Paul Féval (père)
MADAME GIL BLAS
TOME I
Souvenirs et aventures d'une femme de notre temps
(rédigés d'après ses Notes et Manuscrits par Paul Féval)
La Presse 22 juillet 1956 au 16 septembre 1857
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
I De mes premières années et de mon parrain.
III La paillasse de la Noué. – Comment finirent ses amours.
IV Départ de Saint-Lud. – Le petit père Macé.
VI D’un marché d’or que nous fîmes.
VII Où l’on rencontre la force armée. – L’auberge du Pélican.
VIII Festin de Balthazar – Quart d’heure de Rabelais. – Grand événement.
IX Maman marquise et tonton marquis.
X Personnages. – Le précieux Pidoux.
XII Des choses surprenantes et mystérieuses que j’entendis à l’auberge de Laval. – Brunet.
XIII Les hôtes du Meilhan. – Mystères. – La chambre à coucher du marquis Théodore
XV Où je suis initiée à d’épouvantables secrets.
XIX Où le bon Antoine reparaît avec deux personnages nouveaux.
I Mon portrait. – Projets de mariage.
III Où les fantômes vont et viennent.
VIII Monsieur et madame Fontanet.
X Maître Testulier. – Commencement de la première histoire.
À propos de cette édition électronique
Si je prends au plus illustre des romanciers français le titre de son livre immortel, ce n’est pas que j’espère cacher longtemps au lecteur mon véritable nom. L’entreprise serait folle. J’ai pour cela trop d’ennemis et trop d’amis. Les uns et les autres me devineront à la première ligne tombée de ma plume, et tous se divertiront à révéler mon secret aux indifférents. Loin d’être un voile, ce sobriquet sera un indice, car on me l’a donné dans le monde, – au temps où je vivais dans le monde. On me l’a donné ; je le garde, non point pour me mettre à l’abri derrière lui, mais par je ne sais quel scrupule qui m’empêche de livrer à la publicité l’étiquette même de mon bonheur tranquille.
Les aventures de ma vie ont été, du reste, assez bizarres, assez nombreuses, pour que je puisse dire qu’aucune femme même pourrait s’appliquer mieux que moi le nom de cet enfant perdu de la fortune, Gil Blas de Santillane. J’ai souvent et beaucoup souffert ; plus d’une fois j’ai été cruellement vaincue ; je me suis trouvée mêlée à tant de comédies et à tant de drames qu’il me faudra choisir dans le nombre pour ne point dépasser l’étendue d’un livre frivole, par la forme du moins ; – mais, en définitive, je vois dans mon passé plus de sourires que de larmes. Ma vie a été amusante à vivre ; si bien que je m’amuse encore à la raconter. Je souhaite que personne ne s’ennuie à la lire.
Au début de son impérissable chef-d’œuvre, Lesage met en garde le lecteur contre la manie dangereuse des allusions. Je n’ai pas cette ressource, je n’ai pas non plus ce besoin. Les mœurs ont changé : je ne suis qu’une femme ; la plume d’une femme doit fuir le scandale, même anonyme. Je n’ai à fournir à l’avance ni faux-fuyant, ni excuses. Les personnages de ce récit vivent ou ont vécu : tous et toutes. Il n’y aura pas dans ces pages un seul fils de mon imagination. Ce que je dirai, je l’ai vu. Tout ce que je puis faire, c’est de changer les noms de ceux qui jouèrent autour de moi des rôles déshonnêtes ou seulement douteux.
Cela dit, j’entre en matière.
Je suis née au hameau de Saint-Lud, à deux lieues de Vire, en Basse-Normandie, vers 1819 ou 1820. Cela me donne trente-six ans à l’heure où j’écris.
Le hameau de Saint-Lud est situé sur la route de Condé-sur-Noireau, petite ville commerçante, dont les habitants ne passent pas pour des aigles aux yeux des bourgeois de Vire. Ce pays est un vrai paradis terrestre. Je possède depuis 1852 une assez belle propriété que je vais voir chaque année. Elle a nom la Liriays, comme plusieurs châteaux de l’ouest de la France. J’avoue que ce nom n’a pas été étranger à mon envie de l’acquérir. Le château de Santillane s’appelait Lirias, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai fantaisie de ressembler à Gil Blas.
Mes premiers souvenirs me montrent à moi-même pauvre petite enfant de cinq à six ans, chétive et maigre. La grande route est boueuse ou couverte de neige. Je me vois courir après la diligence de Rennes à Caen, qui passait devant Saint-Lud ; je me vois tendre la main en criant à perdre haleine le refrain de la mendicité bas-normande :
« Charitais, s’i vous plaît,
« Pour l’amou di bon Diais ! »
À un gros quart de lieue de Saint-Lud, après qu’on a passé le ruisseau du Rioux, affluent de la Vire, la côte commence. La montée est rude. C’est là que je rattrapais la diligence ; la malle-poste elle-même était forcée de m’attendre en ce lieu.
Ce n’était pas pour moi que je demandais ; j’avais ma tâche tracée. La Noué gardait les vaches dans la prairie, au-dessous de la route. Il ne s’agissait pas de faire à moitié son devoir. La Noué avait des yeux de lynx. Si je ne fatiguais pas de mes supplications tous les compartiments de la diligence, la Noué me battait au retour avec la heude de Gorette.
Je ne parle pas hébreu. Ceci est du bas-normand. Gorette était une vilaine vache rousse qu’on appelait ainsi à cause de sa malpropreté chronique. Goret veut dire jeune porc en vieux français et en bas-normand. La heude est un bout de corde servant à entraver les vaches méchantes : on attache ensemble les deux jambes du même côté, ce qui fait boiter l’animal ainsi enheudé et l’empêche de courir. La heude sert aussi de discipline. Je suis payée pour ne pas l’oublier.
La Noué était une femme de vingt-cinq à vingt-huit ans, qui en paraissait bien cinquante. Son père, impotent et paralysé (noué), tenait à bail, moyennant vingt écus par an, une logette couverte en chaume, entourée de cinq ou six perches de mauvais terrain.
Le bonhomme s’appelait Simon Lodin et sa fille Scholastique, mais personne ne les nommait autrement que le et la Noué. Le père avait bon cœur. La fille ne valait pas le diable. Elle laissait jeûner le vieillard pour emplir sa bouteille ou sa bétunière[1], et c’était sur moi qu’elle comptait le mieux pour assouvir ses deux passions favorites.
Quelquefois les voyageurs me jetaient leur offrande dès le bas de la montée : c’était les bons jours ; mais quand la diligence contenait quelques illustres Gaudissart, faisant dans les rubans ou dans la quincaillerie, j’étais obligée de monter en courant et en m’égosillant jusqu’au haut de la côte. Ils me montraient leur sou par la portière, les cruels, et répétaient en copiant mon pauvre accent :
« Charitais, s’i vous plaît,
« Pour l’amou di bon Diais ! »
Ils ne lâchaient leur sou qu’au moment où l’attelage prenait le grand trot pour redescendre la montée. Moi, je tombais sur la terre, haletante, essoufflée. – Mais je n’y restais pas longtemps. La voix mâle de la Noué se faisait entendre dans la prairie :
– Suzette ! reste de bâtard !
C’était le plus doux de ses appels. Je reprenais ma course. Elle m’attendait au pont, sur le Rioux. Je crois la voir encore, après tant d’années écoulées, sèche, grande, mal bâtie, portant sur ses cheveux rudes un long bonnet de coton blanc à mèche bleue, la figure jaune, le nez rouge et noir, – tenant sa quenouille au côté comme une arme.
– Combein qu’t’as ïu, faillie ?
Question sacramentelle qui jamais ne variait. Au lieu de répondre, je vidais ma pochette dans son tablier. Cela ne lui suffisait pas. Elle n’avait pas confiance. Elle me fouillait chaque fois avec un soin minutieux. L’argent compté, la Noué tournait son fuseau. C’était une travailleuse infatigable.
– À ta besogne, faillie ! me disait-elle en descendant le talus qui menait à la prée.
Ma besogne, je ne vous en ai point encore parlé. Pour courir après la diligence, j’avais déposé à la tête du pont ma grêle et ma torche. La grêle est un panier carré, fait de bois taillé en larges lanières ; la torche est le coussinet qu’on pose sur son crâne pour le protéger contre le contact des fardeaux trop durs. C’étaient, avec une petite palette de bois, les instruments de mon étal. J’étais bousière.
Pour ceux qui ne connaissent point cette position sociale, je dirai que les bousiers et bousières du beau pays de France ne peuvent pas être évalués à moins de cent mille. Ce sont ces enfants ou adolescents des deux sexes qui vont le long des grandes routes ramasser ce que laissent tomber en passant, par suite de loi de nature, les attelages ou bestiaux voyageurs. Cela fait des engrais. Ma grêle bien pleine et qui m’écrasait la tête, malgré la torche protectrice, valait un sou, prix courant. J’aimais ce métier-là, qui était ma liberté. Pour emplir la grêle, il fallait aller loin parfois, et la Noué ne pouvait pas quitter ses trois vaches.
À moitié chemin de la loge de la Noué, au hameau de Saint-Lud, derrière un bouquet de hêtres, il y avait une grande masure, bâtie en boue, mais dont les murailles étaient fraîchement blanchies à la chaux. On l’appelait le lieu du Theil. Elle était habitée par le bourrelier Guéruel qui était le maître de mon parrain.
Au-devant de ce logis, deux poiriers à cidre s’élevaient : deux arbres vraiment magnifiques, dont la récolte, mise en tas, tenait la moitié de la cour. On dit dans le pays :
« Poëre d’étringlârd.
« N’en faut éq’trouais pou tuais un gars. »
Mais ces poires d’étranglard, dont il ne faut que trois pour tuer un gars, je les croquais par demi-douzaines. – Vingt ans plus tard, je voulus en mordre une : la sève âcre et violemment astringente me brûla. J’étais déjà une Parisienne.
Je passais sans m’arrêter devant la maison de Guéruel, qui n’était pas beaucoup plus tendre que la Noué ; quand j’arrivais entre les deux poiriers, je me mettais à chanter la Nouzille :
Chez not’père, j’étions trouais filles,
Lon lan la,
Bêta-bêta ;
J’allions crochais la nouzille ;
Bêta-bêta,
Lon lan la !
C’était le signal convenu entre mon parrain et moi.
Il travaillait à ses selles et à ses colliers devant une fenêtre basse, d’où l’on apercevait la grande route. Il m’entendait. Et Dieu sait quelle dépense de ruses il faisait pour s’absenter un instant et me rejoindre ! J’allais l’attendre sous un petit bouquet d’ormes qui était au revers de la route. Je ne l’attendais jamais longtemps. Il venait, il me prenait sur ses genoux, il me dévorait de baisers. La Noué pouvait me battre avec sa heude, j’avais mon parrain qui m’aimait.
Pendant que j’écris cela, j’ai les larmes aux yeux. Gustave ! pauvre moitié de ma vie ! mon premier, mon dernier amour !…
Gustave était le fils du bonhomme Simon Lodin et le frère cadet de la Noué. La différence d’âge entre eux était grande. Gustave n’avait que cinq ans de plus que moi.
C’était un beau petit gars de dix à onze ans, grand et bien découplé : tête blonde, œil hardi et rieur. Si je lui avais dit en ce temps-là que sa sœur me battait il l’aurait assommée à coups de pierre.
Un dimanche matin, Gustave avait trouvé devant le pauvre seuil de la loge un paquet de linge. C’était moi. Scholastique n’était pas encore la maîtresse ; le bonhomme gardait l’usage de ses membres, Scholastique dit :
– Mettez-moi ça sur le pont. Ceux qui passeront s’en chargeront s’ils veulent.
Mais Gustave me tenait déjà dans ses bras, il ne voulut pas me lâcher. Le père Simon Lodin fut d’avis de me garder : c’est un grand porte-malheur que de repousser les innocents que Dieu envoie. Le peu que je sais de ma mère me vient de Gustave et de sa sœur. Je ne sais rien de mon père, sinon que la clameur publique accusa un instant l’homme de loi de Saint-Lud, rustre entre deux âges, d’une vigueur extraordinaire et d’un aspect repoussant.
J’emploie ce mot accuser, parce que ma naissance fut le fruit d’un crime. Ma mère était une pauvre fille errante, privée de raison. Le jour où mon berceau fut déposé à la porte du bonhomme Lodin, on trouva le corps de ma mère dans le Rioux : elle s’était noyée à un endroit guéable où le ruisseau n’avait pas quatre pieds de profondeur. Les enfants du village de Saint-Lud, quand Gustave n’était pas là, m’appelaient la fille de la diote. Et chaque fois que la Noué me battait, elle me disait :
– Tu seras diote comme ta mère !
L’homme de loi de Saint-Lud, M. Ducros, fêla deux ou trois têtes dans la commune, et nul n’osa plus l’accuser d’avoir abusé de la pauvre diote.
Du plus loin que je me souvienne, je vois cet homme avec sa grosse figure rouge et ses cheveux plantés jusque sur le nez, faisant mouliner son bâton quand il m’apercevait et criant :
– Passe au large, vermine !
Une fois qu’il était ivre, il me poursuivit à coups de pierre jusque dans la grange à M. Guéruel. Gustave vint à mon secours et lui fit une blessure à la main avec son couteau de bourrelier. Au lieu de le punir, l’homme de la loi lui donna une pièce blanche, en disant :
– Petiot, ne parle point de cela.
Ce fut vers ma troisième année que le bonhomme Lodin tomba perclus. La Noué devint la maîtresse. Elle mit Gustave en apprentissage. Il cessa d’habiter la loge.
Dans notre petit bosquet d’ormes, Gustave et moi, nous n’avions pas de temps à perdre. Le père Guéruel ne donnait pas de longues vacances. Gustave m’embrassait, me contemplait, me caressait comme si j’eusse été son enfant ; il lissait mes cheveux ; il tirait de sa poche quelque rustique friandise qu’il s’était procurée à mon intention. Nous ne parlions guère, parce que je ne voulais pas me plaindre des traitements de sa sœur aînée. Il ma disait parfois :
– Te voilà bien maigre et bien pâle, Suzanne… Patience ! quand nous serons grands, je t’épouserai !
J’aurais beau faire, je ne saurais pas dire comment j’aimais Gustave. Il était pour moi, non-seulement toute la famille, mais encore le monde entier.
Quant à notre mariage, c’était chose absolument convenue. Nous l’avions fixé d’un commun accord à l’époque où j’aurais seize ans. Ma septième année n’était pas encore accomplie. Mais Gustave m’avait dit :
– Le temps passe vite.
Et comme j’avais l’habitude de le laisser réfléchir pour moi, je ne m’inquiétais point. Chaque fois que la Noué prenait sa terrible heude, je me disais : Bah ! le temps passe vite… C’était précisément l’idée exagérée que j’avais de la puissance de Gustave qui m’empêchait de me plaindre à lui. J’allais jusqu’à mentir pour ne pas réveiller cette colère que j’avais vue si terrible le jour où l’homme de loi m’avait poursuivie. Une fois Scholastique m’avait donné de l’argent pour aller à Saint-Lud faire remplir une bouteille où elle mettait son tabac. Je perdis l’argent et je rapportai la bouteille vide. Scholastique me jeta contre l’angle d’un bahut, et je me fis une blessure à la joue. Le lendemain, quand Gustave vint au rendez-vous, je le vis pâlir.
– Qui t’a fait cela, Suzanne ? me demanda-t-il.
– La Gorette avec ses cornes, répondis-je.
Il s’élança et prit sa course en disant :
– Je vais tuer la Gorette !
Je ne pus l’arrêter qu’en lui rappelant, les larmes aux yeux, que la Gorette avait été ma nourrice.
Gustave savait lire un peu. Le vicaire du bourg de Viessois, qui venait dire la messe à la chapelle de Saint-Lud, l’avait pris en affection : c’était un tout jeune prêtre, d’une angélique douceur, aussi pâle et aussi maigre que moi. Il se nommait l’abbé Daudel.
Gustave restait avec moi dix minutes dans le bosquet. C’était juste le temps de m’embrasser cent fois. Quand il m’avait bien regardée et caressée, il me disait :
– Voici encore un jour de passé, Suzanne.
– Et ça doit approcher, notre mariage, répondais-je de bonne foi.
Il souriait, il me donnait un dernier baiser et s’enfuyait à toutes jambes.
Moi, je reprenais ma torche et ma grêle, et je continuais loyalement mon métier de bousière. Quand je repassais devant les beaux poiriers d’étranglard, je criais, sans me retourner :
– À demain !
En rentrant, la Noué faisait la soupe. Elle était à la fois très-soigneuse et très-sale : très-soigneuse pour ne pas casser, pour conserver, ranger ; très-sale pour tout ce qui était nettoyage de luxe. Je n’étais pas délicate assurément, mais je ne mangeais pas toujours de bon cœur la trempée de Scholastique, qui, craignant peut-être d’user ses mains, ne leur faisait jamais voir l’eau. La trempée faite, dans l’été, j’épluchais la filasse de Scholastique, ou je savonnais les lambeaux qui lui servaient de mouchoirs ; l’hiver, on allait se coucher pour ne point user de chandelle.
Scholastique pleurait toujours misère, surtout quand le bonhomme demandait quelque douceur. Mais on ne cache rien aux enfants. Il y avait dans la paille de Scholastique un vieux bas de laine qui contenait plusieurs louis d’or avec des écus de cent sous. Si elle avait su que j’avais surpris ce secret-là, Scholastique m’aurait étranglée. Elle se couchait toujours la première. Je lui portais dans son lit une grande écuelle de la contenance d’une pinte, toute pleine de cidre chaud avec du miel et du poivre. Elle buvait cela à petites gorgées, tandis que le bonhomme, cloué sur son grabat, la contemplait d’un air de convoitise, puis elle se mettait à ronfler violemment jusqu’au jour. Je ne crois pas que Dieu ait jamais fait une créature aussi souverainement haïssable.
La journée était finie, mais non point sans peine. – J’allais me coucher au pied du bonhomme, dont les jambes paralysées, humides et froides comme du marbre, glaçaient mes flancs. Gustave ne savait point cela et ce n’était pas Scholastique qui me l’avait ordonné. Le pauvre perclus se réchauffait à mon contact et souriait de plaisir : j’étais payée. Les délices de ma couche n’étaient pas faites pour me rendre paresseuse. Le premier rayon du soleil mettait en lumière toutes les souillures de la loge, qui semblait pleine toujours d’une sorte de vapeur épaisse. Je me glissais dehors, afin de me baigner un peu dans l’air libre. À onze heures, la première diligence passait, et je commençais mon double office de mendiante à la course et de bousière. Trois ans se passèrent ainsi, depuis ma sixième jusqu’à ma neuvième année. On me connaissait bien au hameau de Saint-Lud, parce que la Noué me menait à la messe chaque dimanche. On disait, en nous voyant passer : La Noué n’est pas riche, mais avec sa quenouille et ses trois petites vaches, elle trouve moyen de nourrir son vieux père et la fille de la diote. Ces paroles souvent répétées entamèrent mon éducation. Je compris vaguement que le monde aimait à se laisser tromper. Je n’en conçus ni mépris ni rancune, parce que son erreur m’était parfaitement indifférente. La Noué ne m’inspirait point de haine.
Un jour, vers ce temps-là, et c’est de ce jour que je date ma vie agissante, Gustave me dit :
– Il nous faudra de l’argent pour nous marier, Suzanne.
– Ah ! fis-je, en as-tu de l’argent, mon parrain ?
– Je vais en ramasser, me répondit-il.
En le quittant, je pensais :
– Si j’en ramassais, moi aussi, de l’argent !…
Tant que dura le jour, je songeai à cela ; le soir également ; la nuit, je ne pus fermer l’œil. De l’argent, pour nous marier, Gustave et moi.
Un instant je fus avare dans toute la force du terme. La passion d’amasser me saisit avec une véritable violence. Je creusai ma petite cervelle afin de trouver un moyen de thésauriser. Thésauriser quoi ? je ne gagnais rien et je n’avais rien. Vers le matin, je sautai hors de mon lit. Comme Archimède, j’avais trouvé !
Je m’élançai au dehors et je gagnai tout d’un temps le haut de la côte. Je m’orientai. À l’endroit juste où la diligence avait coutume de reprendre le trot, je découpai une belle motte de gazon sur le bas côté de la route. Sous la motte coupée, mon eustache me servit à creuser un trou carré, sur lequel je remis proprement la motte de gazon. Ma tirelire était fabriquée. Il n’y avait encore rien dedans, mais patience ! Il ne s’agissait plus que de l’emplir.
À onze heures, quand la première diligence passa, mon cœur battit bien fort. C’était une grande épreuve. Ma combinaison, comme disent les Parisiens habiles, était-elle praticable, oui ou non ? J’allais le savoir.
Jamais la Noué ne m’avait vu jeter ma torche et ma grêle d’une si grande ardeur. Je bondis jusqu’au milieu de la route et d’une voix éclatante :
« Charitais, s’i vous plaît,
« Pou l’amou di bon Diais ! »
Les voyageurs se montrèrent généreux. J’eus sept sous depuis le bas de la côte jusqu’en haut, où je fis une belle révérence pour témoigner ma gratitude. Puis je me couchai par terre pour reprendre haleine, suivant ma coutume. J’en avais besoin. Mais je ne manquai pas de choisir, pour me reposer, l’endroit où j’avais creusé mon trou carré, sous la motte de gazon. Je pris la motte aux cheveux, je la soulevai, je glissai un sou dans le trou. Eh bien ! j’ai remporté quelques victoires en ma vie, de grandes victoires assurément, eu égard à ma faiblesse et à mon point de départ : je ne me souviens pas d’avoir jamais triomphé au-dedans de moi-même avec autant d’enthousiasme. Quand je remis la motte de gazon, ma tête était en feu, mon cœur défaillait. Sous ce petit carré d’herbe était la fortune de Gustave et mon bonheur. Il n’y avait encore qu’un sou, mais je l’aurais défendu au prix de tout mon sang !
La Noué ne se douta de rien. Je ne m’étais pas arrêtée plus longtemps que d’ordinaire au haut de la côte, et je rapportais six sous : bonne aubaine.
Il passa deux grandes diligences chaque jour, sans compter les messageries départementales. Ces dernières donnent peu, Les voyageurs de clocher à clocher ne sont pas prodigues. Mais, enfin, je ne peux pas évaluer à moins d’un franc par jour le bénéfice que la Noué tirait de moi. Là dessus, je prélevai désormais la dîme. Tous les soirs, mon trésor s’augmentait de deux ou trois sous.
J’arrivais à ma dixième année, lorsqu’un changement se fit dans mon existence jusqu’alors si uniforme. Un matin, la Noué mit ma torche et ma grêle sur la plus haute planche du dressoir et me dit :
– C’est toi qui garderas les vaches aujourd’hui.
Je pensai de suite à Gustave et à notre rendez-vous quotidien, mais il fallait obéir. À midi, la Noué mit son mouchoir de cou des dimanches et fourra une pièce blanche dans sa poche, ce qui ne lui arrivait jamais. Elle sortit. Je la vis monter la côte à longues enjambées, puis disparaître au tournant de la route. Je conduisis les vaches à la prairie. C’était la première fois que je passais un jour tout entier sans voir Gustave. Je pleurai bien. Comme j’avais les yeux rouges, la diligence, attendrie, me donna plus qu’à l’ordinaire, et je mis cinq sous dans ma cachette.
À la brune, je vis la taille haute et dégingandée de la Noué au sommet de la côte. Elle me jeta un petit gâteau dans la prairie et me fit un signe de tête presque amical. Elle était contente. Elle ne fila point de toute la soirée et donna du cidre chaud au bonhomme étonné.
Je remarquai que son haleine empestait l’eau-de-vie.
Le lendemain, elle mit encore son beau mouchoir de cou et fourra une autre pièce blanche dans sa poche. Je ne vis point Gustave. Je pris de la tristesse et j’eus envie de mourir. La Noué revint plus tard que la veille. Elle avait le teint rouge et la voix rauque. Je l’entendis cette nuit qui remuait son argent dans sa paillasse.
Le jour suivant, au lieu de faire sortir les vaches, je la suivis par les prairies. Les haies et les saussaies me cachaient ; d’ailleurs, elle était sans défiance. Il y avait, à un quart de lieue de la loge, sous le parc du beau château de la Liriays, un bouchon misérable et mal hanté qui ouvrait sa porte basse sur un chemin de traverse. Je vis la Noué qui entrait dans ce cabaret. Je restai cachée dans les broussailles qui bordaient le bas chemin. Un instant après, Ducros, l’homme de loi, parut, cheminant à travers champs. Il entra, lui aussi, dans la guinguette. Mon cœur se serra ; j’eus frayeur, sans savoir pourquoi. Mais la curiosité me talonnait, plus forte que la crainte. Je quittai mon poste, je fis le tour du cabaret et me mis en observation derrière la haie de ronces qui entourait le jardinet. La Scholastique et M. Ducros étaient attablés déjà devant une large mesure d’eau-de-vie, dans une chambrette donnant sur le jardin. L’homme de loi lui tenait la main ; la Noué l’écoutait les yeux baissés. Il voulut l’embrasser, elle lui planta un solide soufflet sur la joue ; mais ceci n’est pas toujours un refus en Basse-Normandie. D’autant mieux qu’ils se remirent à boire paisiblement après avoir trinqué.
Je m’enfuis, et cette vague épouvante que je ressentais ne me quitta point. Je sortis les vaches et fis ma besogne. Ce soir-là, en rentrant, Scholastique était si contente, qu’elle voulut me donner du cidre chaud et du tabac.
Je savais désormais comment gagner une demi-heure sur le repas de mes pauvres vaches. Le lendemain, après le repas de Scholastique, je pris le chemin de la maison du Theil. Je trouvai en route Gustave, qui venait voir si j’étais malade. Je ne lui dis rien du secret que j’avais surpris ; je lui dis seulement le surcroît de besogne qui me tombait sur les bras.
– Le temps marche, me répondit-il. Patience !… J’ai déjà étrenné ma tire-lire.
Puis, s’arrêtant au milieu de la route pour me regarder :
– Voilà trois jours que je ne t’avais vue, Suzanne. Il me semble que tu as grandi et que tu as embelli… Si un autre plus riche que moi t’aimait, est-ce que tu m’oublierais ?
Je levai sur lui de grands yeux étonnés. Puis je lui jetai mes deux bras autour du cou en pleurant et en disant :
– Ah ! mon parrain, voilà une mauvaise pensée !
Il me serra contre son cœur si joyeux et si ému que je sentais ses jambes trembler.
– Si c’est comme ça, ma Suzette chérie, me dit-il, nous serons bien heureux, va !
Et moi, j’ajoutai :
– Nous n’avons plus guère que six ans à attendre !
C’était plus de la moitié de mon âge, mais j’avais une arrière-pensée : je songeais à mon trésor et je voulais le temps de l’augmenter.
La Noué revint qu’il était tout à fait nuit ; elle balbutiait en parlant, elle chancelait en marchant ; elle était ivre. Jamais je ne l’avais vue ainsi, car elle pouvait boire considérablement sans perdre la raison ni l’équilibre. En entrant, elle regarda autour d’elle d’un air étonné, comme si elle n’eût point reconnu la cabane.
– À ta niche ! me dit-elle.
Et comme je n’obéissais pas assez vite, elle leva la pioche sur ma tête. Je courus me blottir aux pieds du vieillard, qui tournait vers elle ses yeux éteints et qui tremblait. Elle ne me demanda point le compte de ma journée.
Au lieu de sa pinte de cidre, elle mit chauffer un pot tout entier. Elle avait un paquet sous le bras, elle le défit. C’était un grand carré de serpillière usée et tachée.
– N’aie pas peur, vieux Lodin ! dit-elle au bonhomme qui la suivait toujours d’un œil inquiet, il y en a trop pour t’ensevelir !
Cela la fit rire longtemps et péniblement. Elle s’appuyait au bahut pour ne point tomber. Elle ouvrit le bahut pour prendre la mailloche et les clous. Puis elle cloua la grande serpillière de façon à diviser la chambre en deux compartiments presque égaux. Son lit était dans l’un, celui du bonhomme dans l’autre. La porte d’entrée restait de notre côté. Quand la serpillière fut tendue, Scholastique vint auprès du grabat de son père.
– Vous voyez bien ça, dit elle, ce sera tant pis pour ceux qui chercheront à voir ou à savoir ce qui se passera de l’autre côté.
Le bonhomme s’agita sur son grabat ; le rouge lui vint aux joues.
– Ma Dais ! reprit-elle en riant, vous m’auriez battue autrefois, not’papa… c’est sûr, mais mes’huy vous ne pouvez point… restez en repos.
Elle alla mettre le miel et le poivre dans son cidre. Je dois dire que je ne devinais pas du tout ce qui allait se passer.
– Faut que jeunesse s’égaie ! grommela-t-elle en gagnant son lit en zig-zag ; d’ailleurs, il m’a promis mariage !
Le bonhomme y voyait plus clair que moi en ce moment, car il essaya de se mettre sur son séant, et son visage, d’ordinaire immobile, exprimait une douloureuse indignation. La Noué chantait de l’autre côté de la serpillière. Sa chanson lugubre, coupée par de longs intervalles de silence, arrivait comme une psalmodie de cimetière. On frappa tout doucement à la porte. Elle dit d’une voix ferme :
– Entrez, mon compère !
Le battant s’ouvrit avec lenteur. La figure brutale et cauteleuse de M. Ducros se montra sur le seuil. Il recula en voyant que la porte était en dehors de la serpillière. La serpillière était manifestement une idée à lui. La preuve, c’est qu’il grommela :
– À quoi cela sert-il ?
Ce fut seulement bien longtemps après que je compris la signification de cette scène. Mais elle me frappa d’autant plus qu’elle contenait pour moi une plus grande somme de mystère.
– Entrez ! répéta la Noué à haute voix ; – le bonhomme n’en peut plus et l’enfant ne sait pas !
Je crus que l’homme de loi allait se retirer. On lui avait promis le mystère. La serpillière avait été achetée pour masquer au moins son entrée, et voilà que deux paires d’yeux étaient fixées sur lui. La Noué avait-elle commis cette faute à dessein, ou était-ce la suite de son ivresse ? Il faut pencher pour la première opinion, car elle dit d’un ton de colère :
– Avez-vous honte de moi, l’homme !
C’était donc un tour qu’elle lui jouait. L’homme de loi avait sa position à garder, et peut-être cette redoutable conquête lui faisait elle honte en effet. La Noué avait une réputation de laideur qui s’étendait à dix lieues à la ronde. À cause de cela, et aussi pour sa belle conduite envers son père et moi, on la respectait comme un corps saint.
L’homme de loi, après avoir hésité pendant une minute, jeta son bonnet par-dessus les moulins et entra. En passant devant le grabat du père Lodin, il me fit un signe de menace. Je vis quelque chose d’extraordinaire et qui me fit mal : l’intelligence du vieillard sembla renaître pour un instant. De grosses larmes roulèrent de ses yeux sur sa joue. Ducros souleva la serpillière.
– À la fin ! dit la Noué ; prenez le cidre et soufflez la chandelle.
Ce fut Scholastique qui m’éveilla le lendemain matin. L’homme de loi n’était plus là.
Elle me montra la hache à fendre le bois.
– Ça te couperait bien le cou, dit-elle ; moi, je ne m’embarrasse pas qu’on parle… il m’a promis mariage… mais lui ne veut pas… prends garde à lui !
Il vint depuis ce temps-là toutes les nuits. Bien souvent, il était question du mariage qu’il retardait sans cesse sous différents prétextes. La Noué devenait coquette, sans cesser d’être horriblement sale. Elle s’achetait des fanfreluches aux foires, et j’entendais que Ducros la grondait derrière la serpillière. Il ne voulait pas de dépenses. Il lui reprochait aussi son eau-de-vie et son tabac.
Le bonhomme baissait de jour en jour, mais il ne mourait point. Ducros trouvait que c’était long. Il avait mis dans la tête de Scholastique de me faire apprendre un métier pour que je gagnasse plus d’argent. Il approuvait mes courses derrière les diligences, mais l’état de bousière lui semblait médiocre. Je fus d’abord bien heureuse de leur décision, car on me mit pendant deux heures par jour chez M. Guéruel, le patron de Gustave. C’était Gustave lui-même qui me donnait des leçons. Le métier nouveau que j’apprenais là valait mieux que l’ancien. Je nattais des lanières de cuir pour faire des fouets. Que n’eussé-je pas appris avec un maître comme Gustave ? Au bout de deux mois, j’étais bonne ouvrière. Ce furent deux bons mois ; mais comme les heureux jours passent vite ! Et comme je me retrouvai seule et triste dans la loge quand il m’y fallut passer des journées entières devant ma tâche ingrate ! Près de Gustave, le travail était un plaisir ; nous avions toujours quelque chose de joli et d’intéressant à nous dire, et si quelque témoin nous gênait, avions-nous besoin de paroles ?
Dans le pays, on disait que la Noué m’avait fait apprendre un état sédentaire pour que le vieux Lodin ne fût jamais sans société. Ducros clabaudait pour lui faire obtenir un prix Montyon. Rien de ce qui se passait dans la loge ne transpirait au-dehors. Le bonhomme était muet ; la frayeur me fermait la bouche. Gustave venait parfois le matin, car sa sœur aînée s’était réconciliée avec lui à l’occasion de mon apprentissage : mais, le matin, la Noué n’était qu’une femme très-laborieuse, à qui son travail faisait un peu oublier les soins de la propreté. Elle ne commençait à boire que vers midi : elle buvait toute seule, depuis qu’on n’avait plus besoin du rendez-vous au cabaret.
Tout en travaillant à mes nattes, j’avais l’oreille au guet. J’entendais au loin la diligence, et deux fois chaque jour j’allais à sa rencontre. Plus je grandissais, plus les voyageurs devenaient aimables. Désormais, ce n’était pas seulement par mon parrain que je savais que j’étais jolie. Les voyageurs me le disaient de reste, – et aussi le tesson de miroir de la Noué.
Il fut question de ma première communion. Ducros s’opposa de son mieux à ce que j’allasse à confesse, car il craignait mes révélations ; mais on compta sur ma frayeur, et, pour obtenir le fameux prix Montyon, il fallait bien quelques dehors. Je dois dire ici que ce prix Montyon était une idée de l’homme de loi. La Noué, plus vicieuse que méchante, n’y songeait pas beaucoup. Cette femme était une espèce de bête brute qui satisfaisait ses instincts et ne voyait point au-delà. Ducros était un coquin capable de tout.
L’obstacle à ma première communion était le temps perdu au catéchisme. La Noué ne voulait pas que je quittasse mon travail, – et les bonnes gens de dire : Écoutez donc ! la brave femme a de lourdes charges ! Il faut bien que le pain vienne à la maison !
À la prière de Gustave, le jeune abbé Daudel consentit à venir deux fois par semaine me faire l’instruction à la loge : c’était bien un cœur d’or que ce pauvre jeune abbé, et c’était un saint.
À ma première confession, je lui dis tout, tout ce que je savais, tout ce qui se passait autour de moi. Je me souviens encore de la figure du pauvre abbé. Il avait la sueur au front et les traits bouleversés.
– Est-ce que j’ai fait de bien gros péchés ? demandai-je effrayée.
Il sourit tristement et secoua la tête.
– Pas vous, me répondit-il.
Puis il me demanda :
– Mon enfant, n’avez-vous pas d’autres protecteurs ?
– Hormis mon parrain… commençai-je.
Il m’interrompit pour dire :
– Gustave Lodin est un digne enfant, mais c’est un enfant… Et pourtant, ma fille, vous ne pouvez pas rester ici.
Un grognement se fit entendre du côté du grabat où le paralytique restait immobile depuis bientôt trois ans. Je crus que c’était pour protester ; mais nous le vîmes avec étonnement se soulever à demi et faire avec sa tête des signes d’énergique approbation. L’abbé Daudet s’approcha de lui et lui donna sa croix à baiser. Il pleura comme le jour où sa fille lui avait apporté la serpillière. Ses lèvres remuèrent un peu par l’effort désespéré qu’il fit, mais il ne put pas parler. Seulement, quand l’abbé dit qu’il allait tâcher de me faire entrer à la Visitation de Coutances, où l’on élève les jeunes filles orphelines, le pauvre bonhomme laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux.
Il était content, il m’aimait bien.
Depuis quelque temps, je dormais mal, parce que ma raison naissait, et avec elle je ne sais quel instinctif dégoût de tout ce qui m’entourait. La nuit précédente, un bruit singulier qui se faisait de l’autre côté de la serpillière m’avait tenue éveillée presque jusqu’au jour. C’était comme un frôlement de paille continu et patient. La Noué ronflait terriblement selon son habitude, et pourtant ce bruit, plus rapproché d’elle que de moi, agissait sur elle, car on cessait parfois d’entendre ce râle sonore qui accompagnait toujours son sommeil. À ces instants où elle s’arrêtait de ronfler, le bruit de paille froissée se taisait également. Mais il reprenait aussitôt que le silence avait rendu bruyant de nouveau le sommeil de Scholastique.
J’eus envie deux ou trois fois de me lever pour aller voir, mais on m’avait interdit sous de si rudes menaces le compartiment fermé par la serpillière, que je n’osai. Je finis même par m’endormir avant que ce bruit mystérieux n’eût cessé. Le jour fait évanouir tout ressentiment des terreurs nocturnes, surtout chez les enfants. Du moment où je m’éveillai jusqu’au soir, c’est à peine si j’eus un vague souvenir de cette paille remuée. La visite de l’abbé Daudet donna du reste un autre cours à mes petites méditations. Mais la brune vint, puis la nuit. J’avais défense d’allumer la chandelle avant le retour de Scholastique, et Scholastique ne rentrait point. Ces ténèbres qui m’entouraient me remirent dans le courant d’idées où j’étais la nuit précédente. Que s’était-il passé, là, tout près de moi ! J’entr’ouvris la porte et j’écoutai au dehors. Aucun pas ne résonnait sur la grande route, La Noué devait encore être loin. Je passai sous la serpillière et je m’avançai jusqu’au lit. Des brins de paille grincèrent sous mes pieds nus. Je portai vivement la main à la paillasse. Elle était éventrée. Quelque chose de froid était sous mon pied. Je me baissai : c’était un écu de cinq francs.
La Noué poussa la porte au moment où je repassais sous la serpillière. Je n’ai jamais éprouvé une plus grande terreur en ma vie. Il y avait de quoi. Elle ne me vit point, et je pus regagner le chevet du bonhomme. Elle alluma la chandelle en chantonnant. Je la devinais ivre. Quand la lumière brilla, je vis son visage d’un rouge sombre qui me sembla plus effrayant. Elle tenait un litre d’eau-de-vie sous le bras.
– Avance, faignante ! me dit-elle ; je suis de bonne humeur… je veux te soûler ce soir.
Elle me versa au moins une demi-écuellée d’eau-de-vie.
– Marraine, répondis-je en tremblant, j’ai été malade toute la journée.
– Ah ! fit-elle en haussant les épaules, malade !… Est-ce que je suis jamais malade, moi ?… Je n’aime plus le poiré chaud, c’est trop fade… je vas boire ta part.
Elle avala d’un trait l’énorme rasade et posa le litre sur la table.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le prêcheux ? reprit-elle.
Et sans attendre la réponse, elle ajouta :
– On va avoir affaire à lui… tu seras bientôt de noce… Ah ! ah ! ils croyaient qu’on resterait toujours fille !
Je compris, à l’orgueil brutal qui éclatait sur ses traits, que l’homme de loi avait enfin fixé l’époque du mariage.
– Bonsoir, petiote ! dit-elle tout à coup en me faisant un signe de tête amical ; je, l’entends qui vient… ne parle pas de ça… Bonsoir, bonsoir !
Elle disparut derrière la serpillière. Mais elle s’était trompée. L’homme de loi ne venait pas.
Je l’entendis qui se couchait. Une heure entière se passa. J’avais le frisson et je ne pouvais dormir. Chaque fois qu’elle se retournait dans son lit, je tressaillais de la tête aux pieds. Au bout d’une heure elle se releva et vint boire à même au litre d’eau-de-vie.
– Dors-tu ? me dit-elle.
Je fermai les yeux et ne répondis point.
– Il n’est jamais venu si tard que ça ! grommela-t-elle.
Un premier doute lui traversa l’esprit, car ses sourcils se froncèrent tout à coup. Elle ouvrit la porte et se prit à écouter au dehors. La nuit était noire ; la campagne était déserte. Il pouvait bien être déjà onze heures du soir. Je l’entendis qui pensait tout haut :
– S’il lui était arrivé malheur !
Elle rentra précipitamment et courut droit au lit.
– Ah ! fit-elle avec un commencement d’angoisse, il a emporté son bonnet de nuit.
Mes dents claquèrent. Je songeais à la paillasse. En effet, presque aussitôt après, elle poussa un cri si sauvage que le bonhomme se dressa galvanisé. Elle venait d’apercevoir le trou de sa paillasse. Elle la saisit et la jeta au milieu de la chambre comme si c’eût été une plume. La paillasse, en tombant, rendit un son sourd.
– Volée ! volée ! s’écria-t-elle, échevelée déjà et les yeux sortis de la tête.
Elle ne fit qu’un bond jusqu’à moi, et son poing fermé m’écrasa le visage tandis qu’elle râlait :
– Tu m’as volée !… volée !
J’étais presque évanouie. Je n’avais pas la force de parler. Mais je voyais et j’entendais. Je la vis prendre la hachette au coin du foyer, et je l’entendis qui disait :
– Il faut que je fasse un malheur !
Je donnai mon âme à Dieu, car cette femme était une folle furieuse. Mais au moment où elle revenait, la hache s’échappa de ses mains. Elle s’affaissa sur elle-même, éclatant en sanglots.
– C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, il ne m’aimait pas ! il m’a volée !
Tout son corps se contracta horriblement. Elle se roula dans d’effrayantes convulsions, tandis que sa bouche pleine d’écume râlait :
– C’est mon argent qu’il voulait !… mon argent !
Un invincible engourdissement me tenait enchaînée. C’était comme un de ces cauchemars que donne la fièvre. Il fallait un choc puissant pour m’éveiller.
Le choc vint.
Je sentis comme un collier glacé autour de mon cou ; c’était la main du paralytique. Je vis avec un indicible effroi son visage livide auprès du mien. Sa voix, que je n’avais jamais entendue, – une voix étrange et qui n’était pas de ce monde, – murmura tout près de mon oreille :
– Va-t’en, Suzanne… va chez le jeune prêtre… dis-lui qu’il vienne m’enterrer demain… et ne reviens jamais ici !
La vue d’un mort sortant de sa tombe ne m’aurait pas frappée plus violemment. La main étendue du bonhomme Lodin me montrait la porte que Scholastique avait laissée ouverte. Je me glissai hors du lit et je gagnai le seuil en chancelant. J’entendis le vieillard retomber sur son grabat comme une masse. La Noué ne criait plus.
Dès que je fus dehors, je me mis à courir de toutes mes forces et sans savoir où j’allais.
Je m’éveillai le lendemain matin dans les champs, au pied d’une haie. J’étais tombée là sans doute épuisée. Je ne me souvenais de rien, hormis de ce qui s’était passé à la loge.
Je regardai tout autour de moi. Le hasard m’avait conduite à quelques centaines de pas de la maison du Theil. Je vis Gustave qui était en train d’ouvrir les portes. J’allai à lui. Le coup que m’avait porté la Noué au premier instant de son délire me laissait la figure ensanglantée. Gustave s’élança vers moi tout tremblant. Cette fois, je ne lui cachai rien. Si mon récit ne fut pas des plus clairs, c’est que j’avais la tête à moitié perdue. Quand j’eus achevé, je lui dis :
– Je viens te dire adieu, mon parrain… L’abbé Daudel va me faire entrer à la Visitation de Coutances.
Gustave m’avait écoutée, immobile et muet. À ce mot d’adieu, je vis des larmes dans ses veux.
– Tu souffrais comme cela, ma pauvre petite Suzanne, dit-il enfin, et moi, je ne le savais pas !
Il me tenait les deux mains. Nous étions dans la cour de la maison du Theil. Le bourrelier vint sur la porte et se mit à rire.
– Ne dirait-on pas deux amoureux ! s’écria-t-il. Allons, Guste, ça n’avance pas l’ouvrage… à la besogne !
Gustave, au lieu de lui répondre, me dit :
– Tu souffrirais peut-être encore, et je ne le saurais pas davantage.
– Allons ! allons ! dit M. Guéruel avec un commencement de colère, obéit-on quand je parle ?
Gustave lâcha une de mes mains et garda l’autre pour me conduire jusqu’à lui.
– J’ai travaillé ma dernière journée ici, monsieur Guéruel, dit-il avec tristesse, mais d’un ton ferme.
– Comment, Gustave ! s’écria le bourrelier ; est-ce que tu n’es pas content de moi ?
– Vous avez des défauts comme les autres, patron, répondit mon parrain ; mais vous avez été pour moi un bon maître, et je ne me plains pas de vous.
– Alors, pourquoi veux-tu me quitter ?
– Pour faire mon tour de France, patron… Mais entrons chez vous, j’ai à vous causer.
Il y avait du monde dans la cour. J’entendis qu’on disait :
– La Noué a l’air d’une diote !… elle est à faire la veille auprès du bonhomme Lodin qui a passé cette nuit.
L’idée me vint qu’on m’accuserait d’ingratitude, mais cela ne m’occupa point.
M. Guéruel nous fit entrer, Gustave et moi, dans sa maison. C’était un homme sévère et intéressé, mais il avait de l’honneur.
Gustave allait bientôt avoir dix-sept ans. Jusqu’alors il s’était montré beaucoup moins avancé qu’on ne l’est à cet âge. Peut-être son intimité avec moi contribuait-elle à cela. C’était un enfant : l’abbé Daudel avait eu raison de le dire. M. Guéruel s’attendait sans doute à quelque propos d’enfant.
– Patron, lui dit-il dès que la porte fut fermée, – je suis le frère aîné de cette petite fille-là… Je suis son père, pour parler mieux… et je serai son mari dans quelques années… Voyez l’état où elle est. On l’a frappée… on a fait pis… je ne dirai pas ce qu’on a fait, parce que cela s’est passé dans la maison de mon père… Elle ne peut plus rester où elle est ; je vais l’emmener avec moi.
Ce petit discours fut prononcé d’un ton si grave, que je me demandais en l’écoutant si c’était bien mon parrain qui parlait. Guéruel se mit à rire.
– La Noué n’est donc pas si sainte qu’on le dit ? murmura-t-il.
– Je n’ai pas prononcé le nom de ma sœur, répondit Gustave presque sévèrement ; laissons, s’il vous plaît, ma sœur de côté.
Guéruel le regarda tout surpris. Gustave continua :
– Patron, j’ai voulu vous causer pour l’affaire de l’enterrement du bonhomme : je n’y assisterai pas, mais je veux le payer.
– Tu n’assisteras pas à l’enterrement de ton père ! s’écria le bourrelier.
– Dans une heure, cette petite fille-là et moi, nous serons en route.
– Pour où aller ? demanda le bourrelier.
– Ici ou là, peu importe… Suzanne ne peut pas rester avec ma sœur… Je n’ai pas voulu vous quitter sans parler avec vous, patron. Regardez-moi bien dans le blanc des yeux… pour dire à ceux qui jaseront : Guste était un honnête homme ; la petite fille sera sa sœur jusqu’à ce qu’elle soit sa femme.
Le bourrelier lui tendit la main comme malgré lui.
– Tu fais un drôle de petit gars, tout de même ! murmura-t-il avec une véritable émotion.
Gustave tira de sa poche six pièces de cinq francs et les mit sur la table.
– Voilà pour qu’on lui chante une messe, fit-il ; et à ce moment les larmes lui vinrent aux yeux. Que ça soit fait comme il faut, patron, je m’en rapporte à vous… Le pauvre père est bien là où il est, et s’il voit mon cœur, il est content… Adieu, patron !
– Attends donc ! fit le bourrelier ; as-tu d’autre argent ?
– J’ai encore trente francs et de bons bras… Ne vous inquiétez point.
– Est-ce que tu ne comptes pas revenir un temps qui sera, Gustave ?
Mon parrain prit un air sombre.
– J’allais oublier une commission que vous ferez pour moi, patron… Dites à l’homme de loi que si je reviens jamais, il s’en aille, et vite, car je promets bien que nous ne nous rencontrerons qu’une fois.
– Là ! là ! gronda Guéruel, voilà bien les jeunesses !… S’il t’a fait tort, mène-le chez le juge de paix.
Mais mon parrain ne voulait point entamer de discussion là-dessus. Il serra brusquement la main du bourrelier et m’emmena dans sa chambrette, où nous fîmes son petit paquet. Après quoi, nous sortîmes par la porte de derrière.
Nous voilà sur la grand’route, après avoir traversé deux ou trois champs. Je n’étais pas bien sûre de ne point rêver. Nous allions du côté de Vire, lorsque, tout à coup l’idée de mon trésor me revint.
– Par ici, mon parrain ! m’écriai-je ; – nous avons de l’argent là-haut, de l’autre côté de la loge.
Il s’arrêta pour me regarder.
– De l’argent ! répéta-t-il.
– Dame !… tu m’as dit dans le temps qu’il fallait de l’argent pour nous marier.
Comme je voyais son visage se rembrunir, je me hâtai d’ajouter :
– C’est à moi, va ! je te fais juge !
Je lui racontai alors comment j’avais amassé mon pécule.
– N’est-ce pas que ça m’appartient ? demandai-je, étonnée de son silence.
Il avait les yeux braqués sur les cailloux du chemin.
– Oui, oui, c’est bien à toi, Suzanne, me répondit-il, mais traverser de nouveau le village pour quelques sous !
– Mais il y a trois ans, m’écriai-je, et j’ai agrandi le trou plus de vingt fois !
Il me reprit par la main, et nous franchîmes le fossé de la route. Il voulait tourner le hameau. Nous passâmes derrière ce cher petit bosquet d’ormes où avaient lieu nos rendez-vous d’autrefois.
– Ah ! Suzanne, coquinette ! murmura-t-il, tandis que je lui montrais les ormes en riant et en pleurant, tu étais déjà une petite femme ! tu avais des secrets pour moi.
– Mon parrain, répondis-je, je n’en aurai plus : pardonne-moi !
Allant toujours à travers champs, nous atteignîmes le sommet de la côte. J’allai droit à ma motte de gazon, que je soulevai. Gustave resta tout ébahi à la vue du tas de gros sous qui était là-dedans. Il y avait pour plus de soixante francs de pièces de billon ; c’était presque sa charge. Comme nous étions occupés à nouer cette fortune dans une de ses chemises, un chant grave et lointain monta jusqu’à nous. C’était l’abbé Daudel qui venait lever le corps du bonhomme Lodin. Nous reconnûmes les principaux de Saint-Lud, Guéruel en tête. Gustave et moi, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes avec ferveur. Quand la procession se remit en marche vers la chapelle, nous vîmes la Scholastique marcher derrière le corps. Nous restâmes à genoux tant que le cortège fut en vue.
– Elle est ma sœur, dit Gustave ; que Dieu lui pardonne !
Moi, je dis aussi et de tout mon cœur :
– Que Dieu lui pardonne ! Si je pouvais lui faire du bien, je lui en ferais !
Mon trésor fut donc cause qu’au lieu de nous diriger vers la Bretagne, nous allâmes du côté de Falaise. Je portais le petit paquet de Gustave au bout d’un bâton ; lui s’était chargé de la sacoche aux gros sous. Dieu sait que je n’étais pas payée pour regretter la loge : cependant j’avais le cœur bien gros. Cette funèbre cérémonie que nous venions de voir plaçait le début de notre voyage sous des auspices tristes. Gustave était taciturne. Nous marchâmes longtemps sans parler. Quant à avoir une inquiétude quelconque sur les dangers ou le but de notre pèlerinage, je déclare que la pensée de craindre ne me vint même pas. J’étais sous la protection de Gustave. Gustave était pour moi supérieur à tous les périls.
La tristesse ne tient pas chez les enfants, et personne n’ignore l’effet souverain du voyage sur la mélancolie. Une fois passé le cabaret borgne où j’avais surpris le rendez-vous de la Noué avec Ducros, tout était nouveau pour moi. Au sommet de la montée suivante, je battis des mains en poussant un cri de plaisir. Nous laissions la Liriays sur notre gauche ; un autre château, d’un aspect seigneurial, se dressait à mi-côte vers le gros bourg de Viessois, notre paroisse, que je n’avais jamais vue. Devant nous, la route se déroulait comme un long ruban, à travers la plaine, les taillis, les guérêts. On apercevait jusqu’à deux ou trois clochers dans la campagne.
– Que le monde est grand ! m’écriai-je.
Gustave sourit d’un air de supériorité. Ce n’était pas un novice comme moi : il avait été une fois jusqu’à Vire.
Il faisait brune déjà quand nous arrivâmes au gros bourg de Viessois, où la route de Caen se sépare du chemin de Falaise. J’étais rendue de fatigue et de faim. Gustave avait les deux épaules meurtries du poids de mon trésor. Une auberge assez proprette, devant laquelle stationnaient bon nombre de carrioles, balançait son enseigne au vent : À la descente des maquignons, bon logis à pied et à cheval… Là-bas, ce mot de maquignon est loin de passer pour un terme de mépris ; il désigne une classe très-nombreuse d’industriels campagnards qui ont beaucoup de savoir-faire et peu de préjugés. C’est l’aristocratie d’argent des hameaux bas-normands. Nous nous arrêtâmes devant l’enseigne que Gustave venait de déchiffrer à haute voix. J’étais d’avis d’entrer ; mais Gustave, que j’avais vu si brave, si véritablement homme en face de maître Guéruel, me sembla pris d’une hésitation inexplicable.
– Qu’as-tu donc ? dis-je, déjà troublée de son trouble.
– C’est que… me répondit-il en hésitant, je ne sais pas comment on fait dans les auberges.
Les jeunes filles n’éprouvent pas au même degré ces étranges défaillances des jeunes hommes aux premiers pas dans la vie.
– Viens toujours, mon parrain, lui dis-je d’un ton où il y avait déjà de la protection ; – nous ferons comme nous pourrons.
Il me fallut le prendre par la main et presque l’entraîner.
Le seuil de l’auberge était élevé de trois ou quatre marches au-dessus du niveau de la route. La salle commune où se faisait la cuisine était très-vaste et contenait les lits de la famille, deux par deux, l’un sur l’autre. Cette salle était presque pleine au moment où nous entrâmes. Il y avait là une quinzaine de maquignons et marchands de bestiaux qui revenaient de la foire de Bernières. On buvait, on mangeait, on marchandait, on fumait. L’atmosphère, épaisse et chaude, s’imprégnait de miasmes violents. Heureusement que je n’étais pas une petite-maîtresse.
Notre entrée ne fit aucune espèce d’effet, je dois l’avouer. Gustave avait eu grand tort de se troubler : on ne nous accorda pas la moindre attention. Du premier coup d’œil, on avait pu voir que nous n’achèterions point de bestiaux et que nous n’en avions point à vendre. Nous nous assîmes modestement au bout de la table et nous attendîmes. Il est temps que je dise un peu quel était notre équipage.
Gustave avait meilleure mine que moi, mais cependant je n’étais pas trop mal couverte pour une fille de mon âge. J’avais de bons petits souliers à semelles de bois, des bas de coton bleu, une jupe d’épluche rayée et une cotte d’indienne un peu trop juste. Je portais le bonnet de coton sur l’oreille. Les bourgeoises parisiennes, qui n’ont vu cette coiffure que sur la tête de leur mari, ne peuvent deviner combien elle est coquette et crâne sur le front d’une jeunesse normande. Gustave avait un chapeau de paille à larges bords, une veste courte en coutil bleu et un pantalon de toile. Son élégance naturelle donnait de la tournure à tout cela. Il avait presque l’air d’un petit monsieur.
On ne venait point à nous. Deux servantes, coiffées comme moi du casque à mèche national, s’essoufflaient à servir les autres pratiques. Gustave avait appelé déjà deux ou trois fois, mais si bas qu’on ne l’avait point entendu. Ce fut moi qui découvris le talisman à l’aide duquel on pouvait attirer l’attention des deux servantes. Je vis que les maquignons frappaient sur leur verre. Il y en avait un devant nous. Je carillonnai dessus avec mon eustache, et tout aussitôt, du fond de la cheminée, une voix de tonnerre s’éleva :
– Voyez voir ! dit-elle.
La mère Guenée, maîtresse et souveraine de la Descente des maquignons, au bon bourg de Viessois, était une femme énorme, avec des sourcils noirs et des cheveux gris coupés ras comme ceux d’un homme. Elle était assise sous le manteau de la cheminée, les sabots au feu, le ventre passé dans la concavité d’une petite table chantournée qui lui servait de comptoir. De là, elle dominait son monde.
– Qui vous faut ? demandèrent à la fois les deux servantes en accourant vers nous.
Je regardai Gustave, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Décidément, j’étais la plus forte.
– De ça ! répondis-je d’un ton résolu en montrant la terrine fumante du groupe le plus voisin.
– Couchez-vous ?
– Pardienne !
– V’là qu’est bon ! comment qu’on vous nomme ?
– Gustave et Suzanne Lodin.
L’une des servantes était allée nous chercher notre provende. Celle qui m’interrogeait cria :
– Une couchée ! Gustave et Suzanne Lodin !
L’énorme bonne femme prit un cahier couleur de graisse et se mit à inscrire nos noms. On était au commencement de 1832, et la police des routes se faisait en toute rigueur.
– D’où qu’ous venez ? demanda encore la servante.
– De Saint-Lud.
– Et vous allez ?
– À Vassy.
– De Saint-Lud à Vassy !… cria la fille.
Ce fut tout. Gustave me contemplait avec une profonde admiration.
– Tu as vite fait de répondre, toi ! me dit-il, non sans une légère nuance de jalousie.
On nous apportait notre plat. Je remarquai en ce moment un petit vieillard d’honnête mine qui était seul de son écot, sur le même banc que nous, et qui me faisait signe de la tête bien amicalement. Je le montrai à Gustave, qui me dit :
– Faut se méfier dans les auberges !
Le petit vieillard cligna de l’œil et sourit en le regardant.
– Voilà qui sent bon ! dis-je en parlant de notre plat ; ça doit faire un fier ragoût !
– Oui, oui, dit auprès de moi une voix doucette ; quant à bien cuisiner, maman Guenée est connue pour ça…
Je me retournai. C’était mon petit vieillard souriant, qui s’était glissé tout doucement le long du banc et qui avait apporté auprès de nous son morceau de lard, son pain et sa chopine. Il se pencha derrière mon épaule et dit à Gustave en clignant de l’œil :
– On est bien embarrassé, comme ça, quand on voyage tout seul, monsieur Lodin ?
Gustave tressaillit en s’entendant appeler par son nom. Moi-même, je ne réfléchis pas que la fille d’auberge venait de le prononcer à haute voix.
– Vous me connaissez, vous ? demanda Gustave.
– Je vas et je viens, répliqua le petit vieux ; les affaires sont si crevantes !… Ici et là… de droite et de gauche… on gagne son pain, pas vrai ?… Je connais bien du monde à Saint-Lud… et le père Lodin m’a vendu plus d’une génisse en sa vie.
Gustave, qui portait la première bouchée à ses lèvres, la remit sur son assiette.
– Il ne vous en vendra plus, dis-je tout bas.
– Il est mort ! prononça solennellement le bonhomme, qui ôta son chapeau, découvrant ainsi une tête longue et jetée en arrière où se collait un vieux bonnet de soie noire ; que Dieu lui fasse paix ! – C’était un chrétien ! Si vous lui aviez parlé du vieux Gilles Macé, du bourg de Campagnolles… Mais nous nous en irons tous, mes bénis enfants… et moi plus tôt que vous. Le principal est de songer à cela pour ne jamais mal faire.
Il but un petit coup et se tailla une mince bouchée de lard, qu’il mit sur un gros carré de pain.
Gustave me poussa le coude.
– Voilà un vieux qui a l’air bien doux et bien poli, me dit-il.
– J’en réponds, mon parrain !… il ne ressemble guère aux autres.
– Et quel âge avons-nous ? reprit Gilles Macé d’un ton si paternel, que nous fûmes touchés jusqu’à l’âme. – Douze à treize ans, la gentille poulette… seize ans, le beau garçon… Ah ! dame ! j’ai été jeune aussi un temps qui fut… si j’en avais su aussi long qu’aujourd’hui !… Mais vous ne pourrez pas faire que les jeunesses écoutent ceux qui ont de l’âge… C’est égal, je m’intéresse à vous, mes bénis enfants, et je veux vous donner un conseil : si quelqu’un de ceux-là qui sont au bout de la table voulait faire amitié avec vous, méfiance !
Il avait baissé la voix et ses yeux roulaient sous ses sourcils grisâtres. Nous devinâmes tout de suite, Gustave et moi, qu’il y avait là près de nous quelque grand danger, que notre inexpérience seule nous empêchait de voir. Nous regrettâmes d’avoir franchi le seuil de ce repaire ; – mais il était trop tard. L’effroi que je vis dans les yeux de Gustave augmenta le mien.
– Méfiance ! répétai-je en me tournant vers notre voisin, – et pourquoi ?
– Je ne suis pas avec eux, au moins ! protesta vivement le bon père Macé ; mais on ne peut pas coucher dehors, pas vrai, parce qu’il y a des mauvaises pratiques dans une auberge ?
– Qui sont donc ces gens ? demanda Gustave.
Le père Macé se rapprocha et baissa la voix encore plus. Il me sembla que son regard se fixait sur la chemise que Gustave avait nouée en sacoche pour porter nos sous.
– Quant à dire du mal de quelqu’un, reprit le bonhomme, jamais !… Chacun vit à sa guise, pas vrai ? et le mieux est de ne pas s’occuper des affaires des autres… Ces gens-là sont ci et ça, mie et croûte, quoi ! ça les regarde… pas vrai ?… Voilà Perrin Doulais, le grand qui tient le manche de son fouet… c’est un chrétien… mais j’ai ouï dire qu’il ne fait point bon le croiser à la brune dans une basse route…
– Comment !… nous écriâmes-nous tous deux à la fois.
– Chut ! chut ! fit le père Macé ; – on jase, pas vrai ?… Voici là-bas la Michonne, celle qui met son nez dans son écuelle… Quand elle est dans une auberge avec son compère Pachu, – le gros de droite, – je n’aimerais pas coucher seul, la clé sur la porte.
– Pas possible ! fit Gustave.
Moi, la frayeur me prenait pour tout de bon.
– Oh ! dame ! continua le brave homme, c’est une idée à moi, pas vrai ?… L’autre femme, la Provans, pour ce qui est de celle-là, je voudrais bien de ses rentes, mais point de son métier… Quoique ça, que si on écoutait toutes les mauvaises langues…
– Quel est donc son métier ? interrompit Gustave.
– Vous saurez ça quand la barbe y sera, mon ami béni.… On ne dit pas tout, pas vrai, devant les poulettes ?… Tenez, le gros sans-souci de Guillou, celui qui est derrière la Provans, en voilà un qui ne se fait pas de mauvais sang !… Depuis vingt-cinq ans qu’il est maigrisseur, il a acheté bien des lopins de terre…
Le maigrisseur est un voleur de bestiaux, mais ce n’est pas un voleur ordinaire. Pour être maigrisseur, il faut un établissement, une ferme, des étables. L’état consiste à dénaturer un cheval enlevé, à l’aide de la diète et de la séquestration. Un bon maigrisseur pourrait vous revendre à vous-même la propre génisse qu’il vous a pipée, et vous n’y verriez que du feu.
– Et celui qui vient après, demanda Gustave, est-ce aussi un maigrisseur ?
– Non fait !… c’est Mahouriaux du bourg de Presle… un fin teindeur, ou je ne m’y connais pas, par exemple !… N’y a pas de bête de réforme avec lui, tant il sait bien rébouir la marque !
Le teindeur est un larron qui enchérit sur l’art du maigrisseur : il change le poil des bêtes au moyen de teintures et caustiques. Rébouir la marque, c’est coller du poil aux endroits où le fer chaud des commissions de remonte a cautérisé les chevaux réformés.
– Mais c’est donc ici une caverne de brigands ! s’écria Gustave.
– Allons-nous-en, mon parrain ! Allons-nous-en bien vite ! ajoutai-je.
Le regard du père Macé caressa notre sacoche.
– Quand on a de quoi comme ça, murmura-t-il, la grande route est encore moins sûre que l’auberge.
Cet entretien avait coupé notre appétit. Je regardais le père Macé avec de grands yeux épouvantés. Gustave murmurait :
– Si la route n’est pas sûre et que nous soyons dans un coupe-gorge, comment faire ?
Le bonhomme se mit à rire tout doucement.
– Comme ils y vont, les bénis enfants ! dit-il ; un coupe-gorge !… Parce que voilà quinze ou seize bons lurons qui gagnent leur vie comme ils peuvent… les affaires sont si crevantes depuis le temps !… Mais ils n’ont peut-être pas vu c’te sacoche…
Gustave posa ses hardes dessus.
– Hi ! hi ! fit le bonhomme, moi j’aurais commencé par là… mais l’expérience ne vient pas comme ça avant les grosses dents… Pas vrai ?
– Mais si on se confiait à la maîtresse de l’auberge ? murmura Gustave.
– La maman Guénée, repartit Gilles Macé qui sourit en se grattant l’oreille, c’est peut-être des histoires ce qu’on raconte sur elle… le monde sont si bavasses !… Quoique ça, elle n’a jamais été en prison qu’une fois…
– Elle a été en prison ! m’écriai-je en repoussant mon assiette.
– Chut ! chut !… rien qu’une fois… et les juges peuvent se tromper, pas vrai ?… Mangez et buvez, mes bénis enfants, ce que vous laisserez, vous le paierez tout de même.
Nous n’avions plus faim. L’idée que nous étions entourés de malfaiteurs nous serrait l’estomac. Je glissai un coup d’œil vers la cheminée où l’immense aubergiste brûlait la semelle de ses sabots. Tous les crimes, tous, étaient sur ce visage écarlate et huileux.
– Ah ! ah ! fit Gilles Macé, qui versa le restant de sa chopine dans son verre ; – ils en ont fait de belles à la foire d’aujourd’hui… Mais ça les regarde, pas vrai ?… La Guenée est d’ensemble avec eux, on dit ça… Moi, je n’en sais rien…
– Mais pourquoi, l’interrompis-je saisie par une pensée soudaine, pourquoi êtes-vous descendu à cette auberge, vous qui la connaissez si bien ?
Il cligna de l’œil, et regarda Gustave comme pour s’adresser à son intelligence supérieure.
– Pourquoi se met-on les pieds dans l’eau pour passer la rivière où n’y a point de pont ? murmura-t-il, quoique ça qu’il y a une autre auberge deçà du bourg… Mais, comme l’on dit, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois… L’autre aubergiste a été trois fois ès assises.
Voilà un pays que ce bon bourg de Viessois !
– Tu sens bien, Suzanne, – me dit Gustave, – que si M. Macé avait pu faire autrement…
– Pas vrai ? interrompit le bonhomme ; c’est-il pas tout clair ? Vous avez compris ça, vous, jeune homme, parce que vous ferez un futé compère quand l’âge y sera… Je m’y connais !
Gustave était désormais tout acquis au père Macé, à cause de la distance qu’on mettait entre nous. Gustave était bien aise de ressaisir la supériorité que ma vaillante entrée à l’auberge lui avait enlevée. J’avoue que je crus découvrir en ce moment je ne sais quels reflets sournois sous la paupière clignotante du bonhomme ; mais tous ces brigands qui faisaient orgie à l’autre bout de la table et cette criminelle aubergiste, assise sous le manteau de la cheminée, m’occupaient trop pour que je pusse réfléchir.
– Au fond, reprit le bonhomme, ça ne me fait ni chaud ni froid qu’on vous dévalise, pas vrai ?… C’est donc la bonté de mon âme, et puis voilà… Ce que je vous en dis, vous ne me le paierez pas… Mais, dès que je vous ai vus, j’ai pensé : voilà deux amours avec un sac où y a de quoi ; on va les lever ; c’est chiennant ?… Je suis comme ça ; quoique j’aie déjà pas mal souffert du bien que j’ai fait, je ne me corrige pas… Je me suis donc approché de vous, joint à ça que je connaissais votre père… Il y a moyen de moyenner, voyez-vous ; j’ai ma chambre ici, parce que j’y viens tous les jours de foire ; elle ferme bien ; j’ai fait mettre deux verrous… et puis, d’ailleurs, je ne voyage jamais sans mes deux chiens de garde…
Je me baissai vivement pour voir sous la table. Le père Macé se prit à rire et entr’ouvrit sa veste de futaine pour nous montrer les grosses crosses de deux massifs pistolets. Cela devait dater de l’invention de la poudre.
– Tout ça est bon pour vous, dit Gustave avec un soupir d’envie, mais nous !
– Mais nous ! répétai-je prête à pleurer, car la vue des pistolets tournait de plus en plus mes idées au tragique.
– Vous ne m’avez donc pas deviné ? fit le père Macé, qui eut, ma foi, la larme à l’œil. Je vais vous céder la moitié de ma chambre…
Pour le coup, je l’embrassai, et de bon cœur. Gustave lui serra les deux mains. Nous étions sauvés ! Sa chambre ! une forteresse ! et de l’artillerie pour soutenir le siège ! Ah ! le digne homme ! ah ! l’excellent cœur !
– Allons-y tout de suite ! s’écria Gustave, qui se leva.
Je l’imitai. Le père Macé ne se fit pas prier. Il acheva son dernier verre de cidre et se mit sur ses courtes jambes. Je ne l’aurais jamais deviné si petit. Au moment où nous nous ébranlions, un formidable éclat de rire s’éleva à l’autre bout de la table.
– Bien ! bien ! dit Gustave, riez, bandits, nous nous moquons de vous !
– Vous n’aurez pas notre sacoche ! ajoutai-je triomphalement.
Je crus entendre, parmi la gaîté bruyante, la voix de la Michonne, la commère du terrible Pachu, qui disait :
– Encore deux pigeonneaux pour papa Macé !
Je me retournai pour lui tirer la langue. En passant près du foyer, le bonhomme dit à la vaste aubergiste :
– C’est les petits à Lodin de Saint-Lud, mon compère… je les mets dans ma chambre.
La chambre de Gilles Macé était un grenier assez large où il y avait deux lits. Il se mit sur l’un ; nous dédoublâmes l’autre, Macé plaça sur une petite table, à son chevet, sa montre d’argent et ses deux pistolets. Il avait préalablement tiré les verrous. Gustave et moi nous nous étions couchés tout habillés, parce qu’il n’y avait point de draps au second lit. Le bonhomme n’avait ôté que sa veste. Il se mit sur le coude et nous regarda d’un air paternel.
– Je n’ai pas besoin de connaître vos secrets, et vous en avez, mes bénis enfants, commença-t-il avec une sorte de solennité ; les affaires sont si crevantes au jour d’aujourd’hui qu’on n’a guère le temps de s’occuper de celles des autres… Et pourtant je ne voudrais pas vous laisser dans la gueule du loup.
– Comment ! nous écriâmes-nous à la fois, est-ce que nous ne sommes pas encore hors de peine ?
– C’est selon de quel côté vous allez, répondit gravement Gilles Macé.
– Mon Dieu ! fit Gustave, nous allons un peu tout droit devant nous… je cherche de l’ouvrage… Ça m’est égal de tourner à droite ou à gauche, pourvu que je ne revienne pas à Saint-Lud.
Le bonhomme secoua la tête avec lenteur.
– Vous n’avez pas de chance, murmura-t-il ; – je ne connais de sûre que la route de Saint-Lud.
– En plein jour… commença Gustave.
– Connaissez-vous le pays ? interrompit notre bienfaiteur Gilles Macé.
Nous fûmes bien obligés de répondre que non.
– Si vous ne voulez pas retourner à Saint-Lud, reprit-il, vous avez trois routes à choisir : celle de Bernières qui mène à Alençon, celle de Presles qui vous conduira jusqu’à Caen, celle de Vassy qui va droit à Falaise.
– C’est la nôtre, dit Gustave.
– Bon… elle n’est pas plus dangereuse que les autres, quant à ça… seulement, il y a le fond de la Morinière, à trois quarts de lieues d’ici, où Pierre Danet et sa femme, – un gentil petit ménage, – furent étranglés sous l’arche du Pont-Féru, comme ils allaient porter le prix de leur ferme à Vassy…
– Par qui étranglés ? demandai-je.
– Si vous y passez à pied, mes bénis enfants, peut-être bien que vous le saurez.
– Il y a longtemps de cela ?
– Sept semaines demain.
– Et c’était la nuit ?
– C’était le jour.
– Alors, dit Gustave, nous irons du côté de Presles.
– Quant à ça, c’est une jolie route… des arbres tout le long… jusqu’à la ravine aux Foulons, où le pauvre Jean-Marie Coipeau a eu son compte le mois passé…
– Son compte ?… répéta Gustave.
Moi, ma poitrine se serrait. Nous n’avions aucune idée à Saint-Lud des effroyables dangers d’un si proche voisinage.
– Jean-Marie Coipeau, reprit le père Macé, avait vendu trois paires de bœufs à la dernière foire de Bernières… on l’a trouvé coupé par petits morceaux dans la ravine.
Nous poussâmes en commun, Gustave et moi, un cri d’horreur.
– Reste donc le chemin de Bernières, poursuivit notre protecteur ; voilà où il fait beau marcher ! c’est refait à neuf de l’an passé, ferré au macadam, comme ils disent… pas une ornière, pas un trou !… Dommage qu’y ait à traverser le bois Baudry, de l’autre côté des carrières…
– C’est encore un mauvais endroit ? fîmes-nous.
– Des fois oui, des fois non… Ç’a été un mauvais endroit pour les deux Simonnot, le père et le fils, que le messager d’Alençon a trouvés tout saignants, et le nez dans l’eau de la grand’mare…
– Ils étaient blessés ?…
– Mieux que ça, mes bénis enfants… ils étaient morts !
Il y eut un long silence. J’avais peine à respirer. J’entendais le souffle de Gustave qui s’embarrassait dans sa poitrine.
– Et dire, murmura-t-il, ayant à son tour la même pensée que moi, – que nous n’entendions jamais parler de ça à Saint-Lud !
Le père Macé enfonça son bonnet de coton sur ses oreilles et fit mine d’éteindre la chandelle. Nous protestâmes énergiquement tous les deux.
– Oh ! quant à présent, fit le bonhomme, vous n’avez rien a craindre… c’est pour la route.
– Je vous en prie ! s’écria Gustave, donnez-nous le moyen d’éviter ces dangers… je n’ai pas peur pour moi, mais ma pauvre petite Suzanne…
– Mon bijou, répliqua le père Macé qui remit la chandelle sur la table ; si je savais où vous allez, pas vrai ?… ce que vous voulez faire… combien vous avez d’argent dans votre sacoche…
– Mais je ne demande pas mieux que de vous dire tout cela.
– Pas vrai ?… bien entendu que c’est dans votre intérêt…
– Sans doute…
Ici Gustave raconta notre histoire en quelques mots. Elle ne me parut intéresser notre sauveur que très-médiocrement.
– Et la sacoche ? dit-il ; ça doit bien contenir quatre ou cinq cents écus…
– La sacoche ne contient que des sous, répondit Gustave.
La figure du père Macé changea si subitement que je me levai sur mon séant. Mais ce fut l’affaire d’une seconde ; il reprit tout de suite son air doucereux.
– Des sous ? répéta-t-il ; alors, c’est cinquante à soixante francs, pas vrai, qu’il y a dedans ?
– À peu près soixante francs.
– À ce métier-là, mes bénis enfants, vous volerez les voleurs… Mais ils vous attaqueront tout de même. Je vous propose d’abord de vous changer vos sous au cours de la foire. Ensuite nous voirons.
Il tira de dessous son oreiller un bon sac de cuir, plein de pièces de cinq francs.
– Au cours de la foire ? répéta Gustave. – Est-ce que vingt sous ne valent pas un franc, par ici ?
Notre bienfaiteur le regarda d’un air si profondément étonné que j’eus honte pour mon pauvre Gustave.
– Ah çà, dit le bonhomme, Saint-Lud est donc le bout du monde, si l’on n’y sait pas encore que la monnaie de billon va disparaître, et qu’elle perd déjà vingt pour cent aux caisses des impositions… Dans trois jours, on ne les recevra plus du tout… La semaine prochaine, on mettra en prison ceux qui en garderont.
– Par exemple !…
– N’avez-vous pas vu la grimace que j’ai faite quand vous m’avez parlé de vos damnés sous ?…
– Si fait ! m’écriai-je ; mon parrain, moi, j’ai bien vu la grimace !
– La petite fille est plus intelligente que le jeune garçon ! dit le père Macé en se parlant à lui-même.
J’avais donc ma revanche. C’était désormais ce bon Gilles Macé qui nous classait dans notre propre estime.
– Y a donc, reprit-il, que vous ne trouverez pas d’ici Condé-sur-Noireau à changer votre monnaie, pour la bonne cause que chacun se défait des sous qu’il a, loin d’en reprendre… À Condé, s’il est encore temps, vous perdrez cinq sous par franc.
– Et vous allez nous faire l’amitié de nous changer ça, vous, mon bon monsieur Macé ? demandai-je timidement.
Il secoua la tête d’un air de répugnance. Gustave n’osait plus parler depuis qu’on lui avait démontré combien il était arriéré. À son âge, ne pas savoir encore qu’il fallait vingt-cinq sous pour faire un franc !
– Voyez-vous, dit notre bienfaiteur, – voilà comme je suis, pas vrai ?… Je me promets toujours bien comme il faut de ne plus me mêler du tintoin des autres, et à la première occasion, bernique !… je ne peux pas voir un quelqu’un d’embourbé, c’est plus fort que moi… Il m’en cuira, je le sais bien, un jour ou l’autre, pas vrai ? mais alors comme alors !
Il ouvrit son sac de cuir et ajouta :
– Apportez votre mitraille.
Gustave sauta hors du lit et vint mettre notre sacoche sur la petite table. Le bonhomme fit aussitôt des piles de vingt-cinq sous en face de chacune desquelles il mettait un franc ou une pièce de cent sous pour cinq. Il comptait nos sous lui même, et, au-dessus de son lit, dont la couverture restait un peu béante, je crus voir bien des fois des décimes disparaître par cette voie ; mais le moyen de soupçonner un si parfait homme ! Nos soixante et quelques francs nous rapportèrent trente cinq francs à son compte et il nous dit bien qu’il s’était trompé un petit peu en notre faveur. Son arithmétique coûta juste aussi cher que l’enterrement du bonhomme Lodin, mais au moins nous étions débarrassés de cette funeste monnaie dont le volume apparent devait attirer les voleurs et nous faire mettre en prison avant la fin de la semaine. Du reste, là ne devaient point se borner les bienfaits de notre excellent protecteur.
En regagnant son matelas, qui était de l’autre côté de mon lit Gustave me dit :
– Comme cela, nous n’avons plus que soixante-cinq francs.
J’ai lieu de croire que le brave Gilles Macé l’entendit.
– Maintenant, mes bénis enfants, nous dit-il, vous allez me laisser éteindre ma lumière, pas vrai ?… J’ai fait là une affaire de dindon, mais ça vous a rendu service et je n’en serai pas beaucoup plus pauvre… Dormez comme de bons petits amours. Demain matin, vous monterez avec moi dans ma carriole, et je vous ferai passer sans danger ce fameux fond de la Morinière où Pierre Danet et sa femme ont été étranglés.
Nous nous confondîmes en actions de grâces. Quelle chance était la nôtre ! avoir précisément trouvé un homme pareil sur notre chemin, dans un pays souillé de tant de crimes ! Je fus longtemps avant de m’endormir. L’idée d’aller en carriole m’affolait. Je commençais à reposer, lorsque la voix de notre sauveur m’éveilla en sursaut.
– Allons, mes bénis enfants, nous ferons une autre fois la grasse matinée, pas vrai ? disait-il ; debout, et vitement. Je vais me détourner de ma route pour vous charroyer. Si nous pouvons sortir avant que cette séquelle soit éveillée, nous serons sûrs au moins de n’être pas suivis.
Le jour commençait à peine à poindre. Nous nous levâmes docilement, Gustave et moi. Notre toilette ne fut pas longtemps à faire. Pendant que je secouais ma jupe et que je passais à l’eau mes mains et ma figure, le bon Gilles Macé était descendu à l’écurie pour atteler lui-même sa carriole. Gustave et moi nous ne tarîmes pas sur ses éloges. Sans cette rencontre providentielle, combien de calamités seraient tombées sur nous ! Dieu avait mis, dans sa bonté, le remède auprès du mal. Il avait suffi de ce juste pour paralyser les mauvais desseins de Perrin Doulais, de la Michonne et du reste. Ah ! pourquoi ne pouvait-il pas suivre le même chemin que nous et guider ses protégés tout le long du voyage !
– En roule ! dit-il aussitôt qu’il rentra ; j’ai dans ma carriole quelque chose de trop précieux pour l’exposer. Dépêchons-nous, pas vrai ? et vite !
Nous payâmes la considérable mère Guénée, qui était déjà debout, et qui nous jeta, je m’en souviens bien, le même regard de compassion dont elle nous avait gratifiés la veille. De la compassion ! à nous qui allions voyager en carrosse !
– Quoi donc avez-vous là derrière ? demanda une des servantes à Gilles Macé.
Celui-ci mit un doigt sur sa bouche.
– Ça vaut cher, répondit-il ; j’ai fait un bon marché là-bas… quoique les affaires sont bien crevantes… À vous revoir !
La carriole s’ébranla. Elle était divisée en deux compartiments par une toile qui me rappela la serpillière de la Noué. Nous étions sur le devant. Le père Macé n’avait pas voulu dire à la servante ce qu’il y avait derrière.
– Mes bénis enfants, nous dit le digne homme quand nous eûmes fait une demi-lieue, vous ne croiriez pas ça, pas vrai ? Eh bien ! ça me fait de la peine de vous quitter.
– Déjà ! m’écriai-je toute désolée.
– Bientôt… Dès que nous aurons passé le fond, je prendrai la traverse pour descendre à Presles… Mais vous êtes si novices que j’ai peur pour vous… Je gage bien que votre argent ne tiendra pas longtemps dans vos poches.
Il pouvait en effet tenir cette gageure-là, le traître maquignon.
– Si vous nous donniez de bons conseils… commença Gustave.
– Ta ta ta !… les conseils !… ça entre par une oreille, ça sort par l’autre… Vous ne savez pas à quoi je pense ?
– À quoi pensez-vous, mon bon monsieur Macé ?
– À changer votre pauvre argent en quelque chose qui vaille autant et mieux, mais qui ne puisse pas vous être volé.
Nous le regardâmes émerveillés.
– En quelque chose, poursuivit-il, qui puisse par-dessus le marché vous servir de carriole et vous faire éviter les mauvaises rencontres…
– Quoi donc, fîmes-nous à l’unisson, qui pourrait nous servir de carriole et remplacer notre argent ?
Depuis le commencement du voyage, le bonhomme glissait souvent sa main derrière la toile qui fermait le fond de son véhicule. On aurait dit qu’il donnait le grain à des poules.
Au lieu de répondre, il cligna de l’œil comme il faisait toujours dans les grandes circonstances, et souleva brusquement la draperie.
Nous nous retournâmes en même temps, Gustave et moi. Nous vîmes un grand diable de cheval rouge qui était couché tout de son long sur la paille.
C’était, en vérité, un bel animal que ce grand cheval rouge. Il était seulement un peu maigre, et je fus étonnée du regard ardent qu’il avait. Gustave se mit à rire.
– Vous nous croyez donc bien riches, papa ? dit-il.
– Je vois que vous vous y connaissez, répliqua Gilles Macé ; ça vaut des écus, ça, mon fils ! mais est-ce que ça ne vous ferait pas bien plaisir et à la petiote aussi d’aller ensemble à califourchon sur cette croupe qui en porterait une demi-douzaine comme vous ?
– Tout de même, répliqua Gustave.
Puis il ajouta tristement.
– Mais il ne faut pas seulement y penser !
J’avoue que l’idée de voyager en croupe derrière Gustave me flattait on ne peut pas plus.
– Pas vrai que ce serait gentil ? reprit notre bienfaiteur ; avec ça que je m’en vas vous dire : on manque de chevaux à Condé… ils disaient ça hier en foire… J’ai eu la bête pour rien à cause d’un petit bobo de rien du tout qu’elle a sous les naseaux… ça se voit : des ânes qui vendent des chevaux… Je vous cède le marché, si vous voulez…
– À combien ? demandai-je.
– Attention ! fit le bonhomme ; – voilà le fond de la Morinière… hue ! la Grise… galope comme pour du pain !
Nous traversâmes à fond de train un petit val qui passait entre deux taillis rocheux qui avaient, en vérité, assez mauvaise mine.
– C’est le Pont-Féru, nous dit Gilles Macé, en montrant avec le manche de son fouet une arche moussue que le jour naissant laissait dans l’ombre ; on dit que les deux défunts y reviennent… hue ! la Grise !
Au haut de la côte, la Grise s’arrêta pour souffler. Une traverse s’ouvrait sur la gauche.
– Soixante francs, dit le bonhomme en sautant en bas de la carriole ; descendez voir, mes bénis enfants… Voici ma route et voilà la vôtre.
Nous nous regardâmes. Il nous restait soixante-trois francs, l’auberge payée.
– Ce n’est pas pour m’en défaire, au moins, pas vrai ? reprit le bonhomme en arrangeant le harnais de la Grise ; je le donne au prix coûtant pour vous laisser un souvenir de moi… À Condé-sur-Noireau, vous en aurez le double et le triple.
Quelle superbe spéculation ! Gustave me dit :
– Suzette, si tu veux, nous mangerons du pain sec jusqu’à Condé-sur-Noireau.
– Je veux bien, répondis-je.
– Allons ! s’écria notre bienfaiteur, ça ne vous va pas ? C’est bon ! n’en parlons plus. J’aime autant fourrer le bénéfice dans ma propre poche, pas vrai ?…
Il mit le pied sur l’étrier de sa carriole.
– C’est fait, papa ! s’empressa de dire Gustave.
– Donnez-nous le cheval ! ajoutai-je, nous allons vous compter les vingt écus.
Le père Macé se gratta l’oreille sous son bonnet.
– Voilà pourtant comme je suis ! murmura-t-il ; ah ! pour quant à ça, je n’amasserai jamais de mousse !
Nous avions grand’peur que l’idée ne lui vînt de se dédire. La réflexion gâte parfois ces premiers mouvements généreux. Nous aidâmes le père Macé à déboucler la sous-ventrière de la Grise et la carriole bascula lentement. Il ouvrit la toile par derrière. La carriole était évidemment installée pour ce genre de fonction.
– Debout, Coco ! dit-il ; – Allons, bibi !
Coco se mit sur ses jambes assez gaillardement. En touchant terre, il frémit et secoua ses crins.
Gustave ne se connaissait pas beaucoup plus que, moi en chevaux, mais nous en savions assez pour être bien convaincus que ce n’était ni le double ni le triple que nous allions gagner. Une bête pareille ne pouvait valoir moins de cinq cents francs. Le père Macé fit une caresse à Coco, qui commença à jeter la tête à droite et à gauche comme l’ours Martin du Jardin des Plantes.
– Tiens, tiens ! dit Gustave, qu’a-t-il donc ?
– Il bâille, répondit le bonhomme ; quand il va être lancé, vous allez le voir !…
– Tenez, mes bénis enfants, s’interrompit-il, si je reste une minute de plus je sens bien que je vas l’emmener… Ça me fend le cœur, pas vrai, de me séparer de cet animal-là.
Gustave s’empressa de lui mettre les soixante francs dans la main.
Le père Macé nous embrassa l’un après l’autre et remonta dans sa carriole, tandis que Coco, les jambes écartées et la queue frémissante, exécutait des mouvements de tête extravagants.
– Il bâille ! il bâille ! nous dit le bonhomme ; vous allez le voir quand il sera lancé !
Il s’assit et reprit son fouet.
– Mes bénis enfants, dit-il en touchant la Grise, vous vous souviendrez du père Macé, du bourg de Campagnolles… Dans un temps où les affaires sont si crevantes, vous avez fait un marché d’or pour votre début… Ne vendez pas Coco moins de cinquante écus !… À vous revoir, mes biribis, vous avez de l’esprit comme tout et vous ferez votre chemin dans le monde !
À ce moment même, Gustave se frappa le front.
– Eh ! père Macé ! cria-t-il ; mon paquet que vous avez oublié de me rendre !
La carriole s’engouffrait déjà dans le chemin de traverse. Notre bienfaiteur n’entendit sans doute point, car la Grise continua de galoper comme si le diable l’eût emportée.
– Mon paquet ! mes hardes ! criait Gustave qui courait de toutes ses forces après la carriole. Je restais seule auprès de Coco. Coco soufflait et balançait sa tête. Je lui trouvais maintenant l’air malade. Au bout de quelques minutes, Gustave revint, crotté jusqu’à l’échine. Il n’avait pu rattraper notre sauveur.
– Il sera bien fâché, dis-je, quand il verra qu’il a emporté tes nippes.
Une bonne petite pluie commençait à tomber.
– Heureusement, me répondit Gustave, qu’avec le prix de Coco j’achèterai, si je veux, toute une garde-robe !… J’aurais cru le bonhomme plus malin que ça !
Il se mit à rire et moi aussi. Enfants méchants que nous étions ! nous nous applaudissions d’avoir trompé notre excellent protecteur.
– Allons, Coco, ma biche ! s’écria Gustave, tu vas nous mener à Vassy en deux temps, n’est-ce pas ?
Il parvint à se mettre à califourchon sur le dos de la pauvre bête, dont les naseaux semblaient des soufflets de forge.
– A-t-il grande envie de courir ! pensais-je.
Gustave me donna la main pour monter à mon tour. J’étais ainsi entre ciel et terre lorsque Coco eut un violent tressaillement intérieur. Il hennit plaintivement ; ses oreilles se dressèrent ; une ruade qu’il détacha nous lança tous deux au milieu de la route.
Nous nous relevâmes tout étourdis.
– Il est vicieux ! grommela Gustave ; je vas couper une gaule.
Il n’eut pas seulement le temps d’ouvrir son couteau. Coco lança une seconde ruade, et je me souviens que ses pauvres gros yeux exprimèrent une angoisse profonde. Les animaux ont aussi les horreurs de l’agonie. Pendant trois ou quatre secondes, il trépigna sur place, puis il tomba lourdement. Les convulsions le prirent. Gustave et moi, nous le regardions sans mot dire. Je n’essaierai pas de peindre notre consternation. Plus tard, j’ai eu la manie des chevaux. Je puis expliquer au lecteur ce dont je ne me doutais point alors. Coco était un très-beau normand de brancard qui se mourait à la fois de deux maladies : une sorte d’éparvin, que l’on nomme là-bas le fuel, et l’épilepsie. L’honnête Gilles Macé n’avait point trouvé de dupe à la foire de Bernières et s’en revenait avec son moribond lorsque sa bonne étoile nous avait amenés à l’auberge de Viessois. Il avait d’abord compté sur une plus forte aubaine, pensant que la chemise de Gustave était pleine d’écus. Mais, enfin, il n’avait aucun reproche à se faire, puisqu’il emportait notre dépouille tout entière. De si près qu’on tonde une brebis, on ne peut lui prendre que la laine qu’elle a. C’est en soi un spectacle triste que l’agonie d’un noble animal ; mais nous avions, Gustave et moi, trop de sujets de chagrin pour plaindre le pauvre Coco. Je suis forcée d’avouer que nous songions surtout à notre trésor perdu. Mais, pendant que le malheureux Coco se débattait dans les convulsions suprêmes, la pluie tombait toujours et plus dru. Nous remarquâmes avec étonnement que l’eau qui ruisselait des flancs de Coco était toute rouge.
– Vois comme il saigne ! me dit Gustave.
– Il saigne donc de partout ? répondis-je.
– De partout, la pauvre bête !… ah ! béni Jésus ! comme il avait du sang !
C’était, en effet, une large mare écarlate qui entourait maintenant Coco agonisant. En même temps, son poil pâlissait sensiblement. Nous nous approchâmes, et nous vîmes que le sang prétendu était de la teinture. La robe naturelle de Coco était gris-pommelé.
– Ah ! si le père Macé voyait cela ! fit Gustave.
– Il aura été trompé à la foire par un de ces teindeurs ! ajoutai-je.
Et tous deux ensemble :
– En aurons-nous à lui raconter !
Une carriole apparut à l’horizon du côté de Viessois. Quand elle approcha, nous reconnûmes sous la toile deux de nos convives de la veille : la Michonne et le compère Pachu. L’idée que nous n’avions plus rien à perdre put seule nous rassurer. Pachu dormait. La Michonne tenait le fouet et les rênes. Elle allait faire un détour pour passer de côté, lorsque son regard tomba sur notre cheval qui ne bougeait presque plus. Elle poussa un grand cri et sauta sur la route d’un seul bond.
– Eh ! Pachu ! appela-t-elle en saisissant Gustave au collet, arrive ici voir !… Je tiens ceux qui ont volé Bijou !
Pachu, éveillé en sursaut, descendit plus prudemment. Il avait au poignet un gourdin noueux.
– Pour lors, dit-il en faisant le moulinet, nous allons rire !
Nous étions littéralement atterrés. Pachu me prit le bras et me secoua d’importance, tandis que la Michonne reprenait :
– Dans quel état ils ont mis le pauvre Bijou !
– Ce n’est pas Bijou qu’il s’appelle, c’est Coco ! murmura Gustave.
– Ce n’est pas Bijou ! se récria la Michonne ; méchant vagabond !… faut pas mettre les bêtes teindues à la pluie !… Tu as eu beau le maigrir et l’assassiner, je le reconnais bien !
– Le bon père Macé… commençai-je, voulant m’abriter sous le respect qu’on devait avoir pour cet excellent homme.
– Hé ?… firent-ils tous à la fois en dressant l’oreille comme si j’eusse parlé du diable.
Ils nous regardèrent plus attentivement. Pachu me lâcha. La Michonne cessa de serrer la cravate de Gustave.
– C’est les pigeonneaux d’hier ! murmura la bonne femme.
– N’empêche que si je rencontre le père Macé, ajouta Pachu, je verrai bien s’il a le crâne plus dur que le bout de ma gaule !
Nous commencions à comprendre, et cependant quelque chose en nous se révoltait à l’idée d’accuser notre Providence. Tout à coup, je demandai :
– Est-ce vrai qu’il faut vingt-cinq sous pour faire un franc dans ce pays-ci ?
Michonne et Pachu se mirent à rire. Mais Gustave, les poings fermés et les sourcils froncés, ajouta :
– Répondez, l’homme et la femme ! S’il nous a trompés pour cela, il nous a trompés pour tout le reste… et je vous dirai où le trouver !
– Combien y a-t-il de temps qu’il est parti ?
– Une demi-heure.
– Alors, cherche ! fit la Michonne ; il a la meilleure jument du pays !
– Mais il a eu l’imprudence de nous dire où il allait.
Pachu et sa commère haussèrent les épaules.
– Il vous a dit ce qu’il a voulu, mes pauvres innocents. Quand on est assez diot pour croire qu’il faut vingt-cinq sous pour faire un franc…
– Puisque l’on va tous les mettre en prison, murmurai-je, ceux qui auront de la monnaie de cuivre…
Malgré leur fureur, la Michonne et son Pachu éclatèrent de rire.
– Voilà de ces histoires ! dirent-ils de ce ton que prennent les amateurs pour apprécier une bonne chose : ah ! c’est un damné vilain ! il a de l’esprit comme quatre !
Au fond du cœur de tout Bas-Normand, il y a un vieux levain de tendre admiration pour les histoires de ce genre. Ils se fâchent après les adroits filous comme une bonne mère gronde un enfant mutin. Quand nous leur dîmes que nous avions payé Coco, ou Bijou, vingt écus, ils se tinrent les côtes.
– Voici ce que c’est que de se tenir dans son coin, au lieu de parler avec les chrétiens, reprit Pachu.
– Vous étiez avec un tas de scélérats, répliqua Gustave ; des rôdeurs de nuit, des maigrisseurs, des teindeurs et des gens dont M. Macé n’osait pas seulement nommer le métier !
Je n’aurais pas dit cela. J’étais déjà fixée sur le compte de notre protecteur. Désormais, chacune de ses paroles valait pour moi un mensonge Aussi ne fus-je pas étonnée du tout lorsque j’entendis la Michonne et son compère Pachu retourner complètement la question. Les prétendus bandits de l’auberge de Viessois étaient des métayers et des maquignons, honnêtes comme on l’est en Basse-Normandie, tandis que le bon Gilles Macé, coquin célèbre, et qui, jusqu’alors, avait eu l’adresse d’échapper aux tribunaux, exerçait à la fois toutes ces professions interlopes dont il nous avait donné le détail. Il n’avait point de domicile fixe : c’était l’homme de la foire. On ne connaissait pas, à vingt lieues à la ronde, un maigrisseur ni un teindeur qui eût le quart de son mérite. Quand nous parlâmes de nous mettre à sa poursuite, la Michonne nous dit :
– Autant vaudrait suivre le son des cloches ! Il aura fait un crochet à deux cents pas d’ici, et Dieu sait où il va travailler aujourd’hui… Il a bien une masure au bourg de Campagnolles, mais il l’a mise sous le nom de sa fille, qui ne vaut pas mieux que lui… Il sait le Code comme un avocat… Le plus sage est de n’y plus penser.
– Mais il ne nous reste plus rien ! fit Gustave qui avait bonne envie de pleurer.
– Alors, il faut travailler.
– Et de l’ouvrage ?
– Que savez-vous faire ?
– Je suis bourrelier de mon état… et ma petite Suzanne sait tresser les fouets de cuir.
La Michonne et son compère se consultèrent un instant du regard.
– Ça va mourir sur la grand’route comme le pauvre Bijou ! dit la Michonne ; ça fait pitié.
– Si on les menait au cousin Bréjot, qui est justement bourrelier ? opina Pachu.
– Allons, montez, les innocents ! fit la bonne femme ; le cousin vous donnera de l’ouvrage en attendant que vous soyez rentiers.
Nous étions loin d’espérer de si bonnes paroles. Nous obéîmes à demi consolés, non sans avoir jeté un mélancolique regard sur Bijou, qui avait décidément vécu.
Jésus-Dieu ! c’est Vassy qui nous sembla une capitale ! Dans la principale rue, Gustave lut l’enseigne de Bréjot, bourrelier-sellier. Il me toucha le coude, et nous composâmes nos figures pour nous présenter à notre avantage.
Denis Bréjot était un bel homme d’une quarantaine d’années, maigre et un peu louche. Il avait la voix forte et parlait à pleine bouche, comme un gaillard sûr de son fait. Voici comme la Michonne nous présenta. Elle dit sans descendre de sa carriole :
– Bonjour, Bréjot, la femme et la maison ! Voilà deux innocents qui veulent gagner leur pain chez vous. Ils sont de votre état… et à vous revoir !
Elle nous fit signe de la tête, et la carriole reprit le trot. Nous étions plantés comme deux mais des deux côtés de la porte. Bréjot sortit pour crier à la cousine :
– Vous ne prenez pas une écuellée ?…
Mais la carriole tournait déjà le coude de la rue. Bréjot revint vers nous, et, dans un aparté fait à haute et intelligible voix :
– Deux innocents ! ça m’en a bien l’air !… gagner leur pain !… le pain est cher… mais je ne voudrais pas mécontenter la cousine, qui n’a point d’enfants… Hé ! la femme !
La femme était beaucoup plus maigre et plus sèche que son mari.
– Comment les trouves-tu ? toi ? demanda Bréjot.
– Ça doit manger comme une paire de loups, répondit la femme.
Nous restions silencieux et les yeux baissés.
– Après ça, dit l’homme, ils ne mangeront que ce que tu leur donneras… et il ne faut pas mécontenter la cousine.
– Entrez, marmaille ! ordonna la femme d’un air assez doux. Il était l’heure de déjeuner. Derrière une petite table couverte d’outils, il y avait une place vide qui semblait attendre Gustave. On l’y plaça. Il commença tout de suite à coudre un collier. Moi, j’eus un tabouret et des lanières de cuir. Je me mis en besogne.
– Voilà ! dit Bréjot de sa bonne voix large et franche, qui contrastait avec l’expression pointue de son maigre visage ; si vous étiez arrivés cinq minutes plus tôt, vous auriez déjeuné avec nous… Maintenant, vous attendrez le dîner.
Nous avions bon appétit, mais il fallut bien se résigner.
Gustave était un remarquable ouvrier : sans me vanter, je n’étais pas manchote. Nous fîmes de notre mieux, dans ce premier moment, pour obtenir des conditions avantageuses. Gustave piqua son collier en maître, et mes lanières se changèrent en un corps de fouet, natté carré, qui était tout bonnement un chef-d’œuvre. Bréjot nous regardait travailler du coin de l’œil, tandis que sa femme allait et venait, balayant, époussetant, frottant, nettoyant.
– Voilà, dis-je tout bas à Gustave, une femme bien propre, mais qui ne paraît pas songer beaucoup à préparer le dîner.
Bréjot avait une longue oreille diaphane et cartilagineuse, montée en cornet acoustique.
– Qu’est-ce que tu racontes, toi, petiote ? prononça-t-il d’un ton de bonne humeur.
Il se leva sans attendre ma réponse, et vint inspecter notre ouvrage. Il ne put retenir un mouvement de surprise en voyant le travail de Gustave.
– Eh bien, fit-il, ce n’est pas trop gâché pour des ouvriers de pays… Avec quelques mois d’apprentissage, on pourra marcher.
Et à moi :
– La petiote aussi… C’est lâche, mais on mouillera, Dis donc, la femme, fais-nous un bon dîner : les garçailles doivent avoir faim.
– Ne t’inquiète pas, répondit la femme. Dieu merci, on dépense assez chez nous pour le manger !
En attendant, elle se remit à frotter, balayer, épousseter. Ce Bréjot pouvait se vanter d’avoir une ménagère qui n’aimait pas la poussière. Je ne sais si notre estomac avançait, mais il nous semblait que l’heure du dîner était bien longue à venir. Enfin, nous fûmes environ dix minutes sans voir le balai de la Bréjot, et tout d’un coup nous entendîmes ces bienheureuses paroles :
– À la soupe !
– À la soupe ! répéta gaîment Bréjot ; nous allons donner un coup de dent un peu soigné !
Nous nous levâmes lestement, et nous passâmes dans l’arrière-boutique, où madame Bréjot nous attendait. Ces gens n’avaient point d’enfants. Je pense que c’était par économie. Leur famille se composait de deux chats étiques que l’on gardait parce que l’état de bourrelier entretient beaucoup de souris. Au milieu de la table, il y avait une soupière de bonne taille, fendue et raccommodée en maints endroits. Il s’en échappait une vapeur à peu de choses près inodore, mais qui trompa un instant notre ventre affamé.
– En veux-tu épais, l’homme ? demanda madame Bréjot.
– Tout de même, répondit l’époux en avançant son écuelle.
Épais veut dire beaucoup dans l’Ouest. Employé autrement, ce mot n’aurait eu ici aucune signification, car la soupe de madame Bréjot était de l’eau claire dans laquelle nageaient, comme autant de barques légères, de petites croûtes impénétrables qu’elle s’était procurée je ne sais où. Je n’ai jamais revu ailleurs d’aussi dures petites croûtes. On devait les lui apporter de loin. Nous mangeâmes notre soupe, qui me fit regretter énergiquement la trempée de la Noué. Après la soupe, Bréjot dit rondement :
– Allons ! la femme, qu’est-ce que tu nous donnes aujourd’hui ?
– Une omelette, répondit madame Bréjot.
– Eh bien ! va pour l’omelette !
– Avec des œufs frais et de bon beurre, ajouta-t-il en se tournant vers nous ; je ne déteste pas ça, moi, l’omelette.
Nous avions tous deux l’eau à la bouche. Nous vîmes revenir madame Bréjot, mais elle ne rapportait point l’omelette. Elle poursuivait les deux chats d’un air irrité en disant :
– Impossible de rien laisser dans la cuisine avec ces bêtes-là !
Gustave regarda les deux chats avec colère ; moi je n’avais garde d’accuser ces pauvres animaux. Leur étonnante maigreur témoignait hautement contre cette habitude de larcins qu’on leur reprochait.
– Est-ce qu’ils ont mangé l’omelette ? demanda ingénûment Bréjot.
– Eh oui ! répliqua la femme ; comme ils ont mangé le gigot hier et avant-hier la rouelle.
Ce devait être en effet tout comme.
– Mais pourquoi gardez-vous ces chats-là ? grommela mon parrain.
– Tuerez-vous les souris, jeune homme ? repartit aigrement madame Bréjot.
– Là ! là ! fit le mari qui se leva ; cet enfant ne sait pas, ma bonne… Tu es douce comme un agneau, et tu as toujours l’air de vouloir manger quelqu’un.
– C’est quelque chose, moi, que je voudrais bien manger, dit Gustave.
– Bah ! fit Bréjot, nous en souperons mieux.
Il regagna sa table en chantant. Gustave et moi, nous le suivîmes.
– Voyons, enfants, voyons, à la besogne ! dit-il. – J’espère que nous pourrons nous arranger ensemble si vous n’êtes pas trop portés sur votre bouche… Je vous préviens que ma femme n’aime pas les gourmands…
C’était là un aveu tout à fait superflu. On le voyait bien. Gustave fut triste toute l’après-dînée, et son travail s’en ressentit. Je sortis, et je lui achetai une fouace. Bréjot le vit bien manger, mais il ne fit pas semblant.
Le soir venu, Bréjot nous ramena triomphalement dans l’arrière-boutique.
– Cette fois, dit-il, les chats ne nous mangeront peut-être pas notre souper !
– Je les ai enfermés, répondit doucettement la femme.
Bonne précaution ! Mais, tandis qu’elle s’en vantait, un bruit vint de la cuisine. Elle y courut. Le feu venait de prendre à la friture qu’elle avait laissée sur son fourneau. Ces choses-là peuvent arriver à tout le monde. Nous nous couchâmes sans souper, et l’imperturbable Bréjot nous consola en disant :
– Nous n’en déjeunerons que mieux demain matin !…
Le lendemain matin, nous devions avoir de la soupe au lait ; mais, malheureusement, le lait tourna. Ces temps d’orage n’en font jamais d’autres ! À dîner, nous eûmes cette même mer de bouillon limpide, avec sa flottille de croûtons imperméables. Les chats, coupables par récidive, mangèrent le lard qu’on nous destinait. – Nous vécûmes, Gustave et moi, avec des fouaces achetées de notre argent. Au souper, nous eûmes enfin des pommes de terre. Elles se trouvèrent gâtées ; mais madame Bréjot n’avait pas pu voir dedans – nous dit-elle. Bréjot comprenait tout cela. Bréjot était d’une humeur superbe. Les mécomptes ne pouvaient rien sur lui. Quand il entrait dans cette décevante arrière-boutique, il répétait avec une invariable effronterie :
– Nous allons donner aujourd’hui un joli coup de dent !
Et quand il venait des amis ou des parents :
– Voyons ! une écuellée avec nous !… Vous savez si la femme la fait bonne !
Il faut croire qu’on le savait, car nous ne vîmes jamais personne se prendre à la cordiale perfidie de celle invitation. Je ne sais pas si l’homme et la femme Bréjot mangeaient en cachette, mais il est à parier que non. Leurs estomacs étaient faits à ce régime. Le Caleb de Walter Scott nourrissait son maître de pieuses fraudes. Madame Bréjot ne mangeait que des escamotages ; son mari partageait ce subtil ordinaire. Ils n’en étaient pas plus gras pour cela. Les deux chats émissaires mangeaient au moins leurs souris. Ce que les souris pouvaient manger dans cette maison, Dieu le sait !
À part cette diète homicide que les époux Bréjot faisaient subir à leurs apprentis, ce n’étaient pas de méchantes gens. Le mari avait le mot pour rire. Un jour que je donnai un morceau de ma fouace à la femme, elle me caressa le menton en m’appelant : Mon cœur :
Mais elle disait intrépidement à tous venants :
– Depuis que nous avons ici ces garçailles-là, c’est étonnant ce qu’on dépense pour le manger !
À quoi Bréjot répondait, le cruel :
– Bah ! quand on mange bien, on travaille bien !
Nous restâmes chez eux jusqu’au moment où nos trois francs furent dévorés, sou à sou, en fouaces. Après un jour de jeûne complet, Gustave prit une grande résolution. C’est la faim qui fait sortir le loup du bois.
– Combien comptez-vous nous payer nos journées, patron ? demanda-t-il à Bréjot qui chantait en piquant un bât.
Bréjot laissa tomber du coup son alêne. Quand il était ému ou surpris, la divergence de ses yeux se faisait plus apparente. Il loucha cette fois comme jamais nous ne l’avions vu loucher.
– Combien je compte vous payer vos journées ? répéta-t-il. – Eh ! la femme !
La femme sortit de ses profondeurs et vint à l’ordre.
– Sais-tu ce qu’ils me demandent ? fit Bréjot avec une amertume singulière.
– À manger, peut-être… grommela madame Bréjot, qui s’appuya crânement sur son balai : – ça n’est jamais rassasié.
– Tu n’y es pas… devine !
Madame Bréjot n’avait pas le temps : elle jeta sa langue aux chiens, parce que, dit-elle, il lui fallait surveiller la poitrine de mouton aux carottes qui cuisait pour notre souper. Je vis la figure de Gustave s’adoucir à ce mot de poitrine de mouton. Je lui glissai à l’oreille :
– Les chats vont la manger…
Il se redressa vaillant et résolu.
– Tu fais bien de jeter ta langue aux chiens, dit l’homme ; tu n’aurais jamais deviné… Et qui donc devinerait ? Des petits malheureux que nous avons pris ici pour faire plaisir à la cousine… qui est capable de nous faire du tort en donnant ses quatre liards à son Pachu…
– Quant à ça, je l’ai toujours dit ! interrompit la femme.
– Des mendiants, quoi, reprit le mari ; des vagabonds qui viennent on ne sait d’où !… ils me demandent… Ça fait rire, ma parole !… ils me demandent… on raconterait des choses comme ça que les gens ne voudraient pas le croire !… ils me demandent combien je compte leur payer leurs journées !
La femme Bréjot joignit ses mains qu’elle leva vers le ciel.
L’indignation lui coupa la parole.
Je donnai un coup de coude à Gustave en murmurant :
– Va toujours !
– Est-ce que vous pensiez que nous travaillerions pour rien ? demanda-t-il un peu ébranlé.
– Pour rien ! se récria Bréjot ; l’ingrat !
– Pour rien ! reprit la femme, dont la langue recouvra tout à coup sa volubilité ; pour rien !…
– On les habille, ou les éclaire ! s’écria le mari.
– On les chauffe, on les loge ! riposta la femme.
– On les blanchit, on les nourrit !
– Gustave voulut interrompre cette fantastique énumération, mais le couple Bréjot s’était échauffé en parlant. Le mari se leva ; la femme vint se mettre au-devant de nous le poing sur la hanche, et tous deux ensemble :
– N’est-ce rien que cela !
Puis la femme au mari :
– Tu n’as que ce que tu mérites !… On ne prend pas des inconnus.
– C’est vrai, ça, s’écria Bréjot ; – ni répondants ni papiers !…
– Pourquoi ça a-t-il quitté son pays, le sait-on ?
– Pour quelque mauvais coup, bien sûr !
– Tu ne sais pas ce que tu devrais faire, l’homme ?… Les mener par le collet chez le juge de paix !…
C’était l’heure où les petits marchands de Vassy prenaient le frais sur le pas de leur porte. Les époux Bréjot criaient comme des sourds ; d’ailleurs, dans les gros bourgs bas-normands, ce mot juge de paix s’entend d’aussi loin qu’un son de cor.
Nous vîmes les voisins se rassembler dans la rue au-devant des fenêtres.
Bien que je n’eusse rien dit absolument, et que Gustave eût à peine prononcé quelques paroles, la Bréjot nous accusa d’avoir ameuté les voisins.
– Ouvre-leur la porte, l’homme ! dit-elle ; faut qu’on sache comme on est récompensé quand on fait la charité à tort et à travers.
Bréjot ouvrit la porte, et tout aussitôt un chœur de clapissements nazillards demanda :
– Quouais donc qu’y a ?
– Il y a… commença Gustave.
– Des menteries ! interrompit la Bréjot ; – voilà tantôt quinze jours qu’ils sont là à manger notre soupe sans rien faire, et ça nous menace du juge de paix si nous ne les payons pas !
– C’est vrai que j’ai entendu parler du juge de paix ! dit une voisine.
– Savez-vous de quoi ça se plaint ? reprit Bréjot ; de la nourriture !
– Trois repas par jour ! poursuivit la Bréjot ; la soupe le matin, la soupe et un plat à midi, le soir, la ratatouille.
– Mais… voulus-je dire.
– C’est elle qui est la plus enragée ! firent ensemble les époux Bréjot.
– Oh ! dit une voisine, les sainte-n’y-touche, m’en parlez pas !
– Le jour qu’ils sont arrivés, énuméra Bréjot en comptant sur ses doigts, nous avions la soupe et une omelette à midi ; le soir, une friture de tanchettes…
– Le lendemain, alterna la femme, de la soupe au lait à déjeuner, du lard à dîner, des tripes à souper.
– C’est pourtant bien vivre, ça ! décida le chœur des voisins et voisines.
– Ce matin, ajouta la Bréjot, nous avions la bouillie de froment ; à midi, l’omelette…
On nous avait, en effet, annoncé tout cela ; mais la bouillie était tombée dans le feu, et les chats, les terribles chats, avaient avalé l’omelette.
La Bréjot omit de noter ces deux circonstances, et acheva :
– Ce soir, nous avons la poitrine de mouton aux carottes…
– Est-ce donc si mauvais, ça ! demanda Bréjot à la ronde.
Gustave était désarçonné ; mais moi, je crus le moment opportun pour frapper le grand coup.
– Je parie que les chats ont mangé l’épaule de mouton ! m’écriai-je : nous n’avons vu ni la bouillie ni l’omelette. Je défie bien madame Bréjot de nous montrer sa casserole !
Il y eut un moment d’hésitation dans la foule des voisins et voisines. En somme, le bourrelier et sa femme étaient bien connus. Au défi porté par moi. Bréjot pâlit et loucha furieusement. Mais quelque méchant démon se mêlait de nos affaires. La Bréjot partit comme un trait et revint l’instant d’après portant les deux chats dans son tablier et à la main une casserole où mijotait une superbe épaule de mouton entourée de carottes. Une joyeuse surprise se peignit sur les traits de Bréjot. Il ne s’attendait pas à cela plus que nous. Je suis encore à me demander en l’honneur de quel grand saint la Bréjot avait fait ce soir ce prodigieux extra. Elle leva la casserole fumante en même temps qu’elle ouvrit son tablier. Les chats étiques se coulèrent entre les jambes des voisins.
– Voilà le ragoût ! dit-elle, et voilà les deux pauvres bêtes qu’on accuse de manger tous les jours la nourriture de quatre personnes !
Tout ce que la langue bas-normande, si riche, contient d’invectives pittoresques et de criardes malédictions tomba sur nous comme une avalanche. On ne parlait de rien moins que de nous garrotter tous les deux pour nous mener à la gendarmerie. Mais les époux Bréjot, magnanimes dans leur victoire et satisfaits d’avoir montré à tous de quel bois ils se chauffaient, se contentèrent de nous jeter à la porte avec la formule d’usage :
– Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs !
Heureusement pour nous que la nuit devenait noire et que les champs étaient tout proches. Les sages habitants de Vassy nous perdirent bientôt de vue et nous échappâmes à leurs huées.
Nous marchâmes longtemps côte à côte, Gustave et moi, sans prononcer une parole. S’il faut ici montrer à nu sa conscience, j’avouerai qu’au milieu de mes réflexions morales, l’idée de la poitrine de mouton aux carottes surgissait parfois comme un remords. Si du moins nous ne nous étions fait chasser qu’après souper.
La maison du bourrelier et de sa femme n’était pas le paradis terrestre, mais nous étions aussi dénués que nos premiers parents. La faim chronique nous travaillait l’estomac, et nous n’avions pas, comme la veille, la ressource d’un lit tel pour tromper, endormant, les exigences de notre appétit. C’était une dure entrée dans la vie que la nôtre. Nous ne savions pas encore de quelle façon dame fortune s’y prend pour sourire. La nuit s’annonçait belle, heureusement. Les étoiles commençaient à briller au ciel : la lune se levait rouge et large à l’horizon.
– Où allons-nous ? demandai-je à Gustave.
Il ne me répondit point.
Certes, je sentais bien qu’il ne devait pas avoir beaucoup de joie dans le cœur. Il était tout naturellement le chef de notre association, et la responsabilité de ce qui nous arrivait pesait en quelque sorte sur lui. Cependant son silence me déplut et je me dis :
– Si j’étais homme, j’aurais plus de courage !
En courant ainsi à travers champs, repris-je, nous nous égarerons. Il faut regagner la route.
– Regagnons la route, me répondit-il avec un abattement profond.
Je m’arrêtai tout court et je lui pris les deux mains.
– Embrasse-moi, mon parrain, lui dis-je ; nous ne sommes pas encore loin de Saint-Lud… C’est pour moi que tu t’es mis dans l’embarras ; tu étais heureux chez ton maître Guéruel…
– Ah ! oui, murmura-t-il, bien heureux.
– En une nuit, continuai-je, nous pouvons retourner à Saint-Lud… Tu rentreras chez ton maître Guéruel, et moi j’irai trouver l’abbé Daudel qui me mettra aux orphelines de Coutances.
Gustave se pencha au dessus de moi. Pendant qu’il m’embrassait, je sentis une larme tomber sur mon front. Je me pendis aussitôt à son cou.
– Tu pleures, mon parrain, mon pauvre parrain ! m’écriai-je.
– Ce n’est pas pour moi ! me répondit-il ; j’ai grand’faim, et j’ai bien de la peine, mais je peux supporter ça : je suis un homme… Toi, ma pauvre petite Suzette…
– Ne t’inquiète pas de moi, mon parrain… je n’ai pas déjà si grand’faim, et je me sens le courage de tout supporter avec toi… Mais réfléchissons pendant qu’il en est temps encore. Veux-tu me ramener jusqu’au presbytère de Viessois ?
– Non, répondit Gustave. – Si on te mettait aux orphelines de Coutances, je ne te verrais plus.
Je l’embrassai encore.
– Est-ce que tu pourrais me quitter, toi, Suzette ? me demanda-t-il.
– Pour ton bien, oui, je le pourrais, mon parrain, répondis-je.
Il s’éloigna de moi en disant tout bas :
– C’est que tu ne m’aimes guère !
Ce reproche amena des larmes dans mes yeux. Je n’aimais au monde que Gustave, et je l’aimais de toutes les forces de mon cœur.
– Mon parrain ! m’écriai-je, que faut-il faire pour te prouver que je t’aime ?
– Il faut me dire, répliqua-t-il sans hésiter, que tu ne me quitteras jamais !
– Jamais ! jamais ! mon parrain, répétai-je.
Il me prit dans ses bras et m’enleva de terre. La réaction se faisait en lui.
– Quand on est tout en bas de l’escalier, on remonte, dit-il, j’ai idée, ma petite Suzette, qu’il va bientôt nous arriver quelque bonne chance.
– Ça c’est sûr ! répondis-je.
– Quoi donc ! reprit Gustave, se décourager parce qu’on n’a pas à souper ! Allons donc ! nous en verrons bien d’autres !
– Et nous n’en mourrons pas, mon parrain !
– Tu as douze ans, j’en ai seize et demi… Nous n’avons plus que trois ans à attendre pour nous marier.
– Et c’est si vite passé, trois ans !
– Quand on les passe ensemble… Tu ne sais pas ? nous allons prier le bon Dieu…
– Ah ! je le veux bien ! l’interrompis-je en me mettant à genoux sur l’herbe.
– Là… bien comme il faut, ajouta-t-il, du fond de l’âme… de tout notre cœur… toi pour moi… moi pour toi…
– Et l’abbé Daudel dit que le bon Dieu écoute toujours la prière des enfants… Mets-toi auprès de moi, Gustave…
Il s’agenouilla et prononça à haute voix l’adorable prière : « Notre père qui êtes dans les cieux… »
Mon cœur bat encore et mes yeux se mouillent au souvenir de cet instant. C’était une nuit de mai, fraîche, belle et calme. Le ciel était profond. Il n’y avait pas un nuage au devant des étoiles. Le firmament étincelait de mille feux. Notre père, celui que nous appelions ainsi du bas de notre enfantine détresse, notre père était là, caché derrière ces prodigieuses splendeurs…
Notre prière parlée fut courte. Nous n’en savions qu’une à nous deux. Mais nous restâmes longtemps agenouillés, muets sous la grandeur de notre émotion. Je me souviens que ces bruits mystérieux qu’épand la nuit dans les campagnes arrivaient à mon oreille comme un chant. Les étoiles semblaient se détacher de ce dôme d’azur, et pendre comme ces lampes sempiternelles qui brûlent dans le silence du sanctuaire.
Il faudrait de longues pages pour raconter ce que je rêvai, ce que je sentis. Je n’étais plus moi-même. Mes pensées planaient tellement au-dessus de ma propre sphère que j’étais comme éblouie. Gustave se leva le premier.
– Me voilà fort, dit-il. À Condé-sur-Noireau, nous trouverons de l’ouvrage… Viens, Suzette, nous allons regagner la grande route.
Il fallait nous voir ! Nous avions coupé chacun un bâton dans le taillis. En traversant un pâtis, nous avions trouvé une charrette toute chargée de pommes d’hiver pour le marché. Un des sacs avait fui tout exprès pour nous.
C’étaient des pommes de reinette. Le proverbe dit : Ce qui tombe est pour le soldat. – Pauvres enfants naïfs, nous crûmes que Dieu nous envoyait cette aubaine. Nous mangeâmes chacun deux ou trois pommes, et jamais je n’en ai goûté de si bonnes. Il fallait nous voir quand nous eûmes atteint la voûte. Nous marchions à grands pas en nous tenant par la main. L’exaltation succédait en nous à l’affaissement. Nous sautions jusqu’à perdre haleine, nous bavardions, nous chantions. Nous parlions de tous nos mécomptes avec une gaîté folle. L’avenir était pour nous couleur de rose, et il nous semblait que nos temps d’épreuves étaient finis.
– J’irais de même jusqu’à Paris, moi ! me disait Gustave.
– Et moi, donc !
– On est bien bête de travailler pour avoir du pain et de la soupe… les pommes tombées sont à tout le monde.
Ceci, à la rigueur, peut paraître discutable, mais c’était l’opinion commune au hameau de Saint-Lud. Je ne repoussai point le principe ; seulement, je jugeai que mon parrain s’égarait en ce qui touche l’utilité du travail. Gustave m’embrassa, tant il trouva que j’avais d’esprit.
La lune enfilait maintenant la grande route. Au sommet d’une côte, deux redoutables silhouettes se détachèrent tout à coup en noir sur le ciel clair. Quiconque a voyagé de nuit sait quelles proportions prennent les objets éclairés à contre-jour.
C’étaient deux cavaliers qui nous semblaient grands comme le colosse de Rhodes. Au jugé, nous aurions pu passer entre les jambes des chevaux.
Gustave me dit :
– Ce sont des gendarmes !
– Après ? fis-je ; – avons-nous plus peur des gendarmes que des voleurs ?
– Oh ! que nenni… Chantons !
D’où il résulta l’unisson fameux :
Chez not’père j’étions trouais filles, etc.
Nous ne savions que cette chanson-là, et c’était grand dommage. Plus tard j’en appris de belles, entre autres la chanson de Nadaud, où il s’agit aussi de deux gendarmes. Ici, comme dans la chanson de Nadaud, c’était un brigadier et son subordonné. Ils s’arrêtèrent tous deux en travers de la route au moment où nous approchions.
– Halte ! fit le brigadier. Qu’est-ce que c’est que ce tapage-là, vous autres ?
– Nous chantons pour nous tenir éveillés, répondit Gustave, il n’y a pas de risque de réveiller personne, hormis les pies !
– Montrez voir vos papiers, jeune homme, dit le brigadier avec la majestueuse sévérité de son emploi.
Gustave n’avait pas de papiers.
– Bonnet !
– Brigadier ?
– Les menottes !… et s’ils tentent de s’échapper en prenant la fuite ou autre, une balle dans la patte… voilà l’ordre du jour !
Ce dernier commandement cloua Gustave sur place.
– Arrivez qu’on vous les mette ! ordonna encore le gendarme.
– Mon bon monsieur ! m’écriai-je, nous n’avons rien fait… Bien sûr que vous vous trompez.
– Arrête voir, Bonnet ! s’écria le brigadier, il me semble que cet organe appartient à l’autre sexe féminin.
– C’est une petite fille, brigadier.
– As-tu les signalements gravés dedans la mémoire ?
– Oui, brigadier.
– Quelles tailles est-ce qu’ils espécifient ?
– Cinq pieds six pouces le vieux… cinq pieds sept pouces le jeune.
– Bonnet !
– Brigadier ?
– Je présuppose que ce ne sont pas eux !
Il s’en fallait de six pouces pour Gustave et de plus d’un pied pour moi. Le brigadier avait de la marge. Bonnet ayant donné son opinion conforme à celle de son chef, celui-ci reprit :
– Nonobstant, il est bon d’opérer les questions d’usage : Jeunes gens !
– Brigadier ! répondis-je, imitant Bonnet de mon mieux.
– Vos noms, âges, professions, domiciles et lieux de destination.
Gustave se chargea de le satisfaire, et comme le brigadier lui demandait pourquoi il avait quitté son dernier patron, je lui contai en quelques mots un petit bout de notre histoire.
– Bonnet ! dit le brave sous-officier.
– Brigadier ?
– Cela t’a-t-il l’air que la sincérité ait dicté leurs paroles ?
– Oui, brigadier.
– Pour lors, ils doivent avoir en tout et pour tout néant dedans l’estomac… As-tu du biscuit ?
– Pas une miette, brigadier.
– Pour lors, borne toi à ta gourde au vis-à-vis du jeune garçon, dont je vais communiquer la mienne à la fillette de bon cœur et avec plaisir.
Il me tendit sa large main, pendant que Bonnet disait à Gustave :
– Arrivez !
Un pied sur l’étrier du bon brigadier, je mouillai mes lèvres à sa gourde. Gustave dut faire plus de tort à celle de Bonnet. Quand j’eus fini de boire, le brigadier me mit paternellement ses moustaches sur le front. Je sentis en même temps qu’il glissait quelque chose dans ma pochette.
– C’est pas l’occasion, dit-il, qui manque au militaire pour exercer l’élan de son cœur, c’est les moyens. Bonne chance, jeunesse, et à vous revoir !
– À vous revoir ! disait en même temps Bonnet à Gustave.
L’excellent brigadier n’eut qu’un grand merci à la volée. Je n’avais pas encore fouillé dans ma pochette. Quand je songeai enfin à regarder ce qu’il m’avait donné, on n’entendait déjà plus le pas sonore et mesuré des deux chevaux. Je poussai un cri de joie.
– Une pièce blanche, une pièce de vingt sous !
Gustave se mit à danser en rond autour de moi. Nous eûmes presque envie de courir après le bon gendarme pour l’embrasser encore. Une pièce blanche ! La fortune ! Un copieux déjeuner pour le lendemain matin ! Gustave ne se possédait pas de joie.
Tout le long de la route, depuis Vassy, nous avions rencontré nombre de meules petites et grandes où nous aurions pu faire un somme délicieux. Mais il s’agissait bien de dormir ! Gustave vous l’a dit : il eût été ainsi jusqu’à Paris. Moi de même, et plus loin encore au besoin. Nous nous sentions infatigables, et c’étaient des regards de dédain que nous jetions à la paille hospitalière. Au bout de deux ou trois heures de marche, notre opinion changea un petit peu.
– Es-tu fatiguée, Suzette ? me demanda Gustave.
– Par exemple ! répondis-je.
– Ni moi non plus, fit-il.
Et nous continuâmes de marcher. Mais nous ne dansions plus. À une montée où je voulus entonner le couplet pour nous donner du cœur, Gustave ne fit point chorus. Il marchait courbé en deux.
– Es-tu fatigué, mon parrain ? lui demandai-je à mon tour.
– Par exemple ! me répondit-il d’un air piqué.
– Dame ! fis-je, c’est que moi, je commence.
Il poussa un soupir de soulagement. Il avait eu peur que je ne fusse point encore lasse. À droite de la route, la lune nous montrait une masure qui ressemblait à la hutte d’un berger.
– Veux-tu dormir, ma pauvre Suzette ? fit-il d’un ton protecteur. On ne peut s’attendre à trouver chez une petite fille la même force que chez un jeune homme.
J’eus bonne envie de refuser, mais les jambes me rentraient dans le corps. Nous approchâmes de la hutte. Elle était abandonnée depuis la pousse des foins. La paille du berger restait dans un coin ; à peine l’eus-je touchée pour ma part que je m’endormis d’un profond sommeil. Gustave ne dut pas rester beaucoup en arrière. Lorsque je m’éveillai, la première, il faisait grand soleil. Je secouai Gustave, dont le premier mot fut : J’ai faim. Quant à moi, je me sentais prise d’un appétit véritablement sauvage.
C’est à cet instant que nous envoyâmes d’ardentes bénédictions à ce bon brigadier, grâce à qui nous allions déjeuner en arrivant à Condé.
Nous apercevions de loin le clocher de la ville. Nous eûmes une sorte de plaisir gourmand à mesurer la distance qui nous séparait encore de notre repas. C’était juste le temps qu’il fallait pour en concerter mûrement le menu. Rien ne résiste à une pièce blanche. Avec une pièce blanche, nous avions de quoi faire un festin de roi.
– Qu’aimerais-tu mieux manger, toi, Suzette ? me demanda Gustave.
– Une poitrine de mouton aux carottes, répondis-je sans hésiter.
Il se mit à rire.
– J’y pensais pourtant, moi aussi, me dit-il ; ça m’est resté dans la tête… Avait-elle assez bonne odeur, celle d’hier soir ?
– Nous allons en manger ! décidai-je souverainement, et de l’omelette aussi, à cause des deux que la Bréjot nous avait promises.
– Avec de bon beurre et des œufs tout frais.
Ce disant, Gustave passa sa langue sur ses lèvres.
Je ne sais pourquoi tous les mets que nous n’avions pas mangés chez les Bréjot nous revenaient en mémoire. La friture, les tripes, le lard aux choux nous mettaient tour à tour l’eau à la bouche. Pour ne point nous embarquer dans un choix toujours difficile, il fut convenu que nous mangerions de tout cela.
– Pour le coup, dit Gustave, contrefaisant la voix de l’époux Bréjot, – les chats ne nous prendront pas notre déjeuner !
– À la soupe, à la soupe ! ajoutai-je ; – quand on mange bien, on travaille bien !… Nous allons donner un fier coup de dents !
Et tous deux de rire à gorge déployée sur la grande route sillonnée déjà de carrioles, de bidets et de piétons qui se rendaient aussi à Condé-sur-Noireau. On riait à nous voir rire de si bon cœur ; on nous faisait même en passant des signes d’amitié. Mais nous allions réservés et fiers ; nous n’avions besoin de personne. D’ailleurs, l’expérience nous avait appris à ne point lier ainsi connaissance avec le premier venu. Nous nous étions dit déjà plus d’une fois dans notre orgueil : Gilles Macé n’aurait plus si beau jeu avec nous ! Après avoir passé en revue tous les mets fantastiques à l’aide desquels la Bréjot avait prolongé pour nous le supplice de Tantale, nous trouvâmes que notre appétit n’était pas encore satisfait. Je fis appel aux souvenirs de Gustave, et je lui demandai quels bons plats on servait aux grands jours chez notre maître Guéruel.
Ses narines s’enflèrent aussitôt, et ses paupières, baissées à demi, laissèrent échapper un voluptueux regard.
– Y a la hocquelle, me dit-il.
Ce mot, eut pour moi je ne sais quelle harmonie sensuelle. Mon estomac vide tressaillit et des saveurs inconnues chatouillèrent les papilles de mon palais.
– La hocquelle ! répétai-je avec un respect pieux ; ça doit être fameusement bon !
– Oh ! si c’est bon ! s’écria Gustave, on s’en lèche les doigts jusqu’à l’aisselle !
– Comment donc que c’est fait ?
– C’est une croûte… comme qui dirait un pâté, quoi ! mais c’est chaud… La croûte n’est que pour mettre le ragoût dedans… Le ragoût est un mêli-mêla de toutes sortes de bonnes choses : des morceaux de poulet et de veau, des rognons, des gésiers, avec des oignons et des champignons, du poivre, du sel, de la muscade et des couennes de lard.
Je m’étais arrêtée bouche béante pour écouter mieux la description de ce plat-phénomène, digne de rassasier les élus au paradis.
– Et tu as mangé de ça, toi, Gustave ! m’écriai-je quand il eut fini.
– Y en avait chaque année à la fête du patron.
Je regardai Gustave. Il me parut grandi. Il avait mangé de la hocquelle !
Nous arrivions aux premières maisons de Condé. Le Noireau, moins rapide que le Rhône, moins large que le Rhin, fumait aux rayons du soleil dans la prairie. Condé nous parut une cité bien plus belle encore que Vassy. Gustave me fit remarquer le pavé, pointu et tranchant, ce qui, à son sens, devait être un luxe réservé aux grandes villes. Nous cherchâmes une auberge. Il y en avait bien plusieurs à l’entrée du faubourg, mais elles ressemblaient trop à la Descente des Maquignons.
Leurs enseignes, tournant sur gonds ou balancées à des tiges de fer, ne nous revenaient point. Nous ne voulions pas d’une auberge de petites gens. Toutes les fois que nous apercevions des carrioles à la porte, nous passions, en mémoire du père Macé, notre bienfaiteur. Nous traversâmes ainsi la ville de Condé tout entière, et nous arrivâmes à l’autre bout sans avoir fait notre choix.
– Il faut demander, me dit Gustave en regardant en arrière.
Je fus étonnée de n’avoir point eu cette bonne idée, et j’allai droit à un groupe de Condéens qui causaient des affaires du temps.
– Si c’est un effet… leur dis-je bien poliment, nous voudrions savoir censément ous’qu’est la meilleure auberge ?
Pour une débutante, j’entrais assez bien dans la langue noble. Nos gens se mirent à rire et nous toisèrent de la tête aux pieds.
– Ça n’a pourtant pas l’air d’être des pratiques pour le Pélican, dit l’un d’eux.
– À moins que ça n’ait fait un mauvais coup, ajouta un autre.
Un troisième reprit :
– Il n’en manque pourtant pas d’auberges par chez nous !
Après quoi ils nous tournèrent le dos et se reprirent à causer tranquillement. Une réponse catégorique est la chose impossible à obtenir en basse Normandie. Je vis bien que Gustave avait envie de jouer du bâton ; mais cela eût retardé la hocquelle. Je l’entraînai. Il restait acquis pour moi que le Pélican était la meilleure auberge de Condé. Nous n’avions plus qu’à trouver le Pélican. Nous nous mîmes en quête. Il était là, je le vois encore après tant d’années, tout blanc et ouvrant son sein rouge pour abriter ses pauvres petits enfants ; il était là sur la place de l’Église, tournant lentement sur sa tige de fer rouillé et rendant d’étranges gémissements à chaque souffle de la brise. Je vois encore le perron à larges fentes où l’herbe poussait, les hautes fenêtres grises et cette façade revêche qui nous fit presque peur.
Le Pélican était vraiment une auberge noble. Point de carrioles à la porte. Point de bidets retenus à la muraille par des anneaux de fer. Point d’affiches en papier bleu collées aux croisées et représentant un soldat, une payse, un verre, une bouteille : la bouteille versant sa bière toute seule dans le verre stupéfait. Je m’étonnai en vérité du courage que j’eus d’entrer la première dans la cour de ce magnifique établissement. Mais nous avions fait bien du chemin depuis l’auberge de Viessois. Je me disais en moi-même :
– Ce que c’est que d’avoir couru le monde !
Dans la cour, il y avait un hangar sous lequel remisaient deux voitures. Ce hangar servait en même temps d’écurie à trois vigoureuses paires de chevaux qui assurément n’avaient jamais été ni maigris ni teindus. La première des deux voitures était une énorme berline de voyage avec coupé devant ; un briska, si vous voulez, mais de taille tout à fait inusitée ; la seconde était une sorte de char-à-bancs couvert, qui n’avait pas une très-riche apparence. Les chevaux mangeaient l’avoine. Un domestique était occupé à graisser les essieux des voitures.
– Eh ! l’homme ! lui dis-je, ous’qu’on mange là-dedans ?
Il releva la tête. C’était presque un vieillard.
– Ma petite poule, me répondit-il avec un accent qui m’était inconnu, ressortez, montez le perron, et demandez à la maison.
Cela valait bien une révérence. Je la lui fis, et il m’envoya un baiser. Nous suivîmes de point en point son conseil, et nous entrâmes à l’auberge du Pélican par la porte de la rue. Sur la dernière marche du perron, j’avais dit à Gustave :
– Mon parrain, il ne s’agit pas de faire les petites gens et d’aller nous cacher dans un coin comme à Viessois… J’ai déjà deviné qu’à l’auberge on juge les gens sur le ton et la mine. Parlons haut, et tenons-nous bien. Nous avons de quoi payer…
– Pour une fois, acheva Gustave en riant.
– Pour aujourd’hui, nous n’avons besoin de déjeuner qu’une fois, répondis-je ; – après, nous chercherons de l’ouvrage.
Je poussai la porte, et nous nous trouvâmes dans une grande salle à manger d’aspect triste et froid où deux femmes et un homme étaient en train déjà de faire leur repas du matin. Gustave, suivant mon conseil un peu trop à la lettre, enfonça son chapeau sur l’oreille et donna sur la table un coup de bâton qui fit tressaillir les trois convives.
– Holà ! dit-il – à la boutique !… Nous voulons déjeuner un peu bien… Arrivez !
Au coup de bâton donné par Gustave, les deux femmes et l’homme attablés à l’autre bout de la salle levèrent la tête vivement. L’homme était proprement habillé ; les deux femmes nous semblèrent des duchesses. La plus âgée pouvait avoir quarante ans ; l’autre était une toute jeune fille à la mine friponne et rieuse. L’homme était un assez beau garçon d’une trentaine d’années.
J’étais assez habituée à voir les gens rire sur notre passage, et pourtant le rire de ces deux femmes fut sur le point de me désarçonner. Par contenance, je fis comme Gustave, je donnai un bon coup de bâton sur la nappe.
– Ils sont drôles, ces petits ! dit l’homme.
– Voilà ! voilà ! criait-on dans le corridor.
Une grosse servante, joufflue et rouge comme une cerise, parut sur le seuil.
– Ce n’est que ça, dit-elle en nous apercevant.
– Oh ! dame ! fit Gustave au lieu de se mettre en colère ; en voilà une qu’est gentille, par exemple !
Je me tournai vers lui. Ses yeux brillaient et il y avait un sourire d’admiration sur ses lèvres. Je ne savais guère ce que c’était que la jalousie : je l’appris. Mon cœur se serra. Je fus fâchée d’être venue à la meilleure auberge de Condé-sur-Noireau.
– Que vous faut-il ? demanda cependant la grosse fille d’un air indolent.
Si Gustave n’avait pas dit qu’il la trouvait jolie, peut-être m’eût-elle intimidée. Mais je pris mon courage à deux mains et faisant un pas vers elle :
– La fille, lui dis-je, nous voulons déjeuner… et nous voulons aussi qu’on soit honnête avec nous… sans quoi nous allons aux maîtres et nous leur disons de mettre leurs domestiques insolents à la porte !
Ce ne fut plus la grosse fille que Gustave regarda avec admiration, ce fut moi.
– Peste ! firent les trois convives du bout de la table ; voilà une caillette qui n’a pas sa langue dans sa poche !
La servante grommela je ne sais quoi entre ses dents. Je la regardai en face ; elle baissa les yeux en devenant écarlate.
– Qu’est-ce qu’il vous faut ? répéta-t-elle.
– Il nous faut, dis-je, en revenant au menu mûrement arrêté entre Gustave et moi ; il nous faut de la poitrine de mouton aux carottes, des tripes, du lard, une omelette et une hocquelle.
– Tout ça pour vous deux ? demanda la servante.
– Qu’est-ce que ça vous fait, si nous avons de quoi payer ?… Et dépêchez-vous !
– Tu es trop vive, Suzette ! murmura Gustave quand la fille fut partie.
Je ne l’avais jamais regardé de travers. Il baissa les yeux comme avait fait la servante. J’entendais qu’on disait à l’autre bout de la table :
– Hein ! Justine, en voilà une qui a le fil !
– Il vous faudrait une femme comme ça, Besançon, répliqua celle qu’on appelait Justine.
La vieille, qui avait nom madame Honoré, comme nous l’apprîmes plus tard, suçait silencieusement l’aile d’un pigeon et ne me quittait pas des yeux. Nous étions trop novices pour deviner que nous avions affaire là à des domestiques. Sans le respect qu’ils m’inspiraient, je ne sais à quels excès ma mauvaise humeur aurait pu me porter. En attendant, nous mourions littéralement de faim. Avec un peu d’expérience, nous eussions modéré ce menu ambitieux, ne fût-ce que pour être servis tout de suite. Mais il nous fallait des leçons de toute sorte.
Une ou deux minutes après le départ de la grosse servante, la porte se rouvrit. Nous pensions bien que c’était au moins l’omelette : nous nous trompions. C’était un homme en veste brune avec une serviette sur le bras.
– Madame Honoré, dit-il eu entrant, madame la marquise vous demande.
– C’est bien, répliqua madame Honoré qui ne bougea pas.
– Votre vin blanc était meilleur à l’automne, monsieur Musnier, fit observer Besançon, l’élégant cavalier de ces dames.
Et la jeune Justine ajouta :
– Avez-vous encore de ce noyau ?… Vous savez ?
M. Musnier passa la serviette du bras gauche au bras droit et lui sourit d’une façon tout aimable. Depuis son entrée, il nous considérait du coin de l’œil. Il vint à nous et passa la serviette du bras droit au bras gauche.
– Hé ! hé ! fit-il, nous avons donc bon appétit, nous deux, jeunes gens ?… Nous sommes du pays ici tout près, je parie… cinq ou six lieues tout au plus… entre Vassy et Vire ?… Sommes-nous venus par le messager ?… Elle n’est pas mauvaise, la voiture de Séguin, s’il mettait des ressorts neufs… mais c’est un garçon regardant… Il a un mignon magot, pour son âge… Comment vous appelez-vous, mes brebis ?
Gustave déclina nos noms. Je frappai du pied avec impatience. La serviette de M. Musnier repassa du bras gauche au bras droit.
– Hé ! hé ! fit-il encore, une hocquelle ne se fait pas comme cela, mes brebis… Allez faire un tour et revenez sur le coup de midi…
– C’est tout de suite qu’il nous faut à manger ! m’écriai-je, ou nous allons descendre ailleurs.
– Madame Honoré, dit paisiblement l’aubergiste, je vous préviens que madame la marquise avait l’air d’être pressée.
Madame Honoré, qui venait de se servir un œuf sur le plat répondit plus paisiblement encore :
– Je ne fais jamais attendre mes maîtres.
Elle trempa son pain dans le jaune de son œuf et le déclara frais.
– Quant à descendre ailleurs, mes petits lapins, reprit M. Musnier, je crois bien que ça ne me ferait pas perdre une fameuse pratique… L’auberge du Pélican a sa clientèle faite… Mais je ne vous refuse pas à manger si vous avez la poche bien garnie.
– Nous l’avons peut-être mieux garnie que vous, l’ancien ! dis-je en faisant mine de me retirer. Ne voilà-t-il pas bien des embarras pour un déjeuner de gargotte !
– Papa, fit de loin Besançon, vous n’aurez pas le dernier mot… Faites passer les cure-dents.
La serviette de M. Musnier s’étendit tout à coup au-devant de nous sur la table. Besançon venait de lui lancer une œillade significative en frappant sur son gousset.
– Voyons, voyons, reprit-il ; ne nous fâchons pas, mes brebis… vous aurez tout ce que vous avez demandé, sauf la hocquelle…
Mais il eût fait beau me voir démordre.
– C’est justement la hocquelle que je veux ! m’écriai-je.
Besançon frappa encore sur son gousset.
– Allons ! allons ! fit l’aubergiste ; on va chauffer le four exprès pour vous… ça vous regarde… Vous êtes bien heureux d’être si calés à votre âge !… Fanchette !
La grosse servante parut aussitôt.
– Sachez à qui vous vous adressez à l’avenir, pataude ! lui dit sévèrement M. Musnier ; voilà des amours qui ne se sont pas même plaints de vous… faites-leur des excuses et tout de suite !
– Pour quant à ça, barbouilla la grosse fille, je suis tout de même bien fâchée de ce que ça s’est trouvé que j’aie été dans le cas…
Je l’arrêtai d’un geste souverain, et je dis :
– En voilà assez ! L’omelette.
Je n’avais pas bien compris pourquoi M. Musnier nous avait félicités d’être si calés à notre âge. J’avais vu pourtant le geste de Besançon. Mais à Saint-Lud, on met son argent dans sa pochette et non point dans son gousset. La pantomime de Besançon n’avait point de signification pour moi.
Quant à Gustave, il était tout rêveur. Il me laissait parler. Lorsque la grosse fille s’était embarrassée dans ses excuses, il avait baissé les yeux et rougi presque autant qu’elle. J’avais douze ans. Pourquoi cette tristesse qui me passa dans le cœur ?
Au moment où Fanchon nous apportait enfin notre omelette, madame Honoré se levait pour se rendre aux ordres de sa maîtresse. En même temps, cet homme si poli que nous avions trouvé sous le hangar occupé à soigner les chevaux, entrait par la porte de la rue. Il vint se placer entre Besançon et Justine.
– Vous les connaissez donc, Antoine ? lui demanda cette dernière qui le vit nous adresser un petit signe de tête amical.
– En voilà qui ont un joli coup de fourchette ! s’écria Besançon émerveillé.
Notre appétit sauvage s’abattait sur l’omelette avec une véritable fureur. En un clin d’œil, elle fut engloutie. Le lard et les tripes qui vinrent après eurent le même sort. Nous nous arrêtâmes pour boire un coup de cidre : nous étouffions ! J’entendis à ce moment le beau Besançon qui murmurait :
– Je serais bien fâché que nous partions avant le quart d’heure de Rabelais.
Qu’est-ce que c’était que ce quart d’heure ? Mademoiselle Justine nous regardait d’un air goguenard, et l’homme aux chevaux, qu’ils appelaient Antoine, avait au contraire dans les yeux cette expression de pitié qui m’avait tant choquée chez la mère Guénée, à l’auberge de Viessois. Mais nous entrions, Gustave et moi, dans cet état de béatitude qui arrive au milieu d’un bon repas longtemps attendu. La grosse faim s’abattait ; l’appétit parlait encore.
J’étais presque réconciliée avec la rouge Fanchette. J’avais surpris des sourires et des signes échangés entre elle et ce scélérat de Gustave, mais je me disais maintenant : c’est pour m’amuser. Mon bien-être me disposait à une bienveillance universelle. Mademoiselle Justine savourait son deuxième verre de noyau. Besançon lui prenait parfois le menton d’un air protecteur. Antoine faisait comme nous : il mangeait sérieusement et solidement. La poitrine de mouton aux carottes eut encore un assez joli succès. Il n’en resta que les os. Mais quand vint la hocquelle tant souhaitée, nous étions, à peu de chose près, complets.
– Dix sous qu’ils la mangeront ! dit Justine.
– Dix sous qu’ils ne la mangeront pas ! riposta Besançon.
Les enjeux furent déposés sur la nappe. Ce Besançon me déplaisait. Pour le faire perdre, je me servis une énorme assiette du ragoût contenu dans la croûte chaude et toute fraîche sortie du four. On l’avait allumé pour nous ! L’estomac des enfants est quelque chose de miraculeusement élastique. Besançon perdit son pari. La hocquelle disparut comme tout le reste.
– Bravo ! fit Justine.
– Maintenant, dit Besançon d’un air moqueur, le dessert !
– Ah ! répondis-je, en soufflant comme un petit phoque, j’en ai assez !… je n’en peux plus… Et toi, Gustave ?
Gustave desserra la ceinture de son pantalon de toile. La communication était cependant établie entre les deux bouts de la table.
– Pour faire passer ça, reprit Besançon, il faut le café et le pousse-café !
– Va pour le café ! m’écriai-je.
Gustave avait pris la taille de la grosse Fanchon qui était en train de desservir. Je ne voyais plus cela. Bien qu’il eût bu beaucoup de cidre, Gustave eut pourtant une lueur de raison ; il me dit :
– Est-ce que nous aurons assez ?
Je souris avec pitié.
– Un seul déjeuner ! répondis-je ; une pièce blanche !… Il nous en restera…
La grosse Fanchette apporta l’eau-de-vie et le café.
– Ils vont bien, ces deux petits-là, dit mademoiselle Justine.
Je ne sais pas comment ce Besançon avait deviné l’état de nos finances, mais il est certain qu’il attendait impatiemment la venue de la carte à payer. Comme nous commencions à savourer notre moka, madame Honoré revint et dit :
– Il paraît qu’on ne va pas coucher ici. Madame se trouve mieux. M. le marquis ne tient pas en place.
– A-t-on dit d’atteler ? demanda Antoine.
– On va le dire, repartit la vieille femme de chambre ; à moins que le vent ne tourne.
J’étais en train d’écouter, curieuse de savoir qui étaient cette madame et ce marquis. Un éclat de rire comprimé me fit tourner la tête. C’était la grosse servante à qui Gustave avait pris un baiser. J’ai toujours peur de n’être point crue quand je raconte quelqu’une des impressions de mon enfance, de celles du moins qui avaient trait à Gustave, tant il me semble qu’elles sont pareilles à celles des femmes faites. Je fus plus blessée encore que chagrine. Ma pensée principale fut qu’on me manquait. Certes, j’avais la langue bien pendue et la main leste. J’aurais pu instantanément me venger sur Gustave et sur sa complice. Je n’y songeais pas. Je repoussai ma tasse de café à demi pleine et je tournai la tête pour cacher une larme de dépit qui me venait aux yeux. Depuis que nous étions partis de Saint-Lud, Gustave ne m’avait embrassée qu’une fois. Je ne formai en ce moment aucun dessein. Mais il y eut en germe dans ma tête je ne sais quelles vagues idées de séparation.
Gustave s’était aperçu du changement qui s’était fait en moi depuis quelques minutes. Il ne lutinait plus la grosse Fanchon. Deux ou trois fois, il essaya de renouer l’entretien sur un ton d’affectueuse gaîté. Je répondis oui et non. Il se tut.
– Eh bien ! mes brebis, nous dit M. Musnier, en entrant, la serviette sur le bras ; sommes-nous contents ?
– Quant à ça, oui, répondit Gustave.
Moi, je demandai froidement :
– Combien vous doit-on ?
– Je vas faire votre petit compte, mes trésors, répondit l’aubergiste.
Puis, se tournant vers l’autre bout de la table, il ajouta :
– Attelez, monsieur Antoine ; on veut partir tout de suite.
Le cocher se leva aussitôt. Besançon tenait ses yeux fixés sur nous. Il y avait sur sa figure narquoise une nuance de désappointement. Mademoiselle Justine lui dit :
– Vous voyez bien qu’ils ont de quoi payer !
Besançon se mit à siffler un couplet et haussa les épaules. Il avait espéré mieux. Je devinais presque en ce moment le sens de sa locution littéraire : quart d’heure de Rabelais. Pour le décourager tout à fait, cet ennemi inconnu, j’eus une triomphante idée.
– Pas besoin de faire tant de façons, l’homme, dis-je à Musnier ; payez-vous et rendez-nous notre monnaie.
En même temps je tirai de ma poche la pièce blanche du bon brigadier, et je la jetai fièrement sur la nappe. Besançon et Justine crurent d’abord que c’était un louis d’or, et ils enflèrent leurs joues en se regardant. Mais l’aubergiste était plus près et il avait la vue meilleure. Il saisit la pièce de vingt sous entre l’index et le pouce, la contempla un instant d’un air de souverain mépris, puis il la laissa retomber sur la nappe.
L’inquiétude me revint. Gustave était déjà pâle comme un linge.
Madame Honoré radotait je ne sais quoi à ses collègues, là-bas, mais ils n’écoutaient point.
– Ce n’était que vingt sous ! dit Besançon.
– C’est pourtant vrai ! fit Justine ; ce n’était que vingt sous ! Et tous deux ensemble d’ajouter en s’accoudant sur la table comme au rebord d’une loge :
– Ça va être drôle !
M. Musnier avait les yeux baissés. Sa serviette voltigeait avec rapidité du bras droit au bras gauche, et réciproquement. Je voyais ses oreilles rougir par le haut et sa joue qui devenait pâle.
– Vingt sous ! grommela-t-il entre ses dents serrées, et j’ai fait chauffer le four !
Je tremblais bien un peu, mais je n’étais vraiment pas fâchée, au fond, de décharger ma rancune sur quelqu’un.
– Eh bien ! l’homme ! fis-je insolemment, avons-nous fini ?… Je veux ma monnaie.
C’était approcher la mèche enflammée du tonneau de poudre. Gustave courba la tête sous le regard terrible que Musnier lui jeta. – Celui-ci fit le tour de la table pour venir à nous.
– Attention ! commanda Besançon.
– La petite a du cœur, dit Justine.
Je venais en effet de me lever pour me mettre au-devant de Gustave. J’avais la tête haute ; je tenais les poings fermés.
– Ah ! paire de filous, débuta Musnier, qui brandit sa serviette au-dessus de ma tête, il vous a fallu de l’omelette, du lard, des tripes, de la poitrine de mouton aux carottes et une hocquelle !
– Ça suffit pour attendre le dîner, dit le cruel Besançon.
– Ils ne se plaignent pas, ajouta mademoiselle Justine.
Je crus entendre madame Honoré qui disait :
– Chut !… voici monsieur et madame.
Mais j’avais le dos tourné, je ne pris pas garde.
– Dix sous d’omelette, continua Musnier, huit sous de lard, huit sous de tripes… Combien ça fait-il ?
– Je ne sais pas, répondis-je sans sourciller ; vous avez la pièce blanche.
– La pièce blanche ! la pièce blanche ! répéta Musnier écumant de rage ; me voilà bien loti avec la pièce blanche !… Vous aurez la prison, vous, couple d’escrocs ou j’y perdrai mon nom !
– La prison ! soupira Gustave, qui prit un air suppliant.
– On lui en ratisse, de la prison ! m’écriai-je ; il a la pièce blanche !
Musnier, hors de lui, leva la serviette sur moi. Gustave sauta sur ses pieds comme malgré lui.
– Ne la frappez pas ! dit-il ; faudrait que je vous descende !
Je demande pardon pour certaines expressions. Nous n’avions pas été à l’école.
– Ah ! tu t’en mêles, toi, s’écria Musnier, qui le prit par le cou ; tu vas la danser !
Mais je le pris, moi, par les jambes, et il tomba lourdement sur le carreau.
– Bravo ! cria Besançon.
– Bis ! fit mademoiselle Justine.
Musnier poussait de véritables hurlements.
Tout à coup, nous cessâmes d’entendre les excitations de la valetaille. Une voix chevrotante et flûtée s’éleva du côté de la porte, et dit avec ce grasseiement coquet à la mode du temps du Directoire.
– N’entvez pas, mavquise… n’entvez pas !… je cvois qu’on s’avvache les cheveux ici !… Vous auviez encove vos cvises !
Je lâchai Musnier, qui se releva ; je regardai derrière moi, et je vis un respectable couple à cheveux blancs arrêté sur le seuil.
À la vue du couple vénérable, Musnier remit sa serviette sous le bras gauche et fit un grand salut.
Gustave restait tout interdit. Moi, je n’étais pas trop déconcertée.
Le vieux monsieur et la vieille dame n’entraient pas. Ils bouchaient la porte ; mais on entrevoyait derrière eux d’autres têtes beaucoup plus jeunes. En outre, par les jours qui restaient entre les jambes maigres du vieillard, j’apercevais une titus blonde qui remuait, faisant de vaillants et inutiles efforts pour forcer le passage. Le vieux monsieur se tenait droit encore, bien qu’il eût évidemment atteint un âge fort avancé. Il portait culotte courte, bas de soie et frac noir sur les épaules duquel la poudre mettait un nuage blanchâtre. Sa perruque, admirablement frisée, avait une petite queue emprisonnée dans un ruban mat et noir. Son jabot était chiffonné ; sa vaste cravate de mousseline brodée et non empesée retombait à triple nœud sur sa poitrine. La vieille dame, habillée au contraire selon la mode la plus nouvelle, était amplement chargée d’embonpoint. Sa figure rubiconde et luisante sortait d’un petit chapeau qui eût été bien coquet sur une tête de vingt ans. Elle avait une robe rose et un de ces mantelets de couleur tendre qu’on met pour sortir du bal.
Ce ne fut point la différence de date de ces costumes qui me frappa, car je ne connaissais pas plus l’un que l’autre. À Saint-Lud, le peu d’objets d’art qu’on voit représente des saints, sauf les deux lions à la boule qui ornent la grille du château de la Liriays. On ne rencontrerait dans toute la commune ni une gravure de mode ni une caricature de vieux Lauzun. Je fus seulement émerveillée de l’élégance de ces toilettes. La sortie de bal, tourterelle en dessus, bleu de ciel en dessous, m’éblouit.
Besançon et mademoiselle Justine s’étaient levés de table et se tenaient dans une attitude respectueuse. Ils ne disaient plus rien.
La vieille dame était la marquise douairière du Meilhan-Grabot, veuve de ce fameux Meilhan qui commanda par deux fois, en 1793 et 1814, une division de l’armée vendéenne, et belle-sœur du général Meilhan, qui suivit au contraire l’empereur et mourut dans la retraite de Russie. Le vieux monsieur était le marquis du Meilhan Coispel, cousin des deux héros sus-nommés, et se contentant des reflets de leur gloire. Il était frais malgré sa maigreur, bien conservé, ferme sur le jarret, et gardait parmi ses rides nombreuses un air de moqueuse bonne humeur.
Le silence le plus profond régna pendant une minute au moins dans la salle basse de l’auberge du Pélican. Cette pause fut employée par le vieux monsieur à nettoyer et à mettre ses lunettes, par la vieille dame à nettoyer et à braquer le riche binocle d’or qui lui pendait au cou.
J’avoue que cela me fit grand effet, d’être regardée ainsi à travers quatre lentilles grossissantes qui mettaient de larges plaques blanches à la place des yeux de nos juges.
Pendant qu’ils nous regardaient, une voix d’enfant cria derrière eux :
– Laisse-moi passer, tonton marquis, je veux les voir se battre !
Je reconnus alors que l’organe doux appartenait à tonton marquis, car la vieille dame parla. Vous avez entendu sans doute avec étonnement ces piauleries de moineau-franc qui sortent de la gorge éléphantine d’une très-grosse femme. C’est un des jeux les plus amusants de la nature. La marquise de Meilhan-Grabot avait une de ces voix serinettes. Mais, de même que la serinette, vilain instrument quand il est neuf, devient insupportable après un long usage, de même les notes suraiguës du soprano de la marquise, usées et désaccordées, frappaient l’oreille péniblement. Le ténor chevrotant de tonton marquis était bien autrement agréable. Ai-je oublié de dire que tonton signifie oncle dans les départements de l’Ouest ?
– Isidore ! chanta la marquise sur sa clé d’ut, serrez les jambes et empêchez Gaston de passer !… il ferait quelque malheur !
Tonton marquis s’appelait donc Isidore. Il en avait, en vérité, bien l’air.
– Je vas te pincer les mollets ! menaçait cependant Gaston, cette jolie tête blonde qu’on apercevait entre les jambes maigres du vieillard.
– Elle est dvolette, cette petite ! grasseya Isidore en se campant sur un pied ; elle est dvolette au devnier point… pavole !
– Je lui trouve l’air effronté, répliqua la marquise.
Cela devait être vrai. J’étais animée par le combat récent, et je les regardais sans trop me gêner. La marquise ajouta :
– Le jeune homme est un beau garçon.
– Tvop gauche, tvop gauche, fit tonton marquis. J’aime mieux la petite… qui est dvolette au supvême degvé… pavole !
– Vous ne vous corrigerez jamais, Isidore ! dit marquise, qui lui donna, ma foi, un petit coup de binocle sur les doigts. Votre bras !
Nous entendîmes le métal frapper sec sur l’os, qui n’était protégé que par une peau chagrinée. Isidore offrit son bras avec beaucoup de grâce. Le couple s’ébranla. Tout aussitôt la tête blonde fit irruption dans la salle basse. C’était une houppe de soie, bouclant au-dessus du plus radieux visage d’enfant que j’aie vu jamais : de grands yeux bleus, profonds et doux comme ceux d’un ange, un nez aquilin déjà, une petite bouche rose, adorablement sculptée entre deux bonnes joues fermes et brillantes comme des pommes d’api. D’un saut, Gaston fut sur une chaise ; d’un autre saut, sur la table. Il se mit à marcher résolument sur la nappe et vint jusqu’à nous ainsi. Quand il fut vis-à-vis de moi, il s’arrêta et dit ce seul mot :
– Tiens !
Sa charmante tête se pencha. Une expression étrange changea son regard et les roses de sa joue pâlirent. Je le regardais en souriant. Il pouvait avoir mon âge, mais il était loin d’être aussi grand et aussi fort que moi. Le marquis dit tout bas à la grosse dame :
– Ne le gvondez pas, Dovothée !… ou bien il va avoiv sa cvise !
Il paraît que ce blond chérubin avait aussi des crises. On ne le gronda point. Il resta sur la table à me contempler d’un air farouche. Derrière les deux vieilles gens, trois autres personnes étaient entrées : une fillette de onze ou douze ans, faible et mignonne, qui avait des yeux hardis sous de fiers sourcils noirs ; une demoiselle de dix-sept ans, à l’air doux et rêveur ; enfin, une très-belle jeune femme dont le visage parfaitement distingué respirait l’ennui et la tristesse. Celle-là était mise très-simplement.
Malgré ma complète inexpérience, je devinai bien qu’elle n’occupait pas un rang égal à celui des autres. J’appris ce jour-là même qu’elle servait à la fois d’institutrice aux deux jeunes filles et de demoiselle de compagnie à la marquise de Meilhan-Grabot.
C’est pour le coup que la serviette de M. Musnier se prit à voltiger du bras droit au bras gauche, aller et retour.
– Je demande bien pardon à monsieur et à madame… balbutia-t-il.
– De quoi s’agit-il ? interrompit la marquise avec solennité.
Et tonton marquis ajouta en touchant légèrement son jabot :
– Vacontez-nous cela, mon bvave ! Et appovtez des sièges ! nous allons juger ce pvocès-là !
Besançon se hâta d’obéir. Isidore s’assit auprès de Dorothée, tandis que la petite Lily, faisant le tour de la table, venait pincer la jambe de Gaston, toujours debout et immobile à la même place. Depuis qu’il était là, ses grands yeux bleus ne m’avaient pas quittée. Il ne répondit même pas à l’agacerie de la gentille Lily. L’aînée des demoiselles, qui se nommait Zoé, et l’institutrice restaient en arrière, ne donnant à cette scène qu’une très-médiocre attention.
Musnier fit manœuvrer sa serviette, et salua comme pour accepter la compétence du tribunal improvisé.
Je voulus voir quelle mine avait Gustave : il regardait la porte et n’était guère en état de plaider notre cause. C’était à moi de faire tête à l’orage.
– Il y a donc, reprit Musnier, monsieur, madame et la compagnie, que c’est tombé ici sans dire gare sur les neuf heures, ce matin… Au lieu d’appeler la fille, ça a tapé sur la table avec leurs bâtons, comme au cabaret… La fille est arrivée : ça a insolenté la fille, sauf le respect que je vous dois… Je suis venu à mon tour… C’était fier comme Artaban !… si bien que j’ai cru que ça avait les poches pleines.
Le marquis Isidore et la marquise Dorothée échangèrent ici un regard.
– Comme quoi, continua Musnier, ils ont demandé les yeux de la tête : une omelette où j’ai mis huit œufs… pas un de moins… des tripes et du lard… une poitrine de mouton aux carottes et une hocquelle.
– Cela démontve une chose, prononça gravement tonton marquis ; c’est que ces petits mavauds sont de tvès-bon appétit !
Musnier fronça le sourcil à cette conclusion, mais la marquise éclata de rire, ce qui lui procura une quinte de toux suraiguë.
– Vous ne vous corrigerez jamais, Isidore ! dit-elle comme on parle à un enfant gâté ; vous savez bien qu’il m’est défendu de rire… Je vais avoir ma crise !
Tonton marquis lui pointa aussitôt la pomme d’or de sa canne sur le front. Le gros visage de Dorothée prit une expression de bien-être.
– Ah ! ce M. Pidoux ! murmura-t-elle ; quel fluide !
– C’est tout simplement un sovcier ! dit tonton marquis, – un enchanteuv… un… mais pevmettez !… je désivevais demander un venseignement à ce bvave M. Musnier…
– À vos ordres, monsieur le marquis.
– Qu’est-ce que c’est qu’une hocquelle ?
– C’est fièrement bon ! répondis-je.
– Effrontée !… grommela l’aubergiste.
– Elle est vavissante ! murmura Isidore, – pavole !
En ce moment, le chérubin blond, sautant brusquement en bas de la table, vint me prendre par la main. Lily, jalouse, voulut le tirer de son côté ; il la repoussa. Les larmes lui vinrent aux yeux. La marquise s’écria :
– Lily va avoir sa crise !
Lily aussi, malgré son regard brillant et vaillant, malgré l’arc audacieux de ses sourcils noirs, Lily avait des crises !
Tonton marquis la visa de loin avec la canne à pomme d’or, chargée du fluide de M. Pidoux.
– Comment t’appelles-tu ? me dit le petit Gaston.
– Suzanne, répondis-je.
Il resta près de moi, me regardant toujours fixement. Lily pleurait à chaudes larmes, quoi que pût faire le fluide de M. Pidoux, contenu dans la canne à pomme d’or. Pendant cela, Musnier expliquait laborieusement à tonton marquis ce que c’était qu’une hocquelle.
– Mais c’est un vol-au-vent ! s’écria Dorothée, marquise du Meilhan-Grabot.
– Pvécisément, appuya Isidore ; c’est un godiveau ! Continuez les plaidoivies !
Dorothée et lui reprirent leur attitude majestueuse.
Musnier raconta avec de longs détails comme quoi nous l’avions contraint à chauffer le four ; comme quoi, non contents de ce repas ultra-substantiel, nous nous étions fait servir le café et l’eau-de-vie ; comme quoi, enfin, j’avais bien eu le cœur, en lui donnant ma pièce blanche, de lui demander ma monnaie.
Quand il eut fini, tonton marquis dit à Gustave :
– Vépondez, jeune homme ! vous avez la pavole !
Gustave resta muet.
– Mon jeune ami, dit Dorothée, qui braqua sur lui son binocle, la révolution nous a fait perdre beaucoup de nos privilèges, mais nous avons encore le droit de ramener la concorde et d’apaiser les différends… Ce privilège…
– Quoi donc ! l’interrompis-je sans façon, vous avez l’air tout de même d’une brave et bonne dame ; je crois bien que ce que vous en faites là n’est point pour nous donner de la peine… Mais mon parrain n’en sait pas plus long, voyez-vous bien…
– Ah ! fit le petit Gaston, qui lança à Gustave un regard farouche, c’est ton parrain, ce grand-là !…
– À Saint-Lud, dont nous venons, continuai-je, on déjeune tant qu’on veut pour une pièce blanche, et même pour la moitié : c’est pour ça que j’ai redemandé ma monnaie… Gardez-la tout entière, l’homme ! ajoutai-je fièrement en m’adressant à Musnier ! on vous la laisse !
– Tvès mignonnette ! tvès mignonnette ! murmura tonton marquis.
– Il ne se corrigera jamais ! soupira Dorothée en baissant son binocle pour regarder son compagnon avec une tendresse toute maternelle.
– Ce n’est pas moi qui la fais parler, s’écria l’aubergiste, dont les lèvres blêmissaient : elle ne se gêne pas, au moins, pour me payer en monnaie de singe !
Je fermai les poings et je m’avançai vers lui en disant :
– C’est-il nous deux mon parrain que vous appelez singes ?
– Maman marquise, dit mon ami Gaston, il en a l’air, lui, d’un singe !
– La paix, comte, lit Dorothée ; cela ne vous regarde pas !
– Mais si, maman marquise, ça me regarde… et si tu me grondes, je vas avoir ma crise !
– Chavmant enfant ! fit tonton marquis, pouv peu qu’il n’ait jamais affaive qu’à sa gvand’mève, il iva loin.
La grosse dame était la grand’mère de Gaston, et Gaston était comte.
– Les voitures sont attelées, annonça Antoine à la porte de la rue.
– Il faut en finiv ! déclara tonton marquis en se levant. Bvave homme, à combien évaluez-vous la dépense de ces deux jeunes gens ?
– À quatre livres dix sous, au plus juste ! répondit Musnier.
Isidore mit la main à sa poche.
– Toujours bon ! murmura Dorothée ; il ne se corrigera jamais.
Je vis le mouvement. Moi qui n’avais pas passé un seul jour sans mendier depuis que je me connaissais, je ne sais pourquoi il me déplut aujourd’hui de recevoir l’aumône. Était-ce parce que je sentais sur moi les grands yeux bleus de Gaston ? J’ôtai mon bonnet de coton, qui laissa voir les boucles abondantes de mes cheveux châtains, et je dis en faisant la révérence :
– Merci bien, monsieur et madame ; si nous devons nous paierons.
– Vous avez donc de l’argent ? demanda la marquise.
– Nous avons de bons bras, mon parrain et moi… Nous savons un état… Nous travaillerons.
Gustave me donna un coup de coude. Je puis dire que, depuis la fin du déjeuner, tout ce que faisait mon parrain me déplaisait. Je voyais toujours du côté de la fenêtre la figure rougeaude de Fanchette, et j’avais cru surprendre entre elle et Gustave plus d’un signe d’intelligence. À son tour, madame la marquise fit mine de se lever. Pour cela, elle réclama l’aide de son fidèle cavalier Isidore. Je ne veux pas oublier cette circonstance que la jolie petite Lily la tirait par sa robe en me jetant des regards craintifs, et répétait depuis un quart d’heure : Allons-nous-en, allons-nous-en !
Mais ma proposition n’était pas du goût de M. Musnier.
– Ta ta ta ! fit-il ; à d’autres… Si on vous laisse partir, Dieu sait où l’on vous conduira ! je veux mon dû, je l’aurai, ou bien (sauf le respect que je dois à monsieur, à madame et à la compagnie) vous irez en prison !
– Non ! s’écria mon ami Gaston ; pas elle !… lui, ça m’est égal.
On entendait les chevaux qui battaient impatiemment le pavé de la cour.
– Pavtons ! dit tonton marquis.
– Non, répliqua le chérubin blond ; – je reste avec celle-là.
– Jusqu’à quand, trésor ? demanda la grand’mère en souriant.
– Jusqu’à toujours.
– Tvès-naïf et tvès-joli ! fit Isidore.
– Écoutez ! dis-je tout à coup ; Gustave ira travailler ; je resterai ici servante tant que je n’aurai pas gagné vos quatre livres dix sous.
– Elle a de la fievté, savez-vous, Dovothée ? remarqua tonton marquis.
Musnier haussa d’abord les épaules ; mais, se ravisant :
– Le garçon fera plutôt mon affaire, dit-il ; qu’il reste une semaine… au bout du temps, s’il est honnête, on s’arrangera pour les gages.
Je me sentis chanceler sur mes jambes. L’idée de la séparation me venait. Gustave avait les yeux cloués au sol.
– Réponds !… – lui dis-je impérieusement.
– Dame !… fit-il sans me regarder.
Ses yeux sournois cherchaient la grosse Fanchette, qui souriait là-bas. Gustave avait ses dix-sept ans. Je levai la tête si haut, qu’il me sembla à moi-même que j’avais grandi de deux pouces.
– Voulez-vous m’emmener avec vous ? demandai-je brusquement à la marquise.
– Non, oh ! non ! s’écria Lily en joignant ses petites mains d’un air suppliant.
– Si, si, si ! cria de son côté Gaston ; si maman marquise ne veut pas, je vas avoir ma crise.
Tonton marquis me tenait le menton.
– Dovothée, dit-il, pavole ! c’est une dvôle de petite gaillavde !
La marquise hésitait grandement entre Lily, qui la tirait à droite, et Gaston, qui la tirait à gauche. Gustave me regardait avec de grands yeux ébahis.
– Nous la mettvons sur le siège avec Antoine, grasseya encore ce bon tonton marquis ; – la canne du docteuv Pidoux ne peut vien suv ce petit scélévat de Gaston. Puisqu’il a la bonté de ne pas demander la lune, accordons le veste, et bien vite.
– Allons, dit la marquise en embrassant le chérubin, seras-tu bien content si on l’emmène ?
– Je n’aurai plus jamais de crises, répondit Gaston sans hésiter.
La marquise, excellente femme, s’il en fut, l’enleva dans ses bras et me dit :
– S’il pouvait ne pas se tromper, fillette, tu aurais une belle dot, à l’âge de te marier !
J’avais pris cette grande détermination de me séparer de Gustave, sans réfléchir. J’ai pu remarquer que les principaux actes de ma vie avaient été accomplis ainsi.
Mon cœur se serra bien douloureusement quand mon parrain vint me prendre les deux mains et me dit, les larmes aux yeux :
– Suzanne… c’est toi qui veux me quitter !
– Oui, répondis-je en assurant ma voix de mon mieux ; nous ne faisons ensemble que des sottises… Je t’empêche de retourner à Saint-Lud… et d’ailleurs…
– Et d’ailleurs ?… répéta Gustave.
Je ne voulais pas dire ma véritable raison qui était un dépit beaucoup plus vif que ne le comportait mon âge.
Ma véritable raison était là avec sa coiffe d’indienne collante, ses cheveux ébouriffés et tirant sur le roux, ses joues tombantes et ses extravagants appas : ma véritable raison avait nom Fanchette. Je dégageai mes mains de celles de Gustave et je dis comme les enfants dans leurs querelles :
– Ce n’est pas moi qui ai commencé, mon parrain.
– Mais que t’ai-je fait, Suzanne, ma petite Suzanne ! s’écria Gustave, tu ne veux donc pas te marier avec moi ?
J’hésitai pour le coup. C’était là le rêve le plus doux de ma vie.
– Eh bien ! si, répondis-je ; je serai ta femme… Je vais aller gagner ma dot là-bas et je t’attendrai… Si tu m’aimes encore à mes quinze ans, viens… Si tu ne m’aimes plus, ne te gêne pas, il en viendra d’autres.
Nous étions seuls en ce moment dans la salle à manger. La famille du Meilhan venait de descendre dans la cour et entourait les voitures. M. Musnier était sur son perron, saluant quatre fois par minute et faisant voyager sa serviette. Tonton marquis lui avait mis une pièce de vingt francs dans la main en lui recommandant que Gustave ne manquât de rien. Tonton marquis aurait mieux fait de donner son louis à Gustave. Celui-ci, en m’écoutant parler, essuya ses yeux du revers de sa main. Il me regarda d’un air indigné.
– Je suis plus vieux que toi, Suzanne, me dit-il, mais tu es déjà plus avisée que moi, je sais cela… J’ai fait pour toi de mon mieux et c’est bien peu de chose… Si j’avais été ton mari, j’aurais tâché de te rendre heureuse… Mais puisque tu ne veux plus, tout est dit : Bonsoir, Suzanne, je te souhaite bien du bonheur !
Je ne m’attendais pas à cela.
– Vous avez de quoi vous consoler ici, mon parrain ! m’écriai-je en pleurant à mon tour ; – moi aussi je vous souhaite bien du bonheur !
Je m’élançai hors de la salle à manger. On m’appelait déjà dans la cour.
Le marquis, la marquise, Zoé, Lily, l’institutrice et Gaston avaient pris place dans la vaste caisse du briska. L’autre voiture était pour Justine, Besançon, madame Honoré et une manière de paysanne qui servait de bonne aux deux enfants.
Le siège du briska étant à trois, on aurait pu donner une place à mon pauvre Gustave ; je le croyais du moins ; mais Besançon apporta une énorme cage toute pleine de serins, qui fut placée dans le compartiment antérieur dont elle tenait juste la moitié.
– Petite, me dit tonton marquis en riant, tu vas faive en sovte de ne pas gêner mes canavis.
On procédait au chargement de Dorothée, œuvre pénible et qui demandait du temps.
Besançon était entré dans la caisse, Antoine poussait la marquise par derrière. À l’aide de leurs efforts réunis, on vit enfin disparaître la robe rose et la sortie de bal tourterelle. Isidore, qui avait été un remarquable danseur autrefois, s’avança sur la pointe des pieds et s’élança sur le marchepied avec grâce. Il y demeura un instant suspendu en équilibre, puis il plongea à son tour dans la caisse. J’entendis Dorothée qui lui disait :
– Vous ne vous corrigerez donc jamais ?
À bien considérer l’âge du coupable, il y avait en effet à parier pour l’impénitence finale.
– Ma petite brebis, me dit Musnier quand je passai près de lui, tu peux te vanter d’être née coiffée.
– Vous, on ne vous parle pas, l’homme ! répondis-je avec fierté.
Et j’ajoutai en jetant un regard haineux vers Fanchette :
– Surveillez seulement vos domestiques.
Je m’étais mise à la tête des chevaux.
Je vis Gustave qui s’avançait vers moi lentement. Ses yeux paraissaient plus rouges parmi la pâleur de son visage. Les deux jeunes filles et la demoiselle de compagnie entrèrent dans le briska.
– Allons, viens, Gaston, mon amour ! cria la vieille dame complètement installée !
– Viens donc, Bibi ! ajouta Lily qui mit sa jolie tête inquiète à la portière.
Le chérubin ne bougea pas. Besançon, député vers lui en parlementaire, reçut un maître coup de pied dans le devant des jambes.
– Est-ce que tu veux rester ici, mon chéri ? demanda la marquise.
– Non, répondit Gaston.
– Eh bien ! monte, mon trésor.
– Non, répondit encore Gaston.
Puis il ajouta en riant sournoisement :
– Je veux qu’on mette les serins à ma place !
– Et qu’on te mette à la place des canavis, n’est-ce pas, amouv ? dit tonton marquis.
– Oui, répliqua Gaston.
– C’est pour aller avec celle-là ! dit Lily qui me montra au doigt.
– Non, Gaston, non, mon chéri ! faisait la vieille dame ; il y a des courants d’air sur le siège, tu t’enrhumerais…
– Je veux bien m’enrhumer, moi ! interrompit le chérubin.
– Et d’ailleurs, les oiseaux ont de l’odeur… ils tiennent bien plus de place que toi…
Sans faire semblant de rien, Isidore le visait avec la canne contenant le propre fluide du docteur Pidoux. Mais le fluide de cet enchanteur était ici sans pouvoir. Gaston se mit à crier comme un aigle en agitant ses bras d’une façon désordonnée.
– La crise ! la crise ! gémit Dorothée.
Aux cris de Gaston, ceux de Lily répondirent aussitôt.
– Autve cvise ! fit tonton marquis en prenant l’enfant dans ses bras.
– Isidore ! soupira la marquise en se renversant dans l’intérieur, voici la mienne qui vient.
– Tvois cvises !… madame Honové ! le vinaigre anti-spasmodique ! Justine ! des compvesses d’eau à quatve degvé centigvades !… Besançon ! les pilules de movphine !…
Ce fut, durant un instant, une confusion inexprimable. On ne savait auquel entendre. La marquise sifflait comme un serpent, Lily poussait des cris aigus ; Gaston, furieux, les yeux changés, la bouche crispée, se débattait entre les bras d’Antoine et tâchait de le mordre. J’allai droit à Gaston. Je ne saurais dire d’où me vint le courage que j’eus.
– Si vous ne vous tenez pas en repos, l’enfant, lui dis-je durement, je ne m’en irai pas avec vous.
Instantanément il se tint immobile et tout frémissant entre les bras d’Antoine étonné.
– Allez avec votre maman, ajoutai-je, et tout de suite !
– Et tu vas venir au Meilhan ? dit-il.
– Oui… si vous êtes sage.
Il alla de lui-même vers la voiture et monta près de sa grand’mère.
– Pvodigieux ! murmura tonton marquis, pavole !
En voyant son petit cousin, Lily sourit à travers ses larmes. La marquise le dévorait déjà de baisers.
– Voici le Neptune qui a calmé l’ovage ! dit Isidore en me désignant ; – son fluide me pavait valoiv mieux encove que celui du docteuv Pidoux.
Et la marquise ajouta d’un ton d’émotion vraie et profonde :
– Ah ! Isidore, c’est un miracle !… Le bon Dieu a envoyé cette enfant sur notre chemin !
Pour la première fois, mademoiselle Zoé et son institutrice me considérèrent avec attention.
– Elle a l’air remarquablement intelligent, fit l’institutrice.
– Elle sera très-belle ! ajouta Zoé.
– Une bvune ! ajouta tonton marquis d’un ton de connaisseur ; – piquante ; tvès-piquante !
Antoine me donna un petit coup sur l’épaule. La rêverie m’avait prise. Je vis que tout le monde avait les yeux fixés sur moi ; je rougis.
Il y avait déjà de la jalousie dans les regards de Justine et de madame Honoré. Besançon avait toujours son sourire insolent et narquois. C’était un beau domestique. Je crus qu’Antoine allait me parler bas, tant ses yeux me semblaient expressifs en ce moment, mais il se borna à me dire :
– Montons, bichette !
– En voute ! en voute ! commandait tonton marquis ; nous avvivevons au milieu de la nuit… Embvasse ton pavvain, petite, et en voute !
Gustave était là tout près de moi.
– Non ! non ! cria en ce moment le chérubin qui recommençait à s’agiter : – renvoyez celui-là !… Je ne veux pas qu’elle l’embrasse !
Isidore et Dorothée échangèrent un regard. Zoé sourit. L’institutrice pinça les lèvres. Comme on avait l’habitude d’obéir religieusement aux ordres du chérubin, Besançon s’avança pour me séparer de Gustave. Mais avant qu’il ne fût arrivé, j’étais déjà pendue à son cou.
– Mon parrain ! mon parrain ! m’écriai-je, car tout mon cœur était en lui.
– Adieu, Suzanne ! murmura-t-il en sanglotant ; tu ne m’aimais pas ! – Il y a une destinée. Mon âme se brisait ; rien ne me forçait à le quitter, car les vagues pensées d’ambition qui pouvaient être en moi depuis une heure ne comptaient point auprès de ce sentiment profond qui m’attachait à Gustave. Quant à la jalousie, je ne songeais même plus à cette Fanchette. S’il m’avait dit : Reste ! sais-je ce que j’eusse fait ? Il ne prononça pas ce mot. Pourquoi ? peut-être parce qu’il n’avait point espoir. Il m’aimait bien pourtant, et je n’ai jamais bien aimé que lui. Nous étions fous. Ce fut un instant de providentiel aveuglement. Nous nous laissâmes séparer sans résistance, et tous deux pleurant, tous deux accablés de douleur, nous nous quittâmes. Je ne saurais, du reste, dire au juste comment je le vis retourner vers la maison ; j’étais assise sur le siège à côté d’Antoine qui fouettait déjà ses chevaux.
– Jeune homme, cria celui-ci au moment où le briska s’ébranlait, si vous voulez écrire à la petite, adressez au château de Meilhan, commune de Saint-Philibert-en-Mauges, par Beaupréau (Maine-et-Loire).
Nous n’avions même pas songé à cela. Gustave se retourna et fit un signe de tête qui pouvait s’interpréter négativement. Je me serrai contre Antoine, et je lui dis merci tout bas.
L’entrée de la cour était mauvaise, le briska, bien qu’il fût attelé de quatre forts chevaux, eut de la peine à la franchir.
Au-devant de l’hôtel du Pélican, on préparait la lace ; nous fûmes obligés de faire un long circuit pour gagner la roulé de Domfront qui s’ouvrait à l’autre bout. Quand le briska, qui avait d’abord tourné le dos à la façade de l’hôtel, revint sur ses pas, j’aperçus Gustave à une fenêtre de la salle basse où nous avions déjeuné. Je me levai, les bras tendus, d’un mouvement si soudain que, sans Antoine, je serais tombée sous la roue.
– Écris-moi, dis-je, écris-moi, mon parrain… Je vais apprendre à écrire pour te répondre…
Je ne sais s’il m’entendit, car la voix me manquait. Il agita la main lentement. Il y avait sur son visage une tristesse navrée…
– Descendez-moi ! ordonnai-je à Antoine.
Antoine regarda, lui aussi, du côté de l’auberge.
– Ils sont deux, murmura-t-il.
Je prie le lecteur de me pardonner la vulgarité de ce détail. Je dis tout. À une autre fenêtre, la grosse Fanchette s’accoudait. Elle me fit ce qu’on appelle un pied de nez.
Je retombai sur le siège comme si j’eusse reçu un coup de massue. Je couvris ma figure de mes mains et pleurai toutes les larmes de mon corps. Je ne saurais dire combien de temps je fus ainsi.
Quand je m’éveillai, nous étions en pleine campagne, et le soleil de midi éclairait un riant horizon.
– Quand vous aurez fini de pleurer, mignonne, me dit Antoine qui souriait bonnement, nous causerons tous deux ! – J’étais comme ivre. Le soleil m’éblouissait. Le pas des deux chevaux me répondait dans la tête. La campagne me semblait un immense entassement d’objets confus où je ne distinguais rien.
– Vous l’aimez donc bien, votre parrain ? me dit Antoine qui voyait ma détresse.
– Je n’ai que lui à aimer sur la terre, répondis-je en pleurant de nouveau.
– Alors, pourquoi l’avez-vous quitté ?
– Je ne sais pas… murmurai-je, tandis que les sanglots soulevaient ma poitrine ; mon Dieu ! je ne sais pas !
– C’est encore possible, grommela Antoine ; j’ai déjà vu des choses comme ça… toutes les fillettes sont un tantinet folles.
Non, je ne savais pas, je le répète ici du fond du cœur. Quelque chose de supérieur à moi-même m’avait entraînée.
– D’ailleurs ce n’est pas la mer à boire, ajouta le bon Antoine, que d’aller de Condé à Beaupréau. Si votre parrain a envie de vous voir, il prendra ses cliques et ses claques : en trois jours de temps, ça sera fait.
– Mon parrain est fâché contre moi ! m’écriai-je ; je ne le reverrai jamais !
Antoine allongea un coup de fouet à son limonier de gauche, qui faisait le paresseux.
– Ta ta ta ta ! répliqua-t-il, ça passera… tout passe… Vous avez aux environs de douze ans, pas vrai, mignonne ?
– Douze ans, douze ans et demi.
Il tourna la tête, mais je vis bien qu’une idée triste passa au travers de sa gaîté.
– Pourquoi ne vous dirais-je pas ça ? fit-il brusquement, ça vous donnera confiance… Si Dieu avait voulu me laisser ma pauvre petite Catherine, elle aurait tout juste votre âge… quoi ! voilà le fin mot ! je ferais quelque chose pour vous si je pouvais.
– Vous avez perdu un enfant ! m’écriai-je.
– Oui, oui… et une jolie créature… personne ne peut dire le contraire…
– Mais, s’interrompit-il d’un accent bourru, il ne faut pas parler de ça trop longtemps… je me mettrais à pleurer… et voici la côte Saint-Julien où j’aurai besoin de mes deux yeux… Contez-moi voir votre petite histoire, ma bichette ; ça va vous épancher, comme on dit, et peut-être qu’après vous serez soulagée.
Je n’avais aucune répugnance à le satisfaire. C’était une honnête figure de vieux serviteur. Tout en lui respirait la franchise et la probité, non sans un grain de finesse.
Je lui racontai tout.
Quand j’en fus au récit de ma dernière soirée à la loge, suivie de ma fuite et de notre départ à Gustave et à moi :
– Votre parrain est un honnête garçon, me dit-il ; si j’avais su tout cela…
Il s’arrêta, et moi je dis :
– Qu’auriez-vous fait, monsieur Antoine ?
– On ne sait pas, ma poule… Les choses arrivent comme ça, des fois, par la volonté de Dieu… Ce n’est pas la mer à boire que d’aller de Condé à Beaupréau !
Je crus comprendre qu’il désapprouvait ma séparation d’avec Gustave.
– Ça se peut que oui… ça se peut que non, répondit-il à une question que je lui fis à cet égard ; il y a des moments où tout le monde est forcé de parler normand. Tout ne sera pas couleur de rose pour vous… Mais où est le paradis terrestre ?… L’enfant a bon cœur, et si on l’élevait pour en faire un homme… Mais nous reparlerons de ça… Dormez un petit somme, ma bichettte ; pleurer, ça donne envie de dormir, c’est drôle, mais c’est vrai.
Mes yeux battaient, en effet et se fermaient malgré moi. J’appuyai ma tête contre la cage. Aussitôt nous entendîmes qu’on frappait aux carreaux de l’intérieur.
– Pvenez gavde à mes canavis ! cria la voix flûtée de tonton marquis.
Antoine se mit à rire dans sa barbe.
– Pauvre bonhomme ! murmura-t-il ; c’est innocent des goûts pareils, au moins !… ça ne fait de mal à personne !
Deux minutes après, j’étais endormie. Je rêvai de Gustave.
Il fallut pour m’éveiller le pavé de Domfront. Dès que la voiture le toucha, elle se mit à danser de telle sorte que j’ouvris les yeux en sursaut. Domfront, vieille et respectable ville bas-normande des pieds à la tête, ne me frappa pas à beaucoup près autant que Condé. J’étais déjà un peu habituée aux merveilles. Nous nous arrêtâmes à la meilleure auberge du lieu. Avant de descendre, Antoine me dit à l’oreille :
– Faites pour aujourd’hui tout ce que le petit voudra… Demain, nous causerons à notre aise.
On eut recours aux cérémonies déjà décrites pour retirer Dorothée de la voiture. Isidore lui offrit son bras, et tous deux montèrent le perron de l’auberge. En rentrant, Isidore dit à l’aubergiste :
– Mon bvave, on va vous appovter mes canavis… si vous avez des chiens ou des chats, enfevmez-les… D’apvès la pvésente déclavation, je vous regavde comme vesponsable de tout ce qui leuv avvivevait de mal !
Tonton marquis prononça ce discours sans rire.
La vie de voyage était ainsi réglée : les maîtres mangeaient ensemble, dans la chambre de la marquise ; mademoiselle Irène, l’institutrice, prenait ses repas dans son appartement, bien qu’elle eût place à table au château ; enfin, les domestiques se restauraient à table d’hôte. Il y eut conseil sur la question de savoir dans laquelle de ces trois catégories je serais rangée. On parla d’abord de la table d’hôte, – puis de la chambre de mademoiselle Irène. – Gaston trancha la difficulté en déclarant que, si je n’étais pas auprès de lui, non-seulement il ne souperait point, mais encore qu’il aurait une crise.
– Tu l’auras auprès de toi, mon amour, lui dit la vieille dame ; – tu l’auras !
– Dovothée ! fit le marquis solennellement, – voilà une aventuve qui pouvva avoiv des suites dangeveuses… tvès dangereuses !
– Bah ! Isidore !… ils n’ont que douze ans !
– Petit poisson deviendra grand !… murmura tonton marquis.
Il eut un coup de binocle, et l’on se contenta de cela.
Je ne fis pas beaucoup d’honneur au souper, qui, du reste, fut triste. On était venu annoncer à Isidore qu’un de ses serins était indisposé. Il s’écria :
– Et nous n’avons pas le docteuv Pidoux !… voilà en quoi ces voyages sont intolérables !
Depuis ce moment, il broya du noir.
Mademoiselle Zoé avait demandé la permission de souper avec Irène, son institutrice ; Lily boudait ; Gaston avait sommeil. Seule, madame la marquise du Meilhan-Grabot jouissait en son entier du valeureux appétit que la nature lui avait prodigué. Elle commanda son souper avec une grande liberté d’esprit, ôta sa sortie de bal, fit lâcher sa robe rose d’avancé et se mit à table jusqu’au menton, de l’air que doit avoir un vrai soldat en marchant à l’assaut. Elle mangea pour toute sa famille, et n’eut qu’une légère indigestion. Plût au ciel que le serin du marquis n’eût pas été plus malade ! Mais, vers la fin du souper, Besançon, la figure longue d’une aune, vint annoncer que le malheureux animal semblait approcher de sa dernière heure.
– Lequel est-ce ? demanda la marquise entre deux bouchées.
– C’est Fvédévic, répondit Isidore avec des larmes dans la voix ; le fils de Célestine… Le docteuv Pidoux l’avait déjà sauvé d’une fièvve cévébvale…
– Puisqu’il était d’une mauvaise santé… commença la marquise.
Isidore leva les yeux au ciel.
– On s’attache à ces petits êtves-là, dit-il, pav les soins même qu’on leuv pvodigue… Fvédévic était mon favovi !
– A-t-il des frères et sœurs ? interrogea encore la marquise.
– Fils unique ! prononça tristement tonton marquis.
La bonne Dorothée jeta un regard mélancolique sur Gaston et laissa un petit reste dans son assiette.
– Enfin, Isidore… voulut-elle dire.
– Tenez, Dovothée, interrompit le brave homme, épavgnez-moi ces consolations banales… Pavlons d’autves choses.
La marquise commença par se servir une aile de volaille avec un beau morceau de barde.
– Le voilà encore ! s’écria Lily ; maman marquise, Gaston ne veut pas mettre sa tête sur mon épaule !
Le blond chérubin était assis entre Lily et moi. Il avait fait choix de mon épaule pour y reposer sa tête bouclée. À vrai dire, je n’étais pas extrêmement sensible à cet honneur. Je n’avais pu toucher à aucun des mets qui couvraient la table. Mon cœur était gros et mes yeux brûlaient.
– Laisse, Lily, ma chérie, dit la marquise ; tu commences à être trop grande pour que Gaston te traite comme un enfant.
– Mais celle-là est plus grande que moi ! objecta Lily en me montrant au doigt, suivant son habitude.
– Ce n’est pas la même chose, répliqua Dorothée ; je t’expliquerai cela.
– Explique tout de suite !…
– La paix ! interrompit le marquis d’un ton presque viril.
Tout le monde le regarda ; la marquise ouvrait de grands yeux ; Gaston lui-même s’éveilla à demi.
Le marquis laissa tomber sa tête poudrée dans sa main.
– Pavdon, Dovothée ! fit-il d’un accent plaintif ; je me suis empovté malgvé moi… Je ne cvois pas manquer de patience… Mais entendve pavler d’enfantillages dans un paveil moment !…
Quand un serin est à l’agonie ! Et quel serin ! Frédéric, seul fils de Célestine ! La marquise comprit cela. Elle imposa silence à Lily, et cessa un moment de manger pour prendre les mains de son vieux sigisbé.
– Si vous alliez le voir un peu, risqua-t-elle.
– Je ne pouvvais pas suppovter l’aspect de ses souffrances ! répondit Isidore.
La marquise prit un grand parti. Je crois même qu’elle repoussa son assiette.
– Laissons donc cela, dit-elle, j’ai à vous parler d’une chose bien importante.
Elle se rapprocha et ajouta d’un ton confidentiel :
– Je ne suis pas fâchée que mademoiselle Irène prenne l’habitude de manger seule.
– Pouvquoi cela ? demanda Isidore avec distraction.
– Parce que, vous sentez bien, repartit la marquise, nous ne savons pas quelles sont, au fond, les opinions politiques de cette jeune personne… Dans les circonstances où nous allons nous trouver en arrivant à Meilhan… Quand il s’agit d’une conspiration…
– Chut !… fit le marquis en regardant tout autour de lui avec terreur.
Ce fut sans doute ce grand air de mystère qui éveilla ma curiosité, car ces mots : opinions politiques, conspiration, n’avaient pour moi aucune espèce de sens. Je compris seulement qu’on voulait éloigner un témoin indiscret. Je devins tout oreilles.
La curiosité tint toujours le premier rang parmi mes péchés mignons.
– Je ne conçois pas, Dovothée, reprit le marquis tremblant, comment vous commettez de semblables impvudences !
– Mais il n’y a personne ici !
– Les muvs ont des oveilles ! prononça solennellement Isidore. Puis il ajouta entre haut et bas :
– On a bien tovt de confier de cevtains secvets aux femmes !
– Allons ! fit la marquise, je confesse ma faute ; Isidore, soyez généreux !
– S’il ne s’agissait que de povter ma tête suv l’échafaud… commença celui-ci.
– Je sais que nous avons entre nos mains les destinées de la France, interrompit Dorothée ; mais, soyez tranquille, mon ami, je me montrerai digne de la responsabilité qui pèse sur moi… Je disais donc que cette jeune fille, ayant pris pendant le voyage l’habitude de manger dans sa chambre, ne pourra entendre nos délibérations… Vous jugez que si l’on savait qu’il y a au château un dépôt de poudre…
Tonton marquis sauta sur son siège comme si toutes les poudres déposées au château eussent fait explosion.
– Au nom de Dieu ! Dovothée ! s’écria-t-il, vous voulez donc nous faive massacver !… Songez que nous sommes ici dans un pays de bleus… et qu’il y avait, quand nous sommes entvés, tvois gvands coquins de gendavmes à la povte !
Comme il n’est pas nécessaire que le lecteur partage mon ignorance, je rappellerai que nous étions en 1832. Certaines choses mortes essayaient alors de renaître. En politique, toutes les résurrections sont possibles.
Je faisais semblant de dormir et je me demandais : Qu’est-ce que les bleus ? Pourquoi ces gens qui voyagent en voiture ont-ils peur des gendarmes ? Ma curiosité ne devait point être satisfaite ce soir-là. La porte s’ouvrit tout à coup. Je crus que tonton marquis allait sauter par la fenêtre, tant son visage exprima de terreur. Mais ce ne furent point les bleus qui entrèrent. Besançon, le premier, puis Justine, puis madame Honoré, puis Toinon, la bonne, montrèrent successivement leurs figures en grand deuil.
– Est-ce que nous sommes cevnés ? demanda Isidore, qui ne pensait plus à Frédéric.
Ses dents claquaient. J’ai bien vu des conspirateurs, mais jamais un plus drôle. La voix lugubre de Besançon répondit :
– Il est mort !
Et les trois femmes répétèrent en chœur :
– Il est mort !
Cette peste de Justine avait toutes les peines du monde à s’empêcher de rire. Isidore comprit enfin. Il s’essuya d’abord le front, et son mouchoir dut être plein de sueur froide. Puis il poussa un long soupir de soulagement.
– Nous pouvons dive, Dovothée, murmura-t-il à l’oreille de la vieille dame, que nous l’avons échappé belle !
– Taisez-vous, répondit-elle, j’en ai froid dans le dos !
– Que faut-il faire du corps ? demanda Besançon.
Tonton marquis, à ces mots, se replongea de bonne grâce tout au fond de sa désolation. Il cacha son visage entre ses mains.
– Soyez homme ! lui dit la marquise.
– C’est l’affaive du pvemier moment, repartit Isidore d’une voix étouffée ; – il n’y a que le temps pouv ces choses-là, vous compvenez bien.
– Si vous désirez qu’il soit empaillé ?… reprit la bonne Dorothée.
– Non ! s’écria tonton marquis avec un geste d’horreur ; vous me connaissez… ce sevait étevniser ma douleuv !… Enveloppez-le dans un mouchoiv… cveusez-lui une petite tombe… et bvûlez du sucve dans la cage pouv puvifîer l’aiv… Je suis sûv que Célestine ne s’en consoleva jamais !… pavole !
Cette soirée de deuil se termina dans une morne tristesse. La marquise se leva de table tout de suite après le dessert, et ordonna qu’on fît sa couverture. On emporta Lily et Gaston endormis dans leurs lits respectifs. Le désolé marquis gagna le sien en s’appuyant mélancoliquement sur sa canne à pomme d’or. Je l’entendis qui disait à Besançon dans le corridor :
– Célestine n’en éléveva jamais, j’en ai la cevtitude. C’est le tvoisième qui meuvt avant l’âge de pubevté.
On me mit à coucher dans la chambre de madame Honoré. C’était une douce et discrète personne qui en prenait bien à son aise pour tout ce qui regardait son service. Elle n’était point méchante. On ne peut dire qu’elle fût plus bavarde que le commun des chambrières de son âge. Elle me fit quelques questions auxquelles je répondis à ma guise. Antoine m’avait recommandé la prudence. Je pense qu’elle avait bien quelques petits secrets de toilette, car elle éteignit la lumière longtemps avant de se mettre au lit. Il est vrai que c’était, suivant elle, pour dire son oraison du soir. Mais j’entendis des bruits qui n’annonçaient point l’immobilité de la prière.
Toute cette nuit, je fus fort agitée. C’est à peine si je pus fermer l’œil. Chaque, fois que j’allais m’endormir, j’étais prise de cette pensée que je faisais un mauvais rêve. J’avais la fièvre, une fièvre ardente.
Je me levai pour boire un peu d’eau. La commode sur laquelle était la carafe se trouvait à un angle de la chambre, près d’une porte qui donnait dans l’appartement de l’institutrice. Je fus bien étonnée de voir encore de la lumière par le trou de la serrure. Je m’approchai. Il pouvait être à peu près deux heures du matin. Irène et Zoé n’étaient point encore couchées. J’ai fait d’avance ma confession ; j’étais curieuse de coller mon oreille à la serrure.
– Souvenez-vous d’une chose, Zoé, chère enfant, disait mademoiselle Irène, tout ce qu’on veut fortement arrive.
– Sais-je ce que je veux ? soupira Zoé.
Je mis mon œil à la place de mon oreille. Zoé était assise sur le pied de son lit ; mademoiselle Irène, demi-couchée dans une bergère, tenait une des mains de Zoé entre les siennes.
Mademoiselle Irène était beaucoup plus belle que Zoé ; mais celle-ci, avec sa figure douce et ses traits un peu effacés, m’inspirait une sorte de sympathie. Je la plaignais sans trop savoir pourquoi. Mademoiselle Irène avait dû souffrir beaucoup en sa vie. C’était une nature résistante et forte, malgré sa frêle enveloppe. Sous ses longs cils noirs il y avait du feu.
– De quoi vous plaignez-vous ? reprit-elle ; vous n’aimez plus le prince ?… Tant mieux, puisqu’il ne vous aime pas !
– Sais-je si je ne l’aime plus ! murmura encore Zoé.
– Puisque vous aimez Léon…
Zoé secoua la tête lentement et dit :
– Je suis bien découragée !
– Il ne faut jamais être découragée, repartit Irène.
Puis, relevant tout à coup son beau front plein de fierté :
– Que serait-ce donc, s’écria-t-elle, si vous étiez à ma place !… Que serait-ce donc si le sort injuste vous eût fait naître dans cette classe où tout est obstacle, où tout est misère ?… Vous avez des parents peu éclairés, mais bons… vous êtes mademoiselle du Meilhan… vous avez vingt mille livres de rente en vous mariant… sans compter de magnifiques espérances…
– Qu’importe tout cela ?… fit Zoé.
Irène quitta la bergère où elle était assise. Il y avait un éclair de dédain dans ses beaux yeux.
– Avec la moitié de cela, dit-elle, avec le nom de Meilhan tout seul, il y aurait longtemps que je serais princesse !
Zoé lui tendit la main en silence et se fourra entre ses draps.
Certes, je n’avais aucune idée des connaissances qu’une institutrice peut inculquer à son élève. Mais il y a l’instinct. Je devinai que mademoiselle Irène n’aurait point dû parler ainsi à Zoé. Je devinai davantage. Une intrigue m’apparut vaguement.
Je me recouchai toute pensive et sans même avoir bu cette goutte d’eau qui me faisait si grand besoin tout à l’heure. Mon esprit travaillait et nageait dans une mer de pensées confuses : ce château où l’on cachait de la poudre, ces gens qui appelaient les gendarmes des coquins, – les bleus, – ce prince dont on n’avait point dit le nom, et ce Léon que Zoé aimait, au dire de mademoiselle Irène…
Je m’endormis enfin. Au point du jour, madame Honoré, qui avait déjà son corset et sa jupe, m’éveilla. Nous devions faire ce jour-là une grande traite et ne nous arrêter qu’à Laval. Madame Honoré frappa à la porte de l’institutrice.
– Comment mademoiselle Zoé a-t-elle passé la nuit ? demanda-t-elle.
– Merci, ma bonne, répondit la jeune fille elle-même ; je n’ai fait qu’un somme depuis hier soir.
– J’avais cru entendre causer… grommela madame Honoré ; cette demoiselle Irène peut en savoir bien long… Dieu veuille qu’elle n’en sache pas trop long ! Je trouve Zoé triste depuis quelque temps ; elle a les yeux battus… à dix-sept ans !… Si quelqu’un lui mettait amourette en tête…
J’étais en train de nouer les cordons de ma jupe. Ma bouche s’ouvrit pour apprendre à madame Honoré ce que j’avais entendu. Mais Antoine m’avait dit d’être prudente. Plût à Dieu que j’eusse toujours gardé la même réserve ! Madame Honoré tourna par hasard les yeux vers moi.
– Est-ce que vous m’écoutiez, vous ? dit-elle ; qu’ai-je dit ?
– Je n’en sais rien, ma bonne dame, répliquai-je sans hésiter.
– Tant mieux pour vous, fillette… Moins on en sait, chez nous, mieux ça vaut !
Puis elle ajouta, en me regardant pour la première fois de la tête aux pieds :
– Vous avez trouvé la pie au nid, l’enfant !… Si vous tenez bien vos cartes, vous aurez un gentil magot à vos seize ans… La fantaisie du petit comte durera tant qu’elle pourra ; mais, chez nous, on ne renvoie jamais personne.
Il y avait là-dedans des métaphores au-dessus de ma portée ; néanmoins, je compris et je répondis :
– Je ferai de mon mieux, ma bonne dame, et j’écouterai les conseils de ceux qui sont au-dessus de moi.
Madame Honoré prit cela pour elle et me donna une tape sur la joue.
– Une fois décrassée, dit-elle, ça fera une jolie fille… Descendons, maintenant.
La famille était déjà réunie dans la chambre de la marquise. Dès que Gaston me vit, il quitta Lily pour courir à moi.
– Est-ce que tu me trouves joli ? me demanda-t-il.
– Certes, monsieur le comte, répliquai-je.
Il éclata de rire.
– Lily me disait que tu me trouvais laid ! s’écria-t-il.
– Maman marquise, tu vois bien, Lily est une menteuse !
Lily me jetait des regards étincelants.
– Luttons, me dit le chérubin.
En même temps, il me prit à bras-le-corps ; je me laissai mettre par terre.
– Elle est trois fois plus forte que lui, murmura tonton marquis ; – est-ce que la gaillarde aurait de l’esprit par-dessus le marché ?
Dorothée disait à Lily, qui s’était réfugiée dans ses bras et sans doute pour répondre à quelque plainte de la jalouse enfant :
– Ce n’est pas la même chose, mignonne, ce n’est pas la même chose !
– Mais vous m’avez déjà dit cela hier soir, maman marquise !… Quelle différence y a-t-il donc ?
Toutes les femmes savent payer de finesse à l’occasion. La marquise regarda Isidore et repartit en haussant les épaules :
– Est-elle simple, cette pauvre Lily !
– Pourquoi suis-je simple, maman marquise ?
Maman marquise baissa le ton ; mais j’avais l’oreille subtile au dernier point. J’entendis très-bien qu’elle disait :
– Il aime celle-là pour s’amuser… il t’aimera pour t’épouser !
Sait-on quelles réflexions profondes peut faire un enfant ? Gaston, qui avait voulu recommencer la lutte, me sentit faiblir entre ses bras :
– Es-tu malade ? me demanda-t-il.
Puis, m’embrassant :
– Est-ce que tu as aussi des crises ?
– Non, répondis-je avec amertume, je suis trop pauvre pour cela.
La marquise ne prenait point garde. Elle continuait d’endoctriner Lily et de lui parler bas à l’oreille. J’étais humiliée jusqu’au fond de l’âme, mais j’étais aussi bien heureuse. J’étais un jouet pour ces gens-là ; mais c’était Fanchette qui était un jouet pour Gustave ! La lumière se faisait en moi, éclairant vivement ces deux faces de ma situation. Gustave m’aimait pour m’épouser ; il aimait Fanchette de l’autre manière ! J’étais sûre de cela ! Je m’étonnais de ne l’avoir point deviné plus tôt. Mais qu’elle était l’autre manière ?
Tonton marquis était un peu défait. Il avait eu sa crise. La douleur que lui faisait éprouver la mort prématurée de Frédéric, fils cadet de Célestine, tournait déjà à la mélancolie. Il parlait ce matin avec complaisance des dispositions qu’avait ce jeune animal et de son brillant avenir. La conclusion était :
– Si nous avions eu ici le docteuv Pidoux, Fvédévic sevait encov en vie !
Je commençais à avoir une certaine envie de voir le docteur Pidoux.
Quand la marquise eut fini de prêcher Lily, celle-ci vint à moi les yeux humides :
– Ah ! pauvre petite Suzanne, me dit-elle en m’embrassant ; je ne savais pas, je ne savais pas !
Elle avait un cœur d’ange, cette Lily. C’était une de ces âmes qui aiment trop pour être heureuses. J’essayai de lui sourire. Je l’aimais déjà. Seulement, une idée me préoccupait. Que lui avait donc dit encore maman marquise ? La pitié me blesse mille fois plus cruellement que le mépris.
À dater de ce moment, Lily ne fut plus jalouse. Quand Gaston me faisait des caresses, je lisais souvent sur le minois expressif de la petite fille cette pensée :
– Ah ! que je ne voudrais pas qu’il m’embrassât ainsi !
Et je souffrais à mon tour, non point dans ma tendresse, mais dans mon orgueil. Gaston qui, malgré le pronostic de la marquise, devait m’adorer jusqu’à la folie ; Gaston, mon esclave né, mon fanatique, était pour moi un de ces êtres qu’il est impossible d’aimer d’amour. J’avais dans le cœur, après des années, un préservatif infaillible : le mot de la marquise. Cela ne devait pas empêcher Lily de souffrir, cela devait empêcher Gaston d’être heureux.
Nous partîmes à huit heures du matin, après que maman marquise se fut mis un ample déjeuner sur l’estomac. Cette bonne dame eût mérité de naître en Belgique, où l’on dîne tout le temps qu’on ne déjeune pas, à moins cependant que l’on ne soupe. Elle buvait généreusement et parlait avec reconnaissance des bons repas qu’elle avait faits.
Ce matin, on mit la cage aux serins dans la seconde voiture. Isidore craignait la sensibilité de son cœur. On obtint de Gaston qu’il resterait à l’intérieur pour éviter les courants d’air. Nous étions seuls sur le siège, Antoine et moi.
– Eh bien ! minette, me dit-il en me regardant, quand ses chevaux furent lancés, nous avons donc eu de gros chagrins, cette nuit ?
– C’est vrai que j’ai pleuré un petit peu, monsieur Antoine.
– Ça ne fait pas de mal, une fois le temps… ça purge… Nous disions donc…
– Ah ! monsieur Antoine, l’interrompis-je, j’ai bien des choses à vous demander, allez.
– Voyons, minette.
– D’abord, qu’est-ce que c’est qu’une conspiration ?
Il me regarda tout étonné, puis il éclata de rire.
– Les vieux moutards ! dit-il.
Ce fut la propre expression de mon ami Antoine. Et quand il eut ri tout son soûl :
– Après ? fit-il.
– Après ?… Qu’est-ce que c’est que des opinions politiques ?
– C’est des bêtises… Après ?
– Il y a donc beaucoup de poudre, au château où nous allons ?
– De la poudre d’escampette, oui, ma biche… Après ?
– Dame !… fis-je ; c’est tout ce qu’ils ont dit.
– Et ils n’ont pas parlé des bleus ?
– Ah ! si fait !… des bleus et des gendarmes… des coquins de gendarmes !
Mon ami Antoine se remit à rire en disant :
– Comme c’est ça ! comme c’est ça !
Je trouvais, moi, qu’il aurait bien pu me répondre autrement.
– Et voilà tout ce que vous avez à me demander ? reprit-il.
– Non pas… Qu’est-ce que c’est que M. Léon ?
– Hein ?… fit-il en dardant sur moi son petit œil gris, nous changeons de gamme ?
– Qu’est-ce que c’est que le prince ? continuai-je.
Antoine tressaillit :
– Est-ce encore monsieur et madame qui parlaient de ceux-là ? demanda-t-il.
– Non… C’est la plus grande des deux demoiselles, et l’autre…
– L’institutrice ?
– Oui, je crois l’avoir entendu appeler comme ça.
Le limonier de droite reçut un maître coup de fouet qu’il n’avait pas mérité. Antoine me parut être en proie à une grande agitation.
– Est-ce tout, cette fois-ci ? me demanda-t-il à voix haute.
– Oui, monsieur Antoine, répliquai-je, excepté que je voudrais bien savoir ce que c’est que ce sorcier qui a béni la canne à pomme d’or.
Il sourit. Puis il resta quelque temps silencieux.
– Suzon, me dit-il ensuite, je vas me mettre à te tutoyer, si tu veux.
– De tout mon cœur, monsieur Antoine.
– Et tu m’appelleras père Antoine, c’est convenu ; si tu n’épouses pas Gustave…
– Oh ! père Antoine !… l’interrompis-je.
– On a vu des choses plus étonnantes que ça !… Si tu ne l’épouses pas, tu seras peut-être la femme de mon neveu François, qui s’appelle comme moi Mutel de son nom de famille… quoiqu’il y a gros à parier qu’il se fera casser la tête avant ce temps-là… C’est un bon cœur… et qui a du sang dans les veines !… Tu es un peu haute sur jambes à présent, Suzette, reprit-il après m’avoir examinée attentivement ; tes épaules sont pointues et tes mains rouges… Mais les filles comme toi deviennent belles… trop belles…, pour elles-mêmes… et pour les autres.
– Est-ce qu’on peut jamais être trop belle, père Antoine ? demandai-je.
– Voilà ! fit le bon cocher au lieu de répondre ; je destinais ma petite Catherine qui aurait ton âge à mon neveu François… parce qu’il s’appelle comme moi Mutel de son nom de famille… si ça s’arrange, ça s’arrangera… En attendant, il en passera de l’eau sous le pont du Treilh !… Et il faut que tu saches pas mal de choses avant d’arriver au Meilhan.
Cette conclusion me fit d’autant plus de plaisir que je ne l’espérais plus. Je m’arrangeai pour écouter. Antoine toucha ses chevaux par prévision, pour être d’autant moins interrompu dans son histoire.
– Quand nous arriverons demain en haut de la côte de Saint-Philibert, commença-t-il, je te montrerai toutes ces maisons-là : Mauges, qui est un fier château, vieux comme Hérode ; le Roncier, une tanière à loup ; la bicoque blanche de l’enchanteur Pidoux qu’il appelle sa villa ; enfin, le Meilhan, la maison du bon Dieu. C’est un pays riche et franc où les gens ne sont pas menteurs comme en Normandie. Sauf le sorcier Pidoux qui est un Parisien, et le prince Maxime qui est un bandit…
– Ah ! ah ! m’écriai-je ; – vous allez me parler du prince !…
– Pas beaucoup, fillette… on en dit long sur celui-là, mais qui sait la vérité ? J’ai vu son aïeul avec une plume blanche à son chapeau et un cœur enflammé sur la poitrine, monter à l’échafaud sur la place de Nantes…
– C’était donc aussi un brigand ?
– C’était un saint !… J’ai vu son père, au temps de la petite Vendée… Le colonel des soldats de l’empereur l’embrassa sur les deux joues avant de le faire fusiller.
– Qu’est-ce que c’est que ça, fusiller ?
– C’est mettre une demi-douzaine de balles de plomb dans la poitrine d’un coquin ou d’un brave… Le colonel pleurait comme une femme : une vieille moustache grise… On dit que le fils s’est fait bleu…
– Mais qu’est-ce que c’est donc qu’un bleu ? demandai-je.
– Un bleu ? répéta Antoine ; tu ne sais pas ça ? c’est drôle !
– Eh bien ! reprit-il en se grattant l’oreille, les bleus, au jour d’aujourd’hui, c’est comme qui dirait un peu tout le monde, excepté ceux du Meilhan, de Mauges, du Roncier et l’enchanteur Pidoux… et puis encore le curé de Saint-Philibert… le vieux duc, le commandeur… et puis moi !
– Et les gendarmes sont des bleus ? demandai-je encore.
– Ça dépend du temps… les gendarmes, c’est des miroirs.
– Mais, dis-je, pourquoi M. le marquis appelle-t-il coquins les gendarmes qui sont si bons ?
– Les lièvres n’aiment pas les chiens de chasse, repartit Antoine, et tout le monde sait bien que les chiens sont de bonnes bêtes…
Je comprenais, par le fait, mieux que je ne le pensais moi-même. Seulement, je donnais à mes acquisitions une forme naïve et légendaire. Je voyais dans mon imagination une grande masse d’hommes réunis pour écraser tonton marquis, Dorothée, leurs voisins du château de Mauges et du Roncier, le docteur Pidoux, le curé de Saint-Philibert, mon ami Antoine, le vieux duc et le commandeur. Pourquoi ? Voilà où s’arrêtait net ma science. Je me disais : il n’y a pas besoin de tant de monde pour mettre à la raison ces pauvres bonnes gens-là !
Antoine travaillait sérieusement à trouver des formules capables de m’inculquer ses connaissances politiques.
– Vois-tu, Suzette, me dit-il, puisque tu ne sais rien, faut commencer par le commencement.
– Je sais bien que le roi s’appelait Charles X, répondis-je, et qu’il en est venu un autre… puisqu’on a changé le drapeau, voilà deux ans, sur la vieille tour de Saint-Lud.
– C’est déjà pas mal, Suzon, ma biche ! Mais je te parle maintenant de bien plus vieux que de deux ans… du temps de la première révolution.
– Où on tuait les nobles et les prêtres ?
– Précisément. Voilà que tu vas en savoir aussi long que moi !… Du temps de la première révolution, il y eut chez nous, en Vendée, une guerre à feu et à sang… que le grand Napoléon disait que nous étions un peuple de géants… Et c’est flatteur, vois-tu, fillette, parce que celui-là s’y connaissait… Nous avions des armées aussi nombreuses que celles de la République… C’est dans ces guerres-là que moururent le père et le grand-père du prince Maxime.
– Et ces guerres vont recommencer ? demandai-je.
Antoine secoua la tête.
– Nos paysans n’en veulent plus, répondit-il ; mais enfin, il y a encore des entêtés comme nous autres.
– Et le prince Maxime ? insinuai-je.
– Lui ! s’écria Antoine en serrant les poings tout à coup, car le vieux chouan se réveillait en lui violemment. Le prince Maxime !… Il a craché sur la tombe de son aïeul et de son père… il a trahi ! il a renié ! Il s’est fait bleu ! il est colonel d’un régiment de dragons !
– Tiens, tiens ! fis-je ; ce n’est donc pas un bandit, comme vous le disiez !
– Mais si fait, petite sotte !… c’est justement pour cela.
– Alors, tous les militaires sont donc des bandits ?
– Normande ! gronda Antoine avec une véritable colère ; ça raisonne déjà comme un procureur… Me comprends-tu si je te dis que le passé tient au présent par une chaîne… dans certaines familles surtout… et qu’il y a des gens qui ne doivent pas se conduire comme tout le monde…
Je réfléchis un instant, puis je répondis :
– Je vous comprendrai, père Antoine.
– Il y a donc, reprit-il, que mon bêta de neveu François a pris, lui aussi, l’uniforme… et qu’il est fourrier dans le régiment du prince Maxime.
– Et vous songiez à donner votre fille à un bleu ! m’écriai-je imprudemment.
Antoine devint rouge jusqu’aux oreilles. Il baissa les yeux et balbutia :
– Je te dis, fillette, que le temps n’y est plus !… La haine est morte… On fera peut-être des sottises… Il y aura des coups de fusil… mais… enfin, voilà : oui, cent fois oui, j’aurais donné ma pauvre Catherine au neveu François.
– Ne vous fâchez pas, père Antoine, fis-je bien doucement ; mais, en ce cas-là, votre prince Maxime…
– Ah ! lui, c’est différent ! interrompit le bonhomme ; c’est un gueux !… je ne sais pas trop pourquoi, mais tout le monde le dit !… Voilà qui est donc bon !… Faut que tu saches maintenant que madame la marquise est une demoiselle de Champmas-Mauges et la sœur aînée de la défunte princesse de ***, mère de Maxime… Il y a dix-sept ans, quand mademoiselle Zoé vint au monde…
– Mademoiselle Zoé est la sœur de Gaston ? demandai-je.
– Sa cousine… comme la petite Lily… ce sont les deux filles de feu le vicomte Hector du Meilhan-Grabot, troisième fils de la marquise… Quand Zoé vint au monde, on fit dessein de la marier à Maxime qui avait alors une dizaine d’années et qu’on élevait au château de Mauges. Le vieux duc de Champmas-Mauges devait donner sa pairie à Maxime…
– Et le mariage a été rompu ?
– Le moyen d’épouser un brigand !… Le vieux duc de Champmas-Mauges l’a déshérité bel et bien… et on lui a fait dire par le docteur Pidoux de ne plus se présenter au Meilhan.
– Uniquement parce qu’il était bleu ?
– N’était-ce pas suffisant, dis donc ?… Mais il y avait encore autre chose… il jouait un jeu d’enfer… il avait des maîtresses… Tonnerre de Brest ! c’est lui qui vous manie un peu un cheval !… et je ne sais s’il ne conduit pas mieux que moi !… Là-bas, de l’autre côté d’Andrezé, où est son château, les paysans l’adorent comme s’il était le bon Dieu… Mon neveu François, l’imbécile, se ferait tuer pour lui, j’en suis sûr… Mais c’est un bandit, quoi ! voilà !
– Aimait-il mademoiselle Zoé ?
– Comme les autres… C’est l’amoureux des trente-six mille vierges.
– Et mademoiselle Zoé l’aimait-elle ?
– Quant à ça, oui… Elle a fait une maladie… Mais puisqu’elle parle de M. Léon, la nuit, avec la belle Irène… La belle Irène est une futée commère, elle fera voir du chemin à tous ceux qui lui offriront leur bras pour promener ou autre… Si bien que mademoiselle Zoé, depuis son entrée au château, en sait plus long qu’autrefois, c’est certain… mais est-ce de l’orthographe ou de la géographie, allez-y voir !…
– Cette Irène est-elle bonne ou méchante ? demandai-je.
– Oh ! oh ! bichette, fit Antoine, peste ! nous ne cherchons pas midi à quatorze heures !… Bonne ou méchante ?… il y a bien des choses entre deux… Je ne la crois pas bonne, à vrai dire, parce qu’elle est supérieure à tout ce qui l’entoure, et obligée d’obéir. Je ne la crois pas bonne, parce qu’elle est ambitieuse. Mais méchante, dame ! il faudra voir par la suite… On n’est pas méchant, dans la foule, pour bousculer un peu le monde à droite et à gauche, les jours où l’on est pressé.
– Enfin, père Antoine, faut-il se méfier d’elle ?
– Quant à ça, petiote, tant que tu pourras !… Il n’y a pas grand danger que tu sois croquée par le loup… dans deux ou trois ans s’entend… Son régiment est à tous les diables…
– C’est donc le prince Maxime que vous appelé le loup ? fis-je en riant.
– Mais, continua le père Antoine, la belle Irène voudra peut-être faire ton éducation : ça ne vaut rien.
– On m’a déjà annoncé que je prendrais des leçons de tout…
– De tout, c’est trop… Il y a donc que, sans cette belle Irène, le mariage se serait peut-être fait tout de même… Zoé est agréable et bonne au fond ; le prince l’aimait assez… Après les immortelles… c’est les trois journées de juillet 1830, où Charles X fut obligé de s’en aller… Après les immortelles, le prince avait donné sa démission de chef d’escadron. Il vint dans le pays. Mademoiselle Zoé avait l’air d’en tenir pas mal… Mais tout à coup il se fit deux ou trois querelles, parce qu’il ne connaissait pas les calembours de la Mode. La Mode est un petit livre qui a tant d’esprit que ça en a l’air bête ! Et puis encore le prince n’avait pas voulu conspirer avec ces messieurs qui avaient comploté d’établir un gouvernement provisoire à Saint-Philibert-en-Mauges… Et puis enfin, la comtesse Henri du Meilhan valsait trop souvent avec lui.
– Qu’est-ce que c’est que celle-là, père Antoine ?
– Une rude gaillarde !… la femme du second fils de maman marquise.
– Le prince est donc bien beau ?
– Ça dépend des goûts… un grand pâle… Le comte lui parla haut : il donna un coup d’épée au comte… La semaine d’avant, il avait mis sur le flanc une paire de petits gentilshommes, pour les calembours… Tout ça n’était rien ; mais il s’avisa de dire au vieux duc de Champmas que ces conspirations de hobereaux étaient des sottises… Le duc se fâcha, le duc le déshérita, le duc le chassa… et voilà comme quoi le prince reprit du service.
– Je ne vois pas que mademoiselle Irène fût mêlée à tout ceci.
– Et qui donc mit la puce à l’oreille de M. le comte ?… Mademoiselle Irène ne veut pas que le prince et Zoé se marient.
– Parce que ?…
– Parce qu’elle aimerait passionnément être princesse… Or, il fallait occuper un petit peu les rêveries de cet esprit romanesque… car mademoiselle Zoé a une pauvre tête bien faible… un peu comme toute sa famille… M. Léon, frère aîné de mademoiselle Irène, est un artiste… Sais-tu ce que c’est qu’un artiste ?
– Ah ! dame, non ! répondis-je.
– C’est un monsieur à grands cheveux, à col rabattu, à redingote boutonnée, qui roule des yeux en chantant et qui ne sait pas dire deux sans accompagnement de piano. M. Léon est donc un artiste. La belle Irène dit un jour à Zoé : Vous êtes aussi forte musicienne que moi ; je ne peux plus rien vous apprendre. Désormais, il vous faudrait un professeur. Elle dit cela devant maman marquise, qui répondit aussitôt : Ayons un professeur. Jamais le bon Dieu n’a créé une meilleure femme qu’elle. Mais M. Léon, le professeur choisi par mademoiselle Irène, avait une position à Paris, toujours suivant mademoiselle Irène. Il fallut lui faire une position équivalente au pays. On lui assura de beaux appointements d’abord, puis des leçons qu’on alla solliciter dans le voisinage. M. Léon, après quelques pourparlers, céda aux instances de sa sœur et daigna apporter dans le département de Maine-et-Loire sa redingote boutonnée, ses gants de paille, ses grands cheveux, ses yeux roulants, et sa voix qui, sauf respect, ressemble au brai de notre âne… On pourra pousser mademoiselle Zoé dans un piège, mais on ne pourra pas faire qu’elle aime un olibrius comme ça… Mon Dieu ! ça pourrait servir à désennuyer madame Henri, qui, après tout, n’est pas la fille d’un corsaire… Mais une Meilhan-Grabot !… tâche !
– Alors, il faut se méfier aussi de ce M. Léon ?
– Il faut lui rire au nez quatre fois par jour, et, s’il n’est pas content, l’envoyer paître… Si tu pouvais faire en sorte que ce beau gamin de Gaston le prît en grippe, ce serait une fameuse affaire !
– Nous verrons, père Antoine. Et comment sont faits le comte Henri et sa femme ?
– Le comte Henri était lieutenant-colonel en 1830. Il a donné sa démission comme tout le monde : ça n’est ni bien ni mal… Il chasse, il pêche, il boit… peut-être un petit peu trop… Mais, en définitive, c’est un gentilhomme, et si ça chauffe chez nous, il sera de la danse. J’essaierai de t’expliquer cela… Il n’y a pas que la conspiration de l’enchanteur Pidoux, du curé et de tonton marquis… La comtesse Henri nous vient de Saint-Malo, beau port de mer, à ce qu’on dit… Elle a cinquante mille livres de rentes… Son père, le capitaine Masson, a pris dans le temps je ne sais plus combien de navires aux Anglais… Mais c’est du petit sang : ça se fâche quand on ne l’appelle pas madame la comtesse à pleine bouche, ça fait la renchérie et ça se compromet… Bref, ça aurait été à merveille dans une maison de négoce, mais chez nous, ça ne fait pas bien… Le comte Henri s’est mésallié, quoi ! voilà ! On n’en meurt pas !…
Nous arrivions à Mayenne où nous devions nous arrêter une couple d’heures pour dîner et donner l’avoine aux chevaux. Tonton marquis sauta du coffre tout guilleret. Le temps avait produit son effet ordinaire, qui est d’user les grandes douleurs. La mort de Frédéric était un peu oubliée.
Je ne puis dire combien je trouvai changées mademoiselle Zoé et son institutrice. Ce que je venais d’apprendre sur leur compte augmentait tellement leur importance à mes yeux, que je détaillai leur visage curieusement, trait pour trait. La supériorité de la belle Irène m’apparut évidente ; mais de cette supériorité même se dégagea pour moi quelque chose d’antipathique. Quant à Zoé, je ne saurais trop dire ce qu’elle fût devenue en d’autres mains. C’était une jolie et douce enfant. Le bonheur l’eût peut-être faite charmante. Mais elle était fatiguée, ennuyée et déjà désespérée. Je n’étais pas encore capable de reconnaître la maladie de la pauvre Zoé, mais je vis bien qu’elle était victime de je ne sais quel ensorcellement. Je la plaignais et je l’aimais. J’avoue que c’est elle qui a fait naître ma rancune chronique contre les jeunes hommes qui enseignent le solfège.
Comme j’entrais dans la chambre où nous devions dîner, Gaston et Lily vinrent à moi en se tenant par la main.
– Lily n’est plus en colère contre toi, me dit Gaston ; alors je la r’aime !
Lily m’embrassa en ajoutant :
– Pauvre petite Suzanne, je suis bien fâchée de t’avoir fait la moue, va !… Je ne savais pas.
Il y avait encore au fond de ces paroles un sentiment pénible pour moi : ce que je déteste le plus, de la pitié. Mais cette petite Lily avait un si angélique sourire ! Je lui rendis ses caresses de bon cœur, et nous fûmes amies.
On se mit à table. Dorothée, comme d’habitude, entama solidement sa fonction, tandis qu’Isidore suçait des petits pieds.
– Eh bien ! petite, me dit-il, en se versant un doigt de muscat, commençons-nous à tvouver que le monde est plus gvand qu’un mouchoih ?
– Il ne se corrigera jamais ! murmura Dorothée.
Mais Gaston fronça le sourcil et dit :
– Je ne veux pas qu’on se moque d’elle !
– Non, nous ne voulons pas, ajouta Lily.
– Diable ! reprit Isidore ; je vous fais mon compliment, mignonne ; vous êtes bien pvotégée !
Gaston attira un poulet tout entier et le mit devant moi.
– Je te le donne, dit-il, comme pour me venger.
– Remarquez, fit cependant observer Dorothée, que l’enfant n’a pas eu de crise depuis hier.
– Nous fevons examiner la petite par le docteuh Pidoux, reprit tonton marquis ; elle doit avoih pvécisément la qualité de fluide qu’il faut.
Gaston s’était mis en tête de découper le poulet lui-même et de me donner la becquée comme à un oiseau. Je résistai, il se fâcha.
– Ne le contrariez pas ! s’écria la marquise.
– Gvand Dieu ! appuya le marquis, ne le contvaviez pas !
– Et si elle veut me contrarier, elle ! riposta aigrement Gaston.
Il ajouta en se levant pour m’embrasser :
– Laisse faire ! quand nous allons être au Meilhan, c’est toi qui seras la maîtresse !
Puis, avec cette brusque versatilité des enfants :
– Est-ce que papa y est, au Meilhan, maman marquise ? demanda-t-il.
Je dressai l’oreille. Sans avoir aucune raison pour cela, je m’étais figuré que le blond chérubin, si chèrement gâté par son aïeule, n’avait plus ni père ni mère.
Je surpris un rapide regard que Dorothée échangea avec Isidore avant de répondre :
– Cela se pourrait bien, mon enfant.
– S’il y est, dit Gaston, vous lui direz que j’ai été sage, pas vrai ?
– N’as-tu pas été sage ? fit la marquise.
– Comme une image, ajouta Isidore avec une petite pointe d’ironie.
Gaston éclata de rire.
– Ah ! mais non, je n’ai pas été sage ! s’écria-t-il ; et je ne le serai pas non plus au Meilhan !… que si papa y est…
– Tu ne nous aimes donc pas, Gaston ? dit la marquise avec tristesse.
Je ne sais pas comment il fit, mais il ne lui fallut que deux bonds pour tourner la table et se jeter dans les bras de sa grand’mère. Il se mit à califourchon sur ses grosses jambes et la dévora de baisers. Tonton marquis le regardait avec une véritable émotion.
– Que faire avec un amouh comme ça, murmurait-il.
La grosse Dorothée le pressait contre son cœur. Elle était ivre de tendresse maternelle.
– Puisque ça t’amuse, disait Gaston parmi ses baisers souriants, que je vous fasse enrager !
– Vois-tu, Suzanne, me dit Lily que la place vide du chérubin faisait ma voisine, je l’aime tant que je suis contente de voir qu’on l’aime mieux que moi !
Pour le coup, les larmes me vinrent aux yeux. Je pris la main de ce pauvre petit ange, et je la serrai contre mon cœur. Le dîner de Mayenne s’acheva sans autre incident. La première parole que je prononçai en m’asseyant auprès d’Antoine fut celle-ci :
– Gaston a donc un papa ?
– Ah ! ah ! fit le cocher ; on a parlé du marquis Théodore ?
– C’est Gaston qui en a parlé.
– Gaston est un bon petit cœur.
– Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit cela, père Antoine ?
– Parce que je ne t’ai pas tout dit, fillette ; compte sur tes doigts : il nous reste pas mal de gens à connaître… D’abord la petite Lily…
– Oh ! je la connais, celle-là, m’écriai-je, et je l’aime !
– Tu fais bien… Vois-tu, Suzette, si jamais il arrivait malheur à cet ange-là par ta faute, je me mettrais contre toi…
– Malheur à Lily… par moi !
– Tu l’as déjà fait pleurer… mais c’est malgré toi… Je disais donc : d’abord, Lily ; secondement, Gaston lui-même… ensuite, madame la marquise… enfin, M. le marquis… Quand nous aurons épluché ceux-là, nous n’aurons plus que le fretin : Besançon, Justine, madame Honoré… Mais ce ne sera pas fini pour cela… il y a les intimes : le duc de Champmas-Mauges, le commandeur de la Brousse, le baron d’Avray, le précieux Pidoux, le curé, Georges du Roncier et d’autres… Gaston est jusqu’à présent l’unique héritier mâle du nom de Meilhan… Son père était l’ami du roi… du roi Charles X, cela va sans dire… il a suivi le roi en exil… et je ne sais pas s’il ferait bon pour lui à repasser la frontière de France… Gaston a été élevé, non pas sévèrement, mais sagement par le marquis Théodore, son père… C’est une belle et bonne nature, un peu faible, mais où l’on aurait pu trouver de l’étoffe… Il y a trois ou quatre ans, pour le soustraire aux réprimandes de son père, la marquise, aveugle dans sa tendresse, obtint du docteur Pidoux je ne sais quelle consultation amphigourique, où il était constaté que l’enfant, nerveux à l’excès, était sujet à des crises… Crises de quoi ? on ne sait pas… Du reste, ce précieux Pidoux en a donné à tout le monde : madame la marquise, le marquis Isidore, Lily, mademoiselle Zoé, mademoiselle Irène, M. Léon, Justine et madame Honoré ont leurs crises. Je crois que j’en aurais, et de belles, si j’étais seulement une demi-heure avec le précieux Pidoux… Notre monsieur, c’est ainsi que nous appelons le marquis Théodore, ne croyait pas beaucoup aux crises ; mais il adorait l’enfant, et les affaires politiques se mirent à l’absorber dès ce temps là… Il n’y eut plus que des jupes autour de Gaston…
– Excepté tonton marquis.
– Tonton marquis a plus de bon sens qu’on ne croit… pour certaines choses, tonton marquis n’aurait pas élevé l’enfant comme cela. Mais il n’a pas de fortune… et d’ailleurs il est réellement habitué, depuis plus de vingt ans, à voir par les yeux de la marquise… Ne t’y trompe pas, Suzette, le marquis, avec tous les ridicules que tu connais et bien d’autres que tu découvriras à la longue, est un homme parfaitement loyal et honnête… un chevalier, moins la bravoure. C’est une femme, sous bien des rapports… une vieille femme. Il ne tient pas à ce qu’on croie le contraire… Il est fanfaron de poltronnerie comme d’autres le sont de courage… ceci quelquefois… Une heure après, il se campera sur la hanche comme un vieux Saint-Georges… Il n’y a pas d’enfant plus versatile et plus bizarre. Je crois qu’il rendrait des points à Gaston… Mais à ses heures, il a des éclairs de sagesse et une espèce d’esprit en tout temps.
– Dans le premier moment, dis-je, je l’ai pris pour le mari de la marquise.
– C’est à peu près tout comme… S’ils ne craignaient pas de faire rire le voisinage, je crois bien qu’ils auraient donné de l’ouvrage au curé. Mais madame la marquise a soixante-trois ans sonnés et le marquis a passé soixante-dix ans… Pour en finir avec eux, je te dirai que madame est meilleure encore que tonton marquis. Elle est capable de tout ce qui est bon, tendre, généreux… mais elle est capable aussi de bon nombre de folies… et l’histoire rapporte qu’elle ne s’est pas privée d’en faire en temps et lieu… Je ne connais pas de maîtresse plus douce et plus secourable… Aussi, ses domestiques l’adorent, la trompent et se moquent d’elle… La brave dame a fiancé Gaston comme elle avait fiancé mademoiselle Zoé… à Lily… et j’espère que ces fiançailles-là réussiront mieux que les autres… Mais toi qui as de bons yeux, petite fille, vois donc, là-bas… Est-ce que cet homme à cheval ne nous fait pas des signes avec son chapeau ?…
– Mais si, père Antoine… tant qu’il peut !
Le bon cocher mit sa main au-dessus de ses sourcils.
– Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, je ne me trompe pas !… C’est le précieux Pidoux ! À vingt lieues de Saint-Philibert-en-Mauges… Il doit y avoir du mic-mac là-bas, c’est sûr et certain… Que le diable l’emporte !…
C’était un petit homme assez maigre, sauf le ventre qu’il avait proéminent : une figure plate avec des cheveux gras d’un blond sale et une bouche ouverte jusqu’aux oreilles. Le chapeau dont il se servait pour faire le télégraphe était rond et recouvert de toile cirée. Des bottes fortes lui montaient jusqu’au genou. Il avait derrière lui une petite valise de cuir et un parapluie dans son étui. Le reste du costume se composait d’un pantalon noisette, à pont, d’un gilet de soie grise, et d’un habit bleu à boutons d’étoffe noire. Son cheval bai-brun était une vilaine bête qui trottait assez bien. Quand Antoine frappa aux carreaux de l’intérieur et cria : Voilà M. le docteur Pidoux, – ce fut un soudain concert de miaulements.
– Arrêtez ! arrêtez ! Ah ! quelle charmante surprise !
– Ce chev ami ! Avvêtez ! Vavissant ! vavissant !
– Le bon ami Pidoux ! criaient Lily et Gaston.
– Le bon M. Pidoux ! disait Irène moins familière.
Et toutes les têtes pendaient en grappes aux portières. Et de loin la basse-taille cuivrée du Pidoux.
– Bonjour ! bonjour ! bonjour !… Serviteur, madame la marquise !… serviteur, monsieur le marquis !… serviteur, mesdemoiselles !… Et Gaston ! quelle fraîcheur !… bonne mine tout le monde !… Que vous disais-je des bains de mer mitigés à la température de 23 degrés ?
Mais il convient de réparer ici une omission bien pardonnable. Le voyage avait eu lieu par ordonnance du médecin. On était parti en plein mois de janvier ; on revenait un peu avant l’époque où d’ordinaire les baigneurs partent pour les grèves. Le voyage avait duré quatre mois. Pidoux, qui valait, à lui seul toutes les facultés de France, avait décidé que les bains de mer ne produisaient plus aucun effet salutaire, passé le mois de mai. Mais, en hiver, pris dans des baignoires, vers l’embouchure d’une rivière, les bains devaient faire miracle, pourvu qu’ils ne fussent ni au-dessus ni au-dessous de 23 degrés centigrades. M. Pidoux avait conseillé Trouville, bien qu’il y eût des grèves beaucoup plus voisines. Trouville n’était alors qu’un hameau de pêcheurs ; mais le mélange des eaux de la Seine avec celles de la Manche s’y faisait naturellement, et, juste dans la proportion voulue. Il ne restait qu’à chauffer le bienfaisant liquide à 23 degrés pour avoir raison des diverses crises qui tourmentaient la famille du Meilhan.
Antoine découvrit que les bonnes gens à qui M. Pidoux avait adressé la marquise à Trouville, pour y prendre les bains de mer mitigés, étaient des cousins du probe praticien. Cela devait ajouter encore au mérite du mélange des eaux douces de la Seine avec les eaux salées de la mer.
– Que vous disais-je des bains de mer ? demanda le docteur.
– Merveille ! s’écria la bonne marquise.
– Mivacle ! fit tonton marquis ; pavole !
Les autres dirent : prodige ! ou tout autre équivalent. Seule, la pauvre Lily, qui était vraiment malade, ne put joindre son mot à cette glorification du système Pidoux. Gaston dit :
– On s’amuse joliment avec les coquillages, va !
– Beau petit démon ! fit le docteur qui arrivait à la portière.
Les embrassades commencèrent.
– Ce cher docteur ! ce bon docteur !
– Ah ! c’est une adovable idée que d’êtve venu au devant de nous.
– Et le voisinage ? demanda la marquise ; le duc ? le commandeur ?
– Tout le monde va bien, répondit le modeste Pidoux, n’étais-je pas là ?
– Faut-il avancer ? demanda Antoine.
– Le docteur va monter avec nous, répliqua maman marquise ; Besançon conduira le cheval.
On s’attendait à des façons ; mais Pidoux dit avec solennité :
– Oui, mes excellents amis, je vais monter dans la voiture. Il faut que nous nous entretenions sérieusement : j’ai des nouvelles de la plus haute importance à vous communiquer.
– Aïe ! aïe ! fit Antoine, qui entendit cela. Il descendit en même temps de son siège, sur l’ordre de la marquise, pour tenir la bride du docteur, en attendant que la seconde voiture, où était Besançon, fût arrivée. Je crus voir qu’Antoine mettait un certain empressement à descendre. Je crus deviner qu’il espérait, en se rapprochant ainsi de la portière, entendre mieux ce qui allait se dire dans l’intérieur. Comme le docteur Pidoux mettait le pied sur le montoir, Gaston l’arrêta.
– Va-t’en regarder Suzanne, avant ça, lui dit-il.
Le docteur ne comprenait point. Il ne m’avait sans doute même pas aperçue. Il voulut repousser en riant la main de l’enfant gâté ; mais celui-ci n’en demandait pas tant pour se fâcher tout rouge.
– Je te dis d’aller voir Suzanne ! s’écria-t-il en trépignant déjà de colère ; tu ne monteras pas si tu ne vas pas la voir !
– Il pavle de la petite qui est suh le siège, expliqua tonton marquis.
Et la marquise suppliante :
– Vous savez, mon bon docteur, que c’est raison de santé, si nous n’aimons pas le contrarier.
Le bon docteur fit aussitôt le tour du briska et vint complaisamment me regarder. Je baissai les yeux en rougissant, parce que le docteur avait aux lèvres un sourire moqueur.
– L’as tu vue ? demanda Gaston, quand Pidoux revint à la portière.
– Oui, mon ange.
– La trouves-tu bien jolie ?
– Certes, très-jolie.
– Alors, monte ! s’écria Gaston, nous sommes amis, nous deux !
Le docteur se faufila dans l’intérieur où il prit place en face de Dorothée. Gaston et Lily se serrèrent un peu. Avec de la bonne volonté, dans cette caisse monumentale, il y aurait eu place pour dix personnes. L’autre voiture arrivait. Antoine donna le cheval du précieux Pidoux à Besançon, qui se mit en selle.
– Ce Pidoux n’est pas un aigle ! murmura Antoine en se rasseyant près de moi, s’en faut !… mais il est plus fin que les pauvres bonnes gens… Quel diable de coup vient-il monter par ici ? Quel air avait-il en te regardant ?
– L’air de se moquer de moi, répondis-je.
– Tant mieux !… Laisse-le se moquer de toi, petiote… Je crois que tu as de l’esprit : mets-le dans un coin, ton esprit… ça lui ferait peur.
– Est-ce qu’il est le maître ?
– Approchant, et puis, qui sait ?
Il n’acheva pas. Ses chevaux, qui n’y pouvaient rien, eurent une demi-douzaine de coups de fouet. Antoine était de mauvaise humeur. Il reprit :
– Je n’ai plus besoin de te faire le portrait de Pidoux : tu l’as vu ; comment le trouves-tu ?
– Dame !… fis-je ; pas mal drôle avec son petit corps et sa grosse voix.
– Madame la marquise, répondit Antoine, qui a une petite voix et un gros corps, le trouve superbe ! C’est l’homme à la mode dans le pays… S’il avait voulu, il aurait pu choisir entre les trois ou quatre plus riches héritières de la bourgeoisie de Beaupréau… Mais il vise plus haut que cela… Je donnerais bien quelque chose pour savoir au juste où il vise… mais il a une adresse de chat pour les petites choses, et quand il tourne à hue, on peut être sûr que c’est pour aller à dia en fin de compte. Il arriva un soir de Paris, voici de cela cinq ou six ans. Il était gueux comme un rat ; il avait cette mine pointue des gens qui ne mangent pas leur content. Ses habits ne valaient pas mieux que sa mine. Nous étions au bout de l’avenue, ma défunte femme et moi, quand il passa sur la grande route, à pied, son petit paquet au bout d’un bâton. Il nous demanda le nom des maîtres du château, bien poliment, et je t’assure que sa grosse voix, dans ce temps-là, était douce comme du miel. Le nom de la marquise du Meilhan-Grabot sembla lui plaire, car il ôta son vieux chapeau en souriant et nous souhaita toutes sortes de prospérités avant de reprendre sa route. Nous fûmes plus de deux ans sans entendre parler de lui. Mademoiselle Irène arriva au château, et, dès le premier soir, elle demanda, pendant le souper, si le médecin de la maison était le célèbre docteur Pidoux, de Paris. La famille se faisait traiter alors par un bon vieil homme qui recommandait bien à tout le monde de se tenir les pieds chauds, la tête fraîche et le ventre libre. C’était à peu près toute sa science. Mais personne n’avait encore de crises. On demanda à mademoiselle Irène ce que c’était que le célèbre Pidoux.
– C’est, répondit-elle, l’élève de l’illustre Trufalier qui a inventé les tabatières électro-chimiques et les ventouses sphéroïdales.
Cela fit beaucoup d’effet. Tonton marquis avait un gros rhume. Il eut tout de suite envie d’essayer des ventouses sphéroïdales. Mais, dans ces vieilles familles, on a cela de bon qu’on tient aux vieux serviteurs. On recula devant cette dure extrémité de congédier le bonhomme Morin, l’ancien docteur. Le rhume de tonton marquis se guérit sans ventouses. Mais, de temps en temps, mademoiselle Irène citait à propos quelque cure miraculeuse faite par le célèbre Pidoux.
Le curé de Saint-Philibert-en-Mauges avait, de naissance, une verrue au bout du nez. Une fois, nous le vîmes arriver sans verrue. Seulement, son gros nez avait un trou à mettre le petit doigt. Il déclara que le célèbre Pidoux l’avait débarrassé de cette excroissance comme par enchantement, avec un bistouri, une pierre infernale, de la charpie, de l’onguent et quelques autres bagatelles. Pour le coup, tonton marquis cria : Mivacle ! et mademoiselle Irène regretta bien que les enfants fussent privés des soins de cet homme étonnant. Mais les choses restèrent telles quelles. Un matin que madame la marquise avait bien déjeuné, selon sa coutume, on me fit atteler pour une promenade en voiture. La marquise monta seule dans la calèche avec Irène, et ce fut Irène qui me dit de tourner vers les bois de Champmas. À une demi-lieue de Meilhan, nous rencontrâmes un cavalier dont je n’ai pas besoin de te faire la description, puisque tu viens de le voir. Il salua en passant, puis, tout à coup, il serra le mors et me cria d’une voix tonnante :
– Arrêtez ! arrêtez, au nom de l’humanité !
Je le crus fou. Il mit pied à terre précipitamment et s’élança à la portière où maman marquise montrait sa bonne figure étonnée.
– Madame, lui dit Pidoux d’un accent tragique, je ne sais pas qui vous êtes… Mais s’informe-t-on du malheureux qui se noie ?… Donnez-moi votre bras, je vais vous saigner.
La marquise se rejeta en arrière et cria au meurtre. Je levais mon fouet pour allonger un maître coup au camarade, lorsque j’entendis Irène qui s’écriait :
– Mais c’est le docteur Pidoux !
Et tout de suite après :
– Grand Dieu ! comme madame la marquise est changée !
Rien ne m’ôterait de l’idée que c’était là une comédie concertée à l’avance. Quand je descendis de mon siège, madame la marquise était en effet très-changée, mais il y avait fichtre bien de quoi ! On venait de lui dire qu’elle était sous le coup d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Pidoux préparait froidement sa trousse.
– Obéis-moi ! me dit-il impérieusement ; tu me réponds de la vie de ta maîtresse !
Ah ! tonnerre ! il joua bien son rôle !
Nous parvînmes tant bien que mal à sortir la pauvre dame de la voiture. Elle avait un regard idiot, sa face était violette ; il y avait positivement de quoi la tuer. Nous l’assîmes sur les coussins de la voiture. Pidoux la saigna, la banda et dit très-haut à Irène :
– Je remercie la Providence de m’avoir amené sur votre chemin, mademoiselle… cette dame est sauvée !
La marquise rouvrit les yeux à ces mots et joignit les mains en silence pour rendre grâces à son libérateur. Pidoux remit sa trousse dans sa poche et monta à cheval.
– Vous ne demandez même pas le nom de celle que vous avez sauvée ! murmura Irène d’un ton pénétré.
– Je sais que c’est une créature de Dieu, répliqua Pidoux, qui leva les yeux au ciel : cela me suffit… Cocher, je vous recommande d’aller au pas et de rentrer à la maison.
Il piqua des deux et disparut.
– Je ne sais pas si tu comprends bien tout ça, petiote ?
– Je comprends, répondis-je, que c’était une frime pour entrer au château.
– Le lendemain, tout le pays savait que le docteur Pidoux avait arraché au tombeau madame la marquise du Meilhan. On le fit appeler. Il refusa de venir. Tonton fut obligé d’aller le chercher lui-même dans la calèche et le ramena de force. Son entrée au Meilhan fut un véritable triomphe. Il fut superbe ! Il fut brusque, gauche, embarrassé de sa personne. On voyait bien que cette ovation n’était pas de son goût. À chaque instant tonton marquis disait :
– Assez ! assez ! vous allez effavoucher sa modestie !
Au bout d’une demi-heure il se sauva.
Depuis, il est planté au château plus solidement que les vieux chênes de la futaie de Champmas ne sont enracinés en terre.
Depuis encore, la marquise eut des crises ! Gaston eut des crises ; tonton marquis eut des crises ; Lily, Irène et jusqu’aux serins eurent des crises ! Mais le précieux Pidoux se moque bien de cela. Il n’y a pas de crises qui résistent à son fluide.
– Son quoi ? demandai-je, j’ai déjà entendu prononcer ce mot-là.
– Son fluide… quant à ça, je ne peux pas t’expliquer bien clairement… c’est une manigance, comme qui dirait une machine, quoi… enfin, une affaire qu’il a par tout le corps et qui passe dans les autres quand il veut… ça calme ceux qui ne souffrent point… Une fois que j’avais mal aux dents, il m’envoya un peu de son fluide, et je fus guéri tout net, parce que j’arrachai ma dent. Tant il y a, pour parler d’autre chose, je suis bien sûr que mademoiselle Irène, M. Léon et lui, sont meilleurs amis qu’ils ne le paraissent Ce qu’ils veulent, je n’en sais trop rien, mais ils se tiennent comme larrons en foire, j’en mettrais ma main au feu. C’est Pidoux qui est le secrétaire du conseil de régence…
Ici Antoine s’arrêta brusquement.
– Motus ! fit-il ; – leurs secrets ont beau être cocasses, je n’ai pas le droit de les révéler… S’ils parlent de ça devant toi, ça les regarde. Venons au curé. Le curé est un brave bonhomme qui aime presque autant manger que la marquise, mais il aime mieux boire. Du reste, charitable et toujours prêt à vider sa bourse dans la main des malheureux, simple comme un enfant, sans fiel, ne demandant pas mieux que de tomber dans les pièges qu’on prend la peine de lui tendre. Son caractère d’ecclésiastique lui donne de l’influence au château. À cause de cela, Pidoux le caresse.
Après le curé, dans l’ordre de l’intimité, vient le commandeur de la Brousse. Celui-là est le plus inoffensif de tous les personnages : une tête d’oiseau sur un long corps déjeté. Pidoux l’a choisi pour but de ses plaisanteries. Le commandeur est pauvre. Le commandeur dîne au château trois fois par semaine. Trois fois par semaine, au moment où l’on se met à table, le colloque suivant s’engage entre le commandeur et la marquise.
– Madame la marquise, dit le commandeur en souriant dans sa vaste cravate blanche, je réclame de votre obligeance bien connue, si toutefois vous en avez sur vous, une épingle pour attacher ma serviette.
– Bien volontiers, commandeur, répond la marquise.
– Ah ! s’écrie alors le bonhomme, et toujours sur le même ton de ravissement, j’étais bien sûr de ne pas vous solliciter en vain, madame, car il n’y a pas de roses sans épines.
C’est réglé. On manquerait plutôt de dire le benedicite.
Quand les serins se portent bien et que le marquis est de bonne humeur, il approuve en disant :
– Tvès joli, ce mot-là !… et nouveau ! Pavole !
Quand le marquis a des malades dans sa cage, c’est la marquise qui se charge de répondre.
– Monsieur le commandeur, murmure-t-elle en faisant la révérence, a toujours quelque chose de gracieux à dire aux dames.
Le baron d’Avray, au contraire, est fort riche. C’est un vieux garçon dévoré par ses valets. On a parlé un temps de son mariage avec la belle Irène. Je crois que madame la marquise était complice. Mais le baron a éloigné ses visites et ne parle plus à la demoiselle.
Enfin, l’homme important du pays, M. le duc de Champmas-Mauges, était pair de France sous Charles X. Sa fortune est considérable. Il peut avoir huit ou dix ans de plus que tonton marquis, mais il ne lui ressemble guère. C’est du vif argent, de l’esprit de vin, de la poudre à canon ! Au moindre mot, il veut tout briser et ne parle jamais de rien moins que de jeter l’univers dans un cul de basse-fosse. Au demeurant, secourable et bon maître pour ceux qui le servent.
Tonton marquis, le curé, le précieux Pidoux, le commandeur de Brousse, le baron d’Avray et M. le duc de Champmas, sont les principaux membres du conseil de régence. Le conseil de régence est une association pour rire, comme tout ce qui se fait chez nous… Plût à Dieu qu’il n’y eût pas d’autres conspirateurs plus sérieux dans la Vendée. Mais il y en a un pour le moins dont il faut que je te parle, parce qu’il vient chez nous : c’est Roncier, le sanglier, le lion, le sauvage ; Roncier, qui tiendrait tête à une armée, comme un fou et un brave qu’il est. Quand je vois celui-là, il y a quelque chose en moi qui remue. Je sens bien que le vieux chouan n’est pas mort et qu’il pourrait arriver un jour… Georges du Roncier est un solide, et il n’est pas seul de son écot. Il n’y a que le bon Dieu qui puisse savoir comment tout ça finira.
Nous n’avons plus à parler que des domestiques. Je commence par moi, parce que je suis le plus ancien et le moins mauvais… Te voilà bien attentive, petite fille ! je n’en dirai pourtant pas bien long sur mon compte. Le temps n’est pas bon pour se vanter d’avoir chouanné, mais là, comme il faut, quand on était jeune…
Je suis né sur les terres du Meilhan. Feu le mari de la marquise, qui aurait maintenant plus de quatre-vingts ans, me fit élever au château. Je fus chouan, que je n’avais pas encore la force de charger mon fusil. Quand vint la pacification, j’entrai au séminaire pour me faire prêtre. Si tu avais vu le monde, je n’aurais pas besoin de te dire que ça se devine que j’ai eu de l’éducation un petit peu. J’en sais bien aussi long que la plupart de nos gentilshommes ; et il n’y a pas de quoi se vanter. Quand je veux, je parle gentiment… Mais à quoi que ça sert ?
Tonton marquis n’a jamais fait la guerre, mais il avait deux cousins qui se battaient crânement. Le marquis du Meilhan-Grabot était brigadier à l’armée de Charrette ; le comte était général sous Napoléon. Ça fait qu’ils étaient l’un contre l’autre… Les autres Meilhan-Grabot et Meilhan-Coispel, pendant cela, étaient en émigration. Tonton marquis restait seul au château. Tu l’entendras raconter plus d’une fois en ta vie ce que je vais te dire.
Quand les bleus venaient, il les recevait à bras ouverts.
– Connaissez-vous Meilhan ? disait-il ; Meilhan le général ?
Tout le monde connaissait le général Meilhan. Tonton marquis se rengorgeait et ajoutait :
– C’est mon cousin germain.
Les bleus n’avaient garde de rien toucher au château.
Quand les chouans se présentaient à leur tour, il les comblait de caresses.
– Connaissez-vous le brigadier marquis du Meilhan ? demandait-il ; l’ami du général Charrette ?
Qui ne connaissait le brave marquis du Meilhan ? Tonton se frottait les mains et achevait :
– C’est mon cousin germain.
Les chouans respectaient le château.
Tonton marquis a gardé ainsi par le fait l’héritage de famille. J’allais être ordonné prêtre, lorsque je rencontrai un jour, là-bas, du côté de Saint-Philibert, ma défunte femme assise entre deux sacs de farine sur un bon cheval. Je causai avec elle, et quand je revins me coucher, j’étais triste. C’était un beau brin en ce temps-là que Jeannette Gaubert. On frappa à ma porte sur les onze heures de nuit. C’était le jeune marquis Théodore, le fils aîné, qui venait me dire : On recommence ; en es-tu ? À minuit, j’avais le fusil sur l’épaule et je dévalais vers Bressuire. Après la campagne, j’épousai Jeannette. Tout ça est pour te dire que je suis dans la famille tout naturellement comme les vieux poiriers sont dans le jardin. Une fois, la corsaire dit que les vieux poiriers étaient laids et qu’il fallait les couper. La marquise ne répondit seulement pas. Une autre fois, elle dit, la corsaire :
– Est-ce que vous garderez encore longtemps votre vieux cocher Antoine ?
Elle vient de Saint-Malo, la marchande ! Chez les marchands, quand les serviteurs sont vieux on les renvoie. La marquise lui dit :
– Ma bru, Antoine se porte bien, Dieu merci… Mais s’il meurt avant moi, je l’enterrerai… Ici, au Meilhan, nous ne nous séparons pas autrement de nos serviteurs fidèles.
La corsaire pinça ses grosses lèvres tant qu’elle voulut.
Pour famille, j’ai mon neveu François et ma nièce Eugénie. Ma nièce Eugénie est à Paris. Ma défunte femme ne l’aimait pas. Je ne lui ai connu que ce défaut-là en sa vie.
Après moi, vient madame Honoré, une brave femme qui brûlerait le monde pour se réchauffer les pieds quand il fait froid. Madame Honoré pense à elle avant tout ; en second et en troisième lieu, encore à elle, et puis voilà. Elle est honnête ; je ne la crois pas très-méchante. Elle vaut mieux que Justine qui vaut mieux que Besançon…
Fais-moi le plaisir de regarder devant toi : voici la ville de Laval, une jolie préfecture… Mais moi qui ai vu Nantes, ça ne me fait pas d’effet.
Une charmante ville, en effet, que ce vieux Laval, gardant à l’intérieur de ses quartiers anciens toute la physionomie d’une cité du moyen âge, et parsemant au dehors, sur les riants coteaux qui bordent la Mayenne, la fraîcheur coquette de ses villas toutes neuves !
Nous descendîmes à l’hôtel des Messageries royales. La première chose que je remarquai en entrant dans la chambre de la marquise, ce fut un signe d’intelligence adressé par Pidoux à la belle Irène. Je ne pus pousser beaucoup plus loin mes observations, parce que le blond chérubin s’empara de moi comme à l’ordinaire.
– Luttons, Suzanne, veux-tu ? me dit-il en me serrant à bras-le-corps.
– Tu sais, minette, qu’il est défendu de le venvevser ! me dit tonton marquis à l’oreille.
– Qu’est-ce que tu dis, toi !… s’écria Gaston en s’élançant vers lui les poings fermés.
Tonton marquis l’enleva de terre et l’embrassa. Gaston reprit :
– Écoute-moi bien, tonton ; je ne veux pas qu’on l’ennuie ! Il faut qu’elle soit comme moi et qu’elle fasse tout ce qui lui passe par la tête…
– Oui, mon tvésoh ! oui !… répondit Isidore en le couvrant de caresses.
– Si on la gronde, reprit Gaston, j’aurai des crises à chaque fois… et le bon ami Pidoux n’y pourra rien !
– Vas-tu m’attaquer, marmouset, dit le docteur.
Gaston le regarda d’un air malin.
– Toi, dit-il, tu es un bon garçon !
– C’est M. le docteur Pidoux qu’il a toujours aimé le mieux ! murmura la marquise.
Gaston éclata de rire et revint à moi en répétant :
– C’est un bon garçon !
Et il ajouta tout bas :
– On lui fait croire ce qu’on veut, à ce médecin-là !
Avant de me reprendre pour la lutte, il dit au cercle de famille qui l’entourait :
– Est-ce que je me mêle de vos affaires ?… Laissez-moi Suzanne ; elle est à moi !… Sans cela, je déferai vos fortifications, et je mettrai de l’eau dans votre petit tonneau de poudre !
Tonton marquis, maman marquise et le précieux Pidoux jetèrent aux portes des regards terrifiés. Voilà comme les conjurations se découvrent ! Heureusement, il n’y avait pas de domestiques dans la chambre, et les portes étaient toutes fermées. On tremble en songeant que la fille aurait pu être là pour mettre le couvert !
– Il voit tout ! dit cependant Dorothée avec admiration.
– C’est un petit pvodige ! ajouta Isidore.
– Qui sait quel avenir repose sur cette blonde tête, acheva le précieux Pidoux.
Puis ils se parlèrent à l’oreille, et j’entendis qu’on se recommandait mutuellement la prudence, la discrétion, la réserve la plus rigoureuse. En effet, quand on vint poser la nappe, Dorothée et Pidoux entamèrent adroitement une conversation sur la pluie et le beau temps, tandis que tonton marquis, renouant sa cravate devant une glace, chantait faux un récitatif de la Vestale, qu’il affectionnait beaucoup :
Ah ! je vespive !… il faut que je vepvenne halei-é-é-ne !…
Son asthme donnait à la phrase musicale une physionomie tout à fait frappante.
Quand la nappe fut mise et que la fille fut partie, nos trois conjurés se rapprochèrent pour se serrer furtivement la main.
– On ne soupçonne rien ! prononça très-bas Dorothée.
– Rien ! fit Pidoux.
– Vien ! répéta Isidore.
Gaston me jeta par terre sans résistance. J’obéissais à l’ordre qu’on m’avait donné.
– Il est plus fort que toi, me dit Lily toute joyeuse.
– Ce n’est pas vrai ! s’écria Gaston ; maman marquise, Suzanne ne veut pas jouer avec moi !…
– Comment ! mademoiselle !… commença la bonne dame.
– Ne la gronde pas, sais-tu ! interrompit le chérubin ; dis-lui que tu veux bien qu’elle me batte !
– Par exemple !…
– Dis tout de suite, maman marquise, ou je vais être malade !
– Ah ! cher monsieur Pidoux ! s’écria Dorothée ; cet enfant-là me fera mourir !
– Ne le contvaviez pas, bonne amie…
– Voyons, petite fille, me dit le précieux Pidoux du haut de sa grandeur, résistez-lui, puisqu’il vous le permet.
Gaston fronça le sourcil et le regarda de travers.
– Vous, dit-il, si vous parlez encore comme ça à Suzanne, je dirai à maman marquise de prendre un autre médecin… Ainsi !
Dorothée tamponna son front mouillé avec son mouchoir, Gaston se jeta aussitôt sur elle et la baisa tant et tant, que la bonne femme, d’abord consolée, puis radieuse, se tourna vers Pidoux et dit les larmes aux jeux :
– Y en a-t-il un autre comme cela ?
Pidoux essaya une flatterie ; mais Gaston, en me rejoignant, le menaça du doigt.
Nous luttâmes de nouveau. C’était un pauvre enfant gracieux, mais faible, malgré sa grosse tête blonde. Moi, j’étais forte et aguerrie par cette gymnastique quotidienne que j’avais faite depuis si longtemps en suivant les diligences jusqu’au haut de la côte. Je ne voulais pas abuser de mon avantage, mais je n’eus en quelque sorte qu’à peser sur les reins de Gaston pour le jeter à la renverse. Il tomba en éclatant de rire.
– Embrasse-moi pour la peine, me dit-il.
Et pendant que j’étais penchée sur lui :
– Suzanne, reprit-il, est-ce que tu penses encore à ton parrain ?
Il était devenu tout à coup sérieux.
– Je penserai toujours à lui, répondis-je.
– Ah ! fit-il en se relevant, toujours !…
Il s’éloigna de moi et alla embrasser la petite Lily, qui rougit de plaisir.
On apportait le souper. Pidoux s’étonna de deux choses : de me voir à table et de n’y point voir la belle Irène. La marquise lui ayant déclaré qu’elle n’était pas suffisamment fixée sur les principes politiques de cette jeune personne, Pidoux eut un sourire et dit en me montrant :
– Prenez garde !
– Nous pvenons gavde, ami, répondit tonton marquis avec dignité.
– Nous ne sommes plus des enfants ! ajouta un peu vivement Dorothée.
Pendant tout le repas, les trois conspirateurs se continrent et ne laissèrent échapper, en effet, que des demi-mots. Comme tous les conjurés possibles, ils parlaient une langue à eux. Je n’y comprenais rien, malgré ma bonne envie.
– Voilà Brunet ! dit le précieux Pidoux en voyant arriver un dindon rôti.
Tonton marquis et maman marquise pensèrent se pâmer à force de rire. À voir le succès qu’eut ce simple mot, ce devait être une plaisanterie par allusion et de haut goût. Antoine, cependant, ne m’avait point parlé de ce Brunet.
– Pauvre Brunet ! dirent ensemble Isidore et Dorothée quand Pidoux porta le couteau à découper dans les chairs fumantes du dindon.
– En prenez-vous, madame ? demanda le docteur.
– Une aile de Brunet ? oui, répondit Dorothée malignement.
Et, à la même question, Isidore répliqua :
– Un blanc de Bvunet !
Il n’y a pas jusqu’à Lily et Gaston, singes comme tous les enfants, qui ne demandassent pied ou aile de ce mystérieux Brunet. Au dessert, on but à la santé de Brunet disséqué. Et l’on se lançait des œillades ! et l’on se faisait de petites grimaces d’intelligence !
Nous allâmes jouer, Lily, Gaston et moi. Le docteur Pidoux avait apporté un livre d’images. Nous fîmes un peu moins de bruit qu’à l’ordinaire. Zoé avait été rejoindre la belle Irène. Nos trois conspirateurs s’étaient retirés tous à l’autre bout de la chambre. De temps en temps, un mot de leur entretien parvenait jusqu’à mon oreille avidement tendue. C’était toujours le même nom : Brunet… Brunet… Brunet…
Une fois, je saisis ce membre de phrase :
– Renverser Brunet !…
Mais au moment où l’on allait poursuivre et où j’allais peut-être savoir, la fille entra pour ôter le couvert.
Pidoux, quand elle fut partie, alla faire une ronde dans le corridor. Après quoi, il mit le verrou à la porte. Sa prudence obtint l’assentiment général.
– On ne sauvait pvendve tvop de pvécaution, dit sentencieusement tonton marquis, quand il s’agit d’aussi gvands intévêts !
Gaston et Lily s’étaient endormis en regardant les estampes. Moi, j’étais éveillée comme une souris, mais je me tenais renversée sur un coussin et je feignais le sommeil le plus profond. J’entendis Isidore qui disait :
– Ils dovment comme une nichée de canavis !
– Pauvres petits ! ajouta la marquise ; – ils ne sont pas encore à l’âge où de graves préoccupations amènent l’insomnie.
Pidoux et tonton soupirèrent, comme pour regretter les jours insoucieux où ils ne songeaient pas encore à renverser Brunet. Mais ce Pidoux n’était pas un homme vulgaire, il ne s’attachait pas aux apparences.
– Dorment-ils véritablement, dit-il, – je vais m’assurer de cela !
– Poltvon ! grommela le marquis.
La marquise lui pinça le gras du bras en murmurant :
– Isidore ! vous ne vous corrigerez jamais !
Tonton marquis était toujours content quand on lui disait cela. Le précieux Pidoux, cependant, prit une bougie et s’avança vers nous sur la pointe des pieds. Je ne bougeai pas, bien que j’eusse bonne envie de rire. Il passa la lumière devant les yeux de Lily.
– Et d’une ! dit-il.
La bougie passa ensuite devant les yeux de Gaston.
– Et de deux !
C’était à mon tour. L’examen de Pidoux fut plus long à mon égard, mais enfin il prononça son arrêt :
– Et de trois !
– Enfin ! reprit-il tandis qu’il rejoignait Isidore et Dorothée, nous allons pouvoir parler à cœur ouvert !
J’étais tout oreilles dans mon coin. J’allais enfin savoir ! Je me souviens que mon cœur battait à l’idée des choses terribles que j’allais apprendre.
– Je ne veux pas vous cacher un instant de plus, dit le précieux Pidoux, qui prit pour faire cette importante communication un accent solennel, que je suis envoyé vers vous par nos amis et porteur de nouvelles de la plus haute gravité.
– Voyons ! voyons ! dirent à la fois tonton marquis et Dorothée.
– Je n’ai point à blâmer, reprit le docteur, le voyage que vous avez entrepris, puisque c’est moi-même qui l’avais conseillé… Mais il est des circonstances où la santé passe après l’intérêt public.
– Sans doute, sans doute.
– Nos amis, privés trop longtemps du concours de vos lumières, commençaient à murmurer : d’un autre côté, ce scélérat de Brunet…
– Oh ! le coquin !
– Oh ! le dvôle !
– Ce scélérat de Brunet s’asseyait de plus en plus dans son usurpation… on s’habituait à le voir où il est… De quoi s’agit-il pour un spoliateur ?… de gagner du temps ?
– Pas davantage ! fit la marquise, qui vous avait un air d’importance admirable.
– Cevtes, cevtes !… appuya tonton ; mais les nouvelles ?
– D’un autre côté encore, continua Pidoux, les fonds commençaient à manquer…
– Nous en avons envoyé de là-bas ! interrompit Dorothée.
– La France saura un jour ce qu’elle vous doit, chère dame… Mais l’argent passe, passe ! c’est effrayant !
– Effrayant ! répéta Isidore avec conviction ; mais les nouvelles ?
– Les nouvelles ? nous en avons de plusieurs sortes. D’abord, pour déblayer d’un seul coup tout ce qui n’est pas politique pure, je vous dirai que nos bureaux sont organisés… Cela me semble un détail.
– Il n’y a pas de petit détail dans ces choses-là, dit Dorothée, – voilà mon opinion.
– Il ne faut vien mépviser ! appuya tonton marquis.
– Nous avons le petit sacristain, continua Pidoux, celui que M. le curé a été obligé de renvoyer pour cette malheureuse histoire… C’est fidèle comme l’acier ! Il tiendra la correspondance. Nous avons ensuite la vieille Julienne pour les courses ; elle boite, mais elle va tout de même… Quant à la caisse, je continuerai à la tenir moi-même, malgré mes occupations nombreuses, tant qu’on ne me jugera pas indigne…
– Ah ! monsieur Pidoux ! interrompit la marquise avec reproche.
– Ah ! chev ami !… voilà qui n’est pas aimable !
– Quant aux faits politiques, continua le docteur après avoir répondu aux serrements de main du vieux couple, j’établirai deux catégories… on ne saurait mettre trop d’ordre là dedans : nous diviserons les communications dont je suis chargé en politique intérieure et en affaires étrangères.
– C’est cela ! s’écria la marquise, qui frappa ses grosses mains l’une contre l’autre.
Tonton marquis garda mieux sa dignité d’homme, mais il était manifestement aux anges.
Vous ne sauriez croire à quel point tout cela les divertissait.
La veille et l’avant-veille, Dorothée s’était assoupie dans son fauteuil tout de suite après le souper. Aujourd’hui, elle vous avait des yeux qui luisaient comme des escarboucles. Moi, j’écoutais patiemment, espérant bien que l’histoire fameuse de Brunet renversé finirait par venir.
– Nous débuterons, s’il vous plaît, reprit le précieux Pidoux, par les affaires étrangères… Peut-être aurais-je dû garder cela pour la bonne bouche, tant c’est providentiel et inespéré… Nous avons pour nous le fils d’une tête couronnée !
– Ah bah !… qui donc ?
– Le fils aîné d’un prince régnant… le prince héréditaire de Lippe !
– De… quoi ? fit Dorothée, qui crut avoir mal entendu.
– Vépétez, je vous pvie, demanda tonton marquis.
– De Lippe ! prononça pour la seconde fois Pidoux.
Il y eut un froid. Le vieux couple était visiblement désappointé.
Pidoux mit le pouce dans le petit pont de son pantalon noisette.
– Après cela, dit la marquise, il n’y a pas de petit détail ?
– Petit détail ! petit détail ! s’écria Pidoux avec chaleur ; peste ! je ne m’attendais pas à ce que cette importante affaire serait ainsi accueillie !… Savez-vous bien que la principauté de Lippe est située entre le Hanovre et la Westphalie ; que la Westphalie touche à la Hollande ; que le Hanovre côtoie le cercle du Haut-Rhin, qui va en Autriche ?… Savez-vous bien que nous avons par là une main à Berlin, une main à Vienne, un pied à Amsterdam, l’autre à Saint-Pétersbourg ? Savez-vous qu’en quelques heures on va d’Amsterdam à Londres ?… Vous trouvez que les États du prince de Lippe sont petits… Faites-moi la grâce de me dire ce que c’était qu’Athènes et ce que c’était que Sparte ? Et Rome, la maîtresse du monde, faites-moi la grâce de me dire ce que c’était que Rome sous ses rois ? Et Venise, cette autre reine…
– Je ne suis qu’une femme, monsieur Pidoux, interrompit noblement Dorothée, je ne puis avoir la même sûreté de coup d’œil que vous.
– Le fait est, dit tonton, qu’Athènes, Spavte, Vome, Venise… Vous nous en divez tant, chev monsieur Pidoux !… Si nous avions pav ce jeune pvince de Lippe la Pvusse, l’Autviche, la Bavière, la Hollande, l’Angletève et la Vussie… Mais plaise au ciel que nous puissions véussiv sans l’aide de l’étvanger !
– Je respecte toutes les délicatesses, dit Pidoux, répondant aux dernières paroles du marquis ; mais il faut d’abord que Brunet saute, n’est-ce pas ?
– Il le faut ! repartit le vieux couple à l’unisson.
– À la bonne heure !… Maintenant que vous comprenez toute l’importance de cette grande nouvelle, je vais vous dire par quelle voie elle nous est parvenue… Nous avons des intelligences à la cour de Hanovre… Le fils de Madeleine Moreau, la mercière, est second cuisinier chez le grand chambellan Spurzeim… Il a su la chose par le cordonnier-bottier de Son Altesse Sérénissime, qui est un de ses amis.
– C’est par de semblables canaux que la vérité vient le plus souvent, fit observer Dorothée.
– Il est donc évident, conclut Pidoux, que dans un temps donné… quand le prince régnant sera mort et que son fils sera monté sur le trône, nous avons une chance sérieuse pour nous… La position géographique de Lipstadt parle assez haut par elle-même pour me dispenser de toute explication… Brunet n’a qu’à se bien tenir, le drôle !
– Le malheureux !
– Le scélévat !
– Passons, reprit Pidoux, aux choses de l’intérieur… C’est pour celles-là que le conseil a jugé votre présence indispensable.
La marquise et le marquis rapprochèrent leurs sièges.
– On dit, prononça tout bas Pidoux, que Madame va venir en Vendée…
– Quoi faire, celle-là ? interrompit la marquise aigrement ; nous gêner ?
– Pavalyser nos mouvements ? ajouta Isidore ; entvaver nos opévations !
– Qu’a-t-elle à faire en Vendée ?… mettre en branle tous les fous du pays !
– Tous les vomantiques ! tous les jeunes-fvances !
– C’est malheureusement ce que tout le monde se dit, approuva l’enchanteur Pidoux.
– Ne peut-elle pas nous laisser agir ! s’écria la marquise.
– Ne sommes-nous pas capables de faive une vestauvation, nous tout seuls ?
Le vieux couple haussa les épaules et grommela :
– Malheureux roi !
– Malheuveuse Fvance !
– En tous cas, conclut Pidoux, c’est matière à délibération… il ne faut pas se décourager pour cela. On peut écrire à Madame une lettre respectueuse, mais ferme.
– Fevme suvtout ! Moi, je suis pouv la fevmeté !
– Peut-être qu’elle entendra la voix de la raison… Il n’y a pas à se dissimuler qu’en prenant cette détermination elle a cédé aux vœux et aux conseils des brouillons que je ne veux pas nommer.
– Des petits jeunes gens… des têtes sans cervelle ! dit la marquise avec indignation.
– Des conspivateuvs pouv vive ! ajouta tonton marquis d’un ton de magnifique mépris.
– C’est à planter là ce parti, qui se perdra toujours lui-même ! s’écria Dorothée.
Ce n’était point, à ce qu’il paraît, le compte de l’enchanteur Pidoux.
– Vous n’y songez pas, chère dame, dit-il ; après tant et de si héroïques efforts, après de si beaux sacrifices.
Mais Dorothée était en colère.
– Si Brunet sait cela, gronda-t-elle, il doit rire !
– De tout son cœuv… pavole !
– Je connais trop la loyauté inébranlable de vos principes, dit Pidoux avec un peu de sévérité dans la voix, pour craindre les suites d’un moment d’humeur… Attendons avec calme les événements et ne dévions pas de la droite voie… Je vous avouerai que l’annonce de l’arrivée de Madame a jeté quelque trouble dans nos délibérations… M. le duc de Champmas…
– Un vieux brandon ! s’écria Dorothée.
– M. le duc trouve l’entreprise sublime… C’est un homme influent… un noble caractère… Souvenez-vous bien que nous avons besoin de lui pour renverser Brunet.
Et Pidoux se frotta les mains tout doucement en regardant ses compagnons d’un air espiègle.
– Il branle dans le manche ! dit-il à demi-voix.
– Qui ça ? Brunet ?
– Lui-même… Depuis trois mois, sans faire semblant de rien, je le magnétise à rebours tous les dimanches, à la grand’messe… Il ne bat déjà plus que d’une aile.
– Vous êtes un tevvible homme, docteuh ! murmura tonton marquis.
Dorothée ne dit rien, parce que l’idée de cette magnétisation à rebours, faite à la grand’messe, effarouchait sa naïve et sincère piété. Mais, en définitive, c’était pour un bon motif : le renversement de Brunet ! Brunet renversé, on pouvait faire pénitence.
– Et qu’en est-il vésulté ? demanda Isidore.
– Il en est résulté, répondit l’enchanteur, que Brunet a perdu la tête… Il a chanté tout de travers dès la première fois… À vêpres, il s’est trompé de psaume… Tout le monde s’en est aperçu… Le curé est venu au lutrin et lui a demandé s’il était ivre, et le dimanche suivant on l’a payé, on l’a renvoyé…
Tonton marquis battit des mains en s’écriant :
– Bvavo ! bvavissimo !
– Chut ! fit Pidoux en nous regardant ; de la prudence…
Je me disais, moi, entre Gaston et Lily qui ronflaient :
– Est-ce que ce redoutable Brunet ne serait qu’un chantre de paroisse ?
– En cette occasion, reprit le précieux Pidoux, M. le curé s’est assez bien montré… On accuse le clergé de ménager la chèvre et le chou : mais M. Jouault n’a pas eu de faiblesse : il vous a dégommé le Brunet sans façon, et il a mis à sa place Houziaux…
– Houziaux ? fit la marquise ; c’est tomber de fièvre en chaud mal !
– Du tout, chère dame… et voici le beau de la chose : Houziaux et Brunet sont depuis ce temps-là à couteaux tirés… Houziaux a tourné… Nous avons Houziaux !
Du coup, tonton marquis et maman marquise se levèrent.
– Nous avons Houziaux ! répétèrent-ils ensemble, et vous ne nous disiez pas cela tout de suite !
– Et par Houziaux, ajouta Pidoux triomphant, nous avons son neveu Thorel…
Le marquis et la marquise se prirent par la main. Une larme de joie roula sur la joue de Dorothée.
– Nous avons Thorel aussi ! fit-elle.
– Mais, dit tonton, les bleus doivent êtve dans la constevnation !
– Je vous en fais juge ! répliqua Pidoux ; – ce n’est pas tout encore… Thorel a fait tourner les deux Morinais.
– Alors, alors ! s’écria la marquise, la victoire est à nous ! Tonton marquis, dans l’excès de sa jubilation, lui fit faire une passe ou deux de menuet, ce à quoi elle se prêta de fort bonne grâce.
– Nous tenons le Bvunet ! criait-il en dansant ; la France est sauvée !
Lily et Gaston se réveillèrent en sursaut. Je feignis de faire de même.
– Pas un mot de plus ! recommanda Pidoux.
– De la pvudence ! murmura le marquis en se rasseyant.
Et la marquise, avec la finesse qui n’appartient qu’à son sexe, ajouta d’un ton dégagé :
– Docteur, vous nous avez bien divertis avec votre histoire de revenants !
Toute cette nuit, je rêvai de Brunet.
– Brunet ! qu’est-ce que c’est que Brunet ? m’écriai-je le lendemain matin en m’asseyant sur le siège auprès d’Antoine.
– Ah ! ah ! fit-il en riant, ils ont parlé de Brunet ?
– Toute la soirée !
– De renverser Brunet ? de dévorer Brunet ?
– Ce n’est pas le roi Louis-Philippe, dis-je, puisque M. le curé l’a dégommé… Mais pour qu’un marquis, une marquise, un duc, un baron et le reste se réunissent contre lui…
– Il faut que Brunet soit un bien grand personnage, n’est-ce pas ? interrompit Antoine ; – il y aura peut-être un jour ou l’autre des paysans qui seront de grands personnages… mais ce ne sera pas Brunet… Brunet est un pauvre diable qui ne sait ni lire ni écrire. Le gouvernement de Juillet l’a nommé maire, parce que tous les gentilshommes du pays refusaient le serment… Brunet a pris la chose au sérieux à sa manière : il n’a plus salué ni M. le marquis, ni madame la marquise, ni M. le duc, ni M. le baron… En outre, il s’est rendu dans les châteaux, escorté par les onze gardes nationaux de la commune, pour forcer les propriétaires à contribuer à l’achat des blouses d’uniforme et du drapeau tricolore qui est sur le clocher… Georges du Roncier et le duc de Champmas furent les seuls qui refusèrent… Le duc fit mettre tout uniment la députation à la porte… Roncier offrit à M. le maire une volée de coups de canne dont celui-ci ne se vanta pas… Ce n’est pas du tout un méchant homme ; il est un peu idiot seulement, et ses hautes fonctions lui ont tourné la tête.
– Il était donc chantre en même temps que maire ?
– Meilleur chantre, quoiqu’il eût la voix aigre et fausse… C’est un adversaire tout à fait digne du parti Pidoux.
– Et Houziaux ?
– C’est l’adjoint… Qu’a-t-il fait ?
– Il a tourné !
– Jour de Dieu ! voilà une affaire !
– Et il a fait tourner Thorel… Qu’est-ce ?
– Le facteur rural… encore une fameuse acquisition !
– Et Thorel a fait tourner les frères Morinais.
– Miserere ! s’écria Antoine ; la Restauration est faite !… L’aîné des Marinais est garde champêtre, le second bat le tambour les jours de fête !…
J’étais désappointée. Les enfants n’aiment pas les attrapes.
– Et Madame ? demandai-je, pensant bien que c’était encore une farce.
– Quelle Madame ?
– Ils l’appellent comme ça.
– Et que disent-ils de cette Madame ?
– Ils disent qu’elle va venir en Vendée.
Antoine releva sur moi ses yeux agrandis.
– Madame ! en Vendée !… murmura-t-il en devenant tout pâle. Puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même :
– Ça devait arriver… Roncier me l’avait dit… La duchesse de Berry est Bourbon deux fois !… Il n’y a plus qu’elle d’homme dans la famille !
– Qui est cette Madame-là ? demandai-je ; car ce nom de duchesse de Berry ne m’apprenait rien.
– C’est la mère de notre roi, me répondit Antoine.
– Quel roi ? Charles X ou Louis-Philippe ?
– Ni l’un ni l’autre… Henri V.
– Ah ! fis-je, on s’y perd dans tous ces rois-là !… Et que vient-elle faire en Vendée, la mère de ce roi ?
Antoine réfléchissait. Il fut du temps avant de me répondre.
– Ce qu’elle vient faire ? répéta-t-il enfin d’un air triste et distrait, tu le verras bien, petite fille !
À dater de ce moment, Antoine fut silencieux. J’eus beau l’interroger, il me fut impossible de tirer de lui une parole. Au déjeuner, rien de particulier n’eut lieu. Nos trois conspirateurs cachaient avec soin leur allégresse. Tonton marquis avait dit :
– Si l’on nous voit tvop contents, on se douteva bien de quelque chose !
Je pus remarquer seulement avec quelle gracieuse politesse Pidoux salua les gendarmes arrêtés à la porte de l’auberge.
Il y avait trois heures environ que nous étions montés en voiture. Je savais que c’était notre dernière étape ; Antoine continuait d’avoir la bouche close.
– On ne peut pas empêcher ça, dit-il brusquement. Puis, se tournant vers moi tout à coup : Les as-tu vus se parler, demanda-t-il, le Pidoux et l’institutrice ?
– Non, répondis-je.
Mais je me souvins du signe d’intelligence que j’avais surpris en entrant à l’auberge de Laval, et j’en fis part à Antoine.
– Au temps où j’étudiais pour être prêtre, me dit-il, j’ai appris bien des choses… mais ces deux pestes-là en savent plus long que moi… Et puis, à quoi bon se faire du mauvais sang ?… il en restera assez pour Lily et Gaston… Les bonnes gens sont bien vieux… La corsaire n’est pas de la famille… Et nos deux messieurs vont la danser, s’il y a comme cela des violons !…
Je ne comprenais pas, et pourtant j’avais le cœur serré.
– Suzette, continua-t-il, tu as vu de vieux enfants qui conspiraient pour rire… tu verras bientôt des hommes tomber dans le sang…
J’étais bien jeune, et pourtant j’ai présente la physionomie du père Antoine tandis qu’il prononçait ces paroles, étranges dans la bouche d’un valet. C’était un robuste cœur et une intelligence à part. J’ai gardé en moi tout ce qu’il me disait… Chaque jour écoulé m’expliqua plus tard quelqu’une de ses leçons.
Nous avions passé la Loire vers les trois heures de l’après-midi. Le soir venait quand nous traversâmes la petite rivière d’Èvre pour monter le coteau d’Andrezé. Ce fut par un beau coucher de soleil que je vis pour la première fois le pays de Mauges. Beaupréau était derrière nous, caché par les plis du terrain fertile. Tout à l’entour, c’était un vert horizon de culture. La Normandie aussi est riche, mais ici la végétation affecte déjà les élégances méridionales. La vigne monte à l’arbre comme dans un distique de Virgile, et les raisins mûrs pendent parmi les pommes vermeilles. Je parle du voyage tel que je le vis plus tard, car on était alors au commencement du printemps, et c’est à peine si les premières feuilles verdissaient aux branches des arbres. Je ne savais rien, je n’avais rien vu. Le peu qu’Antoine avait pu m’apprendre, acquisition trop récente, s’entassait confusément dans mon esprit. Ce n’était pas le souvenir des grandes luttes de la Vendée contre la France républicaine qui me serrait le cœur. Dans ces champs de bataille, je ne voyais point glisser les ombres héroïques du paysan Cathelineau et de ses compagnons. J’étais émue violemment, et je n’aurais su dire pourquoi. Sans doute les dernières paroles d’Antoine pesaient sur ma jeune imagination comme une menace mystérieuse. Ce paradis terrestre qui se présentait à moi, c’était le décor où le drame sanglant allait se jouer.
Antoine me dit, quand nous arrivâmes en haut de la côte :
– Voilà la vallée de Mauges.
Je vis un vaste paysage, dont le modeste clocher de Saint-Philibert occupait à peu près le centre. À gauche, et tout près du village, le château du Meilhan s’élevait, grand, carré, manquant d’aspect de loin, comme toutes les maisons bâties au temps de Louis XV, mais entouré de bois magnifiques. Les murailles étaient blanches et crépies à neuf. Un autre groupe de verdure, un sombre amas de colossales futaies noircissait l’horizon derrière le village lui-même et servait d’entourage au fier château de Mauges, antique et féodal manoir qui était la gloire du paysage. En me le montrant, Antoine me dit :
– Ça aurait été un jour à Zoé si Maxime avait voulu.
Il y avait longtemps que je n’avais songé au prince Maxime, ce brillant soldat, – ce brigand, – mais de toutes les personnalités décrites par Antoine, c’était celle-là peut-être qui m’avait le plus frappée. Vous n’évoquerez jamais en vain ces images romanesques auprès d’une fillette.
Je regardai de tous mes yeux ce superbe château de Mauges. La silhouette du prince, telle que je me le représentais, passa devant moi comme un éblouissement. Je me retournai pour jeter un coup d’œil à Zoé au travers de la glace. Au lieu de Zoé, ce fut la belle Irène que je vis, car elles avaient changé de place. Il me semble que la belle Irène était bien la femme qu’il fallait pour lutter contre ce démon de prince Maxime.
Mais le doigt d’Antoine me désignait déjà une autre masse d’arbres, à droite du village au sommet d’un coteau abrupt et rocheux. Il y avait là un petit manoir à pignons pointus, dont les murailles ternes ressortaient à peine parmi l’ombrage. Au contraire, les fenêtres, frappées en ce moment par les rayons du soleil couchant, renvoyaient des lueurs ardentes et rouges. On eût presque dit un incendie.
– C’est la bauge du sanglier, murmura Antoine ; c’est le Roncier.
Puis il ajouta :
– Le premier coup de fusil sera tiré là !… j’en donne ma parole !
Le flamboyant manoir semblait nous regarder avec des yeux sinistres.
À droite encore, mais beaucoup plus loin, Antoine me montra la maison coquette et toute neuve du baron d’Avray, l’un des membres du conseil de régence, celui qui n’avait pas su comprendre tout le bonheur que lui aurait donné une alliance avec la belle Irène. Nous descendions et la nuit tombait. Peu à peu le paysage se voilait.
– Eh ! père Antoine, dit une voix douce et toute jeune sur le bas-côté de la route, ramenons-nous tout notre monde bien portant ?
Je sentis le bon cocher tressaillir.
– Assez comme ça, monsieur, répondit-il en ôtant son chapeau.
Celui qui venait de parler quitta le bas-côté de la route et vint vers la voiture. Aux dernières lueurs du crépuscule, je vis un jeune homme de belle taille, portant un costume de chasse et le fusil à deux coups sur l’épaule.
En s’approchant de la voiture, il souleva sa casquette qui coiffait une charmante tête couverte d’une profusion de cheveux blonds. Antoine arrêta les chevaux. Besançon continua sa route au grand trot pour aller annoncer l’arrivée. Le chasseur salua les dames d’un air timide et doux. Il me sembla que ses joues avaient rougi comme celles d’une jeune fille.
– Est-ce que c’est là M. Léon ? demandai-je.
Antoine me regarda d’un air stupéfait.
– M. Léon !… répéta-t-il. Puis il ajouta en grondant : Va me chercher des Léons comme ça, Suzette !…
L’accueil fait au chasseur fut loin de ressembler à celui qu’on avait fait au précieux Pidoux. Cependant, Gaston l’appela son ami Georges. Il y eut seulement quelques politesses échangées. Le chasseur demanda :
– Savez-vous la nouvelle ?
– Oui, monsieur, lui fut-il répondu froidement.
– Si la Vendée ne se lève pas comme un seul homme, dit Georges avec sa voix timide et douce, il faudra gratter les pierres tombales qui disent ce qu’ont fait nos pères !
– Allez, Antoine ! commanda maman marquise.
Le jeune chasseur rougit et salua encore une fois. La route faisait un grand circuit pour descendre la montée. Il y avait un sentier à travers champs qui conduisait droit à la grille du château. Le jeune chasseur prit ce sentier. En tournant le coude de la route, je l’aperçus qui franchissait la grille. Il avait dû courir.
Sur le perron d’honneur du château, il y avait de nombreux domestiques avec des flambeaux, car il faisait maintenant presque noir. Une double file de paysans faisait haie dans la cour. La grille était grande ouverte. Au bruit que fit la voiture en entrant, nous vîmes sortir du vestibule une femme encore jeune et trois ou quatre messieurs. La jeune femme portait une toilette voyante ; elle avait des fleurs dans les cheveux. Elle vint embrasser maman marquise au moment où celle-ci mettait pied à terre.
– C’est la corsaire, me dit Antoine.
Mon attention fut détournée par le jeune chasseur qui toucha furtivement le bras de la belle institutrice et lui dit tout bas :
– Irène, il faut que je vous parle !
Tonton marquis échangeait des poignées de main avec ces messieurs.
– Bonjouh, bavon ! bonjouh, commandeuh ! bien vavi de vous vevoih !… pavole !
Gaston était déjà dans les jambes et faisait le diable tant qu’il pouvait.
– Ah çà ! qui est donc ce beau jeune homme ? demandai-je à Antoine en montrant le chasseur qui se cachait parmi les paysans.
– C’est Georges du Roncier, parbleu ! me répondit Antoine.
– Roncier ! le sanglier ! cette figure si douce et si timide ! Mais je n’eus pas le temps de m’étonner. La corsaire aborda Irène pour lui dire.
– Vous êtes changée, ma bonne… et pâlie affreusement ! Puis avec un sourire méchant : Le prince est à Mauges depuis un mois… pensez-vous que ce soit pour vous ?
Elle tourna le dos en ricanant plus fort. Irène baissa les yeux et ne répondit point. Cette Irène prenait pour moi une importance extraordinaire. Elle était comme l’héroïne du drame mystérieux où j’allais peut-être avoir un rôle…
Il m’avait suffi d’un coup d’œil pour mettre des noms sur tous les visages. Antoine m’avait fait connaître d’avance les hôtes du Meilhan. Je reconnus parfaitement ce bon commandeur de la Brousse, surnommé Rose-sans-Épines, à cause de la galante formule qu’il employait invariablement pour demander une épingle à maman marquise. Je reconnus le baron d’Avray, je reconnus surtout Léon, le séducteur. Ce Léon était un fade jeune homme, beau comme une ancienne lithographie de Grevedon. Il se donnait un air pensif et triste. Sa barbe était taillée à la Jeune-France, comme on disait alors, et ses cheveux pendaient en masses lourdes sur ses oreilles. Son costume consistait en une redingote à corset rembourrée vers les hanches et boutonnée jusqu’au col de satin noir qui lui couvrait la poitrine. Pour épingle, il portait une petite tête de mort en ivoire. Le romantisme, alors en vogue, rendait plus niais encore ce parfait nigaud. Le baron d’Avray avait une bonne et belle figure de vieux gentilhomme, mais il était sourd et ne le voulait point paraître, ce qui donnait parfois naissance à de singuliers quiproquos. Le commandeur de la Brousse, tête étroite, déprimée, long nez, menton absent, long cou, long torse, longues jambes, avait l’air d’un grand oiseau égaré loin de son nid. Il était fier, bien qu’il vécût un peu aux dépens d’autrui. Je l’ai toujours pris pour un fort honnête homme. Quant à madame la comtesse du Meilhan, la corsaire, c’était une toute petite femme, ronde comme une boule, avec d’assez jolis petits pieds courts et des mains plus que potelées. Elle avait une trentaine d’années, à son compte ; mettons cinq de plus pour rester en deçà du vrai. Son alliance avec la famille du Meilhan n’avait pas beaucoup changé ses manières. Elle parlait haut, très-haut ; elle se fâchait à table quand les choses n’étaient point de son goût. Vers le dessert, elle devenait fort rouge. Son père, le capitaine Masson, lui avait légué son caractère ; elle tenait tête à son mari et faisait peur à sa belle-mère. Rien n’était capable de la faire trembler, sinon une histoire de revenant ou une chauve-souris. On ne peut dire qu’elle fût jolie, mais, à part ses yeux ronds, les hommes la trouvaient piquante. Elle était, en outre, folle de la toilette, ce qui est toujours bien.
Il y eut souper le soir de l’arrivée. Chose remarquable, ce fut le précieux Pidoux qui me présenta, et la belle Irène, qui ne m’avait pas adressé la parole pendant tout le voyage, déclara que j’avais tout plein d’esprit et les plus heureuses dispositions pour la musique. Gaston n’en dit pas si long. Il promit que si quelqu’un me faisait du chagrin, on mettrait ce quelqu’un à la porte, sans quoi il aurait des crises.
– Tu as donc toujours des crises, Gaston ? lui demanda sa tante Anaïs.
La corsaire avait ce joli nom d’Anaïs. Gaston lui répondit :
– Tu as bien toujours tes chauves-souris, toi !
– Allons, maman, dit Anaïs, je vois que mon cher neveu Gaston est aussi bien élevé qu’au départ.
Maman marquise caressa la tête blonde du chérubin.
– J’ai le vegvet d’annonceh à tous ceux qui l’ont connu, dit tonton marquis pour rompre l’entretien, que Fvédévic est movt bien malheuveusement pendant le voyage.
Gaston me pinça le bras.
– Voilà le bonhomme La Brousse qui va chanter sa chanson, me dit-il.
– Madame la marquise, prononça en effet le commandeur d’une voix douce et claire, je réclame de votre obligeance bien connue, si toutefois vous en avez sur vous, une épingle pour attacher ma serviette.
La marquise répondit :
– Bien volontiers, commandeur !
Celui-ci prit l’épingle, et d’un ton de sincère ravissement :
– Ah ! s’écria-t-il, j’étais bien sûr de ne pas solliciter en vain, madame, car il n’y a pas de roses sans épines !
– Dis donc, tonton La Brousse, lui demanda Gaston, à qui donc prenais-tu des épingles quand maman marquise n’était pas là ?
Le commandeur rougit jusqu’au blanc des yeux à cette accusation d’infidélité.
– À quelque autre rose, répondit M. Léon.
– Puisqu’elles ont toutes des épines ! ajouta la corsaire.
M. Léon avait pris la voix qu’avait l’excellent comédien Bocage dans le rôle d’Antony.
– Très-plaisant ! dit le baron d’Avray, qui n’avait pas entendu.
Des entretiens particuliers s’établirent : M. Léon se mit à causer avec Anaïs, qui, seule, semblait le comprendre, malgré la tournure peu romantique qu’elle avait ; le docteur Pidoux entreprit le baron d’Avray ; Irène et Zoé échangèrent quelques brèves paroles à voix basse.
Tonton marquis entama le récit de notre odyssée à l’usage du bon commandeur de La Brousse, qui mangeait en homme dont la fonction est accomplie. Je voyais de temps en temps les regards de la belle Irène rencontrer ceux du docteur Pidoux. J’avais remarqué trois choses : d’abord la protection subite qu’ils voulaient bien m’accorder tous deux à l’improviste. En second lieu l’absence de Georges du Roncier, qui n’était même pas entré au château, et qui avait disparu tout de suite après avoir parlé à Irène dans la cour d’honneur. Enfin, le silence à coup sûr étonnant que chacun gardait sur deux membres importants de la famille : le père de Gaston et le mari d’Anaïs, le marquis Théodore et le comte Henri.
Gaston avait bien demandé en entrant :
– Papa est-il là ? – mais c’est à peine si on lui avait répondu.
C’était une singulière maison.
– Tu ne dis rien, Lily ! cria de loin la corsaire.
– Nous sommes un peu jalouse, répondit Irène avec un visible empressement, depuis que notre cousin Gaston a une autre petite amie.
– La jalousie ! récita M. Léon, – un des plus amers poisons que l’âme humaine puisse boire !… Enfer ! quand la jalousie dévore un cœur de femme…
– Mauvais plaisant ! dit le baron qui le guettait ; encore un calembour !
Je ne sais pas du tout quel genre de drôleries le pauvre sourd mettait dans la bouche de M. Léon, mais on peut affirmer qu’il était seul de son avis. Dans l’univers entier, l’homme-piano ne divertissait que lui.
On semblait éviter avec soin toute allusion politique. La corsaire passait pour être mal pensante.
Il y eut tout à coup un grand mouvement autour de la table. Chacun se leva, excepté la corsaire, qui se contenta de se tourner à demi vers la porte.
– M. l’abbé Jouault ! annonça Besançon, qui avait endossé une livrée d’apparat. Gaston courut au bon curé ; Lily fit de même. C’était une honnête et naïve figure de prêtre, un peu lourde, et où l’intelligence n’était pas par excès. Il embrassa les deux enfants tout paternellement, et fit à la ronde un salut modeste.
– Que vous êtes aimable, monsieur le curé ! cria la voix perçante de Dorothée.
– Monsieuh le cuvé, vous êtes le plus chavmant des saints ! ajouta Isidore.
La corsaire lui adressa un signe de tête protecteur. Irène et Zoé coururent à lui comme avaient fait Gaston et Lily.
Ce fut le précieux Pidoux qui conduisit le curé à la marquise, après l’avoir préalablement pressé dans ses bras. On fit une petite place au bon prêtre, qui commença incontinent à s’entretenir tout bas avec Dorothée. Je vis celle-ci pâlir et s’éventer avec son mouchoir. Pidoux, qui s’était éloigné, revint, mais le bon curé se tut à son approche.
– Ce sont des secrets ?… dit le docteur.
– Oui, monsieur, répondit l’abbé Jouault ; ce sont des secrets.
– Je parie qu’on parle de mon papa, s’écria Gaston ; je veux savoir !
Il y avait là évidemment une foule de petits mystères qui se croisaient et s’enchevêtraient. Les renseignements fournis par Antoine ne me suffisaient plus pour marcher au milieu de ce dédale. Il fallait deviner : j’étais dans mon centre.
La corsaire, avec ses yeux ronds, hardis et brillants, m’inspirait une instinctive aversion ; je ne comprenais pas bien la conduite de la belle Irène et de Pidoux, mais j’avais bonne opinion de moi. Cela m’inquiétait peu. C’était une affaire de temps. L’homme qui m’intéressait le plus était celui que je connaissais le moins : Georges du Roncier. Après toutefois un autre homme que je ne connaissais pas du tout : le prince Maxime. Tous les deux étaient en rapport avec Irène. La comtesse Anaïs s’était vantée de la présence de l’un d’eux comme d’un triomphe. Je sentais vaguement, malgré mon ignorance profonde et le milieu où j’avais vécu jusqu’alors, que la comtesse Anaïs était odieusement déplacée dans ce manoir. Le ridicule y abondait, mais les ridicules de la corsaire n’étaient pas de la même famille que ceux de toutes ces bonnes gens.
Mais il ne s’agissait pour moi en ce moment ni de la corsaire, ni de l’institutrice, ni même de mes deux héros, Georges et Maxime. Un élément nouveau venait de naître et piquait violemment ma curiosité.
Gaston avait eu raison quand il s’était écrié :
– Je parie qu’on parle de mon papa !
Mon oreille subtile avait parfaitement saisi le nom du marquis Théodore et aussi le nom du comte Henri. C’était le bon abbé Jouault qui les avait prononcés. Qu’avait-il dit ? Je l’ignorais, mais ce devait être quelque chose de bien grave, à considérer la profonde émotion qui avait saisi maman marquise. L’idée me vint tout de suite qu’il était arrivé malheur au père de Gaston et au mari d’Anaïs.
– Est-ce que vous avez des nouvelles d’Henri ? demanda celle-ci au travers de la table.
– Non, répondit maman marquise.
Tout de suite après le dessert, la marquise passa dans son appartement en compagnie de l’abbé Jouault. Personne n’eut permission de la suivre.
Gaston me dit :
– Je sens papa !… papa est ici !
Il était comme une âme en peine et ne pouvait rester en place. Mais il ne dit son secret qu’à moi. Tonton marquis et la comtesse Anaïs étaient désormais chargés du soin de faire les honneurs. La comtesse trôna au coin du feu, entourée de Pidoux, de M. Léon, du baron d’Avray, etc. Irène s’était esquivée en même temps que la marquise. Tonton marquis s’était emparé de Rose-sans-Épines.
– Qui donc arrive ? s’écria en ce moment la corsaire.
On entendait, en effet, distinctement, un bruit de chevaux dans la cour. Anaïs s’élança vers la fenêtre, écartant brusquement ceux qui se trouvaient sur son passage. Elle entr’ouvrit le rideau, regarda dans la cour et poussa un cri étouffé.
– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? s’écria-t-on de toutes parts.
– Est-ce que tu as vu ta chauve-souris, tante Anaïs ? demanda Gaston.
Tonton marquis, déjà tout blême, laissa échapper ce nom redouté : Les Bleus…
Le baron d’Avray frappa sur l’épaule de Léon en disant :
– Vous lui avez fait encore quelque niche, mauvais plaisant !
Pendant cela, Rose-sans-Épines déroulait un mouchoir à carreaux dans lequel était enveloppé un petit pistolet de poche, dit coup-de-poing. Sa figure d’oiseau prit une expression chevaleresque. Il prononça ces paroles remarquables :
– Sachons du moins vendre chèrement notre vie !
Tonton marquis, à la vue du pistolet, passa derrière le baron, qui regardait de tous ses yeux sans comprendre.
– Est-ce qu’on va se battre ? criait Gaston en trépignant de joie ; ah ! quel bonheur !
– Combien sont-ils, chève nièce ? interrogea tonton marquis d’un ton lamentable. Y a-t-il plus d’un végiment ?
La corsaire, qui avait eu le temps de se remettre, haussa les épaules avec mépris. Elle abaissa un second regard vers le pavé de la cour, où l’on n’entendait plus aucun bruit.
– Allez-y voir ! dit-elle.
Puis elle traversa de nouveau la chambre et vint à M. Léon qu’elle attira à l’écart. Elle lui parla bas.
Léon sortit sans jurer enfer ni damnation. Il avait l’air tout à fait d’un professeur de chant qui n’est pas rassuré. Presque au même instant, Antoine entra et vint chercher Gaston de la part de sa grand’mère. Le précieux Pidoux s’était glissé jusqu’à la fenêtre. Je l’entendis qui demandait tout bas à la comtesse Anaïs :
– M. le comte était-il seul ?
La corsaire le toisa d’un dédaigneux regard.
– Messieurs, fit-elle au lieu de répondre, je vous prie de m’excuser si je vous quitte : j’ai ma migraine.
Elle prit un flambeau sur la cheminée et sortit à grands pas. J’avais la fièvre, tant ces mouvements mystérieux exaltaient ma curiosité incurable. Que se passait-il donc dans ce château ?
Il n’y avait plus au salon que tonton marquis, Pidoux, le baron d’Avray, Rose-sans-Épines, Lily et moi. Rose-sans-Épines, voyant le danger passé, était en train d’envelopper de nouveau et avec soin son petit pistolet de poche dans son grand mouchoir à carreaux. Le baron d’Avray interrogeait chacun du regard en homme gai, mais sourd, qui craint d’être laissé en dehors d’un joyeux complot. Pidoux avait mis son dos à la cheminée. Il réfléchissait. Tout à coup il tendit la main à tonton marquis.
– Miséricorde ! s’écria-t-il ; j’oubliais que M. le duc m’attend ce soir… Je vais piquer un temps de galop jusqu’à Mauges.
On ne peut employer une autre expression : il s’enfuit. Comme il sortait, madame Honoré parut à la porte et appela Lily pour la coucher. Quand madame Honoré fut partie, tonton marquis nous compta du regard avec une visible inquiétude.
– Est-ce que vous allez nous quitter aussi ? demanda-t-il à M. le baron d’Avray.
Celui-ci prit précipitamment sa canne et son chapeau.
– Que ne le disiez-vous ! s’écria-t-il ; je vous gêne ?… Bien le bonsoir !
– Mais non, chev ami, mais non… au contvaive…
– S’il fallait faire des compliments entre voisins… continuait le sourd en courant vers la porte.
– Vestez, bavon, vestez !… on va vous dvesser un lit dans ma pvopve chambve !…
– Bien, bien, marquis… faites vos affaires… Hommages à ces dames !
Et il disparut.
– Quelle infivmité ! s’écria Isidore.
Il s’élança vers Rose-sans-Épines, qui prenait aussi son chapeau.
– Pav exemple ! fit-il, je ne souffvivai pas… Je suis en tvain de vaconter des histoives… Venez, commandeuv !… nous allons êtve cette nuit compagnons de chambvée.
Rose-sans-Épines se laissa faire. Tonton marquis l’emporta comme une proie. Il avait craint un instant de coucher seul.
Je restai seule dans l’immense salon. La pendule marquait onze heures. Il n’y avait plus qu’une bougie sur la cheminée et le feu s’éteignait. – Les lambris sombres absorbaient la lumière, qui mettait çà et là un point brillant aux moulures rougies des portraits de famille. – C’est à peine si les ténèbres étaient visibles. Je n’avais pas peur : je suis brave. Mais l’idée de mon isolement profond me saisit. Je n’étais rien dans cette famille ; je ne tenais à rien. Gustave, mon pauvre parrain, je songeai à toi en ce moment, comme toujours à mes heures d’embarras ou de tristesse, et les larmes me vinrent aux yeux. Je me demandai comment il était possible que je l’eusse quitté. Que faisais-tu, tandis que j’étais là toute seule et abandonnée ? On va loin sur la route sentimentale des souvenirs et des regrets. Heureusement, ce demi-jour tremblant des nuits où veille une lueur indécise se peuple aisément de fantômes. Je vis rire dans l’ombre l’insolente et grosse figure de Fanchette. Je ne pleurai plus. J’allai à la croisée. La cour était noire comme de l’encre. Peu à peu, les bruits allaient mourant à l’intérieur du château. On m’avait évidemment oubliée. J’étais en train de choisir le meuble où j’allais m’installer pour dormir, car je n’aurais osé sortir du salon, lorsque la porte par où tonton marquis et Rose-sans-Épines étaient sortis, s’ouvrit tout doucement. La corsaire, en robe de chambre et en cornette, parut sur le seuil avec un bougeoir à la main. Que venait-elle chercher là ? Cette femme avait des yeux de lynx. Malgré les demi-ténèbres, elle m’aperçut dans le coin où j’étais.
– Tiens ! dit-elle entre ses dents, c’est la petite Normande.
Si je n’avais pas oublié mon mouchoir sur la cheminée, reprit-elle avec tout l’aplomb qu’elle avait, tu aurais donc couché ici, fillette ?
– Dame !… répondis-je en constatant du coin de l’œil qu’elle faisait semblant de reprendre un mouchoir qui n’y était point, – je ne sais pas, moi !
– Quel peuple, grommela-t-elle ; cette petite bête-là manquait à notre ménagerie !
Elle sortit et frappa à une porte dans le corridor en appelant madame Honoré à haute voix. Celle-ci entr’ouvrit sa porte.
– Honoré, lui dit la comtesse très-sévèrement ; est-ce moi qui suis la femme de confiance de ma belle-mère ?… Si je n’étais venue ici reprendre mon éventail, voyez ce qui serait arrivé !
Le mouchoir était maintenant un éventail.
Madame Honoré passa lestement une camisole, et vint me prendre par la main, tandis que la comtesse regagnait son appartement. Je crus que madame Honoré allait me faire entrer dans sa chambre ; il n’en fut rien. Ce n’était pas pour le roi de Prusse que cette camériste d’un certain âge passait tant de temps à sa toilette. Elle était d’humeur détestable, et grommelait en montant avec moi l’escalier du premier étage :
– C’est comme cela qu’on gagne des douleurs.
Une large galerie régnait dans toute la longueur du premier étage, madame Honoré tourna le bouton d’une porte. La porte résista :
– Tiens, fit-elle, madame la marquise ne s’enferme pourtant jamais.
Elle eut manifestement envie de mettre l’œil au trou de la serrure, mais ma présence la retint. Elle ajouta seulement :
– M. le curé est pourtant parti depuis longtemps.
Elle frappa. On ne répondit point.
– Si le diable sait le jeu qui se joue dans cette baraque-là !… gronda-t-elle ; je ne veux pas du tout qu’on prenne l’habitude de mettre quelqu’un avec moi dans ma chambre.
Elle me fit traverser toute la longueur du corridor. Nous nous arrêtâmes devant une petite porte basse qui donnait entrée dans un cabinet où se trouvait un lit. Le cabinet était dépendant d’une vaste chambre entièrement tendue de tapisseries flamandes à personnages. Il communiquait avec la chambre par une baie sans porte, fermée seulement d’une draperie libre. Il y avait une ouverture pareille sur l’alcôve de la pièce principale. Ces deux pièces répandaient une énergique odeur de renfermé. Une couchette avec des draps était dans le cabinet.
– Si je ne gagne pas des douleurs à ce métier-là, radotait madame Honoré, j’aurai de la chance !… Tu vas être là comme une reine, petiote… Les draps sont presque blancs, et d’ailleurs, Hervé, le valet de chambre du marquis Théodore, était une personne très-propre. Es-tu peureuse ?
Et avant que je n’eusse le temps de répondre :
– Bah ! bah ! reprit-elle ; une nuit est bientôt passée… Il ne faut pas croire à toutes ces faridondaines de trépassés qui vont par les corridors et de revenants.
– Personne ne couche donc de ce côté-ci du château ? demandai-je.
– Personne, depuis que monsieur est parti. Et, ajouta-t-elle en baissant la voix malgré elle, depuis que le vicomte Hector s’en est allé au cimetière.
Elle me quitta sur ces mots, emportant la lumière. J’entendis pendant quelques secondes ses pas pressés dans le corridor, puis un grand silence se fit dans les ténèbres qui m’entouraient.
C’était une nuit de printemps, orageuse et venteuse. Jusqu’à minuit, l’obscurité fut profonde. Vers cette heure, la lune à son dernier quartier commença à blanchir les nuages qui couraient follement au ciel. L’ouragan sifflait au loin dans les futaies et faisait gémir les châssis trop vieux des fenêtres. Je m’étais coulée dans le lit, et je m’étonnais d’attendre si longtemps le sommeil. Je n’avais pas peur, mais une agitation que je ne puis rendre m’empêchait de m’assoupir. Les heures sonnaient lentement à l’horloge du château dont le timbre enrhumé avait des vibrations étranges. À minuit et demi, les rayons de la lune commencèrent à entrer dans la chambre voisine. La draperie était soulevée à demi. Je pouvais voir les meubles hauts et de forme antique découper un instant leur silhouette éclairée, puis se replonger tout à coup dans le noir quand un nuage passait sur le croissant. De temps en temps, lorsque le sommeil allait enfin me prendre, un bruyant craquement des boiseries sans peintures m’éveillait en sursaut. Je finis cependant par fermer les yeux et perdre connaissance.
Je ne sais combien de temps je dormis. Un bruit de voix m’éveilla. Il partait de la chambre dont mon cabinet dépendait. Je crus d’abord être le jouet d’un rêve. J’ouvris les yeux et je vis la chambre éclairée, non plus par les rayons pâles du croissant, mais par la lumière de deux lampes. – On avait soigneusement fermé les rideaux des croisées.
Je me levai bien doucement et j’allai mettre mon œil à la fente de la draperie. Je vis six hommes et une femme, assis en rond autour d’un baril tout noir d’où ils tiraient de la poudre pour faire des cartouches. Je dis cela comme je le sus plus tard. En ce moment, j’ignorais ce qu’ils faisaient. Parmi les hommes, je ne connaissais que M. Léon et Antoine. Il m’étonna de les voir réunis. Mais la vue de la femme m’étonna bien davantage. C’était la belle Irène, l’institutrice de mesdemoiselles du Meilhan, la dame de compagnie de maman marquise. Des quatre hommes que je ne connaissais pas, deux étaient arrivés à l’âge mûr. Ils avaient entre eux un air de famille, et je devinai du premier coup d’œil que le plus âgé devait être le père de Gaston. L’autre était sans doute son frère cadet, le comte Henri, mari de la corsaire. C’était une tête sévère et hautaine que celle du marquis Théodore, un beau visage, intelligent et triste. Je n’avais pas vu encore en face de moi un vrai gentilhomme. Je sentis en moi comme un grand respect, mêlé d’admiration. Le comte Henri n’était pas fait pour produire la même impression. Figurez-vous un beau grand chasseur campagnard ou un chef d’escadron de dragons. La corsaire avait dû adorer ce mari-là, ne fût-ce qu’un mois, ces trente jours qui font la lune de miel. Les deux autres me firent l’effet de deux jeunes hobereaux.
– Alors, disait le comte Henri au moment où je m’approchais de la draperie, ça va bien là-bas dans le Morbihan ?
– Bras et cœurs de fer, répondit le marquis Théodore.
– Et du côté de Vitré ?
– Une véritable armée… Cette fois, la Bretagne ne veut pas rester derrière la Vendée… Voici M. de Kervoz qui peut vous donner des nouvelles du Finistère.
M. de Kervoz, l’un des deux jeunes gentilshommes qui m’étaient inconnus, répondit avec cet accent du pays de Callac, qui donnerait à penser que ces gaillards ont au fond du gosier une machine à broyer les cailloux.
– Ma foi de Dieu ! nous comptons les hacher comme chair à pâté.
L’autre hobereau était de Belle-Isle-en-Terre, beau pays aussi !
– S’ils ne sont que dix contre un, grasseya-t-il, c’est bon !… les voilà avalés !
– Tonnerre du ciel ! s’écria le comte Henri ; quels diables d’instruments fabriquez-vous donc là, monsieur Léon ?… Vos cartouches ont l’air de cigarettes mal faites !
– Je ne suis pas un soldat, monsieur, répondit le ténor avec dignité ; je suis un artiste… L’idée de voir une femme… une princesse, affronter les périls de cette guerre implacable, m’a transporté d’admiration. J’ai offert mon épée…
– L’épée de M. Léon vaut mieux que ses cartouches, interrompit le marquis Théodore.
Un salut souriant adressé à Irène expliqua pourquoi la maladresse de M. Léon trouvait un défenseur. Ces preux du drapeau blanc aimaient les Clorindes.
Il y eut à cette époque de l’échauffourée vendéenne de véritables héroïnes, de belles jeunes filles, embellies encore par la passion enthousiaste, et dont les noms, oubliés déjà, seraient illustres si la victoire eût tourné de ce côté. Il n’y en avait certes pas de plus belles qu’Irène. Mais je ne pense pas qu’Irène fût une héroïne. Elle voulait monter, cette charmante fille, n’importe par quel moyen. Dieu et le roi l’inquiétaient peu. Elle combattait pour sa propre fortune. Elle était là, silencieuse et calme. Ses jolies mains, noires de poudre, roulaient prestement la cartouche. Elle répondait à la courtoisie du marquis Théodore par une inclination respectueuse, puis elle dit :
– Mon frère est comme moi, il n’a à donner que sa vie.
Le comte Henri lui baisa la main.
Je regardais mon ami Antoine qui fabriquait silencieusement ses cartouches et se tenait à l’écart.
– Eh bien ! vieux chouan ! lui cria le comte Henri, tu ne dis rien ?
– J’ai de la peine à m’y remettre, répliqua Antoine.
– Est-ce que le cœur n’y est pas ?
– Heu ! heu !… fit Antoine, qui emplit son écuelle de poudre, ça me fera tout de même plaisir d’y aller un petit peu… mais je n’ai pas confiance.
L’horloge du château sonna deux heures après minuit.
– Voilà qui est étrange ! murmura le marquis Théodore ; Roncier est en retard de plus de deux heures.
Comme il achevait, je crus entendre au loin des pas de chevaux dans la campagne. Le marquis entendit aussi sans doute, car il se leva vivement pour se rapprocher de la fenêtre. Chacun se tut pendant qu’il prêtait l’oreille.
– Ce sont eux, dit Antoine.
Il parlait encore qu’un son de trompe retentit du côté de l’avenue.
– Va ouvrir ! ordonna le marquis Théodore.
Antoine sortit aussitôt. Le marquis revint vers la table et ceignit une écharpe blanche. Sa figure était changée. C’était un noble et fier soldat.
– Pour recevoir la personne qui va venir, dit-il avec une émotion soutenue, – il faut être debout et découvert !
Le marquis Théodore donna l’exemple en ôtant sa casquette de chasse. Les autres se levèrent. Je surpris un regard échangé entre M. Léon et la belle Irène.
– Qui donc allons-nous recevoir ? demanda M. de Kervoz.
La porte s’ouvrit. Georges du Roncier entra. Il était en costume de paysan. Il se tint au-devant de la porte et courbé en deux, la main sur le cœur ; il fit signe à un personnage invisible. Un silence solennel régnait dans la chambre. Mon âme était dans mes yeux. Je m’attendais à voir entrer un être tout couvert de soie, d’or et de diamants, tel que les enfants de la campagne se représentent un roi. Je vis entrer un petit paysan qui jeta un regard rapide autour de lui et qui demeura immobile sur le seuil. Un cri étouffé s’échappa de toutes les poitrines. Le marquis Théodore vint mettre un genou en terre devant le petit paysan et lui baisa la main. De grosses larmes roulaient sur les joues des deux gentilshommes bas-bretons. Le comte Henri, cet homme d’apparence si insouciante, pleurait comme un enfant. Le petit paysan tira de son sein un parchemin roulé qu’il remit à l’aîné du Meilhan. Ce faisant, il lui dit, et ce fut alors seulement que je reconnus son sexe :
– Monsieur le marquis, le roi m’a chargé de vous faire accepter ceci. Veuillez en prendre connaissance.
Le marquis Théodore déroula le parchemin et lut : « Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui verront ces présentes, salut. Ayant en considération les loyaux et fidèles services rendus à notre maison par notre ami et féal Charles-Marie-Théodore du Meilhan, chevalier, marquis du Meilhan-Grabot, et voulant lui donner un témoignage de notre confiante estime, avons nommé et nommons ledit marquis du Meilhan-Grabot maréchal de nos camps et armées, pour en remplir les fonctions aussitôt les présentes reçues, sous les ordres de M. le maréchal comte de… généralissime de nos armées de l’Ouest. Donné au château de Holy-Rood, le 3 avril de l’an de grâce 1832. »
– Point de remercîments, monsieur le marquis, dit le petit paysan, aussitôt que la lecture fut achevée, vous méritez mieux que cela. Puis, se tournant vers les deux gentilshommes bretons :
– Vous êtes major du régiment d’Artois, monsieur de Kervoz… monsieur de Peugny, vous êtes capitaine des chasseurs de Berry.
Ils joignirent tous deux les mains, et le même cri naïf s’échappa de leurs poitrines :
– Son Altesse Royale sait mon nom ! dirent-ils tous deux à la fois.
Le petit paysan sourit et frappa sur l’épaule de Roncier.
– Notre Georges est colonel, dit-il en s’adressant au marquis. Quant à vous, comte, votre place est ailleurs : vous n’êtes soldat que jusqu’à voir. En attendant, veuillez accepter ce bon souvenir de Sa Majesté votre maître.
Le comte Henri reçut un écrin contenant la croix de Saint-Louis.
– Monsieur Léon, reprit le petit paysan, nous savons que votre vocation vous enchaîne à la culture des beaux-arts. La cour aimera les beaux-arts : je ne parle pas de moi, qui ai fait mes preuves… Approchez, mademoiselle !
C’était à la belle Irène qu’elle parlait. Celle-ci s’avançait avec cette grâce digne qui la faisait si charmante. Je voyais le cœur de Georges du Roncier battre sous sa veste villageoise. Ce fut à ce moment que j’eus une vague compréhension du jeu que jouait cette adroite fille.
– Mademoiselle, lui dit le petit paysan, qui la baisa au front sans la laisser s’agenouiller tout à fait, il est des dévouements pour lesquels je ne sais qu’un genre de reconnaissance, c’est l’admiration… Je vous donne ceci, non point pour vous récompenser, mais pour avoir l’honneur de garder une place dans votre souvenir.
Les genoux du pauvre Georges fléchirent. – À son tour, il pleurait. Le petit paysan, devant qui tout le monde fléchissait le genou, venait de passer au cou d’Irène une chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon. Irène, toute pâle, lui baisa la main, puis elle porta le médaillon à ses lèvres.
– Georges, reprit le petit paysan, qui souriait, je ne m’étonne plus si vous rêvez tout éveillé… Vous nous amènerez aux Tuileries notre plus belle comtesse.
Georges du Roncier, cet ardent et loyal enfant de la nature, fut obligé de se retenir aux lambris. Ses jambes fléchissaient. Il était ivre.
– Messieurs, continua le petit paysan, le temps me presse. MM. de M*** et G*** m’attendent à Beaupréau ; je vais faire dix lieues cette nuit sur la route de Nantes… Êtes-vous tous prêts ?
– Tous prêts ! répondit-on d’une seule voix.
– Messieurs, nous sommes au dernier jour de mai, j’ai fixé le 4 juin…
La joie parut sur tous les visages.
– Enfin ! s’écrièrent les deux Bretons. Et le comte Henri ajouta : – Nous ferons la Saint-Michel avant son tour.
– Vos mains encore une fois, messieurs. Je n’ai pas besoin de votre promesse de bien faire.
On n’entendit que ces mots :
– Vaincre ou mourir !
Et, sauf le frère et la sœur qui étaient là, Dieu sait comme tous devaient accomplir leur serment.
Le petit paysan, que je n’appelle pas autrement pour ne point jeter à tout propos un nom auguste dans ces pages, histoire d’une vie obscure, prononça l’adieu et sortit, escorté de tous ceux qui étaient dans la chambre.
Je savais bien que c’était une femme, et Antoine m’en avait dit assez pour que je puisse deviner quelle illustre visite avait honoré, cette nuit, le château du Meilhan. Antoine resta le dernier pour éteindre les lampes. Je l’entendis qui murmurait :
– Si le temps y était, il n’en faudrait pas plus… Celle-là vaut cinquante mille hommes… mais je n’ai pas confiance.
L’instant d’après, la chambre du marquis Théodore était déserte, et la grosse clé grinçait dans la serrure pour refermer la porte. Je regagnai mon lit à tâtons et m’endormis d’un sommeil fiévreux et plein de rêves. Je vis des batailles, j’entendis le fracas inconnu du canon. Vingt fois je m’éveillai en sursaut, effrayée maintenant de l’obscurité et du silence qui m’entouraient.
– Debout ! dit une voix près de moi. Je sautai hors du lit, en proie à une inexprimable épouvante. Le jour naissait. Madame Honoré était à mon chevet. Je m’élançai d’un bond dans la chambre voisine ; je promenai tout à l’entour mon regard avide. Aucune trace n’était restée de cette scène, dont le souvenir me poursuivait. Sur la grande table, il n’y avait plus de lampes. Les sièges hauts et gothiques étaient rangés autour des lambris. Les lourds rideaux, relevés sur leurs patères, laissaient voir l’horizon rougi par le soleil qui allait paraître. Et la chambre avait toujours ce parfum de solitude, cette humide odeur de renfermé qui emplit les appartements sans maîtres.
– Que fais-tu là ? me dit madame Honoré, qui m’examinait du seuil.
– Rien, répondis-je.
Et je cherchais la place des sièges rapprochés en rond autour de la table, l’endroit où Antoine était seul à l’écart auprès de son écuelle pleine de poudre, j’essayais de reconnaître sur le parquet la trace circulaire du tonneau. Un songe ne frappe pas l’esprit si violemment. D’ailleurs, j’en avais eu cette nuit, des songes, et je faisais la différence entre eux et la réalité. Il y avait dans ce que j’avais vu des choses que mon imagination n’était pas capable de deviner ou d’inventer ; ce brevet de maréchal-de-camp, lu à voix haute (j’ignorais jusqu’au nom de ce grade), ce médaillon suspendu au cou d’Irène, tandis qu’on prononçait des paroles qui mettaient le chevaleresque Georges de moitié dans le bienfait reçu, ce titre enfin qu’on avait employé pour désigner le petit paysan et dont je n’avais même pas l’idée : Son Altesse Royale !
– Allons ! allons ! fit madame Honoré, en route ! Je ne veux pas que madame la marquise sache que tu as couché ici.
– Les femmes déguisées en hommes paraissent plus petites, n’est-ce pas ? repris-je au lieu de répondre.
– Tu as vu quelque chose ! s’écria la chambrière, qui me saisit par le bras.
– Ah ! fis je en fixant mon regard entre ses deux yeux. – Il s’est donc passé quelque chose ?
Elle me lâcha le bras.
– Est-ce qu’on sait ? grommela-t-elle ; est-ce que le diable y connaîtrait goutte dans cette maison-là ?… On entend des chevaux dans la cour… des pas dans les corridors… Madame la comtesse Anaïs est somnambule et fait la chasse aux chauves-souris…
Elle haussa les épaules en grommelant des paroles inintelligibles ; elle n’osait exprimer toute sa pensée.
– Mais, reprit-elle, madame la comtesse est restée tranquille cette nuit, j’en suis sûre… et ça ne m’étonne pas, puisque je viens de trouver dans le corridor la blague à tabac du comte Henri… Il est au château ou bien il a dû y venir.
Ses yeux m’interrogeaient. Je gardai instinctivement le silence.
– Et Antoine n’a pas couché à l’écurie, poursuivit-elle avec volubilité ; et M. Léon n’a pas défait son lit… et mademoiselle Irène…
Elle s’interrompit pour me demander tout bas :
– Est-ce qu’ils en sont, ces trois-là ?
Je fis semblant de ne point comprendre.
– Au fait, murmura-t-elle, c’est bête comme des choux, ces petites jeunesses normandes… Celle-ci a dû dormir toute la nuit… Allons, viens-t’en pendant qu’il n’y a encore personne dans le corridor… Tu sortiras de ma chambre sur les sept heures, et si on te demande où tu as passé la nuit, tu répondras : j’ai couché avec la bonne madame Honoré.
– Mais ce sera mentir ! m’écriai-je.
Elle me regarda de travers.
– Petiote, me dit-elle, c’est ton affaire ; si on savait que tu as couché ici, tu irais en prison.
Bien que les jeunesses normandes soient bêtes comme des choux, je ne fus point la dupe de cette menace. Je courbai la tête pour mettre fin à la discussion, et je suivis madame Honoré le long des corridors déserts. Elle me montra, chemin faisant, la porte de la corsaire en disant.
– La boutique aux chauves-souris et aux revenants…, bon petit ménage !
Madame Honoré couchait au rez-de-chaussée, parce qu’elle avait la surveillance de l’office. En entrant chez elle, un véhément parfum de pipe me saisit à la gorge. Elle s’en aperçut et me dit :
– C’est moi qui fume de temps en temps pour mon mal de dents.
J’avais une idée fixe : voir Antoine et l’interroger. Plus mon esprit s’éveillait, plus j’étais dominée par les souvenirs étranges de ma nuit. Je me disais en songeant avec une émotion profonde à l’épisode d’Irène et de Georges :
– Qu’il était beau ! qu’elle était belle !
Cela me prenait comme un roman intéressant et amoureux saisit les lecteurs novices, récemment échappés du collège ou de la pension. Mais quelque chose de triste battait en brèche ma sympathie. On m’avait montré le dessous des cartes. Il n’y avait rien dans le cœur de cette Irène. Roncier, le chevalier, le sanglier ! Roncier, que je m’étais représenté si terrible, et que j’avais vu si beau, si doux, si timide, voilà mon héros. Le prince Maxime pouvait-il être plus entraînant que ce Georges : visage d’agneau, renommée de lion !
J’étais fâchée que le prince Maxime fût sous un autre drapeau que Georges. Mais j’avais un autre crève-cœur, c’était Gustave, mon parrain. Il ne faut pas croire que la pensée de Gustave fut absente. À aucun jour de ma vie je n’ai oublié Gustave. C’est le fond de mon cœur. Mes autres impressions ont pu varier, vivre, mourir : celle-là est immuable, parce qu’elle fait partie de moi-même. Seulement, j’éprouvais aujourd’hui, pour la première fois, une difficulté, un chagrin que j’ai bien souvent ressenti depuis.
La pensée de Gustave m’embarrassait. Je ne savais où le classer parmi ce monde nouveau qui m’entourait. Je ne lui trouvais point de place sur cette échelle dont j’occupais pourtant moi-même un échelon. Était-ce donc que les hommes ne passent pas, pour gravir l’escalier de la vie, par la même porte que les femmes ?
À neuf heures, madame Honoré me permit de sortir de sa chambre au moment où plusieurs domestiques passaient, et sans doute pour constater ma présence chez elle.
Besançon lui demanda :
– Madame est-elle levée ?
– La porte est toujours fermée, répondit Honoré ; – on n’entend rien chez elle.
– C’est comme chez M. le marquis, fit Besançon.
– Mademoiselle Zoé dort, ajouta Justine ; – elle a eu la fièvre toute la nuit… La petite Lily est malade… Le docteur Pidoux a déjà fait sa visite.
Besançon passa en haussant les épaules et en grommelant :
– C’est tout de même une drôle de cassine !
– Où est le docteur ? demanda madame Honoré.
– Chez la belle Irène, qui est malade aussi, répondit Justine. Ce genre… as-tu fini !… Je crois que ce grand pied de céleri, M. Léon, s’avise aussi d’avoir la colique !
La bonne de Gaston vint me prévenir que son jeune maître me demandait.
– Vous direz à madame, s’écria Honoré, profitant de l’occasion, – que c’est bien de l’embarras pour moi d’avoir cette enfant-là dans ma chambre.
La bonne m’emmena. Je trouvai Gaston jouant auprès du lit de sa cousine Lily. Lily me tendit sa pauvre petite joue pâlotte.
– Bonjour, Suzette, me dit-elle, tu n’es pas riche… Si je meurs, je te donnerai tout ce que j’ai.
– Suzanne sera riche ! repartit Gaston entre haut et bas.
Puis, se tournant vers la bonne, il ajouta :
– Je veux aller me promener avec Suzanne.
La bonne prit aussitôt son tricot pour nous suivre. Gaston l’arrêta.
– Je ne veux pas que tu viennes, dit-il.
La bonne se rassit et déroula son bas. Lily venait de refermer ses yeux assoupis. Gaston me prit par la main, et nous sortîmes. Je voulus le conduire du côté de l’écurie, pour voir si nous rencontrerions Antoine ; mais il m’entraîna du côté du jardin.
J’y descendais pour la première fois, et je n’avais rien vu de pareil. C’était un très-grand jardin, dessiné à la Louis XIV, avec de longues allées d’arbres taillés et des charmilles impénétrables.
– Ah ! que c’est beau ! m’écriai-je.
– Tout cela, me répondit Gaston, sera à ma femme… c’est moi qui aurai le Meilhan.
– Lily sera bien heureuse ! fis-je sans attacher la moindre importance à mes paroles.
Gaston s’arrêta pour me regarder.
– Allons plus loin, me dit-il.
Nous descendîmes de la terrasse dans le parterre. Je remarquai seulement alors que Gaston avait les yeux battus et qu’il était très-pâle. Quand nous fûmes sous les charmilles, il s’arrêta de nouveau.
– Je veux te dire un secret, murmura-t-il. On me l’a bien défendu.
– Alors, je ne veux pas l’entendre, monsieur le comte.
– À quoi cela te sert-il de me faire du chagrin… Je t’avais priée de me tutoyer.
– Je suis ici pour vous obéir, commençai-je.
– Encore ! s’écria-t-il en frappant du pied.
Tout son sang montait à son visage.
– Quand vous êtes comme cela, vous me faites peur, dis-je tout bas.
Il se calma aussitôt, et sa figure souffrante eut un sourire.
– Tu n’es pas ici pour m’obéir, Suzanne, prononça-t-il avec douceur ; tu es ici pour m’aimer… Tutoie-moi, je t’en prie, et appelle-moi Gaston.
– Eh bien ! Gaston, repartis-je en riant, je te tutoierai.
– Merci, Suzanne… J’ai bien promis de ne pas dire mon secret, mais cela regarde les autres… À toi, je te dirai toujours tout. J’ai vu mon papa cette nuit. Je t’avais bien dit que je le sentais… Si l’on voulait te cacher à moi, Suzanne, je te retrouverais. Quand ceux que j’aime sont auprès de moi, je le sens.
Nous étions arrêtés auprès d’un gros vieux charme bossu, dont les branches noueuses et noires s’étendaient à quinze pas de là. Gaston jouait avec mes cheveux. C’était un être charmant, qui tenait de la femme comme tous les enfants gâtés. Sa riche chevelure blonde inondait son front et ses joues. Une larme se balançait à sa paupière.
– Mon pauvre papa était bien triste, poursuivit-il ; voilà longtemps que je ne l’avais vu… Il ne veut jamais me dire où il va quand il me quitte… je l’aime mieux que tout !…
Il s’arrêta et reprit :
– Excepté toi, Suzanne !
– Je ne sais pas ce que mon papa et mon oncle Henri ont dit à maman marquise, poursuivit Gaston, dont les idées tournaient déjà ; elle a eu sa crise. Elle a fermé sa porte à tout le monde, à tonton marquis et même au docteur Pidoux. As-tu remarqué ? quand quelqu’un marche dans le corridor, toute la maison entend… Tonton marquis dit que c’est exprès, et qu’il y avait, voilà longtemps, un de mes bons-papas qui était jaloux… Alors, il avait voulu un plancher qui craque pour entendre quand sa femme marchait la nuit… Moi, j’entends souvent tantine Anaïs quand elle se sauve de sa chambre par peur des revenants et des chauves-souris… je reconnais son pas… Cette nuit c’étaient d’autres pas…
Il secoua sa blonde tête et se mit à rire.
– Mon oncle Henri se fâche quand on parle des chauves-souris, dit-il.
Puis, tout à coup, changeant d’idée :
– Alors, tu trouves que celle qui aura les jardins du Meilhan sera bien heureuse.
Cela l’avait frappé.
– Si tu es un bon mari, Gaston, répondis-je, et qu’elle t’aime bien.
– Qui, elle ?
– Ta femme.
– Est-ce que tu ne m’aimerais pas bien, Suzanne, si j’étais ton mari ?
– C’est Gustave qui sera mon mari, repartis-je d’un ton ferme.
Il baissa les yeux et un voile de tristesse se répandit sur ses traits délicats.
– Pourtant il t’a laissée partir !… murmura-t-il ; et puis, il n’a pas de château…
– En travaillant il en gagnera, peut-être.
– Oh ! fit-il avec une nuance de dédain dans la voix ; j’en vois ici qui travaillent depuis longtemps et qui n’ont pas gagné de château.
– D’ailleurs, repris-je, on n’a pas besoin de château pour être heureux.
Quand il vous regardait, il avait de grands yeux qui allaient jusqu’à l’âme.
– C’est vrai, me répondit-il, je serais heureux avec toi partout.
Cet entretien me donnait de la gêne. Je lui proposai de courir, de sauter à la corde et de lutter. Il ne voulut pas.
– Nous ne voyons rien ici, Gaston, lui dis-je ; montre-moi tout.
Il se mit aussitôt à marcher en avant. Nous sortîmes de la charmille et nous entrâmes dans le fruitier, qui descendait en amphithéâtre à une vaste pelouse au centre de laquelle était une pièce d’eau. Du jardin fruitier, on apercevait à peu près le même paysage que du sommet de la côte où Antoine m’avait montré les manoirs du voisinage.
– Qui demeure là ? demandai-je en désignant le château de Mauges, en ce moment éclairé par le soleil du matin.
– C’est tonton Champmas… et mon ami Maxime.
– Ah !… Maxime est ton ami, Gaston ?
– Maxime et Georges, qui est là-bas au Roncier… En voilà deux que j’aime bien !… Tiens, tonton marquis a mis des poissons rouges plein là-dedans !
Nous étions au bord de la pièce d’eau. C’était un ravissant petit lac où se miraient des bouquets de saules et d’aulnes.
– C’est drôle, continua Gaston ; un homme si vieux !… il passe tout son temps avec les poissons rouges et les canaris… Mais il est bien savant, va, tonton marquis, et joliment adroit pour faire les fortifications… Les vois-tu, les fortifications ?
– Où sont-elles ?
– Mais devant toi, Suzanne, me répondit-il en prenant un petit air impatient et contrarié.
Cela l’humiliait que je n’aperçusse pas du premier coup les fortifications de tonton marquis. Je devinai que mon ami Gaston n’était pas étranger à cette œuvre importante. À force de chercher je découvris, au bout de la pièce de gazon, une bande circulaire où la terre avait été fraîchement remuée. Le sol fléchissait brusquement au-delà de cette bande. Le mur du jardin, masqué à dessein par des buissons et des lianes, était déjà dans le ravin et ne se voyait pas du tout. De sorte que ces charmants parterres, ces allées de grands arbres, ces pelouses bien peignées, ces charmilles centenaires, dont la haute voûte ne laissait percer jamais un rayon de soleil, avaient l’air d’être en pleine campagne. L’œil passait par dessus le mur vêtu de verdure, et l’immense paysage semblait être la continuation du parc lui-même. Il faut encore ici avouer mon ignorance. Je n’avais aucune idée de ce que peuvent être des fortifications. Saint-Lud n’est pas une place de guerre.
Cependant, quand pour la première fois Antoine m’avait parlé de fortifications, mon imagination avait fait son devoir. On se crée toujours une maquette pour chaque chose inconnue. J’avais vu de vieilles tours à Domfront, un château à Mayenne : je bâtis en moi-même un formidable système de grosses murailles et de tours brèche-dents. Je mis dessus des drapeaux, des soldats et la machine fantastique qui, selon moi, devait être un canon. C’était effrayant à voir !
Ici, rien de semblable : un peu de terre remuée, affectant certains dessins bizarres et cornus.
– Je vois ! je vois ! m’écriai-je pourtant ; c’est ici qu’on va les bâtir !
– Quoi donc ? demanda Gaston.
– Tiens ! pardi ! les fortifications.
Gaston me regarda d’un air consterné.
– Mais elles sont finies ! me répondit-il.
Et je vis qu’il avait envie de pleurer.
– Écoutez, monsieur le comte, repris-je, écoute, Gaston, tu sais bien que je suis une petite sotte et que je viens de mon village… Je n’ai rien vu… c’est à toi de m’apprendre… Viens me montrer ce que c’est que des fortifications.
Ses yeux brillèrent et une expression de vive joie vint éclairer son visage. L’idée de m’enseigner quelque chose le rendait tout heureux.
– C’est cela, dit-il, viens, ma Suzanne !… Tu vas voir ! tu vas voir !
Il me reprit la main et nous franchîmes la pelouse en courant.
De près, les fortifications ne faisaient pas beaucoup plus d’effet que de loin. C’était une série de petits talus, taillés en pente raide du côté du château, en pente douce du côté de la vallée. Leur ensemble avait à peu près la figure d’un demi-cercle ; mais cette moitié de circonférence était formée à l’aide de lignes droites qui allaient se contrariant et décrivant des angles aigus. Il y avait ça et là de petits trous carrés dans les parapets qui étaient bien hauts d’un demi-pied… Figurez-vous les fortifications de Paris, réduites au point de mesurer trois pieds de haut, tout au plus, construites en terre meuble par une bande d’enfants qui vont jouer au soldat.
– Est-ce que tu ne trouves pas cela bien fait, Suzanne ? me demanda Gaston.
– C’est très-bien fait, mais à quoi cela peut-il servir ?
– À se défendre, donc ?
– Contre qui ?
Gaston prit un petit air mystérieux et regarda tout autour de lui pour voir si personne n’écoutait. Ceci était évidemment une réminiscence.
– Contre les Bleus, me répondit-il quand il eut achevé ses mines.
Puis, avec une volubilité pleine d’emphase :
– C’est moi, Lily, les deux petits gars de la ferme et tonton marquis… rien que nous… il a fallu bien travailler pour arranger tout ça, pense donc !… Besançon n’a fait que bêcher et brouetter… Je n’aime pas Besançon, parce qu’il a toujours l’air de se moquer… tantine comtesse aussi… Mais tonton marquis lui a bien dit qu’elle était une ignorante, va !
Nous marchions sur le petit talus, en dedans du parapet. Gaston contemplait son ouvrage avec une admiration sans mélange.
– Enfin, continua-t-il, nous avons eu la chance de mettre la dernière main, comme dit tonton marquis, avant l’arrivée des Bleus.
– C’est bien heureux ! fis-je au hasard.
– Tonton dit que c’est providentiel !… Il est bien savant, va, quoiqu’il ne fasse pas d’embarras comme le docteur Pidoux ! Autrefois, on ne faisait pas les fortifications comme ça. Il fallait du mortier et des pierres, mais tonton a dit qu’on devait profiter, pour la bonne cause, du progrès des lumières et marcher avec son siècle… Moi, ça m’était bien égal, pourvu qu’on s’amuse… On s’est bien amusé.
– Mais si les Bleus viennent, objectai-je, ils détruiront peut-être votre ouvrage.
– Ah ! ouiche ! fit le blond chérubin : on leur en souhaite !… Ça n’a pas l’air fort pour ceux qui ne s’y connaissent pas, mais c’est fort comme tout !… Tonton marquis a de fort gros livres où il y a un tas de dessins… Il a choisi le meilleur pour nos fortifications : c’est fait à la Vauban !
Ce mot fut prononcé par Gaston d’un ton tranchant et décisif. Bien qu’il n’eût pour moi aucune espèce de sens, je pris un air respectueux pour répondre.
Me voyant ainsi convaincue, Gaston se modéra.
– Tiens, me dit-il, voici la guérite de tonton.
C’était un trou pratiqué dans le feuillage même de la charmille. Gaston m’y fit entrer. On apercevait de là toute la vallée.
– C’est ici qu’il vient tous les matins avec sa longue-vue, continua le chérubin ; il a si bien étudié le terrain, qu’il sait par où les Bleus viendront… Tu vois bien, là-bas, au bout des peupliers, il y a un gué dans la rivière… Ils passeront par là. Dès qu’ils se montreront, nous tirerons le canon dessus.
– Vous avez donc des canons ?
– Maman marquise a promis à tonton qu’elle lui en achèterait un… Je sais bien charger les canons : j’en ai un petit pour moi jouer… et ils seront bien camus, n’est-ce pas, les Bleus, quand ils verront arriver les boulets ! Dame ! ils viennent pour nous faire du chagrin… Nous les tuerons tous : maman marquise l’a dit… ce sera tant pis pour eux !
Je plaignis ces pauvres Bleus à qui un si triste sort était réservé.
– Après la chaude, continua Gaston, nous ouvrirons la petite porte du bout et nous ferons une sortie pour aller ramasser les blessés… Nous les apporterons et nous les soignerons au château. Lily a épluché la charpie.
– Et après ? demandai-je.
Gaston perdit son air belliqueux. Ses grands yeux reprirent leur expression de féminine tendresse.
– Après ? répéta-t-il ; oh ! après, mon papa ne sera plus obligé de se cacher… Il ne sait pas tout cela… Il sera bien surpris quand on lui dira que les Bleus sont tués… Après, mon papa reviendra demeurer avec nous… comme autrefois… et je lui dirai que je t’aime…
Nous entendîmes la cloche qui tintait pour le déjeuner.
Au jour la salle à manger du Meilhan était plus triste. C’était une très-grande pièce, boisée de chêne noir, avec une haute cheminée où brûlait perpétuellement un feu de souches. Autour des lambris pendaient six trophées de chasse, séparés par de grands carrés où s’encadraient des panneaux sculptés. Des peintures noircies et coulées couronnaient le dessus des portes.
Ce matin, la plupart des places restaient vides autour de la vaste table. Je dus remarquer la disproportion qui existait entre la plantureuse abondance du repas et le nombre des convives. Maman manquait, tonton marquis aussi. Ce précieux Pidoux faisait défaut ainsi que tous les hôtes de la veille. Lily, malade, gardait la chambre.
Il n’y avait là que M. Léon, la belle Irène, sa sœur, Zoé, Gaston et moi, plus un convive nouveau, M. le comte Henri du Meilhan. La table était présidée par la corsaire, en grande tenue dès le matin. Le mari et la femme étaient placés en face l’un de l’autre. Ils mangèrent tous deux consciencieusement et ne s’adressèrent point la parole. En entrant, Gaston alla embrasser son oncle qui passa sa main caressante dans les boucles de ses blonds cheveux.
– Te voilà qui grandis, Gaston, lui dit-il ; tâche de devenir fort, mon chéri… le nom de Meilhan est lourd à porter… et tu le porteras seul.
Il enleva l’enfant de terre et l’embrassa tendrement. Sa figure me sembla moins épaisse et je l’aimai mieux. La corsaire riait un rire insolent. Elle parlait bas à M. Léon, qui rougissait, qui pâlissait, qui ne savait quelle contenance garder. J’entendis Irène qui murmurait à l’oreille de Zoé :
– La position du pauvre garçon n’est pas tenable… Cette femme a dû être autrefois madame Putiphar.
Il me parut que Zoé recevait cette communication avec une profonde indifférence. Gaston dit au comte :
– Voilà Suzanne, ma petite amie… embrasse-la.
– Tubleu ! fit le cadet du Meilhan, les choisis-tu déjà si bien que cela, petit homme ?
Il mit un baiser retentissant sur mon front et ne s’occupa plus de nous. Zoé avait comme toujours sa figure rêveuse et triste, son regard absorbé. Le comte ne parla qu’à elle pendant tout le repas. Zoé répondit par monosyllabes. La corsaire ne parla qu’à M. Léon, qui continuait de s’asseoir sur un fagot d’épines.
Le déjeuner fut triste à mourir. Au dessert, madame Honoré vint me dire que la marquise me demandait. Gaston se révolta.
– Elle n’est pas à maman marquise ! s’écria-t-il.
– C’est clair, cela, mon bijou, dit la comtesse, aussi vrai que tu es un enfant bien élevé.
– Monsieur le comte, répondis-je en me levant et en m’adressant à Gaston, je ne suis à personne.
– Petite pécore ! gronda la corsaire.
Le comte Henri me caressa la joue. Gaston se leva en même temps que moi.
– Alors, je veux y aller aussi, déclara-t-il.
– Madame la marquise vous le défend ! dit Honoré d’un ton péremptoire.
– Bon ! fit Anaïs à voix basse, – c’est qu’il y a conseil.
À ce mot de conseil, je vis un sourire naître sur toutes les bouches, sans excepter celle des domestiques qui servaient à table. Le comte Henri seul garda son sérieux.
– Antoine est-il de retour ? demanda-t-il à la femme de chambre.
– Pas encore, répondit celle-ci.
– Si on ne veut pas me laisser aller avec Suzanne, dit Gaston, je vais avoir une crise.
– Bravo ! fit la corsaire ; oh ! le charmant enfant !
Gaston la regarda d’un air irrité.
– Qu’as-tu donc fait cette nuit, toi, dit-il, qu’on ne t’a pas entendue courir les corridors ?
La corsaire saisit son verre pour le lui jeter au visage. Le comte se mit devant l’enfant.
– N’attaquez jamais personne, madame, croyez-moi, murmura-t-il, – pas même ceux qui ne comprennent pas encore…
– Je ne vous ai pas demandé vos conseils, monsieur, riposta aigrement Anaïs.
Le comte Henri se pencha vers Gaston.
– Viens avec moi, chéri, lui dit-il très-bas ; nous allons voir ton papa.
– Hein ? fit la corsaire qui se dressa vivement.
Le comte la salua et sortit, tenant par la main Gaston qui ne lui résistait plus. Moi, je suivis madame Honoré. Elle m’introduisit dans l’appartement de la marquise ; mais il paraît qu’elle n’avait pas la permission d’entrer, car elle me laissa dans la pièce qui suivait l’antichambre, et me dit en se retirant :
– Frappe trois coups, deux et un.
Je ne compris pas cette dernière façon de parler. Je frappai trois coups de suite à la porte qui était en face de moi. On ne me répondit point. Je redoublai. Alors, la voix douce et flûtée du marquis parvint jusqu’à moi.
– Deux et un ! criait-elle ; petite étouvdie ! on t’a dit : deux et un !
Et comme je ne comprenais point encore, il frappa deux coups, puis un de l’autre côté de la porte. Je fis comme lui aussitôt, et l’on m’ouvrit.
Tonton marquis était là qui m’attendait.
– Si tu n’avais pas bien fait le signal, ma bvebis blanche, me dit-il avec un grand sérieux, on ne t’auvait jamais ouvevt… Tu compvendvas que dans une conspivation, il ne faut vien mépviser, en fait de pvécautions et autves.
J’entendais maintenant que l’on causait vivement dans la chambre voisine.
– Voici pouvquoi on t’a fait appeler, continua tonton ; je suis chavgé de t’instvuive… Il s’agit ici pvès de choses qui ne sont pas à la povtée de ta faible intelligence… Ce sont des questions de vie et de movt. La moindve indiscvétion pouvvait tout pevdve… Veux-tu faive entve mes mains le serment de ne rien révéler de ce que tu vas voih et entendve ?
– Dame ! répondis-je en hésitant, moi je ne sais pas faire les serments.
– Suvpvenante innocence ! murmura tonton ; ceux qui savent tvop bien faive les sevments savent aussi les tvahiv ! Le mot est assez piquant, je le vépétevai au conseil.
Il me caressa la joue paternellement.
– Mon petit vat, continua-t-il, madame la mavquise du Meilhan-Gvabot, ma vespectable pavente, a un faible pouh toi… Comme nous avions besoin de quelqu’un pouh faive notve petit sevvice d’intévieur, et que nous étions embavvassés de choisih, madame la mavquise a vépondu de toi.
– Qu’aurai-je à faire ? demandai-je.
– À ôter le couvevt, me répondit tonton marquis, et à vegavder par la fenêtve.
Cela ne me parut pas dépasser mes capacités. Je répondis que j’étais prête. Le marquis me fit mettre alors la main dans la sienne et répéter mot à mot une longue formule de serment.
– Lève la main dvoite et dit : Je le juve !
J’obéis à sa satisfaction, car je l’entendis murmurer :
– Petit poisson deviendva gvand !… ça se fovmeva, ça se fovmeva… Pavole !
– Écoute-moi bien ! reprit-il ; dans une conspivation, il ne faut vien mépviser… Tu vas d’abovd enlever le couvevt… ensuite, tu te tiendvas en sentinelle suv le balcon, pavce qu’il fait tvès-louvd et que madame la mavquise veut délibéver les fenêtres ouvevtes… Suh le balcon, tu veillevas à ce que personne ne se tienne dans le javdin sous les fenêtres… Cav une seule de nos pavoles, suvpvise par l’oveille d’un tvaîtve, pouvvait occasionner d’affveux malheuvs… En outve, tu auvas l’œil sur la campagne, afin de voih si les Bleus avvivent… As-tu compvis ?
– Parfaitement, répondis-je.
– On feva quelque chose de toi… Si tu voyais quoi que ce soit de nouveau, tu te veplievais vapidement suh nous, et tu nous avevtivais… Viens !
Il s’approcha de la porte, derrière laquelle on entendait causer, et imita le cri du coq. Vous dire avec quelle perfection tonton marquis imitait le cri du coq est chose impossible.
– Qui est là ? demanda-t-on derrière la porte en réponse à son cocorico.
– Vous auviez dû d’abovd imiter le cvi de la chouette, cria tonton marquis à travers la porte ; il ne faut pas mépviser aucune pvécaution… C’est moi, ouvvez !
La porte tourna sur ses gonds, et nous nous trouvâmes en présence de Rose-sans-Épines, qui avait sur l’épaule un vieux fusil de taille colossale. Nous étions dans la chambre de la marquise. Les rideaux de l’alcôve étaient fermés, et la table était dressée. Une forte odeur de victuaille et de café mélangé d’eau-de-vie me porta au cerveau. Je pus voir que nos conspirateurs n’avaient pas négligé le repas du matin.
Il y avait huit convives, tous membres du conseil de régence.
C’étaient, par rang d’ordre, M. le duc de Champmas-Mauges, M. le commandant de la Brousse, qui portait, outre son mousquet, sa serviette attachée à l’aide d’une épine empruntée à maman marquise. Celle-ci était la troisième. La quatrième était mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui portait coiffe comme une nonne. Celle-là me parut d’une redoutable laideur. Les dents de sa mâchoire supérieure, fortes et plantées en avant comme celles des chevaux, relevaient énergiquement sa lèvre. Elle avait un tour en soie qui lui descendait jusque sur les yeux, une paire de lunettes d’argent sur son nez crochu, et un spencer de soie puce à boutons sur une jupe de laine noire. Son sac était un monument. Il contenait plusieurs Journées du chrétien, des sous et une grande quantité de pains de bougie pour lire à l’église, où l’éclairage était peu connu, bon nombre de numéros du Journal des Villes et des Campagnes, diverses bouteilles pharmaceutiques et un jeu d’aiguilles à tricoter, dont les pointes, perçant la laine usée, sortaient au dehors et faisaient de ce sac une arme terrible.
En cinquième ligne, venait Isidore-Louis-Prudence, marquis du Meilhan-Coispel, surnommé tonton marquis, instaurateur des fortifications du Meilhan ; puis, en sixième rang, le brave sourd qui trouvait M. Léon si aimable, M. le baron d’Avray. M. l’abbé Jouault, curé de Saint-Philibert-en-Mauges, et le docteur Pidoux faisaient les septième et huitième.
Il y avait là, parmi ces huit personnages politiques, un homme qui faisait tache, parce que son visage énergique et remarquable éloignait toute pensée de ridicule. C’était le duc de Champmas-Mauges. Dix ans auparavant, s’il se fût agi de conspirer, il eût joué un autre jeu. Mais l’âge pesait trop lourdement sur ses facultés amoindries, et il était aveugle. – Il avait près de quatre-vingts ans.
C’était un petit vieillard, sec comme allumette, mais vif encore dans ses mouvements. Ses cheveux blancs se hérissaient sur son front étroit et haut. À la moindre émotion tous ses membres tremblaient et son visage devenait écarlate. Chacun le traitait avec une déférence qui ressemblait presque à de la frayeur.
Outre les huit membres du conseil de régence, deux bonnes gens en vestes et en guêtres, deux paysans du bourg de Saint-Philibert étaient debout et savouraient lentement leur tasse de café. C’était le fameux Houziaux, l’adjoint du féroce Brunet ! C’était le célèbre Thorel, facteur rural.
Tonton marquis m’amena au centre de la réunion. Ces messieurs eurent pour moi de bienveillants regards.
– Est-elle bien pensante ? demanda d’une voix sèche mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, présidente de l’association des demoiselles de la Providence de Beaupréau.
– Pavole ! répondit tonton marquis, je cvois qu’elle ne pense pas à gvand chose, la chève petite !… Elle a fait le sevment !
– Je réponds d’elle, prononça solennellement maman marquise.
– C’est plus que suffisant ! déclara Pidoux.
Tonton marquis me fit traverser la chambre dans sa largeur et entr’ouvrit les rideaux qui masquaient la croisée. Je passai sur le balcon.
– Vigilance et discvétion, me dit tonton marquis, en laissant retomber les rideaux.
Je m’assis de manière à pouvoir tout entendre et tout voir. On continua de prendre le café. Il était convenu que je desservirais, mais l’impatience de délibérer tenait chacun. Ils étaient tous comme Chicanneau, qui voulait aller juger.
La table resta telle quelle. Tonton marquis souleva seulement un coin de la nappe pour poser un cahier de papier, une écritoire et des plumes. Il mit ensuite une sonnette devant le vieux duc de Champmas, président d’âge, qui déclara immédiatement la séance ouverte. Il fut arrêté que l’adjoint Houziaux et le facteur Thorel auraient le droit de s’asseoir sur des tabourets, mais seulement quand ils seraient fatigués.
– Afin de gavder les distances, avait expliqué tonton marquis.
Ces deux hommes du peuple, conquis à l’opinion de Pidoux, devaient avoir voix consultative.
– Nous allons consulter le buveau, dit tonton ; – ce sont des fovmalités ; menons cela tambouv battant.
On alla aux voix pour la nomination du président définitif et du secrétaire. La chance fut pour les dames. Madame la marquise fut nommée présidente et mademoiselle de la Beaumelle secrétaire.
Le duc céda galamment le fauteuil et eut le plaisir de donner l’accolade.
Maman marquise agita sa sonnette et dit en mettant ses conserves.
– La poudre !
Tonton alla aussitôt chercher dans un coin un beau petit baril et l’apporta.
Chacun tira de sa poche des cornets de papier, que l’on vida dans le baril. Ainsi se formaient et grandissaient peu à peu les ressources guerrières de cette puissante association. Les cornets homicides du conseil de régence ne pouvaient inspirer aucune inquiétude aux agents de la police : ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux cornets de tabac de la Noué. – En soupesant le baril, tonton marquis murmura mélancoliquement :
– Il y a de quoi bviser bien des existences !
– Vita brevis !… soupira le bon curé, qui parlait volontiers latin quand il y avait des dames.
– Mes amis, reprit Isidore en se tournant vers Houziaux et Thorel, qui regardaient le baril du coin de l’œil, vous voyez que notve confiance en vous est sans bovnes !… Nous espévons beaucoup de cette gvande alliance du peuple et de la noblesse… Il faut vous dive, cependant, que nous ne sommes pas des cevveaux bvûlés comme les fous de la petite conspivation… Nous ne fevons usage de la fovce qu’à la devnière extvémité.
Je compris bien que les fous de la petite conspiration étaient les gens que j’avais vus cette nuit dans la chambre du marquis Théodore. Le vieux duc de Champmas s’agita sur son siège.
– Allons ! allons ! dit-il, car il n’était point endurant ; vous n’avez pas la parole, marquis… Causons raison.
Tonton alla reporter sous le lit son petit tonneau de poudre, et la secrétaire fit passer à la présidente un carré de papier qu’elle avait pris dans son sac, parmi la collection complète du Journal des Villes et des Campagnes.
– Messieurs, fit la marquise en dépliant le papier, je crois être l’organe de la majorité en invitant chacun ici à mettre dans ses discours la plus bienveillante douceur et l’aménité la plus parfaite. L’ordre du jour, épela-t-elle, appelle la discussion sur…
Jusque-là tout allait bien. Elle continua :
– Sur les… mal… ver… sa… hum !…
– Malversations, dit la secrétaire avec un sourire de supériorité.
– Pensez-vous que je ne sais point lire, mademoiselle ? demanda aigrement Dorothée. Puis elle continua :
– Sur les malversations commises par Étienne Brunet, maire de Saint-Philibert-en-Mauges, dans le ma… ni… hum !
– Maniement, fit encore Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
– Maniement, je le vois bien !… maniement des fonds publics de la commune.
– Je demande la parole, dit le duc de Champmas.
– Il y a des orateurs inscrits, répondit maman marquise.
– À la bonne heure ! cria le baron d’Avray, piqué par je ne sais quelle mouche ; je le connais mieux que vous, puisqu’il est mon fermier… C’est un imbécile, mais c’est un honnête garçon.
– La parole est à M. le docteur Pidoux ! prononça gravement la présidente.
– Et vous croyez, demanda brusquement le vieux duc, que je vais m’occuper de pareilles sottises !…
Il y eut un long murmure.
– Monsieur le duc… commença la présidente.
– Au moment où le pays est en feu ! reprit M. de Champmas.
Tonton marquis cligna de l’œil.
– La petite conspivation, n’est-ce pas, mon vespectable ami ; dit-il ; vous cvoyez à cela, vous !
– Je crois à ceux qui ont de la barbe et du cœur, reprit le damné petit vieillard en frappant la table à coups de poing ; – vous êtes de vieux enfants…
– Ah ! monsieur le duc ! se récria la présidente.
– Sommes-nous ici au cabaret ? demanda Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
– Messieurs ! mesdames ! au nom du ciel ! faisait la conciliante basse-taille de Pidoux.
Tonton disait :
– C’est vévoltant… vévoltant… pavole !
Et le sourd, à pleins poumons :
– Imbécile, mais honnête garçon !… vous ne me ferez pas sortir de là !…
Houziaux et Thorel, hommes du peuple, étaient absolument ahuris. La sonnette tintait à se rompre.
– Ah ! ah ! jarnicoton ! vociférait le vieux duc, j’en ai bien vu d’autres !… Ces gens-là croient-ils me faire peur !
– Permettez ! faisait Pidoux.
– À l’ordre ! grondait la secrétaire.
– Couvrez-vous, madame la présidente ! conseilla Rose-sans-Épines en un moment lucide.
Et il lui tendit son chapeau. Dorothée le mit sans rire. Tout le monde se tut.
Mais les regards courroucés se croisaient. Au milieu du silence, le sourd reprit d’une voix ferme :
– Vous êtes tous dans l’erreur !… je suis seul dans le vrai… Imbécile, mais honnête garçon !… voilà !
Maman marquise, coiffée du chapeau de Rose-sans-Épines, faisait ce qu’elle pouvait pour se donner un air de reine.
– La paix ! fit-elle impérieusement.
Puis elle ajouta d’un ton pénétré :
– Je voudrais pouvoir oublier qu’il vient de se passer ici une scène inconvenante.
– Scandaleuse ! appuya Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
– M. le duc a prononcé des paroles… reprit Rose-sans-Épines, d’un ton pénétré.
– Je ne les retire pas, s’écria le due, hérissé comme un porc-épic.
– Je pvopose, insinua Isidore, dont la voix flûtée perça le tumulte, de clove l’incident… Nous donnons à ces simples habitants des campagnes un spectacle que j’osevai dive aussi dangeveux qu’affligeant.
Il se pencha vers Dorothée, et montrant le vieux duc :
– Notve vespectable ami va s’endovmiv fout à l’heure, fit-il avec un fin sourire.
Les yeux de l’irascible vieillard commençaient, en effet, à se fermer malgré lui. Il avait l’habitude de faire sieste tous les jours après son déjeuner. – Du temps qu’il était pair de France, on appréciait beaucoup cette qualité à la Chambre.
– M. le docteur Pidoux a la parole, répéta maman marquise.
Pidoux tira de sa poche un volumineux cahier de notes.
– Mesdames et messieurs, commença-t-il en adoucissant sa voix.
– Je demande la parole ! fit le sourd en sautant sur sa chaise ; je ne souffrirai pas cela ! un imbécile n’est pas un fripon !
– Mesdames et messieurs, répéta l’orateur Pidoux, dans les temps difficiles où nous avons le malheur de vivre, deux qualités sont nécessaires : la circonspection et l’audace… La circonspection, qui n’est autre que la prudence ; l’audace, qu’on pourrait aussi nommer courage. On pourrait comparer un État au corps de l’homme… La capitale est la tête et le cœur… les provinces sont les membres… l’administration est le sang qui circule dans les veines… Si nous blessons les fonctionnaires, nous tuons le gouvernement !… Le sang, c’est la vie… Sanguis vita… Empoisonner le sang, c’est donc détruire la vie… De quoi se compose le sang ? d’environ treize cent trente parties de cruor, six cent cinquante d’albumine, vingt-un de fibrine, fers et sels cent cinq, matières grasses cent cinq à cent dix, eau sept mille six cent deux…
– Quelle science ! fit maman marquise.
– L’équilibre entre l’albumine et la fibrine, mesdames et messieurs, joue un rôle immense…
Ici le précieux Pidoux avala une gorgée d’eau sucrée.
Voici quelle était la situation du conseil de régence à ce moment : le duc et le curé ronflaient. Le baron d’Avray, combattant le sommeil qui secouait ses pavots au-dessus de son front, murmurait, pour se tenir éveillé :
– Un imbécile et un fripon, ça fait deux, que diable !
Rose-sans-Épines tournait ses pouces, occupé consciencieusement à digérer le bon déjeuner qu’il avait fait. Maman marquise, tonton marquis et mademoiselle de la Beaumelle applaudissaient du regard, de la voix et du geste. C’étaient trois connaisseurs. L’approbation d’un pareil trio valait vingt triomphes remportés près de la vile multitude. Je fus curieuse de savoir quelle mine faisaient l’ami Houziaux et l’ami Thorel, je soulevai un peu le rideau et je les vis assis tous les deux sur des tabourets, les genoux à la hauteur du menton et le chapelet entre les jambes. Ils se croyaient au prône.
– Le fait dont on accuse Étienne Brunet, reprit l’enchanteur Pidoux, est double : concussion et détournement… Au mois de février de la présente année, la fabrique de la paroisse de Saint-Philibert-en-Mauges vota des fonds pour faire relever le mur du cimetière… Deux sommes furent séparément allouées. La première, qui était de trente-sept francs soixante-quinze centimes, devait être affectée à boucher la brèche du sud-est, et la seconde beaucoup plus importante, puisqu’elle s’élevait au chiffre rond de cinquante-neuf francs, était destinée tant aux brèches du nord qu’au dallage du porche de l’église… Des réparations insignifiantes et insuffisantes qu’on ne peut évaluer, en somme, à plus de vingt-six francs cinquante centimes, ont été faites aux diverses brèches sus-indiquées. Le dallage reste à l’état d’espoir. Mais on a mis un drapeau tricolore au-dessus du coq de l’église.
Ces derniers mots furent prononcés de ce ton d’ironie fine et mordante qui donne tant de montant aux discussions de la tribune.
– Quel prodigieux talent, murmura la marquise.
– Placé dans une sphère, je ne dirai pas plus élevée, mais plus en vue, appuya le secrétaire, – M. le docteur Pidoux eût sauvé l’univers chancelant au bord de l’abîme !
– C’est vavissant, conclut Isidore ; il n’y a pas d’autve mot… vavissant de pvécision, de logique, de gvâce et de fovce !… Voilà ce malheureux Brunet bien bas !
Le défenseur de Brunet, le baron d’Avray, dormait en compagnie du duc et du curé. Rose-sans-Épines était comme l’univers ; il chancelait. Ses pouces ralentissaient leur mouvement. Il commençait à rêver qu’il empruntait une épingle à la marquise. Les deux hommes du peuple, généreusement admis à ce congrès, eussent bien voulu s’en aller. Mais Pidoux avait besoin d’eux pour sa mise en scène.
– Il semblerait, dit tout à coup l’enchanteur en s’adressant spécialement à Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui faillit se trouver mal de joie ; – il semblerait que, dans ce siècle de fer, le sens politique et moral, la beauté, la vigueur et la pureté d’intelligence se sont réfugiés dans ce sexe que l’injustice humaine a placé au second rang. La femme est le flambeau qui éclaire le monde !
– Vemavquablement sublime ! ne put s’empêcher de dire Isidore.
– Vous venez, mademoiselle, continua Pidoux, de prononcer une parole dont je m’empare.
– Ah ! docteur, s’écria Michelle-Gabrielle, dont les yeux étaient pleins de vilaines larmes, – tout ce que j’ai est à vous !
Elle n’avait rien, hélas ! que quatorze cents livres de rentes à fonds perdu.
– Vous avez dit, poursuivit l’enchanteur : l’univers chancelle au bord de l’abîme. C’est la vérité, la triste, la déplorable, la redoutable vérité… Eh bien ! je vous le dis, moi : Dieu est là qui retient l’univers prêt à sombrer. Et voulez-vous savoir de quel instrument providentiel Dieu se servira pour relever le monde penché vers sa ruine ?… Je vais vous le dire.
Il se campa, la main dans l’habit boutonné.
– Debout, Thorel, s’écria-t-il d’une voix retentissante ; Houziaux, debout !
Le duc, le curé, le baron tressaillirent dans leur sommeil. Rose-sans-Épines, réveillé à demi, murmura :
– L’occasion fait le larron… Je la garde (l’épingle de la marquise) pour avoir un souvenir de vous !
Les deux paysans s’étaient levés en sursaut, tandis que les trois fervents auditeurs restaient la bouche béante, attendant ce qu’allait dire l’ingénieux Pidoux.
– Les voilà, prononça-t-il en modérant les accents de sa voix et avec une admirable onction, les voilà ces hommes simples et sans artifice, ces cœurs naïfs, ces mains calleuses, ces fils du peuple, puisqu’il faut leur donner leur vrai nom !… les voilà, ceux qui seront le bras de Dieu dans l’œuvre de reconstruction sociale. Voilà Thorel ! voilà Houziaux, les premiers venus à nous, les chefs de cette immense armée que nous sommes appelés à commander… Saluez le peuple, vous qui avez dans vos veines le sang des grands seigneurs… saluez le peuple qui vient à vous de la part de Dieu !
La présidente, la secrétaire et le dernier membre éveillé se levèrent comme un seul homme.
Maman marquise et mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle firent chacune une belle révérence. Tonton marquis salua, la main au jabot. Thorel et Houziaux étaient immobiles comme des poteaux.
– Commencez votre œuvre, leur dit le docteur ; dévoilez à nos yeux les méfaits de Brunet !
– La parole est à Houziaux et à Thorel, prononça la marquise d’une voix tremblante.
Elle avait peine à se remettre.
– À té ! fit Houziaux en poussant le coude de Thorel.
– Madé, nennin ! répondit celui-ci ; à té !
– Quand je te dis : à té !…
– Quand je te dis, mé itout : à té !
Une discussion, entamée dans ces termes, se prolonge jusqu’au premier croc-en-jambe. Pidoux dut s’interposer.
– Voyons, Houziaux, mon garçon, dit-il, parle le premier.
– Ah ! je veux ben, fit Houziaux obéissant ; je ne demande point mieux !
À ce début, Pidoux et son auditoire s’arrangèrent pour écouter. Mais l’adjoint au maire de Saint – Philibert se tut, bien qu’il ne demandât pas mieux que de parler.
– Le vespect le vetient, dit tonton ; voyons, Thovel… cause-nous un petit peu.
– Ça se peut, répondit Thorel ; vrai comme il n’y a qu’un Dieu !… pourquoi point ?
– Allons ! mavche !
Le facteur rural fit comme l’adjoint, il resta muet. Le marquis, homme de ressource, dit :
– Il faut les intevvoger ou nous n’en finirons pas !
– Eh bien, Houziaux, mon bon gars, commença Pidoux, quelle est ton opinion sur Brunet ?
– Ah ! mais dame ! répliqua Houziaux ! ça n’est point malaisé à dire… À té, Thorel !
– Ne pensez-vous pas tous deux que Brunet est un concussionnaire ?
– Je ne sais point ce que c’est, répliqua Houziaux.
– Toi, tu le sais ? fit Pidoux en s’adressant à Thorel.
– Si je le sais ?… répondit celui-ci. Oh ! mais dame !… Nennin, je ne le sais point !
Ils eurent tous deux le même rire idiot.
– Asseyez-vous, dit Pidoux brusquement, nous vous avons compris.
Les deux bonnes gens ne cherchèrent point à dissimuler leur étonnement. Ils s’assirent.
– En présence de dispositions aussi précises, reprit l’effronté Pidoux, je ne crois pas que l’opinion du conseil puisse rester un moment douteuse… Vous l’avez vu, ces natures franches, honnêtes, primitives, ont essayé charitablement de couvrir un voisin, un ancien ami peut-être… Mais la vérité s’est fait jour à travers leurs généreuses précautions oratoires… Oui, Étienne Brunet est coupable d’avoir dilapidé les finances de sa commune… Outre cet excès de pouvoir, la pose du drapeau en fer-blanc sur le clocher de l’église, on pourrait lui demander un compte sévère des sommes engouffrées dans ce tonneau des Danaïdes qu’il appelle sa caisse… Oui, Étienne Brunet doit être frappé… sévèrement frappé… frappé sans pitié, afin que son châtiment serve d’exemple… Et, pour en revenir avant de conclure au mot brillamment philosophique de M. le marquis, ainsi qu’à ma comparaison : si toutes les communes de France en faisaient autant que nous… si, au lieu d’organiser des bataillons pour rire, tous les nobles du territoire français, réunis en comités de résistance parlementaire, attaquaient leurs Brunet comme nous chargeons le nôtre… car Brunet est partout… Brunet est un type et un symbole… Brunet, poussé à une certaine puissance, s’appelle le juste milieu…
– Bravo ! firent les deux dames.
– Si, dis-je, il y avait un assommoir tout prêt pour chaque Brunet, ce grand corps lymphatique et poitrinaire – le système – verrait aussitôt son sang vicié par défaut d’équilibre entre l’albumine et la fibrine… il tomberait en décomposition… Et bientôt, il n’y aurait plus en face de nous que le cadavre du géant empoisonné… Je propose la mise en accusation de Brunet !
Il y eut un tonnerre d’applaudissements.
– Aux voix ! glapit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
– Aux voix ! aux voix ! répétèrent Isidore et Dorothée.
Rose-sans-Épines vota des deux mains avant d’être complètement éveillé. Le duc de Champmas, se croyant dans sa chambre à coucher, appela son maraud de valet pour chasser tous ces chats qui faisaient orgie autour de lui. Le baron d’Avray ouvrit les yeux et prononça ces paroles remarquables :
– J’ai tout entendu… C’est un imbécile… mais un honnête garçon… et mon fermier !
– Aux voix ! aux voix !
– J’ai demandé la parole ! fit le vieux duc en se levant furieux.
Il essaya de parler au milieu du bruit. Un nom se fit jour : le nom de ce petit paysan qui avait nommé le marquis Théodore maréchal des camps et armées du roi. Ce fut, dès lors, un tumulte inexprimable.
– L’ordre du jour ! criait maman marquise en agitant sa sonnette.
– Non pas l’ordre du jour ! opposait Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, dans un pareil cas, c’est la question préalable !
Un ardent débat s’engagea aussitôt entre les partisans de la question préalable et les partisans de l’ordre du jour, jusqu’à ce que Pidoux eût dit :
– Je demande la parole contre la question préalable !
On fit silence. Pidoux se leva d’un air sombre et promena son regard sur l’assemblée. Il mit du premier coup sa main sous son habit boutonné.
– Eh bien ! oui ! commença Pidoux d’une voix creuse ; je ne voulais pas en parler, mais on m’y force… parlons donc de l’alliance carlo-républicaine !
– Vous êtes un infâme coquin, vous ! dit le duc à pleine bouche.
Pidoux croisa ses bras sur sa poitrine, tandis que les protestations de la présidente et de la secrétaire le vengeaient de ce brutal outrage.
– Monsieur le duc, répliqua l’enchanteur au bout de quelques secondes, votre âge et votre caractère vous font invulnérable… Vous regretterez tout à l’heure cette insulte…
– Je vous retire ma pratique ! grinça le vieux Champmas, qui mit son mouchoir sur sa bouche.
– Je double le prix de ses visites ! s’écria maman marquise.
– En vérité, grommela le baron d’Avray, la question est pourtant bien simple… imbécile, mais non pas filou !
Tonton marquis serrait les mains de l’enchanteur avec effusion.
– Monsieur le duc, reprit celui-ci, je m’étonne que de semblables questions soient apportées à cette barre. Je ne suis pas ici médecin, mais homme public… L’auguste personne dont vous avez parlé le premier n’a pas de serviteur plus dévoué que moi ; mais j’aurais voulu qu’elle nous laissât le temps d’opérer la révolution pacifique qui marche aujourd’hui à pas de géants…
Le duc haussa les épaules.
– Je suis désolé, continua Pidoux, désolé qu’elle se soit mise entre les mains des fous… des cerveaux brûlés… des petits conspirateurs…
– Mais, dit la marquise, est-ce que vous avez des nouvelles fraîches ? Est-ce qu’elle est réellement en Vendée ?
– Le navire à vapeur le Carlo-Alberto l’a débarquée à Marseille il y a un mois, répondit Pidoux ; l’affaire n’a pas réussi dans le Midi. Elle est en ce moment parmi nous et on a trompé cette nuit la religion de madame la marquise en ouvrant son propre château à un conciliabule…
– Elle y assistait ? demanda maman marquise d’une voix tremblante.
Pidoux fit un signe de tête affirmatif.
– J’aurais voulu savoir… murmura Dorothée dont les yeux devinrent humides.
Le vieux duc lui prit la main et dit brusquement :
– Vous, voisine, vous êtes une brave femme !
Pidoux passa le revers de sa main sur ses yeux, afin d’essuyer une larme absolument fantastique.
– Et moi aussi ! s’écria-t-il, et moi aussi j’aurais voulu qu’il me fût donné de pouvoir me jeter à ses pieds !… Je lui aurais dit quel est notre plan, je lui aurais dit quelles sont nos ressources… et peut-être l’ordre fatal n’eût point été envoyé…
– Quel ordre ? s’écrièrent tous à la fois les membres du conseil de régence de Saint-Philibert-en-Mauges.
– L’ordre de prendre les armes.
Les bras de tonton marquis tombèrent.
– Heuveusement que les fovtifications sont tevminées ! soupira-t-il.
– Nous allons donc voir les horreurs de la guerre ! murmura Dorothée avec abattement.
– Chère madame, repartit l’enchanteur, il ne faut pas exagérer les choses… L’ordre a été donné déjà plusieurs fois, puis repris… Cela ressemble beaucoup à un jeu d’enfance.
– Et pour quand la prise d’armes ? demanda Dorothée.
– Pour le 4 juin.
– Dans quatre jours !…
– Tranquillisez-vous, chère madame… tout cela finira en chansons… Je connais nos pèlerins… ce ne sont pas des gens sérieux comme nous…
Je regardais le vieux duc. Il était violet.
– Par la mort-Dieu ! s’écria-t-il en secouant un peu trop fort le bras de la marquise qui sauta sur son fauteuil, laisserez-vous ce drôle parler ainsi devant vous, madame ?
Il se leva, tremblant sur ses jambes, pendant qu’un long murmure accueillait cette nouvelle violence.
– Avez-vous oublié, reprit-il en s’adressant toujours à la marquise, que vos deux fils sont là-dedans ?
Les deux paysans écoutaient maintenant de toutes leurs oreilles.
– Notre honorable présidente, riposta Pidoux avec un commencement d’aigreur, n’a pu du moins oublier que le prince Maxime, neveu de M. le duc, est avec les autres…
– Bien touché ! s’écria Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
Mais le triomphe de Pidoux fut de courte durée. – La canne à pomme d’or de tonton marquis était auprès de l’irascible vieillard ; cette canne, imbue du propre fluide de Pidoux, le duc la saisit à deux mains et la brisa supérieurement sur les épaules de l’enchanteur. Les deux dames se jetèrent aussitôt entre les combattants. Il y eut mêlée générale. Thorel et Houziaux, tous deux accroupis, se regardaient en riant sournoisement. Le baron d’Avray criait comme un sourd qu’il était :
– Messieurs !… Ah ! messieurs !… on s’explique avant d’en venir aux mains… que diable ! je vous ai dit le fin mot de la chose…
La séance solennelle du conseil de régence de Saint-Philibert-en-Mauges finit au milieu de cet inqualifiable tumulte. Michelle-Gabrielle reçut dans ses bras maigres Pidoux suffoquant. La présidente se couvrit et eut une crise le chapeau sur la tête. Le commandeur de la Brousse fut chargé d’ôter toutes les épines de cette rose afin de lui donner de l’air. Le vieux duc sortit, emportant le tronçon de la canne qui avait désarçonné l’enchanteur Pidoux. Quant aux deux hommes du peuple, ils remirent leurs chapelets dans leurs poches et s’en allèrent tout édifiés.
Je restais là sur le balcon où l’on m’avait oubliée. Malgré mon ignorance, les fous, les brouillons, les petits conspirateurs m’inspiraient une bien autre crainte que les sages membres du conseil de régence. Le jour baissait. Du balcon où j’étais, on dominait la vallée tout entière. Mes regards se portèrent malgré moi vers cette demeure isolée et austère qui était pour moi pleine de menaces depuis le récit d’Antoine. Je veux parler de la bauge du sanglier : du Roncier. C’était là qu’habitait le chevaleresque et beau jeune homme que j’avais vu rougir et pâlir sous le regard d’Irène. Que faisait-il, lui qui avait juré de mourir pour son drapeau vaincu ? L’ombre descendait dans la vallée. Le paysage se voilait déjà indistinct et confus. Je crus pourtant voir comme un vague mouvement dans les prairies qui entouraient le Roncier. Des silhouettes passaient rapidement et disparaissaient sous les arbres. Puis trois fenêtres s’éclairèrent à la façade de la maison de Georges. Les trois lumières formaient un triangle. Au sommet de la colline qui monte vers Beaupréau, trois lueurs brillèrent bientôt, également disposées en triangle. Du côté opposé, dans les hautes futaies qui couronnent les sommets du midi, d’autres lumières dessinèrent aussi des triangles. C’était tout un système de signaux. Les Chouans se parlaient de loin. La guerre civile veillait, cette nuit.
Le lendemain, de grand matin, un bruit qui se faisait dans la cour m’éveilla. Je courus à la croisée de la chambre qu’on m’avait donnée, et je reconnus Antoine qui sellait un cheval à la porte de l’écurie. Je m’habillai lestement. Le temps de descendre, Antoine était déjà en selle. Il me parut tout pâle et tout défait. Je l’appelai du perron où j’étais. Il me fit un signe amical, mais, au lieu de m’attendre comme je l’en priais, il secoua la tête en souriant tristement ; piqua des deux et franchit au galop le portail de la cour. Je le suivis : il s’engageait dans la vallée et prenait la direction du Roncier.
Pidoux avait couché au château. Il gardait une courbature des sincères coups de canne que le vieux lui avait prodigués.
Ce jour-là tout le monde déjeuna à table. Je ne sais par quel canal la corsaire avait appris l’affaire des coups de canne, mais elle y fit des allusions fort transparentes. Pidoux n’était pas fier, il fit semblant de ne point comprendre. Au dîner, il avait repris tout son aplomb vainqueur. Grâce à son fluide, qu’il prodigua généreusement en cette circonstance, le marquis et la marquise ne se ressentaient plus de leurs ébranlements. On était gai ; les demi-mots se croisaient ; on avait presque envie d’être au 4 juin pour voir la déroute des fous et des brouillons de la petite conspiration. Deux tentatives d’embauchage furent dirigées contre le comte Henri. On essaya de le faire entrer dans la faction des gens sérieux, qui bornaient leur but politique au renversement de Brunet. On échoua totalement. Le comte refusa de consacrer ses talents militaires à la défense des fortifications à la Vauban, construites par l’honnête Isidore.
Le soir de ce jour, je vis encore des feux sur toutes les collines environnantes. Antoine ne rentra pas au château, ou du moins je ne l’aperçus point.
Ce fut le lendemain dimanche que j’aperçus pour la première fois face à face cet infâme Brunet, tyran de Saint-Philibert-en-Mauges et fermier de M. le baron d’Avray. J’allais oublier de dire que, la veille au soir, j’avais surpris un petit colloque entre la belle Irène et le précieux Pidoux. Ils échangèrent seulement quelques paroles dont le sens peut se résumer ainsi :
– Ne faisons plus rien jusqu’à la prise d’armes ; la marquise et le baron sont trop occupés. Je n’avais jamais jusqu’alors rassemblé dans ma pensée le baron et la marquise, qui ne faisaient, à mon sens, aucune attention l’un à l’autre. De quoi s’étaient donc occupés jusqu’alors la belle Irène et l’enchanteur, par rapport au baron et à maman marquise ? Et de quoi comptaient-ils s’occuper après la prise d’armes ?
Le matin du dimanche, en allant à la grand’messe, où je devais enfin contempler Brunet le prévaricateur, mademoiselle Irène se trouva placée près de moi.
– Pourquoi ne me parlez-vous jamais, Suzanne ? me dit-elle ; vous savez bien pourtant que c’est moi qui vais être chargée de votre éducation.
– Je l’ignorais, mademoiselle, répondis-je.
– Est-ce que cela vous fait du chagrin ?
– Assurément, non… Mais je suis si ignorante, et j’aurais besoin de tant d’indulgence !
Elle me serra la main en souriant.
– Nous serons deux amies, me dit-elle, petite Suzanne… La première fois que vous prendrez leçon, nous aurons bien des choses à nous dire.
– Voici la paroisse ! cria Gaston, qui n’aimait pas voir les autres causer avec moi : viens, Suzanne, regarde le coq comme il est beau !
Tous les membres du conseil de régence se trouvèrent réunis à la grand’messe. Je ne sais pas si l’église de Saint-Philibert-en-Mauges est encore installée comme en ce temps-là. En ce temps-là l’égalité évangélique y était formellement méconnue : il n’y avait de sièges que pour les propriétaires. Devant l’autel, à droite et à gauche, on voyait trois ou quatre bancs fermés, comme ceux des marguilliers. Ces bancs étaient la propriété des différents châtelains de la vallée. Derrière, c’était le sol nu, où paysans et paysannes se tenaient debout. Après l’Évangile, on avait la permission de s’accroupir un petit peu sur ses talons.
Le maire, Brunet, tout couvert de forfaits qu’il était, avait sa place au chœur. C’était un beau gros paysan d’une quarantaine d’années, à la physionomie candide et douce. Quand Gaston me le montra, il se prit à sourire et me dit :
– Trouves-tu qu’il a l’air méchant ?
– Ma foi, non, répondis-je.
– Eh bien, voilà ce qui te trompe… Il veut faire à sa tête !
Après l’élévation, Gaston ajouta :
– Nous allons nous en aller, parce qu’on va chanter le Domine, salvum.
Comme mon regard l’interrogeait, il ajouta :
– C’est la prière pour le roi des Bleus !
En effet, quelques minutes après, le vieux duc quitta solennellement son banc, au moment même où le curé Jouault, pour obéir aux ordres du préfet, entonnait en faux bourdon l’hymne politique. Le conseil de régence tout entier tourna le dos au tabernacle et suivit M. le duc.
– Vois-tu bien ! me dit Gaston, que cela divertissait.
Mais il y eut un coup de théâtre. À peine avions-nous quitté nos bancs pour traverser cette église muette, car il n’y avait à chanter que le maire : le curé lui-même l’avait abandonné ; à peine arrivions-nous au centre de la nef, qu’un bruit inaccoutumé fit tressaillir de la tête aux pieds toute la population de Philibert-en Mauges. Ce fut comme un choc électrique. Le tambour battait au dehors, – non pas l’humble tambour de la mairie, – mais le tambour bien tendu, frappé par des baguettes guerrières, le vrai tambour des batailles, derrière lequel marchent des soldats. Le tambour battait, juste devant la porte de la paroisse, une marche au pas accéléré. Il n’y eut dans l’église que deux hommes pour ne pas interrompre leur besogne : M. le duc de Champmas-Mauges et l’infâme Brunet. Le duc continua sa route vers la porte ; Brunet acheva son Domine, salvum. Tonton marquis, notre chef de file, s’arrêta court au milieu de la nef.
– Que veut dive cela ? murmura-t-il avec le tremblement qui lui était habituel dans les grandes circonstances.
– Avancez ! avancez ! ordonna Michelle-Gabrielle qui était la bravoure même, il faut lui rendre cette justice.
Autour de nous, les paysans disaient en échangeant des regards sournois :
– C’est les Bleus !
– Avance, tonton marquis, s’écria Gaston, nous allons nous battre avec eux !
C’était ma foi bien le moyen de faire avancer le vaillant Isidore.
– Pevmettez ! pevmettez ! fit-il ; nous vepvésentons un gvand pavti !… nous n’avons pas le dvoit d’agih en étouvdis !
– Je crois qu’Isidore a raison, murmura Dorothée.
Le curé était tout blême à l’autel. Brunet entonna la seconde reprise du Domine, salvum. Antoine était maintenant le centre d’un groupe où l’on parlait tout bas et vivement.
– Avancez toujours, dit le baron d’Avray, qui n’avait rien entendu ; j’ai mon parapluie pour ces dames.
Le temps s’était couvert. Le baron pensait qu’on restait là crainte de l’averse. Le tambour cessa de battre. Dans l’intervalle de la deuxième à la troisième reprise, nous entendîmes distinctement l’officier qui commandait :
– Peloton, halte !… front !… fixe !… reposez vos armes !… formez vos faisceaux !
Les dents de tonton marquis battaient la générale.
– S’il faut périr pour ces dames, dit Rose-sans-Épines, je suis prêt !
Maman marquis lui serra la main. Le duc venait de franchir le seuil de l’église. Nous vîmes disparaître sa tête blanche et haut portée. Quelques membres du conseil de régence fermèrent les yeux, s’attendant à ouïr des coups de fusil.
Nous restâmes au milieu de l’église jusqu’après la bénédiction. Brunet quitta le chœur et vint à nous !
– Notre bonne dame, dit-il à la marquise avec un sincère et bienveillant respect, voulez-vous que je vous conduise, si vous avez peur ?
– Rien de commun entre nous et cet homme ! commença Michelle-Gabrielle.
Mais Pidoux l’interrompit.
– C’est cela, Brunet, mon bon ! répondit-il ; conduisez-nous.
Brunet se mit à marcher devant nous. L’église s’était vidée en un clin d’œil. Chacun voulait voir les soldats. Il ne restait plus dans la nef avec nous qu’Antoine et son petit groupe. L’enchanteur offrit son bras à la marquise en disant :
– N’ayons pas l’air d’y toucher… c’est toute la science politique.
Nous sortîmes. Tonton marquis s’appuyait sur Rose-sans-Épines, qui était un chevalier sans peur et sans reproche. Michelle-Gabrielle tenait en arrêt son sac hérissé d’aiguilles à tricoter. Malheur à qui eût fait mine de l’attaquer !
– Eh bien ! dit le sourd en arrivant sur le porche, – il fait un temps superbe… Que parliez-vous donc d’ondée… Bon ! voilà les Bleus !
Il venait d’apercevoir les soldats.
Il y avait des soldats plein la place de la paroisse. Ils regardaient curieusement la grosse Dorothée, qui avait mis de prodigieux falbalas en l’honneur du dimanche, et s’amusaient un peu des culottes courtes de tonton marquis.
– Quelles figuves sinistves ! dit celui-ci en se plaçant au dernier rang.
Le pauvre tonton voyait les soldats au travers de sa frayeur. C’était presque tous des conscrits avec d’excellentes faces de Jean-Jean. Pidoux leur faisait de grands saluts en passant. Il s’arrêta même devant un groupe qui jouait à la galoche et leur dit quelque chose de très-aimable. Brunet nous conduisit jusqu’au bout de la place et ne nous quitta qu’après avoir cligné et ragalé. Ce sont les deux parties distinctes du salut vendéen. Ce clignage consiste à se tirer poliment une gousse de cheveux ; le ragalage est l’action de gratter la terre en arrière avec son pied droit, comme font les poules qui cherchent dans le fumier. Mais ces courtoisies de Brunet ne fléchirent nullement le courroux du conseil de régence.
– Notre tour viendra, dit Pidoux.
Et il fit remarquer que ce détestable Brunet avait en ce moment même la lâcheté d’entrer dans un bouchon avec le sergent du détachement et deux caporaux.
On regretta bien de ne pas avoir la voiture, mais enfin, à la guerre comme à la guerre, on dut regagner le château à pied.
– Pourquoi que nous ne nous sommes pas battus contre les Bleus ? demanda Gaston.
– Il sera brave comme un lion ! fit observer la marquise.
– Mon cher ami, répondit le précieux Pidoux, tu comprendras cela plus tard… il y a des moments où il faut tout sacrifier à la prudence.
– Est-ce que tu n’es pas toujours dans ces moments-là, toi, monsieur Pidoux ? reprit Gaston.
– Ce sera un démon pour l’esprit ! roucoula maman marquise.
– Un vrai démon ! répéta Pidoux, qui caressa les joues du chérubin.
– Oui, oui, dit le baron, qui crut qu’on parlait de la taille de Gaston ; ça pousse et ça nous repousse… Mais pourquoi ces tourlourous sont-ils venus sans tambour ni trompette ?
Au moment où nous arrivions dans la cour du château, le comptable vint dire à l’oreille de maman marquise :
– M. le comte Henri est parti… Il y a là au salon les trois officiers du détachement avec madame la comtesse.
Gaston sauta de joie.
– Nous allons tuer ceux-là, toujours ! s’écria-t-il.
– Tu es donc méchant, Gaston ? lui dis-je pendant qu’on ne faisait pas attention à nous.
– Parce que je veux tuer les Bleus ?…
Il se mit à rire, et ajouta sérieusement.
– Puisqu’ils veulent nous tuer, eux !
Il s’élança en avant pour voir plus tôt ces Bleus qui étaient avec tantine Anaïs. Le conseil de régence, au contraire, s’arrêta. Il s’agissait de savoir si l’on entrerait, oui ou non, au salon, souillé par la présence des patauds. Autre nom des Bleus, qui s’appellent aussi des Fédérés.
Pidoux déclara que la dissimulation était l’essence même de la vie politique. Il faut tromper ses ennemis. Qu’est-ce que l’escrime, sinon une suite de coups perfides et de feintes ?
En ce moment, mes yeux s’étant tournés par hasard vers la campagne, je vis une colonne de fumée qui s’élevait au devant du Roncier. Peu à peu, les collines où brillaient, cette nuit, les feux disposés en triangles, se mirent à fumer pareillement. J’entendis le pas d’un cheval. C’était Antoine, tout pâle et les cheveux au vent, qui descendait au grand galop le chemin de la vallée. Avant d’entrer au salon, je fus chargée d’aller prendre dans la chambre de maman marquise certain bonnet, garni de pivoines rouges, qu’elle mettait les jours de grande cérémonie.
On voulait réduire les Bleus. Tonton marquis me suivit sous je ne sais quel prétexte. Quand nous fûmes seuls dans la chambre, je le vis entrer dans le cabinet de toilette de la marquise et y prendre un objet qu’il cacha sous son frac. Il passa ensuite sous les rideaux de l’alcôve.
– Vois-tu, petite, me dit-il en ressortant de là tout guilleret, c’est une gvande vesponsabilité que d’avoiv la suvveillance des munitions de guevve… J’ai voulu voiv si le tonneau de poudve était bien à sa place.
Je me souvins alors du petit baril qu’on emplissait avec des cornets de papier. C’était là, en effet, qu’on mettait le baril. Mais il était évident pour moi que le marquis mentait. Il avait fait autre chose qu’inspecter les poudres. J’essayai de voir ce qu’il reportait dans le cabinet de toilette : je ne pus. Nous redescendîmes en même temps, et j’eus l’honneur de déposer sur la tête de la marquise le fameux bonnet orné de pivoines rouges. Cela se passait dans la salle à manger.
Dans le salon, la corsaire était assise sur le canapé entre le capitaine et le lieutenant. Gaston dansait déjà sur les genoux du sous-lieutenant.
– Ah ! s’écria-t-il en s’adressant toujours à moi, ils sont bons enfants, va, les Bleus !…, mais je ne veux pas qu’ils t’embrassent comme tantine Anaïs.
Maman marquise devint pâle et fronça le sourcil. Michelle-Gabrielle montra ses énormes dents aux officiers effrayés, et dit, en désignant Gaston :
– Le petit a déjà tourné !
Ces messieurs du conseil de régence étaient à peindre. Le mot de Gaston n’avait pas du tout embarrassé la corsaire, qui riait très-haut et faisait ses grâces de Saint-Malo. Les officiers en étaient déjà à se moquer d’elle. Jugez si elle avait perdu son temps.
Les membres du conseil de régence de Saint-Philippe-en-Mauges firent positivement assaut de caresses à l’endroit de ces militaires.
Quand le domestique vint annoncer que madame la marquise était servie, tout le monde était parfaitement compère et compagnon. La corsaire prit d’un côté le bras de son capitaine, de l’autre le bras de son lieutenant. Je crois qu’elle chercha son autre bras, comme l’avare de Molière, regrettant de ne pouvoir utiliser le troisième officier.
Michelle-Gabrielle arrêta cependant Pidoux par la basque de son habit bleu à boutons noirs.
– Je suis profondément indignée, lui dit-elle.
– Comment, chère demoiselle ! vous ! une femme politique !
– Alors, vous avez votre but ?
– Mais certainement… cela saute aux yeux… les griser… les faire parler…
– Et vous n’avez pas l’intention de tourner ?
– Pouvez-vous croire !…, se récria le pur Pidoux.
– Jurez-le, je serai rassurée.
Elle tendit en même temps son sac plein de paroissiens et de vieux journaux. Pidoux mit sa main poilue sur cet objet digne de vénération et dit :
– Je le jure par mon passé sans tache, qui répond de mon avenir !
Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, émue jusqu’à l’épilepsie, lui jeta ses bras maigres autour de son cou et l’embrassa à l’improviste, malgré la belle défense qu’il fit. La marque des dents compromettantes de Michelle-Gabrielle resta sur sa joue. Il eut l’honneur de la conduire à table.
À table, on était d’une gaîté folle. Je prends sur moi d’affirmer que les trois officiers, dupes de cet adroit manège, auraient laissé échapper tous les secrets de l’État s’ils en avaient su le premier mot. Mais l’État a généralement ce travers de ne point confier ses secrets à MM. les officiers. Voilà où la politique de Pidoux faisait défaut. Il n’en est pas moins vrai que ni le capitaine, ni le lieutenant, ni le sous-lieutenant ne se doutèrent un seul instant qu’ils étaient dans un manoir où l’on conspirait le renversement de Brunet.
Aveugles officiers ! Ils mangèrent, ils burent, ils chantèrent, ils dansèrent sur ce volcan ! Le chant fut inauguré par la comtesse Anaïs qui dit avec beaucoup d’animation des couplets malouins, poésie goudronnée, musique aimable comme le grincement du cabestan. Elle eut un succès d’estime.
Vint ensuite tonton marquis. On l’applaudit. Cela le mit en train. Il promit de danser un menuet après le dessert.
En fait de véritable artiste il n’y avait là que M. Léon. M. Léon se fit longtemps prier. Au moment où personne n’insistait plus, il rejeta en arrière les boucles pommadées de sa chevelure, fit les yeux de poule et entonna :
Larmes de l’âme,
Soupirs de femme,
Regard jaloux,
Tendre et bien doux !
Trop cher délire,
Né d’un sourire,
Passé d’amour,
Sois de retour !
Le baron d’Avray, son fanatique admirateur, l’attendait là.
– Ah ! ce scélérat de M. Léon ! s’écria-t-il en se démenant comme un diable, toujours la gaudriole !…
Et il se prit à fredonner :
Petite couturière, etc.
– La paix ! cria le capitaine ; vous chanterez après !
– N’est-ce pas, qu’il est drôle ? dit ingénument le sourd.
Ce n’était pas du tout l’avis de MM. les officiers. Il n’y avait de content que Rose-sans-Épines, qui était troubadour de naissance et qui aimait les filandres poétiques.
M. Léon soupira le deuxième couplet.
Tout à coup, Michelle-Gabrielle, sans qu’on l’en priât, désarticula sa grande mâchoire et laissa échapper une série de sons vraiment surprenants :
Soyez sensibles à nos peines
Et laissez-nous la liberté,
Car ce n’est pas pour la beauté
Que sont faites les chaînes !
Un tonnerre d’applaudissements suivit cette manifestation d’un talent tout à fait inconnu. On trinqua. Puis le capitaine, d’une voix vibrante :
– Garde à vous !
Chacun tressaillit, excepté le lieutenant et le sous-lieutenant, qui prirent leurs couteaux à la main. Pidoux pensa involontairement à ces festins tragiques où l’on assassine les convives après avoir pris le café. Mais ce n’était pas une tragédie : c’était un chant de garnison. Les trois officiers frappèrent sur leurs verres en mesure avec leurs couteaux et répétèrent douze fois sur un air composé ad hoc par quelque chef de musique militaire :
Versez à boire à nos dragons,
Versez à boire à nos dragons !
La corsaire et maman marquise prirent aussi leurs couteaux.
– Va donc, Suzanne, me cria Gaston, qui frappa un peu trop fort sur son verre et le cassa.
Ma foi, je me mis de la partie, et de bon cœur. Ce furent des hurlements d’allégresse.
À un signal du capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant se levèrent. Le capitaine s’empara de la corsaire ; le lieutenant conquit maman marquise ; le sous-lieutenant, pauvre enfant qui sortait de l’école, eut en partage mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, présidente de la Providence de Beaupréau. Léon se mit au piano.
Tonton marquis, Rose-sans-Épines, Pidoux et le baron purent alors échanger quelques paroles sérieuses.
– Leur avons-nous assez jeté de la poudre aux yeux ! dit Pidoux triomphant.
– Le fait est, répliqua tonton, – que les malheuveux n’y voient que du feu !
– Ah ! messieurs, dit Rose-sans-Épines, le cœur saigne à penser qu’on est obligé d’employer de pareils moyens !
Pidoux fit signe qu’il voulait parler, mais très-bas, on se rapprocha.
– Vous ne savez pas l’idée qui me vient, murmura l’enchanteur, si on essayait de faire tourner ces officiers ?
Cette ouverture eut un succès d’enthousiasme.
Tout le monde s’arrêta enfin essoufflé. Les trois officiers étanchèrent la sueur de leurs fronts. Tonton marquis poussa l’astuce jusqu’à leur servir lui-même des rafraîchissements dont ils avaient si grand besoin. La corsaire voulait redoubler à toute force, mais le capitaine et ses lieutenants se proclamèrent satisfaits.
Le jour s’en allait baissant déjà.
– Viens-nous-en, me dit Gaston ; je ne m’amuse plus.
Il m’entraîna vers l’embrasure d’une fenêtre, tandis que tonton marquis prenait position pour le menuet. Gaston me fit toucher sa tête, qu’il avait brûlante.
– Est-ce que tu n’es pas comme moi, Suzanne ? me dit-il ; je suis toujours à penser que je serai malheureux quand je serai grand.
– Quelle idée ! m’écriai-je, toi qui es riche et noble…
– Il n’y a pas longtemps que je pense comme cela, continua Gaston.
– Depuis quand ? demandai-je.
– Depuis le jour où je t’ai vue, Suzanne.
– Eh bien ! dis-je, je m’en irai… tu redeviendras joyeux.
Il secoua lentement sa tête blonde, et je vis une larme dans ses grands yeux bleus.
– Oh ! non, murmura-t-il, ne t’en va pas !… tu retournerais près de ce Gustave !
Je n’en étais plus à lui parler de mon inaltérable affection pour mon parrain avec cette franchise du premier jour. Je savais que cela lui faisait mal. Je ne répondis point.
– Quand je pense que je ne serai pas heureux, reprit-il, c’est que je me dis : Suzanne ne peut pas m’aimer…
Nous étions tout contre la fenêtre qui était entr’ouverte à cause de la chaleur. Je crus entendre mon nom prononcé dans le jardin. Je ne pris pas garde, C’était sans doute une illusion. Qui pouvait m’appeler ainsi ? Une seconde fois, mon nom arriva jusqu’à mon oreille. Il n’y avait pas à s’y tromper : on m’appelait ; mais je ne reconnaissais point la voix.
J’attendis que Gaston fût endormi ; je posai un coussin à la place de mon épaule, et je m’esquivai au moment où tonton, essoufflé, mais radieux, recevait les sincères félicitations des officiers.
Après avoir descendu les marches du perron, je me dirigeai en toute hâte vers les fenêtres du salon. La nuit était venue. J’aperçus comme une ombre humaine accroupie dans le parterre.
– Tu as bien tardé, me dit-on.
– Antoine, père Antoine, est-ce vous ? demandai-je, tant sa voix me parut changée.
– Oui, Suzette, c’est moi, me répondit-il ; mais je ne vaux pas grand’chose, et j’ai besoin de toi.
Je m’étais rapprochée vivement. La lueur qui passait par les carreaux du salon éclairait vaguement son visage, qui me parut plus pâle que celui d’un mort.
– Je parie que vous êtes blessé ! m’écriai-je.
– Tais-toi, fit-il en mettant sa main froide sur ma bouche ; je suis blessé, c’est vrai, mais ce n’est rien… ce qui m’accable, c’est la fatigue et la fièvre… je voudrais bien être dans mon lit.
Il fallut tourner le château pour arriver à l’écurie, où était le réduit du bon Antoine. Je lui proposai l’appui de mon bras.
– Saurais-tu bien trouver ta route jusqu’au Roncier ? me demanda-t-il au lieu de répondre.
J’avais regardé si souvent de ce côté qu’il me semblait que j’y serais allée les yeux bandés.
– Et irais-tu bien au Roncier pour me rendre service ? demanda encore le bon cocher.
– Pour cela, oui, père Antoine : au Roncier, et partout où vous voudrez m’envoyer.
Il m’attira à lui.
– Tu es un cœur, me dit-il ; j’avais deviné ça… Tu sais qu’il faut traverser la rivière ?
Je haussai les épaules.
– Un ruisseau que votre rivière ! dis-je.
– Allons ! me dit Antoine, qui se souleva péniblement, mène-moi à ma niche… Je vas te dire ce qu’il y a à faire… et puis, à la grâce de Dieu !…
Eh bien ! je l’avouerai, à part le plaisir d’obliger ce brave homme d’Antoine, je n’étais pas fâchée de tremper un peu dans l’autre conspiration, la conspiration des brouillons et des fous, la Petite. Le beau visage de Georges était resté gravé dans ma mémoire, ainsi que la hautaine figure du marquis Théodore.
Le Roncier, ce lieu marqué pour la bataille, m’attirait invinciblement. Je n’avais rien assurément contre ces pauvres officiers qui étaient là dans le salon, mais j’avais quelque chose pour leurs poétiques et mystérieux adversaires. Je songeais toujours à cette femme, déguisée en petit paysan, et qui était la mère d’un roi.
En arrivant à l’écurie, Antoine s’étendit épuisé sur son lit. Il fut plusieurs minutes sans pouvoir parler.
– J’ai crevé quatre chevaux aujourd’hui, petite Suzette, me dit-il enfin ; ah ! ah ! j’ai bien vu que je n’avais plus vingt ans !
– Et pourquoi donc avez-vous crevé quatre chevaux, père Antoine ?
– Pour porter les contre-ordres… Mais tu ne comprends pas cela.
– Si fait, père Antoine… je comprends bien des choses où je n’entendais goutte il y a trois jours, allez !
– Oui, oui… pauvre minette !… tu as dû en écouter des sottises !
– Et de belles paroles aussi, près Antoine.
Il me regarda étonné.
– J’ai vu le petit paysan… commençai-je.
– Chut !… fit-il avec effroi.
– Soyez tranquille, personne ne nous écoute… J’étais là pendant que vous faisiez des cartouches, l’autre nuit.
– Pas possible !… Où donc ?
– On m’avait couchée dans le cabinet qui est derrière l’alcôve.
– Dans la chambre de notre monsieur ! s’écria Antoine, qui essuya la sueur de son front ; alors, tu sais tout ?
– Tout ce qui a été dit.
– Et tu n’as rien révélé ?
– À qui donc ?
– Tu as causé avec mademoiselle Irène en allant à la messe ; lui as-tu parlé de cela ?
– Puisqu’elle y était…
– Lui as-tu parlé de cela ?
– Non… je ne lui en ai pas ouvert la bouche.
– La marquise t’a fait venir ce matin à son chevet. Elle t’aimera à la folie, celle-là, si tu veux… Tu ne lui as rien dit ?
– Rien.
– Ni à Gaston ?
– Ni à Gaston.
– Pourquoi ? me demanda brusquement Antoine, dont les yeux exprimaient une singulière curiosité.
– Parce que, répondis-je, j’aime le petit paysan, le marquis Théodore et M. Georges.
– Ah !… fit Antoine, et moi… tu ne m’aimes donc pas ?
Je lui pris la main et je la serrai entre les miennes.
– À la bonne heure ! me dit-il en m’embrassant ; eh bien ! Suzette, ma fille, puisque tu es si savante, tu vas comprendre mon affaire… Le général Dermoncourt est en Vendée.
– Je ne connais pas celui-là, répondis-je.
– C’est un général comme tous les autres généraux, ni plus ni moins, reprit Antoine ; mais, enfin, il est venu pour nous… Il y a un plus grand général, le comte d’Erlon, qui est à Nantes et qui nous surveille… Le pays est plein de troupes, et il n’y a pas un garde-champêtre qui ne sache maintenant que Madame court les champs… Nous ne sommes pas prêts contre tant de monde… Ceux qui criaient le plus haut sont entrés dans des trous de taupes…
– Est-ce de M. Georges que vous parlez ! l’interrompis-je…
– Ah bien oui ! s’écria Antoine ; celui-là se battrait tout seul contre un régiment !… Mais je m’entends : il y a des ânes pour braire… Ce sont eux qui ont fait venir le petit paysan, comme tu l’appelles, et ce sont eux maintenant qui obligent à donner contre-ordre… J’ai fait quarante lieues sans débrider pour porter les chiffres du maréchal… Je n’avais plus à prévenir que nos gens du Roncier, lorsque, ce soir, vers quatre heures dans le bois de la Roche-Maritot, je suis tombé dans un détachement de bleus. Qui vive ? – Que veux-tu ? je ne sais pas répondre ami à ces moutons-là… J’ai répondu : Vive le roi ! comme un fou que je suis, et je leur ai passé sur le ventre… Ils ont tiré… j’ai eu du plomb dans l’aile…
– Votre blessure n’est pas dangereuse, père Antoine ?
– Eh ! non… C’est la mauvaise humeur que j’ai… Que m’avaient-ils fait, ces pousse-cailloux-là, pour que je ne leur réponde pas poliment ?… Est-ce qu’ils sont cause, eux ?… Bref, le sang m’a monté à la tête, j’ai perdu connaissance, je suis tombé dans la futaie de Mauges, et l’on vient de me rapporter ici à bras… C’est bien fait : je suis un vieux nigaud… Voilà !
Il but une gorgée d’eau dégourdie par une goutte d’eau-de-vie et reprit :
– Voilà !… Il faut qu’ils aient l’ordre ce soir au Roncier, car la chose était pour demain matin.
– Eh bien, père Antoine, je suis prête.
– Alors apporte-moi ma veste.
J’obéis. Dans la poche de la veste était une blague à tabac. La blague avait un double fond qui contenait un papier pelure d’oignon, plié menu.
Antoine le prit et me le tendit.
– Si tu trahissais un pauvre homme qui te veut du bien, Suzette, me dit-il solennellement avant de me donner le papier, Dieu te punirait.
– Ah ! père Antoine !… m’écriai-je offensée.
– Ce n’est pas le père Antoine qui dit ça, murmura-t-il ; c’est le courrier d’état-major de la troisième division… Embrasse-moi, fillette… Ah ! si nous avions seulement quinze bons jours devant nous !
Il soupira, me donna un gros baiser et s’étendit sur son lit. Je me dirigeai vers la porte de l’écurie.
– Ah ! j’oubliais, s’écria-t-il ; nom de nom ! est-ce que j’ai la tête à l’envers ?… Après le qui-vive, là-bas, on te dira : Vendée ; tu répondras : Victoire… N’oublie pas… et que le bon Dieu te bénisse !
Je faisais déjà le tour du château en courant. Le bon sens aurait dû m’indiquer qu’il fallait d’abord prendre la porte de la cour pour suivre le chemin qui longeait le mur du parc, mais la fièvre des aventures me montait au cerveau. Ces obstacles n’existaient plus pour moi. Je pris au travers du jardin, en droite ligne, traversant plates-bandes et parterres. C’est tout au plus si je condescendis à faire un détour pour ne pas me noyer dans la pièce d’eau. Je franchis les fortifications ; je passai par-dessus le mur, et je me mis à descendre à pleine course, au risque de me casser le cou, la rampe abrupte qui tombait dans le ravin. Tout cela n’était pas le moins du monde nécessaire, mais j’avais la fièvre.
En passant devant l’octroi de Saint-Philibert, un Qui-vive prononcé d’une voix criarde me fit changer de route. La nuit était déjà noire. Pourtant, au second qui-vive, j’aperçus parfaitement la sentinelle qui épaulait gauchement son fusil. C’était un pauvre diable de conscrit. Il avait l’air bien autrement en peine que moi. Je continuai de courir sans répondre, désireuse d’imiter la crânerie de mon ami Antoine. Je nourrissais le léger espoir de rapporter une légère blessure à la maison. Le brave conscrit prononça un troisième qui-vive. Sa voix chevrotait. Il tourna la tête et lâcha la détente. La balle alla casser une branche de peuplier à cinquante pieds au-dessus de ma tête. Je bondis en avant avec un cri de joie folle, et je m’enfonçai dans le taillis.
J’avais eu l’honneur de faire une alerte. Le détachement de Saint-Philibert prit les armes, et les trois officiers, qui entendirent le coup de feu, furent contraints de s’arracher à ces délices de Capoue, dont le conseil de régence les entourait perfidement.
Moi, je continuais ma route, perçant les taillis, coupant les guérêts. Pour traverser la rivière, je me mis bravement dans l’eau jusqu’aux hanches. Est-ce que les fluxions de poitrine atteignent les courriers d’état-major ? Je me guidais par je ne sais quel instinct. Il était bon, car je tombai juste sur la prairie qui précédait le Roncier.
Ce n’était pas un château, ni même une ferme. C’était ce que l’on appelle dans le pays une borderie ; un bâtiment rustique assez vaste, percé de fenêtres de deux côtés seulement. On l’avait choisi pour poste de défense, à cause de sa situation, qui dominait les alentours, à cause de la solidité de sa construction antique, et surtout parce qu’il était entouré d’un mur d’enceinte en parfait état. Les du Roncier étaient une vieille famille vendéenne dont plusieurs membres avaient fait établissement à Paris, dans le commerce. Georges était moitié étudiant parisien, moitié paysan campagnard. Le Roncier lui servait de pied-à-terre pour les chasses.
Quand j’arrivai en vue de la borderie, mon cœur battait bien fort. Je ralentis ma course involontairement. Du château, le Roncier avait l’air perdu dans les futaies, mais le bois ne commençait en réalité qu’à deux ou trois cents pas de l’enceinte. Tout récemment, et peut-être à dessein, on avait fait une coupe qui l’éloignait encore davantage. L’enceinte avait une brèche, fermée par un échalier mobile. Un échalier est une porte de broussailles ou une forte branche d’arbre enclavée dans la brèche d’un talus. L’échalier du Roncier était de broussailles. Je le mis en dedans d’un coup de pied, et j’entrai.
Personne dans l’enceinte.
Toutes les croisées de la borderie fermées, et pas une lumière derrière les volets.
– Ils sont peut-être partis, me dis-je.
Mais cette pensée ne tint pas. Est-ce que ce beau Georges pouvait fuir ?
L’enceinte était une manière de prairie qui avait été verger naguère. On voyait encore çà et là les troncs sciés à ras du sol des arbres fruitiers. Il y avait à peu près soixante pas de la brèche à la porte de la borderie. Je franchis cette distance posément, mais tête haute. Sur mon salut, je n’avais pas peur. Dans le trajet, je n’aperçus pas une âme. Je soulevai le marteau de la porte et je frappai. Le bruit retentit longuement dans le silence, puis s’éteignit.
– Holà ! criai-je de toute ma force, n’y a-t-il personne dans la maison ?
– Frappe plus dur, petiote, me dit une voix qui venait de la brèche ; c’est jeune : ça dort ferme !
Je me retournai : c’était un bon paysan qui s’avançait un bâton à la main.
Il me semblait pourtant que j’avais entendu cette voix quelque part.
– Comment ! ça dort ferme ! m’écriai-je dans mon étonnement ; – est-ce qu’on dort ici ?
Le paysan fit halte à quelques pas de moi, et il se mit à me regarder, appuyé sur son bâton.
– On dort partout, répondit-il, pourvu qu’on ait une bonne conscience.
Ceci ne sentait pas trop son paysan ; et pourtant, chaque contrée a ses dictons philosophiques.
– Est-ce que ce n’est pas ici le Roncier ? demandai-je ?
– Si fait, c’est ici le Roncier… As-tu peur de frapper ?
– Si c’est le Roncier, dis-je résolument, je n’ai pas besoin de frapper deux fois… Il n’y a pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre.
Le paysan fut quelque temps avant de me répondre.
– Que veux-tu à ceux qui habitent le Roncier ? demanda-t-il enfin.
– Je veux leur remettre un message.
– De la part de qui ?
– De la part de quelqu’un qui leur veut du bien.
Je vis briller tout à coup dans la main du paysan le canon d’un long pistolet.
– Ah ! ah ! m’écriai-je, voilà donc enfin à qui parler !
– Peste ! fit le paysan avec un grave sourire, tu n’as pas froid aux yeux, petite fille ! Mais j’ai déjà vu des espions qui n’avaient pas froid aux yeux. Que répondrais-tu si on te disait Vendée ?
– Victoire, prononçai-je sans hésiter.
– Que Dieu t’entende, ma fille, murmura le paysan, dont le sourire se fit plus triste.
En même temps, il souleva son large chapeau, qui m’avait caché ses traits jusqu’à ce moment. Je reconnus avec stupéfaction la noble et belle figure du marquis Théodore.
– Est-ce sur toi qu’on a tiré là-bas, du côté de Saint-Philibert ? me demanda-t-il.
– Oui, monsieur le marquis… c’est sur moi.
– Tu sais donc que je suis un marquis ?… Pauvre privilège par le temps qui court ! Tu es bien jeune, ma fille, pour savoir tant de choses.
Ceci me parut un reproche indirect adressé à mon ami Antoine. Je répondis :
– Antoine a fait quarante lieues à cheval… Antoine a été blessé d’un coup de feu sous la Roche-Maritot… sans cela, il serait venu lui-même.
– Grièvement blessé ! interrogea le marquis.
– J’espère bien que non.
– Si tu viens de la part d’Antoine ; parle, ma fille.
Je tirai de mon sein le papier qu’on m’avait confié.
– Antoine, dis-je, m’a chargée de remettre cela aux gens du Roncier.
– Sais-tu ce que contient ce papier ?
– Oui, je le sais.
– Ce papier nous ordonne de prendre les armes demain, au point du jour, n’est-ce pas ? dit-il.
Il m’interrogeait ainsi, moi enfant, avec une émotion extraordinaire. Et, malgré la nuit noire, ses yeux cherchaient à déchiffrer la teneur du message. Je devinai que ma réponse allait lui déplaire, et ce fut tout bas que je prononçai :
– Ce papier vous ordonne tout le contraire.
– Un contre-ordre ! Encore ! murmura le marquis entre ses dents serrées ; l’as-tu vu ?
– Je ne sais pas lire… mais Antoine me l’a dit… et il a porté le même contre-ordre aujourd’hui dans vingt paroisses.
Le marquis Théodore croisa ses bras sur sa poitrine, et sa tête se pencha en avant. Je l’entendis qui pensait tout haut :
– Faudra-t-il donc un coup de tonnerre pour les tirer de leur engourdissement ?
Le papier froissé roula entre ses doigts. Il en fit une boule et l’avala.
– Que faites-vous ?… m’écriai-je.
– Ils auront le coup de tonnerre ! se répondit-il à lui-même.
Sa grande taille s’était subitement redressée.
– Va-t’en, jeune fille, reprit-il, je sais le reste… Il y a des troupes à Saint-Philibert, il y a des troupes partout… C’est bien… ceux qui sont là-dedans, il montrait la borderie, – approuveraient ce que j’ai fait, mais je veux en garder la responsabilité pour moi tout seul devant les hommes et devant Dieu… Répète ces paroles à Antoine… et dis-lui qu’il y a là trente-six gentilshommes et neuf paysans qui vont donner un signal en mourant qui s’entendra de loin !
Son doigt étendu me montrait la brèche. J’obéis à cet ordre muet. Vingt minutes après, j’étais dans l’écurie du Meilhan, au chevet du lit d’Antoine. Il avait plus de calme. Mais quand je lui eus rapporté le résultat de mon message, le transport le prit. Il se dressa tout droit sur son lit, disant :
– J’irai !… j’irai !… on me portera sur une civière !
C’était vrai ce qu’Antoine m’avait dit. Maman marquise m’avait fait appeler la veille à son chevet. La bonne dame m’avait fort caressée. Elle aimait si passionnément son petit Gaston, qu’une part de cette tendresse rejaillissait sur moi tout naturellement. Dans son idée, j’étais cause que Gaston n’avait pas eu de crise depuis le retour au château.
– Ma petite Suzanne, me dit-elle, mademoiselle Irène va être chargée de t’instruire tout comme si tu étais la fille de la maison. Travaille bien, profite bien ; quand tu seras en âge nous tâcherons de t’établir comme il faut.
M’ayant ainsi parlé raisonnablement et cordialement, elle me fit approcher plus près de son lit. Je devinai que le vent virait, et que la fantaisie allait remplacer la réalité.
– Tu es intelligente, Suzanne, reprit-elle en baissant la voix : ces messieurs et mademoiselle de la Beaumelle t’ont trouvée fort gentille… Tu as pu voir quelle haute position j’occupe personnellement… On ne t’oubliera pas après le succès, petite…
Je la remerciai comme je le devais.
Le lendemain de mon excursion au Roncier, elle me fit appeler de nouveau. Elle était un peu fatiguée de la bonne chère qu’elle avait faite la veille « pour amuser les officiers. »
Le coup de fusil tiré sur moi par le conscrit avait causé une grande sensation au Meilhan. Tonton marquis, après le départ des officiers, avait proposé, vu la gravité des circonstances, d’émigrer en Angleterre.
Maman marquise me confia divers secrets, tous de la plus haute importance, et me prévint qu’il y aurait ce jour-là grand conseil dans sa chambre à coucher. C’était le lundi 4 juin, jour de la prise d’armes.
Je la quittai pour aller visiter Antoine. Je le trouvai plus calme. Son fils François, qui était brigadier dans le régiment du prince Maxime, était venu le voir.
– Voilà qu’il est déjà onze heures, me dit le bon cocher, et l’on n’entend rien du côté du Roncier… le marquis Théodore aura fini par donner le contre-ordre.
On n’entendait rien, en effet, du côté du Roncier, rien d’aucun côté. La campagne était déserte aussi loin que le regard pouvait se porter.
Les paysans ne s’étaient point rendus aux champs. Quant aux militaires, ils restaient consignés dans leurs cantonnements. Nous n’avions plus aperçu nos trois officiers. J’avais regardé la vallée du haut de la terrasse. Cette solitude et ce silence m’avaient paru lugubres. Là-bas, parmi les hautes futaies qui semblaient l’ombrager, le Roncier se dressait derrière son enceinte. Vous eussiez dit une maison abandonnée. Partout le silence sourd, l’immobilité morne.
Était-ce ce calme plein de menaces qui précède l’explosion des grandes tempêtes ?…
J’avais mon idée en allant voir le bon cocher : une idée caressée chèrement depuis deux ou trois jours. Je l’embrassai d’abord bien comme il faut, puis je lui dis :
– Père Antoine, j’ai un service à vous demander…
Il ne me répondit point d’abord, tant ses préoccupations l’absorbaient. Mais je continuai bravement :
– Vous ne savez pas ? nous allons écrire un petit mot à Gustave, mon parrain… ça va vous désennuyer.
– Qu’as-tu à lui dire, à ton Gustave ? fit-il brusquement.
– Oh ! père Antoine, pouvez-vous me demander cela ! J’ai à lui dire que je suis en bonne santé, et que je souhaite que la présente le trouve de même… que je l’aime tout plein et qu’il faut qu’il m’aime aussi… et encore…
– Et encore ?…
– Dame ! ce qu’on dit dans les lettres, père Antoine ; moi, je ne sais pas.
– Et moi, donc ?…
– Mais puisque vous avez étudié pour être prêtre, père Antoine !
Il se prit à sourire et me dit d’ouvrir le coffre où il mettait ses hardes. Dans un coin du coffre, il y avait une vieille plume, un cahier de papier et une écritoire. Je lui apportai tout cela dans son lit.
– Faites-moi ça gentiment, lui dis-je.
– Veux-tu lui parler de Gaston ? me demanda-t-il.
Je réfléchis un instant, puis je répondis négativement.
– Veux-tu lui parler de cette grosse rougeaude de là-bas qui se nomme Fanchette ?…
– Non, père Antoine, je ne veux pas lui parler de Fanchette.
Il me caressa la joue et murmura :
– C’est déjà femme !
Puis il installa son papier de son mieux et commença d’écrire. Pendant qu’il écrivait, mille choses me venaient à l’esprit que je voulais toutes dire à mon parrain. À mesure qu’elles m’arrivaient, je les dictais au bon Antoine. Je voulais que mon parrain sût que j’étais heureuse, qu’on m’avait habillée en demoiselle, que j’allais apprendre à lire, à écrire, et même à jouer du piano, que je n’en serais pas plus fière pour cela, que je l’attendrais pour me marier avec lui, etc., etc.
Antoine écrivait. Je pensais qu’il mettait tout mon bavardage sur son papier.
– Voilà ! me dit-il enfin, après avoir couvert la première page de gros bâtons épais et lourds ; voilà quelque chose de ficelé, comme dit mon gars François.
– Lisez-moi ça, père Antoine.
Antoine lut.
Je trouvai sa lettre superbe. Je le remerciai, la joie dans le cœur, et tout le reste de cette journée, malgré la gravité des événements qui suivirent, je songeai au plaisir qu’un message si habilement tourné allait faire à mon parrain.
Je fus obligée de me sauver, parce que Gaston m’appelait à cor et à cris. Il avait rêvé de son père, et ses pauvres nerfs étaient encore plus ébranlés qu’à l’ordinaire. Nous allâmes jouer au bout du jardin avec Lily, qui faisait sa première sortie.
– Tantine Anaïs est bien en colère, me dit Gaston en riant, parce que les Bleus n’ont pas couché au château.
– Et qu’est-ce que cela lui fait ? demandai-je.
– Ça lui fait, répliqua le blond chérubin, que les revenants et les chauves-souris l’ont laissée tranquille.
Je demandai une explication, Gaston s’écria :
– Tu ne sais donc pas ! c’est M. Léon qui faisait peur aux chauves-souris ces temps-ci… mais elles se sont accoutumées à lui… Tantine Anaïs en veut un autre pour les renvoyer… Elle avait déjà demandé au capitaine s’il avait peur des revenants… Et quand tantine Anaïs n’a personne pour chasser les revenants et les chauves-souris, elle reste tranquille dans sa chambre, et ça la met de mauvaise humeur.
Rien de plus exact. Au dîner, la corsaire fut d’une humeur détestable. Elle envoya promener son M. Léon, dont Zoé ne voulait point voir l’amoureuse peine, malgré les soins de l’institutrice. Celle-ci jouait toujours son rôle de belle ténébreuse. Elle se tenait parfaitement à sa place. Certes, pour le ton et les manières, la corsaire était à cent lieues d’elle. Jamais la belle Irène ne parlait en public au docteur Pidoux. Je savais cependant que c’était une paire d’amis.
Tout de suite après le repas, je dus reprendre mon poste de sentinelle sur le balcon de la chambre à coucher de maman marquise. Le conseil allait en effet se réunir. Mes regards se portèrent vers le Roncier, car le jour s’avançait. J’entendis justement la voix du bon cocher du côté de l’écurie. D’où j’étais, je ne pouvais voir sa fenêtre. Il s’adressait à quelqu’un qui restait masqué pour moi par l’aile droite du manoir et lui disait :
– Vous jouez un jeu de coquin ou un jeu de lâche… ça vous portera malheur !
On ne répondit point, mais tout de suite après, je vis M. Léon qui entrait dans le parterre et qui était très-pâle…
* * * * * * * * * *
Les membres du conseil étaient en train de s’installer. Cela se faisait bruyamment et gaîment. La déconvenue des brouillons et des fous mettait tout le monde en liesse.
Je ne sais pourquoi il y a bien plus de méchant vouloir et d’aversion entre deux nuances d’un même parti qu’entre deux opinions profondément tranchées.
Michelle-Gabrielle de la Beaumelle entra en disant :
– Entendez-vous les coups de fusil ? Entendez-vous les coups de canon ? Ah ! quels terribles gens que nos cerveaux brûlés !
– Le fait est, répondit tonton marquis en riant, que c’est une tevvible mêlée !… Entendez-vous les cvis des mouvants, Dorothée ?
– Isidore ! Isidore ! murmura maman marquise, quand donc vous corrigerez-vous !
– Avais-je prédit ce qui arrive ? demanda le sorcier Pidoux de son ton le plus capable.
Le curé, le commandeur et M. d’Avray entrèrent ensemble. C’était la partie modérée du conseil, le centre.
– Quelles nouvelles des Bleus ? demanda-t-on de toutes parts.
– Les Bleus, répondit l’abbé Jouault, sont bien tranquilles à Saint-Philibert.
– Sans le coup de fusil qui a donné l’alarme hier au soir, dit Michelle-Gabrielle en baissant les yeux, nous les tenions… Le sous-lieutenant me disait des choses…
– Le lieutenant était aussi fort aimable, ajouta maman marquise.
– Encove une soivée comme celle-là, conclut tonton, ces tvois bvaves sont à nous ! Ils touvnent. Ils font touvner la compagnie… c’est la moindve des choses !… La compagnie fait touvner le bataillon… le bataillon fait touvner le végiment… le végiment fait touvner la division ;… de sovte que nous auvons du même coup toute l’avmée !
C’était d’une logique écrasante. On cria vive l’armée ! – et à bas Brunet ! L’arrivée du vieux duc de Champmas-Mauges éteignit un peu cet enthousiasme. Depuis sa scène avec Pidoux, le protégé de la majorité, M. le duc n’était pas en bonne odeur dans le conseil. On n’osait point l’éliminer, mais on le regardait de mauvais œil. Aussitôt l’armée tournée, on comptait bien faire un coup d’État contre lui.
Il fut reçu avec un froid respect, et la séance s’ouvrit incontinent par le versement des petits cornets de poudre dans le baril, caché derrière les rideaux de maman marquise.
– Mesdames et messieurs, dit tonton, je cvois utile de vous pvévenir que notve petite sentinelle est à son poste suv le balcon… dans les conspivations, il ne faut vien mépviser : c’est ma maxime… je vous dis cela pouh que vous n’épvouviez pas de secousse si vous l’entendiez tousser, cvacher ou même étevnuer…
– Je nie cela ! s’écria le baron d’Avray avec un soudain emportement ; Brunet est mon fermier… il a bu avec les soldats… mais il n’a pas crié : Vive la Charte !
– Eh ! mon bon, fit Isidore, qui pavle de cela ?
– Ta ta ta ! riposta aigrement le sourd ; vous dansiez bien le menuet… en l’an VI de la République… Mais Brunet est mon fermier !
– La lecture du procès-verbal, commanda la présidente pour clore ce débat intempestif.
Michelle-Gabrielle de la Beaumelle se hâta de mettre à cheval sur son nez crochu ses lunettes d’argent massif. Elle était tout agaçante ce matin. Elle lut d’une voix distincte, quoique un peu nasillarde, une étonnante chose qui était le procès-verbal. On put bien voir à son style quel abus vertueux elle avait fait de la lecture du Journal des Filles et des Campagnes. C’était d’une force considérable. Elle trouvait moyen de parler dans ce morceau de littérature politique, des favoris de Louis-Philippe, du nez de M. d’Argout, des souliers ferrés de M. Dupin, du toupet de M. de Salvandy, et de relater toutes ces charmantes plaisanteries qui firent de la Mode et du Charivari une lecture si amusante pour nos coquins d’oncles.
Tout cela eut un succès frénétique. Le bon curé retardait son somme habituel pour écouter ces aimables jeux de l’esprit. Le vieux duc avait grand’peine à garder sa gravité. Il ne fut point question des coups de canne que ce vénérable gentilhomme, en un moment vif, avait communiqués à l’enchanteur Pidoux. Ce vide se trouva comblé par une piquante allusion au cheval blanc de M. Lafayette.
Maman marquise déplia ensuite son petit carré de papier et lut avec difficulté :
« L’ordre du jour appelle la discussion sur les mesures à prendre en cas de défection totale ou partielle de l’armée. »
– Je demande la parole ! dit le vieux duc en fermant les poings.
– Je demande la parole ! dit aussi M. d’Avray ; un mot seulement de ma place pour bien constater que Brunet est mon fermier, et que…
– À l’ordre ! s’écria Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
– J’ai bien le droit… voulut poursuivre le sourd.
– À l’ordre, à l’ordre !
– Je vous apporterai son bail, si vous ne voulez pas me croire !
– Je demande, dit tonton marquis gravement : j’ai le vegvet de demandeh que mon honovable ami le bavon d’Avvay soit vappelé à l’ovdve avec mention au pvocès-vevbal.
– Monsieur d’Avray, prononça maman marquise, majestueuse comme Junon, je vous rappelle à l’ordre !
Le sourd prit un air tout content.
– À la bonne heure, à la bonne heure, fit-il en se rasseyant ; nous sommes tous d’accord… il ne s’agissait que de s’entendre !
– La parole, reprit Dorothée, est à M. le docteur Pidoux, orateur inscrit.
À cette annonce, le vieux duc et le centre s’arrangèrent unanimement pour faire leur petit somme d’habitude. Pidoux débuta ainsi :
– Pareils au cèdre, ils cachaient dans les cieux leurs fronts audacieux… Je n’ai fait que passer, ils n’étaient déjà plus ! Ainsi tomberont, mesdames et messieurs, nécessairement, j’oserai même dire fatalement, tous ceux qui, méconnaissant les tendances intellectuelles et morales de notre époque, chercheront des armes ailleurs que dans l’arsenal si plein, du reste, de l’opposition légale et parlementaire… Où sont-ils, ces chevaliers errants, ces preux, ces paladins ? j’ai beau prêter l’oreille, je ne les entends pas… Travaillent-ils sous terre comme ces animaux fouisseurs dont l’industrie détériore nos moissons ?
– Ah ! fit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, les taupes ?… quelle jolie métaphore !
– Sont-ils invisibles, reprenait Pidoux, sont-ils muets ? Ont-ils caché leur étendard sous ces gerbes de jeunes pousses que le bûcheron lie avec soin pour l’usage de ces ingénieuses rotondes fermées à la lumière et à l’air, où la chaleur concentrée fait de Cérès réduite en poudre l’aliment le plus nécessaire à l’humanité ?…
– Trois à la fois ! s’écria Michelle-Gabrielle étouffée par l’admiration ; trois métaphores : fagots, four et pain !
– Ils sont vaincus, poursuivit Pidoux, avant d’avoir tiré le glaive ; la vue seule des uniformes a fait évanouir leurs chimériques phalanges. – Que reste-t-il debout ? Nous. Nous seuls, et c’est assez. Nous, les ouvriers prudents, nous, les sages soutiens du principe. Nous qui allons, non pas massacrer la belle armée qui couvre le sol français, mais la convertir et la dominer !…
Depuis une ou deux minutes, je ne prêtais plus à l’improvisation de Pidoux qu’une attention un peu distraite. J’avais sous les yeux un échantillon de cette belle armée que l’enchanteur voulait dominer et conquérir. Un détachement nombreux descendait, en tenue de campagne, la côte qui menait au bourg. Ce n’était pas le détachement dont nous avions eu au château les trois officiers. Celui-là était beaucoup plus nombreux, et son chef, qui portait la grosse épaulette, marchait à cheval. Je le vis se perdre dans les bois, et j’éprouvai un singulier serrement de cœur. La campagne était toujours déserte et morte. Le Roncier avait toujours ses fenêtres closes. De ce côté surtout, l’aspect de la campagne avait une effrayante immobilité.
Le discours de Pidoux s’était continué pendant que je surveillais le dehors. Je ne saurais dire par quelle transition. Il en était arrivé à vaincre, puisque déjà il profitait de la victoire. Au moment où je reportai mon attention vers la chambre de la marquise, Pidoux s’occupait de partager équitablement le pays conquis.
– Point de représailles ! disait-il ; que Brunet traîne dans l’obscurité le restant de sa misérable vie…
– Cependant… voulut objecter Michelle-Gabrielle en aiguisant ses longues défenses, cet homme-là a fait bien du mal dans le pays.
– Sa punition seva le mépris ! décida Isidore.
– Le mépris et l’oubli ! ajouta Pidoux ; maintenant est-il bien décidé que le siège du gouvernement français sera transféré à Bourges ?
– Pourquoi pas à Beaupréau ? demanda très-sérieusement Michelle-Gabrielle.
– Parce qu’il y a trop de gens mal pensants, répondit l’enchanteur sans hésiter. – Bourges est le centre d’une population tranquille, adonnée à l’élève des moutons. Je n’ai pas à vous enseigner quelle influence la profession exerce sur l’homme. Le Berrichon est généralement doux et même un peu bonasse. Si j’accepte la position de garde-des-sceaux, comme le conseil semble l’exiger…
– Oui ! oui ! s’écria-t-on de toutes parts, nous l’exigeons !
– Fovmellement ! ajouta tonton marquis.
– Notez, mesdames et messieurs, qu’un médecin garde-des-sceaux…
– Pas de discussions, docteur, interrompit maman marquise : c’est un point réglé !
– À condition, reprit Pidoux, que notre honorable voisin, le duc de Mauges, prendra les cultes, M. le marquis du Meilhan-Coispel la maison du roi, le commandeur de la Brousse la guerre, et M. le baron d’Avray l’agriculture… L’abbé Jouault ne veut être que grand-aumônier de France, c’est un tort… Mais le plus grand tort, s’interrompit ici le pieux Pidoux, – ou plutôt le plus grand malheur, c’est le préjugé, qui nous force à écarter de l’administration notre aimable présidente et notre secrétaire chérie. Je mourrai à la peine, j’en fais serment, ou je réformerai cet abus !
Le curé, le duc et le baron ronflaient à faire plaisir. Quatre heures sonnèrent à la pendule.
– Vous ne croiriez pas, dit la présidente, oubliant la position si importante qu’elle occupait, vous ne croiriez pas que toute la journée j’ai cru entendre des coups de fusil !… Mes oreilles tintent.
Tonton marquis et Michelle-Gabrielle haussèrent les épaules.
– Si tous ceux que nous appelons les fous, dit Pidoux plus adroit, étaient comme les deux fils de madame la marquise…
– Oh ! certes, certes ! appuyèrent Isidore et Michelle-Gabrielle.
– Mais, ajouta tonton marquis, il n’y a que mes deux neveux, les autves ne valent pas une cvoquignole.
En ce moment, un cri s’étouffa dans ma gorge. Je sentis que mon cœur cessait de battre.
Au milieu de ce grand silence qui planait sur la campagne, un son lointain frappa mon oreille : c’était un air vif et gai, dont les notes semblaient mourir en arrivant à moi. Je tournai la tête du côté du Roncier, car c’était toujours pour le Roncier qu’était mon premier regard. Un drapeau blanc déployait ses longs plis au vent au-dessus de la borderie. En même temps, le son des instruments lointains devint plus distinct. Les battants de la porte s’ouvrirent : deux jeunes gens, portant le costume du pays de Nantes, sortirent les premiers : ils soufflaient dans des clairons. Derrière eux, quarante-trois hommes bien armés, parmi lesquels je reconnus parfaitement, malgré la distance, le marquis Théodore, le comte Henri, mon beau Georges, et les deux gentilshommes bas-bretons, sortirent à leur tour, et vinrent se ranger derrière le mur d’enceinte, que l’on avait percé de meurtrières pendant la nuit.
De quatre côtés différents, quatre détachements de troupes réglées se montrèrent dans la vallée. Ils marchaient tous au pas de charge vers le Roncier. Ils buvaient encore, ces grands conspirateurs ; ils continuaient d’échanger gravement leurs enfantines fadaises, et déjà le drame se glissait là-bas sombre et muet, tout prêt à tirer son rideau lugubre sur leur burlesque comédie.
Ils bavardaient encore, raillant ceux qui allaient mourir ! Ils les accusaient de frivolité, d’enfantillage et presque de poltronnerie.
Ce furent les Chouans qui tirèrent le premier coup. Un homme parut sur le toit de la borderie, au pied du drapeau. Il visa. Je vis la fumée de son coup avant d’entendre l’explosion. Le chef à cheval roula dans l’herbe de la prairie. Au même instant, les Bleus exécutèrent, de quatre côtés, une décharge générale qui fit trembler les vitres derrière moi. Puis les tambours battirent, et je vis les quatre détachements s’élancer à l’assaut. Le mur d’enceinte restait muet. Les Chouans gardaient leur poudre. À l’intérieur de la chambre à coucher, Pidoux eut la parole coupée par le premier coup de fusil. Au bruit de la décharge, tous, éveillés et dormeurs, se mirent sur leurs pieds en sursaut. Ce fut une seule voix épouvantée et déjà chevrotante :
– Qu’est cela ! qu’est cela !
– Les Bleus font peut-êtve de l’exevcice à feu… murmura tonton marquis pour tromper sa propre frayeur.
Mais la charge battue en même temps par les quatre colonnes d’attaque ne permettait pas de se faire illusion.
– Est-ce qu’ils assiégent ? balbutia maman marquise.
Michelle-Gabrielle, je dois le dire, était une vieille fille très-courageuse. Elle prit son sac à la main et s’élança sur le balcon. Rose-sans-Épines, le curé, le baron et Pidoux la suivirent, mais celui-ci se tint prudemment derrière les autres.
– Le Roncier ! firent-ils tous à la fois ; c’est au Roncier !
– Mes fils ! s’écria la marquise en se couvrant le visage de ses mains ; mon pauvre Théodore et mon pauvre Henri !
Le vent du sud apportait le son haletant et précipité de la charge. Le vieux duc de Mauges avait percé le groupe qui était maintenant avec moi sur le balcon. Tout son corps s’agitait de secousses nerveuses. Il écoutait de toute sa force ; il respirait bruyamment.
– Courage, enfants ! s’écria-t-il en tendant ses mains vers le Roncier ; à genoux ! dites votre prière… relevez-vous… et balayez-moi tout cela à bout portant !
– Silence ! fit Pidoux.
– C’était notre méthode, ajouta le vieillard ; c’est la bonne… Allons ! allons ! Dieu et le roi… Feu ! feu !
Il était en proie à une exaltation indicible. Comme si son commandement eût été entendu là-bas derrière le mur d’enceinte, quatre colonnes de fumée s’élevèrent, puis quatre détonations distinctes eurent lieu. C’étaient les Chouans, massés par quart, aux quatre points d’attaque. Vues et mains de chasseurs, armes excellentes braquées sur le point d’appui : tous les coups portèrent.
Nous vîmes tomber les soldats par grappes. Nous vîmes les quatre détachements hésiter à la fois. L’épée des officiers brilla ; je crus entendre le cri : En avant ! en avant ! qui accompagnait ce geste. La charge recommença de battre.
– Ça ne va pas durer longtemps désormais, dit Pidoux derrière moi.
– Courage ! courage ! criait le vieux duc.
Les Chouans avaient tous des fusils doubles. Quelques-uns avaient même deux fusils et par conséquent quatre coups. Trois des colonnes d’attaque vinrent se briser contre l’enceinte ; la quatrième fit retraite avant d’atteindre le retranchement.
Pidoux se trompait. Cela devait durer longtemps.
– Seigneur ! Seigneur ! dit la vieille fille transportée, en voyant la déroute générale qui entraîna les trois colonnes à la fois ; la bonne cause est victorieuse !… Tombons à genoux et rendons grâce au Dieu des armées !
Le vieux duc la chercha de la main dans le groupe et l’attira jusqu’à lui.
– Je n’ai pas vu ! fit-il de sa voix brisée ; je suis aveugle… dites-moi… dites-moi !…
– Les Bleus sont en fuite ! lui répondit-on de toutes parts.
Il se laissa glisser sur ses genoux. Il tira de son sein un scapulaire qu’il baisa passionnément, et se prit à réciter à haute voix le psaume : Magnificat anima mea Dominum.
– Mes fils ! mes fils ! demanda maman marquise, restée seule dans la chambre.
– On ne peut les distinguer… commença le curé.
– Moi, je les distingue, interrompis-je ; ils ne sont blessés ni l’un ni l’autre… Il n’y a de blessé que l’homme qui a tiré le premier coup de feu au pied du drapeau.
Les Bleus se reformaient cependant à distance. On n’entendait plus rien, sinon le duo des deux clairons vendéens qui jouaient vive Henri IV.
Le tocsin se prit à sonner à Saint-Philibert-en-Mauges. Quand le vent donnait, d’autres tocsins résonnaient comme de lugubres échos. Les sommets des coteaux voisins, tout à l’heure si mornes, s’animèrent peu à peu. Des spirales de fumée montèrent sur les hauteurs. On entendit de longues huchées auxquelles répondait au loin le cri des trompes de boulanger. Des groupes de paysans se montrèrent çà et là.
– Serait-ce un soulèvement général ? murmura Pidoux qui était livide.
– Avmons les fovtifications, opina tonton marquis.
– Ma voiture ! s’écria le vieux duc, le château de Mauges et les métairies peuvent fournir au moins cinquante soldats… Par la mort-Dieu ! si mon neveu Maxime fait le méchant, je lui brûle la cervelle !
Mais la voiture du vieux duc franchissait en ce moment au grand trot la grille du Meilhan. Je crus reconnaître la silhouette de M. Léon à la portière. En même temps, Zoé, mademoiselle Irène, Gaston et Lily, firent irruption dans la chambre de maman marquise. Les domestiques vinrent après. Madame Honoré avait une fourche, Justine un sabre ; Besançon était armé jusqu’aux dents.
– On se bat à la Fresnaye, dit madame Honoré.
– On se bat au château de Bourjal, ajouta Justine.
– On se bat partout ! poursuivit Besançon ; le drapeau blanc est sur la mairie de Beaupréau, et le jeune roi Henri V a été proclamé à Saint-Nazaire, de l’autre côté de Nantes.
– C’est une vévolution ! fit tonton marquis plus stupéfait encore que joyeux.
– Eh ! Suzanne ! s’écria Gaston qui ne pouvait arriver jusqu’à moi, as-tu entendu les coups de fusil ?… Tantine Anaïs vient de partir dans la voiture de tonton Champmas avec M. Léon.
– Je propose, dit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, de décréter la déchéance de Louis-Philippe.
La petite Lily cachait sa tête dans le sein de la marquise.
L’enchanteur Pidoux regarda du coin de l’œil la position des Bleus, qui vraiment n’avaient point trop l’air de vouloir se frotter de nouveau aux retranchements du Roncier. Il échangea une rapide œillade avec la belle Irène et prit son parti.
– Mesdames et messieurs, dit-il, et vous aussi, mes braves amis, – car les sentiments que vous montrez vous élèvent au-dessus de votre humble profession, – nous venons de traverser une époque particulièrement difficile, dans laquelle il fallait non-seulement de la discrétion, mais encore de la diplomatie… Pardonnez-moi, monsieur le duc, pardonnez-moi, madame la marquise, et vous tous, mes collègues, dans l’utile et grande association que nous avons formée… Vous trouverez peut-être un simple roturier bien osé de s’être mis plus avant que vous dans un complot ayant pour but de rendre à la noblesse sa splendeur et ses privilèges… Si j’ai eu tort, punissez-moi… J’étais de la conspiration armée, et cette noble jeune fille (il montrait Irène d’un air attendri) servait de trait d’union entre moi et ceux qui ont amené Madame en Vendée.
– Est-ce vrai, cela ? murmura le vieux duc, qui tendait déjà la main à l’enchanteur.
– C’est vrai, prononça la belle Irène de sa voix froide et ferme.
– C’est moi, reprit cet effronté Pidoux, c’est moi qui ai tout organisé… Du fond de mon humble retraite, dans ce département de Maine-et-Loire, j’entretenais des correspondances avec nos amis, réfugiés dans les États du roi Charles-Albert… C’est parce qu’on n’a pas voulu suivre mes conseils que nos affaires ont périclité dans le Midi… et si maintenant le succès semble couronner nos efforts, c’est que la voix de mon expérience a été enfin écoutée.
– Ah ! docteur, murmura maman marquise, vous ne nous aviez pas dit cela !
Michelle-Gabrielle de la Beaumelle fondait en larmes. Elle eût voulu avoir un petit morceau de Pidoux pour en faire une relique. Le curé Jouault regardait le même précieux Pidoux d’un air méfiant.
Ce coquin prenait des proportions énormes, et la petite conspiration des fous, naguère si cruellement vilipendée, devenait tout à coup populaire dans le cénacle de la marquise. La pauvre bonne femme était bien aise. Cela relevait ses fils, qu’elle n’eût osé défendre une demi-heure auparavant. Du moment que Pidoux le permettait, les défenseurs du Roncier étaient des héros. Pidoux seul pouvait produire ces changements à vue. Les domestiques le regardaient en clignant de l’œil comme s’il avait été le soleil. C’était bien peu de rapetisser un tel homme à la position de garde-des-sceaux ! Michelle-Gabrielle de la Beaumelle proposa de rétablir pour lui la charge de grand-connétable.
Il y a dans l’histoire des nations nombre d’exemples de ces vicissitudes. C’est au moment où la victoire semble certaine que le destin moqueur se plaît à vous infliger un grand revers. Au moment où le précieux Pidoux allait être proclamé grand-connétable du royaume restauré, la charge battit de nouveau dans la vallée et le tocsin de Saint-Philibert se tut. Au sommet des collines, les paysans se dispersèrent tout à coup comme des volées d’oiseaux effrayés.
Une forte colonne d’infanterie parut, drapeau en tête, sur la route de Beaupréau. Une autre, composée de troupes de ligne et de garde nationale, déboucha dans la direction du midi.
L’homme qui avait tiré le premier coup de feu remonta, le bras en écharpe, sur le toit de la borderie. Il avait à la main un fusil double. De ses deux coups, il mit à terre un officier dans chacune des deux colonnes nouvellement arrivées. Puis toute la troupe réglée, tambours battant, se rua sur le mur d’enceinte. Les Bleus étaient au nombre de mille à douze cents à cette seconde attaque. Le mur d’enceinte résista, défendu qu’il était par quarante-cinq hommes, y compris les deux clairons, depuis cinq heures du soir jusqu’à la nuit. À la nuit, il fut abandonné. Les Chouans, clairons en tête, firent retraite et se retranchèrent dans la borderie.
Du balcon du Meilhan, nous ne pouvions plus rien voir, mais le feu incessant prouvait que la défense ne se ralentissait point. La borderie était, comme je l’ai dit, percée de fenêtres sur ses deux façades seulement. Les pignons étaient pleins et ne présentaient aucune ouverture. Vers dix heures du soir, après une effroyable décharge, nous vîmes des torches s’allumer dans l’ancien verger, sous le pignon nord. Une haute échelle fut dressée contre le mur, et des hommes commencèrent à monter, portant des haches, des pioches et des fascines. Rien n’apparaissait sur le toit du Roncier. Mais ces hommes ne redescendirent pas vivants. Quand les torches arrivèrent au niveau du toit, je vis distinctement huit ou dix hommes couchés au pied du drapeau blanc. Une ligne de feu raya la nuit. Soldats et fascines enflammées tombèrent au bas du pignon. Puis un long cri de triomphe s’éleva, et, dans le silence, le cuivre joyeux des deux clairons sonna la Vendéenne.
Une sorte de trêve suivit cette tentative inutile. Le feu ne recommença que vers deux heures du matin. Pendant cet intervalle, le pays environnant présenta des symptômes qui pouvaient faire croire à une commotion générale pour le lendemain. La campagne était pleine de feux qui semblaient des signaux. Le son des cloches arrivait de loin en loin, coupé par les sinistres huchées. Il y eut même quelques coups de fusil isolés, tirés sur les derrières de la troupe de ligne.
Mais Pidoux était très-abattu. Pidoux avait cru un instant que la bataille était gagnée. Il s’était avancé ; il avait assumé sur sa tête étroite et pointue la responsabilité de l’insurrection.
Des paysans vinrent dire sur les minuit que le feu avait cessé à la Fresnaye, et que le château de Bourjal était pris. L’enchanteur Pidoux se mordit la lèvre jusqu’au sang. Quelle occasion il perdait d’écraser sous sa supériorité les brouillons, les fous, les cerveaux brûlés ! Il fallait aviser. Le conseil, en permanence dans la chambre de maman marquise, commençait à prendre une physionomie de deuil. Les domestiques parlaient déjà des vengeances de l’autorité. On sait les exécutions qui suivent les révoltes manquées. Brunet allait grandir. Le fantôme de Brunet passa devant tous ces regards éblouis. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle qui l’avait appelé manant une fois, deux fois Philipotard, trois fois pataud, etc., etc., sentait que son tour de soie coiffait une tête curieusement menacée. Le bon curé Jouault songeait à rétablir Brunet dans ses fonctions de chantre. Tonton marquis murmurait :
– Après tout, M. le bavon doit bien le connaître, puisqu’il est son fevmier. C’est peut-êtve un bvave gavçon… au fond.
Pidoux réfléchissait. Pidoux mesurait la profondeur de l’ornière où il s’était embourbé. Pidoux creusait sa cervelle pour y trouver quelqu’un de ces stratagèmes héroïques qui sauvent les grandes destinées sur le point de mal finir. Il y a un de ces stratagèmes qui est fort célèbre, c’est celui de Christophe-Colomb ordonnant à la lune de se voiler, au moment d’une éclipse. Pidoux ne regardait pas que la découverte de l’Amérique fût une bien grande affaire ; néanmoins, il n’avait aucun mépris personnel pour Christophe-Colomb. Il voyait bien que tous les yeux étaient fixés sur lui. On le guettait. Tonton marquis avait déjà dit entre haut et bas :
– Il sevait bon de savoiv jusqu’à quel point on nous a compromis…
Pidoux se frappa le front. Il avait trouvé son éclipse de lune. Il tira de sa poche une belle grosse montre qu’il avait et la posa bruyamment sur la table après l’avoir consultée.
– Minuit et demi ! dit-il de sa voix la plus grave et en plissant son petit front ; ils sont déjà d’une demi-heure en retard.
– Qui donc ? qui donc ? demanda-t-on de toutes parts.
Pidoux ne répondit point. Il se leva, soupira profondément, et se mit à arpenter la chambre à grands pas.
– On n’entend plus vien ! insinua tonton marquis ; les Bleus sont peut-êtve pavtis.
– Non… répliqua le vieux duc, qui était tout près de la fenêtre, immobile et l’oreille aux aguets : ils sont là… je les sens.
– Quelle horrible nuit ! fit la marquise ; mais de qui donc parlait M. Pidoux ?
Pidoux s’arrêta brusquement devant elle. Il avait les yeux fixes et son drôle de visage peignait une sorte d’égarement.
– N’est-ce pas, dit-il avec une amère ironie, n’est-ce pas que Dieu est juste !… N’est-ce pas que la Providence n’est point aveugle !
– Prenez garde, monsieur ! dit sévèrement le curé.
Pidoux eut un éclat de rire véritablement satanique.
– Quand on a donné son esprit à une pensée, reprit-il en crispant ses doigts dans ses cheveux ; quand on a livré son âme à une foi, ses bras à une œuvre, n’est-ce pas qu’on devait bien savoir d’avance, puisque tout est sarcasme et folie sur cette terre, tout !… savoir que la pensée était vide, la foi vaine, l’œuvre insensée… n’est-ce pas ?… n’est-ce pas ?
– Il s’arracha sept cheveux, que plus tard Michelle-Gabrielle de la Beaumelle fit mettre dans un cœur en métal d’Alger.
– Voyez, dit-elle, quelle étrange expression de physionomie !
– Qu’avez-vous, monsieur Pidoux, au nom du ciel ! s’écria maman marquise.
Pidoux les regarda sans les voir. Il mit le doigt sur le cadran de sa grosse montre.
– Je lui accorde le quart d’heure de grâce ! prononça-t-il d’un accent tragique.
– Mais à qui ?… à qui ?…
– Au maréchal.
– Quel maréchal ?
– Au maréchal de Bourmont, qui devait être ici, minuit sonnant, avec dix mille hommes !
Chacun tomba de son haut. Pidoux était grand comme un chêne.
– Le mavéchal de Bouvmont ! répéta Isidore ! dix mille hommes !
– Croyez-vous que, sans cela, répliqua effrontément l’enchanteur, j’aurais permis l’événement du Roncier ?
Michelle-Gabrielle de la Beaumelle le contemplait bouche béante. Le commandeur et maman marquise allèrent tous deux à la fenêtre, pensant ouïr la marche lointaine de cette armée de dix mille hommes. Le baron d’Avray conclut, et c’était là le fruit de mûres réflexions :
– Souvenez-vous de ce que je vous dis : on regrettera les tambours !
L’aiguille marchait cependant sur le cadran de la grosse montre. Le corps de dix mille hommes ne venait point. Pendant les dernières minutes, ce fut un silence solennel. Le vieux duc lui-même était pris et prêtait l’oreille. Quand la grosse montre marqua une heure moins le quart, Pidoux frappa un grand coup de poing sur la table.
– J’ai été trompé, s’écria-t-il, appropriant son geste à cette énergique déclaration, – j’ai été lâchement trompé ! Je proclame bien haut que je n’accepterai point la place de garde-des-sceaux sous un gouvernement pareil !
– Alors, gémit Michelle-Gabrielle, à qui donnera-t-on le portefeuille ?
– Je m’en lave les mains ! poursuivit Pidoux, qui les avait rarement propres ; – je n’ai plus rien de commun avec ces gens-là… Je demande pardon à Dieu et aux hommes d’avoir pu croire un instant à leurs promesses… Je rentre dans la vie privée… je ne suis plus rien… que l’Europe se gouverne à sa guise : cela ne me regarde plus !
Un silence morne suivit cette énonciation si ferme et à la fois si découragée des sentiments de l’enchanteur Pidoux.
– Malheuveux voi ! malheuveuse France ! balbutia tonton.
– Voilà à quoi aboutissent les fautes d’un parti ! ajouta maman marquise.
– Silence ! fit le vieux duc impérieusement ; tandis que vous radotez, les hommes meurent.
On n’eut pas le temps de relever ce que cette expression avait d’extraparlementaire. Le vent nocturne apporta le son vif et gai des clairons qui prenaient ensemble leur air favori : Vive Henri IV ! Presque aussitôt après, la fusillade recommença.
Je ne sais pas ce qu’aurait fait en ce pays une armée de dix mille hommes commandée par un maréchal de France. Je sais que, tout près de nous, il y avait une poignée de héros accomplissant un fait d’armes qui restera dans l’histoire. Quand le bruit des mousquets se taisait, on entendait parfaitement, dans le silence de la nuit, le commandement des chefs et le cri des combattants. C’était, des deux côtés, le même cri : Vive le roi ! Vive la France ! Chose cruelle à penser ! Même courage et même cœur ! Ils étaient là, frères contre frères. Il n’y avait à les séparer que le nom d’un homme et la nuance d’un drapeau. Vive la France ! vive le roi ! – Ils s’entretuaient bravement. – Sombre folie des guerres civiles ! Il y a des moments où je serais tentée de penser que la sagesse était dans le petit cénacle idiot présidé par la pauvre maman marquise.
La fusillade dura jusqu’à cinq heures du matin sans discontinuer. Vers ce moment, les Bleus dirigèrent une attaque contre la façade orientale de la borderie. En même temps, des échelles furent dressées à bas bruit contre le pignon du nord. Le toit fut percé de ce côté, et les assaillants parvinrent à lancer par les ouvertures de la paille, des fascines et des artifices. Peu de minutes après, la fumée et les flammes se firent jour. Le Roncier eut soudain un flamboyant panache. Pendant quelques secondes, nous vîmes le bataillon sacré massé autour du drapeau blanc, dont les plis s’éclairaient vivement aux lueurs de l’incendie. Je reconnus le beau Georges, en avant de tous, la main gauche sur le cœur, la main droite au drapeau. Le bataillon sacré se composait de huit hommes et d’un clairon. Il fit et subit, ainsi à découvert, deux décharges successives, puis nous le vîmes disparaître sous les combles où le feu le pressait de toutes parts. Le drapeau resta seul, flottant au milieu des flammes. Nous regardions cela. C’était parmi nous le silence de la stupeur.
Le crépuscule naissait. Les mouvements confus des assaillants recommençaient à devenir visibles. Le gros de l’attaque s’était retranché derrière le mur d’enceinte. Par trois fois, pendant que la toiture du Roncier flambait, les Bleus tentèrent l’assaut. Ils s’approchèrent la dernière fois jusqu’à vingt pas de la maîtresse-porte ; mais le feu des Chouans, loin de se ralentir, semblait redoubler de vivacité. Les Bleus se replièrent encore laissant le verger jonché de cadavres. Les deux clairons, infatigables, sonnaient, sonnaient sans cesse…
Il ne faut rien moins que le mémorable incident que je vais conter et dont je fus presque victime, pour me porter à interrompre le récit du siège de la borderie ; mais l’événement eut lieu au beau milieu du siège ; je suis l’ordre chronologique.
Vers six heures du matin, je donnai moi-même l’alarme au conseil de régence en l’avertissant qu’un détachement sortait du bourg de Saint-Philibert et se dirigeait vers le château. On vint sur la fenêtre, mais la troupe venait d’entrer dans les taillis. Le son du tambour seul indiquait sa marche.
Il y eut incontinent une grande confusion dans la chambre de maman marquise. Tonton proposa tout de suite d’émigrer à l’étranger. Le précieux Pidoux fut d’avis de se cacher dans les caves. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle se mit vivement à découdre la doublure de son spencer puce, et y introduisit les procès-verbaux du conseil.
– Brunet ne les aura qu’avec ma vie ! dit-elle.
– Les voilà qui passent la prée du Bois-Minaud, dit Besançon à la porte ; allons-nous nous battre, monsieur le marquis ?
– Nous battve ! répéta le pauvre homme ; docteuv ! passez-moi un peu votve éthev… Quand je songe à ces dames, je me tvouve mal !…
Pidoux, tout sorcier qu’il était, n’avait pas besoin d’éther, il fit deux ou trois passes sur le front d’Isidore, qui se mit à gigoter comme un chat qu’on empoisonne.
Maman marquise, voyant tonton gigoter, perdit plante aussitôt. C’était sa crise.
Pidoux lui mit la main sur la tête. Le fluide agit. La pauvre grosse femme entra en convulsions. Lily tremblait. Il ne lui fallut qu’un peu de fluide pour suivre sa grand’mère. Gaston roula comme un furieux sur le plancher ; le fluide de l’enchanteur lui mit l’écume à la bouche. Pidoux était bien beau dans ces moments-là. Il faisait semblant de provoquer la crise, de la régler et enfin de la vaincre. Toujours le système Christophe-Colomb pour l’éclipse.
Pendant que Rose-sans-Épines jetait de l’eau vinaigrée au visage de Dorothée, et que le sourd cognait dans la main ouverte de tonton, le bruit d’un tambour malhabile, battant un pas accéléré fantastique, grandissait de plus en plus. La troupe qui venait de Saint-Philibert avait traversé la prairie de Bois-Minaud. On distinguait maintenant fort bien ceux qui la composaient. C’était la garde nationale de Saint-Philibert, commandée par M. le maire en personne, en grand uniforme, tambour en tête. Je reconnus dans les rangs nos deux hommes du peuple : Houziaux et Thorel, l’adjoint et le facteur rural. Ils avaient tourné, les infâmes ! Brunet les avait reconquis ! Il fallait le voir, ce Brunet, ce tigre affamé de chair humaine, il fallait le voir avec son chapeau de cuir, ses gros sabots et sa blouse bleue sur laquelle pendait son écharpe tricolore. Il n’avait point de fusil, à cause de sa dignité, mais il s’appuyait sur un bâton de houx qui pouvait devenir à l’occasion une arme redoutable.
– Si nous avions un canon, dit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui aiguisait ses dents à la fenêtre, je suis sûre que, du premier coup, je le couperais en deux !
Cette idée la fit sourire involontairement. Elle était épouvantable quand elle souriait.
Cependant les quatre crises allaient leur train. Tonton marquis revint à lui le premier. Il se pendit au cou du sourd en pleurant, et lui dit :
– Mouviv n’est vien, c’est notve devniève heuve !… je suis résigné !
Puis, en se tournant vers Besançon :
– Mes canavis ont-ils déjeuné ? demanda-t-il.
Comme Besançon hésitait, tonton reprit avec une gravité douce :
– Mes canavis ne sont pas la cause de cela.
La marquise étira ses bras. Rose-sans-Épines, le larron galant, profita de ce moment pour baiser le bout de ses doigts. Pidoux remit la pauvre Lily aux mains de la bonne. Je l’avais déjà calmée à demi ainsi que Gaston. Gaston ne voulut pas s’en aller.
Le tambour, dépassant tout à coup un bouquet de châtaigniers qui le masquait, retentit comme si on l’eût battu dans la chambre même.
– Fermez les portes ! commanda le duc qui se leva tout droit ; fermez les fenêtres !… En ma qualité de pair du royaume, je prends ici le commandement !
– Mais… objecta Pidoux.
– Vous, la paix… ou je vous fait fusiller comme un chien !
Bien qu’il n’y eût pas de fusils, Pidoux jugea prudent de garder le silence.
– Où est Antoine ? demanda le vieux duc.
Cela me fit penser que je ne l’avais pas vu depuis la veille au matin.
– Antoine, répondit Besançon, s’est échappé tout malade qu’il était… On croit bien qu’il est allé là-bas.
– Avez-vous des armes et des munitions ? demanda encore M. de Champmas.
– Voici de la poudre, répondit Besançon qui montra le tonneau ; et j’ai une trentaine de cartouches que j’ai cachées dans un pot à confitures.
– Et des armes ?
– Le comte Henri a emporté les fusils et les pistolets.
– J’ai le mien, tonton Champmas ! s’écria Gaston, et j’ai aussi les petits canons de mon vaisseau !
– Déplorable négligence ! grommela le vieux duc, n’avoir pas seulement de quoi vendre sa vie !
Au moment où Besançon montrait le baril de poudre, tonton marquis avait fait un mouvement, et le rouge lui était monté au visage.
Je mis cela sur le compte de sa faiblesse habituelle. Je me trompais. Tonton marquis, cette fois, n’avait pas peur.
– Peut-êtve, dit-il seulement, fevait-on mieux d’obteniv une capitulation honovable.
– Il n’y a point de capitulation honorable ! répliqua le vieux duc, dont la joue était marbrée de rouge et de livide. Par la morbleu ! vous allez voir ce qui me reste de sang dans les veines !
Il avait des mouvements spasmodiques dans les membres. Ses cheveux blancs se hérissaient sur son front.
– Barricadez ! barricadez ! cria-t-il ; montez les pavés de la cour… Soutenons à tout le moins un siège.
– Le vieux fou va nous jouer quelque méchant tour ! grommela l’enchanteur Pidoux, qui le considérait avec inquiétude.
On frappait en ce moment à la porte extérieure. Nous ne pouvions plus rien voir. L’appartement de maman marquise donnait sur le jardin. Mais nous dûmes comprendre tout de suite qu’il était trop tard pour soutenir un siège. Des traîtres ou tout simplement les gens de la cuisine avaient ouvert la porte à l’invasion.
– Jetez les meubles dans l’escalier, commanda le vieux Champmas, dont la figure avait cette expression de colère exaltée si étrange chez les aveugles.
D’ordinaire, c’est l’œil qui dit la passion. Ici, l’œil est muet, mais tout le reste de la physionomie parle avec une énergie double. La fièvre est dans le front injecté, dans les narines convulsivement ouvertes, dans les lèvres crispées.
Mais la marquise ne fut point d’avis qu’on sacrifiât ses meubles. Le dévouement politique a des bornes.
– Avec la commode, la table, les armoires, le lit et les fauteuils, poursuivit M. de Champmas qui se démenait comme un énergumène, on peut défendre l’escalier… Puis, à l’exemple d’Ajax, fils de Télamon : – Grand Dieu ! s’écria-t-il, rends-moi le jour, ne fût-ce que pour combattre !
– Est-ce qu’il va avoir aussi sa crise ? demanda le sourd, qui, selon sa coutume, ne savait pas du tout ce dont il s’agissait.
Le tambour ne battait plus. Rose-sans-Épines s’était mis au-devant des deux dames avec une baïonnette qu’on avait trouvée je ne sais où. Pidoux préparait le discours qu’il allait adresser aux assaillants.
– Il faut nous vendve à discvétion ! disait le pauvre tonton, qui suait à grosses gouttes ; si Bvunet est un homme, il ne nous massacveva pas sans nous entendre !
– Les voilà ! les voilà ! fit Justine dans le vestibule.
Le vieux duc inclina du côté de la porte sa tête bouleversée. Je ne plaisante plus : il était à la fois effrayant et beau. Quand il entendit les sabots des assaillants sonner sur les marches du grand escalier, il eut un sombre sourire.
– Ah ! ah ! fit-il, on ne veut pas se défendre, ici !
Sa main droite tâtonna derrière lui : il trouva le marbre de la cheminée.
– Monsieur l’abbé Jouault, prononça-t-il d’une voix retentissante, donnez-nous à tous l’absolution : nous allons mourir !
Le bon curé fit un soubresaut. Rose-sans-Épines, qui avait deviné l’idée du vieux Champmas, se précipita vers lui. Mais Rose-sans-Épines n’était plus très-ingambe, et le vieux duc avait en ce moment une vie extraordinaire. D’avance il s’était assuré en tâtonnant que le baril de poudre était resté sur la table. Il le saisit et, sans hésiter, le jeta dans le foyer.
Pidoux se coula sous le lit comme une anguille, tandis qu’un râle d’horreur sortait de toutes les poitrines. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle mit son grand sac au-devant de ses yeux. Le baron d’Avray, qui voyait parfaitement, s’il n’entendait pas, Rose-sans-Épines et le curé opérèrent tous trois à la fois un mouvement de retraite, se prirent dans la robe rose de la marquise, qui déjà gisait sur le plancher, et tombèrent pêle-mêle sur cette infortunée présidente. Il n’y eut pour faire un pas en avant que mon ami Gaston. Celui-là n’avait pas peur. Il voulait voir. Comme on le pense bien, ce que je raconte là en dix lignes ne dura pas la dixième partie d’une seconde.
S’il faut rendre compte de mes impressions personnelles, j’avoue qu’elles furent très-confuses. Quand la poudre prit feu, il me sembla que je sautais en l’air à une prodigieuse hauteur, voilà tout. Une chose tout à fait extraordinaire, c’est que tonton marquis fut, après Gaston et ce terrible duc de Champmas, le moins épouvanté de l’assemblée. Beaucoup de ceux qui l’ont pris pour un poltron n’auraient certes pas eu son sang-froid dans cette circonstance difficile. Au moment où le tonneau tomba dans le feu, il y eut une explosion sourde, qui produisit un bruit qui peut se rendre par ces six lettres : chouff ! Ce fut l’instant suprême. Je donnai mon âme à Dieu. Gaston sauta de joie en criant :
– Ah ! c’est gentil !… As-tu vu, Suzanne ?
C’était le contingent de la journée précédente : ce que renfermaient les petits cornets de papier qu’on avait apportés la veille. Il y avait la valeur d’une douzaine de cartouches. C’en fut assez pour emplir la chambre d’une épaisse et lourde fumée. Mais tout n’était pas fini. Le baril contenait au moins huit livres d’excellente poudre de chasse. Au milieu de la vapeur noirâtre qui nous entourait, vous vîmes tout à coup briller le soleil.
Le soleil était dans la cheminée. Miracle ! le baril, au lieu de sauter, brûlait impétueusement, jetant de splendides gerbes et produisant le plus magnifique bouquet d’artifice qu’il m’ait été donné de contempler. Sur ce fond ardent, je vois encore se découper la fière silhouette du vieux duc, qui, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute, le jarret tendu, espérait toujours l’explosion…
L’explosion ne devait pas venir. Elle ne vint pas par une raison toute simple.
On se souvient que j’avais surpris tonton marquis l’avant-veille au moment où il s’introduisait furtivement derrière les rideaux de Dorothée. Il était allé prendre dans le cabinet de toilette un objet dont je n’avais pu reconnaître la nature et l’y avait ensuite reporté. C’était tout bonnement là une action mémorable et qui devait marquer dans la vie d’Isidore. L’objet que tonton marquis avait été prendre dans le cabinet de Dorothée était un verre d’eau.
Mettant en pratique son axiome que : Dans les conspivations, il ne faut vien mépvisev, tonton marquis ne méprisait pas du tout le baril de poudre. Il le respectait au contraire au point de s’occuper de lui sans cesse. Chaque fois que les conjurés apportaient leurs petits cornets homicides, Isidore faisait clandestinement une visite au tonneau. Pour chaque contingent de cornets, il versait un verre d’eau dans le baril. C’était réglé, il appelait cela noyev les poudves. Ainsi remplissait-il son office de gardien supérieur des munitions du conseil de régence. Sans lui le farouche Champmas eût immolé ce jour-là bien des victimes.
Cependant, nous n’étions pas tirés de presse. À défaut d’explosion, nous étions menacés à la fois par l’incendie et l’asphyxie. L’atmosphère était de plomb. Les habits du vieux Champmas prenaient feu, ainsi que les meubles voisins de la cheminée. Cette monumentale fusée semblait ne devoir jamais finir.
Un concert de cris de détresse emplissait la chambre. La voix de maman marquise atteignit en cette circonstance à des notes qu’on n’entendra plus jamais.
Au moment où le feu d’artifice nous donnait déjà une forte odeur de roussi, un seau d’eau vigoureusement lancé éteignit le vieux duc, qui commençait à flamber. Un second, puis un troisième baignèrent le tas formé par le curé, le sourd, Rose-sans-Épines et Dorothée. Un quatrième alla chercher Pidoux sous le lit. Je m’accuse d’avoir dirigé celui-là.
La fusée s’était enfin éteinte faute d’aliment, le courant d’air balayait péniblement la fumée. On ne voyait pas encore, mais on barbottait dans un lac et l’on se poussait pour sortir. C’était Brunet qui avait dirigé les efforts intelligents grâce auxquels le conseil de régence fut une seconde fois rendu au pays. Ce terrible Brunet avait lui-même envoyé le premier seau d’eau à M. le duc de Champmas.
– Ah çà ! ah çà ! s’écriait le sourd en secouant M. de Champmas, savez-vous que c’est une très-mauvaise plaisanterie !… Il faut que l’alcôve de madame la marquise soit diantrement humide pour que le baril ait fait long feu… Bonjour, Brunet ! ne reste pas le chapeau sur la tête devant moi, mon garçon !
M. le maire se hâta d’ôter son chapeau de cuir, qu’il tortilla entre ses doigts d’un air innocent. Les membres du conseil de régence attendaient qu’il parlât.
– Comme çà, dit-il en baissant les yeux ; bien des pardons à mame la marquise, à notre monsieur et la compagnie… J’étions venus pour en cas qu’on ait besoin de nous.
Le plus profond silence suivit cette déclaration. Tout le monde était fort ému. Maman marquise, trempée jusqu’aux os, prenait le rhume.
– Si je vous gênons, poursuivit le premier magistrat municipal de Saint-Philibert-en-Mauges, vlà qu’est bon !… j’allons nous en aller.
Point de réponse encore. Brunet, déconcerté, glissa une œillade timide vers les gardes nationaux en blouse. Mais, en ce moment, l’enchanteur Pidoux, perçant la foule, le prit dans ses bras et le pressa contre son cœur.
– Belle et grande nature ! s’écria-t-il ; vertueux laboureur ! Tous ceux qui vous entourent rendent hommage à votre beau caractère.
– Je leur avais bien dit, cria de son côté le baron d’Avray, que tu étais plutôt bête que méchant… Que viens-tu faire ici ?…
– Notre monsieur, répondit le cruel Brunet, quand j’avons vu qu’on tirait des coups de fusil là-bas, devers le Roncier, j’ons dit : Faut aller au château, crainte qu’il n’arrive quelque chose.
Il poussa un gros soupir et ajouta :
– C’est ben du deuil pour le pays, de voir de si braves messieurs dans l’embarras où ils sont mes’hui !
Michelle-Gabrielle poussa le coude de l’enchanteur et lui dit tout bas :
– Il joue au fin !… Dissimulez !
Pidoux prit un air indigné.
– Et quoi ! déclama-t-il ; vous les plaignez, vous, Étienne Brunet, investi de la confiance du gouvernement paternel sous lequel nous avons le bonheur de vivre !…
Le vieux duc qu’on avait assis dans une bergère, et qui était violemment étourdi, commença de s’agiter en écoutant Pidoux. Celui-ci continuait avec chaleur :
– Vous les plaignez, ces nobles égoïstes qui ne craignent pas de jeter le trouble dans une contrée paisible !… Ces anciens seigneurs si durs au pauvre peuple… Ces vivants débris d’un passé qui n’a rien oublié, rien appris !…
– Tais-toi, coquin de charlatan, interrompit ici M. de Champmas.
Maman marquise se pencha à son oreille et lui dit :
– Ne voyez-vous pas qu’il leur dore la pilule !…
Elle dit cela, la pauvre excellente créature. C’était la bonté, l’honneur mêmes. Mais Pidoux l’avait ensorcelée.
– Je vois qu’il se conduit comme un lâche maraud qu’il est, riposta le vieux duc ; as-tu ton bâton, Étienne ?
– Oh ! oui, monsieur le duc, répondit Brunet.
– Prête-moi voir ton bâton, que je l’assomme une bonne fois pour toutes !…
Une expression de répugnance vint sur le candide visage du maire de Saint-Philibert-en-Mauges.
– Ne l’assommez point tout à fait, monsieur le duc, dit-il en tendant son bâton docilement.
Pidoux prit la porte, tandis que la marquise disait :
– Monsieur le duc, votre voiture est en bas… vous êtes mouillé, allez vous changer.
– Je sors de chez vous, en effet, répliqua le vieux duc ; vous êtes une bonne femme, et d’ailleurs je n’aurais pas le cœur de rien dire contre la mère des deux Meilhan, qui sont là-bas avec mon Georges… Bonsoir, commandeur… bonsoir, baron… bonsoir, monsieur le curé… Notre parti est comme le tonneau de poudre : il fait long feu… pourquoi ? parce que parmi les héros et les saints, il y a trop de gredins et de vieilles folles… Bonsoir, monsieur Pidoux ; bonsoir, mademoiselle de la Beaumelle.
Le baron d’Avray et Rose-sans-Épines le reconduisirent jusqu’à la grille. Le sourd n’avait pas entendu, le commandeur voulait une explication. Le vieux duc l’embrassa et lui donna un grand coup de poing.
– Ce n’est pas pour toi que j’ai parlé, ruine d’Alcindor ! lui dit-il.
C’était un grand parti, tout plein de nobles cœurs et de fières intelligences. Je ne sais pas s’il y a encore des partis. S’il en reste, celui-là n’est pas mort. C’était un grand parti. L’histoire était avec lui. L’ombre des chevaliers faisait flotter son drapeau sur le passé de la France.
Je me souviens que la fusillade nous fit de nouveau tressaillir au moment où maman marquise m’ordonnait de monter à ma chambre pour me changer, car j’étais trempée. Au lieu d’obéir, je grimpai les escaliers quatre à quatre, et je ne m’arrêtai qu’après avoir atteint les combles du château.
Il y avait une petite terrasse où se dressait le pivot d’une lunette d’approche, dont se servait tonton marquis pour espionner un peu le voisinage. Je braquai aussitôt la lunette sur le Roncier. Mon âme entière passa dans mes yeux.
Il pouvait être neuf heures du matin : les Chouans tenaient déjà depuis quinze heures. De la terrasse, avec ma lunette, j’embrassais parfaitement l’ensemble de cette miniature de siège. Le toit brûlait toujours. Quelques hommes étaient là qui essayaient de l’éteindre, mais l’eau manquait, et d’ailleurs la défense avait besoin de tous les bras. Il y avait une vingtaine d’hommes au rez-de-chaussée et autant au premier étage. Les deux clairons étaient ensemble au premier étage, protégés par le montant d’une croisée. Il fallait qu’on eût fait au Roncier un amas de munitions considérable, car le feu roulait incessamment. Les assaillants avaient subi des pertes énormes. Derrière le mur d’enceinte, qui était maintenant un abri pour les Bleus, je vis qu’on enterrait des morts. Un peu plus loin, on préparait des fascines, et il y avait là une petite troupe d’ouvriers avec des pioches et des pinces. Je cherchais à deviner où l’attaque allait se diriger cette fois.
Je vis, dans l’espace d’une heure, donner et repousser trois assauts. La troupe de ligne, malgré le désavantage de sa position, combattait avec une ardeur héroïque ; mais c’était quelque chose de terrible que de voir avec quelle précision le feu des Chouans portait.
Quand le soleil enfila par derrière les croisées ouvertes, je pus explorer l’intérieur de la borderie. Il paraît que la chaleur qui tombait du plafond était accablante, car tous les combattants s’étaient dépouillés de leurs habits. Je les apercevais demi-nus, les cheveux en désordre, le visage noir de poudre. C’étaient comme autant de démons. Il me sembla que le marquis Théodore était le commandant en chef. Georges transmettait ses ordres. Je ne pus découvrir Antoine.
Le feu que la troupe avait allumé dans les combles faisait peu de progrès, à cause de la tendance qu’a la flamme à monter toujours. Un homme, qui portait les insignes de chef de bataillon, vint inspecter les travaux qui se faisaient à l’abri du mur d’enceinte. Il les trouva suffisamment avancés sans doute, car, presque aussitôt après, la colonne des pionniers se forma et chargea les fascines sur ses épaules, tandis que le tambour battait la charge. Les officiers, brandissant leurs épées, se précipitèrent en avant… Je vis tomber ce pauvre capitaine qui avait soupé au Meilhan, la veille. C’était encore un jeune homme. À table, il nous avait parlé de sa mère. Les larmes me vinrent, et je cessai de voir pendant un instant, mais j’essuyai mes yeux bien vite.
Ce spectacle me brisait le cœur, et il m’eût été impossible de m’en détacher. L’instant avait suffi pour changer l’aspect. On va vite, au pas de charge. Pour la seconde fois, les Bleus atteignaient la maîtresse porte. Les travailleurs firent aussitôt leur office. La porte fut enfoncée. Georges porta un ordre du marquis Théodore. Les défenseurs du rez-de-chaussée se replièrent.
Les Bleus, se croyant vainqueurs, se ruèrent dans la borderie. Mais le premier étage était décarrelé.
On avait pratiqué des trous entre les solives. Par ces ouvertures, où passaient les canons des fusils et des tromblons, une décharge eut lieu. Ce fut horrible.
Une foule était entrée. Quelques fuyards sortirent, le visage brûlé, les habits tout sanglants. Les clairons lancèrent une éclatante fanfare. À la fanfare des clairons, le tambour des Bleus répondit en battant de nouveau la charge. On arriva sans peine jusqu’au rez-de-chaussée, qui n’était plus défendu. Au lieu d’y jeter des hommes, on y empila des fascines enflammées, puis on fit retraite, et la troupe, rangée derrière l’enceinte, tira aux fenêtres. Le vent se leva en ce moment comme pour ranimer le feu de la toiture, qui se prit de nouveau à flamber. La hampe du drapeau prit feu et tomba.
En même temps, la flamme rouge et fumeuse sortit à la fois par toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, laissant de grandes traces noires sur la muraille de la borderie. La troupe poussa trois longs hurrahs auxquels les Chouans répondirent par une décharge meurtrière. Quand le silence se rétablit, le son des deux clairons infatigables arriva encore jusqu’à moi.
Le feu gagnait dessus et dessous. Je disais tout à l’heure que ces hommes étaient des démons. C’était bien maintenant un enfer que leur brûlante citadelle. Je voyais le plancher fumer. Ils piétinaient déjà pour ne pas rôtir leurs pieds. Ils tiraient toujours. L’imperturbable fanfare passait toujours par les fenêtres ouvertes.
Le marquis Théodore, calme et brave, était debout au milieu de la chambre. Je voyais Georges, le tromblon à la main. Je devinais, au mouvement de ses lèvres, la parole qui incessamment sortait de sa bouche :
– Feu ! feu !
Le cordon qui entourait le mur d’enceinte s’éclairait parfois de sinistres lueurs, un roulement se faisait qui ressemblait à un long coup de tonnerre. C’était un feu de file, dirigé contre le Roncier.
Le Roncier répondait avec ses cris d’enthousiasme, avec sa poudre qui décimait toujours les rangs des assaillants, avec l’éclat furieux de ses fanfares.
Je vis bientôt la flamme passer par les trous mêmes que les assiégés avaient pratiqués dans le plancher. Je vis l’intérieur du premier étage s’éclairer de lueurs rougeâtres. Figurez-vous des damnés se tordant parmi des flots de feu ! Et le cri de guerre montait, je l’affirme sur ma parole, et les décharges redoublaient, et la fanfare enragée sonnait ! Je me laissai choir sur mes genoux, criant et pleurant : j’étais folle.
Je me souviens que le vent d’ouest emportait vers les futaies la masse roulante de la fumée. Le beau soleil de juin argentait les arêtes de ce nuage immense qui allait se précipitant comme un fleuve aérien. Toute une moitié de l’horizon avait un voile noir. Quand je me relevai, galvanisée par l’angoisse, pour mettre de nouveau mon œil à la longue-vue, j’aperçus encore une fois le marquis Théodore debout et immobile au milieu de l’ardent tourbillon, encore une fois Georges épaulant son tromblon ; puis un grand craquement se fit, tandis qu’une colonne de flamme s’élançait jusqu’au ciel. C’était la partie sud de la toiture qui s’écroulait.
Il y eut pendant une minute un silence de mort. Puis un cri s’éleva, soutenu par la diabolique fanfare. Puis une décharge bien nourrie, comme si le Roncier moribond exhalait le trépas dans son dernier soupir…
Ces choses ne seraient point crues sur mon témoignage. J’aurais beau dire : j’ai vu ; j’aurais beau montrer la sueur froide qui colle mes cheveux à mes tempes au moment où j’écris ces lignes, on douterait, si ce n’était de l’histoire. Mais c’est de l’histoire. Les rapports officiels sont à Nantes et à Paris. C’était du reste trois jours auparavant que les républicains de Paris, poussés par les philosophes qui restèrent bien tranquilles chez eux, livrèrent cette épique bataille de la barricade Saint-Merry.
Que d’héroïsme prodigué follement dans l’impiété de ces guerres civiles !
Il y avait encore debout une moitié du Roncier, et, chose miraculeuse, tous ses défenseurs vivaient. La chute de l’aile méridionale s’était arrêtée juste à un mur de refend, de sorte que rien n’était à découvert. Le combat reprit plus acharné que jamais.
Ici se place le fait véritablement incroyable : la retraite des chouans en plein jour, sous le feu de la troupe réglée, entourant la maison de trois côtés.
Après la chute de la partie sud, le détachement qui menaçait le pignon s’était, en effet, replié. En un instant où le vent plus vif balayait la fumée, j’aperçus au fond de la salle où combattaient les chouans un mouvement extraordinaire. La fusillade ne discontinuait pas un seul moment, non plus que les fanfares. J’apercevais les deux clairons qui se relayaient. Il me parut tout à coup qu’un jour se faisait dans le mur de refend. Presque aussitôt après, je vis qu’on déroulait une corde. Le comte Henri et le marquis Théodore s’embrassèrent. Puis il y eut des poignées de main échangées çà et là comme pour un adieu. Les deux clairons restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre. C’étaient deux frères.
Le comte Henri passa le premier par l’ouverture pratiquée à la muraille. Trente-six chouans le suivirent un à un ; parmi eux était le plus jeune des deux clairons. Pendant cela, le clairon restant sonnait vive Henri IV à pleins poumons ; et les huit autres chouans tiraient aux fenêtres. Le marquis Théodore et Georges étaient parmi ces derniers.
Une longue minute s’écoula. Le mur me cachait les fugitifs. Ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine. Tout à coup, une fanfare nouvelle retentit dans le verger, et je vis la petite troupe du comte Henri s’élancer au pas de course, clairon en tête, vers la brèche par où j’étais entrée le soir du dimanche. Il n’y avait là que deux sentinelles. Il n’y eut bientôt plus personne.
Les Bleus s’avancèrent à droite et à gauche, mais la brèche était franchie. Les chouans n’avaient plus que deux ou trois cents pas pour gagner les taillis. Ils firent volte-face à la lisière du bois, et le comte Henri agita son chapeau dans la direction du Roncier.
Trois chouans étaient tombés dans l’herbe durant le trajet. Deux autres furent tués à la lisière du bois. Les survivants disparurent derrière les arbres, poursuivis par la moitié environ des assaillants. L’autre moitié ne resta pas longtemps devant le Roncier. Au bout d’un quart d’heure, le reste de la borderie s’abîma, ne gardant debout que la muraille du nord qui était en pierres de taille. Cette fois, les fusils des chouans se turent en même temps que la fanfare du pauvre clairon.
Ce n’était plus qu’une tombe ardente où se consumaient ensemble le reste des ennemis et des amis. Si la résistance avait été dans les idées du Vendéen, le marquis Théodore eût assurément atteint son but. Le combat du Roncier était un fait éclatant, un signal qui devait s’entendre de loin. La Vendée était sourde désormais, puisqu’elle ferma l’oreille à ce coup de tonnerre.
La troupe régulière fit le tour des décombres fumants. Puis les soldats mirent l’arme à l’épaule et se retirèrent tristement. La victoire coûtait trop cher.
Ce fut vers midi que le Roncier s’écroula. De midi à deux heures la solitude régna autour de ces décombres fumants. À ce moment, quelques paysans approchèrent. Un mouvement se fit dans un angle rentrant qui restait au sommet du mur. Le clairon se montra et agita son instrument. Les paysans se sauvèrent. Mais trois hommes sortirent presque aussitôt après de la futaie. Du premier coup d’œil, je reconnus Antoine qui marchait courbé en deux. Ses compagnons étaient un jeune soldat dont l’uniforme m’était inconnu, et un jeune homme de haute taille, portant le costume de chasse des nobles du pays. Ils s’approchèrent en courant.
Le grand jeune homme lança une corde au clairon, qui la saisit. Alors eut lieu pour moi une de ces péripéties dont le souvenir, après des années, fait encore battre le cœur. L’enfoncement ou retraite de la muraille rendit un homme, puis deux, puis trois… Tous ceux qui s’étaient dévoués pour favoriser la retraite de leurs compagnons étaient là sains et saufs. La destruction s’était faite autour d’eux sans les toucher.
Dès que le clairon eut assujetti la corde, il commença à descendre avec précaution, car le bas de la muraille brûlait comme un charbon. Les autres suivirent, le marquis Théodore vint le dernier. Tous parvinrent à sortir des décombres fumants.
Mais j’avais beau chercher parmi eux, je ne voyais point Georges.
Antoine baisa la main du marquis Théodore. Le grand jeune homme et le soldat se tinrent à l’écart. Ils n’échangèrent avec les fugitifs qu’un cérémonieux salut. L’idée me vint que ce grand jeune homme était peut-être le prince Maxime.
Au moment où le marquis et ses chouans allaient s’éloigner dans la direction des futaies, le grand jeune homme montra le pan de muraille et prononça quelques paroles. Le marquis Théodore désigna aussi le pan de muraille et secoua la tête tristement. Mon cœur se serra. Georges était là ; j’en étais sûre. Georges était mort. Je l’aimais comme mon frère, ce Georges. Saurais-je dire pourquoi ?
Ma première idée fut de courir aux ruines du Roncier. Mais ce que je vis me cloua sur place. Si Georges était là, Georges n’avait pas besoin de moi. Tout de suite après le départ du marquis Théodore, Antoine, le soldat et le grand jeune homme essayèrent de s’approcher du mur. Cela devait être bien difficile, car ils s’y prirent à plusieurs fois. Le soldat courut au puits, tira de l’eau et l’apporta. Tous les trois trempèrent leurs chaussures dans le seau et se firent en outre des galoches avec de l’herbe mouillée. Ainsi armés, ils parvinrent jusqu’au pied du mur. Le soldat se suspendit à la corde pour monter. La corde lui vint dans la main, brûlée qu’elle était vers le milieu de sa longueur par le contact du mur lui-même. Ils se regardèrent tous les trois, et le grand jeune homme se prit le front à deux mains. Je vis qu’ils appelaient, comme si quelqu’un eût pu leur répondre du haut de la muraille. Mais personne ne leur répondait.
Ils quittèrent le pied de la muraille, traversèrent de nouveau les décombres et se séparèrent, furetant chacun de son côté autour de l’enceinte. Le soldat trouva une échelle. Antoine le serra dans ses bras. Ce soldat devait être François, le fils d’Antoine, et le domestique du prince Maxime.
On apporta l’échelle. Le grand jeune homme et le soldat montèrent tous les deux. Ils redescendirent bientôt portant le corps de Georges du Roncier. Je dis le corps, car mon beau Georges ne donnait aucun signe de vie. Je voyais, à travers mes larmes, les pieds des libérateurs fumer en marchant sur les décombres. Ils déposèrent leur fardeau sur l’herbe. Le grand jeune homme jeta de l’eau fraîche au visage de Georges, qui se ranima peu à peu. Mes mains se joignirent d’elles-mêmes pour remercier Dieu. J’aurais voulu embrasser ce grand jeune homme.
Des branches d’arbres, coupées à la lisière du bois, firent une civière, et Georges fut déposé dessus. Je vis Antoine qui montrait le château de Meilhan ; le soldat désignait, au contraire, le château de Champmas ; on hésitait, lorsqu’un détachement d’infanterie qui se portait, tambour battant, par les hauteurs, vers l’habitation du vieux duc, trancha la difficulté. On prit le chemin du Meilhan, et l’on eut soin de suivre autant que possible le couvert. Je perdis de vue presque tout de suite notre petite caravane, et je descendis au salon.
Maman marquise m’avait fait chercher partout et Gaston pleurait, disant que j’étais perdue. La maison était encore très-agitée. La marquise et son cercle savaient l’issue de l’affaire du Roncier. Brunet et les autres hommes du peuple, après avoir fait un plantureux repas à la cuisine, venaient prendre congé.
Au souper, tout le monde était si parfaitement remis que Rose-sans-Épines put adresser, dans toute la rigueur du cérémonial, sa requête habituelle à maman marquise.
Pidoux envoya son fluide à la ronde et promit que personne n’aurait de crise.
– Tu ne sais pas, Suzanne, dit Gaston, je ramasserai tout l’argent qu’on me donnera pour acheter de la poudre… et je ferai encore une fusée comme celle de tonton Champmas… En voilà une qui était jolie !
Mais je ne prêtais guère intérêt aux enfantillages de mon ami Gaston. J’avais la tête en feu. J’étais plongée dans une inquiétude mortelle.
Il y avait plusieurs heures que Georges aurait dû être arrivé au château. Qu’était-il devenu ? Avait-on rencontré les Bleus ? Était-il mort en chemin ? On avait fait appeler mystérieusement Irène vers les quatre heures. Zoé l’avait suivie. Ni l’une ni l’autre n’avaient reparu.
Quelques instants plus tard, on était venu chercher aussi M. le curé. M. le curé ne s’était point montré au souper, bien que ce fût son meilleur repas. L’avait-on appelé pour remplir le triste et suprême devoir du prêtre au chevet d’un mourant ?
Quand on se leva de table, je m’esquivai. Antoine, à tout le moins, devait être de retour. Je voulais voir Antoine, l’interroger. Je descendis lestement à l’écurie. Il n’y avait point de lumière. Je frappai ; on ne me répondit pas. Je poussai la fenêtre qui n’était pas fermée en dedans ; j’escaladai l’appui et j’entrai. Le lit d’Antoine n’avait pas été défait :
Que faire ? À qui m’adresser ? De guerre lasse, je revenais au salon bien découragée, lorsqu’en tournant la maison j’entendis qu’on parlait à voix basse derrière les grandes caisses d’orangers, alignées à l’entrée du parterre. Mon nom prononcé vint jusqu’à mon oreille. Puis la voix de la belle Irène reprit :
– Est-ce que vous êtes bien sûr de cette enfant ?
– Sûr comme de moi-même, répondit Antoine.
– Eh bien ! parlez-lui, la voilà qui rôde autour de la maison.
Je ne remarquai point l’intention malveillante qu’il y avait dans ce mot rôde. Antoine m’appela tout de suite par mon nom, et je m’approchai.
– Il y a ici un homme qui est bien malade, me dit-il.
– Je le sais, répondis-je étourdiment.
– Ah ! fit mademoiselle Irène.
Puis elle ajouta en s’adressant à Antoine :
– Cette enfant voit tout, sait tout, devine tout !
Elle m’embrassa, comme si ces paroles eussent été un éloge.
– Comment as-tu appris cela, petiote ? me demanda Antoine sévèrement.
– J’étais en haut, répondis-je, j’ai vu avec la lunette.
L’institutrice m’embrassa pour la seconde fois.
– Eh bien ! reprit Antoine, Suzon, ma fille, il faut que ce malade soit servi et soigné… Nous n’osons pas nous adresser aux domestiques…
– Je le soignerai et je le servirai ! interrompis-je vivement.
– Tu sais son nom ?
– C’est Georges du Roncier.
En ce moment, la fenêtre du salon s’ouvrit. Maman marquise avait besoin d’air. L’enchanteur Pidoux, continuant une conversation commencée, dit :
– Je soutiens qu’on ne devrait pas se mettre dans l’embarras pour le premier venu… pour une bête fauve comme ce Roncier, par exemple… J’ai le courage de mes opinions, voyez-vous !… Si ce Roncier venait me demander asile, je lui répondrais : Votre serviteur très-humble !…
– Cependant…, voulut objecter la bonne Dorothée.
– Moi, d’abord, interrompit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, je me range à l’avis de M. Pidoux.
– On ne peut pas se compvomettve comme cela pouv un oui, pouv un non, ajouta tonton.
– Mes pauvres bons maîtres !… murmura Antoine.
Il savait bien que le cœur de tonton marquis n’avait pas parlé. Mademoiselle Irène me prit sous le bras, et me dit :
– Chère enfant, ceci doit t’apprendre combien la discrétion est nécessaire.
– Il y a longtemps que je le sais, répondis-je.
– Viens donc, petite philosophe… Le bon Antoine a confiance en toi : cela nous suffit. Nous nous glissâmes derrière les orangers, et nous gagnâmes un escalier de service qui menait à la partie du château où j’avais couché la première nuit. En montant, Antoine me dit tout bas :
– Petite, tu vas voir quelqu’un dont je t’ai bien souvent parlé…
Je pensai au prince Maxime, mais Antoine ajouta tout de suite :
– Mon fils François, le soldat. Il est rudement joli-cœur !
Irène me prit par la main quand nous fûmes dans le corridor. Antoine ouvrit sans bruit une porte, et nous nous trouvâmes dans la chambre du marquis Théodore.
Georges était couché dans le lit du marquis. Il semblait assoupi. Zoé faisait de la charpie à son chevet. Elle était plus pâle que de coutume, et ses jolis doigts tremblaient. François, le fils d’Antoine, se tenait debout auprès de la porte. Antoine ne se trompait point : son fils était un joli soldat. Mais il y avait là un quatrième personnage dont la vue m’éblouit en quelque sorte et m’empêcha de voir les autres.
Figurez-vous une de ces têtes charmantes que la fantaisie des poètes sait peindre avec la plume : un front pâle et grand, couronné de cheveux blonds bouclés gracieusement ; des yeux d’un bleu obscur, sous deux sourcils noirs, un nez grec hardiment sculpté ; une bouche qui eût paré la beauté d’une femme et dont la lèvre supérieure s’ombrageait d’une fine moustache brune. Avec cela, une taille haute, flexible et merveilleusement proportionnée. Tel était le prince Maxime à vingt-cinq ans. C’était bien le plus admirable héros de roman que l’on pût voir. Et c’était, en vérité, mieux que cela, un homme de cœur dans la plus large acception du mot. Quand j’invoque le souvenir de ces deux fiers jeunes gens, Georges et Maxime, je me demande parfois lequel des deux était le plus digne de l’amour d’une femme. Maxime était encore plus beau que Georges ; mais je crois que Georges savait mieux aimer. Ils avaient été amis dès leur enfance. La politique les avait séparés.
Dans nos sentiments bourgeois, il pourra paraître grand que Maxime eût tant fait pour sauver Georges. Georges était en effet son rival dans l’affection du vieux duc de Champmas. Chaque fois que celui-ci parlait de déshériter Maxime, il lui donnait Georges pour remplaçant. Mais tous les deux, Maxime et Georges, étaient absolument au-dessus de ces considérations vulgaires.
Ce qui rendait l’action de Maxime généreuse et grande, c’était une autre rivalité. Rivalité d’amour, dans laquelle Georges opprimait Maxime. Je puis bien dire cela tout de suite, car il ne me fallut pas plus de dix minutes pour le deviner. Georges, sans le vouloir, faisait obstacle au bonheur de Maxime. Il y avait eu là quelque sourde intrigue, un de ces empoisonnements du cœur qui ne se peuvent faire que par les femmes. La main de la belle Irène était en tout ceci.
Si vous vous souvenez bien des rapports d’Antoine, pendant que je voyageais avec lui sur le siège, le mariage de Zoé et du prince Maxime avait été chose convenue entre les deux familles dès leur enfance. Le prince avait eu une jeunesse un peu impétueuse : cela n’empêche rien. On peut même dire que c’est une séduction de plus. Le premier élan du cœur de Zoé avait été pour le prince. Peut-être qu’en ce moment, le prince, entraîné par le tourbillon des plaisirs, n’avait pas entouré sa jeune fiancée de toutes les attentions désirables. Irène s’était mise entre eux deux. Je ne saurais aller jusqu’à dire qu’Irène avait été la maîtresse de Maxime. Je crois qu’elle était trop habile pour tomber. Cependant la chose est possible. La générosité chevaleresque du jeune prince présentait une sauvegarde assurée. Irène était femme à calculer cela. Ce qui est certain, c’est qu’elle avait eu, ne fût-ce qu’un instant, l’espoir d’être princesse.
Zoé, nature pleine de réserve, avait replié en elle-même ses aspirations froissées. Elle avait mis son orgueil, comme un baume cuisant, sur la blessure de son cœur. Et quand le prince l’avait admirée quelque jour dans son réveil de jeune fille, quand il s’était étonné lui-même de n’avoir point remarqué, si près de lui, cette fraîche et douce fleur qui était à lui, Zoé ne pouvait déjà plus lui pardonner.
Le prince, enfant gâté du succès amoureux, s’éprit peut-être de cette froideur même. Le fait est que sa passion fut profonde et qu’elle dura longtemps. Zoé subissait, sans le savoir et fort tyranniquement, l’influence de la belle Irène. Mais il y a des choses qu’on ne peut raccommoder. Quand Irène eut perdu tout espoir vis-à-vis du prince, elle n’eût pas mieux demandé que de le laisser à Zoé. Zoé ne voulait plus. Ce fut alors qu’Irène fit venir de Paris ce pauvre mannequin de coiffeur, M. Léon, prototype des professeurs de chant en carton-pâte. Ce choix prouvait de la part de mademoiselle Irène un grand mépris pour son élève et amie. C’était un tort. Zoé ne consentit jamais à deviner les intentions de mademoiselle Irène, et le musiquet tomba en pâture à la corsaire. Mais, autre menée de cette belle Irène, Georges du Roncier, timide et hardi comme un étudiant dans un salon, fut présenté au château par le vieux duc de Champmas. Georges était amoureux comme un fou. Pour se rapprocher d’Irène, il commit le crime de feindre une inclination naissante pour Zoé. Le pauvre Georges n’y voyait point de malice. Or, une inclination naissante, un amour sachant se tenir à distance, je ne sais quoi de nuageux et de timide, voilà précisément ce qui devait plaire à Zoé.
Zoé devint éprise de Georges.
Georges était le dernier espoir de la belle Irène, qui avait manqué le prince Maxime et qui n’était pas même bien sûre de se rattraper à ce dur pis-aller : le bon M. d’Avray. Irène, acculée, essaya un coup de partie. Elle se déguisa en héroïne, elle se fit chouanne. Le coup réussit. Georges, éperdûment amoureux, ne cacha plus sa passion. Le parti trouva tout simple qu’on épousât une Jeanne-d’Arc. Nous avons vu que le petit paysan lui-même, ou Son Altesse Royale, comme on voudra l’appeler, avait pris cette alliance romanesque sous son auguste protection. Pour la seconde fois, Zoé refoula en elle-même son découragement. Mais naguère l’abandon de Maxime n’avait blessé que son orgueil. Aujourd’hui, c’était son cœur qui saignait.
La situation était donc ainsi faite dans ce petit monde mystérieux où j’étais introduite en qualité de garde-malade.
Georges aimait la belle Irène.
Zoé aimait Georges qui n’en savait trop rien.
Le prince Maxime aimait Zoé qui était de glace à son endroit.
La belle Irène n’aimait personne.
La belle Irène avait ici une sorte de droit officiel, le droit des fiancées. Au chevet de Georges, elle était chez elle. Zoé, au contraire, ne pouvait prétexter que de sa charitable sympathie. Je voyais tout cela comme je l’exprime ; clairement et précisément. J’étais un petit chevalier errant. Je n’avais qu’une idée : redresser les torts ! J’aurais très-positivement, dès ce temps-là, rompu quelques lances contre Irène, s’il n’y avait eu impossibilité complète de mettre les choses en passable état.
Réunir Georges et Zoé, c’était briser le cœur de Maxime. Et je les aimais tous deux, Maxime et Georges.
Georges fut huit jours au château. Il refusa les soins du précieux Pidoux, qu’Irène avait proposé de mettre dans le secret ; aussi guérit-il très-rapidement. La première fois qu’il reprit connaissance et qu’il vit le prince Maxime de *** à son chevet, les larmes lui vinrent aux yeux. Ils s’embrassèrent comme deux frères, et je sentis mon cœur s’épanouir. Ils ne faisaient aucune attention à moi. Ce fut moi cependant qui racontai à Georges comment Maxime l’avait sauvé.
De jour en jour, les visites du prince devinrent plus courtes et plus rares. Il ne parlait qu’à Georges. Zoé aussi borna ses apparitions. François, Antoine, Irène et moi, nous étions les fidèles. Gaston s’apercevait bien de mes absences, et cela le rendait malheureux ; mais il n’osait me gronder, encore moins me faire gronder. Quand le bon Antoine et son fils étaient absents, Irène faisait à Georges devant moi des scènes de sentiments très-bien jouées. Cette créature savait s’arrêter juste à la limite du ridicule. Elle était comédienne jusqu’au bout des ongles. Le pauvre Georges était bien le plus heureux des hommes.
Cependant rien n’avait transpiré. La présence du blessé au château était un mystère pour les maîtres et pour les domestiques. Le soir du huitième jour, à table, la corsaire qui était revenue le lendemain de la bataille, et qui opprimait le conseil de régence sous ses airs de Brennus, dit à maman marquise :
– Henri s’est embarqué à Grandville… Nous n’aurons pas sitôt le plaisir de le revoir.
– Vous avez reçu des nouvelles, ma bru ?
– Pas de lui ! Mais ce pauvre petit sot de Léon a fait semblant de se croire compromis… Je crois qu’il avait une grande passion dans le cœur pour ma nièce Zoé… Ne rougissez pas, mon cœur : les chiens regardent bien les évêques… et ce garçon n’est pas mal…
– Vous parle-t-on de mon fils aîné, ma bru ? demanda maman marquise.
– Votre fils aîné, répondit la corsaire, ne vaut pas mieux que mon époux, ma chère belle-mère… J’ai vu le général… Il a dû être bel homme… On va prendre des mesures… Ah ! ah ! la vieille noblesse a fait assez d’embarras… Je suis comtesse comme vous êtes marquise, mais je n’y tiens pas : mon père a gagné des millions sans avoir un de devant son nom… Aussi, j’ai dit au général : Faites visiter le château.
– Vous avez dit cela, ma bru ! s’écria la marquise dont les lèvres devinrent blêmes.
– Oui, je l’ai dit… Après ?
– Madame la comtesse, voulut expliquer le précieux Pidoux, n’a pu dire cela que dans une bonne intention… Nous devons tous notre concours au gouvernement.
– Laissez, monsieur Pidoux ! prononça Dorothée avec une véritable dignité, je connais ma bru.
Elle se leva et ajouta, en s’adressant à la corsaire, qui la regardait insolemment :
– Ma bru, on vous servira dans votre appartement si vous le voulez bien… Si vous ne le voulez pas, on me servira dans le mien… je vous cède la place…
Elle se retira, appuyée sur le bras de Rose-sans-Épines, tonton marquis la suivit sans mot dire. Pidoux prit le temps de saluer la corsaire, qui lui rit au nez. Gaston était allé tirer des oiseaux avec Besançon : sans cela, c’eût été une bien autre affaire. Nous restions seules à table, la corsaire, Irène et moi. J’étais déjà levée pour sortir. Irène roulait tranquillement sa serviette.
– Est-ce que vous me fuyez aussi, belle étrangère ?… demanda la comtesse avec ironie.
– Madame, lui répondit Irène qui avait des ongles de panthère quand elle voulait, je suis payée ici et j’endure tout ce qui est raisonnable… mais je ne sais point de prix qui pût me faire supporter vos familiarités.
Elle passa sa serviette dans son rond. La corsaire écumait de rage.
– Comment, malheureuse fille !… commença-t-elle.
– Madame, interrompit Irène qui fit la révérence cérémonieusement, quand j’étais chez moi, il m’est arrivé de mettre à la porte les maîtresses de mon frère… Ici, je ne suis pas chez moi.
La corsaire saisit une carafe par le goulot. Elle était violette.
Irène, qui avait fait un pas pour sortir, se retourna et croisa ses bras sur sa poitrine.
La corsaire lâcha la carafe pour se verser un bon verre de vin. Puis elle sonna et ordonna d’atteler.
Comme je rentrais dans la chambre de mon malade, le prince Maxime en passait le seuil. Georges était levé, il avait quitté son lit pour la première fois le matin. Le prince avait l’air très-préoccupé.
– Je suis content de vous trouver debout, dit-il ; je venais vous annoncer qu’il fallait partir cette nuit.
– Partir ! répéta Georges, qui changea de couleur en regardant du côté d’Irène. Pour où ?
– Pour l’Angleterre, répondit Maxime ; c’est le plus près.
Zoé tenait les yeux baissés sur son ouvrage. Je vis une larme qui perlait entre ses cils.
– Je vous suivrai, Georges, dit Irène résolument.
Le visage du blessé rayonna, tandis que Zoé devenait livide. Mais le prince Maxime dit :
– C’est impossible.
– Pourquoi cela ? interrogea Irène, qui soutint vaillamment son regard.
Le prince, se détournant d’elle et s’adressant à Georges, répondit :
– Le passeport n’est que pour un.
– Ah ! fit Georges, vous avez déjà le passeport ; d’où vient que vous y mettez tant de hâte ?
– On a fait hier une visite domiciliaire à Mauges, répliqua Maxime ; on en fera une demain au Meilhan.
– C’est juste, fit Georges ; vous savez ça d’avance, vous, Maxime.
Le prince garda le silence. La belle Irène avait aux lèvres un sourire sardonique. Au bout d’un instant, le prince reprit :
– Nous étions amis autrefois, Georges… Vous pensez sans doute me devoir un peu de reconnaissance : ce serait de votre part une erreur… J’ai agi un peu pour moi, beaucoup pour mon vénérable oncle, M. le duc de Champmas… pas du tout pour vous…
Le malade s’inclina et prit en se redressant une pose de réserve curieuse.
– Il serait possible, continua Maxime, que nous devenions bientôt ennemis.
– Je ne le souhaite pas, monsieur le prince.
– Ni moi, monsieur du Roncier… Mais je dois déclarer qu’il y a plusieurs raisons pour cela.
– Peut-on les connaître ?
– Pour le présent, non…
– Ce sera donc à la volonté de Dieu, dit Georges.
– Ce sera plutôt à votre propre volonté… Soyez prêt à minuit… François, Antoine et moi nous vous accompagnerons jusqu’à Saint-Nazaire, où votre passage est retenu sur un sloop de Jersey.
– Je serai prêt à minuit.
Ils se touchèrent la main, et le prince se retira. Georges se coucha tout habillé sur le lit. Irène vint s’agenouiller au chevet. Zoé se sauva, parce que ses larmes l’étouffaient. Il y eut une scène fort attendrissante.
– Georges, mon loyal et vaillant Georges, dit Irène, je ne vous reverrai jamais !
– Que dites-vous ? s’écria le blessé.
– Cet homme qui s’en va, répliqua Irène d’un accent tragique, a juré de détruire mon bonheur… je le sais… et comment me défendre contre lui ?
Georges eut un beau sourire et prit ses deux mains, qu’il appuya contre ses lèvres.
– Cet homme ne peut rien, dit-il parmi ses baisers ; l’univers entier ne pourrait pas plus que cet homme… Je n’ai qu’un cœur et je n’ai qu’une foi, Irène.
– Je sais que vous êtes noble ! je sais que vous êtes grand !… N’est-ce pas pour cela que je vous aime de toutes les forces de mon âme ? Mais la calomnie…
– La calomnie !… répéta Georges, qui fronça le sourcil.
– Je n’ai point de parents, moi, Georges, point de défenseurs…
– Vous avez moi, Irène… Il n’oserait !
La soirée entière se passa dans des protestations d’amour mutuel. Irène parlait la tendresse comme un ange, la tendresse noble, chaste, digne. C’était un charme de l’entendre. Ils échangèrent leurs serments. Georges avait fait un geste en me regardant. Irène avait dit :
– Qu’avons-nous à cacher ?
Rien, assurément ! Le spectacle de semblables amours est bon, même pour les enfants. Il élève l’âme. Et cependant, en écoutant Irène, j’avais le cœur serré. Ce Georges était si franc, si tendre, si loyal !
Comme minuit sonnait à la pendule, nous entendîmes le pas des chevaux dans le chemin qui bordait le parc. Georges se leva. Irène se pendit à son cou.
– Jusqu’à la mort ! dit-elle.
Georges eut grand’peine à s’échapper de ses bras. Il partit.
Le lendemain, j’étais seule sous la grande charmille. J’entendis que l’on causait dans le parterre. Je prêtai l’oreille à travers le feuillage.
– Il faut qu’avant trois mois, disait la belle Irène à Pidoux, je sois baronne d’Avray !
– Le Georges ne va donc plus ? demanda l’enchanteur.
– C’était une folie, répondit Irène froidement, j’y ai renoncé.
– Soit !… fit Pidoux ; mais troc pour troc… Si je vous donne le baron, je veux mon douaire de trente mille livres de rente !
La plus belle action que j’aie faite en ma vie, c’est d’avoir empêché cette pauvre maman marquise d’épouser le docteur Pidoux. Je prétends lui avoir rendu ainsi tout ce qu’elle m’a donné.
La trame était bien ourdie. Maman marquise avait un faible pour l’enchanteur, et la belle Irène, pour le besoin de cette cause, en était venue à la dominer complètement.
Je n’ai jamais bien su d’où elle sortait, cette belle Irène. On l’avait prise au château après la mort de madame la duchesse de Champmas, qui lui avait laissé en mourant quelques marques de sa libéralité. Elle était venue chez madame la duchesse sur la recommandation d’une personne pieuse de Paris. Les maisons pieuses se trompent souvent dans les recommandations qu’elles donnent. Les saintes gens n’ont pas de défiance ; il est facile de les abuser.
Irène avait en elle les trois quarts de ce qu’il faut pour forcer honnêtement le rempart au-delà duquel est le monde. Il ne lui manquait guère que le cœur. Sans le cœur, on monte tout près du but ; on n’atteint pas le but.
Parmi les femmes qui se sont trouvées sur mon passage dans la vie, Irène est à coup sûr celle que j’ai le plus soigneusement observée. Elle a barré mon chemin plus d’une fois ; j’ai dû l’écarter : cela instruit. Je lui dois tout ce que je sais : elle a été pendant trois ans mon institutrice. Elle se servait de moi comme d’un outil humain. Je ne crois pas que son mobile égoïste me puisse dispenser de toute reconnaissance. Je ne crois pas non plus qu’elle ait droit de rien exiger de moi : je l’ai payée.
Mais avant d’aller plus loin, je dois prendre moi-même la peine de faire mon portrait.
J’ai bientôt seize ans : je suis une grande fille. Il y a plus de trois années que je suis au château du Meilhan. J’entends dire autour de moi que je suis belle. Mon miroir n’est pas d’un autre avis. Voici ce que me montre mon miroir. Toute suspecte que je puis être de partialité, je vais vous le dire : Une chevelure d’un beau noir, abondante et fine, bien plantée sur un front blanc ; des tempes un peu découvertes où s’attache une toute petite oreille que maman marquise a fait percer depuis peu. Maman marquise adore mon oreille. Ai-je besoin de vous dire que je suis sa favorite ? Elle vit par Gaston, et Gaston m’idolâtre.
Au-dessous du front vient une paire de sourcils noirs que je trouve trop mutins, surtout placés qu’ils sont au-dessus d’une paire d’yeux trop espiègles. J’aimerais mieux avoir le regard langoureux de ma pauvre chère Lily. C’est plus femme. Mais on ne se fait pas.
Gil Blas était blond. Il eût aimé une brune. Je suis brune : vous représentiez-vous madame Gil Blas autrement.
Un nez légèrement aquilin va rejoindre une fossette souriante qui sous-tend l’arc de la lèvre supérieure. Voilà ce que j’aime en moi, c’est ma bouche. On ne peut pas n’être point franche avec une bouche pareille. Ma bouche rit de si bon cœur et montre en riant des dents si fines, si bien enchâssées.
Je voulais glisser sur mon nez, qui a un défaut. Confessons-nous. Mon nez remue un peu quand je parle. C’est une qualité qui a fait le succès de plusieurs comiques au Palais-Royal et aux Variétés. Je suis une comique. Cela m’a fait longtemps beaucoup de chagrin. J’avais quelque vocation sentimentale. Mais soyez donc romanesque avec un nez qui remue !
Sous ma lèvre inférieure, qui est un peu renflée, le menton s’arrondit assez bien. J’ai le galbe fort gracieux, à ce que disent mes amis artistes. Rien à reprocher aux épaules, rien que des choses aimables à dire de la poitrine et des bras. Mais la taille, les mains, la jambe et le pied !…
Écoutez, lecteur, je vous parle de vingt ans écoulés, peut-être un peu plus : le pied était fin, cambré, coquet ; la jambe était ronde et si détachée ! les mains semblaient sculptées par un de ces patients polisseurs d’ivoire ; la taille était tout uniment délicieuse. Si vous trouvez des gens pour prétendre le contraire, accusez-les hardiment d’imposture. Hélas ! j’étais ainsi. Combien de temps la rose de mai garda-t-elle sa virginale fraîcheur ?…
Gaston était devenu un bel adolescent. Lily était maintenant une jeune fille, toujours un peu maladive, mais charmante. Mademoiselle Zoé avait vingt ans. Elle était de celles qui se forment tard. Ces trois années l’avaient beaucoup embellie. Elle était triste comme autrefois, taciturne et cachée. Je crois qu’elle commençait à se défier d’Irène. Elle causait avec moi parfois et me témoignait de l’affection. Lily m’aimait tendrement, bien que la jalousie la consumât. Celle-là était une sainte enfant, à qui Dieu devait le bonheur. Les autres habitants du château étaient restés tels quels ou à peu près. Isidore et Dorothée avaient peu vieilli, bien que le premier eût pleuré depuis le temps plusieurs canaris et quantité de poissons rouges. Rose-sans-Épines cultivait toujours la galanterie, le bon curé engraissait, le baron d’Avray était plus sourd que jamais. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle répétait à qui voulait l’entendre qu’elle ne se mêlait plus de politique, parce que les partis étaient trop ingrats.
Le précieux Pidoux avait engraissé et, en même temps qu’il engraissait, avait pris de l’importance. On parlait de lui dans tout le département.
Bien que les nobles du pays ne s’occupassent plus de conspirations sérieuses ou burlesques, on disait volontiers :
– Si le maréchal Bourmont avait tenu parole à M. Pidoux, Louis-Philippe la dansait !
En conséquence, on attendait les élections générales pour envoyer M. Pidoux à la Chambre des députés.
Quelques mois auparavant, le vieux duc de Champmas-Mauges s’était laissé mourir. Tous ses biens appartenaient maintenant au prince Maxime de ***, qui avait définitivement quitté le service à la suite d’un duel avec son général, – et que le roi Louis-Philippe venait de nommer pair de France. Michelle disait que c’était une grande honte pour la famille. Le prince Maxime était le plus jeune membre de la Chambre des pairs.
Je passe ces trois ans et quelques mois pour arriver tout de suite à la fin de 1835, parce que cet espace de temps fut pour moi à peu près vide d’événements :
Je fis ma première communion la seconde année de mon séjour au château ; je savais déjà lire et passablement écrire à cette époque. Mademoiselle Irène me fit suivre les cours de Lily, et Gaston exigea que j’assistasse aux leçons que lui donnait son précepteur. Le désir d’apprendre me saisit. Je fis des progrès étonnants. Irène et le précepteur me donnaient tous deux pour modèle à leurs élèves. Irène, je dois le dire, ne faisait aucune différence entre Lily et moi. Elle était vraiment au-dessus des petites méchancetés du vulgaire des mauvaises femmes.
Nous n’avions plus entendu parler de M. Léon, mais Irène était une pianiste fort distinguée, quoi qu’elle en eût dit à l’époque où elle voulait faire venir le musiquet. Dès les premières leçons, elle me dit que je deviendrais forte. L’événement lui donna raison. J’ai vécu plus tard de mon piano en un moment difficile.
En fait d’éducation, en fait d’instruction, en fait d’arts, Irène me donna tout ce qu’elle avait. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir voulu aller au-delà. Irène voulut me donner sa philosophie. Elle me proposa d’être son alliée.
– Tu es comme moi, me dit-elle, Suzanne, belle, intelligente, isolée. Un jour, qui n’est pas éloigné, tu vas être seule contre tous. Apprends à combattre.
– Combattre qui ? Mes bienfaiteurs ? Non.
D’ailleurs, j’avais une sauvegarde contre ces dangereuses suggestions, une sauvegarde qui manquait à la belle Irène, Irène n’aimait pas. Moi, j’aimais.
Qui donc aimais-je ? Le chevaleresque Georges ? Le prince Maxime, ce héros de roman ? Gaston, ce charmant adolescent qui grandissait près de moi ?
Le lecteur va sourire, j’en ferais la gageure. J’aimais Gustave, j’aimais mon parrain. C’était mon mari ; j’avais envie de grandir pour le faire grand.
Je ne l’avais pas revu ; notre correspondance consistait en deux lettres.
Le lecteur connaît la première, qui fut écrite par mon bon ami Antoine dans l’écurie du Meilhan.
La seconde est la réponse de Gustave, qui me parvint un mois après ; la voici, sauf orthographe :
« Ma chère filleule Suzanne,
« Ça me fait bien plaisir d’apprendre de toi tout ce que tu me marques dans ta dernière que tu vas apprendre toutes sortes de choses où tu es, et que ta santé va bien, Dieu merci, comme la mienne, qui jusqu’ici ne s’est pas dérangée. Nous avons la foire au bétail demain samedi, dimanche et lundi, dont tu penses que je suis trop occupé pour t’en dire plus long. J’ajoute toutefois, cependant, que je suis consentant de même que toi pour que tu m’attendes pour nous entremarier, quand l’âge y sera de ton côté, de quoi je finis en te souhaitant continuation de bonne chance dans ta prospérité, me disant :
« Ton parrain chéri pour la vie,
« GUSTAVE LODIN. »
Je renonce à expliquer pourquoi ce chiffon de papier, chargé d’informes caractères, me met la larme à l’œil, et pourquoi ma main frissonne en le touchant. Je le relisais dix fois chaque jour, ce billet où vous ne voyez rien. Je l’ai bien lu mille fois, et le contact de mes lèvres en a presque effacé l’écriture. Ce fut le premier et le dernier. J’adressai plusieurs lettres à l’auberge du Pélican, et ma passion d’écrire à Gustave fut sans doute la principale cause de mes étonnants progrès. Aucune de ces lettres n’obtint de réponse. Ce fut par hasard et seulement au bout de deux ans que j’eus des nouvelles de Gustave. Il avait quitté l’auberge du Pélican. Il n’était pas parti seul. La grosse Fanchette l’avait suivi. Voilà les premiers pleurs vraiment amers que j’aie versés. Les coups de la Noué ne battaient que mon corps, autrefois. Je connus la souffrance de l’âme.
Comme je me défiais d’Irène depuis le premier jour, et que je la savais en quelque sorte par cœur sans qu’elle pût s’en douter, je répondis à ses ouvertures avec une extrême prudence. La plupart du temps, je faisais mine de ne la point comprendre. Quand elle me poussait, je prenais la chose en riant. Elle vit bien vite qu’elle ne gagnerait rien sur moi, et que jamais je ne serais son alliée. Cela ne la fit point changer à mon égard. Elle fut toujours vis-à-vis de moi la plus douce et la plus intelligente des institutrices. Seulement, comme je n’étais pas de force à lutter contre elle, toute prévenue que j’étais, elle parvint à se servir de moi malgré moi.
Nous arrivons à cette grande affaire du double mariage de Pidoux avec maman marquise et du baron d’Avray avec la belle Irène. Je contribuai à empêcher le premier ; je prêtai innocemment les mains au second. Eussé-je voulu l’entraver, je crois que je n’aurais pas réussi. Vaincre le précieux Pidoux, c’était un jeu ; mais barrer la route à Irène !… Je sus plus tard, en une lutte bien autrement importante, de quoi elle était capable. Pourtant elle fut beaucoup plus longtemps fille qu’elle ne l’avait pensé. Trois mois, tel était le terme fixé le lendemain du départ de Georges. Elle avait dit à Pidoux : Dans trois mois, je veux être baronne d’Avray. Il lui fallut trois ans pour faire le siège de l’entêtement du sourd. La ligue était étroitement scellée entre l’enchanteur et l’institutrice. Irène, qui avait une très-grande influence sur maman marquise, travaillait pour Pidoux. Pidoux, qui avait plus d’un tour dans son sac de charlatan, travaillait pour Irène. Voici comment s’y prit l’enchanteur. Il fit faire à Beaupréau un cornet acoustique à l’aide duquel on pouvait à peu près causer avec M. le baron, qui lui sut beaucoup de gré de l’attention. La première chose que lui dit Pidoux dans le cornet fut ceci :
– Je vais vous mettre en traitement sympathique… Avec mon fluide et l’ayapana de l’île Bourbon, vous serez guéri dans six mois.
Le sourd bénit les circonstances qui avaient éloigné cet homme éminent de la politique, et qui lui permettait de se consacrer au soulagement de l’humanité souffrante. Pidoux eut sa chambre au Sinaï. C’était le nom du château de M. d’Avray. Pidoux lui acheta une bague électrique et une chaîne galvanique. Il lui fit mettre en outre ses jambes dans une botte en cuivre à laquelle s’adaptait une machine pneumatique. On fait le vide dans la botte, et la jambe crève comme un boudin blanc sur le gril. On devient impotent, mais on reste sourd.
Pidoux fit boire au baron d’Avray beaucoup d’ayapana de Bourbon pour remettre ses jambes en état. Un matin, il lui dit :
– J’ai guéri en ma vie soixante et onze cas de surdité opiniâtre.
– Cher docteur, répliqua M. d’Avray, j’entends déjà un peu mieux avec le cornet.
L’enchanteur Pidoux fronça le sourcil.
– Je ne suis pas content ! déclara-t-il.
Le pauvre sourd eut peur. Il se vit abandonné par ce grand praticien Pidoux.
– Tenez-vous beaucoup au célibat ? lui demanda brusquement l’enchanteur.
M. d’Avray se fit répéter trois fois la question, puis il répondit d’une façon tout affirmative.
– Eh bien, dit M. Pidoux, qui prit son chapeau recouvert de toile cirée, je crois que nous allons en rester là.
– Mon cher monsieur Pidoux ! s’écria le sourd, vous désespérez donc de moi !
– Écoutez, répliqua l’enchanteur, je n’aime pas parler science avec les profanes, mais je vous porte un véritable intérêt… Qu’est la surdité ? paralysie du nerf auditif ? atrophie du tympan ? obstruction de la trompe d’Eustache ? Âneries, vieilleries ! absurdité !… Amenez-moi ici toute la Faculté : je la dauberai comme une oie !… La surdité est un état particulier du sang ou l’albumine et la fibrine, appauvries toutes deux, mais (notez bien cela) dans des proportions inégales, ne peuvent plus tenir le cruor en limpidité. Qu’arrive-t-il ? Les matières grasses et séreuses déposent. Voyez le vin qui n’est pas collé. Comprenez-vous ?
– Ah ! certes, docteur, répondit le baron émerveillé.
– En conséquence de quoi, conclut Pidoux, il vous faut le mariage.
Il prit son chapeau, cette fois, définitivement et sortit. Le sourd resta plongé dans d’amères réflexions. Il pensait :
– De quoi vont se mêler cette fibrine et cette albumine !
Pendant cela, au château du Meilhan, Irène faisait la lecture à maman marquise. Elle lisait comme elle faisait tout, c’est-à-dire très-bien. Maman marquise aimait les romans avec passion : Irène lui lisait ceux de M. le vicomte d’Arlincourt, qui était alors fort à la mode. La lecture des romans, nuisible aux jeunes filles, rend aux vieilles dames des illusions jolies et peu dangereuses. Quel mal de se rappeler un peu vivement ce premier battement du cœur qui vint à seize ans, ce petit drame dont on fut la jeune première vers la vingtième année, cette comédie où l’on joua la grande coquette à vingt-cinq ans, et cette héroïne incandescente qui ferma entre le septième et le huitième lustre la carrière regrettée des amours ?
– Ces écrivains, dit un jour Irène, ne peignent jamais que les amours de la jeunesse. C’était une lacune : le cœur n’a pas d’âge.
Maman marquise poussa un gros soupir. Son rhumatisme la tenait.
– Moi, reprit Irène, si j’avais à choisir entre un jeune homme et un vieillard, je prendrais le dernier, afin de l’aimer comme un père.
– Vous, Irène, vous êtes un ange ! murmura Dorothée.
Irène reprit :
– Je connais au moins un homme qui est du même avis que moi… c’est le docteur Pidoux.
– Ah ! fit maman marquise, c’est qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes comme le docteur Pidoux.
– Il me disait encore l’autre jour, continua Irène négligemment : Je n’ai jamais aimé qu’une femme en ma vie : cette femme a juste vingt ans de plus que moi.
Maman marquise sourit et se drapa dans son mantelet de couleur tendre. L’enchanteur avait quarante-quatre ans et maman marquise soixante-quatre.
Quand Pidoux revint au Sinaï, M. d’Avray lui cria du plus loin qu’il l’aperçut :
– Docteur, vous allez être content de moi ; je suis décidé, je me marie !
Le précieux docteur descendit de cheval et entra. Il tâta le pouls du sourd et releva tout doucement ses paupières pour regarder le dedans de ses yeux. Ensuite, il mit son oreille contre son flanc. Ces choses font toujours un effet diabolique.
– Hum ! hum ! fit l’enchanteur ; mal, mal !… De quel côté vous couchez-vous la nuit ?
– Ma foi, je n’en sais rien.
– L’homme est toujours son plus mortel ennemi… où achetez-vous vos gilets de flanelle ?
– À Beaupréau.
– Et qui comptiez-vous épouser ?
Remarquez qu’il employait l’imparfait de l’indicatif. Il avait deviné qu’il ne s’agissait point d’Irène.
Une personne fort bien, répondit le sourd.
Mettez-vous au lit.
Le sourd se coula tout frissonnant entre ses draps.
– Qui vous veille quand vous êtes ainsi ? demanda l’enchanteur.
– C’est mon valet de chambre.
Pidoux haussa les épaules d’un air de profonde pitié.
– Je vous prie, monsieur le baron, dit-il, de ne plus me parler de mariage… Le zèle est une chose fort dangereuse dans notre profession… L’intérêt sincère et profond que je vous porte m’a entraîné au-delà des bornes… Le mariage n’est pas un médicament : j’ai eu tort.
– Mais, docteur… au contraire, ma future…
– Je vous soigne, n’est-ce pas, avec ma conscience, avec le talent que je puis avoir… Personne au monde ne peut rien demander de plus… Que diable ! je ne suis pas un agent de mariages !…
– Mais, docteur…
– Mais, monsieur, s’écria Pidoux en s’animant, je sais ce que je dis, peut-être. Quand un médecin a fait rigoureusement son devoir, que peut-on lui reprocher en cas de malheur ?
– Mais, docteur, s’écria pour la troisième fois le pauvre sourd, qui se mit sur son séant ; vous me rendriez fou, voyez-vous bien !
Pidoux venait de voir sur la table une lettre adressée à madame veuve de la Cour du Champ. Il savait son affaire.
– Ce sont, monsieur le baron, des choses excessivement délicates… Le fluide d’une femme de quarante-deux ans est tout à fait impuissant à produire les effets que je veux obtenir… Prenez l’ayapana… mettez-vous aux amers… couchez-vous de trois quarts… Je suis bien votre serviteur !
Le baron sua la fièvre toute la journée. Il eut une nuit déplorable. La lettre ne fut point envoyée.
– Vous êtes bien plutôt pour moi une mère qu’une maîtresse, madame, disait Irène à la marquise, après la lecture du soir ; je ne suis pas expansive ; je ne sais pas dire comme j’aime… Mais il est certain que je me sens le cœur léger quand je vous vois heureuse…
– Si je ne souffrais pas tant de mes douleurs… commença la marquise.
– Vous souffrez, chère dame, parce que vous le voulez bien.
La marquise la regarda avec étonnement, Irène baissa les yeux.
– Madame, reprit-elle en balbutiant, les personnes comme moi, qui vivent de leur travail et qui sont toujours ici-bas comme l’oiseau sur la branche, acquièrent une certaine subtilité de jugement et d’observation inconnue aux heureux de ce monde… Nous voyons tout sans même essayer de voir…
– Et qu’avez-vous vu, s’il vous plaît, Irène, ma fille ? demanda maman marquise, dont les grosses joues étaient écarlates.
– Me pardonnerez-vous, madame ?
– Je vous le promets d’avance.
– Eh bien, j’ai vu… d’abord, j’ai remarqué une chose, et ceci est le résultat d’observations nombreuses… Le docteur Pidoux…
– Ah ! fit maman marquise avec coquetterie, il s’agit encore du cher docteur ?
– J’ai remarqué que M. Pidoux agissait surtout avec une puissance inouïe sur les personnes qui lui sont sympathiques.
– C’est tout simple, mon enfant, répondit la marquise d’un ton professoral ; le fluide se communique plus aisément entre natures amies… La science nous offre plusieurs exemples…
– Chère dame, je suis une ignorante sur ces sujets que vous avez approfondis… Je cite seulement ce que j’ai vu… La présence seule du docteur vous soulage.
– C’est un fait et rien de plus naturel.
– Je me demande, continua Irène, pourquoi le docteur n’est pas toujours près de vous.
Maman marquise se mit à rire.
– Ah ! chère enfant, s’écria-t-elle, je ne suis pas assez riche pour avoir un médecin à gages !
– À gages ! répéta Irène qui secoua la tête ; le docteur Pidoux est-il un homme qu’on puisse acheter ?
Le siège allait bien plus vite de ce côté que de l’autre. Il y avait plusieurs raisons pour cela. D’abord, l’assiégeant était plus fort ; en second lieu, la place était plus faible. Si la belle Irène avait poussé franchement sa pointe, le siège n’eût pas duré plus de quinze jours.
Mais la belle Irène ne voulait pas vaincre trop vite. La victoire de Pidoux devait être le signal de sa victoire. Telles étaient les conditions du contrat entre l’enchanteur et l’institutrice. Or, le baron se défendait vaillamment. Il était sur le flanc, mais son compatriote Ducouédie commanda la manœuvre pendant plusieurs heures, après avoir eu le corps coupé en deux par un boulet. Il fit planter son tronc sans jambes dans un baril de son, et battit encore les Anglais. Ces Vendéens sont entêtés, même quand ils ne sont pas sourds ; et le baron était sourd. Le baron, d’ailleurs, avait déjà refusé une fois la belle Irène. C’était une détestable condition. Il fallut qu’Irène elle-même vînt en aide à son allié. Et il fallut aussi que je prêtasse la main à la savante diversion qu’elle fit.
Irène avait une écriture anglaise d’une extrême élégance. Elle était en train de me la donner. Gaston et Lily écrivaient comme des chats. Au contraire, j’étais vraiment une assez bonne élève. Aussi Irène, feignant d’y mettre de l’amour-propre, me donna quelques leçons particulières dans sa chambre. Elle m’écrivait de beaux exemples que je copiais pieusement, m’attachant à peindre la lettre et non point à comprendre le sens. Tranchons le mot : je ne savais pas du tout ce que je copiais.
Le baron continuait ses visites au château.
Un soir, c’était la fête de maman marquise. Il y avait grande réunion. Rose-sans-Épines avait composé une pièce de vers en l’honneur de Dorothée, et j’avais été chargée de la copier. Lily et Gaston avaient aussi préparé des compliments.
Maman marquise, émue et tout heureuse, voulut voir les cahiers.
– Comme Suzanne écrit bien ! s’écria-t-elle.
Tout le monde fit chorus, excepté Irène, qui dit entre haut et bas :
– Je ne suis pas contente d’elle.
On se récria. Irène caressa mes cheveux et dit en souriant :
– Elle fait mieux que cela… Si vous voyiez ses exemples !
Tout le monde voulut voir mes exemples. J’allai chercher mon petit bagage de calligraphe en herbe. J’apportai mon carton ; chacun s’en partagea les feuilles, tandis que Gaston se montrait plus joyeux que si le succès eût été à lui. Le baron d’Avray et Pidoux étaient ensemble comme les deux doigts de la main ; ils eurent la même feuille. C’était Pidoux qui l’avait choisie. Je vis avec étonnement le sourd qui pliait furtivement le papier et qui le glissait dans son sein. Pourquoi ce vol ?
En reportant mon carton, je comparai mes feuilles aux exemples écrits de la main d’Irène, et je trouvai ainsi celle qui manquait. C’était un exemple d’écriture fine, courante, ainsi conçu :
« Plusieurs femmes célèbres de l’antiquité choisirent de leur plein gré des vieillards pour époux. Rien ne me semble rehausser notre sexe autant qu’une conduite pareille. La femme, que certains écrivains appellent une vivante providence, accomplit ainsi pleinement sa mission sur la terre. Placée par son dévouement au-dessus des vulgaires passions, elle entre dans le mariage comme la jeune et ardente novice franchit le seuil du cloître. Elle donne à l’époux la jeunesse de son cœur, et, comme la déesse Aurore, fille de Titan et de la Terre, elle fait une vie nouvelle à l’objet de son chaste amour, qui dépasse, nouveau Tithon, les bornes de l’existence humaine. »
Je me promis de lire, à l’avenir, les exemples d’écriture composés par la belle Irène. Remarquez, cependant, avec quelle adresse ceci était fabriqué. Sauf l’excentricité de l’idée, c’était parfaitement un de ces alinéas bêtes dont les professeurs d’écriture font élection pour exercer la main et l’esprit de leurs élèves. Il n’y manquait rien, pas même la réminiscence mythologique qui fait besoin à ces sortes de morceaux. On était tenté de se dire : J’ai lu cela dans la Morale en actions ou ailleurs.
Ma trouvaille me fit sourire, je me souvins alors qu’au moment où le pauvre sourd avait glissé mon papier dans son sein, Pidoux lui avait dit :
– Vous sentez qu’elle ne pouvait deviner qu’on demanderait à voir les cahiers de la petite !…
Le sourd n’entendit pas. Pidoux, au lieu de répéter, lui écrivit cela sur un coin de carte avec un crayon, et le sourd approuva du bonnet. Franchement, il m’était fort indifférent que M. le baron d’Avray épousât mademoiselle Irène. Je ne me croyais point le droit de mettre des bâtons dans ses roues. Je revins au salon comme si de rien n’eût été. À dater de ce moment, la défaite de ce pauvre baron ne fut plus qu’une affaire de temps. Il hésita encore douze ou quinze mois, comme s’il eût pris à tâche d’affoler le précieux Pidoux, mais la chose était bien décidée en principe. Enfin la demande fut faite et acceptée avec dignité, sans empressement comme sans répugnance. Irène avait la science infuse des convenances et des formes.
Aussitôt cette victoire remportée, Irène dut en payer le prix. Elle avait préparé dès longtemps maman marquise, chez qui les rhumatismes plaidaient beaucoup plus haut que le sentiment. Maman marquise, pour jouir de Pidoux sans partage et se faire de lui un bouclier permanent contre ses douleurs, consentit à donner sa main à ce précieux disciple d’Hippocrate. Aussitôt qu’elle eut pris ce grand parti, elle se sentit mieux : l’albumine et la fibrine effrayées cessèrent de se quereller dans ses veines.
– Cela te paraîtrait-il bien ridicule, petite Suzanne, me dit-elle un matin, non sans embarras, si tu me voyais me remarier ?
– Mais du tout, lui répondis-je, M. le marquis est un si digne homme !
Elle ferma les yeux à demi en rougissant comme une jeune fille.
– Isidore est bien vieux ! murmura-t-elle.
Je vis que j’avais fait fausse route. Avant que je n’eusse le temps de reprendre la parole, elle m’attira contre elle et m’embrassa.
– Va pianoter, Suzanne, me dit-elle, demain je t’apprendrai le nom de mon futur.
Comme je montais à notre chambre d’étude, j’entendis que l’on causait à voix basse dans la chambre du précieux Pidoux. C’étaient Irène et lui qui célébraient leur double victoire. Irène disait :
– Je veux être citée comme un modèle. Avant un an, le monde aura authentiquement ratifié ma conquête. Je serai une grande dame, et mon mari sera heureux.
– Moi, répliquait l’obscène Pidoux, je serai bien vêtu, bien chauffé, bien nourri… j’aurai des domestiques, des voitures, des chevaux… je m’amuserai à faire quelques réparations à la maison… et ma femme ne mourra certes pas avant de m’avoir fait donation pleine et entière de tout ce dont elle peut disposer en faveur du parangon des époux !
Ce Pidoux me fit honte et dégoût. Je sentis mes joues brûler.
Au lieu d’aller à mon piano, je descendis quatre à quatre, et je poussai d’un coup de pied la porte de l’écurie. Antoine était là avec son fils François, qui venait d’arriver en semestre.
– Allez-vous-en un petit peu, lui dis-je ; j’ai à parler à votre père.
– Qu’y a-t-il donc, mam’zelle Suzanne ? me demanda Antoine quand son fils fut parti.
Au lieu de répondre, je me promenais en frappant du pied. Il s’approcha de moi et me donna un petit coup de coude.
– Dites donc ! fit-il en riant, comment le trouvez-vous cette année ?… Il vous trouve bien mignonne, lui !
– Antoine, m’écriai-je, ça porterait malheur à tout le monde ici !… Il n’y a pas à dire : cela ne se peut pas !
– Quoi donc qui porterait malheur ?… Si vous vous épousiez avec mon gars François ? On ne vous y prendra pas par le collet pour ça, allez, mam’zelle Suzanne !
Il ne me tutoyait plus depuis quelque temps. Je lui tendis la main en riant de son erreur.
– Il ne s’agit ni de moi ni de votre fils François, père Antoine, lui dis-je, il y a une grande nouvelle… madame la marquise va se remarier.
– Ah ! ah ! fit le bon cocher, tonton marquis aura une couronne de fleurs d’oranger !
– Pas avec tonton marquis, père Antoine.
– Avec qui donc ?
– Avec M. le docteur Pidoux.
Il resta bouche béante ; ses lèvres tremblaient.
– C’est que… c’est que… balbutia-t-il tout suffoqué, il ne faut pas plaisanter… elle en est bien capable ! Et lui aussi le gueux !
Je lui racontai alors tout ce que m’avait dit la marquise et tout ce que je venais d’entendre dans la chambre de Pidoux. Il resta quelque temps à réfléchir.
– Ne lui dites rien, mademoiselle Suzanne, reprit-il, tenez-moi seulement au courant… À une botte comme ça, on ne peut pas trouver la riposte tout de suite… Mais j’aimerais mieux l’étrangler, quoi, ce coquin-là, que de laisser ma pauvre bonne maîtresse verser comme ça sur le pavé !
Maman marquise me fit le lendemain confidence entière. Je feignis l’étonnement et gardai un respectueux silence. Cela la frappa beaucoup. Ce jour-là aussi, Irène m’annonça son mariage, et me demanda si je voulais aller habiter avec elle au Sinaï. Sur mon refus elle me dit :
– Suzanne, vous ne m’aimez pas… c’est une chose étrange : presque jamais nous ne nous aimons entre nous… Au lieu de faire une famille, nous autres qui n’avons point de famille, nous nous prenons d’un dévoûment inepte pour les heureux… Mais vous avez beau ne pas m’aimer, Suzanne, quelque chose m’attire vers vous… Je voudrais vous faire tant de bien que vous ne puissiez jamais, en conscience, être mon ennemie.
– Vous m’avez déjà fait beaucoup de bien, mademoiselle, commençai-je.
– Mon temps ici, le peu que je savais, mes pauvres talents, tout cela appartenait à madame la marquise du Meilhan… C’est elle qui vous a donné ce que vous avez de moi.
Elle prononça ces paroles avec amertume. Je protestai.
– Écoutez, Suzanne, reprit-elle ; vous serez de celles avec qui il faut compter… Je vais vous donner une chose qui est bien à moi : c’est un conseil… Quittez le Meilhan de bon gré ; on vous le fera bientôt quitter de force.
Quelques jours après, Pidoux et le marquis d’Avray partirent ensemble pour Nantes, afin d’acheter les deux corbeilles. Le bonhomme était maintenant aussi enragé que Pidoux. Il voulait faire des folies, Irène était obligée de le modérer.
Je n’avais plus vu François. Un matin que je demandais de ses nouvelles à Antoine, il me dit :
– Le gars court le pays… j’ai trouvé la riposte. Puis, me prenant la main :
– Il deviendra officier, mademoiselle Suzanne, prononça-t-il avec émotion ; ce serait un bon moment pour moi que celui où je vous verrais casée. Je le remerciai en riant et je prononçai le nom de Gustave. Il fronça le sourcil.
– M’est avis que vous ne le reconnaîtriez pas sur la grande route ! grommela-t-il. Puis il ajouta d’un ton pénétré :
– Vous êtes un honnête petit cœur, mais vous ne pouvez pas épouser M. Gaston, je vous en préviens !
– Ah ! père Antoine !… m’écriai-je offensée.
– Bien, bien !… pardon, excuse, mademoiselle Suzanne… V’là que je me mêle de choses qui ne me regardent pas… Voyez-vous, quand vous êtes là, je pense toujours à ma pauvre petite défunte… Mais vous ne pouvez pas épouser M. Gaston !
Gaston passait avec son fusil en bandoulière ; il m’envoya un baiser par la fenêtre.
– Quoi ! gronda le bon cocher ; ça finira mal, voilà !
Je m’en retournai dans ma chambre toute triste. J’évitais Gaston autant que je le pouvais, mais son amour charmant, communicatif, ingénu, m’entourait comme l’air même que je respirais. Il ne voulait pas m’aimer comme un frère ; il me l’avait dit. L’heure venait où ses timidités d’enfant allaient s’évanouir.
Mais, avant de parler de Gaston, j’en veux finir avec le double mariage.
Pidoux et M. d’Avray étaient toujours absents, lorsqu’un matin nous vîmes arriver François à cheval. Il était couvert de poussière. Il demanda la marquise, et lui remit une lettre entre les mains.
– La riposte… murmura Antoine à mon oreille.
Après avoir lu la lettre, maman marquise s’enferma chez elle et déclara une migraine.
Cependant il y avait grand remue-ménage dans le château. Tonton marquis et Rose-sans-Épines faisaient leurs malles ostensiblement.
La corsaire, qui s’était beaucoup amendée depuis une attaque d’apoplexie qu’elle avait eue, parlait seulement de jeter Pidoux par la fenêtre. Gaston était parti pour la chasse sans m’adresser un mot. Les deux demoiselles du Meilhan défendaient leur porte.
Le bruit du mariage de maman marquise avec le précieux Pidoux avait éclaté comme un coup de foudre. Tout le monde en parlait. L’intendant et madame Honoré chuchotaient en levant les yeux au ciel ; Justine riait à gorge déployée dans les corridors avec Besançon, qui avait quitté le service de tonton marquis pour devenir premier ministre de la corsaire. Les autres domestiques se tenaient par groupes dans les salles basses et dans le vestibule. Les commentaires insolents allaient leur train à haute voix et sans gêne. Antoine se promenait les mains derrière le dos, regardant tout du coin de l’œil. La belle Irène ne fut pas une alliée bien consciencieuse en cette occasion : elle s’abstint. Les intérêts de Pidoux absent furent soutenus seulement par mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui vint avec son sac et parvint à se faire ouvrir la porte de maman marquise.
Vers onze heures, une voiture de louage entra dans la cour. Le nouveau valet de chambre de tonton marquis commença à transporter ses malles et celles de Rose-sans-Épines que l’on chargeait à mesure sur la voiture de louage. Les domestiques aidaient de bon cœur et à grand bruit.
– Ils font bien ! disait-on ; nous abandonnerons, nous aussi, la baraque !
Notons ici, pour expliquer l’indignation de la livrée du Meilhan, que l’enchanteur Pidoux manquait absolument de libéralité. Il avait coutume de donner un franc cinquante centimes à chacun des domestiques, le premier jour de l’an.
Je me tenais à la fenêtre de ma petite chambre qui donnait sur la cour, et je voyais de là les préparatifs du départ. Antoine me faisait de loin des signes d’intelligence. Je croyais bien deviner qu’il me disait : ce n’est pas tout : vous allez voir ! En effet, à onze heures et demie, une antique carriole contenant M. Fauvel, notaire à Beaupréau, et M. l’abbé Jouault, curé de Saint-Philibert-en-Mauges, arriva dans la cour. Pour le coup, Antoine se frotta les mains. Les autres domestiques regardèrent curieusement ces messieurs descendre de leur carriole. Ils se firent annoncer chez maman marquise en même temps que Rose-sans-Épines et tonton marquis. Ceux-ci étaient en tenue de campagne.
Rose-sans-Épines avait son sac de nuit sous le bras ; tonton portait son parapluie et la cage où chantaient mélancoliquement ses serins.
– J’empovte mes canavis, dit tonton en serrant la main du curé ; ils espévaient finiv leuvs jouvs dans cette maison qui fut leuv bevceau, mais l’homme pvopose…
– L’homme ?… répéta le curé en souriant.
– Monsieuv le cuvé, repartit tonton avec sentiment, je place ces innocents animaux dans mon estime bien au-dessus de cevtains chevalievs d’industvie.
Ceci était un trait de Parthe décoché à l’adresse du vainqueur Pidoux. Madame la marquise fit prier d’attendre : elle était souffrante. Dès que la corsaire sut qu’il y avait du monde au salon, elle descendit toute tremblante et toute rouge, appuyée sur le bras de son Struensée Besançon. Certes, son attaque d’apoplexie avait mis bien de l’eau dans son vin ; mais Besançon, qui était couché d’avance sur son testament, lui avait enseigné les charmes de l’absinthe. Elle avait la langue épaisse comme un perroquet, et son vocabulaire appauvri ne gardait que des gros mots. C’était une de ces décadences qui ne font même pas pitié.
– Eh bien ! eh bien ! dit-elle en entrant, savez-vous ce que va faire cette vieille coquine ?
Le curé prit son chapeau, le notaire l’imita, Rose-sans-Épines et tonton s’esquivèrent.
La comtesse Anaïs, – j’ai toujours la fièvre au bout des doigts quand ma plume accole ce titre à son nom, salua leur retraite par un flux d’invectives. Puis, elle ordonna à Besançon, qui gagnait là son legs à un dur métier, d’aller lui chercher à boire, et elle s’endormit sur un divan.
Ce fut moi qui introduisis dans la chambre à coucher de la marquise le notaire, le curé, tonton marquis et Rose-sans-Épines. La pauvre femme était défaite et pâle comme une morte. Elle avait beaucoup pleuré. Michelle-Gabrielle, assise auprès d’elle, avait les lèvres pincées et l’air résolu. J’entendis qu’elle disait à voix basse, au moment où nous entrions :
– Votre fils a été condamné par contumace à la suite de l’affaire du Roncier. Il est mort civilement. Il n’a pas le droit de vous réclamer Gaston.
– Madame et chère cousine, prononça Isidore cérémonieusement, je n’ai pas voulu quitter votve maison sans pvendve congé de vous.
– Je suis, madame la marquise, dans un cas analogue, ajouta Rose-sans-Épines.
– Et pourquoi quittez-vous ma maison, vous, mon cher Isidore, mon ami, mon parent ?… vous, monsieur le commandeur, qui m’avez toujours témoigné tant d’honorable affection ?
En disant cela, elle avait la voix bien faible et bien tremblante.
– Tenez bon ! fit tout bas Michelle-Gabrielle qui lui poussa le coude.
– Madame et chève cousine, répliqua tonton le premier ; on ne bvise pas des liens si anciens et si sévieux sans y êtve absolument fovcé.
– On ne s’arrache pas à une intimité si douce, appuya Rose-sans-Épines, sans un effort cruel, sans une douleur profonde !
Il mit la main sur son cœur, comme il avait coutume de le faire à chaque repas, au moment où, après avoir obtenu de l’obligeance de madame la marquise une épingle pour attacher sa serviette, il rendait grâces dans cette forme solennelle et galante que nous connaissons.
– Vous n’avez rien à répondre, fit Michelle à l’oreille de Dorothée ; tenez-vous ferme seulement. Tonton poursuivit :
– S’il vous faut une explication pouv ce bvusque dépavt, madame et chève cousine, je vais vous la fouvniv en deux mots… J’ai pu demeuver quavante ans sous le toit de madame la mavquise du Meilhan-Gvabot, femme et veuve de mon aîné… Je ne puis pas vester un seul jouv dans la maison de madame Pidoux, femme d’un misévable chavlatan !
Il dit cela, tonton marquis ! Et très-bien !
– C’est fort aisé d’outrager les absents, fit observer Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.
Rose-sans-Épines dit à son tour :
– Je ne vous ai jamais laissé ignorer, madame la marquise, mes humbles et tendres prétentions. Tant que je pouvais adorer le soleil, de si bas que ce fût, j’avais un motif de ne point fuir ses rayons… Mais du moment qu’un plus heureux et sans doute plus digne a conquis le trésor que j’enviais, je vais fuir et chercher l’ombre.
– Adieu, madame et chève cousine… Adieu pouv toujouvs !
– Adieu, madame la marquise, adieu pour jamais !
Ils se dirigèrent vers la porte. Dorothée se couvrit le visage de ses mains.
Elle sanglotait à fendre le cœur. Michelle-Gabrielle se pencha jusqu’à son oreille.
– Deux parasites de moins ! murmura-t-elle.
– Ah !… taisez-vous ! s’écria la marquise indignée, je vous défends de parler ainsi de mes meilleurs amis !
– Madame la marquise, dit le curé, je suis fâché d’augmenter votre peine en ce moment où vous semblez fort émue… Mais voici M. Fauvel, mandataire de M. le marquis Théodore, qui vient s’entendre avec vous pour l’enlèvement des effets de M. le comte Gaston.
– Est-ce possible ! s’écria la pauvre grand’mère, qui se leva chancelante.
– Ferme ! ferme ! conseilla Michelle.
– N’avez-vous point reçu une lettre ?… commença l’abbé Jouault.
– Me séparer de Gaston !… me séparer de l’enfant !… Mais vous ne savez donc pas !…
Elle retomba, baignée dans ses larmes, et nous l’entendîmes murmurer d’une voix brisée :
– C’est me tuer ! c’est me tuer !
La voiture où le commandeur et Isidore venaient de monter sans doute s’ébranla dans la cour. Le bruit en vint jusqu’aux oreilles de la marquise. Elle tressaillit faiblement. Mais Gaston entra tout à coup, les cheveux en désordre, les joues animées. Il courut à maman marquise et s’assit sur ses genoux comme s’il eût été encore un petit enfant. La marquise le dévora aussitôt de baisers.
– Sais-tu ce que je viens de faire, bonne maman ? dit-il ; je viens de prendre tonton marquis par le collet, et je l’ai ramené dans sa chambre avec sa canne et son parapluie.
– Ange chéri ! murmura la pauvre femme.
– Après ça, je me suis aussi colleté avec le commandeur, que j’ai enfermé dans son appartement…
– Et ils restent ?
– Parbleu !… Antoine m’avait dit la chose ce matin… et que papa avait écrit pour me retirer d’ici… Vois-tu, bonne maman, je ne désobéirai jamais à mon père… Mais j’ai envoyé François à Nantes avec une lettre pour dire à ce Pidoux de ne pas acheter la corbeille.
– Ah !… fit maman marquise.
Gaston l’entoura de ses bras.
– Dame ! reprit-il, écoute donc… il aurait fallu te quitter… Tu tiens bien plus à moi qu’à ce Pidoux, j’en suis sûr !
– Seigneur Dieu ! s’écria la pauvre Dorothée ; si je tiens plus à toi qu’à M. Pidoux !…
– Alors, j’ai bien fait ?
Elle l’attira contre son cœur et se mit à sourire.
– As-tu arrangé cela poliment, au moins ? dit-elle.
Il n’en fut ni plus ni moins. L’aventure du précieux Pidoux finit ainsi.
La bonne femme crut avoir fait un rêve. Sans l’avis opportun que j’avais donné à Antoine, le rêve aurait bien pu tourner au cauchemar.
Ce fut Antoine qui mena tout cela. Il envoya d’abord François à Jersey, auprès du marquis, puis il avertit successivement tonton, le commandeur et Gaston, de manière à combiner une attaque générale et simultanée contre la folle résolution de maman marquise.
Le curé, le notaire, tonton et le commandeur dînèrent avec nous ce jour-là. Le soir, Antoine me dit :
– Hein ? la riposte, mademoiselle Suzanne… C’est la lettre du marquis qui a ouvert la brèche… La pauvre bonne dame aurait, ma foi, laissé partir tonton et Rose-sans-Épines !
Michelle-Gabrielle de la Beaumelle félicita sincèrement son amie et voisine du parti qu’elle avait pris. En définitive, ce Pidoux n’était point son fait.
Quant à Pidoux, je ne puis rien dire de son étonnement et de sa colère, sinon que ce dut être complet. Je n’étais pas là pour y voir.
Je peux relater seulement que, par vengeance, il essaya de rompre le mariage de la belle Irène avec M. le baron d’Avray. Mais il était trop tard. Le sourd fut aussi entêté pour oui que pour non. Le mariage se fit bel et bien, en l’église de Saint-Philibert, quelques jours après. La corsaire, au dîner de noces, se mit dans un fâcheux état. Vers le dessert, elle prédit au bonhomme d’Avray, dans son propre cornet acoustique, ce malheur conjugal dont le nom seul a vieilli. Elle avait de ces lugubres gaîtés. Rose-sans-Épines ne fit que dire des choses agréables aux dames. Tonton marquis chanta par deux fois.
Ah ! je vespive !… il faut que je vepvenne halei-é-é-ne !…
Le marié commit d’énormes et nombreux quiproquos. Mais la belle Irène était baronne.
On dansa. Je ne consentis à prendre Gaston pour cavalier qu’à la condition qu’il demanderait la première contredanse à Lily.
– Suzanne, me dit-il, quand ce fut notre tour, je gage que vous n’épouseriez jamais un homme comme M. le baron d’Avray, pour son titre ou sa fortune ?
– Gagez, monsieur le comte, répondis-je, vous gagnerez.
– Mais un plus jeune, Suzanne… quelqu’un qui vous plairait… et qui aurait un titre… et qui serait riche ?…
– Voyez donc, Gaston, interrompis-je, comme votre cousine Lily est charmante en toilette de bal !
C’était vrai. Sauf cette pâleur qui lui restait de son enfance maladive, Lily était vraiment aujourd’hui une très-jolie jeune fille. Gaston jeta vers elle un regard distrait.
– Vous ne m’avez pas répondu, Suzanne, me dit-il.
– À quoi bon vous répondre, Gaston ? N’avez-vous pas empêché vous-même votre grand’mère de faire une folie ?
– Quel rapport pouvez-vous établir ?
– Gaston, je vous parle de bonne foi : faites de même… Je sais le but de votre question… et je joue près de vous le rôle que vous avez joué près de maman marquise.
Il se mordit la lèvre.
– Quand donc, s’écria-t-il, cessera-t-on de me traiter comme un enfant !
– Ce jour-là, monsieur le comte, répondis-je avec une véritable tristesse, car je songeais à la fois aux prédictions d’Irène et aux paroles d’Antoine, vous aurez lieu de regretter peut-être le temps qui vous semble si long maintenant.
Bien que j’eusse baissé les yeux, je sentais que son regard m’interrogeait.
– Avez-vous voulu dire, Suzanne, balbutia-t-il, entrant du premier coup dans le cœur de ma pensée, qu’un jour viendrait où je ne vous verrais plus ?
Il y avait tant de supplication dans sa voix, que j’eus pitié.
– Où allez-vous chercher cela, monsieur le comte ? m’écriai-je presque gaîment.
Puis j’ajoutai d’un ton enfantin :
– Il n’y a pas de plaisir à danser avec vous.
Il me saisit dans ses bras pour la pastourelle. Je sentis son cœur battre contre le mien. L’habitude est de prendre sa danseuse par la main. Mais Gaston, dans son trouble, avait deviné les mœurs du bal Mabile. L’enchanteur Pidoux était derrière nous. Dieu sait qu’il enrageait de tout son cœur à ce bal qui aurait dû fêter aussi son hyménée. Il poussa un brillant éclat de rire et dit :
– Ça va bien, monsieur Gaston ! ça va bien !
– Ce que vous faites là est de fort mauvais ton, monsieur ! lui dit Irène seulement.
Elle dansait auprès de nous. Elle était déjà maîtresse de maison comme si elle n’eût fait autre chose en sa vie. Le précieux Pidoux s’inclina profondément, essayant de la démonter par l’exagération ironique de son respect.
– Monsieur Pidoux, reprit-elle en touchant de son éventail la main de l’enchanteur ; regardez-moi bien comme il faut entre les deux yeux… et voyez s’il sera prudent de jouer avec moi.
Pidoux était tout blême. Mais sa méchanceté native l’emporta. Il vint à moi après la contredanse et me dit :
– Chaste Suzanne, quand on a comme vous de jolies petites affaires, il ne faut point se mêler de celles des autres… Nous avons un compte à régler ensemble… je vous revaudrai sous peu tout le bien que vous m’avez fait.
C’est ce mot de Pidoux : chaste Suzanne, qui me fit sentir pour la première fois que l’enfant était morte en moi et que je naissais femme. Le sarcasme amer ne s’emploie pas contre les enfants. Vous ne sauriez croire combien il me peinait d’avoir été défendue par Irène. Un instinct que je ne puis définir me disait que je la combattrais un jour de toutes mes armes, de toutes mes forces.
On me fit mettre au piano. Je chantai. J’eus presque les honneurs de la soirée.
– Quel dommage, disaient les voisins et amis, que cette charmante jeune fille ne soit pas née… Son établissement ne sera pas facile.
Pidoux, après s’être assuré prudemment qu’Irène ne pouvait l’entendre, répondait :
– Parlez-vous ainsi dans le salon de la belle Irène ? La chaste Suzanne est du bois dont on fait ce genre de baronnes ?
Un homme heureux, c’était le sourd. Comme il arrive pour les gens entêtés, son ravissement était en raison directe de sa longue et obstinée résistance. Il suivait sa femme des yeux en se frottant les mains et prétendait qu’il n’avait plus besoin de son cornet acoustique. Le bonheur lui avait débouché les oreilles : il eût entendu la souris courir. Aussi accostait-il tout le monde, répondant à contre-temps à ce qu’on lui disait et multipliant les coq-à-l’âne avec un plaisir toujours nouveau.
– Eh bien ! commandeur, disait-il au sensible Rose-sans-Épines, vous ne faites pas encore la cour à ma femme… Vous êtes en retard !
Le bon commandeur lui mit sa bouche à l’oreille et répondit :
– Gardez bien votre trésor… On dit qu’il y a un revenant dans le pays…
– Ah ! ah ! ah ! ah ! éclata le sourd ; on ne la dénoue plus la jarretière de la mariée !… vous êtes un damné farceur… Eh bien ! marquis, comment la trouvez-vous ?
– Chavmante, répliqua tonton ; adovable ! pavole ; mais on pavle d’un vevenant…
– Vous nous le danserez après souper, s’écria le baron ; vous avez encore un fier jarret, mauvais sujet que vous êtes !… Marquise, c’est à vous que je dois ce trésor !
– Veillez-y bien, répondit maman, qui appuya en riant son doigt sur le bout de son nez.
Ceci est partout pays un signe de caressante menace.
Le baron prit la chose au guilleret !… Il crut qu’on lui parlait de sa nuit de noces.
– La soupe à l’oignon ! dit-il en riant à gorge déployée ; bien chaude ! et il n’y paraîtra plus !
Le geste de la marquise avait trait aussi au revenant. Tout le monde, sans exception, parlait du revenant à cet excellent baron d’Avray, qui n’avait garde d’entendre. Deux personnes seulement donnèrent un nom à ce revenant, ce furent la corsaire et mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle. Le revenant s’appelait le prince Maxime. Mais le baron d’Avray n’entendit pas plus cette fois que les autres. La grosse méchanceté d’Anaïs, le fiel concentré de Michelle, deux dards supérieurement empoisonnés, s’émoussaient contre son armure et n’effleuraient même pas son imperturbable félicité.
Bienheureux les sourds !
Il y avait déjà du temps qu’on recommençait à s’occuper du prince Maxime dans le pays de Mauges. Depuis environ six mois, les ouvriers étaient au château de feu le vieux duc, faisant disparaître la trace de tous les changements exécutés dans le dernier siècle, et rendant à l’antique manoir son grand caractère féodal. On trouvait cela fort ridicule. On rappelait charitablement que le père du prince Maxime était mort fou. Le prince était la tête la plus haute de l’aristocratie du pays ; on convenait que ses libéralités étaient considérables et qu’il avait bon cœur au fond, mais il n’était point aimé de la noblesse secondaire. On lui reprochait une montagne de méfaits dont le récit avait toujours un vague caractère d’absurdité. C’étaient paroles d’Évangile pour Michelle-Gabrielle et autres. On se souvient des arguments que le bon Antoine avait employés autrefois pour me persuader que le prince Maxime était un brigand, et de l’effet que ces preuves avaient produit sur moi. Les cancans des convives de M. d’Avray étaient fort étroitement de cette même famille. On disait que le prince s’était vendu, lui qui possédait cent mille écus de rentes ! On disait qu’il allait se mourant des suites de ses anciens excès. On disait encore que la folie héréditaire le cherchait, qu’il avait dans le cœur une grande passion ; qu’il allait donner sa démission de pair de France pour entrer dans les ordres et se faire dominicain. Il devait arriver sous peu à Mauges et s’enfermer dans son château barricadé à plaisir. Les vampires ont toujours cette couleur mystique. Les jeunes femmes et les jeunes filles de la contrée n’avaient qu’à se bien tenir. J’avais une envie démesurée de revoir le prince.
Après le mariage de la belle Irène, les choses reprirent leur cours. Elle sut prendre tout de suite sa place parmi les châtelaines du pays, et Michelle-Gabrielle de la Beaumelle elle-même ne put trouver à mordre dans sa conduite. Une chose singulière, c’est qu’entre toutes les maisons du voisinage, le Meilhan fut celle où la belle Irène battit froid d’abord. Elle avait espéré une liaison tout intime avec Zoé, son ancienne élève. Zoé se tint à distance. Irène en éprouva un mortel ressentiment.
Quelques mois se passèrent. Un bruit mit tout à coup le pays en émoi. On avait vu de splendides équipages descendre la route de Beaupréau. Le prince Maxime était au château de Mauges. Alors commencèrent à se réaliser les prédictions néfastes qui avaient glissé sur le tympan paralysé de M. le baron. Le revenant joua son rôle. On parla d’un fantôme qui rôdait chaque soir autour du Sinaï. Mais on parla aussi d’un spectre noir qui se glissait dans l’ombre le long du parc du Meilhan. Était-ce le même ? Au Sinaï, on savait bien ce qui pouvait attirer un fantôme galant. Il n’y avait là qu’Irène. Mais au Meilhan, nous étions trois, Lily et moi, nous commencions à compter. Pour qui venait le spectre ? Pidoux, mon ennemi, disait volontiers :
– Demandez à la chaste Suzanne.
Mais, en conscience, j’aurais été bien embarrassée de répondre. Ce nom de chaste Suzanne faisait cependant fortune. La corsaire commençait à me nommer ainsi ; Besançon suivait l’exemple de sa souveraine. Justine, madame Honoré et le comptable m’appelaient aussi la chaste Suzanne. Ai-je besoin de dire que tout ce bas monde ne me voyait pas d’un bon œil ?
Mais on n’osait guère accuser personne au Meilhan d’une manière sérieuse. Il n’y avait vraiment pas assez d’apparence. Zoé était une jeune fille d’une piété un peu sévère. On pensait en ce temps qu’elle se ferait religieuse. Lily, la pauvre ange, aimait de toute son âme, et ne le savait pas.
Quant à moi, qui n’aimais pas, je me savais entourée d’ennemis, et ma conduite était en conséquence. Mais le fantôme du Sinaï eut un tout autre succès. On en parla énormément. Il y eut des histoires à n’en plus finir : des balcons escaladés, de mystérieuses et nocturnes promenades sous les futaies de Champmas, toutes choses qui s’accordaient parfaitement avec la renommée romanesque de ce beau prince Maxime. Le fantôme était le prince Maxime. Personne n’en douta, pas même moi. Tout le monde et moi, nous nous trompions.
Depuis le départ d’Irène, Zoé m’avait prise en affection. Nous n’étions pas du même âge ; elle ne me disait point ses secrets, mais elle m’emmenait parfois dans ses courses à travers la campagne, et parfois elle me faisait part des impressions que lui laissaient ses lectures. Zoé avait pour auteurs favoris Chateaubriand et Lamartine. Ce n’étaient pas leurs œuvres politiques qu’elle lisait. Zoé était une belle âme dont le bonheur eût épanoui la fleur. Un matin, elle me dit :
– Vous souvenez-vous de Georges, Suzanne ?
– De Georges ! m’écriai-je ; de Georges du Roncier ?
Elle me regarda étonnée, presque défiante, tant j’avais mis de chaleur dans mon exclamation.
– Certes, repris-je, je me souviens de M. du Roncier… On n’oublie pas les gens comme lui…
– Vous étiez bien enfant, Suzanne, dit-elle avec un sourire triste.
– Oui, répliquai-je ; – mais je vous aimais déjà, mademoiselle.
Elle se redressa hautaine. Nous continuâmes notre route en silence. Ce fut seulement une demi-heure après qu’elle me dit :
– Georges du Roncier est revenu.
Puis, avec des larmes dans les yeux :
– Suzanne, je suis bien malheureuse !
Je ne répondis point, parce qu’elle avait mal accueilli tout à l’heure l’appel indirect que je faisais à sa confiance. Elle poursuivit d’elle-même :
– Au couvent, on doit avoir au moins le repos !…
Comme je gardais encore le silence, elle tourna vers moi ses grands yeux voilés.
– C’est Irène qui l’a empêché de m’aimer ! murmura-t-elle.
Nous passions devant le mur du parc, au bas du coteau. Il y avait là tout au bout du jardin un petit pavillon que maman marquise avait fait bâtir pour Zoé. Les fenêtres du petit pavillon donnaient sur la campagne. Zoé s’y retirait souvent pour lire. La rumeur publique assignait justement ce lieu aux ébats mystérieux de ce fantôme qui rôdait la nuit autour du Meilhan. Je relevai les yeux sur Zoé au moment où elle mettait la clé dans la serrure du pavillon.
– Est-ce lui ?… demandai-je à voix basse.
Il n’y a que nous autres femmes pour parler et comprendre cette langue elliptique où tout est sous-entendu. Il n’avait été question entre nous ni du fantôme ni de ses pérégrinations nocturnes. Cependant Zoé comprit parfaitement que je lui demandais si Georges était le fantôme. Elle secoua la tête et me montra du doigt les toitures pointues du Sinaï qui piquaient le ciel derrière les hautes futaies de Champmas.
– C’est là qu’il va !… murmura-t-elle.
Elle entra dans le pavillon, tomba sur un siège et se couvrit le visage de ses mains. Georges était donc le fantôme du Sinaï !… Mais alors le fantôme du Meilhan devait être le prince Maxime.
Les choses étaient telles que je les avais devinées le soir du départ de Georges pour l’exil. Zoé aimait Georges, Georges aimait Irène, Maxime Zoé. Irène, qui n’aimait personne alors, avait peut-être changé d’avis. La conduite de Maxime me semblait dépasser les bornes mêmes du mysticisme. Venait-il là seulement pour respirer le même air que la bien-aimée, ou baiser dans l’herbe la trace de ses pas ?
Je consolai Zoé de mon mieux, lui disant qu’il y avait désormais une barrière entre Georges et Irène.
– Il ne pouvait vous voir, continuai-je, cachée que vous étiez derrière elle. Je suis sûre que, s’il vous voyait, il vous aimerait.
– On n’oublie pas Irène, dit mademoiselle du Meilhan, comme si elle eût prononcé une sentence ; vous êtes trop jeune, Suzanne, vous ne pouvez pas savoir encore comme elle est belle ! Elle est si belle que si jamais Georges me dit : Je vous aime ! j’aurai peur.
– Pourquoi ne t’avons-nous pas vue de la journée, petite Suzanne ? me demanda maman marquise au souper.
– La chaste Suzanne, répondit la corsaire, est comme Diane, une autre divinité bien chaste… Elle est devenue chasseresse… elle fait le bois avec mon neveu Gaston.
– C’est faux ! s’écria celui-ci.
Maman marquise avait pris une mine sévère. Lily remit son pain sur la table et le morceau coupé sur son assiette.
– Quand cela sevait, Dovothée, murmura tonton. Il faudva bien que l’enfant sache une fois ou l’autre ce que pavler veut dive…
– On n’en meurt pas ! ajouta la corsaire, qui fit signe à Besançon-Leicester de lui verser à boire.
– Suzanne est restée avec moi toute la journée, dit Zoé.
– Ah ! ah ! s’écria la comtesse Anaïs, voilà ma chère nièce qui parle… j’avais oublié la couleur de ses paroles !… Avez-vous été du côté du pavillon, toutes deux ?
– Oui, ma tante, répondit l’aînée des demoiselles du Meilhan.
– Ah ! ah !… j’en étais bien sûre : c’est un joli endroit pour se promener. Et avez-vous vu que le faîte du mur est ébréché en deux endroits ?
Elle fit un signe d’intelligence à ce Potemkin de Besançon.
– Non, ma tante… répondit encore Zoé.
– J’aurais parié que vous n’aviez pas vu cela… ça saute aux yeux pourtant… Mais la chaste Suzanne est un peu myope, quand elle veut… J’ai ouï-dire que toutes les nuits un homme ou un diable passe par-dessus le mur.
– En voilà assez, ma tante, je vous prie ! dit rudement Gaston.
– Ah ! ah !… c’est mon beau neveu Gaston qui est le maître ici, maintenant… je ne savais pas… je vous demande bien pardon, mon neveu… Vous êtes un garçon d’importance… À votre âge, votre père était officier… Mais vous savez déjà tuer les merles… cela vaut mieux… À votre santé, maman ; vous élevez bien les enfants !
Elle mordait juste, parfois, malgré sa langue épaisse, cette corsaire.
– Voyons, reprit-elle, laissons les brèches et les fantômes… ceux du Meilhan, du moins… ça brûle !… Mais il y en a d’autres… Tonton marquis, avez-vous entendu parler de ce qui se passe au Sinaï ?
– Non, ma nièce, j’ai autve chose à faive qu’à m’occuper de cancans.
– L’éducation de vos canaris vous absorbe… je sais cela, mon oncle…
Elle rit toute seule, provoquant du regard ce malheureux Besançon, qui n’osait pas faire chorus avec elle.
– Il paraît, reprit-elle, que ce brave homme de baron d’Avray a d’autres infirmités aux environs des oreilles…
– Ma bru !… fit maman marquise.
– Est-il défendu aussi de parler de la belle Irène ?
– Nous ayons ici des jeunes filles…
– Trois, maman, en comptant la chaste Suzanne… une bonne pièce, je vous en réponds, et qui promet… et qui tiendra… Mais je ne voulais rien dire de croquant… hi hi hi hi !… sinon que la belle Irène a aussi son fantôme… et qu’elle commence à avoir peur des chauves-souris…
Ceci était une impudente allusion à sa propre conduite pendant les premières années de son mariage. Une nuit de fête où la marquise avait donné l’hospitalité à tout le voisinage, la corsaire, surprise hors de sa chambre par son mari, avait donné pour excuse l’irrésistible frayeur qu’elle avait des chauves-souris.
Ainsi réduite au silence, la corsaire se retira dans sa chambre, appuyée sur le bras de Besançon.
J’étais à peine retirée dans la mienne, qu’un désir extravagant me prit de savoir au juste ce qui se passait la nuit dans notre parc. Je combattis bravement, parce que je reconnaissais bien en moi-même que, dans ma position, la moindre imprudence pouvait me perdre. Mes amis eux-mêmes, et j’en avais, se mettraient contre moi en cas de malheur. Je fis une prière, Dieu sait avec quelle distraction, et je me couchai. Impossible de fermer l’œil. Je me sentais entourée de mystères : j’étais sur le gril. Une heure se passa, puis une autre. Minuit sonna lentement à toutes les pendules. C’est l’heure des aventures. Je me tournai le visage contre l’oreiller. Quelquefois cela fait dormir. Aujourd’hui, non. C’était du vif-argent qui coulait dans mes veines. Enfin, je sautai hors de mon lit. Vrai, si j’étais restée une minute de plus entre mes draps, je devenais folle. J’allai me mettre à la fenêtre. Il faisait un clair de lune magnifique. Le dessin gracieux du parc ressortait pour moi avec une netteté admirable. Je voyais toutes blanches les allées sablées qui couraient entre les pelouses, tandis que le dessous des charmilles était noir comme de l’encre. Au loin, dans une brume légère et argentée qui devenait plus compacte à mesure que l’œil descendait dans le val, j’apercevais la toiture chinoise du petit pavillon de Zoé. Mon imagination était surexcitée, et d’ailleurs, à cette distance, la nuit, les yeux de quinze ans eux-mêmes sont sujets à se tromper. Cependant, j’aurais juré que je voyais une ombre se mouvoir entre les arbres. Je n’eus pas peur. J’ai rarement eu peur en ma vie. Je ne songeai plus qu’au moyen de quitter ma chambre sans éveiller l’attention. Je couchais au premier étage, dans l’ancienne chambre d’Irène, qu’on m’avait donnée après son départ. Cette chambre était située entre l’appartement de maman marquise et celui de Zoé. Du côté de Zoé, que craindre ? Elle aurait compris ma curiosité. Le sommeil de maman marquis était lourd et profond. Mais à la suite de sa chambre était celle de Gaston, qui avait chez lui un beau lévrier blanc. Le lévrier blanc me flairait d’une demi-lieue en plaine. Là était le péril. Je me souvenais du singulier effet acoustique produit par le plafond et les parois du corridor. Du temps que la corsaire voyageait la nuit, toute la maison était dans le secret de ses fredaines. Et cependant, il fallait affronter la sonorité de ce terrible corridor, à moins de passer par la fenêtre. Je m’habillai, le cœur tout ému de ce joli trouble qui prend toute fille d’Ève à sa première escapade ; je m’enveloppai dans mon manteau d’hiver, et, gardant à la main mes souliers, comme une voleuse, j’ouvris tout doucement la porte de ma chambre.
Dès le premier pas, l’affreux plancher craqua. Je calculai que le bord devait avoir plus de soutien, et je me glissai le long de la muraille opposée à ma chambre. Ma prévision se trouva juste. La marge du plancher, moins fatiguée et plus solide, supporta sans crier le poids léger de mon corps. Le lévrier blanc ne bougea pas. Au bout de trois minutes, j’étais dans le jardin, n’ayant plus à craindre que le vaillant boule-dogue, chargé de la garde extérieure. C’était un anglais, un nommé Turek, bas sur jambes, larges flancs, museau à la saxonne. Quelques petits cadeaux m’avaient concilié ses bonnes grâces et ce fut bien fait pour moi. À peine étais-je en effet sur la dernière marche du perron, qu’un grondement sourd s’éleva derrière l’orangerie. Une masse sombre bondit, et je sentis l’haleine fétide du mangeur de viande auprès de mon visage.
– Turek, mon bijou ! dis je en restant immobile : à bas ! à bas !
Ses deux pattes de devant retombèrent, et il se mit à aboyer gaîment. C’est ici que j’eus un frémissement par tout le corps. La lune pleine était au plus haut de sa course. Si quelque fenêtre se fût ouverte, j’étais perdue. Je me coulai le long du rez-de-chaussée, suivie par Turek, qui jappait derrière moi comme un petit chien. Il me fallut, pour trouver de l’ombre, aller jusqu’au mur latéral du parc. De là, je pus gagner la première charmille. J’étais sauvée.
En arrivant en face de la pièce d’eau, on trouvait une échappée de vue ménagée à dessein, d’où l’on apercevait pleinement le petit péristyle du kiosque. Je m’arrêtai stupéfaite et je me frottai les yeux, croyant rêver. Il y avait de la lumière dans le kiosque.
Mille pensées me traversèrent l’esprit à cette vue. J’allai jusqu’à soupçonner mademoiselle du Meilhan, que j’avais regardée jusqu’alors comme une sainte. Ne m’avait-elle pas dit elle même, ce matin, que Georges du Roncier était dans le pays ? Attendait-elle Georges dans ce pavillon ? Pauvre Zoé ! le repentir me vint bien vite. En approchant du pavillon, je la vis à travers les carreaux. Elle était seule et agenouillée devant un prie-Dieu. Au bout de quelques instants, elle se releva. Son visage était baigné de larmes. Il y avait un piano dans le pavillon. Elle se mit au piano. J’entendis, dans le silence de la nuit, une valse simple et doucement balancée à la façon allemande. Je la connaissais. Irène la jouait souvent. C’était Georges du Roncier qui l’avait composée. Elle joua longtemps, la pauvre Zoé, toujours la même valse, dont les reprises avaient sous ses doigts une expression plaintive et anxieuse. Sa souffrance passait là-dedans. Elle quitta le piano pour prendre un livre. À chaque instant, elle essuyait les larmes qui l’empêchaient de voir. Elle déposa le livre. Sa tête se pencha sur sa main. Elle retourna au prie-Dieu. Puis elle joignit ses mains levées au ciel avec un mouvement de désespoir, comme si la prière elle-même, le dernier refuge de celles qui pleurent, lui eût manqué tout à coup. Un bruit se fit dans les arbres qui formaient quinconce derrière le pavillon. J’eus beau regarder de tous mes yeux, je ne vis rien. Zoé ferma son piano, fit le signe de la croix, éteignit sa lampe et sortit.
Je me glissai sous la charmille. Elle passa tout près de moi, la tête penchée, les bras croisés sur la poitrine. Elle allait lentement dans la direction du château. Quand elle eut atteint les jardins, je l’entendis qui disait comme moi à Turek :
– À bas, chien, à bas !
J’allais la suivre et regagner mon lit lorsqu’un bruit nouveau, qui se lit derrière le pavillon, me cloua à la place où j’étais. Zoé négligeait presque toujours de fermer à clef la porte de son kiosque. J’entendis la porte qui roulait lentement sur ses gonds. Quelqu’un entrait : il n’y avait pas à s’y tromper. Mon plan fut fait tout de suite. Je décidai d’aller chercher Turek, et gare au voleur ! Mais avant cela, je voulus jeter un coup d’œil par la croisée. Comme je cherchais à voir sans être vue, je faillis tomber de mon haut. Le piano de Zoé chantait tout bas. Vous eussiez dit comme un écho de cette valse mélancolique qui tout à l’heure donnait une voix au silence nocturne. Ce n’était pas le voleur. Ce devait être le fantôme.
Georges ? quelle apparence ? Parfois pourtant ces amants heureux ignorent leur victoire. Mais Georges était occupé ailleurs. L’intérieur du pavillon n’était plus éclairé maintenant que par les rayons de la lune. Je m’approchai d’une fenêtre qui était dans l’ombre d’un gros arbre de Judée, et je montai sur un banc de bois pour mettre ma tête au niveau des carreaux. Je vis ce que je croyais voir : c’était le prince Maxime qui était au piano.
Le prince Maxime, un beau jeune homme, le plus beau des hommes que j’aie jamais rencontrés, ancien colonel à vingt-sept ans, et pair de France, le prince Maxime était là comme un pauvre enfant qui se cache pour baiser le mouchoir oublié sur le divan… Il mettait ses lèvres avec ses doigts sur les touches du piano ; il évoquait l’image de l’idole absente au milieu de cet air où son souffle était encore ; il s’enivrait de je ne sais quel parfum laissé en arrière. Il était heureux. Il s’agenouilla devant le prie-Dieu, et sa bouche en toucha la tablette, essuyant la trace récente des larmes. Mon cœur n’avait jamais battu ainsi. Il dut prier, car il resta longtemps à genoux. Quand il se leva, ce fut pour s’asseoir dans la bergère de Zoé, pour ouvrir le livre à la même page qu’elle, et baiser encore ces caractères que les yeux mouillés de la jeune fille n’avaient pu déchiffrer tout à l’heure. Qu’est-ce donc que le sort ? et pourquoi ces deux cœurs ne s’entendaient-ils pas ?
La lune tournait. Je sentis un rayon sur ma joue. J’eus peur d’être aperçue, et je fis un brusque mouvement. Le bois vermoulu du banc céda sous mon poids : je tombai en poussant un cri. Ce fut le prince Maxime qui me releva.
– Êtes-vous blessée ? me demanda-t-il.
– Non, répondis-je ; ce ne sera rien.
– Vous m’avez vu là-dedans ?
– Oui, mais je sais garder un secret.
– Vous me connaissez donc ?
Avant que je n’eusse fait réponse, il m’examina. La lune tombait en plein sur nous. C’était presque comme le jour.
– Vous êtes, reprit-il, la jeune fille du château ? C’est vous qui soignâtes Georges ?… Suzanne, si j’ai bonne mémoire ?
– Oui, Suzanne, répondis-je.
Le prince ouvrit son portefeuille et me présenta deux billets de banque d’un air embarrassé.
– Je suis très-riche, me dit-il, acceptez ceci.
– Je n’en ai pas besoin pour me taire, prononçai-je sèchement.
Il vit que j’étais offensée. Il m’avait bien regardée, mais je crois qu’il me vit alors pour la première fois. Son beau visage exprima une sorte d’admiration.
– Je vous demande pardon, mademoiselle, reprit-il en s’inclinant respectueusement ; vous étiez enfant… j’ai cru pouvoir… Veuillez recevoir mes excuses.
Il salua encore une fois et disparut. L’instant d’après, j’entendis le galop de son cheval dans la vallée. Je restai toute pensive. Faut-il le dire ? à mon tour j’entrai dans le pavillon. À mon tour, je jouai cette valse simple et triste dont la mélodie lente m’entrait dans le cœur. Il ne fait pas bon pour les jeunes filles de courir seules la nuit. J’étais bouleversée. L’élément romanesque naissait en moi avec une violence inouïe. S’il s’était développé par la suite en raison de sa force première, je ne sais vraiment ce que je serais devenue. Je fis avec un recueillement profond et de la meilleure foi du monde tout ce qu’avait fait ce beau prince Maxime. J’allai m’agenouiller au prie-Dieu : j’y pleurai. Je revins m’asseoir auprès de la table, et je pris le livre que le prince Maxime avait lu après Zoé. J’effleurai de mes lèvres la page qu’il avait embrassée. Étais-je donc amoureuse du prince Maxime ? Sur l’honneur, je n’en sais rien. Toujours est-il que l’idée de mon pauvre Gustave ne me traversa point l’esprit cette nuit là. Je ne jouais point la comédie ; les larmes me venaient tout naturellement. Je n’étais pas folle, cependant. Mais certaines maladies se rattachant au système nerveux sont contagieuses par la vue. On les gagne en les regardant. Lisez la description des danses de Saint-Guy, les récits des convulsionnaires du Midi, et le détail des crises réglées que se donnaient des milliers de femmes à la même minute, dans le cimetière Saint-Médard, autour du tombeau du diacre Paris.
Il y a un certain genre d’amour qu’on peut ranger parmi les maladies nerveuses.
Je dis comme elle se passa toute cette scène du pavillon ; mais, avant d’en sortir, j’éclatai de rire en me regardant dans une glace… Je suis madame Gil Blas.
L’envie de dormir venait aussi. La pendule Louis XV, qui était sur la cheminée, marquait trois heures après minuit. Mon escalade avait honnêtement duré. Je repris le chemin du château. C’est ici qu’est le vrai drame : de celui-là, je ne peux rire.
En passant sous la charmille, je sentis une main qui me prenait par le bras. Aux rayons de la lune qui s’en allait descendant à l’horizon, je distinguai la figure pâle et changée de Gaston.
– D’où venez-vous, Suzanne ? me demanda-t-il. Et, sans attendre ma réponse, tombant à genoux les mains jointes : – Ne me le dites pas, s’écria-t-il ; ne me tuez pas, Suzanne !… Je sais que M. Georges du Roncier est dans le pays… Vous le trouviez beau… vous le disiez, quand nous étions enfants tous deux… Et déjà j’étais jaloux… Je sais que le prince Maxime est à son château de Mauges… Les femmes ne lui résistent pas… S’ils vous ont vue, ils vous aiment… tous ceux qui vous verront vous aimeront… Et que suis-je pour lutter contre eux ?… Mais vous êtes ma compagne d’enfance, Suzanne, ma belle Suzanne… ma Suzanne adorée !… Ici, à cette heure, d’autres vous accuseraient… Moi, je pleure à vos genoux, et je ne vous dis qu’une chose : Je vous aime, Suzanne, je vous aime !
Il dévorait mes mains de baisers. Il y avait dans cet amour agenouillé, dans cette passion esclave tant d’ardente éloquence, que je m’étonnais moi-même de n’être point émue. J’aimais Gaston tendrement, mais je ne pouvais l’aimer que comme un frère.
– Écoutez-moi, reprit-il, voyant que je gardais le silence ; ne me fuyez pas, Suzanne, les autres, ce Georges et ce Maxime, veulent en vous votre beauté : moi, c’est votre cœur… J’ai demandé à Dieu, parfois, de vous frapper d’un de ces maux qui défigurent une femme, afin de vous aimer tout seul et davantage… Suzanne, j’aurai beau vous parler beaucoup et longtemps, je ne vous dirai jamais ce qu’il y a pour vous dans mon âme… Vous souvenez-vous ?… nous avions douze ans… Il ne m’a fallu vous voir qu’une fois pour m’élancer vers vous… Depuis ce temps-là, vous êtes tout pour moi, le rêve enchanté de mes nuits, la joie belle et douce de mes jours… Ne me repoussez plus, Suzanne… Maintenant que l’idée m’est venue que vous pourriez aimer un autre que moi, je n’aurais plus de force pour souffrir !
– Relevez-vous, monsieur le comte, balbutiai-je, je n’ai point à vous expliquer pourquoi vous me trouvez ici à cette heure… mais il ne serait pas digne de vous de profiter…
– Mais vous ne me comprenez donc pas ! mais les dévots ne respectent pas la sainte Vierge Marie plus que je ne vous respecte, Suzanne !… Ce que je vous demande, c’est d’être ma femme, c’est d’accepter mon nom, c’est d’être la comtesse du Meilhan… Craignez-vous des obstacles ?… J’irai trouver mon père dans son exil… mon père ne m’a jamais rien refusé… Et quand je dirai à ma bonne grand’mère : Ma vie est là, mon avenir, mon bonheur… si tu me la refuses, je meurs à tes pieds…
– Monsieur le comte, vous ne direz pas cela !…
Il avait rassemblé tout son courage pour cette dernière bataille : rien ne pouvait l’arrêter.
– Je le dirai ! s’écria-t-il, retrouvant ses emportements d’enfant gâté ; vous verrez, Suzanne !… Et je le ferai !… Ceux qui vous empêcheront d’être à moi me tueront ! Je veux qu’on sache cela… et si c’est vous qui me repoussez, c’est vous qui me tuerez ! Est-ce moi qui suis fou ? je vous le demande ?… Non, non, ce sont ceux qui ont mis le bonheur près de moi, et qui me défendent d’y porter la main… Vous avez trop de bonté, Suzanne, et trop de générosité pour être venue dans notre maison apporter la souffrance et la mort… Je vois bien qu’il y a des larmes dans vos yeux… vous me plaignez… Eh bien ! cela me suffit, Suzanne ! soyez à moi par pitié, sinon par amour… Quand vous serez ma femme, vous apprendrez, petit à petit, à m’aimer… Je vous aimerai, moi, Suzanne ! Je vous obéirai si bien !… Vous serez la reine de tout ce qui est autour de vous…
Il prit ma main, qui tremblait, et la pressa contre le feu de ses lèvres. Je ne songeai point à la retenir, parce que ma pensée s’efforçait laborieusement. Je venais de comprendre un devoir. La chaîne de ma vie se rompait encore une fois. C’était comme à l’instant où j’avais surpris les signes échangés entre Gustave et Fanchon, à l’auberge de Condé-sur-Noireau. Le travail de ma réflexion était confus encore, mais il m’absorbait déjà. Gaston était à cent lieues de deviner ce qui se passait en moi. Il crut que je faiblissais.
– Suzanne ! Suzanne ! murmura-t-il avec ces inflexions de voix, tendres, mélodieuses, suppliantes, que l’amour adolescent peut seul trouver ; ma petite Suzanne adorée, laisse-toi être heureuse… laisse-moi te faire un paradis sur la terre… Je suis bien sûr que jamais on n’aima une femme comme je t’aime… Après Dieu et ma mère, c’est toi qui m’as donné la vie… Ne me reprends pas ce que tu m’as donné !…
Je retirai ma main.
– Monsieur le comte, dis-je, je vous avais prié de ne plus me tutoyer.
Sa tête blonde se pencha sur sa poitrine, et je l’entendis qui sanglotait. Mon cœur se serrait à voir cette douleur pour laquelle je n’avais point de remède.
– Gaston, repris-je doucement, je veux bien croire que vous m’aimez… Cela seul peut vous excuser, non pas envers moi, qui suis une pauvre fille comblée de vos bienfaits, mais envers ceux qui ont des droits sur vous…
Il voulut m’interrompre, je l’arrêtai d’un geste.
– Gaston, poursuivis-je, une vérité vous est échappée… Vous avez parlé vous même contre vos désirs extravagants… Si je vous écoutais, n’apporterais-je pas, selon votre propre parole, la souffrance et la mort dans la maison qui m’a recueillie ? Votre cousine Lily…
Je n’eus pas besoin d’achever. Ce mot le releva comme une main qui l’eût saisi au collet. Je le vis debout devant moi, pâle encore, mais les yeux éteints.
– Lily ! balbutia-t-il, ma pauvre petite sœur Lily ! elle est bien malade !
Involontairement, mon regard se porta vers le château, et je m’aperçus seulement alors qu’il y avait, malgré l’heure avancée, des lumières à plusieurs fenêtres. Cela me frappa. Je songeai à ce qui avait été dit au souper. On m’avait accusée devant Lily. Chaque coup portait sur le cœur de cette frêle enfant.
– C’est encore moi !… murmurai-je ; et c’est encore vous, Gaston.
Il ne comprit point, parce que l’accusation à laquelle je faisais allusion était fausse.
– C’est Lily, continua-t-il, qui est cause que j’ai surpris le sujet de votre absence, Suzanne… Vers une heure après minuit, madame Honoré est venue réveiller maman marquise… Lily avait des spasmes… on avait peur qu’elle ne passât…
– Est-il possible ! m’écriai-je.
– J’ai entendu qu’on parlait dans la chambre de maman marquise, et mon lévrier a aboyé ; je me suis levé… Le docteur n’a point soupé au château hier au soir. J’ai proposé de monter à cheval et de l’aller chercher… Mais, avant de partir, j’ai frappé à votre porte, pour vous prier d’aller près de Lily… Point de réponse… La frayeur m’a pris… j’ai tourné le bouton… j’ai vu votre lit vide…
Gaston essuya la sueur de son front.
– Je n’ai pas le droit d’être jaloux, Suzanne, murmura-t-il ! mais ma tête s’est perdue… Je suis allé éveiller Antoine à l’écurie ; je l’ai mis à cheval… c’est lui qui a été chercher le docteur…
– Et le docteur est arrivé ? demandai-je.
– Oui… il était chez le curé… Moi, je suis sorti… J’ai couru les chemins comme un malheureux insensé… Si je vous avais rencontrée, Suzanne, avec l’un ou avec l’autre, avec Georges ou avec Maxime… c’eût été un grand malheur !
Sa main froissait un objet qui était sous le revers de sa jaquette. Je devinai qu’il était armé. Mais il ne me plaisait point de relever son dernier mot. L’heure de persuader Gaston était passée. Les paroles ne suffisaient plus. Il fallait argumenter autrement. Je savais ce qui me restait à faire. Ce qui suivit affermit ma résolution, mais elle était née en moi dès ce moment.
Je quittai Gaston en lui promettant de le revoir. Ce fut pour abréger l’adieu. Cette promesse ne me coûtait rien : elle ne devait pas être tenue. Je rentrai furtivement dans ma chambre, et j’en ressortis presque aussitôt en déshabillé pour me rendre au chevet de Lily. Toute la famille était rassemblée là. Mon entrée fit sensation. Sauf Zoé, qui me jeta un regard surpris plutôt que sévère, tous les visages se détournèrent de moi.
– Que vient faire celle-là ? demanda la corsaire, qui était assise les pieds au feu.
– Votre place n’est point ici, mademoiselle Suzanne, me dit ironiquement le docteur Pidoux.
Maman marquise et tonton me tournaient le dos. La voix faible de la malade s’éleva derrière les rideaux.
– Viens, Suzanne ! me dit la pauvre ange ; n’est-ce pas que tu n’as pas été avec Gaston cette nuit ?
Je crois que je n’avais jamais menti jusqu’à cette heure. Et, par le fait, ma rencontre avec Gaston était un pur accident. Je ne l’avais point cherchée : pour beaucoup j’aurais voulu l’éviter. Cependant une négation pure et simple eût déjà dénaturé la vérité. J’allai plus loin qu’une négation pure et simple. Je fis sciemment un mensonge, et je ne le regrette point, car les lèvres pâles de la bonne Lily eurent presque un sourire. Je répondis d’un ton ferme :
– Je n’ai pas vu M. le comte.
Maman marquise et tonton se tournèrent aussitôt vers moi.
– Est-ce bien vvai, cela ? demanda Isidore.
– Elle est la franchise même, répondit pour moi maman marquise.
Les yeux de Zoé étaient fixés sur moi.
– Où donc étiez-vous ? demanda insolemment Pidoux.
– La nuit était belle, répondis-je en soutenant le regard de mademoiselle du Meilhan ; mademoiselle Zoé a désiré faire une promenade…
Zoé baissa les yeux en rougissant.
– Nous somme allées, continuai-je, jusqu’au kiosque, où nous avons fait de la musique…
– Tout cela est vrai… murmura Zoé, qui changea de couleur.
– Mes enfants, dit maman marquise, je n’aime pas ces promenades…
– Le prince Maxime n’est pas du même avis que vous, maman, s’écria la corsaire… il aime beaucoup ces promenades… Demandez au docteur Pidoux !
– J’ai rencontré le prince Maxime, repartit l’enchanteur d’un ton doucereux, sous le mur du parc, auprès du pavillon, comme je venais ici… Mais du moment que mademoiselle Zoé était avec la chaste Suzanne…
Rose-sans-Épines était là, le brave homme. Il toucha l’épaule de Pidoux par derrière.
– M. le duc de Champmas-Mauges, lui dit-il avec cette grande politesse qui le distinguait, m’a fait l’honneur de me léguer sa canne, pour que j’eusse un souvenir de lui.
Le mot était d’autant plus heureux que c’était l’exacte vérité. Rose-sans-Épines avait à la main la propre canne de M. le duc de Mauges.
Tonton marquis me caressa la joue. Maman marquise m’embrassa. Lily voulut m’avoir auprès d’elle. Elle roula sa tête sur l’oreiller et mit sa bouche tout contre mon oreille. Ce fut pour me dire un de ces mots naïfs qui restent dans le cœur tant que le cœur a une mémoire.
– Dis-lui de m’aimer, murmura-t-elle ; il fait tout ce que tu veux.
Je devais avoir un jour le bonheur d’exaucer le vœu de ma chère petite Lily. Mais en ce moment, je ne pus que mettre une larme furtive sur sa pauvre main froide, en la pressant contre mes lèvres. Lily pria qu’on la laissât reposer.
En sortant, maman marquise me fit passer dans sa chambre. Elle me dit à peu près ce que m’avait dit Lily elle-même. La pauvre bonne femme ne savait plus à quel saint se vouer. Lily dépérissait, Gaston devenait pâle et tout maigre.
– Dieu t’a donné, ma belle Suzanne, conclut maman, une influence étrange sur ces deux enfants-là… D’autres mères te craindraient, moi j’ai confiance en toi… tu nous sauveras… et je te promets bien que tu auras ta récompense.
Je pris l’engagement de faire tout ce que je pourrais et je sortis. Pidoux m’attendait à la porte. Le jour naissait.
– Voilà une chère enfant, me dit-il, qui est encore plus forte que la belle Irène !… La belle Irène, avec tout son savoir faire, n’a pu attraper qu’un vieil impotent. Nous allons nous donner un jeune comte qui sera millionnaire… Ce n’est pas notre faute si nous tuons en passant une pauvre petite fille… chacun pour soi, en ce monde.
– Monsieur Pidoux, lui répondis-je, Lily est-elle dangereusement malade ?
Il eut son sourire cynique et me demanda :
– Chaste Suzanne, que me donnerez-vous si je réponds : Oui ?
J’eusse été homme que je lui aurais très-certainement broyé la tête contre le mur. Mais je pris mon cœur à deux mains, pour employer cette riche métaphore des bonnes gens, et je gardai mon calme.
– Je vous prie de vous expliquer clairement, monsieur, lui dis-je, cela en vaut la peine.
– Pour vous, c’est clair comme le jour, repartit-il. Eh bien ! chaste Suzanne, je vais vous faire en deux mots un petit cours de traumatologie… Donnez-moi votre main blanchette… vous ne l’avez pas beaucoup fatiguée jusqu’ici à travailler, n’est-ce pas, chaste Suzanne ?… Supposons que je vous fasse une blessure, si légère qu’elle soit, à ce doigt médius, où vous avez une bague… Est-ce Gaston qui vous l’a donnée ?… Non ?… Gaston, à tout prendre, n’empêche pas les autres… Nous voici avec une piqûre d’épingle à notre joli doigt… Nous dormons là-dessus, mais, pendant que nous dormons, un méchant gnome vient rouvrir la piqûre qui allait se cicatriser déjà… Comprenez-vous ?
– Je comprendrai.
– Vous êtes un lutin pour l’esprit… Notre blessure est encore toute petite, mais un cercle rougeâtre dessine à l’entour… elle nous cuit… nous mettons un linge à l’entour… La nuit suivante, le méchant gnome, pendant que nous dormons, déroule le linge et remet son épingle dans la plaie… La plaie s’élargit, s’irrite ; nous avons la fièvre… Nous faisons appeler le docteur… Comprenez-vous ?
– Je vais comprendre.
– Charmante !… Le docteur vient, panse la plaie et se retire… Aussitôt le docteur parti, le gnome lève les bandages avec l’appareil et joue de l’épingle… Le docteur revient, s’étonne… la plaie a grandi… la gangrène se montre… Le gnome est là caché dans un pli du rideau… Il rit comme un joli petit damné qu’il est, et voilà comme quoi on meurt d’une piqûre d’épingle… Vous avez compris ?
– En effet, j’ai compris que ma présence irrite le mal de Lily.
– Juste !
– Et que mon absence la sauverait.
– Exact.
– Je vous remercie, monsieur le docteur Pidoux.
– Chaste Suzanne, il n’y a pas de quoi, et je suis bien votre serviteur.
Je rentrai dans ma chambre pour faire toilette. Cela ne fut pas long. Zoé frappa tout doucement contre la cloison pour m’appeler. J’allai la trouver aussitôt.
– Vous n’avez point de secret à cacher, chère demoiselle, lui dis-je avant qu’elle n’eût parlé ; j’ai vu à travers les carreaux de votre pavillon une pauvre belle âme en peine… Dieu vous donnera le bonheur que vous méritez… Ce que j’ai vu est là et n’en sortira point.
J’appuyai sa main sur mon cœur.
– Mais vous, Suzanne, me dit-elle, – que faisiez-vous au bout du parc ?
– Je suivais ma destinée, chère demoiselle… j’allais apprendre mon devoir… Ne m’interrogez pas ; j’ai bien des choses à faire aujourd’hui… Demain, vous saurez tout.
Elle me laissa partir, malgré la curiosité qu’elle avait. Je descendis à l’écurie, où Antoine était en train de [panser] ses chevaux. Le premier regard qu’il jeta sur moi fut défiant et triste.
– Bonjour, mademoiselle Suzanne, me dit-il ; voici le malheur qui vient dans la maison.
Il jeta son étrille avec sa brosse, et vint vers moi les bras ouverts.
– Vous êtes donc vraiment un ange du bon Dieu, vous ! s’écria-t-il en m’embrassant à m’étouffer. Quel dommage que vous n’ayez rien pour mon gars François !… Eh bien ! se reprit-il, j’ai eu peur, là !… que voulez-vous ?… Il y en a tant d’autres à votre place qui joueraient les cartes qu’ils ont dans la main !… J’avais beau me dire : Elle a le cœur haut ! c’est une digne fille ! la peur tenait… Quand j’ai appris que vous aviez découché cette nuit… – Je sais, je sais, s’interrompit-il, voyant que j’allais prendre la parole ; vous n’aviez pas vu M. Gaston…
– Vous ne savez rien, père Antoine ! l’interrompis-je à mon tour.
Et je lui racontai en peu de mots l’histoire de ma nuit. Il ne fut point question de Zoé dans mon récit.
Pourtant, le bon Antoine s’écria :
– Pauvre mademoiselle Zoé ! pauvre M. Gaston ! Il y a un mauvais vent qui souffle sur cette famille-là !… Dieu sait ce que va être la maison après votre départ, mademoiselle Suzanne !… Est-ce que vous partez bientôt ?
– Ce soir, père Antoine.
– Et où allez-vous ?
– Je ne sais pas.
– Ta ta ta ! fit-il, voilà les enfants !… Vous faites bien de partir, mais il faut savoir… Maman marquise ne vous abandonnera pas, j’en suis sûr.
Je ne répondis pas. Le mot me choquait. J’étais devenue fière.
– Avez-vous de l’argent ? reprit Antoine.
– Une dizaine de louis…
– Ce n’est pas assez… Il faut me laisser arranger cette affaire-là. D’abord, vous ne partirez pas ce soir… Nous causerons plus amplement… Je veux prévenir madame, afin qu’elle vous trouve une bonne place… Et puis vous aurez de l’argent…
– Je ne demande rien, répliquai-je.
– Il ne s’agit pas de cela. Ne faites pas de coup de tête, mademoiselle Suzanne, et laissez-moi agir dans votre intérêt… Pas plus tard que demain matin j’irai trouver madame…
Je ne discutai point.
– Embrassez-moi, père Antoine, dis-je en me levant.
– Vous me promettez bien de ne pas faire de coup de tête ?
– Embrassez-moi, et agissez pour le mieux.
L’instant d’après, je descendais le chemin qui mène à Saint-Philibert-en-Mauges. J’avais les yeux mouillés en contemplant pour la dernière fois peut-être ce doux et riant paysage qui charmait chaque matin mon réveil. Mais je n’hésitais point.
À Saint-Philibert, il n’y avait que Brunet pour avoir une carriole. J’allai chez Brunet, qui n’était plus maire, mais qui était redevenu chantre. Je lui demandai sa carriole pour huit heures du soir. Je lui dis qu’on m’envoyait à Beaupréau pour faire des achats le lendemain matin. Je savais que la voiture allant de Bourbon-Vendée à Angers passait à Beaupréau la nuit. Brunet me promit sa carriole.
Je revins au Meilhan, où je fis mes petits paquets. Après quoi, je passai la journée presque tout entière au chevet de Lily. Elle allait mieux. Nous causâmes, je la fis rire. En m’asseyant à table, à ma place d’habitude, pour souper, je faillis me trouver mal. Tout ce qui m’environnait m’attachait extraordinairement. Il me sembla que je n’avais jamais vu cette salle à manger si calme. Je n’osais pas regarder Gaston. Tout me frappait. La physionomie de chaque chose se révélait à moi sous des couleurs plus vives, comme pour solliciter mon souvenir. Chaque objet m’envoyait son parfum, chaque voix faisait vibrer en moi une corde sonore. La formule risible du pauvre Rose-sans-Épines, sollicitant une épingle pour attacher sa serviette, me donna envie de pleurer. Le costume bizarre et trop jeune de maman marquise m’attendrit. Le grasseyement enfantin du vieil Isidore me troubla. Je disais adieu à tout cela dans le fond de mon cœur. Je me répétais en moi-même : Demain tu ne déplieras pas cette serviette ; demain tu n’entendras plus ceci ; demain tu ne verras plus cela. C’était de l’angoisse qui opprimait ma poitrine. Je ne me doutais pas, avant ce jour, de l’affection que je portais à cette demeure et à ses hôtes. C’étaient de bonnes gens, d’honnêtes et dignes cœurs. Je ne les ai jamais oubliés. Une des plus belles heures de ma vie est celle où je les ai revus.
Le diner finit. Gaston s’approcha de moi ; je me réfugiai auprès de la marquise. J’entendis la corsaire qui disait à Pidoux :
– Voilà qu’elle fait la prude, à présent. Elle le tient !
Vers sept heures et demie, je prétextai un violent mal de tête. Je ne pus embrasser que la marquise. J’aurais voulu donner le baiser d’adieu à tonton marquis, au commandeur et à Gaston. Gaston, mon frère, que je plaignais et que j’aimais. Lily dormait. Je pus mettre un long baiser sur son front.
Je gagnai ma chambre, je pris mes paquets : ce n’était pas un gros volume, et je m’enfuis, les yeux aveuglés par les larmes. Je ne rencontrai personne sur mon chemin. À moitié route, je me retournai pour regarder encore une fois le Meilhan. Il n’y avait qu’une lumière aux fenêtres du premier étage ; c’était la mienne que j’avais oublié d’éteindre. J’envoyai mon adieu avec un baiser.
En me retournant, je vis la noble silhouette du château de Champmas-Mauges et les toits aigus du Sinaï. Maxime ! Georges ! – Il me sembla que je n’avais pas pensé à eux depuis des années.
À huit heures, j’étais dans la carriole de Brunet. Celui-ci en personne, par respect pour maman marquise, me faisait l’honneur de me conduire.
À dix heures, je descendis à l’auberge où s’arrêtait le courrier de Bourbon-Vendée à Angers. Brunet but un coup et tourna bride. Quand je n’entendis plus le roulement de la carriole sur le pavé, le découragement me prit. J’étais seule au monde.
J’allais à Paris.
* * * * * * * * * *
Parmi cette grande détresse, la pensée de Gustave fut pour moi comme une étoile dans la nuit. Pauvre étoile ! et qui ne pouvait guère me guider dans mon pèlerinage incertain. Une voix intérieure que ma raison essayait déjà d’étouffer, car je devenais philosophe, me criait : Tu retrouveras Gustave. Et cette voix prononçait vaguement le nom de Paris.
Je connaissais Paris. Je l’avais vu à cent lieues de distance à l’aide de ce puissant télescope : l’imagination. Elle avait rêvé Paris à peu près tel qu’il est. Combien de fois d’ailleurs la belle Irène, qui était Parisienne dans l’âme, n’avait-elle pas ramené notre entretien sur Paris ! Elle m’avait inspiré dès longtemps la passion de le voir. Un jour, que maman marquise m’avait menée à Beaupréau, j’avais acheté un plan de Paris. Bien souvent, le soir, je restais des heures entières penchée sur cette carte, squelette incolore et décharné du plus beau paysage urbain de l’univers. Je me guidais avec un indicible plaisir le long de ces rues sans fin ; je suivais ces boulevards, étourdie d’avance par l’opulent fracas des équipages. J’allais à l’Opéra, au Théâtre-Français, au Musée du Louvre ; – j’admirais la longue illumination des Champs-Élysées ; je me promenais au bois ; – je revenais m’asseoir aux Tuileries. Je voyais, dans le quartier des Écoles, la fourmilière bariolée des étudiants ; je fendais avec peine le flot des agioteurs qui encombre l’abord de la Bourse, puis je m’arrêtais, extasiée, devant l’écrasante grandeur du portail de Notre-Dame. Il y a des enfants qui ont des jeux bien plus sots que cela.
Mais, toute savante que j’étais, il fallait bien que l’élément naïf de mon âge trouvât à se caser quelque part. Devant le portail de Notre-Dame, aux abords de la Bourse, dans le dédale des rues du quartier Latin, je rencontrais Gustave. Gustave était aux Tuileries à pied, à cheval au bois ; Gustave courait en voiture aux Champs-Élysées. Il lorgnait les tableaux du Louvre, il se prélassait dans une stalle du balcon de l’Opéra ou dans une loge du Théâtre-Français. Il était partout, ce Gustave.
Je me couchai tout habillée sur le lit de l’auberge. On m’avait dit que le courrier d’Angers ne passerait qu’à deux heures de la nuit. La fatigue me dompta ; les larmes sont somnifères : je m’endormis presque tout de suite. On se souvient que, l’autre nuit, je n’avais pas fermé l’œil. Je fus éveillée en sursaut par la fille qui tambourinait à ma porte en criant :
– Hé ! la demoiselle ! v’là que ça part !
Je sautai à bas de mon lit et je descendis quatre à quatre, emportant mes bagages à la main. Ils n’étaient ni lourds ni bien considérables. Tous mes effets étaient dans deux paniers sur lesquels j’avais mis mon nom. Le courrier était dans la cour. On attelait à la lueur de deux lanternes. Le postillon rentrant se disputait avec le postillon sortant ; le conducteur jurait ; les voyageurs grognaient ; les gens de l’auberge offraient des bouillons et des verres de vin. J’avais retenu ma place, en arrivant le soir. Le courrier d’Angers était une vilaine patache à deux compartiments : coupé et rotonde. Le coupé avait son plein. Je dus me contenter de la rotonde. On m’arracha des mains mes deux paniers pour les jeter sous la bâche, et on me poussa dans la rotonde comme un autre paquet. En entrant, je ne vis rien d’abord, parce que la lueur des lanternes m’aveuglait. Je compris seulement que j’avais de la compagnie par des ronflements sonores qui partaient de l’un des angles. Je me mis dans l’angle opposé. Personne ne monta après moi.
Au bout de dix minutes de tapage, les sabots cessèrent de claquer sur le pavé, le bruit des chaînes et des anneaux se tut. Les jurons menaçants firent place aux tendres adieux.
– Allez ! dit le conducteur.
– Hie ! cria le postillon.
– La vieille maison roulante se mit en mouvement avec un épouvantable bruit de ferrailles. Les grelots fêlés des trois chevaux réformés qui la traînaient augmentèrent le tintamarre. Je cessai d’entendre les adieux vendéens. Je faisais cependant tout mon possible pour apercevoir la figure de mon compagnon de route qui s’était éveillé au moment du départ, et qui maintenant se mouchait avec bruit. Le ciel était couvert ; notre rotonde était noire comme un four. Je ne voyais même plus les profils confus de cette sombre masse que me montraient encore tout à l’heure les reflets de la lanterne.
Au bruit que mon compagnon fit en se mouchant, je crus deviner une vieille femme, et je fus rassurée. Mais presque aussitôt après, un son sec et crépitant, suivi d’une fumée âcre, m’annonça un fumeur. Ce ne pouvait être une vieille femme qui allumait ainsi un carré d’amadou chimique, puis un cigare. La lueur de l’amadou ne rayonne pas. Elle s’étend à un pouce ou deux en tout sens. J’aperçus un nez et une bouche. Ce devait être un tout jeune homme. Je me tins coi dans mon angle. Mon compagnon dormait quand j’étais entrée ; il y avait gros à parier qu’il se croyait toujours seul. Il m’en donna la preuve l’instant d’après, en entamant avec lui-même une conversation évidemment confidentielle.
– Voilà que ça va bien ! dit-il ; ça ne me donne plus mal au cœur… qu’un petit peu !
Certes, il y en avait assez pour savoir si c’était un homme ou une femme. Mais vous avez entendu de ces voix qui n’ont point de sexe. Mon compagnon avait une de ces voix-là. Je me dis :
– C’est un écolier qui s’habitue à fumer.
Les enfants bravent volontiers les nausées et les haut-le-cœur pour se donner cet enviable défaut. Je n’avais pas peur. Mais l’idée que j’étais en face d’un petit sot qui se rendait malade pour ressembler à l’homme par un de ses vices, ne me donnait aucune envie de causer.
– Voyons un peu l’air de la chanson maintenant, dit mon compagnon ; il faut savoir chanter en société… ça pousse.
Et il entonna faux :
Mon père est à Paris,
Ma mère est à Versailles !
– Ce n’est pas ça ! s’interrompit-il ; Dieu de Dieu ! que j’ai la tête dure !
Je ne savais pas son air ; je ne pouvais le lui apprendre. Il reprit, en ouvrant la portière pour cracher :
Mon père est à Paris,
Ma mère est à Versailles !
– Saleté de chanson ! s’écria-t-il. M. Bisson la chantait si bien !
Vraiment, il y avait de la femme dans la manière dont mon compagnon prononça le nom de M. Bisson qui chantait si bien ! Presque aussitôt après, je l’entendis qui murmurait avec l’accent d’une conviction profonde :
– Sapristi ! que c’est donc mauvais, le tabac !
Ce devait être une femme.
– Mais, reprit-elle, – on a l’air trop bête quand on est avec les autres et qu’on ne sait pas fumer.
C’était donc un homme… Quelque étudiant sans doute.
Mon père est à Paris,
Ma mère est à Versailles !
Ceci commençait à me prendre fortement sur les nerfs. Je fermai les yeux pour tâcher de dormir. Impossible ! Mon étudiant savait les deux premiers vers d’une foule de chansons dont il ignorait les airs :
Gachucha ma maîtresse,
Que j’aime tes yeux…
Même air que « Mon père est à Paris… » Il paraît que M. Bisson, qui était probablement son maître à chanter, n’avait pas pu lui enseigner à fond la musique. Je me bouchai les deux oreilles. Heureusement que mon compagnon avait fini sa cigarette. Il la jeta par la portière en faisant : Pouh ! referma le carreau et se mit à ronfler.
J’en fis autant et ne m’éveillai qu’à Saint-Lambert, quand nous changeâmes pour la seconde fois de chevaux. Le jour venait. Mon compagnon s’éveillait en même temps que moi.
C’était une fillette qui pouvait avoir deux ans de plus que moi : ronde comme une boule, mais trop haute en couleurs. Elle avait un pauvre petit costume qui voulait être élégant. Ses cheveux étaient noués et frisés avec prétention. Chacun de ses doigts avait une bague en similor. Sa robe d’indienne était à volants. Une petite bordure de dentelle de coton entourait son fichu de grosse percale. Elle avait de beaux yeux, cette petite, de grands yeux noirs, brillants et malins. Son nez retroussé était d’une gaîté folle. Elle me plut à première vue. Je la préférai à l’étudiant.
– Tiens ! tiens ! s’écria-t-elle quand elle m’aperçut, en voilà une qui est bonne !… Y a-t-il longtemps que vous êtes là, vous ?
– Depuis Beaupréau, répondis-je.
– Où est Beaupréau ?… là-bas ?… Mais ça m’est égal… Voulez-vous que nous descendions prendre quelque chose ?
Je remerciai poliment. Elle me regarda dans le blanc des yeux.
– Vous n’êtes pas bégueule, pas vrai ? me dit-elle.
– Pas le moins du monde.
– Vous êtes un peu à l’ancienne mode, poursuivit-elle en louchant ma robe de mérinos fin, mais c’est de la belle étoffe… Où allez-vous ?
– À Angers.
– Et après ?
– À Paris.
– Comme ça se trouve ! c’est comme moi, je vas aussi à Paris.
À Paris, y a une danse,
Composée de jeunes gens…
Même air que Mon père est à Paris. Elle n’avait que cet air-là dans la tête ; seulement elle ne le savait pas.
– Et qu’allez-vous faire à Paris ? reprit-elle.
– Me placer… et travailler.
Elle éclata de rire, montrant ses trente-deux dents saines et blanches dans une bouche un peu trop large.
– Ah ! que c’est bête ! s’écria-t-elle. Avez-vous lu les romans de Paul de Kock ?
– Non, répondis-je.
Son petit minois prit une expression dédaigneuse.
– Ça se voit, murmura-t-elle, vous n’êtes pas dégourdie… Quel âge avez-vous ?
– Seize ans.
– À seize ans, moi, je les avais déjà tous lus.
Elle tira de sa poche une blague à tabac brodée de perles, un peu fanée, et du papier à cigarette.
– Fumez-vous ? me demanda-t-elle. Et sans même attendre ma réponse : – Je parie que non !… Ça vous ferait mal au cœur de fumer… Vous allez voir, moi, comme je fume… par le nez aussi bien que par la bouche… et c’est si bon une vieille cigarette… Tenez ! j’en ai le bout des doigts tout jaune !
Elle me montra orgueilleusement le bout de ses doigts, qui semblaient teints avec du jus de réglisse. Tout en se faisant une cigarette, elle reprit :
– Moi, je vais à Paris pour m’amuser.
– Si vous avez de la fortune, commençai-je.
Elle éclata de rire pour la seconde fois, et si vous saviez comme elle riait de bon cœur ! Puis elle chanta, sur l’air déjà trop connu :
J’ai mon miroir, j’ai ma tournure,
J’ai l’espérance et mes vingt ans…
– C’est Bisson qui chantait bien celle-là ! s’interrompit-elle ; s’il fallait être riche pour s’amuser à Paris, à quoi donc que ça servirait d’être jeune et gentille ?
Je regrettai presque l’étudiant. Ma nouvelle connaissance ne gagnait pas dans mon estime.
– Tenez ! s’écria-t-elle en me montrant sa cigarette, – est-ce roulé ? Ça ne s’apprend pas tout seul !… Mais c’est de fumer qui est difficile… pour ne pas avoir l’air d’une godiche… surtout par le nez !
Elle alluma sa cigarette et avala une gorgée sans trop grimacer, mais quand elle voulut la rendre par les narines, ses yeux s’emplirent de larmes.
– C’est la première fois que ça m’arrive ! dit-elle en se forçant à sourire : je vas recommencer.
La seconde fois, elle éternua convulsivement.
– Voilà ! fit-elle en frappant du pied ; ou ne trouve plus de bon tabac. La régie est une filoute !… Comment vous appelez-vous, dites donc, à propos ?
– Suzanne, répondis-je.
– Ah bien ! j’en ai connu une Suzanne. Ce n’est pas vilain… mais ça n’a pas de chic… Moi, je m’appelle Nina… comment trouvez-vous ça ?
– C’est un très-joli nom.
– Parbleu ! je me l’ai donné à moi-même… avec permission d’en changer… Nina ça fait bien… Je m’appellerai comme ça avec ceux qui ont le caractère tendre et pensif pour le sentimental… Avec ceux qui sont gais et farceurs, je suis Nichette… Avec les tout a fait sans gêne, Nini… la petite Nini, Nichon… J’ai bien pensé à tout ça.
Je l’écoutais en souriant. Cette pauvre Nina-Ninette-Nichon commençait à me faire l’effet d’une innocente avec ses prétentions au dévergondage. Ce ne pouvait être une bien bonne connaissance, mais, assurément, ce n’était pas non plus une connaissance bien dangereuse.
– Ça vous étonne, continua-t-elle, vous ne connaissez pas encore le tour ? Si vous aviez lu les romans de Paul de Kock, me dit-elle avec une admirable bonne foi, vous auriez une autre touche… C’est pas que vous soyez mal… mais un petit peu empotée, quoi ! Si vous voulez, je vous formerai.
– Je ne demande pas mieux, répondis-je.
– La femme, voyez-vous, ma biche, commença-t-elle d’un ton doctoral, ça doit s’assistanter dans la société qu’est contre elle… C’est les hommes qu’ont fabriqué les lois, les usages et le reste… Ça ne peut pas durer comme ça… Si seulement on pouvait faire que toutes les femmes s’entendent, on ferait voir aux messieurs les étoiles en plein midi… Voilà ! Avec ça que l’amitié est un sentiment des dieux, supérieur à l’amour des sens… Voilà du temps que j’ai envie d’avoir une amie qui me comprenne dans tout ce que je lui dis… pour m’épancher dans son sein… Avez-vous une famille ?
– Non, répondis-je tristement.
– Comme ça se trouve ! s’écria encore Ninette ; moi, je ne possède qu’un oncle, qu’on se moquait de moi quand je l’appelais tonton… C’est la Providence céleste qui nous a rassemblées toutes deux par hasard dans la même rotonde. Donnez-moi la main. Suzanne !
Je lui donnai la main, et je parvins à garder mon sérieux.
– Sur tout ce que nous avons de plus sacré réciproquement, reprit-elle avec une solennité superbe, jurons-nous… Enfin, à la vie, à la mort, quoi ! ça me taquine, tous ces grands mots… Je commence par vous tutoyer, si tu veux.
– C’est peut-être un peu vif, objectai-je en me reculant sur ma banquette.
Ninette lança sa seconde cigarette par la portière et me regarda de travers.
– Comme vous voudrez, madame, répliqua-t-elle ; je serais bien fâchée de manquer au respect que je dois à madame… Mais, comme je n’aime pas les bégueules, madame peut aller se coucher !
Je restai un peu étourdie du coup. Ninette me tourna le dos et se prit à chanter sur l’air que vous savez.
Il est, dit-on, un beau jeune homme,
Qui, de bien près, lui fait la cour…
Puis elle essaya de se taire. Mais le moyen ! C’était une pie que cette petite fille.
– Après ça, dit-elle, on peut bien causer en voiture, comme ça, à l’heure de la rencontre, sans se lier les unes avec les autres… Ça n’engage à rien… On ne se reconnaît seulement pas dans la rue !…
– Je n’ai rien dit qui puisse vous blesser…, commençai-je.
– Pas de replâtrage, mademoiselle Suzanne !… vous avez dit ce que vous avez voulu… Moi ! j’en pense ce que je veux… Liberté, libertas !… C’est le défaut d’usage…, si vous aviez lu les romans de Paul de Kock… je m’entends !… Il y a donc que c’est des bêtises d’aller à Paris pour travailler… Autant rester au fond de sa province… Avez-vous du quibus ?
– Comment dites-vous ?
– Des noyaux.
– Je ne comprends pas.
– Est-elle simple ! s’écria Minette ; – je vous demande si vous avez de la braise ?
– De la braise ! répétai-je tout à fait désorientée.
– Pauvre mignonne, me dit Ninette avec compassion, vous en avez long à apprendre !… C’est comme ça qu’on se parle entre soi quand on a le truc… ça veut dire tout simplement : avez-vous de l’argent ?
– Bien peu, répondis-je.
– Alors, s’écria Ninette, écoutez les conseils de l’expérience… ne travaillez pas… amusez-vous… sans ça, vous êtes coulée.
Elle avait l’air clair et ne donnait aucun signe de folie.
– Ça vous étonne ? reprit-elle ; ah ! dame, vous n’êtes pas au bout de vos étonnements… Si vous avez reçu de l’éducation, tant pis pour vous !… Les jeunes seigneurs n’aiment que les roses des champs préférablement à leurs marquises de cousines, qu’ils se tuent aux pieds de leur mère plutôt que de les épouser !… Avez-vous été au spectacle ?
Je fus obligée de répondre négativement : cela m’humilia. Il y avait de quoi, paraîtrait-il, car le regard de Ninette devint beaucoup plus dédaigneux.
– À votre âge, fit-elle, vous ne connaissez ni Gaspardo le pêcheur, ni Lazare le pâtre, ni la Grâce de Dieu !… Dans la Grâce de Dieu, qu’on jouait dimanche, j’ai tant pleuré qu’on a crié : À la porte ! Je beuglais, quoi !… Je suis comme ça !…
Cette pauvre petite folle m’amusait et m’intéressait. Je croyais rencontrer une exception. J’étais loin de soupçonner que cette diligence roulant vers Paris contient une ou plusieurs poulettes de cette couvée. La France est, Dieu merci, un pays bien portant. Mais les plus belles santés ont leurs petites misères. La France a une infirmité. La France est singe. Elle imite, elle vit d’emprunts. Cette maladie s’appelle la mode. Certaines gens lui donnent un autre nom : originalité. On décore, du titre d’original tout être humain qui imite une grimace. Sur dix êtres humains, il y en a neuf qui se font copie afin d’être des originaux.
Ninette reprit :
– Je ne connais pas votre naissance ; je ne sais pas dans quelle classe de la société vous avez reçu le jour… Ça m’est égal… Vos manières, quoiqu’un peu sucrées, sont susceptibles de se former… Je vas vous dire la chose telle qu’elle est et le fin mot… Si vous voulez réussir à Paris, faites comme moi, soyez grisette.
– Je ne connais pas ce métier-là, répondis-je.
– Ce n’est pas un métier, c’est un amour de position…
Oui, je suis grisette,
Il est ici bas…
J’en sais de ces chansons !… Il faut cela quand on veut être grisette… On chante dans sa mansarde avec son petit jardin sur les toits… son bouvreuil à la fenêtre… On a une petite robe de jaconas d’été, une petite robe de stoff l’hiver, un petit bonnet de linge en toute saison… Tout ce qu’on a est petit… Une grande grisette, ça ne se fait pas… On va porter son ouvrage dans un foulard…
– Mais, dis-je, pour porter son ouvrage, il faut travailler.
Elle tourna sur moi un regard ébahi.
– Alors, fit-elle, on ne peut pas mettre n’importe quoi dans son foulard ?
– Alors ! si fait… je n’avais pas songé à cela.
– Vous ne songez pas à grand’chose, ma chère Suzanne, me dit-elle un peu aigrement. Puisque je vous dis que j’ai lu tous les romans de Paul de Kock, laissez-moi donc parler !… En reportant son ouvrage, on rencontre sur le boulevard du Temple un monsieur comme il faut qui vous prie d’accepter son bras. On refuse avec indignation. Il insiste. On lui dit : – Passez le vôtre ! Il voit bien qu’il n’a pas affaire à la première venue et tire sa montre pour vous faire voir qu’il en a une en or et la chaîne… On presse le pas. Il fait la petite voix et propose quelque chose chez Deffieux ou au Cadran-Bleu… Je t’en souhaite !… on passe derrière lui ; on traverse ; il vous suit… – Monsieur, vous me prenez pour une autre !… – Ah ! mademoiselle !… – Je vous prie de me laisser en repos !… – Ah ! mademoiselle !… – C’est indigne d’insulter des jeunes personnes honnêtes !… – Ah !… mademoiselle !…
– Eh bien ! il est spirituel, votre monsieur comme il faut ! m’écriai-je.
– Bête ! fit Ninette avec abandon ; ce n’est pas celui-là qu’on aime !
– Ah ! qui aime-t-on ?
– Le tout jeune homme qu’on rencontre au Prado ou à la Chaumière.
– Et celui-là ? le monsieur du boulevard ?
– C’est pour les meubles.
Ma figure dut se rembrunir, car je vis Ninette pincer les lèvres, tandis qu’elle ajoutait :
– Il ne faut donc pas se meubler ?
Et pourtant cette pauvre petite Ninette, grisette surnuméraire, malgré son œil fripon et son nez éveillé, n’avait encore péché que par lecture. Sans les livres, c’eût été l’innocence même. Elle avait des côtés de candeur qui me la faisaient aimer. Certes, il n’y avait point à espérer qu’elle put faire trois pas seulement dans cet océan parisien sans s’y noyer. Elle ne demandait pas mieux. Elle venait pour cela. Mais elle était, au fond, d’une parfaite innocence. Le vice ne l’avait point encore touchée. Elle allait entrer dans cette vie dévergondée qu’elle connaissait théoriquement par esprit d’imitation et comme elle avait fumé sa première cigarette, en faisant la grimace. Sur vingt grisettes – et je ne parle pas ici des jeunes ouvrières qu’on a tarées de ce mot – il y en a quinze qui viennent ainsi sans savoir, attirées de loin par les sornettes imprimées. Je conçois en vérité la haine de certains esprits étroitement et rigoureusement honnêtes contre la haute invention de Gutenberg. Mais, du temps de Gutenberg, les petites filles de Bourbon-Vendée ne savaient pas lire.
Ninette me conta son histoire. Il y avait à Bourbon-Vendée un honnête garçon qui la recherchait en mariage. – Mais ce mot de mariage la faisait rire. Et puis, son promis n’avait pas de moustaches. Pour comble, il était charcutier.
Le temps de la jeunesse
Est le temps des amours…
Toujours notre air. Ninette aurait mieux aimé s’asphyxier à l’aide du charbon que d’épouser un charcutier. On s’asphyxie dans les livres. Mais il n’y a pas un seul roman de Paul de Kock où on épouse un charcutier. Le Prado, la Chaumière, la Chartreuse, l’Élysée-Montmartre, voilà la vie. Met-on les fleurs à la cave ? Quand on a dansé dix ans, il est temps de s’établir.
J’avoue que l’idée me vint de prêcher un peu mon amie Ninette, mais je ne fus pas bien reçue. J’arrivais de Pontoise ; je voulais en remontrer à maman ! Elle me prouva clair comme le jour que je n’y entendais rien du tout.
– Je ne vous force pas, moi, s’écria-t-elle ; liberté, libertas !… Vous irez à votre gré et moi au mien… et nous verrons laquelle des deux fera le mieux son affaire.
Nous arrivions au pavé d’Angers. Ma compagne fit un peu de toilette et eut l’obligeance de donner un coup à ma coiffure.
– Vous êtes tout de même gentille, me dit-elle ; ça va bien d’être pâle… À Paris, moi, j’achèterai quelque chose chez le pharmacien pour m’ôter mes couleurs.
À Angers, nous dînâmes ensemble. Elle but sa bouteille de vin pour faire la crâne, et prit deux petits verres d’eau-de-vie après son café. Chaque petit verre lui coûta une larme. Après le dîner, elle eut le mal de mer.
Les mauvaises habitudes sont généralement, pour nous autres femmes, plus difficiles à prendre que les bonnes. Mais nous sommes courageuses, cela ne nous arrête point. Ninette était d’humeur détestable quand nous montâmes dans la grande diligence allant de Nantes à Angers. Nous avions les deux premières places d’intérieur. Au premier moment, nous crûmes que nous serions encore seules, et je m’en réjouissais ; mais à l’instant où le postillon rassemblait les guides, deux messieurs qui se promenaient en fumant leurs cigares dans la cour des messageries, se firent ouvrir la portière et montèrent en habitués, sans se tenir aux portants. Ninette fut ranimée comme par enchantement.
– Ce sont des gens bien, me dit-elle tout bas.
Ces messieurs pouvaient être en effet des gens très-bien, mais leur aspect produisit sur moi un singulier effet. En voyant certaines parures à certaines femmes, je me suis dit souvent : c’est trop beau pour être vrai. Ici, je ressentais quelque chose d’analogue. Non pas que ces messieurs fussent trop beaux. Ils étaient laids tous les deux, mais il y avait dans leur extérieur je ne sais quelle affectation d’aisance et de richesse. Manteaux cossus, redingotes à collets de fourrure et par-dessus la fourrure, cachemires bariolés servant de cache-nez ; casquettes bizarres, gilets voyants, pantalons écossais, bottes vernies, chaînes d’or luxuriantes supportant d’énormes faisceaux de breloques. Ninette regardait tout cela d’un air sournois. Moi, je me souvins d’avoir entendu parler en riant de ce vivant ornement des grandes routes qu’on appelle les commis-voyageurs. Nos deux gens bien devaient être des commis-voyageurs. Si leurs costumes se ressemblaient par la surabondance des matières et le luxe un peu ridicule des accessoires, leurs figures étaient totalement dissemblables. Le plus grand, je sus leurs noms tout de suite et dès les premiers mots qu’ils s’adressèrent ; le plus grand était une espèce de Léon, plus vilain que le vrai Léon le musiquet, – un blond fade, niais, et se donnant néanmoins des manières dégagées. Il s’appelait Adolphe Pépin. Le plus petit, tête méridionale, avait une figure bronzée et taillée à coups de hache. Les traits de son visage eussent pu convenir à un homme de six pieds. Son nom était Hercule Caramblot (de Cognac). Son accent lui donnait hautement le droit d’établir cette parenthèse.
Ils s’assirent en face de nous et touchèrent leurs casquettes fort poliment, après quoi, Hercule Caramblot, qui paraissait être le chef de la communauté, nous demanda si la fumée de tabac nous incommodait. J’ouvris la bouche pour répondre négativement, lorsque mademoiselle Ninette s’écria sur un mode indigné :
– Ces messieurs ne sont pas dans un estaminet !
Je la regardai d’un air surpris, faisant réflexion qu’elle avait dans sa poche tout ce qu’il fallait pour leur tenir compagnie. Mais elle se pencha vers moi et me dit, continuant son rôle d’institutrice :
– Faut toujours commencer par bourrer les messieurs.
L’expérience m’a prouvé par la suite que du moins en ceci Ninette pouvait avoir raison. Nos deux richards cessèrent de fumer aussitôt ; mais, au lieu de jeter leurs cigares par les portières, ils les laissèrent s’éteindre ; après quoi, ils les mirent dans de très-beaux étuis qu’ils avaient. C’était de l’opulence économe.
– Tu as toujours ton tilbury là-bas, Caramblot ? demanda le grand blond en s’étalant dans son coin.
– Si, signor, répondit le basané ; mais je vais acheter un tandem.
– Moi, j’ai vendu Bébelle, reprit Adolphe Pépin, le blond ; te souviens-tu de Bébelle ?
– Yes, sir… une rosse.
– Par exemple…
– Veux-tu que je te dise que c’était une superbe bête ?… ça va !
– Toujours farceur, ce gredin de Caramblot !
– Ya, meinherr.
Ils se turent et nous regardèrent du coin de l’œil pour voir quel effet avait produit sur nous ce brillant dialogue. Je fermais les yeux à demi. Ninette chantonnait entre ses dents et faisait aller ses doigts sur sa robe pour faire croire qu’elle regrettait un piano absent. Tout en faisant aller maladroitement ses mains un peu rouges, elle écoutait attentivement. Hercule Caramblot reprit avec son accent gascon à casser les vitres :
– La petite baronne court toujours après toi, Adolphe ?
– Parbleu ! répondit le grand blond.
– Moi, je me suis débarrassé de Célanire.
– Amiablement ?
– Yes, sir.
– Et facilement ?
– Oh ! fit Caramblot en remontant son col de chemise ; no, señor, no.
– Et ton mariage ?
– Est-ce que ces dames me laisseraient me marier ?
Il faut que je dise au lecteur, avec qui j’ai été jusqu’à présent fort modeste, que mon éducation avait été portée assez loin par Irène. Je savais les quatre langues dont Hercule Caramblot vient de nous donner un fort léger échantillon. Je parlais avec une certaine facilité l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol. Il n’en était pas de même de ma pauvre Ninette à qui les quatre « oui, monsieur » du savant Hercule inspirèrent incontinent un prodigieux respect. Elle toussa, disposa les plis de sa robe en minaudant, et me dit avec une voix que je ne lui connaissais pas :
– Le paysage est enchanteur de ces côtés-ci, pas vrai, mademoiselle Suzanne ?
– Et ça va-t-il, dans le Midi ? reprit Adolphe.
– Yes, sir, répondit Hercule : ça va partout quand je m’en mêle.
– Combien as-tu fait le mois dernier ?
– Cinquante mille d’affaires… cinq mille de commission… au comptant. Ce mois-ci, je ferai le double.
– Blagueur !
– Le mois d’après, poursuivit imperturbablement Caramblot, je ferai le triple, c’est réglé ; j’ai des affaires à terme. Mais je ne te force pas de me croire, mon pauvre Pépin ; on ne croit plus aux moissons de la Beauce quand on voyage dans les landes de Bordeaux.
– Est-ce que je t’ai demandé de l’argent à emprunter, dis donc ? fit Adolphe, à qui la comparaison déplut fort. Je suis, Dieu merci ! assez bien calé comme ça ! Il frappa sur son gousset, dont le son fit tressaillir amoureusement Ninette.
– La maison Brichard et Turpied, poursuivit Adolphe en s’animant, articles Paris, tabletterie, nécessaires, gainerie et commission, est en aussi bonne odeur que toi sur la route de Tours à Nantes, entends-tu, mons Caramblot ?
– Si, signor, répliqua celui-ci froidement ; j’entends que tu es toujours aussi stupide que par le passé !
– Vous dites ?… gronda le grand blond.
– Allons, la paix ! fit Hercule ; prends-tu ton air méchant parce nous sommes devant les dames ? Je me moque de la maison Brichard et Turpied comme de Colin Tampon ! Elle ne m’a jamais acheté un tierçon de vin ou un panier d’eau-de-vie ! Et je dis que tu es stupide parce que, pour la moindre des commandes, moi qui suis bon enfant, je t’aurais fait faire cent mille francs d’affaires dans un endroit que je connais bien.
– Y passons-nous ? demanda Pépin.
– Nix ! répliqua Hercule en une langue qui m’était pour le coup inconnue.
– Cent mille francs d’affaires ?
– Pour le moins… Une localité de dix mille âmes, servie par les Bertherin de la rue Grenétat.
– Tu connais ça, toi, Caramblot ?
– Si, signor.
– Ta parole ?
– Ya, meinherr.
– Eh bien ! je te commande une pièce d’eau-de-vie vieux cognac, de la part de Brichard et Turpied.
– Ce n’est pas assez, mon bon.
– Une feuillette de Château-Margaux.
– Et avec ça ?
– Mais il me semble…
– Ce n’est pas assez, interrompit gravement Hercule Caramblot, qui prit son portefeuille dans sa poche. J’attends vos ordres, mon bourgeois.
– Deux pièces de vin ordinaire, bon médoc. 1832.
– Et avec ça ? demanda Hercule qui inscrivait à mesure.
– C’est tout, que diable !… ça ne tiendra pas dans la cave.
– J’ajoute, dit Caramblot, une velte de rhum Jamaïque et trois paniers de sauterne.
– Allons, soit, dit Pépin ; où est la localité ?
– Voilà pour la maison Brichard et Turpied, fit Hercule. Maintenant, pour vous, mon cher seigneur.
– Pour moi ?… Est-ce que tu es fou, Caramblot ?… je dîne au restaurant.
– Mauvais pour l’estomac… J’ajoute deux paniers de cent sept ans… une barrique de vieux médoc et trois caissons de lu-nel-frontignan, pour les dames.
Il ferma son portefeuille et prononça, avec un geste que je me déclare incapable de décrire :
– Enfoncé le pékin !
– La localité ?… demanda Adolphe.
– Enfoncé, le pékin ! répéta Caramblot. J’ai des témoins et j’ai facture.
– Mais la localité ?…
– Saint-Malo, dans le département d’Ille-et-Vilaine, répondit Caramblot d’un ton professoral, autrefois Macloviopolis, défendue par un château et des forts, grand et célèbre mouillage, très-sûr, très-fréquenté et de difficile accès à cause des rochers qui l’entourent, chef-lieu de sous-préfecture, tribunal de première instance, place forte de troisième classe, administration maritime, dix mille huit cents habitants, sans compter la population flottante. Grand commerce avec l’intérieur en bonneteries, fils, laine, cotons, poissons salés, sardines. Patrie de Jacques Cartier, qui découvrit le Canada en 1534…
– Ah çà ! fit Adolphe, tu n’as pas encore fini ?
– No, señor… patrie de Duguay-Trouin, de Trublet, de Maupertuis, de Labourdonnaye.
– Est-ce que tu te moquerais de moi, Caramblot ?
Celui-ci ôta cérémonieusement sa casquette, et répondit :
– Si, signor !
Ce Caramblot était vraiment un assez drôle de corps. Il avait l’air bon diable, et je ne m’ennuyais pas à entendre son bavardage. Mais une personne enchantée, c’était mon amie Ninette.
Caramblot, content de son effet, donna un grand coup sur le ventre de Pépin, et lui dit en se recoiffant :
– Défendu de rire avec papa, ma poule !… Nous ne sommes pas de force… Badinons avec prudence. Si je veux, je parie que ces demoiselles témoigneront en ma faveur…
– Ah ! pour ça, oui ! s’écria Ninette. Vous êtes trop farceur aussi ! oh ! quel farceur !
Adolphe Pépin faisait triste figure. Il remontait son col tant qu’il pouvait. Caramblot m’adressa un salut tout aimable.
– Et mademoiselle ne répond pas ?… dit-il.
– Ella scusi, répliquai-je en italien ; Io non l’ho compreso.
– Ah !… fit Caramblot. Diable !
Adolphe se mit à rire.
– Excuse me, continuai-je en anglais ; I not have…
– Comprend pas, avoua le polyglotte Hercule.
– Habla quiza V. M., poursuivis-je en espagnol ; con mas gran facilidad el aleman ?
– Je ne comprends rien du tout, ma belle demoiselle, s’écria Caramblot en riant, excepté you speak english ? et how do you do ?…
– En fait-elle des embarras ! dit Ninette jalouse ; elle parle aussi bien français comme moi.
– Alors, je lui en fais mon compliment, repartit Hercule, qui salua gravement ma compagne.
– C’est égal, si signor, reprit Adolphe, tu as eu ton compte !
Hercule Caramblot voulut bien en convenir. La glace était rompue. La conversation devint générale, et Ninette put montrer comme Dieu l’avait douée richement du côté de l’éloquence. Cet Hercule était véritablement un superbe échantillon de cette jeune noblesse marchande qui remplace avec tant d’avantage l’ancienne chevalerie errante.
Il avait tous les talents que nécessite l’emploi. Il savait imiter parfaitement l’explosion du bouchon tiré avec force et le glouglou de la bouteille au moment où le vin coule dans le verre. Pépin rendait assez bien le bruit de la soie, mais il échouait à produire le son des deux morceaux de bois qui tombent en se séparant. C’était un voyageur de bonne troisième force.
– Sont-ils farceurs ! disait Ninette extasiée ; – je ne m’ai jamais tant amusée !
Cependant, il devait nous être donné d’assister à quelque chose d’encore plus intéressant : un combat de générosité entre nos deux amis.
– Tu sais, dit Caramblot, qu’on ne se fait pas entre vieilles… Je te rends ta commission.
– Je n’en veux pas, répondit Adolphe ; c’est inscrit… je ne veux pas de grâce.
– Tu refuses mes bienfaits ?…
– Avec plaisir… Vois-tu, Caramblot, je paie quand on m’amuse… et ça m’a joliment amusé, la leçon en quatre langues qu’on vient de te donner.
– Versez ! dit Hercule.
Puis il ajouta, en imitant la basse taille du garçon de la Rotonde, au Palais-Royal.
– Boum !… La commande est régularisée !
Après quoi, il tira son portefeuille de sa poche pour la seconde fois.
– As-tu cru, faible Adolphe, lui dit-il, que tu me surpasserais en magnificence ? Tombe à mes pieds, blaireau ! je vais faire ton bonheur !
Il ouvrit son carnet, qu’il mit sous les yeux du grand blond. Celui-ci frotta ses yeux éblouis. Caramblot venait de Bretagne ; il avait fait, en s’amusant, pour la maison Brichard et Turpied. Il y avait sur son carnet une splendide liste de commandes. Pépin, attendri, ne put que lui serrer la main.
À Saumur, où nous nous arrêtâmes pour dîner, Pépin paya, ma foi, deux bouteilles de champagne. Hercule fit tourner son assiette sur la pointe de son couteau. Hercule força le même verre de champagne à mousser jusqu’à douze fois en frappant dessus avec le creux de sa main. Adolphe coupa un bouchon en deux d’un coup de doigt et cassa une noisette avec son index. Mais Hercule exécuta une souris avec une amande et cinq queues de raisin sec. Ninette cassa une assiette et deux verres en voulant imiter Caramblot. Heureuse Ninette ! combien ses premiers pas dans la vie étaient agréables ! Le conducteur, comblé de petits verres, nous donna le temps de dîner. Je remarquai qu’Adolphe et Hercule, au milieu même de leurs prodigalités folles, fourrèrent dans leurs poches le sucre qui restait du café. En rentrant dans la diligence, on était d’une gaîté charmante. Ninette dit qu’elle avait lu les romans de Paul de Kock ; on l’en félicita. Mais mon exhibition de langues vivantes avait produit le plus grand effet. Bien que je me tinsse sur la réserve, et que Ninette, au contraire, se jetât très-franchement à la tête de nos deux jeunes seigneurs, tout le succès était pour moi. Chaque fois que Caramblot faisait quelque aimable tour de force, son regard de cognac, brillant comme une chandelle, me demandait mon approbation. Adolphe Pépin, ayant imité avec un certain succès un dialogue intime entre poule et coq, eut la politesse de me dire :
– Je changerais bien mes talents contre ceux de mademoiselle.
– Pas dégoûté ! fit Caramblot ; combien donnes-tu de retour ?
Adolphe, profitant du moment où Hercule ne le voyait pas, mit sa main sur son cœur. Certes, les chevaliers dont je parlais tout à l’heure n’auraient point trouvé une manière plus délicate d’exprimer leur flamme. Caramblot reprit :
– À la maison de Cognac, un jeune homme qui parlerait ainsi quatre langues serait bien sûr d’être intéressé.
– Chez Brichard et Turpied aussi, appuya Adolphe ; le chef de correspondance n’en sait que deux.
– Et il est grêlé, ajouta Hercule.
Ninette pinçait les lèvres ; elle avait pris un air dédaigneux.
– Vous n’êtes plus drôles, dit-elle.
Puis elle entonna de sa voix, un peu aigre, sur l’air omnibus :
Moi je suis grisette,
Il est ici bas…
– Vive la joie !… Les femmes, c’est fait pour s’amuser, et pas pour la correspondance.
En même temps, et sans y penser peut-être, elle tira de sa poche sa blague avec son papier à cigarettes. Si elle avait médité ce coup de théâtre, je dirais que Ninette était une grande comédienne. Souvenez-vous qu’elle avait empêché Pépin et Caramblot de fumer depuis le matin. Ils se regardèrent.
– Hein ? fit Hercule.
– Qu’en dis-tu ? repartit Adolphe ; elle est bonne.
– Elle est sublime ! prononça gravement Caramblot.
Ninette avait d’abord fait un geste pour cacher ces ustensiles imprudemment exhibés. Mais elle était femme, en définitive. Un coup d’œil lui suffit pour deviner ce succès inespéré. Elle étala vaillamment son petit arsenal et se mit à rouler une cigarette en disant d’un air malin :
– Pour peu que l’odeur du tabac n’incommode pas la compagnie…
– Bravo ! fit Adolphe en battant des mains.
– Bravissimo ! enchérit Hercule ; ça vaut six langues étrangères… On vous retient, jeunesse.
Adolphe me lança un regard qui voulait dire bien des choses. Ninette ayant allumé, ces messieurs atteignirent leurs boîtes à cigares, et je fus bientôt au milieu d’un nuage de fumée. Je mis la tête à la portière. Caramblot profita de ce moment pour dire bas à Ninette :
– C’est votre amie ?
– Connais pas ! répondit Ninette.
– Ça m’aurait étonné qu’il en fût autrement, dit mon Adolphe avec un peu de sécheresse.
– C’est un cœur ! murmura Hercule.
– J’ai vu mieux ! répliqua encore Ninette. Voyez-moi ça ! Je sais fumer par le nez !
Je crois bien que l’heureux Caramblot lui prit la main, car elle se mit à rire.
– Avant quinze jours, dit-il, je veux que ça flambe comme une demi-douzaine de duchesses !
– Je sais chanter, reprit Ninette, qui voulait chauffer son succès ; – tenez :
Mon père est à Paris,
Ma mère est à Versailles…
– La paix ! s’écria Hercule ; trop de talent nuit.
– Je sais aussi danser le cancan…
– La paix, vayadioux !
– Ça n’est donc pas gentil, ça ? demanda naïvement Ninette.
– Dans le monde comme il faut, où l’on va vous introduire, Malvina, repartit Hercule, on ne chante faux que sous la table et l’on danse la mazagran sans le dire. Je vous prends sous ma protection spéciale. J’effacerai de votre jeune cœur les tendances troubadoures et bêtasses que la lecture assidue des classiques y a fait germer…
– Mais je n’ai jamais lu que les romans de M. Paul de Kock.
– La paix ! au nom de vos aïeux ! Nous vous formerons… nous vous polirons, diamant brut…
– Ah çà ! s’écria Ninette, pas de gros mots, dites donc !
Caramblot pinça la rotule d’Adolphe, qui alla donner de la tête contre le dessus de la diligence.
– Invite la tienne à souper pour demain soir, dit-il ; la mienne est faite… N’est-ce pas, Malvina ?
– Je m’appelle Ninette.
– Ça m’est bien égal ! riposta Caramblot.
Puis étendant ses deux mains au-dessus de la tête de Ninette :
– De même que tous les rois de l’antique Égypte s’appelaient Pharaon, déclama-t-il ; de même toutes mesdames Caramblot se nomment Malvina… C’est connu sur la place… Et quand on sort des mains d’Hercule, on peut se présenter partout… Demandez à Pépin.
Pépin donna son témoignage. Hercule se renversa dans son coin et dit :
– Malvina XVII est dégommée : vous êtes Malvina XVIII !… J’espère que, par votre application et votre conduite, vous vous rendrez digne de cette chance. Vous avez la parole !
– Merci de votre honnêteté, balbutia Ninette tout interdite ; – ça n’est pas de refus.
– Versez, dit Adolphe.
– Boum !… fit Hercule : – régularisée, la commande !
Ainsi fut scellé le nœud qui unit Hercule Caramblot à Ninette. Adolphe Pépin n’osa même pas me faire l’offre de son cœur. De temps en temps, il exécutait bien quelques signes de timide télégraphie, mais cela ne prenait point.
– Ça vous aurait mieux été d’avoir le mien ? me dit Ninette, abusant de son triomphe.
J’affirme pourtant que je ne lui enviais pas son Hercule. – Ce n’est pas qu’il fût méprisable. Je ne m’ennuyai point pendant ce long voyage et je lui en rapporte toute l’obligation ; – mais je n’étais pas disponible.
C’était le lendemain matin. La diligence roulait sur la route d’Orléans à Paris. Depuis Angers, nous avions déjà fait plus de soixante lieues. Caramblot venait d’entreprendre le siège de ma froideur au profit de son ami et collègue le blond Adolphe. Il me traçait, avec son éloquence gasconne, le tableau des joies un peu échevelées qui servent de délassements aux travaux diplomatiques des jeunes chargés d’affaires du commerce. Cela ne plut pas à Ninette, qui dit :
– D’abord, je ne veux pas qu’on parle aux autres !
– Modérez votre courroux, Malvina XVIII, lui répondit Hercule, je vous suis fidèle jusqu’à l’abnégation… Mais c’est que votre entretien n’est pas suffisamment varié.
– J’en sais pourtant, de ces histoires ! s’écria Ninette ! M. Bisson m’en a assez conté !
– Ah ! fit Hercule ; il y avait un Bisson !
– Je demande une histoire de Bisson, dit Adolphe.
Ninette se recueillit.
– Il y avait donc un marquis ou comte qui avait la barbe rousse, dit-elle, vous allez voir comme c’est cocasse ; le jardinier n’avait pas de barbe du tout…
– Mais oui, interrompit Hercule, ça m’intéresse, ce récit.
– Chut ! chut ! fit Adolphe ; le début promet.
– Le jardinier n’avait donc pas de barbe, reprit Ninette, dont la mémoire travaillait ; vous ai-je dit que le monsieur avait la barbe rousse ?
– Oui, Malvina, oui.
– Eh bien ! voilà le drôle de la chose… Comme le jardinier n’avait point de barbe, le monsieur lui dit un jour : Pourquoi donc vous n’en avez pas ? de la barbe, s’entend… Vous allez voir ce que répondit le jardinier.
Hercule se rapprocha pour écouter mieux.
– Le jardinier répondit, poursuivit Ninette, qui prit son air malicieux… Mais faut pas oublier que le monsieur avait la barbe rousse.
– C’est convenu.
– Le jardinier répondit donc : Le jour où on faisait la distribution des barbes, j’arrivai quand il n’y avait plus que des rousses… alors je m’en fus.
Adolphe applaudit à tour de bras.
– Vous comprenez bien ? reprit Ninette, c’est à cause que le monsieur l’avait rousse.
– La barbe, ajouta Hercule ; oui, nous comprenons très-bien. Mais souvenez-vous de ceci, Malvina XVIII, s’interrompit-il tout à coup : il vous est interdit sous les peines les plus sévères de raconter jamais les histoires de cet idiot de Bisson !
– Parce que vous êtes jaloux, dit Ninette enchantée, mais ce ne serait pas encore mademoiselle, avec ses quatre langues, qui raconterait des histoires comme moi.
– Ah ! certes ! approuva mon Pépin.
– Si nous leur narrions deux ou trois enfoncements majeurs pour les divertir, ces mignonnes ? dit Hercule.
– Narre, répliqua Pépin, c’est ton affaire.
Hercule me salua et dit plus sérieusement :
– Si je ne craignais d’ennuyer mademoiselle…
Il était un peu comme ces chanteurs qui se font prier après avoir mis eux-mêmes la musique sur le tapis.
– Je suis très-curieuse de vous entendre, monsieur, lui dis-je.
Or, il en raconta de ces histoires qui ne ressemblaient pas à celles de « cet idiot de Bisson. » Toutes étaient à peu près la même chose et avaient toujours le même but : enfoncer la pratique ; on ne sort pas de là.
Cette expression n’emporte avec soi aucune idée d’improbité. Elle ne signifie pas tromper, comme dans le langage vulgaire. C’est un mot technique qui veut dire purement et simplement : vendre à ceux qui ne veulent pas acheter. J’ai souvent réfléchi à cette définition. N’est-ce pas là toute la vie dans la société telle qu’elle est ?
Le fort Hercule Caramblot commençait son quatrième ou son cinquième récit, quand Ninette demanda tout à coup :
– Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?
– Paris, répondit Adolphe.
Paris ! ! ! il s’agissait bien d’histoires ! Je mis mon buste tout entier à la portière et je regardai mon Paris.
Il était là, devant moi, couché tout de son long dans la plaine, mon Paris, mon grand Paris ! Je le reconnaissais, moi qui ne l’avais pas vu ! J’aurais pu d’avance nommer les monuments qui s’élançaient pour moi au-dessus de ce colossal amas de ruches humaines. Paris, la chose la plus illustre qu’il y ait au monde, est comme ces grands vainqueurs, Frédéric ou Napoléon : ses portraits vont partout. À mille lieues de la France, les enfants savent le profil du Panthéon et le dôme des Invalides. Nous arrivions par la gare d’Ivry. À notre droite, le donjon de Vincennes dressait au-dessus de la forêt ses créneaux sévères. Puis c’étaient les deux colonnes du Trône, puis cette autre colonne qu’on venait d’ériger à la mémoire des combattants de Juillet. À partir de là, un océan de maisons qui semble avoir ses grandes vagues : Ménilmontant, Belleville, Montmartre. À gauche, c’était la Salpêtrière, cette ville des Incurables, le Jardin-des-Plantes, avec son belvédère et son cèdre fameux ; le Val-de-Grâce, charmante rotonde ; le Panthéon, froid parvenu qui regarde d’en haut la foule des édifices abaissés devant son insolent piédestal. Devant nous, c’était la vieille ville : la Seine, dont le chevet de Notre-Dame coupe le courant comme une nef gigantesque amarrée entre les deux rivages, l’Hôtel-de-Ville, la tour Saint-Jacques, le Palais-de-Justice, et, par delà, les habitations royales, ces legs splendides du passé que le présent déshonore parfois en les voulant embellir. Cassandre craignait les Grecs, même lorsqu’ils apportaient des présents ; le Louvre a peur des architectes, surtout quand ils ont de bonnes intentions. Pauvres beaux géants de pierre qui n’ont ni voix pour se récrier, ni bras pour se défendre. Un enfant peut barbouiller de lie le visage de Polyphème endormi.
Je regardais ; mon cœur battait. Toutes ces choses nouvelles et cependant amies étaient saluées par moi avec un enthousiasme profond. Paris ! Paris ! J’étais chez moi !
Nos deux messieurs tirèrent de leurs poches des peignes, des brosses et des miroirs. Notre intérieur devint un cabinet de toilette. Rien n’est coquet comme un jeune chevalier de la commission.
Notre attelage, cependant, qui avait trotté paisiblement tout le long de la route, venait de prendre le galop furieux que les administrateurs des messageries imposent à leurs postillons sur le pavé de Paris. Ils donnent ainsi aux passants que, par hasard, ils n’écrasent pas, une haute idée de la rapidité des transports.
En quelques minutes, nous eûmes atteint la rue Montmartre et la cour autrefois si encombrée, où il ne restera bientôt plus que des fourgons de chemin de fer. Hercule et Adolphe avaient achevé leur toilette. Nous descendîmes. Ninette me dit bonsoir fort lestement, bien qu’elle m’eût promis amitié à la vie à la mort. Ces deux messieurs, au contraire, m’offrirent leurs services, que je n’acceptai point. Ils avaient des malles. Ils se disputèrent avec le commissionnaire en faisant leur prix. Le fort Caramblot faillit faire le coup de poing pour dix sous. Mais il jeta un franc à un pauvre boiteux qui attendait là, perché sur ses béquilles. Malvina XVIII prit enfin le bras de son Hercule, et ils partirent tous deux escortés de mon Pépin, qui lança vers moi une dernière et inutile œillade. Je ne sais pourquoi ma solitude ne m’embarrassait pas du tout.
J’emportai moi-même mes deux paniers, et j’allai chercher une chambre. J’en trouvai une assez propre, à trente francs par mois, dans la petite rue Saint-Pierre-Montmartre. J’y installai mes bagages, et je me hâtai de sortir. Il me tardait de sentir sous mes pieds le pavé de Paris. Depuis que nous avions passé la barrière, j’avais examiné les passants avec attention. C’était en moi une idée sérieusement établie que je retrouverais Gustave à Paris. Il ne s’agissait que de le bien guetter. Le jour baissait, je voulus profiter de ses dernières lueurs : la laideur de ce quartier Montmartre ne put diminuer mon engouement. Je suivis le trottoir jusqu’au boulevard. C’était le boulevard qu’il me fallait. On disait déjà, en 1836, que le boulevard était une merveille. Combien, cependant, cette large et belle voie a changé depuis lors ! Les arbres étaient alors fort grands et en bonne venue, voilà ce qui nous manque. Mais les masures abondaient tout le long du parcours, et il y avait plus d’échoppes que de magasins. Le fait le plus mémorable de ma première soirée à Paris fut que je soupai avec du nougat rouge, à l’instar d’Alger, que vendait un grand coquin de Turc dans une boutique neuve dont il essuyait les plâtres, en face de l’hôtel de Rougemont, sur le boulevard Poissonnière. On vivait très-bien au château du Meilhan, mais j’étais décidée à trouver tout délicieux. Je n’ai jamais rien mangé de meilleur que ce nougat rouge. Plus tard, j’ai voulu en goûter de nouveau ; c’est là le tort : je me suis crue empoisonnée.
Après mon dîner, je suivis ma route : je vis la queue des théâtres au boulevard du Temple, et j’eus la force de résister à la terrible envie qui me prit de faire comme les autres. Du reste, les baraques de saltimbanques, établies en ce temps-là derrière la Gaillotte, suffirent à me récompenser. On ne m’y vola que mon mouchoir de poche. Je vis plusieurs jeunes gens, dans le cours de cette soirée, qui me parurent ressembler un peu à Gustave. Je n’osai les accoster. Cette poltronnerie fut le sujet de graves reproches que je me fis à moi-même en regagnant ma chambre garnie.
– Comment espères-tu le retrouver, me disais-je, si tu gardes ces mauvaises hontes ; il passera quelque beau jour auprès de toi, et tu n’en sauras rien !
Il était près de onze heures, quand je refermai sur moi la porte de ma chambrette.
En me promenant, j’avais fait mon plan. Je comptais donner trois jours entiers à mes flâneries dans Paris, après quoi, il serait temps de chercher une place.
Le lendemain matin, j’eus une visite à laquelle je ne m’attendais pas. M. Robillard, le maître du garni, vint en personne me prier de lui communiquer mes papiers. En fait de papiers, je n’avais que les deux adresses de mes paniers et les vieux journaux qui enveloppaient mes bottines de rechange. M. Robillard trouva que ce n’était pas assez. Il voulait un passeport et des certificats. La loi, me dit-il, l’obligeait à exiger cela. M. Robillard était un tout petit homme, muni d’un long buste qui reposait sur de très-courtes jambes. Il ressemblait un peu au précieux Pidoux, même pour la voix qu’il avait très-forte. Il portait lunettes vertes sur un nez coupé en cône et planté droit, la pointe aussi éloignée de la bouche que du front. Ce genre de nez accompagne ordinairement un menton fuyant et l’habitude napoléonienne de croiser ses mains derrière son dos. Un sous-préfet ainsi monté a bonne tournure administrative, quand il peut se procurer un peu de ventre.
– Connu ! connu ! me dit-il quand je lui eus avoué l’impossibilité où j’étais de le satisfaire ; c’est tout bêtement une catégorie… D’où venez-vous, ma belle Minette ?
Je lui racontai en deux mots mon départ du Meilhan.
– Connu ! fit-il, c’est une catégorie… et que comptez-vous faire à Paris ?
– Je compte me placer, répondis-je.
– Connu ! connu !… Il y en a fichtrement des catégories… Que savez-vous faire ?
– J’ai reçu une éducation complète.
– Connu !… parbleu, oui !… Moi qui n’ai pas reçu d’éducation, je sais faire toutes sortes de choses… Pourquoi mêler toutes les catégories… Savez-vous coudre ?
– Oui, certes.
– Il y a coudre et coudre… connu, ma Minette !… On ne m’en passe pas… Savez-vous broder ?
– Mieux que coudre.
– Alors, connu !… ça dépend de la manière dont vous savez coudre… c’est encore une catégorie… Et les amoureux ?
Il se mit à rire avec fracas en prenant son nez à poignée. La transition me sembla brusque.
– Les amoureux, ma Minette, reprit-il ; connu !… Voyez-vous bien ça !… celles qui n’en ont pas, c’est une catégorie… celles qui en ont, ça les regarde… Mais je perds mon temps à bavasser avec vous, et mon épouse va me gronder… connu !… Si vous ne savez rien faire, vous aurez de la peine à vous caser à Paris… quoique la chance s’en mêle quelquefois ; mais c’est une catégorie… Ni passeport, ni répondants… Alors, on vous dira : Connu !… Mais il ne faut pas vous décourager… c’est tout pavé de la Madeleine à la Bastille, et Paris n’a pas été bâti en un jour… Qu’ils y viennent, les malins !… Moi, tout ce que je vous en dis, c’est par l’intérêt que je vous porte !
Il me toucha la joue paternellement. Moi, je le regardais, stupéfaite, et je me demandais comment tant d’absurdité pouvait entrer dans un crâne si pointu.
– Je ne sais pas bien, dis-je, ce que vous entendez par catégorie.
– Parbleu, oui ! s’écria-t-il, connu !… Payez-moi le mois d’avance, puisque vous n’avez pas de papiers… c’est bien le moins.
Je lui donnai aussitôt ses trente francs. Il les compta, puis il s’empoigna le nez.
– N’allez pas où il y a de la boue si vous voulez ne pas vous crotter, reprit-il en gagnant la porte ; c’est une catégorie… c’est-à-dire, connu… Le pain est cher, la viande aussi… Croyez-moi, quand on est une fois en route, il n’est plus temps de regarder d’où vient le vent.
Il me fit un signe amical et sortit. Peut-être qu’il y avait des idées très-philosophiques sous ce mystérieux langage. Il n’avait vraiment pas l’air, ce brave petit Robillard, de se moquer de moi. Comme j’étais à réfléchir, cherchant le sens possible de ce mot catégorie qu’il employait si heureusement, il rouvrit tout à coup la porte :
– Café au lait, douze sous, me dit-il ; connu !… bougie, huit sous… tout au comptant… Si on veut du feu, c’est une catégorie !
Là-dessus, il partit définitivement.
Il faisait un temps superbe. Je commençai mon tour de Paris. Ce grand mouvement des matinées d’affaires m’étourdit un peu au début ; mais je me l’étais représenté plus tumultueux encore. De fait, c’est bien autre chose à Londres. J’étais sortie pour voir et pour admirer ; je tournai du côté de la Bourse. Je n’avais pas été sans lire bon nombre de déclamations ampoulées contre ce temple du dieu Argent. Je crus que j’allais être saisie d’une vertueuse colère à la vue seule du péristyle. Je suis de mon siècle, à ce qu’il paraît : l’indignation ne vint pas. Je trouvai cette chose grecque assez propre. Une salle de spectacle ainsi faite serait commode. Je réglai ma montre au cadran.
J’étais habillée fort décemment et même avec une sorte d’élégance. La belle Irène avait importé le goût en Vendée, et je m’étais formée à son école. Tout ce peuple d’annonciers, de coulissiers et de commis d’agents de change qui circule dès le matin autour de la Bourse me regardait d’un air bienveillant. Je regardais aussi et de bon cœur : je cherchais Gustave.
Je me sentais faible, ce matin, un peu malade. Je m’étonnais de rester si froide devant mon Paris. La passion de voir s’éteignait en moi avant d’être assouvie. Je m’assis sur un banc de la place de la Bourse, et je me pris à rêver. Les affiches étaient alors fort impudentes et salissaient tout. Vis-à-vis de moi, sur le mur blanc d’une maison toute neuve, je voyais des écriteaux imprimés au poncif : Théâtre-Comte. – Biberons Darbo. – Madame Messager, sage-femme. – Plus de filasse ! – etc. Sur le banc qui faisait face au mien, il y avait une vieille femme en haillons avec une fillette de mon âge qui portait une harpe. La vieille grondait ; l’enfant pleurait. Deux messieurs passèrent en causant près de moi.
– C’est un imbécile, dit l’un d’eux ; se tuer pour une différence de cinquante mille francs !
– Avant de se faire sauter la cervelle, répliqua l’autre, il a écrit à son fils une lettre fort touchante pour l’adjurer de ne jamais mettre les pieds à la Bourse.
Ils s’éloignèrent. Un enterrement, suivi de quelques habits noirs, tourna le coin de la rue Notre-Dame-des-Victoires. Je me sentis le cœur serré comme dans un étau. Pourquoi ? à cause du suicide ? de l’enterrement ? de l’enfant qui pleurait ? des affiches collées aux murailles comme une souillure ? Mon Dieu, oui. J’avais le cœur gros, et je sentais des larmes sous mes paupières. Gustave ! si j’avais pu retrouver Gustave ! Pour celui-là, j’avais un passé ; il était ma famille. Où était-il ? Avait-il oublié cette heure de la seizième année, fixée par lui-même, pour notre mariage ? Lui qui m’aimait tant ! Sur ce banc de la place de la Bourse où les passants me regardaient pleurer, toute ma pauvre enfance passa devant mes yeux.
– Si je rencontrais Gustave, me disais-je, le reconnaîtrais-je ?
La veille au soir, en effet, j’avais mis ce nom de Gustave sur tant de physionomies différentes, que mon souvenir était altéré. Le désir passionné que j’avais exagérait pour moi les moindres ressemblances, de telle sorte que mon cœur avait battu à faux pour cinq ou six jeunes gens qui n’avaient même pas entre eux un type commun. Cela était vrai rigoureusement.
– Plus je chercherai, me disais-je désolée, – plus ma mémoire s’embrouillera…
Enfin, je me levai. Je descendis la rue Notre-Dame-des-Victoires et j’entrai à l’église des Petits-Pères. La prière est ce qu’il y a de meilleur pour ces vagues souffrances : c’est le remède. Après dix minutes passées à genoux devant l’autel de la Vierge, je sortis à demi consolée. Dieu et sa sainte mère ne demandent ni passeport ni certificats. En descendant le perron de l’église, je me dis :
– Nous verrons Paris une autre fois… il faut essayer de se placer.
Or, mon plan était fait depuis la veille : je voulais entrer dans une famille en qualité d’institutrice. J’avais vu Irène dans la maison du Meilhan. Certes, Irène aurait pu être là-bas la plus heureuse des femmes… Je ne savais pas combien il est difficile de trouver un intérieur composé comme celui de maman marquise. Au Meilhan, à l’exception de la corsaire, qui était plus brutale et vicieuse que méchante, il n’y avait que des anges. Je ne connaissais que le Meilhan. Mais la question, du reste, n’était pas de savoir le degré de bonheur que j’aurais dans ma condition nouvelle ; c’était de trouver une place. En remontant la rue de Cléry, je me disais à part moi :
– Dans une ville comme Paris, on devrait trouver des marchands de places, des gens qui tiendraient registre des conditions vacantes d’une part, de l’autre, des gagistes inoccupés…
Une fois lancée sur ce rail, j’inventai le bureau de placement de fond en comble. J’étais encore à polir mon idée première lorsque je vis une pancarte à la porte d’une allée noire, entre un bureau de tabac et un marchand de vins. Cette pancarte contenait une liste des différentes fonctions de la domesticité. Elle portait
« Demandes du jour. »
On m’avait volé mon invention. Règle générale : il y a de tout à Paris. C’est peine perdue d’inventer dans cette cité magique. Il ne s’agit que de chercher. Rêvez je ne sais quel miracle : je gage qu’avec le temps et du soin je vous trouverai un négociant qui fait cet article-là. À la vue de la pancarte, je joignis les mains avec une admiration mêlée de gratitude.
– Ô Paris ! m’écriai-je : ville féerique où chaque souhait, recueilli par un génie de l’air, est à l’instant réalisé.
– Gare ! me cria un cocher de citadine sans ralentir le trot de ses deux chevaux.
Je n’eus que le temps de sauter sur le trottoir. Le cocher, qui avait failli m’écraser, se retourna pour me dire des injures. Moi, je lisais déjà la bienheureuse liste.
« On demande un valet de chambre, une cuisinière, une bonne d’enfant, une nourrice, un cocher, un chasseur, une lectrice. »
– Cela pourrait me convenir, pensai-je.
Mais deux ou trois lignes plus loin, je découvris mon affaire. Le mot institutrice y était en toutes lettres ! Au bas de la pancarte, on voyait une main, dessinée par quelque Raphaël incompris.
Cette main tendait le doigt pour indiquer l’allée noire ! Au bout du doigt, on lisait :
« L’ancien bureau de placement de M. Fontanet est au fond de la deuxième cour, à droite. Essuyez vos pieds, S. V. P. »
Paris, siège de l’Académie française, parle une langue à laquelle il faut s’habituer. Ce n’est pas de l’auvergnat : c’est du portier.
Le commerce, en général, est très-fort sur cette grammaire de fantaisie. L’ancien bureau de placement de M. Fontanet ne signifie pas du tout que M. Fontanet n’est plus placeur. Cela veut dire, au contraire, que M. Fontanet est placeur depuis très-longtemps.
J’entrai dans l’allée. J’étais bien un peu inquiète au sujet de cet adjectif ancien qui, placé avant son substantif, indique une chose qui a cessé d’exister. Mais la main dessinée montrait si impérieusement le chemin ! Et puis, on n’écrit pas au-dessus d’une porte l’enseigne d’un établissement défunt. La première allée était fort sale ; la première cour était plus sale que l’allée. Mais la seconde allée et la seconde cour l’emportaient de beaucoup sur les premières. À droite, une seconde pancarte portait : Ancien bureau de M. Fontanet. T. L. B. S. V. P. Ne comprenant point cette série de capitales, je frappai.
– Entrez ! cria une voix aigre à l’intérieur.
J’obéis en pesant sur la targette à bascule qui servait à fermer la porte. Ce système tout primitif ne se voit plus guère qu’en province. La voix aigre me dit :
– N’avez-vous pas lu sur la porte : Tournez le bouton, s’il vous plaît ?
Je compris alors cette abréviation hardie : T. L. B. S. V. P.
Seulement, il n’y avait pas de bouton à la porte de l’ancien bureau de placement de M. Fontanet.
Je n’apercevais pas encore la personne à qui appartenait cette voix aigre. Un vieux paravent gris, égayé par des perroquets jaunâtres, jouant dans une forêt bleue, était placé devant l’entrée. J’en fis le tour.
Je me trouvai en face d’un petit bureau grillé, sur la tablette duquel il y avait une lampe allumée. Ce n’était pas du luxe. Il faisait nuit en plein midi dans l’ancien bureau de placement de M. Fontanet. Derrière la lampe, dont la lueur tombait d’aplomb sur son visage, était assise une jeune femme, chargée d’un embonpoint prématuré. Elle était coiffée à l’enfant. Sa physionomie commune avait une expression naïve de ruse. Elle portait la plume derrière l’oreille comme un commis d’apothicaire. Sauf cette innocente manie, elle se tenait assez bien. Sa toilette ne manquait ni d’élégance ni surtout de prétention.
– Al ! pardon, bien des pardons… mille excuses… je suis fâchée ! me dit-elle dès qu’elle m’aperçut. Je ne savais pas que c’était vous… Il faut leur parler un peu rudement ou ils vous marcheraient sur le corps !… M. Fontanet va tout doucement, merci… Le pauvre homme ne fera pas de vieux os, désormais… ça n’empêchera pas la maison d’aller… Asseyez-vous donc… j’ai précisément ce qu’il faut à votre maman.
– Madame… voulus-je dire pour interrompre ce flux de paroles qui semblaient ne m’être point adressées, je viens…
– J’en parlais tout à l’heure avec M. Fontanet… Il est bien bas, mais il a encore sa tête… La fille en question a trente-deux ans et six mois… ce n’est pas un cordon bleu, mais elle fait une bonne cuisine bourgeoise… Elle a été cinq ans dans la morne maison, là-bas, en Belgique… certificats excellents… Elle coud, elle lave, elle repasse… elle adore les enfants… Comme elle n’a pas de famille à Paris, elle ne demandera jamais à sortir… Si vous étiez venue trois minutes plus tôt, vous l’auriez rencontrée.
– Mais, madame… l’interrompis je pour la seconde fois, si vous vouliez permettre…
– Puisque vous ne la connaissez pas, s’écria-t-elle, vous ne pouvez pas la refuser… De reste, ce sera comme vous voudrez… Moi, ce que j’en fais, c’est pour vous… J’ai plus de trois cents sujets à choisir… Pourquoi ? parce que la maison Fontanet est connue dans tout Paris… Vous n’auriez pas pu y entrer il y a une demi heure : le bureau était plein comme un œuf ; on y faisait queue dans la cour.
– Madame, dis-je en élevant la voix, vous me prenez pour une autre.
Elle dérangea l’abat-jour de sa lampe et me regarda mieux.
– Ah ! fit-elle en riant, je vous prenais pour la demoiselle de la tailleuse d’en face, une vieille folle qui ne peut pas garder de domestiques… Comme je lui dis : Vous finirez par n’en plus trouver… Et ça ne manquera pas… J’ai une fausse idée de vous avoir vue quelque part… Mais aidez-moi un petit peu.
– Madame, répondis-je, vous ne m’avez jamais vue.
– Ah ! ça se peut bien !… je connais tant de monde !… On peut dire que tout Paris entre ici au moins une fois par an… et pas seulement le quartier… j’ai des maisons jusqu’à Neuilly… et même plus loin, à Courbevoie… Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
– J’ai vu sur votre pancarte, répliquai-je, une place vacante d’institutrice.
Elle leva la lampe tout à fait.
– Ah ! c’est pour vous placer ! dit-elle ; il fallait donc le dire tout de suite.
J’avais fait ce que j’avais pu pour glisser mon mot, mais de ma vie je n’ai entendu bavardage plus serré que celui de madame Fontanet. C’était madame Fontanet. Je vis bien que ma position de postulante me mettait dans son estime plus bas que la fille même de la tailleuse d’en face.
– C’est dix francs d’avance, me dit-elle, pour les places où on ne donne pas de denier à Dieu… Vous sentez : nous n’avons pas d’autre garantie…
J’ouvris ma bourse et je lui comptai aussitôt ses dix francs. Je ne prétendis pas que ce fût sans regret. Elle les fourra dans sa caisse avec un plaisir évident.
– Si nous ce réussissons pas, prononça-t-elle entre ses dents, on vous les rendra.
C’était là une formule : les plus simples ne s’y devaient point tromper.
– Mais, reprit-elle, c’est qu’il faut en savoir long pour être institutrice à Paris. Les maisons où j’envoie ne sont pas de la petite bière… Outre que j’ai tout le quartier dans ma poche, les plus huppés du faubourg Saint Germain ont toujours à flâner de mon côté… Madame Fontanet, c’est pour un cocher… Madame Fontanet, c’est pour une demoiselle de compagnie… Madame Fontanet par-ci, madame Fontanet par-là !… Ma chère petite madame Fontanet ! Ah ! ces anciens nobles, comme ils savent vous chatouiller quand ils veulent !…
– J’irai volontiers, dis-je, dans le faubourg Saint-Germain.
– Pas dégoûtée, ma petite ! Mais soyez calme ! ce ne sont pas les positions qui vous manqueront… du moment que vous avez eu la chance de vous adresser à moi. Voyons ! parlons peu et parlons bien. D’où sortez-vous ?
Au moment où j’allais répondre, le bruit d’un verre qu’on choquait dans l’appartement voisin m’arrêta. Madame Fontanet se leva précipitamment.
– Le pauvre cher homme me fera damner ! dit-elle en gagnant une petite porte située au fond du bureau. Mais le devoir d’une femme… Je ne connais que ça… Espérez-moi voir un petit peu, ma belle.
Madame Fontanet ne me plaisait pas beaucoup, mais je n’étais point là pour me divertir.
À peine avait-elle franchi le seuil de la petite porte que je l’entendis gronder, de ce ton que l’on prend avec les enfants méchants. Je songeai involontairement à La Noué, qui voulait avoir le prix Monlyon pour la manière dont elle soignait le pauvre bonhomme Lodin. Je ne connaissais pas encore M. Fontanet, mais je crus deviner qu’il était comblé d’attentions pareilles. La porte de la cour s’ouvrit cependant. C’était une personne au fait des êtres et qui n’avait plus à comprendre ce que voulait dire T. L. B. S. V. P.
Je vis entrer une grosse réjouie de payse avec un bonnet rond et un tartan tout neuf.
– Tiens ! tiens ! fit elle, le bureau est vide… La Fontanet est à caramboler son vieux… Vous faut-il une cuisinière, madame ?
Je répondis négativement. Elle me toisa et fit une révérence ironique.
– Excusez, reprit-elle ; il n’y a pas d’affront… mon chien regarde bien l’évêque… J’avais cru… Mais la Fontanet fait plus d’un métier, on sait ça !
Elle prit place sur une banquette en velours d’Utrecht jaune, humide et gras, qui se collait au mur vis-à-vis du grillage. Je n’avais point saisi le sens de ses paroles. Ce fut la phrase suivante qui me fit deviner qu’elles pouvaient bien contenir un outrage.
– Après ça, reprit-elle en effet, chacune est libre, pas vrai ?… D’ailleurs, vous êtes peut-être tout uniment pour être femme de chambre… Ici, les femmes de chambre portent chapeau… Moi, je suis pour la cuisine et tout faire… La Fontanet me tient le bec dans l’eau, mais patience ! Si elle m’échauffe par trop les oreilles, je lui jetterai son vieux grillage sur le nez !
Elle me prit la main à l’improviste et me fit asseoir de force sur le velours d’Utrecht.
– Mettez-vous là, me dit-elle, vous m’allez, parole d’honneur !… s’il y a besoin d’une femme de chambre dans ma maison prochaine, je vous demanderai… Puis, baissant le ton tout à coup :
– Lui avez-vous donné de l’argent, à c’te gueuse ?
– Dix francs.
– L’horreur de femme !… elle vous en fera faire des pas pour vos dix francs !… Je vas vous dire : j’en ai su de belles par la portière qu’est dans la première cour… C’était une domestique… une domestique sans place !… Comprenez-vous ça ?
– Qui donc ?
– La Fontanet, parbleu !… pas plus tard qu’il y a deux ans… Cherchez plus rusée que c’te femme-là !… Le bureau était tenu par le père Fontanet ; un veuf qu’a de la famille : des neveux, des nièces et le tremblement… Tout ça était par ici et couchait dans des soupentes… La Fontanet vint un jour se faire inscrire… Elle traînait la savate, quoi ! elle n’avait pas de chemise sur le corps… Françoise qu’elle s’appelait, ou Félicité, enfin, n’importe… Elle cracha ses cent sous, à ce qu’il paraît… Où les avait-elle volés ? ça ne me regarde pas… On l’envoya ici et là… elle revenait toujours… Pas possible de rester en place plus de vingt-quatre heures !… et quand le père Fontanet voulait la renvoyer, elle poussait des cris à faire tomber la maison… Cherchez plus rusée : le père Fontanet fut jusqu’à lui proposer de lui rendre ses cent sous… Ah ! ouiche ! elle tomba sans connaissance… On lui fit passer la grille pour lui procurer les secours d’un verre d’eau fraîche… Une fois dedans, elle s’y trouva bien ; elle n’en sortit plus. Comment elle fit pour ça, écoutez donc, moi, je ne sais pas si vous êtes une innocente… Mais ça ne blessera pas votre candeur de vous dire qu’on jasa dans le quartier, parce que ses jupes devenaient trop courtes par devant… On n’aurait jamais cru ça du père Fontanet… Il commença par renvoyer ses neveux et nièces, qui allèrent grouiller ailleurs… Après ça, il épousa Félicité… c’est peut-être Françoise… pour l’enfant, censé qu’elle portait de lui dans son flanc… Je gaze, rapport à votre âge. M. le maire y passa pour de bon… Quand ça fut fait, les jupes se rallongèrent… L’enfant valait dix sous chez le marchand d’étoupes…
– Comment ! comment ! m’écriai-je.
– Comme j’ai l’honneur, mademoiselle. Toute la maison en faillit crever de rire. Elle le cogna… il n’était pas le plus fort… si bien qu’elle en fait ce qu’elle veut aujourd’hui, et qu’il n’a plus même la permission de recevoir ses neveux et nièces.
– Allons ! dit en ce moment madame Fontanet, qui reparut à la petite porte ; faisons un somme, mon chéri, et soyons bien sage.
La grosse cuisinière se leva comme un ressort.
– Et comment vous en va, ma bonne madame ? s’écria-t-elle ; qué charge que vous avez là !… Je le disais à c’te jeunesse : Cherchez meilleur cœur que madame Fontanet.
– Ah ! c’est vous, la Jeanne-Marie, dit la placeuse d’un ton de mauvaise humeur ; qu’est-ce qu’il faut encore ?
– Une bonne place, ma petite madame Fontanet.
– Vous ne rapporteriez seulement pas un denier à Dieu !… Vous avez du front, tout de même ! Si toutes les pratiques étaient comme vous…
La Jeanne-Marie mit le poing sur la hanche.
– Est-ce qu’on va avoir des mots ? dit-elle en changeant de ton tout à coup.
La placeuse pâlit de colère ; mais elle ne jugea pas convenable d’entamer une bataille avec Jeanne-Marie, car elle ouvrit son registre et lui donna tout de suite une cédule.
– Est-ce bon, ça ? demanda la cuisinière.
– Trop bon pour vous, répondit la placeuse ; et ne revenez pas sans denier à Dieu !
– On verra ça, ma petite madame Fontanet, répliqua la cuisinière en lui riant au nez. Puis, s’adressant à moi :
– Au revoir, mon chou, me dit-elle ; vous êtes en bonnes mains, parole d’honneur !
Elle s’en alla. Madame Fontanet referma son registre avec bruit.
– À force d’avoir bon cœur, on devient dupe ! murmura-t-elle. Où en étions nous, ma belle enfant ?
– Vous me demandiez d’où je sortais.
– Nous allons revenir à cela tout à l’heure… Je songeais à vous tout en soignant mon pauvre mari infirme… Ah ! ma fille ! Il y a des gens qui font leur purgatoire sur la terre… Vous me paraissez bien jeune pour être institutrice.
– J’ai dix-sept ans, madame.
– Tout au plus… Et que savez-vous faire ?
C’était précisément la question de ce bon M. Robillard, ami des catégories. Je crus devoir répondre en détail.
– Madame, dis-je, j’ai reçu ce qui s’appelle par tout pays une belle éducation. Je sais ma langue par principes, l’histoire, la géographie, l’arithmétique et la versification. J’ai une magnifique écriture. Je dessine, je peins un peu l’aquarelle et le pastel ; je puis enseigner les divers genres de broderies à la mode. Je puis également enseigner le piano et le solfège. Je possède l’italien, l’espagnol, l’anglais et l’allemand.
– Et puis ? me dit très-sérieusement la placeuse quand je m’arrêtai. Je dus avoir le sang à la figure. J’avoue que j’avais espéré l’éblouir.
– C’est tout ? fit-elle.
– C’est tout, répondis-je.
– Mon Dieu, ma bonne petite, me dit-elle, nous en savons toutes à peu près autant. C’est l’éducation courante. Moi, je suis un peu rouillée, ne pratiquant plus, mais j’ai connu tout ça sur le bout du doigt.
Elle ouvrit négligemment son registre, couvert de pattes de mouche informes.
– Entrez donc là, me dit-elle en tirant tout à coup le petit verrou qui fermait le grillage ; je vais essayer un peu votre écriture.
Je me hâtai d’obéir, car j’appelais l’examen de tous mes vœux. Elle prit dans son registre une feuille de papier, salie par des caractères inqualifiables, et me la mit sous le nez.
– Je choisis cela au hasard, dit-elle en mettant une feuille de papier à lettre devant moi ; copiez-moi ça.
Je copiai :
« Monsieur Alfred… »
– Faut-il mettre l’orthographe telle qu’elle est ?… demandai-je en m’arrêtant. Madame Fontanet rougit et se pinça les lèvres.
– Mon enfant, prononça-t-elle bonnement, c’est une page que j’ai fait écrire à une jeune fille qui veut entrer dans le commerce… une épreuve pareille à celle que je vous fais subir… Je n’ai été contente ni de son écriture ni de son style.
En vérité, elle n’avait pas besoin de le dire. L’orthographe de cette épreuve était du genre le plus audacieux. Je continuai :
« Monsieur Alfred, je ne peux pas sortir avant huit heures, à cause que le bureau reste ouvert jusque-là. Je vous remercie bien de votre politesse, dont je vous renvoie réciproquement mes compliments les plus empressés avec le rendez-vous que vous me sollicitez pour jeudi, à neuf heures, sous la porte Saint-Denis.
« Je vous salue pour la vie,
« FÉLICITÉ »
Je me souvins de cet autre exemple d’écriture qui avait contribué si puissamment au mariage d’Irène. La grosse Jeanne-Marie avait prononcé ce nom de Félicité en parlant de madame Fontanet ; mais elle n’était pas bien sûre. En somme, je n’avais pas mon libre arbitre. Ma conscience ne cria pas trop haut.
– Assez bien ! me dit la placeuse en lisant ma copie ; ce n’est vraiment pas trop mal, mon enfant… Je n’aime pas beaucoup vos p ; mais enfin, c’est un détail… Je suis contente… de votre écriture… Pour achever la plaisanterie, nous allons plier ça et mettre une adresse comme si c’était une vraie lettre.
« À monsieur, monsieur Alfred Robin, artiste dramatique, boulevard Saint-Martin, 22. »
Je pliai la lettre et je mis l’adresse.
– Très-bien ! s’écria madame Fontanet, qui jeta la lettre à l’autre bout du bureau ; voilà tout ce que j’en veux faire… Pour les langues étrangères, je ne veux pas vous prendre au dépourvu… je vous préviens que je suis connaisseuse… Tenez, voici le prospectus de notre maison. Ce soir, en rentrant chez vous, vous me le traduirez en anglais, en allemand, en italien et en espagnol. Ça ne peut me servir à rien, mais je veux savoir votre force.
Je mis le prospectus dans mon portefeuille.
– Cherchez plus rusée, m’avait dit cette grosse effrontée de Jeanne-Marie.
– Maintenant, reprit madame Fontanet avec un sourire de familière bienveillance, ouvrons la boîte à la malice.
Elle se mit à feuilleter son registre. Puis, tout à coup :
– Ah çà ! s’écria-t-elle, je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam, moi, ma petite… N’allons pas plus loin et faisons ce par quoi nous aurions dû commencer… Montrez-moi vos certificats.
Depuis le commencement de l’entrevue, je devais m’attendre à cette question. Il était impossible qu’elle ne vînt pas. Pourtant, j’en fus troublée au point de ne pouvoir répondre. Les larmes me vinrent aux yeux. Je me trouvais là en face de la barrière qui toujours fermerait ma route. Un seul espoir me restait, c’est que madame Fontanet, à l’exemple de M. Robillard, mon logeur catégorique, pût se contenter d’un peu d’argent pour passer outre. Pas beaucoup d’argent, car mon petit pécule disparaissait avec une effrayante rapidité. Dieu sait pourtant que je ne faisais pas de folies !
Madame Fontanet me regardait fixement. Elle referma son livre.
– Vous n’avez pas de certificats ? me dit-elle d’un ton sévère.
Je baissai les yeux, et mes pleurs roulèrent le long de mes joues. Je l’entendis qui murmurait :
– Elle est jolie comme l’Amour, cette gamine-là ! – Voyons, reprit-elle avec une brusque affectation de bonhomie ; calmons-nous… ça ne sert à rien de pleurer… Nous sommes une échappée de la maison paternelle, je vois bien ça… Et… répondons franchement… la chose aura-t-elle des suites ?
Elle me regardait dans le blanc des yeux. C’était peine perdue. Je ne comprenais pas.
– Si nous voulons faire du mystère, poursuivit-elle d’un air fâché, c’est bien, chacun est libre de garder son secret !
– Mais, ma bonne dame, m’écriai-je, je n’ai pas de secret !
– C’est donc pour des prunes que vous vous êtes échappée de chez vous.
– Je n’étais pas chez mes parents, ma bonne dame.
– Ah !… fit la Fontanet, c’est chez les autres que vous avez appris quatre langues et le piano ?… à la pension, alors ?
– Non… pas à la pension.
– Faudra-t-il vous tirer les paroles du corps ?
– J’étais chez des gens qui ne me devaient rien, m’écriai-je ; ma présence leur faisait du mal, et je me suis enfuie.
J’aurais parlé grec, hébreu ou syriaque, que madame Fontanet aurait, je crois, mieux compris. – Vous leur faisiez du mal ! répéta-t-elle. Vous voulez dire que vous n’étiez pas bien chez eux ?
– Oh ! si, j’étais bien chez eux !
Je prononçais ces mots avec d’autant plus de chaleur que je commençais à voir l’avenir sous des couleurs plus sombres.
– En ce cas, demanda encore la placeuse, c’est qu’on ne voulait plus vous garder ?
– Hélas ! ma bonne dame, tout le monde m’aimait ! Je vous dis que j’ai été obligée de m’enfuir.
Elle s’accouda sur le bureau en face de moi.
– Contez-moi ça, ma petite, me dit-elle d’un ton presque caressant ; voyez-vous, sans ça, nous n’en finirions jamais !
Je me recueillis un instant et je lui dis toute la vérité, aussi brièvement, aussi clairement que possible.
– Bon ! bon ! fit-elle. Ah bien ! par exemple !… en voilà des aventures !… Vous avez été élevée comme ça, par charité ?
– Mon Dieu oui, ma bonne dame, à peu près.
– À peu près… c’est pourtant vrai… car enfin, c’était pour contenter la fantaisie du marmot… Vous l’appelez ?
– Gaston, répondis-je.
– Et c’est des gens très-riches… des nobles de la campagne ?
– Oui, ma bonne dame.
– Qui restent loin d’ici ?
– À cent lieues.
– Et ce Gaston vous aimait tout de bon !
– Il me l’a bien prouvé, dis je avec un soupir.
– Ah ! ah ! fit-elle en me transperçant de son regard ; il vous l’a prouvé ?
Ces femmes ne veulent pas croire à l’innocence, même d’un enfant de seize ans.
– Puisqu’il voulait m’épouser, repartis-je.
– Et c’est un enfant gâté ? Les parents auraient consenti ?…
– Avec peine… à cause de la pauvre Lily… Mais depuis que Gaston existe, on ne lui a rien refusé… Je crois qu’ils auraient fini par consentir.
– Eh bien ! fit madame Fontanet qui croisa ses mains sur son registre, voulez-vous que je vous dise, ma poule ?
– Dites, ma bonne dame.
– Malgré votre solfège, malgré vos quatre langues, malgré votre histoire, votre géographie et votre arithmétique, vous avez fait là une sottise trois fois plus grosse que la maison !
– Fallait-il donc rester, m’écriai-je, quand je voyais tout le monde souffrir autour de moi ?
– Il fallait interrompit madame Fontanet. Elle s’arrêta dans un éclat de rire. Mais je suis simple, moi ! fit-elle. Il n’y a peut-être pas un mot de vrai dans tout cela !
– Ah ! madame !… pouvez-vous penser ?…
– À votre âge ! ma petite, murmura-t-elle, moi, j’inventais déjà assez bien les histoires… et pourtant la vôtre a un cachet de vérité… Ma foi, si elle est vraie, tant pis pour vous !
Je tombais de mon haut. Cette froide dépravation de l’esprit et du cœur me stupéfiait. Je n’étais pas sans avoir vu ou deviné le vice. Mais je n’avais aucune idée du vice marchand, du vice rangé qui met de côté et qui spécule. C’est une catégorie, comme eût dit ce nuageux philosophe, le père Robillard. Pour ceux qui arrivent tout neufs dans la vie, le vice suppose le dévergondage, ou tout au moins la passion. Ce sont là les seules excuses que le vice puisse avoir. Le vice bourgeois, qui est un calcul, une science, une carrière, n’a point d’excuse.
Madame Fontanet me regardait toujours, mais il y avait un sourire autour de ses lèvres.
– Ma petite, me dit-elle, je voulais voir si vous laisseriez percer un regret de ce que vous avez fait… Certes, j’ai eu raison de vous dire tout à l’heure, au point de vue de l’intérêt, qui est le dieu des Parisiens : Tant pis pour vous, si vous avez fait cela ! Tant pis pour vous, en effet, car vous avez manqué une superbe occasion de faire fortune… Tant pis pour vous, car avec de pareilles dispositions, vous vous présentez sans armes dans la lutte… Mais vis-à-vis des gens comme moi, ma petite, et il y en a encore, Dieu merci ! vis-à-vis des gens qui ont gardé, au fond de cette sentine où nous sommes, toute la fleur de leur sensibilité honnête, tant mieux pour vous, tant mieux ! tant mieux !… Mes premiers mots, c’est le langage du monde, aux yeux de qui vous avez fait une sottise… Ma seconde façon de penser, c’est le langage de mon cœur, qui vous estime et qui vous aime.
Elle ouvrit les bras et ajouta d’un ton déclamatoire :
– Venez sur mon sein que je vous y presse !… Vous en êtes digne !
Voyez si j’étais une bonne petite créature en ce temps-là. J’en voulus à mon instinct qui s’obstinait à m’éloigner de cette femme. Je me reprochai le sentiment de malaise qui me prit dans ses bras. Je me trouvai injuste et ingrate.
– Mais, poursuivit la placeuse en souriant doucement, n’y avait-il pas quelque petite raison à l’appui de ce généreux dévoûment ?… Je vous préviens, ma chère enfant, que si je vous ouvre l’accès de ma maison, comme j’en ai l’intention, vous m’entendrez souvent calomnier… On vous dira surtout que je suis une ignorante, une ancienne domestique avec qui le pauvre bon vieux Fontanet s’est mésallié… À vous seulement, qui êtes faite pour me comprendre, je dirai la vérité : j’ai épousé ce bon vieillard par le même esprit de dévoûment qui vous a fait quitter vos bienfaiteurs… Ici, l’abnégation ne consistait pas à fuir, mais à rester… Je vous conterai mon histoire quelque jour… Vous comprendrez alors, ma petite, des choses qui chez moi vous étonnent… Vous retrouverez la distinction et la noblesse de mon origine sous la trivialité de manières et d’expressions que m’impose le malheureux métier que je fais… Il y a en moi deux femmes : la fille unique des comtes de Rosemberg et l’humble épouse du placeur Fontanet.
– Quoi ! m’écriai-je, vous êtes de naissance noble ?
– Je suis née dans un château plus grand que le théâtre de la Porte Saint-Martin, me répondit Félicité qui me couvrit d’un majestueux regard ; mais nous reparlerons de ça… Je voulais vous demander s’il n’y avait pas quelqu’autre raison à votre départ… des raisons honnêtes et dignes de vous, bien entendu !…, Aimiez-vous ce jeune Gaston ?
– Non, répondis-je en baissant les yeux, je ne l’aimais pas autrement que comme un frère.
– En aimiez-vous un autre ?
– Mon parrain et moi nous nous sommes promis mariage.
– Ah ! fit madame Fontanet, il y a un parrain !… Et qu’en faites-vous de votre parrain ?
C’était réveiller toutes mes douleurs. Je racontai bien tristement mes pauvres petites affaires d’amour. La Fontanet avait une énorme peine à s’empêcher de rire.
– À douze ans ! s’écria-t-elle, voyez-vous ça !… Quel bijou que cet enfant !… Et vous êtes restée fidèle depuis ce temps-là ?
– Je resterai toujours fidèle, prononçai-je avec énergie. Elle me prit les deux mains.
– Bien ! fit-elle ; très-bien, ma chère Suzanne !… Pendant que je vous parle, tenez, je cherche à me souvenir… Il me semble que ce Gustave Lodin a dû me passer par les mains.
– Est-il possible ! m’écriai-je avidement.
– Ah ! très-possible, ma mignonne, répondit Félicité Fontanet ; il nous en vient tant de ces pauvres garçons… Du reste, s’il est venu, il doit être couché sur mon registre… nous chercherons… J’ai idée que tout votre bonheur vous viendra de moi.
Je regardais avec de grands yeux ce bienheureux registre. Elle me caressa le menton et reprit :
– Nous chercherons, vous dis-je, nous chercherons… Nous avons le temps… nous sommes gens de revue… Je ne peux pas vous cacher une chose : je suis contente d’avoir deviné le Gustave… S’il n’y avait pas eu de Gustave, votre vertu m’aurait un peu effrayée… J’aime que les choses ne sortent pas des proportions humaines… Gustave, pour moi, vous empêche d’être une sorte de sainte, froide et impassible, pour faire de vous un beau petit ange terrestre que l’on comprend et que l’on aime.
Elle s’arrêta pour me regarder et pour dire en souriant orgueilleusement.
– Vous voyez qu’on s’exprime encore assez bien, quand on veut s’en donner la peine !
Je crois absolument impossible de définir par un mot la place qu’occupait cette femme dans l’échelle des êtres intelligents. Elle était à la fois douée de finesse et perdue de sottise ; elle savait quelque peu, elle ignorait davantage. Elle avait dû se frotter à mieux qu’elle ; elle avait dû aussi descendre plus bas que son niveau actuel. Ses naïvetés venaient toujours de son orgueil.
– Maintenant, poursuivit madame Fontanet, causons affaires ; je crois deviner que vous auriez de la répugnance à vous adresser à vos anciens patrons pour obtenir des certificats.
– Oh ! m’écriai-je, j’aimerais mieux mourir.
Ceci était vrai dans toute la force du terme. Pourquoi ? Je n’en sais absolument rien. J’étais fière, je l’ai dit. Peut-être ne voulais-je point diminuer l’héroïsme de ma fuite.
– Je conçois ça, murmura madame Fontanet, qui semblait réfléchir ; je conçois bien ça… Je me connais, j’en ferais bien tout autant… Mais c’est que ça ne nous fournit ni répondants ni papiers. Elle secoua la tête, puis elle finit par mettre son front entre ses mains. Ainsi font tous les grands cerveaux qui méditent. Je priais Dieu ardemment de lui inspirer une bonne idée. Ma providence se redressa tout à coup et donna un coup de poing sur son pupitre.
– J’ai trouvé ! s’écria-t-elle ; ça n’a pas été sans peine !
– Qu’avez-vous trouvé, chère madame ? demandai-je.
– Qu’est-ce qu’il nous manque ? – ce n’est ni le talent, ni l’honnêteté, Dieu merci !… Ces choses-là ne peuvent pas se remplacer… Qu’est-ce qui nous manque ? c’est l’étiquette du pot… hein ? C’est la marque de fabrique… Moi, je n’achèterais pas un flacon de vinaigre Bully qui ne porterait pas la signature de Jean-Vincent… je ne m’en cache pas… Qu’est-ce qui nous manque ? le cachet… les certificats, les répondants, les renseignements, tout le bataclan qui permet de vendre de confiance la mauvaise eau de Cologne… Nous allons avoir tout cela !
– Comment, ma bonne dame ?
Elle fut un instant avant de me répondre.
– Suzanne, me dit-elle ensuite avec solennité, ne soyez point ingrate, car vous arracheriez de mon cœur sa dernière illusion ! Vous ne savez pas comme je m’attache facilement !… Je vais faire pour vous ce que je ne ferais pour personne : je vais engager ma responsabilité, je vais me découvrir, moi qui occupe une position publique et de confiance… Je vais risquer mon repos pour vous sauver…
J’avais peine à en croire mes oreilles.
– Vous sauver ! répéta-t-elle en mettant de l’énergie dans son débit, vous sauver ! le mot n’est pas trop fort, car vous êtes perdue. Sans papiers, toutes les portes vous seront fermées… excepté une seule…
– Laquelle ? demandai-je.
– La porte de la prison, répliqua Félicité d’un air sombre.
Il me sembla que tout mon être se contractait et se rapetissait à cette affreuse menace.
– Je dis la vérité, continua la placeuse, informez-vous si vous voulez… Personne n’est à l’abri de se faire des ennemis… Dans la situation où vous êtes, le moindre ennemi peut attirer sur vous l’attention de l’autorité… Ce n’est pas seulement pour entrer dans les maisons que les étiquettes et les cachets sont bons… Il en faut pour avoir même le droit de vivre et de respirer l’air dans les rues… Ceux ou celles qui n’en ont point sont dangereux pour ceux qui en ont… Malheur à eux !
Je me taisais, terrifiée, je sentais que ce qu’elle disait là devait être exact.
– J’avais d’abord pensé, poursuivit-elle en glissant vers moi un regard oblique, à un expédient… Vous êtes jolie, Suzanne… très-jolie… À Paris, la beauté trouve toujours à se caser… Mais ne rougissez pas ! Je vous ai mieux jugée… vous êtes pure et candide comme la corolle d’un jeune lis…
Elle se sourit à elle-même pour cette aimable comparaison.
– Ne parlons plus de cela, continua-t-elle. Puis, s’interrompant tout à coup : – À moins que, fit-elle en baissant son regard sournois, à moins que… dame ! ma petite, écoutez donc…
– Non, dis-je avec fermeté, ne parlons plus de cela.
Elle m’embrassa comme si je lui eusse ôté un poids de dessus le cœur. Ah ! il faut bien l’avouer, elle avait de bons côtés comme comédienne de bas ordre, cette Félicité Fontanet.
– À la bonne heure ! s’écria-t-elle, c’était encore une épreuve… On a le droit de multiplier les épreuves, ma chère enfant, quand on va rendre à quelqu’un l’immense service. Parlons peu et parlons bien… je vous donnerai moi-même vos certificats ; je serai moi-même votre répondant : c’est ici que vous enverrez pour tous les renseignements. Et jugez ! avec la confiance dont jouit notre maison, non-seulement dans le quartier, mais encore par tout Paris et même dans les diverses localités de la banlieue, vous êtes bien sûre de trouver bague à votre doigt !
Je joignis les mains dans l’extase de ma reconnaissance.
– La pauvre enfant ne trouve pas de paroles pour remercier, dit la placeuse ; je conçois ça… c’est naturel !… je serais de même ; car enfin, sans me vanter, je suis votre bon ange, ma petite, c’est moi qui vous prends par la main et qui vous guide au bord de l’abîme. Eh bien ! ça me fait plaisir… je me souviendrai de cette bonne action quand je serai vieille.
– Moi, madame, m’écriai-je, quand même je devrais vivre cent ans…
– Bien, bien, m’interrompit-elle, arrivons à la manière de s’en servir… Vous sentez bien, mon chou, que ça ne peut pas se faire tout seul…
– Je suis prête à tout…
– Oh ! ce n’est pas la mer à boire, allez !… C’est seulement pour la forme… chacun a sa conscience… Je ne peux pas répondre de vous comme ça corps pour corps le jour même où j’ai eu l’avantage de faire votre connaissance.
– J’attendrai le temps que vous voudrez, madame.
– Oui… et vous viendrez me voir tous les jours.
– Oh ! certes, tous les jours !
– Attendez donc ! fit-elle tout à coup en se frappant le front pour la seconde fois et comme si une idée soudaine eût jailli de nouveau de cette cervelle inventive ; il y a mieux que cela !
– Dites, chère madame.
– Venez demeurer chez nous.
– Je n’aurais pas osé espérer… balbutiai-je.
– Moi, me répondit madame Fontanet, je ne sais pas ce que c’est que de faire les choses à demi… Je suis tout l’un ou tout l’autre… Aussi, tout le monde ne m’aime pas, non !… C’est entendu, n’est-ce pas ?… vous venez loger chez nous. Et vous avez raison, ma petite… je ne le ferais pas pour la première venue… Quoi donc, vous aurez ici le vivre et le couvert… vous ne me serez pas d’un grand secours, mais enfin vous m’aiderez un petit peu…
– S’il suffit d’avoir du zèle…
– C’est clair… vous ferez de votre mieux… Au bout de quinze jours… trois semaines… un mois… Enfin, nous verrons… je vous donnerai vos certificats en pleine connaissance de cause… et d’ici là, nous aurons le temps de choisir la maison où vous vous présenterez.
Tout cela était si parfaitement raisonnable que je dus encore remercier. Le verre du bonhomme Fontanet tinta dans la chambre voisine. Félicité m’embrassa et me congédia en me disant d’apporter mes nippes le lendemain de bonne heure.
– N’oubliez pas mes prospectus ! me cria-t-elle comme je passais le seuil ; je tiens à juger par moi-même si vous avez une bonne méthode.
Je sortis de l’ancien bureau de placement un peu étourdie. Je m’étais vue si près du précipice et le bonheur qui m’arrivait était si grand ! Je rendis grâce à Dieu, qui avait mis dans le cœur de cette brave femme tant de sympathie pour moi. C’était vraiment un miracle à mon sens. Voilà ! ce sont ces natures sensibles qui sont calomniées. Si j’avais rencontré en ce moment la grande Jeanne-Marie, je lui aurais dit son fait. En attendant je remarquai soigneusement la porte extérieure pour la retrouver le lendemain.
J’étais placée !
Mais ce n’était pas cela surtout qui me faisait battre si joyeusement le cœur, tandis que je descendais la rue de Cléry pour regagner mon quartier Montmartre. C’était encore une idée d’enfant. J’en ai eu fort tard, malgré toutes les occasions qui me sont venues d’acquérir une expérience précoce. Le registre ! voilà ce qui m’occupait. Gustave était dans le registre. Madame Fontanet se souvenait vaguement, disait-elle, d’y avoir inscrit son nom. Pourquoi aurait-elle voulu me tromper sur ce point ? Et d’ailleurs, quoi de plus vraisemblable ? Gustave, que je me représentais parfois comme un dandy, dans mes rêves extravagants, devait être en réalité domestique quelque part. Cela ne m’empêchait pas de l’aimer. Nous ne devions faire fortune qu’ensemble.
Madame Fontanet m’avait en quelque sorte promis de me donner ses livres à feuilleter pour y chercher Gustave. En tous cas, je trouverais bien un joint pour les feuilleter moi-même. En regard des noms, sur le livre de madame Fontanet, il y avait toujours l’adresse. Supposez qu’il en eût changé depuis peu de temps. On va d’adresse en adresse, on s’informe, on trouve. C’est la première piste qui est difficile à découvrir.
Je sautais sur le trottoir en songeant à tout cela. Heureusement que mon pot au lait n’était pas sur ma tête.
En arrivant à mon garni, je me hâtai de remettre mes nippes dans mes paniers. Il me tardait d’être déjà au lendemain matin pour voir quelle jolie petite chambre allait me donner ma protectrice. Avant l’heure du dîner, j’eus le temps de traduire le prospectus de l’ancien bureau en anglais et en italien. Je ne puis dire avec quel plaisir je faisais cette besogne. Mon estomac de seize ans m’avertit qu’il fallait s’occuper sérieusement de lui. Au moment où je sortais pour dîner, je rencontrai sur le pas de la porte ce bon M. Robillard les mains derrière le dos et le nez en arrêt.
– Monsieur, lui dis-je, vous m’avez fait payer un mois d’avance.
– C’est vrai, me répondit-il ; c’est une catégorie.
– Je quitte demain votre maison.
– Connu ! répliqua-t-il sans hésiter. Pierre qui roule n’amasse pas mousse !
– Voulez-vous me rendre mon argent ? demandai-je.
Il me regarda d’un air consterné. Son nez s’affaissa. Il le prit à poignée.
– Vous rendre… votre argent !… répéta-t-il en deux fois, – c’est une catégorie.
– Vous ne pouvez pas, cependant…
– Connu !… Va-t’en voir s’ils viennent. Il est monté ce matin un Anglais… cigare de cinq sous, favoris rouges… qui voulait louer la chambre pour un trimestre… C’est soixante francs que vous me faites perdre… plus le service !
– L’honnêteté… commençai-je, en élevant la voix.
– C’est une catégorie ! m’interrompit-il avec sévérité ; – avez-vous un passeport ? Non… Avez-vous seulement des papiers comme tout le monde ? Non… Dis-moi qui tu hantes… Connu !… Je sais ce que je dis, n’est-ce pas ?… Voulez-vous ne point vous crotter ? n’allez pas où il y a de la boue… Si la police était bien faite… Mais il n’y a pas loin d’ici au marché Saint-Joseph où est la lanterne du commissaire… Croyez-vous qu’on avait besoin de vous à Paris ?… Il y en a assez d’autres… À ceux qui éternuent ça ne coûte rien de dire : Dieu vous bénisse !… Connu ! connu !…
Et il rougissait, et son nez remuait comme si le vent l’eût fait plier, et ses deux mains s’agitaient derrière son dos.
Bien plus à ces symptômes qu’aux paroles incohérentes qu’il prononçait, je devinai que le petit homme était dans une violente colère. Je me souviens avec épouvante de ce que m’avait dit ma protectrice Félicité : le moindre ennemi peut nous faire mettre en prison. Et M. Robillard parlait justement du commissaire !
– Après tout, dis-je timidement, si c’est la coutume…
– Regardez devant vous, la belle, s’écria-t-il en perdant patience, si vous ne voulez pas vous cogner. La lune est plus large qu’un fromage… La coutume ! c’est une catégorie… Je me moque de la coutume ! C’est tout pavé d’ici à Versailles, et il y a loin. Connu, connu, la coutume ! La coutume est pour les fainéants !
Il me mit la main au collet.
– Écoutez-moi bien, me dit-il, tandis que son nez battait à droite et à gauche comme un fou, est-ce moi qui ai été vous chercher ? Est-ce que je vous connais ? Contentez-vous de la catégorie ! Un chat mort ne craint plus les puces… Ah ! ah ! si vous aviez un passeport ! je vous dirais : c’est une catégorie… Et file ton câble ou je vous fais mettre à Saint-Lazare, nom d’une pipe.
Il était violet, il écumait. Je pris la fuite. Tout en courant, je l’entendais qui disait :
– Connu !… rendre l’argent !… ceux qui oublient leur parapluie un jour d’orage !… Ah ! la buée ! Tu n’as pas honte !… Sachez au moins la catégorie !
Il m’avait presque ôté mon appétit. J’eus la chair de poule en passant devant la lanterne du commissaire de police. J’étais dégoûtée du nougat ottoman. La galette du Gymnase fit mon dîner. Je n’aurais pu engraisser à ce régime-là. Le soir, je pus rentrer sans être aperçue par ce farouche petit Robillard. C’était, on en conviendra, une catégorie. Je me mis à traduire mon prospectus en allemand et en espagnol. J’allais oublier de dire que, sur le boulevard, j’avais rencontré ma petite bohémienne de la place de la Bourse. Elle jouait de la harpe devant le Théâtre-Nautique, qui était alors boulevard Bonne-Nouvelle. Il y avait autour d’elle un cercle clairsemé d’auditeurs. Dès qu’elle prenait sa sébile pour quêter, il n’y avait plus personne. C’était pour moi, dans ce Paris où je ne connaissais pas âme qui vive, une sorte d’amie, que cette petite fille. Je l’avais vue déjà une fois. Je lui donnai une pièce de cinq sous. Elle me fit une belle révérence en me disant :
– Cela vous portera bonheur !
Ma foi, je le crus ; j’étais en bonne veine. Après avoir achevé ma traduction, je dormis comme un loir jusqu’au lendemain matin. Je dus rêver un peu de Gustave. Huit heures sonnant, je descendais l’escalier du garni. Je m’attendais presque à trouver ma protectrice un peu refroidie dans ses généreux projets à mon égard. Tel est, en effet, trop souvent le résultat de la nuit « qui porte conseil » sur les bons premiers mouvements. Il n’en fut rien. Cette Félicité Fontanet n’agissait point à la légère.
Je la trouvai occupée à répondre à cinq ou six bonnes d’enfants, femmes de chambre, et cuisinières qui s’étaient échappées à cette heure matinale de chez leurs maîtres pour venir flairer le vent.
Vers huit heures et demie, la cohue bavarde se dispersa. Je restai seule avec ma protectrice, qui me dit en poussant un gros soupir :
– C’est bien triste, c’est bien écœurant, ma petite, d’avoir toujours affaire à de pareilles gens… Voici nos petits bagages ? Nous avons réussi à nous dépêtrer du garni ?
Je lui racontai mon aventure avec M. Robillard. Elle ferma les poings et devint toute rouge.
– Trente francs ! s’écria-t-elle, voler trente francs d’un coup à une pauvre enfant… Mais ces logeurs sont tous les mêmes… Défiez-vous des logeurs !
Il était bien temps ! Elle m’ouvrit de nouveau la grille du sanctuaire.
– Nous avons deux bonnes heures devant nous pour causer, me dit-elle ; c’est partout le moment du ménage où on déjeune. Les larbs ne sortent pas… les dâbs ne sont pas encore levés… Mijotons nos petites affaires…
Mais elle eut auparavant la bonté de m’expliquer elle-même que larb ou larbin signifie valet… Dâb veut dire maître dans les bureaux de placement, au marché du Temple et dans les guinguettes voisines des fortifications.
Quand je fus assise auprès d’elle, madame Fontanet me caressa la joue et reprit :
– J’ai joliment réfléchi c’te nuit à toutes vos histoires, ma petite… ça m’a empêché de dormir… j’en ai encore mal à la tête… Ah ! vous pouvez dire que vous êtes née coiffée, d’être tombée justement sur moi ! Vous n’auriez pas trouvé un seul bureau dans tout Paris pour vous traiter comme je le fais… Mais voilà comme je suis… À force de penser, j’ai vu que tout ça pouvait s’arranger… Vous ne me servirez pas à grand’chose, mais enfin, c’est une bonne action, pas vrai ? ça ne se calcule pas… Avez-vous chosé mes prospectus ?
Je déroulai quatre pages couvertes de cette admirable écriture qui avait fait tant d’honneur à la belle Irène dans les salons du Meilhan. J’avais copié mes quatre traductions à main posée. Madame Fontanet regarda cela.
– C’est stylé, murmura-t-elle, ça gagnerait cinq cents francs par mois à démolir le Favarger du passage Vivienne… Mais il faut des avances pour les enseignes en lettres bêtes et les affiches à peindre sur les guérites du boulevard… Enfin, nous y songerons.
– Comment trouvez-vous les versions, demandai-je ?
– Les versions ? répéta-t-elle, moins forte sur cet argot que sur l’autre ; ça n’est pas que je les déteste, moi, les versions, mais vous savez… ça dépend des goûts… les versions, dame, au fond…
Elle termina sa phrase par un froncement de lèvres où il y avait un monde d’appréciations sur les versions.
– Quant à la chose, reprit-elle, je ne veux pas vous avoir fait travailler pour rien…
– Oh ! madame, l’interrompis-je croyant qu’elle allait me parler de salaire.
Mais que j’étais jeune !
– J’entends, poursuivit-elle, que je veux faire servir ces brimborions… Pour ne pas rester les bras croisés, vous m’en ferez des copies et je les enverrai dans les hôtels par des domestiques sans place… Voyez-vous, ici, la besogne ne sera pas lourde… Le matin balayer un peu le bureau et la cour au-devant de la porte, faire mon lit et le vôtre… soigner la petite potbouille quand ça se trouvera… et répondre un peu aux pratiques, si par cas je m’absente.
Je ne répondis point. La Fontanet me pinça le menton.
– Est-ce que ça ne vous va pas de balayer ? demanda-t-elle ; – je balaierai si vous êtes trop grande demoiselle pour me donner un coup de main.
– Du tout, madame, prononçai-je avec quelque froideur ; – ce que vous m’ordonnerez, je le ferai.
– Allons, grommela-t-elle ; n’y en a pas une pour avoir de ça (elle planta sa main sur sa gauche mamelle). Ne voyez-vous pas, Suzanne, que je vous traite comme si vous étiez ma sœur ou ma fille ?… Pour vous punir, je devrais vous laisser à ne rien faire !
Je protestai de mon dévoûment. Elle continua en baissant la voix :
– Qui sait ce qui peut arriver, ma petite ?… Vous m’allez… Ma situation peut changer… elle doit changer… Mon pauvre Fontanet n’en a pas pour longtemps… Le médecin est venu hier soir et ne m’a pas caché que le bonhomme est bien bas… bien bas… Je suis sûre qu’il a de l’argent caché… et, d’ailleurs, voilà un livre qui en vaut, de l’argent !
Elle frappa sur un petit registre relié en toile grise qui était sous la main-courante.
– Et de l’or aussi ! ajouta-t-elle emphatiquement. J’ai la manière de m’en servir… Écoutez, Suzanne, on peut faire son affaire ici, ma petite… encore mieux qu’en apprenant à lire à des mioches… Si je suis contente de vous… je ne vous dis que ça ! Elle me fit un signe de caressante menace. Est-ce que ce serait un sort bien rigoureux, ajouta-t-elle en se jouant, que de rester toujours avec maman Fontanet, retirée des affaires et roulant carrosse ?
– Madame, répliquai je, vous ne doutez pas de ma reconnaissance et de mon affection.
Mais tout cela était froid. Je ne savais pas feindre encore. Ce n’était point pour rester toujours avec maman Fontanet, retirée des affaires ou non, roulant ou non carrosse, que j’avais consenti à faire mon temps d’esclavage.
– Nous nous entendrons, ma petite, reprit-elle, ce n’est pas l’embarras… on ne peut pas me voir longtemps sans m’aimer… Continuons : la triture ici n’est rien. Voilà le registre des inscriptions ; vous avez le droit de le feuilleter pour vous et pour les autres… Si vous en trouvez un pareil dans n’importe quel bureau, je vous paie des prunes à discrétion… Les deux autres registres ne vous regardent pas… c’est le Confidentiel et la caisse… Cet autre petit livre contient les demandes du jour… S’il vient des clients en mon absence, vous le consultez, et vous délivrez les lettres moyennant qu’on dépose… Si on refuse de déposer, sous prétexte que c’est déjà fait, vous dites : Connais pas ! repassez. Madame n’a pas laissé d’ordres… Si c’est un maître, vous faites entrer dans le bureau et vous parez la marchandise… C’est simple comme bonjour. Maintenant, il faut que je vous parle un peu de mon vieux Fontanet… Lourde charge !… Mais le devoir, je ne connais que ça !… Mon vieux Fontanet…
Ici le verre tinta, Félicité se leva et dit :
– Le voilà justement qui appelle ; voyez ! il y en aurait plus d’une qui dirait : La scie !… Mais le devoir… Je reviens tout de suite.
Elle entra dans l’arrière-boutique. Je restai seule. Mon regard était attiré invinciblement vers ce petit registre, relié en toile grise, qui valait tant d’argent, et dont on m’interdisait la lecture. Vous savez ce qu’est le fruit défendu pour nous autres femmes. Ce petit livre recouvert de toile grise exerçait sur moi une véritable fascination. Il avait un fermoir. Sa tranche usée était couleur de poussière. Sur le plat, un mot à demi effacé se lisait : Confidentiel. Quand Félicité rentra, elle prit le petit livre et l’enferma à clef dans son pupitre.
– Nous allons aller voir un peu mon pauvre Fontanet, me dit-elle ; il est bien bas… bien bas !… Je ne crois pas qu’il dure longtemps désormais… Mais il est toujours le maître de la maison, et il faut bien que vous lui soyez présentée… Je vais sortir aujourd’hui pour l’acte de cession… car il ne peut pas me laisser dans l’embarras cet ange d’homme !… Le bureau va être mis à mon nom… rapport à la racaille de neveux et nièces… Faites bien attention à ceci, Suzanne : ne parlez pas avec lui, ça le fatigue… S’il cause malgré vous, souvenez-vous qu’il est autant dire en enfance… Il bat la berloque, quoi !… C’est dur à dire, mais voilà !… Tout ce qu’il vous chantera et rien, c’est la même chose !
Elle me prit par la main. Cette petite porte vitrée de l’arrière-boutique que j’avais regardée tant de fois avec curiosité s’ouvrit enfin pour moi, et je me trouvai dans la chambre où se mourait Jean-François Fontanet, fondateur de l’ancien bureau de placement.
C’était une pièce assez grande, éclairée par une seule fenêtre dont les carreaux poudreux ne laissaient passer qu’un demi-jour verdâtre. Des barreaux de fer, placés extérieurement, augmentaient encore l’obscurité. Il y avait une veilleuse allumée sur un bahut en chêne noir sculpté qui aurait eu quelque valeur pour un amateur romantique. Un ciel, formé par une barre de fer courbée en cerceau, soutenait les rideaux du lit en serge verte, usés et rougis par le temps. La poussière accumulée en marquait énergiquement les plis. Deux grandes armoires du temps de Louis XVI, avec de belles serrures d’acier mangées par la rouille, se dressaient l’une au pied, l’autre au chevet du lit. La commode était en bois de rose, chargé de cuivres Pompadour, où le vert-de-gris s’accumulait en paix. Les chaises étaient de l’Empire : style tombal, avec des urnes au dossier et des femmes allongeant le bras pour y placer des couronnes. Ce vieux Fontanet avait dû faire le bric-à-brac ou l’usure, peut-être l’un et l’autre, avant de fonder l’ancien bureau de placement.
Il était là, sur son lit à bateau en merisier, orné d’un couvre-pied arlequin. Auprès de lui, sur une table de nuit toute neuve, on voyait des fioles de pharmacien et un verre vide. L’odeur qui vous saisissait à la gorge quand on entrait dans cette pièce était atroce et fort mal aisée à définir. Le parfum mortuaire y était, l’arôme offensant des drogues aussi, aussi l’odieux renfermé ; mais il se mêlait à tout cela une saveur de ripaille, et cela faisait mal. On sentait le café, le vin chaud et le punch. Cela venait d’une série d’attentions, imaginée par ce modèle des épouses, Félicité Fontanet. Elle voulait que la mort de son vieux chéri fût douce comme miel. Grâce à elle, la fin de sa carrière ressemblait à un dessert.
Le médecin défendait tous les spiritueux, mais le vieux chéri les aimait. Félicité ne savait rien lui refuser.
– Pauvre homme ! disait-elle d’un ton attendri ; pour ce qu’il en prendra désormais…
Elle lui faisait du punch, elle lui faisait du bichoff, elle lui faisait tout ce qu’il voulait. En revanche, les ordonnances du médecin étaient un peu négligées. Je pense que cette bonne Félicité s’y prenait mal. Son projet était de hâter décemment la dernière heure du vieux chéri. Pour cela, il n’était pas besoin de le bourrer d’alcool. Les drogues eussent mené les affaires bien plus rondement.
– Voici la Minette, mon gros, dit-elle en entrant. Je n’ai pas regardé au prix… j’ai choisi quelqu’un de comme il faut, pour toi avoir une petite société… Voilà comme on le gâte !
Le vieux placeur tourna ses yeux éteints de mon côté. Il fit un signe de tête à sa femme et montra son verre vide. Félicité se hâta de l’emplir à un petit pot qui chauffait devant la cheminée.
– Tu comprends bien, mon gros chéri, lui dit-elle ; les affaires sont en souffrance tout plein… Je ne te quitte ni jour ni nuit, ça ne peut pas durer… cette enfant-là me remplacera quand je vas être obligée de sortir.
Le vieux placeur essaya de prendre le verre, mais sa main tremblait trop, Félicité, la digne âme, lui entonna deux ou trois gorgées qui firent râler sa gorge. Un peu de sang revint cependant aux angles aigus de ses pommettes.
– Oh !… fit-il, ça réchauffe !… Quelle heure est-il ?… Les neveux sont-ils venus ce matin ?
Il parlait tout bas et très-difficilement. C’est à peine si je pouvais saisir le sens de ses questions.
– À peu près aujourd’hui comme hier, répondit Félicité.
– Et les nièces ? demanda encore le vieillard.
Félicité haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur.
– Les nièces ressemblent aux neveux, répliqua-t-elle brusquement. Mettez-les tous ensemble dans le même panier : ça fera une jolie provision !… Les neveux et les nièces n’approchent plus de la maison depuis qu’ils font leurs affaires.
– Font-ils vraiment leurs affaires ? murmura le bonhomme, dont les paupières fatiguées se baissèrent.
Le dessus de la paupière était tout noir à l’endroit de la prunelle. Il avait cessé de râler tout de suite après sa gorgée de punch. Le râle le reprit. Il perdit la parole. Félicité lui rendit le verre.
– Ça réchauffe, fit-il après avoir bu, exactement comme la première fois. – Font-ils réellement leurs affaires ? François n’était pas fort… Juliette était bien faible… Félicité, ce sont les enfants de ma sœur…
Il prononça ces derniers mots d’un accent timide.
– Est-ce que je peux les aller chercher ? s’écria la placeuse aigrement ; est-ce qu’il me faudra courir après eux et les prendre au collet pour qu’ils fassent une visite au frère de leur mère ?
– Ne te fâche pas, Félicité ! murmura le brave homme, qui ferma les yeux de nouveau, montrant cette large tache noire qui était sa prunelle, vue au travers de sa paupière bise et diaphane.
– Je ne me fâche pas, mon gros chéri, dit madame Fontanet, qui s’essuya la bouche à la dérobée, après l’avoir baisé sur les lèvres : je ne me fâche pas contre toi, du moins… Tu es la bête du bon Dieu, toi… Ces gens-là, qui t’ont si longtemps mangé la laine tout près de la peau, te tournent le dos maintenant… Eh bien ! je ne peux pas les aimer, voilà !
Le gros chéri souleva un peu la couverture qui lui écrasait la poitrine. Son corps n’avait pas deux fois l’épaisseur de la main.
Je ne pense pas que cette scène, rapportée, produise sur le lecteur le même effet qu’à moi. J’essaie d’atténuer l’horreur glaciale de mes impressions. J’avais la chair de poule, et mes cheveux se hérissèrent sur ma tête. Le calme de cette comédienne, de bas-ordre m’épouvantait. Elle se pencha au-dessus du lit.
– Je vas aller chercher maître Testulier pour la petite cession, dit-elle tout bas.
Le vieillard s’agita. Une expression de terreur se répandit sur la lividité de son visage.
– C’est une formalité, tu sais bien, mon gros, reprit la placeuse ; les gens que je veux faire payer me disent : Vous n’êtes pas la maîtresse… et l’argent va bientôt manquer à la maison.
Elle fut beaucoup plus longtemps cette fois avant de lui donner à boire. Elle ne voulait pas qu’il répondît tant qu’elle ne l’avait pas persuadé ou dompté. Elle prononça dans son oreille un assez long discours que je n’entendis point. Le bonhomme ne bougeait plus. Elle courut au foyer et remplit le verre. Il fallut le faire boire avec une cuiller. Mais l’alcool produisit son effet ordinaire. Le bonhomme rouvrit les yeux et regarda tout autour de lui.
– Oui, Félicité, dit-il avec effort, oui… va chercher Testulier.
Puis se reprenant :
– Est-ce que tu crois que je vais mourir ? demanda-t-il.
Elle eut un éclat de rire forcé ; le vieillard se rassura.
– Va, lui dit-il, et reviens vite !
Elle passa prestement son mantelet de velours, que garnissait une fourrure étroite et un peu chauve.
– Bonsoir, mon gros, lui dit-elle en revenant l’embrasser ; est-il heureux d’être gâté comme ça ! C’est du rhum à cinq francs que je lui donne pour faire son punch, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, et il ne boit jamais que du vieux Latour à six francs la bouteille… Oh ! le gros choyé !
Le bonhomme eut un sourire pénible. On eût presque dit qu’il prenait ces paroles pour une raillerie. Moi, je me raidissais pour ne le point croire. Ceci dépassait pour moi les bornes du possible. Avant de partir, Félicité dit tout bas :
– Quand on bavarde devant cette enfant, elle me rapporte tout.
C’était pourtant facile à comprendre, n’est-ce pas ? Manifestement, elle voulait empêcher le moribond de se plaindre devant moi. Eh bien ! je doutais encore. Cette férocité du chacal était pour moi inadmissible. Félicité mit le verre de punch tout plein sur la table de nuit et m’emmena hors de la chambre.
– Elle viendra quand tu appelleras, gros chéri, sais-tu ?… dit-elle au moribond.
Je fus installée au bureau, du bon côté de la grille, sur le propre trône de madame Fontanet. Le précieux petit livre gris était enfermé dans le pupitre. Mais le grand registre me restait, et je commençai incontinent mes recherches pour y trouver le nom de Gustave. J’ai dit que dans ce bureau il faisait noir comme dans un four. À peine feuilletais-je les premières pages du grand registre, que la porte, jetée en dedans avec fracas, livra passage à une grande belle femme portant le costume cauchois.
– Trois louis pour vous, la Fontanet ! s’écria-t-elle ; voici madame qui vient… elle est dans l’allée… Je l’ai faite d’un peu trop près… elle veut déposer une plainte. Il s’agit de lui faire accroire que vous m’avez embarquée ce matin pour l’Amérique avec n’importe quelle famille de ces pays-là.
– Madame Fontanet est absente pour le moment, dis-je.
La grande Cauchoise ne fit qu’un bond jusqu’à la porte de la grille qu’elle ouvrit d’un second coup de pied.
– Ah ! elle n’est pas là, la chienne ! s’écria-t-elle exaspérée ; et alors, moi, une honnête fille, je va-t-être perdue parce qu’elle est allée courir !… Écoute, toi, gamine, tu n’as pas l’air de peser lourd… si tu ne fais pas ce que je te dis, je t’étrangle !
On frappa. La Cauchoise me saisit à la gorge.
– Ne réponds pas encore, ordonna-t-elle. En même temps, elle ouvrait le registre à la page du jour.
– Écris là : Catherine Paillot… placée chez mylord… tu dois savoir des noms d’Amérique… partie pour… tu dois savoir des villes d’Amérique… reçu le denier à Dieu : vingt francs.
Il n’y avait qu’à sentir l’haleine vineuse de cette honnête fille et jeter un coup d’œil sur sa physionomie bouleversée pour voir qu’elle exécuterait sa menace. Néanmoins, je tins bon.
– Alors, dit-elle en me lâchant tout à coup et en tirant de sa poche un couteau dont elle appuya la pointe contre son propre sein, tu es cause que je me péris là sous tes yeux !
On frappa de nouveau. J’écrivis sans réfléchir et avec la rapidité de l’éclair :
« Catherine Paillot, placée chez J.-N. Webster ; partie pour New-York… Reçu le denier à Dieu : 10 fr. »
– Entrez ! dis-je en même temps.
Catherine se blottit derrière la boiserie qui soutenait le grillage.
– Je ne suis pas contente de vous, madame Fontanet, dit la nouvelle venue ; vous m’avez envoyé une fille…
– Madame, l’interrompis-je, madame Fontanet n’est pas ici.
– Ah !… Il fait si obscur, répliqua la dame, qui était une bonne bourgeoise de fort honnête apparence. Je venais dire à madame Fontanet de m’envoyer une cuisinière pour remplacer une nommée Catherine Paillot qui m’a indignement trompée…
– Si c’est possible ! grommela la Cauchoise entre ses jambes.
Elle s’était glissée sous la table, dans la crainte que je ne fisse entrer sa maîtresse, comme c’était la coutume.
– En sortant d’ici, reprit la dame, je vais aller déposer ma plainte contre Catherine Paillot.
– Faut-il que ces maîtres soient méchants ! murmura celle-ci.
Je lui allongeai un coup de pied qui porta où il voulut. Catherine garda le silence.
– Madame, dis-je d’une voix un peu tremblante, cette Catherine Paillot vous a prévenue.
– Comment, elle a déposé une plainte !
– Non, madame, mais elle est partie ce matin pour New-York.
– Comment savez-vous cela ? demanda la dame avec quelque défiance.
– Nous ignorions ce que vous me faites l’honneur de me dire. Elle s’est beaucoup plainte de vous… Nous l’avons placée chez un Américain qui avait arrêté le coupé de la diligence de Boulogne.
J’ouvris la petite fenêtre du grillage et je passai le registre retourné. La dame lut. – Cette effrontée Cauchoise avait le cœur de rire sous ma table. Dieu sait si le second coup de pied que je lui appliquai fut bon !
– C’est tout frais, dit la dame ; si j’étais arrivée une demi-heure plus tôt…
– Vous la preniez ici ! l’interrompis-je.
– Au fait, répliqua-t-elle, autant vaut qu’elle aille se faire pendre ailleurs !
Elle se dirigea vers la porte en ajoutant :
– Veuillez prier madame Fontanet, mademoiselle, de me dédommager en m’envoyant quelqu’un d’honnête.
– Ah ! coquine de riche ! s’écria la Cauchoise dès que son ancienne maîtresse fut partie ; – quelqu’un d’honnête !… On te donnera quelqu’un de plus honnête que moi, n’est-ce pas ? Dites donc, vous, l’enfant, s’interrompit-elle, – vous m’avez tutoyée trop fort, là, sous la table… Voyons voir les bonnes places qu’il y a sur votre bouquin.
– Croyez-vous que je vais vous adresser à nos pratiques ? demandai-je.
– Tiens ! c’te bêtise ! si je le crois !
– Après ce que vous m’avez avoué !…
– J’ai rien avoué. Si vous ne me placez pas, rendez-moi mes dix francs.
– Quels dix francs ? m’écriai-je.
– Ceux-là ! fit la Cauchoise en mettant son gros doigt sur ce que je venais d’écrire… Reçu dix francs, ça y est.
Je la regardai stupéfaite. Elle était d’une gaîté folle.
Je me remis à feuilleter mon registre. Le nom de Gustave ne s’y trouvait pas.
En revanche, la colonne d’observations, placée à la suite du nom de chacune des personnes, maîtres ou domestiques, en rapport avec le bureau, m’offrait tout l’attrait du mystère. Quelques-unes de ces observations étaient exprimées seulement par des initiales, suivant le système hardiment abréviatif de T. L. B. S. V. P. : – Tournez le bouton, s’il vous plaît. Ce genre d’écriture, pouvant signifier toutes sortes de choses, est indéchiffrable pour tout autre que pour l’écrivain, aidé d’une mémoire très-présente, mais il y avait une clé. Après chacune de ces ténébreuses énigmes, on trouvait l’indication suivante : Voir au confid., puis le numéro d’une page. Or, j’avais vu sur le plat du fameux petit registre relié eu toile grise : confidentiel. J’étais fixée. Cette indication : voir au confid., renvoyait tout simplement au petit registre relié en toile grise. Je veux cependant donner quelques exemples de ces mentions qui avaient mis en fièvre ma curiosité native. La première que j’avais trouvée en cherchant le nom de mon pauvre Gustave était ainsi faite :
« Madame la baronne d’Anod, mariée en premières noces à M. le vicomte de Rocray. – Ce qui se passa au château de Rocray le 22 novembre 1813. – Le rasoir du mari. – Le fils né la nuit même de la mort de son père. – Ignore tout et vit bien avec son beau-père. – Voir au confid., p. 37. »
Mes yeux restèrent longtemps attachés à ces lignes qui ne voulaient point dire le secret. Le pupitre était fermé ; le confidentiel était dans le pupitre. Sur cette même page, à quelques lignes de là, je trouvai :
« M. Brodard Peyrusse, médecin-magnétiseur, ancien interne des hôpitaux, riche depuis 1828. Un des trois hommes qui ne veulent jamais rester seuls la nuit. – Voir au confid., p. 73. »
Bizarre ! bizarre ! « Un des trois hommes qui ne veulent jamais rester seuls la nuit ! » J’eus fantaisie de trouver au moins les deux autres. Je les trouvai.
« M. Agost, ingénieur civil. – Riche depuis 1828. Un des trois hommes qui ne veulent jamais rester seuls la nuit. Voir au confid., p. 73. »
Même page ! et le troisième :
« M. Rondel, autrefois propriétaire à Chaudesaigues (Ariége). – Riche depuis 1828. – L’un des trois hommes, etc. – Voir au confid., p. 73. »
Je ne puis dire quel ardent désir de savoir me tenait. Mais cette fièvre devait être encore doublée. En feuilletant machinalement le registre, un nom frappa mes yeux tout à coup. « Le prince Maxime de ***. » J’eus comme un éblouissement. Après le nom du prince, se trouvait cette mention qui me jeta dans une véritable stupeur :
« Amant de madame Renaud, la somnambule qui disparut dans l’affaire Morévault. Ne connaît pas les trois. – Voir au confid., page 73. »
Tout était donc dans cette page 73 !
Je restai longtemps absorbée, les yeux cloués sur le nom du prince Maxime. Ce nom réveillait en moi tout un monde de récents souvenirs. Il y avait à peine quelques jours que j’avais quitté le Meilhan. Déjà, la vie que j’y avais menée était pour moi comme un lointain passé. Que tout était changé pour moi, depuis lors ! Maxime mêlé à cette histoire que mon imagination devinait si étrange ! Je ne songeais plus qu’à cela. Les autres énigmes du livre sollicitèrent en vain ma curiosité. Que m’importait que M. Girot fût T., que madame Fournel fût T. A., et que la fille unique de M. et madame Chopin fût un M. ? Ces indications étaient si nombreuses que je les pris d’abord pour des titres honorifiques. J’avais vu souvent au bas des ordonnances du précieux Pidoux : D. M. P. Ces initiales devaient signifier quelque chose d’analogue. Il y avait des M. T. en quantité, les dames T. A. se trouvaient presque en majorité. Certes, il était plus rare de rencontrer des demoiselles ayant eu un M ; mais, en revanche, quelques-unes avaient deux M. C’étaient peut-être des médailles d’honneur. Je pris en haute estime celles qui avaient ainsi deux M. Quant aux messieurs M. T., médaille encore, sans doute, médaille triple ou médaille triomphale, à Londres, M. T. signifie : Member of temperance society. Mais les dames T. A. ? – Pendant que je cherchais à éloigner un peu l’idée du beau Maxime pour deviner ce que ce pouvaient être, dans la hiérarchie des honneurs féminins, les dames T. A., la porte extérieure du bureau grinça lentement sur les gonds. Je regardai. Je vis une masse sombre à peu près de la taille d’un homme, mais à la hauteur où le visage aurait dû apparaître, il n’y avait rien. J’eus peur et je levai la lampe qui brûlait éternellement sur le comptoir.
– C’est moi, dit une voix timide et basse, le pauvre Cupidon.
La voix disait cela en langue créole.
Le pauvre Cupidon était un nègre mozambique de dix-huit ans, qui ne ressemblait guère au vrai fils de Vénus. Il restait auprès de la porte et n’osait point approcher. Je voyais maintenant ses yeux étincelants au milieu de son visage, noir comme de l’encre. Il était vêtu d’un costume complet de gentleman, tout noir, mais en lambeaux.
– Que voulez-vous ? lui demandai-je.
– Li n’pas là, maîtresse ? fit-il en montrant la rangée éblouissante de ses dents blanches.
– Non, répondis-je, madame n’est pas là.
D’un saut, il fut auprès du grillage.
– Li n’pas là, répéta-t-il d’un ton joyeux. Puis, avec une tristesse profonde :
– Moi pas manger… deux jours… dormi sous les ponts.
J’avais un beau petit pain que madame Fontanet m’avait laissé pour déjeuner en son absence. Je n’avais pas eu le temps d’y songer. J’ouvris la fenêtre et je tendis le pain à Cupidon.
– Oh ! fit-il en le saisissant à deux mains ; vous, bon Dieu !
Ceux qui connaissent les gestes étranges, la parole brève et spontanée des nègres se représenteront cette petite scène. Cupidon avala mon pain en trois bouchées.
– Vous… bon Dieu ! reprit-il, en fixant sur moi ses yeux ardents ; vous me donne papier pour messié qui prend nègres !
– Quel monsieur, mon ami ?
– Li messié… numéro 19… moi pas savoir… maîtresse savoir… li messié qui prend tous les nègres !
Je n’étais pas du tout au fait. Cupidon commençait à s’impatienter contre moi. – Comme j’ouvrais le livre pour chercher au hasard quelque indication qui pût me guider, j’entendis tinter le verre du père Fontanet. Cupidon s’élança vers la porte.
– Là, quelqu’un ? fit-il avec épouvante, comme s’il eût été battu déjà dans cette maison.
– Revenez demain, lui dis-je, je chercherai.
Il me fit un salut de singe et dit :
– Moi pas manger, soir !
Je lui jetai quelques sous que j’avais dans ma poche et je courus ouvrir l’arrière-boutique. Cupidon, pendant cela, ramassait les sous et répétait avec une joie délirante :
– Vous, bon Dieu ! vous, bon Dieu !
Le verre tinta pour la seconde fois dans la chambre voisine. Je courus au père Fontanet.
Il y avait cinq heures au moins que Félicité était dehors : il y avait cinq heures que le père Fontanet dormait. Ce long sommeil lui avait rendu un peu de force, il était sur son séant. Il ne pouvait point parler ; mais son visage, moins hâve, n’avait plus ce caractère funèbre. Son visage exprimait tout uniment cette bouderie de l’enfant maussade à qui on n’obéit pas assez vite. Il me montrait d’un geste irrité le petit pot de punch qui mijotait sur le feu couvert de cendres. Je ne prétends pas que le punch, traité ainsi comme le pot-au-feu, fût du goût de nos connaisseurs, mais le vieux Fontanet prenait le punch comme on le lui donnait. J’emplis son verre. Je voulus l’approcher de ses lèvres. Il me repoussa. Il était capable maintenant, grâce au bon somme qu’il avait fait, de lever son verre lui-même et de le boire. Non sans trembler cependant, non sans choquer les bords contre ses pauvres dents brillantes.
– Ça réchauffe ! dit-il quand il eut bu ; quelle heure est-il ?… Les neveux sont-ils venus ?
– Non, monsieur, répondis-je ; il n’est venu personne.
Le son de ma voix le frappa. Jusqu’alors il ne s’était pas aperçu, sans doute, de l’absence de Félicité.
– Ah ! fit-il en me jetant un long regard ; où est-elle ?
– Madame est sortie depuis ce matin, répliquai-je.
Il passa ses doigts maigres sur son front.
– Madame !… répéta-t-il avec un singulier accent d’amertume. Puis il me regarda encore. Vous ai-je déjà vue ici ? me demanda-t-il.
– Ce matin, pour la première fois.
– Ce matin… Et les nièces ?… êtes-vous sûre qu’elles ne sont pas venues non plus ?
– Oui, répondis-je, j’en suis sûre… je n’ai pas quitté le bureau.
Il poussa un profond soupir.
– Tous ces enfants-là m’aimaient bien autrefois ! murmura-t-il.
J’avoue que je n’avais pas la plus grande confiance dans la vertu du père Fontanet. Cette maison sentait un peu pour moi le repaire. Mais le pauvre bonhomme m’inspirait pourtant de l’intérêt. Dans celle poitrine de moribond, le cœur battait. Cet homme se souvenait.
– Et que faites-vous ici, vous, la fille ? reprit-il tout à coup, tandis que son regard changeait d’expression et devenait sournois.
– Madame m’a présentée à vous ce matin.
– Ce matin ! ce matin !… Je me souviens de loin… de bien loin… mais je ne me souviens pas de ce matin… Où est-elle ?
– Elle est sortie pour aller chercher quelqu’un. Je crois qu’elle a nommé maître Testulier.
Il tressaillit de la tête aux pieds. Ses paupières se fermèrent, montrant de nouveau cette large tache noire qui m’avait effrayée à la première vue.
– C’est vrai… c’est vrai… dit-il d’un accent idiot ; j’avais oublié… je vais mourir.
Je passai par-dessus ma répugnance. Je pris ses deux mains froides et mouillées.
– Mais du tout ! monsieur Fontanet, m’écriai-je le plus gaîment que je pus ; est-ce qu’on meurt comme cela ?…
Je sentis que ses mains serraient la mienne. Un rayon d’intelligence soudaine brilla dans ses yeux.
– Y a-t-il du temps que vous la connaissez ? me demanda-t-il.
– Depuis hier.
– Avez-vous de la religion ?
– Oui, certes.
Il ouvrit la bouche comme s’il eût été sur le point de me faire une prière ou un aveu, mais ses lèvres se refermèrent.
– Elles disent toutes cela ! murmura-t-il avec découragement ; ce sont des hypocrites !
Sa tête retomba lourdement sur l’oreiller.
– Voulez-vous boire ? demandai-je.
Il me fit un signe affirmatif. Cette fois, je fus obligée de porter le verre à ses lèvres.
– Ah ! soupira-t-il comme toujours ; ça réchauffe ; Vous a-t-elle parlé quelquefois des neveux et des nièces ?
– Non, répondis-je, mais une autre m’en a parlé.
– Une autre… qui donc ?… Si elle savait que nous causons de cela tous deux !…
Il eut un frisson par tout le corps.
– Elle ne le saura pas, monsieur Fontanet, prononçai-je d’une voix ferme, je vous le promets.
Ses yeux semblèrent s’agrandir, tant il fit effort pour voir mon visage.
– C’est tout jeune ! murmura-t-il, tout jeune !
– Regardez-moi bien, dis-je ; je sais que vous avez des secrets : je ne vous trahirai pas.
Pourquoi parlai-je ainsi ? En vérité, je ne sais trop. Mais je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis. Ma curiosité se fourrait là-dedans pour gâter par son alliage le sincère et bon mouvement de ma charité. J’avais pitié du bonhomme, mais j’avais envie de savoir. Pour la seconde fois, les yeux du vieux placeur se baissèrent.
– J’ai peut-être de l’argent, me dit-il avec cette astuce naïve commune aux petits enfants et à ceux qui ont trop vécu ; si vous m’aidez, je vous paierai.
– À quoi voulez-vous que je vous aide, monsieur Fontanet ? demandai-je.
Il se recueillit et fit effort pour se tourner vers moi.
– Elle dit qu’ils font maintenant leurs affaires, murmura-t-il, les neveux et les nièces… ça ne peut être vrai… François n’est pas fort ; Juliette est bien faible… Je rêve souvent d’eux et je les vois toujours mourir de faim… Ce sont les enfants de ma sœur.
– Savez-vous où ils demeurent ? dis-je, j’irai voir.
Sa bouche resta béante et le sourire éclaira ses pauvres yeux.
– Ah ! fit-il, tu es donc vraiment bonne, toi !… approche ici… approche encore !… Je vais te dire… oui… je veux…
Je crus qu’il allait accuser sa femme de le faire mourir. J’attendais. L’angoisse me serrait le cœur. Mais il me repoussa et sa prunelle redevint terne.
– J’en ai vu qui étaient déjà hypocrites à quinze ans ! grommela-t-il.
– Écoutez, père Fontanet, lui dis-je, madame ne peut tarder… voilà la demie de cinq heures… Je trouve qu’elle a été bien longtemps à chercher le maître Testulier… Je sais déjà que madame a chassé de chez vous vos nièces et vos neveux… C’est une cliente de la maison, une nommée Jeanne-Marie, qui m’a conté cela… Si vous avez quelque chose à me confier, dites… Sinon, je vais retourner au bureau.
Il s’avança jusqu’au bord de son lit.
– Elle aurait bien pu m’empoisonner, si elle avait voulu, me dit-il sans préparation, mais elle est patiente… Je me tue avec ça… (Il montrait le pot où chauffait le punch.) Quand le médecin des morts viendra constater mon décès, on ne pourra pas l’inquiéter… J’ai vu des femmes plus méchantes qu’elle… et plus pressées… T’a-t-elle parlé de moi ?
– Très-peu.
– T’a-t-elle dit que j’avais des économies ?
– Je crois me souvenir de quelque chose comme cela.
– As-tu vu le petit registre relié en toile grise ?
– Le confidentiel ?…
– Ah ! s’écria-t-il avec une vivacité inattendue, tu l’as vu ?
– Oui, je l’ai vu.
– Est-ce elle qui te l’a montré ?
– Il était sur le bureau avec les autres.
– Et n’a-t-elle rien dit ?…
– Si fait… elle a dit en mettant sa main dessus : il y a de l’argent là-dedans !… et de l’or aussi !
– Verse-moi à boire, ordonna le bonhomme d’un ton ferme et en se tenant tout droit, sans appui ; tu auras dix francs pour toi… vingt francs… Veux-tu davantage ?
– Je ne veux rien… commençai-je.
– Alors, m’interrompit-il avec colère, je ne croirai pas en toi… tu auras cent francs, si tu veux… entends-tu : cent francs… cinq beaux louis d’or !…
– Soit ! dis-je pour le calmer.
– Il me faut ce registre… Écoute-moi bien… Est-ce que tu l’as vue parfois regarder sous mon lit ?
Ses idées vacillaient, du moins je le crus. Je répondis négativement à sa question.
– Si tu la voyais regarder sous mon lit quand je dors, poursuivit-il, tu me le dirais… et si tu peux me faire embrasser les neveux et les nièces avant de mourir, tu auras vingt francs de plus… cela fait six louis !
– Vous ne m’avez pas dit où ils demeurent.
– Attends que je me souvienne… le nom de la rue est écrit au charbon sur le mur du cabinet où est le bois…, va voir.
J’allai. Je trouvai en effet le nom de la rue Moreau, faubourg Saint-Antoine.
– Le numéro, ajouta le vieux placeur, est sur la première vitre de la fenêtre à gauche… souffle dessus, il paraîtra.
J’obéis. Mon haleine fit en effet revivre sur le carreau poudreux deux chiffres tracés au doigt : 42.
– Et le nom ? demandai-je.
– François et Juliette Morin… les autres sont petits… Donne à boire !
Il avala une forte lampée de punch.
– Ça réchauffe ! dit-il gaillardement ; c’est drôle qu’on appelle eau-de-vie une chose qui fait mourir… Nous allons penser aux neveux et aux nièces tout à l’heure… Ce qu’il me faut maintenant, c’est le petit registre. L’honneur et le bonheur de cinquante familles sont là… Ah ! elle dit qu’il y a de l’argent dedans… Je crois bien… des larmes aussi !… et du sang !
Ses pommettes étaient toutes rouges. Son regard revivait.
– Je crois en Dieu, continua-t-il ; j’ai fait du mal pour gagner ma vie… mais si je laissais cela derrière moi, je tomberais comme un plomb en enfer… Lève-toi !
Je venais de m’asseoir à son chevet. J’obéis.
– Jure-moi, poursuivit-il, que quand tu auras le livre tu me l’apporteras.
– Je le jure, dis-je.
– Et que tu m’aideras à le détruire.
– Je vous aiderai.
– C’est bien… Tu auras vingt francs de plus… sept louis… Passe entre le pied de mon lit et l’armoire.
Je me coulai à l’endroit indiqué.
– Fourre la main derrière, et tâte à la hauteur de la tête… La clef est collée avec de la cire contre le bois de l’armoire.
– Mais, dis-je, madame a la clef…
– Il y en a deux… Cherche et hâte-toi.
Je tâtai… mais, dans ma précipitation, je heurtai la clef, qui se décolla et tomba sous l’armoire. En ce moment, nous entendîmes la porte extérieure s’ouvrir. Je n’eus que le temps de me baisser, de saisir la clef et de la glisser dans mon sein. Le vieillard s’était recouché, les yeux fermés, la face livide. Le tremblement de son corps agitait le bois du lit où je m’appuyais, prête à défaillir. La porte de l’arrière-boutique s’ouvrit, madame Fontanet et Testulier parurent sur le seuil.
Maître Testulier avait une cravate bleue, je l’affirme. C’était moins qu’un huissier : c’était un ancien huissier révoqué. Les gens dans la position de M. et madame Fontanet ont rarement recours aux notaires. Ils forment la clientèle des agents d’affaires, anciens huissiers ou non. Les agents d’affaires sont d’honnêtes personnes qui… Mais ici la définition serait longue comme un acte d’accusation.
– Mon gros chéri, dit madame Fontanet, voici le bon M. Testulier que tu m’as envoyée chercher.
Le bon M. Testulier inventoria d’un regard usurier l’ameublement de l’arrière-boutique. Il pouvait avoir cinquante ans. Il n’avait jamais été au bagne jusqu’alors.
– Eh bien ! mon cher monsieur Fontanet, dit-il en s’approchant du lit, nous voilà donc un peu indisposé ! Prenez médecine, croyez-moi, ça ne fait jamais de mal… J’avais mon père qui prenait médecine toutes les semaines par habitude… Il aurait vécu jusqu’à cent ans s’il n’avait pas négligé une fois de se purger… ça l’a tué net ! Un si honnête homme !… et des moyens ! Ah ! il a été bien regretté, celui-là !
Maître Testulier s’assit au chevet du bonhomme, et Félicité mit devant lui une petite table et ce qu’il fallait pour écrire. Il avait un brouillon de testament dans sa poche.
– On ne meurt pas pour faire ses dispositions, allez ! reprit-il avec une gaîté sinistre ; j’ai même vu des gens que ça remettait sur pied : c’est tout simple… Voulez-vous que nous commencions ?
– Suzanne, me dit madame Fontanet, allez fermer le bureau. Après cela, vous monterez dans votre chambre, je vous y porterai votre souper.
Je sortis à regret, bien que la scène menaçât d’être pénible. Il me semblait que j’étais chargée de défendre ce pauvre bonhomme contre les corbeaux qui harcelaient son agonie. Quand je fus dans le bureau, au lieu de fermer les portes, je me mis à écouter.
– Voyons, mon gros chéri, disait la placeuse de son ton le plus câlin, bois une petite gorgée. Figurez-vous, monsieur Testulier, que c’est du rhum à cinq francs qu’il lui faut, à cet amour-là, pour faire son petit punch… et six francs la bouteille le Château-Latour qu’il boit à l’ordinaire… Oh ! voyez-vous, c’est gâté, ça ne mourra jamais !
Maître Testulier venait d’étaler devant lui plusieurs papiers que je ne pouvais pas voir, parce qu’il était entre le trou de la serrure et la table.
– On n’en meurt pas, mon bon monsieur Fontanet, répétait-il comme un refrain ; – il y a de plus : on a vu des gens que ça remettait sur pied… Moi qui vous parle, j’ai fait trois fois mon testament in articulo mortis.
Le vieux Fontanet, cependant, prononça quelques paroles que je ne pus entendre.
– Ah bien oui ! répliqua gaîment l’ancien huissier ; nous savons le Code peut-être… Nous nous moquons des notaires… C’est bon pour les fainéants. L’art. 960 et les testaments olographes n’ont point été inventés pour les Prussiens.
– De quoi ? s’interrompit-il ; la main ne va plus… Ne vous inquiétez donc pas, mon bon… on soutient un peu la main, on la guide… Il faut bien s’entr’aider… n’est-ce pas ?
– Parbleu ! fit Félicité ; – gros chéri, il ne faut pas faire le méchant.
Je la vis en ce moment qui tendait sa fine oreille vers la porte. Elle n’avait pas en moi une confiance illimitée. Je m’en allai sur la pointe des pieds jusqu’à l’entrée extérieure. Je mis avec bruit les barres de la fenêtre. Puis je revins tout doucement.
– C’est un petit effort, gros chéri, disait Félicité, un tout petit effort. Tu ne voudrais pourtant pas me laisser dans l’embarras en cas de malheur !… Tu ne mourras pas… c’est très-bien… je peux même mourir avant toi… et Dieu sait si je le souhaite ! Mais moi, je ne demande pas mieux que de te donner tout ce que j’ai, gros amour !
Il est vrai qu’elle n’avait rien, mais il faut tenir compte de la bonne intention. Gros amour ne bougeait pas plus qu’une borne.
– Ah çà ! dit l’ancien huissier, nous sommes donc mauvais comme un tigre aujourd’hui, papa Fontanet. On prétend pourtant qu’il y a ici quelque part un petit registre qui pourrait nous faire bien du chagrin si le procureur du roi mettait son nez pointu là-dedans.
Je vis la couverture du bonhomme s’agiter par soubresauts. La placeuse dit à l’ancien huissier :
– Ne lui parlez pas de cela, monsieur Testulier, ce n’est pas nécessaire… Il va être bien gentil, vous allez voir. N’est-ce pas, gros chéri, que tu vas être gentil ? Gros chéri fit signe de la main qu’il voulait d’abord entendre lecture du testament. C’était le premier pas. Félicité l’accabla de caresses. J’attendais que l’agent d’affaires commençât la lecture, car je comptais employer ce moment à ouvrir le pupitre qui renfermait le fameux Confidentiel, mais la placeuse ne m’avait pas oubliée. Elle arrêta Testulier, qui avait déjà le binocle à cheval sur le nez, et vint vers le bureau. Je n’eus que le temps de reculer jusqu’à la porte d’entrée.
– Eh bien, Suzanne, me dit-elle, est-ce que vous n’avez pas fini de fermer ? Qu’attendez-vous pour vous retirer dans votre chambre ?
Je lui fis observer humblement que je ne savais même pas où était ma chambre.
– C’est juste ! c’est juste ! dit-elle ; où donc ai-je l’esprit ? Ah ! ma pauvre enfant, si jamais vous êtes appelée à perdre une personne bien-aimée, vous verrez ce que c’est… on devient folle, ma parole d’honneur.
Ceci fut chanté faux sur l’air pleurnicheur que chacun a pu entendre au moins une fois en sa vie, le grand air de l’héritier hypocrite. Je crois même qu’elle fit semblant d’essuyer une larme. Mais elle changea de ton tout à coup et me demanda :
– Qui est venu en mon absence ?
Je satisfis sa curiosité en peu de mots.
– Ni neveux ni nièces ? fit-elle en me couvrant d’un regard soupçonneux.
– Ni neveux ni nièces, répondis-je.
– C’est bien… je suis contente de vous, Suzanne… Suivez-moi : je vais vous montrer votre chambre.
Elle me fit rentrer dans l’arrière-boutique et monter un tout petit escalier qui menait à une soupente manquant absolument d’air et de jour. Il y avait là un lit tout fait.
– Couchez-vous, ma chère Suzanne, me dit-elle, et n’oubliez pas d’éteindre votre lumière. Vous allez être là comme un petit ange.
Elle referma sur moi la porte, donna un tour à la clef et redescendit prestement. Ma soupente avait une petite fenêtre à un seul carreau qui donnait sur le bureau même. Comme l’odeur de renfermé me suffoquait, j’ouvris la fenêtre tout doucement, de façon seulement à laisser pénétrer l’air, et je me couchai tout habillée sur le lit.
Je ne me doutais guère que cette précaution allait rendre inutiles toutes les cachotteries de la placeuse. J’entendis en effet, presque aussitôt après, le bruit d’une dispute dans l’arrière-boutique. Les voix montaient par le petit escalier. L’agent d’affaires et la placeuse criaient et se démenaient. Je me levai pour aller mettre mon oreille contre la porte : il me sembla saisir les sons étouffés de la voix du vieillard qui répétait plaintivement :
– Je n’ai pas d’argent… je vous assure que je n’ai pas d’argent !…
La porte du bas de l’escalier se ferma brusquement, et je n’entendis plus rien.
Une grande demi-heure se passa ainsi. Je m’étais remise sur mon lit, et le sommeil me prenait, malgré le poids que j’avais sur le cœur, lorsque tout à coup j’entendis les voix de l’ancien huissier et de Félicité, comme s’ils eussent été tous deux dans ma soupente, au pied de mon grabat. Ils venaient de quitter l’arrière-boutique pour entrer dans le bureau. Je n’eus qu’à me pencher pour les voir par ma petite fenêtre, que je pouvais toucher de mon lit sans trop allonger le bras.
L’ancien huissier s’essuyait le front. Félicité avait l’air d’une furie.
– Je vous dis qu’il a de l’argent ! s’écria-t-elle, j’en mettrais ma main au feu… et plutôt que d’en avoir le démenti, je démolirai la baraque.
– Il est entêté, le bonhomme, grommela Testulier ; mais enfin nous avons le testament.
– Je veux l’argent !… Avec l’argent, je fais des affiches… je mets l’affaire dans tous les journaux… je me plante… et, une fois plantée, j’ai là de quoi devenir millionnaire !
Elle donna un grand coup de poing sur le pupitre. Testulier la regardait en dessous.
– Millionnaire ! répéta-t-il. Qu’est-ce qu’il y a donc là-dedans ?
Félicité lui fit un de ces gestes propres aux gamins de Paris, et qui traduisent la dénégation avec beaucoup d’énergie.
– Cherchons l’argent, dit-elle.
Le regard de l’ancien huissier ne quittait plus le pupitre.
– Quand nous serons mariés, lui dit la Fontanet, je vous dirai le fond de mes petites affaires.
Ce mot me fit froid dans les veines. Je pensai que le pauvre bonhomme, couché dans l’arrière-boutique, l’avait peut-être entendu. Ils s’assirent tous deux devant le bureau. Testulier fit lecture de l’acte par lequel Jean-François Fontanet disposait de tout son avoir, tel qu’il se comportait à l’heure de son décès, en faveur de Félicité Duhoux, sa femme. C’était un acte très-bien fait et entièrement écrit de la main du bonhomme. On l’avait aidé. Texte et signature étaient bien un peu tremblés, mais cela n’en accusait que mieux la main d’un malade.
– Vous devriez pourtant être contente, dit Testulier. Soupons-nous ?
– Je veux l’argent ! répéta Félicité ; – cherchons l’argent.
L’ancien huissier, tandis qu’elle se baissait pour regarder sous le bureau, éprouva vivement de la main la fermeture du pupitre.
– Voyons ! s’écria la placeuse en se relevant, nous brûlons ! je sens cela. Aidez-moi à déranger le bureau.
Testulier ne demandait pas mieux. Le bureau grinça sur les tuiles et fut poussé contre la muraille. Le vieux placeur entendit, car il fit tinter son verre.
– Tu ne veux donc pas qu’on nettoie, gros chéri ? lui dit Félicité, qui s’avança jusqu’à la porte ; sois sage, ou bien, à la fin, je me fâcherai !
Maintenant qu’elle avait le testament, il ne s’agissait plus de plaisanter avec elle ! Ce Testulier était vraiment un ancien huissier de ressource. En un clin d’œil, le dessous du bureau fut complètement décarrelé. Il s’agissait d’avoir une sonde. Le gros chéri était chasseur dans sa légion. Félicité prit la baïonnette de son fusil. On sonda le sol pouce par pouce. On ne trouva rien.
– Bah ! fit Testulier, ils sont tous les mêmes. Je parie dix francs que c’est sous un des pieds du lit !
Félicité hésita. L’idée lui vint sans doute de tenter cette expédition hardie ; mais Testulier s’y opposa.
– Il n’est pas assez bas, dit-il, allons souper.
– Si vous n’aviez pas tant soupé, repartit aigrement la placeuse, qui était de mauvaise humeur, vous n’auriez pas vingt mille francs de dettes.
Testulier dessina un salut où les connaisseurs eussent retrouvé je ne sais quelle réminiscence d’un passé meilleur.
– Chère belle, répliqua-t-il, si je n’avais pas vingt mille francs de dettes, je ne solliciterais pas la survivance de ce bon M. Fontanet.
– C’est ça ! s’écria Félicité, vous m’épousez pour ma fortune.
Testulier s’inclina de nouveau et répéta :
– Allons souper.
Elle le menaça du doigt et rentra dans l’arrière-boutique pour monter mon petit escalier et rouvrir ma porte. Je pense que c’était par un sentiment d’humanité, afin que je pusse descendre si le vieux Fontanet appelait la nuit. Pendant son absence, Testulier examina soigneusement le pupitre.
– Je sors pour dix minutes, gros chéri, dit la placeuse en repassant auprès de son mari ; sois gentil et que je te trouve endormi quand je reviendrai.
On ne partit qu’après avoir remis en place les carreaux et le bureau. J’avais bien deviné qu’il y avait un double jeu entre Testulier et Félicité. Ce n’était pas du tout l’histoire de l’homme de loi Ducros et de la Noué.
Testulier était un agent d’affaires dans l’embarras. Ce n’était pas pour son plaisir qu’il avait abandonné son étude d’huissier. L’exercice de ses fonctions avait été orageux. Malgré toute sa rouerie, son passé déplorable pesait sur lui. C’était un de ces hommes qu’on voit toujours sur le point de se noyer. Un mot dira tout. Félicité avait besoin d’un coquin habile et sans entrailles. Elle l’avait choisi parce que son nom était en toutes lettres dans le Confidentiel. Le Confidentiel contenait, parmi bien d’autres histoires, l’histoire de Testulier. Félicité, forte de cela, avait été droit à lui, sans lui dire qu’elle le connaissait. Elle le tenait. Du moins elle croyait le tenir. Elle lui avait fait accroire que le pupitre contenait des valeurs considérables, sans s’expliquer sur la nature de ces valeurs. Félicité brûlait d’être femme d’un homme de cabinet, mais elle avait d’autres ambitions qui faisaient concurrence à ce désir. Nous n’avons pas oublié cette lettre qu’elle m’avait fait écrire, au début de nos relations, et qui fixait un rendez-vous pour le lendemain jeudi à un artiste dramatique. C’était, probablement, un autre épouseur. Il y avait chez Félicité, ancienne cuisinière, tout un côté de poésie que Testulier contrariait. Mais, d’autre part, le Testulier était si parfaitement ce qu’il fallait pour faire pondre des œufs d’or à cette poule, le registre confidentiel ! Félicité en était encore à réfléchir.
L’ancien huissier faisait de même. Si bas qu’il fût tombé, l’idée d’avoir pour femme mon honorable patronne l’humiliait un peu. Mais il était aux abois et le temps pressait. La seule chose qui l’arrêtât désormais, c’était un reste d’incertitude au sujet de l’avoir de sa future. Elle avait bien maintenant un testament qui lui assurait le bureau ; on pouvait bien espérer mettre la main sur les économies cachées du vieux placeur, mais tout cela ne lui suffisait point.
Qu’y avait-il dans le pupitre ?
Pour Testulier, tout était désormais dans le pupitre.
Il paraît que je me formais rapidement parmi ces intrigues, car l’idée me vint tout de suite que, cette nuit, je reverrais le Testulier avant la Fontanet. Je ne savais pas où ils allaient ensemble, j’ignorais le degré d’intimité qui pouvait exister actuellement entre eux, en dehors de leur complicité spoliatrice, mais j’étais convaincue que Testulier essaierait de tromper la placeuse et qu’il reviendrait sans elle.
Il n’y avait pas de temps à perdre. Je descendis pieds nus, j’ouvris le pupitre avec la clef que le vieux placeur m’avait donnée, et j’emportai dans ma soupente le registre confidentiel. Le vieux Fontanet sommeillait. Je rallumai ma lampe et j’ouvris le mystérieux registre. Je ne puis dire comme mon cœur battait. Mon cœur battit plus fort une seule fois en ma vie, ce fut le jour où je me retrouvai en face de Gustave. Mais je l’ai dit ! la curiosité était en moi une passion.
Mes yeux tombèrent d’abord sur une page préliminaire, écrite de la main du père Fontanet, que je connaissais déjà. C’était une sorte de préface qui expliquait comme quoi le bonhomme avait eu l’idée de colliger ce recueil de renseignements et d’anecdotes. Les diverses professions interlopes qu’il avait remplies en sa vie l’avaient mis à même de pénétrer quantité de secrets de famille. Il avait été employé dans un bureau de mariages, commis chez un agent d’affaires et principal clerc d’une agence de renseignements : ceci sans préjudice d’un très-long exercice dans son ancien bureau. Ces diverses positions sont des espèces de belvéders d’où l’on aperçoit la ville tout entière, fenêtres ouvertes et toitures enlevées.
M. Fontanet avait beaucoup vu ; il avait pris la coutume d’écrire tout ce qu’il voyait. Il y avait dans la préface deux affirmations que je ne puis concilier. Je lui en laisse l’absolue responsabilité. Il disait en premier lieu que la connaissance de certains secrets de famille l’avait rendu bien fort en plusieurs circonstances de sa vie. Il disait quelques lignes plus bas qu’il n’avait point rassemblé ces faits pour en user contre leurs auteurs. Il avait peut-être inventé la paix armée avant nos politiques. Parfois, pour vaincre il suffit de montrer ses canons.
À la fin de son avant-propos, Fontanet adjurait toute personne que le hasard pourrait mettre en possession de ce livre d’imiter sa réserve. Tout au bas de la page, il y avait une note dont l’écriture semblait plus récente et qui ordonnait formellement la destruction du livre après son décès. Je ne donne pas du tout Fontanet pour un honnête homme. Il était moins perdu que sa femme, voilà ce qu’on peut dire. S’il eût été vraiment honnête homme, il n’avait que faire de se reposer sur autrui pour l’exécution qu’il demandait ; il n’avait que faire surtout d’attendre le lendemain de son décès pour accomplir un devoir. Mais il gardait, selon toute apparence, cette poire pour la soif. À moins que ce ne fût, comme je l’ai cru parfois, une manière d’artiste, un collectionneur, amoureux de son œuvre et qui n’avait pas le courage de l’anéantir de son vivant.
Cette première page était signée de son nom : Jean-François Fontanet. La seconde page contenait la clef raisonnée des abréviations contenues dans le grand registre du bureau. C’est là que je pus voir d’un coup d’œil toute l’étendue de mon échec dans l’essai que j’avais fait pour deviner le sens des initiales mystérieuses accordées à presque tous les noms du registre.
Les demoiselles à qui j’avais distribué si généreusement des médailles ne les méritaient point. Ces messieurs à médailles aussi, à médailles triples, ne se doutaient point de leur succès. Je m’étais trompée partout, à l’exception néanmoins de ces dames T. A., pour lesquelles j’avais, comme on dit, jeté ma langue aux chiens. Avoir eu M. signifiait pour les demoiselles avoir eu un malheur. Je n’ai pas besoin de spécifier quel genre de malheur. Les messieurs M. T. étaient tout simplement des maris. La lettre T. indiquait leur position : Trompé. Le mot technique ne s’écrivant plus depuis que la vertu est la reine du monde. Enfin, les dames T. A. étaient les compagnes de ces M. T. T. A. signifiait : Trop Aimables.
Ce Fontanet disait les choses doucement. Il était de l’école de l’Almanach des Muses.
La troisième page portait la liste alphabétique des noms mentionnés dans le Confidentiel. Il y en avait plus de deux cents.
Je cherchai l’article Testulier. Il n’était pas long et je le trouvai tel à peu près que je l’avais deviné. Il était ainsi conçu :
« Testulier (Amédée-Jacques), ancien premier clerc de maître Henriot, à Paris, puis huissier titulaire, présentement agent d’affaires à… (banlieue), bon sujet jusqu’à l’âge de trente-deux ans, épousa une nommée Clarisse, dite Trocadéro, qui avait eu des succès dans un certain monde ; se mit entre les griffes de Schultz, à qui il doit plus de mille louis. Ne peut toucher le prix de son étude, parce qu’il y a des oppositions, fait toutes sortes d’affaires véreuses et finira mal, quoiqu’il ait perdu sa femme. »
Tel était assurément le pauvre diable qu’il fallait à Félicité Fontanet. Elle avait été le trouver à coup sûr, puisqu’elle avait connaissance du Confidentiel. Comme j’achevais la lecture de ces quelques lignes, le verre du bonhomme résonna tout à coup dans le silence de la nuit. Je cachai le registre entre mes draps et je me rendis à mon devoir. Le vieux placeur était en crise. Ce que j’avais pris pour du sommeil était un évanouissement prolongé. Il me le fit comprendre par ses signes. Le moyen ordinaire lui rendit cependant la parole pour quelques instants.
– Ça réchauffe ! murmura-t-il ; quelle heure est-il ?… Les neveux sont-ils venus ?
– Nous sommes au milieu de la nuit, répondis-je, les neveux ne peuvent venir à cette heure.
– Ah ! fit-il ; c’est vrai… mais je ne sais pas ce qu’on m’a fait…
– Vous avez écrit et signé un testament… commençai-je.
Ses poings se fermèrent et je crus qu’il allait bondir hors de son lit.
– Les infâmes ! prononça-t-il distinctement ; – les misérables !… Je me souviens… je me souviens de tout ! Ils n’auront pas mon argent ! ils n’auront pas mon bureau ! Je me souviens de tout… de tout !… Ils n’auront rien !
Son regard se tourna vers moi avec un reste de défiance. Sa mémoire était si défaillante qu’il ne se souvenait peut-être plus très-bien de ce qui s’était passé entre nous.
– Savez-vous ce qu’ils ont fait de l’autre côté ? lui demandai-je.
– Ce qu’ils ont fait ? répéta-t-il ; de l’autre côté ? ont-ils emporté le Confidentiel ?
– Non, répliquai-je ; je vous ai obéi… j’ai le Confidentiel.
– Où cela ? où cela ? s’écria-t-il pendant que ses mains tremblaient.
– En haut… dans la soupente.
– Va le chercher… je veux l’avoir tout de suite !
– Attendez, dis-je ; il faut que vous sachiez ce qu’ils ont fait dans le bureau… ils ont décarrelé… l’agent d’affaires et votre femme… Ils ont sondé le terrain avec votre baïonnette…
– Ah !… fit-il. J’ai bien entendu quelque chose !…
Il eut un sourire innocent.
– Ils n’ont rien trouvé, aussi ! ajouta-t-il avec un triomphe enfantin.
– Non, repris-je, mais ce qu’ils ont fait là-bas, ils peuvent le faire ici.
Il fut frappé de cette idée et je le vis qui se penchait comme pour essayer de regarder sous son lit. J’avais déjà deviné que son argent était là.
– Ils n’oseraient, tant que je suis vivant, dit-il ; cependant, quand on crie ici, les gens de la seconde cour entendent bien.
C’est à peine si le pauvre homme aurait pu crier assez fort pour se faire entendre de la chambre voisine. Il revint à l’idée qui lui tenait le plus au cœur, car il y avait en lui véritablement un fond d’honnêteté. Il valait cent fois mieux que sa femme.
– Le Confidentiel ! me dit-il d’une voix épuisée ; va me chercher le Confidentiel.
– Est-ce que vous allez le brûler tout de suite ? demandai-je.
– Oui… tout de suite… avant qu’elle ne revienne.
Je sentis bien que la moindre objection de ma part lui donnerait de la défiance ; je sentis bien aussi que je ne pouvais en conscience refuser de m’associer à un acte honorable.
Pourtant, ma curiosité se révoltait. Figurez-vous un vieux bibliophile qui eût entendu, caché dans quelque coin, l’arrêt porté par Omar contre la bibliothèque d’Alexandrie. Ma curiosité était bien aussi entêtée que la passion d’un bibliomane. Et puis j’avais besoin de savoir. Le nom du prince Maxime ne se trouvait-il pas dans ces pages ? Quelle ardeur je mettais à chercher le moyen de sauver ma bibliothèque d’Alexandrie !
– Va me chercher le Confidentiel ! répéta le vieillard avec impatience.
Je me levai. Je traversai la chambre lentement.
– Va vite ! ordonna-t-il.
Je montai l’escalier quatre à quatre, non pas pour obéir à cette dernière injonction, mais parce qu’une idée venait de traverser mon esprit. Que voulais-je connaître principalement ? Deux articles. Celui de madame la vicomtesse d’Anod, qui contenait « ce qui se passa au château de Rocray, le 22 novembre 1813 – le rasoir du mari ! En second lieu, cette triple et mystérieuse histoire de M. Brodard – Peyrusse, médecin – magnétiseur, de M. Agost, ingénieur civil, et de M. Rondel, autrefois propriétaire à Chaudesaigues (Ariége), tous trois riches depuis 1828… C’était à cette histoire que se trouvait mêlé le prince Maxime, qui avait été l’amant de la somnambule, madame Renaud. De ces deux articles, l’un était à la page 37, l’autre à la page 73. Il s’agissait d’arracher ces deux pages et d’apporter au bonhomme le registre ainsi mutilé. Le pauvre vieillard n’était point capable de s’apercevoir de la soustraction opérée. J’hésitais, car ma conscience me disait : c’est là une mauvaise action. Mais le père Fontanet frappait sans relâche sur son verre. Il ne me laissa pas le temps de la réflexion. J’arrachai la page 73, j’arrachai la page 37 et je les cachai dans mon sein.
Lecteur délicat, vous n’en eussiez pas fait autant, j’en suis persuadée. C’était là un abus de confiance, je vous l’accorde. Mais ne me demandez pas si je m’en suis bien amèrement repentie… J’avais si grande envie de savoir ! Je commis donc cette soustraction condamnable et dont je m’accuse en toute humilité.
Je descendis mon petit escalier en chancelant ; l’émotion faisait trembler mes jambes.
– Tu as été bien longtemps, me dit le bonhomme.
– J’avais cru entendre qu’on ouvrait la porte de la cour, répondis-je au hasard.
– Donne-moi le livre et va voir dans le bureau.
J’allai voir. Il n’y avait personne. Quand je rentrai, le vieux placeur m’ordonna d’allumer un grand feu. Pendant que j’obéissais, il se mit à dépecer le Confidentiel, et, chaque fois qu’il parvenait à arracher une page, il disait :
– Je ne suis pas déjà si faible.
Une sueur abondante tombait sur son front osseux.
– À boire ! me dit-il, ranimé par l’effort même qu’il faisait. Pour que ça brûle bien et vite, il faut que ça soit épluché !
Quand il eut avalé quelques gorgées de son punch, il se mit à travailler comme un furieux. Moi je tournais la tête. Chaque page arrachée me déchirait le cœur. Si j’avais pu seulement tout lire auparavant ! Mais c’était un mal sans remède. J’étais condamnée à servir moi-même de bourreau à toutes ces pauvres histoires. L’auto-da-fé eut lieu par mes mains dans le bûcher que j’avais moi-même allumé. La flamme dévora toutes ces anecdotes rassemblées avec tant de peine. Il avait fallu pour cela toute une vie. En moins de dix minutes, tout fut brûlé. Il ne resta plus bientôt que la reliure en carton recouvert de toile grise, qui allait se charbonnant au milieu du foyer. Le bonhomme regardait cela de son œil terne et demi-fermé. Il se chargea lui-même de modérer l’admiration que je pouvais avoir pour son sacrifice. Je l’entendis en effet qui murmurait :
– Si j’en réchappe, je sais tout ça par cœur…
Les dernières flammes s’éteignirent. Les cendres de la reliure conservèrent encore pendant quelques instants la forme d’un livre, puis le feu se tassa, et tout disparut. Le vieillard ouvrait la bouche pour parler.
– Écoutez ! dis-je en prêtant tout à coup l’oreille.
Le bruit faible mais distinct d’une clé qui tournait avec précaution dans la serrure de la porte extérieure parvint jusqu’à nous.
– Ne bougez pas ! recommandai-je au bonhomme ; ce ne peut être votre femme ; elle ne se gêne pas pour faire du bruit : elle est la maîtresse.
– Des voleurs ?… murmura le vieillard, qui tremblait d’instinct.
J’éteignis ma lampe, et je me coulai jusqu’à la porte vitrée.
C’était bien un voleur, si ma prévision était juste, mais non pas un voleur comme l’entendait le vieux Fontanet. Le bureau était plongé dans une obscurité profonde, tandis que le feu répandait une vague lueur dans notre arrière-boutique. Je n’essayai même pas de voir, mais je collai mon oreille à la serrure, en ayant soin de tenir ma tête au-dessous du carreau et tout contre le panneau de bois, pour que l’intrus ne vît point ma silhouette se dessiner sur la lustrine du rideau. J’entendis un pas d’homme qui allait lentement. Il ne connaissait pas les êtres assez pour se diriger sans bruit. Il fut du temps avant de trouver le loquet qui fermait l’entrée du grillage. Quand il eut ouvert, il passa tout près de moi en tâtonnant, et toucha même la porte pour avoir fait un pas de trop. J’étais parfaitement sûre, bien que je ne distinguasse rien du tout, que j’avais affaire à maître Testulier, entraîné à ces aventureuses peccadilles par son faible pour les spéculations. Les bonnes grosses semelles de ses souliers de banlieue résonnaient sourdement sur les carreaux descellés. Il dérangea les chaises pour s’approcher du pupitre.
– Voilà notre affaire ! dit-il au moment où sa main touchait la serrure.
Cela me donna l’idée que Félicité pouvait être avec lui, mais il n’en était rien. Testulier n’avait pas besoin de sa cliente pour la besogne qu’il venait accomplir ; au contraire. Il ouvrit le pupitre, dont il avait la clef, et se mit à tâter avec ses deux mains.
– Des paperasses ! grommela-t-il, et puis des paperasses !… Que disait-elle donc qu’il y avait de l’argent là-dedans !… À moins que ce ne soient des billets de banque… ou des titres de rentes… ou des actions… Il faut voir !
Testulier ne fit point de façons. À mon âge, on dort tranquillement sa grasse nuit, et le bonhomme n’était guère en état de gêner qui que ce soit. Testulier agit comme s’il eût été chez lui. Il alluma une de ces petites bougies chimiques qui commençaient à être à la mode. La bougie allumée me montra mon Testulier de pied en cap. Sa grosse tête disparaissait presque sous la tablette du pupitre, tant il cherchait de bon cœur. Il blasphéma. Pas plus de billets de banque que d’espèces monnayées ou d’actions !
– La coquine m’a volé ! grommela-t-il ; en l’épousant, j’allais me casser le cou !
Il s’en alla comme il était venu, sans se donner la peine de prendre désormais aucune précaution. Il ne referma même pas le pupitre. Ce fut moi qui remplis ce soin, car je ne voulais pas que la colère de madame Fontanet éclatât tout de suite.
Le bonhomme tremblait toujours. Il n’avait rien compris à ce qui s’était passé. Il croyait sa femme couchée dans sa chambre, qui était de l’autre côté du bureau. Je lui expliquai nettement la situation. Le croiriez-vous ? son premier mouvement fut de la jalousie. Il n’avait pas encore rangé l’infidélité parmi les méfaits de madame Fontanet.
– Elle me trompe ! dit-il d’un ton dolent, après avoir avalé sa gorgée de punch.
Puis, ma foi, il eut un éclat de rire qui sembla l’étouffer.
– Mariage manqué ! dit-il. – Tu ne sais pas, fillette ? on en a vu revenir de plus loin… Je me sens mieux depuis hier… C’est peut-être moi qui serai le veuf…
Il y avait du vrai dans ce qu’il disait. Depuis la veille, sa parole était un peu plus libre et sa face meilleure.
– En attendant, reprit-il, – nous allons travailler, il faut que les neveux et les nièces aient du pain… ce sont les enfants de ma sœur.
Je rallumai ma lampe, et j’allai consulter le coucou. Il était quatre heures du matin. Je tombais de sommeil.
– S’il s’agit de déranger le lit et de faire un trou, dis-je, nous n’aurons peut-être pas le temps.
Le vieux placeur me regarda d’un air stupéfait.
– Ah !… fit-il, déranger le lit… faire un trou… t’ai-je dit cela, fillette ?
– Non, répondis-je en riant, je l’ai deviné. Et montrant du doigt le dessous du lit, j’ajoutai :
– L’argent est là… j’en suis sûre !
– Quel bijou que cette enfant, murmura le placeur. Si tu deviens jamais méchante, Suzanne, gare dessous !
– J’espère que je ne deviendrai pas méchante.
– Tu feras bien, ma petite belle… Mais ne te laisse pas non plus tondre de trop près… À Paris, il faut battre, quand on ne veut pas être battu… Quand on a bec et ongles, c’est pour s’en servir.
Il me vit me diriger vers la lampe.
– Tu t’en vas, reprit-il ; qui sait si nous retrouverons cette occasion ?… Ce sont les enfants de ma sœur…
– Je vous promets que nous aurons du temps devant nous ce soir, monsieur Fontanet, répondis-je. Songez donc ! si votre femme revenait pendant que tout serait en l’air : le lit dérangé, le sol fouillé…
– C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria-t-il ; mon pauvre argent irait Dieu sait où… Mais pourquoi me dis-tu que nous aurons du temps devant nous ce soir ?
– Parce que je le sais, monsieur Fontanet.
– Et comment le sais-tu ?
Je racontai l’histoire de la lettre que Félicité m’avait fait recopier, sous prétexte d’essayer mon écriture. Cette lettre fixait un rendez-vous pour le jeudi soir. Le vieux Jean-François leva les yeux au ciel !
– Quelles mœurs ! s’écria-t-il, quelles mœurs !… Donne-moi un petit coup à boire avant de t’en aller.
Je remontai dans ma soupente après avoir satisfait son désir. Il me dit, au moment où je partais :
– Nous n’aurons pas seulement un lit à déranger et un trou à faire… Tu verras, petite, tu verras… Je te donnerai deux louis de plus pour ta peine… ; cela fera cent quatre-vingts francs.
J’étais tellement harassée que je m’endormis sans avoir même le courage de lire ces deux feuilles du Confidentiel que j’avais sauvées de l’incendie.
J’aurais pu dormir jusqu’à midi si les clients n’étaient venus frapper à la porte du bureau. Je sautai hors de mon lit. Le bonhomme n’avait point vu sa femme, mais il l’avait entendue rentrer vers six heures du matin. Je n’avais pas beaucoup mangé depuis que j’étais dans cette maison-là. Il y avait bien une petite cuisine derrière le bûcher, mais la Fontanet se faisait servir de la gargote voisine. Or, la veille, la gargote n’avait rien envoyé. Je vécus ce matin d’un reste de pain et d’un débris de fromage. Le père Fontanet me força de boire un verre de punch là-dessus. Il était bon et fort. Je me sentis toute ragaillardie.
Ce fut d’abord le sanhédrin de huit heures. Les domestiques des deux sexes du quartier vinrent prendre langue, comme de coutume, et faire la petite bourse de la maraudaille. Quand cette cohue d’oiseaux de proie se fut envolée, je restai seule un instant. Je profitai de ce répit pour me glisser dans la chambrette de madame Fontanet. Je ne sais pas ce que Testulier lui avait donné pour la faire dormir ainsi, mais il fallait que ce fût bon. Selon toute apparence, il l’avait endormie dès le soir précédent afin de pouvoir la quitter. Sans cela son expédition malheureuse de cette nuit eût été impossible. L’avait-il ramenée au matin ? Avait-elle pu revenir toute seule ? Voilà ce qui ne me fut point expliqué. Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle dormait, jetée sur son lit comme un paquet, dans la position qu’elle avait prise en rentrant. Je voulus la réveiller, mais il eût fallu du canon. Il y avait du monde au bureau. Je dus courir à mon poste. C’était le petit nègre mozambique, mon ami Cupidon. Il se tenait comme la première fois le chapeau à la main et collé contre la porte.
– Li n’pas là ? murmura-t-il, dès qu’il m’aperçut.
Quand je l’eus rassuré, il vint contre le grillage et me dit :
– Vous me donne à présent du papier pour messié qui prend nègres.
Je n’avais point oublié mon pauvre ami Cupidon. J’avais trouvé dans le registre courant le nom de ce fameux « Messié » qui prenait les nègres chez lui. C’était un personnage important, un nommé Marc Bonnin de la Forest, chef d’une immense maison de commerce nouvellement fondée, boulevard Saint-Martin et rue Meslay. Il passait pour être un peu charlatan, et aimait tous les luxes qui paraissent. On parlait surtout de sa livrée. Parmi ses valets étaient quatre nègres qui portaient la gloire de la maison Marc Bonnin de la Forest et Compagnie au-delà de la Porte-Saint-Denis.
Le registre courant portait cette mention que M. de la Forest demandait un nègre. Je n’avais pas le droit de donner des lettres aux domestiques qui ne déposaient point ; mais le lecteur peut se souvenir que, lors de l’affaire de Catherine Paillot, l’effrontée Cauchoise qui m’avait forcée de l’embarquer pour l’Amérique, j’avais fait cadeau de dix francs à la caisse de la maison Fontanet. Ma conscience était donc en repos ; je pouvais offrir une pièce de cent sous à mon ami Cupidon. Je lui remplis une belle lettre, dans la forme voulue, dans laquelle je le proposais à ce négrophile, M. Marc Bonnin de la Forest, déclarant qu’il avait toujours mené vie honnête et qu’il avait de bons répondants. C’était plus que je n’en savais, mais je n’ai point de remords. Ce pauvre Cupidon avait une si bonne figure !
* * * * * * * * * *
J’ai détruit les deux feuilles arrachées au registre confidentiel de Fontanet. C’est seulement à l’aide de ma mémoire que je parlerai des deux histoires qui s’y trouvaient relatées.
J’en commençai la lecture tout de suite après le départ de Cupidon, le pauvre nègre…
Il y a des circonstances qui augmentent infiniment la saveur des choses. Je lisais dans ce bureau, dont la porte pouvait s’ouvrir à chaque instant ; j’étais placée entre ma patronne et le vieux Fontanet. Ces périls changeaient pour moi la satisfaction de mon curieux caprice en une véritable volupté.
… Le 26 août 1803, Étienne du Rocray et Célestin d’Anod sortaient du lycée Charlemagne après avoir achevé leur classe de logique. C’étaient deux amis intimes. Au lycée, on les appelait Oreste et Pylade. Étienne du Rocray avait vingt ans, Célestin d’Anod commençait sa dix-neuvième année. Tous deux avaient une certaine fortune, tous deux étaient de bonne famille et bien faits de leur personne. Seulement, le jeune du Rocray, orphelin de père et de mère, avait, comme on dit, son bien venu.
Il se destinait à la carrière de l’intendance militaire. Célestin d’Anod voulait être diplomate.
C’est fête, le jour de la sortie du collège. L’Université, notre mère, s’arrange de façon à mériter si bien l’amour de ses enfants, que l’heure où l’on franchit pour la première fois le seuil de sa maison est le plus beau moment de la vie. Étienne et Célestin résolurent de célébrer ensemble leur délivrance. Ils firent faux bond à leurs correspondants, qui les attendaient pour dîner, et se lancèrent dans Paris à la poursuite du restaurant digne d’abriter leurs adieux. Ils devaient se quitter, en effet, le lendemain. Célestin d’Anod retournait au fond du Languedoc, où ses parents avaient leur résidence. Étienne du Rocray partait pour le Beauvoisis, où il possédait un beau vieux château, berceau de sa famille. On a beau s’aimer bien, on a beau ressentir pleinement cette première joie de la liberté, les journées sont longues à Paris. Il n’était pas encore midi que nos deux lycéens s’ennuyaient de tout leur cœur dans la salle fumeuse, chaude, empestée d’un estaminet à la mode. Ils eurent tous deux la même idée en même temps : Allons à la campagne ! Ils sortirent du café et montèrent dans la première voiture de banlieue qui se présenta sur leur chemin. Ces petits hasards décident de la vie.
La voiture où ils étaient montés les conduisit à Charenton. Or, que faire à Charenton si l’on ne visite l’établissement des fous ? Célestin avait rencontré parfois chez son correspondant l’économe de cet immense établissement. Il se réclama de l’économe, et on les fit entrer.
Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il est bon de faire un peu le portrait de nos deux échappés de collège. Célestin était un jeune homme ardent, intelligent et qui n’avait point de méchanceté dans l’âme ; mais sa volonté, qui allait en quelque sorte par soubresauts, l’avait mis parfois en suspicion parmi ses camarades. Il était doux à l’état ordinaire, et même quelque peu insolent. Tout à coup, quand certaines fantaisies le pressaient, son caractère changeait d’une minute à l’autre : il devenait hautain, irascible, et, pour un temps, son activité se faisait dévorante. Au lycée Charlemagne, on disait que Célestin avait un grain. On ne disait point cela d’Étienne, mais peut-être le pensait-on plus sérieusement.
Étienne avait toujours été un des élèves les plus distingués du lycée. On ne pouvait lui reprocher qu’une chose, c’était l’excès du travail. Étienne voulait tout savoir. Les heures de la journée étaient trop courtes pour sa passion d’apprendre. En dehors des facultés qui font l’objet du baccalauréat, Étienne, à ses moments perdus, se lançait sans guide et un peu au hasard dans le domaine de la science. Il lisait surtout, avec un entraînement singulier, les livres de médecine. Or, il n’y a pas de lecture si dangereuse, pour les imaginations à la fois vives et faibles, que les livres de médecine. Étienne se croyait atteint d’une maladie organique, et disait volontiers : Je mourrai à trente ans. Son père était mort à trente ans d’une congestion au cœur. Il y avait comme une brume mystérieuse et mélancolique sur l’histoire de sa famille. Sa mère était décédée au couvent, sans vouloir admettre ses enfants à son lit de mort. Son frère aîné s’était, dit-on, ouvert la jugulaire avec un canif, à l’âge où les enfants jouent encore à la toupie. Sa sœur aînée, belle comme un ange, avait refusé de se marier avec l’homme qu’elle aimait. Une maladie de langueur l’avait lentement emportée au ciel, qui était sa vraie patrie. Il avait une autre sœur, laide, méchante et bossue, qui disait :
– Je resterai seule de toute cette famille de fous !
Étienne subissait énergiquement l’influence de ces tristesses, qui avaient enveloppé sa vie. Le fond de son caractère était mélancolique au suprême degré. La gaîté lui venait par accès. Ceux qui l’aimaient redoutaient sa gaîté.
Il est à peine besoin de dire qu’Étienne et Célestin étaient tous les deux amoureux. Les grands, au collège, ne se privent jamais de cela.
Mais il paraît que, par exception, l’amour de Célestin et l’amour d’Étienne pouvaient mériter déjà le nom de passion ; car, malgré la complète communauté de pensées qui les unissait, Étienne ne savait pas le nom de la jeune beauté qui faisait battre le cœur de Célestin. Célestin ignorait de son côté où allaient les vœux d’Étienne. Chacun d’eux savait seulement que son ami était bel et bien épris. Je n’ai plus qu’un mot à dire, et j’aurai, je crois, relaté toutes les observations préliminaires du Confidentiel à l’endroit de MM. d’Anod et du Rocray. Célestin, quoique plus jeune de deux ans, avait pour Étienne une tendresse protectrice et presque paternelle.
Il était environ une heure après midi quand nos deux amis franchirent le seuil de la maison de Charenton. C’était une chaude journée d’août, sans air et sans soleil. De grands nuages bas et immobiles semblaient peser sur l’atmosphère. Étienne et Célestin se promenèrent d’abord avec un employé qu’on leur avait donné pour les conduire. Ils traversèrent, silencieux et le cœur serré, ces cours immenses, ces beaux jardins où va et vient le peuple lugubre des fous. L’employé leur expliquait d’un air froid et ennuyé les différentes espèces de folie. Il montrait les types d’imbécillité, de manie, de délire, de démence furieuse. C’était un thème appris par cœur, un boniment comme celui que récitent les beaux diseurs chargés d’expliquer les salons de cire. Étienne et Célestin l’écoutaient sans mot dire. Peut-être regrettaient-ils déjà tous deux d’être venus. On vint appeler l’employé, qui s’éloigna en promettant de revenir. Nos deux amis restèrent seuls. Ils furent longtemps avant d’échanger une parole.
– J’ai un oncle ici, dit enfin Étienne ; je ne le connais pas… Dans ma famille, il y a eu plusieurs fous. Si je restais longtemps ici, je sens bien que je deviendrais fou.
Célestin le regarda. Il le vit pâle, avec des yeux agrandis et brillants d’un éclat fixe.
– Sortons ! s’écria-t-il.
– Ah ! fit Étienne, qui frissonna ; tu as peur pour moi.
Des bandes de fous s’étaient rapprochées peu à peu.
– Ne les laisse pas me toucher !… dit Étienne, qui se mit à trembler comme un enfant.
Mais le moyen ! les fous s’approchaient toujours, les uns par groupes, les autres isolés, animant leurs gestes étranges et formant comme un cercle d’extravagantes grimaces.
– Je ne peux pas dire ce que je souffre, murmura Étienne ; j’ai peur.
– Monsieur, s’écria Célestin en voyant passer un homme d’une quarantaine d’années, à la tenue élégante et sévère, probablement un haut employé de la maison, je vous supplie de faire éloigner ces malheureux ; mon ami se trouve mal.
Le haut employé s’approcha aussitôt et salua avec beaucoup de courtoisie. Il tâta le pouls d’Étienne et dit :
– Il y a en effet un peu de prostration… cela arrive souvent… Les émotions qu’on vient chercher ici, mes jeunes messieurs, ne sont pas gaies… Ne craignez rien, cependant ; les pauvres gens qui nous entourent font partie de la catégorie non dangereuse : je vais vous débarrasser d’eux.
– Allez, mes chers enfants, allez ! poursuivit-il en s’adressant aux fous avec une douceur pleine d’autorité ; il y a de belles dames là-bas qui sont venues pour vous voir.
Le cercle se dispersa. La curiosité survit à l’intelligence morte. Célestin remercia le haut employé en l’appelant M. le docteur.
Celui-ci sourit d’un air un peu hautain et repartit :
– Je ne suis pas docteur, mon jeune ami.
Mais il ne dit pas ce qu’il était.
– Ce sera sans doute le directeur, pensèrent en même temps nos deux collégiens.
Ils se confondirent de nouveau en remercîments. Étienne se sentait un peu remis au contact d’une personne si sage. Le directeur les conduisit jusqu’à un banc de bois, et s’assit entre eux deux.
– Mes enfants, leur dit-il après les avoir examinés, ce n’est pas une chose inutile que ce douloureux pèlerinage… Tous les jeunes gens devraient le faire au moment où, comme vous, ils vont franchir le seuil du monde… Cela leur apprendrait à corriger leurs vices et à dompter leurs passions… Le vice est le grand pourvoyeur de nos maisons de fous… et quant à la passion, cet élément providentiel qui fait les héros, les poètes et les saints, la passion est le premier degré de la folie.
Étienne et Célestin écoutaient avec un grand respect : cet homme leur semblait posséder ces deux dons que Dieu sépare trop souvent : la science et l’éloquence.
– Ôtez d’ici, reprit l’inconnu, les enfants du vice et les victimes de la passion, vous serez dans une solitude… Celui qui passe là-bas, avec un costume étrange qui ressemble à la robe des prêtres, est un fou d’orgueil : il a inventé une religion nouvelle ; son intelligence est morte de chagrin en voyant que le monde refusait de l’adorer. Cet autre, qui lave son mouchoir au bassin, est un fou d’avarice ; il avait gagné vingt millions, lors de la concession du chemin de fer d’Orléans ; un matin il s’est réveillé avec l’idée fixe qu’on l’avait volé… plus rien !… Concevez-vous cela ?… Nu, dépouillé, misérable auprès d’une caisse qui regorge !… Ses parents l’ont baigné dans l’or, il n’a pas voulu croire à l’or… Dieu lui a enlevé le sens de l’objet même de son impur amour… Il touche des millions et ne les voit pas… Il jette les billets de banque au feu, mais il économise le pain de son repas, afin de vendre les croûtes et de recommencer sa fortune. – En voici un troisième là-bas qui fit sauter quatre fois dans la même semaine la banque de Bade. La quatrième fois, sa tête sauta comme la banque. Depuis ce temps-là, il se croit as de pique et cherche toujours à se retourner, pour n’avoir pas la pointe en bas, ce qui porte malheur.
Le directeur eut un rire silencieux qui étonna un peu nos deux amis. Il reprit en caressant une fort belle tabatière d’or :
– C’est fort bizarre, n’est-ce pas ?… Nous avons plus bizarre encore… Il y a là-bas un grand garçon qui se croit ficelle, et qui passe sa vie à se nouer et à se dénouer… Nous en avons un autre, un ancien pêcheur à la ligne (passion innocente, pourtant, s’il en fût) qui est tantôt brochet, tantôt anguille, et qui fait des contorsions effroyables pour un hameçon qu’il a, dit-il, avalé autrefois… Voici Salomon, le sage roi, qui cherche un enfant pour le couper en deux !… Cet homme, à barbe blanche, passe sa vie à écrire des lettres anonymes à Napoléon contre le docteur O’Méara… un charlatan ! un empoisonneur… C’est l’envie qui a paralysé cette cervelle… Mais voyez ! s’interrompit ici le directeur ; j’aperçois l’apôtre saint Pierre : Jésus-Christ ne peut pas être bien loin !
Il haussa les épaules et montra du doigt deux pauvres diables qui se promenaient majestueusement.
– L’apôtre saint Pierre, poursuivit-il, est un ancien ouvrier ébéniste qui s’est attaché à Notre-Seigneur après avoir noyé sa femme par jalousie. Sa femme se porte bien, mais il la croit défunte, et ne veut pas la reconnaître quand elle vient le voir. Notre-Seigneur Jésus-Christ est un homme fort lettré, de conversation véritablement décente et agréable… Voulez-vous causer un instant avec lui ?
– Non… oh ! non ! s’écria Étienne.
– Vous avez tort… S’il n’avait pas cette manie de se prendre pour le Sauveur, ce serait un homme de fort bonne compagnie… Moi qui vous parle, je ne déteste pas son entretien… quoique je me refuse absolument à le reconnaître pour mon fils.
– Votre fils ! répéta Célestin stupéfait.
Les yeux du directeur se prirent à osciller dans leurs orbites.
– Mon fils est au ciel, prononça-t-il en s’animant ; chacun son tour… c’est moi maintenant qui suis sur la terre… Quand je remonterai là-haut, eh bien, le Saint-Esprit viendra me remplacer… N’est-ce pas juste ?
Étienne fit un bond et se recula de lui avec épouvante. Le prétendu directeur ne s’aperçut point de ce mouvement et continua :
– Voilà ce que le faux Jésus-Christ ne veut pas comprendre ! Je lui ai dit vingt fois : Un père connaît-il son fils, oui ou non ? Puisque je suis Dieu le père et que je ne le connais pas, peux-tu être Dieu le fils ?… Mais parlez donc raison à des maniaques ! c’est peine perdue ! Il se goberge dans son illusion… Ça ne fait de mal à personne !
Il fit un signe de tête protecteur à Jésus-Christ qui passait, puis il se leva brusquement.
– Messieurs, dit-il avec sa politesse grave, si vous avez quelque chose à demander à mon fils, adressez-vous à moi : voici ma carte.
Il tendit en effet sa carte à Célestin, salua et se retira. Sur la carte, il y avait, écrit à la main, en gros caractères :
DIEU LE PÈRE.
Et plus bas, entre parenthèses :
(Sous le nom du comte Anatole de Rocray).
C’était l’oncle d’Étienne, le frère aîné de son père.
Cet événement frappa Étienne avec une telle violence que Célestin eut peur de le voir tomber malade sur le coup. Il le fit sortir à grand’peine de la maison de Charenton, et nos deux amis remontèrent en voiture. Pendant tout le voyage, il fut impossible d’arracher un mot à Étienne. Célestin le fit entrer de force au restaurant, et usant de ce remède, préconisé par les discours de Roger-Bontemps, il lui versa à boire plus souvent qu’il n’était besoin. Vers la fin du dîner, le rouge revint aux joues d’Étienne. Mais il ne voulait parler que de Charenton.
– Je me souviens, répéta-t-il plusieurs fois, que dans mon enfance on disait que je ressemblais à mon oncle Anatole… Mon frère s’est tué… Moi, je mourrai fou…
Célestin perdait son latin à vouloir le tirer de ces sombres pensées. Au dessert, Étienne but un large verre de bordeaux.
– Es-tu vraiment mon ami ? demanda-t-il brusquement à Célestin.
– En doutes-tu ? répliqua celui-ci.
– Je n’en douterai plus, si tu me donnes la preuve du contraire.
– Quelle preuve veux-tu que je te donne ?
Étienne se recueillit, puis il dit :
– Jure-moi sur ce que tu as de plus sacré au monde, sur ton honneur et sur ton salut, que tu me tueras si jamais je deviens fou !
Célestin sauta sur sa chaise et resta la bouche béante à le regarder.
– Je le savais bien ! murmura Étienne ; tu ne m’aimes pas… Je n’ai pas d’ami !
– Mais tu es fou !… s’écria Célestin.
Et il s’arrêta, pâlissant au son de ce mot qu’il avait prononcé par mégarde.
– Pas encore, répliqua cependant Étienne, qui sourit tristement. Mon oncle n’est devenu fou qu’à trente ans… j’ai dix ans devant moi !
– Moi, je te dis que tu es fou ! répéta Célestin, qui se força de rire : fou à lier ! Te voilà, toi, Étienne du Rocray, fort comme un Turc, bien constitué, n’ayant jamais eu la plus petite maladie, et tu parles sans cesse de mourir à trente ans ! Te voilà, toi, le même Étienne cité pour ton esprit, savant comme les livres, capable d’extraire de mémoire une racine cubique de trois chiffres… un des plus solides cerveaux de Charlemagne, enfin… et tu parles de devenir fou ! Laisse-moi tranquille !
Étienne lui prit la main et la serra.
– Veux-tu faire ce que je te demande ? prononça-t-il lentement.
– Non, pardieu pas !
– Je te préviens d’une chose… Si tu me refuses, je ne te reverrai de ma vie !
– À ton aise, revois-moi ou ne me revois pas.
– Adieu donc, monsieur d’Anod, dit Étienne en allant prendre son chapeau ; je n’avais plus d’espoir qu’en vous… Oubliez-moi.
Il se dirigeait vers la porte. Célestin courut à lui.
– Y penses-tu, Étienne ? s’écria-t-il ; nous séparer ainsi !
– Je n’appelle pas ami, répondit sèchement le jeune du Rocray, celui qui se recule au premier service demandé à son amitié.
– Mais exige de moi toute autre chose !
– Je n’ai besoin que de cela !
Et comme Célestin semblait hésiter, il lui saisit tout à coup la main et lui dit d’une voix où les larmes tremblaient :
– D’Anod, je t’en prie, je t’en prie à genoux… si tu consens, tu me sauveras… si tu refuses, je me tuerai !
Célestin le prit à bras-le-corps et le serra sur le cœur.
– Calme-toi, mon pauvre Étienne, murmura-t-il, sentant bien qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire ; s’il ne faut que sacrifier mon repos au tien, je suis prêt… Oui, sur mon salut et sur mon honneur, je m’engage…
– Achève, dit froidement Étienne.
– Je m’engage à te tuer, dit Célestin d’une voix grave, si jamais tu deviens fou.
– Jure-le ! exigea le jeune du Rocray.
Gustave leva la main et prononça :
– Je le jure !
Étienne l’embrassa avec effusion ; puis il sonna. Il demanda au garçon, qui vint à l’ordre, une plume, de l’encre et du papier.
– Que veux-tu faire encore ? interrogea Célestin.
– Tu vas le voir, répondit Étienne.
Et quand le garçon eut apporté ce qu’il fallait pour écrire, il traça d’une main ferme ce qui suit :
« Je déclare que, las de la vie, et poursuivi par la pensée que je pourrais être atteint d’aliénation mentale, comme plusieurs membres de ma famille ; je mets fin moi-même à mon existence. »
Il signa et tendit la main à Célestin.
– Que veux-tu que je fasse de cela ? demanda celui-ci.
– Je veux, repartit Étienne, que jamais personne ne puisse t’inquiéter pour le devoir que tu auras accompli… Quand tu m’auras tué, tu déposeras cet écrit auprès de mon cadavre… Mets-le dans ton portefeuille.
À dater de ce moment, l’humeur d’Étienne du Rocray changea du tout au tout. Il fut d’une gaîté charmante et consola lui-même le pauvre Célestin.
– C’est une fantaisie que j’ai eue, lui dit-il ; pardonne moi cela et dors en paix. J’espère bien que tu ne seras pas obligé de me tuer… Que diable ! j’y suis presque aussi intéressé que toi !
Célestin finit par se décider. À dix-huit ans, les idées les plus sombres s’éclaircissent moyennant quelques verres de champagne.
Le dîner s’acheva fort gaîment. Il fut décidé qu’on irait au spectacle. À quel spectacle ? Ce n’est pas un jour comme celui-ci que l’on fait des économies. Le spectacle le plus cher fut choisi. On se dirigea vers l’Opéra. Il y a des circonstances qui resserrent tout à coup les liens de l’amitié. Le champagne peut être rangé parmi ces circonstances, mais je ne parle pas du champagne. Je parle du serment prononcé par Célestin. Étienne et lui étaient désormais plus que des frères. On parla de ses mystérieuses amours. La discrétion mutuelle se déboutonna quelque peu. Le nom des deux divinités si respectueusement adorées ne fut pourtant pas prononcé : mais, sauf cela, confiance entière.
Étienne comptait épouser. Son tuteur l’avait fait agréer par la famille. La jeune personne, à son estime, lui témoignait bien quelque froideur, mais le tuteur jurait ses grands dieux que toutes les jeunes personnes de bon ton étaient ainsi faites. Étienne n’avait rien à dire contre cela. Célestin n’était pas à beaucoup près aussi avancé d’un côté, du côté de la famille, qu’il ne connaissait même pas. Mais il était beaucoup plus avancé de l’autre. Il avait rencontré sa jeune personne à lui dans un bal où son correspondant l’avait conduit. C’était un bal du grand monde, dans le faubourg Saint-Germain. Célestin comptait s’ennuyer, il passa trois ou quatre heures dans le paradis. Il dansa avec la jeune personne. Huit jours après il la revit. Huit jours après il lui écrivit. Huit jours après elle lui répondit, pour lui défendre de recommencer. Charmants subterfuges de la pudeur qui se débat contre l’amour ! Bref, huit jours après encore, il était convenu entre Célestin et sa jeune personne que leur mutuelle ardeur ne finirait qu’avec la vie.
Tout en causant ainsi, Étienne et Célestin arrivèrent à l’Opéra. En entrant dans la salle, leurs regards se portèrent à la fois vers une loge dont le devant était occupé par deux dames, la mère et la fille, madame et mademoiselle d’Orthet. Étienne salua. Mademoiselle Victoire d’Orthet sourit et pâlit. Elle n’avait vu que Célestin.
Nos deux amis se regardèrent. Chacun d’eux avait tout deviné.
Célestin partit le lendemain pour le Languedoc. Six mois après, Étienne épousa mademoiselle Victoire d’Orthet.
C’était une sombre et triste résidence que ce vieux château de Rocray, situé à trois lieues de Beauvais, dans un pays froid et tellement boisé que l’horizon semblait une ceinture de forêts. Victoire était là toute seule avec son mari. Dix ans s’étaient écoulés ; ils avaient dix ans de ménage. – Nous sommes en 1813. Étienne était entré dans sa trentième année ; Victoire allait avoir vingt-six ans. Étienne avait vieilli vite. Victoire était plus belle qu’autrefois. C’était une union froide qui n’avait jamais connu le bonheur. Étienne avait horreur du monde. Vivre dans ce vieux château de Rocray était pour elle le plus cruel de tous les exils. Étienne, lui, s’enfermait le jour et la nuit avec ses livres. Il était devenu décidément savant.
Victoire eût donné, Dieu le sait, toute la bibliothèque de son mari pour une marchande de modes. Deux ans auparavant, pourtant, un élément de joie était entré dans la famille. Madame de Rocray avait mis au monde une fille. Victoire l’aimait bien, ce cher enfant qui lui apprenait le bonheur d’être mère ; Étienne l’adorait. Mais cela ne changea rien à la position respective des deux époux. Victoire resta froide. Étienne devint jaloux à l’occasion que je vais dire.
Peu de temps après la naissance de la petite Victorine, M. le baron Célestin d’Anod vint faire une visite à. M. le vicomte du Rocray, son ancien ami. Ce fut d’abord un cordial plaisir. Étienne aimait véritablement Célestin, qui le lui rendait de tout son cœur. Ils ne s’étaient pas revus depuis le lycée Charlemagne. Jugez s’ils en avaient long à se dire. Célestin et Victoire ne s’étaient pas revus non plus depuis cette rencontre à l’Opéra, le soir de la fameuse visite à la maison de Charenton. Ils n’avaient, au contraire, hélas, plus rien à se dire. C’est surtout en ces cas-là que l’entretien est dangereux. M. le baron d’Anod resta huit jours au château. Il promit de revenir, malgré la froideur de l’invitation d’Étienne. Il revint, en effet, mais il ne resta qu’un jour. C’était environ huit à neuf mois avant la scène bizarre et dramatique relatée par le Confidentiel.
Cette scène eut lieu dans la nuit du 22 au 23 novembre 1813 ; – nuit noire, nuit glacée, du vent au dehors et de la neige ; au dedans, des plaintes et des larmes. Victoire était couchée sur son lit de douleur. Les peines de l’enfantement la tenaient déjà depuis quelques heures. Il n’y avait auprès d’elle que son mari, M. le vicomte du Rocray. Victoire demandait le médecin avec larmes. Son mari, dont la figure avait, cette nuit, une bien étrange expression, lui répondait :
– Je suis plus savant que les médecins.
Et la pauvre femme, épouvantée par le regard qu’il clouait sur elle, étouffait ses gémissements. M. le vicomte Étienne du Rocray avait un pâle visage, sillonné de rides précoces. Ses tempes, presque diaphanes, étaient dégarnies : on voyait dessous remuer les muscles qui font jouer la mâchoire. Sa taille se voûtait légèrement, et sa poitrine creuse rendait une toux sinistre. Il portait une robe de chambre de velours noir, qui faisait ressortir encore la menaçante blancheur de sa face.
À côté de lui sur un guéridon, était une pile de ces gros livres qui servent peu aux médecins, mais qui donnent le vertige aux gens du monde.
Un de ces livres était ouvert entre les mains de M. le vicomte du Rocray. Il lisait froidement, tandis que sa femme gémissait et se tordait.
– Voilà tous les symptômes ! dit-il enfin ; j’ai un ramollissement du cerveau, et je suis dans ma trentième année… Vous serez veuve bientôt, madame !
Victoire se pressa le front à deux mains et demanda pitié à Dieu. Au dehors, la neige tombait. Le vent criait dans les arbres dépouillés du parc.
– Vous me croyez fou, reprit le vicomte avec un sombre sourire ; je sais cela… Mais vous vous trompez : Je ne suis pas encore fou… Ma conduite est raisonnée froidement, et vous allez bien le voir. Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi je ne laissais pas approcher le médecin… écoutez… je vais vous le dire… Vous aimez M. le baron d’Anod.
Victoire fit un geste d’énergique dénégation.
– Ne mentez pas, reprit Étienne, c’est inutile… Je le sais : c’est lui qui me l’a dit. Et comme la pauvre femme le regardait, stupéfaite, il ajouta : Voilà dix ans et trois mois qu’il m’a dit cela.
– Mais nous n’étions pas encore mariés, balbutia Victoire.
– Ce fut le jour, continua Étienne en se parlant à lui-même, où je vis le frère de mon père !…
Il passa le revers de sa main sur son front que baignait une sueur froide.
– M. le baron d’Anod, poursuivit-il, est venu au château le 26 février dernier… La loi peut tâtonner, la science non… Tous les auteurs sont d’accord… Le temps de la gestation naturelle chez la femme est de deux cent soixante-dix jours… J’ai fait mes calculs avec soin, avec rigueur… je les ai recommencés cent fois… Si vous n’êtes pas coupable, vous devez accoucher cette nuit, avant deux heures du matin.
L’horloge du château de Rocray sonna une heure, comme le vicomte achevait. Victoire poussa un cri de détresse. M. le vicomte de Rocray tira de sa poche une petite boîte longue en chagrin ; dans la boîte, il prit un rasoir anglais qu’il posa tout ouvert sur la savante pile de livres de médecine. Victoire eut bien l’idée d’appeler au secours ; mais cette chambre où il l’avait mise était isolée. Il n’y avait point d’espoir d’être entendue. Elle s’enfonça sous ses couvertures.
– Je suis sûr de mon fait, reprit le vicomte en refermant la petite boîte de chagrin ; ma conscience est tranquille… Il n’y a qu’une chance d’erreur, parfois, une commotion, une grande frayeur, par exemple, peut hâter le terme fixé par la nature… Cette chance est toute en votre faveur ; je vous la laisse, ne voulant punir qu’à coup sûr.
Il se leva, et sa taille, d’ordinaire courbée, se redressa violemment.
– Vous avez encore une heure, dit-il ; ayez confiance si vous êtes innocente… la nature ne vous manquera pas… Si vous êtes coupable, repentez-vous… Dieu pardonne… priez Dieu !
Victoire ne répondit point. Elle était évanouie sous ses couvertures. Étienne du Rocray se retira, laissant sur la pile de livres le rasoir ouvert.
Une demi-heure se passa. Un silence profond régna dans la chambre. Victoire, éveillée par une douleur, se souleva et jeta autour de la chambre son regard affolé. La chambre était déserte, mais Victoire n’avait point rêvé. La lame brillante du rasoir lui renvoyait la lueur de la lampe.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, je voudrais bien voir ma fille avant de mourir !
Elle essaya de se lever, mais elle ne put. Alors elle prêta l’oreille aux bruits du dehors, parce que le désespoir n’existe que dans la mort. Les malheureux espèrent toujours, fût-ce un miracle impossible. Le vent hurlait ; la neige battait sourdement les carreaux. Victoire crut ouïr pourtant, mais de si loin ! le bruit d’un cheval qui galopait. Hélas ! que ne croit-on entendre en ces moments suprêmes !
La demie d’une heure sonna. Son coup unique et prolongé vibra longtemps dans le silence de la nuit. Victoire récita sa prière.
– Ma fille, disait-elle, – mon pauvre petit ange que je ne verrai pas avant de mourir !
Le vent d’automne fit une grande rafale. Quand les arbres du parc se turent, Victoire entendit bien que le galop du cheval se rapprochait. Au bout de trois ou quatre minutes, des pas s’étouffèrent sur le sable du jardin. Victoire connaissait-elle ces pas ? Son visage devint tout à coup radieux, puis elle le cacha entre ses mains. Un carreau brisé tomba en dedans de la chambre. Une main passa par l’ouverture et fit jouer l’espagnolette. La fenêtre s’ouvrit. Un homme parut debout sur l’appui.
– Célestin ! Célestin ! s’écria Victoire.
La pendule du vicomte du Rocray allait marquer deux heures après minuit. Il était seul dans son cabinet de travail, l’œil fixé sur l’aiguille qui lentement marchait. Son regard était terne. Des taches livides marbraient sa face. Ses cheveux, rares et brûlés, se hérissèrent sur son crâne. Il se disait tout haut, sans savoir qu’il parlait :
– C’est la justice ! c’est la justice ! Mon calcul est exact… les meilleurs auteurs sont avec moi.
Deux heures sonnèrent. Tout son corps frissonna. Mais il se leva.
– Allons ! murmura-t-il ; Dieu la condamne !
Il traversa son cabinet d’un pas ferme ; mais à peine eût-il ouvert la porte qu’il recula, comme si une invisible main l’eût frappé violemment. M. le baron Célestin d’Anod était debout sur le seuil, immobile et tenant à la main un rasoir ouvert. Étienne le regarda d’un œil craintif et hagard, comme la bête fauve regarde le belluaire qui va le dompter.
– M’attendais-tu ? demanda le baron d’Anod.
Étienne fit effort pour se ruer sur lui, mais ses pieds étaient cloués au sol. Il s’affaissa sur son fauteuil avec un rire énervé.
– Oui, répondit-il, je t’attendais.
Célestin fit un pas vers lui.
– Te souviens-tu du serment que j’ai fait ? ajouta-t-il à voix basse.
– Oui, répondit encore Étienne, je m’en souviens.
Le baron avança d’un pas. Étienne lui dit :
– Je ne suis pas fou, mais j’ai trente ans… c’est le destin… Si tu ne me tues pas, je la tuerai et je te tuerai.
Au petit jour, le médecin de campagne, appelé en toute hâte, arriva au château de Rocray. Il eut double besogne. Il délivra madame la vicomtesse qui accouchait d’un beau garçon, vers six heures du matin, et constata la mort de M. le vicomte, qui, dans un accès de folie sans doute (il y avait de si fâcheux précédents dans cette famille), avait attenté à ses jours. Le suicide était du reste patent. Le vicomte s’était coupé la gorge avec son propre rasoir. Auprès de lui, sur la table, était un écrit entièrement de sa main et ainsi conçu :
« Je déclare que, las de la vie, et poursuivi par la pensée que je pourrais être atteint d’aliénation mentale, comme plusieurs membres de ma famille, je mets fin moi-même à mon existence. »
Ici finissait le récit rédigé par Jean-François Fontanet. Mais en marge il y avait une mention tracée au crayon, d’une écriture irrégulière et mauvaise : écriture de femme. La mention était ainsi conçue :
« M. le baron d’Anod épousa l’année suivante madame la vicomtesse du Rocray. Ils ont cent mille livres de rente. M. le vicomte Étienne du Rocray a maintenant vingt ans. Combien le baron d’Anod et sa femme donneraient-ils à celui qui les menacerait de raconter cette histoire au jeune vicomte du Rocray ?… »
La Fontanet avait raison de dire que ce confidentiel valait de l’argent.
J’ai transcrit ce récit tout d’un trait, en suivant mes souvenirs et sans avoir égard aux mille interruptions qui se produisirent pendant ma lecture. L’ancien bureau ne chômait pas comme cela pendant une heure d’horloge, et quand il n’y avait personne le vieux placeur se chargeait de me déranger. Ses questions ne variaient point, mais il les répétait souvent : il voulait, après avoir bu, savoir l’heure qu’il était et si les neveux étaient venus. Il demandait aussi aujourd’hui ce que faisait sa femme. Sa femme dormait. Je n’ai jamais vu auparavant ni depuis semblable sommeil. Le vieux placeur redoutait beaucoup le réveil de sa femme.
– Si elle s’aperçoit, disait-il, que le registre a été enlevé…
Mais j’avais mon plan tout fait à cet égard, et je le rassurais pour qu’il me laissât lire en paix ma seconde feuille. Il était environ trois heures de l’après-midi quand je pus en commencer la lecture.
Bien des gens peuvent se souvenir encore de cette belle fille, Marie-Caroline Renaud, qui fit quelque bruit dans les dernières années de la Restauration. Elle avait fait beaucoup de prédictions qui ne se réalisèrent, il est vrai, qu’après sa mort. Elle avait annoncé, entre autres événements politiques, la prise d’Alger, la chute de la branche aînée des Bourbons et la mort violente du dernier des Condé. À part ses qualités de somnambule, c’était une femme de mœurs assez légères, fort lancée dans cette portion du monde parisien qui fait du plaisir sa seule affaire. On la citait pour son élégance et même pour la vivacité de ses reparties. Elle avait au commencement de 1828 vingt-quatre à vingt-cinq ans.
Un tout jeune homme, le prince Maxime de ***, qui mangeait alors à Paris, aidé par les usuriers et le reste, la magnifique fortune de sa maison, était, en cette même année, l’amant affiché de Marie-Caroline Renaud. Le prince Maxime, capitaine de hussards, à dix-sept ans, avait promesse d’un régiment pour le jour de sa majorité : il était en outre héritier de la pairie de son oncle, M. le duc de Champmas-Mauges, un des conseillers les plus intimes du roi Charles X. Le prince aimait la Renaud. Il fit tout au monde pour la retirer du milieu dans lequel elle vivait. Il l’enleva de Paris en quelque sorte et la cacha en Italie pendant toute une saison ; mais le duc de Champmas et les autres parents du jeune prince, craignant qu’il ne perdît totalement l’avenir de sa carrière militaire, le contraignirent à revenir en France.
La Renaud, qui était folle de son petit prince, avait mené pendant tout le voyage une vie exemplaire. Mais, à son retour, l’air de Paris lui monta au cerveau. Il y eut brouille. Le prince la quitta. Le chagrin qu’il en eut lui fit faire une grave maladie. Marie-Caroline Renaud avait une jeune sœur à qui elle faisait donner une éducation recherchée dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Guidée par une sorte de délicatesse maternelle, la somnambule avait toujours tenu autant que possible la jeune Irène éloignée de la maison.
Vous dire ce que j’éprouvais en lisant ce récit est au-dessus de mon pouvoir. Ces gens que j’avais laissés au Meilhan, ces bonnes gens, mes protecteurs, c’était pour moi la famille. Je les aimais comme si les liens du sang eussent été entre nous. Je les avais quittés le cœur brisé. Je pensais à eux sans cesse. Le prince Maxime faisait partie indirectement de ce groupe bien-aimé. Il était de ceux pour qui je me serais volontiers sacrifiée. Et voilà que je rencontrais sous mes pas un drame où il était acteur, un drame de vie et de mort, selon toute apparence.
Mais je ne puis prétendre que le nom du prince me frappa aussi fortement que celui d’Irène. Ce fut un véritable choc et un trait de lumière. Je me souvins que, lors du mariage de la belle institutrice avec M. le baron d’Avray, j’avais connu pour la première fois son nom de famille qui était Renaud. Irène Renaud ! la belle Irène était la sœur de Caroline Renaud, la somnambule !
Dès lors, pour moi, la venue d’Irène adolescente dans le pays de Mauges n’était plus un hasard ni un mystère. Le prince Maxime s’était intéressé à elle tout naturellement. Il l’avait fait recommander à madame la duchesse de Champmas-Mauges, qui l’avait eue chez elle en qualité de lectrice jusqu’à sa mort, et de là Irène était entrée au Meilhan comme institutrice. Les relations du prince Maxime avec elle, relations dont on n’avait jamais bien connu la nature, étaient expliquées.
Le manuscrit continuait :
Dans le pensionnat où était la jeune sœur de Marie-Caroline Renaud, il y avait un professeur de piano et de chant qui se nommait M. Léon tout court. Ce M. Léon était fort beau garçon, et ambitionnait le titre de séducteur qui orne incontestablement un homme de solfège. Il était tout confit en poésie de romances. Irène avait seize ans. Elle écouta les rimes idiotes du don Juan au cachet : amour, toujours, tendresse, ivresse, âme, flamme, et autres. Sa sœur fut obligée de la prendre chez elle. Pour cause, elle ne pouvait plus rester au milieu de ses jeunes compagnes. M. Léon qui voyait la Renaud installée dans un magnifique appartement, crut à une dot et proposa de réparer ses torts. Ce fut Irène elle-même qui refusa.
– Nous resterons bons amis, dit-elle.
Marie-Caroline, cependant, conçut de la conduite de sa jeune sœur un chagrin profond, et cet événement ne fut pas sans influence sur la vie qu’elle mena dès lors. Elle voulut s’étourdir. Elle perdit toute mesure. Le niveau baissa incontinent autour d’elle. Au lieu de princes, elle coudoya des faiseurs. Son ancien magnétiseur revint. C’était un personnage coiffé en apôtre, avec une barbe de saint-simonien : grands traits bien sculptés, regard terne, main superbe, ornée d’une bague en strass qui valait bien trente francs, mais qui lui venait, disait-il, de l’empereur de Russie, et à laquelle il accordait une valeur de cinq cents louis. Ce brave se nommait le docteur Brodard-Peyrusse. Il dit à Marie-Caroline, dès la première fois qu’il la revit :
– Si tu le veux, ta fortune est faite.
La Renaud ne demandait pas mieux que de faire sa fortune. Voici l’explication que le docteur Brodard-Peyrusse lui fournit.
Vers la fin de la Restauration, l’esprit public se préoccupait beaucoup de trésors cachés aux époques révolutionnaires. Il y avait des rêveurs qui voyaient partout, à trois ou quatre pieds sous le sol, d’immenses dépôts de matières d’or et d’argent. Les fouilles qui furent pratiquées depuis aux Tuileries, avaient été résolues dès cette année 1828. On parlait aussi de plusieurs millions en or et en bijoux enfouis dans le jardin du Palais-Bourbon. Mais le trésor qui sonnait le plus haut, par les soins éclairés d’une compagnie dont faisait partie le docteur Brodard-Peyrusse, c’était celui de Morevault. Le trésor de Morevault valait à lui seul ceux des Tuileries et du Palais-Bourbon. Morevault est une antique et très-célèbre abbaye, située dans les Ardennes belges, ancien duché de Bouillon, à quelques kilomètres de la frontière de France. Elle possédait d’immenses revenus, et son prieur, avant la Révolution, exerçait l’hospitalité sur la plus large échelle. Une expédition de sans-culottes français passa la frontière, au mois d’août 1793, et la ruina de fond en comble. Les moines, faits prisonniers, ne se réunirent jamais, et l’abbaye, avec ses opulentes dépendances, subit le sort des biens en déshérence. Pour que le lecteur ne perde pas son temps à se demander pourquoi les moines de Morevault ne revinrent jamais au bercail, je dirai le bruit qui courait dans le pays. Les saccageurs n’en avaient pas laissé un seul en vie. La raison est si péremptoire qu’elle dispense de toute autre recherche.
Mais un autre bruit courait aussi dans le pays. On disait que les pillards avaient été fort désappointés lors de l’invasion. Ils étaient revenus les mains à peu près vides, et c’est à peine s’ils avaient pu se partager au retour quelque cent mille écus. On n’avait trouvé ni la caisse abbatiale, ni l’argenterie, ni les ornements d’église, qui n’avaient point leurs pareils en Europe. Le prieur, averti de l’expédition projetée, avait enfoui tout cela en un lieu que lui seul et deux moines, ses confidents, connaissaient. Le prieur et ces deux moines n’avaient point été faits prisonniers par les Français. – Ils avaient purement et simplement disparu.
Le docteur Brodard-Peyrusse était Belge, de l’ancien duché de Bouillon. Il s’était mis en tête de battre monnaie avec le trésor de Morevault. Pour cela, il lui fallait une somnambule accréditée, et quelle somnambule était plus célèbre que Marie-Caroline Renaud ? D’après le peu que nous avons dit du docteur Brodard-Peyrusse, il est superflu d’ajouter que c’était un effronté charlatan. Il ne croyait pas du tout à la divination somnambulique, sinon comme machine à gagner de temps en temps quelques louis. Son plan était une imposture assez bien imaginée, et il ne doutait pas que la Renaud ne fût volontiers sa complice. La Renaud, en effet, ne lui demanda qu’une chose :
– Quelle sera ma part ?
– Un quart des bénéfices, répondit le faiseur, parce que nous avons deux associés de fondation… Agost et Rondel de Chaudesaigues.
Marie-Caroline connaissait Agost et Rondel. Agost était un ingénieur civil qui n’avait pas réussi. Rondel était un petit propriétaire ariégeois qui cherchait à augmenter son mince revenu territorial en faisant quelques affaires. On avait absolument besoin de ces deux hommes. Agost devait donner aux travaux à exécuter une tournure quasi-scientifique ; Rondel devait hypothéquer un clos et fournir les fonds.
Marie-Caroline Renaud, édifiée sur ce point, demanda quels seraient les bénéfices. Pour répondre à cette question, il fallait déduire le plan : c’est ce que fit le docteur Brodard. Il s’agissait de poudre à jeter aux yeux d’une société d’actionnaires. On devait faire en commun un voyage à Morevault, choisir un endroit propice dans les ruines, et y déposer à l’avance de l’argent et des pièces d’orfèvrerie. Marie-Caroline, endormie magnétiquement, devait désigner ce lieu en présence de plusieurs actionnaires futurs. Les fouilles, faites immédiatement et couronnées d’un succès certain, mettraient l’eau à la bouche de ces messieurs. Mais alors surgirait une difficulté : l’achat des terrains. Pour fouiller, il faut être propriétaire. L’achat, les frais de fouilles, etc., étaient estimés par ce digne Brodard à la somme de huit cent mille francs, divisée en seize cents actions de cinq cents francs. Ci : deux cent mille francs pour chacun des quatre associés.
– Tope ! dit Marie-Caroline, quand j’aurai dix mille livres de rente, je me ferai honnête femme.
Le lendemain, on amena des messieurs au cœur simple et sans artifice chez Marie-Caroline Renaud : c’était l’élite des futurs actionnaires. En passant, Brodard-Peyrusse avait pris, dans le jardin du Palais-Royal, un peu de sable qu’il avait mis dans du papier. On endormit la Renaud, ou plutôt on fit semblant. On lui donna la terre prise par Brodard au Palais-Royal. Elle déclara sans hésiter que c’était de la terre belge, recueillie dans l’enclos de l’ancienne abbaye de Morevault.
– Y a-t-il apparence qu’il se trouve des mines aux environs du lieu où cette terre a été recueillie ? demanda le magnétiseur.
– Non, répondit la Renaud, je ne vois pas de mines aux alentours.
– Voyez-vous autre chose que des mines ? demanda Brodard-Peyrusse.
– Attendez… je cherche…
– À quelle profondeur cherchez-vous ?
– À trois pieds.
– Ce n’est pas assez… descendez plus bas.
En ce moment, la somnambule poussa un cri qui fit tressaillir les actionnaires.
– Je vois !… dit-elle, je vois… Oh ! que c’est beau !
– Chut ! fit Brodard pour réprimer le joyeux murmure qui s’élevait.
Puis, s’adressant à la Renaud :
– Que voyez-vous ?
– De l’or, répondit la somnambule ; jamais je n’en ai vu tant que cela…, des services de vermeil… des ciboires incrustés de pierreries… des chandeliers d’argent massif… une mitre couverte de diamants…
– Cela vaut-il bien un million ? demanda encore Brodard.
Il faisait à dessein trembler sa voix, comme s’il eût été dominé par une émotion puissante.
– Dix millions ! répondit la somnambule, vingt millions… Je ne peux pas compter… Je suis éblouie !… Il y en a trop.
Tel n’était pas l’avis des messieurs simples. Il n’y en a jamais trop. Par l’organe du plus exercé d’entre eux au maniement de la parole, ils dirent :
– Nous ferons cette affaire-là, si on nous donne des sûretés.
– Il n’y a qu’une manière de prendre ses sûretés dans une affaire semblable, répondit Brodard, qui était préparé à l’objection : c’est d’aller sur les lieux et de sonder le terrain… Voici M. Agost, ingénieur civil, qui nous prêtera bénévolement le secours de ses lumières… Voici M. Rondel, capitaliste, qui fera les premières avances… Nous emmènerons madame pour connaître, au moyen de sa merveilleuse faculté, le lieu précis où nous devrons attaquer le sol… et vous serez convaincus, messieurs, si, pour vous convaincre, il suffit de vous faire toucher et voir.
On résolut de partir le lendemain pour Sedan.
Les actionnaires, qui n’avaient aucune raison de se presser, partirent le lendemain soir par la diligence. Nos quatre associés, au contraire, Brodard-Peyrusse, Agost, Rondel et Marie-Caroline Renaud prirent la malle-poste cette nuit-là même. Il leur fallait de l’avance.
Ils ne s’arrêtèrent à Sedan que le temps de trouver une voiture pour gagner la frontière. Ils entrèrent en forêt le 17, à quatre heures du soir. Le conducteur leur conseilla de coucher à Francheval, où il y a une bonne auberge ; mais ils voulurent pousser jusqu’au Poujou-au-Bois, petit village situé sur la ligne même de la frontière. Là, ils soupèrent. Après le repas, au lieu de se coucher tranquillement, ils sortirent tous les quatre du cabaret qui leur servait d’asile et prirent le chemin du Luxembourg. Les gens du cabaret remarquèrent une chose : Agost et Rondel emportèrent une grande caisse, qu’ils tenaient chacun par une de ses poignées. Brodard avait une bêche et une pioche.
En voyant ainsi partir les trois hommes et la jeune femme, les gens du cabaret de Poujou-au-Bois crurent qu’il s’agissait de contrebande. C’est chose si commune là-bas qu’on n’y fait pas même attention.
Il y a une lieue de pays de Poujou aux ruines de l’abbaye de Morevault. La route fut bientôt faite. À peine arrivés, nos associés se prirent à parcourir les ruines pour trouver un lieu convenable à la comédie qu’ils voulaient jouer le lendemain.
Les ruines de Morevault occupent une étendue de terrain considérable : elles sont situées dans la forêt même, ou plutôt la forêt a reconquis depuis quarante ans les abords du couvent, qui devait être autrefois à quatre ou cinq cents pas de la lisière. Le taillis s’est massé autour des vieux murs. Il y a des chênes qui croissent dans les amas de pierres. – Un pin a fendu la plate-forme de granit qui couronnait le perron du logis du prieur claustral. – C’est un grand arbre dont les branches dominent les décombres.
Le choix de nos associés s’arrêta sur une petite clairière ouverte à quelques pas de la cour du cloître dont les arceaux désemparés dessinaient encore un carré long, entouré de pans de murailles.
Avant de se mettre à l’ouvrage, Brodard tira de sa gibecière sa gourde pleine d’eau-de-vie et la fit passer à la ronde.
Marie-Caroline était assise sur une pierre. Depuis l’arrivée, elle n’avait pas prononcé une parole. On avait déjà remarqué sa taciturnité durant le voyage. D’ordinaire, c’était une fille de bonne humeur, et plutôt bavarde qu’autrement. Chacun s’était étonné de la voir ainsi triste et préoccupée. On lui demanda si elle voulait boire ; elle ne répondit point.
On crut qu’elle dormait. Brodard s’approcha. Il lui donna un coup léger sur l’épaule. Elle ne bougea point. Brodard dit à Agost, qui tenait une lanterne, d’approcher. Quand la lumière frappa le visage de Marie-Caroline Renaud, on put voir qu’elle ne dormait point, du moins du sommeil ordinaire. Elle avait les yeux grands ouverts, et très-fixes. Brodard-Peyrusse pouvait être incrédule au phénomène de divination, mais c’était un homme savant et très-versé dans la pratique du magnétisme. Il en faisait son métier depuis plusieurs années. Il vit du premier coup d’œil que la Renaud était dans un état magnétique.
La jeune femme dit tout haut :
– Je dors !
Agost et Rondel éclatèrent de rire. Brodard-Peyrusse leur imposa silence. Le médecin se réveillait en lui en ce moment. Mais tous les trois tressaillirent lorsque la Renaud, de cette voix qui n’appartient qu’à l’état somnambulique, ajouta tout à coup :
– Je vois !
Il y eut autour d’elle un grand silence. Elle n’avait encore rien dit qui pût avoir trait à un trésor, et pourtant la même idée naissait à la fois dans ces trois âmes avides.
– C’est le trésor qu’elle voit !
Le scepticisme combattait en eux cet espoir venu par un chemin si bizarre. Mais le scepticisme avait contre lui la solitude, le silence, la nuit, tous les ennemis du scepticisme.
– Que vois-tu ?… demanda le docteur Brodard, tandis que les autres retenaient leur souffle.
– Je vois le trésor, répondit la Renaud sans hésiter.
– Quel trésor ? interrogea encore Brodard.
– Le trésor dont j’ai parlé l’autre soir.
Ils se regardèrent. Agost et Rondel haussèrent les épaules. Brodard avait des gouttes de sueur au front.
– Tu ne te moques pas de nous, Caro ? murmura-t-il, donnant malgré lui à sa parole un sourd accent de menace.
– Non, répondit la somnambule qui s’agita faiblement sur la pierre ; je parle malgré moi.
– Décris-nous ce trésor que tu vois !
Ce fut quelque chose de vraiment étrange et qui fit croire pour la seconde fois à nos associés que la somnambule raillait. Elle répéta, en effet, presque dans les mêmes termes, tout ce qu’elle avait dit chez elle, à Paris, lors de la scène jouée pour piper les capitaux des actionnaires assemblés. Elle parla de masses d’or, de ciboires enrichis de pierreries, de chandeliers d’argent massif, de mitres abbatiales, couvertes de diamants… Et comme l’avant-veille, elle finit en disant :
– Je ne peux pas compter… je suis éblouie !… il y en a trop !…
Nos associés, je vous l’affirme, n’étaient pas moins éblouis qu’elle. Ils hésitaient encore à croire, mais déjà la fièvre les prenait.
– À quelle profondeur vois-tu cela ? demanda Brodard.
– Oh ! répondit la somnambule, c’est loin… c’est bien loin… vingt pieds… trente pieds.
Toutes les figures s’allongèrent.
– Alors, dit Brodard-Peyrusse, nous ne pourrions pas arriver jusque-là avec nos outils.
La Renaud fut du temps avant de répondre. Comme Brodard insistait, elle dit avec effort :
– Je cherche… j’ai bien de la peine… je cherche le chemin.
Puis tout à coup, et avec l’accent de la détresse :
– Éveillez-moi… je vous en prie… vous me rendormirez plus tard… Je sens que je me meurs ainsi ! éveillez-moi !
Ses traits se contractaient. On ne voyait plus que le blanc de ses yeux. Brodard se hâta de faire les passes transversales d’usage, et prononça d’une voix impérieuse :
– Éveillez-vous !
La somnambule poussa un long soupir et s’agita faiblement. Puis elle passa les deux mains tour à tour sur son front qui ruisselait de sueur. Puis, enfin ses joues se baignèrent de larmes abondantes. Personne n’avait désormais la pensée qu’elle eût joué un rôle. Quand on lui demanda pourquoi ces larmes, elle répondit :
– Je ne sais… il me semble que je suis menacée de mort… Ma tête est si faible… Je deviens folle…
Elle jeta un regard sur ces trois hommes qui l’entouraient au milieu de cette silencieuse solitude.
– Ne me tuez pas ! fit-elle d’un accent suppliant. Je n’ai rien… à quoi vous servirait de me tuer ?
Il n’y a pas jusqu’à présent d’exemple dans les observations magnétiques, qu’une somnambule ait gardé dans son état de veille la conscience de ce qui s’est passé durant le sommeil. Brodard, étonné, l’interrogea à ce sujet. La Renaud répondit :
– Je ne me souviens de rien… de rien… Seulement il me semble que j’ai échappé à un grand danger… je ne veux pas qu’on me rendorme… j’ai peur.
– Le temps passe, dit Agost à Brodard ; peut-on la rendormir malgré elle ?
– Parbleu ! fit le médecin sûr de son fait.
Marie-Caroline Renaud entendit.
– Je vous jure bien, dit-elle, que si vous me tuez, je reviendrai à votre chevet toutes les nuits !
– Pourquoi te tuer, pauvre Caro ? dit Brodard en riant.
Les deux autres rirent aussi. Et certes aucun d’eux n’avait en ce moment l’idée de commettre un meurtre. Mais parler de meurtre à de certaines gens, c’est ouvrir la voie.
Brodard se cacha derrière un débris de pilier. La Renaud crut qu’on allait la laisser tranquille et ferma les yeux à demi, demandant déjà si l’on ne devait pas bientôt retourner à l’auberge. On n’eut point la peine de lui répondre, car, tout à coup, elle essaya de se débattre, opposant une vaine résistance au sommeil qui s’emparait d’elle. Brodard la magnétisait de loin. Elle l’injuria ; elle le menaça, puis l’immobilité la prit. Brodard revint à elle et lui demanda si elle dormait. Elle répondit affirmativement.
– Cherchez le trésor ! lui ordonna Brodard.
Elle demeura quelque temps silencieuse et la sueur coula de nouveau le long de ses tempes.
– Je le vois, disait-elle, je sais où il est… Mais la route…
Puis, tout à coup, au moment où son magnétiseur ouvrait la bouche pour l’interroger :
– Ôtez-moi de là ! s’écria-t-elle impérieusement, dérangez la pierre où je suis assise… il y a un escalier dessous.
Ce fut à qui de nos trois associés montrerait le plus de zèle. La Renaud fut assise sur le gazon et l’on dérangea la pierre. En quelques coups de pioche, on découvrit l’orifice d’un escalier de cave. Brodard y descendit le premier, tenant une lanterne à la main. L’escalier donnait entrée dans un caveau de forme ronde qui semblait le vestibule d’un souterrain. On n’y voyait point de porte, et surtout nulle trace de trésor. Mais la découverte de cet escalier si bien caché n’était-elle pas déjà quelque chose de prodigieux ?
La Renaud, portée à bras, fut descendue dans la cave.
– Faites-moi faire le tour ! ordonna-t-elle.
Agost et Rondel, ses porteurs, la conduisirent le long des parois.
– Ici ! dit-elle tout à coup ; percez ici.
Le premier coup de pioche que donna Brodard rendit un son creux. C’était une porte bouchée à l’aide d’une faible maçonnerie. Au bout de quelques minutes, il y eut un passage praticable. Ce passage donnait entrée dans un long couloir voûté qui paraissait être sans issue, comme le caveau lui-même. Une paroi de terre le terminait. Brodard l’éprouva avec sa pioche. La terre rendit un son inerte et sourd. Il n’y avait rien au-delà.
– Que faut-il faire ? demanda-t-il à la Renaud.
– Portez-moi le long des murs, répondit-elle.
On obéit. Elle fut portée dans toute la longueur du couloir souterrain. Au bout de quelques pas, elle dit :
– Arrêtez ! c’est ici.
À l’endroit qu’elle montrait du doigt, Brodard donna un coup de pioche. Un cri de joie s’échappa de toutes les poitrines. Le pic tout entier de la pioche avait disparu dans le plâtre. Cette nouvelle issue communiquait avec un large escalier de pierre qui avait quelque chose de monumental. Vingt marches hautes en granit noir descendaient dans une vaste salle voûtée où s’alignaient deux longues files de sépultures. C’était le caveau funèbre de l’abbaye de Morevault. On voyait encore, suspendues à la voûte, les lampes, depuis longtemps éteintes, qui jadis brûlaient nuit et jour dans cette chapelle funéraire. L’autel, qui était à gauche, avait six colonnes torses en marbre noir, et l’on devinait bien que les accessoires du culte avaient dû être d’une grande richesse. Mais il ne restait que le marbre des colonnes et les sculptures du tabernacle. Vases, crucifix et chandeliers, tout avait été enlevé.
Nos trois associés restèrent quelques minutes à examiner tout cela.
– Où faut-il aller ? interrogea Brodard.
– Je ne sais pas, répliqua Marie-Caroline Renaud.
– Voyez-vous toujours le trésor ?
Elle fut une grande minute avant de parler.
– Faites-moi toucher tous les tombeaux l’un après l’autre, dit-elle enfin.
On la mit aussitôt en contact avec la tombe la plus voisine.
« Ici repose, lut-elle aussitôt, quoiqu’elle eût le dos tourné à l’inscription, vénérable prince dom Marcellin-César-Jules de Givonne, camérier honoraire de N. S. P., XIIIe abbé du monastère de Morevault-la-Forêt, décédé en odeur de sainteté le 31 décembre MCCCLIX. »
Agost et Rondel s’approchèrent, tenant des lanternes à la main. L’inscription était exactement telle que la somnambule l’avait déchiffrée.
– Il y a de la diablerie là-dedans ! grommela Rondel.
Brodard-Peyrusse dit en se grattant l’oreille :
– Est-ce que tous les mensonges que j’ai faits en ma vie seraient des vérités ?
– Oui, répondit la Renaud.
Brodard se sentit bien un petit frisson qui lui courait par le corps, mais il n’était pas temps de trembler. Il fallait agir. On but un coup aux gourdes.
– Voyez-vous toujours le trésor ? demanda pour la seconde fois le magnétiseur à moitié converti.
– Faites-moi toucher une autre pierre, ordonna la Renaud.
On obéit. La somnambule toucha successivement seize pierres et lut seize inscriptions tombales.
Sa voix défaillait, tant le travail mystérieux qui se faisait en elle était rude. À la dix-septième tombe, elle lut :
« Hic jacet nemo. – Janua cœli. – Benè intelligenti salutem ! »
Marie-Caroline Renaud était une fille peu lettrée. En tout cas, il est hors de doute qu’elle ne connaissait point la langue latine. Et pourtant elle traduisit couramment :
« Ici repose Personne. – Porte du ciel. – À bon entendeur, salut ! »
– Soulevez la pierre, ajouta-t-elle, et réveillez-moi, au nom de Dieu ! car je me sens mourir.
On souleva la pierre, mais on ne la réveilla point. Ils avaient bien le loisir, en vérité, nos chercheurs de trésor ! Leur passion arrivait au délire. Aucun des trois ne se fût arrêté au cri de détresse de son propre père.
La tombe soulevée montra une tombe vide. Au fond était un large trou qui servait de cage à un escalier tournant. Brodard saisit une lanterne et se précipita le premier dans l’escalier. En arrivant en bas, il poussa un grand cri. Deux autres grands cris suivirent : c’étaient Agost et Rondel qui arrivaient.
Ils étaient dans une salle souterraine assez grande. Devant eux se trouvait le trésor décrit par la somnambule. Rien n’y manquait : les tas d’or, les gigantesques chandeliers d’argent massif, les ciboires, les mitres abbatiales, chargés de diamants. Entre eux et le trésor, il y avait trois squelettes humains.
On disait dans le pays que, lors de l’invasion dévastatrice de 1793, l’abbé, le prieur claustral et le prieur des moines du monastère de Morevault n’avaient pu être découverts, malgré les plus actives recherches. Ils étaient là, tous trois, le prieur des moines, le prieur claustral et le prince abbé. Nos trois associés les virent, mais c’est à peine s’ils prirent garde. La fièvre d’or les tenait. Ils s’entresaisirent par la main et menèrent une ronde autour du trésor et des squelettes. Puis ils se jetèrent à corps perdu sur cet amas de richesses et s’y vautrèrent comme les enfants dans le sable. Ils riaient, ils criaient, ils étaient ivres.
Bien entendu que la spéculation changeait du tout au tout. Il ne s’agissait plus d’aller chercher les actionnaires à Sedan. Bien au contraire, il s’agissait de déménager tout cela à petit bruit, dût-on y mettre, des semaines, et de gagner un autre point de la frontière. On tint conseil.
– Et la Renaud !… fit tout à coup Brodard-Peyrusse.
Ils avaient oublié la Renaud. Agost dit :
– Les femmes parlent souvent… il n’y a point de bon secret où sont les femmes.
– Les somnambules, une fois réveillées, ne se souviennent de rien, répliqua timidement Brodard.
– À d’autres ! s’écrièrent Agost et Rondel ; on ne nous fait pas croire ces fadaises-là !
– D’ailleurs, reprit Brodard à voix basse, il est un fait certain… C’est que Marie-Caroline Renaud, endormie magnétiquement, reprendrait conscience de tout ce qu’elle a vu ici.
– Et qu’elle pourrait tout révéler, ajouta Agost.
– Même sans le vouloir ! ajouta Rondel.
Il y eut un long silence. Par l’orifice de l’escalier, on entendait des plaintes faibles.
– Si on ne l’éveillait pas, reprit enfin Rondel, qu’arriverait-il ?
– Dans les cas ordinaires, rien, répondit le docteur ; au bout d’un temps plus ou moins long, elle s’éveillerait d’elle-même.
– Ah ! firent les deux associés désappointés.
– Mais, poursuivit Brodard après un second silence, quand les somnambules supplient qu’on les éveille… quand elles disent : Je me sens mourir…
– Eh bien !…
– Il faut se garder de les laisser endormies, parce qu’il n’est pas donné à une somnambule de tromper… Si elle dit : je me sens mourir, c’est que la mort est là.
On se tut encore. Les gémissements arrivaient plus faibles. Nos trois associés se consultèrent du regard et se mirent à faire les paquets qu’ils devaient emporter cette nuit même. Ils furent longtemps à faire ces paquets. Quand ils remontèrent, la somnambule, couchée sur la pierre de la tombe, ne se plaignait plus.
On ne revit plus jamais à Paris Marie-Caroline Renaud. Dans les fouilles qui furent faites six ans plus tard à l’abbaye de Morevault (1834), par ordre de l’autorité belge, on trouva quatre squelettes, dont une femme, au fond d’un caveau vide, situé sous la chapelle funèbre des princes abbés.
MM. Brodard-Peyrusse, Agost et Rondel de Chaudesaigues prirent tout à coup rang parmi les plus riches capitalistes de Paris.
FIN DU PREMIER VOLUME
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Août 2009
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