Émile Gaboriau

LES ESCLAVES DE PARIS

Tome II

(1868)

 

 

 

Table des matières

DEUXIÈME PARTIE – LE SECRET DES CHAMPDOCE. 4

I 5

II 21

III 29

IV.. 35

V.. 45

VI 52

VII 79

VIII 96

IX.. 115

X.. 133

XI 143

XII 153

XIII 171

XIV.. 180

XV.. 189

XVI 198

XVII 209

XVIII 220

XIX.. 227

XX.. 238

XXI 256

XXII 262

XXIII 269

XXIV.. 281

XXV.. 290

XXVI 299

XXVII 306

XXVIII 314

XXIX.. 328

XXX.. 336

XXXI 343

XXXII 352

XXXIII 369

XXXIV.. 379

XXXV.. 395

À propos de cette édition électronique. 403

 

DEUXIÈME PARTIE – LE SECRET DES CHAMPDOCE

I

Quand de Poitiers on veut se rendre à Loudun, le plus court est encore d’aller retenir une place à la diligence qui fait le service entre le chef-lieu du département de la Vienne et Saumur, la plus coquette des cités qui se mirent aux flots bleus de la Loire.

Le bureau de cette diligence est à deux pas de l’hôtel de France, entre le restaurant du Coq-Hardi et le café de Castille.

Un employé fort poli y reçoit les voyageurs. On lui donne cinq francs d’arrhes, et en échange il garantit une bonne place de coupé pour le lendemain matin.

Surtout, recommande-t-il, arrivez à six heures, six heures très précises.

Le lendemain donc, on se fait tirer du lit dès l’aurore, on s’habille en deux temps, et on arrive au pas de course. Hâte inutile !

Tout dort encore dans le bureau, à l’exception d’un garçon, juste assez éveillé pour répondre une grossièreté aux questions qu’on lui adresse.

S’indigner ? À quoi bon ! En face, un débit s’ouvre où on vend du café au lait, mieux vaut s’y réfugier.

Ce n’est guère que vingt-cinq minutes plus tard que le « buraliste » se montre, bâillant à se démettre les mâchoires.

Presque aussitôt, le conducteur apparaît, sacrant, donnant des ordres, jurant que jamais il n’a été si en retard.

Vite on tire de la cour la vieille diligence qui sonne la ferraille. Le postillon et un palefrenier surviennent, traînant par leur longe les trois chevaux endormis. On attelle et les facteurs hissent sur l’impériale les bagages et les colis.

– En voiture !… crie le buraliste, en voiture !…

Fausse alerte ! Pas un des voyageurs de la ville n’a montré le bout de son nez. On attend M. de Rocheposay, qui demeure rue Saint-Porchaire, maître Nadal, qui habite près de Blossac et aussi M. Richaud, de Loudun, venu la veille pour ses affaires, et descendu à l’hôtel des Trois Piliers, et d’autres encore.

Un à un ils se présentent, se hâtant lentement, portant force boîtes dont ils embarrassent les compartiments.

Enfin le compte y est. Sept heures et demie sonnent, le conducteur lâche un dernier juron, le fouet du postillon claque ; hue ! on part ; on est parti.

C’est au galop de ses rosses fourbues que la voiture descend les rampes de la ville ; elle traverse comme un trait le pont du Clain, elle brûle le pavé du faubourg, elle atteint la grande route et les chevaux emboîtent le trot somnolent qu’ils garderont jusqu’au relais.

 

Sur l’impériale, le conducteur bourre sa pipe.

Bon voyageurs, penchez-vous à la portière pour regarder le paysage.

Regardez, voici le haut Poitou, tout entrecoupé de plaines fertiles, de vastes pâturages et de grandes forêts. Les vallées succèdent aux vallées et à perte de vue se déroulent les champs à la terre rougeâtre, plantés çà et là de châtaigniers dont les branches pendent jusque sur les sillons.

Regardez, voici les landes et les taillis de Bivron.

Si le gibier foisonne, c’est que leur propriétaire, le comte de Mussidan, n’y a pas tiré un coup de fusil depuis qu’il eut le malheur de tuer à la chasse un de ses domestiques. Il y a de cela vingt-trois ans.

Le château de Mussidan est plus loin, sur la droite. Il y aura deux ans, à la Noël, que la douairière de Chevauché, une rude et brave femme, disent les paysans, y est morte, en laissant tout son bien à sa nièce Mlle Sabine.

De l’autre côté de la route on aperçoit, à demi caché par ses hautes futaies, le haut castel de Sauvebourg. Un des artistes aimés de François Ier a sculpté ses balcons et entouré ses fenêtres de guirlandes précieuses respectées par le temps.

Plus loin, enfin, au sommet d’un coteau aux pentes raides, comme une forteresse sur un roc, apparaît une masse imposante de constructions anciennes.

C’est le vieux manoir de Champdoce.

Rien de triste comme cette immense habitation, jadis une des plus magnifiques du Poitou.

Abandonnée, oubliée de ses maîtres depuis un quart de siècle, elle va perdant de jour en jour de sa valeur, tombant en ruine.

Déjà l’aile gauche est à demi écoulée. Les tempêtes ont emporté les toitures et girouettes. La pluie et le soleil ont émietté les contrevents, dont les ferrures pendent misérablement le long des murs lézardés.

Là, vers 1840, vivait, avec son fils unique, l’héritier d’un des noms illustres de France, César-Guillaume de Dompair, duc de Champdoce.

Dans le pays il passait pour un original.

On le rencontrait par les chemins, vêtu comme le plus pauvre des paysans, portant une méchante veste rapiécée, coiffé d’une casquette de cuir à oreillettes, les pieds dans d’énormes sabots, invariablement armé d’un gros bâton terminé en fourche.

L’hiver il jetait sur ses épaules une peau de bique toute pelée, dont n’eût pas voulu le dernier toucheur de bœufs.

C’était alors un homme de soixante ans, d’une puissante carrure, d’une force herculéenne, bâti à chaux et à sable, un des survivants de la grande génération de 89, dont la robuste constitution suffisait à tous les travaux comme à tous les excès.

Son regard seul trahissait une volonté de fer, comme ses muscles.

Il avait, sous ces gros sourcils en broussailles, de petits yeux d’un gris clair qui devenaient absolument noirs lorsqu’il s’irritait et que le sang affluait à son cerveau.

Quand il servait à l’armée de Condé, un coup de sabre lui avait fendu la lèvre supérieure, et la cicatrice donnait à sa physionomie une expression terrible de dureté.

Il n’était pas méchant, cependant, mais d’un entêtement qui touchait à la folie, d’un despotisme odieux et d’une violence extraordinaire.

Heureusement pour ceux qui l’entouraient, trois jurons indiquaient le degré de sa colère.

Mécontent, il disait : Jarnicoton ! Irrité, il criait : Jarnidieu ! Jusque-là, rien à craindre. Mais quand de sa puissante voix il hurlait : Jarnitonnerre ! il était bon de se mettre prestement hors de portée de son bâton fourchu.

On le redoutait extrêmement.

C’est avec un respect mêlé de crainte qu’on se découvrait sur son passage, le dimanche, lorsque suivi de son fils il traversait le bourg de Bivron pour se rendre à l’église où il avait un banc, le premier devant le chœur.

Tant de durait la messe, il lisait à demi-voix dans son gros paroissien ou accompagnait les chantres. À la quête, il donnait régulièrement une pièce de cinq francs.

Cette offrande hebdomadaire, le prix d’un abonnement à la Gazette de France, cinq écus par an qu’il octroyait au barbier qui venait le raser deux fois la semaine, constituaient toute sa dépense personnelle.

Ce n’est pas qu’on vécût mal chez lui. Volailles dodues, gibiers, légumes savoureux, fruits exquis abondaient. Mais rien, jamais, ne paraissait sur sa table qui n’eût été récolté ou tué sur ses domaines. La viande de boucherie en était sévèrement exclue parce qu’il faut la payer.

Fréquemment invité à des dîners ou à des fêtes, par les châtelains du voisinage qui, bien qu’il pût faire, le considéraient un peu comme leur chef, il refusait régulièrement, disant qu’un gentilhomme ne saurait accepter sans rendre, et que rendre coûte de l’argent.

Certes ce n’était pas la pauvreté qui contraignait le duc de Champdoce à cette sévère économie.

On lui connaissait, tant dans le Poitou que dans l’Angoumois et dans la Saintonge, pour plus de douze cents mille francs de terres au soleil, sans compter la forêt de Champdoce qui, habilement aménagée, rapportait bon an mal an de huit à dix mille écus en sacs.

On prétendait encore, et on avait raison, que sa fortune en portefeuille dépassait sa fortune territoriale.

Naturellement, on le taxait d’avarice, en quoi on se trompait. Il n’était pas avare dans le sens qu’on attache à ce mot.

Cet entêté gentilhomme poursuivait simplement l’exécution d’un plan longuement médité et fortement arrêté.

Son passé pouvait, jusqu’à un certain point, expliquer sa conduite.

Né en 1780, le duc de Champdoce avait émigré et servi dans l’armée de Condé. Ennemi implacable de la Révolution, il habita Londres tant que dura l’Empire, réduit, pour vivre, à donner des leçons d’escrime.

Revenu en France avec les Bourbons, il dut à un prodigieux hasard d’être remis en possession d’une portion des immenses domaines de sa maison.

Mais qu’était cette portion pour lui ? Rien. Comparant la richesse présente à l’opulence princière de ses aïeux, il se trouvait misérable.

Pour comble de douleur, à côté de la vieille aristocratie, oisive et énervée, il voyait surgir du commerce et de l’industrie, une aristocratie nouvelle, jeune, ambitieuse, remuante, fière de ses richesses, fatalement destinée à enlever à l’ancienne son influence et jusqu’à son prestige.

C’est alors que cet homme, que l’orgueil de son nom exaltait jusqu’au délire, conçut le projet auquel il devait consacrer sa vie.

Il crut découvrir un moyen de rendre à l’antique maison de Champdoce sa splendeur et sa puissance passées. Trois ou quatre générations devaient se sacrifier au profit de la postérité.

– Ainsi, se disait-il, je puis en vivant comme un paysan, en me refusant toute satisfaction, tripler en trente ans mes capitaux. Que mon fils m’imite, et dans cent ans, les ducs de Champdoce reprendront, grâce à une fortune royale, le rang auquel leur naissance leur donne droit.

Vers 1820, fidèle à son plan d’enrichissement, il épousa, bien contre son inclination, une jeune fille aussi laide que noble, mais bien dotée, et il vint avec elle s’établir au château de Champdoce.

Cette union ne fut pas heureuse.

On alla jusqu’à accuser le duc de brutalités inouïes envers une jeune femme incapable d’admettre ses idées, et qui ne pouvait comprendre que l’homme auquel elle avait apporté 500.000 francs, lui refusât une robe dont elle avait besoin.

Pourtant, après un an de ménage, elle lui donna un fils baptisé sous les noms de Louis-Norbert.

Mais, six mois plus tard, elle mourait des suites d’une frayeur que lui avait causée son mari.

Loin de s’affliger de cette mort, le duc intérieurement s’en réjouit. Il avait un héritier bien constitué, robuste, la fortune de la mère était acquise à la maison de Champdoce ; que lui importait le reste !

Même son veuvage fut le prétexte d’économies nouvelles. Il condamna tous les étages supérieurs du château et adopta définitivement le costume comme les mœurs des métayers, ses voisins.

Faisant valoir lui-même, l’œil ouvert aux moindres détails d’une immense exploitation, il ne se ménagea plus.

Levé avant le jour, il suivait ses ouvriers aux champs et travaillait comme eux. Puis il courait les marchés et les foires pour vendre ses grains et ses bestiaux, âpre au gain comme le paysan qui, ayant épousé la terre, la voudrait tout entière pour lui seul.

Son fils, il ne s’en occupait que pour se demander s’il serait assez robuste pour continuer l’œuvre.

Norbert était élevé comme les enfants des fermiers, ni mieux ni pis. On le laissait errer en liberté le long des haies, se rouler sur la litière, barboter au bord des mares, pieds nus l’été, l’hiver chaussé de galoches garnies de paille.

Quand il eut neuf ans, son éducation rurale commença.

Tout d’abord il garda les vaches dans les pâtures ou sur la lisière des bois, armé d’une grande gaule pour empêcher les bêtes d’aller brouter les jeunes pousses. Il partait au jour, avec la pitance de la journée dans un panier pendu à l’épaule.

Puis, successivement, à mesure qu’il avança en âge, il apprit à tracer un sillon profond et droit, à faucher, à semer à la volée, à évaluer d’un coup d’œil le rapport d’une pièce de terre, à soigner l’enfle et la clavelée, enfin à débattre un marché.

Longtemps le duc de Champdoce avait hésité avant de faire apprendre à lire à son fils.

Puisqu’il prétendait le condamner à la rude vie des gens de la campagne, à quoi bon ? D’un autre côté, l’homme qui ne sait pas au moins lire, écrire et compter, ne saurait mener à bien une lourde exploitation.

S’il s’était décidé pour l’affirmative, c’est que certainement il avait été influencé par les observations du curé lors de la première communion de Norbert.

Cependant, tout alla bien jusqu’au jour où Norbert eut seize ans, ou plutôt jusqu’au jour où son père le conduisit pour la première fois à la ville, c’est-à-dire à Poitiers.

À seize ans, Louis-Norbert de Champdoce en paraissait dix-neuf, et était bien le plus bel adolescent qu’on puisse imaginer.

Il avait cette physionomie pensive des humbles travailleurs de la terre accoutumés à vivre seuls, repliés sur eux-mêmes, face à face avec la nature.

Le hâle donnait à son teint la richesse de tons des vieux bronzes. Il avait les cheveux noirs, légèrement ondulés, et de grands yeux bleus mélancoliques, les yeux de sa mère ! Pauvre femme ! c’était sa seule beauté.

Les durs travaux auxquels il était astreint avaient donné à ses muscles une rare vigueur, sans pourtant altérer l’élégance de sa taille, et ses mains, sous leurs callosités, gardaient une rare perfection de formes.

C’était d’ailleurs un parfait sauvage.

Tenu par son père dans la dépendance la plus étroite, il ne s’était jamais éloigné d’une lieue du château.

Pour lui, le bourg de Bivron, avec soixante maisons, sa mairie, sa petite église et sa grande auberge, était un séjour de délices, de tumulte et de bruit.

Il n’avait pas en sa vie parlé à trois étrangers, et les nombreux ouvriers qu’employait le duc de Champdoce le redoutaient bien trop pour oser prononcer devant son fils un mot capable de l’éclairer ou de le faire réfléchir.

Ainsi élevé, Norbert ne pouvait concevoir une existence autre que la sienne. S’éveiller au chant du coq, travailler jusqu’à la nuit courbé sur le sillon, dormir à poings fermés après un bon souper, devait lui paraître la seule fin de l’homme ici-bas.

Pour lui, le bonheur c’était d’obtenir de belles récoltes ; le malheur c’était d’avoir ses blés versés ou ses vignes gelées.

Cependant il avait ses distractions.

La grand-messe, chaque dimanche, était presque une fête pour lui. Il en rapportait des petits morceaux du pain bénit qui se distribue parcimonieusement haché menu dans une grande corbeille proprement entourée d’une serviette.

Il prenait plaisir à voir sur la place, à la sortie, les groupes endimanchés ; il s’arrêtait devant quelque jeu de tourniquet ou s’émerveillait du casque emplumé d’un charlatan débitant son boniment du haut de sa voiture.

Depuis plus d’un an déjà les jeunes paysannes le lorgnaient du coin de l’œil et rougissaient jusqu’aux oreilles quand il leur adressait la parole, mais il était bien trop naïf pour s’en apercevoir.

Après la messe, il accompagnait son père qui allait inspecter les travaux de la semaine, ou il obtenait la permission de tendre des pièges aux oiseaux.

Chez lui, pas la moindre notion de la vie réelle, du monde, de la société, nulle idée des rapports des hommes entre eux, de la valeur de l’argent, rien.

Un peu effrayé de la vivacité de son intelligence, son père s’était ingénié à épaissir les ténèbres autour de sa pensée.

Tel était exactement Norbert, quand un soir son père lui commanda de s’apprêter à le suivre le lendemain à Poitiers.

Le duc de Champdoce avait reçu la veille le prix d’une coupe et touché des fermages importants, et il s’agissait de placer cet argent, car il ne laissait guère ses capitaux oisifs.

S’il se faisait accompagner de son fils, c’est qu’il commençait à sentir l’impérieuse nécessité de l’initier au maniement de l’immense fortune qu’il lui laisserait, à la charge de la tripler.

Ils partirent de bon matin, dans une des ces petites charrettes suspendues qu’on rencontre sur toutes les routes du Poitou, véhicules incommodes dont le siège mobile se balance à l’extrémité de quatre fortes courroies.

Ils avaient sous leurs pieds près de quarante mille francs en argent, charge si lourde que les ressorts pliaient et qu’à toutes les côtes il fallait descendre pour soulager le cheval. Norbert était radieux.

Il y avait plus d’un an qu’il brûlait de voir Poitiers, dont Champdoce, cependant, n’est éloigné que de cinq lieues.

Si souvent et si diversement il avait entendu parler de la « tant belle ville, » comme dit la vieille chanson huguenote, qu’il éprouvait comme une vague terreur à mesure qu’il en approchait.

Poitiers n’est pas précisément la cité la plus gaie de France. Plus d’un étudiant de l’École de droit y bâille, soupirant lorsqu’il songe à Paris. Le pavé est détestable, les rues sont étroites et tortueuses, les maisons, hautes et noires, semblent dater de dix siècles. Cependant, Norbert fut ébloui.

Pendant que la charrette traversait la ville au pas, crainte d’accident, il crut voir aux devantures des boutiques toutes les merveilles des Mille et une Nuits.

C’était jour de foire, et il était stupéfait du mouvement, étourdi du brouhaha de cette cohue. Peut-être ne s’imaginait-il pas que la terre eût tant d’habitants.

Telle était sa préoccupation qu’il ne s’aperçut pas que le cheval s’arrêtait de lui-même devant une maison ornée des panonceaux d’un notaire. Son père dut le secouer comme s’il eût été endormi.

– Nous sommes arrivés ! lui criait-il.

Ils descendirent, mais la pensée de Norbert courait la ville.

 

C’est machinalement qu’il aida à décharger les sacs. Il ne remarqua pas l’empressement presque respectueux du notaire à leur entrée. Il n’entendit pas un mot de l’interminable conversation qu’eurent son père et l’officier ministériel, cherchant ensemble l’emploi le plus avantageux des fonds.

Enfin, le duc sortit de l’étude, emmenant son fils.

Ils allèrent remiser charrette et cheval à une grande auberge près du champ de foire, et déjeunèrent d’un morceau de lard et d’un verre de vin aigre, sur un coin de la table de la salle commune, entre des valets de charrue qui débattaient un marché et deux toucheurs de bœufs qui achevaient de se griser.

Mais M. de Champdoce n’était pas venu seulement pour son placement. Il comptait profiter de la foire pour chercher un meunier de Châtellerault, son débiteur depuis près d’un an.

Le frugal repas terminé, il ordonna donc à son fils de l’attendre, et s’éloigna.

Norbert restait planté sur ses jambes devant l’auberge, un peu ému d’être abandonné au milieu de tant de gens inconnus, lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule.

Il tressaillit, et se retournant brusquement, il se trouva en face d’un garçon de son âge, qui lui dit en riant aux éclats :

– Eh bien ! on ne reconnaît donc plus les amis ?

Il fallut à Norbert un moment pour remettre cet ami. Enfin, il s’écria :

– Montlouis.

Ce Montlouis, fils d’un des métayers de M. de Champdoce, était un camarade de Norbert.

Souvent, autrefois, ils s’étaient entendus pour conduire leurs vaches aux mêmes pâtis, et ils avaient passé des journées à jouer ensemble, à faire tourner aux cours d’eau des moulins de joncs ou à dénicher des oiseaux.

Il n’y avait guère que cinq ans qu’ils s’étaient perdus de vue.

L’hésitation première de Norbert était venue du costume de Montlouis. Ce garçon portait un habit à boutons de métal et un chapeau à haut de forme. C’était l’uniforme du collège où il achevait sa seconde.

Pendant que le grand seigneur s’efforçait de faire de son fils un paysan, le paysan prétendait faire du sien un « monsieur. »

Norbert fut si choqué de la différence des vêtements qu’il ne trouva pas un mot.

– Que fais-tu là ? interrogea Montlouis.

– J’attends mon père.

– Moi de même. Cependant nous avons bien le temps de prendre une tasse de café ensemble.

Et sans attendre l’assentiment de son ancien camarade, il l’entraîna jusqu’à un petit estaminet, à une cinquantaine de pas de l’auberge. La supériorité de Montlouis était manifeste, il en abusa.

– Si le billard n’était pas retenu, dit-il, je te proposerais une partie. Il est vrai que cela coûte de l’argent, et ton père ne doit pas t’en donner beaucoup.

De sa vie Norbert n’avait eu en sa possession seulement une pièce de dix sous. Cette fois il se sentit sérieusement humilié et devint cramoisi.

– Mon père à moi, poursuivit le collégien, ne me refuse rien. Par exemple, je travaille énormément. Je suis sûr de deux prix à la distribution. Quand je serai reçu bachelier, le comte de Mussidan me prendra pour secrétaire, j’irai à Paris, je m’amuserai. Et toi, que feras-tu ?…

– Moi ! je ne sais pas.

– Oh ! on le sait. Tu piocheras la terre comme ton père. Est-ce que cela t’amuse ? Dire que tu es le fils d’un grand seigneur, de l’homme le plus riche du Poitou, et que tu n’es pas si heureux que moi, le fils de son fermier ! Enfin…

Ils se séparèrent, et quand le duc de Champdoce revint à l’auberge, il retrouva son fils à la place où il l’avait laissé, et n’aperçut rien en lui d’extraordinaire.

– Allons, attelons, lui dit-il.

Le retour à Champdoce fut silencieux. La conversation de Montlouis était tombée dans l’esprit de Norbert comme une goutte d’un poison subtil dans un vase d’eau pure.

Vingt paroles inconsidérées d’un enfant allaient détruire l’œuvre de seize années de patience et d’obstination.

De ce jour, une révolution complète s’opéra dans le caractère de Norbert, révolution dont personne ne surprit le secret.

C’est au fond des campagnes que les diplomates devraient aller étudier la dissimulation.

Cet adolescent, qui ignorait tout, savait du moins commander à son humeur. Jamais sa physionomie souriante ne trahit l’orage terrible qui grondait au fond de son cœur. C’est avec son entrain accoutumé qu’il remplissait sa tâche quotidienne, qu’il aimait autrefois et que maintenant il avait en horreur.

Pour saisir un indice de ses pensées, il eût fallu le suivre, l’épier.

Souvent alors, on l’eût vu, lorsqu’il se croyait seul, rester des heures entières immobile, appuyé sur le manche de sa bêche, les sourcils froncés, réfléchissant, lui, jadis insoucieux autant que l’oiseau chantant dans les buissons.

Éveillée par Montlouis, son intelligence était maintenant aux aguets, et il découvrait quantité de circonstances autrefois inaperçues et qui étaient, pour lui, autant de révélations.

Par exemple, observant les relations de son père avec les paysans du voisinage, il mesura vite, en dépit de l’apparente familiarité, l’abîme qui les séparait.

Ses égaux, il le comprit, il devait les chercher parmi les châtelains qui l’été habitaient leurs terres et se rendaient le dimanche à l’église de Bivron.

Le vieux comte de Mussidan, si imposant avec ses cheveux blancs, le marquis de Sauvebourg, si fier et que les campagnards saluaient jusqu’à terre, mettaient un empressement marqué à tendre la main au duc de Champdoce et à son fils.

Autre signe : les plus belles et les plus dédaigneuses dames de la noblesse, qui avaient une démarche de reine, quand elles traversaient la place, balayant la poussière avec leurs robes superbes, oui, les plus imposantes semblaient toutes heureuses quand le duc de Champdoce, qui sous ses habits grossiers gardait des façons de l’ancienne cour, leur baisait galamment la main.

Tout cela devait éclairer Norbert. Il se sentit l’égal de ces gens si hautains. Quelle différence, cependant, entre eux et lui !

Pendant que son père et lui se rendaient à la messe à pied, chaussés d’énormes souliers ferrés, les autres arrivaient dans des voitures superbes, traînées par des chevaux de prix, entourés de laquais magnifiques prêts à obéir au moindre de leurs gestes.

Pourquoi cette différence ; d’où venait-elle ?

Il savait qu’elle ne venait pas de leur pauvreté à eux.

Il connaissait assez la valeur de la terre, pour savoir que son père était plus riche que tous ces gens dont il enviait le sort.

Il fallait donc que tout ce qu’il entendait depuis qu’il ouvrait l’oreille et pénétrait les allusions fut vrai.

Entre eux, les ouvriers de Champdoce disaient que le duc était un vieil avare, et plutôt que de jouir de son or ou de le distribuer aux pauvres, qu’il l’enterrait dans les souterrains du château. On assurait que toutes les nuits il se levait pour aller voir et adorer ses trésors.

– Norbert est bien malheureux, ajoutaient-ils, d’avoir un père comme celui-là. Lui qui devrait avoir toutes les aises et tous les plaisirs de la vie, il est traité plus durement que nos enfants à nous qui n’avons rien.

Et d’autres, d’un ton de menace, murmuraient :

– Ah ! si j’étais à sa place !…

Les ouvriers n’étaient pas seuls à le plaindre.

Il se rappelait parfaitement qu’une fois, pendant que son père parlait avec le marquis de Sauvebourg, une vieille dame qui l’accompagnait, la marquise, sans doute, avait arrêté sur lui des regards empreints de la plus tendre compassion.

Même emportée sans doute par la violence de ses sentiments, elle avait ajouté :

– Pauvre enfant ! il a perdu sa mère bien jeune !

Qu’est-ce que cela signifiait sinon qu’on était pris de pitié en le voyant soumis au despotisme sans contrôle de cet homme qui était son père ?

Pour comble, tous ces heureux du monde étaient entourés de jeunes gens de son âge, leurs fils. Toutes les tortures de la jalousie le poignaient jusqu’aux larmes lorsqu’il se comparait à eux. Parfois, lorsqu’il revenait du labour, marchant devant les bœufs, l’aiguillon sur l’épaule, il se croisait avec quelqu’un d’entre eux monté sur un joli cheval.

Dans ces rencontres, ceux qui le connaissaient lui criaient :

– Bonjour, Norbert !

Et ce salut amical lui paraissait insultant.

Ces jeunes gens lui semblaient insolents comme le bonheur, il les haïssait.

Quelle pouvait bien être leur existence, à la ville, où ils retournaient aux premiers froids, pendant que lui s’employait aux semailles ? comment s’écoulait leurs heures oisives ; que faisaient-ils ? Voilà ce qu’il ne pouvait imaginer, et son ignorance se perdait en conjectures absurdes.

Ce que jusqu’alors il avait entendu appeler le plaisir ne représentait à son imagination rien qu’il enviât. Les campagnards appelaient s’amuser, aller s’enfermer dans une salle d’auberge ; ils y buvaient des quantités énormes de vin, criaient, se disputaient et souvent, à la fin, se battaient.

Les autres, il le comprenait fort bien, devaient avoir d’autres distractions bien plus raffinées, une gaîté toute différente que celle de l’ivrogne regagnant son logis en chantant. Mais quoi ?

Derrière ce désert tracé autour de lui par la volonté paternelle, il sentait s’agiter un monde, pour lui merveilleux comme l’inconnu. Que s’y passait-il ? Cela ne se devine pas.

Mais qui interroger ? à qui se confier ?

C’est alors qu’il s’indigna de l’ignorance affreuse où on l’avait tenu, pendant que Montlouis, le fils du fermier était au collège.

Et lui, que la seule vue d’une page imprimée faisait bâiller, qui avait besoin d’épeler tous les mots de plus de trois syllabes, il se mit à la lecture avec acharnement.

Mais cette passion ne pouvait convenir au duc de Champdoce, qui un soir, à la veillée, lui déclara qu’il n’aimait pas les « lisards. »

L’ardeur de Norbert s’en accrut, aiguillonnée par les obstacles et par des transes perpétuelles. Il se cacha.

Il savait vaguement qu’une des salles hautes du château était pleine de livres. Il enfonça la porte et fut ébloui des richesses qu’il allait avoir à sa disposition. Il s’y trouvait bien trois mille volumes, dont cinq cents au moins de romans, qui avaient occupé la dernière année de la vie de sa mère.

Norbert se jeta sur ces livres comme un affamé sur du pain. Il lut de tout, indistinctement, sans discernement, sans raison.

À la longue, tout se confondait et se mêlait dans son cerveau, le roman et l’histoire, le passé et le présent.

Cependant de ce chaos deux idées nettes et distinctes se dégagèrent.

Il s’estimait l’être le plus misérable de la terre, et il détestait son père.

Oui, il le haïssait d’une haine froide et avec toute la violence des convoitises inexprimables qui le brûlaient. Et s’il eût osé…

Mais il n’osait pas. Le duc de Champdoce lui inspirait une invincible terreur.

Depuis plus de dix-huit mois cette situation se prolongeait, lorsque le duc de Champdoce pensa que le moment était venu de révéler enfin ses pensées et ses espérances à ce fils qui devait être le continuateur de son œuvre de restauration.

C’était un dimanche, après le souper dans la salle commune, dont il avait fait sortir tous les serviteurs.

Jamais Norbert n’avait vu à son père cet air solennel. Il redressait sa haute taille courbée par le travail des champs. Tout l’orgueil de sa race qu’il dissimulait depuis des années éclatait dans ses yeux. Il lui apprit l’histoire de la maison de Champdoce dont l’origine se perd dans les légendes de nos annales. Il lui conta la vie de tous les héros qui l’ont illustrée. Il lui dit de quels honneurs elle a été comblée, combien elle compte d’alliances souveraines, quelle était sa richesse et sa puissance au temps où les Dompair de Champdoce, véritables souverains, levaient des impôts, avaient des places fortes et une armée, et lassaient un cheval avant d’être sortis de leurs domaines.

– Voilà ce que nous avons été, disait-il d’une voix forte. Que nous reste-t-il de tant de splendeurs ? Un hôtel à Paris, rue de Varennes, ce château, quelques terres, quelques maigres valeurs, deux cent mille livres de rentes au plus, pas cinq millions !…

Norbert savait son père riche, mais non tant que cela.

Ce chiffre prestigieux, cinq millions, le frappait de stupeur.

Puis, en moins d’une seconde, mille pensées traversèrent son cerveau.

Cinq millions !… Et on le condamnait à l’écrasant labeur de l’homme qui a besoin pour manger des trente sous de sa journée. Deux cent mille livres de rentes !… et cette salle commune où il était en ce moment avec son père ressemblait à l’unique pièce de la plus misérable chaumière. Ses aïeux avaient eu une armée de serviteurs, et tous les gars du pays le tutoyaient.

Comment accepter tant d’humiliations et une pareille pauvreté, étant si noble, si riche.

Emporté hors de sa timidité accoutumée par un premier mouvement de rage, il se leva à demi pour reprocher à son père son avarice et sa cruauté.

Mais ses forces trahirent son audace ; si forte était son émotion qu’il retomba sur son escabeau, sans avoir pu prononcer une parole, et fondant en larmes.

Le duc de Champdoce n’avait rien vu.

À son exaltation, lorsqu’il disait les grandeurs de Champdoce, avait succédé un profond accablement.

Il marchait de long en long, dans la salle, d’un pas lourd, la tête inclinée sur sa poitrine.

– C’est peu, murmura-t-il, bien peu.

Bien peu !… Et Norbert savait que pas une des familles réputées riches dans la contrée, ne possédait la moitié de cette somme énorme.

Les Mussidan avaient-ils seulement soixante mille livres de rentes ? Les Sauvebourg, à coup sûr, n’en possédaient pas cent.

Il y avait bien, aux environs, M. de Puymandour qu’on disait archimillionnaire, mais sa noblesse n’était rien moins qu’authentique, et de plus, il ne fallait pas, assurait-on, examiner de trop près son argent, si on ne voulait pas y découvrir les taches de boue de l’origine.

C’est avec une physionomie furieuse que Norbert suivait de l’œil son père, continuant sa promenade monotone et laissant échapper çà et là quelques inintelligibles exclamations.

Il fallait à Norbert toute sa raison, toute l’énergie d’une conscience honnête, pour écarter les épouvantables pensées qui assiégeaient son esprit.

À la fin, le duc de Champdoce s’arrêta devant son fils.

– Ma fortune n’est rien, reprit-il d’un ton amer, non, rien, à une époque où triomphe le bourgeois enrichi, insolent et vaniteux. Ces gens-là, parce qu’ils ont acheté nos châteaux et mis un nom de terre au bout de leur nom ridicule, se croient nobles et s’exercent à copier non nos qualités, mais nos vices. La vraie noblesse, faute d’avoir compris son époque, râle et finira par mourir de faim. On n’est plus que par ou pour l’argent. Pour lutter contre tous ces enrichis d’hier, princes de finances dont le blason est un écu volé, il faut à un Champdoce un million au moins, de revenu. Vous l’entendez, mon fils, un million !…

Norbert ouvrait de grands yeux surpris ; malgré l’attention la plus soutenue, son intelligence ne pouvait suivre les explications de son père.

– Ni vous ni moi, mon fils, poursuivait le duc, ne verrons dans nos coffres le capital d’un tel revenu. Mais nos descendants, s’il plaît à Dieu, l’y trouveront. C’est par le courage et l’épée que nos aïeux ont fondé la puissance de notre maison, à nous de nous montrer dignes d’eux et de la consolider par les privations et le travail.

Le vieux gentilhomme s’interrompit, singulièrement ému de développer ainsi le sujet habituel de ses méditations.

– J’ai fait mon devoir, reprit-il d’un ton plus calme, à vous de faire le vôtre. Je n’avais pas quinze cents mille francs, quand résolument je me suis mis à l’œuvre, je viens de vous dire ce que j’ai maintenant. Vous m’imiterez. Vous épouserez quelque jeune fille riche qui vous donnera un fils que vous élèverez à la dure, comme je vous ai élevé. En vivant comme moi, vous devrez léguer à ce fils de douze à quinze millions. Qu’il nous imite et il laissera lui-même à ses fils une fortune royale. Voici ce qui doit être, ce qui sera, il le faut, je le veux.

Cette fois, Norbert comprenait, et s’il se taisait, c’est qu’il était tout étourdi de cette confidence étrange.

– C’est une pénible tâche que j’offre à votre dévouement, continua le duc, mais c’est celle de tous les chefs d’illustres familles. Qui veut fonder une grande maison doit vivre dans l’avenir et non dans le présent, s’oublier pour ne songer qu’à sa postérité.

Certes, il est des moments où les instincts mauvais et frivoles se réveillent et se révoltent ; on les étouffe et on les dompte en se représentant sans cesse la grandeur du but où on tend. Ainsi ai-je fait. C’est pour mes descendants et par eux, pour ainsi dire, que j’existe. Je vis par la pensée la vie de splendeurs qu’ils nous devront.

En vérité, Norbert croyait rêver.

– Vous m’avez vu, poursuivait M. de Champdoce, disputer des heures entières pour un misérable louis, c’est que je disais que ce louis, mes descendants, quelque jour, le jetteraient noblement à un pauvre, du haut de leur carrosse. De tout ce que j’amasse, je fais ainsi emploi pour eux. L’an prochain, je vous conduirai à Paris, et vous visiterez l’hôtel que nous y avons. Là, vous verrez des tapisseries comme on n’en trouve plus, des meubles uniques, des chefs-d’œuvre des plus grands maîtres. Cet hôtel, je le garde, je le soigne, je l’embellis, comme l’amoureux le logis qu’il destine à sa fiancée. C’est que je le destine à nos enfants, Norbert, aux Dompair de Champdoce de l’avenir.

C’est avec l’accent du triomphe qu’il s’exprimait ; tout ce qu’il dépeignait, il le voyait réellement.

– Si je vous ai parlé ainsi, reprit-il d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, c’est que vous êtes en âge d’entendre la vérité. Je viens de vous dicter la règle de conduite de votre vie. Vous voici un homme, mon fils, et vous devez vous accoutumer à agir volontairement, comme vous avez agi jusqu’ici pour me complaire. J’ai dit. Demain matin, vous chargerez vingt-cinq pochées de blé que j’ai vendues à la minoterie de Bivron… Vous pouvez vous retirer.

Norbert se retira en chancelant.

Comme tous les despotes déshabitués de la contradiction, le terrible gentilhomme n’admettait pas que sa volonté pût être l’objet, non d’une résistance, mais seulement d’une hésitation.

Il n’entrevoyait nul obstacle, et cependant, à ce moment même, Norbert se jurait avec d’horribles serments qu’il n’obéirait pas.

Sa colère, contenue par la crainte, tant qu’il avait été sous les yeux de son père, éclatait enfin librement.

Il avait gagné la grande allée de noyers qui est derrière le château, et là, marchant à grands pas, il jetait au vent de la nuit d’injurieuses menaces et des imprécations de rage.

Il se voyait condamné et condamné sans appel.

Tant qu’il avait cru son père un avare il avait espéré ; les passions ont leurs retours. Maintenant, malgré son inexpérience, il comprenait qu’on ne détruit pas des imaginations comme celle du duc de Champdoce.

– Mon père est fou !… répéta-t-il, mon père est fou !

Tout ce qu’il avait entendu lui paraissait monstrueux et absurde.

Certes, il était bien résolu, pour l’instant du moins, à se soustraire à tout prix à cette tyrannie insupportable ; mais comment, par quel moyen, que faire ?

Hélas ! on ne trouve que trop aisément les mauvais conseillers. Norbert devait en rencontrer un, dès le lendemain, à Bivron, un certain Dauman, un ennemi du duc de Champdoce.

II

Ce Dauman n’était pas du pays, et même on ne savait trop d’où il venait, ni quels étaient ses antécédents.

Il prétendait avoir été huissier autrefois, à Barbezieux, ce qui était possible après tout ; personne n’y était allé voir.

Ce qui est sûr, c’est qu’il avait dû vivre longtemps à Paris, car il en parlait en homme qui en connaît les détours et qui en a exploité les ressources.

C’était un petit homme de plus de cinquante ans, à visage, il faudrait dire à museau de fouine. Tout d’abord, on était frappé de son long nez pointu, de ses yeux mobiles et fuyants, de ses lèvres plates et minces. Son seul aspect eût dû éveiller la défiance.

Il y avait une quinzaine d’années qu’il était arrivé à Bivron, chaussé, comme on dit dans le Poitou, d’une botte et d’un sabot, portant au bout d’un bâton, dans un mouchoir noué, tout son saint-frusquin.

Mais il avait une envie endiablée de gagner de l’argent ; il était prêt à tout.

Il avait donc prospéré et possédait des champs et des vignes, et même une maison à la Croix-du-Pâtre, qui est le point de jonction du chemin communal de Bivron et de la grande route. On lui supposait des économies assez rondes.

Sa profession était surtout de n’en pas avoir, de se mêler de tout, de se faufiler partout.

Sans lui, point de vente ni d’expertise. Il se livrait surtout au courtage rural. Il achetait les récoltes sur pied aux besogneux et se donnait pour bon géomètre arpenteur. Ceux qui avaient besoin d’argent ou de grains pour les semailles l’allaient trouver, et s’ils présentaient des garanties solides, ma foi ! il les obligeait volontiers, à raisons de cinquante pour cent.

Enfin, il était le conseil juré de tous les gens véreux et l’inspirateur de tous les mauvais gars, à cinq lieues à la ronde.

Il passait pour excessivement adroit, capable de tirer n’importe qui d’un mauvais pas. Était-il « ferré sur la loi », comme on le disait ? Le fait est qu’il ne pouvait parler une minute sans citer quelque article du Code.

Améliorer le sort des gens de la campagne était sa marotte, à ce qu’il assurait : c’est pourquoi, tout en exigeant d’eux des intérêts affreusement usuraires, il les excitait contre les nobles, les bourgeois et les prêtres.

Sa facilité d’élocution, sa science de juriste et la longue redingote noire qu’il portait habituellement lui avaient valu les surnoms de « l’homme de loi » et de « président ».

S’il en voulait cruellement à M. de Champdoce, c’est que le duc s’était ouvertement déclaré contre lui, lors de certaine aventure qui l’avait conduit jusqu’au seuil de la cour d’assises, et dont il ne s’était tiré qu’en subornant quatre ou cinq témoins.

Il avait juré qu’il se vengerait, et depuis cinq ans il guettait une occasion favorable.

Tel est, au moral et au physique, l’homme que le lendemain des confidences de son père, Norbert rencontra à la minoterie de Bivron.

Se conformant aux ordres reçus, il venait d’y emmener vingt pochées de blé, et seul il les avait déchargées et montées au grenier.

Il remettait sa veste et faisait ses dispositions pour reprendre avec sa lourde charrette, attelée de deux chevaux vigoureux, la route du château, lorsque maître Dauman s’avança vers lui, saluant jusqu’à terre, le priant de lui accorder une petite place jusqu’à sa maison.

– J’espère, disait-il, que monsieur le marquis excusera mon indiscrétion ; j’ai des coquins de rhumatismes qui m’empêchent de marcher, je me fais vieux, je n’ai plus l’âge heureux de monsieur le marquis.

Il savait ce Dauman, donner à chacun un titre congruant. Il avait lu quelque part que l’aîné d’un duc est marquis.

 

C’était la première fois que Norbert s’entendait nommer ainsi. Quelques jours plus tôt, son bon sens l’eût mis en garde contre cette flatterie et il eût haussé les épaules. Mais, maintenant, sa vanité affamée cherchait pâture.

– À vos désirs, président, répondit-il ; j’attends pour partir qu’on m’ait descendu un sac vide oublié à la dernière livraison.

Dauman s’inclina en grimaçant un sourire bas.

Mais tout en se confondant en remerciements, il guignait Norbert du coin de l’œil, trouvant à sa physionomie une expression qui ne lui était pas habituelle.

– Évidemment, se disait le « président, » il s’est passé au château de Champdoce quelque chose d’extraordinaire.

Était-ce enfin l’occasion tant et si ardemment attendue d’assouvir sa haine qui se présentait ? Il en eut le pressentiment.

Il y avait bien longtemps que pour la première fois il s’était dit que l’héritier de ce vieux noble serait entre ses mains un terrible instrument de rancune, et qu’il serait beau et digne de lui de frapper le père par le fils.

Cependant, un ouvrier venait de rapporter le sac. Maître Dauman avait escaladé la charrette et s’y était installé sur un peu de paille. Norbert s’assit lestement sur un des limons, les jambes pendantes, et mit ses chevaux en marche.

Le « président » gardait le silence. Il cherchait pour entrer en conversation quelque phrase banale qui n’éveillât pas la prudence du jeune Champdoce.

– Il faut que vous vous soyez levé bien matin, monsieur le marquis, commença-t-il enfin, pour avoir fini à cette heure.

Le jeune homme ne répondit pas.

– Monsieur le duc votre père, continua Dauman, a une fière chance d’avoir un fils comme vous. Ah ! j’en sais qui voudraient être aussi heureux que lui. J’en connais plus d’un dans Bivron, qui souvent ont dit à leurs enfants : « Prenez donc exemple sur monsieur le marquis. Regardez s’il boude le travail et s’il a peur de se durcir les mains. Et pourtant il est noble, lui, il a de bonnes rentes, il ne tiendrait qu’à lui de se croiser les bras. »

Un cahot de la charrette coupa la parole à « l’homme de loi », mais il ne tarda pas à reprendre :

– C’est qu’il n’y a pas à dire, il n’en est point qui vous vaillent. Tout à l’heure, je vous regardais monter vos poches de blé, elles n’avaient pas l’air de peser sur votre dos plus qu’une plume. À part moi, je me disais : « Quelles épaules ! quelle poigne !… »

À une autre époque, Norbert eût été très sensible à cet éloge d’une vigueur dont il aimait à faire montre. En ce moment elle lui déplut et l’irrita autant qu’une insulte.

Le brutal et inutile coup de fouet dont il sangla son limonier trahit sa colère.

– Allons, monsieur le marquis, poursuivit Dauman, le proverbe a bien raison : « Bonne vie fait bonne santé et bourse pleine. » C’est ce que je réponds à ceux qui essayent de vous railler, parce que vous êtes sage comme une demoiselle. Cela vaut un peu mieux que d’imiter un tas de godelureaux et de jolis cœurs de ma connaissance, amis du billard, de la ribote et du reste, qui jouent, qui ont des maîtresses, qui font la vie, quoi ! qui s’amusent !

Tout ce verbiage, débité d’une voix fade, exaspérait Norbert.

– Eh !… je ferais comme eux, si je pouvais, s’écria-t-il.

– Plaît-il ?… interrogea le président, qui avait parfaitement entendu.

– Je dis qu’on vit comme on peut et non pas comme on veut, et que si j’étais libre, si j’étais mon maître, si j’avais de l’argent…

Il n’acheva pas, mais il en avait dit précisément assez pour éclairer Dauman.

Un éclair de joie brilla dans son œil terne.

– Je sais à présent, pensa-t-il, où le bât blesse. Je puis le mener loin, ce joli garçon, et faire maudire et pleurer au duc de Champdoce l’idée qu’il a eue de se mêler de ma vie privée. Mais voyons si je ne m’égare pas.

Et, entre haut et bas, d’un ton de commisération hypocrite, il murmura :

– Ah ! il y a des parents qui sont aussi par trop sévères.

Un geste brusque de Norbert lui apprit qu’il n’avait pas fait fausse route ; aussi est-ce avec plus d’assurance qu’il poursuivit :

– C’est comme cela dans ce bas monde. Quand le diable devient vieux, il se fait ermite. Le crâne se pèle, le sang se refroidit dans les veines, et on ne se souvient plus du temps où on avait des cheveux et du feu à revendre. On oublie qu’il faut que jeunesse se passe et qu’il est bon pour la santé des gars de s’amuser, de se dissiper, de jeter leur gourme. Votre père, à vingt-cinq ans, n’était pas ce qu’il est aujourd’hui.

– Mon père !…

– Lui-même. On ne s’en douterait guère… Eh bien ! interrogez ses amis, ils vous en conteront de drôles.

La charrette atteignait la grande route.

– Nous voici arrivés, monsieur le marquis, dit Dauman ; comment vous remercier ? Ah ! si vous vouliez me permettre de vous offrir un verre de vrai cognac, quel honneur pour moi !…

Norbert hésita un moment. Une voix secrète lui disait qu’il faisait mal, qu’il devait refuser, il ne l’écouta pas. Il arrêta ses chevaux et suivit le « président. »

La maison de maître Dauman annonçait l’aisance.

Il y était servi par une vieille femme, étrangère comme lui au pays, dont le rôle près de lui n’était pas nettement défini, et qui jouissait d’une exécrable réputation, malgré ses apparences.

Son cabinet, car il disait : « mon cabinet, » ni plus ni moins qu’un avocat ou un notaire, avait quelque chose de l’ambiguïté du maître.

Si d’un côté on voyait un bureau chargé de cartons verts, de l’autre on apercevait, rangés le long du mur, des sacs de blé, de seigle et de légumes secs.

Il s’y trouvait une bibliothèque bondée de livres de jurisprudence, aux solives du plafond pendaient à des ficelles des paquets de fleurs sèches conservées pour la graine.

C’est, d’ailleurs, avec les démonstrations du respect le plus servile que le président accueillait le fils du duc de Champdoce.

C’est dans son propre fauteuil, garni de cuir, qu’il le fit asseoir, et après avoir échangé son chapeau contre un bonnet grec, il descendit de sa personne à la cave pour chercher derrière les fagots « ce qu’il avait de mieux ».

– Goûtez-moi ça, monsieur le marquis, disait-il après avoir empli deux verres, c’est un propriétaire d’Archiac qui m’a donné cette eau-de-vie lorsque j’étais dans les affaires, pour me remercier d’un grand service que je venais de lui rendre. Car j’en ai rendu, allez, des services, sans me vanter, quand j’étais huissier, et aussi depuis.

Il gardait son verre à la main, y trempait ses lèvres, faisait claquer sa langue, et répétait :

– Est-ce bon, hein ? Quel bouquet ! On n’en trouve pas à acheter de pareille.

Tant d’obséquiosités, de prévenances ne devaient pas être perdues.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que déjà le maître hypocrite avait confessé Norbert.

Jusqu’à un certain point, le malheureux garçon était excusable.

Il traversait de ces crises où se confier à quelqu’un est un besoin, un ineffable soulagement. De plus, il ignorait de quelle déconsidération était frappé le Président.

Il dit donc tout, sans restriction.

Et pendant qu’il livrait ainsi ses plus secrètes pensées, les pires, Dauman, en dedans, jubilait, mais il gardait la tristesse grave du médecin qui, appelé en consultation, reconnaît une maladie dangereuse.

– Tout cela est affreux, répétait-il, terrible. Jeune homme infortuné ! N’était le respect que je dois à M. le duc de Champdoce, – il porta la main à son bonnet grec, – je dirais qu’il ne jouit pas de la plénitude de ses facultés intellectuelles…

Un enfant tel que Norbert pouvait-il se défier de preuves si manifestes de la plus sincère commisération ?

– Et voilà où j’en suis, disait-il avec des larmes de rage dans les yeux. Ma destinée est écrite ; mes efforts n’y changeraient rien. Je dois me résigner à mon sort, à moins…

Il s’interrompit un instant, et d’une voix sourde, les dents serrées, il ajouta :

– À moins que je n’en finisse avec la vie ! Ne vaut-il pas mieux pourrir dans la terre que de végéter ainsi ? Ne vaut-il pas…

De nouveau il s’arrêta, profondément étonné du bon sourire qui, épanouissant les lèvres minces du sieur Dauman, découvrit ses dents noires.

– Ah ! s’écria-t-il, vous pensez que ce sont là des propos d’enfant ?

– Dieu m’en préserve ! monsieur le marquis. Vous avez trop souffert pour ne pas songer aux partis les plus désespérés. Seulement on ne doit pas parler ainsi quand on a dix-huit ans, quand on a devant soi le plus magnifique avenir !

– L’avenir ! interrompit Norbert que ce seul mot mettait hors de lui, que me parlez-vous d’avenir, quand mon supplice peut durer dix ans, vingt ans…

– Monsieur le marquis exagère.

– En quoi ? Mon père est jeune…

– D’accord, vous ne vivrez pas près de lui, voilà tout. Ne serez-vous pas majeur dans trois ans ? N’aurez-vous pas alors le droit de réclamer l’héritage de votre mère ?

À l’air stupéfait de Norbert, le Président vit bien que le jeune homme était plus « innocent » encore qu’il ne l’avait supposé, et qu’il venait de lui apprendre une chose dont il n’avait pas même l’idée.

Il regretta d’avoir été si prompt, mais il s’était trop avancé pour ne pas continuer.

– Un homme, à sa majorité, monsieur le marquis, peut disposer de sa personne et de sa légitime. C’est la loi. Or, il vous reviendra de feu madame la duchesse – il salua – assez de bien pour mener une belle vie.

Norbert semblait n’entendre plus.

– Jamais je n’oserai rien réclamer à mon père, murmura-t-il.

– Cela je le conçois. Monsieur le duc, quand il est en colère, ne se connaît plus. Mais on ne fait pas ces commissions-là soi-même. On donne des pouvoirs à un notaire qui se charge des démarches et reçoit, s’il y a lieu, les coups du bâton fourchu. Les coups se comptent à part ; c’est prévu par le Code, livre III, article 222, un mois à deux ans. C’est donc au plus trois ans que vous avez à patienter.

– Jamais je n’attendrai jusque-là, répondit Norbert, et j’en finirai si je ne trouve un moyen de me soustraire à cette tyrannie.

– Heureusement, il y a des moyens…

– Vous croyez, Président ?

– J’en suis sûr, monsieur le marquis, et je me permettrai de vous les indiquer. Que n’êtes-vous majeur ! ce serait simple comme bonjour. Vous iriez trouver un avoué qui vous rédigerait une requête en interdiction ; coût… selon le succès.

– Oh !…

– Pardon, monsieur le marquis, mais cela se fait tous les jours. On a un papa qui ne peut se décider à laisser jouir ses enfants de ce qu’il a, alors, dame ! on tâche de l’y contraindre légalement. Rien de si commun dans les grandes familles.

Il avala une gorgée d’eau-de-vie, et ajouta :

– Mais dans l’espèce, il faut songer à autre chose, nous ne sommes pas majeur.

Maître Dauman embrassait toujours avec une telle chaleur la cause de ses clients, que confondant leur personnalité et la sienne, il disait : Nous.

– Nous avons dix-huit ans, et nous voulons échapper à un père dont la folie nous opprime. D’abord, nous pouvons nous engager comme soldat.

– C’est toujours une ressource.

– Pitoyable, monsieur le marquis, croyez-moi. En second lieu, nous pouvons adresser une plainte à monsieur le procureur du roi – il souleva son bonnet grec.

– Une plainte !

– Certainement. Pensez-vous que le législateur n’a pas prévu le cas où un père abuserait de son autorité ? Détrompez-vous.

Après un moment de silence calculé, Dauman reprit :

– Nous pourrions dans une plainte que je rédigerais et que vous recopieriez, exposer au juge que nous ne sommes pas élevé selon notre condition, qu’on nous a privé des bienfaits de l’instruction, qu’on nous utilise comme domestique. Votre père vous a-t-il frappé quelquefois ?

– Jamais.

 

– N’importe, nous le mettrons tout de même. Ah ! nos conclusions seraient écrasantes pour les défendeurs. « Desquels faits, dirions-nous, patents et notoires, toute la contrée déposera, car, bien que notre père y possède pour plus de deux millions de propriétés, nous y étions l’objet de la pitié de tous, à ce point que, dans la commune de Bivron, on ne nous désigne guère que sous la dénomination du « petit sauvage de Champdoce… »

Norbert, à ces mots, bondit comme un poulain sous un coup de cravache.

– Qui a osé m’appeler ainsi, s’écria-t-il d’une voix terrible, qui ?… nommez !…

Cette explosion qu’il avait provoquée à dessein ne surprit pas le Président.

– Vos ennemis, répondit-il, ou du moins les ennemis de votre père, et il en a beaucoup. Ce n’est pas à vous seulement que pèse son despotisme…

– Cependant, moi…

– Oh ! vous, monsieur le marquis, vous n’avez que des amis, et plus que vous ne croyez, même surtout parmi les personnes du sexe. Tenez, pas plus tard que jeudi dernier, on parlait de vous devant Mlle Diane de Sauvebourg, et rien qu’en entendant votre nom elle est devenue plus rouge que la crête de mon coq. Vous la connaissez, Mlle Diane.

Le jeune homme sentant ses joues s’empourprer, baissa la tête et ne répondit pas.

– Sufficit ! fit le sieur Dauman, nous serons libre quelque jour, et nous ferons nos farces. Revenons donc à cette plainte…

Mais Norbert, dont les yeux venaient de s’arrêter sur le coucou qui décorait le cabinet du Président, se dressa brusquement.

– Midi ! s’écria-t-il, on va se mettre à table chez nous ! Que dira mon père !…

– Quoi ! vous le craignez tant que cela !…

Mais Norbert n’entendit pas cette raillerie, il avait rejoint son attelage, et déjà s’éloignait au grand trot. Du seuil de sa maison, le Président le suivait du regard.

– Cours, disait-il, cours, mon garçon. Tu ne m’as pas dit au revoir, mais tu me reviendras. J’ai un troisième moyen à t’offrir, le bon, et tu l’adopteras parce que je le veux. Cours, j’ai déposé dans ta cervelle une graine qui germera et portera fruit. Ah ! monsieur le duc de Champdoce, pour une peccadille amoureuse vous voulez envoyer les gens aux galères !… Nous verrons où j’enverrai votre héritier.

III

Le sieur Dauman ne mentait pas, lorsque pour attiser la colère de Norbert, il lui disait :

– On ne vous appelle jamais autrement que « le sauvage de Champdoce. »

Seulement, on n’attachait à ce surnom aucune intention injurieuse.

Offenser le fils d’un homme qui possédait en réalité deux cent mille livres de rentes, mais qu’on gratifiait du double, c’eût été manquer au respect qu’on doit à l’argent.

Or, en Poitou, – à cette époque, – l’argent était Dieu.

Il est vrai de dire que les sentiments de la noblesse poitevine, à l’égard du duc de Champdoce, avaient subi en vingt ans de singulières modifications.

Tout d’abord, quand pour la première fois il était apparu en veste ronde et en sabots, on s’était prodigieusement égayé.

Lui, laissa railler, se souciant peu du qu’en dira-t-on, persuadé que l’opinion et les rieurs finissent toujours par se ranger du côté des plus gros sacs d’écus.

L’événement lui donna raison.

Tous ses bons amis, les gentilshommes ses voisins, se prirent à réfléchir, quand ils le virent, sans trêve ni relâche, ajouter à ses bois une vigne, une prairie, s’accroître, s’arrondir, gagner incessamment du terrain, comme la mer quand elle porte son effort sur une côte.

Dès lors, le point de vue changea.

Les ridicules du duc de Champdoce furent célébrés comme autant d’excentricités ; le fou devint un original, sa dureté fut acceptée pour une mâle énergie ; on appela prudence et remarquable entente de l’administration son âpreté au gain.

On se serra autour de lui ; on fut fier de lui. Les rayonnements de ses millions donnaient à la bure de sa veste des reflets plus splendides que ceux du satin ou du velours.

Après cela comment s’apitoyer sur le sort de son fils ? La certitude d’hériter d’une fortune colossale ne devait-elle pas suffire à tous ses désirs ?

Plus que les hommes, les femmes s’occupaient de Norbert.

Les mères qui avaient une fille à placer rêvaient pour elle un mariage avec le « sauvage de Champdoce. » Quelle alliance !

 

Malheureusement, son père avait pour le garder la sollicitude jalouse d’une duègne. Comment arriver jusqu’à lui ou l’attirer jusqu’à soi ?

Cette œuvre de séduction que pas une maman n’osait essayer, une toute jeune fille résolut de la tenter.

Cette audacieuse n’était autre que Mlle Diane de Sauvebourg.

Certes, elle avait bien des chances pour elle.

À dix-huit ans qu’elle allait avoir, Mlle Diane passait pour une des plus belles personnes du Poitou, et c’était justice.

Elle était assez grande et très blonde. Son teint blanc et uni avait un éclat sans pareil, sa chevelure lumineuse était abondante jusqu’à l’importuner ; on ne résistait pas au charme de son sourire.

En elle, cependant, quelque chose eût inquiété un observateur.

Ses yeux, dès qu’elle s’oubliait à ses secrètes pensées, brillaient d’un feu sombre et trahissait l’ambition et l’énergie qui faisaient le fond de son caractère.

Elle avait été élevée dans une communauté de Niort, où ses parents souhaitaient qu’elle prît le voile.

Ils venaient de la rappeler près d’eux sur ses prières réitérées d’abord, puis sur la demande de la supérieure, singulièrement embarrassée et inquiète d’une pensionnaire qui sans cesse menaçait de s’enfuir en escaladant les murs de la communauté, et dont l’indépendance était du plus fâcheux exemple.

Son père était fort riche, mais elle avait un frère plus âgé qu’elle de dix ans, et le vieux gentilhomme ne se gênait pas pour déclarer qu’il laisserait tout son bien à l’héritier du nom.

Pour sa fille, sa paternelle munificence allait jusqu’à promettre, si elle se mariait jamais, le trousseau, quarante mille francs comptant, et pas un sou avec.

– Ainsi, ma pauvre enfant, disait-il au retour de Diane, à toi d’aller avec tes armes, c’est-à-dire tes beaux yeux, à la chasse au mari. Mais, si avisée que tu sois, tu risques fort de revenir bredouille.

Bercée avec cette idée qu’elle serait déshéritée au profit de son frère, Mlle de Sauvebourg en avait pris gaîment son parti.

– Laisse-moi du moins essayer, cher père, répondit-elle. Si j’échoue, eh bien ! il sera toujours temps de m’emprisonner, et j’aurai, en tout cas, passé près de toi, que j’aime tant, quelques bonnes années.

– À ton aise, ma fille, essaye, tu verras.

M. de Sauvebourg avait autrefois blâmé très énergiquement la conduite de M. de Champdoce, lequel, à l’entendre, sacrifiait son fils.

Sacrifier sa fille lui paraissait tout naturel.

– Je réussirai, répétait l’entêtée, j’en suis sûre.

Mlle Diane était dans ces honnêtes dispositions, quand pour la première fois elle entendit parler du « sauvage de Champdoce ».

Un ami de son père venait d’énumérer devant elle les grandes espérances de ce malheureux jeune homme.

– Pourquoi ne serait-il pas mon mari ! se dit-elle.

Dès le lendemain, avec la merveilleuse finesse des femmes en pareille occasion, elle alla aux renseignements. Ils furent brillants et tels qu’elle osait à peine les rêver. Elle se mit à étudier le fort et le faible de la situation.

Le fort, c’était d’être duchesse, de posséder deux cent mille livres de rente, d’habiter Paris, d’avoir une loge aux Italiens, d’éblouir le faubourg Saint-Germain.

Le faible, c’était la difficulté de rencontrer Norbert et, plus encore, l’avarice du duc.

– Mais bast ! pensait-elle, il n’est pas éternel. Que peut-il bien vivre encore ? Six ou sept ans. J’aurai donc vingt-cinq ans à sa mort.

Cependant, avant de rien décider en elle-même, elle voulut voir Norbert. Elle se le fit montrer le dimanche suivant à l’église, et ressentit à première vue une impression vive et profonde. Elle était frappée de sa mâle beauté, de l’expression ardente de ses yeux, de son attitude pleine de noblesse sous ses pauvres vêtements.

Sa pénétration féminine découvrait quelque chose des sentiments de Norbert. Elle devina qu’il était malheureux et irrité, qu’il souffrait.

Elle le plaignit et sentit qu’elle l’aimerait. Elle l’aimait déjà…

Lorsque, la messe achevée, on sortit de l’église, elle s’était juré qu’elle serait la femme de Norbert. Cependant elle ne dit rien de ses desseins à ses parents.

Sans savoir au juste ce qu’elle ferait, il lui semblait qu’on gênerait sa liberté d’action. Réussir seule, sans appui, sans aide, sans conseils, n’était-ce pas plus beau !

D’ailleurs, elle ne doutait pas du succès.

Mlle Diane de Sauvebourg était fort romanesque, et plus d’une fois au couvent, on lui avait reproché son exaltation, mais elle était en même temps très positive.

Les femmes seules ont assez de puissance pour associer ces deux dispositions si opposées ; elles savent garder la tête froide quand le cœur flambe.

Cette toute jeune fille pouvait, tout en s’éprenant de chimères, rester prudente et calculer. Elle avait appris beaucoup de choses au couvent, et son maintien de vierge, son air candide, dissimulaient une notable expérience et surtout une parfaite entente des intérêts sociaux.

Avant tout, il fallait rencontrer Norbert et le rencontrer par le plus grand des hasards. Comment ?

Tout à coup elle parut prise d’un accès extraordinaire de charité. Porter des secours aux malades, aux vieillards, aux petits enfants, devint sa grande et unique préoccupation.

Sans cesse on la rencontrait par la campagne, parfois suivie d’un domestique chargé d’un panier de provisions le plus souvent seule, portant du bouillon dans une grande bouteille revêtue d’osier.

– On se trompe souvent sur sa vocation, disait M. de Sauvebourg. Diane, décidément, était née pour être sœur de charité.

Il ne remarquait pas, le digne gentilhomme, et personne ne remarquait non plus que lui, que les protégés de Mlle Diane se trouvaient tous demeurer du côté de Bivron, particulièrement dans les environs du château de Champdoce.

On ne la soupçonnait guère non plus d’établir ainsi des précédents, et de conquérir le droit de se montrer où et quand bon lui semblerait sans qu’on en jasât.

Mais c’est en vain qu’elle multipliait ses courses, changeait ses heures, prenait tantôt la traverse et tantôt la grande route, le « sauvage de Champdoce » était invisible.

Même, on ne le voyait plus régulièrement à la messe le dimanche. Souvent le duc venait seul.

C’est qu’un événement insignifiant pour tout autre, immense pour lui et absolument inattendu, venait de bouleverser la vie de Norbert.

Une huitaine de jours après lui avoir confié ce qu’il nommait la « raison d’État » de la maison de Champdoce, son père le retint après le dîner, qui avait lieu vers midi dans la salle commune, et où mangeaient à la même table que les maîtres les quarante serviteurs du château. On était alors à la fin d’août, et tous les gens étaient employés au battage de la récolte.

– Il est inutile, mon fils, commença le vieux gentilhomme, de vous déranger pour rejoindre les ouvriers.

– C’est que, mon père…

– Laissez-moi parler, je vous prie. Ma confiance de l’autre soir a dû vous avertir que notre position était sur le point de changer. À dater d’aujourd’hui, vous ne travaillerez plus comme vous l’avez fait jusqu’ici. Je vous destine une tâche moins pénible, peut-être, mais plus difficile. Vous surveillerez. Vous donnerez des ordres sous ma direction.

On eût dit, à l’air de Norbert, qu’il ne pouvait croire que son père parlât sérieusement.

– Vous n’êtes plus un enfant, continua le duc, je veux de mon vivant vous habituer à l’exercice de l’indépendance, afin qu’à ma mort vous ne soyez pas enivré de votre liberté.

Il se leva, alla prendre dans un coin un fort beau nécessaire de chasse, et le plaçant devant son fils, il ajouta :

– Je suis content de vous, et en voici la preuve. Vous trouverez dans ce nécessaire un fusil et un port d’armes. Mon garde, Thomas, a ce matin amené pour vous un chien d’arrêt qui est attaché sous le hangar. Vous chasserez. Il faut à un jeune homme quelques distractions. De plus, comme un chasseur est exposé à des dépenses imprévues, voici, pour faire le garçon, de l’argent que je vous exhorte à ménager, vous souvenant qu’une prodigalité inconsidérée peut retarder, ne fût-ce que d’un jour, le moment où nos descendants reprendront leur rang.

Le vieux gentilhomme eût pu parler longtemps. Son fils écoutait, bouche béante, n’allongeant seulement pas la main pour prendre les six pièces de cinq francs qu’il lui tendait, si ébahi qu’il ne songeait même pas à ouvrir le nécessaire.

Cette apparence d’impassibilité déplut au duc qui s’attendait à des transports de joie.

– Jarniton ! fit-il, vous le prenez bien froidement, je pensais vous être agréable.

Norbert comprit qu’il ne pouvait plus longtemps garder le silence, et faisant un effort, il balbutia :

– Je vous remercie de votre bonté, je vous suis bien reconnaissant.

Mais le duc, impatienté, lui tourna le dos et sortit en grondant :

– Jarnibleu ! Qu’est-ce que cela signifie ? Ce garçon aurait-il conçu quelque fâcheux dessein ? Notre curé aurait-il raison ?

C’est qu’en effet, ces idées d’émancipation et de munificence, si contraires à ses grands principes, n’étaient pas venues naturellement à M. de Champdoce. L’honneur en revenait au curé de Bivron, qui les lui avaient soufflées.

Mais ce relâchement de discipline qui, un an plus tôt, eût rempli de joie de cœur de Norbert, ne lui causa aucun plaisir. Il venait trop tard.

Sa haine contre son père qu’il appelait son tyran, était trop terrible pour être ainsi désarmée.

D’ailleurs, quelle si grande grâce lui accordait-on ? On lui donnait un fusil, la belle affaire ! Trente francs, quelle dérision !

En serait-il moins mal vêtu, moins gauche, moins ridicule, moins ignorant, moins seul ? Ne continuerait-on pas à l’appeler le « Sauvage ? »

Quelles perspectives lui offrait-on, et approchaient-elles seulement de l’idéal du bonheur tel qu’il se le représentait ?

Car il ne cessait d’essayer d’ajuster à ses convoitises tout ce qu’il avait retenu de ses lectures désordonnées.

Cependant, la chasse était ouverte. Norbert chassa, prenant moins de plaisir à brûler de la poudre qu’à être suivi de son chien, un épagneul magnifique répondant au nom de Bruno. Il avait un compagnon, enfin, un ami qui lisait dans ses yeux et qui, selon qu’il était triste ou gai, marchait la tête basse ou sautait à ses côtés.

Mais il ne pouvait cesser de songer à Dauman.

Il avait interrogé plusieurs ouvriers, et tous lui avaient répondu que « le président » était un homme dangereux, capable de tout.

Norbert n’en était que plus déterminé à retourner lui demander conseil. Pourtant il hésitait, il n’osait. Une dernière lueur de raison éclairait le précipice où il allait rouler.

IV

Dauman, lui, attendait, tout aussi rassuré que l’oiseleur qui, ayant habilement disposé dans les chaumes son perfide miroir, se croise les bras, sûr que les alouettes s’y viendront prendre.

N’avait-il pas fait briller aux yeux de Norbert l’éblouissant espoir de la liberté ?

Comme tous ces hommes qui, dans les campagnes, exploitent alternativement la cupidité et la misère, maître Dauman avait des espions partout.

Heure par heure, pour ainsi dire, il savait tout ce qui se passait au château de Champdoce.

On lui avait rapporté presque textuellement le dernier entretien du duc et de son fils. Il était informé des conditions nouvelles faites à Norbert.

Il n’en fut ni inquiet, ni affecté, persuadé qu’en se relâchant de son despotisme, M. de Champdoce hâtait la révolte de son fils.

Souvent, le soir, quand après son dîner il allait, selon sa coutume, se promener sur la grande route en fumant sa pipe de bruyère fabriquée par lui, il s’arrêtait au bas des taillis de Bivron d’où l’on apercevait le château de Champdoce.

Il montrait le poing au vieil édifice, et d’une voix sourde, il répétait :

– Il y viendra, il y viendra…

Il y vint.

Après une semaine de luttes intérieures, après de cruels combats, après s’être mis deux fois en route et deux fois être revenu sur ses pas, Norbert osa venir frapper à la porte de l’ennemi de son père.

De sa fenêtre, Dauman l’avait aperçu descendant lentement la côte, le fusil sur l’épaule, suivi de son bel épagneul Bruno.

Le maître hypocrite avait donc eu le loisir de préparer sa physionomie, et de prendre une contenance toute différente de celle de la première entrevue.

C’est encore avec toutes les démonstrations d’un respect outré qu’il reçut « Monsieur le marquis, » comme il l’appelait avec une grotesque emphase ; mais il sut paraître gêné, affectant précisément assez de contrainte pour que Norbert ne pût ne la point remarquer.

Lui, si beau parleur d’ordinaire, et qui avait un gros répertoire de formules banales qu’il débitait à ses clients, il semblait s’entortiller à n’en pouvoir sortir dans ses phrases respectueuses, ne sachant que répéter :

– Bien à votre disposition, monsieur le marquis, tout à votre service.

Norbert, qui comptait sur le chaud accueil de l’autre jour, fut si décontenancé de cette surprenante froideur, qu’un moment il eut l’idée de se retirer.

Une puérile vanité le retint, et il se dit qu’ayant fait tant que de venir, il se devait de prendre son courage à deux mains et de parler.

– Je voudrais vous consulter, Président, commença-t-il, pour ce que vous savez ; n’ayant nulle expérience, je me décide à profiter de la vôtre.

L’autre avait l’air de tomber des nues. Il renversait la tête en arrière, les yeux au plafond, comme s’il eût attendu une inspiration des solives où pendaient ses paquets de graines.

– Ce que je sais, murmura-t-il, ce que je sais…

Une fois engagés dans une voie qu’ils savent périlleuse, les plus timides ferment les yeux et vont droit au danger.

– Eh oui ! fit Norbert, ne deviez-vous pas me donner le moyen de changer contre une meilleure existence qui m’excède ?

– En effet il me semble…

– Vous m’avez offert deux expédients et vous m’en avez fait entrevoir un troisième, plus sûr, affirmiez-vous ; quel est-il ?

L’embarras si admirablement joué du sieur Dauman sembla redoubler à cette question, trop précise pour qu’il pût l’éluder.

– Comment, répondit-il avec le plus niais sourire qu’il put trouver, comment, vous vous souvenez encore de cela ?

– Je n’ai cessé d’y penser.

Le maître coquin intérieurement était ravi.

C’est pourtant avec le même sourire forcé qu’il reprit :

– Oh ! vous savez, monsieur le marquis, on dit comme cela tant de choses !… Entre l’intention et le fait, il y a un bout de chemin, la loi le reconnaît. Je suis si franc de mon naturel, que je ne sais pas toujours tenir ma maudite langue. J’aurai parlé en l’air.

Norbert était un pauvre garçon fort ignorant ; ce n’était pas un être faible et mou. Son père avait pu plier les ressorts de son énergie, mais non les briser. D’ailleurs, c’était bien le sang rouge et chaud des Dompair de Champdoce qui courait dans ses veines.

Du coup il se dressa, frappa violemment le parquet de la crosse de son fusil.

– C’est-à-dire, s’écria-t-il, que vous m’avez pris pour un niais…

– Oh ! monsieur le marquis !…

– Et que vous avez pensé qu’on pouvait se jouer de moi impunément. Il vous a paru plaisant de m’arracher mes secrets. Qu’en comptez-vous faire ? Les colporter pour en rire pourrait vous coûter cher, Président !…

Il s’interrompit, surpris de l’air navré du sieur Dauman, et il eut presque regret de son emportement lorsqu’il l’entendit s’écrier du ton le plus douloureusement ému :

– Me juger ainsi, moi ! Monsieur le marquis ; me supposer capable d’une pareille infamie !…

– Alors, que signifient vos façons d’aujourd’hui ?

La physionomie traîtresse du sieur Dauman exprima la plus vive anxiété.

Il hésitait, il paraissait délibérer afin de décider lequel était le plus convenable de parler ou de se taire.

Enfin, il se dressa, il avait pris son parti.

– Tenez, monsieur le marquis, fit-il résolument, puisque vous m’avez deviné, tant pis ! je vous dirai la vérité. Vous vous fâcherez si vous voulez…

 

– Je ne me fâcherai pas. Parlez sans crainte, Président.

– Eh bien ! j’ai réfléchi.

– Ah !

– C’est comme cela. Je ne suis qu’un pauvre homme, moi, monsieur le marquis, et il n’en faudrait guère pour me compromettre. La moindre de mes imprudences peut être punie par le manque de pain. Que fais-je en vous assistant de mes conseils ? Évidemment, je contrecarre les projets de monsieur votre père. Me voyez-vous, moi, Dauman, luttant contre le tout-puissant et richissime duc de Champdoce ? – Il salua. – Qu’arriverait-il, s’il apprenait jamais mon audace ? Il irait tout droit trouver monsieur le procureur du roi. – Il souleva son bonnet. – Et dès demain, les gendarmes viendraient chercher mon Dauman pour le conduire en prison.

Norbert n’apercevait pas la relation.

– Les gendarmes, demanda-t-il, pourquoi ?

– Comment, pourquoi ! Vous n’avez donc jamais ouvert un code, monsieur le marquis ? Mon Dieu ! que les parents sont négligents ! vous n’avez pas dix-neuf ans, et je connais un certain article 354 d’où on peut tirer tout ce qu’on veut, même cinq ans de réclusion pour votre serviteur. Peste ! la loi ne badine pas quand il s’agit d’un mineur qui est fils d’un duc millionnaire. Et dire que votre père pourrait apprendre que je vous ai fait connaître vos droits ! Je tremble rien que d’y songer…

– Comment l’apprendrait-il ?

Le sieur Dauman ne répondit pas, et ce silence significatif parut à Norbert si injurieux, que tapant du pied, il insista :

– Je vous demande, Président, comment il l’apprendrait ?

– Hélas ! monsieur le marquis, vous respectez et surtout vous craignez votre père, ce qui est votre devoir…

– C’est-à-dire que vous ne me croyez pas assez simple pour aller tout lui dire.

– Non, mais il peut concevoir un soupçon et vous interroger ; vous-même m’avez appris que, lorsqu’il vous regarde d’une certaine façon, il obtient tout de vous.

Tout s’expliquait pour Norbert. Sa colère tomba ; c’est d’un ton amer, mais presque froidement qu’il dit :

– Je puis être un « sauvage, » je ne serai jamais un dénonciateur. Quand j’ai promis de garder un secret, il n’est ni menaces ni tortures qui puissent me l’arracher. Je redoute mon père, ma terreur en sa présence est plus forte que ma volonté, mais je suis Champdoce, je ne crains personne autre ; entendez-vous, Président ?

– Ah ! comme cela…

– Nul jamais ne saura par moi que vous m’avez seulement dit un mot, je vous en donne ma parole d’honneur.

La physionomie du Président reprenait peu à peu cette expression de sympathique intérêt qui inspirait tant de confiance à Norbert.

– En vérité, reprit-il, on dirait, à voir mes hésitations, que mon dessein est de vous pousser au mal, monsieur le marquis, tandis qu’au contraire… C’est que l’expérience rend prudent. Moi donner un mauvais conseil ! Jamais. Est-ce que je ne connais pas mon code ? Voilà mon bréviaire, à moi, ma règle de conduite, ma foi, ma conscience.

Il avait pris, sur la tablette de son bureau, un gros petit livre à tranches multicolores, encrassé par un long usage, et le brandissant fièrement, il ajouta :

– Mais il faut savoir tout ce qui est là-dedans.

Ce panégyrique agaçait singulièrement Norbert.

– Enfin, interrogea-t-il, que dois-je faire ?

Maître Dauman cligna de l’œil et répondit :

– Rien, monsieur le marquis. Trois ans à peine vous séparent de votre majorité, il faut patienter, attendre…

– Eh ! si je m’en étais senti le courage, je ne serais pas ici.

– C’est pourtant le seul expédient raisonnable. Votre père est un vieillard, pourquoi le chagriner ? Laissez-lui donc encore ces trois années de répit pour caresser ses chimères…

D’un coup de poing violemment appliqué sur le bureau, Norbert lui coupa la parole.

– Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, fit-il, je regrette d’être venu.

Il se leva, siffla Bruno comme s’il voulait se retirer, et ajouta :

– J’aurais fort bien trouvé cet expédient sans le secours de votre expérience : bonsoir !

Le Président ne bougea pas, sûr que d’un mot il retiendrait Norbert.

– Vous êtes vif, monsieur le marquis, fit-il, que ne me laissez-vous achever ?

– Alors, finissez vite, dit le jeune homme sans se rasseoir.

Maître Dauman n’en parla ni plus ni moins vite.

– Remarquez, monsieur le marquis, reprit-il, que si je vous exhorte à ménager votre père, je ne vous engage pas, pour cela, à endurer comme par le passé toutes ses fantaisies. Qu’est-ce que je veux, moi ? vous voir heureux l’un et l’autre. Je suis en ce moment comme un bonhomme de juge de paix qui s’efforce de mettre deux adversaires d’accord. Il est des accommodements avec les situations les plus difficiles. Ne pouvez-vous, tout en restant en apparence le plus dévoué des fils, agir en réalité à votre guise ? Il ne faut jamais résister ouvertement à ses parents. Combien de jeunes gens sont dans votre cas ! Devant papa et maman, on leur donnerait le bon Dieu sans confession, et derrière ils font le diable à quatre. Quand on n’est pas le plus fort, on doit être le plus fin.

À la mine de son « client, » le Président jugeait l’effet de son allocution ; il était grand et tel qu’il le souhaitait.

Norbert qui jusque-là avait gardé la main sur le loquet de la porte, le lâcha et se rapprocha.

– N’avez-vous pas une certaine liberté maintenant, monsieur le marquis ? poursuivit Dauman. C’est l’essentiel. Votre père saura-t-il si vous l’employez à chasser ou à toute autre chose ?

– À quoi ?

Dauman partit d’un franc éclat de rire.

– Dame !… je ne sais pas, cela dépend des goûts. Je ne puis parler que de ce que je ferais si j’étais à votre place.

– Dites-le, Président.

– Pour lors, je ne resterais au château que juste assez pour ne pas inquiéter papa. Ah ! je n’y ferais pas grande poussière. Le reste de mon temps, le bon, je le passerais à Poitiers, qui est une belle ville où on a tout sous la main. J’y louerais un petit appartement, et j’y vivrais comme un joli garçon qui est son maître. À Champdoce, je garderais ma veste et mes sabots, mais à Poitiers j’aurais de fins escarpins et des habits achetés chez les meilleurs tailleurs. Puis, je me faufilerais dans la société des étudiants, de joyeux vivants, qui passent toutes les nuits à boire du punch, à jouer au billard et à chanter la mère Godichon. Voilà qui est vivre. J’aurais des amis, des maîtresses ; j’irais au spectacle, au bal, dans les cafés. J’en ai tâté, moi, quand j’étudiais pour entrer dans les affaires…

Il s’interrompit et brusquement demanda :

– Il doit y avoir de bons coureurs parmi les chevaux que votre père élève, et qui sont parqués en bas des prés Juron ?

– Oui certes !

– Eh bien ! quoi de plus facile que d’en dresser un à votre usage ? Je suppose que vous avez envie d’aller à Poitiers, que faites-vous ? Le soir, quand on vous croit endormi, vous filez doucement, avec votre fusil, emmenant votre bel épagneul que voici ; vous bridez un cheval, et hop ! en deux temps de galop vous êtes à la ville. Vous mettez le bidet à l’auberge, vous vous habillez en grand seigneur que vous êtes et vous rejoignez vos amis. S’il vous plaît de rester là-bas, ici on se dit, en ne voyant ni votre fusil ni votre chien : « Il est à la chasse. » Et ni vu, ni connu !…

Norbert avait naturellement un caractère droit et ferme. L’idée d’une existence de tromperies continuelles, de ruses, de mensonges, lui répugnait singulièrement.

C’est là cependant que conduisent fatalement l’oppression et la crainte.

D’un autre côté, ce tableau grossier de plaisirs faciles et vulgaires que lui présentait maître Dauman répondait si bien à ses imaginations secrètes qu’il pâlissait tant son émotion était vive, et que la flamme des plus ardentes convoitises brillait dans ses yeux.

– Oui, balbutia-t-il, c’est bien là ce que je pensais.

– Alors qui vous empêche ?…

Le pauvre garçon ne put retenir un gros soupir, et bien bas il murmura :

– Il faut de l’argent, pour cela, beaucoup, et je n’en ai pas. Si j’en demandais à mon père, il me refuserait, et d’ailleurs, je n’oserais jamais…

– Quoi ! monsieur le marquis, vous qui serez si riche dans trois ans, vous n’avez pas un ami qui puisse vous obliger ?

– Je n’ai personne !

Et, écrasé sous le sentiment de son impuissance, Norbert se laissa lourdement retomber sur sa chaise. Le sieur Dauman, lui, les sourcils froncés, paraissait réfléchir. On eût juré qu’au dedans de lui un combat violent se livrait entre deux idées absolument opposées.

– Eh bien, non ! s’écria-t-il, non, monsieur le marquis, il ne sera pas dit que j’aurai eu la dureté, vous voyant malheureux, de ne pas m’employer à votre service. On a tort de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, mais tant pis ! je me risque. On vous prêtera ce qu’il faut.

– Vous, Président ?

– Malheureusement non ! Je ne suis qu’un pauvre diable, moi, je n’ai rien de côté, et ce n’est qu’à grand peine et à force de privations que je joins les deux bouts ; mais j’ai la confiance de plusieurs fermiers aisés d’ici, qui m’apportent leurs économies pour les faire valoir. Qui m’empêche d’en disposer en votre faveur ?

C’est à peine si Norbert respirait, tant l’espérance et l’anxiété lui serraient le cœur.

– Oh ! si cela se pouvait ! murmura-t-il.

– Cela se peut, monsieur le marquis. Seulement, il vous en coûtera cher. On vous demandera, comme de juste, des intérêts proportionnés aux risques de pertes qui sont considérables.

– Que m’importe !

– C’est que, voyez-vous, le Code ne reconnaît pas ces transactions, et, en m’en mêlant, je manque aux principes de toute ma vie. C’est de l’usure, me dira-t-on. Possible. Moi, je répondrai que le bénéfice, quand il est aléatoire, doit être grand. Mon devoir était de vous avertir ; vous êtes prévenu, réfléchissez. Je vous le déclare, à votre place je ne consentirais pas cet emprunt, j’attendrais une occasion.

– Je ne veux plus attendre.

Maître Dauman eut ce geste des épaules, qui signifie si clairement : « Comme vous voudrez, j’ai fait ce que j’ai pu. »

– À votre aise, monsieur le marquis, poursuivit-il. Je m’explique votre insouciance. Vous serez si riche à votre majorité, que quelques milliers de francs à rembourser ne vous gêneront en rien.

Et aussitôt, pour l’acquit de sa conscience, comme il disait, car Norbert ne l’écoutait pas, il se mit à expliquer les « clauses et conditions » de l’emprunt, appuyant à dessein sur ce qu’elles avaient d’exorbitant, insistant sur ce fait qu’il était étranger à des prétentions assez ridicules, qu’il ne faisait que remplir le mandat de ses commettants.

– Vous comprenez ? répétait-il à chaque phrase, vous comprenez ?

Norbert comprenait si bien, que c’est avec une véritable explosion de joie qu’en échange de deux mille francs il signa deux obligations de quatre mille francs chacune, – il en eût signé dix, – au profit d’un sieur Besson et sieur Lantoine, deux cultivateurs du pays, gens absolument tarés et entièrement à la discrétion de Dauman, leur créancier.

Il s’était d’ailleurs engagé, sur l’honneur, à ne jamais avouer, quoi qu’il pût arriver, que le Président s’était mêlé de cette affaire.

– Surtout, monsieur le marquis, de la prudence, beaucoup de prudence !… Ne parlez à âme qui vive de nos relations, et cachez-vous pour venir me visiter.

Ce fut le suprême conseil de Dauman, quand son « client » s’éloigna.

Il était seul dans son « cabinet, » il triomphait ; il se mit à relire les titres que Norbert laissait entre ses mains en échange de deux billets de banque. Étaient-ils en règle, ne s’y trouvait-il rien qui pût les frapper de nullité entre ses mains ?

Non. Il connaissait la loi, il n’avait rien oublié. Hormis le cas où Norbert viendrait à mourir, il avait tout prévu.

Et certes, Dauman espérait bien que l’opération ne se bornerait pas à ce prêt insignifiant. Il comptait que Norbert aurait vite dissipé cette somme de deux mille francs, énorme lorsqu’il s’agit de la gagner insignifiante pendant qu’on la jette par toutes les fenêtres de ses fantaisies.

Devançant l’avenir, il se voyait plaçant toutes ses économies, c’est-à-dire une quarantaine de mille francs, sur la tête de cet écervelé, et, à sa majorité, lui réclamant une fortune. Sans compter que d’ici là…

Il est vrai que tous ces beaux projets dépendaient de la discrétion de Norbert. Sur un soupçon, le duc ne manquerait pas d’apparaître et romprait tout.

Cependant, Dauman ne comptait que sur quatre ou cinq jours d’anxiété, car, bien évidemment, si le jeune homme ne se trahissait pas sur le moment même, il aurait vite acquis l’habitude de la dissimulation.

Le Président avait raison de ne pas trop craindre.

La passion a des ressources et des roueries inattendues. La peur extrême que Norbert avait de son père lui tint lieu de dix ans de diplomatie.

Par moments il doutait, et il se demandait si c’était bien à lui, si misérable jusqu’ici, qu’arrivait cette bouffée de bonheur extraordinaire, et pour être bien sûr qu’il n’était pas le jouet d’un rêve, il froissait dans sa poche le papier soyeux des billets de banque.

La nuit lui parut éternelle. Dévoré de la fièvre aiguë de l’impatience, il se tournait et se retournait sur son lit, appelant vainement le sommeil qui lui eût fait perdre conscience des heures trop lentes.

Et au jour, il était sur la route de Poitiers, le fusil sous le bras, marchant à grandes enjambées, sifflant à tout moment Bruno qui s’attardait dans les champs.

Son plan était bien arrêté.

– J’arrive, se disait-il, je loue un gentil petit appartement ; je cours chez un tailleur, je me lie avec tous les étudiants, etc., etc.

C’était là, juste ce que le Président avait dit qu’il ferait.

Quel homme que ce Dauman et quel ami précieux !

Le malheur est que, toujours, entre le désir et sa réalisation, se glisse quelque empêchement d’autant plus imprévu qu’il est plus simple.

Arrivé à Poitiers, où il n’était venu qu’une fois, Norbert se trouva effaré, perdu, comme l’oiseau qui, né et élevé en cage, s’échappe et ne sait pas se servir de ses ailes.

Il marchait tout penaud par les rues, regardant les maisons, lorgnant les boutiques, mortellement embarrassé pour en venir à ses fins.

Enfin, après mille hésitations, mille résolutions prises et abandonnées, mourant de faim, pleurant presque, maudissant sa timidité, il gagna non sans peine le champ de foire et entra déjeuner dans l’auberge où il avait mangé un morceau avec son père.

Puis, désespéré, il regagna Champdoce aussi triste qu’il était gai le matin.

Mais Dauman était là.

Consulté par Norbert, après avoir bien ri de sa singulière déconvenue, il le mit en rapport avec un sien ami, lequel, moyennant une bonne commission, comme de raison, pilota le jeune « sauvage », lui loua un petit appartement meublé rue Saint-François, et enfin le conduisit chez un tailleur où il se commanda pour 500 francs d’habits.

Alors il croyait que ses vœux allaient être comblés à point. Après avoir eu la fringale pendant des années, se trouvant enfin à table, il ne put pas manger.

Il lui arriva ce qui toujours advient à ceux qui ont trop vécu de rêves.

Comparée aux mensonges de son imagination, la réalité lui parut froide, repoussante, affreuse.

Sa timidité, d’ailleurs, sa sauvagerie, le sentiment de son ignorance de la vie le paralysaient et l’empêchaient de goûter aucune des jouissances qu’il s’était promises. Il lui eût fallu un ami ; où le prendre ?

Un soir, il osa entrer au café Castille. Bien qu’on fût à l’époque des vacances, quelques étudiants s’y trouvaient. Leur gaîté bruyante l’effaroucha et le fit fuir.

Il vécut donc seul à Poitiers, comme à Champdoce, et plus désolé.

Ses heures de liberté volée, il les passait tristement dans son appartement, en compagnie de Bruno, qui certes eût préféré battre la campagne. Ou bien, quittant la veste, il revêtait ses beaux habits et il allait se promener sur Blossac.

En tout, il n’eut pas plus de cinq bonnes soirées qu’il passa au théâtre.

Et que de risques pour de si maigres satisfactions, que de peines, de précautions ! Combien de mensonges entassés !

Puis, que de terreurs ! Son père ne pouvait-il ouvrir les yeux ?

M. de Champdoce, en effet, s’était aperçu des sorties et des absences de son fils ; mais, à cent lieues de la vérité, il les attribuait à d’autres causes que ne lui déplaisaient pas trop.

Un matin, cependant, il railla doucement Norbert de sa maladresse à la chasse. Il n’avait pas rapporté trois pièces de gibier depuis qu’il avait un port d’arme.

– Aujourd’hui du moins, lui dit le duc, tâchez de revenir le carnier plein, car nous aurons demain un ami à dîner.

– Un ami ! ici ?

– Oui, répondit M. de Champdoce, qui ne put s’empêcher de sourire, nous recevrons M. de Puymandour. Même pour cette circonstance, je fais ouvrir et disposer la salle à manger du second étage ; nous y dînerons.

Norbert s’éloigna, aussi intrigué que possible.

Ce dîner, ces préparatifs étaient des événements extraordinaires. Cependant, le choix du convive était plus surprenant encore.

– N’importe, se dit Norbert, je veux tuer quelque chose.

Mais il ne suffit pas toujours de vouloir. Il était fort inexpérimenté.

C’est donc en vain qu’il fit plus de six lieues dans sa matinée et brûla beaucoup de poudre. Il était furieux.

Cependant, vers les deux heures, comme il arrivait aux bruyères de Bivron, il crut apercevoir à vingt pas, près d’une haie, un imprudent lapin tout occupé de brouter une touffe de luzerne. Quelle occasion !

Avec des précautions extrêmes, il épaula, ajusta et fit feu.

À l’explosion de l’arme, un cri de douleur ou d’effroi, un cri terrible, répondit, et Bruno s’élança vers la haie, en aboyant avec fureur.

V

Les hommes, assez volontiers, vantent leur esprit de suite, leur fermeté, leur persévérance. Pure fatuité de leur part.

C’est chez la femme seulement que la persévérance se trouve, mais opiniâtre, inflexible, intraitable, poussée jusqu’à la folie.

Sous ce rapport, Mlle Diane de Sauvebourg était dix fois femme.

Cette belle et naïve jeune fille, toute préoccupée en apparence de futilités, que son père appelait en riant sa « chère girouette, » cachait sous ses dehors frivoles une volonté de fer, et fût morte avant de renoncer volontairement au projet qu’elle avait conçu d’être un jour duchesse de Champdoce.

Cependant, ses longues promenades à travers champs, toutes savamment choisies pour amener une rencontre qu’elle jugeait devoir être décisive, étaient restées inutiles.

Bien que le temps fût souvent mauvais, que les sentiers détrempés fussent devenus moins praticables, qu’il fît froid, elle continuait ses charitables visites autour du château de Champdoce.

– Un jour viendra bien, pensait-elle, où je l’apercevrai, cet invisible.

Le jour tant souhaité vint.

C’était vers la mi-novembre, un jeudi, et, depuis le commencement de la semaine, la température s’était tout à coup radoucie.

Le ciel était bleu, les dernières feuilles frémissaient à la brise, les merles sifflaient dans les haies dépouillées.

Mlle de Sauvebourg, seule, un petit panier au bras, suivait le sentier qui conduit à Mussidan en longeant les bois de Bivron, dont il n’est séparé que par un fossé et une baie épaisse et haute.

Elle marchait lentement, au beau soleil tiède, lorsqu’un bruit de branches brisées sous des pas lui fit lever la tête.

Elle regarda, et tout son sang afflua à son cœur.

À travers une éclaircie de la haie, de l’autre côté, elle venait de reconnaître celui qui, depuis plus de deux mois, occupait toute sa pensée, Norbert.

Il s’avançait fort lentement, avec les précautions minutieuses d’un chasseur sous bois, l’œil et l’oreille au guet, le doigt sur la détente de son fusil.

Une insurmontable émotion cloua sur place Mlle Diane. Elle se sentait défaillir ; ses idées devenaient confuses. Elle mesurait l’abîme qui sépare du fait les intentions les plus formelles, et toute la belle fantasmagorie de ses projets s’évanouissait.

L’occasion si ardemment désirée, si patiemment épiée, se présentait, et si grand était son trouble qu’elle comprenait bien qu’elle n’en pourrait profiter. Articuler une seule parole lui eût été impossible.

Qu’allait-il arriver ?

Norbert allait passer près d’elle ; il la saluerait, elle répondrait par une inclination de tête, il s’éloignerait et ce serait tout, et elle attendrait peut-être des mois une seconde rencontre.

Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en moins de temps que n’en met l’éclair à rayer le ciel.

Cependant, elle faisait pour rassembler son courage d’héroïques efforts, quand elle vit le fusil de Norbert s’abaisser vers elle.

Le double canon la menaçait. Elle voulut avertir, elle ne le put…

Une douleur aiguë, comme le serait la piqûre d’une aiguille rougie, mordit sa chair, un peu au-dessus de la cheville. Elle battit l’air de ses deux mains, poussa un grand cri, et s’affaissa sur le sentier.

 

Pourtant, elle n’avait pas perdu entièrement connaissance, car elle entendit l’explosion de l’arme, un cri terrible qui répondit au sien, et ensuite des aboiements furieux et un grand froissement de branchages.

Presque aussitôt elle sentit sur son visage comme une haleine chaude, puis quelque chose d’humide et de froid dont le contact la fit frémir.

Elle ouvrit les yeux. Bruno, le bel épagneul, était près d’elle, s’agitant, lui léchant les mains.

Au même instant, la haie s’écarta sous un énergique effort, et Norbert apparut, pâle, éperdu, les cheveux hérissés par la terreur.

Sa vue eut cet effet admirable de rendre subitement à Mlle de Sauvebourg sa présence d’esprit et son sang-froid. Elle eut conscience des avantages de sa position, résolut d’en tirer parti et referma les yeux.

Norbert, lui, en présence de cette femme étendue à terre, immobile, plus blanche que marbre, se sentait devenir fou. Il la reconnaissait, il avait tué Mlle de Sauvebourg.

Son premier mouvement fut de s’enfuir, de courir devant lui tant qu’il aurait de forces. Le sentiment inné du devoir l’arrêta.

Il s’approcha secoué par un horrible tremblement ; il se pencha et reconnut qu’elle ne pouvait être morte.

Alors, il s’agenouilla près de cette jeune fille que souvent il avait admiré à l’église, et bien doucement souleva cette tête charmante et l’appuya au pli de son bras. Il cherchait où il pouvait l’avoir frappée.

– Mademoiselle, d’une voix que l’angoisse rendait à peine intelligible, de grâce, parlez-moi, un seul mot !

Elle ne répondait pas, elle se recueillait, elle bénissait l’événement.

Enfin, elle fit un mouvement qui arracha une exclamation de joie à Norbert ; puis, bien lentement, elle souleva ses paupières ombragées de longs cils et promena autour d’elle le regard surpris d’une personne qui s’éveille.

– C’est moi, mademoiselle, balbutiait le pauvre garçon, Norbert de Champdoce ; ne me connaissez-vous pas ? Grand Dieu ! quel affreux malheur ! C’est moi qui vous ai blessée. Me pardonnerez-vous jamais ! Sans doute vous souffrez beaucoup…

Son anxiété était si poignante, que Mlle Diane en eut pitié et n’abusa pas. D’un geste d’une douceur infinie, elle repoussa le bras qui la soutenait et se redressa.

– Rassurez-vous, monsieur, dit-elle ; c’est à moi de vous demander pardon de m’évanouir comme une femmelette, et pour rien, car j’ai eu bien plus de peur que de mal.

Elle souriait si délicieusement en disant cela, que Norbert crut voir le ciel s’entrouvrir. Il respira.

– Je puis courir chercher des secours, proposa-t-il.

– À quoi bon ! Si j’ai quelque chose, ce ne peut être qu’une égratignure insignifiante.

En même temps elle allongea un pied à faire tourner une tête plus solide que celle de Norbert, et ajouta :

– Tenez, c’est là.

En effet, un peu au-dessus de la bottine, une tache de sang assez large rougissait le bas fin et blanc.

À cette vue, l’effroi de Norbert le reprit. Il se releva vivement.

– Je cours jusqu’au château, fit-il, et avant une heure…

– Je vous le défends bien, interrompit la jeune fille, ce n’est rien, je vous l’affirme. Regardez, je remue très bien le pied dans tous les sens.

Elle le remuait, en effet, d’un geste mutin et gracieux.

– Cependant, je vous en prie…

– Taisez-vous, nous allons voir ce que c’est.

Sur ces mots, elle sortit de sa poche un petit canif, et, fendant son bas, elle découvrit ce qu’elle appelait en riant « l’horrible blessure. »

À vrai dire, c’était une plaisanterie. Deux grains de plomb l’avaient atteinte. L’un avait éraflé la face interne de la cheville qui saignait un peu ; l’autre s’était logé dans la chair, mais il était resté à fleur de peau et on le distinguait très bien.

– Il faudrait un médecin, fit Norbert.

– Pour cela… Ah ! ce n’est vraiment pas la peine.

Et fort adroitement, de la pointe de son canif, elle dégagea le grain de plomb, qui roula à terre.

Debout au milieu du sentier, immobile, retenant son souffle, comme l’enfant qui arrive au troisième étage de son château de carton, Norbert contemplait d’un œil surpris et ravi de cette belle jeune fille assise à ses pieds.

Jamais il ne s’était imaginé qu’une créature humaine pût réunir tant de divines perfections. Il n’avait nulle idée d’un tel accueil, si amical, si bon et si gai à la fois. De sa vie, il n’avait entendu une voix comme celle-là douce et sonore, et qui allait droit au cœur.

Puis, comme elle était jolie, encore mal remise de son émotion ! Une larme tremblait encore dans ces beaux yeux, retenue par les cils, et cependant ses lèvres roses souriaient. Son teint était si transparent qu’on croyait voir le sang courir plus vite dans ses veines. Avec quelle grâce étrange ses cheveux, à demi dénoués dans sa chute, retombaient en grappes dorées sur ses épaules !

Et lui, si facile à effaroucher, il ne se sentait aucunement déconcerté.

Cependant, Mlle de Sauvebourg avait déchiré son mouchoir de fine batiste et en avait fait quatre bandes dont elle entoura son égratignure, et qu’elle assujettit avec des épingles.

– Voilà qui est fait, dit-elle gaîment, le mal est réparé.

Elle tendait en même temps sa main fine et délicate à Norbert pour qu’il l’aidât à se relever.

Une fois debout, elle essaya de marcher et fit quelques pas en boitant légèrement, – un peu volontairement peut-être.

– Ah ! je ne le vois que trop, s’écria Norbert désespéré, vous souffrez, mademoiselle !

– Mais non, je vous le promets. Cela me cuit bien un peu en ce moment, mais ce soir je n’y penserai plus.

Elle eut un petit éclat de rire franc et sonore, vrai rire de pensionnaire, et, d’un ton d’amicale ironie, elle ajouta :

– Et quand même, monsieur le marquis, ce serait un souvenir de notre première rencontre.

Norbert ne songea pas à se demander si c’était un reproche. Il était surtout frappé de ce que Mlle Diane l’appelait monsieur le marquis. Jusqu’ici, Dauman seul lui avait donné ce titre. Cette attention fut comme un baume versé sur les plaies toujours saignantes de son orgueil.

– Du moins, pensait-il, elle ne me méprise pas.

Mlle de Sauvebourg poursuivait :

– Cette aventure tragi-comique devrait être une leçon pour moi. Maman me recommande toujours de suivre le grand chemin, mais je ne puis le souffrir ; il m’ennuie. Combien je préfère cet étroit sentier où on marche à l’ombre et d’où on découvre toute notre vallée…

Elle étendait la main, en disant cela, et il parut à Norbert qu’à ce geste un rideau se levait comme sur un théâtre, et que, pour la première fois, il voyait ce paysage familier où il avait vécu.

– C’est vrai que cela est beau ! murmura-t-il.

– Je passe donc tous les jours par ici, continuait Mlle Diane, quoique ce soit bien laid de désobéir à sa mère, lorsque je vais chez la Besson, dont la maison est au bas de la côte. Pauvre femme ! elle se meurt d’une maladie de poitrine, et le médecin croit bien qu’elle ne passera pas l’hiver. Je fais ce que je peux pour la secourir : je lui porte du pain blanc, du bouillon, un peu de viande…

C’est avec l’onction attendrie d’une fille de Saint-Vincent-de-Paul qu’elle s’exprimait. La femme s’effaçait, faisant place à l’ange. Dans la pensée de Norbert, il ne lui manquait que les ailes.

– Et ce n’est pas tout, disait-elle, cette pauvre Besson a trois petits enfants qui manquent de tout. Où prendrait-elle de quoi les vêtir, quand elle n’a pas toujours assez de pain pour leur faim ? Le père de ces malheureux est bon ouvrier, dit-on, mais mauvais sujet et fainéant. Le peu qu’il gagne, il le dépense dans les cabarets, et quand il rentre chez lui ayant bu, il bat sa femme.

C’était justement à ce Besson, un ivrogne dont la femme était à la mendicité, que Norbert se trouvait d’avoir souscrit une obligation de 4.000 francs.

C’était là un des deux clients qui, à entendre maître Dauman, lui confiaient pour les faire valoir, leurs économies.

Mais Norbert ne fit pas attention à ce détail.

Il ne comprenait qu’une chose, c’est que Mlle Diane allait le quitter, regagner Sauvebourg, et qu’il ne la verrait plus.

Déjà elle avait ramassé le panier qu’elle avait laissé échapper en tombant.

– Avant de vous dire adieu, monsieur le marquis, commença-t-elle avec une véritable hésitation, je désirerais… je voudrais… si j’osais… vous demander un service.

– À moi, mademoiselle ? Oh ! je vous en supplie, parlez !…

Elle ne put s’empêcher de sourire de l’enthousiasme de Norbert.

– Vous m’obligerez beaucoup, reprit-elle, en ne parlant à personne du petit accident de tout à l’heure. Si le bruit en arrivait aux oreilles de mes parents, ils s’inquièteraient et me priveraient peut-être de la petite liberté qu’ils me laissent et qui profite tant à mes pauvres.

– Je me tairai, mademoiselle ; personne ne saura l’horrible malheur qui a failli…

– Merci, monsieur le marquis, interrompit Mlle Diane, merci !…

Et dessinant une coquette révérence, elle ajouta gaiement :

– Par exemple, une autre fois, avant de tirer, vous ferez bien de vous assurer qu’il ne passe personne dans le sentier.

Ce fut tout, elle s’éloigna.

Mais elle ne boitait plus ; elle était si heureuse qu’il semblait que ses pieds ne touchaient plus la terre.

C’est qu’elle n’avait pu se méprendre aux regards de Norbert, au tremblement de sa voix, à ses gestes, à son attitude. Elle avait lu sur sa physionomie comme dans son cœur même ses pensées les plus secrètes, et elle ne pouvait douter de l’impression profonde que gardait cet adolescent.

Les femmes, d’ailleurs, ont comme un sixième sens qui leur révèle cela.

– Maintenant, se disait-elle, plus d’incertitudes, je serai duchesse de Champdoce.

Oh ! comme elle le bénissait, ce bienheureux coup de fusil qui pouvait la tuer !

En moins de cinq phrases, et avec toutes les apparences du plus candide abandon, elle avait appris à Norbert tout ce qu’il importait qu’il sût.

Lui dire qu’elle passait tous les jours par ce sentier, ce n’était certes pas lui donner à entendre qu’elle espérait l’y revoir ; mais c’était avouer qu’elle ne serait pas bien surprise de l’y rencontrer.

Parler de la petite liberté dont elle jouissait, cela ne signifiait-il pas, ou à peu près, que, le cas échéant, elle ne serait pas réduite à compter les minutes d’un entretien ?

Elle était bien sûre que Norbert n’était pas de force à la deviner, mais elle était certaine aussi que pas une de ses paroles ne serait perdue.

Donc, elle n’apercevait pas d’obstacles.

Ah ? si, pourtant. Le duc de Champdoce !…

Elle rejoignant en ce moment la route, elle se retourna cherchant si elle n’apercevait pas encore Norbert.

Elle l’aperçut à la même place où elle l’avait quitté, dans la même attitude, ne bougeant non plus que les arbres qui l’entouraient.

Le pauvre garçon, lorsque Mlle Diane s’était éloignée, avait senti quelque chose se déchirer en lui. Longtemps il l’avait suivie des yeux, et longtemps après l’avoir perdue de vue, il restait sous le charme et comme en extase.

Quel événement !… Mais ne rêvait-il pas ? Était-elle bien là, tout à l’heure, près de lui, le regardant, lui parlant ?…

Une inspiration lui vint qu’il jugea divine. Il pouvait se procurer une preuve de la réalité de ses impressions, et quelle preuve !…

Il s’agenouilla sur le sentier et après de minutieuses recherches, sous un brin d’herbe, il découvrit ce grain de plomb qui avait blessé Mlle Diane. Même, un peu de sang s’était caillé autour…

C’est lentement, perdu dans une rêverie d’une douceur infinie, qu’il regagna le château.

À sa grande surprise, quand il entra dans la cour, il vit la grande porte ouverte, et, sur le perron, son père lui cria dès qu’il parut :

– Enfin, vous voici ; vite, hâtez-vous, que je vous présente à notre hôte.

VI

Depuis la mort de l’infortunée duchesse de Champdoce, les étages supérieurs du château restaient rigoureusement fermés.

Les appartements n’en demeuraient pas moins habitables. Le duc en prenait soin, de même qu’il se plaisait à embellir son hôtel de Paris, non pour lui, mais pour ses petits-enfants.

La salle à manger, par exemple, était splendide, avec ses grands dressoirs de chêne noir sculpté, rehaussés d’incrustations d’acier, chargés de montagnes de vaisselle plate, aux armes des Dompair de Champdoce. Tout y était grandiose, les buffets et les consoles, les sièges larges et bas, recouverts d’une précieuse tapisserie ; la table, si pesante que deux hommes la remuaient à peine.

Lorsque Norbert, à l’appel de son père, pénétra dans la salle, il aperçut tout d’abord, au fond, près d’une fenêtre, un gros petit homme, haut en couleur, à la lèvre épaisse et lippue, aux yeux à fleur de tête, un peu chauve, portant moustache et royale.

Sa mise était soignée, recherchée, même. Il avait à coup sûr un homme de goût pour tailleur, mais sa tournure était commune et mesquine.

Humble et mesquine à la fois était sa mine. On eût dit un subalterne de la veille mal initié aux relations de l’égalité, s’exerçant timidement à l’insolence.

À l’entrée de Norbert, M. de Champdoce le prit par la main et, doucement, l’attira vers ce personnage.

– Monsieur le comte, fit-il, le marquis de Champdoce, mon fils.

Il se retourna ensuite vers Norbert, et dit :

– Marquis, M. le comte de Puymandour.

Norbert tout en s’inclinant un peu trop, était stupéfait et le laissait voir. Ce titre de marquis, jamais son père ne le lui avait donné.

Cet étranger soudainement introduit, contre toutes les habitudes du château, ce dîner dans la grande salle, cette cérémonie d’une présentation dans les règles de l’étiquette, la physionomie singulière du duc, tout cela était pour lui matière à réflexion.

Il n’était pas remis encore de son émotion du tantôt, et déjà un nouvel événement extraordinaire se présentait.

Une inquiétude vague l’agitait, comme s’il eût pressenti confusément que cette journée allait avoir sur sa destinée une influence décisive, et qu’elle serait comme le point de départ d’une vie toute différente de l’ancienne.

Cependant, la grosse cloche du perron, immobile depuis quinze ans sur ses gonds rouillés, sonna une volée.

Presque aussitôt, un valet de chambre parut, qui portait gauchement, avec les plus respectueuses précautions, une énorme soupière d’argent qu’il déposa sur la table.

Les convives s’assirent.

Ce dîner à trois, dans cette salle immense, eût été lugubre sans M. de Puymandour. Mais ce gros homme, outre qu’il avait la parole abondante et facile, possédait un fonds inépuisable de souvenirs, d’aventures, d’anecdotes et de balivernes, qu’il débitait d’une grosse voix vulgaire, riant d’un large rire de ses plaisanteries.

Tout en causant, il mangeait ferme et s’extasiait sur l’excellence du vin que le duc était allé chercher dans ses caves, où il en tenait en réserve des quantités considérables, destinées à égayer les repas de ses descendants.

Et le duc de Champdoce, si grave d’ordinaire, presque morose, silencieux comme les gens qu’obsède une idée fixe, M. de Champdoce souriait bonnement, paraissait prendre un plaisir extrême au bavardage de son hôte.

Était-ce pure politesse d’amphitryon ? Son approbation était-elle sincère ? Sa gracieuseté ne cachait-elle pas une arrière-pensée ? Le discerner était difficile.

Toujours est-il que Norbert n’en revenait pas.

Sans être doué d’une grande pénétration, il avait étudié son père comme l’esclave étudie son maître, et il le connaissait. Il avait retenu son opinion exacte sur quantité de choses, et savait précisément quels sujets avaient le don de lui plaire ou de l’irriter.

Or, M. de Puymandour eût parié de froisser toutes les idées du duc de Champdoce, de heurter tous ses préjugés, qu’il ne s’y fût pas pris autrement.

Mais il n’avait rien parié de semblable, le digne homme. Une telle pensée était bien loin de son esprit, cela sautait aux yeux. Sa figure n’exprimait que le parfait contentement de soi et des autres ; il s’épanouissait, il triomphait en dehors, il jouissait.

Ces manières d’être n’avaient rien de surprenant pour qui était au fait de sa position dans le pays.

Il y jouissait d’une exécrable réputation.

M. de Puymandour habitait avec sa fille unique, Mlle Marie, une ravissante maison moderne, éloignée de moins d’une lieue de Champdoce. Recevoir était son plus grand bonheur, et il recevait magnifiquement.

Mais les hobereaux du voisinage, qui acceptaient de la meilleure grâce du monde ses bons dîners, ne se gênaient pas pour le déchirer à belles dents, tout en digérant. On disait très nettement : « Ce voleur de Puymandour, » ou encore : « Puymandour, ce coquin. » Il eût été prouvé qu’il s’était enrichi à arrêter des diligences sur les grands chemins, qu’on ne l’eût pas traité beaucoup plus mal.

C’est qu’en effet, il était riche. Il ne possédait pas moins de cinq millions, assuraient les bien informés. De là, certainement, la haine.

La vérité est que M. de Puymandour était un galant homme, avait fort honnêtement gagné ses millions, à faire le commerce des laines sur les frontières d’Espagne.

Son grand, son seul tort était de s’appeler simplement Palouzat.

Hélas ! il vivait heureux et estimé à Orthez, sa ville natale, quand un matin la tarentule nobiliaire le piqua, et sa vie fut empoisonnée.

Son nom de Puymandour, il l’avait emprunté à une de ses terres ; son titre de comte, il l’avait acheté à l’étranger ; ses armes, il les avait commandées chez le meilleur faiseur de Paris.

Dès lors, il n’avait plus eu qu’une préoccupation : être, ou du moins paraître noble.

Chassé d’Orthez par les plaisanteries béarnaises, il vint s’établir en Poitou, espérant y trouver la noblesse moins exclusive et plus clémente. Funeste erreur !

Il fut toléré dès le premier jour ; reconnu jamais. Et depuis douze ans, une moyenne de cinq allusions par jour lui prouvait qu’on n’oubliait pas son origine.

C’est dire quels sentiments de gratitude profonde il apportait au château de Champdoce.

Dîner chez ce terrible duc, qui jamais n’admettait personne à sa table, c’était recevoir un indiscutable brevet de noblesse.

Aussi, lorsqu’on eut servi le café, – le duc en avait envoyé acheter à Bivron, – la reconnaissance de M. de Puymandour déborda en actions de grâces et en promesses d’absolu dévouement.

Mais dix heures sonnaient, il parla de se retirer, et bientôt il sortit, fier d’offrir son bras au duc de Champdoce, qui avait insisté pour l’accompagner jusqu’à la route. Ils allaient lentement, s’arrêtant de temps à autre, et Norbert qui marchait derrière eux, pouvait saisir quelques bribes de leur conversation.

– Je n’ai qu’une parole, faisait M. de Puymandour, j’irai jusqu’au million tout rond, c’est une somme cela.

– Trop faible de moitié, répétait le duc.

– Songez que ce sera comptant.

– Jarnicoton ! mon cher comte, vous irez bien jusqu’à quinze cent mille francs.

– Ah !… monsieur le duc, vous m’égorgez…

Mais qu’importait à Norbert cette discussion d’intérêts mesquins !

Il était à cent lieues de la situation présente. Depuis que cette jeune fille si belle lui était apparue comme une vierge miraculeuse à un mystique, sa pensée ne lui appartenait plus.

Sa préoccupation était si profonde, que c’est pas un instinct purement machinal qu’il s’arrêta quand s’arrêtèrent son père et M. de Puymandour.

Et certes, il n’entendit rien des phrases qu’ils échangèrent avant de se séparer, tout en se prodiguant les poignées de main.

– Vous avez mon dernier mot, disait le duc de Champdoce.

– Oh ! jamais, c’est impossible.

– Laissez donc, vous y viendrez… dans votre intérêt.

– Enfin, je réfléchirai. Nous avons du temps devant nous et nous sommes gens de revue. Sans adieu, monsieur le duc !…

– Sans adieu, cher comte. Mes respectueux hommages à Mlle de Puymandour.

Il était déjà loin, ce « cher comte, » et le duc de Champdoce restait en place, écoutant le bruit de ses pas qui devenait de moins en moins distinct.

Quand il fut certain qu’on ne pourrait l’entendre :

– Jarnicoton ! s’écria-t-il, ce sire de Puymandour peut s’estimer heureux que j’aie besoin de lui. Vit-on jamais faquin plus outrecuidant !…

Sur cet amical adieu, il prit le bras de Norbert pour regagner le château. Mais sa contrainte de la soirée avait été trop forte pour qu’il n’éprouvât pas le besoin d’exhaler sa colère dissimulée.

– Voilà pourtant, disait-il, un des représentants de la nouvelle aristocratie. Et des meilleurs, notez-le. Car enfin, s’il est du dernier bouffon, et pitoyablement vaniteux, il a de l’intelligence et de la probité. Dans cent ans les fils de ces gens-là, mieux éduqués que messieurs leurs pères, constitueront une noblesse nouvelle tout aussi avide de prérogatives et d’influence que l’ancienne.

Pendant plus d’une heure encore, M. de Champdoce parla sur ce sujet, texte habituel de ses méditations. Il eût pu parler toute la nuit sans contradiction.

D’abord, son fils n’eût jamais osé l’interrompre ; ensuite, il ne l’écoutait même pas.

Norbert en était à s’efforcer de ressaisir les plus minutieux détails de l’aventure du matin, et telle était la puissance de son désir, qu’il arrivait à la sensation intense de la réalité. Il revoyait Mlle de Sauvebourg, il touchait son bas taché de sang, sa voix harmonieuse vibrait à son oreille.

Mais n’avait-il pas été un peu niais et même ridicule ?

Cette question, surtout, le préoccupait et l’inquiétait.

Après avoir failli tuer Mlle Diane, il s’était excusé avant autant d’à-propos, à peu près, que s’il lui eût simplement marché sur le pied ou déchiré la robe.

Quelle opinion avait-elle pu emporter de lui ?

À cette idée, que sans doute elle le jugeait un être grossier et mal élevé, absolument indigne d’elle, il lui montait au cerveau des bouffées de rage folle.

À qui devait-il s’en prendre de n’être, par les façons et par l’éducation, qu’un paysan, un rustre ? À son père. Ah ! si le duc l’eût élevé selon sa condition, il connaîtrait les usages de la belle compagnie et saurait comment on parle aux jeunes filles pour s’en faire aimer. Et cette raison s’ajoutant à toutes celles qu’il croyait avoir de haïr son père, sa haine redoublait.

Cependant, ce que Mlle Diane avait préparé et prévu, se réalisa.

Norbert ne pouvait oublier qu’elle lui avait dit que tous les jours elle passait par ce sentier où il l’avait rencontrée.

Donc, il pouvait se trouver sur son passage, réparer sa maladresse.

En ce moment, il lui semblait qu’il avait mille choses à lui dire, et que si elle était là il trouverait des paroles pour l’émouvoir.

N’importe, il pouvait être trahi par sa timidité, et il passa la nuit à méditer et à écrire une lettre qu’il se proposait de lui remettre.

Ah ! il eut du mal. Il déchira et brûla plus de quarante brouillons.

Écrire : « Je vous aime » tout simplement, lui semblait hardi et malséant, et il s’épuisa à chercher l’équivalent de cette phrase sublime.

Enfin, sur le matin, il crut avoir composé un chef-d’œuvre.

Il se jeta sur son lit, dormit mal, et aussitôt après le premier déjeuner, il prit son fusil, siffla Bruno, et alla se poster à l’endroit précis où la veille il avait vu Mlle Diane gisant à terre, évanouie.

Hélas ! c’est vainement qu’il attendit.

Les heures se traînaient lentes, éternelles, toutes pleines de fébriles impatiences. Elle ne vint pas.

Un instant, il eut la pensée d’aller s’informer d’elle chez la Besson, il n’osa.

Il y avait longtemps que le soleil était couché quand Norbert se décida à rentrer. Les plus cruelles angoisses l’obsédaient.

On l’eût certes bien surpris sil on lui eût dit qu’en ne se montrant pas, Mlle de Sauvebourg obéissait à un calcul.

Cela était ainsi cependant.

Et même, pendant que Norbert, en proie aux plus affreuses incertitudes, l’attendait et se désespérait, par deux fois elle était venue l’observer en prenant bien des précautions pour ne pas être vue.

C’était là le trait d’une coquette expérimentée, et Mlle Diane sortait du couvent. Mais au couvent, on apprend surtout ce qu’on n’y enseigne pas.

Le lendemain, après s’être assurée que Norbert l’attendait encore, elle se serait peut-être retirée comme la veille, sans une circonstance fortuite.

Norbert, en effet, était revenu à cette place qu’il considérait comme sacrée, et il s’était juré qu’il y reviendrait tous les jours, tant qu’il n’aurait pas revu Mlle Diane.

Il s’était assis tristement sur le rebord du fossé, et son chien Bruno était couché à ses pieds.

Au moment où Mlle de Sauvebourg arrivait au coin du bois de Bivron d’où on apercevait le sentier, le bel épagneul la devina. Il se dressa, aboya joyeusement et s’élança vers elle.

Il n’y avait pas à hésiter, elle avança rapidement.

Tiré à l’improviste de ses rêveries, d’un bond Norbert se releva.

Mais si prompt que fut son mouvement, il lui prit dix secondes, et quand il sauta sur le sentier, il se trouva en face de Mlle de Sauvebourg.

Ils devinrent fort rouges tous deux, elle plus encore que lui, toute bouleversée de cette idée que peut-être elle avait été surprise se cachant pour observer.

Pendant un moment, ils restèrent immobiles l’un devant l’autre, silencieux, affreusement troublés, si rapprochés que leur haleine se confondait presque.

Instinctivement, ils baissaient les yeux, chacun redoutant que l’autre y pût lire les secrets de sa pensée.

Le cœur de Norbert battait à rompre sa poitrine, sa raison s’égarait.

Il tenait la main sur sa fameuse lettre. La remettrait-il ?

Au dernier moment, il eut peur. C’était là une de ces démarches sur lesquelles on ne peut plus revenir. Le péril l’éclaira.

Il revit, comme en traits de feu, sa lettre entière et la jugea ce qu’elle était, puérile et ridicule.

L’inspiration devait le servir mieux que toutes les peines qu’il avait prises. Rassemblant toute son énergie, il eut le courage de rompre le premier le silence.

– Si j’ose me présenter ainsi devant vous, mademoiselle, commença-t-il de cette voix rauque et voilée que donne l’extrême émotion, c’est qu’une inquiétude insoutenable me déchirait. Aviez-vous seulement pu regagner Sauvebourg, blessée comme vous l’étiez !

Il s’arrêta, espérant un mot d’encouragement qui ne vint pas. Il poursuivit donc :

– Je brûlais de courir au château demander de vos nouvelles, mais vous m’aviez défendu de parler du malheureux accident… pour rien au monde je ne vous aurais désobéi.

– Je vous remercie, monsieur le marquis, balbutia enfin Mlle Diane.

– Hier, poursuivit Norbert, j’ai passé la journée ici, comptant les minutes. Me pardonnerez-vous ma folie ? Je me disais que peut-être, ayant vu ma douleur, vous devineriez mes anxiétés, que vous en auriez pitié, et qu’alors, vous daigneriez…

Il n’acheva pas, effrayé de sa hardiesse, confondu de l’apparence d’impertinente présomption de ce qu’il allait ajouter.

Mlle de Sauvebourg, pourtant, ne parut point choquée.

– Hier, répondit-elle de son air le plus candide, j’ai été retenue par ma mère.

C’était tout dire… ou rien.

C’était, selon qu’on le prendrait, la reconnaissance d’un rendez-vous tacite où elle n’avait pu venir, ou simplement une formule de banale politesse.

Le secret des réponses équivoques, elle ne l’avait pas appris au couvent, toute femme le possède de naissance. Mais Norbert était trop naïf encore pour saisir la nuance.

– Depuis deux jours, reprit-il, j’ai perdu la possession de moi-même et mon libre arbitre. Dépend-il de moi de cesser de penser que j’ai failli commettre un horrible crime, et que je vous ai vue où nous sommes, étendue à terre, sans mouvement, plus blanche qu’une morte !

Comment oublier que, penché vers vous, j’ai épié votre réveil, que je vous ai soulevée, que votre tête s’est appuyée ici, sur mon bras !… Elle n’y a reposé qu’un instant, et pourtant il me semble que vos cheveux y ont laissé comme un parfum pénétrant et délicieux qui m’enivre, et qui ne saurait s’évaporer, quand je vivrais des siècles !…

– Monsieur le marquis !… murmura Mlle Diane, monsieur le marquis !…

Ce fut dit si bas qu’il ne l’entendit pas ; il poursuivit :

– Ah ! si vous saviez… si vous saviez !… J’étais si éperdu, l’autre jour, que je n’ai pu trouver une parole pour exprimer ce que je ressentais. Comment l’aurais-je osé, d’ailleurs ! Mais lorsque vous avez disparu, là-bas, au détour de l’allée, quand j’ai cessé d’apercevoir votre robe bleue, il m’a semblé que la nuit, tout à coup, se faisait, et que mon cœur cessait de battre…

Il frissonnait, en disant cela, au souvenir de la sensation éprouvée.

– C’est alors, reprit-il avec une exaltation croissante, que je songeai à ce grain de plomb si petit, qui pouvait vous donner la mort, qui avait pénétré dans votre chair… Longtemps, courbé sur le sol, je l’ai cherché dans la poussière !… Non, vous ne saurez jamais quels transports ont été les miens, quand je l’ai découvert sous un brin d’herbe ! Vous ne pouvez savoir avec quelle sollicitude respectueuse je l’ai recueilli, humide encore et rouge de votre sang… Que seraient pour moi tous les trésors de la terre, comparés à cette relique sainte et précieuse qui est quelque chose de vous !…

Mlle de Sauvebourg détournait la tête ; elle ne se sentait pas assez maîtresse de sa physionomie pour empêcher d’y briller un rayon de la joie céleste qui inondait son âme.

Jamais elle n’avait espéré un si prompt, un si éclatant triomphe.

Et pourtant c’est bien ainsi qu’elle avait rêvé d’être aimée par Norbert.

Lui se méprit au geste de la jeune fille.

– Oh ! pardon, mademoiselle, fit-il, véritablement désespéré, pardon si, sans le vouloir, je vous ai offensée. Vous auriez pitié de moi, si vous pouviez seulement concevoir l’idée de la vie qui, jusqu’à ce moment, a été la mienne.

Hélas ! plaignez-moi. Lorsque vous m’êtes apparue, me souvenant de votre regard si bon, de votre voix si douce, j’avais rêvé qu’enfin je venais de trouver une femme qui s’intéressait à mon sort, et je me disais qu’en échange de sa compassion, ce serait peu que de lui donner tout mon sang, mon dévouement absolu, ma vie entière !

Sa voix vibrante avait des sonorités étranges, l’enthousiasme de la passion brillait dans ses yeux et enflammait ses joues.

Involontairement, Mlle de Sauvebourg recula d’un pas.

– J’étais donc fou, s’écria Norbert avec un accent déchirant, j’étais fou, je ne le vois que trop ! Je l’ai bien lu dans mes livres, il est des destinées fatales qui s’accomplissent quand même. Je puis défier le malheur !

C’en était trop pour Mlle Diane. Elle était capable de calculs habiles jusqu’à l’odieux, mais elle était femme, mais elle avait dix-huit ans.

L’émotion fut plus forte que sa volonté ; un sanglot monta à sa gorge, des larmes jaillirent de ses yeux.

– De grâce, monsieur le marquis, murmura-t-elle, ne parlez pas ainsi ! Ce n’est pas à notre âge qu’on désespère…

Le regard qui accompagnait ces quelques mots était assez significatif pour rendre courage à Norbert.

Le pauvre garçon chancela, fléchissant sous le poids du bonheur entrevu.

– Par grâce, murmura-t-il, mademoiselle, ne vous jouez pas de moi, ce serait mal, ce serait cruel !… Ne m’abusez pas d’espérances irréalisables… ma misère après serait trop grande.

Elle baissa la tête sans répondre, et lui, alors, tomba à genoux, s’empara de ses mains, qu’il couvrit de baisers.

Pâle, toute frémissante, les lèvres serrées, Mlle Diane se sentait emportée dans le tourbillon de cette passion si jeune et si puissante. Ses tempes battaient avec une violence inouïe, sa respiration devenait haletante, ses mains tremblaient.

 

Elle était prise au piège qu’elle était venue tendre, et elle n’eut pas trop de toute son énergie pour se dégager mollement.

– Vous aviez raison, balbutia-t-elle avec un rire forcé, bien raison, vous êtes fou, vraiment fou !

Cependant, elle sentait la nécessité de rompre brusquement l’entretien.

– Et mes pauvres, s’écria-t-elle, mes pauvres que vous me faites oublier !

Norbert, qui s’était relevé, la regardait d’un œil suppliant.

– Oh ! s’il m’était permis de vous accompagner, mademoiselle !

– Soit ! mais il vous faudra marcher vite.

Il n’est que trop vrai que souvent l’existence entière dépend d’une circonstance frivole.

Si ce jour-là Mlle Diane se fût rendue chez la Besson, Norbert, en l’y suivant, y eût été mis en garde contre maître Dauman.

Malheureusement, c’est chez une vieille femme d’une commune voisine qu’elle portait des secours. Norbert l’y vit remplir avec un dévouement et une grâce admirables sa mission de sœur de charité, et comme il avait encore de l’argent de son emprunt, en sortant il déposa deux louis sur la table.

L’excursion avait duré bien près de deux heures. Ils avaient pris le plus long. Cependant le moment vint où il fallut se séparer ; ils arrivaient aux premières maisons de Bivron.

De son doigt placé sur ses lèvres, Mlle Diane ordonna le silence, puis elle s’élança sur la route en jetant à Norbert ce seul mot :

– Demain !

Alors seulement Norbert recouvra en partie son sang-froid et put recueillir ses idées, éparpillées comme les feuilles aux tempêtes d’automne, par cette bourrasque de passion qui venait de fondre sur lui.

La destinée, enfin, se lassait de le persécuter ; il allait apprendre le bonheur, – un mot vide de sens jusqu’ici pour lui.

Car elle l’aimait, cette jeune fille si jolie, pour laquelle il était prêt à verser tout son sang.

Il comprenait, en dépit de son inexpérience, que ce fait d’abandonner entre ses mains un souvenir comme ce grain de plomb, teint de son sang, constituait un aveu, presque un engagement.

Aussi, est-ce avec un beau geste de triomphe qu’il déchira sa lettre si laborieusement écrite, et qu’il en jeta les morceaux au vent.

En ce moment, nulle inquiétude de l’avenir ne l’agitait. Il se tenait pour assuré de la protection de la Providence, qui avait évidemment manifesté ses desseins, en ménageant les circonstances étranges de sa rencontre avec Mlle de Sauvebourg.

Il ne pouvait lui venir à l’esprit que cette jeune fille au regard si candide avait fait au moins une bonne moitié de la besogne de cette Providence qu’il bénissait du fond de l’âme.

Il fut si gai, ce soir-là au souper, sa joie débordait si visiblement que son père en fut frappé.

Mais comment le duc de Champdoce en eût-il soupçonné les motifs !

– Jarnicoton ! mon fils, dit-il, je gagerais bien une bonne pistole que vous avez été adroit à la chasse, aujourd’hui.

– C’est vrai, mon père, répondit audacieusement Norbert.

Par extraordinaire, on ne lui demanda pas à visiter son carnier. Mais on pouvait avoir cette curiosité une autre fois ; aussi le lendemain, avant de se rendre au sentier de Bivron, il passa chez un braconnier qu’il connaissait, et lui acheta quelques perdreaux et un lièvre.

Il n’eut pas à attendre, à désespérer comme la veille.

Il n’était pas au rendez-vous depuis une demi-heure quand Bruno, par ses aboiements joyeux, signala l’arrivée de Mlle de Sauvebourg.

Contre son ordinaire elle était fort pâle et le cercle de bistre qui entourait ses yeux témoignait des poignantes angoisses qui la torturaient depuis vingt-quatre heures.

Tant que la partie n’avait pas été engagée, elle s’était interdit de réfléchir. Mais en quittant Norbert, sa raison lui avait représenté son imprudence et les risques qu’elle courait.

C’était sa vie entière qu’elle allait jouer, son avenir, et ce qu’une jeune fille a de plus précieux, sa réputation, son honneur.

Un instant, elle eut la pensée de se confier à ses parents.

– Non, se dit-elle, rejetant cette salutaire inspiration, non, ils ne me comprendraient pas. Mon père me prouverait que jamais l’avare duc de Champdoce ne donnera son consentement. On me retiendrait au château, on me mettrait peut-être au couvent.

Cette dernière crainte mit fin à ses hésitations et la détermina à persister dans sa résolution d’agir seule et sans conseils.

Cependant, au moment de courir à ce rendez-vous qu’elle avait donné, un sinistre pressentiment l’arrêta sur le seuil du château : elle le repoussa.

– Ah ! c’est trop de faiblesse, murmura-t-elle, je veux… je veux !… Le pis qui puisse m’arriver est d’être enfermée au couvent avec ma réputation perdue. Eh bien ! j’aime mieux cela que d’y rentrer tant qu’il reste une lueur d’espoir.

Elle partit donc, et, à mesure qu’elle avançait, la confiance lui revenait, et la vue de Norbert acheva de dissiper sa tristesse.

Comment craindre, en voyant dans les yeux de cet adolescent cet enthousiasme de pur amour prêt à braver tous les périls, et cette foi que ne rebute aucun obstacle ?

Elle fut donc ce qu’elle avait été la veille, enjouée et bienveillante, avec plus de réserve toutefois, instruite à se tenir en garde contre les surprises de son cœur.

Longtemps ils restèrent à causer à cette place qui leur était si chère, il ne fallut rien moins que le bruit des pas d’un paysan qui passait au bout du sentier pour rappeler Mlle Diane au sentiment de la situation.

N’avait-elle pas ses pauvres à visiter ? Négliger en ce moment ce prétexte de sa liberté eût été une insigne folie…

Comme la veille, Norbert l’accompagna. Il s’était enhardi jusqu’à lui offrir son bras, elle avait accepté, et aux passages difficiles, quand le sentier devenait glissant elle s’appuyait légèrement sur lui.

Il en fut ainsi le lendemain et les jours suivants.

Ils se retrouvaient au même endroit, à une heure convenue, causaient quelques moments, puis se mettaient en marche.

On les rencontrait par les chemins, se donnant le bras, penchés l’un vers l’autre comme des amoureux, et les paysans qui les apercevaient interrompaient leur travail pour les suivre des yeux. On est aussi médisant qu’ailleurs, en Poitou.

C’était là une horrible imprudence, Mlle de Sauvebourg ne s’abusait pas ; mais il entrait dans ses vues de se laisser compromettre. Puis, pas plus que Norbert, elle ne savait se défendre du charme de ces promenades.

Il était avec elle la confiance même, et au bout d’une semaine, il n’avait plus un secret pour son amie. Et à mesure qu’elle apprenait à mieux le connaître, sa résolution lui semblait meilleure.

Elle ne doutait pas qu’il ne lui obéît en tout quand elle le voudrait, et elle calculait que bientôt il serait majeur, libre de ses actions, maître de la fortune de sa mère.

Ce furent les plus belles heures de leurs amours.

Malheureusement on était à la fin de novembre, et le répit accordé par l’hiver ne pouvait durer.

Un matin, en se levant, Norbert trouva le temps changé. Plus de soleil. Un vent glacé tordait les branches noires des arbres, et chassait des torrents de pluie.

Il dut reconnaître et s’avouer qu’on ne laisserait pas Mlle Diane sortir par un temps pareil, et tristement il alla s’installer avec un livre sous la haute cheminée de la salle commune.

Mlle de Sauvebourg était sortie cependant, mais en voiture, pour se rendre chez une pauvre veuve qui habitait une misérable masure à l’entrée du bourg de Bivron.

Cette malheureuse, la semaine précédente, s’était cassé la jambe en allant à l’herbe pour ses deux vaches, et ce n’est pas avec les douze sous que sa fille Françoise gagnait à aller en journée qu’elles pouvaient se suffire.

Quand Mlle Diane pénétra dans l’unique chambre de cette triste demeure, elle trouva la veuve en larmes, et sa fille qui sanglotait, agenouillée au pied du lit, la tête cachée dans la couverture.

– Quel malheur vous arrive ? demanda-t-elle, qu’avez-vous ?

La veuve lui montra une feuille de papier timbré, placée sur le lit, et avec une volubilité lamentable, lui apprit qu’elle devait cent trente écus, qu’elle n’avait pu les payer à l’échéance, qu’on la poursuivait, qu’on la ruinait en frais, qu’on allait saisir ses deux vaches et les vendre, qu’ensuite elle serait sans pain et que ce serait la fin de tout.

Et alors, avec la crudité des gens de campagne, qui n’habillent pas leur pensée moins simplement qu’eux-mêmes, et qui appellent un chat un chat, la veuve raconta qu’elle avait envoyé implorer un délai, que ce « gredin » de Dauman l’avait refusé, mais qu’il avait bien eu le front de dire qu’il changerait peut-être d’avis, si la fille de la veuve venait le lui demander…

Cette fille n’était pas jolie, il s’en faut, mais c’était une robuste et plantureuse Poitevine, ayant sur la joue un pouce de fard naturel ; bonne travailleuse, et qui ne pouvait manquer de trouver un mari.

Elle accompagnait sa mère de cris aussi déchirants que si on l’eût écorchée.

Ce récit révolta Mlle de Sauvebourg.

C’est une indignité, s’écria-t-elle, je vais aller lui parler, à cet homme ; attendez-moi, je reviens.

Elle remonta vivement en voiture, ordonnant au cocher de presser les chevaux, et dix minutes après elle entrait chez le « Président ».

Maître Dauman était occupé à colorier un plan destiné à une expertise, quand l’équivoque vieille qu’il appelait sa ménagère, introduisit Mlle de Sauvebourg dans son « cabinet ».

À son entrée, il repoussa brusquement son fauteuil et se leva, son bonnet de velours à la main, s’inclinant jusqu’à terre, affectant un trouble respectueux qu’il était fort loin d’éprouver réellement.

La vérité est que, mieux informé de ce qui se passait dans le pays que le brigadier de gendarmerie, il n’ignorait pas les relations de Mlle de Sauvebourg et de Norbert, et qu’en lui-même il se demandait :

– Que diable vient chercher chez moi cette jolie fille ?

Mais Mlle Diane, sans connaître précisément le Président, n’était pas, comme Norbert, naïve au point de se laisser prendre à tout ce patelinage de mauvais aloi.

C’est du geste le plus dédaigneux qu’elle repoussa la chaise que lui tendait Dauman, se faisant, par cela seul, un ennemi de ce dangereux et rancunier personnage.

– Monsieur Dauman, commença-t-elle, de cette voix sèche et brève qu’affectent les plus jeunes filles de la haute classe, quand elle s’adressent à des subalternes, Monsieur Dauman, je sors à l’instant de chez la veuve Rouleau.

– Ah ! mademoiselle connaît cette pauvre femme ?

– Oui, je m’intéresse à elle.

– Mademoiselle est bien bonne, fit le Président en souriant bassement.

– Cette malheureuse est dans la plus profonde misère. Elle est clouée sur son grabat, sans ressources, sans pain, avec une jambe cassée.

– En effet, j’ai appris son accident.

– Et cependant on la poursuit, on la ruine en papiers timbrés, on la menace de lui saisir ses deux vaches, tout ce qu’elle possède au monde…

Dauman était arrivé à donner à sa figure louche l’expression de la plus sincère compassion.

– Pauvre mère Rouleau ! fit-il ; le proverbe a bien raison de dire qu’un malheur ne vient jamais seul !

Mlle Diane resta tout interdite de cette impudence.

– Mais il me semble, reprit-elle, que ce nouveau malheur ne peut être attribué qu’à vous. On me l’a dit du moins…

C’est de l’air pénétré de l’innocence calomniée que le Président leva les yeux au ciel en murmurant :

– Si c’est, Dieu, possible !

– Qui donc persécute cette pauvre veuve, sinon vous ?

Cette fois, « l’homme de loi » de Bivron parut exaspéré.

– Moi ! s’écria-t-il, frappant sa poitrine de son poing fermé, moi ! Ah ! les langues de vipère ! moi !… C’est comme si je vous disais, mademoiselle… Mais non, vous ne comprendriez pas. Enfin, c’est égal. Le fin de la chose, le voilà ; la mère Rouleau emprunte à un homme de Mussidan deux pochées de blé et une de pommes de terre ; bon ! Un mois après, elle achète à ce même homme, à crédit, trois ouailles ; bien ! Puis encore je ne sais quoi. Tout cela monte à… je ne sais plus combien.

– Cent trente écus, je crois.

– Possible. Tant il y a qu’elle devait, qu’elle disait toujours : « je paierai, je paierai, » et qu’on ne voyait pas la couleur de son argent. À la fin, l’homme de Mussidan s’est lassé. Dame ! il a ses affaires, aussi, cet homme ; vous savez : charité bien ordonnée !… Bref, comme je suis son conseil, il est venu me trouver avec les pièces. Voici, m’a-t-il dit, assez longtemps qu’on me lanterne, faites des frais. Je lui ai parlé de patienter ; ah bien ouiche ! ça été comme si je chantais… Même il m’a menacé, si je n’agissais pas de rigueur, de porter sa pratique ailleurs… J’ai obéi. D’ailleurs, il a la loi pour lui…

Qu’y avait-il de vrai dans tout ce verbiage ? Mlle de Sauvebourg ne savait trop que croire…

– Si encore, murmura-t-il, comme se parlant à soi-même, si seulement je voyais un moyen de la sortir de là, cette malheureuse ! Mais non, l’autre veut de l’argent. Où en prendre ? Si j’en avais, tout serait vite arrangé. Mais je n’en ai pas. Que j’aille à Bivron, avouer cela, on ne me croira pas. On dit : « Le Président, le Président !… il a du pain cuit, celui-là ! » Du pain ! c’est-à-dire que j’aime mieux faire envie que pitié. Mais quant à de l’argent, bonsoir !

Il ouvrit un tiroir où traînaient quelques pièces de monnaie, une cinquantaine de francs, et les montrant :

– Voilà, ajouta-t-il, tout ce qu’il y a à la maison.

Ton, geste, regards, tout était si parfait, qu’il était bien difficile de douter de sa sincérité.

– Mais que je suis bête ! s’écria-t-il tout à coup ; la mère Rouleau est sauvée, elle ne sera pas vendue, du moment où une demoiselle noble comme mademoiselle s’intéresse à elle.

Le malheur est que Mlle Diane n’avait pas d’argent. Elle avait tant étendu le cercle de ses charités, pour étendre le rayon de ses promenades, que non seulement toutes ses économies étaient dévorées, mais qu’elle avait, tour à tour, importuné de ses demandes le marquis et la marquise de Sauvebourg.

– J’en parlerai, en effet, à mon père, dit-elle d’un ton qui annonçait qu’elle doutait du succès de sa démarche.

La mine du Président redevint toute triste.

– À M. le marquis de Sauvebourg, fit-il, oh ! alors nous n’en avons pas fini. Il ira aux informations, il hésitera, il marchandera, et pendant ce temps, la veuve sera vendue. Si j’osais donner un conseil à mademoiselle, je lui dirais qu’au cas où elle n’aurait pas ces cent trente écus, elle ferait mieux de les demander à quelqu’un des amis de sa famille, à M. Norbert de Champdoce, par exemple.

Il prononça ce nom avec une insistance méchante. C’était un commencement de vengeance pour le mépris qu’on lui avait témoigné.

– Je sais bien, poursuivit-il, que monsieur le duc n’emplit pas d’or les poches de son fils, mais le jeune homme ne doit pas être embarrassé pour s’en procurer, n’étant pas éloigné de sa majorité. Sans compter que, même avant, un mariage peut mettre une immense fortune entre ses mains.

Mlle de Sauvebourg donna dans le piège qui lui était tendu.

– Un mariage !… fit-elle.

– Dame !… je ne sais pas ; je dis mariage, comme je dirais héritage… au hasard. Il est vrai que si Norbert prétend se marier à son gré et non à celui de son père, il a encore au moins six bonnes années à attendre.

– Six ans !… Mais il sera majeur dans quinze mois.

– Qu’est-ce que cela prouve ? Pour se marier sans le consentement de ses parents, il faut avoir non vingt et un ans, mais vingt-cinq accomplis.

Le coup était si rude, si inattendu, que Mlle Diane changea de couleur. Tout son sang-froid disparut.

– Est-ce possible ? s’écria-t-elle d’un ton d’affreuse anxiété, ne vous trompez-vous pas ? Mais alors…

Le Président eut un sourire de triomphe.

– Je ne fais jamais erreur, prononça-t-il, quand il s’agit de la loi. Je la connais, Dieu merci ! Mademoiselle en veut-elle une preuve ?

Il atteignit son « bréviaire » à tranches multicolores, et, l’ouvrant à l’endroit où il est traité du mariage, il le plaça sous les yeux de la jeune fille.

Elle lut avidement, et, pendant qu’elle lisait, il la regardait de côté, comme un chat qui guigne un oiseau sur un arbre.

– Avais-je raison ? murmurait-il. Pas de « sommations respectueuses » avant vingt et un ans pour une jeune fille et vingt-cinq ans pour un homme, le texte est formel. Ainsi M. Norbert attendra. Car espérer que son père s’en ira ad patres avant cela, ce serait folie, ces vieux-là, ça dure autant que les chênes…

Mlle Diane n’était que trop convaincue. Elle se redressa, pâle, l’œil égaré.

– C’est bien, balbutia-t-elle sans savoir ce qu’elle disait que m’importe ! Très bien ! je parlerai à mon père pour la mère Rouleau. Merci… tout ira bien… Je suis très pressée…

 

Elle sortit, faisant un effort terrible, car ses jambes fléchissaient ; mais elle ne voulait pas se trahir, se livrer davantage…

Pour lui, toujours saluant, il l’accompagna jusqu’à sa voiture, et respectueusement ouvrit la portière.

– Ça va chauffer ! se disait-il en se frottant les mains, ça chauffe !…

Hormis ce qu’il pouvait logiquement déduire de l’attitude de Mlle de Sauvebourg et des paroles incohérentes arrachées à son trouble, maître Dauman ne savait rien des intentions de cette jeune fille.

Mais ce peu devait suffire à un homme doué d’un flair exercé tel que le « Président, » pour l’éclairer, pour lui faire prévoir un antagonisme terrible, une lutte où, des deux côtés, on aurait recours aux dernières extrémités.

Ces perspectives le ravissaient.

Seulement, pour tirer vraiment parti de la situation, il lui importait d’être exactement renseigné. Mais cela, il se le disait, n’était pas la mer à boire.

Ne pouvait-il pas attirer Norbert sous n’importe quel prétexte et le confesser ?

Bien mieux, en faisant la leçon à l’huissier qui poursuivait la veuve Rouleau, il lui était aisé de se ménager une entrevue avec Mlle de Sauvebourg. Adroit comme il l’était, il saurait bien jouer un beau rôle, poser en homme généreux et calomnié et mériter, ne fût-ce qu’à titre de conseil, les confidences d’une pauvre enfant ignorante.

– Dès ce soir, se disait-il, je passerai chez l’huissier, car elle doit être dans ses petits souliers, la chère demoiselle.

Il raisonnait juste.

Une fois en sûreté sur les coussins de sa voiture, Mlle Diane s’abandonna au plus violent désespoir.

Cette fatale prévoyance du législateur rendait vains tous ses calculs.

Elle s’était dit, se croyant bien forte : « Avec mes quarante mille francs de dot, jamais le duc de Champdoce, si riche, ne voudra de moi pour belle-fille. Je m’en moque ! Dès que Norbert sera majeur, il m’épousera malgré son père. C’est un peu plus d’un an à attendre. »

Au lieu de cela, elle entrevoyait six années de luttes, d’angoisses, et la possibilité, la probabilité d’un échec à la fin.

Et nulle présomption d’un malheur heureux pour elle. Les paroles de Dauman, à propos de M. de Champdoce lui revenaient en mémoire :

« Ces vieux entêtés-là durent autant que les chênes ! »

Comment ne pas le haïr, ce redoutable vieillard, seul obstacle entre elle et ce qu’elle croyait le bonheur !

Avec quelles armes lutter contre sa volonté armée de la loi ?

Faillirait-elle donc à ses devoirs ? Quitterait-elle la maison paternelle avec Norbert maître de sa fortune, mais non de sa main ? Cette seule idée la glaçait d’horreur.

Et elle sanglotait. Comme un palais de verre sous le marteau brutal, l’édifice entier de ses espérances s’écroulait, brisé en mille pièces.

Mais son énergie était trop robuste pour plier. Elle n’était pas de ces faibles qui, poursuivant un but, s’arrêtent à la première barrière et reviennent sur leur pas.

Ce qu’elle ferait, elle l’ignorait, mais plus que jamais elle s’affermissait dans la résolution de combattre et de vaincre. L’important était de voir Norbert le plus tôt possible.

En arrivant chez la veuve Rouleau, son parti était pris.

– J’ai vu le Président, lui dit-elle ; rassurez-vous, tout s’arrangera, grâce à quelqu’un qui m’aidera…

Les bénédictions commencèrent, mais elle y coupa court.

– Seulement, ajouta-t-elle, il me faudrait de quoi écrire.

En mettant la masure à l’envers, on trouva un chiffon de papier assez malpropre, une plume qui servait à défunt Rouleau, et un vieil encrier dont on délaya la boue avec quelques gouttes de vin.

Alors, d’une main ferme, Mlle de Sauvebourg traça ces quatre lignes :

« Elle serait peut-être allée là-bas, en dépit de la tempête, si elle n’avait dû s’occuper des affaires d’une pauvre malade. Le devoir la retiendra encore demain et même la forcera, quelque temps qu’il fasse, de se rendre, vers les deux heures, chez un nommé Dauman.

« D… »

Cette lettre écrite, elle la relut deux fois lentement.

À qui la veille lui eût prédit qu’elle risquerait une telle démarche, si compromettante, hardiment elle eût répondu : Jamais.

Cependant, c’est ainsi. Du moment où on a quitté le droit chemin de la vérité pour s’engager dans les voies tortueuses du calcul et de la duplicité, on ne peut plus dire sûrement : Je ne ferai pas cela.

Après que Mlle Diane eût plié son billet :

– Il s’agirait, mère Rouleau, reprit-elle, de faire tenir ceci, aujourd’hui même, à M. Norbert de Champdoce, mais secrètement, de telle sorte que ni son père, ni âme qui vive au château n’en sache rien.

Précisément, Françoise avait fait des blouses pour un des ouvriers de Champdoce, il lui devait une trentaine de sous, c’était un prétexte. Elle se chargea de la commission sans que la veuve y trouvât à redire, bien qu’elle ne fût pas absolument dupe de l’explication de Mlle de Sauvebourg.

Elle n’était pas maladroite, cette grosse Françoise ; elle chaussa ses sabots, prit sa cape et sortit, et une heure plus tard le message était fidèlement et discrètement remis.

Voilà pourquoi, le lendemain, un peu avant deux heures, par une pluie battante, Norbert se présenta chez maître Dauman, ayant à causer de sa créance, prétendait-il, parce que les deux mille francs s’épuisaient et qu’il fallait aviser à lui procurer de l’argent.

Lui aussi, le pauvre garçon, il était travaillé d’idées de mariage. Épouser cette jeune fille si belle, qu’il aimait à la folie, vivre près d’elle dans une belle habitation comme Sauvebourg, la voir, l’entendre, lui parler à toute heure, lui semblait le comble de la félicité humaine.

Mais si enflammés que fussent ses désirs, ils n’allaient pas encore jusqu’à lui donner l’audace de s’ouvrir à son père de ses projets. D’avance il était sûr d’un refus bien net et bien formel, et lui semblait ouïr les paroles dures et railleuses dont il serait accompagné.

Son sort n’était-il pas arrêté et fixé par une volonté inexorable ? Après l’avoir condamné à la plus misérable jeunesse, on prétendait le contraindre à épouser une femme qu’il détesterait. Le duc lui avait dit : « Tu épouseras une fille très riche. »

Mais sur ce point, Norbert s’était juré de résister. Il était décidé à mourir sous le bâton fourchu du duc de Champdoce, au roulement de ses Jarnitonnerre ! plutôt que de céder.

Or, il comptait sur Dauman pour lui fournir des moyens de résistance.

Il venait donc d’entamer ce sujet, quand on entendit une voiture s’arrêter devant la maison du Président. Presque aussitôt Mlle de Sauvebourg parut. Elle était fort pâle, et ses lèvres serrées trahissaient la violence qu’elle se faisait pour recourir à ce déplorable expédient.

D’un coup d’œil, maître Dauman comprit ses avantages ; aussi abrégea-t-il ses formules de civilité pour expliquer à mademoiselle que, jaloux de lui être agréable, il s’était occupé de l’affaire Rouleau et qu’il la considérait comme arrangée.

– Je puis même ajouta-t-il, montrer à mademoiselle la lettre de l’huissier ; il consent à arrêter les poursuites…

Il la cherchait, cette lettre, avec acharnement, parmi ses papiers, partout, avec autant de persistance que si vraiment elle eût existé.

– Je ne puis mettre la main dessus, dit-il d’un ton dépité, je l’aurai laissée en bas ou dans ma chambre. J’ai tant d’occupations que j’en perds la tête. Il faut la trouver, pourtant… Vous permettez, je descends, je suis à vous à l’instant !

Il sortit en effet rapidement, et vivement referma la porte sur lui.

Véritablement, il était un peu étourdi du surprenant concours de circonstances qui, sans peines, sans efforts de sa part, amenait ces deux jeunes gens ensemble, dans sa maison, à son entière discrétion, et il avait besoin de réfléchir.

Sa sortie avait été une de ces inspirations qui jamais ne font défaut aux coquins à l’affût de l’occasion. Devinant un rendez-vous donné chez lui, il était bien aise de laisser un peu les « amoureux », comme il disait, en tête à tête.

Il ne risquait rien à cela, n’étant pas allé plus loin que l’autre côté de la porte.

Alternativement, il collait l’œil et l’oreille à la serrure, il entendait, il voyait.

Cet instant de liberté que lui laissait la grossière diplomatie de l’intrigant de village, parut à Norbert une faveur céleste.

Ce n’est pas que l’intelligence lui manquât, pour deviner le piège ; mais l’esprit, dans les grandes crises, ne s’arrête pas aux circonstances extérieures.

Depuis l’entrée de Mlle de Sauvebourg, il était frappé de l’altération de ses traits si purs, respirant d’ordinaire le calme assuré de l’innocence.

Il osa lui prendre la main, qu’elle ne retira pas, et chercha son regard, espérant lire jusqu’au fond de son âme.

– De grâce, mademoiselle, commença-t-il, qu’avez-vous ? Ce ne peut être le malheur de cette pauvre femme qui vous attriste à ce point !

Un soupir profond fut la seule réponse de Mlle Diane. Une grosse larme brilla dans ses yeux, trembla une seconde dans ses cils, et lentement roula, brûlante, le long de sa joue.

Cette larme emplit de douleur l’âme du pauvre jeune homme.

– Au nom du ciel, insista-t-il d’une voix étranglée par l’angoisse, que vous arrive-t-il ! mademoiselle !… Diane !… je vous en conjure, parlez-moi, répondez-moi… ne suis-je pas votre ami, le plus dévoué, le plus aimant des amis ?

Elle résista d’abord, écartant doucement Norbert, détournant la tête. Puis enfin, avec toutes sortes d’hésitations, et comme si elle eût fait à ses pudeurs de jeune fille la plus douloureuse violence, elle avoua que la veille au soir, et lorsqu’elle s’y attendait le moins, son père lui avait parlé d’un parti qui se présentait, un jeune homme offrant toutes les garanties de naissance, de caractère et de fortune qui enlèvent le consentement des familles.

Norbert l’écoutait, la joue blême, secoué par toutes les furies de la jalousie et de la colère.

– Et vous n’avez pas refusé, s’écria-t-il, vous n’avez pas repoussé ces propositions affreuses ?…

– Hélas ! le pouvait-elle ?

Sans répondre directement, elle se répandit en plaintes désolées, sur la tyrannie de la famille. Que peut faire une pauvre jeune fille, abandonnée sans défense aux caprices ou aux calculs de sa famille, obsédée, réprimandée, épiée ?

Comment disposerait-elle librement de son cœur, prise entre deux alternatives également effrayantes, réduite à opter entre un mariage qui lui faisait horreur, et le couvent, dont la seule menace la glaçait ?…

Accroupi derrière la porte de son cabinet, ne perdant ni un geste, ni un mot, ni un coup d’œil, ni une intonation, maître Dauman jubilait prodigieusement.

– Eh ! eh ! ricanait-il, pas mal, pour une petite pensionnaire émancipée d’hier. Elle a des dispositions, cette jeune commère, et inspirée par moi elle peut aller loin. Bien trouvé, pour forcer ce jeune benêt à se déclarer ! Mais réussira-t-elle ?…

Oui ! la mort la plus épouvantable, inévitable, imminente, la hache au-dessus de sa tête, n’eussent pas effrayé Norbert autant que ces horribles perspectives.

– Et vous avez pu hésiter ! fit-il d’un ton de reproche. On sort du couvent, si hauts qu’en soient les murs, tandis que le mariage !… le mariage !…

Il s’arrêta. Il ne trouvait pas d’expressions pour rendre la sensation qu’il éprouvait, en songeant que Mlle de Sauvebourg pourrait être à un autre.

Elle, cependant, rendue mille fois plus belle par son désordre, poursuivait ses lamentations d’une voix entrecoupée. On eût dit que sa poitrine gonflée par les sanglots allait éclater.

Quelles raisons donner à son père de sa résistance ? Ne savait-on pas bien qu’elle n’aurait pas de dot, qu’elle était sacrifiée à son frère aîné, immolée aux stupides préjugés de l’orgueil nobiliaire ? Qui donc dans de telles conditions s’intéresserait à elle, qui donc songerait à demander jamais sa main !

– Et moi ! s’écria Norbert frémissant, et moi, qui suis-je donc ! Vous ne m’aimez donc pas, que vous n’avez pas daigné penser à moi !…

– Hélas ! mon ami, murmura-t-elle, êtes-vous libre plus que moi ? Nos destinées ne sont-elles pas pareilles ? Oubliez-vous tout ce que vous m’avez dit ? N’êtes-vous pas, ainsi que moi, victime de l’implacable raison de famille !…

Norbert écoutait, les traits contractés par une rage froide. Il lui semblait qu’un homme nouveau s’éveillait en lui. L’énergie terrible de ses pères, courbée sous une main de fer, se révoltait. Le sang rouge des Champdoce qui coulait dans ses veines, enflammé par la passion, bouillonnait comme la lave.

– Je ne suis donc qu’un enfant débile et lâche ? dit-il, se contenant à peine.

– Votre père est tout puissant, lui fut-il répondu avec la douceur de la résignation ; il est rude, il est inflexible, et vous êtes en son pouvoir. Votre père, mon ami…

C’en était trop ! L’orage terrible qui grondait dans le cœur de Norbert éclata.

– Mon père, s’écria-t-il d’une voix éclatante, mon père !… Eh ! que m’importe ! Je suis Dompair de Champdoce aussi bien que lui, et tant pis pour celui qui se trouve en travers du chemin d’un Champdoce ! Oui, malheur à celui-là, fût-il mon père, qui oserait se placer entre mon désir et la femme que j’aime ! Car je vous aime, Diane ; je t’aime, tu es à moi, et il n’est pas de puissance humaine assez forte pour t’arracher, moi vivant, à mon amour.

Il était hors de lui, il délirait ; il étendit les bras, et, saisissant la jeune fille par la taille, il la serra contre sa poitrine à la briser ; et comme pour prendre possession de sa personne, il la marqua au front d’un baiser brûlant ! L’œil grand ouvert au trou de la serrure, maître Dauman retenait son souffle.

 

– Cré chien !… grommelait-il, évidemment empoigné, pour n’importe qui, ma place vaut cent sous comme un liard… Pour moi elle vaut cent cinquante mille francs, que ces amoureux me donneront. Il tient de son papa, le petit. Quelle braise !… Quand la jeune personne et moi soufflerons dessus, l’incendie sera vite allumé…

Plus palpitante que l’oiseau entre les mains d’un enfant, Mlle de Sauvebourg repoussait Norbert et se dégageait de son étreinte.

Il lui paraissait sublime en ce moment : transfiguré par la colère, admirable d’orgueil et de passion. Et, sentant vibrer toutes les cordes de son être, elle avait peur… peur de lui, peur d’elle-même. Après ce grand éclat, Norbert gardait le silence tout étourdi et confus de son emportement.

Il cherchait maintenant quelqu’un de ces arguments raisonnables et décisifs qui assurent le triomphe d’une cause en suspens. Bientôt il crut l’avoir trouvé.

– Me refuseriez-vous donc, mademoiselle, reprit-il d’une voix plus calme, me repousseriez-vous si, à genoux, à mains jointes, je vous demandais d’être ma femme, d’être duchesse de Champdoce ?

Mlle de Sauvebourg répondit par un seul regard, mais il n’y avait pas à s’y méprendre, il disait : Oui, oui avec bonheur.

– Eh bien ! répondit Norbert, pourquoi nous effrayer de vaines chimères ? Douteriez-vous de moi, de ma parole, de mon amour ? Il se peut que mon père s’oppose à des projets qui assureraient la félicité de ma vie ; qu’importe ! Avant longtemps j’échapperai à son despotisme. Je serai majeur dans quelques mois, c’est-à-dire libre, maître de suivre les inspirations de mon cœur, et alors…

De l’air le plus triste Mlle Diane hochait la tête. Il s’interrompit un peu inquiet et presque aussitôt demanda :

– Que voulez-vous dire ? Quel obstacle apercevez-vous ?

– Hélas ! mon ami, comment ne pas vous dire que vous vous bercez d’illusions vaines. Ce n’est qu’à vingt-cinq ans accomplis qu’un homme échappe aux dernières entraves du pouvoir paternel, et peut donner son nom à qui bon lui semble…

Cet avertissement, le perspicace Président l’attendait derrière sa porte.

– Bravo ! murmura-t-il, bravo, la jeune demoiselle ! Voilà donc pourquoi elle est venue, elle voulait prévenir l’enfant. Peste ! il fait bon lui donner des leçons, elle ne les oublie pas.

Cependant Norbert ne pouvait en croire ses oreilles.

– Ce que vous dites est impossible, mademoiselle, dit-il.

– C’est la vérité, malheureusement, mon ami. Au-dessus de nous, de notre volonté, de nos plus ardents désirs, il y a la loi, et c’est la loi qui a fixé l’âge que je vous dis : vingt-cinq ans. Ce serait donc sept ans à attendre… sept ans ! Vous jouirez de votre fortune, alors, Norbert, vous habiterez Paris, vous serez fêté, entouré, flatté, toutes les séductions viendront au-devant de vous, tous les plaisirs, toutes les ivresses. Penserez-vous encore à moi ? Vous souviendrez-vous seulement qu’il existe une pauvre jeune fille que vous prétendiez aimer, et qui elle-même…

– Champdoce n’oublie jamais, s’écria Norbert, et jamais ne cède ! Que me parlez-vous de la loi ? J’aurai de l’argent quand je serai majeur, et je trouverai des gens qui m’apprendront comment on peut s’y soustraire. Et si c’est impossible, eh bien ! j’aviserai. J’ai dit : Je veux. J’arracherai le consentement de mon père de vive force, s’il le faut…

Le Président s’était relevé, et d’un doigt soigneux il époussetait à coups de pichenettes les genoux de son pantalon.

– Attention ! se disait-il, voici l’instant de paraître. Je reviens en hâte, j’ouvre la porte, je surprends quelques mots, j’y réponds, et je suis en plein dans la situation. Allons, cela évitera bien des longueurs…

Ce disant, il entra.

Le même cri de surprise et d’effroi échappa à Mlle de Sauvebourg et à Norbert.

Entièrement absorbés dans les sensations de l’heure présente, ils avaient oublié en quel lieu ils se trouvaient, et jusqu’à l’existence du « Président. »

Lui, ne sembla nullement décontenancé de l’effet qu’il produisait ; il l’avait prévu. C’est du ton le plus détaché, et comme s’il se fût agi d’une chose toute naturelle, qu’il prit la parole.

– Impossible, commença-t-il, de dénicher cette satanée lettre. Mais qu’importe, je vous garantis l’affaire de la mère Rouleau arrangée, et je voudrais bien en dire autant de la vôtre.

Norbert et Mlle Diane tressaillirent et échangèrent un regard où se peignait l’inquiétude qu’ils ressentaient de se savoir à la discrétion de cet homme.

Cette crainte, très évidente, parut cruellement mortifier Dauman.

– Mon Dieu ! reprit-il d’un ton bourru, je sais bien que ce ne sont pas là mes affaires, et que vous avez le droit de me dire : « Bonhomme, mêle-toi de ce qui te regarde ! » Mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi, l’injustice me révolte, et bon gré mal gré il faut que je me mette du côté des plus faibles. Ah ! il m’en a cuit plus d’une fois. On ne se refait pas. Donc, j’arrive, je vous entends causer de vos peines, je devine ce que je n’entends pas, et aussitôt je me dis : Président, voici deux gentils amoureux, créés l’un pour l’autre, c’est sûr…

– Monsieur !… interrompit Mlle de Sauvebourg, froissée dans toutes ses délicatesses de femme, monsieur ! Vous vous oubliez.

La figure de maître Dauman exprima le désappointement comique et naïf de l’homme qui, pensant rendre un grand service, s’aperçoit qu’il commet une insigne maladresse.

– Mademoiselle me pardonnera, balbutia-t-il, je ne suis qu’un pauvre paysan, je dis les choses comme mon cœur me les inspire ; si j’ai péché, ce n’est pas avec intention ; je me tais.

Mais Norbert avait trop d’intérêt à être renseigné pour s’en tenir à cette défaite.

– C’est bien, dit-il, mademoiselle vous excuse ; Président, continuez.

– Ce sera donc pour vous obéir, monsieur le marquis.

– Oui, vous m’obligerez.

Dauman attendit quelques secondes une objection de Mlle Diane ; elle se taisait ; il reprit :

– Pour lors, je me disais : voici des jeunes gens dont les désirs sont naturels, raisonnables, juste même, et qui vont avoir à lutter contre les volontés de leurs familles. Jeunes, sans expérience, ignorant jusqu’aux dispositions du Code, ils seront infailliblement vaincus. Pourquoi ne me mettrais-je pas de leur côté ? Mes conseils rétabliraient l’égalité de la partie. Car je connais la loi, moi, je l’ai étudiée, analysée ; j’en ais surpris le fort et le faible ; je sais comment on l’attaque et comment on la tourne.

Et pendant un bon moment encore, du ton le plus emphatique, il célébra son éloge, soit qu’il ne pût se défaire de cette habitude qu’on les finauds de campagne d’étourdir leurs victimes de flots d’éloquence, soit qu’il voulût laisser à Mlle Diane et à Norbert le loisir de la réflexion.

Il affectait en tout cas de ne pas les regarder, de ne point remarquer que debout, dans l’embrasure de la fenêtre, ils se consultaient à voix basse.

– Pourquoi ne pas nous confier à lui ? disait Norbert, il a l’expérience pour lui, on vient le consulter de trois lieues à la ronde, dans les cas difficiles.

– Quoi ! lui livrer notre secret !

– Ne l’a-t-il pas surpris ?

– Il nous trahira ; il est capable de tout pour de l’argent.

– Tant mieux s’il est avide, son avidité même nous répond de lui ; il se taira sur la promesse d’une magnifique récompense.

– Agissez donc comme vous l’entendrez, mon ami.

Enhardi par cette approbation, Norbert s’avança vers maître Dauman.

– Assez, interrompit-il, j’ai confiance en vous et j’ai répondu de vous à mademoiselle. Vous connaissez la situation, arrivons au fait. Que nous conseillez-vous ?

– Sachez attendre, articula vivement le Président. Tout est là. Avant votre majorité, la moindre démarche perdrait tout.

– Cependant…

– Eh ! monsieur le marquis, qu’est-ce qu’un an de patience à votre âge, avec la certitude du bonheur au bout ? Pour le lendemain de vos vingt et un ans, je vous promets, foi de Dauman, trois moyens de faire capituler le duc de Champdoce votre père et de lui arracher son consentement.

Il parlait avec une imperturbable assurance, comme s’il les eût connus, ces moyens.

– D’ici là, poursuivit-il, de la prudence, monsieur le marquis, dissimulez, cachez-vous. On doit être le plus fin, quand on n’est pas le plus fort. On vous a rencontré donnant le bras à mademoiselle. Quelle faute ! On a jasé. Qu’adviendrait-il si les propos des bavards arrivaient aux oreilles de M. de Sauvebourg et de M. de Champdoce ? Vous seriez séparés, enfermés, surveillés. Voulez-vous réussir ? Ne donnez pas l’éveil. Plus inattendus seront les coups que nous frapperons le moment venu, meilleures seront nos chances.

Il ne voulut pas s’expliquer autrement, mais il avait le don de la persuasion, et quand Mlle de Sauvebourg et Norbert sortirent de chez lui, ils étaient rassurés et plein d’espoirs.

Ce fut d’ailleurs une de leurs dernières entrevues de l’année. Le temps continuait à être si mauvais qu’ils ne pouvaient songer à se rencontrer dehors, et la crainte qu’ils avaient d’être épiés les empêchait de profiter de l’hospitalité que Dauman mettait à leur disposition.

Ils ne restaient pas pour cela sans nouvelles l’un de l’autre. Chaque jour la fille de la mère Rouleau portait une lettre à Sauvebourg et rapportait une réponse à Champdoce. Norbert écrivait des volumes.

D’ailleurs la saison s’avançait, et les châtelains du voisinage, chassés par les premiers froids, se réfugiaient à la ville. Le vieux comte de Mussidan était allé demander un rayon de soleil à l’Italie, M. de Puymandour était parti pour Paris avec Mlle Marie, sa fille.

Seul, le marquis de Sauvebourg, chasseur enragé, tenait bon. Mais, pourtant, à la suite d’une tombée de neige, ne pouvant sortir, il se décida à suivre l’exemple général et à regagner, pour l’hiver, la belle et vaste maison qu’il possédait à Poitiers.

Cette séparation, Norbert et Mlle de Sauvebourg l’avaient prévue, et leurs mesures étaient prises. Ils avaient, grâce à l’ingénieuse complaisance de Dauman, toutes facilités pour correspondre.

Mais à quoi bon ! Poitiers n’était pas le bout du monde.

Deux ou trois fois la semaine, Norbert sautait sur un cheval, arrivait à la ville, changeait en hâte de vêtements, et allait se promener devant une petite porte, pratiquée dans le mur du fond d’un grand jardin.

À une certaine heure, convenue d’avance, cette petite porte s’entrouvrait mystérieusement. Norbert se glissait par l’entrebâillement, et il retrouvait Mlle Diane, plus belle, plus adorée que jamais.

Cette grande passion, la certitude d’être aimé, lui avaient fait perdre en grande partie sa farouche timidité.

Il ne passait plus son temps seul à Poitiers. Il y avait retrouvé Montlouis, ce fils du fermier de son père qui lui avait offert sa première tasse de café, et assez souvent, ils allaient, le soir, jouer aux dominos au café Castille.

Montlouis n’était plus que pour peu de temps à Poitiers. Ses études étaient terminées, et il devait, le printemps venu, rejoindre à Paris le jeune vicomte de Mussidan, en qualité de secrétaire intendant.

Même ce départ le désolait, car il aimait passionnément, ainsi qu’il l’avoua à Norbert, une jeune fille de Châtellerault qu’il allait visiter tous les dimanches.

Confidence pour confidence, Norbert ne sut pas cacher ses amours, et, plus d’une fois, Montlouis l’accompagna lorsqu’il allait attendre que s’entrouvrît la petite porte du jardin du marquis de Sauvebourg.

Cependant le duc de Champdoce laissait-il à son fils une liberté si grande ? Il était impossible d’expliquer ce relâchement de sévérité.

Quoi qu’il en fût, il aida les jeunes gens à passer l’hiver. Ils en étaient à compter les jours qui les séparaient de cette majorité tant attendue. Chacun d’eux avait un almanach où il effaçait, le soir, la journée écoulée.

Ainsi ils effacèrent décembre, puis janvier, puis trois mois encore ; les beaux jours revenaient ; les châteaux se repeuplaient ; M. de Puymandour et M. de Mussidan étaient de retour ; le marquis de Sauvebourg ne tarda pas à les imiter.

Quel moment que celui où Norbert et Mlle de Sauvebourg se retrouvèrent chez Dauman, libres de toute contrainte !

Ils n’avaient plus que quelques mois à attendre, et pour s’encourager à prendre patience, à l’aide de mille précautions, ils passaient toutes les après-midi une heure ensemble au sentier de Bivron, mais de l’autre côté de la haie, cachés par les arbres.

C’est de l’un de ces rendez-vous que revenait Norbert, l’esprit libre, le cœur plein de joie, quand on l’avertit que son père le demandait dans la salle commune. Il y courut.

– Marquis, commença le duc sans préambule, réjouissez-vous ; je vous ai trouvé un parti, avant deux mois vous serez marié !

VII

C’est quand on est heureux, surtout, qu’on droit craindre.

C’est au moment où l’avenir paraît sourire, où les espérances chèrement caressées semblent sur le point de se réaliser, qu’il faut trembler.

Le soleil brille, pas un nuage au ciel, la brise arrive tiède et parfumée, on s’endort. Et c’est dans les ténèbres, aux éclats de la foudre, qu’on se réveille.

Le tonnerre tombant aux pieds de Norbert l’eût moins épouvanté que cette déclaration de son père :

– Avant deux mois vous serez marié.

Chancelant sous ce coup inattendu, qui l’arrachait aux félicités de l’illusion et le mettait aux prises avec l’implacable réalité, il essaya de répondre, de dire quelque chose, mais les paroles expiraient sur ses lèvres.

Le duc ne vit pas ou ne voulut point voir le trouble affreux de son fils, et c’est du ton le plus posé qu’il reprit :

– Il n’est pas besoin, j’imagine, mon fils, de vous apprendre le nom de la jeune fille que je vous destine, vous le devinez…

Norbert ne répondit pas.

– Cette jeune fille, poursuivit M. de Champdoce, n’est autre que Mlle Marie de Puymandour. Vous la connaissez, vous l’avez vue ; un dimanche même, en sortant de la grand messe, étant avec vous, je lui ai adressé la parole. Eh bien !… ne m’entendez-vous pas ? Répondrez-vous ? Ne vous rappelez-vous pas !…

– Oui, mon père, balbutia le pauvre garçon, oui, je me souviens…

– Elle ne saurait manquer de vous plaire. C’est une fort jolie personne, grande, brune, assez forte, merveilleusement constituée pour nous donner des héritiers robustes. Ses yeux, ses cheveux et ses dents sont admirables. N’est-ce pas votre avis ?…

– En effet, répondit Norbert, sans avoir, certes, conscience de ce qu’il disait, il me semble… je crois… Cependant, c’est à peine si je l’ai regardée.

Le vieux gentilhomme eut un geste équivoque, très digne d’un ancien favori du comte d’Artois.

– Jarnicoton ? fit-il d’un air goguenard, je vous croyais plus convaincu. Enfin !… vous aurez tout le temps de l’examiner quand vous serez son mari.

Le duc avait fait mourir sa femme de chagrin ; il avait réduit son fils unique aux derniers expédients du désespoir ; mais que lui importait !… Ni la duchesse, ni Norbert n’avaient osé, de leur vie, élever une plainte ou hasarder une objection ; donc il triomphait.

– Du reste, marquis, poursuivit-il, de votre mariage va dater une ère nouvelle. Votre équipage de rustre n’est plus de mise. Demain, nous nous rendrons à Poitiers, où je vous ferai habiller comme le doit être un homme de votre rang. Il s’agit de ne pas effaroucher cette péronnelle…

– Cependant, mon père…

– Attendez. Je vous abandonnerai un des appartements du château, et vous y passerez votre lune de miel. Vous tâcherez qu’elle dure le moins possible. En nous y prenant bien, nous amènerons vite votre jeune femme à nos habitudes. J’entends qu’avant un an, elle soit ce qu’elle devra rester, une bonne grosse fermière, prudente, économe, ayant l’œil à tout, mettant son bonheur et sa gloire à amasser une grosse fortune pour nos descendants. Quand elle en sera là, nous fermerons l’appartement ; vous reprendrez votre veste de travail, et tout sera dit.

Ces incroyables prétentions n’étaient pas nouvelles, cent fois le duc les avait hautement exprimées, et cependant Norbert restait abasourdi, comme s’il les eût comprises pour la première fois.

– Cependant, mon père, commença-t-il sans trop d’hésitation, si Mlle de Puymandour ne me plaisait pas ?…

– Eh bien ?

– Si je vous priais de m’épargner un mariage qui ferait le malheur de ma vie ?…

M. de Champdoce haussa les épaules.

– Propos d’enfant ! répondit-il. Cette alliance me convient, et c’est assez…

– Mon père…

– Vous m’interrompez, je crois, et vous hésitez ?…

Six mois plus tôt, Norbert eût courbé le front ; mais, maintenant, il avait son bonheur à défendre. Il rassembla tout son courage et dit :

– Non, je n’hésite pas.

Accoutumé à l’obéissance passive de son fils, l’obstiné gentilhomme devait se méprendre au sens de cette réponse.

– À la bonne heure, reprit-il. Qu’un bourgeois, un garçon de rien, consulte son cœur et cherche le bonheur en ménage, rien de mieux. Mais, pour un homme de notre nom, le mariage ne doit être qu’une affaire de raison. C’est, certes, une affreuse mésalliance que je vous propose, mais il faut en passer par là. Pour un homme, d’ailleurs, une mésalliance n’est rien. Le nom protège la femme comme un pavillon redouté couvre la marchandise. Vous épouseriez la dernière des filles de cuisine, que votre aîné n’en serait pas moins Dompair de Champdoce.

Il se promenait par la salle tout en parlant, gesticulant avec une véhémence extraordinaire.

– Du reste, poursuivit-il, je lui ai serré le bouton comme il faut, à cet imbécile de Puymandour. Savez-vous les conditions ? Quinze cent mille livres espèces sonnantes, donation des deux tiers de sa fortune, dont il ne se réserve que l’usufruit. Et savez-vous ce qu’il possède. Cinq millions au moins. Cinq millions qui entrent dans notre maison, qui sont à nous !… Je vous verrai avant ma mort plus de six cent mille livres de rentes !

Son exaltation allait croissant de moment en moment, elle touchait à la démence.

Il saisit la main de son fils, et, la serrant à la broyer :

– Raison de plus, s’écria-t-il, pour se priver, pour économiser, pour amasser, pour hâter la restauration de notre maison. Songez-vous au magnifique avenir de nos descendants, si grands par la naissance et tout-puissants par la fortune ?… Oh ! mon fils, comment avec cette seule pensée ne pas réaliser gaiement des miracles d’abnégation !…

Il fit deux ou trois tours dans la salle, laissant échapper des exclamations incohérentes, et enfin, revenant à son fils :

– Voilà qui est entendu, fit-il. Demain, je vous conduis à Poitiers, je vous équipe, et dimanche nous dînons chez le Puymandour pour la présentation.

Norbert avait assez recouvré son sang-froid pour réfléchir, et son anxiété était horrible.

Quel parti prendre en cette extrémité ?

– Attends ! lui disait la raison, la ruse est l’arme du faible ; Dauman trouvera quelque expédient.

Mais l’orgueil criait :

– Résiste ! Hausse ton énergie à celle de ton amie ; aurais-tu moins de courage qu’elle ?

La voix de l’orgueil l’emporta.

Et, certes, il fallait un immense amour pour lui inspirer la résolution de résister à son père, pour lui donner l’audace d’une colère qu’il savait devoir être terrible.

Par deux fois, cependant, il ouvrit la bouche avant de pouvoir articuler une parole. Les forces physiques trahissaient sa volonté. Il étouffait ; ses tempes battaient, il lui semblait qu’il avait un brasier dans les entrailles.

– Mon père, commença-t-il enfin, aller demain à Poitiers est inutile…

– Que dites-vous ?… Que voulez-vous dire ?

– Je ne saurais aimer Mlle de Puymandour, mon père, et… jamais elle ne sera ma femme !

Il y avait tant d’années que le duc de Champdoce voyait son fils à genoux devant ses moindres volontés, qu’il fut frappé de stupeur, comme pétrifié.

Il pouvait tout prévoir excepté cela.

Son esprit se refusait à concevoir et à comprendre ce qui lui paraissait un acte monstrueux de lèse majesté paternelle.

Il avait bien entendu, et cependant il doutait encore.

– Vous devenez fou, prononça-t-il enfin, et vous ne savez sans doute ce que vous dites.

– Je le sais.

– Réfléchissez, mon fils…

– Toutes mes réflexions sont faites !

On eût vraiment pu supposer que c’était chez Norbert un parti pris de blesser son père, de l’exaspérer, tant son attitude était provocante, tant sa voix était brève et saccadée.

Mais ce n’était de sa part que maladresse involontaire.

N’ayant pas trop de toute sa puissance sur soi pour soutenir le rôle qu’il s’était imposé, il avait assez à faire à parler seulement, sans se préoccuper de ménagements habiles.

M. de Champdoce, lui, faisait visiblement tout au monde pour rester calme.

– Et vous espérez, reprit-il d’un ton de dédaigneuse pitié, que je me contenterai de cette réponse ?

– J’espère que vous vous rendrez à mes prières.

– Vraiment !… J’aurai, moi, vieillard, moi, chef de famille, conçu un plan magnifique, digne de l’illustration de notre maison, je l’aurais mûri, j’aurai consacré ma vie entière à son exécution, je lui aurai tout sacrifié, et aujourd’hui, là, tout à coup, j’y renoncerais, parce que c’est la fantaisie d’un enfant, le caprice d’un misérable insensé !

Norbert ne comprenait que trop qu’il ne réussirait pas à vaincre l’implacable obstination de son père, qu’il ne parviendrait pas à l’émouvoir.

Cependant, il voulut tenter l’impossible.

– Non, mon père, commença-t-il, ce n’est pas par caprice que je vous conjure de me laisser ma liberté. N’ai-je pas toujours été un bon fils ? Vous l’avez reconnu vous-même. Ai-je parfois discuté vos ordres ! Vous me disiez : « Fais ceci, » je le faisais ; « Va là, » j’y allais. Je suis le fils de l’homme le plus riche du pays, j’ai vécu comme le fils de nos ouvriers, me suis-je plaint ? M’est-il arrivé de laisser échapper un murmure quand je travaillais à la terre à côté de nos valets de charrue ? Commandez-moi ce qu’il vous plaira…

– Je vous commande d’épouser Mlle de Puymandour.

– Oh ! tout, hormis cela. Je ne l’aime pas, je ne saurais l’aimer, je le sens, je le sais. Voulez-vous donc faire le malheur de ma vie entière ? Par pitié ! n’exigez pas cela de moi.

– J’ai dit, vous obéirez.

Autant eût valu prier un des blocs de chêne qui se trouvaient dans la salle.

Norbert le sentit, et se redressant, enragé de l’inutilité de sa tentative :

– Eh bien !… non, dit-il, je n’obéirai pas !

Répondre ainsi était de sa part de l’héroïsme.

Il connaissait son père et savait quelle épouvantable colère allait éclater.

Le duc, en effet, fort rouge d’ordinaire et haut en couleur, était devenu livide.

Il semblait que tout le sang se retirât de sa face et même de ces petits vaisseaux sanguins qui rayaient sa peau halée comme autant d’égratignures.

– Jarnidieu ! s’écria-t-il d’une voix formidable qui jadis eût fait rentrer Norbert sous terre, qui vous rend si hardi d’oser me résister en face ?

– Le sentiment de mon droit.

– Depuis quand les fils refusent-ils d’obéir lorsque les pères commandent ?

– Depuis que les pères commandent des choses injustes.

C’était plus que n’en pouvait supporter le duc de Champdoce.

Il se précipita sur son fils, le bâton levé, en criant :

– Jarnitonnerre !… vous osez me braver !…

Pourtant il ne laissa pas retomber son bâton fourchu, arme terrible aux mains d’un homme de sa force, aveuglé par la fureur ; il le lança loin de lui en disant d’une voix rauque :

– Non !… je ne frapperai pas un Dompair de Champdoce !

Qui saurait dire si l’attitude de Norbert ne lui imposa pas ?

Cet adolescent, si timide la veille, n’avait ni bronché, ni seulement tressailli ; il était resté sous la menace calme, les bras croisés, la tête haute.

 

À cette impassibilité, si froide qu’elle arrivait au dédain, le duc de Champdoce n’avait pu méconnaître son sang, et peut-être, – les sentiments à la même seconde sont si divers et si multiples, – peut-être son orgueil avait-il été flatté intérieurement.

Cependant, Norbert continuait à le regarder d’un air de défi.

– C’est ce que je ne saurais supporter, fit-il.

Et saisissant son fils par le collet, il le traîna, le porta plutôt, jusqu’à une des chambres du second étage du château, et l’y poussa comme une chose inerte.

Puis, avant de refermer la porte à clé :

– Vous avez, prononça-t-il, vingt-quatre heures pour vous décider à accepter la femme que je vous destine.

– Jamais ! répondit Norbert, jamais ! jamais !

Cette dernière bravade était superflue ; le duc ne pouvait l’entendre, il était déjà dans les escaliers. Norbert restait seul, prisonnier.

Il était seul, et il ressentait cette exquise et intense jouissance qu’on éprouve après l’accomplissement d’une action très dangereuse ou très pénible, ce qui en est la plus grande et la plus sûre récompense.

À cette heure, véritablement, il était digne de Mlle Diane, cette jeune fille si énergique ; il l’avait en quelque sorte méritée, et en examinant tout ce qu’il venait de faire pour elle, ce qu’il avait osé et risqué, il l’aimait mille fois davantage.

Mais comment la voir, comment courir vers elle, lui tout conter ? N’était-il pas enfermé ?

Pourtant, il était urgent de la voir, prudent de la prévenir le plus tôt possible, afin qu’elle se mît en garde contre toutes les éventualités.

N’était-il pas également indispensable d’informer Dauman de cet événement inattendu, afin de savoir de cet habile et savant conseiller quelle conduite tenir en des conjectures si graves ?

Ces nécessités se présentèrent si vivement à l’esprit de Norbert qu’il forma le projet de fuir, de s’évader, ce qui ne devait pas être bien malaisé.

C’était, en tout cas, plus difficile qu’il ne l’avait supposé. La porte était en chêne plein, de plus d’un pouce d’épaisseur ; il eût fallu une hache pour l’entamer. Quant à la serrure, puissante, énorme, elle semblait inattaquable.

Restait la fenêtre. Elle était à plus de quarante pieds du sol. Mais Norbert se dit que sans nul doute on viendrait faire le lit pour la nuit, qu’il aurait ainsi deux draps à sa disposition, qu’en les nouant l’un à l’autre, il obtiendrait ainsi un moyen de descente très suffisant.

S’échappant la nuit, avec l’intention de revenir avant le jour, il ne verrait pas Mlle Diane, mais il la ferait avertir par Dauman.

Ces résolutions prises, il s’étendit dans un des fauteuils de sa chambre, le cœur joyeux comme il ne l’avait pas eu depuis qu’il connaissait Mlle de Sauvebourg.

Entre son père et lui la glace était brisée, et, à son sens, c’était tout. Ce qui lui restait à faire lui paraissait bien peu de chose, comparé à ce qu’il avait fait.

– Et cependant, pensait-il, mon père doit être furieux.

Sur ce point, il voyait juste.

Jamais on n’avait vu au duc un visage si terrible. Au souper, où tous les gens mangeaient à la table du maître, il ne se trouva personne d’assez hardi pour prononcer une parole. Et cependant on savait qu’il y avait eu entre le père et le fils une altercation de la dernière violence, et toutes les curiosités étaient en éveil.

Le repas terminé, M. de Champdoce appela un vieux domestique de confiance, à son service depuis plus de trente ans.

– Jean, lui dit-il, M. Norbert est enfermé au second, dans la chambre jaune ; en voici la clé, tu vas lui monter à souper.

– À l’instant, monsieur le duc.

– Attends. Tu passeras la nuit dans la chambre de M. Norbert. Qu’il dorme ou non, toi, tu ne fermeras pas l’œil. Il se peut qu’il veuille s’échapper : tu l’en empêcheras. S’il faut employer la force, tu l’emploieras, je te l’ordonne. Si tu n’était pas le plus fort, appelle… j’arriverai.

Cette précaution du duc de Champdoce anéantissait toutes les espérances de Norbert.

Plus d’évasion possible, maintenant qu’il était gardé à vue.

Il essaya bien de persuader à son geôlier de le laisser s’échapper deux heures jurant que même avant ce temps écoulé il reviendrait se constituer prisonnier, ses prières furent vaines aussi bien que les promesses et les menaces.

S’il se fût mis à la fenêtre, il eût pu voir M. le duc de Champdoce arpentant de long en large la grande cour qui précède le château.

Il marchait d’un pas saccadé, les mains derrière le dos, la tête inclinée sur la poitrine, tout entier aux sombres calculs de son orgueil blessé.

Les paroles de Norbert, son attitude, ses regards, les expressions même dont il s’était servi, disaient à M. de Champdoce, lui affirmaient que, dans la vie de son fils, tout un côté existait qu’il n’avait pas soupçonné.

Quantité de circonstances futiles, négligées par lui à l’instant où elles s’étaient produites, se représentaient vives et nettes à son esprit, et étaient pour lui comme autant de révélations accablantes.

– Il y a une femme là-dessous, murmurait-il.

Cette conclusion ressortait des faits eux-mêmes. Il n’y a qu’une femme, pour s’emparer en si peu de temps de l’esprit d’un jeune homme, pour changer son caractère du blanc au noir.

– D’ailleurs, pensait le vieux gentilhomme, pour refuser si obstinément celle que je lui propose, il faut qu’il en aime une autre.

Mais quelle était cette femme, et comment la découvrir ?

Demander à Norbert de la nommer, c’eût été folie, M. de Champdoce le comprit.

D’un autre côté, courir aux informations, ouvrir en quelque sorte une enquête lui répugnait formellement.

Une partie de sa nuit s’était passée à examiner et à rejeter les expédients qui se présentaient à son esprit, lorsqu’au matin une inspiration lui vint, qu’il jugea une faveur divine.

– J’ai Bruno ! s’écria-t-il, j’ai le chien de Norbert. Par lui, je puis savoir les habitudes de mon fils, les maisons qu’il hante, arriver jusqu’à la femme que je soupçonne…

Ce système d’investigation était excellent.

Il avait observé que depuis la fermeture de la chasse Norbert ne quittait jamais guère le château avant une ou deux heures de l’après-midi, c’était un indice ; il résolut d’attendre jusque-là.

Un peu rassuré par l’espoir du succès, il était calme comme à l’ordinaire quand il parut pour donner ses ordres. À midi comme d’ordinaire il se mit à table et fit monter le dîner du prisonnier en ordonnant une surveillance plus sévère que jamais.

Enfin, le moment favorable pour l’expédition était arrivé.

Il siffla Bruno, lequel habituellement ne le suivait pas volontiers, et, à force de caresses et d’agaceries, il parvint à l’entraîner jusqu’à l’extrémité de la grande allée de marronniers. C’était de ce côté que passait toujours Norbert.

Au bout de cette allée se trouvaient trois chemins s’éloignant dans diverses directions.

L’épagneul n’hésita pas. Il se lança sur celui de gauche, en chien qui sait parfaitement où il doit se rendre. Il ne le savait que trop.

Pendant un kilomètre environ il suivit le chemin, puis arrivé à un certain endroit, il se jeta brusquement dans les bois de droite, ainsi que son maître avait coutume de le faire.

Il allait, battant les taillis de droite et de gauche, mais il ne perdait jamais la direction, et M. de Champdoce n’avait aucune peine à le suivre.

Cette marche dura bien quarante minutes, et enfin Bruno déboucha sur le sentier de Bivron, à l’endroit précis où Norbert avait failli tuer Mlle de Sauvebourg.

Là, il commença par quêter en cercle, et ne trouvant rien, il s’assit. Son œil intelligent semblait dire : attendons.

– Évidemment, pensa le duc, c’est ici que mes amoureux se rencontrent.

Il examina l’endroit, et il lui parut habilement choisi.

Le sentier, peu fréquenté, aboutissait des deux côtés à un village, le bois offrait une retraite sûre, enfin, grâce à la situation élevée, on pouvait apercevoir de loin le danger, c’est-à-dire un indiscret.

Cette dernière réflexion engagea M. de Champdoce à se cacher promptement.

Il était clair que si celle qui allait arriver au rendez-vous l’apercevait d’en bas, elle rebrousserait chemin au plus vite, et qu’il ne saurait rien.

Il rentra donc dans le bois et alla s’asseoir sur une souche moussue, au pied d’un bouquet de chênes.

La presque certitude du succès le mettait en belle humeur, et il s’applaudissait de sa pénétration.

À la réflexion le danger lui paraissait moins grand qu’il ne l’avait imaginé tout d’abord. De qui Norbert pouvait-il être épris ? De quelque petite campagnarde ambitieuse et futée qui, jugeant ce garçon naïf et du bois dont on fait les dupes, avait conçu le projet de se faire épouser.

S’en défaire n’était qu’un jeu pour lui.

D’abord, il comptait l’effrayer si bien, que d’elle-même elle prêcherait la soumission à Norbert. Au pis aller, il s’adresserait aux parents, qui, sur sa seule injonction, éloigneraient leur fille.

Il soupçonnait quelque accroc à sa réputation ; mais, décidé à payer le dégât, il ne s’en inquiétait nullement.

M. de Champdoce en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit japper joyeusement, en chien qui salue une personne amie.

Ah ! fit-il en se dressant, la voici !

Au même moment, les branches de la haie s’écartèrent, et Mlle de Sauvebourg franchit lestement le petit fossé.

Alors seulement elle reconnut M. de Champdoce et ne put retenir un cri d’effroi.

Le duc !…

 

Elle se sentait perdue, en grand péril, du moins. Fuir !… Elle en eut la pensée, mais elle ne pouvait ; elle chancelait, elle fut forcée de s’appuyer à un arbre.

Le vieux gentilhomme n’était guère moins étourdi qu’elle.

Attendre quelque gardeuse de vaches, et voir arriver la fille du marquis de Sauvebourg ! Les bras lui tombaient.

Mais sa colère dépassait encore sa surprise. D’un coup d’œil il appréciait les modifications de la position.

S’il n’avait rien à craindre de la paysanne, il avait tout à redouter de la demoiselle noble. Les prétentions de l’une étaient ridicules, absurdes ; les desseins de l’autre n’étaient que trop justifiables.

Et ici, nul recours à la famille.

Qui lui garantissait que le marquis et la marquise de Sauvebourg n’étaient pas d’accord avec Mlle Diane ?

– Eh ! eh !… commença enfin M. de Champdoce avec un mauvais rire, ma présence n’a pas l’air de vous ravir, ma chère enfant ?

– Monsieur !…

– Bien, bien ?… je comprends cela. On vient rejoindre le fils, on trouve le père, le désappointement est cruel. Cependant, n’en veuillez pas à Norbert, s’il n’est pas ici, le pauvre garçon, ce n’est certes pas sa faute !

Mlle de Sauvebourg n’était pas, il s’en faut, une jeune fille vulgaire.

Sous ces apparences charmantes, derrière ses yeux si beaux, se dissimulait une énergie qui ne le cédait en rien à celle de ce vieux gentilhomme au torse d’athlète.

Accablée un moment, elle eut bientôt repris tout son sang-froid, et si l’angoisse d’une catastrophe probable la déchirait, rien n’en paraissait sur son calme visage.

Bien que surprise en flagrant délit, pour ainsi dire, elle pouvait nier : tout mauvais cas est niable.

L’idée ne lui en vint même pas. Un désaveu de sa conduite lui eût paru une bassesse indigne d’elle. D’ailleurs, elle était trop bien blessée du ton goguenard de M. de Champdoce et de ses regards impertinents, pour ne pas se révolter, pour ne pas payer d’audace, quoi qu’il pût lui en arriver.

– En effet, monsieur le duc, répondit-elle, sans que le timbre de sa voix fût en rien altéré, c’est pour monsieur le marquis votre fils que je venais… Vous m’excuserez en conséquence de vous quitter.

Elle dessinait déjà une gracieuse révérence et s’apprêtait à se retirer, M. de Champdoce la retint doucement en lui prenant la main.

– J’aurais à vous parler, mon enfant, dit-il en s’efforçant de prendre le ton le plus paternel, et à vous parler sérieusement.

– Je vous écoute, en ce cas, reprit Mlle Diane, avec autant d’aisance et de naturel que si elle eût été dans le salon de Sauvebourg.

– Savez-vous pourquoi Norbert manque au rendez-vous assigné ?

– Oh ! je suppose bien qu’il aura quelque bonne et valable raison à me donner.

– Mon fils, mademoiselle, est enfermé dans sa chambre, gardé à vue par mes domestiques, lesquels ont ordre de s’opposer, même par la force, à toute tentative d’évasion.

Si rude que fût le coup, Mlle Diane eut le courage de se composer la physionomie compatissante d’une petite maîtresse apprenant un léger désagrément survenu à l’un de ses amis.

– Quoi ! vraiment, fit-elle en minaudant, il est prisonnier ? Oh ! le pauvre garçon, que je le plains !

Le duc était consterné de ce qu’il qualifiait intérieurement d’effronterie sans exemple ; consterné et furieux.

– Je puis vous dire, reprit-il en haussant le ton, je puis vous apprendre pourquoi je traite avec cette rigueur mon fils unique, l’héritier de ma fortune et de mon nom.

Ses yeux lançaient des éclairs, mais ils ne firent même pas vaciller le fin regard de Mlle de Sauvebourg.

– Dites !… monsieur le duc, répondit-elle nonchalamment.

– Eh bien ! mademoiselle, puisque vous tenez à le savoir, j’ai trouvé pour Norbert une jeune fille dont un prince souverain envierait la main. Elle a votre âge à peu près, elle est belle, gracieuse, spirituelle, riche…

– Elle est très noble, sans doute ?

Cette ironie fit bondir l’entêté gentilhomme.

– Quinze cent mille francs de dot, répondit-il durement, valent bien quelques merlettes ou même une tour d’argent sur champ d’azur…

C’étaient les armes des Sauvebourg. Le duc s’arrêta, pour mieux souligner sa méchanceté, et bientôt reprit :

– Outre cette fortune, elle a encore des espérances solides, qui ne sauraient lui échapper, et qui s’élèvent au triple ou au quadruple. Cette héritière, qui me convient à moi, mon fils prétend la refuser !… c’est ce que je ne tolèrerai pas.

– Et vous aurez raison, monsieur le duc, si vous croyez vraiment que ce mariage doive assurer le bonheur de votre fils.

– Son bonheur !… Eh ! que m’importe, si j’assure la suprématie de notre maison. Le nom avant tout. Tenez pour sûr que jamais un duc de Champdoce n’est revenu sur une décision prise, et j’ai décidé, moi, que Norbert accepterait la femme que je lui destine. Oui, jarnidieu ! il l’épousera, de gré ou de force, je l’ai juré, je le veux, je le lui ai dit.

La souffrance de Mlle Diane était atroce, mais son indomptable orgueil la soutenait et la poussait en avant.

Étant, ou du moins se croyant sûre de Norbert, elle pensa qu’elle pouvait oser.

– Et lui, demanda-t-elle d’une voix railleuse, lui, que dit-il ?

L’audace de cette question stupéfia si bien le duc, qu’il en demeura tout interdit.

– Lui ! balbutia-t-il, cherchant pour sa pensée une forme qui ne fût pas trop brutale, lui !…

Mais l’attitude provocatrice de Mlle de Sauvebourg ne pouvait manquer de transporter hors de lui un homme si irascible.

– Norbert, reprit-il violemment, rentrera dans le devoir quand il me plaira de le soustraire à de pernicieuses séductions, et cela me plaît maintenant.

– Oh !

– Il obéira quand je lui aurai démontré que, s’il ignore le prestige de sa fortune et de son nom, il est des personnes qui le connaissent et qui l’envient. Être duchesse de Champdoce ! C’est un rêve, cela. Mon fils n’est qu’un enfant, mais j’ai de l’expérience pour deux. Il cèdera, quand je lui aurai montré la spéculation et l’intérêt, là où il n’avait vu, le fou ! que pur amour et généreux dévouement. Je lui apprendrai ce qu’on doit penser de ces fières demoiselles, qui n’ont que la cape et l’épée, c’est-à-dire leur jeunesse et leurs beaux yeux, et qui courent le mari à leurs risques et périls et au grand dommage de leur réputation.

Mlle de Sauvebourg pâlit sous cet outrage, d’autant plus cruel que jusqu’à un certain point elle l’avait mérité et qu’il frappait juste.

– Courage ! monsieur le duc, interrompit-elle d’un ton où la hauteur le disputait à la colère, poursuivez !… Insulter une pauvre fille qui ne peut se défendre, l’accabler, la railler, cela est noble et grand, et bien digne d’un gentilhomme !

M. de Champdoce haussa les épaules à ce sarcasme.

– Je pensais, répondit-il, m’adresser à celle dont les conseils ont poussé mon fils à la révolte. Me serais-je trompé ? Vous avez un moyen bien simple de me mettre dans mon tort : décidez Norbert à se soumettre.

Elle baissa la tête sans répondre.

– Vous voyez donc bien, reprit le duc avec un nouvel emportement, que j’ai cent fois raison. Cependant, prenez garde, mademoiselle ! je ne pardonnerais pas une obstination qui entraverait mes desseins. Réfléchissez-y, persister serait justifier d’avance les pires représailles. Vous êtes prévenue, assez d’amourettes comme cela !

Ce mot « amourettes, » souligné de la façon la plus injurieuse, acheva d’égarer la raison de Mlle Diane ; en ce moment, elle eût sacrifié, pour se venger, son honneur, son ambition, sa vie même.

Oubliant toute prudence, jetant fièrement le masque, elle se redressa, la joue empourprée par la rage, les yeux étincelant de la haine la plus atroce.

– Eh bien !… oui ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante, avec un geste superbe de menace, oui, j’ai juré que Norbert serait mon mari… il le sera. Emprisonnez votre fils, monsieur le duc, livrez-le aux brutalités de vos valets, vous ne lui arracherez jamais un lâche consentement. Il résistera, parce que je le veux, et jusqu’à la mort, s’il le faut. Jamais son énergie doublée de la mienne ne faiblira…

Sans cesser de fixer le duc, Mlle de Sauvebourg avait reculé jusqu’au bord du fossé qui séparait le bois du petit sentier.

Là, elle s’arrêta, et lui adressant la plus ironique révérence :

– Croyez-moi, monsieur le duc, ajouta-t-elle, ménagez votre fils, et songez, avant d’attaquer mon honneur de jeune fille, que je serai un jour de votre famille. Adieu !…

Mlle Diane était déjà bien loin que le duc était encore à la même place, trépignant, gesticulant, jetant à tous les vents les plus affreuses imprécations, des menaces terribles et les plus grossières injures.

Certes, tandis qu’il passait ainsi sa colère, il se croyait bien seul. Il se trompait. Cette scène étrange avait eu un invisible témoin : Dauman.

Prévenu par un des domestiques du château de ce qu’il appela incontinent la « séquestration du jeune marquis, » le « Président » n’avait plus eu qu’une préoccupation : aviser Mlle Diane de ce grave événement.

Le malheur est qu’il n’avait, pour cela, nulle facilité. Il ne pouvait se présenter, de sa personne, à Sauvebourg, et pour rien au monde il n’eût écrit une ligne.

Son embarras était donc fort grand, lorsque l’idée lui vint de courir au rendez-vous habituel des amoureux.

Connaissant le lieu et l’heure, il s’était mis en route à propos, et il était arrivé tout juste comme Mlle Diane apercevant le duc, laissait échapper un cri.

Ce cri avait mis Dauman sur ses gardes. Bruno vint bien le flairer, mais il était connu de l’épagneul ; quelques caresses l’en débarrassèrent.

Alors, usant de précautions infinies, il avait réussi à se glisser, en rampant, jusqu’à un endroit d’où il ne perdait ni un geste ni une parole.

S’il se délectait des fureurs du duc, cet ennemi qu’il haïssait jusqu’au crime, il admirait et bénissait l’audace de Mlle Diane. Son énergie lui paraissait sublime, à lui qu’un seul regard du terrible gentilhomme eût couché à plat ventre dans la poussière. Jamais il n’avait osé rêver, pour servir ses lâches et ténébreux desseins, un si admirable caractère.

Au défi jeté en adieu par cette fière jeune fille, il fut si bien enthousiasmé qu’il lui fallut presque se raisonner pour ne pas applaudir comme au théâtre.

Il est vrai que, dès qu’elle eût disparu, un souci pressant vint assaillir l’esprit alerte du Président.

Il comprenait que Mlle Diane, ayant brûlé ses vaisseaux et acceptant une lutte au grand jour, allait se trouver extraordinairement perplexe, et qu’elle ne manquerait, avant de rentrer à Sauvebourg, de passer chez lui le consulter.

– Or, se dit-il, si je veux profiter de sa colère pendant qu’elle est chaude encore, je dois me trouver chez moi pour la recevoir.

Et sans s’inquiéter désormais de donner l’éveil, il se releva vivement et détala comme un lièvre, longeant le bois pour aller chercher un chemin autre que celui de Mlle de Sauvebourg.

Ce mouvement dans la feuillée interrompit le furieux monologue de M. de Champdoce.

Il prêta l’oreille, et il lui sembla bien entendre des craquements de branches mortes à terre, et des pas qui s’éloignaient.

– Qui va là ? cria-t-il en marchant vers l’endroit d’où était sorti le bruit.

Pas de réponse.

Il pouvait s’être trompé. Il appela Bruno, et du geste l’excita à se mettre en quête, l’animant de la voix :

– Cherche ! cherche !

Bruno, qui savait à quoi s’en tenir ne se donna pas beaucoup de mouvement. Pourtant, il fit plusieurs fois le tour du buisson qui avait abrité Dauman, flairant de préférence à une certaine place.

M. de Champdoce s’approcha, et se baissant, il reconnut sur la mousse, et très distinctes, les empreintes de deux genoux.

– On nous écoutait, pensa-t-il, très frappé de cette circonstance, mais qui ?… Serait-ce Norbert qui s’est échappé ?…

Ce soupçon, qui lui arracha un jarnidieu ! terriblement accentué, le décida à regagner en toute hâte le château.

Il ne lui fallut pas vingt minutes pour faire un trajet qui d’ordinaire en exige le double.

Un garçon de ferme traversa la cour, il l’appela.

– Où est mon fils ? demanda-t-il.

– Là-haut, notre maître.

M. de Champdoce respira. Norbert n’avait pas trompé la surveillance de ses gardiens ; ce n’était pas lui qui était aux écoutes dans le bois.

– Même, notre maître, ajouta le domestique de l’air le plus affligé, notre jeune maître est dans un état qui fait peine…

– Qu’a-t-il ?

– Ah ! voilà ! Il voulait absolument se sauver. Jean a été obligé d’appeler à l’aide. C’est qu’il est terriblement fort, monsieur Norbert. À six que nous nous sommes mis pour le tenir, nous n’étions que bien juste assez.

– On ne lui a fait aucun mal, au moins ?

– Oh ! pour cela, non. Il se serait pourtant jeté par la fenêtre, oui, sans nous. Il criait de toutes ses forces qu’il allait être absent deux heures, et qu’il lui fallait sortir qu’il s’agissait de son bonheur, de sa vie…

Trois heures ! C’est à cette heure précise que Mlle Diane arrivait au sentier de Bivron. Mais qu’importait cette circonstance touchante à un vieillard en qui le monstrueux épanouissement de l’idée fixe avait étouffé jusqu’au dernier vestige de sensibilité !

C’est avec la raide impassibilité de l’homme qui s’imagine remplir un devoir sacré qu’il gravit les deux étages du château et alla frapper à la porte de la chambre où Norbert était prisonnier.

Jean, le domestique de confiance vint ouvrir, et pendant une minute au moins, M. de Champdoce demeura immobile, sur le seuil, regardant.

La chambre était dans le plus affreux désordre. Tous les meubles avaient été renversés, ou le voyait ; quelques-uns avaient été brisés et leurs débris jonchaient le parquet.

Un robuste valet de charrue était assis devant la fenêtre.

Sur le lit, Norbert était couché tout habillé, la figure tournée du côté du mur.

– Laissez-nous, dit enfin M. de Champdoce à ses domestiques, qui se retirèrent.

Puis, s’avançant vers le lit, et s’adressant à son fils :

– Levez-vous, Norbert, ajouta-t-il.

Le jeune homme obéit.

Plus encore que la chambre, ses vêtements trahissaient la lutte désespérée qu’il avait soutenue. Le col et le devant de sa chemise étaient en lambeaux. Une poche de sa veste avait été arrachée et pendait sur le côté.

Tout autre que M. de Champdoce eut été frappé de l’expression sombre et farouche de sa physionomie. La colère avait tuméfié sa face et contracté ses traits, ses yeux hagards avaient cet éclat extraordinaire qu’on observe chez les fous.

– Qu’est-ce que cela signifie ? commença le duc de sa voix la plus rude, mes ordres ne suffisent plus, vous les méconnaissez ! Il a fallu, en mon absence, employer la force pour vous retenir.

Norbert se taisait.

– Ainsi, mon fils, ce sont là les inspirations de la solitude ? Quels sont donc vos projets, vos espérances ?

– Je veux, je prétends être libre.

Si nette et si décisive que fût la réponse, M. de Champdoce ne voulut pas l’entendre.

– À votre résistance obstinée, reprit-il, j’avais cru reconnaître les perfides conseils d’une femme décidée à tirer profit de votre inexpérience, et qui, pour s’emparer plus sûrement de vous, caressait votre orgueil et vos passions mauvaises.

Il s’interrompit, attendant un mot ; il ne vint pas.

– Cette femme, que je soupçonnais, poursuivit-il, je l’ai cherchée, et, comme bien vous pensez, je l’ai trouvée. J’arrive du bois de Bivron. Faut-il vous dire que j’y ai rencontré Mlle Diane de Sauvebourg ?

– Et… vous lui avez parlé ?

– Oui. Je lui ai dit ce que je pense de ces aventurières qui poursuivent de leurs agaceries les dupes qu’elles se proposent d’exploiter.

– Mon père !

– Quoi !… Vous seriez-vous laissé prendre aux beaux semblants d’amour de cette demoiselle ? Je vous croyais plus perspicace. Ce n’est pas à vous, marquis, qu’elle en veut, la fine mouche, mais bien à notre fortune et à notre nom. Mais je suis là, moi, jarnidieu ! et je lui ai appris, si elle l’ignorait, qu’il y a des maisons où on enferme les femmes qui détournent les jeunes gens !…

Une pâleur mortelle avait envahi le visage de Norbert.

– Vous lui avez dit cela !… fit-il d’une voix rauque. Vous êtes allé insulter la femme que j’aime, pendant qu’on me retenait ici. Ah ! prenez garde !… je finirais par oublier que vous êtes mon père…

– Jarnitonnerre ! hurla le duc, mon fils me menace !

Et fou de colère, aveuglé par le sang qui affluait à son cerveau, il porta à Norbert un terrible coup de son bâton fourchu.

Le pauvre garçon, par bonheur, avait reculé instinctivement. L’extrémité seule du bâton l’atteignit au-dessus de la tempe et glissa, en la déchirant, le long de la joue.

Ivre de fureur à son tour, il allait s’élancer sur son père, quand il s’aperçut que leurs mouvements dégageaient la porte restée ouverte ; c’était la liberté, le salut.

D’un bond il fut sur le palier, et, avant que le duc n’eût eu le temps de crier : Au secours ! il courait à travers champ comme un fou…

VIII

Le chemin pris par le sieur Dauman pour regagner son logis était plus long de beaucoup que la route ordinaire suivie par Mlle de Sauvebourg.

Mais il n’avait pas eu le choix, tenant surtout à n’être pas aperçu de la jeune fille.

Il avait compté, pour la devancer, sur ses longues jambes, et il n’avait pas eu tort. Il n’était plus question de rhumatismes. On lui eût donné vingt ans, à le voir détaler à travers champs.

Quand il arriva à sa maison, il était à bout d’haleine, et la sueur, à larges gouttes, tombait de son visage. Mais il arrivait le premier. Mlle de Sauvebourg ne s’était pas encore présentée.

– Écoute, toi, cria-t-il à sa ménagère, à ceux qui te demanderaient si je suis sorti aujourd’hui, tu répondras que je n’ai pas bougé de mon fauteuil.

La vieille eût bien souhaité quelques explications, mais il lui imposa brutalement silence. Il n’avait pas de temps à perdre.

Rapidement, il monta à son grenier, et d’un trou pratiqué dans la maîtresse poutre, et dissimulé avec un art merveilleux, il retira un flacon de verre noir, bouché à l’émeri qu’il glissa dans sa poche.

Revenu à son cabinet, il l’examina un moment, ce flacon, avec un affreux sourire, et après s’être assuré que le contenu était intact, il le déposa sur son bureau, derrière les dossiers.

Cette besogne terminée, il respira. Il s’essuya le front, arbora son beau bonnet de velours et revêtit la loque sordide qui lui servait de robe de chambre.

Mlle Diane pouvait arriver, il était prêt.

Le malheur est que les minutes s’écoulaient, et qu’elle ne paraissait pas. C’était bien la peine de s’exposer à une bonne pleurésie !

L’inquiétude commençait à gagner Dauman. S’était-il donc trompé ? Avait-il trop préjugé de l’implacable orgueil et de la sombre énergie de cette jeune fille ?

Déjà, à plusieurs reprises, Dauman était allé à la fenêtre explorer la route ; il avait tiré dix fois sa montre, il jurait à demi-voix, quand enfin on frappa légèrement à la porte du cabinet.

Entrez !… cria-t-il.

C’était elle, c’était bien Mlle de Sauvebourg.

Elle s’avança lentement, et sans répondre aux civilités obséquieuses du « Président », sans paraître même s’apercevoir de sa présence, elle s’assit ou plutôt s’affaissa sur une chaise.

Intérieurement, Dauman triomphait. Il avait vu juste. La faiblesse de Mlle Diane lui expliquait son retard.

Mais cet abattement extrême ne pouvait durer. Grâce à un effort terrible, elle secoua la torpeur qui l’envahissait et se dressa.

– Président, commença-t-elle d’une voix brève, il me faut un conseil. Écoutez-moi. Il y a une heure environ…

D’un geste désolé Dauman interrompit Mlle Diane.

– Hélas !… soupira-t-il, je sais tout !

– Vous savez…

– Que M. Norbert est prisonnier, oui, mademoiselle ; que vous avez rencontré M. de Champdoce au bois de Bivron, oui encore. Bien plus, tout ce que vous a dit monsieur le duc, on me l’a rapporté.

Mlle Diane ne put dissimuler un mouvement de stupeur et d’effroi.

– On vous a rapporté !… balbutia-t-elle ; qui ?…

– Un bûcheron qui sort d’ici. Ah ! les bois sont traîtres, mademoiselle. On cause tout haut, on donne la volée à ses secrets, on se croit seul, pas du tout ; il y a une paire d’oreilles derrière chaque tronc d’arbre. Ils étaient quatre fagoteurs à vous écouter, et ils n’ont pas perdu une seule syllabe. Dès que vous avez eu quitté le duc, ils se sont séparés pour aller, chacun de son côté, semer la nouvelle dans le pays. J’ai bien fait jurer à celui que j’ai vu de se taire, mais bast ! il est marié, il contera tout à sa femme. D’ailleurs, il y a les trois autres ! Empêchez donc les langues d’aller leur train !

Il s’interrompit comme pour respirer, en réalité afin de juger de l’effet produit. Il avait lieu d’être satisfait. Une angoisse affreuse contractait les traits si beaux de la malheureuse jeune fille.

– Mais je suis perdue, alors, dit-elle, perdue…

Maître Dauman baissa la tête. C’était répondre.

Cependant, non, Mlle de Sauvebourg ne pouvait se rendre ainsi, sans combat.

Elle saisit le bras du « Président, » et le secouant rudement :

– Tout n’est pas fini !… s’écria-t-elle… Voici que Norbert atteint sa majorité, il résistera, je le veux ; ne peut-on essayer…

– Quoi ?

– Eh !… le sais-je moi ! c’est vous qui devez le savoir. Que faire ? Parlez ; je suis prête à tout, puisque je n’ai plus rien à perdre. Non, il ne sera pas dit que ce duc de Champdoce m’aura humiliée, le lâche, et que je ne me suis pas vengée. Vous plaît-il de m’aider ?…

Le « Président » semblait tout effrayé de la violence de sa cliente.

– De grâce, mademoiselle, interrompit-il, calmez-vous, parlez plus bas… Ah ! vous ne connaissez pas M. de Champdoce, on le voit bien…

– C’est-à-dire que vous en avez peur !…

– Oui, mademoiselle, grand peur, je n’en rougis pas. Ah ! quel homme !… Quand il en veut à quelqu’un, il est capable de tout. Savez-vous qu’il a essayé de me faire casser le cou, à moi qui vous parle, pour me punir de l’avoir cité devant monsieur le juge de paix – il retira son bonnet – au nom d’un de mes clients ! Aussi, quand on vient me trouver pour une affaire contre lui… serviteur.

Depuis ce jour où elle avait osé donner rendez-vous à Norbert chez Dauman, Mlle Diane avait revu et consulté souvent ce dangereux personnage, et en toute occasion, elle l’avait trouvé dévoué à ses projets, lui prêchant confiance et courage.

Elle devait donc être surprise et indignée du brusque revirement du « Président, » ne devinant pas sa manœuvre, – toujours la même pourtant.

– En d’autres termes, reprit-elle avec l’accent du plus profond mépris, après nous avoir poussés à nous compromettre, vous nous abandonnez au dernier moment.

– Oh !… mademoiselle, pouvez-vous croire…

– À votre aise, Président, Norbert me reste… il suffit !

Maître Dauman hocha mélancoliquement la tête.

– Prenez garde, mademoiselle, prononça-t-il ; qui compte sur l’avenir compte deux fois. Savons-nous si, en ce moment même, monsieur le marquis ne répond pas Amen à toutes les propositions de son père ?

C’était verser de l’huile sur le feu ; le « Président » le savait bien. Il excellait en cet art d’exalter la passion par ses résistances calculées.

– Non !… s’écria Mlle Diane, supposer cela serait offenser Norbert. Lui, trahir… il se tuerait avant ! Il est timide, c’est vrai ; lâche, non. Avec ma pensée et son amour, il résistera…

Le sieur Dauman s’était laissé tomber sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, comme s’il eût été brisé par les émotions de cet entretien.

– Nous raisonnons froidement, dit-il, parce que nous sommes ici, libres, en sûreté. M. Norbert, lui, est prisonnier, exposé à toutes sortes de tortures physiques et morales, livré sans défense au caprice du plus méchant et du plus obstiné des hommes… Il est des heures de détresse où les caractères les plus solidement trempés faiblissent.

– Soit, vous avez raison. J’admets que Norbert m’ait abandonné, qu’il soit le mari d’une autre, que je reste moi, déshonorée, perdue, devenue la fable du pays ! Et vous pensez que tout serait dit ?…

– À la rigueur, mademoiselle, il vous resterait…

– Il me resterait la vie, Président, que je donnerais avec bonheur en échange d’une vengeance terrible !…

L’accent de Mlle de Sauvebourg trahissait une si effroyable résolution, que le « Président » tressaillit ; pour de bon, cette fois.

– Ce que c’est que de nous !… reprit-il après un moment. Voilà bien comme j’étais, moi, le soir du jour où, sur la dénonciation de M. de Champdoce, je fus mandé au parquet. – Il souleva sa calotte de velours. – Je ne savais que répéter, en montrant le poing à son château maudit : « Ah ! il verra ! il verra bien !… » Il n’a rien vu. J’ai cherché, je vous l’ai dit, des armes dans mon code…

– Oh ! ce n’est pas là que j’en chercherais, moi.

– J’entends bien. Beaucoup comme nous ont fait ce serment de haine, qui n’étaient pas des poules mouillées. Ils disaient, avec des blasphèmes à faire tomber le coq du clocher : « Qu’il tremble, ce noble de malheur ! un bon coup de fusil au coin d’une haie, à la brune, voilà ce qui l’attend. » Ils ont chargé leurs armes, ils sont allés à l’affût… et le duc se porte comme un charme.

Il soupira profondément, et poursuivit plus bas et comme se parlant à lui-même :

– Autant vaut pour eux que le cœur leur ait manqué. La justice veille, et pour elle un meurtre est un crime. Et pourtant, si les juges savaient quelquefois… si on examinait bien les circonstances !…

Qui sait de combien de misérables la mort de M. de Champdoce sauverait le bonheur ! ! !

Mlle de Sauvebourg pâlissait en écoutant ces lugubres lamentations. Chacune des paroles du « Président » trouvait en elle comme un écho et éveillait une détestable pensée. Sa conscience se troublait, la nuit se faisait pour ainsi dire dans son cerveau.

– Cependant, continuait Dauman, monsieur le duc vivra cent ans. Il est riche, il est puissant, il est honoré… Il s’éteindra doucement dans son lit, entouré de respect et d’hommages, il y aura foule à son enterrement, et monsieur le curé le recommandera au prône…

Depuis un moment, le « Président » avait repris derrière ses dossiers son flacon de verre noir, et il le tournait et retournait, – machinalement en apparence.

– Oui, ajouta-t-il, M. de Champdoce nous enterrera tous, à moins que…

Il déboucha le flacon et, avec précaution, fit glisser dans le creux de sa main une petite portion de son contenu.

C’étaient quelques grains d’une poussière très fine, blanchâtre, brillante, ou plutôt scintillante comme des cristaux microscopiques.

– Et voilà !… fit-il d’une voix sourde. Un peu de cette poudre, et personne ne craindrait plus ce terrible duc… On ne craint pas un homme qui est à six pieds en terre, sous une large pierre portant une belle épitaphe.

Il s’arrêta, son regard rencontra celui de Mlle Diane.

Pendant deux minutes, au moins, ils restèrent face à face, immobiles, frissonnants, la gorge serrée… Le silence était si profond qu’ils entendaient les battements précipités de leurs artères.

Ils se fixaient obstinément, chacun s’efforçant de descendre tout au fond de l’âme de l’autre ; chacun voulant s’assurer, avant de prononcer un seul mot, que sa criminelle pensée était bien celle de l’autre.

C’était vraiment un pacte dont leurs yeux arrêtaient les conditions. Ils s’entendirent, car Dauman, à la fin, se décida à parler bien bas, comme s’il eût tremblé que le son de sa voix n’éveillât quelque danger.

– Cela ne fait pas souffrir, dit-il.

– Ah !

– Imaginez-vous un coup d’assommoir sur la tempe : voilà l’effet. Dix secondes et c’est fini. Pas un cri, pas une convulsion, pas un hoquet, rien…

– Rien.

– Et pas d’apprêts. Une pincée suffit. On la laisse tomber dans n’importe quel liquide, dans du vin ou dans du café de préférence, elle est dissoute avant d’arriver au fond du vase. Et rien ne trahit sa présence. Elle n’altère ni la couleur, ni la saveur, ni le parfum…

– Mais on cherche… on retrouve.

– À Paris et dans quelques grandes villes, quelquefois. Au fond des campagnes, rarement. Jamais nulle part quand il n’y a pas déjà des soupçons. Si on cherchait…

– Eh bien ?

– On retrouverait et on constaterait les symptômes d’une apoplexie foudroyante. Il y a peut-être en France, quatre médecins capables de distinguer une différence… et encore !

Mlle de Sauvebourg avait pris une chaise et s’était approchée de Dauman. Ils se parlaient d’oreille à oreille, pour ainsi dire, d’une voix brève et saccadée.

– D’ailleurs, reprit Dauman, ce n’est pas tout que de dire : « Il y a ceci là », il faut prouver qu’on l’y a mis, et chercher qui l’y a mis.

– Oui, peut-être…

– Il n’y a pas de peut-être. Les investigations seraient vite à bout. On ne trouve pas ce…

Il s’arrêta court, un mot lui était venu aux lèvres qu’il n’osait prononcer. Il toussa pour masquer son hésitation, et reprit vivement :

– Cette substance ne se délivre pas chez les pharmaciens. Elle est rare, difficile à préparer et à obtenir, extrêmement coûteuse… Si quatre ou cinq laboratoires en conservent quelques centigrammes à l’état pur, c’est uniquement pour les besoins de la science. Impossible d’imaginer que quelqu’un, en ce pays, en possède un atome. Où et comment aurait-on pu se la procurer ?

– Cependant, vous… ?

– Autre histoire. J’ai rendu, quand j’étais dans les affaires, un service signalé à un chimiste éminent, et il me fit présent de ce… produit de son art. Remontez donc à cette origine ! Il y a dix ans de cela, et le chimiste est mort.

– Il y a dix ans !…

– Passés. Et cependant cette substance, précieusement conservée, n’a perdu aucune de ses précieuses propriétés.

– Aucune ?

– Je m’en suis assuré il n’y a pas un mois. Un hasard ; j’en ai délayé une pincée dans une jatte de lait, que j’ai présentée à un chien de forte taille. À la deuxième lampée, il roulait foudroyé.

Saisie d’une indicible horreur, Mlle de Sauvebourg se jeta violemment en arrière.

– Horrible !… balbutia-t-elle, horrible !

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres minces du « Président ».

– Pourquoi, horrible ? Ce chien avait été mordu, il pouvait devenir enragé, me mordre, et j’expirais dans les plus affreuses souffrances. N’est-ce pas un cas de légitime défense ? Restons dans l’espèce. Plus dangereux que le chien, un homme s’apprête à m’assassiner moralement… je le supprime. Suis-je coupable ? La loi dit oui et me condamne, mais ma conscience m’absout. Mieux vaut tuer le diable…

La main de Mlle Diane, violemment appliquée sur la bouche du « Président » arrêta brusquement l’exposé de ces monstrueuses théories.

– Écoutez ! fit-elle.

On entendait dans l’escalier un pas pesant.

– Norbert !…

– Impossible ! Est-ce que son père…

– C’est lui ! répéta Mlle de Sauvebourg.

Et, arrachant des mains de Dauman le flacon de verre noir, elle le glissa dans l’ouverture de son corsage.

Mlle de Sauvebourg avait eu un éclair de seconde vue.

Si invraisemblable que cela dût sembler, ce pas lourd et mal assuré qui ébranlait l’escalier, c’était bien celui de Norbert.

Il parut, et sa vue arracha au « Président » et à Mlle Diane un même cri d’effroi.

Tout en lui trahissait quelque épouvantable catastrophe, tout : sa démarche automatique, ses yeux hagards, le sang mal essuyé qui couvrait son visage.

Dauman eut comme l’idée d’un crime.

– Vous êtes blessé, monsieur le marquis ? demanda-t-il.

– Oui… mon père m’a frappé.

– Comment, c’est lui qui…

– C’est lui.

Mlle Diane, elle aussi, avait cru à quelque chose de pis ; elle tremblait comme la feuille en s’approchant de Norbert.

– Permettez, disait-elle, que j’examine votre blessure… – elle lui prenait la tête entre ses mains, et se haussait pour mieux voir. – C’est là, n’est-ce pas ? Tous les cheveux, au-dessus de la tempe, sont collés ensemble. Grand Dieu !… Un pouce plus bas !… Président, si on allait quérir un médecin ? Donnez-moi toujours un peu d’eau fraîche et un morceau de toile…

Mais, malgré sa résistance, Norbert se dégagea et la repoussa.

– Nous nous occuperons de cette niaiserie plus tard, interrompit-il de ce ton tranchant et dur que donne aux hommes le péril bravé ou une grande résolution prise. J’ai évité le coup, un coup formidable, qui devait me coucher. Sans un mouvement instinctif, j’étais assommé sur place, par mon père…

– Par le duc ? Pourquoi ?… Que s’est-il passé ?

– Il vous a offensée, Diane, et il a osé venir me le dire… s’en vanter… à moi ! Par le saint nom de Dieu ! me prend-il donc pour un bâtard ! Ne sait-il pas que le sang de mes veines est le sien, le sang des Champdoce ! À ses lâches insultes, j’ai répondu par des menaces, il a frappé…

Mlle de Sauvebourg fondait en larmes.

– Et c’est moi, balbutia-t-elle, c’est moi qui suis cause…

– Vous !… Vous lui avez peut-être sauvé la vie. Sans vous, Diane, j’aurais châtié ce suprême outrage. Me frapper de son bâton, moi, comme un laquais !… Votre souvenir m’a arrêté… j’ai fui, et jamais plus je ne passerai le seuil du château. On parle de la malédiction des pères, celle des fils doit aussi porter malheur. Mais le duc de Champdoce n’est plus mon père, je ne le connais plus… je veux l’oublier ! ou plutôt, non… je veux me souvenir pour haïr et pour me venger.

De sa vie, maître Dauman n’avait éprouvé joie si pleine et si grande. Tous ses exécrables instincts s’épanouissaient délicieusement.

Certes, il avait été puissamment servi par les circonstances, mais enfin il pouvait s’enorgueillir d’avoir, par ses savantes combinaisons, préparé et hâté la dernière crise, maintenant imminente.

Le moment lui parut venu de prendre la parole.

– Enfin, monsieur le marquis, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon ! Votre père a enfin commis une imprudence qui va lui coûter cher… Ah ! monsieur le duc, pour un homme adroit, quel pas de clerc !… Nous vous tenons…

– Que voulez-vous dire ?

– Simplement qu’il dépend de nous de secouer dès demain le joug paternel. Enfin, nous possédons les éléments d’une plainte !… Nous avons séquestration, menaces, violences avec l’aide de tiers, sévices graves, coups et blessures ayant mis la vie en péril… toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi ! Un médecin va venir, qui constatera l’état de la tête et fera un rapport que nous garderons. Les faits sont-ils niables ? Non. Nous produirons quantité de témoins. Pour ce qui est de la blessure, messieurs de la cour en peuvent distinguer l’affreuse cicatrice… Pour commencer nous introduirons un référé, à l’effet de voir dire que nous ne serons pas réintégré au domicile paternel. En même temps, requête : « Attendu que le duc de Champdoce prétend violenter nos sentiments les plus légitimes et les plus respectables, nous supplions humblement monsieur le président, etc., etc., » comme il est dit au modèle 7 du formulaire… Ensuite, jugement qui nous émancipe, ou qui du moins…

– Assez ! interrompit Norbert. Ce jugement me donnera-t-il le droit d’épouser qui bon me semble sans le consentement de M. de Champdoce ?

Maître Dauman hésita. Dans son opinion, vu les circonstances et l’état mental du duc, Norbert pouvait arriver à obtenir de la justice l’autorisation de contracter une alliance honorable… Seulement, le dire, c’était conseiller la patience.

Il répondit donc hardiment :

– Non, monsieur le marquis.

– Alors, pas de plainte ! Les Champdoce ont toujours lavé leur linge sale en famille, je ferai de même.

Le ton ferme de Norbert ne laissait pas que de surprendre le « Président ».

– Si j’osais, commença-t-il, donner un conseil à monsieur le marquis…

– Un conseil ! Non. Mon parti est pris ; mais j’ai besoin d’un service. Il me faudrait, avant vingt-quatre heures, une grosse somme, une vingtaine de mille francs.

– On pourrait les trouver, monsieur le marquis, mais ce serait cher… bien cher !…

– Eh ! que m’importe !

Mlle de Sauvebourg allait hasarder une objection, Norbert l’arrêta d’un geste.

– Ne me comprenez-vous donc pas, Diane ? reprit-il avec la plus extrême agitation ; ne devinez-vous pas mes projets ? Ici notre vie ne peut être qu’un long martyr : un odieux caprice de nos parentes nous sépare… Il faut fuir. Partons… je saurai bien trouver quelque retraite sûre où nous vivrons heureux et ignorés…

– Mais c’est de la folie ! s’écria Dauman effrayé.

– Est-ce votre avis, Diane ? demanda Norbert.

La jeune fille baissa la tête sans répondre.

– On vous poursuivrait, insista le « Président », on vous découvrirait infailliblement.

– Silence !… fit impérieusement Norbert.

Et, s’agenouillant devant Mlle de Sauvebourg, il lui dit d’une voix tremblante de la passion la plus vive :

– Est-ce vrai, Diane, que vous hésiterez à me confier votre vie, si je vous jure devant Dieu de vous consacrer mon existence entière, toutes mes pensées et tout mon être ? Quand je vous le demande à genoux, à mains jointes, refuserez-vous de fuir ?…

À la contraction des traits de Mlle de Sauvebourg, on devait croire qu’un violent combat se livrait en elle.

– Je ne puis, murmura-t-elle enfin, non, je ne puis.

D’un bond, Norbert se redressa.

– Ah ! c’est que vous ne m’aimez pas ! s’écria-t-il avec l’accent du désespoir. Fou que j’étais, quand je croyais… Vous ne m’avez jamais aimé.

Elle, cependant, levait vers le ciel ses beaux yeux noyés de pleurs.

– Tu l’entends, ô mon Dieu ! disait-elle avec une expression sublime ; il dit que je ne l’aime pas !…

– Alors pourquoi repousser notre seul moyen de salut ?

– Norbert, mon ami…

– Je ne le comprends que trop… le monde vous fait peur ; il y a les préjugés, l’opinion…

Il s’interrompit, accablé du regard de reproche que lui jetait Mlle Diane.

– Faut-il donc, reprit-elle, que je descende jusqu’à me justifier ?… Que me parlez-vous de préjugés ! Ne les ai-je pas défiés ?… Ai-je craint de me montrer par les chemins, en plein jour, appuyée sur votre bras ? Le monde !… Il m’a jugée déjà, quoi que je fasse… Tout ce que nous avons dit, je pourrais sans rougir le répéter à ma mère ; trouvez quelqu’un qui le croie. L’opinion ! que peut-elle encore me prendre ? Ne suis-je pas perdue de réputation, alors que jamais les bornes de l’austère pudeur n’ont été franchies ? Quand on parle à Bivron de la demoiselle de Sauvebourg, on ajoute : « Ah ! oui, la maîtresse du jeune marquis de Champdoce ! »

Sa voix était si douce à la fois et si pénétrante, que Dauman lui-même était ému. Il sentait dans le coin de sa paupière ce picotement qui annonce une larme près de venir, quand il crut s’apercevoir que Mlle de Sauvebourg lui faisait un signe.

Il douta. Avait-elle donc la plénitude de son sang-froid ? Était-ce supposable ? Cet accent qui arrivait à une telle intensité d’émotion serait donc joué ?

Norbert, lui, était transporté de colère.

– Qui parle ainsi ? s’écria-t-il, qui ose prononcer votre nom autrement qu’avec un profond respect ?

– Hélas ! mon ami, tout le monde. Et demain, ce sera bien autre chose. Il y a quelques heures, pendant que votre père m’accablait de son mépris, quatre personnes, cachées près de nous, écoutaient…

– C’est impossible.

– Ce n’est que trop vrai, affirma Dauman, je le tiens d’un de ceux qui étaient cachés.

Cette fois, impossible de se faire illusion. Il n’y avait pas à se méprendre au coup d’œil que venait de lui lancer Mlle de Sauvebourg ; elle lui ordonnait de sortir. Pourquoi ne pas obéir ?

– Écoutez-, fit-il… On m’appelle… excusez…

Et il sortit, refermant à grand bruit la porte derrière lui.

Il ne fallait pas moins que ce grand fracas de serrures, pour que Norbert remarquât le départ du « Président ».

Il ne s’en sentit ni plus ni moins libre.

– Ainsi, reprit-il d’une voix sourde, le duc de Champdoce n’avait même pas eu cette vulgaire prudence, cette délicatesse banale de s’assurer que nul ne pouvait l’entendre ? On écoutait !… Et lui ne se doutait pas qu’en vous outrageant comme il l’a osé faire, il se couvrait de honte, il se déshonorait !…

– Hélas !

– Quelle folie est donc la sienne ! Notre désespoir présent ne lui suffit pas, il veut encore briser notre avenir… Qu’espère-t-il ? Croit-il ainsi me forcer à accepter cette héritière qu’il m’a choisie, cette Marie de Puymandour que je hais sans la connaître !…

Mlle de Sauvebourg tressaillit : elle la connaissait, elle. Le duc ne lui avait pas dit le nom de la femme qu’il destinait à son fils. Ce nom devait rester gravé dans sa mémoire, comme s’il eût été imprimé au fer rouge dans sa chair même.

– Ah ! murmura-t-elle, c’est Mlle Marie qu’on vous offre…

– Oui, elle… ou plutôt ses millions… S’il en trouvait une plus riche dans le pays, fût-elle la dernière des vachères, on me l’imposerait. Mais ma main se sèchera et tombera en poussière avant que je la laisse tomber dans la sienne !… Vous l’entendez, Diane !…

Elle sourit tristement, et murmura :

– Pauvre Norbert !

Ces deux mots, ainsi prononcés, avaient une signification que le jeune homme ne pouvait pas ne pas comprendre.

– Vous êtes cruelle, reprit-il, pénétré de douleur. Qu’ai-je fait pour mériter cette injuste défiance ? Avec quels serments dois-je jurer que je n’aurai jamais d’autre femme que vous ?…

Mlle de Sauvebourg ne répondant pas, il crut voir comme une lueur dans ses ténèbres.

– Grand Dieu ! s’écria-t-il, palpitant d’espérance, est-ce parce que vous doutez de moi que vous refusez de me suivre ?

– Non, le doute ne m’arrêterait pas.

– Mais qu’est-ce donc alors, puisque vous méprisez les absurdes propos du monde ? N’est-ce donc pas la liberté, le bonheur, que je vous propose ? Qui vous retient ?

Elle se redressa fièrement, et d’une voix ferme répondit :

– Ma conscience !

Norbert fut comme anéanti.

Jusqu’à ce moment, un merveilleux espoir le soutenait, lui faisait oublier l’injure reçue et sa haine, et voici qu’elle lui échappait comme de l’eau qu’il aurait essayé de retenir entre ses mains.

Il comprenait que rien désormais ne serait capable de faire revenir Mlle Diane sur sa résolution.

Cependant elle continuait :

– Oui, ma conscience, dont je ne saurais étouffer la voix, ma conscience, qui jusqu’ici m’a donné le courage de marcher le front haut, et dépit des murmures que je recueille sur mon passage. En ce moment, elle me crie : « Arrête ! » Je ne passerai pas outre. Si rude que soit mon devoir, et dût mon cœur se briser, je n’y faillirai pas, je ne vous suivrai pas…

Un spasme nerveux lui coupa la parole, mais elle le dompta, et reprit avec plus d’énergie :

– Seule au monde, j’hésiterais peut-être. Mais j’ai les miens, j’ai une famille où l’honneur est comme un dépôt sacré, dont chaque membre garde une portion dont il doit compte aux autres.

– Une famille qui vous sacrifie à un frère aîné !…

– Soit !… je n’en aurai que plus de mérite ! Où avez-vous pris que la vertu soit toujours facile ?

Elle prêchait la révolte, et donnait l’exemple de la piété filiale !… Mais Norbert n’était pas en état d’apercevoir la contradiction.

– Mais ici, continua-t-elle, ma raison et ma conscience sont d’accord. Pour une jeune fille, sortir du cadre étroit des conventions sociales, c’est la mort. Vous cesseriez bientôt d’estimer celle que les autres mépriseraient…

– Me croyez-vous donc ?…

– Je vous crois homme, mon ami. Admettez que je vous suive aujourd’hui, et que demain on vienne vous apprendre que mon père, pour un propos sur mon compte, s’est battu en duel et a été tué… que ferez-vous ?

Tant d’objections se présentaient à la fois à l’esprit du pauvre garçon qu’il resta court.

– Croyez-moi donc, reprit la jeune fille, fuyez… mais seul. La vie en ce pays, près de votre père, serait insoutenable… Il serait, je le sens, plus sage d’obéir, mais vous conseiller d’épouser… cette autre, est au-dessus de mes forces. Partez, mon ami, vous avez vingt ans à peine, il n’est pas de douleur que le temps n’efface… Vous m’oublierez, je le veux !…

– Vous oublier !… s’écria Norbert ; moi !…

Et saisissant le bras de Mlle de Sauvebourg il ajouta :

– Vous pourriez donc m’oublier, vous !

Il était si près d’elle, qu’elle sentait sur son visage son souffle brûlant.

– Moi, balbutia-t-elle, moi !…

Norbert se recula comme pour la mieux tenir sous son regard.

– Et si je partais, interrogea-t-il, que deviendriez-vous ?

À cette question, Mlle de Sauvebourg parut perdre contenance. Un sanglot souleva sa poitrine, son énergie parut sur le point de l’abandonner.

– Moi, répondit-elle d’une voix douce et résignée comme devait l’être celle des martyres près d’entrer dans le cirque, moi je connais mon sort. Nous nous voyons en ce moment pour la dernière fois. Je vais rentrer à Sauvebourg… on doit tout savoir ! Je trouverai mon père irrité et menaçant. Il me fera monter dans une voiture et… demain… je serai au couvent.

– Ah ! jamais ! Ne sais-je pas que ce serait pour vous une lente agonie ; ne me l’avez-vous pas dit ?

Il s’avança pour la soutenir, elle chancelait.

– Oui, répondit-elle, mais il le faut, c’est le devoir… Pour me sauver à cette heure, il faudrait… un miracle, le consentement de votre père. Là-bas, je vivrai de nos souvenirs… Et d’ailleurs… quand le fardeau est si lourd qu’il vous écrase, on le jette… Dieu ne saurait punir cela. L’agonie ne durera que ce que je voudrai…

Elle avait, tout en parlant, glissé sa main sous son corsage, et elle en sortait à demi le flacon de verre noir.

Norbert comprit.

– Malheureuse ! s’écria-t-il.

Il voulut lui prendre le flacon, elle résista, elle se débattit, pourtant il parvint à s’en emparer.

Mais cette lutte parut avoir épuisé les dernières forces de Mlle Diane. Ses beaux yeux se fermèrent, sa tête se renversa, elle s’abandonna inerte entre les bras de Norbert qui, les cheveux hérissés, se demandait s’il n’allait pas recueillir son dernier soupir.

On l’eut dite expirante, et cependant elle murmurait encore quelques paroles d’une voix défaillante, mais pourtant distincte.

Elle conjurait Norbert de lui rendre ce flacon, sa liberté à elle. Puis, avec une admirable précision, elle donnait toutes les indications qu’elle tenait de Dauman.

 

– Oh ! mon unique ami, disait-elle, rends-le moi… Cela ne fait pas souffrir… dix secondes… pas une plainte… une pincée dans du vin ou du café… On ne peut se douter de rien…

À cette pensée qu’elle voulait mourir, cette bien-aimée de son âme, et mourir parce qu’on la séparait de lui, et de quelle mort !… Norbert sentait sa raison s’égarer.

– Diane, répétait-il, en se penchant vers elle, Diane !…

Mais elle poursuivait, comme dans le délire de la fièvre :

– Mourir !… après tant de divines espérances. Ah !… monsieur de Champdoce, vous êtes sans pitié !… Vous m’avez pris mon bonheur, il vous a fallu ensuite mon bonheur de jeune fille, le présent et l’avenir… Maintenant il vous faut ma vie et vous me tuez… Grâce, monsieur le duc !…

Norbert poussa un cri terrible, un cri de haine et de rage, qui alla épouvanter Dauman dans son corridor.

Un exécrable projet venait d’éclater dans son cerveau.

Il souleva Mlle Diane et la déposa dans le fauteuil du « Président ».

– Non, tu ne te tueras pas, disait-il d’une voix rauque, et je ne partirai pas…

Il la regarda une fois encore : elle avançait les lèvres, comme pour les tendre à ses baisers, elle murmurait son nom…

Eût-il eu sa raison encore, c’eût été la dernière goutte du philtre qui verse l’ivresse furieuse, folle.

– Tu seras à moi, murmura-t-il, et ce poison qui t’était destiné, sera le châtiment et la vengeance…

Et aussitôt, de ce pas raide et effrayant des malheureux en état de somnambulisme, il se retira…

Les pas de Norbert retentissaient encore dans le vestibule de la maison, que déjà maître Dauman s’était précipité dans son cabinet.

Il était blême, ce digne « Président », et ses dents claquaient.

Cette scène, dont il n’avait perdu ni un geste, ni une intonation, ni un clignement d’yeux, l’avait terriblement remué.

Mais il faillit tomber de son haut, lorsque, rentrant, il aperçut Mlle Diane, qu’il croyait trouver en syncope, debout devant la fenêtre, le front collé à la vitre, regardant s’éloigner Norbert.

– Quelle femme ! murmura-t-il, quelle femme !

Norbert venait de quitter la grande route. Mlle de Sauvebourg ne pouvait plus l’apercevoir, elle se retourna.

Elle était pâle sans doute, mais non extrêmement. Ses paupières étaient rouges et gonflées, mais l’orgueil de la victoire éclatait dans ses yeux.

– Demain, Président, dit-elle, demain je serai duchesse de Champdoce !

Il était à ce point abasourdi, que lui, l’orateur de Bivron, il ne trouvait pas une syllabe.

– À moins, cependant, ajouta Mlle Diane, que tout ne se découvre ce soir.

Le sieur Dauman sentit un frisson courir le long de sa maigre échine. Elle disait cela d’un ton !… Brrr !…

Pourtant, à tout hasard, – il faut tout prévoir, – il essaya de poser la base d’un futur système de défense.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle, balbutia-t-il, que peut-on découvrir, que voulez-vous dire ?…

Elle lui lança un regard si écrasant de mépris et d’ironie qu’il fut atterré, et que les mots expirèrent dans son gosier.

Il reconnaissait son erreur. Il avait cru jouer avec Mlle Diane, comme le chat avec la souris, et pas du tout, c’est elle qui s’était jouée de lui. Il avait été sa dupe.

– Le succès semble infaillible, reprit-elle, seulement… Norbert est maladroit.

Avec une tranquillité affectée, presque incroyable, après toutes les émotions qu’elle avait subies coup sur coup depuis le matin, elle rajustait sa coiffure un peu dérangée et redonnait à sa robe des plis gracieux.

Quand ce fut fini, après un dernier coup d’œil au miroir du « Président » :

– On doit s’inquiéter de mon absence à Sauvebourg, dit-elle, il faut que je rentre…

Et d’un ton où perçait, en dépit de sa puissance sur elle-même, ses mortelles angoisses et les affreuses appréhensions qui l’agitaient, elle ajouta :

– Ah ! les heures seront longues, cette nuit !… Que ne sommes-nous à demain !… Tout sera décidé quand nous nous reverrons, Président !… Allons… adieu !

Tout cela avait été si rapide, si inattendu, que le sieur Dauman se demandait s’il n’avait pas rêvé.

Mais non. Il était bien éveillé. Et avant de s’éloigner, Mlle de Sauvebourg lui avait, comme à dessein, jeté une inquiétude qui grandissait de minute en minute, qui le poignait et l’étreignait, qui l’obsédait comme ces spectres grimaçants qui, dans les nuits de cauchemar, viennent s’asseoir sur la poitrine, et dont le poids imaginaire étouffe.

Ces trois mots : « Norbert est maladroit » étaient comme une meule oscillant au-dessus de sa tête et près de l’écraser.

Si grande devint sa terreur qu’un instant il délibéra s’il ne courrait pas jusqu’au château de Champdoce, pour prévenir… Mais c’était aller au-devant d’un péril certain !

Il s’affaissa sur son fauteuil, et les coudes sur la tablette de son bureau, le front entre ses mains, il essaya de se remettre, de réfléchir.

Peut-être tout s’accomplissait-il en ce moment même ? Où en était à présent Norbert, que faisait-il ?

Norbert remontait alors le chemin d’exploitation qui conduit à Champdoce, entre deux rangers de noyers.

Toute faculté de raisonnement était abolie en lui, et cependant il croyait raisonner. L’ivresse la plus furieuse a son discernement particulier. Ceux qui ont approché les fous savent avec quelle stupéfiante lucidité ils tirent d’une imagination absurde des déductions logiques.

Les ténèbres qui enveloppaient son esprit laissaient en pleine lumière sa résolution. Il voyait très clairement comment il en viendrait à ses fins.

Tous les gens de Champdoce, et Norbert comme eux, buvaient du vin récolté dans les environs, très sain, mais grossier. Le duc, pour son usage particulier, s’en réservait d’une qualité meilleure, qu’il tirait de ses propriétés du Médoc.

Le vin du maître, comme on disait au château, lui était servi dans une grosse bouteille, qu’après chaque repas on plaçait sur une des planches de la salle commune, à la portée de tous, et sans danger, car personne n’eût osé y toucher.

Norbert pensait à cette bouteille ; il la voyait sur sa planche. Quand il entra dans la cour du château, plusieurs serviteurs qui s’y trouvaient, occupés à charger des charrettes de paille, interrompirent leur besogne pour le regarder curieusement.

Ils savaient tous les événements de tantôt : que M. de Champdoce avait voulu assommer son fils, et que celui-ci s’était enfui en le maudissant.

Naturellement, ils prenaient parti pour Norbert. Mais sa présence les emplissait d’étonnement, car ils avaient pensé qu’on ne le reverrait pas de longtemps à Champdoce.

Lui, sans prendre garde à eux, marcha droit à la salle commune. Elle était déserte. Il eut un soupir de satisfaction.

Alors, mû par un instinct de prudence qu’on n’eût pas attendu de son égarement, il alla ouvrir successivement toutes les portes, afin de s’assurer que nul ne l’épiait. Il se pencha même aux fenêtres.

Il était bien seul !

Aussitôt, avec une rapidité extrême, et une prodigieuse précision de mouvements, il atteignit la bouteille, la déboucha avec ses dents, et y fit glisser, non une pincée, mais deux ou trois de la poudre du flacon.

Il agissait mécaniquement, pour ainsi dire, sans conscience de ses actes, comme si une volonté autre que la sienne eût disposé de ses membres.

Mais il ne négligea rien.

À deux ou trois reprises, il retourna la bouteille et l’agita, pour hâter la dissolution, sans brusquerie, toutefois, crainte de troubler le vin ou de provoquer une mousse suspecte.

Quelques atomes de la poudre étaient restés attachés au goulot de la bouteille, il les essuya minutieusement, non avec une des serviettes qui se trouvaient sur le dos d’une chaise, car il redoutait quelque accident, mais avec son mouchoir de poche.

Tout fut terminé en moins d’une minute.

Il replaça la bouteille sur la planche, et alla s’asseoir dans un coin, attendant…

M. le duc de Champdoce arpentait alors rageusement la grande allée de marronniers.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, cet homme entêté, jusqu’à l’absurde, ce despote regrettait un de ses actes, et se repentait.

Non, assurément, à cause de l’acte en lui-même, il estimait que Norbert méritait, et au-delà, le châtiment qu’il lui avait infligé, mais en raison des conséquences possibles, sinon probables.

Les considérations qui avaient frappé Dauman, l’apôtre du Code, se présentaient à son esprit comme autant de cuisants remords.

Il apercevait tous les éléments d’une plainte au parquet. Quels en seraient les résultats ? Oh ! il ne s’abusait pas. Il savait que pour beaucoup de gens sa façon de vivre présentait un caractère très accusé de monomanie.

Le tribunal une fois saisi de l’affaire ne lui enlèverait-il pas toute autorité sur son fils ? C’était à supposer. Qui sait ? on lui contesterait peut-être jusqu’à l’exercice de son influence morale.

L’idée de recourir à la justice ne viendrait pas à Norbert, pensait-il ; mais manquait-il de complaisants pour la lui souffler ?

Toutes ces réflexions enflammaient sa colère, mais lui démontraient en même temps l’absolue nécessité de dissimuler, d’agir désormais avec une prudence extrême.

Il ne renonçait pas à ses vues sur Mlle de Puymandour non, il eût renoncé à la vie plutôt ; mais il se résignait, pour atteindre son but, à substituer la ruse à la violence.

L’important, le difficile aussi, était de ramener Norbert. Consentirait-il à revenir sous le toit paternel ?

Il ne serait pas fort malaisé ensuite de l’amadouer et de lui faire oublier, à force de cajoleries, l’odieuse scène.

Il en était là quand on vint le prévenir en hâte de la rentrée de Norbert. On ne pouvait lui annoncer plus agréable nouvelle.

– Je le tiens ! pensa-t-il.

Et lestement il gagna le château.

Quand il rentra dans la salle commune, Norbert, oubliant son respect accoutumé, ne se leva pas.

Cette infraction aux règles de l’étiquette domestique frappa beaucoup le duc.

– Jarnicoton ! pensa-t-il, est-ce que mon drôle se croit déjà affranchi de tout devoir ?

Mais il ne laissa rien paraître de l’inquiétude que lui causa cette petite circonstance. D’ailleurs, le sang qui couvrait encore le visage de son fils lui causait une certaine impression.

– Norbert, mon ami, demanda-t-il, souffrez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas fait panser votre blessure ?

Il attendait une réponse, elle ne vint pas.

– Pourquoi ce sang encore à cette heure ? poursuivit-il, est-ce un reproche ? Il n’en était pas besoin, mon fils, pour me faire déplorer mon emportement, ma… violence de tantôt.

Norbert ne répondait toujours pas, et ce silence, outre qu’il désappointant fort M. de Champdoce, l’embarrassait terriblement.

Le personnage qu’il faisait était si nouveau pour lui, il s’imposait une contrainte si extraordinaire, qu’il ne savait plus quelle attitude prendre, ni quelles paroles prononcer.

En cette extrémité, bien plus pour se donner une contenance que parce qu’il avait soif, il prit sur un dressoir un verre qu’il posa sur la table, et, atteignant sa bouteille, il le remplit à demi de vin.

Un frisson d’horreur secoua Norbert de la nuque aux talons.

– Voyons, mon fils, reprit le duc, quelles excuses doit vous faire votre père ? Parlez, un homme s’honore en reconnaissant ses torts.

Il avait pris le verre, et machinalement il l’élevait à la hauteur de l’œil.

Norbert ne respirait plus : il lui semblait que le vide se faisait autour de lui.

La tête lui tournait, il entendait comme des détonations à ses oreilles, son estomac se soulevait, ses veines charriaient des torrents de lave… Pourtant il ne broncha pas.

– Il est cruel, continuait le duc, il est douloureux de s’humilier devant son fils… et de s’humilier inutilement.

En vain Norbert détournait la tête… il voyait.

M. de Champdoce flairait le verre ; il l’approchait de ses lèvres ; il allait boire… Non ! Norbert ne put supporter cela.

D’un bond il fut sur son père, et, lui arrachant le verre des mains, il le lança par la fenêtre, en criant d’une voix terrifiante :

– Ne buvez pas !…

Le mouvement de Norbert, sa physionomie, sa voix, valait toutes les explications.

Une épouvantable lueur éclaira le duc.

Ses traits se décomposèrent, sa face s’empourpra, ses yeux s’injectèrent de sang, il ouvrit la bouche pour parler, il n’en sortit qu’un râle sourd, il étendit les bras, battit l’air de ses mains et bomba raide, à la renverse, heurtant de la nuque l’angle d’un lourd dressoir de chêne.

 

Norbert s’était précipité dehors.

– Au secours ! criait-il ; à moi !… J’ai tué mon père.

IX

Tout ce qu’avait pu dire M. le duc de Champdoce de la soif d’anoblissement qui ardait M. de Puymandour et tout ce qu’il pensait encore était bien au-dessous de la triste et bouffonne réalité.

Pauvre homme !

Il était heureux autrefois, quand le nom de Palouzat, qui était le nom de son père, un honnête homme, suffisait à son ambition.

Alors, il avait une importance incontestable.

Ses grands revenus le plaçaient à cent piques des hobereaux envieux et besogneux qui faisaient la cour à ses écus.

On respectait en lui l’homme qui avait su amasser honnêtement une immense fortune.

On l’estimait et on l’aimait pour ses qualités sérieuses, sa délicatesse et la sûreté de ses relations. Personne ne songeait à lui contester un rare bon sens, et même un esprit dont les saillies méridionales ne manquaient pas de brillant.

Tout ce prestige s’évanouit le jour où la fatale idée lui vint de signer au bas d’une invitation à dîner : Comte de Puymandour.

De ce moment ses misères et ses tribulations commencèrent.

Entre la noblesse, qui le raillait et refusait de le reconnaître pour sien, et la bourgeoisie qui, ne voulant pas de lui, se moquait de ses prétentions, il se trouva comme un volant entre deux raquettes, renvoyé, rejeté, ballotté, bafoué.

Comme de raison ses déboires irritèrent sa manie.

On contait, en se tenant les côtes, la légende des complaisances auxquelles il se résignait, uniquement pour se faire tolérer de l’aristocratie poitevine.

Et que de mauvais compliments digérés, de camouflets empochés, de couleuvres avalées !… Dieu seul et lui en savaient le compte.

C’est-à-dire de quelle ardeur incomparable il souhait le mariage de sa fille et du fils du haut et puissant seigneur Dompair duc de Champdoce.

Il avait sacrifié le tiers de sa fortune à l’honneur de cette alliance, il l’eût donnée entière pour cette perspective de faire sauter sur ses genoux un vrai duc ayant dans ses veines du sang des Palouzat mêlé à celui des héros des croisades.

Puis, le mariage mettrait un terme à ses maux. Son gendre saurait bien imposer silence aux railleurs et le faire accepter.

Tout cela lui semblait si beau, qu’il s’était bien gardé d’en souffler mot à qui que ce fût. Une déconvenue eût encore ajouté à son fonds de ridicule, déjà considérable.

Il avait même poussé la prudence jusqu’à ne rien dire à sa fille. Les femmes sont si indiscrètes !

Le lendemain seulement du jour où il eut la parole définitive du duc de Champdoce, M. de Puymandour songea à prévenir sa fille.

D’obstacle, il n’en apercevait point.

Comment sa fille ne serait-elle pas ravie, lorsque lui, il était aux anges !

C’était au matin, dans une pièce trop richement décorée, qu’il appelait sa bibliothèque, qu’il prenait cette détermination.

Il sonna ; un domestique parut.

– Allez, lui dit-il, demander à la femme de chambre de Mlle Marie, si mademoiselle peut me recevoir et m’accorder un moment d’entretien.

C’est de l’air le plus solennel qu’il donna cet ordre étrange, lequel ne parut nullement surprendre le domestique.

Les relations entre le père et la fille étaient ainsi réglées.

Depuis longtemps, M. de Puymandour avait adopté pour son intérieur une étiquette que les railleurs disaient empruntée à la cour d’une vieille archiduchesse.

Moins de deux minutes après la sortie du domestique, on gratta à la porte de la bibliothèque.

Il cria : « Ouvrez ! » et tout aussitôt Mlle Marie entra et, se jetant à son cou, lui appliqua sur les joues deux bons gros baisers sonores.

Ces embrassades ne le charmèrent pas, il s’en faut. Peut-être lui paraissaient-elles peu nobles et dignes tout au plus de gens du commun.

Il se dégagea assez brusquement, et, fronçant les sourcils :

– Pourquoi vous déranger, Marie, prononça-t-il, lorsque je vous faisais prier de m’attendre chez vous ?

– Eh ! cher père, parce que c’est plus naturel et surtout plus vite fait. Voyons, ne te fâche pas.

 

M. de Puymandour disait : vous, à sa fille ; elle lui disait : tu, en dépit de ses fréquentes remontrances à ce sujet. Ce tu vulgaire l’affligeait.

– Toujours la même chose !… Quand donc prendrez-vous le ton et la gravité qui conviennent à une personne de votre nom et de votre rang ?

Et d’un air de mauvaise humeur il se jeta sur un divan en murmurant après les jeunes filles inconsidérées qui n’ont nul souci de la dignité.

Mlle Marie le regardait en souriant un peu, oh ! bien peu, en fille qui, si elle sent les ridicules de son père, ne les juge pas et surtout les excuse.

Elle était ravissante ainsi, et le duc de Champdoce n’avait pas flatté le portrait qu’il faisait d’elle à Norbert.

Pour être toute différente de la beauté de Mlle de Sauvebourg, la beauté de Mlle Marie n’en était pas moins éblouissante et rare.

Sa taille assez élevée, était divinement prise, et sa démarche avait cette grâce un peu nonchalante qui est une séduction des femmes des contrées méridionales.

En elle, ce qui imposait surtout l’attention, c’était le contraste de ses grands yeux noirs veloutés, et de sa peau unie et rosée comme les pétales des roses-thé. Pour ses cheveux, d’un noir bleu, quelle que fût la mode, elle les tordait et les fixait, comme au hasard, assez haut sur la nuque, et les femmes ne pouvaient qu’admirer et envier.

Mais ce qu’elle avait, ce que n’avait pas la fière Diane, c’était une âme tendre, capable de tous les dévouements, une angélique douceur qui même dégénérait en faiblesse, et une disposition naturelle à se trouver heureuse, pourvu qu’elle se sentît aimée.

– Voyons, père, reprit-elle, quand elle crut que M. de Puymandour avait assez exhalé son dépit, ne me gronde pas. Tu sais bien que la marquise d’Arlange m’a donné cet hiver des leçons de dignité. Je te jure que je m’exerce en secret, et tu seras intimidé toi-même quand je prendrai mon grand air…

M. de Puymandour haussa les épaules.

– Voilà bien les femmes !… dit-il, ces êtres frivoles et légers, pour qui les intérêts les plus graves sont textes à plaisanteries. Vous raillez, Marie, et moi je me demande avec anxiété si vous saurez porter le poids des hautes destinées que vous prépare mon affection.

Il se leva et alla s’adosser à la cheminée, une main dans l’ouverture de son gilet, l’autre prêt pour le geste, qui était sa pose de prédilection quand il méditait un effet oratoire.

– Prêtez-moi toute votre attention, ma fille, commença-t-il. Vous avez eu dix-huit ans le mois passé ; le moment est venu de songer à votre établissement. J’ai à vous annoncer une grande nouvelle… On m’a demandé votre main.

Mlle Marie baissa la tête, espérant ainsi cacher sa confusion.

– Avant de rien décider sur un sujet si grave, continua M. de Puymandour, j’ai longtemps réfléchi… Je me suis entouré de tous les renseignements propres à m’éclairer… J’ai tenu à m’assurer que l’alliance qu’on nous proposait présentait bien, pour vous, toutes les garanties humaines du bonheur… On ne saurait espérer ni même rêver mieux. Le jeune homme est de peu d’années plus âgé que vous, il est bien de sa personne, sa fortune est considérable, il a de la naissance, il porte le titre de marquis…

– Il vous a donc fait parler ? interrompit Mlle Marie, non sans un tremblement dans la voix.

– Il ?… Qui : Il ?

– Lui !

M. de Puymandour était stupéfait.

– Qui : Lui ?

– M. Georges de Croisenois.

– Ce nom arracha à l’ancien négociant en laines un juron qui n’avait rien d’aristocratique.

– Que me parlez-vous de Croisenois ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que ce marquis de Croisenois ? Serait-ce ce freluquet à petites moustaches que j’ai vu tourner autour de vos jupes cet hiver ?

La pauvre jeune fille était toute décontenancée.

– C’est lui, oui, mon père, balbutia-t-elle.

– Eh bien !… pourquoi voulez-vous qu’il m’ait demandé votre main ? Quelles raisons avez-vous de supposer qu’il me l’a demandée ? Vous le connaissez donc ?

– Mon bon père…

– Il n’y a pas de bon père ici, mademoiselle. Dans le fait, il me semble avoir vu ce prestolet vous parler avec une animation… Il a peut-être osé vous dire qu’il vous aimait !…

– Je jure sur…

– Assez ! Du moment où vous jurez, c’est que mes présomptions sont justes. Ma fille, une Puymandour, écoute des déclarations et ne me prévient pas ! Morbleu ! il vous a peut-être aussi écrit, ce faquin !…

Elle était incapable d’un détour ; elle garda le silence ; sa physionomie avait l’expression la plus suppliante.

– Vous vous taisez, poursuivit M. de Puymandour, donc j’ai deviné… Qu’avez-vous fait de ces lettres ?

– Je les ai…

– Silence ! Vous les avez soigneusement conservées, cela va de soi. Mais on ne me trompe pas ; je veux les voir, où sont-elles ?

– Mon père, je te promets…

– Ces lettres !… interrompit M. de Puymandour d’une voix formidable, où sont-elles ? il me les faut, je les veux. Je les aurai quand je devrais faire fouiller toute la maison !…

Contre une telle colère, la pauvre fille était sans force.

Ces lettres chéries, si précieusement conservées, elle les livra.

Il y en avait quatre, réunies et attachées avec une petite faveur bleue. Il en prit une au hasard et commença de lire à haute voix, entremêlant sa lecture d’invectives et d’exclamations :

« Mademoiselle,

« Bien que je ne redoute rien tant que de vous déplaire, j’ose encore, et malgré votre défense, vous écrire. Pardonnez-moi… J’apprends que vous êtes sur le point de quitter Paris pour plusieurs mois.

« J’ai vingt-quatre ans, je suis orphelin et maître de mes actions, j’appartiens à une grande et honorable famille, ma fortune est considérable, et… je vous aime du plus profond et du plus respectueux amour.

« Je viens vous supplier de m’autoriser à demander votre main à M. de Puymandour.

« Mon grand-oncle M. de Sairmeuse, qui a l’honneur de connaître monsieur votre père, serait près de lui mon répondant et mon interprète à son retour d’Italie, où il est encore pour trois ou quatre semaines au plus,

« Daignez m’excuser, mademoiselle, etc. »

M. de Puymandour avait de l’esprit, mais pas assez de tact pour reconnaître que la sécheresse de cette lettre était une délicatesse de celui qui l’écrivait.

– Joli ! s’écria-t-il, très joli ! Peste ! il n’y va pas par quatre chemins, ce monsieur ! Ce billet me dispense de lire les autres… Et vous, qu’avez-vous répondu ?

– Qu’il devait s’adresser à toi, mon bon père.

– Vraiment !… C’est bien de l’honneur, en vérité. Et vous avez pu croire que j’accueillerais comme cela, tout d’un coup, les prétentions de cet étourneau ! Ah çà ! vous l’aimez donc !…

Elle détourna la tête sans affectation ; ses larmes, qu’elle s’était efforcée de retenir, jaillissaient.

– Cet aveu – c’en était un – exaspéra M. de Puymandour.

– Vous l’aimez !… reprit-il d’une voix éclatante, et vous avez l’audace de me l’avouer ! En quels temps vivons-nous !… Pauvres pères !… Nous dormons sur la foi des traditions d’honneur de nos ancêtres, et nos filles en profitent pour négocier des mariages avec le premier jeune fat qui les a séduites en conduisant un cotillon avec grâce. Nos filles veulent faire à leur tête. Mais comme elles sont sottes, comme elles sont inexpérimentées, elles donnent dans tous les pièges que leur tendent des intrigants…

Cette brutalité révolta Marie.

– M. de Croisenois, mon père, est de bonne maison, sa famille…

– Allons !… vous ne savez pas ce que vous dites. Le premier des Croisenois était un petit commis de Richelieu, un gratte-papier. Louis XIII lui conféra des lettres de noblesse pour on ne sait quelle ténébreuse commission. On connaît son armorial, peut-être. À-t-il seulement des moyens avouables d’existence, votre mince marquis ?…

– Il a cinquante mille livres de rentes, mon père.

– À ce qu’il dit…

– D’ailleurs ne suis-je pas assez riche pour deux ?

M. de Puymandour s’inclina ironiquement.

– Nous y voici donc, fit-il en goguenardant. Assez riche pour deux !… Parbleu ! c’est juste ce qu’il a calculé, votre freluquet. J’ai criai le chiffre de votre dot par dessus les toits. Vous avez pris pour vous, ma chère, les hommages passionnés qui s’adressaient à mon argent. C’est-à-dire que j’aurais travaillé vingt ans pour ce Croisenois. Rayez cela de vos papiers… Et c’est vous, une personne de sens, qui vous laissez duper ainsi !…

Jamais la pauvre fille n’avait autant souffert.

– Tu te trompes, mon père, interrompit-elle avec l’accent de la plus inébranlable conviction, je réponds de son désintéressement comme du mien.

– Chansons !… Prétendriez-vous m’apprendre la vie ? Je juge ce jeune homme sur ses actes. Qu’espérait-il en s’adressant à vous en secret ? Vous intéresser, vous compromettre, vous séduire !… et, qui sait ? rendre impossible votre mariage avec un autre.

– Oh ! pourquoi supposer…

– Je ne suppose pas, j’affirme. Savez-vous ce que fait un homme d’honneur, quand il devient amoureux ?

– Mon bon père !…

– Il va trouver son notaire, mademoiselle…

– Cependant…

– Silence !… et il lui expose sa situation et ses intentions. Ce notaire, aussitôt se rend chez le notaire de la jeune personne, et quand ces deux notaires ont examiné et étudié la convenance d’une alliance, s’ils l’approuvent, on laisse le cœur parler.

Que répondre !… Mlle Marie pleurait à chaudes larmes.

– D’ailleurs, reprit M. de Puymandour, inutile d’insister sur ce sujet : vous oublierez Croisenois. Je vous ai choisi un mari, et j’ai donné votre parole. Vous la tiendrez. Dimanche, présentation de ce jeune homme. Lundi, visite à Monseigneur l’évêque de Poitiers, lequel bénira votre union. Mardi, promenade dans le pays, pour y semer la nouvelle. Mercredi, lecture du contrat. Jeudi, grand dîner de fiançailles. Vendredi, préparatifs et examen du trousseau. Dimanche… les bans. Et à la fin de la semaine suivante, nous ferons la noce.

Mlle Marie n’en pouvait croire ses oreilles.

– De grâce, mon père, dit-elle, tout cela ne saurait être sérieux.

Lui haussa les épaules.

– Enfin, ajouta-t-il, le mari n’est autre que le fils du duc de Champdoce, M. le marquis Norbert.

La malheureuse jeune fille devint pâle comme une morte. Ce nom lui disait à la fois combien ce projet était réel et combien son père y devait tenir.

– Mais je ne le connais pas ! balbutia-t-elle, je ne saurais l’aimer.

– Je le connais, moi… et cela suffit. Puis, où avez-vous vu que le mariage soit une amourette ? Dans quel roman ?… J’ai dit : vous serez duchesse…

Mlle Marie aimait M. de Croisenois plus qu’elle ne l’avait dit à son père, bien plus surtout qu’elle n’avait osé se l’avouer à elle-même. Aussi résista-t-elle d’abord avec une obstination, il faudrait dire avec un héroïsme bien loin de son caractère si faible.

Mais M. de Puymandour n’était pas homme à abandonner sans combat la chimère de toute sa vie. Il ne quitta plus sa fille d’une minute, il l’entoura, il la persécuta, il l’obséda. Le troisième jour, au soir, Mlle Marie se rendit et prononça le oui fatal entre deux sanglots.

Et cependant, c’est à peine si M. de Puymandour, ravi, prit le temps de la remercier de l’horrible sacrifice.

– Il me faut courir à Champdoce, lui dit-il, depuis trois jours je suis sans nouvelles du duc et nos dernières dispositions ne sont pas arrêtées… Et il sortit en disant :

– À bientôt, ma petite duchesse !

M. de Puymandour avait dans ses écuries les plus beaux chevaux du pays, et sous ses remises, tout un assortiment d’équipages de tout genre.

Il n’en prit pas moins à pied le chemin du château de Champdoce. Affecter une noble simplicité lui semblait du meilleur goût, lorsque lui, parvenu, il allait visiter ce grand seigneur de mœurs si austères.

Dieu sait, cependant, s’il avait hâte de revoir M. de Champdoce.

Lorsque, trois jours plus tôt, ils s’étaient séparés après la parole donnée, le duc lui avait dit : « À demain, des nouvelles, » et on n’avait plus entendu parler de lui.

Ce retard, certes, avait servi M. de Puymandour, puisqu’il lui avait donné le temps d’arracher le consentement de Mlle Marie, mais d’un autre côté il le préoccupait. Était-il donc survenu quelque anicroche ?

Il allait d’un bon pas, en dépit de la chaleur encore très forte, bien que le jour fût sur son déclin, malgré son embonpoint aussi, qui lui rendait la marche pénible, lorsque, en arrivant du côté de Bivron, il aperçut Dauman, en grande conversation avec la fille de la mère Rouleau.

C’était, pour M. de Puymandour, une occasion de s’arrêter. Préparant, sans en rien dire, sa candidature à la Chambre, il faisait de la popularité et ne manquait jamais d’adresser la parole aux gens qu’il rencontrait quand il leur savait une certaine influence. Or, Dauman, bien que décrié, était un très actif et très remuant agent d’élections.

– Bonjour, Président, lui cria-t-il ; quoi de neuf ?

Maître Dauman s’était incliné jusqu’à terre.

– Une bien fâcheuse nouvelle, monsieur le comte, répondit-il : on dit M. le duc de Champdoce bien malade.

– Le duc !… Est-ce croyable ?

– C’est la jeune fille que voici qui vient de me l’apprendre, monsieur le comte. N’est-ce pas, Françoise ?

La fille de la mère Rouleau ne devint pas plus rouge qu’à l’ordinaire, c’était impossible, mais elle fit sa plus belle révérence et répondit :

– On m’a conté comme cela, au château, qu’il ne s’en relèverait pas.

– Et qu’a-t-il ?

– On ne me l’a pas dit.

M. de Puymandour semblait atterré.

– Un homme si robuste, murmura-t-il, et qui se portait comme un arbre, quand je l’ai quitté l’autre soir.

– Voilà ce que c’est que de nous, observa philosophiquement M. Dauman, on ne sait ni qui vit ni qui meurt. On se croit bien assuré…

– Adieu, Président, interrompit M. de Puymandour, je cours demander des renseignements plus précis.

Il se mit à courir, en effet, ce dont on ne l’eût guère cru capable, mais l’inquiétude le fouettait.

Dans la cour, tous les gens du château, réunis en groupes, causaient.

Dès que parut M. de Puymandour, l’un d’eux se détacha et s’avança à sa rencontre. C’était Jean, le domestique de confiance du duc.

– Eh bien !… lui cria M. de Puymandour.

– Ah !… monsieur, quel malheur ! mon pauvre maître…

– Serait-il donc mort ?

– Hélas !… il n’en vaut guère mieux.

Le digne M. de Puymandour tremblait comme une feuille au vent.

– Mais, qu’est-ce, enfin, insista-t-il, comment cela lui a-t-il pris ?

– Oh ! comme la foudre, répondit Jean non sans une hésitation visible. C’était avant-hier, vers cette heure, monsieur le duc se trouvait seul avec M. Norbert dans la grande salle. Tout à coup, nous entendons des cris, oh ! mais des cris effrayants…

– C’était M. de Champdoce ?

– C’était M. Norbert, monsieur, qui appelait au secours. Nous accourons. Que voyons-nous ? Monsieur le duc à terre, sans le souffle, la figure gonflée et noire…

– Il venait d’être frappé d’une attaque…

– Pas précisément. Le médecin a dit que c’était… attendez donc, un empêchement…

– Vous voulez dire un épanchement… au cerveau.

– Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que s’il n’est pas mort sur le coup, cela tient à ce que sa tête a heurté l’angle d’un meuble, et que le sang a jailli naturellement. Comme de juste nous l’avons porté dans son lit. Il râlait alors, il se débattait, ses yeux étaient si bien retournés qu’on ne voyait plus que le blanc.

– Et pas de médecin ! murmura M. de Puymandour.

– On était allé en quérir un. Mais en attendant nous avions Méchinet, notre berger, qui est autant dire vétérinaire, et qui s’y connaît aussi pour les chrétiens. Il a saigné monsieur le duc aux pieds et lui a mis des ventouses. Le docteur, en arrivant, a tout approuvé.

– Et maintenant ?

– À cette heure, on ne peut pas dire que monsieur le duc soit mort, puisqu’il bouge encore, mais on ne peut pas dire non plus qu’il soit vivant, puisqu’il ne voit ni n’entend rien…

M. de Puymandour faisait d’honorables efforts pour dominer son émotion.

– Quand on n’est pas foudroyé, objecta-t-il, on se remet.

Le vieux valet secoua tristement la tête.

– Autant qu’il ne se remette pas, répondit-il d’un ton funèbre, le docteur prétend que s’il revient, il restera, sauf le respect que je lui dois, imbécile.

– Affreux !… oui, c’est affreux ! Un homme si remarquable ! Je ne vous demande pas de me conduire près de lui, non, sa vue me causerait une trop pénible impression, mais si je pouvais voir M. Norbert…

Jean eut comme un geste d’effroi.

– Y pensez-vous !… monsieur, dit-il.

– J’étais l’ami de son père… le très intime ami, et si quelques consolations pouvaient adoucir la violence de son chagrin…

– Impossible ! interrompit le domestique d’un ton farouche. M. Norbert est près de son père ; il ne le quitte pas d’une minute, et il a défendu qu’on l’appelât pour quelque affaire que ce fût…, même, il faut que je le rejoigne, nous attendons deux grands médecins de Poitiers…

– Je me retire, alors… J’enverrai prendre des nouvelles ce soir.

M. de Puymandour se retira en effet, mais lentement, affaissé sous le poids de ses sombres méditations.

Le ton de ce domestique, son attitude, son regard avaient été si singuliers, qu’il en demeurait préoccupé.

Lui avait-il bien dit toute la vérité ? Cette subite attaque n’avait-elle pas quelque raison qu’on s’efforçait de cacher ? Pourquoi Norbert refusait-il ainsi de recevoir ceux qui venaient le visiter ? Il lui semblait flairer quelque mystère.

Ce qui le frappait surtout, c’est que M. Norbert se trouvait seul avec son père lors de l’accident.

L’esprit encore tout plein des résistances de sa fille, il en arrivait à conclure que le duc avait trouvé chez son fils des répugnances pareilles, qu’il avait voulu les vaincre de haute lutte, qu’une scène violente s’en était suivie, et que le terrible gentilhomme avait été foudroyé dans un transport de colère.

Ainsi, l’intérêt et la passion aiguisant la pénétration de M. de Puymandour, il arrivait presque à la vérité.

Si cela est, pensait-il, que M. de Champdoce meure ou qu’il reste idiot, Norbert rompra nos projets d’alliance.

Cette possibilité l’épouvantait si fort, qu’il croyait déjà s’entendre signifier la rupture. Que ferait-il alors ?

Un seul moyen s’offrait de conjurer le ridicule : marier sans délai Mlle Marie à M. de Croisenois, qui était encore un parti brillant et honorable, il le savait bien, quoi qu’il eût dit…

Une voix qui éclata à son oreille l’arracha en sursaut à ses réflexions.

C’était la voix de Dauman que le hasard ramenait encore sur son chemin.

– La petite avait-elle raison, monsieur le comte ? demanda le « Président. »

– Hélas ! oui. Mon pauvre ami de Champdoce est au plus mal : ces épanchements de cerveau ne pardonnent pas…

– Ainsi, c’est bien une attaque qui…

– Oui, Président, oui.

Maître Dauman eut un geste désolé.

– Et M. Norbert ? interrogea-t-il. Monsieur le comte lui a sans doute parlé ?

– Non. Ce malheureux jeune homme est au désespoir.

– Dame !… On conçoit cela, fit hypocritement le « Président. » C’est un grand malheur !… Bien votre serviteur, monsieur le comte.

Mais M. de Puymandour maudissait Norbert bien plus qu’il ne le plaignait. Que n’eût-il pas donné pour savoir ce qu’il faisait en ce moment… ce qu’il pensait surtout !

Norbert était alors penché sur le lit de son père agonisant, et, la sueur au front, le cœur serré par l’angoisse, il épiait dans ses yeux une étincelle de vie ou une lueur de raison.

Trois jours d’épouvantable désespoir en avaient fait un autre homme. Un de ces abîmes que le temps ne saurait combler, le séparait à cette heure d’un passé qu’il ne pouvait se rappeler sans frissonner jusqu’aux moelles.

C’est seulement à la dernière seconde, et lorsque déjà son père touchait des lèvres le poison, qu’il avait eu l’exact sentiment de l’horreur et de l’immensité de son crime.

Tout son être s’était révolté, et il lui avait semblé entendre les éclats d’une voix formidable qui lui criait : Assassin ! parricide !…

Lorsque son père était tombé à la renverse, il avait eu la force d’appeler au secours ; mais aussitôt après, saisi d’une terreur folle, il s’était enfui vers la campagne, au hasard, de toute la vitesse de ses jambes, comme s’il eût espéré, grâce à la rapidité de sa course, se dérober aux furies vengeresses des remords, échapper aux clameurs de sa conscience, se délivrer enfin de soi-même.

Pendant les premiers instants de confusion qui suivirent la catastrophe, les gens du château qui remarquèrent l’absence de Norbert ne songèrent pas à s’en étonner. Peut-être pensèrent-ils qu’il était allé chercher un médecin.

Seul, le plus ancien des serviteurs, Jean, témoin de cette fuite précipitée, fut transi d’une sinistre appréhension.

Il avait, il est vrai, pour être attentif, mille raisons que les autres domestiques n’avaient pas.

Possédant toute la confiance de ses maîtres, il n’ignorait rien des dissentiments qui séparaient le père et le fils. Il connaissait leur violence à tous deux, et savait qu’une femme se dressait entre eux, qui les animait l’un contre l’autre.

Témoin de l’emportement de M. de Champdoce quand il avait frappé son fils, Jean avait été confondu lorsqu’il avait vu reparaître Norbert. Avec quelles intentions revenait-il ?

Enfin, appelé par ses occupations près des bâtiments, il avait vu Norbert lancer dans la cour un verre dont le contenu s’était répandu sur le sol.

Toutes ces circonstances réunies en faisceaux paraissaient au vieux domestique, si graves, si formellement accusatrices que, dès que le duc fut déposé dans son lit, il descendit à la salle commune, persuadé qu’il y trouverait quelque indice.

La bouteille contenant le vin du duc était encore sur la table, aux trois quarts vide. Comment expliquer ce fait ?

Avec une grande circonspection, il versa dans le creux de sa main quelques gouttes, qu’il dégusta et rejeta aussitôt. Le vin conservait tout son bouquet et ne donnait aucun arrière-goût.

N’importe. Obéissant à l’inspiration de son dévouement, Jean s’empara de la bouteille, et, sûr de ne pas être observé, la porta à sa chambre où il la cacha.

Cette précaution prise, il courut recommander à Méchinet de ne pas quitter le duc une minute, jusqu’à l’arrivée du médecin, et, sous le premier prétexte qui lui vint à l’esprit, il sortit pour se mettre à la recherche de Norbert.

Deux heures durant, il battit en tous sens les environs : en vain.

Découragé, il regagnait le château par le sentier de Bivron, quand, à la lisière du bois, sur le revers d’un fossé, il crut distinguer une forme humaine.

Il s’avança… C’était Norbert qui était étendu là.

Le malheureux !… L’instinct, cette mémoire tenace de la chair, qui dans les tourmentes de l’âme se substitue à la volonté, l’avait conduit, après une course insensée, à cette place où il avait aperçu Diane pour la première fois, à ce sentier où il avait été remué par les plus puissantes émotions, où il avait goûté les plus grandes, les seules félicités de sa vie.

Le digne serviteur se baissa vers son jeune maître, et, reconnaissant qu’il était comme privé de sentiment, il lui secoua rudement le bras.

À cette étreinte, Norbert se releva d’un bond en poussant un cri.

Il lui avait semblé ressentir comme une brûlure atroce là où il avait été touché, et que cette main qui s’abattait sur lui était celle de la justice, humaine ou divine, prenant possession de sa personne.

Jean devina, plutôt qu’il ne vit, ce mouvement d’un indicible effroi.

– C’est moi !… monsieur, prononça-t-il.

– Ah ! oui, en effet… Que veux-tu ?

– Je vous cherchais, monsieur ; pour vous conjurer de rentrer à Champdoce.

Norbert recula d’un pas.

– Rentrer au château !… fit-il d’une voix rauque, non !… Pas maintenant.

– Il le faut cependant, monsieur, votre absence paraîtrait inconcevable, elle ferait réfléchir, chercher… et qui sait !… Votre place est près du lit de votre père.

– Jamais !… non… jamais !…

Il disait cela, mais il ne bougeait pas. Jean, alors, passa son bras sous le sien, et l’entraîna.

Il se laissait conduire, n’opposant nulle résistance à cette sorte de violence qui lui était faite. Il trébuchait comme un homme ivre, buttant à tous les cailloux ; il serait tombé s’il n’eût été soutenu. Après une scène qui avait exalté ses nerfs jusqu’à un degré insoutenable, la réaction était venue, et tous les ressorts se brisaient en lui.

Toujours au bras de Jean, il traversa la cour du château et gravit l’escalier.

Mais arrivé à la porte de la chambre du duc de Champdoce, il s’arrêta brusquement et, s’arc-boutant sur ses jarrets, il essaya de se dégager.

– Je ne veux pas !… balbutiait-il en se débattant, je ne peux pas !…

Mais le fidèle domestique lui serrait les poignets à les broyer.

– Vous entrerez, lui dit-il, je le veux ! Quoi qu’il y ait, vous sauverez l’honneur du nom !

Ces quelques mots lui communiquèrent juste assez d’énergie pour traverser la chambre et aller s’abattre près du lit.

Une fois à genoux, le front appuyé sur la main glacée de son père, les larmes qui l’étouffaient jaillirent.

Il pleura, et en entendant ces sanglots, les assistants respirèrent.

Ce n’étaient que des paysans grossiers, mais en voyant Norbert plus pâle que si on lui eût tiré la dernière goutte de sang, les lèvres tremblantes, les yeux secs et brillants de l’éclat de la fièvre, ils s’étaient demandé s’il n’était pas devenu fou.

Il avait touché, en effet, les limites de la folie ; mais à cette heure, la lumière se faisait peu à peu dans son cerveau, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

Il était assez maître de lui pour ne pas paraître plus qu’un fils désolé, quand arriva le médecin de Bivron.

C’était un brave et honnête homme, fort savant, point prétentieux, et qui eût été parfait sans une déplorable affectation de brutalité.

Quand on lui eût expliqué quels secours on avait administré en l’attendant, il examina longuement le malade, et écrivit une ordonnance qu’il remit à Norbert.

– Votre père est perdu, monsieur, lui dit-il, sans s’inquiéter du coup qu’il portait. Il se peut que nous sauvions la vie, nous ne sauverons pas la raison… On doit la vérité aux parents, je vous la dis. Vous m’excuserez… je reviendrai demain dans la matinée.

Norbert n’alla pas reconduire le docteur. Il était tombé comme assommé sur une chaise, et il serrait entre ses mains sa tête qui lui semblait près d’éclater.

Il était ainsi immobile depuis plus d’une demi-heure, lorsque tout à coup il se dressa en étouffant un cri.

Une pensée venait de lui venir plus terrible que les autres.

Il se souvenait de cette bouteille où il avait glissé le poison et qui était restée sur la table… Qu’en avait-on fait ? Si quelqu’un la vidait, cependant… qu’arriverait-il ?… Est-ce que tout ne serait pas découvert ?

L’intensité de l’angoisse lui donna la force de descendre jusqu’à la salle commune.

La bouteille n’était plus sur la table ; elle n’était pas non plus à sa place habituelle, sur la planche.

Le malheureux avait entrepris d’explorer tous les dressoirs et tous les recoins de la salle quand une porte s’ouvrit, et Jean parut sur le seuil.

À la vue de son jeune maître, le fidèle serviteur éprouva un tel saisissement que la lumière qu’il tenait faillit lui échapper.

– Pourquoi êtes-vous ici, monsieur ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

– Je voulais… balbutia Norbert, je cherchais…

Les soupçons du vieux domestique se changeaient en une épouvantable certitude.

Il s’avança vers le jeune homme, et, se penchant à son oreille :

– Vous cherchez la bouteille, n’est-ce pas ?… murmura-t-il. Rassurez-vous… C’est moi qui l’ai prise, elle est dans ma chambre. Demain, nous en jetterons ensemble le contenu… La preuve n’existera plus.

Jean parlait bien bas, articulant à peine les syllabes ; si bas, qu’il fallait presque deviner ses paroles au mouvement de ses lèvres.

Et cependant, il semblait à Norbert que cette voix, qui lui rappelait son abominable action, avait le fracas du tonnerre et remplissait le château de ses éclats.

– Tais-toi !… ordonna-t-il en promenant autour de lui des regards effarés, tais-toi !…

Quel aveu explicite eût eu la signification de ce mouvement d’effroi !

– Oh ! nous sommes bien seuls, monsieur, murmura Jean. Ne craignez rien. Il est, je le sais, des mots qu’on ne doit pas prononcer… Si j’ai osé vous dire quelque chose de ce que j’ai surpris involontairement, c’est qu’il était de mon devoir de vous rassurer, de vous épargner une imprudence…

Norbert comprit que le vieux domestique le supposait plus coupable encore qu’il ne l’était réellement.

– Malheureux !… interrompit-il, qu’oses-tu croire !… Mon père n’a pas goûté à ce vin, je lui ai arraché le verre avant qu’il n’y eût trempé ses lèvres, et je l’ai lancé dans la cour où tu retrouveras les débris…

– Je ne suis pas votre juge, monsieur, et vous n’avez pas d’explications à me donner. Ce que vous voudrez que je croie, je le croirai…

– Ah !… il doute !… s’écria Norbert, il ne veut pas me croire !… Jean, au nom de tout ce que j’ai de sacré, je te le jure, je suis innocent !

Le vieux valet hocha tristement la tête.

– Il faut que vous le soyez, en effet, monsieur, répondit ; oui, il le faut. Ne devons-nous pas sauver l’honneur de la maison ! Même, écoutez-moi bien : si on arrivait à découvrir quelque chose, à soupçonner… Eh bien !… rejetez tout sur moi… hardiment. Je me défendrai, mais si mal, qu’on me croira coupable. Et, tenez, au lieu de jeter la bouteille, je veux la garder, je la casserai maladroitement dans ma chambre, et si on fait une perquisition, on la trouvera… Ce sera une preuve, cela !… Qu’importe qu’un pauvre homme comme moi passe en jugement et même soit condamné !… Tandis que vous,… un Champdoce !…

Norbert se tordait les bras de désespoir. L’expression de ce dévouement sublime lui prouvait que la conviction de Jean était arrêtée, et que, quoi qu’il pût faire ou dire, il ne l’ébranlerait pas.

Il allait le tenter, pourtant, expliquer ce qui s’était passé, quand, au premier étage, retentit le bruit d’une porte qu’on fermait.

– Silence ! fit précipitamment Jean, on va venir. Il ne faut pas qu’on nous trouve en conciliabule, cela éveillerait certainement des doutes… Grand Dieu ! on en a déjà peut-être… Je ne puis m’ôter de l’idée qu’on lit le secret sur ma figure, dans vos yeux… Vite, monsieur, remontez, soyez prudent, prenez sur vous d’être calme, c’est l’honneur du nom qui est en jeu !…

Norbert obéit, il remonta.

La chambre du duc, lorsqu’il y entra, était déserte. Un à un, les domestiques s’étaient retirés, et il ne restait plus que Méchinet, le berger vétérinaire, qui, établi dans l’embrasure d’une fenêtre luttait contre le sommeil et faisait des efforts inouïs pour tenir ses yeux ouverts.

Quand parut le « jeune maître, » il se leva.

– Monsieur, dit-il, on vient d’apporter le remède ordonné par le docteur. J’en ai fait prendre une cuillerée à M. le duc, et il me semble qu’elle produit un certain effet. Voyez plutôt…

Il n’y avait ni à dire : non, ni même à hésiter, il fallait regarder. Norbert regarda.

Il lui parut que la face du moribond était moins tuméfiée. Une des paupières était à demi relevée et laissait apercevoir le globe de l’œil terne, sans vie ni chaleur, et comme noyé dans un liquide blanchâtre.

– Le docteur, ajouta Méchinet, a bien recommandé de donner une cuillerée de la potion de demi-heure en demi-heure, jusqu’à ce que la fiole soit vide.

– C’est bien.

– C’est que… si monsieur le permettait, je suis terriblement las… Jean va venir, il me l’a promis. Si j’allais me coucher à présent, je serais levé plus tôt demain pour relever monsieur…

Du geste, Norbert lui montra la porte, et roulant un fauteuil, il s’assit en face du lit.

Une irrésistible fascination, plus forte que sa volonté et que sa raison, l’attirait près du corps inanimé de son père, il n’en pouvait détacher ses regards.

 

En quelques heures, Norbert avait enduré tout ce que l’organisation peut supporter de douleurs, et, à tant de chocs successifs, sa sensibilité s’était évanouie. C’est que les facultés humaines sont bornées, et certaines limites une fois dépassées, l’âme et le corps perdent jusqu’à la perception de la souffrance.

Enseveli dans une sorte d’engourdissement, Norbert s’efforçait de se rappeler quelle succession rapide d’événements l’avait conduit à l’abîme.

Le bandeau si fortement noué sur ses yeux tombait ; il voyait et il jugeait.

Il lui semblait encore entendre la voix rude de son père, lui disant :

– Cette fille n’est qu’une intrigante, elle ne vous aime pas, elle veut votre nom et votre fortune…

Il s’était révolté alors, il avait cru ouïr un blasphème. Hélas ! le duc n’avait que trop raison, il fallait bien le reconnaître.

La certitude d’avoir été pris pour dupe enflammait son ressentiment. Il était bien niais, bien sot, qu’il ne s’était aperçu de rien !…

Mille circonstances lui revenaient, qui eussent dû l’éclairer.

Comment n’avait-il pas vu que cette jeune fille se jetait à sa tête, qu’elle mettait en œuvre des séductions indignes d’une honnête femme, que tout en elle était combiné, son abandon ou sa réserve ; qu’elle s’emparait de son inexpérience ; qu’elle le poussait peu à peu dans cette voie fatale au bout de laquelle il avait rencontré l’abîme !

Le sens monstrueux de la comédie jouée chez Dauman éclatait à ses yeux.

Celle qu’il croyait une noble et pure jeune fille était la complice du « Président. » Ils s’étaient entendus pour exalter sa haine jusqu’à la folie, et au dernier moment, ils lui avaient remis le poison qu’il devait verser à son père.

Il frémissait en reconnaissant tout cela, et cette Diane de Sauvebourg qu’il avait aimée jusqu’au crime, il la haïssait maintenant avec une violence égale…

Le jour venait, cependant ; il était brisé, il s’endormit d’un mauvais sommeil, plus pénible encore que la veille, sommeil peuplé de fantômes…

Il était près de midi quand il s’éveilla. Le soleil inondait la chambre, le docteur était debout près du lit.

Après un court examen, il s’approcha de Norbert.

– Nous sauverons le corps, lui dit-il.

Le médecin de Bivron ne se trompait pas.

Le soir même, le duc de Champdoce put se soulever sur son lit. Le lendemain, il balbutia quelques paroles inintelligibles. Le jour suivant, il fit comprendre qu’il avait faim.

Il était sauvé. Mieux eût valu la mort.

La puissante volonté qui animait ce corps d’athlète avait été anéantie. L’œil avait perdu sa flamme, la physionomie son intelligence ; la lèvre inférieure retombait avec une navrante expression d’idiotisme.

Et nul espoir de guérison. Le duc resterait toujours ainsi… toujours !

Après avoir reconnu l’énormité du crime, Norbert pouvait mesurer l’immensité du châtiment…

C’est à ce moment seulement que Jean osa parler de la visite de M. de Puymandour, et telle était la disposition d’esprit de Norbert, qu’il pensa que c’était un avertissement du ciel même.

– Du moins, dit-il, la volonté de mon père sera faite.

Et en effet, sans perdre une minute, il écrivit à M. de Puymandour qu’il l’attendait, et qu’il espérait bien que le malheur qui le frappait ne changerait rien aux projets arrêtés… C’était sa destinée qu’il fixait.

X

Pareille au mineur qui, sa mine chargée et sa mèche allumée, se retire à l’écart en attendant l’explosion, Mlle Diane de Sauvebourg, en quittant Dauman, s’était hâtée de regagner la maison paternelle.

Les heures, ainsi qu’elle l’avait prévu, se traînèrent mortellement longues et douloureuses.

Si robuste que fût son énergie, si grande que fût sa puissance sur elle-même, elle ne put entièrement dissimuler l’angoisse qui l’étreignait et qui devenait plus poignante à mesure que s’avançait la soirée.

Pendant le souper qui, au château de Sauvebourg avait lieu vers neuf heures, il lui fut presque impossible de parler, et il lui fallut des efforts inouïs pour avaler quelques bouchées.

Elle se disait qu’en ce moment même on soupait pareillement à Champdoce, et son imagination lui représentait avec une vivacité et une netteté effrayantes, le duc vidant le verre où Norbert avait mis le poison.

Par bonheur, ni le marquis ni la marquise de Sauvebourg ne faisaient attention à elle.

Ils avaient reçu, dans la journée, une lettre qui leur annonçait que leur fils, le frère aîné auquel on sacrifiait Mlle Diane, et qui vivait magnifiquement à Paris, était assez sérieusement indisposé. Ils étaient inquiets et soucieux, ils parlaient d’entreprendre le voyage.

Ils ne firent donc aucune objection, quand en sortant de table, Mlle Diane annonça qu’elle avait une migraine affreuse et demanda la permission de se retirer chez elle.

Seule dans sa chambre de jeune fille, sa soubrette congédiée, elle eut un soupir d’ineffable soulagement.

Enfin, elle n’avait plus besoin de se contraindre, de composer sa physionomie, de surveiller ses regards.

Elle était libre d’être inquiète à son aise, et elle l’était horriblement, torturée par l’incertitude de l’événement.

La pensée de se coucher ne pouvait lui venir ; à quoi bon ? Elle s’enveloppa d’un grand peignoir de mousseline, et, ouvrant une fenêtre, elle s’accouda au balcon sculpté.

Que n’eût-elle pas donné pour posséder, ne fût-ce qu’une seconde, ce merveilleux pouvoir qui permet de voir et de savoir ce qui se passe au loin !

Elle se penchait, le cou tendu, la pupille dilatée, dans la direction de Champdoce, comme si elle eût espéré une révélation d’une lueur dans les ténèbres, ou d’un bruit troublant le silence de la campagne.

Il lui paraissait impossible que Norbert ne cherchât pas et ne trouvât pas un expédient pour lui faire savoir qu’ils avaient réussi… ou échoué.

À deux ou trois reprises, des pas rapides qui sonnaient sur un chemin longeant le parc lui causèrent d’atroces palpitations. Si c’était lui !…

Mais non ; c’était quelque gars de Bivron venant de visiter sa bonne amie, et qui rentrait en hâte.

Le jour allait venir, cependant ; le ciel, au levant, se nuançait de teintes oranges, la cime des arbres frissonnait à la brise matinale.

Mlle Diane se sentait glacée jusqu’à la moelle des os. Elle referma la fenêtre, et, toute grelottante, se blottis sous ses couvertures, n’osant appeler le sommeil.

Norbert, se disait-elle, aura jugé imprudent de s’éloigner ; il est impossible que j’aie de ses nouvelles avant l’heure du déjeuner.

Mais tous les calculs qu’elle faisait ne la rassuraient pas ; elle fut sur pied la première et alla se poster à un endroit du jardin d’où on découvrait la route.

Rien ne venait. La cloche sonna le déjeuner, et elle dut aller s’asseoir à table, entre ses parents. C’était le supplice de la veille, mille fois plus douloureux.

Enfin, vers trois heures, n’y pouvant tenir davantage, elle s’échappa et courut chez Dauman.

Il devait, pensait-elle, savoir quelque chose, et, au pis-aller, il trouverait des raisons qui calmeraient son intolérable inquiétude. Elle se trompait.

Le « Président » n’avait guère passé de meilleurs instants qu’elle, et toute la nuit il avait sué entre ses draps, l’agonie de la peur.

Toute la matinée il était resté claquemuré dans son cabinet, tremblant au moindre bruit, et c’est au tantôt seulement qu’il s’était hasardé à sortir, espérant recueillir quelques informations.

Son espoir ne fut pas tout à fait déçu. Le minotier de Bivron, qu’il rencontra, lui apprit que la veille, sur le tard, on était venu chercher le médecin pour M. de Champdoce, lequel était à toute extrémité.

Dauman rentrait avec ce seul renseignement, sensiblement menaçant, quand arriva Mlle de Sauvebourg.

En la reconnaissant, sa joue blême s’empourpra, ses yeux flamboyèrent, et sans souci de la civilité, il lâcha le plus grossier juron de son répertoire.

– C’est vous, fit-il brusquement ; que voulez-vous ? Il faut que vous soyez folle pour venir ici !… Vous tenez, paraît-il, à apprendre à tout Bivron que nous sommes les complices de Norbert…

– Grand Dieu !… qu’y a-t-il ?

– Il y a que ce duc de malheur n’est pas mort, et que, s’il se remet, nous sommes flambés ! Quand je dis : nous, je veux dire : moi. Vous, on vous tirera toujours de là ; vous êtes la fille d’un noble, et les gros ne se mangent pas entre eux. C’est moi qui payerai pour tous !

– Vous disiez que c’était… foudroyant.

– J’ai dit cela, moi !… c’est faux. Ah ! si j’avais su. Mais je nierai tout. Vous m’avez trompé et volé. C’est que je me défendrai, oui ! Vous, les nobles et toute la clique, je vous mettrai plus bas que la boue. Je suis un honnête homme, moi !… Il fallait faire le coup vous-même, vous êtes une gaillarde, vous n’auriez pas perdu la tête, tandis que cet imbécile qui est votre amant aura caponné !…

Être ainsi outragée, et par un tel misérable ! Mlle Diane essaya de se révolter.

Mais il lui coupa la parole. La frayeur d’un lâche est impitoyable.

– Ah ! je n’ai pas le temps de mettre des gants pour vous parler, reprit-il, quand je sens ma tête branler sur mes épaules. Ainsi, faites-moi un plaisir : décampez et ne remettez plus les pieds ici.

– Soit !… je vais envoyer quelqu’un à Champdoce.

 

– Sacré tonnerre ! s’écria Dauman, avec un geste menaçant, si vous faisiez cela !… Pourquoi, pendant que vous y êtes, n’allez-vous pas demander au duc de Champdoce si le poison était de son goût ?…

Mais Mlle de Sauvebourg voulait savoir. Tout lui paraissait préférable à l’horreur de l’incertitude. Elle tint ferme ; après avoir prié, elle menaça, et à la fin elle obtint de Dauman qu’il irait à la découverte, et que, si le lendemain ils n’apprenaient rien de précis, ils enverraient, le jour suivant, la fille de la mère Rouleau à Champdoce.

Ils convinrent encore, avant de se séparer, de l’endroit où ils se rencontreraient pour échanger leurs informations…

Les promesses, d’ordinaire, ne coûtaient rien au sieur Dauman, et si elles le gênaient ensuite, il s’en affranchissait le plus délibérément du monde.

Cependant, il ne lui vint pas à l’esprit d’essayer même de se soustraire aux conventions arrêtées avec Mlle de Sauvebourg.

Pour dire vrai, l’énergie de cette jeune fille lui imposait extraordinairement, elle lui faisait peur.

Pris entre le risque de se compromettre et les menaces qu’il la croyait fort capable de tenir, il jugea que le moindre danger était encore de lui obéir.

Démarches perdues, imprudences inutiles ! Il n’apprit rien de plus que le peu qui lui avait été conté du premier coup par le minotier.

C’est que personne, dans le pays, n’en savait plus long.

Grâce aux précautions de Jean, rien de ce qui se passait à Champdoce ne transpirait au dehors, et il avait usé et abusé de son influence sur tous les gens du château pour les empêcher de rien rapporter de l’état du duc.

Force fut donc à Dauman de recourir à la fille de la mère Rouleau.

Il avait, pour lui ouvrir les portes du château, un prétexte admirable : de l’argent à réclamer à Méchinet, le berger vétérinaire, qui lui devait une soixantaine d’écus.

Il fit donc venir Françoise, laquelle, hélas ! n’avait plus de raison de le craindre, et l’endoctrina assez habilement pour qu’il lui fût possible de prendre les informations essentielles, sans se douter le moindrement du but réel de sa mission.

Même, pour plus de sûreté et aussi parce que l’impatience le dévorait, il l’accompagna jusqu’au bas de la côte de Champdoce, et lui dit qu’il allait s’asseoir et l’attendre.

C’était à cet endroit qu’il devait rencontrer Mlle de Sauvebourg.

Il n’attendit pas longtemps.

Vingt minutes s’étaient à peine écoulées lorsqu’il aperçut en haut de la côte sa commissionnaire qui revenait grand train. Il se leva tout palpitant.

– Eh bien !… lui cria-t-il d’abord, ce mauvais payeur de Méchinet t’a-t-il remis mon dû ?

– Ma fine !… non, Président, et je n’ai seulement pas pu lui parler.

– Il était absent ?

– Je crois bien que non, mais depuis que le maître est malade on tient les portes du château verrouillées et on ne laisse entrer personne. Il paraît qu’il est bien bas, ce pauvre monsieur, bien bas…

– On t’a dit sa maladie, au moins ?

– Non, ce que je vous en conte, je le tiens du fils de la Jubon, que j’ai trouvé dans la cour ; il m’en aurait débité plus long, mais M. Jean est arrivé…

– Le vieux domestique du duc ?

Françoise cligna malicieusement de l’œil.

– Précisément, répondit-elle. M. Jean était comme un furieux. Toi, a-t-il crié à Jabon, va-t-en voir à l’étable si j’y suis ! Alors il s’est retourné vers moi. Et toi, la fille, m’a-t-il demandé, que veux-tu ? Naturellement je lui ai expliqué que je venais pour Méchinet. Mais il m’a coupé la parole, en me disant : C’est bon, il n’est pas ici ; tourne-moi les talons, tu repasseras le mois qui vient…

– Et tu ne t’es pas récriée, petite sotte !

– Oh ! que si, j’ai insisté. Mais aussitôt il m’a regardée avec des yeux terribles, en criant :

– Qui est-ce qui t’envoie, petite espionne.

Le « Président » tressaillit.

– Ah ! fit-il vivement, il a dit cela… Et qu’as-tu répondu ?

– Pardi !… que c’était vous, donc !

– Oui, en effet… c’est juste ! Et alors ?…

– Alors, M. Jean s’est gratté le menton, et il a dit comme cela : Ah ! tu viens de la part du Président !… J’aurais dû m’en douter… C’est bon, c’est bon, il aura de mes nouvelles !

Maître Dauman, à ce rapport, ressentit une telle commotion qu’il en pensa choir, ses jambes flageolaient.

Cependant, il ne poursuivit pas son interrogatoire ; il venait de s’entendre appeler, il se retourna : c’était M. de Puymandour qui montait au château.

Certain qu’il aurait par lui des renseignements précis, il congédia Françoise et guetta le retour du riche propriétaire. Ses prévisions se réalisèrent. Il sut enfin par lui la nature de la maladie de M. de Champdoce.

De ce moment, il fut, ou du moins il se crut fixé, et le terrible poids qu’il avait sur la poitrine diminua un peu.

C’est que le chimiste qui avait fait cadeau à Dauman du « produit de son art » contenu dans le flacon de verre noir, lui en avait expliqué les propriétés, et il ne doutait pas que l’attaque d’apoplexie du duc ne fût un effet de l’intoxication.

Donc Norbert n’avait pas reculé ; donc on ne pouvait le poursuivre, lui, sans poursuivre Norbert ; donc il était à peu près sauvé.

C’est avec bonheur que, peu de moments plus tard, il donnait à Mlle Diane cette explication.

– M. Norbert lui dit-il, n’aura pas administré une dose assez forte ; ce duc de malheur avait un tempérament de cheval ; l’épanchement n’aura pas été complet. Mais rassurez-vous : cette substance ne pardonne pas ; si le duc vit, il sera idiot, et notre but sera atteint quand même.

Mlle Diane réfléchissait.

– Pourquoi Norbert ne m’écrit-il pas ? murmura-t-elle. Pourquoi ?…

– Pourquoi ? Parce qu’il est prudent, mademoiselle. Savez-vous s’il n’est pas épié ? C’est un brave jeune homme qui comprend qu’il est des choses qu’on n’écrit pas. Nous n’avons plus qu’à attendre…

Ils attendirent. Mais la semaine s’écoula sans nouvelles de Norbert.

Les souffrances de Mlle de Sauvebourg étaient atroces durant ces jours, qui lui paraissaient interminables.

Mais si merveilleuse était son organisation, si résistants étaient les ressorts de son énergie, que nul, à Sauvebourg, ne se douta des tortures qui la déchiraient.

Le dimanche cependant arriva.

Levée matin, la marquise de Sauvebourg était allée à la première messe, et elle avait décidé que sa fille irait à la grande, accompagnée de sa femme de chambre.

Cet arrangement devait ravir Mlle Diane. Peut-être verrait-elle Norbert.

Hélas ! non. L’office était déjà commencé quand elle arriva, et cependant le banc de la famille de Champdoce était vide.

Lentement, elle gagna sa place, et, s’agenouillant, elle essaya de lire dans son paroissien, et même s’efforça de prier ; mais elle ne pouvait : son âme était trop loin de là, et c’est machinalement qu’elle suivait les mouvements des fidèles.

Cependant elle s’aperçut que le curé montait en chaire. C’était à Bivron le moment palpitant de la messe, parce que, avant le sermon, avaient lieu les publications de mariage.

Les hommes, qui jusque-là se tenaient au bas de l’église, ou même dehors, sur la place, ne manquaient pas de s’approcher, et un silence s’établissait si profond, qu’on entendait les dévotes renifler la prise de tabac qui dégage le cerveau.

Il en fut ce dimanche-là comme des autres.

Le curé, après avoir promené son regard sur l’auditoire, comme pour compter ses ouailles, se moucha largement, toussa, et enfin tirant de son bréviaire une feuille de papier, il lut :

« Il y a promesse de mariage… »

Toutes les curiosités étaient suspendues à ses lèvres ; il fit une pause, et d’une voix forte, reprit :

« Entre monsieur Louis-Norbert de Dompair, marquis de Champdoce, fils mineur et légitime de Guillaume-César de Dompair et de feu Isabelle de Barville, son épouse, domicilié dans cette paroisse…, d’une part,

« Et demoiselle Désirée-Anne-Marie Palouzat, fille mineure et légitime de René-Auguste Palouzat, comte de Puymandour, et de défunte Zoé Staplet, son épouse, également de cette paroisse…, d’autre part… »

C’était la foudre qui, du haut de cette chaire, frappait Mlle Diane. Son cœur cessa de battre. Elle crut qu’elle allait mourir…

Le prêtre continuait :

« Cette première publication sera la dernière, vu les dispenses que les parties se proposent d’obtenir de Mgr l’archevêque. »

Puis il dépêcha en bredouillant les formules ordinaires :

« Ceux qui connaîtraient quelque empêchement à la célébration de ce futur mariage, sont obligés, sous peine d’excommunication, de nous en donner connaissance, de même qu’il est défendu, sous la même peine, d’en apporter aucun par malice et sans cause !… »

Des empêchements !… Quelle épouvantable ironie !… Mlle de Sauvebourg n’en connaissait que trop des empêchements !…

Une inspiration du désespoir traversa son cerveau. Elle eut l’idée de se lever, et de crier, là, devant tous : Non ce mariage ne peut avoir lieu, Norbert est à moi, il est mon mari devant Dieu, nous sommes unis par un lien plus fort et plus indissoluble que tous les liens terrestres… par un crime.

Mais au milieu de ce désastre, et lorsqu’elle était comme écrasée sous les ruines de son bonheur et de ses chères espérances, son intraitable orgueil la sauva d’elle-même.

Grâce à un prodigieux effort, elle se redressa, plus blanche que sa collerette, mais souriante. Elle apercevait à quelques chaises d’elle, une jeune fille de ses amies, elle eut le courage inouï de lui adresser un petit geste amical, comme pour lui dire :

– Qui se serait jamais attendu à cela ?…

Toute son intelligence se concentrait sur ce point : faire bonne contenance, et pour y parvenir elle n’avait pas trop de toute son énergie. La voix des chantres bourdonnait insupportablement à ses oreilles, l’odeur de l’encens lui donnait des nausées. Il lui semblait qu’elle allait s’évanouir, et que cette messe n’en finissait pas.

Enfin, le prêtre se retournant vers les fidèles, entonna l’Ite missa est. Mlle Diane saisit le bras de sa femme de chambre, et sans prononcer une parole l’entraîna. Elle avait soif de solitude, comme ces lutteurs qui, blessés à mort, s’efforçait de dérober les convulsions de leur agonie.

À Sauvebourg, une émotion nouvelle l’attendait.

Au moment où elle pénétrait sous le vestibule, un domestique vint à elle, dont la figure était toute décomposée.

– Ah ! mademoiselle, lui dit cet homme, quel malheur ! Monsieur et Madame vous attendent dans votre appartement… C’est horrible !

Sans plus s’informer, elle monta lentement. Elle ne doutait pas qu’il ne dût être question de Norbert. Quand on a une préoccupation poignante, on y rapporte toute chose. Sans doute, ses parents avaient appris ses imprudences, peut-être plus !…

Lorsqu’elle entra, son père et sa mère, assis l’un près de l’autre, pleuraient. Elle s’avança, et alors le marquis, l’attirant à lui, la fit asseoir sur ses genoux, et la pressa entre ses bras avec une sorte d’égarement.

– Pauvre fille ! balbutia-t-il, pauvre chère fille, mon enfant bien-aimée, nous n’avons plus que toi !…

Le frère de Mlle Diane était mort. Un exprès avait apporté cette affreuse nouvelle pendant qu’elle était à l’église.

Elle était fille unique, à cette heure, seule héritière de plus de soixante mille livres de rentes. Elle devenait un des brillants partis de la province.

Voilà ce qu’elle vit tout d’abord.

Pourtant elle pleura, elle aussi, comme ses parents, mais ses larmes étaient des larmes de rage.

Survenue huit jours plus tôt, cette catastrophe la sauvait, elle assurait son mariage avec Norbert ; elle lui épargnait un crime abominable.

Maintenant, ce n’était plus qu’une effroyable raillerie de la destinée, un châtiment.

Pour son frère, elle n’eut pas un regret. Elle ne pouvait détacher sa pensée de Norbert, et elle entendait toujours cette publication fatale.

Pourquoi cette surprenante détermination, ce mariage odieux tout à coup décidé ?

Elle devinait un mystère et s’appliquait à le pénétrer.

Qu’était-il arrivé à Champdoce ? Le duc, contrairement aux affirmations de Dauman, s’était-il rétabli ? Avait-il découvert la tentative de son fils et en abusait-il pour lui imposer sa volonté ?

La journée se consuma en conjectures, et à chercher par quel moyen, quel qu’il fût, elle parviendrait à rompre cette union. Car elle ne renonçait pas à lutter, elle ne désespérait pas encore. Sa fortune nouvelle pouvait faire pencher la balance de son côté.

Elle avait le pressentiment qu’elle triompherait quand même, si elle pouvait voir Norbert seulement une minute. N’était-elle pas sûre de son emprise sur lui ? N’avait-elle pas déjà, d’un seul regard, brisé ses plus fermes résolutions ? Serait-il capable de résister à ses prières et à ses pleurs ? Elle le verrait à ses pieds, comme autrefois si, allant à lui, elle lui disait :

– Je t’aime, tu es ton maître, et tu en épouses une autre !…

Mais il fallait arriver jusqu’à Norbert, et promptement. Le péril pressait. Les jours valent des années.

Elle décida que, cette nuit même, elle s’échapperait de Sauvebourg, et irait à Champdoce.

L’entreprise était pleine de hasards, presque insensée. C’était jouer son avenir d’un coup, peut-être courir à l’abîme.

Un peu après minuit, ayant jeté une mante sur ses épaules (lorsqu’elle se fut assurée que personne, dans la maison, ne bougeait), elle descendit l’escalier à tâtons, les pieds nus, et s’échappa par une porte qui donnait sur la campagne.

Comment elle s’y prendrait pour arriver à Norbert ? Elle n’était pas embarrassée. Souvent il lui avait décrit l’intérieur du château de Champdoce, et elle savait qu’il avait sa chambre au rez-de-chaussée, avec deux fenêtres sur la cour. Cela lui suffisait.

Quant elle fut arrivée, elle hésita. Si elle allait se tromper de fenêtre ?

Elle se dit qu’elle était trop avancée pour reculer, que si un autre que Norbert ouvrait, elle s’enfuirait, et à tout hasard, elle frappa à un volet, doucement d’abord, puis plus rudement, enfin de toutes ses forces.

Sa mémoire l’avait bien servie. Ce fut Norbert qui ouvrit en demandant :

– Qui va là ?…

– C’est moi, Norbert, c’est moi, Diane…

Il l’avait si bien reconnue, qu’il recula en jetant un cri.

Elle profita de ce moment. L’appui de la fenêtre était fort bas ; elle y monta hardiment et sauta dans la chambre.

– Que voulez-vous, demandait Norbert d’un air égaré, que venez-vous faire ici ?

Elle le regardait et ne le reconnaissait pour ainsi dire plus, tant sa physionomie était étrange. Elle eut peur, elle se troubla.

– Vous épousez Mlle de Puymandour ? murmura-t-elle.

– Oui.

– Et cependant, vous prétendiez m’aimer !

Tous les ressentiments de Norbert se réveillèrent, il se rapprocha.

– J’étais un enfant, commença-t-il, j’étais ignorant de toutes choses, quand pour mon malheur, je vous rencontrai sur mon chemin. Qui se serait défié de vous, qui avez des yeux si purs que les anges doivent en avoir de semblables ? Oh ! oui, je vous ai aimée follement, jusqu’au renoncement de la vie, jusqu’au crime.

Vous, vous ne poursuiviez que le titre de duchesse, et une fortune princière !

Mlle Diane eut un geste désespéré.

– Malheureux !… s’écria-t-elle, serais-je donc ici à cette heure, s’il en était ainsi ? Mon frère est mort, Norbert, je suis aussi riche que vous, et cependant me voici !… M’accuser d’un odieux calcul, moi !… Et pourquoi ? Sans doute parce que je n’ai pas voulu vous suivre quand vous m’avez proposé de fuir. Ô mon unique ami, c’était notre bonheur à venir que je défendais, c’était…

Elle s’interrompit, béante, la pupille dilatée par la terreur.

La porte venait de s’ouvrir, et le duc de Champdoce entrait, balbutiant des mots inintelligibles, riant de ce rire navrant des idiots.

– Comprenez-vous maintenant, reprit Norbert, pourquoi le souvenir de nos amours m’est devenu abominable ? Osez-vous bien parler de bonheur quand toujours ce fantôme de mon père se dresserait entre nous ?

Du doigt, Norbert lui montrait la fenêtre ; elle la franchit de nouveau.

Mais elle était transportée de rage et de jalousie, elle ne pouvait pardonner à Norbert ce crime commis par elle, qui anéantissait toutes ses espérances, et son adieu fut une menace.

– Je me vengerai, Norbert, cria-t-elle ; à bientôt !

XI

Il n’avait fallu que trois jours, bien employés il est vrai, pour terminer les préparatifs du mariage de Norbert et de Mlle Marie.

En trois jours, toutes les difficultés avaient été levées ou écartées, un contrat provisoire avait été signé et il avait été possible de réunir, pour les remettre au curé, les actes indispensables à la publication des bans.

Et un samedi soir, les deux jeunes gens, M. de Puymandour disait : les deux futurs, furent présentés l’un à l’autre.

Ils se déplurent. Au premier regard échangé, ils avaient éprouvé ce sentiment d’instinctive répulsion dont les années ne triomphent pas toujours.

Le malheur est qu’ils n’avaient près d’eux personne qui s’en aperçut, personne surtout doué d’assez de tact pour les rapprocher, pour détruire les préventions qu’ils nourrissaient l’un contre l’autre, pour leur inspirer, à défaut de passion, cette mutuelle estime qui est la base des amitiés durables.

Lorsqu’elle était encore sous le coup des obsessions de son père, inspirée par le désespoir, Mlle Marie avait songé à confier à Norbert le secret de son cœur. Elle avait eu l’idée de lui tout avouer, de lui dire qu’elle en aimait un autre, qu’elle ne l’épouserait que par contrainte et force, et qu’elle le conjurait de rompre en prenant sur lui la responsabilité de la rupture.

Hélas ! elle était faible. Au moment de parler, elle eut peur. Elle se tut, laissant échapper la seule chance qu’il y eût de conjurer les malheurs qui menaçaient deux existences.

Car Norbert, au premier mot, se fût retiré, heureux sans aucun doute de ce prétexte, et c’en était un excellent, de ne pas tenir l’engagement vis-à-vis de lui-même, d’obéir à son père, maintenant que son père ne pouvait plus commander.

En attendant, il avait été admis à faire sa cour.

Chaque jour, un peu après midi, il arrivait chez M. de Puymandour chargé d’un énorme bouquet.

On l’introduisait au salon, il remettait ses fleurs à Mlle Marie, en balbutiant un compliment, elle le remerciait en rougissant beaucoup, et ils s’asseyaient, ayant en tiers une vieille parente qu’on avait fait venir d’Oloron pour la circonstance.

Alors, pendant des heures, ils restaient en présence, elle penchée sur quelque broderie, lui ne sachant quelle contenance garder, cruellement embarrassés, n’ayant rien à se dire, ne disant rien le plus souvent, en dépit d’efforts inouïs pour maintenir vivante un semblant de conversation banale.

Jamais ils n’étaient si contents que lorsque M. de Puymandour leur proposait une excursion dans les environs. Avec lui, du moins, il n’y avait pas à redouter la pénible gêne du silence.

Mais ces promenades étaient rares, M. de Puymandour n’ayant pas une minute à lui, et se donnant, selon ses propres expressions, un mal de chien.

Jamais on ne l’avait vu brillant, bruyant, empressé, pressé, comme depuis que ce bienheureux mariage était la nouvelle du pays.

On ne rencontrait plus que lui sur les chemins, à cheval ou en voiture. Il portait lui-même ses invitations, et sa vanité s’épanouissait aux félicitations dont on le comblait.

Et ce n’était pas tout. Il avait encore à surveiller les préparatifs de la noce. Il la voulait magnifique.

Norbert lui avait bien fait remarquer que toutes les splendeurs qu’il rêvait seraient jugées inconvenantes, en présence de la situation affreuse du duc de Champdoce ; il n’avait rien voulu entendre.

On remettait tout à neuf, on abattait des cloisons, on posait des tentures, on peignait sur les voitures les armes des Champdoce près des armes de Puymandour. Quelle gloire !

On les retrouvait partout, ces armes : au-dessus de toutes les portes, sur les meubles et sur la vaisselle, sur les plus menus objets. M. de Puymandour les eût fait broder sur sa poitrine s’il l’eût osé.

À ces bruits de fête, au milieu de tout ce tumulte, la tristesse de Norbert et de Mlle Marie redoublait. On eût dit, à les voir pâles et mornes, qu’ils avaient comme le pressentiment de l’avenir qu’on leur préparait.

M. de Puymandour avait des yeux pour ne pas voir. Se trouvait-il seul avec eux ? c’était pour les accabler de railleries dont le goût devenait de plus en plus douteux.

Un jour, cependant, il rapporta de ses courses une telle nouvelle, qu’il courut au salon, où il savait trouver ses « amoureux », ainsi qu’il disait.

– Eh bien ! mes enfants, leur cria-t-il dès le seuil, votre exemple est bon, et on le suit. Le maire et le curé auront de la besogne cette année.

Mlle Marie interrogeait son père du regard.

– C’est comme cela, poursuivit-il. On vient de me parler d’un mariage qui suivrait de près le votre et qui ferait du bruit aussi.

– Lequel ?…

Quand M. de Puymandour tenait une histoire qu’il jugeait intéressante, il en abusait impitoyablement.

– Vous connaissez, demanda-t-il à Norbert, le fils du comte de Mussidan ?

– Le vicomte Octave ?

– Précisément.

– Je croyais qu’il habitait Paris.

– Il l’habite, en effet, et même y fais ses farces. Mais il est ici, chez son père, depuis huit jours, et voici que déjà il a le cœur pris. Devinez un peu à qui on le marie ? je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…

– Nous ne devinerons jamais, cher père, ainsi ne nous fais pas languir.

M. de Puymandour crut devoir prendre son air le plus mystérieux.

– Ce que je vous en dis, continua-t-il, est entre nous. Je le tiens de Gavinet, le notaire, à qui j’ai promis le secret ; ainsi… Il paraît que le comte Octave de Mussidan va épouser Mlle Diane de Sauvebourg.

Mlle Marie eut un geste incrédule.

– Ce n’est guère probable, fit-elle. Il n’y a pas huit jours que Mlle Diane a perdu son frère.

– Raison de plus, parbleu ! La voici une riche héritière, maintenant. Les Mussidan, qui sont plus fins que l’ambre, sont très capables d’avoir écrit à leur fils d’accourir, afin de devancer tous les partis qui vont se présenter. Octave est venu, c’est un charmant cavalier, et ma foi ! je trouve cela tout naturel.

Norbert était devenu fort rouge d’abord, puis livide. Si grand avait été son saisissement, qu’il faillit laisser échapper un album qu’il tenait.

Mais la précaution qu’il prit de détourner la tête pour cacher son émotion était inutile, ni Mlle Marie ni son père n’avait remarqué son trouble.

M. de Puymandour poursuivait :

– J’approuve, du reste, le vicomte de Mussidan. Mlle Diane, outre que sa beauté est surprenante, me paraît de tous points une personne accomplie. On n’a pas plus grand air. Quelque hauteur, quels dédains !… Rien qu’à la voir, on devine la fille de grande maison, tenant en un profond mépris le commun de l’humanité. Quant à son esprit, j’en ai éprouvé le piquant.

Il se retourna vers sa fille et ajouta :

– Voilà, Marie, le modèle que vous devez vous proposer maintenant que vous allez être duchesse. Combien de fois n’ai-je pas eu à vous reprocher la modestie que vous outrez ! Vous n’entrez pas dans un salon, vous vous y glissez.

Comment voulez-vous qu’on vous accorde les égards dus à votre rang, si vous ne paraissez pas en avoir conscience ?

Lorsqu’il abordait ce chapitre, M. de Puymandour ne tarissait pas. Mlle Marie le savait, aussi profita-t-elle d’un moment où il reprenait haleine, pour s’esquiver sous prétexte d’un ordre à donner.

Le comte ne se fâcha pas trop de ce manque de révérence filiale, Norbert lui restait.

– Pour en revenir à Mlle Diane, reprit-il, je viens de la rencontrer à l’instant, sortant de chez la mère Rouleau. Le noir lui sied, parbleu !… à ravir. Décidément un deuil est une bonne fortune pour une blonde… Mais, pardon, je suis là à vous chanter ses mérites, comme si vous ne les connaissiez pas mieux que personne…

– Moi ? monsieur le comte.

– Vous, monsieur le marquis… Ah ça, voudriez-vous nier, par hasard ?

– Quoi ?

– Que vous lui avez fait la cour, et de très près même, mon gaillard ! Allons, bon ! voilà que vous rougissez… il n’y a pas de quoi. On est jeune, on est amoureux, on a une maîtresse…

– Mais, monsieur le comte, je vous jure…

M. de Puymandour éclata de rire.

– À d’autres, marquis, interrompit-il, à d’autres ! On vous a trop souvent rencontrés ensemble sous la coudrette… Eh ! eh !… la discrétion est inutile.

Vainement Norbert essaya de se défendre, de protester avec toute l’énergie de la vérité, il s’adressait au plus têtu des hommes.

– Vous n’avez d’ailleurs rien à vous reprocher, poursuivait le comte. Certainement vous n’avez pas trompé Mlle Diane. Pouvait-elle espérer devenir votre femme ? Non, puis qu’elle n’avait pas le sou. Ah ! maintenant que son frère est mort et qu’elle est riche, ce serait une autre histoire…

Positivement, cette théorie ignoble était celle de M. de Puymandour. Elle révolta si bien l’honnêteté de Norbert qu’une réplique fort blessante lui vint aux lèvres. Il se contint, ayant pris un parti de résignation.

Mais il était si réellement indigné qu’il ne put prendre sur lui de rester à dîner, et que, résistant aux pressantes instances du comte, prétextant des soins à donner à son père, il se retira.

Les sentiments les plus confus et les plus contraires s’agitaient en lui, pendant qu’il regagnait Champdoce. Il souffrait.

Cependant, il doutait encore des assertions de M. de Puymandour, et il songeait au moyen de savoir la vérité, quand, en sortant de Bivron, sur la grande route, il s’entendit appeler par quelqu’un qui courait derrière lui.

– Monsieur le marquis ! monsieur !…

Il se retourna et se trouva en face de Montlouis, ce fils du fermier de son père, dont, l’hiver précédent, à Poitiers, il avait fait son confident et son ami.

– Vous ne m’aviez pas aperçu en passant, monsieur le marquis ? demanda-t-il.

Montlouis, autrefois, tutoyait Norbert ; mais il avait depuis trois mois pénétré dans un monde où on lui avait appris la distance énorme qui le séparait, lui fils d’un paysan, n’ayant pas cent louis de rentes, d’un grand seigneur millionnaire.

– J’étais très préoccupé, répondit Norbert.

Et, craignant d’avoir froissé son ancien camarade, il lui tendit la main.

– Voici une semaine, reprit Montlouis, que je suis revenu au pays avec mon patron. Car j’ai un patron, maintenant. M. le vicomte de Mussidan m’a définitivement attaché à sa maison en qualité de secrétaire, ou plutôt d’intendant. M. Octave n’est peut-être pas très commode, il se met pour un rien dans des colères épouvantables ; mais au fond, c’est le meilleur des hommes. Je suis enchanté de ma position.

– Allons tant mieux, mon ami, tant mieux.

Mais ce n’était pas uniquement pour lui communiquer ces détails que Montlouis avait couru après Norbert.

– Et vous, monsieur le marquis, continua-t-il, vous allez épouser Mlle de Puymandour ? Quand on me l’a appris, j’ai failli tomber de mon haut.

– Pourquoi ? s’il te plaît.

– Dame !… monsieur, j’en était encore au temps où nous allions attendre, au bout d’un certain jardin, que certaine petite porte s’ouvrît mystérieusement.

– Tu aurais dû oublier cela, Montlouis.

– Oh !… monsieur, je vous en parle, mais nul autre que vous, quand il s’agirait de ma tête, ne m’arracherait un mot à ce sujet. Je voulais vous dire que les hasards de la vie sont bien surprenants. Pensez que votre ancienne…

D’un geste menaçant Norbert l’interrompit.

– Malheureux !… s’écria-t-il, qu’oses-tu dire !…

– Monsieur !…

– Sache bien que Mlle de Sauvebourg est aussi pure que le jour où je l’ai aperçue pour la première fois. Elle a été folle, elle a été imprudente, oui ; coupable, non. Je le jure devant Dieu !

– Et je vous crois, monsieur, je vous crois !…

Le fait est qu’il ne croyait pas un mot de ce que disait Norbert, et il était aisé de le comprendre à sa physionomie et à son accent.

– Toujours est-il que Mlle de Sauvebourg va devenir ma patronne.

– Elle !… tu en es sûr ?

– J’ai du moins de fortes raisons de le croire ; on ne parle que de cela à Mussidan.

Ainsi donc, M. de Puymandour était exactement informé, Norbert était bien forcé de se rendre.

– Cependant, interrogea Norbert, quand le vicomte a-t-il pu voir Mlle Diane ? où ? comment ?

– Oh ! bien simplement. À Paris, M. Octave était assez lié avec le fils du marquis de Sauvebourg, et il l’a visité souvent pendant sa maladie. Dès que les parents de ce pauvre jeune homme ont su monsieur le vicomte ici, ils l’ont fait demander, et il s’est rendu à leurs désirs. Naturellement il a vu Mlle Diane, et il est revenu enthousiasmé, si épris qu’il en rêve.

L’irritation de Norbert était devenue si visible, que Montlouis s’arrêta, convaincu qu’il était amoureux et jaloux.

– Après cela, ajouta-t-il, en manière de consolation, rien n’est encore décidé !…

Mais Norbert était trop bouleversé pour supporter davantage le bavardage de Montlouis. Il lui serra la main, lui dit brusquement : « au revoir, » et s’éloigna à grands pas, le laissant planté au beau milieu de la route, immobile et muet d’étonnement.

C’est que jamais, même au plus beau temps de ses amours, le seul nom de Diane ne l’avait tant remué, et il était furieux contre lui-même.

– Quoi !… se disait-il, après tout ce qui s’est passé, je ne puis prendre sur moi de l’oublier !… Je sais qu’elle se jouait de moi ; je n’étais que l’instrument de son exécrable ambition ; elle a froidement préparé l’assassinat de mon père, et je l’aimerais encore !… Ne suis-je donc qu’un lâche ! et, pour cesser de penser à elle, faudra-t-il m’arracher le cœur !…

Aux tortures déjà insupportables de Norbert, s’ajoutaient à cette heure, les plus horribles inquiétudes.

Interrogeant l’avenir, il ne découvrait que malheurs et pressentait les plus affreuses complications. Tout tournait contre lui.

Il lui semblait qu’il était comme enfermé dans un cercle d’airain qui, de moment en moment, allait se rétrécissant et finirait par le broyer.

Il voyait Mlle de Sauvebourg épousant le vicomte Octave de Mussidan et rencontrant Montlouis au service de son mari.

Quelles seraient ses impressions, quand elle se trouverait en face de ce confident de ses anciennes amours, de ce jeune homme qui, dix fois, quand Norbert était retenu à Champdoce, était venu lui porter une lettre, chercher une réponse ?

Et Montlouis !… quelle conduite tiendrait-il ? Aurait-il le sang-froid et le tact nécessaires pour sauver une situation si délicate ?

Que résulterait-il de ce rapprochement qui paraissait une cruelle ironie de la Providence ?

Très probablement la femme ne se résignerait pas à subir l’odieuse présence du complice des fautes de la jeune fille. Elle s’empresserait d’imaginer quelque prétexte pour le faire éloigner. Lui ne serait pas dupe, et furieux de perdre une position qui lui plaisait et qui faisait toute sa fortune, il parlerait.

Montlouis parlant, M. de Mussidan justement indigné d’avoir été si misérablement trompé, chasserait sa femme sans ménagements.

Que ferait Diane, quand elle se verrait irrémissiblement perdue, mise au ban de ce monde où elle prétendait régner ?

Ne chercherait-elle pas à se venger de Norbert ?

Il en était à se demander si la mort ne serait pas un bienfait, lorsque, approchant de Champdoce, il vit surgir devant lui la fille de la mère Rouleau.

Cachée derrière une haie depuis plus de deux heures, elle guettait son passage.

– J’ai une commission pour vous, monsieur, lui dit-elle.

Il prit une lettre qu’elle lui tendait, l’ouvrit et lut :

« Vous dites que je ne vous aime pas ; vous voulez des preuves, sans doute ! Eh bien, partons ensemble ce soir… Je serai perdue, mais à vous.

« Réfléchissez, Norbert, il en est temps encore. Demain il sera trop tard… »

C’était Mlle de Sauvebourg qui osait lui écrire !

Longtemps il tint les yeux attachés sur cette lettre, pour lui d’une si poignante éloquence, comme s’il eût espéré qu’elle trahirait quelque chose de la pensée qui l’avait dictée.

L’écriture d’ordinaire si ferme et si nette de Mlle Diane était tremblée et confuse. Les trois derniers mots étaient presque illisibles. En plusieurs endroits, le satiné du papier était enlevé. Etaient-ce des traces de larmes ?

Mais l’écriture ment ; on peut mouiller du papier avec quelques gouttes d’eau.

Cependant il comprenait que, pour tenter cette démarche suprême, pour risquer l’humiliation d’un refus de sa personne, qu’elle offrait, elle avait dû faire à son indomptable orgueil la plus horrible violence.

– Si elle m’aimait, pourtant !… murmura-t-il.

Il hésitait, oui, il hésitait saisi de cette idée qu’elle sacrifiait pour lui honneur, famille, fortune, qu’elle était à lui s’il la voulait, qu’il ne tenait qu’à lui d’être avant deux heures près d’elle, au fond d’une voiture, fuyant vers quelque pays nouveau ; son cœur battait à rompre sa poitrine, quand à cinquante pas sur la route, il aperçut un homme qui s’avançait : son père.

C’était la seconde fois que, par sa seule présence, M. de Champdoce triomphait des plus puissantes séductions de Mlle Diane.

– Jamais ! s’écria Norbert – avec un tel emportement, que la fille de la mère Rouleau fit un bond en arrière – jamais ! jamais !

Et froissant la lettre avec une rage inconsciente, il la jeta sur le chemin où Françoise la ramassa précieusement l’instant d’après, et se précipita vers son père.

Le duc était alors remis de son attaque.

Remis… en ce sens, du moins, que la vie était sauve, qu’il se levait, marchait, mangeait et dormait comme avant.

Mais l’âme ne commandait plus au corps. L’intelligence, l’étincelle divine, paraissait pour toujours éteinte.

Guidé par l’instinct, par une sorte de mémoire de la chair qui survit à la raison, il accomplissait mécaniquement une partie des actes qui lui étaient habituels. Ainsi, il faisait aux environs sa tournée quotidienne, il allait regarder les ouvriers travailler aux champs, il visitait les écuries et les étables, mais de ce qu’il faisait, il n’avait nulle conscience.

Même cet état du duc avait soulevé des difficultés dont Norbert ne se fût pas tiré de sitôt sans l’aide de M. de Puymandour.

Mais cet excellent comte, naturellement actif, avait, en ces circonstances, réalisé des prodiges. Grâce à un conseil de famille et des jugements, il avait obtenu pour Norbert l’émancipation et le droit d’administrer provisoirement la fortune.

Tout cela retarda un peu le jour du mariage. Il arriva cependant.

Dès le matin, après une nuit épouvantable, Norbert avait été saisi par son beau-père. Livré ensuite aux compliments et aux empressements des invités qui arrivaient en foule, il n’eut pas une seconde de réflexion.

À onze heures, il monta en voiture. On le conduisit à la mairie d’abord, puis à l’église. À midi, tout était fini ; il était lié pour la vie.

Que lui importait, après cela, la magnificence qu’avait déployée M. de Puymandour ! Un seul des événements de cette journée d’étourdissement devait rester gravé dans sa mémoire.

Un peu avant le dîner, on lui présenta le vicomte Octave de Mussidan, et, après l’avoir complimenté, le vicomte profita de la circonstance pour annoncer officiellement son mariage avec Mlle de Sauvebourg.

Cinq jours plus tard, les nouveaux époux étaient installés à Champdoce.

Pris entre une femme qu’il ne pouvait aimer, dont la tristesse mortelle lui semblait un reproche, et son père frappé d’imbécillité, Norbert était assailli d’idées de suicide.

Consumé de regrets et de remords, ne concevant aucun but à donner à sa vie, n’apercevant pas de terme à son supplice, il s’affermissait de plus en plus dans son fatal dessein, quand un matin on vint le prévenir que son père refusait de se lever.

On envoya chercher le médecin qui jugea le duc en danger.

Une sorte de réaction, en effet, se produisait. Toute la journée, le malade s’agita terriblement. Sa langue, qui était restée fort embarrassée, parut se dégager, et à la tombée de la nuit il parlait librement. Et alors un délire effrayant s’empara de lui, et Jean et Norbert durent éloigner tout le monde. Il y avait à craindre que le duc ne révélât le secret de son mal, à chaque moment les mots de poison ou de parricide revenaient dans ses phrases incohérentes.

Vers les onze heures, cependant, il s’était calmé et paraissait assoupi, quand tout à coup il se dressa sur son séant en appelant d’une voix forte : « À moi ! »

Norbert et Jean se précipitèrent vers le lit et furent terrifiés.

Le duc avait repris sa physionomie d’autrefois, son œil brillait, sa lèvre tremblait comme lorsqu’il était irrité.

– Grâce ?… cria Norbert en tombant à genoux, grâce, mon père.

M. de Champdoce étendit doucement la main vers lui.

– Mon orgueil était insensé, prononça-t-il, Dieu m’a puni. Mon fils, je vous pardonne.

Le malheureux jeune homme sanglotait.

 

– Je renonce à mes projets, mon fils, je ne veux pas que vous épousiez Mlle de Puymandour, puisque vous ne l’aimez pas.

Norbert s’était à demi soulevé :

– Je vous ai obéi, mon père, murmura-t-il, elle est ma femme.

Le visage de M. de Champdoce à ces mots exprima la plus affreuse angoisse ; ses yeux roulèrent dans leur orbite, il raidit ses bras en avant comme s’il eût voulu écarter un fantôme, et d’une voix rauque il cria :

– Malheureux !… Trop tard !…

Une convulsion suprême le rabattit sur ses oreillers ; il était mort !

S’il est vrai que parfois, pour les mourants, le voile de l’avenir se déchire, le duc de Champdoce avait vu.

XII

Repoussée par Norbert, brutalement chassée, Mlle Diane reprit, la mort dans l’âme le chemin de Sauvebourg, que l’instant d’avant elle parcourait palpitante d’espoir.

L’apparition du duc de Champdoce l’avait terrifiée. Elle comprenait l’horreur du crime, maintenant qu’elle l’avait vu.

Elle courait, éperdue, car il lui semblait que des voix effroyables se mêlaient aux mugissements de la tempête, et que dans les ténèbres, autour d’elle, des spectres la menaçaient.

Mais son imagination n’était pas de celles qui restent longtemps frappées. Lorsqu’elle eût regagné sa chambre, sans bruit, comme elle l’avait quittée, quand elle eût fait disparaître ses vêtements souillés de boue et de toutes les traces de sa sortie, elle commença à se remettre et même ne tarda pas à sourire de ses terreurs.

Réfléchissant, elle se disait que, sans l’arrivée du duc, elle eût peut-être reconquis Norbert, et que désespérer serait faiblesse tant que le « Oui » fatal ne serait pas prononcé.

Accablée de honte sur le moment, et frémissante, elle avait menacé Norbert. Plus calme à cette heure, elle sentait qu’elle ne pouvait prendre sur elle de le haïr.

Toute sa haine s’adressait à cette autre femme, cette rivale, cette Marie de Puymandour qui avait été comme son mauvais génie.

De celle-là, oui, il fallait se venger.

La voix secrète du pressentiment disait à Mlle Diane que c’était de ce côté qu’elle devait chercher les raisons de rompre ce mariage dont les bans avait été publiés le matin même.

Mais avant de rien entreprendre, connaître le passé de Mlle de Puymandour était indispensable. Mlle Diane se jura qu’elle connaîtrait ce passé.

Telles étaient les dispositions de Mlle de Sauvebourg quand on lui présenta le vicomte de Mussidan, l’ami de ce frère dont la mort la faisait si riche.

Il n’accourait pas sur un avis de son père, ainsi que l’avait charitablement supposé M. de Puymandour.

Le hasard seul le ramenait dans sa famille, ou plutôt le désir d’obtenir de la magnificence paternelle de quoi éteindre quelques dettes devenus gênantes.

Octave de Mussidan, à cette époque, réunissait, à un degré supérieur, toutes les conditions qui, au début de la vie, promettent et même paraissent assurer de longues années de bonheur.

Grand, bien fait, doué de la plus heureuse physionomie, ayant une santé de fer, il avait en outre les avantages d’un beau nom et d’une fortune considérable.

Deux femmes, qui étaient la grâce et l’esprit mêmes : sa mère, une Rhéteau de Commarin et sa tante, veuve de ce général de Sairmeuse, si fameux sous la Restauration, s’étaient chargées de son éducation sociale.

Envoyé à Paris à vingt ans, avec une pension assez forte pour y faire bonne figure, il se trouva du premier coup, grâce aux alliances de sa famille, lancé dans la société du grand monde.

Mêlé aux viveurs de bonne compagnie du café de Paris, à une époque où les Septeuil, les Maufort, les Dreyeant et les Sarbovèze donnaient le ton, il eut vite perdu le fonds de naïveté apporté de sa province, et conquis cette assurance qui donne la conscience d’une certaine supériorité et la domination des choses à demi faciles.

S’il est vrai que les gens heureux dont les désirs s’éparpillent en mille satisfactions sont incapables de sentiments sérieux, Octave de Mussidan devait être à l’abri des orages d’une grande passion.

Cependant, il n’en fut pas ainsi.

À la seule vue de Mlle de Sauvebourg, il ressentit cette commotion intérieure que Stendhal appelait le « coup de foudre, » présage d’un de ces amours qui font le désespoir ou la félicité d’une vie entière.

Il est vrai que jamais Mlle Diane n’avait été aussi étrangement séduisante qu’elle l’était alors, et que jamais elle ne le fut à un degré égal.

Octave de Mussidan lui déplut. Il était trop différent de Norbert.

Entre ce gentilhomme si correct, et le « sauvage de Champdoce », elle ne voyait nul rapport, nulle comparaison possible.

Rien, d’ailleurs, rien au monde n’était capable d’effacer du cœur de Mlle de Sauvebourg l’image de Norbert lui apparaissant pour la première fois dans les bois de Bivron, son fusil encore fumant à la main, vêtu de sa veste de bure.

C’est ainsi qu’elle aimait à se le figurer, frémissant d’énergie contenue, rougissant, intimidé, osant à peine lever sur elle ses beaux yeux tremblants.

Cependant Octave était pris, et il s’abandonnait délicieusement au sentiment qui l’envahissait et qui, à chacune de ses visites à Sauvebourg, le pénétrait davantage.

Mais, en amoureux chevaleresque, et qui prétend ne tenir la femme aimée que de sa seule et libre disposition, il s’adressa tout d’abord à Mlle Diane.

Ayant réussi à se trouver un instant seul près d’elle, respectueusement et de la voix la plus émue, il lui demanda si elle daignait permettre qu’il sollicitât du marquis de Sauvebourg, l’honneur de son alliance.

Cette démarche la surprit extrêmement. Tout entière aux anxiétés de la lutte qu’elle avait entreprise, elle ne s’était aperçue de rien.

Elle fut affreusement impressionnée : autant qu’un malade à qui le chirurgien annonce que c’est assez s’engourdir dans la souffrance, et qu’une horrible opération est devenue nécessaire.

Octave la forçait, en quelque sorte, de regarder en face la réalité.

Elle arrêta sur M. de Mussidan un indéfinissable regard, et après une longue hésitation lui promit pour le lendemain soir une réponse décisive.

La nuit entière se passa en épouvantables hésitations. Avoir commis un crime et n’en pas recueillir les fruits !… Cela ne pouvait lui entrer dans l’esprit.

Le résultat de ses méditations fut la lettre confiée à la fille de la mère Rouleau.

L’accusé qui attend de la délibération de ses juges un verdict de vie ou de mort, n’endure pas tout ce que souffrit Mlle Diane pendant qu’elle guettait au bout du parc de Sauvebourg le retour de sa messagère.

Cette atroce agonie durait depuis plus de quatre heures, lorsque enfin Françoise reparut tout essoufflée.

– Qu’a-t-il dit ? demanda Mlle Diane.

– Rien !… c’est-à-dire si ; il s’est écrié comme cela, avec des gesticulations de furieux : Jamais !… jamais !…

Il ne fallait pas que cette fille pût se douter de quelque chose. Mlle Diane eut la force de sourire.

– C’est bien ce que je pensais, fit-elle.

Et comme Françoise semblait vouloir ajouter quelque chose, elle l’interrompit, lui remit un louis pour sa course et lui fit signe de s’éloigner.

Certes, Mlle de Sauvebourg était anéantie, mais elle éprouvait en même temps cet indéfinissable soulagement du joueur qui, risquant une fortune après d’effroyables alternatives, perd son dernier louis et s’écrie : Enfin !…

Plus d’incertitudes désormais, de doutes, d’angoisse, plus rien à tenter. Nul espoir ne survivait, sinon celui de la vengeance.

Elle bénissait l’amour d’Octave, maintenant. Elle se disait que, mariée, elle serait libre, et qu’elle pourrait suivre Norbert et sa femme à Paris.

Quand elle entra au château Octave venait d’arriver.

Il l’interrogea du regard, et d’un doux geste de tête, plein d’adorables promesses, elle répondit : Oui.

Ce consentement, pensait-elle, la libérait du passé. Elle se trompait.

Elle comptait sans les imprudences commises, sans les complices, sans Dauman.

En apprenant que le coup était manqué – ce furent ses expressions, – le vaillant « Président » avait été saisi d’une de ces terreurs, il disait : « souleurs, » qui tuent leur homme.

Rapidement et sans bruit, il avait réuni le plus possible d’argent comptant, et ses paquets faits, il se tenait prêt à s’envoler à la première alerte.

Les nouvelles que lui donna M. de Puymandour le tranquillisèrent un peu ; il ne fut vraiment rassuré que lorsqu’il fut bien sûr que le duc avait perdu la raison, et que le médecin avait cessé ses visites à Champdoce.

Mais alors, il fut pris de ce vertige dont est frappé l’homme qui mesure le précipice où il a failli rouler.

Ses nerfs, excités outre mesure, se détendirent tout à coup, et telle fut la réaction qu’il dut se mettre au lit et que pendant une douzaine de jours il fut en proie à une sorte de fièvre cérébrale.

Il commençait à se lever, lorsqu’on lui annonça successivement le mariage de Norbert et la mort du duc.

Ne découvrant plus l’ombre d’un danger, il recouvra ses facultés ordinaires de calcul, et se prit à réfléchir en toute liberté d’esprit.

Il avait dans son tiroir pour vingt mille francs d’obligations de Norbert, de l’or en barre maintenant qu’il jouissait de ses droits. Mais l’appétit vient en mangeant, et le « Président » ne tarda pas à trouver que cela était peu pour ses peines et rien pour les risques qu’il avait courus.

De là à chercher les moyens de recueillir, de cette affaire, un regain qui valût la moisson, il n’y avait qu’un pas, qu’il eut vite franchi.

En moins de rien, il eut arrêté son plan et pris ses mesures, et pour sa première sortie, il alla rôder autour de Sauvebourg.

Il se disait que ce serait bien le diable, si le hasard ne lui fournissait pas l’occasion d’un petit tête-à-tête avec Mlle Diane.

Il lui fallut de la patience. Mlle Diane sortait tous les jours, mais toujours accompagnée, et il se gardait de se montrer.

Dauman avait bien fait quinze heures de faction en diverses fois, quand enfin il eut le plaisir de voir celle qu’il guettait, se dirigeant seule vers Bivron.

Il la suivit sans qu’elle pût s’en douter, parce qu’en cet endroit la route était découverte, mais quand elle arriva à un petit bois qui est à mi-chemin du bourg, il parut tout à coup.

Mlle de Sauvebourg ne l’avait pas aperçu depuis qu’elle l’avait forcé d’aller aux renseignements, et sa vue lui causa la plus pénible impression.

– Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle brusquement.

Il ne répondit pas directement, mais, après s’être confondu en excuses de son audace, il commença à féliciter Mlle Diane de son mariage, dont tout le monde s’entretenait, et dont il était ravi, pour sa part, car il lui était respectueusement dévoué, et il jugeait M. de Mussidan bien supérieur comme genre, comme…

D’un geste elle arrêta ce flux de paroles.

– Si c’est là tout ce que vous avez à me dire !… fit-elle.

Déjà elle se détournait, il osa l’arrêter par un des coins de son châle.

– J’aurais encore quelque chose à ajouter, insista-t-il, relativement à… vous savez bien…

Elle s’impatientait.

– Relativement à quoi ? demanda-t-elle, sans déguiser son profond mépris.

Il sourit bassement, s’assura d’un regard que personne n’était à portée de l’entendre, et, se penchant vers Mlle Diane, il murmura :

– C’est rapport au poison.

Elle se rejeta violemment en arrière, comme si elle eût vu un aspic se dresser sous ses pieds.

– Qu’osez-vous dire ?… balbutia-t-elle.

Mais déjà il avait repris son air obséquieux, et il se répandait en plaintes et en récriminations. Quel tour abominable elle lui avait joué ! Lui voler son flacon de verre noir !… Si tout se fût découvert, il eût certainement payé pour tous, et de sa tête, un crime dont il était innocent. Il en avait été malade de douleur, et à cette heure encore le sommeil le fuyait et il était poursuivi par d’affreux remords… Bien plus, tout pouvait se découvrir encore…

– Au fait !… fit Mlle Diane en frappant du pied, au fait !…

– Eh bien !… mademoiselle, je ne saurais rester dans le pays ; j’y meurs d’inquiétude ; je veux passer à l’étranger… C’est ma fortune que me coûte cette affaire… Vous savez, quand il faut réaliser… Je suis un homme ruiné…

– Enfin, que voulez-vous ?

Le regard clair de Mlle de Sauvebourg arrêté sur lui, gênait atrocement Dauman.

Il voulait, il l’expliqua verbeusement, de quoi se consoler de l’exil… un souvenir, un faible secours…, le strict nécessaire… le capital d’une petite rente de trois mille francs.

Mlle de Sauvebourg était incapable de modérer son indignation et de cacher son dégoût.

– Je comprends, interrompit-elle ; vous voulez faire payer ce que vous appelez votre dévouement.

– Mademoiselle…

– Et vous l’estimez soixante mille francs ! c’est cher.

– Hélas ! c’est à peine la moitié de ce que me coûte cette malheureuse affaire !…

– Oh !… je sais ce que je dois penser de ces exigences.

Dauman leva vers le ciel des bras éplorés :

– Des exigences ! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ai-je donc l’air d’un homme qui exige ? Ah ! il est dur d’être ainsi méconnu… Que fais-je en ce moment ? Je viens à vous, humblement, chapeau bas, comme si je demandais l’aumône. Si j’exigeais, ce serait autre chose. Je dirais : Je veux tant, ou je parle. Qu’ai-je à perdre, en somme, si tout se découvre ? Presque rien. Je suis un pauvre homme, et je suis vieux. M. Norbert, au contraire, et vous, mademoiselle, avez tout à risquer ; vous êtes jeunes, riches et nobles, l’avenir vous promet le bonheur.

Il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles.

Mlle Diane réfléchissait :

– Vous parleriez, fit-elle, qu’on ne vous croirait pas. Quand on avance certaines choses de certaines gens, il faut de preuves.

– C’est vrai, mademoiselle ; mais qui vous dit que je n’en ai pas ?… Eh ! eh ! je suis un homme de précaution, moi, et j’ai la preuve de bien des choses. Croyez-vous, par exemple, que si j’allais trouver monsieur le marquis votre père, il ne me donnerait pas une jolie somme bien ronde, du billet que j’ai là, et qui éclairerait singulièrement M. de Mussidan ! Je vous donne la préférence et vous vous plaignez !…

Tout en parlant, il sortait de sa poche un portefeuille crasseux, et il en tirait un papier qui avait dû être chiffonné et ensuite lissé soigneusement.

Mlle Diane étouffa un cri de frayeur et de rage.

Elle venait de reconnaître son dernier billet à Norbert.

– Ah ! s’écria-t-elle, Françoise m’a trahie… sans doute pour me récompenser d’avoir sauvé sa mère !…

Le « Président » tenait sa lettre entrouverte ; elle pensa qu’il ne se défiait pas ; d’un geste rapide comme la pensée, elle essaya de la lui arracher.

Mais il était sur ses gardes ; il recula en faisant du doigt un geste ironique.

– Oh ! que non pas, dit-il avec un accent d’odieuse familiarité. Il n’en sera pas de ceci comme du petit flacon. Ce billet, je vous le rendrai en même temps qu’un autre que j’ai de vous adressé à moi, quand j’aurai ce que je demande. Jusque-là, rien… Si je suis pris, je veux m’asseoir sur les bancs de la cour d’assises en bonne compagnie…

Mlle de Sauvebourg était véritablement au désespoir.

– Mais je n’ai pas d’argent !… s’écria-t-elle, une jeune fille n’a pas d’argent !

– M. Norbert en a.

– Adressez-vous à lui, alors…

Dauman hocha la tête.

– Nenni !… fit-il, pas si sot !… Il m’en cuirait peut-être. Je connais M. Norbert, il est tout le portrait de son père… Tandis que vous, mademoiselle, vous lui ferez prendre la chose en douceur… Vous y êtes quasi plus intéressée que lui !

– Président !

 

– Oh !… il n’y a plus de Président qui tienne. Comment ! je viens à vous bien humblement, et vous me traitez comme le dernier des derniers !… Je me révolte, à la fin ! Je suis honnête, moi, quarante-sept années de probité sont là pour le prouver. Je n’ai jamais empoisonné personne… Assez de rebuffades ! Nous sommes aujourd’hui mardi : si vendredi, avant six heures, je n’ai pas ce que je demande, votre père et M. de Mussidan auront de mes nouvelles. Tenez-vous à vous marier ?…

Il salua ironiquement, tourna les talons et s’éloigna en disant :

– C’est à prendre ou à laisser !

Mlle de Sauvebourg était comme pétrifiée de tant d’impudence, et Dauman avait déjà disparu au tournant de la route, qu’elle cherchait encore, et vainement, une réponse pour l’écraser.

– Misérable !… murmura-t-elle, toute frémissante, misérable !…

Oui, misérable, en effet, mais il la tenait, et pour la perdre à tout jamais, il n’avait qu’à vouloir.

Et elle comprenait qu’il était un homme à exécuter ses menaces, dût-il n’en retirer aucun profit, dût-il même se compromettre sérieusement pour lui nuire, obéissant à cet instinct de perversité qui pousse à faire le mal pour le mal.

Mais les niais seuls se désolent sans agir, trouvant comme une imbécile consolation à répéter les éternels : « Si j’avais su ! » des incapables et des lâches.

Les forts commencent par chercher comment se tirer d’affaire.

Ainsi fit Mlle Diane. Mais elle n’avait pas le choix des moyens. Force était d’en passer par où voulait Dauman. S’adresser à Norbert était l’unique ressource.

Certes, elle ne doutait pas que Norbert ne fît tout au monde pour prévenir et écarter un péril qui le menaçait autant qu’elle-même, mais l’idée d’implorer son secours révoltait sa fierté.

Voilà donc à quelles extrémités d’abjection elle était descendue, elle, une Sauvebourg ! Voilà où aboutissaient ses rêves de grandeur et d’ambition. Elle était à la merci du plus vil des êtres, d’un Dauman. Elle en était réduite à se traîner aux genoux d’un homme qu’elle avait trop aimé pour ne point le haïr mortellement.

Cependant, elle n’hésita pas.

Au lieu de continuer sa promenade, elle se rendit directement chez la veuve Rouleau et chargea Françoise d’aller trouver Norbert, et de lui dire qu’il fallait absolument qu’il se rendît, à la nuit tombante, à la petite porte du parc de Sauvebourg, qu’elle l’y attendrait, que c’était pour eux deux une question de vie ou de mort.

La seule contenance de Françoise à la vue de sa bienfaitrice, sa rougeur, son trouble, avaient été le plus explicite aveu de sa trahison.

Mais Mlle Diane ne voulut rien remarquer et lui parla avec sa bonté accoutumée. Certaine de la complicité de cette fille et de Dauman, elle jugeait prudent de dissimuler et habile de la choisir encore pour messagère.

Seulement le diable n’y perdait rien, et tout en regagnant Sauvebourg, elle se jurait que Françoise payerait cher sa perfidie.

Ni les mille occupations des apprêts d’un mariage, ni la présence d’Octave de Mussidan ne purent, le reste de la journée, distraire Mlle Diane de son idée fixe.

Elle semblait doucement souriante, enjouée même, et cependant elle était à la torture, elle suait sous son corset.

À mesure qu’approchait le moment qu’elle avait fixé, son cœur se serrait davantage, et les doutes les plus effrayants la poignaient.

Norbert viendrait-il au rendez-vous ? Françoise aurait-elle pu parvenir jusqu’à lui ? Et s’il avait quitté le pays !… Il y avait cinq jours qu’on avait enterré le duc de Champdoce, et elle avait entendu dire que Norbert annonçait partout son intention d’aller habiter Paris avec sa femme.

Et, s’il venait, quelle serait cette entrevue ?

Cependant la nuit tombait ; les domestiques apportaient au salon les lampes allumées.

Mlle Diane s’esquiva et courut à la petite porte.

Norbert l’attendait.

Dès qu’elle parut, il s’élança d’abord vers elle, emporté par un mouvement involontaire, puis une réflexion soudaine le cloua sur place.

– Vous m’avez fait demander, mademoiselle ? dit-il d’une voix rauque.

– Oui, monsieur le duc…

À ce titre de duc, donné sans réflexion, ils tressaillirent affreusement l’un et l’autre. Ce titre, Norbert le devait à la mort de son père, c’est parce que Mlle Diane voulait être duchesse, que M. de Champdoce était mort…

Elle se remit la première, et aussitôt, sentant le besoin d’en finir, avec une volubilité elle se mit à exposer les odieuses prétentions de Dauman, exagérant encore, quoiqu’il n’en fût guère besoin, la portée de ses menaces.

Elle supposait que cette scélératesse du « Président » transporterait Norbert de colère. À sa grande surprise, il demeura impassible. Il avait tant souffert qu’il en était venu à une morne insensibilité dont rien ne semblait capable de le tirer.

– Soyez sans crainte, répondit-il, je verrai Dauman…

Il paraissait sur le point de se retirer, elle l’arrêta d’un geste.

– Vous me quittez ainsi, fit-elle tristement, sans un mot !…

– Que puis-je vous dire, mademoiselle, que peut-il y avoir de commun entre nous ?… Mon père mourant m’a pardonné… je vous pardonne. Adieu…

– Adieu donc, Norbert. Nous ne nous reverrons plus, sans doute. Je vais me marier, on a dû vous le dire. Pouvais-je résister aux volontés de ma famille ? D’ailleurs à quoi bon !…

Elle s’interrompit comme si elle eût été prêt de succomber sous l’excès de son émotion, passa sa main sur ses yeux et ajouta :

– Encore adieu !… Souvenez-vous que personne autant que moi ne forme des vœux ardents pour que vous soyez heureux.

– Heureux !… s’écria Norbert, moi ! Est-ce possible ! Pouvez-vous donc être heureuse, vous ! Ah !… enseignez-moi alors ce qu’il faut faire pour oublier, pour anéantir la pensée. Vous ne savez donc pas que près de vous j’avais rêvé des félicités dont l’idée sera le désespoir de ma vie, dont le souvenir ne s’effacera pas de mon cœur quand je vivrais mille ans ! Vous ne savez donc pas…

Il s’arrêta, comme s’il eût eu horreur de ce qu’il allait dire, comme s’il eût compris qu’il se trahissait, qu’il se livrait… Il se détourna brusquement et s’enfuit éperdu.

Une joie farouche, la joie du triomphe entrevu, dut à ce moment éclairer le visage de Mlle Diane.

Cette entrevue, dont elle avait redouté les émotions, la laissait plus froide que le marbre.

– Je ne l’aime plus, murmura-t-elle, et lui m’aime plus que jamais. La vengeance devient facile.

Lorsqu’elle reparut au salon, sa satisfaction était si évidente que le vicomte Octave ne put s’empêcher de lui en demander la cause.

Elle répondit par une plaisanterie, mais gracieuse, presque tendre, car elle était pour son futur mari d’une amabilité qui le rendait le plus heureux des hommes.

– Pourvu, pensait-elle, que Norbert voie Dauman à temps !

Il le vit. Le surlendemain même, le fidèle serviteur des Champdoce, Jean, aborda Mlle Diane comme elle rentrait de la promenade et lui remit un paquet assez volumineux.

Elle l’ouvrit. Il renfermait, outre les deux lettres que possédait le « Président, » toute sa correspondance avec Norbert, plus de cent lettres fort longues pour la plupart, et aussi compromettantes que possible.

Son premier mouvement fut de tout brûler, et même elle alluma une bougie dans cette intention.

Mais elle réfléchit, et déposa le paquet dans une cachette où se trouvaient déjà les lettres que Norbert lui avait écrites.

– Qui sait !… murmurait-elle, tout cela servira peut-être un jour.

Tout cela, en effet, devait servir… mais contre elle-même.

Il en avait cependant coûté soixante milles francs à Norbert, pour ravoir ce que Dauman appelait ses garanties. Il dut, de plus, lui compter vingt mille francs, montant des obligations qu’il avait souscrites.

Cette somme, ajoutée à de notables économies, constituait au « Président » une si belle fortune, qu’il résolut de quitter Bivron, et d’aller à Paris chercher un théâtre plus digne de ses capacités.

C’est pourquoi, huit jours plus tard, la pays apprit avec stupeur que Dauman avait mis la clé sous la porte et était parti enlevant la plantureuse Françoise.

Deux femmes en pleurs allaient de maison en maison, semant l’incroyable nouvelle, non sans force imprécations.

La veuve Rouleau, d’abord, qui accusait fort nettement Mlle de Sauvebourg d’avoir prêté les mains à une abomination qui lui ravissait le pain de ses vieux jours, disait-elle.

Puis, cette vieille si louche, qui était la ménagère du « Président », et qui se voyant abandonnée, ne se gênait pas pour raconter comment Dauman, le scélérat, n’avait jamais été huissier, et comme quoi toute sa science judiciaire lui venait d’une maison centrale où il avait séjourné dix ans.

Cette double fuite, si inattendue, du « Président » et de Françoise, enchanta Mlle de Sauvebourg, bien qu’elle eût assez de pénétration pour se douter des propos envenimés dont elle serait le prétexte.

Ces propos, pensait-elle, n’arriverait jamais jusqu’à elle, et, en revanche, elle était débarrassée de cette perpétuelle appréhension de se trouver inopinément face à face avec un de ses complices.

Dauman et cette malheureuse avaient quitté le pays d’une telle façon, qu’il n’était guère probable qu’ils eussent jamais l’effronterie d’y revenir.

D’un autre côté, Norbert était parti pour Paris avec sa femme, et M. de Puymandour allait disant partout qu’on ne reverrait pas de sitôt la duchesse sa fille à Champdoce.

Mlle Diane respirait donc librement. Interrogeant l’horizon, il lui semblait que tous les nuages menaçants s’étaient dissipés.

L’avenir lui appartenait, elle pouvait s’occuper de son mariage.

Il devait avoir lieu dans une quinzaine de jours, et déjà un des amis d’Octave, qui devait être son témoin, M. de Clinchan était arrivé. C’était un brave garçon, et point gênant, le plus poli et le plus complaisant des hommes, précieux aux jours d’ennui pour la quantité de ridicules qu’il étalait naïvement.

Mais Mlle de Sauvebourg se souciait peu de M. de Clinchan.

Elle avait jugé la grandeur de l’amour qu’elle inspirait à Octave, et elle s’était mis en tête de tout faire pour l’augmenter encore.

Se faire aimer jusqu’à l’aberration, jusqu’à la stupidité, d’un homme qu’on disait supérieur par l’esprit et par l’intelligence, qui devait avoir l’expérience de la passion, lui semblait une tâche digne de son ambition et mettait un intérêt palpitant dans sa vie.

Faire prendre, dès l’abord, à Octave, le pli de sa volonté et de ses caprices, c’était prudence et prévoyance. C’était, de plus, s’exercer pour plus tard, quand elle serait à Paris, quand elle serait une femme à la mode, et son succès ici devait lui donner la mesure de l’empire qu’elle exercerait là-bas.

Octave fut pris, et tout autre l’eût été à sa place. Elle avait le don de la séduction, et jamais plus merveilleuse comédie d’amour ne fut jouée par la plus raffinée des coquettes.

Le jour de son mariage, elle était radieuse. Mais ce grand contentement était une affectation et une bravade. Elle se sentait observée. Lorsque sortant de l’église elle traversa la double haie des habitants de Bivron rangés sur son passage, elle surprit plus d’un regard malveillant.

Un malheur plus direct et plus réel l’attendait au château de Mussidan, qu’elle allait habiter désormais.

Elle y trouva Montlouis, et si grande que fût son audace, elle ne put s’empêcher de rougir jusqu’à la racine des cheveux quand on le lui présenta.

Lui, heureusement, qui avait prévu le moment, avait eu le temps de s’y préparer, et il fit bonne contenance.

Mais si respectueusement qu’il s’inclinât, Mlle Diane, devenue Mme de Mussidan, crut distinguer dans ses yeux cette expression d’ironique mépris et de menace, qu’elle avait aperçue dans les yeux de Dauman.

Cet homme ne peut rester ici, pensa-t-elle, il ne restera pas.

Demander à Octave le renvoi de Montlouis était simple et prompt. Mais c’était chanceux aussi. C’était en quelque sorte provoquer ce jeune homme à dire ce qu’il savait du passé.

Le plus sage était de lui faire bonne figure et de déterminer son renvoi à la première bonne occasion.

Or, cette occasion ne pouvait se faire attendre longtemps. Octave était fort mécontent de son secrétaire.

Montlouis qui était plein de zèle, quand il habitait Paris avec son patron, se relâchait singulièrement depuis son séjour à Mussidan. Il avait renoué des relations avec cette jeune fille de Châtellerault qu’il adorait, et il ne se passait pas de semaine qu’il ne disparût quelquefois deux jours entiers. Cela ne pouvait durer.

Ce ne fut cependant pas de ce côté que partit le premier coup qui atteignit la jeune mariée. De ce côté, elle était en garde, et c’est surtout ce qu’on ne saurait prévoir, le hasard, l’impossible, qu’il faut craindre.

Il y avait une douzaine de jours qu’elle était vicomtesse de Mussidan, quand un après-midi, Octave lui proposa une promenade à pied. Elle jeta un châle sur ses épaules, et ils partirent, gais comme des amoureux en vacances.

Ils suivaient le chemin charmant qui tourne le bourg de Bivron, quand tout à coup ils entendirent de grands aboiements dans un taillis qui borde la route.

Un chien de forte taille en sortit presque aussitôt, qui, toujours aboyant, se précipita sur la jeune femme. Elle ne put retenir un cri. Elle reconnaissait Bruno.

L’épagneul, arrivé à elle, s’était dressé, et, appuyant ses pattes de devant sur sa poitrine, avançait son museau fin et intelligent.

– À moi Octave !… balbutia-t-elle.

Mais déjà M. de Mussidan avait écarté l’épagneul.

– Ce chien vous a fait peur, mon amie ? demanda-t-il.

– Oui !… une peur affreuse !…

Elle était fort pâle, en effet, et plus tremblante que la feuille. Elle frémissait de cette reconnaissance, des suites qu’elle pouvait avoir. M. de Mussidan, lui, observait les allures de Bruno.

Tout surpris de la réception qui lui était faite, le bel épagneul s’était assis un peu à l’écart, et son œil parlant semblait demander une explication.

– Ce chien, à coup sûr, ne voulait pas vous faire mal, dit enfin Octave.

– N’importe !… Chassez-le.

Et elle-même s’avança sur Bruno, son ombrelle levée, comme pour le frapper. Mais le chien ne s’enfuit pas. Croyant que son ancienne amie voulait jouer avec lui, comme autrefois, il se mit à décrire autour d’elle des cercles rapides, jappant joyeusement, poussant de petits cris de plaisir, comme pour la défier et la provoquer à le poursuivre.

– Mais ce chien vous connaît, Diane, remarqua M. de Mussidan.

– Moi !… d’où ?… Comment ?…

– Regardez plutôt.

Bruno, en ce moment, lui léchait la main.

– Au fait, répondit-elle sans savoir ce qu’elle disait, il est possible que je l’aie caressé je ne sais où, et qu’il ait plus de mémoire que moi… Cependant, je ne me sens pas fort rassurée ; venez, Octave ; allons-nous-en.

Il la suivit, et il eût vite oublié cet incident si Bruno, tout joyeux d’avoir retrouvé quelqu’un de connaissance, ne s’était obstinément attaché à leurs pas.

– C’est singulier, répétait Octave, tout à fait singulier.

Il avait tout fait pour effrayer l’épagneul et il allait ramasser des pierres pour les lui jeter, quand, dans un champ, à vingt pas de lui, il aperçut un paysan qui bêchait.

– Eh !… mon brave !… lui cria-t-il, connaissez-vous ce chien ?

– Oui bien, monsieur.

– À qui appartient-il ?

– À notre maître, monsieur, à M. Norbert de Champdoce.

Ce nom seul secoua la jeune dame de Mussidan comme le choc d’une pile électrique.

– En effet, s’écria-t-elle vivement, je me souviens, à cette heure… j’ai vu souvent ce chien chez la mère Rouleau, et je lui donnais du pain… Il suivait toujours cette malheureuse qui est partie avec ce vilain homme… Oui, je le reconnais maintenant, il doit s’appeler Bruno. Ici, Bruno !…

Le chien accourut ; et elle se baissa, bien moins pour le caresser que pour cacher son visage qu’elle sentait plus rouge que le feu.

Octave reprit le bras de sa femme sans ajouter un mot. Le soupçon venait de l’effleurer de son aile de chauve-souris. Cette scène ne lui paraissait pas naturelle, l’agitation de Diane était bien extraordinaire. De vagues défiances, indéterminées, qu’il n’eût su comment traduire, s’éveillaient en lui.

Mlle Diane, de son côté, était horriblement tourmentée. Cet accident était un avertissement. Il lui révélait l’étendue du péril qu’elle bravait tous les jours.

Elle se maudissait d’avoir été si faible, si pusillanime, si lâche ! Comment une femme forte comme elle avait-elle pu perdre la tête à ce point ? Pourquoi se défendre si énergiquement de connaître ce chien ? à quel propos ?… Quelle maladresse que cette explication ensuite !… Est-il donc vrai que la voix de la conscience peut étouffer celle de la raison !…

Si elle eût dit tout simplement : « Tiens ! c’est Bruno, le chien du duc de Champdoce ! » son mari n’eût rien vu là de surprenant. Son trouble avait fait, de la chose la plus simple du monde, un gros événement.

La préoccupation de son mari avait été visible après cette fatale promenade. Elle avait surpris un soupçon dans un coup d’œil qu’il lui avait jeté. Comment l’effacer ? Comment lui rendre sa sécurité ?

À tout hasard, elle se condamna à avoir désormais une frayeur insurmontable des chiens. En apercevait-elle un, elle poussait un cri. Elle faisait tenir ceux d’Octave à la chaîne… Ah ! n’importe, elle sentait le terrain brûlant sous ses pieds, il lui semblait qu’elle était environnée d’une atmosphère explosible, qui à la moindre étincelle allait s’enflammer !

De ce jour, la dame de Mussidan n’eut plus qu’une pensée : partir, quitter Bivron, fuir n’importe où, mais fuir.

Il avait été convenu qu’au sortir de l’église les jeunes époux trouveraient une chaise de poste qui les emporterait vers quelque contrée bénie, inconnue, où elle trouverait avec l’oubli et le calme, la virginité de ses impressions.

Les événements en avaient décidé autrement, et de semaine en semaine, toutes sortes de raisons les retenaient à Mussidan.

Libre, la jeune femme n’eût pas été arrêtée une minute par ces raisons qui intéressaient cependant la fortune et l’avenir ; mais elle avait trop à compter avec l’opinion de ceux qui l’entouraient pour oser paraître en faire bon marché.

Tout ce qu’elle pouvait raisonnablement tenter, c’était de pénétrer Octave de son idée fixe, de ramener continuellement son esprit à cette question de départ, qu’il lui était interdit d’aborder franchement.

À l’entendre parler devant les grands parents, on eût juré qu’elle voulait vivre et mourir à Mussidan.

Mais dès qu’elle était seule avec son mari, elle avait l’art de lui faire dire, tout en semblant le contrarier, qu’ils y étaient fort mal, que leur vie y était envahie par des importuns, qu’ils s’y trouvaient comme en tutelle, qu’ils ne s’appartiendraient véritablement que le jour où ils seraient dans leur ménage, serrés l’un contre l’autre, chez eux, enfin !

Il est certain qu’Octave était bien persuadé qu’il avait pensé tout cela avant de le dire. Il serait parti s’il l’eût pu.

– Voyons, murmurait la jeune femme, ne saurais-tu patienter un peu !

– Eh !… ni ton père et le mien n’en finissent, avec leurs tracasseries d’intérêts.

Cependant il fallait à Mlle Diane plus que de la patience, car elle avait le pressentiment qu’une catastrophe était proche, elle la devinait, elle la sentait dans l’air.

La catastrophe arriva.

C’était dans les derniers jours d’octobre, le 26, un jeudi, vers les quatre heures de l’après-midi.

Elle venait d’achever sa toilette et était accoudée à une des fenêtres de sa chambre, quand tout à coup la cour du château fut envahie par une foule visiblement émue. Quelques femmes pleuraient s’essuyant les yeux du coin de leur tablier.

Presque aussitôt des paysans entrèrent, portant un brancard sur leurs épaules.

Ce brancard était entièrement recouvert d’un drap, tout taché de sang d’un côté, et sous la toile grossière, on distinguait nettement les contours raides et immobiles d’un cadavre.

À cette vue, Mme Diane se sentit glacée jusqu’à la moelle des os ; elle était saisie d’horreur, et cependant elle ne pouvait s’arracher de cette fenêtre.

Le matin même, son mari et M. de Clinchan, accompagnés de Montlouis et d’un domestique nommé Ludovic, étaient partis pour chasser aux environs.

 

Évidemment, un de ces quatre hommes gisait sous ce drap. Lequel ?…

Le doute dura peu. Octave parut. Il n’avait plus figure humaine, il paraissait mourant. M. de Clinchan et Ludovic le soutenaient chacun sous un bras.

Le mort était Montlouis !

Il ne serait donc plus nécessaire de ruser pour obtenir le renvoi de l’infortuné secrétaire. Il n’y avait plus à craindre qu’il parlât !

Cette idée abominable traversant le cerveau de la jeune femme lui donna la force de descendre pour s’informer, pour savoir… Mais, à moitié de l’escalier, elle fut arrêtée par M. de Clinchan, qui montait, et qui, hors de lui, la saisit brusquement par le bras, en lui disant d’une voix rauque et brève :

– Remontez, madame, remontez…

– Mais qu’y a-t-il, au nom du ciel ?

– Un malheur affreux !… Venez, rentrez chez vous ; votre mari nous suit.

Elle résistait, mais il employait presque la force ; il la poussa jusque dans sa chambre, et Octave s’y précipita au même moment.

En apercevant sa femme, il étendit les bras, l’attira à lui et, la serrant contre sa poitrine, il éclata en sanglots.

– Il pleure ! murmura M. de Clinchan, il est sauvé ! J’ai cru qu’il allait devenir fou.

Enfin, après bien des questions et des réponses incohérentes, Mme de Mussidan comprit que son mari avait tué Montlouis, à la chasse, involontairement…

Quelques heures plus tard, au salon, Ludovic expliquait cet horrible accident, le mimait pour ainsi dire ; et prouvait qu’il n’y avait en rien de la faute de son maître, et qu’il fallait que la fatalité s’en fût mêlée.

Diane crut à cette fatalité.

Et cependant on ne lui disait pas la vérité.

Montlouis était mort pour elle, comme déjà le duc de Champdoce. Il était mort parce qu’il l’avait connue, qu’il possédait son secret, qu’il avait parlé. La vérité, la voici :

Après un déjeuner de chasseurs, dans les bois de Bivron, Octave, animé par une bouteille de sauternes, s’était mis à plaisanter Montlouis sur ses fréquentes absences, et à railler la femme qui en était la cause.

Ils marchaient alors seuls, un peu en arrière de leurs compagnons.

Pendant un moment, Montlouis laissa maltraiter cette femme qu’il aimait à la folie, mais à la fin, piqué par un sarcasme trop vif, il se révolta et répondit peu poliment.

C’en était assez pour irriter M. de Mussidan. Après avoir déclaré à son secrétaire qu’il ne tolèrerait plus ses escapades, il lui reprocha amèrement de risquer une belle position pour une fille qui n’en valait pas la peine, qui le trompait, se moquait de lui avec d’autres, pour une drôlesse, enfin.

Montlouis était devenu plus blanc qu’un linge.

– Pas un mot de plus, monsieur, s’écria-t-il, je vous le défends !…

Son accent était si menaçant que, persuadé qu’il allait se précipiter sur lui, Octave leva la main pour le frapper.

D’un saut de côté, Montlouis esquiva le coup, mais il était ivre de fureur, et cette insulte dernière acheva de lui faire perdre la tête.

– Que parlez-vous de duper, s’écria-t-il, vous qui épousez la maîtresse des autres ! Que parlez-vous de drôlesses, vous dont la femme n’est qu’une…

Le mot n’était pas prononcé, qu’il tombait ayant reçu en pleine poitrine la charge entière du fusil d’Octave…

Comment M. de Mussidan cacha-t-il la vérité à Diane ?… Comment ne chercha-t-il pas à savoir ce qu’il y avait au fond des affreuses imputations de Montlouis ?…

Il n’osa pas. Il aimait sa femme éperdument, et la passion vraie est capable de toutes les capitulations et de toutes les lâchetés. Il sentait que jamais il n’aurait le courage de se séparer de Diane, qu’il pardonnerait quoi qu’il y eût…

Dès lors, à quoi bon s’éclairer ?… Mieux valait le doute qu’une désolante réalité. Le doute ! c’est encore une porte ouverte à l’illusion.

Acquitté par les juges, grâce à l’audacieuse initiative de Ludovic, Octave n’avait pas été absous par sa conscience.

Cette jeune fille, qu’aimait Montlouis, il la fit rechercher et parvint à la découvrir après bien des démarches. Pauvre fille ! elle venait de mettre au monde un fils, et chassée par sa famille, elle était près de périr de misère.

Octave la sauva du désespoir, et sans lui dire quelles raisons le guidaient, lui jura qu’il l’aiderait à élever son enfant, qu’elle avait appelé Paul, comme Montlouis.

Quelques jours plus tard, M. et Mme de Mussidan quittaient le Poitou. Plus que jamais Diane souhaitait habiter Paris. Elle avait attiré à son service une ancienne soubrette de Mlle de Puymandour, et cette fille avait été indiscrète. Diane savait qu’avant son mariage, Mlle de Puymandour avait aimé Georges de Croisenois, et elle comptait sur lui pour se venger de Norbert.

XIII

Le mariage de Norbert avec Mlle de Puymandour ne pouvait avoir même un rayon de cette lune de miel fugitive qui luit pour deux êtres étrangers rapprochés par le hasard, et brusquement unis par des convenances de famille.

Chacun d’eux en voulait cruellement à l’autre de sa propre faiblesse, et si, pour Norbert, Marie était toujours une femme imposée par une volonté despotique, elle ne pouvait, elle, lui pardonner de l’avoir épousée.

Lorsqu’aux formules de la loi lues par le maire, ils répondaient : Oui ! il y avait déjà entre eux un abîme de glace. Chaque jour le creusa davantage.

Et personne pour les rapprocher. Personne pour amortir les chocs continuels de deux caractères également fiers et exaspérés.

Le comte de Puymandour les avait comme abandonnés.

Dès le lendemain de l’établissement de sa fille, – c’était son expression, – il n’avait plus songé qu’à en tirer parti, au profit de sa vanité. Courir le pays aux armes de Champdoce, visiter vingt personnes par jour pour avoir l’occasion de dire vingt fois « madame la duchesse ma fille » lui semblait un bonheur sublime.

Lorsque Norbert, le lendemain de la mort de son père annonça qu’il partait pour Paris, M. de Puymandour approuva de toutes ses forces sa résolution. Il lui paraissait que restant seul au pays, il y remplacerait en quelque sorte le vieux duc, et sans doute pour mieux recueillir sa succession d’autorité et d’esprit, il annonça qu’il s’établirait à Champdoce, et en effet, il s’y installa.

C’est lorsqu’elle fut arrivée à Paris, que la jeune duchesse se jugea véritablement et avec trop de raison, hélas !… la plus infortunée des femmes.

Champdoce, c’était presque la maison paternelle ; ses yeux se reposaient sur des paysages connus, on venait la visiter ; si elle sortait, elle rencontrait des figures amies.

Ici, tout lui semblait étranger, ennemi.

Lorsqu’elle se trouva dans cet immense hôtel de la rue de Varennes, elle se crut perdue.

Pourtant, elle devait avoir là cette vie quasi royale que son père lui dépeignait comme une suprême jouissance ici-bas.

Le feu duc de Champdoce, si économe lorsqu’il s’agissait de lui ou de Norbert, redevenait le grand seigneur généreux et prodigue jusqu’à la folie dès qu’il croyait travailler pour ses descendants.

Cet hôtel, préparé pour ses petits-fils, était un miracle de luxe grandiose.

Tout y était somptueux, magnifique et rare, depuis les tentures jusqu’aux plus menus objets, depuis les services armoriés et l’argenterie massive jusqu’aux tableaux et aux statues qui décoraient la grande galerie.

Et le duc avait toujours si amoureusement soigné cet hôtel que tout y était disposé comme si, d’un instant à l’autre, on eût attendu le maître.

Norbert et sa femme arrivant, purent croire qu’ils rentraient chez eux après une courte absence, tant chaque chose était à sa place.

Les trois vieux valets qui avaient la garde et le soin de l’hôtel, leur dirent que leur chambre était prête et que le dîner allait être servi.

Cependant Norbert, livré à lui-même, eût été très embarrassé. Mais il avait un conseiller, le fidèle Jean, qui gardait les traditions de la bonne époque, et qui eut bientôt établi le service sur le plus grand pied.

À Paris on trouve tout à acheter, tout, même le temps. En moins de quinze jours Jean peupla les cuisines, les offices et les antichambres de valets bien dressés ; il encombra les remises d’équipages et emplit les écuries de chevaux de prix.

Mais pour la jeune duchesse de Champdoce, ce mouvement, ce train princier n’animaient pas l’hôtel. Il restait pour elle vide et morne. Les valets lui faisaient l’effet d’ombres se mouvant dans un crépuscule funèbre.

Elle trouvait les appartements trop vastes, les plafonds trop hauts, les tentures lugubres, les tableaux affectueusement tristes, tous les meubles trop grands et trop lourds.

Elle vivait sous l’impression continuelle d’une terreur vague, indéfinissable, le cœur serré d’une inexprimable angoisse, tressaillant au moindre bruit.

Et personne à qui confier ses peines…

Ses anciennes amies de Paris… Norbert lui avait défendu de les voir : il ne les jugeait pas assez nobles. Ils étaient en grand deuil… Norbert avait déclaré qu’ils ne feraient de visites que l’année suivante.

Elle restait donc seule, abandonnée.

Comment le souvenir de Georges Croisenois ne lui serait-il pas revenu ?

Si son père l’eût voulu, pourtant, elle eût été la femme de Georges, et, à cette heure, ils seraient bien loin, ensemble, ils cacheraient leur bonheur dans quelque contrée bénie, en Italie, à Florence, à Naples. Il l’aimait, celui-là, tandis que Norbert…

Norbert menait alors une de ces existences insensées qui annoncent comme un parti pris de ruine et de suicide.

Présenté dès son arrivée au cercle de… par son oncle, le chevalier de Septvair, il fut reçu avec acclamation. On le considérait comme une conquête.

Il portait un des noms historiques de France, la renommée triplait sa fortune si considérable ; il fut entouré, recherché, fêté, choyé. Il ne savait auquel entendre, tant il eut bientôt d’amis intimes, de complaisants, de flatteurs et de simples parasites.

Sentant quels succès lui défendait l’infériorité de son éducation, il rechercha les triomphes faciles, ceux qu’assure l’argent dépensé, les abus des forces physiques, les excentricités bruyantes, le mépris affecté de toutes les conventions sociales.

Ne pouvant prétendre à devenir le plus élégant et le plus spirituel, il voulut au moins se distinguer par sa brutalité et son cynisme.

Il jetait l’or par les fenêtres pour installer une écurie de courses, il eut l’art d’accrocher deux ou trois duels qui furent heureux, il se montrait partout en compagnie de filles perdues.

Ses journées se passaient à monter à cheval et à faire des armes. La nuit, il soupait et jouait. Sa femme ne le voyait plus. Quand il rentrait à l’hôtel, c’était à l’aube, les jambes flageolantes et la langue pâteuse, ayant le plus souvent perdu des sommes considérables.

Jean, ce gardien fidèle de l’honneur de la maison de Champdoce, gémissait, non de voir son maître courir à la ruine, mais de le savoir toujours entouré d’équivoques compagnons de débauche.

– Et le nom ! monsieur, disait-il quelquefois, le nom !

– Eh ! que m’importe, pourvu que je vive vite et que je meure bientôt !…

La vérité est que cette vie tourbillonnante attirait Norbert comme l’abîme le malheureux qui se penche au-dessus. S’abandonnant au vertige, il ne luttait plus, il ne pensait plus.

Une seule pensée émergeait de l’ombre, celle de Diane. Celle-là, quoi qu’il fît, il ne pouvait l’anéantir. Au milieu même des brouillards de l’ivresse, l’image de cette femme tant aimée se détachait lumineuse, comme une lampe dans la nuit…

Il y avait plus de six mois que cette existence sans frein durait, quand, par une belle après-midi du mois de février, au moment où il descendait à cheval la grande avenue des Champs-Élysées, Norbert aperçut une femme qui lui adressait, de la tête, un salut amical.

Elle était dans une magnifique calèche découverte, malgré le froid, enveloppée jusqu’au menton dans de précieuses fourrures.

Norbert pensa que c’était quelqu’une des demoiselles de théâtre qu’il connaissait, et par désœuvrement il poussa son cheval vers la voiture.

Arrivé à dix pas, il faillit tomber, tant sa surprise fut grande. Il venait de reconnaître Diane, Mme de Mussidan.

Il continua d’avancer cependant, et comme la voiture venait de s’arrêter, il rangea son cheval entre la portière et la contre-allée.

La jeune femme ne semblait guère moins agitée que lui, et pendant un instant ils gardèrent le silence, échangeant des regards enflammés, oppressés comme s’ils eussent pressenti quelle destinée était suspendue au-dessus de leur tête.

Enfin Norbert comprit qu’il fallait dire quelque chose, quoi que ce fût, mais parler ; déjà les domestiques l’examinaient d’un œil curieux.

– Vous à Paris, madame !… balbutia-t-il.

– Oui, monsieur le duc.

– Depuis longtemps ?

– Il y aura mardi deux mois que mon mari et moi sommes installés.

Elle appuya sur ces mots : Mon mari.

– Deux mois !…

– Ni plus ni moins, et c’est à peine si j’y puis croire, tant les jours ont passé vite.

Un sourire étrange passa dans ses yeux et elle ajouta :

– Mais donnez-moi donc des nouvelles de Mme la duchesse de Champdoce ; se plaît-elle à Paris ?

Norbert eut un geste furibond.

– La duchesse, fit-il d’une voix sourde, la duchesse…

Mme de Mussidan l’interrompit. Elle avait dégagé une de ses mains des fourrures, elle la lui tendit, en disant d’un ton moitié tendre, moitié railleur :

– J’espère que nous sommes toujours amis…, bons amis. Allons, au revoir…

Le cocher, comme si le mot : « Au revoir, » eût été un signal, toucha, et la calèche partit au grand trot de ses beaux carrossiers.

Norbert n’avait pas pris la main que lui tendait la jeune femme ; il était bien trop abasourdi.

Mais il ne lui fallut pas dix secondes pour se remettre. Enlevant brusquement son cheval, il le fit volter sur place, et, lui enfonçant les éperons dans le ventre, il le lança vers l’Arc-de-Triomphe.

 

– Ah ! s’écriait-il, avec l’accent de la rage la plus vive, je l’aime encore ! Je ne puis aimer qu’elle ! je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais qu’elle !…

Ainsi songeait Norbert, tout en poussant, contre toute prudence, son cheval au milieu des voitures qui sillonnaient l’avenue, cherchant des yeux la calèche de Mme de Mussidan. Il fallait qu’elle eût quitté les Champs-Élysées par une allée latérale, car il ne l’apercevait pas.

– Mais je retrouverai Diane, murmurait-il, je la chercherai, je la reverrai, je le veux ; elle ne m’a pas oublié, sa voix me l’a dit…

À ce moment, une pensée de salut traversa son esprit.

– Une femme comme elle, se dit-il, ne peut pardonner franchement certaines offenses ; quand elle paraît revenir, on a tout à craindre.

Malheureusement il ne s’arrêta pas à cette réflexion. Il avait tout oublié, et les pires infortunes ne lui avaient rien appris.

Et le soir même, il courait à son cercle, pensant qu’il y trouverai infailliblement quelqu’un pour lui apprendre la demeure de Mme de Mussidan.

Personne encore n’était arrivé au cercle ; personne, sauf le baron Dusourd. C’était un gros homme curieux et bavard, sachant tout, se mêlant de tout, qui ne manquait pas d’esprit, capable de faire battre des montagnes, personnage problématique comme sa baronnie, fort riche d’ailleurs, et qu’on avait surnommé « La Gazette. »

C’est au baron que Norbert s’adressa, et dès les premiers mots il éclata de rire.

– Encore un !… fit-il. Comment, vous aussi, mon cher duc, vous voici amoureux de la divine vicomtesse !

Norbert devint cramoisi. Il n’avait pu encore se déshabituer de rougir.

– Oh ! il n’y a pas de honte à cela, dit gravement le gros homme. Vous ne seriez pas le premier à qui Mme de Mussidan mettrait la cervelle à l’envers. Vous seriez, à ma connaissance, le… le combien seriez-vous ? Mettons le cinquième.

– Le cinquième !…

– Juste !… faut-il vous énumérer les victimes ? D’abord, Mussidan ; il a épousé, lui. Puis, le plus jeune des Sairmeuse, puis Clairin, puis Georges de Croisenois… Vous le voyez, elle mène son char à quatre ; vous, on vous mettra en arbalète…

Impatienté, Norbert tourna le dos au baron qui ne s’en offensa pas, habitué qu’il était à ces procédés. Même le gros homme riait dans ses favoris, de la malice qu’il avait eu de ne pas répondre…

C’était une leçon pour Norbert ; il résolut de s’en remettre au hasard, et le hasard ne lui fit pas défaut. Le hasard est toujours exact, quand on s’engage dans une entreprise funeste, et qu’il pourrait la faire manquer.

Le lendemain même, aux Champs-Élysées, Norbert rencontra Mme de Mussidan, et il la rencontra pareillement tous les jours qui suivirent.

À chaque rencontre, ils avaient échangé quelques mots, et au commencement de la semaine suivante, après bien des hésitations, Diane finissait par promettre à Norbert que le lendemain, à trois heures, elle ferait arrêter sa calèche près du bois, qu’elle descendrait comme pour marcher un peu, et qu’elle lui accorderait une entrevue.

Mme de Mussidan avait dit : À trois heures…

Bien avant deux heures, Norbert était au rendez-vous, bouillant d’impatience, torturé par l’incertitude.

Il se demandait : Est-ce bien moi qui attend ici, comme autrefois au sentier de Bivron ?

Que d’événements, cependant ; que de changements survenus !…

Ce n’était pas Diane qui allait venir. Ce serait la comtesse de Mussidan, la femme d’un autre.

Lui-même, il était marié.

Ce n’était pas le caprice d’un père qui les séparait à cette heure, c’était le devoir, la loi, la société.

Pourquoi, se disait-il dans sa folle exaltation, Diane et lui ne s’affranchiraient-ils pas de vains préjugés ? Pourquoi ne quitteraient-ils pas, elle son mari, lui sa femme ?…

L’heure passait cependant.

Depuis une heure, Norbert avait consulté sa montre soixante fois au moins.

– Si elle allait ne pas venir !…

Comme il disait cela, il vit une voiture s’arrêter et une femme en descendre.

C’était elle.

Rapidement, elle gagna les arbres, et franchit un espace vide, sans s’inquiéter des ronces, pour arriver plus vite à la petite allée.

Norbert s’inclinait, mais elle, sans mot dire, lui prit le bras et l’entraîna plus avant dans le bois.

Il avait beaucoup plu les jours précédents, et l’allée où avait attendu Norbert était fort boueuse. Mais cela n’arrêta pas Mme de Mussidan.

– Marchons ! disait-elle d’une voix brève, marchons, on peut nous apercevoir de la route… J’ai pris toutes mes précautions, ma voiture et mes gens m’attendent à une des portes de Saint-Philippe-du-Roule, mais je puis avoir été épiée, suivie… Marchons !…

– Vous n’aviez pas ces frayeurs, autrefois !

– J’étais ma maîtresse, alors. Ma réputation était toute ma fortune, mais elle m’appartenait, j’avais le droit de la risquer ; en la perdant, je ne faisais tort qu’à moi seule… En me mariant, j’ai reçu en dépôt l’honneur de l’homme qui me donnait son nom. Je saurai le garder intact.

– Dites que vous ne m’aimez plus.

Elle s’arrêta brusquement, écrasa Norbert d’un de ces regards glacés dont elle avait le secret, et lentement répondit :

– Vous avez perdu la mémoire, monsieur le duc, moi je me rappelle une lettre…

D’un geste suppliant, Norbert l’interrompit.

– Grâce !… balbutia-t-il, ayez pitié !… Vous me plaindriez si vous connaissiez l’horreur du châtiment !… J’étais devenu fou, aveugle, stupide… Jamais je ne vous ai aimée comme à cette heure…

Un sourire glissa sur les lèvres de Mme de Mussidan. Norbert ne lui apprenait rien, mais elle voulait, il lui fallait ce mot : la certitude.

– Hélas ! murmura-t-elle, que puis-je vous répondre ? un mot terrible et fatal : trop tard !…

– Diane !…

Il essaya de prendre la main de la jeune femme, elle se rejeta en arrière.

– Oh ! pas ainsi, monsieur le duc, dit-elle d’un air véritablement égaré, ne m’appelez pas ainsi… Vous n’en avez pas le droit… C’est assez d’avoir perdu la jeune fille, ne déshonorez pas la jeune femme !… Il faut m’oublier, entendez-vous ?… C’est pour vous dire cela que je suis venue. L’autre jour, en vous apercevant, je n’ai pas été maîtresse de mon premier mouvement ; ce cœur que vous avez possédé tout entier s’élançait vers vous, et je vous ai fait signe… Ne cherchez pas à vous prévaloir de ma faiblesse… Je vous ai dit : « Nous sommes amis… » J’étais folle. Nous ne pouvons même pas être amis, nous devons devenir l’un pour l’autre… des étrangers.

Les paroles du baron, au cercle, sonnaient encore aux oreilles de Norbert.

– Vous êtes moins sévère pour M. de Sairmeuse, fit-il amèrement, pour M. Georges de Croisenois, pour…

– Que prétendez-vous dire ! interrompit-elle d’un ton hautain. Ces messieurs sont les amis de mon mari. Tandis que vous…

Elle lui prit les poignets qu’elle serra comme en un étau, entre ses mains délicates, et penchant son visage vers celui de Norbert, jusqu’à le toucher presque :

– Vous oubliez encore, poursuivit-elle, qu’à Bivron on affirmait que j’étais votre maîtresse !… Croyez-vous que la calomnie n’a pas su pénétrer jusqu’à mon mari !… Un jour qu’on prononçait votre nom devant lui, j’ai vu le soupçon et la haine dans ses yeux… Grand Dieu !… s’il se doutait, quand je rentrerai, que votre main vient de toucher la mienne, il me chasserait comme une misérable… Est-ce que la porte de notre maison ne vous est pas à tout jamais fermée ?…

– Ah !… je suis bien malheureux !…

– Trouvez-vous donc mon sort digne d’envie !… Mais à quoi bon gémir ! On ne change pas sa destinée. Soyez homme… et s’il vous reste quelque affection… pour moi, prouvez-le-moi en ne cherchant jamais à me revoir.

Norbert était désespéré, il la conjurait de rester encore, il s’attachait à elle…

– Ah !… s’écria-t-elle, ne m’ôtez pas mon courage !…

Et, se dégageant vivement, elle regagna sa voiture qui partit au galop.

Elle s’éloignait, mais elle venait de verser dans le cœur de Norbert un poison plus subtil que celui qu’elle destinait au duc de Champdoce.

C’est qu’elle le connaissait, comme le virtuose de génie l’instrument dont il tire des sons merveilleux ; elle savait quelles cordes vibraient en lui, et comment il fallait les attaquer. Elle était certaine qu’avant un mois il serait à ses pieds, qu’elle reprendrait sur lui un empire plus absolu que jamais, et qu’il l’aiderait à exécuter contre lui-même l’abominable projet qu’elle avait conçu.

Et rien ne devait la gêner, car elle était libre, quoi qu’elle eût dit, libre comme l’air.

Ses calculs, d’ailleurs, étaient justes.

Après l’avoir suivie comme son ombre, mais à distance, pendant quinze jours, Norbert s’enhardit jusqu’à l’aborder aux Champs-Élysées. Elle se fâcha, mais non assez pour qu’il ne reparût plus. Il reparut… Elle pleura… N’importe, il revint encore.

Sa défense parut héroïque à Norbert, et cependant, peu à peu, elle faiblit ; il devint plus pressant ; elle lui accorda une entrevue, puis deux…

Mais quelles entrevues !… Elles avaient lieu à l’église, quelquefois, ou dans un musée, ou au bois… et c’est à peine s’il avait le temps de lui serrer furtivement la main.

Et cependant, il n’osait se plaindre, tant était terrible le tableau qu’elle lui faisait des dangers qu’elle bravait pour lui.

Enfin, après des hésitations, des larmes, toutes sortes de réticences, elle finit par lui avouer qu’elle avait trouvé un moyen de rendre leurs rendez-vous plus fréquents, plus longs, presque sans péril… c’était, mais elle n’osait le dire… c’était sans doute bien mal… c’était… qu’elle devint l’amie de la duchesse de Champdoce !…

Cette fois, Norbert reconnut qu’elle était un ange, et il fut décidé que dès le lendemain il la présenterait à sa femme.

XIV

C’était dans les premiers jours du mois de mars, un mercredi.

Au lieu de se faire servir dans son appartement ou de courir au cercle rejoindre quelques amis, comme c’était son habitude de tous les matins, le duc de Champdoce, Norbert, avait voulu déjeuner avec la duchesse.

Il était d’une humeur charmante, souriant et causeur comme jamais sa femme ne l’avait vu depuis leur funeste mariage. Il rit, il plaisanta, il conta fort spirituellement deux ou trois anecdotes très amusantes et un peu scandaleuses, qui couraient alors les cercles et les salons de Paris.

Le café servi, il demanda à la duchesse de fumer devant elle, se fit apporter des cigares, et s’installa confortablement devant l’immense poêle de la salle à manger.

On eût dit que pour la première fois il s’apercevait qu’il était marié, qu’il était chef de famille, qu’il avait certains devoirs à remplir, et qu’il voulait s’exercer à ces jouissances si douces pour qui les connaît et les a éprouvées, de l’intérieur et de l’intimité.

Mme de Champdoce ne pouvait en revenir. Cette métamorphose si complète et si soudaine l’inquiétait et l’effrayait. Elle pressentait quelque chose d’extraordinaire et de grave, un événement qui allait tomber dans sa vie et la changer. Et comme elle était inexpérimentée, inhabile à garder ses impressions et à feindre, ses regards interrogeaient.

Norbert, lui, attendait avec une impatience évidente que les valets eussent fini leur service et se fussent retirés.

Dès qu’il se trouva seul avec sa femme, il se rapprocha d’elle et lui prit la main, qu’il baisa galamment.

– Voici longtemps déjà, ma chère Marie, commença-t-il, non sans une certaine hésitation, que je me propose de vous ouvrir mon cœur. Une franche et amicale explication entre nous est devenue indispensable.

– Une explication !…

– Mon Dieu !… oui. Mais que ce vilain mot ne vous effraye pas… Jusqu’ici, chère amie, j’ai dû vous paraître le plus triste et le plus fâcheux des maris…

– Monsieur le duc…

– Permettez que je m’explique. Depuis que nous sommes ici, c’est à peine si nous nous sommes vus ; je sors de grand matin, je rentre fort tard, nous sommes restés jusqu’à trois jours sans échanger une parole…

La jeune femme écoutait de l’air d’une personne qui doute du témoignage de ses sens. Était-ce bien Norbert qui s’accusait ainsi !…

– Je ne me suis jamais plainte, monsieur, balbutia-t-elle.

– Je le sais, Marie, vous êtes une noble et digne femme, mais enfin vous êtes femme et vous êtes jeune… Il est impossible que vous ne m’ayez pas mal jugé !…

– Je ne vous ai pas jugé, monsieur.

– Tant mieux !… Je n’aurai, cela étant, ni à me défendre, ni à me disculper. C’est qu’il faut que vous le sachiez, Marie, vous étiez ma chère pensée, alors même que je semblais m’éloigner de vous. J’ai peu vécu chez moi, c’est vrai, mais cela tenait à des circonstances particulières, à des nécessités de situation… à des projets… au but que je poursuis, à mille causes enfin qu’il serait long de vous énumérer. Mais pendant que vous me supposiez tout occupé de mes plaisirs, je souffrais de vous savoir seule à la maison et comme abandonnée…

Évidemment, il faisait, pour paraître bon, affectueux, ému, les plus sincères comme les plus inutiles efforts. Ses expressions étaient presque tendres, mais sa voix n’avait rien même d’amical.

– Je sais les devoirs d’une honnête femme, monsieur, fit dignement la duchesse.

Norbert protesta du geste.

– De grâce, chère Marie, interrompit-il, que jamais il ne soit question entre nous de devoir. Les causes de votre isolement, vous les connaissez aussi bien que moi. Les amis de Mlle de Puymandour pouvaient-ils devenir les amis d’une duchesse de Champdoce ? Non, vous me l’avez avoué.

– Aussi n’ai-je pas insisté.

– C’est vrai. D’un autre côté, cependant, notre deuil nous interdit toute visite pendant quatre ou cinq mois encore.

La duchesse se leva, espérant couper court à cette conversation impatientante outre mesure.

– Eh !… monsieur, fit-elle, vous ai-je donc jamais demandé à sortir !…

– Jamais. Raison de plus, pour moi, de m’occuper de vous rendre votre intérieur agréable. Ah !… que de fois j’ai souhaité voir auprès de vous quelque personne de mérite, non une de ces folles qui n’ont la tête pleine que de plaisirs et de toilettes, mais une jeune femme sensée, de votre âge, de votre rang, une amie enfin… Mais où trouver une amie ?… Les liaisons entre jeunes femmes sont pleines de périls !… Des premières amitiés dépendent souvent le bonheur d’un ménage…

Il s’embarrassait dans ses phrases, cherchait péniblement ses mots, en homme qui, ayant à exprimer une idée difficile, tourne longtemps autour.

– Enfin, reprit-il plus vivement, je crois avoir découvert cette compagne que je rêvais pour vous… J’ai eu l’occasion de la voir chez Mme d’Arlange, qui m’a fait son éloge, et je compte vous la présenter aujourd’hui même.

– Ici ?

– Certainement. Que voyez-vous là d’extraordinaire ? Cette jeune femme d’ailleurs n’est pas une étrangère pour nous ; elle est de notre pays, vous la connaissez.

Il se sentait rougir, il se baissa vers le poêle comme pour en ajuster la porte, en ajoutant :

– Vous devez vous rappeler Mlle de Sauvebourg ?

– Mlle Diane ?

– Précisément.

– Oh !… je la voyais très peu. Son père et le mien étaient assez mal ensemble. Le marquis de Sauvebourg nous considérait comme de bien petites gens…

Norbert avait repris son assurance.

– Eh bien !… interrompit-il, j’espère que la fille rachètera à vos yeux les défauts du père. Elle a épousé peu après notre mariage le vicomte de Mussidan, un allié des Commarin, s’il vous plaît… Bref, elle doit vous rendre visite aujourd’hui, et j’ai dit à vos gens que vous receviez…

Mme de Champdoce ne répondit pas. Elle manquait d’expérience, mais non d’esprit, ni de cette pénétration que donne le malheur, et le trouble de Norbert, son embarras, ses réticences ne lui avaient pas échappé.

Le silence durait depuis un bon moment, et commençait à devenir gênant, quand on entendit le roulement sourd d’une voiture sur le sable de la cour.

Le timbre du vestibule frappa un coup, ce qui signifiait une visite pour madame.

Presque aussitôt, un domestique entra dans la salle à manger, annonçant que la comtesse de Mussidan attendait au salon.

Norbert s’était levé avec l’empressement le plus marqué, il prit le bras de sa femme et l’entraîna presque en disant :

– Venez, Marie, venez, c’est elle !…

Ce n’était pas sans de longs débats intérieurs que Diane s’était décidée à cette étrange et audacieuse démarche, à cette visite en dehors de tous les usages reçus. Elle s’exposait, et elle ne le sentait que trop, aux plus pénibles humiliations.

Il y avait une minute au plus que Mme de Mussidan était seule dans le grand salon de l’hôtel de Champdoce, et il lui semblait qu’elle attendait depuis un siècle, quand enfin la porte s’ouvrit : Norbert et sa femme entraient.

Le moment était si décisif que le cœur de Mme Diane cessa de battre, une sueur froide trempa la racine de ses cheveux, et si maîtresse qu’elle fût de ses sensations, sa physionomie dut trahir une horrible anxiété.

 

Mais ce fut l’affaire d’une seconde et il fut impossible de surprendre le secret de son angoisse. Un seul regard l’avait rassurée : la duchesse ne savait rien du passé, jamais un soupçon n’avait effleuré sa confiance.

C’est donc avec la plus gracieuse aisance, et le sourire aux lèvres, que la comtesse de Mussidan s’inclina devant Mme de Champdoce, s’excusant gaiement de son importunité.

Elle n’avait pu, disait-elle, résister au désir de revoir une ancienne voisine, la sachant si près, et elle passait sur toutes les convenances, tant elle se faisait une fête de causer du Poitou, de Bivron, de Champdoce, de ce beau pays où elle était née et qu’elle aimait.

La duchesse écoutait sans un mot, sans seulement une exclamation, ce charmant verbiage. Elle avait salué très froidement, et son visage disait, plus clairement peut-être que ne le veulent les règles de la bonne compagnie, la surprise que lui causait cette visite inattendue.

Il y avait là de quoi déconcerter un aplomb moins solide que celui de Mme Diane. Mais la gêne présente était si peu de chose comparée au péril couru, qu’elle trouvait au service de son audace une loquacité abondante et spirituelle qui, jusqu’à un certain point, sauvait la situation.

Établie dans une chaise longue, près du foyer, elle présentait alternativement ses pieds à la flamme, détournant la tête à demi.

Elle sentait le regard de la duchesse de Champdoce arrêté sur elle, et il lui convenait de se prêter à un examen attentif, persuadée qu’il lui serait favorable.

Norbert, lui, était resté debout, et il allait et venait par le salon. Son personnage l’embarrassait extraordinairement, car il ne sentait que trop l’odieux du rôle qu’il avait accepté.

Cependant, dès qu’il jugea que la glace était rompue et que les deux jeunes femmes causaient amicalement, il sortit, ne sachant plus s’il devait se réjouir ou s’affliger du succès de cette comédie indigne.

Mais une fois hors du salon, ses fugitifs remords se dissipèrent.

– Bast !… se dit-il, Diane est une femme habile, elle nous tirera très bien de là.

La tâche était plus difficile qu’il ne le pensait.

D’après ce que Norbert lui avait dit de sa femme, Mme de Mussidan pensait qu’elle serait reçue par la duchesse, un peu comme le serait un ange qui descendrait du ciel pour visiter et consoler un prisonnier.

Elle s’attendait à trouver une sorte de niaise, qui, dès la première visite, lui sauterait au cou, et qui bientôt, dans ses élans d’expansion et de reconnaissance, se livrerait tout entière.

Elle reconnut vite que Norbert, à l’exemple de trop de maris, jugeait mal sa femme, qu’elle s’adressait à une personne dont elle ne s’emparerait pas sans les plus grands ménagements, assez clairvoyante pour deviner les pièges qu’on lui tendrait s’ils n’étaient pas habilement dissimulés.

Loin de la décourager, cette difficulté l’excita. Et telle était, quand elle le voulait, sa puissance de séduction que lorsqu’elle se retira le premier pas était fait.

Le soir même, Mme de Champdoce disait à son mari :

– Je crois que la comtesse est une excellente femme.

– Excellente est le mot, répondit Norbert. Tout Bivron pleurait quand elle est partie : elle était la providence des pauvres…

Intérieurement il se sentait flatté du succès de Mme Diane.

– Comme elle est adroite et futée, pensait-il.

Loin de l’effrayer, cette prodigieuse duplicité le charmait. Il y voyait une nouvelle raison d’admirer une femme d’un génie si supérieur.

N’était-ce pas pour lui, d’ailleurs, qu’elle déployait tant d’adresse, n’était-ce pas une preuve de la plus vive passion !…

Son contentement diminua beaucoup le lendemain, lorsqu’il vit Mme de Mussidan aux Champs-Élysées. Elle était triste et préoccupée.

– Qu’avez-vous, mon amie ? lui demanda-t-il.

– J’ai… que je me repens amèrement d’avoir cédé aux inspirations de mon cœur et à vos supplications. Hélas !… nous avons commis une imprudence affreuse.

– Nous !… Comment cela ?

– Norbert, votre femme se doute de quelque chose.

– Elle !… impossible. Elle chantait vos louanges après votre départ.

Mme de Mussidan haussa les épaules.

– Si cela est, reprit-elle, c’est qu’elle est plus forte encore que je ne l’avais cru. Elle dissimule ses soupçons… donc elle veut les vérifier. Que me disiez-vous qu’elle était simple et crédule ?… Elle est fine, au contraire, aussi fine que nous. Oh !… ne souriez pas, il n’y a qu’une femme pour juger une autre femme.

Le ton de Mme Diane était si grave que Norbert s’effrayait sincèrement.

– Que faire, alors ? demanda-t-il, quelle conduite tenir ?

– Renoncer à nous voir serait le plus sûr.

– Oh !… jamais, jamais !…

– Laissez-moi réfléchir, alors, me consulter… et en attendant, au nom du ciel, mon ami, de la prudence !…

Le résultat des réflexions de Mme de Mussidan fut que tout à coup Norbert dut changer de vie. Plus de cercle, de parties, de soupers, de nuits passées à jouer ou à boire.

Dans la journée, il se montrait avec sa femme, souvent le soir il rentrait à l’hôtel.

Au cercle, on l’accusait de tourner au mari modèle.

Ce brusque changement n’eut pas lieu sans révoltes ; il s’indignait de l’hypocrisie constante à laquelle il était condamné ; mais la petite main blanche si délicate et si frêle de Mme Diane était une main de fer.

– Il faut que vous viviez ainsi, répondit-elle à ses plaintes, d’abord parce qu’il le faut, ensuite parce que je le veux. Me croiriez-vous si faible que de tolérer d’un homme qui prétend m’aimer ce que subissait votre malheureuse femme ? D’ailleurs, de votre conduite présente dépend notre sécurité à venir… Il faut, pour Mme de Champdoce, que le bonheur soit entré avec moi dans sa maison.

À cela, que répondre ? Norbert était plus follement épris que jamais, et une crainte terrible glaçait toute objection sur ses lèvres. “– Que je lui déplaise, pensait-il, et je la perds !” Et il obéissait.

Sa consolation était de voir que du moins Mme de Mussidan ne perdait pas ses peines.

Après s’être tenue longtemps sur la défensive, la duchesse n’avait pas su résister aux charmes de cette amitié si intelligente et si dévouée qui s’offrait à elle, et elle avait fini par se livrer absolument à sa plus mortelle ennemie.

Bientôt, elle n’eut plus de secrets pour elle, et enfin, un jour, en rougissant beaucoup, après de longues et intimes confidences, elle lui avoua son premier, son seul amour de jeune fille, ce grand amour dont le souvenir restait au fond de son cœur comme un précieux parfum. Elle osa nommer Georges de Croisenois.

Ce jour-là, Mme de Mussidan tressaillit de joie.

Cet aveu, elle l’attendait depuis longtemps déjà, il le lui fallait pour le succès de son plan, elle avait tout fait pour le provoquer.

Quel parti elle en tirerait ? Elle ne le savait que trop, depuis tant de mois qu’elle ne songeait qu’à cela. Elle savait que les femmes ont plus perdu de femmes que les hommes n’en ont séduit.

– Je la tiens donc enfin, pensait-elle, je vais donc être vengée !

Les deux jeunes femmes étaient alors comme deux sœurs et ne se quittaient plus, pour ainsi dire. C’était à ce point que Norbert finissait par être jaloux de cette grande amitié que lui-même avait cimentée.

C’est que cette intimité ne lui donnait pas, il s’en fallait, la liberté et les facilités de relations qu’il en attendait.

Depuis que Mme Diane venait tous les jours à l’hôtel de Champdoce, il la voyait beaucoup moins qu’avant. Quelquefois il s’écoulait des semaines sans qu’il réussît à se trouver seul avec elle une minute.

Elle prenait si exactement et si adroitement ses mesures, que toujours entre elle et lui se dressait sa femme, comme dans ces farces italiennes où constamment Pierrot, quand il est près d’embrasser Colombine, rencontre sous ses lèvres le visage d’Arlequin.

À diverses reprises, il fut sur le point d’éclater, toujours Mme de Mussidan avait pour lui fermer la bouche des provisions de raisons, bonnes ou mauvaises.

Tantôt elle le plaisantait sans pitié, tantôt, prenant son grand air qui lui en imposait quand même, elle lui disait :

– Qu’aviez-vous donc espéré ?… De quelles infamies me supposez-vous capable ?…

Évidemment il était joué par Diane comme un enfant, comme un sot ; il le voyait, il le sentait.

Il était clair que toutes ces manœuvres perfides tendaient vers un but. Lequel ? Norbert eût au moins dû chercher à le deviner. Il n’y pensa même pas. Toutes ses réflexions, comme de l’huile tombant sur le feu, enflammaient encore sa passion, et les déchirements de l’orgueil blessé se piquant aux exaspérations de ses désirs, il se sentait devenir fou.

Si encore il eût pu suivre Mme de Mussidan comme autrefois !… Mais dehors aussi elle était gardée, et soit qu’elle se promenât au bois, soit qu’elle se montrât aux courses, toujours quelques cavaliers servants galopaient à la portière de sa voiture. C’était tantôt M. de Sairmeuse, tantôt M. de Clairin, le plus souvent Georges de Croisenois.

Tous ces messieurs déplaisaient souverainement à Norbert ; mais ce dernier avait surtout le don de l’irriter. Il le jugeait impertinent et fat. En quoi il jugeait on ne peut plus mal.

À vingt-cinq ans qu’il venait d’avoir, M. le marquis de Croisenois passait pour un des hommes spirituels de la haute société parisienne. Chose rare, sa réputation était méritée, et il n’était pas méchant. Il pouvait avoir beaucoup de jaloux, il n’avait pas d’ennemis sérieux. On l’estimait et on l’aimait pour la sûreté de ses relations et sa loyauté. Enfin, son caractère avait certains côtés chevaleresques et aventureux qui séduisaient.

Au physique, c’était un homme de taille moyenne, bien pris, très brun, ayant le front ouvert et intelligent, d’admirables cheveux noirs, le regard doux et le sourire légèrement sarcastique.

– Je voudrais bien savoir, demandait Norbert à madame de Mussidan, quel charme vous trouvez à vous faire suivre de cet impertinent gentillâtre ?

À quoi invariablement elle répondait avec un diabolique sourire :

– Vous êtes trop curieux !… Vous le saurez plus tard.

Plus prudent et mieux avisé, Norbert se fût inquiété du ton de ces réponses. Au lieu de s’emporter follement, il se fût appliqué à analyser la conduite de Diane, et il est probable que cette étude l’eût mis sur la trace de la vérité.

Mme de Mussidan poursuivait alors avec une patience infinie et des ménagements merveilleux son œuvre de destruction.

Il ne s’était pas écoulé un seul jour sans qu’il eût été question de Croisenois entre elle et Mme de Champdoce, et elle avait su accoutumer l’esprit de la duchesse à envisager froidement quantité de probabilités, de possibilités même, dont la seule idée quelques mois plus tôt la faisait frémir.

Ce grand point obtenu, Mme Diane jugea que le moment était venu de rapprocher ces deux amants, et qu’une seule rencontre inopinée vaudrait ses plus savantes insinuations.

Un jour donc que Mme de Champdoce était allée prendre son amie pour une promenade, on la pria d’attendre au salon quelques minutes. Elle y entra et trouva le marquis de Croisenois.

Un même cri de surprise leur échappa, lorsqu’ils se reconnurent, et ils devinrent extrêmement pâles l’un et l’autre. Même l’émotion de la duchesse fut telle, qu’elle s’affaissa, anéantie sur un fauteuil, près de la porte.

Georges n’était guère moins agité. Il avait profondément aimé Marie de Puymandour, et n’était pas encore consolé de son mariage.

– J’avais eu foi en vous, balbutia-t-il, d’une voix à peine intelligible, et vous avez oublié…

– Vous ne croyez pas ce que vous dites !… répondit la duchesse en se dressant à demi.

Mais, presqu’aussitôt, elle se laissa retomber, en poursuivant sans se rendre compte de la gravité de ses paroles :

– Mon père commandait… j’ai obéi… j’ai été faible… je n’ai rien oublié…

Accroupie derrière une porte, Mme de Mussidan ne perdait ni un mot ni un geste, et son cœur était inondé d’une détestable joie. Elle se disait qu’une entrevue qui commençait ainsi ne serait pas la dernière…

Elle ne se trompait pas. Bientôt elle découvrit que la duchesse et Georges s’entendaient pour se rencontrer chez elle à son insu.

Mais elle était bien trop habile pour paraître s’apercevoir de rien… Elle était tranquille à cette heure, elle était récompensée de ses peines, elle n’avait plus qu’à attendre.

Que fallait-il, désormais, pour amener la catastrophe si patiemment préparée ? Un hasard, une occasion, un rien, l’imperceptible vibration qui détache l’avalanche et la précipite sur la vallée.

L’occasion ne faillit pas.

XV

Le mois de septembre était venu, et bien que le temps fût détestable, le jeune duc de Champdoce, accompagné de son fidèle Jean, était allé s’établir à Maisons, où se trouvait son écurie de courses.

Son prétexte était qu’il tenait à surveiller en personne l’entraînement de six ou huit chevaux engagés pour les courses d’automne, et dont un, qui lui coûtait 30,000 francs, avait quelques chances de gagner un grand prix.

La vérité est qu’ayant eu une discussion avec Mme de Mussidan, il voulait essayer de la réduire par l’absence, ayant ouï dire au cercle que l’absence est pareille au vent qui attise les incendies et éteint les flammes légères.

Il y avait deux jours déjà que Norbert était à Maisons, et il s’inquiétait de n’avoir pas de nouvelles de Mme de Mussidan, quand un soir, comme il surveillait le dernier repas de ses chevaux, on le prévint qu’un homme était à la porte des écuries, qui demandait à lui parler.

Il s’y rendit et trouva un pauvre vieux, bien connu dans le pays, qui vivait à moitié d’aumônes moitié du prix de quelques commissions.

– Que me veux-tu ? interrogea M. de Champdoce.

Le bonhomme sortit à demi de sa poche une lettre qu’il montra en clignant de l’œil d’un air qui prétendait être fin.

– C’est pour vous, cela, bourgeois, fit-il.

– Eh bien !… donne.

– C’est que, bourgeois, on m’a recommandé d’attendre que vous soyez seul pour…

– Peu importe, dépêche…

– Enfin, puisque vous le voulez absolument…

Dans la pensée de Norbert, cette lettre ne pouvait venir que de Mme Diane.

Les recommandations faites au commissionnaire décelaient les craintes d’une personne qui a de fortes raisons pour se cacher. Peut-être était-elle à Maisons, à cent pas de lui, à lui…

Il jeta vivement un louis au bonhomme et courut se placer sous un des réverbères de l’écurie.

Mais l’adresse n’était pas de l’écriture délicate et aristocratique de la comtesse de Mussidan.

Les caractères lourds, empâtés, tremblés, trahissaient une main de femme peu habituée à manier la plume, une main de cuisinière.

Même il y avait une faute grossière, horrible : Champdoce était écrit avec deux s au lieu d’un c à la fin.

– Qui diable ! peut m’envoyer cela ? pensa Norbert.

Il brisa le cachet, cependant.

Le papier de la lettre était grossier comme l’enveloppe, graissé par places, et timbré, à l’angle gauche, de l’éternel et énigmatique Bath. L’écriture était odieuse, les fautes d’orthographe fourmillaient.

Cette lettre disait :

« Monsieur le duc,

« Cela me fait bien de la peine d’être obligée de vous apprendre la vérité, mais c’est plus fort que moi, il faut que je soulage ma conscience. Je ne peux pas supporter davantage qu’une femme soit assez sans cœur et sans honneur pour tromper un homme comme vous.

« C’est pour vous dire que votre femme vous trahit et se moque de vous avec un autre.

« Vous pouvez me croire, car je suis une honnête fille, moi, et il vous est facile de vous assurer que je ne mens pas.

« Cachez-vous, ce soir même, dans un endroit d’où on découvre bien la petite porte de votre jardin, et entre dix heures et demie et onze heures, pour sûr, vous verrez entrer le bien aimé. Il y a longtemps qu’on lui a donné une clé.

« L’heure du rendez-vous est bien choisie, il n’y aura pas un domestique à l’hôtel.

« Mais je vous en prie, monsieur le duc, ne faites pas de bruit pour si peu de chose, je ne voudrais pas faire de tort à votre femme…

« Celle qui se dit, etc., etc. »

Il ne fallut à Norbert qu’un coup d’œil pour lire entièrement cette lâche et infâme dénonciation anonyme.

Un flot de sang lui monta à la tête, et il poussa un cri, un rugissement plutôt, tel que tous les gens de l’écurie se précipitèrent vers lui.

– L’homme !… leur cria-t-il, où est l’homme ?

– Quel homme ?

– Celui qui vient à l’instant de m’apporter cette… cette lettre. Qu’on coure après lui, qu’on le cherche, qu’on le trouve, qu’on l’amène !… Vite, bien vite, allez !…

Moins d’une minute après, le bonhomme apparaissait, se débattant entre deux palefreniers qui le traînaient fort brutalement.

 

– Mais je ne l’ai pas volé !… criait-il, on me l’a donné !… Je suis prêt à le rendre !

Il parlait du louis que lui avait jeté Norbert. L’énormité de la somme avait inquiété sa probité. Il avait bien pensé qu’il y avait eu erreur, mais, comme il n’était pas sûr…

Norbert comprit.

– Lâchez-le, dit-il aux palefreniers.

Et s’adressant au vieux, il reprit :

– Toi, garde ce que je t’ai donné, c’est bien à toi, mais tâche de me répondre. Qui t’a remis cette lettre ?

– Je ne sais pas, mon bon monsieur, répondit le pauvre diable encore tremblant.

– Est-ce un homme ou une femme ?

– Un homme.

– Et tu ne le connais pas, bien vrai ?

Le bonhomme leva la main comme un témoin devant le tribunal.

– Je ne l’avais jamais tant vu, répondit-il, que cette pipe que je tiens m’empoisonne si je mens. Il est descendu d’un fiacre, arrêté près du pont, sur le chemin du bord de l’eau. Je passais, il est venu à moi, et il m’a dit : “Tu vois bien cette lettre ? Je vais te la confier. Quand sept heures et demie sonneront, pas une minute plus tôt, tu la porteras à M. le duc de Champdoce, dont la maison est sur le chemin de la forêt.” J’ai répondu : “Je sais bien.” Là-dessus, il m’a mis la lettre et cent sous dans la main ; il est remonté en voiture, et fouette cocher !…

– Quelle heure était-il à ce moment ?

– Quatre heures environ.

Norbert eut un geste de découragement. Il avait eu un instant la vague espérance de rejoindre le fiacre sur la grande route.

– Et comment était cet homme ? fit-il.

– Dame !… mon bon monsieur, il avait l’air d’un bourgeois. Il avait une grosse chaîne de montre en or, à son gilet. Pour ce qui est du signalement, c’est un grand individu, c’est-à-dire pas trop petit, ni jeune ni vieux.

– Assez !… tu peux te retirer, merci !…

En ce moment, la colère de Norbert, et elle était des plus violentes, ne s’adressait qu’à l’auteur de cette vile lettre anonyme.

Il ne pouvait croire, il ne croyait pas à une trahison de la duchesse : il ne l’aimait pas, il la haïssait même ; mais il l’estimait.

– Ma femme, se disait-il, est une honnête femme, et c’est quelque fille de service qui pense se venger ainsi d’une réprimande.

Cependant il se remit à lire cette lettre odieuse ; il lui semblait que ce méchant style n’était pas naturel, mais laborieusement cherché. Puis il découvrait des dissonances. La partie relative aux indications ne ressemblait en rien au reste. La dernière phrase : “Ne faites pas de bruit pour si peu de chose,” avait une intention railleuse marquée.

– Est-ce bien celle qui a tenu la plume, se demandait-il, qui a pensé cette phrase ?

Une autre chose l’intriguait : l’allusion à l’absence des domestiques. Il fit appeler Jean.

– Est-il vrai, lui demanda-t-il, que l’hôtel soit seul aujourd’hui ?

– Il le sera du moins ce soir et une partie de la nuit.

– Et pourquoi ?

– Monsieur le duc ne se le rappelle pas ? Le second cocher se marie, tous les gens sont invités au bal, monsieur a lui-même donné l’autorisation…

– C’est juste ! Cependant, si la duchesse a besoin de quelque chose ?

– Madame a été assez bonne pour dire qu’elle ne voulait priver personne du bal, que du moment où le concierge de l’hôtel et sa femme restaient, cela suffisait…

– C’est bien !…

Après les premières minutes d’emportement, Norbert affectait un grand calme et la sérénité railleuse d’un homme mis hors de soi par une chose qu’il reconnaît ensuite n’en valoir pas la peine.

Mais cette attitude mentait. Le doute avait traversé son esprit, douloureux comme une de ces crampes aiguës qui tout à coup sillonnent les chairs.

Et on ne discute ni ne raisonne le soupçon : Il est ou il n’est pas.

– Pourquoi, se disait Norbert, pourquoi ma femme ne me trahirait-elle pas ? Je la crois vertueuse et attachée à ses devoirs, mais tous les maris trompés croient à la vertu et à l’honnêteté de leur femme, cela va de soi.

Pourquoi ne profiterait-il pas de l’avis, d’où qu’il vînt ? Pourquoi n’irait-il pas se cacher là où on disait ?

– Non, pensait-il ensuite, non, je ne descendrai pas à cet excès de bassesse. Je serais aussi vil que la misérable qui m’adresse cette infâme dénonciation, si j’acceptais ce rôle d’espion qu’elle me propose.

Il s’arrêta, il venait de s’apercevoir que tous ses gens l’observaient avec une ardente curiosité.

– Allez donc à vos occupations !… leur cria-t-il d’un ton terrible, éteignez les lanternes et fermez les fenêtres.

Son parti, alors, était décidément pris.

Il tira sa montre, il était huit heures.

– Je n’ai que le temps de courir à Paris, pensa-t-il.

Il gagna en hâte la maison, et appela Jean.

Avec cet homme, dévoué corps et âme à la maison de Champdoce, encore plus qu’à lui Norbert, dissimuler était inutile.

– Jean, lui dit-il d’une voix brève, il faut que j’aille à Paris, ce soir, à l’instant !

Le bonhomme hocha tristement la tête.

– À cause de cette lettre ? fit-il respectueusement.

– Oui !

– On aura écrit des infamies sur madame la duchesse.

Norbert eut un geste presque menaçant.

– Comment sais-tu cela ?

– Hélas !… il n’était que trop aisé de le deviner, et après les questions que m’a adressées monsieur le duc, le doute n’était plus possible.

– Alors, vite, mes habits et qu’on attelle… La voiture m’attendra devant la porte du cercle et j’irai, moi, à pied.

Jean osa interrompre son maître.

– Cela ne peut être ainsi, prononça-t-il. Les gens doivent avoir eu le même soupçon que moi, Dieu sait ce qu’ils diraient, s’ils voyaient monsieur s’éloigner ! Si monsieur persiste, il doit se rendre à Paris, et en revenir sans que personne s’en doute ; pour les gens, il n’aura pas quitté Maisons.

– Peut-être as-tu raison, mais comment s’y prendre ?

– Je me charge de faire sortir secrètement un des chevaux de la petite écurie. Justement Romulus, qui est un de nos meilleurs coureurs s’y trouve. Je vais le seller et le conduire de l’autre côté du pont où monsieur viendra nous rejoindre. J’attendrai ensuite le retour de monsieur le duc dans quelque cabaret.

– Soit, mais fais vite, alors, mes minutes sont comptées.

Jean sortit rapidement, et Norbert l’entendit, dans l’escalier, crier à un domestique :

– Qu’on apprête quelques mets froids, monsieur le duc soupera.

Norbert, lui, entra dans sa chambre à coucher pour passer un pardessus et des bottes, et en même temps il glissa dans sa poche un revolver dont il avait renouvelé les cartouches.

Il alla ensuite ouvrir la porte de l’escalier de service, s’assura qu’il était désert, descendit et sortit avec la certitude ne n’avoir pas été vu.

La nuit était noire : il tombait une petite pluie fine, dense, glaciale, qui épaississait encore les ténèbres, et qui avait détrempé les chemins.

Le vieux domestique était déjà au rendez-vous avec le cheval, Norbert n’eut qu’à monter en selle.

– On ne m’a pas aperçu, fit Jean.

– Moi non plus.

– Alors, tout va bien. Je vais rentrer et faire le service comme si monsieur le duc était dans sa chambre et soupait. Même, je mangerai, pour qu’on ne devine pas la supercherie.

– Bon appétit, vieux Jean !…

Le vieillard poussa un profond soupir.

– Monsieur le duc a-t-il bien le cœur de rire !… fit-il d’un ton de reproche. Enfin !… dans trois heures je serai dans le cabaret que voici, à gauche. Quand monsieur reviendra, il n’aura qu’à frapper deux coups au volet du pommeau de sa cravache, je sortirai aussitôt.

– Entendu.

Le cheval piaffait d’impatience et se tourmentait. Norbert serra légèrement les genoux, lui rendit la main, il partit comme un trait.

Jean avait bien choisi. Romulus était ce fameux cheval qui, l’année suivante, vendu au marquis de Septvair, gagna le grand prix à Epsom.

Il allait, le long de la route boueuse, se développant, s’allongeant, le cou tendu, d’un galop régulier et précis, le souffle toujours égal.

Et l’imagination de Norbert, surexcité déjà par les émotions de la soirée, par les apprêts de ce départ furtif, s’exaltait et se montait. Il pressait les flancs de son cheval, et exigeait toute sa vitesse.

Cependant, lorsqu’il arriva aux premières maisons du faubourg, ses défiances de paysan s’éveillèrent.

Si c’était une méchante farce qu’on lu faisait ! Si cette lettre lui avait été adressée par quelques-uns de ses amis du cercle ! Ils guetteraient certainement le résultat ; ils le laisseraient se morfondre pendant deux heures ; puis, tout à coup, ils apparaîtraient, ravis de le surprendre dans la situation la plus ridicule.

Que d’éclats de rire, ensuite, quelles gorges chaudes !… Vous êtes jaloux, duc ? Il croyait les entendre.

Cette crainte le rendit prudent. Au lieu de traverser Paris, il suivit au grand trot les boulevards extérieurs et longea les quais jusqu’à l’esplanade des Invalides.

Arrivé là, une difficulté se présenta qu’il n’avait pas prévue, non plus que Jean. Que faire de son cheval ?

Les boutiques des marchands de vin étaient encore ouvertes, il pouvait entrer chez l’un d’eux, il y rencontrerait un homme de bonne volonté.

Mais, la supposition d’une plaisanterie absurde étant admise, n’était-ce pas donner l’éveil aux mystificateurs ?

Il se demandait si mieux ne valait pas attacher Romulus à un arbre, quand, de l’autre côté de la chaussée, il vit passer un soldat qui sans doute regagnait sa caserne. Il poussa son cheval vers lui en l’appelant.

– Vous plairait-il, mon ami, lui dit-il, de me rendre un grand service, et de gagner vingt francs du même coup ?

– Tout de même, s’il ne faut rien faire contre le service.

– Il s’agirait simplement de tenir mon cheval et de le faire marcher pour qu’il ne prenne pas froid, pendant que j’irai à deux pas d’ici rendre une visite…

– Oh ! Si c’est ainsi, pied à terre !… j’en suis, j’ai la permission de la nuit.

Norbert descendit, et, après être bien convenu avec le soldat de l’endroit où il le retrouverait, il s’éloigna rapidement.

Pour plus de sûreté, redoutant toujours une mystification, il remonta l’esplanade des Invalides, suivit la rue de Babylone, et enfin gagna la rue Barbet-de-Jouy, où donnait la porte des jardins de l’hôtel de Champdoce.

Presque en face se trouvait une porte cochère. Norbert se blottit dans un des angles et attendit. Il était alors dix heures moins cinq minutes.

Ce n’est pas sans précautions préalables que Norbert avait choisi cette cachette.

Par deux fois il avait exploré d’un bout à l’autre la rue Barbet-de-Jouy, qui est fort courte, et s’était assuré qu’elle était absolument déserte.

La supposition d’une mystification se trouvait ainsi à peu près écartée.

Restait à s’assurer si la dénonciation était calomnieuse. Il décida dans son esprit qu’il attendrait jusqu’à la minuit, et que si à cette heure personne n’était venu, il reconnaîtrait l’innocence de la duchesse et se retirerait.

De son poste, Norbert distinguait la petite porte de ses jardins, et, par une éclaircie, il découvrait une partie de l’immense façade de son hôtel.

Trois fenêtres seulement, au premier étage, étaient éclairées d’une lueur pâle, chétive, mystérieuse. Ces trois fenêtres, il les reconnaissait bien, étaient celles de la chambre à coucher de la duchesse. Que faisait-elle à cette heure ? Elle était seule, comme tous les soirs, et sans doute, assise au coin du feu, elle pleurait.

– Et ce serait là, pensait-il, une femme qui attend son amant !… Non, ce n’est pas possible, et, si je reste ici plus longtemps, je perds toute estime de moi-même.

Pourtant il restait.

Insensiblement, il en était venu à réfléchir à sa conduite envers sa femme.

Que n’avait-elle pas à lui reprocher ? Il l’avait épousée malgré lui, la haïssant, en adorant une autre, et il ne lui avait que trop laissé voir l’état de son cœur.

Dès le lendemain de son mariage, il l’avait abandonnée. Et si, depuis quelques mois, il lui accordait quelques semblants d’affection, elle les devait, la malheureuse, au caprice de l’autre, qui lui donnait cela comme une aumône.

Qu’un homme entrât maintenant chez lui, qu’avait-il à dire ?

La loi lui réservait toujours ses droits ; sa conscience ne lui en accordait certainement aucun.

Il se tenait alors serré contre le mur, immobile comme la pierre même ; il s’engourdissait, il lui semblait que sa vie et sa pensée se figeaient.

Depuis combien de temps était-il là ? Depuis une heure ou depuis dix ? il l’ignorait absolument. Il voulut consulter sa montre ; en vain, il faisait si noir qu’il ne voyait même pas dans sa main. Une demie sonna aux Invalides ; quelle demie ?

Il songeait sérieusement à se retirer, lorsqu’il crut entendre un léger bruit à l’extrémité de la rue. Il prêta l’oreille, avançant la tête pour mieux écouter.

Il avait encore les sens parfaits du paysan, de l’homme qui a vécu seul aux champs, et il était difficile qu’il se trompât. C’était bien le pas d’un homme qu’il entendait.

Mais ce pas n’était point net et décidé comme celui d’un homme qui va où il a le droit d’aller, qui rentre chez lui, par exemple. Il était timide, ce pas, indécis et comme furtif. Norbert croyait deviner l’homme qui frémit en songeant qu’il est peut-être suivi, et qui hésite, qui sonde le terrain, qui à chaque enjambée regarde de tous côtés.

Était-ce donc celui qu’il était venu attendre à tout hasard ?

Bientôt il distingua comme une ombre qui glissait le long de la muraille, de l’autre côté de la rue. Arrivée en face de la petite porte du jardin, l’ombre s’arrêta.

Il y eut un temps d’arrêt. Puis, il lui parut que l’ombre faisait quelques mouvements, il entendit un choc qu’il n’expliqua pas, et tout disparut.

Mais le bruit sec d’un pêne retombant sur sa gâche lui apprit que la porte avait été ouverte et refermée.

Un homme venait d’entrer, l’incertitude n’était pas possible, et cependant Norbert voulait douter encore.

Il est de ces faits si inouïs, si invraisemblables, qu’on ne peut se résoudre à les accepter, qu’ils ne peuvent entrer dans l’esprit, qu’on accuserait presque ses sens d’erreur.

Si c’était un voleur ?… pensait-il. Mais un voleur aurait des complices.

Pourquoi cet homme ne viendrait-il pas pour quelque femme de chambre ?… Mais tous les gens étaient absents, tous…

Cependant, il ne perdait pas de vue les fenêtres de la chambre de sa femme.

Au bout d’une minute, elles s’éclairèrent plus vivement. On venait soit de relever l’abat-jour de la lampe, soit d’allumer une bougie…

C’est une bougie qu’on venait d’allumer, car presque aussitôt il en vit la clarté aux fenêtres du palier, puis à celles du grand escalier.

Il fallait bien se rendre à l’évidence, cette fois !… C’était un amant qui venait d’entrer ; la duchesse l’attendait, il avait dû faire un signal convenu, et la duchesse allait au-devant de lui…

Norbert n’avait plus froid, maintenant, sa tête brûlait, son sang bouillait dans ses veines, le brouillard glacé lui semblait les vapeurs d’un brasier…

Comment punir les misérables qui outrageaient son honneur, quel châtiment trouver proportionné au crime ?…

Tout à coup, il poussa un cri… Une idée infernale venait d’éclairer son esprit, et il l’acceptait comme une inspiration divine.

Il courut à la petite porte, et forçant la serrure à l’aide de la crosse de son revolver, il se précipita dans le jardin.

XVI

Celle qui avait écrit la dénonciation anonyme était bien informée.

La duchesse de Champdoce attendait ce soir-là Georges de Croisenois.

C’était la première fois. Hélas ! La pauvre femme avait fini par tomber dans le piège que lui tendait incessamment celle qu’elle croyait être son amie la plus tendre et la plus dévouée.

Elle succombait, en apparence au moins, à un genre de séduction odieux, infâme, beaucoup moins rare, il faudrait dire bien plus fréquent qu’on ne croit, à une de ces machinations d’autant plus perfides et infaillibles que celle qui en est l’objet est perdue si elle a seulement une minute d’éblouissement.

La veille, elle s’était trouvée dans le salon de Mme de Mussidan seule avec Georges de Croisenois ; la contagion de sa passion l’avait gagnée, elle n’avait pas su résister à ses paroles enflammées ; elle avait perdu la tête, et elle avait accordé ce rendez-vous, imploré à genoux.

– Eh bien ! soit, avait-elle dit, soit… demain soir, à dix heures et demie, venez à la petite porte du jardin, elle sera simplement retenue par une pierre, poussez-la ; et quand vous serez dans le jardin, prévenez-moi en frappant plusieurs fois des mains…

Ces quelques mots n’avaient pas été perdus pour Mme Diane, et, comme elle estimait assez son amie pour craindre un retour, elle ne la quitta pas de la soirée, et le lendemain elle voulut dîner avec elle, et resta longtemps après le dîner.

C’est seulement lorsqu’elle fut seule, que la duchesse de Champdoce mesura l’étendue de sa faute, l’énormité de son imprudence. Ah ! combien elle se repentait, à cette heure, de sa faiblesse ! Ce qu’elle possédait de plus précieux au monde, elle l’eût donné pour pouvoir reprendre cette fatale promesse.

Et le moment était venu, son amie était restée près d’elle jusqu’à la dernière minute.

Un moyen de salut s’offrait. Elle pouvait aller fermer la petite porte. Elle se leva pour y courir… trop tard.

Le signal retentissait dans le jardin.

Pauvre femme !… Ces battements de main qui annonçaient un rendez-vous d’amour, vibrèrent dans son âme comme un glas d’agonie tintant dans la nuit.

Vivement elle se baissa pour allumer une bougie au foyer, mais le tremblement nerveux qui la secouait paralysait ses mouvements. La cire coulait, qui avivait le feu et la brûlait, la mèche ne s’enflammait pas.

Elle se hâtait cependant. Elle se sentait enveloppée d’une atmosphère de périls inconnus, il lui semblait que chaque seconde qui s’envolait emportait des années de vie.

L’idée que Georges de Croisenois pénétrerait dans la maison, qu’il entrerait dans sa chambre, la glaçait d’horreur.

Elle voulait courir au-devant de lui, et le conjurer de se retirer. Résisterait-il à ses prières ? Elle ne le pouvait croire. En tous cas, elle était déterminée à employer la ruse, à mentir, à lui dire qu’elle n’était pas seule, qu’on la gardait à vue, que son mari était là…

Elle était persuadée que Croisenois demeurerait dans le jardin, et s’y cacherait, tant qu’elle n’aurait pas répondu à son signal. Il ne pouvait lui venir à l’esprit qu’il osât ouvrir la porte du vestibule ou seulement en approcher.

Elle comptait sans la prévoyante perfidie de celle qui avait juré sa perte !…

Avec un art parfait et assez naturellement pour qu’il fût impossible de soupçonner quel personnage méprisable elle jouait, Mme Diane avait appris à Croisenois que l’hôtel de Champdoce serait sûrement désert.

Il savait, en venant, que la duchesse était seule, que le duc habitait Maisons, que tous les domestiques dansaient à la noce d’un de leurs camarades.

 

Il n’hésita donc pas. Il gravit le perron ; les portes étaient ouvertes, il entra et s’engagea à tâtons dans le grand escalier.

Et lorsque la duchesse, sa bougie allumée, sortit enfin, elle se trouva face à face avec Georges, qui montait sans bruit, blême d’émotion, les dents serrées, frémissant, une main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Elle se rejeta en arrière, étouffant un cri d’angoisse.

– Fuyez !… balbutia-t-elle, ou nous sommes perdus !

Mais il ne sembla pas l’entendre ; il montait toujours, et quatre ou cinq marches le séparaient encore du palier.

Instinctivement, la duchesse reculait… Elle recula jusqu’au fond de sa chambre, et il la suivit, repoussant seulement la porte derrière lui.

Mais cette minute de répit avait suffi pour éclairer Mme de Champdoce.

Si je souffre qu’il parle, pensait-elle, si je laisse voir mon indigne faiblesse, c’en est fait de l’honneur.

Le sentiment du devoir lui communiquait alors une énergie surnaturelle.

– Monsieur le marquis, commença-t-elle, d’une voix affreusement altérée, et ferme cependant, il faut vous retirer… à l’instant. J’ai eu hier un moment d’égarement… vous êtes trop généreux et trop noble pour en abuser… la raison m’est revenue…

Il s’obstinait à la fixer, l’air suppliant, les mains jointes. Elle poursuivit :

– Écoutez-moi ! Ma franchise vous donnera la mesure de ma résolution. Je vous aime…

Croisenois eut une exclamation de joie.

– Oui, continua la duchesse, pour être votre femme, je donnerais avec transport toutes les années qui me restent à vivre, hormis une seule. Je vous aime, Georges… mais la voix du devoir parle plus haut en moi que celle de mon amour. Il se peut que je meure de douleur… je mourrai du moins sans remords, ayant pour linceul mon honneur intact… J’ai dit… Adieu !

Le marquis secoua la tête, il ne pouvait se résigner à s’éloigner ainsi.

– Sortez !… ordonna la duchesse avec plus de force, sortez !…

Et comme il ne bougeait :

– Si vous m’aimez véritablement, ajouta-t-elle, mon honneur doit vous être cher autant que le vôtre… Retirez-vous et ne cherchez jamais à me revoir. Non, nous ne nous reverrons plus, le péril présent m’éclaire… Je suis la duchesse de Champdoce et je garderai intact et pur le nom que je porte. Je ne saurais d’ailleurs ni tromper, ni trahir…

L’enthousiasme des plus nobles sentiments donnait à sa beauté une expression sublime, cette divine exaltation des vierges martyres qui chantaient au milieu des supplices.

Jamais Croisenois ne l’avait tant aimée ; elle lui apparaissait plus belle que l’idéal, que le rêve ; il était prêt à mourir pour elle.

– Que parlez-vous de trahir !… s’écria-t-il. Oui, c’est vrai, je méprise la femme qui sourit au mari qu’elle trompe ; la femme qui se résigne aux hypocrisies de tous les instants, aux caresses menteuses qui sont le flétrissant tribut de l’adultère… Mais je dis qu’elle est noble et courageuse, celle qui hardiment risque sa vie et abandonne tout pour celui qu’elle aime. Laissez ici votre nom, Marie, votre titre, votre fortune immense, toutes les jouissances de luxe et de vanité…, et partons.

Mme de Champdoce eut un triste sourire.

– Je vous aime trop, Georges, répondit-elle, pour consentir à briser votre vie… Un jour viendrait où vous regretteriez amèrement votre abnégation… Ce doit être une lourde charge qu’une femme déshonorée !…

Georges de Croisenois se méprit au sens de ses paroles.

– Ah !… vous doutez de moi !… interrompit-il, je le vois, je le sens… Oui, vous tremblez qu’un jour, bientôt peut-être, je ne rompe le lien qui nous unirait. Un lien !… j’en saurai trouver un qui vous rassurera. Vous seriez déshonorée, dites-vous… Eh bien !… je le serai aussi. Cette nuit, au cercle, je veux me faire surprendre trichant au jeu… On me soufflettera, je ne répondrai pas ; on me chassera, je sortirai la tête basse au milieu des huées… On dira : Croisenois, voleur !… Serai-je assez déshonoré ?… Je me croirai cependant heureux, oh !… bien heureux, si le lendemain vous consentez à fuir avec moi, loin, bien loin, où vous voudrez, sous un nom d’emprunt…

Il s’était approché, avait pris la main de Mme de Champdoce, et elle ne songeait pas à la retirer. Cette preuve d’amour était si forte, si inouïe, qu’elle sentait chanceler sa résolution… Et quelles perspectives… seuls, bien loin !…

Mais une idée affreuse traversa son esprit, elle se redressa vivement :

– Malheureuse !… s’écria-t-elle, malheureuse que je suis… j’oubliais. Ah !… c’est impossible maintenant, impossible…

– Pourquoi ?…

– Ah ! Georges, parce que… elle sanglotait… Georges, si vous saviez, si…

Il s’était encore avancé, il avait osé la saisir par la taille, et elle se débattait faiblement. Déjà, il se penchait vers ce front si pur qui attirait irrésistiblement ses lèvres, quand tout à coup il sentit que le corps de la duchesse s’affaissait entre ses bras, ses traits se décomposaient affreusement, elle étendait vers la porte son bras roidi.

Georges se retourna vivement.

La porte de la chambre était ouverte et Norbert de Champdoce se tenait immobile sur le seuil.

Le marquis de Croisenois était brave : cependant tout son sang se figea d’un bloc dans ses veines.

Il vit, comme aux lueurs de l’éclair, la situation telle qu’il l’avait faite, telle qu’elle était : affreuse, désespérée, sans issue…

– N’avancez pas !… cria-t-il d’une voix terrible ; n’avancez pas !…

Il était dans la maison d’autrui, la nuit, sans armes… et il menaçait. Il lui semblait que la vie de la duchesse était en danger, et sa raison s’égarait.

Un éclat de rire sardonique de Norbert le rappela au sentiment du péril réel. Il eut honte de son trouble, de son empressement inutile, de la trépidation nerveuse qui le secouait.

Enlevant comme une plume Mme de Champdoce, qu’il avait soutenue jusqu’alors, il la déposa sur un fauteuil.

 

Elle était inanimée, inerte, mais à travers ses longs cils presque joints filtrait un dernier regard d’amour et de pardon pour celui qui la perdait.

Ce regard, Croisenois le surprit, et il suffit pour lui rendre toutes les apparences du sang-froid et lui inspirer une audace désespérée.

Il se retourna brusquement, et s’adressant à Norbert :

– Quelles que soient les apparences, monsieur, commença-t-il, vous n’avez ici qu’un coupable à punir : moi. L’ombre d’un soupçon s’adressant à Mme la duchesse serait un outrage injuste… C’est à son insu, sans un encouragement, sachant l’hôtel désert, que j’ai osé pénétrer jusqu’ici…

Norbert ne répondit pas.

Lui aussi, il avait besoin de se remettre, de recueillir ses idées.

Il savait, en montant l’escalier, qu’il allait surprendre un amant près de la duchesse ; mais il ne pouvait prévoir que cet amant serait précisément l’homme qu’il haïssait le plus au monde.

En apercevant Croisenois, il lui avait fallu un effort surnaturel de volonté, pour résister à la tentation de se précipiter sur lui.

Cet homme, il le soupçonnait de lui avoir volé sa maîtresse, et maintenant il lui volait sa femme !…

S’il se taisait, c’est qu’il ne voulait pas lui donner le spectacle du désordre de son esprit. S’il semblait plus froid que marbre, quand il avait toutes les flammes de l’enfer dans le cœur, c’est qu’il s’était imposé un rôle.

Mais on voit tous les jours des fous furieux affecter une surprenante placidité. Avec ces apparences de calme inaltérable, Norbert était fou.

Cependant Croisenois, debout, les bras croisés, poursuivait :

– Je venais d’entrer, monsieur, lorsque vous êtes arrivé… Pourquoi, mon Dieu !… n’avez-vous pas entendu notre entretien !… Vous connaîtriez toute la grandeur, toute la noblesse des sentiments de Mme de Champdoce… Mon offense, je le sens, n’en est que plus grande… mais je me mets à vos ordres, monsieur… à votre discrétion… Je suis prêt à vous accorder toutes les satisfactions que vous exigerez…

Ces dernières paroles semblèrent rompre le charme qui clouait Norbert sur le seuil. Il entra d’un pas lourd et roide, et alla successivement fermer toutes les portes, dont il mit les clés dans sa poche.

Ce soin pris, il vint s’adosser à la cheminée, ayant sa femme à demi évanouie à sa gauche, Croisenois en face.

– Si je vous ai bien compris, monsieur, commença-t-il, vous me proposez un duel. C’est-à-dire qu’après m’avoir déshonoré ce soir, il vous conviendra de me tuer demain matin… c’est trop de bonté.

– Monsieur…

– Permettez !… Je suis peut-être un enfant, ainsi que vous le disiez à Mme de Mussidan, j’ai du moins assez d’expérience pour savoir qu’il est sot d’abandonner les avantages acquis. Au jeu que vous jouiez, monsieur, on risque sa vie… et vous avez perdu, n’est-ce pas ?

Croisenois inclina machinalement la tête en signe d’assentiment. Le nom de Mme de Mussidan, jeté dans cette conversation, lui révélait les véritables sentiments de Norbert.

– Je suis un homme mort, pensa-t-il, en regardant la duchesse, non à cause de celle-ci… mais à cause de l’autre.

Norbert, lui, poursuivait, s’exaltant au bruit de ses paroles.

– Un duel !… où donc seraient, monsieur, mes avantages ? Je vous tue… en suis-je moins déshonoré ? Non. Vous me tuez… je suis déshonoré plus que jamais, et ridicule par dessus. À quoi bon un duel… Je rentre au milieu de la nuit, je suis armé, je vous brûle la cervelle… la loi a une excuse pour moi.

Il avait, tout en parlant, sorti de la poche de son pardessus son revolver ; il l’avait armé, et le doigt sur la détente, il ajustait Croisenois.

Ce fut pour Georges un instant terrible, car la violence des sensations ne lui en ôtait pas l’exacte perception.

Il ne bougea pas. Il mettait son honneur à bien tomber. Mais voyant que l’autre hésitait et tardait, le supplice devenait intolérable.

– Tirez, cria-t-il, tirez donc !…

– Non !… fit Norbert.

Et, relevant son revolver, il ajouta froidement :

– J’ai réfléchi : votre cadavre me gênerait.

Croisenois avait fait le sacrifice de sa vie, mais c’était mourir deux fois que de subir les irrésolutions d’un homme en démence.

Exaspéré de l’effort qu’il avait dû faire, il lui saisit le bras, et le serrant rudement :

– Il faut que ceci finisse, monsieur, dit-il, ma patience a des bornes. Que voulez-vous enfin !…

– Je veux vous tuer !… s’écria Norbert avec un tel accent de haine et de rage, que Georges en frissonna, mais non pas avec une balle que je ne sentirais pas entrer…

Il se dégagea, se recula, et, avec une violence inouïe, poursuivit :

– Je prétends vous tuer utilement pour mon honneur. On dit que le sang lave la boue… c’est faux. Quand j’exprimerais tout le vôtre, jusqu’à la dernière goutte, sur la tache que vous venez de faire à mon blason, elle ne serait pas effacée. Il faut qu’un de nous deux disparaisse, de telle sorte que jamais on ne puisse retrouver sa trace… qu’il soit comme englouti.

– Eh !… monsieur, trouvez le moyen.

Norbert parut réfléchir.

– Je l’aurais, ce moyen, murmura-t-il, si j’étais sûr que personne au monde ne sait… ne se doute… que vous êtes ici.

– Personne ne peut en avoir la pensée, monsieur, personne…

– Le jureriez-vous ?

– Sur tout ce que j’ai de sacré au monde, je le jure.

Un sourire de triomphe que ne remarqua pas le marquis, illumina la physionomie de Norbert.

– Alors, fit-il, au lieu d’user de mon droit, qui était de vous tuer, je consens à risquer ma vie contre la vôtre.

Croisenois dissimula, non sans peine, un soupir de soulagement. Il était jeune, riche, heureux ; c’était une chance de salut qui se présentait.

– Je vous ai dit que j’étais à vos ordres, fit-il.

– J’entends, surtout pour un duel. Pourtant ne vous abusez pas, ce ne sera pas un combat ordinaire, en plein soleil, avec des témoins pour déclarer si l’honneur est satisfait un peu, beaucoup, pas du tout…

– Nous nous battrons selon que vous le déciderez, monsieur…

– Fort bien. Cela étant, nous allons nous battre à l’épée, à l’instant même, dans le jardin.

Le marquis eut un coup d’œil vers la fenêtre.

– Vous regardez, reprit Norbert, et vous vous dites que la nuit est bien noire, qu’on ne verra pas le bout des épées…

– C’est vrai.

– Rassurez-vous, monsieur le marquis, il y aura toujours assez de clarté pour l’agonie de celui de nous qui restera dans le jardin…, car un de nous y restera, vous devez l’avoir compris.

– Je l’ai compris… descendons.

Norbert secoua la tête.

– Vous êtes bien pressé, monsieur le marquis, prononça-t-il, vous ne me laissez pas finir mes conditions…

– Parlez, monsieur.

– Il y a, au bout du jardin, un espace assez vaste, si humide qu’on n’y cultive rien et que personne n’en approche. C’est là que je veux vous conduire. Nous prendrons chacun une pelle et une pioche, et en moins de rien nous aurons creusé un trou assez profond pour recevoir celui de nous qui sera tué. Alors seulement nous mettrons l’épée à la main, et nous nous battrons jusqu’à ce qu’un de nous deux tombe. Celui qui restera debout achèvera l’autre s’il n’est pas mort, le poussera dans la fosse et le recouvrira de terre…

Une insurmontable horreur glaçait Georges de Croisenois.

– Jamais ! s’écria-t-il enfin, jamais je n’accepterai de conditions pareilles.

– Prenez garde alors, fit Norbert, j’userai de mes droits !

Et relevant son revolver, il ajouta :

– Dans quatre minutes, onze heures sonneront à cette pendule… si au premier coup vous n’avez pas accepté… je fais feu !…

Pas un muscle du visage de Croisenois ne bougea.

Le quadruple canon du revolver était à moins d’un pied de sa poitrine, le doigt d’un ennemi mortellement offensé s’appuyait sur la détente ; mais ce danger, après tant d’émotions, le laissait absolument insensible.

Ce qu’il comprenait, c’est qu’il avait quatre minutes devant lui, un siècle en un moment pareil !… pour se reconnaître, pour réfléchir, pour délibérer.

Tant d’événements depuis une demi-heure, se succédaient, se pressaient, qui lui semblaient impossibles, incohérents, absurdes, qu’il n’était pas bien sûr de n’être point le jouet d’un cauchemar odieux, et qu’il sentait vaciller sa raison.

– Monsieur le marquis, prononça Norbert, vous n’avez plus que deux minutes.

Croisenois tressaillit. Son âme était à mille lieues de la situation présente. Vite, ses yeux cherchèrent les aiguilles de cette pendule qui battait les secondes qui lui restaient à vivre, s’il n’acceptait pas.

Il ne lui restait même pas deux minutes complètes.

Ses regards allèrent alors de Norbert à Mme de Champdoce.

La duchesse, toujours affaissée sur un fauteuil, semblait près d’expirer. On l’eût crue morte sans le spasme nerveux qui la secouait de la nuque aux talons, sans les sanglots étouffés qui, à intervalles inégaux, déchiraient sa poitrine et rompaient le silence funèbre.

La laisser en cet état, sans secours, était affreux ; mais Croisenois ne savait que trop que la plus légère marque de compassion de sa part serait comme une insulte nouvelle.

Norbert, lui, conservait son attitude de statue, ses gestes roides, quelque chose de mécanique dans tous ses mouvements. À le mieux étudier, Croisenois remarquait enfin la flamme étrange, anormale, de ses yeux.

– Dieu prenne pitié de nous, pensa-t-il, nous sommes à la discrétion d’un maniaque, d’un fou !

La première pensée de haine pénétrait en lui. Il se demandait en frémissant ce que deviendrait, lui mort, cette femme qu’il avait aimée jusqu’à lui offrir le sacrifice de son honneur.

– Pour mon salut, se dit-il, pour le salut de cette infortunée, dont la vie ne serait plus qu’une lente agonie, il faut que je tue M. de Champdoce… et je le tuerai.

À cette pensée, des bouffées de rage lui montaient au cerveau. Ses dernières hésitations s’évanouirent.

– J’accepte !… déclara-t-il d’une voix forte.

Il était temps. Le ressort de la pendule glissa, on entendit cette légère vibration du métal qui précède la sonnerie, le premier coup de onze heures tinta.

– Je vous remercie, monsieur, dit froidement Norbert.

Mais Croisenois avait tout à coup dépouillé cette affectation de froideur dédaigneuse qui est comme le cachet indélébile d’une certaine éducation. Il n’avait plus peur d’être de mauvais goût, maintenant. Il était résolu de défendre quand même sa vie, qu’il croyait être celle de la duchesse.

– Oui, j’accepte, reprit-il… mais à de certaines conditions, pourtant.

– Il a été convenu…

– Permettez que je m’explique : Nous allons nous battre dans votre jardin, n’est-ce pas, la nuit, sans témoins, sur le bord d’une fosse creusée par nous… soit. Celui qui restera debout recouvrira de terre le corps de l’autre… soit encore. Mais êtes-vous bien sûr qu’alors tout sera dit, et que la terre nous gardera un éternel secret ?…

Norbert haussa dédaigneusement les épaules.

– Vous ne savez pas… reprit violemment Croisenois, vous ne savez pas… mais je sais, moi, ce qui arriverait, si le hasard, un jour, nous trahissait, si on découvrait quelque chose…

– Ah !…

– On accuserait le survivant, vous ou moi, d’assassinat.

– Probablement.

– Il serait poursuivi alors, arrêté, emprisonné, traîné en cour d’assises, jugé, condamné, envoyé au bagne…

– Je le crois.

– Vous le croyez… et vous avez espéré que je consentirais à courir de tels risques !…

Un geste, plus éloquent que toutes les protestations, compléta sa pensée.

– Ces risques existent, en effet, reprit Norbert, mais ils sont ma garantie, à moi. Cette crainte de poursuites probables, m’assure que si vous me tuez, ma mort sera cachée comme je veux qu’elle le soit.

– Vous vous contenterez de ma parole, monsieur.

Il était aisé de voir que cette discussion animait Norbert, et qu’il lui fallait, pour se contenir, les plus violents efforts.

– Ah !… prenez garde, fit-il d’une voix sourde, je finirais par croire que vous avez peur.

– J’ai peur d’être accusé d’un meurtre… oui.

– C’est un danger qui me menace comme vous.

Mais Croisenois était bien décidé à ne pas céder.

– Eh bien !… s’écria-t-il avec l’accent d’une inébranlable résolution, s’il en est ainsi, je refuse votre duel !… Non, je ne veux pas me battre dans des conditions telles que je serais réduit à souhaiter plutôt être tué que survivre. Vous parliez de l’égalité des chances… Sont-elles égales entre nous ? Que je disparaisse… nul jamais ne s’avisera de venir chercher mon cadavre ici. Vous êtes chez vous, vous pouvez prendre toutes les précautions imaginables… Si je vous tue, au contraire… que faire ? Faudra-t-il que je demande l’aide de la duchesse de Champdoce… Ne sera-t-elle pas soupçonnée elle-même ?… Faudra-t-il, lorsque tout Paris s’occupera de votre mystérieuse disparition, faudra-t-il qu’elle dise à ses jardiniers : “Surtout, gardez-vous de donner un coup de bêche là-bas, au fond du jardin, là où vous avez, un matin, trouvé la terre fraîchement remuée !…”

Norbert restait pensif. Les appréhensions de Croisenois, peu à peu le gagnaient.

Il songeait à cette lettre anonyme, et à celle qui l’avait écrite, qui possédait son secret, qui pouvait l’ébruiter…

– Que voulez-vous donc ? demanda-t-il.

– Simplement que chacun de nous, sans mentionner les causes de notre rencontre, en écrive les conditions avec une acceptation signée ; nous échangerons ensuite les procès-verbaux.

– Soit, mais faisons vite…

Il tira d’un petit pupitre des plumes et du papier, qu’il plaça sur la table, et en moins de rien les déclarations furent rédigées.

Puis, sur la proposition de Croisenois, chacun des adversaires écrivit deux lettres, datées de l’étranger, que le survivant devait faire jeter à la poste à l’endroit d’où elles étaient datées et qui ne pouvaient manquer de dérouter les recherches au lendemain d’une disparition.

Tout étant arrêté désormais, Norbert se leva.

– Un mot encore, dit-il. Un militaire promène en ce moment, le long de l’esplanade des Invalides, le cheval sur lequel je suis venu… si vous me tuez, allez reprendre ce cheval, j’ai promis vingt francs au soldat.

– J’irai…

– C’est bien !… descendons.

Ils sortaient de la chambre, et déjà Norbert avait fait passer Croisenois sur le pallier, lorsque se sentant tirer par son pardessus, il se retourna.

La duchesse, trop faible pour se tenir debout, s’était traînée jusque-là, à genoux.

Pauvre femme !… Elle avait tout entendu et, les mains jointes, d’une voix à peine intelligible, elle priait.

– Grâce !… Norbert, disait-elle, je suis innocente, je vous le jure… Vous ne m’aimez pas ; pourquoi vous battre ?… Grâce !… demain, je vous le promets, j’entrerai dans un couvent, pour la vie… ayez pitié !…

– Eh !… interrompit-il, priez Dieu pour que ce soit votre amant qui me tue… vous serez libre après !…

Et se dégageant brutalement, il repoussa la malheureuse femme, qui tomba, et referma la porte.

XVII

Vingt fois, durant cette scène d’un quart d’heure, Norbert de Champdoce avait été sur le point d’éclater et de s’abandonner à toute la furie de son ressentiment ; vingt fois, la vanité plus forte l’avait retenu.

Il savait combien cruellement on avait raillé son manque absolu d’éducation, ses emportements, la brutalité de ses façons ; il tenait à prouver à son ennemi qu’il savait, au besoin, se conduire en gentilhomme, et qu’il était capable de discuter froidement une question de vie ou de mort.

Mais il était à bout de volonté ; quand il quitta la chambre de la duchesse, la contrainte trop violente qu’il s’était imposée l’étouffait, et il témoignait un empressement farouche, une impatience qui ressemblait à de la férocité.

Tout en éclairant Croisenois, le long du grand escalier, il ne cessait de répéter :

– Dépêchons !… dépêchons-nous !…

Maintenant qu’il avait imposé ses conditions, il tremblait que cet homme qui l’avait outragé ne lui échappât. Que fallait-il pour le soustraire à sa vengeance ? Un de ces hasards qui déconcertent les desseins les mieux conçus. Un domestique pouvait rentrer…

Arrivé au rez-de-chaussée, Norbert introduisit Croisenois dans une vaste pièce, qui avait l’air d’un arsenal, tant il s’y trouvait d’armes de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les temps.

– Ici, dit-il d’un ton de raillerie blessante, nous devons trouver notre affaire.

Déjà, il avait posé sur la cheminée le bougeoir qu’il tenait à la main. Il sauta lestement sur le divan établi autour de la pièce, décrocha plusieurs paires d’épée, et les jeta sur la table en disant :

– Choisissez !…

Non moins ardemment que M. de Champdoce, Georges de Croisenois désirait en finir. Tout était préférable au supplice qu’il endurait.

Lui aussi, sous sa politesse glaciale, il dissimulait des transports de rage et la plus implacable haine.

Le dernier regard de la duchesse lui était entré dans le cœur comme un poignard. Lorsqu’il avait vu Norbert refuser rudement sa femme agenouillée, peu s’en était fallu qu’il ne le frappât au visage.

Il ne daigna seulement pas examiner les épées qui lui étaient offertes. Il en saisit une au hasard, en disant :

– La première venue sera la bonne.

– Soit !… fit Norbert, je prends l’autre. Sortons !…

Mais lorsqu’ils arrivèrent à la porte du jardin, une difficulté se présenta, que Croisenois avait prévue.

À la pluie de tout à l’heure, le brouillard avait succédé, épais et lourd comme la fumée de houille. La nuit était tellement noire, que, le bras étendu, on ne distinguait pas même vaguement sa main.

Norbert laissa échapper un juron.

– Impossible, dit-il, de se battre dans de pareilles ténèbres.

Et l’autre ne répondant pas, il insista.

– Qu’en pensez-vous, monsieur ?

– Moi !… répondit ironiquement Croisenois, je penserai tout ce qu’il vous plaira. Vous venez de me prouver…

D’un geste furibond, Norbert l’interrompit.

– Ce n’est pas là du moins ce qui nous arrêtera, déclara-t-il ; j’ai mon idée. Veuillez seulement me suivre par ici ; bien… par ce couloir, pour ne pas éveiller l’attention des concierges.

Ils gagnèrent ainsi une écurie, et Norbert y prit une grosse lanterne à huile, qu’il alluma.

– Avec cela, dit-il d’un ton satisfait, nous nous verrons.

Certainement, mais les voisins nous verront aussi. Cette lumière, à cette heure, dehors, ne manquera pas d’éveiller l’attention.

– Rassurez-vous… de nulle part on ne voit chez moi.

Ils étaient revenus au jardin, l’avaient traversé diagonalement et avaient gagné l’endroit dont avait parlé Norbert.

C’était un espace assez vaste, vide, mal tenu, qui servait de dégagement, et qui était fort adroitement dissimulé par une forte haie et des massifs d’arbres verts. Les jardiniers déposaient en cet endroit tous les détritus du jardin, les fagots de branches mortes, les outils de rebut, les pots de fleur brisés. Il s’y trouvait des tas de sable et de terre de bruyère, de la paille, du fumier et des monceaux de feuilles.

Norbert, tant bien que mal, accrocha la lanterne à une branche. Elle donnait plus de lumière qu’un réverbère ordinaire.

– Tenez, dit-il à Croisenois en montrant une place, près du mur, nous allons creuser la fosse là, dans ce coin. Elle y sera d’autant mieux qu’il sera très facile de cacher la terre fraîchement remuée sous une brassée de la paille que voici.

Il avait retiré son pardessus et son paletot, tout en parlant. Il remit une bêche à Croisenois et s’empara d’une pioche en disant :

– À l’œuvre !…

Seul, Croisenois n’eût pas eu trop de la nuit entière, pour mener à fin une pareille besogne. Mais le duc de Champdoce n’avait pas oublié le pénible apprentissage de sa jeunesse. La terre était tassée, en cet endroit, et à chaque coup de pioche, il soulevait des mottes énormes.

Il déployait, d’ailleurs, toutes ses forces et une dextérité merveilleuse. Il travaillait avec une sorte de rage, sans avoir conscience de l’horreur de sa tâche. La sueur tombait de son front en grosses gouttes.

Mais aussi, au bout de quarante minutes, la fosse était assez profonde.

– Assez !… fit Norbert.

Et jetant sa pioche pour ramasser son épée, il ajouta :

– En garde, monsieur !…

Mais Croisenois ne bougea pas. Nature nerveuse et impressionnable, il sentait un froid mortel filtrer jusqu’à la moelle de ses os. Cette nuit, cette lueur vacillante, ces apprêts hideux saisissaient terriblement son imagination. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette fosse béante, elle le fascinait, elle l’attirait.

– Eh bien !… répéta durement Norbert.

Croisenois tressaillit et parut vouloir parler.

La lanterne éclairait assez pour qu’il fût aisé de suivre sur son visage les traces d’un violent combat intérieur.

– Je parlerai, dit-il enfin d’un ton solennel… Dans une minute, monsieur, un de nous sera couché là, mort… On ne ment pas en face de la mort… Eh bien !… je vous jure sur mon honneur et sur mon salut que Mme la duchesse de Champdoce est innocente…

Norbert frappa impatiemment du pied.

– Vous m’avez déjà dit cela, interrompit-il d’un ton qui annonçait la plus parfaite incrédulité. Pourquoi vous répéter ?…

– Parce que c’est mon devoir, monsieur, parce que si je meurs je mourrai désespéré de cette idée que ma folle passion a perdu la plus pure et la plus noble des femmes. Ah ! croyez-moi, les mourants ne mentent pas, vous n’avez rien à lui pardonner… et, tenez, je ne rougis pas de vous prier… oui, je vous prie… Si vous me tuez, que cette expiation vous suffise… Soyez humain pour votre femme, traitez-la doucement… ne faites pas de sa vie un long supplice…

– Assez !… interrompit Norbert, pour la troisième fois, assez !… ou je finirai par croire que vous êtes un lâche.

– Malheureux !… s’écria Croisenois, en garde donc, et que Dieu décide !…

Ils tombèrent en garde, les fers se croisèrent et le combat commença, âpre, ardent, acharné, silencieux.

Le marquis de Croisenois passait pour un tireur habile, mais Norbert était doué d’une prodigieuse force musculaire, et, de plus, il tenait de son père un jeu brusque, saccadé, violent, très fait pour déconcerter une première fois.

Une circonstance encore contribuait à égaliser les chances. L’espace éclairé par la lanterne était assez restreint, dès qu’un des adversaires en sortait, il se trouvait dans l’ombre, presque à l’abri, tandis que l’autre restait en pleine lumière, exposé aux attaques, dans l’impossibilité de parer des coups qu’il ne voyait pas venir.

Ce fut la perte de Croisenois.

Comme il avançait, Norbert se déroba par un saut de côté, et lui parant un coup droit terrible, à fond, il lui traversa la poitrine de part en part.

Le malheureux étendit les bras en croix, lâchant son épée, sa tête se renversa, ses genoux fléchirent, et il tomba en arrière tout d’une pièce, sans un cri, sans un râle.

Trois fois il essaya de se relever, il parvint presque à se dresser sur son séant, trois fois ses forces le trahirent.

Il voulut parler, il ne put prononcer que quelques mots absolument inintelligibles, il vomissait le sang à flots.

 

Enfin, une dernière convulsion, plus forte, le tordit comme un sarment, ses mains se crispèrent serrant une poignée de terre, et il poussa un grand soupir.

Et ce fut tout !… De tant de force, de jeunesse, d’espérances, il ne restait plus qu’un cadavre.

Georges de Croisenois était mort !…

Georges de Croisenois était mort, et Norbert de Champdoce restait debout devant lui, effaré, la pupille dilatée par la terreur, les cheveux hérissés sur la tête, secoué par une horrible trépidation nerveuse.

Il apprenait ce qu’on souffre à voir se débattre dans les spasmes de l’agonie l’homme qu’on a frappé.

Et cependant, ce n’était pas l’idée qu’il venait de tuer Croisenois qui affolait Norbert. Il croyait sa cause juste, il pensait avoir agi comme il devait.

S’il était trempé des sueurs d’une mortelle angoisse, c’est qu’il songeait qu’il allait être forcé de se pencher sur ce corps, de le prendre dans ses bras, et de le jeter encore chaud et souple, tout tressaillant et vibrant encore, dans cette fosse.

À cela, il ne pouvait, non, il ne pouvait se résoudre.

Il le fallait, cependant. Pouvait-il s’arrêter dans la voie où il s’était engagé, hésiter, réfléchir même ? Non. Force était d’aller jusqu’au bout ; d’accomplir jusqu’à la fin son affreux dessein.

Il luttait !… Il lutta bien dix minutes, cherchant pour s’encourager les raisons les plus fortes et les plus décisives, le risque d’une surprise, l’honneur de sa maison en péril.

Il se baissait, il avançait les bras… puis il reculait devant le contact, le cœur lui manquait et il se redressait.

Enfin, triomphant d’une indicible horreur, il saisit le corps de Croisenois, l’enleva, et d’un seul coup, par un effort extraordinaire, il le lança dans la fosse…

Le corps tomba contre la terre humide avec un bruit flasque et sourd qui retentit jusqu’au fond des entrailles de Norbert.

L’émotion extraordinaire qu’il en ressentit acheva de troubler son cerveau. Une ivresse furieuse s’empara de lui, pareille à cette incompréhensible frénésie qui parfois transporte les meurtriers et les pousse, sans motifs appréciables, à s’acharner après le corps de leur victime.

Saisissant une bêche, la même que l’instant d’avant maniait si maladroitement le pauvre Georges, il se mit avec une adresse et une vigueur surhumaines, à combler la fosse.

En moins de rien, il eut recouvert le corps. Il foula ensuite la terre, la battit et la piétina. Puis, quand il vit que le terrain était bien uni, il répandit dessus des poignées de feuilles mortes et de paille menue.

C’était fini… qu’une averse vint seulement, et le lendemain l’œil le plus exercé ne devait pas découvrir un indice.

– Voilà, murmura-t-il, comment sait se venger un Dompair de Champdoce !… Voilà ce qu’il en coûte…

Il s’arrêta court.

À quelques pas, dans l’ombre, sous les arbres, il lui semblait distinguer presque au ras de terre, une tête, des yeux ardents fixés sur lui.

Le coup fut si fort qu’il chancela… Mais il se remit aussitôt, et emporté par un mouvement instinctif, il ramassa son épée, sanglante encore, et se précipita vers l’endroit où il avait aperçu l’effrayante apparition.

À son premier geste, une forme humaine s’était dressée d’un bond, une forme de femme. Elle se mit à fuir à toutes jambes vers l’hôtel.

Il la rejoignit au perron.

Se sentant prise, elle s’était laissée tomber à genoux, et le front sur le sable, les bras tendus vers lui, elle criait désespérément :

– Grâce ! ne m’assassinez pas !…

Il saisit la misérable par ses vêtements, la redressa, et l’entraîna de force jusqu’au bout du jardin, sous la lanterne.

 

C’était une fille de dix-huit à dix-neuf ans, laide, mal faite, pauvrement vêtue et malpropre.

Norbert l’examinait et ne la reconnaissait pas, et pourtant il était bien sûr qu’il avait déjà vu ce vilain visage.

– Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit que par un torrent de larmes, elle suffoquait. Il comprit qu’il n’en tirerait pas un mot s’il ne la rassurait pas.

– Voyons, fit-il plus doucement, ne pleure pas et ne tremble pas ainsi, je ne te ferai aucun mal. Qui es-tu ?

– Je suis Caroline Schimel.

Ce nom n’apprenait rien à Norbert.

– Caroline ?… répéta-t-il.

– Oui, monsieur le duc, je suis fille de cuisine chez vous depuis trois mois.

C’était bien cela ; il l’avait aperçue en traversant la cour, il la remettait maintenant.

– Comment n’es-tu pas à la noce avec les autres ? demanda-t-il.

Elle se mit à sangloter de plus belle.

– Hélas !… monsieur le duc, ce n’est pas ma faute, j’étais invitée et j’avais bien envie d’y aller ; mais je n’avais pas de robe à me mettre : je ne gagne que quinze francs par mois. Je suis bien malheureuse. Pas une des filles de madame n’a voulu m’en prêter une. Elles disent comme cela que je suis trop laide, et que je sens la vaisselle : comme si c’était ma faute !…

L’important était de savoir au juste ce que cette fille avait pu surprendre.

– Comment te trouvais-tu dans le jardin ? interrompit Norbert.

– J’étais bien désolée et je m’étais mise à la fenêtre de ma mansarde pour pleurer, quand j’ai aperçu une lumière dans le jardin, j’ai pensé que c’étaient peut-être des voleurs, et je suis descendu sur la pointe du pied, par l’escalier de service…

– Et qu’as-tu vu ?

Caroline se tut, elle avait peur.

– Réponds, insista Norbert, qui bouillait, mais qui sentait la nécessité de se contenir, ne crains pas de me dire la vérité, si tu es bien franche, tu seras récompensée.

– Eh bien !… j’ai tout vu.

– Tout quoi ?…

– Quand je suis arrivée, vous étiez en train de creuser la terre avec l’autre, tant que vous pouviez… c’est moi qui ai été surprise en vous reconnaissant ! Tout de suite j’ai pensé que c’était pour des trésors, que vous creusiez… Comme je me trompais ! Bientôt l’autre vous a parlé, mais je n’entendais pas, et ensuite vous avez commencé à vous battre tous deux… Seigneur Dieu !… comme c’était beau !… Vos sabres brillaient comme des baguettes de feu, quand la lumière donnait dessus… J’avais une frayeur terrible, mais je ne pouvais pas détourner les yeux… il fallait que je regarde, c’était plus fort que moi… Puis j’ai vu quand l’autre est tombé en arrière, comme ça…

– Et ensuite ?…

Caroline frissonnait à ce point que ses dents claquaient quant elle s’interrompait.

– Ensuite, répondit-elle avec une visible hésitation, j’ai vu quand vous l’avez… enterré… là !…

– L’as-tu bien regardé, cet autre ?

– Oui, monsieur le duc.

– L’avais-tu déjà vu, le connaissais-tu, sais-tu son nom ?

– Non, monsieur le duc.

Norbert réfléchissait. Il s’agissait de prendre un parti et de le prendre vite.

– Écoute, ma fille, reprit-il, si tu sais te taire, si tu sais oublier, ce sera un grand bonheur pour toi d’être descendue au jardin cette nuit.

– Oh !… je ne dirai rien, monsieur le duc, je vous le jure, à personne.

– Eh bien ! si tu tiens ce serment que tu me fais, ta fortune est faite. Demain, je te remettrai une bonne somme, tu retourneras dans ton pays et tu épouseras quelque brave garçon qui te plaira…

– Serait-ce bien possible, mon Dieu !…

– Cela sera. Tu vas remonter dans ta chambre et te coucher. Demain, mon valet de chambre, Jean, te dira ce qu’il faut faire, tu lui obéiras comme à moi-même.

– Oh !… monsieur le duc, monsieur le duc !…

Dans le transport de sa joie, elle riait et pleurait à la fois.

– Je compte donc sur ton silence, insista Norbert. Si tu es discrète, c’est le bonheur. Si tu dis jamais un mot, un seul… tu es perdue. Tu penses bien qu’un homme comme moi fait tout ce qu’il veut… Va donc, et jusqu’à ce que tu aies vu Jean, tiens ta langue, et cache ton contentement.

Deux mobiles tout puissants, l’intérêt et la peur, semblaient répondre de Caroline Schimel et assurer son silence.

C’était évidemment dans la sincérité même de son âme qu’elle avait juré de se taire.

Mais cela ne signifiait pas qu’elle fût assez forte pour porter le poids écrasant de ce redoutable secret. Un moment ne viendrait-il pas où elle cèderait à un besoin d’épanchement plus fort que sa volonté, où elle se confierait à quelqu’un ! Ne se pouvait-il encore qu’elle fût assez simple pour se vendre sans s’en douter si on venait à la questionner par hasard.

Savoir son nom, son honneur, sa vie, aux mains d’une fille de cette condition, c’était à perdre tout repos, toute sécurité, à l’exemple de prisonnier qui voyait, au-dessous de son cachot, les enfants de son geôlier jouer avec des allumettes au milieu des barils de poudre.

Et se sentir à sa merci !… car Norbert était à sa discrétion absolue, il ne le comprenait que trop. Pour lui, les moindres désirs de cette fille seraient des ordres irrésistibles. Il pouvait lui passer par la tête des idées absurdes, des fantaisies exorbitantes… elle commanderait et il obéirait.

Quel moyen employer pour se soustraire à cet asservissement odieux ? Il n’y en avait qu’un. Les morts seuls ne parlent pas…

Quatre personnes allaient maintenant posséder le secret de Norbert : celle qui avait écrit la lettre anonyme et qu’il ne connaissait pas, la duchesse, Caroline, et enfin Jean, à qui il serait bien forcé de se confier…

Mais ce n’était ni le temps, ni le lieu de réfléchir, de se désespérer. L’heure volait, et de seconde en seconde le danger grandissait. Les domestiques pouvaient reparaître d’un moment à l’autre.

Norbert se hâta de faire disparaître les dernières traces du duel, et courut à la chambre de la duchesse.

Il pensait la trouver inanimée, mourante, là où elle était tombée quand il l’avait poussée. Il comptait la faire revenir à elle, la forcer de se coucher et repartir pour Maisons.

Ses prévisions furent trompées.

La duchesse, lorsqu’il entra, était dans un fauteuil, au coin de la cheminée, pâle, l’œil sec et brillant du feu de la fièvre.

Elle se leva, dès que son mari parut, attachant sur lui un regard si étrange, que n’en pouvant endurer la fixité, il baissa la tête.

Mais il se redressa presque aussitôt, honteux, et indigné contre lui, d’un mouvement dont il rougissait comme d’une insigne lâcheté.

– Mon honneur est vengé, prononça-t-il avec un ricanement mauvais. M. le marquis de Croisenois est mort !… J’ai tué votre amant, madame.

Elle était armée contre ce coup, car elle ne broncha pas. Seulement, son expression devint plus dédaigneuse et la flamme de ses yeux noirs redoubla d’intensité.

– Vous vous trompez, fit-elle d’une voix dont nulle émotion n’altérait le timbre. M. de Croisenois… Georges n’était pas mon amant.

– Oh !… vous pouviez vous épargner un mensonge, je ne vous demande rien…

L’attitude impassible de la duchesse blessait et irritait Norbert. Il faisait tout pour la tirer de ce calme, inexplicable pour lui.

Mais c’est en vain qu’il cherchait des paroles mortifiantes, qu’il prenait son accent le plus sarcastique, elle planait à de telles hauteurs qu’il ne pouvait l’atteindre…

– Je ne mens pas, répondit-elle. À quoi me servirait de tromper et de feindre… Qu’ai-je à redouter, désormais !… Vous voulez la vérité ? Soit. Sachez donc que ce n’est pas à mon insu que Georges s’est introduit ici ce soir. Il vous l’affirmait, le malheureux, il espérait me sauver. S’il est venu, c’est que je lui avais donné un rendez-vous, je l’attendais ; j’avais, exprès pour lui, laissé ouverte la petite porte du jardin…

– Madame !…

– Quand vous êtes arrivé, il entrait, et c’était la première fois qu’il entrait chez moi… J’aurais pu vous abandonner, vous trahir, non… Georges avait l’âme trop loyale et trop haute pour accepter les dégoûtantes transactions de l’adultère. Quand vous l’avez surpris à mes genoux, il me conjurait de fuir avec lui. J’ai tenu à ce moment sa vie et son honneur… et j’hésitais. Ah !… malheureuse, pourquoi ai-je hésité… Il vivrait encore maintenant, nous serions loin d’ici, l’aurore d’une existence de bonheur se lèverait…

Elle s’animait en parlant, elle d’ordinaire si craintive et si réservée : sa lèvre tremblait, de fugitives rougeurs couvraient son teint transparent. Le charbon de la passion avait touché ses lèvres.

– Oh !… je vous dirai tout, poursuivit-elle, tout, puisque vous l’exigez. Je l’aimais, oui, je l’aimais de toute la puissance de mon âme, de toutes les forces de mon intelligence… il n’était pas une des fibres de mon être qui ne fût tout à lui. Et je l’aimais ainsi, bien avant de savoir que vous existiez pour mon désespoir. C’est mon amour brisé que je pleurais, ce jour maudit où j’ai été assez faible, assez lâche, assez misérable pour vous donner ma main. Vous avez tué Georges, croyez-vous ?… Eh bien ! non. Son souvenir au-dedans de moi-même est plus vivant que jamais, plus radieux, plus impérissable…

– Ah !… prenez garde, s’écria Norbert, prenez garde, sinon…

– Quoi !… vous me tuerez aussi !… Faites ; je ne vous disputerai pas ma vie… elle ne m’est rien sans lui. Il n’est plus… j’ai vécu. La mort !… voilà le seul bienfait qu’il soit en votre pouvoir de m’accorder… Frappez !… Vous nous réunirez dans la mort, nous qui n’avons pu être unis dans la vie, et je tomberai en vous criant : merci !…

Norbert écoutait béant, confondu, pétrifié, s’étonnant qu’il fût encore des émotions pour lui, lorsqu’il croyait les avoir toutes épuisées pendant cette terrible soirée.

Était-ce bien elle, Marie, sa femme, qui s’exprimait avec cette violence inouïe, qui déchirait tous les voiles du passé, qui le bravait en face, qui défiait sa colère !…

Jadis il la comparait aux glaces du pôle, et voici que tout à coup la passion débordait de son cœur comme la lave du cratère.

Se pouvait-il qu’il l’eût ainsi méconnue !…

Il oubliait, pour l’admirer, jusqu’à son ressentiment. Elle lui semblait transfigurée ; sa beauté n’était plus de cette terre, tout son être vibrait, une hardiesse sans pareille s’irradiait de ses prunelles enflammées, et des masses lourdes de ses cheveux noirs se dégageaient comme des étincelles quand elle secouait la tête.

C’était là vraiment la passion, et non cette ombre moqueuse qui le lassait depuis si longtemps. Marie était capable d’aimer, et non Diane, cette femme blonde à l’œil bleu d’acier, pour qui l’amour n’était qu’une bataille ou un jeu.

Il avait perdu ses jours à poursuivre une chimère, et le bonheur s’était lassé de l’attendre à son foyer.

Ce fut comme une révélation qui le bouleversa. Que n’eût-il pas donné pour effacer le passé ! L’idée folle, absurde, lui vint que peut-être sa femme pourrait pardonner.

Il s’avança vers elle, les bras tendus, en bégayant :

– Marie !… Marie !…

D’un regard d’impitoyable mépris, elle l’arrêta.

– Je vous défends, dit-elle, je vous défends de m’appeler Marie.

Il ne répondit pas, et avançait de nouveau, quand tout à coup elle se rejeta violemment en arrière en poussant un grand cri :

– Horreur !… il a du sang de Georges sur les mains.

Norbert s’arrêta et regarda. C’était vrai.

La paume entière de sa main gauche était rouge, et il avait à sa manchette une large tache de sang.

Cette vue l’atterra, et cependant il osa encore hasarder un geste suppliant.

La duchesse, pour toute réponse, lui montra la porte.

– Sortez !… s’écria-t-elle avec une véhémence extraordinaire, sortez. Je ne vous trahirai pas, je garderai le secret de votre crime… ne me demandez rien au-delà. Et n’oubliez jamais qu’il y a un cadavre entre nous, et que je vous hais…

Toutes les furies de la rage et de la jalousie déchirèrent le cœur de Norbert. Croisenois, mort, l’emportait encore.

– Et vous, dit-il d’une voix rauque, vous oubliez que je suis votre mari, que vous êtes à moi, que je puis faire un supplice de chaque instant de votre vie… Je vous le rappellerai. Demain, à dix heures, je serai ici. À bientôt.

Il sortit en courant comme deux heures sonnaient, et gagna l’esplanade des Invalides.

« Solide au poste, » selon son expression, le militaire promenait toujours Romulus.

– Par ma foi !… bourgeois, dit-il, quand Norbert vint le « relever de faction, » vous les faites de longueur, vos visites !… Je n’avais que la permission du spectacle, me voilà sûr, en revenant, de mes quatre jours de « clou, » ce n’est pas drôle.

– Bast ! j’avais dit vingt francs, ce sera quarante, répondit Norbert en lui tendant deux louis.

– Ah !… vous m’en direz tant !…

Une heure plus tard, Norbert frappait au volet du cabaret où l’attendait le vieux Jean.

– Prends bien garde de n’être pas aperçu en rentrant le cheval, lui dit-il, et viens me trouver après ; j’ai bien besoin de ton expérience.

XVIII

La douleur, la colère, l’horreur, avaient allumé dans le sang de la duchesse de Champdoce une fièvre terrible, qui l’avait soutenue tant qu’elle s’était trouvée en face de son mari.

Alors elle avait agi et parlé d’instinct, sous l’impression toute vive ; animée par l’enthousiasme du péril bravé, enflammée du désir de venger Croisenois.

Elle ne s’était préoccupée de rien que de blesser Norbert, de l’humilier, de l’écraser. Tel était son malheur que c’est bien réellement qu’elle souhaitait la mort. Si elle eût su par quelles paroles l’attirer sûrement, elle les eût prononcées.

Mais en elle, malheureusement, l’énergie ne pouvait être qu’un accident, fugitif comme l’éclair. Son premier mouvement la portait en avant, la réflexion l’arrêtait. Elle avait l’âme vaillante et l’esprit craintif.

Dès qu’elle fut seule, que le danger se fut éloigné, toute son exaltation s’éteignit comme un feu de paille, et, épuisée de l’effort, elle s’affaissa sur une causeuse, défaillante, fondant en larmes.

Son désespoir était sans bornes, car elle se reprochait la mort de Croisenois.

Si je ne lui avais pas accordé ce rendez-vous fatal, se disait-elle, il vivrait encore ; c’est mon amour qui le tue.

Réfléchissant, elle se sentait précipitée au fond d’un abîme dont jamais elle ne sortirait.

Le présent était affreux ; plus épouvantable l’avenir.

L’idée de s’adresser à son père traversa son esprit ; elle la repoussa : à quoi bon !… Le comte de Puymandour l’écouterait-il, seulement ?

– Tu es duchesse, lui disait-il avec son emphase ordinaire, tu as cinq cent milles livres de rentes… donc tu es heureuse ou tu dois l’être.

Heureuse !… elle ! Quelle amère dérision !… Elle en était réduite à envier le sort de la dernière des filles de cuisine de son hôtel !…

La nuit, pour elle, s’écoula ainsi, en angoisses insoutenables, et quand ses femmes, au matin, sur les dix heures, pénétrèrent dans sa chambre, elles la trouvèrent tout habillée encore, étendue à terre, les membres glacés et roides, la tête brûlante, les yeux brillants d’un sinistre éclat.

L’inquiétude et le chagrin furent tout d’abord extrêmes, à l’hôtel. La duchesse était adorée de ses gens, et il était évident pour les moins expérimentés, que ce ne pouvait être qu’une maladie très grave, qui débutait par de pareils symptômes.

Tout le monde perdait un peu la tête, et on venait d’expédier coup sur coup quatre domestiques à la recherche d’un médecin, lorsque Norbert arriva de Maisons.

On le conduisit aussitôt, on le porta presque à la chambre de la duchesse, comme si, par sa seule présence, il eût pu lui procurer un soulagement immédiat. Elle ne le reconnut pas.

Norbert, lui, avait été saisi d’une inquiétude poignante. Que s’était-il passé en son absence, qu’est-ce que cela voulait dire, n’y avait-il pas eu d’indiscrétion de commise ?

Il interrogeait les femmes de chambre aussi adroitement que le lui permettait son trouble, quand on lui annonça, non pas un médecin, mais deux, qui s’étaient rencontrés à la porte.

Introduits aussitôt près de la duchesse, ils ne dissimulèrent ni la gravité de la situation, ni la possibilité d’une terminaison fatale. Ils jugeaient Mme de Champdoce au plus mal, si mal, qu’ils demandaient une consultation pour l’après-midi.

L’heure arrêtée, ils rédigèrent une ordonnance, et se retirèrent en recommandant la plus exacte exécution de leurs prescriptions, les soins les plus minutieux et une surveillance de toutes les minutes.

Ces recommandations étaient inutiles. Norbert s’était installé au chevet de sa femme, bien décidé en n’en pas bouger jusqu’à son rétablissement ou à sa mort.

Elle avait une fièvre terrible, et à tout moment le délire lui arrachait des lambeaux de phrases qui faisaient frissonner Norbert.

C’était la seconde fois qu’il avait à disputer un secret au délire.

Jadis, à Champdoce, c’était son père qu’il veillait, son père qui pouvait dire quel crime épouvantable il avait failli commettre. C’était sa femme qu’il gardait aujourd’hui, afin d’arrêter sur ses lèvres, si elle s’y présentait, l’histoire de Croisenois.

Forcé à un retour sur lui-même, il était épouvanté de ce qu’il avait déjà semé dans sa vie de crimes et de remords… et il n’avait pas vingt-cinq ans. Quel avenir était possible, avec un tel passé !…

Et le délire de la duchesse n’était pas sa seule angoisse. De quart d’heure en quart d’heure, il sonnait pour demander si on n’avait pas vu Jean, son valet de chambre.

On l’avait aperçu de très bonne heure le matin, il avait même parlé à plusieurs domestiques, mais il était sorti depuis plusieurs heures et n’avait pas reparu.

– Dès qu’il rentrera, répétait à chaque fois Norbert, envoyez-le-moi vite.

Il parut enfin, et Norbert, se levant vivement, l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Eh bien ?… lui demanda-t-il.

– Tout est arrangé de ce côté, monsieur, calmez-vous.

– Cette Caroline ?…

– Est partie, monsieur, je l’ai mise moi-même en voiture, après lui avoir compté une somme de vingt milles francs. Elle quitte Paris, la France ; elle se propose de rejoindre en Amérique un de ses cousins qui l’épousera, à ce qu’elle espère.

Norbert respira, plus librement peut-être qu’il ne l’avait fait depuis la veille. Le souvenir de cette Caroline Schimel l’obsédait.

– Et l’autre affaire ? interrogea-t-il.

Le vieux serviteur hocha tristement la tête.

– Celle-là, répondit-il, m’effraie. J’en vois clairement les périls : ils sont immenses ; et les avantages m’échappent…

– Je te l’ai déjà dit, Jean, mon parti sur ce point est irrévocablement pris.

– Aussi, vous ai-je obéi, monsieur, en prenant toutes les précautions que me suggérait la prudence.

– Ah !…

– J’ai découvert un jeune commis-voyageur, honnête homme m’affirme-t-on, auquel j’ai persuadé que je l’envoie en Égypte pour m’acheter des cotons… une idée de spéculation que je suis sensé avoir. Il partira aujourd’hui même, ravi et bien payé… Par la même occasion, il mettra à la poste les deux lettres que nous avons de M. de Croisenois, la première à Marseille, la seconde au Caire…

– Et tu ne comprends pas que ces lettres feront ma sécurité ?…

– Je comprends qu’un hasard, une maladresse de notre agent peuvent nous trahir.

– Je le veux.

Jean se tut. Il ne savait pas résister à son maître, les lettres furent expédiées.

De ce moment, et pendant les deux jours qui suivirent, Norbert n’eut pas une minute à lui.

Les médecins appelés en consultation avaient donné une lueur d’espoir, mais elle était bien faible, bien chétive. Le mal paraissait empirer sans cesse, avec des alternatives diverses, mais toutes également désolantes. Les accidents cérébraux les plus alarmants se succédaient sans relâche.

Et durant ces heures éternelles, Norbert n’osait pas fermer l’œil, et ce n’est qu’en tremblant qu’il laissait approcher les femmes de chambre. Toujours le délire présentait à la duchesse la même affreuse vision : Croisenois tombant la poitrine traversée d’un coup d’épée.

Enfin, le quatrième jour, la fièvre céda, la malade s’assoupit, et Norbert eut le loisir de la réflexion.

Comment Mme de Mussidan, qui jadis venait tous les jours, n’avait-elle pas paru ? Cette circonstance lui parut si extraordinaire qu’il se risqua à lui écrire pour l’informer de la maladie de Mme de Champdoce.

Une heure plus tard, il en recevait cette laconique réponse :

« Croirez-vous à un prétexte ? J’espère que non. M. de Mussidan vient de décider que nous passerons l’hiver en Italie, et nous partons ce soir. Adieu. D. »

Prétexte ou non, elle partait, elle le laissait seul quand tout l’abandonnait, elle s’enfuyait emportant son dernier espoir de bonheur.

Et cependant, tel était son aveuglement, qu’il s’efforçait de se prouver que ce départ la désolait pour le moins autant que lui-même.

À cinq jours de là, il n’était pas encore remis de ce coup, et Mme de Champdoce était hors de danger, quand un matin le médecin le prit à part d’un air mystérieux et solennel.

Il avait à lui annoncer une grande, une heureuse, une magnifique nouvelle :

La duchesse de Champdoce était enceinte.

En effet, la duchesse de Champdoce était enceinte, et c’était là le secret qu’elle allait révéler au marquis de Croisenois lorsque son mari était apparu.

C’est cette pensée qui l’avait retenue au foyer conjugal, qui lui avait donné le courage de résister aux larmes et aux prières de Georges l’adjurant de fuir.

Elle hésitait, elle chancelait, elle allait succomber aux inspirations de son cœur, lorsque tout à coup, cette idée, un moment écartée, s’était représentée à son esprit.

– Malheureuse !… s’était-elle alors écriée, j’oubliais… je ne puis… je ne m’appartiens plus.

Son malheur, et il devait lui être imputé à crime, fut de ne pas dire la vérité à son mari spontanément, et de laisser à un médecin le soin de la lui apprendre.

Cette nouvelle devait réveiller toutes les fureurs de Norbert. Il devint livide, ses yeux lancèrent des éclairs. Il essaya cependant de dissimuler son impression.

– Merci, docteur, balbutia-t-il d’une voix étranglée, merci de la bonne nouvelle. Ah ! je suis bien heureux !… Mais vous permettez, n’est-ce pas, que je courre près de la duchesse…

Il étouffait. Il sortir précipitamment, laissant le docteur aussi déconcerté que possible, intrigué et même un peu penaud.

– Ouais ! pensait-il, aurais-je fait un pas de clerc, avec toute mon expérience ?… Pour sûr, je viens de froisser quelque blessure qui saigne encore !…

Le fait est que Norbert, au lieu de se rendre près de sa femme, avait couru s’enfermer dans la bibliothèque.

Il lui fallait la solitude pour s’abandonner en liberté aux mouvements de son âme, pour sonder la situation nouvelle qui se présentait et reprendre possession de son sang-froid. Il voulait être seul pour réfléchir et tâcher de voir clair au fond de sa pensée bouleversée.

Cette circonstance, après les derniers événements, était de tous les désastres qui pouvaient fondre sur sa vie, le plus épouvantable.

Plus Norbert réfléchissait, plus il se persuadait qu’il était indignement bafoué, misérablement pris pour dupe.

Il avait commencé par douter, il était sûr maintenant que cet enfant n’était pas de lui.

 

Tout le lui prouvait ; il lui semblait que l’évidence sautait aux yeux, et cette certitude qu’il croyait avoir lui arrachait de véritables rugissements de rage.

Allait-il donc être réduit à cet excès de misère et d’ignominie, de recevoir comme sien l’enfant de Georges de Croisenois ?… Lui faudrait-il accepter ce vivant témoignage de son malheur ?…

Quoi !… cet enfant grandirait dans sa maison, il porterait son nom, et plus tard il hériterait de l’immense fortune de la famille de Champdoce !…

– Ah !… jamais, s’écria-t-il, jamais !… Je l’étranglerais plutôt de mes propres mains.

Puis, il songeait aux dégoûts qu’il serait réduit à cacher, aux caresses qu’il lui faudrait feindre, pour écarter les soupçons du monde, et il se sentait incapable de cette monstrueuse comédie de la paternité.

J’aimerais mieux mille fois, disait-il, élever près de moi un bâtard pris au hasard aux enfants trouvés, au moins je ne le haïrais pas, celui-là, il ne me semblerait pas toujours retrouver sur son visage l’exécrable ressemblance de Georges de Croisenois.

Mais précisément pour cette raison qu’il était prêt à toutes les violences, il se contraignit à dissimuler et fut avec la duchesse strictement convenable.

Il avait, d’ailleurs, tout à craindre d’elle, en ces premiers moments. La mystérieuse disparition de Croisenois faisait un bruit affreux, et si les lettres mises à la poste par l’émissaire de Jean épaissirent le mystère autour de cet événement, elles ne satisfirent ni la police ni l’opinion.

Mais on se lasse de tout ; on oublia Croisenois : Norbert dut se croire assuré de l’impunité.

Accablé de remords, rongé de regrets, ce grand seigneur si envié, sur qui la fortune semblait avoir épuisé ses plus magnifiques faveurs, Norbert de Champdoce traînait alors la plus lamentable existence.

Il n’avait pas vécu, et il se sentait fini, usé, rassasié jusqu’à l’écœurement. Il n’avait pas vingt-cinq ans, et il ne découvrait nulle lueur dans l’avenir ; il n’apercevait nul projet où accrocher une espérance.

Depuis trois mois que Mme Diane était partie, elle ne lui avait pas donné signe de vie ; un abîme de sang le séparait de sa femme ; parmi tous les gens qu’il avait connus, il ne voyait pas un ami ; la débauche même lui manquait.

Retiré dans son hôtel, il vivait seul, triste et sombre toujours, sans autre compagnie que l’idée fixe qui le hantait.

Il ne pouvait détacher sa pensée de cet enfant qui allait venir. Comment se soustraire à ce supplice odieux de l’élever comme le sien ?

Depuis quatre mois qu’il ne pensait qu’à cela, il avait adopté et rejeté bien des expédients, et toujours il en revenait à l’inspiration qui la première s’était présentée à son esprit, et qu’il résumait ainsi :

Substituer un enfant qu’on se procurerait n’importe où, n’importe comment, à l’enfant de la duchesse.

Enfin, comme le temps passait, il décida qu’il en serait ainsi, et c’est à Jean, cet honnête homme dont un merveilleux dévouement faisait son complice, qu’il s’en remit quant à l’exécution.

Pour la première fois, Jean osa résister. L’action lui paraissait abominable, il ne le cacha pas, et même il dit que certainement elle porterait malheur.

Mais lorsqu’il reconnut que Norbert s’adresserait à quelqu’un d’autre, qui serait moins scrupuleux et qui pourrait être maladroit, il promit en pleurant d’obéir.

L’entreprise était périlleuse, difficile à mener secrètement. Il fallait pour le succès des coïncidences particulières, et, même les plus minutieuses précautions prises, il fallait encore laisser une large part au hasard.

N’importe. Moins d’un mois plus tard, Jean vint déclarer à son maître que si seulement on pouvait décider la duchesse à venir s’installer au château de L…, que la famille de Champdoce possédait près de Montoire, lui, Jean, il répondait de tout.

Le lendemain même, Norbert partait pour L… avec sa femme.

Pauvre duchesse !… Elle n’était plus alors que l’ombre d’elle-même : Jamais, à la voir si pâle et si languissante, maigre, l’œil éteint, on n’eût reconnu la belle, la spirituelle, la rieuse Marie de Puymandour.

À la longue, Norbert et elle en étaient venus à vivre comme des étrangers sous le même toit. Souvent ils étaient des semaines sans se voir. Avaient-ils quelque chose à se communiquer ? Ils s’écrivaient.

Le château de L… était merveilleusement choisi, la duchesse y était absolument à la discrétion de son mari. De secours, elle n’avait à en attendre de personne. Son père, le comte de Puymandour, était mort le mois précédent à la suite d’une tournée électorale.

Que se passa-t-il à L… lors des couches de la duchesse ?

Le secret fut bien gardé. Seul, ce billet où la malheureuse mère écrivait : « Ayez pitié ; rendez-moi mon enfant ! » trahit quelque chose de l’horrible lutte qui certainement eut lieu.

Ce qui est sûr, c’est que l’enfant de la duchesse de Champdoce fut porté par Jean à l’hospice de Vendôme.

Ce qui est sûr aussi, c’est que l’enfant qui fut baptisé sous les noms de Anne-René-Gontrand de Dompair, marquis de Champdoce, était le fils d’une pauvre fille des environs de Montoire, qu’on appelait la Fougerouse.

XIX

Là s’arrêtait brusquement le manuscrit de B. Mascarot.

Paul Violaine posa sur la table le volumineux cahier, en disant d’un air assez surpris :

– Et c’est tout !…

Il était grand temps d’ailleurs qu’il arrivât à la fin ; sa voix, brisée par la fatigue, expirait avec les dernières lignes.

Malgré la rapidité de son débit, il ne lui avait pas fallu moins de six heures pour lire cette longue et lamentable histoire des misères, des folies et des crimes de l’illustre maison de Champdoce.

En tout, il ne s’était reposé qu’un quart d’heure, et encore devait-il ce répit à Beaumarchef, qui était venu appeler l’honorable placeur pour une affaire de l’agence qui ne souffrait ni remise ni retard.

Il est vrai que l’attention la plus sévère et la mieux soutenue l’avait encouragé.

Ni maître Catenac, ni l’excellent docteur Hortebize ne s’étaient permis une observation. Ils n’avaient pas hasardé un geste.

B. Mascarot, lui, avait écouté avec l’apparente satisfaction d’un auteur qui se délecte de son ouvrage. Mais, en réalité, pendant que, renversé sur son fauteuil, il tournait bénignement ses pouces, il guettait d’un œil sagace, par-dessus ses lunettes, l’effet produit sur le visage de ses associés.

Cet effet fut considérable, et tel qu’il l’avait espéré.

Le récit était achevé depuis un bon moment, que Paul, Catenac et Hortebize, se regardaient encore avec une stupeur qui n’était pas exempte d’effroi, chacun d’eux s’efforçant de résumer rapidement par la pensée les circonstances qui l’avaient le plus frappé.

Tous se demandaient pour quelles raisons B. Mascarot s’était arrêté court au moment de conclure et de tirer les conséquences.

Catenac, dont la position dans la société était si fausse, fut le premier qui parvint à secouer l’atmosphère de vague appréhension qui régnait dans le bureau de l’agence de placement.

– Eh ! eh ! fit-il avec un petit rire contraint, j’avais toujours dit que notre ami Baptistin était né pour les lettres. Prend-il la plume, aussitôt le placeur s’évanouit, et l’agrégé reparaît. Il nous avait promis quelques notes, un mémoire à consulter, il nous sert un roman.

Le digne M. Hortebize observait l’avocat d’un œil méfiant.

– Crois-tu vraiment que ce soit un roman ? interrogea-t-il.

– Pour la forme, du moins…

Le docteur haussa les épaules.

B. Mascarot pendant ce temps, s’était levé et adossé à la cheminée. Il rajustait ses lunettes, de ce mouvement familier qui, de sa part, annonçait toujours quelques explications décisives.

– Mieux que tout autre, commença-t-il d’un ton ironique, Catenac devrait apprécier et… goûter, ce qu’il y a de réel dans ce récit, lui qui est l’homme d’affaires, l’avocat, le conseil du noble duc de Champdoce, c’est-à-dire de ce Norbert dont je viens de vous dire la jeunesse.

– Oh !… je ne conteste pas le fond ! fit vivement Catenac.

– Que contestes-tu donc ?

– Sérieusement, rien. Je me suis permis de plaisanter la forme un peu… comment dirai-je ?… un peu romanesque, voilà tout. Serait-ce un crime ?

– Non, répondit froidement le placeur, dans ta position ce n’est qu’une sottise.

Toutes les fois que Catenac s’attirait quelque coup de boutoir du maître, le bon docteur était aux anges.

– Empoche, avocat, dit-il.

Mais B. Mascarot n’était pas d’humeur à plaisanter.

– Catenac, reprit-il d’un ton qui n’était rien moins qu’amical, avait reçu quelques confidences importantes de son noble client. Il s’est bien gardé de nous les communiquer. Dans son opinion, d’après ce qu’il savait, nous courions à notre perte, et il nous regardait y courir, cet estimable ami, tout réjoui de l’espoir d’être débarrassé de nous.

L’avocat voulut protester, mais le placeur, d’un geste, l’arrêta.

Après une pose calculée, l’honorable placeur continua :

– Un os suffit à un anatomiste pour reconstruire le squelette d’un animal. Je serais, moi, un piètre observateur si, déduisant du connu à l’inconnu, je n’étais pas capable de rétablir l’histoire exacte de gens que j’étudie et que j’observe depuis tant d’années. Croyez pourtant que je n’ai pas eu à faire de grands frais d’imagination. Mon manuscrit n’est guère qu’un travail de marqueterie. Même, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre de la forme un peu romanesque, mais bien à Mme la comtesse de Mussidan, à Mme Diane…

– À Mme de Mussidan ?…

– Mais oui, ami Catenac, et aussi à Norbert… Je suis sûr que les phrases qui t’ont frappé étaient d’eux. Car je les ai copiées, c’est avec leurs propres expressions que je traduisais leurs sentiments… Cela t’étonne ?

– Il me semblait…

– Quoi ?… tu as donc oublié la correspondance soustraite à la comtesse de Mussidan ?… C’est une femme soigneuse. Elle avait conservé non seulement les lettres de Norbert, mais encore les siennes propres, que Norbert lui avait rendues…

– Et nous les avons ?

– Toutes. Nous avons saisi du même coup les demandes et les réponses. Tout un roman d’amour par lettres, et un fameux roman… Ce qu’on vous a lu n’en était qu’un résumé affaibli.

L’excellent Hortebize eut un geste d’admiration.

– Maintenant, s’écria-t-il, je comprends les terreurs de Mme de Mussidan. Et moi, Baptistin, qui t’accusais d’imprudence !… Oui, tu as raison, avec de telles armes entre les mains, nous pouvons tout oser… Mme de Mussidan donnera la main de sa fille Sabine à qui nous voudrons…

Mais B. Mascarot n’avait pas le temps de s’arrêter à ce petit triomphe.

– Ce n’est pas tout, reprit-il. J’avais, pour m’expliquer les passages obscurs, l’instigateur de toute cette intrigue, Dauman…

– Le Président… il vit !…

– Parfaitement. Et c’est un homme à nous, et tu le connais !… Dame !… il n’est plus de la première jeunesse, il est un peu cassé, la jambe traîne, la vue baisse, mais la cervelle est intacte.

Catenac était devenu fort sérieux.

– Tu m’en diras tant ! murmurait-il, tout abasourdi, tu m’en diras tant…

– Je te dirai encore que toute la partie du duel et de la mort de ce brave et digne Georges de Croisenois a été écrite presque sous la dictée de Caroline Schimel… Véritablement cette malheureuse se proposait, en quittant Paris, de rejoindre son parent en Amérique… Elle n’alla pas plus loin que Le Havre. Les grâces et les doux propos d’un galant matelot dont elle avait fait connaissance en voiture changèrent brusquement toutes ses résolutions… Tant que dura l’argent qui avait été donné par Jean, le matelot fut le plus aimable des hommes… Seulement, avec le dernier billet de mille francs, il disparut.

Désespérée, réduite à la plus ignominieuse des misères, Caroline revint à Paris. Elle mourait de faim… Elle s’adressa au duc de Champdoce… Il se sentait pris, il la secourut, et à quatre ou cinq reprises il essaya de lui assurer une petite position… L’inconduite de Caroline rendit vaines toutes ses tentatives.

À la fin, le duc s’est résigné à se laisser rançonner au jour le jour, acceptant peut-être cette honte comme une expiation…

Quant à Caroline, son existence est inimaginable… Parfois, prise de remords, elle cherche une place et travaille huit jours… Mais bientôt ses habitudes vagabondes reprennent le dessus, et elle court demander de l’argent à l’hôtel de Champdoce.

Et cependant elle a toujours fidèlement tenu son serment, et sans sa funeste passion pour les petits verres, je doute que Tantaine eût jamais réussi à lui arracher une parole…

B. Mascarot paraissait parler pour soi bien plus que pour ses estimables associés. On l’eût dit préoccupé surtout de combattre certaines objections de son esprit.

– À coup sûr, poursuivait-il plus bas, Caroline Schimel n’est pas une nature instinctivement mauvaise. Le secret qu’elle a surpris lui a porté malheur. C’est tout cet argent, qu’elle se procurait si facilement, qui l’a pervertie. Telle que je la devine, si au réveil elle se souvient des confidences qui lui ont été arrachées par l’ivresse, elle est fille à aller, à tous risques, prévenir le duc de Champdoce.

Cette éventualité, ainsi présentée, fit bondir Catenac sur sa chaise, et lui arracha un juron.

– Dix mille diables !… mais alors…

Le digne placeur haussa dédaigneusement les épaules.

– Te voilà encore, fit-il d’un ton dédaigneux, à te forger des fantômes !…

– Il appelle cela des fantômes !…

– Certainement. Serais-je tranquille comme je le suis si j’entrevoyais l’ombre d’un péril ? Voyons, franchement, que nous importe ce que peut dire Caroline ? Qui accusera-t-elle de lui avoir escamoté son secret ? Un vieux clerc d’huissier nommé Tantaine. Or, comment veux-tu que le duc, ton noble client, trouve le trait d’union entre ce misérable bonhomme et l’honorable maître Catenac ?

– Ce serait difficile en effet.

– Dis impossible, insista Hortebize. Sans compter qu’à la moindre alarme nous faisons disparaître le doux Tantaine plus prestement qu’un diable de féerie dans une trappe… Et on ne le retrouverait pas dans les dessous, lui.

D’un signe de tête amical, B. Mascarot approuva l’excellent docteur.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, je me demande vainement ce que nous pouvons avoir à redouter du duc de Champdoce. N’est-il pas en notre pouvoir tout autant que son ancienne adorée, la comtesse de Mussidan ? Il me semble que nous avons ses lettres. Ne savons-nous pas ce qu’on trouverait, si on grattait au fond de son jardin ? Et notez que l’identité du squelette serait des plus aisées à établir. Croisenois avait sur lui, quand il disparut, un millier de francs en pièces d’or portugaises, le fait est consigné aux procès-verbaux de l’enquête qui eut lieu alors.

Il était facile de reconnaître à la physionomie de Catenac que ses dispositions changeaient du tout au tout, à mesure que l’impunité lui était démontrée.

– Vous êtes là que vous me prêchez, fit-il avec une brusquerie affectée, comme si je n’étais pas à votre discrétion ! Ne faut-il pas que je marche avec vous, bon gré, mal gré ?

– Nous tenons à ce que ce soit de ton plein gré.

L’avocat parut délibérer une minute, puis se levant brusquement, il tendit la main à l’honorable placeur.

– J’agirai loyalement, lui dit-il ; tu as ma parole. Expose-nous ton plan, je te dirai ensuite ce que M. de Champdoce m’a appris.

Un sourire de satisfaction vint aux lèvres de B. Mascarot. Enfin, il l’emportait. Cette fois, il ne mettait nullement en doute la franchise de l’avocat.

– Avant tout, reprit-il, je vous dois la fin de l’histoire que Paul vient de vous lire. Elle est simple et lamentable.

Le duc et la duchesse de Champdoce n’avaient pas cinquante ans à eux deux, ils portaient un des noms historiques de France, ils étaient entourés d’un luxe princier, et cependant leur vie était perdue, finie, tout était mort en eux, ils renonçaient à l’espoir même du bonheur.

Leur ménage dut être un enfer, mais ils s’appliquèrent à sauver les apparences, et réussirent. Rien ne transpira au dehors des effroyables misères de leur intérieur.

La duchesse, presque toujours alitée, ne s’occupait que d’œuvres de charité. Le duc, lui, après avoir refait son éducation, s’est réfugié dans le travail et est devenu l’homme remarquable que vous connaissez.

– Et Mme de Mussidan ? interrogea Catenac.

– J’y arrive. Cette femme, d’une si étrange perversité, ne se serait pas crue vengée complètement, si Norbert n’eut pas su que c’était à elle et à elle seule qu’il devait le désespoir de son existence. Un jour, à son retour d’Italie, elle osa tout apprendre à Norbert.

Oui, elle osa lui dire que c’était elle qui avait comme poussé la duchesse dans les bras de Croisenois, elle lui dit que c’était elle qui, avertie du rendez-vous, avait écrit la fatale lettre anonyme.

– Et il ne l’a pas tuée !… s’écria Hortebize.

L’honorable placeur modula du bout des lèvres un petit sifflement des plus significatifs.

– Il n’a pas touché un cheveu de sa jolie tête, répondit-il.

– Oh !… à sa place…

– À sa place, docteur, tu te serais tu comme lui. N’avait-elle pas toutes ses lettres ?… Elle l’en a menacé. Ah !… elle a du poignet la jeune dame, et nous n’avons pas le monopole du chantage. Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ? Vous doutez ? Rien n’est pourtant si vrai. Cette noble comtesse a fait chanter M. le duc de Champdoce comme une simple coquine. Vous savez sa vie dissipée, ses prodigalités, son désordre… quand elle est par trop gênée, c’est à Norbert qu’elle s’adresse. Il n’y a pas encore dix jours elle lui a emprunté dix mille francs pour apaiser Van Klopen.

Véritablement, les associés de l’agence étaient confondus.

– Quelle femme ! murmurait l’excellent docteur, quelle femme !… et moi qui la plaignais de tout mon cœur, le jour où je suis allé lui mettre le pistolet sur la gorge !…

D’un geste, B. Mascarot lui imposa silence.

– Il est temps d’en finir avec le passé, reprit-il ; parlons un peu de cet enfant de la Fougerousse, mis au lieu et place de l’enfant de l’infortunée duchesse, et présenté dans le monde sous le nom de Gontran de Champdoce. Tu as dû le connaître, docteur ?

– Je l’ai vu du moins plusieurs fois ; c’était un fort joli garçon…

– En effet ; mais c’était aussi un déplorable garnement. Élevé comme un fils de prince, ce garçon avait les goûts et les mœurs d’un laquais, et s’il eût vécu, il eût infailliblement déshonoré le nom qu’il portait.

Il faisait le désespoir de M. et Mme de Champdoce, et les inquiétait horriblement, quand, il y a dix mois, à la suite d’une orgie, il fut pris d’une fièvre chaude et enlevé en trois jours.

Il mourut en demandant pardon à ceux qu’il croyait ses parents, et le duc et la duchesse oublièrent leur haine, mêlèrent leurs larmes et se réconcilièrent, devant le lit de mort de ce malheureux dont la conduite avait été le plus horrible châtiment qui se puisse imaginer, de la coupable détermination de Norbert…

B. Mascarot, on le voyait, avait hâte de terminer.

Lui, beau diseur d’ordinaire, car les railleries de Catenac n’étaient pas dénuées de fondement, il ne semblait s’inquiéter que d’abréger.

Sur ces derniers mots, il eut un gros soupir de satisfaction, et s’allongea dans son fauteuil, en disant :

– Maintenant, arrivons à nos affaires.

L’attention de Catenac, du docteur et de Paul, lassée par une séance de plus de six heures, s’éveilla plus brûlante que jamais. On allait donc enfin leur livrer le dernier mot.

– Le fils de la Fougerousse mort, reprit B. Mascarot, le nom de Champdoce était condamné à s’éteindre.

C’est alors que Norbert, sollicité par sa femme, adopta l’idée qui lui était venue bien souvent, de rechercher et de reprendre ce pauvre déshérité jadis déposé à l’hospice. Il lui était interdit, et il en souffrait cruellement, de revenir sur ce qui avait été fait, mais il lui était toujours permis d’adopter un enfant, et de lui léguer sa fortune et son nom. Il ne doutait plus de sa paternité.

C’est le cœur gonflé d’espoir qu’il partit pour Vendôme, muni des indications nécessaires pour la reconnaissance.

La plus affreuse déception l’attendait.

On reconnut bien à l’hospice qu’un enfant avait été déposé le jour que disait Norbert, à l’heure qu’il indiquait, vêtu des langes qu’il dépeignait… Les registres faisaient foi. On lui représenta même la médaille que portait autour du cou le petit abandonné.

Mais cet enfant n’était plus à l’hospice, et on ne savait ce qu’il était devenu.

À l’âge de douze ans, et lorsque tout le monde était ravi de son intelligence et de sa gentillesse, il s’était enfui de l’hospice, et les plus actives recherches pour retrouver ses traces étaient restées inutiles.

C’est avec un dépit fort mal déguisé, que maître Catenac écoutait ces détails si étrangement précis.

Décidément ses associés étaient informés de toutes les particularités de l’affaire, aussi bien, sinon mieux que lui, qui, cependant, avait eu les confidences du duc, son client.

Et lui qui comptait sur les précieuses indications qu’il fournirait, pour racheter, et au-delà, ses traîtrises passées ! ! !

Mais B. Mascarot ne voulut point voir sa contrariété ; déjà il poursuivait son rapide récit :

– Ce nouveau malheur atterra le duc de Champdoce.

Il avait tant souffert depuis vingt années, il avait été si cruellement éprouvé de toutes façons, il avait tant répandu de larmes secrètes, qu’il croyait ses crimes expiés et que la justice divine, à la fin, était satisfaite.

Après les misères et les folies de sa jeunesse, les regrets cuisants de son âge mûr, il lui avait semblé entrevoir pour sa vieillesse le calme et le repos à défaut du bonheur, et pas du tout, il avait été écrasé du sentiment de l’irréparable.

Précipité de toute la hauteur de délicieuses espérances, au plus profond de son abîme, le choc fut si rude qu’il faillit être brisé sur le coup.

Il était vieilli de vingt ans, lorsqu’il revint annoncer à la duchesse, qui l’attendait, palpitante, agonisante d’anxiété, que tout était fini, que Dieu n’avait pas pardonné, qu’ils étaient bien condamnés sans appel.

Cependant, au bout de quelques jours, remis un peu de l’horrible secousse, il réfléchit et jugea que s’abandonner serait une coupable lâcheté.

De ses longues et douloureuses méditations, jaillit une lueur petite, certes, et chétive, mais enfin une lueur qui rompait la désolante uniformité de ses ténèbres.

Qui l’empêchait de se mettre à la recherche de ce pauvre abandonné, et pourquoi ne le retrouverait-il pas ?

Certes, le monde est immense, et un malheureux sans nom, sans fortune, échappé d’un hospice d’enfants trouvés, y est un imperceptible atome, mais avec du temps et de l’argent, on accomplit des miracles.

Or, il avait à donner, lui, sa vie et sa fortune.

Sa situation était telle, que par ses grandes relations il pouvait intéresser à ses investigations toutes les diplomaties.

Il possédait assez de millions pour qu’il lui fût facile de prendre à sa solde et d’organiser en une armée dévouée à ses desseins, les plus habiles et les plus intelligents agents de police de l’Europe.

Qu’il réussît ou non, c’était un devoir qu’il allait remplir, cette tâche serait désormais l’aliment de son activité, et le but de sa vie.

Il se jura qu’il ne s’arrêterait, qu’il ne désespérerait que le jour où il aurait entre les mains les preuves indiscutables, matérielles, de la mort de son fils.

Cependant il ne confia pas son projet à la duchesse.

Il redoutait pour elle les alternatives qu’il prévoyait, de crainte et d’espérance. La santé de la malheureuse femme était si profondément ébranlée, qu’une déception, une fausse joie, pouvaient la tuer.

Ainsi déterminé, il devait commencer et commença, en effet, par s’adresser à cette providence au petit pied qui, du fond de la rue de Jérusalem, surveille le jeu de la machine sociale.

Mais la police n’apprit absolument rien à M. de Champdoce. On lui répondit : « C’est bien… nous prenons note… on verra… Repassez dans un mois, et… bonsoir. »

Il faut dire que sa position particulière, le passé qu’il lui était interdit de remuer, lui imposaient une réserve extrême. Il ne dit pas la vérité, présenta mal l’affaire ; bref, n’intéressa nullement.

C’était jouer de malheur, car on l’avait adressé à un paroissien assez adroit, en grande réputation à la préfecture, qui est le voisin de notre ami Martin-Rigal, un certain Lecoq…

À la grande surprise de Paul, ce nom seul fit au digne M. Hortebize, juste l’effet d’un coup de fouet bien cinglé dans les jambes.

Il porta machinalement la main au médaillon pendu à sa chaîne de montre, et se dressa pâle et effaré.

– Halte !… fit-il d’une voix étranglée, si ce Lecoq est de la partie, je retire ma mise. Rien ne va plus !… Charlemagne !… je file.

Sa panique était si singulière que Catenac daigna sourire.

– Eh ! eh ! ! ! fit-il, je comprends ton émotion, docteur. Mais rassieds-toi, Lecoq n’en est pas.

Cette assurance ne suffit pas pour rassurer l’excellent Hortebize, et il resta en suspens, un pied en l’air, interrogeant B. Mascarot du regard.

– Il n’en est pas !… affirma le placeur en appuyant sur chaque mot. Ce drôle, qui est capricieux comme une jolie femme, a répondu que sa situation lui interdit de s’occuper de recherches particulières, ce qui est vrai, et que de plus l’affaire ne serait pas dans ses moyens. Le duc lui a offert une somme considérable s’il voulait quitter sa place ; il a refusé, sous prétexte qu’il ne travaille pas pour de l’argent, mais seulement pour l’art.

– C’est pourtant vrai, approuva Catenac.

– Ah !… n’importe !… murmura Hortebize en jetant à son médaillon des regards funèbres ; n’importe, l’idée seule qu’on a consulté ce Lecoq me bouleverse.

– Parce que ?… Ne vas-tu pas aussi, toi, croire qu’il est sorcier ? Il n’est pas plus malin que les autres, il entend mieux la réclame, voilà tout… Bref, c’est sur le refus de Lecoq, que M. de Champdoce s’est adressé à Catenac, lequel l’a mis en rapport avec Perpignan… Est-ce bien tout ?

L’avocat se leva.

– C’est tout, répondit-il. J’ajouterai seulement, mais vous devez le savoir, que le duc m’a chargé de surveiller les gens qui vont entreprendre ses recherches.

– Avez-vous un plan ?

– Pas encore. La consigne du duc est celle-ci : Réussir, quant on devrait interroger tous les citoyens du globe l’un après l’autre. Il y a de la marge, comme vous voyez.

– À-t-on commencé les opérations ?

– Pas encore. Le duc seul, jusqu’ici, est allé à Vendôme, qui sera le quartier général sans aucun doute ; nous devons nous y rendre au premier jour.

– Très bien.

– D’ailleurs, ajouta Catenac en haussant les épaules, je suis de l’avis de Perpignan : l’entreprise est parfaitement insensée…

– Lecoq dit le succès possible…

– Il le dit, en effet, mais s’il le pensait, il se chargerait de l’affaire.

Depuis un moment, B. Mascarot souriait doucement, tout en tracassant ses lunettes.

– Eh bien ! moi, déclara-t-il, j’ai été du premier coup de l’avis de Lecoq.

– Ah !…

– C’est pourquoi je me suis mis en campagne.

– Toi ? tu es allé à Vendôme, tu as…

– Que t’importe !… J’ai cherché… et à cette heure je sais où prendre l’unique héritier de la maison de Champdoce.

Catenac ouvrait des yeux immenses.

– Tu plaisantes, sans doute ? balbutia-t-il.

– De ma vie, je n’ai parlé si sérieusement. J’ai trouvé !… Seulement, comme il est impossible que je paraisse, c’est à toi et à Perpignan que je réserve le bonheur de rendre cet enfant à son père. Et c’est vous seuls qui palperez la magnifique récompense que ne manquera pas d’offrir le duc. Ainsi, traitez à forfait, convenez bien des conditions…

L’avocat ne revenait pas de sa surprise.

Son regard ahuri allait alternativement de Mascarot à Hortebize et même à Paul Violaine.

Il semblait vouloir s’assurer qu’on ne se moquait pas de lui.

– Tu ne veux pas paraître, dit-il enfin à son associé, d’un ton soupçonneux, pourquoi ? Tu flaires donc un danger ? Ne me tendrais-tu pas un piège ?

L’honorable placeur haussa les épaules.

– D’abord, fit-il, je ne suis pas un traître, moi, tu le sais. Ensuite, notre intérêt nous répond de ta sûreté. Un de nous peut-il être compromis sans que les autres le soient ? Non, évidemment. D’ailleurs la simplicité de ton rôle te rassurera. Tu n’auras rien à faire qu’à indiquer le commencement de la piste. Les autres la prendront et la suivront après, à leurs risques et périls ; tu seras, toi, parfaitement dégagé.

– Cependant…

 

Mais B. Mascarot, à bout de patience, fronçait terriblement les sourcils.

– En voilà assez, fit-il d’un ton bref et dur. Il ne s’agit plus de discuter mais d’agir. Je suis le maître, n’est-ce pas ?…

Quand ce diable d’homme parle ainsi, résister c’est perdre son temps. Comme il faut toujours finir par en passer par où il veut, le plus court est encore d’obéir.

Catenac garda le silence, fort humilié intérieurement, mais encore plus intrigué.

– Assieds-toi à mon bureau, maître, reprit Mascarot, et note scrupuleusement ce que je vais te dire. Le succès, je te l’ai dit, est certain, mais encore faut-il que je sois secondé. Tout dépend de ton exactitude et de la précision de tes mouvements. Une fausse manœuvre peut tout perdre. Te voilà prévenu.

XX

Sans mot dire, la tête basse, voilant sous un équivoque sourire ses rancunes envenimées, maître Catenac alla s’asseoir devant le bureau du placeur.

Il déposa sur la tablette son calepin ouvert, s’arma d’un crayon, et dit :

– J’attends.

B. Mascarot, lui, avait repris devant la cheminée, sa place d’affection.

En un moment, sa physionomie avait changé du tout au tout. Ce n’était plus l’associé qui tient conseil, c’était le maître absolu qui commande et ne souffre point que ses volontés soient mises en délibération.

Il avait pris dans un carton une douzaine de ces fiches qu’il passait sa vie à étudier, et il les faisait passer rapidement sous son pouce avec la prestesse d’un joueur maniant ses cartes.

– Ouvre donc l’oreille, maître, prononça-t-il… et la bonne.

Puis, se tournant vers Paul :

– Et vous, ajouta-t-il durement, tâchez de ne pas perdre une syllabe.

Hortebize était le seul à sourire, comme s’il eût eu quelque idée de ce qui allait se passer.

– Nous disons donc, reprit l’honorable placeur, que nous sommes aujourd’hui jeudi. Tu vas prendre tes mesures, maître Catenac, pour ouvrir les opérations après-demain, c’est-à-dire samedi. Te fais-tu fort de décider ce jour-là le duc de Champdoce et le sieur Perpignan à partir pour Vendôme ?

– Oh !… très probablement…

B. Mascarot, toujours si calme et si patient, frappa violemment du pied.

– Assez de tergiversations, fit-il, je veux du positif. Es-tu certain d’entraîner nos gens, oui ou non ?

– Eh bien !… oui.

– À la bonne heure. Donc samedi vous vous mettez en route, et arrivés à Vendôme, vous descendez à l’hôtel de la Poste.

– Hôtel de la Poste !… grommela Catenac, et du ton d’un secrétaire répétant les derniers mots de la phrase qu’on lui dicte.

Le placeur ne releva pas cet enfantillage qui parut exaspérer l’excellent docteur.

– Il y a tout à parier, reprit-il, que le jour de votre arrivée vous n’entreprendrez rien. Vous aurez assez à faire de vous reposer, de tâter le terrain et de prendre langue. D’ailleurs, ce sera un dimanche.

Cependant, ce jour-là, vous vous rendrez ensemble à l’hospice pour renouveler votre provision de renseignements. La supérieure, qui est une femme du monde, et la meilleure qui soit, se fera un plaisir de vous être utile.

Par elle, vous aurez de nouveau le signalement de l’enfant que vous cherchez, et la date précise de son évasion.

Elle vous dira que c’est en 1856, le 9 septembre, au soir, qu’on s’est aperçu qu’il s’était enfui.

Elle vous dira que c’était alors un grand et vigoureux garçon, à la physionomie intelligente, à l’œil spirituel et vif, gros, gras, rose, pétillant de santé, âgé de douze ans et demi, mais en paraissant quinze pour le moins.

La supérieure vous apprendra encore que ce petit coquin, lors de sa fuite, était vêtu d’un pantalon de cotonnade rayé, bleu et blanc, et d’une blouse de toile grise ; il était coiffé d’une petite casquette sans visière et avait une cravate de soie noire à pois blancs.

Enfin, toujours pour faciliter vos investigations, elle vous fera remarquer que sans nul doute ce drôle, rempli de prévoyance, emportait dans un mouchoir à carreaux rouges une blouse blanche, un pantalon de laine grise et une paire de souliers neufs.

L’avocat examinait curieusement en dessous l’honorable placeur.

– Peste !… murmura-t-il, tu es bien informé.

– Mais oui, passablement… répondit négligemment B. Mascarot.

Et de son ton bref et précis, il poursuivit :

– De retour à l’hôtel, et alors seulement, – cela te regarde, – il est évident que vous tiendrez conseil afin de discuter votre plan de campagne. J’adopte celui que proposera Perpignan.

– Tu le connais ?

– Je crois le connaître. Il vous proposera de diviser les environs de Vendôme en un certain nombre de zones, et de visiter successivement toutes les maisons de ces diverses zones.

– Le projet me semble raisonnable.

– Il l’est. Tu lui en laisseras l’initiative. Tu n’useras, toi, de ton influence, que pour modifier l’exécution. Tu feras observer que la division est toute faite, et que le plus simple est d’explorer toutes les communes d’abord, puis tous les cantons de l’arrondissement. À l’appui de ton dire, tu demanderas un dictionnaire de géographie de Bescherelle, et tu enlèveras la résolution de marcher dans l’ordre qu’il indique. C’est-à-dire que vous visiterez d’abord la commune d’Areines, celle d’Azé ensuite, puis celle de Marcilly… mais en voilà plus qu’il n’en faut.

– Areines, répétait Catenac, comme un écho, Azé, Marcilly…

B. Mascarot s’était interrompu. Il se pencha vers l’avocat, et du bout du doigt, légèrement, lui touchant l’épaule :

– Note, maître, lui dit-il, note bien l’ordre que je précise. Tout est là.

– Sois sans crainte, c’est écrit, vois…

Le placeur inclina la tête en signe d’approbation.

– Votre marche arrêtée, continua-t-il, l’idée ne peut manquer de vous venir de vous enquérir de quelqu’un qui vous dirige dans le pays.

– Naturellement.

– Vous ferez donc monter le maître de l’hôtel de la Poste, et vous le prierez de vous indiquer un homme connaissant bien les environs de Vendôme à cinq ou six lieues à la ronde. Ici, ami Catenac, je laisse quelque chose au hasard, ne pouvant faire autrement. Il y a quatre-vingt-dix-neuf à parier contre un, que l’hôtelier vous désignera un nommé Frégot, employé chez lui aux commissions. Cependant il se peut que son choix tombe sur un autre. Ce serait à toi, en ce cas, à réclamer notre homme… adroitement.

– Frégot.

– Oui, écris : f, r, é, g, o, t… Mais on vous le désignera.

– Et que lui dirai-je ?

– Absolument rien. Il sait ce qu’il a à faire, son rôle est tracé plus minutieusement encore que le tien… et il l’a répété. Vous n’avez pas à vous reconnaître.

Tout cela était si clair, si net, si précis, que les auditeurs de B. Mascarot ne purent retenir un mouvement d’approbation.

Catenac lui-même se déridait. Ces instructions données avec l’autorité du talent lui rappelaient le passé, sa jeunesse, ce bon temps où, dévoré de convoitise et sans le sou, il obéissait aveuglément au chef de la redoutable association.

– Ces préliminaires réglés, reprit le placeur, dès le lundi matin vous commencerez votre tournée par la commune d’Areines, sous la conduite de Frégot. Efface-toi autant que possible, laisse toujours la direction, et par contre la responsabilité à Perpignan… seulement, fais que le duc vous accompagne.

Comment procéderez-vous ? Oh !… mon Dieu ! tout niaisement, comme la police en pareille occurrence.

Vous vous adresserez d’abord aux autorités… Elles ne sauront rien. Alors, vous irez de porte en porte, de maison en maison, débitant à tous les habitants un petit boniment préparé à l’avance, quelque chose de simple et de bien compréhensible. Ceci, par exemple :

« Mes amis, nous cherchons un enfant, il y a dix mille francs de récompense pour qui nous mettra sur sa trace. C’est en 1856, vers le mois de septembre, qu’il a dû traverser votre pays, fuyant l’hospice de Vendôme. Quelqu’un de vous l’aurait-il recueilli… quelqu’un en a-t-il entendu parler ?… Les dix mille francs seront payés comptant !… L’enfant avait treize ans, il en paraissait quinze, etc., etc. »

L’avocat interrompit l’honorable placeur.

– Attends, fit-il, que j’écrive… je ne trouverais pas mieux.

Et, en effet, il écrivit sous la dictée.

– Le lundi, poursuivit B. Mascarot, vous ne recevrez que des réponses désespérantes. Vous ne trouverez rien ni le mardi, ni les trois jours suivants. Mais le samedi, arme-toi contre la surprise. Ce jour-là, Frégot vous conduira dans une grande ferme fort isolée, au bord du lac, qu’on appelle, dans le pays, « le Pignon blanc, » et qui est cultivée par un nommé Lorgelin, sa femme et ses deux fils.

 

Ces braves gens seront certainement à table. Il vous inviteront à vous rafraîchir, vous accepterez.

Mais aux premiers mots de votre boniment, vous verrez toutes les figures changer. La fermière deviendra toute pâle, et elle s’écriera en levant les bras au ciel :

– Vierge Marie ! Lorgelin, ces messieurs veulent pour sûr parler de notre pauvre Sans-Père !…

Depuis qu’il avait commencé à développer ce plan si fortement conçu, B. Mascarot semblait grandi de six pieds, et le génie de la perversité illuminait sa physionomie d’ordinaire si effacée.

Sa façon d’exposer était saisissante, son geste avait une irrésistible autorité, sa voix faisait quand même pénétrer dans l’esprit d’autrui les convictions qui l’animaient.

Il parlait d’événements à venir, problématiques, soumis aux plus étranges caprices du hasard, mais il les déroulait avec une telle lucidité, avec une si implacable logique, qu’on était saisi du sentiment du réel, qu’on ne doutait pas.

– Quoi !… la fermière dira cela ? fit Catenac surpris.

– Cela, et pas autre chose. Et tout aussitôt le mari, prenant la parole, vous expliquera qu’ils avaient donné ce nom de Sans-Père à un malheureux gamin trouvé par eux un matin, grelottant à la rosée dans un des fossés de la route, et charitablement recueilli et gardé par eux.

Il vous contera que c’était bien en 1856, au commencement de septembre.

Vous voudrez lui lire votre signalement, il vous fermera la bouche en vous donnant le sien, qui se trouvera être le vôtre trait pour trait.

Si vous êtes prudents, vous surveillerez bien le duc de Champdoce, il est impossible que ce bonheur inespéré ne lui cause pas un bouleversement dangereux.

– Et alors ?…

– Alors, Lorgelin vous chantera les louanges de cet enfant. Il vous dira combien il était doux et intelligent ; et comment il remplissait si bien leur ferme de sa gaieté et de ses gentillesses, que jamais il ne se sentit le courage de le reconduire à l’hôpital de Vendôme, quoiqu’il sentît bien que ce fût là son devoir le plus strict.

Et vous entendrez toute la famille, la mère et les deux fils – des gars de vingt-cinq à vingt-six ans, – renchérir sur les éloges du fermier. Il était si gentil, Sans-Père, et si futé !… À treize ans qu’il avait, il écrivait comme un notaire, et on vous montrera de son écriture sur le livre de la ferme.

Pourtant la mère Lorgelin, la larme à l’œil, vous apprendra que cet enfant si choyé n’était qu’un ingrat, et que l’année suivante, en 1857, vers ce même mois de septembre, il quitta cette famille qui l’avait adopté.

Oui, il l’abandonna pour aller avec des saltimbanques qui la veille, un dimanche, avaient donné une représentation dans le village, et dont le cornet à piston et les maillots pailletés avaient enflammé sa jeune imagination.

Vous serez touchés des regrets de ces braves gens. Lorgelin ne vous cachera pas qu’il fit bien des démarches pour rattraper Sans-Père, et que même il alla à la foire de Château-Renault, le deuxième mardi d’octobre, et une autre fois jusqu’à Blois. En vain…

Et pour finir, on étalera sous vos yeux les reliques du petit, ses vêtements, sa blouse des dimanches, une casquette neuve qu’on lui avait achetée un peu avant…

Si Catenac attendait un dénouement, ce n’était certes pas celui-là, et son désappointement prit une si comique expression que l’excellent Hortebize ne put s’empêcher de lui décocher un quolibet.

– Tu tombes d’un peu haut, maître !… dit-il avec un éclat de rire.

– Je le confesse, mais j’avoue aussi que je ne vois pas en quoi nous serons plus avancés quand nous aurons écouté l’histoire de ce Lorgelin.

B. Mascarot lui adressa de la main ce geste qui signifie si éloquemment : patience ! et aussitôt poursuivit :

– Laisse-moi finir…

En pareille circonstance, tu serais sans doute bien embarrassé, toi, avocat au barreau de Paris. En fait de dédale, tu ne connais que celui des lois.

Perpignan, lui, qui a l’habitude des investigations policières, n’aura pas, je te le garantis, une minute d’hésitation.

Tu le verras, tout joyeux, vous déclarer que du moment où il tient le bout du fil, il se fait fort de dévider le peloton sans le rompre, et de vous conduire jusqu’à l’enfant s’il vit, jusqu’à sa tombe s’il est mort.

– Hum !… tu crois peut-être Perpignan plus adroit qu’il ne l’est réellement.

– Point !… Chaque métier a ses règles, n’est-ce pas ? Ce qu’il aura à faire est l’a, b, c, du métier « d’entrepreneur de surveillances privées, » pour lui donner le titre qu’il prend sur ses circulaires.

D’ailleurs, s’il venait à s’égarer, à perdre la voie, tu serais là pour le ramener sur la bonne piste… délicatement, bien entendu, et sans avoir l’air d’y toucher… Mais il ne s’égarera pas, j’en suis sûr !…

Son premier mouvement sera de vous conduire à la mairie du village d’Azé d’où dépend la ferme du Pignon blanc.

Là, vous demanderez le registre des « passages » et des « permis de séjour » de l’année 1857.

Ce registre vous sera confié, vous le feuilletterez et vous constaterez qu’au mois de septembre 1857 passait et séjournait à Azé, venant de Versailles et se rendant à Tours, une troupe d’artistes saltimbanques composée de neuf personnes, voyageant avec deux voitures et cinq chevaux, sous la direction d’un sieur Vigoureux, dit « La Sauterelle. »

Catenac s’était remis à écrire, son crayon volait sur le papier.

– Doucement !… disait-il, doucement, je ne puis plus suivre.

Après une pause de quelques secondes, le placeur poursuivit :

– Un examen attentif du registre vous prouvera qu’il n’est point passé d’autres saltimbanques à Azé en septembre. D’où vous conclurez que c’est forcément ce La Sauterelle que le petit Sans-Père a suivi, et à tout hasard vous relèverez son signalement copié en marge de sa mention de séjour, signalement, dont voici les indications utiles :

VIGOUREUX, – né à La Bourgonce (Vosges). Âge : 47 ans. Taille : 1 mètre 72 cent… Yeux : petits, gris et louches… Teint : coloré. Signe particulier : l’annulaire de la main gauche coupé au-dessus de la première phalange.

Si avec cela vous preniez un autre saltimbanque pour celui-ci, c’est que véritablement vous ne seriez pas forts.

– S’il n’y avait que moi, grommela Catenac, pour le retrouver…

– Mais vous aurez Perpignan, dont c’est le métier. Tu le verras, une fois ses notes prises à la mairie, heureux, fier, plein de jactance, comme un sot qui se croit en train de mener à bien un chef-d’œuvre. D’un ton plein d’importance, il vous déclarera que les opérations dans le Vendômois sont terminées et qu’à Paris seulement on peut poursuivre les investigations. C’est indiqué.

Toi, tu approuveras. Tu laisseras ton noble client récompenser à sa guise Frégot et Lorgelin, mais tu t’arrangeras pour qu’il revienne avec vous. Il ne faut pas que M. le duc de Champdoce reste seul là-bas, on ne sait ce qui peut arriver…

– Oh ! je suppose qu’il sera pressé de revenir.

– Je l’espère aussi. À Paris, l’adroit Perpignan vous conduira en droiture rue de Jérusalem, où, vous dira-t-il, le sieur Vigoureux ne peut manquer d’avoir son dossier, comme tous les artistes ambulants.

À la préfecture, on commencera par vous envoyer promener. La police, et c’est, ma foi ! fort heureux, est avare des documents qu’elle possède, et ne donne pas, il s’en faut, à tout venant, des renseignements sur le premier venu.

Mais un mot du duc de Champdoce à M. le Préfet vous ouvrira les cartons.

On cherchera, et au bout d’une huitaine, on vous apprendra que l’artiste Vigoureux a été, en 1864, condamné à deux ans de prison pour coups et blessures, qu’il a subi honorablement sa peine, et que, pour l’heure, soumis encore à la surveillance, il a changé de profession, et tient un débit de vins dans les environs de l’ancienne barrière de l’Étoile, au coin de la ruelle Dupleix.

– Minute, hé !… fit l’avocat, que je prenne cette adresse.

Ce n’est pas sans raison que Catenac disait ainsi : Minute !… B. Mascarot attachant moins d’importance à ses instructions, les précipitait.

Déjà il continuait :

– D’un seul coup d’œil, quand vous irez rue Dupleix, vous reconnaîtrez votre Vigoureux, l’homme au doigt coupé. C’est un horrible brutal que le nom seul de Sans-Père mettra en fureur. Il vous avouera qu’en effet ce petit scélérat l’a suivi, et qu’il l’a eu dans sa troupe près de dix mois.

C’était, vous dira-t-il, un garnement plein de dispositions, mais fier comme un paon et plus paresseux qu’un lézard. En vérité, il n’avait de goût prononcé que pour la musique avec un vieil Alsacien nommé Fritz, qui était le chef d’orchestre de la troupe.

L’enfant et le vieux se montèrent si bien l’imagination, qu’un beau jour ils filèrent de compagnie, laissant Vigoureux dans un grand embarras.

Nécessairement, vous vous informerez de ce qu’est devenu ce Fritz, et Vigoureux vous répondra des injures. Mais toi, qui es avocat, menace-le d’une plainte en détournement d’enfant, et devenu subitement souple comme un gant, il vous jurera qu’il va se mettre en quête.

Il s’y mettra, et huit jours ne se passeront pas sans que Vigoureux vienne vous apprendre qu’il a enfin découvert Fritz, et que vous le trouverez à l’hospice Saint-Magloire, où il a réussi à se faire admettre.

Certes, il y avait longtemps que Catenac, le souriant Hortebize, et même Paul Violaine, avaient perdu la fleur de leurs illusions sur toutes choses.

Ils avaient, le docteur et l’avocat surtout, laissé un à un leurs étonnements candides, à toutes les surprises d’une vie d’aventures.

Et cependant, c’est avec un réel émerveillement, qu’ils écoutaient les péripéties diverses de ces investigations, toutes simples en apparence et allant de soi, mais qui, pour eux, décelaient une surprenante connaissance de tous les ressorts sociaux, une pénétration admirable, une incomparable entente de toutes les ressources de la civilisation.

– Fritz, reprit B. Mascarot, est un vieux finaud, comme tous les Alsaciens, d’ailleurs, lesquels enveloppent des apparences d’une simplicité enfantine, la ruse méridionale jointe à la cautèle normande.

Vous trouverez à Saint-Magloire un vieillard plus tremblotant que le lumignon près de s’éteindre, et que vous jugerez n’avoir plus guère sa tête et radotant.

Dis au duc de Champdoce de ne s’y fier qu’à demi.

Cet Alsacien retors vous contera avec un accent strasbourgeois trempé de larmes, tous ses sacrifices pour « sa bédide itôle. » Il vous dira comme quoi il se privait de « dapac, » un Alsacien !… et de « schnaps, » pour payer les leçons de composition et de piano qu’il faisait donner à Sans-Père.

C’est qu’il se proposait, il vous le jurera, de le faire admettre au Conservatoire. Il avait reconnu ses surprenantes facultés, et il caressait l’espoir de le voir devenir un grand musicien comme Weber ou Mozart.

Je suis persuadé que ses larmes de crocodile, tâchant de toucher sa proie, attendriront ton noble client. Il verra son fils sortant enfin des bourbes de la misère, et en sortant sans aide, par la seule force de son génie. Il se reconnaîtra, il croira reconnaître le sang des Dompair de Champdoce. Pour ce seul fait, il accepterait le petit…

Surprendre au plus juste la pensée vraie de B. Mascarot est difficile, pour ne pas dire impossible.

Il y avait trois quarts-d’heure que Catenac, cet artiste en fourberies, s’efforçait de déchiffrer ce sphinx en lunettes ; il était juste aussi avancé qu’à la première minute.

Où voulait venir le placeur ? Quand était-il franc ? quand il raillait ou quand il était sérieux ? Que fallait-il accepter ou rejeter de tout ce qu’il avançait ?

C’était à dérouter les perspicacités les plus exercées.

Passons, fit l’avocat, passons, l’heure marche, et tout ce que tu me dis là ressortira des faits eux-mêmes…

B. Mascarot, d’un seul regard, glaça les objections sur ses lèvres, regard ironique, empreint de compassion, qu’il arrêta sur l’avocat en haussant les épaules.

Caractère d’enfant, grommela-t-il, ignorant et présomptueux, téméraire et poltron, obstiné et versatile…

Et tout haut il ajouta :

Il ne ressortira des faits, maître, que ce que je veux qu’il en ressorte… et si ta pénétration devance le dénouement, laisse-moi tout bien expliquer pour notre jeune ami Paul Violaine, dont le rôle sera plus compliqué que le tien.

Impatient de ces délais, et comptant sur la surprise finale, le bon docteur lançait à Catenac des regards furibonds.

– Mais où l’Alsacien vous remuera vraiment, continua le placeur, c’est quand il vous confiera les amertumes de sa déception le jour où le petit, se sentant assez fort pour voler de ses propres ailes, s’envola, le laissant seul, misérable, sans pain.

« Car il me laissa seul en mon misérable taudis, gémira-t-il, pour aller s’installer tout seul dans un magnifique hôtel de la rue d’Arras-Saint-Victor, dans une belle chambre où il avait fait venir un piano. Son talent commençait à donner des fruits ; il avait deux élèves à trente francs par mois, et le soir il jouait de la contrebasse dans un bal. »

Vous serez excédés d’écouter le vieux Fritz, bien avant qu’il soit las de se plaindre, d’autant que sous ses doléances vous sentirez les rancunes de l’intérêt lésé et la colère de l’exploiteur déconcerté ; d’autant qu’il vous confessera que son bien-être actuel lui vient du « bedit incrat. »

Le duc, naturellement, lui laissera des marques de son contentement, et vous volerez rue d’Arras, de toute la vitesse de vos chevaux.

Là, un maître d’hôtel grognon vous répondra qu’il y a bien quatre ans qu’il a donné congé à cet artiste, le seul qui jamais ait eu l’audace de s’aventurer dans sa maison. Mais, avec un peu d’adresse et une pièce de vingt francs, vous saurez de lui le nom et l’adresse d’une élève qu’avait alors le musicien, Mme veuve Grodorge, rue Saint-Louis.

Cette femme, fort séduisante encore, vous répondra en rougissant beaucoup, qu’elle ignore le domicile actuel de son professeur, mais que dans le temps il demeurait 57, rue de la Harpe.

De la rue de la Harpe, on vous enverra rue Jacob, et enfin, de là, vous serez adressés rue Montmartre, au coin de la rue Joquelet…

L’honorable placeur s’interrompit pour reprendre haleine, riant de ce rire silencieux qui annonce une bonne plaisanterie près de réussir.

– Rassure-toi, ami Catenac, reprit-il, vous serez là au terme de vos pérégrinations. La concierge de la rue Montmartre, la mère Brigot, la plus bavarde des concierges, se fera un plaisir de vous exposer que « l’artiste » a encore son appartement de garçon dans la maison, mais qu’il ne l’occupe plus.

« Car il a eu de la chance, ajoutera-t-elle, ce dont je me réjouis ; il a épousé le mois passé la fille d’un riche banquier de notre rue qui était devenue amoureuse de lui, Mlle Martin-Rigal. »

Catenac devait bien prévoir quelque chose comme cela, cependant il ne put étouffer une exclamation.

– Par exemple !…

– C’est ainsi, fit modestement B. Mascarot. Le duc de Champdoce, haletant d’espoir, vous traînera chez notre excellent ami Martin-Rigal, et vous trouverez là… notre jeune protégé que voici, Paul, devenu l’heureux époux de la jolie Flavie.

Il se redressa, rajusta ses lunettes déplacées par la vivacité de ses mouvements, et se retournant vers Catenac :

– Allons, maître, fit-il, pas de rancune ; fais preuve d’esprit, salue franchement Paul-Gontran, marquis de Champdoce !…

Ce dénouement, l’excellent Hortebize le prévoyait certainement. Il connaissait la pièce pour y avoir collaboré, et cependant il était empoigné, ni plus ni moins qu’un simple dramaturge assistant à la répétition générale de son drame.

– Bravo !… s’écria-t-il en battant des mains ; bravo, Baptistin !…

Paul, tout prévenu qu’il fût, s’était à demi affaissé sur sa chaise, la tête lui tournait, le cœur lui manquait.

– Eh bien !… oui, s’écria B. Mascarot d’une voix vibrante, oui, j’accepte l’éloge sans modestie ni vergogne. Je l’accepte, parce que le succès est sûr, parce que nous n’avons pas même à craindre cet imperceptible grain de sable qui fait verser les chars les mieux lancés.

Je vous ai dit mes combinaisons, étudiez-les, et si vous apercevez un défaut, signalez-le-moi, je le corrigerai.

Quel est notre plus sérieux instrument ? Perpignan. Eh bien !… ce niais vaniteux nous servira sans le savoir. Oui, il nous servira avec cette persuasion délicieuse pour lui, et que Tantaine saura faire pénétrer dans son esprit, qu’il traverse les projets de B. Mascarot.

Le duc peut-il avoir un soupçon, après avoir suivi cette filière de renseignements, après ces investigations si minutieuses qui dureront près de deux mois, après tant de preuves accumulées ? Non.

Et j’ai encore mon projet, pour effacer de son esprit jusqu’à l’ombre du doute. Arrivé au but, je le ferai revenir sur ses pas.

Successivement, il ramènera Paul à tous les points de repère, et à tous il puisera une certitude plus forte.

On reconnaîtra Paul, le gendre de Rigal, le mari de Flavie, rue Montmartre, rue Jacob et rue de la Harpe ; on le saluera de son nom rue d’Arras-Saint-Victor. Fritz se jettera dans les bras du « Bedit. » Vigoureux lui rappellera ses surprenantes dispositions pour le trapèze. Enfin, les Lorgelin presseront sur leur cœur leur cher Sans-Père.

Et cela sera ainsi, Catenac, parce que cette piste que vous allez suivre, c’est moi qui l’ai créée. Parce que tous ces gens, depuis la Brigot jusqu’aux Lorgelin sont des gens à moi, que je tiens, qui sont mes esclaves, qui ne sauraient avoir d’autre volonté que la mienne.

Ose donc dire, maintenant, Catenac, que le triomphe n’est pas sûr, et que nous ne pouvons pas, dès aujourd’hui, nous partager les douze millions de la maison de Champdoce !…

Catenac s’était levé lentement.

– J’admire, Baptistin, prononça-t-il, ta patience et ton génie. Oui, sur l’honneur ! Seulement !… hélas ! oui, il y a un seulement… Je vais d’un mot renverser l’édifice de tes espérances… mais il le faut.

Catenac pouvait être un trembleur, qu’affolait la crainte de compromettre une fortune acquise au prix de prodigieuses infamies… un traître prêt à livrer, sans hésiter, ses complices, pour s’assurer l’impunité…

Il n’en était pas moins un homme d’une perspicacité supérieure, un conseiller précieux qui, à l’œuvre, autrefois, avait donné la mesure de sa valeur.

Aussi, l’excellent Hortebize ne put-il se défendre d’un frisson taquin, en l’entendant déclarer si péremptoirement qu’il fallait renoncer à toute espérance.

Mais l’honorable placeur ne perdit pas son victorieux sourire.

– Parle, dit-il à l’avocat.

– Eh bien !… Baptistin, mon vieux camarade, fit Catenac, tu ne surprendras pas la bonne foi du duc.

B. Mascarot eut un mouvement de commisération.

– Es-tu bien sûr, fit-il, que je veuille la surprendre ?… Qui te dit que tu n’es pas, ici, le seul trompé ? As-tu joué franc jeu avec nous ? Non ! Pourquoi ne tricherais-je pas ?… Ai-je l’habitude de me confier à ceux dont je me défie ? Perpignan soupçonne-t-il le rôle que je lui destine ? Pourquoi, dans un but qui t’échappe, ne t’aurais-je pas caché la vérité, à savoir que Paul, que voici, est bien réellement l’enfant que vous recherchez ?…

Le placeur parlait si sérieusement, il était homme à prendre, pour atteindre son but, de si singuliers détours, que Catenac, déconcerté, resta béant, les yeux écarquillés.

Le cauteleux avocat n’avait ni la conscience nette, ni l’esprit en repos. Sa trahison était claire comme le jour ; pourquoi ses associés ne le trahiraient-ils pas ? Qui lui affirmait que, pour se venger, ils ne lui avaient pas tendu quelque traquenard perfide, où il allait laisser son argent, sa considération volée, et même sa liberté ?…

En une seconde, son esprit inquiet sonda toutes les probabilités.

Mais il eut beau interroger tous les dénouements possibles et imaginables, de cette affaire, il n’aperçut pas l’ombre d’un danger pour lui.

– Je souhaite, pour nous, fit-il, se remettant un peu, que Paul soit bien celui que vous dites… J’en doute fort, pourtant. Ne viens-tu pas de nous confesser le contraire ? D’ailleurs, pourquoi tant de précautions ?… Seulement… tiens pour certain et positif que le duc a un moyen infaillible d’éventer la supercherie… Que veux-tu ?… C’est ainsi dans la vie. La circonstance la plus futile, la plus bête suffit pour disloquer de savantes combinaisons, pour frapper de stérilité les prodiges du génie… je ne sais pas de miracle d’invention qui tienne contre un fait !…

D’un geste, le placeur interrompit son associé.

– Paul est véritablement le fils du duc de Champdoce, affirma-t-il.

Qu’est-ce que cela signifiait ?… Catenac devinait une comédie, et il la jugeait puérile, absurde, ridicule…

– Tu y tiens, fit-il… Alors laisse-moi m’assurer de la vérité.

– Oh !… à ton aise… que rien ne te retienne !…

L’avocat marcha vers Paul, et avec une certaine vivacité :

– Levez-vous, monsieur, lui dit-il, et rendez-moi le service de retirer votre paletot.

B. Mascarot et l’excellent docteur échangèrent un regard d’intelligence, qui amena sur leurs lèvres un sourire ironique.

De plus, le bon Hortebize respira longuement et profondément, en homme dont la poitrine est débarrassée d’un poids énorme.

– Ce n’est que cela, décidément !… murmura-t-il. Allons !… nous en serons quitte pour la peur. L’édifice est plus solide que jamais…

Cependant Paul hésitait à obéir, et son œil consultait B. Mascarot.

– Contentez notre ami, mon cher enfant, dit le placeur, contentez-le…

Paul retira son paletot qu’il posa sur le dos d’une chaise.

– Maintenant, ajouta Catenac, relevez la manche droite de votre chemise, un peu haut, jusqu’à l’épaule…

À peine le jeune homme eut-il obéi, à peine l’avocat eut-il jeté un coup d’œil sur son bras, que se retournant vers ses associés, il dit :

– Ce n’est pas lui.

À son incommensurable stupeur, B. Mascarot et le bon Hortebize furent pris d’un accès de fou-rire.

– Non, insista-t-il, non, celui-ci n’est pas le fils abandonné du duc de Champdoce, et le duc le reconnaîtra mieux que moi… Vous riez !… c’est que vous ne savez pas…

– Assez, interrompit le placeur.

Et s’adressant à Hortebize :

– Explique à notre loyal ami, lui dit-il, que nous savons beaucoup de choses…

Le digne docteur s’approcha de cet air équivoque, moitié solennel, moitié gouailleur, qu’il arbore quand il démontre à ses clients les mérites et les avantages de l’homéopathie.

– Vois-tu, maître, dit-il à Catenac en prenant la main de Paul, tu assures que celui-ci n’est pas celui que nous affirmons, parce que tu ne lui vois pas certaines marques de reconnaissance dont on t’a parlé…

Elles y seraient, à cette heure, ces marques, si, associé loyal découvrant notre ignorance, tu nous avais prévenus.

Elles s’y trouveront, le jour où Paul sera présenté à M. de Champdoce ; elles y seront, patentes et tangibles à satisfaire n’importe quel saint Thomas…

– Comment, tu veux…

– Laisse-moi dire :

Si Paul, dans son enfance, alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années, eût reçu, sur l’épaule, un seau d’eau bouillante qui lui eût enlevé l’épiderme et occasionné une plaie purulente, il aurait, aujourd’hui, une large cicatrice, dont la nature et la forme particulière décèleraient l’origine ; c’est-à-dire que nous lui trouverions une cicatrice à trois branches, dont le centre profond serait à l’omoplate, et dont les rameaux iraient s’allongeant et diminuant, dans le dos, sur la poitrine et sur le bras, selon les lois nécessaires de l’écoulement d’un liquide brûlant, tombant de haut. De plus, nous aurions, de ci et de là, de légères cicatrices, de dimensions variables, très superficielles, circulaires, représentant les éclaboussures de l’eau bouillante…

De la tête et de la main Catenac approuvait.

– Oui, c’est bien cela, en effet, disait-il, c’est tout à fait cela…

– Eh bien, maître, écoute bien :

Sais-tu ce que je vais faire en te quittant ?

Je vais conduire Paul chez moi, dans mon cabinet de consultations. Je le ferai coucher sur mon « lit de patience, » et je l’endormirai avec du chloroforme, le cher garçon, car je ne veux pas le faire souffrir… Pour tenir l’éponge, j’aurai Baptistin. Quand Paul sera bien endormi, je dépouillerai son torse, et j’appliquerai sur sa peau un morceau de flanelle, préalablement imbibé d’un certain liquide, selon une formule qui m’appartient… Eh ! eh !… j’ai eu quelque talent autrefois ! Il est inutile, j’imagine, de te dire que ce morceau de flanelle, qui est à cette heure dans un des tiroirs de mon bureau, a été, par moi, artistement découpé de façon à représenter exactement les contours capricieux d’une plaie provenant d’une brûlure. Quelques petits fragments joueront les éclaboussures à s’y méprendre.

Quand cette compresse vésicante aura fait son effet, c’est-à-dire au bout de huit ou dix minutes, je la retirerai, je panserai, selon ma méthode, à moi, la place dénudée, je réveillerai Paul… et nous dînerons de bon appétit.

– Tu vas faire cela, toi ?…

 

– Dans une heure… Si la partie te sourit, viens. J’ai à dîner un faisan et une barbue. L’expérience est curieuse. Tu verras la belle cicatrice !…

B. Mascarot se frottait les mains.

– Eh bien !… demanda-t-il à Catenac tout penaud, que dis-tu de cela ?

– Je dis, répondit l’avocat, que l’idée est diabolique…

– Oh !…

– Mais que vous oubliez un détail.

– Bah !…

– Oui. Vous n’avez pas calculé que le temps seul donne à une cicatrice certaines apparences…

– Prrr !… interrompit le docteur, voici ce que j’ai à te répondre :

1° S’il ne nous fallait que du temps, trois mois, six mois, un an, davantage même, nous reculerions d’autant le moment où le duc de Champdoce retrouverait son fils.

Cela, nous le pouvons, n’est-ce pas ?

2° Je me fais fort, moi, Hortebize, de vous soumettre avant deux mois, grâce à un procédé de pansement particulier, une cicatrice blanche et rancie, comme disaient nos vieux professeurs, non suffisamment pour tromper un professeur de médecine légale, mais assez pour prendre un homme du monde et même un docteur non prévenu… Vois-tu, Catenac, l’homéopathie est une belle chose.

L’avocat réfléchissait. On venait de lui exposer tant d’éléments de succès, qu’il regrettait amèrement ses tergiversations, lesquelles, sans aucun doute, lui seraient comptées, à l’heure de la curée.

Les convoitises qu’allumait en son âme cupide ce chiffre merveilleux, douze millions, flambaient dans son petit œil d’ordinaire si froid et si morne.

– Tant pis !… s’écria-t-il avec un élan bien sincère cette fois, au diable les préjugés, les scrupules et les transes. Si nous périssons, ce sera pour une conquête qui en vaut la peine. Mes amis, comptez sur votre vieux Catenac, il est à vous corps et âme. Je m’incline devant vous et je m’humilie. Vous êtes forts et je ne suis qu’un sot…

Cette fois, les regards qu’échangeaient Mascarot et le docteur n’avaient rien d’équivoque.

– Nous le tenons enfin, pensaient-ils, et par le bon endroit…

– Mais nous partagerons, n’est-ce pas ? ajouta l’avocat. J’arrive bien après vous, je suis un ouvrier de la dernière heure, mais ma besogne est importante, délicate, vous ne pouvez rien sans moi…

– Tu auras ta part, répondit évasivement le placeur.

– Je la veux égale à la vôtre.

– Soit.

– Compte là-dessus !… fit entre ses dents le docteur.

Mais cette exclamation devait passer inaperçue, et c’est avec l’enthousiasme de la plus tendre amitié que les trois associés échangèrent la poignée de main qui consommait la ruine du véritable héritier du duc de Champdoce.

– Maintenant, reprit l’avocat, un renseignement encore : Êtes-vous sûrs que le duc n’ait aucun autre moyen de reconnaissance ?

– Non, mais ce n’est pas supposable… Le duc n’a pas même vu son fils lorsqu’il est né ; il a été emporté avant que la duchesse fut revenue à elle.

– Mais Jean l’a vu. Jean est encore de ce monde. Il a quatre-vingt-sept ans, il est infirme, presque en enfance ; mais dès qu’il s’agit de cette maison de Champdoce à laquelle il a donné plus que sa vie, toute son intelligence reparaît…

– Eh bien !…

– Jean, vous le savez, s’était opposé de toutes ses forces à la substitution. Ne peut-on supposer qu’il a prévu le cas où le duc serait pris de remords ?…

La physionomie du placeur était devenue fort grave.

– J’avais pensé à cela, fit-il ; mais comment savoir ?…

– Je le saurai, moi !… déclara Catenac. Jean a confiance en moi, je l’interrogerai.

C’était à ne plus reconnaître le froid Catenac, il s’agitait, il faisait du zèle, comme tous ceux qui, nouveaux venus dans une affaire, prétendent se rendre immédiatement utiles.

– De ce côté, fit-il, tout est dit. Mais de l’autre ?… Qui affirme que personne ne reconnaîtra Paul ?

– Moi, qui sais combien la misère l’avait isolé, moi qui ai provisoirement envoyé à Saint-Lazare, une maîtresse qu’il avait, la charmante Rose. Tu la connais, Catenac, c’est contre elle que tu as décidé M. Gandelu, l’entrepreneur, à déposer une plainte. Un moment, j’ai été inquiet, sachant que Paul avait eu un protecteur que je ne connaissais pas… Mais ce protecteur, vous l’avez deviné, c’était le comte de Mussidan, le meurtrier de son père, car Paul est le fils de Montlouis.

– Conclusion, fit le docteur, rien à craindre.

– Non, rien. Que Catenac marche, moi je me charge de fabriquer à Paul l’état civil qu’il faut et de lui faire épouser Flavie Rigal. Et croyez que ces soins ne me feront pas négliger l’autre opération, et qu’avant un mois Henri de Croisenois aura lancé notre société et sera le mari de Sabine de Mussidan.

La nuit était venue, et c’est à peine si les interlocuteurs distinguaient leurs traits.

– Il serait sage d’aller dîner, proposa le docteur.

Et s’adressant au protégé de l’association :

– Allons, Paul, en route, dit-il.

Mais il ne bougea pas, et alors seulement les trois associés remarquèrent que le pauvre garçon était à demi évanoui. Il fallut lui frotter les tempes avec de l’eau fraîche pour le faire revenir complètement à lui.

– Comment, lui dit le docteur, la seule idée d’une petite opération que vous ne sentirez même pas, vous met en cet état !…

Paul hocha tristement la tête.

– Ce n’est pas cela, fit-il.

– Quoi, alors ?

– C’est que, reprit-il tout frissonnant, il existe, je le connais, je sais où il est…

Les honorables associés pensèrent que leur élève devenait fou.

– Qui, lui ?… interrogèrent-ils.

– Lui !… le fils du duc de Champdoce !

La foudre tombant dans le bureau de l’agence n’eût pas produit une pire stupeur.

– Voyons, fit B. Mascarot, qui, le premier, reprit son sang-froid, expliquez-vous, que voulez-vous dire ?

– Eh bien !… monsieur, vos derniers détails, tout à l’heure, m’ont éclairé… voilà pourquoi je me suis trouvé mal… Je connais un jeune homme qui a vingt-trois ans, qui a été mis aux enfants-trouvés, à l’hospice de Vendôme, qui s’est enfui à douze ans et demi, et qui porte au bras la cicatrice d’une brûlure qui lui a été faite quand il était apprenti chez un corroyeur.

– C’est lui !… s’écria Catenac.

– Et où est-il, ce jeune homme, interrogea vivement le placeur, que fait-il, quel est son nom ?…

– Il est sculpteur, il se nomme André, il demeure…

Un horrible blasphème du placeur l’interrompit.

– Tonnerre du ciel !… hurlait Mascarot, qui bégayait tant sa fureur était grande, voici la troisième fois que cet artiste de malheur se trouve entre nous et notre but… mais ce sera la dernière, je le jure bien.

Catenac et Hortebize étaient aussi pâles l’un que l’autre.

– Que veux-tu faire ? balbutièrent-ils.

Grâce à un héroïque effort, le placeur ressaisit les apparences du sang-froid.

– Je ne veux rien faire, répondit-il. Seulement, vous savez, cet André est ornemaniste et sculpte les façades des maisons à des hauteurs vertigineuses… N’avez-vous pas entendu dire que la vie de ces gens qui travaillent en l’air ne tient qu’à un fil ?

XXI

Il n’est, hélas ! dans notre civilisation, que trop de métiers qui exposent à un péril constant celui qui les exerce.

André était sculpteur-ornemaniste, il passait ses journées sur des échafaudages mal ou négligemment assujettis : Mascarot avait donc raison de dire que sa vie ne tenait qu’à un fil.

Seulement, ce fil était beaucoup plus gros, et partant plus difficile à trancher que ne l’avait imaginé l’honorable placeur.

Lorsqu’il parlait de supprimer l’homme qui compromettait ses projets, avec autant d’aisance que s’il se fût agi de souffler une bougie gênante, il ne se doutait pas d’une circonstance qui allait singulièrement compliquer sa tâche.

André était prévenu.

Cela datait de ce jour où il avait reçu de Sabine cette lettre déchirante où elle lui disait qu’elle allait se marier ; que, placée entre son amour et l’honneur menacé de sa famille, elle se dévouait, et où elle le conjurait de l’oublier.

Cela datait surtout de cette soirée où, après une conférence avec M. de Breulh-Faverlay et la folle et généreuse vicomtesse de Bois-d’Ardon, réunissant en faisceau tous les indices recueillis, il était arrivé à cette conviction que le comte et la comtesse de Mussidan, et par contre Sabine, étaient victimes de quelque machination abominable dont Henri de Croisenois était l’auteur ou à tout le moins l’instrument.

Quand on l’attaquerait, et comment, il l’ignorait ; mais il prévoyait, il était sûr qu’il serait attaqué.

Il ne pouvait deviner de quel côté serait le péril, mais il le sentait vaguement suspendu au-dessus de sa tête.

Et il se tenait prêt à se défendre avec l’acharnement du désespoir. C’était sa vie qu’il défendait ; plus encore… c’était Sabine, son amour, son bonheur.

N’eût-il pas eu cette sage défiance, M. de Breulh-Faverlay la lui eût inspirée.

Lui aussi, le gentilhomme, il savait ce qu’il faisait en s’associant à cette œuvre de salut ; et il estimait trop André pour lui cacher ses appréhensions.

– Je parierais ma fortune, dit-il, que nous sommes en face d’une affaire de chantage. C’est grave. Ce qu’il y a de pis c’est que nous n’avons à compter que sur nos seules forces, que nous ne pouvons invoquer l’assistance de la police. D’abord, nous n’avons aucun fait positif à articuler, et la police ne peut agir que sur des faits… En second lieu, nous rendrions un triste service à ceux que nous prétendons sauver, si nous donnions l’éveil à la justice… Qui sait de quel terrible secret les misérables sont armés contre M. et Mme de Mussidan !… Et croyez que le cas échéant le comte et la comtesse seraient contre nous avec leurs oppresseurs, c’est dans la logique des faits !…

Ces appréciations n’étaient que trop justes ; André n’avait pas une objection à présenter.

– Raison de plus, poursuivit M. de Breulh, pour ne rien hasarder. Voici le cas de montrer qu’un honnête homme peut être aussi fin qu’un gredin. Quand on entreprend une campagne comme la nôtre, la première vertu doit être la prudence, poussée jusqu’à la poltronnerie… N’oubliez pas qu’à partir de ce moment, vous n’avez plus le droit, la nuit venue, de tourner court le coin des rues désertes… Il serait par trop… simple, d’aller tendre le dos à un coup de couteau…

– Oh !… je serai prudent, monsieur, je vous le jure.

C’est ce dont M. de Breulh n’était pas parfaitement convaincu ; aussi retint-il encore assez longtemps André, s’efforçant de lui démontrer la nécessité de dissimuler, surtout s’il arrivait à découvrir quelque preuve de l’infamie de Henri de Croisenois.

Le résultat de cet entretien fut que André et M. de Breulh décidèrent que jusqu’à nouvel ordre ils cesseraient de se voir ouvertement.

Ils devaient s’attendre à être épiés par des émissaires de Croisenois, et leur intimité ne manquerait pas en ce cas d’inquiéter. Or, leur succès dépendait surtout de la sécurité qu’ils sauraient inspirer à leurs ennemis.

Ils convinrent qu’ils s’attacheraient, chacun de son côté et dans sa sphère, à Henri de Croisenois, et que tous les soirs, à la nuit tombante, ils se rencontreraient pour se communiquer leurs impressions et leurs découvertes, dans un petit café situé sur les Champs-Élysées, tout près de la maison dont André avait entrepris les sculptures pour M. Gandelu.

Lorsqu’ils se séparèrent après la plus amicale poignée de main, André était juste dans les dispositions qu’il fallait pour conduire à bien sa difficile entreprise.

Sa résolution n’avait en rien diminué, et l’aveugle emportement de la première impression s’était calmé. Il s’était frotté de diplomatie, et avait raisonné la nécessité, que d’ailleurs il avait reconnue tout d’abord, de ruser et de dépasser en perfidie les misérables qu’il ne pouvait attaquer directement.

– Surtout, se disait-il, en regagnant à pied, à minuit passé, la rue de la Tour-d’Auvergne, surtout, je dois me défendre de songer à la possibilité d’un échec, aussi sévèrement qu’un malade s’interdit de penser à son mal… L’idée de perdre Sabine suffirait pour troubler complètement mon intelligence, à l’heure où j’en ai le plus besoin… Il sera temps de me désoler quand j’aurai échoué…

Rentré chez lui, il passa une partie de la nuit à réfléchir.

Ses engagements avec M. Gandelu étaient ce qui le préoccupait le plus pour l’instant.

Pouvait-il, tout à la fois, surveiller les travaux de sculpture dont il était chargé et épier Croisenois ? Difficilement.

D’un autre côté, il fallait vivre, manger, il aurait besoin d’argent, et en emprunter à M. de Breulh lui répugnait étrangement. De plus, il risquait, pensait-il, s’il abandonnait tout à coup ses travaux, de donner le soupçon de ses projets.

D’un mot, M. Gandelu pouvait concilier toutes ces obligations contraires, et André, se rappelant la bienveillance de ce brave homme, décida que le plus simple était de se confier à lui.

C’est donc chez lui qu’avant tout il se rendit le lendemain matin.

Neuf heures seulement sonnaient, lorsque André arriva chez le riche entrepreneur ; et cependant la première personne qu’il aperçut en entrant dans la cour, ce fut le jeune M. Gaston, déjà levé, par miracle.

Debout, les mains dans les poches de son veston, l’épaule appuyée contre le montant de la porte d’une écurie, l’aimable et spirituel jeune homme paraissait suivre avec une extrême attention les mouvements des palefreniers occupés à panser les chevaux.

C’était bien toujours le même Gaston de Gandelu, l’adorateur de Rose, mais il était aisé de voir qu’un événement épouvantable avait bouleversé sa vie, qu’il avait été foudroyé en plein bonheur.

Son faux-col était à peine empesé, sa cravate flottait à l’abandon, le coiffeur n’avait pas donné à ses cheveux, déjà rares, leur pli gracieux.

La façon même dont il aspirait et lançait la fumée de son londrès trahissait les plus amères pensées, d’horribles déceptions, le dégoût de tout ; une profonde lassitude, même de la vie.

En le reconnaissant, André qui se souvenait de son dîner chez Rose, jugea qu’il ne pouvait se dispenser de l’aller saluer.

Justement, le jeune Gaston venait de relever la tête.

– Tiens !… s’écria-t-il de cette atroce voix de fausset qu’il avait eu tant de mal à acquérir, voilà mon artiste !… Dix louis que vous venez rendre à papa une petite visite intéressée !…

– Mon Dieu !… oui… et s’il est chez lui…

– Oh !… il y est. Seulement, si vous réussissez à le voir, vous aurez plus de veine que moi, son unique héritier… Papa boude !… Elle est bonne, hein, celle-là ?… Il s’est enfermé et refuse de m’ouvrir…

– Sans doute vous plaisantez…

– Moi !… Jamais… Je suis connu pour être sérieux… demandez à Charles, du Helder !… Papa pas content, et il me la fait au despotisme. Moi, je la trouve bien drôle, comme dit Lesueur… prodigieusement drôle !…

Les palefreniers pouvaient entendre. M. Gandelu fils eut au moins le bon sens d’entraîner André un peu plus loin.

– Imaginez-vous, poursuivit-il, que je vais tirer au sort, et que papa jure que si j’ai un mauvais numéro il ne me rachètera pas. Me voyez-vous dans le rôle de troupier, vous ?… Philippe de chez Vachette dit que j’aurai un chic épatant !… Ousqu’est mon chassepot !…

Évidemment, le jeune M. Gaston s’efforçait de se montrer supérieur à la mauvaise fortune, ce qui est l’indice d’un noble caractère, mais il réussissait médiocrement. Il souriait encore ; mais son rire ressemblait à une grimace, et était pâle comme celui d’un homme que tenaille la colique.

– Et pas le sou ! Je suis décavé, quoi !… je passe la main. Voilà une scie !… Un homme qui a crevé son sac, comme dit Léontine, n’est plus un homme. Par dessus le marché, papa veut démolir mon crédit… Il va faire insérer dans les journaux que j’ai un conseil judiciaire et qu’il ne paye plus mes dettes. Me faire tort près de mes fournisseurs !… Est-ce assez indélicat !… Mais je m’en moque, après tout, une annonce comme celle-là me poserait crânement, pas vrai ? Hein !… quelle réclame !…

Il resta court, comme en arrêt sur une idée soudaine, et changeant de visage et de ton :

– Vous n’auriez pas dix milles francs à me prêter, demanda-t-il brusquement au jeune sculpteur, je vous en rendrai vingt mille à ma majorité…

André croyait avoir jugé M. Gandelu fils ; il était resté bien au-dessous de la vérité, il le reconnaissait avec un profond étonnement.

– Je dois vous avouer, monsieur, commença-t-il…

Mais l’aimable jeune homme aussitôt l’interrompit.

– Compris !… fit-il, n’avouez rien, c’est inutile. Au fait, suis-je bête, un artiste !… Si vous aviez dix mille francs, vous ne seriez pas ici… comme dit Dupuis. Il me faut cette somme, pourtant. J’ai souscrit des billets à Verminet, et dame, il est raide… Connaissez-vous Verminet ?…

– Oh !… pas du tout !

– Elle est encore bonne !… d’où sortez-vous donc !… Il est directeur de la « Société d’Escompte mutuel, » mon cher. Vrai, c’est un bon enfant. J’avais besoin d’argent, il m’en a donné tout de suite… Ce qui me gêne un peu, c’est que, d’après ses conseils, pour faciliter l’escompte, vous comprenez, j’ai signé le nom d’une autre personne…

À cet aveu, fait avec la plus naïve impudence, André recula effrayé.

– Mais c’est un faux, malheureux !… fit-il.

– Pas du tout, puisque je payerai… D’ailleurs, il me fallait de l’argent pour Van Klopen… Vous connaissez Van Klopen, j’imagine… Ah ! quel homme pour habiller une femme !… Je lui avais commandé trois costumes pour Zora !… Enfin, papa est cause de tout. Pourquoi me pousse-t-il à bout ?

La colère lui montait à la tête, il élevait la voix, il gesticulait.

– Oui, poursuivit-il, papa me pousse à bout, et je la trouve mauvaise. Si encore il ne s’acharnait qu’après moi !… Mais non, il s’en prend à une pauvre femme innocente, sans défense, qui ne lui a jamais rien fait, à Mme de Chantemille… ça, c’est lâche, c’est petit, c’est canaille !…

– Mme de Chantemille ?… interrogea André, à qui ce nom ne rappelait rien.

– Oui, à Zora, vous savez bien, vous êtes venu pendre la crémaillère chez elle.

– Ah !… c’est de Rose que vous parlez.

– Précisément !… Mais vous savez, je n’aime pas qu’on la nomme ainsi. C’est sur elle que papa passe sa colère. Vingt louis que vous ne devinez pas ce qu’il a fait ?… Il a déposé contre elle une plainte en détournement de mineur… Quel aplomb ! Comme si j’étais un gaillard qu’on détourne, moi !… Enfin, on l’a arrêtée, et elle est en prison, à Saint-Lazare.

Cette idée désolante lui perçait le cœur, et il avait bien du mal à dissimuler une larme qui glissait entre ses paupières bordées d’écarlate.

– Pauvre Zora !… fit-il d’un ton navré. Ah !… tenez, les femmes ne m’en content pas, à moi… eh bien !… celle-là m’aimait. Et quel chic !… Son coiffeur m’a dit vingt fois qu’il n’avait jamais vu de si beaux cheveux !… Et elle est à Saint-Lazare !… Quand les agents sont venus la prendre, c’est à moi qu’elle a pensé tout de suite. Elle s’est écriée : « Ce pauvre loup chéri est capable de s’en faire périr ! » C’est la cuisinière qui m’a conté ça. Oh !… elle avait du cœur. Son arrestation lui a causé une telle émotion qu’elle s’est mise à cracher le sang… Et impossible d’arriver jusqu’à elle pour lui parler, pour la consoler… Je me suis présenté à Saint-Lazare, mais j’ai remporté une veste, oh !… mais une veste !…

Il fut forcé de s’interrompre, les sanglots l’étouffaient.

– Voyons, monsieur Gaston, murmura André, un peu de courage…

– Oh !… j’en ai, et dès le lendemain de mes vingt-cinq ans, je l’épouse ; vous verrez… Et cependant, ce n’est pas papa qui a eu l’idée de cette infamie. Elle lui a été conseillée par son homme d’affaires, un avocat, un nommé Catenac. Connaissez-vous ? Non. Il n’a qu’à bien se tenir ; demain je lui envoie mes témoins… Tiens, à propos… voulez-vous être mon témoin, vous ?…

– J’ai peu l’habitude de ces sortes d’affaires.

– Alors, il n’en faut pas. Je veux des témoins qui me posent du coup, et dont le ton et la mise lui donnent à réfléchir.

– En ce cas…

– Je tâcherai de trouver des militaires… vous comprenez. D’abord l’affaire est simple comme bonjour. Je suis l’insulté, je choisis le pistolet, à dix pas. Je ne sors pas de là. S’il a peur, qu’il décide papa à se désister. Sinon… des claques. Voilà ! Je suis carré comme un dé, moi, pistolet, excuses, ou claques, au choix !…

En tout autre disposition d’esprit, André eût peut-être joui des ridicules de ce triste garçon. En ce moment, il se demandait comment se dépêtrer de cette douleur tenace, quand un domestique sortit de la maison et vint à lui.

– Monsieur, lui dit cet homme, monsieur vous a vu de la fenêtre de son cabinet, et il vous prie de monter chez lui.

– J’y vais, répondit vivement André.

Et tendant la main au jeune M. Gaston :

– Bon espoir, cher monsieur, commença-t-il.

Mais Gaston le retint.

– Dites donc, fit-il à voix basse et fort vite, vous allez voir papa, parlez-lui un peu de moi. Il vous aime beaucoup, parole d’honneur, il vous écoutera. Dites-lui que je suis capable de me faire sauter le caisson, hein !… Faites-la-lui au suicide, cela prend toujours… Qu’il laisse Zora et qu’il me donne de quoi payer Verminet, et je fais tout ce qu’il voudra…

XXII

Quand André, enfin débarrassé du jeune M. Gaston, se présenta chez M. Gandelu, il fut effrayé de son affaissement et de l’affreuse altération de ses traits.

Sa franche et joyeuse physionomie présentait une désolante expression de découragement et d’hébétude. Sa pâleur était livide, son teint terreux, tout le sang de ses joues affluait à ses paupières violacées et gonflées, sa lèvre inférieure pendait inerte.

Il avait pleuré, et, en essuyant ses larmes du revers de sa manche, il avait marqué son visage de grandes taches noirâtres.

Cependant, lorsque parut André, l’œil vitreux de M. Gandelu s’éclaira, et il se leva à demi de son fauteuil.

– Ah !… c’est vous, dit-il d’une voix dolente, cela m’a fait du bien de vous voir ! Bénie soit la bonne aventure qui vous amène.

André secoua tristement la tête.

– Ce n’est pas une bonne aventure, prononça-t-il.

 

Alors seulement l’entrepreneur remarqua sa gravité inaccoutumée, et les plis de son front.

– Qu’avez-vous, André, demanda-t-il vivement, vous surviendrait-il quelque ennui ?

– Je suis menacé d’un grand malheur, monsieur.

– Vous !… que me dites-vous là…

– Hélas !… monsieur, la vérité. Et les conséquences de ce malheur peuvent être pour moi le désespoir… la mort.

Un flot de colère soudaine empourpra la face blêmie de l’entrepreneur.

– Saint bon Dieu !… s’écria-t-il, d’un ton farouche, n’y aurait-il donc pas de Providence ! Que fait-elle ? Sera-ce éternellement le lot des justes, des honnêtes, des bons, de souffrir ici-bas ; de pleurer, d’être misérables !… Les coquins et les méchants, eux, prospèrent et triomphent, il n’y a de chance et de bonheur que pour eux…

Il s’interrompit, et fixant André :

– Je suis ton ami, garçon, reprit-il, je veux t’être utile.

– Je venais, monsieur, plein de confiance, vous demander un service.

– Ah !… vous avez pensé à moi !… Eh bien ! je suis content. Votre main, André, j’aime à sentir une main loyale dans la mienne, cela me remet un peu de vie au cœur… Parlez !…

Le jeune artiste se recueillit un moment.

– C’est le secret de ma vie, monsieur, fit-il enfin, avec une certaine solennité, que je vais vous confier.

M. Gandelu ne répondit pas, mais de son poing fermé il se frappa rudement la poitrine, et ce geste, mieux que tous les serments, garantissait son inviolable discrétion.

André n’hésita donc pas, et taisant seulement les noms, il raconta la touchante et simple histoire de ses amours, son ambition, ses espérances, et finit en exposant exactement la situation actuelle.

Quand il eut terminé :

– Que puis-je faire ? demanda M. Gandelu.

– Me permettre, monsieur, de céder l’entreprise que vous m’avez confiée à un de mes amis. Je garderai en apparence la direction et la responsabilité des travaux, en réalité je ne serai plus qu’un ouvrier… Cette combinaison me donnera ma liberté, et en même temps le moyen de gagner, en quelques heures, chaque matin, ce qu’il me faut pour vivre…

– Est-ce là ce que vous appelez un grand service ?

– Monsieur…

– Silence !… interrompit l’entrepreneur avec une brutalité affectée. Vous ferez de l’entreprise ce que vous voudrez, m’entendez-vous, et de la maison aussi… Vous la démolirez si cela peut vous faire plaisir. Pour qui donc me prenez-vous ? Quand le vieux père Gandelu aime quelqu’un, mon garçon, ce n’est pas à demi, et ce quelqu’un peut disposer de lui et de sa bourse…

Il se leva vivement, et allant ouvrir une grande caisse de fer scellée dans un des angles du cabinet, il en tira une liasse de billets de banque qu’il plaça devant André.

– Dans une guerre, disait-il, comme celle que vous allez entreprendre, il faut de l’argent, et beaucoup… en voici. Oh !… ne froncez pas les sourcils !… Vous me rendrez cela quand et comme vous voudrez.

L’empressement de ce digne et brave homme, qui oubliait ses chagrins pour ne s’occuper que des siens, touchait André jusqu’aux larmes.

– Mais je n’ai pas besoin d’argent, monsieur, commença-t-il d’une voix émue, j’ai quelques économies…

D’un geste M. Gandelu lui imposa silence.

– Prenez ces 20.000 francs, commanda-t-il, vous m’encouragerez ainsi à vous dire quel service je comptais vous demander quand je vous ai fait prier de monter près de moi.

Refuser, c’eût été s’obstiner dans une fierté mal placée. André accepta et attendit.

L’entrepreneur avait regagné son fauteuil, et le coude sur son bureau, le front dans sa main, il semblait s’oublier dans les plus douloureuses méditations.

– Mon cher André, commença-t-il enfin, d’une voix rauque et brève, vous avez pu, l’autre jour, mesurer toute l’étendue de ma misère. Mon fils est un malheureux, et j’ai cessé de l’estimer…

Le jeune artiste avait deviné qu’il allait être question de Gaston.

– Il a certes des torts bien graves, monsieur, répondit-il, mais il est jeune.

M. Gandelu eut un sourire navrant.

– Mon fils est vieux… prononça-t-il, comme le vice. J’ai réfléchi et je l’ai jugé. Hier, il m’a menacé de se tuer… Lui, se suicider !… il est trop lâche, et ce n’est pas cela que je crains. Ce que je redoute, c’est qu’il finisse par déshonorer mon nom.

André frémit. Il songeait aux faux que lui avait avoués le jeune drôle.

– Jusqu’à ce jour, poursuivit l’entrepreneur, j’ai été d’une faiblesse indigne. Il est trop tard pour se montrer sévère. Je céderai donc. Ce pauvre sot est épris jusqu’à la folie d’une indigne créature nommée Rose, que j’ai fait enfermer ; je suis décidé à la lui rendre… Je me résigne aussi à payer ses dettes. C’est une lâcheté, je le sens… mais je suis son père, je ne l’estime plus… je l’aime toujours… Il a déchiré mon cœur, les lambeaux sont encore à lui.

Le jeune peintre se taisait, épouvanté des souffrances que trahissait cette horrible résignation.

– Je ne m’abuse pas, reprit après une pause M. Gandelu, mon fils est perdu. Je ne puis qu’essayer de faire la part du feu. Si cette Rose n’est pas une créature absolument perverse, on peut utiliser son influence sur ce malheureux. Mais qui se chargera des négociations ?… Qui obtiendra de mon fils un aveu sincère de ses dettes ?… André, j’avais compté sur vous.

– Et votre attente ne sera pas déçue, monsieur ; je parlerai à votre fils aujourd’hui, et à Rose dès qu’elle sera libre.

Consentir à entreprendre le sauvetage du jeune M. Gaston, c’était de la part d’André un acte de dévouement héroïque, à un moment où il n’avait pas trop de toutes les forces de son intelligence pour l’œuvre de son propre salut.

Distraire sa pensée de Sabine, menacée du plus effroyable malheur qui puisse frapper une jeune fille, lui semblait presque un crime, et exigeait le plus énergique effort de sa volonté.

Pourtant, si égoïste que soit la passion vraie, il jugea qu’il devait cela et plus encore à cet honnête homme, qui venait de mettre si généreusement à sa disposition le seul élément de succès qui lui manquât, et un des plus puissants.

Il s’assit donc près de M. Gandelu, et froidement ils discutèrent la conduite qu’il convenait de tenir.

La prudence, la dissimulation même étaient indispensables.

Les derniers événements avaient si bien démoralisé le jeune M. Gaston qu’on pouvait tout obtenir de lui. Mais il fallait se hâter. Il était clair que s’il venait à soupçonner seulement les véritables dispositions paternelles, il s’empresserait d’en abuser.

Il fut donc arrêté qu’André aurait carte blanche, et que l’entrepreneur ne céderait jamais, en apparence, qu’à ses sollicitations.

Ainsi, ils comptaient substituer à l’autorité paternelle, dont la faiblesse était démontrée, un pouvoir étranger, nouveau, qui saurait se faire craindre et respecter.

L’événement devait justifier leurs prévisions.

Le jeune M. Gaston était bien plus abattu, bien plus désespéré encore que ne le supposait André, et c’est avec des transes inexprimables qu’il attendait en se promenant dans la cour, le retour de son ambassadeur.

Dès qu’il le vit paraître sur le seuil de la maison, il courut à lui.

– Eh bien !… que dit papa ?…

– Votre père, répondit André, est fort irrité. Cependant, je ne désespère pas de lui arracher quelques concessions.

– Il ferait mettre Zora en liberté ?…

– Peut-être.

Le spirituel jeune homme eut une exclamation de joie.

– Quelle veine !… s’écria-t-il.

Et après quelques pas d’une danse délirante :

– Du coup, ajouta-t-il, je lui achète un huit-ressorts ! v’lan !…

André prévoyait bien quelque chose comme cela.

– Doucement, cher monsieur, fit-il ; modérez-vous. Si votre père vous entendait, Mme Zora serait en grand danger de rester là où elle est…

– Allons donc !…

– C’est ainsi. Persuadez-vous bien que votre père ne vous rendra Zora et ne paiera vos dettes qu’autant que vous lui promettrez de changer de conduite et d’être plus raisonnable à l’avenir.

– Oh !… pour promettre, j’en suis.

– Je le crois… et votre père aussi. C’est pourquoi, en échange de ses concessions, il voudra plus que des promesses… il exigera des garanties.

Ce mot parut refroidir sensiblement la joie du jeune M. Gaston.

– Hein !… fit-il, des garanties !… Je la trouve mauvaise ! Est-ce que ma parole ne suffit pas ?… Quelles garanties veut donc papa ?

– Franchement, cher monsieur, je l’ignore. C’est à vous de les trouver. Je les lui proposerai ensuite de votre part, et si elles sont acceptables, il les acceptera, j’en mettrais la main au feu.

M. Gandelu fils l’examina d’un air comiquement surpris.

– Elle est bien bonne !… ricana-t-il. Vous faites donc de papa tout ce que vous voulez !…

– Non… mais ainsi que vous l’aviez deviné, j’ai sur son esprit une certaine influence. Vous en faut-il une preuve ?… Je viens d’obtenir de lui de quoi payer les billets que vous savez…

– Les billets de Verminet ?

– Je crois que oui… Je parle de ceux où vous avez eu la faiblesse de contrefaire une signature…

Les yeux de l’intéressant jeune homme papillotèrent.

Si inepte qu’il fût, il était horriblement tourmenté de son imprudence, et quand il y pensait, il se sentait comme un brasier dans la cervelle…

Il comprenait qu’elle pouvait avoir des conséquences épouvantables que n’arrêteraient ni les influences ni la grande fortune de son père.

– Quoi !… fit-il en battant des mains, papa a lâché les fonds !… fameuse affaire !… Donnez, donnez bien vite.

Mais André secoua la tête avec un sourire goguenard.

– Pardon !… dit-il, je ne dois me dessaisir de l’argent qu’en recevant les billets ; donnant, donnant. Mes ordres à cet égard sont formels. Seulement, si rien ne vous retient, nous pouvons aller les retirer aujourd’hui même, à l’instant. Le plus tôt sera le mieux…

Le jeune M. Gaston ne répondit pas immédiatement. Une grimace de désappointement remplaçait son triomphal sourire.

– Je la trouve mauvaise !… dit-il enfin. Merci de la confiance. Ah ! papa est un rusé vieillard, comme dit Augustin.

Cependant, il prit son parti.

– Enfin, ajouta-t-il, puisqu’il le faut… allons-y gaiement !… Je vais passer un pardessus, monsieur André, et je suis à vous.

Il était pressé d’en finir, car au bout de moins d’un quart d’heure, il reparut pimpant.

– C’est rue Sainte-Anne, dit-il, en prenant le bras d’André ; nous irons bien jusque-là à pied, hein ?

C’est rue Sainte-Anne, en effet, que le sieur Verminet (Isidore) a installé le « siège social » – pour parler comme ses circulaires, – de la Société d’Escompte mutuel dont il est le seul directeur gérant.

La maison qu’il a choisie et décorée de sa plaque de marbre, à lettres d’or, ne paie pas de mine. Le passant, qui par hasard remarque sa façade noire qui raille les ordonnances de voirie, ses persiennes sales et mal assujetties, les vitres crasseuses et poudreuses des fenêtres, manque rarement de se dire :

– Quelle diable d’industrie exerce-t-on là-dedans ?…

L’industrie de Verminet n’est pas aisée à définir.

La Société d’escompte mutuel, disent les prospectus, est fondée à la seule fin de procurer du crédit à ceux qui n’en ont plus, et de l’argent à ceux qui n’en ont pas.

Idée d’une philanthropie sublime, mais d’une pratique difficile.

La façon d’opérer de Verminet, qu’il appelle son « système financier, » est pourtant des plus simples.

Un malheureux commerçant perdu, ruiné, à la veille de la faillite, s’adresse-t-il à lui ? Il le console, lui fait signer des billets pour la somme dont il a besoin, et lui remet en échange… d’autres billets, signés par quelque autre négociant non moins perdu, ruiné et aussi près de la faillite que le premier.

Et à chacun d’eux, il dit :

– Vous ne trouvez pas d’argent sur votre signature ?… En voici une qui est de l’or en barre et que vous escompterez aussi aisément qu’un billet de banque.

C’est pourquoi, bravement, il perçoit une commission, payable comptant, par exemple, de deux pour cent sur le montant des billets souscrits.

À ceux que ne satisfait pas une seule signature, il en procure deux, trois, quatre… Ah ! il n’est pas regardant !

Comment Verminet trouve-t-il des clients ?

On se l’explique quand on sait tout ce dont est capable le pauvre commerçant obsédé par le fantôme de la faillite, il perd la tête, il se débat… il se raccroche à une signature comme un homme qui se noie à un brin d’herbe.

Parfois cet échange de signatures réussit pour un jour. Tel dont la situation est connue trouve crédit sur la position inconnue d’autrui. L’échéance n’en est que plus terrible.

Ce qui est sûr, c’est que quiconque entre chez Verminet ayant encore quelques chances de rétablir ses affaires, en sort irrémissiblement perdu.

Ceci est déjà bien, et cependant ce n’est que la partie morale des opérations de la Société d’escompte mutuel.

Ses revenus les plus importants et les plus réguliers, elle les tire de tripotages infiniment moins avouables encore.

Elle tient boutique, par exemple, de ces « effets de circulation » qui sont le désespoir et l’effroi de la banque. Tous les faiseurs de la coulisse savent qu’elle fait commerce de signatures assorties pour billets à des fournisseurs : depuis trois francs sur timbre ordinaire, depuis cinq francs sur timbre orné de vignettes commerciales. Il n’est guère de syndic qui ne soit sûr qu’elle fabrique, pour faillites, des titres de fantaisie et des créances fictives.

On dit que Verminet gagne de l’argent.

XXIII

Doué de ce coup d’œil rapide et pénétrant, de cette vive sensibilité aux objets extérieurs, qui sont le privilège des artistes de talent, André déchiffra, en quelque sorte, l’histoire de la Société d’escompte mutuel, sur la façade de la maison de la rue Sainte-Anne.

– Hum !… voici une boutique, fit-il, qui ne me dit rien de bon.

– Pas d’apparence !… c’est vrai, objecta le jeune M. Gaston d’un ton capable, mais du fond, beaucoup de fond !… Il s’y brasse, voyez-vous, des affaires dont vous ne vous douteriez jamais. Ah !… Verminet est un gaillard qui sait le « truc. »

C’était justement ce que pensait André.

Son opinion était irrévocablement arrêtée sur le compte de ce personnage de tant de « trucs, » capable d’abuser de l’inepte facilité d’un jeune idiot, et qui tendait aux mineurs la plume pour faire des faux.

Il ne risqua cependant pas la moindre objection et suivit le jeune M. de Gandelu fils qui semblait connaître admirablement les êtres.

Sur ses pas, il longea un corridor fort long, encore plus étroit, puant et obscur, traversa une cour humide autant qu’un puits, et gravit un escalier à rampe visqueuse, à marches traîtresses et glissantes autant que de la glaise.

Arrivé au second étage, devant une porte historiée d’inscriptions et d’avis concernant l’ouverture et la fermeture de la caisse, le jeune M. Gaston s’arrêta.

– C’est ici, dit-il à son compagnon, entrons…

Il tourna le bouton, suivant les indications de la porte, et André et lui pénétrèrent dans une vaste pièce haute de plafond, à tapisserie éraillée, ornée de banquettes de velours verdâtre, séparée en deux par un grillage à mailles serrées, derrière lequel cinq ou six employés mangeaient, car c’était l’heure du déjeuner.

Les émanations du poêle de fonte, des paperasses, des employés et des victuailles se mêlaient et se confondaient en un parfum, qui saisissait l’estomac et le nez et produisait la sensation d’une barbe de plume chatouillant l’arrière-gorge.

– M. Verminet ?… demanda le jeune M. Gaston.

– En affaires ! répondit insoucieusement un des commis la bouche pleine.

Cette réception parut on ne peut plus inconvenante à l’intelligent jeune homme. Le traiter avec ce sans-gêne, lui !…

 

– Hein !… fit-il en enflant sa voix de fausset et du ton le plus impertinent qu’il put prendre, vous dites ?… Je la fais aux autres, celle-là, mais on ne me la fait pas…

Il sortit en même temps de sa poche et présenta à l’employé une de ses cartes de visite, timbrées dans un angle de cette couronne de marquis dont la vue exaspérait et faisait bondir l’honnête entrepreneur.

– Si Verminet est occupé, ajouta-t-il, dérangez-le, parbleu !… Dites-lui que c’est moi qu’il laisse attendre, Gaston de Gandelu !

L’employé de la Société d’escompte mutuel fut si ému de ces airs superbes que, sans mot dire, il se dressa, prit la carte, et sortant du grillage, disparut par une porte latérale sur laquelle on lisait : Direction.

Quelle victoire pour le jeune M. Gaston. Aussi jeta-t-il à André un regard triomphant où éclatait le plus légitime orgueil.

Presque aussitôt le commis reparut.

– M. Verminet, dit-il, est en conférence, il vous prie, monsieur, de l’excuser et d’attendre ; il vous recevra dès qu’il aura terminé.

Puis, jaloux sans doute de se concilier les bonnes grâces d’un homme de tant de désinvolture, et de bien poser son patron, du même coup, il ajouta en s’inclinant respectueusement :

– Le patron cause en ce moment avec M. le marquis de Croisenois.

– Tiens !… tiens !… tiens !… exclama le jeune M. Gaston, ce cher marquis !… Elle est bien bonne !… Dix louis qu’il sera ravi de me serrer la main.

À ce mot de Croisenois, André avait tressailli, et tout son sang avait afflué à son visage.

Croisenois !… C’était l’homme qu’il haïssait de toute l’énergie de son être, ce misérable qui, s’armant d’un secret volé, comme l’assassin de l’ignoble couteau, allait contraindre Sabine de Mussidan à lui abandonner sa main !… C’était ce vil scélérat que M. de Breulh-Faverlay, et lui André, et Mme de Bois-d’Ardon, s’étaient juré de démasquer !

Cependant André ne l’avait jamais vu. Il comptait le jour même s’attacher à ses pas, le suivre, l’observer, surprendre son présent, fouiller son passé, sonder tous les mystères de sa vie, mais il ne le connaissait pas encore physiquement.

Et il frissonnait à cette idée qu’une porte seule le séparait de cet ennemi mortel, qu’il allait le voir, qu’il traverserait la salle, qu’ils se trouveraient face à face, que leurs yeux se croiseraient, qu’il entendrait le son de sa voix, qu’il pourrait, d’un regard, essayer de plonger au plus profond de cette âme de boue…

Si forte était son émotion qu’il avait grand peine à la dissimuler ; heureusement son compagnon ne faisait nulle attention à lui.

Sur l’invitation de l’employé, le jeune M. Gaston s’était assis, et renversé sur sa chaise, les jambes croisées, les pouces dans les entournures de son gilet, il s’étalait, s’offrait de trois quarts, de profil et de face, à l’admiration ébahie des tristes hères qui écrivaient derrière le grillage.

Quand il jugea tout son effet produit, il tira André par son paletot, et penchant sa chaise vers lui :

Vous connaissez ce cher marquis ? demanda-t-il assez haut pour que personne dans la salle ne perdît un mot.

André eut une exclamation sourde, que l’autre prit pour une réponse négative.

– Quoi ! fit-il, vous n’en avez pas entendu parler !… Elle est forte !… dans quel monde vivez-vous donc ?… Henri de Croisenois est un de mes bons amis !… même il me doit cinquante louis que je lui ai gagnés au bac, chez Ernestine, une misère…

André n’écoutait pas.

Il était émerveillé, confondu de cette surprise du hasard, ou plutôt de la voie mystérieuse choisie par la Providence.

Jamais, en donnant comme il l’avait projeté, sa matinée aux préliminaires de ses investigations, il n’eût découvert rien qui approchât de ce qu’il apprenait en ce moment.

C’était un indice grave qu’il recueillait, il en avait le pressentiment.

Il avait jugé Verminet, et les relations de Croisenois avec ce ténébreux maquigonneur d’affaires avaient une claire signification. De ce côté, évidemment, il fallait diriger les recherches.

André, jusqu’alors, se débattait au milieu d’épaisses ténèbres qu’il sentait vaguement peuplées d’ennemis, à cette heure il apercevait comme une lueur. Il allait s’élancer au hasard, et voici qu’il lui semblait tenir le bout du fil qui allait le guider à travers le labyrinthe d’iniquités de Croisenois.

Comme à ce jeu où le perdant est condamné à retrouver un objet caché, et le cherche guidé par des indications railleuses, il entendait au dedans de lui-même une voix qui lui criait :

– Tu brûles.

De plus, il se trouvait que cet inepte garçon dont il devenait le mentor était lié avec le misérable. Pourquoi n’en tirerait-il pas de précieuses indications ?

– Vraiment, lui demanda-t-il, vous êtes l’intime de M. de Croisenois ?…

– Parbleu !… répondit le jeune M. Gaston. Demandez plutôt à Adolphe de chez Brébant… vous allez voir, tout à l’heure. Je suis surtout du dernier bien avec une dame qui lui coûte les yeux de la tête, tandis que moi… Ah ! elle est bien drôle !… mais mystère !… comme dit Léonce, beaucoup de mystère !…

Il s’interrompit, la porte de la direction venait de s’ouvrir, laissant passage au sieur Verminet et au marquis.

M. Henri de Croisenois portait un costume du matin, fort élégant, à la mode, mais non ridicule, comme celui de Gandelu fils.

Il mâchonnait son éternel cigare et fouettait son pantalon de drap gris clair, du bout d’une badine de cuir de Russie à pomme d’or…

D’un coup d’œil, d’un seul coup d’œil où il concentra toute son âme, tout ce qu’il avait d’intelligence, de pénétration, de finesse, André vit assez Croisenois pour ne l’oublier jamais, pour être à même de faire encore son portrait de mémoire, au bout de vingt ans.

Il lui trouva l’air faux et traître, et sous les apparences du viveur de bonne compagnie, insoucieux et sceptique, il crut reconnaître une astuce réfléchie, une méchanceté froide, et cette redoutable détermination des gens prêts à tout.

Le regard, surtout, le frappa par sa mobilité. Les yeux lui parurent troubles, inquiets, effarouchés comme ceux de l’homme qui, ayant fait un mauvais coup, sait qu’il a tout à craindre, et attend le danger de partout et à tout instant.

– Il est impossible, pensa André, que cet homme ne soit pas un scélérat.

À cinq pas, le marquis avec ses petites moustaches fines et soyeuses jouait encore le jeune homme, mais André reconnut qu’en réalité, il devait être bien plus vieux que son âge.

Sous les artifices d’une toilette savante, sous le coldcream et la poudre de riz, l’artiste distinguait les traits flétris du libertin surmené.

Les émotions du jeu, les nuits de débauches, les anxiétés d’une existence précaire, les plaisirs exorbitants, avaient ridé les tempes, éclairci les cheveux, fané les lèvres et bridé les paupières veuves de cils.

M. de Croisenois semblait d’ailleurs de la meilleure humeur du monde, et c’est du ton le plus gai que Verminet et lui achevaient la conversation commencée, ou plutôt la résumaient, comme on fait presque toujours après un long entretien, au moment de se séparer.

– Il demeure donc bien entendu, disait le marquis, que je n’ai pas à me préoccuper des affaires qui ne concernent que vous et moi.

– Inutile !… j’aviserai !…

– N’y manquez pas, surtout !… Diable !… Un retard, un malentendu, un oubli auraient des conséquences graves.

Cette recommandation suggéra une idée sérieuse à Verminet, car, se penchant vers son « client, » il se mit à lui parler très bas… et ils riaient.

Que disaient-ils ? André avait beau écouter de toutes ses forces, pas une syllabe n’arrivait jusqu’à lui.

Mais c’était beaucoup déjà de savoir que ce noble personnage et le directeur de la Société d’escompte mutuel avaient des intérêts communs.

Le jeune M. Gaston, lui aussi, prêtait l’oreille, entièrement dépité de n’être pas remarqué, malgré ses hum ! répétés.

Bientôt, n’y tenant plus, il s’avança vers M. de Croisenois, quitte à l’interrompre, plus que jamais arrondissant le dos, la bouche en cœur et la main largement tendue.

– Eh ! eh !… fit-il en exagérant encore son insupportable ricanement, ce cher marquis !… Est-elle assez bonne !… Si je m’attendais à vous trouver ici, par exemple !… Ah ça !… que devenez-vous, on ne vous voit plus. Et Sarah ?… joue-t-on toujours chez elle ?…

Si le marquis fut satisfait de la rencontre, à coup sûr il n’y parut guère. Il sembla surpris, mais non agréablement. Ses sourcils même se froncèrent.

Cependant il serra du bout de ses doigts gantés de gris-clair la main qui lui était tendue, en disant du ton le moins encourageant :

– Ravi de vous voir, cher monsieur, en vérité.

Mais il ne dit que cela, et tournant assez peu civilement le dos au jeune M. Gaston, il continua à s’adresser à Verminet.

– Pour le reste, disait-il, toutes les difficultés sont levées, et comme il n’y a pas une minute à perdre, aujourd’hui même, Martin-Rigal et Mascarot…

André tressaillit. Ces gens dont parlait Croisenois n’étaient-ils pas des complices ?… Il voyait des complices partout.

En tout cas, ces deux noms se gravèrent dans sa mémoire comme le poinçon dans le métal sous le puissant effort du balancier.

– Père Tantaine venu ce matin, répondit Verminet. – M’a donné rendez-vous pour quatre heures chez patron. – Y rencontrerai Van Klopen ; lui parlerai pour belle amie !…

Le marquis haussa les épaules en éclatant de rire.

– Par ma foi !… fit-il, j’oubliais cette diablesse de femme, et nous sommes en plein carnaval ; il faut des robes, il faut de la soie, il faut des dentelles… Parlez à Van Klopen, mon cher, parlez… mais vous savez, pas de largesses… Je me moque à cette heure de Sarah comme de ça.

Ça, c’était le claquement de l’ongle de son pouce sous sa dent.

– Compris !… approuva Verminet, connu et compris. – Évitons imprudence, cependant ; brusquer dangereux. – Mouvement possible de ce côté !… – Liquidations à la douce plus sûres que les autres !…

– Oh !… de ce côté, fit M. de Croisenois, rien à craindre !…

Une dernière fois il serra la main du directeur de la Société d’escompte mutuel et ajouta :

– Allons !… salut, à demain !…

Tout était convenu. Le marquis traversa rapidement le bureau, et sortit après un léger salut au jeune M. Gaston, sans daigner remarquer la présence d’André, qui, du reste, se dissimulait de son mieux.

M. Gandelu fils, lui, s’était rapproché du jeune peintre.

– Étonnant, murmurait-il !… épatant !… Hein !… quel chic !… Il est vraiment marquis, Jules de chez Bonnefoy me l’a dit… et il est mon ami, vous avez vu ?

Évidemment, il allait poursuivre et donner d’étourdissants détails sur Sarah, cette dame qui… cette dame que… lorsqu’il fut interrompu par la voix du sieur Verminet.

– À vos ordres !… messieurs, criait cet honorable financier. Prenez peine de passer. – Mille pardons ! – Très pressé. – Une heure déjà !… et pas paru bourse. – Coulisse inquiète !…

Lorsque André et le jeune M. Gaston entrèrent, refermant soigneusement la porte derrière eux, M. Verminet avait déjà regagné son siège de cuir.

M. Verminet est mieux que ses bureaux, plus brillant que son personnel.

D’abord il est propre. Sa tenue, qui est celle des jeunes employés à la liquidation, – les plus élégants des boursiers, – fait l’éloge de son tailleur.

Est-il jeune, est-il vieux ? On ne saurait le dire. Il n’a guère plus d’âge qu’une pièce de cent sous.

Il est gras, frais, rose, blond, porte ses favoris à l’anglaise, et son œil terne, qui rend bien des sensations, est glacial comme un soupirail de cave.

Sa grande préoccupation est de passer pour un homme sérieux, très sérieux, connaissant exactement la valeur de toutes choses, et c’est pour économiser le temps, ce capital si précieux, qu’il a adopté le langage des nègres et du télégraphe.

– Seyez-vous, messieurs, fit-il, économisant, grâce à ce vieux mot, la syllabe as, seyez-vous.

Mais M. Gandelu fils, lui aussi, était pressé.

– Merci !… répondit-il, nous ne sommes pas des gêneurs. Un mot, seulement, comme dit Geoffroy… un simple mot. Vous m’avez prêté de l’argent la semaine passée.

– Juste. En voulez-vous encore ?

– Ah ! mais non !… au contraire, nous venons retirer mes billets.

Un léger nuage passa sur le front du sieur Verminet.

– Échéance au quinze prochain seulement, fit-il.

– N’importe !… j’ai le sac, et alors… vous comprenez… Si vous voulez me remettre ces chiffons…

– Pas possible.

– Hein !… vous dites !… pourquoi ?

– Négociés !…

Ce mot tomba comme un coup de trique sur le crâne du jeune M. Gaston.

– Négociés !… balbutia-t-il d’une voix défaillante, vous avez négocié ma signature !… Je la trouve mauvaise, excessivement mauvaise !… Mais non, ce n’est pas vrai ; vous plaisantez, hein ?…

– Plaisante jamais.

Le triste garçon n’en pouvait croire ses oreilles ; non, il ne pouvait imaginer que ce fût sérieux. Il était absolument décontenancé, confondu, ahuri.

– Mais ce n’est pas de jeu, reprit-il. Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là. Je retire ma mise. Si j’ai signé c’est qu’il était convenu que ces effets ne sortiraient pas de votre portefeuille, c’était entendu, promis…

– Dis pas non, mais promettre et tenir deux. Affaire lourde, bénéfice incertain, trouvé preneur, donné papier.

L’aventure ne surprenait pas beaucoup André ; il avait vaguement pressenti quelque tour de ce genre. Aussi, voyant que M. Gandelu fils perdait totalement la tête, crut-il devoir prendre la parole.

– Pardon, monsieur, dit-il au laconique directeur, il me semble que certaines circonstances… particulières, vous faisaient un devoir de respecter les conventions jurées…

Le sieur Verminet s’inclina tout d’une pièce, et au lieu de répondre :

– Honneur de parler à qui ?… interrogea-t-il.

André, qui devenait de plus en plus défiant, à mesure qu’il s’engageait dans cette affaire, ne jugea pas à propos de décliner son nom.

– Je suis, dit-il évasivement, un ami de M. Gandelu.

– Parfait.

– Je reprends, monsieur. Donc vous avez prêté à mon ami dix mille francs.

– Excusez ; cinq mille.

André un peu étonné se retourna vers son compagnon, qui de blême qu’il était devint cramoisi.

– Que veut dire ceci ? demanda-t-il.

– Une bonne charge !… Je vous avais annoncé dix mille, parce que j’avais besoin de la différence pour Zora, vous comprenez.

– Soit, reprit le jeune peintre. Alors, monsieur Verminet, c’est cinq mille francs que vous avez remis à M. Gandelu sur sa signature. Rien de plus naturel. Ce qui l’est moins, c’est de l’avoir incité, décidé, à… imiter la signature d’une autre personne… C’est un faux, monsieur !…

Verminet ne put s’empêcher de tressauter sur son fauteuil.

– Un faux !… murmura-t-il, pas connaissance !…

Cette rare impudence fouetta le sang du jeune M. Gaston et le tira du stupide anéantissement où il restait plongé.

– Trop forte !… s’écria-t-il, elle est trop forte. Comment, Verminet, ce n’est pas vous qui m’avez dit que pour votre garantie personnelle il vous fallait un nom au-dessus du mien !… Celle-là, on ne me la fait pas !…

C’est si bien vous, que vous m’avez mis sous les yeux une lettre en me disant : « Tenez, imitez vaille que vaille ce paraphe, c’est celui de M. Martin-Rigal, le banquier de la rue Montmartre… » Je ne voulais pas, et alors vous m’avez donné votre parole sacrée que ce n’était qu’une formalité qui ne m’engageait à rien qu’à payer exactement ; que les papiers ne sortiraient pas de votre tiroir… Et vous niez !… Non, ce n’est pas délicat, et vous me faites de la peine.

Le très honorable directeur écoutait d’un air glacé.

– Accusation mensongère !… dit-il enfin, preuves absentes ; société incapable d’action blâmable punie par lois.

– Et cependant, monsieur, insista André, vous n’avez pas hésité à mettre de tels billets en circulation ! Avez-vous calculé les épouvantables conséquences de ce manque de parole !… Qu’arriverait-il si on présentait à M. Martin-Rigal cette fausse signature ?

– Danger improbable ; Gandelu créateur, Rigal endosseur. Billets échus toujours présentés à créateur.

Le jeune M. Gaston se répandait en récriminations, mais André comprit bien que toute discussion serait oiseuse, et que les raisons les plus fortes se briseraient contre une volonté mûrement réfléchie et arrêtée.

Le guet-apens était évident, mais quel était son but ?

– Brisons là, fit le jeune artiste. Un seul moyen nous reste pour conjurer le péril. Il faut nous mettre à la poursuite des billets et tâcher de les rejoindre.

– Sage.

– Mais pour ce faire, monsieur, il faut que vous ayez la complaisance de nous dire à qui vous les avez passés.

Le sieur Verminet eut ce geste familier des bras, qui traduit éloquemment la plus complète ignorance.

– Sais pas, fit-il, oublié.

André s’était bien juré qu’il serait patient, qu’il resterait calme, qu’il ne se laisserait même pas émouvoir.

Mais les forces humaines ont leurs limites. Il s’était animé peu à peu, l’impassibilité de ce froid coquin, sa superbe impudence, ses façons de parler l’agacèrent si bien qu’il oublia ses serments.

– Eh bien !… moi, monsieur, fit-il de cette voix basse et sifflante, qui annonce la plus extrême fureur difficilement contenue, moi, je vous engage, dans votre intérêt, à faire un appel énergique à votre mémoire…

– Menaces !…

– … Vous prévenant charitablement que si elle vous trahit, cela va être vraiment fâcheux pour vous, oui, sur mon honneur !…

Il n’y avait pas à se méprendre au ton du jeune peintre, le sieur Verminet ne s’y méprit pas.

– Chercher à côté, fit-il.

Il se levait, comptant bien s’esquiver, mais André se jeta devant la porte.

– Vous trouverez sans sortir d’ici, prononça-t-il, et, sacrebleu !… faites vite !…

Pendant deux minutes au moins, ils restèrent immobiles en face l’un de l’autre, debout, se toisant, se mesurant, s’évaluant. Verminet vert de peur et affreusement troublé, André tout vibrant de colère, la lèvre blanche et tremblante, l’œil flamboyant.

– Si ce misérable bouge, pensait André, tout à fait hors de lui, je le jette par la fenêtre.

– Ce grand garçon est bâti comme un hercule, se disait Verminet, et quel air !… il est capable de me faire un mauvais parti.

L’idée d’appeler ses employés à l’aide lui vint bien, il la repoussa pour des raisons que ne pouvait soupçonner André.

Se sentant bien pris il se décida à céder, et se frappant soudain le front :

– Étourdi !… s’écria-t-il, indications là.

Il courut à son bureau et sortit d’un tiroir un volumineux agenda qu’il se mit à feuilleter prestement.

Mais André, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, constata qu’il le tenait la tête en bas.

Cependant, il parut y lire le renseignement promis.

– Ah !… fit-il : Billets Gandelu et Rigal, francs cinq mille, passés à Van Klopen, tailleur pour dames, reçu espèces, commission en compte.

Le jeune peintre se taisait.

Un mot de Croisenois lui avait appris que Verminet était en relations avec Van Klopen le couturier, et Martin-Rigal le banquier.

Or, comment Verminet avait-il fait imiter à Gaston, précisément la signature de Martin-Rigal, et pourquoi avait-il tout justement donné ces faux à Van Klopen.

Impossible de voir là un simple jeu du hasard, il fallait que des liens d’intérêt secret existassent entre ces trois hommes et le marquis de Croisenois.

– Eh bien ! demanda enfin l’honorable directeur de la Société d’escompte mutuel, vous contents ?

– Van Klopen aura-t-il encore les billets, murmura M. Gandelu fils.

– Ne sais.

– Qu’importe, fit André, il nous dira où ils sont… Venez Gaston.

Ils sortirent, et dès qu’ils furent dans la rue, le jeune artiste passant son bras sous celui de son compagnon, l’entraîna au pas de course dans la direction de la rue de Grammont.

– Je ne veux pas, disait-il, laisser le temps à Verminet de prévenir l’autre, je veux tomber chez Van Klopen comme un boulet.

XXIV

Mieux informé, André eût su qu’on n’arrive pas comme un boulet jusqu’à l’illustre Van Klopen.

Retranché dans le sanctuaire de ses inspirations et de ses oracles, ce redoutable tyran de la mode s’entoure de plus de gardes, de défiances et de précautions qu’un despote d’Asie au fond de son harem.

Les femmes, ses clientes, réussissent parfois à éviter l’inévitable station du salon d’attente, les hommes jamais.

Comment savoir si l’homme qui se présente n’est pas un mari furieux !…

Qu’adviendrait-il, bon Dieu !… sans cette consigne de fer ?… Monsieur, avare et jaloux, pourrait donc venir surprendre madame en train de choisir et de commander la robe qu’elle compte lui faire payer malgré lui, grâce aux vertus de l’anse du panier !

Les femmes, pauvres anges !… seraient chez le couturier des dames sur un éternel qui vive !… Ce serait la fin de la clientèle.

C’est pourquoi, dès le vestibule, André et le jeune M. Gaston, qui arrivaient très essoufflés, furent arrêtés par les immenses laquais dont la livrée reluisante d’or est comme l’enseigne de la prospérité de la maison.

– M. Van Klopen n’est pas visible, déclarèrent-ils.

– L’affaire est importante, cependant, insista André, elle est urgente…

– Monsieur travaille.

Prières, menaces, tentatives de corruption, un billet de cent francs même adroitement offert, furent inutiles.

André se sentait pris d’une démangeaison folle de jeter de côté ces drôles dont la politesse souriante lui semblait injurieuse, et de passer outre ; mais il en était déjà à se repentir d’avoir manqué de prudence et de patience chez le sieur Verminet.

Il se résigna donc, non sans effort, et, à la suite du jeune M. de Gandelu, il entra dans ce fameux salon que Van Klopen appelle son « purgatoire. »

L’aspect de l’endroit l’étonna. À tout autre moment, il eût été pris de fou rire en considérant les portraits de robes accrochés au mur, mais il était sous le coup de la plus vive contrariété.

Pendant que nous allons croquer le marmot ici, le directeur de la Société d’escompte mutuel aura le temps de prévenir ce gredin de couturier, et nous ne saurons rien !…

Cependant les laquais avaient dit vrai, et c’est à peine si cinq ou six clientes soupiraient dans le « purgatoire » après le bon plaisir de l’arbitre des élégances.

Toutes, à l’entrée des deux jeunes gens, se détournèrent, dévisageant ces téméraires ; toutes… à l’exception d’une, pourtant, qui, assise dans l’embrasure d’une fenêtre, regardait dans la rue, en tambourinant sur les vitres du bout des ongles.

Cette indifférente, précisément, attira l’attention d’André, et à sa profonde stupeur, il reconnut Mme de Bois-d’Ardon.

– Quoi !… se dit-il, la vicomtesse chez cet ignoble couturier, après son horrible offense de l’autre jour !… Allons, M. de Breulh se trompait quand il me disait : « Celle-là est folle, mais elle a du cœur, et elle nous sera une auxiliaire dévouée !… »

Le jeune M. Gaston, pendant ce temps, se tournait et se retournait sur sa chaise ; il sentait cinq paires d’yeux braqués sur lui, et il cherchait une pose avantageuse.

Après s’être étonné, André s’indignait.

– J’en aurai le cœur net, pensa-t-il, je veux lui faire honte.

Il saisit cette idée au bond, et sans souci des personnes présentes, sans réfléchir qu’il pouvait compromettre atrocement la jeune femme, il traversa le salon et alla s’incliner devant elle.

Mais elle prêtait une telle attention à ce qui se passait dans la rue, qu’elle ne s’aperçut pas qu’il était là, et il fut obligé de parler.

– Madame la vicomtesse…

Elle se retourna vivement, et, apercevant André, ne put retenir un petit cri.

– Ah !… vous !…

– Oui, moi, ici !…

Le regard dont il souligna ces trois mots était trop expressif, pour que Mme de Bois-d’Ardon ne comprît pas tout ce qui se passait en lui.

Son cou et son visage, jusqu’à la racine de ses cheveux, se couvrirent de rougeur, et elle se leva pour répondre plus aisément à André sans être entendue.

– Ma présence vous paraît inouïe, fit-elle, et vous jugez que j’ai peu de mémoire et peu d’orgueil.

André ne répondit pas… C’était répondre.

– Eh bien !… reprit la vicomtesse avec un regard de reproche, vous me calomniez. Si je suis venue, c’est que j’ai vu de Breulh ce matin, et il m’a dit que dans l’intérêt de vos projets, je devais pardonner Van Klopen et rester avec lui au mieux… Voyez-vous, monsieur André, ajouta-t-elle, il ne faut jamais juger sur les apparences… surtout une femme.

Ce fut au tour du jeune artiste de devenir cramoisi. Il était vraiment malheureux de son injustice. Ses yeux exprimaient le repentir et la plus ardente reconnaissance. Il joignit les mains, et d’un ton suppliant :

– Me pardonnerez-vous, madame… commença-t-il.

D’un petit geste rapide qu’il fut seul à voir, Mme de Bois-d’Ardon l’interrompit.

– Prenez garde, disait ce geste, nous ne sommes pas seuls, on nous regarde.

Et en même temps, elle se retournait vers la rue, en lui faisant signe de l’imiter, afin de dérober au moins leur visage à l’observation.

Le fait est que cette conversation, dont personne n’entendait mot, intriguait fort dans le salon. Deux dames surtout, l’une bien compromise, et l’autre totalement perdue de réputation en furent vivement choquées et se penchèrent l’une vers l’autre pour se communiquer leur opinion, sur ce qu’elles jugeaient charitablement un rendez-vous scandaleux.

Pour le jeune M. Gaston, il crevait de dépit et de jalousie. Personne ne le remarquait.

– Elle est mauvaise ! marmottait-il… À-t-on jamais vu cet artiste, qui me la faisait à la vertu !… ça ne prend pas !… C’est qu’elle est jolie la petite !

Entre André et Mme de Bois-d’Ardon, la conversation continuait.

– De Breulh, poursuivait la vicomtesse, a déjà recueilli sur le compte de M. de Croisenois cent fois plus de bruits fâcheux qu’il n’en faudrait pour décider un père à lui refuser sa fille. Cela ne suffit pas, puisque Mussidan a le couteau sur la gorge. Ce qu’il faut, c’est de dénicher dans le passé de ce Croisenois quelque bonne grosse infamie qui le force à se retirer…

– Je la trouverai, fit André les dents serrées, j’en ai la certitude.

– Franchement, mon pauvre monsieur, il faudrait vous hâter. Selon nos conventions, je suis charmante pour lui, il me croit sa toute dévouée, et même il me fait un peu la cour. Demain, je le présente à l’hôtel de Mussidan, c’est convenu avec le comte et la comtesse.

À grand peine, le jeune peintre maîtrisa un mouvement de rage.

– J’ai bien compris en les voyant, reprit Mme de Bois-d’Ardon, qu’il y a quelque chose, et que vous aviez deviné juste. D’abord Mussidan et sa femme, qui vivaient fort mal ensemble, se sont tout à coup rapprochés, on dirait qu’ils se serrent l’un contre l’autre, pour mieux résister au danger… Puis leur contenance, leurs mouvements, tout en eux trahit l’inquiétude, la contrainte, le désespoir… C’est avec attendrissement, avec une sorte de reconnaissance douloureuse, qu’ils regardent leur fille… J’ai deviné qu’ils attendent d’elle le salut, et qu’ils l’admirent de les sauver.

– Et elle, murmura André, elle…

– Sabine, monsieur André, est sublime… oui, sublime, pour qui comme moi sait la vérité. Résolue au sacrifice, elle l’a accepté plein, entier, sans restrictions, sans murmure… Son dévouement est grand, mais ce qui est admirable, c’est qu’elle sait dissimuler à ses parents l’étendue et l’horreur de son sacrifice. Noble fille !… Elle est calme et grave comme avant, mais non davantage. Je l’ai trouvée maigrie et un peu pâlie, son front, quand je l’ai embrassée, m’a brûlé les lèvres comme un fer rouge… hormis cela, rien ne trahit ses intolérables souffrances… C’est à douter. Mais Modeste m’a parlé… C’est un rôle qu’elle joue… un rôle où elle agonise… elle mourra en souriant à ceux dont elle sauve l’honneur.

De grosses larmes roulaient lentes et silencieuses sur les joues d’André.

– Mon Dieu !… murmura-t-il, comment mériter une telle femme !…

Mais une porte s’ouvrait, et au bruit qu’elle fit, André et Mme de Bois-d’Ardon s’interrompirent et se retournèrent vivement.

 

L’illustre Van Klopen apparaissait.

Selon sa coutume après chaque consultation, il venait crier dans son « purgatoire » :

– À qui le tour ?

Mais à la vue du jeune M. Gaston, sa physionomie changea, et c’est le sourire le plus engageant aux lèvres qu’il fit passer les deux jeunes gens, écartant d’un geste impérieux la patiente dont c’était le tour, et qui protestait contre le passe-droit.

– Sans doute, dit-il, d’un ton bonhomme, à M. Gandelu fils, vous venez me commander quelque surprise pour la délicieuse Zora de Chantemille ?…

Affreuse ironie !… l’intelligent jeune homme poussa un soupir à fendre l’âme.

– Pas pour le moment !… répondit-il… Zora est un peu souffrante…

Mais André, qui avait arrangé la petite histoire à conter au couturier des reines, était trop pressé pour laisser consumer le temps en parlages inutiles.

– Nous venons, monsieur, interrompit-il, pour une affaire plus sérieuse. Mon ami, M. Gaston, va quitter Paris pour plusieurs mois, et il désire, avant de s’éloigner, retirer sa signature de la circulation. Il y tient d’autant plus que son père serait fort mécontent s’il apprenait qu’il a souscrit des billets…

– Je conçois cela.

– Eh bien !… monsieur, vous pouvez lui être fort utile.

Le jeune et intelligent Gaston se vit sauvé.

– Alors, mon cher Klopen, dit-il, remettez-nous les valeurs que vous avez signées de moi.

L’illustre couturier hocha la tête.

– Je les ai eues, fit-il… oui, je me le rappelle très bien. Cinq billets de mille francs chaque, valeur en compte, signés Gandelu, endossés Martin-Rigal… Je les tenais de la Société d’escompte mutuel… J’en ai disposé.

– Pas de veine !… murmura Gaston affreusement déconcerté.

– Oui, je les ai envoyés en règlement à mes fournisseurs de Saint-Etienne, Rollon, Vrac et Cie…

Le sieur Van Klopen est certes un coquin habile ; mais il est né à Rotterdam, la finesse de détail lui manque. Bien plus, en dehors de son extraordinaire impudence professionnelle, il se trouble aisément. Et la preuve, c’est que, gêné par le regard d’André, obstinément attaché sur lui, il ajouta :

– Si vous ne me croyez pas, je puis vous montrer l’honorée de ces messieurs m’accusant réception…

– Inutile, monsieur, prononça André, inutile… du moment où vous nous donnez votre parole d’honneur…

– Certes, je vous la donne, et la grande, et la vraie… Mais n’importe, laissez-moi chercher la preuve dans ce paquet de lettres…

Le couturier des reines semblait chercher avec une sorte de rage.

– Oh !… assez, monsieur, fit André, sans la moindre ironie, car il tenait à paraître dupe, ne prenez pas tant de peine… Les billets sont à Saint-Etienne… c’est un petit malheur !… Nous attendrons l’échéance. M. Gandelu ne déshéritera pas son fils pour cela… j’ai l’honneur de vous saluer…

Et comme il sentait bouillonner son sang dans ses veines, comme il craignait de ne pas rester parfaitement maître de soi, André sortit, entraînant le jeune Gaston, lequel voulait absolument consulter Van Klopen sur la tenue qu’il serait « très chic » de donner à Zora quand elle sortirait de Saint-Lazare.

Lorsqu’ils furent dans la rue, à une vingtaine de pas de la maison du tailleur pour dames, André s’arrêta, et, tirant son calepin, y écrivit, à tout hasard, l’adresse des fabricants de Van Klopen, MM Rollon, Vrac et Cie. Quand il eut fini :

– Eh bien !… demanda-t-il à son compagnon, que pensez-vous de votre couturier ?

M. Gandelu fils était absolument rassuré.

– Je pense, mon cher bon, répondit-il, que Van Klopen n’est pas bête… Il me connaît. S’il avait fait sa tête, je lui perdais sa clientèle… et raide ! Je suis bon garçon, comme dit Philippe de chez Vachette… mais je n’aime pas les scies !… Ah !… mais non !…

– Alors où croyez-vous vos billets ?…

– À Saint-Etienne, parbleu !…

L’obstinée confiance du jeune M. Gaston arracha à André un geste de commisération et d’impatience.

Cette naïveté idiote, chez un garçon gâté jusqu’aux moelles par toutes les corruptions parisiennes, lui paraissait inexplicable.

– Voyons, fit-il en consultant sa montre, il est trois heures, si pressé que je sois, j’ai un quart d’heure à vous donner.

Ils arrivaient au boulevard des Italiens, ils tournèrent à droite, remontant vers la rue de Richelieu.

– Écoutez-moi donc, reprit André, et tâchez, s’il se peut, de vous bien pénétrer de l’affreuse gravité de votre situation…

– J’écoute, mon cher bon, allez-y gaiement !…

– Il est entendu, n’est-ce pas, que Van Klopen vous a refusé crédit, et c’est pour le payer que vous vous êtes adressé au sieur Verminet.

– Naturellement…

– Rien de mieux, en effet. Mais comment expliquez-vous que ce même homme qui le lundi vous jugeait trop insolvable pour vous ouvrir un compte, soit allé le mardi choisir précisément les billets créés par vous à son intention pour les envoyer à ses fabricants ?

L’objection était si forte, elle résumait si clairement la situation, que M. Gandelu fils en fut saisi. C’était une lueur soudaine qui éclairait le brouillard de sa cervelle…

– Cristi !… murmura-t-il, évidemment inquiet ; je n’avais pas réfléchi à cela. Elle est drôle !… Voudrait-on me monter un coup ? Je m’le d’mande. Mais lequel ?…

– Il est à croire, cher monsieur, que Verminet et Van Klopen ont le projet de vous faire « chanter. »

Ce mot sonna mal à l’oreille de l’intelligent jeune homme.

– Me faire chanter, moi !… déclara-t-il, ah !… mais non. Je la connais, celle-là. Ce n’est pas ce petit-là qu’on fait chanter.

André haussa les épaules.

– Alors, reprit-il, faites-moi le plaisir de chercher ce que vous répondrez à Verminet, si, le jour de l’échéance, il vient vous dire : donnez-moi 100.000 francs de ces cinq petits papiers ou je les porte à votre père.

– Je dirai… Ah !… je la trouve mauvaise, je dirai…

– Vous ne direz rien. Vous reconnaîtrez qu’on a abusé de votre simplicité, vous conjurerez Verminet d’attendre, et il attendra si vous lui signez pour cent mille francs de lettres de change payables à votre majorité…

Qu’on se fût joué de lui, voilà ce que ne put digérer le jeune M. Gaston.

– Cent mille claques !… interrompit-il, voilà tout ce qu’aura Verminet. Ah !… je suis comme cela, moi, si on m’énerve, je mets les pieds dans le plat ! Payer ce farceur !… il s’en ferait mourir. Je sais bien que papa la trouvera mauvaise, et que si je lui tombais sous la main dans le premier moment il y aurait de la casse… Mais, zut !… je jouerais les filles de l’air !…

Il était transporté d’indignation ; mais, emporté par la force de l’habitude, il ne trouvait au service de sa colère d’autres expressions que ces locutions idiotes, dont composent leur vocabulaire ces spirituels jeunes messieurs à veston court, qui sont les délices du boulevard.

– Je crois, reprit André, que votre père vous pardonnerait cette… imprudence plus difficilement encore que l’infamie de lui envoyer un médecin compter combien d’heures lui restaient à vivre !… Il vous pardonnerait pourtant, il est votre père… il vous aime.

– Parbleu !… À Chaillot, Verminet !…

– Non, monsieur, non. Si vous n’avez pas peur de votre père, il vous menacera d’une autre personne… il vous menacera du procureur impérial.

Du coup, l’intéressant jeune homme s’arrêta brusquement.

– Oh !… fit-il, pour une plaisanterie…

– Oui ; mais le malheur est que cette plaisanterie s’appelle un faux, en bon français. Et un faux, quand il est dénoncé, c’est la cour d’assises d’abord, puis le bagne.

Le jeune M. Gaston était devenu affreusement pâle, il regardait André d’un air fou, la pupille dilatée par l’effroi, plus tremblant que la feuille, fléchissant sur ses jarrets.

– Le bagne !… bégaya-t-il, non, il n’en faut pas. Anatole dit qu’on n’en meurt pas, et qu’on y est même très bien avec des protections… Mais c’est égal, je n’en suis plus, je passe la main !…

Il parut réfléchir, et avec une certaine violence, reprit :

– Mais je suis buté, je ne chanterai pas. Si on me dénonce, je fais comme Cartex… Ah !… elle est bien bonne ! J’invite tous mes amis à un grand dîner, et au café, v’lan !… dans l’œil !… je me tire un coup de pistolet. Les autres feront une drôle de tête… Hein ! Quelle réclame pour Brébant !… Toutes les dames après, tourmenteront Philippe pour qu’il les fasse dîner dans le cabinet où la chose se sera passée… Voilà comme je suis, moi !… Et dans ma poche on trouvera une lettre très spirituelle qu’on mettra dans tous les journaux !…

Il oubliait qu’il était sur le boulevard, il criait de toute la puissance de son fausset ; il gesticulait, et déjà quelques passants s’arrêtaient, espérant une dispute.

André passa son bras sous le sien et l’entraîna.

Mais Gaston avait été remué jusqu’au fond de lui-même, et toutes les cordes de son âme, muettes jusqu’alors, vibraient.

– Dix louis, poursuivait-il, que le rusé vieillard en meurt !… Pauvre père, je l’ai durement scié, tout de même. Moi qui avec rien le rendais si heureux !… Quand je restais à dîner avec lui, il mettait les petits plats dans les grands !… Ah ! si c’était à recommencer !… Mais quoi !… Le jeu est fait, rien ne va plus… À mon âge, je la trouve mauvaise !… Avoir vingt ans, le sac, le truc, du chic, être adoré de Zora, et éteindre son gaz… elle n’est pas drôle !… Mais la cour d’assises… Non ! j’aime mieux le pistolet !… je suis le fils d’un honnête homme !…

À son tour, André s’arrêta, examinant son compagnon avec la stupéfaction d’un vivisecteur qui entendrait parler une bête qu’il galvanise.

Le dégoût que lui avait inspiré Gaston diminua. Il lui sut gré de son énergie, si grotesquement qu’elle fût exprimée.

– Vrai… vous feriez ce que vous dites ? interrogea-t-il.

– Parbleu !… Je suis cascadeur, si on veut, mais sérieux dans les grandes occasions. Ce sera dur, mais voilà ce que c’est… c’est bien fait… il ne fallait pas y aller…

Véritablement la résolution éclatait dans ses yeux.

– J’approuve votre énergie, mon cher Gaston, reprit André, mais ne désespérons pas. Je crois, oui, je crois bien que je réussirai à arranger cette malheureuse affaire… seulement, soyez prudent, tenez-vous coi… Et n’oubliez pas que d’un instant à l’autre je puis avoir besoin de vous.

– C’est entendu… Mais dites donc, cher bon, il ne faudrait pas lâcher Zora… elle serait mauvaise !…

– Soyez tranquille… je vous verrai demain… et pour aujourd’hui, adieu !… je n’ai plus une minute à perdre.

Et sur ces mots, laissant M. Gaston encore tout ahuri, il s’éloigna en courant.

S’il était si pressé, c’est qu’il avait entendu Verminet dire à Croisenois : « J’irai chez Mascarot à quatre heures, » et qu’il avait formé le projet d’attendre à sa sortie et de suivre le directeur de la Société d’escompte mutuel.

Par lui, il espérait arriver jusqu’à Mascarot, qui dans sa pensée ne pouvait être qu’un complice.

Il longea la rue de Grammont comme une flèche, et la demie de trois heures sonnait à l’horloge de la Bibliothèque impériale, quand il arriva rue Sainte-Anne.

Plus rassuré, il respira, et c’est alors que les tiraillements de son estomac lui rappelèrent qu’il n’avait pas déjeuné.

Il regarda autour de lui.

Juste en face la Société d’escompte mutuel était la boutique d’un marchand de vins.

André y entra bravement, et du ton d’un habitué demanda deux sous de pain, une portion de jambon et une chopine, qu’il paya d’avance pour que rien ne le retardât quand il lui faudrait sortir.

Puis, debout devant le vitrage, il se mit à manger, tout en observant.

Il n’était pas sans inquiétude. Verminet avait dit aussi qu’il devait aller à la bourse. Rentrerait-il chez lui avant sa visite chez Mascarot ? Tout était là.

Si oui, André était sûr de réussir. Si non, il en serait pour une heure de guet.

C’était oui.

Il venait d’achever son pain et son jambon, lorsqu’il aperçut Verminet sortant de son allée.

D’un trait il avala sa chopine et s’élança dehors.

XXV

Rien qu’à voir dans la rue le sieur Verminet, on reconnaît l’homme important, le capitaliste, l’heureux tripotier d’affaires prospères.

Il marche en se dandinant, des épaules aussi bien que des jambes, le front haut, la bouche souriante et dédaigneuse, regardant les magasins de l’air d’un millionnaire qui a de quoi tout acheter, et lorgnant les femmes d’un œil impertinent.

André n’eut aucune peine à le suivre, bien que tout neuf à ce métier de « fileur, » plus difficile qu’on ne soupçonne, et qui, à l’exemple de tous les métiers, a ses théories invariables, ses règles reconnues, ses calculs tout faits, sa pratique, en un mot, qui le simplifie singulièrement.

Le temps était beau, l’air tiède, l’honorable directeur de la Société d’escompte mutuel en profita pour choisir le chemin le plus long, en homme qui, après une journée bien remplie, la conscience tranquille, s’accorde une honnête récréation.

Au lieu de prendre la rue Neuve-des-Petits-Champs, il gagna les boulevards, qu’il longea doucement, flânant, savourant son cigare, distribuant des saluts de droite et de gauche, et échangeant des poignées de main.

Et André, qui marchait derrière à quinze pas, ne perdant pas son homme de vue, s’étonnait de la quantité de gens que connaissait ce surprenant financier, et aussi de l’accueil que tout le monde lui faisait.

– Ah ça !… pensait-il un peu déconcerté, me serais-je trompé ?… On voit mal et peu juste, quand on regarde à travers le prisme de la passion… Ce Verminet ne serait-il pas ce que j’imagine ?… Aurais-je pris pour des indices concluants des chimères de mon imagination !…

André, le laborieux artiste, uniquement occupé de son avenir et de son art, n’avait aucune idée de cette large fraction de la société parisienne qui, en fait de honte et d’infamie, ne reconnaît que celle de n’avoir pas d’argent, à soi ou aux autres, gagné ou volé…

Monde à part, où le mépris n’existe pas, où tout homme, tant qu’il est bien mis et a vingt-cinq louis en poche, a droit aux égards des autres, quoi qu’il ait fait, quoi qu’il fasse, quoi qu’il doive faire…

Cependant, Verminet ayant atteint le boulevard Poissonnière, jeta son cigare et changea brusquement d’allures.

C’est du pas le plus rapide qu’il suivit successivement la rue Poissonnière et la rue du Petit-Carreau.

Enfin, arrivé presque à l’extrémité de la rue Montorgueil, non loin de Halles, il tourna court, entra sous une vaste porte cochère, et bientôt disparut.

Où allait-il ?… André n’eut pas la peine de conjecturer ; deux écriteaux qui resplendissaient de chaque côté de la porte étaient là pour le lui apprendre.

Verminet venait d’entrer chez B. Mascarot, et ce Mascarot était tout simplement un agent de placement pour domestiques et employés des deux sexes et autres.

L’humilité de la profession déconcerta singulièrement André. Il avait compté sur une découverte plus brillante, plus significative surtout.

N’importe, il résolut d’attendre Verminet, et pour se donner une contenance, il traversa la rue, et sans perdre de vue la porte du placeur, il parut s’absorber dans la contemplation de trois ouvriers mécaniciens qui posaient des volets à glissement aux boutiques d’une maison neuve.

Heureusement la faction d’André dura peu.

Il n’y avait guère qu’un quart d’heure qu’il faisait le guet, lorsque dans la cour de la maison du placeur il vit paraître Verminet.

Deux hommes l’accompagnaient. L’un, grand, maigre, portant des lunettes de couleur ; l’autre, gras, fleuri, souriant, qui avait la tournure et les façons de la meilleure compagnie.

Bientôt, ils s’avancèrent jusqu’à la rue, et debout sur le bord du trottoir ils continuaient de s’entretenir avec une certaine animation.

Certes, André eût donné la moitié des vingt mille francs qu’il avait en poche pour entendre quelque chose de leur conversation, et il manœuvrait pour se rapprocher, quand non loin de lui éclatèrent deux coups de sifflet si violents qu’ils dominèrent le bruit de la circulation.

Ces coups de sifflet étaient si bizarrement modulés, qu’ils frappèrent André. Et il ne fut pas le seul à être frappé. Il vit fort distinctement le grand monsieur à lunettes qui parlait à Verminet, tressaillir et regarder vivement autour de lui.

Mais le jeune peintre n’attacha aucune importance à cette particularité, et il avançait toujours, dissimulé par un flot de passants, quand les trois interlocuteurs brusquement se séparèrent.

L’homme aux lunettes entra dans la maison ; Verminet et l’homme aux manières distinguées s’éloignèrent dans la direction des halles.

André eut dix secondes d’hésitation. Que faire ? Devait-il tâcher de savoir qui étaient ces deux inconnus ?… Il apercevait sous la porte du placeur un marchand de marrons qui pourrait peut-être lui donner des renseignements.

– Non, se dit-il, ce marchand sera toujours là, tandis que je ne saurais où rejoindre Verminet et son compagnon.

Il s’élança donc sur leurs traces.

Ils ne le conduisirent pas loin. Ils traversèrent l’obscur passage de la Reine-de-Hongrie, tournèrent à droite dans la rue Montmartre et entèrent dans une maison de belle apparence.

Mais comment savoir qui ils allaient visiter ?… Le plus naïf fileur n’eût pas été embarrassé, André l’était extrêmement lorsque, s’étant approché, il distingua au fond du vestibule, sur une plaque de marbre, ces mots : Bureaux au premier.

Ce fut un trait de lumière.

– Eh !… pensa-t-il, c’est ici que demeure le banquier… Martin-Rigal.

Il entra à son tour, questionna la concierge : il ne s’était pas trompé.

– Décidément, se dit-il, j’ai de la chance, et si mon petit marchand peut m’apprendre qui sont ces deux inconnus, j’aurai fait une bonne campagne. Pourvu qu’il ne soit pas parti…

Non seulement il ne s’était pas éloigné, mais il y avait deux marchands pour un, près du réchaud, deux jeunes drôles en blouse, la casquette sur l’oreille, qui discutaient avec tant d’animation, qu’ils ne remarquèrent pas André quand il vint se placer tout près d’eux.

Ces messieurs débattaient un marché.

– C’est assez me lanterner comme cela, disait l’un. J’ai dit mon dernier mot à ton père. Vous voulez ma place et mon réchaud… c’est deux cent cinquante francs.

– Le vieux ne donnera pas plus de deux cents francs.

– Alors, il peut se fouiller !… deux cents francs, une place de cent sous par jour !… il n’est pas chien ! Et j’ai fait des journées de plus de dix francs, foi de Toto-Chupin.

Toto-Chupin !… le nom plut à André, et c’est à celui qui le portait qu’il s’adressa.

– Mon ami, lui demanda-t-il, vous étiez là, tout à l’heure ; avez-vous vu descendre de cette maison, et causer un instant sur la porte trois messieurs ?…

Le jeune drôle commença par toiser de l’air le plus insolent ce questionneur qui osait l’interrompre, puis, d’un ton brutal :

– Qu’est-ce que cela peut vous faire, à vous ? dit-il… Passez donc votre chemin.

André n’avait pas étudié les gens de bourse, mais il avait observé et d’un peu plus près qu’il n’eût voulu, jadis, cette engeance parisienne dont Toto-Chupin était un agréable spécimen ; il en connaissait la langue et les mœurs…

– Réponds toujours, insista-t-il, ça ne t’écorchera pas la bouche.

– Eh bien !… oui, je les ai vus…, après !…

– Après ?… il y a que je voudrais bien savoir leurs noms, les connaitrais-tu par hasard ?…

Toto-Chupin avait soulevé sa casquette pour se gratter la tête, ce qui est sa façon de stimuler son intelligence, et tout en ébouriffant ses vilains cheveux jaunâtres il guignait André, l’examinant curieusement, le soupesant, pour ainsi dire, l’évaluant…

– Et si je les connaissais, ces hommes, répondit-il enfin, si je vous disais leurs noms !… Que me donneriez-vous ?

– Dix sous.

Le mauvais drôle gonfla tant qu’il put une de ses joues, et appliqua dessus un bruyant coup de poing, ce qui est l’expression superlative de son ironie et de son dédain.

– Prenez garde de casser vos bretelles ! s’écria-t-il, avec un inexprimable accent. Dix sous !… Oh ! là ! là !… Voulez-vous que je vous les prête ?

André haussa tranquillement les épaules.

– Pensais-tu donc, fit-il, que j’allais t’offrir vingt mille livres de rentes ?…

À sa grande surprise, Toto éclata de rire.

 

– Gagné !… dit-il. J’avais parié avec moi que vous n’étiez pas un cocodès, j’ai gagné !… Je me dois un canon…

– Et à quoi reconnais-tu cela ?…

– Tiens !… Un cocodès m’aurait offert cent sous ; j’aurais demandé vingt francs, il en aurait aboulé dix, autant de francs que vous de sous.

Le peintre ne put dissimuler un sourire.

– Tandis que vous, poursuivit Toto, on ne vous fait pas voir le tour…

Il s’interrompit, et la contraction de ses lèvres et de son front trahissait l’effort de sa pensée.

Maître Toto-Chupin était fort perplexe. Ces noms, il les savait ; devait-il les dire ? Son flair exercé reconnaissait un ennemi. Ce n’est point aux marchands de marrons que les gens bien intentionnés s’adressent pour obtenir des renseignements. Parler, c’était, selon toute probabilité, causer quelque préjudice à B. Mascarot ou aux siens, à Beaumarchef ou au doux Tantaine.

C’est là ce qui décida Chupin.

– Bast !… fit-il, je vais vous les dire ces noms !… Gardez vos dix sous… Je vous les dirai à l’œil, parce que vous me plaisez, foi de Toto. Le grand sec, c’est le patron, le papa Mascarot, quoi !… L’autre, le gros père, c’est son ami, le docteur Hortebize. Quant au troisième… attendez donc que je cherche…

– Oh !… celui-là, je le connais, il s’appelle Verminet.

– Vous y êtes !…

André était tellement enchanté de Chupin, qu’il tira de sa poche et jeta sur le couvercle du fourneau une pièce de cinq francs, en disant :

– Tiens !… voilà pour ta peine.

C’est avec une grimace et un geste de singe que le garnement ramassa la pièce.

– Merci ! mon prince, fit-il.

Il allait ajouter quelque plaisanterie, quand après un coup d’œil jeté dans la rue, tout à coup sa physionomie prit une expression sérieuse et même inquiète, et il arrêta sur le jeune peintre un regard singulier.

– Qu’y a-t-il ? demanda André, qui surprit ce regard.

– Rien, répondit Toto, oh !… rien du tout. Seulement, tenez, vous avez l’air bon enfant, vous, et pas fier… Eh bien !… moi, à votre place, je me méfierais.

– Et de quoi, bon Dieu !…

– Dame !… je ne sais pas, moi !… C’est une idée que j’ai, comme cela, qu’on voudrait vous faire chanter… Mais en voilà assez, pas vrai !…

Il tourna le dos, sur ces derniers mots prononcés d’un ton rogue, et reprit avec son acheteur la discussion du marché.

Le jeune peintre avait grand peine à cacher son profond ébahissement.

Il comprenait bien que cet affreux drôle devait savoir quantité de choses qui lui seraient prodigieusement utiles, mais il comprenait aussi que pour le moment il était résolu à se taire, et que ce serait folie que d’essayer seulement de lui tirer un mot.

Il pensa que mieux valait en rester là pour le moment et revenir le lendemain. N’était-il pas certain de toujours retrouver le jeune drôle, alors même qu’il faudrait le faire rechercher par son successeur ?

D’ailleurs, l’heure de son rendez-vous avec M. de Breulh approchait.

– Au revoir, Toto-Chupin, dit-il, à une autre fois.

Un fiacre vide passait, André y monta, ordonnant au cocher de le conduire au rond point des Champs-Élysées.

S’il ne donnait pas l’adresse du café où il devait se rencontrer avec M. de Breulh-Faverlay, c’est que, selon le conseil de Toto, il se défiait. Oui, il se défiait extrêmement.

Il se souvenait de ces deux coups de sifflet singuliers qui avaient fait tressaillir Mascarot et décidé la rupture de la conférence… Il se rappelait que c’était après un coup d’œil dans la rue que Toto-Chupin, devenu subitement soucieux, l’avait engagé à se défier.

– Morbleu ! s’écria-t-il, soudainement illuminé par le souvenir d’une histoire qu’il avait entendue conter autrefois, je comprends : on me suit…

La secousse qu’il ressentait de cette découverte si extraordinaire était trop violente pour qu’il songeât, sur le moment, à en tirer les déductions logiques et les dernières conséquences.

– Je chercherai plus tard, se dit-il, et je trouverai. L’important, pour le moment, est de dérouter les poursuites.

Il abaissa une des glaces du devant de la voiture, et tira le cocher par son manteau pour appeler son attention.

Quand cet homme se fut retourné et penché vers lui :

– Écoutez-moi attentivement, lui dit-il, et sans arrêter.

– J’écoute, bourgeois.

– D’abord, je vais vous payer votre course cinq francs, et d’avance. Les voici, prenez-les, ce sera autant de fait.

– Mais, bourgeois…

– Maintenant, mon brave, au lieu de remonter les Champs-Élysées, ce qui est le chemin pour me conduire où je vous ai dit, vous allez me faire le plaisir de prendre par la rue Royale et le faubourg Saint-Honoré. Vous marcherez le plus vite possible jusqu’à la rue de Matignon, dans laquelle vous tournerez… seulement, en tournant cette rue, retenez vos chevaux pendant une demi-minute, vous repartirez ensuite à fond de train… Et une fois aux Champs-Élysées, vous irez où vous voudrez, je ne serai plus dans la voiture.

Le cocher eut un petit sifflement qui voulait être malicieux.

– Connu !… fit-il. Vous êtes « filé » et vous voulez faire perdre votre piste.

– Il y a quelque chose comme cela.

– Alors, bourgeois, attention au commandement : ne sautez qu’après le tournant, parce que je tournerai court. Et surtout, ne sautez pas du côté du trottoir… La chaussée est moins dangereuse, si on manque son coup.

Ce cocher intelligent, était adroit aussi.

Arrivé à la rue de Matignon, il prit si bien ses mesures qu’André put sauter sans se faire le moindre mal et eut le temps de se précipiter dans l’allée obscure d’une maison, avant que personne eût tourné la rue.

Comme cela, pensait-il, je vais bien voir si je suis « filé », et par qui.

Mais c’est vainement que le jeune peintre, embusqué derrière la porte de l’allée, l’œil et l’oreille au guet, attendit.

Après cinq minutes qui lui semblèrent éternelles, rien encore n’avait paru, ni voiture, ni piéton, justifiant ses présomptions.

Me serais-je effrayé à tort ? pensait-il. Non, ce n’est pas supposable, le hasard n’a pas de telles coïncidences.

La nuit venait, plus d’un quart d’heure s’était écoulé, André se décida, non sans un violent dépit, à abandonner son poste pour rejoindre M. de Breulh.

Car avec toutes ces idées, pensait-il, je suis sûr que je me fais attendre.

Il avait, en cela, grandement raison.

En approchant de ce petit café des Champs-Élysées, choisi pour les rendez-vous, il reconnut, stationnant le long de la contre-allée, le coupé de M. de Breulh-Faverlay, et un peu plus loin le gentilhomme qui faisait les cent pas en fumant un cigare.

 

Au même moment, M. de Breulh, de son côté, l’aperçut.

– Arrivez donc, paresseux ! lui cria-t-il en s’avançant rapidement, la main tendue. Savez-vous que voici vingt bonnes minutes que vous me condamnez au pied de grue.

Le jeune peintre voulut s’excuser, mais le gentilhomme l’arrêta.

– Parbleu !… fit-il du ton le plus amical, je devine bien qu’il a fallu pour vous retenir quelque motif très grave. Seulement, vous l’avouerai-je, mon cher ami, je commençais à n’être plus fort rassuré.

– Vous étiez inquiet, monsieur ?

– Pour vous…, oui. Rappelez-vous donc mes recommandations de l’autre soir. M. Henri de Croisenois est un insigne gredin…

André se taisait, M. de Breulh lui prit familièrement le bras.

– Promenons-nous, fit-il, cela vaut mieux que d’aller nous attabler dans le café.

– Oui, en effet…, marchons !…

– Je veux vous dire, poursuivit le gentilhomme, que je crois ce misérable marquis capable de tout… Ah ! vous aviez deviné du premier coup. On lui voit en perspective un héritage très considérable, celui de son frère Georges, il en parle sans cesse… Ce n’est qu’un leurre à créanciers. Il y a longtemps qu’il en a mangé le fonds et le tréfonds, de cet héritage… Un homme ainsi acculé est terriblement dangereux !…

– Ah !… je ne le crains pas.

– Mais moi je craignais pour vous, ami André… Ce qui me rassurait pourtant, c’est que le misérable ne vous connaît pas.

Le jeune peintre hocha la tête.

– Non seulement le misérable me connaît, répondit-il, mais il doit soupçonner mes desseins.

M. de Breulh, sur ces mots, s’arrêta court.

– Impossible !… fit-il.

– Cependant, aujourd’hui, toute la journée, j’ai été suivi. Je n’en ai pas la preuve matérielle, mais j’en mettrais la main au feu… Jugez-en.

Et sans attendre une réponse, André raconta brièvement, mais de la façon la plus claire, tous les incidents de sa journée.

Lorsqu’il eut terminé :

– Vous avez raison, approuva M. de Breulh d’une voix grave, vous êtes sur la piste des ignobles scélérats qui prétendent exploiter le comte et la comtesse de Mussidan, mais ils le savent et leurs précautions sont prises. Oui, vous avez été suivi, n’en doutez pas, et désormais vous ne ferez plus un pas sans être environné d’espions. À cette heure même, je suis sûr qu’il y a ici près, une paire d’yeux qui nous observent…

Il regardait autour de lui, en parlant ainsi ; mais il faisait déjà sombre, il ne vit rien.

– Pour ce soir, du moins, reprit-il, riant tout bas de l’idée qui lui venait, nous fausserons compagnie à vos observateurs, et, si nous dînons ensemble, ils ne sauront certes pas où… Venez vite…

Sur le siège du coupé, le cocher dormait. M. de Breulh l’éveilla et lui donna ses ordres à voix basse.

– Vous allez voir, dit-il ensuite à son compagnon, en prenant place près de lui dans la voiture.

À la foudroyante rapidité du cheval, lancé dans la direction de l’avenue de l’Impératrice, André ne pouvait pas ne pas comprendre.

– Que pensez-vous de l’expédient ? disait gaiement M. de Breulh. Nous allons nous promener de ce train pendant une heure, et nous reviendrons par l’avenue de Saint-Ouen et la rue de Clichy. Au coin de la chaussée d’Antin on nous arrête, nous descendons lestement et nous sommes libres… Ceux qui nous suivraient auraient de bonnes jambes.

Tout se passa bien ainsi. Seulement, au moment où M. de Breulh sautait rapidement à terre, il vit comme une ombre se détacher de la caisse de la voiture, s’enfuir et se perdre dans la foule du boulevard.

– Morbleu !… il y avait un homme là ! s’écria-t-il. J’ai cru dépister l’espion, je l’ai simplement promené.

Et aussitôt, voulant en avoir le cœur net, il retira ses gants et alla palper successivement l’essieu et les ressorts du coupé.

– Plus de doute, dit-il à André ; touchez, le fer est encore chaud ; le gredin avait les jambes passées ici, et se tenait là.

Le jeune peintre ne répondit pas, mais sa déconvenue de tantôt lui fut expliquée. Pendant qu’il se précipitait dans l’allée, l’homme qui le suivait était emporté par le fiacre.

Cette aventure attrista le dîner, et dès dix heures André demanda la permission de se retirer. Il était écrasé de fatigue.

XXVI

Mme la vicomtesse de Bois-d’Ardon décrivait assez exactement la situation des maîtres de l’hôtel de Mussidan lorsque, dans le purgatoire de Van Klopen, elle disait à André :

« Le malheur a rapproché le comte et la comtesse, et Sabine ayant jugé que son devoir est de sauver l’honneur « de la famille, Sabine est sublime d’abnégation. »

M. et Mme de Mussidan, en effet, avaient compris que leurs haines devaient s’effacer devant le péril terrible, et que ce n’était pas trop de leurs efforts réunis pour essayer de résister aux ignobles scélérats qui les tenaient comme sous le couteau.

Malheureusement ce rapprochement n’avait pas eu lieu dès le premier jour. Après la menaçante démarche du souriant docteur Hortebize, et lorsqu’elle se fut assurée que toutes ses lettres lui avaient été soustraites, la première pensée de Mme Diane n’avait pas été, il s’en faut, de tout confesser à son mari.

Cette correspondance compromettait le duc de Champdoce pour le moins autant qu’elle, c’est à Norbert qu’elle demanda secours.

Mais ses espérances furent déçues.

Sa première lettre resta sans réponse. Elle en écrivit une seconde : même silence.

Enfin, dans une troisième lettre, elle s’abandonna, et, sans exposer tout à fait la situation, elle sut en dire assez pour que le duc pût comprendre de quel vol elle avait été victime et l’horreur du péril qui menaçait Sabine.

Cette troisième lettre lui fut rapportée par un valet de pied, ouverte, sous enveloppe.

Le duc, certainement, l’avait lue. En travers, il avait écrit :

« Les armes que vous gardiez contre moi se tournent contre vous. Dieu est juste. »

Mme Diane pensa devenir folle en lisant ces deux lignes.

Il lui sembla que c’était une prophétie inspirée par le ciel même, qui lui annonçait les plus effroyables malheurs, qu’il lui fallait enfin expier les crimes de sa vie, et que l’heure du châtiment était venue.

Pour la première fois, cette âme de marbre connut le remords.

Elle pria et elle pleura.

Pauvre folle !… Elle supplia Dieu d’effacer ce passé terrible, comme si toute la puissance de Dieu pouvait faire que ce qui a été ne soit pas !…

Alors elle vit bien que tout était perdu, et qu’il fallait qu’elle s’adressât à son mari, si elle ne voulait pas qu’une copie des lettres qui lui avaient été enlevées, lui fût adressée.

Ce fut un soir, dans le petit salon qui précédait la chambre de Sabine, encore bien malade, que la comtesse de Mussidan avoua à son mari ce qu’on exigeait d’elle, et l’épouvantable péril qui la menaçait.

Hélas !… il fallut bien qu’elle parlât de ces lettres fatales et de ce qu’elles contenaient. Elle le fit avec cette merveilleuse adresse des femmes, qui savent sans mentir ne pas dire la vérité.

Mais elle ne put pas ne pas dire comment elle se trouvait mêlée à la mort du vieux duc de Champdoce, et à la disparition mystérieuse de Georges de Croisenois…

Le comte écoutait frappé de stupeur.

Si habilement que fussent présenté les faits, ils restaient encore si odieux, que son imagination en était épouvantée.

Il observait la comtesse, et il se demandait comment ces traits si beaux encore, tant de délicatesse féminine, pouvaient dissimuler tant de perversité, tant de scélératesse.

Il évoquait ses souvenirs de Sauvebourg, et il revoyait Diane telle qu’elle était quand il l’avait connue et aimée. Combien elle semblait pure et candide alors, quelle douceur angélique dans ses regards… et cependant déjà elle avait conseillé un parricide !…

Mais une autre circonstance frappait M. de Mussidan.

Il avait été jusqu’alors persuadé que Diane, avant son mariage, et encore après, hélas ! avait été la maîtresse de Norbert de Champdoce.

Cependant, voici que la comtesse niait cela, qu’elle le niait absolument et de toute son énergie, à un moment où elle en était réduite à soulever les derniers voiles de sa vie…

Et lui qui doutait de sa paternité !… Aurait-il donc à se reprocher comme un crime son indifférence pour Sabine !…

D’ailleurs, il ne prononça pas un mot. Il se leva lorsque la comtesse eut terminé, et il sortit en chancelant comme un homme ivre.

Elle l’entendit seulement murmurer :

– Que devenir ?… Que faire ?…

Le malheur est que M. de Mussidan n’avait pas été seul à recueillir les lamentables aveux de sa femme.

Le comte et la comtesse croyaient leur fille endormie ; elle ne dormait pas. Ils croyaient son cerveau troublé par les hallucinations de la fièvre nerveuse qui avait mis ses jours en danger, et jamais sa raison n’avait été plus nette.

C’étaient eux qui la veillaient, car ils avaient redouté les indiscrétions de son délire, la fidèle Modeste était allée se reposer, et ils avaient laissé la porte de la chambre de Sabine ouverte, pour répondre si elle appelait, pour accourir si le mal lui arrachait un gémissement.

Oui, ils avaient commis cette imprudence, la porte qui donnait du petit salon dans la chambre était restée ouverte, et des mots terribles : ruine… déshonneur… infamie… désespoir… fin de tout… étaient arrivés jusqu’à Sabine.

D’abord, elle avait douté. N’était-ce pas le délire encore ?… Elle avait fait un effort pour secouer cet odieux cauchemar.

Mais bientôt elle dut se rendre à l’évidence. Ce qu’elle avait pris pour un rêve sinistre, c’était bien la réalité.

Dressée sur son lit, palpitante d’horreur, le front moite d’une sueur glacée, elle avait prêté l’oreille et entendu…

Sans doute, bien des mots, des phrases entières lui avaient échappé, mais elle n’avait pu se méprendre au sens général.

La conclusion d’ailleurs, n’était que trop claire. Les crimes de sa mère allaient être divulgués, punis, c’en serait fait de l’honneur du nom, si elle, Sabine, ne consentait pas à épouser cet homme qu’elle ne connaissait pas, le marquis de Croisenois.

À cette pensée tout son être se révoltait. Pourtant, elle n’hésita pas. Le devoir parlait. Elle se jura qu’elle se dévouerait.

Le supplice, elle le sentait, ne serait pas long. Arracher de son cœur son amour pour André, c’était s’arracher la vie même… Elle se dit qu’elle trouverait assez de courage pour vivre jusqu’à ce que tout fût sauvé… il le fallait. Après, elle aurait le droit d’accepter le repos et l’oubli de la tombe.

Mais la chair faillit trahir l’énergie de son âme. La fièvre la reprit dans la nuit, et une rechute mit sa vie en péril.

Elle fut encore sauvée, et lorsqu’elle revint à elle sa résolution n’avait ni changé ni faibli. Son premier acte, dès qu’elle ressaisit la liberté de son esprit, fut d’écrire à André cette lettre d’adieux qui avait rendu comme fou toute une soirée le malheureux artiste.

Puis, comme elle craignait que son père au désespoir ne se portât à quelque extrémité, elle lui avoua qu’elle savait tout…

– Du reste, ajouta-t-elle, il ne fallait pas se désoler, elle n’avait jamais aimé M. de Breulh, et elle était prête à épouser le marquis de Croisenois ; ce ne serait pas, affirmait-elle, un grand sacrifice.

M. de Mussidan fut-il dupe de ce généreux mensonge ?… Il est certain que non.

D’ailleurs, l’idée que le bonheur, la vie, la personne de sa fille seraient la rançon de son bonheur en danger lui était insupportable.

Seul, il n’eût pas hésité à braver les conséquences du meurtre de Montlouis.

Mais pouvait-il hasarder la divulgation du secret de la duchesse ?…

Certainement, la prescription était acquise, mais n’y aurait-il pas une enquête ? Henri de Croisenois ne manquerait pas de la demander, et il l’obtiendrait, pour la constatation légale de la mort de Georges.

Quel scandale alors, quelle clameur dans le public !…

Devant sa femme et sa fille, il reconnaissait la nécessité de la soumission, il paraissait se résigner, mais en réalité il ne pouvait, non, il ne pouvait prendre sur lui de se soumettre à cette ignoble oppression.

Le temps passait, cependant, et les misérables ne donnaient plus signe de vie ; le docteur même ne paraissait plus. Que signifiait ce silence ? Il y avait des moments où la comtesse se prenait presque à espérer.

– Nous oublieraient-ils ? pensait-elle ; seraient-ils tombés pour quelque méfait sous la main de la justice ?…

Non, ils n’étaient pas oubliés.

L’honorable placeur ne perdait pas de vue aucune des cases de ce vaste échiquier où il jouait sa dernière partie, et c’est avec une admirable précision et juste au moment opportun qu’il mettait ses pièces en mouvement.

Tout était combiné pour le succès de l’affaire de Champdoce, pour substituer Paul au véritable enfant du duc, toutes les précautions que peuvent suggérer la prévoyance et la prudence humaines avaient été prises…

B. Mascarot se retourna vers Croisenois, vers le comte et la comtesse de Mussidan négligés en apparence pendant une semaine.

De ce côté, l’opération était double.

Tout d’abord, il fallait arracher au comte et à la comtesse leur consentement au mariage de Croisenois et de Sabine.

En second lieu, il s’agissait de contraindre Croisenois à lancer et à bien lancer cette fameuse société industrielle destinée à masquer les pratiques de chantage de B. Mascarot et de ses associés.

Avant tout, une démarche décisive près de M. de Mussidan était indispensable…

Le bon père Tantaine fut mis en campagne.

Pour une mission de l’importance de celle dont on le chargeait, près de telles personnes, tout autre que le doux père Tantaine eût jugé indispensable de faire un peu de toilette, de cirer à tout le moins ses bottes éculées et de promener la brosse sur sa redingote crasseuse.

Mais le bonhomme a d’inébranlables principes, qu’il a plus d’une fois exposés au trop coquet Beaumarchef : il dédaigne ce qu’il appelle les simagrées, et prétend que l’habit ne fait pas le moine.

On l’a souvent entendu déclarer qu’il ne quitte jamais un vêtement le premier, et quand on l’examine on reconnaît qu’il doit dire vrai.

Il tient à ses guenilles autant qu’à sa peau même. Il dit qu’en en changeant, il déguiserait sa personnalité. Il sait ce qu’il est, avec ses loques, il ignore ce qu’il serait sous des vêtements neufs.

C’est pourquoi, lorsque sur les onze heures du matin, les domestiques de l’hôtel de Mussidan virent entrer dans le vestibule ce grand vieux sordide et malpropre, qui demandait à parler au comte ou à la comtesse, ils n’hésitèrent pas à lui répondre que Monsieur et Madame venaient de sortir pour plusieurs années.

La plaisanterie ne parut aucunement déconcerter le bonhomme.

Sans quitter son air humble et timide, il insista, se recommandant de son patron, le placeur de la rue Montorgueil. Puis, tirant de sa poche une carte de B. Mascarot, il conjura ces « bons messieurs » de la faire passer à leurs maîtres, affirmant que dès qu’ils la verraient ils donneraient l’ordre de l’introduire.

L’influence du nom de l’honorable placeur était grande, et cependant les valets hésitaient quand le beau Florestan survenant se chargea de la commission, sous ce prétexte qu’un homme en vaut bien un autre.

Le comte de Mussidan venait de se mettre à table pour déjeuner, avec la comtesse, lorsque Florestan lui apporta la carte du placeur de la rue Montorgueil.

En lisant ce nom de B. Mascarot, qui était resté gravé dans sa mémoire, le comte devint plus blanc que sa chemise, et son estomac se serra si violemment, qu’il lui fallut un effort pour avaler la bouchée qu’il mâchait.

– Conduisez ce… monsieur à la bibliothèque, et dites-lui que je l’y rejoindrai dès que j’aurai déjeuné.

Florestan sorti, M. de Mussidan fit passer la carte à sa femme, avec ce seul mot : « Voyez !… »

Mais la comtesse, qui était plus pâle qu’une morte, et comme anéantie, ne releva pas la tête pour regarder.

– J’avais deviné !… balbutia-t-elle.

– Eh bien !… oui, reprit le comte, l’échéance est arrivée !… Voici la fin de tout ! Ce nom, sur ce carré de papier, c’est la signification de l’arrêt fatal.

Il se leva avec un tel mouvement de rage que toute ce qui se trouvait sur la table fut renversé.

– Et ne pouvoir rien contre ces vils scélérats !… s’écria-t-il, rien !… Se sentir écraser et n’oser pas jeter un cri !… Subir les derniers outrages et se taire !… C’est à devenir fou…

Il succombait à la violence de son émotion ; il s’affaissa sur une chaise, le coude appuyé sur le dossier, cachant sa figure entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes… car il pleurait.

Le voyant ainsi désespéré, la comtesse se leva toute chancelante, vint s’agenouiller à ses pieds, et prit une de ses mains qu’elle baisa.

– Pardon !… Octave, murmurait-elle, oh !… pardon !… Je suis une malheureuse. Dieu n’est pas juste !… Seule, j’ai commis les crimes ; pourquoi ne suis-je pas seule punie !…

M. de Mussidan la repoussa sans colère.

Il souffrait tant, que l’idée ne pouvait lui venir d’adresser un reproche à cette femme, la sienne, qui cependant avait fait de sa vie une longue torture, qui était la seule cause de cette suprême catastrophe.

 

– Et Sabine, reprit-il, ma fille, une Mussidan, épouserait un de ces ignobles et bas coquins !… Non, cela ne se peut !… Donner notre fille pour nous sauver de l’infamie, serait une abominable lâcheté, un crime plus odieux que tous les autres !…

Seule, Mlle de Mussidan paraissait garder son sang-froid. Ses souffrances étaient autrement affreuses que celles de ses parents, et elle était innocente, elle !… Mais elle avait l’héroïsme du devoir, sa physionomie restait calme.

– Eh ! cher père, fit-elle avec une gaieté navrante, en un pareil instant, pourquoi désespérer… Qui sait si M. de Croisenois ne sera pas un très bon mari !…

Le comte se retourna vers Sabine qu’il enveloppa d’un regard brûlant de tendresse et de reconnaissance.

– Chère fille !… murmura-t-il, d’un ton attendri, chère bien-aimée Sabine !…

L’exemple de tant de dévouement le rappelait à lui-même ; il se leva :

– Résignons-nous, fit-il… en apparence du moins. Nous avons tout à espérer du temps… attendons. Laissons aller les choses !… À la porte de la mairie, nous verrons !…

Ainsi le père et l’amant se rencontraient dans une pensée commune. Ce que disait là le comte, André l’avait dit…

Cette résolution rendit à M. de Mussidan toute sa fermeté. Il s’approcha de la table, se versa un grand verre d’eau qu’il avala d’un trait, et sortit en murmurant :

– Allons !… du courage !…

XXVII

Cette scène si désolante, le doux père Tantaine la devinait, ou à peu près. Il ne trouvait donc point surprenant qu’on le fît attendre ; il ne s’en formalisait pas.

Florestan l’avait conduit dans cette vaste et belle bibliothèque où B. Mascarot avait été reçu, et pour tuer le temps il y inventoriait toutes choses, les meubles sévères et de haut style, les lourdes tentures, les livres dont les reliures, chef-d’œuvre d’un ouvrier de Londres, resplendissaient, les bronzes qui chargeaient les consoles, enfin, toutes les superfluités d’un luxe d’ancienne date déjà et du meilleur goût.

– Eh ! eh !… murmurait-il, en essayant l’élasticité des fauteuils, on est bien ici, très bien ; et quand les affaires seront finies, je ne dis pas que je ne m’arrangerai pas un nid semblable ! Je suis sûr que Flavie…

Un bruit de pas dans le corridor coupa net ce monologue, et le bonhomme se dressa brusquement.

La porte s’ouvrit ; M. de Mussidan parut, extrêmement pâle, mais calme et digne.

Le doux père Tantaine aussitôt s’inclina jusqu’à terre, les coudes en dehors, serrant à deux mains contre sa poitrine son chapeau pelé et ramolli par bien des années de service.

– Monsieur le comte, balbutiait-il, le plus humble de vos serviteurs…

Mais le comte demeurait comme pétrifié sur le seuil.

– Pardon !… interrompit-il, c’est bien vous qui m’avez fait remettre cette carte en sollicitant un moment d’entretien ?…

– J’ai eu cet honneur.

– Cependant, vous n’êtes pas celui dont je lis le nom sur cette carte.

– Il est vrai… je ne suis pas M. Mascarot. Si j’ai pris la liberté de me servir de ce nom respectable, pour arriver jusqu’à monsieur le comte, c’est que le mien ne lui eût rien appris. Je me nomme Tantaine, Adrien Tantaine, clerc d’huissier de mon état.

C’est avec une surprise profonde que M. de Mussidan toisait le grand vieux si délabré. L’expression niaise de sa physionomie, son sourire douceâtre, son humilité inquiétaient ; on sentait que se fier à cette bonace serait folie.

– Or, reprit le bonhomme, je viens pour l’affaire que monsieur le comte sait bien. Il est urgent d’en finir et d’échanger les paroles.

– Échanger les paroles !… Il disait cela simplement, comme une chose parfaitement naturelle !…

Le comte, cependant, entra, refermant à clé sur lui la porte de la bibliothèque.

L’ignoble du personnage lui rendait plus pénible encore, et plus douloureuse une humiliation déjà presque intolérable.

– Je vous comprends, reprit M. de Mussidan. Mais pourquoi est-ce vous qui venez, et non pas l’autre… celui que j’ai vu déjà ?

– Il devait venir, c’était entendu, puis au dernier moment, il a refusé.

– Ah !…

– C’est comme cela. Il a eu peur. Mascarot a encore beaucoup de choses à perdre, tandis que moi !…

Sur ce : moi, il s’arrêta court, et écartant les pans de sa crasseuse redingote, il fit sur lui-même un tour complet, afin de bien montrer toute l’horreur de son costume.

– Ce que j’ai sur le dos est tout ce que j’ai à perdre.

Il disait cela d’un ton enjoué qui devait faire frissonner.

– Ainsi, fit le comte, je puis traiter avec vous ?

– Parfaitement… d’autant mieux que je ne suis pas un intermédiaire, moi, je suis le propriétaire des documents.

– Comment, c’est vous qui… ?

Le bonhomme s’inclina de l’air le plus modeste.

– C’est moi, oui, monsieur le comte, répondit-il, qui possède les feuillets arrachés au journal de M. de Clinchan, et aussi, pourquoi ne pas l’avouer ? toute la correspondance de Mme de Mussidan. Si, pour commencer, j’avais divisé l’opération, c’est qu’il n’est pas prudent de mettre tous ses œufs dans le même panier… Mais maintenant que monsieur le comte et madame la comtesse sont d’accord, nous pouvons, je crois, joindre les causes, comme on dit au palais…

– Soit !… répondit le comte, sans prendre la peine de cacher son dégoût, asseyez-vous.

Qu’on le méprise autant qu’il le mérite, c’est ce dont le doux père Tantaine se soucie comme de Collin-Tampon. Mais il ne supporte pas qu’on lui témoigne le mépris qu’on ressent. Beaucoup d’hommes sont ainsi…

Son irritation se traduisit par un changement de façons si soudain que le comte en fut stupéfait. Toute son humilité disparut.

– Je serai bref, fit-il d’un ton tranchant. Avez-vous l’intention, monsieur le comte, de déposer une plainte au parquet ? C’est votre droit. Le chantage est un délit, nous serons certes poursuivis…

– J’ai déjà dit que je ne porterais pas de plainte.

– Nous transigeons, alors ?

– Oui, mais la transaction est à discuter…

Le vieux clerc haussa dédaigneusement les épaules.

– Avec nous, interrompit-il, on ne discute pas. Nous dictons les conditions et on les accepte ou on les repousse. C’est à prendre ou à laisser…

Cela fut dit avec un accent de si rare impudence, qu’une fugitive rougeur empourpra le front de M. de Mussidan, et qu’il balança s’il ne jetterait pas le vil gredin par la fenêtre.

Mais il avait pris, vis-à-vis de lui-même, l’engagement de tout entendre.

– Dites toujours vos conditions, fit-il.

Le père Tantaine sortit un portefeuille graisseux, et en tira un « traité » rédigé à l’avance.

– Voici, prononça-t-il, notre dernier mot ; je lis :

« Le comte de Mussidan accorde la main de Mlle Sabine, sa fille, à M. le marquis de Croisenois ; il donne 600.000 francs de dot, et s’engage à faire célébrer le mariage dans les délais de stricte rigueur.

« Demain M. de Croisenois sera officiellement présenté à l’hôtel de Mussidan et très bien accueilli.

« Dans quatre jours il sera invité à dîner.

« D’aujourd’hui en quinze, M. de Mussidan donnera une grande fête pour la signature du contrat.

« Les feuillets et la correspondance seront remis à M. de Mussidan au sortir de la mairie… »

Le comte eut sur lui-même assez de puissance pour subir, sans éclater, la lecture de ces incroyables conditions.

– Fort bien ! fit-il froidement, et qui me dit que vous tiendrez vos engagements, que les papiers me seront restitués ?

Le vieux clerc eut un geste d’atroce commisération.

– Le simple bon sens, répondit-il. Qu’aurons-nous à espérer de vous, quand nous aurons votre fille et votre fortune ?… Rien, n’est-ce pas !…

À qui fût venu, un mois plus tôt, lui conter comme vrais les incidents d’un complot pareil à celui dont il était en ce moment la victime, M. de Mussidan eût répondu par un sourire d’incrédulité.

L’homme est ainsi fait, qu’il refuse d’admettre les événements qui sortent du cercle de ses prévisions : cadre absurdement restreint, si on le compare aux combinaisons infinies qui résultent du jeu des intérêts et des passions.

Ainsi M. de Mussidan était absolument abasourdi de la logique si impudente du vieux clerc d’huissier.

Que lui disait-il ?

Qu’on le laisserait en repos quand on n’aurait plus rien à attendre de lui.

Cela tombait sous le sens, et l’évidence était telle qu’elle valait les plus fortes et les plus solides garanties.

Le comte cependant ne répondit pas tout d’abord, et, pendant plus d’une minute, il arpenta de long en long la bibliothèque, étudiant à la dérobée son terrible interlocuteur, appliquant toute sa pénétration à chercher quelque défaut à cette armure de cynisme et d’audace.

– Tenez, monsieur, prononça-t-il enfin du ton délibéré de l’homme dont le parti est pris, je renonce à lutter. Vous me tenez… autant m’avouer vaincu. Si exorbitantes que soient vos conditions, je les accepte.

– À la bonne heure, murmura le doux Tantaine, voilà qui est parler.

– Seulement, expliquons-nous franchement, sans réticences… Au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus espérer nous en imposer… Les artifices sont donc inutiles.

– Oh !… absolument.

– Alors, reprit le comte, dont l’œil brilla d’une lueur d’espoir, pourquoi me parler encore d’accorder la main de ma fille à M. de Croisenois ? Le prétexte est désormais inutile. Que voulez-vous, en réalité ? les six cent mille francs que je dois donner en signant le contrat, n’est-ce pas ? Eh bien !… prenez-les, et laissez-moi Sabine. Je vous offre la dot sans la fille, c’est tout bénéfice…

Il s’arrêta, épiant anxieusement l’effet de cette proposition. Il la croyait irrésistible, il se trompait.

– Ce ne serait plus la même chose, répondit le bonhomme, notre but, de cette façon, ne serait pas rempli.

– Je puis sacrifier davantage. Accordez-moi un mois… En ce temps, je me fais fort, le Crédit Foncier et mes amis aidant, de réunir un million… Je dis bien : un million !… cinquante mille livres de rentes…

Mais l’énormité de la somme ne parut produire aucune impression sur ce vieux, d’apparence si minable, pourtant, qu’on lui eût donné deux sous dans la rue.

– En vérité, fit-il, monsieur le comte m’afflige… J’ai cependant eu l’honneur de lui dire que nos conditions sont définitives… irrévocables…

Le père Tantaine s’était levé :

– Il serait sage, je crois, dit-il, de briser là cet entretien, qui deviendrait peut-être irritant. Tout est bien arrêté. Monsieur le comte accepte le traité, M. de Croisenois sera bien accueilli demain…

D’un signe de tête, M. de Mussidan répondit : oui.

– Alors, ajouta le vieux clerc d’huissier, je puis me retirer. Que monsieur le comte tienne ses engagements, nous tiendrons les nôtres.

Il avait déjà mis la main sur le bouton de la porte, quand le comte d’un geste l’arrêta.

– Un mot encore, fit-il ; je puis répondre de moi et de Mme de Mussidan, mais de notre fille…

À cette objection, la physionomie du bon Tantaine changea brusquement.

– Je ne comprends pas !… prononça-t-il d’un ton indiquant au contraire qu’il comprenait très bien, je ne sais pas…

– Il se peut que ma fille repousse M. de Croisenois.

– Pourquoi ?… le marquis est bien de sa personne, il est aimable, spirituel…

– Si elle le repoussait, cependant ?

Le vieux clerc eut un joli geste de protestation.

– Oh !… fit-il, Mlle de Mussidan est une jeune personne trop bien née pour songer même à discuter la volonté de ses parents.

M. de Mussidan n’ignorait plus qu’il était entouré d’espions, mais il ne pouvait soupçonner qu’on connût l’héroïque dévouement de Sabine. Il insista donc :

– Il faut tout prévoir, reprit-il, afin d’éviter les malentendus. Ma fille a toujours été fort libre, et son caractère est d’une rare fermeté. Elle devait épouser M. de Breulh-Faverlay, et il se peut…

– Eh bien !… interrompit durement le bonhomme, si Mlle de Mussidan résiste, vous me ménagerez un entretien de cinq minutes avec elle… Après, elle acceptera, je vous en réponds.

– Qu’oseriez-vous donc dire à ma fille, monsieur !…

– Je lui dirais… Eh bien !… je lui dirais que si elle aime quelqu’un, ce n’est pas à coup sûr ce M. de Breulh.

Il voulut partir, s’échapper sur ces mots, mais le comte, d’un coup de pied, referma violemment la porte déjà entrouverte.

– Vous ne sortirez pas d’ici, s’écria-t-il, sans expliquer cette réticence injurieuse. Que voulez-vous dire ?…

 

Le doux père Tantaine parut se consulter. Son impatience l’avait emporté au-delà des limites qu’il s’était fixées, et il se trouvait pris au dépourvu.

– Mon Dieu !… répondit-il en rajustant ses lunettes, je n’ai rien prétendu dire que ce que j’ai dit… je n’avais assurément aucune intention offensante…

Il s’interrompit, hésita, demeura dix secondes indécis, et enfin, d’un ton de fine ironie, fort surprenant chez un homme de sa condition apparente, il poursuivit :

– Je n’ignore pas qu’une noble héritière peut prendre, sans être le moindrement compromise, quantité de libertés dont la plus petite perdrait de réputation sans retour la fille d’un bourgeois… Je suis persuadé que M. de Breulh savait très bien que sa future passait toutes ses après-midi seule, chez un jeune homme…

– Misérable !… s’écria le comte, ivre de douleur et de colère, infâme !… Tu mens.

M. de Mussidan avait eu un mouvement si menaçant, que le doux père Tantaine fit un bond en arrière, sortant à demi certain revolver qui ne le quittait jamais et qu’il avait si à-propos montré à Perpignan.

– Doucement !… fit-il avec un sourire que son action rendait atroce, doucement, s’il vous plaît, monsieur le comte. Les injures et les coups se paient à part !… Je ne mens pas, entendez-vous !… Quel intérêt aurais-je à mentir ?… Je suis mieux informé que vous, voilà tout !… Dix fois j’ai eu l’honneur de voir Mlle Sabine entrer au numéro… de la rue de la Tour-d’Auvergne, jeter au concierge le nom de André, artiste peintre, et s’élancer dans l’escalier, légère comme un oiseau !… Peut-être ne s’est-il jamais rien passé de mal…

Le comte était dans un état à faire pitié. Le sang affluait à sa gorge et l’étouffait. Machinalement il avait arraché sa cravate.

– Des preuves !… bégaya-t-il, des preuves !

Tout en parlant, le vieux clerc d’huissier avait manœuvré si habilement qu’il avait réussi à placer entre le comte et lui la large table de la bibliothèque.

Derrière ce rempart improvisé, il se sentait plus à l’aise.

– Des preuves !… répondit-il, je n’en ai pas sur moi, et il me faudrait bien une huitaine de jours pour m’emparer de la correspondance de ces deux jeunes gens… Ce serait long. Mais il y a un moyen fort simple de s’assurer si je dis vrai ou non. Que demain, avant huit heures, monsieur le comte se rende à l’adresse que je lui donne, et qu’il monte hardiment à l’atelier de M. André. Là, il trouvera, caché comme une statue de Madone, derrière un rideau de serge verte, un beau portrait, ma foi !… et qui ne s’est pas fait tout seul, je suppose, ni sans modèle…

Le comte sentit qu’il n’était plus maître de soi, que sa tête s’égarait.

– Sortez !… cria-t-il d’une voix rauque, sortez !

Le père Tantaine ne se fit pas répéter l’injonction. Il courut à la porte, qu’il ouvrit toute grande afin de bien assurer sa retraite. Alors, d’une voix railleuse :

– Rappelez-vous l’adresse, monsieur le comte, dit-il, André, artiste peintre, rue de la Tour-d’Auvergne, n°…, avant huit heures.

Il vit, à cette suprême insulte, le comte se dresser et bondir jusqu’au milieu de la pièce, mais prestement il referma la porte et gagna l’escalier.

– Par ma foi !… grommelait-il, ça n’a pas été aussi dur que je me l’imaginais. Le sujet, il est vrai, était merveilleusement préparé. Trouvez donc un homme dont le caractère, si solidement trempé qu’il soit, résiste à quinze jours de transes et d’angoisses.

Il arrivait au vestibule, sa physionomie avait repris son expression accoutumée, et c’est avec le plus profond respect qu’il salua MM. les valets de pied, et gagna la rue.

– Eh ! eh ! se disait-il, il me semble que je n’ai pas mal arrangé cela… M. de Mussidan résistera-t-il à la tentation de vérifier mes affirmations ? Non, évidemment. Voici donc André et le comte rapprochés et rapprochés par moi. Qu’en résultera-t-il ?… N’ai-je pas été un peu prompt ?…

Tel était l’effort de son esprit, qu’il s’arrêta, tracassant ses lunettes.

– Mais non, continua-t-il, en reprenant sa route, c’est bien décidément une heureuse inspiration que j’ai eue !… André se sait surveillé, cette blague à tabac oubliée par Florestan peut l’avoir éclairé… donc je ne lui apprends rien de neuf. Tandis que, d’un autre côté, M. de Mussidan acceptera presque volontiers le marquis de Croisenois pour gendre, lorsqu’il sera sûr que sa fille adorée avait un amant… et quel amant ! un enfant trouvé, encore plus ouvrier qu’artiste, un garçon qu’elle ne pouvait épouser en aucun cas, même si…

Il disait cela, le doux Tantaine, ne doutant pas que Sabine ne fût la maîtresse d’André. La pensée d’un pur et noble amour comme celui des deux jeunes gens, ne pouvait lui venir.

– D’ailleurs, poursuivait-il, qui peut calculer les résultats de la visite de M. de Mussidan à ce maudit peintre !…

Il est terriblement emporté le gentilhomme, l’artiste est patient autant qu’une guêpe… Un mot en amène un autre… d’une injure à une voie de fait, il y a juste la longueur du bras… S’ils allaient se prendre de querelle !… Pourquoi ne se battraient-ils pas en duel, pourquoi André ne serait-il pas tué !…

XXVIII

Le vieux clerc d’huissier était alors arrivé au milieu de Champs-Élysées, et il tournait autour du cirque de l’Impératrice, regardant de tous côtés.

– Pourvu que Toto ne me fasse pas faux bond, grommelait-il !… Je m’étais pourtant bien expliqué, en lui donnant rendez-vous près du cirque, côté de la grande allée, entre midi et une heure…

Il commençait à être inquiet, et plus mécontent encore, quand enfin il aperçut le garnement qu’il cherchait, non plus paré comme au bal du Grand-Turc, de ce joli veston dont il était si fier, mais vêtu d’une affreuse blouse toute rapiécée.

Il se tenait debout, près d’un de ces jeux de dupe où, « à tout coup l’on gagne, » et il était en grande conversation avec le propriétaire de ce jeu.

– Toto !… appela de loin le bon Tantaine, hé !… Chupin !…

Le jeune gredin entendit, à coup sûr, car il détourna vivement la tête, mais il ne bougea point pour si peu. L’entretien devait être des plus intéressants.

Mais le bonhomme l’ayant hélé de nouveau, et impérieusement cette fois, il échangea avec le propriétaire du jeu la plus cordiale poignée de main et s’approcha enfin en rechignant.

– Voilà une idée !… grognait-il en abordant le vieux clerc, vous arrivez, je dois tout quitter !… Êtes-vous malade, pour crier ainsi ? Il faut le dire, on ira chercher le médecin du bureau de bienfaisance !…

– Je suis très pressé, Toto.

– Possible. Le facteur aussi est pressé, quand il est en retard. Moi j’étais en affaires.

– Avec cet individu, là-bas ?

– Mais oui !… Cet individu, comme vous dites, n’est pas si bête que moi. Combien gagnez-vous par jour, papa ?… Lui se fait des trente et quarante francs tous les soirs, de six heures à minuit, rien qu’à crier : « Voilà la partie !… choisissez vos lots !… à tout coup l’on gagne !… » C’est joli, hein ? sans compter le plaisir de tirer les sous des imbéciles… Ah ! voilà un état qui m’irait !… ça vaut un peu mieux que de s’établir camelot, car il est permissionné de la préfecture, lui, il paye patente comme un boutiquier. Mais patience !…

De la patience !… il en fallait certes en ce moment, au père Tantaine.

– Je croyais, objecta-t-il, que tu devais t’associer avec ces deux gentils garçons à qui tu offrais de la bière, au « Grand-Turc. »

À ce souvenir, Chupin eut le cri rauque du blessé dont on froisse la plaie mal cicatrisée.

– M’associer !… s’écria-t-il d’un ton furieux, ça ne serait pas à faire !… Je ne les connais pas, les grands lâches !…

– Tu as eu à te plaindre d’eux, mon pauvre Toto ?…

– Oh !… je ne me plains pas. Ils m’ont appris que c’est surtout avec les amis qu’il faut ouvrir l’œil ; c’est bon, on l’ouvrira. Avant-hier soir, me voyant sans défiance, ils m’ont entortillé pour m’emmener dîner, ils m’ont fait boire jusqu’à plus soif, et ensuite ils m’ont forcé de jouer à l’écarté. Canailles !… J’avais beau tricher, je perdais toujours. Ils m’ont gagné mon argent d’abord, et après, ce que j’avais sur le dos… Tout y a passé, depuis le chapeau jusqu’au bottines. Nous étions seuls dans le cabinet d’un marchand de vins, ils étaient les plus forts, j’étais ivre, j’ai été obligé de payer comptant. Ils m’ont dépouillé, quoi !… Et hier matin, je me suis réveillé dans les fours à plâtre, vêtu comme vous voyez !… Brigands !… Ils ont eu ma pelure, mais moi j’aurai leur peau !…

Ce n’est pas sans peine que le vieux clerc d’huissier réprimait la plus violente envie de rire.

– Je t’avais prédit quelque chose comme cela, fit-il gravement. Quand on voit mauvaise compagnie, on finit mal… tu finiras mal, Chupin. Et en attendant, te voilà ruiné.

– Oh !… à fond ! Si vous voulez me prêter cent sous, avec ce que j’ai en poche, ça me fera cinq francs. Heureusement, j’ai vu le patron hier, et il m’a permis de vendre le fourneau qu’il m’avait donné et le droit de rester un an sous sa porte… Il est tout de même bon enfant, m’sieu Mascarot.

Le doux Tantaine allongea dédaigneusement les lèvres.

– Bon enfant, répondit-il, c’est selon. Tant qu’on lui rapporte et qu’on ne lui demande rien, on est son ami. Si on a besoin d’un service, par exemple… bonsoir, plus personne.

Il était si étrange d’entendre dire du mal de l’honorable placeur par ce bonhomme, son bras droit, que Chupin s’arrêta stupéfait.

– Ce n’est pas ce que vous me chantiez autrefois, observa-t-il.

– Autrefois, je ne le connaissais pas. Mais maintenant qu’il me laisse crever de faim lorsqu’il me doit sa fortune, je me dis : En voilà assez. Je puis te confier cela, Toto, tu es un garçon discret, je n’attends qu’une occasion pour quitter Mascarot et m’établir à mon compte.

Toto, le garnement, redoutait le bon Tantaine parce qu’il était pour lui une forme des volontés du terrible patron. Mais il tenait en piètre estime ses capacités ; il les mesurait au résultat, et le voyant si misérable, il le jugeait médiocrement intelligent.

– Travailler pour soi, prononça-t-il d’un ton qui trahissait d’amères déceptions, c’est plus facile à dire qu’à faire, j’en sais quelque chose.

– Quoi !… tu aurais essayé…

– De faire ma petite affaire tout seul ?… Un peu, oui, papa. Mais que je suis bête !… Vous le savez aussi bien que moi. Dites-donc que vous ne m’avez pas écouté, quand vous êtes venu là-bas pour Caroline. C’est égal, on peut vous conter la chose. Donc, l’autre jour, étant encore bien mis, je vois descendre d’un fiacre à stores baissés une jeune dame toute effarouchée… je la suis. Mon plan était fait, je savais ce que j’allais lui dire ; dès qu’elle est rentrée, je vais sonner à sa porte. J’avais si bien calculé qu’elle « chanterait, » que je n’aurais pas donné pour quatre-vingt francs le petit billet de cent que je comptais lui tirer. Une bonne m’ouvre, j’entre… quel guignon !… Je trouve un grand brigand qui me tombe dessus à coups de pieds et à coups de poings, et qui, finalement, me jette dans l’escalier…

Il souleva sa casquette dont la visière tombait jusque sur ses yeux, et montrant deux éraflures encore sanguinolentes sur son front, il ajouta :

– Voilà sa marque de fabrique.

Le vieux clerc d’huissier et le jeune gredin avaient remonté, tout en causant, la grande avenue des Champs-Élysées, et ils se trouvaient alors à la hauteur de la bâtisse de M. Gandelu, cette magnifique maison à peine achevée, dont André avait entrepris les sculptures.

Le bon Tantaine se dirigea vers un banc planté juste en face.

– Asseyons-nous un moment, dit-il, je me sens horriblement fatigué.

Et lorsque Toto eut pris place près de lui :

– Ton histoire, mon garçon, reprit-il, prouve que tu manques d’expérience. Or, j’en ai, moi. Chez Mascarot, c’est moi qui menais tout sans en avoir l’air. Si je m’établis, j’aurai voiture l’année prochaine. Une seule chose m’arrête, l’âge : je me fais vieux. Ainsi, en ce moment, j’ai une affaire superbe, à moitié payée d’avance, et je vais la lâcher, il faudrait, pour la mener à bien, quelqu’un de jeune, de leste, d’adroit !…

Chupin ouvrait des yeux immenses, où brillait la plus ardente cupidité.

– Est-ce que je ne pourrais pas être votre associé, moi ?… demanda-t-il.

Le bonhomme branla la tête.

– Tu es bien jeune, répondit-il, si je suis trop vieux. À ton âge on a bon cœur. Ne reculerais-tu pas dans les grandes occasions ?… Puis, on a sa conscience…

– Ah !… vous allez me la payer !… s’écria Toto. Une conscience !… j’en ai une, mais comme vous, papa, à ressorts, ça se démonte, ça se plie, et ça se met dans la poche quand on prend l’omnibus…

– Au fait… nous pourrions peut-être nous entendre.

Le vieux clerc d’huissier avait tiré de sa poche le haillon à carreaux qui lui servait de mouchoir, et, sans retirer ses lunettes, il en essuyait les verres.

– Écoute donc, Chupin, reprit-il, une supposition. Tu hais à mort, n’est-ce pas, tes deux amis, ces mauvais sujets qui t’ont floué et qui sont plus forts que toi… Eh bien ! si tu savais que toute la sainte journée ils se promènent comme des écureuils sur les échafaudages de la maison d’en face, que ferais-tu ?

Toto glissa sa main sous sa casquette, et pendant plus d’une minute il se gratta ferme, réfléchissant de toutes ses forces.

– Si votre supposition était une vérité, répondit-il enfin, les autres n’auraient qu’à écrire à leur famille. J’irais me promener une nuit dans la maison, avec une petite scie à main, et par hasard je scierais une des planches en dessous… et quand un de mes brigands, le lendemain, mettrait le pied dessus… patatras !… vous comprenez, papa !…

C’est d’un air de paternel encouragement que, sur cette réponse, le bon Tantaine posa la main sur la tête du détestable drôle.

– Pas mal !… approuva-t-il, pas mal en vérité, pour un garçon de dix-huit ans.

Toto-Chupin se rengorgeait.

– Et je réponds bien, ajouta-t-il, que je ne serais pas pris. Les bâtisses, voyez-vous, ça me connaît. J’ai travaillé dans cette partie, l’autre hiver, avec Friquet ; un ami, celui-là, qui a eu des désagréments avec des mouchards. Toutes les nuits nous faisions des outils que nous allions vendre à la montagne Sainte-Geneviève, chez l’oncle Ratois, un vieux filou qui tient un garni…

Le vieux clerc était devenu fort sérieux.

– Plus je t’écoute, Chupin, prononça-t-il, et mieux je me prouve que tu serais bien l’associé qu’il me faut pour gagner beaucoup d’argent.

– Ah !… je savais bien !…

– D’autant que ta connaissance des bâtisses est une spécialité précieuse qui serait fameusement utile pour cette superbe affaire dont je t’ai parlé.

Maître Chupin frétillait d’aise.

– Voyons la chose ?… fit-il.

– Tu sauras donc, continua le doux Tantaine, que j’ai parmi mes connaissances un vieux monsieur immensément riche, qui a un ennemi mortel : un jeune homme qui a eu l’indélicatesse de lui enlever une jolie femme qu’il adore.

– Connu !… fit Toto, d’un ton qui prouvait que la passion ne lui était pas étrangère ; le vieux doit être terriblement vexé.

– Énormément. Or, il se trouve, ami Toto, que ce jeune homme, ce séducteur, passe dix heures par jour sur les échafaudages de cette construction, là, en face. C’est pourquoi le vieux monsieur, qui n’est pas bête, a eu à peu près la même idée que toi. Mais il n’est plus leste, ce richard, il n’est pas adroit, il a un gros ventre, il a peur d’être pincé… Bref, n’osant faire sa besogne, il donnerait bien quatre mille francs aux bons garçons qui s’en chargeraient… Si nous nous associons, nous partagerons. Deux mille francs pour quelques traits de scie !… Hein ! Toto, que penses-tu de cela.

Chupin avait beau posséder une « conscience à ressorts, » ainsi qu’il l’avait formellement déclaré, il pâlit extrêmement à cette proposition directe, et son regard impudent vacilla.

Mais il se roidit contre cette impression, et bien qu’il se sentît le gosier serré et très sec, c’est d’un air crâne qu’il répondit :

– Il faudra voir !…

L’émotion du jeune gredin était trop visible pour ne point frapper le vieux clerc d’huissier, mais il n’y sembla pas prendre attention. Elle l’inquiétait peu.

– Avant tout Chupin, reprit-il, je veux t’expliquer en quoi et comment le projet du bourgeois diffère du tien. Ton plan serait excellent, s’il n’y avait à courir sur le perchoir que le camarade dont on veut régler le compte. Mais il n’en est pas ainsi. Par conséquent, si on sciait simplement une planche au hasard, on risquerait fort qu’un bon garçon y mît le pied et fît la culbute, tandis que l’autre continuerait à se porter comme un charme.

– C’est pourtant vrai ! approuva Toto, qui avait ce bon sens si rare de se rendre à l’évidence, même quand elle était contre lui, vous avez raison…

Il se gratta rageusement une demi-minute, et ajouta :

– Mais celui qui trouvera mieux sera malin.

– J’ai trouvé mieux, Toto…

– Bah !… je ne suis pas curieux, mais je voudrais voir.

Le bonhomme semblait jouir de l’embarras du chenapan.

– Écoute-moi donc, reprit-il. Tu vois, – et il montrait du doigt, – tout en haut de la maison d’en face, cette petite cabane de planches, appliquée contre la façade.

– Toisé !… c’est la niche des sculpteurs.

– Ouvre l’œil et ferme ta bouche, prononça sévèrement le bonhomme. Cette cahute que je te montre à cent pieds en l’air, a, outre son vitrage fixe, une manière de fenêtre. Il s’agirait d’en scier l’appui, de chaque côté, jusqu’au raz du plancher.

– C’est facile… mais après ?… Je n’y suis pas.

Le bonhomme branla dédaigneusement la tête.

– Ah !… fit-il d’un ton de reproche, je te croyais plus intelligent que cela, Chupin. Suppose que l’ennemi du vieux monsieur, lequel ennemi s’appelle Pierre, soit dans cette loge en train de sculpter… Tout à coup, il entend dans l’avenue, une voix de femme qui crie : « Au secours ! Pierre, c’est moi, ton Adèle !… » Que fait le gaillard ?… Il se précipite vers la fenêtre, il l’ouvre, il se penche, et comme l’appui est scié… Saisis-tu ?…

– Cré chien !… s’écria Toto, évidemment empoigné, voilà un coup un peu bien monté. C’est machiné comme à la Gaîté !… Pas moyen qu’il en échappe. Il s’allonge en dehors, le montant dégringole… et le vieux est guéri de son jeune homme. Quel truc, papa !…

– Pas mauvais, en effet. Reste à savoir si tu te charges de l’opération.

Ainsi mis au pied du mur, Chupin se recueillit un moment.

– Je ne dis pas non, répondit-il enfin, mais le bourgeois paiera-t-il ? Si une fois l’affaire finie, il nous répondait : zut ! Pas moyen d’aller se plaindre au commissaire.

– Il paiera. Et d’ailleurs ne t’ai-je pas dit qu’il a donné moitié du prix d’avance.

L’œil de Toto étincela.

– Oh !… s’il y a des avances, dit-il.

Le vieux clerc déboutonna sa crasseuse redingote, retira et mit entre ses dents l’épingle qui fermait sa poche de côté, et sortit mystérieusement deux billets de banque de mille francs qu’il montra en disant :

– Voilà !…

À cette vue, Chupin bondit.

– Des chiffons de mille ! bégaya-t-il d’une voix étranglée par la convoitise… Et si j’accepte il y en a un pour moi ?…

– Naturellement. Et tu en auras un second après.

– Eh bien !… c’est dit, papa, canaille qui se dédit !… Quand aurai-je ma part ?

– La voici, répondit le bonhomme, en lui tendant un des billets.

Au contact du papier de soie, Toto frémit et vibra de la tête aux pieds, et vingt fois en une seconde, il baisa le précieux chiffon. Puis une sorte d’ivresse folle montant à sa cervelle, il se leva et sans souci des passants, il exécuta un cavalier seul échevelé.

Après de tels préliminaires, l’affaire devait marcher toute seule, comme sur des roulettes.

Il fut convenu que Toto pénétrerait cette nuit même dans la bâtisse de M. Gandelu, et qu’il n’en sortirait pas sans avoir achevé l’opération.

Sa tâche devait se borner là, cependant il fut spécifié qu’il resterait dans les environs pour épier le résultat. Le bon Tantaine, lui, se chargeait de guetter le moment opportun qui pouvait se faire attendre deux ou trois jours, et prendrait ses mesures pour faire pousser à propos le cri destiné à attirer le sculpteur à la petite fenêtre de la loge.

Le bonhomme pensait à tout. Il eut même l’attention d’expliquer à Toto quel genre de scie à main il lui fallait choisir, et il lui donna l’adresse d’un fabricant sans rival, assura-t-il, pour ces outils.

– Surtout, recommandait-il, prends bien garde, ami Chupin, de laisser des traces de ton passage, qui ne manqueraient pas d’éveiller les soupçons… Rappelle-toi qu’un atome seulement de sciure de bois sur le plancher ferait tout découvrir… Il sera prudent de te munir d’une lanterne sourde… Graisse bien ta scie, surtout, et quand elle sera engagée, fiche au bout un fort bouchon de liège, rien de meilleur pour étouffer le grincement des dents mordant le bois. Et quand tu auras fait ta besogne, ingénie-toi à bien masquer les traits de scie… Ils sauteraient aux yeux, si tu les laissais tels quels… À ta place, j’emporterais une boule de mastic de vitrier pour les bien boucher, et, par dessus le tout, je promènerais du plâtre, tu en aura sous la main…

C’est la bouche béante que Toto écoutait son vieil associé. Il ne lui supposait pas, certes, cette expérience de certaines choses.

Il jura qu’il s’arrangerait de façon à défier tous les regards, et jugeant le chapitre des recommandations épuisé, il se leva.

Mais le vieux clerc d’huissier n’avait pas fini.

– Pendant que je te tiens, interrogea-t-il, parle-moi donc un peu de Caroline Schimel. Tu as dit à Beaumarchef qu’elle m’accusait de l’avoir enivrée, et qu’elle me cherchait partout pour se venger ; est-ce vrai ?

Le garnement éclata de rire.

– Vous n’étiez pas mon associé alors, papa, et je disais cela par farce, histoire de vous faire peur… La vérité est que vous avez fait tant boire cette malheureuse qu’elle est très malade et qu’elle a voulu qu’on la porte à l’hôpital.

Cette rectification parut réjouir sensiblement le bon Tantaine. Il se leva à son tour, et au moment de lui serrer la main que Toto lui tendait crânement :

– À propos, demanda-t-il, où loges-tu ?…

– Ah !… voilà !… Hier, je nichais aux carrières d’Amérique, sous le second four à gauche, en entrant par le chemin des carrières, mais du coup je me mets dans mes meubles…

– Si tu voulais ma chambre en attendant ?… J’ai déménagé, et j’ai encore mon grenier pour quinze jours.

– J’en suis !… Où est-il ?…

– Et tu le connais, rue de la Huchette, à l’Hôtel du Pérou, je vais te donner un mot pour la bourgeoise, Mme Loupias.

Il arracha en effet un feuillet à son crasseux portefeuille, et écrivit au crayon, une « prière de loger un jeune parent à lui, M. T. Chupin, dont il répondait. »

Cette autorisation, maître Toto la serra précieusement à côté du billet de banque, dans sa cravate, qui était à la fois son coffre-fort et sa caisse des archives.

– Et maintenant, prononça-t-il, à demain, je vais rôder autour de la bâtisse pour tirer mon plan !

Il s’éloigna aussitôt, les deux mains dans les poches, sifflant, et le vieux clerc put le voir traverser la chaussée, et gagner la contre-allée opposée.

Au moment où il arrivait devant la maison en construction, M. Gandelu, l’entrepreneur, en sortait avec son fils, et s’arrêtait pour causer avec un ouvrier. Pendant près d’une minute, Toto et le jeune Gaston se trouvèrent debout l’un près de l’autre, si près, que la misérable blouse du garnement effleurait le veston de l’aimable gandin.

Un singulier sourire erra sur les lèvres du bon Tantaine, lorsqu’il vit cet ironique rapprochement.

– Deux enfants de Paris, murmura-t-il, jolis produits de la civilisation qui se valent. Seulement, l’un est abruti par la satiété, et la nécessité a aiguisé l’intelligence de l’autre. Le petit crevé s’étalait sur le trottoir, pendant que le gamin cherchait au-dessous dans le ruisseau… Natures semblables, d’ailleurs, ils ont les mêmes goûts, des aspirations et des instincts pareils !… Pourquoi n’est-ce pas Toto qui achète des cigares de vingt sous, et Gaston qui ramasse les bouts ?… On ne sait pas. À choisir, je préfère encore Toto…

Mais il n’avait pas de temps à perdre à philosopher, l’omnibus du Palais-Royal passait, il le prit, et une demi-heure plus tard il entrait dans cette maison de la rue Montmartre, où il avait établi Paul Violaine.

Mme Brigot, cette digne concierge, qui était prête à jurer qu’elle avait Paul dans sa maison depuis des années, surveillait dans sa cour, avec un intérêt marqué, un de ses locataires qui mettait du vin en bouteilles, lorsque la silhouette du vieux clerc d’huissier se dessina dans le cadre de la porte cochère.

Elle quitta tout en l’apercevant, et roula jusqu’à lui, souriant de son plus accueillant sourire, le saluant de ses plus belles révérences.

Encore sous l’empire des méditations qui avaient occupé le temps de sa course en omnibus, Tantaine ne daigna seulement pas toucher du bout du doigt le bord de son chapeau gras, et c’est d’un air distrait et du ton le plus bourru qu’il demanda à la portière :

– Comment va notre jeune homme ?…

– Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je lui ai fait hier soir une si bonne soupe, qu’il s’en léchait les doits jusqu’au coude, il avait une mine de roi, le matin, et M. le docteur vient de lui envoyer douze bouteilles de vin qui le remettront tout à fait.

Le père Tantaine, qui se souciait aussi peu de la réponse que de la question, fit un pas pour gagner l’escalier, mais la mère Brigot lui barra le passage.

– On est venu hier soir, monsieur, prononça-t-elle d’un air de mystère, prendre des renseignements sur M. Paul.

Cette nouvelle eut le pouvoir d’arrêter court le bonhomme, et de le ramener à la situation présente, assez désagréablement même.

– Qui ?… interrogea-t-il avec une vivacité qui trahissait une vive inquiétude.

– Un monsieur. Il m’a demandé si je connaissais bien M. Paul, et depuis combien de temps, et ce qu’il faisait, et s’il avait beaucoup d’amis, et où il logeait avant d’habiter ici, et patati, et patata…

– Et qu’avez-vous répondu ?

– Ce que vous m’avez ordonné, recta, rien de plus, rien de moins.

– Comment était ce monsieur ? reprit le bon Tantaine au bout d’un moment.

– Ah !… je peux vous le dire, car je l’ai dévisagé à votre intention, et j’ai son portrait là…

– Voyons ce portrait.

– Pour lors, figurez-vous un homme comme tout le monde, ni grand ni petit, pas maigre ni trop gras non plus, l’air cossu… et pingre avec cela, car il m’a fait causer plus d’un quart d’heure, et il ne m’a pas seulement offert une pièce de cent sous !… Quelle misère !…

Après des indications si précises, le vieux clerc était juste aussi avancé qu’avant. Il ne dissimula pas une grimace de dépit.

– Enfin, interrompit-il, vous n’avez rien remarqué en lui de particulier ?

– Si, ses lunettes en or, avec des branches plus fines qu’un brin de fil, et aussi la chaîne de son gilet, plus grosse que le doigt…

– Et c’est tout ?

Mme Brigot consulta longuement sa tabatière, source de ses inspirations.

– Mon Dieu, oui !… répondit-elle. Ah… c’est-à-dire non… Il doit vous connaître, ce monsieur-là.

– Moi ?… pourquoi supposez-vous cela ?…

– C’est que, voyez-vous, pendant qu’il me questionnait, il avait l’air d’être sur la braise… À tout moment il coulait son œil vers la porte d’entrée. Sauf votre respect, il paraissait inquiet comme Minette, c’est ma chatte, quand elle me vole un morceau de viande pendant que j’ai le dos tourné.

– Allons, merci, mère Brigot, faites toujours bonne garde !…

La digne concierge s’obstinait à lui offrir une prise, mais il refusa, et lentement, bien lentement, contre son habitude, il commença à gravir l’escalier. À chaque marche presque il s’arrêtait.

– Quel peut être, pensait-il, ce questionneur.

Son esprit alerte parcourait les espaces sans bornes des probabilités, des possibilités, il ne trouvait pas un fait où accrocher un soupçon.

– Et cet homme me connaît, se disait-il, car cette portière idiote qui n’a pas su me donner son signalement, a fait, sur son attitude, une observation que lui envierait un policier de profession. S’il était inquiet, agité, s’il tremblait d’être surpris par moi, c’est qu’il travaillait contre moi, c’est que ses intentions sont mauvaises.

À mesure qu’il réfléchissait, son anxiété se changeait en effroi.

– Tonnerre du ciel !… murmura-t-il, ce mouchard me serait-il décoché par la rue de Jérusalem ?… Aurais-je la police à mes trousses ?…

Il s’efforçait de se rassurer, de raffermir son audace ébranlée, mais il n’y réussissait qu’imparfaitement.

– Ah ! n’importe, fit-il, je dois me hâter… Après le succès, je suis sûr de pouvoir anéantir toutes les preuves, il faut que je réussisse vite…

Il était arrivé au troisième étage, devant la porte du petit logement de Paul.

Il sonna, on vint ouvrir aussitôt.

Mais à la vue de la personne accourue au coup de sonnette, il recula les bras en l’air et ne put étouffer un cri de surprise, un cri de rage en même temps.

C’était une femme qui lui ouvrait, une jeune fille, Mlle Flavie, la fille du banquier Martin-Rigal.

D’un seul coup d’œil, le doux Tantaine, ce pénétrant observateur, avait vu que Mlle Flavie n’était pas chez Paul pour une simple visite de quelques minutes. Elle avait retiré son chapeau et son manteau, et elle tenait à la main une bande de tapisserie.

– Que désirez-vous, monsieur ?… demanda-t-elle.

Le vieux clerc voulut répondre, mais il ne put articuler un mot. On eût dit qu’une main de fer lui serrait la gorge. Il était devenu plus rouge que l’homme qui va être frappé d’un coup de sang.

Lui, toujours si maître de soi, dont le masque immobile gardait le secret de ses plus terribles émotions, lui que rien ne semblait devoir surprendre, il était déconcerté, ému, tremblant, il perdait son sang-froid…

Mlle Flavie, elle, l’examinait d’un œil curieux et avec un visible dégoût. Jamais elle ne s’était trouvée si près d’une pareille misère. Et pourtant ce vieux si sale, si sordide, qui puait les habitudes crapuleuses, qui lui répugnait invinciblement, il lui semblait qu’elle le connaissait, et trouvait à ses traits une expression inexplicable de déjà vu…

Comme cependant il se taisait toujours Mlle Flavie répéta sa question.

– Je voudrais parler à M. Paul, balbutia le vieux clerc, d’une voix à peine intelligible, il m’a chargé d’une commission, et il m’attend…

– S’il en est ainsi, monsieur, entrez, je dois seulement vous prévenir que le médecin de M. Paul est près de lui.

Tout en parlant, Mlle Flavie s’était effacée le long de l’huisserie, pour laisser l’entrée libre au doux père Tantaine, et éviter autant que possible son répugnant contact.

Il passa devant elle en s’inclinant bien bas, traversa le petit salon de Paul, et, en familier de la maison, sans seulement frapper pour annoncer sa présence, il ouvrit la porte de la chambre à coucher et y entra.

Un spectacle au moins singulier l’y attendait.

Paul, fort pâle, était assis sur son lit, le torse nu, et le souriant M. Hortebize lui prodiguait ses soins intelligents.

Il en avait besoin. Il portait au bras, depuis la naissance du cou jusqu’à la saignée, le long de l’épaule, et sur la poitrine, une immense plaie vive qui semblait devoir être des plus douloureuses.

Debout près du lit, le bon docteur appliquait soigneusement sur cette affreuse blessure des morceaux de baudruche, enduits préalablement, à l’aide d’un pinceau, d’une solution contenue dans une petite fiole placée sur la table de nuit.

À l’entrée du père Tantaine, il se retourna, et telle était l’habitude qu’avaient ces deux hommes de s’entendre et de se comprendre, qu’il leur suffit, pour échanger leurs pensées, d’un mouvement et d’un regard que Paul ne remarqua pas.

– Flavie est là !… disait le geste du père Tantaine, venir seule chez ce jeune homme !… elle est folle !…

– Eh !… je ne le sais que trop !… répondait l’œil du digne M. Hortebize ; mais je n’y puis rien.

Paul aussi s’était retourné, et c’est par une exclamation de plaisir qu’il avait salué le vieux clerc d’huissier.

De tous les gens qui l’entouraient et qui successivement lui imposaient leur volonté, depuis qu’il s’était livré pieds et poings liés à l’honorable placeur de la rue Montorgueil, le bon Tantaine était celui qu’il préférait. Il le jugeait moins mauvais que les autres associés, et avait en lui une confiance relative.

– Approchez, lui dit-il gaiement, approchez et regardez en quel pitoyable état m’ont mis le docteur et M. Mascarot.

Le bonhomme n’avait pas attendu, pour s’avancer, cette amicale invitation.

 

C’est avec l’attention et la curiosité d’un connaisseur qu’il examinait la blessure de Paul et suivait les mouvements du docteur.

– Pour l’instant, observa-t-il, on jurerait une brûlure récente, il n’y a pas à dire non. Reste à savoir si la cicatrice présentera les mêmes apparences.

– Absolument.

– C’est qu’il s’agit de tromper des regards exercés, non ceux de M. de Champdoce, qui croira tout ce que nous voudrons, mais ceux de sa femme, de ses amis, de son médecin peut-être.

– Nous les tromperons.

Il était aisé de comprendre, à l’accent du docteur, qu’il était, ainsi qu’il le disait, parfaitement sûr de son affaire.

– Reste à savoir, reprit le bonhomme, combien de temps il nous faudra attendre pour que la cicatrice soit blanche et ait l’air bien ancienne.

– Avant un mois, père Tantaine ; nous pourrons présenter Paul à M. le duc de Champdoce.

– Oh !…

– C’est ainsi. La cicatrice, bien entendu, ne sera pas naturelle, mais j’ai imaginé un petit moyen de « simulation » qu’on ne découvrira certes pas.

Le pansement était terminé, et Paul, après avoir passé sa chemise, s’était glissé sous ses couvertures.

– Je me tiendrai tranquille, dit-il, tant que j’aurai la garde malade que vous entendez marcher dans le salon, et qui, j’en suis sûr, attend votre départ avec une vive impatience…

Le souriant Hortebize fronça le sourcil et lança à son malade un regard furieux, que le niais ne comprit pas. « Taisez-vous donc, » lui disait ce regard.

– Depuis quand l’avez-vous, cette garde malade ? demanda le bonhomme d’une voix altérée.

– Parbleu !… depuis que je suis au lit, répondit Paul de l’air le plus fat. Je lui ai écrit que je ne pouvais aller chez elle étant souffrant… elle est venue. Elle a reçu ma lettre à neuf heures, à neuf heures dix minutes elle était ici…

L’excellent docteur, tout en rangeant les divers objets dont il s’était servi, avait manœuvré de façon à passer derrière le doux Tantaine, et de là il faisait à Paul des gestes désespérés pour lui imposer silence : mais en vain.

– Il paraît, poursuivait le détestable vaniteux, que M. Martin-Rigal passe sa vie dans son cabinet. Sitôt levé, il court s’y enfermer, et il n’en sort plus de la journée. De la sorte, Flavie est libre comme l’air. Dès qu’elle sait ce brave banquier au milieu de ses paperasses, elle jette un châle sur ses épaules et elle accourt. Parole d’honneur ! on n’est pas plus jolie ni plus aimable.

Il eut un petit ricanement des plus impertinents, et ajouta :

– Je ne courrais pas grands risques à envoyer promener M. Mascarot.

– Vous auriez tort, croyez-moi, fit sévèrement le docteur.

Paul aperçut enfin le geste dont le digne M. Hortebize souligna cet avis, mais il se méprit sur sa signification.

– Oh !… je n’ai pas cette intention, reprit-il vivement. Je veux simplement dire que si M. Martin-Rigal s’avisait à cette heure de me refuser sa fille, il serait assez mal venu. Entre son père et moi, Flavie n’hésiterait pas…

Depuis que parlait le protégé de B. Mascarot, le vieux clerc d’huissier ne cessait de tracasser rageusement ses lunettes.

– Vous vous vantez, sans doute, balbutia-t-il.

– Pourquoi ?… Flavie m’aime, n’est-ce pas ; tout est là. Pauvre fille !… Je dois l’épouser et je l’épouserai, mais si je voulais !…

– Misérable !… s’écria le doux père Tantaine, misérable drôle !…

Sa physionomie trahissait une si furieuse colère, son geste était si menaçant, que Paul surpris et effrayé recula jusqu’à la ruelle, près du mur.

– Il n’y a qu’un sot, poursuivit le bonhomme, un sot et un lâche, qui ose parler ainsi d’une malheureuse enfant dont la seule faute est d’aimer un fat indigne d’elle. Et tu crois, mon jeune drôle, que je supporterai…

Il n’en put dire davantage, parce que le souriant Hortebize l’interrompit en lui mettant la main sur la bouche, et l’entraîna hors de la chambre en murmurant :

– Viens, viens, tu nous perds…

XXIX

La porte se referma violemment sur le docteur et le vieux clerc d’huissier, et Paul se trouva seul avant d’avoir pu articuler une syllabe.

Il était abasourdi ; positivement, il tombait des nues.

À quelles causes devait-il attribuer l’incroyable sortie du père Tantaine.

Sans doute Paul avait eu tort de parler trop légèrement d’une jeune fille digne de tous ses respects, qui avait droit surtout à sa reconnaissance, mais ce n’était point là, jugeait-il, un cas pendable, et si la conduite de Flavie ne justifiait pas son accès de fatuité, elle l’expliquait jusqu’à un certain point.

Une circonstance futile ajoutait encore à sa surprise, et mettait le comble à son mécontentement : sa suffisance avait été bien plus affectée que sincère, il n’en était pas à ce mépris railleur de toute morale, mais il avait pensé, en l’affichant, se hausser au niveau de ses complices et mériter leurs éloges… En vérité, il avait mal réussi.

Il eût compris et accepté une observation du souriant Hortebize. Le docteur était l’intime ami de M. Martin-Rigal, et par contre, le protecteur naturel de Flavie.

Mais quels rapports existaient entre le père Tantaine, cet espèce de mendiant cynique, et le riche banquier qui donnait à son héritière un million de dot ? Aucun, en apparence.

Pourquoi donc cette fureur soudaine, ces expressions si véhémentes ?…

Oubliant les douleurs aiguës que lui causait sa blessure au moindre mouvement, Paul s’était dressé sur son lit, et le cou tendu, prêtant l’oreille, il écoutait, espérant recueillir quelque chose de ce qui se passait dans la pièce voisine.

Mais toute son attention était inutile. C’était un mur et non une cloison qui séparait la chambre à coucher du petit salon, et il n’entendait rien.

– Que font-ils, se demandait-il, que complotent-ils ?…

Le doux père Tantaine et l’excellent M. Hortebize avaient traversé rapidement le salon, mais il s’étaient arrêtés sur le palier.

Le souriant docteur avait pris sa physionomie de circonstance, et il s’efforçait de consoler le bonhomme qui paraissait désespéré.

– Du courage, lui disait-il à voix basse, du courage, que diable !… À quoi bon s’irriter ainsi !… Peux-tu revenir sur ce qui est fait ? Non, n’est-ce pas, il est trop tard. D’ailleurs, si tu le pouvais, tu n’en aurais ni la volonté, ni la force…

Le vieux clerc d’huissier avait tiré son mouchoir à carreaux, et il essuyait, non plus les verres teintés de ses lunettes, mais ses yeux : il pleurait.

– Ah !… je ne comprends que trop, à cette heure, murmurait-il, ce qu’a dû souffrir M. de Mussidan, pendant que je lui prouvais que sa fille a un amant… J’ai été dur, impitoyable, j’en suis puni ; oui, bien cruellement puni !…

– Voyons, mon vieux camarade, n’attachons pas trop d’importance à un propos en l’air, Paul n’est qu’un enfant !…

Le bonhomme hocha tristement la tête.

– Paul est un misérable, répondit-il, Paul n’aime pas Flavie, et elle l’adore. Oh ! ce qu’il nous a dit est vrai, trop vrai, je le sens : entre son père et lui, elle n’hésiterait pas. Pauvre jeune fille, quel avenir !…

Il s’interrompit brusquement, et grâce au plus énergique effort de volonté, réussit à ressaisir, en apparence au moins, son sang-froid habituel.

– Mais je ne veux pas, reprit-il, laisser Flavie ici… Je ne puis lui parler, tu vas tâcher, docteur, de lui faire entendre raison.

L’excellent M. Hortebize ne put dissimuler une grimace.

– J’en serai, répondit-il, pour mes frais d’éloquence, tu ne seras plus maître de toi, et alors… songe, mon vieil ami, qu’un seul mot livre notre secret.

– Je t’en prie !… Je te jure que je saurai, quoi qu’il arrive, me contenir.

– Soit, je vais essayer…

Il rentra sur ces mots, et le bonhomme, pour l’attendre, s’assit sur une marche de l’escalier, le front entre ses mains.

Mlle Flavie se disposait à retourner près de Paul, quand le docteur reparut.

– Vous !… fit-elle d’un air mécontent, je vous croyais bien loin.

– J’avais laissé la porte entrebâillée, dit le digne M. Hortebize, je comptais revenir, ayant à vous parler, et sérieusement, qui plus est. Allons bon !… voici que vous froncez vos jolis sourcils… cela prouve que vous me devinez… Eh bien !… oui, je viens vous dire que la place de Mlle Martin-Rigal n’est pas ici…

– Je le sais.

Cette réponse fut faite d’un ton si calme et si froid, que le souriant docteur faillit en être déconcerté.

– Il me semble alors, commença-t-il…

– Quoi ?… Que je n’y devrais pas être ? Que voulez-vous ? je place le devoir au-dessus des convenances. Paul est très malade, il n’a personne près de lui, qui donc le soignera, si celle qui doit être sa femme l’abandonne ?… Paul n’est-il pas comme mon mari, n’a-t-il pas le consentement de mon père ?…

Hortebize réfléchissait. Il cherchait, entre tous ses arguments, ceux qui devaient frapper l’imagination de cette enfant terrible.

– Raison de plus, dit-il, pour vous retirer et ne jamais revenir ici. Je suis votre ami, Flavie, écoutez la voix de mon expérience. Les hommes sont ainsi faits, que jamais ils ne pardonnent à une femme de s’être compromise, même pour eux… Toujours un moment vient où ils reprocheront les folies qui ont le plus délicieusement flatté leur amour-propre. Savez-vous ce qu’on dirait le lendemain de votre mariage, si on apprenait que vous êtes venue ici ?… On dirait que Paul était votre amant, et que cette raison seule a arraché le consentement de votre père. Croyez-moi, ne vous exposez pas à des médisances qui, tôt ou tard, troubleraient votre ménage.

Mlle Flavie était devenue plus rouge qu’une pivoine. Évidemment le docteur avait frappé juste, elle hésitait.

– Laisserai-je donc Paul tout seul… objecta-t-elle, que pensera-t-il ?…

– Paul, mon enfant, est presque remis. Et tenez, si vous êtes raisonnable, je vous promets que demain il ira vous rendre visite.

Ce dernier argument décida Mlle Rigal.

– Soit !… dit-elle, je vous obéis. Ah ! vous ne direz plus que je suis une méchante entêtée. Le temps de prévenir Paul, et je pars. À bientôt…

Le docteur se retira, singulièrement surpris de ce facile triomphe, mais ne se doutant pas qu’il le devait à un soupçon déjà éveillé dans l’esprit de Mlle Flavie, et qu’il avait confirmé.

– Nous l’emportons, dit-il à son digne associé ; retirons-nous vite, elle me suit.

Une fois dans la rue seulement, le doux père Tantaine parut recouvrer la pleine possession de soi-même.

– Nous l’emportons, reprit-il… oui, pour aujourd’hui… mais demain… Quoi qu’il m’en coûte, je vais hâter le mariage de Paul… Je le puis maintenant sans danger. Le seul obstacle qui sépare ce garçon des millions de la maison de Champdoce aura disparu avant quarante-huit heures.

Le digne M. Hortebize pâlit à cette confidence, bien qu’elle fût loin d’être inattendue.

– Quoi !… balbutia-t-il, André…

– André est bien malade, ami docteur. Je me suis arrêté au plan dont je t’ai parlé, et le plus difficile de la besogne sera fait cette nuit par notre jeune ami Toto-Chupin.

– Par ce garnement !… Tu le jugeais si dangereux, il y a quinze jours, que tu songeais à t’en défaire…

– J’y songe encore, et je fais d’une pierre deux coups. Quand, après la chute d’André, on reconnaîtra que l’appui de sa fenêtre a été scié, on cherchera l’auteur de cette abominable action. Mes précautions sont prises, on trouvera Toto à l’Hôtel du Pérou. On lui prouvera qu’il a changé un billet de mille francs et acheté une scie à main…

Le docteur leva au ciel des bras éplorés.

– Deviens-tu fou !… s’écria-t-il, Toto te dénoncera !…

– J’y compte bien, mais d’ici-là, nous aurons enterré ce bon père Tantaine. Après, ami docteur, nous enterrerons B. Mascarot. Beaumarchef, le seul qui nous ait bien servis, sera en Amérique… La farce sera jouée, la police pourra chercher.

Il était difficile, impossible même, de soupçonner que ce bon père Tantaine, qui parlait si allègrement de la police, en était à se demander s’il n’avait pas à ses trousses les plus fins limiers de la préfecture.

Le sourire refleurit donc sur les lèvres vermeilles du bon docteur.

– Décidément, fit-il, tu réussiras ; mais, pour Dieu, hâte-toi ! toutes ces alternatives, ces transes perpétuelles finiront par me rendre malade.

Les deux estimables associés causaient ainsi au coin de la rue Joquelet, cachés derrière une voiture de blanchisseuse.

Une même préoccupation les retenait là. La promesse de Flavie était-elle sincère, avait-elle simplement voulu se débarrasser des importunités de l’excellent M. Hortebize ? Ils tenaient à le savoir.

Flavie avait dit vrai, car après moins de dix minutes d’observation, ils la virent passer à quelques pas d’eux.

– Maintenant, fit le vieux clerc, je me retire plus tranquille… à demain, docteur.

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna rapidement dans la direction de la rue Montorgueil ; poursuivant, tout en marchant, son éternel monologue.

– Comment arriver, grommelait-il, jusqu’à ce curieux à lunettes d’or !… Et personne à qui confier mes inquiétudes !… Mais bast !… quand on a trois personnalités de rechange, on en sauve toujours une…

Il fut interrompu par Beaumarchef qui lui barra le passage au moment où il s’engageait sous la porte cochère de l’honorable placeur.

– Je vous guettais, lui dit l’ancien sous-off. Imaginez-vous que M. de Croisenois est là-haut, et qu’il me boit le sang. Il est venu pour parler au patron, et je lui ai dit de repasser ; mais il s’est assis, déclarant qu’il attendrait, et je ne puis parvenir à le renvoyer.

Cette circonstance parut contrarier prodigieusement le père Tantaine.

– Remonte, ordonna-t-il à l’employé de l’agence, et fais patienter ce marquis de deux liards, le patron ne saurait tarder à revenir.

Puis, quand il fut sûr que Beaumarchef ne pouvait le voir, il traversa en courant le passage de la Reine de Hongrie et disparut dans l’allée de la maison Martin-Rigal.

– Ma foi !… grommelait-il, Beaumar pensera ce qu’il voudra… Avant quinze jours, il sera loin…

Il avait tort de suspecter Beaumarchef. L’ex sous-off ne s’occupait que de sa consigne. On lui avait dit : remonte, il était remonté. On lui avait dit : fais patienter Croisenois, il s’y employait de toute son éloquence.

Mais les raisons les meilleures ne pouvaient toucher le marquis, lequel jugeait qu’à attendre ainsi dans un bureau de placement, il compromettait sa dignité.

– Sacrebleu !… grognait-il, on devrait bien ne pas oublier les rendez-vous qu’on donne…

Il s’arrêta… La porte du sanctuaire de l’agence s’était ouverte, et B. Mascarot lui-même apparaissait dans l’encadrement.

– Ce n’est pas moi qui suis inexact, monsieur le marquis, dit-il. L’exactitude consiste à arriver non avant l’heure, mais à l’heure. Veuillez consulter votre montre et prendre la peine de passer…

Le marquis si impertinent avec Beaumarchef, devint fort petit garçon lorsqu’il fut assis dans le cabinet de l’honorable placeur. Il n’osait même pas prendre la parole, et c’est d’un œil inquiet qu’il suivait les mouvements de B. Mascarot, lequel semblait chercher quelque chose parmi des liasses d’imprimés qui encombraient son bureau.

Quand il eut trouvé ce qu’il voulait :

– Je vous ai fait venir, monsieur le marquis, commença-t-il, pour cette grosse affaire industrielle que vous devez lancer, selon nos conventions.

– Oui, je sais… nous avons à causer, à nous entendre, à étudier la question… Rien n’est encore décidé, n’est-ce pas, il faut voir, examiner, tâter le terrain.

L’honorable placeur se permit un petit sifflement assez peu respectueux.

– Je vois, cher monsieur, fit-il, que vous me croyez homme à attendre sous l’orme de votre bon plaisir… Détrompez-vous. Quand je m’occupe d’une affaire, elle marche. Pendant que vous couriez à vos plaisirs, je travaillais pour vous avec mon ami Catenac. Et tout est prêt…

– Comment, tout ?

– Mon Dieu, oui ! Vos bureaux sont loués, rue Vivienne ; les statuts de votre société sont déposés chez un notaire, les membres de votre conseil sont choisis, l’imprimeur m’a apporté hier les titres, les prospectus, les circulaires, les affiches ; vous avez signé un traité pour les annonces… nous commençons demain la publicité.

– Mais c’est invraisemblable, c’est…

– Lisez, interrompit B. Mascarot, en tendant une feuille de papier ; lisez et vous serez convaincu.

Croisenois, abasourdi, prit le papier et lut à haute voix :

MINES DE CUIVRE DE TIFILA

(Algérie)

Société en commandite par actions

Mis DE CROISENOIS ET Cie

CAPITAL : QUATRE MILLIONS DE FRANCS

La Société des mines de Tifila ne s’adresse pas aux spéculateurs téméraires qui consentent à courir les chances aléatoires des placements à gros revenus. Nos souscripteurs ne doivent pas compter sur un intérêt de plus de six à sept pour cent…

 

– Eh bien !… demanda l’honorable placeur, que dites-vous de ce début ?

Le marquis ne répondit pas, il achevait tout bas la circulaire.

– C’est que tout cela semble vrai, murmurait-il, très vrai, très réel !…

Sans qu’il y parût, l’amour-propre de B. Mascarot était agréablement chatouillé.

– On fait ce qu’on peut, dit-il modestement. Je dois fournir un prétexte aux braves gens que je me propose de faire chanter ; je l’ai choisi le meilleur possible…

L’agitation de Croisenois était terrible. Il était de ces gens qui, réduits à vivre au jour le jour, d’expédients et d’industrie, engagent sans souci l’avenir, comme s’ils espéraient qu’entre le moment où ils promettent et celui où il faudra tenir, quelque chose d’inattendu et d’heureux arrivera pour les dégager… un héritage tombant du ciel ou un tremblement de terre.

Acculé dans une situation sans issue, il essaya de se débattre.

– Le prétexte est si excellent, objecta-t-il, que ce prospectus nous amènera forcément des souscripteurs sérieux. La postérité de Gogo est éternelle. Que ferons-nous de leur argent ?

– Nous le refuserons, donc. Ah ! Catenac est un gaillard qui sait manier la loi. Lisez vos statuts. L’article 50 dit expressément que les actions sont nominatives et que vous vous réservez le droit d’accepter ou de refuser telles souscriptions qu’il vous plaira.

Le marquis les consulta, ces fameux statuts, l’article s’y trouvait.

– Soit, fit-il, ceci n’est rien. Que ferons-nous si un de ces malheureux à qui vous allez imposer un certain nombre d’actions, vend fictivement ou réellement ces actions à un tiers, et s’avise de nous faire poursuivre par ce tiers ?…

Le grave Mascarot souriait.

– L’article 21, répondit-il, a prévu cette petite manœuvre, qui serait tout simplement du contre-chantage ; écoutez-le :

« Un registre de transfert est déposé au siège de la société. Un transfert ne sera valable qu’autant qu’il aura été autorisé par le gérant et inscrit sur le registre des transferts… »

– Et comment finira cette comédie ?…

– Tout naturellement. Vous annoncerez un beau matin que les deux tiers du capital étant absorbés, vous vous mettez en liquidation, aux termes de l’article 47… Six mois plus tard, vous faites savoir que la liquidation a produit : zéro franc, zéro centime ; vous vous lavez les mains, et tout est dit.

Battu sur tous les points, M. de Croisenois eut recours à un suprême argument.

– Me lancer dans l’industrie en ce moment, dit-il, n’est-ce pas risquer d’augmenter les répugnances que peut avoir M. de Mussidan à me donner sa fille… Une fois marié, au contraire…

Un petit ricanement bien sec de l’honorable placeur lui coupa la parole.

– Une fois marié, continua le placeur, quand vous auriez reçu la dot de Mlle Sabine, vous nous tireriez votre courte révérence. C’est là ce que vous pensez, cher monsieur. Pur enfantillage. Je vous tiendrai, croyez-le, après comme avant.

Il était clair que résister encore serait folie.

– Commencez donc votre publicité, murmura Croisenois.

B. Mascarot lui tendit la main.

– Voilà qui est dit, reprit-il. Les premières annonces paraîtront dans les journaux du matin… En retour, demain dans l’après-midi vous serez admis officiellement chez M. de Mussidan. Présentez-vous hardiment, et tâchez de plaire à Mlle Sabine.

*

* *

Lorsque M. Martin-Rigal sorti de son bureau ce soir-là, sa fille fut, pour lui, bien plus affectueuse que de coutume.

– Comme je t’aime, cher père, répétait-elle en l’embrassant, que tu es bon !

Malheureusement il était si préoccupé qu’il ne songea pas à demander à Mlle Flavie la cause de cet accès de tendresse.

XXX

Le danger qui menaçait André était imminent, immense… Cependant il ne dépassait pas ses prévisions.

Le courageux artiste ne s’abusait pas. L’importance de la partie engagée lui donnait la mesure de l’audace de ses ennemis.

Seul, il faisait obstacle à leurs projets ; seul, il se dressait entre eux et le but ; il était clair que tous les moyens leur seraient bons pour se défaire de lui, et qu’ils ne reculeraient pas devant un crime.

Toutes ses démarches étaient surveillées, il en avait acquis la certitude, partout il traînait à sa suite une escorte d’espions ; pourquoi ? La mission de ces gens ne pouvait être que d’épier l’occasion favorable.

Mais cette perspective, cette certitude d’un guet-apens ne pouvait l’arrêter. Si même il songeait à prendre des précautions, c’est qu’il se disait :

– Si je péris, Sabine est perdue.

Seul, il eût cherché le péril, il l’eût défié, provoqué, il eût bien su trouver un moyen pour contraindre ses invisibles adversaires à se découvrir, à se montrer.

Pour Sabine, il se résignait à une prudence bien éloignée de son caractère. Un éclat et il la perdait.

Il savait bien qu’il trouverait des auxiliaires à la préfecture de police ; mais c’était risquer de déshonorer la famille de Mussidan.

Certes, il était certain qu’avec du temps et de la patience il arriverait à surprendre le secret des ignobles coquins. Mais s’il se sentait d’une patience à déplacer grain à grain des montagnes, le temps lui manquait.

Les minutes qui séparaient Sabine de l’horrible et irréparable sacrifice étaient comptées, et il lui semblait que sa vie s’écoulait comme de l’eau, avec les heures…

Levé avec le jour, André s’était assis devant sa table de travail, et le front dans ses mains il réfléchissait.

Un à un, il prenait les événements recueillis la veille, et il s’efforçait de les assembler, de les coordonner, de les ajuster, comme un enfant qui successivement essaie toutes les pièces disséminées d’un jeu de patience.

Il cherchait le lien probable, l’intérêt commun de tous ces gens qu’il avait observés, de Verminet, Van Klopen, Mascarot, Hortebize, Martin-Rigal…

Soumettant à la plus sévère analyse tous les incidents des derniers jours, le jeune peintre devait fatalement arriver à Gaston Gandelu.

– N’est-il pas surprenant, se disait-il, que ce triste garçon soit victime d’une odieuse machination ourdie précisément par les misérables qui s’acharnent après nous, par Verminet, par Van Klopen ; n’est-il pas incroyable…

Il tressaillit et s’arrêta court.

Une pensée toute nouvelle venait d’éclore dans son esprit, pensée informe, mal définie, incomplète, à peine viable, mais pensée de joie à coup sûr, de délivrance et d’espoir.

L’inexplicable voie du pressentiment lui disait que la perte du jeune M. Gaston était liée à la sienne et à celle de Sabine, qu’ils étaient enveloppés dans le filet de la même intrigue, enfin que cette perfidie savante des faux billets n’était qu’une manœuvre dépendant du plan général…

Comment cela se faisait, comment Gaston et lui se trouvaient confondus, André ne pouvait le concevoir, et cependant il eût juré que cela était, il en avait pour ainsi dire conscience.

Qui avait dénoncé le jeune M. Gaston à son père ? Catenac. Qui avait conseillé cette plainte au procureur impérial déposée contre Rose Zora ? Encore Catenac. Or, ce Catenac, qui était l’avocat de M. Gandelu, était l’homme d’affaires de Verminet et de Croisenois ; n’avait-il pas obéi à leurs inspirations ?…

Tout cela, certes, était vague, embrouillé, obscur ; entre chacune de ces étranges présomptions, des lacunes existaient, impossibles à combler, en apparence, et pourtant André décida qu’il poursuivrait ses investigations dans ce sens.

Il venait de prendre un crayon, et se disposait à se tracer un plan méthodique de recherches, lorsqu’on frappa discrètement à la porte de l’atelier.

Machinalement il consulta la pendule : il n’était pas neuf heures.

– Entrez !… dit-il en se levant.

La porte s’ouvrit, et le coup que reçut le jeune peintre fut si violent et si inattendu, qu’il chancela et fut obligé de s’appuyer sur un chevalet.

Ce visiteur matinal qui lui arrivait, n’était autre que le père de Sabine, M. de Mussidan. Il ne l’avait aperçu que deux fois en sa vie, c’en était assez pour ne l’oublier jamais.

Le comte, lui aussi, était ému. Ce n’est qu’après une longue nuit d’insomnie et d’angoisses, après les plus cruels débats, qu’il s’était décidé à cette démarche. Mais il avait eu le temps de se préparer.

– Vous m’excuserez, monsieur, commença-t-il, de me présenter chez vous à pareille heure, mais je tenais essentiellement à vous rencontrer.

André s’inclina. En deux secondes, mille suppositions, les plus diverses, avaient assailli son esprit. Comment M. de Mussidan venait-il chez lui, dans quel but ?… Était-ce en ami ou en ennemi ? Était-ce de son chef, ou l’avait-on envoyé ? Qui lui avait donné l’adresse ?…

– Je suis grand amateur de peinture, poursuivit le comte, et un de mes amis, dont le goût est très sûr, m’a parlé avec enthousiasme de votre talent. C’est vous expliquer la liberté que je prends, la curiosité m’a poussé, j’ai voulu voir…

La fin de la phrase ne venait pas ; il s’arrêta court et ajouta :

– Je suis le marquis de Bivron.

Ainsi M. de Mussidan pensait n’être pas connu, et il espérait cacher sa personnalité. C’était déjà un indice.

– Je ne puis qu’être très flatté de votre visite, répondit André ; malheureusement je n’ai rien d’achevé en ce moment ; je n’ai là que des études et quelques esquisses… Si vous voulez les voir ?…

Le comte ne se fit pas répéter l’invitation. Il était affreusement embarrassé de son personnage, et se sentait rougir sous le regard franc et hardi du jeune peintre. Et, pour comble, dès en entrant il avait aperçu dans un des angles de l’atelier ce tableau mystérieusement voilé dont lui avait parlé le doux père Tantaine.

Il se mit donc à tourner autour de l’atelier, donnant en apparence toute son attention aux toiles accrochées au mur, faisant en réalité d’héroïques efforts pour garder son sang-froid et dissimuler l’atroce douleur qui déchirait son âme.

– Ainsi donc, pensait-il, les misérables n’ont pas menti, et ce rideau de serge cache le portrait de ma fille !… Ainsi, cet homme est l’amant de Sabine ! Elle venait ici, elle y passait ses journées, et je ne me doutais de rien. Hélas !… à qui la faute ? Quels reproches ai-je le droit de lui adresser ?… Pauvre enfant !… Il y a longtemps que sa mère a déserté le foyer, moi je fuyais ma maison, elle restait seule, privée de caresses, de conseils, d’affection… Elle a écouté la voix de son cœur, elle s’est abandonnée à qui lui promettait ces tendresses que lui refusaient ses parents.

Du moins, le comte était forcé de s’avouer que le choix de Sabine ne lui paraissait pas indigne. À première vue il avait été frappé de l’attitude pleine de noblesse du jeune artiste, de sa mâle beauté, de l’expression énergique et intelligente de sa physionomie.

– Hélas !… ajoutait-il, elle l’aime sans doute, et cependant, dès qu’elle a connu nos périls, sans hésiter elle s’est dévouée… oui, elle l’aime, car si elle a eu le courage de renoncer à lui, elle a failli mourir.

De son côté, André, redevenu maître de lui, délibérait, et se demandait quelle conduite tenir.

– Ah !… vous vous présentez chez moi sous un nom d’emprunt, monsieur le comte, pensait-il ; soit, je respecterai votre incognito, mais j’en profiterai pour vous faire connaître la vérité, je vous dirai ce que je n’aurais peut-être jamais osé vous dire…

Si extrême que fût la préoccupation d’André, elle ne l’empêchait pas d’observer son visiteur, et il remarquait fort bien que les regards de M. de Mussidan revenaient sans cesse, et comme à la dérobée, sur le tableau voilé.

– Il faut, se disait-il, qu’on ait parlé au comte de ce portrait, et c’est pour lui qu’il vient… Qui a pu lui en parler ?… Nos ennemis. Donc, on a dû calomnier Sabine…

Cependant, M. de Mussidan avait passé en revue toutes les esquisses, et il avait eu le temps de rassembler toute son énergie. Il revint vers André.

– Recevez mes félicitations, monsieur, prononça-t-il ; les éloges de mon ami, que je croyais exagérés était encore au-dessous de votre beau talent. Je regrette toutefois que vous n’ayez rien d’absolument fini, car vous n’avez rien, n’est-ce pas ?…

– Rien, monsieur.

Le regard du comte vacilla, et c’est avec un tremblement dans la voix qu’il reprit :

– Pas même ce tableau, dont la bordure splendide dépasse ce rideau de serge ?

Bien qu’il attendît cette question, le jeune peintre rougit excessivement.

– Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, ce tableau est complètement terminé, seulement je ne le montre à personne.

Après cela, M. de Mussidan ne pouvait plus douter de la sûreté des informations du vieux clerc d’huissier.

– Je devine, fit-il, c’est un portrait de femme ?

– C’est un portrait de femme, oui monsieur.

La situation était étrange, et ils n’étaient guère moins troublés l’un que l’autre ; ils détournaient la tête, essayant de cacher leur trouble.

Mais le comte s’était juré qu’il irait jusqu’au bout.

– C’est tout simple, dit-il avec un rire forcé, on est amoureux… Tous les grands peintres ont immortalisé la beauté de leur maîtresse.

Les yeux d’André étincelèrent.

– Arrêtez, monsieur, interrompit-il, vous vous méprenez !… Ce portrait est celui de la plus pure et de la plus chaste des jeunes filles. Je l’aime, cesser de l’aimer me serait aussi impossible que de suspendre, par le seul effort de ma volonté, la circulation de mon sang… mais je la respecte plus encore. Elle, ma maîtresse, grand Dieu !… Je me mépriserais plus que le dernier des misérables, si, abusant jamais de sa sainte confiance, j’avais murmuré à son oreille un mot, un seul mot, un seul qu’elle n’osât pas répéter à sa mère !

De sa vie, M. de Mussidan n’avait éprouvé une plus délicieuse sensation. André disait vrai, il le sentait à son accent, et il était tenté de lui serrer les mains, de lui sauter au cou.

– Vous m’excuserez, monsieur, dit-il ; mais un portrait, dans un atelier, suppose un modèle qui vient poser…

– Et elle y est venue, monsieur, seule, à l’insu de ses parents, en se cachant comme pour mal faire, risquant son honneur, sa réputation, sa vie… me donnant ainsi une preuve immense de son… affection.

Il hocha tristement la tête et poursuivit :

– Hélas !… j’avais peut-être tort d’accepter ce dévouement sublime, et je ne l’ai pas seulement accepté, je l’ai sollicité, à genoux, à mains jointes… Comment la voir, autrement, lui parler, entendre le son de sa voix ? Nous nous aimons, mais tant de préjugés, d’affreuses conventions nous séparent, qu’il y a entre nous un abîme plus difficile à franchir que l’océan. Elle est l’unique héritière d’une grande famille, très riche malheureusement, très noble, très fière, tandis que moi…

André s’interrompit. Il attendait, il espérait une réponse, un mot, un encouragement, un blâme…

Le comte gardait le silence, il continua avec une certaine violence, mais sans amertume :

– Savez-vous qui je suis ? Un pauvre diable d’enfant trouvé, déposé clandestinement dans un tour par quelque pauvre fille séduite… Un matin, à douze ans, je me suis évadé de l’hospice de Vendôme avec vingt francs en poche, et je suis venu à Paris. Et depuis, je lutte… Voici dix ans que tous les matins je m’éveille avec une volonté plus ardente que la veille. En suis-je plus avancé ?… Et encore, vous ne voyez que le côté brillant de mon existence. Ici, je suis artiste, ailleurs, je suis ouvrier. C’est ainsi. Regardez mes mains, – et il les montrait, – si elles sont rudes, calleuses, c’est qu’elles ont été durcies par le ciseau et le marteau. J’ai du talent, je le crois ; je réussirai, je l’espère ; mais il a fallu étudier et vivre. Eh bien ! l’ouvrier a nourri l’artiste, il a payé ses leçons, il lui a acheté des couleurs, des pinceaux et des toiles…

Si M. de Mussidan se taisait, c’est qu’il ne pouvait se défendre d’une réelle admiration pour ce beau caractère qui se révélait à lui, et il ne voulait pas se trahir.

– Tout cela, reprit André, elle le sait, et elle m’aime quand même. Elle a confiance en moi. Quand j’ai désespéré, c’est elle qui m’a crié : courage ! Ah !… elle a raison, si la patience et la volonté donnent le génie. Ici même, elle m’a juré que jamais elle ne serait la femme d’un autre, et j’ai foi en sa promesse. Il n’y a pas un mois, un des hommes les plus brillants de Paris sollicitait sa main ; elle est allée à lui et lui a conté notre histoire, et lui, il s’est retiré généreusement, et il est aujourd’hui mon ami le plus cher…

Il s’arrêta, car il étouffait ; c’était la cause de son bonheur qu’il plaidait, pour le cas où il triompherait du marquis de Croisenois, et son anxiété était affreuse.

– Et maintenant, monsieur, reprit-il après un moment, souhaitez-vous voir le portrait de cette jeune fille ?

– Oui, répondit le comte, oui, je vous serai reconnaissant de cette marque de confiance.

André s’approcha du cadre, et déjà il touchait le rideau, quand, tout à coup, se ravisant, il se retourna.

– Eh bien !… non, s’écria-t-il, non, continuer cette comédie serait indigne de moi.

M. de Mussidan pâlit. Ce mot pouvait avoir une terrible signification.

– Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.

– Que je vous connaissais, monsieur, que je savais que je parlais au comte de Mussidan et non au marquis de Bivron. Je ne découvrirai pas ce tableau sans vous avoir prévenu, sans vous avoir dit…

D’un geste bienveillant, le comte l’empêcha d’achever.

– Je sais, monsieur, prononça-t-il, que je vais voir le portrait de Sabine, découvrez-le, je vous prie.

Le jeune peintre obéit, et pendant un moment M. de Mussidan demeura en extase devant cette œuvre véritablement remarquable.

– Oui, c’est bien elle, murmura-t-il, voilà bien son sourire, l’expression de ses yeux… c’est beau !

Il prononça encore quelques mots à voix basse ; puis lentement, il alla s’asseoir dans le fauteuil du jeune artiste et parut se recueillir.

Le malheur est un rude maître. Quelques semaines plus tôt, il eût souri et haussé les épaules à la proposition de donner sa fille à ce petit peintre. Alors il songeait à M. de Breulh-Faverlay.

À cette heure, il eût reçu comme une faveur céleste la liberté de choisir André pour Sabine. C’est qu’il pensait à Croisenois.

À ce nom maudit qui montait à ses lèvres, le comte tressaillit.

Pour qu’André montrât une telle assurance, il fallait, pensait-il, qu’il n’eût pas été informé des derniers événements.

Il interrogea et fut détrompé.

Sûr d’avoir gagné sa cause, le jeune peintre osa dire à M. de Mussidan tout ce qu’il savait, comment et par qui il l’avait su, l’empressement à le servir de M. de Breulh, quel rôle avait accepté la vicomtesse de Bois-d’Ardon ; enfin, ses conjectures, ses démarches, ses investigations, ses présages de succès, ses projets, ses espérances…

Il s’exprimait avec une véhémence extraordinaire, son énergie débordait, l’enthousiasme donnait à son regard une expression sublime, et sa parole enflammée, rallumait dans le cœur du comte l’espoir près de s’éteindre.

– Oui, nous triompherons, disait-il, je le sens, je le sais, j’entends une voix qui me l’assure !…

Longtemps encore ils étudièrent la situation, et le résultat de leurs délibérations fut qu’il fallait redoubler de prudence, dissimuler, ne rien dire encore à Sabine, et faire figure au marquis de Croisenois.

Surtout et avant tout, ils devaient ne jamais se voir, et cacher soigneusement leur cordiale entente.

Onze heures sonnaient lorsque M. de Mussidan se leva pour se retirer.

Après être resté un moment en contemplation devant le portrait de sa fille, il revint au jeune peintre, en lui prenant la main :

– Monsieur André, prononça-t-il, d’une voix émue, vous avez ma parole. Si nous parvenons à nous délivrer des misérables qui nous tiennent le couteau sur la gorge… Sabine sera votre femme…

XXXI

Après cette promesse, qui empruntait aux circonstances une étrange solennité, M. de Mussidan sortit, et André s’affaissa sur le large divan de l’atelier.

Ce courageux artiste, si fort contre l’adversité, succombait sous l’excès de son bonheur. En présence du comte, il avait pu, grâce à des efforts surhumains, maîtriser ses terribles émotions, rester calme quand il était affreusement bouleversé, paraître froid alors qu’il avait comme un brasier dans la tête et dans le cœur.

Seul, il s’abandonnait sans vergogne aux transports de la passion.

– Elle est à moi !… s’écriait-il dans son délire, Sabine est à moi !…

Mais cet accès d’enchantement et d’optimisme dura peu.

Le mirage s’évanouit faisant place au vif sentiment de la réalité.

Oui, Sabine serait à lui… mais quand il aurait su la conquérir. Entre elle et lui se dressaient Croisenois et ses associés. Il se sentait de force à se mesurer seul avec eux tous, mais encore fallait-il les atteindre et combattre.

– À l’œuvre !… s’écria-t-il en se levant, à l’œuvre !…

Mais il s’arrêta, prêtant l’oreille.

Il entendait dans son escalier, presque sur son palier, des éclats de rire immodérés. Au-dessus de ce rire, qui était celui d’une femme, une voix d’homme grêle et aigre s’élevait, qui paraissait gronder.

André n’eut pas le temps de se demander ce que ce pouvait être, sa porte fut comme enfoncée, et un tourbillon de soie, de velours et de dentelles fit irruption dans l’atelier.

En ce tourbillon, le jeune peintre reconnut, non sans stupeur, la belle Rose-Zora de Chantemille.

Derrière elle, venait le jeune M. Gaston, et ce fut lui qui prit la parole.

– C’est nous !… s’écria-t-il, en personnes naturelles. Hein !… Elle est bonne, celle-là ?… Nous attendiez-vous ?

– Pas du tout, je l’avoue.

– C’est une surprise de papa. Pauvre bonhomme !… Parole d’honneur, je veux embellir sa vieillesse, comme dit Léonce. Ce matin, il entre dans ma chambre et me dit : « J’ai fait hier toutes les démarches pour qu’une personne que tu adores soit mise en liberté. Cours donc la chercher. » Hein ! c’est gentil, cela. Je cours, Zora joue la fille de l’air, et nous voilà.

 

André n’écoutait que d’une oreille distraite. Il surveillait Zora-Rose qui tournait autour de l’atelier, en poussant toutes sortes d’exclamations. Elle allait arriver au portrait de Sabine, elle voudrait écarter le rideau, il serait difficile de l’en empêcher…

– Pardon, dit-il, j’ai un tableau à faire sécher…

Et comme le portrait était posé sur un chevalet mobile, il le roula dans sa chambre.

– Maintenant, reprit M. Gandelu fils, il s’agit de célébrer la délivrance, et je viens vous chercher pour déjeuner…

– Merci de l’intention, mais j’ai à travailler…

– Ah !… je la trouve bien bonne, mais vous savez, on ne me la fait plus, vite habillez-vous…

– Véritablement, je ne puis sortir.

Le jeune M. Gaston réfléchit dix secondes, puis tout à coup se frappant le front :

– Vous ne voulez pas venir au déjeuner, s’écria-t-il, eh bien !… le déjeuner viendra à vous. Ah !… fameux !… Je descends le commander.

André s’élança après lui, sur le palier, le rappela, cria, mais en vain, et il rentra aussi contrarié que possible.

Cette contrariété, Rose la remarqua.

– Voilà comment il est, fit-elle en haussant les épaules. Et il se croit très drôle. Cocodès, va !…

Le ton de la jeune femme trahissait un si profond mépris pour M. Gandelu fils, que le jeune peintre la regarda d’un air surpris.

– Cela vous étonne, reprit-elle, ce que je vous dis là !… On voit bien que nous ne le connaissez pas. Quelle scie !… Et tous ses amis lui ressemblent. Si vous les écoutiez une heure, vous auriez des nausées. Tenez, rien qu’à me rappeler les soirées passées en leur compagnie, je bâille.

Elle bâilla en effet.

– Si encore il m’aimait, soupira-t-elle.

– Lui !… mais il vous adore, répondit André qui ne pouvait s’empêcher de trouver Rose pleine de bon sens ; il a failli devenir fou pendant que vous étiez là-bas.

Zora-Rose eut un geste que lui eût envié Toto-Chupin.

– Et vous croyez cela !… s’écria-t-elle. Gaston fou d’une femme !… Il est trop bête. De moi, savez-vous ce qu’il aime ? Les robes qu’il me paie et les diamants qu’il m’achète. Quand les passants me regardent, et qu’ils disent : « Mâtin !… quel chic !… » mon idiot se dresse sur ses ergots, et il répète comme s’il avait de la bouillie plein la bouche : « Ah ! mais oui !… pour du chic, nous avons du chic ! » Si j’avais un peignoir d’indienne, il ne me regarderait pas, et cependant… j’en vaux la peine.

Le fait est que l’air de Saint-Lazare n’avait point été défavorable à Rose. Son impudente beauté n’avait jamais eu un tel éclat ; elle resplendissait de jeunesse, de vie, de passion, d’insolence…

– Cocodès, poursuivait-elle, gandin, petit crevé !… Mon nom de Rose écorchait sa vilaine bouche, il m’appelle Zora, un nom de chien. Et je ne le camperais pas là !… Nous verrons bien. Il a de l’argent, mais je me moque de l’argent, moi. Mon petit Paul n’avait pas le sou, lui, et cependant, je l’aimais bien. Dieu !… m’a-t-il fait rire quelquefois !… Avec lui je n’avais pas à manger tous les jours, j’étais bien malheureuse… c’est égal, c’était le bon temps.

– Pourquoi l’avez-vous abandonné, ce pauvre Paul ?…

– Dites-moi, vous, pourquoi il y a du velours à 43 francs le mètre. Je voulais savoir quelle sensation on éprouve quand on se met sur les épaules un cachemire des Indes… Et un beau jour j’ai filé. Mais qui sait ?… Paul allait peut-être me quitter. Il y avait quelqu’un qui cherchait à nous séparer, notre voisin de l’Hôtel du Pérou, rue de la Huchette, un vieux singe qu’on appelait le père Tantaine, et qui était clerc d’huissier…

À ce nom, André, positivement, faillit tomber à la renverse. Tantaine !… un vieux… clerc d’huissier… C’était bien le sien.

Cependant, si vive que fut son impression, il parvint à la cacher.

– Bast !… fit-il d’un ton léger, quel intérêt pouvait avoir ce bonhomme à vous séparer ?

– Je ne sais, répondit Rose, devenue sérieuse, mais à coup sûr il en avait un. On ne donne pas pour rien des billets de banque aux gens, et je lui ai vu donner un billet de 500 francs à Paul. Bien plus, il lui avait promis de lui faire gagner beaucoup d’argent, par l’entremise d’un de ses amis, un placeur nommé Mascarot…

Cette fois André ne fut pas pris à l’improviste. Il pressentait qu’il allait être question de l’honorable placeur.

Mais son esprit s’épouvantait des proportions que prenait l’intrigue qu’il avait à déjouer. Car il n’en doutait pas : toutes ces manœuvres qu’il découvrait une à une, devaient tendre à un but commun.

André se souvenait, à cette heure, de cette visite que lui avait fait Paul, un jour, sous prétexte de lui remettre vingt francs, et de l’air singulier qu’il avait. Il se rappelait que Paul s’était vanté de gagner un millier de francs par mois, et qu’il n’avait pas su dire où ni à quoi.

– Paul m’a peut-être oubliée, reprit Rose, je le crains. Une fois je l’ai rencontré chez Van Klopen, et il ne m’a rien dit. Il est vrai qu’il était avec ce Mascarot. Mais n’importe, je suis décidée à le chercher, et à lui demander pardon, et il me pardonnera…

De tout ceci, une conclusion très nette ressortait.

Paul était protégé par l’association… donc il lui était utile, il la servait. Rose était persécutée, donc elle gênait.

Voilà ce que pensait André.

– Et même, ajoutait-il, si Catenac a fait enfermer Rose, c’est que les misérables ont quelque chose à craindre d’elle. S’ils ont essayé de la faire disparaître, c’est que sa seule présence peut déranger leurs combinaisons…

Mais il n’eut pas le temps de poursuivre sa déduction. Le fausset du jeune M. Gaston grinçait dans l’escalier. Bientôt il apparut, criant :

– Place au festin !… Que la fête commence !…

Deux garçons de restaurant, en effet, suivaient M. Gandelu fils, chargés de mannes immenses, pleines de provisions.

En toute autre circonstance, André eut été furieux de cette invasion de victuailles, ce cette perspective d’un déjeuner qui allait durer au moins deux heures, et mettre tout sens dessus dessous dans son atelier.

Mais, en ce moment, il en était à bénir l’inspiration du jeune M. Gaston ; il le trouvait beau, aimable, spirituel, et c’est de la meilleure grâce du monde qu’avec l’aide de Zora-Rose il débarrassait sa grande table, pour qu’on y dressât le couvert.

Seul, le jeune M. Gaston ne faisait rien, il pérorait.

– Ah !… mes chers bons, disait-il, vite il faut que je vous en conte une forte !… Imaginez-vous que le marquis de Croisenois, Henri, un de mes plus intimes amis, fonde une société industrielle.

André faillit lâcher une carafe qu’il tenait.

– Qui vous l’a dit ? demanda-t-il vivement.

– Parbleu ?… une grande affiche jaune qui le crie à tous les passants. Mines de Tifila, société en commandite ! Non, j’en ferai une maladie. Capital : quatre millions ! Pas dégoûté, le marquis. Farceur ! Et du pain ?…

La figure du jeune peintre trahissait un si complet ébahissement, que M. Gandelu fils éclata de rire.

– Pas vrai, qu’elle est drôle ?… reprit-il. On dirait que vous attendez l’omnibus de Chaillot. Voilà juste comment je suis resté devant cette diablesse d’affiche, le bec grand ouvert. Croisenois directeur d’une compagnie !… Ah ! il va me la payer ! J’aurais lu dans un journal que vous étiez nommé pape, que je n’aurais pas été plus ébaubi. Mines de Tifila ! As-tu fini ! Tifila !… On ne nous la fait plus, ah ! mais non ! Les actions sont de 500 francs. C’est pour rien, parole d’honneur ! mais je n’ai pas de monnaie sur moi, vous repasserez après le demi-terme…

Cependant le déjeuner était servi, les garçons du restaurant s’étaient retirés, le jeune M. Gaston, de sa voix la plus aigre, criait : « À table ! À table !… »

Mais, hélas ! ce déjeuner qui commençait le plus gaiement du monde devait mal finir.

M. Gandelu fils, qui n’avait pas la tête bien solide, eut le tort de boire outre mesure. Bientôt, les vapeurs du vin se mêlant, dans son étroite cervelle, aux fumées de la vanité, le peu de bons sens qu’il avait disparut, et il commença à accabler Zora-Rose de reproches amers, ne comprenant pas, disait-il, comment un homme tel que lui, sérieux et destiné évidemment à jouer un grand rôle dans la société, avait pu se laisser séduire par une femme comme elle.

Certes, le jeune M. Gaston possédait un joli répertoire d’invectives, mais Rose, sur ce chapitre, était encore plus forte que lui. On l’attaquait, elle se défendit, et si vivement, que M. Gandelu fils, se sentant écrasé, se leva furieux, prit son chapeau et sortit en déclarant qu’il ne reverrait Zora de sa vie, qu’il lui abandonnait de bon cœur tout ce qu’elle tenait de sa générosité, mobilier et toilettes, trop heureux s’il pouvait, à ce prix, être débarrassé d’elle à tout jamais.

Ce départ ne contraria pas trop André. Restant en tête-à-tête avec la jeune femme, il se flattait d’obtenir d’elle, avec un peu d’adresse, une biographie exacte de ce Paul, qu’il comptait maintenant parmi ses adversaires.

Vain espoir ! Zora-Rose, elle aussi, était exaspérée, on l’eût été à moins, et elle ne voulut rien entendre.

Elle reprit en toute hâte son grand manteau de velours, noua son chapeau au hasard, et sans même donner un coup d’œil à la glace, elle s’envola, non sans avoir affirmé qu’elle allait se mettre en quête de Paul, qu’elle le retrouverait, et qu’elle saurait bien le décider à demander raison à Gaston de ses insultes.

Tout cela s’était passé si rapidement, que le jeune peintre en était comme ébloui.

C’était à croire que la Providence, se déclarant décidément pour lui, n’avait envoyé ces intéressants amoureux que pour lui fournir des renseignements nouveaux, positifs, et de la plus haute importance.

Et dans le fait, les déclarations de Rose, si incomplètes qu’elles fussent, éclairaient toute une partie de l’intrigue, enveloppée jusqu’alors d’épaisses ténèbres.

Les relations de Paul avec le père Tantaine expliquaient la peine que s’était donnée Catenac pour faire enfermer Rose, et par contre les fausses signatures arrachées à l’inepte confiance du jeune M. Gaston.

Mais, d’un autre côté, que signifiait cette société industrielle lancée par le marquis de Croisenois en même temps qu’il sollicitait la main de Mlle de Mussidan ?

André pensa qu’il devait, avant tout, s’occuper de ce détail, et sans même songer à échanger sa vareuse rouge contre un paletot, il descendit et courut au coin de la rue des Martyrs, où M. Gandelu fils lui avait dit avoir vu l’affiche.

Elle était toujours à sa place, éblouissante, tirant l’œil à vingt pas, séduisante assez pour faire tressaillir les écus du plus timide capitaliste.

Rien n’y manquait, pas même une vue de TIFILA (Algérie), une superbe vignette, qui représentait quantité de travailleurs roulant sur des brouettes le précieux minerai.

Tout en haut, le nom de Croisenois resplendissait en lettres d’un demi-pied.

Il y avait bien cinq minutes que André contemplait ce chef-d’œuvre, quand un éclair de prudence traversa son esprit.

– Malheureux !… se dit-il, que fais-je ici ? Qui sait combien de coquins épient sur ma physionomie la trace de mes sensations et de mes projets !…

À cette pensée, il regarda vivement autour de lui ; mais dans un rayon de plus de cent pas il n’aperçut aucune figure suspecte.

– Ah !… n’importe, murmura-t-il, n’importe, il faut rentrer et chercher et imaginer un expédient pour faire perdre mes traces.

Dépister ses surveillants !… le succès était à ce prix, il ne le comprenait que trop. Comment atteindre et frapper les misérables, si, informés de ses moindres démarches, ils avaient toujours le loisir de se mettre en garde ?…

Aussi, lorsqu’il eut regagné son logis, il ne s’occupa plus que du moyen de glisser entre les mains de ses espions. Bientôt il crut l’avoir découvert.

Sous ses fenêtres s’étendait un grand jardin qui dépendait d’une institution dont la façade se trouvait dans la rue de Laval prolongée. Un mur qui n’avait pas sept pieds de haut séparait seul la cour de sa maison de ce jardin.

Pourquoi ne s’évaderait-il pas par là ?

Je puis, se disait-il, me déguiser de façon à me rendre méconnaissable, et demain, au petit jour, franchir le mur et m’esquiver par la rue de Laval pendant que mes espions feront le pied de grue rue de la Tour-d’Auvergne, devant ma porte. Ai-je besoin de loger ici plutôt qu’ailleurs ? Non. Eh bien ! tant que durera ma campagne, je demanderai l’hospitalité à Vignol, qui m’aidera au besoin.

Ce Vignol était un ami d’André, un brave et loyal garçon, qui, en son absence, dirigeait les travaux de la maison de M. Gandelu.

– De cette façon, pensait-il, j’échappe si complètement à Croisenois et à sa bande, que je pourrai presque me mêler à leur jeu sans qu’ils me devinent. Il me faudra ainsi cesser de voir tous ceux qui ont consenti à m’aider, M. de Breulh, M. de Mussidan, ce brave père Gandelu, mais la poste est là. Pour les cas pressants, j’aurai le télégraphe, et il sera discret, car je vais choisir des termes de convention et en aviser mes correspondants.

Sa résolution était prise ; il écrivit à ces trois personnes qui s’intéressaient à lui, une longue lettre où il expliquait son plan.

La nuit tombait lorsqu’il eut fini : il ne pouvait rien entreprendre à cette heure ; il alla dîner dans les environs, puis ayant mis ses lettres à la poste, il rentra afin de préparer son travestissement, de le « répéter, » pour ainsi dire.

Après s’être demandé quelle situation sociale serait le plus favorable à ses desseins, il avait décidé qu’il tâcherait de se donner l’apparence de ces malfaisants gredins qu’on rencontre le jour dans les estaminets borgnes de l’ancienne banlieue, autour des billards crasseux, et le soir à la porte des théâtres et des bals publics.

Le costume, il l’avait sous la main, parmi ses vieilles hardes de travail. Une blouse bleue, un vieux pantalon à larges carreaux, de mauvaises chaussures et une casquette au rebut depuis des années, faisaient l’affaire.

Restait à changer le visage, et c’est à cette tâche que André s’appliqua.

Il commença par couper sa barbe, très peu forte, mais qu’il portait entière, puis il tailla ses cheveux sur le devant, de façon à ménager deux mèches qu’il lissa et colla sur ses tempes, avec force cosmétique.

Cela fait, il chercha quelques pains de couleur pour l’aquarelle, et armé d’un pinceau il commença son œuvre de « maquillage, » œuvre bien plus difficile qu’on ne croit.

Se barbouiller n’est rien, il faut pour se déguiser modifier le mouvement général de sa physionomie. On n’arrive à ce résultat qu’en altérant la bouche et les yeux, sièges principaux de l’expression.

André, quoique peintre, ignorait cela. Aussi n’est-ce qu’après de longs tâtonnements qu’il obtint un résultat passable. Il s’habilla alors, il tortilla autour de son cou une vieille cravate, et sut placer sa casquette selon le genre, de côté, la coiffe aplatie en arrière, la visière cachant l’œil droit.

Quand, ainsi équipé, il se regarda dans la glace, il se jugea hideux. En artiste consciencieux cependant, il cherchait les défauts de son œuvre pour les corriger, lorsqu’on frappa à sa porte.

Il était neuf heures, il n’attendait personne, les garçons du restaurant étaient venus rechercher leur vaisselle ; quel visiteur lui arrivait donc ? Ce ne pouvait être que sa concierge, et il était bien décidé à ne pas se laisser voir par elle, n’ayant en la discrétion de Mme Poileveu qu’une confiance très limitée.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– Moi !… répondit une voix plaintive, moi, Gaston.

Fallait-il se défier de ce garçon ? Le jeune peintre jugea que non ; il alla ouvrir.

Oui, c’était bien M. Gandelu fils, mais en quel état !… Pâle, chancelant, la figure absolument décomposée.

Il se laissa tomber bien plutôt qu’il ne s’assit sur un fauteuil.

– Est-ce que M. André est sorti ? balbutia-t-il, je croyais avoir entendu sa voix.

Ainsi il était dupe du travestissement. Ce triomphe ravit André, et lui apprit en même temps qu’il devait surveiller sa voix, comme tout le reste.

– Quoi !… dit-il, vous ne me reconnaissez pas !… Regardez donc.

Il fallut encore au jeune M. Gaston dix secondes d’examen.

– Ah ! c’est vous, murmura-t-il enfin, avec un triste sourire, elle est mauvaise, c’est-à-dire non, elle est bien bonne ! mais je ne sais plus ce que je dis.

Il était clair qu’une catastrophe avait dû fondre sur M. Gandelu fils. Ce ne pouvait être sa griserie du matin qui le réduisait à cet excès de prostration.

– Mais vous-même, demanda André, qu’avez-vous, qu’y a-t-il ?…

– Il y a, mon cher bon, que je viens vous faire mes adieux !… En sortant de chez vous, j’irai me brûler la cervelle n’importe où…

– Êtes-vous fou !…

Le jeune M. Gaston se frappa le front d’un air funèbre.

– Pas la moindre fêlure, répondit-il, seulement l’échéance des faux billets est arrivée. Chanter ou mourir… je ne veux pas chanter. Ce soir, comme je sortais de table, ayant dîné avec papa, le valet de chambre vient me dire à l’oreille qu’un vieux monsieur m’attend dans la rue. J’y cours, et je trouve un espèce de mendiant en redingote crasseuse, sale, repoussant, ignoble…

– Le père Tantaine !… s’écria André.

– Ah !… je ne sais pas son nom !… Il m’a déclaré d’un ton doucereux que le porteur de mes billets est décidé à les adresser au procureur impérial demain avant midi, mais qu’il me reste cependant un moyen de salut.

– Et ce moyen est de partir avec Rose pour l’Italie.

La surprise de M. Gandelu fils fut si forte, qu’il se redressa d’un bond.

– Qui vous l’a dit ?… s’écria-t-il.

 

– Personne… je devine. C’est afin de pouvoir, à un moment donné, vous imposer ce départ précipité, qu’on vous a fait imiter la signature de M. Martin-Rigal. Et qu’avez-vous répondu ?…

– Que je la trouvais mauvaise, et que je ne partirais pas. C’est niais, absurde, idiot, je le sais, mais je suis comme cela, moi, coulé d’un bloc, en acier. D’ailleurs, je vois le plan : le lendemain de ma fuite on irait trouver papa pour l’engager à chanter et il chanterait. Ah !… mais non ! Pauvre bonhomme ! Mieux vaudrait lui donner un coup de couteau dans le dos, que de lui dire que son fils est un faussaire. C’est pourquoi je suis allé acheter le coquet petit revolver que voici, et dans une heure tout sera fini…

André n’écoutait plus, il arpentait d’un pas fiévreux son atelier. Évidemment il tenait entre ses mains la vie de ce malheureux garçon. Quel parti prendre ?…

Lui conseiller de partir, c’était éloigner Rose, se priver d’une chance considérable de succès. Le laisser faire… il ne le pouvait pas ; il ne pouvait oublier ce que le père de Gaston avait fait pour lui.

– Écoutez-moi, Gaston, dit-il enfin, j’ai une idée de salut, et je vous la soumettrai quand nous serons hors d’ici. Seulement, pour des raisons qu’il serait trop long de vous expliquer, il faut que je gagne la rue sans passer par la porte de ma maison… je le peux si vous voulez m’aider. Vous allez sortir, et à minuit précis vous irez sonner rue de Laval prolongée, à la porte de la maison qui porte le N°… On vous ouvrira et vous demanderez au concierge un renseignement quelconque. Vous aurez soin de laisser la porte entrebâillée, et comme je serai dans le jardin de cette maison, guettant l’instant favorable, je m’esquiverai…

M. Gandelu fils eut du moins le mérite de se conformer exactement aux instructions qui lui étaient données ; le plan réussit, et à minuit dix minutes André et lui gagnaient le boulevard extérieur.

Le jeune peintre était alors plein d’espoir. D’abord il était persuadé qu’il venait de dépister ses espions. Puis il entrevoyait, grâce à Gaston, le moyen de se ménager une diversion puissante, pendant qu’il s’acharnerait après Croisenois et ses honorables associés.

XXXII

C’est au boulevard Malesherbes, à la hauteur, à peu près, de l’église Saint-Augustin, dans une superbe maison neuve, que demeurait M. le marquis de Croisenois.

Là, dans un modeste appartement de quatre mille francs, il avait réuni et rassemblé assez d’épaves de son opulence passée, pour éblouir de son faste les observateurs superficiels.

Comme de raison, les créanciers ne laissaient pas refroidir la sonnette de M. de Croisenois, mais il avait su se mettre à l’abri de leurs tracasseries les plus directes.

Son appartement était loué au nom de son valet de chambre. Son coupé et son cheval appartenaient, pour la forme, à son cocher. Car il avait un cheval et une voiture, ce gentilhomme ruiné, si ruiné qu’il lui était arrivé une fois de se coucher sans lumière, faute de quatre sous pour s’acheter une bougie.

Deux domestiques servaient M. de Croisenois : un cocher, qui avait, en outre, dans ses attributions les gros ouvrages du logis, et un valet de chambre qui savait assez de cuisine pour improviser un déjeuner de garçon.

Ce valet de chambre, B. Mascarot ne l’avait vu qu’une fois, et il lui avait produit une si singulière impression que plein de défiance à son endroit, il s’était efforcé de savoir qui il était et d’où il venait.

Croisenois ne l’avait pris à son service, déclara-t-il à l’honorable placeur, que sur la recommandation d’un de ses amis, sir Waterfield.

Il se nommait Morel, ce valet de chambre, mais il avait dû habiter longtemps l’Angleterre, car il bégayait l’anglais, et on lui eût coupé un doigt avant d’obtenir qu’il répondît : « Oui, monsieur, » comme tout le monde ; il disait : « Yes, sir. »

C’était, d’ailleurs, un homme précieux, tant pour ses qualités que pour sa tenue qui était de nature à honorer une maison. On devait croire qu’il servait pour le moins un chancelier, tant il avait de morgue et de gravité hargneuse, tant ses cols blancs comme neige étaient hauts et raides.

André ignorait ces particularités, mais il avait eu quelques détails par M. de Breulh qui lui avait aussi donné l’adresse du marquis.

C’est pourquoi, le lendemain de son évasion, sur les huit heures du matin, déguisé et grimé si bien qu’il devait se supposer méconnaissable, le jeune peintre vint s’établir chez le marchand de vin traiteur le plus voisin du domicile de M. de Croisenois.

Cette heure, il l’avait choisie à dessein. Il était assez Parisien pour n’ignorer pas que c’est celle où, dans les grands quartiers, les domestiques descendent chez le débitant du coin, pendant que les maîtres dorment encore, pour tuer le ver, échanger leurs informations, et renouveler leur provision de cancans et de médisances.

La confiance d’André avait augmenté depuis la veille.

C’est que le projet qu’il avait formé avant de s’évader par la rue de Laval, projet qui devait, à la fois, sauver Gaston et lui assurer un auxiliaire énergique, avait réussi au-delà de ses espérances.

Voici ce qu’il avait fait :

Après bien des peines, des observations, des menaces même, en usant et abusant de son influence, il avait réussi à entraîner le jeune M. Gaston jusqu’au domicile paternel.

Arrivé rue de la Chaussée-d’Antin sur les deux heures, il n’avait pas hésité à faire réveiller l’entrepreneur, et, après lui avoir expliqué son travestissement, il lui avait tout raconté, comment le jeune M. Gaston se trouvait mêlé à l’intrigue dont il était lui-même victime, comment on lui avait extorqué des faux, et comment il avait failli cette fois se suicider.

Naturellement, il insista sur le repentir de Gaston, sur les bons sentiments qu’il témoignait, faisant ressortir sa brouille avec Zora-Rose, et ses serments de devenir un homme sérieux.

M. Gandelu fut rudement touché, il pleura, ce vieux brave homme… Mais il pardonna.

Il vit son fils corrigé par cette affreuse leçon, rompant ses détestables relations, lui revenant, s’assurant par son travail une situation brillante.

– Allons, avait-il dit à André, courez me le chercher, que je lui dise que nous le sauverons !

André n’avait pas eu à aller loin, car le jeune M. Gaston attendait dans la pièce voisine, torturé par les plus poignantes anxiétés.

Il était ému, quand il entra dans la chambre de son père, et ému d’une émotion réelle, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé en sa vie. Il pleurait, et ce n’était cette fois ni une passion stupide ni un amour-propre idiot qui lui arrachaient des larmes ; c’était le vif sentiment de ses torts, le repentir d’avoir si affreusement fait souffrir son père, cet homme si bon.

Puis, en somme, il renaissait pour ainsi dire à la vie, car il avait été bien résolu à se tuer, il avait vu la mort…

– Approchez, Gaston, lui avait dit André.

Mais lui, avec une violence bien éloignée de son caractère :

– Ah !… ne m’appelez plus ainsi, s’était-il écrié. Gaston !… elle est mauvaise ! C’est comme cette couronne sur mes cartes de visite… parole d’honneur, je me fais de la peine. Gaston !… marquis !… cent mille claques, idiot. Mon nom est Pierre Gandelu, et papa est cent fois trop bon pour me permettre de porter son nom !…

Commencée ainsi, la réconciliation devait être complète. Il y avait bien des années que le digne entrepreneur n’avait été si heureux.

Restait à s’occuper du salut du malheureux imprudent. Mais l’idée qu’André avait eue vint à M. Gandelu.

– Je ne crois pas, dit-il, que les misérables osent exécuter leur menace et adresser les faux au procureur impérial. Non, ils ne l’oseront pas. Quel juge d’instruction, d’ailleurs, informé de toutes les circonstances, ne rendrait pas une ordonnance de non-lieu !… Mais mon fils ne peut pas rester sous le coup de ce système d’intimidation. C’est donc moi qui porterai plainte. Oui, demain avant midi, je serai au parquet, et nous saurons bien ce que c’est enfin que cette Société d’escompte mutuel qui circonvient les mineurs, leur prête de l’argent et leur extorque des signatures fausses… Comme il faut tout prévoir, mon fils partira demain matin pour la Belgique ; mais il n’y restera pas longtemps, vous verrez…

André avait passé chez M. Gandelu le reste de la nuit, et c’est dans la chambre du jeune M. Gaston, redevenu Pierre comme devant, qu’il s’était grimé avec plus de soin et plus de succès que la veille.

L’avenir, à ses yeux, se teintait de rose pendant qu’il gagnait lestement le boulevard Malesherbes.

Le hasard, non, il disait la Providence, se déclarait définitivement pour lui. N’avait-il pas tout à attendre des démarches auxquelles se décidait l’honnête entrepreneur ? La justice allait intervenir, s’occuper de voir clair dans les opérations des misérables ; que ne découvrirait-elle pas ?

Et ce résultat immense, André l’obtenait sans avoir rien compromis. Ni son nom, ni celui de M. de Mussidan ne devaient être prononcés.

Pour lui, il était déterminé à s’attacher à Croisenois et à ne le pas quitter plus que son ombre.

L’établissement où il s’installa était merveilleusement choisi pour ses observations. De la table commune, il apercevait très bien la porte de la maison du marquis, et même les fenêtres de son appartement. Il ne pouvait, avec un peu d’attention, manquer de le voir lorsqu’il sortirait ou rentrerait.

De plus, comme il n’y avait pas d’autre marchand de vins dans les environs, André se disait que peut-être les serviteurs de M. de Croisenois prenaient leur repas chez celui-ci.

En ce cas, il saurait bien pensait-il, pénétrer dans leur intimité. Il lierait conversation d’abord, il offrirait quelque chose, il saurait imposer la confiance… Ainsi, il saurait bien des choses.

C’est sur une petite table, touchant le vitrage, dont il avait eu soin d’écarter le rideau jauni, que le jeune peintre s’était fait servir à déjeuner, et sans cesser de surveiller la rue, il observait et écoutait ce qui se passait et se disait autour de lui.

La « salle » du marchand de vins traiteur, vaste et assez propre, était pleine de clients, qui presque tous étaient des domestiques.

– Qui sait, pensait André, les gens du marquis sont peut-être là.

Il se creusait la tête à chercher un prétexte pour questionner le maître de la maison, lorsque deux nouveaux convives entrèrent, qui avaient endossé leur livrée, eux, tandis que tous les autres étaient en gilet de matin.

Dès qu’ils parurent, un vieux à physionomie placide et satisfaite, qui s’escrimait contre un beefsteack rebelle près d’André, battit des mains et s’écria :

– Ah !… voici messieurs de Croisenois !

Les domestiques, le plus souvent, se donnent entre eux le nom des maîtres qu’ils servent, le jeune peintre n’ignorait pas ce détail ; il se trouvait donc renseigné sans avoir à prendre des informations qui pouvaient le rendre suspect.

– Si seulement, pensait-il, ces messieurs avaient l’heureuse inspiration de se placer près de cet autre, qu’ils connaissent, j’entendrais leur conversation.

Cette inspiration, ils l’eurent ; et, à peine assis, ils appelèrent le patron pour commander leur repas, le priant surtout de les servir promptement, parce qu’ils n’avaient pas, assuraient-ils, une minute à eux.

– Ah !… vous êtes pressés, leur dit le vieux, près de qui ils s’étaient mis, c’est donc pour cela que vous êtes déjà habillés à cette heure ?

Ce fut le plus jeune des nouveaux venus, le cocher de M. de Croisenois, qui prit la parole.

– Tout juste, répondit-il. Je dois conduire monsieur à son bureau, car il a un bureau maintenant ; il est directeur d’une société pour l’exploitation de mines de cuivre. Fameuse affaire !… Au-dessus de la porte, on devrait écrire : Boucherie d’actionnaires !… Si vous avez des économies, monsieur Benoît, et vous devez en avoir, voilà une rude occasion.

M. Benoît hocha la tête d’un air grave.

– Je ne dis ni oui ni non, répondit-il, on ne peut pas savoir. Souvent ce qui paraît bon n’est pas bon, et ce qui semble mauvais n’est pas mauvais…

Celui-là était un homme prudent qui, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, ne jugeait pas à la légère et ne se compromettait jamais.

– Mais, reprit-il, puisque votre marquis sort, M. Morel va être libre, lui, et il me fera ma partie de piquet.

– No, sir, répondit le valet de chambre du marquis.

– Quoi, vous êtes pris, vous aussi.

– Yes, sir, je vais passer des gants blancs, et aller porter une hottée de fleurs : lilas, violettes et camélias blancs, à la future de monsieur le marquis. Car monsieur le marquis se marie, je puis le dire puisque la nouvelle est officielle. Beau mariage, d’ailleurs, grande famille, dot magnifique ! J’ai vu la jeune personne, elle est un peu pimbêche, nonobstant elle ne me déplaît pas.

C’était de Sabine, que ce drôle à cravate outrageusement empesée se permettait de parler ainsi.

Certes, il n’était pour rien dans les intrigues de Croisenois, mais il était chargé de porter un bouquet chez M. de Mussidan, il verrait peut-être Sabine, André eut comme une idée de l’étrangler.

– Gageons, disait pendant ce temps le cocher, la bouche pleine, gageons que monsieur le marquis n’emploie pas la dot de sa femme à acheter de ses actions !…

Mais ce propos ne fut pas relevé, et les trois interlocuteurs cessèrent de parler de M. de Croisenois pour s’occuper de leurs affaires personnelles… peu intéressantes.

Bientôt ils appelèrent le patron, payèrent et se retirèrent, sans seulement avoir prononcé le nom du marquis. André commençait à réfléchir aux difficultés du métier d’espion. Les regards qui se coulaient jusqu’à lui, à la dérobée, étaient gros de défiance.

– Quel est cet individu de mauvaise mine, devaient se dire les habitués, qui ose se fourvoyer en notre compagnie ?

Le fait est que le jeune peintre avait un aspect des moins rassurants.

De plus, il ne savait pas observer sans en avoir l’air, ce qui est la première qualité de l’observateur. Il ignorait l’art de paraître inoccupé, indifférent.

On voyait qu’il n’était pas là pour rien, ou du moins qu’il n’y était pas pour ce qui, en effet, n’était qu’un prétexte ; on devinait qu’il avait un but, qu’il attendait quelque chose, qu’il s’impatientait.

Comme il avait assez de pénétration pour comprendre tout cela, son embarras en redoublait.

Il avait fini de manger, il avait pris longuement et lentement un gloria qu’il avait fait brûler en usant force allumettes, il demanda un petit verre d’eau-de-vie…

Presque tous les clients s’étaient retirés et il n’en restait plus que cinq ou six à une table, près de l’entrée, qui jouaient au chien-vert, un jeu d’un intérêt extrêmes, à en juger par leurs cris, leurs exclamations et leurs rires.

– Je ferais aussi bien de sortir, pensait André, et de courir m’installer devant les bureaux de la société, pour noter les allants et les venants ; à rester ici où on m’examine, je risque de me compromettre pour demain…

Cependant, il eût voulu, avant, voir Croisenois monter en voiture, et bien que l’eau-de-vie fût exécrable et qu’elle lui donnât des nausées, il fit signe qu’on lui en versât un second verre.

On venait de le lui verser, quand un individu entra, dont la mise avait avec la sienne une fâcheuse ressemblance.

C’était un grand gars dégingandé, à l’œil impudent, n’ayant de barbe qu’un gros bouquet de poils roux au dessous de la lèvre inférieure. Il était coiffé d’une casquette ignoble, et portait une manière de vareuse noire affreusement maculée.

D’une voix traînante et éraillée, il demanda un bœuf et un demi-litre, et en passant pour s’asseoir à la table qu’avaient occupé les domestiques du marquis, il renversa le verre d’André.

Le jeune peintre ne souffla mot, ce pouvait être un accident, et cependant l’autre, loin de s’excuser, le fixa d’un air insolent, haussa les épaules et ricana.

Il fumait, ce chenapan ; quand on le servit, il déposa son cigare sur le bord de la table, et se retournant, il lança avec une dextérité supérieure, un long jet de salive sur le pantalon de son voisin.

Cette fois l’insulte était flagrante, et bien faite pour donner à réfléchir à André. Qu’est-ce que cela signifiait ? N’avait-il donc pas dépisté ses espions comme il l’espérait ?… Cet individu à mine patibulaire était-il chargé de lui chercher une querelle et de lui donner « un mauvais coup. »

La prudence lui criait de se retirer. Mais en se retirant, il emporterait un doute qui paralyserait toutes ses entreprises. Mieux valait encore rester et s’assurer des intentions positives de ce gredin.

Oh !… les intentions n’étaient pas douteuses. Le chenapan épluchait son morceau de bœuf et tous les petits morceaux de peau ou de nerfs qu’il retirait, il les envoyait fort adroitement sur son voisin.

Un moment après, il se versa à boire ; mais il eut soin de ne pas vider son verre, et il en jeta le fond sur André, visant non plus les jambes cette fois, mais les épaules.

C’était aller un peu loin.

– Je vous ferai remarquer, dit le jeune peintre, frémissant de colère, que je suis ici.

– Je le vois bien. Est-ce que vous n’êtes pas content ?

– Non.

– Eh bien !… avec moi, reprit le chenapan, il faut l’être tout de même, sinon…

 

Et au lieu d’achever sa phrase, il agita sa main à deux pouces du visage d’André.

Certes, le jeune peintre avait bien des raisons d’être endurant et patient ; il s’était bien juré de rester calme, quoi qu’il arrivât, mais le tempérament l’emporta.

Il se dressa, et, d’un maître coup de poing en pleine poitrine, il envoya le mauvais drôle rouler sous la table.

Au bruit de la chute, les joueurs de chien-vert se retournèrent.

Jusqu’alors la dispute n’avait pas distrait leur attention, ils ignoraient absolument quelles insultes odieuses avaient provoqué les voies de fait. N’ayant rien vu, ils ne pouvaient dire qui, des deux adversaires, avait tort ou raison.

Ils virent André debout, déjà en garde, blême sous son « maquillage, » l’œil flamboyant, les lèvres blanches et tremblantes.

Le chenapan se débattait sous la table, entre les chaises.

– On ne se bat pas ici, entendez-vous, cria un des joueurs du ton le plus mécontent, si vous avez une querelle, payez votre écot et allez vous arranger dans la rue.

Mais le mauvais gredin qui s’était relevé, ne tint nul compte de l’injonction, et prenant son élan il se précipita sur André, la tête baissée, les mains en avant, pour le saisir à bras le corps.

D’un bond de côté, André évita l’attaque, et d’un revers du pied gauche, rudement appliqué sur le tibia de son agresseur, il l’arrêta court.

Le coup était joli, les joueurs applaudirent. Ils ne se plaignaient plus. Les émotions de la lutte valaient celles du chien-vert.

Trois fois le brigand revint à la charge, trois fois le jeune peintre le repoussa par quelque coup brillant, indiquant bien qu’à ses heures de loisir il avait étudié ce genre d’escrime populaire qui, pour porter un fort vilain nom, n’en est pas moins bien utile à l’occasion : la savate.

L’affreux drôle alors changea de tactique, il feignit de se mettre en garde à son tour, porta sept ou huit coups rapides, et à une dernière parade d’André, se glissa sous son bras et réussit, grâce à une volte rapide, à l’empoigner au-dessus de la ceinture.

La boxe, dès lors, dégénérait en lutte à main plate, et chacun des deux adversaires parut s’épuiser en efforts pour renverser, pour « tomber » l’autre.

Les joueurs s’étaient levés et faisaient cercle. Mais aucun d’eux n’était assez compétent pour remarquer que le chenapan ménageait visiblement André. D’abord, aucun de ses coups n’avait porté. Puis, lorsqu’il l’eut saisi aux reins, il se préoccupa de faire un tapage affreux, bien plus que de triompher. Il renversa successivement une table et le poêle, et enfin, reculant jusqu’à la devanture, il réussit à en briser une partie d’un coup d’épaule.

Ces éclats de bataille allèrent réveiller le maître de l’établissement qui dormait à demi dans son comptoir. Il accourut furieux, suivi d’un de ses garçons, taillé en force, et à eux deux ils n’eurent pas trop de peine à séparer les combattants.

– Maintenant, mes camarades, déclara le marchand de vins, vous allez filer et prendre l’adresse de ma maison pour n’y plus remettre les pieds. Mais avant il s’agit de régler la casse.

D’un coup d’œil il évalua les dégâts, et ajouta :

– Il y en a pour dix-sept francs. Voyons votre monnaie… et dépêchez-vous, si vous n’avez pas envie de passer vingt-quatre heures au poste.

Sur ce mot de « poste, » le chenapan s’emporta, et avec une surprenante volubilité, il se mit à accabler des plus grossières injures, non seulement le traiteur, mais encore les clients.

Il criait si fort, avec de telles menaces et des gestes si désordonnés, tapant du poing sur les tables à les fendre, que personne n’entendit André, qui, son porte monnaie à la main, s’égosillait à répéter qu’il avait de l’argent, qu’il ne demandait pas mieux que d’indemniser le traiteur, qu’il voulait payer…

– En voilà assez !… criaient les joueurs ; vous êtes trop patient, patron, envoyez donc chercher les sergents de ville.

Déjà le garçon était sortir pour les requérir ; ils parurent comme par enchantement, et avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, André se trouva, sur le boulevard, entre deux sergents de ville, à côté de son adversaire qui ricanait en l’injuriant.

– Et tâchez de marcher droit, mauvaise graine, disaient les sergents.

Résister eût été folie ; le jeune peintre se résigna.

Mais, tout en marchant, il cherchait à se rendre compte de cette scène étrange. Elle avait été si rapide, qu’il en était tout ébloui. Il était clair que cette brutale agression cachait un but secret qu’il ne pouvait pénétrer.

Les sergents de ville venaient de s’arrêter devant l’allée assez étroite d’une vieille maison ; ils ordonnèrent à leurs prisonniers de passer devant eux.

Ils passèrent, et André reconnut qu’on les conduisait, non au poste, mais chez le commissaire de police.

Bientôt ils pénétrèrent dans un bureau où travaillaient le secrétaire du commissaire de police et deux employés.

– Voilà la besogne faite, dirent en riant les sergents de ville, au plaisir !…

Et ils se retirèrent.

André ouvrait des yeux immenses. Il trouvait à cette arrestation quelque chose d’extraordinaire, d’anormal.

Il était destiné à d’autres surprises.

Le chenapan qui lui avait cherché dispute, dès en mettant le pied dans le bureau, avait changé de tournure et d’allure. Il jeta sur un banc sa casquette, rendit à ses cheveux leur pli naturel, et alla donner une poignée de main au secrétaire en demandant :

– Le patron est-il là ?

– Oui, il cause en ce moment avec monsieur le commissaire, mais j’ai sonné pour prévenir, et il sait que vous êtes là.

Satisfait de la réponse, le chenapan revint à André.

– Permettez-moi, monsieur, lui dit-il, de vous présenter mes compliments. Ah !… vous avez une solide poigne ! Le premier coup de poing que vous m’avez décoché était, on peut le dire, réussi. Si je ne m’étais pas laissé tomber avant de le recevoir, j’étais écrasé. Le diable est que je n’ai pu éviter aussi heureusement le coup de pied qui était également fort joli et tout à fait de la bonne école.

Il s’arrêta. Une porte au fond de la pièce venait de s’ouvrir ; une voix cria :

– Faites entrer.

André s’engagea, ou plutôt fut poussé par son adversaire de tout à l’heure, dans un étroit couloir ; la porte se referma sur lui, et il se trouva dans une pièce tendue de papier et de rideaux verts, le propre cabinet du commissaire de police.

À droite, devant la fenêtre, se trouvait un bureau, et, près de ce bureau, un coude appuyé sur la tablette, était assis un homme d’un certain âge, d’apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d’or, le type achevé d’un chef de bureau ou d’un haut employé de ministère.

– Veuillez vous asseoir, monsieur André, dit avec une politesse exquise le personnage.

Le jeune peintre prit une chaise, et sans trop savoir ce qu’il faisait, s’assit.

Rêvait-il, veillait-il ? En vérité, il n’était plus sûr de rien. Il doutait de lui-même, de son intelligence, de sa raison, du témoignage même de ses sens.

– Avant tout, reprit le monsieur aux lunettes d’or, je dois vous prier de pardonner le procédé un peu… comment dirai-je ? un peu cavalier que j’ai employé pour m’assurer le plaisir d’un entretien avec vous. Mais je n’avais pas le choix. Vous êtes surveillé de près et je tiens essentiellement à ce que ceux qui vous épient ne soupçonnent pas notre conférence.

– Je suis surveillé !… balbutia André.

– Mais oui… par un certain La Candèle, un drôle intelligent, ma foi !… et qui est peut-être le meilleur fileur de Paris. Cela vous étonne !…

– En effet, je pensais, je supposais…

Le monsieur à cravate blanche souriait de l’air le plus bienveillant.

– Vous supposiez, interrompit-il, que vous aviez réussi à dépister vos espions. C’est ce que j’ai compris, ce matin, en vous voyant ainsi équipé. Malheureusement, quoi que vous ayez fait, vous avez perdu votre temps, et vous deviez le perdre… On sait, n’est-il pas vrai, que vous surveillez vous-même le marquis de Croisenois ?… Donc en se postant dans les environs du marquis, on était bien sûr de vous revoir…

L’objection était d’une simplicité enfantine, mais elle ne s’était pas présentée à l’esprit du jeune peintre.

– C’est pourtant vrai !… balbutia-t-il.

L’homme aux lunettes d’or semblait jouir de la confusion de son interlocuteur, et c’est avec un redoublement d’affectueuse urbanité qu’il reprit :

– Il faut, d’autre part, convenir, cher monsieur André, que votre travestissement laisse à désirer. C’est, me direz-vous, le premier essai d’un homme qui n’en fait pas son état. Oh !… comme cela, parfait ! Si c’est un déguisement de famille, il est sûr qu’il tromperait l’œil d’un bourgeois. Mais La Candèle n’a pu s’y laisser prendre. D’ici, je distingue le « maquillage. » Ce que j’aperçois, d’autres ont pu le voir.

Il se leva et s’approcha d’André.

– Pourquoi, poursuivait-il, pourquoi charger votre figure de toutes ces couleurs qui vous font ressembler à un Indien orné de ses peintures de guerre ?… Il ne faut, pour transformer une physionomie, que deux coups de crayon gras, noir ou rouge, ici, aux sourcils, là, au dessous des ailes du nez, et là, encore, à la commissure des lèvres. Voyez plutôt…

Il joignait à la théorie la démonstration pratique. Il avait sorti de son gousset un joli porte-crayon d’argent, et à mesure qu’il parlait, il corrigeait l’œuvre imparfaite du jeune peintre.

Lorsqu’il eut fini, André se dressa pour se regarder dans la glace de la cheminée, et il fut émerveillé. Il ne se reconnaissait plus. Ses sourcils rapprochés, sa bouche agrandie, son nez déformé, donnaient à son visage une odieuse expression d’impudence et de méchanceté.

– Comprenez-vous maintenant, reprit le monsieur à cravate blanche, l’inutilité de votre tentative ? La Candèle vous a reconnu. Or, je tenais à vous parler. J’ai donc envoyé Pâlot, un de mes agents, vous chercher querelle, deux sergents de ville vous ont arrêté, et vous voici sans que personne puisse se douter que nous sommes ensemble… Effacez, s’il vous plaît, mes retouches ; on les remarquerait quand vous sortirez et elles éveilleraient les soupçons.

André obéit, et, du coin de son mouchoir de poche, il entreprit d’enlever les traces de crayon.

Pendant qu’il frottait à s’enlever l’épiderme, son esprit s’égarait en conjectures.

Évidemment il était en présence d’un employé de la préfecture, d’un homme important sans doute. Que pouvait-il lui vouloir ? Comment la police était-elle arrivée jusqu’à lui ? elle avait donc vent de quelque chose.

L’homme aux lunettes d’or avait regagné son fauteuil, et il remuait sa tabatière d’un geste que lui eût envié le dernier financier de la Comédie-Française.

– Ça, fit-il, causons maintenant.

André reprit sa place d’un air contraint, il lui semblait être sur la sellette.

– Comme vous l’avez vu, reprit le monsieur, je vous connais. Jean Lantier, votre patron, qui vous a recueilli il y a onze ans, le jour de votre arrivée à Paris, après votre évasion de l’hospice de Vendôme, Jean Lantier affirme qu’il répond de vous corps pour corps. Le docteur Lorilleux, son gendre, prétend ne pas connaître de caractère plus haut que le vôtre, de courage plus grand, de probité plus pure.

– Monsieur !… balbutia le jeune peintre, rougissant comme une vierge à un premier propos d’amour, monsieur, en vérité !…

– Laissez-moi finir. M. Gandelu dit à qui veut l’entendre qu’il vous confierait sa fortune sans reçu, et tous vos camarades, Vignol en tête, ont pour vous presque du respect. Voilà pour la moralité. Pour ce qui est de l’avenir, deux peintres en renom, que je ne vous nommerai pas, m’ont déclaré que vous seriez un jour un des maîtres de l’école française. En ce moment, la peinture et vos travaux d’ornement doivent vous rapporter une quinzaine de francs par jour. Suis-je exactement informé ?

– Oui, murmura André, abasourdi, oui, en effet !…

Le monsieur souriait.

– Malheureusement, poursuivit-il, mes renseignements précis et certains, se bornent à cela. Les moyens d’investigation de la police sont, hélas ! fort limités. Pour qu’elle s’occupe d’une œuvre, il faut qu’elle l’ait vue ou qu’on la lui dénonce. La police ne peut agir que sur des faits et non sur des intentions. Tant que la volonté ne s’est pas manifestée par un acte, elle est impuissante. Et il en sera ainsi, tant qu’un policier n’aura pas trouvé le moyen de soulever la partie supérieure du crâne, comme le couvercle d’une boîte, pour voir ce qu’il y a dedans. Ainsi, moi, j’ai ouï parler de vous il y a quarante-huit heures pour la première fois, et j’ai votre biographie en poche. On a pu me rapporter que vous vous êtes promené avant-hier avec M. Gandelu fils, que vous êtes monté en voiture avec M. de Breulh-Faverlay, que La Candèle était derrière votre voiture… ce sont des faits. Mais…

Il s’interrompit, dardant sur André un regard aussi obstiné que s’il eût espéré le magnétiser.

Et avec une lenteur calculée, il ajouta :

– Mais on n’a pas pu me dire pourquoi vous suiviez le sieur Verminet, pourquoi vous avez monté la garde devant la maison du placeur Mascarot, pourquoi enfin vous vous déguisez en mauvais garçon pour épier les faits et gestes de l’honorable marquis de Croisenois… C’est que l’intention nous échappe, c’est que le vouloir est hors de notre atteinte.

Pendant deux minutes au moins, il laissa André peser ses paroles et en tirer les conséquences ; puis il reprit :

– Seulement, j’ai compté sur vous pour m’apprendre quel but vous poursuivez par des moyens si éloignés de votre loyal caractère.

André s’agitait sur sa chaise, obsédé par ce regard persistant qui remuait, pour ainsi dire, la vérité en lui, et l’attirait presque irrésistiblement à ses lèvres.

– Je ne puis, monsieur, balbutia-t-il, je ne puis…

– Ah !…

– C’est un secret, monsieur…

– Bien entendu.

– Un secret… qui ne m’appartient pas, et si je vous le révélais, si je vous le laissais seulement soupçonner, je commettrais une action indigne.

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de l’homme aux lunettes d’or.

– Vous ne voulez rien me confier, reprit-il… je parlerai donc. Je vous ai dit mes renseignements positifs ; j’ai aussi des présomptions. Oui, je crois connaître à peu près la vérité et vous allez voir par quelle série de raisonnements et de déductions j’y suis arrivé. Pourquoi épiez-vous le sieur Croisenois ? Parce que vous lui en voulez. Pourquoi ? Serait-ce parce qu’il fonde la Société des Mines de Tifila ? Non. C’est donc parce qu’il doit épouser une riche héritière, Mlle de Mussidan ? Bon !… voici que vous rougissez déjà ! Vous n’êtes pourtant pas au bout.

En vérité, André était cramoisi.

– Nous disons donc, reprit le monsieur à cravate blanche, que vous voulez empêcher ce mariage. À quel propos ?… Aimeriez-vous par hasard Mlle de Mussidan, seriez-vous certain qu’elle vous aime ? Oui. Voilà déjà une raison, mais elle n’explique, ni ne justifie votre travestissement. Il y a donc autre chose. Quoi ? Est-ce que Mlle de Mussidan ne devait pas épouser autrefois M. de Breulh-Faverlay ? On me l’a affirmé. Le comte et la comtesse de Mussidan préfèrent donc à un des hommes les plus remarquables de Paris, un méchant petit marquis ruiné ? Ce n’est pas possible. Il est clair qu’ils n’accordent leur fille à Croisenois qu’à leur corps défendant, qu’ils le méprisent et qu’ils le haïssent. Voilà donc un homme qui entre dans une famille et malgré cette famille et malgré la fille. Qu’est-ce que cela signifie ? N’y aurait-il pas dans la vie du comte ou de la comtesse quelque secret terrible que le Croisenois a surpris et dont il se fait une arme ?…

– C’est faux, monsieur !… s’écria André, absolument faux !

L’homme aux lunettes haussa les épaules.

– Bon ! fit-il tranquillement, si vous criez : C’est faux ! avec tant d’énergie, c’est que vous savez bien que je ne me trompe pas. Je n’ai plus besoin de preuves. Hier, M. de Mussidan est allé vous rendre visite, et mon agent m’a dit que sa figure rayonnait quand il est sorti de chez vous. Parbleu !… vous lui avez promis de le débarrasser de Croisenois sans éventer le secret, et en échange il vous a promis sa fille. Voilà qui explique cette casquette, cette blouse et votre « maquillage. » Dites-moi donc encore que je me trompe.

Le jeune peintre ne savait pas mentir, il n’osa répondre.

– Et ce secret, continua le monsieur, le connaissez-vous, M. Mussidan ne vous l’a-t-il confié ?… Moi, je l’ignore. Pourtant, si je voulais me donner la peine de chercher, si je cherchais bien… Tenez, on croit la police oublieuse, n’est-ce pas ?… Eh bien !… on se trompe. Il n’est pas d’institution qui ait une si cruelle mémoire. Tant qu’une affaire n’a pas été tirée au clair, comme disait mon maître, le père Tabaret, la police inquiète ne dort que d’un œil. Je sais tel crime oublié, dont trois générations de policiers se sont légués la recherche comme un mot d’ordre… Par exemple, avez-vous ouï dire que notre Croisenois avait un frère nommé Georges, bien plus âgé que lui ?… Ce Georges, un beau soir a disparu de la façon la plus mystérieuse. Qu’est-il devenu ? Ce Georges en son temps, il y a de cela vingt-trois ans, était des amis de Mme de Mussidan. La disparition d’autrefois n’expliquerait-elle pas le mariage d’aujourd’hui ?…

Le jeune peintre se dressa frémissant.

– Qui donc êtes-vous, monsieur ? dit-il. Je veux savoir à qui je parle.

Le monsieur aux lunettes sourit et répondit :

– Je suis M. Lecoq.

Au nom du célèbre policier, André recula tout effaré, doutant presque.

– Monsieur Lecoq !… balbutia-t-il, monsieur Lecoq !…

L’homme le plus fort a ses faiblesses. L’amour-propre du célèbre policier fut délicatement chatouillé lorsqu’il vit quelle impression produisait son nom seul.

– Oui, M. Lecoq, répondit-il. Et maintenant que vous me connaissez, cher monsieur André, puis-je espérer que vous serez plus raisonnable ? J’en sais long, je viens de vous le prouver…

En effet, il en savait long, plus long que le jeune peintre, à certains égards.

M. de Mussidan n’avait pas confié tout son secret au jeune peintre, mais il lui en avait dit précisément assez pour qu’il pût reconnaître combien peu l’homme de la rue de Jérusalem était éloigné de la vérité.

– Nous pouvons encore nous entendre, reprit M. Lecoq, et ce sera bien le diable si ma franchise ne provoque pas la vôtre. J’ai besoin de vous, je puis vous servir : tâchons de nous être mutuellement agréables et utiles…

Sachez d’abord que le hasard seul m’a conduit jusqu’à vous. Je chassais, vous avez traversé ma voie. Je vous ai vu si exactement épié par les gens que je surveille, que je me suis dit aussitôt : Celui-ci est un des personnages importants de l’intrigue. Je vous ai fait suivre, et voici plusieurs jours que vous marchez entre mes espions et ceux des autres. Et aujourd’hui, tout bien considéré, je reconnais que je ne me suis pas trompé. C’est bien vous qui me fournirez le dénouement que je cherche.

– Moi, monsieur !…

– Oui, vous, André, artiste peintre, ornemaniste… en attendant mieux.

– En attendant quoi ?

André n’osa pas relever la réticence calculée du policier.

– Depuis plusieurs années, reprit M. Lecoq, j’ai acquis cette certitude, qu’une sorte de société de chantage a été organisée à Paris, par des gens habiles, ma foi !… pour exploiter des secrets ignoblement surpris. Les coquins ne s’occupent ni de crimes, ni même des délits, et c’est là leur force. Ils s’attachent de préférence à toutes ces turpitudes privées qui échappent à l’action de la loi. Les infamies de détail, les ignominies de famille, les passions ridicules ou honteuses, les actions avilissantes, les imprudences, sont pour eux autant de fermes en Brie. Ces gens-là ont mis l’adultère en coupe réglée, et ils en retirent cent mille francs par an.

– Ah ! murmura André, je soupçonnais quelque chose comme cela.

– Naturellement, une fois sûr du fait, je me suis dit : Voici des gredins que je pincerai. C’était plus aisé à dire qu’à exécuter. Le chantage, voyez-vous, a ceci de particulier que ceux qui le pratiquent sont à peu près assurés de l’impunité. Qu’on vous prenne cent sous dans votre poche, vous crierez : au voleur ! Mais si on vient vous demander mille francs en vous menaçant de divulguer un fait qui peut vous couvrir de ridicule ou de honte, vous paierez et ne soufflerez mot. Vingt fois je me suis présenté chez des pigeons qu’on venait de faire chanter ; ils saignaient encore des plumes arrachées, et cependant, jamais un seul n’a consenti à me fournir des armes contre les misérables. Je leur disais : fiez-vous à moi, la police est discrète, votre secret sera respecté, je vous le jure… Ah !… ouitche !… pas un n’a voulu croire à ma bonne foi. Imbéciles !

Il semblait indigné contre tous ces gens qui avaient douté de sa parole, et si comique était son exaspération, qu’André ne put s’empêcher de sourire.

– Bientôt, poursuivit-il, je reconnus l’inanité de mes tentatives, l’impossibilité d’arriver aux coquins par leurs victimes. Je me promis alors d’arriver à leurs victimes par eux. Ah ! il m’a fallu de la patience. Voilà trois ans que je guette une occasion. Depuis dix-huit mois un de mes agents est domestique chez M. de Croisenois. Les brigands ! je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, ils coûtent au moins dix mille francs à la « maison !… »

La « maison, » le jeune peintre le comprit, ne pouvait être que ce vaste édifice qui a son entrée rue de Jérusalem.

– Oui, dix mille francs, disait M. Lecoq, et je n’évalue pas tout le mauvais sang que je me suis fait. Je dois au seul Mascarot plus d’une douzaine de cheveux blancs. C’est que je croyais au Tantaine, oui, et au Martin-Rigal aussi. L’idée d’une porte de communication entre la maison du banquier de la rue Montmartre et celle du placeur de la rue Montorgueil ne m’était pas venue. Ah !… il est fort, le mâtin !…

Très fort, en effet, mais moins cependant que celui qui l’avait pénétré. Voilà ce que disait clairement le sourire du célèbre policier.

– Mais cette fois, continua-t-il, en s’animant peu à peu, cette fois les gaillards vont trop loin, et je les tiens. Eh ! eh !… fonder une société industrielle pour draguer d’un coup de filet la monnaie de toutes les dupes, l’idée est jolie. Mais, halte-là, je veille, les coquins sont perdus. Car je les connais tous, à cette heure, depuis leur chef, Mascarot, Rigal ou Tantaine, comme il vous plaira de l’appeler, jusqu’à Toto-Chupin, le plus infime de leurs agents, jusqu’à Paul, le docile instrument de leurs volontés. Nous pincerons toute la bande, le docteur Hortebize et Verminet, et le marquis de Croisenois et Beaumarchef. Peut-être aurons-nous aussi Van Klopen. Catenac, lui, ne nous échappera pas. Il voyage pour le moment en province, du côté de Vendôme, avec M. le duc de Champdoce et un certain Perpignan, un drôle mûr pour la potence… mais qu’importe !… Il traîne à ses trousses deux de mes anges gardiens qui me donnent heure par heure de ses nouvelles. Ma souricière est tendue et amorcée… Ils y viendront tous.

Le jeune peintre écoutait de toutes les forces de son attention, et il se sentait pris de vertige.

Les adversaires qu’il avait à combattre prenaient, tout à coup à ses yeux des proportions inouïes, et il se sentait comme perdu au milieu du lacis d’intrigues qu’il entrevoyait.

– Et maintenant, reprit M. Lecoq, hésiterez-vous encore, monsieur André, à me confier ce que vous savez si je vous promets, sur l’honneur, de respecter, quoi qu’il arrive, vos confidences ?

André n’en était plus à hésiter.

Comme tous ceux qui approchent le célèbre policier, il subissait son étrange influence.

Que cacher d’ailleurs à cet homme, pour qui ce semblait être un jeu de pénétrer et de déjouer les plus ténébreuses intrigues ? Ce qu’on lui tairait aujourd’hui ne le saurait-il pas demain ? Le plus sage était encore de se concilier ses bonnes grâces.

– Je suis à vos ordres, monsieur, prononça le jeune peintre.

Et brièvement, avec une rare précision et la plus exacte franchise, il dit son histoire et tout ce qu’il savait.

Lorsqu’il eut terminé, M. Lecoq se leva.

– Maintenant, s’écria-t-il, j’y vois clair tout à fait, et je m’explique l’ensemble des manœuvres de nos gaillards. Ah !… ils voudraient forcer M. Gandelu fils à partir avec Rose… Parbleu !… nous verrons bien.

Son œil brillait sous ses lunettes d’or ; il venait d’arrêter son plan de bataille.

– De ce moment, monsieur, poursuivit-il, dormez en paix. Avant un mois, Mlle de Mussidan sera votre femme, je vous le promets. Et quand Lecoq promet, c’est qu’il peut tenir. Je réponds de tout !

Il s’interrompit, réfléchit un moment, et plus lentement ajouta :

– Oui, je réponds de tout, monsieur, excepté pourtant de votre vie. Tant d’immenses intérêts se concentrent sur votre tête, qu’on tentera l’impossible pour se défaire de vous. Je vous dis cela, parce que j’estime votre énergie. Au nom du ciel, soyez prudent ; défiez-vous de tout, ne vous oubliez pas une minute… Ne mangez pas deux fois de suite dans le même restaurant ; rejetez tous les mets qui auraient une saveur étrange ; fuyez les groupes dans la rue ; redoutez les voitures ; ne vous penchez pas à une fenêtre sans vous assurer que l’appui est solide… En un mot, craignez tout, soupçonnez tout…

Après s’être confondu en remerciements, le jeune peintre s’apprêtait à se retirer ; l’homme de la préfecture le retint d’un geste.

– Encore un mot, dit-il. N’auriez-vous pas, par hasard, à l’épaule, tenez, ici, une blessure, un bobo, une cicatrice, un signe ?…

– J’y ai, monsieur, la cicatrice ancienne d’une grave brûlure.

M. Lecoq ne prit pas la peine de dissimuler une grimace de satisfaction.

– Allons ! allons ! fit-il, j’avais décidément deviné. Tout va bien.

Et poussant doucement le jeune peintre hors du cabinet, il le salua de cet adieu, si souvent adressé par B. Mascarot à son protégé Paul :

– Au revoir, monsieur le duc de Champdoce !…

XXXIII

André se retourna vivement, mais déjà la porte s’était refermée et la clé grinçait dans la serrure.

Il se retrouvait dans la première salle, et le secrétaire du commissaire de police, les deux employés et son antagoniste du matin le regardaient en souriant, mais sans malveillance.

Il n’avait plus qu’à se retirer ; il sortit après avoir balbutié quelques mots inintelligibles.

L’adieu de M. Lecoq l’intriguait outre mesure.

Pourquoi ces mots : Au revoir, monsieur le duc de Champdoce ! Était-ce une plaisanterie ? Que signifiait-elle alors ? où en était le sel ?

Certes, André était un esprit positif, il l’avait prouvé, incapable de se repaître de chimères ; mais André était un enfant trouvé.

Est-il un seul de ces infortunés qui ne connaissent ni père ni mère, qui n’ait parfois rêvé de hautes destinées, qui ne se soit jamais dit que peut-être il avait été repoussé par une famille illustre qui le rechercherait un jour !…

On cite des exemples si surprenants, si merveilleux !…

– Quel enfant je suis… murmura-t-il. La joie me trouble-t-elle donc la cervelle !…

Mais il avait désormais un rude auxiliaire, un protecteur qui s’intéressait à lui, plus qu’il ne pouvait le supposer.

Immédiatement après la sortie du jeune peintre, M. Lecoq avait rouvert la porte du cabinet et appelé son agent.

– Pâlot !…

Pâlot s’était levé et était accouru avec cette précipitation qui est plus que de l’obéissance, qui décèle le dévouement absolu du subordonné pour un supérieur qu’il révère et qu’il aime.

– Mon brave, lui dit le policier célèbre, tu as vu ce garçon qui sort d’ici ?…

– Oui, patron.

– Eh bien !… c’est un digne jeune homme, qui a du cœur et de l’énergie, de l’honneur et de la probité jusqu’au bout des ongles. Enfin, je l’estime, moi qui ai bien des raisons de ne pas aimer grand monde. C’est un homme, il est mon ami.

Au geste de l’agent, il faut aisé de voir que désormais le jeune peintre devenait pour lui un être sacré.

– Tu vas le « filer, » poursuivit M. Lecoq, et de très près, car il s’agit non de l’observer mais de le défendre. La bande Mascarot en veut à sa peau, j’en mettrais la main au feu, et je ne veux pas qu’on me le tue. Tu es le meilleur de mes aides, et le plus fidèle…, je te le confie. Il est prévenu mais il manque d’expérience ; à toi de voir les dangers qu’il n’apercevrait pas. Si on lui cherchait une affaire, jette-toi dans la bagarre, et tâche de faire pincer tout le monde sans laisser soupçonner qui tu es. Si pour détourner quelque péril, il te faut lui parler, parle-lui ; mais à la dernière extrémité seulement. Murmure à son oreille le nom de ma domestique, Janouille, et il comprendra que tu viens de ma part, il est averti. Enfin, tu me réponds de lui sur ta tête…

Il se recueillit, cherchant s’il n’oubliait rien, et jugeant ses instructions complètes, il reprit :

– Mais il ne faut pas surtout que les espions de la bande puissent reconnaître en toi l’homme de la dispute. Ils devineraient tout. Comment es-tu vêtu sous ta blouse ?…

– Patron, j’ai mon costume de commissionnaire.

– Très bien !… Arrange-toi, et fais soigneusement ta tête.

Le Pâlot, aussitôt, alla se placer devant la glace, et, tirant de sa poche une petite trousse, il en sortit une barbe rousse et une perruque de la même couleur, dont il s’affubla avec cette dextérité rapide que donne seule l’habitude.

 

Au bout de vingt minutes, ayant terminé, il vint se planter devant le « patron, » qui s’était mis à écrire, en disant :

– Suis-je bien comme cela ?

Le célèbre policier l’examina avec l’attention méticuleuse d’un sous-officier qui passe en revue ses soldats pour la parade, et hocha la tête en signe d’approbation.

– Pas mal !… répondit-il d’un ton paternel, pas mal du tout !

Le fait est qu’il réalisait dans toute sa pureté primitive, le type du commissionnaire. Sur sa mine seule, un Auvergnat devait lui tendre la main et lui demander en patois des nouvelles du pays.

– Et maintenant, patron, demanda-t-il, où trouverai-je l’enfant ?…

– Dans les environs de chez Mascarot, car je lui ai bien recommandé de ne pas abandonner son rôle d’espion sans mes ordres. Allons, cours !…

Le Pâlot partit comme un trait, et en effet, arrivé rue Montmartre, à la hauteur de la rue des Jeûneurs, il aperçut celui qu’il était chargé de protéger.

André allait lentement, le long du trottoir, songeant aux recommandations de M. Lecoq et à la nécessité de paraître toujours surveiller ses adversaires, lorsqu’un jeune homme, qui allait dans le même sens que lui, et qui avait le bras en écharpe, le dépassa.

En ce jeune homme, André crut reconnaître Paul. Sûr de n’être pas reconnu, il le devança à son tour… C’était bien l’amant regretté de Zora-Rose.

Cette rencontre arracha brusquement le jeune peintre à ses réflexions. Pourquoi avait-il le bras en écharpe ?… Telle est la première question qui se présenta à son esprit.

Par un phénomène fréquent, lorsque la pensée est concentrée sur un fait unique, il eut l’intuition de la vérité, il la vit rapidement, comme à la lueur d’un éclair.

– Au moins, pensa-t-il, je saurai où il va.

Il le suivit, et le vit entrer dans la maison de M. Martin-Rigal.

Deux femmes causaient sur la porte, lorsque Paul passa, et André entendit parfaitement l’une d’elles dire :

– Voilà le prétendu de Mlle Flavie Rigal, la fille du banquier.

Ainsi Paul allait épouser la fille du chef de l’odieuse association. M. Lecoq connaissait-il ce détail ? Oui, sans doute. Cependant André se promit de lui écrire, car le célèbre policier lui avait donné son adresse. Il demeurait dans cette même rue Montmartre, à deux pas de la maison Martin-Rigal.

Mais les heures volaient, et les préoccupations d’André ne l’empêchèrent pas de penser qu’il n’avait que le temps de courir aux Champs-Élysées, à la bâtisse de M. Gandelu, s’il voulait trouver encore Vignol, cet ami auquel il comptait demander l’hospitalité.

Il se hâta si bien qu’il faisait grand jour encore, et que pas un ouvrier n’était parti quand il arriva.

Ses camarades n’avaient pas les yeux de lynx des agents de B. Mascarot, et pas un ne le reconnut lorsqu’il demanda M. Vignol.

– Il est là-haut, lui répondit-on, au fronton, prenez l’escalier à gauche…

Ce fronton était l’œuvre importante de la partie sculpturale de la bâtisse, et c’est devant lui qu’était établie la petite cabane.

Vignol y travaillait seul, lorsque André se présenta, et il poussa de grandes exclamations quand son ami se nomma. Il ne retrouvait plus son vieux camarade, sous cet ignoble accoutrement.

Comme de juste, Vignol demanda des explications.

– Bast !… une affaire de cœur, répondit insoucieusement le jeune peintre.

– Et c’est pour arriver au cœur de ta belle que tu te déguises ainsi ?…

– Tais-toi. Je t’expliquerai tout, répondit André : pour le moment, je viens te demander si tu peux me loger…

Il s’interrompit brusquement, prêtant l’oreille. Il était devenu affreusement pâle. Il lui semblait avoir entendu un cri terrible, puis son nom et celui de Mlle de Mussidan…

Il ne s’était pas trompé. La même voix, une voix de femme, déchirante, répéta :

– André !… c’est moi, Sabine… au secours !…

Prompt comme l’éclair, le jeune peintre se précipita à la fenêtre de la loge, l’ouvrit, et se pencha violemment.

Hélas !… Toto-Chupin, le misérable, avait gagné le billet de mille francs du doux père Tantaine.

L’appui céda avec un craquement sinistre. Et André fut lancé dans l’espace.

La petite cabane était fixée à vingt mètres au moins du pavé ; la chute devait être effroyable.

Elle fut d’autant plus affreuse qu’il s’écoula bien deux secondes entre l’instant où le malheureux André fut précipité et celui où son corps mutilé et sanglant vint s’écraser contre le sol.

 

Deux secondes… deux siècles d’épouvantable agonie… l’éternité.

C’est-à-dire qu’il eut la conscience nette et entière de l’horrible guet-apens. Il comprit, il put apprécier le coup qui le frappait en pleine vie, en plein bonheur.

Il se sentit tomber, il mesura la chute, il vit, en bas, la mort inévitable.

Et pendant ces deux secondes, un monde de pensées traversa son cerveau.

Tout son passé, depuis le moment où il s’était enfui de l’hospice, lui apparut d’un seul coup.

Et dans l’avenir, suprême et intolérable douleur, il lui sembla entrevoir Sabine au bras du marquis de Croisenois.

À Sabine fut sa dernière pensée. Lui mort qui la défendrait…

Mascarot, le misérable, triomphait !…

Dans les Champs-Élysées, trois cents personnes au moins assistèrent au terrible spectacle.

Au cri désespéré de Vignol, tous les promeneurs s’étaient arrêtés, et glacés d’horreur, la poitrine haletante, ils regardaient… Ils ne perdaient aucun détail.

Précipité la tête la première, André était allé donner contre une de ces traverses qui assujettissent les grands mâts des échafaudages.

D’en bas on vit très distinctement ses bras battre l’air désespérément, et ses mains, qui se crispaient dans le vide, s’ouvrir et se refermer.

Il s’efforçait de se retenir, de se rattraper à quelque chose, au mât, à l’angle d’une planche, à quelque bout de cordage…

Il se fût raccroché à une barre de fer rouge.

Mais il ne saisit rien, et fut rejeté cinq mètres plus bas, contre les pierres d’une fenêtre, qui faisait saillie, et qu’il heurta des reins…

De là, il rebondit sur une seconde traverse d’abord, puis sur le plancher du premier étage de l’échafaudage…

Les planches élastiques plièrent sous le poids de son corps, et faisant tremplin, le lancèrent au loin, dans la contre-allée, non sur le bitume, mais sur la partie sablée.

Alors seulement la foule oppressée laissa échapper une immense clameur, et un cercle compact se forma autour du malheureux qui gisait à terre, inanimé, baigné de sang.

Mais déjà tous les ouvriers de la bâtisse accouraient à la suite de Vignol, qui, à demi fou de douleur, avait cependant réussi à leur faire comprendre que cet individu de mauvaise mine n’était autre que leur camarade, André.

À grand peine ils écartèrent les curieux, qui, avides d’une affreuse émotion, se pressaient et s’étouffaient pour voir de plus près comment agonise un infortuné, après une chute de plus de cent pieds, et pour contempler la dernière convulsion de son agonie.

Hélas !… le pauvre André ne donnait plus aucun signe de vie.

Son visage, horriblement contusionné, avait la pâleur et l’immobilité du marbre ; ses yeux étaient clos, ses membres absolument inertes.

Un flot de sang s’échappa de sa bouche, quand Vignol, plus livide que lui, et tremblant comme la feuille, lui souleva la tête, qu’il appuya sur son genou.

– Oh !… il est bien mort, disaient les badauds, il n’en reviendra pas.

Les sculpteurs n’écoutaient pas ; ils délibéraient entre eux sur le parti qu’ils devaient prendre.

– Il faut le porter à l’hospice Beaujon, déclara enfin Vignol, qui commençait à reprendre son sang-froid, nous en sommes à deux pas.

Un brave homme avait couru donner l’alarme au poste le plus voisin, et les sergents de ville arrivaient suivis d’une de ces lugubres civières recouvertes de rideaux de coutil rayé, comme on n’en rencontre que trop souvent dans les rues de Paris.

Les sculpteurs y déposèrent leur camarade, deux d’entre eux demandèrent à prendre les brancards, et tous traversèrent la chaussée pour gagner l’hospice Beaujon par la rue de l’Oratoire.

Moins préoccupée, la foule eût remarqué un incident qui l’eût bien vivement intriguée.

Au moment où André tombait, un commissionnaire s’était élancé sur une jeune femme qui passait. C’était une de ces malheureuses qui balayent, à la journée, de leurs robes traînantes, le bitume des contre-allées des Champs-Élysées.

C’était elle qui avait crié.

À la vue de cet homme, se jetant sur elle comme un furieux, elle essaya de fuir, de se débattre, mais il lui prit le bras, et le serra à le briser en disant :

– Ah !… tais-toi, et ne bouge pas… sinon !…

Sa voix, son geste, ses regards étaient si menaçants que la créature, saisie de terreur, demeura immobile et se tut.

– Pourquoi as-tu appelé ? demanda le commissionnaire.

– Je ne sais pas.

– Tu mens.

– Non, je vous le jure. Un monsieur s’est approché de moi, tout à l’heure, et m’a dit : « Si vous voulez, madame, crier deux fois, à une demi-minute d’intervalle : André !… c’est moi, Sabine, au secours !… je vous donnerai deux louis. » Naturellement, j’ai accepté. Il m’a remis quarante francs et j’ai fait ce qu’il voulait.

– Et comment était-il ce monsieur ?

– C’était un grand vieux, très sale, avec des lunettes vertes, je ne l’avais jamais tant vu.

Le commissionnaire se recueillit un moment.

– Eh bien !… misérable, dit-il enfin, les cris que tu viens de pousser ont peut-être causé la mort d’un homme, la mort de ce pauvre garçon qui vient de tomber du haut de cette maison…

– Ah !… fallait pas qu’il y aille !…

Cette stupide indifférence exaspéra tellement le commissionnaire, que sans un mot de plus il traîna la jeune femme jusqu’à un sergent de ville qui courait vers le rassemblement, et qu’il la lui remit.

– Conduisez-la au poste, lui avait-il dit, après s’être fait reconnaître, et ouvrez l’œil, c’est un témoin important pour la cour d’assises.

C’est que ce commissionnaire n’était autre que le fidèle agent de M. Lecoq.

– Certainement, pensait-il, cette fille dit vrai, elle ne savait ce qu’elle faisait, et c’est Tantaine qui lui a donné deux louis. Nous le pincerons, le brigand, et son compte est bon… Malheureusement tout son sang répandu par le bourreau ne rendra pas la vie à cet honnête jeune homme.

Mais avant de réfléchir, Pâlot avait à agir, à rassembler les éléments de son rapport.

Comment l’accident était-il arrivé ?…

Le savoir était aisé. Le montant de la fenêtre de la petite loge était tombé en même temps qu’André, et s’était brisé en plusieurs morceaux sur le trottoir. L’agent ramassa un de ces morceaux et l’examina.

Le crime, dont il ne doutait d’ailleurs pas, était manifeste.

La planche avait été sciée des deux côtés, et même elle gardait encore quelques débris du mastic dont on avait dû se servir pour dissimuler le trait de scie.

C’était là une « pièce à conviction » trop importante pour être négligée.

Le faux commissionnaire appela donc un des ouvriers de la bâtisse, dont la physionomie annonçait de l’intelligence, et après lui avoir bien fait remarquer les indices qu’il venait de relever, il l’engagea à ramasser les planches et à les mettre en lieu sûr.

– Gardez-les précieusement, conseilla-t-il, pour l’enquête qui ne manquera pas d’avoir lieu.

Ces devoirs remplis, Pâlot put enfin s’approcher du groupe de curieux. Trop tard. On venait d’emporter André.

Il regardait autour de lui, cherchant à qui demander des renseignements, quand sur un banc voisin, il aperçut une pratique à lui, qu’il avait eu dix fois occasion d’épier, au temps où M. Lecoq n’avait pas surpris encore le secret de la triple personnalité de B. Mascarot.

Cette bonne pratique était Toto-Chupin.

Maître Toto n’avait plus ses sordides haillons de l’avant-veille. Il s’était hâté d’employer l’acompte que lui avait remis le vieux clerc d’huissier. De la tête aux pieds, il était vêtu de neuf, magnifiquement, cette fois, et aussi ridiculement que s’il se fût appliqué à exagérer encore les ridicules du jeune M. Gaston.

Mais il paraissait bien insensible à ces splendeurs tant souhaitées.

Il était affaissé sur son banc, comme s’il eût été près de s’évanouir. Sa face, blême d’ordinaire, était livide ; ses yeux avaient une affreuse expression d’égarement, et sa mâchoire s’agitait convulsivement, comme s’il eût cherché à ramener un peu de salive dans sa bouche desséchée.

Ces circonstances devaient frapper vivement Pâlot.

Ce n’est pas pour rien qu’il est le favori de M. Lecoq. L’élève de prédilection a retenu quelque chose des procédés du maître.

– Bien sûr, se dit-il, c’est ce détestable garnement qui a fait le coup, et il est épouvanté de son crime.

C’était vrai. Toto-Chupin se débattait sous l’étreinte d’un sentiment nouveau pour lui, qu’il ne soupçonnait pas : le remords.

Et pendant que l’agent de M. Lecoq l’observait, il délibérait en lui-même s’il n’irait pas tout dénoncer au prochain bureau de police, non qu’il songeât à se concilier par ses aveux la bienveillance des juges, mais parce qu’il en voulait mortellement au père, et qu’il était résolu à se venger de ce vieux qui avait fait de lui un assassin.

L’idée de s’assurer de la personne de Toto-Chupin et de le faire conduire en lieu sûr, devait traverser et traversa l’esprit de Pâlot.

Mais il avait appris à se tenir en garde contre son premier mouvement.

– Pas de sottises !… murmura-t-il. Si j’empoigne ce garnement, je donne l’éveil à la bande. Qu’il s’envole !… Paris a beau être grand, nous le retrouverons quand nous aurons besoin de lui. Peut-être même ai-je eu tort d’arrêter cette fille…

Il en revint alors à ses informations, mais il ne put rien recueillir de précis, sinon que le blessé avait été porté à l’hospice Beaujon.

Le plus court est encore d’y aller, se dit-il.

Et aussitôt il s’élança dans cette direction.

Déjà Pâlot n’était plus sous l’impression immédiate et palpitante de l’événement, et le long de la route il en calculait les conséquences.

– Que va dire le patron ? pensait-il. Que je ne suis qu’un propre à rien. Ah !… il aura bien raison. Il me confie un de ses amis et je ne sais pas le défendre ! Je suis déshonoré. Comment ! je sais que la vie de ce garçon ne tient qu’à un fil, et je le laisse entrer dans une maison en construction !… Autant le tuer de ma main !…

C’est donc en tremblant que, une fois arrivé à l’hospice Beaujon, Pâlot s’informa près d’un interne de service d’un jeune homme qu’on venait d’apporter il n’y avait pas plus d’une demi-heure.

– Vous voulez parler de n° 17, répondit l’interne ; il est dans un état déplorable ; nous craignons une fracture du crâne, un épanchement, que sais-je !…

Il n’y eut rien de tout cela, et cependant ce ne fut que soixante-douze heures après sa chute qu’André reprit assez de connaissance pour se préoccuper de sa situation.

C’est vers le milieu de la nuit que le jeune peintre revint à lui ; la pâle lueur d’une veilleuse éclairait à peine la salle immense de l’hospice ; d’un coup, il vit où il était.

Être vivant encore lui parut étrange et d’autant plus prodigieux qu’il ne ressentait aucune souffrance aiguë. La douleur ne vint que lorsqu’il essaya de se retourner dans son lit. Cependant, il remuait aisément les jambes et un bras.

– Je m’en tirerai, pensa-t-il… mais depuis combien de temps suis-je ici ?

Il voulait recueillir ses idées ; mais sa pensée vacillait comme celle d’un homme longtemps soumis à l’influence du chloroforme… il se rendormit.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour, et la salle était pleine de monde et de bruit. C’était l’heure de la visite.

Le chirurgien en chef, un homme tout jeune encore, à la physionomie spirituelle et bienveillante, allait de lit en lit, suivi d’une vingtaine d’élèves, professant et démontrant tour à tour, et distribuant à ses malades de ces bonnes paroles qui donnent comme un avant-goût du bistouri.

Le tour d’André venu, le docteur lui apprit qu’il avait seulement une épaule démise, le bras gauche cassé en deux endroits, une immense blessure à la tête, et que son corps n’était qu’une contusion… Et il le félicita d’en être quitte à bon marché.

Le jeune peintre l’écoutait à peine. Avec la raison, le souvenir de Sabine lui revenait, et il se demandait avec effroi ce qu’il allait advenir pendant qu’il était là, cloué dans son lit.

Cette inquiétude poignante lui arrachait des larmes, quand il vit se détacher du groupe des « carabins » et s’avancer vers lui un gros monsieur à énormes favoris roux, portant une haute cravate blanche et un chapeau de forme surannée, et qu’on devait prendre pour un de ces médecins de province qui, à tous leurs voyages à Paris, suivent les visites des hôpitaux.

Ce monsieur se pencha vers André et murmura :

– Janouille.

À ce nom, qui était le mot de reconnaissance dont il était convenu avec M. Lecoq, André ne fut pas maître d’un mouvement qui lui arracha un cri de douleur.

– Je vois, reprit à voix basse le gros monsieur, que vous ne me reconnaissez pas.

Le jeune peintre n’en pouvait croire ses yeux. L’art du déguisement haussé à cette perfection invraisemblable, devient du génie.

– M. Lecoq, balbutia-t-il.

– Silence, malheureux !… On nous épie peut-être. Vite, deux mots. Je suis venu pour vous apporter la tranquillité d’esprit, qui fera plus pour votre rétablissement que tous les remèdes. Occupez-vous de vous guérir, moi je veille. Déjà, sans vous compromettre en rien, j’ai vu M. de Mussidan, et je lui ai fourni un prétexte pour reculer de plus d’un mois le mariage de sa fille et de Croisenois. Il me faut un mois pour prendre toute la bande d’un coup. Vous, pendant ce temps, vous resterez ici… On pourrait vous tendre un nouveau piège, et Dieu ne fait pas tous les jours des miracles… Ici, vous êtes relativement en sûreté, cependant, veillez… Ne mangez rien venant du dehors, à mois que celui qui vous l’apporte ne vous dise notre mot. On vous dépêchera peut-être quelque espion, ne parlez donc à âme qui vive… M. Gandelu viendra sans doute vous voir, son fils est tiré d’affaire. Si vous voulez m’écrire, s’il vous survient quelque chose d’extraordinaire, adressez-vous au malade qui est à votre droite, c’est un de mes hommes… Ce pauvre Pâlot est tellement désolé de votre accident que je n’ai pas eu le courage de lui laver la tête… Et adieu !… Vous aurez tous les jours de mes nouvelles, ayez assez d’énergie pour savoir patienter.

– Je saurai attendre, fit André, puisque j’espère.

– Eh !… murmura M. Lecoq en s’éloignant… c’est toute la vie.

XXXIV

Si M. Lecoq prêchait à André l’inaction et la patience, l’immobilité du découragement, suivant son expression ; s’il commandait à ses agents la plus attentive prudence, si lui-même s’entourait des précautions les plus minutieuses, c’est qu’il était assez fort pour rendre justice à l’habileté de ses adversaires.

Il les jugeait gens à flairer sa surveillance d’aussi loin que les corbeaux éventent l’odeur de la poudre, et il prévoyait qu’à la moindre apparence de danger, ils s’envoleraient, chacun tirant de son côté, le laissant seul avec ses éléments de poursuites si péniblement amassés et désormais inutiles.

Souvent ses agents, excédés d’une besogne pénible et qui semblait ne mener à rien, l’avaient supplié d’agir. Il avait su contenir leur impatience.

Ce n’est pas, répétait-il invariablement, en faisant du bruit autour des nasses qu’on prend du poisson.

L’événement prouvait qu’il avait eu raison d’attendre.

Cette fois, pour la grande partie, la plus importante, la dernière, la ténébreuse association avait été forcée de s’exposer au jour, de se découvrir.

Déjà on pouvait établir que le chef, celui qui se dissimulait sous une triple personnalité, était l’instigateur d’un meurtre.

Mais ce n’était rien encore. M. Lecoq ne voulait pas utiliser si tôt sa découverte, il avait juré qu’il prendrait toute la bande.

Et ses investigations avaient été si secrètement conduites, la trame dont il avait enveloppé les associés était si subtile, qu’ils ne se doutaient de rien.

B. Mascarot était irrémissiblement perdu au moment même où, plus que jamais, il se croyait sûr du succès.

Dès le lendemain de l’accident, il avait adressé à la préfecture de police une belle lettre, où il dénonçait le garnement et donnait assez d’indications pour qu’on pût le retrouver aisément.

– Toto, pensait-il, ne manquera pas de dire le rôle de Tantaine ; mais le bonhomme n’existe plus, et je défie bien qu’on le ressuscite.

Et en effet, le matin même, il avait allumé un grand feu et brûlé jusqu’au dernier fil la défroque immonde qu’il endossait quand il jouait, pour ses opérations, le personnage du vieux clerc d’huissier.

Il riait tout seul de l’infaillibilité de sa ruse, tout en regardant tourbillonner et s’élever la fumée épaisse.

– Cherchez, mes petits amis, murmurait-il ; cherchez bien, voici le complice de Toto qui s’évapore.

Tantaine envolé en fumée par la cheminée, restait à faire prendre la même route à B. Mascarot.

La tâche était plus délicate. Le clerc d’huissier était un vieux nomade, sans feu ni lieu, personne ne devait s’inquiéter de lui.

B. Mascarot ne pouvait pas disparaître ainsi. B. Mascarot était un homme posé, payant régulièrement un fort loyer et d’assez grosses impositions ; on le connaissait et on l’estimait dans le quartier, il gérait un établissement prospère pour le placement des domestiques des deux sexes, sa disparition eût fait sensation, on eût causé et la police se fût émue.

Le plus simple était de recourir à une mise en scène de départ.

L’honorable placeur commença donc à raconter à tout venant que des affaires de famille, des raisons de santé, un gros héritage à liquider, le forçaient de vendre son agence et de la vendre sur-le-champ, quitte à être très coulant sur le prix.

En même temps, il cherchait un acquéreur, il le trouva, et en vingt-quatre heures l’affaire fut entamée, discutée, conclue et signée.

Ah ! B. Mascarot eut du mal, la nuit qui précéda la prise de possession de son successeur.

 

Aidé de Beaumarchef, il transporta dans le cabinet de Martin-Rigal, le banquier, tous les papiers qui encombraient le bureau de l’agence.

Ce déménagement furtif s’exécuta par une porte dont l’ancien sous-off ne soupçonnait pas l’existence, et que certes ne connaissaient pas les propriétaires du mur mitoyen.

Cette porte, un trou à vrai dire, était percée dans un placard, et mettait en communication directe la chambre du placeur de la rue Montorgueil et le cabinet du banquier de la rue Montmartre.

Quand le dernier chiffon de papier eut été enlevé, B. Mascarot montra à son fidèle Beaumarchef une pile de briques et un sac de plâtre dans un coin. Il s’agissait de boucher cette ouverture difficile.

La besogne fut longue et fatigante, en raison de leur peu d’habitude ; cependant ils la menèrent à bonne fin, et le crépi dont ils recouvrirent leur briquetage ne pouvait être que bien difficilement distingué de l’ancien.

À huit heures du matin, tout était terminé, et pour le mieux. Toutes les traces de briques et de plâtre avaient été effacées, et le parquet même avait été reciré.

Alors eut lieu une scène déchirante. Beaumarchef avait reçu, la veille, une somme de douze mille francs à lui remise, sous la condition qu’il irait se fixer en Amérique ; le moment de son départ était arrivé, et sur le point de quitter pour toujours « le patron, » il pleurait à chaudes larmes…

Il l’avait servi « ce patron, » avec un dévouement exclusif ; quand il recevait un ordre, il l’exécutait aveuglément, et comme il n’était pas la pénétration même, beaucoup de choses lui avaient échappé ; et il avait trempé, sans s’en douter, dans bien des infamies…

Cependant, il s’éloigna si navré qu’il ne songeait même pas à relever ses moustaches, juste comme le nouveau placeur, M. Robinet, se présentait.

B. Mascarot avait hâte d’en finir, le plancher de cette maison où tout lui rappelait les infamies du passé, lui brûlait les pieds. Il s’y sentait en péril. Il avait livré Tantaine pour se débarrasser de Toto ; par Tantaine on pouvait arriver jusqu’à lui, et, qui sait, l’arrêter. Puis, sa dernière personnalité, la meilleure, celle qu’il avait choisie pour s’assurer une vieillesse honorée, devenait inutile.

Mais il avait à mettre son successeur au courant, à lui expliquer les usages non seulement du bureau de placement, mais encore de l’hôtel garni qui en était l’annexe ; il avait à montrer ses registres d’inscriptions, à livrer les rubriques, à donner enfin les moyens de se servir du fonds qu’il avait vendu.

Ces occupations et quelques visites dans la rue, à des fournisseurs, lui prirent la journée, et il était plus de quatre heures lorsqu’il put faire charger ses bagages sur un fiacre qu’il avait envoyé chercher, et partir après avoir souhaité bonne chance à celui qui le remplaçait.

Désormais il passait à l’état de liquide, de souvenir. Et déjà sur les plaques de la porte, on lisait : J. Robinet, successeur de B. Mascarot.

Pour lui, en homme qui sait l’influence des petites circonstances sur les grands événements, il se fit conduire au chemin de fer de l’Ouest, et prit place dans un train qui partait pour Rouen.

Il se défiait, il pouvait être épié, il tenait à mettre toutes les chances de son côté, prétendait ne laisser aucune trace.

À Rouen seulement il osa se défaire des malles et des effets qu’il apportait, et encore ne fût-ce pas sans avoir tout lacéré et rendu, pensait-il, trop méconnaissable pour qu’on pût jamais en tirer une preuve contre lui.

À Rouen, enfin, il laissa la longue lévite, la barbe et les lunettes du placeur, il y anéantit B. Mascarot comme il avait déjà détruit Tantaine.

Et quand le lendemain il revint rue Montmartre, à la maison de banque, chez lui, où il avait annoncé un petit voyage, une seule individualité subsistait des trois qu’il avait simultanément animées pendant plus de vingt ans, celle de Martin-Rigal, le père de la capricieuse et coquette Flavie, le banquier recommandable, l’homme à la figure glabre et à la tête chenue.

Il n’avait pas remarqué en route, un jeune homme fort brun, à l’œil vif, à la lèvre moqueuse, ayant toutes les apparences d’un commis voyageur babillard et bon enfant, qui avait fait le même voyage que lui.

Rentré chez lui, après qu’il eut embrassé tendrement sa fille bien-aimée, le premier soin de B. Mascarot, – c’est-à-dire de Martin-Rigal, – fut de courir à son cabinet, à ce mystérieux sanctuaire, dont la clé ne le quittait jamais, où il passait, en apparence, toutes ses journées, sans que personne, jamais, osât l’y aller troubler.

Là, le mur qui faisait face à la porte d’entrée avait été mis à nu sur un espace assez grand, plus haut que large, et à la place de la tapisserie arrachée, apparaissait un briquetage grossièrement cimenté.

C’était l’envers du rapide travail exécuté de nuit dans la chambre du placeur.

Il me faudra, murmura l’honorable banquier, finir mieux cette besogne grossière, passer par dessus une couche de plâtre et recoller du papier sur le tout…

En attendant, avec une adresse et une promptitude extrêmes, il ramassa soigneusement les plâtras tombés à terre et les jeta dans la cheminée, où il les pulvérisa et les mêla aux cendres. Il balaya ensuite, et se mettant à quatre pattes, il éplucha pour ainsi dire le tapis brin par brin.

Puis, devant cette ouverture si imparfaitement murée, il poussa un large cartonnier dont la destination était surtout de masquer cette mystérieuse issue, et qu’il déplaçait ou replaçait, autrefois, selon qu’il sortait ou rentrait.

Cela fait, après s’être bien assuré que tout était en ordre, il se laissa tomber sur son grand fauteuil de maroquin, en poussant un soupir de satisfaction.

Aux angoisses qui l’avaient agité, succédait l’intime et délicieuse conviction d’une sécurité absolue, et une béatitude infinie s’épanouissait dans son âme.

Ainsi il triomphait, s’applaudissant de sa ruse et de son audace, quand le souriant docteur Hortebize entra dans le cabinet.

– Eh bien ! sceptique… lui cria-t-il avant que la porte ne fût refermée, douteras-tu encore !… touches-tu enfin le succès du doigt ? Que me parles-tu de Baptistin et de Tantaine… ils sont morts ou plutôt ils n’ont jamais existé. Beaumar se promène à cette heure sur le pont d’un transatlantique. La Candèle, avant huit jours, sera à Londres. Nos agents subalternes ont reçu avec leur congé une gratification, et tous croient que j’ai fermé boutique après fortune faite. Tu peux jeter ton médaillon empoisonné. À nous les millions !…

– Dieu t’entende ! répondit le docteur.

Martin-Rigal s’était levé, ivre de témérité heureuse, et il s’exprimait avec une exaltation bien éloignée de ses habitudes.

– Comment ! Dieu m’entende ! répliqua-t-il, mais il m’a entendu, ce me semble, la bataille est gagnée, et gagnée sur tous les points…

– Chut !… ne chante pas victoire, cela porte malheur…

– Bah !… nous n’avons plus de retour à craindre, et tes dernières défiances s’envoleraient si tu connaissais comme moi la situation. Quel était l’ennemi le plus redoutable ? André. Il ne compte plus. Sans doute, il n’a pas été tué, mais il est hors de combat pour un mois, et cela suffit. D’ailleurs, il est résigné. J’ai reçu avant-hier le dernier rapport d’un de nos hommes, qui avait réussi à se faire admettre à Beaujon, et cet observateur intelligent m’assure que notre artiste n’a reçu aucune visite et n’a pas écrit une ligne depuis quinze jours qu’il a repris connaissance.

– Il avait des amis !

L’honorable banquier haussa les épaules.

– Vrai, docteur, fit-il, je t’admire ! Comment, c’est toi qui crois aux amis qui pensent encore à vous après un malheur et quinze jours d’absence !… Tu seras éternellement jeune. Quels sont les amis d’André. M. de Breulh-Faverlay ?… Voici la saison des courses, il ne bouge plus de ses écuries. Mme de Bois-d’Ardon ?… les modes du printemps suffisent à remplir sa cervelle. M. Gandelu ?… il a assez à faire à se préoccuper de son fils… Les autres ne comptent pas.

– Et le jeune M. Gaston ?…

– Il s’est rendu aux bonnes raisons de Tantaine, guérisseur mon ami, il s’est réconcilié avec l’aimable Rose, et tous deux sont partis pour Florence…

Tout cela ne dissipait pas absolument le nuage qui obscurcissait le front du docteur.

– La famille de Mussidan m’inquiète, objecta-t-il.

– Pourquoi ? Croisenois fait sa cour et il est reçu, je t’assure, très convenablement. Dam !… Mlle Sabine ne lui saute pas encore au cou, mais déjà elle le remercie très gracieusement tous les soirs du bouquet qu’il lui envoie tous les matins. Que veux-tu de mieux ?

– Je voudrais que le comte n’eût pas remis le mariage de sa fille et de notre cher marquis. Pourquoi ce retard ? Il me chiffonne.

– Moi, il me contrarie, mais voilà tout. Sois tranquille, on ne nous abuse pas d’un vain prétexte. Je me suis informé, j’ai vu… Donc, il faut attendre. Que vois-tu là de louche ?

– Rien, répondit le docteur, rien.

Et, en effet, le banquier faisait pénétrer dans l’esprit de son ami l’assurance qui l’animait.

– De ce côté, ajouta le souriant Hortebize, je crois en effet que tout va bien.

– Tout va mieux des autres côtés. Les actions des Mines de Tifila marchent bien, ami docteur, et nos actionnaires, en vérité, ne se font pas trop tirer l’oreille. Il est vrai que je ne suis pas cruel. Je tonds, je n’écorche pas, et personne ne crie. J’ai taxé chacun selon ses moyens, depuis mille jusqu’à vingt milles francs. Déjà nous tenons pour tout près d’un million de promesses d’actions…

– Et avec nous, murmura le docteur, promettre, c’est tenir.

– Tu l’as dit, illustre homéopathe. Pas d’argent, pas de restitution : donnant, donnant. Et les recouvrements s’opèrent sans péril pour nous… Tu auras un million pour ta part, docteur.

Le digne M. Hortebize se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.

Ce mot magique, million, lui dorait l’avenir d’éblouissants rayons.

– Un million !… quelle perspective infinie de dîners exquis, d’amours discrets, de jouissances délicates !…

– D’autre part, reprit Martin-Rigal, j’ai vu Catenac, de retour de Vendôme, où tout s’est passé comme je le prévoyais. Le duc de Champdoce halète d’impatience et d’espoir, sur la piste qui doit, pense-t-il, le conduire à son fils… Ah ! docteur, cette fausse piste par moi créée, est mon chef-d’œuvre. L’idée seule vaut bien ce qu’elle nous rapportera. Mais aussi, que de peines, de soins, de démarches, de promesses, de menaces… Feu Tantaine, non plus que défunt Mascarot ne s’étaient pas épargnés…

– Et Perpignan ?… il est fin, m’as-tu dit.

L’honorable banquier eut un geste de profond mépris.

– Perpignan, répondit-il, est dupe autant que le duc, plus s’il se peut, l’imbécile !…

Il s’imagine qu’il découvre cette route que j’ai jalonnée, tous ces poteaux indicateurs par moi plantés entre l’hospice de Vendôme et Paul. Avant-hier, ils en étaient à Vigoureux, l’ancien saltimbanque marchand de vins, rue Dupleix, qui va leur donner l’adresse de Fritz, le vieux musicien… Et nous les verrons arriver un de ces jours. Mais Paul sera alors le mari de ma fille, et Flavie sera duchesse de Champdoce, et elle aura six cent mille livres de rentes…

Il s’interrompit, on grattait à la porte, et presque aussitôt Mlle Flavie entra.

Mlle Rigal était bien jolie, mais jamais sa beauté n’avait rayonné comme en ces jours d’espérance et de joie où elle se flattait d’avoir conquis l’homme qu’elle aimait, et dont elle allait devenir la femme.

Elle salua le docteur d’un geste amical, et légère comme l’oiseau se posant sur la branche, elle sauta sur les genoux de son père, entoura son cou de ses bras, et l’embrassa bien fort, à plusieurs reprises, en faisant claquer ses lèvres.

Le souriant Hortebize observait son ami, et en lui-même, bien que le spectacle ne fût pas nouveau pour lui, il s’étonnait.

C’est qu’en effet, à voir maintenant le banquier, on ne pouvait reconnaître l’homme qui, dix minutes plus tôt, parlait froidement d’un meurtre qu’il avait combiné.

Du moment où Flavie avait paru, une stupéfiante révolution s’était opérée en lui. Toute intelligence avait disparu de sa physionomie pour faire place à une expression d’extase béate et d’admiration sans bornes.

– Oh ! oh !… fit-il gaiement, voici une bien jolie préface ! Voyons la requête maintenant, car il y a une requête, n’est-ce pas, ma chérie ?…

Mlle Flavie hocha la tête d’un air mutin, et de ce ton qu’on prend pour gronder un baby qui n’est pas sage :

– Fi ! le vilain père, dit-elle. Suis-je donc dans l’habitude, monsieur, de vous vendre mes caresses ?… Et quand je désire une chose, ai-je besoin d’une préface pour vous dire : Je veux.

– Pour cela, non. Mais en te voyant entrer…

– Je suis venue simplement te prévenir que nous t’attendons pour dîner, et que Paul et moi nous avons grand faim. Et si je t’ai embrassé, c’est que je t’aime. Oh ! oui, je t’aime bien. Tu es si bon, si bon !… Tiens, on me donnerait à choisir entre tous les pères de l’univers, que c’est toi que je choisirais.

Il souriait d’un air ravi, fermant les yeux à demi, à la manière des chats dont on gratte la tête, pour mieux savourer la délicatesse de la sensation.

– Avoue au moins, reprit-il, que depuis six semaines environ, tu m’aimes un petit peu plus qu’avant.

– Non, répondit-elle avec une naïveté féroce, pas depuis six semaines, depuis quinze jours seulement.

– Cependant, il y a plus d’un mois que notre ami le docteur nous a amené dîner un certain jeune homme…

La jeune fille éclata de rire, d’un bon rire franc et sonore.

– Je t’ai bien aimé pour cela, répondit-elle, oui, beaucoup, énormément, mais je t’aime encore plus pour autre chose, et quand j’y pense, vois-tu…

Elle n’acheva pas, mais une douzaine de baisers appliqués à la file sur le front de son père, traduisit sa pensée plus éloquemment que toutes les phrases du monde.

– Et quelle est cette chose ?… demanda le banquier.

– Ah !… voilà ! C’est un mystère, un grand secret que je ne veux pas dire.

– Je t’en prie.

– Curieux !… Vous vous fâcheriez, monsieur.

– Non, je te jure…

– Eh bien !… c’est qu’il y a quinze jours seulement que je connais toute ta tendresse. Pauvre père chéri !… Va, j’ai pleuré de bonnes larmes quand j’ai su quelles peines tu prenais pour plaire à ta méchante fille, quand j’ai compris les difficultés qu’il ta fallu vaincre pour amener à mes pieds mon artiste aimé. Penser que tu as eu le courage d’endosser ces affreux habits malpropres et de mettre une grande vilaine barbe et des lunettes vertes. Ah !… tu étais bien laid, je te jure, horriblement laid…

M. Martin-Rigal, à ces mots, se dressa si brusquement que Mlle Flavie faillit tomber. Il était devenu plus pâle que la mort…

– Que veux-tu dire ? balbutia-t-il.

– Eh !… tu me comprends bien. Est-ce qu’un père peut tromper l’œil de sa fille !… Les autres ne te reconnaissaient pas, mais moi…

– Tu te trompes, Flavie, tu as été abusée par quelque ressemblance…

Elle l’interrompit d’un geste moqueur.

– Ainsi, reprit-elle en le fixant obstinément, ce n’est pas toi qui es venu déguisé chez Paul, un jour que… – voyons, monsieur, regardez-moi… – un jour que j’y étais allée, moi, toute seule. Ah ! tu n’as pas tressailli, je prends le docteur à témoin ; donc tu savais que j’ai fait cette folie, donc je ne me trompe pas…

– Tu es folle, écoute-moi…

– Rien. D’ailleurs, père ; je ne veux pas te mentir. Sans cette preuve morale que tu viens de me donner, j’étais matériellement sûre de mon fait. Je suis aussi fine que toi, sache-le. Quand tu es entré chez Paul, en dépit de tes misérables vêtements, j’ai eu un soupçon vague, indéterminé, un pressentiment. Ton haut le corps, lorsque je suis allé t’ouvrir et que tu m’as vue, ne m’a pas échappé. Aussi, lorsque tu es sorti, avec le docteur, ai-je été coller mon oreille contre la porte d’entrée. Et j’ai entendu quelque chose de ce que vous disiez. Et ce n’est pas tout ; en sortant de chez Paul, je suis accourue ici, je me suis mise en embuscade sur le palier, et je t’ai vu tirer une clé de ta poche et entrer dans ce cabinet où nous sommes. Nieras-tu encore, maintenant ?…

Le banquier ne songeait pas à nier, il semblait près de défaillir.

– Voilà, murmurait-il, ce que peut coûter une imprudence, une seule. Il me fallait rentrer, Croisenois m’attendait ; je craignais ses soupçons…

Puis, tout à coup une idée atroce traversant son cerveau :

– Au moins, reprit-il vivement, tu as tu ta découverte, n’est-ce pas, Flavie, tu n’en as parlé à personne ?

– Oh !… à personne, je puis te le jurer.

Il respira.

– Je ne compte pas Paul, ajouta la jeune fille, mais lui, n’est-ce pas moi !…

– Malheureuse !… s’écria Martin-Rigal, pauvre malheureuse !…

Son geste était si terrible, sa voix si menaçante, que pour la première fois de sa vie, Mlle Rigal eut peur de son père.

– Mais qu’ai-je donc fait de si mal, reprit-elle, toute interdite et près de pleurer. J’ai dit à Paul : ô cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d’ingratitude si nous n’adorions pas mon père, nous devrions baiser la trace de ses pas. Vous ne savez pas jusqu’où il est allé pour nous. Il n’a pas craint de revêtir des haillons pour arriver jusqu’à vous, pour vous prendre…

Le docteur, jusqu’alors muet témoin de cette scène, interrompit Flavie.

– Et lui, Paul, qu’a-t-il répondu ?…

– Lui !… il a tout d’abord paru confondu, puis il s’est frappé le front en disant : Je comprends tout !… Et ensuite il s’est mis à rire, mais à rire…

Le banquier qui arpentait son cabinet, en proie à la plus vive agitation, s’arrêta brusquement devant sa fille.

– Et toi, pauvre enfant, prononça-t-il d’un ton amer, toi tu n’as pas compris ce rire. Paul, à cette heure sait que tu as été ma complice. Il pouvait douter encore, tu lui as prouvé que j’agissais par tes ordres, lorsque je suis allé te chercher…

– Qu’importe !…

– Hélas !… Un homme comme Paul ne saurait aimer la femme qui est venue au-devant de lui. Eût-elle à lui prodiguer des trésors de beauté et d’amour… il se dira toujours qu’elle s’est jetée à sa tête. Il acceptera tous les témoignages de tendresse et de dévouement, mais il n’y répondra pas plus qu’une idole de bois ne rend l’encens qu’on lui prodigue. Tu ne le vois pas !… Dieu veuille que jamais ne tombe le bandeau que la passion a noué sur tes yeux. Puisses-tu ne jamais pénétrer le misérable caractère de ce triste imbécile, nul jusqu’à l’ineptie, gonflé de vanité, sans esprit, sans énergie, sans volonté, sans cœur…

Mlle Flavie était devenue pourpre.

– Assez, interrompit-elle d’une voix saccadée, assez… Je ne serai pas lâche à ce point de laisser insulter mon mari, et je saurai le défendre contre tous… même et surtout contre mon père.

Le banquier baissa la tête sans répondre.

Déjà il en était à s’épouvanter de son audace et à se reprocher d’avoir cédé aux inspirations de sa colère. Ce qu’il avait dit, et il frémissait à cette idée, pouvait lui coûter l’affection de sa fille.

Il se demandait par quelles excuses atténuer l’effet de son emportement, quand le souriant Hortebize intervint.

Ce cher docteur prit Mlle Flavie par la taille, et bien qu’elle se débattît un peu, la conduisit doucement hors du cabinet.

– Éloignez-vous, chère enfant, murmurait-il à son oreille, votre père est mal disposé, il ne sait ce qu’il dit.

C’était là, positivement, l’opinion sincère du digne M. Hortebize, et il ne le cacha pas à son ami, dès qu’ils se retrouvèrent seuls.

– En vérité, lui dit-il, je ne m’explique pas ta colère. Il dépendait de toi autrefois d’empêcher ce mariage ; pourquoi as-tu manqué de courage ? Les récriminations à cette heure sont inutiles…

Martin-Rigal était consterné.

– C’en est fait, balbutia-t-il, me voici à la discrétion de ce misérable Paul.

– Pas plus, ce me semble, qu’avant l’indiscrétion de ta fille. Paul n’est-il pas notre complice ! Qu’avons-nous à craindre de lui ? Rien. Il connaissait les secrets de l’association. Sommes-nous plus compromis parce qu’il a pénétré le mystère de ta triple personnalité ?…

– Ah !… tu n’aimes pas Flavie, toi, interrompit le banquier, tu n’es pas son père ; tu ne saurais apercevoir comme moi les funestes conséquences de cette révélation. Paul, jusqu’ici, devait croire que je ne connaissais pas Mascarot, et que j’étais une victime du chantage. Là était ma force. Dupe, il me respectait et je le tenais ; complice, il m’échappe…

Il se recueillit quelques moments, puis se redressant avec une énergie désespérée, il ajouta :

– Enfin, le mal est sans remède, il faut en prendre son parti. Le mieux est de hâter ce mariage maudit, et de précipiter les recherches du duc de Champdoce. Allons dîner, j’écrirai à Catenac demain.

Le mariage eut lieu, en effet, à la fin de la semaine suivante, et Paul quitta son petit logis pour prendre possession du magnifique appartement que le banquier avait fait préparer au-dessus du sien.

La transition était brusque, mais Paul ne pouvait plus s’étonner de rien.

Ce pauvre niais était si bien pénétré des maximes de l’honorable B. Mascarot et de l’excellent M. Hortebize, qu’il arrivait à se persuader que des aventures pareilles à la sienne attendent à Paris tous les jeunes gens intelligents. Et il admirait à la fois combien il est aisé de n’être pas honnête et combien cela rapporte.

De remords, il n’en avait plus l’ombre. Il ne craignait qu’une chose, échouer quand viendrait la scène décisive qui devait lui donner un si grand état dans le monde et le titre de duc.

Ce moment, il l’appelait de tous ses vœux, et il rougit de plaisir le jour où Martin-Rigal lui dit :

– Rassemblez vos forces, ce sera pour ce soir.

– Oh !… je ne faiblirai pas, répondit-il.

Il ne faiblit pas, en effet, et, lorsque dans la soirée le duc de Champdoce se présenta, suivi de Perpignan et de Catenac, le jeune imposteur sut s’élever à la hauteur de ses maîtres, et joua avec une déplorable perfection le rôle difficile que commandaient les circonstances.

Mais il eût pu être gauche et maladroit sans danger ; le duc de Champdoce n’en eût rien vu.

Cet homme, dont l’existence n’avait été qu’une longue suite de misères, et qui avait si terriblement expié les crimes de sa jeunesse, était comme saisi de vertige.

Si on l’eût écouté, Paul fût venu immédiatement s’établir avec sa femme à l’hôtel de Champdoce. Mais sur cette proposition, Martin-Rigal éleva des objections.

L’honorable banquier tenait à paraître médiocrement satisfait de voir son gendre devenir tout à coup duc et dix fois millionnaire.

Il objecta qu’il était bien tard, que Mme la duchesse n’était aucunement préparée à ce grand événement qui allait tomber dans sa vie…

Et enfin, il fut convenu que M. de Champdoce viendrait, le lendemain, déjeuner chez Martin-Rigal, et que, après le repas, il emmènerait son fils.

C’est à onze heures qu’on attendait le duc, rue Montmartre. Mais dix heures n’avaient pas sonné que déjà il se faisait annoncer dans le cabinet du banquier, où le maître de la maison, Catenac, Hortebize et Paul tenaient conseil.

Presque sur les pas de M. de Champdoce, Mme Flavie entra.

Pauvre fille !… Elle ne soupçonnait pas l’ignoble comédie, et depuis la veille cette pensée que son mari était l’unique héritier d’une grande maison la rendait presque folle de joie.

Elle voyait là, non le titre éblouissant de duchesse, qui devenait le sien, mais la justification de son choix.

– Eh bien !… disait-elle à son père, que ses naïves expansions mettaient au supplice, eh bien !… me railleras-tu encore d’aimer un pauvre bohème, un artiste sans nom, sans fortune… tu n’osais dire sans talent. Il se trouve que cet artiste, ce bohème, est un Dompair de Champdoce, et que son père possède des millions !…

Elle était entrée dans le cabinet de son père sur la pointe du pied, et elle demeura debout près de la porte, émue, ravie, retenant son souffle.

Le duc de Champdoce était assis sur le divan, près de Paul, et il tenait, il pressait entre ses mains la main de ce jeune homme qu’il croyait son fils.

Il racontait ses anxiétés de la nuit.

Il avait voulu disposer l’esprit de la duchesse à cet événement immense, d’autant plus inattendu qu’il lui avait tu ses investigations, et quelques mots d’espoir, bien vagues cependant, avaient failli mettre sa vie en péril.

– Ce matin, ajoutait-il, elle va tout à fait mieux, elle est avertie, elle espère…

Il fut interrompu brusquement.

De l’autre côté de la muraille faisant face à la porte, on frappait à coups redoublés.

– Oh !… fit M. de Champdoce, voici des voisins qui ne se gênent guère.

Non, ils ne se gênaient pas. Ils attaquaient évidemment le mur du pic et de la pince, sans ménagements ni précautions ; toute la maison en était ébranlée, et le cartonnier appuyé contre ce mur oscillait.

Les trois honorables associés étaient devenus livides, et ils échangeaient des regards désespérés.

Pour eux, il était clair qu’on attaquait le briquetage élevé par B. Mascarot et Beaumarchef.

Pourquoi démolissait-on ce briquetage, dans quel but ?…

L’absence absolue de précautions trahissait des gens ayant et se sachant le droit de faire la besogne qu’ils exécutaient…

Le duc de Champdoce était stupéfait. L’effroi des trois complices ne pouvait lui échapper, il sentait trembler terriblement la main de Paul, il ne s’expliquait pas tant d’effroi pour quelques coups de pioche.

Seule de la maison à ne se douter de rien, Flavie n’était nullement émue.

– Il faudrait savoir, dit-elle, qui se permet tout ce tapage.

Cette simple observation rompit le charme.

– En effet, répondit Martin-Rigal, je vais envoyer.

Mais à peine eut-il ouvert la porte qu’il se rejeta en arrière, le visage décomposé, la pupille dilatée, les bras crispés en avant, comme si quelque terrifiante apparition eût jailli de terre et se fût dressée devant lui.

C’est que, dans l’encadrement de cette porte, un respectable monsieur à lunettes d’or se tenait debout, et derrière lui on apercevait un commissaire de police ceint de son écharpe, et plus loin, dans l’ombre, une demi-douzaine d’agents.

Le même nom montait aux lèvres des trois honorables associés :

– M. Lecoq !… murmuraient-ils.

Et en même temps cette conviction terrible pénétrait dans leur esprit :

– Nous sommes perdus !

Le célèbre policier, lui, s’avança lentement, considérait le curieux spectacle qu’il avait sous les yeux.

Sa physionomie, en dépit de sa gravité, trahissait quelque chose de pareil à cette délicieuse satisfaction qu’éprouve un dramaturge, à voir merveilleusement interprétée sur le théâtre, la scène à effet qu’il a entrevue et combinée dans son cabinet.

– Eh ! eh !… fit-il, je savais bien qu’en cognant au bon endroit, de l’autre côté du mur, je ferais sortir quelqu’un par ici.

 

Mais déjà, grâce à un tout puissant effort de sa volonté, le banquier avait réussi à se remettre, au moins en apparence.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton arrogant. Que signifie cette violation de domicile ?

M. Lecoq haussa les épaules.

– Voici, répondit-il, M. le commissaire qui vous l’expliquera. Moi, en attendant, je vous arrête, vous, Martin-Rigal, autrement dit Tantaine, autrement dit Mascarot, ci-devant placeur, rue Montorgueil.

– Je ne vous comprends pas !…

– Vraiment !… vous croyez que Tantaine s’est si bien lavé les mains qu’il ne reste plus sur les mains de Martin-Rigal une seule goutte du sang d’André assassiné…

– Ah ça !… c’est une gageure, sans doute…

L’homme de la préfecture sortit de sa poche une lettre délicatement ployée, et l’ouvrant :

– Vous reconnaissez, reprit-il, l’écriture de madame votre fille ? Eh bien ! écoutez ce qu’elle écrivait, il y a un mois, à M. Paul ici présent : « Cher et unique ami de mon cœur, nous serions des monstres d’ingratitude si… »

– Assez, interrompit le banquier d’une voix rauque, assez !…

Et n’ayant plus l’énergie de se roidir contre la stupeur qui, de plus en plus l’envahissait, il se laissa tomber sur un fauteuil en balbutiant :

– Perdu par elle… par ma fille, par Flavie !…

De ces trois complices, de tempéraments et de caractères si différents, le plus calme était celui qui d’ordinaire s’alarmait le plus aisément, le souriant M. Hortebize.

En reconnaissant M. Lecoq, le digne docteur avait retiré du médaillon d’or pendu à la chaîne de sa montre une petite boule de pâte grisâtre, qu’il gardait dans le creux de sa main.

L’œil fixé sur Martin-Rigal, il attendait, pour désespérer, que ce chef, dont l’esprit avait de si prodigieuses ressources, déclarât que tout espoir de salut était perdu.

Cependant, l’agent de la sûreté, abandonnant le banquier, s’était retourné vers Catenac.

– Vous aussi, lui dit-il, au nom de la loi, je vous arrête.

– Moi ?…

– Vous êtes bien le sieur Catenac, avocat ?

Peut-être parce qu’il était avocat, Catenac ne daigna pas répondre à M. Lecoq, et c’est au commissaire de police qu’il s’adressa.

– Je suis victime, monsieur, dit-il, d’une désagréable méprise, mais je jouis au palais d’une assez grande considération pour que vous n’hésitiez pas…

– En tout cas, interrompit le commissaire, le mandat d’amener décerné contre vous est bien en règle ; je puis vous le montrer, si vous voulez.

– Oh ! inutile… Je vous demanderai seulement de me faire conduire sur-le-champ près du magistrat qui l’a signé. En moins de cinq minutes, je me serai justifié…

Le regard du commissaire de police était si terriblement expressif que Catenac s’arrêta court.

– Au pis aller, reprit-il après un moment, il ne peut être question que d’un délit.

– Croyez-vous ?… interrogea M. Lecoq d’un ton goguenard. Vous ignorez, je le vois bien, l’événement qui, avant-hier a mis en émoi la commune de La Varenne. Des ouvriers, en ouvrant une tranchée, on découvert le cadavre d’un enfant nouveau-né, enveloppé dans des foulards et dans un châle. La police, prévenue, n’a pas perdu son temps, et déjà on tient la mère, une fille nommée Clarisse…

Si M. Lecoq ne l’eût retenu, l’avocat se précipitait sur Martin-Rigal.

– Misérable, hurlait-il, traître, lâche, tu m’as vendu !…

– Ah !… balbutia le banquier, mes papiers ont été volés !…

Il devinait maintenant que les coups frappés de l’autre côté du mur n’étaient qu’une ruse. M. Lecoq avait voulu épouvanter les coupables, pour en avoir plus aisément raison.

– Dame !… grommela un agent, il y avait un trou dans le mur, on en a profité.

Le digne M. Hortebize ne souriait plus. Maintenant, oui, la partie était bien perdue.

– J’ai des parents honnêtes qui portent mon nom, pensa-t-il, je ne les déshonorerai pas… il faut en finir…

Et il avala le contenu de son médaillon, en murmurant :

– À mon âge !… avec un estomac incomparable !… Quand jamais je ne me suis senti si jeune !… mieux valait courir la clientèle !…

Personne n’avait observé le docteur. M. Lecoq venait de faire déplacer le cartonnier et il montrait au commissaire de police, à la place de l’ancienne issue de Martin-Rigal, un trou assez étroit par où un homme pouvait se glisser.

Mais un bruit soudain coupa court à ses explications.

Le pauvre M. Hortebize venait de rouler à terre en proie à d’horribles convulsions.

– Et je n’avais pas prévu cela !… s’écria le célèbre policier. Maladroit que je suis !… Il s’est empoisonné, il nous échappe !… Vite, qu’on le porte sur un lit, et qu’on coure chercher un médecin.

Pendant que trois agents s’empressaient d’exécuter ces ordres, les autres s’emparaient du banquier et de Catenac, pour les conduire au fiacre qui les attendait dans la rue.

Martin-Rigal semblait frappé d’imbécillité. Les ressorts de cette intelligence si fortement trempée pour le mal, s’affaissaient sous le poids d’une angoisse mortelle.

– Et ma fille !… bégayait-il, Flavie !… Que va-t-elle devenir ?… Plus de fortune, plus rien, et elle est mariée à un misérable incapable de gagner seulement sa vie à lui !… Ma fille ! ô mon Dieu ! aura-t-elle toujours du pain !…

Le commissaire de police s’était transporté près du docteur Hortebize ; M. Lecoq restait seul avec le duc de Champdoce, Paul et Flavie.

La malheureuse jeune femme avait vu s’éloigner son père sans avoir même la force de prononcer une parole. Elle gisait, anéantie, sur un fauteuil, et l’éclat effrayant de ses yeux trahissait l’égarement de sa pensée. Elle ne pouvait croire à la réalité de l’horrible scène qui venait de se passer.

Pendant un instant le célèbre policier la regarda d’un air de compassion, qui certes n’était pas joué. Il hésitait à parler. Il lui répugnait de frapper d’un coup nouveau et plus terrible que tous les autres, cette pauvre enfant qui était innocente, et qui devait être la plus cruellement atteinte.

Mais le temps pressait, il s’approcha du duc de Champdoce, qui était comme pétrifié de surprise.

– Je dois vous prévenir, monsieur le duc, dit-il, que vous êtes victime d’une odieuse supercherie. Ce jeune homme n’est pas votre fils. Il se nomme Paul Violaine, et sa mère était une pauvre ouvrière de Châtellerault.

Si atterré que fût Paul, il essaya de soutenir son rôle, il voulait nier, il prétendait se défendre… Mais sur un signe de M. Lecoq, un agent introduisit une dame en toilette éblouissante : Zora-Rose…

Le jeune imposteur ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot :

– J’avoue, balbutia-t-il en fondant en larmes, j’avoue tout : j’ai été séduit, entraîné, menacé ; je n’ai pas su résister… pardon !…

D’un geste dédaigneux M. Lecoq le repoussa, et lui montrant Flavie :

– Ce n’est pas à moi qu’il faut demander grâce, prononça-t-il ; mais à cette pauvre femme, la vôtre… qui se meurt.

Le duc de Champdoce allait s’éloigner désespéré de cette maison où il était entré le cœur gonflé de joie, lorsque le célèbre policier l’attira dans l’embrasure d’une fenêtre :

– Sachez, monsieur, lui dit-il, que ces misérables ne vous ont trompé qu’à demi. L’enfant que vous recherchez existe, et ils le connaissaient… Mais je le connais aussi, et demain, moi, Lecoq, je vous conduirai à lui.

XXXV

Docile aux instructions de M. Lecoq, André s’était résigné à attendre à l’hospice Beaujon l’issue de la partie que jouait pour lui le célèbre policier. Bien plus, il avait eu assez d’énergie pour affecter, sans se démentir jamais, cette profonde insouciance de l’avenir dont avaient été dupes les espions de B. Mascarot.

Il est vrai que toutes les attentions qui pouvaient contribuer à le rassurer et à lui donner bon courage, lui avaient été prodiguées.

Tous les jours son voisin de droite, ce malade que M. Lecoq lui avait désigné comme son agent, lui remettait mystérieusement une lettre qui le tenait au courant des événements. Il la lisait en cachette et ensuite la brûlait…

Le temps passait cependant ; les journées, une à une, s’écoulaient monotones, interminables, et André, qui sentait approcher le moment décisif, commençait à perdre patience, quand enfin son voisin lui donna, et ouvertement cette fois, un billet dont la lecture lui arracha une exclamation de joie.

« Nous l’emportons, écrivait le célèbre policier, tout danger est écarté. Priez demain le docteur de signer votre billet de sortie ; faites-vous beau, et… vous me trouverez à la porte, vous attendant. – L »

André n’était pas complètement rétabli, il était condamné à porter son bras en écharpe pendant quelques semaines encore, mais ces considérations ne devaient pas l’arrêter. Levé de bonne heure le lendemain, il revêtit ses plus beaux habits qu’il avait envoyé chercher chez lui, et enfin, sur les neuf heures, après avoir pris congé des bonnes sœurs, dont il ne pouvait oublier les soins attentifs, il sortit.

La veille, il souffrait encore de ses blessures, mais en ce moment il les oubliait comme s’il eût été touché par quelque baguette enchantée. Jamais il ne s’était senti si jeune, si léger, si fort. Jamais l’espérance n’avait palpité en lui avec une pareille intensité.

Arrivé à la porte, après avoir aspiré avec délices la première bouffée de l’air du dehors, il regarda de tous côtés, surpris de ne pas voir au rendez-vous l’homme étrange auquel il devait plus que la vie.

Déjà il délibérait sur le parti qu’il avait à prendre, quand une voiture de remise découverte, lancée au grand trot malgré la pente du faubourg, s’arrêta court devant l’hospice.

André ne pouvait pas ne pas reconnaître le respectable monsieur à lunettes d’or que cette voiture amenait ; aussi s’élança-t-il vers lui avant qu’il se fût seulement levé pour descendre.

– Grâces au ciel ! vous voici, monsieur, dit-il, je commençais à être inquiet…

M. Lecoq – c’était lui – consulta sa montre.

– C’est juste, répondit-il, je suis en retard de cinq minutes, j’ai été retenu là-bas…

Et comme le jeune peintre se confondait en remerciements :

– Montez près de moi, ajouta-t-il, j’ai à vous parler ; le temps est superbe, nous irons jusqu’au bois… Marche, cocher !…

Tout en s’installant aux côtés du policier célèbre, André était frappé de l’altération de ses traits, si calmes d’ordinaire et si immobiles. L’inquiétude le saisit.

– Serait-il survenu quelque fâcheux événement, monsieur ? commença-t-il.

– Pas le moindre.

– C’est que…

– Ah !… je vous comprends, vous trouvez ma physionomie singulière. D’abord, je suis harassé, ayant passé la nuit à éplucher les papiers de la société B. Mascarot. Puis, j’arrive de la Préfecture, où j’ai été témoin d’un spectacle qui m’a bouleversé, moi qui cependant ai vu de terribles choses en ma vie !…

Il secoua la tête vivement, comme s’il eût pu secouer en même temps une impression opportune, et poursuivit :

– La raison de Martin-Rigal n’a pas résisté à la catastrophe. Ce misérable avait au cœur une passion sublime, il adorait sa fille. Séparé d’elle violemment, la sachant sans fortune, mariée à un triste gars dont il méprise le caractère, il s’est abandonné au délire de son désespoir et il est devenu fou. Pour lui, le cabanon de Bicêtre remplacera le bagne. Il échappe au châtiment des hommes, mais il n’évite pas la punition de Dieu, bien autrement terrible.

– Martin-Rigal fou !… murmura André.

– Oui. Et savez-vous quelle est sa folie, résultat d’atroces angoisses ? Il s’imagine que Paul et Flavie sont sans ressources, sans asile, sans pain… Il s’imagine que Paul prétend spéculer sur la beauté de sa femme, et vivre de son ignominie… Et Rigal croit entendre la voix de sa fille criant au secours. Oui, il entend cette voix, déchirante, lamentable !… Alors, il appelle les gardiens, il se traîne à leurs genoux, il les supplie de le laisser sortir, pour un jour, pour une heure, il jure qu’il reviendra quand il aura arraché sa fille à la honte, à l’infamie !… Et comme on ne se rend pas à ses prières, il ensanglante ses mains à essayer de desceller les barreaux de la fenêtre, à tenter de briser les serrures. On a été obligé de l’attacher sur son lit, et c’est là que je l’ai vu, se consumant en efforts pour briser ses liens, mordant les sangles qui le contiennent. Je l’ai vu, les traits affreusement convulsés, les yeux sanglants et près de jaillir de leur orbite, la bouche écumante, hurlant comme une bête fauve de douleur et de rage. Il m’a reconnu, et il s’est interrompu pour me dire : Entendez-vous la voix de Flavie ?…

Le jeune peintre frissonnait.

– Et ce supplice, poursuivit l’agent de la sûreté, durera peut-être des années ; le médecin me l’a dit. Il se peut que pendant un an, deux ans, dix ans, sans trêve ni repos, il entende cette voix lamentable. Et chaque minute de ces années contiendra pour lui plus de tortures qu’il n’en a fait subir à toutes ses victimes.

Un assez long silence suivit.

André ne pouvait s’empêcher de plaindre ce misérable, qui cependant avait essayé de lui arracher Sabine, qui avait tenté de l’assassiner.

– Vous le voyez, reprit M. Lecoq, ainsi que je vous l’écrivais, la bataille est gagnée. Le docteur Hortebize râle en ce moment. Il s’est empoisonné, mais le poison subtil qui devait, pensait-il, le foudroyer, l’a trahi, et voici bientôt vingt-quatre heures que dure son agonie. Catenac a repris son assurance, mais accusé et convaincu d’infanticide, il sera condamné à dix ans, pour le moins, de travaux forcés. Et tout le fretin est de même dans mes nasses. Les papiers de Martin-Rigal m’ont fourni des armes. Perpignan, Van Klopen et Verminet iront, qui en cour d’assises, qui en police correctionnelle. Le sort de Toto-Chupin n’est pas encore fixé. Épouvanté de son crime, il est allé se dénoncer ; il faut lui tenir compte de ce bon mouvement…

Mais tout cela ne rassurait pas complètement André.

– Et Croisenois ?… interrogea-t-il timidement.

 

Le célèbre policier dissimula un sourire.

– C’est-à-dire, répondit, que vous doutez de moi.

– Oh !… monsieur.

– Allons, enfant, rassurez-vous. J’avais promis que le nom du comte de Mussidan ne serait pas prononcé. Croisenois a réussi à m’échapper !… Il a couché hier à Bruxelles, à l’hôtel de Saxe, chambre n° 9. La Société des mines de Tifila sera jugée comme une escroquerie ordinaire. Il n’y a pas eu de fonds de versés, on rendra les promesses de souscription à qui de droit, et Croisenois sera condamné par contumace à deux mois de prison… Enfin, demain, M. Gandelu fils sera remis en possession de ses faux billets.

La voiture roulait le long de la grande allée du bois de Boulogne. M. Lecoq fit signe au cocher de rebrousser chemin.

– L’heure est venue, reprit-il, de vous dire pourquoi, après notre première entrevue, je vous ai salué du nom de Champdoce. Votre histoire, je l’avais devinée ; mais c’est de cette nuit seulement que j’en connais les détails.

Et sans attendre une réponse, rapidement et clairement, il analysa ce volumineux manuscrit, que B. Mascarot avait donné à lire à Paul.

Il ne dit pas tout, cependant. Il tut tout ce qu’il pouvait taire des crimes et des fautes du duc de Champdoce et de Mme de Mussidan. Il voulait épargner à André cette douleur de haïr ou de cesser d’estimer et son père et la mère de Sabine, avant de les connaître.

Le célèbre policier avait si bien pris ses mesures que, juste comme il terminait son récit, le cocher, prévenu d’avance, arrêtait la voiture en face de la rue de Matignon.

– Descendez, dit-il à son compagnon, et prenez garde à votre bras.

André obéit machinalement.

– Maintenant, reprit M. Lecoq, qui était resté dans la voiture, écoutez-moi bien. Le comte et la comtesse de Mussidan vous attendent pour déjeuner, ce matin à onze heures. Voici, tenez la lettre d’invitation qu’ils m’avaient chargé de vous transmettre… Cependant, ne perdez pas trop la notion du temps près de Mlle Sabine. À quatre heures, soyez à votre atelier… j’aurai l’honneur de vous présenter à votre père. Jusque-là, pas un mot…

Le jeune peintre voulait parler, répondre, témoigner sa reconnaissance, dire quelque chose ; il ne le put.

M. Lecoq avait fait claquer sa langue d’une certaine façon, le cocher avait fouetté son cheval, et déjà la voiture était confondue parmi toutes celles qui descendaient la chaussée.

Littéralement André était comme foudroyé par tant de bonheur.

La jeune fille qu’il aimait, un des grands noms de France, une immense fortune, tout lui arrivait à la fois, comme si la destinée, lasse de le traiter en marâtre, eût voulu prendre sa revanche d’un seul coup.

Mais le vertige de ses prospérités inouïes dura peu. Il rougit de sa faiblesse, et c’est d’un pas presque ferme que, remontant la rue Matignon, il alla sonner à la grille dorée de l’hôtel de Mussidan.

Enfin, il allait donc pénétrer dans cette maison dont la porte lui avait été si longtemps fermée ! Quel accueil l’y attendait ? M. de Mussidan se souviendrait-il de ses promesses, ou bien, le péril écarté, se contenterait-il d’un froid remerciement ?…

On vint lui ouvrir, et à l’empressement respectueux des gens, il jugea qu’il était attendu et recommandé.

C’était d’un bon augure. Et cependant, lorsque dans le vestibule on lui demanda son nom pour l’annoncer, il eut bien du mal à l’articuler.

Mais où il faillit faiblir, ce fut quand le valet de pied ayant ouvert la porte du grand salon, y jeta, de sa voix emphatique, ce nom dont la simplicité plébéienne dut bien surprendre les aristocratiques échos : M. André.

Il s’avança cependant, en dépit d’une circonstance inattendue qui contribuait à le décontenancer. Sur le panneau faisait face à la porte, était accroché le portrait de Sabine, ce portrait si mystérieusement exécuté par lui. Comment se trouvait-il là ? À ce trait, il reconnaissait le génie de Sabine, aidée de M. Lecoq.

Heureusement, le comte de Mussidan comprit son immense embarras. Il vint à lui, la main tendue, et l’attirant vers la comtesse :

– Diane, prononça-t-il, voilà le mari de notre fille.

André s’inclina profondément, balbutiant un acte de reconnaissance ; mais le comte l’entraîna de nouveau, et mettant sa main dans celle de Sabine, il dit d’une voix émue :

– Si le bonheur, ici-bas, est une récompense, vous serez heureux.

Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’André, redevenu maître de soi, put enfin regarder Mlle de Mussidan.

Pauvre jeune fille !… elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, après les tortures de ce long mois où elle s’était résignée à recevoir les hommages de Croisenois et à lui sourire.

– Oh !… chère, murmura André à son oreille, chère adorée, vous avez bien souffert…

– Vous le voyez, répondit-elle simplement, je ne mentais pas, j’en serais morte.

Ah ! il fallut bien du courage à André pour ne pas dire son secret à cette femme tant aimée et si digne de l’être, pendant cette après-midi qu’il passa près d’elle, pendant ces heures délicieuses où elle lui avoua ses mortelles angoisses et ses espérances.

Mais il eut besoin d’un effort surhumain, pour se retirer lorsque sonna la demie de trois heures. Encore avait-il tant hésité, tant attendu, qu’il s’en fallut de bien peu qu’il ne manquât le rendez-vous.

Il n’était pas dans son atelier depuis cinq minutes, quand on frappa. Il ouvrit, et M. Lecoq entra, suivi d’un vieillard aux façons un peu hautaines. Ce vieillard était le duc de Champdoce… Norbert.

– Monsieur, dit-il sans préambule à André, vous connaissez les raisons qui m’amènent. Vous savez qui vous êtes et qui je suis.

André inclina la tête affirmativement.

– Monsieur que voici, poursuivit le duc, en montrant M. Lecoq, vous a appris en quelles circonstances déplorables je me suis séparé de vous qui êtes mon fils. Je ne chercherai pas à m’excuser… J’ai d’ailleurs cruellement expié ce crime. Regardez-moi… je n’ai pas quarante-huit ans.

On lui en eût donné soixante, au moins, et André put se faire une idée de ce que cet homme, qui était son père, avait dû souffrir.

– Et la faute me poursuit, continua-t-il. Aujourd’hui, lorsque ce serait mon vœu le plus cher, je ne puis vous reconnaître mon fils. La loi ne me laisse pour vous assurer ma fortune et mon nom qu’un expédient : l’adoption.

Le jeune peintre se taisait. M. de Champdoce reprit avec une visible hésitation :

– Vous pouvez, je le sais, m’intenter un procès en restitution d’état ; mais, en ce cas, il faudra que je dise, que j’avoue…

– Eh ! monsieur… interrompit André, quels sentiments me supposez-vous donc ?… Quoi !… avant de reprendre votre nom, qui est le mien, je le déshonorerais !…

Le duc respira. L’accueil d’André l’avait glacé. Quelle différence entre cette réserve hautaine et la scène pathétique jouée par Paul, le jour précédent.

– Cependant, monsieur le duc, reprit André, je vous demanderai, avant tout, la permission de vous présenter quelques… observations.

– Des observations ?…

– Oui, monsieur, je n’ai pas osé dire : conditions ; mais vous allez me comprendre. Par exemple, je n’ai jamais eu de maître. Mon indépendance m’a coûté assez pour que j’y tienne. Je suis peintre, pour rien au monde, je ne renoncerai à la peinture.

– Vous serez toujours votre maître, monsieur.

Comme son père, l’instant d’avant, le jeune peintre hésitait ; il était devenu fort rouge.

– Ce n’est pas tout, reprit-il ; j’aime une jeune fille dont je suis aimé, notre mariage est arrêté, et je pense…

– Je pense, fit vivement le duc, que vous ne pouvez aimer qu’une femme digne de notre maison.

À cette réponse, un triste sourire plissa les lèvres d’André.

– Je n’étais rien hier, répondit-il doucement. Mais rassurez-vous, monsieur, elle est digne d’un Champdoce, et par sa fortune et par son nom. Selon les conventions sociales elle était placée bien au-dessus de moi. Celle que je… veux épouser est la fille du comte de Mussidan.

M. de Champdoce, en entendant ce nom, devint livide.

– Jamais ! s’écria-t-il, jamais ! J’aimerais mieux vous savoir mort, que le mari de Mlle de Mussidan.

– Et moi, monsieur, je souffrirais mille morts plutôt que de renoncer à elle.

– Si je vous refusais mon consentement, cependant, si je vous défendais…

André hocha tristement la tête.

– Vous n’avez rien à me refuser, monsieur le duc, prononça-t-il, rien à me défendre. L’autorité paternelle, monsieur, s’achète par des années de dévouement et de protection. Vous ne m’avez rien donné, je ne vous dois rien. Oubliez-moi comme vous m’avez oublié jusqu’ici… passez votre chemin, je poursuivrai le mien.

Le duc de Champdoce gardait le silence. Un affreux combat se livrait en lui.

Il lui fallait, il ne le comprenait que trop, ou renoncer à ce fils miraculeusement retrouvé, ou le voir le mari de Mlle de Mussidan… Ces deux alternatives lui paraissaient également horribles.

– Jamais, murmura-t-il, la comtesse ne consentira à ce mariage. Elle me hait autant que je la hais moi-même…

M. Lecoq, muet témoin de cette scène, jugea le moment venu d’intervenir.

– Je me fais fort, prononça-t-il, d’obtenir le consentement de Mme de Mussidan.

Le duc ne résista plus, il était vaincu. Il ouvrit les bras à André en disant :

– Venez, mon fils, et qu’il soit fait selon votre volonté.

Mais le jeune peintre ne tarda pas à se dégager de cette étreinte. Il donnait enfin un libre cours à l’émotion qui l’étouffait.

– Ma mère !… s’écria-t-il en serrant à le briser le bras du duc, conduisez-moi près de ma mère.

Et ce soir-là, en embrassant ce fils tant pleuré, Marie de Puymandour, duchesse de Champdoce, comprit que le bonheur n’est pas un vain mot.

Le duc avait deviné juste. En apprenant qu’André était le fils de Norbert, Mme de Mussidan déclara qu’elle s’opposait formellement à son mariage avec Sabine.

Mais M. Lecoq ne promet jamais en vain. Dans les papiers de B. Mascarot, il avait retrouvé la correspondance soustraite à la comtesse. Il la lui a rapportée, et en échange elle a donné son consentement.

Le célèbre policier assure que ce n’est pas là du chantage.

André et Sabine habitent maintenant le château de Mussidan, magnifiquement réparé. Peut-être s’y fixeront-ils, tant leur sont chers ces beaux bois de Bivron, témoins de leurs premières amours.

Au-dessus du balcon de son château, André montre volontiers à ses visiteurs cette guirlande de volubilis entreprise pour justifier sa présence à Mussidan, et restée inachevée. Il la terminera, assure-t-il, au premier jour, ce qui est douteux, car il est devenu bien paresseux.

Ce qui est sûr, c’est qu’avant la fin de l’année, il y aura un baptême à Mussidan.

FIN

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Avril 2010

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Richard, Jean-Marc, Coolmicro et Fred.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.