Paul Féval (père)
MADAME GIL BLAS
TOME II
Souvenirs et aventures d'une femme de notre temps
(rédigés d'après ses Notes et Manuscrits par Paul Féval)
La Presse 22 juillet 1956 au 16 septembre 1857
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
DEUXIÈME PARTIE MES VINGT ANS (SUITE)
XIV La maison Marc Bonnin de La Forest.
XV Mécanique de la petite sage-femme.
XVI Quelques considérations en faveur de l’état de sage-femme.
XVII Ma première aventure de sage-femme.
XIX Rendez-vous. – Ma deuxième aventure de sage-femme.
TROISIÈME PARTIE LA PRINCESSE MAXIME
IV Valet de cœur et dame de trèfle.
XV Où je fais mes adieux au lecteur.
À propos de cette édition électronique
Je n’eus pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur mes lectures. La nuit était venue sans que j’y eusse pris garde, et cela n’est pas étonnant, puisque la nuit et le jour se ressemblaient comme deux gouttes d’eau dans l’ancien bureau de M. Fontanet. Comme j’achevais les dernières lignes, le patron et la patronne appelèrent tous les deux à la fois : le patron à l’aide de son verre, la patronne avec sa voix sourde et altérée. Je fourrai vivement la feuille dans mon sein, et bien m’en prit car, au même instant, Félicité parut au seuil de sa chambre. Elle se frottait les yeux, les poings fermés, et chancelait sur ses jambes amollies.
– Que faites-vous là, Suzanne, me dit-elle, et pourquoi êtes-vous levée avant le jour ?
– Le jour, madame ? répondis-je, le jour est venu et parti : nous sommes au soir.
Elle passa le revers de sa main sur son front.
– Que m’est-il donc arrivé ?… murmura-t-elle ; – en vérité, je ne sais plus…
Le fait est qu’elle avait l’air d’une pauvre idiote. Testulier avait dû lui faire boire quelque chose de bien bon. Le père Fontanet cogna de nouveau son verre. Elle frappa du pied avec impatience.
– Attendra-t-il, celui-là ! s’écria-t-elle ; ma parole, j’ai la tête perdue… Suzanne, dites-moi un peu ce que nous avons fait hier au soir.
– Vous avez amené l’agent d’affaires, madame.
– Ah ! fit-elle, tandis que son regard s’éclairait tout à coup ; voilà !… Je me souviens à présent… Le testament est signé… Comment va mon pauvre mari ?
– Beaucoup mieux, madame.
Elle ne put retenir une grimace.
– Lui avez-vous bien donné à boire, au moins, à ce pauvre homme ?… reprit-elle.
– Aussi souvent qu’il l’a voulu, madame.
– Et m’a-t-il demandée ?
– Oh ! pour cela, bien des fois !
Les idées lui revenaient. Elle avait assez de sang-froid déjà pour chercher une explication de sa conduite.
– Voyez-vous, Suzanne, me dit-elle en parlant haut pour que le vieillard pût l’entendre, je suis sortie hier soir avec M. Testulier afin de causer avec lui des affaires de mon gros chéri… Il m’a fait entrer au café pour prendre une demi-tasse… et… et…
Elle hésitait. Je jugeai le moment favorable pour exécuter la promesse que j’avais faite au père Fontanet, touchant la disparition du registre confidentiel. Je lui avais dit : « Je prends tout sur moi. » En définitive, ce n’était pas pour rien que j’étais née en pleine Basse-Normandie. Je ne suis pas menteuse, mais ceux de mon pays savent tout naturellement arranger la vérité.
– Madame, lui dis-je, – il y a une chose que mon devoir m’oblige à vous raconter. D’abord, ce sommeil qui vous a tenue engourdie toute la journée n’est pas naturel…
– C’est vrai ! m’interrompit Félicité, qui se rapprocha, c’est vrai… Va fermer la porte du bonhomme.
J’obéis. Elle vint s’asseoir auprès de moi.
– Vous êtes une fine mouche, ma petite, reprit-elle en me caressant le menton ; j’ai déjà vu cela… nous ferons quelque chose ensemble… Voyons, soyez franche, que savez-vous ? Qu’avez-vous deviné ?…
– Je n’ai rien deviné, madame, répondis-je gravement : j’ai vu.
Elle me regarda d’un air ébahi.
– Qu’avez-vous vu, Suzanne ? murmura-t-elle.
– Aviez-vous donné l’ordre à M. Testulier, dis-je au lieu de répondre, de s’introduire chez vous au milieu de la nuit et de fouiller dans votre pupitre ?
Elle sauta sur sa chaise, comme si on l’eût piquée.
– Ah ! le scélérat ! s’écria-t-elle, rouge déjà de colère ; ah ! le malheureux… il m’aura volé mes clefs pendant que je dormais dans le cabinet du restaurant… J’ai bien vu que le vin blanc avait un goût… Ah ! le scélérat !
Elle fouilla précipitamment dans sa poche. Ses clefs y étaient ; celle du pupitre lui tomba justement sous la main. Elle tremblait si fort, qu’elle fut du temps avant de pouvoir la mettre dans la serrure.
– Tu l’as vu ? répétait-elle ; comment l’as-tu vu ?
– Par là, répondis-je en montrant le carreau de ma soupente.
– Ah ! fit-elle en détournant les yeux ; et auparavant… avais-tu vu quelque chose ?
Elle songeait au décarrelage du bureau. Je répondis :
– Auparavant, je n’avais rien vu.
La clef tourna enfin dans la serrure. Elle ouvrit le pupitre avec une violence convulsive. D’un coup d’œil, elle vit que le Confidentiel n’était plus là.
Je redoutais ce moment, mais j’eus la force de me composer et de garder une contenance sereine. La tablette du pupitre retomba. Les deux poings de la Fontanet se crispèrent, et l’écume vint aux coins de sa bouche.
– Je le ferai condamner comme voleur ; s’écria-t-elle d’une voix que la rage étranglait ; tu témoigneras… n’est-ce pas que tu témoigneras ?
– Si vous le voulez, madame.
– Si je le veux ! grinça-t-elle entre ses dents serrées ; mais tu ne sais donc pas ce qu’il m’enlève !… Il y a plus de cinquante mille livres de rentes là-dedans… il y avait ma fortune… je suis ruinée… ruinée… Mais ce n’est pas fini, reprit-elle avec violence : je lui arracherai plutôt l’âme pour le ravoir !… Il verra !… il verra…
La Fontanet resta un instant assise auprès de son pupitre refermé.
– Va au vieux, me dit-elle brusquement ; raconte-lui ce que tu voudras pour m’excuser de ne pas aller près de lui…
Je passai dans l’arrière-boutique, où Fontanet était dans des transes. Il l’avait entendue crier. Il tremblait de tous ses membres. Pendant que je lui versais à boire, il me demanda :
– Qu’a-t-elle dit ? Se doute-t-elle de quelque chose ?
– Chut ! fis-je, pas un mot… Elle doit être aux écoutes… Je vous raconterai tout quand elle sera partie.
– Que chantez-vous là ? fit la placeuse à la porte.
– Monsieur me demandait, répondis-je, ce que vous aviez à crier.
– Est-ce que ça le regarde ? fit-elle sans entrer ; ne te fais pas de mauvais sang, gros chéri… je m’occupe de nos intérêts tant que je peux… mais, tu sais, quand il n’y a pas d’homme dans une maison… Fais un somme et ne nous tracasse pas.
Je placerai ici un détail que je n’appris que beaucoup plus tard par Testulier lui-même, qui s’en vanta à moi comme d’une excellente plaisanterie. Le lecteur pourra juger, par cette circonstance, jusqu’où devait aller la rage de Félicité Fontanet ! C’était elle-même qui avait acheté de l’opium chez un droguiste de ses connaissances. Cet opium, qu’elle avait remis au notaire, était destiné pour le père Fontanet, qu’on voulait endormir, pour décarreler l’arrière-boutique comme on avait décarrelé le bureau. Félicité ne pouvait donc ignorer d’où lui venait ce sommeil de plomb qui l’avait accablée pendant dix-huit heures. Son Testulier l’avait trahie : elle brûlait de se venger.
– Oui, oui, disait-elle en se parlant à elle-même, quand j’arrivai près du pupitre, il faut un homme, il en faut un… de toute manière… On lui mettra le pistolet sous la gorge… et il cherchera un trou de souris pour s’y cacher !… Ce n’est brave qu’avec les femmes !
Elle tira sa montre d’argent pour voir l’heure. La montre, qu’elle avait oublié de monter, s’était arrêtée.
– Viens m’aider à passer ma robe de soie, me dit-elle ; – on en trouvera un homme !… et un jeune !… et un crâne !… et qui le fera marcher, ton Testulier !
Il était environ huit heures du soir quand Félicité Fontanet sortit, parée comme une châsse, avec une robe de soie noire, un châle boiteux, une chaîne d’or et des boucles d’oreilles en pendeloques qui semblaient arrachées à un lustre de théâtre.
Dès qu’elle fut partie, j’entendis le bonhomme qui chantait. Je faillis tomber de mon haut. Mais ce n’était pas une illusion, il chantait. Je trouvai ce moribond de la veille gaillardement assis sur son séant et fredonnant d’une voix tremblotante, sur l’air de larifla :
Ça va mieux, mieux, mieux,
Ça va mieux, mieux, mieux,
Ça va mieux, mieux, mieux !…
Il essaya de se lever, mais la tête lui tourna. J’obtins de lui qu’il restât dans son lit.
– Allons, Suzette, me dit-il gaîment, nous avons de la besogne… Elle n’aura rien, la coquine, que ses yeux pour pleurer. Elle n’aura ni argent, ni bureau, ni registre… Demain, je veux que mes neveux et nièces soient ici pour la mettre à la porte.
– Mais elle est votre femme, monsieur Fontanet, objectai-je.
– As-tu fini ! s’écria-t-il : ma femme à la mode de Paris !… le treizième arrondissement n’est pas fait pour le roi de Prusse. Je te dis que je veux la mettre sur la paille. Elle a essayé de me tuer… elle m’a fait écrire malgré moi… Ah ! le bon testament qu’elle a… mon ancienne femme !
Il s’interrompit pour boire un petit coup.
– Et pourtant, reprit-il d’un ton radouci, elle ne me marchandait pas la qualité du rhum… Il faut être juste… Je la placerai… chez un rentier… Va vite me chercher une feuille de papier timbré de sept sous, Suzette.
Il m’expliqua que je trouverais cela chez le marchand de tabac, et que je le paierais neuf sous parce que les bureaux de timbre étaient fermés. Il avait la parole libre et l’esprit très-présent. Je revins quelques minutes après avec ma feuille de papier timbré. Le bonhomme chantait toujours. Il s’interrompit pour me dire de lui apporter tout ce qu’il fallait pour écrire et une planchette.
– Tu me tiendras la lampe, ajouta-t-il, car les yeux n’y sont plus beaucoup, mais ça reviendra.
Je devinais bien que son intention était de faire un nouveau testament. Il me paraissait, dans mon ignorance, que la présence de l’homme d’affaires avait prêté à l’autre une force que celui-ci n’aurait point. Le père Fontanet ne me laissa pas dans mon erreur. Il était en train de bavarder, et à l’exemple de tous les gens de sa sorte, il savait son code sur le bout du doigt.
– Il m’a conduit la main, le scélérat… commença-t-il en trempant sa plume dans l’encre ; nous allons voir si je peux écrire sans lui, voilà toute la question… et encore, tu m’aiderais bien un peu, n’est-ce pas, Suzette ?… pour empêcher les neveux et les nièces de mourir de faim… La loi est précise… Tout testament annule les dispositions antérieures… nous connaissons notre affaire… Regarde, si tu peux lire.
Il me tendit la feuille où il avait déjà tracé une ligne. Ce n’était pas assurément cette écriture fine et régulière du registre confidentiel ; la main ne s’appartenait plus tout à fait : il y avait des écarts et des défaillances ; mais, en somme, c’était très-suffisamment lisible. Je le lui dis.
– Ça va bien ! me répondit-il en reprenant son papier ; ce n’est pas un exemple d’écriture que nous faisons là, Suzanne. Va mettre le verrou de la porte de la cour.
Il ne s’agit que de se mettre en train ; une fois les premières lignes tracées, l’écriture du vieux placeur se fit plus courante, et il ne fut pas plus de dix minutes à libeller son testament olographe.
– Lis-nous cela ! s’écria-t-il joyeusement ; tu vas voir que nous savons encore assez bien notre affaire !
Je pris le papier et je lus :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sous la protection de la loi, je soussigné, Jean-François Fontanet, natif de Troyes (Aube), rentier, jouissant, comme il appert par la teneur même des présentes dispositions du plein et entier exercice de mes facultés, déclare vouloir annuler et annuler par le présent testament olographe toutes autres dispositions antérieures, nommément le testament prétendu olographe, passé en faveur de la femme Félicité-Anne-Élisabeth Monnier, portant par tolérance mon nom de Fontanet et se disant mon épouse, le 16 octobre 1836.
« Item : fais savoir à qui il appartiendra que la présente révocation a pour cause la captation et les violences dont j’ai été l’objet, tant de la part de la susdite Félicité que de la part de son agent d’affaires et complice, le nommé Testulier, ancien huissier, lequel me guidait la main pendant que j’écrivais le susdit testament.
« Item : disposant, selon l’étendue de mes droits, de tous mes biens, meubles et immeubles, tels qu’ils se porteront au jour de mon décès, fais donation pure et simple desdits biens à mes neveux et nièces, fils et filles de ma sœur : François Poinsot, mon filleul majeur ; Juliette Poinsot, majeure Nicolas ; et Lucie Poinsot, mineurs, pour être partagés entre eux également et de bonne foi.
« Item : nomme François Poinsot, mon filleul, mon exécuteur testamentaire.
« En foi de quoi, après avoir invoqué la Très Sainte-Trinité, je signe cet écrit, qui est entièrement de ma main, sans surcharges ni ratures.
« Ce 17 octobre 1836, neuf heures du soir, à Paris,
« J.-F. FONTANET. »
– Vois-tu, Suzanne, me dit-il quand j’eus fini, toutes ces formules-là donnent une physionomie comme il faut à la chose. Ce n’est pas là le testament d’un épicier… et si j’avais voulu écrire tout ce que je sais, petite fille, il est bien certain que j’aurais fait ma fortune dans les lettres.
Il me prit le papier des mains, le plia en quatre et me le rendit.
– J’espère bien ne pas mourir de cette fois, reprit-il ; mais enfin, si je me laisse glisser, comme on dit, les pauvres enfants auront du pain.
On savait au moins par où le prendre, ce pauvre Jean-François Fontanet ; il avait tout un côté humain : les enfants de sa sœur étaient sa conscience.
– Mets cela dans ta poche, continua-t-il, et prends bien garde de le perdre : nous allons passer à un autre exercice !
Il s’agissait ici d’un trésor, comme dans la fameuse histoire de Caroline Renaud ; mais la cachette du vieux placeur ne pouvait guère ressembler à cette cave féerique où les princes-abbés de Morevault avaient enfoui leur opulence. Le trésor du père Fontanet devait tenir sous un carreau.
– Es-tu assez forte pour déranger le lit ? me demanda-t-il.
– Je peux essayer, répondis-je en mettant la main à l’œuvre.
Il m’arrêta.
– Avant de pousser, me dit-il, mets une marque au carreau qui est sous le pied, en dehors, au chevet.
Avec mes ciseaux, je fis une croix au carreau.
– Là ! dit-il ; marche, si tu veux !
Je donnai une poussée au lit, qui roula aisément.
– Comme c’est fort, ces enfants ! murmura le bonhomme ; ah ! si jeunesse savait ! Descelle le carreau, s’interrompit-il, et prends ce qui est dessous.
J’obéis. C’était une besogne fort aisée. Le carreau ne tenait que par la pression du pied du lit. Sous le carreau, il y avait un sac de cuir assez rondelet qui sonna l’or quand je le pris. Le père Fontanet se mit à rire au son de cette musique.
– Si la coquine avait pu mettre la main dessus ! dit-il en savourant son triomphe et sa vengeance ; mais, après tout, vois-tu bien, elle n’a jamais changé la qualité du rhum… Ce n’est pas étonnant qu’elle ait cherché à se faire un sort… je ne lui en veux pas tant que j’en ai l’air… je la placerai… chez un rentier.
Quand il eut le sac de cuir entre les mains, il le vida sur sa couverture. Je remis le lit en place.
Le bonhomme comptait ses économies avec un mélancolique plaisir. Il y avait aux environs de trois mille francs en or. Mais ce n’était pas tout. Cette Félicité n’avait pas de si bons yeux que je l’avais cru d’abord. Le vieillard ouvrit en effet sa chemise, puis son gilet de flanelle. Je vis qu’il portait sur la poitrine un petit portefeuille plat, attaché par un cordonnet de soie. Dans le portefeuille, il y avait un titre de huit cents francs de rentes. Vingt mille francs au cours du jour !
– Quand elle saura cela demain, me dit le vieux placeur en riant, elle se pendra, c’est sûr… Pauvre chatte ! je crois bien qu’elle m’aurait étranglé si elle avait pu se douter de la chose… Quelle heure est-il ?
– Neuf heures et demie.
– Allons, Suzanne, en route ! Combien t’ai-je promis ?
– Oh ! cela ne fait rien, monsieur Fontanet…
– Pas de sottises… Rien qu’à t’entendre parler comme cela, voilà que j’ai peur !
Il me regardait avec défiance ; je ne devinais point pourquoi.
– Vois-tu, reprit-il brusquement, je ne te connais ni d’Ève ni d’Adam, moi… Et quand on fait fi d’un salaire honnête, c’est qu’on a de mauvaises pensées.
– Je ne vous prie pas de vous servir de moi, répondis-je, blessée au vif ; donnez l’adresse de vos neveux au commissionnaire du coin, ne lui dites pas ce que contient le paquet, et envoyez…
– Tu es une honnête fille ! m’interrompit-il ; je ne veux que toi pour commissionnaire… Je t’ai promis neuf louis, je m’en souviens bien… en voilà dix… prends tes jambes à ton cou, et va porter tout cela au n° 21 de la rue Moreau, au faubourg Saint-Antoine… tu reviendras après.
– Mais vous, pendant ce temps-là ? objectai-je.
– Moi, je me porte comme père et mère… Tu diras au neveu François qu’il vienne demain et qu’il amène un commissaire… Nous la mettrons à la porte… elle aura beau faire du bruit ; on peut fouiller chez moi, maintenant que ce diable de Confidentiel est parti… Je le sais par cœur, c’est vrai, mais les commissaires de police ne peuvent pas dire à la mémoire : Ouvrez, au nom du roi !… Va !
Comme je gagnais la porte, il me rappela.
– En revenant, me dit-il, pour le cas où elle serait rentrée, tu rapporteras quelque chose… histoire de te donner l’air d’avoir fait une commission dans le quartier… Tu rapporteras un demi-poulet rôti et une tranche de pâté de jambon… Nous ferons la soupaille… Je me sens en appétit… Allons, Suzanne ! trois quarts d’heure pour aller, trois quarts d’heure pour revenir… En avant, marche !
Il fit le tambour à la suite de ce commandement militaire. Moi, je me mis à courir. La commission me plaisait.
Il n’y avait pas bien longtemps que j’étais prisonnière, et pourtant je sentis un mouvement de joie en respirant l’air libre. Je gagnai tout de suite le boulevard, et je me mis à courir dans la direction de la Bastille. Le père Fontanet m’avait dressé mon itinéraire. Je fus un peu plus d’une demi-heure à franchir la distance qui sépare la rue de Cléry de la rue Moreau ; j’allais plus vite que les voitures. Encore, m’égarai-je dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine.
J’étais en nage quand j’arrivai à la porte du numéro 21. J’attribue en partie à cet état les accidents qui suivirent ma visite à la famille du vieux placeur.
C’était une maison sans portier, une maison très-pauvre, située au fond d’une grande cour pleine de fumiers. Des étables à vaches étaient à droite et à gauche. Il y avait une laiterie sur le devant. Je demandai à la laiterie si l’on connaissait la demeure de M. François Poinsot ; on me répondit : Derrière l’écurie dans la cabane, à gauche. Une fois passé la cour aux fumiers, il faisait nuit noire. On se serait cru à cent lieues de Paris, dans un de ces villages où la civilisation n’a pu encore apporter la propreté. Au bout d’un long couloir, servant en même temps de canal aux eaux de la cour, se trouvait une écurie à demi ruinée qui contenait une demi-douzaine de ces ânesses à lait qui vont par la ville au secours des phthisiques. Derrière l’écurie était une cabane en planches et torchis dont la fenêtre laissait passer une faible lueur par ses carreaux de papier huilé. Je frappai. Un grognement sourd me répondit. Je redoublai. Le grognement sourd ne fut point répété. Alors, je soulevai le loquet et j’entrai.
Les odeurs méphitiques qui remplissaient le couloir étaient parfums de roses auprès de l’affreux mélange de miasmes qui attaqua mon odorat. Comme mes yeux étaient habitués à l’obscurité, je pus embrasser d’un regard l’ensemble de ce misérable spectacle, éclairé par une mèche-veilleuse brûlant dans un tesson de pot. C’était la misère dans tout ce qu’elle a d’horrible quand la maladie vient s’y joindre. Il n’y avait pour tous meubles qu’une planche sur deux tréteaux. Trois tas de paille humide servaient de couches à trois fantômes dont l’aspect glaçait le cœur. Un quatrième spectre était accroupi par terre, aux pieds de la table. C’était l’aîné des neveux, c’était François Poinsot, le filleul du vieux placeur. J’eus froid dans les veines en songeant que la Fontanet avait osé dire que ces misérables êtres gagnaient de l’argent assez pour se montrer ingrats.
François Poinsot me demanda d’une voix creuse ce que je voulais. Quand je lui dis que j’apportais de l’argent, il eut un sourire stupide. Il ne voulut point me croire. Quand je jetai le sac d’or sur la table, des râles sans nom s’élevèrent dans les coins où étaient les tas de paille. Je suffoquais littéralement, et pourtant je ne pouvais sortir avant d’avoir accompli ma mission. François Poinsot me dit :
– Ces trois-là ont la petite vérole. Moi, je sors de l’avoir. Je me suis guéri, je ne sais pas comment… mais je me meurs de faim.
– Et un médecin ? demandai-je.
Le même rire idiot fut la seule réponse que j’obtins. Et les trois patients, couchés sur la paille, se prirent à murmurer :
– Donnez à boire ! donnez à boire !
Il n’y avait pas d’eau dans la masure. De l’eau ! ce que Dieu met partout ! À Paris, l’eau se vend. On peut mourir de soif.
– Mes amis, dis-je les larmes aux yeux, je vais aller vous chercher ce qu’il vous faut.
– Elle ne reviendra pas ! fit-on sur la paille.
Il paraît que des gens étaient entrés là qui avaient promis de revenir et qui n’avaient point tenu parole.
– Du pain ! dit François, qui serrait sa poitrine à deux mains.
– De l’eau ! de l’eau ! râlaient les trois malades.
Et l’aînée, cette Juliette dont le père Fontanet parlait si souvent :
– Par pitié, aidez-moi à me retourner ; mon côté n’est qu’une plaie !
– Non, non ! cria François, du pain !
– Non, non ! firent les deux autres, qui étaient des enfants, de l’eau… de l’eau !
J’allai à Juliette, et je la soulevai. Elle jeta autour de mon cou ses deux bras rouges et brûlants. Je sentis le frisson d’horreur qui pénétrait jusqu’à la moelle de mes os. Je parvins à la retourner. Elle ne me dit pas merci.
Je sortis cependant en courant pour aller acheter ce qu’il fallait à ces pauvres malheureux. Je revins bientôt avec du pain, du vin et de l’eau. J’allumai une chandelle que j’avais apportée. Je me sentais déjà des alternatives de froid et de chaud, mais je n’y prenais pas garde. Je ne savais pas ce que c’est que d’être malade.
L’aîné se mit à dévorer ; je crus qu’il allait étouffer. Les trois malades, dont la lumière blessait les yeux endoloris, grouillaient sur leur paille et s’attachaient à moi, demandant à boire encore après avoir bu. Le cœur me manquait.
L’angoisse qui précède toute grande maladie me tenait déjà. Je sortis pour aller chercher un médecin. J’en trouvai un dans la rue même. C’était un digne homme. Il sauta hors de son lit dès qu’il entendit parler de misère. Moi, je n’avais plus qu’une pensée, c’était de regagner le bureau. La distance à parcourir pour cela me semblait maintenant énorme.
Quand je fus dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, ma tête commença à tourner : je voyais les réverbères doubles, et mes jambes se dérobaient sous le poids de mon corps. Il me semblait toujours sentir autour de mon cou ces bras brûlants et rouges. Je ne saurais dire l’épouvante que me causait le roulement des voitures. Mes oreilles bourdonnaient, et la voix des passants m’arrivait comme un concert de grandes et confuses clameurs. Enfin, des lueurs éblouissantes passèrent devant mes yeux. Je ne sais où j’étais quand je sentis mon cœur défaillir tout à coup. J’eus une vive douleur au sommet du crâne : j’éprouvais la sensation que je me figure être celle d’une personne qui se noie. Et je restai comme morte ; je ne souffrais plus…
Un matin, je vis le pâle soleil d’hiver qui glissait sur un paysage inconnu. J’étais couchée sur un lit de sangle dans une chambre proprette dont les deux croisées donnaient sur un vaste espace vide.
Au loin, derrière une rangée d’arbres dépouillés, s’élevaient de grands bâtiments que surmontait un dôme. En me soulevant sur le coude, je pus voir qu’un canal me séparait des arbres et des constructions. Mais c’était là un effort prématuré ; je retombai brisée, et je m’endormis.
Deux voix me réveillèrent. On causait tout doucement auprès de mon lit. Une main saisit mon poignet, et cela me fit ouvrir les yeux. Je vis à mon chevet une vieille femme et un jeune homme portant l’habit noir et la cravate blanche. Les convalescents sont comme les enfants, parce que la maladie refait à nos sens une sorte de virginité. Ce que nous voyons au réveil d’une de ces grandes crises qui menacent l’existence nous frappe fortement.
Le jeune homme parlait peu ; la petite bonne femme, au contraire, n’était rien moins que taciturne. Quand elle s’adressait à lui, c’était avec une sorte de respect.
– Que vous avais-je dit ? murmura-t-il en me voyant ouvrir les yeux.
– Oui, oui, répondit madame Louise, ou sœur Louise, car elle portail ces deux titres dans le quartier des Quinze-Vingts ; vous êtes un sorcier, bon docteur… et je commence à croire à votre médecine… tout à fait.
– Comment ! tout à fait, ma sœur ?
– Que voulez-vous ?… Je suis vieille… les vieilles gens sont entêtés… J’ai cru en vous bien longtemps avant de croire à votre science… Ne vous moquez pas de moi. Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais ma pensée est claire pour moi-même. J’ai vu tant de médecins que je suis devenue un peu incrédule… J’ai trop d’âge pour accepter tout d’un coup ce système nouveau… Cette grande découverte de Hahnemann, comme vous appelez votre lama… Je ne peux pas nier les résultats que j’ai vus, mais je les attribue à je ne sais quelle puissance que Dieu a mise en vous personnellement.
– Cela est injuste, ma bonne sœur, répondit le jeune médecin, et cela n’est pas digne de vous.
Elle se prit à sourire et vint m’embrasser, comme aurait pu le faire maman marquise au temps où elle m’appelait sa fille.
– Puisque je vous accorde les résultats ! s’écria-t-elle, est-ce vous qui avez empêché cette pauvre petite d’aller à l’hôpital ?
– C’est vous très-certainement, chère sœur, répliqua M. Méran. Il y a dans les hôpitaux de Paris des colosses de science… je regarde leur doctrine comme erronée, mais je ne me reconnais aucunement le droit de détourner un malade du chemin qui conduit chez eux.
– Si pourtant ce chemin mène à un abîme ?…
– Dieu me garde de le dire, ma sœur. J’ai mon principe ; ils ont probablement leur foi… entre eux et nous le juge est à trouver… En attendant, le corps médical auquel nous avons les uns et les autres l’honneur d’appartenir a sa dignité qui défend…
– De crier gare à un malheureux qui se noie ? interrompit sœur Louise avec pétulance ; c’est très-bien, mais moi qui n’appartiens à aucun corps, moi qui n’ai point de dignité, par conséquent je crie gare et de tous mes poumons… d’où il suit, cher docteur, que mes doutes valent mieux que votre foi, puisque votre foi précieuse vous laisse inerte, et que mes doutes ne m’empêchent pas du tout d’agir… Allez à vos malades !
Le docteur Méran lui donna une bonne poignée de main et sortit. La petite vieille prit sur la table de nuit un verre qui me sembla contenir de l’eau parfaitement claire, l’agita un instant et m’en fit boire une cuillerée.
– N’ayez pas peur, mon ange, me dit-elle, vous ne serez pas marquée… ; c’eût été dommage, car vous êtes jolie comme un cœur. On dit que la beauté est un triste présent du hasard, ajouta-t-elle ; d’abord, il n’y a point de hasard ; c’est un fort vilain nom que les ignorants donnent au bon Dieu… et le bon Dieu ne fait point de tristes présents… C’est notre propre folie qui trouve moyen d’empoisonner les dons les meilleurs et de les changer en afflictions… Mais vais-je vous faire un sermon ?… Voilà les vieilles femmes !… Pensez-vous que Dieu les ait faites comme cela ?
Elle vit que je faisais effort pour répondre, et m’embrassa une seconde fois.
– La paix ! me dit-elle ; c’est moi seule qui bavarde aujourd’hui… vous ne parlerez que demain ! tel est l’arrêt de notre charlatan !
Elle s’assit auprès de mon lit et se mit à tricoter un gros bas d’enfant avec une prodigieuse agilité de mains.
– Je devine tout ce que vous voulez savoir, me dit-elle en fixant sur moi ses yeux noirs, qui avaient gardé toute leur éloquence ; je vais vous répondre à tout, sans que vous ayez la fatigue de me faire des questions… Est-ce gentil ?… Ah ! voilà ! Je vous ai accaparée de ma propre autorité pour vous mettre entre les mains d’un charlatan qui se permet de sauver ses malades et de guérir par des moyens autres que ceux employés par la science académique pour tuer… vous avez été prise assez singulièrement, ma chère petite : deux ou trois maladies à la fois, débutant par une double congestion cérébrale… petite vérole fort maligne dès le début, compliquée le second jour de fièvre typhoïde… et de je ne sais plus quoi encore… je vous ai trouvée au milieu de la rue, à minuit ; je n’ai pas pu empêcher qu’on ne vous portât chez le pharmacien : c’est la règle… et nos bons faubouriens, qui se disent révolutionnaires, ne sont rien moins que novateurs… Leurs idées sont déjà des vieilles de soixante ans, encroûtées, routinières, étroites… Si vous saviez comme ils ont, bon cœur, avec cela ! Mais où en étais je ?… Au pharmacien. Du pharmacien à l’hôpital, il n’y a qu’un saut. Par bonté d’âme, nos faubouriens allaient vous porter là-bas tout droit, lorsque j’ai dit : Menez-la chez moi. – Sœur Louise ! voilà sœur Louise ! s’est-on écrié de toutes parts ; c’est dommage que son hôpital n’ait qu’un lit, car on n’en sort jamais que sur ses jambes… Et voilà qu’on vous amène dans mon petit trou en m’accablant de bénédictions. Ils m’en donnent toujours, ces braves âmes, cent fois plus que je n’en mérite… Avez-vous remarqué, s’interrompit-elle, ce grand garçon qui sort d’ici ? C’est mon médecin, le médecin de mon petit hospice. Il ne gagne pas gros avec nous, mais ça ira tout droit en paradis, et mon hospice y sera pour quelque chose. Ce grand garçon, c’est le docteur Méran, un fou qui a déjà dépensé vingt bonnes mille livres de rentes, qu’il avait, à soigner le tiers et le quart. Savez-vous comment il me fait payer ses visites ? Je vais vous le dire : quand il me manque dix louis pour mes malades du dehors, il me les donne.
La petite bonne femme avait les larmes aux yeux.
Moi-même, je me sentais près de pleurer.
– Ta ta ta ! fit-elle en voyant que mes paupières battaient, voulez-vous garder vos yeux rouges le restant de votre vie ! Voilà bien de quoi pleurnicher ! Il fait cela parce que ça l’amuse… quoi ! comme il y en a d’autres qui ont quatre maîtresses ou qui se donnent des indigestions… Ça coûte aussi cher, mais chacun son goût… hein ? Dans ce quartier-ci, on n’a qu’à regarder un petit peu autour de soi pour avoir bon cœur… Nous avions deux ou trois dandies bêtes dans le faubourg, des messieurs à chevaux et à filles d’Opéra ; ils se sont sauvés parce qu’ils ont eu honte d’eux-mêmes… Le faubourg n’est bon qu’à la misère, au travail et à la charité. J’ai idée qu’un jour le travail y restera tout seul. La misère, en mourant, dira à la charité de s’en voler au ciel. On la regrettera, quand même on n’en aurait plus besoin sur la terre… La bonne petite vieille cessa de tricoter et alla ouvrir une armoire, où elle prit une épaisse tranche de pain bis sur laquelle elle étendit un peu de beurre.
– Je vas dîner, dit-elle en revenant près de moi ; ça vous fait-il envie ? Non. Le docteur l’avait bien dit, le charlatan qu’il est… ce sera pour demain… Mais vous dînerez avec autre chose… Le pain bis et le beurre, c’est bon pour ceux qui se portent bien… Où en étions-nous ?… Vous voilà donc chez moi… Vous dormiez : Méran venait vous voir le matin et le soir ; j’avais pris une petite du quartier pour vous veiller pendant que j’allais à mes autres malades. Je ne peux pas vous dire que je n’ai pas eu peur ; ce serait mentir. Je m’y connais, voyez-vous, à ces coquines de maladies J’en ai tant vu. J’ai bien cru que vous alliez mourir. Mais ce charlatan de Méran, avec sa poudre de perlimpinpin qu’il met dans de l’eau claire, – avec ses globules, comme il dit, fait des choses étonnantes. Je trouve, moi, que les autres médecins, les savants, ceux de l’Académie, sont bien bons de le laisser guérir comme ça le monde. C’est criant, ma parole d’honneur !
Elle mangeait son pain et son beurre avec un appétit ! Quand elle eut achevé son énorme tartine, elle but un grand verre d’eau. Puis elle mit sur ses épaules une petite pèlerine de bure noire et me dit :
– Je vais voir mes autres… dormez un somme, mon ange… Je reviendrai à six heures pour votre médicament.
Elle partit, leste comme une jeune fille. Elle n’était pas au bas de l’escalier, que je dormais déjà ! Est-ce ma jeunesse qui combattit aussi victorieusement ce faisceau de maladies mortelles ? est-ce la vigueur de ma constitution ? Mon sang et mon âge ne nuisirent pas à ma guérison, je le crois ; mais tant que je vivrai, je me souviendrai de cette bonne petite sœur Louise et de son charlatan de docteur Méran. Ils avaient l’habitude de causer philosophie ensemble, et s’entendaient comme chien et chat. Mais le docteur respectait sa vieille amie autant que si elle eût été sa mère. Il faisait un bien immense dans le quartier. On le persécutait un peu. Les pharmaciens ameutaient même contre lui les pauvres qu’il guérissait. Sœur Louise se mettait alors en grande colère, mais le docteur Méran lui disait :
– Bonne mère, il faut que toute vérité soit crucifiée au moins une fois.
Cette petite sœur Louise avait une étrange histoire. C’était la veuve d’un fournisseur des armées impériales. Son mari avait scandalisé l’Europe par sa fortune. Quand il mourut, il laissa trois parts de ses biens : deux à des fils qu’il avait d’un premier lit, une à sa veuve. La veuve employa sa part intégralement à fonder deux hôpitaux considérables : l’un à Strasbourg, lieu de naissance de son mari ; l’autre à Nantes, sa ville natale. Elle essaya successivement de vivre dans chacun d’eux, mais elle se brouilla avec les médecins et avec les religieuses. Les malades seuls l’aimaient. Ce que voyant, elle vint habiter Paris. À l’époque où elle me recueillit, elle était depuis vingt ans dans le faubourg Saint-Antoine, où la confiance universelle la mettait à la tête de sommes assez importantes. Sa maison était un hôpital où il n’y avait qu’un lit ; mais au dehors elle secourait de nombreux malades.
Quant au docteur Méran, il existe encore, Dieu merci ! C’est ce médecin qui n’est d’aucune académie, qui ne porte ni titre ni croix, et qui vieillit, importuné de sa renommée.
Le lendemain, il put m’interroger à sa première visite. Vers midi, j’avalai quelques cuillerées de bouillon ; la fièvre était passée. Je pus parler à sœur Louise et lui témoigner ma reconnaissance. L’affection typhoïde avait en quelque sorte avorté sous l’influence du traitement. La petite vérole seule suivait son cours, énergiquement combattue par les poudres de perlimpinpin du charlatan, pour employer les expressions de la petite vieille. Je ne souffrais pas. Les démangeaisons étaient presque éteintes. Je ressentais seulement une extrême faiblesse, qui n’était pas sans bien-être. Quand j’étais bien étendue sur le dos, les mains et les bras appuyés, il me semblait presque que j’aurais pu me lever et courir. Mais aussitôt que je faisais un mouvement, soit de la tête, soit même des mains, j’éprouvais le sentiment de mon impuissance.
Il faisait chaud dans cette chambre. Je priai sœur Louise d’ouvrir un peu la fenêtre pour laisser entrer le soleil d’hiver, qui caressait les rideaux.
– Pas de ça, Lisette, me dit-elle ; notre docteur est bien le meilleur chrétien que je connaisse ; mais une fois qu’il a donné ses ordres, si on les enfreint, il vous plante là roide comme balle !… Il doit son temps, dit-il, à ceux qui ont bonne volonté de se guérir. Ceux-là obéissent… Quant aux imprudents et aux indociles, comme il ne peut pas les enchaîner à triple cadenas, il leur souhaite le bonsoir. Voudriez-vous voir ce qu’il y a derrière la croisée ? reprit-elle ; c’est la place de la Bastille et l’éléphant. Dans deux jours, vous contemplerez l’éléphant, monument très-intelligent qui sert d’hôtel à plusieurs milliers de rats… À gauche, l’arsenal ; derrière, le boulevard Bourdon… À gauche encore, le grenier d’abondance, la Seine, le Jardin des Plantes et tout le paysage du faubourg Saint-Marceau… La vue est belle, l’air est bon ; c’est mon charlatan qui m’a choisi mon petit appartement… Il s’y connaît.
Je la voyais avec regret mettre sa pèlerine de bure pour sortir.
– Ma chère petite, continua-t-elle, je n’ai guère qu’une douzaine de maisons à voir aujourd’hui ; je rentrerai de bonne heure et je vous raconterai une petite histoire pour vous endormir. Demain, si notre charlatan le permet, vous me direz la vôtre… Je suis curieuse, c’est mon moindre défaut… Du reste, j’entends gratter à la porte ; vous ne passerez pas la journée toute seule ; on sait déjà que vous pouvez recevoir.
Elle alla ouvrir. C’était une bonne grosse ouvrière du faubourg, qui apportait une demi douzaine de petits bonnets d’enfants. Sœur Louise l’embrassa et lui dit :
– Donnez un tour à mon tricot, madame Morin, et recevez ceux qui viendront.
Il y avait au pied de mon lit un tronc que je n’avais pas aperçu. Elle l’ouvrit et prit de l’argent dans un gros sac de toile qui lui servait de porte-monnaie.
– Et ne lui dites pas trop de mal de nous, mère Morin ! fit elle en riant et en se sauvant.
Mère Morin la reconduisit jusqu’à la porte. Avant de prendre le tricot, elle me regarda.
– Est-ce bien Dieu possible ! fit-elle : voilà trois jours que c’était presque une morte !
– J’ai donc été bien bas, ma bonne dame ? demandai-je.
Elle se mit à tricoter vigoureusement.
– Bien bas ! reprit-elle en me faisant un petit signe d’amitié, quant à ce qui est de ça, on ne peut guère plus bas !… Est-ce qu’on meurt dans c’te maison du bon Dieu !… C’est des saints, quoi ! de vrais saints du paradis.
– Eh ! bonjour, mère Morin ! dit une voix cassée à la porte.
Elle se leva précipitamment et fit une respectueuse révérence. C’était un prêtre de grand âge, voûté, courbé, tremblotant sur ses vieilles jambes, mais courant encore le guilledou de la charité.
– Ne vous arrêtez pas, dit-il en se dirigeant vers mon lit ; travaillez, travaillez ; c’est pour les pauvres. Notre anguille est donc déjà partie ?… Je me lève trop tard depuis quelque temps… Voilà bien huit jours que je ne me suis recommandé à ses prières… Ah ! mère Morin, que je voudrais accrocher ma pauvre âme pécheresse à ses ailes d’ange quand elle s’en ira dans le ciel !
– Vous qui êtes le saint des saints, monsieur Bruant !… se récria la bonne femme.
Le vieux prêtre secoua sa tête blanche et vénérable.
– Devant ma petite sœur Louise, dit-il avec une humilité convaincue et profonde, il me semble que je n’ai rien fait en ma vie !
Il s’approcha de moi et me prit les mains.
– Allons, allons, me dit-il, le docteur Méran n’en fait jamais d’autres… Voilà encore une résurrection… Je crois que je ne risque rien d’envoyer demain un pot de confitures.
La porte s’ouvrit de nouveau. C’était une jeune femme en toilette très-simple, mais souverainement élégante. Elle se recula en voyant la place doublement occupée.
– Entrez, madame la marquise, dit l’abbé Bruant, dont les vieilles rides eurent un beau sourire ; nous vous y prenons !… Mais n’ayez pas trop de honte… Tenez, voici une brave femme qui a affaire chez elle. Prenez le tricot à votre tour, et voyons si vous allez aussi vite qu’elle !
Mère Morin céda le tricot à madame la marquise, qui lui serra la main en lui demandant des nouvelles de son mari et de ses enfants. Avant de se retirer, mère Morin mit deux sous dans le tronc.
Je ne puis exprimer ce que je ressentais en face de ce spectacle si nouveau pour moi. J’avais vu de bonnes gens en ma vie, mais je n’avais aucune idée de cette promiscuité angélique que la passion charitable établit tout naturellement, sans effort ni emphase, entre les différentes classes sociales. J’avais peur de rêver. Madame la marquise prit le tricot de la sœur Louise. Elle ne marchait pas aussi rondement que mère Morin, mais, pour une marquise, elle n’allait pas mal. Je n’en aurais certes pas fait autant qu’elle.
Pendant qu’elle travaillait, le vieux curé la lutinait d’importance. Il lui demandait combien de contredanses elle avait manquées au bal de l’ambassade sarde, quels progrès avait faits sa gastrite aux eaux de Wiesbaden, cette saison ; si elle avait fait moins que la petite baronne au sermon de charité du père Lacordaire, si elle avait enfin réussi à englober tous les juveigneurs de son cercle dans la société de Saint-François-Régis, etc., etc. Chaque monde a son genre d’esprit et de comique. Les vieux saints sont presque toujours un peu loustics. Madame la marquise déposa un instant son tricot et prit dans son sac une bourse de velours noir qu’elle tendit au vieillard.
– Ceci n’est pas pour me venger de vos méchancetés, monsieur l’abbé, dit-elle.
Le bonhomme lui baisa la main, ma foi, fort galamment.
– Voilà huit jours à peine que vous m’avez apporté votre tribut ! dit-il.
Elle répondit en souriant :
– C’est qu’on danse beaucoup cet hiver.
Et elle reprit son tricot. Cette jeune femme me paraissait belle comme la reine des anges.
Il en vint d’autres ; il vint des jeunes filles du faubourg, des religieuses, que sais-je ! Et toutes me firent une caresse fraternelle, et toutes avancèrent d’autant le tricot de la sœur Louise. Toutes déposèrent leur offrande dans le tronc des pauvres malades. Les unes des sous, comme mère Morin, les autres une pièce d’argent, un louis d’or, madame la marquise un billet de banque. Elle pouvait danser, celle-là ! les belles joies de ses matinées expiaient l’ennui mondain de ses soirs.
Vers cinq heures, sœur Louise revint. Elle était contente de sa journée. Elle avait dépensé tout ce qu’elle avait emporté.
En mangeant sa lourde beurrée, elle me raconta l’histoire promise : une bonne histoire qui me fit sourire. Sœur Louise n’entretenait guère de mélancolie. Le lendemain, comme elle me l’avait annoncé, il fallut lui dire la mienne, avec la permission du charlatan qui voyait les progrès de ma guérison avec une joie d’enfant. Je mangeai un blanc de volaille et des confitures du bon abbé Bruant, pendant que sœur Louise dévorait son éternelle beurrée. Elle me dit, quand je lui eus conté succinctement les principales aventures de ma vie :
– Vous êtes une digne enfant, ma chère Suzanne, mais il faut prendre garde à l’orgueil… L’orgueil a perdu jusqu’à des anges.
Je me souviens avec une sorte d’ivresse du moment où je pus enfin m’accouder sur le balcon par un rayon de soleil et respirer l’air libre du dehors. J’étais devenue pieuse dans cette maison où la piété, dépourvue d’austérités inutiles, était si simple, si naïve, si belle. Je remerciai Dieu du fond du cœur. Sœur Louise était derrière moi.
– Et maintenant, ma bonne petite, me dit-elle avec un peu de mélancolie dans la voix, qu’allons-nous faire ?
Je ne comprenais pas. Elle m’attira vers elle et me baisa au front.
– Notre vie serait trop heureuse et trop douce, murmura-t-elle, si nous pouvions nous entourer de ceux ou de celles que nous avons sauvés… Même en tenant compte des ingrats, ce serait le paradis sur la terre… Mais, ajouta-t-elle après un silence, le paradis est ailleurs. Nous nous séparons de ceux que nous aimions déjà pour courir aux inconnus qui souffrent… Il y a un proverbe populaire qui dit : Cœur d’hôpital !… Le proverbe raille, mais il a tort ; ce sont les grands cœurs, ce sont les cœurs chrétiens qui marchent sans cesse en avant, travaillant toujours et ne jouissant jamais.
– Est-ce que vous allez me chasser ? demandai-je les larmes aux yeux.
Elle me pressa contre son sein avec une véritable tendresse.
– Cœur d’hôpital ! murmura-t-elle en tâchant de sourire. Ma maison n’a qu’un lit ; ce lit est aux malades en danger de mort !… Vous voilà guérie, Suzanne…
Dès le lendemain, les ouvriers du faubourg apportèrent sur un brancard un pauvre jeune homme atteint de fluxion de poitrine double.
– Suzanne, me dit sœur Louise, revenez nous voir. Si vous êtes heureuse, apportez-nous vos offrandes ; si vous êtes malheureuse, venez chercher près de nous des consolations et des secours.
Elle m’avait proposé de me placer ; je n’avais pas accepté. Pourquoi ? – Pourquoi n’avais-je pas écrit dans le temps à maman marquise pour lui demander son témoignage ? J’étais orgueilleuse sottement et follement.
– Je reviendrai vous voir, chère sœur, dis-je à ma bienfaitrice, si je suis heureuse.
Elle secoua la tête. J’allai mettre deux louis dans le tronc. Son visage prit une expression très-sévère pendant qu’elle me disait :
– Je n’ai pas le droit de refuser ce qu’on donne aux pauvres… Que Dieu vous conduise, Suzanne !
– Que Dieu vous récompense, chère sœur, répondis-je ; – pour vous oublier, il me faudra mourir !…
J’étais encore bien faible quand je sortis de chez sœur Louise. Ce n’était pas sa faute assurément si je me trouvais sans asile, car elle m’avait fait des offres de toutes sortes.
Je louai une petite chambre sur le boulevard Beaumarchais. Je n’étais pas très-inquiète de mon avenir. Cette famille Poinsot, les neveux et les nièces du père Fontanet devaient être maintenant dans l’aisance. Je comptais sur eux. Pendant huit jours, j’achevai de me rétablir. J’allai voir plusieurs fois sœur Louise, qui me reçut toujours parfaitement, mais ne me renouvela point ses offres. Si elle l’avait fait, peut-être eussé-je accepté, car la réflexion était venue. Ce n’est pas que j’eusse perdu espoir du côté des Poinsot, au contraire. Je m’étais rendue rue Moreau et j’avais pris des renseignements. Les Poinsot avaient quitté leur misérable baraque depuis plus de trois semaines. On disait dans le quartier qu’ils avaient fait un héritage et qu’ils étaient établis dans Paris.
Je savais où les trouver. L’établissement qu’ils avaient pris ne pouvait être que l’ancien bureau du père Fontanet. Mais tout en restant convaincue qu’ils me tiendraient compte du salut que je leur avais apporté tout au fond de leur détresse, j’avais comme un remords à l’égard de sœur Louise. À la moindre avance, je me serais jetée dans ses bras. Elle ne me fit point d’avance.
Lasse d’attendre une proposition qui ne devait plus venir, je m’habillai un matin du mieux que je pus et je pris l’omnibus du boulevard pour gagner la rue de Cléry. J’étais alors parfaitement rétablie, sauf un peu de faiblesse qui me restait. Dans l’omnibus, je faisais le bilan de ma situation. Ce n’était pas sans crainte que je m’approchais du bureau de Fontanet. Ma crainte n’avait pour objet ni le vieux placeur ni les Poinsot : ils étaient mon espoir. Mais je redoutais Félicité.
En descendant de voiture, avant d’entrer dans la sombre allée à l’ouverture de laquelle se trouvait la pancarte, je pris langue chez les boutiquiers d’alentour. On me dit que le père Fontanet était mort depuis une semaine, et que ses neveux l’avaient remplacé. Il ne fut point question de Félicité. Je n’osai interroger davantage. Après avoir croisé un instant devant la porte, je me déterminai à entrer. Le cœur me battait. Arrivée au bout de la première cour, je fus sur le point de rebrousser chemin. Mais je me fis honte à moi-même : ce n’était point ici pudeur exagérée ; c’était tout simplement poltronnerie. La Fontanet me faisait peur. Ce coup d’éperon me suffit. Je traversai la seconde allée d’un pas résolu et je me trouvai devant ces fenêtres grillées d’où s’échappait en plein midi la pâle lueur de la lampe.
J’entrai sans frapper. Félicité n’était pas là. Je reconnus au travers du grillage François Poinsot, le squelette vivant que j’avais trouvé accroupi sur la paille, et Juliette la pestiférée, dont j’avais étanché la soif au péril de ma vie. Ils n’étaient certes pas dans un très-florissant état de santé. C’était un sang parisien lymphatique et pauvre, mais enfin je les trouvai bien changés à leur avantage. Ils portaient le grand deuil. En dehors du grillage, les deux enfants se poussaient en riant.
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? me demanda François, tandis que Juliette levait la lampe pour m’examiner.
Je m’attendais à un cri de surprise. Juliette reposa froidement la lampe sur la table, et dit à François :
– C’est cette jeune fille…
Les enfants cessèrent de jouer et me regardèrent. François, sans discontinuer d’écrire, me demanda pour la seconde fois :
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
J’ignore ce que je balbutiai. J’étais atterrée.
– Est-ce que c’est elle qui est venue dans la rue Moreau ?… se disaient les enfants.
– Entends-tu comme elle parle ? prononça Juliette, tu devrais la faire arrêter ?
– Me faire arrêter ! m’écriai-je indignée, et pourquoi ?
– Point de bruit, la fille ! dit François, qui déposa enfin sa plume ; nous connaissons les pratiques de votre espèce, et il n’y a pas bien loin d’ici chez le commissaire !…
– Mais de quoi m’accusez-vous, grand Dieu !
– Va-t-elle nous affronter ?… s’écria Juliette, qui fit mine de se lever.
– Tiens-toi en paix, toi ! ordonna le frère ; elle va passer la porte et aller se faire pendre ailleurs.
Je n’avais pu faire un mouvement, tant était grande la stupéfaction qui m’écrasait.
– Vous allez bien pour votre âge, la fille, reprit François d’un ton goguenard ; vous nous avez soufflé un billet de cinq cents francs pour le moins, de l’aveu même de feu notre oncle. Je ne sais pas comment vous avez le cœur de vous présenter devant nous.
– Sur mon honneur ! m’écriai-je.
– Entends-tu ? m’interrompit Juliette en s’adressant à son frère ; son honneur !…
Et les enfants répétèrent de confiance en me tirant par ma robe et en me pillant comme des roquets :
– Son honneur à celle-là… son honneur !…
J’étais restée là trop longtemps : je me redressai et je gagnai la porte.
– Voilà comme vous me récompensez, dis-je sur le seuil, pour vous avoir sauvé la vie.
Juliette éclata de rire, et François me dit :
– Allons ! dehors ! dehors, espèce !… et plus vite que ça !
Je rentrai chez moi tellement abattue et découragée, que je fus obligée de me mettre au lit. J’eusse mieux aimé la rage franche de la Fontanet que l’atroce hypocrisie de ces misérables.
J’avais subi bien des injures, et je n’étais pas à connaître la souffrance ; mais c’était la première fois que je me trouvais ainsi face à face avec l’ingratitude humaine. Mon sens moral en fut attaqué… Je cessai d’aller chez la bonne sœur Louise, ne voyant pas qu’en agissant ainsi, je me rendrais moi-même coupable d’ingratitude. Je me disais, pour m’excuser auprès de moi-même :
– Elle ne me doit rien, celle-là ; qu’irais-je lui demander ?
Me devait-elle donc quelque chose le jour où elle me recueillit, inconnue et mourante, dans la boutique d’un pharmacien. Le lendemain et les jours suivants, j’errai comme une âme en peine, au bord de l’eau ou dans les allées du Jardin des Plantes. Puis, je fus prise tout à coup d’une fièvre d’audace. On m’avait parlé des Petites Affiches. J’entrai dans un salon de lecture et je demandai les Petites Affiches. Je copiai la liste des personnes qui avaient besoin de servantes.
Je voulais bien être servante.
Je me souviens que je retrouvai dans ce cahier des Petites Affiches le nom de ce fameux spéculateur, M. Marc Bonnin de la Forest, boulevard Saint-Martin et rue Meslay, qui prenait tant de nègres à son service ; celui chez qui j’avais envoyé ce pauvre Cupidon, au temps de mon éphémère splendeur. M. Marc Bonnin de la Forest demandait toutes sortes d’employés : caissiers, teneurs de livres, chefs de correspondance, etc. ; il leur offrait à tous des appointements très-honorables, mais leur demandait à son tour des cautionnements.
Je me présentai dans cinq ou six des maisons indiquées. Je regarde cela, maintenant que j’y songe, comme une marque de courage. Dès la première maison, en effet, on me renvoya tambour battant, après m’avoir demandé mes papiers et mes certificats.
Le chagrin avait coupé ma convalescence : je souffrais beaucoup, et bien que la petite vérole ne m’eût laissé aucune trace sur le visage, j’étais tellement changée, que mes anciens amis auraient eu peine à me reconnaître. Quand je me regardais dans mon miroir, j’avais peur. Je vivais avec une extrême économie, et cependant mes petites ressources s’en allaient de jour en jour. J’étais entrée dans ma chambre du boulevard Beaumarchais avec cent quinze francs, provenant du cadeau que m’avait fait le vieux placeur. Au bout d’une quinzaine de jours, la pile de mes pièces de cinq francs était tellement diminuée que l’angoisse me prit. Seule dans ce Paris ! pensais-je, malade et sans ressources. Il y avait bien une ressource : retourner chez cette excellente sœur Louise et implorer sa pitié : mais ceci me répugnait à tel point que j’eusse préféré entreprendre les métiers les plus durs. Ma sotte fierté se faisait des fantômes ; je me figurais que sœur Louise, tout en me faisant un charitable accueil, aurait aux lèvres un sourire railleur. Je l’entendais dire à son beau docteur Méran :
– Voici la brebis égarée qui revient au bercail…
Pauvre folle que j’étais. J’ai mieux connu depuis les gens qui se dévouent aux pauvres et aux souffrants. Ils ne peuvent pas avoir, comme tout le monde, la mémoire de l’affection. Ce n’est pas leur devoir. Il faut leur accorder le droit d’oublier ceux qu’ils ont sauvés.
Une fois, l’idée me vint de me déguiser en homme et de me faire ouvrier. Quand je passais devant les théâtres, je voulais être actrice. J’arrêtai une fois un porteur de pain dans la rue Saint-Antoine pour lui demander la permission de soulever son panier : il était trop lourd. Si j’avais su l’adresse de Ninette, mon ancienne compagne de voyage, j’aurais été la trouver. Il n’y a rien de paradoxal comme la vanité. J’aurais consenti plus volontiers à m’humilier devant Ninette que devant sœur Louise.
Les pauvres pièces de cinq francs s’en allaient.
Il y avait près de six semaines que j’étais dans ma chambrette. – Je cherchais, mais toujours en vain. Un matin, j’ouvris ma petite armoire : il n’y avait plus que deux pièces de cinq francs. Je les regardai longtemps, puis je les pris toutes deux. Je ne saurais dire pourquoi.
Je sortis. Au bout de quelques pas, la fatigue me saisit et j’allai m’asseoir sur un banc au boulevard Bourdon, en face de la maison de sœur Louise. La fenêtre, où je m’étais accoudée si souvent était fermée, malgré le beau temps. Non loin de moi, il y avait un vieil aveugle qui jouait de la serinette. Des enfants cruels s’amusaient à jeter de petits cailloux dans la tirelire qui était au-devant du pauvre aveugle. Et le pauvre aveugle, croyant que c’étaient des pièces de monnaie, disait pour eux des Pater et des Ave.
Je regardai cela tristement, mais sans indignation : j’avais l’âme engourdie. Tout à coup je vis une petite fille qui courait le long du canal, regardant derrière elle comme si elle eût craint d’être poursuivie. Je la reconnus, non pas tant à son visage ou à ses haillons qu’à la harpe qu’elle portait et qui gênait grandement sa course. C’était ma petite bohémienne de la place de la Bourse, à qui j’avais donné une fois cinq sous pendant qu’elle chantait devant le théâtre Nautique.
Je ne sais si elle me reconnut, mais elle vint s’asseoir à l’autre bout de mon banc. Je la regardais presque avec envie, me souvenant qu’il y avait ordinairement une vieille femme avec elle. Cette petite chanteuse des rues n’était pas seule. Il n’y avait que moi pour être complètement abandonnée.
– Je ne sais pas où je vous ai vue, me dit-elle en fixant sur moi ses yeux hardis ; vous avez l’air malade.
Puis sans attendre ma réponse :
– J’ai fait courir la Pêcheux ! elle me poursuit depuis la rue du Pont-aux-Choux… Elle veut me battre parce que j’ai laissé tomber ma harpe qui s’est cassée, tenez !
Elle me montra le couronnement de sa harpe, qui était en effet fendu. Les cordes qu’elle pinça rendirent un son fêlé. Je la regardais. Elle était jolie, malgré la malpropreté de son visage et le désordre de ses cheveux brouillés. Sa taille trop maigre avait de la grâce et de la souplesse. Ses grands yeux noirs croisaient les miens et souriaient.
– Si vous vouliez me donner de quoi faire raccommoder ma harpe, me dit-elle, la Pêcheux ne me battrait pas ?
– Comment vous nommez-vous, ma pauvre enfant ? demandai-je.
– Je suis bien aussi âgée que vous, me répondit-elle d’un ton piqué ; je m’appelle Suzanne.
Mon visage dut exprimer de l’étonnement, car elle dit en fronçant le sourcil :
– Qu’est-ce qu’il y a de drôle à ça ?
Il me semblait reconnaître dans son accent des traces du langage que j’avais entendu dans mon enfance. L’idée de Gustave me vint et mit des larmes dans mes yeux.
– Bon ! s’écria la petite chanteuse, la voilà qui pleure maintenant !… Qu’est-ce que vous avez à pleurer ?
– Je n’ai rien, répliquai-je en essuyant mes yeux. D’où êtes-vous, Suzanne ?
– De là-bas, du côté de Vire, en Normandie, me répondit-elle.
– Vraiment ! m’écriai-je ; et quel âge avez-vous ?
– Seize ou dix-sept ans… je ne sais pas trop au juste…
Mon nom, mon pays, mon âge ! On ne se connaît pas bien soi-même. J’aurais voulu avoir une glace devant moi pour savoir si cette petite me ressemblait. Elle regardait de temps en temps du côté de la Bastille.
– Est-ce que vous allez me donner de quoi faire raccommoder ma harpe ? me dit-elle tout à coup.
– Je suis presque aussi pauvre que vous, Suzanne, répondis-je ; combien cela coûterait-il le raccommodage de votre harpe ?
– Ah ! dame !… au moins cent sous…
– Et la Pêcheux vous battrait bien fort si votre harpe n’était pas raccommodée ?
– Elle m’assommerait, ma bonne petite demoiselle.
Ceci fut dit d’un ton suppliant. La mendiante perçait.
Cinq francs ! c’était la moitié de mon avoir. Mais mon regard tomba sur la fenêtre fermée de sœur Louise.
– Celle-là, me dis je, ne calcule jamais quand il s’agit de faire le bien.
Je pris cent sous dans ma poche, et je les donnai à mon homonyme, la petite chanteuse. Elle ne s’attendait pas du tout à cela. Elle resta un instant stupéfaite.
– Et vous dites que vous n’êtes pas riche ! murmura-t-elle.
– Je dis la vérité, Suzanne !… dans deux ou trois jours je manquerai de pain.
– Ah ! dit-elle, en jetant la pièce de cinq francs en l’air pour la rattraper fort adroitement : dans deux ou trois jours on a le temps de se retourner !
Elle mit la pièce dans la poche de son tablier.
– Merci, ma bonne demoiselle, me dit-elle en rechargeant sa harpe ; je prierai bien le bon Dieu pour vous… La Pêcheux m’aurait assommée, bien sûr… Ça vous portera bonheur.
– Dieu le veuille, Suzanne, lui dis-je pendant qu’elle s’éloignait toute joyeuse.
Avant de tourner l’angle du boulevard Bourdon, elle m’envoya un signe de tête avec un baiser.
Gustave ! je n’aimais plus à penser à Gustave. C’était mon tourment. Je l’avais bien cherché depuis que j’étais à Paris ; pendant les premiers jours, il me semblait étrange de ne point le rencontrer. Maintenant, c’était l’excès contraire ; je désespérais de le revoir jamais. Était-il vivant seulement ? Dans quelques jours j’allais savoir cela, car je ne me donnais guère que quelques jours à vivre. J’arrivais du reste rapidement à un état complet de marasme. Je ne pensais plus qu’avec paresse et à mon corps défendant. Je vécus huit jours avec mes cinq francs ; puis, je ne sortis plus de ma chambre.
Elle était payée pour une semaine encore. J’avais le droit d’y mourir de faim. Je fus tellement sur le point d’user de ce droit, que j’ai le vertige quand mon souvenir se reporte aux deux jours qui suivirent. Dès le premier jour, je crus que j’allais m’éteindre, car la faim est un mal étrange que l’imagination peut hâter et décupler. J’étais assise auprès de mon petit secrétaire ; j’avais écrit deux lettres, une à Gustave, l’autre à maman marquise.
J’avais mis la lettre de Gustave dans celle de maman marquise je la priais de faire tous ses efforts pour le trouver, et de lui être secourable s’il avait besoin d’aide. Quelques mots, tracés sur un bout de papier, donnaient mission aux gens qui les premiers entreraient dans ma chambre de jeter cette lettre à la poste. Elle était adressée au château du Meilhan.
Je dormis cette nuit profondément et jusqu’au matin. En m’éveillant je sentis comme une main de fer qui m’étreignait l’estomac. J’étais tout habillée sur mon lit : je n’eus pas la force de me lever. Ce ne pouvait être l’inanition ; c’était la peur peut-être. Vers midi, les premiers troubles physiques se firent sentir : j’eus des étourdissements et des crampes d’estomac. Ce rêve affreux qui vient aux affamés rangea autour de moi une table bien servie. Je craignis de devenir folle avant de mourir.
Il faut me pardonner si je n’entre pas dans de bien longs détails sur cette poignante journée. Personne mieux que moi ne pourrait décrire la mort par la faim. Je suis allée jusqu’au délire et jusqu’à la perte de la connaissance, mais je manque de courage. Le frisson qui parcourait alors tous mes membres me revient ; les mêmes éblouissements passent devant mes yeux. J’ai au front des gouttes de sueur froide.
Oh ! j’eus peur, moi qui, dans ces pages, me suis vantée plus d’une fois d’être brave ! J’eus horriblement peur. On ne sait pas comme on tient à la vie.
Je pleurai, je criai, je me révoltai, je mordis mes draps, je priai Dieu et la Vierge, tour à tour avec détresse ou emportement, de m’envoyer un morceau de pain. Il me semblait qu’avec un morceau de pain je serais sauvée. Je n’avais pas assez cherché, je n’avais rien fait, je me reprochais d’avoir été maladroite et lâche, je me reprochais de n’avoir pas mendié au coin d’une rue, alors que j’avais encore la force de tendre la main. Sœur Louise ! oh ! bonne sœur Louise ! vous ne m’auriez pas laissée mourir ainsi !
J’arrive tout de suite au hasard qui me sauva. Je venais de reprendre connaissance, mais je n’avais pas la force de crier ni de bouger. Il était environ huit heures du soir. Sur le même carré que moi demeurait une pauvre ouvrière, qui allait en journée dès le matin et ne rentrait qu’à la nuit. Elle avait coutume de venir de temps en temps allumer sa lumière à la mienne. Elle vint : j’eus du pain.
Pauvre chère Jeanne ! humble cœur, sanctifié par le travail ! Je me suis assise un jour au chevet de ton lit de souffrance et je ne l’ai quitté qu’après avoir fermé tes yeux. Sois béni, ange de la pauvreté compatissante !
Combien parmi les heureux de la terre auront ta bonne place au ciel ?
Jeanne ne voulut point me laisser dans ma chambre. Elle m’emporta comme un enfant dans ses bras. Je couchai auprès d’elle dans son lit. Pendant huit jours, elle fut ma mère. Je convins avec Jeanne qu’elle m’apprendrait son état (elle était giletière) et que je me mettrais dans son atelier. Mais, avant de me cloîtrer tout à fait, je voulus remplir un devoir trop longtemps retardé. Mes deux jours de torture avaient porté fruit. Je sentais le besoin d’aller embrasser sœur Louise. Je me rendis à sa maison le matin d’un dimanche. On me dit qu’elle était partie, avec le docteur Méran, pour les forges du Ménot, où le typhus régnait avec violence.
J’allai entendre la messe aux Quinze-Vingts. On retrouve ses idées de piété quand on s’est vu si près de la mort. Aux Quinze-Vingts, je revis ce bon vieux prêtre, qui était venu me visiter lors de ma convalescence, mais je n’osai point lui parler. Je sortis de l’église toute réconfortée. J’avais prié du fond du cœur. Au lieu de rentrer à la maison, je suivis, sans trop y penser, la ligne du boulevard. J’avais comme le pressentiment d’une aventure et, chaque fois qu’il en était ainsi, c’était Gustave qui se présentait toujours à ma pensée. Mon cœur y mettait de l’obstination. L’espoir, sans cesse trompé, ne mourait jamais tout à fait. Mais l’aventure qui planait pour moi dans l’air ne devait point encore avoir trait à Gustave.
J’étais arrivée, marchant toujours devant moi, jusqu’au boulevard Saint-Denis. Je venais de jeter un regard de convoitise sur l’étalage du marchand de galette, mais le vide était dans ma poche, et pour déjeuner il me fallait retourner chez ma bonne Jeanne. Je fus interrompue tout à coup dans mes réflexions par un nègre en grande livrée jaune et bleue, qui se tenait les côtes en regardant l’effigie de son collègue, qui sert d’enseigne à un marchand de pendules de ce même boulevard Saint-Denis. D’un coup d’œil, je reconnus mon protégé Cupidon. Il était comme en extase devant l’enseigne, et disait à la grande joie des passants :
– Li gros vente !… li gourmand !… li cadran où li boyaux !…
Et il riait à se tordre ! Il se retourna, comme font ordinairement les noirs, pour chercher de l’approbation parmi ceux qui l’entouraient. Il me vit, cessa de rire et s’élança aussitôt vers moi.
– Ah ! ah !… s’écria-t-il en prenant ma main qu’il baisa devant tout le monde : – Vous, bon Dieu !… Moi, chez li, messié, qui prené les nègres… Moi, plus faim !
Et il me montrait avec orgueil son superbe costume jaune et bleu. Tout à coup, il me regarda des pieds à la tête, et le blanc de ses yeux s’agrandit. Toute l’expression de sa physionomie décela soudain une étonnante intelligence.
– Vous avoir faim ! me dit-il ; vous pauvre… moi connè ça !
Je voulus nier, parce que la foule qui m’entourait me faisait honte ; mais il m’entraîna jusqu’au marchand de galette et m’en fit couper une tranche. Les badauds riaient. On croyait que le nègre me faisait la cour.
Cupidon me raconta, dans son langage bizarre, qu’il était allé au bureau de placement pour me remercier, mais qu’il ne m’y avait plus trouvée. Il avait vu le convoi du vieux placeur ; il avait assisté à une scène violente à la suite de laquelle Félicité avait été expulsée du bureau par l’intervention de la police. Il était maintenant chez M. Marc Bonnin de la Forest et déclarait que cette maison pouvait passer pour un paradis terrestre. On y buvait, on y mangeait à discrétion et, qui mieux est, on n’y faisait œuvre de ses dix doigts.
Le nègre m’avait dit, sur le boulevard, en me présentant galamment sa tranche de galette :
– Vous, vouloir ? vous entrer chez maîtresse ?
Je désirai avoir à ce sujet quelques explications. La rencontre du nègre remettait en mémoire ce que j’avais lu peu de jours auparavant, dans les Petites Affiches, au sujet de la maison Marc Bonnin de la Forest. Cette maison demandait partout des employés avec cautionnement, même des femmes, pour tenir dans Paris des comptoirs de vente de la boisson dite Constantine, faite expressément pour remplacer le vin. Je déclarai à Cupidon que j’étais hors d’état de fournir un cautionnement.
– Cautionnement ! répéta-t-il ; pas savoir… Vous lire dans les livres ? maîtresse pas… Vous écrire vite, vite… maîtresse pas… Vous apprendre à maîtresse.
Je compris qu’il s’agissait d’être l’institutrice de quelqu’un. Mon cœur battit. Mon plus grand désir allait-il se réaliser ? Mais ce pauvre Cupidon ne me paraissait point être une caution bien sérieuse pour répondre des talents d’une institutrice. Cependant, je ne voulus point négliger cette chance, si faible qu’elle pût être.
– Il y a donc une jeune fille à la maison ? demandai-je.
– Moi pas dire jeune fille, répondit Cupidon.
– Mais, objectai-je, pour que je lui apprenne à lire et à écrire…
– Li vieille femme, m’interrompit-il, mais si li pas savoir !
Il me regarda d’un air triomphant. Je ne me contentai pas encore de cette explication ; il me donna les détails qui suivent.
La veille, il avait servi le déjeuner de M. et madame Bonnin de la Forest. M. Bonnin de la Forest avait déclaré à sa femme qu’il avait honte de sa complète ignorance, et il avait été convenu qu’on la mettrait à l’école. Ces gens m’inspiraient beaucoup de curiosité. J’insistai pour savoir à peu près l’âge de cette madame Bonnin de la Forest, dont on voulait commencer l’éducation.
– Li vieille ! me répéta Cupidon, li grosse bonne femme !
Puis m’arrêtant court au milieu de la rue :
– Vous venir tout de suite.
J’hésitai. J’avais été si souvent repoussée.
– Mais… demandai-je, me recevra-t-on ?
– Moi passer partout ! repartit Cupidon, vous passer avec moi !
En somme, au pis-aller, ce n’était qu’un coup d’épée dans l’eau. Je n’étais pas à cela près.
Je jetai un coup d’œil sur mon costume plus que modeste, je donnai un tour à ma pauvre petite robe et je dis à Cupidon, devenu mon protecteur :
– Conduisez-moi… je vous suis.
Cupidon grandit aussitôt d’un demi-pied et se mit à marcher en avant à grands pas.
C’était une superbe maison que celle de M. Marc Bonnin de la Forest. On y entrait par deux portes cochères, dont l’une donnait sur la rue Meslay, l’autre sur le boulevard Saint-Martin.
Cupidon me conduisit droit au cabinet de monsieur et fut prévenir madame.
Dix minutes après, mes services étaient agréés ; le soir même, j’entrais en fonctions.
M. Marc Bonnin de la Forest était un homme d’assez belle taille, large d’épaules, front bas et couronné d’une épaisse chevelure noire. Ses yeux souriaient seuls au milieu d’une figure sérieuse et presque dure. Je ne crois pas avoir vu jamais d’yeux aussi brillants. Cela blessait. Le reste des traits présentait un aspect assez régulier. Il y avait là dedans une certaine beauté à la Fontanarose et je ne sais quelle apparence de théâtrale majesté.
Il m’avait fait, de prime abord, subir un interrogatoire, pendant lequel il avait trouvé moyen de me demander mon nom, mon âge, etc., sans jamais m’appeler mademoiselle. Quant aux différentes choses que je pouvais savoir, il n’en avait pas fait la liste très-longue. Ce fameux Marc Bonnin de la Forest ignorait jusqu’au nom des choses qu’on pouvait savoir.
Madame Bonnin était constamment chargée de velours, de rubans, de dentelles et de passementeries. C’était une femme de quarante-cinq ans à peu près. Elle n’avait jamais dû être jolie, mais l’expression de son visage était douce et bonne. Elle semblait adorer son mari.
C’était évidemment un fort bon ménage, et Marc Bonnin pouvait passer alors près de moi pour un brave homme. Je me disais : Où la fortune va-t-elle se nicher ! Je ne me doutais pas du tout que la Fortune, considérée comme déesse du hasard, n’était pour rien dans la réussite de Marc Bonnin. C’était un de ces innocents qui font sauter la coupe. Sa sottise s’alliait à une adresse profonde et à d’éminentes qualités de chevalier d’industrie.
S’il eût seulement parlé français et signé couramment son nom, cet homme aurait bouleversé la place de Paris. C’était un Bilboquet de génie.
C’était un fleuve d’or qui coulait dans cette maison. Je n’exagère pas. Si Marc Bonnin avait eu une parcelle de bon sens, il eût fait sa fortune et celle de ses commettants. Mais vous ne vîtes jamais caverne semblable ; chacun prenait de toutes mains. Il y avait pillage organisé du haut en bas. Point de livres, ou du moins des livres pour rire. Une effrayante armée d’employés qui ne faisaient rien du matin au soir. Vous eussiez dit un gouffre que cette caisse, où l’argent tombait sans cesse et ne se montrait jamais. Car on ne payait point. Les fournisseurs venaient faire des scènes jusque dans la cour. On les renvoyait avec des injures, j’en suis encore à me demander les raisons possibles de la conduite de cet homme. Il avait entre les mains six entreprises florissantes. Pendant quelques mois, ses maisons prospérèrent malgré lui. Il était entouré de protecteurs puissants qui se croyaient ses protégés. Ses spéculations avaient sur la place une faveur inouïe. Et il allait comme un fou, tête baissée, vers le puits ignoble où se noient les escrocs vulgaires !
Les actions judiciaires intentées contre lui révélèrent plus tard qu’il avait reçu de quinze à vingt millions, espèces, en échange des titres divers négociés par lui dans l’espace de dix-huit mois ! Ceci ne regardait que ses sociétés par actions. Il avait négocié en outre de folles quantités de billets de fabrique. Enfin, l’instruction révéla que tous les employés de sa maison et même la majeure partie des domestiques avaient déposé un cautionnement en entrant chez lui. Pour les employés, les moindres de ces cautionnements étaient de quatre mille francs ; il y en avait de vingt mille. Or, sa maison était un vrai ministère de l’oisiveté, où cent cinquante Olibrius passaient leur vie à fumer le cigare en buvant de l’absinthe.
Le caissier, qui prit la fuite peu de temps avant la banqueroute, emporta deux millions en billets de banque. La veille, on protestait des broches de cent francs. Je ne fais pas entrer en ligne de compte la masse considérable de marchandises : vins, étoffes, denrées coloniales, quincailleries, fabrications de toutes sortes qu’on lui avait livrées sur son crédit et qui encombraient ses divers dépôts. Suivant la croyance commune, qui est le bas mot, je suis certaine, la maison Marc Bonnin de la Forest engloutit plus de quarante millions en dix-huit mois. Quarante millions qui ne laissèrent point de trace ! qui furent rongés, gaspillés, dévorés par une nuée impure de sauterelles !
Quarante millions !
Stéphanie Marc Bonnin de La Forest, sous bien des rapports, était infiniment supérieure à son auguste époux. Elle avait au moins la conscience de ses incapacités. Quand on la mettait en présence d’une personne comme il faut, elle souffrait le martyre. Ses belles robes la gênaient aux entournures. Quand elle jetait un regard sur elle-même, on voyait bien qu’elle ne se reconnaissait pas. Le luxe qui l’entourait lui faisait honte. Elle se sentait déplacée parmi ses splendeurs nouvelles. À peine osait-elle s’asseoir sur ses fauteuils, et quand sa femme de chambre venait, elle était toujours tentée de lui faire la révérence. Quoiqu’elle n’eût aucune idée du gaspillage affreux qui avait lieu dans les bureaux, elle voyait couler l’argent autour d’elle, cela lui donnait le vertige. Si Bonnin avait pu se confier à lui-même une place de garçon de bureau avec douze cents francs d’appointements, cette bonne Stéphanie aurait été bien plus heureuse.
J’étais donc l’institutrice d’une femme de quarante-cinq ans, mal conservée et complètement réfractaire à l’instruction, malgré ma bonne volonté.
La position était certes bizarre, et ne me déplaisait point ; j’avais conscience de pouvoir être utile à cette excellente madame Bonnin, en dehors surtout du programme officiel de mes fonctions. Je me sentais attirée vers elle. L’humilité est quelque chose de si rare chez les parvenus, de quelque genre que ce soit ! Je lui tenais grand compte de sa naïve modestie.
Au bout d’une quinzaine de jours, nous dûmes renoncer à tout espoir de progrès littéraires. Chaque matin, Stéphanie apprenait couramment ses lettres, mais chaque soir elle les oubliait. Ses progrès calligraphiques se bornaient toujours aux bâtons, qu’elle traçait, du reste, avec une perfection rare.
Un matin, elle me dit :
– Je m’ennuie de ne plus voir madame Mutel.
Je ne connaissais pas du tout madame Mutel. Stéphanie m’expliqua que c’était une sage-femme assez en renom, qui demeurait sur le même carré qu’elle, rue de la Jussienne. Madame Mutel, au dire de Stéphanie, était une femme d’un esprit choisi, qui avait toujours le mot pour rire et dont la présence seule mettait de la gaîté dans une société. L’auguste Bonnin l’avait froidement reçue lors de sa dernière visite. Elle n’était pas revenue depuis cette époque. Bonnin, qui se regardait comme compromis par l’ignorance de sa femme, ne pouvait voir d’un bon œil sa liaison intime avec de si petit monde.
J’étais admise de temps en temps à dîner en tiers avec M. et madame Bonnin. Je pouvais voir, en ces occasions, combien ce grand homme avait de complaisance pour sa femme. Il redescendait pour elle des hauteurs sublimes de sa pensée jusqu’aux plus minces de ces détails qui occupent le sexe faible. Parfois, il faisait mieux encore, il élevait Stéphanie jusqu’à lui. Il lui confiait ses projets, ses désirs ; il lui laissait entrevoir, dans un avenir prochain, une vie plus tranquille en Angleterre ou en Allemagne. Jamais en France. – Je me demandai plus d’une fois pourquoi cela.
Pour en revenir à madame Mutel, la sage-femme, le soir même du jour où Stéphanie me parla d’elle, je dis tout haut devant M. Bonnin, qui me paraissait assez bien disposé :
– Eh bien ! madame, quand allons-nous voir madame Mutel ?
Stéphanie rougit. Elle était prise à l’improviste. Elle crut presque que je la trahissais.
– Madame Mutel ! répéta-t-elle en balbutiant ; il y a bien longtemps…
– Je ne suis pas un ogre, interrompit Bonnin, et tu peux voir cette brave femme quand tu voudras. Je vais lui écrire de venir…
Puis se ravisant :
– Au reste, fais-lui écrire par ta secrétaire.
J’avais déjà la main à la plume.
La lettre partit. Le lendemain, vers deux heures après-midi, je vis arriver une petite femme noire comme une taupe, vive, alerte, pointue, avec des yeux perçants comme des canifs. Elle était mise avec une certaine élégance, mais les étoffes qui concouraient à l’ensemble de sa toilette étaient de médiocre qualité.
Elle pouvait avoir trente ans à trente-cinq ans. Au bout d’une demi-heure, on la trouvait presque jolie. C’était madame Eugénie Mutel, ancien premier prix des hôpitaux de Paris, sage-femme reçue par la Faculté.
– Eh bien ! la mère, s’écria-t-elle en serrant vigoureusement la main de Stéphanie, nous nous souvenons donc du pauvre monde ? Comment va ce gros farceur de Bonnin ?… Dites donc ! il a joliment appris à écrire depuis le temps, et je vais lui faire mon compliment.
Je compris, sans avoir besoin d’autres explications, pourquoi l’illustre Marc détestait madame Mutel. Stéphanie l’embrassa de bon cœur.
– Excusez ! fit la sage-femme en regardant tout autour d’elle : c’est assez bien meublé, ici… Ça n’était plus ça là-bas, rue de la Jussienne, dans le commencement surtout… Ah ! vous avez grimpé vite, la mère, et c’est sans reproche, ce que je vous dis là, car vous êtes une brave femme, vous !
Stéphanie ne sentit point la distinction blessante que ce vous établissait entre elle et une autre personne qu’on ne nommait point.
Moi, je me mis à observer plus attentivement madame Mutel. Son esprit était comme son visage : il déplaisait au premier abord. Mais on s’y habituait. Il y avait là dedans je ne sais quelle franchise vigoureuse qui étonnait, partant d’un être si exigu et si frêle. Madame Bonnin prétendait que madame Mutel avait fait de grandes passions dans sa vie. J’arrivais à penser que cela n’était pas impossible. Je pensais encore que madame Mutel ne devait point avoir avec tout le monde ce ton ultra-commun et cette affectation de rondeur presque brutale.
– Qu’est-ce que c’est que cette jolie enfant-là ? demanda-t-elle en m’adressant un sourire amical ; – une nièce ?
– Je le voudrais bien, répondit madame Bonnin : mais elle ne m’est rien… c’est comme qui dirait un secrétaire…
– Bon, bon ! fit la sage-femme, qui ajouta malignement :
– Vous avez une jolie écriture, ma mignonne.
Stéphanie rougit. Je sus mauvais gré de cet éloge à madame Mutel. Mais cela lui était bien égal.
– En ai-je vu ! s’écria-t-elle, de ces nègres, de ces voitures, de ces hommes décorés dans les antichambres… Vous savez, on ne parle que de ce gros farceur de Bonnin dans Paris… Quand je dis que je le connais et que je lui ai tapé sur le ventre, on me regarde comme un événement… Ah ! dame ! quand il vint louer dans la rue de la Jussienne, ce n’était pas un si grand seigneur… Mais nous amusons-nous, au moins, la mère ? avons-nous notre loge aux Italiens, à l’Opéra, aux Français ?… De quel côté est votre château ?… Et les ducs, et les marquis, et les princesses, nous plaisons-nous dans cette compagnie ?
– Ma petite Eugénie, répondit la pauvre Bonnin d’un ton de profonde tristesse, vous me connaissez pourtant bien…
La sage-femme se jeta à son cou et l’embrassa au moins six fois de suite.
– Vous êtes une âme du bon Dieu, vous ! s’écria-t-elle. Je comprends que vous ne pouvez pas le dénoncer, puisque vous êtes sa femme…
Elle n’acheva pas : Stéphanie était devenue livide.
– Le dénoncer ! répéta-t-elle avec effort, tandis que ses yeux brûlaient au fond de leurs orbites tout à coup creusés, le dénoncer !… dénoncer qui ?… parlez-vous de mon mari ?…
La figure expressive de la petite sage-femme peignit en une seconde plusieurs sentiments. Ce fut d’abord un vif étonnement, puis quelque chose comme du contentement, puis un regret qui était presque de la douleur. Elle glissa vers moi un regard rapide. Ma stupéfaction confirma ce qui n’était encore pour elle qu’un soupçon. Je lus sur son visage, aussi clairement que si elle l’eût prononcé à voix haute, cette phrase :
– La pauvre femme ne se doute encore de rien !
– Répondez donc ! s’écriait cependant Stéphanie, qui tremblait à la fois de colère et d’effroi.
– Là, là, fit la petite sage-femme, dont je devais admirer plus d’une fois l’adresse, quelle mouche nous pique, la mère ?… Est-on pendu pour ne savoir ni lire, ni écrire.
La pauvre Stéphanie poussa un profond soupir. Elle ne savait rien, c’était bien vrai ; mais il est impossible qu’elle n’eût pas eu parfois quelques doutes. Elle avait interprété les paroles de madame Mutel dans le sens de ses vagues terreurs. – Quant à moi, je n’étais pas dupe de l’adroite retraite de la petite sage-femme. Je me promettais déjà d’avoir l’œil et l’oreille ouverts.
– Vous auriez bien pu ne point parler de cela devant cette enfant, ma bonne, dit Stéphanie avec douceur, mais d’un ton de reproche.
– Dame ! fit Eugénie naïvement, puisque c’est la petite qui m’a écrit… Moi, je croyais qu’elle savait la chose. Et puis, s’interrompit-elle en riant, ne voilà-t-il pas une histoire… Allons, la mère, ne me grondez pas, ou je m’en vais. M’en veut-on encore ?
Elle avait pris les joues de Stéphanie à deux mains. Celle-ci se mit enfin à sourire, et la paix fut faite. Au dîner, qui fut servi presque aussitôt après, la petite sage-femme montra un appétit sincère et à l’épreuve. Elle ne s’étonna point de l’absence de Bonnin, que Stéphanie déplora maintes fois avec prolixité. Je dus même remarquer la réserve qu’elle mettait désormais dans ses plaisanteries à l’égard de l’auguste Marc.
Je vis aussi avec un certain étonnement que madame Mutel multipliait avec moi les petits signes d’amitié et même les regards d’intelligence. Je crus d’abord que c’était pour me mettre de moitié dans ses moqueries un peu hasardées, et je n’en fus point contente. Mais je me trompais. Il s’agissait de quelque chose de beaucoup plus sérieux.
Après le dessert, elle prit, ainsi que Stéphanie, le café, accompagné de nombreux accessoires. Elles y allaient toutes deux de bon cœur. Stéphanie était rouge comme un coquelicot. Les yeux de la petite sage-femme, tout à l’heure si tranchants, nageaient maintenant dans je ne sais quel voluptueux fluide. Quand on se leva de table, elle s’approcha de moi sans faire semblant de rien et me dit rapidement à l’oreille :
– J’ai à vous parler.
Je ne m’attendais pas le moins du monde à cela, malgré tous ses signes et tous ses regards. Je me creusai la tête aussitôt pour deviner ce que madame Mutel pouvait avoir à me dire. Comme je me retournais vers elle vivement, elle mit un doigt sur sa bouche. Puis elle rejoignit Stéphanie en se disant :
– Faisons-nous un piquet ou un mort ?
Je savais le whist pour avoir fait maintes fois la partie de maman marquise au château du Meilhan ; mais, à l’âge que j’avais, on ne se vante de posséder ce talent qu’à la dernière extrémité.
Cupidon vint préparer la table pour le piquet.
– Nous chanterez-vous quelque chose, ma belle enfant ? me demanda madame Mutel. Mon petit doigt m’a dit que vous étiez excellente musicienne.
Je me mis sur-le-champ au piano. Les souvenirs sont au bout du doigt de l’artiste comme dans l’esprit du penseur. Je ne sais pourquoi je choisis pour prélude ce motif de la chanson de Charette, qu’Irène avait arrangé en petit rondeau pour plaire à tous ces vieux royalistes du pays de Mauges.
– Tiens ! dit madame Mutel, vous savez cet air-là ?
Je m’inclinai en signe d’affirmation.
– Est-ce que vous avez été dans le pays ? me demanda-t-elle.
– Longtemps, répliquai-je sans cesser de jouer.
– C’est gentil, ce morceau là, dit Stéphanie.
– Je crois bien ! fit madame Mutel avec emphase ; chantez-nous donc les paroles, ma petite.
Elle vint en même temps se mettre derrière mon tabouret. Je commençai le refrain de la Marseillaise des chouans :
Prends ton fusil, Grégoire ;
Prends ta poudre et ta poire ;
Prends ta gourde pour boire.
Nos messieurs sont partis
À la chasse aux perdrix.
– Bravo ! fit la sage-femme ; je suis de ce pays-là, moi !… Nos messieurs sont partis ! morbleu ! il faut me suivre, si on a du cœur… Comprenez-vous, la mère ? « À la chasse aux perdrix. » C’est pour la frime !
– Moi, dit Stéphanie, j’aime mieux les romances où il y a du sentiment.
Depuis longtemps j’aimais Adèle !…
– Laissez-nous la paix ! commanda madame Mutel. Allons, petite : « Monsieur Charette a dit… »
Je continuai :
Monsieur Charette a dit à nos amis
D’Ancenis :
Le roi va ramener les fleurs de lis !
Prends ton fusil, Grégoire, etc., etc.
La sage-femme battait la mesure comme un diable, ce qui ne l’empêcha point de s’incliner jusqu’à mon oreille et de me dire :
– Tâchez de me reconduire un peu quand je m’en irai. Et tout haut :
– Voilà ce que j’appelle une crâne chanson ! Ce n’est pas bêtasse comme votre Parisienne… Allons, mignonne : « Monsieur Charette… »
Je repris…
Monsieur Charette a dit à ceux d’Clisson :
Le canon
Vaut mieux pour danser que le violon !
Prends ton fusil, Grégoire, etc.
– Ah ! ah ! s’écria la petite sage-femme d’un air tout à fait belliqueux, j’ai un oncle qui était là-dedans ! Il a pris son fusil comme Grégoire !…
– Faisons notre piquet, opina la bonne Stéphanie.
– Encore un couplet, petite !… « Monsieur Charette… »
Monsieur Charette a dit aux du Louroux :
Mes bijoux,
Pour mieux viser, mettons-nous à genoux !
Prends ton fusil, Grégoire, etc.
– Merci, mignonne, me dit madame Mutel ; ça me fait pourtant pleurer, ces bêtises-là.
Je la regardai : elle avait des larmes plein les yeux.
Madame Mutel resta jusqu’à près de minuit. Elle voulait que tous les domestiques fussent couchés et qu’on eût éteint le gaz dans les escaliers, afin de me donner un prétexte pour l’accompagner.
Quand elle eut remis son châle et son chapeau, il se trouva que le nègre Cupidon était encore debout dans l’antichambre. Mais cette petite sage-femme n’était jamais embarrassée. Elle prit un flambeau des mains de Cupidon scandalisé, et me le présenta.
– Chère bonne, dit-elle à Stéphanie, qui sourit de pitié, ces moricauds me font une peur affreuse… Je ne suis pas maîtresse de ça.
Nous descendîmes. Madame Mutel ne me dit pas une parole jusqu’au bas de l’escalier. Sous la voûte, elle me souffla brusquement la bougie au nez.
– Vous direz que le vent l’a éteinte, murmura-t-elle ; écoutez-moi.
Il n’y avait pas besoin de me faire cette recommandation. L’aventure m’intriguait au plus haut point. J’étais tout oreilles.
– Je crois que vous avez l’âme honnête, reprit la sage-femme en parlant rapidement et à voix basse ; j’ai lu ça sur votre figure et je ne m’y trompe guère… Vous ne savez pas où vous êtes, ici ?…
– Je sais… voulus-je dire.
– La paix ! m’interrompit-elle ; nous n’avons pas le temps de causer… Quand vous pourrez vous échapper et venir me voir chez moi, nous en dirons plus long… Vous savez mon adresse… En attendant, voulez-vous faire une bonne action ?
– Je le veux, répondis-je.
– On est en train, reprit-elle, de dépouiller ici une respectable famille que j’aime et de qui je tiens le pain dont je vis… Vous pourriez m’aider à la sauver.
– Par quels moyens ? demandai-je.
– Avez-vous vu parfois ici, me dit la sage-femme au lieu de me répondre, un homme nommé Pidoux ?
– Pidoux ! répétai-je avez stupéfaction.
– Un médecin, continua madame Mutel, récemment élu par le département de Maine-et-Loire…
– Pidoux !… fis-je encore ; vous avez dit Pidoux !…
Elle me serra le bras. Une voiture s’arrêtait dans la rue, de l’autre côté de la porte cochère. C’était Marc Bonnin de la Forest qui rentrait. Madame Mutel n’eut que le temps de me dire :
– Surveillez ce Pidoux… et venez me voir… Votre intérêt est ici d’accord avec votre conscience, car la prospérité de ce triste fou n’est qu’un feu de paille… Adieu.
Je passai une nuit extrêmement agitée. Je ne pus fermer l’œil un seul instant. Ce nom de Pidoux, jeté à l’improviste par la sage-femme, me revenait sans cesse à l’esprit. Pidoux était à Paris ! Pidoux était député ! Pidoux venait dans la maison Bonnin ! Et ces mots : On est en train ici de dépouiller une famille respectable… Je ne savais rien encore de ce que j’ai dit plus haut touchant l’histoire de Marc Bonnin, mais il y avait un mois que j’étais dans la maison. J’avais vu déjà bien des choses que je ne pouvais point m’expliquer.
Il y avait un mot qui restait dans ma mémoire et qui m’épouvantait. Madame Mutel avait parlé de dénonciation. Elle avait, il est vrai, retourné la chose avec adresse et vivacité ; mais j’avais compris clairement sa pensée première. Je sentais comme un honteux secret dans l’air qui m’entourait. Stéphanie, la pauvre femme, ne savait rien, j’en aurais fait serment sur l’Évangile ; mais qu’importait son innocence ? C’était en dehors d’elle que tout se faisait.
Une autre chose me préoccupait encore : c’était le nom de Mutel qui m’avait frappée dès l’abord, sans que j’eusse su en dire la raison. J’avais pensé tout de suite : J’ai entendu ce nom-là quelque part. Je cherchai ; j’eus beaucoup de mal à trouver, mais je trouvai enfin.
C’était le cocher de madame la marquise de Meilhan qui s’appelait Antoine Mutel. Or, la sage-femme avait eu les yeux mouillés en m’écoutant chanter la chanson de Charette. Elle avait dit avec orgueil : « J’ai un oncle là dedans ! » La sage-femme était-elle donc la nièce du bon père Antoine, mon plus ancien et mon meilleur ami, après Gustave, mon parrain ?
À six heures du matin, on frappa doucement à ma porte :
– Messié levé, dit la voix de Cupidon ; messié vous demander tout de suite !
Je sautai hors de mon lit, pensant qu’il se trompait de sexe et qu’il venait de la part de madame. Mais c’était bien M. Marc Bonnin de la Forest en personne qui me faisait appeler. Je trouvai cet homme illustre, en robe de chambre et en calotte, dans le boudoir qui attenait à son cabinet. Il me laissa debout et se coucha sur son divan… Ce n’était pas un homme galant, et je l’aimais beaucoup mieux ainsi.
– Vous avez de la capacité, me dit-il en jouant avec la riche cordelière de sa robe de chambre.
Je m’inclinai respectueusement.
– Je vous nomme mon secrétaire.
– Mais, dis-je, car je n’étais point éblouie de cet immense honneur, madame…
– Pas un mot de plus !… Ma volonté est une loi !…
Je le remerciai.
Si le lecteur s’étonne de voir Marc Bonnin, tout paillasse qu’il était, confier un pareil emploi à une jeune fille, je répondrai que dès ce matin même, M. Marc Bonnin annonça dans ses bureaux qu’il avait mis son secrétaire à la porte, et que désormais il ferait lui-même sa correspondance intime. Comprend-on le but de l’opération ? Marc Bonnin voulait faire taire les lâches calomniateurs qui l’accusaient de ne pas savoir écrire.
Au premier moment, j’avais accepté ce poste avec une véritable répugnance ; mais il ne me fallut qu’un instant de réflexion pour me raviser. Certes, je devais regretter ma tranquille retraite auprès de la bonne Stéphanie ; mais, d’un autre côté, sans le hasard, qui me prenait en quelque sorte par la main, j’aurais eu, toutes les peines du monde à exercer la surveillance que madame Mutel m’avait recommandée. Or, j’étais déterminée à faire tout au monde, dussent mes efforts me compromettre et me perdre, pour sauver mes anciens protecteurs. La fantaisie de Marc Bonnin me mettait là aux premières places pour tout observer et tout voir. Dieu sait que j’en vis de toutes les couleurs !
Il ne m’arriva jamais de faire une seule observation, ni sur les lettres qu’on me donnait à lire, ni sur celles que j’écrivais d’après les inspirations de mon auguste maître. Il dut croire que j’étais profondément pervertie, ou – malgré ma capacité – idiote parfaitement.
J’étais un instrument muet et docile. Marc Bonnin ne m’aurait pas cédée pour cent mille écus d’actions de l’Alambic, future compagnie anonyme pour la fabrication des produits chimiques.
Pendant les premiers temps, je n’entendis nullement parler de Pidoux. Je crus que madame Mutel avait été induite en erreur. J’eus beau fureter partout et fouiller les correspondances, nulle trace du précieux enchanteur.
J’avais retrouvé chez Marc Bonnin une ancienne connaissance : cette verte langue, Jeanne-Marie, la grosse cuisinière, qui m’avait donné l’éveil au sujet de Félicité Fontanet. Jeanne-Marie était seconde cuisinière dans la maison. Je l’avais vue dès le second jour. Elle m’avait arrêtée aux abords de la cuisine pour m’offrir une partie de cancans.
– Ah ! vous voilà ici, jeunesse ! m’avait-elle dit : quelle case !… le diable n’y verrait goutte !… J’attends mes gages, moi qui vous parle… mais c’est pas l’embarras… on se paye autrement, si on veut… suffit d’avoir le fil !
Elle se mit alors à m’en conter. Je ne croyais pas un mot de son bavardage. Marie-Jeanne n’était pas très-bien instruite. Elle n’avait pas trouvé la clef de l’énigme Bonnin. Ce qu’elle savait, c’est que la caisse était expressément faite pour ne jamais payer, et que des scènes fâcheuses éveillaient déjà la méfiance du quartier. Nous étions auprès d’une fenêtre qui donnait sur la cour.
– En voilà un pourtant ! s’écria-t-elle tout à coup en me montrant un homme de trente-cinq ans, assez beau garçon et mis avec une élégance de goût douteux ; en voilà un qui connaît bien la couleur de notre argent… C’est le plus fin de tous, celui-là !… Il ne s’en retourne jamais les mains vides… Je ne sais pas quel commerce qu’il fait, mais on le paye tous les mois recta !… Il a la chance !
Je ne donnai pas pour le moment beaucoup d’attention à ces paroles. Cependant, je remarquai le personnage assez pour le reconnaître à l’occasion. Une fois en fonctions auprès de Marc Bonnin, je le vis venir à différentes reprises dans le cabinet. C’étaient des conférences mystérieuses. On se taisait dès que je m’approchais. De près, ce fashionable, dont je n’entendais jamais prononcer le nom à la maison, avait quelque chose de déplaisant dans la physionomie. Malgré ses cheveux bien bouclés et sa barbe soyeuse, on eût dit que ses élégants habits s’étaient trompés de maître. Il ne se retirait jamais sans recevoir quelque marque de la libéralité du patron. J’avais mon franc parler, justement à cause de mon aveuglement prétendu. Je demandai un matin au patron :
– Qu’est-ce que c’est que ce beau brun ?
– Ah ! ah ! qui c’est ? me répondit-il. – C’est un paratonnerre !
J’avais déjà deviné bien des choses, mais ceci était au-dessus de ma portée. Je m’habituai seulement à désigner ce lion dans ma pensée sous le nom de Paratonnerre.
Vers le milieu de la sixième semaine de mon séjour dans la maison Bonnin, le patron me dit :
– Nous allons nous occuper d’une grande affaire… Compagnie des grands propriétaires vendéens, – revenu du sol décuplé, – desséchement des marais de Saugé…
Bonnin n’était pas un observateur. Sans cela, il eût vu ma main trembler.
J’étais donc sur la voie ! C’était là sans nul doute le précipice où l’on voulait pousser la famille du Meilhan. Compagnie des grands propriétaires vendéens ! Marais de Saugé ! Cette fois, je copiai machinalement et sans l’amender tout ce que le patron me dicta. Je n’avais qu’une idée : courir chez la sage-femme.
Un doute me restait pourtant. Je n’avais aucune raison pour croire que Pidoux eût des relations avec Bonnin. Il me fallait à cet égard les explications de la sage-femme.
Mais les hasards se groupent. Après avoir cherché en vain une trace pendant plus de cinq semaines, je devais rencontrer le pied de la bête aujourd’hui tout le long de mon chemin. En quittant Marc Bonnin, je passai par le corridor dont les fenêtres donnaient sur la cour. Je mis l’œil aux carreaux, et je fis un saut en arrière comme Robinson Crusoé découvrant, incrustés dans le sable de son île déserte, les cinq doigts du pied de Vendredi. Je venais de reconnaître dans la cour, auprès d’un tilbury d’assez grotesque apparence, un affreux petit paysan de Saint-Philibert qui faisait autrefois les courses de Pidoux. Ce jeune pataud se nommait Pelard ; il était bancal et un peu bossu. Pidoux lui avait mis sur le corps une livrée burlesque. C’était le groom de Pidoux, député.
Je ne rentrai même pas chez Stéphanie, qui m’attendait. Je sortis sans chapeau, comme pour faire une commission dans le quartier ; je me jetai dans le premier fiacre venu, et je me fis conduire rue de la Jussienne.
– Il a été malade, me dit en me voyant madame Mutel ; la compagnie des grands propriétaires a failli tomber dans l’eau.
Je vis qu’elle était au fait. Elle parlait évidemment de Pidoux.
– Ah ! ah ! reprit-elle, j’ai joliment travaillé… Mon oncle est venu à Paris…
– Antoine ?… m’écriai-je.
Elle me regarda étonnée.
– C’est vous, m’empressai-je d’ajouter, qui m’avez dit le nom de l’oncle que vous avez en Vendée.
– Drôle d’enfant ! murmura-t-elle.
Puis, elle reprit :
– Et vous appelez comme ça mes oncles par leur nom de baptême, sans leur donner du monsieur… Voilà qui va bien !… Mais nous reparlerons de cela… Pour le moment, nous avons d’autres chiens à fouetter… La mère va bien ?
– Toujours la même.
– Pauvre créature !… Si je n’avais pas peur de la tuer ! Ah çà ! vous êtes avec le Bonnin, maintenant ?
– Vous savez cela, madame ?
– Oh ! j’ai ma police, ma mignonne… Quand je prends quelque chose à cœur, rien ne me coûte… Je parie que vous connaissez déjà votre Bonnin sur le bout du doigt ?
– En effet…
– Faut-il que les honnêtes gens soient bêtes pour donner dans de pareils panneaux !… Si vous étiez venue plus tôt, j’aurais eu quelque chose à vous apprendre… maintenant, c’est fait, tant mieux !… Je n’aime pas bavarder… Quelles nouvelles ?
Je lui dis ce qui m’amenait.
– Tenez, s’écria-t-elle, ma petite, il ne faut mettre le procureur du roi là dedans qu’à la dernière extrémité… à cause de cette bonne mère… Quelle taie elle a sur les yeux, celle-là… il faut biaiser… j’ai besoin de vous.
– Je suis prête à faire tout ce qui me paraîtra convenable, répondis-je.
– Peste ! nous ne nous engageons pas beaucoup… En passant, je vous dirai, ma toute belle, que je n’ai pas une bien belle position à vous offrir quand vous sortirez de là.
– Je ne vous demande rien, madame.
– Peste ! peste ! répéta-t-elle, nous sommes fière !… Allons, on ne peut pas dire le contraire, vous êtes une jolie enfant. Si vous voulez, je vous prendrai avec moi… Vous apprendrez mon état… Ce n’est pas le Pérou… Mais, enfin, ça fait vivre.
Elle me regardait attentivement en parlant ainsi.
– Je serais heureuse d’apprendre votre profession, madame, dis-je avec calme ; tout ce que je désire, c’est de vivre de mon travail… d’un travail honorable… Mais, je vous le répète, qu’il y ait récompense ou non, j’agirai suivant ma conscience.
– Elle parle comme un livre ! s’écria madame Mutel ; quelle jolie petite sage-femme !… Voyons… votre conscience, ma belle, vous défend-elle de chercher à savoir le nom du drôle qui protège la maison Bonnin à la préfecture de police ?
La pensée du paratonnerre me vint comme un coup de foudre.
– Je le connais, m’écriai-je.
Madame Mutel battit des mains.
– Alors, reprit elle, vous allez me dire son nom ! Je connais justement quelqu’un de la préfecture… Nous serons bien vite en rapport. J’ai inventé une petite mécanique. Ce n’est pas bien fort… mais ce sont ces machinettes-là qui réussissent.
Son enthousiasme tomba quand je lui avouai que j’ignorais le nom de notre homme.
– Il faut le savoir, ma mignonne, me dit-elle ; il faut le savoir aujourd’hui même… Notez que c’est pour la pauvre mère Stéphanie… Je suis sûre que vous vous intéressez à elle.
Je m’intéressais bien davantage aux autres, mais je ne le dis point. Il y avait en moi je ne sais quel sentiment vigoureux que vous appellerez, à votre choix, orgueil ou délicatesse, et qui me portait à me cacher des Meilhan, même quand je me dévouais à les servir. Madame Mutel poursuivit :
– Quant à moi, ma petite, malgré toute l’amitié que j’ai pour la mère, si on me mettait au pied du mur, je n’hésiterais pas… je ne pourrais pas hésiter… Mon père, avant mon oncle, était le serviteur de ces gens-là (elle parlait des du Meilhan sans les nommer). Le premier pain que j’ai mangé était à eux… et, comme je vous l’ai dit déjà, c’est à eux que je dois mon état… Ainsi, comprenez-moi bien : j’en sais assez long pour abattre ce grand Bonnin dès que je le voudrai… Si je peux sauver nos maîtres sans que les tribunaux s’en mêlent, tant mieux… sinon, à la grâce de Dieu !
En revenant à la maison, je me creusais la tête pour trouver un moyen de savoir le nom du paratonnerre. Ce n’était pas chose aisée, puisque Marc Bonnin avait déjà refusé de me le dire. Je descendis de voiture sans avoir trouvé le moindre expédient. Au moment où je traversais la cour, perdue dans mes réflexions, j’entendis la voix de Jeanne-Marie qui m’appelait.
– Comme nous passons fière, mam’selle Suzanne ! me dit le gros cordon bleu. Est-ce qu’on nous a nommé gérant de la caisse, des modistes réunies ou de la société générale des couturières ?
C’était ainsi chez Bonnin. Les domestiques n’avaient guère autre chose à faire qu’à se moquer de la maison. Je m’approchai de Jeanne-Marie.
– Est-ce que, par hasard, lui demandai-je, vous auriez appris le nom de ce monsieur qui touche de l’argent tous les mois ?
– Le seul et unique ! s’écria-t-elle ; – le plus fin de tous… Non… mais vous avez de la chance… si vous voulez l’interroger, il est là.
– À la caisse ? fis-je vivement.
– En propre original.
Comme elle achevait, le paratonnerre montra sa figure fade et inquiète à la porte principale.
– Hé ! monsieur ! cria Jeanne-Marie, qui était l’effronterie même, – voilà une petite minette qui voudrait savoir votre nom.
Le paratonnerre tressaillit et rougit. Il enfonça son chapeau sur ses yeux. Jeanne-Marie enjamba la fenêtre basse de la cuisine et courut après lui. Elle lui barra la porte de la rue. Moi, je venais d’apercevoir Cupidon à une croisée du premier étage. Je lui fis signe de venir. Jeanne-Marie, cependant, dessinait une belle révérence, et disait, en se redressant, les deux poings sur les hanches :
– Moi, ça m’est égal de savoir votre nom, mon beau monsieur ; mais je vous donnerais bien quelque chose de bon si vous vouliez me dire comment vous faites pour toucher de l’argent à c’te caisse-là.
Le paratonnerre l’écarta de la main et passa.
– Propre à rien ! lui dit-elle ; ça doit demeurer quelque part du côté de la rue de Jérusalem.
Jeanne-Marie avait lancé cette injure au hasard. Le paratonnerre courba l’échine et disparut entre les voitures qui stationnaient devant la porte cochère. Mais il ne s’en alla pas seul. J’avais eu le temps de dire à Cupidon :
– Il me faut le nom et l’adresse de cet homme-là… Suivez-le !
Le nègre s’élança sur ses pas. Une heure après, j’étais à déjeuner avec Stéphanie, lorsque Cupidon montra sa face noire et ruisselante de sueur à la porte qui me faisait face.
Il avait suivi le paratonnerre jusqu’à la Préfecture de police, où celui-ci s’était rendu directement. Là, Cupidon avait appris que le paratonnerre s’appelait Germain Loyseau, qu’il faisait des biographies de contemporains, et qu’il demeurait au numéro 3 de la rue de la Barillerie.
Restait à informer la sage-femme du résultat de mes investigations. Il ne m’était pas facile de faire deux longues absences dans la même journée.
– Cette dame, dis-je, à Stéphanie à qui nous avions écrit l’autre jour, ne reviendra-t-elle pas bientôt ?
– Eugénie !… elle vous a donc plu, Suzanne ?
– Beaucoup, madame… et puis… elle m’avait promis de m’apprendre à broder les points clairs…
– Ah ! petite intéressée !… Eh bien ! nous l’inviterons à dîner pour demain.
– Qui inviterons-nous, mes enfants ? demanda derrière moi la voix gaillarde de la sage-femme.
Elle venait d’entrer par la chambre à coucher de madame Bonnin.
– Quand on parle du loup… s’écria celle-ci.
La sage-femme nous donna des poignées de main.
– J’ai déjeuné, dit-elle ; j’ai pris mon café… et ses accessoires… Ne vous occupez pas de moi.
Elle bavarda de choses et d’autres pendant une heure, au bout duquel temps madame Bonnin s’endormit profondément. C’était son habitude chaque jour après le déjeuner. La sage femme savait cela. Elle avait compté sur cette sieste quotidienne.
Au nom de M. Germain Loyseau, que je prononçai tout de suite, elle fit un bond de joie.
– Mais c’est le mien ! s’écria-t-elle.
– L’homme que vous connaissez à la préfecture.
– Justement ! c’est mon propre Loyseau… qui me doit cinquante francs pour avoir accouché sa femme.
– Alors, vous comptez vous servir de lui.
– Pas si simple, mignonne !… Il doit gagner bon ici, et il a intérêt à tirer la ficelle. S’il savait un mot de nos projets, il viendrait demain toucher quinze ou vingt louis d’extra… Je veux seulement que vous alliez le voir.
– Moi ! m’écriai-je.
– Sous prétexte de lui demander mes cinquante francs.
– Mais, si je ne le trouve pas chez lui.
– Ce sera parfait… Il ne faut pas que vous le trouviez.
Je priai madame Mutel de s’expliquer. Elle était triomphante.
– C’est ma petite mécanique, me dit-elle, ma machinette… Nous tenons le Bonnin par les deux oreilles… Voilà, ma mignonne : vous irez chez mon Loyseau tout à l’heure… Je me charge d’amuser la mère… C’est le moment où il est dans son bureau… Vous direz à la concierge qu’il vous a priée de l’attendre… On vous donnera la clef, parce qu’il n’y a rien à traîner chez lui et que vous êtes jolie comme un cœur…
– Mais, madame ! objectai-je sans cacher ma répugnance, cet homme peut rentrer…
– N’avez-vous pas mon histoire des cinquante francs ?… D’ailleurs, il ne rentrera pas… je vous dis que c’est l’heure de son bureau… Il faut qu’il soit assidu l’après-midi pour se faire pardonner ses courses du matin… C’est donc entendu… vous montez…
Stéphanie fit un mouvement dans sa bergère. La petite sage-femme m’entraîna sur le carré.
– Vous ouvrez sa porte, continua-t-elle, et vous prenez dans le tiroir de sa table, qui ne ferme pas à clef, pour un sou de papier, moyennant quoi, je le tiens quitte de ses cinquante francs.
Je restais devant elle bouche béante.
– Bien entendu, poursuivit-elle en me poussant dans l’escalier, que ce papier doit porter en tête, à gauche, cette formule imprimée : Préfecture de police.
* * * * * * * * * *
La sage-femme était encore là, quand je revins, vers trois heures, avec ma tête de lettre en poche. Cette pauvre Stéphanie était dans tous ses états. Madame Mutel, remplissant mes fonctions, lui avait lu, pendant mon absence, une lettre autographe par laquelle madame la comtesse de Marloret priait M. et madame Bonnin de la Forest de lui faire l’honneur de venir passer la soirée chez elle le jeudi suivant. L’auguste Bonnin avait décide qu’il fallait accepter. La fièvre de toilette venait de saisir la pauvre Stéphanie. Elle voulait mettre toute sa garde-robe à la fois. Madame Mutel, consultée, donnait son avis d’un air grave. Les avantages du satin étaient opposés dogmatiquement aux agréments du velours, qui amincit la taille et adoucit les épaules.
Quand la sage-femme annonça qu’elle allait partir, ce fut une désolation.
« – Que diable ! dit madame Mutel, vous avez huit jours pour vous retourner ; nous vous reverrons d’ici là.
Stéphanie était trop occupée pour reconduire sa voisine et amie. Je me chargeai de ce soin.
– Le député Pidoux est parti pour une semaine, me dit la petite sage-femme sur le carré ; nous serons tranquilles pendant tout ce temps-là… Mais, comme il est en Vendée, dès qu’il reviendra, ce sera le coup de feu !
Je lui remis la tête de lettre que j’avais prise chez M. Germain Loyseau.
Tout s’était passé, du reste, comme elle l’avait prévu dans la maison de ce fonctionnaire. Il était à son bureau ; mais, sur ma demande, et quand j’eus dit qu’il m’avait priée de l’attendre chez lui, sa portière me remit sa clef avec un sourire. Il paraît que M. Germain Loyseau avait des mœurs un peu régence. Au bout de quelques minutes d’attente, pendant lesquelles je tremblais de le voir revenir au logis, je redescendis quatre à quatre. Je mis la clef sur la table de la concierge en disant :
– Vous lui direz que je ne suis pas habituée à attendre. Et je partis, feignant une grande colère.
Madame Mutel m’embrassa et se sauva.
Cependant le jeudi arriva.
Vers huit heures et demie, M. et madame Bonnin s’installèrent dans une grande voiture, devant et derrière laquelle six nègres trouvèrent moyen de se placer.
Bonnin cria par la portière, de façon à ce que tout le quartier l’entendît :
– Chez ce clampin de comte de Martoret… celui qui a ce bel hôtel dans la rue de Varennes !…
Je regretterai toute ma vie de n’avoir pu assister à l’entrée de M. et madame Marc Bonnin de la Forest dans les salons de l’hôtel de Martoret. Ce dut être tout simplement splendide.
Je montai en fiacre tout de suite après le départ du couple, et je me rendis chez ma petite sage-femme. Elle m’attendait.
– Voilà nos vacances qui vont finir, Suzanne, me dit-elle ; M. Pidoux est arrivé ce soir par la diligence de Nantes… Il faut nous tenir prêtes à tout.
Je lui demandai de m’expliquer en peu de mots la nature exacte du danger qui menaçait cette famille vendéenne à laquelle elle portait un si vif intérêt.
Madame Mutel me menaça du doigt par forme de caresse en disant :
– Miss Suzanne, je ne vous dis pas tout ce que je pense de vous. Il faudra bien, un jour ou l’autre, que vous me racontiez votre histoire… Mais ce sera quand vous me connaîtrez mieux et que la confiance y sera tout à fait. Voici ce qu’elle répondit ensuite à ma question.
– C’est la coutume parmi les sages-femmes de prendre le titre de madame. Je serais bien embarrassée de vous montrer mon mari ou son acte de décès. Quand on m’interroge là-dessus, je dis que mon mari est parti, – depuis longtemps. Il y a si longtemps, que je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu. Mon père, feu Mathurin Mutel, était garde-chasse au château de Meilhan, près de Saint-Philibert-en-Mauges, à quelques lieues de Beaupréau. Je sais très-bien que tous ces noms-là vous donnent de l’émotion, j’ai déjà pu le voir ; mais je vous jure sur l’honneur que j’ignore pourquoi. Par exemple, je le saurai quand je voudrai, parce que mon oncle Antoine aime sa nièce de Paris – quand il la voit – et n’a point de secret pour elle. Vous m’avez vu les larmes aux yeux, pendant que vous disiez cette chansonnette vendéenne, parce que mon père est mort au combat de Ségré, en 1814. J’avais neuf ans alors. J’en ai trente passés. Je crois que j’en parais un peu davantage. Cela m’est égal : j’ai aimé pour toute ma vie. Désormais, je mourrai fille. Mon oncle Antoine, qui venait de jeter le bréviaire pour prendre le mousquet, me serra dans ses bras quand il revint de la guerre. Il me dit : Je serai ton papa, Eugénie. Il a tenu parole. J’ai demeuré chez lui pendant huit ans. La femme qu’il épousa était une belle et bonne femme. Mais quand j’eus dix-huit ans, j’étais presque aussi jolie que vous, miss Suzanne, quoiqu’il n’y paraisse plus guère aujourd’hui. J’ai passé vite. Il y a eu des raisons pour ça. J’étais donc fort jolie, en ce temps-là. Ma pauvre tante, esprit faible et timide, devint jalouse de moi. Notez que mon oncle Antoine l’adorait.
Ce ne fut pas mon oncle Antoine qui s’aperçut de cela, ce fut moi. Je le lui dis. Il ne voulut pas me croire. Je lui en donnai des preuves. Il n’avait qu’un enfant, sa fille qui est morte ; mon cousin François, un brave et joli soldat maintenant, n’est que son neveu, comme moi. Il fut le plus malheureux des hommes pendant un mois que je pris pour réfléchir. Au bout du mois, je vins à son secours.
– Mon oncle, lui dis-je, je vais partir pour Paris et me faire un sort.
– Ah !… fit-il, tu vas partir, Eugénie… et on ne te verra plus ?
– Le moins possible, mon oncle… Vous savez ce que je vous ai dit.
– Oui… je le sais… la femme est folle, quoi !
– Ne parlons pas de cela… Ma tante vous aime, et c’est une sainte femme…
Il me serra dans ses bras, car, je vous l’ai dit, sa femme, il l’adorait !
– Mon père a-t-il laissé quelque argent ? demandai-je.
– Quant à ça, pas un rouge liard, ma pauvre enfant… Il aimait à boire un coup, le bon Mathurin…
– Alors, mon oncle, c’est tant pis pour vous ! l’interrompis-je, car il me faut bien un peu d’argent pour aller à Paris et pour y vivre.
– C’est juste, petiote, mais c’est que je n’en ai pas.
– Et pourtant il faut que je parte, mon oncle.
Ce n’est pas un ignorant, que mon oncle, quoiqu’il ait repris depuis longtemps le langage des paysans de là-bas. Mais quand il s’agit d’argent, il ne sait plus. Il fallut que je lui dise :
– Empruntez à nos maîtres.
Nos maîtres, c’étaient les du Meilhan. Une noble race, Suzanne ! des gens dont les grandes qualités et les petits défauts ne sont plus de notre temps. La marquise du Meilhan se mit à rire quand Antoine lui demanda de l’argent à emprunter.
– Que veux-tu faire de cela ? lui dit-elle.
Antoine la mit au fait. Elle voulut me voir.
– Eugénie, me dit-elle, ton père était notre ami, et il est mort en servant le roi… Je te dois quelque chose, ma fille, et je veux m’acquitter… Tu as tes intentions en allant à Paris ?
Je lui dis que je voulais me faire sage-femme.
– C’est très-bien, me répondit-elle ; voilà cinq louis pour ton petit voyage, cinq louis pour ton trousseau, trois louis pour le premier mois de pension… Quand tu seras en état de gagner ta vie, tu me le diras… Bon voyage, ma fille !
Elle m’embrassa et je partis.
– Tiens ! fit madame Mutel en s’interrompant brusquement, voilà que vous pleurez, Suzanne !
J’avais en effet des larmes plein les yeux.
– Qui ne serait attendri au récit de tant de bonté ! murmurai-je.
– Bien, bien ! fit la sage-femme qui me regardait en dessous ! je ne vous demande pas votre confession, miss Suzanne. Voilà donc comme quoi je vins à Paris, et pourquoi j’aimerais mieux me jeter du haut de mon troisième étage que de laisser faire du mal à ces gens-là ! Je fus quatre ans avant d’écrire à la marquise que je n’avais plus besoin d’aide ; quand j’ai voulu lui rendre son argent, elle s’est fâchée. Voici maintenant ce qu’on trame contre cette bonne vieille marquise et contre ses proches :
Il n’y a point d’homme dans cette maison-là. Les deux fils sont exilés. L’oncle Isidore est presque en enfance, et l’héritier Gaston n’a pas l’âge… Mais je vous parle d’eux comme si vous les connaissiez…
– Allez toujours, répondis-je en souriant.
– À la bonne heure ! dit la petite sage-femme, bien sûr que nous finirons par nous déboutonner !… Je continue : Pidoux, le député, est une manière de furet qui est entré dans les châteaux vendéens je ne sais par quelle porte. Il y a dans ces excellentes gentilhommières une porte spéciale, toujours grande ouverte pour les intrigants. Voici un an à peu près que Pidoux échoua dans un grand projet qu’il avait. Il voulait épouser la vieille marquise, qui a trente ans de plus que lui.
N’ayant pu réussir, il brigua la députation et chercha des idées… Ces idées étaient absurdes, mais il se trouva par hasard dans le pays un homme qui avait une véritable idée, une idée grande et belle. C’était un pauvre bonhomme, moitié chevalier errant, moitié parasite, qui a nom le Commandeur de la Brousse. La ferme démantelée qu’il appelle son manoir est située au bord des grands marais de Saugé. Son père tenait de son aïeul que cette contrée inondée contenait autrefois des châteaux, des forêts et des moissons. Le soir de l’élection de Pidoux il y eut fête au Meilhan. Au souper, Pidoux fit un de ces discours dont il a l’habitude. Dans ce discours, il promit monts et merveilles au département qui avait eu le bon goût de le choisir pour mandataire : routes améliorées, églises reconstruites, landes défrichées, marais desséchés… Tout cela fait partie de la formule. Mais au mot de marais desséchés, le bonhomme de la Brousse l’arrêta et parla en faveur des fosses de Saugé. C’était une idée, tout le monde en convint. Séance tenante, il y eut là, autour de la table, un noyau d’actionnaires de formé. Le lendemain, Pidoux alla examiner les lieux. Le surlendemain, il réunit les voisins ses amis pour leur communiquer un travail en tête duquel était déjà le titre fameux : Compagnie des grands propriétaires vendéens, desséchement des marais de Saugé. C’était superbe, ce travail ! Les capitaux bondirent de joie. Il fut convenu que Pidoux partirait dès le lendemain pour Paris afin de choisir le banquier de la compagnie.
Il y a environ six semaines de cela. – Je vis arriver mon oncle Antoine. Tonton marquis avait fait aussi le voyage à Paris pour contrôler les actions de Pidoux. Antoine est défiant comme tous les paysans ; mais l’affaire est si évidemment profitable que je vis Antoine tout content. La fortune des du Meilhan allait être doublée. Les choses devaient se passer ainsi : Les biens allaient subir hypothèque dans leur entier, et pour ce, on poursuivait déjà l’émancipation du jeune Gaston. La marquise donnait sa signature pour ses réserves et son douaire. Moyennant cet apport considérable, le jeune Gaston, malgré son âge, devait être nommé directeur-gérant de la compagnie des grands propriétaires, sous la tutelle industrielle de M. Pidoux. Mais tout cela n’était rien ; ce qu’il y avait de mieux, c’est que ce Pidoux, dont la main était véritablement heureuse, avait trouvé un banquier pour l’affaire. Que dis-je : un banquier ! un dieu protecteur ! Un homme dont la caisse était comme le lit d’un grand fleuve, où les millions coulaient majestueusement. Le héros de cette croisade industrielle qui passionnait en ce moment Paris. Celui dont le nom éclate comme un coup de grosse caisse : M. Marc Bonnin de la Forest !
Or, ma mignonne, s’interrompit madame Mutel, je suis peut-être la seule à Paris qui connaisse mon Marc Bonnin sur le bout du doigt. Il a été voisin ; je l’ai vu commencer ; je le sais par cœur. Il vous importe peu de savoir comment j’ai appris les détails de son histoire. C’est un coquin, voilà le principal.
Vous pensez bien que le nom de Bonnin, prononcé par Antoine, fut pour moi un coup de massue. Je l’interrogeai. Je pus me convaincre que, du côté de la famille elle-même, il n’y a rien à faire. La captation est complète. Vouloir dessiller les yeux de la marquise au sujet de Pidoux, ce serait peine perdue. On augmenterait son influence, et voilà tout. L’attaque doit donc être dirigée contre Bonnin lui-même. Mais Bonnin est protégé pour moi par sa femme, cette pauvre créature qui est bonne comme le bon pain et qui mourrait de sa mort. Pour ne pas être obligée de le dénoncer j’ai songé à ce Germain Loyseau. Un avis que Bonnin croirait émané de Germain Loyseau, qui est bien véritablement, comme il vous l’a dit, son paratonnerre, changerait la face des choses, j’en suis sûre. Mais maintenant que j’ai l’arme qu’il faut pour porter ce coup, j’hésite. Le coup pourrait être terrible et faire sauter la maison comme si on l’avait minée. Je ne renonce pas à cette arme dont je ne mesure pas bien la portée, mais avant de m’en servir, je veux essayer d’une autre. Les gens qui n’ont point la conscience tranquille cèdent souvent aux avis secrets, quelque vagues qu’ils soient. J’ai préparé une lettre. Jetez-la dans sa boîte en rentrant ; vous en connaîtrez tout naturellement le contenu, puisque c’est vous qui lui lisez sa correspondance. Si la lettre fait effet, le ciel soit loué ! – Sinon, il sera toujours temps de faire jouer la mine.
* * * * * * * * * *
Je quittai madame Mutel sans lui avoir dit encore cette fois quelles avaient été mes relations avec la famille du Meilhan ; mais je la laissai dans cette conviction que j’étais aussi dévouée qu’elle-même à la cause qu’elle défendait. En entrant, je déposai la lettre dans la boîte qui était à la porte de Marc Bonnin.
Minuit sonnait à la pendule comme je me mettais au lit. Les patrons n’étaient point encore de retour. J’étais extrêmement fatiguée, d’autant plus que depuis quelques jours ma santé n’était pas bonne ; mais le sommeil appelé ne vint point.
Je me rendais désormais un compte précis du danger qui menaçait mes protecteurs. Je savais ce que c’était que le gérant d’une société en commandite, et quelle énorme responsabilité pesait sur lui. Ce n’était pas seulement la fortune tout entière de Gaston qui allait être engagée, c’était aussi son honneur. Une fois le pied posé au bord du gouffre, il n’y avait aucune chance d’échapper au naufrage.
À minuit et demi, on frappa à la porte cochère. Je sautai hors de mon lit, et je regardai dans la cour en soulevant le coin de mon rideau. C’était M. Pidoux. Il causa un instant avec la portière par le vasistas ouvert de la loge, et se retira. Une visite à minuit et demi !
Je m’habillai. Je descendis à la loge. On avait coutume de me remettre les dépêches personnelles à Marc Bonnin. Il y avait trois cartes cornées de Pidoux. Sur la dernière je lus quelques mots tracés au crayon : « Pour affaires de la plus haute importance. » J’ai oublié de dire qu’une lettre d’Antoine, reçue ce jour-là même, annonçait à madame Mutel l’arrivée des du Meilhan pour le surlendemain. L’affaire touchait à sa crise. Je me sentis froid dans les veines. Je vis, comme en un rêve funeste, toute cette famille chassée de la maison de ses pères ; il fallait les sauver à tout prix, dût-on se perdre soi-même. C’était un devoir.
Deux heures, trois heures sonnèrent. Marc Bonnin et sa femme ne rentraient point. Vers quatre heures, je commençais à m’endormir, lorsqu’un grand bruit se fit. C’était le retour aussi pompeux que le départ. Quand je me rendormis, le jour commençait à poindre. Il était onze heures du matin quand je me réveillai. Je courus au cabinet du patron.
Ce cabinet était précédé d’une antichambre et d’un salon. Dans le salon il y avait une porte donnant sur un petit couloir qui conduisait à la chambre où Marc Bonnin me cachait quand il venait du monde. Les garçons de bureau, habitués à me voir prendre ce chemin, ne m’arrêtèrent point. J’entrai dans le couloir et je gagnai la chambre de derrière. Dès que je fus là, j’entendis que le cabinet était plein de monde. On parlait haut, je crus que l’on se disputait. La voix de Marc Bonnin n’était pas, à beaucoup près, la plus haute. Mais le nombre même des exécutants de ce tumultueux concert m’empêchait, la plupart du temps, de saisir le sens des paroles prononcées. À peine entendais-je çà et là quelque bribe de phrase :
– Vous nous trompez !… Vous avez des affaires que nous ne connaissons pas… Prenez garde !… Nous vous tenons bien, et nous ne vous lâcherons pas !
Ceci était dirigé contre Bonnin qui se défendait de son mieux, autant que je pouvais l’entendre.
J’étais sur des charbons ardents. J’arrivais là avec la conscience d’avoir fait défaut à ma mission, et avec la pensée que les choses avaient marché à mon insu depuis le matin… marché peut-être à pas de géant ! L’idée me venait que tout était fini, et que là, près de moi, on achevait de se partager les dépouilles de mes protecteurs. J’avais beau coller mon oreille à la serrure, je n’entendais qu’un mélange confus de récriminations et de menaces. Tout à coup une voix aigre, s’écria :
– C’est moi qui le dis, Marc Bonnin !… C’est moi qui dis que vous avez fait retenir un logement à Bruxelles… C’est moi qui dis que vous comptiez filer demain après avoir palpé pour votre compte les deux ou trois millions que ces oies de la Vendée vont apporter pour leur premier versement.
Bonnin répondit, mais ses paroles m’échappèrent.
– Ce Pidoux, reprit une autre voix qui m’était inconnue, a peut-être déjà versé le magot entre les mains de Bonnin.
Il y eut un frémissement dans l’assemblée.
– Si cela était, gronda la première, je l’étranglerais plutôt de mes propres mains !
Je tâchai de voir les visages, mais la clef était dans la serrure.
Au moment où j’avais ainsi l’œil à la serrure, la porte qui me faisait face s’ouvrit tout à coup et un profond silence succéda au brouhaha qui emplissait jusqu’ici le cabinet du patron. Je n’entendis plus rien absolument, sinon, de temps en temps, ce sifflement de gens qui parlent à voix basse. Évidemment, un entretien calme, mystérieux et d’une haute importance remplaçait la folle discussion qui venait d’avoir lieu. Pourquoi ce changement ? Qui donc était entré ?
Je devinai derrière la porte Pidoux ou les Meilhan eux-mêmes.
Si c’était les Meilhan, dans quelques minutes il allait être trop tard ! Le marquis et Gaston, pauvres dupes, avaient déjà la plume à la main, sans doute, pour signer leur perte et leur ruine. Tout le plan de la sage-femme tombait, à moins qu’une diversion ne se fît, à moins qu’un obstacle ne survînt. D’où pouvait venir cette diversion ? quel pouvait être cet obstacle ?
Je me montai la tête. Je préparai les paroles que j’allais prononcer pour bien prouver du premier coup à mes anciens protecteurs qu’ils étaient dans une caverne de bandits, puis je poussai brusquement la porte, et j’entrai, la tête haute, dans le cabinet de Marc Bonnin. Ce fut un coup de théâtre pour tout le monde et aussi pour moi, car je ne trouvai rien là de ce que j’attendais. La plupart des assistants ne me connaissaient pas, et j’étais à leur égard dans la même ignorance. Ils jetèrent sur moi des regards surpris et irrités.
Une chose m’occupa tout d’abord ; c’était la tenue de l’un de ces messieurs qui cachait ostensiblement son visage derrière son chapeau. Comme on peut le penser, le motif qui m’avait portée à entrer se trouvant être une erreur, je n’avais plus de plan. Toute ma ligne de conduite était rompue. J’allai désormais au hasard. Et cependant, ma présence d’esprit ne me quitta point. Je sentis qu’il fallait me maintenir dans celle maison, fût-ce de force, et que mon expulsion laisserait la famille de Meilhan sans défenseur. Je regrettais mon imprudence, mais je ne désespérais pas de la mettre à profit.
– Monsieur, dis-je à celui qui se cachait, vous prenez une peine inutile ; je vous connais… Vous êtes M. Germain Loyseau, employé à la Préfecture de police.
Il tressaillit et laissa choir son chapeau. C’était un pauvre diable. Il fut désarçonné de ce coup.
– Qu’est-ce ! demanda Bonnin, rouge de colère.
– Voulez-vous que j’aille dire à votre femme ce qui se passe ici ? lui demandai-je avec beaucoup de calme.
Il changea de couleur et garda le silence.
J’étais la plus tranquille de toute la compagnie. Il y avait là une douzaine d’individus : des lions manqués pour la plupart, de ces becs à cigares qui font de la fumée aux environs du café Tortoni. Deux ou trois figures pouvaient cependant passer pour patibulaires. Parmi elles, il faut placer au premier rang la face plate et coupante à la fois de M. Constantin Legrand de Viefboys, ancien élève de l’école des Chartes. Il me regarda fixement, et son sourire était cynique.
– Et qu’est-ce que vous aviez besoin, me dit-il, ma jolie enfant, de savoir ce que nous disons ici ?
– C’est mon affaire, répondis-je.
Puis aux autres :
– Messieurs, dis-je, j’en sais trop long pour ne pas tout savoir… Voici plus d’un mois que je tiens la correspondance intime de M. Marc Bonnin… Cela m’a donné l’idée de faire fortune… je veux être des vôtres.
– Bah ! s’écrièrent en riant tous ces messieurs.
– Et si nous ne voulons pas ?… demanda Constantin Legrand.
– Ce sera tant pis pour vous ! répliquai-je.
– Messieurs, dit le gérant de la Constantine, cela ne diminue pas beaucoup notre part : je propose d’admettre mademoiselle…
– Je m’appelle Suzanne…
– Je propose d’admettre mademoiselle Suzanne au nombre des membres du conseil d’administration de la Société des spéculateurs réunis… Elle nous amusera.
Il y eut peu d’opposition. Ils comptaient bien se débarrasser de moi quand ils voudraient.
– Messieurs, dis-je en m’asseyant auprès de Bonnin qui n’avait pas soufflé mot, je vous remercie… Je tâcherai de me rendre digne de cette haute faveur… je sais tout ce que vous savez et encore quelque chose que vous ne savez pas… Ce que je désire connaître, c’est ce qui s’est passé ce matin par rapport à l’affaire du Meilhan-Pidoux…
Bonnin sauta sur son siège.
– Mon enfant, reprit Constantin en s’approchant de moi, voici la situation : notre ami Loyseau vient de nous apporter cette terrible nouvelle que la police s’avise de s’occuper de nous… comme si elle ne ferait pas mieux d’arrêter les conspirateurs !… Au moment où vous êtes sortie de votre trappe, nous convenions de quitter Paris demain matin, tout de suite après la cérémonie du versement à opérer par ces braves de la Vendée… Le Pidoux a cinq cent mille francs de commission ; nous les lui soufflerons comme de raison… Le total sera divisé en autant de parts qu’il y a ici d’honorables assistants, car nous n’en voulons pas même exclure ce polisson de Bonnin, bien qu’il l’ait mérité… Ensuite de quoi, chacun des susdits oiseaux prendra sa volée dans la direction qu’il voudra choisir en consultant la rose des vents… Paris se verra momentanément privé de notre présence… et la Société des spéculateurs réunis sera de l’histoire !
– Tout ceci serait fort bien, dis-je, si vous étiez sûrs de cet homme.
Je regardais Germain Loyseau en face ; il baissa les yeux. Il n’y eut pas là une face qui ne pâlit.
– Je ne suis pas tout à fait étrangère, continuai-je, à la Préfecture de police…
Germain Loyseau releva les yeux sur moi avec vivacité. Tous les autres se rapprochèrent d’un commun mouvement, et Bonnin murmura mélancoliquement :
– Elle a de la capacité !
Je poursuivis, forte de l’importance que je prenais :
– À quelle heure doit-on signer demain l’affaire des grands propriétaires vendéens ?
– À neuf heures du matin.
– Êtes-vous bien sûr, monsieur Germain Loyseau, demandai-je, qu’il n’y aura rien d’ici là ?
– Je crois en être sûr, répliqua-t-il.
– Moi, prononçai-je gravement, je crains le contraire.
– Qui connaissez-vous à la Préfecture, mademoiselle ? balbutia-t-il.
Je fis de la main un geste digne qui voulait dire : Vous êtes indiscret. Germain Loyseau me salua.
– En tous cas, murmura-t-il, s’il y avait du nouveau, j’enverrais un exprès.
– Vous feriez bien, dis-je, obtenant là d’un seul coup tout ce que je voulais ; mais, si vous m’en croyez, vous déguiserez votre écriture… car vous êtes surveillé !
Le pauvre malheureux était blême comme un linge. Je m’approchai de lui et j’ajoutai d’un ton capable :
– Une simple tête de lettre et quelques mots sans signature, cela suffira !
– Ah çà ! s’écria l’archiviste, la voilà qui préside, cette minette ! Elle est adorable !
Bonnin se leva et prit sa pose, mais il ne put dire que ces mots :
– Elle a de la capacité !
On paya Germain Loyseau suivant l’habitude, et le conseil se sépara. Il n’y avait rien à faire aujourd’hui. Seulement, on prit rendez-vous pour le soir. Les membres du conseil s’offraient à eux-mêmes un splendide repas d’adieux, auquel je fus naturellement invitée.
Je restai seul avec Marc Bonnin de la Forest, qui reprit son air vainqueur aussitôt que ses tyrans furent partis.
– Petite, me dit-il, si tu me sers jusqu’à demain matin six heures, tu auras cent mille francs pour ta dot…
– C’est donc avancé de trois heures ? demandai-je.
– Tiens ! fit-il au lieu de répondre, lis-moi cela.
Il tira en même temps de son portefeuille la lettre de la sage-femme. En la dépliant, je me disais :
– Il faut que la mine saute cette nuit !
« Une ancienne connaissance de M. Bonnin, disait la lettre, qui lui porte encore quelque intérêt, malgré la voie où il s’est engagé, le prévient qu’on ne le laissera pas toucher à la fortune de la famille du Meilhan. Qu’il prenne cet avis pour bon et qu’il s’abstienne. »
– Hé ?… fit l’auguste Marc : c’est tout ? Je méprise les lettres anonymes !… Assieds-toi et écris.
Il dicta :
« Monsieur,
« Vous aurez à prévenir vos commettants que le dépôt des « fonds doit être effectué demain, à six heures, en mon hôtel et « entre mes mains. Un grave motif, qui vous sera expliqué, me « force à me rendre aux ordres du roi de Hollande.
« Recevez, etc.
« MARC BONNIN DE LA FOREST. »
Je pensai d’abord à écrire tout autre chose, car j’étais plus que convaincue de l’ignorance absolue de Bonnin. Mais cette lettre devait être adressée à Pidoux, et Pidoux viendrait demander des explications.
J’écrivis la lettre telle quelle. L’auguste Marc me dicta on effet l’adresse de Pidoux, rue de l’Université, 29, à Paris. Je ne pus me résoudre à perdre ainsi trois heures. J’écrivis sur l’adresse : « À monsieur Pidoux, cours Boïeldieu, n° 2, à Rouen. La lettre partit.
Dix minutes après, mon Cupidon partit au grand trot pour la rue de la Jussienne, portant un billet qui contenait ces mots :
« Il faut que la tête de lettre arrive vers dix heures, et leur donne jusqu’à minuit. – Tout est préparé. »
* * * * * * * * * *
À sept heures sonnantes, on se mit à table dans la grande salle à manger de l’hôtel. Nous étions treize. Ce nombre menaçant jeta d’abord quelque tristesse dans l’honorable assemblée, car ces messieurs sont en général imbus de superstition et gardent leur incrédulité pour Dieu seul ; mais les huîtres et le sauterne chassèrent cette brume, et bientôt la plus aimable gaîté régna parmi les convives.
Je m’étais placée, malgré le galant archiviste, qui voulait m’avoir auprès de lui, entre Bonnin, président du festin, et M. Souillard-Chamelot, gérant de la Constantine. Vers huit heures, on était à point. Le bordeaux circulait. Les domestiques furent renvoyés après que le dessert eut été mis sur la table pêle-mêle avec le second service.
Au dessert, chaque convive raconta son histoire.
Ah ! si j’étais bavarde !…
Mais non, je ne vous narrerai pas la légende de chacun de ces messieurs ; je ferais trop au-dessous de mon glorieux modèle.
Au lieu de ces beaux écrits de la caverne de Gil Blas, au lieu de ces confidences si pleines de moralité que le capitaine Rolando et ses compagnons échangèrent pour l’édification de leur jeune prisonnier, je n’aurais, moi, à vous raconter que de pâles filouteries.
Chacun parla à son tour. Puis, tout le monde parla à la fois.
Dix heures sonnaient à la pendule…
Cupidon, la figure bouleversée, se précipita dans la chambre.
– Le feu est-il à la maison ? cria-t-on de toutes parts.
Le feu n’était pas à la maison.
Mieux eût valu cent fois : la maison était assurée. Cupidon apportait une lettre, et cette lettre contenait le manè tekel pharès du festin de Balthazar.
– Mander pardon, m’sié ! dit Cupidon rapidement d’un seul mot, comme s’il eût craint d’être chassé de vive force avant d’avoir achevé ; li qu’apporté ça dit bien pressé !
Donnin prit la lettre et l’ouvrit. Il fit semblant de la lire. Sa figure ne changea point. Je n’avais pas besoin de cette nouvelle preuve de son ignorance.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Constantin Legrand.
Bonnin jouait avec la lettre qu’il tenait à la main, comme ces enfants qui ont pris un pistolet chargé dans le tiroir du père, et qui ne savent pas ce que c’est.
– Est-ce de Pidoux ? demanda l’un des convives.
Mon cœur battait, et il y avait de la sueur froide sous mes cheveux.
– Ce n’est rien, mes enfants, dit Bonnin, qui fit le geste de mettre la lettre dans sa poche.
Je cherchais déjà un moyen de rapprocher la mèche de cette mine qui faisait long feu, lorsque Constantin Legrand de Viefboys se jeta sur Bonnin et lui arracha la lettre.
– Qu’en sais-tu, si ce n’est rien ? s’écria-t-il avec violence ; depuis quand as-tu appris à épeler les lettres ?
Le sang monta au visage de Bonnin ; mais sa colère n’eut pas le temps d’éclater. Constantin Legrand poussa un grand cri et froissa le papier avec rage. Les autres s’en saisirent. Il fit ainsi le tour de la table.
Un morne silence régna dans la salle à manger.
Quand la lettre vint à Souillard-Chamelot, je lus par-dessus son épaule :
« Pas une minute à perdre. Tous vos dossiers sont dans le cabinet du préfet. Je tâcherai que les agents ne cernent la maison que vers minuit. »
Pas de signature. Mais le fameux entête : Préfecture de police de la Seine. Décidément, ma petite sage-femme s’y entendait : le coup était porté de main de maître.
Après quelques secondes de stupeur, l’archiviste se jeta sur Bonnin de nouveau. L’archiviste ne valait pas une chiquenaude ; Bonnin était un Hercule ; néanmoins je crus que ce dernier allait être étranglé. Lui seul dans l’assemblée ignorait le contenu de la lettre. Je le vis s’esquiver dès que Constantin Legrand eut lâché prise. Je crus qu’il allait éveiller sa femme pour l’emmener avec lui.
J’espérais empêcher le pillage… mais c’était impossible. En un instant l’argenterie était dans les poches. Puis chacun prit un flambeau, et dix minutes après les caisses étaient dévastées. Ils sortirent je ne sais comment. Je ne les vis ni ne les entendis. À dix heures et demie, la maison était déserte. Les domestiques et le concierge lui-même ignoraient ce qui s’était passé. Je rentrai par le cabinet de Bonnin. Il y avait de la lumière. Je vis près du secrétaire, dont la serrure avait été brisée à coups de marteau, Cupidon qui tremblait de tous ses membres.
– Qui a fait cela ? lui demandai-je. – M’sié, me répondit-il.
– Monsieur !… qui a forcé lui-même son propre secrétaire !
– Li avoir la chef dans sa main, me dit Cupidon ; li pas savoir ; li fou. – Et où est-il ? – Li parti. – Sans sa femme ?
Il secoua la tête affirmativement.
– Et comment est-il parti ? demandai-je encore. – Li parti dans quatre voitures… grand galop ! me répondit le nègre.
Je descendis aux écuries. Elles étaient vides.
La nuit se passa. Je restai debout. Je n’osais pas éveiller la pauvre Stéphanie, qui dormait paisiblement. Le lendemain, à l’ouverture des bureaux, ce fut une scène que je n’essaierai même pas de décrire. Employés et domestiques s’acharnèrent au pillage pendant une heure environ ; puis la maison Bonnin, naguère si splendide, ressembla à une prairie d’Égypte après le passage de la plaie des sauterelles.
Stéphanie était folle ; elle allait cherchant son chéri de Marc, et ne reconnaissant plus les murs écorchés de sa maison.
À midi, madame Mutel vint et nous emmena tous les trois.
L’affaire Marc Bonnin de la Forest occupa longtemps Paris. Quoi que je pusse faire, j’y fus mêlée, et cela donna plus tard des armes contre moi.
Les tribunaux condamnèrent Bonnin et consorts à de très-fortes peines, mais je ne saurais dire exactement en quoi elles consistaient. Du reste, on ne put arrêter un seul des associés.
Le nom de Pidoux ne parut point au procès. Il n’y avait aucun écrit de sa main. À plus forte raison, la famille du Meilhan fut complètement sauvegardée.
Je me mis à étudier, pour être sage-femme, sous la direction d’Eugénie. Elle était instruite dans sa spécialité. Son coup d’œil était perçant, sa main habile. Elle avait beaucoup d’intelligence, et ne manquait même pas de cette dose de savoir-vivre qui détermine le succès. Mais elle était un peu trop honnête pour sa partie. Elle le savait. Elle le disait trop haut. Les autres sages-femmes et les petits médecins qui courent la pratique la détestaient. Sa clientèle était fort nombreuse. Avec un peu de banque, elle se fût posée tout de suite en première ligne. Je faisais des progrès rapides. Je suivais les cours exactement : j’étais assidue à la clinique. Le soir, nous faisions la veillée, madame Mutel et moi ; cela se prolongeait parfois très-tard. Elle me donnait des explications sur ce que je n’avais point compris. Mais, le plus souvent, nous causions. Je lui avais raconté mon histoire dans tous ses détails. Elle m’en aimait mieux. Elle eût voulu me rapprocher de la famille du Meilhan, pour laquelle je m’étais dévouée deux fois, mais je m’y opposais énergiquement.
Elle cessa de me presser à ce sujet. Mais, deux mois après la catastrophe Bonnin, je commençai à recevoir des cadeaux dont je ne devinais point l’origine. Cela débuta par un frais et gracieux chapeau de printemps. Mon pauvre chapeau d’hiver n’en pouvait plus. Qui pouvait m’envoyer cela ? Ma première idée fut de refuser, car j’eus la fatuité de penser que c’était quelque amoureux. Mais madame Mutel m’embrassa, et me dit sérieusement que je pouvais accepter. J’acceptai. Après le chapeau vint un châle, après le châle une écharpe, après l’écharpe des boucles d’oreilles. Un jour que ma petite patronne m’apportait, de la part de mon fournisseur inconnu, une belle trousse de sage-femme, je lui dis tout bas et les yeux déjà mouillés :
– Est-ce que c’est maman marquise ?
Elle m’embrassa encore.
– Écoutez, Eugénie, dis-je à madame Mutel avec qui je devenais familière, je suis contente que vous m’ayez trahie. Quelque jour, quand j’aurai retrouvé mon Gustave, j’irai vers maman marquise, et je lui demanderai de me servir de mère pour mon mariage.
Madame Mutel me répondit gravement :
– Madame la marquise du Meilhan consentira à vous servir de mère, Suzanne, j’en suis sûre… vous l’avez bien mérité.
Puis elle ajouta :
– Il y a bien des points de ressemblance entre nous, Suzanne, nous venons du même lieu, et toutes deux nous avons quitté une position tranquille pour permettre à ceux que nous aimons d’être heureux… Vous avez à peu près l’âge que j’avais… Vous êtes plus jolie que je ne l’étais, mais j’étais fort jolie… Puissiez-vous, ma chère enfant, je souhaite cela du fond de l’âme, puissiez-vous avoir plus de bonheur que moi ! Je quittai le Meilhan comme je vous l’ai dit, et je vins droit à Paris. J’avais de quoi vivre, grâce à notre bonne marquise, mais j’étais seule et bien abandonnée ! Ma nature n’est pas si forte que la vôtre, Suzanne. Je ne sais pas supporter la solitude. Je passai les premiers temps de mon séjour à Paris dans un découragement morne. Au bout d’une quinzaine de jours, je fis quelques connaissances à la clinique, et vous savez quelles connaissances on y peut faire. Ces demoiselles me menèrent au bal et au spectacle dans les petits théâtres. Si elles ne m’avaient pas montré leurs amants, j’étais perdue. Mais, un dimanche, ces messieurs nous conduisirent à la campagne. Ce fut ma dernière partie de plaisir. Une seule, parmi ces demoiselles, continua de me venir voir. C’était une bonne fille, un peu folle et qui n’apportait pas dans le vice ce dévergondage glacé, cette extravagance technique qui donne une couleur si particulièrement odieuse aux orgies des apprentis de la science quel que soit leur sexe. J’entrepris de convertir Elisa. J’obtins ce résultat de devenir à peu près aussi folle qu’elle. Nous passions nos jours à tirer les cartes et à deviner l’avenir. Elisa était convaincue qu’elle mourrait femme d’un millionnaire. C’était presque une enfant. Elle avait trois ans de moins que moi. Elle vint une fois à la maison tout effarée. – Il y a une somnambule étonnante ! me dit-elle, une somnambule qui n’a jamais menti… Elle vient de faire retrouver les deux bagues de Delphine qu’on lui avait volées… Elle a prédit le mois passé à M. Adolphe la mort de son oncle dont il mange déjà l’héritage… Ça coûte dix francs par tête… J’en ferai une maladie si je n’y vais pas ! Dix francs pour elle, dix francs pour moi, cela devait terriblement écorner mon budget mensuel. Mais je ne puis cacher que j’avais un très-vif désir de consulter aussi la somnambule… Je pris un louis dans mon secrétaire et nous nous dirigeâmes vers la rue du Pont-de-Lodi où demeurait la somnambule. Nous la trouvâmes dans une grande chambre presque nue. Ces gens-là ont beau gagner de l’argent, ils sont toujours pauvres. C’était une très-belle femme, une des plus belles femmes que j’aie vues. Elle était mise avec une remarquable élégance. Un nom que j’entendis prononcer peu après fixa mon attention. On annonça le prince Maxime de…
– C’était donc Marie-Caroline Renaud ! m’écriai-je interrompant ici malgré moi la petite sage-femme.
Elle me regarda d’un air étonné.
– Vous êtes bien jeune, Suzanne, me dit-elle, pour avoir entendu parler, là-bas, des liaisons du prince avec cette femme… Il y a longtemps que tout cela est étouffé… Enfin, il est certain que vous avez deviné… Cette femme était Marie-Caroline Renaud.
J’étais muette et j’écoutais désormais avec une fiévreuse avidité.
– La somnambule était endormie d’avance, reprit-elle. Elisa se mit la première en communication avec elle. – Questionnez-la, dit la voix d’une personne que nous ne voyions pas. – Je veux savoir mon avenir, dit Elisa. – Qui le sait ?… murmura la somnambule. – Répondez ! ordonna la voix. La somnambule, immobile et froide, répondit aussitôt : – Vous mourrez femme d’un millionnaire. – Hein !… fit Elisa radieuse ; elles disent toutes la même chose ! À mon tour, je me mis en communication avec la sibylle. Elle tressaillit à mon contact et sans que je l’interrogeasse. – Vous êtes ici entourée de votre malheur ! prononça-t-elle entre ses dents ; trahie, abandonnée, accusée de meurtre… condamnée… parce que vous êtes venue dans cette maison ! – Qu’a-t-elle dit ? me demanda Elisa. Au lieu de lui répondre, je lui saisis la main et je l’entraînai dehors, après avoir jeté mon louis sur la table…
Madame Mutel s’essuya le front et s’arrêta. Elle était plus pâle qu’une morte ; la sueur découlait de ses tempes. Moi, j’écoutais stupéfaite. Mon cœur se serrait comme au pressentiment d’un grand malheur. Comme elle ne poursuivait point, je demandai :
– Et ces terribles prédictions se sont-elles réalisées ? – En partie, me répondit-elle ; vous allez voir.
Elle reprit après un court silence :
– Un homme sortit de la maison derrière nous. Je ne le remarquai point. Il nous suivit jusqu’à la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, où je demeurais. Ce fut Elisa qui me dit cela. Elle était ivre de joie, cette pauvre fille, et répétait sur tous les tons : Je mourrai femme d’un millionnaire !
À dater de ce moment, chaque fois que je sortais, je rencontrais sur mon chemin un homme de grande taille, bizarre dans sa mise et d’une remarquable beauté. Les regards de cet homme me blessaient. Il ne m’adressait jamais la parole ; mais la nuit, éveillée ou endormie, je le voyais toujours à mon chevet.
Au commencement de 1829, je fus reçue sage-femme. Je pris pour aide Elisa, qui n’avait pu passer ses examens, et qui était dans la misère. À cette époque, je fus plus d’un an sans voir mon mystérieux persécuteur. Un jour, à la fin de l’année 1829, un domestique en livrée me demanda. Il fut introduit.
– Monsieur Brodard-Peyrusse… me dit-il.
– Mais qu’avez-vous donc, Suzanne ! s’écria ici madame Mutel en voyant que je chancelais sur mon siège.
– Brodard-Peyrusse !… répétai-je.
– Connaissez-vous donc aussi ce nom ?
– Avez-vous su, demandai-je au lieu de répondre, quel fut le sort de cette somnambule, de Marie-Caroline Renaud ?
– On m’a dit, répliqua madame Mutel, que cette femme avait disparu.
– Disparu, comment ?
– On ne m’a pas dit comment.
Je baissai les yeux. Madame Mutel rapprocha son siège du mien.
– Je crois que vous aurez quelque chose à me dire quand j’aurai fini, miss Suzanne ?
– Oui, répliquai-je aussi à voix basse ; j’aurai quelque chose à-vous dire… mais sous le sceau du secret.
– Le domestique en livrée, reprit-elle, me dit : M. Brodard-Peyrusse a chez lui une femme de charge en mal d’enfant… Il réclame les soins de madame. Je ne connaissais même pas de nom M. Brodard-Peyrusse. Je demandai qui c’était. – Qui c’est ! se récria le valet offensé ; mais c’est M. Brodard-Peyrusse !… l’ancien médecin… celui qui a ce grand hôtel rue des Mathurins… un des hommes les plus riches de Paris ! Ma clientèle était à faire. Je pris mon châle et mon chapeau. La voiture de M. Brodard-Peyrusse était à ma porte, j’y montai. Ce fut dans un palais qu’on m’introduisit. Le salon dépassait tout ce que mon imagination avait pu rêver de luxe et d’élégance. J’attendis le quart d’une minute et je vis entrer M. Brodard-Peyrusse. C’était mon mystérieux inconnu. – Il vint s’asseoir près de moi et prit ma main qu’il baisa. – Je n’ai pas de femme de charge en mal d’enfant, me dit-il ; mais j’ai besoin de vous, et je suis assez riche pour partager en deux ma fortune.
Je ne me levai point, je ne le repoussai pas, je restai dans sa maison. Je l’aimais depuis le premier jour où je l’avais vu…
Sa voix s’éteignit ; elle était pleine de sanglots. Je la serrai dans mes bras, tandis qu’elle pressait son mouchoir contre ses yeux en larmes.
– C’était ma destinée, n’est-ce pas ! s’écria-t-elle ; que cet homme si riche, si puissant soit venu justement me choisir, moi, pauvre fille, dans cette position de sage-femme, voisine du ridicule et qui, d’ordinaire, ne prête point aux passions romanesques… C’était ma destinée… Je suis sûre qu’il était avec moi dans la maison de la rue du Pont-de-Lodi.
– J’en suis sûre aussi, dis-je.
– Pourquoi en êtes-vous sûre ? demanda-t-elle brusquement.
– Parce que, répliquai-je, à l’époque où vous allâtes consulter la somnambule, M. Brodard-Peyrusse était très-pauvre et qu’il magnétisait, pour vivre, Marie-Caroline Renaud.
– Ah !… s’écria madame Mutel, qui vous a dit cela ?
– Je le sais de source certaine.
– Vous le connaissez donc ?
– Je ne l’ai jamais vu.
Elle me saisit les deux mains.
– Écoutez, dit-elle, parlez, Suzanne… vous me faites mourir !
– Achevez votre récit, répondis-je ; je m’engage à vous dire ensuite tout ce que je sais.
Son récit fut abrégé par la fiévreuse envie qu’elle avait de savoir.
Elle reprit en parlant avec rapidité :
– Il me promit mariage et ajourna seulement notre union sous différents prétextes. Je me défendis pendant quelques jours plutôt contre moi-même que contre lui ; – puis, je fus sa maîtresse. Je crois qu’il m’a aimée. Je crois qu’il n’est pas dans sa nature d’aimer longtemps. À force d’importunités, j’avais obtenu que notre mariage serait fixé au mois de janvier 1830. Le 16 janvier de cette année, il enleva mon aide Elisa, et l’emmena dans le midi de la France.
– Les avez-vous revus ? demandai-je.
– Une seule fois Elisa, me répondit-elle ; il y a déjà longtemps de cela… Elle était bien changée… On me la montra au théâtre, où elle était dans une loge avec des jeunes gens. On me dit : Voilà madame Brodard-Peyrusse, la femme du millionnaire. Elle me vit. Elle fut prise d’un tremblement nerveux et se rejeta violemment au fond de la loge. Elle était pâle et ses yeux s’égaraient. Elle criait en me montrant au doigt :
– Cette femme veut me tuer ! cette femme veut me tuer !
Les gens qui étaient autour de moi disaient bien : C’est une folle ! Mais cela faisait scandale, et je fus obligée de me retirer. Je fis prendre des renseignements. Elisa était bien véritablement mariée. Il courait des bruits singuliers. On parlait de scènes terribles qui avaient eu lieu dans le ménage. La raison d’Elisa avait paru chanceler souvent. Dans ces moments, elle disait qu’on voulait la tuer.
Son mari la laissait fort libre et l’entourait même de jeunes gens. Mais, quelques jours après sa rencontre au théâtre, le commissaire de police de mon quartier me fit inviter à l’aller trouver.
Il me dit :
– Femme Mutel, vous avez proféré d’imprudentes menaces contre une personne haut placée, dont le mari a eu le tort d’entretenir avec vous autrefois des relations passagères. On a l’œil sur vous. Prenez garde.
Je voulus me défendre ou demander au moins des explications.
– Mention de l’avertissement est faite sur mon livre, me dit le commissaire de police : femme Mutel, vous pouvez vous retirer.
Elisa disparut de Paris quelque temps après. Des bruits coururent. J’ai entendu des choses bien contradictoires. Les uns prétendent qu’elle est morte ; les autres qu’elle voyage en Italie ; d’autres encore qu’elle est renfermée dans une maison de santé de la banlieue. Il y a un an, j’ai été appelée au parquet du procureur du roi où j’ai subi un interrogatoire tout à fait inexplicable pour moi. On semblait croire que j’avais eu de récentes relations avec Elisa. On me demandait de faire connaître sa retraite. À cette époque, je trouvai un protecteur dans la personne d’un digne et fier jeune homme, parent de la famille du Meilhan. Le prince Maxime de…, qui venait d’être nommé pair de France, m’abrita derrière son crédit.
Elle s’arrêta, voyant que je secouais la tête.
– Enfin, vous, Suzanne, me demanda-t-elle, que pensez-vous ?
– Vous ne m’avez pas encore dit, répliquai-je, si vous avez revu M. Brodard-Peyrusse.
– Oh ! lui, je l’ai revu souvent… de loin… Il fait semblant de ne me point reconnaître… Sa fortune augmente… Il s’est lancé dans le monde officiel… C’est tout à fait un personnage.
Elle se tut. Moi, je réfléchissais. Il me semblait que j’étais sur la voie de quelque machination dont les rouages restaient pour moi dans l’ombre, mais dont j’allais deviner l’ensemble.
– Ce Rodolphe, dis-je, a-t-il pu croire quelquefois que vous saviez son passé ?
Son passé ? répéta-t-elle. Quel passé ?
– Un passé terrible, ma bonne Eugénie, prononçai-je lentement.
– Vous le connaissez donc ? murmura-t-elle.
– Je vous l’ai dit : je ne l’ai jamais vu… Mais je le connais, en effet… Rappelez bien vos souvenirs… Quelque plaisanterie… quelque petite colère… quelqu’une de ces menaces que les amoureux s’adressent au hasard ont-elles pu lui faire croire jamais que vous supposiez un secret dans sa vie ?
– Non, me répondit Eugénie, qui tâchait de se recorder ; non… Pourtant… attendez donc… oui… je lui ai dit une fois… mais c’était une folie !… – Nous causions de ses anciennes maîtresses et je faisais la jalouse… je lui ai dit une fois : vous avez si bien caché votre somnambule, qu’on ne peut plus prendre de renseignements auprès d’elle ! – Ah !… fis-je, en lui prenant les deux mains, vous avez dit cela !
Il paraît que ma figure avait une expression étrange, car je vis ses lèvres blêmir et trembler.
– Suzanne ! s’écria-t-elle, vous savez quelque chose… Quelque chose de bien grave, j’en suis sûre… Au nom de Dieu, Suzanne, ce que vous savez, dites-le-moi !
C’était grave, en effet, si grave que j’avais peur de n’être point crue.
– Je ne veux pas qu’il reste en vous un doute, Eugénie, re-pris-je, parce que je prétends rester près de vous. Je vaux bien un autre garde-du-corps, allez… Je suis très-brave, et votre Rodolphe n’est pas au bout de ses peines !… – Penseriez-vous qu’il médite quelque chose contre moi ? – Je ne le pense pas, j’en suis sûre… Mais répondez encore : ne vous êtes-vous jamais aperçue qu’il eût des terreurs nocturnes ?
Pour le coup, elle recula son siège.
– Êtes-vous sorcière ? s’écria-t-elle. – Il ne voulait jamais coucher seul, n’est-ce pas ? continuai-je. – Jamais, répondit-elle en baissant la voix ; et pourtant, ce n’était pas un lâche ! – Contre les hommes, peut-être, murmurai-je ; mais contre les fantômes ?…
Elle me regardait avec une sorte d’épouvante.
– C’est vrai, fit-elle comme malgré elle ; je l’ai vu trembler comme un enfant… J’ai entendu ses dents claquer… J’ai senti la sueur froide le long de son corps… Il avait peur des revenants. – Et il ne vous a jamais dit pourquoi ? – Jamais. – Moi, je vais vous le dire : c’est que Marie-Caroline Renaud, la somnambule de la rue du Pont-de-Lodi, lui avait dit : Tu me reverras, la nuit où elle fut assassinée. – Assassinée !… par qui ?… – Assassinée par lui… et par deux autres. – Le nom des deux autres ! – Agost et Rondel. – Les deux inséparables ! balbutia la sage-femme qui s’affaissa, brisée. Je la laissai un instant perdue dans ses réflexions, puis je repris :
– Je vous expliquerai, quand vous voudrez, comment je sais toutes ces choses. Mais dites-moi auparavant si vous connaissez cet Agost et ce Rondel. – Jamais je ne les ai vus, répondit madame Mutel, mais Rodolphe parlait d’eux sans cesse… Rondel était dans ses immenses propriétés de l’Ariége ; Agost voyageait en Allemagne. – J’aimerais mieux que vous les eussiez vus, dis-je ; il faut connaître ses ennemis… Mais récapitulons. Vous savez que Brodard, Agost et Rondel sont riches tous trois à millions et inséparables, selon vos propres expressions… Vous pourriez dire mieux que personne la date où commença cette grande prospérité de Brodard… Vous savez qu’il avait des relations avec Marie-Caroline Renaud ; vous vous doutez bien même que cette voix mystérieuse qui commandait de loin à la somnambule, le jour où vous allâtes la consulter avec Elisa, lui appartenait… Je vous ai fait avouer en outre qu’il avait horreur de la solitude nocturne et que, malgré une certaine bravoure naturelle qu’il a, ses nuits sont pleines de vagues épouvantes. Écoutez-moi donc maintenant ; je vais trahir pour vous le secret qui ne m’appartient pas. Écoutez-moi, et n’enviez pas le sort d’Elisa, car la prédiction de la somnambule est accomplie ou s’accomplira à la lettre. Si elle n’est pas morte, elle mourra femme d’un millionnaire. Et cela ne tardera pas, il n’est pas à son coup d’essai, comme vous allez le voir. Je racontai alors toute cette bizarre histoire de l’abbaye de Morevault, telle qu’elle était, nette et précise, dans mes souvenirs. La nuit tout entière s’était écoulée tandis que nous échangions ces confidences. Le petit jour nous retrouva toutes deux serrées l’une contre l’autre, pâles et voyant tout en noir.
* * * * * * * * * *
Je travaillais sérieusement et avec courage. Il ne faut qu’un an d’ordinaire pour arriver au diplôme de sage-femme ; mais j’étais trop jeune et madame Mutel voulait faire de moi une praticienne hors ligne. Les deux années qui suivirent furent à peu près vides d’événements. Mes études les remplirent. Je dois cependant rapporter un fait que je ne communiquai point à ma bonne Eugénie, mais qui m’inquiéta beaucoup à son endroit.
Nous avions une jeune domestique arrivant de la province, qui était assez intelligente pour répondre aux clients en notre absence. Un jour que j’étais dans ma chambre, j’entendis dans la salle à manger, où Jeannette travaillait, une voix qui ne m’était pas inconnue.
Jeannette ne savait pas que j’étais rentrée. Mon piano, qui annonçait ordinairement ma présence, se taisait.
– Madame Eugénie Mutel ? demanda le nouveau venu. – Elle est sortie, monsieur, répondit Jeannette.
Puis, la formule ordinaire :
– Est-ce quelque chose qu’on puisse lui dire ?
Au lieu de répondre, la voix baissa. Je crus comprendre qu’on demandait la permission d’attendre. Puis, j’entendis un nom : Elisa… Mon oreille savait se coller aux serrures. L’étranger demandait :
– N’avez-vous jamais vu ici une jeune femme très-pâle ?… l’air un peu fou ?… – Jamais, répondit Jeannette.
Un son argentin se fit, après que quelques paroles, trop bas prononcées, eurent été échangées. Je mis l’œil à la serrure. Je vis notre Jeannette qui recevait de l’argent des mains de qui ? de maître Testulier, l’ancien complice de Félicité Fontanet ! Jeannette fut chassée le soir même ; mais que voulait dire cela ? Testulier avait-il des accointances avec Brodard-Peyrusse ? La guerre allait-elle recommencer ? Testulier venant demander chez nous Elisa, qu’on savait fort bien n’y point être, c’était comme le premier coup de feu d’un siège en règle.
Cependant, les jours passèrent, et nous n’entendîmes parler de rien.
J’avais dix-neuf ans. Malgré ma beauté qui allait se développant, je m’arrangeais pour paraître beaucoup plus âgée. Toutes les femmes savent que ceci est une affaire de toilette. Comme je n’avais point d’extrait de naissance, je comptais obtenir mon diplôme dès cette année 1839, à l’aide d’actes de notoriété et par la protection de quelques belles connaissances que ma petite patronne avait. J’obtins en effet la permission de passer mon examen par l’intervention du prince Maxime de ***, que je ne vis point, mais qui m’écrivit et fut d’une obligeance extrême. Je reçus à cette occasion une lettre de félicitations de maman marquise : trois lignes où elle me nommait sa chère petite fille ; je mouillai le papier de mes larmes.
Mon examen fut très-brillant. Il devait l’être. J’en savais réellement beaucoup plus que le commun des accoucheuses. Outre l’excellente éducation première que je tenais de mademoiselle Irène (présentement madame la baronne d’Avray), j’étudiais depuis près de trois ans, ce qui n’est pas ordinaire. Je ne m’étais pas bornée aux cours de la Faculté ; j’avais pris des leçons particulières d’un médecin célèbre et suivi assidûment plusieurs pratiques. Je me fis inscrire sous le nom de madame Suzanne Lodin.
Je prenais ainsi par avance le nom de mon futur mari, Gustave Lodin.
Selon mon estime, au moment où j’obtins mon diplôme, j’étais dans ma vingtième année. Au lieu de réparer des ans l’irréparable outrage, j’avais été obligée de le hâter. Je pense que Dieu me pardonnera cette petite supercherie. C’était tout à fait à la fin de 1839. Le jour même où j’eus mon parchemin, vers dix heures du soir, on sonna à la porte de madame Mutel. Celle-ci était harassée de fatigue. Elle venait de se mettre au lit. J’allai ouvrir. Un homme entre deux âges se présenta : figure honnête et bourgeoise, œil débonnaire.
– Est-ce vous qui êtes la sage-femme ? me demanda-t-il.
– C’est moi, répondis-je sans hésiter.
La chambre n’était éclairée que par une lampe chargée de son abat-jour. L’étranger jeta sur moi un regard et reprit :
– C’est pour un accouchement, tout de suite. – Le temps de prendre mon châle et mon chapeau, dis-je, je suis à vous.
Il est certain que j’avais de fâcheux pressentiments par rapport à ma bonne Eugénie. Les courses de nuit ne sont pas sans danger pour les sages-femmes. Je voulais autant que possible les lui éviter. J’avais abrégé mon colloque avec le client nouveau, parce que j’espérais qu’elle n’aurait point entendu. Je me trompais. Pendant que je m’habillais rapidement, elle m’appela.
– Que veut-on ? me demanda-t-elle. – Rien, répondis-je ; une femme qui venait se faire visiter… j’ai dit que vous n’étiez pas là.
Elle se rendormit. J’étais prête. Je descendis avec mon gros chauve, qui avait l’air tout innocent. Un fiacre nous attendait à la porte. Je regardai dedans, car j’avais la tête pleine d’histoires plus ou moins romanesques, et je n’étais pas très-rassurée.
– Est-ce que vous croyez que j’ai amené l’accouchée ? me demanda candidement mon chauve.
Cette bêtise me donna confiance. Je ne sais pourquoi on a confiance dans les gens qui ont l’air bête. C’est un grave tort. Du reste, le fiacre était vide. Nous y montâmes.
– Où donc allons-nous ? demandai-je. – Oh ! pas bien loin, me répondit mon chauve : là-bas, du côté de l’Hôtel-Dieu… vous savez.
Je le regardai plus attentivement. Il jouait tant qu’il pouvait avec les brassières du fiacre.
Je voulus savoir qui l’avait adressé à la maison. Je le lui demandai.
– Ma foi, me répondit-il, vous savez… c’est M. Moreau… ou M. Martin… les connaissez-vous ?
Nous arrivions au pont de l’Hôtel-Dieu. Le fiacre allait bon trot, il dépassa l’hospice et se mit à courir le long des quais.
– Vous m’aviez dit, m’écriai-je, que c’était du côté de l’Hôtel-Dieu. – Oh ! fit mon chauve, vous savez… un peu plus loin… place Maubert… montagne Sainte-Geneviève… rue Mouffetard… Moi, je ne connais pas bien Paris…
Cette réponse me mit martel en tête. J’eus un instant l’idée d’appeler au secours par la portière. Mais il y avait encore beaucoup de monde dans les rues. Les marchands de vins et les estaminets restaient ouverts. Je me raillai moi-même et me traitai de poltronne. Nous traversâmes la place Maubert. Malgré la méchante apparence de ses rosses, le fiacre se mit à gravir au grand trot la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
– Vous savez, me dit le chauve en passant derrière le Panthéon, nous voilà presque arrivés.
Une fois dans la rue Mouffetard, nous rencontrâmes moins de monde. Les bouchons fermaient ou étaient fermés. Je vis de loin le corps-de-garde, et je sus faire un mouvement qui indiquait mon dessein, car le chauve me dit bonnement :
– Vous savez… c’est la quatrième porte après le factionnaire.
Je respirai : j’avais eu une belle peur ! Mais je ne cessai de surveiller mon chauve. S’il fût resté immobile en passant la quatrième porte après le factionnaire, j’aurais certainement crié. Il ne resta pas immobile. Il tourna le bouton d’appel, et la sonnette retentit.
– Nous allons descendre, me dit-il ; tiens ! on dirait qu’il a de la peine à arrêter ses chevaux !
Au son du timbre, le cocher de fiacre, au lieu d’arrêter, avait fait prendre à ses rosses un galop cahotant et désespéré. Ce timbre était manifestement un signal convenu. Le corps-de-garde était maintenant hors de la portée de la voix : rue déserte, boutiques fermées.
Il eût été dangereux d’appeler. Mon chauve disait en riant tranquillement :
– Est-ce que nos haridelles ont pris le mors aux dents ?
Puis, s’adressant à moi :
– Vous savez, n’ayez pas peur… On veut faire la chose sans chandelle… Vous allez gagner cent écus à tâtons… Voilà.
Le fiacre tournait court l’angle de la rue du Banquier. Cela s’appelle une rue, mais c’est, en réalité, une manière de chemin pratiqué entre des murs de jardins. Il n’y a pas une âme en plein jour. La nuit, les voleurs eux-mêmes n’auraient garde d’y venir, sûrs qu’ils seraient d’être volés. Le fiacre s’arrêta au milieu de la rue à peu près. Je ne disais plus rien. J’observais tout avec une scrupuleuse attention. Maintenant que le danger était certain, toute ma fermeté me revenait. J’éprouvais une certaine jouissance à mesurer l’étendue de mon sang-froid.
Je vis sortir d’une porte de jardin deux individus dont le visage disparaissait derrière le collet remonté de leurs paletots.
– Vous savez, me dit mon chauve, restez là… Voici les bourgeois… Vous allez parler avec eux.
Les bourgeois s’avançaient. Mon chauve descendit, puis monta sur le siège, à côté du cocher. Je venais de chercher des yeux le numéro du fiacre, afin d’avoir au moins un indice en cas de malheur. Mais le fiacre n’avait pas de numéro. Si j’avais vu cela plus tôt !…
Les deux bourgeois montèrent à la place du chauve, qui leur dit :
– Elle n’a pas trop fait la méchante. Vous savez !
Je ne voyais absolument pas leurs figures. En s’asseyant, celui des deux qui semblait être le maître s’écria en me regardant :
– Mais il y a erreur !… Ce ne peut être la femme Mutel… Celle-ci est toute jeune !
Il ouvrit la portière qui était derrière lui.
– Où as-tu été nous chercher ça, Verlaëns ? cria-t-il. – Vous savez, répondit le chauve, rue de la Jussienne, maison des bains. – Est-ce que vous tenez beaucoup à madame Mutel ? demanda le second bourgeois ? – C’était pour jouer un tour à cette racaille de Rodolphe, répondit le maître ; ça lui aurait fait une peur d’enfer… – Si vous n’y tenez pas, dit l’autre, dépêchons… le temps presse !
Le maître s’adressa à moi d’un ton hautain.
– Vous êtes bien sage-femme ? me demanda-t-il. – Oui, monsieur, répondis-je. – Diplômée ? – Diplômée. – Vous avez l’air bien jeune !… grommela-t-il. – Si vous n’avez pas confiance… commençai-je. – Je n’ai qu’à vous ramener chez vous, n’est-ce pas ? acheva le maître. Non, non, ce n’est pas ainsi que la chose se passera… On se sert de ce qu’on a… et puis, vous êtes peut-être très-habile… – Je ne me vante pas de cela, répondis-je. – C’est-à-dire que vous avez bonne envie qu’on vous envoie mettre au lit… c’est impossible… Il s’agit maintenant de la vie d’une femme… Sur votre conscience, saurez-vous accoucher sans voir ? – S’il s’agit de sauver une femme, sur ma conscience, je le puis. – Les yeux bandés ? – Oui, les yeux bandés. – Alors, tout est au mieux… laissez-vous faire, et vous serez honorablement récompensée.
Celui des deux bourgeois qui semblait être en sous-ordre tira de sa poche un volumineux foulard, l’arrangea en bandeau et me le noua sur les yeux. Je ne fis aucune résistance.
– Encore une fois, me dit le maître, êtes-vous sûre de pouvoir opérer ainsi sans danger ? – J’en suis sûre, dans les cas ordinaires… Dans les cas exceptionnels, la loi nous oblige à réclamer un médecin. – À la grâce de Dieu !… grommela le maître. En route !
L’autre inconnu fit tinter le timbre. Le fiacre s’ébranla aussitôt. Je ne doutai pas un seul instant que nous n’allions fort loin du quartier Mouffetard. Cette comédie, jouée par le chauve, était toute préparatoire et destinée seulement à rendre inutile ce premier et prudent coup d’œil que j’avais jeté à l’intérieur du fiacre en quittant la maison. Je rassemblais toutes mes facultés en un seul travail. Mesurer ou juger la route que j’allais faire, afin de la reconnaître à l’occasion. Pour cela, j’avais imaginé un procédé que le Petit-Poucet ne dédaignerait point en une occasion où il n’aurait ni vesces, ni pois, ni cailloux blancs. Seulement, il exige de la mémoire.
Je comptais en moi-même un, deux, trois, quatre, cinq, six, etc., jusqu’au moment où le fiacre changeait de direction. Je notais alors en mon souvenir le nombre acquis, et je recommençais jusqu’à un nouveau détour. En même temps, j’observais divers autres indices : le son du pavé, qui varie suivant la largeur des rues, les pentes, facilement appréciables par la position même du corps dans la voiture, les bruits extérieurs, les odeurs, etc. Je me promettais d’écrire tout cela à mon retour, si jamais je revenais de là. L’ensemble de mes observations, pendant une route qui dura près d’une grande demi-heure, peut se résumer ainsi ; trente-sept détours, dont je croyais avoir la mesure à peu près exacte par mes chiffres, deux descentes principales, dont l’une était très-certainement la montagne Sainte-Geneviève, et une montée. Deux passages de ponts, que j’avais reconnus au son particulier des roues sur le pavé et à l’air plus vif frappant sur ma joue ; au vingt-unième détour, cris de geindre, odeur de pain chaud : à l’avant-dernier, fumée de houille, bruit d’une machine à vapeur. On ne s’avise jamais de tout. Mes compagnons de roule auraient pu bien facilement tromper et mêler tous mes calculs en m’adressant la parole. Mais ils étaient sans doute fort préoccupés : pas un mot ne fut prononcé le long du chemin.
Au dernier détour, nous quittâmes le pavé pour prendre la terre franche. Presque aussitôt après, on s’arrêta, un marteau retentit contre une porte qui devait être presque monumentale, car elle sonna plein et grave.
– Donnez-moi votre main, me dit le maître, qui était descendu le premier.
J’obéis. Je fus introduite dans une cour où un chien aboya très-loin de moi : donc elle était vaste. On me fit tourner brusquement au bout de six pas et monter un tout petit escalier dont la rampe était humide.
– Il fait aussi noir ici la nuit que le jour, grommela le maître.
Je notai cette parole et j’en profitai, comme on pourra le voir. Dès la première volée, j’entendis les cris de la femme en couches.
Certes, ce début dans la carrière était rude et plus d’une eût trébuché à ce premier pas.
On m’introduisit dans une chambré qui précédait celle de l’accouchée et où plusieurs personnes s’entretenaient.
– Est-ce enfin la sage-femme ?
La voix qui fit cette question me frappa. Je ne l’avais jamais entendue ; mais je me sentis certaine de la reconnaître à l’occasion. Comme j’arrivais au seuil de la seconde chambre, en un moment où la patiente se taisait, mon oreille se tendit parce qu’on chuchotait derrière moi. D’après le nombre de voix, je présumais qu’ils étaient cinq dans cette pièce, y compris mes deux compagnons. Il y avait une femme. Je ne pus saisir avec précision chaque mot des chuchotements, mais je compris en gros quelque chose comme ce qui suit :
– Ils ont voulu lui faire une niche ? – Ils voulaient voir le nez que ferait Rodo en face de son ancienne. – Pourquoi n’est-il pas là, Rodo ?
Et la voix de femme :
– Il y avait une niche à lui faire, c’était de lui planter une balle dans la tête, à quinze pas, sur le terrain.
Celle-là devait être une luronne !
Comme je passais le seuil, il me sembla qu’on prononçait le nom d’Agost tout à l’autre bout de la chambre. Je n’aurais pu absolument l’affirmer. Mais j’étais montée à ce diapason où rien n’étonne plus. Je me faisais en quelque sorte la complice des bizarreries qui m’entouraient, et je tâchais, à mon insu, d’augmenter encore ce que la situation avait en soi d’extraordinaire. Il y a bien des Rodolphe, dans ce monde. J’avais entendu une fois Rodolphe, deux fois Rodo. Ce devait être le même individu. On avait parlé de l’ancienne de Rodo ou Rodolphe, et du nez qu’il ferait à sa vue. N’était-ce pas tout comme si on eût dit son nom de famille ?
Ce n’était pas moi, en effet, que l’on avait cru avoir à cette fête, c’était madame Mutel, ma patronne. Madame Mutel n’appelait jamais le docteur Brodard-Peyrusse que Rodolphe. Si Brodard-Peyrusse se trouvait mêlé à ceci, qu’y avait-il d’étonnant à ce que son ami Agost fût de la partie ?
L’accouchée recommençait à crier quand j’entrai dans sa chambre. On ne m’avait pas trompée. C’était une jeune fille. L’accent de ses plaintes le disait. Mon intelligence était surexcitée à un point vraiment prodigieux ; tous mes sens me paraissaient avoir doublé de puissance. J’avais la certitude de voir clair au fond de ce mystère avant d’avoir quitté la maison. En approchant du lit, je me souviens que je classais avec méthode chaque fait, chaque observation dans ma mémoire, et que, gourmandant ma propre impatience, je me disais : – Attendons pour conclure !
– Quand tu crieras, dit auprès de moi la voix de femme qui s’adressait à l’accouchée ; il faut que ce soit comme ça. Tu aurais mieux fait de crier il y a neuf mois… et quand même j’aurais dû faire le coup moi-même, le vieux coquin aurait eu la tête cassée !… – Oh ! mère !… mère !… fit la patiente, que je souffre ! – Sacrebleu ! prononça la voix de femme en accentuant carrément chacune de ces trois syllabes : il me le paiera de façon ou d’autre !
Le son s’étouffa. Je compris qu’elle baisait l’accouchée. Je crois bien pouvoir affirmer qu’elle l’appela ma fille.
– Allons, vous, me dit-elle en me prenant par le bras, faites votre affaire, et marchez droit… Je vous préviens que je m’y connais un peu.
Je pratiquai immédiatement le toucher. C’était pendant une douleur. La jeune femme criait. L’autre me dit avec un accent vraiment maternel :
– Vous lui faites mal !
Il n’y avait que nous trois dans la chambre. Dans la pièce voisine, on causait et l’on riait.
– Bavards ! grommela la femme.
Puis elle reprit rudement en s’adressant à moi :
– Vous vous occupez trop de ce qui se passe, ma bonne : à votre affaire !
Mon affaire n’était pas bien difficile. C’était un accouchement magnifique. L’enfant serait venu tout seul. Je le dis. La femme me frappa sur l’épaule.
– Voilà qui est bien ! s’écria-t-elle ; voilà qui est bien… Au moins, vous ne nous en faites pas accroire !… Entends-tu, Bichette… il n’y a pas de danger, et ça va être bientôt fini. L’accouchée gémissait. Entre deux douleurs, elle me dit :
– Je ne veux pas qu’on emporte mon enfant dans la chambre là-bas… je veux le garder près de moi… Entends-tu ! – Oui… ne t’inquiète pas…
Un grand bruit se fit tout à coup dans la pièce voisine.
– Rodo ! Rodo ! voilà Rodo !
La patiente tressaillit sous ma main.
– Qu’il ne vienne pas ! murmura-t-elle. – Il n’y a pas de danger ! répliqua la femme.
Les voix étaient tellement confuses de l’autre côté de la porte, que je ne comprenais plus rien. Tout le monde parlait à la fois. Le brouhaha ne se taisait même pas lorsque l’accouchée poussait ces grands cris des dernières douleurs, que personne ne peut entendre sans avoir le cœur serré. Dans la crise suprême qui la souleva et la tordit, elle appela :
– Edmond ! Edmond !
– Veux-tu bien te taire ! s’écria la femme, qui lui mit la main sur la bouche.
Je tenais l’enfant. Un bruyant éclat de rire retentit dans la pièce voisine. Ce dernier nom, prononcé par la jeune accouchée, détruisait tous mes calculs et me jetait dans une étrange perplexité.
– Voyons ! voyons ! coupez le cordon ! s’écria la mère ; vous ne pourrez pas deviner nos petites histoires, c’est moi qui vous le dis !
Je nouai le cordon. L’enfant, qui était du sexe masculin, eut tout de suite de l’air dans les poumons et jeta ce premier cri qui est la naissance. Et presque toujours à ce cri répond ce murmure indistinct, ce roucoulement, comment dire ? cette caresse chantée qui est presque la même chez la femelle de l’animal et chez l’épouse de l’homme : grand soupir de joie qui rend le cœur sonore…
– Mon enfant ! dit la jeune femme ; donnez-moi mon enfant !
La porte s’ouvrit. La voix du maître demanda :
– Est-ce fait ?…
Il y eut un mouvement dans la chambre. L’œil seul aurait pu me dire ce qui se passait.
– Mon enfant ! répétait l’accouchée ; donnez-moi mon enfant ! Je sentis qu’on le prenait entre mes mains : je crus que c’était pour le porter à sa mère ; mais presque au même instant, la femme à la grosse voix me dit :
– Allons ! délivrez-la !
Elle me guida vers le lit. L’accouchée ne parlait plus. Pendant que je la délivrais, je sentis qu’elle pleurait.
– Lavez-vous ! ordonna la femme en me présentant de l’eau.
– Mais l’enfant ?… dis-je.
Un sanglot souleva la poitrine de l’accouchée.
– L’enfant ! répétai-je avec force ; je n’entends plus ses cris !
– L’enfant est avec sa nourrice, me répondit la femme ; ne vous inquiétez pas de cela !
Depuis quelques minutes, l’idée d’un crime m’avait quittée. Elle revint avec plus de force. Quelque chose d’horrible me passa devant les yeux. Je me dis : On a tué l’enfant là, dans cette chambre qui semble vide maintenant ; on l’a tué à deux pas de sa mère !… Et en ce moment, dans la cour ou dans le jardin, sous les fenêtres, on fait un petit trou dans le sol… Je lavai ma main droite, et je glissai l’autre, qui resta tout imprégnée de sang, sous mon châle. Je reçus l’argent qu’on m’offrit dans ma main droite.
– Faites-moi sortir, dis-je, j’étouffe ici !
Ce fut la femme qui me guida au travers de la première chambre déserte. Nous descendîmes ensemble le petit escalier. J’avais la rampe à ma gauche ; j’y appliquai à plusieurs endroits, en dessous, ma main, imprégnée de sang. Il y avait vingt-deux marches ; je fis cinq marques. En sortant, j’essuyai ma main contre le bois de la porte d’entrée. La femme n’était plus là. Mais j’entendais un bruit sourd par-dessus un mur voisin, à droite de l’entrée.
– Vous savez, me dit-on ; montez.
Je reconnus la voix de mon chauve. Après une demi-heure de marche, il tourna le bouton et délia lui-même mon bandeau, qu’il mit dans sa poche. Le jour naissait, nous étions entre l’Observatoire et la grille du Luxembourg.
– Vous savez, me dit-il, on est bien embarrassé dans les familles quand il arrive des choses comme ça… Bonsoir.
Je venais de descendre. Le fiacre partit au galop. Il n’avait pas plus de numéro à l’extérieur qu’à l’intérieur. Je fis la route à pied de l’allée de l’Observatoire à la rue de la Jussienne. En arrivant mes jambes ne pouvaient plus me soutenir. Eugénie m’attendait, folle d’inquiétude. Je tombai sur un siège, et je lui demandai un verre d’eau. Il me fut impossible de répondre à ses questions. L’idée fixe de retrouver la maison où s’était commis le crime me tenait avec une violence incomparable. Je prononçai machinalement ces mots :
– Je n’ai rien !… je n’ai rien !… je vous dirai tout !
Il y avait, près du siège où j’étais tombée en entrant, une table, et sur la table ce qu’il fallait pour écrire. J’attirai à moi le papier, la plume, l’encre. Eugénie me vit avec stupéfaction aligner des colonnes de chiffres, posées de cette sorte :
1. – 59. – Droite.
2. – 33 – Droite.
3. – 114. – Gauche.
4. – 47. – Droite.
Ainsi de suite jusqu’au nombre 37 à la première colonne. En regard du nombre 24, j’écrivis cette mention : Cris de geindre, odeur de pain chaud à gauche. En regard du numéro 36, cette autre : Fumée de houille, bruit de machine à vapeur ; fin du pavé. Les 13 et 15e nombres avaient en regard le mot pont. La petite sage-femme crut que j’avais perdu la raison.
– Gardez-moi ce papier, lui dis-je après l’avoir plié. Je vais faire une grande maladie. Vous me le rendrez après.
Loin d’avoir perdu la raison, j’avais, à cette heure qui précéda le premier accès de fièvre, une lucidité d’intelligence extraordinaire et que je n’ai peut-être jamais possédée à un degré pareil. Pendant que la patronne faisait la couverture de mon lit, me regardant avec effroi et voyant en moi déjà les symptômes de délire, mon esprit combinait avec une précision admirable un système de probabilités où tous les faits, perçus depuis mon départ, la veille, à dix heures, étaient casés et disaient leur mot. Je n’avais rien oublié, absolument rien. Chacune de mes sensations était si vivante qu’il me semblait, en me la rappelant, l’éprouver encore. De l’ensemble de ces faits, de leur choc, de leur confrontation, je tirais des conséquences peut-être fautives, mais dont l’évidence me frappait comme un éclair.
Il faut bien que je le dise. Je ne retrouvai point cela intact après ma maladie. Car je fus malade, très-malade. Ce qui brillait avant la fièvre devint après terne et confus.
Au début de ma convalescence, je ne me souvenais absolument pas de ce qui s’était passé. Ma tête était vide. Ce qui éveilla ma mémoire, ce fut le récit des paroles prononcées dans mon délire. On a coutume de répéter aux malades ce qu’ils ont dit dans la fièvre. C’est peut-être un tort. Cela les frappe trop violemment.
Eugénie était de cet avis ; mais la domestique, transgressant ses ordres, me parla de mes dénombrements fantastiques, – et de la rampe sanglante. Cela la faisait beaucoup rire, cette bonne fille.
Quand Eugénie rentra, elle dut croire que j’étais retombée au plus fort de mon mal. La fièvre m’avait reprise. C’était l’effort terrible que je faisais pour me souvenir qui me l’avait rendue. Je recommençais à compter laborieusement, je prononçais des paroles que nul ne pouvait entendre, et ce mot revenait sans cesse parmi l’apparente incohérence de mon discours :
– La rampe !… On trouvera du sang à la rampe.
Eugénie, épouvantée, envoya chercher le médecin. Le médecin avait dit qu’une rechute serait probablement fatale. Mais je la priai de renvoyer la bonne et de fermer les portes. Dès que nous fûmes seules, je me levai sur mon séant.
– Je crois que je me souviens, lui dis-je d’un ton très-calme ; mais peut-être est-ce un mauvais rêve… Vous allez prononcer mon arrêt… Vous ai-je remis, oui ou non, à une époque que je ne saurais préciser, un écrit où se trouvent des chiffres et quelques notes, inintelligibles pour vous ?
La petite sage-femme eut d’abord la présence d’esprit de me répondre négativement, mais cela ne réussit point. Je pris ma tête à deux mains, et me laissai retomber sur mon oreiller comme si j’eusse reçu un coup de massue.
– Alors, m’écriai-je, que Dieu ait pitié de moi… Je vois bien que je suis folle !
Eugénie eut peur. Elle alla chercher ce papier que j’avais écrit au retour de mon excursion nocturne. Je le reconnus du premier coup d’œil, et je restai comme fascinée.
– C’est donc bien vrai ! m’écriai-je, saisie d’un tremblement qui ne fit qu’augmenter l’effroi de ma compagne ; j’ai vu !… j’ai entendu cela !
Puis avec une violence soudaine :
– Les vers, dis-je, les vers ont déjà dévoré le corps du pauvre enfant ! – Calmez-vous, Suzanne, me dit Eugénie ; je vous en prie, ma fille, calmez-vous ! – Combien y a-t-il de temps que je suis au lit ? demandai-je. – Trois semaines, me répondit la sage-femme.
Je levai les mains au ciel. Que de choses on avait pu faire depuis trois semaines pour dépister mes recherches !
– Mais, repris-je, répondant à mes propres réflexions, la maison reste, l’escalier est là… l’escalier de vingt-deux marches… la rampe a dû garder des traces de sang… en bêchant la terre du jardin, on retrouvera du moins les pauvres petits ossements de l’enfant !… – Mais, au nom du ciel, m’interrompit Eugénie, c’est moi qui vous le demande maintenant, Suzanne : rêvez-vous ou parlez-vous selon votre raison ?
Je levai mon papier.
– Voilà mon témoin ! m’écriai-je, mon témoin contre moi-même, car je voulais douter… J’ai vu quelque chose de hideux… non pas avec mes yeux, qui étaient bandés, mais avec mon âme qui était libre… et il me semble que j’aurai un feu ardent dans la conscience tant que je n’aurai pas dévoilé le meurtre !… – Le meurtre !… répéta Eugénie, qui se rapprocha involontairement. – Écoutez ! lui dis-je, je vais vous raconter… – Non ! pas à présent ! s’écria-t-elle, le médecin a défendu… Vous vous fatigueriez… – Qu’importe la fatigue ! m’écriai-je à mon tour, ce secret-là m’étouffe… Je veux que vous m’écoutiez !
– Je vais défendre qu’on ne nous interrompe, me dit Eugénie. – Vous avez raison, répondis-je, personne autre que vous ne doit entendre ce que je vais vous révéler.
Elle sortit. Pendant qu’elle était dehors, je pris instinctivement la résolution de lui cacher les noms qui rapportaient si étrangement mon aventure à sa propre histoire et à d’autres événements qu’elle connaissait par moi. Fis-je bien ? Je ne sais. Je crois que les coups qui nous frappèrent ne pouvaient pas être parés par la prudence humaine.
Dès qu’elle fut de retour, je commençai. Dès que j’eus commencé, le soin que je prenais de supprimer tout ce qui avait trait à elle me gêna. Mon récit fut embarrassé, dénué de clarté, dénué surtout d’élément probant et d’intérêt. Car, ce qui faisait l’intérêt de l’aventure, en dehors du crime lui-même, c’était cette lugubre espièglerie, cette idée de jouer en assassinant, et de placer Brodard en face de sa victime en un instant si solennel. Ces noms d’Agost et de Rodolphe auraient fait tressaillir chaque fibre du cœur de la petite sage-femme. Le nom d’Elisa l’aurait bouleversée. Elle écouta mon récit assez froidement.
– Ma pauvre chère enfant, me dit-elle, on voit bien que vous êtes novice. Je ne veux pas dire qu’il soit fort rassurant d’avoir tout à coup les yeux bandés et de se sentir entre deux inconnus dans un fiacre, à une heure du matin… Mais remerciez Dieu qu’ils n’aient rien tenté contre votre personne… Nous n’avons pas de défense : on nous dit de marcher, nous marchons… Nous sommes exposées chaque nuit à des équipées de ce genre… Quant à ce meurtre, il me paraît bien problématique… L’enfant a disparu pour aller avec sa nourrice : quoi de plus simple ? Vous ne l’avez plus revu : c’est la coutume… La mère l’a demandé en pleurant quand il n’était plus là, c’est la règle… Allons, vous voici harassée… je vous atteste sur mon expérience qu’il n’y a pas de quoi vous faire une once de mauvais sang !… Calmez-vous, dormez un petit somme, et ne songez plus à tout cela.
Vous dire l’impatience que j’éprouvais à lui entendre prononcer tant de paroles en l’air est chose impossible. La réfuter me semblait une lassitude inutile. Je me dis : Quand j’aurai la force, nous verrons ! Au bout de huit jours, j’avais la force.
Il y avait maintenant quatre semaines que j’étais au lit.
Le matin, en me levant, je dis à Eugénie :
– Sur ma conscience, calme comme je suis, libre d’esprit, guérie de corps, je vous jure qu’un meurtre a été commis devant moi… Voulez-vous m’aider à en obtenir justice ?
Elle haussa les épaules avec mauvaise humeur.
– Je vous demande si vous voulez m’aider, oui ou non ? insistai-je. – Non, mille fois non ! s’écria-t-elle avec une véritable colère ; vous savez combien je vous aime, et votre entêtement prouve un mauvais cœur… Je n’ai pas assez d’ennemis comme cela, n’est-ce pas ? – Ce ne seront pas de nouveaux ennemis que vous vous ferez ! répliquai-je, non sans une certaine vivacité.
Elle comprenait tout et très-vite. Elle me regarda.
– Vous m’avez donc caché quelque chose, Suzanne ? dit-elle en se calmant subitement. – Ma bonne et chère Eugénie, repris-je au lieu de répondre, puisque vous ne voulez pas m’aider, je travaillerai toute seule.
Je mettais mon châle et mon chapeau.
– Obstinée ! murmura-t-elle en frappant du pied.
Elle mit aussi son chapeau et son châle. J’étais déjà fâchée de n’être pas partie toute seule.
– Réfléchissez, lui dis-je ; vous n’êtes pas forcée d’entrer en lice… Ce sont des êtres pervers et puissants… Vous n’êtes pas comme moi… vous n’avez rien vu…
– Étourdie et folle ! s’écria-t-elle, tu crois que je vais te laisser aller seule !
Elle m’embrassa en me poussant dehors. L’instant d’après, nous montions dans un fiacre, place des Victoires, et je disais au cocher :
– Rue du Banquier. – Quel numéro, ma petite dame ? – Allez toujours, on vous arrêtera.
Ce n’était pas à Eugénie qu’il fallait expliquer bien longuement un plan comme le mien. Elle avait eu plus d’une aventure en sa vie. Elle devina du premier coup quel était mon dessein.
– Je t’ai tutoyée tout à l’heure sans le vouloir, dit-elle quand le fiacre fut parti ; je continuerai : cela m’est plus commode… Moi, vois-tu, il me semble que tu es ma fille !
Je me jetai à son cou, les larmes aux yeux. Mon cœur se serrait à l’idée du danger que peut-être je lui faisais courir. Elle ne songeait plus à cela.
– Marchons ! reprit-elle ; il paraît que c’était écrit. Je suis bien aise de savoir comment tu t’en tireras avec tes chiffres… J’ai eu la même pensée une fois… C’est une pensée qui doit venir à tout le monde en pareil cas… Mais la mémoire !… Il faut une mémoire véritablement diabolique ! – Je suis sûre de ne m’être pas trompée, dis-je. – Cela ne suffit pas… Tous les chevaux de fiacre ne marchent pas de la même manière… – Je remarquais justement, l’interrompis-je, que ceux-ci ont à peu près le pas des autres. – Nous allons voir ! nous allons voir ! C’est un colin-maillard un peu prolongé !… Dans ma jeunesse, nous avions un jeu là-bas, à Saint-Philibert-en-Mauges. On se faisait bander les yeux, on prenait en main une gaule, et on marchait vers un œuf de pie, posé par terre à douze pas… Quand on cassait l’œuf d’un coup de gaule, on avait un sou… On ne le cassait pas souvent. – Oui, répondis-je, mais vous marchiez vous-même, et la passion de gagner le sou vous trompait… Enfin, nous allons voir !
Au jour, cette rue du Banquier me parut plus triste encore et plus déserte.
– Dans ton idée, reprit Eugénie, où places-tu ta maison mystérieuse ? – Rue Saint-Lazare, répliquai-je, ou du moins aux environs, dans ces quartiers nouveaux où l’on bâtit la gare du chemin de fer.
Il n’y avait alors qu’un seul chemin de fer, qui était celui de Saint-Germain.
– Et tes raisons ? – J’ai eu deux descentes ; j’ai passé deux ponts… j’ai trouvé une montée qui, selon moi, doit être celle de la rue des Frondeurs… Il m’a semblé traverser le boulevard, et une traite en ligne droite, pendant laquelle j’ai compté jusqu’à trois cents, pourrait bien être la rue Louis-le-Grand, prolongée, sauf un coude peu appréciable, par la rue de la Chaussée-d’Antin. – Tu as un parti pris, m’interrompit Eugénie ; cela te gênera. – Oui, répliquai-je, mais j’ai un moyen de recouvrer toute mon impartialité.
Je tirai de ma poche un foulard que j’arrangeai en cravate, et je la priai de me le nouer sur les yeux.
– À la bonne heure, fit-elle, on ne peut rien t’apprendre.
Le fiacre était arrêté au milieu de la rue du Banquier. Nous fîmes descendre le cocher.
– Mon brave, lui dit Eugénie, il s’agit d’une gageure… Nous laissons la portière de devant ouverte… madame, qui a les yeux bandés comme vous voyez, va vous commander la manœuvre… Si vous marchez toujours d’un trot égal, tournant juste à son commandement, je vous promets un bon pour-boire.
J’entendis le cocher qui grondait en remontant sur son siège. Cependant il toucha ses chevaux. Après avoir compté jusqu’à cinquante-neuf, je commandai :
– À droite !
Je sentis que la voiture obéissait. Je comptai trente-trois.
– À droite encore ! – Bravo ! dit Eugénie ; les rues se trouvent juste à point. – À gauche ! m’écriai-je, après avoir compté cent quatorze.
Il fallut faire quelques pas de plus pour trouver une rue, mais, au bout de dix-sept nombres, on put tourner à droite. J’étais sûre désormais de la précision de ma mécanique.
– Nous devons être sur un pont ! dis-je au treizième détour. – Nous sommes sur un pont, me répondit Eugénie. – À gauche !… Nous voici maintenant sur un autre pont. – C’est juste. Nous allons y arriver : j’y engagerais ma vie ! – Ma foi, dit madame Mutel, je commence à le croire.
Au bout de cinq minutes, je lui dis :
– Regardez à notre gauche s’il n’y a point un boulanger. – Non, me répondit-elle, je n’en vois point. – Regardez bien. – Ah ! si fait… dans l’enfoncement. – Nous devons être aux environs de Saint-Roch, n’est-ce pas ? – Ah ! pour cela non ! s’écria Eugénie, qui se prit à rire. – Où sommes-nous donc ? – Derrière le théâtre de l’Odéon.
Je fus un instant déconcertée.
– Compte, ma fille, compte ! s’écria Eugénie ; tu vas te brouiller.
C’était déjà fait. Nous fûmes obligés de retourner en arrière jusqu’au dernier détour. En revenant ainsi sur nos pas, Eugénie me dit :
– Toute l’erreur vient des ponts… tu as cru traverser les deux bras de la rivière, et tu as traversé deux fois le même bras, une fois au pont de l’Archevêché, une fois au pont Notre-Dame… Deux angles droits que tu n’as pas saisis… Cela suffit tout juste pour s’en revenir à Paris, quand on croit aller à Pantoise… Mais l’important n’est pas là : tu as une boussole ; marche !
Je commençai, en effet, à compter. J’avais mon papier en cas de manque de mémoire, mais je ne fus pas obligée de le consulter une seule fois. Bien que je fusse un peu humiliée d’avoir pris la montée de l’Odéon pour la butte Saint-Roch, je ne perdis pas un instant confiance.
– Nous devons être auprès du but, dis-je à ma compagne au bout d’un quart d’heure ; cherchez une usine à vapeur à gauche. – L’usine y est : une fonderie de fer. – Tournez à gauche… le pavé va cesser.
Le pavé cessa.
Je comptai jusqu’à vingt, et je dis :
– Halte !
La voiture s’arrêta aussitôt. J’arrachai avidement mon bandeau. En regardant autour de moi, je vis une longue allée de grands arbres. Je ne connaissais pas ce lieu.
– Nous sommes, me dit Eugénie, qui était pâle et fort émue, sur le boulevard des Invalides, au bout de la rue de Sèvres.
Il me semblait que mon cœur allait briser ma poitrine. Vis-à-vis de nous, de l’autre côté du boulevard, c’étaient des guinguettes, entrecoupant des chantiers de bois à brûler. Au-delà de la rue de Sèvres, un couvent s’élevait. Tout près de nous, à deux pas du fiacre, il y avait une élégante porte cochère, soutenue par deux pilastres surmontés de vases à fleurs. Le pignon de la maison s’enclavait dans le mur, à gauche ; à droite, c’était le jardin. Mon premier regard fut pour le battant de la porte, où je cherchai la trace de ma main sanglante. La trace n’existait plus.
– L’endroit était trop apparent ! Murmurai-je ; c’est la rampe qu’il faudrait voir.
Comme nous étions arrêtées, debout devant la porte, l’horloge d’un chantier voisin sonna midi. Je serrai le bras d’Eugénie.
– J’ai entendu cette horloge-là sonner minuit, lui dis-je.
Au son de ma voix, deux grosses pattes de chien sortirent sous la porte, et un féroce aboiement retentit.
– C’est bien le chien, dis-je encore.
Puis, montrant avec assurance le pan de mur qui s’étendait à droite de la porte cochère, j’ajoutai :
– Ici, derrière, on a enterré la pauvre innocente créature.
Je parlais encore que la porte cochère s’ouvrit. Je n’eus que le temps de rabattre mon voile sur mon visage. C’était mon chauve qui ouvrait la porte.
– Ne restons pas là, dit Eugénie.
Nous fîmes semblant de nous promener.
Une calèche découverte sortit de la cour. Elle contenait une femme de quarante-cinq ans environ, un vieillard à cheveux blancs, à l’aspect sévère et vénérable, qui portait la rosette de la Légion d’honneur, et une jeune fille souriante et jolie. Les deux dames étaient en toilette de promenade. Elles passèrent sans nous remarquer.
Derrière la calèche, la porte se referma. Nous restâmes plusieurs minutes immobiles et silencieuses.
– Que vas-tu faire ? me demanda Eugénie.
– Celle qui vient de passer, répondis-je, c’est l’accouchée, j’en jurerais… C’est elle qui a dit : Edmond ! Edmond !
– Prends bien garde ! fit Eugénie effrayée.
Mais je l’interrompis, et je repris d’un ton résolu :
– L’enfant est là… À qui s’adresse-t-on pour dénoncer un meurtre ?
* * * * * * * * * *
À deux heures nous étions au parquet du procureur du roi. Nous attendions depuis longtemps déjà. On vint nous dire que M. le substitut nous priait d’entrer.
C’était un jeune homme très-pâle, le front dégarni, l’œil fatigué. Il était beau, mais sa physionomie ne brillait pas par la fraîcheur. Il fut poli jusqu’au moment où nous déclinâmes notre qualité de sages-femmes. À dater de cet instant, il fut défiant et à la fois curieux.
Je lui fis ma déclaration en termes que je trouvai très-clairs et très-précis. Il prit quelques notes d’un air distrait. Il était évident pour moi qu’il pensait déjà à toute autre chose lorsqu’il nous dit :
– Ces crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante… La morale, la religion, la loi…
Il s’interrompit, réfléchissant à temps qu’il n’y avait là personne pour l’entendre plaider.
– Et vous, madame ? dit-il en s’adressant à ma compagne, n’avez-vous rien à déclarer ? – Madame Suzanne Lodin a fait ses études chez moi, répondit Eugénie ; je lui sers de mère. – Ah ! fit le substitut, qui ouvrit un journal ; alors, cela suffit… Ces crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante… Le glaive de la loi ne doit point rester au fourreau, quand… Cela suffit, mesdames ; vous serez appelées demain au cabinet de M. le procureur général… C’est affaire de cour d’assises… Il y a peine de mort… Notez que ces crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante… Mesdames, vous pouvez vous retirer… J’ai votre adresse ? oui… J’ai l’honneur de vous saluer.
Nous nous levâmes. Il salua, remit son bonnet de velours, qu’il avait ôté, et reprit son journal. Comme nous passions le seuil, il se ravisa.
– Voyons vos notes, dit-il ; est-ce bien tout ? Accouchement clandestin, opération faite dans l’obscurité. Enfant refusé à la mère. Cessation subite de tous cris. Maison du crime retrouvée à l’aide d’un calcul très-curieux. Rampe ensanglantée… Vous ne m’avez pas dit le nom des personnes… – Je l’ignore, monsieur, répondis-je. – Mais l’adresse, au moins, vous la savez ? – Depuis ce matin… La maison est située au numéro… du boulevard des Invalides.
La figure du jeune substitut ne broncha pas, je dois lui rendre cette justice ; mais ses jambes tressaillirent au point que ses deux genoux se choquèrent l’un contre l’autre sous son bureau. Sa plume resta suspendue au-dessus du papier. D’où j’étais, je la voyais trembler dans sa main. Cet homme faisait en ce moment sur lui-même un prodigieux effort. Je le voyais, quoique les causes de cette étrange et subite émotion m’échappassent complètement. Eugénie s’aperçut seulement que sa voix était légèrement altérée lorsqu’il dit :
– Cela suffit, mesdames… ces crimes d’infanticide se multiplient… L’instruction aura besoin de vous… – As-tu vu ? me dit Eugénie quand nous fûmes dans le corridor. – J’ai vu, répondis-je. – Dieu veuille que tu n’aies pas tué du premier coup ta carrière, ma pauvre enfant !…
Le cocher eut son pour-boire et nous félicita.
Il n’y avait pas une demi-heure que nous étions rentrées, lorsque notre petite bonne nous annonça une visite. C’était le substitut. Il était tout de noir habillé et raide dans sa cravate.
– Madame, dit-il en s’adressant à moi, la justice ne peut avoir que des éloges pour une conduite semblable à la vôtre… Les crimes d’infanticide se multiplient, et nous avons dû user de diligence… Nos renseignements sont pris… La maison du n°… boulevard des Invalides, appartient à M. le général C***. Ne vous effrayez pas… La loi est si haute et si forte, que la position des accusés importe peu… Seulement, il faut agir avec prudence et célérité : dès demain, une descente de justice aura lieu… Jusque-là, pas un mot… Et si vous aviez quelques communications à faire au parquet, souvenez-vous qu’elles doivent m’être adressées personnellement : M. de Gérin ; voici ma carte.
Je restai longtemps les yeux fixés sur cette carte.
– C’est pair ou non ! me dit Eugénie, qui devinait le motif de cette préoccupation ; il s’appelle peut-être Edmond.
Il était dit que nous verrions trois fois dans cette même journée le jeune et grave magistrat. Nous avions eu fantaisie, pour dissiper nos idées sombres, de faire une petite débauche. On jouait la Dame blanche à l’Opéra-Comique : nous louâmes deux stalles. Cette bonne et belle musique de Boïeldieu a le don de me réconforter comme un cordial. Au moment où nous sortions toutes ragaillardies, sous le péristyle brillamment éclairé, j’entendis derrière moi une voix qui disait :
– Edmond est allé chercher sa voiture.
– Qu’as-tu donc, petite ? demanda Eugénie.
Il paraît que mon bras était devenu de glace.
– C’est elle ! murmurai-je, prête à me trouver mal.
Eugénie se retourna. À deux pas de nous, elle vit les trois personnes qui étaient, le matin, dans la calèche découverte.
La belle jeune fille rose et rieuse, le vieillard à cheveux blancs, la femme de quarante-cinq ans.
– Il tarde bien ! dit celle-ci.
Je reconnus la voix de mon assistante, la voix qui avait dit : « Malheureuse ! veux-tu bien te taire ! » quand l’accouchée avait prononcé le nom d’Edmond.
– Le voici ! le voici ! fit la jeune fille, mais il ne nous voit pas… il est si myope !… Appelez-le, mon oncle ! – Edmond ! prononça la voix mâle du vieillard.
Je ne me souvins pas de l’avoir entendue, la nuit de l’accouchement. Edmond, cependant, monta les degrés du péristyle. J’eus bien de la peine à retenir le cri qui voulait s’échapper de ma poitrine. Edmond était M. de Gérin, le substitut.
Le lendemain, je fus convoquée, seule, par lettre du parquet. Eugénie voulut venir avec moi, mais elle dut m’attendre dans l’antichambre. Lorsque j’entrai, M. Edmond de Gérin était en conférence avec son chef, M. le procureur du roi. Celui-ci, homme jeune encore, mais affectant un profond dédain de son extérieur, formait un entier contraste avec le pâle Edmond. Le lecteur peut bien croire que désormais je n’attendais absolument rien de bon de mes démarches. Ce hasard qui, pour moi, rattachait M. de Gérin, non pas au crime, mais aux coupables, laissait à la vérité trop peu de chance de se faire jour. J’ai grande confiance en l’intégrité de la magistrature ; mais, dans certains cas, les magistrats eux-mêmes se récusent, faisant la part des imperfections humaines. Du moment que M. de Gérin ne se récusait pas purement et simplement, comme les causes qui eussent motivé cette abstention étaient un mystère pour tout le monde (même pour moi dans sa pensée), j’avais bien le droit de me défier de lui. Si quelqu’un eût pu me rendre le courage qui allait m’abandonnant, c’était bien le rustique procureur du roi. Il avait l’air d’un brave homme dans toute la force du terme, autant que ce mot peut s’appliquer au parquet, dont la mission n’est réellement pas d’être débonnaire. Il était brusque ; il semblait franc dans sa sévérité. Il avait un œil sagace sous un front demi-chauve qui manquait peut-être un peu de développement. Le point de jonction de ses arcades sourcilières faisait saillie, annonçant cette mémoire des objets extérieurs, qui est si nécessaire aux gardiens de la sûreté publique. Si j’avais parlé d’abord à cet homme-là, les choses eussent tourné autrement.
– Très-cher, disait-il à M. de Gérin au moment où j’entrais, je comprends fort bien, comme vous le répétez souvent avec raison, que les cas d’infanticide se multiplient, et qu’il faut mettre ordre à cela… Il pourrait se faire, en définitive, qu’une des servantes du général eût essayé de cacher une faute au moyen d’un crime… Mais tout ceci me paraît tellement romanesque… – Aussi n’ai-je fait aucune espèce de bruit, répondit M. de Gérin ; j’ai pris le plan des lieux chez mon propre architecte, qui, par hasard, se trouvait être celui du général. – N’êtes-vous pas lié avec cette famille… un peu ? – Lié, non… mais en très-bonnes relations. – C’est cela que je voulais dire… Voyons le plan des lieux.
Gérin déroula un grand papier qu’il avait et le plaça sous les yeux de son chef. En même temps il me fit signe d’approcher.
– Elle est très-jeune, comme vous voyez, ajouta-t-il en me saluant de la main ; l’autre est beaucoup plus âgée… Il y a peut-être quelque chose. – Si vous parlez de madame Mutel, ma compagne et mon amie, monsieur, dis-je, elle a fait tout au monde pour m’empêcher d’agir. – Elle a eu tort, répliqua sèchement le procureur du roi ; veuillez ne parler, madame, que quand on vous interrogera.
Il parcourut des yeux le plan qui lui était présenté.
– Par où seriez-vous entrée, madame ? me demanda-t-il.
Et me regardant tout à coup.
– Vous êtes bien jeune, s’interrompit-il, pour être sage-femme ?
– J’ai mon diplôme dans ma poche, répondis-je.
Il me fit signe de répondre à sa première question. Je montrai du doigt la porte cochère.
– Et ensuite ? continua-t-il. – Vous savez, monsieur, dis je, que j’avais un bandeau sur les yeux… – Et ensuite ? répéta-t-il avec une visible impatience. – Je tournai à gauche, répondis-je ; le chien aboyait très-loin de moi… Je montai un escalier… – Un grand escalier ? – Au contraire… un fort petit escalier. – Que vous disais-je ! s’écria Gérin ; les communs… tout cela s’est passé dans les communs !
– Je n’avais rien à dire contre cela : c’était ma propre opinion. Cependant, je sentais bien que Gérin tirait d’un fait vrai des conséquences mensongères.
Avant mon arrivée, il avait eu l’adresse de persuader à son chef qu’il s’agissait d’une servante. Le procureur du roi venait d’avoir un sourire.
– Sachez, très-cher, dit-il à son subordonné, si ma voiture est prête… Voulez-vous venir avec moi ?… Non, n’est-ce pas ? vos bonnes relations avec cette famille.
Gérin s’inclina et sortit. Pendant son absence, le procureur du roi ne m’adressa pas la parole. Quand Gérin fut de retour :
– Partons, madame, me dit-il.
Même silence pendant la route.
– Monsieur, lui dis-je, au moment d’arriver, au nom de Dieu ! écoutez-moi… Il n’y a peut-être plus de sang à la rampe… – Ah ! vraiment ?… m’interrompit-il. – Écoutez-moi !… Regardez bien en dessous… Hier, on voyait encore l’endroit où la porte cochère a été lavée… Quant au corps de l’enfant, je suis bien sûre qu’il a disparu ! – Pourquoi ?… – Parce que… je n’accuse personne… mais la jeune fille ou la jeune femme que j’ai accouchée a prononcé un nom dans les douleurs. – Quel nom ? – Edmond.
Le procureur du roi me jeta un regard si perçant que je baissai les yeux.
– Ah ! diable ! fit-il.
Et ce fut tout.
Le chef du parquet avait avec lui un commis-greffier en bourgeois. Il fit demander le général. Ce fut la femme de quarante-cinq ans qui vint. Le procureur du roi la salua comme une vieille connaissance.
– Madame la baronne, lui dit-il, ne nous effrayons pas, et tâchez que votre vaillant frère ne nous fasse pas d’algarade… Je ne viens pas ternir la gloire des armées françaises… Il faut seulement que je visite ce petit bâtiment qui est à gauche… et ce coin du jardin qui est à droite.
– Et pourquoi cela, monsieur ? demanda madame la baronne avec un peu de hauteur.
– Parce qu’il le faut, répondit le chef du parquet ; donnez ordre à vos domestiques de m’obéir et allez présenter mes hommage à votre charmante fille.
J’ai tout lieu de croire que madame la baronne me reconnaissait parfaitement, car elle ne faisait nulle attention à moi.
– Ne puis-je assister ?… commença-t-elle.
– À quoi ? demanda sévèrement le magistrat.
Mais madame la baronne était une femme de poids.
– À ce que vous allez faire chez moi, monsieur le procureur du roi, répondit-elle sans se déconcerter le moins du monde. – Non, madame, répliqua celui-ci ; j’ai l’honneur de vous présenter mes hommages.
Il salua. Madame la baronne comprenait fort bien que cette enquête sous-main et dépourvue de caractère légal était un passe-droit en faveur de sa position. Elle se retira en grondant. Le procureur du roi monta l’escalier. Je le suivis.
– Vingt-deux marches, dis-je ; c’est bien ici.
L’escalier était fort obscur. Le procureur du roi jeta en montant un regard distrait sur la rampe. Nous traversâmes la première chambre ; il y avait dedans quelques débris de caisses et de pots à fleurs. Dans la seconde, nous trouvâmes des bouteilles vides. J’étais stupéfaite.
– Descendez, dit le chef du parquet au greffier, rapportez moi une bougie.
Il atteignit son portefeuille et mouilla sa mine de plomb.
– Ces noms ? me dit-il. – Quels noms ? demandai-je.
Il frappa du pied.
– Ces noms que vous avez entendus ici ? – Agost, Rodolphe, Edmond. – Vous aviez parlé de Brodard-Peyrusse ? – C’est Rodolphe… – Comment savez-vous cela ?
Peu s’en fallut que je ne lui racontasse l’histoire de la somnambule. Je n’osai.
La façon dont je l’ai appris, répondis-je, ne prouverait rien à vos yeux… Mais hier soir, M. de Gérin était à l’Opéra-Comique… Il est allé chercher la voiture du général, dont la nièce l’a appelé par son nom : Edmond…
Le greffier revenait. Le procureur du roi prit lui-même la bougie ; il regarda le dessous de la rampe et fit tomber avec l’ongle une écaille noirâtre qu’il mit dans son portefeuille. Nous passâmes dans le jardin, sous les platanes. Le procureur du roi fit les cent pas le long du mur.
– C’était bien ici ? me demanda-t-il. – C’était bien ici, répondis-je.
Il frappa deux fois le sol de son talon. La première fois, le talon enfonça ; la seconde fois, non.
– Mes respects à ces dames, dit-il brusquement au domestique qui nous suivait.
Et il partit.
Il n’y avait pas de chien dans la niche, et nous n’avions point rencontré mon chauve.
– Je ne sais pas ce que je ferai, grommela-t-il comme en se parlant à lui-même… il y a ce sang… mais le corps du délit doit être enlevé. – Madame, ajouta-t-il en s’adressant à moi, vous avez fait votre devoir et prouvé une très-remarquable intelligence. Si l’on vous inquiétait, adressez-vous à moi…
* * * * * * * * * *
Il y avait huit à dix jours que ces choses étaient passées, lorsque nous vîmes dans les journaux que M. D*** (notre procureur du roi) était nommé procureur général près la cour de Toulouse. Nous n’entendîmes plus parler de l’instruction.
Vis-à-vis de chez nous, rue de la Jussienne, il y avait un petit café d’où nous faisions venir notre chocolat, le matin. La femme du café nous dit vers cette époque qu’un mauvais sujet, qu’elle nous dépeignit et que je crus reconnaître pour l’agent d’affaires Testulier, était venu ivre chez elle, avait proféré des menaces contre madame Mutel, qu’il accusait d’avoir tué une pauvre folle nommée Elisa. Et quand la femme du café lui avait demandé ce que c’était que cette Elisa, l’ivrogne avait répondu :
– Elle a plus de mille francs de rentes que vous n’avez de sous vaillant… Et je connais quelqu’un qui paierait bien cher pour… Mais, motus ! mêlez-vous de vos affaires !
Ceci n’eut pas de suite pour le moment. J’ai à raconter une tout autre histoire dont les conséquences devaient changer complètement la face de ma vie.
Depuis quelques jours, le voisin qui demeurait sur le même carré que nous, occupant l’ancien appartement de Marc Bonnin, trois chambres et une petite cuisine, avait déménagé. Je me souviens que les nouveaux locataires entrèrent en jouissance le jour même où nous apprîmes le changement de mon procureur du roi. Je ne les vis point, mais madame Mutel me parla d’eux en manifestant la crainte d’avoir désormais des nuits peu tranquilles. Ces nouveaux voisins étaient des comédiens de province : le mari et la femme. La pauvre Eugénie, qui avait le sommeil difficile, se plaignait par avance du tapage qu’ils feraient. Mais, si mauvaise idée qu’elle se fût faite de ce ménage, l’événement dépassa de beaucoup ses craintes. La chambre à coucher des deux artistes confinait à la chambre à coucher de madame Mutel. Jusqu’à une heure du matin, on entendait un bon bruit de noces et festins : la comédienne était avec tous ses amis, comme madame de Franc Boisy. Vers une heure et demie, le mari rentrait. Le mari avait trouvé un engagement dans un des théâtres du boulevard. Aussitôt le mari rentré, c’étaient des querelles éclatantes, des scènes à réveiller toute la maison. La comédienne avait dix ans de plus que son époux, comme cela se fait généralement. Elle était méchante comme une jeune première. Elle battait le pauvre diable d’artiste, et quand elle l’avait bien battu, elle poussait des cris de détresse, l’accusant d’avoir porté la main sur une femme enceinte.
Madame Mutel entendait tout cela. C’était un enfer. Elle parlait de changer de logement. Je lui proposai de prendre sa chambre. J’avais mon sommeil de vingt ans qui eût bien bravé des querelles et des batailles de comédiens accouplés venant des quatre-vingt-six départements de la France ! D’ailleurs, j’étais rarement à la maison pendant la nuit. La santé d’Eugénie devenait mauvaise et je tâchais, autant que possible, de lui épargner les grandes fatigues. Je ne dormais guère que le jour.
Un matin que nous déjeunions ensemble (je n’étais rentrée que deux heures après minuit), Eugénie me raconta je ne sais quelle scène atroce qui lui avait procuré une nuit blanche. La comédienne avait dû lancer les meubles à la tête de son mari, tant ç’avait été un effroyable tintamarre ! Elle n’accusait que la femme, maintenant. Le mari, disait-elle, supportait toutes ces avanies avec une patience d’ange.
On vint la chercher comme nous achevions de déjeuner. Je restai seule. Je me couchai tout habillée sur mon lit. J’étais bien lasse, et pourtant je ne pus dormir.
On rapporte tout à soi, c’est la nature humaine. Ce n’étaient certes pas les querelles du ménage voisin qui m’occupaient. Je m’étonnais même de l’attention que ma bonne Eugénie accordait à ces choses ; mais involontairement, je faisais un retour sur moi-même, et je médisais :
– Faut-il qu’il y ait des gens malheureux dans cet état de mariage où d’autres trouveraient un si parfait bonheur !
D’autres voulait dire moi. L’état de mariage signifiait Gustave. Gustave était pour moi le mariage, l’amour, la félicité tranquille.
* * * * * * * * * *
La petite domestique entra doucement.
– Dormez-vous, madame ? demanda-t-elle tout bas. – Non… Pourquoi ? – Une lettre… une lettre pour vous.
Je ne recevais jamais de lettres. Je fus tentée de me fâcher de ce mystère.
Je pris la lettre. L’adresse portait :
« À madame Lodin, chez madame Mutel, sage-femme. »
L’écriture de la lettre, élégante et fine, m’était tout à fait inconnue. On eût presque dit une écriture de femme. La lettre était ainsi conçue :
« Madame,
« Vous portez le nom d’une personne que j’ai beaucoup aimée, d’un parent, je dirai même d’un autre moi-même. Je n’ai aucun titre à la faveur que je vous demande, sinon mon grand désir de me rapprocher de vous et de parler de lui. Aujourd’hui, à une heure, je me promènerai aux Tuileries, terrasse du bord de l’eau. Si vous y veniez, vous pourriez compter sur tous les respects de celui qui fut l’ami de votre mari et qui donnerait beaucoup pour devenir le vôtre.
« ADOLPHE DANICOURT. »
Je lus cette lettre trois fois. La troisième fois je me levai. Ma tête tournait. Je ne pouvais pas me tenir sur mes jambes.
Je suis de votre avis. Vous avez raison, cette lettre n’avait pas le sens commun. Il y a des centaines de Lodin en France, d’abord. Ensuite, comme je n’étais femme ni veuve d’aucun de ces Lodin, je ne pouvais prendre le change. Il fallait déchirer cette lettre absurde et la jeter au feu. Il fallait se dire : C’est quelque don Juan de magasin qui prend cette voie ingénieuse pour faire connaissance.
Je regardai la pendule. Il était midi et demi. Je mis mon châle de travers, je coiffai mon chapeau Dieu sait comme, et je sortis comme une folle, sans même voir le sourire narquois de notre petite domestique.
Notre voisine, la comédienne, était sur sa porte, en déshabillé du matin très-galant et très-ridicule. Elle ne me parut pas avoir plus de trente ans. Je m’étonnai que madame Mutel eût pu la trouver si vieille et si laide. Mais je l’avais oubliée avant d’avoir atteint la première volée de l’escalier.
Gustave ! Gustave ! on allait me parler de Gustave ; j’avais la tête perdue et le cœur plein. Ce n’était pas la lettre qui était absurde, mais bien moi qui étais folle ! Est-ce que je savais ce que disait la lettre ? Pour moi, la lettre criait : Gustave ! Gustave !
Je ne fus pas plus de vingt minutes à gagner les Tuileries. Une heure sonnait comme je passais devant le pavillon de l’horloge.
– S’il allait être parti ! me dis-je en prenant ma course.
J’arrivai hors d’haleine en haut de la rampe de la terrasse du bord de l’eau. Je m’arrêtai. Mon regard embrassa la longue rangée d’arbres. Il y avait une demi-douzaine de promeneurs qui allaient paisiblement. J’essuyais mon front baigné de sueur, lorsqu’un pas léger et rapide se fit entendre derrière moi. Je me retournai. C’était un beau jeune homme, le chapeau à la main, qui était tout rouge et qui balbutiait je ne sais quoi. Un bien beau jeune homme ! Cheveux châtains bouclés, figure fine et fière, éclairée par des yeux si doux qu’une femme les eût enviés ; bouche charmante où se jouait une moustache légère et soyeuse, taille souple que faisait valoir un élégant costume du matin. Gustave seul pouvait être encore plus beau que cela ! C’était l’ami de Gustave : c’était Adolphe Danicourt, son parent, son autre lui-même. Les expressions de la lettre me revenaient. L’idée qu’on m’avait trompée ou que du moins on avait écrit tout cela au hasard, l’idée qu’un millier de lettres semblables circulent chaque jour dans Paris, en un mot, l’idée qui vient à tout bon sens vulgaire ne me venait pas à moi. Je cherchais dans les paroles que M. Adolphe Danicourt balbutiait le nom de Gustave.
– Merci d’être venue ! me disait-il avec cette fadeur des amoureux de rencontre : cela me prouve que vous avez pardonné mon audace…
– Je vous en prie, m’écriai-je ; parlez-moi de lui… tout de suite.
Cette troisième personne du pronom rembrunit son charmant sourire.
– Lui ! répéta-t-il avec un peu d’étonnement.
Le séducteur avait, je crois, oublié les termes de sa lettre.
– Gustave ! Gustave Lodin ! repris-je avec force ; n’était-ce pas votre ami ? n’était-ce pas votre frère ?
Son étonnement changea de nature. Ses yeux s’agrandirent. La rougeur de son front fit place à une subite pâleur.
– Oh ! m’écriai-je encore, ayez pitié de moi… parlez !
Il passa deux ou trois fois la main sur son front. Je vis qu’il faisait effort pour me répondre et qu’il ne pouvait pas. Jamais je n’ai éprouvé une angoisse semblable en ma vie. Seigneur ! surtout quand je vis deux grosses larmes rouler le long de ses joues.
Comment ne l’avais-je pas reconnu tout de suite ?
Je me pendis à son cou en criant :
– Gustave ! mon parrain ! mon parrain !
Nous restâmes longtemps embrassés devant tout le monde. Ce n’était pas Gustave qui donnait le plus de baisers. Il aimait moins que moi, ce Gustave. Ce fut lui qui vit le ridicule de notre position. Il eut honte. Ah ! je valais mieux que lui.
– Viens, Suzanne, me dit-il, viens, ma petite sœur ; nous ne pouvons pas rester ici.
Cela me réveilla de mon extase.
Je pris le bras de Gustave, qui m’entraîna vers le quai. Il marchait à grands pas. Je le suivais en courant et en sautillant comme une petite fille. J’avais retrouvé mes douze ans. Sur le quai, nous saisîmes une voiture à la volée.
– Enfin ! m’écriai-je, quand nous fûmes assis sur le vieux velours d’Utrecht du fiacre, je vais pouvoir t’embrasser à mon aise, mon parrain, mon cher parrain !
Il répondit de bon cœur à mes baisers.
– Mais comme te voilà grande et belle, maintenant, Suzanne ! me dit-il. – Et toi, mon Gustave ! comme te voilà grand et beau !… Laisse-moi te regarder… J’aurais eu beau faire, vois-tu !… Tu ne te ressembles plus à toi-même… je ne t’aurais jamais reconnu !
Il porta ma main à ses lèvres. J’en fis autant de la sienne. Il sourit.
– Ah ! dis-je, c’est que rien n’a changé que mon visage… Tu es toujours mon maître. – Mais, m’interrompis-je, pourquoi m’as-tu écrit comme cela ?
Il me donna l’explication qu’il voulut. Je ne l’écoutais pas : je l’adorais.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je pendant qu’il parlait, mon Dieu ! que vous êtes bon !… Quand je pense que j’étais là ce matin, songeant à lui, l’appelant, et que justement voilà sa lettre qui m’arrive !… Où demeures-tu, mon Gustave ? – Bien loin d’ici, me répondit-il en feignant de regarder par la portière.
Et comme j’insistais, il me dit :
– Je demeure au théâtre. – Au théâtre !… Est-ce que tu es comédien ? – Oui, répliqua-t-il avec une sorte d’amertume ; j’ai ce malheur-là.
L’instant d’auparavant, je n’aimais peut-être pas l’état de comédien. Mais vous chercheriez longtemps avant de rencontrer un amour comme le mien, un amour robuste et bon enfant, résolu à trouver tout superbe et prenant son parti à la minute.
– Tant mieux ! tant mieux ! fis-je en battant des mains ; c’est charmant d’être comédien !… Je me ferai comédienne… J’aurai du talent pour te ressembler… Car tu dois avoir bien du talent, mon parrain… Et comme tu dois être joli sur la scène !
Je fronçai un petit peu le sourcil.
– Est-ce qu’on te fait beaucoup de déclarations ? demandai-je.
Il sourit. Mais je ne lui laissai pas le temps de me répondre.
– Méchant ! m’écriai-je, m’avoir laissée si longtemps sans nouvelles… Ah ! de nous deux il n’y a que moi pour bien aimer !
– Suzanne, me répliqua-t-il, et je sentais ma main brûlante dans ses mains froides, je te jure que je t’aime.
Je ne devinais pas le genre d’émotion qui l’agitait. Ce que je voyais bien, c’est qu’il était profondément troublé. Cela me faisait heureuse.
– Et notre mariage ? demandai-je brusquement ; je te préviens que je ne te laisse plus échapper… À quand notre mariage ?
Gustave était très-pâle.
– Tu n’es donc pas mariée ? murmura-t-il.
J’éclatai de rire comme s’il eût dit là quelque chose de très-plaisant.
– Non, je ne suis pas mariée, m’écriai-je. Est-ce que tu voudrais que je fusse mariée !… – Ah ! Suzanne ! fit-il seulement d’un ton de reproche.
Je lui demandai pardon. L’idée ne me vint même pas de lui demander à lui-même s’il était marié, tant cela me paraissait impossible !
Je ne sais comment le temps passa. Il était quatre heures que je me croyais encore aux environs d’une heure et demie. Gustave me dit :
– Il faut que j’aille m’habiller pour le théâtre.
– Tu joues donc ?… Où joues-tu ? – Au théâtre de la Gaîté.
Il me baisa et fit arrêter le fiacre.
– Suzanne, me dit-il, je suis seul sur la terre et bien malheureux… Aime-moi, petite sœur…
Il était descendu, moi je restais dans le fiacre. Je voulus des explications, mais il me baisa la main en me disant :
– À bientôt !
Le lendemain, je revis Gustave. Je lui parlai de notre mariage. Il répondit d’une façon très-satisfaisante. Il était tout prêt ; – et même il ne demandait pas mieux que de me traiter comme sa femme en attendant. Il ne s’agissait que d’avoir ses papiers au pays. Quant à moi, nous pensions que je pourrais me marier au moyen de l’acte de notoriété qui m’avait servi pour mon examen de sage-femme. Gustave me proposa de me louer un petit appartement, car il était peu commode et presque mal séant de se voir ainsi dans la rue. Je refusai pour le moment. À vrai dire, le seul motif de mon refus, c’était l’amitié que je portais à madame Mutel, car je n’avais point de défiance. Gustave ne me pressa point, mais je vis son chagrin. Je ne sais, en vérité, comment cet épisode aurait fini, si les événements ne m’avaient, tout à coup, emportée dans une sorte de tourbillon.
Mon parrain m’avait demandé quinze jours pour avoir ses papiers. Un dimanche au soir qu’il ne jouait pas, je m’habillais pour aller le retrouver, lorsque j’entendis la petite bonne qui annonçait à pleine voix dans la chambre d’Eugénie :
– M. le prince Maxime de ***.
Presque aussitôt après, Eugénie vint fermer la porte qui communiquait avec mon appartement. Me voilà furieuse ! On manquait de confiance en moi ! on m’outrageait ! Mais lorsque j’entendis au travers de la porte des sanglots étouffés, ma colère tomba, et la curiosité, mon péché d’habitude, me saisit violemment à la gorge. Il n’y avait point de serrure à la porte de ma chambre. Impossible de voir ! Qui pleurait là ? madame Mutel ou le prince Maxime ? Il y avait longtemps déjà que j’écoutais. Je n’avais rien deviné. Quoique je fusse habillée de pied en cap, je ne songeais point à partir pour mon rendez-vous. Je voulais savoir. Mais comment savoir ?
Derrière ma chambre, il y avait un cabinet noir qui donnait sur l’escalier de service. Je fis ce raisonnement :
– Il est manifeste que je ne peux pas sortir par l’appartement de madame Mutel, puisqu’on m’a fort impoliment enfermée. Or, j’ai à sortir et je suis libre. Donc il est tout simple que je prenne l’escalier de service. Ce ne sera pas ma faute si je rencontre en bas, sous la voûte, les gens qui viennent faire des visites mystérieuses à madame Mutel.
En conséquence, j’ouvris tout doucement la porte du cabinet noir et je descendis l’escalier. Je n’osai attendre sous la voûte, à cause de la concierge. Je traversai la rue, non sans jeter un coup d’œil curieux à un élégant coupé qui stationnait au-devant de la porte. Ce coupé était aux armes du prince Maxime.
À peine étais-je de l’autre côté de la rue, que je vis un mouvement dans l’ombre de la voûte. Je revins sur mes pas brusquement comme une personne qui s’aperçoit d’un oubli. Au moment où je tournai le coupé pour la seconde fois, le prince Maxime sortait de notre maison, donnant le bras à une jeune femme voilée.
Je n’aurais su dire si elle était laide ou belle, tant son voile était chargé. Mais je la rangeai du premier coup d’œil dans la catégorie des femmes qui cachent une grossesse. J’ajoute qu’il fallait être du métier pour cela. Sa taille haute et très-élégante n’avait presque rien perdu de sa souplesse. Je jugeai qu’elle devait être enceinte de six à sept mois. Ce n’était pas en plus que je me trompais. Je passais fort rapidement, mais le prince Maxime me reconnut, me regarda, et me salua.
Je l’entendis qui disait à sa compagne :
– C’est elle !
Je ne me retournai point. Il me semblait d’abord fort surprenant que le prince m’eût reconnue, plus surprenant encore qu’il s’occupât de moi. Je remontai par l’escalier de service. Je m’attendais à trouver Eugénie dans ma chambre, aussi dis-je en entrant :
– C’est ma bourse que j’ai oubliée.
Eugénie était là, en effet. Elle vint à moi, la main tendue.
– Suzanne, me dit-elle, il y a une bonne action et une besogne difficile à faire. Il s’agit d’opérer en quelque sorte sous les yeux d’un mari très-clairvoyant et très-jaloux. As-tu reconnu le prince Maxime ? – Je l’avais entendu annoncer, répondis-je. – As-tu vu la jeune femme qui était avec lui ? – Oui, elle est enceinte de six mois. – Elle est à terme. – Bah ! fis-je avec une véritable surprise. – C’est sa sœur, madame la comtesse de Champmas-d’Argail. – Bah ! fis-je encore. Et M. le comte de Champmas-d’Argail ?… – Il aura quatre-vingt-deux ans viennent les roses !
Madame Mutel me raconta alors que le vieux diplomate, cousin-germain de notre ancienne connaissance, le terrible duc de Champmas-Mauges, qui mettait le feu aux barils de poudre, avait épousé mademoiselle Florence-Angélique de ***, sa petite-nièce à la mode de Bretagne, afin de lui donner toute sa fortune. Le prince Maxime, son frère, alors âgé d’une vingtaine d’années, s’était opposé à ce mariage. Mais la jeune fille (elle avait juste quinze ans) ne manifesta aucune espèce de répugnance. Elle aimait le vieux homme comme on aime un aïeul, et ne voyait rien dans le mariage au-delà de ce genre d’affection.
Si M. le comte de Champmas-d’Argail n’eût pas eu le tort de dépasser sa quatre-vingtième année, il aurait pu se vanter, en arrivant dans l’autre monde, de l’entière fidélité de sa femme.
À vingt-quatre ans, Florence aima pour la première fois de sa vie. Ce fut un coup de foudre. Elle n’eut pas même l’idée de résister, tant sa passion inconnue l’étreignit puissamment.
Florence avait pris Maxime pour confident, non point de ses amours, mais de ses périls. Elle se savait adorée de son frère. Elle avait pu sortir aujourd’hui, dimanche, sous prétexte d’aller à l’office. Huit grands jours allaient se passer sans retrouver une occasion pareille. Des signes certains annonçaient que sa couche aurait lieu dans l’intervalle de ces huit jours et probablement, au commencement de la semaine. Il fallait qu’elle fût délivrée à l’hôtel de Champmas, dans sa chambre qui confinait à celle de son mari. Il y avait plus d’un an que M. le comte de Champmas-d’Argail n’avait franchi le seuil de sa porte cochère. Et depuis quelques mois il était triste. Il avait des soupçons.
En vérité, Eugénie avait raison de le dire. La besogne était excessivement difficile.
Ils étaient venus tous deux, le prince Maxime et la jeune comtesse, sans plan arrêté, sans idée de défense. Elle avait dit : Sauvez-moi ! Le prince avait répété : Sauvez-la !
Nous savons combien Eugénie était profondément dévouée à toute cette famille ; mais contre certains obstacles, le dévoûment lui-même est impuissant. Eugénie, après avoir bien réfléchi, avait demandé à la comtesse :
– Y a-t-il un piano dans votre chambre à coucher ?
Sur la réponse affirmative, elle avait prononcé mon nom. Le prince et sa sœur avaient grande répugnance à mettre un tiers dans le secret, mais Eugénie raconta ce que deux fois j’avais fait pour les du Meilhan. Le prince dit :
– J’ai vu cette jeune fille autrefois ; je me souviens d’elle.
Pourquoi la moindre parole de cet homme avait-elle le don de me troubler ?
Le prince et sa sœur consentirent à user de moi. De quelle façon ? Mon Dieu ! c’était bien puéril ce qu’ils avaient trouvé. Je devais être présentée le soir même à madame la comtesse, au milieu d’une soirée qu’elle donnait. Elle recevait tous les dimanches. Nous devions nous lier tout à coup ; – je donne l’invention pour ce qu’elle vaut, – devenir inséparables. Et si l’accouchement arrivait de jour, je devais, à l’aide du piano, jouer le rôle fameux de l’orgue dans l’assassinat de M. Fualdès.
Je me déshabillai de la tête aux pieds. Ma toilette, trop riche et d’un goût douteux, était bonne pour une promenade avec Gustave. Il m’en fallait une autre pour être présentée. Eugénie, en une demi-heure de temps, fit de moi une jeune demoiselle noble de province, très-simple, un peu puritaine ; en un mot, admirablement réussie.
Nous montâmes en voiture vers neuf heures du soir.
– Est-ce que c’est vous qui allez me présenter ? demandai-je. – Bonne idée ! répliqua Eugénie en riant : on ne reçoit pas beaucoup de sages-femmes au faubourg Saint-Germain… Si l’on en recevait, ce ne serait pas le cas, puisque nous voulons éloigner toute idée d’accouchement. – Alors, c’est le prince ? – Les hommes ne présentent pas. – Mais qui donc ? – Une de vos anciennes connaissances, madame la baronne d’Avray. – Irène ! m’écriai-je ; alors la comtesse est perdue ! – Il y a des cavaliers qui savent maîtriser les chevaux les plus vicieux, me répondit Eugénie ; le prince Maxime prétend qu’il sait comment tenir le mors dans cette belle bouche.
Je secouai la tête ; je n’étais point persuadée. J’ignorais, du reste, qu’Irène fût à Paris, et j’allais demander des renseignements, lorsque notre voiture s’arrêta devant une assez belle maison de la rue Jacob.
La rue Jacob n’est pas tout à fait le grand faubourg Saint-Germain. C’est le vestibule. Nous trouvâmes madame la baronne dans un charmant boudoir. Je ne m’attendais pas à la revoir si parfaitement belle. Elle était en demi-deuil. J’appris là seulement qu’elle était veuve. – Le pauvre sourd était mort depuis près de deux ans. Du reste, Irène l’avait entouré de soins véritablement angéliques. Elle avait, dans le faubourg, une position d’Artémise. Elle était seule quand nous entrâmes, mais le prince venait évidemment de la quitter. Comme je la saluais respectueusement, elle m’attira contre son cœur et m’embrassa avec beaucoup d’effusion.
– Chère Suzanne, me dit-elle, on m’a dit que vous aviez été malheureuse… et vous n’êtes pas venue à moi !
J’avoue que je n’en avais pas même eu l’idée. Elle montra un siège à Eugénie et me mit auprès d’elle sur le canapé.
– Nous causerons, reprit-elle, j’ai bien des choses à vous dire… Aujourd’hui, je suis chargée de vous présenter à l’hôtel de Champmas, comme ma cousine… Je ne sais pas pourquoi, notez bien. Mais dès qu’il s’agit de vous, je vais les yeux fermés.
Ce « je ne sais pas pourquoi, notez bien, » sonna mal à mon oreille. J’eus peur d’une trahison. Mais j’étais là un instrument, et voilà tout. Je remerciai Irène de sa bonne volonté et nous partîmes. Eugénie prit congé de nous comme nous montions en voiture. Elle me dit à l’oreille :
– Je vais rôder autour de l’hôtel.
Je fus éblouie en entrant dans le salon, complètement éblouie, non point par l’éclat matériel du lieu, mais par ma propre émotion. Je ne sais absolument pas ce que me dit la comtesse lors de la présentation ni ce que je lui répondis.
On dansait. Le prince Maxime m’invita tout de suite. C’était madame la comtesse qui tenait le piano. Au début du quadrille, le prince me serra la main doucement et me dit un seul mot :
– Merci !
Je reprenais mes sens. Il y eut réaction. Je sentis en moi-même un flux de hardiesse. Je promenai tout autour de moi mon regard en disant :
– Je suis ici pour faire le bien.
Madame la comtesse de Champmas-d’Argail était une très-belle femme, avec des traits un peu trop grands, des mains d’enfant et des pieds ravissants. Il y avait de la dureté dans les lignes de son visage : le mot dureté pris au point de vue sculptural. Son nez, mince et vivement aquilin, descendait trop vers sa bouche aux arêtes tranchantes ; mais il y avait tant de charme dans le regard expressif de ses grands yeux noirs, tant de grâce dans son galbe et dans son air de tête, qu’on n’avait réellement pas le loisir de la détailler. On était séduit trop vite. Rarement ai-je vu un plus noble front, mieux coiffé par une plus délicieuse chevelure brune. J’ai parlé de sa taille, que son état n’avait pu déformer complètement. C’était une taille française au plus haut degré.
Son mari, M. le comte de Champmas-d’Argail, était un grand vieillard qu’Hoffmann eût payé fort cher. Il ne ressemblait pas du tout à son cousin, le vieux duc de Champmas-Mauges. Sa vie entière était dans ses yeux. Des yeux d’un gris terne, largement recouverts de paupières ridées dans le style Talleyrand-Périgord. Au repos, ses yeux semblaient sommeiller en pensant. Mais, aussitôt que le moindre objet excitait l’attention de M. le comte, ses grandes paupières avaient un tremblement soudain et convulsif. Elles ne se relevaient pas ; au contraire, elles baissaient d’un cran, tandis qu’un prodigieux rayon s’échappait de cette prunelle tout à l’heure immobile. Il vous eût semblé que vous pouviez saisir ce rayon entre l’index et le pouce, tant il saillait violemment hors de la paupière. Au bout d’une seconde, il y semblait rentrer. Je ne puis le mieux comparer qu’à cette langue agile et tranchante que les reptiles dardent et retirent. À part ses yeux, M. le comte de Champmas-d’Argail était purement un spectre, – spectre fort élégamment couvert, avec le cordon de la Légion d’honneur et différents crachats. Ses cheveux, rares et plantés droits sur un crâne luisant, étaient incolores ; sa figure, dont le dessin disparaissait sous les bizarres hachures d’une myriade de rides, avait dû être régulière. Mais il y avait soixante ans que cet homme était vieux. Tout en lui semblait mort depuis des années. On se surprenait à craindre que son squelette ne craquât sous l’habit noir. Il marchait, cependant, quoique avec peine ; il parlait et je le vis plusieurs fois pencher le cou avec une certaine grâce pour remplacer cette inclination du torse à laquelle ses côtes raides se refusaient. À vingt pas, il faisait encore l’effet d’un vivant.
Ma pensée était double. J’excusais cette pauvre femme, et je comprenais qu’elle aimât mieux mourir que de paraître coupable vis-à-vis de cette ombre.
À la dernière figure, Maxime me dit :
– Elle est en douleurs depuis neuf heures.
Il était onze heures. J’hésitais à le croire. Mais, en regardant mieux la comtesse, je vis à ce moment-là même une si affreuse angoisse sous sa paupière demi-baissée, que j’en eus froid jusqu’au fond du cœur.
– Où est madame Mutel ? demanda le prince en me reconduisant à ma place. – Ici près, dans la rue, répondis-je. – Excellente femme ! murmura le prince qui me salua et disparut.
Je vis la comtesse qui causait gaîment au milieu d’un groupe de cavaliers. Elle fit un tour de salons, échangeant sur son passage de vives reparties. À un moment, je la vis pâlir, mais pâlir comme une morte. J’entendis derrière moi une respiration courte et sifflante. Je n’eus pas besoin de me retourner : c’était le vieux comte.
Le sang était déjà revenu aux joues de Florence. Moi, j’avais de la sueur froide aux tempes. Maintenant que j’étais sur la voie, je faisais mes observations. Cette douleur, dont je venais de voir à distance l’effrayant symptôme, était de celles qui précèdent le grand travail. Qu’allait-il advenir de tout ceci ?
Le comte toussa presque dans mon oreille. Il me dépassa et fit jouer sa nuque imperceptiblement, pour me saluer. Je vis sa bouche s’ouvrir : c’était un trou noir, bordé par des lèvres qui n’avaient plus d’inflexion.
– Mademoiselle, me dit-il d’une voix faible, mais qui ne tremblait pas, nous devons beaucoup à madame la baronne d’Avray, qui nous a procuré l’honneur…
Il s’arrêta court, et le rayon sortit de son œil. La comtesse cachait sa joue souriante, mais livide, derrière son éventail. Elle vint droit à lui.
– Vous vous fatiguerez, si vous restez ainsi debout, comte, dit-elle en lui prenant affectueusement la main. – Est-ce que vous vous sentez bien, Florence ? demanda-t-il, les yeux presque entièrement fermés. – Ah ! fit-elle, vous vous êtes aperçu… J’ai mes spasmes. – Vos spasmes… répéta le vieillard, ils viennent souvent, maintenant !
Florence montra effrontément sa taille. J’en frissonnai pour elle, tant il me sembla douloureux qu’une faute pût faire déchoir ainsi une belle âme.
– Vous voyez bien que je ne puis plus me serrer ! dit-elle ; on n’en arrive pas là pour son plaisir ! – Vous avez l’air bien souffrant, madame, lui dit en ce moment Irène, qui s’approchait au bras d’un beau jeune homme ; voulez-vous que je vous remplace au piano ? – M. le vicomte ne me le pardonnerait pas, répliqua Florence avec une imprudente amertume.
La grande prunelle du vieux diplomate tressaillit comme une aile de chauve-souris. Était-ce ici le revers du drame ? Le beau vicomte avait l’air de don Juan bourgeois. Il rougit légèrement. Mais ce n’était pas de cela qu’il fallait s’occuper. Qu’importait le nom du serpent qui avait tenté cette belle Ève ? Il fallait la sauver.
Je compris qu’elle avait plus d’une raison pour refuser Irène. Ce piano était une torture, mais c’était aussi un refuge. Là, demi-cachée, elle pouvait résister mieux aux horribles épreintes qui allaient la tordant. L’œil de la foule ne voyait là que sa figure.
– Je ne vous propose point de vous remplacer, moi, madame, dis-je en lui offrant la main ; je ne suis capable que de vous aider… Nous pouvons, si vous le voulez, jouer le prochain quadrille à quatre mains.
Irène me regarda avec surprise. Elle ne savait point que j’étais sage-femme et ne connaissait pas madame Mutel. J’ignore ce que le prince Maxime lui avait dit pour l’amener à me présenter dans cette maison.
La comtesse saisit ma main avec une sorte d’avidité. Je sentis qu’elle la serrait violemment.
– Où est Maxime ? me demanda-t-elle tandis que nous allions au piano. – Il est allé chercher madame Mutel, répondis-je. – Ah ! fit-elle, et ses doigts glissaient sur les miens tant ils étaient humides. Ah ! je crois bien que je vais mourir !
Je regardais sa figure en ce moment : elle souriait. Seulement, ces deux larges traces estompées que nous avons sous l’œil, et que les médecins nomment, je crois, les taches hectiques, avaient l’apparence de deux fortes meurtrissures circulaires et affectaient la couleur d’une peau de serpent. Je m’assis au piano, à la basse.
Elle me poussa légèrement : je compris. Je changeai de place et pris le dessus. Comme je levais la tête pour regarder la musique, je vis, juste en face de nous, la figure immobile du vieux comte, dont les yeux fermés laissaient échapper leur rayon comme une frange. Je frappai les accords du prélude.
– Je me meurs ! murmura Florence ; mon Dieu ! je me meurs !
Ses doigts trouvaient encore les touches pourtant, et elle souriait toujours.
– Courage ! lui dis-je. – Maxime ne revient pas. – Le voici !
Nous étions en plein quadrille. Dieu sait que nous allions franchement et de bon cœur.
– Voilà ce qui s’appelle enlever une contredanse ! dit une vieille dame auprès de nous.
Florence faisait sa part. Mais je sentais contre mes flancs les tressaillements profonds de son pauvre corps. Entre deux figures, elle s’essuya le front avec son mouchoir.
– C’est de l’air qu’il me faudrait, dit-elle tout haut.
Elle voulait peut-être préparer son mari à sa sortie. Mais le mot eut un tout autre résultat. Le vieux comte se dirigea lentement vers une porte que Maxime venait de me montrer de l’œil pour me dire :
– Madame Mutel est là.
La seconde figure du quadrille marchait. – Comme je sentis que les doigts de Florence faiblissaient, ma main gauche prit les basses, et je lui dis :
– Elle est là… Empêchez votre mari d’entrer. – Pardon, me dit-elle tout haut, et en souriant, – je suis à vous.
Elle quitta lestement sa place. Je dis lestement, et je n’exagère point. Tous les miracles sont possibles, à la volonté. Elle passa devant son mari.
– Ne faites donc pas attention à moi, mon ami, lui dit-elle ; ce n’est rien… je reviens dans trois minutes !
Elle poussa une porte et disparut. Le quadrille marchait. Personne, j’ai la fatuité de le croire, ne s’apercevait qu’il y avait deux mains de moins. Au moment où le vieux comte allait pousser la porte à son tour et suivre sa femme, je vis Maxime le prendre par le bouton de son habit. Je n’avais pas une goutte de sang dans les veines.
– Ami, lui dit Maxime d’un ton dégagé, puisque je vous tiens, je ne vous lâche plus… Je suis chargé de vous faire des ouvertures…
Le vieillard se débattait avec une impatience visible. En même temps, il essayait de rapprocher son oreille de la porte.
– Plus tard, plus tard, disait-il. – Non pas, repartit Maxime ; tout de suite ou jamais !… Vous sentez bien, bon ami, que nous ne manquons pas de postulants… Il faut que nous sachions, une fois pour toutes, si vous êtes avec nous ou contre nous… – Mais ce n’est pas le moment, neveu… s’écria le vieillard.
Il appelait toujours ainsi le prince Maxime, bien qu’ils fussent beaux-frères en réalité.
Je commençais en ce moment, et le plus bruyamment qu’il m’était possible, la troisième figure du quadrille. Le comte me regarda avec impatience comme pour m’accuser de l’empêcher d’entendre. J’écoutais, moi aussi ; j’écoutais de toute ma force. Aucun son ne vint jusqu’à moi.
– Je suis chargé… officiellement… reprenait Maxime, de vous offrir l’ambassade de Londres… Cela vous remettrait tout d’un coup au premier rang.
La figure du fantôme s’éclaira. Ce fut quelque chose d’extraordinaire et d’inattendu. Je crois qu’il vécut des pieds à la tête pendant une bonne minute.
– Mon neveu, dit-il en homme qui ne veut plus être retenu, je resterai fidèle à la branche aînée des Bourbons… Laissez-moi entrer ici : madame la comtesse est souffrante, et je veux m’informer de ses nouvelles.
Les dames qui étaient là tout près entendirent ce mot : « Madame la comtesse est malade. » Il y eut un mouvement. Un cercle empressé se forma autour des deux beaux-frères. C’était pendant le repos entre la troisième et la quatrième figure du quadrille. Quelques danseuses quittèrent leurs places. Ma tête tournait. Il me semblait à chaque instant que j’allais entendre un cri révélateur, traversant les planches sculptées et dorées de la porte. Je voyais que le prince Maxime, dans son trouble excessif, ne trouvait plus rien à dire pour arrêter le comte. Nos regards se rencontrèrent. Je ne sais ce que lui dirent mes yeux. Il fit sur lui-même un violent effort et se remonta tout d’un temps.
– Mesdames, dit-il, je vous en supplie !… ma sœur est frappée !… très-frappée… Si on lui marque de l’inquiétude, tout est perdu.
Le fantôme releva sur lui une œillade si étrange, que le rire faillit se faire jour au travers de ma terreur. Et cette question sortit de toutes les bouches :
– Qu’a donc madame la comtesse ? qu’a donc madame la comtesse ?
J’attaquai vaillamment la quatrième figure. Maxime se mit à expliquer compendieusement une série de symptômes. Il était interrompu de temps en temps par le vieillard, qui disait :
– Je n’ai jamais remarqué cela.
On dansait. Les quelques femmes restées autour des deux beaux-frères répondaient :
– Les maris ne remarquent jamais rien !
Ce beau vicomte que j’avais vu au bras d’Irène, s’appuyait, tout pâle, à l’angle du salon. Irène était de l’autre côté du piano et semblait m’épier. Tout à coup, au moment où j’entamais la dernière figure, je crus saisir un bruit léger derrière la porte. Tout mon sang reflua vers mon cœur. Le vieux comte venait de mettre sa main rigide et osseuse sur le bouton. Maxime ne le retenait plus. Il y a des inspirations. Maxime disait aux dames, avec un calme parfait :
– Faites comme si vous ignoriez tout, je vous en prie, et surtout ne vous occupez pas d’elle.
Chacun aime à être mis dans un secret et à jouer son petit bout de comédie. Ces dames reprirent leurs places en toute hâte. Florence entra. Je n’ai jamais vu figure plus doucement sereine.
Le front du fantôme eut comme un reflet fugitif de cet éclat. Florence lui toucha la main en passant et lui dit :
– Cela va mieux.
Puis elle revint s’asseoir auprès de moi. Nous achevâmes le quadrille ensemble ; les couples de danseurs qui n’étaient pas immédiatement voisins de la porte ne s’étaient pas même aperçus de son absence. En tout, madame la comtesse de Champmas-d’Argail avait été absente un peu plus de dix minutes.
– Cette pauvre comtesse, se disait-on dans les groupes, croirait-on qu’elle est malade imaginaire !
L’explication de Maxime, altérée, dénaturée, transformée, faisait le tour du salon. On écoutait. Puis on regardait cette belle jeune femme souriant, et l’on souriait. Florence me dit :
– Je ne suis pas délivrée.
– Madame Mutel est-elle encore là ? demandai-je.
– Non… elle a emporté mon enfant. – Souffrez-vous ?
– Horriblement.
Je portai tout à coup mes deux mains à ma poitrine. Un coup d’œil m’avait montré le vieux comte adossé contre la porte. Il était rassuré, mais comme un jaloux. Il ne voulait plus que sa femme sortît.
– Qu’est-ce donc ? demanda Irène, complice de mon stratagème, sans le savoir.
– Le buse de mon corset vient de se briser, répondis-je, altérant ma voix de mon mieux ; j’ai peur d’être blessée.
– Venez, venez ! s’écria la comtesse.
Irène se leva ; mais, pour nous rejoindre, il lui fallait faire le tour du piano. À moitié chemin, elle trouva Maxime. Le vieux comte me demanda gracieusement, comme nous passions la porte :
– Voulez-vous, mademoiselle, que j’envoie chercher mon médecin ?
Trois minutes après, la comtesse, délivrée, me serrait dans ses bras. Elle avait dépensé depuis deux heures vingt fois plus d’héroïque courage que Scœvola brûlant son poignet au brasier de Porsenna.
– Je suis votre amie, me dit-elle ; souvenez-vous de cela ; moi, je ne l’oublierai jamais… Puis, les larmes aux yeux : – Mon enfant… vous allez voir mon enfant… moi, je ne le verrai pas… Ah ! si l’on pouvait gagner la joie des mères à force de souffrances, comme je demanderais à Dieu de souffrir encore !
Nous entendîmes des pas dans la chambre voisine. J’arrachai précipitamment mon busc et je le brisai. C’étaient des empressées.
– Est-ce dangereux ? demanda-t-on.
Pour réponse, nous rentrâmes dans le bal en nous tenant par la main. Le vieux comte me prit, en passant, mon buse brisé. Tout était dit.
Ces soirées se terminaient de bonne heure. Le comte vint en personne me remercier de mon obligeance. Le prince Maxime me dit comme je regagnais la voiture d’Irène :
– Mademoiselle, je souhaite qu’il me soit donné de m’acquitter un jour envers vous.
Quand nous fûmes en route, Irène me prit la main.
– Qui trompe-t-on là-dedans ? me dit-elle.
Je la regardai en feignant l’étonnement.
– Mademoiselle Suzanne, reprit-elle, on a généralement le tort de se défier de moi… Vous qui êtes plus intelligente que les autres, ferez-vous comme tout le monde ? – En vérité, répondis-je, je ne comprends pas bien… – À la bonne heure ! fit-elle d’un ton léger.
Puis, me lâchant la main, elle récita, comme les enfants qui ont appris une fable pour la fête du grand-papa :
– Il y avait une fois une princesse qui accoucha d’un jeune prince…
Je crus qu’elle avait tout deviné.
– Les fées, continua-t-elle, se rassemblèrent autour du berceau, et chacune d’elles fit un don au nouveau-né… Mais le maître des cérémonies avait oublié d’inviter la fée Carabosse… La fée Carabosse se vengea. – J’avoue, dis-je, que je comprends de moins en moins.
J’avais eu le temps de me remettre.
– Ma belle petite, me répliqua-t-elle, celles dont on se défie sont naturellement portées à jouer le rôle de la fée Carabosse. Mais, s’interrompit-elle comme la voiture s’arrêtait à ma porte, je ne connaissais pas la rue de la Jussienne… c’est un affreux quartier… Adieu, Suzanne. – Adieu, madame.
Eugénie dormait quand je rentrai. Auprès de son lit, il y avait un berceau. Dans le berceau, un beau petit garçon qui ne fut pas longtemps sans crier. C’était à cause de l’enfant qu’Eugénie avait été obligée de quitter précipitamment la comtesse de Champmas. Il faut qu’un nouveau-né crie ou meure.
Nous ne dormîmes pas beaucoup cette nuit-là. Je vins m’installer dans un fauteuil, afin de soigner l’enfant. Nous causâmes. Je racontai à Eugénie ce qui s’était passé dans le salon. Il me souvient qu’elle me dit :
– Ma pauvre Suzanne, je crois que ni toi ni moi nous n’avons agi par intérêt, mais qui sait si nous n’aurons pas bientôt besoin de protecteurs ?
Elle songeait toujours à cette affaire du boulevard des Invalides. Sa conviction était que nous nous étions fait là des ennemis puissants, et qu’il nous en arriverait malheur.
Vers sept heures du matin, elle se rendit aux voitures de Chartres, avec l’enfant dans ses bras. Elle prit une place pour Rambouillet et me fit dire par Fanchette, qui l’avait accompagnée, qu’elle serait de retour dans la soirée. L’enfant devait être déclaré à Rambouillet par sa mère-nourrice.
Je restai seule et je me mis au lit. Il était nuit quand je m’éveillai. J’éprouvais un sentiment d’affaissement général et une tristesse profonde.
Les paysans de Vendée disent que les grands malheurs sont dans l’air.
J’avais envie de pleurer sans savoir pourquoi. J’appelai Fanchette, qui ne me répondit point ; elle était sortie. Je me demandais si c’était la peine de me lever, puisque l’heure approchait où l’on se couche, lorsqu’un cri long et déchirant vint à mon oreille. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était un cri de femme en travail. D’un saut, je fus hors de mon lit. Il me semblait que le cri venait de chez nous. En dix minutes je fus habillée, et je m’élançai vers la chambre où Eugénie mettait ses pensionnaires. La chambre était vide, ainsi que toute la maison. Mais, de là, je pus reconnaître que le cri venait de l’appartement voisin, occupé par ce ménage d’artistes dont il a été plusieurs fois parlé. Ce n’était pas seulement la clameur de détresse que poussa la femme en mal d’enfant. On prononçait distinctement le mot au secours. Il n’y avait pas à hésiter. Je traversai le carré et je frappai à la porte de nos voisins. On ne me répondit point. Mais la porte n’était que poussée ; elle s’ouvrit d’elle-même quand je frappai plus fort. J’entrai. La première pièce était déserte. Les hurlements de notre voisine l’emplissaient littéralement. J’en demeurai comme étourdie. Elle dut entendre le bruit de mon entrée, elle me demanda :
– Est-ce toi, Annette, ma drôlesse ?… Voleuse que tu es !… Tu viens encore de boire avec la bonne de ces deux coquines qui demeurent sur le carré… N’aie pas peur ! Dès que je vais être sur mes jambes, je te jetterai à la porte à coups de pied ! La manière dont cette femme nous traitait, Eugénie et moi, m’eût fait sans doute rebrousser chemin en toute autre circonstance, mais il s’agissait ici de vie et de mort ; le sentiment du devoir domina ma répugnance : je poussai la porte, et j’entrai.
C’était une de ces misères luxueuses qui font mal à voir. La chambre était en désordre et fort sale. Un manteau d’homme servait de couverture au lit, dont l’oreiller avait une taie malpropre, mais garnie de festons. Les meubles boiteux se cachaient à demi sous des housses en toile de Perse commune de couleur éclatante. La seule bougie qui éclairât cette confusion était dans un cruchon de curaçao qui servait de chandelier. Il y avait sur la table sans nappe les débris d’un repas. Une odeur détestable et composée, où se reconnaissaient le café, le tabac et l’eau-de-vie, imprégnait énergiquement l’atmosphère. Sous le manteau d’homme, la voisine, tête nue et les cheveux épars, se tordait.
– Va me chercher les médecins, malheureuse ! s’écria-t-elle, croyant toujours que j’étais sa servante Annette, va me chercher tous mes médecins !… et tous mes chirurgiens… M. Ourry, M. Lavallée, M. Schneider… et M. Da Costa… et Henri… et Jules… et le vieux docteur Mimeret… Mais va donc, coquine !… Penses-tu que mademoiselle Ida… du théâtre de Toulouse, puisse accoucher comme cela !… – Je suis sage-femme, madame, dis-je en l’interrompant et en m’approchant.
Elle se leva sur son lit. Ç’avait dû être une belle créature.
– Ah ! fit-elle, vous êtes sage-femme !… la sage-femme d’à côté… et vous courez la pratique ?… Savez-vous que si je n’avais pas fait la folie de me marier, je serais jeune premier rôle fort à la Porte-Saint-Martin !… Je suis mademoiselle Ida, du théâtre de Toulouse… et du théâtre de Bordeaux… Dans trois semaines, j’aurai une audition à l’Odéon. Et vous pensez que je peux me faire accoucher par une sage-femme… la première venue… comme l’épicière du coin !… – Il suffit, madame, l’interrompis-je, je me retire.
Une douleur la prenait. Elle se mit à pousser ces clameurs épouvantables qui m’avaient éveillée. En même temps, elle blasphémait comme un charretier.
– Eh bien ! s’écria-t-elle quand l’épreinte fut passée ; effrontée !… vous me plantez là ?… Faites votre métier, entendez-vous, ou je vous dénonce !
Je m’approchai du lit aussitôt. La forme brutale de l’invitation ne pouvait point m’arrêter. Je lui tâtai le pouls en la regardant en face.
– Si vous ne voulez pas être morte avant une demi-heure, lui dis-je d’un ton très-froid, il faut vous tenir en repos.
Elle eut peur et fit un visible effort pour se calmer. Je voyais très-bien ce qu’il en était. Les douleurs l’avaient prise à la suite d’un copieux repas. Mademoiselle Ida était aux trois quarts ivre. Je m’assis auprès de son lit et je me demandai avec compassion quel pouvait être le mari d’une pareille créature. Dès que la douleur cessa, elle se reprit à parler avec volubilité, disant qu’elle connaissait dix médecins, tous décorés, cinq chirurgiens, dont l’un avait accouché la duchesse d’Orléans, et que c’était bien humiliant de tomber entre les mains d’une simple sage-femme. Elle vomissait en même temps des injures contre Annette, sa servante, et contre son mari absent. Comme je vis qu’elle s’échauffait de nouveau, je lui ordonnai péremptoirement le silence. Elle s’en dédommageait, pendant les épreintes.
Il était environ onze heures quand j’amenai un superbe enfant du sexe masculin. Annette rentrait juste pour le recevoir. Mademoiselle Ida, au lieu de demander son enfant, s’occupa incontinent d’injurier Annette.
J’avais achevé de remplir mon office, et je me préparais à sortir sans prendre congé de ma redoutable cliente, lorsque la porte du carré s’ouvrit.
– Le voilà ! s’écria l’accouchée. Ah ! le sans-cœur ! ah ! le brigand ! ah ! la panne d’homme !…
Je ne pensais à rien, sinon à m’esquiver. Cet orage qui s’amoncelait n’était point fait pour moi. Personne ne fut jamais moins préparé à recevoir un coup de foudre.
Ce fut sur moi pourtant que la foudre tomba.
Un homme entra en disant :
– Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?
Mes jambes fléchirent sous le poids de mon corps. Cet homme m’aperçut et poussa un grand cri.
C’était Gustave.
Gustave était le mari de mademoiselle Ida.
J’étais tombée à la renverse au milieu de la chambre, non loin de la table où restaient les débris du repas. Je n’avais pas perdu tout à fait connaissance. Je vis Gustave s’élancer vers moi. J’entendis Ida qui criait :
– Ah ! misérable, c’est ta maîtresse !
Je crois me souvenir que je repoussai Gustave violemment en disant :
– Jamais !… jamais !…
Il passa les deux mains sur son front et courut tout autour de la chambre comme un être privé de raison. Puis il revint vers moi en se tordant les bras. Puis encore, il s’enfuit.
Ida était restée un instant immobile. La stupéfaction et la rage la paralysaient. Le premier mot qu’elle prononça, en s’adressant à Annette sans doute, fut celui-ci :
– Donne-moi un couteau, que je la tue !
J’eus une vague sensation de bien-être en écoutant cela.
Annette se sauva comme avait fait Gustave.
Ida sauta hors de son lit. Elle se traîna vers moi. Elle me frappa au visage et par tout le corps. Puis, avec ses pieds, au risque de se tuer, dans la position où elle était, elle me poussa petit à petit vers la porte. Elle était ivre de rage. Je l’entendis qui disait :
– Je vais la jeter par dessus la rampe !
Je ne me défendais pas. Chacun de mes membres se refusait au mouvement. Cependant, je sentais les coups qu’elle me portait avec furie. Arrivée sur l’escalier, elle essaya de me soulever afin de me jeter, comme elle l’avait dit, par-dessus la rampe. Elle ne put y parvenir. Ses forces étaient à bout.
Elle rentra, demi-morte, me laissant sur la première marche ; la face contre terre. Ce fut ainsi que madame Mutel me trouva en revenant de Rambouillet, à minuit. Gustave n’avait trouvé rien de mieux à faire que de s’en aller à la Seine, où il s’était jeté tête première. Un sauveteur le repêcha avec un croc, dont il garde encore la cicatrice à l’heure où j’écris ces lignes.
Gustave ne revint point à la maison de la rue de la Jussienne. Il s’éloigna de Paris. Pendant plusieurs mois, il eut la cervelle dérangée. Il était bien coupable. Je ne songe pas à le défendre. Mais il n’était pas aussi coupable que le lecteur peut le penser. C’était moi qui, dès notre première rencontre, avais impérieusement exigé qu’il n’y eût entre nous d’autre lien que l’amour. Gustave n’avait pas mieux demandé que d’être mon frère J’avais forcé sa tendresse à devenir passion. Il me trompait malgré lui, et pour ainsi dire par contrainte. C’était moi qui méritais d’être punie. Mais je l’étais trop ! Je ne sais pas comment je ne suis pas morte, ce jour-là, de honte et de douleur.
Madame Mutel, aidée de Fanchette, me porta sur mon lit. Elle fut longtemps à savoir ce qui s’était passé. Fanchette n’avait rien entendu. – Moi, je fus pendant plusieurs jours incapable de parler. Et, dans cet intervalle, le sort acheva de nous briser.
Cette pauvre Eugénie avait bien raison de redouter les suites de l’affaire du boulevard des Invalides. Elles ne se firent pas attendre. Nos ennemis, trop forts déjà qu’ils étaient contre deux pauvres femmes, ne dédaignèrent point d’employer la ruse. Nous fûmes vaincues, avant d’avoir vu briller l’arme qui nous égorgeait.
C’était le matin du jour qui suivit cette ignoble scène chez mademoiselle Ida. J’étais dans un état pitoyable. Eugénie venait de panser mes blessures. La fièvre traumatique était diminuée et faisait place à un affaissement si complet, que je ne puis le comparer qu’à la mort même.
Je vis le jour venir comme au travers d’un voile. Il y avait du temps que j’apercevais cette clarté molle et diffuse, lorsque je sentis la bouche d’Eugénie sur mon front.
– Tu t’inquiètes par trop, chérie, me dit-elle ; il faut que je sorte… On nous appelle toutes deux ce matin chez le procureur du roi.
Ce mot de procureur du roi ne réveilla chez moi aucune espèce d’idée. Il m’était égal qu’Eugénie sortît. Mon indifférence sur toutes choses était complète.
– Je vais être bien vite revenue, me dit-elle.
Puis je ne l’entendis plus. J’étais seule dans la maison avec la petite bonne qui faisait la chambre d’Eugénie.
Je cessai d’entendre à un moment le bruit que Fanchette faisait dans cette chambre. Le soleil se jouait dans les rideaux de ma fenêtre, et j’éprouvais un puéril plaisir aux éblouissements qu’il me donnait. Le bourdonnement qui était dans mes oreilles me semblait de temps à autre une musique… Madame Mutel arriva au parquet vers dix heures. Elle déclara que j’étais au lit et incapable de me lever. – Le procureur du roi était assisté du jeune substitut, M. de Gérin. – C’était le nouveau chef du parquet. Il fut question, comme Eugénie s’y attendait, de l’affaire du boulevard des Invalides. Une plainte en diffamation avait été portée par le général. Mais laissons de côté tout de suite cette fausse attaque, et arrivons au fait.
Cinq minutes après l’entrée d’Eugénie, on apporta une lettre, sur l’adresse de laquelle était écrit en gros caractère : « Très-pressée. » Le procureur du roi fronça le sourcil en la lisant, puis il la passa à son substitut. Celui-ci lut à son ton tour et parut fort ému :
– Ces crimes se multiplient dans une effrayante proportion, murmura-t-il. – Avez-vous eu parfois des rapports contre cette femme ? demanda le chef du parquet. – Mon Dieu, non… sauf une très-vague accusation d’avoir poursuivi de sa haine la femme de son ancien amant… une malheureuse qui déshonore depuis longtemps un nom honorable… – Veuillez parler clairement, dit le procureur du roi. – Cette femme, répondit M. de Gérin en montrant d’un signe de tête Eugénie, a eu des relations avec le docteur Brodard… Le docteur Brodard, dont la jeunesse fut orageuse… Vous savez qu’il a maintenant une immense fortune… Le docteur Brodard fit un triste mariage… Il épousa une fille du nom d’Élisa, aide de madame Mutel, ici présente… Cette Élisa ne vit plus depuis longtemps avec son mari… elle court le monde… Un crime semblable à celui qui est mentionné dans cette lettre lui fut imputé en 1838… Elle fut renvoyée des fins de la plainte faute de preuve…
Eugénie écoutait et ne comprenait pas. Elle regardait cette lettre avec une indicible épouvante. En me racontant ces choses, quand j’eus recouvré l’usage de mes facultés, elle me dit :
– La première pensée qui me vint, ce fut celle-ci : Je suis perdue !
Elle ne savait encore ni pourquoi ni comment, mais elle était sûre qu’on allait lui porter le coup mortel. Les paroles de la somnambule de la rue du Pont-de-Lodi sonnaient à son oreille :
– Accusée de meurtre… et condamnée !
Dans son idée, le jeune substitut, M. de Gérin, était notre plus terrible ennemi. Quant à moi, je suis loin d’avoir une certitude à cet égard. Je pose d’abord en fait que le chef du parquet avait agi de bonne foi et fut trompé par une trame ourdie avec une infernale habileté. Le substitut partagea sans doute son erreur.
En présence d’une pareille communication, reprit le chef du parquet, signée par un fonctionnaire public, nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de nous transporter immédiatement sur les lieux. – C’est mon avis, répondit M. de Gérin. – Madame, dit le procureur du roi à Eugénie, vous allez nous suivre.
Elle ignorait toujours ce que contenait la lettre, signée par un fonctionnaire public. Elle ne le sut que lors de l’instruction de son procès. Mais je crois utile de mettre dès à présent cette lettre sous les yeux du lecteur. Elle était ainsi conçue :
« Monsieur le procureur du roi,
« Chargé par M. Brodard-Peyrusse, dans un intérêt facile à comprendre, d’éclairer les démarches de sa femme, dont l’intelligence semble dérangée depuis fort longtemps, j’ai tâché plus d’une fois, mais toujours en vain, de mettre un terme aux dérèglements de sa vie. Sous son nom d’Élisa qu’elle a repris, et malgré la pension que lui sert son mari, madame Brodard était tombée, dans ces derniers temps, aussi bas qu’on peut tomber. Enceinte, et craignant de donner, par cette position même, des armes contre elle à son mari, madame Brodard s’est approchée d’une femme que longtemps elle regarda comme sa mortelle ennemie. Un crime a été commis. Peut-être est-il double. La justice appréciera. Madame Brodard se meurt d’une métro-péritonite aiguë, provoquée par une opération chirurgicale. Elle est au domicile de la femme Mutel, sage-femme, rue de la Jussienne, no…
« J’ai l’honneur d’être, monsieur le procureur du roi, etc.
« TESTULIER,
« Ancien huissier à ***, près Paris. »
Je pense que Testulier ne mentait point en disant qu’il éclairait depuis longtemps les démarches de la pauvre Élisa. Ce qui est certain, c’est qu’il rôdait depuis bien des mois autour d’Eugénie. Ceux qui avaient ourdi cette trame avaient un double but que j’expliquerai tout à l’heure. Le procureur du roi ne fit à Eugénie qu’une seule question ayant trait à la lettre.
– Avez-vous des pensionnaires en ce moment ? lui demanda-t-il.
– Non, repartit Eugénie ; je n’ai chez moi que mon élève et associée, mademoiselle Suzanne Lodin, reçue sage-femme comme moi, et présentement indisposée.
Cette réponse fut faite avec un tel accent de vérité que le substitut se pencha à l’oreille de son chef et lui dit tout bas :
– Peut-être le corps du délit a-t-il déjà disparu.
Le procureur du roi regarda l’enveloppe de la lettre :
– Elle n’est pas venue par la poste, dit-il, et l’écriture est toute fraîche… Hâtons-nous !
On fit monter Eugénie dans une voiture, qui partit au grand galop pour la rue de la Jussienne. Les deux magistrats l’accompagnaient. Je n’essaierai même pas de peindre la stupéfaction, l’épouvante, l’écrasement d’Eugénie, quand elle trouva chez elle, dans cette chambre de pensionnaire qu’elle avait laissée vide, Élisa couchée et demi-morte, entourée de cinq hommes, dont l’un était le commissaire de police du quartier.
Les quatre autres étaient M. Brodard-Peyrusse, « accouru en toute hâte, » disait-il, Testulier et deux médecins. Quand Élisa vit Eugénie, elle cacha son visage sous sa couverture avec effroi. Il fut impossible de l’interroger. Elle n’avait plus de parole. Elle mourut dans la journée.
L’autopsie confirma l’avis unanime des gens de l’art. Il y avait eu grossesse et avortement, provoqué par un sondage à trois mois. Il y avait en quelque sorte flagrant délit. Nous couchâmes Eugénie et moi, la nuit suivante, à la prison de Saint-Lazare.
Je n’eus point connaissance immédiate de cette catastrophe. Quand on me prit dans mon lit pour me porter à la voiture, je crus que madame Mutel me faisait mettre à l’hôpital.
Cela me causa du chagrin. Je hais l’hôpital. Cette aversion instinctive surnageait dans le naufrage de mes facultés. Je pleurai. Dès qu’on m’eut couchée dans mon nouveau lit, à l’infirmerie de la prison, je m’endormis d’un profond sommeil. Eugénie fut mise immédiatement au secret.
Si l’on désire maintenant savoir comment tout cela était advenu, je puis donner en peu de mots les explications les plus catégoriques.
Brodard voulait se débarrasser à la fois des deux femmes qui, selon lui, connaissaient son secret. Il ne se doutait pas que j’étais la plus savante de toutes. Sans cela, je crois bien que ma longue maladie n’aurait point eu de convalescence. Pour perdre Eugénie, il lui suffisait de la mettre en telle position que son témoignage fût entaché de suspicion indélébile. Mais il lui fallait la mort d’Elisa pour ses projets de mariage. Le double coup frappait juste dans la mesure qu’il voulait. Pour ce qui est de l’opération qui avait précédé l’entrée d’Elisa dans notre maison, je n’ai pas de données certaines, mais les probabilités vont ici jusqu’à l’évidence. La malheureuse Elisa était tombée au dernier degré de l’abaissement. Elle s’enivrait habituellement. Testulier, qui ne la quittait guère et qu’elle croyait son meilleur ami, ne dut point avoir de peine à la déterminer à une opération en lui montrant comme un épouvantail les droits que sa grossesse donnait à son mari. À moins qu’on ne suppose le crime plus grand encore. N’oublions pas que Brodard était médecin. Lors de l’autopsie, on crut découvrir dans l’état cérébral de la morte quelques traces d’une récente éthérisation. L’avait-on endormie pour l’assassiner ?
Le crime une fois commis dans les circonstances précises où il ne pouvait produire son effet, restait à placer la machine infernale. Il fallait qu’Elisa, opérée et blessée, pût être trouvée par la justice dans le domicile de madame Mutel.
Étant donnée, même la trahison de Fanchette, que le lecteur a bien pu deviner, la chose restait très-malaisée. D’abord, la maison était toujours gardée par l’une de nous deux. Ensuite il y avait une concierge à chacune des deux portes (l’une, rue Montmartre, l’autre, rue de la Jussienne). Les deux concierges déclaraient n’avoir vu passer depuis le matin aucune civière, aucun brancard, et il était pourtant bien matériellement impossible que la pauvre Elisa fût venue chez nous de son pied. Mais l’entrée donnant dans la rue Montmartre, qui servait surtout à l’établissement des bains, restait ouverte jusqu’à dix heures du soir. La concierge, comme les cinq sixièmes de ses pareilles, avait la bonne habitude de s’endormir vers neuf heures, et de ronfler jusqu’au moment de se coucher. Elisa avait été introduite entre neuf et dix heures du soir. Et pourtant, je n’avais commencé à entendre les gémissements de la mourante que le lendemain matin, longtemps après le départ d’Eugénie. Il n’y a pas de doute, en outre, que si Elisa eût été dans la chambre dite des pensionnaires avant le départ d’Eugénie, celle-ci s’en serait aperçue. Elisa n’avait donc été introduite que plus de douze heures après son entrée dans la maison.
Qui lui avait donné asile ?
Pour répondre à cette question, je suis forcée de remettre en scène une bien vieille connaissance.
Parmi les témoins de l’instruction, je vis le nom de Félicité Fontanet. L’ancienne placeuse demeurait, depuis le terme, à deux étages au-dessus de nous, dans le même escalier. Ai-je besoin d’ajouter que les rapports de cette femme avec Brodard-Peyrusse et ceux de Testulier lui même avaient leur source dans quelque réminiscence du fameux Confidentiel ?
Elle fut longue, cette instruction, elle dura huit terribles mois ! Sans l’état de maladie où je m’étais trouvée au moment du crime, et qui éloignait si énergiquement toute idée de participation matérielle, j’aurais, selon toutes les probabilités, partagé le sort d’Eugénie en qualité de complice. Je suis bien forcée de dire que le jeune substitut, M. de Gérin, fit tout ce qu’il put pour cela. S’il ne réussit pas, ce ne fut pas faute d’employer à cette œuvre beaucoup de talent, une remarquable adresse et infiniment de persistance. On eût dit qu’il dirigeait l’instruction contre moi encore plus que contre madame Mutel. Le juge, qui fit preuve d’une entière impartialité, dut résister plus d’une fois à cette influence. Quand ma mise en liberté fut enfin prononcée, le parquet fit opposition.
Je ne me défendis pas moi-même ; j’en étais incapable, comme on va le voir. Mon meilleur avocat fut cette chère et généreuse Eugénie, qui, du fond de sa cellule, oubliant son propre péril, me protégeait encore et me sauvegardait. En dehors d’elle, je ne restai point sans appui. Madame la comtesse de Champmas-d’Argail me paya sa dette autant que cela lui fut possible ; le prince Maxime fit pour moi des démarches incessantes. Il m’envoya un avocat célèbre, qui ne put rien tirer de moi d’abord, vu mon état complet d’affaissement, mais qui se prit à m’aimer par pitié. En plusieurs circonstances de ma vie, j’ai été heureuse de retrouver cette affection paternelle. M. B*** est toujours resté mon ami. Enfin, je suis forcée de nommer deux autres personnes qui s’occupèrent aussi de moi : la belle Irène et le député Pidoux.
Madame la baronne d’Avray vint me voir une fois. Sa visite avait été précédée d’un billet du prince Maxime qui me priait de ne me point fier à elle. Quant au député Pidoux, il vint me visiter fort souvent. Il fatigua le parquet de ses sollicitations.
– Que ne suis-je avocat, me disait-il, au lieu d’être médecin… je vous prêterais l’appui de ma parole.
Il ne m’appelait plus chaste Suzanne. Je m’étonnais parfois du changement de ses manières, et je me demandais si véritablement mon malheur l’avait touché. Au bout de huit mois, j’eus le fin mot de cette conversion. Pidoux m’apprit qu’on connaissait mon histoire au Meilhan, et que j’étais l’objet d’un intérêt général. Maman marquise, tonton marquis et le brave commandeur de la Brousse, Rose-sans-Épines, discutaient chaque jour mon affaire au dessert. On en avait caché les détails à Zoé et à Lily, parce que ce n’était point le fait de jeunes personnes ; mais elles savaient vaguement que j’étais accusée d’un grand crime, et toutes deux priaient pour moi. Lily surtout, la pauvre enfant à qui, sans le vouloir, j’avais fait tant de mal. Gaston était fou. Il voulait partir et mettre tout à feu et à sang dans le parquet. Il disait à sa grand’mère, quand Lily n’était pas là :
– Il n’y a qu’un moyen de la sauver, c’est que je l’épouse. Les coquins n’oseraient pas condamner, je l’espère, une comtesse du Meilhan !
C’était toujours un enfant.
J’appris par Pidoux, qu’après mon départ du château, il avait fait une longue et cruelle maladie. À peine guéri, il s’était échappé du Meilhan pour courir après moi. Il était venu à Paris vers le temps où j’étais malade chez la bonne sœur Louise, dont je vais reparler tout à l’heure, On avait eu toutes les peines du monde à le faire revenir.
– En somme, me disait Pidoux, maintenant libéral, – sans les préjugés stupides de la naissance, ce garçon-là vous épouserait et serait le plus heureux des hommes.
Chaque fois qu’il venait, il me faisait des compliments de tout le monde, sans oublier le bon curé, Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, ni même le terrible Brunet, cet homme contre qui une révolution avait échoué ! Pidoux m’avait offert ses services comme médecin, mais je restai entre les mains des hommes de l’art que le gouvernement entretient à Saint-Lazare, jusqu’au moment où l’idée me vint de réclamer le secours de sœur Louise et de son charlatan.
J’avais grand besoin de régler mon compte avec la médecine. Je m’en allais littéralement, et ma maladie de langueur faisait d’effrayants progrès.
Sœur Louise vint au premier appel. Elle eut grand’peine à me reconnaître, non point pour les changements qui s’étaient opérés dans ma pauvre personne, mais parce que, me dit-elle, il lui en passait tant par les mains ! Quand elle me reconnut enfin, et que je voulus lui faire des excuses de n’être point allée la remercier, elle me répondit :
– C’est me remercier, chère enfant, que d’avoir recours à moi de nouveau.
Aux premiers mots que je lui dis pour protester de mon innocence, elle m’interrompit :
– Je vous crois, je vous crois, ma fille… Mais je ne suis pas juge… et tout cela ne me regarde pas.
J’ai dû le dire : c’était un pur et simple outil du bon Dieu que cette petite sainte. Il ne fallait rien lui demander en deçà ni au-delà de sa spécialité. Je trouvai son beau charlatan vieilli. Sa noble tête d’apôtre se dépouillait de cheveux, et ses joues creuses accusaient une accablante fatigue.
– Je l’use trop vite, me dit-elle tout bas ; – mais il fait des élèves…
Il l’entendit, sourit et lui serra la main.
– Il était temps ! murmura-t-il en m’examinant.
Il mit ses globules dans un verre d’eau et ajouta :
– Trois fois par jour, une cuillerée… Je reviendrai lundi.
On était au jeudi. Depuis deux mois, je ne m’étais point levée. La sœur Louise m’embrassa, et je les entendis tous deux descendre l’escalier quatre à quatre. Ceux-là ne perdaient point de temps.
Quand le médecin de service vint avec la sœur de charité, et qu’il vit sur ma table de nuit ce verre d’eau limpide avec la cuiller en travers, il recula comme si une guêpe l’eût piqué.
– L’homœopathie ! s’écria-t-il, cela se glisse partout !… Ma sœur, nous n’avons rien à faire ici… Préparez seulement un drap pour l’office que vous savez…
C’était pour m’ensevelir. Il y a seize ans de cela. Je me porte bien. Je souhaite qu’il en soit de même de lui, le cher homme. Faire l’histoire, logique et régulière, de ces huit mois passés à Saint-Lazare me serait absolument impossible. Dès que j’essaie de regarder en face cette époque de ma vie, ma vue se trouble, mes souvenirs se mêlent.
Au bout de ces huit mois, Eugénie parvint à me faire passer de ses nouvelles. Sa santé n’avait pas extraordinairement souffert, mais elle avait la mort dans l’âme. Son défenseur lui-même lui annonçait qu’elle serait condamnée. Selon lui, l’évidence de sa culpabilité sautait aux yeux. Les explications qu’elle essayait de donner touchant l’introduction frauduleuse et clandestine d’une femme mourante dans sa propre maison rentraient dans le domaine invraisemblable du roman. Il fallait chercher un autre système.
– La sage-femme m’a dit de vous rapporter textuellement ces paroles, ajouta l’infirmière qui venait de la visiter : « Souviens-toi de la somnambule. »
Hélas ! je ne l’avais point oubliée ! Mais Gustave était là sans cesse. En dehors de lui, mon être était comme une corde détendue qui a donné sa dernière vibration…
Un matin, la concierge de notre ancienne maison, rue de la Jussienne, vint m’apporter une lettre.
– C’est venu par la poste, me dit-elle, il y a longtemps… Mais je ne peux pas souvent sortir.
Je la laissai mettre la lettre sur la table de nuit, et je la remerciai d’un signe de tête. J’étais retombée malade, et cette fois je ne voulais pas même prendre la peine d’appeler sœur Louise. – Il y avait environ quatre mois que j’étais à Saint-Lazare. Madame Laurent, la portière, me tendit charitablement la corde pour savoir si je ne désirais point connaître les cancans que l’on faisait à notre endroit dans le quartier. Je fermai l’oreille. Mais au moment où elle se retirait assez mécontente, mon idée fixe se fit jour malgré moi.
– Ces gens qui demeuraient sur notre carré, demandai-je, sont-ils encore là ?
– Les artisses ?… répliqua la concierge ; – ah ben oui !… ça ne reste jamais plus d’un terme… En voilà une qui en a dit de belles sur votre compte, la dame !… que vous lui aviez enlevé son Adolphe, et autres… N’empêche qu’ils ont été se faire pendre ailleurs…
Quand madame Laurent fut partie, je pris la lettre. Bonté du ciel ! j’aurais regardé le soleil en face, que je n’aurais pas été pareillement éblouie ! C’était l’écriture fine et élégante, presque féminine de cette lettre qui me donnait rendez-vous aux Tuileries.
La lettre était de Gustave !
J’aurais voulu la dévorer d’un seul coup, mais la force me manquait. Il y avait un nuage au devant de mes yeux. J’éprouvais le supplice de Tantale.
J’ai oublié de dire que j’avais retrouvé à Saint-Lazare cette pauvre petite Bohémienne, Suzanne, la harpiste en plein vent. Elle avait été obligée de vendre sa harpe, et s’était fait arrêter pour vagabondage. Elle me servait de femme de ménage et venait plusieurs fois dans la journée voir si j’avais besoin de quelque chose. Je lui tendis la lettre en lui ordonnant de me la lire, puis, jalouse des secrets qu’elle pouvait contenir, je la lui arrachai.
– De l’eau ! lui dis-je ; donne-moi de l’eau !
J’étais sous l’empire d’un spasme. L’eau fraîche le fit passer. Je renvoyai Suzanne, et j’ouvris ma lettre. Que pouvait-il me dire, ce Gustave qui m’avait si indignement trompée ? En ce moment, son plus cruel ennemi ne l’eût pas accusé plus sévèrement que moi.
… C’était la prière d’un coupable qui s’agenouille dans son repentir. La lettre avait été écrite huit jours après la scène honteuse qui l’avait chassé de chez lui. Il n’y était jamais rentré. Il avait fait prendre l’enfant, qui était en nourrice à Rueil. Mademoiselle Ida n’avait nullement essayé de retenir l’enfant. La lettre était datée de Rouen.
Gustave allait s’embarquer pour le Nouveau-Monde.
« … Suzanne, me disait-il, je ne sais si tu me pardonneras. Notre malheur, c’est de nous être séparés autrefois à l’auberge de Condé-sur-Noireau. Je t’aimais comme un frère aîné aime sa petite sœur… Je ne savais pas que je te reverrais si belle, et que, pour la première fois, je connaîtrais la passion à tes pieds. Je ne suis pas de la même nature que toi, Suzanne. Je suis au-dessous de toi. C’était un bonheur trop grand que ton amour. Dieu n’a pas voulu me le laisser… Je te savais au château du Meilhan, heureuse, élevée dans des mœurs qui n’étaient point les miennes. J’avais honte de me présenter à toi. Et ce fut pour me rendre digne de toi que j’abandonnai le travail manuel pour essayer de conquérir une renommée. Je me fis comédien. À Toulouse, je la rencontrai. Je n’avais de toi qu’un souvenir d’enfant. Je te voyais toujours petite fille. Elle était belle. Quand tu l’as vue, elle ne ressemblait plus à elle-même. – Il y a sept ans que nous sommes mariés. – Sept siècles, tant la chute de ces femmes est rapide ! Mais n’est-ce pas trop parler d’elle ? Tout ce qu’elle m’a fait souffrir, je le lui aurais pardonné. – Je la hais, parce que c’est à cause d’elle que tu me détestes… »
Il m’expliquait ensuite un peu confusément, je l’avoue, sa conduite à mon égard. Mais l’intelligence que j’en avais était plus claire que son explication même. Il m’avait écrit, la première fois, avant de m’avoir reconnue : péché véniel, après tout, dans nos mœurs parisiennes. Depuis qu’il m’avait reconnue, je lui avais en quelque sorte coupé la parole chaque fois qu’il avait voulu faire un aveu. Il laissait aller le temps, il cherchait un moyen, il inventait un expédient lorsque la foudre avait éclaté.
« Suzanne, achevait-il, ma Suzanne bien-aimée, je me condamne moi-même à la souffrance et aux regrets tout le reste de ma vie. Je sais bien que tu ne peux plus m’aimer. Moi, ce n’est pas de l’amour que j’ai pour toi, c’est de l’adoration. Je vais quitter la France ; nous ne nous reverrons jamais. Pense quelquefois, je t’en supplie, qu’il y a là-bas, bien loin, au-delà de la mer, un cœur qui t’appartient et qui saigne au souvenir de toi. Je te recommande mon pauvre enfant. J’ai payé une année d’avance à la nourrice. C’est toi qui l’as mis au monde ; il m’en est plus cher, car tu es presque sa mère… »
Je retombai, brisée, sur mon lit. Il ne savait pas que j’étais en prison. Il ne savait rien. Et maintenant, l’Océan était entre nous !…
* * * * * * * * * *
Quatre mois s’écoulèrent. Ma santé reprenait peu à peu le dessus. Ce qui ne se pouvait guérir, c’était ma mortelle tristesse. Pour une fois que je lus le journal dans ce long espace de huit mois, je vis qu’il s’était formé au Havre une troupe française, sous la direction de Josuah Hornley, de Boston, pour l’exploitation des théâtres de l’Amérique du Nord. Au nombre des comédiennes inscrites se trouvait mademoiselle Ida Gosse, ancien premier rôle du théâtre de Toulouse. Je lus cette mention vers le sixième mois de mon séjour, et le journal avait pour le moins quatre mois de date. Quand arrivèrent les derniers événements qui me restent à raconter, la femme de Gustave était donc partie depuis six mois pour les États-Unis.
À mesure que l’instruction avançait, on me laissait jouir d’une liberté de plus en plus grande, car il devenait évident pour tout le monde que la procédure se terminerait à mon égard par une déclaration de non-lieu. Je m’étais établie dans un petit logement situé derrière la lingerie et dépendant de l’appartement de la maîtresse lingère. J’avais deux chambres en location ; on me laissait promener dans le jardin de l’administration. Suzanne-à-la-Harpe était tout à fait à mon service.
Depuis huit jours environ, M. Pidoux, qui toujours savait tout, m’avait annoncé officiellement, à son dire, que la pauvre Eugénie était renvoyée devant la cour d’assises, et que je devais être mise en liberté. Le malheur d’Eugénie m’affectait profondément. Je n’avais pu obtenir encore la permission de la voir. Un soir du mois de mai 1841, la directrice de Saint-Lazare m’accosta dans le jardin et me dit :
– Vous allez nous quitter, madame… Demain, après-demain au plus tard, votre écrou sera levé.
Je remontai dans ma chambre immédiatement. Croirait-on que cette annonce, loin de me réjouir, me causait de l’embarras et de la peine ? Je ne parle pas même de la douleur que j’éprouvais en songeant au coup qui allait frapper ma bonne Eugénie ; je me renferme dans ce qui me regarde personnellement. L’idée de rentrer dans le monde me remplissait d’effroi. J’allais être seule, et la prison, alors même que l’innocence est hautement déclarée, laisse toujours une mauvaise odeur d’infamie. Que faire ? rentrer dans l’exercice de la médecine avec cette note funeste ? apprendre un autre état ?…
Je passai la nuit entière à m’adresser ces questions, auxquelles je ne trouvais point de réponse. Au matin, j’étais accablée de fatigue et plus découragée que jamais. Il pouvait être huit heures, lorsque j’entendis une voix criarde et cassée, douée d’un véhément accent bas-normand, qui parlementait avec Suzanne, mon garde-du-corps.
– À j’vous dis que j’veux entrais ! disait la voix, a qu’a sera ben aise comme tout de m’vouair, la pauv’ berbis !
Il y avait longtemps que je n’avais entendu cet accent-là. Les souvenirs déjà si lointains du pays de Saint-Lud me revinrent en foule. Je criai à Suzanne de laisser entrer.
– Voyais-vous ben ! dit mon Bas-Normand avec triomphe.
Je vis, l’instant d’après, paraître sur le seuil un petit homme d’une soixantaine d’années, moitié bourgeois, moitié paysan, avec des guêtres sur des bas bleus et un bon fouet sous le bras ; il tenait à la main son chapeau de cuir ciré, mais sa tête, longue, pointue et jetée en arrière, restait couverte d’un bonnet de soie noire ; il avait de petits yeux gris perçants, souriants et clignotants, qui luisaient sous des sourcils incolores, ressemblant à deux gros tampons de filasse. Il me sembla bien que j’avais vu quelque part cette figure hétéroclite.
– Allons, allons, ça va bien ? tant mieux, me dit-il en entrant. Vous v’là ici, ma berbis, pas vrai ; ça ne regarde personne… Y a tout de même du temps que nous ne nous sommes point vus ! – Qui êtes-vous, mon brave homme ? demandai-je, ne pouvant fixer mes souvenirs. – Pour quant à ça, oui, que je suis un brave homme, me répondit-il, et bien connu tout partout, là-bas dans les foires… Ah ! dame ! quand c’est que je vous rencontrai tous deux, mes bénis enfants, vous et ce grand petit gars, j’avais dix ans de moins… Ce fut tout de même un malheur qu’il soit mort comme ça, le cheval que je vous recédai par amitié, car pas vrai ? c’était une fière bête.
Ma mémoire s’éclaira tout à coup. J’avais devant les yeux notre première rencontre, le premier coquin qui se moqua de Gustave et de moi quand nous prîmes notre volée vers Paris, – le bon père Gilles Macé, du bourg de Campagnolles, – qui nous avait fait coucher dans sa chambre si obligeamment, à la Descente des maquignons, au bourg de Viessois, – de peur des voleurs, – qui s’était contenté de cinquante pour cent de commission dans l’affaire de nos gros sous, qui nous avait donné place dans sa carriole, qui nous avait vendu Bijou, le cheval peint en rouge…
Par exemple, si j’attendais quelqu’un, ce n’était pas celui-là.
– V’là donc que vous me remettez, ma bénie garçaille, reprit-il, quoique je n’eusse point ouvert la bouche. On ne va point mal là-bas… Maman Guénée est défunte, mais l’auberge boulotte tout doucement… J’ai passé par Saint-Lud le mois dernier. – La Noué ? l’interrompis-je. – Bien cassée… Ah ! dame ! l’âge vient, pas vrai ?… Y a donc que je me promenais quéque’part par ici et que je m’ai dit : Faut que j’aille voir ma petite berbis de là-bas chez nous… – Vous saviez que j’étais dans cette maison ? – Je m’ai informé, ma bénie fillette… Quoique je n’aie point d’intérêt à ça, dà ! pas vrai ?
Il avait quelque chose à me demander. Règle générale : pour savoir la pensée de ces pauvres diables de finauds, prenez le contre-pied de ce qu’ils disent.
– Et comme ça, reprit-il, il paraît que vous allez avoir la clef des champs ?… Faut de l’argent pour vivre à Paris. – M’en apportez-vous, père Macé ? lui demandai-je en riant.
– Nenni ! répliqua-t-il vivement. Puis se reprenant et souriant avec douceur, il reprit : – Je m’en vas vous dire, pas vrai, ma berbis ? les affaires étaient trop crevantes dans le bétail… je m’ai mis à acheter de petits lopinets de terre, quoi… Faut-il pas vivre ? – Et croyez-vous que j’aie de la terre à vous vendre ? demandai-je encore. – Pas gros ! me répliqua-t-il ; mais enfin… je m’en vas vous dire… L’homme de loi… M. Ducros… vot’père… – Mon père ! m’écriai-je stupéfaite. – Vous ne saviez donc point ça ? fit l’honnête Macé, qui se gratta l’oreille.
Il sembla supputer rétrospectivement quel avantage il eût pu tirer de mon ignorance.
– V’là ce qu’on dit dans le pays… murmura-t-il ; quoique ça, M. Ducros est mort… Vous pourriez bien faire un petit hérit de ce côté-là.
Mes yeux devinrent humides, parce que je pensais à ma pauvre mère. Le père Macé tira de sa poche un gros sac de cuir où il y avait des pièces de cinq francs.
– Vous êtes majeure, reprit-il, puisqu’on vous a signé vot’parchemin de sage-femme… et c’est à cause des papiers que vous avez fait venir là-bas, pas vrai ? que j’ai su où vous restiez, rue de la Jussienne… Étant comme ça majeure, vous pouvez me vendre l’hérit de M. Ducros, si vous voulez.
Je ne répondais point. Cette aventure réveillait en moi un monde de souvenirs. L’homme de loi qui, seul dans le village de Saint-Lud, me détestait si cruellement, c’était mon père !
– Ah ! dame ! poursuivit l’ancien maigrisseur, présentement brocanteur de terre, ça ne doit point être le Pérou que l’hérit de M. Ducros… Il passait souvent au bourg de Champagnolles… Il n’avait point l’air cossu… Parce que c’est vous, ma berbis, j’en donnerai cent pistoles… – Il faut que je connaisse un peu mieux cette affaire-là, père Macé, lui dis-je.
– V’là comme on perd les occasions ! s’écria-t-il. Tenez ! j’irai jusqu’à cinq cents écus… et vous signerez un papier marqué par-devant notaire, comme quoi j’aurai tous vos droits n’importement quelconques… et je vous promets ben qu’ils ne sont pas épais, vos droits !
C’était, en vérité, mon avis. Si un autre que le père Macé m’eût proposé cela, peut-être que j’aurais accepté, car je trouvais l’affaire superbe. J’avais besoin d’argent pour m’établir en redevenant libre. Mais il me semblait par trop extraordinaire que le père Macé m’offrît ainsi quinze cents francs d’un seul coup.
– Si minces que soient mes droits, dis-je à tout hasard, je ne les donnerais pas pour dix mille francs.
Le père Macé ouvrit sa blouse aussitôt et prit dans la poche de sa veste un portefeuille crasseux.
– Les affaires sont bien crevantes ! murmura-t-il ; mais puisque c’est vous, ma petite berbis…
Il se mit à manier des billets de mille francs. J’étais muette d’étonnement.
– Ne prenez pas la peine de compter, dis-je enfin, je ne veux rien vendre.
L’ancien maquignon me regarda de travers.
– C’est pas bien de se dédire… en affaires ! gronda-t-il. – J’ai dit, repartis-je, que je ne donnerais pas mes droits pour dix mille francs. – Onze mille, alors ? – Pas davantage ! – Ah ! béni Jésus ! n’y a plus d’enfants !… douze mille. – Vous perdez votre temps… – Treize mille… quatorze mille !… Le père Macé monta ainsi jusqu’à vingt mille. Mais il accusa bien des fois en chemin les affaires d’être crevantes. En suivant la marche ascendante de cette affaire, moi, je prenais une idée fort haute de l’héritage de l’homme de loi. Pour que le père Macé offrît vingt mille francs, il fallait que le bien valût au moins le double J’étais encore loin de compte comme on va le voir.
Au moment où le père Macé refermait son portefeuille avec colère, Suzanne-à-la-Harpe m’annonça M. Pidoux. L’enchanteur entra. – Ils échangèrent tous deux, le maquignon et lui, un regard hostile. Ils se devinaient rivaux.
– Combien vous offrait-il de votre succession ? me demanda Pidoux du premier coup. – Vingt mille francs, répondis-je.
L’enchanteur redressa sa courte taille et montra la porte d’un doigt impérieux.
– Les affaires sont si crevantes !… essaya de balbutier Gilles Macé.
Avant de sortir, il s’approcha de moi et me dit rapidement à l’oreille :
– Ça doit être un leveur, ce petit-là !… Né lâchez pas à moins de deux cent mille francs… Bonsoir, ma brebis !
Deux cent mille francs ! Je restais bouche béante à regarder le père Macé, qui sortait en adressant un signe de tête coquet à Pidoux. – Profonde immoralité des populations campagnardes ! déclama l’enchanteur quand le vieux Macé eut passé le seuil.
Il s’avança ensuite vers mon lit d’un air digne et à la fois galant.
Je pus remarquer l’élégance inusitée de son costume. Il avait un pantalon de nankin et une cravate blanche. Sa barbe était faite. Je crois qu’il portait des gants de fil d’Écosse.
– Ma chère Suzanne, me dit-il d’un ton affectueux, voilà encore un danger dont je vous sauve… C’est un grand bonheur pour moi que d’avoir été ainsi depuis quelque temps votre protecteur et votre ange gardien.
Je le remerciai beaucoup de ses bontés. Il reprit en se caressant le menton :
– Ma chère Suzanne, j’ai quelques années de plus que vous… c’est vrai… mais je suis jeune de caractère… et sans aucune infirmité… Il y a des constitutions privilégiées qui ne vieillissent jamais… J’ose dire que je possède un de ces tempéraments hors ligne…
Il s’arrêta pour darder vers moi une œillade éminemment expressive. Je fis semblant de ne point comprendre, bien que le père Macé m’eût expliqué d’avance la chose.
J’étais une héritière. L’enchanteur cherchait à s’établir. En ce temps-là, la députation était gratuite, et Pidoux avait échoué dans plusieurs affaires analogues à la compagnie des grands propriétaires vendéens.
Voyant que je gardais le silence, il poursuivit :
– Certes, ma chère Suzanne, nos positions sont fort différentes… Mais à force de m’intéresser à vous, depuis votre malheur, j’ai appris à vous aimer… sans m’en douter… je me suis dit : elle a besoin d’un nom qui la relève… Achevons notre œuvre… Ne soyons pas à demi le bienfaiteur de cette chère enfant… Bref, vous me connaissez, je ne sais pas faire de phrases : je vous offre mon cœur et ma main.
Il ne tenait qu’à moi d’être madame Pidoux ! L’enchanteur remonta sa cravate et prit une pose agréable, pour attendre ma réponse. Malheureusement, la porte s’ouvrit tout à coup, et Antoine entra sans dire gare, Antoine mon vieil et cher ami.
Je poussai un cri de joie et je lui tendis les bras. Pidoux se mordit la lèvre. Il me fit un froid et cérémonieux salut.
– Réfléchissez, mon enfant, me dit-il ; nous sommes gens de revue. – Tiens ! c’est M. Pidoux ! s’écria Antoine ; voilà qui est bien gentil de venir visiter notre petite prisonnière !
Moi, je répondis à l’enchanteur :
– Je suis bien honorée… assurément… et je n’espérais pas… – Bien ! bien ! m’interrompit le précieux Pidoux, qui regardait Antoine avec inquiétude ; cette affaire est entre nous, chère enfant.
Il était si pressé de s’enfuir qu’il ne demanda même pas des nouvelles de Meilhan.
– En voilà un, me dit Antoine, qui vient d’essayer quelque tour de son métier.
– Il était en train de me demander en mariage, répondis-je.
Antoine éclata de rire. Puis il m’embrassa une fois, dix fois, comme un bon père qu’il était pour moi.
– Je sais tout ce que vous avez fait, Suzanne, me dit-il ; et la marquise aussi le sait… et tout le monde… Vous êtes un cher petit ange ! Ah ! quel dommage que vous n’ayez pas pu aimer mon fils François… qui est maintenant capitaine ! – Et un beau capitaine, j’en suis sûre ! – Pour cela, oui !… et brave !… et bon enfant !… Mais parlons de nos affaires… La marquise va venir ici tout à l’heure… – La marquise ! m’écriai-je. – Elle vous le doit bien, Suzanne !… Et nous payons toujours nos dettes, là-bas, en Vendée… Moi qui vous parle, je n’ai pas oublié ce que vous fîtes pour moi certain jour où la balle d’un tourlourou vous siffla aux oreilles !… Quelle jolie enfant vous étiez, Suzanne !… Mais vous avez embelli depuis. Je connais un gaillard qui va être bien heureux !…
Il s’interrompit brusquement comme s’il eût craint de trop dire, et jeta sur mon lit une liasse de papiers.
– Voilà, dit-il ; j’ai demandé un congé à notre bonne dame, le mois passé… j’ai été à Saint-Lud… j’ai réglé vos petites affaires pour la succession de l’homme de loi… Je savais, Dieu merci, l’histoire de votre enfance… Tout est arrangé, il ne manque plus que votre signature… vous avez douze bonnes mille livres de rentes… – Que Dieu soit loué ! m’écriai-je, la pauvre Eugénie ne manquera jamais de rien !
Antoine me serra dans ses bras.
– Ne parlons pas d’Eugénie maintenant, me dit-il ; les yeux rouges ne seraient pas de mise pour ce qui va se passer… Tenez… Entendez-vous ?
Le cœur me battit. Une voix flûtée disait dans la chambre voisine : Entvez, Dovothée… Je n’auvais jamais cvu venih à la pvison de Saint-Lazave !… pavole !
– Tonton marquis ! m’écriai-je.
Un autre cri répondit au mien : – Suzanne ! mon enfant chérie.
C’était maman marquise qui tombait dans mes bras.
Oh ! que je l’embrassai de bon cœur !
Tonton marquis, en grande tenue, et portant à la main la fameuse canne à pomme d’or qui avait été fée autrefois par la vertu du fluide de Pidoux, me faisait de jolis petits signes d’amitié.
– Tu es libre, ma Suzanne, me dit la marquise entre deux baisers. – Nous sommes, ajouta tonton, des messagers de libevté et d’amouv ! – Chut !… fit Dorothée ; Isidore, vous ne vous corrigerez jamais !
Elle prit un air solennel.
– Ma bonne petite Suzanne, poursuivit-elle, je viens vers vous en suppliante. – Demander la gvâce d’un gvand coupable… ajouta tonton. – Laissez-moi parler, Isidore.
Maman marquise changea de ton et passa son bras autour de mon cou pour me parler de tout près.
– Les mères sont égoïstes, me dit-elle en souriant, je viens plaider ma cause… Mon Gaston vous aime toujours… je ne serai tranquille que le lendemain de vos noces, Suzanne.
– Je crus, en vérité, qu’elle allait me parler de Pidoux. Mais ce fut un autre nom qu’elle prononça, un nom qui me serra le cœur et fit monter la pâleur à mes joues.
– Au nom du ciel ! m’écriai-je, ne renouvelez pas mon supplice ! – Pardonnez-lui, chère enfant, dit la marquise, il vous aime tant !
Et Antoine lui-même ajouta :
– Pardonnez-lui, Suzanne… Il est bien malheureux ! – Mais vous ne savez donc pas, m’écriai-je ; il est marié !…
Maman marquise déplia un de ces immenses journaux qu’on publie aux États-Unis.
– Vous savez l’anglais, me dit-elle, – lisez vous-même.
Je lus, à travers mes éblouissements, un article qui disait : « Au nombre des victimes de l’explosion du steamer le Président, nous avons oublié de mentionner une des artistes de la troupe française, engagée par M. Hornley, mademoiselle Ida, ancienne pensionnaire du théâtre de Toulouse… »
Quand le journal tomba de mes mains, je vis Gustave qui était agenouillé auprès de mon lit.
Nos yeux se baignèrent de larmes en même temps. Je pris sa tête bien-aimée dans mes mains, et je déposai un baiser sur son front. Ils pleuraient tous autour de moi.
J’entendais tonton marquis qui disait d’une voix entrecoupée :
– Ah ! Dovothée… si vous vouliez ?… On peut-êtve heuveux à tout âge.
Mais Dorothée lui imposa silence d’un coup de son mouchoir brodé. Puis, unissant nos mains, elle dit :
– À quand la noce ?…
À l’époque où je reprends le fil de mon récit, je suis, selon mon estime, dans ma vingt-unième année. Si j’en crois un portrait que fit faire mon Gustave au printemps de 1841, j’avais l’air beaucoup plus jeune que mon âge. J’étais alors remarquablement belle. C’est à Naples que fut fait ce portrait. Il me rappelle les heures les plus fortunées de ma vie. Le bonheur embellit et rajeunit, c’est certain. Dans ce portrait, je me vois éblouissante.
Ce fut au mois de février 1841 que je quittai mon petit logement de la prison Saint-Lazare. Je n’eus point la consolation de voir ma pauvre Eugénie avant de partir. On la tenait toujours rigoureusement au secret, comme si elle eût été une criminelle d’État. Elle put cependant bientôt me faire parvenir une lettre. La vue seule de son écriture me mit les larmes aux yeux. Ceux qui aiment bien savent cela : l’écriture a sa physionomie changeante comme le visage lui-même. L’écriture peut exprimer le découragement ou le triomphe et tous les sentiments intermédiaires. L’écriture parle.
Il y avait des larmes sur cette lettre. Le papier avait bu l’encre, et quand je déchirai l’enveloppe, il était humide encore. Eugénie ne me parlait que de moi. Elle remerciait Dieu de ne m’avoir point entraînée dans sa chute. Elle se voyait perdue sans ressource et me conjurait de ne point compromettre mon propre salut en essayant de la sauver.
Sa lettre se terminait par deux recommandations principales :
« Évite-les, ne te trouve jamais sur leur chemin, ma petite Suzanne, me disait-elle en parlant de Brodard-Peyrusse, Agost, Rondel et autres, que le hasard avait faits nos irréconciliables ennemis ; – tu es isolée, tu es faible ; ils sont nombreux et puissants. Tâche de te cacher si bien qu’ils te puissent oublier. L’oubli, voilà ton seul refuge. Tu ne peux rien contre eux ni pour moi, je te l’affirme, – et tant que je te sais libre, sinon heureuse, il me reste un petit coin où reposer ma pensée. Si je te savais encore menacée, mon malheur serait complet. Tu as un devoir : veille sur l’enfant de Rambouillet. (Elle désignait ainsi la petite fille de madame la comtesse de Champmas-d’Argail.) J’avais promis de lui servir de mère. Remplace-moi. »
Au moment où je reçus cette lettre, j’étais déjà en liberté depuis quelques jours. J’avais obtenu d’emmener avec moi Suzanne-à-la-Harpe, ma première protégée. Maman marquise nous donnait l’hospitalité dans un petit hôtel qu’elle avait loué rue de Grenelle, en attendant que mon appartement fût prêt à me recevoir.
Je me faisais arranger un appartement rue de Courcelles, avec vue sur le beau parc de Monceaux. J’avais là cinq ou six pièces toutes fraîches et toutes charmantes dans une maison de bon style qui avait dû appartenir à quelque modeste Richelieu, du temps où ces messieurs se bâtissaient des folies. Il y avait un jardinet de quelques cents pieds carrés qui était un paradis terrestre en miniature. Gustave était le grand arrangeur. Il avait bon goût ; il aimait, – ce qui exalte les délicatesses de l’esprit, comme la douce chaleur dégage les effluves odorants des aromates. Quand j’allais visiter notre retraite future, je trouvais que Gustave avait produit là un vrai chef-d’œuvre. C’était commode, c’était avenant, c’était charmant !
Comme Suzanne-à-la-Harpe va prendre tout à coup l’importance d’un personnage et tenir beaucoup de place dans cette partie de mes souvenirs, il nous faut lui trouver un nom qui la distingue de moi. Nous l’appellerons Suzon, ainsi que je le faisais moi-même au temps où elle me servait de camériste.
Suzon avait à peu près mon âge, mais c’était une petite fille auprès de moi. À plusieurs égards, elle était restée enfant. Ses instincts la portaient aux petites choses. On peut bien dire, du reste, que les divers métiers qui composent la bohème laissent d’ineffaçables empreintes. J’avais mendié, il est vrai, moi aussi, mais c’était avant d’entrer dans la vie. La fierté était née en moi avec une soudaineté dont le lecteur a peut-être souvenir, le jour même où j’avais cessé de courir après la diligence. Suzon avait porté sa harpe sur le dos longtemps après l’âge de raison, et parfois je la surprenais à regretter sa vie errante. C’était une étrange nature. On ne peut pas dire qu’elle fût méchante, mais, elle n’avait point de bonté. Je crois qu’elle avait pour moi quelque chose qui ressemblait vaguement à de la reconnaissance. Cette reconnaissance venait presque tout entière, non point des récents bienfaits dont je l’avais comblée, mais de ma première aumône : la pièce de cinq francs donnée sur le boulevard Bourdon, un jour que sa vieille maîtresse la poursuivait pour la battre. Cette reconnaissance n’allait pas du tout jusqu’au dévoûment. Suzon me servait à peu près comme elle voulait. Cela ne lui suffisait point. Elle eût préféré être ma maîtresse.
J’avais certes, en ce temps-là, une mise très-simple. La position où je me trouvais éloignait toute idée de faste ou de coquetterie. Suzon me trouvait encore trop parée. Je lui faisais beaucoup de cadeaux. Elle ne voyait point ce que je lui donnais, occupée qu’elle était à regarder ce que je portais. Ses regards me dépouillaient.
Quant à sa moralité, même vague, même clair-obscur. Ce n’était pas tout à fait une voleuse, mais elle allait tout naturellement à la picorée. Elle était maraudeuse dans la moelle de ses os. Je ne crois pas qu’elle eût été capable de prendre une somme d’argent dans le tiroir de mon secrétaire. Là se borne ma confiance. Toutes les pièces de monnaie qui traînaient étaient à elle. Elle empruntait aussi très-volontiers des petits objets de toilette – Elle n’avait rien à elle. Je ne sais pas ce qu’elle faisait des colifichets qu’elle empruntait, ni de la monnaie qu’elle trouvait. La bohème engendre une telle quantité de vices que nous n’avons du reste qu’à choisir.
Suzon sortait beaucoup. Je dois m’accuser de faiblesse à son égard. Je la grondais peu, et encore c’était par boutades. Un matin, elle me dit :
– L’argent n’a pas d’odeur… Sans ça, il paraît que le vôtre sentirait fièrement mauvais, madame Lodin !
On continuait à m’appeler ainsi. La mauvaise odeur que pouvait avoir mon argent n’empêchait point Suzon de le mettre dans sa poche. Au lieu de répondre, je lui dis :
– Il ne faut point toucher à ce que je laisse sur la cheminée, ma fille, ou bien je serai forcée de me séparer de vous.
– Ça veut-il dire que vous me renverrez ? me demanda-t-elle en fixant sur moi ses grands yeux effrontés.
J’inclinai la tête en souriant. Elle haussa les épaules.
– Vous me donnerez toujours bien de quoi avoir une autre harpe ! me dit-elle.
Ce fut tout. Elle se mit à épousseter mes rideaux en chantant. La figure de Suzon ressemblait comme deux gouttes d’eau à son caractère. C’était un mélange fort surprenant et surtout très-heurté de laideur et de gentillesse. Ses yeux étaient superbes, mais son front bas se couvrait de cheveux incultes et révoltés. Elle avait la figure trop courte, le nez retroussé insolemment et la bouche trop grande. Dans cette grande bouche, il y avait deux rangées d’admirables perles. Elle souriait bien. Sa taille aurait été ravissante, si seulement elle eût pris le soin d’agrafer sa ceinture. Elle avait de grosses mains et des pieds plats.
Quand Suzon eut épousseté les rideaux et fini sa chanson, elle passa au salon où j’étais.
– Je sais bien, me dit-elle d’un air presque repentant, qu’il y en aurait joliment qui m’auraient déjà renvoyée… mais quand je vais être riche, je vous rendrai tout ça. – Tu avoues donc que tu m’as pris quelque chose ? demandai-je. – Quelque chose, non… mais des vingt sous et des quarante sous, par-ci, par-là, qui traînaient… – Et tu espères être bientôt riche, Suzon ? – Ça, c’est une autre paire de manches !… Je ne sais pas encore mon propre secret, sans ça, je vous le dirais tout de même… Il y a un héritage… Dame ! s’interrompit-elle en relevant sur moi ses yeux hardis, puisque vous avez bien hérité, vous !
Elle vint à moi pour agrafer mes pendants d’oreilles. Depuis quelques minutes, je réfléchissais. Ce n’était pas la première fois qu’une sorte de dégoût me prenait à la pensée de cet héritage qui m’était tombé du ciel d’une façon si parfaitement inopinée. J’avais exprimé autrement l’idée de Suzon, mais c’était bien la même idée. Je m’étais dit : – Pour amasser une somme si considérable dans ce pauvre pays de Saint-Lud, combien de malheureux n’a-t-il pas fallu réduire à la misère ! Ce qui va faire mon aisance, c’est la ruine de vingt familles, peut-être… Il y a là-dedans bien des larmes, il y a peut-être du sang !
Du reste, quand Suzon accusait mon argent d’avoir mauvaise odeur, c’était une métaphore pure, car je n’avais encore rien touché de l’héritage de l’homme de loi. Tout ce que j’avais, pour le moment, me venait de maman marquise. Les papiers de la succession étaient bien en mon pouvoir, mais l’héritage lui-même restait sous le séquestre. Il fallait un jugement pour que je pusse entrer en possession. Mes amis regardaient ce jugement comme une simple formalité. Je doutais moi-même si peu du résultat, que je travaillais déjà à classer les restitutions possibles. Je comptais me rendre à Saint-Lud, provoquer une sorte d’enquête, et indemniser les familles spoliées par M. Ducros, dût l’héritage entier y passer. Mais alors, demandera-t-on, cette chère petite maison de la rue de Courcelles ? ce paradis préparé ?… Hélas ! je viens de me montrer sévère à l’égard de la pauvre Suzon ; mais je dois bien avouer que mon cœur, à cette époque surtout, valait mieux que ma tête. Il y avait en moi un ébranlement que le lecteur comprendra, s’il veut jeter un coup d’œil en arrière.
– Je n’aime pas cette forme-là, me dit Suzon en attachant mes boutons d’oreilles ; j’ai vu ceux que j’achèterai… au Palais-Royal.
Comme je ne lui répondais plus, elle ajouta :
– En voilà un homme qui en sait long sur tout le monde, ce docteur Pidoux !
Je tressaillis involontairement. Suzon avait passé derrière moi pour lacer mon corsage. Je devinai qu’elle riait. J’eus un mouvement d’impatience.
– Où avez-vous vu le docteur Pidoux ? demandai-je.
Il venait très-rarement, et la famille du Meilhan lui témoignait désormais beaucoup de froideur.
– Ça ne m’irait donc pas bien, à moi aussi, me dit Suzon, des robes de soie et des boutons en brillants ?…
Je ne saurais dire pourquoi je donnai si peu d’attention à ces paroles. Elles me revinrent plus tard. En ce moment, j’étais à mille lieues de comprendre leur véritable sens. En général, je n’attachais pas la moindre importance à ce que disait Suzon, petit animal sauvage que je n’avais plus la prétention d’apprivoiser. Ce que je me rappelle parfaitement, c’est qu’après les avoir prononcées, elle traversa la chambre en minaudant et en se donnant des airs de grande dame. Je vis dans la glace qui était au-dessus de la cheminée l’espièglerie impertinente de son sourire. Avait-elle voulu menacer ? Pourquoi ? et à quel propos ? L’enchanteur Pidoux avait-il fait là quelque nouvelle dupe ? Mais dans quel but ? L’enchanteur Pidoux était un peu comme Bonnin de la Forest : il ne donnait pas dans les fredaines amoureuses.
On vint me chercher pour déjeuner, et j’oubliai tout cela. Je mangeais avec la famille. J’étais traitée en tout et pour tout comme si j’eusse été de la famille. Ce matin-là, je trouvai maman marquise radieuse. Elle venait de recevoir une lettre de Gaston, qui était à Nantes pour les courses. Car Gaston était maintenant un sportman, et la bonne Dorothée se montrait bien fière de ses succès sur le turf.
– Vois, Suzanne ! s’écria-t-elle dès qu’elle me vit ; la seule annonce de ton mariage avec M. Gustave Lodin a produit un véritable miracle ! Mon Gaston est guéri ! bien guéri ! C’est lui-même qui le dit… et jamais le cher ange n’a su mentir !… surtout à sa mère… Tu ne sais pas, ma petite Suzanne, quel service tu nous as rendu là… mais tu n’as jamais su nous faire que du bien, pauvre chérie… Je voudrais que tu fusses encore pauvre, afin de te faire ta dot, moi toute seule… Tu te souviens bien ? Je te dois cela : je te l’avais promis.
Elle m’embrassait de tout son cœur, l’excellente femme !
Nous étions seules. Zoé et Lily n’avaient point été prévenues, Tonton marquis restait à sa toilette.
Le vieux couple avait peu changé. Isidore était toujours ce même vieillard fluet, propre, bien conservé. Sa voix flûtée n’avait rien perdu de sa féminine douceur. Il avait gardé la passion des canaris. Dorothée avait un peu engraissé, ce qui la faisait exactement ronde. Sa voix avait gagné encore quelques notes hautes. Elle avait l’ut, non pas de poitrine, mais de pharynx, car le son se produisait chez elle quelque part entre les fosses nasales et la voûte du palais. Toujours fidèle aux couleurs tendres, elle avait remplacé sa sortie de bal tourterelle par un coin-du-feu rose glacé de lilas clair, qui reposait bien agréablement la vue. Son énorme figure était coiffée d’un tout petit bonnet mignon, coquet, fleuri, que sa modiste parisienne lui avait déclaré être du meilleur goût. Dorothée avouait que son petit bonnet était trop jeune, – mais elle le portait avec plaisir, parce qu’il allait bien à son air de tête.
– Voilà ce que me dit Gaston, reprit maman marquise, qui avait hâte de me faire ses confidences ; tiens, lis toi-même, petite Suzanne, ce sera plus tôt fait.
Elle déplia la lettre d’une main un peu tremblante, mais c’était de joie qu’elle tremblait. Gaston écrivait comme il parlait, avec cœur. Il aimait sa grand’mère comme il m’aimait, proportions gardées entre ces deux sentiments si divers. Sa lettre était un fouillis de caresses écrites et de baisers lancés à la volée. En arrivant à mon article, je vis bien que le style changeait. L’écriture elle-même ne se ressemblait pas. Mon article était court. Il contenait en substance les propres paroles rapportées par maman marquise. Gaston se déclarait guéri « d’un enfantillage et d’une folie de jeunesse. » Il chargeait sa grand’mère de me faire ses sincères compliments sur mon prochain mariage.
Quand j’eus fini le paragraphe, maman marquise m’arrêta et me dit : – C’est tout.
Puis elle ajouta :
– Je connais ton cœur, Suzanne, tu dois être bien contente. – Un de mes souhaits les plus ardents ici-bas, madame, répondis-je les yeux toujours fixés sur la lettre, c’est de vous voir tous bien heureux ensemble ! – Ensemble ! répéta l’excellente femme ; nous ne pouvons être heureux qu’ensemble, ma Suzanne chérie… Je te remercie pour ce mot-là… Mais que regardes-tu donc ? s’interrompit-elle. – Il me semble, répondis-je, que je vois encore mon nom, là-bas, à la fin du post-scriptum. – Quels yeux ont ces enfants ! soupira maman marquise. Voyons donc ce qu’il dit dans le post-scriptum… je ne m’en souviens plus.
Je m’approchai d’elle et je lus à demi-voix : « Dans la réponse, bonne mère, donne-moi quelques détails sur ce M. Gustave Lodin. Je dois penser que c’est un bon sujet, puisque vous approuvez tous le mariage ; mais quelle est sa position ? que fait-il ? Je m’intéresse toujours à Suzanne, à cause surtout de l’intérêt que tu lui portes. Elle doit être bien belle à présent. Je ne sais pas si je la reconnaîtrais. Fais-moi un peu son portrait quand tu me répondras. »
– Tu vois bien ! tu vois bien ! s’écria maman marquise ; il ne sait pas même s’il te reconnaîtrait… Je vais lui dire que tu es toujours fort gentille… Mais… Tu comprends, ma Suzanne, ce n’est pas le cas de te flatter. – Ah ! chère dame ! faites-moi aussi laide que vous le voudrez ! répondis-je. – Et cette phrase, poursuivit-elle : « Je lui porte toujours de l’intérêt, parce que tu t’intéresses à elle… « Ah ! mon Gaston est guéri ! Dieu soit loué ! bien guéri !
Nous autres femmes, nous avons toutes ce genre de fatuité. Nous ne croyons pas volontiers à la guérison des blessures que nous avons faites. Même avant d’avoir lu le post-scriptum, je n’avais aucune foi à la guérison de Gaston. Après, je restai parfaitement convaincue que Gaston n’était pas même en voie de convalescence.
– Le reste de la lettre, me dit maman marquise, ne parle que d’affaires. Il fait courir. Il est lié avec tous ces messieurs du Jockey-Club… Tu sais que le Jockey-Club pense supérieurement, et que ces messieurs n’ont pas voulu admettre Poulot…
Je ne pus m’empêcher de sourire. Il y avait des années que je n’avais entendu nommer ainsi monseigneur le duc d’Orléans. Maman marquise me jeta un regard d’inquiétude.
– Tu n’as pas tourné, je suppose ?… me dit-elle. – À vous parler franchement, ma bonne mère, répondis-je, je me suis occupée bien peu de politique…
Puis, m’attirant à elle et me baisant, tout émue :
– Tu ne peux pas deviner comme je t’aime, petite Suzanne ! murmura-t-elle ; c’est peut-être parce qu’il t’a aimée… Quand tu m’appelles ta bonne mère, j’ai envie de pleurer…
Et ses yeux étaient humides.
– Vois-tu ? reprit-elle, s’il avait eu une femme comme toi… Mais est-ce que je vais devenir folle, moi aussi ?… Lily est aussi jolie que toi, aussi bonne que toi.
– Plus jolie et meilleure, répondis-je de tout cœur.
Maman marquise soupira. Puis elle alla sonner pour qu’on appelât tonton marquis et ces demoiselles.
– Ne parle pas de la lettre, me dit-elle en confidence : ce sont nos petits secrets à nous trois.
S’il avait été dans ma destinée d’aimer M. le comte Gaston du Meilhan-Grabot, il est certain qu’un pareil entretien n’eût pas jeté de l’eau sur le feu. Maman marquise était de bonne foi. Elle croyait servir les intérêts de Lily. Heureusement pour elle, j’étais invulnérable.
– Suzanne, me dit-elle encore avant que ces demoiselles ne fussent arrivées, si tu veux, tu me feras mon brouillon pour répondre à Gaston… tu lui diras que ton Gustave est la fleur des pois… J’y pense, s’interrompit-elle, craignant de m’avoir blessée, il a l’air timide et embarrassé avec nous. L’aurions-nous mécontenté sans le savoir ? – Ah ! madame ! fis-je, vous avez été parfaite, comme toujours. – Il est bien, Suzanne… il est vraiment bien, ce garçon… Si nos rois légitimes étaient sur le trône, je crois, sans me flatter, que je jouirais de quelque crédit dans le gouvernement… nous pourrions le pousser… Mais les choses peuvent changer, ma petite, et sois sûre que ta belle conduite, lors des événements de 1832, ne serait pas oubliée.
Ces demoiselles entrèrent. Tonton donnait le bras à Zoé. Zoé me tendit la main. Lily m’embrassa.
– Toujouvs fvaîche comme une vose ! dit tonton en baisant la main de maman marquise.
Lily était un peu moins grande que sa sœur Zoé, mais incomparablement plus belle. Son tempérament avait pris le dessus : les petites misères de son enfance maladive allaient adorablement à sa physionomie si charmante et si douce. Il lui restait en outre une extrême sensibilité nerveuse. Jamais je ne vis de regard plus limpide et plus pur que le sien. On peut dire sans métaphore que ses yeux reflétaient l’exquise candeur de son âme. Elle avait la taille bien proportionnée, quoique un peu grêle. Sa simplicité mettait une grâce pudique et attirante à chacun de ses mouvements. C’était une délicieuse jeune fille. Elle m’aimait comme autrefois, mais je n’étais plus sa confidente. Jamais elle ne me parlait de Gaston, ni de l’état de son cœur. L’âge et peut-être l’habitude de souffrir avaient développé en elle une résignation douce et à la fois stoïque. Ses tristesses étaient pour elle toute seule. Ce qu’elle endurait ne paraissait point derrière son angélique sourire. Son amour pour Gaston était sous-entendu dans la famille. Personne ne l’ignorait ; personne n’y faisait allusion. Elle était, la douce vierge, comme ces veuves devant qui on ne prononce plus le nom de l’époux décédé. Le voyage de Paris avait été entrepris en grande partie pour elle. On voulait lui faire voir le monde, la distraire, la dépayser. Les du Meilhan avaient, dans le faubourg Saint-Germain de nombreuses relations de famille. On espérait que le plaisir serait un remède à cette mélancolie incurable. Il se trouva que Lily s’ennuyait où les autres s’amusaient. Elle n’aimait point ce que Paris appelle le plaisir.
Il se trouva encore que le voyage, fait pour Lily, profita à sa sœur. Zoé se révéla tout de suite femme du monde. Vous eussiez dit, au bout de quelques mois, qu’elle était née rue de Varennes-Saint-Germain, et que ce beau pays d’Anjou avait été pour elle un exil. Elle était Parisienne dans la meilleure acception du mot. Il y avait en elle une élégance innée. C’est en la regardant que j’ai compris le sens un peu vague, un peu fantasque, mais nécessaire et pittoresque, de ce mot si offensant dans la bouche des profanes : la distinction. Zoé du Meilhan était souverainement distinguée. Elle avait le cœur, l’esprit, la figure qu’il faut pour cela. Elle avait la taille ; elle avait la tournure, le je ne sais quoi ; elle avait la mesure, ce don qui ne s’acquiert point. Elle avait tout. Elle était belle comme il fallait, ni trop ni trop peu. Elle se possédait d’une merveilleuse manière. Elle se mettait comme si c’eût été l’étude de toute sa vie. L’âge venait. Elle était dans sa vingt-quatrième année ; mais la distinction a rarement seize ans. D’ailleurs, à voir mademoiselle du Meilhan dans un salon, vous l’eussiez prise pour une très-jeune fille. Elle n’avait jamais eu à proprement parler de fraîcheur. Celles qui sont ainsi ne vieillissent point. Je la voyais, depuis que j’étais en liberté, toujours brillante et toujours en l’air. Maman marquise, enchantée de la conduire dans le monde, lui reprochait déjà pourtant un peu de coquetterie. Tonton s’était fait faire un habit à la mode : il était le cavalier obligé de ces dames. Il regrettait amèrement d’avoir passé les plus belles années de sa jeunesse dans le fond de l’Anjou.
Ma croyance personnelle était que mademoiselle Zoé du Meilhan voulait s’étourdir ou se marier ; peut-être les deux à la fois.
Le prince Maxime ne venait point à la maison, et je n’avais pas entendu prononcer le nom de Georges du Roncier. J’avais entrevu au château, jadis, le prologue d’un roman très-intéressant et très-compliqué. Mais combien de prologues ici-bas se jouent en attendant la pièce qui ne vient point !
On venait de se mettre à table, lorsqu’un homme entra sans se faire annoncer, comme s’il eût été de la maison. Il portait un costume de voyage.
– Georges ! s’écria Zoé, qui se leva. – Le voi des pveux ! le fiev Voland ! ajouta tonton tranquillement.
Et maman marquise :
– Quelle aimable surprise ! nous ne vous attendions que dans huit jours !
Georges baisa la main de Zoé, qui rougit en me regardant. Lily lui tendit sa joue. Il embrassa maman marquise comme un fils embrasse sa mère. Il paraît que notre roman avait marché. Mais pourquoi m’avait-on fait mystère de ce dénoûment, qui semblait heureux pour tout le monde ?
Mon beau Georges, mon chevalier vendéen, était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, qui avait pris, il faut bien l’avouer, un peu trop de corps. Il ne ressemblait plus guère à cet adolescent aventureux et timide que j’avais vu, la nuit où l’on fabriquait des cartouches dans la chambre du marquis Théodore. Je crois qu’en ce temps-là je l’avais bien vu. À douze ans, aucun écran poétique ne gêne la précision du coup d’œil chez les enfants. Georges du Roncier était alors l’idéal du sauvage coureur de bruyères, transformé tout à coup en héros. C’était un vrai cavalier de Walter Scott, et sa naïveté chevaleresque embellissait encore ce front de vingt ans. Mais la prose avait si vite remplacé la poésie ! La Vendée n’avait point renouvelé sa tentative royaliste, et tous ces petits Montrose avaient dû rentrer dans la vie réelle.
Georges, l’indomptable, était amnistié, purement et simplement. Il vivait à Paris ou en province comme le commun des mortels. Il allait et venait selon sa fantaisie, et la préfecture lui délivrait des passeports sur lesquels il y avait : Propriétaire. C’était encore un fort beau garçon, mais son encolure s’était trop alourdie. Le nécessaire, pour un pur sang, c’est de courir. L’oisiveté est un abâtardissement.
J’ai parlé du passé à propos de Georges, parce que la première idée qui me vint en le revoyant, c’est qu’il y avait quelque conspiration sous jeu. En rapprochant ces deux circonstances qu’il entrait à l’hôtel comme chez lui, et que depuis l’arrivée des Meilhan à Paris, aucun membre de la famille n’avait prononcé son nom devant moi, je me disais : Il se cache ! il est proscrit… Sa tournure tranquille, sa physionomie débonnaire, j’allais presque dire bourgeoise, semblait bien démentir ce soupçon, mais comment expliquer alors le mystère de sa présence ?
Ces souvenirs marchent rapidement désormais vers un drame assez fort pour que je ne prenne point la peine de le charger. Le centre des événements qui vont se dérouler désormais sous les yeux du lecteur, c’est moi, moi seule, car mon Gustave ne fit guère que côtoyer ma vie. Jusqu’à présent, enfant ou jeune fille, la vérité m’a forcée à laisser le premier rôle à autrui. D’abord, je n’ai pu que voir, et j’ai raconté ce que j’avais vu, comme un témoin fidèle. En second lieu, j’ai aidé, subordonnant mon action à d’autres volontés plus vigoureuses. Maintenant, je suis femme. La tournure de ces mémoires va changer, non pas parce qu’il me plaît de la modifier, mais parce que l’âge et les événements m’ont émancipée. Je vais agir désormais par moi-même toujours, sinon toujours pour moi-même.
Mon beau Georges ne se cachait point, mon beau Georges n’était point proscrit. Sa présence n’était point un mystère. Il entrait là comme chez lui parce qu’il était de la famille ou à peu près. Le temps des folies était passé. Georges avait rompu depuis des années avec la belle Irène, veuve de M. le baron d’Avray. Il avait voyagé, – faut-il le dire ? – pour surveiller les intérêts de son oncle, M. Lemonnier-Duroncier, l’un des plus opulents fabricants de Paris. Georges était le neveu de ce riche négociant par suite d’une mésalliance qui se trouva être un excellent mariage. La sœur de son père avait épousé M. Lemonnier par amour, et celui-ci, suivant l’usage établi dans le commerce parisien, avait ajouté à son nom roturier le noble nom de sa femme. Georges était riche. Il avait un intérêt dans la maison Lemonnier.
Dans une de ces excursions de chasseur qu’il faisait annuellement au pays de Mauges, Georges avait revu Zoé. La fascination exercée sur lui par Irène ayant pris fin, il avait senti renaître son ancienne passion pour mademoiselle du Meilhan. Il avait demandé et obtenu sa main. Rien ne semblait donc s’opposer à ce que Zoé fût la plus heureuse femme du monde, car Georges avait le cœur excellent ; il aimait, il était aimé.
L’obstacle au mariage de Zoé venait de M. Lemonnier un peu, et beaucoup des autres membres de la parenté dans le commerce. Les Lemonnier avaient eu peut-être à souffrir autrefois des insolences de la parenté de mademoiselle du Roncier, leur alliée. Les petitesses vont et viennent. C’est le jeu de la vie.
Les du Meilhan n’ignoraient pas tout à fait l’éloignement de M. Lemonnier pour ce mariage. Et cependant les du Meilhan n’y renonçaient point. Georges était l’héritier présomptif de toutes ces fortunes réunies ; Georges était un parti de toute beauté. Est-ce à dire que ces bonnes gens que nous avons toujours vus si nobles, derrière leurs petits ridicules, si honnêtes et si généreux avaient changé ? Mon Dieu, non. Mais chaque siècle a son courant qui entraîne. On ne sait pas seulement qu’on le suit. On dérive.
Il y avait d’ailleurs prétexte à patience : les deux jeunes gens s’aimaient.
Peut-être le marquis Théodore eût-il brisé violemment cette situation, qui rabaissait sa maison ; mais l’exil avait tué le marquis Théodore. Le comte Henri, lui, avait bien épousé la Corsaire !
Le comte Henri était Dieu sait où. Il avait hérité de sa femme, morte d’une attaque d’apoplexie en 1838, et vivait à l’étranger… Cette famille manquait d’hommes. Gaston ne comptait point : nous saurons bientôt pourquoi.
Le conseil des parents se composait uniquement de tonton marquis et de maman marquise, auxquels s’adjoignaient, quand on était en province, le commandeur Rose-sans-Épines, et le bon M. Jouault, curé de Saint-Philibert-en-Mauges. Rose-sans-Épines aurait eu des velléités d’honneur castillan. Il était seul de son avis. Le curé Jouault disait qu’avec une grande fortune on pouvait faire beaucoup de bien, et tonton marquis répétait : – Il faut mavchev avec son siècle !
L’excellente Dorothée, la plus sage de tous, pensait : – Voilà ma pauvre Zoé qui a vingt-quatre ans…
Il y avait un an que cette situation durait. Georges trouvait bien moyen de l’adoucir un peu en mettant les hésitations de son oncle sur le compte de ses anciennes fredaines politiques. M. Lemonnier, conservateur effréné, devait avoir beaucoup de mal à pardonner l’échauffourée de 1832. Cette échauffourée lui servait de cheval de bataille pour tenir toujours Georges en tutelle. Mais enfin, le statu quo devenait irritant. Tonton marquis, un soir qu’il avait bu deux doigts de frontignan, déclara que cette affaire lui échauffait les oreilles. Georges apporta quelques jours après le quasi-consentement du fabricant Lemonnier. Il avait montré les dents pour l’obtenir. Le mariage était donc résolu en principe, et la présence presque continuelle de Georges au Meilhan avait sa raison d’être. Seulement une foule de points diplomatiques restaient à régler. Les deux familles ne s’étaient point encore abouchées. C’était une union traitée sur le pied de guerre. Qui ferait la première visite ? Où aurait lieu la première entrevue ? Questions grosses de tempêtes !
Voilà pourquoi personne ne m’avait parlé du mariage de Georges avec mademoiselle Zoé du Meilhan.
En entrant, Georges me regarda et ne me reconnut pas. Maman marquise me présenta ; puis elle me dit en rougissant un peu :
– M. Georges du Roncier, ma bonne petite… Tu peux te souvenir de l’avoir vu autrefois à Saint-Philibert. Il est ici comme mon fils, et nous pensons bien… Mais je te conterai tout cela.
Son regard interrogea Zoé pour voir si cette promesse était de son goût. Zoé était redevenue sérieuse et froide. Georges vint me baiser la main et me dit :
– Quand vous fûtes mon ange gardien, mademoiselle, je devinai déjà que vous seriez plus tard une ravissante jeune fille… mais vous avez tenu plus encore que vous ne promettiez.
C’était peut-être un peu banal de forme, mais cela fut dit d’un ton de franchise charmant. Il me sembla que Georges était moins épais, et je trouvai dès lors en lui plus de souvenirs de lui-même.
– Ah ! fit maman marquise avec un soupir qui allait je savais bien où, – notre Suzanne est la plus belle !… Et si bonne avec cela !
– Ce scélévat de bevger Pàvis, ajouta tonton, – lui auvait décevné la pomme…
Lily me serra la main en souriant avec un peu de tristesse.
Zoé était distraite. Le déjeuner fut court. Tonton et Georges firent à peu près tous les frais de la conversation. Georges m’adressait la parole souvent. Tonton essayait d’amener l’entretien sur le terrain de la question d’Orient. Car la question d’Orient était à la mode alors comme aujourd’hui.
Il était évident pour moi que j’arrêtais quelque épanchement confidentiel. Je gênais, et cela me mettait à la gêne. Aussitôt après le dessert, je me dirigeai vers la porte. Je venais d’entendre Georges qui disait tout bas à Zoé, ma voisine de droite : – Il doit être maintenant à Paris.
Et il avait ajouté en me regardant : – Cela ne m’étonne plus !…
Je ne sais si Lily entendit, mais elle devint plus pâle. Pendant que je gagnais la porte, je saisis encore quelques mots. C’était Georges qui les prononçait. Il disait : – Au moins soixante mille francs…
Je sortis, et fus fort étonnée de voir Zoé sortir après moi.
– J’ai quelques emplettes à faire cette après-midi. Suzanne, me dit-elle, vous avez fort bon goût, et je vous serais reconnaissante si vous vouliez bien m’accompagner.
J’acceptai avec empressement. Sa main n’avait point quitté le bouton de la porte. Elle me fit un petit signe de tête amical qui n’était pas dans ses habitudes et rentra.
Je descendis au jardin. C’était l’heure où Gustave venait me rendre sa visite quotidienne. On ne nous laissait guère seuls, Gustave et moi. Maman marquise était toujours présente à nos entrevues. La plupart du temps, ces entrevues avaient même lieu au salon, devant la famille assemblée. Cette surveillance me plaisait plus que je ne puis le dire. C’était non-seulement une marque d’affection, mais cela me rehaussait au rang des demoiselles du Meilhan. Il faut pardonner à une pauvre fille cet innocent enfantillage. Je faisais fi de cette liberté que j’avais eue à foison depuis mon enfance. Je cessais d’être une fille sans conséquence puisqu’on me surveillait. J’avais des convenances à garder.
Vous figurez-vous cela, moi, Suzanne, le pauvre oiseau des champs, je m’applaudissais d’être en cage !
Les trois fenêtres du salon donnaient sur le jardin. Je vis Gustave tout pensif derrière les carreaux. Je l’appelai. Il franchit le perron en courant.
– Suzanne, ma chère petite Suzanne, me dit-il dès que nous fûmes cachés par les massifs : je croyais que je ne te verrais plus jamais seule ! – Depuis quand nous tutoyons-nous, mon parrain ? dis-je en riant.
Car, dans le salon, nous parlions bien raisonnablement et nous nous disions vous. Gustave supportait impatiemment cela. Moi, je ne m’en étais même pas aperçue.
C’était le tour de Gustave. Il était maintenant de beaucoup le plus ardent de nous deux et le plus impatient. Ce grand bonheur, qui m’était tombé du ciel au plus profond de ma détresse, m’avait donné comme une plénitude de joie. Je désirais à peine, tant je me sentais heureuse ainsi.
Gustave me prit les deux mains pour y coller ses lèvres.
– Tu ne t’es pas aperçue que je souffrais, ma Suzanne, me dit-il ; – c’est précisément cette étiquette qui m’irrite et me tue. Je respecte ces gens là, ne crois pas le contraire ; je fais mieux, je les aime pour l’amour de toi… Mais je ne me sens pas à mon aise auprès d’eux… Toi, ils t’ont adoptée ; tu es d’entre eux ; ils me tolèrent à cause de toi, mais cela ne me met pas à leur niveau… Dans ce salon, je ne sais ni comment parler, ni comment me taire… Je suis embarrassé, je suis malheureux… Ils m’ont vu petit vagabond et garçon d’auberge : je leur pardonnerais cela… Mais ils savent que j’ai été comédien…
Il n’y a rien comme les paroles qui échappent pour peindre exactement la pensée. Mon pauvre Gustave eût pardonné aux du Meilhan de l’avoir vu vagabond et garçon d’auberge ! Il avait quelque chose à pardonner, – lui. Comme toute rancune est tenace en raison même de son absurdité, je n’essayai pas de ramener mon parrain. Je lui dis :
– Tu as un excellent moyen de mettre fin à ton martyre, c’est de hâter l’arrivée des pièces nécessaires à notre mariage.
La principale de ces pièces était l’acte de décès de sa femme.
– J’ai écrit dix fois, vingt fois, me répondit-il ; – mais tout est biscornu dans ce pays. La loi, là-bas, a l’air d’une folle. L’attorney que j’avais d’abord chargé de mes intérêts a été tué, aux dernières élections, d’un coup de revolver… Son successeur, mon second sollicitor, suit Fanny Essler de ville en ville et s’attèle à sa voiture au sortir du spectacle… J’en avais choisi un troisième, homme d’un âge respectable et père d’une nombreuse famille. Il vient de quitter son office pour fonder une religion nouvelle qui défend la reproduction de l’espèce.
Il se prit tout à coup la tête à deux mains.
– Je raille, s’interrompit-il ; mais j’ai beau faire : je suis à bout, je n’ai plus de courage. – Et avançons-nous, là-bas, rue de Courcelles ? demandai-je pour rompre l’entretien.
Il me regarda avec une véritable colère.
– Un jouet d’enfant, murmura-t-il, qu’on m’a mis entre les mains pour tromper mon impatience !… il y a des jours où j’ai envie de partir ! – Ce serait peut-être le plus sage, dis-je. – Partir seul ! fit Gustave, que je vis pâlir : Oh ! Suzanne, tu ne m’aimes plus !
Il prêta l’oreille tout à coup. Des pas se faisaient entendre du côté de la maison.
– Moi qui avais tant de choses à te dire ! s’écria-t-il ; ne peux-tu donc sortir, Suzanne ? Ne peux-tu me venir trouver ? – Non, répliquai-je, c’est impossible. – Mais tu le faisais autrefois… Qu’y a-t-il donc de changé ?
La question ne laissait pas que d’être insidieuse. Naguère, je courais après lui, libre comme un oiseau. Maintenant, je me tenais à cheval sur ce mot qui m’eût fait rire aux éclats quelques mois auparavant, les convenances. Valais-je mieux que jadis, ou valais-je moins ?
– Parle vite, mon Gustave, fis-je au lieu de répondre, si tu as quelque chose à me dire.
Il essaya de se recueillir. Puis, changeant de couleur soudain :
– Est-ce que tu connais, me demanda-t-il, un beau jeune homme, un jeune homme à tilbury… cheveux blonds… vingt ou vingt-un ans ?… Ne ris pas, Suzanne, je t’en prie… je souffre et tout me semble menacer mon bonheur ! – J’ai rencontré en ma vie, répondis-je le plus sérieusement que je pus, plus d’un beau fils qui ressemblait à ce portrait. – Et quelqu’un d’eux t’a fait la cour, Suzanne ? murmura Gustave dont la paupière se baissa. – Bon ! m’écriai-je, te voilà jaloux, à présent !
Tout plaît au commencement ; je n’étais pas trop fâchée que mon parrain fût un peu jaloux.
– Tu ne me réponds pas, Suzanne ! fit-il avec reproche. – C’est que je n’ai pas souvenir, mon parrain.
Il soupira. Je compris bien. Pour lui, j’étais trop étroitement gardée maintenant, mais autrefois je ne l’avais pas été assez.
– C’est que… reprit-il en hésitant, il s’est passé quelque chose de singulier, là-bas, rue de Courcelles. – Et que s’est-il donc passé ? – Ce jeune homme… cet élégant… est venu demander à la concierge quand tu viendrais occuper ton appartement.
Je fus étonnée, et je dis :
– Il savait donc mon nom ? – Oui, me répondit Gustave qui m’observait attentivement du coin de l’œil, il savait ton nom… il a dit qu’il connaissait tes parents en province. Tu as peut être maintenant des parents que je ne connais pas. – Je n’ai qu’un parent, qu’un ami, Gustave, répliquai-je en lui prenant la main, c’est toi.
Il serra ma main contre son cœur.
– Merci, Suzanne, me dit-il ; je vois bien que ce jeune homme a dû mentir… – Comme mon seul parent et ami, Gustave, l’interrompis-je en souriant, lorsqu’il écrivit cette lettre à sa petite voisine de la rue de la Jussienne. – C’était un instinct qui me poussait alors, Suzanne… c’était ma destinée… c’était Dieu !… Mais il y a encore autre chose… La concierge de la rue de Courcelles lui a montré nos travaux à ce jeune homme… Il regardait tout ; il ne disait rien… Il a seulement demandé : Vient-elle souvent ?
Gustave s’arrêta comme pour attendre une observation.
– Vient-elle souvent ? répéta-t-il, voyant que je ne parlais point ; vient-elle seule ?… À quelles heures vient-elle ?
Je réfléchissais, me demandant déjà sérieusement quel pouvait être ce beau jeune homme.
– Devines-tu, ma petite Suzanne ? interrogea Gustave sournoisement. – J’en suis à mille lieues ! répliquai-je.
On causait dans l’allée de tilleuls qui longeait le mur du jardin. Gustave continua rapidement :
– Il s’est fait montrer le pavillon. Il a dit : C’est ici qu’elle se repose quand elle vient… Je reconnais son piano… La concierge prétend qu’il pleurait presque. – Quelle folie ! m’écriai-je. – Tu vas voir !… La nuit suivante, la concierge ne dormait pas. Elle entendit marcher dans les allées. Elle se leva et sortit… Il n’y avait personne dans le jardin… – Tu vois bien ! l’interrompis-je. – Attends donc !… Il y avait eu quelqu’un… puisque la concierge entendit le piano résonner en sourdine dans le pavillon. – Est-ce possible ! dis-je intriguée au plus haut degré. – La concierge riait de tout son cœur en me racontant cela, reprit Gustave ; mais moi, j’avais la mort dans l’âme… Tu es mon bien, ma Suzanne ; tu es mon cher trésor… Tu me demandais tout à l’heure si j’étais jaloux… J’ai cette jalousie qui est de la frayeur, et qui se glisse en nous malgré la confiance… Je crois en toi comme aux anges, mais tous ceux qui te voient doivent t’aimer… J’ai peur, oh oui ! j’ai peur ! – La rue de Courcelles est loin des Invalides ! dis-je en essayant de sourire. – Une demi-heure de chemin, répliqua-t-il ; je me connais en amour… Cet amour est de ceux qu’une distance de mille lieues n’arrêterait point ! – Tu crois donc sérieusement ?… commençai-je.
Il m’interrompit avec colère et dit :
– Suzanne ! tu le sais mieux que moi !
Je relevai sur lui mon regard où certes il dut lire ma parfaite innocence, car il eut honte et repentir.
– Pardonne-moi ! pardonne-moi ! balbutia-t-il : si tu étais ma femme, je ne serais plus jaloux !… Mais tu n’es pas à moi, mais je vis loin de toi… Je voudrais si bien, non pas te surveiller, Suzanne, Dieu m’en préserve, mais te protéger, et te garder !… Ici, tu habites un pavillon isolé… tes fenêtres donnent sur une ruelle déserte… Bien souvent, je m’éveille la nuit en sursaut et je me dis : Si on allait me ravir mon bonheur !… – Mais, mon pauvre Gustave, répondis-je, il n’y a plus guère de romans, de notre temps… Les échelles de soie ont disparu et, depuis que j’habite Paris, je n’ai point entendu dire qu’on ait enlevé une demoiselle malgré elle.
Il secoua la tête et prit un air plus triste.
– Je sais une chose, prononça-t-il à voix basse ; je sais que je serais capable de tout, s’il y avait un obstacle entre toi et moi !
Je lui jetai mes deux bras autour du cou. J’étais en vérité ravie. Jamais je n’avais si bien mesuré l’étendue de son amour.
– L’as-tu vu, toi, ce jeune fou ? demandai-je. – Non… je ne le connais que par le rapport de la concierge… Mais le portrait est si bien dessiné… – Et, dis-moi… qu’a fait la concierge ? – Au premier abord, la pauvre femme n’était pas très-rassurée ; mais il n’y avait pas à s’y méprendre : ce ne pouvait pas être un voleur… La concierge s’avança à pas de loup jusqu’à la porte du pavillon qui était entr’ouverte. L’inconnu jouait toujours le même air : une valse. Il la joua si longtemps que la concierge s’en est souvenue et qu’elle a pu me la fredonner. Je la connais, cette valse, et toi aussi, Suzanne ! – Quelle valse ? demandai-je d’une voix un peu altérée.
Un frisson venait de me parcourir le corps. J’étais sûre par avance de ce que Gustave allait me répondre.
– La valse que tu joues si souvent, me dit-il en baissant les yeux d’un air sombre…
Il y a des souvenirs extraordinairement tenaces, et cette tyrannie des souvenirs n’est pas toujours en proportion de l’importance des faits auxquels ils se rattachent. Il y avait, en effet, une valse que je jouais très-souvent. Cette valse faisait partie d’un groupe de souvenirs qui sont restés en moi vivaces, jeunes, frappants, jusqu’à l’heure même où j’écris ces lignes. Ils ne m’étaient pas précisément personnels, mais j’avais été initiée, ou plutôt je m’étais mêlée avec un plaisir enfantin au petit roman nuageux et clair de lune qui était leur point de départ. C’était l’aventure du kiosque, la nuit qui précéda mon départ du Meilhan. Deux âmes en peine dans cette nocturne solitude : Zoé, que Georges n’aimait plus ; Maxime, qui n’avait plus l’amour de Zoé. Puis moi-même, enfant, aspirant vaguement à la passion inconnue et venant chercher sur l’ivoire froid de ces touches les fugitives tristesses qu’on y avait déposées. Je vois cette nuit, qui, du reste, détermina une des phases les mieux tranchées de mon existence. Toutes les impressions que j’y recueillis sont en moi. Gustave n’eut pas même besoin de me spécifier plus clairement de quelle valse il voulait parler. Je savais qu’il s’agissait de la valse composée par Georges du Roncier, de la valse bien-aimée que Zoé allait toujours répétant autrefois, quand elle était seule dans son réduit. Mais qui avait joué cette valse, là-bas, dans mon jardin de la rue de Courcelles ?
L’idée du prince Maxime me vint la première.
Il y avait en moi quelque chose qui me disait : cet homme t’aime ou t’aimera…
Cependant, la pensée du prince Maxime ne pouvait tenir contre la réflexion. Le portait du mystérieux rôdeur de nuit n’allait pas du tout au prince Maxime.
– Suzanne ! appela-t-on du côté du perron.
C’était la voix de Zoé. Gustave m’arrêta comme je voulais reprendre la route de la maison.
– Il est riche, me dit-il ; il a donné dix louis à la concierge avant de s’enfuir.
– Suzanne ! cria encore Zoé.
* * * * * * * * * *
Nous étions seules toutes deux dans la calèche, mademoiselle du Meilhan et moi. Ce n’était pas Antoine qui menait.
Bien que Zoé m’eût annoncé le matin qu’elle réclamait mon aide pour une campagne d’emplettes, elle donna l’ordre au cocher de gagner le Champ-de-Mars. Il y a peu de magasins de nouveautés de ce côté. Nous passâmes devant l’École-Militaire, nous traversâmes cet immense terrain de manœuvres qui est aussi un hippodrome, puis nous suivîmes le quai dans la direction de Grenelle. Je trouvais, dans mon for intérieur, que mademoiselle du Meilhan aurait bien pu me laisser à mon entretien avec Gustave, si plein d’intérêt pour moi et qui n’avait point eu sa conclusion.
Zoé ne parlait point. Elle avait rabattu son voile sur son visage. Je l’entendais seulement qui poussait de temps à autre quelque soupir étouffé. Moi, je songeais à mes affaires. Je cherchais le mot de l’énigme posée par Gustave. Quel était ce beau jeune homme blond qui faisait à mon endroit des folies d’Amadis ?
Gaston ?… Mais Gaston était à Nantes. En dehors de Gaston et du prince, je ne voyais personne. Je m’y perdais absolument.
– Suzanne, me dit tout à coup Zoé, comme si elle eût pris une grande résolution, je vous crois mon amie. – Je voudrais être à même de vous le prouver, mademoiselle, répondis-je.
Elle leva son voile. Elle avait aux joues cette rougeur que donne une violente migraine.
– Vous êtes bien heureuse, Suzanne ! murmura-t-elle.
Et comme elle pouvait lire un profond étonnement dans mon regard :
– Oh ! oui, répéta-t-elle par deux fois, bien heureuse !… bien heureuse ! – Je ne me doutais guère, mademoiselle, répondis-je d’un ton léger, que je fusse en position de faire des envieux.
Elle sourit amèrement.
– Vous n’avez pas vingt et un ans, dit-elle ; vous êtes toute jeune… et vos jours de malheur sont déjà écoulés. – Dieu puisse-t-il vous entendre, chère demoiselle !… – De tout mon cœur, ainsi soit-il, Suzanne… Vous êtes belle et bonne, vous avez mérité votre bonheur…
J’ouvrais la bouche pour répondre, elle me la ferma d’un geste.
– Je sais, je sais ! fit-elle, vous n’êtes pas encore mariée… et il reste à remplir quelques petites formalités pour assurer votre position… Mais qu’est-ce que cela ? Aucun obstacle sérieux ne se présente… aucun ne se présentera… Votre futur vous adore… – Et vous, mademoiselle, l’interrompis-je, n’êtes-vous pas ardemment aimée ? – Ardemment !… répéta-t-elle, pendant que son sourire s’attristait davantage, je ne sais… Georges est bon et loyal… Il y eut un temps où ce mot que vous employez eût bien été à la fougue de sa jeunesse… Mais ces belles années que j’eusse épargnées, moi, comme un avare économise un trésor, une autre les a eues, une autre me les a prises… Je sens que je serai jalouse du passé de mon mari…
Je ne répondis point, parce que l’expression de ce sentiment me faisait faire sur moi-même un pénible retour.
– Vous ne me plaignez pas, Suzanne ? dit Zoé. – En comparaison de l’avenir qui est à vous, répliquai-je, le passé me paraît si peu de chose. – Je vous dis que je souffre ! s’écria-t-elle, tandis que deux larmes jaillissaient de ses yeux ; ne me regardez pas ainsi, comme si j’étais folle… Le passé !… ne voyez-vous pas que j’essaie de me mentir à moi-même… Que me fait le passé ?… Mais vous êtes donc aveugle, Suzanne, si vous ne devinez pas que le présent est pour moi un supplice ?… ne devrais-je pas déjà être mariée depuis longtemps ?… que dit le monde de tous ces retards ?… ne sais-je pas bien que mon nom prononcé fait sourire ? – Assurément, mademoiselle, vous vous trompez… – Merci, Suzanne, merci !… vous perdriez votre peine à vouloir me consoler… Je ne pense pas que vous sachiez au juste l’étendue de ma peine… Quand même vous la sauriez, peut-être ne seriez-vous pas à même de l’apprécier… Je suis mademoiselle du Meilhan… ce n’est pas dans mon cœur seulement que je souffre.
Elle m’apprit alors, d’une manière décousue et confuse, une partie de ce que j’ai rapporté au précédent chapitre, touchant la situation des deux familles. Sa fierté était blessée au plus haut degré. Mais il me semblait qu’elle me cachait encore quelque chose, car son trouble était hors de proportion avec ces motifs de chagrin. Je la voyais tantôt pâle et fort abattue, tantôt animée d’une sorte de fièvre. – Ses yeux brillaient en ces moments, son front et ses joues devenaient écarlates.
– Quelle différence entre nous deux, Suzanne ! s’écria-t-elle en un de ces instants où la colère réagissait contre son affaissement ; vous ne pouvez pas dire, il est vrai : Je me marierai tel jour, à telle heure… mais ce sont des obstacles réels qui s’opposent à votre mariage… il y a des empêchements définis par la loi… Vous pouvez répondre à ceux qui vous interrogent : Je serai la femme de Gustave dès que la loi le permettra… Moi, je suis à bout de prétextes et de subterfuges… On a demandé ma main, j’ai accordé mon consentement, et les délais s’ajoutent aux délais… et je deviens un personnage de comédie !
Elle passa son mouchoir sur ses tempes où il y avait de la sueur.
– Cette famille, reprit-elle, je la hais… Elle m’a repoussée… Est-ce du bonheur que d’entrer ainsi en ennemie dans la maison de son mari ? – Vous pardonnerez… voulus-je dire. – Jamais je ne pardonne ! m’interrompit mademoiselle du Meilhan.
Puis, tressaillant soudain.
– Mais il est tard ! dit-elle ; – comme le temps s’en va, mon Dieu ! déjà quatre heures.
Je la regardais à ce moment. Elle était pâle, et un cercle bistré entourait ses yeux. L’idée me vint pour la première fois qu’un redoutable instant approchait pour elle. Évidemment, elle appréhendait quelque chose, et le plus dur de son supplice n’était point dans les misères dont elle venait de me parler. Mon rôle ne pouvait être d’interroger. Je me tus. Zoé tira le cordon en murmurant :
– Il faut pourtant retourner.
Le cocher arrêta.
– Rue du Bac ! lui dit-elle.
Elle mit sa tête entre ses mains. Cela dura quelques minutes. Quand elle se découvrit le visage, elle avait plus de calme, mais le découragement était peint sur ses traits.
– Nous n’avons pas causé ensemble, Suzanne, me dit-elle, depuis cette nuit où vous vîntes dans le kiosque au bout du jardin… Vous n’étiez qu’une enfant… Bien peu de femmes se fussent conduites avec autant d’honneur et de dignité que vous… J’ai pensé à cela souvent… bien souvent… et je me suis dit plus d’une fois : Si jamais j’avais besoin d’un second, – car les femmes ont des duels aussi, des duels où l’on ne se sert ni du pistolet ni de l’épée, – entre toutes celles que je connais et qui m’aiment, je choisirais Suzanne pour m’assister.
Elle ne tournait point les yeux vers moi en parlant ainsi. C’était manifestement un jalon posé. Je le compris et j’attendis. Quoique j’eusse peut-être une sympathie plus tendre pour ma pauvre chère Lily, Zoé bénéficiait pour sa part de l’affection sincère et profonde que je portais à toute la famille du Meilhan. C’est elle-même qui m’avait tenue à distance autrefois, et si je l’aimais moins, c’est que certains côtés de sa nature étaient pour moi des mystères. Elle n’avait pas voulu de moi pour confidente. Certes, je ne lui en gardais point rancune, mais, entre elle et moi, le lien ne s’était pas serré. Je ne savais si elle attendait mes offres de service. Elle fut du temps avant de reprendre la parole.
– Nous ne sommes pas faites pour être heureuses ! dit-elle enfin avec un accent de mélancolie si vraie que j’en fus émue jusqu’au fond de l’âme. Nous avons perdu dès l’enfance notre père et notre mère… nous n’avons point de frère pour nous protéger… Peut-être, moi qui vous parle, ai-je quelque chose à me reprocher : j’étais hautaine et méprisante dans les premières années de ma jeunesse… Mais Lily, notre pauvre ange, qu’a-t-elle fait pour tant souffrir !… – Oh ! m’écriai-je, Dieu est juste !… Lily sera heureuse ! – Vous n’en oseriez pas dire autant de moi !… murmura mademoiselle du Meilhan. – Et pourquoi non ? demandai-je ; je ne sais rien de vos secrets, mademoiselle… je ne sais pas si vous avez des secrets… et, en tout cas, ils ne pourraient qu’être honorables comme votre nom et votre cœur… Si vous n’avez pas de secrets, il ne s’agit que d’un peu de patience : vos ennuis vont bientôt finir… Si vous avez des chagrins autres et plus sérieux, soyez forte, combattez : la victoire en ce monde est toujours aux vaillants.
Un sourire vint éclairer son visage. Ce sourire était triste, mais il valait mieux que l’atonie qui naguère affaissait ses traits.
– Combattre ! répéta-t-elle ; je crois que je suis brave !… J’aimerais combattre… Mais notre nom me gêne… Il me semble que je combattrais mieux si je ne m’appelais pas mademoiselle du Meilhan. – Moi qui n’ai pas de nom pour me gêner, dis-je vivement, voulez-vous que je sois votre champion ?
À ce coup, elle se tourna vers moi. Ses yeux brillèrent. Elle se pencha, et je crus qu’elle allait m’embrasser. Mais je ne sais quelle froideur vint à la traverse de ses épanchements.
– Cela est bien dit, Suzanne, murmura-t-elle. Vous faites tout bien, quand vous voulez… si vous étiez à ma place, vous auriez bien aisément la victoire. – C’est mon cœur qui a parlé, mademoiselle… commençai-je. – Je n’en doute point, ma chère Suzanne… Dieu me garde d’en douter !… Je vous ai dit tout à l’heure ce que je pensais de vous… Mais… – Mais ?… répétai-je. – J’ai deux raisons pour ne pas accepter votre offre chevaleresque… La première… il faut me pardonner, Suzanne, vous n’êtes pas mon amie… C’est Lily qui est votre amie. Le dévoûment que vous avez pour moi, c’est votre reconnaissance même envers maman marquise.
Je voulus protester : elle me ferma la bouche en souriant.
– Ma seconde raison, poursuivit-elle, c’est que, dans le combat auquel on me provoque, mon adversaire n’admettrait pas de remplaçant… Mais je vous remercie, Suzanne, et j’accepte votre aide avec reconnaissance.
Nous repassions la barrière. La visite de l’octroi rompit le cours des pensées de Zoé, qui dit avec distraction :
– Il y a loin d’ici jusqu’au Palais-Royal…
Son anxiété était désormais visible. Elle regrettait chaque minute écoulée. C’était donc pour aujourd’hui même, cette grande bataille où je ne pouvais la suppléer ?…
– Suzanne, me dit-elle, quand les deux chevaux de maman marquise eurent repris leur allure débonnaire, il y a du moins un lien entre nous : c’est ma sœur ; j’aime notre pauvre petite Lily autant et plus que moi-même… Répondez-moi, je vous en prie, et ne vous fâchez point de ma question ; je sais combien vous êtes loyale et sûre : avez-vous jamais revu mon cousin, le comte Gaston du Meilhan ? – Jamais, répondis-je, et je ne croyais pas que vous puissiez garder des doutes à cet égard. – Je ne vous parle pas de longtemps, Suzanne… mais, dans ces derniers jours… – Mademoiselle, l’interrompis-je, vous avez raison de penser que mon dévoûment pour votre sœur est sans bornes. Je lui dois cela. Je suis la cause involontaire de sa souffrance, et je ne sais rien au monde que je ne fisse pour lui rendre le bonheur… J’ai à vous apprendre une nouvelle qui va vous causer beaucoup de joie : M. le comte Gaston du Meilhan est guéri, bien guéri de la folle passion que, malgré moi, je lui avais inspirée.
J’eus lieu de grandement m’étonner du résultat de cette déclaration. Loin de s’éclairer, le visage de Zoé devint plus sombre. Il y eut une véritable méfiance dans le regard oblique qu’elle me jeta.
– Ah !… fit-elle, Gaston est guéri !…
Puis elle ajouta en baissant la voix : – Et je vous prie, Suzanne, comment pouvez-vous savoir cela, si vous ne l’avez point vu ?
Mes traits durent exprimer un mécontentement fort vif, car elle posa sa main sur la mienne, et continua d’un ton presque suppliant : – Ne vous fâchez pas, Suzanne, et répondez-moi… Ma sœur et moi nous sommes trop malheureuses pour qu’il soit permis d’avoir de la colère contre nous.
Le Champ-de-Mars était à notre droite.
– Comme ces chevaux vont vite ! murmura-t-elle.
Puis, s’adressant au cocher : – Jean ! au petit trot !… Nous avons le temps.
– Je ne saurais me fâcher contre vous, mademoiselle, répliquai-je, et je me ferais toujours un devoir de répondre à toutes vos questions… J’affirme que je n’ai jamais revu M. le comte Gaston depuis le jour où je quittai le château, il y a cinq ans… – C’est étrange ! fit-elle, entre haut et bas. – Quant aux nouvelles que j’ai pu vous donner de lui, je crois les tenir d’une bonne source… Madame la marquise… – Pauvre mère ! interrompit Zoé, qui eut encore son mélancolique sourire. – Madame la marquise, continuai-je, a reçu une lettre hier. – De Paris ? – De Nantes.
Zoé fit un geste de surprise, puis ses sourcils se froncèrent.
– De Nantes !… répéta-t-elle ; le voilà descendu jusqu’au mensonge !… Il a quitté Nantes depuis plus de huit jours ! – La lettre a le timbre de la poste. – Et cette lettre dit que Gaston ne vous aime plus ?
– En propres termes.
Zoé changea de ton.
– Y a-t-il longtemps que vous n’avez été à votre appartement de la rue de Courcelles, Suzanne ? me demanda-t-elle.
Je ne sais pourquoi ce mot fit en mon esprit une vague, mais soudaine lumière. Je me souvins de la jalousie de Gustave et de cette singulière histoire du jeune homme blond qui avait donné dix louis à ma concierge.
– C’est lui ! m’écriai-je étourdiment. – Lui qui ? demanda Zoé, qui se redressa.
J’allais répondre, lorsqu’elle prit mes mains entre ses mains froides.
– Voilà le Pont-Royal ! murmura-t-elle en une sorte de gémissement.
Je sentais ses mains trembler.
J’eus peur. Cette malheureuse profession de sage-femme que j’avais exercée récemment et mes dernières aventures chez ma pauvre Eugénie Mutel me laissaient dans cet état moral où l’on croit voir le mal partout. J’eus peur. J’abaissai un regard inquisiteur et rapide vers la ceinture de mademoiselle du Meilhan.
Elle ne s’en aperçut même pas. Ce regard m’avait rassurée. Mais d’où pouvait venir un si violent désespoir ?
– Voyons ! lui dis-je, soyons forte… Avez-vous besoin de moi ?… Commandez : je m’engage sous serment à vous obéir.
Elle me jeta ses deux bras autour du cou et mouilla mes joues de ses larmes.
– Merci, murmura-t-elle ; du fond du cœur, merci !
Puis, essuyant ses yeux, et très-rapidement :
– Je ne connais pas Paris… Il ne faut pas que le cocher sache où nous allons… Savez-vous dans ce quartier quelque maison qui ait une double entrée ?
On conviendra qu’une question pareille n’était pas faite pour calmer mes frayeurs. C’est là un stratagème qui, dans nos mœurs parisiennes, suppose déjà une vulgaire et triste habitude d’astuce. Je réfléchis. Je répondis :
– Il y a l’église de Saint-Germain-des-Prés qui donne d’un côté sur la place, de l’autre sur la rue d’Erfurth.
Elle joignit ses mains avec une joie d’enfant.
– Une église s’écria-t-elle ; c’est cela… grâce au ciel, je n’ai rien à cacher à Dieu !
J’attirai le bout de ses doigts jusqu’à mes lèvres, et je lui demandai pardon dans mon cœur.
– À l’église Saint-Germain-des-Prés ! commanda-t-elle en mettant la tête à la portière.
Quand nous arrivâmes devant l’antique abbatiale, l’horloge de la tour Childebert marquait trois heures et demie. Nous descendîmes. Il fallut à Zoé l’appui de mon bras pour gravir les degrés du perron.
Le silence de la nef n’était rompu que par le chuchotement sourd du confessionnal.
Zoé se mit à genoux devant le maître-autel. Sa prière fut courte, mais ardente. – Moi, je l’observais, – et je me disais : Celle-là n’a rien à se reprocher devant Dieu.
Puis elle baissa son voile et se dirigea d’un pas affermi vers la porte latérale, donnant sur la rue d’Erfurth. Arrivée sous le vestibule, elle vida sa bourse dans le tablier des pauvresses. Elle me prit le bras. Je sentis qu’elle le serrait involontairement contre son sein.
– Suzanne, me dit-elle à voix basse, nous parlions de duel… C’est un duel dont il s’agit… Voulez-vous être mon témoin ?
Je puis bien me rendre cette justice que mademoiselle du Meilhan ne faisait point là un trop mauvais choix. En fait de bravoure féminine, le lecteur m’a jugée à l’œuvre.
Je n’étais point batailleuse, mais je ne savais pas reculer.
– Je vous ai dit déjà, chère demoiselle, répondis-je en lui rendant son étreinte, que je suis à vous de tout cœur et sans réserve… Usez de moi à votre guise : vous ne m’en demanderez jamais trop ! – Que Dieu vous récompense, Suzanne ! murmura-t-elle ; je n’oublierai point cela…
Nous avions gagné la rue Sainte-Marguerite, et nous la descendions rapidement. J’avais aussi baissé mon voile. Les passants nous remarquaient.
– Vous m’avez dit tout à l’heure, repris-je, que vous ne connaissiez point Paris… Où voulez-vous aller ? – Je sais mon chemin désormais, me répondit-elle ; nous avons une parente qui demeure ici près, rue de l’Échaudé. Je me reconnais.
Elle pressait le pas. Nous tournâmes en effet l’angle de la rue de l’Échaudé. J’étais étonnée de son silence.
– Chère demoiselle, commençai-je, si vous voulez que je vous sois bonne à quelque chose… – Oh ! m’interrompit-elle, il n’y a pas besoin d’explication… vous allez voir… vous allez voir !
Tout son trouble était revenu. J’étais littéralement obligée de la soutenir. Et cependant, son pas se faisait à chaque instant plus rapide. Elle allait répétant :
– Il faut nous dépêcher… Jean se doutera de quelque chose…
Si elle m’eût parlé comme le simple bon sens aurait dû l’y porter, je crois bien que j’aurais mieux gardé mon sang-froid. Mais cette détresse silencieuse où je la voyais m’attaquait les nerfs. L’épouvante se gagne.
Tout à coup, Zoé me dit :
– C’est ici.
– Elle m’entraîna sous une porte cochère. Dès le premier coup d’œil, j’eus comme un vague souvenir d’être venue en cet endroit.
– Qui donc habite cette maison ? demandai-je.
Zoé balbutia d’une voix défaillante :
– Vous allez voir ! vous allez voir !…
Elle était ivre. Elle se précipita dans l’escalier. J’avais peine à la suivre. Au milieu de la première volée, elle s’arrêta suffoquée. Elle prit sa poitrine à deux mains et murmura :
– J’étouffe ! – Au nom du ciel ! m’écriai-je, ne me laissez pas dans cette complète ignorance !…
Je vis son sein se soulever. C’était une sorte d’éclat de rire. Mon cœur se serra ; je la crus folle. Mais elle recommença de monter répétant comme un enfant qui n’a pas conscience de ses paroles :
– Vous allez voir ! vous allez voir !
Moi, je faisais un appel désespéré à mes souvenirs. Je ne me rappelais pas être entrée jamais dans une maison rue de l’Échaudé.
Mais étions-nous bien rue de l’Échaudé ? Cet escalier ne m’était pas inconnu. Il me semblait que j’avais touché déjà cette vieille rampe de fer forgé, maladroitement rajeunie par un appui en acajou. Au premier étage, Zoé sonna. Je me disais :
– Je vais reconnaître le domestique.
En même temps, je m’orientais, cherchant le nom des rues qui avoisinent la rue de l’Échaudé.
Le domestique qui vint ouvrir portait une livrée omnibus, marron, avec des boutons d’or. Je ne l’avais jamais vu.
– Peut-on la voir ? demanda Zoé qui s’appuyait au montant de la porte.
C’était donc une femme. Au milieu même de ma préoccupation, je fus distraite par cette forme employée par Zoé.
– Peut-on la voir ?
Cela seul m’eût donné la mesure du désarroi de son esprit. Car Zoé était formaliste et à cheval sur l’étiquette. Cette forme, cependant, se pourrait employer, à la rigueur, près d’une personne que l’on voit tous les jours. Mais je ne puis même pas égarer mes suppositions dans cette voie, car le valet regarda Zoé avec surprise et lui demanda presque brutalement :
– Voir qui ?
Zoé hésita. Elle porta sa main à son front. On eût dit qu’elle ne se souvenait plus. Au contraire, moi, je me souvins. Ce fut à ce moment que ma mémoire répondit à la question posée depuis notre entrée sous la porte cochère. La rue la plus voisine de la rue de l’Échaudé est la rue Jacob. J’étais venue une fois dans la rue Jacob. Ç’avait été le début de cette aventure étrange : l’accouchement au piano, la soirée chez madame la comtesse de Champmas-d’Argail. Je m’écriai sans réfléchir :
– Ce doit être la maison d’Irène !
Le valet me toisa. Zoé dit :
– C’est cela… je veux voir Irène !
Mais j’étais déjà remise.
– Allez annoncer à madame la baronne, ordonnai-je au valet, que madame Suzanne Lodin désire la voir.
Tout mon sang-froid était revenu, puisque je songeais déjà à sauvegarder Zoé. À tout hasard, j’évitai de prononcer dans cette maison le nom de mademoiselle du Meilhan. Zoé me comprit et me serra la main.
– Du courage ! lui dis-je ; vous avez fait une grande faute en me refusant une explication… Mais il est trop tard, et tout peut se réparer par du courage.
Le domestique nous avait fait entrer dans un petit salon d’attente de fort bon goût. Les yeux de Zoé se fixaient avec effroi sur la porte qui nous faisait face.
– Je ne sais pas… fit-elle ; je ne sais pas… Il y a plus d’une heure que je n’ai plus ma tête à moi… Cette femme me tuera si elle veut… J’ai demandé du courage au bon Dieu, là-bas, à l’église… J’ai cru qu’il m’avait exaucée… Mais non… – Ne dites pas cela ! l’interrompis-je en la prenant dans mes bras. Je suis là… Qu’avez-vous à craindre ? – Ah !… soupira-t-elle, si j’avais autant de cœur que vous, Suzanne !…
Jusqu’à ce moment, nous avions entendu dans la pièce voisine le piano qui, sous la main habile d’Irène, faisait jaillir en pluie pressée les notes babillardes d’un morceau brillant, comme on appelle cela. Le piano se tut brusquement.
– Mais certes… mais qu’elle entre, la chère enfant ! dit Irène.
Le tabouret cria. Je n’eus que le temps de glisser à l’oreille de Zoé :
– Au nom du ciel, remettez-vous !
Le valet vint à la porte. Irène disait à la cantonnade :
– J’attendais une visite, miss Suzanne, mais ce n’était pas la vôtre. C’est charmant à vous… mais entrez donc !
Le valet s’effaça. Je passai le seuil en tenant Zoé par la main. La phrase commencée s’arrêta sur les lèvres d’Irène.
– Ah !… fit-elle, tandis que son sourire tout aimable se faisait sarcastique. Deux bonheurs au lieu d’un ! Bonjour, Zoé, chère petite… André, je n’y suis plus pour personne.
Le valet disparut aussitôt derrière la porte refermée.
Le boudoir de madame la baronne d’Avray était une pièce assez vaste, haute d’étage et tendue de lampas bleu à ramages fondus. L’ameublement affectait ce genre fouillis, si fort à la mode vers le milieu du règne de Louis-Philippe. Le sofa était Louis XV, la pendule remontait au règne précédent ; les fauteuils et les chaises, disparates à dessein, racontaient les variations de la mode en France depuis Marie de Médicis jusqu’à cette reine charmante et bien-aimée, qui a trouvé des insulteurs par-delà l’échafaud ! Le tapis était une copie de Rubens, du meilleur temps de la Savonnerie. Les murailles disparaissaient sous une boiserie sculptée, encadrant de petits cartouches de cuir cordouan, repoussé et doré. Quatre superbes miroirs de Venise se renvoyaient l’éclat diamanté de leurs biseaux. Puis, c’était un pêle-mêle gracieux de fantaisie et d’objets d’art, vieux Sèvres, biscuits de Saxe, verres de Bohême, orfèvreries, peintures.
Madame la baronne d’Avray s’était révélée auteur et auteur de talent. Quelques numéros de la Revue des Deux-Mondes et de la Revue de Paris s’empilaient à part sur un guéridon. Ils contenaient ses œuvres, signées de son pseudonyme Karl Wolf, qui déjà était presque illustre.
Elle était toujours belle. Je ne sais vraiment que dire à ce sujet. Mon avis est qu’elle était plus belle que jamais. Son négligé du matin, délicieux et décent, allait bien parmi toutes ces petites merveilles d’art, dont le désordre savant était, certes, calculé. Elle était aisée et posée, s’il est permis d’ainsi s’exprimer, comme un ravissant tableau, sûr de son cadre.
Ce qu’il y avait de sarcasme dans son sourire disparut bien vite. Elle vint à nous d’un air gracieux, quoiqu’un peu protecteur.
– Vous vous êtes fait attendre, chère petite, dit-elle à la pauvre Zoé qui la saluait cérémonieusement ; Dieu me pardonne, vous avez changé…
Elle jeta vers une des glaces de Venise un regard de radieux triomphe. La glace lui montra l’exquise beauté de son visage, à côté de la figure pâle et souffrante de Zoé. Cela lui suffit pour le moment. Elle se tourna vers moi :
– Vous, miss Suzanne, reprit-elle en me détaillant d’un coup d’œil, vous êtes comme moi… cristal de roche… vous ne vieillirez pas.
Elle s’interrompit, et, tout en avançant un siège pour Zoé, elle ajouta :
– Ce petit fou de Gaston a raison… vous feriez une adorable comtesse !
Elle prit la main de Zoé, qui tressaillit à son contact.
– Asseyez-vous, cher ange, lui dit-elle.
Il ne faudrait point croire qu’il y eût jusqu’à présent aucune impertinence, appréciable pour un tiers, dans les façons d’agir d’Irène à l’égard de mademoiselle du Meilhan.
Quand Zoé fut assise, elle se tourna vers moi pour la seconde fois :
– Miss Suzanne, me dit-elle en riant, mais avec un peu de tristesse dans la voix, il est donc écrit que nous serons ennemies ! – Je ne sais si cela est écrit, madame, répondis-je, je sais que je ne le serai qu’à mon corps défendant. – Toujours et partout, poursuivit-elle en baissant la voix et en s’approchant si près de moi qu’elle eût pu me donner un baiser, je vous trouve avec mes ennemis !
L’expression d’épouvante qui se peignit sur le visage de Zoé me fit comprendre le but perfide de ce mouvement. Je me reculai fort ostensiblement. Zoé respira. Je répondis :
– Madame, vous me trouvez avec mes amis… et je ne puis croire qu’aucune personne, portant le nom de du Meilhan, puisse être rangée par vous au nombre de vos ennemis.
Elle prit un petit air hautain qui lui allait, ma foi, parfaitement.
– Retournez votre phrase, miss Suzanne, répliqua-t-elle, et dites qu’il n’est pas en mon pouvoir d’être l’ennemie de quelqu’un qui porte le nom du Meilhan… vous avez raison… Je ne puis haïr… mon cœur est ainsi fait… Cette excellente et chère marquise était pour moi presque une mère… C’est pour cela que j’ai prié notre chère Zoé de venir chez moi au lieu de lui rendre ma visite.
Ce disant, elle provoqua Zoé de l’œil. Les paupières de Zoé se baissèrent. Mais je n’en étais plus déjà aux soupçons. Je connaissais madame la baronne d’Avray ; je connaissais mademoiselle du Meilhan. En moi-même, je me disais : – Tu n’as pu la pervertir autrefois, tu voudrais la briser aujourd’hui.
– Madame, dit Zoé, dont la voix était à peine intelligible, nous avons peu de temps. Je vous serais obligée de me dire tout de suite ce que vous voulez de moi. – Ce ne sera pas long, chère petite, répliqua Irène qui s’assit en face d’elle. Je veux que vous renonciez à devenir madame Georges du Roncier, voilà tout, absolument.
Zoé appuya son mouchoir contre ses lèvres.
Je ne puis dire que le sens de cette réponse me causa de la surprise. Je m’attendais positivement à quelque chose de semblable depuis notre entrée chez madame la baronne d’Avray. Ce qui m’étonnait, c’est que ma présence n’apportât pas plus de ménagement dans la forme employée par Irène. Je pensais assister à quelque scène de diplomatie transcendante. Irène brisait les vitres du premier coup. Elle devait avoir ses raisons pour cela.
Quand elle eut achevé de parler, elle disposa fort artistement les plis amples et soyeux de son peignoir ; puis, les yeux fixés sur mademoiselle du Meilhan, elle parut attendre sa réplique. Zoé garda le silence. Irène abaissa les beaux cils de sa paupière et glissa vers moi son regard plutôt espiègle que moqueur.
– Est-ce vous qui allez plaider pour notre chère Zoé, miss Suzanne ? me demanda-t-elle.
Zoé devint pourpre et fit un geste d’indignation.
– Croyez bien, chère belle, s’empressa de dire la baronne, que je n’ai point eu l’intention de vous désobliger. – Madame, prononça lentement et distinctement cette fois mademoiselle du Meilhan, il n’y a point de plaidoyer à faire… Suzanne a bien voulu m’accompagner parce qu’elle m’aime et que ma coutume n’est pas de sortir seule… – Beau petit chaperon ! murmura Irène ; mais qui n’a pas la physionomie de son emploi ! – Ma réponse, poursuivit Zoé, est que j’aime M. Georges du Roncier, et que je l’épouserai.
Irène s’inclina et dit froidement :
– Je suis fâchée de voir les choses prendre cette tournure… Ceci n’est pas une formule de banale politesse… J’en suis sincèrement et sérieusement fâchée… Je n’avais conservé de vous, mademoiselle, et de votre famille que d’excellents souvenirs… Personne n’oserait dire que vos parents ont été mes bienfaiteurs… j’en mets au défi le dévoûment même de votre alliée… Elle me regardait en prononçant ces paroles. – Mais, poursuivit-elle, – j’ai été honnêtement traitée au château du Meilhan. C’est beaucoup. Quand le fort se montre seulement doux et poli envers le faible, il faut lui en savoir un gré infini. J’ai cette reconnaissance, maintenant que j’ai monté en grade et que je suis devenu forte à mon tour.
Elle se renversa sur le dossier de sa bergère.
– Si la bascule s’opérait complètement, continua-t-elle ; si vous descendiez, comme cela arrive, et que vous prissiez, vous, les du Meilhan, mon ancienne posture de vaincue, eh bien ! je crois que je vous paierais avec usure le capital et les intérêts de vos petites bontés. J’ai souffert, je saurais m’y prendre pour être efficacement secourable à ceux qui souffrent… Mais, s’interrompit-elle en affectant beaucoup de nonchalance et en étouffant même un bâillement léger, Dieu merci, vous n’en êtes pas là… On peut arrêter à temps M. le comte Gaston, qui me paraît prendre un peu le mors aux dents… On peut… – Madame, dis-je, car je ne savais comment lui témoigner ma colère, j’ignore les affaires privées de la famille du Meilhan ; ce n’est pas par vous que je désire les apprendre.
Irène me fit un geste presque caressant. Le rouge me monta au front, humiliée que j’étais de ne pouvoir l’irriter.
– Vous, mignonne, me dit-elle, vous êtes de l’avenir. Pourquoi faites-vous la folie d’attacher le passé comme un poids à vos ailes ?
Zoé avait les yeux baissés. Du moment qu’on s’attaquait au lien qui m’unissait à elle, la fierté farouche de mademoiselle du Meilhan ne voulait même pas m’influencer par un regard. Elle était droite et immobile sur le devant de son fauteuil. La pâleur de ses tempes avait des tons bistrés. Elle devait éprouver une véritable torture, et j’avais peur à chaque instant de la voir se trouver mal. Irène était tranquille. Si nous avions été des hommes, je jure que je l’aurais provoquée. Irène s’enveloppait dans sa belle nonchalance. Elle avait laissé retomber la frange brillante et recourbée de ses cils, comme si elle eût voulu nous donner le loisir de l’admirer et de l’envier.
Elle avait tout, cette femme ! Le temps avait glissé sur le charme exquis de son sourire. Ses cheveux avaient aux tempes ces purs et pleins reflets qui sont de la jeunesse. Pas un pli à ce front, pas un hâle à ces lèvres, dont le rose un peu tendre rappelait les nuances harmonieuses du camélia-hortensia. Le col ondulait, libre comme à seize ans. La magnifique richesse des épaules se dessinait sous la décente élégance du peignoir. La taille… Écoutez ! je suis partiale peut-être dans mon admiration comme dans ma haine : cette femme était le chef-d’œuvre de Dieu !
– Je vous l’ai dit autrefois, reprit-elle d’un accent distrait ; je vous le répète aujourd’hui, parce que c’est la vérité ; vous êtes des nôtres… Plus tard, il vous arrivera de me rendre justice… En ce moment, il ne s’agit pas de vous… Nous sommes ici deux femmes en face l’une de l’autre, et il y a une différence entre nous… Je ne refuserais point de vous prendre pour arbitre, Suzanne, si vous n’étiez gagnée d’avance à ma partie adverse… Je vous sais juste… et malgré votre partialité avouée, je veux plaider ma cause devant vous. Vous m’entendez : je dis plaider. Je consens à plaider, moi : je n’ai point de vain orgueil. Et cependant, si vous êtes mademoiselle du Meilhan, Zoé, mon enfant, je suis, moi, la baronne d’Avray. Je ne permettrais pas qu’on l’oubliât !…
Le jour mourant, glissant à travers les rideaux, venait frapper en plein sur son usage. Elle nous regardait en face tour à tour, sans vaine forfanterie, mais avec une fermeté si digne et si vraie, que le plus fin observateur en eût subi le charme.
– Je m’adresse à vous, Suzanne, reprit-elle ; vous aimez, vous aimez véritablement, puisque vous renoncez à un titre de comtesse pour épouser M. Gustave Lodin… Vous allez être heureuse… vous comptez les instants qui vous séparent du bonheur… Eh bien ! je vous adjure de me répondre en toute sincérité, Suzanne, malgré le dévouement honorable que vous avez pour la famille du Meilhan, et ce dévouement vous l’avez prouvé à vos risques et périls, comme une courageuse fille que vous êtes ; si mademoiselle Zoé ici présente… ou mieux encore si Lily que vous préférez venait se placer entre vous et votre Gustave, le souffririez-vous ?
Elle parlait ainsi d’un ton doux et calme. Je fus un instant désorientée, tant l’argument était spécieux. Il est certain que la liaison d’Irène avec Georges du Roncier était la plus ancienne en date. C’était, on s’en souvient, le premier secret surpris par moi, lors de mon arrivée au château du Meilhan.
J’hésitai. J’entendais la respiration oppressée de Zoé. Irène attendait. Je sentis qu’il fallait répondre à tout prix, et je répondis un peu au hasard :
– Il n’y a pas d’analogie. – Comment ! fit Irène avec son sourire tranquille ; je serais curieuse d’apprendre en quoi nos positions diffèrent. – Gustave m’appartient, répondis-je, saisissant au vol une inspiration soudaine ; nous avons échangé notre foi. – N’est-ce pas notre cas à Georges et à moi, s’écria Irène ; vous étiez témoin… – Je suis témoin que vous avez aliéné votre droit en rompant vous-même l’alliance conclue… Vous venez de nous engager à ne point l’oublier : vous êtes la veuve de M. le baron d’Avray.
Zoé respira fortement. Elle était comme ces pauvres accusés qui trouvent superbe chacun des arguments mis en avant par leur défenseur. Les lèvres d’Irène pâlirent un peu, mais elle ne perdit rien de la sérénité de son regard.
– Très-bien ! répliqua-t-elle ; miss Suzanne, vous êtes un parfait casuiste… Il est certain que nous combattons sur le terrain des distinctions subtiles et que votre réplique est fort habile… Mais je réponds à cela que, depuis mon mariage avec M. le baron d’Avray… – Ah ! madame, l’interrompis-je, nous ne vous demandons pas vos secrets…
Elle m’interrompit à son tour :
– Voilà qui est mal, Suzanne, me dit-elle avec sévérité ; voilà qui est très-mal… Je consens à discuter, bien que je sois d’avance victorieuse… ce n’était pas à vous de me faire repentir de cet excès de bonté… Depuis mon veuvage… – Eh ! madame ! fis-je, emportée par un mouvement d’impatience, nous nous souvenons de plus loin que cela !… Le lendemain du départ de Georges… c’était avant votre veuvage, cela, vous dites à M. le docteur Pidoux, sous la charmille du Meilhan où j’étais pour vous entendre, vous dites : Il faut que dans trois mois je sois baronne d’Avray ! – Le lendemain !… murmura Zoé. – Et M. Pidoux vous répondit, continuai-je : À la bonne heure, mais alors je veux mon douaire de trente mille livres de rentes ! – Oh !… fit Zoé avec dégoût.
Je ne puis analyser comme il faut le regard qu’Irène me lança. Il y avait là-dedans du courroux, mais surtout du chagrin. Il est sûr qu’Irène avait un grand faible pour moi.
– Avez-vous gardé cette coutume d’écouter aux portes, miss Suzanne ? me demanda-t-elle.
Je fus étonnée qu’elle ne songeât même pas à nier.
– J’ai rarement écouté pour mon compte, madame, répondis-je. Le hasard qui me fit surprendre ce jour-là votre entretien avec M. Pidoux me permit plus tard d’empêcher une union à la fois odieuse et ridicule. – Ah !… fit Irène ; M. Pidoux sait-il qu’il vous a cette obligation ?
Et avant que je ne prisse le temps de lui faire réponse :
– Notre discussion s’égare, prononça-t-elle d’un ton bref et sec ; je vais la replacer sur son véritable terrain ? J’aime M. Georges du Roncier, qui s’est engagé envers moi… J’ai une rivale qui semble devoir l’emporter… Je possède le moyen de perdre cette rivale, et je lui dis : Choisissez entre la paix ou la guerre !
Les bras me tombèrent. Cette menace était proférée sans colère, avec froideur, avec précision, peut-on dire. On voyait que madame la baronne d’Avray en avait pesé les termes. Ce n’était point un coup de boutoir. C’était bien plutôt la mise à exécution d’une tactique habile et mûrement calculée : quelque chose comme l’explosion foudroyante d’une batterie tout à coup démasquée, et qui écrase à bout portant les bataillons imprudemment engagés.
« Je possède les moyens de perdre ma rivale. » Zoé entendait cela. C’était à elle de nier ou de mettre madame la baronne au défi d’exécuter sa menace. Mais Zoé se taisait. Bien plus, Zoé cachait son visage entre ses mains. Il me paraissait qu’elle avouait ainsi implicitement sa défaite. Il me paraissait même qu’elle avouait connaître les moyens qu’Irène avait de la perdre. Or, quels moyens de perdre une jeune fille dans la position de mademoiselle du Meilhan, sinon la connaissance de sa chute ?
J’étais littéralement atterrée. Je ne savais que penser. Ou plutôt je croyais n’avoir que trop de raisons d’en penser trop long. L’effet avait été sur moi d’autant plus terrible que je m’y attendais moins. Depuis quelques minutes, madame la baronne me semblait rendre la main et se préparer des moyens de retraite. Elle parlait moins haut ; elle avait l’air moins sûre d’elle-même. Au contraire, Zoé se redressait peu à peu. Mais tout changeait. Nous venions d’être touchées par la foudre. Et, comme il arrive toujours dans les déroutes, je m’étonnais que cette folle bataille eût pu même être tentée.
Je revenais au point de départ. Je me disais : Le seul fait d’une visite clandestine rendue par mademoiselle du Meilhan à madame la baronne d’Avray était déjà par lui-même l’aveu d’une situation désespérée. Certes, j’avais raison. Joignez à cela les découragements de Zoé, sa tristesse profonde, ses larmes. N’était-ce pas chose tout à fait illusoire que d’en appeler à mes souvenirs de Vendée ? J’avais laissé, il est vrai, au château du Meilhan, Zoé, jeune fille pieuse, sage, réservée et pure, malgré l’élément dangereux qui était entré dans son éducation. De tout cela j’aurais mis ma main au feu. Zoé avait résisté victorieusement à la funeste influence des principes d’Irène, son institutrice. Mais que pouvais-je répondre des années qui avaient suivi ?
Toutes ces réflexions, il est à peine besoin de le dire, furent en moi rapides comme la pensée.
– Chère demoiselle, dis-je à Zoé, avez-vous quelque chose à faire dire à madame la baronne d’Avray ?
Je l’entendis sangloter derrière son mouchoir. Irène avait peine à réprimer l’expression de triomphe qui voulait envahir son visage. Un regard que je jetai sur elle suffit à me rendre toute ma colère.
– Je ne sais rien, continuai-je en m’adressant à elle : on ne m’a rien confié… Mais je connais mademoiselle du Meilhan et je vous connais, madame… Il doit y avoir ici quelque comédie où vous n’avez pas le beau rôle.
Elle prit son air le plus hautain. J’avais tort dans la forme, mais j’étais lancée, comme on dit familièrement. Et, ma foi, dans ces cas-là, il faut une muraille pour m’arrêter.
– Je vous prie de vouloir bien vous souvenir, ma chère, me dit Irène du bout des lèvres, que nous ne sommes pas ici des sages-femmes ! – C’est parce que je ne suis pas du tout une grande dame, répliquai-je en tâchant de ressaisir mon calme, que je vous supplie de ne faire aucune attention à mes mauvaises manières… Nous parlons de choses sérieuses, et, je vous en préviens, madame la baronne, vis-à-vis d’une personne comme moi, qui ai beaucoup écouté aux portes, pour employer une de vos expressions que je n’ai point relevée, nous parlons de choses qui pourraient devenir terribles !… Ayons donc un peu d’indulgence, s’il vous plaît, tant qu’il ne s’agit que de détails.
Irène essayait de sourire encore en me regardant ; mais sa physionomie m’avait été longtemps familière, et, derrière son sourire, je devinais déjà de l’inquiétude. Quelqu’un a dit, et celui-là devait être un observateur de haute originalité : Prenez au hasard un homme dans la rue, approchez-vous de lui, frappez-lui sur l’épaule, regardez-le en face, et prononcez ces simples mots : Je sais tout ! Sur cent hommes, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui tressailleront, qui pâliront, qui auront peur. Où est, en effet, la conscience qui n’a son secret, petit ou grand, grave ou frivole !
Irène prit un écran sur la cheminée et plissa de parti pris ses lèvres un peu blêmies, pour marquer un dédain qu’elle n’avait plus.
– Miss Suzanne me donne des leçons et me fait des menaces ! murmura-t-elle.
Puis s’adressant à Zoé, elle ajouta : – Pensez-vous, chère petite, qu’elle arrange ainsi vos affaires ?
Un instant de réflexion m’avait convaincue de cette vérité que, reculer en ce moment, c’était abandonner la partie. Je n’avais même pas besoin d’interroger la pauvre Zoé pour comprendre que je n’avais aucun secours à attendre d’elle. Tout son être moral était comme paralysé.
– Il ne s’agit pas, dis-je, en répondant à la dernière insinuation d’Irène, de ce que peut penser mademoiselle Zoé. Je ne suis pas comme vous, madame : je dois beaucoup à la famille du Meilhan. Je saisis, quand je le peux, les diverses occasions qui se présentent pour lui payer une partie de ma dette. J’ai la certitude d’avoir en ce moment l’esprit plus libre que mademoiselle Zoé. Je la vois attaquée ; je veux savoir au juste quelle est cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.
– Vous voulez !… répéta ironiquement la baronne.
– Oui, madame, je veux… et c’est à mademoiselle du Meilhan que je m’adresse.
Zoé devint livide, je crus qu’elle allait se trouver mal. Elle garda le silence.
– La confiance qu’on a en vous, miss Suzanne, dit Irène avec son sourire aigre, me paraît singulièrement limitée. – Répondez, mademoiselle, je vous en prie ! fis-je en me tournant vers Zoé.
Celle-ci demeura muette encore. Et Irène de dire en agitant gracieusement son écran, pour s’en faire un éventail :
– Miss Suzanne, votre curiosité, cette fois, ne sera pas satisfaite.
Je me levai.
– Mademoiselle, dis-je avec douceur, mais avec fermeté surtout, je n’ai plus rien à faire ici… Je vous prie de ne point trouver mauvais que je me retire. – Suzanne !… m’abandonnez-vous !… balbutia Zoé, qui eut les larmes aux yeux. – Je vois, dit Irène qui s’arrangea dans son fauteuil, que nous allons jouer une petite comédie… Zoé, ma chère enfant, je vous préviens d’une chose : si vous étiez venue seule, j’aurais parlé autrement et nous nous serions entendues à merveille. – Raison de plus pour que je quitte la place, dis-je en me dirigeant vers la porte. – Suzanne ! Suzanne ! s’écria Zoé, ayez pitié de moi !
Je m’arrêtai.
– Chère demoiselle, lui dis-je, parlant distinctement et comme une personne dont la détermination est bien faite ; je sors d’ici pour m’occuper encore de vous.
Irène dressa l’oreille.
– Je vais trouver, continuai-je, madame la marquise du Meilhan-Grabot, votre grand’mère…
Zoé poussa un cri de détresse.
Irène dit entre ses dents serrées : – Voilà qui est lâche et odieux !
– Je vais lui dire, continuai-je encore, sans rien perdre de ma tranquillité devant cette insulte : Madame du Meilhan, votre fille aînée se trouve dans un grand danger, puisqu’elle est à la merci d’une femme que vous n’estimez point…
Irène haussa les épaules. Je poursuivis imperturbablement :
– Je ne puis prendre la responsabilité de ce danger, puisque je n’en connais point la nature. J’ai fait mon devoir ; vous êtes avertie ; c’est à vous d’aviser.
À son tour, Zoé se leva en chancelant et se traîna jusqu’à moi.
– Vous laisserez-vous prendre à ce piège grossier, chère petite ? dit Irène.
Zoé ne l’écoutait pas.
– Épargnez-moi ! épargnez-moi ! disait-elle. Que ma bonne mère ne sache jamais !… – Quoi ! Zoé ?… demandai-je en la soutenant dans mes bras, qu’avez-vous pu faire de mal, vous dont le cœur est pur et l’esprit calme ?… J’engagerais ma foi, voyez-vous, qu’on a trompé votre conscience timorée… et que vous n’avez rien à vous reprocher. – Hélas ! si fait, Suzanne ! balbutia-t-elle en cachant sa tête brûlante dans mon sein.
Cet aveu n’avait pas de sens pour moi. Je n’y croyais pas.
– Au nom du ciel, faites-moi juge ! m’écriai-je ; dites-moi de quel crime vous vous êtes rendue coupable.
Je l’aimais à cette heure comme une fille chérie, et pendant que je la tenais pressée contre ma poitrine, mon regard défiait madame la baronne d’Avray. Celle-ci s’éventait toujours avec son écran.
– Chère petite, prononça-t-elle avec nonchalance, on ne revient pas sur un aveu… J’ai été discrète… Votre secret est entre nous deux et Dieu… Croyez-moi : n’y mettez pas un tiers.
Je sentis Zoé frissonner dans mes bras. Je penchai mon oreille jusqu’au niveau de sa bouche. Je l’entendis qui murmurait :
– J’ai écrit une lettre… – Autrefois ?… – Avant que vous ne veniez au château.
Je respirai comme si l’on m’eût ôté un poids de cent livres de dessus la poitrine. Mais les sanglots de Zoé redoublaient.
– Je vous ai prévenue, dit en ce moment madame la baronne d’Avray ; quoi qu’il arrive désormais, je m’en lave les mains. – À qui avez-vous écrit ? demandai-je.
Zoé hésitait, maintenant. Moi, je repris :
– Je sais à qui vous avez écrit.
Elle tressaillit et me regarda étonnée.
– Vous avez écrit, continuai-je, à M. Léon, votre ancien professeur de piano. – Comment est-il possible que vous sachiez cela, Suzanne ? balbutia-t-elle. – Je sais encore bien autre chose, chère demoiselle, répondis-je en souriant, et les yeux mouillés, moi aussi, tant j’avais de joie ; si vous m’aviez dit seulement cette seule parole, je vous aurais épargné une visite pénible… Je sais que vous écrivîtes cette lettre, un soir… après une causerie intime avec votre institutrice… Que vous dûtes rire beaucoup toutes deux de ce badinage sans conséquence. – C’est vrai !… mais tout cela est vrai ! s’écria Zoé. – Que le lendemain vous cherchâtes la lettre pour la brûler et que vous ne la trouvâtes plus… – Oh ! c’est bien vrai, Suzanne, car ce n’était pas pour l’envoyer à ce jeune homme.
Je la baisai au front. Elle répéta tout bas : – Mais comment avez-vous pu deviner tout cela ?
Je me retournai vers Irène qui, désormais, jouait l’impassibilité.
– Je connais, répondis-je, le système des exemples d’écriture…
On se souvient de cette page d’écriture peinte par moi et mise adroitement sous les yeux du pauvre baron d’Avray. Ç’avait été le motif déterminant du mariage d’Irène. Irène se leva et sonna.
– Le système est bon, dit-elle, car j’ai la lettre.
Et à sa femme de chambre, qui entra :
– Préparez ma toilette… je dîne en ville.
– Le système ne vaut rien, madame la baronne, répondis-je quand la femme de chambre fut sortie ; dans cette occasion du moins… Je suis là, et vous ne ferez point usage de cette lettre. – Vous m’en empêcherez, miss Suzanne ? – Par la persuasion, je l’espère… Et si vous vous en serviez, ce ne serait pas la robe d’innocence de mademoiselle du Meilhan qui en serait tachée.
Madame la baronne d’Avray bailla et regarda la pendule.
– Ceci est du haut style, miss Suzanne, me dit-elle ; mais je veux bien vous apprendre que j’ai d’autres cordes à mon arc… Ce sont mes petits secrets, cette fois, et ma pauvre Zoé, qui est bien la plus naïve demoiselle de vingt-quatre ans qui soit sur la terre, ne pourra point vous les révéler… Partons de ce principe : je défends mon bien, et j’ai le droit de choisir mes armes… Zoé n’épousera pas Georges du Roncier. – L’avenir nous le dira, l’interrompis-je. – Et lors même, poursuivit-elle, que mademoiselle du Meilhan épouserait Georges, la vengeance me resterait… je l’ai toute prête… Elle n’a pas de rapport avec cette lettre, badinage innocent, candide enfantillage, – que mademoiselle du Meilhan a écrite et adressée (elle appuya sur ce mot) à mon frère.
– Moi, je dis en scandant bien chaque syllabe de ma phrase : – Vous n’avez pas de frère !
C’était assurément faire un angle très large, et changer du tout au tout le terrain de la question. Zoé le sentit et ne put retenir un mouvement d’étonnement. Mais madame la baronne ne jugea pas à propos de relever mon assertion.
– Je prétends, reprit-elle en rentrant dans ce ton incisif et léger qui lui était habituel dans la discussion, je prétends que personne, pas même vous, puissante Suzanne, n’a le droit de faire ainsi des catégories entre les consciences… Nous sommes ici deux… Le monde nous accepte toutes les deux également… Mon blason conquis ne vaut-il pas celui que donne le hasard de la naissance ?… Et si nous nous mettons à parler vertu, sentiment, quintessence, ne puis-je pas bien entrer en lice contre celle qui a oublié le prince Maxime à l’époque où il était déshérité ?… qui a oublié ensuite ce pauvre Léon pour M. Georges du Roncier, héritier présomptif de quatre cent mille livres de rentes ?…
C’était là le bout de l’oreille. Irène défendait son bien. Quatre cent mille livres de rentes en espoir !
– Sortons ! me dit Zoé.
Je n’avais rien à objecter à ce désir. J’avais fait moi-même un mouvement vers la porte. Du moment que la belle Irène lâchait un pan de ce manteau d’emprunt qui la déguisait si parfaitement en grande dame, on ne pouvait plus savoir où elle allait descendre.
– Un mot encore, miss Suzanne, me dit-elle, je veux vous parler un peu de vous… Il y a longtemps que nous ne nous sommes vues ; vous pardonnerez ma curiosité en considération de l’intérêt que je vous porte… Dites-moi, je vous prie, si vous continuez l’honnête métier que vous faisiez avant votre mésaventure ?
Zoé voulut m’entraîner, mais je lui résistai. Je fis même un pas en revenant vers la cheminée.
– Tous les métiers utiles sont honnêtes, madame, répondis-je, quand on les fait honnêtement. – C’est, en effet, un métier utile, répliqua-t-elle ; vous l’avez bien prouvé durant le peu de temps que vous l’avez exercé… On parlait hier de vous chez madame de Vauxelles, la nièce du président… de vous et de cette malheureuse qui a tué madame Brodard-Peyrusse. – Madame ! m’écriai-je, l’infortune a mis cette femme excellente et si pure devant Dieu bien au-dessus des vulgaires calomnies… Je ne la défendrai pas contre vous. – Moi, je l’ai défendue, miss Suzanne… Je ne crois pas à la certitude judiciaire… et je ne sais pas comment il se trouve des hommes assez osés pour être magistrats… Si j’avais condamné en ma vie une créature humaine à vingt-quatre heures de prison, l’histoire de Calas me ferait mourir… Étant données nos passions, nos infirmités, nos défaillances, il faut, pour porter la robe de juge, une insensibilité idiote ou un dévoûment héroïque… J’ai défendu cette femme et vous aussi… J’étais à peu près seule de mon avis… Ceci est pour arriver à vous dire, miss Suzanne, que, dans votre position, qui est fâcheuse, – plus fâcheuse et plus précaire que vous ne croyez, il y a maladresse à se faire de nouveaux ennemis. – Je vous remercie de votre bon conseil, madame. – En profiterez-vous ?… Je ne crois pas… Vous pensez être forte par je ne sais quels petits secrets, surpris je ne sais où… Tout à l’heure, sans besoin, vous avez laissé échapper une parole agressive au sujet de mon frère. – Je la regrette, madame. – Cela ne suffit pas, Suzanne… Ce sont là, croyez-moi, des armes faibles et qui éclatent presque toujours dans la main qui s’en sert… Nul ne sait rien de l’avenir… Vous pouvez monter très-haut, bien que vous ayez déjà rogné vos ailes… mais, pour le moment, il est certain que je suis beaucoup trop forte contre vous… Sans écouter aux portes, je sais, moi aussi, bien des choses ; vous ne pouvez pas l’ignorer… Et, par parenthèse, donnez-moi donc des nouvelles de cette pauvre petite créature qui vint au monde si gaîment à l’hôtel de Champmas-d’Argail… Si cet enfant n’avait pas de goût pour le piano, il mentirait à sa naissance.
Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers Zoé, qui me parut ne point écouter.
– Madame, dis-je en baissant la voix, prenez garde !… le prince Maxime vous a défendu de parler de cela ! – Ah ! point de mystères, s’il vous plaît, miss Suzanne ! s’écria Irène ; élevons la voix. Je n’ai, Dieu merci, rien à dissimuler. Vous dites que le prince Maxime avait grand intérêt à cacher cette histoire… Je vous crois sans peine. Tenez ! voici cette chère petite qui dresse l’oreille au nom du prince Maxime… Mais, pour revenir à ce qui vous concerne, savez-vous que c’est là une aventure très-piquante et qui ferait fortune dans le monde ?
Je m’approchai d’elle rapidement. L’idée du mal que pouvait faire cette femme m’exaspérait.
– Prenez garde vous-même ! lui dis-je en la touchant du doigt ; je mourrais à la peine pour défendre ceux que j’aime… je vous connais mieux encore que vous ne croyez, Irène Renaud !…
Elle tressaillit violemment à ce nom. Nous étions figure contre figure.
– Quels sont donc vos rapports avec le prince ?… balbutia-t-elle.
Il y avait réellement de la terreur sur son visage. Je continuai :
– Ce n’était pas le métier de sage-femme que faisait votre sœur Marie-Caroline… Si vous ne le savez pas, je pourrai vous dire à quelle date et en quel lieu elle est morte assassinée…
Elle chancela et fut obligée de se retenir au marbre de la tablette. Nous étions tout contre le foyer.
– Plus bas !… plus bas !… murmura-t-elle.
Mais je ne parlais plus. Je restais bouche béante et les yeux fixes. Dans le mouvement que j’avais fait pour la soutenir, mes yeux étaient tombés par hasard sur une carte de visite, oubliée sur le marbre, devant la pendule. Ce fut pour moi comme la tête de Méduse. La carte portait, gravé en lettres majeures sur le vernis de son vélin, le nom du docteur BRODARD-PEYRUSSE. Au-dessous, quelques mots étaient écrits au crayon. Je les déchiffrai d’un coup d’œil. Il y avait : « Chère, à ce soir. »
– Qu’avez-vous, Suzanne ? me demanda-t-elle, étonnée au milieu de son effroi. – Brodard-Peyrusse ! m’écriai-je.
Il me passait devant les yeux des éblouissements. Je répétais sans savoir ce nom qui sonnait en moi comme un cri funeste : – Brodard-Peyrusse ! Brodard-Peyrusse !
Je m’élançai vers Zoé que j’entraînai. Sur le seuil, je dis :
– Ce serait horrible !… horrible ! et je suis sûre que cela est !
Je poussai violemment la porte. Nous sortîmes. Dans la rue, Zoé me dit :
– Je connais ce M. Brodard-Peyrusse… c’est un homme très-riche… S’il est du parti de cette femme, ce sera un nouvel obstacle à mon mariage. – Pourquoi cela ? demandai-je. – Parce que, me répondit Zoé, c’est un des parents de Georges… et le plus riche de la famille.
Nous regagnâmes l’église de Saint-Germain-des-Prés par la rue de l’Échaudé. Le jour commençait à baisser. Notre visite avait duré longtemps. Zoé s’agenouilla, mais elle me dit :
– Je ne peux pas prier.
Elle était comme étourdie. Quand nous sortîmes de l’église, le cocher Jean battait la semelle contre le pavé du parvis. Zoé, dès qu’elle fut dans la voiture, se mit à frissonner.
– Suzanne, me dit-elle, je vous promets bien que je n’avais pas écrit cette lettre pour l’envoyer. – Vous n’avez pas besoin de me l’affirmer, chère demoiselle, répondis-je en prenant ses mains qui étaient humides et froides. – C’est vrai, fit-elle, vous devinez tout.
L’ébranlement de son esprit était grand. Sa voix avait les mêmes inflexions que celles d’un enfant.
– Il ne faut pas craindre, poursuivis-je ; madame la baronne d’Avray ne fera pas usage de cette lettre. – Vous croyez, Suzanne ?… Peut-être avez-vous eu tort de l’irriter en lui disant qu’elle aimait Georges pour ses quatre cent mille francs de rentes.
Zoé en était restée là de l’entretien. Tout le surplus lui avait échappé. Elle ne songeait même pas à me remercier. Elle disait de temps en temps : – À quels dangers la moindre imprudence expose une jeune fille !
Puis, d’autres fois : – Ah ! cette femme a dit qu’elle saurait bien se venger !
Bientôt ses mains se mirent à brûler entre les miennes. Avant même d’arriver à l’hôtel, elle avait une terrible fièvre. Je faisais tout ce que je pouvais pour la calmer. Je lui donnais les meilleures raisons du monde. Le fait qu’Irène avait été son institutrice prêtait à cette machination un caractère si révoltant, qu’il n’y avait pas même à redouter qu’Irène mît à exécution sa menace. En supposant qu’elle la mît à exécution, tout l’odieux devait retomber sur elle. Zoé m’écoutait. Elle me croyait, car elle était désormais comme un enfant près de moi.
Mais, dès que je cessais de parler, ses frayeurs la reprenaient.
Malgré moi, je discontinuais parfois de m’occuper d’elle. Ma pensée revenait en arrière. Il me semblait voir ce carré de carton où des lettres, qui rayonnaient pour moi un éclat sinistre, traçaient le nom de Brodard-Peyrusse, « Chère, à ce soir ! »
Était-ce lui qui avait tracé ces mots ? Je ne connaissais pas son écriture. Savait-il, cet homme, que la brillante baronne d’Avray était la jeune sœur de la somnambule Marie-Caroline Renaud ? Et savait-elle, Irène, le lugubre mystère de la nuit du 17 octobre 1828, dans les ruines de l’antique abbaye de Morevault ?
En arrivant à l’hôtel, Zoé se mit au lit. On rejeta son malaise sur cette trop longue station faite à Saint-Germain-des-Prés.
Il y avait du monde au salon ; le commandeur de la Brousse, en costume de voyage d’un parfait gothique, causait avec maman marquise. Deux ou trois vieilles dames de ce quartier qui est encore un peu le faubourg Saint-Germain, mais un faubourg Saint-Germain de province, faisaient cercle autour du foyer. Tonton marquis papillonnait au milieu d’elles avec une grâce incomparable. Gaston était seul sur le canapé, dans une posture sans gêne et d’assez mauvais goût. Il ne se leva point à mon entrée, mais je remarquai tout de suite la pâleur qui lui montait au visage.
– Comment va Zoé ? demanda maman marquise. – Elle repose, répondis-je… Le médecin a dit que ce n’était rien.
Les vieilles dames et tonton marquis écoutaient. Gaston passa la main dans ses cheveux et prit une pose encore plus abandonnée.
– Nous connaissons ces maladies-là, dit-il, d’un ton qu’il voulait faire très-dégagé, mais qui touchait presque à la grossièreté ; c’est Roncier, le médecin qu’il fallait appeler.
– Gaston !… Gaston ! fit maman marquise.
Ceci était une réprimande. Mais il y avait tant d’admiration sous ce reproche ! Les vieilles dames se pincèrent un peu les lèvres. Tonton dit en pirouettant : – Voilà comment ils sont faits à pvésent nos gaillavds !
Il se pencha vers les vieilles dames et ajouta : – Nous étions aussi des gaillavds dans le temps, mais nous étions faits autvement !
Il mit le dos au feu, se tint sur une jambe, et caressa l’espoir tard-venu de ses moustaches. J’entendis maman marquise qui murmurait à l’oreille de Rose-sans-Épines :
– Si vous saviez comme il est devenu mauvais sujet ! – Belle dame, répondit le commandeur avec une certaine franchise, je ne connais pas la mode de Paris, mais les manières de M. le comte ne me paraissent pas avoir gagné dans ses voyages. – Mon Dieu ! mon cher monsieur de la Brousse, repartit la bonne dame, nous n’y entendons rien… nous sommes dépassés… C’est le genre jockey-club… ou américain… Il paraît que c’est charmant ! – Tout est donc pour le mieux, belle dame.
Je ne peux pas prétendre que j’eusse une grande connaissance du monde, et cependant je devinai d’un coup d’œil que ce ravissant jeune homme se noyait dans quelque absurde et maladroite comédie. Ce ne pouvait être le Gaston du Meilhan. Ou plutôt, ce ne pouvait être que Gaston, métamorphosé par la baguette d’une méchante fée. Il s’appliquait de force sur le visage un masque grotesque.
J’ai prononcé le mot. Gaston était un ravissant jeune homme. Comme beauté, en général, je le trouvai beaucoup au-dessus de cette gracieuse image qui était restée dans mes souvenirs. Sa figure avait allongé et pris un peu la courbe aquiline : c’était un fils des Francs. Il avait le teint blanc et un peu trop délicat pour un homme ; mais cela cadrait bien avec la douce nuance de sa chevelure épaisse, soyeuse et longue, qui bouclait jusque sur ses épaules. C’était la mode alors : une réaction un peu exagérée contre les titus de l’Empire, contre les faces symétriques de la Restauration, contre les toupets monumentaux des premières années de Louis-Philippe. Son front intelligent et d’une exquise pureté manquait peut-être de vigueur virile. Sa majorité ne datait que de trois mois. Il avait les yeux d’un bleu sombre, des yeux adorables ombragés par une frange aiguë et recourbée de cils plus noirs que le jais. Ce sont bien les plus doux yeux que j’aie vus en ma vie. Et les fameuses moustaches ! En vérité, cette pauvre maman marquise avait raison d’en être folle ! C’étaient deux légères touffes de soie, un peu plus brunes que les cheveux. Il les retroussait. Cela lui donnait un petit air garde-française qui lui allait à ravir. Sa bouche en paraissait plus rose, ses dents plus blanches, sa joue plus veloutée. Les cent et quelques mille francs qu’il avait dévorés si lestement pour célébrer les premières semaines de sa majorité ne l’avaient point trop fatigué. Son regard était brillant et c’est à peine si deux traits d’estompé brunissaient doucement le dessous de sa paupière inférieure. Là s’arrêtait le joli. Le costume, aussi bien que les manières, jurait avec ce visage de Fronsac et cette élégante tournure. C’était artiste dans le mauvais sens du mot ; c’était lâché, voyant, prétentieux. Il y avait du Caremblot dans le choix audacieux de ces couleurs. La haine de l’habit noir a produit parfois de cruels excès. Gaston était en révolte contre tout ce qui sent la tenue, le salon bien élevé, le coin du feu et la famille. Il subissait cette maladie de méchante fanfaronnade qui porte les enfants trop longtemps retenus à secouer à la fois tous les jougs et à se jeter, tête première dans toutes les rébellions. On le rendait heureux en l’accusant d’avoir un ton pitoyable. Il se faisait honneur et gloire des violents parfums de cigare que toute sa personne exhalait. Mais, que voulez-vous ? il était charmant avec cela. Charmant comme la jeunesse et l’insouciance. Charmant, non pas seulement aux yeux prévenus de sa bonne grand’mère et de Lily, sa fiancée, mais charmant aussi à mes yeux, plutôt sévères désormais qu’indifférents. En le voyant, l’esprit faisait tout seul et de lui-même la part de ses ridicules d’enfant jouant au débraillé. On l’isolait de ses travers. On comprenait les faiblesses amoureuses de l’aïeule, la tendresse entêtée de l’amante.
Mais ce qu’il y avait de précieux et de sincèrement comique, c’était la sourde lutte d’émulation engagée par cet Isidore (qui jamais ne devait se corriger) contre son écervelé de neveu. Isidore haussait les épaules quand Gaston contrariait trop effrontément les convenances, mais il essayait, l’instant d’après, quelque excursion timide dans ces mêmes sentiers où s’égarait son neveu. Et il se rengorgeait, tout heureux de ses audaces. Isidore affectait cette tournure fatiguée et sans gêne qu’il reprochait à Gaston. Isidore laissait croître ses moustaches. Isidore, ces trois derniers jours, avait essayé en cachette de fumer aussi des cigares, et cela ne lui avait pas réussi. Personne ne pouvait prévoir dès lors où cette funeste ambition de rivaliser avec Gaston conduirait l’honnête Isidore.
Je me dirigeai du côté de maman marquise pour l’embrasser, selon ma coutume.
– Mon cousin, dit Lily à Gaston, voici Suzanne qui a voulu vous voir.
Je fus positivement décontenancée. Les trois vieilles dames me regardaient en branlant leurs bonnets à fleurs. Tonton dit, dans sa passion de faire le mauvais :
– De mon temps, un chou comme cela eût gagné cent mille écus pav an, sans chanter ni danser… – Marquis ! marquis ! firent les vieilles dames du même ton que Dorothée venait de prendre pour dire : Gaston ! Gaston !
Tonton, enchanté, remonta sa cravate noire. Il avait une cravate noire !
Cependant, Gaston s’était levé à demi, rouge depuis le menton jusqu’aux cheveux. Ce Richelieu avait l’air d’une rosière.
– Que dit donc Lily ? demanda maman marquise, pendant que Rose-sans-Épines s’embarquait, en ma faveur, dans un compliment que j’aurais pu lui réciter de mémoire.
– Venez donc, Suzanne, reprit Lily avec impatience.
Je crois que maman marquise devina quelle avait été son intention, car son regard prit une expression anxieuse.
– Va, petite, va ! dit-elle pourtant ; il faut en avoir le cœur net.
Gaston se leva tout à fait. Il y avait en lui un combat violent, cela se voyait. Je crus qu’il allait s’élancer vers moi, tant son regard m’enveloppa de la tête aux pieds. J’entendais auprès de moi la respiration oppressée de Lily. L’effort que je fis pour rompre par la parole cette intolérable situation m’épuisa.
– Eh bien ! monsieur le comte, dis-je, vous ne me reconnaissez donc pas ?
Il était muet. Une pâleur presque livide avait remplacé le rouge de son front.
– Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura par deux fois Lily.
J’étais prête à la soutenir, car je m’attendais à la voir défaillir dans mes bras. Mais Gaston mit son lorgnon dans son œil. Il me regarda froidement, effrontément, comme un vrai sportman.
– Tiens ! tiens ! fit-il en me saluant de la main, je ne vous aurais pas reconnue… Vous êtes vraiment très-belle… Je suis fort content de vous revoir.
Lily chancela. Maman marquise joignit les mains et dit à Rose-sans-Épines :
– Est-il assez radicalement guéri ! – Plus guéri que poli, répliqua le commandeur. – Ne divait-on pas, chantait la voix flûtée d’Isidore, que mon chev neveu examine un puv-sang ?… Ah ! nous étions des gaillavds, c’est cevtain, mais pas de ce calibve-là !… pavole !
Gaston me salua une seconde fois et se rassit. Il appela Lily du doigt. Quand elle fut auprès de lui, il se renversa sur son divan en disant :
– Donnez-moi votre main, belle cousine, que je la baise avec respect. – Tvès-joli ! approuva tonton ; à la bonne heuve ! – Mon Dieu, mon oncle, répliqua Gaston, nous ferions le rococo bien mieux que vous, si nous voulions nous en donner la peine.
La pauvre Lily était radieuse. Elle revint près de maman marquise, qui l’embrassa passionnément, comme pour la féliciter.
– Nous paierons ses dettes, dit tout bas la bonne dame à Rose-sans-Épines ; ce n’est pas une affaire… Ah ! s’il veut, nous serons tous bien heureux !
Gaston ne me regardait plus. J’en étais presque à me dire que sa guérison était aussi par trop radicale. Pour ne pas aimer quelqu’un, il n’est pas nécessaire de lui témoigner un pareil dédain. Mais, en définitive, les joueurs corrigés craignent la vue même des cartes. Gaston avait peut-être raison.
– Comment vont les canaris, mon oncle ? demanda-t-il de loin. – Mon neveu, répondit très-sérieusement tonton, je vous sais gvé de cette question : elle pvouve un bon natuvel… Ils se povtent tous comme des chavmes pouv le moment.
Ce disant, il arrangeait sa perruque devant la glace.
Neuf heures sonnèrent à la pendule. Gaston vint baiser sa grand’mère. En passant près de moi, il détourna les yeux. Mais ce fut une bonne embrassade qu’il donna à maman marquise. Je n’espérais plus qu’il sût embrasser ainsi son aïeule. Il me sembla que je retrouvais mon Gaston tout entier. Plus de mauvaises façons ici, parce que le cœur parlait. Il se pencha très-bas, jusqu’à la main de la vieille dame et la toucha de ses lèvres, comme un enfant, comme un aimable et cher enfant qu’il était toujours, malgré cette méchante peau de lion qui le déguisait ; il se mit à genoux auprès de maman marquise et la combla de naïves caresses. Maman marquise riait et pleurait. Elle lui prit la tête à pleines mains, sans respect pour sa coiffure récemment rajustée. Elle lissa sa moustache, elle baigna ses doigts dans les belles boucles blondes qui dansaient à chaque mouvement brusque de cette délicieuse tête de fou.
Je fus étonnée d’entendre Lily murmurer à mon oreille en me tutoyant comme autrefois :
– Je ne craignais que toi, Suzanne… Je ne te crains plus… Je ne sais pas s’il y a quelqu’un au monde de plus heureux que moi !
Pauvre petite Lily ! ses beaux grands yeux remerciaient le ciel. Elle me dit encore :
– Je te croyais la cause du malheur qui me tuait… mais je t’aimais toujours, Suzanne !
J’étais émue jusqu’aux larmes et je balbutiai :
– Dieu doit le bonheur à ses anges.
Ce n’étaient pas seulement les douces et bonnes paroles de Lily qui causaient en moi cette grande émotion. Je venais de surprendre le regard de Gaston attaché sur moi. Ce regard changeait tout. Il n’y avait que mensonge dans la froideur et dans la grossièreté de Gaston. Gaston m’aimait encore.
– Pourquoi cette feinte ? Gaston, enfant gâté, idole et tyran de la maison, ne pouvait avoir pour unique but de tromper ceux qui l’adoraient. Jamais il n’avait pris cette peine. Il vint donner la main à Lily et fit une grosse voix presque impertinente pour me dire :
– Bonsoir, mademoiselle !
– Quand il fut parti, tonton, déployant tout à coup une désinvolture nouvelle, alla prendre sa place sur le divan. Il essaya tour à tour plusieurs de ses poses. Son émulation était si évidente, que la bonne Dorothée ne put s’empêcher de rire.
– Vous tvouvez qu’il me singe un peu, n’est-ce pas ? dit tonton ; il m’a pvis mon tailleuv… Pavole ! nous le fovmevons !
Il était dix heures du soir, à peu près, quand je regagnai mon pavillon. J’avais pris des nouvelles de Zoé en passant : son sommeil était assez tranquille. En traversant le jardin, je crus entendre un bruit léger sous les massifs. J’ordonnai au domestique qui m’accompagnait de lever sa lanterne. Le bruit avait cessé. J’eus beau regarder de tous côtés, je ne vis rien. Le domestique riait de mes terreurs. En montant le petit perron de mon pavillon, je me retournai toute frémissante. J’étais sûre d’avoir entendu bruire les feuilles sèches.
– Le vent les fait chanter comme ça tous les soirs, me dit le domestique, qui était un vieux serviteur du Meilhan ; bonne nuit, mademoiselle Suzanne.
Je refermai la porte sur lui avec une sorte de précipitation, et je mis moi-même la barre en dedans. Jusqu’alors, cette précaution avait été négligée. Puis, j’éteignis ma lumière et je me glissai dans la salle à manger, dont les fenêtres regardaient le jardin. Le domestique avait raison, sans doute. Je restai là plus de dix minutes, et je ne pus rien apercevoir. Mais soudain, je me sentis venir la sueur froide ; j’avais entendu une voix à l’intérieur même du pavillon.
Il est bon, pour expliquer ma frayeur, moi qui ai la prétention d’être brave, et pour expliquer aussi certains événements qui suivirent, il est bon que je dise un peu comment j’étais logée.
Mon pavillon était un appartement complet, avec cuisine, salle à manger et salon ; le tout fort petit, mais élégant et confortable. Les chambres à coucher étaient au premier étage. L’exhaussement des rues voisines avait amené ce fait que le jardin de l’hôtel était en contre-bas, de telle sorte que le premier étage de mon pavillon formait rez-de-chaussée. Le dehors, c’était une petite ruelle fort déserte qui rejoignait la rue Saint-Jean-Gros-Caillou, et qui s’appelait, je crois, la rue Sainte-Marguerite. Le pavillon avait dû être occupé, depuis la Révolution, par une famille séparément, car on voyait encore la trace d’une séparation destinée à former un jardin privatif autour du perron. En outre, une porte, maintenant condamnée, donnait aux locataires une sortie particulière sur la ruelle Sainte-Marguerite. Cette porte condamnée était naturellement à la hauteur du premier étage, les chambres à coucher se trouvant de plain-pied avec la ruelle.
Au bruit de voix qui avait tout à coup attiré mon attention, mes inquiétudes changèrent d’objet. Je fus incontinent de l’avis du vieux domestique.
– À quoi bon, me dis-je, escalader les hautes murailles du jardin, quand il serait si facile de s’introduire chez moi par les fenêtres.
J’avais donc désormais cette idée fixe qu’on pouvait avoir intérêt à s’introduire chez moi. C’était bien la première fois que me prenait pareille tramontane. Aussi me tenait-elle tout de bon. J’avais la poitrine serrée et je sentais mes jambes trembler sous le poids de mon corps. Je regrettais amèrement de n’avoir point accepté les offres de maman marquise, qui m’avait proposé dans le temps de faire coucher le jardinier dans ma cuisine. J’avais répondu en riant, – je m’en souvenais avec colère contre moi-même, – que Suzon suffirait bien pour me garder. Suzon couchait comme moi au premier étage. Les voix venaient précisément de là.
Je crois avoir laissé voir que je n’avais pas désormais en mademoiselle Suzon une confiance illimitée.
Je me recueillis pour savoir ce qu’il fallait faire en une semblable circonstance. La réflexion me rendit le sang-froid qui m’est naturel. Je me demandai où allaient mes craintes, et ce fut la pensée de Gaston qui me répondit. Son dernier regard était devant mes yeux, dans l’obscurité, comme un avertissement, comme une menace. Était-ce donc ce fou de Gaston qui parlait là-haut avec Suzanne-à-la-harpe ? Que faire en ce cas ? Monter l’escalier bien doucement, s’assurer du fait, et agir en conséquence. Maître Gaston, je dois le dire, ne me semblait pas un Tarquin bien difficile à foudroyer. Je comptais sur ma supériorité d’autrefois. Aussitôt fait que dit : je commençai a gravir les marches à tâtons, en ayant soin de mettre à profit cette observation expérimentale que j’avais recueillie dans le corridor du Meilhan, – le plus indiscret des corridors, – c’est-à-dire en marchant tout près de la muraille. Aucune marche ne cria et j’arrivai, sans avoir fait le moindre bruit, jusqu’à la porte de ma chambre. C’était là qu’on parlait. On voyait, du reste, de la lumière entre les battants et le seuil. Je mis mon œil à la serrure, contenant à deux mains les battements de mon cœur. Puis je me rejetai en arrière en poussant un franc éclat de rire. Mademoiselle Suzon était installée tranquillement à ma table et satisfaisait une passion qu’elle avait. Elle se tirait les cartes à elle-même.
Suzon entendit mon éclat de rire, mais elle ne se déconcertait pas pour si peu. Quand je poussai la porte, c’est à peine si elle tourna la tête pour voir qui entrait.
– Riez, riez, me dit-elle en levant à la hauteur de ses cheveux ébouriffés un doigt prophétique, n’empêche que voilà encore le valet de cœur à vos trousses… C’est la septième fois que ça sort… Je lèverais la main qu’il y a un blond qui vous en veut ! – Vous vous occupez donc de moi, Suzon ? – Faut bien faire quelque chose, me répondit-elle en brouillant ses cartes ; – il n’y a que des vieux chez votre marquise, à la cuisine… C’est trop ennuyant, aussi !
Les événements de cette journée avaient chassé de ma mémoire mon entretien avec Gustave. J’avais perdu complètement souvenir de cette bizarre aventure de la rue de Courcelles : un jeune homme pénétrant la nuit dans l’appartement que je n’habitais pas encore, et jouant cette valse qui me rappelait la première impression romanesque de ma jeunesse. Les paroles de Suzon éveillèrent brusquement ma mémoire. C’était aussi l’expression employée par Gustave : un jeune homme blond…
Le langage des cartes, comme chacun peut le savoir, divise la nature humaine en deux catégories : les blonds et les bruns. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que mademoiselle Suzon se fût servie de ce terme. Ce qui était étonnant, c’était la coïncidence. Suzon battait ses cartes et se disposait à recommencer.
– Avez-vous fermé les contrevents du côté de la rue ? lui demandai-je. – Quoi donc qu’il y a à voler ici ? fit-elle au lieu de répondre ; tiens ! voilà encore le blond !… Est-il ostiné, cet olibrius ! Je vous ai prise en dame de trèfle, rapport à ce que je garde la dame de cœur pour moi… Il rôde… il rôde, ce blondasse… Savez-vous qui c’est ?
Elle releva les yeux sur moi en me faisant cette question. Les yeux de mademoiselle Suzon n’avaient pas leurs pareils pour l’effronterie.
– Allez fermer les contrevents, lui dis-je, et qu’il ne m’arrive plus de les trouver ouverts à cette heure ! – Tiens ! fit-elle en remettant ses cartes en paquet, nous n’avions pas encore pensé à ça… C’est drôle !… Vous l’avez donc vu ? – Suzon, lui répondis-je, indignée cette fois, – je vous passe beaucoup, mais vous lasserez ma patience !
Elle quitta sa chaise avec un sourire insolent et sournois.
– On y va, on y va, dit-elle ; comme c’est drôle, les cartes !… Ça voit tout.
Je restai seule auprès de la table, pendant qu’elle allait fermer les croisées. Je l’entendais qui chantait à pleine voix. Cela m’impatientait. L’insolence de cette fille allait décidément au-delà des bornes. Mon regard tomba sur la table. Il y avait auprès des cartes de Suzon un chiffon de papier qui, sans doute, lui servait à les serrer. C’était un fragment de lettre. Je crus reconnaître l’écriture de M. le docteur Pidoux. Machinalement, je repassai le chiffon sur mon genou pour voir si je ne me trompais point. Le papier était déchiré de manière à garder seulement les extrémités d’une demi-douzaine de lignes. La première contenait ces mots : votre droit ; la seconde, un seul mot : avenir ; la troisième, un mot encore : usurpation ; la quatrième : en justice ; la cinquième : sentiments ; la sixième, deux lettres : ux, et la queue d’un paraphe. C’était bien la fin de la signature du précieux Pidoux. L’idée ne me vint même pas que cet ancien enchanteur, devenu député, pût écrire à mademoiselle Suzon. Celle-ci prenait ses repas avec les domestiques de l’hôtel. Je pensai qu’elle avait ramassé ce chiffon soit à l’office, soit au jardin : maman marquise devait correspondre avec M. Pidoux. Je dois vous avouer, du reste, qu’au lieu d’accorder mon attention aux bouts de lignes qui étaient sous mes yeux, je cherchais en moi-même un moyen doux et honnête de me séparer de mademoiselle Suzon.
– Où avez-vous été aujourd’hui toute la journée ? demandai-je au moment où elle rentrait, toujours chantant. – Tiens ! me répondit-elle, ordinairement ça ne vous fait rien de savoir où j’ai été. – Aujourd’hui, je veux que vous me le disiez. – Vous voulez ! répéta-t-elle en me regardant de travers ; ça vous a joliment changée, madame Lodin, d’avoir trouvé comme ça quelques sous dans le pas d’un cheval… Cet argent-là n’est pourtant pas fait pour rendre une personne si fière… à ce qu’on dit… Bien volé ne profite… – Suzon, l’interrompis-je, c’est la dernière fois que vous coucherez dans ma maison. – Oh ! oh !… fit-elle dans son premier moment de révolte ; – la maison de madame…
Puis, s’humiliant sans transition et tout à coup :
– Je sais bien que vous êtes trop bonne, allez, me dit-elle avec un sourire de chatte ; vous ne mettrez pas comme ça une pauvre fille sur le pavé. – Vous avez agi, Suzon, lui répondis-je, de manière à me prouver que vous ne teniez pas à rester chez moi.
Elle vint s’accroupir auprès de mon fauteuil.
– Eh bien ! j’ai été ici et là, me dit-elle ; je suis née là-dedans, je ne peux pas rester entre quatre murs. Ça vous a fâchée que je vous aie dit qu’il y avait un blond… Les cartes, c’est des bêtises. N’empêche, reprit-elle, dès qu’elle vit que je ne menaçais plus, n’empêche que le bonheur peut venir à tout le monde. Suffit d’un petit moment de chance… Quand j’aurai mon héritage, moi, ça ne m’en rendra pas plus rogue… – Vous espérez donc faire un héritage, Suzon ? lui demandai-je.
Elle rougit à cette question. Cela lui arrivait rarement.
– Dame ! fit-elle pour la seconde fois, puisque ça vous est bien arrivé.
Je lui ordonnai de me laisser seule. Elle remit ses cartes dans la lettre de Pidoux et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, elle me dit avec son impertinence revenue :
– Il n’y a pas de contrevents aux fenêtres du côté du jardin !…
Puis elle jeta la porte et reprit sa chanson où elle l’avait laissée. Je poussai les verrous de ma porte. Je mis un grand fauteuil dans chacune de mes embrasures. J’étais, ce soir, faible comme un enfant. Dès que je fus dans mon lit, une sorte de fièvre nerveuse me prit. J’avais des tressaillements violents, quand mes yeux se fermaient ; si je les tenais ouverts, je voyais des fantômes.
* * * * * * * * * *
Le lendemain, à mon réveil, mademoiselle Suzon m’apporta une lettre.
– Est-ce que nous ne sommes pas de meilleure humeur, ce matin ? me demanda-t-elle.
Je ne répondis point. Les familiarités de cette fille m’impatientaient de plus en plus. La lettre était d’une écriture à moi inconnue. Elle ne portait point de signature. Elle contenait seulement ces quelques mots :
« Une personne bien placée pour savoir ce qui se passe au parquet, et s’intéressant vivement à l’infortunée E. M***, prévient madame Suzanne Lodin que sa présence à Paris causera un terrible préjudice à son ancienne amie. Madame E. M*** est étrangère à cette communication. On espérerait la sauver si l’on pouvait dire à certains personnages influents, qui ont leurs raisons pour ne point désirer la rencontre de madame Suzanne Lodin : Elle a quitté Paris ; elle n’y reviendra jamais. Que madame Suzanne Lodin consulte son cœur et se rappelle le souvenir de deux années de bienfaits. »
Oh ! non, ce n’était pas de ma pauvre Eugénie qu’émanait cette lettre. Elle ne l’avait ni écrite ni fait écrire. Je ne sais pas s’il était dans sa nature de faire appel au cœur d’un ami. Il y avait en elle une fierté que j’ai reconnue chez moi-même en certaines circonstances.
Je réfléchis beaucoup à cette lettre. Je vais plus loin : la pensée de cette lettre ne me quitta plus un seul instant à dater de l’heure où je l’eus reçue. Elle m’inspira de la défiance. Elle m’en eût inspiré bien plus encore sans les paroles échappées, la veille au soir, à mon bon vieil ami Antoine. Entre ces paroles et le contenu de la lettre, il y avait une manifeste coïncidence.
La lettre, plus explicite qu’Antoine, indiquait en quoi mon absence pouvait servir la petite sage-femme. L’accusation qui pesait sur elle n’était pas son seul danger. Les preuves, en apparence si solides qui militaient contre elle, les charges nombreuses et accablantes qui semblaient devoir l’écraser, n’étaient pas ses seuls ennemis. Il y avait des gens qui avaient juré sa perte. Ces gens, je les connaissais ; je savais d’où provenait leur haine. Qu’ils eussent intérêt à m’éloigner de Paris, ma conscience ne le niait pas, et là n’était point mon doute. Mon doute concernait le prix dont les ennemis d’Eugénie devaient payer mon absence. La lettre ne parlait point de cela. Elle semblait écrite par une personne qui eût obtenu par hasard les renseignements dont elle usait. C’étaient paroles vagues.
– Madame déjeune-t-elle dans son lit ? me demanda Suzon, qui montra son minois moqueur à ma porte.
Je répondis négativement.
– J’ai bien pensé à ce que madame m’a dit hier au soir, reprit-elle en se pinçant les lèvres ; – je crois que madame a raison. Je ne garde pas toujours le respect que je devrais à madame… Mais aussi, c’est un peu la faute de madame… Madame m’avait accoutumée à tant d’indulgence que je me croyais presque l’amie de madame…
Et ainsi de suite. Elle en dit, ma foi, fort long sur ce ton-là. C’était la première fois qu’elle employait cette formule que les maîtres ont tant de peine souvent à enseigner aux domestiques novices. On voit que mademoiselle Suzon l’avait supérieurement apprise du premier coup.
Je lui fis signe de se retirer.
– Alors, madame m’en veut toujours ? dit-elle en retenant avec peine quelque fusée d’impertinent bavardage. – Non, Suzon, répliquai-je, mais laissez-moi.
Elle me fit la révérence et me dit cérémonieusement : – Je suis bien obligée à madame.
Puis, au lieu de se retirer, elle reprit :
– Si je ne voyais pas madame préoccupée, je lui demanderais un renseignement qui me serait bien utile. – Parlez, Suzon, lui dis-je. – Madame est bien bonne de quitter ses réflexions pour rendre service à une pauvre fille comme moi… Voilà ce que je voulais lui demander : Madame a-t-elle quelque chose contre M. le docteur Pidoux ? – Pas le moins du monde, Suzon… Je suis seulement étonnée que vous me fassiez une pareille question. – C’est qu’il me semblait qu’hier madame avait pris une figure un peu… rembrunie, pendant que je lui parlais de M. le docteur Pidoux. – M’aviez-vous parlé du docteur Pidoux, Suzon ?… Je ne m’en souvenais pas.
Elle rougit et se pinça les lèvres. Évidemment, il y avait quelque chose de commun entre elle et le docteur Pidoux. Elle ne voulait pas qu’on la traitât à la légère.
– Je sais bien, reprit-elle avec une nuance d’amertume dans la voix, que madame a autre chose à faire que de penser à M. le docteur Pidoux… Mais madame la marquise du Meilhan ne le regarde pas de si haut… M. Pidoux donne des conseils à madame la marquise.
Je ne l’ignorais pas, et c’était bien là ce qui me fâchait.
– En somme, dis-je plus sèchement, où voulez-vous en venir, Suzon, je vous prie ? – Seigneur Dieu ! répliqua-t-elle, feignant de me croire en colère, si j’avais cru mécontenter madame, je n’aurais pas seulement ouvert la bouche… Je n’ai rien oublié de ce que je dois à madame… Je lui parlais de M. le docteur Pidoux parce qu’il veut bien s’intéresser à moi, qui suis une pauvre abandonnée… – Est-ce lui qui vous a engagée, Suzon, à prendre vis-à-vis de moi ce ton ridicule et qui vous va si mal ?
Elle joignit les mains et leva les yeux au ciel. Mais je devinais toutes les peines qu’elle avait à s’empêcher de rire.
– Je fais ce que je peux pour plaire à madame, me répondit-elle ; mais, depuis quelque temps, madame m’a prise en grippe… Rien ne me réussit : quand je parle comme autrefois, madame trouve que je lui manque de respect ; quand je prends le langage des servantes vis-à-vis de leurs maîtresses, madame croit que je me moque d’elle… Je suis bien malheureuse !…
Elle mit son mouchoir sur ses yeux, qui, j’ai à peine besoin de le dire, étaient parfaitement secs.
Cette petite scène, en apparence si frivole, avait pour moi un caractère menaçant. J’essayais de me nier le fait à moi-même, mais mon instinct me criait : tes ennemis travaillent ; ceci est une déclaration de guerre. Une inconcevable fatigue me prenait en face de ces complications nouvelles, qui étaient comme des piqûres d’épingle autour d’une grande blessure.
– Et n’avez-vous pas autre chose à me dire, Suzon ? demandai-je.
Elle hésita.
– Si madame me renvoyait, par cas… balbutia-t-elle, M. le docteur Pidoux me prendrait avec lui. – Eh bien ! Suzon, si vous avez envie d’aller avec M. le docteur Pidoux, vous êtes libre.
Elle fit aussitôt semblant de sangloter et reprit :
– Je ferai mes huit jours, si madame n’a personne. – Vous ferez ce que vous voudrez, Suzon. – Et j’aurai bien soin de fermer les volets, ajouta-t-elle en changeant de ton tout à coup. Vous aviez joliment raison hier au soir, dites donc !… Le blond que j’ai vu en valet de cœur rôde… il rôde !… Je n’avais jamais regardé c’te ruelle, moi ! On entrerait ici comme chez soi… – Vous avez vu un homme dans la ruelle ? demandai-je. – Un amour de petit homme !… et qui regardait aux croisées avec des yeux en coulisse… Il y a eu déjà un enlèvement dans ce pavillon… les gens qui étaient ici avant nous… J’ai su ça dans le quartier… une jeune fille de dix-huit ans… La voiture était là, sous les fenêtres… Mais pourquoi vous enlèverait-on, vous, puisque vous êtes votre maîtresse ?
Elle reprit son balai en même temps que sa chanson et disparut. Je ne pouvais pas être plus triste qu’avant son entrée, mais je restai plus inquiète.
– Ah ! si j’étais la femme de mon Gustave, pensai-je, comme je fuirais ce Paris ! Sur l’honneur, je ne coucherais pas dans mon lit ce soir !
Je repris cependant la lettre anonyme ; je la relus, je la méditai de nouveau. Il me sembla que le sens en était plus clair. L’idée de partir était née en moi. Seulement, je me disais :
– À l’heure des débats, mon témoignage ne serait-il donc d’aucune utilité pour ma pauvre Eugénie ?
Je ne pouvais faire de réponse à cette question, car j’ignorais profondément les formes judiciaires. La pensée me vint, – chose extravagante, – de me jeter en voiture et d’aller chez madame la baronne d’Avray. Qui peut dire ce qui fût arrivé si j’avais pris cette femme pour alliée ?
Je repoussai bien loin ce conseil de ma fièvre. On ne va pas contre sa destinée. Je me dis : À supposer même qu’un traité d’alliance avec la belle Irène ait été jamais possible, il est maintenant trop tard. Je suis contre elle, puisque je suis avec mademoiselle du Meilhan, son ennemie. Et d’ailleurs, cette carte que j’avais vue sur sa cheminée, cette carte du docteur Brodard-Peyrusse, où il y avait, écrit au crayon : Chère, à ce soir…
Vers onze heures, on me fit dire que Zoé me demandait. Je la trouvai pâle et brisée comme au jour d’autrefois, quand le découragement chronique étreignait son pauvre cœur. Elle était encore couchée, mais la fièvre avait disparu.
– Eh bien ! Suzanne, me dit-elle, cette femme n’a pas perdu de temps pour engager la bataille… J’ai ressenti déjà ses premiers coups… Georges n’est pas venu hier au soir… Ce matin, il m’écrit que de nouveaux obstacles… des obstacles qu’il m’expliquera… ont surgi, et qu’il s’occupe à les vaincre… Que n’ai-je suivi mon dessein de me réfugier dans un cloître !
On n’a qu’un cœur. Chaque cœur ne peut contenir qu’une certaine somme d’angoisse. Je sentis que j’étais trop froide en face du désespoir de la pauvre Zoé. Mais il n’y avait plus de place en mon âme pour l’ardente compassion. J’étais à Eugénie ce matin. Les coups que l’on frappait sur moi m’engourdissaient au lieu de m’éveiller. Je ne sais pas ce que je dis pour consoler mademoiselle du Meilhan. Ce dut être froid et mal placé, car ses regards se détournèrent de moi. Je me souviens qu’elle me répondit :
– Je ne vous en veux point, Suzanne… La pitié se lasse, et vous avez déjà fait beaucoup pour moi. – Je souffre, lui répliquai-je : tout se réunit ce matin pour m’accabler !
Elle me prit la main et me dit :
– Suzanne, prenez garde à Gaston !
Hélas ! il fallait que je prisse garde à tout !
En quittant Zoé, j’avais un poids vague sur le cœur. Fuir ! fuir ! je ne songeais qu’à fuir ! Ma vaillance native sommeillait. L’idée de combattre encore m’inspirait un dégoût sans nom. N’étais-je pas vaincue d’avance ? Au moins, en fuyant, je servais Eugénie.
Dans le salon, où je me rendis, je trouvai Lily radieuse. Elle était au piano. Elle se leva dès qu’elle me vit et vint à moi les bras ouverts. Mais la vue de mon visage bouleversé fit tomber ce grand redoublement de tendresse. Le meilleur d’entre nous a coutume de rapporter à soi les émotions d’autrui. C’est l’égoïsme des bonnes gens.
– Est-ce que mon bonheur vous fait de la peine, Suzanne ? me demanda Lily tout à coup défiante.
Je l’embrassai. – Elle me regardait en face.
– Vous avez dû passer une bien mauvaise nuit, murmura-t-elle.
Je répondis comme j’avais fait à Zoé.
– Je souffre.
La bonne petite Lily m’accabla aussitôt de caresses. Tout de suite après le déjeuner, j’allai trouver Gustave, qui m’attendait au jardin. Si j’avais été dans mon état ordinaire, je crois que j’aurais remarqué vivement le trouble de mon parrain. Ce trouble sautait aux yeux. Mais je n’étais plus moi-même. J’eus conscience de ce trouble. Je n’y donnai point attention. Gustave me parla d’une lettre qu’il venait de recevoir d’Amérique. Tous les obstacles étaient levés. Les papiers devaient venir au premier jour.
– Ah ! que n’arrivent-ils aujourd’hui ! m’écriai-je.
Je vis qu’il m’examinait à la dérobée. Ses yeux avaient des regards sournois. On eût dit qu’il attendait de moi une parole qui ne venait point.
À deux ou trois reprises, il me parla de la confiance que je devais avoir en lui, dans le cas d’événements qu’il ne prévoyait point, mais qui pourraient me séparer de mes excellents protecteurs. Puis il s’arrêtait, comme pour me laisser le temps de répondre.
Une fois, je crus comprendre, et je m’écriai :
– Au nom du ciel, ne me cache rien !… Explique-toi !… si tu sais quelque chose d’Eugénie Mutel, dis-le-moi !
L’étonnement qui se peignit sur son visage me rejeta bien loin de mes soupçons. Par le fait, mon pauvre parrain ne savait rien.
L’entrevue finit à l’heure ordinaire.
– Tu n’as rien à me dire, Suzanne ? me demanda-t-il en me quittant. – Rien, répondis-je, puisque tu n’as pas tes papiers. – Et si j’avais mes papiers ? insista-t-il. – Je ne sais pas, fis-je, je ne sais pas… Que Dieu m’envoie un bon conseil, car je sens que je deviens folle ! – Suzanne, murmura-t-il en me serrant la main, c’est que tu n’as pas confiance en moi !
Comme nous nous séparions, je vis le vieil Antoine assis sur un banc à gauche du perron de l’hôtel. Il ne me parla point quand je montai. Je ne sais pas si je me trompais, mais il me sembla que ses regards timides me suppliaient. Je fus sur le point de rappeler Gustave.
Pourquoi faire ? Je n’avais pas encore de réponse à cette question.
Le salon était désert. J’entendis que l’on causait dans la chambre de maman marquise. J’allais me retirer lorsque la porte s’ouvrit. La vue de la personne qui parut sur le seuil faillit me faire tomber à la renverse.
C’était mon accouchée du boulevard des Invalides.
Ou, du moins, c’était cette belle jeune fille que j’avais vue dans la calèche du général, le jour où, par un prodige de calcul, j’avais retrouvé la maison à la rampe sanglante. Cette belle jeune fille aussi que j’avais revue, le soir de ce même jour, sous le péristyle de l’Opéra-Comique, pendant que le jeune substitut, M. de Gérin, allait chercher la voiture. Celle-là qui m’avait causé une si grande et si légitime frayeur en m’apprenant involontairement que M. de Gérin s’appelait Edmond de son nom de baptême.
Elle était en grande toilette de visite. C’est à peine si je crois pouvoir dire qu’elle eut un petit tressaillement à ma vue. Ce premier et presque imperceptible mouvement une fois passé, elle fixa sur moi, sans trouble aucun, ses beaux yeux un peu trop hardis.
– Voici, je crois, la jeune personne dont vous me parliez, dit-elle en se tournant vers maman marquise qui la suivait.
– Permettez que je vous la présente, répondit la bonne Dorothée.
Ces deux dames s’effacèrent en même temps pour me laisser entrer, et derrière maman marquise j’aperçus une autre tête de Méduse : mon jeune substitut du procureur du roi, M. Edmond Gérin, qui trouvait que les crimes d’infanticide se multipliaient dans une proportion effrayante, était là, ganté de frais et le chapeau à la main. Je ne m’attendais certes pas à rencontrer là mon accouchée, mais la présence du substitut m’étonna bien autrement. À son aspect, je cessai de marcher ; je demeurai immobile et comme anéantie.
Une douce voix se fit entendre au fond de la chambre, du côté de la cheminée, et me fit l’effet de cette bouffée de bon air qui vient rendre la vie aux asphyxiés.
– Bonjour, Suzanne, chère petite, disait cette voix.
Je levai les yeux machinalement. Toutes mes clientes nocturnes s’étaient-elles donné rendez-vous chez maman marquise ? Je reconnus, assise au coin du foyer, madame la comtesse de Champmas-d’Argail, cette belle et fière Florence, la femme du diplomate disséqué.
Je n’eus que le temps de la saluer de loin. Maman marquise m’avait pris la main, et tonton disait déjà en parlant à la première accouchée :
– Ne la dénoncez pas à votve pavquet, belle dame ! mais elle était comme nous tous de la conspivation, en 1832… Si le mavéchal avait vempli sa pvomesse… enfin, n’impovte. Adovons les décvets de la Pvovidence… Si le gouvevnement actuel veut entver dans une voie de conciliation… – Parlez pour vous, Isidore ! interrompit sévèrement maman marquise. Moi, je mourrai, ensevelie dans mon drapeau !
Madame la comtesse d’Argail souriait derrière son mouchoir brodé.
– Chère madame, reprit maman marquise, puisque nous allons être alliées, ce qui est beaucoup d’honneur pour nous, je vous présente toute ma famille. Ma petite Suzanne en est. Je n’ai rien à renier de son passé ; je connais toute son histoire, et je ne sais personne au monde que j’eusse plus de bonheur à nommer ma fille.
Je baisai avec effusion la main de cette excellente femme. Mon accouchée m’adressa un sourire tout-gracieux. M. de Gérin s’inclina en même temps qu’elle, ce qui me donna fort à penser. Étaient-ils ensemble ? – Étaient-ils mariés ? Les doutes furent de courte durée. M. de Gérin passa devant la marquise et offrit son bras. Au moment où il franchissait le seuil, son coude me toucha. Il se retourna aussitôt pour me faire des excuses très-polies, mais ceci était un prétexte. En effet, il ajouta tout bas avant de s’éloigner :
– Vous pouvez beaucoup… faites ce qu’on vous a dit… mais je vous préviens que le temps presse ! – Elle est charmante, cette petite madame de Gérin ! dit maman marquise dès qu’ils furent partis. – Je ne trouve pas, répliqua madame de Champmas d’Argail. – Bouvgeois ! bouvgeois ! fit tonton en pirouettant, touvnuve de noblesse d’empive !… Pouah ! – Et pourquoi ces gens-là viennent-ils chez vous, madame ? demandai-je à Dorothée sans savoir ce que je disais. – Ah ! pouvquoi !… dit tonton ; pouvquoi n’avons nous pas véussi en Vendée !… – Je vous prie, mon cher Isidore, l’interrompit maman marquise, d’être plus réservé à l’avenir… Vous vous lancez, vous vous lancez… et puis vous êtes obligé de faire des concessions… – Ma bonne petite chérie, reprit-elle, répondant à ma question, ces gens-là, comme tu les appelles, vont devenir nos alliés par le mariage de notre Zoé… M. de Gérin, un jeune homme fort bien élevé, est le parent de Georges du Roncier. – Non pas M. de Gévin… rectifia Isidore. – Ou peut-être sa femme, poursuivit Dorothée ; j’avoue que cela m’est égal… Ils venaient tout uniment nous faire leur visite de noces… La mariée est la fille d’un général… elle tient à la famille du Roncier… – Non pas elle… rectifia encore tonton. – Et qui donc alors ? demanda aigrement la marquise. – Dovothée, chève amie, répondit tonton, advessez-vous toujouvs à moi quand il s’agit des tenants et aboutissants… M. le docteuv Bvodavd-Peyvusse, homme vespectable et puissamment viche, qui fait pavtie de la famille Lemonnier-Duvoncier, a constitué une dot magnifique à cette jeune pevsonne qui n’en avait point… M. Bvodavd est quelque chose comme son père adoptif… De là les politesses que les jeunes époux vendent à tout le cevcle d’alliance de ce M. Bvodavd…
J’écoutais comme en un rêve. La seule idée qui se dégageât bien nettement de mon cerveau était celle-ci : Il y avait autour de moi comme une ligue fatale, toute composée d’ennemis, qui allait sans cesse se rétrécissant et se serrant, – pour faire l’espace où je me mouvais plus petit. J’étais libre encore, mais jusques à quand ? Je ne pouvais faire un pas sans me heurter à une menace.
– Et vous ne la trouvez pas bien, chère cousine ? demanda maman marquise en se rapprochant du foyer. – Si fait, si fait, répondit la comtesse. – Quand j’ai dit qu’elle était charmante… – Charmante, non, bonne cousine. Mais très-bien… très-bien… pour la femme d’un procureur du roi.
Isidore exprima son enthousiasme par une pirouette.
Je restais debout au milieu du salon.
– Eh bien ! Suzanne, vous ne venez pas m’embrasser ? me dit la comtesse.
C’était un peu la formule qu’on emploie avec les petites filles. Je fis comme les petites filles : je m’avançai docilement et sans mot dire. La comtesse me fit asseoir auprès d’elle. Pendant qu’Isidore et maman marquise discutaient sur la tournure de M. de Gérin et sur la toilette de sa jeune femme, je sentis que Florence me serrait le bras.
– Vous me disiez autrefois d’avoir du courage, murmura-t-elle.
Je levai sur elle mon regard si éteint, qu’elle eut pitié.
– Vous souffrez donc bien, Suzanne ! me dit-elle. – Pvenez gavde ! s’écria tonton ; si vous avez des secvets, belle nièce, j’ai l’oveille fine comme un démon… pavole !
Le doigt de Florence lui fit une caressante menace. Il fut content.
– Avez-vous reçu la lettre de Maxime ? me demanda la comtesse. – Ah ! m’écriai-je, c’est donc lui ? – Comment ! vous ne le saviez donc pas ?
Je répondis, et ce fut un hasard funeste :
– J’aurais dû m’en douter !
Elle ne me comprit point. Et peut-être attacha-t-elle peu d’importance à ma réponse. Le principal pour elle, c’était que j’eusse reçu la lettre de Maxime. Le lieu et le moment étaient peu favorables à une explication en règle.
– C’est pour vous que je suis venue, reprit-elle ; Maxime est fort inquiet… il a pu voir cette malheureuse femme… c’est une sainte… Mais tout se tourne contre elle… Elle n’a plus d’espoir qu’en vous !
Mes yeux restèrent secs.
– En moi !… répétai-je.
Puis j’ajoutai :
– Je suis prête… Si elle m’avait demandé ma vie, je la lui aurais donnée de bon cœur.
Florence me regarda, étonnée.
– Pourquoi parlez-vous ainsi, Suzanne ? me dit-elle. On ne vous demande rien que de très simple.
Mais tonton et maman marquise vinrent décidément se jeter à la traverse de notre entretien. Il fut impossible de le renouer. Tout ce que Florence put faire, ce fut de me glisser à l’oreille, au moment de partir :
– Redevenez vous-même, Suzanne… Ayez confiance en nous… et surtout ne nous manquez pas !
Que de péripéties terribles dont l’origine fut un frivole malentendu.
Il fallait le trouble où j’étais pour que je pusse avoir la pensée d’attribuer la lettre anonyme au prince. Pourquoi le prince aurait-il déguisé son écriture et parlé comme un inconnu ? D’un autre côté, un seul mot de la comtesse eût fait cesser l’erreur. Si nous avions été libres, en tête-à-tête, ce mot aurait été très-certainement prononcé.
Mais il ne le fut pas, et je m’endurcis dans mon erreur.
Quand Florence fut partie, je redescendis au jardin. Antoine était toujours à la même place. Je l’abordai. Je lui dis :
– À tout prix, il faut que je voie M. Gustave Lodin avant le dîner… le salut de notre Eugénie en dépend.
Antoine se leva tout droit. Il me prit entre ses bras. Il ne pouvait point parler. Mais je le vois encore, le pauvre vieillard, franchir les marches du perron avec ses jambes de quinze ans, tout à coup retrouvées. Au haut des degrés, il m’envoya un baiser et disparut.
Je revins au pavillon, où je ne trouvai personne. Mademoiselle Suzon était sortie, selon son habitude. Je me mis à faire mes malles ou plutôt à entasser dedans pêle-mêle le contenu de mes armoires. En ce premier instant, mon idée était de quitter Paris purement et simplement, sans faire aucun mystère. Je me souviens que j’arrangeais dans ma tête mes paroles d’adieu à maman marquise, mes remercîments, mes regrets. Je prenais congé par avance de Lily et de Zoé. C’était un départ officiel. Puis la réflexion me vint ; – tout était déjà chez moi sens dessus dessous. Je repris mes robes à brassées, je les refoulai dans mes armoires. Je poussai mes malles dans leurs coins. Je m’assis, la tête vide et lourde, sur le pied de mon lit. J’allais avoir un combat à soutenir. Les du Meilhan ne pouvaient pas me laisser partir ainsi.
Le lecteur a parfaitement compris quelles étaient les généreuses intentions de cette femme excellente et véritablement dévouée : maman marquise. Elle avait voulu, en me prenant chez elle, me donner non-seulement une position mais encore une famille. La manière dont récemment encore elle me présentait à la jeune madame Gérin, ne peut laisser aucun doute à cet égard. Maman marquise, que sa tendre affection faisait ingénieuse et adroite, forçait pour moi patiemment les barrières du monde. Elle me rendait possible, comme on dit en politique. À son point de vue, ce serait trop peu dire que de montrer mon passé comme exempt de reproches. Je n’étais pas seulement pour elle une jeune fille honnête et pure ; une héroïne. Elle s’exagérait, dans sa cordiale reconnaissance, les services que j’avais rendus à sa maison. Elle me l’avait dit plus d’une fois à moi-même : j’étais le bon ange de la famille. Mais elle ne se dissimulait point que les gens du dehors pouvaient avoir de moi une autre opinion. Aux yeux du monde, les aventures, si honorables qu’elles puissent être au fond, sont rarement inscrites au bon côté du livre de crédit d’une femme. Or, j’avais eu des aventures tant et plus.
Ne pouvant me mettre au front un écriteau qui confondît incessamment la calomnie sans cesse renaissante, la bonne Dorothée avait voulu me placer au-dessus de la calomnie. Elle avait voulu faire de moi sa fille. Elle avait voulu me donner l’autorité de son nom. J’étais pour elle une du Meilhan. Elle avait la forfanterie de croire qu’un jour ou l’autre le monde m’accepterait comme telle.
Voilà ce qui me fit renoncer à mon premier dessein de partir en plein jour et de faire officiellement mes adieux. J’ajoute ceci : ma lassitude était si extrême, que je ne pouvais songer sans frémir à l’entrevue que je devais avoir avec la pauvre Zoé. Zoé comptait sur moi. J’étais de moitié dans la lutte que j’avais engagée. Et voilà que je l’abandonnais tout à coup seule, faible, emportant la conviction qu’elle ne pourrait pas soutenir un combat inégal. Cette pensée était pour moi la plus irritante parmi celles qui m’obsédaient. Pour me sauver d’elle, je me disais : – Au moins Lily sera heureuse… Gaston ne me verra plus. Car je ne croyais guère à cette guérison subite de M. le comte du Meilhan.
L’heure passait. Gustave allait bientôt venir. Je mis sur ma table du papier, une plume et de l’encre. Je me dis : il faut écrire à maman marquise. C’était le moins, en effet. Mais je restai dix minutes la plume à la main. Ma tête était vide. Je me levai pour aller prendre une petite caisse où je plaçai les choses dont je ne pouvais absolument me priver. Je ne voulais pas d’autres bagages. De temps en temps, je m’arrêtais pour pleurer. Ce n’était pas l’idée de la séparation qui provoquait ces larmes. Je dois bien m’expliquer : c’était le découragement, c’était un vague instinct qui faisait, par intervalles, le jour dans la nuit de mon intelligence, et qui me disait : – Où vas-tu ? Que fais-tu ? Es-tu bien sûre de suivre la bonne route ?
L’idée de courir à la prison me vint bien, non pas une fois, mais cent fois. Mais comment parvenir jusqu’à Eugénie ? Et, d’ailleurs, quel motif me portait à partir ? J’entends mon motif avoué, principal : n’était-ce pas l’idée que les ennemis de ma pauvre Mutel lui tiendraient compte de mon éloignement ? N’était-ce pas l’opinion fausse ou vraie qu’on escompterait en sa faveur de l’impossibilité où nous serions désormais de nous voir, de comploter, de nous venger en commun ? Hors de là, il n’y avait même pas de prétexte à suivre les injonctions de la lettre anonyme. Eh bien ! une visite à la prison n’allait-elle pas directement contre ce but ?
Du fond de ma conscience, à cette heure où rien ne peut m’empêcher de parler avec franchise, j’affirme qu’avec les éléments que j’avais je ne pouvais pas agir autrement que je le fis.
Gustave entra chez moi vers quatre heures et demie. Je lui trouvai l’air embarrassé ; son regard me parut manquer de franchise, mais je n’avais pas le loisir de m’arrêter à ces détails.
– Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose, Suzanne ? me demanda-t-il d’une voix qui tremblait un peu.
Moi, je m’interrogeais en ce moment, ne sachant plus pourquoi j’avais fait venir Gustave. Qu’avais-je besoin de Gustave ? Étais-je un enfant pour ne pouvoir partir sans aide ? Ce fut dans cet ordre d’idées que je répondis :
– Il ne m’est rien arrivé… je voulais seulement te prévenir que je suis forcée de quitter Paris.
Il tressaillit et dit tout bas : – Avec moi ? – Sans toi, prononçai-je froidement, car je n’étais déjà plus à l’entretien.
Son regard exprima un sentiment double : la surprise et le dépit.
– Et où vas-tu aller, Suzanne ? me demanda-t-il encore.
Je répliquai : – Je ne sais pas.
Ses yeux tombèrent sur la lettre à maman marquise qui était sur la table. Il n’y avait qu’une ligne d’écrite, une ligne ainsi conçue : « Pardonnez moi, bonne mère, si je ne vous ai pas embrassée avant mon départ, qui ressemble à une fuite… » Il n’en fallut pas davantage pour éveiller toutes les jalousies de mon pauvre Gustave.
– Suzanne ! Suzanne ! s’écria-t-il, tu me caches quelque chose… On a voulu te contraindre… J’ai un rival. – Tu te trompes, répondis-je sans perdre ce ton glacial qui le désespérait ; il ne s’agit pas de cela. – Alors, pourquoi pars-tu ? – Parce que j’y suis forcée. – Pourquoi pars-tu sans moi ?
Je passai ma main sur mon front, où il y avait de la sueur froide.
– Tiens, mon parrain, lui dis je, laisse-moi… je ne sais pas !
Il me regardait avec des yeux enflammés.
– Écoute ! s’écria-t-il, celui qui t’enlèverait à moi serait un homme mort !
Je lui fis signe de s’asseoir auprès de moi. Cela me faisait du bien de le voir m’aimer. Mais je ne pus répondre autre chose que ceci : – Il faut que je parte… il faut que je parte !
Comme je le voyais bouleversé, je lui pris les deux mains. Et ma pensée tourna. J’eus une lueur.
– Au fait, repris-je, mes ennemis seront toujours plus forts que mes amis. Jamais ils ne me laisseront être heureuse comme l’entend cette bonne madame du Meilhan… C’est folie que d’espérer vivre au milieu de ce monde où je me heurterais chaque jour contre une haine nouvelle… Je n’ai pas besoin de plaire au monde, puisque je renonce à lui… Gustave, viens avec moi.
Il se laissa glisser à deux genoux et dévora mes mains de baisers.
– Nous partirons, repris-je, nous irons d’abord voir un pauvre enfant qui ne connaît pas encore les baisers de sa mère… une pauvre petite fille qui m’appelle maman, et qu’on avait confiée aux soins d’Eugénie Mutel… Nous la prendrons avec nous : je l’aime… et nous prendrons aussi ton fils, Gustave… et nous irons en Normandie, dans quelque petit village… à Saint-Lud, si tu veux, ou ailleurs. Je serai ta femme dès que tu auras accompli les formalités qui nous arrêtent… On nous oubliera… nous serons heureux. – Et tu me diras le nom de la mère de cet enfant ?… murmura Gustave.
Je souris et je répondis : – Quand je saurai si tu es capable de garder un secret. – Ne me le dis pas, si tu veux, ma Suzanne ! s’écria-t-il. Je suis un fou, mais je t’aime tant… Oh ! va, j’ai confiance en toi… Quand partons-nous ? – Ce soir, répliquai-je. – Bravo !… et comment ? – En chaise de poste… Ces croisées donnent de plain-pied sur une ruelle déserte… tu m’enlèves.
– Bravo ! répéta-t-il en se levant tout joyeux.
Sa figure rayonnait. Mais tout à coup il changea de visage. Encore une chose que je ne pouvais point comprendre.
– Qu’as-tu donc, mon parrain ? fis-je avec étonnement. – J’avais oublié… balbutia-t-il ; une affaire… où mon honneur est sérieusement engagé… Si tu pouvais remettre notre départ à la nuit suivante. – Cela me peinerait, Gustave, lui répondis-je. Il s’agit aussi pour moi… et pour d’autres… d’affaires bien sérieuses ; mais si ton honneur est engagé…
Il avait la tête baissée.
– Écoute, ma petite Suzanne ! s’écria-t-il ; j’ai plus de hâte que toi, je le parie !… Je vais faire tout au monde pour terminer ce soir… Tiens-toi toujours prête… je te ferai parvenir un avis si je suis libre, et, en ce cas, à minuit… – À minuit, l’interrompis-je, il faut qu’une chaise de poste nous attende dans cette ruelle qui n’est pas éclairée… – Je descendrai par la fenêtre avec mon petit bagage… – Et clic et clac ! brûlez le pavé !… Ah ! comme nous allons être heureux, ma petite Suzanne chérie !… À bientôt ! à bientôt !… Dans quelques heures, tu auras de mes nouvelles.
Il partit en courant. J’entendis gratter à la porte. C’était Antoine. Il vint me baiser les mains en pleurant et me dit :
– Je vous ai devinée… C’est toujours moi qui vous chasse, mademoiselle Suzanne, moi qui vous aime comme si vous étiez un ange du bon Dieu… Mais votre Gustave a l’air d’un homme de cœur… et vous serez heureuse ! – Antoine, mon bon ami, l’interrompis-je, j’ai une commission à vous donner. – Je voudrais que ce fût bien difficile et bien dangereux, mademoiselle Suzanne, répliqua-t-il, afin de vous montrer comme je suis tout à vous… Mais j’ai, moi aussi, quelque chose à vous demander… une prière à vous faire… Voyons… j’avais pourtant arrangé mon commencement… C’est que j’ai si grand’peur de vous fâcher, mademoiselle Suzanne !
Je lui tendis la main.
– Voilà, reprit-il : je vous ai vue toute bambine, n’est-ce pas ?… ça autorise… Il y a donc que vos affaires ne sont pas terminées là-bas, et que vous ne touchez pas vos petites rentes… Je me souviens bien que la première fois vous vous êtes sauvée avec une cinquantaine d’écus dans votre poche… Ça n’est pas raisonnable… J’ai fait des économies, moi, plus que je n’en mangerai, car les dents me manqueront avant le pain…
Il tâchait de se faire plaisant, le brave cœur, pour dissimuler son embarras.
– Vous n’allez pas vous fâcher, pas vrai ? s’interrompit-il, voyant que je ne souriais pas ; vous me les rendrez, si vous voulez… quoique le fils François, qui est maintenant capitaine, se moque bien de ma tirelire… mais vous me les rendrez, c’est dit…
Il tirait de sa poche un boursicot de cuir.
– Ça tient trois cents pistoles, sans que ça paraisse, acheva-t-il en poussant un large soupir de soulagement.
Je me jetai à son cou. Depuis son entrée, j’avais envie de l’embrasser.
– Père Antoine, mon vieux père Antoine ! lui dis-je, si jamais j’ai besoin d’argent, je vous promets de m’adresser à vous… Gardez-moi cela.
Il secoua la tête et murmura tristement : – J’aimerais mieux vous voir le prendre tout de suite, mademoiselle Suzanne. Mais, enfin, à votre volonté. – Écoutez-moi bien, Antoine, poursuivis-je, et souvenez-vous de mes paroles : Vous n’êtes pas un serviteur ordinaire. La façon dont vous m’avez parlé de la visite faite par mademoiselle du Meilhan et moi à l’église Saint-Germain-des-Prés me prouve que votre esprit travaille, et que peut-être vous avez surpris un secret… Je ne vous le demande pas, Antoine ; mais si, pendant mon absence, mademoiselle du Meilhan était tout à coup violemment attaquée, informez-vous, tâchez de savoir si le coup porté vient de madame la baronne d’Avray – J’en étais sûr ! s’écria l’ancien cocher, dont les poings se fermèrent. – Je ne vous ai rien dit, Antoine ; ceci est une supposition… Mais si la supposition s’accordait avec le fait… si véritablement mademoiselle du Meilhan était jamais offensée ou opprimée par cette femme, allez à elle hardiment et dites-lui : Si je veux, Suzanne sera demain à Paris. – De loin comme de près, vous veillerez sur mes chers maîtres ! murmura Antoine, dont les yeux se mouillèrent. – Ce que vous direz sera vrai, ajoutai-je, car j’étais bien loin de deviner que les circonstances allaient me pousser au-delà de la mer ; vous aurez mon adresse le lendemain de mon arrivée au lieu de ma destination… Et, sur un mot de vous, je serai toujours prête à revenir.
Il ne put que balbutier un remercîment.
– Mais ce n’est pas là ma commission, mon vieil ami, re-pris-je. Les dernières bontés de madame la marquise ont fait d’elle pour moi une véritable mère… Je sens que je ne pourrais garder mes yeux secs en me séparant d’elle… Je veux éviter sa présence… À l’heure du dîner, vous lui direz que je garde la chambre et que je désire reposer. – Voilà tout ? me demanda Antoine. – Voilà tout… embrassez-moi… et souhaitez-moi bon voyage.
Il me serra sur son cœur avant de me baiser la main, puis il s’enfuit.
Je restai seule de nouveau. Mes préparatifs étaient presque achevés. Je m’assis devant ma table pour terminer ma lettre à maman marquise. Je la fis très-courte, et cependant je fus bien longtemps à l’écrire. Mes doutes, mes soupçons, mon incertitude revenaient sans cesse à la traverse. Vers sept heures, Suzon rentra.
– Tiens ! fit-elle, vous n’êtes pas au salon, madame Lodin ?… Il y a donc du nouveau ? Mais, se reprit-elle avec un sourire moqueur, me voilà qui retombe encore dans le péché de familiarité !… Je fais bien mes excuses à madame.
Elle releva mes couvertures pour préparer mon lit. Je voyais parfaitement qu’elle me regardait du coin de l’œil. Cette investigation me pesait plus que je ne puis le dire.
– Ah ! s’écria-t-elle tout à coup, comme madame va être bien couchée !… des draps tout blancs dont madame va faire l’étrenne !… Tout de même, si j’héritais, moi aussi, j’aurais un bon lit, pareil à celui-ci, avec un sommier élastique et deux gros matelas ! Tiens ! j’y songe ! s’interrompit-elle, j’ai une commission pour madame !
Elle posa l’édredon sur ma couverture et vint vers moi.
– De la part de qui ? demandai-je, affectant l’indifférence.
Mademoiselle Suzon leva un doigt et me dit : – Or, devinez ! – Je ne suis pas en train de rire, ma fille, commençai-je avec mélancolie plutôt qu’avec sévérité. – Parbleu ! s’écria-t-elle, on sait cela !… nous nous occupons de choses sérieuses… Mais, puisque madame n’a pas le loisir de chercher, je ne veux pas faire languir madame… Je viens de rencontrer M. Gustave Lodin à la porte de l’hôtel.
Je dus pâlir, car son impertinente curiosité augmenta visiblement.
– Nous attendions des nouvelles de ce côté-là, murmura-t-elle, ou d’un autre…
Mon regard lui coupa la parole ; elle perdit même son sourire effronté.
– C’est égal ! grommela-t-elle ; quand j’aurai mon héritage, je veux prendre ces grandes manières… Est-ce difficile, madame Lodin ? – Suzon, lui dis-je doucement, vous passez tellement les bornes… – Que vous allez me renvoyer, n’est-ce pas ?… Est-ce bien la peine pour si peu de temps ? – Comment savez-vous ?… m’écriai-je ?
Elle éclata de rire.
– Madame vient de manquer d’atout ! dit-elle ; je ne sais rien… Je voulais seulement dire à madame que je ne comptais pas rester à son service. Mais je vois bien que j’impatiente madame, se reprit-elle ; M. Gustave Lodin ne m’en a pas dit bien long… C’est un beau brun, j’en réponds… et pas fier… il m’a priée de dire à madame que la chose était pour aujourd’hui… Quelle chose ?… Voilà ! Je n’en sais pas plus long.
Ceci était une étrange maladresse de la part de mon parrain. Pourquoi choisir une pareille messagère quand il avait accès chez moi ? Je fus contrariée, mais je n’eus pas de soupçons. Gustave était pressé, il me l’avait dit. Peut-être aussi avait-il voulu faire un peu de mystère. Un enlèvement ne vaut rien sans cela.
– Vous pouvez me laisser, Suzon, fis je en me remettant à ma lettre. – Faut-il fermer les volets, ce soir ? me demanda-t-elle avec une évidente ironie.
Le sang me monta au visage. Était-il possible de penser que Gustave eût commis une indiscrétion vis-à-vis de celle fille ?
– Fermez les volets, Suzon, lui dis-je, et revenez me déshabiller : je vais me mettre au lit.
Elle passa en chantant dans la chambre voisine, qui donnait sur la ruelle. Je fermai ma lettre, brusquement achevée, et j’écrivis l’adresse : À madame la marquise du Meilhan. J’avais à peine eu le temps de la glisser dans ma poche que Suzon rentra. Le lecteur trouvera peut-être bien puériles toutes ces cachoteries que je prenais la peine de faire vis-à-vis de mademoiselle Suzon, mais je voulais à tout prix éviter les adieux, les conseils, les prières, et cette fille, qui était un véritable gamin déguisé en camériste, aurait pu, par espièglerie pure, me jouer un tour de son métier. En rentrant, elle me dit avec son rire qui crispait les nerfs :
– C’est fermé… Le petit valet de cœur aura beau rôder… Il lui faudrait du canon !
J’étais debout auprès de mon lit. Elle commença à me déshabiller.
– Madame déjeunera-t-elle demain dans son lit ? demanda-t-elle. – Je vous le dirai, Suzon. – Et madame veut-elle que je mette cette lettre à la poste ? – Quelle lettre ? – Celle que madame vient d’écrire… Si c’est près d’ici, je la porterai. – Vous saurez cela demain, Suzon. – Demain ?… répéta-t-elle en m’aidant à monter dans mon lit ; demain, il fera jour, comme on dit… Si j’étais riche, moi, j’aimerais voyager… Bonne nuit, madame !
Mademoiselle Suzon voulut bien enfin me quitter. Je l’entendis chanter dans sa chambre jusqu’à dix heures du soir environ. Je ne dormais pas, bien entendu ; je n’en avais pas même envie. Cependant, il m’était impossible de réfléchir. La voix de Suzon m’irritait à un point qui maintenant me paraît inconcevable. Elle me donnait la fièvre. Elle me blessait si cruellement qu’elle faisait taire mes autres souffrances. Dès que je ne l’entendis plus, je me levai et je traversai ma chambre pieds nus pour aller écouter à la porte. Le vent froid sifflait dans les jointures. Je ne pus saisir aucun bruit. Suzon dormait sans doute. Je me chaussai ; je m’habillai. En repassant ma robe, je sentis qu’il y avait deux lettres dans la poche où j’avais glissé celle de maman marquise. La vie dépend de ces hasards. Je fouillai vivement dans ma poche pour voir quelle était cette seconde lettre. J’en pris une au hasard : c’était la mienne, adressée à la marquise. Si je l’avais regardée, cette seconde lettre, adieu le voyage et l’enlèvement !
Ce qui augmenta ma paresse, peut-être, ce fut ce fait que ma chambre n’était éclairée que par une veilleuse, dont la lumière tremblante mêlait tous les objets. Je cherchais ma mante pour couvrir mes épaules et je ne la trouvais point. Le froid me glaçait. J’étais véritablement malade.
Je m’assis, tout habillée et toute préparée à partir, au pied de mon lit. La petite caisse où j’avais enfermé mes bagages était auprès de moi. La première heure d’attente me sembla longue comme un siècle. Je grelottais, enveloppée dans ma mante. J’essayais, mais en vain, de rassembler mes idées. Littéralement, je ne pensais point.
Onze heures sonnèrent. C’est le moment où les voitures commencent à devenir plus rares dans ce quartier reculé. Ce bourdonnement sourd qui descend par les tuyaux des cheminées allait diminuant de plus en plus. La ville s’endormait autour de moi. Aux environs de minuit, ce fut un silence profond qui me fit peur. Ma frayeur redoubla parce que je crus entendre marcher avec précaution sur le carré, près de ma porte. Je ne saurais dire ce que je craignais. J’avais la faiblesse d’un enfant.
À minuit juste, un bruit de roues sonna au loin, – puis se rapprocha. Mes vitres tremblèrent. Une voiture s’engageait dans la ruelle. Jamais mon cœur n’avait battu ainsi. Je crus que je ne pourrais pas me lever. On frappa tout doucement à ma fenêtre, en dehors. La voiture était arrêtée. Les chevaux battaient du pied dans la boue. Je me levai péniblement. Je passai dans la chambre voisine. Je fus plusieurs minutes avant de pouvoir ouvrir le contrevent. Cette fois, mademoiselle Suzon les avait fermés en conscience. Quand la fenêtre fut ouverte, je me trouvai en face d’un grand gaillard, portant le carrick des cochers. Ma chaise de poste était une voiture de louage.
– Donnez votre malle, la petite mère, me dit-il. – Et Gustave ? demandai-je. – Y en a-t-il comme ça qui s’appellent Gustave !… Donnez votre malle ! – Gustave est-il dans la voiture ? – parbleu !
J’allai chercher ma caisse et je la remis au cocher.
– N’oubliez-vous rien ? me demanda-t-il.
Je tâchai de me recueillir.
– Non, répondis-je, je crois que je n’oublie rien.
Au moment où je montais, chancelante, sur l’appui de la croisée, il me prit dans ses bras et me mit sur le pavé. Je pus voir alors Gustave qui était dans l’ombre, le visage caché par les plis d’un vaste manteau. Il vint à moi et me prit par la main. Je sentis sa main aussi froide et plus tremblante que la mienne. Comme nous marchions vers la voiture, un éclat de rire retentit derrière nous. Je me retournai. Je vis quelqu’un à la fenêtre ouverte de mon pavillon.
– Je souhaite un bien bon voyage à madame, dit la voix moqueuse de mademoiselle Suzon ; j’avais vu le blond dans les cartes, en valet de cœur… Mes jambes se dérobèrent sous moi. On me prit à bras-le-corps et l’on me poussa dans la voiture. L’instant d’après elle partit au grand galop. Je n’étais pas évanouie tout à fait, car je sentais le mouvement de la voiture et je voyais les réverbères, mais je subissais un affaissement profond. Il me semblait entendre toujours cet éclat de rire strident qui avait salué mon départ.
Je me souviens que Gustave chercha et trouva ma main. Il la garda entre les siennes. Il ne parla point. Je lui savais gré vaguement de son silence qui respectait mon anéantissement. Il m’arriva une fois de lui serrer la main et je le sentis frémir dans tout son corps. Les chevaux étaient excellents et ne ralentissaient jamais leur allure. Nous étions en pleine campagne depuis bien longtemps. Le mouvement de la voiture me fatiguait et me berçait en même temps. Il me semblait à chaque instant que le sommeil allait me prendre. Je ne puis mieux exprimer mon état qu’en disant que je me laissais aller à une sorte de rêve. J’étais brûlante maintenant ; les deux mains de Gustave brûlaient aussi. Il y avait des moments où j’aurais bien voulu parler. Cela m’était impossible. Je faisais alors de mon mieux pour distinguer le visage de Gustave, et voir au moins si ses lèvres remuaient. Mais l’obscurité était si profonde que je distinguais à peine une masse noire au-devant de moi.
Chaque fois que je voulais réfléchir à ma situation présente, il se faisait dans mon cerveau un vide subit, un vide affreux.
Je cessai de faire aucun effort pour parler ou pour réfléchir. Je n’avais plus qu’une volonté : voir Gustave, ou tout au moins l’entendre. Et comme je n’avais aucun moyen de satisfaire ce désir, il me prit à la fin un désespoir d’enfant. Je me mis à fondre en larmes.
À mes larmes des sanglots répondirent, de vrais sanglots, convulsifs, étouffés, qui certes devaient partir d’un cœur plus profondément blessé que le mien. Qu’avait donc Gustave ? Pourquoi ne parlait-il pas ? Je cessai de pleurer dès que je l’entendis sangloter.
Cela ne m’étonnait pas trop. La réduction de mon intelligence s’étendait à autrui. Je rapetissais tout sans le vouloir et pour tout rapporter à mon niveau. Je n’étais pas surprise de voir pleurer un homme, parce que mon enfance en faisait un enfant.
Peu à peu, sans que j’eusse conscience, mes yeux se fermèrent. Je m’endormis d’un lourd et profond sommeil.
Il faisait grand jour quand je rouvris les yeux. Toute mon intelligence était revenue. Il me suffit d’un coup d’œil pour entrer pleinement dans la situation. Je venais de voir Gustave, là, devant moi, immobile et toujours enveloppé dans un grand manteau. Il me semble que Gustave tremblait. Moi, je n’avais plus froid. Je refermai les yeux, parce que la lumière, trop vive, me blessait.
– Dors-tu, mon parrain ? demandai-je.
Mon parrain ne répondit point, mais je sentis ses jambes glisser contre les miennes. J’ouvris encore les yeux. Je vis qu’il s’était mis à genoux. Après tout, cela se fait ainsi dans les livres. Un amant agenouillé, quoi de plus simple ? Ce fut, je le confesse, pour mettre un baiser sur son front que j’écartai les plis du manteau qui me cachait toujours son visage.
Je poussai un grand cri. Je venais de voir, à la place des beaux cheveux bruns de mon parrain, une chevelure plus belle, blonde et gracieusement bouclée. Ce n’était pas avec Gustave que j’avais voyagé toute cette nuit. Ce n’était pas au pouvoir de Gustave que je m’étais trouvée, moi, malade, presque folle, incapable de me défendre même par la parole. L’homme qui se trouvait là, prosterné devant moi, était le comte Gaston du Meilhan. Il me regardait d’un air suppliant. Il avait les yeux pleins de larmes. Il élevait vers moi ses mains jointes, comme si, pour lui, j’eusse été Dieu.
– Vous ! m’écriai-je en me rejetant au fond de la voiture ! vous, Gaston, vous avez commis une action aussi lâche et aussi infâme !
Sa tête tomba sur sa poitrine et il murmura : – Pitié !… pitié !
J’avais en ce moment le cerveau dans un état de lucidité exceptionnelle. Je devinai tout. Je devinai que j’avais été trahie, je devinai que Gustave avait été trompé. Je compris la conduite de Gaston le soir précédent, au salon. Il avait mal joué son rôle, mais l’intention y était.
Le sens des insolentes malices de Suzon me sauta aux yeux. Elle était complice ; elle était probablement payée.
Mais tout cela était rétrospectif. Ce qui me frappa au cœur, ce qui me désola, ce fut la pensée qu’à l’heure où nous étions, toute la famille du Meilhan savait que je m’étais fait enlever par Gaston. Que de malédictions tombaient en ce moment de toutes ces bouches bien-aimées ! Maman marquise ! Zoé ! Lily ! Maman marquise surtout, ma bienfaitrice et ma mère ! Lily ! ma chère petite sœur !
Il y a des faits dont on peut douter, qu’on peut repousser d’abord comme calomnie. Mais ici, l’évidence ! J’étais partie ! Gaston était parti ! et cette fille, Suzon, avait dû parler, et qui sait si Gustave lui même, trompé par les apparences !…
– Pitié ! répétai-je, pitié !… Mais je vous aurais pardonné, monsieur le comte, pour votre mère et aussi pour vous qui avez été mon frère si vous m’aviez assassinée !…
Il embrassait mes genoux en balbutiant :
– Ah ! j’ai fait plus, n’est-ce pas, Suzanne !… Je suis un malheureux ! J’irai chercher Gustave… et je me tuerai pour expier mon crime ! – Votre crime ! répétai-je avec une indicible angoisse, car les souvenirs de cette nuit étaient pour moi un chaos.
Il rougit. Ses yeux se baissèrent.
– Si ma sœur avait été près de moi dans cette voiture, prononça-t-il tout bas, je ne l’aurais pas mieux respectée.
Je le croyais ; rien n’était dans ma mémoire pour contredire bette assertion. Cependant, mon visage exprimait encore un doute, car il s’écria : – Je vous le jure, Suzanne… sur moi, sur Dieu, sur ma mère !… Je vous le jure par cette passion qui est ma vie, qui sera ma mort, l’amour insensé que j’ai pour vous !
Je le regardais, pâle, défait, l’angoisse sur le visage. Eh bien ! oui, j’avais pitié !
– Gaston, lui dis-je, vous avez brisé aujourd’hui plus d’un cœur : je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous et Gustave, mais je devine une trahison. – Oui, prononça-t-il tout bas ; cela peut s’appeler une trahison. – Vous n’avez pas eu compassion de votre mère, Gaston !… Vous avez été impitoyable envers Lily, la compagne de votre enfance… – Tout cela est vrai, Suzanne… Me voici calme, vous voyez bien, et sorti de mon accès de fièvre… Quand vous êtes là, je retrouve ma raison, parce que c’est ma raison qui parle dans votre bouche, Suzanne… Vous êtes ma conscience comme vous êtes mon amour…
Je n’avais pas peur de Gaston. Je savais que, pour le moment, du moins, Gaston ne pouvait plus rien contre moi. Ma miséricorde me plaçait tellement au-dessus de lui que je n’avais plus à surveiller ses paroles. Il le sentait, et comme c’était un enfant orgueilleux, son chagrin profond ne lui épargnait point une sorte de honte puérile.
– Suzanne, reprit-il, depuis le jour où vous quittâtes le château du Meilhan, je n’ai eu qu’un désir et qu’une pensée : vous revoir… Je suis heureux que vous me laissiez vous parler ainsi, et j’en suis triste, Suzanne. Cela me prouve que vous me prenez pour ce que je suis : un fou malheureux et incurable… – Non pas incurable, Gaston ! l’interrompis-je.
Il secoua la tête et poursuivit lentement :
– J’ai fait ce que j’ai pu… S’il ne fallait donner que ma vie à la pauvre Lily, je serais trop heureux, Suzanne, car ma vie n’est plus qu’un martyre… Mais mon cœur est à vous, malgré vous, et malgré moi-même… C’est une maladie, vous le savez bien, puisqu’il n’y a rien dans vos yeux… pas même du courroux !…
Il fit un geste de découragement et ajouta : – Suzanne, je suis prêt à tout pour réparer ma faute… C’était une des phrases que j’avais arrangées, s’interrompit-il avec un sourire amer ; je me disais dans ma vanité : Un titre de comtesse a bien de quoi consoler un peu… Mais maintenant que je ne rêve plus, Suzanne, mes paroles changent de signification. Réparer, c’est remettre les choses à l’état où elles étaient hier au soir… Voulez-vous me donner vos ordres ? je ne suis plus ici que pour vous obéir.
L’idée m’était venue, comme on peut le penser, depuis bien longtemps, d’exiger un retour immédiat à Paris. Mais le pas de nos chevaux se ralentissait d’une façon tellement significative, qu’il n’était plus permis de compter sur eux pour une longue traite. Il était près de huit heures du matin. Ils marchaient depuis minuit, et ne s’étaient arrêtés qu’une fois en chemin.
J’ouvris la portière, et je regardai en dehors. Le soleil d’hiver se levait sur un magnifique paysage que je ne connaissais point. C’étaient, à perte de vue, des collines boisées, dont la disposition avait quelque chose de théâtral. On eût dit que la main d’un paysagiste, surhumain avait ménagé ces effets à plaisir. Chaque pas variait l’aspect et faisait jaillir de la perspective des beautés nouvelles, comme l’acier arrache incessamment des étincelles au caillou inépuisable.
Ce fut à ce moment que je ressentis pour la première fois une sorte d’inquiétude générale et toute physique. Je n’eus pas ce qui s’appelle un éblouissement, mais les diverses nuances du paysage s’adoucirent et se fondirent de telle sorte que l’horizon s’arrondissait autour de moi comme un vaste arc-en-ciel.
– Où sommes-nous ? demandai-je à Gaston.
Il me regarda et je vis son visage tout à coup bouleversé.
– Mon Dieu ! Suzanne ! s’écria-t-il, comme vous êtes pâle !
Moi, je sentais mes yeux devenir immobiles, mais je gardais parfaitement la perception visuelle. J’étais dans un état de calme absolu. Ce dont je me souviens le mieux, c’est de la façon énervante et terrible dont l’angoisse me vint. La frayeur me prit par les pieds au milieu de ma tranquillité profonde. Ne souriez pas : je peins rigoureusement et je parle vrai. Personne n’ignore qu’il y a une frayeur physique. Voyez les animaux à l’approche d’un orage. Mes pieds eurent froid et tressaillirent, mes pieds eurent peur. Puis le frisson passa dans mes jambes : l’horreur, pourrai-je dire, l’horreur envahit mes reins, mes flancs, mon sein. Quand cette épouvante inouïe toucha mon cerveau, je poussai un cri rauque, comme un être vivant qu’on égorge.
– Suzanne ! Suzanne ! fit Gaston tout tremblant ; au nom du ciel qu’avez-vous ?
C’était déjà passé. Seulement je voyais des étincelles tournoyer devant mes yeux. Elles partaient d’un centre commun. Cela ressemblait à ces bizarres effets d’optique que M. Comte, le magicien, savait jadis produire, à la grande joie des habitués de son théâtre.
Je répondis à Gaston : – Je ne sais pas ce que j’ai.
Puis, pour la deuxième fois :
– Je vous en prie, dites-moi où nous sommes. – À une quinzaine de lieues de Paris, me répliqua-t-il d’une voix très-altérée ; dans les environs de Fontainebleau.
En même temps, je vis qu’il étendait les bras comme pour me soutenir. Il paraît que je chancelais sur place. Je ne m’en apercevais point. J’étais droite, comme à l’instant où j’avais cessé de regarder à la portière. Mon dos ne touchait point au fond de la voiture. Un premier trouble eut lieu dans le sens de ma vue. J’avançai les mains vivement, parce qu’il me sembla que Gaston s’affaissait sur moi. Mes mains rencontrèrent le vide, et j’en éprouvai une vive surprise.
– Suis-je folle, demandai je, ou le dessus de la voiture descend-il sur ma tête ?
Je le voyais distinctement tomber. Gaston avait les mains jointes. L’expression de terreur qui était sur son visage ne me faisait rien. Je la rapportais cependant à moi, car ma pensée était très-lucide à certains égards. Mais tant que je ne subissais point cette épouvante physique dont je parlais tout à l’heure, cette horreur qui allait montant le long de mon corps comme un bain subtil et glacé, j’étais tranquille. J’observais avec une sorte de curiosité les phénomènes successifs qui se produisaient en moi.
– Je voudrais avoir le temps d’arriver à Fontainebleau ! pensai-je tout haut.
Gaston ordonna au cocher de presser le pas.
J’eus un grand et rapide éblouissement qui produisit sans doute une paralysie momentanée et partielle du nerf optique, car je ne voyais plus qu’annulairement, si je puis m’exprimer ainsi. Le milieu des objets disparaissait quand je fixais mes yeux.
En même temps, j’eus des sentiments d’enflure. Il me paraissait que telle partie de mon corps devenait soudain énorme. Ce fut d’abord un de mes doigts de pied, puis mes deux genoux, puis ma tête. Je ne peux dire la rapidité fantastique avec laquelle ces sensations se modifiaient. Je voulus m’adosser. Mon corps était inflexible comme une barre d’acier.
– Gaston, demandai-je en un moment où ma vue était libre, êtes-vous véritablement repentant de ce que vous avez fait ?… puis-je compter sur vous ? – Ô Suzanne ! balbutia-t-il d’une voix entrecoupée par les sanglots, suis-je donc cause de l’état où je vous vois ? – Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir vous parler, Gaston, répondez-moi. – Ne savez-vous pas que je suis à vous, Suzanne ? Ordonnez ! c’est un esclave qui est à vos pieds. – En ce moment, dis-je, je n’ai pas besoin d’un esclave, mais d’un frère.
Son visage s’éclaira. Il me dit merci d’un ton si pénétré, que si j’avais gardé l’ombre même d’une crainte, elle aurait disparu en ce moment-là.
– Je ne sais pas ce dont je suis menacée, Gaston, repris-je, mais j’ai éprouvé cette nuit quelque chose de bien étrange… peut-être est-ce là ce qu’on ressent pour mourir… – Ne parlez pas ainsi, Suzanne, je vous en supplie ! m’interrompit Gaston. – À quoi bon, en effet ?… Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir… Peut-être aussi n’est-ce que le retour d’un mal très-grave que j’eus autrefois à la suite d’un choc trop violent… Voici ce que je vous demande, monsieur le comte… Aussitôt notre arrivée à Fontainebleau, vous me descendrez à l’hôtel… Vous irez loger, vous, dans un autre hôtel. Mais comment veillerai-je sur vous, Suzanne ? – Ceci est ma volonté… peut-être ma dernière volonté…
J’eus un spasme de larynx qui m’empêcha de parler et même de respirer pendant les deux tiers d’une minute. Gaston se tordait les mains… Quand le souffle me revint, je voulus m’essuyer le front, où je sentais couler de la sueur… Mon bras était de pierre.
– Gardez tout votre calme, Gaston, dis-je, vous en aurez besoin… Quand vous m’aurez déposée à l’hôtel, vous irez chercher un prêtre et un médecin… après quoi, vous vous retirerez, afin d’écrire une lettre à Gustave… Celle lettre, vous l’enverrez par exprès… il faut qu’il soit ici demain.
Il avait la tête baissée, et je voyais ses sourcils se froncer convulsivement.
– Me refusez-vous, Gaston ? lui demandai-je. – Pouvez-vous le penser, Suzanne ! Ce n’est que me déchirer le cœur ; je ferais davantage encore !
À mon tour, je voulus lui dire merci, mais je ne pus. Un de ces terribles frissons me monta de l’extrême pointe des pieds. Il s’arrêta aux flancs, et me fit autour des reins une ceinture d’acier. Les muscles de ma face se contractèrent en même temps. J’eus un éclat de rire spasmodique et haletant. Mes dents se choquèrent avec force. La racine de mes cheveux me piqua. Mes oreilles perçurent un bourdonnement aigu et plaintif, comparable au vol d’un cousin dans le silence de la nuit. J’aurais juré que ma langue se tordait à triple nœud dans mon gosier. Nonobstant cela, je respirais sans trop de gêne. Mon poids avait décuplé. L’idée même de soulever un de mes doigts m’épouvantait. C’était comme si l’on m’eût parlé de déranger, en la poussant de l’épaule, une des tours de Notre-Dame. Je ne puis affirmer que je fusse dès lors paralysée, puisque je n’essayai point de me mouvoir. Mais il y a toute apparence que mon effort eût été infructueux. Cependant, je me tenais toujours droite sur ma banquette, ce qui exige, comme chacun peut le savoir, une action musculaire considérable et fort compliquée. Mais ces apparentes contradictions se rencontrent à chaque pas dans ces affections singulières et mystérieuses que la science désigne sous le nom générique de névroses, ou maladies du système d’innervation. Je ne pouvais ni bouger ni parler, mais l’ouïe, mais la vue, mais l’odorat me restaient. Seulement, je ne voyais que droit devant moi. Mes yeux ne roulaient plus. Quand la voiture prit le pavé, je fus jetée sur le côté par le contre-coup. J’y serais restée, si Gaston ne m’eût redressée. Il m’accota dans l’angle de la caisse. J’y fus bien : cela me reposa.
Je m’aperçus de notre entrée en ville par les voix qui venaient de la rue et par l’ombre des maisons qui obscurcissait l’intérieur de la voiture. Je pourrais répéter mot pour mot tout ce qui se dit lors de notre arrivée à l’auberge. C’était l’hôtel du Roi chevalier, en face du château. Gaston réclama l’aide des domestiques pour m’enlever de la voiture. Les curieux s’ameutèrent. Fontainebleau, qui fait l’admiration des étrangers, n’avait jamais rien vu de si extraordinaire que moi.
On fit descendre un matelas, et l’on me porta dans une chambre du premier étage. Ce ne fut pas sans avoir longtemps parlementé, car le maître de l’hôtel ne voulait pas recevoir une morte. Gaston dut payer ma chambre un prix fou. Ma chambre donnait sur la rue. Il y avait émeute sous ma fenêtre.
On doit penser qu’une arrivée aussi dramatique ne pouvait manquer d’attirer l’attention de l’autorité. Je n’en puis vouloir à Gaston de n’avoir pas exécuté mes ordres à la lettre. Il fallait bien colorer notre aventure. En conscience, il ne pouvait pas dire : C’est une jeune fille que j’ai enlevée.
Gaston avait, heureusement pour nous, le passeport qui lui avait servi lors de son voyage de Bretagne. Il put montrer ses papiers et se faire reconnaître pour M. le comte du Meilhan-Grabot. Quant à moi, je passai pour sa sœur, mademoiselle Suzanne du Meilhan. Nous venions tout uniment visiter le château et la forêt, lorsque cette terrible crise m’avait saisie en chemin.
Le pauvre Gaston fut obligé de me laisser longtemps seule, pendant tous ces pourparlers. Ma porte restait ouverte. Les domestiques des deux sexes venaient, à tour de rôle, me considérer comme une bête curieuse. Il y en avait qui s’étonnaient de me trouver encore chaude. J’écoutais, je comprenais, mais je restais aussi indifférente, – sinon beaucoup plus, – que s’il se fût agi d’une personne étrangère.
Enfin Gaston rentra et vint à mon lit en courant. Derrière lui était un prêtre qui marchait lentement à cause de son âge.
Le dernier mot de la valetaille fut celui-ci :
– C’est de la moutarde après dîner.
– Vous voyez bien qu’elle n’est pas morte ! s’écria Gaston en se tournant vers le vieux prêtre.
Celui-ci me tâta le pouls. Je le vis secouer la tête.
– Approchez votre visage de sa bouche ! reprit Gaston ; elle respire !
Le vieux prêtre fit ce qu’on lui disait. Son visage exprima un grand étonnement.
– Non seulement elle respire, murmura-t-il, mais c’est comme une personne en santé… son souffle est égal et facile.
Gaston se laissa choir sur ses deux genoux.
– Elle n’est pas morte ! répéta-t-il avec une joie folle ; elle ne mourra pas !
Le bon prêtre pensait tout haut : – J’ai entendu parler de maladies nouvelles, inventées depuis peu… C’est peut-être une de celles-là.
Il rapprocha son visage du mien. Sa présence me donnait du soulagement. C’était une honnête et candide figure de prêtre avec cette petite nuance de scepticisme naïf à l’endroit des choses mondaines, qui est comme l’atmosphère même du presbytère. Je sentais d’une façon claire et précise que ce bonhomme priait pour moi dans son cœur.
Gaston vint à son tour interroger mon souffle. Ses yeux se fermèrent comme s’il allait se trouver mal. Il paraît que ma respiration s’était arrêtée.
Le curé m’imposa les mains, et ce fut sur mon front comme un bandeau de bien-être. Il pria. J’affirme que je perçus en moi sa prière aussi nettement que le palais distingue une saveur. Il fit le signe de la croix. J’éprouvai la même sensation que si mon bras droit paralysé eût imité son mouvement.
– C’est une belle et charmante créature, dit-il ; ce doit être une bonne âme… – Ah ! sanglota Gaston, c’est un ange ! – Avez-vous mandé un médecin ? – J’en ai fait appeler trois, monsieur l’abbé ! – Pauvre jeune fille ! murmura le vieux prêtre. – Est-ce que vos médecins ?… commença Gaston.
– Ah ! si fait, si fait, jeune homme, l’interrompit l’abbé Roger avec un louable sentiment de patriotisme ; nous avons de bien bons médecins à Fontainebleau !… Savez-vous les noms de ceux qu’on a été prévenir ?
Gaston tira un petit papier de sa poche.
– Le docteur Charamel, lut-il en premier.
– Un savant praticien, fit observer l’abbé. – Le docteur Desglayeulx… – Un homme énorme… à ce qu’on dit. – Et le docteur Fallot… – Du génie, tout simplement, celui-là ! C’est l’opinion de tous les survivants…
Les trois médecins mandés vinrent successivement et formulèrent chacun une prescription différente.
– Est-ce qu’ils reviendront ? demanda le vieux prêtre après m’avoir examinée. – Oui, répondit Gaston. – Elle aurait peut-être échappé à l’un d’eux, murmura l’abbé ; mais, puisqu’ils sont trois contre elle, administrons ! administrons !
Gaston ne voulait pas qu’on lui enlevât son dernier espoir. L’idée de cette cérémonie de mort le révoltait. Il s’accrochait à je ne sais quelles chimères. Le curé dut lui dire que j’avais beaucoup baissé dans cet espace de deux heures. C’était la vérité. J’avais même perdu bien plus que l’abbé ne se le figurait. Je gardais toute mon intelligence ; mon calme, au lieu de diminuer, augmentait, mais ma vitalité décroissait rapidement. Quand les gens d’église entrèrent avec le saint viatique, j’élevai mon âme à Dieu, franchement, avec foi et confiance. Je suivis de mon mieux les prières. Ceci était grave, et j’y mettais tout mon cœur. Cependant, je ne pouvais me défendre d’une sorte de curiosité enfantine qui donnera au lecteur le niveau de mon état moral.
Une partie des serviteurs de l’hôtel assistait à la cérémonie. Ne pouvant changer l’angle de mon rayon visuel, à cause de la complète immobilité à laquelle j’étais condamnée, je cherchais dans les glaces ceux qui, par leur position, échappaient à mon regard. J’essayais de compter les assistants. Je m’occupais de mesurer sur l’expression de leur visage la dévotion qui était en eux. En général, je n’y trouvai point d’excès. La plupart étaient là par curiosité. D’ailleurs, l’opinion commune était que, déjà depuis longtemps, j’avais rendu le dernier soupir.
Je dis ce qui fut. Le contact des saintes huiles me fit éprouver ce bien-être passager qui, déjà, s’était produit à la première approche du bon curé. J’eus cette consolation, ce contentement qui suit les préparatifs achevés d’un grand voyage. J’avais conscience d’être désormais en règle. Avant de se retirer, le curé dit à Gaston.
– À cet âge, la nature a bien de la puissance. Dieu est bon… Défendez cette pauvre enfant contre les charlatans et les fous ! – Puis-je donc la laisser sans secours ? demanda Gaston. – Des secours ! répéta l’abbé ; je ne suis pas un homme de science, et il m’arrive bien rarement d’exprimer mon opinion comme je le fais ici… mais cette chère enfant m’intéresse… Écoutez ! mon ministère m’amène chaque jour au lit d’un malade avec quelqu’un de ces messieurs les médecins. Si j’avais une sœur, je me coucherais nuit et jour en travers de la porte pour empêcher les secours de passer.
Il sortit. Gaston restait seul avec moi. Il revint s’agenouiller à mon chevet.
Je subis alors une peine morale plus grande et plus irritante surtout que mes précédents malaises. Je voyais bien que Gaston était innocent de sa désobéissance. Il n’y mettait point de mauvaise volonté, mais, dans son trouble, il oubliait d’écrire à Gustave. Et le dernier espoir que j’avais de revoir mon bien-aimé parrain, avant de mourir, s’en allait. Je m’étais dit jusqu’à ce moment : Quand tous ces gens seront partis, Gaston se souviendra. Il écrira. Nous étions seuls. Gaston n’écrivait point. Il me parlait, comme un pauvre fou qu’il était, avec la certitude que je ne pouvais point l’entendre. Il me demandait pardon de m’avoir aimée. Il priait Dieu ardemment, et du fond du cœur, de prendre sa vie à la place de la mienne. C’étaient des sanglots et des gémissements. Sa bouche trouvait ma main au travers des couvertures. La moitié de ce qu’il disait s’étouffait dans ce bâillon qu’il collait violemment à ses lèvres. Il était là, vautré dans sa douleur, comme l’enfant dans la première ivresse qui l’a surpris. Tantôt il roulait sa figure mouillée sur le drap, tantôt il se redressait, croisant ses bras sur sa tête en feu et balbutiant je ne sais quelles plaintes insensées. Je recevais distinctement le contre-choc de l’effort désespéré qu’il faisait pour introduire en moi sa propre vie. Il est certain que mon être était sourdement galvanisé par cette passion qui débordait de lui.
Gaston, au chevet de mon agonie, c’était le cri même du cœur déchiré. C’était fou, mais cela faisait honte aux fades éloquences de nos amours diserts et traduits du vieux. C’était la jeunesse et la fièvre. Ce fut, à de certains moments, le délire avec des aspirations qui ne se peuvent rendre. Puis la prostration, puis l’anéantissement profond et navré. Puis encore de douces plaintes parlées, une adoration si virginale et si suave qu’elle montait à mon cœur comme un parfum. Oh ! qu’il savait bien chanter l’amour, cet enfant qui vivait et qui se mourait d’amour !
Oh ! si ce miel enivrant des divines tendresses avait flué des lèvres de Gustave ! Cela est vrai : je songeais à Gustave. À tous ces cris de sauvage idolâtrie, mon âme répondait ; Gustave ! Gustave ! Je pardonnais à celui-ci, mais c’était à l’autre qu’allaient mes pensées.
Tout à coup, Gaston se frappa le front et se leva. Il courut vers la table et saisit un des cahiers de papier qui avaient servi aux docteurs pour formuler leurs ordonnances. J’eus un si grand contentement, que je voulus me lever. J’avais oublié que j’étais morte. Gaston se souvenait, le cher, le loyal enfant ! Gaston allait écrire à Gustave. Onze heures du matin venaient de sonner à la pendule. Gustave pouvait être à Fontainebleau cette nuit. J’espérais bien pouvoir durer jusque-là.
Gaston écrivit quatre lignes en une minute. C’était sa lettre. Il la plia, l’adressa en une autre minute. Puis il sonna. Il demanda le maître-d’hôtel, et s’arrangea avec lui pour qu’on fît partir sur-le-champ un exprès à destination de Paris. Gaston lui dit, comme il fermait la porte :
– Que personne ne monte ! pas même les médecins.
Au bout de quelques minutes, je cessai complètement de l’entendre. Au moment où ce qui restait de moi s’engourdit ainsi, il pouvait être onze heures et demie du matin. Le temps passa. J’entendis sonner quatre heures. J’eus une de ces peurs singulières qui me montaient le long du corps en partant de la plante des pieds. Elle fut très-forte et me laissa froide. Mes yeux se dessillèrent durant quelques minutes. Gaston était auprès de moi. Il ne parlait pas. Il avait l’air d’un déterré. Ces quatre ou cinq heures de torture l’avaient changé comme une longue maladie. Ses yeux étaient sur les miens. Je ne sais s’il y vit renaître quelque rayon, mais il murmura d’une voix brisée :
– Suzanne ! Suzanne ! pourquoi ne me répondez-vous pas ?
Vers six heures et demie, je l’entendis qui me disait : – Je ne te verrai pas mourir, ma Suzanne… Je mourrai avant toi ! Mais je cessai de l’écouter.
Quelque chose passa devant mes yeux. Comment exprimer cela ? Un vif et cuisant éblouissement. Puis vint une série de petits chocs internes. Puis vint un réveil éclatant et complet : toujours à l’intérieur, car mes membres gardaient leur inertie. Puis encore une perception claire, nette, et cependant indéfinissable, de l’arrivée de la lettre entre les mains de Gustave. On ne fait pas de mots pour les choses inconnues. Deviner ne rend pas tout ce qu’il y eut de précis dans cette perception anormale. Sentir est trop général. C’est un sens déterminé, comme la vue, comme l’ouïe, comme le tact. J’essaierai de me faire comprendre en disant : JE VIS QUE GUSTAVE RECEVAIT LA LETTRE. Et non pas : Je vis Gustave recevoir la lettre.
Puis j’eus successivement et de la même manière notion de toute une série de faits secondaires : Gustave prenait la résolution de partir ; Gustave partait ; Gustave était en route. Je le voyais avancer, ou plutôt, je voyais qu’il avançait, aussi distinctement que je vois, à l’heure où je poursuis ces pages, ma plume courir sur le papier. Il était à cheval. Quelque chose m’embarrassait et m’inquiétait. Il tenait un objet à la main. Je ne pouvais pas voir ce que c’était. Je m’efforçais avec la ténacité d’un oisif qui veut deviner une charade. C’était un objet long et double. Impossible d’en reconnaître la nature. Quand je forçais le sens mystique à fixer trop attentivement cet objet, je voyais noir… Gustave lui-même disparaissait comme dans une fumée. Et cet objet inconnu qui m’intriguait si obstinément, je le craignais, je le détestais ; il m’était hostile.
Je ne quittai pas Gustave jusqu’au moment où il changea pour la première fois de cheval. Je me reposai enfin, accablée de fatigue.
Lorsque mon rêve cessait, je recommençais de voir Gaston debout à mes côtés. Il était toujours à son poste.
Une lampe éclairait maintenant la chambre. Il faisait nuit complète au dehors. J’eus cette pensée tout à coup : – Que va dire Gustave quand il va voir Gaston à mon chevet ?
Gustave allait, allait ; il dévorait l’espace. Je le voyais mieux, bien que j’eusse conscience que la nuit l’enveloppait. Il brandissait justement cet objet dont la nature restait pour moi une énigme insoluble. Il s’en servait pour hâter le galop de son cheval. Ce n’était pas un fouet pourtant, et ce n’était pas une cravache.
Quand onze heures de nuit sonnèrent à la pendule de notre chambre, j’étais tellement harassée de lassitude que je me sentais mourir.
Le maître-d’hôtel vint demander à Gaston s’il ne voulait point manger. Depuis que nous étions partis de Paris, Gaston n’avait pris aucune nourriture. Il refusa. Sa voix était faible. Il dit : – S’il vient un voyageur de Paris me demander, vous le ferez monter sur-le-champ.
C’était un gentilhomme, cet enfant ! Je le remerciai en moi-même du fond du cœur. Et je me rassurai. En face de tant de loyauté, que pouvait faire Gustave ?
Gustave ! c’était le vent ! La route fuyait derrière lui. Je le suivais épuisée, haletante, comme le cheval rendu qui galopait sous lui. Je le vis entrer dans Fontainebleau. J’essayais déjà d’ouïr le pas de son cheval.
J’entendis le pavé sonner… Et un effet magique se produisit pour moi. À l’instant même où le premier son me parvint, Gustave tournait l’angle de la rue. Le marteau de la porte cochère retentit bruyamment.
Gaston, lui aussi, avait entendu le pas du cheval. Sa respiration s’embarrassa dans sa poitrine. Au bruit du marteau, il appuya ses deux mains contre son cœur. Gustave montait. Gaston fit un pas vers la porte. Tout ce qu’il y avait en moi de vie se concentra au cœur. Je crus que j’allais me lever et marcher devant Gustave.
Mais la chaîne terrible qui me garrottait ne desserra pas un seul de ses anneaux. Je retombai, brisée par mon espoir déçu, jusqu’au fond de mon indicible misère.
Un coup violent jeta le battant de la porte en dedans. Gustave parut. Je vis alors ce qu’il tenait à la main, – cet objet double et long. C’étaient deux épées nues. Elles ne m’eussent pas blessée plus cruellement si leur pointe m’était entrée dans le sein. Je les vis, avec mes yeux, dans la glace qui faisait face à l’entrée. Elles me renvoyèrent en fugitives étincelles la lumière de la lampe.
Le premier cri de Gustave fut celui-ci. – Édouard ! j’en étais sûr !
Édouard ! pourquoi ce nom ? Je devinai dès l’abord une partie de ce qui s’était passé. Gaston avait dû prendre un faux nom pour tromper Gustave.
– Et Suzanne ! et Suzanne ! ajouta ce dernier.
Il paraît que les gens de l’hôtel ne lui avaient rien dit, – ou plutôt, il ne les avait sans doute pas écoutés. Son regard se tourna vers le lit avec épouvante. Ses bras tombèrent le long de ses flancs, et j’entendis cliqueter les épées.
– Morte ! morte ! murmura-t-il, étranglé par le sang qui montait de son cœur à sa tête.
Gaston était immobile au milieu de la chambre. Il avait les bras croisés sur la poitrine. Il se tenait droit, de cette façon exagérée et presque convulsive qui rejette la tête en arrière. Que se passait-il en lui ?
Je ne le devinais point. Mais ce n’était plus l’enfant timide qui, tout à l’heure, sanglotait à mes côtés. Cela, je le voyais bien… Il répéta d’une voix plus changée que celle de Gustave lui-même : – Morte…, morte ! – Misérable ! râla mon parrain ; c’est toi qui l’as tuée… je devrais te tuer !
Gaston reprit : – C’est moi qui l’ai tuée.
Mon parrain poussa un cri de rage, et une des épées vint tomber sur le parquet, au devant de Gaston. Il la repoussa du pied en murmurant : – Je suis le comte Gaston du Meilhan ; je te hais ; ne me tente pas !
Gustave s’avançait vers lui le fer haut, disant : Tu es donc lâche comme tu es menteur et infâme !
Je crois que c’étaient mes ardentes prières qui prolongeaient l’immobilité de Gaston. Cette insulte ne le fit pas bouger.
Gustave, se servant de l’épée comme d’un bâton, voulut l’en frapper au visage. Gaston para du bras sans se ranger, sans reculer, et dit : – Tu ne pourrais pas te défendre contre moi… prends garde !… quand une fois on a l’épée en main, on ne sait plus… – Lâche ! lâche ! répéta Gustave qui redoubla.
Gaston ne para plus. Son bras resta immobile le long de son flanc. L’épée marqua en rouge sur sa joue livide. On eût dit qu’il avait besoin de ce suprême outrage. C’était le prix auquel il achetait le droit de tuer. Il sauta sur l’épée : un rire terrible et muet éclaira son visage. À seize ans, je me souvenais de cela, Gaston était un des meilleurs tireurs de la Vendée.
C’était en apparence une chose violente, inusitée, horriblement tragique : un duel à mort dans la chambre d’une morte ! Car ce combat ne pouvait qu’être mortel.
Mais combien l’horreur apparente était loin encore de la poignante réalité ! La morte vivait, la morte sentait, la morte voyait ces deux fers flamboyants qui tout à l’heure allaient se ternir dans le sang. Ils m’obéissaient, ceux-là, tous les deux. Ils étaient à moi. Une prière, moins que cela, un mot, moins encore, un geste, un soupir, un rien eût suffi à les arrêter. Le fer aurait sauté de lui-même hors de leurs mains. Je le savais, j’en étais sûre. Et mon âme, emprisonnée dans son enveloppe inerte, comme l’eau courante se cache sous la couche glacée que l’hiver épaissit, mon âme n’avait aucun moyen de se manifester au dehors.
Le cauchemar est cela, en tout petit ; mais le cauchemar n’est qu’un rêve. Ici, c’était le vrai : de vraies épées qui frémissaient dans des mains convulsives, des regards flamboyant d’un fou sombre, des respirations courtes et pressées, des poitrines où la soif du sang s’allumait.
Pourquoi donc ne venaient-ils pas, ces gens de l’hôtel, si indiscrets tout à l’heure et si curieux ? Où était ce prêtre qui semblait m’aimer ? Où étaient ces docteurs ? Où était Dieu, que j’appelais avec toutes les larmes de mon être ? où était Dieu, qui ne m’entendait plus ?
Quand les deux épées se touchèrent en grinçant, tout mon corps vibra comme si j’eusse été une corde tendue, et qu’un archet rude eût appuyé sur moi et lourdement glissé. Gustave était perdu ; j’en avais double conscience, par le raisonnement et par le sens propre qui remplaçait en moi la vie absente. Hélas ! il ne m’était pas permis de fuir le navrant spectacle qui était sous mes regards. Mes paupières étaient de marbre. Je ne pouvais pas fermer les yeux.
Oh ! que faisaient-ils, que faisaient-ils tous ceux-là qui vivaient et qui auraient pu se jeter au devant du meurtre ! Dans un hôtel ! à Fontainebleau ! quand la salle des soupers est encore ouverte et que le gaz brûle dans tous les escaliers, n’y a-t-il personne pour accourir alors que deux hommes s’égorgent !
C’est qu’ils avaient parlé tout bas. L’instinct de haine, plus fort que la colère elle-même, avait contenu leurs voix. Ils ne voulaient pas qu’on les vînt déranger. La porte était close. – Leur tragédie allait à pas de loup. – C’était bien plus lugubre et bien plus effrayant.
Ils étaient en garde. Gustave attaqua le premier, furieusement, mais en silence. Gaston para de pied ferme et ne riposta point. Mon parrain n’était pas sans avoir pris des leçons d’armes en sa vie, mais il avait ces grands mouvements maladroits et poseurs des comédiens. Les gens de théâtre sont trop habitués à faire les choses pour rire. Dans la vie réelle, ils ne savent plus rien.
Mon parrain était, dès ce premier instant, aussi parfaitement à la merci de Gaston, que si Gaston lui eût tenu déjà la gorge sous son genou. C’était un mur de fer qui était au-devant du jeune comte. Sa garde haute et ferme repoussait l’épée comme s’il avait eu un bouclier magique et impénétrable.
– Vous voyez bien, dit-il tout bas après quelques passes, – que vous ne pouvez pas vous battre contre moi.
Gustave, au lieu de répondre, se fendit à outrance et lui porta un coup à transpercer un mur. Quand il se releva il n’avait plus d’épée. Gaston l’avait désarmé.
Gustave, grinçant des dents, se baissa pour ramasser son arme. Gaston lui dit encore : – Prenez garde !
Puis l’épée de mon parrain sauta une seconde fois. Gaston mit le pied dessus.
– Je vous préviens que je vais vous tuer, monsieur Lodin, lui dit-il de cette voix compassée qui veut cacher ses tremblements, et sous laquelle la colère concentrée a de sourds éclats.
Gustave se baissa de nouveau pour ressaisir son arme. Gaston ne l’en empêcha point. Il ôta même son pied, mais la tête de mon parrain emporta le corps. Tout son sang était dans son front. Il tomba le visage contre terre…
Gaston le releva et le mit dans un fauteuil. Mon parrain resta une minute comme anéanti. Puis il se couvrit la face de ses deux mains frémissantes.
– Morte ! balbutia-t-il ; morte !
Ils me tournaient le dos tous les deux : Gustave assis, Gaston un genou en terre auprès de lui. Les épées restaient au milieu de la chambre. J’entendais qu’ils sanglotaient tous les deux. Tous deux côte à côte, tous deux, ces rivaux, ces ennemis !
Cet intermède d’abattement ne me donnait plus d’espoir. La colère devait revenir. Je sentis cela dès le premier mot de Gaston.
– Ce n’est pas moi, dit-il, c’est la fatalité… ou plutôt, c’est vous, vous seul… car sans vous elle m’eût aimé ! – Assassin ! murmura Gustave, assassin !
Gaston tendit ses bras vers moi. Gustave essaya de se jeter sur lui, mais il retomba vaincu. Et tous deux pleuraient, je vous le dis, car tout devait être étrange dans cette scène, tous deux pleuraient et gémissaient comme des enfants. Ce fut parmi ses sanglots que Gaston recommença la querelle insensée.
– Je vous ai écrit, reprit-il ; c’était sa volonté… Elle vous aimait… c’est pour cela que je ne vous ai pas tué tout à l’heure… Mais maintenant, vous n’avez plus rien à faire ici… La mort me l’a donnée… Je suis chez moi… Votre vue me rend fou… Sortez !
Gustave eut un rire étranglé à travers ses larmes.
– Fou ! fou ! prononça-t-il avec effort ; – oh ! oui !… misérable fou !
Il y eut un silence. – Puis Gaston souleva mon parrain par les deux épaules, tandis que celui-ci le saisissait à bras-le-corps. Ce fut une sorte de lutte ivre. Ils chancelaient tous les deux.
Gaston dit : – Va-t’en ! – Oh ! je ne peux pas !… balbutia Gustave ; je ne peux pas t’étouffer ! – Va-t’en ! va-t’en ! répétait Gaston, dont le délire ressemblait à l’idiotisme… Écoute ! s’écria-t-il tout à coup en lâchant Gustave, qui retomba sur le fauteuil, tu as raison, elle est à toi… Mais tu ne l’aimes pas comme moi… Est-ce que tu peux seulement comprendre ce qu’il y a dans mon cœur ?… Veux-tu me la céder ? Je suis riche : veux-tu toute ma fortune ? Es-tu ambitieux ? J’ai des parents puissants… Je ferai de toi, obscur comédien, un homme… un grand seigneur !… Veux-tu ? réponds !… Tu n’as que faire de mon sang… mais, à part mon sang, tout ce qui est à moi, je te le donne… veux-tu ? – Fou ! misérable fou ! répéta Gustave.
Gaston se laissa glisser sur ses genoux.
– Eh ! oui… eh bien ! oui… dit-il, je suis fou… fou et misérable !… Aie pitié de moi… donne-la moi !… vends-la-moi !
Les yeux de Gustave s’agrandirent tout à coup. Il regarda son ennemi dans le cœur.
– Ah !… fit-il en jetant un grand cri.
L’idée naissait en lui, mais si confuse qu’il ne la pouvait point saisir.
Et moi, j’avais espoir. Cet espoir se peut formuler ainsi : – Si sa main effleure la mienne, je suis une vivante !
Gustave prit sa tête à deux mains. Je l’aidais d’un prodigieux effort interne. Enfin, il s’écria, et que la bonté de Dieu soit bénie ! il s’écria :
– Mais… mais… si tu la veux… Elle n’est donc pas morte !
Je me laissai aller à une sorte d’extatique repos. J’étais sûre désormais qu’il viendrait, malgré Gaston, obstacle terrible et vivant qui était entre nous deux. Gaston pâlit.
– Tu te trompes ! dit-il ; elle est morte. – Je veux voir ! s’écria mon parrain.
Gaston le maintint de force et prononça entre ses dents serrées : – Moi, je ne veux pas ! Je te défends de l’approcher ! – Mais, si elle vit, répliqua mon parrain en se débattant, tu ne sais donc pas que toute ma haine tombe… pauvre enfant pour qui l’amour a été comme un breuvage trop violent !… Tu ne sais donc pas que je te plains… que j’ai pitié de toi… que je voudrais te consoler et t’aimer !
Gaston répondit : – Je ne veux pas que tu me plaignes… ni que tu aies pitié de moi… ni que tu me consoles… ni que tu m’aimes… parce que, moi, je te hais !
Mon parrain essaya de se dégager de son étreinte.
– Reste ! lui dit le jeune comte ; elle est morte…
Ils luttaient, et Gustave s’écriait : – Tu mens !… tu mens ! quelque chose me dit que tu dois mentir… Il y a dans mon cœur une joie secrète… – C’est que tu deviens fou, toi aussi… Elle est morte !
Je voyais les forces de mon parrain revenir et grandir.
– Si elle vivait, reprit Gaston, penses-tu donc que je t’aurais laissé vivre !… Si je t’ai épargné par deux fois, c’est qu’elle est morte !
L’argument porta. Je sentis la sueur froide qui perça sous les cheveux de Gustave. Gaston put le dominer de nouveau, quoiqu’en réalité la vigueur de mon parrain fût de beaucoup supérieure. Ce n’était pas la fatigue de la route qui le brisait, c’était la peine. Il était lâche, en outre, devant l’idée d’éclaircir ses doutes. Il redoutait mon approche peut-être autant qu’il la souhaitait, car il ne me voyait encore que de loin et dans l’ombre. Il lui avait suffi d’une parole de Gaston pour troubler son naissant espoir. Sans cette crainte, et malgré l’affaissement où il était, on ne lui aurait pas barré longtemps le passage. Gaston eut un rire cruel quand il sentit que son adversaire faiblissait de nouveau.
– Je te hais, répéta-t-il, et sais-tu pourquoi je te hais ! C’est que cela m’humilie d’avoir été ton rival… de m’être fait ton ami d’un jour, d’avoir bu et mangé en face de toi, à la même table… Bien plus de t’avoir trompé, ce qui me fait descendre si bas que je suis au-dessous de toi !… Je te hais parce que tu m’as rendu menteur vis-à-vis de toi, traître vis-à-vis d’elle, à qui j’aurais donné mon bonheur et mon honneur !… Je te hais parce que tu échappes à cette loi qui nous tient, nous autres gentilshommes… Tu apportes des épées, mais tu échappes à l’épée ! on croise les bras au lieu de te frapper !… Je te hais, parce que je fais à cause de toi le malheur de ma vieille mère… parce que, à cause de toi, je jette au vent les forces de ma jeunesse et le patrimoine de mon père… C’est toi qui es mon malheur et ma chute… C’est toi que je fuis dans l’orgie du vin et du jeu…
Il râlait. Il reprit haleine. Gustave dit avec un calme étrange :
– Monsieur le comte, elle vit : j’en jurerais !… Et, plus je vous écoute, mieux je sonde la blessure envenimée de votre âme… – Appelle-la donc, si elle vit ! s’écria Gaston ; si elle dort, éveille-la ! – Suzanne ! appela en effet Gustave, – Suzanne !
Tout mon cœur s’élançait vers lui. En ce moment, Gaston me faisait horreur et pitié. Il éclata de rire pendant le silence qui suivit l’appel de mon parrain. Celui-ci pâlit d’indignation.
Gaston poursuivit : – Je ne croyais pas pouvoir encore éprouver une jouissance en ce monde : je me trompais, puisqu’il me reste à te voir souffrir !… Crie ! crie ! amant heureux ! crie, fiancé ! on ne te répondra pas !
Gustave avait la tête entre ses mains.
– Elle n’était pas morte quand vous m’avez écrit cette lettre, dit-il, comme s’il eût espéré encore fléchir la rage de Gaston ; cette lettre est d’un homme de cœur… c’est la première folie de la douleur qui m’a poussé, quand j’ai pris ces épées… Vous dites que vous êtes gentilhomme, vous avez dû vous conduire en gentilhomme.
Une joie fauve se peignit sur les traits de Gaston. Je crus qu’il allait se calomnier lui-même. Mais son cœur soulevé ne laissa pas passer cet odieux mensonge. Il aima mieux insulter encore.
– Monsieur Gustave Lodin, dit-il avec ce brutal dédain qui le faisait si différent de lui-même ; vous ne savez pas vous servir de mes armes, moi, j’ignore l’usage des vôtres… Je n’ai pas fait ce que vous auriez fait à ma place… Je voulais que Suzanne fût comtesse du Meilhan ; je ne l’ai pas oublié… Mais ne m’interrogez plus ; je ne vous répondrais pas… je n’ai pas achevé ce que j’avais à vous dire… J’ai d’autres raisons encore de vous haïr. Voulez-vous que je vous donne la meilleure ? C’est que vous n’aimez pas Suzanne ! – Oh !… se récria Gustave. – Elle vous aimait, elle, je le sais bien. C’est l’éternel malheur de ces pauvres belles créatures : entre deux cœurs, jamais elles ne choisissent celui qui est véritablement dévoué… L’aimiez-vous, monsieur Gustave Lodin, le jour où vous l’abandonnâtes pour une fille d’auberge ?… L’aimiez-vous, le jour où vous la laissâtes partir, vous son protecteur et son tuteur, avec une famille inconnue ?… L’aimiez-vous pendant les longues années où vous n’avez pas même donné signe de vie ?… L’aimiez-vous, quand vous épousiez cette femme qui était si digne de porter votre nom… cette comédienne ! L’aimiez-vous, quand, marié, et sur le point d’être père, vous cherchiez à entraîner, à séduire la compagne de votre enfance, en lui promettant de l’épouser ?…
Je ne puis cacher que j’avais le cœur serré en écoutant cela. Mais Gustave répondit en se levant : – Monsieur du Meilhan, je ne dois compte de mon cœur qu’à elle et qu’à Dieu. Retirez-vous !
Il était debout. Il avait sa force et sa dignité. Il repoussa Gaston sans violence et poursuivit : – De vos insultes, monsieur le comte, je ne ferai même pas mention… Je sais ce que votre famille respectable a fait pour Suzanne, ma femme. – Ta femme ! se récria Gaston qui bondit vers les épées. – Ma femme devant Dieu ! repartit mon parrain avec un calme qui accompagne souvent les terribles résolutions ; vous faites bien de ramasser les épées, monsieur le comte, car si ma femme est morte, comme vous le dites, je vais mourir ici ou vous punir… Faites-moi place ! Il faut que je sache enfin la vérité.
Il s’avançait d’un pas lent et ferme vers le lit. Gaston, rugissant et affaibli par son exaspération même, voulut se jeter sur lui. Non-seulement Gustave l’écarta, mais il lui arracha les deux épées. Sous son calme apparent, je voyais la tempête près d’éclater. Il s’arrêta à deux pas de mon lit, avant même d’avoir fixé sur moi un véritable regard d’examen. Il prit les deux épées à poignée et les brisa sur son genou, de façon à garder aux pointes une longueur d’un demi-pied. Il poussa les gardes sous le lit. Avec son mouchoir entortillé, il fit une sorte de manche à l’une des pointes et lança l’autre au bout de la chambre.
– Ceci est l’arme de tout le monde, monsieur le comte, dit-il, l’arme qui n’a besoin, pour être bien emmanchée, que d’une main ferme et d’un cœur brave… J’ai la mienne ; préparez la vôtre… Avec cela votre science et mon ignorance seront parfaitement à l’aise, et entre nous, Dieu jugera.
Gaston eut un cri de joie sauvage, il s’élança sur le tronçon d’épée comme sur une proie.
– Ah ! dit-il, qu’elle soit morte ou vive, maintenant tu ne peux plus m’échapper !
Gustave me regardait. Je vis deux grosses larmes s’échapper de ses yeux.
– Adieu, Suzanne ! murmura-t-il.
Il me croyait morte.
– Eh bien ! fit Gaston qui emmanchait son poignard.
Gaston déroula son mouchoir qui ne s’adaptait pas bien autour de la lame. Cela donna un peu de temps. Gustave se pencha. Ses larmes me mouillèrent. Sa bouche effleura mes lèvres. Je vis ses cheveux se dresser sur son crâne. – Sans doute que mes lèvres étaient froides. Il se retourna et dit à Gaston : – Je suis prêt, monsieur le comte, je sais tout ce que je voulais savoir… L’un de nous deux va mourir ici !
Mais comment exprimer ce qui se passa dans cette enveloppe glacée que mon Gustave venait de prendre pour un cadavre ? Un mouvement indéfinissable commença, au moment où les lèvres de Gustave touchèrent ma bouche. Je ne sentis point son baiser à la place où il me le donnait ; je le sentis au plus profond de mon cœur. Ils étaient tous deux au milieu de la chambre, Gaston et Gustave, pied droit contre pied droit, œil contre œil, main contre main. Leurs haleines se croisaient. Ils ne prononcèrent plus une parole. J’entendais et je distinguais leurs respirations l’une de l’autre. Gaston était une hyène en ce moment. Il attendait le coup de Gustave pour prendre son avantage. Je crois qu’il avait quelques vagues données sur l’escrime possible en ce genre de combat, car son bras gauche était en garde, prêt à parer. Gustave ne savait pas. La colère s’était allumée en lui. Il voulait tuer, lui aussi ; mais par suite de cette irrésolution débonnaire qui était sa nature même, il répugnait à frapper le premier coup.
Gaston devait se lasser le premier. Il appela la parade de mon parrain au ventre, puis au visage et lui lança un coup terrible en plein cœur. Un cri triomphant s’échappa de sa poitrine. Il crut avoir percé son rival de part en part. Mais le tronçon d’épée, rencontrant le bras gauche de Gustave, trop lent à la parade, s’était engagé dans l’étoffe de la manche, et Gaston fut obligé de se jeter en arrière pour éviter la riposte qui lui venait à la gorge. Il y eut du sang à sa chemise. La pointe du poignard de Gustave était rouge. Gustave se remit en garde, Gaston resta à distance, pliant les jarrets et se ramassa, comme un tigre qui va bondir. Il est bien vrai que cette façon de combattre lui enlevait toute sa supériorité. Le sang-froid résigné de mon parrain valait autant que sa fougue, et son agilité était plus que compensée par la vigueur virile de Gustave.
Ce fut un bond de tigre qu’il fit en effet. Gustave se jeta de côté, Gaston l’avait prévu et son coup ne perdit rien de son aplomb. Gustave chancela. Il avait une blessure au flanc. Il frappa. Gaston passa sous son fer, mais il manqua le corps en se relevant, et son coup, qui devait être mortel, s’égara sous l’aisselle de mon parrain. Gustave serra le bras instinctivement. Le bras de Gaston se trouva pris comme dans un étau. Il fut réduit à saisir de la main gauche le bras droit de Gustave et la lutte corps à corps commença.
Elle dura longtemps. Des deux côtés, l’acharnement était au comble. Ils tombèrent dix fois et dix fois se relevèrent sans lâcher prise ni l’un ni l’autre.
Le bruit de leurs chutes s’amortissait sur le tapis déjà taché de sang. Et pas une parole, deux râles qui se répondaient. Enfin Gaston poussa un cri d’angoisse et de rage. Ses reins cédaient sous la pression plus puissante de la main de Gustave. Il se renversait, cassé en deux, pour ainsi dire, et n’était plus soutenu que par son adversaire lui-même. Sa main gauche, engourdie, faiblit et lâcha prise. Il se vit mort. Il ne se défendit plus. Mais sa fureur survivait à ses forces, et, comme s’il eût craint la pitié, il cria dans le visage de Gustave, première et dernière parole de cette lutte de bêtes fauves : – Elle est morte ! elle est morte ! tu ne l’auras pas ! Gustave, enragé à son tour, l’écrasa sous le poids de son corps et chercha la bonne place où mettre son poignard. Gaston riait, grinçait des dents, l’excitait follement, répétant : – Tu ne l’auras pas ! elle est morte ! elle est morte !
Mais tout à coup, au moment où Gustave levait le bras, la figure de Gaston se décomposa, exprimant une stupéfaction subite et profonde où se mêlaient la terreur et la joie. Et Gustave ne frappa point, parce qu’une main qui n’appartenait pas à son ennemi, venait de lui saisir le poignet. Il se retourna.
Il se dressa de son haut. Son poignard tomba. Il étendit ses deux bras et se laissa choir à genoux, auprès de Gaston, qui était déjà prosterné et qui avait les mains jointes.
– Suzanne ! prononcèrent-ils en même temps tout bas, comme s’ils eussent craint de faire évanouir la vision.
J’étais debout, au-devant d’eux, vêtue de mon drap blanc et blanche comme un fantôme. Était-ce une morte qui se levait pour empêcher le meurtre ? Était-ce une vivante éveillée du lourd sommeil de l’agonie ?
– Suzanne !… Suzanne !… répétaient-ils tous deux.
Mais la vision était muette. Ma bouche restait comme un marbre, et l’effrayante immobilité de ma prunelle les glaçait. Je tendis le bras vers la porte.
Gaston me comprit. Il se traîna toujours à genoux, jusqu’au seuil. Sur le seuil, il s’arrêta. Il leva vers moi ses mains jointes, et renversa en arrière sa belle tête, qui disait éloquemment son mortel désespoir.
– Adieu, Suzanne ! murmura-t-il ; ce n’est pas moi qui ai fait tout cela, c’est mon amour !… Adieu, Suzanne !… adieu ! adieu !…
Il fit un geste d’amer découragement et s’enfuit. Gustave me reçut dans ses bras. Pendant une minute encore, mon mal lutta contre sa vivifiante influence. Puis, tout mon être sembla se fondre, et un torrent de larmes s’échappa de mes yeux. C’est ainsi que revient la vie : par les larmes. Je vivais et je m’écriai : – Gustave ! Gustave !…
Quatre jours après ces violences et ces déchaînements, nous courions, mon parrain et moi, gais, insouciants, heureux, sur le chemin de Marseille.
Mais, avant d’entrer dans le récit de notre voyage d’Italie, je dois régler quelque petit arriéré avec le lecteur.
À la suite de la scène qui termine le chapitre précédent, je m’évanouis aussitôt que j’eus recouvré la parole et la faculté de pleurer. Ces mots : Gustave ! Gustave ! furent les seuls que je prononçai. Ils disaient tout. Je ne retrouvai mes sens que pour m’endormir d’un paisible et délicieux sommeil. Gustave veilla auprès de moi.
Le lendemain, je reçus une lettre de Gaston : lettre soumise, douce, repentante. Il avait songé à sa mère au moment de se tuer : car il avait voulu se tuer. Il me disait :
« Suzanne, maman marquise vous aurait accusée de ma mort. J’ai pensé à cela. Je veux vivre. »
Gustave lut la lettre de Gaston d’un bout à l’autre, et ne dit que ce mot : – Pauvre enfant !
Il n’y avait pas un atome de rancune contre Gaston dans le cœur de Gustave. Il ne me raconta même pas tout de suite les perfides moyens dont Gaston s’était servi contre lui.
Il y a une chose que je ne pourrais pas expliquer clairement, parce que mon ignorance restait entière au moment dont je parle, c’est la question des motifs mêmes qui m’avaient déterminée à quitter Paris et à me faire enlever par Gustave. Évidemment, il y avait du Gaston là-dedans. Il avait dû me tendre un piège pour m’attirer à lui. Mais il y avait aussi autre chose. Que Gaston eût réussi à tromper la bonne foi de mon vieil ami Antoine, c’était possible ; que Gaston eût séduit mademoiselle Suzon, ma fidèle camériste, ce n’était pas difficile. Mais la lettre si pressante du prince Maxime ! Le pouvoir de Gaston n’avait pu s’étendre, assurément, jusqu’au prince Maxime. Il en était de même de madame la comtesse de Champmas-d’Argail, qui m’avait tirée à part l’avant-veille pour me dire : – La pauvre Eugénie Mutel n’a plus d’espoir qu’en vous. Ce n’était pas Gaston qui lui avait dicté cela.
Cependant, je gardais un doute, et ce doute ressemblait presque à un remords. Eugénie m’avait écrit quelques jours auparavant. Eugénie ne m’avait rien dit qui pût se rapporter à tout ceci. Je la savais fière et surtout si bonne ! Peut-être avait-elle craint de m’imposer un sacrifice. J’ai besoin d’appuyer sur ces faits, et j’avoue franchement au lecteur que ceci est une justification préalable. Je veux prouver que mon voyage d’Italie ne fut pas un acte d’ingratitude ou même de légèreté.
Mon départ fut, dès le principe, un acte de dévoûment. Maintenant, l’attrait de la liberté, le bonheur de voyager avec mon Gustave, ne pesèrent-ils point un peu dans la balance ? Je n’ai jamais voulu me poser en stoïcienne. Voilà ce que je dois avouer, c’est que mes doutes existaient. La preuve, c’est que je voulus relire cette fameuse lettre du prince Maxime. J’avais changé de robe en me levant. Cependant, je trouvai la lettre dans ma poche. Je ne réfléchis point pour le moment à ce détail. La lecture de la lettre ne put qu’augmenter mes doutes. Je connaissais l’écriture du prince pour avoir vu sa correspondance avec Eugénie, lors de l’aventure de la comtesse Florence. Ceci n’était point l’écriture du prince. Chose singulière ! si je n’eusse point changé de robe, la vérité m’aurait apparu dès ce moment plus claire que le jour.
Nous tînmes conseil, Gustave et moi. Gustave était naturellement l’avocat du voyage. Il mit en avant des arguments fort sensés. Les raisons qui m’avaient déterminée à partir étaient toujours les mêmes. En outre, après la campagne que venait de faire Gaston, ma présence chez maman marquise n’était plus guère possible. Que répondre à cela ?
Il y avait bien un motif de ne pas déployer trop largement mes ailes : j’étais sans argent, Gustave aussi. Mais je me souvins de l’offre de mon bon Antoine. J’écrivis à maman marquise une lettre où je tâchai de faire Gaston le moins coupable qu’il me fut possible, – et j’écrivis une lettre à Antoine pour lui demander ses mille écus. Puis nous agitâmes, Gustave et moi, la question de savoir où nous dirigerions notre vol. Gustave prononça le mot Italie. Le choix fut fait.
J’avais demandé trois jours pour m’occuper du fils de Gustave et de la fille de la comtesse Florence.
C’était un amour que le fils de Gustave. Je trouvais déjà qu’il ressemblait à son père. Il est, m’a-t-on dit souvent, dans la nature même de la femme de ne point aimer l’enfant d’une rivale. Je conviens de la vérité du fait, en général. Mais l’affection que j’avais pour Gustave, quoique ce fût réellement une passion, n’avait point les allures ordinaires de la passion. Il y avait dans cette tendresse une nuance de fraternelle amitié. Cette tendresse était peu susceptible de jalousie. C’était l’amour des épouses dévouées, l’amour qui dure… Mon amour était bon, mon amour était indulgent, mon amour acceptait l’objet aimé tel qu’il était et ne s’ingéniait jamais qu’à le parer ou à lui chercher des excuses.
Je suis franche parce que j’ai été clémente. L’objet aimé en avait bien un peu besoin, et les philippiques de maître Gaston contre mon parrain renfermaient quelques grosses vérités parmi leurs exagérations folles. À dater de l’histoire de Fanchon, la servante de Condé-sur-Noireau, jusqu’au jour où mon Gustave avait été crocheté par un sauveteur, l’objet aimé n’avait pas été positivement le modèle des amants. Mais c’était mon Gustave, mais c’était mon parrain, mon mari, mon compagnon choisi pour tout le voyage de ma vie !
J’adorai son fils comme s’il eût été le mien. La petite Florence était charmante aussi. Nous les mîmes ensemble tous deux chez la femme de Rambouillet, qui était de la connaissance d’Eugénie. Nous payâmes plusieurs mois d’avance, et nous partîmes. Mon château en Espagne était d’avoir ces deux chers petits à la maison, lors de notre retour en France.
À Fontainebleau je trouvai une lettre de mon bon vieil Antoine, contenant les trois mille francs qui étaient toute sa fortune.
La lettre dans laquelle il me remerciait d’avoir pensé à lui était singulièrement triste. Elle ne me parlait de personne, pas même d’Eugénie. Elle contenait seulement, à la fin, une phrase ainsi faite : « Je commence à me faire bien vieux, ma chère demoiselle Suzanne, et je vois tout en noir. Je n’ai plus à aimer que vous, mon Eugénie et mon fils François, qui vient d’être nommé chef d’escadron de spahis, sur le champ de bataille, là-bas en Afrique, et qui se fera bien casser la tête quelque jour, au train où il va. Adieu, je vous embrasse bien tendrement, et je vous le dis maintenant comme je vous le dirai plus tard : s’il arrive malheur en cette terrible semaine, vous aurez votre conscience pour vous. »
Je le confesse : je m’appliquai à moi-même ces mots terribles : terrible semaine. Je crus qu’Antoine faisait allusion à la conduite de Gaston, et qu’il s’inquiétait pour ses maîtres. Gustave avait toujours ses papiers de comédien. Nous prîmes, ce jour-là même, nos passeports pour Naples. Le lendemain, nous nous installions dans le coupé de la diligence de Marseille.
* * * * * * * * * *
À Montargis, pendant qu’on relayait, j’entendis, autour de la voiture, des badauds causer de l’affaire de la sage-femme qu’on devait juger à Paris.
Je pris les mains de Gustave et je lui dis :
– Il n’y a qu’une chose au monde que je ne pourrais pas te pardonner… Mon parrain, je t’en prie, ne me cache jamais rien de ce qui concerne Eugénie. – Je ne t’ai rien caché, Suzanne, me répondit Gustave. – Tu savais qu’elle devait être jugée à cette session ? – Je l’avais vu dans les journaux… Je ne croyais pas que tu pusses l’ignorer. Mais, m’écriai-je, on s’occupe donc bien de cette affaire-là ? – Les journaux s’occupent de toutes les affaires… Veux-tu descendre, Suzanne ?
Il tournait la tête feignant de vouloir ouvrir la portière.
– Non, répondis-je. Écoute-moi, mon parrain… tu ne sais pas le mal que tu me fais !… Si je n’avais plus confiance en toi… confiance entière, absolue, je serais malheureuse… Au nom de Dieu, ne me cache rien !
Il eut un moment d’impatience en répondant : – Tu es folle, Suzanne !… Pourquoi veux-tu que je te cache quelque chose ?
Mais il rougissait. Mais ses regards n’osaient point se fixer sur moi. J’abandonnai sa main.
– Gustave, lui dis-je, ouvre la portière, je vais descendre.
Il obéit en murmurant le mot caprice.
– Ce n’est point un caprice, continuai-je ; il faut que je retourne à Paris.
Il se mit entre moi et la portière ouverte.
– Je veux interroger, continuai-je, ceux qui n’ont pas d’intérêt à me tromper. – Suzanne ! Suzanne ! s’écria Gustave, as-tu donc pu penser que je t’avais trompée ! Je t’ai caché quelque chose, c’est vrai… mais cela ne regarde que moi… Quand on aime bien, on est jaloux, Suzanne… – Sur ton honneur, l’interrompis-je, tu n’as rien appris d’Eugénie ? – Une seule personne m’a parlé d’elle, c’est le vieux domestique de madame la marquise du Meilhan… l’ancien cocher Antoine… Quand je suis allé pour te voir le lendemain de ton départ, il m’a dit : « Nous la sauverons… grâce à mademoiselle Suzanne qui est un ange… » J’avais oublié cela, parce que l’annonce de ton départ me jeta tout de suite après dans le plus terrible trouble que j’aie éprouvé en ma vie… Mais, ajouta-t-il en baissant la voix, je n’ai pu oublier une autre circonstance… Tu connais le prince Maxime, Suzanne ?
Le lecteur doit comprendre que certains épisodes de ma vie, qui étaient positivement le secret d’autrui, restaient un mystère pour Gustave. Je ne sais pas si j’avais jamais prononcé devant lui le nom du prince Maxime.
– Je connais en effet le prince Maxime, répondis-je ; c’est un parent de la famille du Meilhan. – Et qui ne voit pas la famille du Meilhan, m’a-t-on dit ? – Qui la voit du moins très-peu. – Et toi, Suzanne ?… es-tu son amie ? La voix de Gustave était altérée. Je ne sais pourquoi mon trouble était si grand. Je voulus sourire et je dis :
– Il faut au prince Maxime de plus grandes dames que moi pour amies. – C’était pourtant toi, Suzanne, répliqua Gustave avec une certaine vivacité, que ce prince Maxime venait chercher à l’hôtel du Meilhan. – Tu l’as vu ? m’écriai-je. – Oui, je l’ai vu. – Et il ne t’a point parlé d’Eugénie ?
Gustave poussa un long soupir de soulagement.
– Ah !… fit-il en me baisant la main, c’est donc encore pour cette Eugénie ! – Réponds ! réponds !… disais-je toute pâle et les larmes aux yeux. – Cette Eugénie ! répéta Gustave ; je crois que tu l’aimes mieux que moi !
Puis, comme je fronçais le sourcil, dans ma fiévreuse impatience, il ajouta :
– Non, Suzanne, le prince Maxime n’a pas parlé d’Eugénie ; il a parlé de toi, et il a dit : – Comment a-t-elle pu partir sans me voir ?
Le cœur humain est plein de ces mystères que nul n’éclaircira. Je n’aimais que Gustave au monde ; mais dès que la pensée du prince Maxime entrait en moi, j’éprouvais un trouble si grand que, déjà plus d’une fois, j’avais dû interroger ma conscience. Je puis me rendre cette justice, que j’étais franche avec moi-même : qualité beaucoup plus rare qu’on ne le croit. Eh bien ! ma conscience interrogée restait muette. Je ne pouvais obtenir aucun renseignement précis auprès de moi-même. J’écoutais bien en dedans de moi une voix qui me disait : Tu ne l’aimes pas. – Et comment l’aurais-je aimé, puisque j’adorais mon Gustave ? Mais je sentais qu’il exerçait sur moi, sur mes actions, sur toute ma vie, une influence tout à fait disproportionnée à l’intimité de nos relations. Lui avais-je parlé quatre ou cinq fois ? C’était tout au plus. Et chaque fois que je lui avais parlé, jamais il ne s’était agi de lui ni de moi.
Mais lui, Maxime, avait-il parlé à Gustave et savait-il réellement du nouveau au sujet d’Eugénie ?
À Cosne, nous descendîmes, et je priai Gustave de demander une chambre.
– J’ai une lettre à écrire, lui dis-je. – À qui ? – La lettre est, par le fait, pour madame la comtesse de Champmas-d’Argail, mais je ne puis la lui adresser à elle-même.
Gustave pâlit.
– Alors, murmura-t-il, c’est au prince Maxime, son frère.
Je répondis affirmativement, et je dus rougir, car je songeais aux réflexions qui m’avaient occupée une partie de la route. Gustave n’ajouta pas une parole. Il fit apporter dans notre chambre, pendant que les autres voyageurs prenaient leur repas, tout ce qu’il fallait pour écrire. Je pris la plume et je la trempai dans l’encre. – Mais elle resta suspendue au-dessus du papier. Gustave était tout à l’autre bout de la chambre. Il affectait de me tourner le dos. Il battait la retraite avec ses doigts sur les carreaux de la croisée. On n’a pas besoin d’expérience pour traduire ces grimaces du cœur. Je devinai que, sous ces grands airs d’indifférence, mon pauvre parrain était à la torture. Je l’appelai. Il vint en sifflant un air de vaudeville. Il avait les mains derrière le dos.
– C’est étonnant, lui dis-je, depuis ma crise, chaque fois que je veux écrire, le sang me porte au cerveau… Veux-tu me servir de secrétaire ?
Il ne fit qu’un saut jusqu’à la table. En me prenant la plume des mains, il me donna un gros baiser sur la joue. Un baiser d’autrefois, un baiser de parrain, comme il m’en donnait sous le petit bouquet d’ormes, dans notre hameau de Saint-Lud. Je lui sus gré d’avoir jeté bas son rôle. Du reste, je dois dire que, près de moi, Gustave ne sentait jamais le comédien. Il m’aimait franchement et de tout son cœur.
– Je te remercie, lui dis-je, je vais dicter : écris. – Ah ! Suzanne, ma Suzanne ! s’écria-t-il, tu m’as cru jaloux, et tu te venges ! Ce qui me console, vois-tu, c’est que les autres ne sont pas plus que moi dignes de toi. – Me suis-je trompée, mon parrain ? demandai-je, es-tu jaloux ?
Il attira ma main contre ses lèvres, et, au lieu de répondre :
– Voyons ce que tu dis à ton beau prince Maxime, j’attends. Je dictai :
« Monsieur, ma femme me charge de vous informer… »
Il se leva et me saisit entre ses bras. Il pleurait en m’embrassant.
– Eh bien ! lui dis-je, ne suis-je pas ta femme ? – Suzanne ! ma petite Suzanne ! balbutiait-il, que je suis heureux ! que je suis heureux !… – Le temps passe, mon parrain, fis-je ; on va nous appeler.
Il se rassit bien vite et reprit la plume.
La lettre au prince Maxime fut ainsi conçue :
« Monsieur,
« Ma femme me charge de vous informer que, par suite de son départ, elle ne peut plus veiller sur le dépôt qui lui a été confié. Avant de quitter la France, elle s’est rendue à R… chez la femme que vous connaissez et dont vous avez l’adresse. Dès que les circonstances nous auront permis de régulariser notre situation, ma femme se chargera elle-même du dépôt, si vous le voulez bien. Elle a pour cela mon consentement, car, en l’unissant à moi, j’épouse tous ses dévouements. « Veuillez agréer, etc.
« GUSTAVE LODIN. »
Mon parrain écrivit cette lettre en silence. Quand il l’eut achevée, il se tourna vers moi.
– Cette lettre en dit beaucoup, Suzanne, murmura-t-il ; as-tu bien réfléchi ? – Mon parrain, répondis-je, je ne veux plus que tu sois jaloux.
Il m’embrassa, et nous descendîmes.
La lettre fut mise à la poste à Cosne.
C’était le 19 janvier 1841. – Remarquons bien cette date.
À Nevers, nous entrâmes à l’hôtel avec une faim dévorante. Nous n’avions pas mangé depuis Fontainebleau.
Je ne parlerais pas de cette station, si je n’avais souvenir d’un fait étrange qui se passa à table.
Il y avait entre Gustave et moi un journal parisien, la Gazette des Tribunaux. Ce souvenir est tellement précis en moi que je vois encore la date devant mes yeux : 18 janvier 1841.
Pressée par l’appétit comme je l’étais, je remis à quelques minutes ma curiosité, qui me sollicitait à ouvrir ce journal. Après le potage je voulus le prendre. J’avais si bien remarqué la place où il était que j’avançai la main, sans regarder, en avalant ma dernière cuillerée. Je ne rencontrai que le pain de Gustave. Le pain de Gustave était à la place du journal.
– C’est toi qui l’as pris ? m’écriai-je. – Quoi donc ? me demanda Gustave. – Le journal. – Quel journal ?
Il ne l’avait pas vu. J’appelai le garçon. Le garçon n’avait pas pris le journal. On le chercha partout. On le cherchait encore quand nous remontâmes en voiture. L’idée ne me vint pas alors que Gustave avait pu le soustraire.
Ce journal du 18 janvier contenait l’acte d’accusation d’Eugénie Mutel, renvoyée, pour crime d’infanticide, devant la cour d’assises de la Seine. Eugénie Mutel, au moment où je prenais mon repas à l’auberge de Nevers, était devant ses juges.
Je n’ai point ici à accuser Gustave. À l’heure où nous étions je ne pouvais plus rien pour ma pauvre Eugénie. C’était une grande douleur qu’il m’épargnait. Peut-être était-ce là son seul but. Mais il est constant que si j’avais eu entre les mains ce numéro de la Gazette des Tribunaux, je n’aurais pas voulu quitter la France sans connaître l’arrêt d’Eugénie Mutel.
Cet exil n’avait en effet qu’un prétexte, et, de ma part, ce prétexte était souverainement sincère. Donner à Eugénie une chance d’amortir la haine de ses persécuteurs. Gustave aimait. En m’entraînant, il cédait à son amour. En me cachant un horrible malheur, il écartait de nos joies un voile de deuil. Que dire ? Condamnez Gustave, si votre justice ne peut l’absoudre entièrement, lecteur ; – mais ne niez pas la fatalité qui fut en tout ceci.
Nous arrivâmes à Marseille le 20.
Le 21, dès le matin, nous montâmes à bord du Mongibello, ce paquebot fameux sur lequel a passé et repassé toute notre génération.
Le soir du premier jour nous étions assis sur le pont, Gustave et moi, non loin du timonier, occupé à sa manivelle. La mer était splendide : sombre de trois côtés et profonde comme l’infini ; du quatrième côté, la lune demi-pleine mettait un diamant à chaque pointe de vague. Il voguait, ce croissant d’argent, comme une nef sereine au sein de cette autre mer bleue aussi et plus profonde encore, qui était sur nos têtes. Pas un nuage au ciel. Sur l’eau, la nuit, rayée par cette trace éblouissante, où foisonnaient des myriades d’étincelles. Et, dans le grand silence, le bruit turbulent de nos roues qui laissaient derrière nous, à perte de vue, l’écume confuse, longue comme un ruban déroulé. Gustave était joyeux et recueilli. Il venait de me dire :
– Tu ne m’appartiens bien que d’aujourd’hui, Suzanne. Depuis que nous avons quitté ce rivage, il me semble qu’il n’y a plus rien entre toi et moi.
J’étais distraite. Je songeais. Je ne connaissais pas la mer avant cette heure. J’étais comme baignée dans ces tranquilles immensités. Je respirais à pleine poitrine la brise aux saveurs sévères. J’écoutais Gustave, mais j’écoutais surtout mon propre cœur. J’aimais. J’aimais Gustave en quelque sorte indépendamment de lui-même. Je me créais mon Gustave. Je ne veux point dire que ma nature soit poétique par excès ; je crois tout simplement le contraire ; mais il est des heures et des lieux qui font jaillir la poésie d’un cœur comme le tranchant du caillou tire l’étincelle de l’acier.
Une jeune fille, – une enfant, – que je n’avais pas encore aperçue, sortit de la cabine avec une femme d’un certain âge qui semblait être sa gouvernante. La jeune fille avait l’air languissant. À sa taille je lui aurais donné de treize à quatorze ans. Elle vint s’appuyer contre le bordage pour regarder la mer. La duègne resta derrière elle. Au bout de quelques minutes, la duègne dit :
– Avez-vous assez pris l’air, mademoiselle ?… Monsieur vous attend.
La jeune fille se retourna à demi. Elle était ainsi à contre-jour ; je ne distinguais pas du tout son visage. Mais sa pose avait des grâces délicates et charmantes. Je devinais une exquise beauté dans les lignes perdues de son profil.
– J’étouffe en bas, bonne amie, répondit-elle.
Quel écho cette voix réveilla-t-elle en moi ? Je n’avais jamais vu cette jeune fille. Je ne connaissais aucune jeune fille de son âge. Mon cœur battit. Un frisson, léger et subtil me parcourut le corps. Adieu mon rêve !
Gustave me parlait. Je n’aurais pas su dire quelles paroles il prononçait à mon oreille. Ce n’était certes pas ce qu’avait dit cette jeune fille qui m’impressionnait ainsi. Il n’y avait là nul roman : un enfant qui se sauve de la cabine pour éviter le mal de mer.
Était-ce la voix ? Je ne me souvenais pas de l’avoir jamais entendue. Savais-je au moins, en ce moment, à quelle voix connue ressemblait la voix de cette jeune fille ?
Non. Mon esprit, vivement éveillé, sollicitait en vain mes souvenirs. Ce n’était qu’une impression, mais elle était profonde.
Quelques minutes encore se passèrent. Une tête se montra en haut de l’escalier des premières. Le corps auquel appartenait cette tête restait dans la cage de l’escalier. C’était un homme, coiffé par le capuchon d’un caban de voyage. Il appela : – Madame Gastier ! La duègne se dirigea aussitôt vers lui.
J’essayai de distinguer les traits de cet homme. Au risque d’être monotone ou de passer pour maniaque, je dois dire que le son de sa voix m’avait encore frappée tout particulièrement. Mais non point de la même manière que la voix de la jeune fille. Le capuchon du caban me cachait presque entièrement le visage du nouveau venu. Je pouvais apercevoir seulement, à la lueur d’une lanterne de ronde, placée à quelques pas de là sur les planches mêmes du pont, une grosse paire de favoris grisonnants. Parmi les gens avec lesquels je m’étais trouvée en rapport, nul n’avait de favoris semblables. Et pourtant, ce n’était ici ni un reflet, ni un écho. – C’était une identité. – J’avais entendu cette voix-là quelque part. Procédant logiquement, je me demandai aussitôt à moi-même quelles étaient les personnes dont j’avais entendu la voix sans voir les traits de leur visage. Dès que je me fus adressé cette question, j’eus comme un vague serrement de cœur, annonçant que j’allais toucher dans mon passé des cordes douloureuses ou terribles. Ce sentiment n’est pas de ceux qu’on ait exprimés souvent, mais chacun l’éprouve à différents degrés, tous les jours de la vie. L’instinct, ou plutôt le sens intime, précède la pensée comme la lumière d’un coup de feu devance la détonation. L’homme, cependant, disait à madame Gastier : – Faites rentrer Marie. J’entendis ce nom, bien qu’il fût prononcé à voix basse. Cela donna le change à mes investigations. Je changeai de piste, je m’attachai à ce nom de Marie. Avais-je connu des Marie ? Pas une ! L’enfant, accoudée contre la balustrade, respirait avec délices l’air frais et pur qui nous venait des côtes de Sardaigne. C’était une frêle et charmante créature. Je pense qu’elle n’avait pas pris garde à l’apparition de l’homme encapuchonné. Celui-ci disparut.
Dès que je ne le vis plus, une sorte d’illumination éclaira tout à coup mon esprit. Je cherchais à me rappeler les circonstances où j’avais entendu sans voir. Il en était une frappante et que je ne devais oublier de ma vie. L’accouchement à tâtons, l’accouchement du boulevard des Invalides ! Cette voix, – je l’aurais juré, – était une de celles que j’avais entendues dans la chambre, autour du lit de douleur.
L’imagination commet parfois d’étranges erreurs. L’idée du temps se voila dans mon esprit et je pensai à l’enfant que j’avais mis au monde en regardant la jeune fille. Cette aventure qui me poursuivait si loin me rendait folle ! L’enfant du boulevard des Invalides n’avait pas un an, – si un miracle lui avait conservé la vie. Quant à la mère, je l’avais revue à Paris ; elle était mariée ; c’était madame Edmond de Gérin.
La duègne revint vers la jeune fille. – Allons, mademoiselle Marie, dit-elle, monsieur est venu lui-même nous appeler !
– À quoi songes-tu donc, Suzanne ? me demandait en ce moment Gustave, tu ne me réponds pas ! – Silence ! lui dis-je brusquement.
Il me regarda étonné, puis ses yeux interrogèrent tous les objets environnants. Il n’avait rien vu, rien entendu. Et, par le fait, qu’y avait-il à voir et à entendre ! À chaque instant quelqu’un sortait de la cabine comme avait fait cette jeune fille. On pouvait remarquer de plus ici un père venant appeler sa fille, pour laquelle il redoutait peut-être la brise trop fraîche des nuits. L’enfant semblait faible. – À ce moment-là même elle toussa. Gustave avait donc raison de s’étonner. Mais peu m’importaient, en vérité, ses surprises. J’écoutais, – j’écoutais passionnément, guettant la réponse de la jeune fille. Cette réponse ne fut qu’un mot : – Déjà ! dit-elle d’un accent de regret. Et Gustave : – Mais qu’as-tu donc, Suzanne ?… Tu tressailles et voici ta main toute froide !
J’avais tressailli, c’est certain. Ma main était glacée. Une émotion extraordinaire me serrait la poitrine. Mais, sur l’honneur, je ne savais pas encore pourquoi. Ce tressaillement, en effet, ne se rapportait plus à l’homme inconnu, mais à la jeune fille elle-même.
La jeune fille jeta un dernier regard sur la mer. Je vis un fugitif éclair dans ses yeux, où se mirèrent un instant les paillettes du large. Mais le dessin de sa figure m’échappait. Elle avait la tête baissée. Madame Gastier, la duègne, la prit sous le bras. Elles se dirigèrent toutes deux vers l’escalier des premières. Quand elles y arrivèrent, elles me présentaient le dos, tout naturellement ; il le fallait pour descendre les premières marches. Je me dis avec dépit :
– Je ne pourrai la voir !
Le mot de dépit n’est pas assez fort. J’eusse donné tout ce que j’avais au monde pour voir le visage de cette enfant. C’est au point que je fus obligée de me retenir pour ne pas me précipiter vers elle. Mais il n’était pas besoin. L’escalier tournait. Quand la jeune fille eut descendu trois marches, la lumière de la lanterne vint frapper d’aplomb son visage. Je poussai un cri qu’elle entendit. Ses beaux yeux noirs, mélancoliques et doux, essayèrent de percer la nuit où j’étais.
– Allons, allons, mademoiselle ! dit la voix sévère de madame Gastier.
Marie continua de descendre. Gustave murmurait d’une voix sourde à mon oreille : – Saurai-je le mot de cette énigme ? – L’as-tu vue ! fis-je malgré moi ; comme elle est belle !… et comme elle lui ressemble ! – À qui ? demanda mon parrain.
Je gardai le silence. J’étais brisée comme si j’eusse éprouvé une grande et longue fatigue.
– À qui ? répéta Gustave.
Je répondis et cette fois je mentis : – À sa mère,… murmurai-je, une pauvre femme que j’ai connue… autrefois… au château du Meilhan.
Gustave se tut à son tour. Moi, je cherchais à mettre de l’ordre dans mes pensées. Non, ce n’était pas à une femme qu’elle ressemblait, cette jeune fille si admirablement belle ! Non, je n’avais point connu, au Meilhan, ni ailleurs, de femme qui eût ce front royal et ce regard profond ! Ce fier profil appartenait, dans mes souvenirs, au plus beau de mes héros, à celui qui m’était apparu un jour, grand comme la chevaleresque noblesse, entraînant comme la jeunesse vaillante, haut comme la douleur résignée, qui m’était apparu, dis-je, au chevet d’un rival préféré, Maxime, le brigand, comme l’appelait alors ce pauvre bon père Antoine. C’était au prince Maxime que Marie ressemblait.
Le hasard, c’est chose convenue, préside aux ressemblances. Une ressemblance ne prouve rien. Je me disais cela, et mon esprit, néanmoins, travaillait. Je sentais que j’étais au seuil de quelque découverte dont le contre-coup allait influer assurément sur mon repos présent et peut-être changer tout mon avenir. Jusqu’alors tout ce que j’avais deviné m’avait nui. Mais ma vocation irrésistible était de savoir. Je m’efforçais, je travaillais, je fouillais.
Cette rencontre se rapportait à deux groupes de souvenirs distincts : le prince Maxime et les aventures de sa jeunesse ; la maison du boulevard des Invalides et les ténébreuses péripéties auxquelles j’avais assisté les yeux bandés. La voix et le visage de la belle jeune fille me parlaient de Maxime. La voix de l’homme au capuchon me reportait à cette nuit étrange où j’avais fait mes débuts comme sage-femme. Mais, entre ces deux groupes de faits, il y avait un lien qui ne pouvait longtemps m’échapper : une femme, une morte, la somnambule Marie-Caroline Renaud. D’un côté, c’était l’homme qui l’avait aimée : Maxime. De l’autre, ses trois assassins ; Brodard-Peyrusse, Agost et Rondel. L’homme au capuchon ne devait pas être Brodard-Peyrusse. Ce n’était pas cette voix-là qui avait parlé quand on avait annoncé l’entrée de Rodolphe dans la chambre de l’accouchée. Mais ce devait être, j’en avais la conscience certaine, un des trois « qui ne voulaient point coucher seuls, la nuit, » pour employer la formule du Confidentiel, un des trois qui étaient devenus riches tout à coup en 1828. Lequel ? Rondel ou Agost ? Je ne connaissais ni l’un ni l’autre et peu m’importait.
Et la jeune fille ? Car tout ce travail n’avait qu’un motif : l’intérêt involontaire et puissant que je portais à la jeune fille.
Elle avait, selon l’apparence, de treize à quatorze ans. Or, je connaissais le roman de Maxime avec la belle somnambule. En 1827, Maxime, à peine sorti de l’adolescence, avait enlevé Marie-Caroline Renaud pour l’emmener en Italie. Il avait aimé cette femme passionnément et de toute la fougue du premier amour. Je savais cela. Je savais aussi quels efforts incessants et infatigables il avait faits pour connaître son sort. De 1827 à 1841, quatorze ans. Marie était-elle la fille du prince Maxime et de la somnambule ?
Nous avions fait dessein, Gustave et moi, de passer une partie de la nuit sur le pont pour voir au clair de la lune les rivages de la Corse et de la Sardaigne. Mais je prétextai ma fatigue et je voulus rentrer. J’espérais voir quelqu’un au salon ou au buffet. Je me trompais. L’homme au capuchon, la jeune fille et la duègne n’étaient nulle part. J’interrogeai les garçons et les servantes affectées au service des dames : personne ne put me donner le moindre renseignement. La cabine particulière que Gustave avait retenue pour moi était la dernière et la plus petite. La suivante, qui était au contraire la principale, s’ouvrait sur le petit salon des dames. Quelque chose me disait que mes gens étaient dans cette cabine. Mais ils dormaient, sans doute, car aucun son de voix ne parvint jusqu’à moi.
Au jour, nous avions franchi le détroit qui sépare les deux îlots, et nous voguions de nouveau en pleine mer. Je restai jusqu’à dix heures dans le salon, guettant l’ouverture de cette porte. À dix heures, la duègne sortit. Je plongeai avidement mon regard à l’intérieur. Je ne vis personne. La duègne rentra bientôt avec un garçon qui portait le déjeuner.
Pour quiconque connaît les paquebots de la Méditerranée en général et le Mongibello en particulier, mon raisonnement paraîtra net et clair : il faut avoir besoin de se cacher, pour déjeuner, pour séjourner dans cette sorte de réduit qu’on nomme une cabine particulière.
Je montai sur le pont pour jouir des dernières fraîcheurs de la matinée. Gustave m’observait ; je lui dis : – Un homme est plus à même d’interroger qu’une femme… Je voudrais savoir le nom de cette famille qui habite la cabine voisine de la nôtre. – Pourquoi faire ? me demanda Gustave. – C’est un désir que j’ai, lui répondis-je.
Mon parrain secoua la tête.
– Ma petite Suzanne chérie, me dit-il, tu conteras peut-être quelque jour ton histoire entière à ton mari… Jusqu’à présent, ton fiancé ne la sait pas encore… Mais il en sait assez, soit par ce qu’il a vu, soit par ce que tu as bien voulu lui confier, pour te conseiller de prendre garde… Depuis hier, je te vois préoccupée, inquiète, distraite… Il faut que ce soit encore quelqu’une de ces diaboliques histoires, puisque tu gardes le silence vis-à-vis de moi… Crois-moi, ne nous mêlons plus des affaires d’autrui : cela ne porte pas bonheur.
C’était fort sage. Je fronçai le sourcil… Il était si bon, mon Gustave ! Quand je fronçais le sourcil, il avait peur de moi. Il voulait la paix, bien qu’il apportât toujours sur le tapis de gros cas de guerre.
– Ne te fâche pas, Suzanne, me dit-il ; c’est pour toi que je crains… ou plutôt c’est pour notre bonheur. – Et quel tort peut faire à notre bonheur, répliquai-je en haussant les épaules, un renseignement pris avec adresse ? – Tu le veux… me voilà prêt… – Non, l’interrompis-je, je ne le veux plus… reste !
Et je boudai. Bouder sous ce ciel radieux ! aux caresses de cette brise qui ride si doucement l’azur de ces mers sereines ! Bouder comme une Anglaise sur qui pèse le brouillard empoisonné de Greenwich !
Au bout de quelques minutes, Gustave me quitta sans mot dire.
Je pensais déjà : – Il a raison !… Que m’importe cela ?… Ne saurai-je donc jamais vivre pour moi et rester dans le cercle de mon bonheur ?
Gustave revenait. J’allai au-devant de lui et je serrai sa main dans les miennes. C’était un pardon muet que je lui demandais.
– Ce sont des étrangers, me dit-il ; le père, la fille et la gouvernante… On pense qu’ils vont à Rome.
Pendant toute cette journée, le père, la fille, ni la gouvernante ne se montrèrent dans le salon. Je passai presque toute la nuit sur le pont, et je ne vis point revenir Marie. Nous étions, cependant, dans la mer Tyrrhénienne. Le lendemain, le jour naissant nous montra les rivages d’Ischia et le continent au lointain. Une heure après, le merveilleux panorama du golfe de Naples, tout inondé de soleil, s’offrait à nos yeux éblouis.
Pendant que le Mongibello sillonnait les eaux bleues du golfe, nous admirions en extase. Il était environ neuf heures du matin quand, laissant à notre gauche la plage de la Marinella, nous doublâmes la pointe du môle. Le môle et la Strada del Piliero qui fait office de quai, le long du port, étaient pleins de gens que je pris pour des curieux. Mais à Naples, bien que tout le monde soit franchement fainéant, il n’y a point d’oisifs proprement dits. Ce peuple intelligent est parvenu à faire de la paresse un métier : c’est le comble de l’art. Tous ces curieux étaient là pour gagner leur vie.
Je quittai le bord, contrainte et en quelque sorte entraînée par mon parrain impatient. J’aurais voulu rester encore pour guetter le départ de ma mystérieuse trinité : l’homme au capuchon, la jeune fille, la duègne. Mon trio ne sortit point. Quand nous partîmes, il n’y avait plus sur le pont que les matelots et quelques retardataires. Je venais de descendre au salon, sous prétexte d’y reprendre un objet oublié. La porte de la cabine où l’on semblait cacher Marie était toujours fermée. Gustave m’appelait : je fus obligée de remonter. Nous mîmes le pied sur le pont-levis qui rejoignait le débarcadère. Dès que nous parûmes, cent bras s’entrelacèrent autour de nous. Nos bagages disparurent d’abord comme par enchantement, au milieu d’un concert de cris, de rires et d’invectives. Car les Napolitains font tout en riant. Nos gamins de Paris sont, auprès d’eux, des personnages mélancoliques.
Quand il n’y eut plus de bagages, on s’en prit à nous. Tout ce que nous portions nous fut arraché avec respect. Je me souviens d’un grand gaillard en costume d’Ambigu-Comique, qui ne voulut jamais permettre que je m’embarrassasse de mon mouchoir de poche. Il prit, pour me faire plaisir, cette chose tout intime dans ses mains sales et marcha fièrement auprès de moi, tout prêt à moucher « Son excellence, » pour peu qu’elle en eût le désir. Obligeante et hospitalière contrée que ce pays de Naples !
Ils étaient deux pour porter la canne de Gustave. Chacune de nos malles reposait sur une demi-douzaine d’épaules. Une certaine boîte à chapeau en cuir, trop lourde pour un seul, fut divisée entre trois hercules. L’un portait le dessous, un second le chapeau, un troisième le couvercle. Et ils y mettaient un cœur ! Ils allaient, le jarret tendu, prenant, quand ils s’arrêtaient, ces grandes poses italiennes qui font le ravissement des peintres. En général, le costume n’était pas tout à fait celui que nos souvenirs prêtent aux descendants de Masaniello. Il y avait beaucoup de vieux habits noirs, quelques vestes rondes et une imposante majorité de bras de chemise. Les femmes, peu nombreuses et presque toutes jolies, se distinguaient par leur épique malpropreté. Quand on peignait la princesse des contes de fées, c’étaient des perles fines que ramenait le râteau d’ivoire. Ces dames, pour passer le temps, se rendaient les services de se peigner mutuellement, assises sur la chaîne du môle. Il tombait aussi des perles de leur chevelure, mais des perles animées que le doigt agile de la coiffeuse avait peine à joindre dans leur fuite.
Nous n’étions point venus à Naples pour descendre à l’hôtel. Le hasard nous fit trouver tout juste le logis que nous cherchions, une adorable petite maisonnette, meublée avec une élégante simplicité et située sur la route de Pouzzoles, au pied du Pausilippe, à un quart de mille de Villanova. C’était aux portes de la ville. Cela coûtait quarante-cinq ducats (environ deux cents francs). Tout était loué, excepté cet ermitage. Les familles nombreuses ne pouvaient s’y caser, parce que, sur cinq chambres à coucher, trois se trouvaient dans un pavillon au bout du jardin. Cela n’était pas commode. Mais pour nous, cette disposition semblait faite exprès. J’eus la maison où je couchai près d’une bonne femme de la terre de Bari, que nous avions prise pour servante, et Gustave habita le pavillon.
C’est ici, lecteur, une des plus riantes oasis où j’aie reposé la fatigue de mon voyage en cette vie. Il n’y a point ici-bas de jours qui soient exempts de souffrance, mais je n’éprouvai sur ces plages si belles que les chères souffrances de l’amour heureux et pur, qui grandit, impatient, qui compte les heures, qui s’éblouit lui-même au prestige du bonheur inconnu et rêvé, – l’amour des fiancées. Je ne sais pas si je dois raconter en détail ces peines délicieuses et ces douloureux plaisirs. Ce fut une vie si calme en apparence et si dépourvue des incidents qui font le drame ! Tout cela peut se dire en deux mots : nous nous aimions et nous étions ensemble. Mais que de choses, mon Dieu, sous cette immobilité ! Il me semble, si je voulais tout dire, que cette page égalerait en étendue l’histoire de ma vie entière. Pour moi, ces jours sont pleins. Je n’y vois pas de lacunes. Les heures succédaient aux heures, apportant sans cesse un bonheur nouveau.
Je voyais, avec un ravissement infini, croître l’amour de mon Gustave comme la jeune mère suit les progrès de l’enfant idolâtré. Ses désirs que je repoussais, m’étaient chers. Ma parole réprimait en lui des ardeurs que mon âme eût voulu rendre plus vives. Je souhaitais qu’il me parlât d’amour sans cesse, et je lui imposais silence. Tout mon être tressaillait à sa voix. L’amour était venu, le grand amour ; désormais, il eût suffi d’une étincelle pour allumer l’incendie.
Jadis, nous pouvions rester de longues heures, la main dans la main, sans que mon cœur se serrât, sans que l’angoisse douloureuse et charmante vînt embarrasser mon souffle et obscurcir ma vue. Maintenant, oh ! maintenant, le simple contact de sa main me brûlait comme un feu. Quand sa lèvre effleurait mes cheveux, je me sentais mourir. Était-ce ce ciel d’amour, cette atmosphère où passent tant de senteurs embaumées ? Était-ce ce soleil radieux, cette mer d’azur aux horizons noyés ? Était-ce l’Italie, où l’on aime si bien ? Naples, la ville élue entre toutes les cités d’Italie ? Je ne sais. – C’était moi plutôt, et c’était lui. Quand vient l’heure, les oiseaux frémissants vont en quête de la plume tombée et du brin de paille que le vent a roulé ; ils ne savent pas, et pourtant, ces matériaux enlacés vont bâtir le nid pour le trésor des amours nouvelles. L’heure vient, l’heure sainte, marquée par la volonté de Dieu. Honte à qui la devance, car l’excuse n’est plus, si la vierge n’a pas frémi comme l’oiseau et si la loi d’amour n’a pas pesé sur elle, irrésistible comme un destin. Malheur peut-être, malheur à qui l’a laissé sonner sans la vouloir entendre.
Je ne l’avais jamais vu si beau. Je ne le connaissais pas. Il était au-dessus de lui-même, et souvent je me repentais de ne l’avoir pas assez admiré. Il était tout jeune, mon Gustave ! son front le disait bien, son beau front où je voyais naître et grandir la pensée. Sur ce front, tantôt si doux, tantôt si fier, comme elles tombaient gracieusement ces larges boucles d’un brun châtain, aux reflets chauds et virils ! Il était grand. Comment n’avais-je pas remarqué ces mâles souplesses de sa démarche ? Il parlait bien. Sa voix me remuait le cœur mieux qu’un chant. Et personne au monde sut-il jamais dire mieux que lui : Je t’aime ?…
Chose singulière, et que j’exprimerai peut-être mal : il était à la fois plus hardi et plus timide, plus craintif et plus entreprenant. Il attendait mon regard ; il me guettait ; il savait me lire comme un livre. Parfois sa bouche restait sur ses mains jointes, et j’avais beau faire, il les gardait, elles étaient à lui. D’autres fois il n’osait approcher son siège du mien. C’était la crise. Il ne se plaignait pas. Il sentait que, précisément à ces heures, je l’aimais mieux, puisque je faisais la sévère. Je l’aimais au point de craindre ! Et c’était moi que je craignais bien plus encore que lui-même. Il me semble voir son sourire sournois et joyeux quand il devinait cela.
La mer était à nos pieds, bordée par ses larges franges d’or, la mer, aussi bleue que le ciel. De temps en temps, une voile latine, qui semblait plonger son antenne dans le flot, doublait le cap Pausilippe. Elle venait, felouquette ou tartane, courir sa bordée jusqu’au vent de Villanova, pour virer, gracieuse comme un oiseau du large, et reprendre sa course vers le port en baignant son écoute dans la vague. Nous la suivions de l’œil jusqu’à la pointe du château de l’Œuf, où elle disparaissait derrière les vieux murs de la forteresse. L’avions-nous vue ? Était-ce elle que nos regards pensifs accompagnaient, ou bien était-ce notre rêve ?
Entre Naples et notre villa, sur la gauche, il y avait un grand bosquet de platanes, à l’abri desquels croissaient de beaux orangers, des citronniers énormes et des camélias-arbres. C’était la limite d’un délicieux jardin appartenant à la maison de plaisance des ducs de Noja. L’habitation de l’intendant s’élevait parmi les platanes : une riante demeure qui semblait couronnée de fleurs. Je voyais là tous les jours de beaux enfants jouer à l’ombre du bosquet. Ils se roulaient dans l’herbe en poussant des cris joyeux, et la jeune mère attentive surveillait doucement leurs ébats. Combien de fois j’ai passé mes heures à contempler ce tableau qui mettait des larmes dans mes yeux ! Je me cachais dans les cytises qui bordaient notre jardinet. Je regardais au travers du feuillage léger et transparent. Il y avait deux petites filles et un petit garçon. Je cherchais à choisir mon préféré là-dedans ; mais je les préférais tous les trois tour à tour. Dans les bras de la mère un blond amour reposait. Et souvent les trois enfants, interrompant leurs jeux, venaient tous à la fois embrasser le petit frère endormi. C’étaient alors de grandes précautions, – des chut ! des jalousies. Chacun trouvait que les autres embrassaient trop longtemps et trop fort. Chacun se plaignait de sa part de baisers. Et la mère, moitié rieuse, moitié sévère, chassait l’essaim turbulent. Et l’essaim s’envolait, bruyante et folâtre nichée, riant, dansant, se poussant, – fuyant et poursuivant.
Oh ! celle-là était trop heureuse ! J’aimais son bonheur, et je priais pour elle chaque soir, – mais je l’enviais.
Vers le coucher du soleil, son mari venait : un jeune homme grave et doux, pâli par le travail sédentaire. Il y avait place pour les trois aînés sur ses genoux. La mère soutenait le bambino entre les trois – et le père se penchait, encombré de caresses. Le cœur contient donc tant d’amour ! Il se baignait, cet homme, avec des délices infinies, dans la joie de sa paternité ! Il était ivre de tous ces baisers, et quand sa femme, venant la dernière, effleurait son front de ses lèvres, il relevait son visage transfiguré. La nuit tombait. La famille heureuse rentrait dans la maisonnette, après avoir pris en plein air le repas du soir. Je n’entendais plus ces petits cris espiègles et perçants qui me réjouissent comme le ramage des oiseaux piauleurs. Une lueur brillait aux fenêtres de la maison fleurie. Le bonheur faisait la veillée.
La villa, – ce que nous appellerions en France le château, – palais de marbre aux terrasses sereines, aux blancs péristyles, calmes, purs, froids comme l’art grec lui-même, était habitée par une femme seule, la jeune marquise de G***, des princes de Bénévent. Elle était belle comme un ange. Elle avait dix-huit ans. Son mari la délaissait pour une danseuse qui avait de fausses dents, de faux cheveux et de vraies moustaches. Je la connaissais bien, cette pauvre belle jeune femme. Je l’avais rencontrée plusieurs fois dans son carrosse, toujours triste, toujours seule. Elle portait admirablement son malheur. Il devait pourtant être dur et lourd, le malheur, parmi ces éternels sourires de la nature, dans ce séjour choisi où le bonheur aurait eu tant de douces ivresses. Il y avait quelque chose de touchant et de charmant, quelque chose qui serrait le cœur en faisant naître une douce pitié. Tant que durait le jour, la jeune marquise laissait le bosquet de platanes et ses abords fleuris à la famille de l’intendant. On la voyait parfois, de loin, errer sous les treilles désertes, mais jamais elle ne descendait jusqu’à la lisière des orangers. On devinait bien que sa tristesse voulait donner le champ libre à toutes ces bonnes joies. Elle se cachait comme si elle eût craint que sa souffrance, contagieuse, ne mît en deuil toutes ces allégresses. Mais, le soir venu, à peine la famille de l’intendant était-elle retirée, que je voyais apparaître, parmi les troncs noirs des grands platanes, une ombre blanche, gracieuse et frêle comme une vision. C’était la pauvre âme en peine, c’était la marquise Carita de G***, qui venait à son tour respirer cet air encore tout imprégné de félicité. Elle s’asseyait à la place même où naguère était Juliette, la femme de l’intendant avec son dernier né dans les bras. Carita n’avait point d’enfant. Oh ! si Dieu avait voulu donner cette consolation à sa solitude ! Elle restait là, immobile autant qu’une statue. Je savais qu’elle pleurait. Ses deux coudes s’appuyaient à ses genoux parfois, et sa tête lourde tombait entre ses deux mains. Il me semblait que je lisais dans son âme. J’aurais pu réciter le cantique douloureux de ses sanglots. Elle se levait. Avant de s’éloigner, elle jetait un regard à travers les carreaux de la maisonnette. Puis elle s’en allait lentement la tête inclinée sur sa poitrine. Et quand disparaissait dans l’ombre cette blanche vision, mes yeux étaient toujours pleins de larmes… C’était le mariage sous ses deux aspects, la vie sous ses deux faces. Mais le bonheur de Juliette me donnait espoir, et la détresse de Carita ne me faisait pas peur. Mon Gustave me disait, en me montrant cette grappe d’enfants pendue au jeune père : – Ce sera ainsi… Puis il ajoutait : – Mais cet homme ne songe pas assez à sa femme, ma Suzanne chérie… Vois donc ! il attend froidement son baiser. – Crois-tu, disais-je, que chaque caresse donnée à l’enfant n’aille pas droit au cœur de la mère ?…
Je l’entendais soupirer derrière moi, et il murmurait : – J’aimerai mes enfants… tes enfants, Suzanne, mille fois plus que moi-même… Mais je t’aimerai bien plus encore que nos enfants !
Et nous partions de là pour faire de longues excursions dans l’avenir inconnu. C’était beau de gravité frivole. Tout était réglé dans nos prévoyantes théories. – Il semblait que ces lointains horizons de la vie fussent à nous. À moi l’éducation des filles !
– Et qu’elles seraient belles ! L’aînée, Suzanne ; la seconde, Augustine. À Gustave, l’éducation des garçons. Voyez-vous Gustave II dans son berceau ! ce prince héréditaire de notre humble royaume ! Les grands yeux qu’il aurait ! Et ses petits cheveux blonds que nous voyions déjà boucler sur sa grosse tête de marmot ! Mais ce qui nous fâchait, c’est qu’il faut attendre un mois pour le premier sourire. J’espérais bien, moi, sournoisement et sans le dire, que notre enfant sourirait au bout de quinze jours.
J’aimais ces entretiens. Ils sont de ceux qui amusent la passion et tiennent le danger à distance, le danger. Voilà le mot prononcé.
Entre Gustave et moi, le danger avait surgi, du jour où la crainte était née. Tant que je pouvais, j’amenais la conversation sur mes chers châteaux en Espagne. Gustave s’y laissait prendre souvent.
Il m’arriva, tant c’est une chose fantastique, l’amour, de trouver que trop souvent il s’y laissait prendre. Mais, parfois, il ne voulait pas, – il ne pouvait pas, plutôt. Il est des heures où le malade a besoin de parler souffrances. Les médecins qui ne savent pas admettre cela ne sont que des docteurs.
Je combattais alors, entraînée moi-même, hélas ! par le courant qui l’emportait. Je faisais la sourde oreille ou je fuyais. Mais ce que je n’avais pas voulu entendre, mon âme me le disait. Ce qu’on ne peut fuir, c’est sa conscience. Et ma conscience ne savait plus parler qu’amour…
Un soir que nous prenions le frais sur notre petite terrasse, je regardais le large et beau panorama étendu devant nous. Je ne connais aucun nom de couleur qui puisse dire les nuances douces et à la fois profondes qui teignent le golfe de Naples au moment où le soleil se couche derrière le mont Procida. L’or et la pourpre se répandent sur tous les objets à flots, si prodigues, que l’œil ébloui croit à une féerie. Puis tout cela descend de ton peu à peu et se dégrade selon une gamme chromatique dont les transitions produisent d’incomparables accords.
Le soleil venait de se coucher. Je regardais Naples, éclairé si nettement par ce jour qui passait par-dessus nos têtes, qu’on aurait pu détailler chaque ligne de ses monuments. Placés comme nous l’étions, nous avions au premier plan, derrière les beaux ombrages de la Villa-Reale, prolongeant la courbe de la Chiaja, le Pizzo-Falcone, appuyé à la jetée du château de l’Œuf ; à gauche, le château Saint-Elme se dressait sur sa colline, et immédiatement au-dessus, tout en haut de la ville, le royal séjour de Capodimonte étageait ses merveilleux bocages entre la villa Regina-Isabella et l’albergo de Poveri. Puis c’était, derrière le Pizzo-Falcone, le Palais-Royal, le Castello-Nuovo qui domine le port militaire, puis tout un immense amphithéâtre de maisons superposées, de monuments civils, d’églises et de palais.
Je contemplais cela et je n’osais parler, parce que j’entendais auprès de moi le souffle de Gustave, court et presque haletant ! C’était une de ces heures où l’on pèse en soi-même chaque parole, avant de la prononcer, parce que chaque parole peut servir de pont volant pour aborder un sujet redouté.
– À quoi penses-tu, Suzanne ? me demanda Gustave. – Je pense, répondis-je, que dans cette vaste capitale qui nous apparaît si brillante sur l’horizon assombri, bien des gens souffrent…
– Tu songes à cela, toi, Suzanne !… s’écria mon parrain avec une véritable colère ; tu as le temps !… Tu peux réfléchir… Je crois que tu deviens philosophe… Moi, s’interrompit-il en changeant de ton brusquement, je songe à toi, Suzanne !… je songe à toi sans cesse et je ne songe jamais qu’à toi… Tu ne t’aperçois pas de cela, toi, Suzanne !… Tu regardes Naples et les couchers du soleil !… Veux-tu que je te dise : si je ne deviens pas fou, je mourrai !
C’était la première fois qu’il me parlait sur ce ton de violence. Ma frayeur s’évanouit. Ce n’était pas ainsi que je le redoutais. Je suis faite de telle sorte qu’une seule arme va au défaut de ma cuirasse : c’est la plainte. La souffrance éloquente me bouleverse, et je n’ai jamais su résister aux larmes. Mais le dépit bruyant et violent m’endurcit. Je me sentis forte à ce point que je pris la main de mon parrain pour l’appuyer contre mon cœur.
– Que me reproches-tu, Gustave ? lui demandai-je ; trouves-tu que je sois trop tranquille ? Console-toi, je souffre… pour toi et pour moi… – Pour moi, parce que tu es bonne et que tu as pitié ! m’interrompit-il ; voilà déjà bien des jours que je m’aperçois de cela, Suzanne… tu as pour moi l’amitié d’une sœur… mais tu ne m’aimes pas d’amour.
Sont-ils sincères quand ils parlent ainsi ? Est-ce tout bonnement le cri de l’impatience et de l’inquiétude ? Ou bien est-ce un moyen ? comme disent les avocats au Palais. Au moment où ils parlent, nous autres, pauvres filles, nous les croyons toujours sincères.
– Que puis-je faire pour te prouver mon amour, Gustave ? m’écriai-je, perdant déjà toute prudence.
Il retira sa main qui était entre les miennes. Il me semble que, si l’attaque était possible de notre côté, nous saurions mieux qu’eux comme il faut attaquer.
– Moi aussi, reprit-il amèrement, je regardais Naples… et je me disais que, parmi ses quatre cent mille habitants, il n’en était certes pas un seul aussi malheureux que moi !… Qui donc, ici-bas, ne trouve pas une âme pour répondre à la sienne ?… Et s’il en est d’assez misérables pour n’être pas aimés, du moins ne subissent-ils pas cette torture de vivre auprès de leur bourreau !
On rit en lisant ces phrases insensées. On rit parce qu’on ne sait pas encore, ou parce qu’on ne se souvient plus. L’amour est tout plein de ces lubies.
Je pris la peine de me défendre et je plaidai la cause de mon inaltérable tendresse. Mais je ne fis que me défendre. Quelque chose en moi répugnait à prendre l’offensive. J’aurais eu trop à dire. Du reste, Gustave, passant tout à coup d’une extrémité à l’autre, se mit à mes genoux, pâle comme un mort, et me demanda pardon. J’attirai vers moi sa pauvre tête brûlante, et j’effleurai son front d’un baiser.
Il ne mentait point, nous étions malheureux dans ce bonheur qui était, la veille, le comble de nos désirs. Et chaque jour, et chaque heure de chaque jour, notre martyre devait augmenter.
Je ne sais pas ce que pensait notre brave servante de Bari. C’était une belle fille, forte comme un homme et plus paresseuse qu’une couleuvre. Sans porter de jugement téméraire, je crois bien qu’en semblable circonstance elle n’eût point fait tant de façons. Elle s’étonnait, je le voyais bien parfois. Notre vie était pour elle une énigme insoluble. Quand elle était là au moment où Gustave prenait congé de moi pour gagner son pavillon solitaire, elle nous lançait de longs regards sournois. Qui sait si plus d’un lecteur ne partagera pas le charitable étonnement de cette bonne fille ? D’après la manière dont je me suis peinte moi-même dans ces souvenirs, étais-je donc de celles qui résistent à l’homme aimé ? Étais-je de ce monde où la faute est un désastre et un naufrage ? Moi, la prisonnière de Saint-Lazare ; moi, l’ancienne sage-femme ? Avais-je ces principes religieux, enracinés fermement, qui sont la première et la plus sainte des sauvegardes ? Belle égide, celle-là ! fier palladium ! mais qu’on a vu parfois insuffisant contre les magiques talismans de la passion. Étais-je insensible ? Étais-je défiante ? Rien de tout cela, non. Je n’étais pas défiante. Si j’avais pu croire un seul instant que Gustave fût assez lâche pour donner prétexte à la défiance, j’aurais cessé de l’aimer sur l’heure. Non, je n’étais pas insensible. Tout mon cœur s’élançait vers lui. Non, je ne sacrifiais pas à la crainte du monde. La pensée de braver le monde ne me plaît pas ; mais je n’étais pas du monde, et d’ailleurs le monde était si loin de nous ! Non encore, malheureusement non, je ne puis me targuer d’avoir eu en ce temps ce bouclier de la religion, qui n’est pas invincible, quoiqu’il soit le meilleur de tous. J’avais la foi, le respect, la tendance, mais, de ce côté, rien ne m’arrêtait. Je m’explique d’un mot : je ne croyais pas que Dieu fût entre Gustave et moi. J’aurais pris sans scrupule Dieu lui-même à témoin de notre mystérieuse union. Qu’y avait-il donc entre nos deux amours également sincères, également impatients ? Qu’y avait-il, si ce n’était pas le sommeil de mes sens ? si ce n’était pas la défiance ? si ce n’était pas la frayeur du monde ? Et si ce n’était pas la crainte de Dieu ? Il y avait moi. Moi seule, dirai-je comme Médée. Il y avait mon amour lui-même, si solide et si grand, que je m’y sentais à l’abri comme en une forteresse. Je pouvais souffrir, je ne pouvais pas tomber. C’est ici la plus haute volonté que j’aie eue en ma vie. Jugez-moi, lecteur, comme il vous plaira, trop hardie et trop savante pour une jeune fille, trop cuirassée pour une amante, il m’importe peu. Ceci touche de trop près à mon cœur pour que j’accepte une autre juridiction que ma conscience…
Nous vivions dans une retraite absolue. Aucun écho de Paris n’arrivait jusqu’à nous. Je ne m’étonnais pas de ne point recevoir de lettres, puisque personne parmi ceux qui auraient pu m’écrire ne savait où me prendre, mais je ne pouvais m’empêcher de trouver étrange le silence de Gustave lui-même. Il sortait beaucoup plus que moi ; il allait à Naples presque tous les jours, quoiqu’il eût donné notre adresse à la poste pour qu’on lui envoyât par exprès toute lettre des États-Unis. Or, quoi qu’on dise sur la prétendue muraille chinoise qui entoure politiquement le royaume des Deux-Siciles, les journaux étrangers abondent à Naples. Gustave n’en avait-il jamais ouvert un seul depuis notre arrivée ? C’est ce qu’il prétendait, quand je l’interrogeais.
– Te voilà ici, près de moi, Suzanne, me disait-il, qu’ai-je à m’occuper d’autre chose ? Pourquoi m’inquiéterais-je des lieux où tu n’es plus ? Ma patrie, c’est l’air qui t’entoure et que tu respires. Je ne vois rien au-delà : pour moi, ce qui n’est pas toi n’est rien.
Il mentait peut-être par omission, mon Gustave, mais son affirmation était vraie. Il m’aimait comme cela. J’en étais si heureuse, que l’engourdissement du bonheur me prenait. Je m’étonnais presque d’avoir gardé des regrets et des souvenirs. Je m’accusais de ne pas aimer aussi bien que Gustave. Je ne demandais plus rien depuis longtemps, lorsqu’un beau jour il m’apporta un numéro du Journal des Débats. Je me jetai dans ses bras comme s’il m’eût fait mon cadeau de noces. Cette double feuille, lourdement imprimée, me donna comme un éblouissement. Quand je touchai ce dur papier, mon cœur battit. C’était la France, pour moi, et je n’ai point de mère.
À la première ligne de ce journal, – papier gris, maculé d’encre, – était le mot : Paris. Il avait pour moi des rayons, ce mot ! Avais-je donc été si heureuse à Paris ? N’était-ce pas à Paris que j’avais tant souffert ? J’oubliais les larmes : je ne me souvenais que des sourires. Paris ! mon Paris adoré ! Je crois que j’approchai le vilain journal de mes lèvres.
Ce que je cherchai d’abord, ce fut l’article tribunaux, car la pensée de ma pauvre Eugénie ne m’avait pas quittée un seul instant. Mes sentiments ont tous cette ténacité. Je n’oublie rien, sauf parfois le mal. À l’article des tribunaux, je trouvai l’histoire d’un mari étranglé par sa femme, et l’histoire d’une vieille dame coupée en petits morceaux par son neveu : c’est le pain quotidien. Il y avait en outre l’anecdote facétieuse et célèbre d’un portier faisant mourir de chagrin un de ses locataires, officier de la grande armée. Il y avait enfin l’aventure du petit vagabond bien gentil qui est réclamé par un cordonnier généreux. Ces quatre motifs principaux, susceptibles de variations nombreuses, ont fait la fortune de la Gazette des Tribunaux. Nous sommes le peuple le plus spirituel de l’univers. Pas un mot de l’affaire d’Eugénie. Je respirai. Il me sembla qu’Eugénie était sauvée, puisque ce journal ne parlait point d’elle.
Je gardais vaguement mémoire du petit incident de l’hôtel de Nevers : le journal disparu. Si j’avais désiré si ardemment d’avoir un journal français, c’est que j’avais l’idée que tous les journaux français devaient parler d’Eugénie. Celui-là était, certes, pris au hasard ! Pourquoi n’aurait-il pas parlé d’Eugénie, si son affaire occupait Paris ? La presse est un écho si fidèle !
Je fus contente et rassurée. Je ne songeai même pas à demander d’autres nouvelles. N’est-ce pas peut-être que les gens heureux ne cherchent qu’un prétexte pour s’endormir dans leur bonheur ? Dès qu’ils l’ont, le prétexte, ils l’opposent victorieusement à leur conscience. Et le doute, déclaré ennemi, est chassé chaque fois qu’il se présente au seuil du cœur.
Pendant les absences de Gustave, j’écrivais. Je composais une sorte de journal que je comptais adresser à Eugénie. Le lendemain de ce jour où j’avais lu les Débats, je lui fis une véritable lettre que j’adressai à la prison de Saint-Lazare. Je la priais de me répondre poste restante à Naples. Gustave devait prendre ma lettre dans sa visite quotidienne aux bureaux de la poste.
Ce fait donne la mesure de ma confiance.
Gustave ne me cachait point les messages qu’il recevait de New-York. Il en venait assez souvent. Chaque lettre était numérotée, pour qu’on pût établir la note du sollicitor. Il y avait dans chaque lettre trois lignes ainsi conçues : « Cher monsieur, l’affaire suit régulièrement. J’ai pris bonne note de votre estimable du… Je m’en réfère pour le surplus à la mienne du… Saluts choisis. ». »
Ces odieuses lettres américaines se suivaient et se ressemblaient, sur papier bleu, vergé, enfermé dans de lourdes enveloppes carrées. Leur vue seule me donnait mal aux nerfs. L’Américain, Anglais perfectionné, trouve moyen de faire toute chose d’une manière plus riche, plus pesante, plus gauche, plus glaciale que l’Anglais lui-même.
Gustave me disait toujours : – Tu vois bien que l’affaire marche… Ce n’est qu’une question de temps… Mais il pâlissait. Ses yeux avaient je ne sais quelles lueurs sombres. Il me semblait que ses joues étaient plus creuses. Son joyeux appétit avait disparu. Nous nous asseyions tous deux à notre table pour voir défiler les mets qui s’en allaient en proie à notre bonne fille de Bari. C’est un proverbe menteur celui qui dit : On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. On vit d’amour.
Notre brave servante Costanza avait probablement le cœur libre, car elle dévorait avec une conscience admirable tout ce qui était préparé pour nous. Rien ne se perdait.
Gustave, cependant, devenait triste. Je sentais naître en moi une humeur querelleuse. Pour un mot, je me retirais tout en larmes. C’était là un grand changement, car j’avais toujours été citée pour l’égalité de mon caractère. Costanza, l’heureuse fille, nous regardait en riant dans la barbe qu’elle avait, lorsque commençaient nos luttes intestines. Puis elle allait manger.
Mais les querelles ne sont rien. La chose terrible, c’est le raccommodement. On sait quel est le dénoûment ordinaire du dépit amoureux. Je craignais cela comme le feu. On eût dit, au contraire, que mon parrain se fâchait tout exprès pour arriver au raccommodement. C’était le soir, toujours, dans la tonnelle qui donnait sur la plage. Nous arrivions là, boudeurs ou courroucés, et je ne sais comment nos voix peu à peu s’adoucissaient, nos yeux devenaient humides ; Gustave glissait à genoux ; mes mains s’égaraient dans ses cheveux. Que me disait-il ? Sont-ce de vraies paroles ? Quand on veut les écrire, c’est comme si l’on essayait d’enfermer un rayon de soleil. C’est le cœur qui chante. Répéteriez-vous ce que dit la tourterelle au renouveau du printemps ? Cela ne se dit pas. Aurions-nous pu fixer la brise embaumée qui venait rafraîchir nos fronts ? Rayons, parfums, chansons d’amour, douces et fugitives choses ! Enthousiasme des sens, ivresse du cœur, belles flammes qui brillent un instant et ne laissent rien après elles, pas même des cendres !… Non, ce ne sont pas de vraies paroles. La langue humaine, à ces heures, grandit en s’épurant jusqu’à l’éloquence céleste. Je me souviens bien mieux de nos silences. Quand tout était dit, tout ce qui peut se dire, quand nos lèvres se fatiguaient de répéter ce mot qui est, lui seul, tout le langage des jeunes tendresses : Je t’aime ! je t’aime ! nous nous taisions. Le vent parlait pour nous, caressant la cime des platanes. La mer répondait, caressant l’or aplani des grèves. L’horizon souriait derrière son voile de pourpre. Sourires, caresses, calme délicieux, ravissements de ces contrées où revit le paradis, tout nous disait : bonheur. Il n’y avait qu’amour dans l’air et sur la terre. Tous ces murmures venaient comme de voluptueux baisers à notre oreille. Le sommeil apporte parfois de ces rêves où l’être entier semble se baigner en des langueurs divines. J’écoutais le souffle oppressé de Gustave. Combien de fois je sentis ses larmes brûlantes tomber goutte à goutte sur mes mains. Je vous le dis, c’était un supplice où passaient, comme d’ardentes lueurs, les joies devinées du ciel. Un matin, je dis à Gustave : – Tu es malheureux, et je souffre… Nous avons agi comme des enfants ou comme des fous… nous nous sommes fait une situation impossible… Je sens qu’ici je perdrais la raison : je veux fuir.
Je vis qu’il changeait de couleur et qu’il tremblait. Moi-même j’avais peine à parler. Mon cœur se révoltait contre ma raison. Je sentais que le moindre mot ferait chanceler ma résolution. Gustave n’en savait qu’un.
– Tu ne m’aimes pas, Suzanne, dit-il ; tu songes à me quitter !
Ma pensée n’avait pas été jusque-là, non. Je sentis mon cœur se déchirer, parce que l’idée de la séparation nécessaire me vint à ce moment, et me vint par Gustave lui-même.
– Écoute, mon parrain, m’écriai-je, lui donnant ce nom pour me cramponner à quelque chose qui ne fût pas notre mortel amour, il faut avoir pitié de toi et de moi… Ces nouvelles d’Amérique peuvent tarder encore… Nous sommes à bout de courage… Il semble que la vie se retire de nous… Je ne peux plus, je ne veux plus continuer ce jeu cruel… – Ah !… dit-il avec un pâle sourire, tu t’aperçois donc bien que tu me fais mourir !… Et que je meurs avec toi, mon pauvre Gustave…
Je voulus lui prendre la main. Il la retira violemment.
– Tu ne m’aimes pas ! répéta-t-il, selon cet éternel radotage d’amour.
Je saisis de force la main qu’il me refusait, et je lui dis : L’heure où je me séparerai de toi, Gustave, sera la plus douloureuse de toutes celles qui composeront mon existence… Je n’y songe pas sans avoir d’avance l’âme meurtrie et navrée… Mais il le faut… ; je me sens capable de souffrir quelques jours encore… Je donne jusqu’à la fin du mois aux nouvelles d’Amérique pour venir… et j’espère qu’elles viendront… car Dieu est bon, et Dieu nous voit… Mais si, à la fin du mois, elles ne sont pas venues, je quitterai cette maison… – Et tu retourneras en France ? m’interrompit Gustave. – Non… Je ne veux pas rentrer en France… Les raisons qui m’en ont chassée subsistent toujours…
Je me souviens que le rouge lui monta au front quand je prononçai ces paroles. Mais je ne fis même pas effort pour deviner la cause de ce trouble subit. Je continuai :
– En Italie, comme chez nous, il y a des couvents où une femme peut se retirer temporairement… Je ferai choix d’une semblable retraite… et quand les pièces nécessaires à notre mariage seront arrivées…
Il arracha une seconde fois sa main d’entre les miennes et s’éloigna précipitamment. Ce jour-là, il me laissa m’asseoir à la table toute seule. Mais il revint le soir, les cheveux en désordre, les traits décomposés. Il se laissa tomber à mes genoux. Il m’adora comme une madone. Dieu sait que nous étions meilleurs amis que jamais ! Si bons amis, que ma résolution de fuir à la fin du mois me parut dès lors tout à fait insuffisante.
Je dus songer au moyen de rompre l’énervante monotonie de notre solitude. Nous n’avions rien vu encore des merveilles historiques ou naturelles accumulées aux environs de Naples. Je manifestai le désir de tout visiter. Gustave fut ravi. Dans ces excursions, ne devions-nous pas toujours être ensemble ? Dès le lendemain, nous quittâmes la maisonnette pour nous rendre au mont Vésuve et faire le tour du cratère.
Quand nous descendîmes de voiture à Resina pour prendre nos porteurs, je me souviens qu’il y avait devant nous une famille anglaise, composée du père, du fils et de trois jeunes demoiselles, haut montées sur jambes, qui ressemblaient de loin à nos hérons drapés dans des châles tartans à carreaux bleu de ciel et rose vif.
Qu’on ne m’accuse pas de poursuivre les Anglais : c’étaient bien plutôt les Anglais qui me poursuivaient. Je subissais du reste le sort commun. Les Anglais encombrent littéralement l’Italie. De Venise à Païenne, de Tarente à Milan, les oreilles du touriste sont incessamment offensées par leur prodigieux ramage.
Nos trois miss à longues jambes avaient ce pas viril et bondissant des vierges d’Albion. Il semblait que leurs larges pieds de palmipèdes eussent des semelles en caoutchouc. Elles allaient toutes trois à la file, coiffées de chapeaux de paille à rubans écossais où toutes les couleurs, bizarrement réunies, blasphémaient contre le bon goût avec tout le sans-gêne britannique. Chacune d’elles portait au cou un petit sac de voyage en cuir verni qui pendait à une chaîne d’argent. Elles avaient en outre à la main une palette à herboriser, et leur ceinture soutenait de mignons marteaux de géologues. La plus âgée pouvait avoir dix-huit ans. Elles emmanchaient à leurs corps disgracieux et fluets de charmantes têtes blondes, souriantes, pleines, ingénues.
À dix pas en arrière, venait le fils. Le fils portait encore le costume du premier âge : une veste ronde et une casquette. Il avait avec cela la taille d’un carabinier : il était si long et si effilé, ce jeune boy, que vous eussiez dit une ficelle.
À dix pas derrière le boy, venait le dad, – le père, chef souverain de cette intéressante famille. Le dad pouvait bien avoir cinquante-cinq ans. Son visage était rouge et rugueux comme la crête d’un dindon. On y remarquait un nez de forme tuberculeuse, accusant l’habitude invétérée de trop bien vivre. C’était tout : les yeux disparaissaient sous deux touffes de cils blancs et jaunes. La bouche, mignonne et délicate comme une bouche de fillette, se cachait entre deux forêts de favoris. Le dad était moins grand que sa postérité, mais il était plus large. Ses grosses épaules faisaient craquer une veste de nankin ouverte sur le devant pour laisser passer un ventre nettement dessiné, comme une moitié de sphère. Pour porter ce ventre, le dad avait deux petites jambes assez délicatement tournées.
Son fils et lui tenaient en main, comme les trois demoiselles, la palette à herboriser ; le sac de cuir verni et le marteau de géologue étaient à leur place. De plus, ils étaient munis chacun d’une paire de pistolets à trois coups, afin de se défendre contre les brigands qui infestent les grandes routes de l’Italie. C’était le dad qui réglait despotiquement l’enthousiasme de la famille. Il ne s’adressait jamais aux trois miss. Quand il jugeait à propos d’appeler l’attention générale sur un objet quelconque, il s’arrêtait, ôtait avec méthode ses lunettes de leur étui, les posait sur le nez bulbeux précédemment décrit, et disait en français : – Tony, véné voar ! Aussitôt Tony tendait son cou d’ibis blanc, orné d’une toute petite collerette à la Colin et répondait : – Yes, daddy !
Le dad, le boy et les trois miss rapportèrent de cette excursion une grande quantité d’herbages. Leurs sacs de cuir verni furent en outre remplis de fragments de lave, de terres et de petites pierres. C’était une bonne journée.
Gustave et moi, nous mangeâmes au retour, pour la première fois depuis bien longtemps. Je m’applaudis d’avoir inventé ces promenades.
Le jour suivant, nous partîmes de meilleure heure encore. Nous avions fait dessein de passer la journée dans les fouilles de Pompeï. Comme nous arrivions à Torre dell’Annunziata, nous vîmes venir à nous un fiacre de taille inusitée. Ce fiacre s’arrêta derrière notre voiture et s’ouvrit. Il en sortit les trois miss, ornées comme il est dit ci-dessus, le boy, puis le dad. Ils avaient le même accoutrement que la veille, sauf les pistolets et la palette à herboriser. Le dad avait une longue-vue en bandoulière. Il l’ouvrit et vint se camper sur la plage. Après avoir mis sa lunette au point, il la braqua sur le cap Misène et les îles, de l’autre côté du golfe. Puis il dit : « Tony ! véné voar ! » Le long jeune homme braqua la lunette à son tour et dit : « J’été étonné fotémenté ! » Les trois miss jetèrent aussitôt toutes ensemble un court et singulier aboiement. Mais on ne leur permit pas de regarder dans la lorgnette. Le dad la referma gravement et la remit en bandoulière.
Instruite par mon expérience de la veille, je persuadai Gustave de se séparer du dad et de ses enfants dès que nous fûmes descendus dans l’enceinte de la ville décédée. Je n’étais pas venue à Pompeï pour étudier les mœurs de la Grande-Bretagne. Je pus voir seulement qu’ils emmenaient un guide ou cicérone et qu’ils avaient tous les cinq à la main d’énormes calepins pour fixer sur le papier leurs impressions et leurs conquêtes historiques.
Ce sont de véritables savants que ces guides de Pompeï. Le nôtre possédait réellement des connaissances archéologiques fort distinguées. Grâce à lui, la ville morte ressuscita pour nous. Il y avait des instants où l’illusion était si frappante, que nous nous attendions presque à voir quelque sujet de l’empereur Vespasien, contemporain des deux Pline, de Tacite et de Juvénal, errer dans ces rues droites, où reste marquée encore la trace du dernier char qui la traversa, monter ou descendre le perron, passer dans les froids vestibules pour entrer dans l’atrium silencieux.
Nous allions, tantôt écoutant le cicérone, tantôt emportés par nos propres méditations. Nous n’apercevions plus la famille anglaise, mais, de temps en temps, l’écho des souterrains nous apportait le son lointain d’une voix creuse et rauque qui disait : – « Tony ! véné voar ! »
– Ce sont ces gens-là, nous dit notre guide, qui sont cause que les meubles et objets d’art ont été transportés au musée de Naples. Il aurait fallu une armée pour défendre contre leurs déprédations nos statuettes, nos urnes, nos amphores… Vous avez entendu parler de cet Anglais, surpris à Rome, au moment où il essayait de casser avec son marteau de poche un petit morceau de la Vénus Anadyomène… Celle histoire se répète journellement dans tous les musées d’Italie… – Mais, ne peut-on les punir ! m’écriai-je. – Quand on les prend sur le fait, me répondit le guide, ils se plaignent à leur ambassadeur, qui les fait relâcher… Dans ces cas-là, les journaux anglais disent que le pape est un coquin… Quelque orateur de la Chambre des Communes prononce un discours pour demander jusques à quand la grande prostituée s’asseoira sur les sept collines… Les Anglais aiment l’Italie si tendrement qu’ils finiront bien par la mettre dans leur poche…
Nous restâmes huit heures dans cette nécropole, que notre guide nous fit traverser dans tous les sens, depuis la villa de Diomèdes, située à l’extrémité sud-ouest, jusqu’à l’amphithéâtre, qui termine la ville du côté de Nocera ; mais vous trouverez partout la description de Pompeï, de ses temples, de sa basilique, de ses auberges, de ses boutiques, de ses gymnases et de ses tribunaux, bien autrement exacte que je ne pourrais vous la faire avec la meilleure volonté du monde.
Après Pompeï, ce fut le tour d’Herculanum ; puis nous visitâmes les îles. Le temps passait, rien ne venait des États-Unis. Tous les deux ou trois jours, nous trouvions une lettre du sollicitor, à la maison, mais c’était toujours la même lettre.
À mesure que la fin du mois avançait, je voyais que Gustave s’observait davantage, espérant peut-être me faire changer de résolution. Vous eussiez dit qu’il craignait maintenant le tête-à-tête autant et plus que moi. Il poussait aux voyages, aux excursions, aux distractions de toute sorte. Il n’eût pas mieux fait si notre campagne avait eu pour objet exclusif d’explorer à fond les environs de Naples. Il était gai, ou du moins il faisait tout son possible pour le paraître. Il avait l’esprit libre, au point de m’impatienter souvent par ses plaisanteries inopportunes. Ce n’était pas trop son caractère d’être plaisant hors de propos. Si j’avais réfléchi, j’aurais pris sans doute de la méfiance. Mais il s’agissait bien de méfiance ! J’étais tout uniment désolée. Je regrettais mes peines, mes terreurs, mes dangers. Depuis que j’avais le repos, il me paraissait que ma fièvre passée était le paradis. Comment Gustave s’était-il fait sage si vite ? Pourquoi tout ce brûlant amour de la première quinzaine s’était-il changé subitement en froide amitié ? Oh ! certes, je ne pouvais plus rien reprocher à mon parrain : ni larmes, ni rêveries, ni colères folles, ni retours passionnés. Il y avait calme plat dans notre union. Au retour de nos excursions, il me baisait la main avec un sourire tranquille et me disait : – « Ma Suzanne, cela ne vaut-il pas mieux que de souffrir ? » C’était pourtant moi qui avais inventé le remède ! Et voilà qu’il se targuait de la cure ! Oh ! non ! mille fois non, cela ne valait pas mieux.
Si je ne fis pas comme autrefois Gustave, si je n’entamai pas à mon tour les mille variations de ce thème : Tu ne m’aimes plus, c’est que j’avais ma fierté. Quel biais prendre ? J’avais exigé la sagesse, on était sage : quel prétexte de me plaindre ? Je préférai me fâcher sourdement et profondément. J’amassai en moi tout un trésor de ces puériles rancunes qui se massent, qui se bourrent dans un cœur comme la charge, composée de petits grains de poudre, – dans le canon d’un fusil, et qui font de même explosion au moindre choc. Je me disais : s’il a cessé de m’aimer, qu’il ne voie point saigner ma blessure ; si, au contraire, c’est un jeu cruel, prouvons-lui qu’il a compté sans ma patience et sans ma fermeté. Et je m’endurcissais. Je présentais mon front serein à son baiser du soir. Le matin, il me trouvait toujours gaie et prête à partir pour une campagne nouvelle.
Je suis bien sûre qu’il était absolument dans la même situation que moi, et que mes sourires le mettaient à la torture.
– À quoi bon le couvent, désormais ? me demandais-je parfois. Hélas ! pauvre Gustave ! c’était là précisément qu’il avait voulu en venir. Il n’avait d’autre but que de me suggérer cette bonne pensée : l’inutilité du couvent, et, par conséquent, de la séparation. Mais cette question, je ne la faisais qu’à moi-même. C’était mon secret, mon grand secret. J’aurais brisé mon cœur si je l’avais cru capable de me trahir. Et la réponse à cette question n’était point telle que la pouvait désirer mon parrain. C’était, en effet, ma rancune qui répondait. Et voici ce qu’elle disait, ma rancune :
– Il faut un dénoûment à cette comédie qui fera peut-être mon malheur, mais qui me laissera du moins le repos de ma conscience. J’ai annoncé mon départ, je ne reculerai pas… Si Gustave m’aime, il viendra me chercher au couvent… S’il a changé, pourquoi lui imposerai-je ma présence comme une gêne… Je ne veux pas être la femme de Gustave que si Gustave m’a gardé tout son amour…
Trois jours avant la fin du mois, je dis à Gustave : – Je vais sortir seule aujourd’hui.
Il s’attendait à cela, car il me demanda doucement : – Pourquoi faire, ma Suzanne ?
Je trouvai son calme offensant. Il pâlit bien un peu, mais pas assez. J’avais espéré qu’il changerait de couleur.
– Pour chercher un couvent et faire mes conditions, répondis-je.
Il tourna la tête et dit d’un ton léger : – Ah ! tu n’as donc pas renoncé à l’idée du couvent ?
Il jouait son rôle. Il avait son idée. Mais, grand Dieu ! que j’eus contre lui, en ce moment, un furieux mouvement de haine ! Si j’avais été homme, je l’aurais souffleté. Je me mis à chanter, tout comme une grisette en querelle avec son amoureux. Je pris mon écharpe et mon chapeau.
– Tu ne veux pas que je te conduise à Naples ? me demanda Gustave. – Il n’est pas besoin, répondis-je.
Et je sortis. Gustave courut après moi.
– Tu es fâchée !… murmura-t-il. – Par exemple ! m’écriai-je ; pourquoi donc serais-je fâchée ? – Tu ne m’as pas embrassé…
Je lui tendis mon front, et je tournai le dos lestement. Je sentais en marchant que son regard était sur moi.
J’allais exprès d’un pas vif et léger. Je ne me retournai pas une seule fois. Il y aurait un étrange livre à faire avec les petites méchancetés de l’amour. Car ce qui me soutenait, voulez-vous le savoir ? c’était la pensée que Gustave me suivait des yeux en pleurant. Je restai absente tout le jour. Je convins avec la supérieure de Sainte-Marie-de-la-Visitation, sous Capodimonte, d’entrer dans son couvent le samedi suivant. Nous étions au mercredi.
Au retour, je trouvai Gustave qui venait au devant de moi sur la route. Il s’informa tendrement de ce que j’avais fait : je lui répondis en peu de mots.
– Tu ne me demandes pas l’emploi de ma journée, Suzanne, me dit-il ensuite.
J’avais pris cette résolution de ne pas même lui donner la joie de voir mon dépit. Je répliquai avec douceur : – Tu ne m’en as pas laissé le temps, mon parrain… Qu’as-tu fait en mon absence ? – Tu ne devines pas, Suzanne ? – Non, je ne devine pas. – Ces derniers jours sont à moi ; tu me les as donnés ; tu n’as pas le droit de me les reprendre. Penses-tu donc que j’aie pu rester si longtemps sans te voir ?
Ceci rentrait dans le ton de nos anciens entretiens. Il y avait pour le moins deux semaines que Gustave ne m’avait parlé de la sorte.
Un moyen bien simple de provoquer une explication se présentait. Il suffisait, pour cela, de feindre l’étonnement ou de laisser tomber une parole de reproche. Je ne fis ni l’un ni l’autre. Je ne voulais pas d’explication. Mon cœur battait, c’est vrai, mais je réprimai les battements de mon cœur. Voyant que je ne parlais point, Gustave poursuivit tristement : – Je suis parti derrière toi, Suzanne… J’ai été, moi aussi, à Naples. – Ah ! fis-je avec indifférence.
Il baissa les yeux. Que j’aurais voulu me jeter à son cou ! Je ne l’avais jamais tant aimé qu’à cette heure où je le torturais à plaisir. Sa voix avait des larmes, tandis qu’il reprenait : Je sais la retraite que tu as choisie, Suzanne… Jusqu’au dernier moment, j’ai douté… j’ai espéré… – Qu’as-tu espéré, mon parrain ?
Nous arrivions à la maison. Il me prit la main. Les siennes étaient glacées.
– Suzanne, me dit-il, si je croyais que nous ne nous entendons plus, rien ne me forcerait à vivre… tu étais mon dernier espoir.
Je serrai sa main légèrement. Je n’étais pas encore assez vengée. Ce soir-là Gustave se retira le premier. Il était réellement malade. Dès que je fus seule dans ma chambre, je fondis en larmes. Il me faudrait des siècles d’existence pour oublier cette nuit, – nuit tranquille et claire, au dehors comme au dedans, belle nuit, bercée par le murmure de la mer, et dont aucun orage ne vint troubler le calme profond.
Il était dix heures du soir, quand je me jetai tout habillée sur mon lit. J’essayai d’abord de m’endormir. Les pleurs sont parfois somnifères ; mais ce sont les pleurs qui suivent les grandes batailles perdues, les pleurs de l’affaissement découragé. Ceux-là, en effet, endorment. Les miens brûlaient mes yeux comme un feu. C’était la fièvre qui jaillissait sous mes paupières. J’étouffais. Mille inquiétudes me couraient par le corps. À onze heures, je sautai en bas de mon lit. Je crois que je serais morte, si j’étais restée une minute de plus dans ce brasier. J’allai m’accouder à ma fenêtre.
Il y avait encore de la lumière aux croisées de Gustave, dans le pavillon, au bout du jardin. Je me souviens que je dis tout haut : – C’est la dernière nuit que je souffre ici !
Je n’avais pas du tout réfléchi à cela. Bien des gens me comprendront quand je dirai qu’il y a des paroles qui n’expriment pas la pensée actuelle, mais la nécessité même de la situation. La bouche les prononce avant que la conscience les ait dictées. Cela est si vrai qu’elles étonnent celui qui les prononce. On tressaille comme si une voix mystérieuse laissait tomber dans l’ombre un conseil, une menace ou un arrêt. C’était un arrêt. Je le sentis et je me pris à dire adieu dans mon cœur à tous les objets qui m’entouraient. Il n’y avait qu’un mois que j’étais là. Il me semblait que j’y avais passé la plus chère part de ma vie. Pauvre jardinet, où si souvent nous avions erré, poursuivant ces silencieuses causeries où deux cœurs se parlent sans le secours de la bouche muette ! Belle petite chambre, d’où j’apercevais, à travers mes rideaux, la lampe de mon Gustave ! Blanche couchette où tant de fois j’avais vu s’allumer, à l’autel de la Vierge, la riante rangée de cierges bénis éclairant tous ces visages amis qui devaient sourire à nos noces ! Horizons purs, brise parfumée, douce chanson de la mer ! N’y avait-il qu’un mois ? En un mois, peut-on si bien chérir une patrie ?…
Minuit sonna aux pendules de la maison. Le son des timbres me piquait le tympan. Je me pressais les tempes à deux mains. Quand la lampe de Gustave s’éteignit ce fut comme une mort. Il me sembla que j’étais plus seule et plus délaissée. Je tombai sur un siège. Un égarement sombre et silencieux me prenait. J’avais ce rêve et je le suivais avec une dévorante passion : Je me voyais sortir de ma chambre, longer le corridor, ouvrir ma porte et descendre les trois marches du petit perron. Où allais-je ainsi ? Je n’allais pas au hasard. Je savais où j’allais. Mon pas était ivre ; mais je suivais tout droit ma route. J’allais au pavillon de Gustave. Je frappais, il m’ouvrait, il reculait à ma vue. Il me prenait pour folle, et moi je lui souriais, disant : – Mon mari, je viens ici, moi, ta femme. Gustave étendait ses deux bras pour me saisir et m’emporter… Ce fut le réveil.
Au réveil, je me dis, au lieu de repousser la fiévreuse chimère : – Cela devrait être ainsi…, Puis j’eus le remords de la faute non commise. Je me méprisai moi-même. Je m’exhortai à fuir seule, dès cette nuit et sur l’heure. Puis encore, je me révoltai. Il y eut en moi une de ces luttes turbulentes qui finissent par le délire.
Je me levai. Je fis un pas vers la porte de ma chambre. Était-ce pour fuir ? était-ce pour me rendre auprès de Gustave ? Je ne sais. Je sais que mon transport souriait à cette théâtrale vision d’une femme, qui était moi, et qui se présentait tout pâle, échevelée, demi-nue, demi-morte, à l’époux, en lui disant : Me voici.
Je franchis le corridor en chancelant ; comme dans le rêve ; je descendis les marches du perron en me tenant à la rampe de pierre. Je pris la première allée qui se trouva devant moi. L’allée conduisait droit à notre tonnelle. Je m’assis sur le banc. J’étais épuisée. J’ignore combien de temps je restai là toute seule. Mes idées se mêlaient, de plus en plus confuses. Je me souviens vaguement que je vis cette femme, – la femme de Gustave, – la comédienne, – ivre de rage comme à l’heure où elle avait voulu me tuer. Elle me parlait, et mes pieds lourds ne pouvaient fuir pour me soustraire à ses menaces. Elle me montrait d’un doigt railleur Gustave qui était de l’autre côté d’une rivière ; elle semblait me défier de l’atteindre. Puis, c’était Eugénie en deuil. Je lui voyais la figure blême et des cheveux blancs à l’entour. Ses lèvres remuaient lentement, sa parole était comme une lointaine harmonie où il n’y a point de mots distincts.
Vers deux heures du matin, j’entendis un pas irrégulier et lent dans les allées du jardin. Cela entra dans mon rêve : j’imaginai quelque chose de bizarre : le prince Maxime venait me chercher de la part d’Eugénie. Le pas approchait. Je vis une ombre à l’entrée du berceau et j’entendis un grand cri. Ce n’était pas le prince Maxime. Mon pauvre Gustave, agité comme moi, avait cherché vainement le sommeil. Comme moi, la fièvre le chassait hors de sa couche. Il voulut s’asseoir auprès de moi : tous les soirs c’était ainsi ; mais la maladive fantaisie qui était en moi venait de tourner. Je repoussai Gustave avec une sorte d’horreur. Je me mis droite et ferme sur mes pieds.
– Cette maison, dis-je d’un accent impérieux, n’est pas bonne pour nous. Je la hais. L’air que j’y respire m’empoisonne… Demain, au point du jour, je veux la quitter pour n’y rentrer jamais… – Vous êtes bien changée, Suzanne… murmura-t-il ; vous souffrez ?… – Qu’importe cela ! m’écriai-je, laissant éclater ma voix dans le grand silence qui nous entourait ; je ne souffrirai pas longtemps… trois jours… samedi, je serai libre ! – Si vous voulez être libre avant samedi, Suzanne, prononça mon parrain d’une voix brisée, je n’ai aucun droit sur vous.
Mon cœur allait au sien et m’entraînait. – Je résistais avec une farouche énergie.
J’ai longtemps hésité avant d’entrer dans ces détails, qui sont la vérité même et qui ressemblent à un caprice. J’irai jusqu’au bout.
Les dernières paroles de Gustave n’étaient rien autre chose qu’un cri de détresse suprême. Je le savais, je le sentais. Je les pris au pied de la lettre avec une mauvaise foi dont j’avais la pleine conscience.
– Tout est donc fini entre nous ! m’écriai je sèchement ; vous me proposez une rupture, Gustave, et je l’accepte.
Sur l’honneur, je serais morte, s’il avait dit : Soit. Mais il se jeta haletant à mes pieds.
– Suzanne ! Suzanne ! s’écria-t-il, éclairant d’un mot notre double maladie ; nous sommes fous !… je le jure que nous sommes fous !… Nous avons accepté un fardeau trop lourd !… Suzanne, tu m’aimes, mon cœur me le crie ! Suzanne, je voudrais mourir pour te prouver mon adoration… Suzanne, aie pitié de moi, aie pitié de toi !…
Il se traînait sur les genoux, car j’essayais de m’éloigner. Ma tête tournait. Je ne pourrais pas dire quelle bizarre volonté me soutenait. J’étais implacable moi-même. Je répondis avec une netteté d’expression qui m’étonna : – Vous avez raison, mon parrain : nous avons accepté une charge trop lourde… Mais vous vous trompez : je ne suis pas folle… C’est parce que le fardeau est trop pesant que je veux m’en délivrer… Je vous reverrai le jour où je serai votre femme, sinon, je ne vous reverrai jamais !
Je regagnai ma chambre en lui défendant de me suivre. Là, j’essayai de prier. Mais je ne pus que vous accuser, Seigneur !… Oh ! que je l’aimais, mon Dieu ! comme mon cœur s’usait en ces luttes navrantes, mon pauvre cœur qui était à lui sans partage ! Et combien de jours jeunes, ardents, propices au bonheur, dépense-t-on dans l’agonie d’une pareille nuit !
Aux premiers rayons de l’aube, je m’endormis d’un sommeil lourd et plein de secousses. Je m’éveillai, la tête vide, l’esprit stupéfié. Le souvenir de ce qui s’était passé cette nuit m’entourait comme les vagues ressentiments d’un cauchemar. Je fus du temps avant d’essayer même d’y faire la lumière. Qu’avais-je fait ? Pourquoi tout cela ? Quelle raison donner à ces violences, à ces duretés, à tout ce faisceau d’actes de démence ? Gustave avait dit : Nous sommes fous. C’était la seule excuse possible.
L’engourdissement avait succédé à la fièvre. Je me regardais en dedans avec une sorte d’étonnement hébété. J’avais envie de me dire à moi-même : Tu mens ! Je me trouvais invraisemblable.
Il était l’heure du déjeuner. Que faire, après ce qui s’était passé ? Je descendis, le cœur tout tremblant. Gustave était là déjà. Il m’attendait. Nous échangeâmes un regard où il y avait des deux côtés tant de timidité et tant de honte, qu’un tiers n’eût certes pas pu s’empêcher de rire. Mais il n’y avait là que notre bonne servante de la terre de Bari. Dieu sait qu’elle ne cherchait jamais midi à quatorze heures. Elle riait rarement avant d’avoir l’estomac plein. Quand elle fut partie, au lieu de me mettre à ma place ordinaire, j’allai m’asseoir auprès de Gustave. Il eut peur. Il craignit quelque nouvelle scène d’une absurdité solennelle. Ces garçons, qui ne connaissent que les comédiennes, ne savent pas bien les vraies femmes.
Je baissai d’abord les yeux en souriant, et je lui tendis mon front comme un enfant qui veut le baiser de sa mère.
– Suzanne, mon ange chéri, murmura-t-il d’une voix qui déjà s’altérait, dois-je croire que tu vas me pardonner ? – Chut ! fis-je sans relever encore les yeux ; ne parlons pas de pardon… ceci ressemblerait à un reproche. – Moi te reprocher quelque chose, Suzanne !… – Chut ! chut ! l’interrompis-je de nouveau.
Puis je renversai ma tête à demi, relevant tout doucement mes paupières. Une larme roulait dans ses yeux. Mes yeux étaient mouillés. Je lui jetai les bras autour du cou, tout franchement. – Tu vas me quitter ?… balbutia-t-il croyant presque à un adieu. – Écoute, mon parrain, l’interrompis-je, il n’y a eu cette nuit qu’un mot sage de prononcé ; c’est toi qui l’as dit : nous sommes fous… et nous avons la folie triste… On doit mourir de cette folie-là, vois-tu…
Gustave mit la main sur son cœur et murmura : – Oui… c’est vrai, Suzanne… je crois qu’on en peut mourir. – Eh bien ! mon parrain, repris-je, tâchant de faire ma gaîté contagieuse, je ne veux pas que tu meures… Et je n’ai pas encore envie de quitter ce monde… Nous nous aimons, n’est-ce pas ? c’est prouvé désormais… Nous avons eu le malheur de mettre en action ce mot qui est le superlatif du verbe aimer : nous nous aimons à la folie.
Au lieu de sourire, il baissa les yeux.
– Ah ! m’écriai-je, si tu ne veux pas te dérider, je me fâche !
– Je te regardais cette nuit, Suzanne, dit-il, en extase. Comme tu étais belle dans ta cruauté !… Et voilà que ce matin, le sourire te fait cent fois plus belle encore…
J’éclatai de rire, moitié naturellement, moitié de parti pris.
– C’est décourageant, n’est-ce pas ? m’écriai-je. Je suis belle un peu plus chaque jour… Eh bien ! mon parrain, chaque jour aussi tu me sembles plus beau, meilleur, plus aimable… Dieu veuille que cela continue, de ton côté comme du mien, quand nous serons mariés… En attendant, le simple bon sens nous ordonne de nous séparer… – Aujourd’hui ?… – Du tout !… Crois-tu que je vais renoncer à mes derniers jours de bonheur ?… – Ah ! Suzanne, que je t’aime !… – C’est comme moi, mon parrain… et c’est l’embarras… Nous nous aimons beaucoup trop… Mais cette affaire est réglée, et nous n’avons plus à nous occuper que de bien passer nos trois jours… Cette maison me fait peur… – Tu la détestes ? – Non pas ! – Tu l’as dit… – J’ai menti… comme lorsque j’ai dit que je ne t’aimais pas… Bien au contraire, je l’aime trop : je la fuis pour cela… Elle est pleine de nous et de notre amour… Or, notre amour est chose remise… Dieu seul sait le délai. – Cela ne peut tarder maintenant, Suzanne. – Le ciel t’entende !… Mais il faut trouver le moyen de vivre trois jours sans querelles, sans larmes, sans fièvre ni délire : je ne veux plus de tout cela !
Gustave me baisa la main en disant : – Ordonne, Suzanne… Tu sais si j’aime à t’obéir.
J’étais à la réplique : j’avais ma campagne toute tracée.
– Je me sens en train de courir, répondis-je ; rien n’est bon pour nous comme de voir du pays. Nous n’avons pas le temps d’aller bien loin, mais nous avons trop de temps pour rester aux environs de Naples… Partons pour Salerne ; de Salerne, nous irons visiter les ruines de Pœstum, qui sont la merveille de l’Italie du sud… Et nos trois jours seront passés. – Trop vite passés ! soupira Gustave.
Une demi-heure après, nos malles étaient faites.
Avant l’établissement des deux petits railways de Nocera et de Capoue, on ne voyageait pas comme on voulait dans les environs de Naples. Tout ce que nous pûmes faire ce jour-là, ce fut d’aller coucher à Salerne. Mais quelle différence, grand Dieu ! et quelle mauvaise idée nous avions eue de nous confiner dans une villa ! Ces retraites sont bonnes pour les heureux. L’amour s’y cache, avare, égoïste, et ne laissant rien échapper de ses joies au dehors. Ceux qui font la dure épreuve, infligée à Jacob dans la maison de Laban, ne sauraient trop rechercher le bruit, la foule, le mouvement. Tout cela, c’est le hochet qui distrait l’enfant dans ses peines. Ne dédaignez jamais le hochet, grands enfants de tout sexe et de tout âge.
À Salerne, notre voiturin nous enseigna l’hôtel della Vittoria où nous soupâmes à table d’hôte. Nous rîmes, nous causâmes, et quand vint l’heure du repos, nous nous quittâmes, l’esprit libre, après le baiser fraternel. Je ne fis qu’un somme jusqu’au matin, et il fallut que notre voiturin vînt m’éveiller.
La journée s’annonçait chaude. De légères vapeurs voltigeaient au-dessus de la mer dans le golfe de Salerne. Le soleil se levait derrière les collines d’Evoli, quand nous reprîmes place dans la carrozza. C’était une riante et douce matinée. La route courait entre la mer et les coteaux. Nous allions au milieu d’une longue procession de paysans qui apportaient au marché les produits de leurs cultures.
Notre voiturin se retournait de temps en temps pour nous faire de petits signes d’amicale approbation.
– Pietro, lui demandai-je, dans le besoin que j’avais de bavarder ; y a-t-il beaucoup de brigands sur cette route ?
Son visage se rembrunit tout à coup.
– Il ne faut pas plaisanter avec cela, signora, me répondit-il à voix basse.
Puis, ayant fait le signe de la croix dévotement, il ajouta : – Avec la protection de la Vierge et de saint Janvier, j’espère que nous ne ferons point de mauvaise rencontre.
J’eus comme un arrière-goût de ce frisson que j’avais éprouvé jadis dans la carriole du bon petit père Macé, du bourg de Campagnolles, quand il nous montrait de loin, dans les pénombres du crépuscule, les prétendus voleurs de grand chemin qui nous guettaient le long des haies. Mais ce frisson n’avait plus le même caractère. Il y avait dedans presque autant de désir que de crainte. Je peux bien l’avouer, puisqu’il est convenu que ma pauvre cervelle était, en ce temps-là, un peu à l’envers : je nourrissais la secrète envie de rencontrer un brigand, – ou deux, – ou même davantage, un beau brigand, bien tenu, avec une plume en branche de saule pleureur, un costume noir et rouge, s’il se pouvait, et une carabine de style.
J’avais cherché vainement à Naples, sur le port et dans les rues, le dernier des lazzaroni. J’avais trouvé le macaroni assez fade et les lazagnettes huileuses. Le seul atome de couleur locale que nous eussions aperçu, c’était un joueur de vezzo de l’Abruzze citérieure. Mais Paris en est plein, et l’on peut voir la peau de bouc de leurs chaussures chez tous les daguerréotypeurs du boulevard. L’espoir suprême de mes enfantillages poétiques, c’était le brigand. J’aurais volontiers donné quelque chose à Pietro, quand il se retourna pour nous dire : « Pour trois ducats, vous auriez eu l’escorte de deux gendarmes. » On avait donc besoin de gendarmes sur cette route de Pœstum !
Nous avions passé Ponte di Cagnano. Plus de paysans menant leurs petits attelages, plus de paysannes aux poses grecques. La route traversait des campagnes désertes. Aussi loin que pouvait se porter le regard, on ne voyait ni un homme ni une cabane. Le paysage était beau, mais triste. Tout à coup, le voiturin quitta la grande route pour prendre un chemin de traverse, laissant derrière lui le village de Battaglia, qui semble habité par des spectres. Sur nos têtes, un soleil chaud, mais demi-voilé par les terribles vapeurs de cette terre maudite, nageait lourdement dans un ciel de plomb. Tout autour de nous régnait un silence, lugubre comme la paix du cimetière. Le voiturin ne parlait plus. Il poussait ses chevaux, dont les flancs haletaient. Je me pressais contre Gustave. Un poids était sur nos poitrines.
Parmi toutes ces immenses tristesses de la nature, notre gaîté s’était noyée. Nos pensées avaient repris leur cours mélancolique. Nous songions tous les deux, sans nous le dire, à l’heure si prochaine de la séparation. Quand nous parlâmes enfin, notre voiturin ne pouvait pas nous entendre, car j’avais la tête sur l’épaule de Gustave et nos bouches se touchaient presque.
– La vie est si courte, murmura-t-il le premier, Suzanne, ma Suzanne chérie… que dureront désormais les jours de notre jeunesse ?… Ne regretterons-nous pas, quand nous aurons perdu ce beau temps d’être heureux ?
Les choses extérieures ont sur nous une étrange influence. J’étais en ce moment du même avis que Gustave. Ces jours perdus réapparaissaient comme un trésor sans prix, prodigué follement. J’aurais voulu retenir les heures. Il me semblait que demain déjà ce serait, non pas encore la vieillesse, mais cet âge où la virginité du cœur n’est plus.
– Écoute, dis-je à Gustave, si je t’ai résisté, c’est pour toi-même, rien que pour toi. J’ai voulu te garder ta femme digne d’elle-même et digne de toi. Je ne parle pas ici au point de vue du monde ; j’ignore ce qu’il pense de moi… Ce n’est pas au monde, n’est-ce pas, mon Gustave, que tu iras demander la permission d’être sûr de ta femme, d’être confiant, d’être heureux ?… – Crois-tu donc qu’une preuve d’amour t’eût rendue moins pure à mes yeux ? me demanda Gustave.
– La plus grande preuve d’amour que l’on puisse donner, m’écriai-je, je te l’ai donnée !… Si ce n’était que de la vertu, je l’aurais sacrifiée, car ma vertu, c’est moi, et moi tout entière, je t’appartiens… Ce que je te dis ici, Gustave, ce ne sont pas de vaines paroles : c’est le fond même de mon cœur que je mets à nu devant le tien… Aux pieds de Dieu qui nous écoute, je t’en fais le serment, ce n’est ni le monde, ni la pudeur qui m’a retenue. C’est toi, c’est la tendresse sans bornes que j’ai pour toi… Me comprends-tu ?… Je crains que non, et je m’explique, autant qu’un tel sentiment peut être expliqué… Quand je regarde au dedans de ma conscience, avant de me voir, je te vois : tu es la meilleure part de mon être… J’ai la conviction profonde que je suis née tout exprès pour t’aimer et pour que tu m’aimes… Mais toi…
– Oh ! moi ! m’interrompit-il, j’interroge aussi mon cœur parfois, Suzanne, et j’y vois que tu es mon destin.
Mon bras entourait son cou. J’éprouvais un indicible plaisir à exprimer les subtilités de ma philosophie d’amour. Je les sentais. – Je les ai cherchées plus tard, à d’autres heures ; elles avaient fui. Et ce qui a fui encore, c’est la netteté magique de coup d’œil qui me montrait les nuances de ma conduite récente dans un ordre certain et supérieurement logique. Il y avait en moi, pour toute autre chose que le sujet même de notre entretien, une paresse d’esprit incroyable. Mais à l’égard de ce sujet, il y avait une lucidité si grande que je me jouais à l’aise parmi les fils ténus et capricieux de mes déductions. Je désespère de retrouver mon éloquence enthousiaste. Elle n’était pas à moi, je le pense. Elle était à ma jeunesse, fatiguée de luttes, mais enorgueillie par sa propre victoire, achetée si chèrement. Elle était aux circonstances : ma main qui jouait dans les doux cheveux de mon Gustave, la solitude ascétique de ces plaines de la mort, l’air morbide et fiévreux qui oppressait les poumons et faisait monter au cerveau je ne sais quel tiède transport.
– Pour ce qui est de toi, Gustave, mon bien-aimé, repris-je en attirant son front jusqu’à mes lèvres ; tu ne sais pas… L’homme ne sait jamais… Notre bonheur est un trésor que Dieu nous donne à garder… Ce trésor a des ailes… les fous et les prévaricateurs sont ceux qui ouvrent la porte par où le bonheur s’envole… Me comprends-tu maintenant ?
– Je comprends que tu te trompes, Suzanne.
Ma main caressante lui ferma la bouche.
– Mon Dieu ! continuai je, au pis-aller, qu’eussé-je craint pour moi ? La souffrance ? la mort ?… Je l’ai vue de près, la mort, et je n’ai pas eu peur… Je sais souffrir… Mais toi… Et ne crois pas qu’il me plaise de te rabaisser, mon Gustave ! Je t’aime ainsi… Mais toi, disais-je, tu es un homme… Il ne faut à l’homme victorieux qu’un prétexte pour changer… Je n’ai pas voulu te donner ce prétexte… Je sors du combat, meurtrie, mais contente, parce que j’ai la conscience de t’avoir sauvé !
Je le voyais sourire.
– Avocat charmant ! murmura-t-il ; délicieux sophiste !…
J’ôtai mon bras qui entourait son cou.
– Allons, dis-je, tu n’as pas voulu me comprendre ; j’ai perdu ma peine !
Le trait distinctif de ma situation morale en ce moment, c’était une profonde sécurité. C’était davantage encore. Il faut risquer l’aveu, dût-il me perdre dans l’esprit de la moitié de mes lecteurs. C’était… eh bien ! oui, c’était un sentiment de fatuité grave et importante ; c’était le sentiment d’une considérable supériorité. Je n’aimais pas moins Gustave ; mais je m’étonnais de l’avoir redouté. Il me semblait que j’étais au-dessus de ses atteintes. Que Dieu vous garde, chère lectrice, de ces forfanteries. C’est là le grand écueil. La femme n’est bien défendue que par ses craintes. Dieu les a mises, ces craintes, dans le cœur féminin, comme autant de vigilantes sentinelles.
Notre voiturin se retourna tout à coup sur son siège et prononça solennellement ces mots :
– Voici la ville.
Nous tournâmes les yeux vivement. Au sommet d’une chaîne de collines qui courent vers le sud-est, nous vîmes un groupe de maisons d’un gris blanchâtre.
– Plus bas, nous dit Pietro, habitué sans doute à ces méprises. Nous obéîmes. Du centre de la plaine, un prodigieux décor sortit pour nous de la brume comme un mirage. C’était fantastique et grand comme un de ces tableaux où l’Anglais Martins devine les palais de Nabuchodonosor, ou la salle à ciel ouvert qui vit le dernier festin de Sardanapale. C’était Pœstum, la colonie de Sybaris, la ville étrusque, phénicienne et romaine. Pœstum, où étaient ces belles cultures de roses qui parfumaient le palais de Lucullus. Le souffle s’arrête, l’esprit s’étonne à la vue de cette immobilité victorieuse de trente siècles. Il semble, à travers le voile des émanations terrestres, que la mer lointaine est morte aussi, tant on la voit inerte et endormie. Le soleil a l’air d’éteindre sa flamme au-dessus de vos têtes. Il brûle, mais il est pâle comme ces rares figures de fiévreux que vous avez rencontrées le long de la route.
Nous laissâmes la carrozza et le voiturin à la porte d’une maison isolée, et nous prîmes un guide.
Ceci ne ressemblait guère à notre excursion de Pompeï. Notre guide était un fantôme qui, loin d’avoir la faconde bavarde des cicerone, ne pouvait pas prononcer quatre paroles de suite. Les ruines, du reste, étaient complètement désertes. Au moment où nous y entrâmes, quelques chèvres, demi-sauvages, broutaient l’herbe qui pendait à la frise d’une ordonnance grecque. Notre présence les chassa. Nous entendîmes un instant leurs bêlements courroucés, dans la direction de la montagne où elles se retiraient.
Puis ce fut le silence, un silence si morne qu’on en avait du froid dans l’âme. Tout se taisait jusqu’à la brise. Nul chant d’oiseau, nul cri d’insecte. Si quelque chose frappait l’oreille, c’était un sifflement court, un frôlement rapide et vif. On regardait. Un lézard vert aux mobiles taches d’or, ou bien encore un serpent, cauteleux et convulsif, se coulait entre les pierres tombées. Tels sont les derniers hôtes de cette molle cité, où les neveux des Sybarites vivaient et mouraient sur des lits de roses. Quand la voix essoufflée du guide s’élevait, on eût dit que sa parole tombait à terre. Point d’écho dans cette forêt de colonnes. L’atmosphère, pesante et chaude, y dormait.
Quand il fut arrivé à la ligne des murailles, du côté de la mer, il se retourna vers nous et tendit sa main livide, où Gustave déposa son offrande. Il inclina la tête silencieusement et reprit sa route au travers des ruines. Nous le vîmes longtemps, car il allait à pas lents. Il marchait, appuyé sur une sorte de crosse de pasteur. Un sayon déchiré tombait en biais sur ses jambes, entortillées dans des lambeaux. Sa tête avait une énorme chevelure sèche et grillée. Quand il s’arrêtait, courbé en deux, nous entendions une toux sourde et caverneuse. Il disparut enfin. Nous étions seuls…
Le soleil s’inclinait à l’horizon que nous errions encore parmi ces colonnes doriques, si fièrement alignées. C’était à nos yeux aussi grand, aussi écrasant de masse et de largeur que Pompeï est petit et mesquin, malgré le prestige des siècles écoulés. Nous nous tenions par la main. Bien rarement une parole tombait de nos bouches. Je ne sais pas si le charme était en nous ou hors de nous, mais une forte émotion nous serrait le cœur. Il me souvient que nous nous arrêtâmes recueillis et silencieux, au centre de ce vaste cloître qu’on nomme le temple de Neptune. Le ciel était sur nos têtes, car ces païens, bien inspirés, voulaient, pour éclairer leurs sacrifices, les splendeurs du jour et les éblouissements du soleil. Mais ce ciel me pesait sur le front comme un plomb fondu. À plusieurs reprises, il me sembla que je voyais vaciller ces colonnes, immobiles depuis trois mille ans. J’entendais qu’auprès de moi Gustave retenait son souffle. L’heure avançait. – Je suis lasse, dis-je, bien lasse… Il est temps de regagner notre carrozza.
Gustave, au lieu de me répondre, passa son bras derrière ma taille. Je pense que mon regard peignit de l’effroi, car il me dit : Que crains-tu de moi, Suzanne ?
Craindre ? Je ne saurais dire si la crainte était déjà venue. Mais je sentais en moi une extraordinaire faiblesse.
– Si tu es lasse, reprit Gustave, reposons-nous. – Non… non… fis-je en le repoussant doucement, il est tard… Nous avons une longue route à faire…
Il me baisa au front malgré moi. Cette fois, bien positivement, une vague terreur me traversa l’âme. Je mesurai avec effroi la profondeur de ce silence qui était autour de nous. J’eus conscience de cet abandon absolu, de cette solitude semblable à la mort. Je voulus fuir. Les colonnes, autour de moi, se balançaient et mêlaient leurs profils, bizarrement transformés. Je m’affaissai dans les bras de Gustave, qui, tout palpitant et la parole épaisse, me disait : – C’est ma dernière journée… Elle est à moi… toute à moi… je la veux.
Il me déposait en même temps, éperdue, sur la mousse, au pied des degrés du portique, et il s’agenouillait devant moi, l’œil ardent, la main tremblante, les cheveux noyés de sueur.
Je fermai les yeux d’abord et je me recueillis en moi-même. Ce fut un grand effort. J’avais néanmoins l’esprit présent, car je voyais la suprême imminence du danger. Une minute auparavant, j’étais sans défiance, je l’ai dit : j’étais entrée dans ces ruines avec la conscience fanfaronne de ma supériorité. Je dominais mon Gustave : c’était pour moi un fait avéré. Maintenant, j’allais tout d’un coup à l’excès contraire. Je me voyais vaincue.
L’idée de me défendre ne m’inspirait plus aucune sécurité, tant j’avais le sentiment exagéré de ma faiblesse actuelle. Étais-je déjà complice ? Je crois pouvoir affirmer que non. Mais toute vaillance avait disparu. Si j’excitais mon cœur à se révolter, c’était avec une mollesse désespérée. J’avais la faiblesse des larmes. Je pleurais ma chute au fond de mon âme, et je me disais : – Mon Dieu ! échouer si près du port ! C’était la dernière journée. Encore quelques heures et la vie austère d’un couvent m’aurait abritée contre mon Gustave et contre moi-même.
Il fut longtemps avant de parler. Il défaillait littéralement auprès de moi, défaillante.
– Suzanne, me dit-il enfin, est-ce que tu es bien malade ?
Ce n’était pas cela que j’attendais.
– Partons, répondis-je, je veux partir !
En prononçant ces mots, j’entr’ouvris les yeux, mais je ne sais plus si j’avais le sincère désir d’être obéie. Craindre, c’est presque tomber. Pleurer sa chute, c’est faillir. Qui pourrait expliquer l’étrange plaisir que j’éprouve à montrer ici les contradictions de mon cœur ? à détailler les mille symptômes de cette crise de mon âme ?
Pauvre Gustave agenouillé ! n’aurait-il pas suffi d’un mot prononcé fermement, d’un regard où se serait empreinte mon impérieuse volonté, pour te réduire à l’obéissance ? Je ne prononçai pas ce mot, et ce regard, je ne l’eus point. Que ce fût maladie ou que ce fût lâcheté, j’étais vaincue, puisque je n’acceptais point le combat.
Le coup d’œil que je glissai entre mes paupières entr’ouvertes me montra Gustave pâle et tout tremblant. S’il eût été ainsi au premier moment, je n’aurais même pas perdu mon courage. La réaction s’était faite en lui. Peut-être était-ce pitié. Réellement, je devais faire compassion, car, assise que j’étais, j’avais grand’peine à me soutenir. Il avait lâché mes mains. Il fallut ce coup d’œil, où il n’y avait, hélas ! aucune sévérité, pour lui donner le courage de les reprendre. On ne se voit pas soi-même. Je pense que ce regard exprimait à la fois la détresse de ma défaillance physique et l’angoisse de ma défaite morale. Et comment exprimer cela ? j’éprouvai une sorte de désappointement imbécile en voyant que Gustave recommençait les préliminaires du siège.
Gustave savait-il bien lui-même où nous allions ? Je crois qu’il avait en ce moment toute la timidité de Gaston. Son audace n’avait été qu’un éclair.
– M’envies-tu donc, prononça-t-il tout bas et d’un accent plein de trouble, les quelques instants qui me restent pour te montrer mon cœur ?… J’avais la journée entière pour cela, c’est vrai, ma Suzanne. Mais je t’aime tant… et je crains si fort de te déplaire !… Je n’ai pas osé. Et pourtant, continua-t-il en s’animant à mesure qu’il parlait, qu’ai-je à te dire que l’âme la plus chaste ne puisse entendre ?… Tu m’as parlé longtemps, ce matin, ma Suzanne… Je crois que ton cœur s’égarait en des subtilités qui ne sont pas dignes de ton amour… Mais je t’écoutais… mais j’étais ravi de t’entendre… mais je me sentais converti, malgré ma conscience et ma raison… Est-ce que ma volonté peut différer de la tienne ?… Est-ce que je puis penser autrement que toi, jamais ?
Il se rapprochait. Ses lèvres jouaient avec mes mains.
– Écoute-moi à ton tour, Suzanne, poursuivit-il ; je ne parlerai pas éloquemment comme toi… mais tout ce que je te dirai découlera de mon cœur… Oses-tu bien dire que la barrière qui est entre nous, c’est ton amour !
– Je me sens mieux, l’interrompis-je, – partons…, nous causerons en chemin.
Ses bras tombèrent le long de son corps. Je l’avais blessé. Il n’essaya plus de me retenir.
Je m’éveillais, moi. Je rentrais dans ma force. J’arrivais à cet état où toute violence m’eût révoltée. Il m’eût fallu un choc pour secouer l’engourdissement tout physique qui me restait. La soumission de Gustave m’attendrit comme si j’eusse été un enfant. Il m’aida dans l’effort que je fis pour me lever. C’était trop tôt. – Mon Dieu ! c’était trop tard ! Je ne pus pas. Et je ne sais pourquoi, en retombant, je dis : je t’aime ! il m’enlaça dans ses bras. Je le repoussai encore.
– Mais tu es ma femme, Suzanne ! s’écria-t-il ; mais il ne nous reste point de doute, et nous savons qu’aucun obstacle ne peut désormais nous séparer… Mais tu te fais mourir et tu me tues dans un supplice insensé… tu me méprises donc bien pour croire que mon amour s’éteindrait dans ton amour ! tu me places donc bien bas pour supposer que mon bonheur serait moins stable parce que tu aurais été plus confiante !… Suzanne, le bon Dieu entend nos voix qui s’élèvent de cette solitude… que faut-il te jurer ?… – Tais-toi !… murmurai-je, laisse-moi !…
Des éblouissements me passaient devant les yeux. Je chancelai, prête à tomber à la renverse. Il m’attira jusqu’à lui. C’était moi qui cherchais ses baisers. Nos paroles continuaient à démentir effrontément l’ardeur de nos pensées. Je répétais en balbutiant : – Laisse-moi !… laisse-moi !… Et ma bouche pâle frémissait de ne point sentir encore ses lèvres.
Lui me disait, ivre et ne sachant pas son ivresse : – Je ne te demande rien, Suzanne… rien que de rester avec moi !… Oh ! ne me quitte pas, je t’en supplie… nous vivrons comme le frère et la sœur… Est-il si malaisé de respecter ce qu’on aime ?… Je te placerai si haut sur l’autel de mon culte, que mes baisers resteront au-dessous de tes pieds… Suzanne ! aie pitié de moi… – Aie pitié de moi toi-même ! balbutiai-je en laissant aller ma tête contre la sienne.
Nos lèvres se rencontrèrent. Ce fut comme une foudre qui courut dans mes veines. Deux larmes de feu jaillirent sur ma joue.
Je saisis ses cheveux à pleines mains, et je lui dis, dans un baiser : – J’ai juré de n’y pas survivre… Gustave ! mon Gustave adoré, je veux bien mourir !
Ce sont là, n’est-ce pas, de vaines paroles que la passion arrache et qui n’ont point de sens. L’événement peut leur donner une signification funeste. Si Dieu n’avait pas veillé sur moi en ce moment, j’aurais été perdue bien autrement que le lecteur ne peut le penser, – perdue à ce point qu’il m’eût fallu mourir, en effet, si je n’avais voulu vivre déshonorée.
L’intervention de la Providence prit une forme qui touche au burlesque. Mais qu’importe le bruit qui nous éveille au moment de l’incendie ? Cri de chouette ou chant de cygne, qu’importe ? Le principal, c’est d’être éveillé à temps. Je ne mentirai pas pour si peu.
Je fus éveillée à temps. Et voici ce qui m’éveilla. Depuis quelques minutes, un bruit vague se faisait dans les ruines. Cela ressemblait assez aux coups de bec rapides et répétés, dont l’oiseau-pie frappe le bois des arbres pour y creuser sa demeure. Ce bruit semblait venir de fort loin, du côté de la porte de l’Est. Parfois, on pouvait l’entendre dans plusieurs directions à la fois. Je n’ai pas besoin d’avouer que j’y faisais peu d’attention. Quant à Gustave, il ne s’en inquiétait pas du tout. Le jour était encore très-clair. Nous ne songeâmes pas aux brigands. Il n’y a point de bêtes fauves dans ces parages. Le bruit, cependant, se rapprochait à mesure que notre entretien se poursuivait. Tout à coup, à l’instant précis où Gustave répondait à mes dernières paroles en m’enlevant dans ses bras, un pas retentissant sonna sous le portique, et une voix gutturale prononça solennellement cette invitation : « Tony ! véné voar ! »
Je me raidis comme un ressort, et je m’arrachai à l’étreinte de Gustave.
Le boy répondait en ce moment : « Yes, daddy ! » Et, presque aussitôt après, il acheva de remplir son devoir en ajoutant : « J’été étonné fotemente ! »
Les trois tartans rose vif et bleu céleste faisaient, à la file, de larges enjambées derrière les colonnes. Aucun des membres de la famille ne nous avait vus, cachés que nous étions par l’ombre du portique. Le dad s’arrêta sous le péristyle. Les trois miss et le boy vinrent se ranger autour de lui. Il ouvrit avec majesté son énorme Hand book et lut péniblement : « Pœstum, reste d’une colonie phénicienne… »
Mais que nous fait ce qu’il lut, ce brave homme ! J’étais sauvée ! dirai-je : de Gustave ou de moi-même ? Le dad, le boy et les trois miss m’avaient sauvée. Belle preuve de cette vérité chrétienne, à savoir : que les créations les plus biscornues ont leur utilité dans ce grand tout qui est l’univers !
Après la lecture faite par le dad, les membres de la famille, enflammés d’un saint zèle, se dispersèrent en brandissant leurs marteaux. Ah ! si les ruines tout entières avaient pu tenir dans les sacs de voyage en cuir verni !
Nous laissâmes ces bons insulaires s’acharner à la démolition de Pœstum, et nous regagnâmes la maison isolée au-dessous de Capaccio. J’étais brisée. Gustave me prêta le secours de son bras pendant la route ; mais nous ne prononçâmes pas une parole. Notre voiturin n’était plus seul. La berline qui avait amené les Anglais stationnait côte à côte avec sa carrozza. Une escorte de quatre gendarmes buvait devant la porte. Cette escorte n’était pas de trop. Quelle calamité si les bandits, attaquant au retour ces frénétiques archéologues, avaient dérobé les ruines de Pœstum !
Nous nous mîmes en route à la nuit tombante. Nous marchions à cinquante pas en avant de la berline. Nous arrivâmes à minuit à La Cava, où les auberges sont excellentes, et nous y passâmes le reste de la nuit. Gustave avait l’air d’un prisonnier qu’on emmène. Je faisais tout ce que je pouvais pour lui remonter le cœur. La crise était passée : j’étais heureuse. J’aurais embrassé le dad, s’il avait voulu.
Le lendemain, vers une heure après midi, nous étions à Naples. Gustave se fit conduire à la poste, avant de chercher un hôtel. Car nous avions encore une nuit d’hôtel à passer. Je n’entrais à la Visitation que le samedi matin. Gustave me laissa dans la voiture. Je le vis revenir, le sang au visage et le pas chancelant. Il agitait une lettre au-dessus de sa tête. Il sauta dans la voiture sans toucher le marchepied et me couvrit les mains de baisers.
– Et l’on dit que le vendredi est un jour de malheur, s’écria-t-il. Tout est fini, Suzanne ! J’ai la lettre ! j’ai les papiers ! tout est fini !
Cela venait tellement à point nommé que je doutais encore. Je voulus voir, je voulus toucher. C’était vrai. La lettre venait de New-York et contenait la pièce nécessaire à notre mariage.
Qu’il me soit permis de rendre ici plein hommage à la prudence américaine de ce bon Alexander Jobson. Les sollicitors du Nouveau-Monde ne sont pas moins aimables que nos anciens procureurs. La lettre de ce digne Jobson nous coûta vingt-cinq louis. Elle était accompagnée d’un mandat de cent dollars, sur Gustave, à l’adresse du directeur de la poste de Naples, qui avait mission de ne livrer la lettre que contre le montant du mandat en espèces. Nous calculâmes que chaque missive du sollicitor (vous en connaissez la teneur et le style) nous revenait à huit dollars, ou quarante francs. Mais, bah ! ce n’était pas trop cher. La dernière valait des millions à elle seule. Il est vrai que nous n’avions pas des millions. Les cinq cents francs faisaient la meilleure part de ce qui nous restait. Mais, encore une fois, nous ne les regrettions guère. Il s’agissait bien de cela !
Et le couvent ! Il pouvait attendre ! La grande affaire, c’était de chercher un prêtre. Un prêtre pour nous marier tout de suite ; dès le lendemain, s’il se pouvait. Et c’était bien du retard ! Pourquoi pas ce jour-là même ?
Nous entrâmes à l’église voisine. Il est certain que nous avions la secrète espérance qu’on allait nous marier séance tenante. Le curé de Saint-Jean-le-Majeur nous promit le mariage religieux au bout de la neuvaine. En sortant, je dis à Gustave : – La sagesse ou le couvent ! Il me fit tous les serments que je voulus.
Nous dînâmes comme des bienheureux, et, pour commencer d’être sages, nous résolûmes d’aller passer notre soirée au théâtre. Il faut tuer le temps. Je fis donc toilette, pour la première fois depuis que nous avions quitté la France. Par un hasard que je fais remarquer à dessein au lecteur, je fis choix, entre mes belles robes, de celle que je portais à Paris le jour qui précéda mon enlèvement. Je l’avais quittée, cette robe, en rentrant chez moi après la méridienne passée dans le salon de maman marquise. Elle était restée depuis lors tout au fond de ma malle. Je ne l’avais touchée ni même regardée. C’était la robe que j’aimais le mieux. Elle était simple comme toutes mes toilettes de Paris, mais elle était de la bonne faiseuse, et m’allait à ravir. Quand je l’étendis sur le dos d’un fauteuil pour la passer, car j’étais moi-même ma femme de chambre, sa vue souleva en mon esprit un tourbillon de souvenirs. Ce mois qui venait de s’écouler me parut comme un rêve. Cette robe, c’était Paris et les souvenirs.
Il était convenu avec Gustave que je le sonnerais quand je serais prête. Je fus si longtemps qu’il vint frapper à la porte de ma chambre. Il me trouva pâle d’abord, puis il me dit je ne sais quoi qui me fit sourire et rougir. Il déclara ne m’avoir jamais vue si belle. Il me contempla, il admira ma taille, mes cheveux, mes yeux, comme s’il me voyait pour la première fois. Ma femme ! ma petite femme ! Nous allions compter chaque minute de toutes les heures de ces neuf jours. Nous avions maintenant le bonheur à échéance fixe. C’est long, neuf jours ! Oh ! bien long ! Mais comme cela passe !
Je donnai le signal du départ sous prétexte qu’il était l’heure. L’admiration de mon Gustave allait franchir les bornes. Nous sortîmes. Gustave était fou de joie. Il pensait que tout le monde lisait sur nos visages que nous allions nous marier dans neuf jours.
On ne jouait pas à San-Carlo. Il Fondo faisait relâche pour la répétition d’une œuvre du maestro national, Mercadante. Il nous restait le choix entre les Florentins, le Teatro-Nuovo, San-Carlino, la Fenice, Partenope et Saint-Ferdinand. Nous choisîmes Saint-Ferdinand, je ne saurais dire pourquoi. Saint-Ferdinand est un théâtre beaucoup plus grand que notre salle de la Porte-Saint-Martin ; mais le beau monde napolitain ne quitte guère pour lui les loges élégantes de Saint-Charles ou du Fondo. Polichinelle seul peut lutter parfois contre les splendeurs des deux théâtres à la mode. On jouait en ce temps, à Saint-Ferdinand, le mélodrame en dialecte napolitain, avec accompagnement de musique, et quelques traductions de vaudevilles français, quand l’inspection voulait bien le permettre. Nous prîmes une loge de deuxième rang, ce qui correspond en Italie à nos loges de balcon. Il n’y a point, en réalité, de balcon : la loge va jusque sur le devant. J’avais jeté, en passant, un coup d’œil sur l’affiche, mais sans lire le nom des acteurs. C’était sans intérêt pour moi : je n’en connaissais aucun. L’affiche, en pur dialecte napolitain, « les deux Épouses ou l’Embarras du Mari, par M. Michel Gioja, qui a déjà bien fait le comte Carmagnola. »
Dès que je fus assise, ou mieux, dès que j’eus respiré l’atmosphère de cette salle, je sentis que je n’étais pas dans mon état normal. Quelque chose me gêna ; un poids indéfinissable me serra la poitrine. Je me souviens parfaitement que cette impression fut si vive que mes regards effrayés firent le tour du théâtre, comme si je me fusse attendue à rencontrer l’œil menaçant d’un ennemi. Partout je vis des figures inconnues. Nous étions entrés, du reste, modestement et sans bruit ; personne ne faisait attention à nous. Cependant, je ne fus point soulagée.
Je glissai un coup d’œil rapide vers Gustave. Gustave était radieux. Qu’y avait-il donc en moi ? Était-ce la suite des émotions que j’avais ressenties en m’habillant ? Était-ce ma robe, tunique de Nessus ? L’effet de ma robe s’était produit. C’était un résultat absolument naturel : une petite tempête soulevée dans mes souvenirs. Cet effet ne pouvait que diminuer d’instant en instant. Et mon trouble augmentait. Il arrivait au malaise. Ç’allait être bientôt de l’angoisse. Déjà je songeais avec une indicible épouvante aux phénomènes bizarres et redoutables dont ma constitution était susceptible. Un voile de deuil s’étendait autour de moi. Tout au fond de mon effroi, j’entendais ce mot qui faisait frémir à la fois tous mes nerfs : catalepsie !
Ceux-là seuls qui ont souffert des maladies nerveuses savent la terreur que la crise inspire. Cette terreur existait en moi. Mes dents étaient serrées, avant que Gustave n’eût rien vu. Je n’aurais pas pu prononcer une parole. Je fus ainsi pendant une minute environ, puis je respirai fortement. Et Gustave me regarda.
– Qu’as-tu donc ? me demanda-t-il ; te voilà toute changée ! – Rien… rien… fis-je au hasard ; je n’ai rien.
Et je parvins à sourire. Gustave ne fut point rassuré.
– Veux-tu que nous sortions ? me demanda-t-il encore.
C’était le fond même de ma pensée, exprimé en paroles. Ce n’était pas un désir que j’avais de quitter ce lieu, c’était un besoin. Il me semblait déjà que j’allais y mourir.
Je ne pourrais rendre le caprice lugubre des sensations qui se succédaient en moi. Tout était deuil pour moi dans cette salle. Tout ! Il y avait autour de mes yeux comme un cercle d’obsédantes grimaces. Et toujours cette influence occulte qui me pesait comme une main glacée sur le cœur !
Accepter la proposition de Gustave, fuir, c’était le remède. Pourquoi donc restai-je clouée à mon fauteuil ?
Pourtant je sentais vaguement que ma crise prochaine, si je devais avoir une crise, ne procéderait point comme la première. J’avais actuellement l’intuition de ce fait que ma catalepsie n’était qu’un des innombrables modes d’une affection répandue dans tout mon organisme, comme le double réseau de nos vaisseaux sanguins et lymphatiques. J’étais sensible, en dehors de la sensibilité normale et humaine. Je sentais, comme autrefois j’avais vu, à travers l’espace, Gustave recevoir la lettre de Fontainebleau, et monter à cheval pour venir me rejoindre. Si les détails de cette portion de mon récit sont présents à l’esprit du lecteur, il se souviendra qu’une chose m’échappait dans mon étrange vision : c’était cet objet long et double que Gustave tenait à la main, et dont parfois il se servait pour activer la course de son cheval : – les deux épées. Eh bien ! à l’heure où nous en sommes, tout était pour moi dans la condition de ces deux épées. J’étais moins profondément affectée, moins malade : je voyais moins. C’était comme une sensation vague : j’entrevoyais. Et, pendant quelques minutes, ce fut une souffrance morale indicible.
Je voyais une grande haine, furieuse, implacable, sauvage, qui était là, non loin de moi, quelque part, et qui pesait horriblement sur moi. Je voyais encore une sorte de nuage s’épaissir entre Gustave et moi. C’était une sourde détresse qui me travaillait le cœur. J’avais envie de prendre Gustave entre mes bras pour l’empêcher de me fuir. Me résumant d’un mot : Je voyais la séparation, comme je voyais la haine.
Ces choses sont si près de la folie que je n’ose insister. Il faut pourtant bien spécifier qu’il n’y avait là rien de fantastique. Ces deux terreurs : la haine et la séparation, ne prenaient point une forme pour m’effrayer. Je n’avais pas devant les yeux deux fantômes allégoriques : l’absence en deuil, la haine coiffée de serpents. Non, et c’est encore plus malaisé à rendre ; ce que je voyais, c’était la notion même de la haine et de la séparation. Ma souffrance physique était réellement peu de chose. Mes éblouissements avaient cessé. Il ne me restait qu’une légère pression aux tempes et une faiblesse considérable dans les vertèbres du cou, qui trouvaient ma tête trop lourde.
Je note encore un symptôme. Il y avait des instants où la salle disparaissait pour moi : c’était rapide comme la pensée. Je voyais alors, dans la vague qui m’entourait, deux loges, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au même étage que moi. L’une de ces loges était obscure. Sa grille se relevait à demi. L’autre était vide.
L’orchestre frappa son premier accord. Gustave me dit ; – Te voilà mieux… tes couleurs reviennent… Tu m’as fait peur !
Je répondis : – Est-ce que tu pourrais vivre sans moi, Gustave ?
Les basses de l’orchestre accompagnaient un rinforzando. Gustave ne m’entendit pas. Je le vis qui me souriait comme on fait au hasard, quand on n’a pas saisi une phrase de l’entretien. Je ne voulus pas répéter.
Le théâtre s’emplissait assez rapidement. Il vint du monde dans les loges voisines de la nôtre, à droite et à gauche. J’entendis que l’on disait en italien : – Ce premier acte fait de l’effet… c’est très-dramatique ! Il y avait donc eu un acte de joué. Je ne m’en doutais pas. On dit encore dans la loge de nos voisins : – Ce rôle muet de la femme dans sa bière fait frissonner. – Savez-vous le nom de l’actrice qui remplit ce rôle ? – C’est une étrangère…
L’orchestre jetait des notes plaintives et funèbres comme ces chants qui accompagnent les cérémonies de mort. Ce que j’éprouvais en ce moment, c’était une immense tristesse.
– Tenez ! fut-il dit auprès de moi, – la voilà qui regarde au rideau… je reconnais ses bagues.
Une main sortait, en effet, à demi, par un de ces deux trous percés à tous les rideaux de théâtre. Cette main pouvait être reconnaissable pour quiconque l’avait vue. Elle était chargée de bagues et assez belle en apparence. Je regardais cette main avec une avidité qui m’étonnait moi-même. Derrière la main, une prunelle brillait aux feux de la rampe. Dès que je l’eus aperçue, je ne regardai plus la main. La prunelle m’attirait comme une fascination. Je me figurais qu’elle était fixée sur moi. L’attraction avait un résultat physique. Je me penchais de côté malgré moi ; mon cou s’allongeait. Sans la balustrade, je serais tombée dans l’orchestre.
Et cependant, c’était de l’horreur que je ressentais. Pour la première fois, une pensée venait de me traverser l’âme. Pour la première fois, j’étais frappée de ce hasard étrange qui nous donnait la comédie de notre situation réelle : Les Deux Épouses ! Cette femme qui était là, derrière la toile, c’était la morte. Que pouvait être ce drame, sinon le second mariage d’un veuf, et la résurrection de cette morte ? On ne ressuscite pas dans la réalité de la vie.
Gustave avait là dans son portefeuille l’extrait mortuaire de la comédienne. Car c’était une comédienne !
Que de bizarres coïncidences !
Et parmi tout cela, mes veines eurent froid quand, faisant un retour sur moi-même, je trouvai dans mon cœur une joie égoïste et féroce qui avait pour cause cette certitude : elle est morte ! Oh ! oui, bien morte ! Ce n’était pas celle-là que je craignais ! C’était la fatalité. Il me semblait qu’Ida, ma rivale décédée, m’envoyait un mauvais sort, du fond de sa tombe lointaine Il me semblait que, derrière le rideau, une femme merveilleusement belle était debout, prête à me disputer le cœur de mon mari. C’était la morte du mélodrame, la morte qui devait ressusciter et revenir. – Je la verrai, me disais-je ; mais quand va-t-elle reparaître ?… Quand ils seront mariés… Il me faudra l’attendre longtemps… longtemps. Et je glissai vers mon Gustave un regard d’inexprimable jalousie.
– Elles sont partout les mêmes ! grommela-t-il en ce moment ; elles ont toutes la manie de montrer leurs diamants faux au parterre !
Puis il ajouta, après avoir lorgné : – Il y a six lignes de blanc de céruse sur cette patte !
Je ne puis dire le bien que me fit cette dédaigneuse moquerie. Je lui pris la main et je la pressai passionnément, parce qu’il dit cette patte !
L’orchestre exécutait un allégro vif et gaillard, pour annoncer sans doute que tout ne serait pas lugubre dans le second acte de la pièce. En Italie, ces introductions, plus que consciencieuses, sont de vrais programmes détaillés.
On arrivait au final. Mes yeux retournèrent malgré moi au trou de la toile. La main chargée de bagues n’y était plus, mais la prunelle… Ce fut comme un large cône de rayons, dont le sommet était à cette flamboyante prunelle. Je n’exagère point. Les rais lumineux partaient de là et venaient me frapper en plein visage. Je poussai un cri étouffé. Gustave, effrayé, me demanda encore : – Qu’as-tu donc ?
L’orchestre mugissait ses accords pour finir. La toile se leva lentement. Mes yeux avides cherchèrent. Il n’y avait sur la scène tendue de noir qu’un cercueil entouré de prêtres. La morte était-elle là-dedans ? J’étais littéralement terrifiée.
Un long murmure d’approbation accueillit le décor. Moi, je détournai vivement mon regard, qui tomba sur les deux loges qui me faisaient face. Celle du rez-de-chaussée était toujours vide. Plusieurs personnes entraient dans celle du premier étage : une vieille femme qui resta au fond, un homme à larges favoris gris, qui se mit sur le second rang et une jeune fille, presque un enfant, que l’on poussa sur le devant en lui faisant signe de lever la grille.
Elle obéit. Je n’avais pu voir son visage, parce qu’elle était voilée. Mais la grille, mal assujettie une première fois, retomba. La jeune fille avait relevé son voile dans l’intervalle.
Avant qu’on replaçât la grille, j’avais reconnu le visage pâle, triste, fier et admirablement beau de Marie, cette jeune fille que j’avais aperçue sur le bateau à vapeur, et qui ressemblait si étrangement au prince Maxime.
J’avais vu aussi les favoris de cet homme qui était derrière Marie et qui mettait maintenant son chapeau devant son visage, comme pour se garer de la lumière. C’était, j’en aurais fait serment, un de ces trois hommes à qui la nuit faisait peur, un de ces trois hommes devenus riches tout à coup l’année 1828. Mais lequel ?
Je me représentais autrement Brodard-Peyrusse, d’après les récits de ma pauvre Eugénie. Il avait une grande figure pâle, entourée de barbe noire. Il était très-beau. Il devait avoir conservé quelque apparence de jeunesse. Celui que je venais d’entrevoir était gros, court, carré ; il présentait un aspect de vigueur peu commune, mais c’était presque un vieillard. Ce ne pouvait être qu’Agost, l’ingénieur civil, ou Rondel, le propriétaire ariégeois. La vieille femme était sans doute la duègne du Mongibello.
Je n’eus du reste qu’une seconde pour examiner ces trois personnages. La grille fut relevée vivement et fixée, cette fois, avec solidité.
Toute distraction m’était bonne. Je me jetais avec une sorte d’ardeur enfiévrée dans cette voie de traverse qui m’éloignait de mes rêves et de mes terreurs. Je me demandais, comme la première fois, quelle pouvait être cette enfant si belle et dont les traits parlaient si haut de souffrance, lorsqu’un chant funéraire, entonné sur la scène, me replongea tout au fond de ma pensée en deuil.
– C’est très-bien fait, cela, disait auprès de moi Gustave avec le sang-froid d’un homme du métier. On prétend qu’ils sont esclaves dans ce pays-ci… chez nous, la censure ne permettrait pas cela.
Le décor était, en effet, magnifique et la mise en scène parfaitement entendue. Le théâtre s’était rempli pendant que j’avais les yeux tournés. C’était une foule, maintenant, qui remplissait la nef, dont les piliers et les murailles se cachaient derrière de larges voiles noirs. Ai-je oublié de le dire ? Le théâtre représentait une cathédrale. Malgré la légèreté de son titre, qui semblait annoncer un vaudeville, le mélodrame était sombre très-suffisamment. Rien ne manquait à cette basilique moyen âge, dont les arceaux prolongeaient au loin leurs mystérieuses perspectives. Çà et là, entre les piliers, on voyait de grands tombeaux avec des statues couchées. Au fond, l’autel se dressait avec ses tentures noires, semées de larmes d’argent, et sa haute croix blanche qui tranchait sur la nuit voisine. Les cierges brûlaient. L’encens fumait, le cercueil s’entourait d’une rangée de cierges. Les prêtres, en habits sacerdotaux, psalmodiaient. On était bien véritablement à l’église. On assistait à des funérailles.
Je suis bien forcée de dire un peu le sujet de ce drame, puisque la fantaisie du poète italien se mêlait de force à cette autre action, dont j’étais la héroïne et qui était ma vie. L’homme était un jeune seigneur de la cour d’un grand-duc quelconque, qui portait le chaperon à plumail et la longue épée. Au premier acte, que je n’avais pas vu, il devenait amoureux d’une des filles d’honneur de sa femme. Celle-ci, dévorée de jalousie, descendait au tombeau. C’était un rôle muet. On la voyait seulement sur son lit de parade. La fille d’honneur, placée d’un côté du lit, le courtisan de l’autre, échangeaient un signal d’amour par-dessus cette agonie. La fille d’honneur s’appelait Béatrice, la morte Léonora et le courtisan Bartolomeo. Leonora rendait le dernier soupir. Bartolomeo, pressé, faisait apporter le cercueil. On clouait la bière en scène. Immense succès de chair de poule et de frissonnements. Le second acte était l’enterrement de Leonora et le mariage de Bartolomeo avec Béatrice. L’effet de cet acte consistait dans une scène entre le père et le frère de la morte, pendant laquelle scène des ouvriers ôtaient les tentures de deuil pour suspendre aux piliers des guirlandes de fleurs. Le vieillard et le jeune homme parlaient de la morte, ils pleuraient ; ils ne voyaient rien. L’orgue, entonnant un chant de fête, les réveillait tout à coup, l’orgue qui venait de sangloter l’hymne des morts. Ils se retournaient tous deux. La basilique resplendissait sous son vêtement de fête. Toute trace du deuil avait disparu. Des gerbes de lumière éclairaient l’autel, dont les marches se jonchaient de feuilles de roses. Ils se regardaient, croyant rêver. Puis entrait le cortège : Béatrice avec la couronne de fleurs d’oranger, Bartolomeo couvert de paillettes d’or, et la cour, et le peuple. Le jeune homme et le vieillard essuyaient une larme furtive. Ils se touchaient la main dans l’ombre d’une colonne. Et leurs épées sortaient à demi du fourreau, prises à témoin d’un silencieux serment…
Gustave, mon pauvre Gustave, était tout entier à ses souvenirs de comédien. Tantôt il souriait avec pitié aux âneries du librettiste. Tantôt, saisi par ce que la donnée avait d’étrange et de grand, il s’écriait : Mais c’est que c’est beau !… Ma parole d’honneur, c’est très-beau !
Moi, j’écoutais et je regardais avec une sorte de calme engourdi, Mon esprit avait les faiblesses de la petite enfance. J’aurais voulu voir si la morte était bien vraiment dans le cercueil !
J’avais eu le cœur serré horriblement pendant qu’on soulevait la dalle, et que la bière, suspendue à quatre cordes, glissait avec lenteur dans l’ombre du caveau. Mes yeux ne pouvaient point se détacher de cette dalle où déjà était l’inscription (tant ces mélodrames italiens vont vite) :
ICI REPOSE
LÉONORA, FEMME DE BARTOLOMEO.
Cette dalle était au second plan, à gauche : nous étions à droite. J’avais pu voir, de ma place, l’homme qui avait tracé au pinceau l’inscription sur la planche servant de dalle. Cela s’était fait à l’entrée de la coulisse. L’illusion devait donc exister pour moi moins que pour personne. Cependant, cette prétendue tombe qui venait de se refermer m’impressionnait comme si c’eût été un véritable sépulcre. Et comme, avec cela, j’avais sur les choses de la scène des notions assez exactes pour savoir que la morte reviendrait faire le dénoûment, je guettais avec un puéril entêtement l’instant où cette dalle serait soulevée pour donner passage au spectre. Cet œil flamboyant, dont les rayons avaient blessé ma paupière par le trou de la toile, devait être là-dessous. Un seul moment de réflexion m’aurait dit que les mortes, au théâtre, sont tranquillement assises au foyer et non point couchées dans les tombes. Mais mon esprit n’avait pas toutes ces cases. Je n’étais raisonnable que partiellement.
Tout à coup, à côté de cette dalle qui me fascinait, je vis une ombre : une grande femme, vêtue bizarrement et portant sur son visage un masque de velours noir. Elle était demi-cachée par l’avance de la coulisse. Sa main s’appuya au portant voisin. – C’était la patte chargée de bagues. Tout aussitôt, il me sembla que des trous de son masque des étincelles jaillissaient en gerbes.
– Tiens ! tiens ! me dit Gustave, qui l’apercevait, lui aussi : ce n’est pas mal fait, cette machine-là !… Elle va reparaître dès le troisième acte… masquée… Ça doit faire un rude effet !
Il avait ce langage dès qu’il redevenait comédien. Je ne m’inquiétais guère de ce qu’il disait. Mon âme était dans mes yeux, qui faisaient des efforts insensés pour percer le velours du masque. J’aurais juré que c’était chose possible. Je renonce à dire ce que j’éprouvais dans ce travail où chaque fibre de moi-même était laborieusement tendue. Il était évident pour moi que la morte nous regardait, et qu’elle ne regardait que nous. Seulement, je sentais son regard glisser sur moi pour s’attacher à Gustave. Et cela me blessait bien plus profondément que si l’attaque eût été pour moi. Cette femme était ma rivale, je le savais. Elle ne devait pas être aimée, je le sentais. Elle avait pouvoir de me faire du mal, je l’aurais affirmé. Ces deux visions qui m’opprimaient naguère, elle les réunissait en elle : elle était la haine et la séparation. Je tenais mes deux mains sur mon cœur et j’appuyais de toutes mes forces. Ma douleur était là. Mon cœur se contractait sous le regard de cette femme.
Le système d’éclairage avait complètement changé depuis le commencement de l’acte, sans cela, j’aurais vu, du moins, sa taille et sa tournure. Lors de l’enterrement, le foyer de lumière venait du cercueil ; les coulisses du premier plan étaient brillamment illuminées. Maintenant, la lumière partait du fond, où resplendissait l’autel : les premiers plans restaient dans l’ombre. Au moment où parut le cortège brillant, qui accompagnait les mariés, la morte disparut. Mais le poids dont elle pesait sur moi resta tout entier. Elle ne devait pas être loin. Elle devait s’occuper de moi. Je me mis à chercher partout où elle devait être, dans les autres coulisses, perdue dans la foule des figurants, qui composaient le cortège. Je ne la vis nulle part. Mais tout à coup une douleur plus vive me déchira le cœur. Le théâtre où j’avais les yeux se voila pour moi, et je vis, – oui, je vis la morte assise à une table et écrivant. Elle me tournait le dos.
La racine de mes cheveux s’endolorit, et j’y portai la main, croyant qu’ils se dressaient sur mon crâne.
– C’est ma foi bien ! disait Gustave ; ça ferait courir toute la badauderie de Paris !
Juste à ce moment, mes nerfs, tendus jusqu’au spasme, se relâchèrent en une sensation de repos général. Ce fut comme si un élément nouveau et favorable entrait subitement dans ma vie. Rien ne m’avait annoncé cela. Il y eut choc, tant l’impression fut soudaine.
Gustave me regarda et me dit pour la troisième fois : – Mais qu’as-tu donc !… voilà que tu ris, à présent… ces deux hommes qui dégainent à demi dans l’ombre sont pourtant superbes !… je ne plaisante pas… Je parierais pour soixante représentations à deux mille cinq cents de moyenne avec une bêtise comme ça !…
Je m’occupais bien des deux hommes qui dégainaient dans l’ombre. Mon cœur nageait dans une inquiétude pleine de joie. Il y avait là pour moi un défenseur, un appui, un ami pour le moins. Je regardais encore le théâtre que déjà je savais d’où me venait ce choc favorable, grâce auquel je sortais de mon abattement. Il venait de la loge du premier rang, située au-dessous de celle où Marie, ma belle protégée, se cachait maintenant derrière la grille. Je regardai en retenant malgré moi mon souffle. Cette loge du bas était fort obscure, à cause de la saillie de l’étage supérieur. Mais j’y distinguai confusément un homme – tout seul, – qui s’asseyait, au fond, en essuyant les verres de sa jumelle. Mon cœur battit comme si cet homme eût pu être Gustave lui-même. Quel homme au monde pouvais-je mettre, cependant, sur le même rang que Gustave ? Je n’avais pas de père, je n’avais pas de frère : je n’avais pas d’autre ami que Gustave. Aucun nom ne me vint à l’esprit d’abord ; puis, quand un vague soupçon voulut naître, je le repoussai. J’aspirais à l’inconnu. L’idée d’un frère me venait. Que j’eusse aimé à m’appuyer sur l’affection désintéressée d’un frère ! Tout me semblait possible, tant le milieu où je nageais depuis une heure déjà, comme en un sommeil plein de songes, sortait lui-même des limites raisonnables.
Gustave me toucha le bras.
– Mais vois donc ! s’écria-t-il, au lieu de regarder une loge vide.
Je tressaillis et je baissai les yeux comme un enfant surpris en faute.
– Je ne t’ai jamais vue ainsi, Suzanne ! murmura-t-il.
Je ne sais pourquoi je balbutiai : – Je suis fâchée d’être venue ici.
Il souriait encore, mais la pensée que j’avais depuis si longtemps déjà, traversa tout à coup son cerveau. Il songea au rapport qui existait entre nous et les héros du drame. Je le vis changer de couleur. Il prononça très-bas : – Ce n’est pas la même chose…
Je crois que cela voulait dire dans sa pensée : – « Nous ne sommes pas comme ces deux-là qui s’agenouillent là-bas devant l’autel… Nous n’avons rien à nous reprocher… Nous n’avons point fait de mal. » Mais sa joie n’était plus. Son malaise égalait presque le mien. Moi, j’étais dans un courant de rêverie tout autre.
– On sait bien que les morts ne reviennent pas ! répondis-je avec ce frisson des peureux qui cherchent à se rassurer eux-mêmes.
Il ne parla plus.
Vous n’eussiez entendu dans la salle que le murmure des respirations oppressées. C’était le moment de l’échange des anneaux. L’orgue chantait une mélodie suave et mélancolique. Le prêtre descendit de l’autel et vint vers la balustrade. Les mariés étaient sous le poêle. Dans la salle, le murmure grandit et les têtes ondulèrent. C’étaient deux hommes qui tenaient le poêle suspendu au-dessus du front des époux, – deux hommes en deuil, – les deux mêmes qui, tout à l’heure, portaient les cordons de cet autre poêle, étendu sur le cercueil de la trépassée, le père et le frère de la morte. L’orchestre couvrit par de grands accords mineurs la douce chanson de l’orgue. La toile baissa, tandis que Bartolomeo tirait son épée, et que Béatrice tombait, évanouie, entre les bras de ses compagnes.
Aussitôt, la salle s’emplit de tapage. Le public napolitain, plus expansif encore que le nôtre, ne sait rien faire sans bruit. Les chaises se débandèrent ; on se mit en rond dans les belles loges ; on fit bombance de lazagnettes et de pastèques dans les loges du cinquième rang, où l’on a douze places pour un ducat. Le drame avait beaucoup de succès. Les deux hommes en deuil faisaient fureur. On attendait avec bien de l’impatience le retour de la morte.
– Tiens, Suzanne, me dit Gustave, j’ai du noir dans l’âme depuis quelques minutes… Je ne me plais pas ici… Sortons, je t’en prie.
J’avais aussi du noir dans l’âme, hélas ! je ne me plaisais pas en ce lieu. Mais l’idée de fuir me révolta. Cette seconde conscience que l’état magnétique faisait surgir en moi, m’avait dit : ta destinée se joue ici. Je voulais être là pour entendre mon arrêt.
Chose inexplicable, la pensée qui m’attirait vers cette loge sombre où se cachait encore ce mystérieux protecteur, impliquait la confiance. À celui-là j’aurais tout dit, comme au confesseur, comme au médecin, comme au père. Lui donnais-je donc un nom, désormais ? L’avais-je deviné ? Je puis affirmer que non. Il existait pour moi seulement au même titre que ces deux fantômes hostiles : la haine et la séparation. Il ne personnifiait pas la joie, combattant ces deux tristesses. Je le voyais comme une consolation austère et comme un refuge. Je répondis à Gustave :
– Pourquoi ne pas rester jusqu’à la fin ? – As-tu donc reconnu quelqu’un dans cette loge ? me demanda-t-il en montrant du doigt, avec une visible intention d’insulter, la loge où était mon inconnu.
Celui-ci se penchait en avant. Il avait braqué sa jumelle. Sa jumelle était sur nous. J’en voyais briller les verres. Une autre lueur qui parut derrière le grillage de la loge supérieure m’annonça qu’on nous lorgnait aussi de ce côté. Mais je ne pouvais voir si c’était ma belle petite Marie, ou l’hercule aux favoris grisonnants.
– Je n’ai reconnu personne, répondis-je encore. – Ne veux-tu pas au moins prendre l’air un peu pendant l’entr’acte ?… faire un tour au foyer ? – Non, répliquai-je, je suis lasse… je préfère rester où je suis.
Gustave se leva. Il paraissait très-mécontent. Il dit à voix basse : – Est-ce que tu as peur de rencontrer quelqu’un dans les couloirs ? – De nous deux, repartis-je très-vivement, ce n’est pas moi qui ai peur de retrouver ici des connaissances.
Il me regarda étonné. Il cherchait encore le sens de ces paroles, lorsque je vis l’inconnu de la loge du rez-de-chaussée se lever à son tour. Il ferma sa jumelle, et la remit dans son étui.
– Il va sortir ! dit en moi mon autre conscience.
La porte de la loge s’ouvrit, laissant passer la lumière du couloir voisin. Je pus voir, de dos, un homme habillé de noir, dont la tournure noble me frappa. C’était LUI. Je le savais maintenant. Je ne voulais point m’avouer que je le savais. La voix me disait : « – Il va venir… » Et j’eus un frisson léger en pensant à Gustave. « – Il vient… il vient ! me disait la voix. »
La porte de notre loge s’ouvrit. Une vieille femme, douée d’une de ces tournures hétéroclites qu’on trouve seulement dans les profondeurs de ces pays ignorés où l’on arrive par la porte basse ornée de l’inscription fameuse : Entrée de MM. les artistes, – une bohémienne de coulisses, une utilité, enfin, entra en faisant la révérence, et demanda : – Monsieur est-il monsieur Gustave Lodin ?
Le premier mouvement de Gustave ne fut que la surprise. Mon cœur, à moi, sautait déjà dans ma poitrine.
– Oui, répondis-je, prenant la parole avant Gustave.
Car j’avais incroyablement hâte. L’utilité me fit la révérence avec un sourire édenté. Gustave dit brusquement : – Que me voulez-vous ?
Troisième révérence. Après quoi l’utilité tira de sa poche une lettre de méchante figure qu’elle lui remit en me souriant.
– Tu la connais donc ! m’écriai-je, suffoquée, dès que l’utilité eût quitté notre loge.
C’était la lettre écrite par la femme masquée qui jouait le rôle de la morte.
Gustave semblait frappé de la foudre. Il regardait la lettre. Il la tenait à deux mains. Ses deux mains tremblaient. Ses mâchoires claquaient.
– Qui ?… fit-il pourtant d’une voix éteinte.
Et moi, impitoyable :
– La femme qui a ces pattes chargées de faux diamants ?
Gustave me jeta un regard dont je ne compris point l’indicible détresse. Il ne me répondit pas. Il n’ouvrit pas la lettre. Il mit ses poings fermés sur ses oreilles comme pour chasser un horrible bourdonnement. Je vis la sueur couler le long de ses tempes.
– Mais tu l’aimes donc ? m’écriai-je.
Et je sentais l’autre venir : l’inconnu de la loge du rez-de-chaussée. Gustave, c’était mon amour ; l’autre… c’était mon maître !
J’aurais donné ma vie pour retenir Gustave, et je voulais que Gustave sortît. Quand il s’élança enfin vers la porte, ivre et fou, comme un furieux, comme un délirant, j’étendis mes bras pour le retenir et je poussai un cri étranglé. J’entendis ses pas chancelants dans le corridor. Il essayait de courir. Je me levai toute droite, puis je retombai vaincue.
Le prince Maxime était debout et les bras croisés, à l’entrée de ma loge. Gustave avait dû le frôler en passant.
C’était une de ces riches tailles qui rehaussent tous les costumes : même l’habit noir. Je n’en ai pas vu beaucoup. Je n’en ai jamais vu d’aussi absolument nobles et aisées que celle du prince Maxime.
Il avait, ce soir-là comme toujours, un habit noir tenu par un seul bouton, tout en haut du revers, et fermé sur une cravate blanche. Il était ganté de blanc et portait un pantalon de casimir noir. Il n’avait point de décoration. Il était tête nue. Sauf une fine moustache noire, qui était sa coquetterie, il ne portait point de barbe.
Le quinquet, suspendu au-dessus de la porte de notre loge, dans le corridor, mettait d’aplomb sa lumière sur son grand front, qui semblait éclairé davantage par les reflets de ses magnifiques cheveux noirs. Je voyais dans leurs moindres détails les délicatesses, charmantes de ces traits si mâles et en même temps si fins ; sa bouche sérieuse, dont j’avais admiré plus d’une fois le séduisant sourire, son nez aquilin, à la courbe chevaleresque, ses yeux chatoyants, et profonds. Je voyais tout cela en détail, minutieusement, comme je l’écris à cette heure.
Et Gustave venait de partir ! Et mon cri d’angoisse ne l’avait pas arrêté ! Et je ne savais pas ce que c’était que cette lettre, dont la vue seule avait produit sur Gustave l’effet d’une tête de Méduse ! Regarde-t-on, en ces moments suprêmes, avec une frivole attention, les traits d’un homme, d’un étranger, d’un indifférent ? Moi, je le fis, et pendant la demi-minute que dura l’immobilité de Maxime, je pris de toute sa personne une notion si exacte que j’aurais pu le dessiner ressemblant de mémoire. Mon esprit vacillait entre les angoisses qui étaient bien à moi et un calme qui ne m’appartenait point.
Au bout de la demi-minute, je piquai mon regard sur le sien avec la violence que met le fer à se précipiter vers l’aimant. J’éprouvai à cela un grand repos et une jouissance singulière. En même temps, et graduellement, je commençai à craindre cet homme comme s’il eût été mon juge.
La pensée de Gustave ne me quitta point, à proprement parler. Elle était là, bien près de moi ; elle cherchait à rentrer dans mon esprit. Entre elle et moi il y avait un voile. Et tandis que mes yeux se fixaient ainsi avidement sur les yeux de Maxime, je cherchais les rayons de sa prunelle. Sa prunelle n’avait plus de rayons, ou plutôt mon rayon visuel s’absorbait si pleinement dans le sien, que sa prunelle m’apparaissait comme un trou noir et mat, derrière lequel était son âme invisible.
Je sentais parfaitement que c’était lui qui me défendait de m’occuper de Gustave. Ma volonté était de lui résister, au moins, à cet égard. Ma volonté était vaincue.
Du reste, ce désir de résister, outre qu’il était inutile, ne m’empêchait pas de sentir le bienfait de la domination du prince. Je me reposais malgré moi, mais je me reposais.
Au bout de cette demi-minute, qui me sembla longue comme une heure, le prince s’avança vers moi :
– J’avais peur de me tromper, prononça-t-il très-bas, et comme s’il eût voulu excuser l’étrangeté de sa conduite.
Tout son visage avait changé d’expression. Il ne me regardait plus de la même manière. Je voyais maintenant sa prunelle distinctement. La main de sa volonté se retirait de moi. Le premier instinct de ma liberté ne me ramena point vers Gustave. Donc, je n’étais pas libre absolument.
– Eugénie ! prince ! donnez-moi vite des nouvelles de ma pauvre Eugénie !
Son regard exprima un véritable étonnement. Je vis qu’il fronçait le sourcil. Puis une réflexion passa sur mon front. Il s’assit sans mot dire à la place occupée naguère par Gustave.
– Je n’ai pas le droit de vous interroger, dit-il. Mais vous avez été longtemps bonne et dévouée… Il y a ici une énigme dont je veux connaître le mot. – Suis-je donc accusée ! m’écriai-je. – Oui… vous êtes accusée… parce que vous avez fait beaucoup de mal. – Est-ce à Eugénie que j’ai fait beaucoup de mal ?
Au lieu de me répondre, le prince interrogea. Son ton était très-froid, mais non pas sévère.
– Êtes-vous mariée ? me demanda-t-il. – Pas encore, répliquai-je. – Ah !… fit-il.
Je fus blessée de cette exclamation. Il me ferma une seconde fois la bouche.
– Vous êtes bien sûre d’aimer ce jeune homme ? interrogea-t-il encore. – Cet amour est toute ma vie. – C’est pour vous rapprocher de lui que vous avez quitté la France ?
Mon regard dut exprimer une profonde stupéfaction, car il s’écria d’un ton d’impatience :
– Je ne sais rien… et ce n’est pas pour vous que je suis ici… Je vous prie de me répondre.
Certes, je ne sache point de raison humaine qui eût pu me faire accepter pareil interrogatoire. À tout autre que le prince Maxime, j’aurais opposé un méprisant silence. À lui, je répliquai tout bas, avec un reproche timide et mêlé de soumission :
– Est-ce bien vous qui me reprochez cela ?
Son regard m’enveloppa tout entière.
– Je vous dis de parler ! fit-il, comme s’il renonçait à un effort impuissant ; je ne puis voir en vous !
Le sens de cette phrase bizarre fut non-seulement compréhensible pour moi, mais il me sembla tout simple. J’étais en communication avec la pensée de Maxime. Je le voyais mieux qu’il ne me voyait.
– Je suis partie, repris-je d’un ton plus ferme, parce que votre lettre m’ordonnait de partir. – Ma lettre ! répéta-t-il en reculant son siège ; ma lettre vous ordonnait de partir ! – En termes exprès ! – Lequel de nous deux rêve ?… murmura-t-il en passant la main sur son front. – Ce n’est pas moi, répondis-je avec assurance.
Il me regarda en face.
– Avez-vous vu que j’agissais sur vous, tout à l’heure ? me demanda-t-il en changeant de ton brusquement. – Oui, répliquai-je. – Avez-vous résisté ? – Faiblement… et seulement parce que ma pensée voulait aller ailleurs. – L’impression produite a-t-elle été favorable ? – Je ne sais… vous avez engourdi en moi une douleur et vous en éveillez maintenant une autre.
Il essuya son front, où perlaient des gouttelettes de sueur.
– Vous êtes une étrange créature ! prononça-t-il lentement ; c’est donc sans le vouloir que vous réagissez sur moi ? – Oui, repartis-je, c’est sans le vouloir.
Il baissa les yeux et garda le silence.
– Voilà déjà deux fois que j’ai peur de vous aimer ; dit-il, comme malgré lui.
Je souris. Ma gaîté était vraie.
– Vous êtes prince, fis-je légèrement, et j’ai été bergère. – Mais, poursuivit-il, je ne vous aime pas… – Tant mieux pour vous ! – Ou plutôt, je me sens entraîné à prendre pour vous l’amitié d’un frère… ou d’un père. – À la bonne heure !… d’un frère, si vous le voulez bien… Vous seriez un trop jeune père.
Je ne saurais trop le répéter : ma pensée suivait si absolument la sienne, que l’impression produite par le nom d’Eugénie se voilait. La curiosité même, excitée et non satisfaite, se taisait. Il reprit :
– Vous souvenez-vous bien de ma lettre ? – Je m’en souviens très-parfaitement, répondis-je. – Vous ne connaissez personne autre du nom de Maxime ? – Personne…
Après avoir réfléchi un instant, j’ajoutai : – Et d’ailleurs, qu’importe, puisque votre lettre n’est pas signée ?
Sa figure s’éclaira si subitement, que je redevins curieuse, d’autant plus que j’avais comme un contre-coup de sa joie.
– N’aviez-vous plus souvenir, demandai-je, de m’avoir adressé une lettre sans signature ?
C’était vraiment un regard de père qu’il fixait sur moi.
– Vous connaissiez donc mon écriture, Suzanne, me dit-il, m’appelant pour la première fois par mon nom, si vous avez pu deviner que cette lettre, non signée, était de moi ?
Un doute me traversa l’esprit. Ce fait que j’avais pour si certain naguère, me parut soudain très-discutable. Je répondis franchement : – Je connais votre écriture… – Comment cela ? fit Maxime. – : Il importe peu… vous aviez fait écrire par une autre cette lettre que vous m’avez adressée… – Et dites-moi, je vous prie, m’interrompit-il vivement, pourquoi vous m’avez attribué une lettre non signée de moi et tracée d’une autre main que la mienne ? – Madame la comtesse de Champmas… commençai-je. – Ma sœur vous a dit que cette lettre était de moi !… – Madame la comtesse m’a dit que vous m’aviez écrit une lettre… et je n’en avais reçu qu’une… – Et ma sœur n’a rien ajouté ? – Si fait… Madame la comtesse ajouta, je crois répéter ses propres paroles : Notre pauvre Eugénie n’a plus d’espoir qu’en vous. – Et vous êtes partie malgré cela ! s’écria Maxime, en proie à une véritable agitation. – Je suis partie à cause de cela, répliquai-je. – Mais, dit-il en se redressant et en m’interrogeant sévèrement du regard, qu’y avait-il donc dans cette lettre ?
Je me recueillis, sûre que j’étais à peu près d’en retrouver fidèlement les termes. Mais, pendant que je cherchais, une idée me traversa l’esprit.
– J’ai ma robe ! m’écriai-je.
La robe que je portais précisément ce jour-là à Paris, et que je n’avais pas mise depuis lors. La lettre anonyme devait y être. Je fouillai précipitamment dans ma poche. Je sentis la lettre aussitôt sous mon porte-monnaie.
– Voici la meilleure réponse ! m’écriai-je avec triomphe, en la tirant de ma poche. – C’est pourtant bien ma lettre ! fit Maxime comme s’il eût perdu son meilleur espoir : je n’y comprends plus rien !
Moi, je regardais le papier que je tenais à la main et je restais tout ébahie. J’étais comme un enfant aux représentations de Robert Boudin. Quel adroit prestidigitateur avait produit ce tour d’escamotage ?
Ce n’était pas du tout ma lettre, ma lettre anonyme. C’était une enveloppe carrée de papier anglais aux reflets bleuâtres, où la main de Maxime avait tracé mon nom et l’adresse de maman marquise. Et cette enveloppe n’avait même pas été décachetée. Je montrai au prince le cachet à ses armes qui n’était pas brisé.
Son regard m’interrogea. Je répondis : – J’avais pour femme de chambre, là-bas, une jeune fille que je soupçonne. Cette lettre aura été glissée dans ma poche quand j’avais déjà quitté ma robe. – Et l’autre ?… fit le prince qui rougit de plaisir. – L’autre m’adjurait de quitter Paris, si je voulais sauver ma pauvre Eugénie.
Maxime me saisit les deux mains. Je crus voir une larme dans ses yeux.
– Lisez, me dit-il.
Je déchirai l’enveloppe. La lettre était ainsi conçue :
« Mademoiselle, vous êtes entourée de pièges. Les ennemis de madame Mutel sont implacables par nature et ne peuvent d’ailleurs pardonner. La destinée les pousse : il faut qu’ils frappent. Soyez prudente comme vous êtes dévouée, car le fol amour d’un pauvre enfant pourrait ajouter encore aux dangers qui vous menacent ! Ne croyez rien des vagues bruits qui arriveront sans doute jusqu’à vous. Défiez-vous de tous, même des dévoués, car ils pourraient être trompés sinon séduits. N’ajoutez foi qu’aux communications qui vous viendront de ma sœur ou de moi. Je travaille. Si je n’avais une tâche encore plus sainte, toutes mes heures seraient consacrées à celle-ci, car j’ai contracté une dette de reconnaissance et je la veux payer. Des circonstances s’opposent à ce que je vous voie chez la marquise du Meilhan, ma tante. Vous ne pouvez, pour le moment, venir chez ma sœur ; et cependant, j’aurais besoin de vous voir. Je sais que vous avez rendu visite à madame la baronne d’Avray avec une autre personne. Vous répugnerait-il d’y retourner seule ? Je m’y trouverai demain, de trois à quatre heures. Il y a des choses qu’on ne peut confier au papier… »
Celle lettre était signée très-lisiblement : MAXIME. Elle était venue par la poste. Le timbre donnait une date, à son envoi. J’aurais dû la recevoir le même jour que la lettre anonyme.
J’ai souvent réfléchi à cela depuis. Je pense que cette fatale méprise eut lieu tout simplement par une étourderie de Suzon. Elle me trahissait, c’est vrai, mais, pouvait-elle savoir le contenu de cette lettre ? Nous saurons bientôt de quelles grandes affaires s’occupait mademoiselle Suzon sur les derniers temps de mon séjour à l’hôtel du Meilhan. Ces grandes affaires avaient bien de quoi la rendre folle. Après avoir gardé la lettre un jour, deux jours dans sa poche, elle n’avait plus osé me la remettre en main. Elle l’avait glissée dans ma robe quand j’avais changé de costume. Qui ne connaît cela ?
Je froissai la lettre. J’avais la tête en feu. Je mis mes deux poings fermés à mes tempes.
– Si j’avais été à ce rendez-vous, demandai-je entre mes dents serrées, que serait-il arrivé ? – Rien, peut-être, me répondit Maxime. – Eugénie aurait-elle été sauvée ? – Dieu le sait. – C’est Gaston qui est la cause de tout cela ! m’écriai-je avec une soudaine colère.
Le prince prononça lentement : – Gaston est un pauvre enfant dont vous êtes le malheur !
Puis, comme je baissais la tête, n’ayant pas la force de me révolter contre l’injustice de ce reproche, il ajouta : – Je ne vous accuse pas, Suzanne… Je dis ce qui est vrai… Votre conduite envers la famille du Meilhan m’est connue : je la trouve belle et bonne… – Je ne les reverrai jamais ! l’interrompis-je, et je les aimerai toujours !
Maxime gardait ma main dans les siennes.
– Suzanne, me dit-il, – une de mes plus chères illusions serait morte si j’avais été obligé de vous condamner… Le hasard a tout fait, je vois bien cela… Le hasard ne nous est pas favorable… Autant que cela est possible à la faiblesse humaine… je promets désormais de ne rien donner au hasard… Les menées de nos adversaires n’auraient point réussi à vous faire déserter votre poste, si le fol amour de Gaston, complice de l’égoïste empressement d’un autre… – Quel autre ? demandai-je en relevant la tête, car je sentais qu’on allait attaquer Gustave.
J’aurais mieux aimé une réponse dure ou même offensante, que le sourire légèrement dédaigneux qui glissa sur les lèvres de Maxime.
– Vous l’aimez, murmura-t-il, vous devez l’excuser. – Et qu’a-t-il besoin d’excuses ! m’écriai-je révoltée à ce coup, que lui importent toutes ces choses !…
L’œil du prince se fixa sur moi. Je balbutiai des paroles confuses. Mon énergie d’un instant s’affaissa. Il me demanda d’un ton très-doux, où il y avait de la pitié : – Avez-vous reçu quelques lettres de France, depuis que vous êtes à Naples ? – Aucune, répondis-je.
Le nom de Gustave vint encore à ma pensée, et je sentis que des larmes voulaient jaillir de mes yeux. Gustave avait-il intercepté ma correspondance ?
Le prince reprit, parlant de lui sans le nommer : – Il était déjà trop tard, Suzanne… ces nouvelles qui vous venaient de France n’eussent fait que vous attrister. – Ces nouvelles !… répétai-je machinalement. – Il a élevé une barrière tout autour de vous, afin de jouir de votre calme et d’être heureux de votre bonheur… Cela n’est pas un grand crime. – On m’a donc écrit de France ? – Plusieurs fois – Et qui m’a écrit ? – Moi, deux lettres… Madame Mutel… – Oh ! sanglotai-je du fond de mon cœur déchiré, mais que doit donc penser de moi Eugénie ? – Eugénie vous aime comme si vous étiez sa fille, répondit le prince avec une profonde émotion ; celle-là est une âme chrétienne… une grande âme ! – Mais vous ne savez pas ! m’écriai-je, je lui ai écrit… folle et misérable que je suis !… Je lui parlais de moi… de mes espoirs. – Vos lettres sont à son chevet, Suzanne… Elle les baise après les avoir relues… Il y a bien des pleurs sur l’écriture, déjà presque effacée… Le jour de sa condamnation…
Il s’interrompit à ce mot pour m’empêcher de tomber à la renverse. Tout mon corps se crispa. Il n’y eut pas en moi un muscle qui ne se tordît sous l’étreinte d’une intolérable douleur. Je crus devenir folle ou mourir. Toute ma tête était pleine de celle idée : c’est toi, c’est toi qui lui as suscité ce martyre ! C’était comme un son de cloche dans mon cerveau : c’est toi ! c’est toi ! Je la voyais, ce matin où je l’avais forcée de monter en voiture pour chercher la maison mystérieuse où j’avais fait mon premier accouchement. Je l’entendais qui me disait :
– Cela me portera malheur ! Et je n’avais pas eu compassion ! Je l’avais entraînée de force jusqu’à l’abîme où je n’étais même pas tombée avec elle !
– Je l’ai donc tuée ! je l’ai donc tuée !… répétai-je parmi mes sanglots.
Maxime m’ordonna de le regarder. J’obéis au travers de mes larmes. Je vis rayonner son œil. Sa volonté entra en moi comme un flux. Et je me redressai pour l’entendre me dire : – Nous la ressusciterons !
J’avais en moi toute sa force virile. Je pris sa main à mon tour et je la serrai d’un geste mâle en disant, comme on prononce un serment : – Oui… fût-ce au prix de ma vie !
* * * * * * * * * *
L’entr’acte continuait, bruyant et tumultueux. Le tapage, qui était partout, empêchait nos voisins de nous entendre.
Il y avait en moi un effort involontaire, sourd et constant, qui m’entraînait vers la pensée de Gustave. Mais cet effort trouvait constamment devant soi une barrière infranchissable. J’affirme que je ne pus arriver à formuler en moi-même une réflexion qui eût trait à ce sujet, pendant tout le temps que dura l’entretien. Cela me donnait de la gêne et de l’inquiétude, mais je n’aurais point su dire l’objet de ces vagues angoisses. Gustave lui-même avait passé tout à l’heure dans notre entretien ; il avait excité en moi une émotion d’une certaine espèce, mais l’idée de jalousie et l’idée d’absence ne s’étaient point réveillées.
– Je veux tout savoir, dis-je à Maxime ; apprenez-moi ce qui s’est passé à Paris… Ne m’épargnez pas… racontez-moi tout ! – Vous n’avez donc pas ouvert un journal ? commençait-il. – Un seul, si fait… On n’y parlait point d’Eugénie.
Le même sourire qui m’avait offensé naguère reparut sur ses lèvres. Ce sourire ne venait au prince qu’avec la pensée de Gustave. Point n’était besoin de paroles pour me faire comprendre cela.
– Vous n’êtes pas généreux !… murmurai-je.
Il salua et reprit son air de grave courtoisie. Voici ce qu’il me raconta :
– Le temps et le lieu me défendent, dit-il, d’entrer dans de bien longs détails. J’ai fait ce que j’ai pu pour madame Mutel, qui a sauvé l’honneur de ma sœur ; j’en ferais autant pour vous, à l’occasion, Suzanne… J’eusse fait davantage, si d’autres intérêts ne m’eussent réclamé bien impérieusement. J’ai la conviction qu’Eugénie Mutel n’est pas coupable… – Oh ! merci ! m’écriai-je ! – Cette conviction, continua-t-il, n’est basée sur aucune preuve que je puisse exhiber, sur aucun raisonnement que je puisse transmettre. Je l’ai, voilà tout. Je connais Eugénie Mutel depuis mon enfance. Il n’est pas possible qu’elle ait commis le crime qu’on lui impute. Je connais ses ennemis depuis bien longtemps aussi : ils sont capables de tout… – De tout ! répétai-je comme malgré moi. – Ne m’interrompez plus, Suzanne… Le jour approche où vous me connaîtrez complètement… Je porte en moi une maladie qui a déjà tué tous mes espoirs et tous mes pauvres bonheurs… C’est le mal du siècle : il s’appelle le doute… Sans le doute, avec quelle passion je serais mort sous ce drapeau chevaleresque qui flottait là-bas sur les décombres du Roncier !… Je les aimais, Suzanne : j’aimais le marquis Théodore, j’aimais Georges, mon rival et mon frère… Mais je ne croyais déjà plus aux rois… Je ne pus me résoudre à combattre pour un fantôme… Vous souvenez-vous ? Ce n’était pas naturel. Un homme comme moi ne fait pas ces folies. Vous souvenez-vous de notre rencontre au pavillon ?… Il me fallait une passion : mon cœur vide avait soif d’amour… J’avais l’âme en deuil d’un souvenir humiliant et charmant… mon premier amour, mon seul amour, celle que j’eusse faite, si l’on eût voulu me laisser libre, la plus sainte et la plus noble des femmes… celle que mon abandon a rejetée tout au fond de ses ténèbres…
Il baissa les yeux. Sa voix s’altérait. Je savais qu’il parlait de Marie-Caroline Renaud, la somnambule, mais je ne le disais point. Il m’avait défendu de l’interrompre.
– Suzanne ! reprit-il tout à coup sans relever les yeux, pensez-vous que mon doute s’arrête à moi-même ?… Non ! il empoisonne tout, même le sanctuaire de ma conscience !… Je hais ces hommes qui ont juré la perte d’Eugénie ; je les hais jusqu’à la mort… jusqu’au crime peut-être… Et quand je regarde au-dedans de moi-même, je me demande avec fatigue si c’est la reconnaissance que j’acquitte ou la fièvre de ma haine que je sers… Cela importe peu, direz-vous. À elle, non ; à moi, si fait. Ne voyez-vous pas que ce doute est comme un vautour ?… et qu’il n’y a presque plus rien entre sa serre et mon cœur ?… Vous vous souvenez. Je tâchais de me refaire enfant, pour que mes croyances d’enfant pussent renaître. Zoé avait été ma fiancée, elle aimait un proscrit. C’était là des conditions romanesques qui m’attiraient et qui m’enchantaient. Je crus un instant que j’allais revivre et aimer… – Quoi ! m’écriai-je, vous ne l’aimiez donc pas ? – Je fus heureux de cette comédie pendant quelques semaines… Oh ! si fait ! je crois que je l’aimais… Ce mot, qui nous joue sans cesse et qui est éternellement notre jouet, n’a-t-il pas des millions de significations ?… Chère Zoé ! Pauvre petite sœur ! Je voudrais la faire victorieuse dans la lutte où tout son bonheur est engagé !… Mais ici, même question, Suzanne ! Est-ce générosité, cela ? Est-ce bonté de cœur ? Les ennemis de Zoé, chose étrange, sont les ennemis d’Eugénie Mutel… Ce sont mes ennemis… – Et les amis de madame la baronne d’Avray, dis-je.
Il me regarda. Sa parole devint froide.
– Vous ne dites pas cela au hasard, Suzanne ? poursuivit-il en baissant la voix ; vous ne pouvez pas connaître cette femme aussi bien que moi… et cependant vous devez la connaître… Elle est de celles qu’on juge sévèrement parce qu’on les sent à la fois fortes et implacables… Nous reparlerons d’Irène. – Et nous reparlerons de vos trois ennemis. – Trois !… répéta-t-il en tressaillant de la tête aux pieds. – Brodard-Peyrusse, Agost et Rondel, prononçai-je en espaçant chacun de ces noms.
Je crus qu’il allait bondir. Il devint seulement très-pâle.
– Il y a donc ici-bas une vérité ! murmura-t-il. – Tout est vérité, m’écriai-je, dans le domaine de la religion et de la conscience !
Sa lèvre se plissa en un sourire amer.
– Suzanne, me dit-il avec douceur, je savais que vous prononceriez ces trois noms… Je venais vers vous à coup sûr… Je crois en Dieu ardemment aux heures où la rouille cesse de me ronger le cœur. J’ai les bons souvenirs de ma jeunesse chrétienne… Mais il y a quelque chose de plus évident pour moi que Dieu même : c’est l’homme… non pas l’homme tel que nous le voyons végéter et se vautrer dans la fange de cette ignorance honteuse qui s’appelle la civilisation, – mais l’homme étreignant corps à corps son impuissance originelle… l’homme créateur et maître du sixième sens… le géant qui jette, à la force de sa main, Ossa sur Pélion, pour escalader le ciel !… Suzanne, il est écrit, car c’est un grand mot souverainement vrai que cette formule mahométane, il est écrit que votre existence côtoiera la mienne… Nous avons le temps. Avant que nous pénétrions ensemble au vif de ces mystères, au-delà desquels est la vengeance et le sang, il faut qu’entre nous deux une barrière se brise. Elle se brisera. Elle est en train de se briser.
Il s’arrêta. Je ne voyais point ses yeux parce qu’il tenait ses paupières obstinément baissées. Je ne puis dire que j’eusse la compréhension claire de ces paroles, qui sonnaient à mon oreille comme une vague prophétie. Mais mon cœur se serra. Un frémissement douloureux se promena de veine en veine par tout mon corps. J’eus cette souffrance que donne une terrible menace, entendue par hasard au travers d’une cloison. Je dois le répéter encore : mes pensées ne venaient que une à une et au gré de Maxime ; cela très-rigoureusement. Je ne prononçai point le nom de Gustave, bien que son souvenir fût autour de moi, cherchant, si l’on peut ainsi s’exprimer, une porte par où s’élancer en moi.
Avant que Maxime reprît la parole, il y eut dans la salle ce mouvement sourd et général qui accompagne le lever du rideau. Maxime se leva et gagna le fond de notre loge en me faisant signe de le suivre. J’obéis. De l’endroit où je me retirai ainsi, je voyais encore la majeure partie de la scène. J’étais, de même que Maxime, à l’abri des regards curieux des spectateurs.
– Je savais que vous connaissiez ces trois hommes, reprit-il après un silence ; vous m’étiez désignée comme un livre vivant où je trouverais, en le feuilletant, la clef de plus d’un mystère… Mais l’heure n’est pas venue : il faut à ces révélations le silence et la solitude. Je vous le dis encore une fois : nous avons le temps. J’ai pris le chemin le plus long pour arriver à l’histoire de la pauvre Eugénie. Je l’ai fait à dessein. Il faut que, dès aujourd’hui, vous sachiez qui je suis. Vous ne me connaissez pas, Suzanne. Je reste pour vous le héros de vos imaginations d’enfant, le sauveur de Georges, l’homme à la valse, exécutée au clair de la lune… Écoutez-moi. Ce fut à l’époque où j’essayais de me tromper moi-même en cultivant comme une plante de serre chaude mon prétendu amour pour mademoiselle du Meilhan, que les premières idées de liberté me traversèrent l’esprit. Il me sembla qu’un rayon de foudre passait dans mon être et l’électrisait : corps et cœur. Oh ! je crus bien que c’était la vérité, Suzanne ! Je redevins jeune et j’eus les splendides enthousiasmes de l’enfant. Cela fit taire en moi un remords. Ces fous qui me reprochaient d’avoir déserté le drapeau blanc irritaient, sans le savoir, la blessure de mon âme. C’était le drapeau de mon sang, sinon celui de ma foi. Ceux qui mouraient à l’ombre de ses plis étaient mes frères. Je fus sauvé d’un remords ; je me dis avec un puéril orgueil : tu n’es pas le soldat d’un roi, tu es le soldat de l’humanité. Je m’éveillai. Je me mis à regarder de près cet autre roi qui m’était inconnu : le peuple. À première vue, je le trouvai beau. Il m’apparut comme Atlas, gigantesque cariatide, supportant le monde. Et quand mon regard, dépassant la tête courbée de l’esclave, arriva jusqu’aux maîtres, je trouvai l’esclave plus beau encore, tant était repoussante la laideur des tyrans ! Maintenant, Suzanne, que je ne crois pas plus au peuple qu’aux rois, je puis bien vous le dire, je regrette de n’avoir pas pu donner ma vie au peuple, en ce temps de ma belle et ardente foi. C’eût été une bien heureuse mort. Ceux qui meurent ainsi ne méritent pas d’être récompensés là-haut, car ils ont eu leur bonheur dès ce monde. Je quittai la Vendée. Je fis un plongeon, moi, fils de duc, moi, prince, moi, pair de France, jusqu’au fond de ces eaux troubles où s’agitent les mécontentements populaires. Ce fut ici le tort que j’eus. Le peuple n’est pas là. Il y a des avocats, des médecins, des artistes, des archanges déchus, des gens qui ont parfois du cœur et très-souvent du talent ; mais il n’y a pas le peuple. Le peuple est où l’on travaille et où l’on meurt. Le peuple est à l’atelier ou à la bataille.
Un prêtre me dit : « – C’est nous qui l’avons le peuple ! » Je descendis dans les caveaux de Saint-Sulpice, où un apôtre à la parole éloquente et bizarre promettait les joies du ciel aux souffrances de la terre. J’eus peur d’être fou, tant je fus près de la conversion. Il fallut, pour me guérir, trois conversations avec un rédacteur de l’Univers. J’étais entré chez cet homme avec le dessein de mourir missionnaire de la foi catholique ; j’en sortis avec la détermination de vivre païen. Jésus est toujours attaché sur la croix, non plus au Calvaire, mais dans le cœur impie de ces pharisiens. Il y avait alors un mot qui courait : phalanstère. Je donnai de l’argent à des pygmées qui se faisaient forts de réaliser le rêve d’un colosse. Ces pygmées avaient un gigantesque appétit. Mon phalanstère fut mangé gaîment par des géomètres et des algébristes, contempteurs éclairés du capital. Ils en ont digéré bien d’autres !… Vous vous étonnez, Suzanne, de ces paroles qui vous semblent inutiles et de ces rires amers qui déguisent ma tristesse mortelle. Je suis en Italie pour mettre sur le trône un peuple à la place d’un roi…
– Quoi ! vous conspirez !… commençai-je.
Il me ferma la bouche d’un geste.
– Je ne sais plus… murmura-t-il ; j’ai honte et j’ai dégoût… J’ai vu le roi ; j’ai vu le peuple ; un vieillard qui radote, un enfant qui balbutie… Mais ne nous occupons pas de cela. Comme s’il fallait que ma vocation n’eût que petits prétextes et pauvres origines, je rencontrai à Paris ces trois hommes : Brodard-Peyrusse, Agost et Rondel. Je les vis monter. Leur succès raviva ma haine prête à s’éteindre contre une société qui me semblait être leur complice. Je conspirai. Ce n’était pas ambition, Suzanne. Je ne sais pas s’il est une chose que le roi Louis-Philippe voulût me refuser. Il aime les gens comme moi. Les gens comme moi feront sa perte. Il craint le faubourg Saint-Germain et le faubourg Saint-Antoine ; ni l’un ni l’autre ne causera sa mort… Ce sera le caprice, la fantaisie, la boutade, ce sera le doute qui prendra les Tuileries. Et le doute sera bien embarrassé, le lendemain de sa victoire !… Nous y voilà donc, puisque je parle en prophète ! Nous touchons à ma vie nouvelle. Je ne sais pas si vous avez remarqué cela, Suzanne, chaque homme vit entre deux principes qui, presque toujours, se personnifient. Le bien a un nom ; le mal un autre nom. Je suis un grand : mon bon ange et mon mauvais génie n’appartiennent pas à la même classe que moi. Tout ce que j’ai éprouvé d’heureux m’est venu par cette pauvre femme que Dieu m’avait choisie : Marie-Caroline Renaud, mon premier amour, mon suprême regret. Ai-je besoin de vous dire, Suzanne, que notre destinée humaine est une raillerie et que les barrières établies par le monde se renversent d’un souffle ? Voyez Irène ! Encore Irène n’est-elle que la femme d’un gentillâtre campagnard ! Sa sœur, – je sais que vous n’ignorez rien, – sa sœur était plus belle ; sa sœur avait le cœur plus haut, – et sa sœur eût été princesse. Le monde eût baisé dans la poussière la trace des pas de sa sœur. Tout ce que j’ai éprouvé de douloureux m’est venu par ce Brodard-Peyrusse. Le sentiment le plus poignant que j’aie subi en ma vie, c’est l’humiliation de l’avoir eu pour rival. C’est ici l’abaissement de mon existence tout entière. Comble de la honte ! quand j’évoque l’image de Marie-Caroline, ma reine, – ma femme, – il y a derrière le blanc fantôme une grimace de Caliban ! Cet homme a souillé tout, jusqu’à mes souvenirs ! C’est mon amour et c’est ma haine qui m’ont fait magnétiseur. Et du premier coup, joie céleste et sans mélange, celle-là ! Le magnétisme m’a crié : tu n’es pas seul au monde ! Marie-Caroline n’est pas morte tout entière ! Tu as une fille !
– Brava ! brava !… cria en ce moment le parterre.
Je tournai la tête involontairement. Le père et le frère de la morte étaient auprès de Bartolomeo, le poignard à la main. Ils le forçaient à signer un écrit. Mais je ne savais plus. Je n’avais pas suivi le drame. Je passai mes mains sur mon front, où la pensée n’arrivait qu’à travers d’incroyables efforts.
– Vous avez tort de peser ainsi sur moi, dis-je au prince ; votre volonté m’opprime et m’aveugle… J’ai quelque chose à vous dire et je ne puis.
Il me regarda. Sa prunelle, au lieu de rester sombre, lança une gerbe de rayons. Je me sentis libre, et aussitôt je m’écriai : – Votre fille est là, près de vous !
Il tressaillit, mais faiblement, et ne parut point surpris, comme je m’y attendais. Son regard eut une expression timide et presque cauteleuse, tandis qu’il faisait rapidement la revue des loges situées vis-à-vis de nous. Je tournais le dos à la salle, et j’éprouvais une sorte de plaisir enfantin à le voir chercher sans trouver.
– Où donc est-elle ? murmura-t-il enfin. – Je l’ai bien reconnue, allez ! répondis-je en me retournant ; elle est belle et vous ressemble trait pour trait…
Disant cela, mon doigt s’étendait déjà pour montrer la loge où Marie était, derrière la grille relevée. Mais mon doigt retomba et ma bouche resta béante. La grille de la loge était baissée. Il n’y avait plus là ni Marie, ni l’homme aux favoris grisonnants, ni la duègne. À la place même où s’asseyait naguère Marie, un homme était debout. L’aspect de cet homme me glaça. Il avait une grande taille un peu voûtée, et devait être d’une excessive maigreur, car sa redingote noire, boutonnée jusqu’au cou, ballottait sur ses côtes. Les traits de son visage étaient réguliers et beaux, mais très-pâles. La peau de ses joues rentrait dans ses mâchoires. D’où j’étais, l’orbite de son œil ressemblait à une cavité profonde et toute noire. Au moment où mon geste le désignait à Maxime, il nous fit un grave salut. Je ne pus retenir un cri. Ce qui me l’arrachait, c’était la surprise de ne plus voir Marie. Maxime se méprit et me dit – C’est mon cousin, le vicomte Étienne du Rocray. – Étienne du Rocray !… répétai-je, croyant rêver.
C’était là en effet un nom profondément gravé dans ma mémoire, comme tous ceux que j’avais lus dans le Confidentiel du placeur Fontanet. C’était le nom de ce pauvre fou, poursuivi par le mal héréditaire, qui avait ordonné à sa femme d’accoucher à heure fixe, sous peine de mort. Les détails si étranges et si dramatiques de cette histoire me revenaient tout à la fois : les deux échappés de collège, visitant la maison de Charenton, la soirée passée à l’Opéra, le double départ de Célestin d’Anod pour le Midi, et Étienne du Rocray pour le Beauvoisis, après la promesse faite par Célestin et signée de son sang. Puis, ce ménage sombre dans le vieux château, entouré de halliers ; puis cette nuit terrible, la nuit des couches ; puis le rasoir ouvert sur la pile de vieux livres de médecine, les pas du cheval de Célestin dans la nuit et le sanglant dénoûment.
Cet homme qui était devant nous avait parfaitement la figure que mon imagination donnait à M. du Rocray, – une belle tête livide, un front ravagé sur lequel semblait être la main lourde de la fatalité. Mais il y avait maintenant des années que M. du Rocray était mort et que sa veuve avait épousé en secondes noces M. le baron Célestin d’Anod.
– Vous avez pu le voir, continuait Maxime, chez madame la marquise du Meilhan, qui est aussi sa parente. C’est un malheureux jeune homme. – Un jeune homme !… balbutiai-je. – Le chagrin le vieillit… mais, en réalité, il n’a guère plus de vingt-huit à trente ans.
La vérité me sauta aux yeux. 1813-1841. C’était bien vingt-huit ans qu’il devait avoir. C’était le fils né dans cette lugubre nuit !
– Nous logeons dans le même hôtel, ajouta Maxime. Puis il reprit, avec la volonté de m’isoler. – Mais où donc avez-vous vu ma fille ?
Je répondis avec dépit : – Si vous ne m’aviez pas tenue enchaînée… je vous l’aurais montrée il y a longtemps… – Avec qui ?
Je lui fis le portrait des deux personnes qui accompagnaient Marie.
– Agost… murmura-t-il, et la Gastier !
Mais tout cela était dit d’un ton calme. Comme je m’en étonnais vivement et tout haut, il me répondit :
– Agost est ici un personnage considérable. Il fait l’emprunt, et il est sur le point d’obtenir la concession du réseau des chemins de fer napolitains… J’ai l’ambassadeur de France, M. le marquis d’Avonzac, qui est notre cousin… Mais l’ambassadeur lui-même ne peut rien ouvertement contre Agost… Je suis content : s’il a pris la fuite à ma vue, c’est qu’il me craint. – Il pourrait quitter Naples… dis-je. – Partout ailleurs qu’à Naples, je le tiendrai !
Je restais fort étonnée de sa tranquillité dans un sujet qui touchait de si près à sa tendre affection. Il répéta par deux fois : – Nous avons le temps !… nous avons le temps !…
Puis il reprit : – La vie s’arrange ainsi souvent… Au moment où j’entrais avec ardeur dans ma voie nouvelle, le malheur de la comtesse, ma sœur, vint à la traverse… et ce qui sembla devoir m’arrêter donna une direction plus sûre à mes efforts… Je vous retrouvai, Suzanne… Dans cette terrible soirée, j’eus conscience de ce fait que ma volonté agissait énergiquement sur vous. – Je me souviens, moi aussi, murmurai-je ; je m’étonnais de l’étrange courage qui était en moi… – Ne vous rabaissez pas !… ce courage était bien à vous… C’était surtout la pauvre Florence que je soutenais de toute ma force… Mais ne nous arrêtons plus… Les malheurs qui suivirent me rapprochèrent une seconde fois de madame Mutel… À part même le service inappréciable qu’elle a rendu à madame la comtesse de Champmas-d’Argail, j’ai plusieurs motifs de la protéger. Elle appartient à une famille de vieux et fidèles vassaux qui nous ont aimés de père en fils… Son cousin, le capitaine François Mutel, a été mon écuyer, quand j’étais chevalier errant. J’ai quelque crédit là-bas. Je ne sais si l’on m’aime, mais il est certain qu’on me craint. Au premier abord, servir Eugénie Mutel me parut une entreprise facile : j’avais affaire à un membre du parquet tout jeune et très-ambitieux. – Vous trouvâtes M. de Gérin inébranlable… – Je trouvai M. de Gérin marié… Vous avez vu sa femme à l’hôtel du Meilhan : ma sœur me l’a dit… Je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails. Je me dis : M. de Gérin sera destitué ! Cela est amusant et beau dans les livres, de voir certains personnages, armés d’un mystérieux pouvoir, agir comme s’ils étaient la loi elle-même et briser, francs-juges de nos civilisations modernes, tous les idoles aux pieds d’argile. Mais cela ne se trouve que dans les livres amusants. S’il est une force redoutable en ce monde, c’est la ténébreuse alliance des méchants. On ne sait pas comment ils se tiennent, mais ils se tiennent. S’il vous plait d’en attaquer face à face, vous voyez, autour de vous, se dresser aussitôt une armée. Ceux que nous appelons les bons n’ont garde de se liguer ainsi. Il y a une raison à cela. Le mal doit durer autant que le monde mortel. Or, si les gens de bien formaient la croisade, le mal, vaincu, disparaîtrait en enfer. M. de Gérin ne fut pas destitué. Je trouvai inopinément devant moi des généraux, des financiers, des ministres ! Un jeune pair de France, mon collègue, presque mon ami, me demanda un soir, au sortir de la Chambre, si la comtesse, ma sœur, était bien remise des suites de cette indisposition que madame Mutel avait soignée. Celui-là est mort, Suzanne. Celui-là était un gentilhomme. On le tenait par le préjugé de l’épée. Mais les autres, mais cette foule, mais ce monstre qui rampait dans l’ombre, et dont j’essayais en vain de compter les mille têtes !… Quelles armes employer ? Comment attaquer ? comment se défendre ? Il ne s’agit pas de moi, vous comprenez bien. Moi, je ne risque rien, puisque je brave tout. Mais une chose m’épouvanta ! ma sœur était menacée. Vous vous êtes peut-être étonnée, Suzanne, du rôle que j’ai joué dans ce drame de famille. Mon père n’aurait pas fait comme moi. Nos aïeux entendaient autrement l’honneur. Se trompaient-ils ou me trompé-je ? Ils croyaient, et c’était une noble idole que cette fleur mystique, gardée dans le reliquaire des grandes maisons : l’honneur ! C’était aussi une égide, car chaque race de gentilshommes aurait pu mettre sur son écu, comme Pierre de Dreux, le fier duc de Bretagne : « Plutôt mille morts qu’une tache ! » Mais les choses ont changé, mais les niveaux se sont abaissés, mais nous nous sommes baignés, volontairement ou non, dans ce flux des générations nouvelles. Nous n’étions que deux, Florence et moi. J’étais l’aîné. C’était moi qui la protégeais toujours, du temps de mon enfance. Je n’ai jamais su voir ses larmes. Quand elle me dit, toute pâle et mourante, ma pauvre sœur chérie, quand elle me dit : « Je suis coupable, tue-moi ou sauve-moi, » je la pris dans mes bras et je pleurai comme elle… Vos yeux sont mouillés, Suzanne. Merci ! Eh bien ! cette sœur que j’avais sauvée au prix du bonheur et peut-être de la vie d’une créature humaine, je m’aperçus tout à coup qu’on voulait me frapper en elle, et que j’allais être sa perte, après avoir été son rédempteur. M. le comte Champmas-d’Argail est presque aveugle. Il était mon oncle avant d’être mon beau-frère. Il use de moi volontiers. Un matin, il me dit : – Je n’ai pas mon secrétaire ; aidez-moi à dépouiller ma correspondance. La première lettre que j’ouvris portait :
« La femme Eugénie Mutel, accusée d’infanticide, secondée par la fille Suzanne, dite madame Lodin, laquelle fut présentée chez vous par la baronne d’Avray comme une demoiselle noble de province, sa parente, a accouché votre femme dans la soirée du dimanche, 12 avril 1840, à votre barbe et presque sous vos yeux. Souvenez-vous des propositions inopinées que vous fit le prince Maxime, de la part du Gouvernement, pour vous empêcher de franchir ce seuil, derrière lequel était la preuve vivante de l’adultère. Souvenez-vous du buse brisé. L’enfant existe ; il est à Rambouillet ; il ressemble à M. le vicomte de ***. L’aventure est connue et fait fortune à Paris.
Je gardais le silence. J’étais atterré. La sueur froide inondait mon front.
– Neveu, me dit le vieux comte, est-ce que tu prends aussi la vue basse ? Je vais sonner mon valet de chambre pour me lire cette lettre.
M. de Champmas-d’Argail avançait déjà vers le cordon de la sonnette sa main décharnée et tremblante. Vous le connaissez, Suzanne. Son aspect est celui d’un agonisant. Vous devinez quelle répugnance doit serrer le cœur quand on se détermine à tromper cet homme. Je n’ai jamais souffert en ma vie comme à cette heure, rappelée par la lettre, à cette heure où, pour lui barrer le chemin, je fus obligé de jouer la comédie. Il fallait bien, cependant, le tromper encore. À ces heures, on a de subites inspirations. J’avais appris, le soir précédent, la mort d’un de mes cousins, le frère aîné de ce d’Avonzac, qui est maintenant ambassadeur de France à Naples. Je froissai la lettre et la jetai au feu en disant :
– Je n’ai pu me défendre d’un instant d’émotion, monsieur… Notre cousin d’Avonzac était un galant homme. – Heu !… heu !… fit le vieux comte, il avait bien ses petits défauts… Mais pourquoi brûler la lettre de faire part, neveu ? – C’est vrai, dis-je en me penchant comme pour la retirer, j’avais de l’affection pour M. d’Avonzac, monsieur. – Laisse, laisse, fit-il, je n’aime pas garder ces billets mortuaires.
Dans le reste de la correspondance, il n’y avait rien qui nous concernât.
Je sortis de l’hôtel de Champmas la tête en feu. Jusqu’alors, la horde, ameutée contre Eugénie Mutel, ne nous avait pas attaqués. Elle n’avait fait que se défendre. Je savais que cette modération était de la crainte. Il ne s’agissait pas seulement, en effet, entre Brodard-Peyrusse, ses associés et moi, de l’affaire d’Eugénie. Il y avait des griefs plus anciens, des griefs qui me touchaient de plus près. Loin de me donner à reculer, leur lâche attaque m’endurcit. Je leur déclarai guerre à mort dans mon cœur.
Le plus pressé était de leur arracher leur victime. J’obtins la permission de voir Eugénie, et je lui demandai si elle pouvait compter sur vous. Elle me dit qu’elle était sûre de vous comme d’elle-même. C’était donc, pour le moins, un témoignage qui ne pouvait nous manquer. Or, il ne me fallait qu’un témoignage, un prétexte. J’avais fait dessein de séduire le jury.
Le prince Maxime fit une pause. Il y avait en lui une extrême fatigue.
Moi, j’écoutais, depuis quelques secondes, avec un redoublement d’attention. L’angoisse, éprouvée une première fois, lorsque j’avais appris le malheur d’Eugénie, me revenait plus vive. Elle avait dit, en parlant de moi : Je compte sur elle comme sur moi-même ! Et le jour où elle avait eu besoin de moi, je n’avais pas répondu à son appel…
– Au nom de Dieu, prince, poursuivez ! m’écriai-je.
Il répéta lentement et comme à regret :
– Je fis dessein de corrompre le jury… Ne me jugez pas sévèrement, Suzanne…
– Mais je vous approuve ! l’interrompis-je vivement, – n’est-il pas bien de séduire les juges eux-mêmes, quand il s’agit de sauver l’innocent ?
Il secoua la tête en souriant tristement, et murmura :
– Vous êtes une femme… je ne blâmerais peut-être pas une femme qui eût fait cela… Mais je suis un homme… mais j’ai cru parfois que j’étais un philosophe… Tuer une conscience, c’est le meurtre ! Et parce que Dieu m’a donné quelques poignées d’or de plus qu’aux autres, continua-t-il en s’animant, ai-je le droit d’acheter l’âme de mon semblable ? Non, non, ce n’est pas moi qui dirai : j’ai bien fait. Je ne me vante pas, je m’accuse.
Sur les douze jurés, je choisis les deux plus probes, les deux plus intelligents. Je ne voulus point leur parler par ambassadeurs. J’allai les trouver moi-même. Je leur dis : « Je suis le prince Maxime de ***, pair de France. Je confesserais sur le bûcher que la femme Mutel est innocente. Telle ne sera pas votre conviction après les débats. Les apparences l’accusent. Une réunion de vraisemblances terribles fera naître en vous une certitude contraire à la mienne… » Chacun d’eux m’écouta en silence, ne sachant pas où j’en voulais venir. Quand je m’expliquai, chacun d’eux me ferma la bouche avec indignation. Mais ni l’un ni l’autre n’était riche. Je savais même que l’un d’eux, commerçant, était menacé d’une faillite prochaine. La fille de l’autre ne pouvait épouser, faute d’une dot suffisante, l’homme qu’elle aimait. Je vous le dis, Suzanne, je commis un acte lâche, que la sainteté de mon but ne peut pas excuser. J’abusai de la richesse qui est ma force, contre la pénurie qui était leur faiblesse. Le négociant ne fit point faillite. L’autre juré vit les noces de sa fille. Mais Dieu me punit. Madame Mutel fut condamnée.
Il fallait, en effet, contre tant de témoins à charge, un témoignage qui fût, comme je l’ai dit, un prétexte à l’action de mes deux affidés sur le jury. Le résultat n’était pas douteux. Les deux hommes devaient entraîner leurs collègues ; eux-mêmes en avaient la conviction. Ils avaient fait leur lit dans les autres affaires. L’opinion du jury leur appartenait. Ce qui manqua, ce fut le prétexte. Vous étiez partie, Suzanne : le témoin à décharge ne vint pas…
Maxime s’arrêta, parce que je fondais en larmes. Ce fut moi qui le pressai de poursuivre.
– Ne me cachez rien, je vous en prie, lui dis-je.
– Je vous avais écrit cette lettre, Suzanne, reprit Maxime, au moment où je me croyais sûr de mes deux hommes. Craignant vaguement un malentendu, j’avais envoyé ma sœur à l’hôtel du Meilhan ; je lui avais recommandé de vous parler à tout prix et de vous dire : Eugénie n’a plus d’espoir qu’en vous… – Madame la comtesse s’acquitta de sa commission, balbutiai-je à travers mes larmes. – Suzanne, me dit le prince, en me prenant la main ; il y a dans tout ceci un grand malheur, mais il n’y a point faute de votre part, puisque le hasard a tout fait. – Mais qu’a-t-elle dit ? m’écriai-je ; qu’a-t-elle pensé de moi ? – D’abord, me répondit Maxime, il faut que vous sachiez une chose : Eugénie n’avait aucune idée des moyens employés par moi pour la sauver… J’ignore si elle s’y fût opposée ; les femmes n’ont pas complètement conscience de certains crimes d’un ordre tout moral… Mais j’avais voulu lui épargner jusqu’au doute. Elle croyait seulement que votre témoignage suffirait à la sauver. – Mais alors, elle doit me regarder comme son assassin ! – Elle vous regarde comme sa sœur et sa meilleure amie… Dans un premier moment de colère, je vous ai accusée, moi, Suzanne, accusée sévèrement… C’est Eugénie qui vous a défendue. Ne la jugez pas, m’a-t-elle dit : je connais son cœur ! – Oh ! fis-je, étouffée par les sanglots ; ma sœur en effet !… Eugénie ! ma pauvre chère Eugénie !…
Maxime ne parlait plus. Dans le silence, une voix lugubre frappa tout à coup mon oreille. Elle venait de la scène. Elle disait :
« Pensez-vous échapper à la voix des souvenirs ?… Qui vous a enseigné que la tombe fût une barrière infranchissable ?… Béatrice ! Bartolomeo ! Je m’appelle le remords ! Sans cesse attachée à vos pas, je vous suivrai la nuit comme le jour… Si vous souffrez, je serai là pour envenimer vos peines… Si vous êtes heureux, je serai là encore pour empoisonner votre joie ! »
Malgré moi, je m’étais retournée ! C’était la première fois que la femme masquée parlait. Elle parlait l’italien avec un accent étranger, mais cette imprécation fut dite très-dramatiquement. Aux derniers mots, elle disparut dans un nuage. J’avais eu le temps de voir ces deux lumières qui flamboyaient dans les trous de son masque. Sa voix m’avait blessée comme l’aspect d’un ennemi. Je ne saurais dire quel acte de la pièce c’était. Sans nul doute, la toile avait dû se baisser et se relever, mais je ne m’en étais pas aperçue.
Soit que Maxime, distrait, eût cessé un instant de me tenir sous sa volonté, soit que le choc fût aussi par trop violent, la vue de cette femme, qui personnifiait pour moi l’absence de Gustave, rompit le charme. Le souvenir de Gustave fit irruption en moi. Où était-il ? que faisait-il ? depuis combien de temps m’avait-il quittée ? Courait-il un danger ? Ne pouvais-je m’élancer après lui et le joindre ? Allait-il revenir ? Toutes ces choses que j’aurais dû dire lors de son départ se pressèrent à la fois sur mes lèvres. Gustave ! Gustave ! Je prononçai vingt fois ce nom.
Maxime, au lieu de me répondre, se leva et lorgna la scène. C’était dans la salle, moi, que je cherchais mon Gustave.
– Je veux rentrer à l’hôtel, m’écriai-je. Maxime se rasseyait comme je disais cela. Le sourire qui était sur ses lèvres me sembla plus dédaigneux que jamais, et surtout plus cruel.
– M. Gustave n’est pas à l’hôtel, murmura-t-il. – Mais où donc peut-il être ? demandai-je ; le savez-vous ? – Je le sais.
Il me regardait. Ce trou noir se creusait à la place de sa prunelle. Ma pensée se prit à chanceler. Je l’entendis pourtant qui me disait : – Désormais, M. Gustave reviendra bientôt…
Cela avait pour moi un sens étrange. C’était comme s’il m’eût dit : – Tu vas le revoir, ton Gustave… mais ce sera la dernière fois !
Je gardais en moi une vague inquiétude qui allait diminuant et se voilant. Maxime reprit, comme si aucun incident ne fût venu à la traverse de notre entretien :
– Je ne vous dirai pas aujourd’hui, Suzanne, les autres motifs de mon voyage… J’ai bien des choses à faire en Italie… Plus tard, nous parlerons de ma fille, pauvre ange chéri qui ne connaît pas encore son père… Désormais, nos instants sont comptés… J’aurais voulu vous entretenir de Gaston et des dangers de plusieurs sortes qui menacent la famille du Meilhan… Mais j’ai besoin de savoir ce que vous alliez faire chez madame la baronne d’Avray avec Zoé.
Je répondis brièvement à cette question. Le prince comprit à demi-mot. Il n’ignorait rien de ce qui s’était passé entre Georges et Irène, au pays de Mauges.
– Georges sera un homme riche ! dit il comme en se parlant à lui-même.
Il ajouta en souriant – Il ne pourrait plus boucler la ceinture qu’il avait au Roncier !… Georges est un garçon de cœur… Ce sont les gens de cœur comme Georges qui m’ont appris à me défier de l’héroïsme ! – Pensez-vous donc, demandai-je, qu’il n’épouse pas mademoiselle du Meilhan ? – Il l’épousera si je veux, me répondit Maxime, et je le voudrai tant que Georges ne sera pas tout à fait indigne d’elle.
Il sembla prêter tout à coup l’oreille à un bruit lointain. Sa figure, qui s’était rembrunie, se rasséréna.
– Et que vous dit madame la baronne d’Avray dans cette entrevue ? interrogea-t-il encore. – Elle menaça, répliquai-je. – Et quelles furent ses menaces ? – Les menaces qui effraient les enfants, répondis-je, feraient sourire les hommes. J’ai déjà remarqué souvent que la belle Irène produit beaucoup avec de petits moyens… Elle s’adresse volontiers aux enfants… Zoé est une enfant… Le vieux baron d’Avray était presque en enfance… Elle a épousé ce dernier à l’aide d’un exemple d’écriture… Elle domine Zoé par quelque chose de plus puéril encore.
Maxime m’écoutait avec une extrême attention.
– Vous voyez juste et profond, Suzanne ! murmura-t-il. Quand le moment de combattre sera venu, je ne veux pas d’autre auxiliaire que vous… Avez-vous quelque raison de me taire le secret qui est entre Irène et mademoiselle du Meilhan ? – Aucune… Mademoiselle du Meilhan est la pureté même… Le secret, le voici : Au temps où mademoiselle Irène était institutrice, et M. Léon, son prétendu frère, professeur au château, Irène, sous prétexte de plaisanter, fit écrire à Zoé une lettre… quelque chose comme les fades sottises des jeux innocents… Irène a gardé la lettre… – Elle garde tout ! fit le prince.
Il réfléchit, puis il ajouta : – Irène est tout entière là-dedans !… Vous l’avez dit, Suzanne : elle fait beaucoup avec presque rien… Elle est habile tout naturellement… Elle serait bien forte, si elle avait du cœur !
C’était ma propre pensée que Maxime exprimait là. Il reprit : – Mais pourquoi avez-vous dit : « Son prétendu frère », en parlant de M. Léon ? – Parce que M. Léon n’était que son premier amant.
Les paupières de Maxime se fermèrent à demi. Il me regarda ainsi un instant à travers la frange de ses cils.
– Vous, savez donc tout, Suzanne ? prononça-t-il à voix basse. – Je sais des choses qui me pèsent, répondis-je comme malgré moi.
– Et vous voudriez me les confier ?
– Oui, je voudrais vous les confier.
Ce besoin était réel en moi. Il me semblait que je me débarrasserais d’un écrasant fardeau si Maxime voulait recevoir ma confession. Bien entendu, il ne s’agissait que de cet épisode de ma vie, qui commençait à la lecture du Confidentiel, et qui se terminait aux aveux de la pauvre Eugénie ! Cela seul regardait le prince Maxime, puisque cela seul se rapportait à Caroline Renaud.
Il écouta encore. Je ne sais pas ce qu’il écoutait.
– Qui donc vous a dit que Léon était le premier amant d’Irène et qu’Irène était la sœur de la Renaud ?
Il prononça ce nom comme je le dis, « la Renaud. » Il avait accepté son amour pour cette femme telle qu’elle était. Je répondis :
– C’est le hasard. – Quel genre de hasard ? – J’ai lu un livre manuscrit, prononçai-je lentement, qui racontait une longue et terrible histoire… une histoire lugubre… un assassinat dans une tombe… C’était l’histoire de trois hommes devenus riches tout à coup en 1828… – L’histoire de Brodard-Peyrusse, d’Agost et de Rondel, m’interrompit Maxime, qui était devenu pâle. – Vous l’avez dit… – Mais qui avait pu écrire cette histoire ? – Un pauvre vieillard qui essayait de faire de l’or avec des secrets volés. – Je ne comprends pas, Suzanne. – Un homme qui avait passé de longs jours à guetter, à fureter, à espionner par les portes entrebâillées et par les trous des serrures… un homme qui avait compilé les secrets de cent familles dans un cahier poudreux qu’il pensait être un livre d’or… un homme qui avait mis à la fin du procès-verbal de certaine nuit sinistre qui couvrit, au château de vos cousins du Rocray, une naissance et une mort, cette mention : « Le jeune vicomte du Rocray, fils de la victime, a l’âge d’homme : que donnerait-il à celui qui viendrait lui révéler comment madame la vicomtesse du Rocray, sa mère, était devenue la baronne d’Anod ? Et que donneraient le baron et la baronne d’Anod à celui qui les menacerait de raconter au jeune vicomte du Rocray le mystère de cette nuit ?… »
Maxime avait comprimé une exclamation de surprise. Mais ce n’était pas cette histoire qui l’intéressait.
– Suzanne, me dit-il, à la fin de l’autre histoire, y avait-il aussi une mention ? – À la fin de l’histoire des trois hommes qui ont peur la nuit ?… Une mention double et formulée comme celle que je viens de vous répéter. – En avez-vous mémoire, Suzanne ? – Ces choses-là ne s’oublient point. – Que disait-elle, cette mention ? – Elle disait : « Le docteur Brodard-Peyrusse, l’ingénieur civil Agost, Rondel le propriétaire, sont millionnaires tous les trois ; que donneraient-ils à celui qui viendrait les menacer de tout révéler au prince Maxime ? – Le prince Maxime est millionnaire aussi, que donnerait-il à celui qui soulèverait pour lui le suaire de Marie-Caroline Renaud, sa maîtresse ?… » J’eus frayeur, tant le visage du prince se décomposa terriblement. Il se retint à la cloison de la loge. Je crus que, malgré cela, il allait tomber à la renverse. Ce sont de grandes passions que ces amours qui s’égarent. Je compris à ce moment les bizarreries de cette âme blessée à mort, je compris les glaciales froideurs de ce masque qui était comme le vêtement de deuil de ce veuvage. Et je compris encore autre chose : Malheur aux trois assassins ! Ils avaient raison de trembler la nuit, mais il leur fallait aussi trembler le jour ! La vengeance de Maxime était autour d’eux, comme la foudre est dans l’air, au moment de l’orage.
Moi, je ne demandais qu’à lutter. Je rongeais le mors, comme le coursier, impatient de batailles. J’attendais avec une avidité singulière l’ordre de commencer mon récit. Toute cette fantasmagorie des ruines de Morevault était positivement devant moi. Maxime prononça d’une voix très-faible : – Je voulais encore attendre… mais cela ne se peut… Le sort en est jeté : parlez, Suzanne ! Au moment même où j’ouvrais la bouche, il se reprit et dit : – Arrêtez !
Il écoutait pour la troisième fois ce bruit qui ne venait point à mon oreille. Son regard, qui se reporta sur moi, exprima soudainement la compassion.
– Vous êtes forte, Suzanne, murmura-t-il, soyez courageuse !
Je ne pus décrire la navrante angoisse qui se glissa tout à coup dans mon cœur. Je ne savais rien, je ne devinais rien ; c’était un de ces pressentiments obscurs, dont le vague même a quelque chose d’affreux. Je sentais que mon âme allait être broyée, voilà tout. Et je me ramassais sur moi-même, instinctivement, comme si j’eusse craint la chute du plafond qui était au-dessus de ma tête.
– Soyez forte ! répéta Maxime, dont le regard essaya de m’électriser.
Je ne répondis que par un gémissement. Je venais de reconnaître le pas de Gustave dans l’escalier. Qu’allait-il se passer, mon Dieu ! Un combat était-il possible entre ces deux hommes ? Non ! assurément non ! Mais qu’allait-il se passer ?
Gustave poussa violemment la porte de la loge et entra. Il avait les traits bouleversés. Ses cheveux étaient en désordre. Ceux qui ne l’eussent point connu l’auraient cru ivre. Son regard ne se dirigea pas vers moi tout d’abord. Son regard alla choquer celui du prince Maxime, qui le salua d’un air froid, mais sans hauteur. Dans les yeux de Gustave, je lisais de la colère, point d’étonnement. Il savait que Maxime était là : cela fut évident pour moi dès l’abord.
– Où étais-tu, Gustave ? m’écriai-je ; où as-tu été si longtemps ?
Je vis sur les lèvres de Maxime ce sourire qui, plusieurs fois déjà, m’avait blessée.
– Avez-vous donc trouvé le temps long ? balbutia Gustave.
Cette colère jalouse me fit du bien, tant ma terreur allait au-delà. Ma terreur, hélas ! ne me trompait point. Gustave ne répondit pas au salut du prince Maxime. Il me dit en essayant de sourire : – Allons, Suzanne, il est temps de nous retirer.
Je ne sais pourquoi cet effort qu’il fit pour sourire me déchira le cœur. Dieu m’est témoin cependant que je ne devinais rien encore. Je me préparais à obéir, lorsque la voix de Maxime me frappa comme un coup de massue. Maxime disait : – Je m’y oppose !
De quel droit ?
C’était Gustave qui aurait dû faire cette question. Il ne la fit pas. Il répéta seulement : – Retirons-nous, Suzanne !
Le prince avait croisé ses bras sur sa poitrine.
– Vous ne m’avez donc pas entendu, monsieur ? prononça-t-il en contenant sa voix.
Gustave ferma les poings avec rage. Il fit un mouvement comme pour s’élancer. Maxime restait immobile. Une seconde fois leurs regards se heurtèrent. Ce fut Gustave qui baissa les yeux. Cela m’irrita contre le prince, et je lui dis : – Dès que vous vous mettez contre lui, vous n’êtes plus rien pour moi… Si vous le haïssez, je vous hais !
Pour le coup, il y eut du mépris dans le sourire de Maxime, pendant qu’il répondait : – Je n’ai point de haine contre M. Gustave Lodin. – Il n’est pas noble comme vous, m’écriai-je ; il n’est pas riche comme vous… mais je l’aime ! – Tant pis pour vous, Suzanne ! prononça sèchement le prince. – Si j’étais homme… commençai-je exaspérée.
Je m’arrêtai, sentant que j’accusais cruellement Gustave. Il y avait dans ses yeux une stupeur insensée. Il s’occupait à rejeter sans cesse en arrière ses cheveux, lourds de sueur, qui lui retombaient sur le visage. Le prince s’empara impitoyablement de ma phrase inachevée.
– Il est homme ! dit-il ; je crois même qu’il est brave… Voyez s’il bouge !
Des flux de sang venaient aux joues de Gustave, puis de livides pâleurs. L’écume blanchissait les coins de ses lèvres.
– Sortons ! m’écriai-je en marchant sur Maxime, toujours immobile à la même place : tu ne sais pas, mon Gustave… cet homme a le pouvoir de paralyser le courage dans les cœurs !… Mais il ne peut plus rien contre moi… Je le défie et je le brave. Viens, Gustave, suis-moi ! – Restez ! m’ordonna rudement Maxime. – Oh ! râla Gustave, je te tuerai !
Puis il ajouta, prenant la main que je lui tendais et comme s’il eût besoin d’excuse pour transgresser l’ordre insolent du prince :
– C’est ma femme… je l’emmène ! – Restez ! répéta Maxime impérieusement.
Une force inconnue tenait Gustave cloué sur place. Je ne pouvais l’entraîner. Je sentais dans sa main les convulsions de tout son être.
Le prince prit le ton d’un juge qui prononce un arrêt, et dit : – Elle n’est pas votre femme… – Tu mens ! grinça Gustave entre ses dents serrées.
Le prince, impassible, ajouta : – Elle ne peut pas être votre femme !
Les lèvres de Gustave s’agitèrent pour prononcer encore ce mot : tu mens ! mais le son s’arrêta dans sa gorge. J’avais la conviction que son inertie venait de quelque pression diabolique opérée sur lui par Maxime. Ne l’avais-je pas vu l’épée à la main contre Gaston ? Comment expliquer autrement que par l’effet d’une influence occulte l’apparente lâcheté qu’il montrait en ce moment ?
Je marchai sur le prince, indignée, exaspérée. J’étais comme une lionne ; je sentais en moi ma force décuplée par le courroux.
– Ce que vous faites est lâche ! m’écriai je, – ce que vous faites est infâme !… vous voulez me tuer dans celui que j’aime !…
Dans le regard de Maxime, il y avait de l’admiration et de la pitié. Il secoua la tête lentement et dit à voix basse :
– Ce n’est pas moi qui veux cela… – Et qui donc ? m’écriai-je encore.
Une voix me répondit de la scène, et je crois que jamais coup de foudre ne terrassa si violemment un être humain. C’était la voix de Léonora, la morte !
Elle disait : « – C’est moi… moi !… tu me reconnais ! »
Je reculai. Sans savoir pourquoi encore, j’étais déjà terrassée. Maxime me montra du doigt la scène. Une invincible répugnance tenait mes yeux cloués au sol. Je les tournai cependant vers Gustave à la dérobée. De longs murmures couraient parmi les spectateurs. Gustave avait son mouchoir sur sa bouche. Il le mordait. Son mouchoir était teint de sang. Maxime me dit, montrant toujours la scène : – Regardez ! – Non… non… non… râla par trois fois Gustave.
Je voulus voir. Béatrice, dont je reconnaissais la voix, criait en ce moment : Grâce ! grâce !
Voilà ce que je vis : C’était un grand salon, qui n’avait que deux portes, où pendaient de hautes et sombres draperies. À la première, le frère de la morte veillait ; à la seconde, c’était son père. Tous deux avaient l’épée nue à la main. La morte avait encore son masque sur le visage. Son genou pesait sur la poitrine de Béatrice renversée.
Au moment même où je me tournais vers la scène, elle arracha son masque en traduisant ce mot fameux dans notre répertoire moderne : « – Regarde et meurs ! » Je poussai un grand cri, couvert par les bravos de la salle. Gustave s’affaissa sur lui-même avec un sourd gémissement.
Moi, je ne tombai point encore. La morte, au lieu de frapper Béatrice, semblait me menacer de loin de son poignard. Ses yeux me brûlaient le cœur. La morte, c’était Ida, la comédienne… la femme de Gustave !… Maxime m’emporta dans ses bras.
C’était une de ces belles journées qui devancent le printemps napolitain. L’air était tiède et d’une limpidité si grande, que les lointains de la mer Tyrrhénienne semblaient continuer la ligne de l’horizon jusque dans le ciel.
J’ouvris les yeux et je reconnus ce paysage qui était devant moi : le golfe de Naples, le Vésuve, les îles, la mer où courait un paquebot échevelant les longs anneaux de sa fumée.
C’était un délicieux jardin qui était autour de moi. La brise m’apportait des senteurs embaumées. J’étais dans un hamac de soie qui oscillait doucement, doucement, suspendu aux branches de deux cytises énormes. J’entendais deux voix rieuses et douces, non loin de moi dans les sentiers ombreux : deux voix d’enfants qui couraient en se jouant. Mon état physique était une sorte d’engourdissement rempli de bien-être.
Les deux enfants se poursuivaient. C’étaient deux jeunes filles. J’entendis qu’elles s’appelaient l’une l’autre : – Marie ! – Étiennette !
– Viens donc, Tiennette, viens donc ! dit Marie, cachée derrière les grands myrtes qui bordaient les bosquets voisins ; voici le hamac arrêté… Viens bercer Suzanne !
Elles savaient mon nom ! – Elles parlaient de moi familièrement, comme d’une sœur.
– J’arriverai la première ! répondit Étiennette, qui bondit, plus légère qu’une jeune biche, par dessus les cactus rampants.
C’était une blonde aux traits fins, délicats, charmants de gaîté douce et de gentille mignardise. Elle était coiffée à la Ninon. Ses cheveux cendrés, séparés en mille boucles légères, jouaient sur ses tempes roses que marbrait imperceptiblement un réseau de veines bleues. Elle me parut avoir quatorze ans. Elle riait de tout son cœur, essayant d’arriver à moi la première. Marie venait de l’autre côté, moins vive et plus sérieuse. C’était bien ma belle Marie avec son front de reine, sous ses grands cheveux noirs.
Elles arrivèrent en même temps auprès de moi, et se mirent à balancer mon hamac tout doucement. Ces lentes oscillations me berçaient et donnaient un vent frais aux ardeurs de mon front.
– Comme elle est jolie ! dit Tiennette.
– Elle est bien meilleure encore, répondit Marie.
Je sentis deux lèvres fraîches sur ma main. C’était ma belle petite Marie qui me baisait le bout des doigts. Je ne peux dire comme je l’aimais déjà. Étiennette reprit : – Maman dit qu’elle restera toujours avec nous. – Si elle s’en allait, repartit Marie, j’irais avec elle.
Ces paroles enfantines me berçaient mieux encore que le va-et-vient du hamac. J’entr’ouvris mes yeux chargés de sommeil. Elles poussèrent en même temps toutes deux un cri de joie et d’effroi.
– Elle s’éveille ! elle s’éveille !
Vous eussiez dit deux oiseaux qui s’envolent. La mousseline de leurs robes blanches se perdit dans la verdure des orangers.
J’essayai de me tenir éveillée. Mais le sommeil me dompta. Je m’endormis de nouveau en me demandant : – Où suis-je ? Y a-t-il longtemps que je suis dans cet asile ?…
Ce sommeil dut se continuer tout le jour. Il faisait nuit quand je m’éveillai : une de ces belles nuits éclatantes et splendides que tous les poètes ont chantées. J’étais seule dans une vaste salle qui donnait par trois arcades ouvertes sur une terrasse couverte d’arbustes. La lune projetait jusqu’à moi l’ombre allongée des statues antiques qui décoraient la terrasse. L’air était frais et embaumé.
Des valets vinrent, apportant des flambeaux ; puis plusieurs personnes entrèrent.
C’était d’abord deux beaux vieillards qui semblaient avoir à peu près le même âge : aux environs de soixante ans. La femme avait dû être une beauté : sa taille gardait encore une certaine grâce, et sa physionomie était parfaitement distinguée. Elle avait des cheveux blancs fort doux et épais, bouclés avec coquetterie. Le mari avait aussi des cheveux blancs. Il était grand ; sa taille avait beaucoup de noblesse. Sa tête intelligente et résolue se portait haut.
Derrière eux, venait une très-jolie femme à l’air riant, qui tenait par la main ma blonde Étiennette. C’était sa mère, sans doute. Elle pouvait avoir trente-trois ou trente-quatre ans. Quelques cheveux gris se mêlaient aux gracieux anneaux de sa coiffure blonde. Elle ressemblait étonnamment à l’homme qui venait derrière elle, donnant le bras à Marie, toute sage et toute sérieuse. L’aspect de cet homme me fit une très-grande impression. C’était celui que j’avais vu au théâtre dans la loge laissée vide par Agost. Le trouble que j’éprouvais à sa vue venait un peu de là, mais il avait d’autres motifs. Cet homme était la vivante clef d’un mystère de mort. Il s’appelait Étienne du Rocray ; je le savais, Maxime me l’avait dit.
À son tour, ce nom me disait ceux de toutes les personnes qui entraient.
Le vieillard était Célestin d’Anod, – le collégien qui, quarante ans auparavant, avait accompagné le père de celui-ci, l’autre Étienne du Rocray, dans la visite à la maison des fous de Charenton. La vieille dame était sa femme, la veuve du vicomte du Rocray. Était-ce dans cette nuit terrible du 13 janvier 1813 que ses beaux cheveux avaient ainsi blanchis ?
La femme de trente ans était le premier fruit de ce mariage silencieux et triste, c’était la pauvre enfant dont les sourires partagés n’avaient pu rapprocher deux cœurs qui n’étaient pas faits l’un pour l’autre. La jolie Tiennette était la fille de celle-ci. Sans avoir aucune raison pour cela, je pensais qu’Étiennette n’avait plus de père. Madame de Failly (c’était le nom de sa mère), devait être veuve.
Enfin, le dernier venu, Étienne, vicomte du Rocray, avait respiré l’air de la vie à l’heure même où son père expirait. Toute sa personne disait énergiquement qu’il fléchissait sous le fatal héritage de sa race. Il devait avoir été fou : c’était écrit sur son front large, mais légèrement fuyant où foisonnaient les masses d’une de ces exubérantes chevelures qui croissent souvent, dit-on, au-dessus des cerveaux lunatiques.
J’eus peur et horreur. Un frisson que je n’avais pas en reprenant conscience de ma propre misère me parcourut les veines. Je me mis cependant à prêter l’oreille, pensant bien que j’allais surprendre de funestes secrets.
– Mère, disait Tiennette, le bleu te va bien… tu étais si belle, l’an passé, avec cette guirlande de myosotis dans tes cheveux… J’ai vu des verveines bleues, rue de Tolède, chez la fleuriste de la cour… Je veux qu’on t’en fasse une couronne.
La pauvre enfant ne savait pas… J’écoutai les deux vieillards. C’était madame la baronne d’Anod qui parlait.
– Nous pouvons très-bien, disait-elle, mettre les tables à jeu dans la galerie de Diane… L’orchestre sera dans le petit boudoir où sont les peintures du Calabrese… On dansera dans les deux salons à droite et à gauche. La grande galerie sera pour le raout des gens sages.
M. le vicomte d’Anod répondit : – Je veux ouvrir le bal avec vous, Victoire… Souriez tant qu’il vous plaira, mais ne me refusez pas… On ne vieillit point, tant qu’on s’aime… et qu’avons-nous de plus que ces jeunes gens, sinon trente années de bonheur ?
La baronne sourit, en effet, et tendit son front qui avait comme une couronne de belle sérénité.
– Alors, ma jolie petite cousine, disait à son tour le pâle vicomte, – l’homme de la fatalité, – vous n’avez pas confiance en mon talent de danseur ?… Eh bien ! vous vous trompez… demandez à ma filleule !… – Mon oncle polke à ravir, répondit Étiennette.
Il polkait, – à ravir ! ce fantôme de ballade allemande !
Il n’y avait donc là que des gens joyeux : un bonheur calme à ce point que je commençai à le trouver un peu bourgeois.
Ils vinrent auprès de moi et m’examinèrent. Je ne saurais dire pourquoi je feignis de dormir encore. Ce n’était pas curiosité, du tout : c’était embarras. Je désirais les connaître un peu mieux avant d’entamer la cérémonie de ma présentation. Le moment où il me faudrait parler m’effrayait. Ils s’assirent en cercle à quelques pas de mon canapé, après que la baronne d’Anod eut dit : – Singulière destinée, en vérité, que celle de cette pauvre jeune fille !
Maxime leur avait donc dit qui j’étais. Étiennette et Marie se rapprochèrent, causant de leurs toilettes de bal.
Le palais où nous étions, car c’était un palais : le palais Cappelli, avait été loué par le prince. Le prince avait prié la famille d’Anod, comme on demande un service, d’en habiter une partie. Le prince avait quelque chose à cacher. Je compris qu’il s’abritait derrière cette famille déjà connue à Naples, – pourquoi ? On était en train de le dire : je n’eus qu’à écouter.
– Célestin, demandait justement la baronne, avez-vous été à l’ambassade ? – J’ai causé une grande demi-heure avec M. le marquis d’Avonzac, répondit M. d’Anod.
Madame de Failly et le vicomte du Rocray serrèrent le cercle. On parla plus bas pour n’être pas entendu des deux jeunes filles. Le baron poursuivit : – Ce M. Agost a du crédit à Naples… beaucoup de crédit… Il a fait parvenir ses plaintes en haut lieu… Mais ce n’est pas de cette affaire que l’ambassadeur m’a paru le plus préoccupé… Notre cher Maxime a des idées un peu exagérées, politiquement parlant… et la police napolitaine est ombrageuse. – L’accuserait-on de conspirer ? s’écria madame de Failly. – M. d’Avonzac est tout à lui et ne l’accuse de rien… mais il est certain qu’on éclaire ses démarches… et que sa présence excite les défiances du gouvernement. – Maxime est un preux de la Table-Ronde ! dit le vicomte du Rocray, qui me parut en ce moment l’homme le plus sage de la terre ; – pour peu qu’on lui tende un piège, il y tombera ! – Quel piège peut-on lui tendre, mon frère ? demanda madame de Failly.
Évidemment tous les membres de cette famille portaient à Maxime une affection fraternelle. Ce fut M. d’Anod qui répondit : – Ma chère fille, les gouvernements sont comme nous ; quand ils se sentent attaqués, ils se défendent de leur mieux… et de même que les hommes passent pour lâches lorsqu’ils ne se défendent pas, de même les gouvernements tombent dans le mépris s’ils ont l’air de reculer devant la révolte… Chacun connaît la foi politique du prince, notre cousin… Le gouvernement de Naples le regarde comme un ennemi… et je crois qu’il y a des gens intéressés à augmenter les terreurs du gouvernement.
Il se tut. Un sentiment de tristesse était maintenant sur tous les visages. La baronne mit la main sur le bras de son mari et dit : – Mon ami, vous avez appris quelque chose… Vous ne voulez pas nous le dire… Si c’est un secret, vous faites bien… – Je ne puis pas avoir de secret pour vous, Victoire, répondit M. d’Anod ; et nos chers enfants ne savent-ils pas toutes nos pensées ?
Disant cela, il se tourna vers madame de Failly et le vicomte du Rocray. Ceux-ci lui prirent les mains avec une égale effusion. – J’hésite, reprit M. d’Anod, parce que je sais combien chacun ici aime notre Maxime. – Vous nous faites trembler, mon ami ! interrompit la baronne ; parlez, je vous en prie ! Je vous dirai donc ce que je sais… ce que m’a appris M. d’Avonzac… lui-même est bien éloigné de tout savoir… La présence du prince Maxime à Naples est une gêne pour l’ambassade française : il y a froideur. Les ministres du roi Ferdinand regardent le prince Maxime comme la vivante incarnation des idées nouvelles ; ils l’observent ; ils ont peur de lui, et pourraient bien lui porter quelqu’une de ces bottes napolitaines que l’escrime loyale regarde comme des coups d’assassin. – Un meurtre !… fit le reste de la famille avec effroi. – Non pas… le meurtre viendrait d’un autre côté… Mais M. d’Avonzac m’a dit : Rappelez à notre ami Maxime que la police de Naples possède le plus beau personnel de conspirateurs qui soit dans l’univers entier.
Je vis que ces dames étaient presque rassurées. Le vicomte du Rocray demanda. – Père, qu’entendez-vous par ces paroles : le meurtre viendrait d’un autre côté ?
– Je m’étais rendu chez M. d’Avonzac, répondit le vicomte d’Anod, parce que les absences de Maxime m’effrayaient et que je voulais réclamer pour lui la protection de l’ambassade… M. d’Avonzac est son parent comme nous ; M. d’Avonzac l’aime comme nous l’aimons : il est prêt à tout faire… Mais il ne peut rien contre le principal ennemi de Maxime.
Je compris que celui-là, dont on ne disait point le nom, peut-être à cause de Marie, était l’ingénieur Agost.
M. d’Anod continuait : – Cet homme est protégé à la fois par le gouvernement français et par le gouvernement napolitain… La croyance personnelle de l’ambassadeur est que cet homme peut tuer. – L’ambassadeur m’a dit : Je veille de mon mieux, mais Maxime se met tous les jours quelque nouvelle affaire sur les bras… Voilà deux jeunes filles qu’il enlève en une semaine !… Que répondre ? Maxime ne m’avait pas chargé de raconter ses secrets à l’ambassadeur ? J’ai répliqué seulement : Ces deux jeunes filles sont sous mon toit, auprès de madame la baronne, ma femme… Ma foi, l’ambassadeur avait bonne envie de savoir. Il a grommelé : Toujours des romans ! toujours des romans !… Puis, s’interrompant brusquement, il m’a dit : Baron, les romans qui s’abritent sous votre toit ne peuvent être que des pages détachées de la Morale en action… J’ai rendez-vous au ministère d’État, et je suis obligé de vous quitter. Un dernier mot : Je crois pouvoir vous affirmer que l’homme à qui Maxime a enlevé sa fille s’est abouché avec l’homme à qui le même terrible Maxime a enlevé sa femme…
– Gustave ! m’écriai-je dans mon cœur. Et mon attention redoubla.
– Le premier a de l’or, poursuivait M. d’Anod, rapportant les paroles de l’ambassadeur : le second est jeune, ardent, amoureux… Je crains que le gouvernement n’ait pas même besoin du secours de sa police !
Ma poitrine se serra. Gustave ligué avec Agost !… Cette idée s’empara de moi au point que je cessai pour un moment d’entendre la conversation de la famille d’Anod. Un mot m’éveilla brusquement. Le vieux baron disait : – Il s’appelle, je crois, Gustave.
Je fus immédiatement tout oreilles. Mais tout était dit sur Gustave, et le baron poursuivait : – Vous savez que l’appartement de Maxime a une sortie sur la vico Albanese… Il rentre par là souvent le soir, accompagné de son valet Gennaro… Je n’ai pas confiance en ce Gennaro… On l’a vu parler secrètement à des hommes de sinistre mine qui rôdaient dans le vico Albanese…
Il baissait la voix en parlant ainsi. Je fis un mouvement pour soulever ma tête et mieux écouter. Je ne sais si les deux filles me guettaient. Étiennette s’écria : – La voici éveillée !
Marie était déjà près de moi. Il me répugna de feindre encore. Je pris la main de cette belle petite Marie qui me regardait en souriant, et je la serrai contre mon cœur. Toute la famille m’entourait déjà. Je n’eus pas besoin, en vérité, de jouer la comédie pour paraître interdite. Mon embarras était réel. Il avait plus d’une cause. Madame d’Anod vint à moi la première et m’embrassa.
– Comment vous trouvez-vous, ma chère enfant ? me demanda-t-elle. – Je ne sais… balbutiai-je. – N’ayez pas peur de nous… nous sommes vos amis… Maxime nous a prévenus que votre réveil vous laisserait une grande lassitude.
Madame de Failly vint m’embrasser à son tour. – Regardez-moi comme si j’étais votre sœur aînée, me dit-elle. – Et nous vos petites sœurs ! s’écrièrent à la fois Étiennette et Marie.
Je sentais que mes yeux voulaient se mouiller, car j’étais réellement attendrie. Mais la prunelle vague du vicomte Étienne du Rocray était sur moi. Elle me faisait mal.
Le baron s’approcha et prit place auprès de moi sur le canapé. Il me dit avec un accent de bonté qui ne me parut pas exempt de trouble : – Mademoiselle Suzanne, nous savons votre histoire… Vous avez été éprouvée cruellement… Nous vous aimons pour cela… Ici, vous allez trouver une famille.
Je rendis grâce en termes confus.
– Donnez-moi votre place, mon ami, dit doucement la baronne.
Il me sembla que M. d’Anod mettait un certain empressement à obéir. La baronne s’assit. Les deux jeunes filles prirent des coussins à mes pieds. Le vieux baron emmena le vicomte Étienne. Alors, je pus pleurer. Je pris la main de la baronne et je la portai à mes lèvres. – Madame, lui dis-je parmi mes larmes qui coulaient abondamment, c’en est fini pour moi. Je puis vous parler ainsi, puisque vous savez mon malheur. Que ferais-je désormais dans le monde ? Il n’y a plus pour moi qu’un asile, c’est la maison de Dieu.
– Oh ! fit la jolie Étiennette. Et Marie s’écria : – Ma tante, dis-lui que tu ne veux pas !
Elle me couvrait de ses yeux étincelants. C’était Maxime lui-même qui me regardait.
La baronne eut un bon sourire.
– Je ne peux pas lui dire que je ne veux pas, ma mignonne… Je n’aurai des droits sur elle que quand elle nous aimera. – Je vous aime déjà ! murmurai-je ; – mais ma destinée est accomplie.
Marie se leva. – Mon père ne voudra pas ! me dit-elle résolument.
La baronne lui imposa silence avec sévérité. Moi, je l’attirai sur mon cœur. Elle jeta ses bras autour de mon cou et m’embrassa dix fois de suite. Puis elle se recula toute confuse. Cette bizarre enfant se posait devant moi comme une énigme. Je puis le dire déjà : la tendresse que je sentais naître en moi pour elle ressemblait à une passion.
– Suzanne réfléchira, reprit la baronne avec sa douce voix. Suzanne nous connaîtra… Suzanne verra ensuite si elle veut nous quitter.
Madame de Failly revint avec une écharpe de mousseline qu’elle drapa sur mes épaules demi nues. La soirée se faisait fraîche.
– Voulez-vous que je vous embrasse ? me dit-elle. – De tout mon cœur, madame, répondis-je ; Dieu est bon… je n’espérais pas être ainsi consolée.
Cette pluie de baisers me donnait une émotion heureuse.
– Le seigneur prince ! annonça un domestique italien à la porte qui donnait sur les appartements intérieurs du palais. – Mon père ! s’écria Marie qui s’élança comme une folle.
Je la vis, l’instant d’après, pendu au cou de Maxime.
Madame de Failly était allée prendre le prince par la main. Il venait à moi, entraîné par elle et par Marie. Il était très-changé, – surtout très-soucieux. Je ne fus pas émue comme je l’aurais pensé. Mais je fus gênée. De là vint que je dis : – Monsieur, je vous prie de recevoir mes remercîments pour la gracieuse hospitalité qu’on m’a donnée ici… Je n’en veux point abuser… Mon intention est de retourner en France sur-le-champ ; j’y ai des intérêts que mon absence peut mettre en danger. – Vous ferez ce que vous voudrez, Suzanne, me dit-il avec fatigue et en touchant ma main de ses lèvres ; dès que votre santé le permet, vous êtes libre.
Je m’étais attendue à une résistance de sa part. L’indifférence qu’il me montrait me fit plaisir.
Ma belle Marie, dont je commençais seulement à entrevoir le caractère étrange, lâcha sa main, qu’elle tenait. Elle vint mettre sa tête contre mon épaule. – M’emmèneras-tu ? murmura-t-elle à mon oreille.
Je la regardai, bien surprise. Ses beaux yeux grands d’un bleu sombre étaient humides. – Oh ! me dit-elle tout bas, voilà quinze jours que je suis auprès de toi… Tu as été bien malade… J’ai passé trois nuits de suite à ton chevet… Je te regardais : Il me semblait que je t’avais vue quand j’étais toute petite. Et d’ailleurs, s’interrompit-elle brusquement, ma mère m’a dit de te bien aimer !
Sa mère ? Notez que ma tête était bien faible et que la moindre secousse brouillait ma pauvre pensée comme une eau trouble. Sa mère ! Marie-Caroline Renaud ! la somnambule, morte depuis 1828. Je me retournai. On me parlait. Le vicomte Étienne du Rocray m’offrait la main pour gagner la salle à manger. Je dis, sans trop savoir que je pensais, tout haut : – Y a-t-il donc quinze jours que je suis dans cette maison ? – Il y a aujourd’hui trois semaines, mademoiselle Suzanne, me répondit le pâle jeune homme de sa voix douce et timide comme celle d’une femme. Je pris sa main qu’il m’offrait.
Comme nous traversions une galerie, moins éclairée que le salon, je sentis que cette main serrait la mienne en tremblant. Il se pencha en même temps vers moi, et sa voix toute haletante me dit à l’oreille ; – Mademoiselle Suzanne… Dans deux ans, j’aurai trente ans… et je serai fou… Sans cela, je vous dirais que je vous aime !
* * * * * * * * * *
Il était nuit depuis plusieurs heures. Le souper avait été triste, quoique tout le monde eût essayé d’y mettre de la gaîté. Maxime s’était retiré de bonne heure, en me disant qu’il avait à me parler le lendemain matin. Après le souper, le vicomte Étienne avait chanté en s’accompagnant lui-même au piano. Cet homme était le plus grand artiste qu’il m’ait été donné d’entendre. Sous ses doigts, le piano avait ces vibrations déchirantes que Chopin arrachait aux cordes de métal en leur donnant sa vie et son âme.
Tout le monde vînt m’embrasser. Ma belle petite Marie me dit dans son baiser plus long : – Comme il chante bien, n’est-ce pas ? Puis elle me fit un petit signe de tête mystérieux que je ne compris point.
L’instant d’après, j’étais seule dans une chambre princière, tout entourée de délicieuses peintures. Avant de me coucher, je vis qu’elle formait un des angles du palais. Elle avait deux fenêtres sur cette ruelle que M. le baron d’Anod avait appelée Albanese.
On marchait à chaque instant et l’on parlait bas dans cette ruelle. Dans le jardin on marchait aussi. Je ne pouvais dormir. Je me levai, pieds nus. J’allai d’abord à une des fenêtres qui donnaient sur la ruelle. Je vis des hommes qui venaient, deux par deux, trois par trois, tous drapés dans des manteaux qui me cachaient leurs visages. Le réverbère qui était à l’angle les éclairait. La plupart, avant de s’engager dans la ruelle, jetaient des regards effrayés autour d’eux. Ils disparaissaient pour moi juste sous ma croisée. Les carreaux arrêtaient mon front et lui empêchaient de voir ce qu’ils devenaient. Ma curiosité n’y tint pas. J’ouvris tout doucement ma fenêtre et je me penchai en avant, sans bruit. J’étais dans l’ombre. La lune éclairait du côté du jardin. Je vis, précisément au dessous de moi, un homme, enveloppé comme les autres, dans un grand manteau sombre. Il faisait sentinelle. Ceux qui arrivaient lui disaient un mot à l’oreille et disparaissaient comme des ombres dans le mur du palais. Que voulait dire tout cela ?
Je tressaillis comme un coupable pris sur le fait, parce qu’on venait de parler dans la chambre derrière moi. On avait dit : – Suzanne ! Je n’osais pas me retourner. La voix reprit, une douce voix d’enfant : – Tu ne dors donc pas, Suzanne ?
C’était ma petite Marie qui prenait déjà ma main froide et qui la mettait sur ses lèvres.
– Recouche-toi, me dit-elle, je t’en prie, recouche-toi… te voilà qui trembles… Il ne faut pas avoir froid, la nuit, dans ce pays… Recouche-toi, Suzanne, si tu as envie de savoir, je te dirai tout.
Elle m’entraînait vers mon lit et me caressait. Je me coulai toute frémissante entre mes draps. Elle borda soigneusement mes couvertures, me becqueta le front et courut fermer la fenêtre.
– Prenez garde de faire du bruit ! m’écriai-je. – Oh ! que j’aime ta voix, Suzanne : me dit-elle ; – mais pourquoi me parler ainsi ? Est-ce que tu ne m’aimes pas ?
Elle venait de fermer la fenêtre avec une adresse de fée. Moi qui prêtais l’oreille, je n’avais rien entendu.
– Pourquoi ne vous aimerais-je pas, Marie ?… demandai-je. – Parce que tu dis vous… Mais, répète mon nom, je t’en prie, Suzanne… Il est plus doux, quand c’est toi qui le dis ! – Vous n’êtes plus une enfant, Marie, répondis-je, pour qu’on vous tutoie sans vous connaître… – Alors, tu ne veux pas que je te tutoie, moi, Suzanne ?
Elle était revenue près de moi. Elle me regardait avec une sorte d’anxiété.
– Écoute, Marie, lui dis-je comme malgré moi, je ne sais pas pourquoi je t’aime tant !…
La joie la fit bondir. Elle monta sur mon lit d’un saut, et s’étendit dans la ruelle.
– Tu vois bien ! tu vois bien ! s’écria-t-elle, tu m’aimes, Suzanne !… c’est que ma mère le veut !
Je repris en baissant la voix : – Voici deux fois que tu me parles de ta mère, Marie… l’aimes-tu bien ? – Plus que toi ! répliqua-t-elle en séparant mes cheveux pour me baiser le haut du front. – Où est-elle ? – Avec Dieu.
Elle souriait en disant cela. Ma figure dut peindre la surprise, car elle ajouta :
– Voudrais-tu que je pleure ?… parce qu’elle est morte ?… Je pleurerais bien si je ne savais pas que, pour la rejoindre, il ne faut que mourir.
Ces étranges paroles n’étaient pas faites pour diminuer mon étonnement.
– Non, non, reprit-elle en secouant les belles boucles de sa chevelure ; je pleure quand mon père Maxime est triste… – Ton père Maxime ? répétai-je ; – as-tu donc un autre père ? – Trois autres, me répondit elle ; – mon père Rodolphe, mon père Agost et mon père Rondel.
Ce que j’éprouvais, c’était de la stupéfaction. – Et les aimes-tu, ceux-là, Marie ? demandai-je.
Elle se recula de moi, jusqu’à appuyer sa tête charmante contre la mousseline de mes rideaux.
– Ils ont été bien bons pour moi, répondit-elle après un silence ; mais ils détestent mon père Maxime… Et ma mère détourne la tête quand je lui parle d’eux. – Tu vois donc ta mère ?… m’écriai-je.
Elle me regarda d’un air étonné à son tour et me répondit :
– Puisque je ne pleure pas quand je parle d’elle…
Bien des énigmes vivantes s’étaient posées devant moi dans le cours de mon existence, mais cette délicieuse enfant était assurément la plus bizarre de toutes.
– Dès que je l’ai vu, reprit-elle, mon père Maxime, j’ai eu envie de me sauver pour aller avec lui… Un soir, en passant sous les balcons de mon père Agost, il me fit un signe. Je compris bien qu’il m’appelait. Dès que la nuit fut venue, je m’échappai par la petite porte du jardin… Mais je n’avais pas pensé à une chose : j’ignorais la demeure de mon père Maxime… Je me mis à courir par les rues, toute seule ; je n’avais pas peur… Quand je fus fatiguée, je m’assis sur un seuil et je m’endormis… C’est là que mon père Maxime m’a trouvée : j’avais pris pour oreiller la pierre qui était à la porte de sa maison.
Je me demandais, depuis le matin, comment Maxime avait réussi à l’enlever, gardée qu’elle était avec tant de soin.
– As-tu entendu, s’interrompit-elle, – comme mon oncle Étienne chante bien ? Et avant que j’eusse le temps de répondre : – Il est là… reprit-elle en souriant avec mélancolie ; – sous ta fenêtre… dans le jardin – Dans le jardin ! répétai-je, – à cette heure de la nuit ! – C’est son heure… Il y vient toutes les nuits… Il n’a jamais sommeil.
Je gardai le silence. Je ne savais en vérité comment poursuivre ce singulier entretien. Je devinais bien que ces gens qu’elle appelait ses trois pères l’avaient séquestrée, et qu’elle ignorait tout des choses de ce monde, même ce que les moins avancées des fillettes de son âge n’ignorent jamais. Ce que je cherchais en vain à comprendre, c’est l’intérêt que Brodard-Peyrusse, Agost et Rondel avaient eu à s’emparer d’elle d’abord, ensuite à l’isoler, comme il était évident pour moi qu’ils l’avaient fait. Elle mit sa tête auprès de la mienne sur l’oreiller, et d’un accent plein de caresses : – Il était bien inquiet, va, quand tu étais si malade… Il allait toujours après le médecin… Mais quand mon père Maxime rentrait, il prenait les fioles du médecin et il les jetait dans la ruelle par la fenêtre… Ensuite il se mettait devant toi et il te regardait fixement… Alors, tu respirais plus à l’aise… Et puis il passait ses deux mains, tour à tour, le long de ton corps, depuis la tête jusqu’au creux de l’estomac… Quelquefois, il laissait une de ses mains sur ton front… Mais je ne pouvais pas rester, parce que la tête me tournait… J’avais mal.
En parlant, elle avait imité, avec ses mains étendues, les passes magnétiques.
– Où avais-tu mal, Marie ? demandai-je. Elle me montra la base de sa poitrine.
– Là !… me dit-elle, et je voyais ma mère. – Comment la voyais-tu, la mère ? – Toujours couchée toute raide dans une cave… les yeux fixes… la figure pâle… – Sais-tu comme elle s’appelait ? – Non… mais tu me le diras. – Moi ! m’écriai-je. – Je sais que tu le sais !
Son doigt impérieux menaçait ma bouche pour m’empêcher de nier. Il y avait quelque chose de si extraordinaire en cette charmante créature, que l’idée de la folie m’était déjà venue. Mais je l’avais repoussée, riant et me disant : – À force de voir des fous, on en rêve !…
– Moi, poursuivit-elle avec calme, je suis condamnée par mon père. – Par le prince Maxime ?… – Étiennette me l’a dit, un jour qu’elle avait la face toute pâle et les yeux sanglants… Je suis condamnée, mon père est condamné… Sa grand’mère était une du Rocray : nous avons ce sang-là dans les veines !
Je ne puis dire l’impression que j’éprouvais à sentir contre ma joue l’haleine de cette pauvre enfant, qui parlait, avec le calme insouciant de l’ignorance, de ces horribles fatalités.
Je voulus changer la conversation.
– Tu m’avais promis de me dire un grand secret… murmurai-je. – Quel secret ?… – Ces gens qui étaient tout à l’heure dans la rue ? – Ils n’y sont plus. – Où sont-ils ? – Dans la stufa.
Ce mot désigne deux choses bien distinctes en Italie. C’est une serre. – Et c’est aussi, dans les palais qui ont un caractère et une histoire, l’ancienne salle de bains : l’étuve. Je demandai à Marie où était située cette stufa.
– Ici, au-dessous de nous, me répondit-elle. C’est une grande salle de marbre avec des colonnes… Mon père Maxime met dedans ses conspirateurs.
Elle ajouta, sans virgule ni point, selon sa méthode ordinaire – Sais-tu ce que c’est que des conspirateurs ? – Et toi, Marie ? – Moi, je ne le sais pas.
J’eus involontairement souvenir de ce temps où je demandais, moi aussi, au bon père Antoine, ce que c’était qu’un conspirateur, et je fus tentée de répondre comme Antoine m’avait répondu. Mais les définitions railleuses du vieux cocher auraient été de l’hébreu pour Marie. Elle prenait tout au sérieux. Je lui dis : – Les conspirateurs sont des gens qui se réunissent pour braver de grands dangers. – Il y a donc des gens qui recherchent le danger ? me demanda-t-elle.
Ma définition était absurde ; sa question était logique.
– Oui, répondis-je, parce qu’il y a, au bout du danger, de grands avantages.
– Alors, murmura-t-elle, mon père Maxime court un danger. – Oui, certes, répondis-je.
Elle baissa les yeux. Ce fut prompt comme l’éclair.
– Tant pis pour ceux qui voudront faire du mal à mon père Maxime ! s’écria-t-elle ; je suis bien sûre qu’il sera le plus fort ! – Dieu le veuille, Marie !
Il n’en fut que cela. Elle était rassurée. Je lui demandai : – Qui t’a dit que ces gens étaient des conspirateurs ? – C’est Gennaro, le valet de chambre de mon père, me répondit-elle sans hésiter.
– Ah !… fis-je, et il conspire aussi ? – Je t’en réponds !… Tu viens de le voir tout à l’heure sous ta fenêtre… en bas… contre la porte basse, la porte de la stufa. – Et ce Gennaro est l’homme qui reçoit les autres ? – Juste ! – Et comment t’a-t-il parlé de la conspiration ?
Marie rougit. Puis elle dit en hésitant un peu : – Crois-tu que mon père Agost n’a pas envie de me revoir ?… Gennaro m’a demandé si je voulais revenir près de lui. – Ah ! fis-je, ce Gennaro fait aussi les affaires de M. Agost !
Elle eut une charmante petite moue. Je l’ennuyais. Elle ne voyait jamais plus loin que la chose dite. Son père Agost voulait la revoir : c’était bien simple.
– Va ! reprit-elle, ils ont de beaux fusils tout neufs… et des baïonnettes… et de la poudre !
Encore un volcan sur lequel je dormais ! Et ce n’était pas au pauvre tyran Brunet que l’on s’attaquait ici ! On s’attaquait au gouvernement des Deux-Siciles, toujours prêt, toujours inquiet, toujours armé.
– Est-ce encore Gennaro qui t’a dit cela, Marie ? demandai-je. – Oh ! non, me répondit-elle, c’est moi qui l’ai vu. Puis, comme si elle m’eût proposé une charmante partie de plaisir : – Veux-tu voir aussi, toi, Suzanne ? – Voir quoi ?… les armes ? – Tout voir ! s’écria-t-elle en battant des mains ; moi qui n’y songeais pas !… Cela va bien te divertir !… voir les conspirateurs et les fusils ! et mon père Maxime qui est là comme un roi !
Il n’était plus question de sommeil. Elle était éveillée et alerte.
– Mais, dis-je, – si on allait nous surprendre ! – Puisque je te dis que j’y vais toutes les nuits… Il y a un chemin… je l’ai trouvé toute seule, une fois que je voulais descendre au jardin pour écouter ce que disait mon oncle Étienne, quand il se croit tout seul sous tes fenêtres… Au lieu d’arriver au jardin, j’arrivai dans la galerie supérieure de la stufa… et personne ne m’a jamais vue, va… Habille-toi, Suzanne !
Je sautai hors de mon lit et je passai une robe. Dès que je fus prête, Marie me prit par la main. Il n’y avait en elle aucune frayeur, aucune émotion. Elle était comme s’il se fût agi d’aller au bal. Nous sortîmes par une porte qui était à droite de mon lit et qui fermait de mon côté. Elle donnait dans le corridor qui correspondait avec les appartements de Maxime. Nous traversâmes le corridor, puis l’enfant poussa ma porte. Elle m’entraîna. Je l’entendis rire, parce qu’elle croyait que j’avais peur.
– Voici l’escalier, dit-elle au bout de quelques pas ; tiens-toi bien, il est rapide.
Je trouvai en tâtonnant la première marche. Ma main, qui cherchait un appui, rencontra la muraille polie et froide. Nous descendîmes une douzaine de marches, et nous commençâmes à ouïr des voix qui montaient. En même temps, une odeur de cigare vint me prendre à la gorge. Une lueur frappa la paroi, qui était de marbre. C’était une chambre très-petite, éclairée par une vague lumière qui entrait par une porte demi-ouverte. Au delà de cette porte, il y avait une grande clarté. Nous traversâmes la chambre qui aboutissait à une sorte de galerie ouverte, donnant sur une salle vaste qui semblait une copie agrandie de certains thermes de Pompeï. La galerie avait une balustrade de marbre. On pouvait voir au travers sans être vu. Marie était le public de ce théâtre. Elle avait apporté là un tabouret. Seulement, elle ignorait à peu près complètement la langue de Pétrarque. Elle ne se divertissait que par les oreilles et les yeux. Elle m’avoua elle-même que ce qui l’attirait, c’étaient les gestes désordonnés de tant d’hommes en colère.
– Regarde-moi cela ! me dit-elle avec triomphe.
Il y avait trois groupes de lumières : deux dans la salle, un sur l’estrade, tendue de noir et parfaitement dans le style des représentations dramatiques. Entre ces groupes lumineux, cinquante à soixante manteaux laissaient passer chacun un bras qui gesticulait et une cigarette allumée.
– Tiens ! tiens ! fit Marie ; ce n’est pas mon père Maxime qui est sur l’estrade !
Je n’avais pas encore porté mes regards sur l’estrade. Les derniers mots de Marie tournèrent mes yeux de ce côté. Je chancelai si fort que Marie fut obligée de m’entourer de ses bras. Un cri s’étouffa dans ma gorge. Marie avait sa main sur ma bouche et me disait : – Tais-toi ! tais-toi !…
Était-ce un rêve, cependant ? Il n’y avait qu’un homme sur l’estrade : un homme pâle et triste, dont les yeux creux brûlaient la fièvre. Cet homme, – je le reconnaissais bien et je n’étais pas folle : – cet homme était Gustave !…
Il était huit heures du matin, et le soleil se jouait dans mes rideaux.
À peine étais-je levée et habillée que le prince se fit annoncer. Il tenait par la main sa belle petite Marie. Je ne sais ce qu’il lui avait dit pour bannir ses craintes, mais il n’y avait dans les yeux de l’enfant qu’insouciance et joie.
On voyait bien que Maxime n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il était beaucoup plus défait que la veille. Il vint me baiser la main, tandis que Marie se jetait à mon cou.
– Elle m’a dit que vous l’aimiez, Suzanne, murmura-t-il ; tant mieux !… Elle a grand besoin d’être aimée !…
Il la regardait d’un air attendri. Quand elle eut fini de m’embrasser, il s’assit et l’attira dans ses bras. Puis il l’éloigna de lui pour la contempler longuement. Puis encore, il la baisa et lui dit : – Va jouer avec Étiennette. – Tu veux m’éloigner ! fit-elle – Pourquoi t’éloignerais-je ? – Pour aller te battre sans me dire adieu.
Il tressaillit et nous regarda tour à tour avec inquiétude. Il vit dans mes yeux que j’allais lui donner le mot de cette énigme.
– Marie, dit-il, je te promets d’aller t’embrasser avant de partir.
Elle bondit sur ses genoux, lui prit un baiser rapide et s’enfuit en courant. Maxime la suivait d’un douloureux regard.
– Je ne savais pas, dit-il, qu’il y avait là tant de bonheur !
Il sanglotait. Toute la vigueur de cette âme se fondait au feu de ce grand amour inconnu.
– Si vous l’aviez su, prince, lui dis-je, vous n’auriez pas donné votre vie, qui est son seul bien à elle, comme si c’était un enjeu frivole…
Il releva les yeux sur moi. – Saviez-vous, me demanda-t-il, que ma grand’mère Champmas était une du Rocray ? – Oui, prince. – Qui vous l’a dit ? – Marie.
Je lui racontai en quelques mots ce qui s’était passé la nuit précédente.
– Pauvre enfant ! pauvre enfant ! pensa-t-il tout haut.
Le nom de Gustave était sur mes lèvres, depuis que Marie était partie, mais je n’osais pas le prononcer. – Et vous allez, dis-je, cherchant une transition pour arriver à Gustave, – vous allez commencer la lutte aujourd’hui même ?
Il ne me répondit point. Je voyais qu’il se recueillait. Tout à coup, il secoua la tête vivement comme pour chasser une obsédante préoccupation. Ce fut avec une sorte de calme qu’il commença : – J’ai peu de temps à moi, Suzanne, mais j’espère que cela nous suffira, car chacun de nous sait d’avance beaucoup de choses que nous aurions dû mutuellement nous révéler. Ceci abrégera l’entretien. Ne parlons pas de mon entreprise politique : je ne vous en aurais pas même dit là-dessus autant que vous en savez. Ne parlons pas de ma fille : tout est dit, puisque vous l’aimez. Parlons de vous et de moi, – de vous, d’abord. Je vous ai mise dans une famille qui est la mienne. Vous y resterez tant que vous voudrez. Le mieux pour vous serait d’y rester toujours…
– Prince, l’interrompis-je, c’est du fond du cœur que je vous remercie de vos bontés… Mais, par grâce, ayez pitié de moi ! ne me laissez pas ignorer comment il se fait que j’aie vu Gustave parmi vos amis… Après la scène violente…
Il m’interrompit à son tour et me dit avec ce sourire sérieux qui faisait sa physionomie si belle : – Il y a eu entre M. Gustave Lodin et moi, des scènes plus violentes encore. – Et malgré cela ?… – À cause de cela, M. Gustave Lodin est mon ami. Votre ami ! m’écriai-je. – Pourquoi non ?… C’est un cœur honnête et bon… C’est une intelligence distinguée… Les hommes sont heureux, parfois, Suzanne, de trouver sur leur route quelque montagne à soulever… à supposer même que ce travail désordonné doive être inutile, l’homme s’y attelle avec une instinctive ardeur… Il est de ces cas où le plus pressé est de se sauver de soi-même… Quand M. Gustave Lodin m’a proposé son concours, ma première pensée a été de le repousser, car je songeais à vous, Suzanne… Mais j’ai réfléchi ; j’ai eu compassion, j’ai accepté. – Mais comment Gustave a-t-il pu vous offrir son concours ? – Ce serait long à raconter en détail… Les jours qui suivirent la catastrophe, j’appris que M. Lodin, mécontent du rôle que je m’étais attribué dans le dénouement de cette douloureuse aventure, me cherchait pour m’en punir. Je l’évitai autant que je le pus ; sans les intérêts que vous savez, je crois que j’aurais volontiers quitté Naples… Mais cela était impossible… M. Gustave Lodin me joignit un soir sous le péristyle du théâtre Saint-Charles, et là, devant cinquante personnes, il me fit subir le dernier des outrages.
Je ne pus retenir un geste de surprise. Ma surprise venait surtout de la froideur de Maxime.
– Par le dernier des outrages, poursuivit-il, j’entends un soufflet. – Un soufflet ! répétai-je ; à vous ! – Ces choses me semblent si petites à l’heure qu’il est, Suzanne, prononça doucement le prince, que je les mentionne seulement pour l’amour de vous… Un duel était nécessaire. Il eut lieu. M. Lodin étant l’offenseur je dus choisir les armes… Vous m’aviez dit, Suzanne, dans le récit que vous me fîtes de votre enlèvement, que M. Lodin ne savait pas bien se servir de l’épée : je choisis le pistolet. M. Lodin tira sur moi à quinze pas. Il avait de la colère. Il me manqua. Je fis semblant de le viser, car il n’eût point accepté de grâce. On rechargea les armes. Il me manqua trois fois, et trois fois je m’amusai à percer un pauvre peuplier qui était à trente pas derrière lui… Après le troisième feu, un de ses témoins lui parla à l’oreille. Je le vis s’élancer vers le peuplier où il trouva mes trois balles, logées à un demi-pouce l’une de l’autre… J’eus regret de cet enfantillage, mais il était trop tard… M. Gustave Lodin revint à moi. Il écumait la rage. – Pourquoi m’épargnes-tu ? me demanda-t-il en employant le tutoiement des gens ivres. Je lui répondis : – Parce que Suzanne vous aime et que Suzanne est la sœur de mon choix. Il laissa tomber son pistolet. Il saisit ma main. Il voulut la baiser, mais il n’eut pas le temps, et s’affaissa sur lui-même comme si la foudre l’eût frappé… Que faites-vous, Suzanne ?
Le savais-je ?… J’avais pris sa main, moi aussi, sa noble main, et je la pressais contre mes lèvres en murmurant : – Merci ! merci ! Que Dieu vous récompense !
– M. Gustave Lodin, reprit Maxime, vint me voir le lendemain… Nous parlâmes de vous, Suzanne… Je lui dis que l’avenir n’était pas fermé pour vous deux… Il m’annonça son intention de partir pour Posen, où, disait-il, une insurrection nationale se préparait. Je lui dis, et j’eus tort peut-être : L’Italie aussi va tenter de secouer ses chaînes… Il fut à nous… Maintenant, Suzanne, vous souvenez-vous que vous m’avez promis de me raconter ce que vous saviez de l’histoire de Marie-Caroline Renaud ? – Je suis prête, répondis-je, à remplir ma promesse.
Le rouge avait monté aux joues du prince. Cependant, il dit avec une sorte de joie :
– Vous vous en souvenez. Puis, il ajouta : – Vous alliez mourir, l’autre jour ; je le craignais… vous emportiez avec vous un secret qui était peut-être ma vengeance, peut-être aussi le salut de cette pauvre femme, votre plus chère amie, Eugénie Mutel. Ce secret, vous me l’aviez promis… Déjà, auparavant, dans le seul but de vous soulager de vos douleurs physiques et morales, j’avais usé de cet étrange pouvoir, de cette puissance magnétique que j’ai sur vous, pour vous procurer le sommeil. Ce sommeil, j’osai l’interroger. Alors vous me dites tout, Suzanne, tout ce que je voulais savoir, et vous me dites encore autre chose… Il y a en vous des secrets terribles qui peuvent donner la mort comme le plus violent des poisons. – Au nom de tout ce qui vous est cher en ce monde, Suzanne, ne vous laissez jamais magnétiser !
– Et si d’autres faisaient comme vous !… murmurai-je.
Maxime baissa la tête. – Me pardonnez-vous ? murmura-t-il. – Du fond du cœur, répondis-je. – Merci, Suzanne !… je le connais, le fond de ce cœur… celui que vous aimez est heureux, malgré sa misère… L’avenir appartient à Dieu… Merci, Suzanne ; j’ai vu votre âme face à face ; elle est belle comme votre visage ! J’espère que vous ne vous étonnerez plus désormais de ma conduite envers M. Gustave Lodin… – Quand vous l’avez épargné, balbutiai-je, vous m’aviez interrogée ?
Il approcha de ses lèvres ma main qu’il tenait dans les siennes.
– Et vous parlez de pardon ! m’écriai-je les larmes aux yeux. – Baisez ma joue, Suzanne, me dit-il avec ce beau sourire des résignés, – l’outrage sera guéri.
Je lui mis mes deux bras autour du cou, et ma bouche effleura la place qu’il désignait de son doigt tremblant. Il me pressa un instant contre son cœur et je l’entendis balbutier : – Suzanne ! ma petite sœur ! Suzanne ! ma fille chérie ! je vous aime presque autant que Marie, mon enfant adorée !…
C’était bien ainsi que je voulais être aimée de lui. Mon cœur débordait de joie.
Onze heures sonnèrent à la pendule.
– Le temps passe ! fit Maxime avec tristesse, il me reste tant de choses à vous dire, Suzanne !… Le pacte est fait entre nous, n’est-ce pas ? et vous m’obéirez ? – Oui, répondis je, je vous obéirai comme si vous étiez mon père ou mon maître. – Écoutez-moi donc attentivement, Suzanne… Nous allons nous séparer pour un espace de temps que je ne puis préciser… – Vous quittez Naples ? m’écriai-je avec étonnement. – Non pas moi, mais vous. – Et quand donc ? – Aujourd’hui même… Pensez-vous donc que je veuille exposer la famille du Rocray et ma petite Marie aux chances d’une entreprise que la sagesse humaine doit juger folle et impossible ?… Je crois au triomphe, parce que je sais quelle brèche étroite suffit au passage d’une révolution… Mais je ne veux risquer que ma vie… – M. et madame d’Anod sont prévenus ? demandai-je. – Ils ont laissé dès longtemps le jour de leur départ à ma disposition… Leurs préparatifs sont faits. – Et nous allons ?… – À Paris… Avez-vous deviné, Suzanne, à quoi je faisais allusion quand je vous ai dit, tout à l’heure : il y a en vous des secrets qui peuvent tuer comme le poison le plus mortel ? – Oui, répliquai-je, vous faisiez allusion au drame de la famille du Rocray. – Songez, prononça lentement Maxime, que vous êtes au sein de cette famille même sur laquelle pèse une sombre menace… – Je puis la quitter, l’interrompis-je. – Et Marie ?… Serai-je tranquille si Marie est séparée de vous ? – Alors, que faire ? – Vous tenir sur vos gardes… vous faire de Marie elle-même une sentinelle attentive… et ne jamais dormir que dans votre chambre prudemment fermée…
– Père ! cria la douce voix de Marie dans le jardin, sous ma fenêtre, on t’attend pour déjeuner !
– Déjà ! fit Maxime ; après le repas, Suzanne, je tâcherai de vous parler encore… Mais, dès à présent, souvenez-vous bien de ceci : ne déclarez la guerre à madame la baronne d’Avray qu’à la dernière extrémité…
– Père ! père ! appela Marie dans le jardin.
Maxime m’offrit son bras en me disant : – Cette après-dînée, nous aurons encore une heure…
Mais les événements n’étaient pas plus à ses ordres qu’aux miens. Quand nous arrivâmes dans la salle à manger, toute la famille y était déjà réunie. Ces dames vinrent m’embrasser comme si j’eusse été de la famille. Le vieux baron d’Anod, dont l’aspect me parut au grand jour encore plus majestueux et plus doux, m’offrit la main pour me conduire à ma place. J’étais entre le vicomte Étienne et sa sœur. La baronne et son mari, à qui leurs cheveux tout blancs et je ne sais quelle parfaite entente de pensées donnaient une vague et mutuelle ressemblance, se trouvaient placés l’un auprès de l’autre, vis-à-vis de moi. Maxime était entre les deux jeunes filles.
– Vous voilà, Dieu merci, tout à fait rétablie, mademoiselle Suzanne, me dit M. d’Anod au travers de la table.
Comme je le remerciais de l’intérêt qu’il voulait bien me porter, madame de Failly me poussa du coude et me dit tout bas : – Pour une convalescente, nous avons fait des imprudences, cette nuit !
Je regardai aussitôt Marie. Marie était en contemplation devant son père, qui mangeait je ne sais quoi du bout des dents. Le vicomte Étienne ne parlait pas, mais j’entendais sa respiration agitée. Plusieurs fois il se pencha vers moi comme s’il eût voulu me dire quelque chose à l’oreille, mais il resta muet.
– Avez-vous bien joué, enfants ? demanda Maxime.
Étiennette se pinça les lèvres. Marie caressait entre ses mains la main de son père. Maxime reprit brusquement : – C’est la dernière fois que vous jouerez dans ce jardin-là.
Le bruit des fourchettes cessa comme par enchantement. Toutes les bouches restèrent béantes.
– Eh bien ! dit Maxime en essayant de sourire, – est-ce que vous êtes fâchés de revoir la France ?
Je sentais sur moi, à droite et à gauche, les regards de madame de Failly et de son frère.
Le baron d’Anod dit aux domestiques qui servaient : – Allez déjeuner, mes amis.
Quand ils eurent quitté la salle à manger : – Qu’y a-t-il donc, mon cousin ? demanda la baronne.
Maxime prenait dans sa poche une poignée de papiers, parmi lesquels il semblait faire son choix.
– Avez-vous su, cousin, reprit M. d’Anod, que M. le marquis d’Avonzac a envoyé trois ordonnances au Palais, ce matin, pour vous demander une entrevue ? – Je l’ai su, mon cousin, répondit Maxime. – La troisième fois, il y avait une lettre. – La voici, dit le prince.
En même temps il alluma une bougie-allumette de son briquet de fumeur, et mit le feu au papier qu’il tenait à la main.
– Je ne veux pas compromettre le cher cousin d’Avonzac, dit-il en souriant ; un ambassadeur ! Ce serait presqu’un cas de guerre !… Baron, reprit-il en remettant une large feuille à Marie qui se leva aussitôt pour la porter, voici vos passeports… J’en use avec vous comme je le ferais avec mon père.
Je vis toutes les figures s’allonger et pâlir. – C’est donc prochain ?… murmura la baronne. – Il faut que dans deux heures, répondit Maxime, vous soyez à bord du paquebot, qui doit partir à la marée. – Comment ! aujourd’hui ! s’écria-t-on de toutes parts. – Mon cousin, dit gravement Étienne à Maxime, du chef de la maison d’Anjou à laquelle vous appartenez deux fois par les Champmas-d’Ailly et par les Courtenay-Bourbon-Vaudoncourt, vous avez des droits incontestables au trône de Naples… Je regrette que mes engagements personnels avec la branche de Bourbon ne me permettent pas de soutenir votre cause les armes à la main.
Maxime s’inclina. Le vicomte Étienne ajouta, pour moi seulement : – Il est heureux, celui qui peut dire à la femme aimée : Sois reine !
Personne ne fit au prince la moindre représentation.
– Emmenez Marie, dit-il ; j’ai encore à parler à Suzanne.
Comme il achevait, une longue et sourde rumeur se fit entendre au dehors. Puis, trois feux de peloton, dans l’intervalle desquels on pouvait saisir des détonations isolées, arrivèrent de la ville haute.
Maxime me repoussa et devint livide. Il arracha sa montre de son gousset. – Trahison ! murmura-t-il ; il s’en faut de deux heures !…
La sombre figure de Gennaro parut à la porte. – Où se bat-on ? demanda le prince d’une voix étranglée. – À la porte de Capoue, répondit le valet, au Monte-Oliveto et dans la rue des Tribunaux. – Mon cheval ! cria le prince.
Une décharge plus voisine fit trembler les vitres du palais. Maxime passa au travers de toutes les femmes qui cherchaient à l’arrêter et qui pleuraient. Ce fut à moi seule qu’il dit adieu. Nous nous précipitâmes aux fenêtres. Nous le vîmes se mettre en selle d’un bond et franchir le portail au galop.
* * * * * * * * * *
Nous étions encore rassemblés au salon, lorsqu’un envoyé de M. le marquis d’Avonzac vint nous donner avis de partir sur-le-champ. C’était un message verbal. Aux questions de M. d’Anod, l’envoyé ne sut répondre autre chose que ceci : – Dans une heure, il sera peut-être trop tard !
Tout était prêt : une partie des bagages était déjà en route pour le port. Le prince avait fait retenir d’avance la cabine. Le palais appartenait au prince, les domestiques aussi. Nous n’avions qu’à monter en voiture. M. d’Anod donna le signal du départ.
Le portail du palais s’ouvrait sur la Strada di Chiaja. Dans toute la longueur de cette rue, les boutiques étaient fermées. On n’y voyait pas une âme, sauf quelques petits postes, composés de quatre gardes-suisses et d’un caporal, qui stationnaient aux embouchures de toutes les ruelles. À cent pas du palais, nous croisâmes une patrouille de cavallegieri qui chevauchaient le pistolet au poing. Toutes les fenêtres des maisons étaient closes. L’officier qui commandait les chevau-légers vint mettre lui-même la tête à la portière des deux voitures.
Nul mouvement dans le port, au milieu duquel le Mongibello tout seul faisait un peu de bruit et de fumée. Nous ne trouvâmes personne pour prendre nos bagages. L’innombrable et officieuse armée des facchini était ailleurs. Il fallut que les gens du paquebot vinssent eux-mêmes pour embarquer les quelques malles que nous emportions avec nous. Il était environ trois heures et demie quand nous montâmes à bord. Le bon de l’eau était à quatre heures. On chauffait.
Je regardais les hautes murailles du Castello-Nuovo. Je voyais sur les remparts des officiers qui examinaient la ville avec leurs longues-vues. Presque toutes les lunettes étaient braquées sur la portion orientale de Naples. C’est la vieille ville : la ville populaire. Le capitaine du Mongibello, qui était un Anglais, se promenait à petits pas devant la roue du gouvernail, le chapeau derrière les oreilles et les mains croisées sur les reins. Il nous avait regardés sans nous saluer, comme c’est la coutume des gentlemen. Il tenait une longue-vue sous son aisselle. Je vis tout à coup le vicomte Étienne s’affaisser dans les bras de M. d’Anod. Il avait les yeux blancs et ses jambes tremblaient. La baronne, dont le visage exprimait un mortel chagrin, fit signe aux deux jeunes filles, qui la suivirent dans la cabine. Il ne restait que madame de Failly et moi. Madame de Failly me dit : – Donnez-moi le bras, je vous prie, Suzanne. Elle chancelait. Je la conduisis jusqu’au banc où elle s’assit. Le vicomte Étienne était tout près de nous. Je voyais la sueur qui baignait abondamment son front pâle. Le vieux baron le pressait contre son cœur avec la tendresse caressante d’une mère.
– Voyez, me dit madame de Failly, – comme ils s’aiment !… Quand Étienne souffre… et il souffre souvent, – il ne veut pas d’autres soins que ceux du père.
Elle envoya un signe de tête ému et reconnaissant au vieillard, qui aidait le vicomte à s’asseoir. Je contemplais ce tableau. C’était assez remarquable pour me faire oublier un instant mes préoccupations. Quand les yeux du pauvre malade se portèrent sur son beau-père, il eut une larme. – Merci, père, lui dit-il tout bas. Et il serra sa main contre son cœur.
Quand ces gens se caressaient, il y avait toujours en moi quelque chose qui ressemblait à de l’angoisse. Et pourtant, madame de Failly avait raison : ils s’aimaient bien. Je ne vis jamais tendresse plus douce, plus maternelle, peut-on dire, que celle de ce vieillard. Un vrai père n’eût pas été plus affectueux.
Comme quatre heures moins le quart sonnaient à l’horloge du port militaire, un coup de canon retentit dans la direction de la haute ville. Cette détonation fut comme un signal. Cinq ou six décharges de mousqueterie se firent entendre à la fois, tandis que la canonnade prenait un cours régulier. Au bout d’une minute, la fumée qui s’élevait au-dessus des divers champs de bataille nous les désigna distinctement. On se battait au Mercatello, où était l’artillerie, on se battait à la porte de Capoue, dans la rue des Tribunaux, à l’Annunziata, à Saint-Jean-le-Majeur et tout près de nous, entre la Strada di Porto et Santa-Maria-del-Carmine. Le vicomte Étienne était debout maintenant. Son corps avait des frémissements par intervalles. Il tenait les yeux fermés. La baronne venait de remonter sur le pont avec Étiennette et Marie. Elle avait ses mains dans celles de son mari. Je regardais Marie qui semblait frappée de stupeur. Elle s’approcha tout à-coup du vicomte Étienne. – Mon oncle, lui dit-elle tout bas, je suis sûre que tu es bien brave… Prenons cette barque et allons défendre mon père Maxime !
Étienne la repoussa doucement de la main sans ouvrir les yeux. – Alors, dit-elle, pourquoi as-tu cela ? Elle venait de soulever la jaquette du vicomte sous laquelle étaient deux pistolets de combat.
Plusieurs escadrons de cavalerie passaient au galop devant le théâtre del Fondo. Nous entendions rouler la grosse artillerie. Et les décharges se succédaient sans interruption. Cela dura jusqu’au moment où quatre heures sonnèrent. Alors il me sembla que les points d’attaque se rapprochaient l’un de l’autre et que la bataille, disséminée d’abord, tendait à se concentrer. Le feu de la porte de Capoue était éteint. On ne tirait plus le canon rue de Tolède. Mais la fusillade devenait de plus en plus vive dans le quartier de l’Université. Le capitaine anglais avait pris son porte-voix de parade et commandait le démarrage.
Le Mongibello tourna sur lui-même, balançant les vantaux de ses grandes roues. Il gagna au sud, se rapprochant de la ville pour franchir plus commodément la passe. Le temps était chaud et très-calme. Aucun des navires du port ne songeait à mettre à la voile. Une barque qui semblait être la yole d’un navire marchand, stationnait en dedans de la pointe du Salut et portait deux hommes d’équipage. Comme le Mongibello arrivait en face de ces ruelles qui montent de la strada del Piliero à la strada di Porto, nous vîmes qu’il y avait du monde dans ces ruelles : toute une armée de pêcheurs et de facchini y essayait des barricades. Presque tous étaient sans armes. Ils riaient, ils bavardaient, ils criaient. Dans la dernière, nous pûmes apercevoir un petit corps d’insurgés soutenant un feu très-vif de mousqueterie. Deux ou trois balles même ricochèrent sur l’eau tranquille du port, à droite et à gauche du paquebot. Un grand bruit se fit derrière nous. C’était un bataillon de la garde suisse qui débouchait à l’angle du théâtre et qui arrivait tambour battant, escorté aussi de pêcheurs, de facchini, d’enfants et de femmes. Ce peuple criait : Viva il Borbone ! L’autre peuple, là-bas, criait : Viva la Costituzione !
Les pêcheurs, les facchini, les enfants et les femmes qui suivaient le détachement suisse débordèrent dans la rue del Piliero, qui est une sorte de quai. Beaucoup d’entre eux s’engagèrent dans les ruelles voisines pour causer avec les émeutiers, qui faisaient semblant de remuer les pavés de lave. C’étaient partout des clameurs, des rires et une extravagante profusion de gestes. Un seul homme, au lieu de tourner à gauche, s’avança lentement vers la chaîne du port, la cigarette aux lèvres et les mains dans ses poches. Je le remarquai tout de suite. Ce ne pouvait être un insurgé, car il passa en se dandinant devant le front de bataille des Suisses. Ce n’était pas un pêcheur ; il ne ressemblait nullement à un portefaix. Il n’avait rien de commun avec la bande babillarde qui venait de s’éparpiller sous nos yeux. Que venait-il faire en ce lieu ? La place pouvait être dangereuse d’un moment à l’autre, car le petit corps d’insurgés reculait sans cesse et approchait de la rue del Piliero. J’essayais de voir le visage de cet homme dont la tournure me frappait autant que son costume. Il était grand et bien découplé. Il portait une jaquette de toile grise sur un pantalon de même couleur. Sa casquette ronde comme celle des midshipmen anglais, avait une visière de toile qui pendait, percée de deux trous comme un masque. On porte ces coiffures dans la partie sud des Calabrese pour se garder le visage contre le sirocco. Il me semblait que j’avais vu quelque part ce grand corps et cette barbe.
Les Suisses ne faisaient aucune attention à lui. Il vint s’adosser à l’une des bornes qui soutenaient la chaîne du quai. Je crus le voir adresser un signe aux fenêtres de la maison située en face de lui. Mon regard suivit cette direction. J’aperçus, derrière un rideau à demi fermé, une silhouette d’homme. Je distinguais mal ; mais j’aurais juré que ces deux touffes de barbe grise appartenaient à l’ingénieur Agost. Je cherchai des yeux Marie pour l’appeler. Elle était très-loin de moi. Elle se penchait avidement sur le bordage, suivant de l’œil la retraite des insurgés.
Le Mongibello allait dépasser, dans sa course lente, la dernière des ruelles qui remontent à la strada di Porto, lorsque le groupe des combattants arriva au bout de cette ruelle. Il se fit un mouvement dans le peuple. Les maisons vomirent incontinent une foule. Plus de rires ni de clameurs folles. – Un grand cri, menaçant et sinistre. Un groupe compacte, composé de mille têtes pour le moins, séparait maintenant les insurgés en retraite de ceux qui les poursuivaient. Le bataillon suisse porta les armes. Le Mongibello venait de dépasser la ruelle. Nous ne pouvions plus voir. Mais nous devinions bien que les malheureux insurgés allaient être accueillis par une décharge meurtrière. En effet, l’officier suisse commanda : en joue !… La barque qui stationnait sous la pointe du Salut se mit à glisser lentement le long de la rue del Piliero. En même temps, un beau petit sloop anglais commença sa manœuvre d’appareillage. – Feu ! commanda l’officier suisse.
* * * * * * * * * *
Ils étaient encore dix-huit : je les comptai. Il y en avait beaucoup de blessés. J’en vis tomber deux à la décharge des Suisses. Douze se jetèrent en tirailleurs le long des maisons. Quatre demeurèrent autour d’un brancard où était Maxime. Maxime avait le bras droit emmailloté ; un linge taché de rouge lui entourait le front. Mais il n’était point couché sur son brancard : il s’y tenait droit. Et l’on voyait bien qu’il commandait encore. Ce fut un cri déchirant sur le pont du paquebot.
– Mon père ! dit Marie qui se débattait dans les bras de M. d’Anod.
Elle voulait s’élancer par-dessus le bord. Moi, je tendais mes mains frémissantes, et je disais en pleurant : – Gustave ! Gustave !
Car il était là, mon Gustave, blessé aussi, mais debout. Hélas ! depuis que nous avions quitté le palais, un désir me poursuivait, un désir ardent et que nul effort de ma raison ne pouvait chasser. Je me disais : – Si je pouvais l’entrevoir, ne fût-ce qu’un instant avant le départ ! Hélas ! Dieu cruel exauçait mon souhait. Je le voyais ! Je ne sais comment je ne devins pas folle quand, pour la seconde fois, les fusils de la garde suisse s’abaissèrent.
– Feu ! dit encore l’officier.
Je fermai les yeux. La détonation qui suivit m’écrasa le cœur. Je rouvris les yeux parce que j’entendis une voix impérieuse et haute qui commandait à bord. : – Stop ! Ce n’était pas le capitaine anglais. C’était le vicomte Étienne du Rocray, qui semblait grandi d’une coudée.
Le capitaine s’était élancé vers lui, car les mécaniciens avaient suivi son commandement. Vous eussiez dit un boule-dogue hérissé. – Je crus que son choc allait briser ce frêle jeune homme dont je connaissais la faiblesse. Mais il arrêta le capitaine à bout de bras, lui disant : – J’ai l’honneur d’être lieutenant de vaisseau, monsieur : ne craignez rien. Puis il commanda de nouveau. – Scie !
L’Anglais se mit à ricaner dans sa cravate. Ce n’était pas un dogue méchant. – Je vous prie, dit-il, touchez-moi le bras, pour que je puisse jurer qu’il y a eu violence. Le vicomte lui mit la main sur l’épaule. Aussitôt, le capitaine tourna le dos et reprit sa promenade en disant : – Sam, et vous, monsieur Bergeret, vous avez vu !… Il y a eu violence.
Comment rendre la rapidité prodigieuse avec laquelle tous ces événements s’entassaient. La scène entière, depuis le moment où les insurgés débouchèrent de la ruelle, jusqu’à la sanglante catastrophe qui fut son dénoûment, ne dura certes pas une minute. Voici ce qui avait motivé l’intervention du vicomte Étienne : quand je rouvris les yeux, après la seconde décharge, je vis que les choses avaient complètement changé de face. Les tirailleurs, abrités dans l’angle de la seconde rue, avaient forcé les Suisses à se replier. Profitant de cette diversion, Gustave et ses trois compagnons, portant la civière où était Maxime, avaient traversé la strada del Piliero dans toute sa largeur et franchi la chaîne. La barque s’approchait d’eux rapidement. Maxime s’opposait énergiquement ; mais la volonté de ses libérateurs était la plus forte. Gustave allait le sauver malgré lui.
Oh ! comme je priais pour toi, mon Gustave ! Et que j’ai vu longtemps, chaque fois que je fermais les yeux, ta figure si calme au milieu de cet atroce danger. Marie était à genoux au milieu de la famille du Rocray, qui attendait retenant son souffle et les mains jointes.
– Cinq cents louis ! cria le vicomte Étienne de sa voix éclatante, – à qui conduira le canot au secours de ces hommes ! Le Mongibello ne pouvait approcher davantage.
– Que personne ne bouge ! ordonna l’Anglais.
Mais il s’approcha du baron, dont les doigts délicats craquèrent sous la pression de sa lourde main, et il lui dit : – Vous êtes un vrai gentleman !
En ce moment, je vis l’homme à la jaquette de toile qui montait sur sa borne. Quel que fût le métier de cet homme, il gagnait bien son argent, car les balles suisses pleuvaient littéralement autour de lui. Dans la nouvelle position qu’il occupait, il dominait la barque et le brancard sur lequel Maxime était maintenant étendu. Il sembla interroger du regard la fenêtre derrière les rideaux de laquelle j’avais vu les deux touffes de barbe grise. La fenêtre s’entr’ouvrit. Une main passa qui fit un geste. À l’instant où mon Gustave et ses trois compagnons s’apprêtaient à descendre le brancard dans la barque, l’homme à la jaquette grise fit du bras droit un geste violent. Une étincelle sembla glisser dans l’air. Maxime poussa un cri faible auquel répondit un grand cri de la pauvre Marie. Je m’étais élancée d’un bond jusqu’au plat bord. Je voyais trembler, au milieu de la poitrine de Maxime le couteau catalan qui, décoché avec une merveilleuse adresse, avait passé entre Gustave et son voisin pour venir se planter sous le sein droit du prince. Le prince avait les yeux fermés. Il ne bougeait plus. Je sentis quelque chose de froid sur ma joue. Une détonation qui eut lieu juste dans mon oreille me jeta violemment de côté. C’était Marie qui avait arraché un des pistolets d’Étienne, qui l’avait braqué sur mon épaule et qui venait de presser la détente. La balle frappa l’homme à la jaquette grise à la tempe gauche. La cordelette qui tenait sa visière fut coupée comme avec un rasoir. La visière tomba. Le Calabrais Gennaro nous montra son visage de bronze. Il resta au moins quatre ou cinq secondes sur la borne, droit comme une statue et dans un état de complète immobilité. Puis, il fut précipité en avant, la tête emportant le corps, et se broya le crâne contre l’as de pique en fonte qui terminait la borne voisine.
Les dragons qui descendaient de la strada di Porto avaient réussi à disperser le peuple. Ils se ruèrent dans la rue del Piliero, la carabine au poing. Nos tirailleurs se trouvèrent entre deux feux. Ils se mirent dos à dos et brûlèrent leur dernière cartouche. Quand je tombai sur le corps inanimé de la pauvre Marie, qui avait encore le pistolet à la main, Suisses et dragons entouraient déjà le brancard de Maxime. Gustave, un genou en terre, se défendait encore. – Mon dernier regard le chercha parmi les éclairs de deux sabres, brandis au-dessus de sa tête.
La voix de l’Anglais tonna dans son cornet. Le Mongibello, forçant de vapeur, rangea la jetée du Môle et se dirigea vers Ischia en soulevant des montagnes d’écume.
On appela cette bataille l’échauffourée de Naples.
À notre arrivée à Paris, nous trouvâmes une lettre de M. le marquis d’Avonzac et une lettre de Gustave. La lettre du marquis cherchait à nous tranquilliser vaguement. La lettre de Gustave nous disait que Maxime était soigné dans une des maisons du duc ***, et qu’il serait transféré, après sa guérison, au château du Pizzo, sur les côtes de Calabre. Les autres survivants, au nombre de onze, étaient moins galamment traités, mais n’avaient point à se plaindre. Gustave était avec quatre de ses compagnons à la prison de Salerne. Il n’y avait pas un mot d’amour dans la lettre de Gustave. En revanche, on y trouvait quelques phrases qui semblaient dictées par Maxime lui-même. « M***, me disait Gustave, m’a chargé de vous faire parvenir quelques recommandations. Votre premier devoir envers lui est de veiller sur la jeune Marie. Restez, autant que faire se pourra, dans la maison où elle est. Quitter trop tôt cette famille, ce serait presque déserter une tutelle. Il est bon, du reste, de vous faire oublier de certaines gens. La maison du baron est comme une retraite où nul n’ira vous chercher. Évitez de vous rapprocher des du Meilhan. Vous ne pourriez leur être utile en ce moment, et ils pourraient vous être nuisibles, sans le vouloir. Souvenez-vous de ceci : tant que M*** vivra, il y aura toujours une main qui les préservera de la ruine. N’oubliez point ce que M*** vous a dit au sujet de madame la baronne d’Avray. Tôt ou tard, vous vous trouverez toutes les deux en présence. Soyez prudente. Songez que la nature même des choses peut vous faire d’elle une alliée. Enfin, et ceci est le principal, ne cherchez, sous aucun prétexte, à voir Eugénie Mutel. Ce serait engager mal à propos la bataille. Si le prince n’était pas libre encore quand le temps sera venu, il vous adresserait lui-même ses instructions… »
Cette lettre était arrivée à mon adresse, sous le couvert de M. le marquis d’Avonzac.
Mon Gustave ne m’y parlait point d’amour. Mais, derrière son silence, je devinais l’amour, mieux que si le mot eût été écrit cent fois dans sa lettre.
Ce fut à Paris surtout que me prirent les grandes tristesses ; car mon esprit, durant la traversée, restait sous l’impression des événements plus récents. J’habitais une vaste chambre isolée, dans un vieil hôtel du Marais qui appartenait aux du Rocray. J’étais souvent seule. Marie avait de longs accès de mélancolie où elle repoussait toute société, même la mienne. Dans ces heures de solitude, je revenais sur mes pas, je rappelais à moi le passé, j’éprouvais une sorte de volupté amère à me replonger dans le milieu même où j’avais été si violemment frappée. J’échouerais si je voulais peindre le comble de ma lassitude morale.
Quand je quittais ma solitude pour rejoindre la famille d’Anod, j’éprouvais toujours ce singulier sentiment dont j’ai essayé plusieurs fois de décrire la double physionomie : une terreur vague, une sorte d’horripilation intime produite par la connaissance que j’avais ou que je croyais avoir d’un funeste mystère. – Je ne voyais pas une seule fois ces deux vieillards, à l’aspect si vénérable et si doux, le baron et la baronne, sans avoir aussitôt sous les yeux la page redoutable détachée du Confidentiel. Mais aussi j’éprouvais une affection instinctive, un respect involontaire et profond qui combattait avec énergie l’apparente évidence de certains faits. Depuis que je connaissais mieux cette maison aux mœurs véritablement patriarcales, ces dernières impressions grandissaient chaque jour, effaçant de plus en plus en moi l’autre côté de la question. Ils étaient bons. Ils s’aimaient bien. Je ne sais s’il est possible de trouver une famille plus étroitement unie.
Marie souffrait. Un jour que j’étais seule près d’elle, elle me dit :
– J’ai vu ma mère… J’aurai bientôt un grand malheur. Il y avait longtemps qu’elle ne m’avait parlé de sa mère. Il semblait qu’elle eût besoin de s’épancher et qu’elle ne trouvât point de paroles. Elle pleurait abondamment et très-souvent. Pour la calmer, il fallait que le vicomte Étienne vînt chanter dans sa chambre. Quand Étienne chantait, Marie avait les yeux demi-fermés et la bouche entr’ouverte. Elle paraissait boire à longs traits ces bizarres et mélancoliques mélodies. Ses larmes cessaient de couler. Un angélique sourire venait à la pâleur de ses lèvres. Et parfois elle murmurait : – On doit chanter ainsi dans le Paradis !
Quelques jours après notre arrivée à Paris, le vicomte m’avait dit : – Mademoiselle Suzanne, je désirerais avoir avec vous un entretien particulier. Soyez au salon un quart d’heure avant le moment ordinaire, cela nous suffira.
Je fus exacte au rendez-vous. Il me fit mettre sur le canapé. Il prit une chaise et se tint à distance. Ses yeux étaient plus creux ; la pâleur de ses joues était plus mate. Il fut cinq minutes avant de pouvoir prononcer une parole. Son trouble me gagnait et j’avais véritablement frayeur. Enfin, il fit un grand effort et me dit : – L’instant n’est pas venu, mademoiselle Suzanne ; je crois que vous me cacheriez la vérité… Plus tard… plus tard…
La vérité ! Que signifiaient ces paroles enveloppées ? J’allais interroger, lorsque j’entendis le rire d’Étiennette dans l’antichambre. Le vicomte me serra la main en répétant : – Plus tard !…
Le lendemain de ce jour, je commandai une voiture pour dix heures du matin. J’avais l’intention de faire trois courses pour moi très-importantes. D’abord, une visite à cet excellent et savant M. B***, mon avocat, afin de le charger de mes intérêts dans l’affaire de la succession Ducros, l’homme de loi de Saint-Lud. Il était temps d’en finir et d’apurer ma situation. J’étais, il est vrai, admirablement traitée dans cette famille, mais ma position n’y tenait à rien.
Les choses étaient restées en l’état depuis ma sortie de prison. J’avais toujours les actes de notoriété et les états que le bon Antoine s’était procurés pour moi à Saint-Lud, mais je n’avais que cela. Mon départ précipité m’avait surprise au moment où je voulais confier décidément l’affaire à M. B***. Je lui avais même écrit un mot, à cette époque, pour lui fixer un rendez-vous et lui indiquer le but de ma démarche.
Ma seconde course avait un but de sage économie. Déterminée comme je l’étais à rester dans la famille d’Anod pour remplir la mission à moi confiée par Maxime et veiller sur Marie, je n’avais pas besoin de ce gros loyer de la rue de Courcelles. Eussé-je quitté la famille d’Anod, ce pauvre petit paradis que j’avais fait orner à souhait, pour y enchâsser mon bonheur comme une perle, ne m’aurait plus convenu. La pensée de Gustave était là partout. C’est lui qui avait été mon homme d’affaires et mon architecte. Dans cette maison, les souvenirs m’auraient écrasée. Je voulais voir le propriétaire et résilier à l’amiable l’engagement qui n’était point encore sanctionné par un bail.
Enfin, j’avais l’intention de me rendre chez mon notaire pour voir si, en l’absence même du jugement qui devait m’envoyer en possession de mon héritage, il n’y avait pas moyen de me procurer quelques fonds. Je n’avais pas d’argent, et je ne puis dire combien cette pénurie me gênait au milieu d’une famille opulente.
J’avais donné l’ordre devant tout le monde de m’amener une voiture. Le vicomte Étienne parut surpris et surtout contrarié.
– Emmenez-vous Étiennette avec vous, mademoiselle Suzanne ? me demanda-t-il. – Non, répondis-je ; ce sont des courses d’affaires.
Il garda un instant de silence, puis il fit observer sèchement : – À Paris, les jeunes personnes ne font pas leurs affaires toutes seules.
– Mon frère, répliqua madame de Failly, qui vit que j’étais offensée, notre chère Suzanne est libre de ses actions.
Il quitta la table et sortit. Je ne le revis plus jusqu’au moment où je montai en voiture. Il me salua de loin d’un air enjoué. Il avait le sourire aux lèvres.
Arrivée chez M. B***, rue de la Barillerie, je descendis et je me fis annoncer. J’appris là que mon affaire, – l’affaire Suzanne Ducros, avait été plaidée pendant mon absence, et gagnée. Je fus abasourdie du gain de ce procès que je n’avais pas entamé, et j’eus d’abord l’idée d’aller au greffe me faire expliquer le fait. Au greffe, on me dit de revenir à deux heures. J’avais le temps d’aller rue de Courcelles et chez mon notaire. Mais qui donc avait ainsi fait mes affaires en mon absence ? Le bon Antoine ? Maman marquise ?… Loin de s’effacer, mes idées d’économie s’augmentèrent et je m’affermis de plus en plus dans ma résolution de résilier mon bail de la rue de Courcelles.
Nous arrivâmes dans ces latitudes fashionables et j’indiquai au cocher la grille de ma petite maison. Il sonna. Je descendis. J’eus le cœur gros en passant le seuil de mon cher petit paradis. C’était charmant, figurez-vous : un vrai nid d’amour, un enchantement en miniature. La concierge était sur le pas de sa loge ; cette même concierge à qui Gaston avait donné une poignée de louis pour obtenir l’entrée du pavillon où était le piano. Elle ne me reconnut point d’abord. Par le fait, ce voyage d’Italie m’avait beaucoup bruni le teint, et je portais la trace des nombreuses secousses éprouvées. Elle vint à moi le balai à la main.
– C’est loué, me dit-elle, et bien loué, j’en réponds !
Je ne m’occupai point de savoir pour qui elle me prenait.
– Ma bonne madame Gaucher, répondis-je, personne mieux que moi ne peut savoir que c’est loué… et bien loué !
Ma voix rappela ses souvenirs. Elle faillit lâcher son balai. Ses joues s’enflèrent.
– C’est un fait à l’exprès ! murmura-t-elle. Je disais, hier, à la petite dame… – Quelle petite dame ? – Comme j’ai l’honneur… l’autre… Je lui disais : c’est comme un fait à l’exprès… Maintenant que vous avez loué, l’autre pourrait avoir l’éventualité de revenir… Excusez mes pardons, si je parlais de vous sans dire madame… mais l’autre… – L’autre petite dame ?
Madame Gaucher se pinça les lèvres d’un air offensé.
– Je ne suis peut-être pas aussi savante que madame, me dit-elle en saluant fièrement ; mais j’ai occupé des positions, et je crois savoir la langue de mon français maternel… Je voulais vous dire tout bonnement que l’autre m’a répondu : Si l’autre revenait, ce serait donc comme un fait à l’exprès ! – Et voilà l’autre revenue, ma bonne madame Gaucher ! l’interrompis-je en riant ; mais il ne faut pas que l’autre s’effraie… L’autre n’a aucune envie de lui enlever sa location… je venais précisément vous prier de mettre l’écriteau.
Madame Gaucher déposa son balai contre le mur pour battre des mains.
– Voilà ce que je surnomme un fait à l’exprès !… s’écria-t-elle ; la petite dame d’en haut a une chance inexorable !… – Comment ! fis-je ; elle demeure donc déjà dans la maison ? Puis-je la voir ? – Conséquemment. – Je vais donc m’entendre avec elle.
Décidément, je montai. Je ne trouvai personne sur le carré du premier étage, qui était encombré de chaises, de vaisselle et autres bragas. Il y avait même une casserole. Trois portes étaient entr’ouvertes. Je frappai à l’une d’elles, au hasard.
– Entrez ! fit-on de l’autre côté.
Ma foi, je poussai le battant. Et je me trouvai en face de mademoiselle Suzon qui, selon son antique usage, se faisait les cartes avec plaisir. Ma vue ne la déconcerta pas le moins du monde.
– J’en étais sûre ! s’écria-t-elle ; j’avais la dame de trèfle entre le neuf et le sept de carreau… voyage… arrivée… Comment que ça va chez vous, madame Lodin ?
Ma première pensée fut que Suzon était la femme de chambre de l’autre, comme madame Gaucher appelait la nouvelle locataire de mon paradis. Mais qu’il était changé, mon paradis ! Depuis si peu de temps, les tentures avaient déjà perdu leur fraîcheur. Il y avait partout une couche épaisse de poussière, et les meubles semblaient avoir été saccagés par une armée de cosaques. Le couvert était encore sur la table ; c’était sur la nappe, honteusement tachée, que mademoiselle Suzon se faisait les cartes. Quel couvert, grand Dieu ! des assiettes ébréchées, des couteaux sans manches, des bouteilles fêlées, une carafe sans goulot. Un ménage d’étudiant de quinzième année ! Je me demandais comment sa maîtresse la laissait ainsi se divertir à battre les cartes, au milieu de tant de besogne à faire, lorsqu’elle se leva. Je pensai qu’elle allait chercher sa maîtresse, et je lui dis : – Faites vite, Suzon, je vous prie, car je suis pressée. – Faire quoi ? me répondit-elle. – Madame n’est-elle pas à la maison ? Je voudrais lui parler. – Eh bien ! qui vous empêche ?
Je la regardai mieux. Un vaniteux et brutal sourire naissait sur ses lèvres. Je voyais bien qu’elle grillait de parler et qu’elle se retenait, comme les enfants qui veulent faire une surprise. Quand elle s’était levée, elle avait pris sa robe à pleines mains, par derrière, pour en rétablir les plis. Cette robe ne pouvait appartenir à une femme de chambre. Elle était de moire et presque neuve, mais souillée et fanée comme tout ce qui se trouvait dans cette maison. Par-dessus sa robe, en guise de coin du feu, elle portait un corsage de velours, chargé de dentelles noires très-belles et très-déchirées. Elle avait des bagues à tous les doigts. Où donc étaient mes yeux, quand je l’avais prise pour une femme de chambre ? Il n’existe pas au monde une seule maîtresse qui souffrît chez elle une créature couverte de pareils falbalas. Suzon devait être la maîtresse, Suzon était l’autre. Suzon était la petite dame d’en haut.
Elle lisait mes pensées une à une sur mon visage comme dans un livre ouvert, car elle était fine et rusée, sinon spirituelle. Je ne puis dire comme elle jouissait de mes étonnements. Je pense bien que ma venue avait été un des plus chers espoirs de sa vie. Elle faisait les cartes pour voir si je viendrais…
En ce moment une basse-taille gronda sur le carré :
– Je n’aime pas le désordre !… Dirait-on jamais la maison d’un député ! Qu’on me range tout cela !… qu’on balaie !… qu’on nettoie !… – Voilà mon mari ! dit Suzon.
Si l’époux de mademoiselle Suzon n’aimait pas le désordre, ce devait être un député bien malheureux ! Mademoiselle Suzon mit le poing sur la hanche.
– As-tu fini, Désiré ? s’écria-t-elle : je n’aime pas qu’on parle si haut chez moi, tu le sais bien !… tu vas me donner mes nerfs !
Désiré entra. Je faillis tomber à la renverse. C’était Pidoux !
L’enchanteur parut infiniment moins charmé de me voir que sa femme. Il s’arrêta sur le seuil, et ses yeux clignèrent tout à coup. Je n’étais pas le soleil, mais j’éblouissais mon Pidoux. Ce ne fut pas long. Nous savons tous quel trésor d’effronterie cachait l’habit bleu à boutons noirs de cet homme politique. Il ôta son chapeau et tapa de la main gauche son grand toupet à la Louis-Philippe, – puis il s’avança vers moi de ce pas mâle et fier dont l’habitude se contracte tout naturellement au Palais-Bourbon.
– Bonjour, très-chère demoiselle… ou madame ! me dit-il avec protection ; je ne m’attendais pas du tout au plaisir de vous voir sous notre toit modeste.
Je voulus profiter de cet instant pour opérer ma retraite. Ce fut madame Pidoux qui m’arrêta.
– Faut pourtant que vous sachiez le fin mot, avant de vous en aller, me dit-elle ; explique-lui ça, mon Désiré… Je ne lui en veux pas, moi… Elle a été gentille avec moi une fois que ma harpe était cassée et que la Bernard voulait me battre… Toi qui sais manier la langue à la papa, dis-lui la chose sans trop la fâcher.
Pidoux détourna les yeux. Il n’était point homme à s’embarrasser de peu, et pourtant son trouble était visible.
– Merci de la commission ! grommela-t-il en abandonnant tout à coup son ton oratoire.
Je ne sais pas si le lecteur a deviné déjà le dénoûment de cette petite aventure. Le lecteur serait, en ce cas, beaucoup plus avancé que je ne l’étais moi-même. J’affirme que j’étais à mille lieues du mot de la charade. Je croyais toujours qu’il s’agissait de mon appartement et du sans-gêne avec lequel on me l’avait enlevé.
– Il n’y a pas besoin d’explication… commençai-je. – Tu vois bien qu’elle n’y est pas, Riquiqui ! m’interrompit madame Pidoux. Allons ! raconte-lui un petit peu tout ça.
Pidoux remonta sa cravate et chercha les sons les plus caverneux de sa voix.
– Qu’est la société, constituée comme nous la voyons, dit-il, – sinon une lutte de tous les instants, une ardente bataille où l’un ne peut jamais gagner sans que l’autre perde ?… N’écoutez pas les vaines théories de ces charlatans qui promettent le progrès indéfini et le mariage des intérêts hostiles… Ce serait le ménage Lafarge ou le ménage Peytel… L’image peut sembler hardie : elle est vraie… L’intérêt le plus fort écraserait l’intérêt le plus faible, ou l’intérêt le plus faible empoisonnerait l’intérêt le plus fort…
Suzon fit un geste d’impatience. – Tout ça n’a pas de rapport avec la succession de mon père, dit-elle.
Je me pris à écouter. Je savais que Suzon ne connaissait point son père.
Pidoux toussa et poursuivit : – Étant posé cet axiome : les uns gagnent ce que les autres perdent, j’arrive au fait… Il y avait un homme, estimable au plus haut point, et portant le flambeau de la saine philosophie jusque dans l’humilité des fonctions modestes que la Providence lui avait départies. Cet homme, qui a laissé dans son pays natal la réputation la plus honorable, est mort sans postérité légitime. Il avait nom : M. Ducros.
Je fis un pas vers l’intérieur de la chambre, et je dis : – Qu’avez-vous à m’apprendre de mon père ?
Ce fut madame Pidoux qui me répondit : – Voilà justement la chose, madame Lodin ; M. Ducros n’était pas votre papa ; c’était le mien.
Je ne sais ce qu’exprima mon visage, mais Suzon s’écria : – Tiens ! tiens ! on dirait que ça lui fait plaisir.
La lumière se faisait dans mon esprit.
– Pour lors, continua-t-elle, le testament n’était pas long. M. Ducros y donnait tous ses biens meubles et immeubles à sa fille, Suzanne tout court, née en 1817, et qui avait mendié là-bas dans le pays de Vire, qui était partie vers 1831. C’était tout mon portrait, quoi, aussi bien que le vôtre.
Je gardai le silence, convenant avec moi-même que c’était là l’exacte vérité.
Elle poursuivit : – M. Pidoux me fit remarquer ça… puis il me dit : Rappelez bien vos souvenirs… Est-ce que vous n’avez pas idée d’un homme chez qui vous demeuriez, quand vous étiez toute petite, et qui remuait toujours des tas de vieux papiers ?
Ici, Suzon baissa la voix et les yeux. – Dame !… poursuivit-elle ; les souvenirs… c’est si farces !… ça va et ça vient… À force de chercher, je crus bien me rappeler que j’avais vu un vieil homme avec des papiers… Alors, Pidoux me dit : Jeune fille, tu n’as pas le droit de repousser le bien que Dieu t’envoie… L’enfant que tu portes dans ton sein…
Pidoux eut une toux retentissante.
– Laisse-moi tranquille, toi, gros ! s’écria Suzon ; – est-ce que tu crois que je peux mentir comme ça de longueur jusqu’à demain ?… Eh bien, oui, c’était mon mari… qui n’était pas encore mon mari… Et j’avais fait une faute, quoi ! il y en a bien d’autres… et, aussi vrai que j’existe, c’est pour cet enfant-là que j’ai consenti à parler à l’avocat !
Elle avait les larmes aux yeux. Pidoux haussait les épaules et se taisait.
– Je fus tout un jour à réfléchir, reprit Suzon en s’essuyant les yeux avec le coin de sa belle robe de soie ; et après ça, je fis, comme on dit, fortune contre bon cœur… Nous partîmes pour Saint-Lud… Les paysans, qui ne m’avaient jamais vue, me reconnurent du premier coup. On signa des papiers, on donna un peu d’argent ; bref, nous eûmes tout ce qu’il fallait, et notre avocat enleva la chose au tribunal… Après quoi, mon Désiré m’épousa pour donner un père à la petite créature…
Elle se tut. Je saluai M. Pidoux et je pris congé.
* * * * * * * * * *
Tout était fini. J’avais fait un songe. Cette journée était le réveil. Un nuage de tristesse me passa sur le cœur quand je vins à songer à mes deux amis si chers : Eugénie et Gustave. Ce que j’avais perdu, c’était aussi leur indépendance, leur repos, peut-être leur bonheur. Puis, je devais trois mille francs à Antoine. Certes, au moment où j’avais emprunté cette somme, je me croyais bien sûre de la pouvoir rendre. Je n’avais rien à me reprocher. Aucune prudence humaine n’aurait pu prévoir alors ce qui m’arrivait aujourd’hui. Mais je devais ; mais je n’avais pas d’argent pour payer ; mais ces trois mille francs étaient la fortune entière d’un pauvre homme ! Mon esprit se tendit. Je me mis à supputer mes ressources. J’avais le prince Maxime. Oh ! certes, s’il se fût agi de moi, la pensée de m’adresser au prince n’aurait même pas pu naître dans mon cerveau. Mais pour Antoine… Le prince était puissamment riche. Je ne repoussai pas tout à fait ce moyen. Mais j’en vis un autre qui était meilleur encore. Étiennette et surtout Marie n’avaient pas l’instruction qu’il faut à leur âge. L’idée m’était déjà venue de me proposer pour achever leur éducation. J’étais certaine d’être acceptée avec empressement par la famille et par mes élèves. Cette ressource valait mieux encore que la première. Je me frottai les mains. J’étais à la hauteur de mes affaires. Les trois mille francs du bon Antoine étaient assurés.
L’hôtel du Rocray était situé au bas de la rue du Chaume, précisément à l’endroit où aboutit maintenant la rue de Rambuteau, dont le tracé, à l’époque dont je parle, était jalonné déjà à travers les jardins. De la terrasse qui bordait le mur de l’enclos, on dominait ce magnifique hôtel de Rohan-Soubise, que les architectes n’avaient pas encore écrasé sous le poids de leurs bonnes intentions.
La voiture venait de tourner l’angle de la rue Sainte-Avoie ; et nous étions sur le point d’arriver, lorsque je mis vivement la tête à la portière. C’était en vérité la journée aux rencontres.
L’entrée principale de l’hôtel s’ouvrait sur la rue des Blancs-Manteaux. Une femme sortait par la porte cochère. Elle était vêtue de noir, et son costume ne manquait point d’élégance. Elle tourna court pour se diriger vers la rue du Chaume, qui bordait l’enclos, derrière les maisons de la rue des Blancs-Manteaux, mais j’avais eu le temps d’apercevoir son visage. J’aurais juré que c’était mon ancienne patronne, Félicité Fontanet. Comme je cessai de la voir au bout de quelques pas, je ne pus m’assurer de la vérité. Mais je restai frappée. Si la Fontanet venait à l’hôtel du Rocray, ce ne pouvait être par hasard. Elle avait deux raisons d’y venir. Peut-être y venait-elle pour Marie : on se souvient qu’elle avait noué, par le canal de Testulier, des relations avec Brodard-Peyrusse. C’était elle qui avait prêté les mains à l’introduction de la malheureuse Élisa, femme de Brodard, dans notre maison de la rue de la Jussienne. Peut-être y venait-elle aussi pour le vicomte Étienne ou les époux d’Anod, avec l’intention d’exploiter quelque vague souvenir du Confidentiel. Quel que fût son motif, c’était une menace, et je résolus de veiller.
Je payai mon cocher, et je rentrai à la maison. Il n’y avait personne au salon. La femme de chambre qui me servait me dit que toute la famille était auprès de Marie, qui était aujourd’hui plus gaie et mieux portante. Le vicomte Étienne, seul, s’était renfermé dans sa chambre. Il m’avait demandée dix fois dans la journée.
– Est-ce qu’il n’est pas venu quelqu’un le voir ? fis-je en feignant l’indifférence. – La femme en noir ! répliqua vivement mademoiselle Françoise ; vous l’avez peut-être rencontrée ? – La femme en noir ?… répétai-je d’un air étonné.
Je voulais qu’elle parlât.
– Mademoiselle ne la connaît donc pas ? s’écria-t-elle ; c’est drôle !… voilà déjà trois ou quatre fois qu’elle vient… Elle a l’air de se cacher de M. le vicomte pour parler à M. le baron… et de M. le baron pour parler à M. le vicomte… c’est quelque intrigante, allez ! – Comment s’appelle-t-elle ? fis-je le plus négligemment que je pus. – Excusez ! repartit mademoiselle Françoise ; – elle ne se gêne pas… madame prend la particule… mais on serait bien bête de s’en priver, puisqu’il y en a pour tout le monde… Madame a nom madame de la Roche-Gaillon…
Le portrait allait assez bien à Félicité Fontanet, mais le nom ?… Félicité Fontanet avait-elle changé de nom ? Cela devait lui coûter d’autant moins, que celui du père Fontanet ne lui appartenait guère.
– Madame de la Roche-Gaillon ! répétai-je ; cela sonne parfaitement… Lequel de ces messieurs a-t-elle demandé aujourd’hui ? – Tous les deux… comme à l’ordinaire… Et c’est après l’avoir vue que M. le vicomte s’est enfermé dans sa chambre.
Je repris mon châle, que j’avais jeté sur un meuble.
– Si M. le vicomte s’inquiète encore de moi, dis-je, vous lui direz que je suis dans la chambre de mademoiselle Marie.
Je m’y rendis en effet, et même avec un certain empressement. Il me tardait d’interroger le visage du vieux baron. Quand j’entrai dans la chambre de Marie, ce fut lui qui me salua le premier. Sa belle figure offrait un modèle parfait de calme et de tranquillité. Certes, il n’est pas donné à l’homme de composer ainsi ses traits. Ceux qui jouent la comédie se trahissent toujours par quelque détail. Il était évident pour moi qu’aucune émotion violente n’avait touché aujourd’hui le baron d’Anod. C’était donc pour Marie que la Fontanet était venue.
– Les oreilles vous ont-elles tinté, ma chère demoiselle Suzanne ? me dit gaîment le vieux baron. On a parlé de vous ici toute la journée… Mon fils Étienne nous boude parce que vous n’êtes pas là… Madame de Failly est d’humeur détestable parce que son frère boude… Les petites filles sont fâchées toutes deux : il paraît qu’elles ne peuvent pas se passer de vous… Enfin, il n’y a pas jusqu’à ma chère femme…
– Tout cela veut dire, Suzanne, l’interrompit la baronne, que vous nous manquiez… Nous ne sommes pas heureuses quand nous ne vous voyons pas, tant vous êtes bien déjà de la famille !
Elle avait ma main. Elle m’attira et me baisa. Madame de Failly fit de même. Je remarquai en elle un air de préoccupation. Étiennette me regardait en dessous. Marie me dit, quand je me penchai sur son lit pour l’embrasser : – Tu ne m’aimes plus… tu m’abandonnes !
Ce mot était dans la nature même de cette pauvre et belle enfant. En définitive, toutes les personnes présentes avaient la tenue qu’elles devaient avoir : les deux vieillards étaient excellents comme toujours, mademoiselle de Failly se perdait dans ses rêveries habituelles, Étiennette se montrait fantasque à sa manière ordinaire.
Vers dix heures, au moment où j’allais me retirer, je sentis que la main de Marie tressaillait tout à coup faiblement dans la mienne. Je la regardai avec inquiétude. Ses yeux restaient fixes, sa bouche entr’ouverte. Elle respirait à de longs intervalles, mais sans efforts spasmodiques. Je lui demandai ce qu’elle avait. Elle ne me répondit point. J’allais appeler du secours, lorsque ses paupières battirent. Elle avala sa salive péniblement, et je vis que ses yeux se mouillaient.
– Elle était là !… murmura-t-elle. – Qui donc, Marie ? – Ma mère. – Et tu ne la vois plus, à présent ?
– Non. Elle a remué le bras ; j’ai vu qu’elle avait un bracelet de corail et une bague… toute pareille à celle que porte toujours mon père Maxime… Elle m’a montré avec sa main quelque chose dans l’ombre… J’ai regardé… c’était une femme habillée de noir qui emportait une jeune fille…
Elle ferma les yeux, accablée qu’elle était par la fatigue. Je restai encore quelques minutes, afin de ne la quitter qu’endormie. Puis, je montai dans ma chambre et je me mis au lit.
Ma chambre avait deux fenêtres, dont l’une s’ouvrait dans l’axe de la rue de Paradis. Le pas lointain de la sentinelle qui veillait à la porte du Mont-de-Piété m’arrivait distinct et mesuré comme le balancier d’une pendule. J’aimais entendre ce pas. Car je me souvenais de ma dernière entrevue avec le prince Maxime. Il m’avait dit : – Vous contenez en vous de ces secrets qui tuent… J’étais devenue peureuse.
Il y avait deux portes à ma chambre. Chaque soir, je les fermais solidement à double tour. Je poussais en outre les verrous du haut en bas. Pour entrer chez moi, il eût fallu un siège en règle.
Les du Rocray n’aimaient pas la ville. C’étaient des gentilshommes terriens dans toute la force du terme, et leur hôtel de Paris restait souvent fermé plusieurs années de suite. C’était un énorme bâtiment, entouré de trois côtés par un très-grand jardin qui ressemblait un peu à une forêt vierge. Or, les forêts vierges ne sont pas gaies à l’intérieur de Paris. La façade était sur le jardin. La cour, donnant sur la rue des Blancs-Manteaux par un portail monumental, était grande, nue et mélancolique. L’herbe y couvrait les pavés noirs de ses touffes humides. Des giroflées jaunes, chose rare à Paris, croissaient en abondance sur les murailles moussues. La façade, bâtie en briques alternées avec encadrements de pierres de taille, avait un perron à son centre et un perron pour chacune de ses deux ailes ou pavillons. Le perron du milieu était très-haut et, les jours de pluie, on voyait bien encore les larges veines rouges de ses douze degrés. Le perron de gauche et celui de droite, également en marbre sanguin, n’étaient que des escaliers carrés, dans la maçonnerie desquels on voyait deux portes voûtées. Il arrive souvent que ces portes, percées sous les perrons, ne communiquent en aucune façon avec le logis. C’est la plupart du temps l’entrée de quelque trou propre à serrer des ustensiles de jardinage. Au-dessus de chacune des deux portes, un œil-de-bœuf s’ouvrait. Le perron du milieu conduisait à la maîtresse porte, donnant sur une lanterne en saillie qui précédait le grand salon d’honneur. C’est par cette porte que tout le monde passait pour descendre au jardin. Au-dessus du perron de gauche, se trouvait une porte massive, du temps de la fondation de l’hôtel. La serrure de cette porte était entièrement disloquée. On la fermait en dedans à l’aide d’une barre de fer. Il résultait de là une chose que tous les domestiques savaient bien. Quand on sortait par cette porte, elle restait nécessairement ouverte, puisqu’il était impossible de la refermer du dehors. Les domestiques des du Rocray, comme tous les domestiques du monde, prenaient souvent vacances, une fois les maîtres couchés. Mais ils se gardaient bien de passer par cette porte accusatrice. Le vicomte Étienne, qui courait le guilledou, la nuit, dans les jardins, eût trop facilement découvert leurs escapades. Une seule personne se servait parfois de cette sortie. C’était le vicomte Étienne lui-même. La porte donnait sur un vestibule où se trouvait l’escalier, communiquant avec les appartements de la famille. La première chambre du premier étage était celle où couchaient, l’une près de l’autre, Étiennette et Marie. Il était absolument impossible d’aller d’une aile à l’autre par les corridors du premier étage, ruinés sur une étendue de plusieurs mètres, et fermés par des barrières à demeure. Il était difficile même de communiquer par le rez-de-chaussée, où l’on avait établi une sorte de campement pour les domestiques, les combles étant complètement ravagés.
Quand je me retirais après la veillée, j’étais obligée de traverser la cour ou le jardin. On fermait la porte derrière moi, et un valet m’accompagnait avec une lanterne. J’avais ma femme de chambre qui couchait dans la pièce d’entrée, en venant par la cour, j’étais obligée de traverser cette pièce. Si je voulais, au contraire, prendre le chemin du jardin, après être sortie par cette porte qui ne fermait point du dehors, il me fallait rentrer par le grand perron du milieu et la maîtresse porte.
Le jardin était clos de très-hautes murailles, mais la partie des murs qui regardait l’hôtel de Soubise, à travers la rue du Chaume, avait une porte en fort piteux état. Cette porte, je le savais par ma femme de chambre, servait à toute la valetaille pour faire l’école buissonnière.
Par ce que j’ai dit de l’hôtel, figurez-vous ma chambre. On n’y pouvait entrer sans avoir froid au cœur.
Une heure venait de sonner.
La fatigue fermait mes yeux, et cependant je ne dormais pas encore. Au contraire, mon esprit travaillait malgré moi avec une incroyable activité. J’essayais d’expliquer en ce moment toutes sortes de choses inexplicables. Je voulais me rendre raison du lien qui m’attachait à Maxime, lien si fort qu’il n’y avait à mettre au-dessus de lui que mon amour pour Gustave ; j’essayais aussi d’éclairer le mystère de ces visions dont parlait sans cesse Marie. C’était la fièvre. Rien n’égale l’importun entêtement des idées qui naissent dans la fièvre.
Je perdais enfin connaissance, lorsque j’entendis quelque valet fugitif rentrer par la porte du jardin. Cela ne m’éveilla pas tout à fait, mais j’en éprouvai comme un vague sentiment de sécurité. – J’entends tout !… pensai-je. Et je me vis penchée à la croisée de la chambre voisine, qui donnait sur le jardin, afin de reconnaître celui qui rentrait. – Je rêvais déjà. Je rêvais, car il me sembla que cet homme ne se dirigeait point vers le grand perron du milieu, ce qui était son chemin pour gagner le quartier des domestiques. Il venait droit à moi, ou plutôt droit au-dessous de moi. L’homme s’arrêta devant la porte voûtée, donnant entrée sous le perron, dans le trou dont j’ai parlé déjà. Je vis alors, et je ne sais comment cela se fit, car il avait la tête baissée, mais cherchez donc de la logique dans les rêves ! – je vis que ce n’était pas un domestique. C’était le vicomte Étienne du Rocray. Il avait à la main un trousseau de clefs très-rouillées. Avec une de ces clefs, il ouvrit le battant de la porte voûtée. J’éprouvai une sorte de plaisir puéril à trouver là-dedans ce que j’avais prévu : des instruments de jardinage vermoulus ou rongés par la rouille, selon qu’ils étaient de bois ou de fer.
J’eus bien de l’étonnement, quand je vis le vicomte tourner à droite, déranger une brouette qui tombait par morceaux, et trouver derrière une petite porte basse qu’il ouvrit. Cela donnait entrée dans un couloir qui allait descendant, mais qui n’avait point de marches. Le vicomte Étienne le suivit jusqu’à une sorte de carrefour souterrain sur lequel donnaient, en cercle, une demi-douzaine de portes de celliers ou de caves. À droite du carrefour, en gardant la position que le vicomte avait en arrivant, se trouvait un large escalier qui montait raide comme tous les escaliers de cave. Au haut de ces degrés, deux épais battants de chêne étaient fermés à double tour. Le vicomte avait à son trousseau la lourde clef de cette serrure. Il passa. Il se trouva dans une manière de petit vestibule où venait aboutir l’escalier qui montait à mon appartement. Le vicomte ne prit point cet escalier. Il tourna sur sa gauche et entra dans une série de salles basses que je ne connaissais pas. À dater de ce moment, en même temps que je le voyais comme je vois le papier où j’écris ces lignes, j’entendais son pas au-dessous de moi. Je n’étais plus à la croisée (c’est toujours le rêve). J’étais couchée dans mon lit, la tête tournée vers le plafond. Par conséquent, c’était en sens contraire de la direction visuelle, et au travers de mon propre corps, que je voyais le vicomte Étienne. Il ne s’arrêta point dans la salle qui était au-dessous de mon lit. Seulement, pendant qu’il la traversait, je m’aperçus qu’il commençait à prendre des précautions. Il se mit à marcher à pas de loup. Je n’entendais presque plus le bruit qu’il faisait. Ce furent ces précautions mêmes qui firent naître tout à coup ma frayeur.
Je frissonnais de tous mes membres, parce que le bruit assourdi de ces pas était une menace. Il ne voulait pas qu’on l’entendît, cet homme. Il voulait donc surprendre et mal faire.
J’essayai de crier. Ma voix s’étrangla dans ma gorge. Je voulus m’élancer hors de mon lit : la paralysie garrottait tous mes membres.
Le vicomte Étienne quitta la salle située au-dessous de ma chambre, et pénétra dans une toute petite pièce qui était la cage d’un escalier tournant. Mon cœur eut froid. Le vicomte se prit à monter doucement, doucement. Il venait… Quelques pas seulement le séparaient désormais de ma chambre. Ma chambre était close, mais ce rêve supprimait murailles et cloisons. Il venait, – il venait !
J’entendis crier la dernière marche du petit escalier. Le trousseau de clefs sonna. Le vicomte en choisissait une à tâtons. Je fis sur moi-même un effort si violent que ma vie sembla se rompre comme une corde trop tendue. Je rêvai que je m’évanouissais. Un voile s’étendit autour de moi. Je ne vis plus rien ; je n’entendis plus rien.
Je m’éveillai le lendemain si profondément brisée, qu’un mois entier de grave maladie n’aurait pu faire davantage. J’avais un poids sur le cœur, et mon esprit s’enveloppait d’un nuage.
Comme je ne me levais point, ce matin, on vint me voir. Ce fut madame de Failly. Elle était toute gaie et d’une bonne humeur expansive. Elle m’accabla de caresses. Elle me dit que sa bonne mère allait venir, et qu’elles me feraient part toutes deux d’un grand projet. Je ne sais pourquoi j’avais besoin de me plaindre et de conter un peu mes peines. La voyant près de moi si affectueuse, je lui fis en peu de mots le récit de ce qui m’était arrivé la veille, rue de Courcelles.
– Vous étiez donc riche, Suzanne ! s’écria-t-elle en riant ; ah ! nous l’avons échappé belle !
Peu s’en fallut que je ne fusse choquée de cette hilarité qui se plaçait si mal. Mais elle ne prit point garde, et continua en frappant ses mains l’une contre l’autre.
– Tant mieux, ma belle petite ! tant mieux ! voilà qui vous fera rester toujours avec nous !
Madame la baronne d’Anod entrait en ce moment. Madame de Failly courut à elle et lui conta ma mésaventure avec un entrain, avec une volubilité qui contrastaient singulièrement avec le peu de gaîté du sujet. La vieille dame la regardait d’un air triste ; puis m’embrassant :
– Vous répugnerait-il, ma chère Suzanne, d’être, je ne dirai pas l’institutrice, mais l’amie, la sœur aînée, le guide d’Étiennette et de Marie ! – Madame, répondis-je en rougissant de plaisir, cette idée m’était déjà venue.
Madame de Failly sauta de joie comme un enfant et courut vers M. d’Anod, qui entrait, avec le vicomte, en s’écriant : – Elle accepte, père, elle accepte !
On déjeuna. Madame de Failly faisait mauvaise mine à son père. Comme on se levait de table, elle s’approcha brusquement de lui.
– J’ai à vous parler, dit-elle en l’entraînant.
Ils allèrent tous deux dans l’embrasure d’une fenêtre. Bientôt leurs voix s’élevèrent, et M. d’Anod donna précipitamment le signal de la retraite. Mais il était trop tard. J’avais entendu madame de Failly qui disait :
– Je suis lasse de vos folies ! Laissez-moi vivre tranquille et ne m’apportez plus le récit de vos rêves extravagants… sinon, je quitterai la maison avec ma fille : je ne veux plus souffrir ainsi !
Nous étions au salon depuis plusieurs minutes que ces singulières paroles tintaient encore à mon oreille. J’entendis Étiennette qui disait tout bas à Marie : – C’est que mon oncle a raconté ce matin à maman une de ses histoires… Il voit des choses la nuit… Il a parlé de quelqu’un qu’on avait tué avec un rasoir…
Le vicomte rentrait en ce moment. Il vint s’asseoir, doux et calme, entre sa mère et son beau-père.
Une heure environ après la scène que je viens de rapporter, j’étais à causer avec Étiennette et Marie : le vicomte vint à nous et les éloigna en disant : – J’ai à causer avec mademoiselle Suzanne.
Il s’assit auprès de moi sur le sofa. Le reste de la famille se groupait autour du foyer. Madame de Failly seule manquait.
– Mademoiselle, me dit Étienne avec sa gravité douce, je suis votre débiteur sans que vous le sachiez… sans que jamais vous puissiez savoir de quoi ni comment… Je vous prie de m’excuser si je vous parle avec si peu de clarté… Il n’est pas en mon pouvoir de m’expliquer davantage.
Je le regardai, cherchant dans ses yeux un signe qui pût mettre sur le compte de la folie les obscurités de cet étrange début.
– Suzanne, reprit-il, je veux vous payer ma dette… Désirez-vous quelque chose en ce monde qui soit hors de votre portée ? – Je ne vois pas… commençai-je. – Réfléchissez avant de répondre ! m’interrompit-il avec sévérité.
Il vit, sans doute, une velléité de révolte sur ma physionomie, car il reprit en donnant à son accent des inflexions tendres et presque paternelles : – Veuillez ne pas vous irriter contre moi, Suzanne… Ce serait repousser un bien sincère ami… Je vous demandais tout à l’heure si vous formez un souhait dans votre cœur… En cela, je n’entendais point parler de ces désirs égoïstes et frivoles qui sont dans l’imagination des jeunes filles… Je vous connais… J’ai mesuré, mieux que vous-même peut-être, l’étendue de vos dévoûments et de vos générosités… S’il ne vous plaît pas de me traiter en frère, laissez-moi vous confesser comme le prêtre aide à la mémoire troublée de son pénitent… Vous avez une amie…
Je tressaillis, parce que je devinai tout de suite qu’il s’agissait d’Eugénie Mutel.
– Plus qu’une amie, reprit le vicomte Étienne, une sœur et une mère… un de ces êtres chers qui sont à la fois toute la famille… Vos yeux se mouillent, Suzanne… vous voyez bien que je ne me trompe pas… Cette amie accablée et courbée sous un trop lourd fardeau de malheur est loin de vous… Vous pensez à elle souvent, mais vous l’oubliez parfois, tant le cercle des mystères qui vous entourent de toutes parts sollicite violemment votre curiosité de femme… Est-ce vrai ?
Je ne répondis point. Il y avait ici quelque chose de surnaturel. Non seulement cet homme savait mon secret, mais il éclairait ma pensée de lumières que je n’y avais point portées moi-même. Il poursuivit :
– Du reste, il n’y a point de votre faute si vous ne vous êtes pas élancée vers cette amie qui souffre de votre absence encore plus que de son malheur… car ceux qui vous aiment vous aiment bien, Suzanne ! Une barrière est entre vous deux. Des regards intéressés guettent chacune de vos actions… Ce n’est pas pour vous que vous avez peur, c’est pour elle, la prisonnière, qui est là-bas, sans défense… On vous a dit, – quelqu’un qui ne peut pas vous tromper, – on vous a dit : Abstenez-vous. L’heure de combattre n’est pas venue. Toute démarche qui donnerait l’éveil pourrait être fatale. – Au nom de Dieu, monsieur ! m’écriai-je, êtes-vous comme les autres ? La croyez-vous coupable ?…, – Je ne sais rien, Suzanne, me répondit-il, sinon qu’elle est bien malheureuse et que vous l’aimez. Je crois à vous. Celle qui a mérité votre tendresse ne peut pas être criminelle à mes yeux.
Je baissai la tête. – C’étaient là des paroles. Je sentais son regard sur moi, et il me semblait que ce regard avait pu percer comme un fer aigu l’enveloppe de mon âme. Je me redressai de nouveau.
– Je veux savoir, dis-je impérieusement, – comment vous avez deviné ces choses que je n’ai dites à personne ! – Suzanne, me répondit-il avec son sourire mélancolique, vous savez bien que l’opinion commune accorde le don de seconde vue aux pauvres gens dont la raison s’absente… On dit que je suis un peu fou… Je suis peut-être voyant et prophète…
Il tira sa montre et la consulta.
– Mademoiselle, je me suis informé… Il est deux heures ; la voiture de Bar-sur-Aube part à quatre heures : s’il vous plaît que j’aille porter à la prisonnière de Clairvaux une consolation ou un espoir, je suis prêt, et je vous serai reconnaissant de l’honneur que vous aurez bien voulu me faire en me choisissant pour votre messager…
Je restais confondue. C’était un voyage de cent vingt lieues pour aller et revenir. Je n’hésitai pas longtemps cependant, car toute mon âme s’élançait vers ma pauvre Eugénie. Avais-je le droit de lui refuser ce bonheur ? J’acceptai. Le vicomte Étienne me rendit grâces comme si la reconnaissance eût dû être de son côté. Il me demanda mes instructions ; puis, s’avançant vers le foyer, il embrassa son beau-père d’abord, ensuite sa mère, en disant : – Je vais faire une absence de quatre à cinq jours.
Une autre raison que j’avais pour accepter les offres du vicomte Étienne était celle-ci :
Son absence momentanée était pour moi comme une épreuve. Je voulais juger si sa présence était, oui ou non, la cause de mes troubles. L’épreuve fut décisive, comme on va le voir.
Dès la première nuit, j’eus un sommeil tranquille et réparateur. Je m’éveillai si bien reposée, le lendemain matin, qu’il me semblait que je me retrouvais moi-même. Il en fut pareillement la seconde nuit. J’étais fixée, quoique je restasse dans la plus profonde ignorance des moyens que le vicomte pouvait prendre pour agir sur moi. En effet, j’avais examiné à tout hasard, avec une minutieuse attention, chaque pouce de terrain, dans ma chambre et dans le cabinet qui la desservait. Il n’y avait bien décidément que ces deux entrées dont j’ai parlé. Les fermetures de ces entrées étaient solides et à l’épreuve. Je renonçai à découvrir les moyens. Je tins l’effet pour avéré : le comte Étienne avait sur moi une influence occulte. Cette influence ne pouvait être que le magnétisme.
Pendant ces deux jours, madame de Failly fit tous ses efforts pour me parler en particulier. Elle ne put y réussir. Les deux vieillards m’avaient prise en si grande affection qu’ils ne me quittaient plus. La baronne avouait avec un abandon charmant qu’elle ne pouvait pas se passer de moi. Le baron m’accablait de galanteries. Bien des fois, je surpris le regard de madame de Failly fixé sur eux avec une expression farouche. Bien des fois, je crus qu’elle allait éclater, mais quelque douce parole de l’un des vieux époux venait toujours à la traverse de ses colères. Ils étaient si aimables et si bons ! Leur douce humeur était si patiemment inaltérable !
Je commençai au jour dit à donner mes leçons. Marie était une élève charmante et toute zélée. Étiennette, moins bien disposée à l’étude, possédait une merveilleuse facilité. Elle devançait une explication. Elle dévorait ce qui l’intéressait. Le baron et la baronne assistaient aux leçons. M. d’Anod, homme très-lettré, ajoutait quelquefois à mes pauvres instructions de fines et profondes remarques. Nous vivions ensemble dans toute la rigueur du terme, et chaque instant, on peut le dire, resserrait les liens de notre intimité.
Vers la fin du quatrième jour, je fus prise d’un de ces malaises vagues qui m’avaient quittée depuis le départ d’Étienne. Je me mis au lit avec mes inquiétudes d’autrefois. Je m’éveillai tard. À l’appel de ma sonnette, mademoiselle Françoise vint et me dit que M. le vicomte s’était déjà présenté deux fois à ma porte.
– Il est arrivé ce matin ? demandai-je. – Hier soir, à dix heures, me répondit-elle.
C’était l’instant où mes terreurs avaient redoublé. L’épreuve continuait. Cet homme avait sur moi une douloureuse influence.
Je finissais à peine de m’habiller lorsqu’on sonna.
– Le voici encore ! s’écria mademoiselle Françoise.
L’instant d’après, le vicomte Étienne entrait dans ma chambre.
– L’avez-vous vue ? lui demandai-je d’une voix qu’il dut entendre à peine, tant l’émotion la faisait trembler.
Ses yeux restèrent fixés sur les miens. J’eus comme une défaillance. Je crus qu’Eugénie était morte. Je n’osais plus interroger.
– Suzanne, me dit-il après un long silence, vous avez connu un vieillard, du nom de Fontanet, qui faisait métier de placer les domestiques. – J’ai été sa servante, répliquai-je. – Savez-vous ce qu’est devenu ce Fontanet ? – Il est mort. – Et sa compagne ? – Vous la voyez tous les jours. – Ah !… balbutia-t-il, vous l’avez reconnue !… que pensez-vous de cette femme ?
Je réfléchis un instant. Tous les dangers de la franchise se présentèrent à moi. Mais il n’y avait pas à reculer.
– Je pense, répondis-je, que cette femme peut apporter le malheur dans la maison de votre mère !
Il appuya sa main contre son cœur et je vis qu’il chancelait.
– Ma mère !… répéta-t-il d’un accent si poignant que je sentis des larmes sous mes cils.
– Et savez-vous, Suzanne, comment cette femme peut apporter le malheur dans la maison de ma mère ?
Je réfléchis encore avant de répondre.
– Oui, monsieur le vicomte, je le sais. – Et vous ne voulez pas le dire ? – Je ne peux pas le dire.
Il pressa son front à deux mains et murmura : – C’est donc bien affreux, Suzanne !
Je sentais qu’il ne me croirait pas, mais je prononçai résolument : – Affreux comme le mensonge, monsieur le vicomte.
Ses mains tombèrent et sa figure s’éclaira d’un fugitif rayon.
– Il y a des mensonges qui sont beaux, Suzanne, prononça-t-il doucement ; ce sont ceux que l’on fait pour élever une barrière au bord du précipice où quelque malheureux va tomber… Je vous remercie, Suzanne… Dieu est juste : il vous récompensera.
Il tira de sa poche son portefeuille et l’ouvrit. Je poussai un long soupir de soulagement.
– Je l’ai vue, me dit-il en réussissant presque à sourire ; – j’ai eu du plaisir à la voir… Je crois comme vous qu’elle n’est pas coupable… et ceux qui souffrent comme elle, sans avoir rien à se reprocher, sont des martyrs, Suzanne. – Oh ! merci ! merci ! balbutiai-je à mon tour. Et je tendais ma main tremblante pour prendre la lettre qu’il me présentait. Je la baisai avant de l’ouvrir, puis, je lus à travers mes larmes :
« Suzanne, ma fille chérie, je te demande grâce. J’ai douté de toi un instant, et j’ai failli mourir. Merci, Suzanne ; j’ai confiance en Dieu et j’espère en toi. Tant que je vivrai, je t’aimerai cent fois plus que moi-même. »
– Chère ! chère Eugénie ! balbutiai-je.
Au bout d’une minute de silence, le vicomte me dit : – Suzanne, je lui ai promis de vous embrasser.
Je m’avançai aussitôt vers lui. Je sentis sa lèvre froide sur mon front qui brûlait. Puis il s’éloigna à grands pas. Je vis dans la glace, au moment où il gagnait la porte, sa face toute livide et agitée par des tics convulsifs. Il ne parut point au déjeuner ni au dîner. Madame de Failly garda de son côté la chambre. Ce fut une journée plus triste encore que les autres. Quand son oncle et sa mère souffraient, Étiennette était vaguement tourmentée, comme si l’ange de ce mystérieux supplice eût quitté l’un de ces trois condamnés pour prendre l’autre et frapper ainsi ses coups à tour de rôle. Marie avait quelque chose d’égaré dans les yeux. Elle ne voulut pas prendre sa leçon. Elle ne parla que de sa mère. – Tu sais, me dit-elle, le malheur ?… Il est là, tout près… Je le sens… Il nous touche !
C’était comme un écho de ma propre pensée. Le même pressentiment me tenait. Quelque chose me criait qu’une catastrophe était sur nous. Le soir, je ne me couchai point. Il y avait bon feu dans ma cheminée. Je m’assis au coin du foyer et je me mis à réfléchir. Tout à coup j’eus un choc, fait d’éblouissements. – Puis, les murailles tombèrent autour de moi. Tous les objets opaques étaient devenus translucides. Les murs étaient de verre, rien ne faisait obstacle à mon regard. Tel était le début de mon second rêve, – car je dormais profondément au coin de mon feu mort, la tête appuyée sur le dossier de mon fauteuil. La première personne que je distinguai, à cause de ses grands cheveux blancs, fut le vieux baron d’Anod. Il était seul dans sa chambre ; – il priait à genoux devant un crucifix. Puis mon regard rencontra le vicomte Étienne, en face de madame de Failly, dans l’appartement de cette dernière. Puis quelque chose d’étrange : le long de la muraille que formait le jardin, non loin de la petite porte par où s’échappaient les domestiques de l’hôtel, trois hommes et une femme. Je ne connaissais qu’un des hommes : Testulier, l’ancien huissier. La femme était Félicité Fontanet…
Étiennette et Marie dormaient comme deux beaux petits anges dans leurs lits jumeaux. Étiennette semblait triste, même dans son sommeil ; Marie avait la tête nue, comme toujours. Ses admirables cheveux se mêlaient, épars sur l’oreiller, moins blanc que ses épaules. Mon rêve ne fit que passer sur elles… Le groupe de la rue, composé de Testulier, de Félicité et des doux inconnus, se dispersa tout à coup. L’un des inconnus descendit jusqu’à l’angle de l’hôtel, sous ma fenêtre, en face de la petite rue de l’Homme-Armé. Il se cacha dans l’angle du mur qui faisait vis-à-vis à mes croisées, et s’enfuit en sentinelle, surveillant le factionnaire des Blancs-Manteaux et les trois rues. Le second inconnu monta au contraire et fit de même, à l’angle des rues de Braque et de Paradis. Ainsi protégés des deux côtés contre toute surprise, maître Testulier et Félicité commencèrent leur besogne. Malgré son beau nom de la Roche-Gaillon, l’ancienne placeuse n’était pas fière. Elle tira d’un cabas qu’elle avait au bras tout ce qu’il fallait pour crocheter la porte. Testulier, homme adroit et de bonne volonté, fit son choix éclairé parmi ces divers ustensiles et ouvrit la porte avec une parfaite aisance. On lança deux petites pierres : une du côté des Blancs-Manteaux, l’autre du côté de la rue Paradis. Les sentinelles, ainsi prévenues se replièrent d’elles-mêmes, et nos quatre rôdeurs de nuit s’introduisirent dans le jardin. Ils connaissaient les êtres, à ce qu’il paraît, aussi bien qu’un des habitants de l’hôtel. Le Testulier ouvrit la marche, choisissant une allée couverte et tortueuse qui faisait tout le tour du jardin. La Fontanet vint après lui, puis les deux inconnus. Le dernier qui passa remit la porte du jardin tout contre son montant. Puis ce furent quatre pas de loup qui foulèrent bien doucement le sable de l’allée circulaire. Cette allée, qui avait exactement la forme d’un fer à cheval, aboutissait d’un côté à mon perron, de l’autre au perron conduisant aux appartements de la famille. Ce n’était pas à mon perron que notre quatuor en voulait. On sait que la porte en était condamnée à demeure. On sait, en outre, que la porte de l’autre perron n’ouvrait et ne fermait qu’en dedans. Testulier en gravit tout doucement les degrés, pendant que les autres restaient en bas. Il poussa la porte, fit un geste de désappointement et descendit. Nos quatre rôdeurs, après une courte conférence, s’éloignèrent et allèrent se placer au centre du massif épais.
Presque au même instant, dans la chambre de madame de Failly, celle-ci et le vicomte Étienne se levèrent à la fois. Au mouvement que fit ce dernier, j’éprouvai une sourde commotion qui força mon regard à se fixer sur lui. Madame de Failly chancela dès qu’elle fut debout. Je la vis obligée de s’appuyer à un meuble. Sa figure était tirée et livide. Elle avait l’air de souffrir horriblement. Le vicomte Étienne était très-pâle ; mais il se tenait droit. Son regard était sombre et singulièrement résolu. Il dérangea un coffre à bois placé au coin de la cheminée, et, derrière ce coffre, il prit le trousseau de clés vieilles et rouillées que je reconnus. Rien de ce que j’avais vu dans mon autre rêve ne m’échappait en ce moment.
Avant de quitter la chambre, le frère et la sœur échangèrent quelques brèves paroles. Je n’entendais pas. Mais je croyais deviner que le vicomte Étienne répondait à des doutes exprimés eu disant quelque chose comme ceci : – Viens voir par toi-même ! Ils s’engagèrent dans le corridor, après avoir éteint leur lampe. Le vicomte tenait sa sœur par la main. En passant devant la chambre des deux jeunes filles, qui était la dernière avant l’escalier, ils s’arrêtèrent et prêtèrent l’oreille. Les deux pauvres anges dormaient d’un de ces sommeils qu’un pas furtif n’éveille point. Le vicomte et sa sœur passèrent ; ils descendirent l’escalier avec précaution, et M. du Rocray tira la barre de fer qui assujettissait la porte. Ils sortirent. La porte fut refermée autant que cela se pouvait, puis le frère et la sœur traversèrent le jardin en se dirigeant vers mon perron. À ce moment, un autre personnage entra en scène : une fille de la campagne, nommée Mélite, qui servait de femme de chambre ou de bonne aux deux jeunes filles. Mélite descendit l’escalier presque sur les pas du vicomte et de sa sœur. Elle rouvrit la porte derrière eux. Quand le vicomte eut fait jouer la serrure de la porte basse qui donnait entrée sous mon perron, et quand il eut fait entrer madame de Failly dans le trou où étaient les instruments de jardinage, Mélite descendit les marches du perron. Testulier, la Fontanet et les deux autres vinrent à sa rencontre en se glissant le long des lilas. Mélite les introduisit dans la maison, et ils montèrent tous ensemble. Je les vis entrer dans la chambre des deux jeunes filles. Et comme ils avaient l’air effrayé, je vis Mélite leur montrer une petite fiole d’abord, puis les deux jeunes filles endormies. On avait dû leur donner un narcotique.
C’était à Marie qu’on en voulait. Testulier l’enleva hors de son lit, Félicité l’empaqueta dans une mante noire. L’un des deux inconnus la prit sous les aisselles, l’autre par les pieds. Mélite descendit dans le jardin pour voir si le passage était libre. Elle remonta le perron et fit signe à ceux qui étaient dans l’escalier. On suivit la route circulaire pour regagner la petite porte du jardin. La Fontanet se glissa dans la rue du Chaume, pendant que Testulier allait faire le guet à son tour, au coin de la rue des Blancs-Manteaux. La Fontanet monta dans une voiture qui stationnait rue de Paradis. La voiture prit le pas et vint s’arrêter devant la petite porte de notre jardin. Marie fut hissée à l’intérieur. L’un des inconnus monta auprès d’elle, ainsi que Félicité Fontanet. L’autre resta pour mettre deux ou trois rouleaux d’or dans la main de Mélite. Puis la voiture partit au galop.
J’ai raconté ceci tout d’un trait, laissant de côté madame de Failly et le vicomte.
Cependant la marche de celui-ci était loin d’être aussi rapide que la première fois. Il était obligé de s’occuper de sa sœur, qui, à chaque instant, faiblissait, prête à se trouver mal. Il n’avait qu’une main pour faire son choix dans le trousseau de clefs rouillées. Son autre main soutenait madame de Failly, qui allait désormais avec une extrême répugnance. À diverses reprises, je la vis s’arrêter. Il me paraissait qu’elle refusait, avec tout ce qui lui restait d’énergie, de faire un pas de plus. Sa figure était terriblement décomposée. Malgré moi, je me demandais : – Est-ce que cette pauvre femme va mourir ?
Je ne sais pas si le vicomte Étienne voyait aussi bien que moi l’état d’épuisement où était sa sœur, mais il se montrait sans pitié. Son visage livide, où brillait son regard ardent et fixe, me faisait peur. Madame de Failly avait eu grand’peine à monter l’escalier de la cave. Quand elle fut en haut des degrés, son frère lui donna une minute pour se reposer. Puis je vis au mouvement de ses lèvres qu’il lui disait : Marche ! Elle pria, elle supplia : elle ne voulait plus. Le vicomte, inexorable, la prit par la taille en répétant : Marche ! marche ! Et ils s’engagèrent dans ces sombres couloirs, conduisant aux salles situées au-dessous de ma chambre. Comme la première fois, je commençai d’entendre les pas au moment où ils entraient dans la seconde salle. Le vicomte se mit à marcher avec plus de précaution ; je m’en aperçus, et, comme la première fois, cette précaution même fit naître en moi l’épouvante. Avec la terreur naquit l’idée que ce n’était pas un rêve. Je me souviens de mon évanouissement. Je sentis venir le malaise qui précède toute syncope. Cependant, c’était moins violent que l’autre fois, et j’en voyais plus que je n’en avais encore vu. Le vicomte et sa sœur étaient tout en haut de l’escalier, à trois pas du cabinet qui desservait ma chambre. Ma terreur était combattue par un désir inouï de savoir par quelle voie le vicomte Étienne parviendrait à s’introduire dans mon appartement. Je ne voyais point de porte.
Il n’y avait point de porte, en effet ; mais la fenêtre du cabinet, que je n’avais jamais ouverte, parce que son unique panneau me semblait fixé à demeure, donnait sur une petite terrasse intérieure dallée en plomb. Ce n’était qu’une moitié de fenêtre. L’autre moitié éclairait le palier où le vicomte Étienne et madame de Failly étaient arrêtés maintenant. Le vicomte monta sur une caisse qui était disposée pour cela. Il força madame de Failly à faire comme lui. Tous deux parvinrent ainsi sur la petite terrasse. Il poussa la fenêtre du cabinet, qui céda à son premier effort. Il entra dans le cabinet. Sa sœur s’affaissa dans ses bras. – Viens ! dit-il, nous sommes arrivés.
Mais, au lieu d’avancer, madame de Failly se laissa choir sur le parquet. Elle embrassa les genoux de son frère en sanglotant. Pitié ! pitié ! balbutia-t-elle. Laisse-moi dans mon ignorance !… Je ne veux pas… je ne veux pas savoir !…
Il essaya de la soulever. Il ne put pas, car son émotion lui ôtait toute sa force. Il la prit sous les deux bras et la fit glisser sur le parquet jusqu’au milieu de ma chambre. Elle gémissait. Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé, en ma vie, un sentiment de plus profonde horreur. De vagues engourdissements me montèrent au cerveau. Je vis une main étendue sur mon front. Je rêvai qu’on me magnétisait. Puis je cessai de voir, mais non pas tout à fait. Deux ombres indistinctes étaient devant mes yeux voilés. Je savais vaguement qu’on me parlait et que je répondais. Mais je n’entendais ni la voix qui m’interrogeait, ni les répliques de ma propre voix.
Je ne saurais dire combien de temps dura l’interrogatoire. J’arrive tout de suite au dénoûment, car il n’y a pas en moi un atome qui ne tressaille pendant que j’écris ces lignes. Je m’éveillai en un choc dont aucune parole ne peut rendre la violence. Un cri, un râle, quelque chose de déchirant et d’horrible m’avait transpercé l’âme. Je m’éveillai. J’étais dans mon fauteuil. Il y avait encore de la lumière. Mais la lumière s’éteignit au moment où j’ouvrais les yeux. Je n’étais pas seule. Je pus voir cela de mon premier, de mon unique regard. Il y avait avec moi un homme debout, une femme renversée, et comme morte. J’essayai de me lever. La terreur garrottait tous mes membres. Je voulus crier ; je n’avais point de voix. Aux lueurs du réverbère, car mes yeux s’habituaient aux ténèbres, j’aperçus une ombre qui se penchait, puis qui se relevait. C’était l’homme qui emportait la femme dans ses bras. Il disparut avec son fardeau, au moment où Françoise frappait avec violence à la porte de ma chambre. Dès que l’homme eut disparu, je pus me lever. Je dis l’homme, parce que rien ne me restait de mon rêve. Ce que je venais de voir, la lumière éteinte tout à coup, la femme renversée, le fantôme qui l’emportait, tout cela était pour moi comme la fin d’un effrayant cauchemar. J’allai ouvrir. C’était Françoise qui frappait. Elle s’élança dans ma chambre en demandant : – Que vous est-il arrivé ? Qui donc a poussé cet horrible cri ?
J’essayai de persuader à Françoise que j’avais eu le cauchemar, et je la fis coucher auprès de moi. Il faisait grand jour quand je m’éveillai. La femme de chambre n’était plus là, mais elle revint bientôt, pâle et suffoquée.
– Quelle nuit ! s’écria-t-elle. – Si l’on m’interroge, il faudra bien que je parle !… Ça n’est pas naturel, ce qui s’est passé ici !… Quelle nuit !… ah ! quelle terrible nuit !
Elle se laissa tomber dans mon fauteuil. – Mais qu’y a-t-il donc ? m’écriai-je. Ses yeux hardis et insolents étaient sur moi. – Vous l’avez peut-être su avant les autres, vous ! murmura-t-elle. Puis, se levant et criant : – Il y a que madame de Failly est morte. – Morte ! balbutiai-je, madame de Failly !
Je sautai toute nue sur le parquet. Ma tête tournait. Deux ou trois fois, je vis comme des échappées de mon rêve : le vicomte traînant après lui sa sœur faible et toute pâle. Mais ces lueurs, je ne pouvais les fixer. – Et ce n’est pas tout, reprit la camériste avec cet obscène triomphe des petites gens qui colportent les grandes calamités ; mademoiselle Marie est enlevée !
Je tombai sur mes deux genoux. – Marie !… Marie ! fis-je avec détresse. – Et ce n’est pas tout encore ! continua mademoiselle Françoise, combinant avec soin ses effets, mademoiselle Étiennette est folle !
Cette nouvelle ne pouvait me frapper aussi fortement que les deux autres. Je répétais en moi-même : – Marie ! Marie !
… Je fus du temps à descendre l’escalier qui menait à la porte de la cour. J’étais comme ivre.
Les domestiques se promenaient deux par deux dans la cour, sans parler, comme des moines autour d’un cloître. Par la porte cochère entre-bâillée, j’apercevais les boutiquiers de la rue, rassemblés par groupes et causant. Ils regardaient les fenêtres de l’hôtel. Comme je montais le perron en chancelant, je vis descendre le premier vicaire de Saint-Merry, qui était le confesseur de madame de Failly. Je lui demandai, sans savoir ce que je disais : – Comment cela va-t-il, là-haut ?
Il me salua et ne me répondit point. Dans le vestibule, il n’y avait personne. Je m’attendais à ouïr, dès les premières marches de l’escalier, un concert de cris de douleur. C’était un silence morne dans cette vaste maison. J’arrivai jusqu’au premier étage.
La première personne que je rencontrai fut Mélite. L’aspect de cette fille me causa un si grand ébranlement que je faillis tomber à la renverse. Je lui fis signe de m’approcher, et je m’appuyai sur elle. Le cœur me manquait. Elle me traîna jusqu’à un siège où je m’assis. Quelques domestiques entrèrent. Mélite leur parla à l’oreille. Ils me regardèrent avec défiance. Au bout de cinq minutes, j’avais retrouvé assez de forces pour marcher, assez de raison pour réfléchir. Je n’avais qu’un rôle dans tout ceci : m’occuper de ma pauvre belle Marie. Je pris le chemin de la chambre de la morte, pensant y trouver la famille assemblée. Tout le monde y était en effet, sauf Étiennette, qu’on gardait dans son appartement comme une prisonnière. Il y avait un médecin auprès de madame de Failly. J’essaierais en vain de rendre ce que j’éprouvai en entrant dans cette chambre. La baronne, baignée de larmes, disait au médecin : – Tout est-il donc fini ?
On avait mis le corps entre les draps. Le médecin remonta la couverture sur le visage. Ce fut sa réponse.
– De quoi est-elle morte ? demanda le vieux baron. – D’un épanchement au cœur, repartit le médecin. – Est-il à votre connaissance, ajouta-t-il peu d’instants après, quelle ait eu quelque terrible émotion ?…
Les deux vieillards répliquèrent à la fois :
– Aucunement… Elle a revu son frère, qu’elle aimait. – Après une très-longue absence ? – Après une absence de cinq jours.
Le vicomte, qui était resté jusqu’alors immobile, se leva. Il me parut grandi ; sa figure allongée avait des pâleurs qui glaçaient. Il découvrit d’un geste lent le visage de la morte. Il mit son doigt sur le col nu de sa sœur, entre l’attache de l’épaule et l’oreille. – Le doigt marqua dans la chair inerte. – Est-ce bien ici, demanda-t-il, qu’il faut faire l’incision… pour l’embaumement.
Ceci fut dit avec un calme si effrayant que le médecin crut avoir mal entendu.
Le vicomte Étienne fit un geste d’impatience. – Je vous demande, reprit-il en piquant chacune de ses paroles, – si, en ouvrant ici le col de ma sœur, je rencontrerai la jugulaire ? – Assurément, repartit le médecin.
Le vicomte remercia de la main gravement et retourna s’asseoir. Je l’entendis qui murmurait, sans donner aucun signe extérieur d’émotion : – Je n’ai besoin de personne pour embaumer ma sœur… M’a-t-il fallu quelqu’un pour la tuer !…
Je pense que ces paroles n’arrivèrent point jusqu’au médecin, qui prit son chapeau et sortit. La tête du vicomte Étienne tomba sur sa poitrine et ses longs cheveux voilèrent son visage. Le baron et la baronne échangèrent un regard plein de larmes. J’allai à eux.
– Je suis forcée, leur dis-je en rassemblant tout mon courage, de vous rappeler un devoir… Il est arrivé plus d’un malheur, cette nuit, dans votre maison… La fille du prince Maxime…
Je vis au jeu de leurs physionomies qu’ils avaient oublié.
– Il faut chercher… dit le baron avec accablement. – Faire les démarches… ajouta la baronne. – Et qui les fera ? m’écriai-je. – Vous, Suzanne, répondit le vicomte Étienne, de cet accent ferme et froid qui ne l’avait pas quitté ce matin. – Sonnez, mon père, ajouta-t-il.
Le baron tira le cordon de la sonnette qui pendait au coin de la cheminée. Un domestique entra.
– Faites atteler, Joseph ! ordonna le vicomte. Puis il ajouta en s’adressant à moi : – J’ai affaire à la Préfecture de police. Je vais vous conduire… Allez mettre votre châle et votre chapeau.
Le vicomte m’attendait sous la marquise poudreuse et terne qui couvrait le perron. Il vint à ma rencontre, et m’offrit son bras pour gagner la voiture. Presque tous les domestiques étaient encore dans la cour. Je découvris parmi eux mademoiselle Françoise, qui rougit à ma vue et se cacha derrière la femme de charge. Je remarquai avec un vague étonnement que tout ce peuple de valets faisait bien plus d’attention à moi qu’au vicomte Étienne. On chuchotait sur notre passage. Je crus entendre qu’on disait : – C’est elle !… c’est elle !
J’étais trop préoccupée pour prêter à cela une sérieuse attention. Nous montâmes en voiture, et la porte cochère s’ouvrit à deux battants. Une longue rumeur se fit aussitôt dans la rue. Il y avait là deux cents boutiquiers du Marais. Les groupes que j’avais aperçus le matin s’étaient notablement renforcés. Ils se formèrent en haie sur le passage de la voiture. Je vis qu’on me montrait au doigt de tous côtés. Une idée me traversa l’esprit comme un éclair. Dès que nous fûmes hors de cette foule, je mis ma main sur le poignet du vicomte, et je le regardai en face.
– Est-ce dans ma chambre que madame de Failly est morte ? demandai-je à voix haute.
Le vicomte Étienne tressaillit faiblement. Je lui secouai le bras. – Ne mentez pas, m’écriai-je, vous êtes venu chez moi !…
Il se redressa et répéta de toute son ancienne hauteur : – Mentir !… – Vous êtes venu… Qu’avez-vous fait chez moi ?…
Il dégagea sa main et la passa sur son front à deux ou trois reprises.
– Étiennette sentait encore l’opium, dit-il au lieu de me répondre, quand je l’ai prise dans mes bras pour l’empêcher de danser… Car c’est affreux de voir l’enfant qui se croit au bal et qui danse auprès de sa mère décédée… Nos folies sont toujours hideuses… Je connais bien l’odeur de l’opium… j’en ai pris autrefois pour combattre mes insomnies. L’opium ne m’endormait pas ; nous ne sommes pas faits comme les autres créatures humaines… Marie vous a-t-elle parlé quelquefois de sa vision ? me demanda-t-il en s’interrompant brusquement. – Souvent, répondis-je.
– Il parut se recueillir et reprit : – C’est de sa vision qu’ils ont peur… Elle voit sa mère assassinée… Ils savent que le meurtre de cette femme les perdra. – Écoutez-moi bien. – Marie n’est plus à Paris… Ce soir, elle aura quitté la France… Toutes les démarches que vous allez faire seront inutiles… – Comment savez-vous cela ? m’écriai-je. – C’est vous qui me l’avez dit… – Moi ! fis-je en le regardant avec défiance, car je songeais à sa folie. – J’ai ma raison, me dit-il en souriant tristement ; vous m’avez dit cela cette nuit, lorsque l’enfant galopait déjà sur la route d’Allemagne. – Alors, vous avouez que vous êtes venu ?…
– Une nuit, à Naples, cet hiver, j’allais çà et là dans le palais que notre cousin Maxime avait loué dans la rue de Chiaja… Un beau palais, où ceux qui ne dorment pas peuvent promener du soir au malin leur fièvre dans les galeries muettes… J’errais, poussé par mes tourments. En passant dans le corridor où s’ouvrait votre porte, j’entendis qu’on causait chez vous. Je ne connaissais pas beaucoup encore mon cousin Maxime, qui est un vaillant et noble cœur. J’avais entendu dire parfois qu’il était homme à bonnes fortunes. Or, je ne suis point des villes, Suzanne. J’ai passé ma jeunesse sous les grands chênes de notre domaine, en compagnie des vieux amis de mon père : ses livres. Je crois encore ceci, qu’il faut respecter et défendre les femmes. J’écoutai. Je vous avais vue si belle ! Je savais un peu le roman de vos jeunes amours. La maladie, qui n’altérait point votre beauté, faisait de vous une proie facile. J’écoutai. – J’ai mon épée pour expier mes indiscrétions. Il n’y a pas de parenté quand l’honneur parle. Si mes soupçons se fussent vérifiés, j’aurais croisé le fer avec Maxime. Ce n’était pas cela. – C’était quelque chose d’étrange et d’inconnu. Vous étiez assise sur votre séant, les yeux grands ouverts, et vous parliez, vous dont nous n’avions pas encore entendu la voix. Vous, la belle statue sans mouvements, vous, la morte ! Vous parliez, – et par hasard, – pour mon malheur, vous parliez de nous, les du Rocray ! J’entendis notre nom très-distinctement prononcé… Vous devenez pâle, Suzanne. Pourquoi ?… Devinez-vous ? – Je devine, murmurai-je. – Moi aussi, je devinai, dit-il en baissant les yeux. Dès mon enfance, il y avait en moi le germe de ces terreurs… Et, une fois, ma sœur me raconta un songe où elle avait vu le portrait du vicomte du Rocray, notre père, avec une grande plaie rouge, aussi large que toute sa gorge… Je voulus savoir. Tout ce que j’ai en moi se concentra dans cette volonté implacable… Dès le temps où nous étions à Naples, je pénétrais dans votre chambre, la nuit, Suzanne, et je faisais ce que j’avais vu faire à Maxime… J’essayais de vous magnétiser !… Vous étiez rebelle… je m’acharnais… Deux fois, il m’est arrivé de tomber évanoui près de votre couche, vaincu dans cette lutte… C’est ici, à Paris, que vous m’avez répondu pour la première fois, vaguement d’abord, et de façon à irriter ma passion de savoir. J’ai redoublé. – J’ai remporté ma funeste victoire. Comprenez-vous maintenant, Suzanne, pourquoi je vous disais : Je suis votre débiteur ?
Je ne répliquai point. Il y eut un silence, puis il me prit la main à son tour.
– Suzanne, prononça-t-il tout bas, – vous aviez en vous un secret mortel !… – Mais, m’écriai-je, – si ce livre, écrit par des mains qui certes n’étaient pas pures, contenait un mensonge !…
Il se dressa encore une fois, et je vis son visage s’éclairer.
– J’existe, parce que je crois que c’est un mensonge ! s’écria-t-il, la main sur le cœur ; j’ai foi en un homme ici-bas : cet homme est le mari de ma mère… Ma sœur est morte, parce qu’elle a douté… Quand je douterai, je mourrai !
Nous arrivions dans la cour de la Préfecture de police. La figure du vicomte changea. Ses yeux s’égarèrent.
– Pourquoi suis-je ici ? se demanda-t-il à lui-même. Il se toucha le front et cria par la portière à un employé qui passait : – Où s’adresse-t-on pour obtenir la permission d’embaumer les corps ?
L’employé lui donna l’explication demandée.
– Allons, Suzanne, me dit-il : – faites selon votre conscience !… Vous vous attaquez à un malheur irréparable, mais il est des cas dans la vie où le devoir est de tenter l’impossible.
Il traversa la cour de la Préfecture en courant. Je descendis de voiture à mon tour. C’était la première fois que je voyais ce bâtiment étrange et de mauvaise mine, qui est placé dans un coin obscur de la grande ville. Un sergent de ville eut l’obligeance de me piloter. Cela regardait M. Philarète Pantois.
Il y a fraîcheur et fraîcheur. M. Philarète Pantois était frais comme la rose de Bengale, tout uniment. Il avait les plus jolies dents osanores que j’aie admirées. Sa chevelure, frisée avec soin et d’un gris perlé, sentait comme toute la boutique de Guerlain. C’était un employé supérieur de cinquante ans : mais il était si parfaitement conservé, qu’à première vue vous ne lui en auriez pas donné plus de quarante-neuf et demi.
Au moment où j’entrai, il me regarda en penchant sa tête à gauche, et me dit :
– Non… n’non… n’n’non !… Asseyez-vous, mademoiselle.
Ces trois négations, prononcées avec un crescendo d’emphase que j’ai essayé de figurer, me semblèrent d’abord de mauvais augure. Je devais découvrir plus tard que c’était un agrément particulier ajouté aux discours de M. Philarète Pantois. Il disait cela merveilleusement bien, et je ne saurais exprimer quelle mignardise cette habitude donnait à sa conversation. Je m’assis.
M. Philarète Pantois ôta de jolies lunettes d’or qu’il avait, et les posa sur son papier blanc. – Non… n’non… n’n’non !… me dit-il d’un ton bienveillant et courtois ; je suis tout à vos ordres, ma charmante enfant. – Je viens, monsieur, commençai-je, pour une affaire pénible…
Il agita précipitamment une petite sonnette d’argent qui était auprès de lui. Un garçon de bureau se présenta. – Non… n’non… n’n’non !… Eugène Maillet, allez dire à M. Félix Amiel que j’ai l’honneur de le prier de hâter son rapport… Je suis à vous, tout à vous, mademoiselle. – Il s’agit, monsieur, d’un enlèvement opéré cette nuit.
Il remit ses lunettes d’or sur son nez et prit sa plume. Je croyais qu’il n’écoutait déjà plus, mais il me demanda : – Sur personne mineure ? – Oui, monsieur. – Sexe féminin ? – Oui, monsieur. – Quel nom ? – Mademoiselle Marie de… – La fille du pair de France ? – Oui, monsieur. – J’ai l’honneur de connaître le prince Maxime de ***. Je ne savais pas qu’il fût marié. – Il n’est pas marié, monsieur, répondis-je. Je fus saluée très-gracieusement par M. Philarète Pantois, qui eut la bonté de me dire : – Je suis sûr que cela viendra. Je compris et je répliquai : – Monsieur, mademoiselle Marie, a quinze ans. – Alors, murmura-t-il avec une galanterie enchanteresse, – vous ne pourriez être que sa sœur.
Il ouvrit un tiroir et feuilleta quelques notes volantes avec vivacité.
– Mauvaise histoire ! murmura-t-il ; ce pauvre prince… en Italie… un pair de France !… Non !… n’non !… Continuez, ma chère enfant… et n’ayez pas peur. L’enlèvement a eu lieu à votre domicile ? – Mon domicile, monsieur, est l’hôtel du Rocray, où habitait mademoiselle Marie. – Chez M. et madame d’Anod ? – Précisément. – Non… n’non !… Pourquoi M. et madame d’Anod ne sont-ils pas venus ?… – Parce qu’un affreux malheur vient de les frapper… Madame de Failly, leur fille, est morte subitement cette nuit.
M. Philarète Pantois réfléchit un instant. – J’ai eu l’honneur, dit-il, de danser avec madame de Failly sous la Restauration… J’étais bien jeune !… Vos soupçons se sont-ils arrêtés sur quelqu’un ? – Oui, monsieur. – Nommez la ou les personnes. – D’abord, une femme qui a fait métier de placer les domestiques et qui s’appelait alors madame Fontanet… Elle porte maintenant le nom de madame de la Roche-Gaillon… – Eugène Maillet ! À M. Adolphe Meunier, le dossier femme Fontanet… Après, chère enfant ? – Un ancien huissier de la banlieue, nommée Testulier, et présentement agent d’affaires. – Je connais celui-là… il est capable de tout !… Eugène Maillet ! À M. Édouard Simonnin !… le dossier de Testulier, ancien huissier, agent d’affaires… Après, ma belle petite ?… Non !… n’non !… n’n’non !… – Ceux que je viens de désigner, dis-je, ne sont que des instruments. – Très-bien !… Des bras, passons à la tête. – La fille du prince Maxime, repris-je, a été longtemps entre les mains d’un monsieur Agost…
Sa figure s’était tout à coup rembrunie, et il prononça d’un air de mauvaise humeur : – Un certain Agost !… Non !… n’non !… C’est comme si vous disiez un certain Rothschild… ou un certain Berryer… Savez-vous que ce certain Agost est dix fois millionnaire !… et tout à fait lancé ?… Et que vous êtes folle ! M. Agost est absolument au-dessus… Non, non, n’n’non !… Il ne faut pas mêler, dans des affaires pareilles…
Mais je l’interrompis. Il n’était pas en son pouvoir de me jeter hors de ma voie.
– Je vous demande pardon, monsieur, repris-je ; – je tiens à ce que vous receviez ma déclaration tout entière. – Je suis tout oreilles, me répondit-il ; mais prenez garde ! – Je n’ai pas à prendre garde… je n’expose que moi, et j’accomplis un devoir… Dans ma conviction, c’est M. Agost qui a fait enlever la jeune fille… M. Agost a deux complices : le docteur Peyrusse et M. Rondel.
Philarète Pantois passa sa main dans ses cheveux abondamment imbus de pommade. Il avait l’air si mécontent que j’allais lui demander si je l’avais personnellement blessé, lorsque Eugène Maillet revint avec le dossier de madame Fontanet, envoyé par Adolphe Meunier, et le dossier de Testulier, envoyé par Édouard Simonnin. Philarète remit ses lunettes d’or.
– Attendez donc ! s’écria-t-il au moment où il mouillait son pouce pour tourner la première feuille du dossier Fontanet ; non !… n’non ! Eugène Maillet ! Le dossier Suzanne Lodin ! à M. Édouard Simonnin.
Je tressaillis, comme on peut le penser.
– Non… n’n’on !…, me dit-il paternellement ; c’est une idée qui me traverse… Votre nom ne m’avait pas frappé d’abord… Savez-vous que c’est très-curieux les histoires du prince Maxime avec la somnambule… Vous connaissez tout cela, vous… Et… dame !… je donnerais un bon coup d’épaule à l’occasion à celui… ou à celle qui me raconterait ces histoires là ? – Je ne raconte jamais rien des secrets d’autrui, répondis-je avec un peu de sécheresse.
Il ouvrit délicatement sa petite boîte d’or. Mes yeux tombèrent sur le portrait. Je poussai un cri de surprise. Je venais de reconnaître les traits de la belle Irène.
– J’étais tout jeune, murmura-t-il en dissimulant tardivement la miniature ; – il y a dix ans de cela… un péché d’adolescence… Non… n’non !… Si j’ai suivi votre damnée affaire de la rue de la Jussienne, ce n’est pas tant comme employé supérieur que comme curieux… On m’avait bien dit que vous étiez très-jolie… Maintenant, sont-ils capables d’avoir joué quelque tour infernal à cette Eugénie Mutel ?… dame !… Assurément oui !… du temps dont je vous parle, le Peyrusse avait très-peu de millions… Comment lui sont-ils venus ?… – Je vous dirai cela ! m’écriai je.
Il se leva comme un ressort. – Du tout ! fit-il avec solennité, – ce n’est pas cela que je veux savoir… je ne suis pas magistrat… Les petites histoires du prince Maxime, à la bonne heure !… Non !… n’non !… Si je savais quelque chose contre les millions, j’irais l’enfouir dans le sable… Donnez-moi votre main : vous êtes une honnête fille… et une charmante personne… Je ne vous laisserai pas vous enferrer… Sac à papier ! je vous fourrerais plutôt en prison !
Eugène Maillet apportait mon dossier. Mon dossier était volumineux.
– Ça date du temps où vous étiez chez Marc Bonnin de la Forest, me dit le bon petit employé supérieur, dont l’odeur exquise commençait à me suffoquer positivement ; – vous souvenez-vous de Germain Loyseau ?… Quel imbécile que ce million de Bonnin !… S’il avait voulu…
Il prit les trois dossiers et les mit en pile sans les ouvrir. – Je l’ai rencontrée l’autre jour, me dit-il en confidence, – toujours belle… Je lui ai offert ma boîte ouverte, en mettant le portrait de mon côté… Elle a éternué et m’a répondu : Fi donc !… Ça fait une jolie baronne… Elle a bien mené sa barque !
Il m’attira jusqu’à lui par la manche de ma robe. – Vous feriez une plus jolie princesse ! me dit-il tout bas ; – non !… n’non !… Puis, en éclatant de rire : – Hein ?… ces gens de police !… Ils savent tout !… – Monsieur, l’interrompis-je, – je vous conjure de prendre en considération l’importance de ma déclaration. – C’est fait, ma belle petite… Eugène Maillet ! Allez voir aux départs… la Fontanet et le Testulier… Voyons, reprit-il, – j’ai encore dix minutes à vous donner… Parlons sérieusement… Le rapport sur la mort subite de madame de Failly venait d’arriver quand vous êtes entrée… – Comment ! déjà ! m’écriai-je. – Quelquefois, par hasard, répondit-il, les affaires marchent vite… Le rapport dit qu’il y a des rumeurs dans le quartier… On parle de crime… on désigne une jeune personne étrangère à la famille… Cette jeune personne c’est vous. – Si c’est un interrogatoire, commençai-je en rassemblant tout mon courage. – Ce n’est pas un interrogatoire, m’interrompit-il ; mais vous en subirez un de la part d’une personne qui ne vous aime pas… – M. de Gérin ? – C’est un jeune homme de talent… Vous vous êtes imprudemment fourrée dans ses petits secrets… Il est évident qu’à ses yeux vous devez avoir tort… Tenez-vous bien : j’ai vu le médecin, qui m’a dit avoir examiné la pauvre dame… Elle est morte d’une congestion au cœur… Soyez ferme, et surtout n’attaquez pas ! – Je n’ai point à attaquer M. de Gérin. – N’attaquez ni lui ni personne !… Je prends la haute direction de votre conduite, mademoiselle Suzanne, pour des raisons que vous saurez… Je ne vous livre absolument que le Testulier et la Fontanet… – Tous deux partis, passeports pour l’Allemagne, séparément, dit Eugène Maillet en rentrant. – De sorte que, continua paisiblement Philarète, je ne vous livre rien du tout… Retirez-vous, Maillet… Voulez-vous me promettre, mademoiselle Suzanne, de vous tenir tranquille ? – Non, monsieur, répondis-je résolument ; Marie m’a été confiée. – Parfait !… J’ai reçu votre déclaration, mademoiselle Suzanne… et j’aviserai. – Dois-je me retirer, monsieur ? – À l’instant, mademoiselle ; je ne vous retiens plus.
Il me montrait en effet la porte. Il avait l’air piqué. Eugène Maillet annonça : – Le commissaire de police du Mont-de-Piété… Monsieur peut-il le recevoir ? – Restez ! me dit M. Pantois rapidement, – et pas un mot !… Puis, tout haut : Non… n’non… Faites entrer monsieur le commissaire de police.
Eugène Maillet introduisit un grand et gros garçon aux larges épaules, à la physionomie franche et riante. Le commissaire de police et son chef échangèrent une poignée de main. J’avais baissé mon voile. Le commissaire de police sourit en me regardant, et Philarète lui dit : – Non… n’non !… Bonjour, Charles Duteil, gros Bontemps !… Elle est un peu de ma famille. – Un peu ! répéta le commissaire avec un rire retentissant.
Certes, c’était là une parole singulière : Elle est un peu de ma famille. Y avait-il entre lui et moi un lien réel que je ne connaissais pas ?
Charles Duteil, le joyeux commissaire, faisait son rapport verbal à voix basse. Ce sont de drôles de gens, disait-il. Dans le quartier, on dit qu’ils sont fous… ça ne les empêche pas de faire un bien énorme… Le vieux baron a toujours la bourse à la main… Le quartier est fort ému : les bruits d’assassinat ont commencé de courir dès la matinée… Il a fallu des agents pour défendre l’entrée de la maison… Avez-vous reçu d’autres renseignements que les miens ? – Non, n’non !… répondit Philarète. – J’en ai reçu beaucoup. – Que disent-ils ? – Ceci et cela… vous comprenez bien… Parlez-moi de l’enlèvement.
Je devins tout oreilles.
– Pas une trace d’effraction, répondit le commissaire : on dirait qu’ils ont passé par le trou de la serrure. – Ces choses-là se font admirablement maintenant ! prononça l’employé supérieur avec gravité. – Pour en revenir au fait principal, reprit le commissaire, il n’y a qu’une seule voix : on accuse la jeune fille… C’est incroyable comme les choses se savent !… Tout le monde va répétant dans le quartier qu’elle a été déjà à Saint-Lazare…
L’idée de craindre pour moi, personnellement, ne m’était pas encore venue. Mais je savais bien que, jusqu’au dernier jour de ma vie, chacun pourrait me poignarder avec ce mot : Saint-Lazare !
M. Philarète Pantois ne fut pas de l’avis du commissaire de police. – Mon bon, lui dit-il, ce n’est pas incroyable du tout… Les choses se savent parce qu’elles se disent… Les choses se disent parce que toujours l’intérêt de quelqu’un est qu’on les sache.
Le gros commissaire mit de côté son honnête sourire. Il croisa ses jambes l’une sur l’autre et dit : – Vous en savez donc plus long que moi, patron, vous qui n’êtes pas du quartier ? Je ne suis pas de ton quartier, mon gros, répondit fièrement l’employé supérieur, – et je ne sors pas de ton village !… Il y a des secrets qui ne te regardent pas… Dans la jeune administration, nous avons des moyens à nous… Non, n’non, n’n’non ! Tous tes bavards étaient-ils bien de la rue des Blancs-Manteaux ?… Avec un billet de mille francs, on peut faire parler le quart de Paris…
Le commissaire de police écoutait. Il paraissait comprendre le langage énigmatique de son chef.
– Alors, lui dit-il, – vous vous intéressez à la demoiselle ? Vous ne passerez pas à la section de la Banque, Charles Duteil ! lui répondit sèchement Philarète ; – vous manquez de moelleux. Je m’intéresse à la vérité !… Non !… n’non !… Je m’intéresse…
Il frappa tout à coup sur la grosse épaule du commissaire, et ajouta en changeant de ton : – Innocent ! la fillette enlevée appartient à un pair de France !… C’est une affaire grosse comme tout le Mont-de-Piété… si on voulait !…
– Mais on ne veut pas ? demanda le commissaire.
Philarète Pantois essuya ses lunettes d’or et donna un petit coup à sa chevelure.
– Le jour où l’on t’a volé ta montre dans ton bureau de police, mon gros, reprit-il, – tu n’avais par la main à ton gousset… César, Charlemagne, Napoléon connaissaient le grand art des diversions… Il y a quelqu’un qui fait du bruit autour de la mort subite pour empêcher qu’on ne s’occupe de l’enlèvement. – Ah !… fit le gros commissaire :
Philarète lui caressa, ma foi, le menton.
– La poudre est inventée, Charles Duteil ! prononça-t-il avec solennité ; je ne te dis que ça !… Est-ce toi qui as avisé le parquet ? – Non pas ! – Tu vois bien ! Ce n’est pas moi non plus. Et pourtant, il y aura descente de justice aujourd’hui à l’hôtel du Rocray. – Mais ce n’est pas régulier ! s’écria le bon commissaire ; – suis-je donc en disgrâce ? – Tu es… non !… n’non !… un bien bon garçon… Voilà !… Fais ton devoir… rien de plus, rien de moins… Assiste le parquet… Il y aura quelqu’un qui aura le nez long… Et souviens-toi de ceci : la bonne dame est morte de sa belle mort ; c’est prouvé. – Et l’enlèvement ? – Pas de zèle ! L’enlèvement est déjà à l’état d’affaire dans les cartons… ça suit son cours… La jeune fille n’est plus dans ton quartier, ainsi, tu n’y peux rien. – Pour la régularité, dit le commissaire en se retirant, je vais toujours vous envoyer mon rapport… car les domestiques ont parlé… beaucoup… Il y a une certaine Françoise qui a entendu des cris affreux, au beau milieu de la nuit, dans la chambre de la demoiselle… Et la porte du jardin était ouverte… – Deux lettres qu’on apporte à l’instant, dit le garçon de bureau en entrant.
M. Philarète Pantois se frotta les mains en me regardant : – Avez-vous saisi ? murmura-t-il. – Saisi quoi ? demandai-je. – La filière ?…
Il ouvrit une des deux lettres, et, avant d’y jeter les yeux : – Voulez-vous avoir confiance en moi ? – Monsieur… dis-je en hésitant. – Si vous n’avez pas confiance, ça sera tout de même. – Tiens ! tiens ! s’interrompit-il ; – vous ne m’aviez pas dit cela !… Le vicomte Étienne du Rocray est donc venu avec vous ?
La seconde lettre fut également décachetée.
– Bien ! s’écria-t-il ; il est temps que vous retourniez à l’hôtel !… Onze heures à ma pendule qui avance toujours de trois minutes sur la Bourse. Non… n’non !… M. de Gérin… Quel charmant jeune homme !… sera là-bas vers midi… Je vous préviens que M. le vicomte a fait viser ce matin ses passeports pour le département de l’Oise… Vous partez demain avec lui. – Vous vous trompez, monsieur, m’écriai-je, véritablement irritée ; – je reste à Paris !… Quoi qu’il arrive, je braverai tout pour retrouver Marie !
Je relevai par hasard les yeux sur lui en disant cela. Je vis son regard fixé sur moi. – Dans ce regard, il y avait une singulière expression d’intérêt.
– Non… n’non ! murmura-t-il, – un joli démon !… Dans la jeune administration, nous ne nous fâchons jamais avec les dames. Écoutez… approchez… plus près… Il mit sa bouche contre mon oreille, et me dit tout bas : On fera le nécessaire pour la jeune fille… non… n’n’non… je vous en donne ma parole d’honneur… – Que Dieu vous en récompense, monsieur, m’écriai-je ; – mais rien ne me fera déserter mon poste…
Il me baisa la main, se redressa, me conduisit jusqu’à la porte, et me fit un joli petit salut. J’étais littéralement suffoquée par sa bonne odeur.
– Non… n’non… n’n’non ! me dit-il à la porte entre-bâillée ; portez-vous bien !
La scène qui précède avait pris, dès le début, des allures légères, mais il y avait réellement là-dessous quelque chose de mystérieux. Cet homme avouait en quelque sorte qu’un lien secret l’attachait au prince Maxime. Cet homme semblait vouloir prendre en main la recherche de Marie. Il s’arrogeait sur moi un pouvoir despotique, et quoi que j’en eusse, je ne pouvais rien voir là de blessant. Notre entrevue me laissait une impression de confiance.
Le vicomte Étienne m’attendait dans la voiture. Il donna l’ordre au cocher de retourner à l’hôtel. Comme le cocher poussait ses chevaux, je vis Eugène Maillet à la portière. Je crus qu’il venait pour moi. – Mais il présenta au vicomte les respects de M. Philarète Pantois avec un billet non cacheté. Le billet portait ces mots : « M. le vicomte du Rocray fera bien de ne point mettre l’acide arsénieux en contact avec le corps, avant la visite de la justice. Mademoiselle Suzanne peut lui dire le pourquoi. »
– La visite de la justice ! répéta le vicomte dont les sourcils se froncèrent.
Il me passa le billet.
– La justice va faire une descente à l’hôtel, lui dis-je, parce que je suis soupçonnée d’avoir assassiné votre sœur. – Vous !… Suzanne ! s’écria-t-il en froissant violemment le papier qu’il m’avait arraché.
Il prit ma main et la serra dans les siennes. Mais, au moment où il allait me parler, ses yeux s’égarèrent. Je vis la sueur qui perçait à ses tempes.
– Est-il vrai, lui demandai-je, – que vous avez fait viser vos passeports pour Beauvais ? – Cela est vrai. – Quand partez-vous ? – Demain… si l’embaumement est achevé.
Il ne dit plus rien pendant tout le trajet. Seulement, à la porte de l’hôtel, qui était maintenant gardé par un poste de municipaux, il me demanda : – Viendrez-vous avec nous ? – Je ne puis, répondis-je, il faut que je retrouve Marie.
Il sourit tristement, et nous entrâmes. Il n’y avait plus de domestiques dans la cour. Tous étaient dans le vestibule, où deux soldats de la garde municipale étaient assis : un caporal et un sergent.
La chambre de la morte était pleine. Il y avait trois médecins, en comptant celui que j’avais vu le matin. Ils se tenaient debout et entouraient le lit. Au pied était ce bon gros vivant, le commissaire de police du Mont-de-Piété. Les deux vieillards, le baron et la baronne d’Anod, étaient assis à la place où je les avais laissés. Le baron avait le calme de la stupeur. Sa femme semblait affaissée sous le poids de l’affliction. Ils ne bougeaient point et gardaient le silence. À la tête du lit était un autre groupe, composé de deux hommes d’un certain âge, en habit noir, et d’un jeune homme très-élégant, boutonné dans un pardessus à la dernière mode. Ce jeune homme était M. Edmond de Gérin. Il mit le lorgnon à l’œil, lors de notre entrée. Le gros commissaire de police n’avait point de lorgnon. Mais quel œil ! Je suis bien sûre qu’il me reconnut, quoiqu’il n’eût aperçu là-bas mon visage qu’au travers de mon voile. Il regarda M. de Gérin, comme s’il se fût attendu à quelque chose. M. de Gérin vint droit à nous, faisant signe à ses deux compagnons de demeurer.
– Notre présence, cher vicomte, dit-il sans me saluer encore, n’a pas tout à fait un caractère officiel…
Le vicomte l’écarta de la main, et dit très-haut en continuant sa roule vers le lit :
– Peu m’importe, monsieur, le caractère de votre présence… Je la subis, ne me demandez rien de plus.
– Mademoiselle Suzanne, me dit M. de Gérin en s’inclinant cavalièrement, madame la marquise du Meilhan sera bien surprise de tout ceci !
Ce nom me donna de l’émotion : je ne m’attendais pas à l’entendre prononcer.
– J’espérais, mademoiselle Suzanne, continua M. de Gérin, – que mon devoir de magistrat ne me ramènerait jamais en face de vous… – Je ne veux pas qu’on parle ici ! prononça lentement le vicomte Étienne en se retournant à demi.
M. de Gérin baissa les yeux devant son regard et murmura, comme pour s’excuser de son obéissance : – Il est fou.
Le vicomte Étienne avait écarté les trois médecins. Il se tenait debout et penché sur le corps de sa sœur. Il la baisa au front. Deux grosses larmes coulèrent sur les joues de la baronne. Puis le vicomte demanda aux trois médecins : – Messieurs, qui vous a appelés ? – M. le commissaire de police, répondit l’un d’eux. Et les deux autres : – Le parquet. – Pourquoi faire ? – Pour pratiquer une autopsie.
La main du vicomte toucha son front. Ses regards vacillèrent. Mais il se remit et demanda : – Qui donc ici est accusé d’un crime ? – Ce n’est pas vous, mon cher monsieur ! s’empressa de dire M. de Gérin.
Le commissaire de police s’approcha du vicomte et me désigna du doigt. Le vicomte le remercia gravement. Il vint à moi et me prit par la main. Il me conduisit à la baronne, qui m’embrassa en me baignant de ses larmes, puis au vieux baron, qui se leva tout droit pour mettre ses lèvres froides sur mon front. Il me fit ensuite approcher du lit et donner un baiser à la morte. On comprenait bien que c’était une haute protestation, car M. de Gérin dit lui-même : – Nous n’affirmons rien. – Avant que vous ne quittiez ma maison, monsieur, lui dit le vicomte Étienne, j’aurai à vous parler. – Mon père et ma mère, reprit-il, allez avec Suzanne.
Nous sortîmes tous les trois, car nul ne lui désobéissait. Avant de franchir le seuil, je l’entendis qui disait aux trois médecins : – Faites l’incision profonde et large… Je veux voir tout le cœur de ma sœur !
La porte se referma sur nous. Les deux vieux époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils éclatèrent enfin en sanglots. La pièce où nous étions touchait à l’appartement des deux jeunes filles. La porte en était entr’ouverte.
Nous entendîmes un chant qui s’élevait, – un chant que disait bien souvent le vicomte Étienne. C’était la voix de la pauvre Étiennette, changée et adoucie. Cela mettait des larmes dans les yeux.
La porte s’ouvrit brusquement, la porte de la chambre mortuaire. Le commissaire de police sortit le premier.
– Mort naturelle, dit-il du seuil ; congestion au cœur !
Les trois médecins passèrent à leur tour, variant avec prolixité et non sans quelques mots latins ce thème unique : – J’en étais sûr !… L’autopsie ne m’a rien appris !
Puis vinrent les deux messieurs en habit noir, qui saluèrent, en hommes comme il faut qu’ils étaient, le baron, la baronne et moi. Il ne restait dans la chambre de la morte que M. de Gérin et le vicomte Étienne. Le vicomte Étienne parlait à M. de Gérin ; il lui parlait haut. J’entendis mon nom et le nom de famille de celle qui s’appelait maintenant madame Edmond de Gérin. Je ne sais pas ce qui fut dit. Quand M. de Gérin sortit, il était assez pâle. Son sourire me parut pénible. Il annonça que M. le vicomte demandait son père et sa mère, et offrit son bras à la baronne pour rentrer dans la chambre funèbre. Je voulus suivre. Il me fit signe de rester. C’était très-parfaitement un homme du monde ; c’était aussi un homme d’intelligence et de science. – À qui apprendrai-je qu’une aventure d’étudiant peut changer toute une vie. Souvenons-nous de ce que j’entendis dans la maison du boulevard des Invalides, lors de mon premier début de sage-femme ? M. de Gérin était entré fatalement dans ce milieu. M. de Gérin était maintenant le mari de cette jeune fille qui demandait à grands cris son enfant… M. de Gérin me dit, dès que nous fûmes seuls : – L’enfant vit !… Et il ajouta : – Mademoiselle, je vous ai haïe… mortellement… parce que vous me faisiez peur… Vous aviez le secret qui est l’insomnie de mes nuits et le trouble de mes journées… Mais sur l’espoir que j’ai de mourir honnête homme, regardez-moi bien, mademoiselle, je n’ai pas menti à ma foi de magistrat : je vous croyais coupable dans l’affaire d’infanticide… – Et Eugénie ! – m’écriai-je ; – la malheureuse Eugénie !
Il baissa la tête.
– Me croyez-vous ? murmura-t-il. – Oui… oui… je vous crois, fis-je ; vous êtes jeune… et je viens de vous parler de votre enfant ! – Je suis venu ce matin dans cette maison, me dit-il, avec l’espoir de vous porter un coup terrible… Il ne faut pas vous faire illusion : vous avez fait du mal… que ce soit sans le vouloir… À l’heure où je vous parle, je ne suis pas votre ennemi, mais je ne saurais être votre ami… Cet homme (il montrait le vicomte à travers la porte fermée), ce fou qui semble savoir toutes choses, même les plus profondément cachées, a voulu me prendre tout à l’heure par la menace… Je suis de bronze contre la menace… Je sais où mon armure fait défaut, et, malgré cela, je suis prêt à lutter… chacune de ces batailles gagnées fait monter un échelon, et je suis ambitieux… La menace m’eût endurci, mais il m’a parlé de mon fils…
Nous étions sur le seuil de la chambre d’Étiennette. Elle dormait. Je montrai à M. de Gérin le lit vide de ma belle Marie.
– Au nom de la mission que vous avez ici-bas !… au nom de vos devoirs de magistrat, je vous adjure ; aidez-moi à retrouver Marie !
Il ouvrit la bouche pour me répondre, mais déjà ce rayon de sincérité qui, un instant, avait éclairé son regard allait s’éteignant. Il hésita. Puis il me dit froidement : – Celui qui a enlevé Marie affirme qu’il est son père. – Mais vous ne l’avez donc jamais vue ! m’écriai-je ; c’est le portrait parlant du prince Maxime…
Il fronça le sourcil et murmura : – Le prince Maxime est loin… j’aime mieux pour l’enfant une autre protection que la sienne. – Mais nous n’avons pas à choisir, insistai-je, il est son père… – Mademoiselle Suzanne, interrompit-il d’un ton de plus en plus froid, ce n’est pas une alliance que je vous propose, c’est la paix. Évitez-moi : je tâcherai de vous oublier.
Il s’inclina de nouveau et sortit. La voix du vicomte Étienne m’appela de la chambre de la morte, en même temps qu’Étiennette, réveillée, disait de sa voix faible et douce comme le chant lointain d’un enfant : – Mère !… mère !… viens donc ! Je poussai la porte de madame de Failly. – Suzanne, me dit le vicomte Étienne qui tenait à la main un instrument d’acier tranchant, soutenez la tête, je vous prie… je vais faire l’incision pour l’embaumement.
Il était calme ; mais ses yeux agrandis semblaient tout rouges, au milieu de son extraordinaire pâleur. Les deux vieillards, cloués à leurs sièges, détournaient leurs regards avec une horreur indicible. Je soulevai la tête. Il mit l’acier dans la chair. Mais sa main trembla parce que le visage souriant d’Étiennette se montra à la porte. Elle avait mis des pâquerettes dans les grandes tresses de ses cheveux blonds. Elle chantait tout doucement, comme si elle eût craint de réveiller sa mère endormie :
Le bon Dieu console
L’âme, qui s’envole,
Hors de sa prison.
Les deux vieillards se jetèrent au-devant de la pauvre Étiennette pour l’empêcher de voir ce qui se passait. Il ne fut pas difficile de l’emmener : sa folie était douce et obéissante.
Mélite avait été chassée ainsi que Françoise : le vicomte semblait lire dans les consciences. On mit Étiennette entre les mains d’une autre servante. Il fut convenu que je veillerais la nuit auprès d’Étiennette.
Aussitôt après l’embaumement achevé, on fit dans tout l’hôtel les préparatifs du départ. La famille ne devait emmener avec elle que deux ou trois serviteurs. Il en restait un assez grand nombre au château. Michel, le valet de chambre du vicomte, fut chargé de louer une de ces voitures propres au transport des cadavres. Le vicomte lui expliqua minutieusement comme il la voulait.
Une pensée me tourmentait. Il fallait bien annoncer à Maxime l’enlèvement de Marie. Entre deux et trois heures du matin, j’ouvris le petit secrétaire où mes deux élèves serraient leurs cahiers, et je commençai une lettre. Je dis à Maxime ce qui s’était passé, en quelques lignes écrites avec une incroyable fatigue. Mais j’éprouvai une facilité soudaine et un vrai soulagement quand je passai au récit de mon étrange entrevue avec l’employé supérieur de la Préfecture de police. J’adressai ma lettre à M. le marquis d’Avonzac, ambassadeur à Naples. Quatre heures sonnèrent. Le vicomte m’appela.
– Il est temps d’aller vous préparer, Suzanne, me dit-il ; – à cinq heures, nous serons en route. – Je vous ai prévenu que mon intention était de rester, répondis-je.
Il fronça le sourcil et me regarda avec colère. Puis, sans insister, il s’agenouilla devant la bière qu’il venait de fermer, et se mit à la clouer. Ces coups de marteau, chacun le sait bien, ont un son qui retentit jusque dans le cœur.
– Qui est là ? demanda de sa chambre Étiennette réveillée. Le vicomte me fit signe de me taire et de rester. Le marteau répondit seul à la question de la pauvre Étiennette – Qui est là ? demanda-t-elle encore.
En même temps, la porte du carré s’ouvrit. Michel venait chercher les derniers ordres. Peu d’instants après, le baron et la baronne arrivèrent en costume de voyage.
– Mère !… mère !… cria Étiennette avec le frivole courroux d’un enfant gâté, – c’est toi que j’entends… viens donc !
La baronne voulut se rendre à cet appel. Le vicomte lui dit : – Restez ! Puis il ajouta d’un ton de reproche : – Suzanne nous quitte. Il y a trop de tristesse pour elle dans notre maison. – Elle nous quitte ! répéta la baronne avec une sincère affliction. – Elle reste à Paris ? demanda le baron.
J’ouvrais la bouche pour protester contre les dernières paroles d’Étienne, lorsqu’une forme blanche passa entre les deux vieillards. Étiennette vint tomber dans mes bras. – Mère ! oh ! mère ! s’écria-t-elle en pleurant a chaudes larmes ; j’ai rêvé que tu étais morte !
Il y eut un morne silence. Moi, je ne saurais dire ce qui se passa dans mon cœur. Cette enfant m’avait témoigné souvent jusqu’alors une singulière défiance, presque de l’aversion. Pendant que tout le monde m’aimait dans cette maison, elle seule s’éloignait de moi. Elle m’avait dit un jour : Depuis que tu es ici, ma mère pleure… Et maintenant sa folie me choisissait. C’était moi qu’elle prenait pour sa mère. Je la pressai contre ma poitrine, et je sentis mes yeux se mouiller. Étienne dit tout bas en nous regardant toutes deux : – Prie-la bien de ne pas nous quitter, Étiennette ! Étiennette se dégagea de mes bras par un brusque mouvement et se laissa tomber à deux genoux : – Nous quitter ? toi, ma mère ! fit-elle ; et pourquoi ?…
La lumière frappait en plein mon visage. Elle avait les yeux sur moi. Son pauvre esprit hésita un instant. – Je ne sais plus… balbutia-t-elle ; – ma mère est jeune… Dans le rêve, ma mère était morte… Elle vit la bière et demanda : – Qu’est-ce que cela ? Personne ne répondit. – Je vis une vague terreur dans ses yeux. Je lui tendis les bras.
– J’irai au Rocray, dis-je.
* * * * * * * * * *
Le surlendemain, nous arrivions dans ce château lugubre, traînant la pauvre morte après nous, et j’étais installée, avec Étiennette, dans la chambre de feu madame de Failly.
C’était une nuit muette, une nuit aveugle. Aucun bruit ne venait du dehors, sinon la sourde chanson des futaies que le vent tourmentait au loin. J’allai à la fenêtre et j’essayai de voir. La bruine se collait aux vitres comme un impénétrable rideau gris. Comme je revenais à la cheminée, Étiennette me parla du fond de l’alcôve.
– Te souviens-tu, me dit-elle, – Marie voyait toujours sa mère ?… Je l’aimais bien, Marie !… Où donc est-elle ?
Sa voix me parut changée. Je pénétrai dans l’alcôve. Je pris sa main. Elle avait une fièvre ardente. Mon nom qu’elle prononça me fit tressaillir. Elle me reconnaissait. Sa folie faisait trêve. – Pourquoi êtes-vous ici, Suzanne ? murmura-t-elle ; – il fait trop chaud sous ce ciel de Naples. Je voudrais revenir chez nous.
Elle referma les yeux. Je soulevai légèrement le rideau pour la mieux voir. Un large cercle bleu était autour de ses yeux. Sous ce bistre, ses pommettes ressortaient enflammées. En s’assoupissant de nouveau, elle murmura ; – Oui… oui… Marie voyait toujours sa mère… et la mère de Marie était morte…
Je me jetai tout habillée sur le lit de madame de Failly. Il me semblait que je campais dans cette maison. À peine étais-je étendue qu’un bruit sinistre vint rompre tout à coup le silence de la nuit. Cela montait du rez-de-chaussée. On eût dit des ouvriers travaillant sans précaution et comme en plein jour. Étiennette s’éveilla deux ou trois fois, disant : – C’est comme hier… On ne peut plus dormir… Autrefois, on n’entendait pas de marteau, la nuit.
J’essayai de réfléchir à ce que pourrait être mon rôle dans cette maison qui chancelait, écrasée par une malédiction mystérieuse.
Les cloches de la paroisse voisine, qui sonnaient à toute volée, m’éveillèrent le lendemain. C’était un samedi. On tintait le glas de madame de Failly, dont le service devait se faire le lendemain dimanche. Je me levai. La pauvre petite Étiennette était plongée dans un sommeil lourd. Elle me parut au jour considérablement changée. Je redoutais pour elle le réveil, qui peut-être amènerait une heure lucide et la conscience de son malheur.
La chambre avait deux fenêtres qui, toutes deux, donnaient sur un petit balcon rocaille, de forme arrondie, fermé par une balustrade en fer forgée au chiffre d’Étienne du Rocray. Je l’ouvris et je m’accoudai sur le balcon. J’étais là, plongée dans les plus sombres réflexions, quand je vis sortir de la chambre située immédiatement au-dessous de moi le vicomte Étienne, tête nue et en bras de chemise. Il avait un marteau à la main ; ses cheveux étaient lourds de sueur. Il venait sur la terrasse pour moi, car il leva la tête aussitôt.
– Descendez, Suzanne, je vous prie, me dit-il en essuyant son front ; vous allez voir si nous avons fait de la bonne besogne.
– Étiennette est malade, répondis-je ; je n’ose la quitter. – Ce ne sera rien… ce ne sera rien ! me répondit-il avec impatience ; il s’agit bien d’Étiennette !… Venez voir… vous avez du goût… Je veux votre avis sur tout cela !
Je descendis. Le vicomte me fit entrer tout de suite dans sa chambre. Chacun sait que les impressions lugubres s’amoindrissent au grand jour, surtout le matin. Si j’avais pénétré pour la première fois la nuit dans cette pièce, dont je savais la funeste histoire, j’aurais été frappée plus douloureusement encore. C’était là que le dernier vicomte du Rocray, le père de madame de Failly et d’Étienne, avait rendu le dernier soupir, la gorge tranchée par un rasoir. C’était la bibliothèque. Mais le grand jour et les premiers rayons du soleil, se jouant sur la dorure des sévères in-folios, ne purent empêcher la chair de poule de me venir. Tout était en désordre dans la chambre. On devinait déjà quelle était l’idée du vicomte Étienne. Une moitié des murailles était tendue de noir, ainsi qu’un buffet d’orgue placé entre les deux fenêtres. Michel et lui avaient travaillé la nuit entière comme des ouvriers. Des rouleaux de serge noire étaient çà et là sur le parquet. On avait mis la bière de madame de Failly sur le lit dressé dans l’alcôve, – car le dernier vicomte couchait dans cette pièce. – Tenez, Suzanne, me dit Étienne d’un ton délibéré, voilà les taches de sang… Les voyez-vous ?… ici ! Cela ne s’efface pas, c’est du moins le préjugé vulgaire… La table était ici, chargée des livres de médecine qu’il lisait le jour et la nuit… Là se trouvait son fauteuil… je me souviens de tout cela… Quand j’ai atteint mon âge de raison, rien n’avait encore été dérangé. On a ôté le fauteuil et la table… mais la tache est toujours là… depuis l’heure où je suis né !
Il traça un demi-ovale avec la pointe de son pied sur le parquet. – La place des cierges, dit-il ; au milieu sera ma sœur. Quand les autres viendront, on élargira le cercle. – Allons, Michel ! Suzanne a tout vu… Suzanne trouve cela très-bien… À la besogne ! à la besogne !
Il déroula un paquet de serge avec ardeur et se mit à le mesurer en chantant.
* * * * * * * * * *
On crut que la pauvre Étiennette allait recouvrer la raison. À mesure que son mal s’aggravait, la mémoire et l’intelligence semblaient renaître en elle. En revenant de l’église, les dépouilles mortelles de madame de Failly furent installées sur un lit de satin blanc au milieu de la bibliothèque. Étienne, qui avait suivi sa sœur à l’église, rentra en même temps qu’elle dans la chambre de deuil. Il n’en voulait plus sortir, disait-il. Son père et sa mère témoignèrent l’intention de le visiter. Il leur fit défendre la porte. Au contraire, il désirait m’avoir sans cesse auprès de lui. Il me faisait regarder les tentures, il me donnait des larmes d’argent à découper, puis à coudre sur la serge noire. Il me disait : – C’est bien, n’est-ce pas ?… rien ne manque. Et me montrant sa sœur :
– Qui donc l’aurait mieux embaumée ?
Il n’y avait pas à s’y tromper, la folie faisait d’incessants progrès. Le dimanche au soir, il me prit tout à coup par la main. Il venait de passer plus d’une demi-heure à regarder la tache de sang d’un air farouche.
– J’ai soif d’embrasser mon père et ma mère ! me dit-il. – Voulez-vous que je les aille chercher ? demandai je. – Non… non… répliqua-t-il avec une sorte d’horreur, pas ici… pas encore… je ne les verrai qu’une fois !
Les deux vieillards étaient au salon, tristes et silencieux. Je vis le même sourire naître sur leurs pauvres bons visages à l’aspect du fils bien-aimé. Ils firent une place à Étienne, entre eux deux. Et ce fut encore une de ces débauches de tendresse auxquelles j’avais plus d’une fois assisté.
On sonna le repas du soir. Étienne se leva précipitamment. Il ne voulut point venir à table. Il dit : – C’est un vœu.
Le baron et la baronne se firent servir dans leur appartement. Je passai la soirée auprès d’Étiennette, dévorée par la fièvre. À dix heures, Michel frappa à ma porte. – On vient vous demander, me dit-il, si vous voulez passer au salon. Notre monsieur vous y attend.
Je crus que c’était Étienne. Je descendis. Le vieux baron était seul. Il éclairait de haut, avec une lampe, un tableau peint par Étienne, et le regardait attentivement. Au bruit que je fis en entrant, il se retourna. Je vis qu’il avait les yeux humides.
– Mon enfant, me dit-il, je sais que vous nous aimez… vous nous l’avez prouvé… J’ai des raisons de supposer que vous n’ignorez rien de nos malheurs… Vous ne vous étonnerez point de mes questions, je l’espère… j’en suis sûr. Je vous les adresse au nom d’une mère bien malheureuse… Que fait notre fils, depuis trois jours, dans cette chambre ?
Je lui dis toute la vérité en quelques paroles. Il ne fit aucune réflexion. Je crus seulement m’apercevoir qu’il devenait plus pâle.
– Ma chère enfant, reprit-il de cette voix si douce et si calme qui toujours déroulait mes soupçons, – j’ai une autre explication à vous demander… L’avant-veille de notre départ de Paris, dans cette soirée qui précéda la nuit funeste, vous m’annonçâtes que vous auriez à me parler le lendemain matin.
J’espérais qu’il aurait oublié cela. Je répondis : – Il est vrai, monsieur le baron… Mais les événements ont rendu bien inutile l’avis que j’avais à vous donner. – Je désire néanmoins le connaître, fit-il en me prenant la main pour me conduire au canapé.
Nous nous assîmes. Sa pose et son silence me dirent qu’il attendait. Je n’avais pas encore vu tant de volonté dans son regard. Il n’y avait pas à reculer.
– Monsieur le baron, commençai-je, je savais qu’un grand malheur menaçait votre maison… Si j’avais cru sérieusement pouvoir le détourner d’une parole, je n’aurais pas attendu le lendemain pour parler… Je voulais vous engager, monsieur le baron, à vous défier de cette femme qui prend maintenant le nom de La Roche-Gaillon. – Et que vous avez connue autrefois, n’est-ce pas, Suzanne ? – Oui, monsieur le baron. – Cette femme m’avait engagé d’avance à me défier de vous. – Cette femme avait raison… Cette femme soupçonnait sans doute la vérité.
Je prononçai ces mots lentement et comme malgré moi. Je sentais que j’arrivais à un aveu. Ma répugnance était grande, mais je glissais sur une pente où il m’était impossible de m’arrêter.
– Voulez-vous me dire cette vérité, Suzanne ? fit le vieillard avec une mollesse qui m’étonna, en même temps qu’elle aviva tous mes doutes. – Je la dirai si vous l’exigez, répondis-je ; dans ma conscience, je crois que je vous le dois.
Il se leva. Sa taille se redressa si haute qu’il me dominait de toute la tête. Je n’ai jamais vu si bien la grande majesté des cheveux blancs. Il me conduisit au travers de la salle, jusqu’au pied du portrait d’Étienne du Rocray. – J’ignore tout ce que vous savez, Suzanne, me dit-il ; vous m’offrez une révélation, selon la jeunesse de votre cœur généreux et loyal… Moi, je suis bien vieux… je refuse de donner mon âme à cette torture… J’ai souffert assez. Je ne veux plus que mourir.
J’ouvrais la bouche pour protester au hasard, comme on fait en présence de ces douleurs qui sortent des communes limites ; il m’arrêta et se tournant vers le portrait :
– J’aimais cet homme-là, reprit-il avec fermeté, comme j’aime son fils… Ils se ressemblaient par le visage. Par le cœur, les deux n’en faisaient qu’un… Le fils est né à l’heure où le père mourait… L’âme du père s’est glissée dans ce corps d’enfant… C’était le même être… Le fils ne m’a-t-il pas aimé tout comme lui chérissait son père ?
Moi, je regardais, impressionnée jusqu’à l’angoisse, cette ressemblance qui, à cette heure, me paraissait tenir du miracle. Ce portrait du vicomte mort, c’était le portrait du jeune vicomte, trait pour trait, regard pour regard, folie pour folie… Car dans cet œil qui brûlait parmi la pâleur de la face, la démence parlait. Le baron d’Anod quitta ma main. Il croisa ses bras sur sa poitrine.
– Nous aimions la même femme, prononça-t-il avec des sanglots dans la voix ; – les hommes ne sauraient pas nous juger ! Puis, avec une énergie soudaine et en élevant sa main tendue vers le portrait : – Frère ! s’écria-t-il, voilà bien longtemps que je suis prêt ! Je ne veux qu’un tribunal, c’est la mort ; qu’un témoin, c’est toi ; qu’un juge, c’est Dieu !…
* * * * * * * * * *
Les jours s’écoulèrent. Autour de nous, dans le jardin et dans la campagne, le rajeunissement de la nature s’ébauchait. Les lilas bourgeonnaient : les pousses tendres de la pivoine sortaient déjà de terre ; la violette jetait ses parfums dans les bois, et le long des fossés brillait déjà ça et là l’or étoilé des primevères… Au dedans, c’était toujours la tristesse immobile et morne. Étiennette se guérissait, il est vrai ; la fièvre diminuait peu à peu, et cette tache rouge qui marquait sa pommette allait s’effaçant, – mais à mesure que la santé revenait, la folie s’aggravait. Elle ne m’appelait plus sa mère. Elle disait que sa mère était une âme qui voltigeait dans l’air. Elle voulait la rejoindre. Quand nous la retenions, elle nous montrait ses ailes… Il fallait la garder à vue et tenir les croisées toujours closes. Elle valsait des heures entières, le front couronné de fleurs, ne s’arrêtant que quand l’épuisement la brisait. Elle chantait. – Elle riait à je ne sais quels rêves. C’était à fendre le cœur lorsqu’elle parlait de sa mère. Le vicomte Étienne, comme dans cette chapelle ardente qu’il s’était faite, avait une tout autre folie. Cela ressemblait à la sagesse. J’étais forcée de passer avec lui de longues heures, et bien souvent il m’émerveillait par son éloquence. Il était là, toujours, assis dans le fauteuil de son père, le pied sur la tache de sang, la main dans la main de la morte. Une fois chaque jour, ordinairement, il s’élançait tout à coup hors de cette prison et courait au salon. On eût dit qu’à ces heures, l’esprit du mal se retirait de lui. Sa poitrine s’élargissait, ses yeux retrouvaient de bonnes larmes, et parfois un sourire essayait de naître sur ses pauvres lèvres pâlies. Je ne saurais comparer cela qu’aux instants trop courts où le captif a la permission de recevoir, dans la geôle, les embrassements de sa famille. Mais, à mesure que le temps s’écoulait, son humeur devenait plus sombre. Il avait renvoyé du château tous les domestiques. Le père et la mère, esclaves de ses fantaisies, consolaient en cachette les serviteurs ainsi expulsés, leur faisaient quelque largesse, mais ne les retenaient point. Le vicomte Étienne avait parlé, cela suffisait.
La veille de la Quasimodo arriva. Étienne avait promis de remplacer le lendemain tous les domestiques éloignés par son caprice ou sa brusquerie. Dès le matin, il envoya à la ville Michel, – le seul qui fût resté au château. Il avait répété à plusieurs reprises.
– C’est demain la Quasimodo ! c’est demain !
Je passai presque toute cette journée dans la chambre d’Étiennette. Le vicomte, vers midi, porta lui même au salon son chevalet et sa boîte de peinture. Le baron et sa femme étaient dans leur appartement. Hors ceux que je viens de nommer, il n’y avait pas une âme à la maison. Étiennette s’était levée. Elle avait voulu mettre une de ces robes de mousseline blanche qu’elle portait à Naples. Quand je l’eus habillée, elle s’assit devant la toilette pour passer des primevères dans ses cheveux. On lui en avait apporté la veille. C’était une journée d’équinoxe. Les nuages couraient tumultueusement au ciel. Il faisait grand vent, une ondée venait, puis grand soleil. Moins que personne, je puis mettre en doute l’existence des pressentiments. L’idée me vint deux ou trois fois de fuir cette maison qui semblait maudite. Mais la vue d’Étiennette me retenait.
Elle sortit de sa chambre ce jour-là. Elle courut le long des corridors. Elle alla jusqu’au salon, et ce fut elle qui me dit que Étienne était en train de peindre.
– Pourquoi refait-il le portrait de mon grand-père ? me demanda-t-elle.
Je n’attachai aucun sens à ses paroles. Je lui répondis comme on répond aux petits enfants. Je descendis vers sept heures du soir, comme à l’ordinaire. Quand j’entrai au salon, le baron et la baronne y étaient déjà. Il faisait sombre.
– Qu’est-ce donc que cela ? demandait la baronne en montrant le chevalet d’Étienne.
Le baron se leva pour voir. Il poussa une joyeuse exclamation. – C’est le chevalet ! s’écria-t-il ; il a fait de la peinture aujourd’hui !… Ah ! si le pauvre enfant pouvait reprendre goût à quelque chose ! – Dieu est bon ! murmura la baronne en soupirant, ceci est déjà un heureux symptôme. Puis elle ajouta : – Sonnez, Célestin, je vous prie, pour avoir de la lumière. – Sonner ! répéta le pauvre vieillard, je vais aller chercher un flambeau, Victoire.
Je prévins le baron, et je m’élançai vers la salle à manger où étaient les chandeliers.
– Merci, chère enfant, me dirent-ils en même temps et bien tristement.
Quand je revins, la baronne disait : – C’est demain la Quasimodo… Il a promis de gager d’autres domestiques.
M. d’Anod répéta : – C’est demain… une nuit est bientôt passée.
La vieille dame essaya de sourire, mais elle eut un frisson par tout le corps. – Que cette maison est grande ! fit-elle ; et froide !… Et comme ce silence est lugubre !
Le baron me prit le flambeau des mains.
– Voyons ce qu’a fait notre cher fils, dit-il.
Une toile ébauchée était sur le chevalet. Quand la lumière tomba sur cette toile, je crus rêver, ou plutôt un éblouissement sinistre me passa devant les yeux. C’était une ébauche, indiquée à larges traits et avec ce prodigieux talent que le vicomte Étienne mettait à toutes choses. Elle représentait l’intérieur de la chambre de la baronne, non point avec ses ornements nouveaux, mais meublée comme au temps de l’empire. Une femme était couchée sur le lit ; un homme était assis au chevet. L’homme avait l’air d’un spectre. Il était froid et raide dans sa pose. Il ressemblait trait pour trait au vicomte Étienne. Il montrait du doigt à la femme couchée une pile de gros livres sur laquelle était un rasoir ouvert. M. et madame d’Anod regardèrent cela. Ils étaient immobiles comme deux statues. Tout à coup, dans le grand silence de cette demeure vide, un bruit monta. C’était la déchirante et belle harmonie du Dies iræ que le vicomte Étienne exécutait sur son orgue. Les sons venaient par bouffées, dominés quelquefois par les fracas du vent d’équinoxe qui faisait rage au dehors.
– C’est la fin ! murmura le baron d’Anod. Sa femme était comme foudroyée. La palette du vicomte Étienne restait sur la boîte à couleurs, auprès du chevalet. L’esquisse avait été tracée au bitume, et, cependant, il n’y avait sur la palette que des teintes violentes, depuis le rouge-brun jusqu’au cinabre. Il avait dû faire autre chose que cette esquisse. Je cherchais, – tout en répétant au-dedans de moi-même avec une terreur sourde le dernier mot du vieillard : – C’est la fin !… c’est la fin !
L’orgue se taisait. On n’entendait plus que le vent. La baronne, pauvre femme, voulut peut-être lever ses yeux vers le ciel, afin d’implorer Dieu. Son regard rencontra le portrait de son premier époux. Elle poussa un cri si poignant que mes cheveux se dressèrent sur mon crâne.
– Oh !… oh ! fit-elle en reculant avec horreur ; voyez ! voyez !…
Nous vîmes. Le vieux baron fit comme sa femme. Il recula en mettant sa main au-devant de ses yeux. C’était quelque chose de terrifiant : quelque chose d’effroyable. Le rouge qui restait sur la palette n’avait pas servi à l’ébauche. Le portrait du dernier vicomte du Rocray avait à la gorge une large blessure qui semblait dégoutter de sang.
Une minute se passa dans un silence plein d’épouvante. Nos yeux fascinés se fixaient sur cette plaie ouverte : menace muette et implacable.
La porte par où le vicomte Étienne entrait chaque soir s’ouvrit doucement. Je vis sur le seuil sa face pâle où brûlaient deux yeux étincelants. C’était le portrait, moins la blessure béante. Je ne sais sous l’impression de quel sentiment les deux vieillards se redressèrent à sa vue. Il vint à eux d’un pas lent et qui voulait être ferme. Cela ressemblait à la marche d’un homme ivre.
– Bonsoir, ma bonne mère, dit-il ; bonsoir, mon père chéri. Sa voix tremblait. La voix des deux vieillards était triste ; mais tranquille, quand ils répondirent à l’unisson : – Bonsoir, mon bien-aimé fils !
Étienne les baisa tous les deux, selon la coutume : son beau-père plus tendrement et plus longuement que sa mère. Puis il reprit avec une sorte de timidité farouche : – Ma mère, c’est aujourd’hui le 5 avril, veille de la Quasimodo et jour de la Saint-Ambroise… Votre premier mari, M. le vicomte du Rocray, mon père, avait nom Étienne-Ambroise… On le fêtait ce jour-là… Vous en souvenez-vous ? – Je m’en souviens, mon fils, répliqua madame d’Anod. – Voulez-vous que nous le fêtions ensemble, ma mère ? – Mon fils, répliqua encore madame d’Anod, – nous voulons tout ce que tu veux.
Une main de fer m’étreignait la poitrine. Mais les deux vieillards, pâles sous leurs cheveux blancs, avaient le calme des martyrs.
– Venez donc, mon père et ma mère ! prononça péniblement Étienne.
Il décrocha tout seul et sans effort apparent, lui qui semblait si faible, le lourd portrait de feu M. du Rocray. – Il ne voulut point qu’on l’aidât à le porter. Il marcha le premier. Les deux vieillards le suivirent en se tenant par la main. Je me traînai sur leurs pas. On ne m’appelait point. Saurais-je dire ce qui me poussa ?
Les cierges étaient allumés dans la chambre du deuil. La morte montrait son visage de cire. On lui avait fait une parure. Une couronne de marguerites des prés reposait sur son front. Étienne déposa le portrait derrière les cierges, sur une estrade, et l’adossa contre un chevalet disposé à l’avance. Le père était ainsi juste au-dessus de sa fille. Les cierges l’éclairaient vivement. La plaie sortait, rouge et profonde, sur la maladive pâleur de son cou. Les deux vieillards s’étaient arrêtés près du seuil.
– Il y avait longtemps que ma sœur n’avait vu mon père, murmura Étienne qui vint mettre un baiser sur les lèvres de la morte.
Puis il fit signe aux deux vieillards de s’approcher. Étienne s’assit comme un juge dans le fauteuil de M. du Rocray. Auprès de lui était la table chargée de livres. En s’asseyant, Étienne dit : – Ma mère, voici tout ce qui appartenait à mon père, votre premier époux, ses auteurs favoris, ses armes, son étui de mathématiques, – la plume dont il avait coutume de se servir, – les boutons en brillants qu’il portait à sa chemise, – et votre portrait, ma mère, qu’il avait toujours tout auprès de son cœur…
La respiration de la baronne se mit à siffler comme un râle. – Courage, ma chère femme, lui dit M. d’Anod. – Dieu est juste !
Étienne continuait comme s’il n’eût rien entendu : – Tout est propre et comme neuf ; j’ai fourbi ses pistolets moi-même et je les ai rechargés avec la même quantité de poudre, avec les quatre mêmes balles que mon père avait coulées, deux par deux, dans chaque canon… J’ai nettoyé la plume, mais je ne l’ai point taillée : nul n’écrira plus avec la plume de mon père… J’ai ôté la poussière qui était sur la tranche et sur le plat de ses livres chéris… J’ai rincé le verre qu’il emplissait d’eau pure pour le mettre sur sa table de nuit, chaque soir. Voici sa robe de chambre… Voilà ses pantoufles… L’une d’elles a gardé une large trace à la semelle : elle a dû glisser dans le sang.
Le vicomte Étienne reprit haleine. Son front était baigné de sueur. Il mit sa main étendue sur une boîte qui était à côté des pistolets, riches et belles armes à la crosse d’ébène, incrustée d’argent ciselé. Il attira la boîte à lui et l’ouvrit. Elle contenait un jeu de rasoirs.
– Il en manque un, dit-il d’une voix de plus en plus altérée. Je l’ai cherché longtemps. C’est aujourd’hui seulement que je l’ai trouvé…
Une case vide restait en effet parmi les six rasoirs contenus dans la boîte. Étienne glissa la main dans son sein. Il en retira le septième rasoir, rongé de rouille. Ses yeux brûlèrent. Des taches ardentes vinrent à sa joue. – Reconnaissez-vous cela, mon père et ma mère ?… prononça-t-il entre ses dents serrées.
Madame la baronne d’Anod prit les deux pistolets par le canon et fit un pas vers son fils. Elle s’agenouilla. Le baron, son mari, fit comme elle. Elle tendait les pistolets à son fils. Celui-ci détourna la tête et ferma les yeux.
– Enfant, lui dit-elle, – voici bientôt vingt-huit ans que M. du Rocray, ton père, voulut me tuer dans sa folie. J’étais jeune : j’avais peur de mourir… Enfant, je protestais de mon innocence… Il était fou… Il ne me croyait pas… Me voilà bien vieille aujourd’hui, et j’ai beaucoup souffert… Venge sur nous celui que Dieu seul a frappé, enfant… Nous sommes prêts, nous t’aimons et nous te pardonnons. – Nous t’aimons et nous te pardonnons, enfant, répéta le vieux baron ; – nous sommes prêts !
Étienne rouvrit les yeux et les regarda stupéfait.
– Qu’avez-vous donc compris ? murmura-t-il avec reproche, et de quoi me croyez-vous capable ?
Il enleva les deux pistolets des mains de la baronne ; puis se tournant brusquement vers moi : – Que faites-vous là ? me demanda-t-il.
Je voulus répondre, mais ma voix étranglée s’arrêta dans ma gorge. Il marcha sur moi. Ses yeux me brûlaient. Jamais je n’avais vu si lugubre et si terrible sur ses traits le masque de la folie.
– Vous a-t-on appelée ? Êtes-vous de la famille ? Il manque quelqu’un ici ; ce n’est pas vous. Étiennette seule a notre sang dans les veines. C’est une enfant ; c’est la dernière. Elle a droit ; sa place est parmi nous.
Il me saisit entre ses bras et m’enleva de terre avec une force étrange, lui d’ordinaire si faible ; il me porta jusqu’au corridor et me déposa en dehors du seuil. Mon dernier regard embrassa toute la chambre sinistre, au milieu de laquelle les deux vieillards étaient assis, les mains jointes, les yeux au ciel. Le vicomte Étienne n’ajouta pas une parole, il ferma la porte sur moi. J’entendis le bruit de la serrure et des verrous. La tombe était close. Dire ce que j’éprouvais en ce moment est impossible. Je n’avais ni vouloir ni pensée. Peut-être serais-je restée là inerte et morte, si je n’avais ouï la voix d’Étiennette dans la chambre du deuil. Il y avait un escalier intérieur communiquant avec l’ancienne chambre de madame de Failly, où je couchais d’habitude auprès d’Étiennette. Le vicomte avait dû monter la chercher. J’entendis Étiennette qui criait : Ma mère ! ma mère ! Je devinai qu’elle s’élançait vers la morte. Il me sembla distinguer le bruit de ses pauvres baisers.
Dans cette nuit qui m’entourait, quelque chose d’horrible passa devant mes yeux. Le fou avait fait de cette maison une solitude. Pourquoi ?… Pourquoi rassemblait-il dans ce tombeau tous les condamnés de la race fatale ? Pourquoi cette blessure ravivée ? Je compris, ou plutôt un nuage rouge m’enveloppa. Je me traînai jusqu’au bout du corridor en criant comme une insensée : Au secours ! au secours ! Il n’y avait personne pour m’entendre. Ces longues galeries noires jetaient leur écho, puis se taisaient. Personne ! Mon pied chancelant résonnait dans les escaliers sonores. Je voyais les chambres ouvertes et vides. Personne !
Je parvins à sortir. La cour était déserte comme la maison. Je me souviens de l’envie passionnée, du besoin inouï que j’avais de rencontrer une créature humaine à qui rejeter une part de mon secret trop lourd. J’étais dans ces populeuses et riches campagnes comme le voyageur égaré au milieu des vastes solitudes africaines. Je sentais bien que j’allais tomber au bout de quelques pas, et la faiblesse de ma voix décourageait ce cri machinal, qui sans cesse sortait de ma poitrine : Au secours ! au secours !… Mon Dieu ! Moi, je ne pouvais rien. Quand j’eus franchi le seuil de la cour, et que je vis devant mes pas la campagne ouverte, ce fut pour moi comme un poignant éblouissement. Toute distance m’épouvantait. J’avais quitté la maison bien rarement, depuis que j’étais chargée de ma pauvre Étiennette. Cependant je savais le chemin de Beaumont-Saint-André, notre paroisse, et le chemin du hameau de Gervais-le-Petit. Je m’appuyai au mur du portail, et je restai immobile. Aurais-je le temps d’aller ? Fallait-il courir vers le bourg ou vers le hameau ? Le drame n’attendait pas, là, derrière moi. Les minutes valaient des heures. Je me remis en marche : j’allais vers le bourg de Beaumont-Saint-André, situé à un quart de lieue tout au plus. Chaque fois que j’avais fait une douzaine de pas, je me retournais, suffoquée par la terreur. Il me semblait entendre de longs cris de détresse. Tant que je fus dans l’avenue, je ne vis rien. Les grandes haies et les arbres me masquaient le château. Au moment où j’entrais dans la plaine, mon regard avide et en même temps terrifié s’élança vers la maison. J’avais parcouru une distance de cinq à six cents pas. J’étais épuisée. La haute et féodale demeure m’apparut, découpant à peine ses noirs profils sur le ciel sombre. Il y avait deux fenêtres éclairées dans toute la façade qui donnait sur les jardins : les deux fenêtres de la chambre du deuil. C’étaient comme deux yeux fixes, braqués dans la nuit.
J’arrivai à Beaumont, sans me tromper de chemin, malgré l’obscurité profonde et le voile qui était sur mes yeux. Les chiens hurlèrent à mes cris. On sortit des maisons. Je ne sais pas ce que je dis à ceux qui m’interrogèrent. Je sais qu’on se mit à courir vers le château. Hélas ! le château parlait plus haut que moi, et plus intelligiblement. L’aspect avait changé. La menace, suspendue au-dessus de la maison maudite venait d’éclater. Ce n’était plus la lueur des bougies qui sortait par les deux fenêtres de la chambre du deuil, c’était une fumée épaisse et violemment rougie ! Dans la nuit, autour de moi, des voix crièrent : Au feu ! J’allais, soutenue par une force nouvelle. Mes deux mains pressaient ma poitrine, où mon cœur voulait éclater. Je tombais, je me relevais, je disais : – Sauvez l’enfant, la pauvre enfant !
Les paysans de Beaumont entrèrent par le jardin. Je les suivais haletante. Les flammes s’élançaient jusqu’au second étage, léchant les murailles blanchies. L’incendie était muet : nulle voix ne sortait de la fournaise. Une plainte s’éleva pourtant comme on dressait la première échelle : un cri faible et déchirant. C’était la voix d’Étiennette, et le dernier soupir de cette famille condamnée… Ils étaient morts. La chambre du deuil gardait le secret de ce navrant dénoûment. Nul ne dira le dernier acte du drame. On retrouva Étienne du Rocray dans les bras des deux vieillards. Étiennette avait dû succomber la dernière. Son corps était auprès de la fenêtre, dans les cendres de sa petite robe de mousseline de Naples. L’incendie, étouffé entre les fortes murailles de pierres, s’éteignit au point du jour, sans avoir franchi le seuil de la chapelle ardente. Au dedans de la chambre, tout était brûlé, sauf un lambeau du portrait, où l’on voyait encore, sous la suie, la blessure figurée le soir même par le pinceau du vicomte Étienne.
Je fus folle, moi aussi. J’avais, tout éveillée, un rêve terrible où je voyais la dernière heure des quatre victimes.
Le lendemain, dimanche de la Quasimodo, la messe noire fut chantée, comme l’avait annoncé le vicomte Étienne, pour tous les morts de la famille du Rocray. Dans le Beauvaisis, on se souvient encore de l’impression que fit cette mystérieuse catastrophe. Mais le retentissement de cette tragédie s’étouffa vite et ne se propagea pas au loin. Ces gens n’avaient pas d’amis. On ne trouva derrière eux que des héritiers. Les héritiers firent silence autour de tout cela pour ne point nuire à la vente du château. Tout finit par une descente de justice qui constata la folie par le témoignage des domestiques renvoyés, le suicide par les apparences. Ma déposition ne fit que confirmer l’évidence.
Au lieu de revenir à Paris, je pris la voiture de Rambouillet et j’allai passer deux mois dans les champs auprès de mes petits enfants. Ils étaient beaux comme des petits anges. Ils commençaient à trottiner sur leurs belles grosses jambes chancelantes. Ils balbutiaient déjà quelques-uns de ces mots si chers que les mères guettent au passage. Mon Gustave était doux. Il avait de grands yeux bleus souriants et timides. Quand je l’avais sur mes genoux, je détaillais trait par trait sa ressemblance avec son père. Dès le jour de mon arrivée à Rambouillet, il me connaissait. Le lendemain, il m’appelait maman.
L’autre enfant, la petite Florence, la fille de madame la comtesse de Champmas-d’Argail, était toute mignonne : une vraie duchesse en miniature. Sa peau avait des tons éblouissants, et je n’ai jamais vu de plus beaux yeux.
J’eus bien de la peine à quitter cette pauvre et chère retraite où j’avais trouvé le repos, sinon le bonheur. La nourrice des deux enfants était une excellente femme qui s’était prise d’affection pour moi. Elle n’avait de la paysanne que la simplicité. Ce sordide intérêt qui est la plaie des campagnes lui restait inconnu. Ce fut elle-même qui me détourna du dessein d’emmener avec moi mon petit Gustave. Elle avait pour les deux enfants une affection véritablement maternelle.
L’idée de voir pâlir et maigrir mon beau petit Gustave dompta toutes mes résistances. J’embrassai mon excellente Thérèse. Je tins longtemps les deux enfants pressés sur mon cœur, puis je montai dans la diligence de Paris.
Il y avait trois semaines de cela. Je n’avais pas encore épuisé toutes mes petites ressources, et cependant je travaillais déjà de mes mains, tant que je pouvais. C’était pour mon petit Gustave. Je prenais de l’ouvrage dans un magasin de la rue Saint-Denis. J’avais loué une chambrette au cinquième étage d’une maison située place du Châtelet. Ma mansarde donnait sur le quai. J’avais devant moi ce charmant paysage de la Cité : la tour de l’Horloge avec son architecture franque, les deux poivrières pointues qui invitent à lever les yeux pour voir la flèche de la Sainte-Chapelle ; le marché aux fleurs, verte oasis au milieu de ces maisons grises ; la rivière, que font bouillonner les roues, au-dessous de cette mystérieuse masure qui semble toujours chanceler sur ses poutres ; la pointe de l’île Saint-Louis, coupant la Seine comme une pesante nef qui se détourne au fil de l’eau pour ne point faire naufrage contre cette merveille de l’art gothique : Notre Dame de Paris. Il y avait deux rosiers sur ma fenêtre, deux petits pots de pensées, deux pieds de cobœa qui déjà grimpaient, attachant leurs vertes viroles aux aspérités de mon mur. J’arrosais tout cela le matin et le soir. J’étais une grisette après avoir été presque une grande dame.
Ceci forme, au milieu des aventures de ma vie, un épisode si brusquement tranché, une comédie si dénuée de liens avec les personnages principaux de notre histoire, que j’ai résolu d’en composer un corps d’ouvrage à part, où seront réglés tous mes comptes avec mesdemoiselles les grisettes.
Je me plaçai ensuite dans une famille de lettrés, composée d’un lauréat académique, d’une romancière et d’une petite muse de sept ans qui donnait déjà des craintes magnifiques aux amis de la poésie. Ce fut au sein même de cette famille que notre drame vint tout à coup me chercher.
Il y avait plusieurs mois que je n’habitais plus ma chambrette de la place du Châtelet, dont je payais néanmoins le loyer pour avoir un pied-à-terre en cas de besoin. J’étais dans le ménage littéraire depuis six semaines environ, copiant les odes de M. Adolphe Clarinet, mettant au net les romans de madame Clémence Clarinet et jetant çà et là un peu d’orthographe parmi les menaçants essais de la jeune Héloïse Clarinet. Un soir, il y avait grand raout artistique et littéraire dans les salons Clarinet, composés d’une salle à manger et de deux chambres à coucher. C’était splendide. Je m’étais retirée dans un coin où je combattais un terrible besoin de sommeil, lorsque je sentis tout à coup une main qui se posait sur mon épaule. Je me retournai. M. Philarète Pantois était derrière moi. Il mit sa main sur sa bouche avec une grande affectation de mystère et me dit : – Non !… n’non !… Chut !… motus !… Soyons prudents !… et faites semblant de ne pas me reconnaître !
Je le regardai attentivement et sans mot dire. Loin d’avoir ses lunettes d’or, il était fort bien déguisé au moyen d’un lorgnon pince-nez. Il me montra du doigt la miniature qui était sur sa petite tabatière d’or. – Elle est ici ! murmura-t-il. – Qui donc ? demandai-je ; Irène ? – Chut !… Motus !… Non ! n’non !… Vous allez avoir du nouveau… Le prince Maxime est à Paris.
Je bondis sur ma chaise, et je restai bouche béante à regarder M. Philarète Pantois. Le nom du prince Maxime fut pour moi comme le son du tambour qui met debout en sursaut le soldat endormi. À dater de mon départ d’Italie, ma vie avait perdu sa propre voie. Je n’étais plus avec les miens. Il m’était impérieusement défendu de travailler à ma tâche la plus chère.
– Maxime est à Paris ! répétai-je.
Philarète me serra le bras. – N’égarons pas la discussion, me dit-il. Puis, posant son index sur la miniature qu’il tenait toujours à la main, il ajouta : – Elle est dans l’autre salon. Elle peut entrer d’un instant à l’autre. – Et que nous importe ? demandai-je. – Elle sait ce que nous ignorons, me répondit l’employé supérieur.
Il m’avait entraînée dans une embrasure – Dans la jeune administration, reprit Philarète, nous avons nos moyens à nous. Mais les ressources de l’humanité sont bornées… La police n’est qu’une chose humaine après tout… J’ai bien pensé à faire un service de somnambules… mais il n’y a pas de fonds votés… Et puis les somnambules vont et viennent… On saurait nos petites affaires… non !… n’non !… L’enfant du prince Maxime a été huit jours chez ma cousine qui tient une pension. – Et maintenant ? demandai-je. – Si vous vous y prenez adroitement avec celle-ci, me répondit-il en caressant de l’ongle le portrait d’Irène, vous le saurez cette nuit. – Mais que faire ? – Promettre et tenir, c’est deux, dit le proverbe… Non… n’non !… Elle a besoin de vous… Promettez tout… vous tiendrez si vous voulez… Un éclat de rire, mêlé de murmures, se fit entendre vers la porte d’entrée. On se mit à dire, dans la chambre à coucher de madame Clarinet, de ce ton éminemment littéraire qui est ainsi composé : un tiers de jalousie, un tiers de moquerie : – Voici le soleil levant ! – Voici notre dixième muse !
Philarète me serra une seconde fois le bras, de telle façon que je sentis ses ongles à travers l’étoffe de ma robe. Je me tournai vers lui. Il n’était plus là. Je le vis de loin s’esquiver dans la foule avec une agilité qu’on n’eût point soupçonnée chez cet employé supérieur. Son dernier mot, pendant qu’il me serrait le bras, avait été celui-ci : – Si vous apprenez quelque chose, gardez-le pour vous… et pour moi !
Le soleil levant, la dixième muse, c’était Irène qui entrait, environnée d’une véritable cour. Elle fit grande sensation. Elle avait une toilette du genre délicieux. Ce n’était plus ici la baronne d’Avray, c’était l’auteur de Stella qui venait de faire fracas dans la Revue des Deux-Mondes, l’auteur des Sonates, recueil de poésies qu’on portait aux nues, l’auteur de la Reine Mal, pièce de théâtre qui jouissait d’une vogue d’autant plus grande qu’on ne l’avait point encore représentée. C’était la débutante qu’on opposait déjà aux gloires régnantes de George Sand et de madame de Girardin. Irène portait son succès presque aussi bien que sa toilette.
Dès qu’elle me vit, elle quitta le bras de son cavalier et vint se jeter à mon cou. Clémence Clarinet, empanachée comme un cheval de funérailles, me prit la main et dit à Irène : – Vous connaissez donc cette chère enfant ? – Je l’emmène ! répliqua Irène. Il y a assez longtemps que je la cherche !
C’était une reconnaissance dans les formes, et d’autant plus curieuse que personne ne savait à quel degré nous étions parentes ou amies. Littéralement, elle m’enlevait. Je ne résistai point. Je voyais de loin, à l’entrée du couloir, Philarète Pantois qui me faisait des signes.
Irène s’assit auprès de moi dans sa voiture et dit au cocher : – Aux Champs-Élysées ! Puis à moi : – Suzanne, je n’étais venue là que pour vous.
Elle était fort émue, peut-être plus émue que moi.
– Voici le dernier effort que je tente auprès de vous, Suzanne, me dit-elle ; j’ignore pourquoi mon cœur bat comme s’il s’agissait d’entendre mon arrêt… Il est certain que je vous aime, malgré vous et surtout malgré moi… Il est certain que j’ai besoin de vous, mais ce n’est pas au point de trembler en attendant votre sentence… Je peux me passer de vous… Et pourtant je tremble, voyez, Suzanne. – Remettez-vous, lui dis-je, – vous n’avez aucun motif de croire que je sois votre ennemie. – Oh ! je ne vous crains pas, Suzanne ! – s’écria-t-elle ; – s’il y a un être au monde qui ne puisse rien contre moi, c’est vous… Ce dont j’ai peur surtout, c’est de vous briser fatalement et sans le vouloir, si je vous trouve encore sur ma route.
– Me briser ? dis-je. – Pourquoi ?… Que vous ai-je fait ? – Si nous en venons là, Suzanne, – me répondit-elle ; vous m’avez menacée. – C’était pour défendre la fille de mes bienfaiteurs.
Il y eut un silence assez long.
Le cocher demanda en ce moment :
– Faut-il passer la barrière ? – Non, retournez ! – Ne voulez-vous point me mettre chez moi ? dis je, pensant que j’avais rompu la négociation. – Je vous mettrai chez vous, Suzanne, me répondit Irène, si vous l’exigez, après m’avoir entendue.
Elle reprit d’un ton ferme et quelque peu hautain : – Ma chère enfant, notre entretien s’est égaré… Il s’agissait entre nous d’une chose toute simple : j’avais à vous faire une proposition, vous aviez à l’accepter ou à la refuser… J’ai un moyen de retrouver la fille du prince Maxime. – Vous ! m’écriai-je. Puis, par une réflexion soudaine : – Mais c’est votre nièce ! dis je. Marie est la fille de votre sœur.
Je la regardais, en disant cela, aux lueurs lointaines des réverbères. Je la vis baisser les yeux et pâlir. Elle fut du temps à reprendre la parole.
– Je ne la connais pas, répliqua-t-elle ; je donnerais dix fois ma nièce pour vous, Suzanne. Je crois que vous étiez le seul être en ce monde pour qui je fusse susceptible d’un entier dévouement… Je ne demande pas mieux que d’être utile à ma nièce, puisqu’il vous plaît de la nommer ainsi. Mais je ne risquerai rien pour cette enfant inconnue qui a dans les veines le sang d’un homme – vers qui mon cœur s’élançait comme vers vous, – et qui m’a repoussée comme vous me repoussez. Cet homme, je le hais, pour n’avoir pas pu l’aimer !… Comprenez-moi donc enfin, Suzanne : Je ne suis pas de ce monde où j’ai conquis une place par la force… Je n’ai pas les sentiments qu’on a dans ce monde. Où les aurais-je pris ?… N’est-ce pas raillerie, voyons ! que de me parler famille !… à moi !… Ce que ces gens qui emplissent ce salon d’où nous sortons emploient comme fictions dans leurs livres mauvais ou bons, moi, je le suis en réalité… Je suis la révoltée de naissance ; je suis l’Antony femelle, hérissée contre une société ennemie… Seulement, moi, je ne me révolte pas pour de l’amour… Ah ! je l’aurais fait autrefois ! Je me révolte pour ressaisir la proie qui m’échappe… Mon nom, mon rang, mon luxe, mon pouvoir, tout ce que j’avais acheté au prix de ma jeunesse vendue à un vieillard ! – Je cherche à vous comprendre… dis-je. – Moi, je m’explique, répondit-elle, et sa voix avait pris soudain des accents virils ; je suis ruinée ; j’ai des dettes ; je suis perdue… Georges du Roncier a trois cent mille livres de rentes… C’est mon amant, je veux qu’il soit mon mari ! – Mais c’est impossible ! m’écriai-je. – Plus encore que vous ne le croyez, ma chère Suzanne, répliqua-t-elle froidement ; cependant, cela sera, parce qu’il faut que cela soit ! – Et vous avez compté sur moi ? – Jamais je ne compte sur personne… Seulement, vous pouvez me servir… c’est une chose certaine. Et cette certitude a été une excuse auprès de moi-même pour l’affection entêtée dont je vous poursuis. Il se trouve que ma raison approuve mon inclination. Nous contracterions ensemble, ma chère Suzanne, un pur mariage de convenance. Ce sont parfois des unions fort heureuses…
Elle me donnait en parlant le temps de réfléchir. Je songeai à Maxime, dont il fallait avant tout ne point trahir la volonté. Il y avait en outre apparence qu’elle ne mentait point en disant qu’elle avait découvert la retraite de Marie. Ses rapports avec Peyrusse et consorts rendaient la chose vraisemblable.
Je pris ce ton tout particulier de sarcasme à l’aide duquel les gens qui vont capituler trompent les derniers efforts de leur conscience. – Et si j’acceptais ce beau traité d’alliance, demandai-je, que m’en reviendrait-il ? – Marie est un témoin, prononça lentement Irène, – Marie est le seul témoin qui puisse perdre d’un mot les ennemis de la sage-femme Eugénie Mutel ! Je balbutiai, en proie à un étonnement sans bornes : – Quoi ! vous savez aussi cela ? – Et cela ne se devine pas, n’est-ce pas ? dit-elle avec triomphe ; on ne devine pas l’aventure nocturne de madame de Gérin, qui s’appelait alors mademoiselle de… ; on ne devine pas l’enfant enlevé à la jeune mère, puis porté dans le jardin, – à gauche en sortant, – puis ces gens qui passent par-dessus le mur, – puis ce cri d’enfant, entendu par Marie qui regardait, curieuse et stupéfaite, par la fenêtre de la maison voisine, laquelle appartenait à ce brave Crésus, M. Rondel.
La parole me manquait.
– Et pourtant, reprit-elle, – je vous ai dit que je n’avais jamais vu Marie, ma nièce, qui était cette jeune fille penchée à la fenêtre de cette maison Rondel… c’est la pure vérité ; je ne l’ai jamais vue. – Mais alors… m’écriai-je.
Elle me serra le bras jusqu’à me causer de la douleur.
– Croyez-vous donc que je sois leur amie ? – dit-elle entre ses dents serrées ; – croyez-vous donc que je n’aie jamais revu ma sœur dans mes veilles et dans mes rêves ?… Je les ai suivis comme si j’eusse été le spectre même de l’assassinée !… Je sais tout ce qui les regarde, tout !… C’est mon avoir !… Leurs millions sont à moi, puisque le sang de ma sœur les a payés… Que j’aie seulement les trois cent mille livres de rentes de Georges, – qui sont à moi aussi : je les ai payées de mon honneur, – et vous verrez ce dont je suis capable !… Peyrusse, Agost et Rondel ! trois caisses qui valent ensemble un royaume ! c’est à moi ! c’est mon héritage !… Que c’est bon, ma fille, de bondir sur un trône d’or, après avoir rampé si longtemps et si humblement !… Ah ! je le veux bien haut, mon trône, et bien resplendissant, avec tout un peuple agenouillé à l’entour, tout un peuple à qui mes pleines mains jetteront mes largesses inouïes !…
Elle rayonnait. C’était en ce moment l’ange déchu dans toute sa ténébreuse splendeur.
– Mais, s’interrompit-elle, me voici réveillée, et c’est sérieusement que je vous répète : Je sais tout… Leur vie est là, dans ma tête, ligne par ligne, mot à mot… J’attends ma première mise de fonds pour commencer ma grande partie… Cet enjeu, c’est la fortune de Georges du Roncier… Pour la fortune de Georges du Roncier que vous me donnerez, je vous propose Marie… – Est-elle donc en votre pouvoir ? demandai-je. – Non… Elle y sera. – Savez-vous où elle est ? – Je m’en doute – Cela ne suffit pas. – Acceptez sous condition, et, dans une heure, nous aurons une certitude.
Je réfléchis un instant, et je répondis d’un ton résolu : – J’accepte… sous condition.
Nous étions devant une énorme porte cochère. Il faisait nuit noire. Le cocher jeta le cri lugubre qui a remplacé dans les nuits de Paris moderne la clameur périodique des guetteurs :
– Porte, s’il vous plaît !
Les deux lourds battants tournèrent sur leurs gonds. Le coupé entra. Irène mit pied à terre lestement. Je la suivis. Mais à peine eus-je touché le pavé de la cour que je fus prise comme d’un vertige. Je regardai tout autour de moi en me frottant les yeux. Était-ce un rêve ? Je connaissais cette vaste enceinte triste et humide. Ce perron monumental où l’herbe croissait, – cette façade dont les lignes se dessinaient vaguement dans la nuit.
– Où m’avez-vous amenée ? m’écriai-je… – Chez moi, répondit Irène. – Vous ! vous demeurez ici !
– Nous causerons tout à l’heure.
Elle se rendit à la loge du concierge. Je ne rêvais pas : c’était bien ce vieil hôtel du Rocray où avaient eu lieu les premiers actes du drame sanglant et sinistre. À droite, sous cette fenêtre éclairée, j’avais l’escalier qui conduisait à l’aile habitée par moi ; à gauche, c’était l’entrée des appartements de la famille. Tout cela était tel quel. Aucun changement n’avait eu lieu depuis notre départ. J’entendis Irène qui demandait à la concierge : – Sont-ils en haut ? – Oui, répondit-on du fond de la loge, – tous les deux.
Une servante, portant de la lumière, ouvrit la porte des appartements, à gauche. Irène et moi nous entrâmes. Je m’assis au coin du foyer éteint pendant qu’on la déshabillait.
Nous étions dans la pièce où le corps de madame de Failly avait été exposé avant d’être visité par les médecins et par la justice. Irène vint s’asseoir auprès de moi.
– Suzanne, commença-t-elle d’un ton très-affectueux ; – je suis contente de vous voir chez moi… Je crois vous avoir dit, cette nuit, dans notre conversation, que j’étais ruinée…
Je répondis affirmativement.
– Il est nécessaire que nous mettions toujours cette franchise dans nos rapports, ma chère Suzanne… À quoi bon nous tromper mutuellement ?… Voici quelle est ma position très-exacte : je vis de ma plume, c’est-à-dire de rien… et M. Peyrusse m’a prêté cet hôtel, qui est marqué pour la démolition. M. Peyrusse a acheté en bloc la succession du Rocray… C’est une affaire superbe comme toutes celles qu’il fait… Il gagnera cent pour cent sur l’hôtel. Je vais vous dire en deux mots comment j’ai été ruinée… J’ai mes principes, vous le savez ; ils peuvent ne pas être ceux de tout le monde, mais ils sont très-arrêtés… Je n’avais pas assez pour vivre ; il s’en fallait de beaucoup. Mon mariage avec M. le baron d’Avray n’a jamais été, à mes yeux, qu’un point de départ… J’ai fait ce raisonnement : si le hasard peut me donner ce que je désire, quelle utilité de le demander à des luttes qui seront une fatigue pour moi, un désastre pour autrui ? J’ai ouvert une porte au hasard. Le hasard est le dieu des sots. Ma fortune est sortie par cette porte… J’ai joué comme je devais jouer, à la Bourse, qui n’est pas un tripot plus déloyal que les autres tripots… Je dois deux ou trois cent mille francs de différences, je ne sais pas au juste le compte… Quant aux motifs que peut avoir M. Peyrusse pour m’offrir un asile, vous les connaissez ; il n’y en a point d’autres : M. Peyrusse m’a connue enfant, au temps où ma sœur était sa somnambule… Il me fait l’aumône. Elle prononça ce dernier mot sans baisser les yeux.
– Il m’aurait donné davantage, reprit-elle, que je ne lui aurais pas plus d’obligation. Tout est à moi ! c’est tout ce que je veux… Mais ne parlons pas de cela, Suzanne… Je vous ai dit que je savais par cœur votre histoire. Je l’ai apprise à cause de vous et à cause de bien d’autres. Votre histoire passe au travers de la mienne. Vous appartenez aux du Meilhan que je hais… Vous vous êtes trouvée en face des trois hommes qui ont tué ma sœur et dont je suis l’héritière… J’avais un moyen de recherche : j’en ai usé… Je connais Félicité Fontanet : je sais, par conséquent, où vous avez puisé vos premiers renseignements sur ma famille… Permettez-moi une question : le registre Confidentiel existe-t-il encore ? – Je l’ai brûlé de mes propres mains, répondis-je. – Vous avez eu tort. On ne détruit jamais ces choses-là. – Je vous prie, l’interrompis-je ; – parlons de Marie. – Cela ne va pas tarder… Il faut que nous la voyions cette nuit, et l’heure marche… Il y a des choses que je puis remettre à plus tard. Ainsi, j’attendrai que nous ayons éclairci nos doutes au sujet de Marie pour vous expliquer clairement ma position vis-à-vis de Zoé, et vous dire pourquoi mes petites rancunes sont devenues une haine profonde… une haine à mort !
Elle me vit pâlir et détourner les yeux.
– Vous devez tout savoir, poursuivit-elle, – en ce moment, je me borne à vous dire que c’est Félicité Fontanet qui m’a révélé vos rapports avec feu le vicomte Étienne – Je vous affirme… commençai-je. – Chère petite, m’interrompit-elle, – je croirai tout ce que vous voudrez… Figurez-vous bien, une fois pour toutes, que ces choses me sont absolument indifférentes… Mais, pour arriver jusqu’à la fille du prince Maxime, nous suivrons la même route que prenait M. du Rocray pour aller vous rendre visite toutes les nuits. – Marie habite donc ma chambre ? demandai-je, sans plus songer à me disculper. – J’ai lieu de le croire, me répondit Irène. Je sais, par un homme appelé Testulier, qui est le mari de Félicité Fontanet, sous le nom de M. de la Roche-Gaillon, – qu’il y a une malade dans l’autre aile de cette maison. – Une malade ! répétai-je effrayée. – Soyez tranquille, me répondit Irène. – Marie est aussi en sûreté chez nos trois Mondors qu’elle pourrait l’être auprès de son propre père… Ne vous souvenez-vous donc plus du Confidentiel ?… Peyrusse, Agost et Rondel sont les plus malheureux scélérats de toute la terre… Leurs nuits les punissent des plaisirs de leurs jours… Ils ont peur ; ils tremblent ; rien ne peut les rassurer… L’idée de toucher un cheveu de Marie, – la fille du spectre qui les menace sans cesse, – ne peut même pas leur venir. – Ils ont bien osé l’enlever… – Pour se faire d’elle un rempart contre les vivants, ma chère Suzanne… Ils savent que Maxime les attaquera quelque jour… Leurs armes sont prêtes, et Marie est leur otage… – Je sais donc qu’il y a une malade dans l’autre aile… Je sais en outre qu’on la cache, puisqu’il ne m’a point été permis de la visiter… Qui peuvent-ils cacher ainsi, sinon la fille du prince Maxime ? – Partons ! dis-je en me levant – Avez-vous déjà pris ce passage ? me demanda-t-elle. – Jamais. – Moi, je n’ai pu pénétrer que jusqu’aux caves… La Fontanet, qui venait souvent la nuit dans la maison, avait suivi une fois le vicomte Étienne jusque-là… elle le vit prendre une clef dans un gros trousseau… – Je l’ai vu, ce trousseau ! m’écriai-je. – Je crois bien, puisqu’il l’emportait pour aller chez vous ! – Vous qui êtes la sœur de Marie-Caroline Renaud, demandai-je, – croyez-vous au magnétisme ? – Non, me répondit-elle ; – je ne crois à rien. – Alors, fis-je avec un mouvement de dépit, – vous ne me comprendriez pas… Et, après tout, que m’importe ?… Le trousseau de clé est ici, dans la chambre voisine… Qui couche dans cette chambre ? – Personne. – Allons !
Je pris le trousseau de clés d’un geste brusque. Irène y vit de la colère.
– Ma chère Suzanne, me dit-elle, – si vous tenez absolument à me faire croire que l’opération du Saint-Esprit toute seule vous a appris les petits secrets de cette chambre… qu’il n’y avait que des rapports de sorcellerie, de magnétisme, de drôleries somnambuliques ou autres entre ce malheureux jeune homme et vous, j’y crois, voilà qui est une chose convenue… Ce sera le pendant des rapports rigoureusement administratifs dont se vante M. Philarète Pantois… – Je ne suis pourtant pas sur sa boîte d’or, murmurai je – Oh ! moi ! s’écria Irène, je suis une pécheresse ! Mais la boîte d’or ne prouve rien, sinon contre moi. Philarète, le bon garçon, est innocent et mourra dans son innocence. Il a acheté la boîte, – après décès, – à l’hôtel Bullion…
Je ne pus m’empêcher de sourire en songeant que l’employé supérieur, malgré le temps qu’il donnait aux combats de son bourrelet contre sa cravate, avait encore le loisir d’additionner en sa personne la vanité de plusieurs douzaines de dindons.
– Madame la baronne, dis-je au moment de passer le seuil, – il est convenu que vous croirez tout ce que vous voudrez. Si Marie est enfermée là-bas, repris-je, elle a dû se reconnaître… Elle était venue bien souvent me voir dans ma chambre. – Marie est bien gardée, me répondit Irène, – et bien cachée… Qui viendra la chercher au lieu même de l’enlèvement ?… Voici la porte par où Félicité, Testulier et Morin passèrent… la porte qu’on peut ouvrir et refermer en dedans seulement… – Qu’est-ce que c’est que Morin ? demandai-je. – C’est le mari de Marianne, l’ancienne femme de chambre de ma sœur.
Nous étions dans le jardin. Nous avions laissé la bougie allumée au bas de l’escalier. Irène avait une lanterne, – la lanterne du vicomte Étienne. Je me tournai vers elle en m’arrêtant tout à coup.
– Je suis sûre, dis-je, que l’innocence d’Eugénie Mutel est pour vous aussi claire que le jour.
Elle fronça le sourcil et me répondit ; – Tout ce qui est drame pleureur et tragédie bourgeoise me déplaît incomparablement… Je ne fais pas ce genre-là… Nous sommes ici par Marie, ma nièce. Elle me suffit pour acheter votre concours : voilà toute l’affaire présente… Je prends note cependant de vos adorations à l’endroit de madame Mutel… Si jamais j’ai besoin de vous, je saurai par où vous tenir.
Au lieu de couper court en rasant la maison pour gagner le perron de gauche, Irène s’engagea dans cette tortueuse allée qui faisait le tour du jardin. Nous gagnâmes ainsi la petite porte donnant sur la rue du Chaume. Irène la poussa du pied. Elle était ouverte.
Elle semblait réfléchir et pensait tout haut : – Quand nous sommes rentrées, un peu avant deux heures du matin, Félicité avait de la lumière dans sa chambre… Maintenant, voici la porte ouverte… point de lumière là-haut… Quel diable de métier font donc ces gens-là !… Venez, me dit-elle ; s’ils sont dehors, ils y resteront… à moins qu’ils n’éveillent la concierge.
Elle me poussa dans le jardin et ferma la porte avec la clé et la barre. Puis nous descendîmes vers le perron de gauche, et nous entrâmes dans le trou aux outils par la porte basse, qui était également ouverte. Irène marcha la première jusqu’au rond-point des caves. Je la suivais, en proie à une singulière émotion. Je retrouvais, dans ce trajet que je n’avais jamais fait, et qui pourtant m’était si connu, une partie de ces troubles étranges qui me venaient là-haut, – toujours à la même heure. J’avais les mêmes sensations de vagues balancements et de demi-ivresse. Et je commençais à voir en dehors des organes de la vue ordinaire. Je voyais non-seulement le couloir souterrain où nous étions, mais le carré situé au-delà de la porte des caves, – l’escalier, – les salles basses, – et très-confusément ma propre chambre, où une femme était couchée dans mon lit. Irène me mit le trousseau de clés entre les mains. – Guidez-moi, maintenant, me dit-elle, puisque vous savez la route.
Parmi les clés qui composaient le trousseau, je trouvai celle de la porte des caves avec une surprenante facilité. J’ouvris. Nous passâmes, et, sans hésiter, je pris le couloir ouvert sous l’escalier. En arrivant à l’endroit où jadis je commençais à entendre le pas du vicomte Étienne à travers le plancher, je fus saisie d’un tremblement. Le son de mes propres pas me sembla un écho. Si j’eusse été seule, la frayeur m’eût clouée au sol. Je m’arrêtai pour laisser venir Irène. J’avais besoin de m’appuyer sur quelqu’un. Elle me regarda et me demanda : – Est-ce que vous prenez mal ? – Non… non… répondis-je ; – c’est ce mauvais air…
Puis la seconde vue qui se réveillait en moi par mes angoisses mêmes, devint tout à coup moins confuse. Je vis ma chambre comme au travers d’un léger brouillard. Et je m’écriai : – Ce n’est pas Marie qui est couchée dans mon lit !
Irène me regardait avec étonnement.
– Celle-là ne joue pourtant jamais la comédie ! murmura-t-elle. Puis plus bas : – Ma sœur la jouait… ma sœur en est morte !…
– Non ! non ! répétai-je ; – ce n’est pas Marie. – Qui est-ce ? me demanda-t-elle. Je balbutiai : – Si c’était vrai !… si c’était vrai !… Je vous en prie, ajoutai-je, – soutenez-moi !… aidez-moi à monter.
Elle me donna le bras. Nous entrions dans le petit escalier dérobé. Sa curiosité était violemment excitée. Elle répétait à chaque instant : – Qui donc voyez-vous ? Moi, je cherchais la clé qui ouvrait la porte donnant dans le cabinet où j’avais habitude de prendre mes robes. La porte tourna sur ses gonds. J’étais dans ma chambre. Je faillis me trouver mal.
Irène me prit dans ses bras. Mais je me débattis. – Je lui arrachai la lanterne, dont je tournai l’âme vers l’alcôve. Je poussai aussitôt un grand cri et je tombai sur mes genoux en disant :
– Eugénie ! ma bonne et chère Eugénie !…
L’instant d’après, j’étais dans ses bras. Nos sanglots se répondaient : nos pleurs se mêlaient.
– Suzanne ! Suzanne ! ma fille chérie ! – Ma chère, ma bien-aimée Eugénie !
Nous fûmes longtemps avant de pouvoir prononcer d’autres paroles.
– Allume la lumière, que je te voie bien ! me dit-elle enfin. Je courus à la cheminée. J’allumai une bougie à ma lanterne.
Je pus remarquer alors qu’Irène n’était plus dans la chambre. Elle s’était glissée dehors par la porte qui communiquait avec l’ancienne retraite de mademoiselle Françoise. Cette porte restait ouverte. Je revins vers le lit, tenant à la main la bougie. Eugénie me regarda au travers de ses larmes. Tout son excellent cœur était dans ses yeux.
– Mais approche donc !… s’écria-t-elle, que je t’embrasse !… Mon Dieu ! que tu es belle, ma Suzanne ! Comme il doit t’aimer ! comme je pourrais être encore heureuse à contempler votre bonheur !
Je ne répondis pas et je baissai la tête.
– Qu’y a-t-il ? fit-elle avec toute sa vivacité d’autrefois. – Je vous conterai cela, Eugénie… Parlons de vous… Comment êtes-vous ici ? – Ne le sais-tu pas ? répliqua-t-elle ; – voilà cinq jours que je t’attends !… cinq longs jours ! Je ne voulais pas m’échapper de la prison, figure-toi… C’est quand ils me dirent : Elle vous attend… elle le veut…
J’écoutais avec une inexprimable surprise. C’était de moi qu’elle parlait, je le voyais bien. Mais qui lui avait dit cela : Elle vous attend ! elle le veut !… Qui l’avait fait s’évader ? Un soupçon terrible me serrait déjà le cœur.
Depuis que la bougie était entre elle et moi, tout près de son visage, j’étais bien plus triste, car je la voyais bien mieux. Ce n’était plus seulement la lente ruine de la souffrance que je distinguais sur ses traits, c’était un mal actuel, présent et dont l’action profonde me semblait attaquer sa vie même. Son œil était inquiet, sa respiration prompte et irrégulière. Je voyais sa tempe battre sous ses cheveux gris. Elle avait les lèvres sèches et d’un rouge violâtre, saupoudré de blanc. Son nez aminci sous-tendait deux rides qui avaient l’air de comprimer les narines et qui pesaient sur les coins de sa bouche.
– Qu’as-tu à me regarder ? me demanda-t-elle brusquement. Puis, avant que je n’eusse le temps de répondre : – N’aie pas d’inquiétude, fillette, – j’ai été changée plus que cela !… Quand j’ai vu que ce généreux Maxime s’occupait de moi, j’ai retrouvé la moitié de mon cœur ! – Ah !… fis-je ; – vous croyez donc que c’est le prince Maxime ?…
Elle releva sur moi ses regards stupéfaits.
– Comment ! s’écria-t-elle, – je crois !… Qui donc aurait songé à la pauvre condamnée ?… Mais, fillette, tu as l’air de ne pas savoir tout cela ?…
Elle s’était mise sur son séant. L’agitation faisait trembler tous ses membres.
– J’ai soif, dit-elle en allongeant le bras pour prendre un verre d’eau sucrée qui était sur sa table de nuit.
Je lui arrachai le verre des mains.
– Ah !… fit-elle en restant bouche béante.
J’allai à la fontaine qui était derrière la porte, je rinçai le verre, je le remplis d’eau pure et je le lui rapportai. Je versai le contenu du sucrier dans les cendres.
– Ah !… fit-elle pour la seconde fois, mais avec un calme extraordinaire ; – je ne suis donc pas chez le prince Maxime ?
Elle était de ces vaillantes natures que la connaissance du danger remonte. Quand je lui eus répondu négativement, elle me tendit son bras gauche.
– Tâte moi le pouls, dit-elle, – montre en main.
Pendant que j’obéissais, elle se recueillit.
– Combien ? fit-elle, la minute écoulée. – Cent vingt pulsations, répondis-je. – Tous les autres symptômes y sont, me dit-elle froidement ; – mais très-faibles… Elle répéta d’un air pensif : – Très-faibles… je n’ai presque rien pris, depuis que je suis ici. – Dieu soit loué ! m’écriai-je. – Mais, me demanda-t-elle tout à coup, si je ne suis pas chez Maxime, dans quelle maison suis-je pour que tu m’y sois venue chercher ? – Je ne vous cherchais pas, ma bonne Eugénie, répondis je ; le prince m’avait défendu de m’occuper de vous avant l’heure où il devait recommencer la lutte… – Ah !… fit-elle pour la troisième fois ; et qui donc cherchais-tu ? – La jeune fille du prince Maxime. – Enlevée ? – Enlevée. – Il est donc vaincu, lui aussi ! murmura-t-elle en laissant retomber sa tête sur sa poitrine.
Je m’approchai de son oreille et je dis tout bas : – Pas encore. – Pourquoi ce mystère ? – Nous ne sommes pas seules. Irène dit au travers de la porte : – Je ne vous écoute pas. – Qui a parlé ? s’écria Eugénie. – Madame la baronne d’Avray. – Et nous sommes ? – Chez M. Peyrusse.
Ses lèvres se contractèrent et ses yeux montrèrent leur blanc tout entier. J’allai à la porte.
– Vous permettez ? dis-je à Irène avant de la fermer. – Je permets, me répondit-elle, – mais faites vite… nous n’avons plus que dix minutes.
Je fermai. Je revins au chevet d’Eugénie, et, parlant à la hâte : – Maxime est à Paris, lui dis-je ; – je ne l’ai pas vu. Ce qu’ils ont tenté contre vous prouve quelle frayeur ils ont de vous et de lui… Ne mangez pas… ne buvez pas… feignez de n’avoir conçu aucun soupçon… Je ne sais pas comment je ferai, mais, fallût-il me perdre cent fois, je jure que je vous sauverai !
Elle m’attira sur son cœur. Nous restâmes embrassées. Irène se précipita dans la chambre et me dit : – En route ! Ils montent l’escalier !
Je donnai un dernier baiser à Eugénie et je ramassai la lanterne. Nous sortîmes comme nous étions entrées.
Du moment que le prince Maxime et moi nous étions étrangers à l’évasion d’Eugénie, ce devait être le résultat de quelque sombre machination. Elle n’avait pas d’autres amis que nous. D’ailleurs, comme je m’en doutais déjà et comme je pus m’en assurer plus tard, c’était à l’aide de notre nom qu’on l’avait décidée à fuir. Ç’avait été chose bien facile. Dans la maison de Clairvaux, elle avait déjà gagné le respect général. On la regardait comme une sainte. Nul ne songeait à la surveiller. Avec deux ou trois billets de banque, on avait clos les yeux qui ne pouvaient absolument se fermer gratis, et la porte grande ouverte avait donné passage à la prisonnière déguisée, au bras de madame de la Roche-Gaillon. Quel pouvait être le dessein de ces libérateurs ennemis ? À Clairvaux, Eugénie vivait. Tant qu’Eugénie vivait, il y avait une menace sur la tête de ces trois hommes qui étaient devenus riches tout à coup en l’année 1828. Je fis dessein d’aller trouver M. Philarète Pantois, l’employé supérieur de la Préfecture de police. J’aimais mieux voir Eugénie prisonnière de la loi que captive entre les mains de ces misérables.
À l’égard d’Irène, j’étais tranquille. Elle me dit, quand nous fûmes au bas de l’escalier : – J’ai parcouru toutes les chambres ; – j’ai visité les moindres recoins… je ne sais pas où ils ont mis cette jeune Marie… Elle s’arrêta pour regarder. – Mais, reprit-elle après quelques instants, je vous tiens mieux encore par celle-là que par Marie ! Puis, fronçant le sourcil et reprenant sa marche, elle ajouta : – Vous l’aimez bien ! j’ai vu cela !… C’est comme un sort sur moi !… personne ne veut m’aimer !…
Quand nous sortîmes par la porte basse, ouverte dans le mur latéral du perron, l’aube éclairait déjà confusément le jardin. Je revis ces grands massifs tristes, ces troncs noirs que couronnait maintenant un épais feuillage. Nous avions remonté le perron de droite. Elle replaça elle-même la lourde barre qui fermait la porte en dedans.
Quand nous fûmes au haut de l’escalier elle me demanda : – Voulez-vous vous mettre au lit ?
Je la regardai avec une sorte d’égarement. Elle me fit entrer dans sa chambre et souleva la couverture de son lit.
– Moi, je peux rester levée, me dit-elle ; couchez-vous. – Il faut que je parte ! répondis-je Elle me regarda d’un air inquiet.
– Il faut rester, Suzanne, me dit-elle, comme on parle aux enfants, – ne m’avez-vous pas entendue ? J’ai beaucoup de choses à vous dire.
Je me laissai tomber sur un fauteuil au pied du lit. Elle roula une bergère et s’assit près de moi.
– Suzanne, dit-elle alors d’un ton qui eût forcé mon attention en tout autre moment, ce qui vient de se passer me dispense de tout ménagement. Il n’est pas en moi d’abuser d’une situation comme celle où je vous vois, mais ce serait folie que de n’en point user… J’abuserais si je faisais de vous une esclave sans salaire… Je veux user, c’est-à-dire vous donner mon bénéfice des coups que vous porterez dans ma querelle. Veuillez remarquer une chose qui est tout en faveur de notre alliance Je n’ai rien contre vos amis ; rien contre cette malheureuse femme qui, tout à l’heure, m’a inspiré un véritable intérêt… rien contre Marie… et ce n’est pas assez dire : j’aime Marie, ma nièce, pour l’amour de sa mère, ma bonne et chère sœur… Je servirai Marie très-volontiers, dans tout ce qui ne sera point contraire à l’accomplissement de mon œuvre. Mon œuvre accomplie, je serai la mère de Marie, si l’on veut. Restent donc les du Meilhan. Je ne puis dire que je les haïsse. Je ne crois pas avoir jamais eu de haine pour personne. La haine implique l’amour. Je n’ai jamais aimé. Les du Meilhan m’ont fait un peu de bien et beaucoup de mal. C’est une race amoindrie ; ce sont de pauvres gens qui ont dans leurs veines la lie du sang des chevaliers. Ne prenez pas la peine de les défendre, allez, Suzanne ; je ne les attaquerai point… Maxime ! voilà un bel et grand ennemi ! Qu’a donc ce Gustave pour que vous ayez continué à l’aimer après avoir vu Maxime ? M’écoutez-vous, Suzanne ?
– Oui, répondis-je, – je vous écoute.
C’était vrai pour un peu. J’avais la perception de ses paroles. Au travail désespéré de mon cerveau avait succédé un abattement lourd. Je ne cherchais plus qu’une chose dans ma tête : l’adresse de Philarète Pantois. Il me l’avait dite : j’en étais sûre, mais je l’avais oubliée.
Irène attira vers elle un petit guéridon qui supportait une papeterie. Elle disposa, tout en parlant, une plume et un cahier de papier à lettre. Elle trempa sa plume dans l’encre et traça rapidement une demi-douzaine de lignes.
– Je fais ceci, me dit-elle, – de peur d’oubli. C’est pour vous. Aujourd’hui même vous recevrez une invitation pour vous rendre à cette bicoque qu’on appelle encore l’hôtel du Meilhan. Les du Meilhan sont ruinés à plate couture. – Comment cela ? m’écriai-je. – Ah ! fit-elle en riant, – vous voici éveillée, miss Suzanne… C’est heureux… Cela s’est fait tout simplement parce que je l’ai voulu. Cette magnifique fortune… – Bah ! tout au plus deux millions, en terres… en comptant les retenues de maman marquise et les biens du comte Henri… Savez-vous qu’il n’y a guère de bouchées là-dedans ?… Avec quatre ou cinq cent mille francs de dettes, un Pidoux pour conseil et un joli garçon comme notre Gaston, la chose étonnante, c’est que cela ait duré si longtemps… Saviez-vous que Zoé est madame Georges du Roncier ? s’interrompit-elle négligemment.
Je tombai littéralement de mon haut, et j’oubliai pour un instant mes autres préoccupations.
– Vous disiez, m’écriai-je, – qu’il vous fallait les trois cent mille livres de rentes de M. du Roncier !
Elle me fit un petit signe de tête bref et affirmatif. Nous restâmes la moitié d’une minute à nous regarder. Elle souriait. – J’avais froid jusque dans la moelle des os.
– Je crois que vous ne me connaissez pas encore, Suzanne, dit-elle encore très-froidement. – J’ai peur, en effet… commençai-je. – N’achevez pas… vous sortez de votre rôle… vous devez craindre de m’offenser… En regardant de trop près les du Meilhan, ne perdez pas de vue Eugénie Mutel !…
Je sentais grandir en moi une haine furieuse contre cette femme. Je baissai les yeux et je murmurai : – Madame, vous avez raison.
– L’oncle de Georges, M. Lemonnier-Duroncier, avait, comme vous le savez bien, refusé son consentement. Georges était amoureux comme il peut l’être maintenant qu’il pèse cent quatre-vingt-douze livres et qu’il est parvenu à inscrire ses cigares sur son agenda… Vous comprenez ? Georges ! notre sanglier de Saint-Philibert !… Enfin, elle l’aimait… Moi, je tenais l’oncle par toutes sortes de filières… Rondel et Peyrusse m’ont été très-utiles dans cette affaire-là… Mais soyez tranquille ! je ne leur en garde aucune espèce de reconnaissance : ils restent mes débiteurs… Zoé eut une inspiration superbe ! Je vous dis qu’elle n’est pas absolument sans valeur… Elle fit semblant de mourir : cela réussit presque toujours… – Mademoiselle du Meilhan, interrompis je malgré moi, – est incapable d’une comédie semblable ! – C’est votre avis, miss Suzanne… Moi, j’ai une meilleure idée de Zoé… C’est la seule chose vraiment spirituelle qu’elle ait faite en sa vie… Pidoux vint me dire cela… Mais il me répugne un peu, cet homme politique… Je fis comme vous, je ne crus pas… Il y a dans quelque coin de ce vaste Georges un petit reste de roman naïf : genre Ducray-Duminil… Le mariage in extremis, qui satisfait la conscience, tout en vous laissant parfaitement garçon, lui parut un expédient délectable… On demanda, ma foi, le consentement de l’oncle, qui dit oui, cette fois, comme on envoie les gens paître… Le curé de Saint-Valère fut mandé… Il n’y avait aucun motif de refuser le mariage religieux… Maman marquise répandit des averses de larmes, et tonton marquis, quoiqu’il soit bien déchu, le brave homme, se souvient toujours avec plaisir de cette attendvissante cévémonie.
Sous cette feinte légèreté d’Irène, il y avait une rancune profonde. La rage sourde lui sortait par tous les pores. Moi, j’avais une idée fixe en l’écoutant. Je songeais à la ruine des du Meilhan.
Le jour était tout grand. Cinq heures venaient de sonner à la pendule. Je me souviens que je murmurai tout à coup. – Boulevard Poissonnière !… C’est bien cela !
Je venais de retrouver l’adresse de Philarète Pantois, qui se donnait le plaisir de descendre tous les jours la rue Montorgueil et de traverser les halles pour faire de l’exercice en gagnant son bureau.
Irène sonna très-fort à plusieurs reprises. – Germaine, dit-elle à sa servante, vous dormirez demain la grasse matinée, si cela vous plaît ; aujourd’hui, j’ai besoin de faire remettre de bonne heure cette lettre à son adresse. – Je m’habille et je pars, répondit Germaine.
Elle vint prendre la lettre que sa maîtresse avait écrite devant moi. J’essayai de lire la suscription. Il me sembla reconnaître le nom de Pidoux sur l’enveloppe. Germaine sortit comme Irène lui disait : – Ne soyez pas longue à votre toilette… vous prendrez une voiture sur le boulevard… Les voilà donc mariés ! reprit-elle en se tournant vers moi ; c’était un joli coup !… Je ne l’appris que le lendemain, et je me crus perdue, car je n’avais pas encore étudié à fond cette partie de nos codes qui s’occupe de mariage… J’en étais toujours à ce mot sacrement, qui me semblait exprimer la consécration même du lien matrimonial… J’ai été trop longtemps dans cette Vendée : cela m’a donné des préjugés de l’autre monde… Je courus chez mon avocat ; il me dit que la bénédiction donnée par M. le curé avait juste la valeur du bon billet de La Châtre… La loi civile ne connaît que M. le maire. Je mis de mon côté toutes les convenances, j’attendis un jour, deux jours, une semaine, pour voir si madame Georges du Roncier tiendrait sa promesse. Car la femme qui se marie de cette sorte promet implicitement de mourir. Mais Zoé, comme je le pensais bien, jugea à propos de se rétablir très-vite. Le jour où elle quitta le lit, j’entrai en campagne. Voyez-vous, Suzanne, je suis fâchée que vous n’ayez pas assisté à cette joute. Je n’ai pas été droit à mon ennemi, moi, pour le frapper. Cela donne de l’odieux. J’ai fait comme les sauvages qui tracent un cercle fatal autour de la victime désignée à leur haine, qui brûlent des forêts sur son passage, qui ébranlent des montagnes au-dessus de sa tête, qui empoisonnent le fleuve où elle se désaltère, et qui soufflent le mortel maléfice dans l’air même qu’elle respire. Mais à quoi bon me vanter ? Je suis sûre que vous commencez à me comprendre. La famille de Georges est pour moi, par Rondel et Peyrusse. Le faubourg Saint-Germain est à moi. Les du Meilhan doivent le loyer de leur hôtel et ne le peuvent point payer. Georges est plus amoureux de moi que jamais ; il ne voit plus sa femme. Gaston est traqué, démoralisé, perdu ; je crois qu’il vendrait son nom pour un souper de six mois à la Maison-d’Or. Zoé ne sera jamais madame du Roncier devant la loi… Je suis victorieuse ! je tiens sous mes pieds ceux qui ont été mes maîtres…
– Est-ce que le Meilhan est vendu ? demandai-je. – Il y a beau temps ! me répondit-elle ; Peyrusse a fait des lots dans le parc… Ce bon M. Pidoux en a acheté un petit.
Je sentis que le sang me montait à la gorge et m’étouffait.
– Et qu’avez-vous besoin de moi ! m’écriai-je, – n’êtes vous pas satisfaite de tant de malheurs !
Elle sourit.
– Il faut que je sois la femme de Georges, me dit-elle. – Vous voulez donc tuer Zoé ? – Non pas !… je veux épouser de son vivant !… cela se peut très-bien… la loi est formelle ! – Et vous prétendez me faire servir ?… – Oui, m’interrompit-elle, je le prétends… positivement… à cause d’Eugénie Mutel.
Mes mains se crispaient. Je me tenais à quatre pour ne point la saisir à la gorge. L’effort que je faisais pour me contenir m’épuisait. Elle voyait cela parfaitement. Elle souriait toujours.
– Quel plaisir de m’étrangler, n’est-ce pas, ma pauvre Suzanne ?… murmura-t-elle.
Il y avait, en vérité, de la compassion dans son accent.
– Mais, répétai je d’une voix brisée, – que voulez-vous de moi ! – Voilà, me répondit-elle en cessant de sourire ; – je vous jure, Suzanne, que je suis fâchée de vous faire de la peine… il me reste un coup à porter… De ce coup dépend probablement mon mariage, car Georges est resté innocent en cessant d’être chevalier… Il croit à la vertu de sa femme… – Eh bien ! dis-je. – Eh bien ! ces petites lettres à Léon que j’avais conservées ne valent rien… j’ai mieux que cela… L’histoire de votre dernière nuit au château du Meilhan… le pavillon isolé au bout du jardin… le rendez-vous avec le prince Maxime… – Mais ce serait une infâme calomnie ! m’écriai-je. – Je ne crois pas… D’ailleurs il le faut… Songez qu’en me résistant, vous frappez Eugénie Mutel !…
La pendule marquait sept heures. Irène commença à se déshabiller.
– Je suis très-lasse, me dit-elle, je vais me mettre au lit et me reposer quelques heures. S’il vous plaît d’en faire autant, je puis vous donner l’hospitalité. Si vous avez quelque chose à faire au dehors, je vous laisse entièrement libre. Faites en sorte seulement de rentrer chez vous dans la journée : vous y trouverez de mes nouvelles.
Je sortis et je pris une voiture. Vingt minutes après, j’étais à la porte de M. Philarète Pantois.
Je sonnai. – On tira un ressort comme dans les loges de concierge. J’entrai. Il n’y avait personne dans l’antichambre qui était petite, mais d’une exemplaire propreté ; personne dans la salle à manger, coquettement meublée ; personne dans le salon, mignon comme un boudoir et tout entouré de jolies femmes, – à l’huile. Au moment même où je mettais le pied dans ce riant séjour, une voix cassée sortit de la chambre voisine et demanda : – Est-ce vous, Eugène Maillet ?
Je m’approchai de la porte, et je répondis :
– C’est moi… Suzanne Lodin.
M. Philarète Pantois vint au bout de trois minutes avec une robe de chambre chinoise et un toquet brodé d’or. Il était vraiment à peindre.
– Non… n’non ! me dit-il eu entrant ; – je vous attendais presque… Je n’ai pas été longtemps à ma toilette… hein ?… Asseyez-vous donc… Vous avez remarqué ? je n’ai pas de valet de chambre en ce moment… je tire le cordon comme un concierge… Le mien… mon valet de chambre, me volait plus de trois cents francs par mois… Il entretenait une figurante de la Porte-Saint-Martin, le maraud !… Voulez-vous voir ma terrasse ? c’est très-agréable pour prendre le café le soir… Comment me trouvez-vous logé ? Bon air, vue charmante : douze cents francs, bail de six ans… Le propriétaire enrage… On lui offre cent louis sans réparations… Aimez-vous les tableaux ? J’ai un Tonins-Coquard dans la bibliothèque… connaissez-vous ?… un garçon d’avenir… très-bien au ministère…
Je cherchais le joint pour interrompre ce flux de paroles. Enfin, je dis : – J’ai passé la nuit tout entière avec madame la baronne d’Avray.
Il cessa aussitôt de parler et se rapprocha.
– Je n’ai pas de nouvelles de la jeune fille, ajoutai-je.
Il se frotta les mains tout doucement, et j’avoue que mes défiances revinrent en masse.
– Non !… n’non !… murmura-t-il, – c’est un joli travail !… Nous ne nous traînons pas dans l’ornière de l’ancienne méthode… mais nous obtenons d’assez agréables résultats… n’n’non !… Comme cela mademoiselle Marie de *** est introuvable ?… fort bien !… n’non !… fort bien ! fort bien !
On sonna. Philarète se précipita sur le cordon. Cette fois, c’était Eugène Maillet. Philarète revint à moi et poursuivit : – Notre chère Irène… n’non !… nature bien distinguée… jeune école… avait quelque chose à vous demander ? – Oui, répondis-je. – Qu’était-ce ?… Je n’y vais pas par quatre chemins, comme vous voyez…
– C’était une infamie, prononçai-je lentement.
Sa réplique vint avec une vivacité inaccoutumée : – J’espère, me dit-il en me prenant le bras, – que vous ne lui avez rien refusé ?
Les larmes me vinrent aux yeux pendant que je répondais : – Le pouvais-je !…
Il me regardait fixement.
– Tenez ! m’écriai-je, en un de ces moments où le cœur déborde contre toutes les lois de la prudence, – vous êtes une énigme pour moi… je ne vous connais pas… je ne vous comprends pas… mais quelque chose me dit que vous êtes bon… D’ailleurs, elle va mourir… Ils ont voulu l’empoisonner ! – Qui donc ! qui donc ! n’non ! sapristi !… qui donc a voulu l’empoisonner ? – La Fontanet et Testulier. – M. et madame de la Roche-Gaillon… n’non ! n’n’non… ils en sont fichtre bien capables… Mais vous disiez que vous ne l’aviez pas trouvée… – Il ne s’agit pas de Marie.
Il respira.
– Vous m’avez fait une belle peur ! murmura-t-il ; – de qui donc s’agit-il ? – D’une pauvre femme… balbutiai-je. – Non !… n’non !… interrompit-il en se frappant le front ; – vous m’avez déniché Eugénie Mutel ?
Je baissai la tête. J’étais toute tremblante.
– Eugène Maillet ! Eugène Maillet ! appela-t-il en proie à une agitation qui m’étonna.
Le garçon de bureau, valet de chambre, parut, le bras passé jusqu’au coude dans une botte.
– Laissez cela ! lui ordonna M. Pantois ; – je vais la finir… Allez où vous savez bien… à bride abattue… Vous demanderez M. Gustave Lodin…
Je me levai toute droite à ce nom. Le souffle s’arrêta dans ma poitrine. Philarète poursuivait : – Vous direz à M. Lodin que vous venez de ma part, et qu’il fasse savoir à son ami que la jeune personne en question a positivement besoin de le voir aujourd’hui même…
Eugène Maillet sortit. M. Philarète Pantois ramassa la brosse et la botte. Ainsi armé, il se rapprocha de moi. – Et, tout en brossant avec beaucoup d’art :
– Nous sommes émue, l’enfant ! Notre petit cœur bat la générale… Vous pourrez témoigner un jour que, malgré la légèreté des mœurs dont on m’accuse, jamais une parole n’est sortie de ma bouche… fi donc !… n’non ! mon Dieu ! on dirait que nous manquons d’occasions… Le Gustave est un beau cavalier… Mais, dites moi, vous avez donc eu connaissance de cette intrigue entre le prince et mademoiselle du Meilhan ? – Je vous ai déjà dit que c’était une calomnie infâme ! répliquai-je. – Vraiment ?… Allons ! ça m’est égal… Il faut vous dire, mon trésor, que je me doutais bien que notre chère Irène faisait fausse route en ce qui regarde Marie… J’ai ma piste… – Vous savez où elle est ? l’interrompis-je. – Je vous dis que, depuis deux mois, je fais un bien joli travail… n’non !… sapristi ! les Sarline et autres baiseraient la trace de nos pas… C’était diabolique, voyez-vous !… non !… n’non !… diabolique !…
Il déposa sa botte très-bien cirée, et fit le tour entier du salon en se frottant les mains. Puis, s’arrêtant devant moi, les bras croisés sur les reins : – Tout cela se passe à l’ancien hôtel du Rocray ? – J’aime mieux la voir en prison, lui répondis-je, – qu’entre les mains de ces scélérats. – Vous n’êtes pas dégoûtée ! répliqua-t-il. Puis, très-gravement : – Voulez-vous voir quelque chose d’un peu bien ?
J’étais là, debout, au milieu de la chambre, comme une pauvre malheureuse idiote. Il me regarda. Ma détresse l’impatienta.
– Mais vous ne m’avez donc pas compris, mignonnette ! s’écria-t-il ; – je vous ai dit : C’est un des plus jolis travaux qu’on ait faits depuis cent ans en administration !… Fouché n’y verrait goutte !… Rassurez-vous, mordieu !… Non… n’non !… vous n’aurez rien à faire d’ici une couple d’heures… Prenez les rues Poissonnière, Petit Carreau, Montorgueil, le Marché-des-Innocents, la rue Saint-Denis, le pont au Change… Dans vingt-huit minutes, je serai à mon bureau… Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas nous en aller bras dessus bras dessous… Le ministre m’a dit l’autre jour : Vous serez donc toujours jeune, monsieur Philarète Pantois ?… J’ai répondu : Monseigneur, les affaires en souffrent elles ?… Comment trouvez-vous le mot ?… Non !… ce n’est pas l’esprit qui nous manque… Mais me voilà en retard de trois minutes !
Il me mit vivement à la porte et ferma deux serrures de sûreté qu’il avait.
Je passai d’abord à mon ancien logement de la place du Châtelet. C’était mon chemin. Je n’avais jamais cessé d’y venir de temps en temps, car, dans les diverses places que j’avais occupées depuis mon retour à Paris, je me regardais toujours un peu comme l’oiseau sur la branche. Je changeai mon costume de soirée pour une robe noire. Le concierge de mon logement n’avait rien pour moi. Il me dit seulement qu’un jeune homme était venu la veille pour me demander. À la description qu’il me fit de ce jeune homme, je crus reconnaître Gustave. L’idée de Gustave était en moi, depuis que M. Philarète Pantois avait prononcé son nom.
M. Philarète Pantois était en train de déjeuner dans son bureau, quand on m’introduisit auprès de lui.
– Dépêchons ! me dit-il ; – non !… nous avons tout ce qu’il faut ici… une loge grillée… vous serez comme à l’Opéra !
Il avala d’une gorgée le reste de sa tasse de chocolat et m’offrit la main très-galamment pour me conduire à un petit cabinet dont la fenêtre donnait sur la cour d’entrée, et qui contenait quelques ustensiles de toilette. M. Philarète m’y avait préparé d’avance une chaise et un tabouret. Si nous avions été en hiver, je suis bien certaine qu’il aurait pensé à une chaufferette. Par l’ouverture de la porte, je pouvais tout voir et tout entendre. Eugène Maillet annonça M. de Gérin.
– Bonjour, cher !
– Bonjour, ami !
Philarète Pantois et M. Edmond de Gérin s’embrassaient de tout leur cœur.
– Et la charmante cousine ? demanda Philarète.
– Elle dit que tu deviens rare ; moi, je lui réponds : Il faut bien que jeunesse se passe !
Ils s’assirent en riant. Ils étaient cousins, je ne me doutais pas de cela. J’avoue que j’en éprouvais une surprise très-pénible et mêlée de beaucoup de crainte.
– Je vois que tu es toujours le plus gai des administrateurs, dit M. de Gérin ; – n’as-tu jamais songé à faire des vaudevilles ?
– C’est bon pour mes commis, repartit Pantois ; j’en ai un petit qui est bête comme une pintade et qui réussit cela fort joliment… Quoi de nouveau ? Nous ne sommes pas dans une position intéressante, à la maison ? – Non, répondit M. de Gérin, dont le visage se rembrunit ; – ma femme m’inquiète, elle est triste… elle change… – Cela passera… elle n’a aucun motif sérieux de se chagriner.
M. de Gérin avait la main droite sur le bureau et jouait avec un couteau à papier.
– La crise ministérielle est finie, reprit-il après un silence.
Je voyais en plein la figure de Philarète. Il cligna de l’œil tout doucement et demanda d’un ton d’indifférence : – Qui avons-nous ? – Un replâtrage, répondit M. de Gérin. – À l’intérieur ? – M. le comte D***. – Alors je suis bien en baisse… Et à la justice ?
– Notre illustre ami ***, qui était destitué hier de ses fonctions de président, et qui est aujourd’hui Garde-des-Sceaux.
Je regardais avec attention Philarète, comprenant vaguement que ce remue-ménage politique pouvait influer sur la destinée de ceux que j’aimais. Il hocha la tête en souriant.
– Peste !… peste !… dit-il, vous voilà tout-puissant, cousin. – J’en ai peur, cousin, répliqua M. de Gérin, qui lui donna un petit coup de couteau sur les doigts.
Ses familiarités me semblaient de mauvais aloi.
– Pendant que j’y pense, dit-il tout à coup négligemment, qu’est-ce donc que ces deux mandats d’amener pris en mon absence contre deux rentiers du quartier Saint-Victor… le mari et la femme ?… – Le nom ? fit M. Pantois. – M. et madame Morin. – Connais pas.
Il y eut un silence.
– Cousin, reprit le jeune magistrat, vous devez avoir de belles économies, vous ? – Est-ce que vous voulez me marier, cousin ? – Un papillon comme vous ! fi donc ! ce serait un meurtre que de vous couper les ailes !… Mais vous savez, les administrations… Je voulais dire : vous n’attendez pas après votre retraite ?… – Nous sommes amovibles comme le parquet, c’est vrai, cousin… vous êtes loin de la vôtre, vous ? – Cousin, c’est de vous que je parle ! dit M. de Gérin avec un commencement de sécheresse. – Allons-nous jouer franc jeu une fois en notre vie, cousin ? repartit Philarète, qui assura ses lunettes d’or sur son nez d’un petit coup plein de gaillardise. – Si cela vous plaît, cousin. – Non… non… voilà longtemps que j’ai envie de me donner ce plaisir… Vous êtes le fils d’un homme respectable que j’aimais et que la magistrature regrette… – Il ne s’agit pas de mon père… – Cousin, vous ne lui ressemblez pas !
Je ne saurais dire avec quelle simplicité frappante ces paroles furent prononcées. Ce diable de petit Philarète était comme ces ragoûts campagnards qu’il ne faut pas juger sur la mine. Le rouge monta aux joues bilieuses du jeune magistrat.
– Ceci pourrait passer pour une insulte, monsieur, dit-il. – Nous ne sommes pas des gens d’épée, cousin, répliqua Philarète ; – ce mot insulte est un lâche éteignoir qu’on met sur la discussion… entre nous il n’a pas de sens… – Entre gens d’honneur… – Non… n’non… je ne suis pas un homme d’honneur, si vous l’êtes… en quoi que ce soit au monde, nous ne pouvons faire la paire, cousin ; vous ne finirez pas bien ! – Vous aggravez votre offense ! s’écria M. de Gérin. – Pourquoi ? continua paisiblement mon gros petit Pantois, qui avait un flegme superbe, – parce que vous avez mal commencé… Non… n’non… très-mal !
M. de Gérin était sans doute un homme brave. Il se leva et dit : – Vous me rendrez raison…
Philarète se leva comme lui.
– Vous étiez pourtant venu pour quelque chose, dit-il.
Au moment où M. de Gérin se levait, Philarète lui mit la main sur l’épaule.
– L’enfant de votre femme n’est pas mort ! lui dit-il tout doucement.
Edmond de Gérin se retourna comme si on lui eût donné un coup de poignard dans le dos. Ils se toisèrent un instant de l’œil.
– Vous avez eu tort de ne pas vous récuser, reprit Philarète d’un ton lent et ferme, dans l’affaire de la sage femme Eugénie Mutel.
Le sang vint aux yeux de Gérin, qui leva la main. Philarète lui saisit le poignet. Gérin poussa un cri.
– Des menaces à présent, fit-il.
On frappa à la porte.
– Entrez, dit Philarète, qui profita de cela pour ramener M. de Gérin à son siège.
C’était Eugène Maillet qui apportait un de ces larges plis qui, dans les ministères, servent de couverture à toutes sortes de bagatelles. Philarète ouvrit le pli, qui contenait un carré très-long ou plutôt une large bande de papier mal imprimé. Sa figure devint tout à coup radieuse. Il remit le papier dans l’enveloppe, et sur l’enveloppe une figurine de bronze qui lui servait à fixer les feuilles volantes.
– Edmond, dit-il d’un ton qui avait perdu toute intention d’acrimonie, – vous êtes un membre très-distingué de la jeune magistrature. Je ne crois pas occuper une place infime dans la jeune administration… J’étais l’ami intime de votre père, bien qu’il fût beaucoup plus âgé que moi… Je vous ai sincèrement aimé… au moment même où je vous parle, je ne sais rien que je ne fasse pour vous sauver, sans forfaire toutefois à ma conscience. – Me sauver ! répéta M. de Gérin, vous êtes fou…
Philarète regarda du coin de l’œil le pli ministériel qui était sous la figurine.
– C’est moi qui venais pour vous sauver ! reprit le jeune magistrat, – vos liaisons avec les ennemis du pouvoir ne m’ont pas fait oublier que mon père vous aimait. – Laissons le pouvoir, s’il vous plaît, dit péremptoirement Philarète ; nous avons promis de parler franc… J’ai manqué à mon devoir envers le gouvernement une seule fois en ma vie… Voulez-vous que je vous dise à quelle occasion ?… le voulez-vous ? – Que m’importe !… fit M. de Gérin. – Vous allez voir si cela vous importe, repartit Philarète ; il y avait un jeune homme que je surveillais, non point à cause des obligations de ma charge, mais parce que j’avais dit à son père mourant : « J’aurai soin de lui. »
Edmond de Gérin haussa les épaules ; mais il était évident pour moi qu’il devenait plus attentif. M. Pantois continua, non sans quelque émotion :
– Ce jeune homme appartenait à une vieille et noble famille de robe, une de ces familles qui ne savent pas ce que c’est qu’une tache… Ce jeune homme était intelligent et bon. Il avait fait de fortes études. On lui fit dans le barreau, lors de ses débuts, l’accueil réservé aux prédestinés. C’était une large carrière qui s’ouvrait devant lui. Il n’avait pas de fortune, il était orgueilleux. La misère et l’orgueil font le joueur. Il jouait. Le jeu n’a qu’une route : elle conduit à l’abîme. Les joueurs heureux sont rarement des joueurs loyaux. Le jeune homme était encore honnête. Il n’eut pas de bonheur. Il se réveilla un matin sans ressources et chargé de ces dettes obscènes que l’argot du monde appelle dettes à l’honneur. Il songea à se tuer ; – mais il venait de conquérir son premier grade judiciaire. Il hésita. Pendant qu’il hésitait, la tentation se glissa dans son humble demeure. Voulez-vous que je dise le nom de la tentation ? Elle avait trois noms : Peyrusse, Agost, Rondel…
– Extravagances et mensonges, murmura M. de Gérin.
Il était extrêmement pâle, mais il me parut en ce moment garder tout son sang-froid.
– Vous vous reconnaissez donc, mon cousin ? dit Philarète avec un amer sourire ; c’était le soir, et je ne sais quel vicomte de Musard devait vous faire un affront le lendemain matin, si vous ne pouviez lui payer votre dette… dix mille francs. N’était-ce pas dix mille francs ?
– C’était dix mille francs, répliqua Edmond de Gérin ; – je les ai empruntés et rendus.
– C’était donc dix mille francs… Dans l’après-dîner de ce jour, quelque chose d’étrange s’était passé au parquet du procureur du roi, dont vous étiez le substitut… Une femme était venue, la nommée Elisa, mariée légitimement au docteur Peyrusse.
– Jamais je n’ai vu cette femme avant le jour de sa mort ! interrompit M. de Gérin avec violence.
– Mon cousin, répondit tranquillement Philarète, vos souvenirs vous servent mal.
En même temps, il tira de son portefeuille un papier et ajouta :
– Voici le brouillon !… la minute des notes que vous aviez prises pour faire votre rapport à qui de droit.
Edmond de Gérin bondit pour s’emparer du papier. Une seconde fois, M. Pantois lui serra le poignet. Edmond retomba sur son siège.
– C’est un faux, murmura-t-il.
M. Pantois sourit à son tour, mais il y avait de la compassion dans son dédain.
– Il résulte de ce brouillon, continua-t-il, que la déclaration de la nommée Elisa portait en substance que son mari avait tenté plusieurs fois de la faire assassiner.
– Une folle, murmura M. de Gérin entre ses dents serrées convulsivement.
– C’est que, dit Philarète, l’histoire est assez longue ; je vous serai reconnaissant de ne plus m’interrompre. – Je vous ferai seulement remarquer ceci, cousin, c’est que ce papier n’est plus un faux, mais la déclaration d’une folle… nous gagnons du terrain… J’arrive à la partie de la déclaration qui, pour des circonstances à moi connues, me paraît la plus importante… Elisa, interrogée sur les premiers motifs de mésintelligence entre elle et son mari, dépose, selon vos notes : qu’elle a pris dégoût et frayeur du sieur Peyrusse, par suite de scènes nocturnes que vous expliquez sommairement, mais dont je sais le détail… des hallucinations, des rêves, des terreurs de fiévreux ou de criminel… des visions pleines de sang… une femme pâle, toujours la même, assise comme un remords à son chevet !…
M. de Gérin ricana. – Et que comptez-vous faire de cette belle légende ? demanda-t-il.
– Vous me donnerez un conseil, mon cousin, quand il en sera temps.
– Moi ?… je vous engage à relire la fable du pot de terre et du pot de fer, mon pauvre cousin, voilà tout.
– Dans La Fontaine ? dit Philarète ; elle n’est pas finie… je sais la fin : c’est un héritier d’Ésope qui me l’a contée… Le pot de terre fut cassé, c’est l’exacte vérité… Mais sa fêlure fit au pot de fer une toute petite écorchure dans laquelle la rouille se mit… la rouille perça son trou comme toujours… l’eau entra, le pot de fer coula…
– C’est possible, mais au bout de combien d’années ?
– Comptons ! repartit M. Pantois : voici quatorze mois à peu près que le pot de fer Peyrusse a brisé Elisa, sa femme, le pot de terre.
– Eh ! s’écria M. de Gérin, le pot de terre, c’est vous !
– Soit, mais je nage encore… Moi, je vous parle de la besogne déjà faite… des pots véritablement cassés… Il y en a deux : Elisa et cette femme pâle qui vient s’asseoir au chevet du lit de Peyrusse-Barbe-Bleue… Deux écorchures… la rouille y est… dans l’une depuis quatorze mois, dans l’autre depuis treize années… C’est un chiffre que n’aiment pas les gens superstitieux, vous savez, monsieur de Gérin ?
– Je ne suis pas superstitieux, dit le jeune magistrat.
– Vous le deviendrez peut-être après ce temps-ci… C’était très-bizarre, cette déclaration de la femme Elisa : d’autant plus bizarre qu’elle associait Agost et Rondel aux extravagantes terreurs de son mari… Je vois ici une mention qui témoigne de votre précoce sagesse ; vous avez écrit en marge : Approfondir cela… Je m’en suis chargé, voyant que vous vous arrêtiez en route… J’ai approfondi cela, et un autre jour, quand vous voudrez, je vous conterai une histoire aussi curieuse que l’intrigue de pas un roman à succès… Aujourd’hui, nous n’avons pas le temps… Je constate seulement que ce soir dont je parle vous teniez un peu entre vos mains, vous tout jeune et tout ardent pour la renommée, le sort de trois hommes haut placés dans notre monde financier : MM. Peyrusse, Agost et Rondel. À cette époque, vous étiez amoureux de mademoiselle Augustine de ***, et nièce du général comte de B*** C’était une famille pauvre, quoique bien apparentée ; vous n’aviez aucun espoir du côté de la famille. Du côté de la jeune personne, vous aviez de très-positives certitudes. Voici où la honte me prend, monsieur de Gérin, la pitié aussi, car vous étiez bien jeune ! mais je suis de ceux qui placent très-haut dans leur respect les pontifes de l’ordre social. Ce qui est faute pour un particulier devient crime pour quiconque exerce un sacerdoce. Mais encore je suis de ceux qui distinguent entre le crime et l’infamie.
– Je hais le crime ; l’infamie me révolte.
– Taisez-vous !… je ne veux plus que vous m’interrompiez. Il y eut crime et il y eut infamie. Votre bilan à vous, le voilà : vos dettes furent payées, l’affaire d’Elisa fut enterrée, et vous cessâtes pendant quelque temps d’aller chez le général. Trois mois environ. Pendant ces trois mois, il fut question du mariage de M. Peyrusse avec mademoiselle Augustine de ***. On ignorait qu’il fût marié. Vous gardâtes le silence. Et votre père était un saint, monsieur ! Au bout de trois mois, peut-être un peu plus, le fait du mariage de M. Peyrusse fut révélé ; par qui ? Je l’ignore. Je ne vous accuse jamais qu’à coup sûr. Cinq mois après, cette jeune fille que vous avez si cruellement poursuivie, Suzanne Lodin, vint accoucher nuitamment mademoiselle Augustine de ***, qui est maintenant madame Gérin. – Il y eut tentative de meurtre sur l’enfant. Dieu me garde encore ici de vous accuser ! vous n’étiez pas là. Et l’enfant était à vous. Car ici Peyrusse fut dupe. Et la dot de madame de Gérin, qu’il a faite, n’a pas même été loyalement gagnée.
– Assez ! prononça tout bas M. de Gérin.
M. Pantois s’arrêta aussitôt. – Vous n’avez failli qu’une fois, dit-il ; je parle suivant ma conscience. Dans tout le reste de votre vie judiciaire, que je connais pour l’avoir attentivement surveillée, vous avez été un magistrat intègre… On ne veut pas de scandale… on se souvient de votre père… On vous offre la paix et l’oubli du passé.
– Qui m’offre cela ? – Moi. – Vous n’êtes rien… Qui m’offre cela ? – Le prince Maxime. – Le prince Maxime est en Italie. – Le prince Maxime est à Paris. – La preuve. – J’ai parlé : donc il est là… voilà si longtemps que je garde le silence. – Quelles sont ses conditions ? – Il n’en pose qu’une : donnez votre démission aujourd’hui même. – Quel besoin a-t-il de ma démission ? – L’affaire de la sage-femme Eugénie Mutel va être révisée.
Edmond de Gérin parut réfléchir. – Il n’y a dans la loi française qu’un seul cas de révision applicable à un arrêt en dernier ressort, dit-il ; c’est le cas où deux accusés sont condamnés pour le même crime. – Cela sera ainsi, répliqua Philarète. – Tant que je serai au parquet de Paris, dit M. de Gérin qui releva la tête avec effort, cela ne sera pas… et je reste !
– Voilà huit jours, reprit Philarète, j’aurais hésité en abordant cette partie de la question ; je n’avais en faveur de la femme Eugénie Mutel que la preuve morale, résultant de votre culpabilité dans l’affaire du boulevard Montparnasse. – Je me souvenais bien que lors de cette première affaire, vos complices avaient été assez puissants pour envoyer à Toulouse l’homme qu’ils craignaient par-dessus tout ! M. le procureur général D***, – mais ce n’étaient que des indices plus ou moins graves… aujourd’hui, j’ai vu le prince Maxime…
– Et la fille Suzanne Lodin !… ajouta ironiquement M. de Gérin. – Et mademoiselle Lodin ! répéta M. Pantois, avec gravité. Ma conviction est profondément faite… et s’il me fallait une preuve de plus, l’évasion de la sage-femme. – Voilà ! ricana M. de Gérin ; aux yeux de la jeune administration qui a réformé tous les abus gothiques, quand un condamné s’évade il a prouvé son innocence. – Quand un condamné s’évade, non !… mais quand ceux qui l’ont fait condamner vont le chercher au fond de sa prison. – De mieux en mieux… c’est du roman, et du plus touffu ! – Quand on retrouve le condamné dans la maison du dénonciateur, avec cette circonstance spéciale que le dénonciateur est soupçonné d’être le vrai coupable ; quand le condamné évadé est séquestré dans cette maison, à la garde de deux misérables sans foi ni loi, particulièrement connus de la police quand l’examen du condamné évadé… et malade fournit tous les symptômes caractéristiques de l’empoisonnement…
Le rire de M. de Gérin se glaça sur ses lèvres. Il ne parla point. Ce fut M. Pantois qui reprit : – Edmond, je crois que vous ne saviez pas cela… je le crois !… Il y a des limites que le fils de votre père ne peut franchir tout d’un coup… mais vous êtes sur une pente fatale où l’on glisse incessamment et malgré soi… Arrêtez-vous, Edmond, il en est temps encore ! arrêtez-vous ! sinon, je vous en préviens, vous êtes un homme mort !
Le jeune magistrat tint un instant ses yeux fixés au parquet. Quand il les releva, sa résolution était prise.
– Monsieur Pantois, dit il d’un ton qu’il voulut rendre imposant, je me rends à votre avis : nous ne sommes pas des gens d’épée… Et d’ailleurs nous avons tant d’autres armes… Vous avez essayé d’outrager un homme… un parent qui venait à vous pour vous adresser quelques représentations amicales… pour vous donner quelques avis… pour vous rendre service, en un mot. Je vous laisse maître d’apprécier le procédé et je déclare que vos insultes ne m’atteignent pas…
Philarète salua M. de Gérin aussi. Puis ce dernier continua.
– Je n’ai qu’une chose à vous dire, monsieur Pantois, c’est que mon père me voit et m’approuve… vos contorsions n’y font rien… Mon père savait en son vivant distinguer le bien du mal ; maintenant que Dieu lui a donné place parmi les justes, il n’en voit que mieux nos hésitations et nos misères… mon père est avec moi, je le sens dans ma conscience… mon père me dit : Tu as bien fait de résister à la tentation ! tu étais placé entre deux camps rivaux, tu as bien fait de juger les hommes et les choses selon la haute impartialité de ta raison… d’un côté se placent trois citoyens utiles, qui doivent leur immense fortune à leurs travaux, et que la haine jalouse poursuit sans relâche ; tu as bien fait d’être avec eux !… De l’autre côté, que vois-je ? un prince doué par la nature de qualités brillantes, mais qui s’est laissé choir dans l’abîme de tous les égarements. Un prince qui s’est mis récemment à la tête d’une vile populace pour porter le trouble dans une contrée amie, et derrière lui deux femmes… la première condamnée pour assassinat, la seconde deux fois accusée, et qui n’a dû son salut qu’à la clémence des magistrats instructeurs… Et soyez tranquille, monsieur Pantois, s’interrompit ici M. de Gérin : mademoiselle Suzanne, votre amie, nous retombera sous la main quelque jour ; elle est de celles qui ne disent jamais à la cour d’assises un adieu définitif… Si jamais je me retrouve face à face avec elle…
– Ce sera tant pis pour vous, cousin, acheva Philarète. Celle-là ira plus loin que vous et moi ; mais arrivons, je vous prie, à votre péroraison !
– Ma péroraison, dit M. de Gérin en se levant, est que j’écoute la voix de mon vénéré père plutôt que celle d’un homme engagé dans une route funeste… Je suis insensible à vos séductions comme à vos outrages… Je me cramponne au poste que Dieu m’a donné avec d’autant plus d’énergie qu’il y a plus de bien à faire et plus de dangers à courir.
– C’est votre dernier mot, cousin ? – C’est mon dernier mot. Philarète ouvrit froidement le pli ministériel qu’Eugène Maillet venait d’apporter. Il en retira pour la seconde fois cette bande mal imprimée.
– Cousin ! dit-il, voici une carte de visite que le prince Maxime me charge de vous remettre… vous ne douterez plus de sa présence à Paris.
M. de Gérin tressaillit à la vue du papier. – Une épreuve du Moniteur ! murmura-t-il. Il la parcourut d’un rapide coup d’œil. – M. D***, nommé procureur général à Paris !
– Allez toujours, vous trouverez votre nom.
– Appelé à d’autres fonctions ! lut-il encore, une disgrâce !… moi !…
Il restait calme cependant. Je vis une expression d’inquiétude sur le visage de Philarète. M. de Gérin lui rendit son papier en disant : – Vous triomphez !
Mais il souriait en disant cela. Philarète fronça le sourcil. Il dit à M. de Gérin qui passait la porte : – Je puis redoubler… Ceci n’est que le salut des armes ; je vous donne trois jours pour réfléchir !
– Merci, monsieur Pantois, répondit Edmond de Gérin, vous aurez ma réponse avant cela.
Il referma la porte. Philarète se gratta le front. Il avait l’air véritablement effrayé. Il fut plus d’une minute à traverser la chambre pour arriver jusqu’à mon cabinet. Dès qu’il eut ouvert la porte, il me demanda : – Avez-vous entendu ce qui s’est dit ici ?
– J’ai tout entendu, répondis-je, et tout vu.
Les grandeurs de mon petit Pantois subissaient une éclipse. Il n’avait pas la mine d’un héros. Il se grattait l’oreille le plus bourgeoisement du monde, et son tic allait avec fureur.
– Je suis vif !… murmura-t-il, trop vif !… la jeunesse… un reste de jeunesse, se reprit-il en me regardant du coin de l’œil, c’était pourtant un bien joli travail !
– Mais tout n’est pas perdu, dis-je.
Il se mit à arpenter la chambre à pas aussi longs que la brièveté de ses jambes pouvait le permettre.
– Non ! n’non… grommela-t-il, le travail était joli… nous les tenions !… Ce sont ces deux mandats d’amener qui ont donné l’éveil.
Il revint se planter devant moi et me regarda d’un air courroucé.
– Parlerez-vous ! s’écria-t-il ; – n’avez-vous aucune idée ?
Tout cela m’épouvantait. Ce trouble extraordinaire, chez un homme qui naguère montrait tant de courage, devait annoncer quelque grand malheur. Il reprit l’épreuve du Moniteur et la relut attentivement. Je l’entendis qui murmurait : – C’est une première…
Ce mot n’avait pour moi aucun sens.
– Ah çà ! dit-il brusquement en marchant sur moi, votre prince Maxime compte-t-il nous mener longtemps comme s’il était le Grand-Turc caché au fond de son sérail ? Il faut au moins se voir, sapristi !… non !… se consulter… Je donnerais trois francs pour savoir quelle scélérate de bombe cet Edmond va nous lancer dans les jambes… Eugène Maillet !
Le garçon de bureau entra, devançant cet appel. Il avait à la main un pli de la même carrure que le premier. Philarète le décacheta avec une fiévreuse avidité !
– Voilà la riposte ! dit-il ; – avez-vous remarqué ?… Je lui ai donné trois jours… C’est très-adroit… s’il tombe dans le panneau… car aujourd’hui même tout sera dit !
Ses mains tremblaient pendant qu’il dépliait le papier inclus dans l’enveloppe. Il y jeta un coup d’œil, le froissa convulsivement et frappa sa cuisse de son poing fermé. – Ah ! le coquin ! s’écria-t-il ; c’est une seconde !
L’enveloppe contenait une lettre plus une bande de papier mal imprimé en tout semblable à celle dont j’ai parlé plusieurs fois. Philarète se laissa choir sur son fauteuil et me tendit la lettre. Elle était ainsi conçue :
« J’ai l’honneur de faire parvenir, à M. Pantois, ma carte, en réponse à celle qu’il a bien voulu me remettre de la part du prince Maxime. Ma carte est aussi une épreuve du Moniteur. Je prie M. Pantois de vouloir bien remarquer que c’est une seconde, et qu’elle porte le bon à tirer.
« Son serviteur,
« EDMOND DE GÉRIN. »
– Révoqué ! dit Philarète, qui avait les larmes aux yeux : c’était un si joli travail !
– Mais qui vous a révoqué ? demandai-je. – Le ministre, parbleu ! – Quel ministre ? celui qui a disgracié M. de Gérin ? – Eh non ! c’était le ministre de ce matin, celui-là !… le bonhomme intérim ! – Qu’est-il devenu ? – Qu’est devenu l’an 40, le premier janvier dernier ?… la première épreuve datait de l’intérim ; la seconde annonce que le ministre Z*** est né… que le diable l’emporte ! – Et le bon à tirer ? – Le bon à tirer m’apprend que ma cascade est parfaitement consommée !…
Il sauta tout à coup sur ses pieds.
– Je n’en aurai pas le démenti ! s’écria-t-il en secouant les parfums qui chargeaient sa perruque gris-perle ; – ils m’ont coupé en deux ! Eh bien ! non ! n’non !… Je vais mettre mon tronc dans un baril à son, comme l’immortel Ducouédic… et je vais les couler bas, mille sabords !…
Il tira sa montre ; sa physionomie devint grave.
– Écoutez, Suzanne ! poursuivit-il d’un ton bref et déterminé ; voici l’heure… Vous allez voir le prince… Dites-lui ce que vous avez vu… dites-lui tout… dites-lui surtout que je suis prêt… et que, s’il ne sonne pas la charge, je suis capable de mourir enragé !
Trois heures sonnaient à la chancellerie de France. Je descendis de voiture au pied de la colonne Vendôme. J’étais bien pâle et bien tremblante. Je venais de reconnaître Gustave qui m’attendait. Hélas ! ce n’était point pour parler d’amour ! Il vint à moi, me salua et m’offrit son bras respectueusement. Nous montâmes dans une autre voiture à l’angle des rues Castiglione et Saint Honoré. Pendant dix minutes que dura notre trajet, Gustave demeura silencieux. Je n’osais parler. Et pourtant je trouvais bien étrange qu’il ne parlât point. Notre voiture s’arrêta devant un grand hôtel garni de la rue du Bac.
– Le prince n’est donc pas chez lui ? demandai-je. – Non, me répondit Gustave.
Puis il tourna sur moi un regard si triste que j’en eus les larmes aux yeux. – Suzanne ! me dit-il au moment de descendre, je vous aimerai toujours.
– Oh ! balbutiai-je, merci ! moi il me semble que la mort ne pourrait pas m’empêcher de t’aimer.
Il y avait sous la porte cochère un valet de Maxime que je reconnus. Il ne portait pas de livrée. Il dit à Gustave : – Monseigneur vient de monter.
– Qui appelle-t-on, monseigneur ? demandai-je, car tout ce mystère venait au travers de l’émotion que me causait la vue de Gustave. – M. de Champmas d’Aragon, me dit-il, archevêque de ***.
Il passa devant. Je ne l’avais pas encore bien regardé. Il était tout habillé de noir et sa démarche me semblait pénible. Avait-il souffert encore plus que moi ? Dans la rue du Bac, sous la porte cochère et dans la cour, il y avait un épais lit de paille. Partout des tapis étendus rendaient silencieux les escaliers de l’hôtel. Les domestiques allaient et venaient avec précaution ; vous eussiez dit que tout ce monde était muet.
– Suzanne, me dit Gustave en arrivant au premier étage, – vous allez voir quelque chose de douloureux et de grand. C’est un cœur d’or qui va s’éteindre.
Mon souffle s’arrêta dans ma poitrine. Je devinais tout de suite qu’il s’agissait de Maxime. J’avais appris à le respecter et à l’aimer, continua Gustave ; je lui appartenais. Gustave avait les yeux humides. Il me fit traverser trois pièces où régnait un profond silence, puis m’introduisit dans une chambre à coucher haute et large, où les rideaux fermés ne laissaient entrer qu’un jour triste et plein d’ombre. Mon regard chercha tout d’abord le lit. Mais le prince Maxime mourait debout.
Je vis d’abord deux hommes que je reconnus pour être des médecins : deux hauts barons de la science. Puis un jeune prêtre à l’air modeste et recueilli. Puis monseigneur de Champmas avec sa soutane violette.
Monseigneur me cachait encore Maxime. Maxime parlait ; il disait :
– Mon oncle, – mon père, c’est ma confession terrestre que je veux vous faire… je meurs comme j’ai vécu, dans la paix de ma conscience… Mais cette dernière lueur qui vient, dit-on, éclairer l’intelligence des mourants, m’est refusée… autant je vois clairement l’autre vie et l’essence même de Dieu, mon créateur, autant je reste aveugle en face des questions qui agitent ce monde… L’amour ardent, le dévoûment sans bornes que j’avais pour le roi aux jours de ma jeunesse, je l’ai reporté sur le peuple… Je n’ai pas mal fait, puisque je n’ai pas de remords… Ai-je bien fait ?… Je ne sais, car je n’ai point de joie… Une seule chose me contente, mon père, c’est que j’ai toujours été prêt à donner ma vie pour ce que j’ai cru être le bon droit.
Quand Maxime eut fini de parler, je l’écoutais encore. Sa voix avait encore de la force : elle avait surtout un retentissement sourd et creux qui répondait dans l’âme. C’est par là seulement que je sentais l’agonie de Maxime, car je ne l’avais pas encore vu. Monseigneur de Champmas d’Aragon était penché sur lui. Je le vis appeler les deux médecins, qui s’élancèrent en même temps. Le jeune prêtre se mit en prières.
Maxime dit si bas que j’eus peine à l’entendre :
– Suzanne est là, je le sens ; je veux la voir ; qu’on nous laisse seuls !
Tout le monde sortit. Il était assis dans un grand fauteuil et enveloppé de son manteau de voyage. Maintenant que je le voyais face à face, les vagues espoirs auxquels je m’étais jusqu’alors cramponnée s’évanouissaient. Il n’y avait pas à s’y tromper, Maxime allait mourir. Mais comment dire cela ? Je ne sais si le voile de larmes qui couvrait mes yeux me le montrait au travers d’un prestige, il n’était point changé, il avait toute sa beauté si fière et si jeune, si douce et si mâle à la fois ! Cette maigreur des derniers jours n’était point sur son visage. – Ses yeux avaient seulement un éclat pénible et son front des tons métalliques. Ses beaux cheveux tombaient toujours en boucles moelleuses et abondantes. Sa barbe, que le rasoir n’avait pas touchée depuis six mois, faisait à sa pâleur un cadre d’ébène. Je ne saurais exprimer où était la mort dans cet ensemble si vivant et si charmant. Mais la mort y était.
Il me sourit. Oh ! c’est dans le sourire qu’on la voit le mieux, cette mort cruelle et patiente qui suit, sans la presser, la marche lente des maladies de langueur ! Un sanglot souleva ma poitrine.
– Vous voyez pourquoi je me cache, Suzanne, me dit-il.
Sa main sortit de son manteau pour appeler la mienne.
– Les idées changent, dit il, quand on voit de si près le néant des choses de ce monde… J’affirme que je n’ai nul désir de venger ma mort sur les trois hommes qui ont armé le bras de mon assassin… Il y a plus, l’idée de venger cet autre assassinat, commis sur la personne de ma pauvre compagne, Marie Caroline Renaud, n’est plus en moi… C’est folie d’usurper la tâche de la justice divine… Mais j’avais autre chose à faire… ma pauvre petite Marie… – Je serai sa mère ! m’écriai-je. – Ce n’est pas le cœur qui vous manque, Suzanne, reprit-il en baissant les yeux et la voix. – C’est la force, n’est-ce pas ? Hélas ! je le sais bien ! – Et Zoé, reprit Maxime, – et cette famille si profondément attaquée, les parents de ma pauvre bonne mère, les du Meilhan ?… Et cette malheureuse femme qui avait mis son espoir en moi, madame Mutel ?… Suzanne ! Suzanne ! voilà ce qui emplit mes derniers jours d’amertume et de regrets !
Il resta un instant la tête appuyée sur ses mains, puis il me dit : – Vous venez à moi de la part du plus honnête homme que j’aie rencontré en ma vie… Vous devez avoir quelque message : je suis prêt à vous écouter.
Je commençai par la fin : je lui appris tout de suite la révocation de M. Pantois.
– Il n’aura rien à regretter, m’interrompit-il ; – j’ai songé à lui… Mais a-t-il donc fait quelque imprudence pour avoir provoqué cette destitution ?
Je lui racontai alors tout ce que j’avais vu, tout ce que j’avais entendu à la Préfecture. Je ne lui cachai rien non plus de ce qui s’était passé la nuit précédente entre madame la baronne d’Avray et moi.
Il m’écouta très-attentivement. Puis après s’être recueilli un instant, il me dit avec une inexprimable tristesse : – Tout n’est pas perdu. – Marie est en sûreté, puisque ces Morin sont sous la main de la justice… Je voudrais bien la voir avant de mourir… Cette femme Fontanet et Testulier, son complice, sont hors d’état de nuire… Je m’en fie à M. Pantois ! À l’heure où nous sommes, Eugénie Mutel doit être chez lui… Ma sœur, madame de Champmas-d’Argail, est un cœur d’élite, elle vous doit tout, elle sera reconnaissante… – C’est aujourd’hui, repris-je, que le sort de Zoé doit être décidé ! – C’est aujourd’hui que sera décidé notre sort à tous ! me répondit-il dans un éclair d’énergie ; – n’abandonnez pas les du Meilhan, Suzanne !… La marquise vous a servi de mère, souvenez-vous de cela… Votre poste est à l’hôtel du Meilhan. – J’y serai dans une heure, répondis-je. – Vous êtes brave, Suzanne, – vous êtes bonne ; vous avez de la finesse et du sang-froid… combattez !… servez-vous de mon nom.
Au lieu de poursuivre, il se couvrit tout à coup le visage de ses mains. Son courage s’affaiblissait sous le poids de sa propre impuissance. Je vis une larme dans ses yeux agrandis et tout ardents de fièvre. Puis il me prit la main et m’attira contre lui.
– À l’hôtel du Meilhan, Suzanne, me dit-il. Je crois que je ne mourrai que demain.
* * * * * * * * * *
Ce pauvre hôtel du Meilhan ne se ressemblait plus guère à lui-même. Au commencement de cette année 1841, quand la bonne maman marquise me donna l’hospitalité, c’était une maison vivante, sinon bien gaie, et pourvue surtout de cette abondance un peu désordonnée qu’on voit chez les gens qui ne comptent point. Maman marquise n’avait jamais su compter. Tonton marquis ne pouvait absolument pas la suppléer à cet égard. Il était économe comme la cigale. Quant aux deux demoiselles du Meilhan, elles ne s’occupaient pas du tout du ménage. Restait Gaston, qu’une sorte de folie furieuse avait pris depuis son aventure de Fontainebleau. Gaston jetait son argent et celui de la famille par les fenêtres. Il s’était mis entre les mains de ces coquins, mâles et femelles, qui sont comme les loups de notre forêt parisienne : viveurs, usuriers, filles de carton. Il était à la mode parmi les comtesses pour rire de la rue Saint-Georges et parmi la belle jeunesse de la Maison d’Or. C’était un lion. Pauvre enfant ! Il en avait eu pour quelques mois à résoudre ce facile problème de la ruine. Quand vint la succession du comte Henri qui mourut cette année en exil, comme son frère, le marquis Théodore, il y avait un gouffre ouvert, la succession tomba dedans sans le pouvoir combler. Georges du Roncier fut longtemps avant de connaître la conduite de son futur cousin par alliance. Quand il la connut, enfin, il était trop tard. Tout était dévoré. Maman marquise n’avait pas hésité un seul instant à répondre pour son petit-fils chéri. Tonton marquis avait fait de même bravement, quoi qu’il n’eût rien au monde. On avait signé, on avait vendu. Il n’y avait plus ni terres, ni forêts, ni moulins, – et le bien de mesdemoiselles du Meilhan s’en était allé avec tout le reste.
Les du Meilhan n’avaient conservé qu’un ami, c’était le vieux commandeur de la Brousse, surnommé Rose-sans-Épines. Il se trouvait que ce pauvre bonhomme était un honnête cœur et un dévouement solide. Les du Meilhan n’avaient conservé qu’un serviteur. Je n’ai pas besoin de nommer Antoine Mutel, l’ancien cocher des jours prospères. Tous les autres domestiques s’en étaient allés un à un, créanciers, pour la plupart ; il faut bien le dire, car le désordre ôte toute dignité à la chute. En quittant la maison, ils avaient parlé. Dans le quartier, les du Meilhan n’auraient pas trouvé un pain de quatre livres à crédit. On savait leur détresse. J’allais dire qu’on l’exagérait, mais cela n’était pas possible. Chez eux la décadence était complète. Seulement ils ne le savaient pas encore eux-mêmes. Il n’y avait qu’Antoine et Rose-sans-Épines pour connaître la mesure exacte de cette misère dont le niveau montait, montait toujours. Rose-sans-Épines était le complice d’Antoine dans cette œuvre de muette charité. Ils avaient tout donné sans rien dire. Le commandeur avait vendu ses petits bijoux. Antoine était au bout de ses économies. Cela durait depuis un mois. La vie n’était pas abondante à l’hôtel, mais rien ne manquait. Maman marquise avait encore sa poularde à découper et tonton marquis son petit plat de sucreries. Je n’étonnerai personne, parmi ceux qui connaissent la vie, quand je dirai que tonton marquis et maman marquise ne se doutaient point de cela. Ils vivaient. – Ils se laissaient vivre.
Voilà donc Antoine et Rose-sans-Épines, l’après midi de ce jour, en face d’une réception, sans le premier sou pour subvenir aux dépenses de la soirée. Notre bon Antoine commença par désespérer. De rien on ne peut rien faire. Or, il fallait au moins un louis pour éclairer maigrement l’escalier, le vestibule et le grand salon. L’éclairage obtenu, Antoine se sentait à l’aise. Il comptait bien faire lui tout seul l’office de quatre ou cinq valets qu’il faut dans une antichambre. C’était la moindre des choses. Mais l’éclairage ! Il s’en alla compter sa peine à son complice, qui était dans la cour en train de parlementer avec le facteur de la poste pour deux lettres non affranchies. Antoine paya le facteur. Il ne s’agissait pas de s’arrêter à des bagatelles. Il y a des jours où la foudre éclate plus d’une fois. Depuis quelque temps, on décachetait les lettres de maman marquise pour lui épargner les mauvaises humeurs de ses créanciers. On brûlait celles qui lui auraient fait de la peine. Et Dieu sait qu’on avait de quoi allumer ainsi le petit feu de la cuisine ! Rose-sans-Épines ouvrit la première lettre qui était adressée à madame la marquise du Meilhan.
– Si c’était seulement un peu d’argent ? dit Antoine. Et il écouta. C’était, en effet, de l’argent que demandait le propriétaire.
Quand j’arrivai à l’hôtel du Meilhan, vers quatre heures et demie du soir, je trouvai Antoine dans son grand coup de feu. Il surveillait la cuisson d’une volaille qu’il s’était procurée par son industrie, il épluchait des petits pois et guettait du coin de l’œil la crème au café de tonton marquis. Dès qu’il me vit, il courut à moi en poussant un cri de joie.
– Jésus Dieu, me dit-il. – Est-ce bien vous, mademoiselle Suzanne ?… Vous allez m’éviter de monter pour prendre de l’argent là-haut !… Il me faut du sucre, de la vanille… Attendez donc ! et une bouteille de vin, vieux médoc, pour ne point descendre à la cave… et encore…
Je l’interrompis pour lui dire ; – Vous ne m’embrassez donc pas, père Antoine. Il m’embrassa. Puis sa tête se courba sur sa poitrine. Puis, se redressant gaillardement tout à coup :
– Eh bien ! quoi ! s’écria-t-il, – on peut vous dire ça à vous… ce n’est pas pour m’éviter de monter, ni pour m’éviter de descendre… Il n’y a plus d’argent là-haut… il n’y a plus de vin en bas…
Je lui mis précipitamment ma bourse dans la main. Il acheva les larmes aux yeux : – Et c’est Dieu qui vous le rendra, mademoiselle Suzanne !
On dîna. Maman marquise se montra enchantée de me revoir et m’invita à assister au fameux conseil de famille qui devait avoir lieu le soir. Cette réunion avait pour objet de décider si le mariage civil de Zoé et de Georges du Roncier aurait suite. Tous les amis, tous les alliés des deux maisons étaient conviés. Pidoux devait parler pour les du Meilhan. Après le dîner, tonton marquis me pria de faire salon avec le commandeur de la Brousse en attendant l’heure solennelle de l’arrivée de la famille. Il y avait déjà du monde d’arrivé : c’étaient quelques petits parents éloignés, demeurant dans le quartier. Ils ne savaient rien et pensaient qu’on allait tout uniment signer le contrat.
Les arrangements pris par Antoine étaient parfaits. Tous les sièges de la maison étaient là. Le lustre, qui appartenait au propriétaire, resplendissait de bougies. Rien n’était ménagé. Il eût fallu l’œil perçant de la haine pour deviner le dénûment sous le luxe apparent de l’heure présente.
À huit heures, un des principaux personnages de la réunion fit son entrée. Ce n’était rien moins que M. J.-B. Lemonnier jeune, chef de la maison J.-B. Lemonnier jeune, veuve Lemonnier, Tourgoing et compagnie, bonneterie en gros, tricots, flanelles, lainages, molleton, etc.
Il ne me déplaisait pas, ce M. J.-B. Lemonnier jeune. Sa mise était décente, après tout, et le salut qu’il adressa à la ronde prouvait une bonne habitude de politesse.
Rose-sans-Épines, avec une courtoisie grave, plaça la famille Lemonnier au premier rang. Madame Lemonnier jeune lui dit : – Quand on est dans le commerce, on s’habitue à l’exactitude.
Presque tout de suite après les Lemonnier jeunes, arrivèrent M. le comte et madame la comtesse de Champmas-d’Argail. Florence était toujours belle, mais sa physionomie exprimait une tristesse découragée. Son mari était de ces gens qui ne changent point. Il me sembla que je l’avais vu la veille : un mince fagot d’ossements dans un ample habit noir. Comme joli teint d’ivoire antique, il n’avait ni perdu ni gagné. Florence me serra la main et m’adressa quelques paroles affectueuses. Son regard me disait combien elle eût voulu m’interroger. Mais j’avoue que je ne comprenais point la profonde tristesse qu’il exprimait en se tournant vers moi. On eût dit qu’elle me plaignait. Ce bizarre rayon qui sortait des prunelles larges et demi-fermées du spectre diplomate fut dardé sur moi. M. le comte de Champmas-d’Argail me reconnut. Ses lèvres minces et pâles se prirent à remuer. Sa voix de cigale vint jusqu’à mon oreille.
– Pourquoi n’avons-nous pas eu le plaisir de revoir mademoiselle à nos petites réunions ? demanda-il à sa femme. – Mademoiselle a passé l’hiver à Naples, répondit Florence.
M. le comte sourit avec tout plein de bienveillance et prit place auprès des sièges réservés pour la famille du Meilhan.
L’entrée continuait ; Antoine se tenait maintenant à la porte et annonçait : – M. Lemonnier-Duroncier ! cria-t-il.
M. Lemonnier-Duroncier était l’oncle de Georges. Je le considérai avec beaucoup de curiosité. M. Lemonnier-Duroncier appartenait par sa fortune et aussi par ses relations à la haute aristocratie d’argent. Il était décrassé parfaitement. Il se présentait bien ; il possédait du calme, de l’aplomb, de l’importance. Sa figure représentait ; sa tête avait de l’intelligence, et son regard une certaine franchise qui aide à faire des affaires. Il vint droit au commandeur, qu’il salua le plus convenablement du monde.
– Est-ce à M. le marquis du Meilhan qui j’ai l’honneur de parler ? lui demanda-t-il.
Rose-sans-Épines s’inclina et lui indiqua la porte par où nous étions entrés.
Tonton y montrait sa face radieuse, derrière maman marquise, vêtue de couleurs tendres et agitant avec grâce son éventail.
Zoé et Lily, toutes deux en noir, venaient derrière tonton marquis. M. Lemonnier-Duroncier les regarda l’une après l’autre. Il alla saluer fort respectueusement la marquise, qui lui fit une révérence insensée. Tonton marquis le lorgna, loucha son jabot et pirouetta comme une doublure de la Comédie-Française. De telle sorte que M. Lemonnier eut tout de suite le beau rôle. Rose-sans-Épines sentait cela. Il avait un peu de bon sens. – Pauvres amis ! murmura-t-il derrière moi ; – pauvres chers amis !
Tonton marquis et le diplomate à ressorts échangeaient cependant des saluts de cour.
M. Lemonnier-Duroncier conduisit maman marquise à sa place. Il lui dit, quand elle fut assise : – Je serai heureux, madame la marquise, que tout ceci finisse à votre satisfaction. Il salua Zoé, qui baissait les yeux, toute confuse du rôle pénible qui pesait sur elle, et se retira. Les deux camps se dessinaient déjà. Il y avait la droite et la gauche, comme à la Chambre des députés. La droite se composait, jusqu’à présent, des Champmas-d’Argail, des petits parents du dimanche, de Pidoux, qui venait d’entrer, et du commandeur de la Brousse, que la présence des du Meilhan relevait de sa charge.
Antoine annonça : – M. Agost de Sannoy, baron de Fonte-Romana !
L’homme aux gros favoris gris pommelé que j’avais vu plusieurs fois à Naples fit son entrée. Il vint serrer la main de M. Lemonnier-Duroncier. Ce fut une acquisition pour la gauche. Mais la droite eut, par compensation, un double renfort : M. de Gérin et sa femme. M. Edmond de Gérin se rendit avec empressement auprès de la marquise. Sa femme embrassa Lily et Zoé. Elle était très-changée. Au lieu de la jeune fille hardie, aux allures d’amazone, que j’avais connue autrefois, je retrouvais un être souffrant. C’est à peine si elle osa me regarder. Évidemment, ma présence était pour elle plus qu’une gêne : c’était une douleur.
– M. Rondel de la Forge ! annonça Antoine.
Je regardai de tous mes yeux. M. Rondel était une tête d’Auvergnat, genre batracien. Son crâne, tout en largeur, ne manquait pas de puissance. Il prit place auprès de M. Agost, nouveau baron de Fonte Romana.
Je vis tout à coup tressaillir Zoé. Mon regard se porta vivement, vers la porte. Antoine annonçait : – M. le docteur Peyrusse !… Madame la baronne d’Avray ! Mon âme passa dans mes yeux. Je me levai malgré moi. – Non !… n’non !… murmura une voix connue à mon oreille ; – ne vous retournez pas… c’est moi… Asseyez-vous… On ne s’occupera de vous que trop tôt !
Je me rassis !
Irène se présenta en toilette sévère et souverainement élégante au bras d’un homme de haute taille et de physionomie imposante s’il en fut. Eugénie Mutel avait dit vrai : Rodolphe Peyrusse était beau. Figurez-vous une chevelure abondante encore et bouclée, mais d’une blancheur de neige ; une barbe blanche aussi et vénérable comme celle des anachorètes ; un visage long, dont les traits étaient d’une incomparable noblesse ; des yeux noirs, tantôt profonds et insondables, tantôt perçants, dans leur fixité forte, comme le regard fascinateur des serpents.
– Quel beau marchand d’élixir odontalgique ! dit derrière moi M. Pantois.
Je m’étais tournée vers Zoé. Je la voyais chanceler et pâlir. Madame la baronne d’Avray me fit de loin un signe de tête amical ; puis, après avoir touché la main de madame de Gérin et de madame la comtesse de Champmas-d’Argail, elle se rapprocha effrontément de la famille du Meilhan.
– Bonjour, chère dame, – dit-elle en saluant maman marquise avec protection ; – j’ai bien souvent demandé de vos nouvelles à cette bonne et chère Florence.
La pauvre Dorothée resta court. Mais tonton marquis était juste assez femme pour riposter à cette botte.
– Pvenez place, chève petite, pvenez place, répondit-il du bout des lèvres ; – nous n’avons pas eu besoin de demander de vos nouvelles pour en avoir de fraîches… et trop souvent !
Irène était retournée auprès de M. Peyrusse, qui posait en père Enfantin entre Agost et Rondel. Les petits parents des du Meilhan et les gens qui étaient dans le commerce le regardaient avec une admiration sans mélange. M. Pantois me dit : – Est-ce que votre Gustave a d’anciennes relations avec notre charmante baronne ?
Pour le coup, je le regardai. Sa figure exprimait beaucoup plus d’émotion que ses paroles.
– Pourquoi me demandez-vous cela ? lui dis-je. – Parce que j’ai vu M. Gustave dans le coupé de madame la baronne. – C’est impossible ! m’écriai-je ; – Gustave n’avait pas pu quitter le prince.
Philarète me répondit sèchement :
– J’ai vu le prince, et M. Gustave n’était point près de lui. – Gustave !… dans la voiture d’Irène. – La voici ! me dit tout bas Philarète.
Elle était en effet devant moi et me tendait la main.
– Pourquoi ne vous ai-je pas revue ? me demanda-t-elle très-affectueusement. Puis, avant que je n’eusse le temps de répondre, et d’un autre ton : – Ma chère Suzanne, me dit-elle tout bas, je compte sur vous… comptez sur moi !
Ceci était manifestement une menace. Elle me quitta souriante et dit tout haut : – Est-ce que Georges ne viendra pas ?
Je ne sais pas si c’était un signal. Pidoux se leva comme un énergumène, les mains pleines de papiers, et sa voix tonitruante éclata aussitôt comme un son d’ophicléide.
– Assez longtemps nous avons attendu ! dit-il en faisant déjà divers gestes ridicules. – Mesdames et messieurs, ancien médecin de la famille du Meilhan, député des lieux qui l’ont vue naître et sur lesquels elle exerça pendant des siècles son illustre patronage, je me suis chargé… j’ai cru devoir le faire… non pas comme avocat, mais comme ami, d’exposer ses griefs devant cette honorable assistance.
– Je voudrais savoir, demanda M. le comte de Champmas-d’Argail, – quels sont nos pouvoirs et dans quelle mesure notre décision sera obligatoire ?
– J’avoue, ajouta M. Lemonnier-Duroncier, que j’allais poser la même question.
– J’y véponds ! fit Isidore, qui se mit à crier comme un aigle ; – j’y véponds d’un seul mot : Tvibunal d’honneuv ! tvibunal d’honneuv !
Antoine annonça : – Sa Grandeur monseigneur de Champmas-d’Aragon !
L’entrée du noble prélat fit un grand effet. Je crois que personne ne s’attendait à sa venue, pas même les du Meilhan. Maman marquise se leva, rouge comme une pivoine. L’orgueil et la joie rayonnaient sur son pauvre bon gros visage.
– Regardez madame la baronne ! me dit tout bas Philarète.
Irène alla à la rencontre du vénérable archevêque, absolument comme si elle eût été la maîtresse de la maison.
– Votre Grandeur nous apporte-t-elle des nouvelles du prince Maxime ? lui demanda-t-elle à haute et intelligible voix.
Toutes les oreilles étaient avidement tendues.
L’archevêque répondit en souriant : – Je vous remercie, madame la baronne… mon neveu ne peut tarder à repasser la mer.
Irène échangea quelques paroles à voix basse avec M. Peyrusse, qui était impassible comme le destin.
– Vecommencez, monsieuv Pidouv, dit tonton ; – cela en vaut la peine.
L’enchanteur reprit aussitôt son élan. – Loin de moi la pensée, dit-il, – de méconnaître l’importance nouvelle donnée à notre réunion par la présence d’un prince de l’Église !… Mais j’ose dire que cette assemblée n’avait point besoin de cela pour être illustre… J’y vois un ancien pair de France que la diplomatie s’honore d’avoir compté dans ses rangs (il salua le petit comte d’Argail qui le regardait avec ses yeux mornes) ; j’y vois des représentants du haut commerce et de la haute industrie (il salua les Lemonnier) ; j’y vois un membre de cet ordre religieux et militaire qui fut si longtemps le boulevard de la foi catholique, un jeune magistrat, également recommandable par ses vertus et par sa science… On me demandait quels étaient nos pouvoirs ?… Nos pouvoirs sont souverains comme la morale dont nous sommes les représentants, illimités comme l’empire des convenances sociales qui nous régit encore, Dieu merci, malgré la décadence et l’abaissement…
– Tvès-bien !… dit Isidore, sans se douter qu’il tirait son Pidoux d’une période où il serait resté embourbé jusqu’à la consommation des siècles.
– Très-mal ! répliqua M. Lemonnier-Duroncier avec beaucoup de gravité ; – je crois avoir quelque influence sur mon neveu Georges. J’étais venu ici dans une pensée de conciliation. J’aurais aimé entendre un membre de la maison du Meilhan exposer avec calme et convenance les désirs… les prétentions de la famille.
Une chose me sauta aux yeux. Ces bonnes gens, les Lemonnier, étaient venus ici dans de loyales intentions. C’était si évident que je vis pâlir madame la baronne d’Avray. Elle fit signe à Pidoux, qui était un peu décontenancé. Il avait cru trouver plus de facilité à brouiller les cartes. Je dis ma pensée rapidement à l’oreille de M. Pantois. Il se glissa jusqu’auprès de la marquise.
– Madame, lui dit-il, – au nom de l’avenir de votre fille, parlez vous-même, tout simplement, tout franchement…
– Qui êtes-vous, monsieur ? lui demanda d’un ton hautain la pauvre bonne femme. Et tonton marquis ajouta au pied levé : – Nous ne savons pas pavler, nous autves, chev monsieuv… ce n’est pas notve métiev !
Philarète se sauva.
Les positions, pour moi, se dessinaient de plus en plus nettement. Le plan d’Irène m’apparaissait dans toute sa hardiesse. Elle ne m’avait point dit la vérité. La famille Lemonnier n’était pas avec elle. Elle était seulement soutenue, dans le camp du commerce, par les Peyrusse. Mais, dans l’autre parti, elle avait des intelligences. Je connaissais déjà Pidoux et M. de Gérin ; je devais en découvrir d’autres. Il était évident à mes yeux désormais qu’Irène avait été jusqu’alors l’obstacle mystérieux placé entre Georges et Zoé. Les Lemonnier avaient peut-être des préventions contre cette alliance. Pourquoi les gens qui ont fait eux-mêmes leur fortune n’auraient-ils pas leur orgueil ? Je concevais la répugnance de ces parvenus du travail contre une famille hautaine dans sa ruine, contre une famille soupçonnée peut-être de calculs avides dans l’affaire de ce mariage. Et il faut bien dire que la famille faisait aujourd’hui tout ce qu’elle pouvait pour augmenter ces préventions et ces répugnances.
Au point de départ, alors que les du Meilhan possédaient leur fortune intacte, ç’avait été tout uniment entre les deux familles une sotte susceptibilité de préséance. On s’était demandé : à qui la première visite ? Les du Meilhan avaient leurs parchemins, les Lemonnier leurs millions. Personne n’avait fait, le premier pas.
On avait donné le temps à Irène d’entamer et d’achever presque sa terrible besogne.
Les millions des Lemonnier avaient engendré d’autres millions sans elle ; par elle et Gaston aidant, le patrimoine des du Meilhan avait fondu comme glace au soleil. L’aigreur s’était mise de la partie. Georges du Roncier, subissant à son insu l’influence d’Irène, avait blessé à la fois les deux familles. Depuis six mois, il témoignait à son oncle une défiance offensante et aux du Meilhan une pénible froideur. C’était un très-honnête cœur, au fond, et il aimait sincèrement Zoé. Lors de cette maladie cruelle, maladie de chagrin et de honte qui l’avait conduite aux portes du tombeau, l’idée du mariage religieux était venue de lui. Mais Irène avait battu des mains si bruyamment, applaudissant à la comédie jouée par mademoiselle du Meilhan !
Cela ne suffisait pas. Irène employa sa clientèle à faire courir de vagues bruits dans les secondes couches de la famille Lemonnier. Il y eut des insinuations, des demi-mots ; madame Lemonnier la jeune fit ses délices de ces cancans. Un jeune homme plein de moyens, chargé de la correspondance chez le cousin Alcoq, ajouta plaisamment au nom de Georges celui de Dandin. Le mot courut. Il n’y eut guère que Georges à ne le point savoir. M. Lemonnier-Duroncier aimait Georges comme son fils. Il était trop bien et trop haut arrivé pour ne point détester le scandale. Mais pourtant, s’il était vrai que mademoiselle du Meilhan ne fût point digne de son neveu, M. Lemonnier voyait avec plaisir la porte ouverte à une rupture. C’était la loi elle-même qui tenait cette porte entre-bâillée. On peut toujours profiter du bénéfice de la loi.
Irène avait réussi. Les négociations s’entamaient sur le pied de guerre. Irène n’était pas embarrassée désormais pour faire tourner à mal cette réunion de famille. Il y avait là d’excellents éléments de discorde. Une seule chose restait à obtenir, c’était l’absence de Georges et de Gaston, au moins pendant les premiers instants. D’un mot, Georges aurait pu conjurer l’orage. Gaston n’aurait point souffert que certaines paroles fussent prononcées. Nous allons voir tout à l’heure qu’en éloignant Georges et Gaston, Irène avait fait d’une pierre deux coups.
Je supprime le discours entier de Pidoux, et j’arrive à sa péroraison.
– Eh quoi ! dit-il, en plein dix-neuvième siècle, il serait permis de prendre la religion comme un leurre, et d’arriver jusqu’à la retraite de l’innocence par la porte basse de l’Église !… Désespérant de nous séduire, vous y auriez impunément employé la croix et la bannière !… vous auriez dit, parjures que vous êtes, voici le prêtre : nous sommes mariés ; le ciel même a reçu nos serments !… et, dès le lendemain, vous auriez ajouté avec un ricanement infernal : le bon billet qu’a La Châtre !… L’église n’est rien sans la municipalité !… M. le maire et Dieu, cela fait deux !… Vous avez Dieu : gardez-le bien ! Et allez attendre sous l’orme que nous vous amenions M. le maire !
– C’est pouvtant la vévité ! dit Isidore, sous une fovme pavadoxale et spivituellement savdonique ! – C’est infâme, voilà le mot ! enchérit maman marquise.
Au moment où M. Lemonnier-Duroncier se levait pour répliquer, M. le comte de Champmas-d’Argail lui dit de sa place : – Je vous prie, monsieur, de vouloir bien considérer que la jeune femme ne peut protester contre cette burlesque et inconvenante harangue !
Il y eut un long murmure dans l’assemblée. – La jeune dame veut parler ! la jeune dame veut parler ! s’écria-t-on de toutes parts.
Zoé s’était en effet levée, soutenue par Lily toute tremblante. Irène s’était vivement rapprochée de Peyrusse. Ils s’entretinrent un instant à voix basse. Pour la première fois, le regard de cet homme tomba sur moi. Il me fit froid. La voix faible et douce de Zoé s’éleva dans le profond silence.
– Tout ce que vient de dire M. Pidoux est faux, dit-elle avec fermeté ; – M. Georges du Roncier ne m’a point trompée… Quand on a parlé de séduction, on a calomnié lui d’abord, moi ensuite… Il n’y a jamais eu entre Georges et moi que le serment prononcé devant le prêtre… Je suis toujours mademoiselle du Meilhan !
C’est sur la figure d’Irène qu’il eût fallu voir l’effet de ces paroles. Elle changea de couleur deux ou trois fois de suite, et l’écume vint à ses lèvres. On entendait çà et là quelques ricanements ironiques. Mais c’était une minorité infime. – Madame Lemonnier la jeune s’essuya très-franchement les yeux avec son mouchoir. Tout le plan d’Irène s’écroulait comme un château de cartes. Ce fut avec une inexprimable surprise que j’entendis Philarète grommeler à mon oreille : – Non… n’non… voilà un diable de contre-temps !… La mine va faire long feu !… Et tout de suite après, à haute et intelligible voix : – La position de mademoiselle du Meilhan est faite pour inspirer un intérêt sincère… non !… sincère… Mais j’en demande bien pardon à mon ami et cousin M. de Gérin, tout naturellement dévoué aux intérêts de cette noble famille… c’est M. Georges du Roncier qui est en cause… Il a probablement ses raisons pour être absent… Gardons-nous de l’engager plus qu’il ne l’est… Il y eut une protestation presque générale.
– Permettez ! fit M. Pantois avec une incroyable chaleur ; je sais ce que je dis… si l’on m’y force… que diable !… Voici une jeune personne qui pourrait nous apprendre bien des choses.
J’avais littéralement la parole coupée. Je voyais l’espoir re-naître sur le visage d’Irène. Au contraire, la physionomie bouleversée de M. de Gérin exprimait une véritable terreur.
– Je ne sais… balbutia ce dernier.
– C’est fort bien… interrompit Philarète ; nous sommes précisément ici pour savoir… Il y a des choses graves… M. Georges du Roncier et M. Gaston du Meilhan sont en ce moment auprès du prince Maxime de ***. Ils consultent l’oracle… Hier, le prince Maxime aurait pu leur répondre… Aujourd’hui, il est peut-être trop tard… Mais il y a quelque chose… il faut bien qu’il y ait quelque chose… Nous traitons M. Georges du Roncier comme un enfant mineur ; nous faisons ses affaires sans lui… Moi, je dis ceci : pour qu’un galant homme aille jusqu’à abandonner une femme…
– Attendez au moins qu’elle soit partie ! dit M. Lemonnier-Duroncier avec une sorte d’emportement.
Zoé se retirait, soutenue par monseigneur. Sa tâche était achevée.
– J’attendrai tant qu’on voudra, répliqua sèchement Philarète ; je suis un homme de convenances… Mais aucune puissance humaine ne m’empêchera de parler !
J’écoutais tout cela, plongée dans une sorte de stupeur. Les rôles me semblaient si bizarrement intervertis que je croyais rêver. C’était maintenant M. Lemonnier-Duroncier qui défendait la fiancée de son neveu. C’était Philarète, – l’homme du prince Maxime, – qui, se faisant tout à coup le complice d’Irène, attaquait les du Meilhan. Mon regard parcourut l’assemblée. Je vis partout une attente émue. L’œil fixe et froid de Peyrusse était sur moi. M. de Gérin faisait tous ses efforts pour se remettre. Sa jeune femme et madame la comtesse de Champmas, assises l’une auprès de l’autre, se tenaient immobiles et comme terrifiées. Je devinais à moitié d’où leur venait cette commune épouvante. La même menace était sur elles deux. Pidoux s’agitait. Tonton marquis et Dorothée ne savaient plus du tout où ils en étaient. Rose-sans-Épines regardait Philarète d’un air menaçant. Celui-ci reprit d’un ton péremptoire, aussitôt que la porte se fût refermée sur mademoiselle du Meilhan :
– J’ai l’honneur d’être employé supérieur de la Préfecture de police. – Ah ! l’horreur ! fit madame Lemonnier la jeune. – Et j’en sais assez long, poursuit Philarète, – pour dire en toute connaissance de cause : – Ne jugez rien avant d’avoir entendu madame la baronne d’Avray !
Philarète se rassit au milieu de l’agitation générale. Je l’entendis qui disait derrière moi :
– C’est le va-tout !… S’il est mort, nous faisons la culbute… voilà !
Je voulus me retourner vers Philarète pour lui demander des explications. Il me dit brusquement : – Tenez-vous bien… C’est vous que je viens de jeter sur le tapis comme un dernier enjeu… S’il est mort, sac à papier ! je vous épouse ! – Qui, mort ?… Gustave ? m’écriai-je. – Allons donc !… Gustave vous reniera avant que le coq ait chanté trois fois… Mais voyez Irène, ce serpent qui fait provision de venin… Tenez-vous bien… vous serez madame Pantois, au pis-aller… voilà !… J’en connais plus d’une… non ! n’non ! qui prendrait bien vos cartes !
Je n’eus pas le temps de beaucoup réfléchir. M. Peyrusse, élevant la voix pour la première fois, dit : – Parlez, madame la baronne… Moi aussi, je suis parent par alliance de M. Georges du Roncier… Je vous adjure de dire la vérité tout entière !
Irène jouait l’hésitation.
– Il y a là-dessous quelque infamie, dit le commandeur de la Brousse, inspiré par son honnête instinct. – Qu’avez-vous à dire, madame ? demanda le comte de Champmas qui rentrait.
Il ne fallait à Irène que ce coup d’éperon.
– Beaucoup de choses, monsieur, répondit-elle en se redressant dans toute sa hardiesse, et sur beaucoup de gens ! Elle eut un dédaigneux sourire. – Mais nous ne parlerons pas de tout le monde aujourd’hui, reprit elle. Vous m’avez vu hésiter tout à l’heure, parce qu’il me répugne profondément de causer de la peine à des gens bons et honorables dont j’ai été si longtemps l’amie… J’ai balancé, pourquoi dire non ? entre la pitié qui me serre le cœur et l’accomplissement d’un sérieux devoir…
– Serait-ce de nous qu’elle parle ? demanda maman marquise, grandie par son indignation.
– Une vieille affection, reprit Irène, – l’aurait peut-être emporté sur l’idée du devoir, s’il ne s’agissait aussi d’un noble et cher ami de ma jeunesse… âme loyale et sans défense contre la ruse, à cause de sa loyauté même… Je veux parler de M. Georges du Roncier, qui combattit autrefois avec moi une cause vaincue… et qui même… je ne sais si je devrais rappeler de tels souvenirs… me fut fiancé par une main royale… Je ne veux pas que Georges du Roncier épouse une femme indigne de lui…
Maman marquise poussa ce cri, précurseur d’une crise, que nous avons entendu si souvent autrefois. Tonton marquis dit d’une voix altérée : – Dovothée ! je vous engage à mépvisev cela ! Mais le pauvre bonhomme tremblait de colère. Il suivit Dorothée, qu’on emportait demi-évanouie.
Il ne resta personne de la famille, et cela fut regardé comme une déroute. Les dernières paroles d’Irène avaient été prononcées avec une dignité si vraie, avec une convenance si parfaite, que l’expression produite dans l’assemblée était grande. Les petits parents des du Meilhan s’agitaient ; les marchands chuchotaient.
Le vieux diplomate, s’adressant à M. Lemonnier-Duroncier, lui dit : – Vous savez que cette femme a été à gages chez madame la marquise du Meilhan, ma cousine ? – Au tribunal, répondit Philarète en ricanant, – on n’admettrait pas son témoignage… mais ici…
Manifestement, il voulait attiser le feu.
– Cette femme, continua la baronne d’Avray, a vu dans la maison du Meilhan, où elle était à gages, bien des choses qui pourraient expliquer la conduite de la pauvre Zoé… Les mœurs se font par l’exemple… Mais cette femme ne dira qu’un mot, parce que ce mot suffit : il est à la connaissance personnelle de cette femme, qui pourra le prouver par témoins, que mademoiselle Zoé du Meilhan a été la maîtresse du prince Maxime !
Parmi l’agitation profonde qui suivit ces paroles, une voix chevrotante s’éleva du côté de la porte d’entrée. – Monsieur Georges ! dit-elle ; monsieur Gaston, mon cher maître !… votre femme !… votre cousine !… Cette créature vient de cracher sur vous deux.
Gaston et Georges entrèrent à la fois. Irène se tourna vers la porte, le front haut et le regard assuré.
– Eh bien ! qu’y a-t-il de vrai ! s’écria Philarète ; – qu’a dit le prince Maxime, l’homme d’honneur par excellence, l’homme qui n’a jamais menti ?
Gaston s’arrêta comme s’il eût voulu surveiller les paroles de Georges. On leur avait servi la calomnie avant tous autres. – Je devinais que ces deux hommes devaient se couper la gorge le lendemain.
Georges répondit : – Je viens de perdre un de ces ennemis généreux et loyaux qu’on regrette comme des amis : le prince Maxime de *** est mort.
J’entendis un bruit sourd derrière moi. C’était Philarète Pantois qui se laissait choir sur son fauteuil, blême comme un cadavre et la sueur froide au front. Florence se couvrit le visage de ses mains, en gémissant le nom de son frère. Malgré ses efforts pour garder son apparente impassibilité, le front de Peyrusse s’éclaira. Il échangea un rapide regard avec Irène. J’avais au fond du cœur un sourd engourdissement. Cet homme qui avait exercé sur ma vie une si étrange influence, le héros de mes premières admirations, cette âme si belle et si grande, Maxime n’était donc plus ! J’avais les yeux baissés. Je sentais les larmes brûler ma paupière.
– Non… n’non !… dit auprès de moi la voix changée de Philarète ; – il faut se faire sauter, c’est clair !… Ce grand Gustave ne vient pas… tirons notre dernière bordée ! Il reprit tout haut : – Nous ne sommes pas ici pour pleurer le prince Maxime… Chacun devine bien ce dont il s’agit… c’est un procès entre deux femmes… Madame la baronne d’Avray a des droits comme mademoiselle Zoé du Meilhan ; elle les fait valoir devant un tribunal dont la compétence n’est pas bien définie… Mais, en somme, le vrai juge vient d’entrer… M. Georges du Roncier va nous dire de trois choses l’une : Je prétends régulariser mon mariage avec mademoiselle du Meilhan qui déjà porte mon nom, – ou je veux accomplir les promesses faites autrefois à madame la baronne d’Avray, – ou enfin, je n’épouse ni l’une ni l’autre.
Ce fut M. Lemonnier-Duroncier qui répondit : – Je crois, monsieur, dit-il avec sa grave simplicité, – que vous parlez dans de bonnes intentions. J’ignore cependant quel est votre but. Cette réunion, qu’il me soit permis de le dire, présentait de nombreux dangers et ne pouvait offrir aucun avantage… Le hasard a conduit les débats… une influence directement hostile et fort étrangère, du reste, à notre petit ordre du jour, vient de se manifester… J’accepte cette diversion parce que je veux, avant tout, être complètement éclairé… Mais je nie que M. Georges du Roncier, mon neveu, soit ici le seul juge compétent… Georges est mon fils d’adoption… Le juge dont je parle, et que je mets au-dessus de lui, ce n’est pas moi, c’est l’honneur !
– Voici de bonnes paroles, monsieur, dit le vieux diplomate, pendant que Georges serrait la main de son oncle.
Gaston était tout seul au milieu du salon. Sa physionomie me parut changée. J’attribuai d’abord cette transformation aux folles fatigues de sa vie ; mais, à le regarder mieux, je crus voir sur ses traits bouleversés je ne sais quels signes soudains de virilité. Je ne me trompais pas. C’était l’heure. Gaston devenait homme. Il n’avait pas encore parlé. Si je ne l’avais pas eu, là, devant moi, je n’aurais pas reconnu sa voix, quand il dit : – Je n’admets pas M. Georges du Roncier comme juge, puisqu’il est partie… L’honneur n’est pas un juge, c’est un mot… Je suis le dernier du Meilhan, j’écoute et je veille.
Puis, se tournant vers la baronne d’Avray : – Y a-t-il des hommes ici pour vous soutenir, madame ? dit-il. – Il y a tout le monde, répondit sèchement Philarète, – si madame la baronne peut prouver la vérité de son assertion… que madame la baronne parle !
Irène affecta une subite répugnance. – Maxime est mort…, murmura-t-elle en baissant les yeux.
– Était-ce donc votre seul témoin ? provoqua Philarète.
Irène hésita un instant, puis, se tournant tout à coup vers moi, elle dit – Suzanne sait bien que la pauvre Zoé était la maîtresse de Maxime.
Je m’attendais à cela, et pourtant j’eus comme un éblouissement. Je voyais tous les regards fixés à la fois sur moi. J’éprouvai un choc. Un nuage m’entoura. De toute cette foule, un groupe se détacha pour moi, lumineux, menaçant : trois sphinx, immobiles : Peyrusse, Agost et Rondel. Il y avait là un gouffre ouvert. Je sentais que l’on m’y poussait. La crise ne dura qu’une seconde. Philarète m’éveilla en me disant ce seul mot à l’oreille : – Eh bien !… Le voile se déchira. – Je vis Gaston qui me regardait avec une poignante angoisse. Je vis Irène les yeux hypocritement baissés. Je vis Georges, pâle et beau comme aux jours de sa jeunesse. Et j’entendis M. Lemonnier-Duroncier qui prononçait d’une voix altérée : – Mademoiselle, nous attendons votre réponse.
Ma réponse fut celle ci : – Zoé du Meilhan est la sainteté, la pureté, la vertu même !
– C’est une sainte, celle-là ! s’écria le pauvre vieil Antoine, qui restait debout à la porte.
– Mademoiselle, me dit gravement le commandeur, – vous avez fait votre devoir !
– Comme les trois cents Spartiates des Thermopyles ! gronda Philarète entre haut et bas. Puis il ajouta en me touchant l’épaule : – Ferme ! ferme !… Je vous épouserai !
En vérité, je ne devinais pas encore sous quelle montagne on allait m’écraser ! Presque tout le monde était debout. Je ne voyais autour de moi que visages bienveillants. Ma conduite avait obtenu l’approbation générale. J’entendais de tous côtés des louanges banales sur mon honnêteté. La bonne et belle figure de M. Lemonnier-Duroncier me souriait ; le vieux diplomate m’encourageait de la main ; M. de Gérin applaudissait. Gaston me contemplait, les yeux humides ; Georges lui-même me remerciait du regard. Mes yeux rencontrèrent de nouveau tout à coup ce groupe qui naguère m’avait fascinée. Les trois sphinx n’avaient pas bougé. Irène s’était rapprochée d’eux. Irène était très-pâle, mais son regard brûlait. Je lus enfin, sur ces quatre visages, et je compris. Je vis qu’un marché venait de se conclure où Irène gagnait deux fois. Elle venait de me vendre. Elle allait se venger et s’enrichir du même troc.
– Mademoiselle Suzanne, reprit-elle d’une voix sourde et pleine d’ironie, – allez recevoir votre salaire auprès de la famille du Meilhan… vous l’avez bien mérité… Mais, je vous prie, monsieur Lemonnier-Duroncier, président de ce tribunal d’honneur, ne prononcez pas encore votre arrêt… Tout n’est pas fini… c’est à peine commencé… En vérité, en vérité ! s’interrompit-elle, il n’était pas difficile de vous mettre tous d’accord ! J’ai vu cela dès qu’on a imposé silence à M. Pidoux, qui, dans sa bonhomie, voulait dire le vrai de la question… D’un côté, on avait bonne envie de redorer un vieux blason écorné, déteint, mangé aux vers… Ne vous fâchez pas, mon jeune monsieur Gaston… Parmi les vers qui l’ont mangé, je n’en sais pas un de plus grand appétit que vous !… De l’autre côté, on est riche, on ne demande pas mieux que d’acheter, à beaux écus comptants, d’illustres alliances… Ce n’est pas précisément la famille du Meilhan qu’on épouse ; on épouse le cousinage d’un ancien ambassadeur et d’un archevêque… En bonne conscience, cela vaut de l’argent !
– Madame…, voulurent interrompre à la fois Georges, Gaston et M. Lemonnier-Duroncier.
– Silence ! fit Irène qui était plus grande qu’un homme. – Il y a un juge au-dessus de vous, Georges, c’est l’honneur !… Faites-le donc taire, monsieur Gaston du Meilhan, cet homme qui est juge et partie !… Monsieur Lemonnier-Duroncier, je répète vos propres paroles : Vous voulez avant tout être complètement éclairé… Écoutez donc !… écoutez tous !… Je vous annonce, moi, que la lumière va se faire ! Quelqu’un l’a dit : c’est ici un procès entre deux femmes. Je plaide, non plus pour moi, mais contre ma rivale. M. Georges du Roncier m’avait solennellement promis mariage… Je suis en cause directement. Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre, tribunal d’honneur ! Je combats pour moi-même. Dans toute guerre, le stratagème est permis, n’est-ce pas ? J’ai employé un stratagème. Et, seule contre vous tous, me voici la plus forte, parce que mon ennemie est tombée dans le piège. Ne m’accusez pas de cruauté, quand vous allez me voir briser cette fille (elle me montra au doigt) et la traîner peut-être devant un tribunal plus sérieux que le vôtre… J’ai des armes, je m’en sers, c’est mon droit !
– Je supplie madame la baronne de ne pas oublier, dit ici M. Edmond de Gérin, – qu’elle parle en présence d’un membre du parquet… Mon devoir sera de me souvenir de ses paroles.
Un silence profond avait succédé à l’agitation qui naguère régnait dans l’assemblée.
– Allez recevoir votre salaire pendant qu’il en est temps encore, mademoiselle Suzanne, poursuivit Irène avec un sarcasme plus froid et plus dur ; – vous jouez de votre reste… Tout à l’heure, ceux que vous avez couverts de votre témoignage mensonger vont vous fermer leur porte !… Puis, se retournant vers l’assemblée : – Cette fille a menti, ajouta-t-elle ; – je savais qu’elle mentirait… Son mensonge me sert trop bien pour que je lui en veuille… Je ne la frappe pas, comprenez bien cela ; elle est par trop indigne de ma colère… je me sers d’elle pour frapper plus loin et plus haut. L’accusation que j’ai portée contre mademoiselle du Meilhan, je l’appuierai par des preuves écrites et par des témoignages irrécusables. Mais il s’agit bien de cette accusation ! C’était un leurre. Auriez-vous bien eu le courage de condamner la jeune fille pour l’erreur de son enfance ?… C’était une enfant que Zoé lorsqu’elle donna ses premières amours, non-seulement au prince Maxime, mais encore à l’humble professeur de musique, M. Léon…
– Infâme calomnie ! s’écria Gaston.
– Tout cela n’était rien, reprit Irène, – auprès de mon accusation nouvelle, accusation qui n’a besoin, celle-là, ni de preuves écrites ni de témoignages. La preuve, vous l’avez, vous êtes tous témoins. – Mademoiselle Zoé du Meilhan a choisi pour complice madame ou mademoiselle Suzanne, comme vous voudrez l’appeler. – Le piège était tendu : elle s’y est prise. – Ce qui me reste à faire, le voici : je vais vous dire ce qu’est mademoiselle Suzanne Lodin, l’amie et la protectrice de mademoiselle du Meilhan… Après cela, vous ferez de mademoiselle Zoé du Meilhan la femme de M. Georges du Roncier, si vous voulez !
Irène commença par tracer en quelques mots ce pauvre tableau de mon enfance, si facile à charger de couleurs repoussantes. Elle parla de La Noué, de la serpillière et du trou plein de gros sous, – volés à ma bienfaitrice ! Elle me montra tournant le dos au convoi mortuaire du vieillard qui m’avait protégée ; puis recueillie par les du Meilhan, au moment où j’allais faire connaissance avec la prison de Condé-sur-Noireau. À dater de ce jour, le malheur entre avec moi dans cette paisible maison vendéenne. Je sépare deux pauvres jeunes cœurs destinés à s’aimer ; je favorise les rendez-vous de Zoé avec Maxime au pavillon du bout du jardin, – et je m’enfuis un beau jour avec des commis-voyageurs qui retournaient à Paris. Tout cela était faux assurément, mais tout cela était vrai.
Les gens qui étaient dans le commerce commençaient à se regarder.
Irène continuait. À Paris, j’avais dévalisé le vieux placeur Fontanet. Irène promettait de faire entendre sa veuve et ses successeurs. Après quelques vicissitudes dont peut-être M. Philarète Pantois, s’il y mettait de la bonne volonté, pourrait trouver des traces dans les cartons de la Préfecture, j’entrai chez Marc Bonnin de La Forest, et, toujours adroite, je me faufilais au bon moment entre les mailles du filet de la justice !
Georges s’était jeté dans un fauteuil. Il restait accablé sous ses propres perplexités. Gaston bouillait. Où était Gustave ? Je n’étais pas encore entourée d’ennemis. Mais déjà le doute pesait sur moi.
Irène arrivait à mes études de sage-femme, à ma vie en commun avec madame Mutel, à mes débuts comme praticienne. Elle raconta deux histoires fort habilement composées, l’une qui reproduisait sous un voile plein de transparence mon aventure nocturne du boulevard des Invalides. Je vis M. de Gérin serrer brusquement la main de sa femme, prête à se trouver mal. L’autre, beaucoup plus gazée, qui touchait par quelques détails au drame de la maison Champmas-d’Argail. Et du haut de son effronterie, elle prit à témoin madame de Gérin et Florence. Ni l’une ni l’autre n’osa la contredire. Irène racontait déjà la scène qui motiva l’arrestation d’Eugénie et la mienne.
– Madame la baronne, interrompit M. de Gérin, – je vous prie de remarquer qu’il y a eu décision judiciaire… mademoiselle Suzanne a été acquittée.
– Nous ne sommes pas au palais, monsieur, riposta Irène ; – mais nous allons d’ailleurs arriver à des faits sur lesquels la justice n’a point encore prononcé. Je continue : Mademoiselle Suzanne sortait de prison. Elle avait trouvé un asile chez madame la marquise du Meilhan, comme toujours. Elle était alors en possession d’une petite fortune que les tribunaux ont adjugée à une autre… Demandez sur ce point des renseignements à M. Pidoux.
– Mademoiselle Suzanne, répondit l’enchanteur, – était peut-être de bonne foi… mais je dois avouer qu’elle a bien failli frustrer madame Pidoux de son modeste héritage !
Ceci fit grand effet… On sortait des allégations plus ou moins vagues.
Mademoiselle Suzanne, reprit Irène, pour reconnaître les bontés de la famille du Meilhan, ne trouva rien de mieux à faire que d’enlever M. le comte Gaston, ici présent, qui a beaucoup grandi depuis…
Un éclat de rire presque général accueillit cette saillie. Irène avait désormais tout le monde avec elle. La comédie de ce voyage est une jolie chose dans son genre. Je vais vous en dire l’intrigue en trois mots… Mademoiselle Suzanne se fit poursuivre par M. Gustave Lodin, quand elle apprit que M. Gaston était aux trois quarts ruiné… et M. Gustave Lodin eut la mission honnête de conduire mademoiselle Suzanne à Naples, où l’attendait le prince Maxime…
– Mais tout cela est un tissu de misérables calomnies ! s’écria Gaston. – Monsieur le comte, dit Agost, je ne suis pas encore tout à fait un vieillard à cheveux blancs… J’ai sept millions de fortune, et la condamnation de mademoiselle Suzanne ne peut rien me rapporter… J’affirme que j’ai vu, au théâtre des Florentins, à Naples, une scène fort indécente à la suite de laquelle le prince Maxime, que nous regrettons tous, enleva mademoiselle Suzanne et la conduisit dans son hôtel.
– Voici donc enfin à qui parler ! s’écria Gaston en bondissant sur ses pieds.
Une main toucha son épaule. C’était Gustave qui avait les yeux baissés et qui était pâle comme un mort. Gaston se rassit en frémissant. Gustave était là, enfin ! et Gustave ne me défendait pas ! Une main de fer me serra le cœur. Philarète Pantois m’avait prédit cela !
Irène poursuivit : – À Naples était alors une famille, composée de cinq membres : M. le baron et madame la baronne d’Anod, madame de Failly et sa fille, enfin, le vicomte Étienne du Rocray… Mademoiselle Suzanne, ayant échoué dans son dessein de se faire épouser par Maxime, jeta ses vues sur le vicomte Étienne, atteint d’aliénation mentale… Que se passa-t-il dans ce vieil hôtel du Rocray ?… Les voisins racontent d’étranges choses… Mais les morts ne peuvent rendre témoignage… et tous sont morts… tous !… madame de Failly d’abord… puis, la même nuit, tous ensemble, les deux vieillards, le vicomte et la pauvre fille…
Il y eut une rumeur dans l’auditoire. C’était de l’horreur que j’inspirais !
– La justice a encore prononcé, dit M. de Gérin presque timidement.
– La justice a-t-elle prononcé sur l’empoisonnement de la femme Eugénie Mutel ? s’écria Irène avec un soudain éclat de voix.
M. de Gérin se leva tout pâle. Un frisson d’épouvante parcourait l’assemblée. Le regard de Gaston allait du procureur du roi à la baronne, – puis à moi. Gustave était impassible comme les Peyrusse eux-mêmes.
– Au nom de la loi, je m’empare de vos paroles, madame, prononça lentement M. de Gérin, – car la femme Eugénie Mutel est en effet morte empoisonnée.
Je poussai un grand cri. M. Pantois me reçut dans ses bras.
Un élément fait défaut à cette portion de mon récit, c’est Irène elle-même ; Irène, le mensonge incarné, la vivante tromperie. J’ai nourri un instant cette chimère de rendre avec la plume les fascinations, mais il me faut bien avouer mon impuissance.
M. de Gérin avait quitté la place pour se rapprocher d’elle.
Philarète me déposa aussitôt sur ma chaise en me disant : – Non… n’non !… encore un peu de courage !… nous allons commencer notre petit travail… À la grâce de Dieu !
Il passa devant moi d’un air délibéré, et vint s’asseoir à la place que M. de Gérin venait de quitter. Il salua madame de Gérin du nom de petite cousine et se mit à lui parler bas. Elle changea de couleur. Voilà tout ce que je vis pour le moment. Irène reprenait la parole. Mais vous n’eussiez plus reconnu la scène. Tout le monde s’était rapproché d’un mouvement commun et involontaire. On voulait savoir. Rien n’allèche les petites gens, qu’ils soient marchands ou hidalgos, comme la menace d’une tragédie. Il ne restait en dehors du cercle que Rose-sans-Épines, mélancoliquement assis sur le fauteuil déserté par maman marquise, le ménage Champmas-d’Argail, madame de Gérin, Philarète, et M. Lemonnier-Duroncier. M. Lemonnier venait d’appeler Georges. Ils causaient tout bas. Georges avait un peu cette physionomie qui dit : Tout cela me fatigue ; qu’on me laisse d’abord en repos.
– Prenez des notes, si cela vous plaît, monsieur de Gérin, disait Irène ; – ce ne sont pas de vagues bruits que je vais vous rapporter. J’ai vu… de mes yeux ! J’ai quitté mon hôtel de la rue Jacob, et j’occupe une partie de l’hôtel du Rocray, au Marais, possédé actuellement par M. Peyrusse. On ne fait plus de réparations à l’hôtel du Rocray, condamné à être démoli. Le corps de logis est presque une ruine à l’intérieur. L’aile opposée à celle que j’habite a été louée à un ménage de mœurs assez mystérieuses avec lequel je désirais n’avoir point de relations. C’était facile ; nos appartements étaient séparés par toute la largeur du corps de logis abandonné. Ces gens s’appellent, et M. de Gérin le sait bien, M. et madame de la Roche-Gaillon. Tranchons le mot : ce sont des aventuriers de la plus basse espèce. Depuis quelques jours, mes domestiques remarquaient chez ces gens une sorte d’inquiétude, dont je m’embarrassais fort peu, lorsque, hier au soir, au beau milieu d’un bal donné par une personne illustre dans les lettres, je me suis trouvée tout à coup en face de mademoiselle Suzanne. Il n’y avait là rien de très-étonnant. Ces réunions, par leur nature même, sont toujours un peu mêlées. Mademoiselle Suzanne vint à moi. Elle ne manque pas de hardiesse. Je vous prie de remarquer, en passant, qu’elle n’a pas opposé une seule dénégation à mes paroles…
– Je nie tout, depuis le premier mot jusqu’au dernier ! m’écriai-je, retrouvant un peu de force dans mon isolement même.
– Non… n’non !… dit Philarète qui causait toujours avec madame de Gérin, – laissez parler madame la baronne… Chacun aura peut-être son tour !
Je ne saurais dire pourquoi chaque parole prononcée par cet homme, quelle qu’en fût d’ailleurs la signification, ranimait en moi de vagues espoirs.
– Ceux qui m’écoutent, dit doucement Irène, – trouveront comme moi que ce démenti vient bien tard… Mais peu importe… Mes derniers rapports avec mademoiselle Suzanne n’avaient pas été satisfaisants, tant s’en faut… je l’avais à peu près chassée de chez moi, un jour qu’elle était venue, il faut bien que je le dise, en compagnie de mademoiselle Zoé du Meilhan, pour essayer de me réduire au silence, d’abord par la prière, ensuite par la menace… Il s’agissait toujours du mariage de mademoiselle du Meilhan avec M. Georges du Roncier… Je ne fus pas médiocrement étonnée de voir mademoiselle Suzanne, que j’avais toujours tenue soigneusement à distance, me traiter tout à coup comme son amie intime… Elle savait ma demeure… Elle m’interrogea avec une certaine adresse sur mes voisins, les époux de la Roche-Gaillon… et quand elle eut constaté que ces malheureux ne m’occupaient guère, elle me proposa de me reconduire dans sa voiture. – Je demeure dans votre quartier, me dit-elle. Ceci est faux. Mademoiselle Suzanne demeure dans une mansarde, place du Châtelet, ce qui ne l’empêchait point d’avoir, cette nuit-là, une fort jolie toilette de bal. D’après tout ce que je vous ai dit de mademoiselle Suzanne, vous comprendrez que je n’étais pas fort empressée de renouer avec elle. Je refusai sa proposition, et je quittai la fête vers deux heures du matin. J’ai appris qu’elle m’avait suivie. Je ne puis assigner à cette conduite qu’un motif. Il lui importait de se procurer à l’avance un prétexte pour expliquer sa présence éventuelle à l’hôtel du Rocray, que j’habite. Je me couchai. Je ne pus m’endormir. J’étais fort agitée. On ne peut nier qu’il y ait des pressentiments. Ces vagues rumeurs qui couraient sur le compte des époux de la Roche-Gaillon me revinrent tout à coup en mémoire, et tout à coup aussi je me demandai pourquoi mademoiselle Suzanne m’avait parlé d’eux. La veille, en m’habillant, ma femme de chambre m’avait raconté une bizarre histoire. On avait entendu des plaintes dans le domicile de mes voisins. Je fais des romans, c’est pourquoi je ne crois guère aux choses romanesques. Et pourtant je ne pouvais pas dormir. J’avais dans les oreilles comme un vague écho de ces plaintes entendues. Vers quatre heures, un bruit se fit dans le jardin, sous ma fenêtre : un bruit réel. Je me levai en sursaut ; je courus à la croisée. La lune éclairait la pelouse et les allées. Je vis une femme se glisser derrière les lilas. Je me frottai les yeux, je me secouai. J’avais cru reconnaître Suzanne…
– Il y eut dans l’auditoire un sourd frémissement de curiosité. Le cercle se resserra encore.
– Je vous prie de remarquer cette circonstance, reprit Irène. – Mademoiselle Suzanne avait habité l’hôtel avec les du Rocray. Elle en connaissait parfaitement les êtres. – Je passai un peignoir et sans réfléchir, poussée par je ne sais quel irrésistible entraînement, je descendis à la hâte l’escalier qui conduit au jardin. – Comme j’arrivais au perron, la personne que j’avais prise pour mademoiselle Suzanne essayait d’ouvrir une porte basse, percée dans le mur du perron de l’autre aile. Qu’il me soit permis d’adresser ici une question à M. de Gérin : Est il vrai qu’il y ait en ce moment au parquet de Paris un travail pour reprendre l’instance contre mademoiselle Suzanne, à propos de l’infanticide de la rue de la Jussienne ?
– Madame, répondit gravement le jeune magistrat, – je ne suis pas ici pour révéler ce qui se passe au parquet de Paris… Tout à l’heure, je vais vous interroger… Vous n’avez, quant à vous, aucune question à m’adresser…
– Je vous demande pardon, monsieur de Gérin, continua Irène ; – je devine par votre réponse qu’on ne m’a point trompée… Il y a une instruction entamée… Je crains que, devant d’autres juges, ceci ne soit la condamnation de mademoiselle Suzanne… car elle avait un intérêt manifeste à faire disparaître la femme Eugénie Mutel.
– Mais la femme Eugénie Mutel était donc dans la maison ? s’écria-t-on de toutes parts.
Au lieu de répondre, madame la baronne d’Avray dit : – L’instruction établira deux faits. Premièrement, la porte du jardin donnant sur la rue est en mauvais état et peut s’ouvrir du dehors ; secondement, il y a un passage, en partie souterrain, à coup sûr très-mystérieux, qui conduit du jardin à la chambre occupée récemment par la femme Eugénie Mutel. Cette chambre, voilà ce qui est accablant, était celle de mademoiselle Suzanne, quand les du Rocray habitaient leur hôtel. Ce passage servait à feu le vicomte Étienne pour les visites nocturnes qu’il rendait à mademoiselle Suzanne !…
Pour la première fois, je songeai à moi-même en entendant le grand murmure qui s’éleva. Jusqu’alors, je m’étais oubliée. Il ne me semblait point, à vrai dire, que ces calomnies pussent arriver à prendre corps. On se servait de moi pour écraser Zoé, voilà tout, et je ne me sentais perdue qu’aux yeux du monde. N’était-ce pas assez déjà ? Mais, en ce moment, le souvenir me vint du premier coup qui avait terrassé Eugénie. Derrière Irène, il y avait ces mêmes hommes qui avaient tué Eugénie. Et comment l’avaient-ils tuée ? En l’accusant de meurtre. C’était la même tactique. Et au moment où j’apercevais les mailles de ce filet terrible, il m’enlaçait déjà. Je promenai tout autour de moi un regard de détresse. J’entendais que l’on disait : – Elle pleure ! Je pleurais donc ! Je ne savais pas que je pleurais.
– J’abrège, reprit Irène, car, j’en suis sûre, vous devinez le reste.
– Non ! non ! l’interrompit-on ; – dites tout !
Ils ne voulaient pas que la toile tombât trop vite sur ce drame.
– Suzanne ! dit près de moi une voix douce et triste. Je me retournai, prise d’un délirant espoir. Mais ce n’était pas Gustave, – c’était Gaston. Le commandeur de la Brousse vint le prendre par le bras et l’entraîna de force.
Irène poursuivait : – J’étais dans le passage secret. Le bruit de ses pas guidait les miens. Elle allait sans hésiter. Elle connaissait la route.
Le long de ce chemin plein de détours, elle rencontra plusieurs portes fermées. Elle avait les clés : ce n’était pas la première fois qu’elle venait. Nous arrivâmes au premier étage, après avoir passé par les caves. J’entrai derrière elle. Je la vis penchée sur un lit où une femme était couchée. Cette femme, je la reconnus pour l’avoir vue sur le banc des criminels, à la cour d’assises. C’était Eugénie Mutel, la sage-femme infanticide. Il y a des degrés dans la perdition. La façon dont la fille Suzanne s’introduisait auprès d’Eugénie Mutel me prouvait du moins que les époux de la Roche-Gaillon n’étaient point descendus jusqu’à l’assassinat. Elle se cachait d’eux. Elle ne voulait point d’aide dans sa sinistre besogne ; – mais c’est qu’aussi, elle seule avait intérêt à ce que l’œuvre de mort s’accomplît ! C’était sans doute par ses soins qu’Eugénie Mutel avait pu s’évader de la maison de Clairvaux. C’était à son instigation que les époux de la Roche-Gaillon avaient choisi ce logement ; elle avait ici deux buts distincts : possibilité d’arriver jusqu’à sa victime, intention machiavélique de faire rejaillir le crime jusqu’à ceux qui ont acheté la succession du Rocray. Car la femme Mutel était en son vivant une ennemie acharnée de M. Peyrusse, et l’opinion publique… si facile à égarer…
Une bruyante protestation l’interrompit. La belle figure de Peyrusse fut éclairée par un sourire fier et calme.
– Je n’ajoute qu’un mot, reprit Irène, qui tourna vers moi un regard assuré. – Mademoiselle Suzanne savait que la femme Mutel avait proféré des menaces contre elle lors de sa condamnation. À cette époque, la fille Suzanne l’avait en effet abandonnée.
– Infamie ! infamie ! murmurai-je, me plaignant à moi-même en quelque sorte, et indignée jusqu’au plus profond de l’âme par cet outrage qui souillait une tombe.
– Étiez-vous donc là quand votre complice fut condamnée ? me demanda Irène ; mais je ne plaide pas contre vous, mademoiselle Suzanne… Vous vous défendrez devant vos juges… Voici ce que j’affirme : La femme Mutel est morte empoisonnée, et je vous ai vue jeter une poudre blanche dans le verre d’eau qui était sur sa table de nuit.
– De l’arsenic ! s’écrièrent vingt voix à la fois.
Irène s’assit sur son effet de la poudre blanche. L’assemblée était en rumeur. M. de Gérin prit la parole tout de suite. – Mon devoir, en cette circonstance, est pénible, dit-il.
– Cousin, répondit très haut Philarète, qui se montra à la porte d’entrée, nous avons tout ce qu’il faut… les agents sont en bas.
– Laissez-moi ! s’écria impétueusement Gaston, qui s’arracha des mains de M. de la Brousse, – je connais ces deux femmes ! Je sais de quoi l’une et l’autre sont capables… Je ne peux pas tout réfuter, mais pour ce qui me concerne, celle-ci (il montrait Irène) a entassé mensonges sur mensonges ! Écoutez ! je vous le demande ! Si tout cela était vrai, Suzanne serait-elle venue ici braver cette redoutable ennemie ? Suzanne aurait-elle donné son appui à mademoiselle du Meilhan, en face du témoin de son crime ?
M. Lemonnier-Duroncier se rapprocha de Gaston. – Pourquoi ne s’est-elle pas défendue ? demandèrent plusieurs voix.
M. de Gérin s’entretenait avec Peyrusse, qui me montrait du doigt.
Irène se leva de nouveau. Elle avait aux lèvres un sourire implacable. – Il faut satisfaire M. le comte du Meilhan, dit-elle avec lenteur ; – je ne veux pas qu’il garde l’ombre d’un doute… Aussi bien, ce sera en même temps lui apprendre une bonne nouvelle… Ce n’est pas pour mademoiselle du Meilhan que la fille Suzanne est venue ici aujourd’hui.
– Et pour qui donc, fille Renaud ? s’écria Gaston qui rugissait de colère.
Irène pâlit, mais elle ne perdit point son sourire. – Pour vous-même, monsieur le comte, répondit-elle.
– Mettez donc au moins de la logique dans vos calomnies ! dit Gaston ; – suis-je moins ruiné que le jour où elle me chassa ?
Irène triomphait. – Vous ne savez pas encore que vous êtes riche, monsieur le comte, prononça-t-elle lentement ; mais mademoiselle Suzanne le sait bien.
C’était pour moi le coup de grâce auprès de l’assemblée. Irène continua au milieu d’un murmure de réprobation :
– En venant ici, elle sortait de chez le prince Maxime… Le testament du prince Maxime vous rend plus que vous n’avez perdu.
Il y avait des rires de mépris parmi les rumeurs qui emplissaient le salon, et ces rires allaient tout droit à l’adresse de mon pauvre Gaston. Il baissa un instant la tête comme un jeune taureau qui se rassemble pour bondir.
– Eh bien ! s’écria-t-il, – je ne sais plus dire pourquoi, mais je suis sûr que vous mentez, vous, madame, et que Suzanne est innocente !
Ah ! si Gustave avait parlé ainsi ! Gustave parla. J’entendis tout à coup sa voix entre Gaston et moi. – Je ne veux pas que vous la défendiez, dit-il impérieusement.
– Défendez-la donc alors ! cria le jeune comte avec un de ces gestes épileptiques et furieux qu’il avait dans les crises de son enfance.
Gustave vint se mettre auprès de moi. – Suzanne, me dit-il, – et il avait grand’peine à parler, – depuis deux heures que j’ai vu cette femme, je ne vis plus ; mon âme est brisée… Suzanne, il y a dans tout ceci des choses vraies…
Celui-là n’avait pas vu mon danger ! Celui-là, en face de mon agonie, écoutait uniquement sa passion jalouse. Tout ce qui était là autour de moi, en ce moment disparaissait je ne voyais plus ni la foule imbécile, ni mes accusateurs, ni Gaston, mon pauvre chevalier ! Je ne voyais plus rien que Gustave. Et Gustave m’inspirait ce double sentiment si bizarre et si commun, ce sentiment fait d’amour et de haine qui monte du cœur au cerveau comme une folie. Je l’aurais tué, oui ! Je le haïssais, je le méprisais. Je l’adorais !
– Lâche ! lâche ! lâche ! m’écriai-je par trois fois ; – que Dieu me punisse si jamais je te pardonne ! Tiens ! ajoutai-je, montrant de la main M. de Gérin qui fermait son carnet après avoir pris ses notes, – cet homme cherche des agents pour me conduire en prison… offre-toi !… tu seras accepté !…
Peyrusse et ses deux associés se levèrent tous trois à la fois.
– Il faut mettre fin à cette scène indécente, dit Peyrusse du haut de sa grandeur. Après ce qui s’est passé, MM. du Roncier sont juges de ce qu’ils doivent faire par rapport à mademoiselle du Meilhan… Quant à la malheureuse créature qui vient de nous effrayer du tableau de sa perversité…
Il n’acheva pas. Sa voix s’arrêta dans son gosier et il devint livide. Agost et Rondel reculèrent en même temps, comme si une lumière trop vive eût frappé leurs yeux. Florence poussa un cri. L’assemblée entière semblait frappée d’une muette stupéfaction. Je ne me retournai pas tout de suite, parce que Philarète Pantois parut à la porte principale, suivi du vieil Antoine. Tous deux avaient des visages souriants, Philarète dit : – Cousin, les agents sont là… J’ai voulu vous rendre un dernier service… non… n’non ! Je suis encore en place… Le Moniteur ne paraîtra que demain !
– On m’avait dit, prononça derrière moi une voix sonore et bien connue, – qu’on était ici en train d’accuser, de juger, d’insulter une femme qui n’a point de défenseur… D’où vient que je n’entends plus rien ?
C’était Maxime ! Tous mes sens à la fois annonçaient sa présence. Irène, je la vois encore, fit un mouvement de lionne, comme pour se jeter sur moi. Elle mordit son mouchoir qui se teignit de rouge.
C’était Maxime ! Florence tendait vers lui ses mains jointes. Et Peyrusse balbutiait : – Les morts sortent donc du tombeau ! Je me retournai lentement. Hélas ! les malheureux ont toujours peur ! Pendant que je me retournais, Maxime répondait : – Pas tous… Il y en a deux qui sont restés en arrière.
Je ne comprenais pas. Mais quand mon regard arriva enfin jusqu’à la porte, je compris. Deux morts étaient restés dans leur tombe, en effet : Marie-Caroline Renaud et Élisa. Mais deux autres étaient ressuscités. Maxime tenait Eugénie Mutel par la main.
Je tombai sur mes genoux en râlant la joie, et j’essayai de me traîner, pleurant et criant : – Eugénie ! Eugénie ! Ils disaient que je vous avais tuée !
* * * * * * * * * *
Elle était bien faible, ma pauvre Eugénie, et terriblement changée. On pouvait la prendre, en effet, pour un spectre. Elle n’aurait pas pu marcher sans son cousin, François Mutel, qui la soutenait comme on guide un enfant. Il avait son uniforme de chef d’escadron de spahis. Derrière ce premier groupe, formé de trois personnes, venaient Zoé, au bras de monseigneur de Champmas-d’Aragon, Lily, maman marquise et tonton marquis.
Georges traversa la chambre et serra silencieusement la main de Maxime. Il était très-ému. Maxime lui dit :
– Vous avez eu raison de regretter votre ennemi, monsieur du Roncier… Vous ne trouverez guère d’ami pour vous aimer comme lui.
Il lui tendit les bras. Georges lui donna l’accolade. C’était pour un instant le Georges d’autrefois, jeune et fier.
– Prononcez une parole, murmura-t-il, et je tombe aux pieds de mademoiselle du Meilhan.
– C’est à genoux, en effet, qu’on demande pardon, repartit Maxime, qui fit un pas en avant.
Il était tel que je l’avais vu ce matin même. Sa belle figure avait seulement plus d’animation, et il me sembla que sa taille se portait avec plus de vigueur.
Pendant que Maxime baisait la main de sa sœur en larmes, je me retournai vers Gustave. Gustave était assis à la place occupée naguère par M. Pantois. Il appuyait sa tête sur sa main et regardait Maxime d’un air morne. J’eus un sentiment de pitié, mais je ne sais quelle voix intérieure me cria de n’y point céder.
Ce que je ne puis peindre, c’est l’étonnement béant, la vague attente qui était sur tous les visages. Il n’y avait pourtant de changé dans la situation que l’apparition de Maxime. Et déjà je voyais que ce vent de haine qui soufflait naguère contre moi s’abattait et tombait. La foule hésitait comme un aveugle qui ne sait plus sa route. Et sa soif de curiosité, loin de s’éteindre, devenait insatiable. Au silence avaient succédé de timides et longs chuchotements. On se disait l’un à l’autre ce que c’était que le prince Maxime. Les regards anxieux allaient çà et là, interrogeant tantôt le calme visage du prince, tantôt les figures bouleversées d’Agost, de Rondel et de M. de Gérin. Je ne parle ni d’Irène ni de Peyrusse. Ces deux-là étaient dignes d’un coup de foudre. Irène avait repris son calme sarcastique. Peyrusse, ferme et plus hautain que jamais, se drapait dans sa gravité. Je le vis parler bas à M. de Gérin, qui releva la tête. Ce dernier, du reste, pouvait dans tous les cas arguer de son ignorance. Il n’avait fait que son devoir.
– Monsieur, dit Maxime à M. Lemonnier-Duroncier, – je vous remercie des bonnes intentions que vous avez apportées dans cette demeure… Vous êtes bon, comme ceux dont vous allez devenir l’allié… Vous formerez une heureuse famille…
– Aurons-nous bientôt le mot de toutes ces énigmes ! demanda le comte de Champmas-d’Argail.
– Mon oncle, répondit Maxime, votre merveilleuse sagacité vous a mis tout de suite en défiance contre la comédie qui vient de se jouer ici.
– Oh ! s’écria-t-on de toutes parts, – on ne nous y aurait pas pris !
– Dans quelques instants, poursuivit Maxime en s’adressant au vieux diplomate, vous n’aurez plus de questions à me faire.
François et Zoé m’amenaient ma pauvre Eugénie, car j’étais si tremblante que je n’aurais pu faire un pas. Pendant que je la pressais sur mon cœur, je sentis que Zoé baisait ma main mouillée par ses larmes. Cela dura un quart de minute, et cependant Maxime, que j’avais cessé d’observer, avait eu le temps de parler bas à madame de Gérin, car je la vis comme écrasée sous son émotion, joindre ses mains frémissantes et rabattre son voile sur sa figure.
– Et moi… non !… n’non !… fit M. Pantois, qui, pour passer, venait de déranger Agost en lui demandant bien des pardons ; on ne me dit rien ?
– Vous, répondit Maxime à haute voix, vous êtes le meilleur et le plus honnête homme que je connaisse !
Maxime s’avançait, cependant, vers le groupe ennemi.
– Monsieur de Gérin, dit-il en saluant poliment et froidement le jeune magistrat, nous savions que vous étiez ici… voici une condamnée qui vient se mettre entre les mains de la justice.
– Monsieur… fit Edmond avec embarras, je ne sais si je dois…
– Nous avons les agents ! nous avons tout ! s’écria Philarète… toujours officieux.
– Soyez persuadé, reprit le prince, qui fixa pour la première fois son regard sur Peyrusse, que nous avons intérêt plus que personne à éclaircir tous ces mystères. Une simple question, continua Maxime en s’adressant toujours au jeune magistrat ; vous sentez-vous bien capable, monsieur Edmond de Gérin, de remplir, en cette circonstance, votre devoir avec toute impartialité ?
– Je ne souffre pas de pareilles questions, monsieur ! répondit Edmond avec hauteur.
Je vis dans les yeux de Maxime une expression de pitié. Philarète vint à M. de Gérin et lui dit affectueusement :
– Cousin, il est temps encore…
Edmond le repoussa. Je sentis tout à coup en moi-même que Maxime allait parler de moi. Mon cœur battait.
– Messieurs, dit en effet Maxime, sans que rien eût pu annoncer cette bizarre péripétie, – je commence par vous déclarer que Suzanne n’est pas tout à fait dépourvue de protecteurs. C’est une guerre chanceuse que vous allez entamer… Malgré l’égalité devant la loi, posée en principe dans nos codes, il est peut-être plus facile d’écraser la fille Suzanne, comme disait tout à l’heure madame la baronne d’Avray, que d’éclabousser madame la princesse Maxime de *** !
On ne comprit pas tout de suite. Ce fut Irène qui comprit la première. Elle changea de couleur, et tout son visage se contracta. – Moi, je cherchais encore. Je fus éclairée comme d’un trait de lumière. J’allais m’écrier et protester peut-être. Eugénie étouffa ma voix dans un baiser. Zoé me dit à l’oreille : – Ayez pitié de nous ! Elle me tendit en même temps un billet. C’était de l’écriture de Maxime. Il contenait ces mots :
« Ne refusez pas, Suzanne. C’est encore à votre dévoûment que je m’adresse. Mes heures sont comptées ! Demain, ils ne me craindront plus. Mon nom et ma fortune vous donneront la force qu’il faut pour achever notre œuvre. »
Je courbai la tête. Gustave attendit une seconde, puis il se leva comme un fou et sortit en courant. Dans le salon, c’était un immense chuchotement : – La princesse Maxime !… un mariage secret !…
Monseigneur de Champmas-d’Aragon et M. le comte de Champmas-d’Argail étaient auprès du prince. Il répondit tout haut à leurs questions. – Soyez pour elle ce que vous avez été pour moi… Elle est ma femme !… J’avais répondu d’avance aux misérables calomnies que vous venez d’entendre en lui donnant le nom que ma mère a porté.
L’archevêque et le vieux diplomate s’avancèrent aussitôt vers moi. Tous deux m’appelaient : « Ma nièce. » J’étais une statue. Je me sentais de marbre sous leurs baisers. Maman marquise vint aussi m’embrasser et me dire : – Mignonne, te voilà plus grande dame que moi !
Je crois que le public était tenté d’applaudir, comme au théâtre, tant les esprits de la foule sont aisés à retourner. Parmi l’agitation qui régnait, on entendit la voix d’Irène.
– Ce que je me demande, dit-elle d’un ton provoquant, – c’est le but de cette comédie… Que prouve tout cela ?… Nos témoignages en vaudront-ils moins quand ils seront dirigés contre madame la princesse ?… La femme Mutel n’est pas morte du poison qu’on lui a fait prendre ; – mais on lui a fait prendre du poison… les pièces de conviction sont au greffe ! Prétend-on effrayer la justice ?… Qu’on attende, alors, nous étions tout à l’heure un tribunal de famille ; maintenant, nous ne sommes plus rien, et ce n’est pas ici que les protégées de M. le prince seront jugées… Messieurs, s’interrompit-elle en s’adressant à Peyrusse, Agost et Rondel, – nous avons fait notre devoir. Je vous prie de m’accompagner ; je sors. – Restez ! dit Maxime.
– Prétendrait-on employer la contrainte ?… commença Irène.
– À votre égard, non, répliqua le prince ; je parle à ces trois hommes, pour qui je suis venu… Sortez, si vous voulez, madame, je ne ferai rien contre vous… La mémoire de votre sœur vous défend et vous couvre, alors même que vous êtes unie par un pacte infâme à ceux qui l’ont assassinée !
– Calomnie ! s’écria Irène.
Peyrusse et ses deux complices souriaient dédaigneusement. M. de Gérin ne fit point comme il avait fait au commencement de la séance, lorsque Irène avait formulé ses premières accusations contre moi. Il ne rappela point sa qualité de magistrat, qui l’obligeait à écouter et à se souvenir. Je le vis jeter un coup d’œil en arrière. Il cherchait sa femme. Sa femme n’était plus dans le salon. Philarète Pantois avait disparu avec elle.
– Messieurs, reprit Maxime en faisant un pas vers les trois complices, – ce n’est pas madame la baronne d’Avray qui a parlé tout à l’heure, c’est vous !… Elle vient de prononcer le mot comédie ; il y a eu comédie en effet, en ce sens que je vous ai laissés maîtres du terrain, quand j’aurais pu arrêter d’un mot ce flot d’outrages sous lequel vous avez essayé de noyer une femme… J’ai laissé aller les choses jusqu’au bout, parce qu’il me plaisait de connaître à la fois tous vos mensonges, toutes vos perfidies, l’arsenal tout entier de vos luttes déloyales… Il me plaisait de les avoir là, devant témoins, en faisceau, afin de les broyer d’un seul coup de talon !
– Contre vous, monsieur, répondit Peyrusse, – j’accepterai le combat devant les tribunaux, et non point ailleurs.
– Vous n’avez pas le choix, prononça froidement Maxime, – je suis le maître… Je veux, moi, que le débat ait lieu ici, à l’instant même, et que, par ce débat, toute question soit vidée. Comprenez-moi bien : l’œuvre que nous accomplissons ici n’empêchera pas celle des tribunaux… Monsieur Peyrusse, monsieur Agost, monsieur Rondel, vous irez devant les tribunaux, soit de gré, soit de force… Il n’y a point de juges autour de nous : ce sont tous les témoins des prochaines assises !
Je ne l’avais jamais vu si grand, si imposant, si puissant.
– Je veux, poursuivit-il, que madame la princesse soit pour toujours à l’abri de votre morsure envenimée… Je veux que cette pauvre martyre (il montrait Eugénie), réhabilitée et rendue au bonheur, ait contre vous la protection de la loi et la protection du monde… Vous étiez venus pour emporter d’assaut une ville ouverte : les remparts sortent de terre et vous êtes prisonniers !… Je veux en un mot savoir et faire savoir à tous ceux qui nous écoutent comment est morte, en 1838, la somnambule Marie-Caroline Renaud… votre sœur, madame la baronne… presque votre mère… Comment est morte, en 1840, Elisa, votre femme, monsieur Peyrusse… Je veux savoir ce qui se passa chez Eugénie Mutel, le jour où Elisa assassinée rendit le dernier soupir. Je veux savoir enfin qui a favorisé l’évasion de cette même Eugénie, et quelle main lui a versé du poison… car vous avez dit vrai, Irène : Eugénie a été empoisonnée. Les trois hommes qui seuls connaissent le secret des derniers instants de votre sœur ont voulu renouveler cette terrible comédie de la rue de la Jussienne. Comme ils avaient introduit Elisa, frappée à mort, dans l’appartement d’Eugénie Mutel, ils ont fait porter Eugénie mourante dans la modeste mansarde de Suzanne… Mais le même stratagème réussit rarement deux fois, et Dieu se lasse !
– Je jure que je ne savais pas cela ! balbutia Irène.
Moi, j’avais un frisson dans les veines en songeant à l’horrible danger qui était sur moi à mon insu. Les paroles du prince valaient toutes les explications. Peyrusse avait répété la ruse qui lui avait si bien réussi jadis. Après l’accusation portée par Irène, on aurait trouvé dans ma chambre de la place du Châtelet le cadavre d’Eugénie Mutel !
– Je veux savoir tout cela, reprit le prince ; quand je le saurai, quand ceux qui nous entourent le sauront, nous irons ensemble le dire aux juges. Et vous viendrez avec nous, monsieur, s’interrompit-il en fixant son regard sévère sur Edmond de Gérin, non plus comme magistrat, de ce jour votre carrière est brisée, mais comme simple témoin.
M. de Gérin voulut essayer une réponse. Maxime l’arrêta du geste et lui dit : – Je n’ai pas le temps de vous convaincre avec des paroles. Les faits vont plus vite : regardez !
Il désignait du doigt la partie du salon où naguère s’asseyait la famille du Meilhan, non loin de la porte conduisant aux appartements. Depuis quelques minutes, cette partie du salon était vide, parce que chacun se pressait autour de Maxime. Une femme était assise auprès de la porte. De grosses larmes coulaient abondamment sur ses joues pâles. Elle tenait dans ses bras un petit enfant à qui elle souriait avec ivresse au travers de ses pleurs. J’eus peine à la reconnaître. – C’était madame de Gérin. Personne ne l’avait remarquée jusqu’à ce moment. Elle lissait d’une main les cheveux blonds du petit ange. Les mères seules comprendront ce qu’il y avait de passion, de ravissement et d’allégresse dans son muet isolement. Je devinais, moi ; c’était l’enfant retrouvé, le pauvre petit que j’avais mis au monde, les yeux bandés, le cœur oppressé de terreur. Et je me prenais à l’aimer, cette pauvre femme, pour sa joie de mère, pour son ivresse qui expiait tout à mes yeux. Derrière elle, à la porte entre-bâillée, était Philarète Pantois, le machiniste de cette féerie. Il regardait cela d’un air ému et malicieux à la fois.
Cette scène était cependant une énigme pour l’assemblée. Mais M. de Gérin fit comme moi : il devina. Toute son arrogance fléchit.
– Niez ! dit Peyrusse, qui fronça le sourcil.
Edmond de Gérin secoua la tête lentement et murmura : – Je suis perdu !
Le silence attira l’attention de la pauvre jeune mère, bien mieux que n’eût fait le bruit. Elle leva les yeux. Elle aperçut son mari. Elle ne se doutait point de ce qui avait lieu.
– Edmond ! Edmond ! dit-elle ; – notre enfant vit !… Dieu est trop bon… viens le voir !… viens l’embrasser !
Le jeune magistrat ferma les yeux comme s’il allait se trouver mal. Puis, entraîné par une force irrésistible, il se dirigea, chancelant, vers sa femme. Il s’agenouilla. Je l’entendis qui disait : – Mon enfant !… mon petit enfant !…
Mes paupières étaient humides. De tout mon cœur, je leur pardonnais. La voix de Maxime m’arracha à ce tableau. Il répondait à Peyrusse, dont les paroles m’avaient échappé :
– Il est trop tard pour refuser ce duel !… Descendez en vous-même, et vous sentirez que j’ai porté le premier coup !
Ces derniers mots n’avaient pas de sens pour la plus grande partie de l’assemblée. Mais chacun put voir les trois complices tressaillir de la tête aux pieds. Irène dit tout bas : – Prenez garde ! il agit sur vous !
Peyrusse s’appuya de la main au dossier de son fauteuil. Vous eussiez dit qu’il se repliait sur lui-même. Il avait la joue livide, la lèvre tremblante : – Je vous défends ! balbutia-t-il avec une terreur évidente ; je vous défends de me magnétiser ! – Maxime ne parlait plus. Son regard était sur Peyrusse. Agost et Rondel avaient jeté un regard cauteleux vers la porte fermée. Irène épouvantée répétait : – Prenez garde ! prenez garde !
Peyrusse porta la main en avant comme pour éviter d’invisibles coups. Puis, d’une voix étouffée : – Ce sera donc, puisque vous le voulez, un combat à mort !
Sa tête se redressa. Il y eut en moi une étreinte violente quand les deux fluides se choquèrent. La sueur coulait de tous les fronts. C’était un duel ! un duel à mort ! Personne n’en doutait. Pour être inconnue, l’arme n’en inspirait que plus de terreur.
Dans ce grand salon, tout à l’heure empli de tant de tumultes, vous eussiez entendu voler une mouche. Les têtes pendaient en avant. Les faces, rouges ou blêmes, subissaient de bizarres tiraillements. Mais eux, les deux champions ! Ah ! je vous l’affirme, c’était quelque chose de redoutable et d’inouï ! Soit réalité, soit surexcitation de mon cerveau, je croyais voir parfois leurs rayonnements fluidiques se croiser comme deux chevelures de comètes. Leur double effort était positivement divisé, c’est-à-dire qu’ils se portaient de véritables coups. Ils étaient forts tous deux. Peyrusse avait eu, parmi les magnétiseurs de son temps, une réputation colossale. Nul n’avait jamais pu lui opposer une puissance égale à la sienne. Maxime n’avait pas la même renommée, mais je savais, moi, ce dont il était capable. Tous les deux avaient cette noble beauté qui séduit à coup sûr les multitudes. Cet aspect vénérable que Peyrusse se donnait à plaisir était un masque. Depuis quelques minutes, derrière ce déguisement patriarcal, je voyais rayonner la jeunesse ou tout au moins la maturité de la vigueur. Maxime avait moins d’années, mais cet avantage aurait dû être plus que compensé par la maladie mortelle qui lui laissait cette trêve en quelque sorte miraculeuse.
Ils s’efforçaient tous deux avec tant de violence, que les traits de leurs visages en étaient transfigurés. Il n’y avait pas une seule fibre qui ne fût terriblement tendue. Les longs cheveux blancs de Peyrusse se soulevaient et tremblaient, comme si un vent eût passé parmi leurs mèches flottantes. Maxime était plus calme ; mais j’entendais sa respiration siffler dans sa poitrine. Ils s’étaient rapprochés involontairement. Ils étaient droits tous deux comme des tiges de fer, et tous deux versaient un peu en avant. Leurs visages éclataient à quelques pouces l’un de l’autre. Et à mesure que le temps passait, la prodigieuse énergie de leur lutte étreignait le cœur davantage. Combien s’écoula-t-il de minutes ? je ne sais. Cela me parut long comme toute une longue nuit d’angoisse et de veille…
Mon attention fut attirée tout à coup par un mouvement qui se faisait derrière Peyrusse. Irène s’était glissée jusqu’auprès d’Agost et lui avait parlé bas. Agost avait fait un signe de refus. Elle s’était alors retournée vers Rondel, l’homme à la tête largement aplatie. Les yeux de Rondel disparurent derrière ses sourcils, froncés brusquement ; sa main, qui était passée sous le revers de son habit, se montra et j’y vis briller quelque chose.
Je m’élançai, rapide comme la foudre. J’avais distingué un pistolet. Il y avait, pour ces hommes, bénéfice à tuer avant que Peyrusse, vaincu, ne parlât. Ce n’était qu’un meurtre. Je saisis à deux mains le poignet de Rondel. Je ne sais pas d’où me venait tant de force. Le pistolet tomba. L’instant d’après, Irène, Rondel et Agost étaient entourés par les agents de Philarète. Ceci n’avait pas détourné le cours de la lutte. De la nouvelle place où j’étais, je pouvais voir en face le visage de Maxime. Il m’éblouit et me navra. C’était comme le resplendissement suprême du feu qui va s’éteindre. Peyrusse fit un pas en avant. La sueur collait ses cheveux à ses tempes. Il se plaignait et râlait. Il me sembla tout à coup qu’il s’affaissait, tandis que Maxime grandissait, haut comme un géant. Un long cri souleva toutes les poitrines. Peyrusse était à genoux. Il combattait encore, pourtant ; son râle était affreux à entendre. Il tomba enfin les deux mains contre terre en disant : – On ne peut pas tuer un mort ! Il ne bougea plus.
– Dormez-vous ? lui demanda Maxime.
Peyrusse ne répondit pas. Maxime se pencha sur lui et lui imposa les mains. Peyrusse se raidit. L’écume blanchit les coins de sa bouche.
– Dormez-vous ? répéta Maxime.
Point de réponse encore. Maxime reprit son haleine avec force, et, rassemblant toute sa vertu, il le chargea d’une dernière passe qui frappa comme un coup de massue. Peyrusse eut une courte convulsion et ne bougea plus.
– Dormez-vous ? demanda pour la troisième fois Maxime. – Je dors, lui fut-il répondu de cette voix changée que prennent les somnambules. – Alors, levez-vous ! ordonna Maxime.
Le malheureux fit effort pour obéir ; mais il retomba. Tout son corps était brisé comme la paille sous le fléau. Dans l’assemblée, c’était le silence de la stupeur. Maxime s’essuya le front.
– Pouvez-vous répondre, demanda-t-il ? – Oui, fit Peyrusse, que les agents avaient assis dans un fauteuil.
Rondel et Agost voulurent protester. On leur imposa silence.
– Comment est morte Marie – Caroline Renaud ? reprit Maxime. – Dans l’état de sommeil magnétique, répondit Peyrusse distinctement et froidement. – Qui l’a voulu ? – Moi… poussé par Agost et Rondel. – Quel fut votre motif ? – Le désir de ne point partager les trésors de l’abbaye de Morevault. – Alors, vous déclarez qu’elle est morte assassinée ? – Oui… assassinée. – Par vous ? – Oui… par nous.
Ce qui nous impressionnait tous jusqu’à l’horreur, c’était le ton glacial et la mécanique précision de ces réponses. Vous eussiez dit un automate parlant. Irène se couvrit le visage de ses deux mains. Elle s’éloigna de Peyrusse : – Ah ! si j’avais pu croire à une pareille infamie !
– Le savait-elle ? demanda Maxime, qui la désigna du doigt à Peyrusse.
Irène se dressa livide. Son cou se gonfla comme le corps d’une couleuvre qui va s’élancer. Sa figure vint toucher celle de Maxime, tandis qu’elle murmurait d’une voix sifflante : – Allez-vous me forcer de raconter aussi l’histoire de votre sœur ?
Maxime se reprit et dit impérieusement à Peyrusse : – Ne répondez pas ! Puis, s’adressant à Irène : – Sortez, madame la baronne… je prie Dieu de ne vous point punir !
Irène se dirigea aussitôt vers la porte. Sur le seuil, elle se retourna et dit en me montrant : – Cher prince, interrogez donc un peu votre somnambule sur les faits et gestes de cette fiancée du roi de Garbe que vous allez épouser !
Nous entendîmes son ricanement au travers de la porte fermée. Maxime ne daigna même pas me défendre.
– Comment est morte Elisa, votre femme ? demanda-t-il encore à Peyrusse. – D’une ponction prohibée. – Qui avait pratiqué la ponction ?… Parlez pour moi seulement.
Peyrusse prononça un nom qui n’arriva pas jusqu’à nous. – Dans quel but ? – Dans le but d’occasionner la mort. – À l’enfant ? – Et à la mère. – Qui avait ordonné l’opération ? – Moi. – Quel était votre but ? – Elisa connaissait l’histoire de Morevault. – Et pourquoi la portâtes-vous mourante chez la femme Eugénie Mutel ? – La femme Mutel connaissait l’histoire de Morevault. – Vous vouliez les tuer l’une par l’autre ? – Oui… et la fille Suzanne, qui connaissait l’histoire de Morevault.
Maxime s’arrêta. La fatigue l’accablait. Je n’ai plus de mots pour peindre les sensations de l’assemblée. Comme Maxime allait reprendre la parole, Antoine ouvrit la porte et dit : – Ces messieurs sont dans la salle à manger.
– Le Moniteur peut paraître, s’écria Philarète ; – non… n’non !… Comme tout cela a été mené !…
Sur un signe de Maxime, M. Pantois alla chercher Edmond de Gérin. – Monsieur, lui dit le prince à voix basse, vos chefs sont en bas… Libellez votre démission… Je sais qu’il est des entraînements… et qu’on a parfois posé malgré soi le pied sur la pente fatale… Personne ici ne connaît votre histoire… Je vous promets le secret. Il ajouta tout haut : – À Dieu ne plaise que je vous confonde avec ces hommes !
M. de Gérin sortit.
– Une dernière question, reprit Maxime en s’adressant à Peyrusse ; qui a fait évader Eugénie Mutel de la prison de Clairvaux ? – Nous. – Aviez-vous l’intention de l’empoisonner ? – Oui. – Aviez-vous dès lors l’intention de perdre par elle mademoiselle Suzanne… je veux dire madame la princesse ? – Oui. – François ! appela Maxime, prends cet homme, et qu’il soit porté dans la salle à manger.
François fit un signe. Peyrusse fut emporté dans son fauteuil. Agost et Rondel le suivirent, accompagnés fidèlement par les agents de M. Pantois.
Maxime se tourna vers l’assemblée.
– Quoi qu’il arrive, dit-il, – vous avez tous vu, tous entendu : vous serez tous témoins !
Maxime, soutenu par monseigneur de Champmas-d’Aragon et le comte de Champmas-d’Argail, prit le chemin de la salle à manger. Il était littéralement épuisé. M. Pantois vint m’offrir la main et me dit : – Non… n’non !… Est-ce un joli travail ?… Voilà la jeune administration !
Autour de la table de la salle à manger, étaient assis M. D*** le procureur du roi ; le juge qui avait instruit l’affaire de la rue de la Jussienne, un conseiller et un greffier.
– Nous sommes venus ici, dit M. D***, sur une lettre signée : Prince Maxime de ***, pair de France, requérant notre intervention en son nom, au nom de monseigneur de Champmas-d’Aragon, archevêque de…, et au nom de M. le comte de Champmas-d’Argail, ancien pair de France.
Maxime voulut donner des explications à ses deux oncles. Ils lui serrèrent la main en disant : – Vous avez bien fait !
La démission de M. de Gérin était tout ouverte sur la table. Maxime vint se placer auprès de Peyrusse, que les magistrats regardaient avec curiosité.
– Messieurs, dit-il, – je n’ai garde de mettre en doute votre haute intégrité… Mais l’homme se refuse parfois à croire les choses qui lui semblent en dehors des possibilités humaines… J’ai pris mes précautions, non pas contre vous, mais contre cette incrédulité orgueilleuse et systématique qui est le fait de notre nature… Ce que vous allez entendre, cinquante personnes l’ont entendu déjà… Constatez, dressez procès-verbal… Que vous preniez les paroles de cet homme comme aveu ou comme renseignement, une sentence inique sera réformée, et trois têtes tomberont peut-être sur l’échafaud… Êtes-vous prêts à faire votre office ? – Nous sommes prêts, répondirent les magistrats.
Maxime mit sa main sur le front de Peyrusse, qui tressaillit aussitôt et poussa un long soupir.
– Dormez-vous ? lui demanda Maxime. – Oui, répondit l’ancien magnétiseur. – Pouvez-vous répondre ? – Oui. – Monsieur le juge d’instruction, dit le prince, – ordonnez à votre greffier de prendre la plume. Cet homme va vous dresser lui-même la liste de ses crimes.
C’était le lendemain. Peyrusse, Agost et Rondel étaient sous la main de la justice. Après cette suprême dépense de forces, le prince s’était affaissé en une sorte de prostration ; il n’avait point quitté l’hôtel. On lui avait donné la chambre et le lit de maman marquise. J’avais passé la nuit dans un fauteuil, entre Lily et Zoé. Vers le matin, je m’endormis. Quand je m’éveillai, Lily était partie. Zoé reposait. Je sortis sans bruit, afin de baigner ma tête brûlante dans l’air frais du matin. Mes pensées étaient en moi confuses et entassées comme un chaos. Les événements de la veille me revenaient, non pas un à un, mais tous ensemble, et il me paraissait matériellement impossible que tout cela se fût passé en vingt-quatre heures. Je tirai de mon sein ce papier que ma bonne Eugénie m’avait donné au moment où Maxime me proclamait en quelque sorte princesse de ***. Je le relus.
Je me promenais dans la grande allée du jardin, lorsque je vis venir à moi Gaston. Je fus tentée de l’éviter, – mais il m’abordait de cet air triste et soumis qu’il prenait toujours avec moi.
– Ne craignez plus que je vous parle d’amour, Suzanne, me dit-il, – je ne suis pas guéri ; mais je suis désespéré… Je vais partir… quitter la France… Mon cousin Maxime vient de réparer généreusement les brèches que j’avais faites à la fortune de ma maison… Je n’ai rien accepté pour moi : j’ai tout donné à ceux que j’avais si follement dépouillés…
– Vous avez bien fait, monsieur le comte, répondis-je, mais vous ne partirez pas… Vous ne quitterez pas la France…
Depuis quelques instants, j’apercevais comme une forme blanche à travers les lilas, au fond du berceau voisin. Je pris Gaston par la main et je l’entraînai. Lily était demi-couchée sur un banc de gazon. Elle reposait. Autour de ses paupières fermées, il y avait des larmes. Son pauvre visage amoindri et tout pâle disparaissait presque dans les masses de ses beaux cheveux. J’étendis la main en silence et je montrai ce tableau à Gaston.
Nous nous approchâmes du banc. J’éveillai Lily doucement. Gaston était à ses genoux. Elle le contempla un instant avec des yeux ravis. Puis, attirant ma main sur ses lèvres : – C’est mon rêve, murmura-t-elle ; – je rêvais qu’un ange m’apportait le bonheur…
Il y avait grand remue-ménage à la maison. Maman marquise avait déjà passé en revue une douzaine de caméristes, cuisinières, etc. L’ancienne splendeur allait renaître. Tonton avait gagé un grand diable de laquais, aussi beau que Besançon. Il l’appelait déjà : Mavaud fvipon et autres. On préparait le grand salon pour la solennité de notre mariage.
Il était environ midi quand le prince me fit demander. À ce moment, tous mes doutes, toutes mes irrésolutions revinrent à la fois m’assaillir. J’obéis, cependant, et je me rendis à la chambre où il avait passé la nuit. Je le trouvai très-calme, mais singulièrement affaibli. Gustave était à son chevet. Je ne m’attendais pas à le rencontrer là. J’avais espéré qu’il chercherait à me voir dans la matinée. Il faisait très-sombre dans l’appartement, parce que Maxime, dont les yeux ne pouvaient plus supporter l’éclat du jour, avait fait fermer les persiennes.
– Approchez, Suzanne, me dit-il. Je sais ce que vous venez de faire pour la cadette des demoiselles du Meilhan. Vous aurez été le bon ange de cette maison… M. Lemonnier-Duroncier vient de me demander mes ordres, ce sont ses expressions, pour le mariage de Georges et de Zoé… Il ne nous reste à nous occuper que de nous-mêmes… et je crois que nous n’avons pas trop de temps pour cela, ma belle et chère Suzanne.
Je regardais Gustave. Le prince s’en aperçut.
– Vous avez toute votre vie pour vous aimer, reprit-il avec reproche. Puis, d’un ton sérieux et doux :
– Suzanne, j’ai promis à notre ami Gustave que vous lui pardonneriez cette fois comme les autres… Votre rôle sera de lui toujours pardonner. Il est bon, et je réponds de son cœur ; mais il n’y a point sur la terre, ma pauvre belle Suzanne, d’homme qui soit digne de vous. – Il eût fallu pour cela le prince Maxime ! prononça tout bas Gustave. – Suzanne, reprit ce dernier, vous n’avez pas encore prononcé une parole… Auriez-vous de la répugnance à porter mon nom ? – Ayez compassion de moi, prince, répondis-je ; j’ai le cœur brisé… Je cherche en vain ma force et ma volonté… La voix de Maxime s’imprégna d’inquiétude. – Dois-je croire que vous allez reculer devant la dernière prière d’un ami mourant ? prononça-t-il à voix basse ; ce serait un malheur cruel… et irréparable ! Il ajouta, en se soulevant sur le coude péniblement : – Les préparatifs sont faits : le notaire est là pour le contrat… C’était une union solennelle que je voulais, Suzanne : devant Dieu et devant la loi… Au nom du ciel ! regardez-moi bien : vous verrez que je ne peux pas désormais vous donner le temps de réfléchir… Hélas ! je le regardais. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité qui régnait dans la chambre. Il n’y avait plus à s’y méprendre. La mort était là. Le changement opéré depuis la veille était navrant. L’agonie collait son masque rigide sur la noble beauté de ses traits. C’était encore le prodigieux effort de la volonté qui garrottait l’âme dans ce corps.
– Tout ce que vous pensez, je le vois, Suzanne, me dit doucement Maxime ; – ce n’est pas pour vous… non ! sur l’honneur !… c’est pour ceux que vous aimez… Mademoiselle Suzanne ne garderait pas tous les amis qu’avait hier la princesse Maxime… Il faut combattre le monde avec ses propres armes… c’est un poste d’honneur qui vous est confié : ne le désertez pas !
Il sonna. Gustave vint à moi. Il me prit la main ; sa main était froide. Il me dit : – Suzanne, je serais heureux de vous voir accepter.
Je retirai ma main. Ce ne fut pas un domestique qui vint au coup de sonnette du prince. Je pense que ceci était préparé d’avance. Eugénie Mutel parut à la porte. Elle tenait une jeune fille par la main.
– Eugénie ! m’écriai-je ; Marie ! ma pauvre petite Marie !
Je m’élançai sur elles. Eugénie poussa Marie dans mes bras. Maxime dit d’une voix suppliante : – Refuserez-vous une mère à cette enfant ?
Je collai mes lèvres sur le front de Marie, et je dis : – J’accepte.
La pauvre enfant se pendit à mon cou, pendant qu’Eugénie me baisait la main par derrière. Gustave était livide. Le prince rouvrit les yeux et parvint à se soutenir sur le coude.
– Faites entrer ! ordonna-t-il.
Les portes s’ouvrirent. Le notaire entra suivi de toute la famille. Il lut un contrat où le prince Maxime de *** me reconnaissait en mariage la totalité de ses biens, meubles et immeubles, tels qu’ils se comportaient à la date du contrat. Je signai. Le prince mit sa signature lisible à côté de la mienne. Tous les membres de la famille signèrent après nous. Le maire se présenta, amené par M. le comte de Champmas d’Argail. Le mariage civil eut lieu sans délai. Puis l’assemblée se sépara en deux rangs pour laisser passer monseigneur de Champmas-d’Argail, revêtu de ses habits sacerdotaux. Un autel était dressé à la tête du lit. Je m’agenouillai. Maxime parvint à se mettre sur son séant, soutenu par sa sœur et Eugénie. Nous fûmes unis devant Dieu.
– Vous allez être heureuse, prononça le prince d’une voix si faible que nous avions peine à l’entendre. Il n’y a plus entre vous et votre bonheur que mon agonie… Elle est sur le point de finir.
Son geste ferma la bouche de Gustave qui voulait protester. Il chercha sous son oreiller et prit un pli décacheté en me disant : – Lisez.
Je déchirai l’enveloppe. C’était une lettre de Marseille. Je lus, au travers d’un éblouissement : « J’ai l’honneur de vous adresser un extrait du registre mortuaire de l’hôpital de Marseille, contenant l’acte de décès de la femme Ida Lodin, décédée à la suite d’une congestion pulmonaire… » La lettre glissa sur le tapis. Nous étions, Gustave et moi, comme deux statues. Maxime ne luttait plus. Il réunit nos deux mains dans les siennes. Ses yeux agrandis se levèrent au ciel. Cette agonie était belle comme un triomphe.
– Vous êtes libres ! murmura-t-il ; libres d’être heureux !… Je sais cela depuis plusieurs jours… pardonnez-moi si je vous l’ai caché… vous auriez refusé mon nom et ma fortune…
Il resta quelque temps immobile et muet. La nature en lui était absolument épuisée. Au bout d’une minute, ma main éprouva le sentiment d’une faible pression. Je me penchai. Mon oreille toucha presque sa bouche. Un baiser glacé effleura ma tempe. J’entendis sa voix qui n’était déjà plus de la terre, je l’entendis, non pas avec mes sens, mais avec mon âme. Maxime me disait : – Adieu, Suzanne… je vous aimais !
Cet aveu s’exhala dans son dernier soupir.
FIN
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Août 2009
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