Roger Gau
JEAN, classe 1915
ou
Lettres volées à l’oubli
Préface du Colonel Yves RACAUD
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
Chapitre 1. Les années sans soucis
Chapitre 2. L’engrenage de la Grande Guerre
Chapitre 3. Mobilisation et début des combats : Le temps des illusions
Chapitre 5. Les points sur les « i »
Chapitre 6. L’attente impatiente
Chapitre 7. L’arrière du front
Chapitre 10. Un certain répit ! ! !
Chapitre 11. La prise de Souchez
Chapitre 12. La terre sanglante
À propos de cette édition électronique
À Jean Charles, Maïté, François
À Véronique, Isabelle, Valérie,
Olivier et Antoine
À Sandrine, Chloé, Tania, Lino, Clémence, Aurore, Séverin et Maxime
À toute leur descendance jusqu’à la fin des temps.
À tous ceux que la Grande Guerre ne laisse pas insensibles.
« L’espoir de voir un jour un monde meilleur »
Daniel Balavoine
Il n’est pas de commentaires concernant les conditions de vie des générations qui ont vécu ce siècle finissant qui ne parle de « Mémoire de l’histoire » pour leur rendre hommage.
L’histoire vraie, en effet, ne saurait se réduire à une succession de clichés extérieurs si évocateurs soient-ils ; elle serait imparfaite, injuste et partiellement fausse si elle ne prenait pas en compte les comportements des hommes.
Certes, ce sont les documents archivés, les faits bruts qui constituent la trame du récit historique, mais on ne saurait oublier les raisons intimes du comportement de ceux qui en sont les acteurs apparemment passifs et anonymes.
Simon Pérès a dit que le génie du violoniste tient tout aussi bien à l’instrument qu’à sa personnalité. Il est vrai que c’est un amalgame mystérieux dont on ne peut qualifier les éléments constitutifs.
Il en est ainsi de l’homme et de l’histoire.
La guerre de 1914-1918 a été maintes fois racontée et le sera encore longtemps. Sa genèse a été scrupuleusement établie d’une façon irréfutable. Mais Roger Gau nous donne le compte rendu de la correspondance de Jean, fantassin d’exception, et nous fait participer avec une rare émotion aux évènements de sa vie de chaque jour vécus heure après heure, sous la menace omniprésente de la mort. Nous sommes avec ce héros obscur quand il a faim et soif, quand il a froid, quand il raconte avec simplicité, naturel, modestie et réalisme les moments heureux et les scènes horribles vécues dans les tranchées : son génie de la narration le rend crédible et attachant spontanément ; quand il livre au hasard quelques impressions personnelles – « je suis encore hébété des spectacles que je viens de voir » ; quand il affirme son courage en toute innocence – « je n’ai aucune appréhension » ; quand il se fait un devoir de rassurer ses parents dans chaque lettre avec insistance et conviction ; quand il exprime une sagesse philosophique acquise dans la plus tragique des expériences – « quant à la justice ce ne sera jamais qu’un mot et pas plus » ; quand il est emporté par un élan irrésistible qui lui fait accepter, sans avoir peur, le risque de la mort.
Nous sommes près de lui quand il donne sa vie en héros et nous l’aimons en lui rendant hommage.
L’ouvrage d’une sincérité saisissante est un témoignage émouvant de l’une des existences individuelles qui participent à l’histoire événementielle en lui apportant l’irremplaçable richesse humaine de ceux qui en sont les glorieux acteurs.
Colonel (er) Racaud Yves
Licence d’histoire et maîtrise de géographie
Diplômé technique de l’Enseignement Militaire
Supérieur Scientifique et Technique
Dans l’héritage que nous ont laissé mes beaux-parents, il y avait beaucoup de choses, belles, moins belles, étranges, bizarres, hétéroclites,… etc… etc…
Il y avait aussi… une boîte à chaussures bien pesante. Elle n’était ni propre ni sale, de couleur vert amande délavé et juste un peu déchirée. Une ficelle de lieuse noircie par le temps la tenait fermée. D’un premier coup d’œil, je vis qu’elle contenait des enveloppes d’une autre époque, écornées et plutôt bien remplies ; il y avait également des documents en vrac et quelques objets du type breloque. Personne ne fut intéressé sauf moi. Je la rangeai en lieu sûr. En cachette, j’ouvris une enveloppe et lus une des missives qu’elle contenait… puis une deuxième… puis une troisième…
À partir de son incorporation en décembre 1914 et pendant tout son séjour à l’armée, Jean écrit de nombreuses lettres à ses parents, celles-ci seront stockées dans la boîte à chaussures et conservées jusqu’à aujourd’hui.
Cette correspondance ainsi que d’autres documents authentiques sont le fil conducteur de ce livre qui conte la vie de Jean. Tout est vrai dans cette histoire, seuls quelques détails ont dû être imaginés pour donner une cohérence. Cependant, l’anonymat des personnes a été respecté. Les prénoms ont été conservés, mais lorsque des noms sont cités, ils ont été modifiés. Toute ressemblance avec des personnes portant ces noms ne serait que pure coïncidence.
Ce livre a été écrit pour que la mémoire et la gloire de Jean ne restent pas dans l’oubli, en particulier pour Jean Charles, Maïté, et François, ses neveux et nièce, pour Véronique, Isabelle, Valérie, Olivier et Antoine, ses petits-neveux et petites-nièces, pour Sandrine, Chloé, Tania, Lino, Clémence, Aurore, Séverin et Maxime ses arrière-petits-neveux et arrière-petites-nièces et pour toute leurs descendances… jusqu’à la fin des temps.
Les correspondances ou parties de correspondance reproduites dans ce livre sont authentiques, elles n’ont été ni modifiées ni corrigées ; cela permet de se rendre compte que, même dans les tranchées, la grammaire et l’orthographe n’étaient pas entièrement absentes. Il en est de même des documents officiels et articles de journaux. Les faits racontés sont également authentiques, à l’exception de quelques détails sans importance de la jeunesse de Jean et de sa relation avec Jeanne.
En cette fin du 19e siècle, Toulouse est en pleine expansion, car l’exode rural est plus précoce qu’ailleurs. En effet, les campagnes qui pratiquent la polyculture connaissent une crise et pour compenser, l’industrialisation doit se mettre en place rapidement.
L’ouverture de la voie nord-sud, rue Longitudinale devenue rue Alsace Lorraine, date de 1869. La rue Transversale perpendiculaire à celle-ci n’est percée qu’en 1890 et deviendra la rue de Metz. Le cœur de Toulouse battait autrefois rue Saint-Rome. Mais, comme l’a écrit François Gauzi : « La rue Alsace est venue, tout près de la rue Saint-Rome, trop étroite, trop vieille. Alors, pour fêter la jeune, on a tourné le dos à l’autre qui de reine est devenue suivante. »
Nous sommes à Toulouse, nous ne pouvons donc passer sous silence en cette même année la naissance du rugby au Lycée National de la rue Gambetta. (aujourd’hui Lycée Fermat)
Le 12 juin 1890, Louise Espérou se rend Place du Capitole au marché aux légumes. Bien qu’elle préfère les tramways Ripert (qui sont encore à chevaux et qui ne seront électrifiés qu’à partir de 1906), aujourd’hui dimanche, à cause de l’affluence, elle prendra un omnibus et n’aura d’autre choix que de monter sur l’impériale. Elle prend place à côté d’un jeune homme, Charles, qui lui fera la cour pendant tout le parcours. Le marché aux légumes tournera court… Tout au long de cette année 1890, nos deux tourtereaux tissent la toile de leur amour. Les fiançailles scellent cette idylle le 27 décembre.
Louise est arrivée très jeune à Toulouse. Elle a fait des études plutôt brillantes pour une femme, surtout si nous considérons que nous sommes à la fin du 19e siècle. Elle a obtenu :
– le certificat d’études primaires le 28/7/1881
– le diplôme d’instruction primaire supérieure le 26/11/1882
– les brevets de capacité pour l’enseignement primaire (institutrice brevet élémentaire le 28/7/1885) (institutrice brevet supérieur le 29/7/1888).
Charles n’a obtenu que le certificat d’études primaires et a commencé à travailler aussitôt après. Très vite, grâce à son travail et à son intelligence, il s’impose dans son métier de voyageur de commerce.
Lorsque l’action de ce livre se passe à Toulouse, La Dépêche, quotidien de cette ville et de sa région, fondée le 2 octobre 1870 par l’imprimeur Sirven, sera une référence précieuse. À ses débuts, pour en faire un grand journal, il sera fait appel à toute la compétence des « grands » de la politique, des lettres et des arts, parmi ceux-ci on peut citer : Jaurès, Clemenceau et Poincaré. Pour mieux nous familiariser avec cette époque, attardons-nous sur le numéro du 9 avril 1891. Il comporte 4 pages et coûte 5 centimes, prix qui n’a pas changé depuis la création du journal. La première chose qui surprend est que la date est donnée d’abord dans le calendrier républicain (20 germinal an 99) et ensuite dans le calendrier grégorien traditionnel. On retrouve les mêmes rubriques qu’aujourd’hui, mais dans des termes et des proportions différentes. L’éditorial du jour est signé Henry Maret et s’intitule : « Le baiser de Judas » ; c’est une diatribe contre la déclaration de M d’Haussonnelle, un royaliste notoire. Toujours en première page, sous la rubrique : « L’Actualité Télégramme par le fil de la Dépêche » signée HOMODEI, on peut lire un article sur le rendement des impôts directs et indirects, qui dit-on « rentrent bien et même mieux que prévu ». Le feuilleton intitulé : « Le fiacre n°13 » occupe le dernier quart de cette première page. En deuxième page, on a le bulletin météorologique qui donne la situation des pressions et le temps prévu en Europe ; pour la France, on nous dit seulement que « le temps est aux averses avec une température un peu basse. » Pour Toulouse, il faut se reporter à la 3e page dans la rubrique « observation météorologique de M. Bianchi » qui précise : « Temp. mini +5 ; maxi +11 ; Nuageux ; Vent du N O. »
Revenons à la 2e page où j’ai sélectionné deux articles :
– « Les grèves : Rodez. 8 avril soir. La plupart des ouvriers ont cessé le travail. La situation de l’exploitation minière de Gages (Aveyron) est foncièrement critique. »
– « Tremblement de terre à Constantinople : 147, maisons de la localité d’Adil-Djewas dans le district de Van en Asie Mineure ont été détruites de fond en comble. »
En troisième page, en plus des spectacles du Capitole : « Deuxième et dernière audition de Judas-Machabée Oratorio en 3 actes de Haendel » et des Variétés : « L’Aventurière pièce en quatre actes », 3 articles ont retenu mon attention :
– « Petits faits – Dix sept passagers indigents ont été reçus, hier, à l’asile de nuit. »
– « Les accidents – Hier vers cinq heures de l’après-midi, les chevaux de Madame de Mun se sont abattus dans la rue Alsace-Lorraine. Mme de Mun très troublée par cet accident a été reçue dans une maison voisine. Les chevaux que l’on a relevés aussitôt n’ont eu aucun mal. »
– « Électricité à Toulouse : Il a été procédé, hier matin, au Capitole, à 10H, par… à l’adjudication de la fourniture, de la pose et de l’alimentation de 40 lampes à arc de dix ampères chacune pour l’éclairage de la Place du Capitole, de la rue Alsace-Lorraine et des rues, place, avenue et allées Lafayette. »
Ce que ne dit pas l’article, mais qu’il est bon de préciser, c’est que cette électrification était rendue possible grâce à la création d’une centrale hydraulique au moulin du Bazacle sur les eaux de la Garonne.
La 4e page se partage entre le deuxième feuilleton intitulé : « Jean Loup » qui occupe le dernier quart et les réclames (les pubs). Parmi celles-ci, j’ai retenu ces deux-là :
– La première est dans son style représentative de 90% d’entre elles :
AU CHAT
14 rue Alsace-Lorraine
chaussures cousues homme et dame
au prix unique de 11,50 F (prix normal 23 F)
C’était sans doute les soldes de l’époque ! !
– La deuxième est singulière, je vous la livre sans commentaires :
CANCERS du sein et de la matrice
Guérison sans opération par le Dr Alliot de Paris
Ce 22 germinal an 99, oh ! excusez-moi, ce 9 avril 1891, qui se présente comme ordinaire pour La Dépêche, n’est pas ordinaire pour tout le monde, pour Louise et Charles c’est le jour de leur mariage.
Sans tomber dans l’exagération, on peut dire que les futurs mariés forment un beau couple.
Louise est une jeune fille de 23 ans, plutôt petite si on se fie à la toise, mais cela ne se remarque pas, car elle est mince et très bien proportionnée. Elle a des cheveux châtains légèrement frisés, un petit nez droit et une bouche fine à peine dessinée. Mais, ce qui attire le regard, ce sont ses yeux en amande d’un bleu si clair qu’on les croirait transparents. Pour le mariage, sa chevelure est ornée d’un diadème de fleurs d’oranger. Sa robe, blanche, longue, moulante jusqu’à la ceinture, s’évase ensuite et sa taille, déjà fine, devient taille de guêpe. Le voile et la traîne sont d’une extrême finesse et d’une blancheur immaculée.
À 30 ans, Charles est un beau gaillard. De taille moyenne, il a la carrure d’un troisième ligne de rugby (les Toulousains ne savent pas encore ce que cela signifie, mais ils n’auront pas longtemps à attendre). Son nez droit de taille moyenne, ses sourcils noirs et réguliers, ses yeux gris, ses orbites peu profondes, sa chevelure brune taillée très courte et sa grosse moustache noire aux extrémités légèrement retroussées, lui donnent un visage où domine le sérieux, heureusement atténué par les tempes grisonnantes. La redingote et le pantalon noirs comme l’ébène, associés à la chemise et au nœud papillon blancs comme la neige lui donnent l’élégance et la séduction. Le mariage fut une grande fête, il mérite qu’on s’y attarde un peu. C’est le premier magistrat de la ville, Camille Ournac, qui les marie civilement, et à cette occasion, la salle des mariages va s’avérer trop exiguë, ce qui oblige de nombreux invités à rester debout. Cela n’altère pas la joie et la bonne humeur et c’est d’un bon pas que toute cette troupe se dirige vers la basilique Saint-Sernin, en passant par les Boulevards pour joindre l’utile à l’agréable. Charles aurait préféré se passer de cérémonie religieuse, mais c’était tellement important pour Louise qu’il n’a pas insisté. En quittant le Boulevard de Strasbourg (ainsi dénommé en 1873 pour commémorer l’annexion de cette ville) pour la rue Saint-Bernard, on aperçoit aussitôt l’extraordinaire harmonie du chevet de l’église. Les masses de pierre et de brique montent vers le ciel et laissent tout un chacun béat d’admiration : en bas, l’admirable couronne des cinq chapelles rayonnantes, au-dessus, l’abside centrale qui s’avance fortement détachée de l’extrémité de la nef, et enfin, le jaillissement merveilleux du clocher avec ses trois niveaux d’ouvertures romaines, ses deux niveaux gothiques percés d’arcs en mitre, sa galerie ajourée à tourelles de brique et sa flèche pyramidale élancée. L’entrée par la place Saint-Bernard, alors que les grandes orgues jouent le prélude du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, est un véritable enchantement. Tout le monde est saisi par la prodigieuse harmonie de ce long vaisseau qui fait 115 mètres de long, un peu plus de 21 mètres de haut et 32,5 mètres de large avec ses doubles collatéraux. En se rendant à sa place, chacun peut admirer à loisir l’architecture de l’ensemble, avec une mention particulière pour l’autel de marbre blanc consacré à Saint-Sernin par le pape Urbain II le 24 mars 1096. La cérémonie est d’une grande simplicité, mais aussi d’une grande beauté, elle va laisser à tous un souvenir inoubliable. Les festivités qui suivent jusque tard dans la nuit ne seront pas mal non plus. Entre temps, les mariés se sont libérés de leurs « obligations mondaines » grâce à un départ à l’anglaise.
LIVRET DE FAMILLE
Du Neuf Avril 1891 No de registre : 263
Mariage
Du Sieur Charles René Cavailles
Profession de Voyageur de commerce
Domicilié à Toulouse
Né à Toulouse
le 21 Octobre 1861
Fils de père inconnu
et de Gabrielle Cavailles
Et de
Mlle Louise Espérou
Profession de Rentière
Domiciliée à Toulouse
Née à Montesquieu Volvestre Hte Gne
le 17 septembre 1868
Fille de père inconnu
et de Raymonde Espérou
Contrat de mariage passé devant Me Garrigues
notaire à Toulouse
Le Maire
Ce mariage avec Louise, qui est avant tout un mariage d’inclination, donne à Charles un avantage supplémentaire : la jeune épouse apporte dans sa corbeille de noce une coquette somme d’argent. En ajoutant le petit pécule amassé depuis qu’il travaille, c’est-à-dire 14 ans, Charles se trouve à la tête d’un capital plutôt confortable.
Ainsi très rapidement il rachète les parts de Chazottes dans la maison « Chazottes et Albo » qui devient la maison « Albo et Cavailles ». Cette maison fait le commerce de chanvres, jutes de toile à sac et cordages. Elle dispose d’un matériel perfectionné et d’un chiffre d’affaire annuel assez élevé. Elle gagne de l’argent. Charles assure lui-même les voyages pour faire fructifier l’affaire. En 1907, Charles rachète les parts d’Albo et on parle désormais de la maison Charles Cavailles. Ayant peu de concurrence à soutenir dans la région, il va étendre sans cesse son rayon d’action et se maintenir en situation très satisfaisante. En 1912, le fond de commerce du 4 rue de l’Orient est transféré au 35 rue Bayard, dans un local plus vaste, rendu nécessaire par l’extension de ses ventes. La même année, il s’associe avec Bardou pour augmenter le capital de la société.
Mais revenons en arrière : Noël 1894. Le matin, lorsque les Toulousains poussent les persiennes de leurs fenêtres, la rue est triste, noire de moiteur. L’air transpire un brouillard qui s’attarde le long des rues.
Pour la Saint-Sylvestre, la neige est venue pendant la nuit tendre son tapis moelleux. Toutes les laideurs de l’hiver ont disparu, car le paysage a revêtu sa fourrure d’hermine. La Garonne coule noire et sinistre entre deux bandes d’un blanc éclatant, l’année 1895 commence en beauté. « La perturbation neigeuse a affecté toute la région au nord et à l’est de Toulouse » et la Dépêche du 2 janvier poursuit « Castres s’est réveillé le jour du 1er janvier enveloppé d’un vaste manteau blanc. Sans interruption, de six heures du matin à midi, la neige est tombée à flocons serrés ». Le journal nous donne également les températures relevées ce même jour à Toulouse : maxi 1° C et mini -2,4° C. Cette précision préfigure le rôle important que cette ville jouera dans la météorologie nationale.
À partir du 3, l’air devient plus doux. Le 4, les températures maxi et mini redeviennent nettement positives, la neige noircit, de minces filets d’eau coulent de-ci de-là. C’est ainsi que commence l’affreux dégel qui emplit les rues de boue (le pavage des rues ne se généralisera qu’à partir de 1930).
Puis le beau temps revient et c’est encore et toujours la Dépêche qui nous signale qu’un record de froid pour la France est enregistré à Toulouse avec -17° C dans la nuit du 6 au 7 janvier. Le froid sec se maintient quelques jours, mais…
Le 11 janvier, dès le petit matin le brouillard givrant est là. Au lever du soleil, ce sont des milliers, des millions d’étoiles qui scintillent. Dans le jardin du Capitole, l’araignée qui avait élu domicile sur le laurier thym n’en revient pas de voir sa toile toute parée d’argent. Tout près de là, à la mairie, une grande effervescence règne, car la majorité municipale n’est pas sûre d’être reconduite au scrutin de dimanche prochain. C’est aujourd’hui que la Dépêche publie la « liste de protestation républicaine pour les élections municipales union radicale socialiste », qu’elle soutient. Dans ce même numéro, on peut lire le bilan de la municipalité sortante depuis les élections de 1888 ainsi qu’une polémique avec le journal Sud-Ouest qui soutient la liste de l’opposition.
Loin de ce tumulte, au premier étage du 3 place Belfort, derrière les volets exceptionnellement clos se passe un événement à la fois ordinaire et extraordinaire, mais combien merveilleux : la naissance de Jean.
ETAT CIVIL
Mairie de Toulouse
NAISSANCE
de Jean Maurice Cavailles
fils de Charles René Cavailles
et de Louise Espérou
né à Toulouse
le 11 Janvier 1895
Le Maire
À sa naissance, Jean a des cheveux presque inexistants, un nez étroit, une bouche minuscule et un teint de rose ; mais, tout cela passe inaperçu à côté de ses yeux, qui n’ont rien de plus qu’une ressemblance inouïe avec ceux de sa mère, mais qui, si bleus, si clairs, sur un si petit homme, sont encore plus fascinants.
Sa petite enfance se passe dans le cocon familial comme dans un rêve. La maison est pleine de jouets et il aime qu’elle soit pleine d’amis. Il n’aura aucun problème de ce côté-là, car il est très généreux : il est toujours prêt à donner tout ce qu’il a pour faire plaisir.
Le 13 septembre 1896, Marcel, le petit frère, naît. Ce sera pour toute la famille une très grande joie. Mais celui qui commence à être un bon compagnon de jeu pour Jean meurt subitement le 18 novembre 1898. Tout le clan familial est très affecté, mais pour le plus petit d’entre eux, trois mois sont nécessaires pour qu’il retrouve son entrain habituel.
Le mardi premier octobre 1901, Jean fait sa rentrée scolaire à l’école de garçons Bayard. Le temps est nuageux, mais la température est élevée pour la saison : À neuf heures quand les premiers élèves pénètrent dans leur classe il fait déjà 18° C, et dans le milieu de l’après-midi le mercure atteindra un maximum de 23° C. Il est assez curieux de constater que la Dépêche, édition de Toulouse, ne dit pas un mot sur cet événement ni dans le numéro du 1er ni dans celui du 2. Sauf… cet article assez savoureux qui est diffusé pendant ces deux jours :
« Rentrée des classes : Le propriétaire du restaurant des Gourmets à Toulouse prévient sa nombreuse clientèle qu’il vient de créer l’hôtel meublé du Petit Louvre, 7 rue de la poste. Grand, confortable et excessive propreté. Éclairage électrique dans toutes les chambres. »
Mais, dans l’édition de l’Hérault, dans un paragraphe intitulé (?) : « Pyrénées Orientales », la rentrée n’est pas oubliée. Les quelques mots que nous reproduisons nous montrent combien les mentalités ont changé : « N’est-il pas honteux de voir certains employés de l’État continuer encore à envoyer leurs enfants dans les écoles congréganistes de certaines communes des environs de Perpignan ? Il est scandaleux en effet, de voir des gens qui sollicitent l’argent et la confiance de l’État, lui refuser ouvertement la leur. »
Mais revenons à l’école Bayard. Jean s’y montre studieux, mais assez dissipé. Il lui est beaucoup pardonné, car il est très gentil. Il fait craquer ses maîtresses, mais à cette époque il y a davantage de maîtres et il aura plus de mal à les séduire. Mais tout finit bien, car il peut rentrer au Lycée de Toulouse (Lycée Pierre de Fermat actuel). Ce changement d’établissement scolaire provoque un déclic et ses résultats scolaires s’améliorent sensiblement. Sans être très brillant, il franchit tous les obstacles qui se présentent et obtient le baccalauréat, sans mention, mais à la première session.
Dans son enfance et son adolescence, il continue à être très, très choyé par sa famille et à avoir beaucoup d’amis et… quelques amies ! Il n’aime pas particulièrement les sports, mais se passionne très jeune pour le cyclisme : il a un tricycle à 3 ans et une bicyclette à 8 ans. Depuis la Place Belfort où il habite, il est idéalement bien placé pour se rendre sur les allées Lafayette. Là, vêtu d’un blouson court et d’un pantalon de golf et coiffé d’une casquette, il pratique son sport favori à longueur de journée. Il passe aussi de longs moments devant la vitrine du magasin de cycle Molle, rue Bayard, tout près de chez lui, pour admirer les derniers modèles de la marque Pyrène. Il est aussi spectateur chaque fois qu’il le peut. En particulier, il est avec son père à l’arrivée de la troisième étape Marseille-Toulouse du premier tour de France de 1903. Celle-ci voit la victoire du coureur français Aucouturier, alors qu’un autre Français Garin, qui gagnera l’épreuve, est déjà le leader au classement général. En septembre 1906, il est aussi là pour assister, sur la piste des Amidonniers, à la première course de six jours à l’Américaine disputée en Europe. Par contre le rugby, très populaire à Toulouse, ne l’intéresse pas ; il trouve ce jeu trop brutal. En 1912, la saison sans défaite et la victoire en finale du Stade Toulousain (surnommé cette année-là « La vierge rouge ») ne le feront pas changer d’avis.
Sa première lettre
Il y a aussi les vacances qui, à cette époque, peuvent être qualifiées de « rêves ». Avec sa Maman, il va à la montagne à Bagnère de Luchon dans un très bel appartement au 42 Avenue de la Gare. Leurs occupations se partagent entre les thermes, les promenades et les magasins qui sont déjà très nombreux. Il fait aussi des séjours à Montpellier chez sa tante avec qui il se rend assez souvent à la mer. Un jour, son père passe par-là en rentrant d’Italie où il était pour ses affaires, il écrit alors sa première lettre de grand :
C’est une carte lettre double qui, au recto, représente sur toute la largeur, des habitations et un bout de plage avec cette légende :
« PALAVAS-LES-FLOTS Le Grand Hôtel et les Villas. »
Au verso, la partie droite est réservée à l’adresse que Jean a écrite lui-même :
Madame Cavailles
3 place Belfort
Toulouse
À gauche, Papa a tracé des lignes au crayon et sur celles-ci il écrit :
Mercredi 28 septembre 1904
Ma chère Maman,
Voilà un souvenir d’une bonne promenade. Je me suis bien amusé sur la plage. J’y suis aller avec ma tante, Rolande et Papa. Je me porte bien ainsi que toute la famille.
A bientôt chère Maman. Mille baisers que nous t’envoyons tous.
Jean
Deux événements à signaler en 1908. Tout d’abord un événement de portée nationale et internationale qui est l’exposition de Toulouse vouée au commerce et à l’industrie, inaugurée le 24 mai. Le pavillon italien où étaient reconstituées Venise et ses gondoles fut très visité. Mais le Jardin des plantes et son « village noir » furent sans conteste le « clou » de l’exposition. Les 90 indigènes avec leurs défilés et danses au son du tam-tam amenèrent Toulouse et sa région au cœur de l’Afrique pendant 6 mois. Il y eut aussi la naissance et le baptême à la musulmane d’un petit bébé noir qui eut la bonne idée de naître à Toulouse pendant l’exposition. Le deuxième événement, de portée strictement locale, est la naissance, tant attendue, de Germaine, le 27 décembre. Cette petite sœur, Jean, dès le début, va l’adorer, et, quand elle grandit, il reste très attentionné pour celle qu’il appelle suivant les occasions, « la petite » ou « Maimaine. »
Après son baccalauréat, il rentre dans la vie active et ce, bien sûr, dans l’entreprise familiale. Pendant un an, il va suivre son père, presque comme son ombre, pour apprendre le métier. En octobre 1913, pour parfaire sa formation, il fait un stage chez un fournisseur à Dunkerque. Son père l’accompagne pour l’introduire puis il restera seul pendant trois mois pour faire connaissance avec les produits et leurs méthodes de fabrication. Quelques extraits de ses lettres à ses parents vont nous permettre de mieux entrevoir ce qu’il fait et de saisir quelques traits de son caractère.
Nous sommes arrivés en bonne santé mercredi et j’ai trouvé une ville fort bien et beaucoup plus plaisante que je ne croyais.
Nous avons trouvé une chambre très bien avec tout le confort moderne, voire l’électricité ! grand lit de cuivre etc. etc. mais un peu chère peut être 35 F par mois.
Puis une pension très très bien, un restaurant un peu genre Doré mais en beaucoup mieux : salle aspect du Doré mais la nourriture est beaucoup plus saine et mieux préparée : je serai très bien je crois.
Nous avons visité la filature et le tissage et j’ai été émerveillé c’est véritablement superbe à tous les points de vue.
Ces messieurs ont été très aimables et je crois que je ne m’ennuierai pas trop dans ma nouvelle résidence.
Hier nous avons été avec Mr. Paul Weill à Armentières en auto 170 Kilomètres ! ! dans l’après midi et avons été invité chez Mr. Louis Weill : bon dîner, réception toute cordiale quoique un peu à l’étiquette.
Comme distractions un théâtre, trois cinémas : exemple du programme de Dimanche et de la Toussaint :
Dimanche : Don César de Basant, La vie de Bohème.
Toussaint : Werther, Guillaume Tell, Octave ou beaucoup de bruit pour rien.
Il y a un port magnifique et de très belles choses : hôtel de ville, place Jean Bart et surtout la poste qui est une petite merveille.
Je travaille depuis lundi à la filature de 8h à midi et de 2 à 6 : tu vois que ce n’est pas bien pénible mais pendant ces huit heures on fatigue beaucoup : Se promener toute la journée visiter les métiers, entendre un vacarme assourdissant est assez pénible et on prend l’air avec plaisir à 6h. Je commence à connaître mieux la toile et je suis tombé sur un homme excellent avec qui je m’entends très bien.
…
Je vais écrire un peu à tout le monde mais je trouve qu’on me néglige un peu, un peu partout : m’oublierait-on déjà ? ? ? J’ai écrit Dimanche dernier 26 cartes postales 4 lettres et seules Anna, Paule, Tante ont répondu. Enfin j’attends toujours.
Je t’envoie inclus deux tableaux de nos numéros de toile que j’ai chiché sur les livres dans la maison Weill : je désirerai que tu les examine et me donne les N° manquants de chez nous et les articles oubliés : du reste, tu auras l’explication sur le folio n° 2. Si tu as le temps de le faire je serai très content d’avoir le complément dans ta prochaine lettre : tu me dira aussi si nous faisons aussi tous les articles mentionnés car j’ai relevé des marchés du temps de Mr. Auguste Albo.
Je travaille beaucoup (c’est bien le mot). Je fais des collections très intéressantes pour Alexandre et vais faire les miennes (tous les articles maison C. T.) et une collection de rayures : je regarde le courrier et je crois en rentrant pouvoir m’occuper de la correspondance s’il le faut. J’étudie aussi pour les prix : bref au bout de trois mois de ce régime je suis sûr d’être bien au point pour aller visiter notre clientèle et faire des affaires. D’un autre côté j’ai oublié de te parler de mon intention de travailler mon brevet d’aptitude militaire : je crois que c’est un avantage nous en reparlerons à mon retour très sérieusement.
Autre demande, mon cher Papa : voici les faits résumés
Joseph (Lapat) m’a souvent causé du désir de n’être plus à la coupe. C’est un garçon qui a été toujours très gentil avec moi et serait bien content qu’on l’occupe autre part. Il est en ce moment le meilleur de mes amis et m’a toujours donné d’excellents conseils ce qui ne nuit jamais. Il a même des relations très bien et pourrait avec ses amis officiers me faire bien recommander ce qui est une chose très appréciable tu dois le savoir : donc pour toutes ces choses ce changement me ferait plaisir et ce ne serait pas une grosse affaire pour nous. Je crois que ce n’est pas un imbécile, assez débrouillard, pouvant recevoir, je suis persuadé, le client mieux que les autres. Tu seras aimable de me répondre à ce sujet dans ta prochaine lettre. Je te recommande de garder ceci pour toi et surtout de ne rien parler à Albo de ceci : il n’a rien à y voir.
L’année 1914 est l’année de ses premières responsabilités. Il est bon d’indiquer que son père, Charles, est dans sa 53e année, qu’il s’est dépensé sans compter dans son travail depuis l’âge de 14 ans, qu’il commence à sentir la fatigue et donc qu’il est prêt à céder une part de ses prérogatives à son fils. C’est ce qui se passera au cours de cette année, mais la guerre viendra y mettre un terme.
Avant de voir la contribution de Jean dans ce premier conflit mondial à partir du chapitre 4, le chapitre 2 vous informe succinctement sur ses causes, tandis que le chapitre 3, en quelques mots, décrit son déroulement jusqu’à l’incorporation de Jean.
En janvier 1914, le contentieux moral franco-allemand s’exprime clairement dans ces paroles de Bethmann-Hollweg, le chancelier allemand : « Depuis 40 ans, la France a poursuivi une politique grandiose. Elle s’est assuré un immense empire de par le monde. Pendant ce temps, l’Allemagne inactive ne suivait pas cet exemple et aujourd’hui elle a besoin de place au soleil ». Du côté des Français, le traité de Francfort de 1871 qui a entériné la défaite et l’annexion de l’Alsace-Lorraine est toujours présent dans les esprits et exacerbe l’esprit de revanche.
Mais ce contentieux idéologique a des répercussions militaires. Côté allemand, trois faits sont à retenir. Le premier est le plan de l’amiral von Tirpitz qui crée une flotte capable de défier les Anglais. Le deuxième est l’accroissement de la puissance de l’armée décidé par trois décrets de 1911,1912 et 1913. Le troisième enfin est la naissance d’un esprit belliqueux comme suite au conseil de guerre « convoqué le 8 décembre 1912 par l’empereur Guillaume ». Conçu par von Schlieffen entre 1897 et 1905 et remodelé par von Moltke en 1906, le plan qui doit permettre de gagner la guerre en une seule campagne de quarante-deux jours est plus que jamais d’actualité. Face à cette situation, en France, on reste timide : on procède à un renforcement des alliances avec la Russie (juillet 1912) et avec l’Angleterre (novembre 1912 et mars 1913), on imagine un plan XVII pour contrer le plan Schlieffen et enfin on fixe le service militaire à 3 ans pour renforcer les effectifs.
Dès lors il ne manquait plus qu’un prétexte pour utiliser la force militaire. L’occasion se présentera le 28 juin 1914. Ce jour là, l’archiduc François-Ferdinand, l’héritier présomptif de l’empire austro-hongrois des Habsbourg, accompagné de son épouse la duchesse Sophie Chotek de Hohenberg, est en visite en Bosnie-Herzégovine. Ce pays est alors une province de l’Empire, mais seulement depuis 1908, date à laquelle il a été détaché de l’empire ottoman. Une grande partie de sa population est musulmane, c’est celle qui s’est convertie et, « dit-on », qui a collaboré avec l’occupant ; parmi les autres, il y a les Serbes, de religion orthodoxe, qui se sont créé une nation et entretiennent un mouvement patriotique. La visite du couple princier à Sarajevo, la capitale bosniaque, a lieu le jour de la saint-Vitus qui commémore la bataille du Kosovo en 1389, triste souvenir de la victoire des Ottomans sur les Serbes appelés ainsi à subir l’occupation pendant plus de 5 siècles. Ce jour-là, une poignée d’étudiants, appartenant à la Main noire, une organisation serbe nationaliste fanatique, a décidé d’assassiner le couple princier. Un premier attentat échoue : la grenade de Tchabrinovtch n’atteint pas son but, car l’archiduc va la prendre avant qu’elle n’explose et la repousser à distance suffisante. Un peu plus tard, le couple princier se rend en voiture au lieu prévu pour le déjeuner. Gavrilo Princip, un des conjurés tout juste âgé de 20 ans, est dans la foule quand le chauffeur freine pour opérer une manœuvre. Sans la moindre hésitation, il tire et tue l’archiduc et la duchesse.
Les militaires austro-hongrois veulent profiter de la situation pour punir la Serbie à qui ils reprochent son expansionnisme. Les politiques sont plus réservés et souhaitent consulter leurs alliés allemands. Loin de désamorcer la situation, le Kaiser et son entourage décident d’exploiter les circonstances pour mettre en œuvre la stratégie militaire mise au point lors du « conseil de guerre » de décembre 1912. Il est décidé d’envoyer un ultimatum qui sera inacceptable. Mais pour se donner les meilleures chances de succès rapide, l’ultimatum sera envoyé plus tard, ce qui est essentiel c’est de préparer les mesures de mobilisation. Le texte du premier ultimatum sera soumis au Conseil des ministres le 19 juillet, on prévoit de le remettre à Belgrade le 24, car, du 20 au 23 juillet, le président de la République Française Raymond Poincarré et son président du conseil René Viviani sont en voyage officiel à Moscou : il est préférable que Russes et Français ne puissent se concerter immédiatement.
C’est à 18 heures, le 23 juillet, que le ministre Giesl délivre l’ultimatum au premier ministre serbe. Celui-ci a jusqu’au 25 pour répondre.
La Serbie est accusée de complicité dans l’attentat. Elle doit châtier tous les coupables, condamner l’action nationaliste et accepter que la police autrichienne vienne mener l’enquête en Serbie même. Ce dernier point surtout est inacceptable.
Les Serbes vont rapidement recevoir par télégramme la promesse d’une aide immédiate des Russes en cas d’invasion. Si les Russes promettent, c’est qu’ils sont soutenus par les Français. Aussi à trois heures, le 25 juillet, les Serbes mobilisent avant même d’avoir rendu leur réponse.
Les suites de tout cela :
Le 28 juillet, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie.
Le 31 juillet, la mobilisation est décrétée en Russie, en Allemagne et en France.
Le 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie.
Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France.
Le 4 août, l’Allemagne déclare la guerre à la Belgique.
Le 4 août, le Royaume-Uni déclare la guerre à l’Allemagne.
Le 6 août, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Russie.
Pourquoi tant de précipitation, de la part de l’Allemagne surtout ? Les Allemands voulaient écraser vite les Français pour se retourner contre les Russes, les Autrichiens se débarrasser vite des Serbes pour faire face aux Cosaques, les Russes devaient arriver vite aux frontières pour soulager la France de la pression allemande et les Français devaient se retrouver vite en Lorraine pour lancer leur offensive de dégagement. Tous les belligérants pensaient que de la rapidité dépendait leur salut.
L’affiche de mobilisation fut apposée sur tous les murs de France au matin du 2 août. Le texte en était parvenu aux préfets dans la nuit par le télégraphe. Il y eut assez peu d’enthousiasme et Marc Bloch, historien contemporain des faits, a dit à ce sujet : « Les hommes pour la plupart n’étaient pas gais : ils étaient résolus, ce qui vaut mieux. »
C’est ce même jour que le premier soldat français tombe face à l’ennemi. Le caporal André Peugeot est à Joncherez, près de Delle dans le territoire de Belfort, lorsqu’un officier allemand suivi de quelques cavaliers s’approche du village. La guerre n’étant pas déclarée, notre caporal s’avance pour l’arrêter ; à ce moment-là sans prononcer la moindre parole le lieutenant Mayer le transperce par trois fois. Notre héroïque soldat dompte sa douleur, épaule son fusil et atteint mortellement son agresseur qui tombe de cheval tandis que ses compagnons s’enfuient.
La guerre prévue par l’état major allemand suit donc un objectif stratégique précis : éliminer la France avant que les Russes ne s’approchent de l’Allemagne orientale. Ce choix présente des risques, mais il permet de lancer les trois quarts des forces allemandes, en un gigantesque balayage vers l’ouest à travers la Belgique et le Luxembourg, suivi d’un mouvement tournant vers le sud à travers la France. Toute l’opération doit durer exactement 42 jours ; il s’agit là du « plan Schlieffen », le pari de l’armée allemande pour gagner la guerre en une seule campagne.
Cinq armées participent conjointement à l’invasion allemande et au début tout se passe comme prévu : du 1er au 3 août, la 4e armée allemande occupe le Luxembourg. Le lendemain, les unités d’avant-garde pénètrent en Belgique et Liège se rend le 16 août après un siège de 11 jours.
La 1re armée qui est la plus importante pénètre en Belgique le 16 août et entre dans Bruxelles le 20. Les armées allemandes font alors toutes mouvement vers le sud et, le 29 août, elles contraignent l’armée française et le corps expéditionnaire anglais à se replier vers le sud. Les troupes françaises, commandées par Joffre, ignoraient les intentions des ennemis, mais ils avaient leur propre plan (le plan XVII) : une poussée vers l’est à travers les provinces d’Alsace et de Lorraine (occupées par l’Allemagne depuis la guerre de 1870). Ce plan se révèle un échec meurtrier : du 10 au 28 août les Allemands repoussent les attaques répétées des Français. Sur tous les fronts, les erreurs et les faiblesses du commandement expliquent les déconvenues d’août 1914. Elles seront sanctionnées par Joffre puisque 160 généraux seront écartés avant la fin de l’année. Les généraux démis de leurs fonctions sont assignés à résidence à Limoges surtout, mais aussi à Toulouse et à Rennes. C’est l’origine du terme « limoger » jugé plus euphonique que « toulouser » ou « remiser ». Mais dans l’histoire de France, la tradition de l’exil à Limoges est bien plus ancienne : les proches de Fouquet, dont La Fontaine, en firent la triste expérience sous Louis XIV.
La retraite est une manœuvre militaire dangereuse, mais elle se termine bien par un des premiers miracles de cette guerre. Le nouveau front allié se forme début septembre juste au-dessus de la Marne et se déploie de Meaux au nord-est de Paris jusqu’à Verdun sur la Meuse à 260 km de là. Le long de la Marne, entre le 5 et le 10 septembre, vont se dérouler les « premières batailles de la Marne ». Tout commence par un renseignement de cavalerie, confirmée par les reconnaissances aériennes du capitaine de Faucompré et du sergent Lakman. Ceux-ci découvrent que la première armée de von Kluck passe plus à l’est que prévu en lançant ses corps à la poursuite de l’aile gauche ennemie, c’est-à-dire la Ve armée française de Franchet d’Esperey et le corps expéditionnaire britannique de French. La VIe armée française sous les ordres de Maunoury qui vient de se constituer à Paris l’attaque alors sur son flanc droit. La matinée du 5 est très favorable aux troupes de Maunoury qui foncent sur le plateau de Puisieux et d’Etrepilly. Lorsqu’il est informé de cette situation von Kluck fait effectuer un magistral quart de tour vers l’ouest à son IIe corps. Pour couvrir sa manœuvre, il fait donner à fond toute son artillerie. L’affrontement est tout de suite très violent. Au sud les zouaves de Drude en pantalon blanc bouffant, petite veste bleu foncé ajustée et chéchia rouge font merveille. Plus au nord, les fantassins de la 55e division font un assaut vers les hauteurs de Monthion. C’est là que combat le lieutenant Charles Péguy dans le 276e régiment d’infanterie. L’attaque est lancée dans les avoines, sans préparation d’artillerie sérieuse. Les mitrailleuses fauchent de façon impitoyable des quantités considérables de fantassins. À Villeroy, tous les officiers sont tués et, parmi eux, le célèbre écrivain. Pendant toute la nuit du 5 au 6, les Allemands s’enterrent et déploient les barbelés. Le 6, l’attaque reprend sur l’ensemble du front et deux événements d’importance se produisent :
° Le premier est le fameux message de Joffre ainsi libellé :
MESSAGE DU COMMANDANT EN CHEF
6 septembre, neuf heures
Au moment où s’engage une bataille dont dépend le Salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et refouler l’ennemi.
Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée.
Signé : Joffre
Message à communiquer immédiatement à tous, jusque sur le front.
° Le deuxième est l’épisode fameux des « taxis de la Marne » : pour aider Maunoury, Gallieni a pris l’initiative de mobiliser les taxis de Paris qui vont conduire à Nanteuil la 7è division du IVe corps, fraîchement débarquée du chemin de fer, en provenance de Verdun. Les taxis bougonnent, mais partent, transportant en deux voyages 4000 hommes avec leurs 500 voitures Renault. Le 8 à l’aube, une division toute fraîche est ainsi en position d’attaque.
Alors que le IVe corps d’active de von Kluck rebrousse chemin à son tour pour remonter loin vers le nord, l’armée de Maunoury est arrêtée par les mitrailleuses, les tirs d’artillerie et les tranchées. L’ennemi, bien que moins nombreux résiste, car sa stratégie est supérieure. Le lendemain 7 septembre, la Ve armée héroïque butte encore sur les murs de terre et de feu et parfois même cède du terrain. C’est le cas à Etrepilly et à Poligny où les combats au corps à corps à la baïonnette ne sont pas à notre avantage. Mais ce que l’ennemi enlève vers le nord, il le perd vers le sud, car les trois corps britanniques et le 18e corps de la Ve armée française du général Mauduy s’engouffrent dans l’énorme brèche qui s’est ouverte entre la Ire et la IIe armée allemande. Cette attaque met von Bülow et sa IIe armée en difficulté, car elle peut être enveloppée par la Ve armée française qui a les mains, mais aussi les pieds (bien utiles aux fantassins) libres. Dans son quartier général de Luxembourg, von Moltke, le Chef d’État Major, ayant appris la nouvelle, dépêche sur le front le jeune colonel Hentsch avec les pleins pouvoirs. Mais, alors que les Français paraissent à bout, alors que von Kluck dispose de la supériorité sur l’Ourcq, Hentsch, affolé par la brèche ouverte entre les Ire et IIe armées, donne le 9 septembre, dès quatorze heures, l’ordre de repli.
Ainsi, a-t-on dit, cette bataille est celle des occasions perdues. En effet, dans un premier temps, « La Marne » fut pour les Allemands une « victoire manquée » à cause, d’abord de l’indécision du chef d’État Major le général von Moltke, mais également du manque d’audace du colonel Hentsch, victime il est vrai de la rivalité des généraux von Kluck et von Hausen. La France, le monde même, seraient-ils aujourd’hui ce qu’ils sont si la victoire avait été au rendez-vous ? Mais, dans un deuxième temps, lors de la retraite des Allemands, « La Marne » fut pour les Français une « victoire inexploitée » à cause de la prudence excessive du commandement. La France et le monde n’en auraient pas été changés sensiblement ; mais, en épargnant des millions de soldats, la vie de plusieurs millions de familles aurait été profondément améliorée.
Après la bataille de la Marne, chaque camp tente de déborder l’autre par le nord, mais chacun atteint la mer sans succès. Cette phase fut désignée « course à la mer » par les historiens. À la fin du mois d’octobre, le front s’établit de Nieuport à Nancy en passant par Dixmude, Ypres, Arras, Bapaume, Noyon, Dun, les côtes de Meuse, Saint Mihiel et enfin Pont-à-Mousson. À l’exception des avancées de 1916 à la bataille de Verdun et à la bataille de la Somme, cette ligne de front restera, malgré des millions de morts, sensiblement la même jusqu’à fin 1917.
Décembre 1914 : Cinq mois de guerre déjà et aucune décision n’est en vue. Le plan Schlieffen a bel et bien échoué, mais les armées allemandes occupent la majeure partie de la Belgique et de nombreuses régions parmi les plus industrialisées de France. Rien que dans les premières batailles de la Marne et d’Ypres, près de 700 000 (sept cent mille) soldats sont morts (400 000 Allemands, 250 000 Français, 50 000 Britanniques).
Décembre 1914 : Jean n’a pas encore 20 ans et reçoit son ordre de mobilisation. Il est affecté à la 13e escouade de la 27e compagnie du 50e régiment d’infanterie de Périgueux et doit se rendre le 18 décembre à deux heures de l’après-midi à la gare Matabiau. Celle-ci a été inaugurée le 1er septembre 1856 par l’aide de camp de l’empereur, le général Roguet, alors qu’elle n’était pas encore terminée. Elle sera terminée en 1880. On pourra l’admirer dans son architecture actuelle à partir de 1906. Elle appartient aux Chemins de fer du Midi et les puissants « chevaux de fer » portent l’étiquette « Midi » et comme le dit Victor Hugo : « ils soufflent au repos, se lamentent au départ, jappent en route, suent, tremblent, sifflent, hennissent et s’emportent. »
Bien que la gare ne soit pas loin, c’est vers une heure que Jean quitte le domicile, accompagné de ses parents, de bonne Maman, du cousin René, ainsi que d’amis : Maurice, Martin et Joseph. Jean apporte un grand sac et son père un autre un peu plus petit. Toutes les affaires préconisées et même beaucoup plus ont été rangées minutieusement par sa mère ; elle a même rajouté une liste détaillée agrémentée de quelques remarques. Les abords de la gare sont pleins de monde, mais il n’y a pas d’affolement excessif. Au moment du départ il y a des simples serrements de mains, mais également des étreintes passionnées, des femmes qui pleurent, des jeunes, des moins jeunes et des vieux de tout sexe qui retiennent leurs émotions, mais qui finalement laissent échapper une larme. Pour Louise, ce moment d’intense émotion est imprimé dans ce mouchoir qu’elle tient serré dans sa main crispée ; mais au moment où le train s’ébranle, elle trouve la force de l’agiter bien haut pour que son fils, par ce geste, sache que désormais toutes ses pensées s’envoleront vers lui jusqu’à son retour.
Le voyage…, mais laissons la parole à Jean…
Périgueux le 20 décembre 1914
Mes chers parents,
Installés dans notre chambrée et consignés toute la journée je vous envoie un récit succinct des péripéties du voyage et des nouvelles de ma santé qui sont bonnes malgré un mauvais temps.
Nous avons couché à Agen à l’hôtel Jasminet repartis le lendemain avec le contingent sur Périgueux… Nous étions 250 et avons fait un voyage épouvantable de longueur… Enfin à 5 heures tapantes entrée dans Périgueux et commence la vie de caserne ! et quelle vie ! ! !……
Parqués tous dans la cour on nous a fait attendre jusqu’à 6h1/2 pour nous répartir dans nos compagnies et enfin à 7h1/2 nous sommes montés dans la chambrée : nous avons bouffé sur le plumard puis on a dormi, morts de fatigue, jusqu’au réveil à 7h moins le quart.
Je suis à la 27ème Cie avec Cabanel et un de nos bons amis nommé Carrignan. Nous sommes également dans la même escouade et à coté dans la chambre : je suis couché entre Cabanel et Carrignan et à deux lits du cabot.[1]
Nous attendons en ce moment, il est 8h1/2, qu’on nous habille et cette après-midi nous promènerons dans la cour.
La caserne Bugeaud est très, très grande,
Nous sommes assez bien couchés et je me suis débrouillé pour avoir de bons draps et couvertures.
(2e page)
très aérée et assez propre ; mais je n’ai pas eu le temps de la visiter… ça viendra ! Nous sommes encadrés comme cabots et sergents par des recrues 1914 et des territoriaux. Le contingent 1915 est formé ici en grande partie par des Landais, Charentais et Parisiens. Nous sommes peu de Toulousains.
Ici dans la chambrée nous sommes 19 Toulousains et 1 Bordelais. Le caporal est très chic et Parisien.
Nous sommes assez bien couchés et je me suis débrouillé pour avoir de bons draps et couvertures.
Plus grand chose de neuf à vous conter car je n’ai pas encore assez vécu ici pour vous raconter des choses nouvelles.
Nous venons de faire la chambre ainsi que nos lits chose très très facile et avons bu le jus traditionnel… qui n’était pas fameux. Mais ce que nous avons de merveilleux c’est un cambrousard mais alors un type complètement bouché.
Figure toi que le cabot nous a demandé à chacun ce que nous faisions et d’où nous étions.
Quand son tour est venu le cabot lui a demandé d’où êtes vous et il y a un loustic qui lui a soufflé.. France ! Voilà mon individu qui ne voulait plus démordre de ce mot… enfin on a fini par lui faire dire qu’il était de St Jory… tu vois le phénomène.
Inutile de te dire que depuis que nous sommes levés il y a eu au moins 20
(3e page)
corvées et qu’il s’en est appuyé au moins 15.
Voilà toutes les nouveautés… je vous écrirai demain d’autres nouvelles. Nous comptons sortir en ville seulement vers la fin de la semaine, peut être avant. J’espère recevoir de vos nouvelles le plus tôt possible.
J’embrasse tout le monde bien affectueusement.
Votre fils affectueux
Jean
Excusez mon style décousu, ma mauvaise écriture ; j’ai un tas de braillards autour de moi.
Nouvelle sensationnelle Je t’annonce que je suis de corvée de chambre demain matin avec mon ami Carrignan. C’est chacun son tour.
La caserne Bugeaud de Périgueux qui abrite le 50e régiment d’infanterie est immense. La cour principale, Cour d’Iéna, est toute en longueur, la partie centrale étant un peu plus large. Tout autour, les bâtiments de deux étages ont fière allure. La peinture des murs est récente et celle des menuiseries n’est pas tellement plus ancienne. Une allée de platanes majestueuse s’étend du côté nord d’un bout à l’autre de la cour. L’été, ce bel écran de feuilles doit bien protéger la façade sud des rayons ardents du soleil. La chambre de l’escouade de Jean est au 3éme étage d’un bâtiment nord situé près du centre de la cour.
Périgueux 21 Xbre[2] 1914
Mon cher Papa,
Je vous envoie des nouvelles depuis ma dernière lettre que vous devez avoir reçue.
Nous avons tâté de la gamelle et de la cantine. De la première pas grand chose de bon loin de là, de la deuxième c’est littéralement dégoûtant et il vaut mieux boulotter de la gamelle additionnée de boites de sardines, saucisson… etc., ce que nous faisons. Nous allons chercher le vin à la cantine et nous mangeons matin et soir dans la chambrée la gamelle quand elle est potable, chose qui arrive parfois mais ce n’est pas le rêve ah ! la… la…
Inutile de te dire que nous sommes toujours consignés et que nous ne sommes pas encore habillés. On doit nous habiller demain ou après demain. En revanche aujourd’hui nous avons participé dans la cour à l’exercice et avons commencé la théorie… ce qui fait que nous comptons sortir avant dimanche dans Périgueux et ce ne sera pas malheureux.
Comme coucher nous sommes assez bien mais je suis obligé de coucher avec le caleçon, chaussettes, chandail,… et le pardessus et habits sur le lit : à cette condition on dort potablement et nous sommes tous logés à la même enseigne.
Nous avons un caporal très chic et très coulant mais malheureusement dans notre compagnie nous avons un adjudant terrible et renommé dans tout le Régiment ! !
J’ai dans mon escouade trois cultivateurs, trois employés de commerce, un peintre, un instituteur, un maçon et…… un camelot ! ! ! qui nous fait passer de bons moments.
Je suis complètement abruti depuis mon arrivée et devenu d’une fainéantise digne d’un vrai soldat ! il faut dire que depuis samedi soir nous n’avons pas démarré de la chambrée sans aucune nouvelle du dehors, ni de la guerre……
Heureusement que ce soir le cabot doit nous porter le journal, il y a trois jours que nous vivons éloigné du monde.
Sitôt que je pourrai sortir ça ira et on s’organisera de manière à passer le temps le plus vite possible car ce n’est guère amusant d’être soldat.
Nous avons appris le salut, le 1/2 tour et la formation en section dans la journée d’aujourd’hui.
Je ne vois plus rien de neuf à vous conter. Voici ma nouvelle adresse la vraie
50é Infanterie
27è Cie de dépôt
classe 1915
Périgueux
J’attends de vos nouvelles le plus tôt possible
Gros baisers à tous
Jean
Que devient Pataud ?
Excuse moi de ne pas écrire à tout le monde car il faut avoir du courage pour écrire. Sitôt que je sortirai je le ferai. Depuis que nous sommes arrivés il n’a pas cessé de pleuvoir.
« La gamelle » correspondait à l’ordinaire des soldats qui leur était servi dans le récipient portant le même nom.
« La cantine » était le lieu dans la caserne où on vendait des boissons, des vivres, du tabac, etc.…
Périgueux 25 décembre 1914
Mon cher papa
J’ai reçu ta lettre hier avec grand plaisir ainsi que de vos bonnes nouvelles à tous.
Ici peu de choses à vous raconter depuis ma dernière lettre. On nous à changé le caporal et malheureusement nous avons perdu au change.
Inutile de dire que nous bardons sérieusement et du matin au soir nous faisons l’exercice, des petites marches, de la théorie bref on met 1 jour à apprendre ce qu’en temps de paix on met 8 ou 15 jours !
Je suis presque complètement habillé et suis sorti aujourd’hui en militaire. Nous avons une capote propre, des pantalons de drap ordinaires avec une salopette Bleue (tout neuf) des molletières et un calot bleu pâle (pas de képi).
Dans cette tenue et à condition d’avoir les écussons, tous les boutons et un air convenable nous avons quartier libre toute la journée (de 7h à 9h le soir). Nous allons aller boulotter au restaurant et rentrerons ce soir. Il me semble que l’on renaît et on reprend goût à la vie tu peux le croire.
Comme santé je vais très bien et n’ai besoin de rien. Avant de venir à Périgueux attend que je t’écrive de nouveau car dans notre compagnie il y a une histoire et nous avons peur d’être consignés un mois ! Je te donnerai des nouvelles Dimanche à ce sujet.
Embrasse tout le monde et n’oublie personne.
Pour toi grosses bises de
ton fils affectionné.
Jean
J’apprend une bonne nouvelle à l’instant c’est que nous n’irons pas dans un camp d’instruction.
Jean a écrit le jour de Noël à son père, sans faire aucune mention de cette fête, sans même faire mention de son nom. Pas complètement surprenant puisque Jean est athée, comme son père d’ailleurs. Ce comportement est très caractéristique de cette époque. En France et en Languedoc surtout, avant 1914, deux sociétés évoluent en s’ignorant : celle des hommes, et c’est elle qui joue un rôle politique ; et celle des femmes. Minoritaire dans la société des hommes, l’église domine par contre la société des femmes. En général, les anticléricaux s’en accommodent, qui considèrent non sans dédain la piété à l’eau de rose dans laquelle paraissent se complaire leurs épouses, leurs filles, leurs mères ou leurs sœurs. La guerre modifiera la situation, mais ceci est une autre histoire.
Mais à Reims, tout près du front, les habitants ont voulu célébrer la fête de Noël à l’abri des obus allemands. Pour cela, les caves d’importantes maisons de champagne ont été utilisées. La grande voûte devient la grande nef de l’église souterraine au fond de laquelle est délimité le chœur, édifié l’autel et dressée la table de communion ; les rangées de sièges des fidèles sont constituées de caisses de bouteilles.
Périgueux 27 décembre 1914
Ma chère Maman
On m’a donné hier matin ta lettre me portant de vos bonnes nouvelles. Je suis très heureux de vous savoir en bonne santé. Pour moi il en est de même malgré un temps très froid, même glacial le matin. Du reste tu dois avoir des nouvelles par Papa à qui j’ai écrit pour tous.
Question militaire ce n’est guère agréable car on a turbiné toute la journée soit à l’exercice, soit aux marches ou à la théorie. Puis quand cela est fini on trouve le moyen de nous faire charrier des lits d’un troisième étage à un autre troisième de bâtiments distants de 100 ou 150 mètres… Ce n’est pas gai !
Pour la nourriture c’est infect, surtout dans notre compagnie où la cuisine est épouvantable. Ainsi aujourd’hui j’ai essayé à onze heures de manger à la gamelle c’était froid, graisseux et pas cuit !…
Nous sommes assez bien couchés, mal nourris, très mal habillés voilà le résumé, mais, malgré cela on ne s’ennuie pas trop car nous sommes tous Toulousains dans notre escouade.
Quand Papa viendra donne lui donc le passe montagne, le gilet en tricot, le rasoir, le blaireau.
J’écris par ce même courrier à Papa et je te prie d’embrasser pour moi Maimaine, B. Maman et pour toi meilleurs baisers de ton fils affectionné.
Jean
Le même jour, il écrit à son père.
Périgueux 27 Xbre 1914
Mon cher Papa
Je t’envoie qq. bonnes nouvelles car je me trouve en excellente santé surtout par rapport à mes copains d’escouade qui sont tous ou à peu prés en mauvais état rhume, fatigue etc. etc. Je me soigne et fais bien attention. Nous faisons beaucoup de services et avons commencé qq. marches de 4,5 km sans armes, ni sacs mais malgré cela dans la 27éme compagnie qui comprends 367 hommes il y a eu 12 soldats qui sont tombés de froid… ça promet ! ! Nous sortons maintenant tous les jours de 5 à 9 et le dimanche après la soupe : la vie normale est arrivée et se continuera maintenant tout le temps : tu peux donc venir le plus vite possible tu me feras bien bien plaisir. Nous avons loué une chambre très bien avec Cabanel et deux autres dans la rue Gambetta en face le logement de Franck. Nous payons 6 F chacun par mois chauffage compris : J’ai porté toutes mes affaires civiles, tu pourras les emporter. J’ai vu hier soir Mr Franck il vient de perdre sa fille de suite de couches et il est tout triste. J’écris par ce même courrier à ma mère et lui donne les objets à m’apporter. Tu peux venir pour le Premier de l’an : le quartier est déconsigné toute la journée ainsi que le dimanche après. Du reste je sors comme les 1914 car je suis des mieux habillés de ma classe sauf le képi que je n’ai pas encore ! Ecris moi donc le jour de ton arrivée et tu m’attendras à un café quelconque vers 6 heures. Ne m’envoyez rien car à ce sujet nous combinerons qq. chose le service postal chez nous étant très mal fait.
Au plaisir de te lire, Meilleurs baisers de ton fils affectionné.
Jean
Le besoin d’écrire de Jean ne s’atténue pas. Il faut dire que le « fait divers » qu’il a à nous raconter vaut le détour.
Périgueux 28 Xbre 1914
Mon cher Papa
Je t’envoie ce petit mot afin de t’annoncer que tu peux venir pour le premier de l’an à Périgueux : je sortirai pour le premier de l’an hors de la caserne. Nous sommes consignés depuis ce soir jusqu’à Jeudi soir pour une histoire qui s’est passée dans notre compagnie mais si j’étais consigné (comme toute la 27ème), Vendredi j’aurais sûrement la permission de l’adjudant de ma compagnie.
Voici l’histoire qui vient de nous faire consigner : depuis trois nuits un individu a uriné et fait ses besoins dans l’escalier. Nous avons été réunis hier et en cas de récidive on nous a menacé toute la compagnie d’un mois de consigne. Or ce matin on a trouvé un nouvel étron dans l’escalier : ce qui fait que toute la 27éme sommes consignés jusqu’à Jeudi soir. Mais on vient de m’apprendre que le coupable est trouvé et nous comptons demain être déconsignés ce qui irait mieux pour nous.
Dans ta prochaine dis moi à quel hôtel tu vas descendre ici !
Nous travaillons toujours beaucoup.
Embrasse tout le monde pour moi.
Pour toi les plus gros baisers de ton fils affectionné.
Jean
Alors que l’année 1914 se termine, toutes les tentatives des armées n’ont abouti qu’à des impasses, la guerre s’enlise de jour en jour. Le coût des opérations militaires est énorme et le nombre de victimes se compte déjà en million.
Les soldats de l’arrière, Jean en particulier, connaissent-ils ce chiffre ? En tout cas, il est bien temps de souhaiter que la nouvelle année ne soit pas aussi meurtrière.
Périgueux le 31 Xbre 1914
Ma chère Maman
En sortant du quartier je viens vous souhaiter à tous une bonne et heureuse année à tous les points de vue : santé, bonheur et travail. De mon côté je vais très bien malgré un temps épouvantable et un travail assez rude. J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Papa m’annonçant son arrivée pour ce soir : il me tarde beaucoup de le voir tu peux le croire et sitôt cette lettre finie je vais courir au café pour voir s’il y est. Je suis le peloton des sous-offs et j’ai grande chance d’aller bientôt à Bergerac faire les classes d’instructions. C’est assez dur pour arriver mais je compte y arriver. Il faut retravailler l’histoire, la géographie et un peu d’arithmétique. On n’arrive pas aux grades aussi facilement qu’on le croit dans le civil, loin de là !
Je vais aller tout de suite au café et en renouvelant tout mes vœux pour tous, je t’embrasse bien des fois sans oublier personne.
Mille baisers de ton fils affectionné.
Jean
Tout le front est calme lors de cette dernière semaine de 1914 ; l’activité militaire en Artois est un peu plus importante, mais le brouillard ralentit beaucoup les opérations.
À Bugeaud, la formation du soldat va prendre sa vitesse de croisière dès le début de cette nouvelle année. Les lettres qui suivent sont très instructives à ce sujet.
Périgueux 7/1/15
Ma chère Maman
J’ai reçu hier ta lettre qui m’a fait bien plaisir. Je suis très heureux que tous ces malaises soient bénins et que la santé soit revenue parmi vous. Ici peu de changements. Je viens de passer l’examen d’admission pour suivre le peloton des élèves sous-offs et c’est beaucoup plus dur que je ne le croyais. Dans la 27ème Cie nous étions 94 inscrits et il y a 15 nominations pour partir à Bergerac. Je ne sais pas encore le résultat mais nous avons été informés que 30 étaient éliminés d’office et je suis resté dans les 64 restants. On m’a dit officieusement aujourd’hui que j’étais 3ème du classement sur les 64 ce ne serait pas trop mal comme tu le vois, mais je n’en suis pas sûr. Cet examen comprenait un interrogatoire sur la topographie, l’hygiène, l’histoire et le commandement d’une section de 80 hommes devant le capitaine et c’était le plus dur. Là je m’en suis parfaitement bien tiré puisque j’ai été cité comme étant le seul à avoir bien commandé. Je suis persuadé que je serai reçu. Du reste nous le saurons sous peu.
Aujourd’hui nous avons fait 16 km avec le fusil et la baïonnette et c’était pesant tu peux le croire. Nous sommes allés manœuvrer dans des tranchées aux environs. Ma santé est parfaite. Seuls j’ai les pieds mâchés mais on s’y fera.
……
Je te remercie beaucoup des marrons glacés ils étaient excellents.
Tu peux dire à Papa que j’ai fini par me procurer un képi et une capote propre, j’en avais besoin !
Embrasse tout le monde, pour toi les meilleurs baisers de ton fils qui t’aime.
Jean
Dans la première semaine de janvier, la lutte est signalée sur les pentes de la haute colline de Notre-Dame de Lorette. La route de Béthune à Arras est âprement disputée surtout dans les environs de Souchez. L’année 1915 commence à peine et déjà ce petit village fait la une des communiqués.
Périgueux le 10/1/15
Ma chère Maman,
Je t’envoie qq nouvelles qui sont excellentes.
À partir de jeudi dernier nous faisons tous les jours des marches de 15 kilomètres avec fusils et baïonnettes ce n’est pas très dur et on s’y fait aisément. Notre examen de sous-off n’est pas encore complètement terminé. Il faut parait-il réduire encore le nombre d’admis.
Le temps est malheureusement épouvantable car il pleut continuellement. Je te serais reconnaissant de m’envoyer par paquet recommandé :
– Deux paires de molletières bleues ou noires (les plus longues que tu trouveras, 2m50 je crois).
et la théorie que j’ai demandé à Papa.
Il n’y a pas moyen de trouver des molletières à Périgueux. Tu devrais aussi m’envoyer deux chemises de jour comme celles que j’ai déjà ; avec trois je n’en ai pas assez car on se salit rapidement à la caserne.
La semaine prochaine nous allons commencer la petite guerre sous bois et creuser des tranchées. Ce métier devient intéressant !
La classe 14 part incessamment.
Embrasse tout le monde pour moi.
Pour toi et Papa meilleurs baisers de ton fils affectionné.
Jean
12/1/15
Ma chère Maman,
J’ai reçu hier ta lettre et je suis heureux de vous savoir en excellente santé à tous. J’ai été vacciné hier au soir contre la typhoïde et j’ai trois jours de repos sans rien faire mais la moitié de mon escouade est au lit malade à crever par suite de la fièvre. J’ai eu la précaution d’acheter des comprimés de quinine et je n’ai que l’épaule engourdie sans plus. Malgré cela nous ne sommes guère vaillants et vais rester au lit toute la journée. Hier le sergent du peloton des élèves sous-offs m’a dit que j’étais 4 ou 5ème du classement mais il croit que nous avons un nouvel examen à passer avant d’être admis définitivement ! Dans une prochaine je t’enverrai le concours des élèves-officiers c’est assez dur comme tu le verras. Embrasse tout le monde.
Pour toi et pour Papa les meilleurs baisers de ton fil affectionné.
Jean
Le 13 janvier, alors que la colline de Notre-Dame de Lorette et ses abords sont le théâtre de luttes très vives, la ville d’Avezzano en Italie est presque totalement anéantie et son voisinage très durement touché. Pourtant, ce n’est ni des bombes, ni des obus qui sont responsables, mais un formidable tremblement de terre. On compte au total 30000 morts, soit : 10000 à Avezzano (sur 12000 habitants), 5000 à Pescina, 4000 à Celano, 3000 à Sora et plusieurs centaines dans la cinquantaine de villages de la vallée du Fucino.
Le 15/1/15
Mon cher Papa,
Je vous envoie aujourd’hui…
La lettre ci-dessus est presque une copie conforme de celle envoyée à sa mère trois jours auparavant. Il ne faut pas croire pour autant qu’il y ait une ombre dans les relations entre ses parents. Comme nous le savons, le père de Jean voyage beaucoup pour sa société et passe parfois plusieurs jours en déplacement. C’est surtout dans ces cas-là qu’il y a double correspondance.
Il y a tout de même quelques nouvelles fraîches :
Personnellement je suis très tranquille, exempt de corvées grâce à ma fonction d’instructeur et je suis du dernier mieux avec mon sergent qui est voyageur pour les cotons. Malheureusement je crois qu’il va nous quitter.
Je viens de recevoir un télégramme de Maurice m’annonçant son arrivée pour dimanche : je suis bien content qu’il vienne : il vous donnera des nouvelles plus complète que je ne puis donner.
Samedi nous avons marche de nuit, avec clairons et tout le bazar : c’est la bonne vie qui commence.
……
Jean
J’irai lundi chez Mr Franck chercher les 50 F.
Si l’on s’en tient aux communiqués de guerre de l’Illustration, la semaine du 11 au 17 janvier en Artois c’est le « calme absolu ». Mais, la semaine suivante, cette région est pour la première fois le théâtre « de luttes très vives pour la possession de tranchées ». Ce ne sera pas la dernière. Qui vivra verra !
21/1/15
Mon cher Papa,
Je n’ai pas écrit dimanche car j’ai supposé que lundi vous auriez toutes les nouvelles que vous pouvez désirer sur mon compte (par Maurice).
Nous avons été vaccinés contre la typhoïde lundi pour la deuxième piqûre : J’ai eu plus de fièvre que la première fois mais maintenant c’est passé.
Comme service cette semaine est bien calme : deux jours de repos pour le vaccin et la pluie nous a fait compter deux autres jours de chambre. Tu dois savoir que je suis 14ème du classement des sous-offs mais ce n’est pas fini encore. Il y a un petit point noir c’est un mauvais tir que j’ai fait mercredi matin au stand, mais je crois que cela ne comptera pas. Cabanel est reçu 97ème comme élève off. et est parti à la Courtine avant-hier.
La vie se poursuit assez monotone, nous avons touché le sac et tout le fourbi : encore des corvées d’astiquage de plus à faire, la semaine prochaine nous commençons la petite guerre avec tout le rouage des patrouilles, sentinelles… etc… etc…
Ce soir, je viens d’être désigné pour aller faire fonction de caporal à la gare pour aller chercher un contingent de vieux bonhomme de 37 à 46 ans service auxiliaire versés dans l’active et c’est au retour que je t’envoie cette lettre. Il y en avait 135 environ et c’était plutôt triste de voir ces pères de famille escortés par une dizaine de bleus qui les commandaient… c’est la guerre ! ! Ces pauvres gens sont arrivés à Bugeaud et se cramponnaient à nous comme des naufragés à la bouée ! Ils me rappelaient mon arrivée au régiment. Je suis revenu leur annoncer qu’ils auraient des lits ! Ils n’en revenaient pas croyant coucher sur la paille.
Maurice m’a remis les 50 F, je te remercie beaucoup cela m’a évité d’aller chez Mr Franck.
Je compte avoir bientôt de vos nouvelles à tous.
Embrasse tout le monde pour moi : deux grosses bises à Maimaine.
Pour Maman et pour toi
Les meilleurs baisers de
ton fils affectionné.
Jean
A tous les amis
et connaissances donne le bonjour.
Rappelle à Jh Laporte
que j’attends toujours
de ses nouvelles.
Dans la lettre à sa mère du 24, il aborde les mêmes éléments que dans la lettre à son père du 21, avec cependant un style diffèrent et une précision intéressante sur le peloton des sous-offs.
Dimanche 24
Ma chère Maman,
… Il y a des chances pour que les pelotons d’élèves sous-offs soient supprimés par ordre du Ministre de la Guerre et il est probable que nous serons fonctionnaires caporaux seulement, pour la classe 16 et sergents si jamais nous partons au front. Ces renseignements m’ont été donnés par mon sergent. Cette mesure aurait été prise à cause du peu de résultats qu’auraient donnés les sergents de la classe 14 au feu. Tout ceci est officieux et non officiel !
Envoie moi des nouvelles souvent, embrasse tout le monde pour moi, pour toi et Papa meilleurs baisers
de ton fils affectueux.
Jean
En ce mois de janvier qui se termine, la grande nouveauté de cette guerre, c’est l’utilisation pour la première fois par les Allemands des obus chargés de gaz asphyxiants sur le front de l’est. Cette nouvelle n’a pas encore franchi les frontières.
Périgueux 28/1/15
Ma chère Maman,
J’ai reçu hier ta lettre à la caserne et je suis très content de savoir que la bonne santé règne à la maison. Suis également heureux de t’annoncer que je suis guéri de mon rhume grâce à l’absorption de deux boites de Grujoz. Nous venons d’être vaccinés pour la troisième et dernière fois il y a une heure environ, ce qui fait que ce soir probablement je serai au lit à 6 heures.
Cette fois on a triplé la dose de sérum et tu peux croire que nous l’avons senti, oh là là !
Hier nous avons eu pour toute la Cie une marche très dure de près de 30 kilomètres sac au dos à travers les bois, les champs et nous sommes arrivés tous ou à peu près assez mal en point car ce matin il y a eu près de 30 % de déchet au rassemblement. Je suis heureux de te dire que je suis arrivé dispos et sans aucune fatigue. Egalement j’ai été content l’autre jour, à mon deuxième tir d’avoir la mention très bien alors que le premier tir que j’ai fait était défectueux.
On ne nous a rien dit du peloton des élèves sous-offs mais j’ai lu une note sur le Matin disant qu’il était supprimé. Je suis destiné vers le commencement de Mars à faire fonction de caporal à avoir les galons de caporal peu après et les galons de sergent au feu si on y va mais c’est très peu probable car le déchet serait immense je crois…
Maintenant j’ai une nouvelle plutôt inquiétante à vous transmettre c’est une épidémie de rougeole qui sévit au 50è. Il y a aujourd’hui 9 cas à Bugeaud dans la classe 15…
Sur le front de l’est, le mois de février va voir la bataille faire rage ; avec, en particulier, la bataille d’hiver des lacs Mazures où Allemands et Austro-Hongrois obligent les Russes à reculer. Par contre sur le front de l’ouest, c’est un calme relatif qui règne. Il en est de même à la caserne Bugeaud. Le courrier de Jean va s’en ressentir.
Cependant le 7/2/15
L’épidémie qui sévit au 50ème semble s’être ralentie mais malgré cela dans notre compagnie nous venons d’enterrer trois jeunes soldats. Aussi nous avons les marches réduites du quart, plus de sac temporairement plus de déménagements et nous en avions besoin.
Et encore le 16/2/15,
Aujourd’hui j’ai eu du nouveau ; c’est un vrai lavage de tête par mon capitaine pour un faux renseignement que je lui ai porté étant chef-patrouilleur dans un bois. Il m’a emboîté sérieusement mais ce n’est pas allé plus loin. Du reste tout autre à ma place aurait fait cette erreur Depuis quelques jours nos manœuvres deviennent très intéressantes. Ainsi aujourd’hui nous avons attaqué une compagnie ennemie déployée dans un bois mais nous avons du battre en retraite en nous couvrant à l’arrière ; c’était très captivant, surtout avec les cartouches à blanc, c’est merveilleux : on se croirait là-haut avec un peu d’imagination. Nous avons dû supporter une charge à la baïonnette et nous même avons dû enlever une ferme d’assaut et nous étions tous comme fous en arrivant au but à atteindre.
Petite parenthèse concernant la baïonnette : Savez-vous que cette arme est d’origine française et qu’elle tire son nom de la ville dans laquelle elle fut inventée : Bayonne ? Le journal Paris midi nous en dit plus sur cette origine : « C’est en 1641, dans un engagement entre paysans basques et contrebandiers, que cet instrument meurtrier fut trouvé. Après avoir épuisé leurs munitions, les Basques imaginèrent d’attacher leurs couteaux au bout de leurs mousquets et repoussèrent leurs adversaires. Cette application spontanée d’un instrument encore informe changea entièrement le système de l’art militaire en Europe. »
Le rata est de plus plus infect et nous n’avons du vin que un quart tous les deux jours… la cantine s’impose.
Ainsi ce soir nous avions une soupe infecte et un rata de riz au gras avec du bœuf de conserve : c’était épouvantable. Nous avons été trouver le caporal d’ordinaire pour lui faire constater : il a déclaré que c’était très mangeable et même… « a-pé-tis-sant ! »…
Les jours qui suivent ne vont pas être très brillants pour Jean. À partir du 21 février, il va être « mal fichu » comme il dit dans une de ses lettres, ailleurs, on relève les termes « mauvaise mine »… « un peu de fièvre »… « pas trop frais »… « j’ai pris une foule de drogues, gargarismes, pastilles, sirop et Cie que je vais m’ingurgiter. »… « sur un effectif de 200 hommes il y avait 69 malades ! c’est effarant. »
À partir du 28, « ma santé se consolide et tous ces malaises se sont fondus en un solide rhume de cerveau. Inutile de te dire que je fais tout mon possible pour le faire partir et je crois y réussir. »
Mais ce n’est que le 4 mars : « Je suis content de t’annoncer que je suis guéri : je mouche bien un peu mais ce rhume est complètement passé. »
Cette lettre à Maurice du 1/3/15 est intéressante, car c’est à cette époque la seule que Jean a écrite à un ami et que nous avons pu récupérer. On n’écrit pas la même chose à un ami qu’à ses parents.
Le début de la lettre présente un intérêt secondaire, car il résume les événements de février déjà connus. Mais la deuxième partie contient d’abord une énigme, qui s’avérera d’une grande importance, mais qui ne pourra être élucidée que beaucoup plus tard ; et enfin, une note de nostalgie bien savoureuse. Jugez-en !
« Que vous dirais-je de nouveau ? Pas grand chose si ce n’est que j’ai beaucoup d’embêtement d’un certain coté outre Garonne. Embêtement que vous devinez sûrement et avec la perspective d’aller sous peu se faire trouer la peau, tout ça n’a rien de gai… aussi le moral est à peu près aussi chancelant que le corps et c’est bien embêtant loin des siens et de tous, croyez le !
Heureux mortel ! Jamais vous ne pouvez mesurer l’étendue de votre bonheur… tâchez de rester longtemps comme cela, tous mes souhaits sont à vous pour rester à Toulouse bien tranquillement : ce sont mes vœux les plus chers et si vous saviez duquel endroit ils partent et dans le décor où je vous les adresse vous les prendriez comme bien sérieux ! Ah ! la vie de caserne en temps de guerre………
Ecrivez moi vite, ne faites pas comme moi le paresseux ! J’ai besoin de lettres qui me rappellent un peu ces soirées de café, de cinéma… de douces visions….
À bientôt de vous lire, meilleure poignée de mains de votre ami.
Jean
Quand venez vous à Périgueux ? »
Sur le thème j’aime bien manger, voici quelques lignes à « croquer sans modération. »
lettre du 4/3/15
« Je vais te demander un petit colis qui me ferait bien plaisir, colis composé de crêpes (oh ! les crêpes) et quelques victuailles qui seront les bienvenues. Tu me diras que je pourrai les acheter mais cela ne vaut pas le plaisir de défaire un colis et de respirer les bonnes choses qui viennent de Toulouse…
J’ai remercié Mariettou, son saucisson était excellent. »
lettre du 26/3/15 :
« Inutile de te dire que j’ai goûté les crêpes, elles étaient excellentes. Quant au poulet ce soir il aura disparu. »
lettre du 29/3/15/ :
« Le poulet était excellent, très tendre, très bon, les crêpes épatantes, mes amis Germain et Raymond y ont fait honneur. »
« L’ordinaire » comme on l’appelait, a été l’objet de beaucoup de critiques. Parfois, celles-ci sont ironiques comme dans Le Crapouillot, journal de tranchée célèbre, qui écrit : « Nourriture, il faut dire ce qui est : saine, abondante, variée. Tous nos compliments au service des colis postaux. »
Dans le domaine des permissions, l’espoir fait vivre… heureusement ! ! !
Je t’annonce que les permissions de 48 heures commencent aujourd’hui ; mais les bons tireurs partent les premiers et ce, à raison de 5 à 10 par dimanche. Malgré cela je compte bien venir un de ces jours à Toulouse car étant bien noté j’aurai une permission sûrement. (7/2/15).
Quant aux permissions je n’ose même pas y penser : elles sont d’une rareté remarquable. Néanmoins un jour ou l’autre on nous jettera, paraît-il, 48 heures dehors mais quand ?… (16/2/15).
Quant aux permissions elles sont octroyées aux tireurs d’élite : or, je suis tireur médiocre. Malgré cela d’ici Pâques j’espère bien avoir 48 heures. (28/2/15).
Mon ami Raymond va aller probablement bientôt en permission : il est très bon tireur et obtiendra 48 heures. Je le ferai passer à la maison pour vous donner des nouvelles. Je ne sais si il va y aller Dimanche prochain mais je le crois bien. (11/3/15).
A partir d’aujourd’hui, vu le vent d’indiscipline et de révolte qui souffle dans la 27è Cie les permissions sont supprimées dans cette Cie par ordre du commandant la place jusqu’à nouvel ordre. Voici ce que l’on nous a lu aujourd’hui au rapport ! Jusqu’à quel moment cette décision sera en vigueur : on ne peut le savoir. (17/3/15).
Je ne peux encore rien vous dire sur ma venue à Toulouse : c’est tellement problématique dans ma compagnie. (29/3/15).
J’allais justement t’écrire pour vous annoncer que je viendrais Dimanche quand…… (il y a un quand) on vient de nous annoncer que le régiment en entier partait… Ce qui fait que dimanche, pour la permission, je n’y compte guère. (31/3/15).
Mais tout est bien qui finit bien, Jean partira samedi 3 et dimanche 4 avril à Toulouse. Et le 5 il écrira :
J’ai fait bon voyage mais je me trouve comme les camarades bien fatigué…
Et « l’apprentissage militaire », me direz-vous, « est-il complètement absent » ?
Bien sûr que non, mais après les épidémies de mi-février, les marches et exercices pratiques ont baissé de rythme et ont laissé une plus grande place à la théorie. La mi-mars a vu le mouvement s’inverser et s’amplifier encore à la fin du mois.
Lettre du 26/3/15.
« Je te prie de croire que depuis ta venue le temps se mettant au beau, nous trimons dur et dans cette compagnie tout le monde est fatigué. »
Lettre du 29/3/15.
« Nous avons commencé aujourd’hui les vraies marches d’entraînement d’Infanterie avec sac chargé, musette, bidon, cartouchière, tout le bazar en plein. Nous avons fait 28 Kilomètres : je ne suis nullement fatigué. Nous avons ainsi des marches tous les deux jours jusqu’à nouvel ordre : c’est le grand entraînement en plein. »
Lettre du 31/3/15.
« Aujourd’hui nous avons fait 35 Kilomètres avec tout le fourbi. C’est la plus dure marche que nous avons fait depuis le commencement. Aucun trainard et une allure très bonne : le capitaine de contentement a levé toute les punitions même les prisons ! Le bon esprit est revenu dans la Cie c’est maintenant une Cie de fer. »
Sur le thème « que vais-je devenir ? », si important pour l’avenir, l’accouchement est long et pénible.
Lettre du 4/3/15.
« Pas grand chose de neuf à te conter : si peut être (oh ! peut être) une bonne nouvelle. C’est que je vais être probablement affecté à l’instruction des recrues de la classe 16, sans galons bien entendu, mais avec la fonction du grade de caporal. »
Lettre du 17/3/15.
« Tu dois avoir appris également que la rentrée de la classe 16 est retardée : la date va paraître demain à l’officiel. »
Lettre du 20/3/15.
« Je suis définitivement classé dans la sélection des élèves sous-off et nous restons 24. Petit à petit les efforts sont récompensés. Le capitaine nous a réuni et nous a qualifié de sa fine fleur. IL nous a annoncé que s’il y avait l’instruction de la classe 16 nous resterons avec lui, sinon que nous serions affectés au cadre de la classe 15 mais je crois que tous nous partons la semaine prochaine dans un camp à Sieurac de Belvès (Dordogne) pour nous concentrer. Maintenant pas sûr que nous, les 24, nous partions car la classe 16 rentre officiellement à Bugeaud le 9 avril.
Le capitaine nous a laissé entendre que s’il y avait l’instruction de cette classe ou nous reviendrons à cette époque à Périgueux ou bien la jeune classe viendrait avec nous ! Il est bien difficile de savoir au juste à quoi s’en tenir : nous vivons absolument dans l’expectative et il nous tarde bien d’être fixés à tous d’une façon sûre. »
Lettre du 26/3/15.
« Il y a deux jours le capitaine a demandé au sergent du peloton de lui faire un classement soigné des élèves s/o et caporaux afin d’avoir vingt hommes (les 20 premiers) pour instruire la nouvelle classe. Je suis 7ème dans ce classement et Germain est 9ème. Tu vois que ce n’est pas mal comme classement. Espérons qu’il n’y aura aucun changement d’ici là. »
Lettre du 31/3/15.
« Depuis près de 15 jours je commande tantôt une section, tantôt une 1/2 section et demain je suis désigné pour faire manœuvrer la Cie sur la place Francheville ! On nous travaille le cuir dur. On veut que, si nous partons, nous puissions remplacer tous les gradés manquants. »
Lettre du 5/4/15.
« Nous n’avons rien appris encore sur la décision mais je crois que nous partons jeudi matin. Quant au peloton motus encore : ça devient agaçant. »
Lettre du 6/4/15.
« La décision relative à notre départ est parue ce matin et je viens te la communiquer.
Nous partons tous sans exception jeudi matin à Siorac de Belvès capitaine, lieutenant,… tout le monde au grand complet.
Ce que j’escomptais ne s’est pas produit. On a dissous la 28ème Cie, distrait tous les élèves caporaux qui restent à Bugeaud pour la classe 16 et on a versé le restant de cette Cie à la 27ème, ce qui fait que nous partons avec un gros effectif.
Je suis affecté au cadre de la classe 15 définitivement comme caporal mais toujours sans galons et versé dans une autre section : tout change, ce n’est guère amusant. Le capitaine a promis de nous faire avoir les galons le plus tôt possible : c’est une consolation. Nous ne sommes que 8 de la classe 15 affectés au cadre.
Ce qu’il y a de consolant c’est que nous partons pour le cantonnement pour une durée approximative de deux mois et c’est coquet. »
Pour ces mois de février et mars, les activités du front ont été ralenties. Les rencontres d’infanterie ont pratiquement cessé, mais l’artillerie gronde sans discontinuer ; les Allemands se vengent de l’insuccès de leurs attaques par un bombardement violent sur les villes et les villages. Il faut toutefois noter une affaire très chaude près d’Arras à Roclincourt où le nombre de morts a été important des deux côtés et la bataille de Neuve-Chapelle du 10 au 13 mars où une offensive anglaise et indienne pour s’emparer du village s’est soldée par une victoire.
Sur le front de l’est, dans le détroit des Dardanelles, l’attaque navale franco-britannique échoue face aux forces turques.
Juste une lettre de Jean pour mettre les points sur les i.
Mon cher Papa,
Outre qu’il est trop tard pour faire les arrangements que tu me proposes je n’aurai jamais, au grand jamais, consenti à ce que l’on vienne solliciter pareille chose.
Excuse moi du fond du cœur de te parler de la sorte et si franchement mais le moment n’est pas de tourner les phrases pour ne pas se comprendre.
Tu sais et je ne m’en cache nullement que jamais je ne serai parti comme volontaire mais appelé pour faire comme les autres jamais je ne pourrai reculer. Ce n’est, crois le, ni une fanfaronnade, ni des grands mots, c’est le fond de ma pensée, je te le jure.…
Excuse moi encore une fois de te parler comme je te parles au commencement de la lettre car je reste toujours
ton fils affectionné et respectueux,
Jean
qui t’embrasse mille fois.
Rien à rajouter.
Comme les choses sont bien dites !
Cependant, on aurait aimé en savoir davantage. Quelle a été exactement la proposition faite à Jean par son père ? Nous pouvons tout imaginer, mais nous n’aurons aucune certitude.
À la mi-avril, les gaz de combat sont utilisés pour la première fois par les Allemands sur le front ouest à Ypres. Cette attaque aurait pu avoir des conséquences catastrophiques, mais le général anglais Plumer peut in extremis rétablir la situation. Ce gaz fut baptisé ypérite en souvenir de cette attaque dans cette ville des Flandres. Le cantonnement de Siorac de Belvès (aujourd’hui Siorac de Périgord) n’est pas menacé par ce fléau, mais est néanmoins riche en événements. Il y a les bonnes choses, les moins bonnes et les pas bonnes du tout. Du côté des promotions, c’est plutôt tout bon :
Je viens vous apprendre maintenant une décision du général concernant les élèves sous-offs et caporaux. C’est d’un cocasse fou et pourtant c’est réel. Dans quelques jours je vais être nommé 1er soldat ainsi que Germain et 14 de la Cie. Nous serons nommés caporaux au fur et à mesure des besoins.
Je t’annonce que je suis nommé 1er soldat depuis le 16 avril ! Mais je n’ai pas encore mis les galons, s’ils veulent en donner, on les mettra, sans ça…
… Il y a tout de même une nouvelle : Je suis promu caporal en date du 23, cela fait plaisir mais depuis notre nomination nous sommes 50 fois plus embêtés qu’avant, c’est un sale grade tu peux le croire ! Cela fait tout de même 22 centimes par jour au lieu de 5 : c’est beau.
Le gîte lui, se révèle particulièrement détestable, mais le couvert va être une réelle compensation.
« Je dois te dire tout d’abord que je suis logé dans une étable sur un isoloir avec une paillasse en paille, un pelochon en paille, sac de couchage et deux couvertures. Inutile de te dire que la nuit dernière je n’ai pas pu fermer l’œil mais j’espère que je m’y habituerai facilement. »
… « Il faut te dire que l’on se fait a ce couchage comme au reste mais je suis loin d’avoir le bon sommeil d’un homme de 20 ans : tout au plus si on s’assoupit avec trente réveils par nuit mais c’est déjà un progrès depuis le début. »
« Je suis également maison à maison avec une auberge très bien où j’ai pris pension à raison de 2 F par jour pour deux plats, soupe, pain et vin à discrétion : très bonne cuisine. Inutile de te dire également que je ne compte pas revenir à Périgueux car les casernes vont être évacuées pour en faire des hôpitaux. Je me trouve assez embêté d’être ici, car ce n’est pas folichon, on a souvent un léger cafard de mener cette vie… Je suis séparé de Raymond et de Cantecor qui sont eux au diable vert. Ce qu’il y a de bien ennuyeux est le peu de commodités pour être propre, nous avons l’eau à 700 mètres de notre écurie »…
« Je continue à bien boulotter et j’ai amélioré mon couchage au moyen de planche, paille etc. cela devient potable. »
« Aujourd’hui nous faisons avec Germain et Raymond un fin petit déjeuner que je commande à mon auberge composé de
potage
jambon-saucisson
veau bouilli
poulet rôti-pomme frites
salade œufs durs
dessert
tu vois que c’est assez confortable comme menu. »
Pour une compensation plus complète il y a aussi les colis et il ne vous a pas échappé que dans ce domaine Jean est assez favorisé.
« J’ai choisi pour le pantalon la couleur grise : fais le donc faire gris. Inclus tu trouvera une paille donnant le diamètre du képi, diamètre pris de bouton à bouton de la jugulaire c’est pris intérieurement. Comme je l’ai dit à Papa s’il peut en avoir deux bleus sombres je serai très heureux de les avoir car ceux que nous avons ici sont sales et dégouttants. Quant au N° 50 sur le képi si on peut l’y mettre qu’on l’y mette mais ça n’a pas grande importance. Je vais peut être abuser de vous mais je serai très heureux d’avoir les choses suivantes que je n’ai pu trouver ici et dont j’ai oublié d’emporter de Périgueux. Ce sont :
– 1 boite cigarettes Grenade Maryland gde boîte de 50
– 1 étui de 5 cigares Favoritos
– 1 flacon encre stylographe bleu (mais pas bleu-noir) avec un compte gouttes.
– 1 boite papier à lettres pelure d’oignon (sinon si c’est du papier ordinaire même fantaisie inutile).
Quant aux provisions je les laisse à ton choix entier… »
Dans cette lettre, en parlant de la couleur grise de son pantalon, Jean est loin de s’imaginer l’importance de la couleur de la tenue sur le front. Au début du conflit, les Français, avec leurs capotes bleues et leurs pantalons garance (adoptés en exécution d’une ordonnance de Charles X du 26 juillet 1829) constituaient des cibles parfaites. Ce n’est qu’au début de 1915, et non sans mal tant certaines oppositions sont fortes, que la tenue bleu horizon est adoptée. Pour la petite histoire, il faut signaler que l’alizarine, la substance colorante extraite de la racine de la garance, est fournie en grande partie par trois filiales allemandes de la « Badische Anilin und Soda Fabrik. »
À Siorac, les activités militaires restent dans la norme :
Tous les samedis nous avons marche de bataillon et une fois par semaine marche de nuit de 8h à 11h. La vie se modifie ainsi mais le travail est toujours très tenable.
Même lorsque les conditions atmosphériques ne sont pas bonnes, on prend ça avec calme et un brin d’humour :
Le temps s’est remis au mauvais : ce gris pluvieux qui donne la mélancolie et qui plus prosaïquement nous fait piétiner dans la boue. Il nous tarde à tous que le beau temps revienne.
Si tu me voyais : j’ai tout l’air d’un paysan car nous sommes en sabot toute la journée sauf pour les heures d’exercice : on est tous drôlement fichus ; nous sommes presque comme dans les tranchées, couverts de boue de la tête aux pieds.
Mais à la fin du mois, on passe à la vitesse supérieure.
Le régime militaire depuis qq. jours devient vraiment dur, tu peux le croire et nous sommes travaillés de belle façon. Maintenant nous avons constamment des marches de nuit de minuit au lendemain midi, des réveils à 4 heures et la soupe retardée à 6 heures 1/4 du soir !
Je ne sais à quelles idées obéissent les chefs mais je t’assure que cela n’a rien de bien gai et nous sommes tous bien embêtés de falloir tant barder ! Enfin…
Heureusement que notre oiseau peut de temps en temps quitter sa cage pour prendre un peu l’air, mais ce n’est pas toujours évident…
Le 1/5/15 :
Je t’envoie vite un mot pour vous annoncer que je viendrai dimanche à Toulouse en permission de 24 heures seulement. Je pars de Périgueux Samedi à midi et arriverai par Brive à Toulouse à 10h1/2. Je repartirai Dimanche soir à 8 heures.
Le 11-5-1915 :
J’ai pu obtenir 24 heures et je suis dans la joie de venir vous voir. Je te prie de bien vouloir dire à Pech, Pierre Gasquet de venir me serrer la main vers 8 heures du matin. Dis à Joseph et à Maurice de venir pour l’apéro à 11 heures. Invite les Bardou ça me fera plaisir.
Le 23-5-1915 :
Il y a eu hier beaucoup de permissions de 24 et 48 heures et j’ai bien failli partir ce matin pour 24 mais j’ai été prévenu cinq minutes trop tard. Si je suis ici dimanche prochain je vais faire mon possible pour venir à Toulouse pour 48 heures et je crois pouvoir y réussir. J’arriverai donc, si je suis permissionnaire le samedi à 11 heures du soir et repartirai seulement le lundi soir à 8 heures : ce serait vraiment intéressant mais comme tu le sais il ne faut compter sur rien au régiment.
Le 28-5-1915 :
Les permissions de 48 heures ne sont plus accordées, elles étaient données exceptionnellement pour les fêtes de Pentecôte. Il y a désormais 10 permissionnaires de 24 heures. J’ai demandé une perme mais je ne sais si elle me sera accordée. Si je l’ai je vous préviendrai par télégramme et si elle m’est refusée je vous télégraphierai également.
Le 29-5-1915 :
Je vous confirme mon télégramme de tout à l’heure. Toutes les permissions pour Toulouse ont été rayées car nous ne pouvons plus partir qu’après l’exercice du soir et rentrer le dimanche à minuit il est donc impossible d’aller à Toulouse. Peut être l’autre dimanche ces conditions auront changées.
La grande nouveauté de cette période est en relation directe avec la situation militaire. Soucieux d’avoir rapidement des « résultats », d’ouvrir la « brèche » dans le front ennemi, Joffre cherche la « rupture » ou la « percée » qui obligera l’ennemi à battre en retraite : c’est la théorie de l’offensive à tout prix. C’est ainsi qu’est déclenchée la deuxième bataille d’Artois (4 mai au 18 juin). Les premiers jours, une des parties de la bataille la plus violente a pour théâtre le vallon de la Deûle naissante, entre Carency et Souchez. Le 12 mai, la bataille autour de Carency prend fin par l’enlèvement de la berge de la rive gauche, tapissée d’un petit bois jusqu’à la côte 125. Du 20 au 26 mai, les contre attaques allemandes sont puissantes contre la colline de Notre-Dame-de-Lorette et contre le village de Neuville-Saint-Vaast. Le jeudi 27, les vainqueurs de Carency ont achevé d’occuper Ablain-Saint-Nazaire, puis les tranchées en avant du village et le cimetière. Le lundi suivant, après deux jours de combat, la sucrerie de Souchez est enlevée. À partir du 3 juin, les contre-attaques allemandes, appuyées par une canonnade d’une intensité inconnue se soldent par des échecs.
Sur tous les autres fronts, la bataille est aussi très rude. Voyons ce que nous dit à ce sujet le célèbre écrivain Maurice Genevoix ; il sait de quoi il parle, car il est lui-même combattant :
« Ainsi, nous avons pris toute la crête des Eparges. Mais que d’efforts ! Que de souffrances ! Notre régiment n’en peut plus. Les pertes additionnées dépassent l’effectif total ; les cadres sont encore une fois anéantis… Derrière la colline des Eparges, la montagne de Combres se dressera face à nous. Et derrière Combres d’autres collines… Dix milles morts par colline est-ce que c’est ça qu’on veut ? Alors ? »
Le bilan de cette campagne est plutôt négatif, car, malgré des effectifs réduits, les Allemands ne céderont que peu de terrain. Les pertes en hommes, en particulier côté français, seront considérables et les cadres surtout paieront un lourd tribut. Quel gâchis ! Durant cette période, la demande en hommes pour remplacer les pertes sera continue. Siorac, bien sûr, sera sollicité.
« 10-5-1915. »
À 9 heures une dépêche est parvenue au bureau demandant pour un renfort au 73ème de ligne 1 lieutenant, 2 adjudants, 8 sergents, 16 caporaux. Immédiatement on a désigné des élèves caporaux et Germain en tête. J’étais très ennuyé comme tu le comprends car c’est mon meilleur ami et je l’estime beaucoup. Heureusement pour lui on l’a remplacé et il nous reste ! Quand il est rentré tout à l’heure il était bleu.…
« 14-5-1915 »
Aujourd’hui est parti un détachement de 35 hommes, 2 caporaux, 1 sergent. Je ne m’y suis pas trouvé ainsi que Germain : ce sera pour une autre fois. Ce renfort part renforcer le 73ème de ligne.…
« 18-5-1915 »
Vendredi 40 hommes sont partis pour le 73ème avec 1 sergent et 2 caporaux nommés. Hier est parti 40 hommes et 2 caporaux pour le 1er de Cambrai. Dans ces deux détachements 4 de mes bons copains sont partis nommés caporaux. Je reste toujours là avec Germain et Raymond : le capitaine a désigné un certain nombre d’élèves caporaux à qui il interdit de partir.
Nous restons maintenant dans la compagnie 45 de la classe 15. Tout le reste est composé de vieux des classes 1900 à 1912 ! (Ces « vieux », comme les désigne Jean, ont entre 23 ans et 35 ans).
« 21-5-1915 »
Au sujet des départs nous sommes toujours dans le statu quo c’est à dire prêts à partir demain comme dans un mois.
Le détachement où devait partir Germain (le 73ème) est en première ligne au bois d’Ailly en Argonne. Ce brave ami l’a échappé belle !
« 22-5-1915 »
Vendredi c’est à dire demain partent 40 soldats par Cie, 1 sergent et 2 caporaux pour aller constituer des Cies de renfort qui seront concentrées à environ 10 à 20 kilomètres de la 3ème ligne de feu. Quant à nous voilà notre sort : on forme avec la 25ème, 26ème, 27ème Cie (ce qui reste) un bataillon de marche dénommé 512ème qu’on mélangera avec des vieux et des évacués. Ce bataillon doit se former vers la fin du mois à Périgueux et s’entraînera ensemble peut-être pendant plus d’un mois ; puis on l’acheminera vers le feu et il ne sera employé qu’en cas de besoin. Je vais être proposé pour le grade de caporal et serai sûrement nommé dans ce fameux bataillon.
Voilà à peu près ce qui va se passer… à moins que, comme ça se fait si souvent ici, il vienne des contre ordres.
Ces 40 soldats qui sont partis, on les a remplacés par des bonhommes de 40 ans évacués du front : dans mon escouade j’en ai quatre. Ce sont tous de braves papas, tous de Lille, Béthune : ils sont bien moins embêtants que les jeunes tu peux le croire et nous faisons très bon ménage. Mais où ils rouspètent dur c’est pour marcher comme nous en manœuvre. Hier, à une côte ils se sont tous couchés et le capitaine a eu beau les menacer de prison ils ne sont repartis qu’une fois bien reposés.
« 23-5-1915 »
Il y a deux petits départs encore aujourd’hui : 11 hommes pour le 9ème bataillon de chasseurs à pieds et 3 caporaux en pieds pour les Dardanelles. Nous sommes Germain et moi comme toujours sur le qui vive mais nous sommes encore là. Pour combien ? ? ? Toujours mystère et cette vie là n’est pas agréable car les canards circulent ferme et on s’attends à partir à tous les instants.
Cette semaine s’annonce fertile en départs multiples. Vivons et voyons.
Jean ne croyait pas si bien dire. Entre le 24 et le 30 mai c’est plus de 300 soldats et cadres qui vont partir, mais toujours ni Jean ni Germain, il s’ensuit que :
« Nous ne sommes guère plus de classe 15 dans la Cie : il n’y a plus que les clairons, tambours et élèves caporaux je crois qu’il reste à peine 15 hommes sans aucune fonction particulière.
Je ne vous avais pas encore dit mais j’ai bien failli partir comme sergent au 16ème bataillon de chasseurs à pieds et aujourd’hui encore je devais partir au 1er zouave à St Denis et le capitaine en a décidé autrement. Je dois être sûrement réservé à toute autre destinée car cela fait pas mal de fois que Germain et moi en réchappons. »
Jean Pierre et Marie Bertrand sont deux habitants de Siorac. Leur fils Jacques est né le 3 août 1887 à Grenade (Haute-Garonne). Il est ancien élève du Lycée de Toulouse et est sorti de l’école Centrale en 1907. Lieutenant de réserve au 1er régiment d’artillerie, il est blessé le 8 décembre 1914 au cours d’une reconnaissance. Il meurt des suites de ses blessures à l’hôpital de Toul. Sa mère Marie qui était déjà dans un état de santé déficient avant le départ de son fils au front, ne peut surmonter la douleur et s’éteint le 27 décembre 1914. Le jardin des Bertrand est contigu au cantonnement de Jean. Marie n’étant plus là, ce jardin, en ce début juin, n’a pas toute la splendeur des autres années. Cependant, le rosier grimpant, couvert de roses, n’a rien perdu de sa beauté. Une coccinelle grignote lentement mais sûrement les quelques pucerons qui se sont aventurés sur ce rosier. Tout près de là un papillon tout blanc, butine de fleur en fleur sur les lavandes tandis que les moineaux piaillent à en perdre haleine. Pour ce jardin abandonné, les jours de ce mois de juin se suivent et se ressemblent, mais pour Jean le 4 juin ne ressemble à aucun autre.
Périgueux le 5 juin 1915
Ma chère Maman,
Je t’envoie ces quelques mots pour t’annoncer que je suis parti hier de Siorac en détachement affecté comme sergent au 153ème de ligne. J’ai été habillé et équipé ce matin et je pars ce soir à St Astier (Dordogne) pour encadrer le détachement.
J’espère que vous êtes tous en bonne santé. Je me porte très bien suis superbe en bleu ciel suis vraiment embêté par le changement que nous avons : c’est effrayant.
Germain est avec moi sergent : nous sommes ensemble et en sommes très heureux.
Je t’enverrai sitôt que je le saurai ma nouvelle adresse.
Embrasse bien fort tout le monde pour moi et pour toi les meilleurs baisers de ton fils qui t’aime.
Jean
Le 6 il écrit : « nous attendons notre départ pour ces jours-ci »
Le 7 il écrit : « nous attendons qu’on veuille bien nous faire partir »
Le 8, le 9, le 10…
Le 11, il projette de partir en permission à Toulouse :
TÉLÉGRAMME
DE SIORAC DE BELVES numéro : 663 date : 11 17/35
« ARRIVERAI DEMAIN SOIR ONZE HEURES » = JEAN
TELEGRAMME DE LA PERMISSION MANQUÉE DU 11 JUIN (dont l’importance ne sera vue que beaucoup plus tard)
Mais celle-ci est annulée au dernier moment ! !
Et puis…
St Astier le 13/6/15
Mon cher Papa,
Non, vous étiez loin de vous douter de la raison de mon silence à votre télégramme. Il est bien simple. Nous étions partis en marche d’épreuve de 24 heures juste le matin où j’aurai dû le recevoir et je ne l’ai touché qu’a mon retour : j’y ai répondu de suite. Nous avons été jusqu’à Ribérac ou nous avons couché : la marche a été très dure et tu peux croire que nous sommes loin, bien loin d’être satisfaits de notre sort par ici.
Pense que dans cette marche où nous avons marché toute la nuit, nous avons fait près de 75 Kilomètres.
On y mène les gens comme des chiens on les visse pour la moindre des choses et on barde comme des forçats. Nous sommes tous ceux qui sommes venus du renfort dans l’espérance qu’on va nous expédier vivement sur le front car nous y serons sûrement moins fourbus.
Voilà toutes les nouvelles du moment. Ce matin nous avons été prendre un bon bain à la rivière et tout à l’heure nous nous apprêtons d’aller faire un bon déjeuner en ville car le mess est détestable. Nous couchons dans le petit réduit du hangar, nous avons maintenant des draps : ceci est passable tout au plus.
Il fait un temps torride et je me change de linge tous les deux jours.
J’attends donc une dépêche de vos bonnes nouvelles et vous embrasse tous deux de tout cœur.
Votre fils affectionné,
Jean
L’attente impatiente va durer jusqu’au…
Jusqu’au 21 juin, qui est, comme chacun sait, le premier jour de l’été. Mais pour Jean, ce 21 juin 1915 c’est l’arrivée au front qui est l’événement du jour.
Mesnil les Erruy près Houdain – Pas de Calais
21/6/15
Mes chers parents,
Nous voici arrivés au terme de notre voyage qui a duré 52 heures exactement. Nous avons du faire en arrivant près de 5 kilomètres à pieds et ce matin de nouveau 3 kilomètres pour arriver à ce village où le 21ème est au repos depuis avant hier. On vient de m’affecter à la 9è Cie 3è section et vous pourrez donc m’écrire à l’adresse que je vous donne à la fin de la lettre. Nous sommes à 12 Kilomètres de Souchez d’où vient le 21è.
Pour le moment nous sommes bien tranquilles et n’avons qu’a flâner toute la journée. Le ravitaillement est fait d’une façon merveilleuse et on touche tout le linge qu’on désire et tout ce que l’on a besoin. On m’a donné hier ma section avec des hommes mais ma compagnie a été tellement éprouvée en blessés surtout que je suis jusqu’à nouvel ordre chef de section en remplacement de l’adjudant et que ce sont deux caporaux qui sont chefs de 1/2 section. J’ai la chance d’avoir avec moi dans ma section un petit caporal toulousain Boyer qui vient du 50è. Nous entendons le canon continuellement.
Je te charge de donner de mes nouvelles à toutes nos connaissances, tu comprends que je ne puis entretenir une correspondance avec tout le monde surtout que la censure des lettres est très sévère en ce moment.
Tu peux m’envoyer une lampe électrique, achète qq. chose bon c’est très utile par ici.
Mille baisers à partager entre vous de votre fils affectionné.
Jean
21è Inf 9è Cie
3è section sect. post. 117
Du 21 juin au 8 juillet, Jean va vivre à ce que nous appellerons : « L’arrière du front. »
Des extraits de ses lettres vont nous permettre de partager sa vie de soldat pendant cette période.
Tout d’abord, les lieux de cantonnement sont décrits avec couleur et… nostalgie.
Nous sommes en plein dans le pays minier et vivons dans la poussière charbonneuse, au milieu des mineurs et des estaminets ! !…
Nous sommes cantonnés dans une école mixte et je t’écris sur un pupitre d’écolier… où est donc ce temps là.
Généralement, les combattants qui reviennent de la ligne de feu recherchent la détente du corps et de l’esprit et arrivent très rapidement à faire abstraction de tout ce qui rappelle la guerre. Pour Jean qui arrive au front, il semble qu’au contraire, c’est tout ce qui est lié à la guerre qu’il remarque et qu’il lui plaît de raconter :
Nous entendons le canon toute la journée et toute la nuit sans aucun arrêt…
La canonnade est très vive et les coups de canon succèdent aux pétarades des shrapnells…
Depuis hier la canonnade a dédoublé. Nous commençons à connaître les différents sons des calibres et ce matin à l’heure où je t’écris (8h30) les 190 donnent à la couleur !…
Hier soir de cinq heures à onze heures j’ai entendu la plus belle canonnade que nous ayons jamais ouï depuis mon arrivée : les marmites succédaient aux marmites et cela sans discontinuer : ça a dû barder !…
Les shrapnells (du nom de leur inventeur) sont des obus contenant des balles qui, au moment de l’explosion, réglée par une fusée détonateur, sont projetées en avant de l’engin.
Marmite est un terme familier pour désigner en principe un gros obus, mais également un obus plus petit.
Dans le domaine de l’artillerie légère, le 75 français est en concurrence avec le 77 allemand. Si les deux canons ont une portée et une précision à peu près comparables, le second présente l’avantage de peser 200 kilos de moins.
La supériorité de l’artillerie lourde allemande réside surtout dans le fait qu’elle dispose de 2000 pièces, alors que les alliés franco-anglais ne peuvent en aligner que 600.
Jean fait un apprentissage du feu à distance et plus généralement de la guerre tout court.
Nous avons vu au moins une cinquantaine d’aéros qui ont survolé le village et constamment passent des camions de munitions, de ravitaillement, d’artillerie, bref tout un monde : on est effrayé de la quantité de gens et de choses déplacées par cette guerre…
Hier au soir nous avons aperçu un aéro boche sur lequel nos canons ont tiré une quantité énorme d’obus mais nous n’avons pu voir les effets car c’était trop loin…
Ce matin nous sommes passés devant un grand parc d’aviation où il y avait peut être près de 50 appareils biplans à deux places alignés. Ils sont tous peints en blanc avec sous les ailes de grandes cocardes tricolores et avec le fuselage également bleu blanc rouge.
Au début de la guerre, les aéroplanes (les aéros comme on les appelle), ne peuvent rendre que des services restreints. Les flottes des cinq principaux belligérants n’atteignent pas l’effectif de 800 appareils.
Dans leur mission d’observation, durant la première bataille de la Marne, ils jouent pourtant un rôle prépondérant en signalant le changement de direction de Von Kluck. Comme nous l’avons vu, cela déterminera le cours de la bataille.
Dans l’Illustration, les communiqués consacrés à l’aviation sont très rares. En parcourant les pages une à une, ce n’est que le 27 février 1915 qu’on relate la campagne du capitaine Moris de l’escadrille MF8 à bord de l’avion bi-plan MF 123 du 31 juillet 1914 au 24 décembre 1914 : après 253 heures de vol et 400 glorieuses blessures, l’avion, bien que pouvant encore tenir l’air, est retiré pour une retraite bien méritée.
Le communiqué du 17 avril de cette même année consacre une page entière à l’exploit de Roland Garros du 1er avril. Pilotant seul un monoplan du type Morane qu’il avait ingénieusement remanié (le tir à travers l’hélice était possible, car celles-ci étaient protégées par des plaques d’acier), il abat un Aviatek allemand qui était pourtant monté par deux hommes dont un qui se consacrait uniquement au tir.
À la fin du conflit, la maîtrise du ciel est devenue un enjeu majeur. Le bond technologique, industriel et militaire est impressionnant et l’armée française dispose de la première flotte de combat aérien au monde. Profitant de son éloignement des combats, Toulouse est la grande bénéficiaire : le ministère de la guerre passe commande de 1000 avions Salmson à Pierre Charles Georges Latécoère, industriel, né à Bagnères de Bigorre, qui ouvrit fin 1917 une usine d’où sortirent 800 appareils à la cadence maximum de 6 par jour jusqu’en novembre 1918.
Et c’est bien grâce à la grande offensive, chars et avions combinés, de la mi-juillet 1918, que les alliés bousculent l’armée allemande : un grand pas vers la victoire.
Tu ne peux pas croire où l’imagination des hommes est arrivée pour inventer des engins de mort. Ainsi nous lançons des bouteilles de limonades authentiques remplies de mélinite, de clous, de verre avec un détonateur au bouchon. Pour les lancer on appuie sur un bouton fixé au bouchon qui correspond au détonateur composé d’une amorce ; le feu prend à une courte mèche et il faut alors rapidement les lancer car il s’écoule entre l’inflammation et l’explosion 4 à 5 secondes seulement : quand on pense que des inoffensives bouteilles de soda sont devenues des engins de mort !…
Hier au soir il y a eu pour les officiers et sous officiers une conférence faite par notre major sur les gaz asphyxiants et sur les moyens de se protéger. A cet effet nous avons touché des masques avec de la charpie trempée dans l’hyposulfite de soude. En cas d’émanation de ces gaz qui sont composés en partie d’acide chlorhydrique on doit se boucher le nez complètement avec cette charpie roulée en boule et en mettre une grosse quantité dans la bouche en respirant le moins possible. En plus de cela nous avons reçu des lunettes d’autos en caoutchouc avec du mica jaune pour protéger l’irritation des yeux. C’est vraiment une drôle de guerre.
Comme on vient de le voir, l’effort de guerre est important, il impose à la France une dépense mensuelle d’« un milliard de francs de l’époque ». C’est un chiffre, qui en raison de son énormité, ne dit pas grand-chose à l’esprit et qui demande à être éclairé par quelques précisions : Un bloc en or massif valant un milliard de francs pèserait près de 322.500 kilogrammes, mais aussi un milliard de franc en or pourrait être transformé en 22 statues massives dont chacune aurait la taille moyenne d’un homme. (Source : l’Illustration)
Dans les commentaires de la vie de tous les jours, la nourriture, aussi bien matérielle qu’intellectuelle, tient une place de choix :
C’est aujourd’hui dimanche il est 12h et je reviens d’aller assister à la messe du régiment réservée aux soldats. C’était un bien beau spectacle car nous avions toute la musique du 21è dans le chœur puis 3 violonistes, un violoncelliste, une harpe et l’harmonium dans le haut. Il y a eu des chants par des artistes : c’était de toute beauté…
Nous avons mangé à notre popote à 10h1/2 du matin jusqu’à midi. De midi à 2 heures, lecture des journaux, le courrier, à 2 heures jusqu’à 3h1/2 manille, à 4h nous sommes allés écouter le concert donné par la musique du 21è et nous avons entendu l’ouverture de Faust, une fantaisie sur Lakmé, Les Saltimbanques et la marche Lorraine. A 6h nous avons dîné jusqu’à 8h et de 8h à 10h nous sommes baladés…
Nous avons les nouvelles très régulièrement par le Bulletin des Armées et par Le Petit Parisien qui nous parvient tous les jours.
Pendant cette guerre on a beaucoup reproché aux journaux d’accréditer la légende d’un moral au beau fixe. Pour Jean, à ce moment-là, ce n’est pourtant pas une légende ; la fraternité, à n’en pas douter, joue un rôle important dans ce moral.
Rien de bien nouveau à t’apprendre, si ce n’est que je ne me fais pas de bile, que je suis avec d’excellents garçons avec qui je m’entends très bien et que je ne me fais pas de mauvais sang, au contraire c’est une rigolade perpétuelle… Inutile de te dire que le moral des troupes est excellent : nous sommes à rire et à faire des blagues toute la journée…
J’ai de bon gars avec moi, la moitié ont été au feu : ils sont en grande partie Parisiens, Dijonnais et du côté de Langres : ce sont tous de bien gentils garçons plein d’entrain et plein de courage…
La médiocrité des conditions matérielles est signalée sans animosité particulière, plutôt avec humour.
Une chose n’est pas agréable c’est le couchage à même le plancher avec le sac comme oreiller et tout habillé, la capote nous sert de couverture mais je dors tout de même à poing fermé comme si j’étais dans un lit… mais parfois je me prends à rêver que je retrouve un vrai lit où je me glisse déshabillé ! ! ! Mais je crois que j’en ai réellement perdu le goût.
Le thème de la mort est totalement absent. Pourtant, il y a ce départ vers les premières lignes du front qui est d’abord très loin puis qui se rapproche, se rapproche…
Je crois que nous allons rester dans la même situation pas mal de jours car il paraît que le régiment ne l’a pas volé depuis le temps qu’il est dans la secteur…
Comme vous le savez depuis que nous sommes arrivés le 21è est au repos et paraît-il le repos est bien gagné et tous les rescapés de la dernière attaque en sont très contents : le régiment est un régiment d’élite cité plusieurs fois à l’ordre du jour pour sa vaillance et son courage…
Nous sommes toujours au repos mais il est probable qu’il tire à sa fin d’après les on-dit plus ou moins croyables…
Mais pourquoi donc Jean ne donne-t-il pas plus d’informations sur la situation du front ?
Tu comprendras aisément que je vous donnerai beaucoup plus de détails intéressant mais la censure est excessivement sévère et je serai puni sans que vous ayez tout de même les détails mais on se rattrapera lorsque tout ce fourbi sera terminé.
Depuis le 16 juin, les fantassins français sont sur les abords de Souchez, près du château de Carleul ; le cimetière voisin est atteint le jour suivant. Le 18, un coteau escarpé, situé entre Souchez et Givenchy-en-Gohelle, où ils ont pris pied, est attaqué, mais l’ennemi est repoussé. De ce côté paraît se porter le principal effort ennemi, pendant que nos troupes approchent toujours de Souchez par le nord.
Dans la zone où se croisent la route nationale de Béthune à Arras et le chemin creux non empierré qui relie Ablain-Saint-Nazaire à Angres, des rencontres d’infanterie ont lieu du 24 au 26. Ce dernier jour, l’ennemi parvient à s’installer sur 250 mètres de chemin creux ; mais le 28, notre avant garde va l’en déloger. Du 1er au 4 juillet les tentatives réitérées de le reprendre seront vaines.
Le dimanche 4 à 10 heures du soir, le labyrinthe est assailli ; mais les colonnes allemandes sont aussitôt arrêtées.
Lundi c’est la station de chemin de fer de Souchez qui est attaquée. En dépit d’efforts répétés, tentés par des forces ennemies importantes, la gare reste aux Français.
Ces combats sont accompagnés d’un violent duel d’artillerie, surtout dans la nuit du 4.
Ainsi que je l’avais prévu nous partons pour les tranchées demain dans la journée. Pendant ces quelques jours de tranchées, une huitaine probablement il ne faut pas vous faire du mauvais sang si vous restez un, deux jours sans nouvelles car comme on me l’a expliqué, ce sont les cuisiniers qui en portant la nourriture reprennent les lettres pour les donner au vaguemestre. Or à la dernière attaque du bataillon les cuistos n’ont pu à cause du bombardement intensif aller ravitailler une Cie pendant prés de deux jours : les pauvres soldats ont mangé leurs réserves. Tout cela pour t’expliquer un retard qu’il ne vaudrait pas interpréter dans le sens funeste. Je vous recommande de ne pas vous inquiéter en rien car j’emploierai tout mon sang froid et mon courage à être prudent et c’est un grand point ici.
Maintenant ma compagnie est au grand complet et il est venu à ma section un adjudant qui est un brave garçon ; tous les cadres disparus ou morts à la dernière attaque sont remplacés et nous sommes fin prêts.
A l’heure où vous recevrez ces lignes je serai près des boches mais pas plus ému que ça.
Savez-vous l’origine du mot « boche », le Journal de Genève du 28 décembre 1914, sous le titre : D’où vient le mot « boche » nous donne son avis en ces termes :
« Dans la gazette de Lausanne, M. Arnold Naville donne comme ancêtre commun de tous les boches d’aujourd’hui le géant Teutobochus, qui fut le roi des Teutons un siècle avant notre ère. Pour ingénieuse qu’elle soit, cette étymologie nous paraît un peu compliquée. Mon idée est que le mot boche vient du collège de Genève. J’en appelle à tous ceux qui furent collégiens à l’époque de la guerre de 1870. Dès cette époque lointaine, Allemand se traduisait dans notre langage en Alleboche. Prononcez : Alboche. Ce mot pourrait être, par exemple, une combinaison d’Allemand et de Caboche. Nos collégiens se font volontiers, par des déformations de ce genre-là, un argot assez savoureux ». Un peu plus loin il poursuit : « Du collège, le mot Alboche s’était répandu dans la ville, puis dans toute la Suisse romande. Et les Français, qui aiment la brièveté, ont transformé Alboche en Boche. »
9 juillet 1915
Mon cher Papa,
Contrairement aux ordres donnés nous sommes partis hier au soir à 5 heures pour les tranchées et nous sommes arrivés dans les dernier abris vers 10 heures. Nous venons de nous lever et attendons ce soir pour aller sur la ligne. Je ne sais encore à quelle ligne on nous dirige. Nous sommes à quelques minutes des pièces d’artillerie et tu peux croire que c’est un joli vacarme !
Nous attendons ce soir sans aucun émoi, personnellement je n’ai aucune appréhension, nous ne ferons que quatre jours de première ligne, quatre de deuxième et quatre de troisième ou d’arrière…
Jean
À l’occasion de ce premier contact avec les tranchées, il est bon de préciser que le creusement de celles-ci n’est pas un phénomène nouveau en 1914. Il était courant dans la guerre de siège dès le XVIIe siècle, et il s’est généralisé à l’occasion des conflits qui ont précédé la Grande Guerre.
Du 9 au 22 juillet, Jean va passer 14 jours sur (ou près), de ces petites forteresses.
Premier jour : deuxième ligne, vendredi 9 juillet.
Nous sommes partis de notre emplacement vers 8 heures du soir et en colonne par un à travers les boyaux nous avons été prendre notre emplacement vers les 11 heures où nous sommes tapis depuis lors. La relève de l’autre régiment s’est faites correctement sans aucun dégât.
En arrivant nous avons vu les fusées éclairantes boches et françaises. C’est merveilleux de clarté et d’initiative. Inutile de te dire que nous sommes passés à travers les balles et obus tout le temps.
Deuxième jour : deuxième ligne, samedi 10 juillet.
Ce matin il est 9 heures la canonnade a repris de belle façon. Nos emplacements sont marmités copieusement. Heureusement que les tranchées sont bien établies et que l’on ne risque presque rien.
Jusqu’à présent je puis t’assurer que je n’ai pas un instant d’émotion et que presque tous nous sommes en pleine tranquillité. Une chose curieuse à constater c’est surtout le peu de cas que l’on fait des balles de fusils.
Vers trois heures de l’après midi les marmites de 105 ont commencé à taper dans nos emplacements. Inutile de te dire que nous sommes enfouis dans nos trous le sac par dessus la tête et avons attendu la fin bien tranquillement.
Vers le soir à la tombée de la nuit la lutte d’artillerie a recommencé de plus belle avec le concours de la fusillade et des mitrailleuses.
Troisième jour : deuxième ligne, dimanche 11 juillet.
Ce matin c’est assez calme. C’est une drôle de vie que l’on passe dans les boyaux enfouis comme des taupes et je comprends facilement les souffrances qu’on dû endurer nos soldats cet hiver dans la boue et le froid. Nous avons tous des vraies mines de fantômes : sales, couverts de poussières, les yeux gonflés par l’insomnie et malgré cela nous avons tous la bonne humeur et l’insouciance.
On ne le répétera jamais assez, la pluie a été la principale plaie de la Grande Guerre. La description qui en est faite dans le journal des tranchées « L’Argonaute » est très instructive à ce sujet : « La tranchée est un ruisseau couleur de terre… De l’eau, de la boue. On y enfonce, on glisse doucement, attiré par on ne sait quelle irrésistible force… Les caillebotis flottent puis s’enfoncent absorbés par la fange. Tout disparaît dans ce liquide pesant où les hommes disparaîtraient aussi, si la profondeur n’en était pas limitée. Elle s’attache aux vêtements, elle pénètre jusqu’à la peau, elle souille tout ce qui stagne comme tout ce qui meurt. »
Quatrième et cinquième jours : première ligne, lundi 12 et mardi 13 juillet.
Pendant ces deux jours, Jean ne pourra pas écrire comme il le faisait chaque jour et il le déplore :
« Vous devez avoir passé deux biens mauvais jours sans nouvelles mais il m’a été matériellement impossible de vous en faire parvenir. »
Heureusement le courrier étant très irrégulier l’angoisse de tous les jours (Charles et Louise savent que d’un jour à l’autre Jean doit partir pour la première ligne) n’a pas été affectée.
Nous avons reçu ordre de partir de la deuxième ligne à 9h du soir pour relever la section qui occupait la tranchée de première ligne. Nous avons parcouru environ 7 à 8 km à travers les boyaux et nous sommes arrivés à nos emplacements après avoir essuyé quelques marmites et obus mais sans dommage aucun.
Arrivés là nous nous sommes mis dans des abris creusés sous terre et notre mission pendant ces deux jours est restée la même c. a. d de nous garer dans nos abris et de veiller par relève dans un poste d’écoute qu’il y avait à 20 mètres de là.
Le premier jour s’est passé assez calme mais le deuxième a été épouvantable : Un aéro boche nous avait sûrement repéré et au bout de 10 minutes de son apparition les marmites de 105, les 77, les 74 autrichiens, tout nous est tombé dessus.
Nous sommes tous sortis indemnes de ce marmitage dans la section mais c’est un vrai miracle. Il y a eu trois abris qui se sont effondrés mais nous avons pu retirer à temps les bonhommes qui avaient été ensevelis sous terre. Pour te donner une idée de l’existence que nous avons vécu, figure toi que la cabane où j’étais avait environ 2 m de long et à peine 1 m de large devant mon trou d’entrée se trouvait le cadavre d’un mitrailleur tué la veille et notre cabane était faite sur des morts où l’on avait mis des planches dessus. J’avais heureusement du papier d’Arménie pour les odeurs et il m’a servi. Inutile de te dire que j’ai couché ces deux jours sur les asticots environnés de mouches mais c’est un détail.
Ajoute à cela que nos cuisiniers n’ont pu venir à nous car le bombardement était trop fort et que pour calmer une soif de tous les chiens j’ai vidé la moitié d’un flacon de Ricqlès goutte à goutte sur mes lèvres en ces deux jours !
Enfin le 13 au soir on a fait passer… la relève ! Voilà la relève ! Plus de fatigue, plus de soif, plus d’odeur insupportable, en avant et à travers les boyaux nous voilà a courir…
Par miracle, un vrai miracle, notre section pendant ces deux jours et malgré le bombardement et la fusillade n’a eu aucun dégât, aucun blessé ! rien. La section qui nous a relevé a eu quatre morts et une dizaine de blessés ! Le Génie qui travaillait à côté (à 150 mètres) a eu sept morts et dix-huit blessés ! pendant les deux jours suivants.
Et vois la destinée ou plutôt la chance : Lorsque la section de relève est venue nous remplacer, un caporal est venu me trouver et demandé si ma cabane était bonne : « Oh ! lui ai-je répondu, ni bonne ni mauvaise, il faut se méfier des éclats ». « Je la prends tout de même » me répondit-il puis « Au revoir, bonne chance ! » Or, trois quart d’heure après il a été tué net d’un éclat au cœur.
Voilà mes deux jours de feu. Ils compteront dans ma vie.
Germain a été blessé en arrivant mais une blessure légère : le bras traversé par un shrapnell il a été évacué ce matin je ne sais dans quelle direction mais pas loin probablement car sa blessure est superficielle paraît-il je n’ai pu le voir.
Que vous dirais je comme impression ? Peu de choses si ce n’est que je n’ai été nullement impressionné et que je n’ai pas eu peur. Mais, voyez vous c’est horrible on ne peut se le figurer. Les mots ne peuvent traduire ce que c’est et pour avoir les vrais impressions il faudra que je vous les raconte de vive voix car il y aurait trop de choses à vous conter.
J’allais oublier de te mentionner que j’ai fracassé ma montre contre un rocher. J’en ai acheté une autre en acier qui m’a coûté 15 F : elle marche très bien.
Dans son communiqué de la 49e semaine de guerre (8-14 juillet), l’Illustration écrit : « Dans la nuit du 11 au 12 juillet, l’emploi d’obus asphyxiants a permis aux Allemands d’enlever le cimetière de Souchez et quelques éléments de tranchées repris par la suite. »
« Bourrage de crâne » et « bobards » sont des termes nés de la Grande guerre ; c’est pour lutter contre ces fausses informations qu’est créé le Canard enchaîné le 15 septembre 1915. Dans l’article ci-dessus l’Illustration ne fait pas exception à la règle. Car, quand « l’étrange nuage vert de la mort » se répand, fusils, vestes et paquetage volent dans tous les sens. Le masque et les lunettes sont là à portée de main, mais la panique est trop forte. Certains les mettent, d’autres les prennent seulement en main, mais tous, en débandade, se replient… se replient… sur une ligne entre le Cabaret rouge et la gare de Souchez, en passant par le château de Carleul. Là, l’odeur âcre du chlore a disparu, chacun reprend ses esprits et la ligne de défense se réorganise. Heureusement, Jean est plus au nord sur l’éperon de Souchez et a été épargné.
Sixième jour : troisième ligne, mercredi 14 juillet.
Nous avons mis quatre heures pour arriver à l’arrière car nous avons été arrêtés, coupés, disloqués par d’autres factions. Enfin à deux heures du matin nous sommes arrivés couvert de boue, de terre, des mines de cadavres mais la joie de vivre au cœur. Nous avons retrouvés dans la cabane les trois autres sections qui venaient d’arriver. Les cuisiniers nous ont porté des nouilles chaudes, du gigot, du vin, du café et du rhum. Hum… Pendant une heure je suis resté à manger, boire et… respirer.
J’ai passé la journée et la nuit à dormir et à me reposer.
Ainsi le 14 juillet s’est passé ici sans que nous nous apercevions que c’est la fête nationale ! Seul le canon a donné de belle façon ! C’est un feu d’artifice comme un autre.
Septième jour : troisième ligne, jeudi 15 juillet.
Aujourd’hui je suis complètement dispos et reposé.
Le temps est assez beau quoique bien frais, jamais on ne croirait être au mois de juillet. Les jours passent néanmoins assez vite mais malheureusement ils n’apportent guère d’amélioration dans la situation. Naturellement comme dans les villes il se discute pas mal par ici sur la durée probable de la guerre mais tout le monde est d’affirmer qu’une campagne d’hiver est impossible et c’est mon idée personnelle… Car vraiment il faut être ici pour se rendre compte de la misère qu’est la guerre. C’est impossible de s’en faire la moindre idée quand on n’y est pas passé.
J’ai reçu hier au soir une carte de Germain il est tout près de nous dans un dépôt d’éclopés il a de la déveine dans sa chance car le major du dépôt n’a pas voulu l’évacuer à l’intérieur. D’ici, au plus tard un mois, il reviendra parmi nous et j’en suis très content.
Tu me demandes pour un paquet si je désire quelque chose. Je serais très heureux de recevoir les différentes histoires énumérées plus bas. Envoie moi soit par chemin de fer recommandé soit par poste si c’est possible
1°– 1 flacon en aluminium ou en fer (plat si possible) contenant du rhum. contenance 1/2 ou 1/4 de litre.
2°– Quelques biscuits Pernod si possible ou autre marque à défaut.
3°– un passe montagne en laine.
4°– une boite papier lettres pratique
5°– un flacon encre stylo noire et un compte goutte stylo. (flacon assez bien conditionné pour ne pas se renverser dans mon sac)
6°– un petit flacon d’eau de cologne.
7°– si tu peux trouver des bonbons ou comprimés contre la soif.
8°– une boussole (mais bien meilleur marché que la dernière) j’ai broyé la mienne en m’aplatissant sur le sol.
9°– une chaîne très bon marché en acier (chaîne de montre).
10) – qq. boites de conserves.
Enveloppe de l’obus de 420.
Huitième et neuvième jour : troisième ligne, vendredi 16 et samedi 17 juillet.
Où on voit que le temps change vite même en juillet :
Le temps est plutôt mauvais : pluie et vent toute la journée : nous allons prendre quelques provisions de boue pendant ces quatre jours, où nous allons dans les boyaux pour les améliorer. Nous en serons quitte pour nous nettoyer en revenant au repos car nous serons dégueulasses, sales, crottés et remplis de poux. Un petit détail comique en passant : c’est paraît il la marque de fabrique des « poilus. »
Je t’envoie inclus une enveloppe et une carte trouvé dans un manteau boche. Je t’envoie l’enveloppe par curiosité car nous avons tous trouvé sur différents morts des enveloppes avec la même inscription sur l’obus de 420 : « Dieu punisse l’Angleterre » (Gott strafe ENGLAND)
La défaite que fait subir la flotte britannique à l’escadre allemande du Pacifique aux îles Falklands en décembre 1914 est très humiliante. Aussi, c’est à partir de janvier 1915 que l’expression « Dieu punisse l’Angleterre » devient populaire en Allemagne. Dans les rues, les cafés, au théâtre, partout les gens ne s’abordent ni ne se quittent sans répéter : « Gott Strafe England ». Très rapidement, ils diront simplement : « England » qui rappelle à l’interlocuteur qu’il faut haïr l’Angleterre.
Dixième jour : deuxième ligne, dimanche 18 juillet.
Ainsi que je vous l’avais dit, nous sommes partis à 8h1/2 du soir pour aller occuper des tranchées afin d’y travailler la nuit. Il est arrivé une demi heure avant de partir un contre ordre et nous avons été dirigés sur la seconde ligne mais en tranchée de soutien place sans aucun danger, surtout à l’endroit où nous nous trouvons.
Nous occupons un « chemin creux » un de ces fameux chemin creux qui avait été érigé par les boches mais qui sont repris depuis un mois par nous.
Ce chemin avait été très bien emménagé par les boches et il y a à coté de moi un abri sous terre avec deux lits, une table, une pendule et le couvert complètement tapissés : c’est là où sont mes deux lieutenants. Je me trouve avec l’adjudant et mon autre sergent dans un très bon abri également couché sur des manteaux prussiens abandonnés et suis très à l’aise ce qui est très rare dans ces abris.
Depuis que nous sommes arrivés, nous n’avons pas essuyé un coup de canon, tout au plus quelques balles sont passées bien au dessus de nous mais que sont les pauvres petites balles à côté de grosses marmites qui font des trous de quatre mètres de diamètre et deux de profondeur !
Le spectacle de la tranchée est plutôt bizarre : il y a en face de moi des chaises, des chemises de femme, des capotes boches, des fusils… de tout, des choses invraisemblables qu’ils ont volé dans un petit village en ruine à cinquante mètre de nous.
Oh ! ce pauvre village ! plus une maison debout, seule l’église conserve ses quatre murs qui se dressent devant nous lugubres et silencieux ! Ce petit village, en a-t-on parlé et reparlé et combien j’étais troublé hier au soir en le regardant et en pensant aux terribles luttes qui s’y sont livrées autour. Maintenant il est à nous, il est mort, mais au moins il est laissé tranquille depuis quelques jours, mais combien de braves soldats ont trouvé la mort en le défendant.
Ce village d’Ablain-Saint-Nazaire fait partie de ces « modernes Pompéi » qui jalonnent le front. Nul cyclone, nul tremblement de terre n’a amoncelé toutes ces ruines : Elles sont le résultat des bombardements lors des batailles, mais aussi parfois de la politique de la terre brûlée pratiquée par les Allemands lors de leur retraite de septembre 1914.
Ce qui reste de l’église d’Ablain-Saint-Nazaire
Onzième jour et douzième jour : deuxième ligne, lundi 19 juillet et mardi 20 juillet.
Actuellement nous sommes en seconde ligne mais tranquille comme Baptiste pas trop d’obus quelques balles sur le soir.
Si tu voyais où je suis en ce moment : il y a au moins 200 morts enterrés à une vingtaine de mètres de moi et comme le 75 a remué tout ça, tu vois un pied, une tête, une main ! c’est effrayant.
Au crépuscule je suis monté sur un petit poste d’observation avec une jumelle extra-forte à prisme et j’ai vu tout le pays et endroits qui sont groupés devant nous et dont on parle tant et tant sur les compte rendus. J’en conserverai une vision inoubliable surtout dans l’état où cela se trouve. IL y a près de nous une certaine sucrerie bien renommée. Dans quel état ! Et quelles luttes se sont livrées de ce coté.
Passons à un autre sujet moins noir. Tu ignores peut être la quantité de sac de jute qu’il y a sur le front ! C’est inimaginable ! Les tranchées ne sont guère plus faites que par des sacs de plâtre (comme dimension) remplis de terre il y a de tout des doubles chaînes, des croisés, des sacs à sel… je me demande où l’état a sorti tous ces sacs surtout si dans tous les secteur il en est de même. Il y a ici une tranchée très longue que l’on appelle : « la tranchée de sac. »
Hier au soir j’ai recherché si dans les tranchées il y avait des choses intéressantes mais nous n’avons guère trouvé de choses bien fameuses car l’endroit avait été fouillé avant nous. Néanmoins il y en a qui ont trouvé des petits objets, entre autres, des cuillères pour faire du thé, un casque bavarois et un fusil Mauser presque neuf, mais le plus veinard est un soldat qui a trouvé dans la poche d’une capote allemande un porte monnaie avec trois louis boches dedans. Actuellement on ne trouve rien de fameux : il faut pour en avoir prendre une tranchée allemande en attaque et ma foi il vaut encore mieux rester sur la défensive, c’est moins dangereux !
Hier au soir à la brume j’ai eu la chance de voir un combat d’aéro à la mitrailleuse : malheureusement la lutte s’est poursuivie trop haut dans les nuages mais tout de même nous avons eu un aperçu de ce que c’était. L’aéro boche n’a pas insisté et a fait demi tour vers ses lignes.
Enfin voilà un jour de tiré, la moitié d’un autre bientôt puis on sera un peu plus tranquille ; Tu penseras à moi mercredi soir vers 10 heures ce sera l’heure de la relève pour aller à l’arrière. Tu as dû recevoir ma lettre te demandant différents objets ils ne pressent pas énormément je tiendrai à l’avoir au repos car je m’arrangerai tout mon fourbi à nouveau.
Inutile de te signaler qu’il y aura quand nous reviendrons au repos dix sept jours que je ne me serai pas lavé et changé de linge et que tous les jours je fais une chasse effrénée aux poux qui nous assaillent constamment et tous les jours j’en mets une dizaine hors de combat… encore une fois, c’est la guerre.
Treizième jour :
Villa des « Poux volants »
deuxième ligne française
ce 21 juillet 1915
à 11 heures du matin
Nous sommes allés avec deux « poilus » faire un petit tour dans le village en ruine. Si tu voyais le spectacle : c’est navrant, absolument navrant de voir toutes ces misères, toutes ces maisons en morceaux et surtout l’église qui dresse seulement quatre murs délabrés : c’est la guerre. Au sujet de cette guerre si tu connais quelqu’un qui a des accès de vaillance, des humeurs de combat : qu’il vienne donc faire un tour par ici et il verra où pourra s’arrêter son enthousiasme de guerre vu de bien loin et à ce propos tout ces vieux revanchards, tous ces embusqués qui vont écouter la Marseillaise ou le chant du Départ aux Variétés, tête nue, qu’ils viennent donc seulement à l’arrière de nos lignes et nous les verrons un peu. Il est vrai que mon secteur est depuis longtemps le plus mouvementé, du reste cela se voit bien sur les communiqués.
Mais quelle mouche a piqué Jean pour qu’il s’en prenne pour la première fois aux civils ? Cette mouche s’appelle « La Dépêche » qui dans son numéro du 15 juillet indique qu’à la sortie de la séance d’hier au soir « les spectateurs des Variétés ont entonné le Chant du Départ tandis que les consommateurs installés à la terrasse du Grand Café de la Comédie ont répliqué par la Marseillaise ». Jean ne peut rester sans réactions, car, et tous les soldats sont unanimes sur ce point : L’héroïsme purement verbal de ceux qui ne courent aucun risque est refusé avec force. Quant à l’héroïsme bien réel des combattants, il ne peut être glorifié de manière légitime que par ceux qui exposent leur vie, et par ceux-là seulement.
Quatorzième jour : troisième ligne, jeudi 22 juillet.
Il est temps pour Jean que ça se termine, à en juger par ce qu’il nous dit :
En effet vous devez comprendre à quel point ce régime de vie sous terre est déprimant et combien les forces s’usent : c’est peu croyable. Et malgré que l’on soit bien portant, on se sent faible tout de même. Ce qui accentue cette faiblesse également c’est de manger constamment des conserves, de la charcuterie ou du macaroni, nouilles ou riz froid. C’est à la fin peu appétissant.
Tu me demandes ce qu’il faut quand on part pour les tranchées. Et bien il faut d’abord emporter le moins d’embarras possible car on est appelé à avoir souvent le sac sur la tête pour se protéger et moins il est lourd mieux ça va. Il faut toujours prendre des boites de conserve mais la prochaine fois je veux varier et ne pas avoir pâté-sardine, sardine-pâté car on s’en lasse vite. Quelques morceaux de sucre sont bien utiles, un petit flacon de vinaigre pour assaisonner et beaucoup de tabac : voilà le noyau de ce qu’il faut avoir dans une tranchée.
Je serai très heureux si, dans un prochain envoi tu pouvais y joindre une boite de poulet à la gelée d’Arvieux, c’est excellent mais c’est peut être un peu coûteux.
Hier au soir nous nous trouvions, comme tu le sais, dans les boyaux lorsque vers huit heures arrive la liaison du commandant disant qu’il fallait que notre compagnie fournisse 50 hommes, 2 caporaux, 2 sergents, pour aller réparer une tranchée en deuxième ligne avancée ! Naturellement comme je suis le plus jeune en campagne, le boulot tombe sur moi et sur un autre sergent classe 13. Franchement, je t’assure que cette mission ne me faisait guère plaisir et que je m’en serais bien passé ! surtout que le canon donnait dur à ce moment. Enfin, à 9 heures on fait passer de nous mettre en tenue et en avant. A ce moment les marmites et obus tombaient drus et je me disais en moi-même : « Pour le dernier jour ce serait idiot de se faire moucher ». Nous avions marché environ 3 km et nous étions arrivés presque à notre endroit de travail lorsque un homme de liaison parvient en nous disant : » Demi-tour nous sommes relevés par le 109 ! » Ah ! tu peux croire que ce retour dans huit km de boyaux a été vivement mené, mais grand manque de chance voilà la pluie qui s’est mise à tomber dru et bientôt à verses ! pour comble de bonheur notre homme guide de la colonne nous a fait faire un détour inutile de 7 km et nous avons marché de 11 heures du soir à trois heures du matin sous la pluie. Tu ne peux te figurer dans quel état nous sommes arrivés, j’étais littéralement trempé jusqu’à la peau. En arrivant je me suis changé de tout et ce matin je suis à peine sec mais si heureux de me retrouver loin de cet enfer que je me trouve un bienheureux.
Les premiers jours de repos se passent tout près du front, de sorte que celui-ci reste bien présent.
24 juillet 1915.
Nous sommes au repos dans un petit village en attendant que le 27, toute la brigade soit relevée et que l’on mène tout le bataillon encore plus en arrière pour le long repos en question.
Inutile de te dire que je continue à respirer à plein poumons ce doux air de l’arrière ! Je viens d’être relevé de garde et j’attends que l’on mène la compagnie aux douches chaudes dans des lavabos de mine. Je vais finir de me décrasser à fond et je serai revenu dans mon état naturel.
Actuellement je te dirais que je ne pense plus guère à la vie de tranchée et que cela ne me fais absolument rien d’y retourner maintenant que je sais vraiment ce que c’est : au fond c’est horrible, affreux mais le moral se fait aux circonstances si bien que l’on finit par s’accommoder à cette vie comme une autre.
Ne me parle donc pas de vues de cinémas, nous savons ce que c’est : on vient prendre des vues de tranchées évacuées souvent à 3 ou 4 kilomètres de la 3è ligne. Tu comprends aisément que l’on ne donne pas des vues avec des tranchées comblées de macchabées le ventre ouvert ! c’est absolument interdit. Ce qui fait que le public ne peut guère se rendre compte de ce que c’est exactement.
Je vois que tu sais nos emplacements mais pour mieux le comprendre il faudrait que vous ayez une carte détaillée.
Dans l’Illustration également, les vues de tranchées sont le plus souvent vides, mais lorsqu’il y a des macchabées ce sont, par un hasard extraordinaire, exclusivement des « boches ». Pour exemple, on peut citer à quelques pages d’intervalle :
Page 373 : une photo avec cette légende : Un boyau plein de cadavres ennemis entre l’Éperon de Vedegrange et Saint Souplet. La légende est fidèle en ce qui concerne le nombre de cadavres, mais rien ne permet d’identifier le camp, ni l’uniforme, ni le casque, ni quelque autre attribut.
Page 381 : une photo avec cette légende : Chasseurs à pied dans la tranchée conquise à Souchez. On peut reconnaître cette fois les soldats français qui circulent en rang serré, la tête haute, avec leur uniforme non maculé et leur casque qui brille au soleil. Quel beau montage photographique ! Pour une fois de plus cacher la vérité.
25 juillet 1915.
Je crois que nous partons demain encore plus à l’arrière. Le temps est quelconque avec des moments de froid et des moments de chaleur c’est à n’y rien comprendre mais les nuits sont toujours fraîches.
Aujourd’hui dimanche nous avons musique à 4 heures à côté de mon cantonnement : dans une 1/2 heure je vais me régaler.
J’espère que votre santé est excellente : quant à moi je vais bien mais la transition de ces jours de mauvaise nourriture avec une bonne chère ont fatigué l’estomac de tous et on se trouve un peu dérangé mais aujourd’hui je vais mieux grâce à l’absorption de bismuth.
Je vous annonce que je suis inscrit pour une permission de six jours mais j’ai encore grand temps avant que ce soit mon tour.
26 juillet.
Ce matin nous sommes aller dégrader un malheureux qui a écopé de « dix ans de travaux publics » pour abandon de poste en présence de l’ennemi. Spectacle lamentable au possible !
Nous avons des artistes qui fabriquent des bagues d’aluminium à partir de douilles de balles de mitrailleuse. Je me propose de vous en envoyer sous peu, j’en ai une très bien faite.
Je ne demande absolument rien pour faire la guerre aux poux : le seul remède efficace est une inspection tous les matins : c’est le seul médicament.
J’espère que vous allez passer un heureux temps à Croix Daurade car (que ne te l’ai je pas dit plus tôt) nous sommes au repos officiellement jusqu’au… 3 septembre ! (à moins qu’il n’y ait une trop forte action naturellement)
Cette dernière lettre est écrite, comme la grande majorité, à l’encre bleu noir d’une écriture fine avec un minimum de pleins et déliés. Au fil des lignes l’impression est de plus en plus claire. Tout à la fin on aperçoit l’amorce de « 3 sep » qui est barré et pour la suite Jean a utilisé un crayon de couleur violette. Son écriture n’en reste pas moins très lisible.
27 juillet. Peu de nouvelles aujourd’hui : nous partons officiellement demain matin pour un petit patelin inconnu à 25 kilomètres d’ici du côté de St P… ; nous serons à près de 40 km de la ligne de feu. Comme je te l’ai appris hier nous sommes au repos pour un mois environ puisque on prévoit que nous pourrons remonter aux tranchées le 3 septembre environ, sinon plus tard.
Le nouveau lieu de cantonnement, où Jean arrive le 28 juillet, s’avère au début assez singulier :
La vie est d’un paisible fini. Je suis cantonné dans une ferme tout ce qu’il y a de plus rustique où les gens sont très accueillants et très gentils. Nous avons sous la main des œufs frais, du lait à volonté car nous vivons au milieu des poules, des cochons, des vaches : je deviens tout à fait primitif et je suis devenu également d’une simplicité vraiment étonnante. Dans le petit patelin voisin il n’y a guère grand’chose et même l’approvisionnement est assez difficile. On ne trouve même souvent pas des choses élémentaires. Heureusement comme nous sommes là pour longtemps les commerçants vont faire venir ce qui manque.
J’ai reçu vos trois colis qui sont parfaits, de goût exquis. Inutile de te dire que je n’ai pas encore touché aux provisions que je réserve pour plus tard. J’ai goûté les biscuits délicieux : le rhum : excellent ainsi que les cigares et cigarettes : merci bien des fois de toutes vos gâteries et de toutes vos attentions depuis mon arrivée ici.
J’ai reçu également un petit colis de ma tante avec des petites choses bien bonnes : je reçois de partout, je suis comblé.
Dans ton prochain envoi (oh ! ça ne presse pas loin de là) tu peux y mettre un petit réchaud comme celui dont tu me parles et de l’extrait de café : ce sera utile pour les tranchées mais pas pour ici.
Nous faisons l’exercice tout les jours et si ce n’était notre tenue de guerre et le bruit du canon on se croirait dans quelque dépôt au diable du front ! Nous avons été ce matin au tir et j’ai fait un très bon résultat chose extraordinaire, mes premières balles tirées au front sont des cartouches tirées dans un stand de tir : ça paraît drôle n’est-ce pas.
Hier nous avons eu grande revue par le général commandant la Xè armée : le 21è a été félicité. Le colonel pour remercier la bonne tenue du régiment a offert à chaque popote deux bouteilles de champagne et nous en sommes payés huit. Nous avons savouré avec pas mal de petits gâteaux secs, une excellente tarte et là dessus un bon café aromatisé avec de l’excellent cognac authentique…
Il y a eu remises de décorations à tous les cités à l’ordre du jour. Dans ma Cie il y a eu 3 sous-offs, 1 officier et 2 soldats décorés. Hier au soir cela s’est arrosé entre les sous-offs dans notre mess : nous avons sablé le champagne jusqu’à minuit et nous sommes rentrés assez contents tu peux le croire. A part cela on dit que les soldats sont malheureux au front !
Tu m’as trouvé maigri sur la photo ; cela n’a rien d’étonnant car le régime des tranchées n’engraisse pas. Cela ne m’empêche pas d’être en excellente santé et de bien boulotter : nous avons une popote délicieuse et tout ce qui nous faut pour bien nous traiter, volaille, lapins, porcs, liqueurs, tout absolument.
Naturellement il se parle beaucoup de la guerre chez nous, il se parle surtout sur les jours à passer et sur la durée et tous, officiers, sous-offs et soldats sommes tous d’accord pour dire que la campagne d’hiver n’aura pas lieu. Personne ne veut y croire par ici et je crois que c’est l’opinion générale…
Tu seras bien aimable de me faire confectionner une salopette comme celle que tu m’avais fait faire à Périgueux en toile bleue mais au lieu d’y mettre une fente pour les poches fais mettre de vrais poches. Ce pantalon me servira dans les tranchées pour mettre par dessus le bleu horizon. On fait passer dedans également la capote ce qui fait qu’en revenant au cantonnement on est assez propre. De ce fait au lieu d’y mettre des boutons fais y mettre un cordon que je serrerai à la ceinture.
J’ai appris hier la mort d’un petit caporal que j’avais amené de Périgueux avec moi, un bon petit gars de la classe 16 engagé. Il a reçu un éclat d’obus dans la tête. De tous les gradés qui sont venus avec moi du 50è, il y a l’aspirant blessé au bras, Germain blessé et deux caporaux de tués parmi les soldats 1 mort, 1 blessé, 1 disparu c’est encore trop pour cette fois espérons que la prochaine les dégâts seront moindres.
Bien que le lieu de « villégiature » soit différent, on retrouve, dans ces extraits de lettres, les thèmes déjà vus lors du premier passage à l’arrière. Il y a mes « colis », « ma santé », « ma « tenue », notre « vie de tous les jours », notre « vie militaire » et notre « avenir » ; mais il n’oublie jamais ses parents. Il écrit désormais à sa mère dans sa résidence de vacances :
villa Gabrielle chemin Lanusse
à Croix Daurade
près Toulouse Hte Garonne
Je suis content de vous savoir bien installés surtout avec du confort et de la tranquillité. Vous passerez là une bonne partie de la chaleur dans un bon endroit.
Il faut signaler qu’à cette époque les étés dans la région toulousaine étaient très chauds et habiter dans le centre-ville était passablement inconfortable. Il est évident que c’est surtout Louise qui profitera de cette résidence estivale, car Charles travaille, mais beaucoup de parents et amis vont défiler et bénéficier des bienfaits de cette banlieue. Actuellement, les limites de la ville vont bien au-delà de ce quartier qui reste néanmoins très privilégié.
Après les tranchées, les soldats ont besoin de se détendre, de se défouler. Le moral est au beau fixe, la guerre est oubliée surtout, comme c’est le cas aujourd’hui, quand le cantonnement est si loin que le bruit du canon a presque disparu. Mais il y a quelques surprises…
Le 5 août il écrit :
Ce matin nous avons eu rassemblement de tout le régiment en tenue de tranchées nous avons tous cru que nous remontions et commencions à la trouver mauvaise : tout s’est borné à un exercice de mobilisation !
Le 6 il poursuit :
A propos, j’ai eu des nouvelles de Paul hier : j’ai bien ri à la lecture de sa lettre. Tu sais comme il est : plein de fougue, plein de patriotisme et, comme je lui avais dépeint la vie de tranchées un peu noire, un peu sombre il me dit textuellement que « ma lettre lui donne une impression de dépression (oh) et de découragement » et il m’invite à « réagir un peu ». Ce pauvre ami ne se figure pas ce qu’est la vie par ici : aux tranchées (et c’est bien le caractère français) franchement embêté et souvent avec le cafard mais sitôt sorti tout de suite insouciant et gai : ce qui est bien mon cas. Du reste je t’avoue que nous sommes tous les mêmes car on a beau vanter le confortable des tranchées, dans le secteur d’Arras (les communiqués en font foi) le séjour est plutôt mouvementé. Un bonne nouvelle à ce sujet : c’est la prise de plusieurs tranchées boches qui nous font notre première ligne bien fortifiée. C’est justement de mon élément de première ligne où je me trouvais que les progrès ont été réalisés.
D’un autre côté on nous a lu hier une décision sur la formation des pionniers pour l’amélioration des tranchées de 1ère ligne : tout porte à croire que nous allons rester encore quelque temps sur la défensive. La marche de la guerre reste stationnaire.
Si la lettre du 6 a traité exclusivement de la guerre, celle ci n’a plus droit de cité dans celle du 8.
Ici je t’assure que la vie n’est guère triste et que maintenant que nous nous connaissons bien entre les sergents nous nous payons de bons moments de rigolade. Nous avons un bon vieux de caporal-fourrier, instituteur dans le civil, excellent homme, bon père de famille. Il m’appelle « bébé » et moi je l’appelle « Papa ». Je t’assure qu’il y a des repas où on ne s’ennuie pas. IL y a à notre popote deux sergents d’active un de la classe 13 et l’autre classe 12 tous les autres sont un peu plus vieux mais ce ne sont pas les derniers pour chanter, au contraire. Il est vrai qu’ici on redevient petit enfant.
Mais avec le temps, ce repos à l’arrière déçoit, et, le retour sur les lignes de front se rapprochant le ton change :
La vie de par ici est toujours bien identique dans toute sa splendeur de sa monotonie : je te dirai qu’à force cela devient rasoir… oui, mais quand on se remémore les moments passés là-haut, on revient je te l’assure à de meilleurs sentiments et on se trouve bien, très bien même…
Depuis deux ou trois jours, par la faute de quelques uns, on s’est fait bien sévère et tout s’en ressent dans ma Cie. Les heures d’exercices sont allongées, les appels sont fréquents et on barde dur à la manœuvre. Inutile de te dire que c’est surtout les hommes et les caporaux qui s’en ressentent fort : quant à nous, nous continuons à mener notre petit train-train. Nous en avons néanmoins un contre coup pour l’exercice où nous sommes forcés d’assister. La faute initiale vient que certains (presque tous) les hommes que j’ai mené de St Astier sont du 73è (recrutement du Pas de Calais). Ils ont leurs femmes par ici et s’échappent pour aller les voir. En plus de cela ce sont des réformés repris qui manœuvrent comme des sabots et tout le monde en subit leur faute !
Quand un événement n’est pas favorable, rien de tel que de reparler de permission pour remonter le moral.
Evidemment il faut toujours songer aux permissions : cela donne du courage pour les temps à venir attendons donc avec patience… tout vient à point.
En attendant sa propre permission qui n’est pas pour demain, Jean trouve dans les discussions avec les permissionnaires l’occasion de commentaires intéressants :
Les permissionnaires partent et reviennent : ils partent bien contents et arrivent avec un bon petit cafard. C’est la vie.
J’ai eu la chance de rencontrer un militaire du 4è spahis qui arrivait de permission : il venait de Toulouse et habite St Michel. Inutile de te dire que j’ai causé longuement avec lui des nouvelles de notre patelin et que tout ce qu’il m’a raconté m’a vivement intéressé.
Comme tous nos permissionnaires, il a dit sa profonde tristesse de ce qui se passe dans les villes loin du front, la débauche qui se pratique, paraît-il partout, et surtout l’incrédulité des gens sur ses récits ! Naturellement, il se plaint comme tous de la grande quantité d’embusqués qu’il y a dans les centres militaires. Ce qu’il y a de très bizarre (c’est au fond très vraisemblable) c’est la concordance des récits de tous : qu’ils viennent de Paris, de Langres, de Bretagne, du Midi ils sont tous unanimes à dire : « Que les gens sont loin de la guerre ! » Et pourtant, que nous sommes bien près, nous ! ! C’est bien le tempérament français tout le même, insouciants et frivoles : je commence à croire que les boches nous connaissaient bien et qu’au fond ils ne se sont pas trop mépris sur notre caractère qui revient petit à petit à flot !
Excuse cette petite crise peut être un peu exagérée mais nous sommes tous dans le même cas : vieux ou jeunes nous ne pouvons pas comprendre ces sentiments si détachés.
Les journaux font aussi l’objet de commentaires non moins intéressants :
Je t’assure quand nous lisons les journaux nous sommes plutôt à rire des articles de fond qu’à les prendre au sérieux…
Les communiqués sont de tous les fronts d’un laconisme que je trouverai désespérant si je ne connaissais ce que peut coûter une avance mais je t’assure et tu peux en assurer ceux qui en doutent que pour réaliser une avance de peut être 100 mètres il faut déployer un effort considérable va donc avec cela les refouler sur le Rhin.
Mais il y a aussi les bonnes nouvelles qui arrivent du front et pas n’importe quel front, celui que l’on va rejoindre dans quelques jours.
Encore une bonne nouvelle. C’est une attaque, hier soir, du 17è de ligne sur Souchez qui a été couronnée de succès. Voici maintenant la ligne bien définie et je crois que si on veut on aura bientôt la maîtrise de Lens et Liévin ce qui influerait énormément sur la marche des événements à venir. Je ne sais si vous vous figurez l’importance des combats livrés en Artois mais pour moi et pour beaucoup ce secteur est la clé future de notre avance future.
L’entraînement militaire n’est pas totalement absent, comme en témoigne ce passage d’une lettre du 13 août.
Hier les sous-offs et officiers du bataillon sommes allés lancer de nouvelles grenades modèle 1915. On nous a mené en auto sur le champ d’expérience. Ce sont de nouveaux engins bien perfectionnés mais je ne sais pas quel résultats cela va donner. Jusqu’à présent les seuls enregistrés ont été des blessés par les expériences sur le terrain d’exercice. C’est déjà quelque chose.
Le régiment de Jean est en Artois, au nord, juste au-dessus ce sont nos alliés Britanniques qui tiennent le front. La première rencontre n’est pas dépourvue d’intérêts.
Nous avons fait hier une longue marche intéressante et sommes passés dans le secteur des cantonnements anglais : tu ne peux imaginer à quel point les gens de ces contrées se sont assimilés aux habitudes de nos alliés : tout est anglicisé ! Ils sont dans des localités importantes avec tous les conforts possibles. Nous, nous perchons dans des pays où il n’y a même pas de l’eau. Le caractère français restera toujours le même n’est-ce pas ?
Après un mois de « grand repos » (c’est ainsi qu’on appelait le repos lorsqu’il était très éloigné), il faut se préparer à se rapprocher de la zone des combats.
Ici nous sommes sur les préparatifs du départ : nettoyage des cantonnements, distributions des vivres, cartouches, etc.… ; chacun monte son sac le mieux possible et on se concerte pour savoir dans quel sous-secteur du secteur on va se trouver.
Nous partons demain en autobus dans un patelin encore bien en arrière mais nous ne savons pour quelle durée.
Aujourd’hui nous avons repos complet et nous faisons préparer un fin dîner comme clôture du repos.
Voilà toutes les nouvelles du moment : vous avez dû voir sur les communiqués du 19 que nous avons réalisé des progrès : mieux que tout autre je connais parfaitement l’emplacement puisque nous nous y trouvions au dernier coup. Il paraît que le gain est fort appréciable.
Le départ ne se fera pas le lendemain 23 août mais le 24.
Nous sommes arrivés hier en autobus dans notre patelin et attendons quatre jours avant de monter aux tranchées. Nous sommes près de la ligne et les jours que nous faisons ici comptent naturellement sur nos jours de feu. Nous revoilà familiarisés avec le canon, la vue des ballons, aéros… etc.
Je te dirai bien franchement que je suis ici sans aucune espèce d’appréhension et que l’approche des jours de tranchées m’est absolument égal.
Et ce passage en réserve sera de courte durée, car le 25 août il annonce :
Nous partons demain dans la soirée pour passer trois jours en première ligne puis nous reviendrons où nous nous trouvons pour encore trois jours. Il est probable que nous serons encore trois jours en ligne peut être de nouveau en première ligne puis après deux ou trois jours d’arrière nous reviendrons au repos dans les mêmes parages que la dernière fois.
Heureusement que depuis quelques jours le secteur est parfaitement calme, espérons qu’il continuera à rester tranquille.
Aujourd’hui nous avons réunion pour étudier sur la carte les emplacements respectifs des compagnies et pour toucher les protecteurs contre les gaz asphyxiants…
Il vaut mieux prendre le maximum de précautions pour monter en première ligne !
Du 26 août au 19 septembre, Jean passe d’une ligne de feu à l’autre, avec au milieu un petit séjour « d’alerte à l’arrière. »
Ces trois semaines et demie marquent une transition entre le baptême du feu de la mi-juillet et la reprise des offensives de la fin septembre. Cependant, cette période n’est pas dépourvue d’intérêt ni d’originalité.
Le communiqué officiel de la 56e semaine de guerre (25 août – 2 septembre) est le suivant : « Le résumé des faits de la semaine sera bref. Il faut cependant relever l’importance croissante des combats d’artillerie et la supériorité de nos batteries ». Si, une fois encore, on peut mettre en doute l’exactitude de la dernière affirmation, l’essentiel est confirmé par les lettres de Jean :
Nous sommes arrivés en réserve de première ligne et jusqu’à présent nous sommes bien tranquilles. Une marmite, un obus tombe de temps en temps mais loin et sans aucun danger de rien attraper.
Il n’y a rien de bien sensationnel dans la tranchée que nous occupons, quelques cadavres boches datant du mois de juin qui ont été déterrés par des marmites : on voit quelques bras, jambes qui se dressent à droite et à gauche…
Nous sommes partis hier au soir des tranchées à minuit et demi par une pluie battante et nous avons dû nous appuyer huit kilomètres de boyaux puis huit sur la route. Tu vois d’ici dans l’état où nous sommes arrivés au cantonnement : c’était magnifique. En arrivant je me suis changé de tout, frictionné à l’eau de Cologne des pieds à la tête, enveloppé dans trois couvertures et j’ai dormi comme une soupe jusqu’à dix heures du matin. A l’heure actuelle, il est deux heures de l’après-midi : je suis redevenu gentleman parfait, ciré, rapproprié, et surtout le ventre bien plein.
Je dois te dire que j’ai comme ordonnance un bonhomme épatant : un évacués du nord avec qui je suis très gentil qui n’a plus un parent ni un ami c’est à dire sans ressources et qui est bien aise des quelques sous que je lui donne. Aussi ce matin il était debout à 6 heures, il m’a brossé toutes mes affaires, les a fait sécher, m’a ciré, porté mon linge à laver bref quand je me suis levé j’étais comme chez moi : avoue que c’est beau.
Pendant ces trois jours de ligne nous avons été assez tranquilles : nos pertes s’élèvent à un tué pas de blessé.
Quant à la question des tout en tub*, elle est résolue car c’est d’un pratique fini et excellent : le prix ne m’est pas connu.
Jean reprend l’expression d’une réclame de l’époque qu’on retrouve d’ailleurs sur la Dépêche.
Avant de repartir pour la première ligne, Jean écrit sa première lettre à Germaine, sa sœur qui a maintenant 7 ans. Je ne résiste pas à l’envie de vous la donner en intégralité :
31 août 1915
Ma chère petite sœur,
J’ai reçu ta lettre avec beaucoup de plaisir. Je vois que tu as fait de grands progrès à l’école et que tu écris comme une grande fille.
Je suis en bonne santé et pense souvent à toi. J’espère que dans quelque temps je viendrai vous voir.
Maman m’a écrit que tu étais bien sage : continue et ne fait pas inquiéter Papa et Maman qui sont si gentils pour nous.
Je t’embrasse bien fort.
Ton frère qui t’aime.
Jean
Le communiqué officiel de la 57e semaine de guerre (3 au 9 septembre) confirme le précédent : « Il n’y a guère eu sur le front, que des duels d’artillerie… En Artois, au nord et au sud d’Arras, les engagements d’artillerie ont été plus violents encore, appuyant des combats à l’aide des grenades et des pétards. Des canons de tous calibres furent employés de part et d’autre ». On peut regretter qu’on ne fasse pas mention des conditions de vie dans les tranchées. Ceci mis à part, il y a une concordance évidente avec les lettres.
Tout d’abord laisse moi te dire que je suis en très bonne santé mais que je ressemble plutôt à un bloc de terre qu’à un homme.
Le premier soir de notre arrivée c’est à dire dans la nuit du 1 au 2 nous sommes arrivés vers deux heures du matin : le reste du matin a été excessivement calme : quelques coups de fusils de part et d’autres sans plus : pas de pertes. Il faut que je définisse tout d’abord nos positions. La ligne va un peu en zigzaguant et une partie de ma section se trouve à environ 25 à 30 mètres des boches : ensuite la ligne s’éloigne jusqu’à 80 puis elle revient à peine à 15 mètres, érigée en petit poste que prenait un sergent, un caporal et quatre hommes. Nous avons dans cette position un très gros avantage et tu vas comprendre aisément : c’est que les obus ne peuvent nous atteindre car les lignes sont trop près et les deux artilleries pourraient tirer respectivement dans leurs tranchées. De ce fait même pas d’éclats. Dans la nuit du 2 au 3 vers 10 heures, je me trouvais dans l’élément rapproché lorsque les boches ont commencé à éclairer avec leurs fusées éclairantes et aussitôt nous avons reçu des grenades près de la tranchée. Tu comprends que immédiatement j’ai demandé des grenades et pendant une bonne demi heure nous nous sommes battus à coup de grenades, pétards, fusils sans heureusement aucune perte. Au bout de cette demi heure, le calme est revenu… et cette nuit nous n’avons eu qu’une petite alerte – quelques grenades qui nous sont arrivées dessus mais ils n’ont pas insisté. Tu verras certainement que le communiqué fera foi de cette bataille de grenades. Quel beau charivari !
Aujourd’hui tout est bien calme : il est midi et j’attends patiemment la soirée pour revenir passer trois jours bien en arrière en soutien.
Il a plu toute la nuit et j’ai de la boue, comme tous d’ailleurs, jusqu’à la ceinture mais c’est un détail. Je puis t’assurer que, ce n’est pas une forfanterie de ma part, mais je n’ai aucune peur, aucune crainte du danger. Hier au soir, par exemple, j’ai été un brin émotionné car il y a une balle qui m’est passée à cinq centimètres de la tête. J’ai eu un instant de trac mais vite réprimé. On ne peut pas en dire autant de tous mes hommes et même de certains gradés qui ont une frousse intense. J’ai même dû le soir du petit combat me servir de mon bâton pour faire aller des hommes à leurs postes : ils tremblaient de peur : il y en avait même un que un de mes caporaux a arrêté pendant qu’il fuyait !.
Cette nuit comme tous les gradés, nous avons veillé le bâton à la main pour voir si tous les hommes veillaient aux créneaux : je t’assure que sous la pluie battante ce n’était pas folichon. C’est le service rien à dire.
J’ai fait tout à l’heure un riche repas avec les rillettes de Tours, le saucisson, du macaroni que j’avais fait réchauffer, la confiture aux marrons glacés, un bon café, un peu de cognac et un beau cigare !… un vrai repas de prince tu le vois.
Ces tout en tub sont très pratiques mais lorsque tu me les enverras il vaut mieux y laisser la boîte en carton car ils tendent à s’écraser dans le sac.
Tout à l’heure vers les quatre heures je casserai de nouveau la croûte et avec tout ça dans le coco je pourrai affronter les quatorze kilomètres que nous avons à faire pour revenir au patelin d’arrière.
Nous avons à déplorer la mort d’une nos amis sergent de la Cie. avec qui j’étais très bien- hier au soir une balle impitoyable l’a frappé en pleine tempe, il est mort sur le coup. Belle mort assurément mais combien triste au bout de treize mois de campagne qu’il avait à son actif ! Nous avons eu hier soir un blessé mais très légèrement. Jusqu’à présent ce sont nos seules pertes c’est peu. La Cie. de Germain est paraît-il bien plus éprouvée : il y a des morts et des blessés ils se trouvent dans une mauvaise position bien plus loin des boches que nous mais sous le feu de l’artillerie.
J’espère que vous êtes tous en bonne santé quant à moi je me porte comme le pont neuf, je ne m’étais jamais si bien porté et pourtant !… Voilà seize jours que nous couchons sur la terre et pendant trois jours la pluie sur le dos, les reins sans pouvoir s’en préserver. On payera tout ça plus tard en douleurs et rhumatismes.
Le communiqué suivant n’est guère original : « La lutte d’artillerie s’est poursuivie. En Artois, c’est toujours au nord et au sud d’Arras que cette canonnade se poursuit ». À l’inverse, Jean revenu un peu à l’arrière, va sortir des sentiers battus de ces derniers jours.
Nous sommes arrivés ce matin vers trois heures dans notre pays de repos. Pays assez bien avec tout le confort à peu près potable. Nous sommes cantonnés dans des granges mais comme il y a trop de vermine nous avons monté une tente avec de la paille fraîche dans une prairie et nous sommes très bien couchés à l’abri des intempéries fort peu probable du reste puisque le temps est on ne peut meilleur.
Le temps s’est remis au beau depuis hier : les boyaux sèchent, le soleil se montre, le cœur est beaucoup plus gai c’est épatant ce que le beau temps change les idées.
Nous avons installé notre popote des sous-offs dans une maison où nous sommes très bien. Nous sommes peut-être mieux que nos officiers. Nous sommes ici pour officiellement 12 jours.
Ce matin je me suis changé, lavé, nettoyé et à l’heure actuelle, je suis aussi propre et aussi frais que le plus haut de nos embusqués. On se sent renaître littéralement.
Nous venons de manger un superbe bifteck, frites, salade qui nous a bien remontés.
On parle beaucoup par ici d’un fort coup qui va se donner un peu partout dans quelques jours. Les aéros boches ont lancé sur les patelins par ici des multitudes de papiers portant en bon français ces mots : « Nous savons que vous allez attaquer le 15 septembre, nous sommes prêts : nous vous attendons ! »
De même dans les tranchées ils ont hissé des pancartes portant à peu près les mêmes phrases !
Hier au soir deux avions ennemis ont forcé nos lignes et ont jeté des bombes à quelques kilomètres d’ici.
Nous partons à midi pour les tranchées. Le temps à l’air de se mettre au beau. Nous venons de toucher nos fameux casques : on a tout l’air de pompiers.
Jean nous dit qu’il vient de recevoir un casque comme s’il s’agissait d’une chose banale, et il y ajoute un brin d’humour. Sans doute ne s’imagine-t-il pas que la plus grande majorité des blessés à la tête auraient été efficacement protégés par un casque métallique. Certains soldats plus anciens, de par leur expérience et de leur propre initiative, ont adopté d’étranges coiffures de fortune pour se protéger. On cite, par exemple, l’utilisation des couvercles de gamelle.
On commença par doter certaines unités de calottes métalliques dites « cervilière » qu’on inséra dans le képi. Sept cent mille de ces protections ont été distribuées, cependant qu’on procédait à la fabrication d’un casque fonctionnel avec visière et couvre-nuque qui ne gênait en aucune manière ni le tir ni la marche.
C’est donc après 6 jours et demi de repos au lieu des 12 « officiellement » annoncés que s’opère le retour aux tranchées.
« Nous sommes arrivés dans les tranchées hier au soir après une marche assez pénible. Je me suis couché en arrivant et ce matin, je me trouve mieux disposé.
Le temps est un peu gris mais sans pluie. J’espère que nous passerons ces quelques jours avec le beau temps. »
Puis c’est le départ pour les premières lignes.
La lettre à sa mère est envoyée à la villa de Croix Daurade où elle poursuit ses vacances. La lettre à son père est envoyée au 35 rue Bayard, car comme chaque année, Charles ne prend pas de vacances, juste quelques samedis.
18 septembre 1915
Ma chère Maman,
Ce soir nous partons à sept heures en première ligne pour trois jours mais nous allons occuper des emplacements peu inquiétants : trois jours de vie exclusivement souterraine au jour et de tension d’esprit la nuit.
Je te dirai, quitte à recevoir de vos reproches, que la plupart du temps, pour ne pas dire toujours, vos envois font mon bonheur et celui de quelqu’un de mes hommes qui n’ont aucune ressources et à qui je fais partager quelques conserves ou fumer quelques cigares.
Ce matin en me réveillant (5 heures du matin) nous avons assisté au plus beau combat d’aéro que tu puisses rêver ! Le boche a fui lâchement devant un des nôtres mais la lutte a duré près d’une heure.
Pas grand chose de nouveau : les tranchées se suivent et… se ressemblent.
J’ai dégotté deux bouquins de Victor Hugo collection Nelson « l’homme qui rit », cette lecture me fait passer un moment.
La pénurie de papier m’oblige à te quitter. Du reste rien de plus à signaler.
Je vous embrasse à tous bien des fois.
Ton fils affectionné
Jean
18 sept 1915
Mon cher Papa,
J’ai de tes bonnes nouvelles journellement par Maman. La vie de par ici est toujours bien monotone, d’une monotonie un peu exaspérante. Nous améliorons constamment notre secteur avec ses dédales de boyaux et tranchées et tous les jours il devient plus confortable. Il s’emploie comme tu le sais une effroyable quantité de sacs de terre : je crois que la plupart sont de provenance anglaise. Sans rien trahir du secret… professionnel du poilu, je puis te dire que d’après toutes les instructions que nous recevons ces jours derniers, notre Etat Major fait tout son possible pour éviter une campagne d’hiver. J’espère fermement qu’il y réussisse surtout avec la bonne volonté que nous y mettons tous.
Voilà toutes les nouvelles du moment. Le bonjour à tous dans la maison.
Mille baisers de ton fils affectionné.
Jean
Jean dit à sa mère « les tranchées se suivent et se ressemblent » et à son père « la vie est toujours bien monotone, d’une monotonie un peu exaspérante ». Que cachent ces mots ? Côté Français, l’État Major a décidé de privilégier la défense plutôt que l’attaque. Et, comme l’adversaire a aussi choisi cette option, un modus vivendi s’établit et donne un répit aux combattants. La présence en première ligne se réduit aux gardes, où la vigilance est de rigueur, mais comme il ne s’y passe rien, cela suscite à Jean la réaction que l’on vient de lire sous sa plume.
Ainsi, le 15 septembre s’est passé sans qu’aucune attaque française ne se réalise. Les tuyaux allemands étaient donc percés. Ce n’est peut-être que partie remise.
Avant le 20 septembre, la première ligne des Français est aux portes de Souchez, entre la sucrerie et le château de Carleul. Le village est enfoncé dans sa cuvette humide et verte et montre ses ruines blanches à travers les arbres brisés. Au nord, les Français occupent une position dominante du haut des éperons de Lorette. Au sud, ils occupent la côte 123 sur la route d’Arras, mais leur objectif est de prendre à l’ennemi les grandes crêtes 119 et 140 qui ferment l’horizon. (Cette crête avait été prise le 9 mai et perdue le 10 mai.)
La première mission est d’attaquer Souchez, mais l’organisation défensive allemande est très dense dans ce secteur : plusieurs lignes de soutien doublent la première ligne avant d’atteindre le village. C’est l’obstacle principal. Mais il y a également les batteries allemandes installées à Langres qui prennent, au Nord, le vallon en enfilade.
À partir du 15 septembre, l’artillerie française est sur le pied de guerre. De grandes quantités de munitions ont été acheminées. Les différentes hausses pour assurer les divers objectifs sont calculées, parmi ceux-là on peut citer : les tirs de barrage, la destruction des barbelés et des différentes lignes de tranchées, mais aussi des points forts où sont installées les mitrailleuses.
Le 20 septembre à sept heures du matin, alors que le brouillard vient juste de s’installer, des milliers de pièces, 75, 120, 155, 220, 270 tirent à la fois d’Arras à la Bassée. Tout cela ressemble à un tocsin qui serait fait par des sonneurs infatigables. C’est ainsi que commence la troisième bataille d’Artois qui durera jusqu’au 14 octobre.
Un nuage de poussière humide, impénétrable s’abat sur Souchez et ses environs, jusqu’aux plateaux nus de 119 et 140. Derrière ce rideau, il y a des fils de fer barbelés qui se coupent, des tranchées et des boyaux qui se comblent, des abris qui s’effondrent, des mitrailleuses qui sont détruites, des boches qui ne savent plus où donner de la tête, une Victoire qui se prépare. Les Allemands s’attendent à une offensive depuis le 15 septembre, la riposte de leur artillerie ne se fait pas attendre ; mais, pour la première fois, elle est débordée par le nombre et surtout la précision du tir des Français…
Les 20 et 21, Jean est en première ligne, il prépare, sans le savoir, le terrain de la grande offensive :
20 7bre 1915.
« Nous sommes en soutien de 1ère ligne c’est à dire presque 1è à qq. mètres. C’est la compagnie à Germain qui est en toute première. Nous sommes dans de nouveaux abris extraordinaires faits par le génie à six ou sept mètres sous terre et où on peut loger une section entière : on est gêné c’est le seul inconvénient. Hier toute la journée nous n’avons pu guère sortir à cause des obus et ce matin c’est calme : on en profite pour se déterrer un peu. Malgré cela à l’heure où je t’écris ces cochons recommencent à nous arroser.
Cette nuit j’ai conduit une équipe de cinquante hommes en première ligne avancée pour approfondir un boyau. Nous avons travaillé de minuit à 4 heures mais nous n’avons pas été embêtés par les obus : qq. balles seulement sans danger. Triste besogne que nous avons eu à faire : le dit boyau était encombré par des cadavres français du mois de juillet à moitié enterrés. IL a fallu les prendre par les pieds et la tête et les balancer par dessus le parapet : ce n’était guère amusant surtout avec l’odeur qui se dégage… Enfin demain au soir nous sommes relevés et revenons en arrière pour douze jours pleins. Je n’ai pas encore reçu les colis mais cette fois le ravitaillement de la Cie s’est assez bien fait. Le temps est toujours très beau mais les nuits sont fraîches, même très fraîches. A propos des événements à venir j’ai résolu une bonne chose : c’est de me laisser vivre le mieux possible et d’attendre patiemment la fin de tous ces embêtements. On devient ici d’une philosophie remarquable. Quant à la justice ce ne sera jamais qu’un mot et pas plus : cela a toujours été mon idée. Demain fera trois mois que je suis au front : c’est déjà coquet ! »
21 7bre 1915.
« Ce soir nous sommes relevés de la 1ère ligne et allons en arrière pour douze jours. Il me tarde de sortir de ces trous sous terre où la vie n’est guère agréable. Hier soir à quatre heures j’ai eu une belle émotion : je me trouvais avec un de mes caporaux et un de nos hommes dans la tranchée en train de placer un veilleur lorsqu’une marmite de 150 est arrivée éclatant à deux mètres de nous (je l’ai su après). Nous avons été tous trois projetés à terre au milieu des éclats et de la terre et je me suis retrouvé à environ six mètres de l’endroit où j’étais complètement abruti et la cheville mâchée par une pierre : je me croyais touché : il n’en était rien heureusement. Tout le monde nous a cru touchés mais nous en avons été quittes pour la peur : c’est de bien drôles moments : on se relève abruti sans savoir où l’on est ! Nous sommes vite rentrés dans nos abris et nous avons bien fait car tout le soir ces cochons ont arrosé notre tranchée et aujourd’hui ils ont recommencé.
Je n’ai pas eu vos colis car nous ne pouvons plus toucher nos recommandés aux tranchées : les conserves me serviront pour le prochain stage ici ; Je ne suis pas étonné de la citation de Durtaut : aux attaques il y a beaucoup de décorations mais comme ici il n’y a pas de charges il n’y a pas de citations ; ça viendra bien un de ces quatre matins. Entre nous, nous nous en passerons bien, crois le.
Plus rien de neuf. Je t’embrasse… »
Le 22 il se replie un peu sur l’arrière pour quelques jours croit-il :
« Nous sommes arrivés hier au soir dans notre cantonnement d’arrière fourbus presque crevés mais aujourd’hui changés, lavés, rappropriés nous nous sentons renaître et c’est bien rétabli que je vous écrit ces quelques mots.
Nous sommes ici officiellement pour douze jours à moins d’alerte, comme toujours.
Nous sommes cantonnés dans un pays où nous avons déjà été : très petit, assez bien approvisionné sauf en tabac.
J’ai retrouvé Germain au point de concentration du bataillon : il a été très étonné de me voir : « il me croyait grièvement blessé » ! Tu vois comme les canards circulent ici aussi bien que chez vous. Du reste tout hier au soir tous les copains étaient très étonnés de me voir car on me croyait bien touché par la marmite d’hier.
Je vais sûrement toucher mes paquets aujourd’hui : je vais les garder pour le coup des tranchées. »
Puis le 23 :
« J’ai reçu hier tous vos colis, vivres et livres. Ma chère Maman, je ne sais comment vous remercier de vos bontés : vraiment je suis, te l’avouerai-je, presque confus de tout ce que vous faites pour moi surtout lorsque je vois à côté de moi de pauvres bougres évacués d’ici sans aucune ressources ! Je ferai toujours après ces mauvais moments, tout mon possible pour vous contenter lorsqu’enfin je reviendrai à la maison libéré de tout service.
J’oubliais de te dire que le petit paquet de grains de café au chocolat était excellent, il a fait notre régal hier après midi. J’ai soigneusement rangé dans mon sac toutes les conserves qui vont sûrement me servir efficacement les jours prochains. Nous sommes tous un peu énervés par tout ce qui se chuchote par ici, attendons la fin du mois avec un peu d’impatience et espérons que le mois d’octobre verra une grande détente : c’est tous nos souhaits maintenant.
Nous ne comptons pas faire nos douze jours de repos entièrement ; il est probable que nous remonterons avant.
D’après les instructions que nous avons reçu hier sur les jours à venir je crois que nos chefs comptent fermement à une avance sur notre front ! Puissent-ils dire vrai ! »
Et le mouvement se précipite le 24 :
« Comme il était à prévoir nous partons dans une heure pour les tranchées. J’ai tous vos envois intacts, je crois qu’ils vont bien me servir.
Je vous recommande pendant les quelques jours qui suivent de ne pas vous étonner, soit de l’absence soit de l’irrégularité des nouvelles : je n’insiste pas sur le sujet.
Ecrivez moi toujours régulièrement. »
Bien sûr, Jean ne dit pas tout ce qu’il sait.
Car, si l’artillerie a fait son devoir depuis le 20, le 25, à l’heure fixée, l’infanterie doit faire le sien, quel qu’en soit le prix.
Plus que quelques minutes, l’attente est interminable, on voudrait prolonger en un ultime sursis, les stigmates de la peur apparaissent sur les visages, les gestes trahissent l’angoisse, le souvenir des êtres aimés assaille les esprits. Puis soudain, à midi, retentit le cri : « En avant ». D’un bond, les fantassins français sautent sur la voie ferrée qui touche à leur parapet ; d’un autre bond, dans la tranchée allemande. L’ennemi visiblement s’est replié. La traversée du bois est pleine d’embûches. Depuis plusieurs jours, les Allemands ont dérivé la rivière et transformé le bois en marécage. Les assaillants enfoncent jusqu’aux genoux, ils sont fusillés du boyau de l’église, mais ils progressent cependant. Les deux compagnies d’attaque organisent le boyau. Il y a des cadavres dans la boue et des débris de toute sorte. Pendant ce temps, deux autres compagnies appuient dans le parc et nettoient les abris à la baïonnette.
Plus au sud, toute la ligne avance par bonds, rejointe par la section de mitrailleuse. Vers quinze heures, le boyau de l’hôpital est atteint sur toute sa longueur malgré une résistance acharnée du secteur est.
Quelques obus, des coups de fusils et de mitrailleuses ralentissent la progression et font subir quelques pertes.
En cette fin de septembre, la nuit vient déjà vite. Une pluie fine, pénétrante, n’a cessé de tomber toute la journée ; les chemins sont glissants ; les boyaux dans ce fond de vallon sont tout juste praticables.
Front d’Artois. (24-26 sept 1915)
Malgré l’obscurité et les difficultés du terrain, la progression se poursuit jusqu’au ruisseau qui se situe environ au milieu du village. La nuit, heureusement, arrête les hostilités ; il est grand temps, car les hommes sont fatigués, très fatigués.
Dans la matinée du 26, l’ordre de déclencher le mouvement arrive. La manœuvre s’exécute avec une précision parfaite. Dans l’amas de boue et de décombres, les troupes avancent, baïonnette au canon, conservant l’alignement et atteignant successivement la rue centrale puis les lisières. Vers la fin de l’après-midi, toute la ligne s’établit à 400 mètres en avant des maisons, le long d’un chemin creux qui passe au bas des pentes de 114.
Souchez est pris à l’ennemi.
En ces deux jours, 1378 prisonniers allemands, dont un nombre assez important d’officiers, ont été dirigés sur l’arrière. Dans le lot, il y avait un enfant de quatorze ans et demi.
Souchez est pris, mais la première ligne française se trouve au pied des hauteurs 119 et 140, dont l’assaut devra être tenté. Dans cette attente, cette position est très inconfortable, car très favorable à une contre-attaque.
Pendant cette bataille, Jean est aux premières loges, dans la partie nord du village. Le soir de cette bataille, il arrive à se ménager quelques instants pour écrire :
26 septembre 1915
Mon cher Papa,
A la grande hâte je vous envoie ces qq. mots par une corvée qui se charge de vous les faire parvenir.
Je vais bien nous sommes fourbus mais d’un moral on ne peut mieux. La victoire bat son plein, hier au soir une quantité énorme de boches est venue se rendre à nous : nous avançons : je crois que ça y est.
Pas de mauvais sang tous ces jours ci. Je vous enverrai des nouvelles aussi souvent que je pourrai.
Je vous embrasse à tous mille fois.
Ton fils affectionné
Jean
Surtout pas de bile car je suis loin de m’en faire nous sommes du reste, tous dans un état de surexcitation extraordinaire. Notre artillerie est incomparable.
Les 27 et 28 septembre, toutes les lignes françaises sont organisées défensivement ; les innombrables boyaux, tranchées et parallèles pris aux Allemands facilitent une résistance pied à pied. L’ascendant pris sur l’adversaire est incontestable, mais les contre attaques fusent de toutes parts, Dieu que la bataille est rude.
À Toulouse, le 1er octobre, arrive cette simple carte :
28 sept 1915
Mon cher Papa
Je suis en bonne santé
Mille baisers
Jean
Alors que les communiqués font état de violents combats, les journées du 2 et du 3 se passent sans nouvelles. Charles, très pris par son travail, n’a pas le temps de réaliser la situation. Mais, pour Louise, le temps paraît long : les minutes comptent pour des heures, les heures pour des jours. À certains moments de la journée l’angoisse est trop forte : le cœur comme étreint par un étau se serre, la respiration se fait plus courte tandis que les premières gouttes de sueur perlent sur le front. Heureusement, après quelques minutes, le calme revient, car des pensées plus optimistes finissent par se faire une toute petite place : ce n’est pas la première fois que deux jours passent sans nouvelles, alors courage ! Et puis ça recommence…
Enfin, le 4 octobre, des nouvelles de Jean arrivent, avec un peu plus de détails, mais quels détails !
1 octobre 1915
Mon cher Papa,
Je t’envoie ces qq. mots pour te donner qq. nouvelles. Elles sont bonnes très bonnes.
Comme tu le vois sur les communiqués tu peux croire que le secteur est rudement mauvais. Ces jours derniers nous avons chargé cinq fois à la baïonnette et sur douze sous-offs qui sommes montés nous sommes revenus deux survivants. C’est effrayant.
Mon pauvre Papa, j’ai vécu des minutes horribles. J’espère avoir un de ces quatre matins le plaisir de vous raconter ces moments. Jamais au dire des anciens du début, on n’avait vu pareille chose. Tous mes copains, sous offs, caporaux ou soldats sont ou blessés ou morts.
Quant à moi, mon cher Papa, j’ai eu trois balles dans mon sac, deux dans ma musette et une qui À coupé la visière du casque. Je me demande encore comment j’ai pu en réchapper.
Nous allons probablement être mis en arrière pour reformer le régiment.
Excuse mon style, je suis encore un peu hébété des spectacles que je viens de voir.
Notre colonel estime que la guerre est sur sa fin, puisse-t-il dire vrai !
Mille baisers pour tous de ton fils affectionné.
Jean
Il y a des chances pour que l’on me colle la croix de guerre avec citation, à ce qu’il paraît que j’ai été tout à fait remarquable !
Cette lettre laisse toute la famille dans un état second. On voudrait se réjouir que Jean soit sorti indemne de la dernière attaque, mais on ne peut s’empêcher de penser que cela tient un peu du miracle.
Le 5, ni les nouvelles du front, ni le temps maussade n’incitent à l’optimisme.
Cependant le 6, dès le matin, lorsque Louise ouvre ses volets, un franc soleil envahit toute la chambre, cela lui fait chaud au cœur. Comme chaque jour, elle part chercher son journal, La Dépêche, bien sûr. Celle-ci en est à sa 46e année d’existence et son prix de 5 centimes n’a pas varié depuis 1870 l’année de création du journal. Elle arrive à la gare Matabiau à 8h54 au moment où le train pour Paris s’apprête à quitter le quai. On voit le chef de gare qui s’agite avec son drapeau, puis le train qui s’ébranle, la locomotive sifflant et crachant tout son soul de fumée. Les nouvelles du front sont plutôt inquiétantes, comme en témoigne le communiqué officiel qui nous est donné par la Dépêche :
« Paris 5 octobre : Dans la dernière bataille qui vient de se livrer et qui se livre encore en Artois et en Champagne et que probablement l’histoire appellera la « bataille de France », tous nos poilus ont été héroïques sans exception.
En Artois. 5 octobre.
Entre Givenchy et Souchez, nous continuons à avancer en occupant tranchée après tranchée. Cette progression est forcément lente, un moment nous avions atteint à mi-chemin de Givenchy et de Souchez, à proximité immédiate de la côte 119 que nous tenions, un carrefour où des chemins de desserte des champs s’étoilent dans six directions bien qu’il s’appelle les Cinq Chemins. L’ennemi a dirigé un furieux retour offensif et a pu reprendre pied ; mais partout ailleurs, la violence de ces attaques fut inutile. Au reste, malgré la mauvaise foi qu’ils déploient pour dissimuler les revers des hordes de leur Kaiser, les journaux allemands reconnaissent que les Français ont réussi à s’établir dans un élément de tranchée sur la hauteur au nord ouest de Givenchy. »
La première tournée du facteur vers onze heures va remettre un peu de baume au cœur, car une carte de Jean est là.
2 octobre 1915
Mon cher Papa
Je suis toujours en bonne santé et j’espère que vous êtes tous de même. Nous avons reçu un gros renfort tant comme gradés que comme soldats et nous sommes en train de nous réorganiser.
Je vous embrasse à tous mille fois.
Dis à Maman que tous mes bijoutiers ont disparus ou morts ou blessés. La fabrication des bagues est interrompue.
Jean
Une lettre suit.
Alors que le beau temps se maintient, la tournée du facteur de l’après-midi illumine cette journée en apportant la lettre du 2 et la carte du 3 :
2 octobre 1915
Ma chère Maman,
Je t’envoie ces qq. mots pour te demander qq. nouvelles : plus rien n’arrive de part et d’autre. Je suis redescendu des attaques (et Dieu sait quelles attaques !) sans une égratignure, absolument intact.
Sur douze sous-offs qui sommes montés de la Cie, nous sommes redescendus deux seulement, tous les autres sont blessés ou tués. J’ai ramené ma pauvre section avec 20 manquants sur trente cinq combattants.
Aujourd’hui mon lieutenant m’a proposé pour la Croix de guerre avec une citation au régiment ou à la division : il est possible qu’elle sera classée et un de ces jours on va me décorer. Il parait que j’ai été d’une bravoure épatante et tous mes hommes que j’ai ramenés se jetteraient au feu pour moi. Tu peux croire que j’ai été bougrement ému de leurs démonstrations lorsqu’on est revenu. Nous allons rester en soutien encore trois jours puis irons au repos en arrière : nous l’avons bien mérité crois le. J’ai perdu mon sac envoie moi je te prie de suite de suite.
• 2 chemises d’hiver
• 2 caleçons
• 2 passes montagne
• mon chandail
1 briquet à amadou 1 couteau suisse 3 boites de foie gras
Donne de mes nouvelle à tous : je n’ai pas encore bien la tête à écrire longuement. Quoique en plein sang froid je suis un peu nerveux et je n’ai pas repris tout à fait mon aplomb, ce n’est pas étonnant n’est-ce pas.
Que de choses je vais avoir à vous conter quand nous aurons le plaisir de nous voir car j’ai vu des choses que jamais plus nous ne reverrons.
Mille baisers à tous
pour toi les meilleurs de
ton fils affectueux
Jean
Inclus 1 patte d’épaule d’un des prisonniers que nous avons fait.
Et la carte du 3 octobre qui se présente comme suit :
Recto
CORRESPONDANCE
DES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE
CARTE EN FRANCHISE |
|
Nom et prénoms : J. Cavailles
Grade : sergent
Régiment : 21e Inf
Compagnie : 9e Cie
Secteur postal n°117
|
Adresse :
M Charles Cavailles
35 rue Bayard
Toulouse
Hte Gne |
Verso
PARTIE RESERVEE À LA CORRESPONDANCE
3 octobre 1915
Mon cher Papa,
Je suis toujours très bien portant et espère que vous en êtes de même.
A bientôt de longues nouvelles.
Bien à vous, mille baisers pour tous de votre fils affectionné.
Jean
Comme à l’accoutumée, la fin de l’après-midi est consacrée à la lettre à Jean et en l’occurrence à la réponse aux deux cartes et à la lettre :
Mercredi soir 6 8bre
Mon cher petit,
Nous avons reçu aujourd’hui ta lettre du 2 et tes cartes du 2 et du 3. Toujours avec beaucoup de tristesse et de joie les deux sentiments mélangés, tu le comprends cher petit.
Tu as dû recevoir une lettre de ton Père en réponse à celle que tu nous as écrite à la date du 1er octobre, lettre qui nous a produit une impression telle que tu peux l’imaginer. Nous étions tous sans paroles les uns et les autres et n’avions pas assez de faire appel à tout notre calme pour nous féliciter et nous réjouir de te savoir sorti indemne de cette tourmente de fer et de feu. Oui, je t’assure qu’on se demande si de pareilles choses peuvent exister et comment elles peuvent durer de si longs mois déjà.
Enfin te voilà au repos pour quelques jours, repos bien des fois mérité.
Donne moi des nouvelles du petit caporal Boyer. Et Carayon, que devient-il ? J’ai idée d’aller un de ces jours voir sa mère qui est réellement fort gentille.
Je vais m’empresser de préparer les colis contenant les choses que tu me demandes. Je t’envoie les premiers feuilletons de l’Eclat d’obus. Très intéressant, du moins jusqu’à présent ; je te l’enverrai comme j’ai envoyé les livres en Imprimés recommandés.
Papa et Germaine t’embrassent bien fort.
Amitiés de Suzanne, et reçois les meilleurs et plus tendres baisers de ta mère qui t’aime.
Louise
Après avoir apporté la lettre à la gare pour qu’elle parte sans retard, Louise se plonge dans le feuilleton de la Dépêche qui a pour titre : Avant la guerre Les chevaliers de la Croix noire, un roman dramatique inédit de Paul Zahori. Celui-ci va se terminer dans quelques jours et il n’en est que plus passionnant.
jeudi 7 octobre :
Sur le front, on ne note aucune amélioration sensible :
« Paris 6 octobre 15 heures : Le bombardement réciproque a continué en Artois, particulièrement violent au sud du bois de Givenchy. Nous avons fait quelques progrès à la grenade dans les boyaux au sud-ouest du château de la Folie. »
À Toulouse, le beau temps est toujours là, car les hautes pressions se maintiennent : température maxi : 15° C mini : 7° C pression : 765 MM (Source : La Dépêche). Le facteur n’apportera aucune lettre ni le matin ni le soir. Malgré cela, le pessimisme n’est pas à l’ordre du jour et la lettre pour le « petit » en témoigne.
« Je t’envoie les choses que tu m’as demandées. Les colis sont au nombre de quatre. J’ai préféré faire quatre envois par la poste qu’un seul par chemin de fer, car ainsi, je suis sûre que tu les recevras beaucoup plus vite. Or le froid arrive et il est temps que tu aies des affaires chaudes car il faut éviter surtout de prendre mal au début de la mauvaise saison.
Fais attention en défaisant tes colis car il y a des petits paquets que tu pourrais laisser tomber. D’ailleurs, voici la composition exacte de tes colis, tu pourras à leur reçu faire leur recensement.
1° 2 caleçons pure laine qui te tiendront bien chaud, un petit tricot de laine
2° 2 chemises flanelle 1 paire chaussette laine
1 petit sac bonbons
3° ton chandail
une paire de chaussettes laine
2 boites de foie gras
ton couteau Suisse ne le perd pas, il est de pur acier et qualité supérieure
une boite favoritos
ton briquet amadou contenant de l’amadou de rechange et dans un peu de papier 6 pierres
4° une boite contenant diverses choses dont je te laisse la surprise.
Voilà pour ce qui concerne tes colis, mon petit Jean. Je souhaite qu’ils t’arrivent au plus tôt et qu’ils te soient bien utiles et bien agréables.
Bien petite compensation à toutes les misères morales et physiques que tu endures, mon pauvre cher petit et desquelles tu peux le croire nous prenons une bien grande part.
J’ai donné de tes bonnes nouvelles à beaucoup de monde qui s’intéressent à toi.
A bientôt de tes nouvelles, mon cher Jean. Papa, Germaine et Bonne Maman t’embrassent bien fort et je t’envoie mes biens affectueux et nombreux baisers.
Ta mère qui t’aime.
Louise
Les jours qui suivent, on note dans les communiqués une diminution des attaques, mais par contre l’artillerie se manifeste de plus en plus : « L’ennemi a violemment bombardé au cours de la nuit tout notre front au nord de la Scarpe. Il a tenté 4 contre-attaques successives contre les positions récemment conquises par nous dans les bois à l’ouest du chemin de Souchez à Angres. Il a été complètement repoussé. » (7 octobre.) « Au nord d’Arras, la canonnade s’est poursuivie de part et d’autre, au cours de la nuit, vers Souchez et ses abords, ainsi que dans le secteur côte 140 de la Folie » (8 octobre.) « Violent bombardement de part et d’autre au cours de l’après-midi sur tout le front d’Artois. » (9 octobre.) « Même activité de l’artillerie de part et d’autre sur les crêtes à l’est de Souchez et vers le sud, aux abords de la route de Lille. Plusieurs attaques de l’ennemi contre le fortin du bois de Givenchy ont été repoussées. » (10 octobre.)
À Toulouse, le vent d’autan se lève et le temps se gâte chaque jour davantage, mais en ce qui concerne les nouvelles apportées par le facteur les jours se suivent et se ressemblent : rien… rien… rien. Au 35 rue Bayard, chaque jour qui passe l’inquiétude gagne du terrain, même si la lettre au petit n’en laisse rien paraître.
Dimanche 10 8bre
Mon cher Jean
Nous n’avons pas reçu de nouvelles depuis mercredi dernier et le temps nous semble bien long. Il nous tarde d’apprendre que tu es à l’arrière et au repos.
Quand tu m’écris donne-moi des nouvelles du petit caporal Boyer.
J’espère que tu as reçu tes quatre colis et qu’ils sont arrivés en parfait état.
Ton père est sorti avec Suzanne, et moi ayant un assez fort mal à la tête je suis restée, d’autant plus que le vent d’autan souffle très fort et qu’il est presque meilleur d’être dedans que dehors.
J’espère que la journée de demain ne se passera pas sans que nous ayons des nouvelles.
Mille et mille bons baisers de ta mère qui t’aime.
Louise
Mais à partir du 12, l’inquiétude, l’angoisse même, est là et ne peut être dissimulée.
Mardi 12 8bre
Mon cher Jean
Nous sommes encore sans nouvelles. Nous nous demandons la raison de ce silence qui n’est certainement pas de ta faute, mais qui nous rend bien inquiets et bien malheureux.
Papa est parti hier soir pour Bordeaux, Paris et Dunkerque bien tourmenté de ne pas avoir de tes nouvelles avant son départ ; je dois lui télégraphier sitôt que j’en recevrai.
On a beau se raisonner dire que cela est arrivé à d’autres, on se tourmente.
Hier je suis allée chez Boyer pour savoir s’il avait écrit. Sa mère m’a dit qu’il avait été blessé à la cuisse et évacué sur Pantin près Paris.
Ce qui fait que je ne sais pas où m’adresser pour savoir si le secteur envoie les lettres ou non.
…
À partir du 13, l’angoisse est à son comble et se manifeste journellement. Mais tout espoir n’est pas perdu ; dans la lettre journalière à Jean, Louise, comme un naufragé dans la tempête, s’agrippe à la plus petite bouée :
De tous cotés et le facteur entre autres, on m’a dit que certains secteurs étaient arrêtés et que beaucoup de personnes se plaignaient de ne rien recevoir depuis quelques jours déjà. (13 8bre)
…
On nous dit de tous cotés que beaucoup de soldats n’écrivent pas, qu’il y a des familles qui sont depuis 12 et 15 jours sans nouvelles. Cela est un léger apaisement à la souffrance de l’attente mais on sera bien heureux le jour où cette attente cessera. (jeudi soir 14 8bre)
Ce même jour la fin de la lettre nous montre que Germaine, la sœur de Jean, dont on ne parle presque pas joue un rôle non négligeable dans le moral de la famille :
Germaine m’a dit ce matin : Quand tu vas recevoir toutes les lettres de Jean qui sont en retard, tu es capable de danser.
Elle se joint à moi pour t’embrasser bien des fois.
Ta mère qui t’aime.
Louise
…
On m’a dit qu’aux dates des 4 et 5 octobre, on a fait dans les contre-attaques pas mal de prisonniers français. Es-tu du nombre ? Que deviens-tu ? (vendredi soir 15 octobre)
…
J’ai été un peu tranquillisé ce matin par un télégramme de Papa ainsi conçu : D’après renseignements particuliers, correspondance militaire Artois serait retenue depuis le 5 octobre. Comme ta dernière carte est datée du 3 octobre, cela concorderait assez bien avec l’arrêt de la correspondance, mais vivement qu’elle reprenne. (mardi 19 octobre)
…
On nous cite des cas semblables même où le silence a été de plus longue durée. (21 Octobre)
Mais ce même jour (jeudi 21 octobre) elle ajoute :
Nous avons commencé de faire quelques démarches pour savoir, cher petit, ce que tu es devenu et tâcher de découvrir la raison de ton silence.
En fait, c’est dès le 14 qu’elle entreprend deux démarches :
– une officielle en écrivant aux autorités militaires de Langres dont dépend le régiment de Jean.
– une autre plus personnelle en s’adressant au « petit caporal Boyer » dont elle a eu les coordonnées à l’Hôpital de Pantin par sa mère.
Elle reçoit une réponse de Boyer le surlendemain, il lui dit qu’il a écrit à un certain nombre de ses camarades dont il donne la liste et promet de transmettre les réponses dès réception.
Le cabinet du Commissaire de Police de Langres ne lui répond que le 21 en ces termes :
Voici les renseignements que j’ai pu obtenir concernant le Sergent Cavailles Jean :
affecté au 50è d’Inf.
Puis au 73è -d-
et depuis qq. temps au 21è -d- (9è Cie) n° Mlle 13592. Fait partie d’une compagnie sur le front, n’a jamais paru à Langres.
On n’a aucune nouvelle de lui, au dépôt, ce qui permet de croire qu’il est toujours en parfaite santé.
Le 21 également, Boyer écrit pour signaler… qu’il attend
« d’avoir des renseignements mais n’ayant encore rien reçu, pour que vous n’interprétiez pas mon silence en mauvais signe, je vous écris ces quelques mots. Donc n’ayant rien reçu, j’ai écrit encore aujourd’hui et au cas où ceux à qui je m’étais adressé soit blessés ou empêchés de m’écrire pour quelque autre raison, j’ai adressé ma lettre à la 3ème section de cette façon si ce n’est de l’un ce sera de l’autre, mais j’aurai certainement une réponse »
Boyer reçoit une réponse le 22 de Joseph. Ce brave soldat du 21e a été blessé à la jambe droite et est hospitalisé à l’Hôpital Saint Joseph Croix Rouge d’Abbeville. Il est né en Ariège à Couflens, dans la vallée du haut Salat, et vient juste d’avoir 25 ans. Aîné d’une famille de 8 enfants, il a 5 sœurs et 2 frères, il n’ira pas à l’école, car pour nourrir toutes ces bouches il devra très jeune aider ses parents aux travaux de la ferme. Il ne sait ni lire ni écrire ou plutôt il écrit comme il parle. Il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour comprendre sa lettre, mais elle vaut la peine qu’on s’y attarde :
vendredi le 18 octobre 1915
Mon cher Caporal
Je tan voie set deux mots pour te faire savoir de met nouvelle met je te direz que je suie aussi blessé comme toi. Je suie blessé a la jambe droite. Je suie det ja bien guérie je me lève tout les joure. Je suis étés blessé le 4 dan le chemin creux an remantan dan la tranchet de premier ligne du cotés de Givenchy lonnétés toupré du village et les boches on bonbardets la tranchet. met je panse que tu le set det ja, et je tasure que sa ma fet de la pênne quan ton madie que Cavailles est tuer. et qu’il an restes si peux a la Compagnie. il mondi qu’ill an restée pluque vin…
Bien sûr, Joseph parle surtout de sa blessure, mais son charabia « sa ma fet de la pênne quan ton madie que Cavailles est tuer » ne laisse pas de doute sur le sort de Jean. Cependant, le caporal Boyer attend une confirmation avant d’informer Louise.
Cette deuxième réponse il la reçoit le 28, c’est celle du caporal Buffy. Comme Joseph, il est paysan fils de paysan ; mais sa terre à lui, c’est la Bourgogne, sa récolte, c’est le raisin et ça fait toute la différence. L’argent ne manque pas à la maison et lorsque c’est nécessaire on emploie des journaliers. Ainsi, Auguste, comme son frère Firmin et même sa sœur Laetitia vont fréquenter assidûment l’école et obtenir le certificat d’études. Sa lettre, ainsi que celle de Joseph, Boyer l’enverra à Louise, sans attendre, mais aussi sans trop réfléchir.
Le 26 Obre 1915
Mon Cher Boyer
Je reçois ta lettre à l’instant qui me surprend et en même temps m’ennuie beaucoup car comme tu le sais ces renseignements sont plutôt terribles à expliquer.
Mais enfin je vais te donner des détails :
1° Mon cher ami Cavailles est mort, comme le plus brave des braves. Je vais t’expliquer. Il y avait deux jours que nous étions relevés du talus de X que tu connais puisque tu y as été blessé. Nous remontons faire la relève des camarades dans une tranchée qu’ils venaient de s’y emparer à l’instant, aussi au jour les boches nous ont contre attaqué et repris cet élément alors c’est en soutenant cette contre attaque que ce cher ami est tombé mortellement. Je pourrai même te dire que je n’ai jamais vu depuis que je fais des attaques des jeunes gens aussi courageux. Car je te dirai que mon camarade Cavailles m’a sauvé la vie avant de mourir car nous ne restions plus que 7 à la Cie et je te dirai que si je l’avais senti blessé que je ne l’aurai pas laisser.
Son corps est resté puisque cette tranchée a été reprise autrement que ça je l’aurai ramené peut être pas à 10 Km mais en arrière.
Mon Cher Boyer voici tous les renseignements que je peux te donner à propos de notre regretté Camarade, tu diras à ses parents qu’il a une citation et a droit à la Croix de Guerre.
Quant à toi je n’avais jamais eu de tes nouvelles, je vois que ça va très bien même un peu vite. Je te dirai que je garde toujours ta bague en souvenir. Récris moi.
Je termine en bien te serrant la main et bien des choses à la famille de Cavailles.
A Buffy Caporal Brancardier
À la lecture de cette lettre, Louise pousse un grand cri et s’étale de tout son long. Là sur le sol elle reprend ses esprits, mais ne peut ni dire un mot ni faire un geste. C’est sa mère, Bonne Maman, qui la trouvera là et alertera parents et amis.
Le jour même, elle puise dans les dernières forces qui lui restent pour écrire au caporal Buffy et lui demander plus de détails. Il lui répond sans perdre une seconde :
Le 5 Novembre 1915
Madame Cavailles,
Excusez moi bien si je vous écrit cette lettre au Crayon je suis dans les tranchées alors je n’ai pas d’encre.
J’ai reçu votre lettre ce matin, lettre qui m’a beaucoup attristé. Car Madame je prends bien part à tous vos Grands Chagrins et si j’avais su que ma lettre au camarade Boyer vous parvienne je n’y aurait pas décrit si cruellement la Mort de mon Camarade de combat Cavailles aussi excusez moi bien. Puisqu’à présent vous savez tout je vais répondre à toutes vos questions.
Pour la date c’est autour du 4 8bre je ne me rappelle au juste et était environ 4 heures du soir, que Jean a été touché en pleine tête et par une balle.
Madame je vous dirai que la mort a été instantanée et ne s’est ni vu ni reconnu car je vous promets que s’il avait été que blessé tant grièvement que ce soit je l’aurai ramené tout de suite car lui et Boyer nous nous aimions comme 3 frères. Et je n’aurai jamais voulu me sentir défaillir dans un moment pareil. Car ça n’a jamais été mon habitude.
Vous me demandez comment votre fils a bien pu me sauver la vie ; c’est en m’avertissant juste à point contre le danger car j’aurais peut être pu faire comme de nombreux camarades rester là sur le champs de bataille et dire que c’est au moment où nous nous croyons en sécurité que nous sommes été séparés malheureusement pour la vie.
Je vous dirai que son Corps n’a pu être relevé car l’élément venant d’être pris par ces sales boches. Maintenant nous avons repris la tranchée mais c’était une autre compagnie qui l’occupait. Sûrement que son Corps a été inhumé car c’est un ordre écrit et qui doit se faire ; c’est pourquoi n’étant pas là je ne peux vous renseigner davantage à ce sujet. Mais je vais faire tout ce que je vais pouvoir pour avoir l’emplacement de sa tombe. Chose qui n’est pas facile mais enfin rien n’est impossible et je voudrais que ça puisse atténuer ces grandes douleurs à toute la famille.
Jean est tombé en défendant la tranchée comme le plus brave des braves. Je ne peux m’empêcher de vous le dire : il ne sera pas porté disparu sûrement car son avis de décès a été signé par deux types et ça vous sera envoyé par les soins du régiment.
Je vous promets que ça m’ennuie beaucoup de vous faire parvenir cette lettre car ce sont des lignes plutôt terribles à lire pour un Père et une Mère.
Je vous quitte en bien prenant part à vos chagrins et je serais très fâché de savoir que vous vous gêniez avec moi car écoutez, ça me fait un grand vide à la Cie depuis que je n’ai plus mes camarades Jean et Boyer.
Je vous dirai que vous pourrez avec un grand honneur réclamer la Croix de Guerre gagnée si bravement par un fils digne de tout éloge.
Je vais vous quitter Monsieur et Madame Cavailles et excusez-moi de toutes ces paroles si dures. Je vous le refit, je suis tout à vous.
A Buffy
Caporal Brancardier
21e Infie 9e Cie Liaison 3 Bon
Ci-après, extraits de la lettre du caporal Buffy.
Ainsi va le destin. Certains passent à côté de la mort. D’autres voient la mort venir, arrivent à composer avec elle un moment, à l’amadouer, à choisir l’instant final. Pour Jean, le 6 octobre 1915, pendant qu’à Toulouse une petite lueur d’espoir apparaissait dans la lettre de Louise, sur une colline au nord de Souchez, dans un paysage de type lunaire où toute forme de vie végétale et animale a disparue, l’ennemi en a décidé autrement. La mort a été imprévue, fulgurante : soudain, l’éclair de l’arme à feu, et dans l’instant qui suit, la balle qui pénètre en pleine tête et fait son œuvre de mort. Pas de cris, pas de souffrance, seulement le bruit d’un corps qui tombe dans cette terre déjà tant meurtrie et qui va rougir un peu plus du sang d’un brave.
Ô ! terre,
Le sang du pauvre Jean a pénétré ton cœur,
Tu as éteint son souffle et endormi sa peur,
Enfin, tu lui as pris sa dernière chaleur,
Pour nous laisser tout seuls, avec notre douleur.
Ô ! terre sanglante.
Quel secret ?
Qui savait ?
Qui ne devait pas savoir ?
À Toulouse, au début du 20e siècle, les fêtes de quartier, les baloches, étaient annoncées par la tournée en calèche des « balochans » enrubannés. C’est à celle d’Arnaud Bernard, une des plus réputées, en juin 1914, que Jean fait la connaissance de Jeanne.
Ils sont attirés dès le premier regard et sont amoureux dès le premier mot. Ils promettent de se revoir bientôt.
Effectivement, ils se rencontrent à nouveau pour le bal du 14 juillet. Il s’était bien passé des événements graves à Sarajevo le 28 juin dernier, mais en France et en particulier à Toulouse cet événement n’avait aucune raison d’affecter les festivités de la Fête Nationale. Jean et Jeanne s’étaient donné rendez-vous sur le square Lafayette (place Wilson actuelle) au Grand Café de la Comédie. En arrivant Jeanne a donné ces quelques vers de Paul Verlaine à Jean.
La lune blanche
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…
Ô ! bien aimée
L’étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
du saule noir
Où le vent pleure…
Rêvons c’est l’heure
Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l’astre irise…
C’est l’heure exquise
Tout en buvant une limonade, ils s’amusent à déclamer en lisant le poème. Ils rient à en perdre haleine.
Puis ils partent au bal sur la place du Capitole. C’est la baloche des baloches, avec mâts, drapeaux, valses, polkas, mazurkas, quadrilles, cacahuètes, bières et limonades. L’illumination de la place est particulièrement soignée : lanternes vénitiennes, guirlandes multicolores, etc. Comme on l’a vu précédemment, l’éclairage à l’électricité de la place date de 1891.
Les amoureux dansent sans discontinuer et au fil des heures ils deviennent de plus en plus tendres.
Un peu plus tard, ils décident d’aller flâner. Jean prend Jeanne par la main, pour mieux la guider à travers la cohue. Alors qu’ils longent la Garonne, des pétards éclatent sous les platanes. Là, assis sur le mur de soutènement des berges, ils échangent quelques baisers.
La lune, qui n’est pas loin d’être pleine, permet de profiter du point de vue. Celui-ci dont les reflets ondulent avec le courant de la Garonne est un véritable émerveillement. Tout en bas, on aperçoit le quai de la Daurade avec les bateaux des pêcheurs de sable et de galet, les bateaux lavoirs ainsi que les péniches des bateliers du canal du Midi. En face on peut admirer le Pont Neuf, qui, commencé en 1543, ne sera achevé que 118 ans plus tard. Conçu à la manière antique, avec un tablier posé sur des arches à hauteurs décroissantes, il se classe parmi les plus beaux ouvrages d’art de cette époque. En amont, on devine le clocher de l’église de la Dalbade. Sa flèche de 83 mètres est majestueuse et rien ne laisse penser qu’en 1926, au grand désespoir des Toulousains, celle-ci s’écroulera, détruira les maisons du voisinage et fera 2 morts et 9 blessés.
Au fil des pas, ils arrivent à la prairie des filtres. Ce lieu de promenade et de rendez-vous tient son nom du fait que les filtres de sable qui purifient l’eau du château d’eau voisin sont installés dans une galerie située sous cette prairie ; celle-ci sert aussi pour les rencontres de rugby qui prennent de plus en plus d’essor en ces temps-là à Toulouse. Ils choisissent un endroit loin des regards indiscrets… Jean prend Jeanne dans ses bras et l’allonge sur l’herbe. Il la déshabille un peu et l’embrasse partout. Elle a mal, elle s’y attendait ; puis elle a du plaisir, elle l’espérait.
C’était la première fois. Ils ne se sont pas posé beaucoup de questions, l’amour a dirigé les débats… les ébats. Mais Jean n’a pas perdu la tête, il a pris toute les précautions qui s’imposent en pareil cas et Jeanne le sait.
Jean part alors en voyage d’affaire à Dunkerque dans l’entreprise Weill, celle où il était en stage en janvier dernier. Mais les choses ne se passent pas comme prévu : il y a la déclaration de guerre allemande le 3 août, l’envahissement de la Belgique le 4 août et, pour revenir à notre histoire, le retour précipité de Jean.
Jeanne et Jean se rencontrent à nouveau pour le 15 août. Cette fois, c’est à la terrasse du café-glacier Albrighi qu’ils se retrouvent vers sept heures du soir. Les allées Lafayette (qui deviendront allées Jean Jaurès en 1916) sont très animées en ce jour de fête. Les amoureux après s’être désaltérés déambulent sur le Boulevard de Strasbourg (anciennement Boulevard Napoléon). De-ci, de-là, les jongleurs et camelots font leurs affaires pour la plus grande joie des badauds. Jeanne et Jean sont de ceux-là. Un peu plus tard, ils vont au Jardin des Plantes. Là près d’un sapin majestueux, ils s’allongent. Ils eurent à nouveau une fin de soirée… très câline.
Ce fut la dernière fois. Jean réalisa qu’il y avait tout de même des risques, et il avait peur des réactions de son père s’il arrivait quelque chose.
Pourtant, début septembre, alors que Jean ne pensait plus qu’à cette guerre qui venait de commencer, Jeanne eut ses premiers malaises. Elle décida de n’en rien dire à Jean, qu’elle sentait très préoccupé.
Les jours passent et Jeanne a de plus en plus de malaises. Une amie à qui elle en parle lui confirme le diagnostic, mais elle hésite encore à en parler à Jean ; elle voudrait le verdict officiel d’un docteur. Mais, est-ce raisonnable de dépenser tout cet argent alors qu’il suffit d’avoir la patience d’attendre ?
Mais le 15 septembre alors que sur le front de Verdun on creuse les premières tranchées, Jeanne n’y tient plus et se confie. Jean saute de joie et saute au cou de Jeanne, la couvre de baisers. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Mais il revient sur terre, il réalise la situation. Il reste un long moment les yeux clos, happant l’air par grandes goulées. Elle le regarde, elle sait qu’il a trop à dire, qu’il ne peut pas. Alors lentement, il ouvre ses yeux, s’approche de Jeanne, la prend dans ses bras et lui dit : « je t’aime et je t’aimerai toujours, rien ne pourra nous séparer, ni le temps, ni la guerre, ni les interdits. »
Quels interdits ?
Il faut savoir qu’au début du XXe siècle le mariage, qu’il soit pénétré de l’esprit religieux ou hostile à cet esprit, est encore conçu comme la fondation d’un foyer nouveau : le couple doit être en mesure de vivre sur ses propres ressources, ainsi que l’essaim qui a quitté la ruche. D’où les apports (argent, situation, ressources régulières) reconnus indispensables à l’établissement de la communauté.
Il y a également un autre événement que Jean n’a pas oublié. Lors de son passage à Paris avec son père, en janvier dernier, après son stage à Dunkerque… Mais laissons-lui encore la parole :
Hôtel Moderne
Place de la République
PARIS
14 Janvier, 6 h du soir
Ma chère Maman,
Ayant quelques moments de libre j’en profite pour t’envoyer quelques mots et quelques détails sur notre séjour à Paris, chose que je n’avais pas pu faire avant ce jour.
Nous sommes arrivés comme tu le sais Dimanche matin en très bonne santé. Puis portés en taxi-fiacre avec un temps relativement beau mais très frais, même froid. Ensuite on a été chez Mme Labarre à pied : nous l’avons trouvée un peu souffrante mais elle a accepté quand même de venir déjeuner avec nous. Vers 11h1/2 Anna et Suzanne sont arrivées épatantes et toutes joyeuses de venir boulotter avec nous : Mme Labarre est arrivée peu après et on a déambulé sur les Grands Boulevards et finalement échoué à la taverne Riche, je crois, place de la République : là déjeuner épatant pour le prix : 2,50 café compris. L’après midi nous sommes allés balader sur les boulevards, place de l’Opéra, Tuileries, etc., etc.… ; le soir Papa et moi étions tellement fourbus qu’à 9h1/4 nous dormions. (A propos de dormir nous avons des chambres épatantes, chauffage à volonté, eau chaude, cabinet de toilette : tout le confort moderne.). Hier matin, lundi nous avons été prendre le petit déjeuner chez Grüber à coté de l’hôtel et nous sommes allés voir Mr Weill qui était absent, puis balader et chez Mme Chérier avenue d’Orlèans en taxi-auto/ c’est épatant : j’ai eu une frousse au milieu de ce vacarme ! ! ! ! Naturellement Mme Chérier nous a invité à déjeuner : nous avons accepté et nous avons mangé avec Germaine, sa mère : tous les 4 : bon déjeuner, bonne cuisine, bonne humeur : elle a été charmante et bien contente de nous recevoir. Vers 3h1/2 nous avons été pousser une visite aux Blamet, prendre rendez vous pour 6h et balader pour changer : enfin à 6h Mr Blamet nous a invité à dîner avec eux, nous n’avons pu refuser et à 7h1/2 nous sommes montés chez eux : là aussi, bon accueil, bon dîner et bonne soirée : nous avons bavardé jusqu’à minuit 1/4 ce qui fait que nous nous sommes couchés à 1h1/2 du matin.
Ce matin chez Mr Weill, longue conférence déjeuner avec MM Weill et un de ses cousins charmants M Kahn ! ! à la brasserie…… X ? chic déjeuner, hors d’œuvre, sole, bifteck pommes soufflées, tarte fraise pour deux louis seulement à quatre. Enfin cette après midi continuation de la conférence jusqu’à 4h, balade dans Paris, rentrée à l’hôtel et installation pour écrire ! ! !
Tu vois qu’on n’a pas perdu son temps. Ce soir nous comptons aller dîner à un resto quelconque et aller à la Scala où il y a Esther Lekain et une très bonne troupe.
Je ne te cacherai pas que Paris ne m’a pas du tout produit la grosse impression qu’on m’avait dit : j’ai admiré seulement l’adresse épatante des conducteurs d’autobus et de véhicules. Néanmoins c’est une jolie ville, pleine d’animation et d’entrain et bien différente de notre bonne ville de Toulouse.
Le temps est ici franchement mauvais = pluie, froid et humidité ! Mon pardessus n’est pas de trop et ce matin j’ai mis un tricot de laine. Je ne vois plus rien à te raconter. Maintenant donne le bonjour et baisers en gros à tout le monde : il y en a tellement que j’oublierai quelqu’un. J’espère que vous allez bien, que la petite va toujours, que la nouvelle bonne fait l’affaire, que Albo est toujours pareil, bref que toutes les bonnes habitudes de la maison Cavailles ne sont pas changées.
Je te quitte en t’embrassant bien affectueusement.
Ton fils affectionné.
Jean
Baisers à Germaine, Bonne Maman,
Bonjour à tous et à toutes.
Mais, ce que Jean ne dit pas à sa mère c’est que lors d’un entretien avec son père, celui-ci lui a parlé de son mariage. Il lui a fermement indiqué qu’Antoinette la fille de son associé serait un bon parti pour lui et qu’un mariage avec elle était envisagé. D’ailleurs, il en a déjà parlé avec son père qui lui a indiqué qu’elle aurait une confortable dot. Jean n’a rien dit ; depuis sa plus tendre enfance il n’a jamais désobéi à son père. De plus, à ce moment-là, Jean n’a rien contre, Antoinette est une belle plante et intelligente de surcroît.
Jeanne aussi est belle, intelligente, mais n’a pas fait d’études, car elle est issue d’un milieu modeste. Comment expliquer à son père que c’est elle qu’il veut : Mission impossible. Et surtout, l’accord de son père est indispensable, car Jean n’est pas majeur.
Après mûre réflexion réciproque, ils décident d’attendre la fin de l’année. D’ici là, la guerre sera finie, tous les journaux le disent, et dans l’euphorie de cette fin de cauchemar (les parents de Jean sont très inquiets à cause de cette guerre, car ils savent que leur fils fait partie des prochaines classes qui seront incorporées), la pilule sera plus facile à avaler.
Les événements ne permettent pas à ce scénario de se réaliser comme prévu. Dès novembre, des bruits courent que la mobilisation de la classe 1915 (celle de Jean) est imminente, en commençant par ceux qui sont nés en janvier (Jean est né le 11 janvier) comme pour la plupart de ses contemporains la mobilisation se résume en un seul mot : le devoir. Il faut préciser que l’école publique de la 3ème République a fortement contribué à former le sentiment national des Français. À travers la leçon des maîtres, le contenu des manuels, l’école primaire inculque les valeurs patriotiques aux enfants, futurs citoyens et soldats. À titre d’exemple le livre de lecture Le tour de la France par deux enfants de G. Bruno a pour sous-titre : Devoir et Patrie. À la question « Quels sont nos devoirs à tous lorsque survient la guerre ? » les écoliers doivent répondre par cœur « Nous devons être tous prêts à défendre contre nos ennemis notre bien, c’est-à-dire notre sol et nos concitoyens. On doit à la patrie le sacrifice de sa vie comme on le doit à sa famille. »
Jean n’oublie pas son autre devoir, il rassure Jeanne : si le mariage ne peut se faire actuellement, en aucun cas il ne la laissera tomber. D’ailleurs, il envisage d’en parler dès à présent à sa mère qui sera plus compréhensive.
Il ne sera incorporé que fin décembre, mais attendra le mois de mars pour lui en parler. Pendant tout ce temps, il gardera le secret.
Il écrira à sa mère le 13 mars et donnera cette lettre à Raymond pour qu’il la remette en main propre à sa mère lors de sa venue à Toulouse en permission le dimanche 14. Il ne tarde pas à répondre au petit mot qu’elle lui transmet en réponse.
Périgueux le 18/3/15
Ma chère Maman,
Je t’envoie ces quelques mots comme je te l’avais promis au sujet de cette affaire qui me travaille beaucoup trop en ce moment et dont j’aurais hâte, non peut-être une solution immédiate mais au moins un repos d’esprit pour moi.
D’abord crois bien que je suis bien bien ennuyé de falloir t’en parler car j’aurais préféré tout en place avant de falloir avoir recours à vous.
Mais les événements se précipitent de tout les côtés il faut bien que je mette un terme à tout cela.
J’ai reçu une lettre me disant que l’événement se passerait vers le 15 Avril ? Je ne le sais aussi je voudrais bien que à cette date je sois à peu près tranquille.
Comme je te l’ai dit dimanche dernier j’aurai désiré que l’on lui fasse parvenir une certaine somme afin que d’ici là elle ai le temps de s’arranger un petit intérieur, acheter quelques affaires qui manquent sûrement et avoir quelques sous pour voir venir un peu.
De mon côté je comptais, n’est ce pas, aller à Toulouse sous peu et je comptais surtout et beaucoup avec la parole arriver à faire comprendre certaines décisions pour l’avenir qu’il est très délicat d’annoncer par lettre. Les événements en décident autrement, tant pis.
Je te promets de faire tout tout mon possible pour arranger suivant ton désir cette chose : seulement il ne faut pas vouloir que cela tombe et s’arrange de suite mais je vais m’y employer, à partir d’aujourd’hui de toute mon âme.
J’avais pensé à la somme de 1500 F peut être importante, à ton avis et pourtant ? Mais comment prévenir et faire parvenir la somme ? Je ne voudrais pas avoir recours à un étranger, car tu as pu voir que les gens savaient bien des choses et en inventaient pas mal.
Donne moi ton idée là dessus, je me fais un mauvais sang du diable et ce n’est pourtant pas dans mon caractère.
Ecris moi par retour du courrier vivement et surtout n’en dis rien à Papa : il ne comprendrait pas tous ces ennuis et surtout je ne voudrais pas lui faire de nouvelles peines même pour la question d’argent, si cela était possible je ne voudrais pas qu’il y prenne part.
……
Lettre qui se termine en ces termes :
Au plus tôt de vos nouvelles. Embrasse tout le monde et surtout déchire cette lettre qui n’est guère bien à conserver.
Mille baisers de ton fils affectionné.
Jean
Cette lettre ne sera pas détruite. Elle a été retrouvée dans la boîte à chaussures, en vrac, tout au fond.
Jean aurait sans doute voulu en dire plus à sa mère, par exemple :
« tu sais maintenant comment je l’aime, je l’aime, je l’aime »
Mais à cette époque, ces choses-là ne peuvent se dire ainsi entre un fils et une mère.
Peu de temps après, cette autre lettre :
Périgueux le 23/3/15
Ma chère Maman
J’ai reçu ta longue lettre avant hier, t’ai fait hier une courte réponse affirmative et vient aujourd’hui causer un peu avec toi. Laisse moi tout d’abord te remercier de tout le fond de mon cœur de tout ce que tu fais pour moi : Je ne peux te le dire ni par lettre ni verbalement mais je t’assure que j’en suis touché en un point que tu ne soupçonne peut être pas et pourtant c’est la pure vérité.
Tout ce que je souhaite maintenant c’est que tout le monde, dans cette affaire, puisse un peu voir venir et surtout attendre la fin de cette calamité qui s’appelle guerre !
Je ne puis et ne peux par lettre, je te le répète encore une fois, t’exprimer toute ma reconnaissance pour ton dévouement, mais sache qu’à la lecture de ta lettre j’ai pleuré comme un imbécile que je suis tellement j’étais attendri. De tout mon cœur ; merci.
J’ai écrit hier à mon père et attends sa réponse. Inutile de te dire que je ne lui en souffle pas un mot.
Inutile de te dire que j’approuve les idées que tu développes sur ta lettre et suis de ton avis tu agiras suivant ce plan.
Je vais, un peu fatigué plutôt un peu las de cet entraînement mais…
C’est la dernière lettre sur laquelle il parle de « l’affaire » comme il dit. Même la naissance ne sera pas relatée… à moins que cette fois-ci la lettre ait été détruite ! !
Extrait d’un acte de naissance.
« Année1915.
No 942/1 Cavailles
Le 20 mai 1915 à 10 heures du soir est née en notre commune de Toulouse
Raymonde Cavailles, du sexe féminin »
« Adoptée par la nation »
Cette dernière mention se justifie par fait que Jean, son père est mort pour la France.
On crut que cet enfant était celui du 14 juillet (référence à la première date prévue pour sa naissance indiquée dans la lettre du 18 mars : 15 avril), mais en fait c’est l’enfant du 15 août (référence à sa naissance le 20 mai).
Comment Raymonde a-t-elle pris le nom de Cavailles ? La permission avortée du 11 juin avait été prévue pour ça, reconnaître l’enfant à la mairie. Mais les événements firent qu’après il n’y eut plus de permission, puis ce fut le départ au front et nous connaissons la suite.
Ce fut donc le grand-père Charles qui fit la demande de légitimation après la mort de Jean.
La disposition essentielle de la loi de légitimation des orphelins de guerre est ainsi libellée :
« Tout enfant dont le père mobilisé est décédé depuis le 4 août 1914 des suites de ses blessures… pourra être légitimé dans les termes de l’article 331 du code civil par le tribunal de première instance… »
Mais avant cela, il y eut la connaissance de l’existence même de Raymonde.
Le 1er novembre 1915, après avoir reçu la lettre du caporal Buffy, la mort de Jean est quasi certaine même si comme on l’a vu…
Louise et Charles rentrent du cimetière de Terre Cabade où ils se sont recueillis avec une profonde pensée pour leur fils disparu.
La pluie lourde, triste, n’a pas cessé de tomber pendant tout le trajet, la nuit qui commence à tomber accentue encore la note de tristesse de cette journée.
À peine rentrés chez eux, Louise s’adresse à Charles :
– J’ai une chose importante à te dire Charles !
Et elle poursuit en hoquetant :
– Jean m’avait fait jurer de garder le secret. Je pense que sa mort me délivre de ce serment ! ! Oui, Charles, Jean n’est plus là, mais il vit encore un peu à travers sa fille Raymonde qui est née au mois de mai. Tu va voir c’est une merveilleuse petite fille.
Charles reste interloqué, il s’arrête et prend sa tête entre ses mains. Il se dirige vers la fenêtre du salon tout en titubant. Dehors la pluie s’est arrêtée, mais l’atmosphère reste humide, ce qui donne une forme diffuse à la rue, encore accentuée par la lumière blafarde des lampadaires.
Charles revient vers Louise, lui prend la main, comme il ne le faisait plus depuis longtemps. Il la regarde et lui dit :
– Peu importe que vous ayez tant tardé à m’annoncer cette nouvelle, mais je ne veux penser qu’à la joie qui m’envahit à cet instant. Bien sûr, notre Jean nous manquera, mais fasse que Raymonde apaise notre chagrin.
La première sortie du lendemain fut bien sûr pour voir cette petite merveille nommée Raymonde qui, à presque six mois, était un personnage. Charles ne posa aucune question à Jeanne, il l’embrassa comme s’il l’avait quittée la veille. Il prit Raymonde dans ses bras, elle n’en fut aucunement perturbée. Il tournoya, on aurait dit qu’il dansait, la petite se mit à rire aux éclats ; il la couvrit de baisers et ne la reposa dans son landau qu’après de longues minutes.
Raymonde eut une vie paisible et relativement confortable. Il faut dire que son grand-père fit beaucoup pour qu’il en soit ainsi. En particulier, il changea le statut social d’employée-coiffeuse de Jeanne, qui devint patronne d’un salon de coiffure.
Le 23 juillet 1924, Raymonde a 9 ans, elle reçoit une carte postale, cette correspondance est la plus récente que nous retrouverons dans la fameuse boîte à chaussures.
Au recto, de la Carte postale on peut lire :
105 LENS avant et après la guerre – Before and after the war
Le Cimetière – The Cimetery
En haut à droite une vue du cimetière avant la guerre, on dirait le cimetière de Terre Cabade tel qu’on peut le voir aujourd’hui à la fin du XXe siècle et en bas sur toute la largeur un autre cimetière qui a subi une violente tornade de feu, de souffle et de destruction.
Le verso de la Carte Postale se présente comme suit :
Ton Papa t’embrasse
C Cavailles
|
Mademoiselle Raymonde Cavailles
Château de Roquelaure quartier de Périole Toulouse HG
|
Raymonde est dans la maison de vacances de ses grands parents. C’est Papa Charles qui lui écrit. C’est pas son vrai Papa, elle sait qu’il est mort à la guerre ; mais Papa Charles, son grand-père, c’est comme un autre Papa, avec ses cadeaux, ses friandises, ses bisous, ses câlins etc. etc. Toute sa vie elle gardera un souvenir ému et reconnaissant de ce grand-père qui lui servit de père.
Remarque préliminaire : Les lettres de Louise sont également authentiques et étaient dans la boîte à chaussures, elles ont été renvoyées par les autorités militaires avec la simple mention :
LE DESTINATAIRE NE PEUT ÊTRE ATTEINT
PAS D’AUTRES RENSEIGNEMENTS
AU DÉPÔT
La communication officielle de la mort de Jean ne sera effectuée que le 13 novembre 1915 comme suit :
Le chef du Bureau de comptabilité du 21è
Régiment d’Infanterie à
Monsieur le Maire de Toulouse
Hte Garonne
J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien, avec les ménagements nécessaires dans la circonstance, prévenir M Cavailles 35 Rue Bayard, de la mort du Sergent Cavailles Mlle 13592 du 21è d’Infanterie, tombé au Champ d’honneur le 6 octobre 1915 au combat de Souchez.
Je vous serai très obligé de présenter à la famille les condoléances de Monsieur le Ministre de la guerre et de me faire connaître la date à laquelle votre mission aura été accomplie.
Veuillez agréer…
La transcription officielle de décès sera faite seulement le 16 février 1916 :
Du seizième jour du mois de février l’an Mil neuf cent seize à deux heures du soir, Nous Soussigné Adjoint au Maire de Toulouse Officier Public de l’état Civil délégué par lui, avons en vertu de l’article 93, du Code Civil, transcrit l’Acte de Décès dont la teneur suit :…
Acte de décès de Jean, Maurice Cavailles sergent au 21e Régiment d’Infanterie 9e Compagnie âgé de vingt ans immatriculé sous le numéro (7518) sept mille cinq cent dix huit.
Suit toute la litanie né à… domicilié à… etc.… etc. et se poursuit en ces termes :
Mort pour la France à Souchez le 6 du mois d’octobre Mil neuf cent quinze à seize heures Tué à l’ennemi fils de… domicilié à…
Et se termine comme suit :
Dressé par nous, Pascal Mongis, Lieutenant au 21è Régt d’Infanterie Officier de l’état civil, sur la déclaration de Georges François Martin Sergent au 21è Régiment d’Inf 9è Cie âgé de vingt trois ans et de Félix Henri Mairet, caporal au 21è Régt d’Inf 9è Cie âgé de vingt six ans, témoins qui ont signé avec nous après lecture…
Suivant le règlement cet acte de décès : « est dressé d’après les déclarations de deux témoins pourvu qu’ils aient 21 ans conformément à la loi, on sursoit à l’établissement de cette pièce si les déclarations ne sont pas en tous points concordantes ». Par application stricte de ce règlement, plusieurs combattants ont été portés disparus, ce qui a ajouté encore au chagrin des familles.
Sur les conseils d’un ami de Charles, une lettre sera envoyée à Jean en supposant qu’il a été fait prisonnier. Celle ci est envoyée à :
Monsieur Jean Cavailles
Sergent…
Blessé le 6 octobre 1915 à Souchez et
prisonnier de guerre
Direction Walm
Prusse Rhénane (Via Pontarlier)
Toulouse 21 mars 1916
Mon bien cher enfant
Nous vivons depuis bientôt six mois dans un chagrin et une angoisse dont aucune expression ne peut dépeindre la torture.
On me conseille de faire cette nouvelle démarche- après tant d’autres restées sans résultats, hélas !
Je n’ose en espérer, je n’ose en attendre rien d’heureux ; mais ce que je puis te dire, c’est que, si tu lis cette lettre, notre joie n’aurait d’égale que la douleur qui a brisé notre vie… Je ne t’en dis pas plus. Ces lignes te parviendront elles jamais ?…
Mon cher petit Jean, notre enfant chéri, ton père, Germaine, Bonne Maman, Jeanne et notre bien-aimée petite fille Raymonde, tous se joignent à moi pour t’envoyer nos plus tendres baisers. Pour te dire aussi que nous sommes bien malheureux.
Ta mère qui t’aime
Louise
Celle-ci sera renvoyée le 28 mars avec la mention :
Empfänger nicht ermitelt.
destinataire introuvable.
Jean aura deux citations à l’ordre du régiment :
La première porte le N° 222 :
Le sergent Cavailles Jean N° Mlle 7518 de la 9è Compagnie du 21è Régiment d’Infanterie :
« Le 28 septembre, malgré la fusillade intense, a entraîné sa demi-section à l’assaut des positions de Givenchy avec un calme et une énergie remarquable. »
La deuxième porte le N° 292
Le sergent Cavailles Jean N° Mlle 7518 de la 9è Compagnie du 21è Régiment d’Infanterie :
« Le 6 octobre 1915, a entraîné vigoureusement sa section à l’attaque ; s’est maintenu sur la position conquise, malgré le bombardement. A été tué. »
La croix de guerre à deux étoiles lui sera attribuée à titre posthume et remise le 13 avril 1916 à son père.
La Croix de Guerre
Sur la Dépêche du 14 avril, dans le carnet toulousain, sous le titre « Nos héros à l’honneur » on peut lire :
« Hier jeudi, à 3 heures, a eu lieu, aux allées Lafayette, une prise d’armes à laquelle assistait un nombreux public.
Les détachements des troupes de garnison ont été présentés à M. le général Bertaux par M. le lieutenant colonel Catelot.
Puis au milieu de l’émotion générale, des pères, des mères et des veuves sont venus recevoir du général Bertaux, la récompense chèrement gagnée par leurs glorieux disparus.
La remise des Croix de guerre a été faite à Mme Le Cornec, veuve d’un lieutenant,… à M. Cavailles, père d’un sergent… à M. Garaix, père d’un soldat tué… »
Aux parents de ces héros de la Patrie, nous signalons les nobles et réconfortantes paroles du général d’Amade un Toulousain dont le fils a été tué à l’ennemi : « Il faut que nous dominions notre douleur. Il faut penser à ceux qui dorment dans leur gloire, récompensés par Celui qui est le Juge suprême et la Souveraine justice. »
Cette croix de guerre trône majestueusement dans la partie haute d’un petit cadre vieil or en forme de lyre, avec en bas la photo de Jean en tenue de soldat.
Ce fut Georges Bonnafous qui prit l’initiative d’un projet de loi tendant à la création d’une médaille de valeur militaire. Cette proposition disait : « la légion d’honneur et la médaille militaire, sont une élite de décorations et, par la même, distribuée avec une certaine réserve. Cette nouvelle décoration sera plus accessible aux soldats qui se battent si vaillamment et si bien ». Cette récompense fut rapidement instituée sous le nom de Croix de Guerre. Le lieutenant de Lattre de Tassigny fut parmi les premiers décorés.
Parmi les nombreuses lettres de condoléances et celles envoyées après cette remise, nous avons choisi :
« Toutes mes félicitations, ma chère Louise, pour le témoignage de vaillance qui a été accordé, hier, à ce jeune héros de 20 ans, à votre cher et inoubliable Jean.
Quoique ce témoignage soit un peu tardif, il n’en constitue pas moins une relique que vous conserverez pieusement. À vous, à nous tous, cette croix de guerre rappellera que la pensée qui a animé tous ces êtres, qui nous sont chers, n’est pas périssable : ils continuent de vivre en nous.
À ton mari, à Germaine et à toi, bien chère Louise, nous adressons nos vives et bien affectueuses sympathies. »
Par arrêté ministériel du 15 août 1920 rendu par application des décrets du 13 août 1914 et 1er octobre 1918, publié au journal officiel du 23 novembre 1920 la
Médaille Militaire
a été attribuée à la mémoire du Sergent CAVAILLES Jean Maurice) Mlle 13592 du 21è Régiment d’Infanterie.
Mort POUR LA France
Deux ans après la fin de la guerre, en décembre 1920, Louise écrit à nouveau à l’ex caporal Buffy (devenu Monsieur Buffy cultivateur à…)
Avec une écriture toujours aussi régulière et appliquée, mais avec en plus les pleins et les déliés chers à cette époque, la réponse ne tarde pas :
Le 21 décembre 1920
Madame Cavailles
Je m’empresse de répondre à votre lettre que j’ai reçu ce matin. Cinq années sont écoulées depuis la mort de mon Cher et Regretté Camarade Jean Cavailles, mais croyez Madame que tous les affreux cauchemars vécu de 1914 à 18 m’ont fait nullement oublier ceux avec qui nous menions la petite vie de famille, malgré nos grandes misères, jusqu’au jour où la mort a venu frapper parmi nous.
Je me souviens très bien des tristes correspondances échangées, et si je n’ai pas continué à vous écrire, c’est que je sentais que mes lettres vous faisaient trop de mal, et que tout m’était impossible qui puisse vous apporter une petite lueur d’espoir. Mais depuis j’avais gardé un grand souvenir.
Aussi aujourd’hui je fais tout mon possible pour vous donner les renseignements nécessaires sur cette lettre. D’abord je vais commencer par vous tracer un plan. Comme vous connaissez Souchez, votre fils est tombé sur le plateau à droite de Souchez, face à Lens, environ à 600 mètres de Souchez et à 300 mètres de Givenchy.
Suit un plan dont voici la copie :
Il poursuit :
Il m’est impossible de vous en dire davantage sur une lettre, aussi si Madame Cavailles à l’intention de venir à D… je serai heureux de vous recevoir et en même temps de parler plus longuement et plus facilement.
Je vous remercie Madame de vous intéresser à moi et Recevez mon plus Cordial Souvenir.
Auguste Buffy
Cultivateur à D…
L’association des anciens élèves du Lycée Pierre de Fermat à Toulouse a édité un livre d’or en l’honneur des « camarades tombés au long de la grande, longue et cruelle guerre de 1914-1918 ». Celui-ci contient les noms de ces anciens élèves tombés au champ d’honneur, avec pour chacun d’eux leurs titres de gloire. Ce livre fait le compte-rendu d’une cérémonie qui est reproduit en partie ci-après. Ce livre d’or se termine ainsi : « Achevé d’imprimer le quinze mars mille neuf cent vingt-trois par EDOUARD PRIVAT 14, rue des Arts TOULOUSE »
Extraits du livre d’or :
Le 13 novembre 1921, le gymnase du Lycée a pris son aspect traditionnel de la distribution des prix. Mais, aujourd’hui, il s’agit d’inaugurer le monument érigé par les élèves, le personnel et l’association des anciens élèves aux camarades morts pour la France. La séance d’inauguration est ouverte sous la présidence de M. Bérard, ministre de l’instruction publique, et de M. Auguste Puis, sous secrétaire d’État à l’agriculture, mais aussi ancien élève du Lycée. Après les discours du président des anciens élèves M. César-Bru, du proviseur du Lycée M. Laborde, du sous secrétaire d’État et du Ministre, toutes les autorités se mirent en marche entre une double haie d’élèves, pour aller déposer des fleurs au pied du monument. Puis dans un silence impressionnant, toutes les familles puis les élèves ont défilé devant le monument, déposant aux pieds les fleurs qu’ils avaient apportées. De tous les discours je n’ai gardé qu’une partie de celui de M. Cézar-Bru qui s’adresse aux parents :
« Non, chers parents de nos morts, non, aujourd’hui ne pleurez plus ; regardez avec fierté le monument commémoratif de la gloire, le monument du souvenir ; élevez vos cœurs à la hauteur du sacrifice consenti et pensez avec nous que l’honneur de vos enfants, de vos maris, de vos pères, rejaillit sur vous et vous enveloppe comme d’une auréole toute lumineuse de l’aube glorieuse qui le 11 novembre 1918 s’est levé sur la France. »
Et cette autre partie qui s’adresse aux élèves :
« Le monument de nos morts, nous l’avons intentionnellement placé dans la salle d’honneur du Lycée ; vous passerez souvent devant ce monument ; n’y passez jamais en tumulte et avec le rire aux lèvres, oubliez une minute votre jeunesse, recueillez-vous comme vous le feriez devant le tabernacle, saluez profondément, saluez la mémoire de nos glorieux morts… Souvenez-vous que nos morts sont morts aussi pour vous et que vous leur devez vos actions actuelles et futures. Ils ont empêché par leur sacrifice la France de mourir ; ils nous ont légué à tous, à vous surtout qui avez la force de la jeunesse, la lourde tâche de guérir la Patrie et de lui rendre son bien être, sa grandeur matérielle, intellectuelle et morale. Ce ne sont plus seulement vos parents, vos maîtres qui vous commandent l’activité et le travail sans relâche, ce sont nos morts qui n’ont pu que mourir, mais qui voulaient, qui veulent, après avoir gagné la guerre, que vous gagnez la paix. »
J’ai été élève pendant trois ans du Lycée Pierre de Fermat dans les classes préparatoires des grandes Écoles. Je suis passé des dizaines de fois devant ce panneau sur lequel figure Jean. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour je l’honorerai par ce livre.
Je reviens sur cette carte du 3 octobre qui sera l’ultime missive reçue de Jean, elle sera lue et relue et provoquera beaucoup de serrements de cœur et de larmes. Dans les années 30, d’une écriture fine et appliquée, Louise a ajouté la mention : la dernière
Malgré la cruauté des combats, les morts faisaient l’objet d’un profond respect. Cependant, les corps n’étaient ramenés qu’à l’issue de la bataille et bénéficiaient alors d’une sépulture décente, le plus souvent dans une fosse commune lorsqu’elle était faite par l’ennemi.
Jean est tombé alors que la bataille faisait rage. La tranchée qu’il défendait a été reprise de part et d’autre plusieurs fois. Chaque fois, de forts appuis d’artillerie (réf : les communiqués des 7, 8, 9 et 10 octobre du chapitre 12) ont labouré le terrain jusqu’à des profondeurs de 3 à 4 mètres, parfois 5 mètres ; il est donc très probable que son corps, comme tant d’autres, ait été enseveli. La terre du champ de bataille est devenue sa sépulture.
Néanmoins, des recherches ont été effectuées, mais n’ont donné aucun résultat et ce n’est pas faute d’avoir fait tout ce qui était possible. Cet extrait d’une lettre de Louise à l’officier de détails du 21e d’Infanterie en témoigne :
« Malgré mes lettres de demandes et de prières, je n’ai pu trouver personne qui puisse ou veuille me répondre à ma demande qui est celle-ci : Mon fils a-t-il été inhumé et puis-je savoir l’emplacement de sa tombe ?
C’est donc à vous que je m’adresse en dernier recours. Peut-être aurai-je la chance cette fois de rencontrer un homme de cœur qui, prenant en considération la douleur d’une mère et la légitimité de sa demande, voudra bien enfin me répondre. »
La réponse viendra rapidement, mais sera négative :
En réponse à votre lettre du 31 décembre, je m’empresse de vous faire connaître qu’il ne m’est pas possible de vous fournir, ainsi que vous le désirez, les précisions que vous avez bien voulu me demander.…
Je suis allé sur ces lieux où, dans les entrailles de la terre, on retrouve encore aujourd’hui, des balles, des éclats d’obus, des morceaux de tissus, des objets personnels, des restes de corps humains.
À la pensée que les restes de Jean sont peut-être encore enfouis là sous mes pieds, mes pas deviennent hésitants, tremblants puis chancelants. Malgré cela, j’arrive péniblement à l’endroit où Jean est censé être tombé. Là, rien ne va plus, je sens des larmes de feu qui coulent sur mes joues et troublent ma vue ; le sol se dérobe sous mes pas et je me retrouve à genoux dans cette position de prière que je n’ai pas voulue, mais qui s’impose à moi…
J’ai prélevé une parcelle de cette terre meurtrie, j’en ai donné à Jean-Charles, Maïté, François, pour eux, pour leurs enfants et petits enfants.
Ô ! terre,
Je te garderai toujours tout près de mon cœur,
Pour que tu me donnes, enfin, un peu de bonheur.
Désormais, la boîte à chaussures peut disparaître dans l’oubli d’un grenier poussiéreux ou jetée au feu par un héritier indifférent ; toute sa semence a germé à travers ce livre qui perpétue à jamais la mémoire de Jean, pour qu’il ne meure pas une deuxième fois.
Mourir n’est rien dans l’exaltation du combat,
La griserie de l’assaut.
Mais,
Les regrets d’un père,
Les larmes d’une mère,
Sont terribles.
un inconnu, aux armées, le 12/12/15
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Septembre 2008
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Cet ouvrage a été précédemment édité par l’association Les Amis des Archives de la Haute-Garonne à 750 exemplaires. La réédition n’est pas envisagée. ISBN – 2.907.416.20.0
L’auteur :
Roger Gau est diplômé de l’École Centrale de Paris et a fait toute sa carrière comme ingénieur à l’Aérospatiale à Toulouse. Pour en savoir plus et lui écrire vos commentaires, voir son site Internet
http://pagesperso-orange.fr/roger.gau/
roger.gau0041@orange.fr N’hésitez pas à lui parler de votre lecture.
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[i] Illustration de couverture : Dessin intercalaire d’un article sur la bataille du 25 septembre 1915 publié dans l’Illustration du 20 novembre 1915.