Anthony Hope

 

 

 

LE PRISONNIER DE ZENDA

LE ROMAN D’UN ROI

 

 

 

(1894)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  Elphberg contre Rassendyll 4

II  Où il est question de cheveux roux. 14

III  Une joyeuse soirée. 24

IV  Le roi est fidèle au rendez-vous. 36

V  Ma première journée royale. 47

VI  Le secret de la cave. 58

VII  Bataille ! – Le roi a disparu.. 69

VIII  En rivalité avec le duc de Strelsau.. 80

IX  À quoi peut servir une table à thé. 93

X  Où je succombe à la tentation.. 107

XI  Nous partons pour chasser la bête noire. 119

XII  Premières escarmouches. 131

XIII  L’échelle de Jacob. 142

XIV  Le moment décisif approche. 153

XV  Conversation avec un démon.. 163

XVI  Notre plan de bataille. 174

XVII  Divertissements nocturnes de Rupert. 185

XVIII  Dernier assaut. 194

XIX  À la poursuite de Rupert de Hentzau.. 202

XX  Le prisonnier du château et le roi 212

XXI  La fin d’un rêve. – Dernier adieu.. 223

XXII  Pour conclure. 233

À propos de cette édition électronique. 242

 

I

Elphberg contre Rassendyll


« En vérité, Rodolphe, s’écria un matin ma jolie petite belle-sœur, la femme de mon frère, je me demande si jamais vous vous déciderez à faire quelque chose.

 

– Ma chère Rose, répondis-je en posant la petite cuiller avec laquelle je venais de briser la coquille de mon œuf, pourquoi tenez-vous tant à ce que je fasse quelque chose ? Je ne me plains pas, quant à moi ; je trouve ma situation parfaitement agréable. J’ai un revenu qui suffît à peu près à mes besoins, une situation sociale des plus enviables… Ne suis-je pas le frère de lord Burlesdon et le beau-frère de la plus charmante des femmes, la comtesse Burlesdon ? Voyons, est-ce que cela ne suffit pas ?

 

– Vous avez vingt-neuf ans, reprit-elle, et vous n’avez encore fait que…

 

– Ne rien faire, c’est vrai. Mais dans notre famille on peut se donner ce luxe. »

 

Cette observation déplut à Rose. Chacun sait que, si charmante, si accomplie que soit personnellement ma petite belle-sœur, sa famille n’est pas du monde, du moins du même monde que les Rassendyll. Très jolie, extrêmement riche, elle avait plu à mon frère Robert, qui avait été assez sage pour ne pas s’inquiéter de ses aïeux.

 

« Bah ! reprit-elle un peu piquée, vos grandes familles sont en général pires que les autres. »

 

Là-dessus, je passai ma main dans mes cheveux, sachant parfaitement à quoi elle faisait allusion.

 

« Je suis contente que Robert soit brun ! » continua-t-elle.

 

À ce moment, Robert, qui se lève tous les matins à sept heures et qui travaille jusqu’au déjeuner, entra.

 

Il regarda sa femme, vit son air excité, et, lui caressant la joue du bout des doigts d’un geste amical, lui demanda : « Qu’y a-t-il, ma chérie ?

 

– Rose me reproche de n’être bon à rien et d’avoir les cheveux roux, fis-je avec humeur.

 

– Je ne lui reproche pas ses cheveux, dit Rose ; ce n’est pas de sa faute.

 

– Les cheveux roux apparaissent ainsi au moins une fois par génération dans notre famille, repartit mon frère ; le nez droit aussi. Rodolphe a le nez et les cheveux.

 

– C’est extrêmement contrariant, reprit Rose, très rouge.

 

– Cela ne me déplaît pas, » fis-je. Et, me levant, je m’inclinai profondément devant le portrait de la comtesse Amélie.

 

Ma belle-sœur jeta un petit cri d’impatience.

 

« Combien j’aimerais, Robert, que vous fissiez enlever ce portrait !

 

– Ma chérie… fit-il doucement.

 

– Bonté du ciel ! m’écriai-je.

 

– On pourrait au moins oublier, continua-t-elle.

 

– Ce serait difficile, Rodolphe étant là, reprit Robert en secouant la tête.

 

– Et pourquoi vouloir qu’on oublie ?

 

– Rodolphe ! » s’écria Rose d’un ton indigné et en rougissant, ce qui la rendait encore plus jolie.

 

Je me mis à rire et me replongeai dans mon œuf. J’avais opéré une heureuse diversion. Rose ne songeait plus à me reprocher ma paresse. Pour clore la discussion et aussi, je dois l’avouer, pour pousser à bout ma sévère petite belle-sœur, je repris :

 

« Il ne me déplaît pas d’être un Elphberg, au contraire. »

 

Lorsque je lis un roman, je n’hésite jamais à sauter les explications préliminaires, et cependant, écrivant moi-même une histoire, je reconnais qu’elles sont indispensables. Comment, par exemple, pourrais-je me dispenser d’expliquer pourquoi mon nez et la couleur de mes cheveux exaspéraient ma belle-sœur, et pourquoi je me gratifiais du nom d’Elphberg ?

 

Si considérée, si ancienne que soit la famille des Rassendyll, elle n’est pourtant point de sang royal comme celle des Elphberg ; elle n’est même point alliée à une maison royale. Quel est donc le lien qui unit la famille régnante de Ruritanie et les Rassendyll, Strelsau et le château de Zenda au manoir de Burlesdon ?

 

Pour l’expliquer, il me faut, j’en demande bien pardon, ressusciter le scandale que ma petite belle-sœur souhaiterait tant voir oublier. Donc, en l’an de grâce 1733, sous le règne de George II, l’Angleterre étant heureuse – car le roi et le prince de Galles n’en étaient point encore venus aux mains – un certain prince, qui fut connu plus tard dans l’histoire sous le nom de Rodolphe III de Ruritanie, vint faire visite à la cour. Le prince, un beau et grand garçon, était remarquable – il ne m’appartient pas de dire si c’était en bien ou en mal – par un grand nez droit, un peu pointu, et une quantité de cheveux roux, mais d’un roux foncé, presque châtain ; somme toute, le nez et les cheveux qui, de tout temps, ont distingué les Elphberg.

 

Il passa plusieurs mois en Angleterre, où il fut toujours accueilli de la façon la plus courtoise.

 

Son départ, toutefois, ne laissa pas que d’étonner un peu : le prince disparut un jour brusquement à la suite d’un duel auquel on lui avait su gré de ne pas se dérober, comme il eût pu le faire en arguant de sa royale naissance.

 

Il s’était battu avec un gentilhomme connu alors, dans le monde, comme étant le mari d’une femme ravissante. Le prince Rodolphe, grièvement blessé dans ce duel, fut, aussitôt remis, adroitement réexpédié en Ruritanie par l’ambassadeur, qui l’avait trouvé plutôt compromettant.

 

Son adversaire, le gentilhomme anglais, n’avait pas été blessé ; mais, le jour du duel, le temps étant froid et humide, il avait pris un refroidissement dont il ne s’était jamais remis et était mort au bout de six mois, sans avoir eu le temps de régler très exactement sa situation vis-à-vis de sa femme. Celle-ci, deux mois plus tard, donnait le jour à un enfant mâle, qui hérita des titres et de la fortune des Burlesdon.

 

La dame était la comtesse Amélie, dont ma belle-sœur eût voulu faire enlever le portrait des murs de son salon de Park-Lane ; le mari, Jacques, était le cinquième comte de Burlesdon, le vingt-deuxième baron de Rassendyll, pair d’Angleterre et chevalier de l’ordre de la Jarretière.

 

Quant à Rodolphe, de retour en Ruritanie, il s’était marié et avait pris possession du trône que ses descendants n’ont cessé d’occuper jusqu’à ce jour, sauf pendant un très court espace de temps. Enfin, si vous parcourez la galerie de tableaux de Burlesdon, vous serez frappé de voir, parmi ces cinquante portraits du siècle dernier, cinq ou six têtes – et entre autres celle du sixième comte – ornées d’une quantité de cheveux roux foncé, presque acajou, et de beaux grands nez droits. Ces cinq ou six personnages ont aussi les yeux bleus, ce qui étonne, car les Rassendyll ont tous les yeux noirs.

 

Telle est l’explication, et je suis bien aise de l’avoir terminée. Les défauts qui entachent une honorable lignée constituent un sujet fort délicat, et certainement cette hérédité que nous avions tant de fois eu l’occasion de constater était un nid à médisances. Elle bafouait la discrétion des gens qui préféraient se taire et traçait de singulières confidences entre les lignes des Annuaires de la noblesse.

 

Il est à remarquer que ma belle-sœur, avec un manque de logique qui doit lui être particulier depuis que nous avons reconnu qu’il n’est pas imputable à son sexe, considérait la couleur de mes cheveux et mon teint comme une offense personnelle ; de plus, elle y voyait le signe extérieur de dispositions particulières. À cet égard, je proteste énergiquement, car ces insinuations, parfaitement injustes d’ailleurs, elle les appuyait sur l’inutilité de la vie que j’avais menée jusqu’ici. Mais, après tout, je ne m’étais pas amusé avec excès, et n’avais-je pas beaucoup appris de côté et d’autre ? Élevé en Allemagne, j’avais suivi les cours de l’Université, et parlais l’allemand aussi couramment et aussi bien que l’anglais. Quant au français, il m’était devenu aussi familier que ma langue maternelle ; avec cela je savais assez d’italien et d’espagnol pour faire convenablement figure dans la langue de Pétrarque et de Cervantès. Bonne lame plutôt que tireur élégant, bon fusil, cavalier intrépide, je crois, en vérité, que j’avais monté tous les animaux qui peuvent se monter. Avec cela, une bonne tête en dépit des mèches flamboyantes qui l’ornaient.

 

Si pourtant des gens malveillants soutiennent que tout cela c’est perdre son temps plutôt que de l’employer, je n’ai rien à répondre, sauf qu’en ce cas mes parents n’auraient pas dû me laisser cent mille francs de rente et une humeur vagabonde.

 

« La différence entre vous et Robert, reprit ma petite belle-sœur – qui a le goût, le ciel la conserve ! de monter en chaire – c’est qu’il se rend compte des devoirs que sa position lui impose, tandis que vous, vous ne voyez que les avantages qu’elle vous procure.

 

– Pour un homme de cœur, ma chère Rose, répondis-je, les avantages sont des devoirs.

 

– Absurde ! » dit-elle en secouant la tête.

 

Puis elle reprit au bout d’un moment :

 

« Voilà sir Jacob Borrodaile qui vous offre une situation pour laquelle vous semblez fait.

 

– Mille remerciements !

 

– Il sera ambassadeur d’ici à six mois, et Robert dit que très certainement il vous prendra comme attaché. Voyons, Rodolphe, vous ne pouvez refuser ! Acceptez, quand ce ne serait que pour me faire plaisir. »

 

Lorsque ma belle-sœur emploie ces moyens-là, qu’elle fronce son joli front, croise ses petites mains et me regarde avec des yeux où je lis un réel intérêt pour le grand paresseux, le propre à rien que je suis, et dont elle pourrait très bien ne pas se soucier, je suis pris de remords, je réfléchis aussi qu’après tout, cette situation aurait certains avantages, que ce serait amusant de voir du nouveau. Je répondis donc :

 

« Ma chère sœur, si, d’ici à six mois, il n’a pas surgi quelque obstacle imprévu et que sir Jacob m’invite à le suivre, je vous promets que je l’accompagnerai.

 

– Rodolphe, comme c’est gentil ! Que vous êtes bon ! Je suis si contente !

 

– Où doit-il aller ?

 

– Il n’en sait rien encore, mais on ne peut lui donner qu’une grande ambassade.

 

– Madame, dis-je, pour l’amour de vous, je le suivrai, même si ce n’est qu’une misérable légation ; quand j’ai décidé de faire une chose, je ne la fais pas à demi ! »

 

J’étais engagé, j’avais donné ma parole d’honneur : il est vrai que j’avais six mois devant moi, et six mois, c’est long. Je me demandais donc ce que j’allais faire pour passer le temps, quand il me vint tout à coup l’idée d’aller faire un tour en Ruritanie. Il peut paraître étrange que cette idée ne me fût pas venue plus tôt, mais mon père – en dépit d’une tendresse, dont il rougissait, pour les Elphberg, tendresse qui l’avait amené à me donner, à moi son second fils, le nom patronymique des Elphberg, Rodolphe – s’était toujours opposé à ce que j’y allasse, et, depuis sa mort, mon frère, influencé par Rose, avait accepté la tradition adoptée dans la famille, qui voulait que l’on se tînt à distance respectueuse de ce pays.

 

Du jour où cette idée d’un voyage en Ruritanie me fut entrée dans la tête, je n’y tins plus.

 

« Après tout, me disais-je, les Elphberg ne peuvent revendiquer le monopole exclusif des grands nez et des cheveux roux…, » et la vieille histoire semblait une raison ridiculement insuffisante pour me priver de prendre contact avec un royaume des plus intéressants et importants, qui avait joué un grand rôle dans l’histoire de l’Europe et qui pouvait recommencer sous le sceptre d’un souverain jeune et courageux comme l’était, disait-on, le nouveau roi.

 

Mes dernières hésitations tombèrent en lisant dans le Times que tout se préparait à Strelsau pour le couronnement de Rodolphe V. La cérémonie devait avoir lieu dans quinze jours ou trois semaines et, à cette occasion, on annonçait de grandes fêtes.

 

Je résolus d’assister au couronnement et je fis mes préparatifs.

 

Je parlai seulement d’un petit tour dans le Tyrol, pays pour lequel je professe un goût très vif. Je gagnai Rose à ma cause en déclarant que je voulais étudier les problèmes sociaux et politiques que présentent les curieux petits pays des alentours.

 

« Peut-être, laissé-je entendre obscurément, sortira-il quelque chose de cette expédition.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

 

– Eh bien ! répondis-je négligemment, il me semble qu’il y a là matière à un ouvrage intéressant et qu’avec un travail intensif…

 

– Oh ! voulez-vous dire que vous écrirez un livre ? s’écria-t-elle en frappant des mains. Ce serait splendide, ne trouvez-vous pas, Robert ?

 

– Aujourd’hui, c’est la meilleure introduction à la vie politique », observa mon frère qui avait justement débuté de cette façon quelques années auparavant : Burlesdon. Théories anciennes et événements modernes et Dernières considérations, par un étudiant politicien, sont deux ouvrages d’une valeur reconnue.

 

« Je crois que vous avez raison, mon cher Bob, dis-je.

 

– Promettez-moi que vous écrirez ce livre, insista Rose.

 

– Oh ! non, je ne puis le promettre, mais, si je trouve assez d’éléments, certes, je le ferai.

 

– C’est déjà bien beau, interrompit Robert.

 

– Ah ! ajouta Rose avec une moue, les matériaux ne font rien à l’affaire. »

 

Mais à ce moment elle ne put rien obtenir d’autre de moi qu’une promesse modérée. Pour dire le vrai, j’aurais parié une jolie somme que le récit de mon voyage de cet été ne souillerait pas la moindre feuille de papier et n’userait pas une seule plume. Et cela prouve combien peu nous pouvons savoir ce que nous réserve l’avenir, puisque me voici, remplissant ma promesse et, si jamais j’ai pensé à écrire, écrivant un livre, lequel d’ailleurs ne pourra servir que médiocrement d’introduction à une vie politique et n’a pas de rapport avec le Tyrol pour un sou.

 

Au reste – que lady Burlesdon me pardonne – je n’ai aucunement l’intention de soumettre à l’œil critique de ma belle-sœur ce récit. C’est une démarche à laquelle, pour bien des raisons, je préfère renoncer.

 

II

Où il est question de cheveux roux


Mon oncle William disait toujours qu’un homme qui voyage ne pouvait faire moins, lorsqu’il passait par Paris, que de s’y arrêter vingt-quatre heures. Mon oncle s’enorgueillissait d’une sérieuse expérience du monde, et je suivis son conseil en restant à Paris un jour et une nuit. J’allai chercher George Featherly à l’ambassade et nous dînâmes au cabaret, après quoi nous nous rendîmes à l’Opéra. Puis, ayant soupé fort gentiment, nous passâmes chez Bertram Bertrand, poète de quelque réputation et correspondant à Paris du Critic. Son appartement était assez confortable et nous y rencontrâmes quelques joyeux compagnons bavardant et fumant. Je fus frappé cependant par l’air sombre et comme absent de Bertram ; quand ses hôtes se furent éclipsés et que nous nous trouvâmes seuls, je l’entrepris sur son absorbante préoccupation. Il fit quelques feintes pendant un moment, mais, à la fin, se jetant sur un sofa, il s’écria :

 

« Eh bien ! je me rends. Je suis épris, éperdument épris !

 

– Oh ! dis-je par manière de consolation, ce sera pour vous une occasion d’écrire un merveilleux poème ! »

 

Il ébouriffa sa chevelure d’un revers de main, et se mit à fumer avec furie. George Featherly, debout le dos à la cheminée, souriait cruellement.

 

« Si c’est l’ancienne histoire, dit-il, vous pouvez étrangler cela net, Bert ; elle quitte Paris demain.

 

– Je le sais bien, observa Bertram avec brusquerie.

 

– Il est vrai que cela ne ferait pas une grande différence si elle restait, poursuivit George, inexorable. Elle vole plus haut que les gribouilleurs de papier, mon vieux !

 

– Qu’elle aille au diable ! dit Bertram.

 

– Votre conversation serait beaucoup plus intéressante pour moi, me hasardai-je à observer, si je savais de qui vous voulez parler.

 

– Antoinette Mauban, dit George. – De Mauban, grogna Bertram.

 

– Ah ! oh ! fis-je, sans insister sur la question du de, vous ne voulez pas dire, Bert…

 

– Oh ! qu’on me laisse tranquille.

 

– Et où part-elle ? » demandai-je, car la dame en question jouissait d’une certaine renommée.

 

George jouait avec une poignée de monnaie ; il sourit malicieusement au pauvre Bertram et répondit plaisamment :

 

« Personne ne le sait. Au fait, Bert, j’ai rencontré chez elle un homme considérable l’autre soir… il y a environ un mois. Le connaissez-vous ?… le duc de Strelsau.

 

– Si je le connais !… grommela Bertram.

 

– Un gentilhomme tout à fait accompli, à ce que je crois. »

 

Il n’était pas difficile de comprendre que les allusions de George relatives au duc n’avaient d’autre but que d’aggraver la contrariété de Bertram, d’où il conclut que le duc avait distingué par ses attentions Mme de Mauban. C’était une veuve riche, fort belle, et, d’après les bruits qui couraient sur elle, très ambitieuse. Il était tout à fait possible que, comme l’insinuait George, elle volait aussi haut que ce personnage qui était tout ce que l’on pouvait être, sauf qu’il ne jouissait pas d’un rang strictement royal. Car le duc était le fils du feu roi de Ruritanie, mais issu d’un second mariage morganatique, par conséquent demi-frère du nouveau roi. Il avait été le favori de son père et de fâcheux commentaires avaient accueilli son élévation au titre de duc sous le nom d’une ville qui n’était autre que la capitale elle-même. Sa mère était simplement une femme d’une bonne mais modeste naissance.

 

« Il n’est pas à Paris, n’est-ce pas ? demandai-je.

 

– Oh ! non ! Il est retourné là-bas pour assister au couronnement du roi, une cérémonie qui, je dois le dire, ne le réjouira pas beaucoup. Allons, Bert, vieux camarade, ne désespère pas. Il n’épousera pas la belle Antoinette, du moins… tant qu’un autre plan ne viendra pas à échouer. Car, peut-être… » Il fit une pause, puis ajouta, en riant : « Il est bien difficile de résister à des attentions royales, n’est-ce pas… ne croyez-vous pas, Rodolphe ?

 

– Allons ! en voilà assez », dis-je. Et, me levant, je laissai le désespéré Bertram aux mains de George et rentrai me coucher.

 

Le lendemain soir, George m’accompagna à la gare, où je pris un billet direct pour Dresde.

 

« Ainsi, ce sont les musées qui vous attirent ? » fit-il avec un sourire incrédule.

 

George est le roi des potiniers. Si je lui avais dit que je m’en allais en Ruritanie, la nouvelle eût été sue à Londres dans trois jours, et à Park-Lane en moins d’une semaine. J’allais donc lui répondre d’une manière évasive quand il me sauva d’un mensonge en me quittant soudain pour traverser le quai. Le suivant des yeux, je le vis qui se découvrait devant une femme élégante et gracieuse qui sortait de la salle des bagages.

 

Grande, brune, un peu forte, mais encore de belle tournure, elle pouvait avoir dans les trente ou trente-deux ans. Tandis que George lui parlait, elle jeta un regard de mon côté et ma vanité souffrit à la pensée que, emmitouflé dans un manteau de fourrure avec un cache-nez au cou (c’était une froide journée d’avril) et coiffé d’un chapeau mou qui m’entrait jusqu’aux oreilles, j’étais loin d’être à mon avantage.

 

Un moment plus tard, George me rejoignit.

 

« Vous allez avoir une délicieuse compagne de voyage, dit-il : la déesse du pauvre Bertrand, Antoinette de Mauban. Elle va comme vous à Dresde… elle aussi, sans doute, pour visiter les musées. Toutefois il est étrange qu’elle ne désire pas, pour le moment, que je vous présente à elle.

 

– Mais je ne désire pas du tout lui être présenté, observai-je, un peu contrarié.

 

– Je lui ai offert de vous mener à elle, mais elle a répondu : Une autre fois. Qui sait, mon vieux, vous allez peut-être avoir la chance d’être tamponnés ; vous la sauverez, et vous supplanterez le duc de Strelsau ! »

 

Nous n’eûmes à souffrir d’aucun accident pendant le voyage et je puis certifier que Mme de Mauban arriva à bon port ; car, après avoir passé une nuit à Dresde, nous reprîmes le même train le lendemain matin. Comme elle avait clairement manifesté le désir d’être seule, j’avais mis la plus grande discrétion à éviter toute occasion de la rencontrer. Mais je constatai qu’elle suivait la même route que moi lorsque je fus au terme du voyage, et je m’arrangeai de façon à jeter un œil sur elle chaque fois que je pouvais le faire sans être remarqué.

 

Lorsque nous arrivâmes à la frontière de Ruritanie, – où le vieil officier de garde à la douane m’examina avec un étonnement qui ne me permit plus de conserver le moindre doute sur ma ressemblance avec les Elphberg – j’achetai des journaux où je trouvai certaines nouvelles qui modifièrent quelque peu mes mouvements. Pour une raison que je ne m’expliquais pas, et qui semblait tenir du mystère, la date du couronnement avait tout à coup été avancée, et la cérémonie fixée au surlendemain. Tout le pays était sens dessus dessous : Strelsau, à n’en pas douter, devait être bondé ; il était peu probable que je puisse trouver à me loger, à moins de payer des prix exorbitants. Je pris le parti de m’arrêter à Zenda, petite ville située à environ quinze lieues de la capitale et à trois lieues de la frontière. J’y arrivai vers le soir ; mon intention était de passer la journée du lendemain mardi à excursionner dans les montagnes des environs, qu’on dit fort belles, de jeter un coup d’œil sur le fameux château de Zenda et de prendre le mercredi matin un train pour Strelsau ; je comptais revenir le soir coucher à Zenda.

 

Je descendis donc à Zenda, et, comme j’attendais sur le quai que le train eût repris sa route, j’aperçus Mme de Mauban : elle s’en allait jusqu’à Strelsau, où elle avait retenu des appartements. Je souris à la pensée que George Featherly eût été considérablement surpris s’il avait pu savoir qu’elle et moi avions été compagnons de voyage pendant si longtemps.

 

Je fus reçu avec les plus grands égards à l’hôtel, – un hôtel modeste, – tenu par une brave dame âgée et ses deux filles. C’étaient d’excellentes gens, et que les agitations de la capitale ne paraissaient guère troubler. La vieille dame avait, au fond du cœur, un petit faible pour le duc de Strelsau qui, par le testament du roi, se trouvait maître de toute la province de Zenda et propriétaire du château qui s’élevait majestueusement sur la hauteur, à un mille à peu près de l’auberge. Elle ne se gênait pas pour exprimer hautement le regret que ce ne fût pas le duc qui régnât au lieu de son frère.

 

« Nous aimons tous le duc Michel ; il a toujours vécu au milieu de nous ; il n’est pas un Ruritanien qui ne connaisse le duc Michel. Le roi, au contraire, a passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger. Je gage que pas une personne sur dix ici ne l’a vu.

 

– Et maintenant, approuva l’une des jeunes femmes, on dit qu’il a coupé sa barbe, de sorte qu’on ne le reconnaît plus du tout.

 

– Coupé sa barbe ! s’exclama la mère. Qui a dit cela ?

 

– C’est Jean, le garde du duc. Il a vu le roi.

 

– Oui, c’est vrai. Le roi est en ce moment ici dans la forêt, au pavillon de chasse du duc. C’est de là qu’il partira à Strelsau pour être couronné mercredi matin. »

 

Ces bavardages m’intéressaient beaucoup et je me proposai tout de suite de me rendre à pied dans la direction du pavillon, espérant avoir la chance de rencontrer le roi ; la vieille dame continua, avec loquacité :

 

« Ah ! je voudrais bien qu’il y restât à ce pavillon – la chasse et le vin, c’est, dit-on, tout ce qu’il aime au monde – et que ce soit notre duc qui reçoive la couronne mercredi. Voilà ce que je souhaite, et je ne m’en cache pas !

 

– Chut ! mère, firent les deux filles.

 

– Oh ! Je ne suis pas la seule à penser ainsi, cria la vieille avec entêtement.

 

– Quant à moi, fit la plus jeune et la plus jolie des filles, une belle blonde accorte et vive, je déteste Michel, Michel le Noir. Il me faut un Elphberg, mère, un vrai Elphberg, un roux. Le roi, à ce qu’on dit, est aussi roux qu’un renard ou que… »

 

Et elle se mit à rire en me regardant malicieusement et en faisant un signe de tête à sa sœur qui semblait la désapprouver. « Plus d’un avant lui a possédé une chevelure rousse semblable, murmura la vieille dame, et je me rappelle James, cinquième comte de Burlesdon…

 

– Mais jamais une femme ! s’écria la fille.

 

– Hélas ! les femmes aussi… quand il était trop tard, répondit durement la mère, réduisant sa fille au silence et à la confusion.

 

– Comment se fait-il que le roi soit ici ? demandai-je. Ne sommes-nous pas sur les terres du duc ?

 

– Le duc a invité son frère. Il doit rester ici jusqu’à mercredi. Le duc est parti pour Strelsau où il prépare l’entrée du roi.

 

– Ils sont bien ensemble alors ?

 

– Pas plus que cela », reprit la vieille femme.

 

Mais ma beauté blonde secoua de nouveau la tête – elle ne pouvait pas se taire bien longtemps – et reprit :

 

« Ils s’aiment comme peuvent s’aimer deux hommes qui ont envie de la même place et désirent épouser la même femme ! »

 

La vieille la regarda de travers, mais les derniers mots de la petite avaient excité ma curiosité et j’intervins avant que la mère eût commencé à gronder.

 

« La même femme aussi ? Contez-moi ça, petite.

 

– Tout le monde sait que le duc Noir, le duc, mère, si vous préférez, vendrait son âme pour épouser la princesse Flavie, et qu’elle doit être reine.

 

– Sur ma foi ! fis-je, je commence à plaindre votre duc ! C’est un triste sort pour un homme que de naître cadet. Toujours se résigner et n’avoir que ce que veut bien lui laisser son aîné, et encore en être reconnaissant à Dieu ! »

 

Je haussai les épaules, et me mis à rire. Puis je pensai à Antoinette de Mauban et à son voyage à Strelsau.

 

La jeune fille, bravant la colère de sa mère, allait reprendre ses explications, mais elle fut interrompue. Une grosse voix dans la pièce voisine disait d’un ton menaçant :

 

« Qui est-ce qui parle du duc Noir ici, dans la propre ville de Sa Grandeur ? »

 

L’enfant poussa un petit cri ; mais son effroi et sa surprise me semblèrent joués.

 

« C’est Jean. Il ne me dénoncera pas.

 

– Voilà ce que c’est que de bavarder », reprit la mère.

 

L’homme dont on avait entendu la voix, entra.

 

« Nous avons du monde, Jean. »

 

Il souleva sa casquette, et, m’apercevant, recula d’un pas, comme s’il venait de voir apparaître un spectre.

 

« Qu’avez-vous, Jean ? demanda la fille aînée ; monsieur est étranger ; il voyage et désire voir le couronnement. »

 

L’homme, remis de son trouble, continuait à fixer sur moi un regard interrogateur, presque féroce.

 

« Bonsoir, lui dis-je.

 

– Bonsoir, Monsieur », murmura-t-il, ne me quittant pas des yeux.

 

L’espiègle jeune fille se reprit à rire, et, l’interpellant :

 

« Voyez donc, Jean ; c’est la couleur que vous aimez tant. Ce sont vos cheveux, Monsieur, qui l’étonnent. On n’en voit pas souvent de pareils à Zenda.

 

– Faites excuse, Monsieur, murmura l’homme embarrassé ; je ne m’attendais pas à trouver du monde ici.

 

– Donnez un verre de vin à ce brave homme pour boire à ma santé, dis-je ; et maintenant, mesdames, je vais vous remercier et vous souhaiter une bonne nuit. »

 

Sur ce, je me levai, et, m’inclinant légèrement, je gagnai la porte. La jeune fille courut en avant pour m’éclairer. L’homme s’effaça pour me laisser passer, sans toutefois me quitter des yeux.

 

Au moment où je passais devant lui, il fit un pas en avant.

 

« Pardon, Monsieur, demanda-t-il ; mais est-ce que vous connaissez notre roi ?

 

– Je ne l’ai jamais vu, répondis-je ; j’espère le voir mercredi. »

 

Il n’ajouta rien, mais je sentis son regard peser sur moi. Jusqu’à ce que la porte se fût refermée, je suivis sur l’escalier la jolie fille qui, me regardant par-dessus son épaule, me dit à demi-voix :

 

« Il ne faut pas espérer plaire à Jean avec des cheveux de la couleur des vôtres, Monsieur.

 

– Il aime mieux les cheveux blonds ? dis-je en la regardant.

 

– Oh ! je ne parlais que des cheveux des hommes, répondit-elle avec un sourire plein de coquetterie.

 

– Voyons, dis-je en m’emparant du bougeoir, de quelle importance peut être la couleur des cheveux quand il s’agit d’un homme ?

 

– Cependant j’aime beaucoup la couleur de vos cheveux : c’est le vrai roux des Elphberg.

 

– Bah ! chez un homme, cela n’a aucun intérêt, pas plus de valeur que cela. »

 

Je lui mis dans la main une bagatelle et je la quittai.

 

En réalité, je l’ai reconnu depuis, la couleur des cheveux d’un homme peut avoir une grande influence sur ses destinées.

 

III

Une joyeuse soirée


Je n’étais pas assez déraisonnable pour en vouloir au garde du duc de ne pas aimer la couleur de mes cheveux. Si je lui en avais gardé rancune, son obligeance pour moi, le lendemain matin, m’aurait désarmé. Ayant appris que je comptais aller à Strelsau, il vint me trouver, pendant que je déjeunais, pour dire qu’une sœur à lui, mariée à un commerçant de la ville, lui avait offert une chambre dans sa maison. Il avait d’abord accepté avec joie, puis s’était aperçu qu’il ne pouvait pas s’absenter, et venait me proposer, si toutefois un logement aussi simple, quoique propre et confortable, ne me rebutait pas, de prendre sa place. Sa sœur serait enchantée, m’assurait-il, et cela m’éviterait le lendemain des allées et venues inutiles. J’acceptai sans hésitation.

 

Il me quitta pour télégraphier à sa sœur, pendant que je bouclais ma valise et me disposais à prendre le premier train. Je regrettais pourtant un peu ma promenade en forêt, ma visite aux pavillons de chasse ; aussi, quand la jeune servante me dit que je pouvais gagner une autre station par la forêt, à une dizaine de milles, pris-je le parti d’envoyer directement mon bagage à l’adresse indiquée par Jean et de faire à pied ce petit détour. Jean était parti, je ne pus l’avertir de mon changement d’itinéraire, ce qui avait peu d’importance, somme toute, puisque ce changement n’avait pas d’autre inconvénient que de retarder mon arrivée chez sa sœur de quelques heures. La bonne dame prendrait sans doute très philosophiquement son parti de mon retard.

 

Je déjeunai de bonne heure et, après avoir fait mes adieux à mes aimables hôtes et promis de m’arrêter chez eux au retour, je me mis à gravir la montée qui conduit au château et, plus loin, à la forêt de Zenda. En une demi-heure, sans me presser, j’arrivai au château. C’est une ancienne forteresse ; le vieux donjon est en bon état et présente un aspect imposant. Derrière le donjon, toute une aile de l’ancien château est encore debout. Au-delà du vieux château, et séparé des anciens bâtiments par un large et profond fossé qui l’entoure de tous côtés, s’élève un joli château moderne. Un rêve que cette résidence ! Si le « duc Noir » était en humeur de voir du monde, il n’avait qu’à habiter son château neuf ; s’il était pris tout à coup d’un accès de misanthropie, en traversant le pont et en le relevant derrière lui, il se séparait du reste des humains. Enfermé dans son donjon, il pouvait tenir tête à un régiment et à une batterie d’artillerie. Je continuai ma route, réconforté par la pensée que, si le pauvre duc Noir devait faire le sacrifice du trône et de la princesse, il possédait au moins une des plus belles résidences de l’Europe.

 

J’eus bientôt gagné la forêt. Je marchai environ une heure sous l’ombre fraîche et délicieuse. Les grands arbres s’entrelaçaient les uns aux autres sur ma tête et le soleil couchant se glissait au travers, mettant parmi les branches d’énormes diamants miroitant de mille feux. Je fus enchanté de l’endroit, et, un tronc d’arbre abattu m’invitant à m’asseoir, je m’accotai confortablement, les jambes allongées devant moi et, allumant un bon cigare, je m’abandonnai à la contemplation, impressionné par la religieuse beauté de ces hautes futaies. Mon cigare fini, et l’âme saturée de beauté, je m’endormis du sommeil le plus délicieux, sans souci de l’heure présente, oubliant le train, Strelsau et le jour qui tombait !

 

Se préoccuper de l’heure du chemin de fer dans cet endroit désert, c’eût été presque un sacrilège. Au lieu de cela, je me mis à rêver que j’épousais la princesse Flavie, que j’habitais le château de Zenda, et que je passais avec la princesse des heures divines dans cette forêt.

 

Soudain j’entendis (je crus d’abord que c’était dans mon rêve) une voix rude qui disait :

 

« Ma parole, il y a là quelque méchant tour du diable. Rasez-le : c’est le roi à s’y méprendre. »

 

N’était-ce pas bizarre de m’en aller rêver qu’en faisant le sacrifice de mes moustaches et de ma barbe, je gagnais un trône ?

 

En ouvrant les yeux, je vis devant moi deux hommes qui m’examinaient avec curiosité. Tous deux étaient vêtus en chasseur et portaient des fusils : l’un, trapu, gros, court, avec une tête ronde comme une boule, une moustache grise hérissée et de petits yeux pâles légèrement injectés de sang ; l’autre, au contraire, très mince, très jeune, très brun, de taille moyenne, mais plein de distinction et de grâce.

 

Je les classai du premier coup d’œil : l’un était un vieux soldat ; l’autre, un homme du monde, habitué à fréquenter la meilleure société, ayant porté les armes aussi peut-être. Je sus par la suite que je ne m’étais pas trompé.

 

Le plus âgé des deux s’avança vers moi, faisant signe au plus jeune de le suivre ; ce qu’il fit, en soulevant son chapeau de la meilleure grâce du monde. Je me redressai lentement et fus bientôt sur pied.

 

« La même taille aussi », murmura le vieux, mesurant de l’œil mes cinq pieds dix pouces.

 

Puis, touchant légèrement son chapeau d’un geste cavalier et s’adressant à moi :

 

« Puis-je vous demander votre nom ?

 

– Puisque c’est vous, messieurs, qui avez pris les devants et entamé la conversation, répondis-je en souriant, voulez-vous me donner le bon exemple en me disant le vôtre ? »

 

Le jeune homme fit un pas en avant, d’un air aimable.

 

« Monsieur, dit-il, est le colonel Sapt, et, moi, je m’appelle Fritz von Tarlenheim, tous deux au service du roi de Ruritanie. »

 

Je saluai et, restant la tête découverte :

 

« Mon nom est Rodolphe Rassendyll ; je voyage ; j’arrive d’Angleterre. J’ai été un an ou deux au service de Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria.

 

– Nous sommes frères d’armes, alors, reprit Tarlenheim, en me tendant une main que je serrai cordialement.

 

– Rassendyll… Rassendyll », marmottait le colonel. Tout à coup son visage s’éclaira :

 

« Au nom du ciel, s’écria-t-il, seriez-vous un Burlesdon ?

 

– Mon frère est lord Burlesdon.

 

– Votre tête vous trahit. »

 

Il riait en montrant du doigt mon occiput.

 

« Comment ! Fritz, vous ne connaissez pas l’histoire ? »

 

Le jeune homme me regardait d’un air embarrassé et comme s’il eût voulu me faire des excuses. Son trouble eût certainement plu à ma belle-sœur. Pour le mettre à son aise, je repris avec un sourire : « Je vois que l’histoire est connue, ici comme chez nous.

 

– Connue ! s’écria Sapt ; mais, si vous restez ici, il n’y aura bientôt plus dans toute la Ruritanie un seul homme pour la révoquer en doute, ni un homme, ni une femme ! »

 

Je commençais à me sentir mal à l’aise. En vérité, si je m’étais rendu compte que je portais mon origine si clairement inscrite sur ma personne, j’aurais réfléchi avant de venir en Ruritanie. Maintenant il était trop tard.

 

Nous entendîmes alors une voix claire qui appelait :

 

« Fritz ! Fritz ! où diable êtes-vous ? »

 

Tarlenheim tressaillit.

 

« C’est le roi ! »

 

Le vieux Sapt se reprit à rire.

 

Au même moment, un jeune homme, sautant par-dessus le tronc d’un arbre renversé, nous rejoignit.

 

Lorsque mes yeux se posèrent sur lui, ma surprise fut telle que je ne pus retenir une exclamation. De son côté, en m’apercevant, il recula, étonné. Sauf la moustache et la barbe, sauf une certaine dignité due à son rang social, sauf que j’étais un peu, très peu, plus grand que lui, le roi de Ruritanie eût pu être Rodolphe Rassendyll, et moi, Rodolphe, le roi.

 

Pendant un instant, nous demeurâmes muets, nous examinant sans mot dire. Puis je me découvris de nouveau et m’inclinai respectueusement.

 

Le roi, ayant recouvré l’usage de la parole que la surprise lui avait enlevé, s’écria :

 

« Fritz, colonel, qui est ce monsieur ? »

 

J’allais répondre lorsque le colonel Sapt se mit entre moi et le roi, et commença à lui parler. Je n’entendais pas ce qu’il disait, ce n’était qu’une suite de grognements sourds. Le roi dépassait Sapt de la tête, et, tout en l’écoutant, ses yeux, de temps à autre, cherchaient les miens. Je le regardai longuement et attentivement. La ressemblance était certainement extraordinaire, bien que, pour moi, il existât certaines différences.

 

Le roi avait le visage plein, l’ovale un peu plus accentué, et dans la bouche moins de fermeté, d’obstination que n’en marquaient mes lèvres serrées, volontaires. Ces restrictions faites, la ressemblance n’en restait pas moins étonnante, frappante, extraordinaire.

 

Après que Sapt eut parlé, le roi resta un instant silencieux, les sourcils froncés ; puis, peu à peu, les coins de sa bouche se contractèrent, son nez s’allongea comme fait le mien quand je ris, ses yeux brillèrent, et il éclata de rire, d’un rire clair et sonore qui sonna comme une fanfare à travers les bois, proclamant la gaieté de son âme.

 

« C’est une bonne rencontre, cousin ! » cria-t-il, en faisant un pas vers moi, et en me frappant amicalement sur l’épaule.

 

Il riait encore :

 

« Excusez-moi ; mais, au premier moment, je ne savais pas trop où j’en étais. Dame ! c’est qu’un homme ne s’attend pas à voir son « double » à cette heure du jour. N’est-ce pas, Fritz ?

 

– C’est moi qui supplie Votre Majesté de me pardonner. J’espère que mon indiscrétion ne me coûtera pas la bienveillance du roi.

 

– En tout cas, il n’est au pouvoir de personne de vous priver de la vue du roi ! reprit-il en riant. Quant à moi, Monsieur, je suis prêt à faire, et du plus grand cœur, tout ce qui pourrait vous être agréable. Vous voyagez ?

 

– Je me rendais à Strelsau, Sire, pour le couronnement. »

 

Le roi jeta un coup d’œil à ses amis. Il souriait encore ; mais on lisait sur son visage un peu d’embarras. En fin de compte, le côté comique de la situation l’emporta.

 

« Fritz ! Fritz ! cria-t-il, je donnerais mille couronnes pour voir la tête de Michel quand il s’apercevra que nous sommes deux au lieu d’un. »

 

Et le rire joyeux éclata de nouveau.

 

« Sérieusement, observa Fritz von Tarlenheim, je me demande si M. Rassendyll fut sage de visiter Strelsau précisément en ce moment. »

 

Le roi alluma une cigarette.

 

« Eh bien ! Sapt ? demanda-t-il.

 

– Il ne doit pas partir, grommela le vieux colonel.

 

– Voyons, colonel, voulez-vous dire que je contracterais une obligation vis-à-vis de M. Rassendyll, si…

 

– Eh là ! Enveloppons cela de la bonne façon, dit Sapt, tirant une grande pipe de sa poche.

 

– Il suffit, Sire, repris-je. Je quitterai la Ruritanie aujourd’hui même.

 

– Par le ciel ! vous n’en ferez rien. Je vous le dis sans phrase, comme mon vieux Sapt ; vous dînerez avec moi ce soir ; advienne que pourra demain. Que diable ! on ne rencontre pas un cousin tous les jours !

 

– Nous devions dîner légèrement ce soir, Sire, si vous vous en souvenez, reprit von Tarlenheim.

 

– Oui, mais en l’honneur de notre nouveau cousin, nous ferons, au contraire, un bon dîner », dit le roi.

 

Et comme Fritz branlait la tête, il ajouta :

 

« Ne craignez rien ; je n’oublierai pas que nous partons demain.

 

– Je voudrais bien y être à demain matin, dit le vieux Sapt, en bourrant sa pipe.

 

– La sagesse habite en vous, mon vieux Sapt, répliqua le roi. Mais, au fait, monsieur Rassendyll, quel est votre nom de baptême ?

 

– Celui de Votre Majesté, répondis-je, en saluant.

 

– À la bonne heure ! Cela prouve que notre famille ne rougissait pas de nous. »

 

Il riait.

 

« Allons ! Venez-vous-en, Rodolphe. Je ne suis pas chez moi ici ; mais mon bien-aimé frère Michel a mis une de ses habitations à ma disposition, et je ferai de mon mieux pour vous y bien recevoir. »

 

Il passa son bras sous le mien et, faisant signe aux autres de nous suivre, il m’emmena vers la gauche, à travers la forêt.

 

Nous fîmes une promenade d’un peu plus d’une demi-heure, tandis que le roi ne cessait de fumer et de plaisanter. Il se montrait plein d’intérêt pour ma famille et rit de bon cœur lorsque je lui parlai des tableaux de notre galerie représentant des Elphberg à cheveux roux, et il s’esclaffa tout à fait quand il apprit que j’avais caché mon voyage en Ruritanie à ma famille.

 

« Alors c’est « incognito » que vous êtes venu faire visite à votre garnement de cousin ? » demanda-t-il.

 

Tout à coup, au sortir de la forêt, nous nous trouvâmes devant un petit pavillon de chasse fort modeste. C’était une construction à un seul étage, une sorte de « bungalow », bâti entièrement en bois.

 

En nous voyant approcher, un petit homme, en livrée très simple, vint au-devant de nous. La seule personne que je vis en dehors de ce domestique, ce fut une grosse femme d’un certain âge, que j’ai su, depuis, être la mère de Jean, le garde-chasse du duc.

 

« Le dîner est-il prêt, Joseph ? » demanda le roi.

 

Le petit domestique répondit par l’affirmative, et nous nous attablâmes devant un simple, mais plantureux repas.

 

Je remarquai que le roi mangeait de bon cœur, que Fritz von Tarlenheim y mettait plus de façon, que le vieux Sapt dévorait. Quant à moi, je fais toujours honneur à un bon dîner ; il n’y a pas de meilleure fourchette dans toute l’Angleterre. Le roi remarqua ma manière de faire et l’approuva.

 

« Nous sommes tous de gros mangeurs, nous autres, Elphberg, dit-il. Mais on nous laisse mourir de soif, ici ; nous mangeons sec. Du vin, Joseph ; du vin, mon ami. Sommes-nous des bêtes pour manger sans boire ? Nous prends-tu pour du bétail, Joseph ? »

 

Joseph, sensible à ce reproche, s’empressa d’apporter force bouteilles de vin.

 

« Pensez à demain, dit Fritz.

 

– Oui, pensez à demain », répéta le vieux Sapt.

 

Le roi vida son verre à la santé de son « cousin Rodolphe », comme il disait.

 

Je lui rendis sa politesse en buvant aux cheveux roux des Elphberg, ce qui excita grandement la gaieté du roi.

 

Si la nourriture était simple, les vins étaient exquis et de grands crus ; nous leur fîmes honneur. Fritz, une fois, tenta d’arrêter le bras du roi.

 

« Bah ! fit celui-ci ; vous savez bien, maître Fritz, que vous partez deux heures avant moi. J’ai deux heures de bonnes. »

 

Tarlenheim vit que je ne comprenais pas.

 

« Le colonel et moi, expliqua-t-il, nous partons à six heures ; nous allons à cheval à Zenda, et nous revenons avec la garde d’honneur chercher le roi à huit heures. Nous nous rendons alors tous ensemble à la station.

 

– Qu’elle aille se faire pendre, cette garde-là, grommela Sapt.

 

– Oh ! c’est très aimable à mon frère d’avoir réclamé pour son régiment cet honneur ! dit le roi. Voyons, cousin, rien ne vous presse… Vidons ensemble une dernière bouteille. »

 

La bouteille débouchée fut bue, en grande partie, je dois l’avouer, par Sa Majesté.

 

Fritz avait renoncé depuis longtemps à essayer de modérer le roi ; il se laissait même entraîner par le mauvais exemple, et bientôt nous en eûmes tous plus que notre compte. Le roi se mit à parler de ce qu’il ferait dans l’avenir, le vieux Sapt de ce qu’il avait fait autrefois ; Fritz rêvait tout haut et, moi, je chantais les mérites extraordinaires des Elphberg.

 

Nous parlions tous à la fois, et suivions à la lettre le conseil de Sapt de ne pas nous embarrasser du lendemain.

 

À la fin, pourtant, le roi posa son verre, et se rejeta en arrière sur sa chaise.

 

« J’ai assez bu comme cela, dit-il.

 

– Ce n’est pas à moi à contredire le roi », fis-je.

 

Dieu sait si jamais observation fut plus vraie.

 

Je parlais encore quand Joseph posa devant le roi une vieille bouteille toute couverte de la poussière des ans. Il y avait si longtemps qu’elle dormait dans un coin sombre de la cave, la chère vieille, qu’il semblait qu’elle ne pût supporter l’éclat des bougies.

 

« Sa Seigneurie le duc de Strelsau m’a chargé de présenter ce vin au roi quand le roi serait las de tous les autres. Il prie le roi de le boire par amitié pour lui.

 

– Vive le duc Noir ! cria le roi. Allons, fais sauter le bouchon, Joseph ! Pense-t-il pas que je vais bouder devant une bouteille de vin ? »

 

Le bouchon sauta, et Joseph emplit le verre du roi.

 

Celui-ci y goûta, et avec une solennité de circonstance, on peut bien le dire, il nous enveloppa d’un même regard, et dit gravement :

 

« Messieurs, mes amis, mon cousin, demandez-moi tout ce que vous voudrez, la moitié de mon royaume, mais ne me demandez pas une seule goutte de cette divine liqueur. Je veux boire à la santé de mon frère, le duc Noir. »

 

Et le roi, saisissant la bouteille, appliqua le goulot à ses lèvres et la vida d’un trait ; alors, la jetant loin de lui, il laissa tomber sa tête contre ses bras croisés sur la table.

 

Et nous, nous bûmes aux rêves dorés de Sa Majesté. Voilà les souvenirs qui me sont restés de cette soirée. C’est plus que suffisant, n’est-ce pas ?

 

IV

Le roi est fidèle au rendez-vous


Avais-je dormi une heure ou une année ? Je n’aurais su le dire. En tout cas, je me réveillai en sursaut et transi ; mes cheveux, ma figure, mes habits ruisselaient. J’aperçus devant moi le vieux Sapt : un sourire ironique retroussait sa vieille moustache grise ; il tenait un baquet vide à la main. Assis sur la table, Fritz von Tarlenheim était aussi pâle qu’un spectre et ses yeux étaient entourés d’un cercle noir comme l’aile d’un corbeau.

 

Je me dressai sur mes jambes, furieux.

 

« La plaisanterie passe les bornes, Monsieur, criai-je.

 

– Le moment est mal choisi pour se quereller, je vous assure. Que voulez-vous ? rien ne pouvait vous réveiller… Il est cinq heures.

 

– C’est possible, mais je vous prierai, colonel…, continuai-je, fort irrité.

 

– Rassendyll, interrompit Tarlenheim, se mettant sur ses pieds et me prenant par le bras, regardez. »

 

Je regardai, et je vis le roi étendu tout de son long, par terre, le visage convulsé, rouge, presque aussi rouge que ses cheveux, la respiration haletante. Sapt, sans le moindre respect, lui donna un coup de pied. Il ne fit pas un mouvement. Son visage, ses cheveux étaient trempés comme les miens.

 

« Voilà une demi-heure que nous faisons tout au monde pour le réveiller, dit Fritz.

 

– C’est qu’il a bu trois fois plus qu’aucun de nous », grogna Sapt. Je m’agenouillai et tâtai le pouls du roi : il battait très faiblement. Je me retournai vers les deux autres d’un air inquiet.

 

« Cette dernière bouteille contenait peut-être un narcotique ? fis-je à voix basse.

 

– Qu’en savons-nous ? dit Sapt.

 

– Il faut aller chercher un médecin immédiatement.

 

– Le plus proche est encore à dix milles d’ici ; et d’ailleurs toute l’Académie de médecine ne le ferait pas aller à Strelsau aujourd’hui. Je sais ce que c’est. Il ne s’éveillera pas avant six ou sept heures d’ici.

 

– Et le couronnement ? » m’écriai-je avec épouvante.

 

Fritz leva les épaules, un petit tic que j’eus par la suite plus d’une fois l’occasion de constater. « Il faut faire dire que le roi est malade.

 

– Je ne vois pas autre chose à faire. »

 

Le vieux Sapt, qui était aussi frais qu’une rose de mai, fumait sa pipe sans mot dire.

 

« Si le roi n’est pas couronné aujourd’hui, je parie tout ce qu’on voudra qu’il ne le sera jamais.

 

– Pourquoi cela, au nom du ciel ?

 

– Songez que toute la nation est réunie à Strelsau pour voir son nouveau roi, que l’armée est sur pied avec le duc Noir à sa tête. Comment envoyer dire que le roi est ivre ?

 

– Malade ! fis-je, le reprenant.

 

– Malade ? répéta Sapt en poussant un éclat de rire sardonique. On connaît trop bien son genre de maladie. Ce n’est pas la première fois qu’il est malade !

 

– Eh bien ! qu’on pense ce que l’on veut, dit Fritz avec désespoir ; je pars porter la nouvelle et je me débrouillerai de mon mieux. »

 

Sapt fit un geste de la main.

 

« Croyez-vous vraiment, reprit-il, que le roi ait bu un narcotique ?

 

– Ce damné chien de duc Noir, pardieu ! murmura Fritz entre ses dents.

 

– De façon, continua Sapt, qu’il ne puisse venir se faire couronner. Rassendyll ne connaît pas notre cher Michel. Qu’en pensez-vous, Fritz ? Ne croyez-vous pas que Michel a un autre roi tout prêt, et que la moitié de Strelsau n’a pas un autre candidat ? Aussi vrai que je crois en Dieu, le roi est perdu s’il ne paraît pas aujourd’hui à Strelsau. Je sais ce que vaut le duc Noir.

 

– Nous pourrions l’y porter, fis-je.

 

– Il ferait bonne figure ! » grimaça Sapt.

 

Fritz von Tarlenheim cacha sa tête dans ses mains. Le roi respirait toujours péniblement et bruyamment. Sapt le remua du bout du pied.

 

« Ivrogne de malheur ! dit-il ; mais ce n’en est pas moins un Elphberg et le fils de son père, et puis j’aimerais mieux rôtir en enfer que de voir le duc Noir à sa place. »

 

Nous restâmes silencieux quelques instants ; après quoi, Sapt, fronçant ses sourcils en broussaille et retirant de sa bouche sa longue pipe, me dit :

 

« Quand on devient vieux, on apprend à croire à la Providence. C’est la Providence qui vous a amené ici, jeune homme ; c’est elle qui vous envoie aujourd’hui à Strelsau. »

 

Je me rejetai en arrière.

 

« Grand Dieu ! » murmurai-je.

 

Fritz releva la tête. Ses yeux brillaient ; ils oscillaient entre la surprise et la joie.

 

« Impossible, repris-je : on me reconnaîtrait.

 

– C’est une chance à courir. De l’autre côté, c’est la certitude, reprit Sapt. Je gage qu’une fois rasé, personne ne vous reconnaîtra. Auriez-vous peur ?

 

– Monsieur !

 

– Allons, mon ami, voyons ! Mais sachez bien que c’est votre vie que vous risquez, jeune homme, votre vie, la mienne et celle de Fritz. D’autre part, si vous refusez, le duc Noir sera ce soir sur le trône, et le roi au fond d’un cachot… ou d’un tombeau.

 

– Le roi ne me pardonnera jamais !…

 

– Sommes-nous des femmes ?… Que nous importe son pardon ? »

 

Le balancier de la pendule oscilla à droite, puis à gauche, cinquante, soixante, soixante-dix fois pendant que je délibérais en moi-même. Sans doute, alors, quelque expression de mon visage trahit ma pensée intime, car Sapt me saisit la main, en criant :

 

« Vous irez !

 

– Oui, j’irai, fis-je, en jetant un regard sur le roi, toujours étendu à terre.

 

– Cette nuit, reprit Sapt à voix basse, après le couronnement, le roi doit coucher au palais. Des que nous serons seuls, nous monterons à cheval, vous et moi ; Fritz restera au palais pour garder la chambre du roi. Nous reviendrons ici au galop. Le roi sera prêt, Joseph l’aura averti, et, pendant qu’il rentrera à Strelsau avec moi, vous gagnerez la frontière comme si vous aviez le diable à vos trousses. »

 

La combinaison était simple ; je la saisis à l’instant même et fis de la tête un signe d’assentiment.

 

« Risquez la partie, dit Fritz, dont le visage reflétait le désespoir.

 

– Si je ne suis pas démasqué ! fis-je.

 

– Si nous sommes démasqués, s’exclama Sapt, que le ciel m’aide ! j’expédierai le duc Noir sous terre avant que d’y aller moi-même !… Asseyez-vous là, mon garçon ! »

 

Il s’élança hors de la chambre en appelant : « Joseph ! Joseph ! » Trois minutes plus tard, il était de retour avec Joseph. Ce dernier portait un pot d’eau chaude, du savon et des rasoirs. Il tremblait de tous ses membres pendant que Sapt le mettait au courant de la situation et lui ordonnait de me raser.

 

Tout à coup, Fritz s’écria en se frappant sur la cuisse :

 

« Et la garde qui va venir !

 

– Nous ne l’attendrons pas. Rien de plus facile que d’aller à cheval jusqu’à Hafbau et de prendre le train. Quand la garde arrivera, on trouvera l’oiseau envolé.

 

– Et le roi ?

 

– Le roi, nous l’enfermerons dans la cave au vin. Je vais l’y porter sur l’heure.

 

– Et si on le découvre ?

 

– On ne le découvrira pas. Comment voudriez-vous qu’on le trouvât ? Joseph les éconduira.

 

– Mais… » Sapt frappa du pied.

 

« En voilà assez ! hurla-t-il. Vive Dieu ! je sais mieux que personne le risque que nous courons. Et, après tout, si on le trouve, que diable ! ce ne sera pas pis pour lui que de ne pas être couronné aujourd’hui à Strelsau ! »

 

Ce disant, il ouvrit la porte toute grande, et, se baissant avec une vigueur dont je ne l’aurais jamais cru capable, il prit le roi dans ses bras.

 

À ce moment, la vieille femme, la mère du garde Jean, se tenait sur la porte. Pendant un moment elle ne bougea point, mais elle se retourna, sans un signe de surprise, puis disparut.

 

« Est-ce qu’elle a entendu ? demanda Fritz.

 

– Je lui fermerai bien la bouche ! » gronda Sapt. Et il emporta le roi.

 

Quant à moi, assis dans un fauteuil, je m’abandonnai à ma destinée et aux mains de Joseph, qui frotta, gratta jusqu’à ce que toute trace de mes moustaches et de ma barbe eût disparu et que je fusse rasé d’aussi près que le roi. Lorsque Fritz me vit, il poussa un grand soupir de soulagement.

 

« Par Dieu ! s’écria-t-il, je commence à croire que nous réussirons. »

 

Il était six heures sonnées, nous n’avions pas de temps à perdre. Sapt me poussa dans la chambre du roi, où je revêtis un uniforme de colonel de la garde. Tandis que je passai les bottes du roi, je trouvai le temps de demander à Sapt ce qu’il avait fait de la vieille femme.

 

« Elle a juré qu’elle n’avait rien entendu, dit-il, mais, par mesure de précaution, je lui ai ligoté les bras et les jambes et noué un mouchoir sur sa bouche, puis je l’ai enfermée dans sa cave, dans le cellier à côté de celui où est le roi. Joseph s’occupera de tous les deux. »

 

À ces mots, je ne pus m’empêcher de rire et le vieux Sapt lui-même sourit en grimaçant.

 

« J’imagine, dis-je, que lorsque Joseph leur dira que le roi est parti, ils penseront que nous avons flairé le piège. Le duc Noir, croyez-le bien, s’attend à ne pas voir le roi aujourd’hui à Strelsau. »

 

Je mis le casque du roi sur ma tête, et le vieux Sapt me tendit le sabre royal tout en me regardant longuement et attentivement.

 

« C’est une bénédiction du ciel que le roi ait eu l’idée de se raser.

 

– Comment cette idée lui est-elle venue ?

 

– On dit que la princesse Flavie se plaignait de ce que ses baisers fussent un peu rudes.

 

– Des baisers de cousin ! Mais venez, nous devrions déjà être à cheval.

 

– Tout est comme il doit être ici ?

 

– Eh non ! rien n’est comme il faudrait, rien n’est sûr ; mais que voulez-vous que nous y fassions ? »

 

Fritz nous attendait. Il avait revêtu un uniforme de capitaine de la garde dont moi j’étais colonel. En moins de quatre minutes, Sapt fut habillé. Les chevaux étant tout prêts, nous partîmes à une bonne allure. Le sort en était jeté, la partie commencée. Quelle en serait l’issue ?

 

L’air frais du matin dissipait les derniers troubles de mon esprit, éclaircissait mes idées, si bien que je pus retenir tous les renseignements que me donnait Sapt, qui n’oubliait rien. Fritz n’ouvrait pas la bouche : il dormait sur son cheval, tandis que Sapt, sans plus se préoccuper du roi, me mettait minutieusement au courant de ma vie passée, de ma famille, de mes goûts, ambitions, faiblesses, amis, compagnons, serviteurs. Il m’expliqua l’étiquette de la cour, promettant d’être constamment à mes côtés afin de m’indiquer les gens que j’étais censé connaître, leur degré d’intimité et la faveur que je devais leur témoigner.

 

Nous arrivions à la gare, où Fritz recouvra assez de sang-froid pour expliquer au chef de gare ahuri et étonné que le roi avait changé ses plans.

 

Le train arriva. Nous montâmes dans un compartiment de première classe, où Sapt continua à me donner ses instructions.

 

Je regardai à ma montre – la montre du roi, bien entendu – : il était alors huit heures.

 

« Croyez-vous qu’ils soient venus nous chercher ? fis-je.

 

– Dieu veuille qu’ils ne trouvent pas le roi ! » dit Fritz avec inquiétude.

 

Cette fois, ce fut au tour de Sapt de lever les épaules. Le train était un train rapide. À neuf heures et demie, regardant par la portière, j’aperçus les tours et les clochers d’une grande ville.

 

« Votre capitale, Sire », ricana le vieux Sapt en faisant un geste de la main ; puis, se penchant vers moi, il posa son doigt sur mon pouls.

 

« Un peu vif ! fit-il, de son ton grondeur.

 

– Eh ! je ne suis pas en pierre ! m’exclamai-je.

 

– Vous le deviendrez, ajouta-t-il avec un signe de tête. Pour Fritz, nous dirons qu’il a un accès de lièvre. Eh ! Fritz, mon garçon, buvez donc un coup à votre gourde, au nom du ciel ! »

 

Fritz fit comme on le lui disait.

 

« Nous sommes en avance d’une heure, reprit Sapt ; nous allons envoyer prévenir de l’arrivée de Votre Majesté ; car il n’y aura encore personne à la gare. Pendant ce temps-là…

 

– … Pendant ce temps-là, le roi veut être pendu s’il ne trouve pas moyen de déjeuner. »

 

Le vieux Sapt étouffa un rire et tendit sa main.

 

« Il n’y a pas un pouce de vous qui ne soit Elphberg », dit-il. Alors il s’arrêta et, nous dévisageant, il ajouta tranquillement : « Dieu fasse que nous soyons encore en vie ce soir !

 

– Amen ! » répondit Tarlenheim.

 

Le train s’arrêta ; Fritz et Sapt s’élancèrent et, chapeau bas, se tinrent de chaque côté de la portière, pendant que je descendais.

 

J’avais la gorge serrée ; j’eusse été incapable de prononcer une seule parole. Toutefois, j’affermis mon casque sur ma tête, et, – je n’ai aucune honte à l’avouer – après avoir adressé au ciel une courte prière, je m’élançai sur le quai de la gare de Strelsau.

 

Une minute plus tard, tout était sens dessus dessous. Ceux-ci se précipitaient tête nue, ceux-là disparaissaient après m’avoir salué. L’agitation régnait partout : dans les casernes, à la cathédrale, chez le duc Michel. Comme j’avalais, au buffet, les dernières gouttes de mon café, les cloches de la ville se mirent à sonner, et la fanfare d’une musique militaire, les cris et les vivats de la foule arrivèrent jusqu’à moi.

 

Le roi Rodolphe était dans sa bonne ville de Strelsau ! On entendait les cris de : « Vive le roi ! »

 

La vieille moustache grise de Sapt se tordit : il souriait. « Que Dieu les protège l’un et l’autre ! me souffla-t-il à l’oreille. Courage, mon enfant ! »

 

Et je sentis sa main qui pressait mon genou.

 

V

Ma première journée royale


Escorté de Fritz von Tarlenheim et du colonel Sapt, qui ne me quittait pas plus que mon ombre, je sortis du buffet et m’avançai sur le quai. J’avais eu soin, dernière précaution, de m’assurer que mon revolver était à portée de ma main, et que mon épée jouait librement dans le fourreau.

 

Un groupe de jeunes officiers et les plus hauts dignitaires du royaume m’attendaient. À leur tête était un grand vieillard, la poitrine chamarrée de décorations, l’air d’un vieux militaire. Il portait le grand cordon, jaune et rouge, de la Rose Rouge de Ruritanie, qui, par parenthèse, ornait ma très indigne personne.

 

« Le maréchal Strakencz », me souffla Sapt à l’oreille. Je sus ainsi que j’étais en présence du plus illustre vétéran de l’armée ruritanienne.

 

Derrière le maréchal se tenait un petit homme sec, en grande robe à revers cramoisis.

 

« Le chancelier du royaume », murmura Sapt.

 

Le maréchal, après m’avoir souhaité la bienvenue en quelques mots pleins de loyalisme, me présenta les excuses du duc de Strelsau.

 

Le duc, paraît-il, pris d’une indisposition subite, n’avait pu venir à la gare. Mais il demandait avec insistance la permission d’accompagner le roi à la cathédrale. J’exprimai mes regrets, acceptant avec la plus exquise bienveillance les excuses que me transmettait le maréchal. Je reçus ensuite les compliments d’un très grand nombre de hauts personnages. Personne ne manifestant la moindre surprise ni le moindre soupçon, je repris confiance, et mon cœur cessa de battre d’une façon désordonnée. Fritz, toutefois, était encore très pâle, et la main qu’il tendit au vieux maréchal tremblait comme la feuille.

 

Bientôt on forma le cortège, et on se dirigea vers la sortie de la gare.

 

Je montai à cheval, le vieux maréchal me tenant l’étrier. Les hauts fonctionnaires civils regagnèrent leurs voitures, et moi, je commençai au pas, à travers les rues, une longue promenade triomphale, ayant à ma droite le maréchal et à ma gauche Sapt, qui, en sa qualité de premier aide de camp, avait droit à cette place d’honneur.

 

La ville de Strelsau est mi-partie ancienne, mi-partie moderne. De larges boulevards, récemment percés, des quartiers neufs, peuplés de riches hôtels, enserrent les pittoresques et misérables petites rues de la vieille ville. Ces divisions géographiques, si je puis dire, correspondent, ainsi que Sapt me l’avait expliqué, à des divisions sociales plus importantes pour moi. La ville neuve est toute dévouée au roi, tandis que le duc Michel de Strelsau est l’espérance, le héros, le favori de la vieille ville.

 

Ah ! le brillant défilé tout le long des grands boulevards jusqu’au large square où s’élève le palais royal. J’étais là au milieu de mes plus fidèles partisans.

 

Toutes les maisons étaient tendues de rouge et ornées d’oriflammes et de devises ; les rues étaient garnies de bancs et de chaises en gradins.

 

Je passais, saluant ici, saluant là, sous une avalanche de vivats et de bénédictions. On criait, on agitait des mouchoirs ; les balcons regorgeaient de femmes en toilettes claires qui battaient des mains, s’inclinaient et me regardaient avec les plus doux yeux du monde. Soudain, une pluie de roses rouges m’inonda, et l’une des fleurs, un frais bouton, s’étant logée dans la crinière de mon cheval, je la pris et la passai dans une des boutonnières de mon uniforme.

 

Le maréchal souriait sous sa grosse moustache ; mais, bien que j’eusse plus d’une fois jeté un regard de son côté, il m’avait été impossible de deviner si ses sympathies étaient pour moi.

 

« La Rose Rouge, la Rose Rouge des Elphberg, maréchal ! » m’écriai-je gaiement.

 

Je dis gaiement, si étrange que doive paraître ce mot dans ma bouche à cette heure.

 

La vérité, c’est que j’étais enivré d’air, grisé d’enthousiasme. Ma parole, je me croyais vraiment roi, et, le regard triomphant, je levai les yeux vers le balcon chargé de femmes d’où pleuvaient les fleurs. Je tressaillis… Que vis-je là, me regardant ? Ma compagne de voyage, Antoinette de Mauban, très belle, avec un sourire plein d’orgueil sur les lèvres ! Elle aussi, elle eut un brusque haut-le-corps, et je vis ses lèvres qui remuaient, tandis qu’elle se penchait pour me regarder.

 

Appelant à mon secours tout mon sang-froid, je la regardai droit dans les yeux, tandis que de la main je cherchais mon revolver. Que me serait-il arrivé si elle avait crié tout à coup :

 

« Cet homme est un imposteur ; il n’est pas le roi ! »

 

Nous passâmes, et le maréchal, se retournant sur sa selle, fit un geste de la main. Les cuirassiers se serrèrent autour de nous, afin de tenir la foule à distance.

 

Nous quittions le quartier habité par mes partisans pour entrer sur le domaine du duc Michel, et ce mouvement, commandé par le maréchal, disait, plus, clairement que bien des paroles, quels pouvaient être les sentiments de la population de cette partie de la ville. Mais, puisque le hasard m’avait fait roi, c’était bien le moins que je jouasse mon rôle galamment.

 

« Pourquoi ce changement, maréchal ? » demandai-je.

 

Le maréchal mordillait sa moustache blanche.

 

« C’est plus prudent, Sire », murmura-t-il.

 

J’arrêtai mon cheval.

 

« Que ceux qui sont en avant, dis-je, continuent jusqu’à ce qu’ils soient à cinquante mètres environ. Quant à vous, maréchal, à vous, colonel Sapt, et à vous, messieurs, attendez que je me sois également avancé de cinquante mètres. Veillez à ce que personne ne franchisse cette distance. Je veux que mon peuple voie que son roi a confiance en lui. »

 

Sapt posa la main sur mon bras comme pour m’arrêter.

 

Je me dégageai.

 

Le maréchal hésitait.

 

« Ne me suis-je pas fait comprendre ? » demandai-je.

 

Comme à contrecœur et tout en mordillant sa moustache, il donna les ordres. Le vieux Sapt souriait dans sa barbe, en secouant la tête… Si j’avais été tué en plein jour dans les rues de Strelsau, la situation de Sapt eût été critique.

 

J’ai oublié de dire, je crois, que mon uniforme était entièrement blanc, brodé d’or. Je portais un casque d’argent, damasquiné d’or, et le large ruban de la Rose faisait bien en sautoir sur ma poitrine. Ce serait désobligeant pour le roi de faire de la modestie, et de ne pas avouer que je faisais fort belle figure. Ce fut l’avis du peuple, car, lorsque seul, à cheval, je m’avançai à travers les rues étroites, sombres et maigrement décorées de la vieille ville, il y eut d’abord un murmure, puis des bravos. Une femme, à une fenêtre, au-dessus d’un restaurant, lança le vieil adage local : « Il est roux, c’est un bon ! »

 

Sur quoi, je me mis à rire, et soulevai mon casque, afin qu’elle pût bien constater que mes cheveux étaient de la bonne couleur. Ce geste fut accueilli par des hourras et des vivats.

 

La promenade devenait intéressante. Passant ainsi seul, à cheval, j’entendais les réflexions du peuple.

 

« Il est plus pâle que de coutume, disait l’un.

 

– On serait pâle à moins. Faut voir la vie qu’il mène ! »

 

Telle fut la réponse, peu respectueuse.

 

« Il est plus grand que je ne croyais, reprit un troisième.

 

– Sa barbe cachait une bonne mâchoire, observa un autre.

 

– Ses portraits ne le flattent pas », déclara une jolie fille, en prenant grand soin que son observation ne fût pas perdue pour moi.

 

Pure flatterie ! En dépit de ces quelques marques d’intérêt, la masse du peuple m’était plutôt hostile. On me regardait passer en silence, l’air sombre, et je pus constater que l’image de mon frère bien-aimé ornait presque chaque fenêtre, et que c’était une manière tant soit peu ironique de faire fête au roi. Je me félicitais que ce spectacle lui eût été épargné. Le roi est violent, emporté ; peut-être n’aurait-il pas pris la chose aussi tranquillement que moi.

 

Enfin, nous arrivâmes à la cathédrale. Sa belle façade grise, ornée de centaines de statues, avec ses deux merveilleuses portes de chêne sculpté, les plus belles peut-être qu’il y ait en Europe, se dressait pour la première fois devant mes yeux. En cette minute, je compris toute la folie et toute l’audace de mon entreprise, et j’en fus épouvanté. Tout tournait autour de moi quand je descendis de cheval. Je me sentais comme environné de brouillard. Le maréchal et Sapt réapparaissaient indistincts ; vague aussi à mes yeux la foule de prêtres, magnifiquement vêtus. Comme un somnambule, je m’avançai le long de la haute nef, tandis que la grande voix des orgues m’emplissait les oreilles. Je ne voyais rien de la brillante foule qui emplissait l’église.

 

À peine si je distinguais la belle figure du cardinal lorsqu’il se leva de son trône archiépiscopal pour me souhaiter la bienvenue. Seules, deux silhouettes, qui se tenaient côte à côte, se détachaient nettement pour moi : celle d’une jeune fille, belle et pâle, la tête couronnée d’une magnifique forêt de cheveux d’or, l’or des Elphberg (y a-t-il rien de plus beau pour une femme ?) et le visage d’un homme, au teint très coloré, aux cheveux noirs, aux yeux noirs aussi. Je n’hésitai pas à le reconnaître ; je me trouvais enfin en présence de mon frère, le duc Noir. Lorsqu’il m’aperçut, ses joues si colorées devinrent subitement pâles comme la cire, et son casque tomba avec fracas sur le sol où il roula. Très évidemment, jusque-là, il n’avait pas pu croire à la présence du roi à Strelsau.

 

De tout ce qui suivit, je n’ai aucun souvenir. Je m’agenouillai devant l’autel (si ce fut un crime, que Dieu me le pardonne !) : le cardinal me fit l’onction sur le front ; après quoi, je me relevai. Je pris de ses mains la couronne de Ruritanie, et la posai sur ma tête. La main étendue, je prêtai le serment d’usage, le serment du roi, en présence du peuple assemblé.

 

Alors la grande voix des orgues éclata de nouveau et emplit la nef ; le maréchal donna ordre aux hérauts de me proclamer, et Rodolphe V fut reconnu roi.

 

J’ai un très bon tableau, dans ma salle à manger, qui représente cette imposante cérémonie ; le portrait du roi est extrêmement ressemblant.

 

La pâle princesse aux cheveux d’or s’avança alors. Deux pages portaient la queue de sa robe ; elle vint se mettre à mes côtés. Et un héraut cria :

 

« Son Altesse Royale la princesse Flavie ! »

 

La princesse me fit une profonde révérence, me prit la main et la porta à ses lèvres.

 

Un instant, je demeurai embarrassé, me demandant ce que je devais faire ; puis je l’attirai vers moi et la baisai deux fois sur la joue : elle rougit ; pourquoi ?

 

Alors, Son Éminence le cardinal-archevêque s’avança, et, se plaçant devant le duc Noir, me baisa la main, et me présenta une lettre du Pape, la première et la dernière, je vous prie de le croire, que j’ai reçue de si haut lieu.

 

Enfin, ce fut le tour du duc de Strelsau.

 

Il avança d’un pas hésitant, jetant des regards à droite et à gauche, comme un homme qui se demande s’il ne va pas chercher le salut dans la fuite. Son visage était marbré de blanc et de rouge ; sa main tremblait au point que je la sentais sauter dans la mienne, et ses lèvres étaient sèches et parcheminées.

 

Je jetai un coup d’œil à Sapt, qui souriait toujours dans sa barbe ; je pris alors mon parti en brave, je résolus de me montrer à la hauteur du rang auquel un hasard merveilleux m’avait appelé, et de jouer mon rôle jusqu’au bout. Je m’avançai ; je pris les mains de mon cher frère Michel dans les miennes, et je l’embrassai sur la joue. Je ne sais lequel de nous deux fut le plus heureux, une fois la chose faite.

 

Le visage de la princesse, pas plus d’ailleurs que celui d’aucun des assistants, n’avait trahi le moindre doute ou la plus petite hésitation.

 

Et pourtant, si le roi et moi nous nous fussions trouvés côte à côte, elle n’eût pas hésité un instant, j’en suis sûr, à nous distinguer l’un de l’autre. Mais ni elle ni personne n’imaginait que je pusse ne pas être le roi.

 

Cette merveilleuse ressemblance me servit à souhait, et pendant une heure je restai là, debout, me sentant aussi fatigué, aussi blasé que si j’avais été roi toute ma vie. Chacun vint me baiser la main, les ambassadeurs me rendirent leurs devoirs et entre autres le vieux lord Topham, chez lequel j’avais dansé plus de vingt fois à Londres. Grâce au ciel, le vieux lord n’y vit pas plus clair qu’une chauve-souris, et, d’ailleurs, il n’avait jamais demandé à ce que je lui fusse présenté.

 

Nous rentrâmes au palais par les mêmes rues, et j’entendis le peuple qui acclamait le duc Noir.

 

Lui passait sans répondre, sombre et se mordillant les ongles, si bien que ses amis les plus fidèles trouvèrent qu’il avait fait bien triste figure.

 

Je revins en voiture, assis à côté de la princesse Flavie. Comme nous longions un trottoir, un ouvrier cria :

 

« Et à quand le mariage ? »

 

Sur le quai, un autre s’avisa de nous hurler en plein visage : « Vive le duc Michel ! »

 

La princesse rougit – oh ! l’admirable carnation ! – regardant droit devant elle.

 

J’étais fort embarrassé, ayant oublié de demander à Sapt l’état exact des sentiments du souverain à l’égard de la princesse. Je ne pouvais oublier le baiser que j’avais donné à la princesse, mais je n’osais m’aventurer, et je me taisais.

 

Au bout de quelques minutes, la princesse, remise de son trouble, se tourna vers moi :

 

« Je ne saurais m’expliquer pourquoi ; mais vous me paraissez un peu changé, différent de vous-même aujourd’hui, Rodolphe. »

 

Le fait n’avait rien que de très explicable, mais l’observation n’en était pas moins inquiétante. Elle reprit :

 

« Vous me semblez plus calme, plus posé, presque soucieux. Et est-ce que vous n’avez pas un peu maigri ? Serait-il possible que vous commenciez à prendre la vie au sérieux ? »

 

La princesse semblait avoir du roi l’exacte opinion que Lady Burlesdon s’était faite de moi-même.

 

Je tendis mes nerfs ; il fallait bien soutenir la conversation.

 

« Est-ce que cela vous plairait ? demandai-je doucement.

 

– Vous connaissez mes idées, fit-elle en détournant les yeux.

 

– Quoi que vous puissiez désirer, dis-je, je m’efforcerai de le faire. »

 

Je la vis rougir et sourire, et je pensais que je faisais fort bien le jeu du roi ; mais nul remords ne vint m’arrêter ; je continuai en toute sécurité :

 

« Je vous jure, ma chère cousine, que rien au monde ne m’a jamais fait l’impression que m’a faite cette cérémonie d’aujourd’hui. »

 

Elle sourit gaiement, mais presque aussitôt son visage s’assombrit, et elle murmura en se penchant vers moi :

 

« Avez-vous remarqué Michel ?

 

– Oui, il n’avait pas l’air de s’amuser beaucoup.

 

– Je vous en prie, prenez garde, reprit-elle. Vraiment, vous n’êtes pas assez prudent, Rodolphe. Et pourtant vous savez bien que votre frère…

 

– Je sais qu’il convoite ce que j’ai.

 

– C’est vrai. Mais chut !… »

 

Je sentais – c’est impardonnable à moi – que j’engageais le roi beaucoup plus que je n’avais le droit de le faire. Mais que voulez-vous, et comment résister à une voix si douce, à des yeux si tendres ? Je perdais un peu la tête.

 

« Et aussi, continuai-je, quelque chose que je n’ai pas encore, mais dont je veux être digne et que j’espère bien conquérir quelque jour. »

 

Voici sa réponse. Si j’avais été le roi, elle m’eût rendu heureux, car je ne l’aurais pas considérée comme décourageante.

 

« Ne trouvez-vous pas que vous avez assez de responsabilités comme cela pour un jour, cousin ? »

 

Je restai silencieux.

 

Boum ! Boum !… Tra la la la la la ! Nous arrivions au palais. Les trompettes sonnaient, les canons tonnaient. Des haies de laquais garnissaient les marches : j’offris la main à la princesse pour lui faire gravir les larges degrés de marbre et je pris possession en grande pompe de la maison de mes ancêtres. Je m’assis à ma propre table, ayant à ma droite ma cousine ; de l’autre côté de la princesse était le duc Noir, toujours triste et pensif. À ma gauche était assis Son Éminence le cardinal. Sapt, impassible, se tenait debout derrière ma chaise au haut bout de la table. J’aperçus Fritz von Tarlenheim, la figure toute pâle, qui d’un seul coup vidait son verre de champagne, avec une précipitation fébrile qui n’était peut-être pas d’étiquette.

 

« Et pendant ce temps-là, pensais-je, que peut bien faire le roi de Ruritanie ? »

 

VI

Le secret de la cave


Après les péripéties de cette première journée où j’avais réussi à jouer avec assez de bonheur mon rôle de roi de Ruritanie, nous nous trouvâmes seuls dans le cabinet de toilette du roi, Fritz von Tarlenheim, Sapt et moi. À bout de forces, je me jetai dans un fauteuil. Sapt alluma une pipe. Il n’exprimait pas sa satisfaction de l’étonnante réussite de notre entreprise hardie, mais tout en lui respirait la joie.

 

Le succès, aidé peut-être par le bon vin, avait fait de Fritz un autre homme.

 

« Voilà une journée que vous n’oublierez pas de si tôt, cria-t-il. Cela doit être amusant de jouer au roi pendant douze heures. Mais faites attention, Rassendyll, n’engagez pas votre cœur dans la partie. Je ne m’étonne pas que le duc Noir ait eu l’air plus sombre encore que de coutume. Vous et la princesse, vous paraissiez avoir tant de choses à vous dire !

 

– Qu’elle est belle ! m’écriai-je.

 

– Laissons là les femmes, grogna Sapt. Êtes-vous prêt à partir ?

 

– Oui », fis-je avec un soupir.

 

Il était cinq heures. À minuit, je me retrouverais Rodolphe Rassendyll comme devant. J’en fis la remarque en plaisantant.

 

« Vous aurez bien de la chance, reprit Sapt, si vous n’êtes pas feu Rodolphe Rassendyll. Je ne suis pas tranquille, et tant que vous serez dans la ville, il me semblera sentir ma tête branler sur mes épaules. Vous savez qu’il est arrivé un courrier de Zenda pour Michel. Il s’est retiré dans une chambre pour lire la dépêche. Je l’en ai vu ressortir, pâle, les yeux hagards, comme un homme qui vient de voir un spectre.

 

– Je suis prêt », fis-je.

 

Les nouvelles de Sapt augmentaient, s’il se peut, mon désir de ne pas m’attarder. Sapt s’assit.

 

« Il faut que je rédige un ordre nous permettant de sortir de la ville. Vous savez que le duc Michel en est le gouverneur et nous devons éviter le moindre obstacle. Vous allez signer ce laisser-passer.

 

– Mon cher colonel, je n’ai jamais appris à faire des faux. » Sapt sortit de sa poche une feuille de papier.

 

« Voici une signature du roi, dit-il, et voilà – il fouilla encore une fois dans sa poche – du papier à décalquer. Si vous ne pouvez pas imiter un joli « Rodolphe » en dix minutes, eh bien !… moi, je peux.

 

– Votre éducation a été beaucoup plus complète que la mienne, fis-je, c’est vous qui écrirez le « Rodolphe » ! »

 

Et cet étrange héros vint à bout d’une signature royale tout à fait acceptable.

 

« Maintenant, Fritz, ajouta-t-il, c’est bien entendu, le roi est couché, il est fatigué, personne au monde ne doit le voir avant demain neuf heures. Vous comprenez : personne au monde.

 

– Je comprends, répondit Fritz.

 

– Il se pourrait que Michel vînt et insistât pour parler au roi. Vous répondriez que, seuls, les princes du sang ont accès la nuit auprès de Sa Majesté.

 

– Cette réponse ne me gagnera pas le cœur de Michel, reprit Fritz en riant.

 

– Si on ouvre cette porte pendant notre absence, il ne faut pas que je vous retrouve vivant pour me le raconter.

 

– Inutile de me faire la leçon, colonel, interrompit Fritz avec hauteur.

 

– Tenez, continua Sapt en se tournant vers moi, enveloppez-vous dans ce manteau, et mettez ce bonnet sur votre tête. Mon ordonnance m’accompagne, ce soir, au pavillon de chasse.

 

– Je ne vois à ce beau projet qu’un obstacle, observai-je : c’est que je ne connais pas de cheval au monde capable de faire un trajet de quinze lieues avec moi sur son dos.

 

– Il y en a un pourtant, il y en a même deux : le premier est ici, le second au pavillon. Voyons, êtes-vous prêt ?

 

– Je suis prêt. »

 

Fritz me tendit la main. « Au cas… »

 

Et nous nous embrassâmes.

 

« Allons, pas de sentiment, grogna Sapt. En route. »

 

Et il se dirigea non du côté de la porte, mais vers un panneau dans la muraille qu’il fit glisser, et qui nous livra passage.

 

« Sous le règne du vieux roi, dit-il, c’était un chemin que je prenais souvent. »

 

Je le suivis le long d’un étroit passage, au bout duquel nous trouvâmes une lourde porte de chêne. Sapt l’ouvrit. Elle donnait sur une rue tranquille qui longeait l’extrémité des jardins du palais. Un homme nous attendait là avec deux chevaux : un magnifique bai brun, une bête superbe, charpentée de manière à ne fléchir sous aucun poids, et un vigoureux alezan brûlé. Sapt me fit signe d’enfourcher le bai, et, sans prononcer une parole, nous nous mîmes en route.

 

La ville était encore pleine de bruit et de gaieté, derniers échos de la fête, mais nous choisîmes les quartiers tranquilles. Mon manteau m’enveloppait entièrement et me cachait la moitié de la figure ; le large bonnet dissimulait mes cheveux révélateurs. Sur les indications de Sapt, je me couchai sur ma selle et je trottai le dos tellement courbé que j’espère bien n’avoir plus jamais à me livrer à cet exercice sur un cheval. Nous enfilâmes un sentier long et étroit où nous rencontrâmes pas mal de vagabonds et de bruyants chemineaux. Et, comme nous galopions, nous entendîmes les cloches de la cathédrale qui lançaient encore à tous les échos leur sonnerie de bienvenue au roi. Il pouvait être six heures et demie, et la nuit commençait à tomber. Enfin nous atteignîmes l’enceinte de la ville, et nous nous arrêtâmes devant une porte fermée.

 

« Arme au poing, me souffla Sapt. S’il essaye de parler, il faut lui fermer la bouche. »

 

J’armai mon revolver. Sapt appela le gardien. Le ciel nous protégeait ! Une fillette de treize à quatorze ans parut sur le seuil.

 

« Pardon, monsieur, mais papa, est allé voir le roi, et il a dit que je ne devais pas ouvrir la porte.

 

– Vraiment, mon enfant ! dit Sapt, en mettant pied à terre. Il faut lui obéir. Donnez-moi la clef. »

 

L’enfant avait la clef dans la main : Sapt la prit, mit à la place une couronne.

 

« D’ailleurs, j’ai un ordre signé : tu le montreras à ton père. Ordonnance, ouvrez la grille. »

 

Je sautai à bas de mon cheval. À nous deux, nous parvînmes à ouvrir la lourde grille, nous fîmes sortir nos chevaux, et nous la refermâmes derrière nous.

 

« Que Dieu protège le gardien ! Il ne fera pas bon être à sa place si Michel apprend la chose. Allons, l’ami, un petit temps de galop, mais modéré, tant que nous serons près de la ville. »

 

Une fois hors de la ville, le danger devenait moins pressant. La campagne était déserte, les maisons fermées, tous les habitants s’étaient attardés en ville à boire et à s’amuser. À mesure que le jour tombait, nous pressions notre allure. La nuit était splendide. Bientôt la lune parut. Nous parlions peu, et seulement pour constater la distance parcourue.

 

« Je voudrais bien savoir pourtant, dis-je, ce que les dépêches du duc lui annonçaient.

 

– Je me le demande. »

 

Nous fîmes halte un moment pour boire et rafraîchir nos chevaux, perdant ainsi une demi-heure. Dans la crainte d’être reconnu, je n’osai pas entrer dans l’auberge, je rentrai à l’écurie avec les chevaux.

 

Nous nous étions remis en marche, et nous avions fait environ vingt-cinq milles quand Sapt s’arrêta brusquement.

 

« Écoutez », cria-t-il.

 

Je tendis l’oreille. Tout là-bas, loin derrière nous, dans le calme du soir – il était environ neuf heures et demie – on entendait distinctement résonner sur la route un bruit de pas de chevaux. Le vent assez fort portait le son. Je lançai un coup d’œil à Sapt.

 

« En avant ! » cria-t-il, mettant son cheval au galop.

 

Lorsque, un peu plus loin, nous nous arrêtâmes pour écouter de nouveau, nous n’entendîmes plus rien. Puis encore il nous sembla percevoir le même bruit. Sapt sauta à bas de son cheval, et colla son oreille contre terre.

 

« Ils sont deux, dit-il, à environ un mille derrière nous. Grâce à Dieu, la route n’est pas en ligne droite et nous avons le vent pour nous. »

 

Nous reprîmes le galop, conservant toujours à peu près notre distance. Nous étions maintenant en pleine forêt de Zenda : le fourré très épais, le sentier qui zigzaguait nous empêchaient de voir ceux qui nous poursuivaient, aussi bien qu’ils nous dérobaient à leurs yeux. Une demi-heure plus tard, nous arrivions à l’embranchement de deux routes. Sapt arrêta son cheval.

 

« Notre route est sur la droite, fit-il. La route de gauche mène au château. Huit milles environ. Descendez.

 

– Mais nous allons les avoir sur le dos, m’écriai-je.

 

– Descendez », répéta-t-il rudement. Et j’obéis.

 

La forêt est épaisse, même dans la partie qui borde la route. Nous menâmes nos chevaux sous le couvert, couvrîmes leurs yeux de nos mouchoirs, et attendîmes.

 

« Vous voulez voir à qui nous avons affaire ? fis-je à voix basse.

 

– Oui, et savoir où ils vont », répondit-il. Il tenait son revolver à la main.

 

Le bruit se rapprochait. La lune, à son plein, brillait d’un vif éclat, argentant la route. Le terrain était très sec ; impossible de relever la trace de nos chevaux.

 

« Les voilà, murmura Sapt.

 

– C’est le duc !

 

– Je le pensais », répondit-il.

 

C’était le duc, en effet, accompagné d’un gros homme que je connaissais bien, Max Holf, frère de Jean, le garde-chasse et valet de chambre de Sa Seigneurie. Maître et valet étaient tout près de nous : le duc arrêta son cheval. Je vis le doigt de Sapt caresser la détente de son revolver.

 

Il aurait, j’en suis sûr, donné dix ans de sa vie pour pouvoir tirer ; c’eût été tout plaisir ; il aurait cueilli le duc Noir aussi aisément que j’aurais descendu un poulet dans une basse-cour. Je posai ma main sur son bras. Il me fit de la tête un signe qui me rassura. Il était toujours prêt à sacrifier ses préférences personnelles à son devoir.

 

« Vaut-il mieux aller au château ou au pavillon ? demanda le duc Noir.

 

– Au château, je crois, Monseigneur, reprit son compagnon ; au moins, là, nous saurons la vérité. »

 

Le duc hésita un instant.

 

« Il m’avait semblé entendre le bruit de chevaux au galop.

 

– Je n’ai rien entendu, Monseigneur.

 

– Il me semble que mieux vaudrait aller au pavillon.

 

– Méfiez-vous, Monseigneur. Si tout est bien, à quoi bon aller au pavillon ? Dans le cas contraire, qui peut nous assurer que ce n’est pas un piège ? »

 

Tout à coup, le cheval du duc se mit à hennir ; dans la crainte qu’un des nôtres ne lui répondît, nous jetâmes nos manteaux sur la tête de nos braves bêtes. En même temps, nous tenions nos pistolets braqués sur le duc et son compagnon. S’ils nous avaient découverts, c’étaient des hommes morts.

 

Michel réfléchit un moment encore, puis s’écria : « Va pour le château ! »

 

Et donnant de l’éperon, il partit au galop. Sapt le suivit longtemps des yeux avec une telle expression de regret et de convoitise que je ne pus m’empêcher de rire. Nous attendîmes environ dix minutes.

 

« Vous avez entendu ? fit Sapt : on a fait dire au duc Noir que tout allait bien.

 

– Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

 

– Dieu seul le sait, reprit Sapt, les sourcils froncés. En tout cas, la nouvelle l’a fait accourir en toute hâte. »

 

Nous remontâmes à cheval, et nous nous remîmes en route aussi vite que l’état de fatigue de nos chevaux nous le permettait.

 

Pendant ces derniers milles, ni Sapt ni moi n’ouvrîmes la bouche. Nous avions le cœur dévoré d’inquiétude.

 

« Tout est bien », avait dit le compagnon du duc Noir. Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Tout était-il bien pour le roi ?

 

Enfin, nous aperçûmes le pavillon, et, mettant nos chevaux au galop, nous atteignîmes la grille. Silence complet, par un bruit, pas une âme. Nous mîmes pied à terre. Tout à coup Sapt me saisit le bras.

 

« Regardez », dit-il, en me montrant le sol.

 

Je regardai et vis cinq ou six mouchoirs déchirés, arrachés, en lambeaux.

 

« Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je.

 

– Ce sont les mouchoirs avec lesquels j’avais ficelé là vieille, répondit-il. Attachez les chevaux et avançons. »

 

La porte s’ouvrit sans résistance et nous nous trouvâmes dans la salle témoin de la scène de la veille. Les bouteilles vides jonchaient encore le sol, la table était restée servie. « Avançons », répétait Sapt, que son calme commençait à abandonner.

 

Nous nous élançâmes vers les caves. La porte de la cave au charbon était toute grande ouverte.

 

« Ils ont déniché la vieille », fis-je.

 

Nous étions maintenant en face de la cave au vin. Elle était fermée, et paraissait de tout point dans l’état où nous l’avions laissée le matin même.

 

« Allons, ça va bien », fis-je.

 

Au même moment, Sapt poussa un formidable juron. Il était pâle comme la mort et, du doigt, me montrait le plancher.

 

Sous la porte, un mince filet rouge avait coulé, s’étendant jusque dans le passage où il avait séché. Sapt, défaillant, s’était adossé au mur opposé ; moi, j’essayai d’ouvrir la porte ; elle était fermée a clef.

 

« Où est Joseph ? murmura Sapt.

 

– Où est le roi ? » répondis-je.

 

Sapt tira sa gourde et la porta à ses lèvres, tandis que je courais à la salle à manger où je saisis un lourd tisonnier avec lequel je m’attaquai à la porte.

 

Affolé, surexcité, je frappai à grands coups ; je déchargeai même deux coups de revolver dans la serrure. Enfin, la porte céda.

 

« Une lumière ! » criai-je.

 

Mais Sapt restait à demi pâmé contre la muraille. Le pauvre homme était bien plus ému que moi, cela va sans dire, étant passionnément attaché à son maître. Il n’avait pas peur pour lui-même, car personne ne le vit jamais avoir peur ; mais qu’allions-nous trouver dans cette cave noire ? Cette pensée aurait suffi à faire pâlir le plus brave.

 

J’allai chercher un des candélabres dans la pièce voisine et je l’allumai ; en revenant, je sentais tout au long du chemin la cire chaude qui tombait goutte à goutte sur ma main tremblante ; en sorte que je ne pouvais guère mépriser le colonel Sapt pour l’agitation où il se trouvait… J’arrivai pourtant à la porte de la cave. La tache rouge, tournant de plus en plus au brun sombre, s’étendait à l’intérieur. J’avançai de deux mètres environ, tenant le flambeau au-dessus de ma tête. Je vis les casiers à vins pleins de bouteilles, je vis des araignées courant le long des murs ; je vis aussi une couple de flacons vides gisant sur le sol, et c’est alors que, dans un coin, j’aperçus le corps d’un homme étendu sur le dos, les bras en croix, une horrible blessure à la gorge. Je m’avançai, et je m’agenouillai auprès du cadavre, priant Dieu pour l’âme du serviteur fidèle, car c’était le corps du pauvre Joseph, qui s’était fait tuer en défendant le roi.

 

Quelqu’un s’appuyait lourdement sur mon épaule ; je me retournai, et j’aperçus dans l’obscurité les yeux de Sapt qui brillaient d’un éclat étrange.

 

« Le roi ? Oh ! mon Dieu, le roi ? » murmurait-il d’une voix étranglée.

 

J’élevai encore le flambeau, éclairant ainsi les parties les plus sombres de la cave.

 

« Le roi n’est plus ici », répondis-je.

 

VII

Bataille ! – Le roi a disparu


J’entourai Sapt de mes bras – il se soutenait à peine, et je le portai hors de la cave, dont je tirai sur nous la porte brisée. Pendant dix minutes, et même plus, nous demeurâmes assis dans la salle à manger sans proférer une parole. Au bout de ce temps, le vieux Sapt se frotta vigoureusement les yeux, poussa un grand soupir, et reprit possession de lui-même.

 

Comme la pendule sonnait une heure, il frappa violemment le plancher du talon de sa botte, en s’écriant :

 

« Ils se sont emparés du roi !

 

– Pardieu ! c’était ce que voulait dire le fameux « tout est bien » du duc Noir. Qu’a-t-il dû penser, ce matin, quand il a entendu les salves qui saluaient l’entrée du roi à Strelsau ? Quand croyez-vous que lui soit arrivée la dépêche ?

 

– Elle a dû être expédiée dans la matinée, dit Sapt, avant que la nouvelle de votre arrivée à Strelsau fût parvenue à Zenda.

 

– Et il a eu ce poids sur le cœur toute la journée ! m’écriai-je. Sur mon honneur, je ne sais lequel a eu la plus rude besogne aujourd’hui, de lui ou de moi ? Qu’a-t-il dû penser, Sapt ?

 

– Que nous importe ? Ce que je voudrais savoir, c’est ce qu’il pense à cette heure. »

 

J’étais déjà debout.

 

« Il faut retourner à Strelsau, m’écriai-je, mettre sur pied tout ce que nous avons de troupes sûres, et donner la chasse à Michel. ».

 

Le vieux Sapt tira tranquillement sa pipe de sa poche et l’alluma à l’une des bougies qui continuaient à couler sur la table.

 

« On assassine peut-être le roi pendant que nous sommes là à délibérer », repris-je.

 

Sapt continuait à fumer en silence.

 

« Maudite vieille femme ! s’écria-t-il tout à coup. Elle sera parvenue à attirer leur attention d’une façon ou d’une autre. Je vois clairement comment la chose s’est passée. Ils étaient venus pour enlever le roi ; elle les a mis au courant, et ils l’ont découvert. Si vous n’étiez pas allé à Strelsau, c’en était fait de vous, de Fritz et de moi.

 

– Et le roi ?

 

– Dieu seul sait où est le roi à cette heure !

 

– Ne perdons pas un instant », repris-je.

 

Mais il ne bougeait pas. Soudain, il éclata de rire. « Par Jupiter ! nous ne sommes pas gens à laisser le duc Noir dormir tranquille.

 

– Partons ! partons ! répétai-je impatiemment.

 

– Nous allons lui donner encore quelques sujets d’inquiétude, ajouta-t-il, tandis qu’un sourire rusé épanouissait son vieux visage parcheminé et que, du bout des dents, il mordillait sa moustache grise. Oui, mon garçon, nous allons rentrer à Strelsau ; demain, le roi sera de retour dans sa capitale.

 

– Le roi ?

 

– Le roi couronné ce matin !

 

– Vous êtes fou ?

 

– Que voulez-vous faire ? Pouvons-nous rentrer à Strelsau pour raconter la comédie que nous avons jouée ? Autant nous mettre la corde au cou.

 

– Hum !

 

– Et le roi, et le trône ? Croyez-vous que les nobles, que le peuple nous pardonneraient de nous être moqués d’eux ? Croyez-vous qu’ils puissent s’attacher à un roi qui s’est enivré à mort le jour même de son couronnement, et qui a envoyé un domestique pour le remplacer ?

 

– On lui avait fait boire du vin opiacé, et puis je ne suis pas un domestique.

 

– Je vous donne la version que le duc Noir se chargera de répandre. »

 

Sapt se leva, s’approcha de moi et me posa la main sur l’épaule.

 

« Ami, dit-il, si vous avez le courage de soutenir votre personnage, vous pouvez sauver le roi. Venez, gardez-lui son trône.

 

– Le duc est au fait maintenant ; les misérables qui l’ont aidé à enlever le roi le sont aussi.

 

– Sans doute, mais ils sont obligés au silence, hurla Sapt, d’un air de triomphe. Nous les tenons. Ils ne peuvent vous dénoncer sans se dénoncer eux-mêmes. « Cet homme n’est pas le roi ; nous le savons bien, puisque nous avons enlevé le vrai roi et assassiné son serviteur. » Voyons, peuvent-ils dire cela ? »

 

Sapt avait raison. Que Michel sût ou non qui j’étais, cela était indifférent : il ne pouvait me démasquer sans produire le roi. Pouvait-il le faire ? Et, s’il produisait le roi, comment se justifier ? Un instant, je me sentis entraîné, séduit ; la minute d’après, les difficultés me semblaient inextricables.

 

« Comment voulez-vous que je ne sois pas découvert ?

 

– Vous le serez peut-être ; mais chaque heure gagnée a de l’importance. Avant tout, il nous faut un roi à Strelsau ; sinon la ville est au pouvoir de Michel d’ici à vingt-quatre heures, et, alors, je ne donnerais pas grand-chose de la vie du roi ou tout au moins de son trône ! Ami, vous ne pouvez pas hésiter.

 

– Admettez-vous qu’ils assassinent le roi ?

 

– Ils l’assassineront sans aucun doute, si vous n’agissez pas.

 

– Et si le roi est mort déjà ?

 

– Eh bien ! vous êtes un Elphberg aussi authentique que le duc Noir lui-même, et vous régnerez sur la Ruritanie. Mais je ne crois pas que le roi soit mort, et ils ne le feront pas mourir tant que vous serez sur le trône. Le tuer, pourquoi ? Pour vous faire la place nette ? »

 

L’aventure était terriblement scabreuse, mille fois plus risquée que celle que nous avions déjà menée à bien. Toutefois, en écoutant Sapt, je reconnus que nous avions en main un ou deux forts atouts. Et puis, j’étais jeune, j’aimais les aventures, et la partie était tentante.

 

« Je finirai toujours par être démasqué.

 

– Qui sait ? dit Sapt. Mais ne perdons pas un temps précieux. En route pour Strelsau ! Nous serons pris comme des rats dans une souricière si nous tardons davantage.

 

– Bah ! m’écriai-je. À la grâce de Dieu !

 

– Bravo ! répondit-il. J’espère qu’ils nous auront laissé les chevaux. Je vais aller voir.

 

– Il faut aussi enterrer ce pauvre diable.

 

– Pas le temps ! fit Sapt.

 

– Si, si, j’y tiens, je vous assure.

 

– Le ciel vous confonde ! Comment ! je vous fais roi, et… Après tout, faites comme vous voudrez ! Tenez, occupez-vous de cela pendant que je vais chercher les chevaux. Vous ne pourrez pas le mettre en terre bien profondément, mais ça lui sera bien égal, je pense. Pauvre petit ! c’était un brave et honnête serviteur. »

 

Il sortit, et, moi, je rentrai dans la cave. Je pris le pauvre Joseph dans mes bras, et le portai à travers le passage jusqu’auprès de la porte extérieure. Je le posai sur le seuil, réfléchissant qu’il me fallait trouver des outils pour exécuter ma besogne. À ce moment, Sapt reparut.

 

« Les chevaux sont là, le propre frère de celui qui vous a amené. Mais venez ; vous pouvez vous dispenser de cette besogne.

 

– Je ne m’en irai pas avant qu’il soit enterré.

 

– Si, il faut s’en aller.

 

– Non, non, colonel Sapt, quand il me faudrait perdre la Ruritanie tout entière.

 

– Vous êtes fou, me dit-il. Venez voir ! »

 

Il m’entraîna vers la porte. La lune commençait à décroître, ce qui ne m’empêcha pas d’apercevoir sur la route, à environ trois cents mètres, une compagnie d’hommes. Ils pouvaient être sept ou huit, dont quatre à cheval, le reste à pied ; ils paraissaient chargés ; je devinai qu’ils portaient des pelles et des pioches.

 

« Ils vous éviteront la peine que vous vouliez prendre, dit Sapt. Allons, venez. »

 

Il avait raison. C’était, sans nul doute, des hommes du duc Michel qui venaient faire disparaître les traces de leur sinistre besogne. Il n’y avait plus à hésiter. Soudain, un irrésistible désir s’empara de moi, et, montrant du doigt le corps du pauvre petit Joseph :

 

« Colonel ! m’écriai-je, si nous essayions de le venger ?

 

– Je vous vois venir. Vous ne voudriez pas qu’il partît pour l’autre monde tout seul. C’est un jeu bien risqué. Si Votre Majesté…

 

– Il faut que je leur dise un mot de ma façon. »

 

Sapt hésitait.

 

« Bah ! dit-il enfin, ce n’est pas régulier ; mais vous avez si bien fait votre devoir que vous méritez une petite récompense. Je vais vous dire ce qu’il faut faire pour ne pas les manquer. »

 

Il tira avec précaution le battant de la porte qui était resté ouvert, puis traversa la maison pour ressortir par la porte de derrière. Nos chevaux étaient là, tout prêts. Une allée de voitures fait le tour du pavillon.

 

« Votre revolver est chargé ? demanda Sapt.

 

– Non, j’aime mieux me servir de mon épée, répondis-je.

 

– Mon garçon, vous m’avez l’air altéré, ce soir, grommela Sapt. Allons-y ! »

 

Nous nous mîmes en selle, et, l’épée nue, nous attendîmes une ou deux minutes.

 

Bientôt nous entendîmes le craquement des fers des chevaux sur le gravier. La petite troupe s’arrêta, et un des hommes cria :

 

« Maintenant, qu’on aille le chercher !

 

– Voilà le moment ! » me souffla Sapt.

 

Piquant des deux, nous eûmes bientôt fait le tour de la maison, et nous nous trouvâmes au milieu des misérables. Sapt m’a dit, depuis, qu’il avait descendu un homme, je le crois sur parole ; pour l’instant, j’avais assez à m’occuper de mes propres affaires. D’un coup d’épée, je fendis la tête d’un soldat, monté sur un cheval bai ; il tomba. Alors je me trouvai face à face avec une espèce de géant, tandis que j’en avais un autre à ma droite.

 

La position devenait intenable : d’un mouvement simultané, je pressai les flancs de ma bête et enfonçai mon épée dans le corps du géant. La balle de son revolver siffla à mon oreille : j’aurais juré qu’elle m’avait effleuré. Je voulus retirer mon épée ; elle résista à mes efforts, et je dus l’abandonner pour galoper après Sapt, que j’apercevais à une vingtaine de mètres en avant.

 

De la main, je voulus faire un geste d’adieu, mais ma main retomba ; je poussai un cri : une balle m’avait éraflé le doigt ; le sang coulait. Le vieux Sapt se retourna sur sa selle. Un nouveau coup de feu partit sans nous atteindre, nous étions hors de portée.

 

Sapt se mit à rire.

 

« Ça doit bien en faire deux pour vous et un pour moi. Allons, allons ! le petit Joseph ne voyagera pas tout seul.

 

– Une partie carrée », répliquai-je.

 

J’étais très surexcité, et n’éprouvais aucun remords.

 

« Ceux qui restent vont avoir de la besogne. Je voudrais bien savoir si on vous a reconnu.

 

– Ce grand diable d’animal m’a parfaitement reconnu. Au moment où je l’ai frappé, je l’ai entendu crier : « Le roi ! »

 

– Bien, bien ! Nous donnerons du fil à retordre au duc Noir avant d’en avoir fini. »

 

Nous nous arrêtâmes un moment pour panser mon doigt blessé, qui saignait abondamment et me faisait cruellement souffrir, l’os ayant été très contusionné. Après quoi, nous nous remîmes en marche, demandant à nos braves chevaux toute la célérité dont ils étaient capables. Maintenant que l’excitation de la lutte était tombée, nous restions sombres et silencieux. Le jour se leva, clair et glacé. Nous trouvâmes un fermier qui sortait du lit et à qui nous demandâmes de nous restaurer, nous et nos chevaux. Quant à moi, feignant un mal de dents, je dissimulai mon visage soigneusement. Nous reprîmes notre chemin, jusqu’à ce que Strelsau fût en vue. Il était huit heures, peut-être neuf, et les grilles de la ville étaient grandes ouvertes comme elles l’étaient toujours, à moins qu’un caprice du duc ou une intrigue ne les fît fermer. Nous rentrâmes, harassés de fatigue.

 

Les rues étaient plus calmes encore que lorsque nous les avions traversées à notre départ. Aussi arrivâmes-nous à la petite porte du palais sans avoir rencontré une âme. Nous trouvâmes le vieux serviteur de Sapt qui nous attendait.

 

Une fois entrés, nous nous rendîmes dans le cabinet de toilette. Nous y trouvâmes Fritz qui, tout habillé, dormait sur un sofa. Notre arrivée le tira de son sommeil, et, avec un cri joyeux, il se jeta à genoux devant moi.

 

« Dieu soit loué, Sire ! Dieu soit loué ! vous êtes sain et sauf », criait-il, prenant ma main pour la baiser.

 

Le vieux Sapt se frappa la cuisse d’un air enchanté.

 

« Bravo ! mon garçon, bravo ! Allons, ça marchera. »

 

Fritz leva les yeux, étonné.

 

« Vous êtes blessé, Sire ! s’écria-t-il.

 

– Seulement une égratignure… mais… »

 

Je m’arrêtai. Fritz se releva et, me tenant toujours par la main, m’examina des pieds à la tête. Puis, tout à coup, il recula.

 

« Où est le roi ? Où est le roi ? demanda-t-il.

 

– Chut ! chut ! Vous êtes fou, siffla Sapt, pas si haut ! N’est-ce pas là le roi ? »

 

Quelqu’un frappait à la porte. Sapt me saisit par le poignet.

 

« Vite, vite, dans votre chambre. Enlevez vos bottes, fourrez-vous dans votre lit. »

 

Je fis ce qu’il m’ordonnait. Quelques moments plus tard, Sapt, entrouvrant la porte, introduisait un jeune seigneur qui, s’inclinant fort bas, s’approcha de mon lit, et m’informa qu’il appartenait à la maison de la princesse Flavie, que Son Altesse l’avait envoyé pour s’enquérir de la santé de Sa Majesté.

 

« Mes plus sincères remerciements à ma belle cousine, répondis-je, et dites à Son Altesse Royale que je ne me suis jamais mieux porté de ma vie.

 

– Le roi, ajouta le vieux Sapt qui, j’ai le regret de le dire, avait du goût pour le mensonge, a dormi d’un somme toute la nuit. »

 

Le jeune gentilhomme sortit en faisant force saluts. La comédie était jouée. Le visage décomposé de Fritz von Tarlenheim nous rappela bien vite au sentiment de la réalité.

 

« Est-ce que le roi est mort ? demanda-t-il, d’une voix étranglée.

 

– Non, Dieu merci ! répondis-je. Mais il est aux mains du duc Noir. »

 

VIII

En rivalité avec le duc de Strelsau


Si la vie d’un vrai roi n’est point une sinécure, je puis certifier que celle d’un pseudo-roi n’en est pas une non plus.

 

Le lendemain, dans la matinée, pendant plus de trois heures, Sapt me fit la leçon, m’expliquant ce que je devais savoir ; puis vint le déjeuner en tête à tête avec Sapt, où j’appris que le roi ne prenait jamais que du vin blanc et détestait la cuisine épicée.

 

Après le déjeuner, entrevue avec le chancelier, qui dura également trois heures ; je lui expliquai que la blessure de mon doigt (cette balle nous fut d’un grand secours) m’empêchait d’écrire. Grand trouble du digne chancelier ! Que faire ? Impossible de se passer de la signature royale. À là fin, à force de chercher, on finit par découvrir un précédent. Et il fut décidé que je mettrais une croix au bas des actes, laquelle serait solennellement certifiée par le chancelier. Pour finir, visite de l’ambassadeur de France. Mon ignorance du cérémonial était ici de peu d’importance, le roi n’étant guère plus instruit que moi dans cet ordre de choses. Quel soupir de soulagement je poussai quand je me retrouvai seul à la fin de la journée ! Je sonnai mon domestique et me fis apporter un verre de soda, déclarant à Sapt que j’aspirais à un peu de repos. Fritz von Tarlenheim, qui était là, leva les bras au ciel.

 

« Du repos ! mais nous avons déjà perdu un temps précieux ! Nous devrions, à l’heure qu’il est, nous être débarrassés de Michel.

 

– Tout doux, mon fils, reprit Sapt, fronçant les sourcils. Ce serait certainement une grande jouissance, mais elle pourrait nous coûter cher. Michel, avant de tomber, aurait soin de faire périr le roi : il ne le laisserait pas vivant.

 

– Tant que le roi est ici, repris-je, qu’il est à Strelsau sur son trône, quel grief peut-il y avoir contre son cher frère Michel ?

 

– Alors, nous n’allons rien faire ?

 

– Nous n’allons rien faire de maladroit, dit Sapt.

 

– Notre situation, repris-je, a cela de particulier que la vie de l’un répond de la vie de l’autre, et, qu’ennemis jurés, nous sommes par intérêt personnel forcés de nous ménager l’un l’autre. Je ne peux risquer la vie de Michel sans exposer la mienne.

 

– Et le roi ? interrompit Sapt.

 

– Michel se perd s’il essaye de me perdre.

 

– Très joli ! fit le vieux Sapt.

 

– Si je suis reconnu, continuai-je alors, je n’hésite pas, j’avoue tout et je me bats avec le duc ; mais, pour le moment, j’attends qu’il me donne le signal.

 

– Trois des Six sont à Strelsau, reprit Fritz.

 

– Non, dit Sapt.

 

– Je vous affirme que trois des Six sont à Strelsau.

 

– Trois seulement, vous en êtes sûr ? interrogea Sapt vivement.

 

– Absolument sûr.

 

– Alors le roi est vivant, et les trois autres sont de garde auprès de lui ? s’écria Sapt.

 

– C’est évident ! dit Fritz, dont le visage s’illumina. Si le roi était mort et enterré, ils seraient tous ici auprès de Michel.

 

– De grâce, messieurs, interrompis-je, apprenez-moi quels sont ces mystérieux Six ?

 

– Je ne doute pas que vous ne fassiez promptement leur connaissance, dit Sapt. Ce sont six individus de la maison de Michel, qui lui appartiennent corps et âme : trois Ruritaniens, un Français, un Belge et un compatriote à vous. Tous sont prêts à tuer et à se faire tuer pour Michel.

 

– Peut-être serai-je celui-là, fis-je.

 

– Rien de plus vraisemblable, acquiesça Sapt. Quels sont les trois qui sont ici ?

 

– De Gautel, Bersonin et Detchard.

 

– Les étrangers ! C’est clair comme de l’eau de roche. Le duc les a amenés avec lui, et a laissé les Ruritaniens auprès du roi. Il veut compromettre les Ruritaniens autant que possible.

 

– Ils ne se trouvaient pas parmi les amis auxquels nous avons dit un mot au pavillon ? demandai-je.

 

– Plût à Dieu qu’ils y eussent été ! reprit Sapt. Au lieu de six, ils ne seraient plus que quatre ! »

 

J’avais déjà développé en moi un attribut de la royauté : le sentiment que je ne devais pas révéler mes idées ni mes desseins secrets même à mes plus intimes amis. Mon plan était parfaitement arrêté. Je voulais me rendre aussi populaire que possible et en même temps ne pas témoigner de mauvaise grâce à Michel. De cette façon, j’espérais calmer l’hostilité de ses adhérents et lui donner, au cas où un conflit surviendrait, non pas le rôle d’une victime, mais celui d’un ingrat.

 

Je ne désirais pas toutefois voir éclater entre nous les hostilités ; il était de l’intérêt du roi que le secret fût gardé le plus longtemps possible. Tant qu’il le serait, j’avais beau jeu à Strelsau. La situation, en se prolongeant, affaiblissait Michel.

 

Dans l’après-midi, il me prit fantaisie de sortir à cheval, et, accompagné par Fritz von Tarlenheim, je fis le tour de la nouvelle avenue du Parc-Royal en rendant avec la plus scrupuleuse politesse tous les saluts qui m’étaient adressés. Alors je passai à travers quelques rues, et m’arrêtai pour acheter des fleurs à une jeune marchande que je payai d’une pièce d’or ; puis, ayant, comme je le souhaitais, attiré l’attention de la foule (plus de cinq cents personnes me suivaient), je me dirigeai vers le palais qu’occupait la princesse Flavie et fis demander si elle pouvait me recevoir.

 

Cette démarche surexcita fort l’enthousiasme de mon bon peuple, qui m’acclama. La princesse était très populaire, et le chancelier, l’austère chancelier lui-même, ne s’était pas fait scrupule de me dire que, plus je ferais à la princesse une cour assidue, plus tôt je l’amènerais à une heureuse conclusion, plus je gagnerais l’affection de mes sujets. Le chancelier, naturellement, ne se rendait pas compte des difficultés qu’il y avait pour moi à suivre son loyal et excellent conseil. Toutefois je pensais que, professionnellement, il n’y aurait à cela aucun mal ; et, dans ce dessein, Fritz m’appuya avec une cordialité qui me surprit un peu jusqu’au moment où il me confessa qu’il avait des raisons particulières pour désirer aller au palais de la princesse, raisons qui n’étaient autres qu’un sentiment qu’il avait voué à une demoiselle d’honneur, amie intime de la princesse, la comtesse Helga von Straszin.

 

L’étiquette favorisa les espérances de Fritz : tandis qu’on m’introduisait dans la chambre de la princesse, il put rester dans la salle d’attente avec la comtesse : en dépit des gens et des domestiques disséminés çà et là, je ne doute pas qu’ils purent se ménager un tête-à-tête ; mais je n’avais guère le loisir de m’occuper d’eux, car j’étais arrivé à l’un des passages les plus délicats et les plus épineux du rôle difficile que j’avais accepté. Il fallait me rendre la princesse favorable et elle ne devait pas m’aimer ; il fallait lui témoigner de l’affection et ne point en ressentir. Je fis un grand effort afin d’être à la hauteur de la situation, situation que ne rendit pas moins embarrassante le trouble charmant avec lequel la princesse me reçut. On verra plus loin si je m’acquittai bien de mon rôle.

 

« Voilà que vous gagnez des lauriers d’or maintenant, fit-elle. Vous êtes comme le prince Henry, de Shakespeare, que le fait d’être roi transforme… Mais pardonnez-moi, Sire, j’oubliais que je parle au roi.

 

– Je vous supplie de ne me dire que ce que vous dicte votre cœur et de ne m’appeler jamais que par mon nom ! »

 

Elle me regarda un moment.

 

« Eh bien ! soit, reprit-elle ; je suis heureuse et fière, Rodolphe. En vérité, tout est changé en vous, jusqu’à l’expression de votre visage. »

 

J’acquiesçai à son dire ; mais, le sujet me paraissant scabreux, j’essayai une diversion.

 

« Mon frère est de retour, à ce que j’ai entendu dire. Il était en déplacement, paraît-il.

 

– Oui, il est revenu, répondit-elle, en fronçant légèrement les sourcils.

 

– Il ne peut jamais rester longtemps éloigné de Strelsau, remarquai-je en souriant. Sur ma foi, nous sommes tous ravis de le voir. Plus nous le sentons près de nous, plus nous sommes heureux.

 

– Comment cela, cousin ? Serait-ce parce que vous pouvez plus facilement…

 

– Savoir ce qui l’occupe ? Peut-être bien, cousine. Et vous, pourquoi êtes-vous contente ?

 

– Je n’ai pas dit que je fusse contente, répondit-elle.

 

– On le dit pour vous.

 

– Les gens qui disent cela sont des insolents, riposta-t-elle avec une délicieuse arrogance.

 

– Et croyez-vous que je sois de ceux-là ?

 

– Ce serait faire injure à Votre Majesté, dit-elle avec une révérence ironiquement respectueuse ; puis elle ajouta, malicieusement, après une pause : À moins que…

 

– À moins que ?…

 

– À moins que Votre Majesté ne s’imagine que je suis préoccupée de savoir où est le duc de Strelsau, quand je ne m’en soucie pas plus que de cela… »

 

Et elle fit gentiment claquer ses doigts. Que n’aurais-je donné pour être le roi !

 

« Vous ne vous inquiétez pas de savoir où est votre cousin Michel ?

 

– Mon cousin Michel ?… Je l’appelle le duc de Strelsau.

 

– Pourtant vous l’appelez Michel quand vous le rencontrez.

 

– Oui, pour obéir aux ordres de votre frère.

 

– Et maintenant pour obéir aux miens.

 

– Si telle est votre volonté.

 

– Sans nul doute. Nous devons tous nous appliquer à plaire à notre bien-aimé frère Michel.

 

– M’ordonnerez-vous aussi de recevoir ses amis ?

 

– Les Six ?

 

– C’est ainsi que vous les appelez, vous aussi ?

 

– Pour être à la mode, il le faut bien. Mais ma volonté est que vous ne receviez que les gens qu’il vous plaît de recevoir.

 

– Sauf vous-même…

 

– En ce qui me concerne, je vous en prie : je ne puis pas l’ordonner… »

 

Comme je parlais, une clameur s’éleva dans la rue. La princesse courut à la fenêtre.

 

« C’est lui ! s’écria-t-elle. C’est le duc de Strelsau ! »

 

Je souris sans rien dire. La princesse se rassit et, pendant quelques instants, nous restâmes silencieux. Le bruit au-dehors avait cessé ; mais j’entendais un brouhaha, des allées et venues dans le salon d’attente. Je me mis à parler de choses et d’autres. La conversation s’animait, et je commençais à me demander ce qu’avait bien pu devenir Michel lorsque tout à coup, à ma grande surprise, Flavie, joignant les mains, s’écria d’une voix troublée :

 

« Est-ce sage de l’exaspérer, de le mettre en colère ?

 

– Quoi ? qui mettre en colère ? en quoi faisant ?

 

– Mais en le faisant attendre.

 

– Ma chère cousine, je n’ai aucune envie de le faire attendre.

 

– En ce cas, faut-il le faire entrer ?

 

– Mais sans doute, si tel est votre désir. »

 

Elle me jeta un regard étonné.

 

« Vous êtes étrange, fit-elle ; vous savez bien qu’on ne fait jamais entrer personne quand vous êtes auprès de moi. »

 

Délicieux attribut de la royauté !

 

« J’approuve fort cette étiquette, m’écriai-je, mais je l’avais totalement oubliée… Et si j’étais seul avec une autre personne, n’auriez-vous pas, vous, le droit d’entrer ?

 

– Pourquoi me demander ce que vous savez mieux que moi ? Moi, je puis toujours entrer, étant du même sang. »

 

Elle me regardait de plus en plus étonnée.

 

« Jamais je n’ai pu me mettre dans la tête ces règles stupides, fis-je, pestant intérieurement contre Fritz, qui avait oublié de me mettre au courant. Mais je vais réparer mon erreur. »

 

Je m’élançai, ouvris la porte toute grande et m’avançai dans le salon d’attente.

 

Michel, assis devant une table, avait l’air sombre. Toutes les autres personnes présentes étaient debout, sauf cet impertinent de Fritz, qui restait assis sur un fauteuil, flirtant avec la comtesse Helga.

 

Il se leva précipitamment quand j’entrai, ce qui souligna d’une façon plus marquée son attitude précédente. Je compris pourquoi le duc n’aimait pas Fritz.

 

Je m’avançai, tendant la main à mon bon frère. Il la prit, et je l’embrassai. Puis je l’entraînai dans le salon particulier de la princesse.

 

« Frère, dis-je, si j’avais su que vous fussiez ici, vous n’eussiez pas attendu une minute ; j’aurais tout de suite demandé à la princesse la permission de vous introduire auprès d’elle. »

 

Il me remercia avec froideur. Le duc était un homme supérieur, mais il ne savait pas dissimuler ses sentiments.

 

Toutefois, il essayait de me persuader qu’il était ma dupe et me prenait réellement pour le roi. Pouvait-il avoir un doute à cet égard ? Non, certes ! Alors, combien il devait souffrir d’être obligé de me témoigner tant de respect, et plus encore de m’entendre dire : « Michel » ou « Flavie » !

 

« Quoi ! Sire, vous êtes blessé à la main ? fit-il avec intérêt.

 

– Oui, c’est en jouant avec un gros dogue à moi, un métis (je prenais plaisir à l’exaspérer). Vous savez, frère, que ces animaux-là ont, en général, assez mauvais caractère. »

 

Il eut un sourire méchant tandis que ses yeux se fixaient sur les miens.

 

« Êtes-vous sûr que la morsure ne puisse être dangereuse ? s’écria Flavie inquiète.

 

– Ce n’est rien, cette fois, répondis-je ; mais, peut-être, si je lui donnais occasion de mordre plus fort, la chose pourrait être plus grave.

 

– Promettez-moi de ne plus jouer avec lui, supplia Flavie.

 

– Qui sait ?

 

– S’il vous mordait encore !

 

– Il essayera, je n’en doute pas », repris-je en souriant.

 

Puis, craignant que Michel ne laissât échapper un mot trop vif que j’eusse été forcé de relever, je commençai à lui faire compliment de la magnifique condition de son régiment et de la façon dont il m’avait accueilli le jour de mon couronnement. De là, je me lançai dans une description enthousiaste du pavillon de chasse où il m’avait offert l’hospitalité. C’en était trop. Il se leva précipitamment, la colère l’étouffait, et, murmurant une excuse, il se retira.

 

Près de la porte, toutefois, il se retourna et dit :

 

« J’ai là trois de mes amis qui sont très désireux d’être présentés à Votre Majesté. »

 

Je le rejoignis immédiatement et passai mon bras sous le sien. Son visage avait revêtu un masque de douceur. Nous entrâmes ainsi dans la salle d’attente bras dessus, bras dessous, en bons frères. Michel fit un signe et trois hommes s’avancèrent.

 

« Ces messieurs, fit Michel avec un air de politesse qui lui seyait fort bien, sont les plus fidèles et les plus dévoués serviteurs de Votre Majesté, des amis personnels à moi, des amis à toute épreuve.

 

– Ces deux titres me les rendent d’autant plus chers. Je suis enchanté de faire leur connaissance. »

 

Ils s’avancèrent l’un après l’autre, s’inclinèrent et me baisèrent la main.

 

De Gautel, un grand garçon maigre avec des cheveux coupés en brosse, très raide, la moustache cirée ; Bersonin, le Belge, un bel homme de taille moyenne, chauve, bien qu’il n’eût pas plus de trente ans ; enfin, Detchard, l’Anglais, un individu avec une figure en lame de couteau, des cheveux blonds coupés court et le teint rouge. Un beau gars, bien fait, large d’épaules, mince de hanches. Un solide lutteur, mais un fourbe à coup sûr, pensai-je.

 

Je lui adressai la parole en anglais en affectant un léger accent étranger qui le fit sourire. Je vis le sourire, bien qu’il passât comme un éclair.

 

« M. Detchard est dans le secret », pensai-je.

 

Après m’être débarrassé de mon bon frère et de ses amis, je rentrai pour faire mes adieux à la princesse. Elle m’attendait debout auprès de la porte. Je pris sa main dans les miennes.

 

« Rodolphe, fit-elle en baissant la voix, soyez prudent, je vous en prie.

 

– Prudent ?

 

– Vous savez ce que je veux dire. Pensez que votre vie est précieuse, que vous la devez…

 

– Que je la dois ?…

 

– À votre pays. »

 

Ai-je eu raison, ai-je eu tort de pousser les choses si loin ? Je ne sais. Le moment était grave, je n’eus pas le courage de lui dire la vérité.

 

« À mon pays seulement ? »

 

Une vive rougeur empourpra son charmant visage.

 

« À vos amis aussi, fit-elle.

 

– Et à votre cousine, à votre humble servante », murmura-t-elle très bas.

 

L’émotion me suffoquait. Je baisai sa main et me retirai en me maudissant. Au-dehors je trouvai maître Fritz encore occupé à causer avec la comtesse Helga.

 

« Au diable ! fit-il, nous ne pouvons pas toujours conspirer. »

 

Fritz, qui jusque-là avait marché à mes côtés, se mit respectueusement à ma suite.

 

IX

À quoi peut servir une table à thé


Si mon intention était de détailler les faits quotidiens de mon existence à ce moment, sans aucun doute mon récit intéresserait vivement les gens qui ne sont pas très familiers avec ce qui se passe à l’intérieur des palais royaux ; et si je révélais les secrets que j’eus alors l’occasion d’apprendre, je passionnerais tous les hommes d’État d’Europe. Mais je ne veux faire ni l’un ni l’autre. Je me débattrai entre le Scylla de la sottise et le Charybde de l’indiscrétion et je pense que je ferai mieux de m’en tenir au drame souterrain qui se jouait dans la coulisse de la politique ruritanienne. Qu’il me suffise de dire que le secret de mon imposture, si je puis ainsi parler, ne transpira en aucune façon ; que je fis pourtant bien des fautes, que j’eus de mauvais moments à passer, qu’il me fallut user de tout le tact, de toute la bonne grâce dont le ciel m’avait doué pour me faire pardonner certains manques de mémoire, des oublis inexcusables, tels, par exemple, que de ne pas reconnaître de vieux amis. En fin de compte, je m’en suis tiré, et cela, grâce, comme je l’ai dit déjà, à la hardiesse même de l’entreprise. En vérité, je crois, étant donné la ressemblance physique, qu’il m’a été plus facile de jouer le rôle d’un roi que s’il m’avait fallu me mettre dans la peau de n’importe quel autre personnage de mon espèce, mon voisin, un individu semblable à moi.

 

Un jour, Sapt entra dans ma chambre, une lettre à la main.

 

« C’est pour vous, dit-il, c’est une lettre de femme… Mais j’ai des nouvelles à vous donner d’abord.

 

– Ah ! lesquelles ?

 

– Le roi est au château de Zenda.

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Parce que trois des fameux Six y sont. J’ai fait faire une petite enquête ; ils y sont tous les trois : Lauengram, Krafstein et le jeune Rupert Hentzau – trois coquins – les plus grands coquins, ma foi, de toute la Ruritanie !

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! Fritz est à bout de patience, et veut que vous marchiez contre le château avec cavalerie, infanterie, artillerie.

 

– Pourquoi faire ? demandai-je. Pour draguer les fossés ?

 

– Cela ne nous mènerait à rien, reprit Sapt d’un air sombre ; nous n’y trouverons pas même le corps du roi !

 

– Vous êtes sûr que le roi est au château ?

 

– C’est plus que probable. En dehors de ce fait probant, la présence des trois acolytes, le pont-levis est toujours levé, et personne ne pénètre sans un ordre formel, signé par Hentzau ou par le duc Noir en personne. Il faut contenir l’impatience de Fritz, l’attacher, si c’est nécessaire.

 

– J’irai à Zenda, fis-je.

 

– Vous êtes fou !

 

– Un de ces jours.

 

– Il est plus que probable que, ce jour-là, vous y resterez.

 

– Nous verrons bien, mon bon ami, fis-je négligemment.

 

– Votre Majesté paraît de mauvaise humeur », remarqua Sapt.

 

Il me regarda un instant, puis alluma sa pipe.

 

J’étais, il est vrai, d’une humeur de dogue.

 

« Où que j’aille, continuai-je d’un ton bourru, je suis toujours escorté d’une demi-douzaine d’espions.

 

– Je le sais, parbleu ! C’est moi qui les mets à vos trousses, répondit-il avec calme.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais, reprit Sapt, en lançant dans l’air des spirales de fumée bleue, parce que cela ferait les affaires du duc Noir si vous veniez à disparaître. Vous en moins, le jeu que nous avons interrompu recommencerait ; au moins cela lui laisserait une chance.

 

– Je suis capable de prendre soin de moi.

 

– De Gautel, Bersonin et Detchard sont à Strelsau, et aucun d’eux, mon ami, n’hésiterait une seconde à vous couper la gorge ; ils ne feraient pas plus de façons que je n’en ferais s’il s’agissait du duc Noir, et peut-être n’y mettraient-ils pas autant de formes que je suis disposé à en mettre. De qui est cette lettre ? »

 

Je l’ouvris, et lus tout haut :

 

« Si le roi désire savoir ce qu’il lui importe beaucoup de savoir, qu’il fasse ce que cette lettre lui dira. Au bout de la grande avenue, il y a une maison cachée au milieu de jardins. La maison a un portique orné d’une nymphe. Un mur entoure les jardins. Dans ce mur, il y a une grille. À minuit, cette nuit, si le roi entre seul par cette grille, s’il prend à droite et fait une trentaine de pas, il trouvera un petit pavillon auquel on accède par six marches. S’il monte et s’il entre, il verra là une personne qui lui dira un secret de la dernière importance. Il y va de sa vie et de son trône. Cet avis lui vient d’un ami fidèle. Il faut qu’il soit seul. S’il néglige de se rendre à cet appel, il s’expose aux plus grands dangers. Qu’il ne montre cette lettre à personne : cela ne servirait qu’à perdre une femme qui lui est dévouée. Le duc Noir ne pardonne pas. »

 

« C’est vrai, fit observer Sapt, quand j’eus fini… Mais il est très capable de dicter une lettre de ce genre. »

 

Mon impression était conforme à celle de Sapt. J’allais jeter la lettre au panier quand j’aperçus quelques lignes écrites en travers, sur l’autre page, et qui m’avaient d’abord échappé.

 

« Ce n’est pas tout, dis-je.

 

« Si vous hésitez, disaient ces lignes, consultez le colonel Sapt…

 

– Ah ! bah ! fît celui-ci fort étonné. Me croit-elle plus fou que vous ? »

 

Je lui fis signe de se taire.

 

« Demandez-lui quelle est la femme qui ferait tout au monde pour empêcher le duc d’épouser sa cousine, et par conséquent pour l’empêcher de devenir roi. Demandez-lui si son nom ne commence pas par un A. »

 

Je bondis hors de mon fauteuil.

 

Sapt posa sa pipe.

 

« Antoinette de Mauban ! m’écriai-je.

 

– Comment savez-vous cela ? » demanda Sapt. Je lui contai ce que je savais de la dame, et comment je le savais. Il acquiesça de la tête.

 

« Il est parfaitement vrai qu’elle a eu une explication orageuse avec Michel, dit-il pensif.

 

– Si elle voulait, elle pourrait nous servir, repris-je.

 

– Je crois pourtant que c’est Michel qui a dicté cette lettre.

 

– Moi aussi ; mais je compte m’en assurer, et j’irai, Sapt.

 

– Non, c’est moi qui irai, dit-il.

 

– Oui, vous pouvez aller jusqu’à la grille.

 

– J’irai au pavillon.

 

– Que je sois pendu si je vous laisse ce soir », dis-je. Je me levai et me campai, le dos à la cheminée.

 

« Sapt, j’ai confiance en cette femme et j’irai, Sapt.

 

– Je n’ai confiance en aucune femme, reprit Sapt, et vous n’irez pas.

 

– Ou j’irai ce soir au pavillon, ou je repars pour l’Angleterre. »

 

Sapt commençait à savoir jusqu’où il pouvait tendre la corde, et quand il fallait céder.

 

« Nous jouons à contre-mesure, repris-je, et nous perdons notre temps. Chaque jour qui passe augmente les risques : risque, pour le roi, d’être assassiné ; risque, pour moi, d’être découvert. C’est trop dangereux ! Sapt, il faut risquer le tout pour le tout.

 

– Comme vous voudrez ! » fit-il, avec un soupir.

 

Bref, le soir même, à onze heures et demie, Sapt et moi, nous montions à cheval.

 

Fritz, laissé de garde au palais, ne fut pas instruit de notre destination.

 

La nuit était très sombre. Je n’avais pas d’épée ; mais je m’étais muni d’un revolver, d’un long couteau et d’une lanterne sourde.

 

Nous arrivâmes devant la grille. Je mis pied à terre.

 

Sapt me tendit la main.

 

« J’attendrai ici, dit-il. Si j’entends un coup de feu, je…

 

– Ne bougez pas ; c’est la dernière chance du roi. Il ne faut pas qu’il vous arrive malheur aussi.

 

– Vous avez raison ; bonne chance ! »

 

Je poussai la petite porte ; elle céda, et je me trouvai au milieu de taillis incultes. Je vis un sentier herbu ; je le pris sur la droite, selon les instructions que j’avais reçues, et je le suivis en marchant avec précaution… Ma lanterne était fermée et je tenais mon revolver à la main. Tout était silencieux.

 

Tout à coup, je vis surgir devant moi, dans la nuit, une grande ombre noire. C’était le pavillon. Je gravis les quelques marches et me trouvai en face d’une petite porte de bois vermoulu qui pendait sur ses gonds. Je la poussai, et entrai.

 

Une femme se précipita au-devant de moi, et s’empara de ma main.

 

« Fermez la porte », souffla-t-elle.

 

J’obéis, et braquai sur elle le rayon de ma lanterne. Elle était en grande toilette décolletée, ce qui faisait valoir sa taille superbe ; le visage était très beau. Nous nous trouvions dans une petite pièce nue, meublée seulement de quelques chaises et d’une petite table de fer comme celles sur lesquelles on sert le café dans un jardin, ou que l’on voit à la porte des restaurants.

 

« Pas un mot ! dit-elle, le temps nous presse. Écoutez-moi. Je vous connais, monsieur Rassendyll. C’est moi qui vous ai écrit cette lettre, sur l’ordre du duc.

 

– C’est bien ce que j’avais pensé.

 

– Dans vingt minutes, trois hommes seront ici pour vous tuer.

 

– Trois ! Les trois ?

 

– Oui, il ne faut pas les attendre. Si vous tardez, c’en est fait de vous.

 

– À moins que je ne me débarrasse de mes ennemis.

 

– Écoutez, écoutez ! Une fois mort, on portera votre corps dans quelque quartier mal famé de la ville. C’est là qu’on le trouvera. Michel alors fera arrêter tous vos amis, le colonel Sapt et le capitaine von Tarlenheim en premier, proclamera l’état de siège à Strelsau et enverra un message à Zenda, où les trois autres acolytes sont chargés d’assassiner le roi. Le duc se fait reconnaître roi, ou, s’il ne se sent pas assez fort, il fait reconnaître la princesse.

 

« De toute façon, il l’épouse et devient roi de fait et bientôt de nom. Comprenez-vous ?

 

– C’est un joli complot. Mais pourquoi vous, madame… ?

 

– Que j’agisse par charité ou par jalousie, qu’importe, mon Dieu ? Me faudra-t-il voir ce mariage ? Maintenant, partez et rappelez-vous ceci – c’était surtout cela que j’avais à vous dire – c’est que toujours et partout, le jour comme la nuit, vous êtes en danger. Trois hommes déterminés, incapables de pitié, vous guettent, montent la garde autour de vous. Trois autres hommes guettent les premiers. Les sbires de Michel ne vous perdent jamais de vue. Si une fois ils vous trouvaient seul, c’en serait fait de vous ! Maintenant, partez. Non, attendez ; la porte doit être déjà gardée à cette heure. Descendez doucement : au-delà du pavillon, à cent mètres environ contre le mur, vous trouverez une échelle. Escaladez le mur et fuyez.

 

– Et vous ? demandai-je.

 

– J’ai une partie difficile à jouer. Si Michel découvre ce que j’ai fait, nous ne nous reverrons pas. Sinon, il se peut que je… Mais, il n’importe. Partez sur l’heure.

 

– Que lui direz-vous ?

 

– Que vous n’êtes pas venu, que vous avez deviné le piège.

 

Je pris sa main et la baisai.

 

« Madame, vous avez rendu un grand service au roi, cette nuit. Dans quelle partie du château le tient-on enfermé ? »

 

Elle répondit si bas que je dus tendre l’oreille. J’écoutais avidement.

 

« Au-delà du pont-levis il y a une lourde porte, derrière cette porte… Mais chut !… j’entends du bruit. »

 

On eût dit, en effet, des pas au-dehors.

 

« Ils viennent ! ils arrivent avant l’heure. Dieu du ciel ! ils sont en avance. »

 

Et elle devint pâle comme la mort.

 

« Il me semble, au contraire, fis-je, qu’ils arrivent à point.

 

– Fermez votre lanterne. Regardez par cette fente de la porte. Les voyez-vous ? »

 

Je mis mon œil contre la fente. Sur la première marche, j’aperçus trois silhouettes vagues. J’armai mon revolver.

 

« Quand vous en tueriez un, et après ? »

 

Une voix du dehors, une voix qui parlait l’anglais sans le moindre accent, disait :

 

« Monsieur Rassendyll ! »

 

Je ne répondis pas.

 

« Nous avons à vous parler. Voulez-vous promettre de ne pas tirer avant que nous ayons achevé ?

 

– Est-ce à monsieur Detchard que j’ai l’honneur de parler ? demandai-je.

 

– Laissons là les noms.

 

– Alors, ne vous embarrassez pas du mien.

 

– Très bien, Sire. Je suis porteur d’une offre pour vous. »

 

J’avais toujours l’œil collé à la fente. Je vis mes trois coquins gravir les marches, le revolver au poing.

 

« Voulez-vous nous laisser entrer ? Nous nous engageons sur l’honneur à respecter la trêve.

 

– Ne vous y fiez pas, me souffla Antoinette.

 

– Pourquoi ne pas nous entretenir à travers la porte ? fis-je.

 

– Qui nous dit que vous n’allez pas l’ouvrir tout à coup et faire feu sur nous ? reprit Detchard. Nous sommes sûrs d’être les plus forts à la fin, mais nous ne sommes pas sûrs de ne pas laisser un ou deux d’entre nous sur le carreau. Voulez-vous nous donner votre parole d’honneur que vous ne tirerez pas tant que durera l’entretien ?

 

– Ne vous fiez pas à ces gens-là », murmura encore Antoinette.

 

Une idée me traversa l’esprit. Je réfléchis un instant… Ce n’était pas impossible.

 

« Je vous donne ma parole, repris-je, que je ne tirerai pas avant vous ; seulement je ne vous laisserai pas entrer. Restez dehors, et dites ce que vous avez à dire.

 

– C’est bien ! » répondit-il.

 

Les trois amis gravirent la dernière marche et se rangèrent tout contre la porte.

 

Je collai mon oreille à la fente, aucune parole n’arrivait jusqu’à moi ; je voyais seulement la tête de Detchard penchée vers le plus grand de ses compagnons, de Gautel, à ce que je présumai.

 

« Hum ! fis-je à part moi, on complote. »

 

Puis j’ajoutai tout haut :

 

« Eh bien ! messieurs, j’attends vos offres.

 

– Un sauf-conduit jusqu’à la frontière et deux millions de francs en bon argent anglais.

 

– Non, non, n’acceptez pas, fit Antoinette très bas à mon oreille ; ne vous y fiez pas : ce sont des traîtres.

 

– Voilà qui est généreux », répondis-je, tout en continuant à surveiller leurs mouvements à travers la fente de la porte.

 

Ils étaient maintenant serrés les uns contre les autres.

 

Je savais quel projet les bandits nourrissaient au fond de leur cœur, et je n’avais pas besoin de l’avertissement d’Antoinette. Leur intention était de bondir sur moi dès que j’aurais engagé la conversation avec eux.

 

« Permettez-moi de réfléchir un instant », dis-je, et je crus entendre au-dehors un rire aussitôt étouffé.

 

Je me tournai vers Antoinette.

 

« Serrez-vous contre le mur, pour ne pas vous trouver dans la ligne de tir, lui dis-je à l’oreille.

 

– Que voulez-vous faire ? demanda-t-elle épouvantée.

 

– Vous allez voir. »

 

Alors je saisis par les pieds la table de fer, ce qui n’était qu’un jeu pour un homme de ma force. Le dessus de la table, en avançant devant moi, formait un écran qui protégeait absolument ma tête et tout le haut de mon corps. Je passai ma lanterne dans ma ceinture et m’assurai que mon revolver était à portée. Au même moment, je vis la porte qui remuait tout doucement : peut-être était-ce le vent, peut-être une main qui la poussait du dehors.

 

Je m’éloignai autant que possible, tenant toujours ma table devant moi. Puis je leur criai :

 

« Messieurs, j’accepte vos offres, m’en fiant à votre honneur. Si vous voulez bien ouvrir la porte…

 

– Ouvrez-la vous-même, dit Detchard.

 

– Elle ouvre en dehors. Reculez-vous ou je vous bousculerai en la poussant. »

 

Je m’avançai et fourrageai dans la serrure ; après quoi, je retournai sur la pointe des pieds reprendre ma première position.

 

« Je ne peux pas l’ouvrir ! criai-je. La serrure est embrouillée.

 

– Je vais bien l’ouvrir, moi ! cria Detchard. Laissez donc, Bersonin ! Pourquoi pas ? Depuis quand un homme seul vous fait-il peur ? »

 

Je souris. Une minute plus tard, la porte cédait. À la lueur de ma petite lanterne, j’aperçus les trois comparses pressés l’un contre l’autre, le revolver au poing. Alors avec un grand cri je m’élançai, franchissant le seuil : trois coups partirent, trois balles s’aplatirent contre mon bouclier improvisé. Je tombai au milieu de mes ennemis avec ma table ; nous roulâmes tous ensemble, sacrant, jurant, jusque sur le gazon, au-dessous du perron. Antoinette de Mauban poussait des cris perçants. Je fus bientôt sur pied.

 

De Gautel et Bersonin, ahuris, ne savaient où ils en étaient, Detchard se trouvait pris sous la table. Au moment où je me relevai, il la repoussa et fit feu de nouveau.

 

Je tirai à mon tour, presque à bout portant.

 

Un formidable blasphème s’échappa de ses lèvres. Je ne m’arrêtai pas, comme vous pensez, pour entendre ses imprécations ; je filai comme un lièvre et courus le long du mur.

 

On me poursuivait ; à tout hasard, je me retournai et fis feu.

 

« Dieu soit loué ! m’écriai-je, elle ne m’a pas trompé : l’échelle est là. »

 

Le mur était très élevé et garni d’une frise de fer ; mais, grâce à l’échelle, je l’eus escaladé en une minute.

 

Retournant sur mes pas, j’aperçus les chevaux, et, comme j’approchais, j’entendis un coup de feu. C’était Sapt.

 

Il nous avait entendus et se ruait avec rage contre la porte, frappant à coups redoublés, faisant feu dans la serrure, se démenant comme un possédé. Il avait absolument oublié nos conventions et la promesse qu’il m’avait faite de ne pas se mêler de mes affaires.

 

En le voyant s’escrimer ainsi, je ne pus me défendre de rire, et, lui frappant sur l’épaule :

 

« Allons, rentrons nous coucher, mon vieil ami, fis-je ; j’ai la plus jolie histoire du monde à vous conter. »

 

Il tressauta et s’écria en me serrant la main :

 

« Sauvé ! »

 

Une minute plus tard, il ajoutait :

 

« Que diable avez-vous à rire ?

 

– Voyons ! n’était-ce pas un spectacle désopilant que celui de ces trois formidables adversaires, dispersés et vaincus… avec quelle arme ? Je vous le donne en mille : avec une table à thé ! Et notez, je vous en prie, que j’ai exactement tenu parole, et que je n’ai pas tiré le premier. »

 

X

Où je succombe à la tentation


L’usage voulait que chaque matin le préfet de police remît au roi de Ruritanie un rapport sur la situation de la capitale et l’état des esprits ; ce rapport contenait aussi le détail minutieux des faits et gestes des personnes que la police avait reçu l’ordre de surveiller. Depuis que j’étais à Strelsau, Sapt venait tous les matins me lire ce rapport, qu’il assaisonnait de commentaires instructifs. Le lendemain de mon aventure au pavillon, il entra comme je faisais un écarté avec Fritz.

 

« Le rapport est plein d’intérêt ce matin, dit-il en s’asseyant.

 

– Est-il question, demandai-je, de certain tapage nocturne ? » Il secoua la tête en souriant.

 

Je lis ceci d’abord :

 

« Son Altesse le duc de Strelsau est parti ce matin (en « grande hâte, paraît-il), accompagné de plusieurs personnes de sa maison. On croit qu’il va au château de Zenda. Le duc est parti à cheval. Il n’a pas pris le chemin de fer. MM. de Gautel, Bersonin et Detchard ont suivi une heure plus tard. Ce dernier a le bras en écharpe. On ne sait pas quand il a été blessé, mais on croit qu’il s’est battu en duel. »

 

« C’est la vérité à peu près ! interrompis-je, enchanté de voir que je n’avais pas manqué mon homme.

 

– Ce n’est pas tout », continua Sapt.

 

« Mme de Mauban, que nous avons fait surveiller, a pris le train aujourd’hui à midi. Elle a pris un billet pour Dresde. »

 

« Affaire d’habitude ! »

 

« Le train de Dresde, continue le rapporteur, s’arrête à Zenda. »

 

« Très fin, le bonhomme, plein d’astuce, remarqua Sapt ! Enfin, écoutez ceci pour finir :

 

« La ville est en effervescence, la conduite du roi est très critiquée (nous recommandons à nos agents, vous le savez, d’être de la plus absolue franchise). On lui reproche de ne faire aucune démarche décisive pour hâter son mariage avec la princesse Flavie. Son Altesse Royale se montre, paraît-il, très froissée des hésitations de Sa Majesté. Dans le peuple, on la marie au duc de Strelsau, qui en devient d’autant plus populaire. J’ai fait répandre partout le bruit que le roi donnait ce soir un grand bal en l’honneur de la princesse, et l’effet de cette nouvelle est excellent. »

 

« C’en est une aussi pour moi, dis-je.

 

– Tout est prêt, reprit Fritz en riant : c’est moi qui me suis occupé des préparatifs. »

 

Sapt se tourna vers moi et me dit d’une voix brève :

 

« Il faut lui faire la cour ce soir, et vivement.

 

– Je ne crains que de la lui faire trop vivement. Que diable ! Sapt, vous ne pensez pas que je trouve cela difficile ? »

 

Fritz fredonna quelques mesures, puis il ajouta :

 

« Vous ne trouverez les voies que trop bien préparées. Écoutez ; il m’en coûte de vous le dire, mais je le dois. La comtesse Helga m’a confié que la princesse s’attachait beaucoup au roi ; depuis le jour du couronnement, ses sentiments ont subi un grand changement et il est parfaitement vrai qu’elle est profondément blessée de l’apparente négligence de Sa Majesté.

 

– Belle affaire ! murmurai-je.

 

– Je pense, continua le vieux Sapt, que le mieux est que vous fassiez votre demande ce soir.

 

– Juste ciel !

 

– Ou tout au moins que vous avanciez sensiblement les choses. J’enverrai une note officieuse aux journaux.

 

– Sapt, vous ne le ferez pas, m’écriai-je, pas plus que je ne ferai ce que vous me demandez. Je me refuse absolument à ce que l’on joue ainsi avec le cœur de la princesse. »

 

Sapt me regarda ; ses petits yeux gris me fouillaient l’âme, un sourire fin relevait sa moustache grise.

 

« Bien ! bien. Il ne faut pas être trop exigeant. Rassurez-la seulement un peu, si vous le pouvez. Et maintenant, occupons-nous de Michel.

 

– Le diable emporte Michel ! Il sera temps demain de penser à lui. Venez, Fritz ! Allons faire un tour de jardin. »

 

Sapt n’insista pas. Sous ses dehors brusques, il cachait un tact merveilleux et, ainsi que j’eus plus d’une fois l’occasion de le remarquer, une très profonde connaissance de la nature humaine. S’il n’avait pas insisté davantage au sujet de la princesse, c’est qu’il pensait bien que sa beauté se chargerait de m’entraîner mieux que tous ses arguments et que, moins il me rappellerait le roi dans la circonstance, mieux cela vaudrait.

 

Quant au chagrin que cela pouvait causer à la princesse, il s’en souciait fort peu.

 

Et, après tout, pouvait-on dire qu’il eût tort ? Si le roi reconquérait son trône, la princesse irait à lui, tout naturellement, qu’elle sût ou non le changement opéré dans la personne du roi.

 

Et si le roi ne nous était pas rendu ? Nous n’avions jamais discuté entre nous cette hypothèse. Je ne crois pas me tromper en disant que, dans ce cas, l’idée de Sapt était de m’installer sur le trône de Ruritanie jusqu’à la fin de mes jours. Il y eût assis le diable plutôt que d’y voir le duc Noir.

 

Le bal fut magnifique. Je l’ouvris en dansant un quadrille avec la princesse Flavie, puis nous valsâmes ensemble. La foule avait les yeux braqués sur nous, et les commentaires allaient bon train.

 

Nous soupâmes l’un à côté de l’autre. Vers le milieu du souper, je me levai, et, debout, en présence de toute la cour, arrachant le cordon de la Rose Rouge que je portais, je le lui passai et lui mis la plaque de diamants autour du cou.

 

Après ce bel exploit, je me rassis au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

 

Sapt rayonnait. Fritz avait l’air sombre. Le reste du repas s’acheva en silence. Ni Flavie ni moi ne pouvions prononcer une seule parole.

 

À la fin Fritz me toucha l’épaule ; je me levai, j’offris le bras à la princesse, et, traversant le hall, je me rendis dans le petit salon privé où l’on nous avait servi le café. Les fenêtres de ce salon ouvraient sur les jardins. La nuit était belle, fraîche, parfumée.

 

Les seigneurs et les dames d’honneur de service se retirèrent ; nous restâmes seuls.

 

Flavie s’assit. Je demeurai debout devant elle. Oh ! le rude combat qui se livrait dans mon âme ! En vérité, je crois que, même alors, si elle n’avait pas levé vers moi ses beaux yeux, je serais resté maître de moi ; mais, à ce moment, elle me considéra d’un regard plein d’interrogation, de prière. Une vive rougeur colora soudain ses joues et elle respira longuement. Ah ! si vous l’aviez vue à ce moment ! J’oubliai tout, le roi enfermé à Zenda, le faux roi de Strelsau. J’oubliai qu’elle était princesse et que moi je jouais un rôle, que j’étais un imposteur. Je me précipitai à ses genoux et m’emparai de ses mains. Je ne disais rien. Qu’aurais-je pu dire ?

 

Les bruits atténués de la nuit, comme une romance sans parole, étaient plus éloquents qu’eussent pu l’être mes protestations, tandis que je baisais ses doigts.

 

Tout à coup, elle fit un geste comme pour me repousser, et s’écria :

 

« Mais, est-ce bien vrai ? Est-ce bien vrai ? N’est-ce pas uniquement par devoir, parce que vous le devez à votre peuple ?

 

– Il est vrai, répondis-je d’une voix sourde, étouffée par l’émotion, vrai comme la vérité, que je vous aime, plus que ma vie, plus que la vérité, plus que l’honneur ! »

 

Elle ne comprit pas le sens de mes paroles. Elle se rapprocha, en murmurant à mon oreille :

 

« Si vous n’étiez pas le roi, je pourrais vous dire combien je vous aime… Comment se fait-il, Rodolphe, que je vous aime tant maintenant ?

 

– Maintenant ?

 

– Mais oui, c’est depuis peu de temps. Avant, je ne vous aimais pas ainsi. »

 

Un grand flot d’orgueil triomphant m’emplit le cœur. C’était bien moi, Rodolphe Rassendyll, qui l’avait conquise.

 

« Vous ne m’aimiez pas auparavant ? demandai-je.

 

– Il faut que ce soit l’effet de la couronne royale, car je vous aime depuis le jour du couronnement.

 

– Vous ne m’aimiez pas, alors, auparavant ? » fis-je vivement.

 

Elle riait d’un rire très doux.

 

« Est-ce que vous seriez content si je répondais non ?

 

– Ce « non » serait-il sincère ?

 

– Oui », fit-elle, si bas, si bas que j’eus peine à l’entendre ; puis elle reprit presque immédiatement :

 

« Soyez prudent, Rodolphe ; soyez prudent, mon bien-aimé. Il va être furieux.

 

– Qui ? Michel ? Quand Michel serait le pire…

 

– Y a-t-il rien de pire ? »

 

Une seule chance me restait encore pour sortir de cette impasse. Je fis un suprême effort, et, dominant mon émotion, j’abandonnai ses mains et me reculai de quelques pas. Aujourd’hui encore je me rappelle les gémissements de la brise dans les ormes du parc à cet instant.

 

« Et si je n’étais pas le roi, commençai-je. Si j’étais un simple gentilhomme ? »

 

Avant que j’eusse terminé, sa main était dans la mienne.

 

« Si vous étiez un forçat dans la prison de Strelsau, vous seriez encore mon roi », dit-elle.

 

À voix basse, je murmurai : « Dieu me le pardonne ! » et, tenant sa main dans la mienne, je répétai :

 

« Si je n’étais pas le roi… »

 

– Oh ! oh ! protesta-t-elle. Je ne mérite pas cela ; je ne mérite pas que vous doutiez de mes sentiments. »

 

Elle recula légèrement.

 

Pendant plusieurs minutes nous restâmes ainsi face à face ; et, tandis que je pressais ses mains, j’appelai à mon aide tout ce que la conscience et l’honneur me laissaient encore de forces pour lutter contre la fatalité des circonstances.

 

« Flavie, dis-je d’une voix étranglée et rauque qui ne semblait pas m’appartenir ; Flavie, je ne suis pas… »

 

Comme je prononçais ces mots, comme elle levait les yeux vers moi, un pas lourd fit craquer le gravier du jardin.

 

Flavie poussa un cri. Ma phrase commencée expira sur mes lèvres. Sapt parut à l’une des portes-fenêtres. Il s’inclina profondément, me regardant d’un air sévère.

 

« Votre Majesté daignera m’excuser, dit-il, mais Son Éminence le cardinal attend déjà depuis un quart d’heure et désire prendre congé d’elle. »

 

Nos regards se croisèrent ; et je lus dans ses yeux un reproche et un conseil.

 

Depuis combien de temps écoutait-il ? Je l’ignore ; ce que je sais, c’est qu’il était entré au bon moment.

 

« Il ne faut pas faire attendre Son Éminence », dis-je.

 

Mais Flavie, dans la tendresse de qui ne se projetait aucune ombre, les yeux brillants et les joues roses, tendit la main à Sapt avec un sourire radieux.

 

Elle ne parla pas ; qu’aurait-elle pu dire qui eût ajouté à l’éloquence de son regard ?

 

Un sourire triste plissa la lèvre du vieux soldat, et c’est avec une vraie émotion dans la voix que, lui baisant la main, il dit :

 

« Dans la joie comme dans la peine, dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, que Dieu garde Votre Altesse Royale ! »

 

Puis il ajouta, se redressant et se mettant au port d’arme :

 

« Mais, avant tout : Vive le roi ! Dieu protège le roi ! »

 

Flavie prit ma main et la baisa en murmurant :

 

« Amen… Dieu bon, amen ! »

 

Nous rentrâmes dans la salle de bal, où nous nous trouvâmes séparés par nos devoirs respectifs. Chacun, après m’avoir fait ses adieux, allait prendre congé de la princesse. Sapt circulait dans la foule d’un air affairé, et partout où il avait passé ce n’étaient que sourires et murmures. Je ne doutais pas que, fidèle à son plan, il fût occupé à répandre la bonne nouvelle. Maintenir la couronne et vaincre le duc Noir, telle était sa résolution bien précise. Flavie, moi-même, et, hélas ! le véritable roi enfermé à Zenda, étions les pièces de son échiquier ; et les pièces d’un échiquier n’ont rien à voir avec la passion.

 

Il ne se contenta pas d’ailleurs de faire circuler ce bruit dans le palais : il alla le porter dehors. J’en eus bientôt la preuve, car, lorsque, reconduisant Flavie jusqu’à sa voiture, nous descendîmes les degrés de marbre, nous fûmes accueillis par des acclamations enthousiastes.

 

Que pouvais-je faire ? Si j’avais parlé alors, personne ne m’aurait cru. On aurait certainement pensé que le roi devenait fou.

 

Entraîné par Sapt et aussi, il faut bien le dire, par moi-même, je m’étais avancé si loin que je ne pouvais plus reculer.

 

La route était barrée derrière moi, et ma passion me poussait toujours en avant.

 

Ce soir-là, à la face de Strelsau, je fus acclamé non seulement comme le roi, mais comme le fiancé de la princesse Flavie.

 

Vers trois heures du matin, l’aube commençant à poindre, je me trouvai enfin seul dans mon cabinet de toilette avec Sapt.

 

Je m’assis comme un homme ébloui qui a trop longtemps contemplé une flamme ardente ; Sapt fumait sa pipe ; Fritz était allé se coucher, après avoir presque refusé de me dire bonsoir. Sur la table, tout à côté de moi, gisait une rose : cette rose ornait le corsage de Flavie au bal, et, quand nous nous étions séparés, elle me l’avait donnée.

 

Sapt avança la main vers la rose, mais, d’un geste rapide, je refermai la mienne dessus.

 

« Cette fleur est à moi, fis-je ; elle n’est pas plus à vous qu’elle n’est au roi.

 

– Vous avez avancé les affaires du roi ce soir », reprit-il sans s’émouvoir.

 

Je me retournai furieux.

 

« Pourquoi pas mes affaires à moi ? »

 

Il secoua la tête.

 

« Je sais à quoi vous pensez, reprit-il, et, si vous ne vous y étiez engagé sur votre honneur…

 

– Ah ! mon honneur, qu’en avez-vous fait ? m’écriai-je en l’interrompant.

 

– Bah ! jouer un peu la comédie…

 

– Épargnez-moi au moins ce ton, colonel Sapt si vous ne voulez pas me pousser aux dernières extrémités, et si vous ne voulez pas que votre roi pourrisse dans les cachots de Zenda pendant que Michel et moi nous nous disputerons ses dépouilles. Vous me suivez bien ?

 

– Je vous suis.

 

– Il faut agir et agir vite. Vous avez vu ce qui s’est passé ce soir ? Vous avez entendu ?

 

– Oui.

 

– Vous avez parfaitement deviné ce que j’étais sur le point de faire. Que je reste ici encore une semaine et la situation se complique encore. Vous comprenez ?

 

– Oui, répondit-il, les sourcils froncés. Seulement pour cela il faudrait d’abord vous débarrasser de moi.

 

– Eh bien ! croyez-vous que j’hésiterais ? Croyez-vous que j’hésiterais à soulever Strelsau ? Il ne me faudrait pas une heure pour vous faire rentrer vos mensonges dans la gorge, vos mensonges insensés auxquels ni la princesse ni le peuple n’ajouteraient foi !

 

– C’est bien possible.

 

– Oui, je pourrais épouser la princesse et envoyer Michel et son frère au diable de compagnie.

 

– Je ne le nie pas, mon garçon.

 

– Alors, au nom de Dieu, m’écriai-je en tendant les mains vers lui, allons à Zenda, écrasons Michel et rendons au roi ce qui est au roi ! »

 

Le vieux soldat se redressa et me regarda en face longuement.

 

« Et la princesse ? » demanda-t-il.

 

Je baissai la tête et, relevant en même temps mes deux mains, je pris la rose et l’écrasai entre mes doigts et mes lèvres.

 

Au même moment, je sentis la main de Sapt sur mon épaule et j’entendis sa voix étranglée par l’émotion qui disait :

 

« Vive Dieu ! Vous êtes bien le plus magnifique des Elphberg : vous les valez tous !… Mais j’ai mangé le pain du roi, je suis le serviteur du roi !… Venez : nous irons à Zenda. »

 

Je relevai la tête et lui pris la main. Nous avions tous deux les yeux pleins de larmes.

 

XI

Nous partons pour chasser la bête noire


Ai-je besoin d’expliquer la terrible tentation à laquelle je me trouvais exposé ? Je pouvais pousser Michel dans ses derniers retranchements et l’obliger à tuer le roi. J’étais alors en position de le défier, de m’emparer du trône, non pas pour le trône lui-même, mais parce que le roi de Ruritanie devait épouser la princesse Flavie.

 

Et Sapt, et Fritz ? Hélas ! un homme, un simple homme peut-il être tenu de décrire de sang-froid les pensées sauvages et mauvaises qui enfiévraient son cerveau, alors qu’une passion sans frein leur ouvrait toutes les portes ! Que dis-je ? Fût-il un saint, il ne pourrait se haïr pour les avoir conçues. À mon humble avis, il vaut mieux rendre grâces de ce que la force d’y résister lui fut accordée, que de s’irriter contre les impulsions regrettables qui naquirent en dehors de lui-même et ne durent une hospitalité momentanée dans son cœur qu’à la faiblesse de son humaine nature.

 

Il faisait le plus beau temps du monde, lorsqu’un matin, je me dirigeai, sans escorte, vers le palais de la princesse, un bouquet à la main. Je savais que chaque attention que je témoignais à la princesse, en même temps qu’elle resserrait mes liens, m’attachait plus fortement au cœur du peuple qui l’adorait.

 

Je trouvai la comtesse Helga occupée à cueillir dans le jardin des roses destinées à sa maîtresse. J’obtins d’elle qu’elle leur substituât mes fleurs. La jeune fille était fraîche et joyeuse. « Je vais porter les fleurs de Votre Majesté… Faudra-t-il venir lui dire ce qu’en aura fait la princesse ? » Nous causions sur une terrasse qui longe le devant du palais ; une des fenêtres au-dessus de nos têtes était ouverte.

 

« Madame ! » appela gaiement la comtesse.

 

Flavie elle-même parut.

 

J’enlevai mon chapeau et m’inclinai.

 

Elle portait une robe blanche, et ses cheveux, simplement tordus, formaient comme un gros huit au sommet de sa tête. Elle m’envoya un baiser du bout des doigts, et cria :

 

« Fais monter le roi, Helga. Je lui servirai une tasse de café. »

 

La comtesse, avec un regard joyeux, passa devant moi et m’introduisit dans le boudoir de Flavie.

 

Une fois seuls, nous nous saluâmes, puis la princesse me montra deux lettres : dans la première, le duc Noir lui demandait, le plus respectueusement du monde, de lui faire l’honneur de venir passer une journée à Zenda, comme elle le faisait d’ordinaire, une fois chaque année, dans la belle saison, alors que les jardins du palais sont à l’apogée de leur gloire.

 

Je jetai la lettre loin de moi, avec un geste de dégoût qui fit rire Flavie.

 

Mais, redevenant sérieuse, presque immédiatement, elle me montra l’autre lettre.

 

« Je ne sais de qui est celle-ci, me dit-elle. Lisez-la. »

 

Je n’eus pas une seconde d’hésitation, bien que la lettre ne fût pas signée ; mais c’était la même écriture que celle qui m’avait averti du piège qu’on m’avait tendu dans le pavillon : c’était l’écriture d’Antoinette de Mauban.

 

« Je n’ai aucune raison de vous aimer, disait la lettre : mais que Dieu vous garde de tomber au pouvoir du duc ! N’acceptez aucune invitation venant de lui ! N’allez nulle part sans une forte escorte : un régiment ne serait pas de trop pour votre sûreté. Montrez ce mot, si vous pouvez, à celui qui règne à Strelsau. »

 

« Pourquoi ne dit-elle pas tout simplement au roi ? demanda Flavie, en se penchant sur mon épaule, si bien que le bout de ses cheveux légers me caressait la joue. Est-ce une mystification ?

 

– Au nom de votre vie, au nom de tout ce que vous avez de plus sacré, obéissez sans hésiter. Je vais, dès aujourd’hui, donner l’ordre que le palais soit gardé par un régiment. Et jurez-moi de ne sortir que sous bonne escorte.

 

– Est-ce un ordre, Sire ? demanda-t-elle, semblant prête à la révolte.

 

– Oui, c’est un ordre, madame, un ordre auquel vous obéirez si vous m’aimez.

 

– Vous savez qui a écrit ce billet ?

 

– Je le devine. Il a été écrit par une personne sûre, par une femme qui, je le crains, est fort malheureuse. Flavie, il faut que vous soyez malade, que vous trouviez une raison pour ne pas aller à Zenda. Excusez-vous aussi sèchement et aussi froidement que vous le voudrez.

 

– Ainsi, vous vous sentez assez fort pour braver Michel ? dit-elle avec un sourire plein d’orgueil.

 

– Je serai à la hauteur de toutes les circonstances, tant que je vous saurai en sûreté », dis-je.

 

Bientôt il fallut la quitter. Je m’arrachai à regret, et, sans consulter Sapt, je me rendis chez le maréchal Strakencz. J’avais eu occasion de voir plusieurs fois le vieux maréchal : il me plaisait, je le sentais fidèle et loyal.

 

Sapt témoignait moins d’enthousiasme, mais j’avais déjà remarqué que Sapt n’était content que lorsqu’il pouvait tout faire à lui tout seul ; il se montrait fort jaloux de son autorité.

 

Pour le moment, j’avais sur les bras plus de besogne que nous n’en pouvions faire, Sapt, Fritz et moi. Je ne pouvais aller à Zenda sans eux, et, d’autre part, il me fallait trouver un homme sûr à qui confier ce que j’avais de plus précieux au monde ! À cette condition seule, je pourrais me donner tout entier à la tâche, que je m’étais imposée, de délivrer le roi.

 

Le maréchal me reçut avec empressement et respect. Je le mis jusqu’à un certain point dans la confidence de mon projet, et lui confiai le soin de veiller sur la princesse, insistant d’une façon significative sur la nécessité de ne laisser approcher d’elle aucun émissaire de son cousin, à moins que le maréchal ne fût là en personne, escorté d’une douzaine de ses hommes.

 

« Vous avez sans doute raison, Sire : ces précautions ne sont pas inutiles, dit-il, en secouant avec tristesse sa tête grise.

 

– Maréchal, je quitte Strelsau pour quelques jours. Chaque soir, je vous enverrai un courrier. Si trois jours se passent sans que ce courrier vous arrive, vous ferez afficher un ordre du jour que je vous laisserai, destituant le duc Michel du gouvernement de Strelsau, et vous nommant à sa place. Vous déclarerez l’état de siège. Cela fait, vous enverrez un messager à Michel, chargé par vous de réclamer une audience du roi. Vous me suivez bien ?

 

– Oui, Sire.

 

– Si, au bout de vingt-quatre heures, Michel ne produit pas le roi (je posai ma main sur son genou, d’un geste significatif), c’est que le roi sera mort. Alors vous proclamerez son successeur. Vous savez qui est héritier du trône de Ruritanie.

 

– La princesse Flavie !

 

– Jurez-moi, maréchal, sur votre conscience, sur votre honneur, sur Dieu même que vous combattrez pour elle jusqu’à la mort, que vous tuerez ce traître, et que vous la placerez sur ce trône que j’occupe aujourd’hui.

 

– Sur ma conscience, sur mon honneur, je le jure ! Que le Dieu tout-puissant protège Votre Majesté ! Car je devine qu’elle va accomplir une mission pleine de dangers.

 

– Dieu veuille, dis-je, en me levant, que je ne sois pas forcé d’exposer des vies plus précieuses que la mienne. »

 

Et je lui tendis la main.

 

« Maréchal, repris-je, il se peut que dans l’avenir, que sait-on ? vous entendiez raconter d’étranges choses sur l’homme qui vous parle. Quelle est votre opinion à vous ? Comment trouvez-vous qu’il se soit comporté comme roi de Ruritanie ? »

 

Le vieillard, retenant ma main, me parla en toute franchise.

 

« J’ai connu plusieurs générations d’Elphberg, dit-il, et j’ai pu comparer. Quoi qu’il arrive, vous vous serez conduit en roi éclairé et sage, et en galant homme. Vive Dieu ! il n’y a jamais eu dans votre maison de gentilhomme plus accompli.

 

– Que ceci me serve d’épitaphe, dis-je en l’interrompant, au temps où un autre sera assis sur le trône de Ruritanie.

 

– Dieu veuille que je ne voie pas ce jour ! »

 

J’étais très ému, et le vieux maréchal avait, de son côté, peine à dissimuler son trouble. Je m’assis, et écrivis mon ordre du jour.

 

« C’est à peine si je puis écrire, dis-je, j’ai le doigt encore raide. »

 

De fait, c’était la première fois que je me hasardais à écrire autre chose que ma signature, et, en dépit de mes efforts pour imiter l’écriture du roi, j’y étais encore assez malhabile.

 

« En effet, Sire, votre écriture est très changée. C’est malheureux, parce que cela pourrait donner à quelqu’un l’idée d’arguer de faux ce document.

 

– Maréchal, dis-je en riant, à quoi seraient bons les canons de Strelsau, s’ils ne servaient à étouffer de pareils bruits ? »

 

Il sourit et prit l’ordre.

 

« J’emmène le colonel Sapt et Fritz von Tarlenheim.

 

– Vous allez à la recherche du duc ? fit-il d’une voix sourde.

 

– Oui, du duc et de quelqu’un encore dont j’ai besoin et qui est à Zenda, répondis-je.

 

– Je voudrais pouvoir aller avec vous, dit-il, en retroussant sa moustache grise. J’aimerais à faire le coup de feu pour vous, Sire, et pour la couronne.

 

– Je vous laisse en dépôt ce qui m’est plus précieux que ma vie, plus précieux que ma couronne, répliquai-je. Je vous ai choisi parce que vous êtes l’homme de Ruritanie en qui j’ai le plus de confiance.

 

– Je remettrai la princesse saine et sauve entre vos mains, ou je la proclamerai reine. »

 

Nous nous séparâmes, et je retournai au palais, où je mis Sapt et Fritz au courant de ce qui venait de se passer. Sapt allait certainement avoir quelques fautes à me reprocher et quelques grognements à émettre. Voilà ce que j’attendais de lui, car le colonel aimait qu’on le consultât avant de marcher et non pas qu’on l’informât après coup. Mais il approuva mon plan sur toute la ligne et son humeur s’améliora au fur et à mesure que le moment d’agir approchait. Fritz, lui aussi, était prêt ; encore lui, le pauvre ami, risquait-il davantage que Sapt, puisqu’il jetait tout son bonheur futur dans la balance. Et pourtant comme je l’enviais ! Car l’issue triomphante qui lui apporterait ce bonheur et l’unirait à sa fiancée, le succès pour lequel nous étions associés d’espérance, de combat et de gloire, signifiait à mes yeux une affliction plus certaine et plus grande que si d’avance j’avais été condamné à périr. Il dut s’apercevoir des sentiments qui m’agitaient, car, lorsque nous fûmes seuls (le vieux Sapt fumait sa pipe à l’autre bout de la salle), il passa son bras sous le mien en disant :

 

« Voilà qui sera dur pour vous ! Ne pensez pas que je ne vous fasse pas crédit ; je sais que vous n’avez au cœur que des projets nobles et sincères. »

 

Mais je me détournai de lui, bien heureux qu’il ne pût pas percer le fond de mon cœur, mais seulement être le témoin des actes auxquels nos mains allaient prendre part. Et il ne put me comprendre, car il n’avait pas osé lever les yeux sur la princesse Flavie, comme moi je n’avais pas craint de le faire. Tous nos plans étaient alors prévus, tels que nous nous proposions de les exécuter et tels qu’ils apparurent ensuite dans la réalité.

 

Le lendemain matin, nous devions nous mettre en route, sous le prétexte d’une expédition de chasse. Toutes mes mesures étaient prises, je pouvais partir ; il ne me restait plus qu’une chose à faire, mais la plus cruelle, la plus déchirante : faire mes adieux à Flavie.

 

Vers le soir, je me rendis chez elle. Sur la route je fus reconnu, acclamé. Je fis bonne contenance et jouai jusqu’au bout mon rôle de fiancé heureux.

 

En dépit de mon désespoir, je ne pus m’empêcher de sourire de la froideur et de la hauteur avec lesquelles ma douce amie me reçut. Elle avait appris que le roi s’absentait, qu’il partait pour la chasse !

 

« Je suis désolée de voir que nous ne suffisons pas à distraire Votre Majesté à Strelsau, que nous ne savons pas la retenir, fit-elle en battant impatiemment le plancher du bout de son petit pied… J’aurais pu vous offrir de plus agréables distractions, et j’étais assez folle pour penser que…

 

– Que voulez-vous dire ? demandai-je, me penchant vers elle.

 

– Pour penser que vous auriez pu être toute une journée, ou deux, après… après le bal… complètement heureux sans… une partie de chasse. J’espère que les sangliers seront plus intéressants, continua-t-elle, avec une petite moue délicieuse.

 

– Je vais, en effet, faire la chasse à un très gros sanglier. Vous ai-je offensée ? » ajoutai-je en feignant la surprise, car comment résister au désir de la taquiner un peu ?

 

Jamais je ne l’avais vue en colère, et chaque aspect nouveau, chaque mouvement de son âme me ravissait.

 

« De quel droit m’offenserais-je ? reprit-elle. Il est vrai qu’hier vous déclariez que chaque heure passée loin de moi était une heure perdue ! Mais un très gros sanglier… cela change bien les choses !

 

– C’est peut-être le sanglier qui me donnera la chasse, Flavie ; c’est peut-être lui qui me prendra. »

 

Elle ne répondit pas.

 

« Quoi ! vous n’êtes même pas touchée par la pensée de ce danger ? »

 

Comme elle ne me répondait pas, je m’approchai doucement et vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.

 

« Vous pleurez à la pensée du danger que je vais courir ! »

 

Alors, elle, d’une voix très basse :

 

« Vous étiez ainsi autrefois, je vous reconnais. Mais ce n’est pas le roi, ce n’est pas ce roi-là que j’aime !

 

– Oh ! ma bien-aimée, m’écriai-je alors, oubliant tout ce qui n’était pas elle, avez-vous pu croire un instant que je vous quittais pour aller chasser ?

 

– Pourquoi donc, alors ? Rodolphe…, vous n’allez pas ?…

 

– Je vais forcer Michel dans son repaire. »

 

Elle était devenue très pâle.

 

« Vous voyez que mes torts n’étaient pas aussi graves qu’ils le paraissaient, et puis, je ne serai pas longtemps absent.

 

– Vous m’écrirez, Rodolphe ? »

 

Faiblesse, lâcheté, c’est possible ; mais je ne pouvais trouver le courage de dire un mot qui la mît en éveil.

 

« Je vous enverrai tout mon cœur, chaque matin.

 

– Et vous ne vous exposerez pas ?

 

– Pas plus qu’il ne sera nécessaire.

 

– Et quand reviendrez-vous ? Ah ! que le temps va me sembler long !

 

– Quand je reviendrai ?… »

 

Je répétai machinalement ces mots.

 

« Oui. Oh ! ne soyez pas trop long ! Je ne pourrai dormir avant que vous soyez de retour.

 

– Je ne sais quand je pourrai revenir.

 

– Oh ! bientôt, Rodolphe, bientôt…

 

– Dieu seul le sait. Mais si je ne devais pas revenir…

 

– Chut !

 

– Si je ne devais pas revenir, murmurai-je, vous prendriez ma place. Vous êtes la seule héritière des Elphberg. Vous régnerez en Ruritanie. Il faudrait régner et ne pas me pleurer. »

 

Elle se redressa fière, en vraie reine.

 

« Oui, oui, dit-elle, ne craignez rien. Je régnerai. Je ferai mon devoir, ma vie fût-elle brisée, mon cœur mort. Soyez tranquille, ayez confiance en moi. »

 

Puis, s’arrêtant, elle pleura doucement, en répétant :

 

« Oh ! revenez, revenez vite ! »

 

Je m’écriai sans réfléchir :

 

« Eh bien ! oui, je le jure, je vous reverrai une fois avant de mourir !

 

– Que voulez-vous dire ? » fit-elle, étonnée.

 

Mais je ne pouvais lui répondre, et elle me regarda longtemps. Ses grands yeux étaient pleins de questions. Je n’osais pas la supplier de m’oublier, c’eût été l’offenser : les âmes comme la sienne n’oublient pas. Et comment lui dire, en cet instant, qui j’étais ?

 

Elle pleurait, je ne pouvais qu’essuyer ses larmes !

 

« Comment un homme ne reviendrait-il pas à la femme la plus digne qu’il y ait au monde ? m’exclamai-je. Mille ducs noirs ne sauraient me garder loin de vous ! »

 

Elle me sourit, un peu réconfortée.

 

« Vous ne laisserez pas Michel vous faire mal ?

 

– Ne craignez rien.

 

– Ou vous retenir loin de moi ?

 

– Soyez tranquille, aimée.

 

– Ni lui, ni personne ? » Et je répondis encore :

 

« Soyez tranquille, aimée. »

 

Et cependant il y avait un homme – et ce n’était pas Michel – qui, s’il était vivant, devait forcément me séparer d’elle, et c’était pour cet homme que j’allais risquer ma vie ! Sa silhouette, la silhouette légère et fuyante de celui que j’avais rencontré dans les bois de Zenda, la masse inerte que j’avais laissée dans la cave du pavillon de chasse, m’apparaissait tour à tour sous cette double forme, se glissait entre nous…

 

XII

Premières escarmouches


À environ cinq milles de Zenda, vis-à-vis de la colline où s’élève le château, s’étend une large zone boisée. Le mouvement du terrain est très rapide, et, tout en haut, se dresse un beau château moderne, qui appartient à un parent éloigné de Fritz, le comte Stanislas von Tarlenheim. Le comte Stanislas, un érudit et un sauvage, habite rarement son château, et, sur la requête de Fritz, il avait sollicité l’honneur de nous offrir l’hospitalité à moi et à ma suite. Notre expédition avait donc pour but ostensible le château du comte Stanislas et pour raison d’être, ainsi que nous nous étions empressés de le proclamer très haut, une chasse au sanglier, car les bois y étaient soigneusement gardés, et les sangliers, autrefois fort communs dans toute la Ruritanie, s’y rencontraient en hardes nombreuses. En réalité, ce séjour nous convenait parce que nous devenions ainsi les voisins du duc de Strelsau dont la splendide propriété se trouve de l’autre côté de la ville. Un nombreux domestique, avec chevaux et bagages, partit de bonne heure le matin ; nous les suivîmes vers midi, empruntant le train sur une trentaine de milles, après quoi nous parcourûmes à cheval la distance qui nous séparait du château.

 

Nous formions un groupe avantageux. En dehors de Sapt et de Fritz, j’étais accompagné de dix gentilshommes, qui tous avaient été soigneusement choisis parmi les plus passionnément dévoués à la cause du roi, et non moins soigneusement sondés par mes deux amis.

 

On leur dévoila une partie de la vérité dans le but d’exciter leur indignation contre Michel ; on leur conta l’attentat du pavillon, dont j’avais failli être victime. On leur dit aussi qu’on soupçonnait un ami du roi d’être retenu contre son gré au château de Zenda. Sa délivrance était un des objets de l’expédition ; mais, ajoutait-on, le principal désir du roi était de prendre contre son frère, dont la trahison était manifeste, certaines mesures au sujet desquelles on ne pouvait pas s’étendre davantage pour l’instant.

 

Mais il suffisait que le roi eût besoin d’eux ; ils étaient prêts à obéir. Jeunes, bien nés, bien élevés, dévoués, ils ne demandaient qu’à se battre pour leur souverain.

 

C’est ainsi que de Strelsau la scène de l’action principale se trouva transportée au château de Tarlenheim et au château de Zenda, qui nous faisait grise mine de l’autre côté de la vallée.

 

Quant à moi, je faisais les efforts les plus grands pour changer le cours de mes pensées et tendre toute mon énergie vers le but que je m’étais proposé : arracher le roi des mains de son ennemi, le faire sortir vivant du château. Pour arriver à mes fins, il ne fallait pas songer à employer la force ; si nous devions réussir, ce ne pouvait être que par ruse. J’avais déjà quelques idées sur ce qu’il serait bon de faire ; mais j’étais horriblement gêné par le bruit que causait le moindre de mes mouvements. À l’heure qu’il est, Michel devait être au courant, et je le connaissais trop pour penser qu’il pût croire à la chasse au sanglier. Il devinait immédiatement quelle était la proie qui nous attirait à Zenda. Mais qu’y faire ? Il fallait en courir la chance, car Sapt, aussi bien que moi, avait reconnu que la situation actuelle devenait insoutenable et ne pouvait se prolonger.

 

Je tablais aussi sur ceci (j’ai su depuis que je ne m’étais pas trompé), que le duc Noir ne pourrait pas croire que j’eusse l’intention d’agir loyalement envers le roi. Il était incapable de comprendre, je ne dirai pas un honnête homme – mes pensées intimes, que j’ai révélées, ne me donnent pas le droit, hélas ! de prétendre à ce titre – mais de croire qu’un homme pût agir honnêtement. Il savait bien quel parti je pouvais tirer de la situation ; il l’avait vu comme moi, comme Sapt. Il connaissait la princesse, et (en vérité, je sentais pour lui quelque pitié) il l’aimait à sa façon ; il ne doutait pas non plus que le dévouement de Sapt et de Fritz pût s’acheter à condition qu’on y mît le prix. S’il raisonnait ainsi, il n’était pas vraisemblable qu’il songeât à faire mourir son rival, la seule arme qu’il eût contre moi. Il n’eût cependant pas hésité à s’en débarrasser ; il l’eût tué comme un rat, si seulement il eût pu se débarrasser auparavant de Rodolphe Rassendyll, et ce n’était que la certitude d’être absolument frustré de tout espoir d’arriver au trône par la réapparition du roi et sa restauration qui pouvait le décider à jeter l’atout qu’il tenait en réserve pour contrarier le jeu de cet imprudent imposteur de Rassendyll. Je réfléchissais à tout cela le long de la route, et je reprenais courage.

 

Michel avait été informé de ma venue, comme bien je l’avais pensé, et, moins d’une heure après mon arrivée, je voyais venir de sa part une solennelle ambassade.

 

Il ne poussa toutefois pas l’audace jusqu’à me députer les trois coquins qui avaient tenté une première fois de m’assassiner. Il choisit les trois autres personnages qui complétaient le fameux sextuor, les trois Ruritaniens : Lauengram, Krafstein et Rupert Hentzau, de beaux hommes, bien découplés, superbement montés et équipés. Le jeune Rupert, un vrai démon, dans les vingt-deux ou vingt-trois ans, menait la bande. C’est lui qui nous tint, au nom de mon cher et aimé frère et dévoué serviteur, Michel de Strelsau, un joli petit discours dans lequel il me priait de l’excuser s’il ne venait pas en personne me présenter ses devoirs, et surtout s’il ne mettait pas son château à ma disposition. La raison de cette négligence apparente était dictée par notre propre intérêt : le duc et plusieurs des gens de sa suite étaient atteints de la scarlatine, et l’état sanitaire du château laissait à désirer.

 

C’est du moins ce que nous déclara le jeune Rupert avec un sourire insolent qui retroussait sa lèvre supérieure, et en secouant son épaisse chevelure.

 

« Si mon bon frère a la scarlatine, fis-je, cela doit nous rapprocher encore, augmenter la ressemblance entre nous : en temps ordinaire, il a le teint plus mat. Mais j’espère qu’il n’est pas trop souffrant.

 

– Non, Sire : il peut s’occuper de ses affaires.

 

– Mais tous les habitants du château ne sont pas atteints, j’espère ? Que deviennent mes bons amis de Gautel, Bersonin et Detchard ? J’ai entendu dire que ce pauvre Detchard avait été blessé dernièrement. »

 

Lauengram et Krafstein avaient l’air sombre et mal à l’aise ; le sourire du jeune Rupert, au contraire, s’épanouit.

 

« Il espère bientôt trouver un remède à ses maux, Sire », dit-il en souriant.

 

J’éclatai de rire, car je savais de quel remède rêvait Detchard : il s’appelle « vengeance ».

 

« Vous dînerez avec nous, messieurs », ajoutai-je.

 

Le jeune Rupert se confondit en excuses : on les attendait au château.

 

« En ce cas, messieurs, fis-je avec un geste de la main, à notre prochaine rencontre ! Je souhaite qu’elle nous permette de faire plus ample connaissance.

 

– Nous supplions Votre Majesté de nous en donner bientôt l’occasion », répondit Rupert d’un ton dégagé.

 

Il passa devant Sapt avec un tel air d’impertinence que je vis le vieux brave serrer les poings et devenir pâle de rage.

 

Quant à moi, je suis d’avis que, lorsque l’on se mêle des choses, il faut les faire franchement, et que, si coquin il y a, mieux vaut être un franc coquin. Je préférais hautement Rupert Hentzau à ses compagnons à faces patibulaires. Je ne vois pas en quoi cela rend le crime plus noir de l’accomplir avec crânerie, et, si l’on peut dire, avec art.

 

Le premier soir, au lieu de dîner tranquillement avec les gentilshommes de ma suite, je laissai mes compagnons sous la présidence de Sapt. Je montai à cheval, et me rendis, avec Fritz à Zenda, dans certaine petite auberge de moi connue. Nous partîmes, accompagnés d’un groom. J’étais enveloppé des pieds à la tête dans un grand manteau.

 

« Fritz, fis-je comme nous entrions en ville, et que nous approchions de l’auberge, la fille de l’hôtesse est la plus jolie fille que vous puissiez imaginer.

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Je le sais parce que j’y suis allé.

 

– Quand cela ? Depuis…

 

– Non, avant.

 

– Vous allez être reconnu.

 

– Sans aucun doute. Allons, pas d’observations, mon bon ami, et écoutez-moi. Nous sommes deux gentilshommes de la maison du roi : l’un de nous est très souffrant d’une horrible rage de dents ; l’autre demandera une chambre, un dîner particulier et, qui plus est, une bonne bouteille de vin : le pauvre malade a besoin de se remonter le moral, et, si son camarade est adroit, comme je le crois, il s’arrangera pour que ce soit la petite blonde qui nous serve.

 

– Et si elle ne veut pas ? objecta Fritz.

 

– Mon cher, repris-je, si elle ne le fait pas pour vous, elle le fera certainement pour moi. »

 

Nous arrivions à l’auberge. J’étais si bien emmitouflé qu’on ne me voyait que les yeux. L’hôtesse nous reçut ; deux minutes plus tard la petite servante fit son apparition. On commanda le dîner, le vin ; je m’étais installé dans le salon particulier. Bientôt Fritz entra.

 

« Elle vient, dit-il.

 

– Si elle n’était pas venue, mon cher, j’aurais conçu de grands doutes sur la pénétration et le goût de la comtesse Helga. »

 

La jeune fille entra. Je lui laissai le temps de poser le vin sur la table : dans son étonnement, elle eût pu le laisser échapper. Fritz emplit un verre qu’il me tendit.

 

« Ce monsieur souffre beaucoup ? demanda la jeune fille, d’un ton de vive sympathie.

 

– Il n’est pas plus malade que lorsqu’il est venu ici pour la première fois, mon enfant », fis-je, en rejetant mon manteau en arrière.

 

Elle tressaillit et poussa un petit cri, en disant : « Le roi ! Je l’avais bien dit à mère, je n’ai eu qu’à regarder son portrait. Oh ! Sire, pardonnez-moi.

 

– Il ne me semble pas que j’aie grand-chose à vous pardonner.

 

– Mon bavardage…

 

– Je vous pardonne ce que vous avez dit.

 

– Je vais vite aller prévenir ma mère.

 

– Non, fis-je, en prenant un air sévère. Nous ne sommes pas ici, ce soir, pour nous amuser. Occupez-vous de nous monter à dîner, et ne dites à personne que le roi est ici. »

 

Elle revint au bout de quelques minutes, l’air grave ; on voyait cependant que sa curiosité était vivement excitée.

 

« Et comment va Jean ? demandai-je en me mettant à table.

 

– Quoi, ce garçon, monsieur ?… Je veux dire Votre Majesté.

 

– Inutile. Oui, comment va Jean ?

 

– Nous le voyons à peine maintenant.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Je lui ai fait comprendre que je trouvais qu’il venait trop souvent, reprit-elle en secouant sa jolie tête.

 

– Alors, il boude et ne vient plus du tout ?

 

– Précisément.

 

– Mais vous pourriez aisément le ramener si vous vouliez, dis-je avec un sourire.

 

– Peut-être.

 

« Ce n’est pas seulement ce que je lui ai dit qui le tient éloigné, Sire. Il est très occupé au château.

 

– Les chasses sont terminées, pourtant ?

 

– Oui, Sire, mais il est occupé à la maison.

 

– Comment, Jean fait office de fille de chambre ? » La petite avait une envie folle de bavarder.

 

« Que voulez-vous ? Il n’y a pas une femme dans la maison, du moins parmi les serviteurs. On dit, mais ce n’est peut-être pas vrai, Sire…

 

– Nous prendrons le commérage pour ce qu’il vaut : on dit ?…

 

– En vérité, Sire, j’ai honte de vous répéter ce que l’on dit.

 

– Prenez courage, voyez, nous n’avons pas l’air bien terribles.

 

– On dit qu’il y a une grande dame au palais, mais qu’il n’y a pas d’autre femme. C’est Jean qui fait le service de ces messieurs.

 

– Pauvre Jean ! Il doit être surmené. Il me semble pourtant que, s’il le voulait bien, il pourrait trouver une demi-heure pour venir vous voir.

 

– Cela dépendrait de l’heure, Sire.

 

– L’aimez-vous ? demandai-je.

 

– Moi, Sire ? bien sûr que non.

 

– Mais vous êtes dévouée au roi, et vous ne demandez pas mieux que de le servir ?

 

– Oui, Sire.

 

– En ce cas, donnez rendez-vous à Jean pour demain soir, dix heures, au second kilomètre, sur la route de Zenda. Dites-lui que vous y serez, et que vous comptez qu’il vous ramènera à la maison.

 

– Vous ne lui voulez pas de mal, Sire ?

 

– Non, il ne lui arrivera rien s’il fait ce qu’on lui dit. Mais en voilà assez, ma mie. Exécutez mes ordres, et prenez garde que personne ne sache que le roi est venu ici. »

 

Je parlais d’un ton sévère, mais je pris soin d’adoucir l’effet de mon observation en me montrant fort généreux.

 

Après quoi, nous dînâmes, et, m’emmitouflant de nouveau, Fritz ouvrant la marche, nous descendîmes et reprîmes nos chevaux.

 

Il n’était guère plus de huit heures et demie lorsque nous nous remîmes en route ; il faisait encore jour ; les rues regorgeaient de monde ; les gens, sur le pas de leurs portes, parlaient avec animation. Avec le roi d’un côté et le duc Noir de l’autre, Zenda semblait véritablement être le centre de toute la Ruritanie.

 

Nous traversâmes la ville au pas ; dès que nous fûmes en pleine campagne, nous prîmes une allure plus vive.

 

« Vous voulez attraper ce Jean ? demanda Fritz.

 

– Oui, et je crois que j’ai bien amorcé mon hameçon. Il ne suffit pas, mon cher, de n’avoir pas de femmes dans la maison, bien qu’en prenant cette précaution notre frère témoigne d’un commencement de sagesse ; pour être absolument en sûreté, il faudrait n’en avoir pas à cinquante milles à la ronde. »

 

Nous atteignîmes l’avenue du château ; bientôt nous fûmes en vue de l’habitation.

 

En entendant résonner sur le sable le pas de nos chevaux, Sapt s’élança.

 

« Dieu soit loué ! cria-t-il ; vous voilà sains et saufs. Les avez-vous rencontrés ?

 

– Qui cela ? » demandai-je en descendant de cheval. Il nous attira de côté, afin que les grooms ne pussent entendre notre conversation.

 

« Mon enfant, me dit-il, il ne faut pas aller et venir par ici sans une bonne escorte. Vous connaissez Bernenstein, un beau garçon tout jeune, un des meilleurs d’entre nous ? »

 

Je le connaissais, en effet ; c’était un beau cavalier, presque aussi grand que moi, et très blond.

 

« Eh bien ! il est couché là-haut, avec une balle dans le bras.

 

– Mille tonnerres !

 

– Après le dîner, il est sorti seul pour faire un tour dans les bois, en ayant soin pourtant de ne pas s’éloigner. Il a, à un moment, aperçu trois hommes dans un fourré : l’un a tiré. Comme il était sans arme, il a pris sa course vers la maison. Un second coup de feu l’a atteint au bras. Il a eu toutes les peines du monde à se traîner jusqu’ici, et s’est évanoui en arrivant. Ils n’ont pas osé le poursuivre. C’est une chance. »

 

Sapt s’arrêta, puis ajouta :

 

« Ami, cette balle vous était destinée.

 

– Sans aucun doute, Michel entame les hostilités.

 

– Je voudrais bien savoir qui étaient ces trois individus, dit Fritz.

 

– Ne croyez pas, Sapt, repris-je, que j’aie perdu mon temps, ce soir. Je vais vous conter ce que j’ai fait. Mais, vive Dieu ! fis-je, en m’interrompant…

 

– Quoi donc ? demanda Sapt.

 

– Je pense, repris-je, que ce serait bien mal reconnaître l’hospitalité de la Ruritanie si, avant de partir, je ne la débarrassais de ces fameux Six. Avec l’aide de Dieu, je jure qu’il n’en restera pas un vivant. »

 

Sapt acquiesça de la tête.

 

XIII

L’échelle de Jacob


Le lendemain du jour où j’avais juré de me débarrasser des Six, j’avais, le matin, donné quelques ordres ; après quoi, je me reposais plus content et plus tranquille que je ne l’avais été depuis longtemps. Si bien que Sapt, qui devenait fiévreux, s’émerveilla de me trouver enfoncé dans un fauteuil, au soleil, écoutant un de mes amis qui me chantait d’une voix mélodieuse des romances faisant naître en moi la plus douce mélancolie. Telles étaient nos occupations quand le jeune Rupert Hentzau parut. Le coquin ne craignait ni Dieu ni diable ; il venait de traverser tout notre territoire aussi tranquillement que s’il avait galopé dans le parc de Strelsau. Il s’approcha de l’endroit où nous nous tenions, et, me saluant avec un respect affecté, me pria de bien vouloir l’entendre sans témoins. Il était porteur d’un message du duc. Je fis signe aux gens de ma suite de se retirer, et il s’assit près de moi.

 

« Puisque nous sommes seuls, soyons sérieux, Rassendyll. » Je me dressai vivement sur mon fauteuil.

 

« Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il.

 

– Monsieur, j’allais appeler un de mes gentilshommes pour lui dire de vous amener votre cheval. Si vous ne savez pas comment on doit parler au roi, je prierai mon frère de chercher un autre ambassadeur.

 

– Pourquoi prolonger cette comédie ? fit-il, en époussetant négligemment sa botte avec son gant.

 

– Parce que nous ne sommes pas encore au dernier acte ; et, en attendant, je prétends prendre le nom qui me convient.

 

– Comme vous voudrez. Ce que j’en disais, c’était dans votre propre intérêt, car vous êtes un homme comme je les aime ; vous me plaisez, mordieu !

 

– Ma foi, cher monsieur, si vous aimez les hommes qui n’ont jamais manqué à leur parole d’honneur, je suis votre homme. »

 

Il me jeta un mauvais regard.

 

« Avez-vous encore votre mère ? demandai-je.

 

– Non, répondit-il ; elle est morte.

 

– C’est une grâce du Ciel », murmurai-je. Je l’entendis qui jurait entre ses dents.

 

« Quel est donc ce message dont vous êtes porteur ? » En lui parlant de sa mère, je l’avais blessé au vif : tout le monde savait que la pauvre femme était morte de chagrin, le misérable l’ayant poussée au plus extrême désespoir par sa perpétuelle vie de désordres. Un instant, il fut désarçonné et perdit son assurance.

 

« Le duc est plus généreux que je ne le serais moi-même, reprit-il, d’un ton bourru. Une bonne corde au cou, voilà, pour ma part, ce que j’avais proposé de réserver à Votre Majesté. Le duc vous offre un sauf-conduit jusqu’à la frontière et un million de couronnes.

 

– Si j’étais obligé de choisir entre les deux, je préférerais encore la corde.

 

– Vous refusez ?

 

– Bien entendu.

 

– J’avais bien dit à Michel que vous refuseriez. »

 

Et le coquin, radieux, me gratifia du plus aimable de ses sourires.

 

« Le fait est, ceci entre nous, reprit-il, que Michel ne se doute pas de ce que c’est qu’un gentilhomme. »

 

Je me mis à rire.

 

« Et vous ? fis-je.

 

– Moi, je le sais. Eh bien ! alors, va pour la corde !

 

– Je suis seulement désolé de penser que vous ne vivrez pas assez pour me voir pendre.

 

– Votre Majesté me ferait-elle l’honneur de me provoquer ?

 

– Pas pour l’instant… Je regrette que vous n’ayez pas quelques années de plus.

 

– Bah ! Dieu donne des années ; mais c’est le diable qui donne la force, dit-il en riant.

 

– Comment est votre prisonnier ? demandai-je.

 

– Le r… ?

 

– Votre prisonnier ?

 

– Ah ! oui, j’oubliais vos ordres, Sire. Eh bien ! il est encore de ce monde. »

 

Hentzau se leva, je l’imitai ; puis, avec un sourire, il ajouta :

 

« Et la jolie princesse ? Sur ma foi, je gage que… »

 

Je ne laissai pas achever, je m’élançai sur lui la main levée. Il ne broncha pas ; un sourire insolent retroussa le coin de sa lèvre.

 

« Va-t’en, criai-je, va-t’en, si tu tiens à ta peau ! »

 

Alors se passa la plus audacieuse chose que j’aie vue de ma vie.

 

Mes amis n’étaient pas à plus de vingt-cinq ou trente mètres. Rupert fit signe au groom de lui amener son cheval ; puis il le congédia, en lui mettant une demi-couronne dans la main. Le cheval était tout près ; j’étais debout à côté, ne soupçonnant rien. Rupert fit mine d’enfourcher sa monture ; puis, tout à coup, se tournant vers moi, la main gauche passée dans sa ceinture, il me tendit la droite.

 

« Une poignée de main ? » fit-il.

 

Je m’inclinai, faisant ce qu’il avait bien prévu que je ferais, c’est-à-dire mettant mes deux mains derrière mon dos.

 

Alors avec la rapidité de l’éclair, de la main gauche, il tira un court poignard et m’en frappa. Je sentis la pointe de la lame au défaut de l’épaule gauche ; sans un mouvement instinctif que je fis, et qui me sauva, je recevais le coup en plein cœur. Je chancelais en poussant un cri ; lui, sans toucher l’étrier, s’élança sur son cheval et partit comme une flèche, poursuivi par des cris, des coups de feu, les uns aussi inutiles que les autres.

 

Le sang coulait abondamment de ma blessure : je m’affaissai sur mon fauteuil ; de là, je vis ce fils du diable disparaître au tournant de la longue avenue. Mes amis se pressaient autour de moi ; je les voyais confusément comme dans un nuage ; enfin je m’évanouis.

 

L’on m’emporta alors sur mon lit, où je fus de longues heures dans un état de demi-conscience. La nuit était tout à fait venue quand je repris connaissance.

 

Fritz veillait à mon chevet. J’étais très las, très faible et assez découragé.

 

Le lendemain, Jean, le garde du duc, tomba dans le piège si habilement tendu par moi, et, à l’heure venue, il était au château.

 

« Le plus drôle, continua Fritz, c’est qu’il ne paraît pas fâché d’être ici ; il semble penser que, lorsque le duc Noir aura fait son coup, il ne fera pas bon d’être mêlé à toute cette cuisine. »

 

Cette observation, qui dénotait de la finesse et de l’esprit chez notre homme, me porta à fonder les plus grandes espérances sur son concours. Je donnai l’ordre qu’on me l’amenât.

 

Sapt l’introduisit.

 

Le malheureux baissait la tête et jetait autour de lui des regards effrayés. Il est vrai que, mis sur nos gardes par l’aventure du jeune Rupert, nous n’avions pas une bien gracieuse façon de recevoir les gens.

 

Sapt, un revolver au poing, tenait le prisonnier en respect, et l’empêchait de s’approcher trop près de mon lit. De plus, on lui avait mis aux mains les menottes ; mais je donnai l’ordre qu’on les lui enlevât.

 

Inutile d’énumérer les promesses, les sauf-conduits, les récompenses que nous fîmes luire à ses yeux. Disons tout de suite que nous avons tenu exactement tous nos engagements, si bien qu’il vit maintenant dans l’aisance : on m’excusera de ne pas dire où. Nous pûmes agir d’autant plus franchement avec lui que nous vîmes très vite que nous avions affaire à un garçon faible plutôt que méchant, et que, s’il avait tenu un rôle dans toute cette affaire, c’était beaucoup plus par crainte du duc et de son propre frère Max que par sympathie pour la cause qu’il servait. Toutefois il les avait tous convaincus de son loyalisme, et, bien qu’il ne fût pas admis dans leurs conseils secrets, sa connaissance de ce qui se passait à l’intérieur du château nous mettait à même de pénétrer jusqu’au cœur même de leurs desseins. Voici, en quelques mots, l’histoire que Jean nous conta.

 

« Au-dessous du niveau du château, dit-il, en contrebas, il existe deux petites chambres taillées dans le roc, auxquelles on accède par quelques marches de pierre, au bout du pont-levis. La première n’a pas de fenêtres ; il y brûle toujours une lampe ; la seconde a une fenêtre carrée qui donne sur le fossé. Dans la première pièce, jour et nuit, trois des terribles Six montent la garde. Par ordre du duc Michel, ils doivent, en cas d’attaque, défendre la porte aussi longtemps que possible. Dès que la porte sera en danger d’être forcée, Rupert Hentzau ou Detchard (ils sont toujours là, l’un ou l’autre) doit laisser les deux autres défendre l’entrée, passer dans la seconde chambre, et, sans plus de façon, tuer le roi, qu’on tient enfermé là, sans armes, les bras liés au corps par de fines chaînes dacier, qui ne lui permettent pas de les écarter de son corps de plus de trois pouces. À cela près, il est bien traité. » Donc, avant que l’on eût enfoncé la première porte, le roi serait mort.

 

– Et le cadavre, que compte-t-on en faire ? interrogeai-je. Le roi mort est presque aussi compromettant que vivant.

 

– N’ayez crainte, monsieur, reprit Jean, le duc a pensé à tout. Pendant que ses deux acolytes continuent à défendre l’entrée de la première pièce, celui qui a tué le roi doit ouvrir la fenêtre carrée et en écarter les gros barreaux (ils tournent sur un pivot). Cette fenêtre, pour le moment, ne donne aucun jour ; son ouverture est bouchée par un tuyau, une sorte de large conduit en poterie, juste assez spacieux pour que le corps d’un homme y puisse passer. Ce tuyau aboutit dans le fossé, à fleur d’eau.

 

« Une fois le roi mort, son assassin, sans perdre une minute, doit attacher une grosse pierre au cadavre, le traîner jusqu’à la fenêtre et le hisser à l’aide d’une poulie, – c’est Detchard qui a eu l’idée de cette poulie – jusqu’au niveau de l’entrée du tuyau. Le cadavre, une fois introduit dans le conduit, glissera sans bruit, tombera dans l’eau et coulera au fond du fossé, qui en cet endroit a plus de vingt pieds de profondeur. La chose faite, l’assassin doit crier : « Tout va bien ! » et se laisser à son tour glisser par le tuyau ; les deux autres, s’ils le peuvent et si l’attaque n’est pas trop chaude, se retireront alors dans la seconde pièce en barricadant la porte, et, eux aussi, se glisseront dehors par le même chemin et gagneront à la nage l’autre bord, où des hommes ont ordre de les attendre avec des chevaux tout préparés à leur intention.

 

« Si les choses vont mal, le duc les rejoindra et cherchera son salut dans la fuite ; si, au contraire, tout va bien, on tournera le château afin de prendre l’ennemi entre deux feux. Voilà le plan de Sa Seigneurie pour se débarrasser du roi en cas de nécessité. Mais on ne doit y avoir recours qu’à la dernière extrémité, car chacun sait que le duc n’a intérêt à tuer le roi qu’autant qu’il sera sûr de pouvoir se débarrasser de vous, Monsieur. Je vous ai dit toute la vérité, j’en prends Dieu à témoin, et je vous supplie de me soustraire à la vengeance du duc Michel. Si, après ce que j’ai fait, je tombais entre ses mains, je n’aurais qu’à implorer une grâce, celle de mourir vite… et je ne l’obtiendrais pas… »

 

L’homme paraissait sincère. Son récit était décousu et sans apprêt : nos questions lui firent dire le reste. Tout ce qu’il nous avait raconté avait bien trait à une attaque armée. Mais, si des soupçons venaient, à naître et que survînt contre eux une force accablante comme celle que moi, le roi, par exemple, je pouvais leur opposer, l’idée de la résistance serait abandonnée et le prisonnier de Zenda serait tranquillement mis à mort et glissé dans le tuyau. Et, ici, venait une ingénieuse combinaison : un des Six prendrait sa place et, à l’arrivée des perquisiteurs, réclamerait hautement sa liberté.

 

« Michel, cité à comparaître, avouerait avoir agi avec trop de hâte, de précipitation. Il avait eu tort, concéderait-il, mais cet homme l’avait irrité en cherchant à se faire bien voir d’une certaine dame, son hôtesse (qui n’était autre qu’Antoinette de Mauban) ; il l’avait enfermé dans ce cachot, usant, abusant peut-être du droit qu’il croyait avoir comme seigneur de Zenda. Mais il était prêt à accepter ses excuses, à lui rendre la liberté et à taire cesser ainsi les bruits qui avaient couru sur l’existence d’un prisonnier retenu contre son gré au château de Zenda, bruits qui lui avaient valu la visite de ces messieurs.

 

« Ceux-ci, déçus, se retireraient, et Michel aurait tout le loisir de se débarrasser du corps du roi. »

 

Sapt, Fritz et moi, toujours au lit, nous nous regardions, confondus de tant de ruse et de cruauté froide.

 

Que j’eusse des desseins pacifiques ou guerriers, que je me présentasse ouvertement à la tête d’un corps de troupes ou que j’eusse recours à un assaut clandestin, le roi serait mort avant que je puisse l’approcher. Dans le cas où Michel serait le plus fort et nous vaincrait, il y aurait une solution. Mais, si c’était moi qui devais le battre, je n’avais aucun moyen de lui infliger une punition, aucun moyen de prouver son crime, sans prouver du même coup le mien. D’autre part, je demeurerais roi (ah ! pour un moment, mon pouls battit plus fort) et ce serait à l’avenir d’assurer le combat définitif entre lui et moi. Il paraissait bien que la possibilité de son triomphe s’aggravait de l’impossibilité de sa défaite. Car, en mettant les choses au pis, il demeurerait ce qu’il était avant que je ne me fusse mis sur son chemin, avec un autre homme entre le trône et lui, et cet homme n’était qu’un imposteur ! Et, si tout allait bien pour lui au contraire, il ne resterait plus aucun adversaire en face de lui. J’avais commencé à croire que le duc Noir désirait vivement laisser le soin de se battre à ses amis ; maintenant, je comprenais qu’il était la tête, sinon le bras, de la conspiration.

 

« Le roi est-il au courant du sort qui lui est réservé ? demandai-je.

 

– C’est moi et mon frère, répondit Jean, qui avons posé le tuyau sous la direction de Mgr de Hentzau. Le roi a demandé à celui-ci à quoi cela devait servir :

 

« Sire, a-t-il répondu en riant d’un air dégagé, c’est une nouvelle invention, un perfectionnement que nous avons apporté à l’échelle de Jacob par laquelle – vous n’êtes pas sans avoir lu cela, Sire – les hommes passent de ce monde en l’autre. Nous avons pensé qu’il ne serait pas convenable, au cas où Votre Majesté aurait à faire ce voyage, qu’elle le fît par le chemin des simples mortels. Nous vous avons préparé un chemin couvert, où vous pourrez passer en toute tranquillité, à l’abri des regards indiscrets de la foule. Voilà, Sire, à quoi doit servir ce tuyau. » Puis, riant toujours et s’inclinant très bas : « Votre Majesté veut-elle me permettre de lui remplir son verre ? » Le roi était en train de souper. Quoique très brave comme tous ceux de sa maison, il devint rouge, puis très pâle ; il examinait alternativement le tuyau et le diabolique coquin qui se moquait de lui.

 

« Je vous assure, continua Jean, en frissonnant, qu’il n’est pas aisé de dormir tranquille à Zenda. Ils sont là un tas de bandits pour lesquels couper la gorge d’un homme n’est pas une plus grosse affaire que faire une partie de cartes. Quant à Mgr Rupert, je crois bien qu’il n’y a pas de passe-temps qui soit plus de son goût. »

 

Lorsque notre homme eut terminé son récit, je priai Fritz de le reconduire et de veiller à ce qu’il fût mis sous bonne garde. Au moment où il sortait, je me tournai vers lui et j’ajoutai :

 

« Si quelqu’un ici te demande s’il y a un prisonnier au château de Zenda, tu peux répondre : « Oui » ; mais si on te demande qui est ce prisonnier, ne le dis pas. Toutes les assurances que tu as reçues de nous ne te sauveraient pas si on apprenait la vérité. Prends-y garde, et dis-toi que je te tuerai comme un chien si tu laisses transpercer la moindre chose. » Lorsqu’il fut parti, je regardai Sapt.

 

« La chose est compliquée, fis-je.

 

– Si compliquée, répondit-il en secouant sa tête grise, que je crois qu’à pareille époque, l’an prochain, vous serez encore sur le trône de Ruritanie ! »

 

Et il éclata en imprécations contre Michel, envoyant à tous les diables sa fourberie et son astuce.

 

Je m’étais rejeté sur mes oreillers.

 

« Je ne vois, repris-je, que deux moyens de faire sortir le roi vivant du château. Le premier serait la trahison de quelqu’un des serviteurs du duc.

 

– Vous pouvez laisser celui-là de côté, dit Sapt.

 

– J’espère bien que non, repris-je, car celui que j’allais mentionner en second, c’est l’intervention du Ciel, c’est un miracle ! »

 

XIV

Le moment décisif approche


Mon bon peuple de Ruritanie eût été fort étonné s’il avait surpris ma conversation avec Jean, sur laquelle s’est terminé le chapitre précédent, car les rapports officiels avaient répandu partout la nouvelle que j’avais été blessé grièvement à la chasse.

 

Les bulletins que je faisais rédiger devant moi, et qui constataient un état très sérieux, causèrent dans la ville la plus violente surexcitation.

 

Pendant ce temps survenaient trois ordres d’événements : d’abord j’offensai gravement la Faculté de médecine de Strelsau en refusant d’admettre à mon chevet aucun de ses professeurs, sauf un jeune docteur, ami de Fritz, et en qui nous pouvions avoir confiance. Secondement, je reçus un mot du maréchal Strakencz m’informant que mes ordres ne semblaient pas avoir plus de poids que les siens au sujet de la princesse Flavie qui partait pour Tarlenheim, escortée par lui bien contre son gré (nouvelle qui n’eut pas de peine à me rendre fier et heureux). Et, troisièmement, mon frère, le duc de Strelsau, quoiqu’il fût trop bien informé pour croire à la prétendue cause de ma maladie, était encore persuadé, par ce qui lui en était rapporté et par mon apparente inaction, que j’étais en réalité incapable d’agir et que ma vie peut-être était en danger. C’est ce que j’appris de Jean en qui j’avais été forcé de mettre ma confiance et que j’avais renvoyé à Zenda, où, au fait, Rupert Hentzau l’avait fouetté de la belle façon pour avoir osé sortir du château. Ceci, Jean ne pouvait le pardonner à Rupert, et l’approbation que le duc avait donnée à cette punition avait plus fait pour m’attacher le garde que toutes mes promesses.

 

Sur l’arrivée de Flavie, je ne puis insister. La joie qu’elle ressentit à me trouver debout et en bonne santé, alors qu’elle s’attendait à me voir dans un lit, luttant avec la mort, fut un tableau dont mes yeux conserveront toujours le souvenir ; et les reproches qu’elle m’adressa pour n’avoir pas eu confiance en elle doivent excuser les moyens que j’employai pour les apaiser.

 

À la vérité, l’avoir près de moi une fois encore était comme le goût du ciel pour une âme damnée, d’autant plus exquisément doux qu’est plus inévitable le jugement qui doit survenir. Aussi me réjouis-je de pouvoir passer deux jours entiers en sa compagnie. Ces deux jours terminés, le duc de Strelsau arrangea une partie de chasse. C’est que le moment décisif approchait.

 

Sapt et moi, après de longues hésitations, nous avions résolu de risquer le grand coup, encouragés d’ailleurs par les rapports de Jean, qui disaient que le roi avait mauvaise mine, était pâle et souffrant. Pauvre roi ! il se mourait d’ennui et de chagrin ; faut-il s’en étonner, et ne vaut-il pas mieux, pour un homme, qu’il soit roi ou non, risquer sa vie et mourir en gentilhomme que de pourrir ainsi dans une cave ?

 

Cette pensée rendait une prompte action désirable dans l’intérêt même du roi. À mon propre point de vue, elle devenait de plus en plus nécessaire.

 

Car Strakencz me pressait au sujet de mon mariage avec Flavie et mes propres inclinations s’accordaient si bien avec l’insistance du chancelier que j’eus peur de la résolution à prendre. Je ne crois pas que j’eusse jamais commis cet acte auquel je rêvais ; mais j’aurais été amené à prendre la fuite, et ma fuite eût ruiné la cause.

 

C’est peut-être la chose la plus étrange qu’on ait jamais pu voir dans l’histoire d’un pays que le frère du roi et le sosie du roi, à une époque de paix profonde, auprès d’une tranquille ville de province, sous l’apparence de l’amitié, engageant une lutte désespérée pour la personne et la vie du roi. Tel est, en effet, le combat qui commença bientôt entre Zenda et Tarlenheim. Lorsque je fais un retour en arrière, il me semble que je fus alors frappé de folie. Sapt m’a dit que je ne souffrais aucune intervention et que je n’écoutais aucune remontrance ; et si jamais un roi de Ruritanie gouverna en despote, je puis dire qu’en ce moment-là je fus ce roi. De quelque côté que se portassent mes regards, je n’apercevais rien qui pût me rendre la vie aimable, et je prenais ma vie dans ma main et je la portais sans la moindre attention comme quelqu’un qui balancerait avec dédain un vieux gant.

 

D’abord ils se disposèrent à me garder, à écarter de moi les risques, à me persuader que je ne devais pas m’exposer. Mais, lorsqu’ils s’aperçurent que j’étais décidé à tout, soit qu’ils connussent, soit qu’ils ne connussent pas la vérité, ils sentirent croître en eux le sentiment que le Destin seul fixerait l’issue de l’affaire et qu’il fallait me laisser jouer tout seul mon jeu contre le duc Noir.

 

Le lendemain soir, je quittai la table où j’avais soupé en compagnie de Flavie, venue, malgré toutes mes remontrances, pour soigner ma blessure, et je la reconduisis jusqu’à la porte de son appartement.

 

Là, je lui baisai la main, et je pris congé en lui souhaitant une bonne nuit, un heureux réveil, une longue suite de jours de bonheur ; puis j’allai changer de costume et je sortis.

 

Sapt et Fritz m’attendaient, armés jusqu’aux dents, montés sur de solides chevaux et accompagnés de six hommes également à cheval. Sapt portait devant lui, sur sa selle, un rouleau de cordes. Quant à moi, pour toutes armes, je m’étais muni d’un gros gourdin et d’un long couteau.

 

Nous fîmes un détour pour éviter la ville, et, au bout d’une heure, nous gravissions la colline qui mène au château de Zenda. La nuit était noire, très orageuse ; des rafales de vent et de pluie passaient, nous sifflant aux oreilles, tandis que les grands arbres pleuraient et gémissaient.

 

Lorsque nous arrivâmes auprès d’un petit bois, à environ un quart de mille du château, nous nous arrêtâmes, et nos six compagnons reçurent l’ordre de nous attendre, cachés dans un fourré. Sapt avait eu soin d’emporter un sifflet. Au premier coup de sifflet, nos hommes devaient accourir à notre secours.

 

Mais, jusqu’à présent, nous n’avions rencontré personne. J’espérais que Michel ne s’était pas encore mis sur ses gardes, me croyant toujours alité. Quoi qu’il en soit, nous atteignîmes sans encombre le haut de la colline que coupe à pic le fossé. Sur le bord du fossé s’élevait un arbre auquel Sapt attacha fortement la corde qu’il avait apportée. J’enlevai mes bottes, je bus à ma gourde une gorgée d’eau-de-vie, je fis jouer mon couteau dans sa gaine, et pris mon gourdin entre mes dents. Ceci fait, serrant la main de mes amis sans prendre garde au regard suppliant de Fritz, je saisis la corde et me laissai glisser dans le fossé. Je voulais regarder de près la fameuse échelle de Jacob.

 

Doucement, j’entrai dans l’eau. Je fis en nageant le tour des grands murs qui me regardaient d’un air rébarbatif. Il faisait très sombre ; je ne voyais pas à plus de trois mètres au-dessus de ma tête, et, comme j’avais soin de raser les vieux murs moussus, tout couverts de plantes aquatiques, j’avais les plus grandes chances de ne pas être vu. Quelques lumières brillaient dans la partie neuve du château, en face, et, de temps à autre, des éclats de rire et un bruit de voix arrivaient jusqu’à moi. Il me sembla reconnaître celle du jeune Hentzau ; je me le représentai animé, à moitié gris. Mais il ne s’agissait pas de cela, et il ne fallait pas perdre de vue le but de mon expédition. Je m’arrêtai un moment pour reprendre haleine. Si Jean avait bien décrit la position du cachot du roi, je devais me trouver dans les environs de la fenêtre.

 

J’avançais avec mille précautions. Tout à coup, autant que l’obscurité pouvait le permettre, je crus distinguer une forme vague. Qu’était-ce ? J’avançai : c’était le fameux tuyau qui décrivait une sorte d’arc de cercle, en allant de la fenêtre jusqu’à l’eau. On l’apercevait sur une longueur d’un mètre cinquante environ ; il avait à peu près la grosseur de deux hommes. J’allais m’en approcher, lorsque j’aperçus une chose qui me cloua sur place et me fit battre le cœur.

 

Un petit canot allongeait son nez pointu le long du tuyau ; je tendis l’oreille, et il me sembla entendre un léger bruit, le bruit d’un homme qui se retourne.

 

Qui pouvait être là, dans ce bateau ? À qui Michel avait-il confié la garde de son invention ? Le gardien était-il éveillé ou dormait-il ? Je m’assurai que mon couteau était à portée de ma main, et, du pied, je cherchai le fond.

 

À ma grande surprise, je rencontrai la terre ferme : les fondations du château, avançant de vingt-cinq à trente centimètres, formaient saillie, et c’est sur cette saillie que je me trouvais debout, avec de l’eau jusqu’aux aisselles. Alors, je me penchai, cherchant à percer les ténèbres, à voir sous le tuyau, là où forcément, par l’arc de cercle qu’elle décrivait, la longue machine laissait un espace vide.

 

Et j’aperçus un homme couché au fond de la barque ; à côté de lui, un fusil, dont le canon reluisait dans l’ombre. C’était la sentinelle ! L’homme ne bougeait pas. J’écoutai.

 

Sa respiration était bruyante, régulière, monotone. Il dormait.

 

Alors, je m’agenouillai sur la saillie du mur, et je me glissai sous le tuyau jusqu’à ce que ma tête fût à cinquante centimètres de la sienne.

 

C’était un immense gaillard, que je reconnus, au premier coup d’œil, pour le frère de Jean, Max Holf. Ma main se porta à ma ceinture, je tirai mon poignard. De tous les actes de ma vie, c’est celui peut-être auquel il m’est le plus pénible de penser : j’ai peur de me répondre lorsque je m’interroge et que je me demande si j’ai agi loyalement.

 

Mais, au moment même, je n’hésitai pas. Et le pouvais-je ? La vie du roi n’était-elle pas en jeu ? Je me redressai contre le bateau qui ne bougeait pas, amarré qu’il était contre la paroi du rocher, et, retenant ma respiration, je choisis le point où je devais frapper, et je levai le bras. Le grand diable s’agita, ouvrit les yeux tout grands, toujours plus grands, me regarda épouvanté, et chercha son fusil. C’est alors que je le frappai. Au même moment, le refrain d’une chanson m’arrivait de la rive opposée.

 

Sans plus m’inquiéter du cadavre, je me dirigeai vers l’échelle de Jacob. Le temps pressait. Il se pouvait que l’heure de relever la sentinelle fût venue. L’éveil serait aussitôt donné. Je me penchai sur le tuyau et l’examinai du haut en bas, depuis, l’endroit où il touchait l’eau jusqu’à la partie supérieure qui passait ou semblait passer à travers la maçonnerie du mur. Il n’y avait là ni rupture ni crevasse. Me laissant tomber à genoux, j’explorai le côté inférieur. Et ma respiration s’accéléra, car, à la paroi du dessous où la poterie semblait scellée dans la brique, j’aperçus une lueur. Elle devait provenir de la cellule du roi. J’appliquai mon épaule contre le tuyau et m’y appuyai en retenant ma respiration. La fente s’élargit très légèrement : alors je reculai. J’en avais assez fait pour constater que l’échelle de Jacob n’était pas fixée à la maçonnerie dans sa partie inférieure.

 

À ce moment, une voix rude et discordante frappa mon oreille ; elle disait :

 

« Eh bien ! Sire, puisque vous avez assez de ma société, je vais vous laisser reposer. Seulement, avant de m’en aller, il faut que j’attache les petits ornements. »

 

C’était Detchard ; je reconnus son accent anglais.

 

« Avez-vous quelque chose à demander, Sire, avant que je vous quitte ? »

 

Le roi parla : c’était bien sa voix, mais très faible et creuse, oh ! combien différente de cette voix joyeuse qui, naguère, faisait retentir les échos de la forêt.

 

« Que mon frère, dit le roi, ait pitié, qu’il me tue. Ici, je me meurs à petit feu.

 

– Le duc ne souhaite pas votre mort, Sire, fit Detchard d’un ton d’ironie. Le jour où il lui plairait de vous faire mourir, voilà le chemin que vous prendriez pour aller au Ciel ! »

 

Le roi répondit :

 

« Je suis en son pouvoir, pour le moment, du moins. Si vos instructions ne s’y opposent pas, je vous prierai de me laisser.

 

– Je souhaite à Votre Majesté de rêver du paradis », ajouta le misérable.

 

La lumière disparut. J’entendis un bruit de chaînes et de verrous, et puis des sanglots. Le roi se croyait seul, et il pleurait. Qui oserait se moquer ?

 

Je ne me hasardai pas à parler au roi. Une exclamation que la surprise aurait pu lui arracher risquait de nous perdre. Il me sembla d’ailleurs que j’en avais appris assez pour une première fois. Restait à rejoindre mes amis sans donner l’éveil et à me débarrasser du cadavre de la sentinelle. Le laisser où il était en eût dit trop long. Je montai dans le canot ; le vent qui maintenant hurlait en tempête couvrait le bruit des rames, et je me dirigeai vers l’endroit où mes amis m’attendaient. Je venais d’arriver à destination quand retentit un coup de sifflet strident.

 

« Hallo, Max ! » criait-on.

 

J’appelai Sapt à voix basse. La corde descendit. Je la liai autour du cadavre de la sentinelle, et puis je me hissai moi-même.

 

« Sifflez maintenant pour appeler nos hommes, fis-je très bas, et allons ferme. Ne perdons pas notre temps en paroles inutiles. »

 

Nous hissâmes le cadavre ; comme nous le déposions par terre, trois cavaliers passèrent au grand galop, venant du château. Nous les vîmes ; mais, comme nous étions à pied, ils ne nous remarquèrent pas. Nos hommes arrivaient presque au même moment.

 

« Du diable ! mais on n’y voit pas plus que dans un four ! »

 

C’était la voix retentissante du jeune Rupert. Une minute plus tard, la fusillade commençait. Je m’élançai, suivi de Sapt et de Fritz.

 

« En avant ! en avant ! »

 

Je distinguais toujours la voix de Rupert. Un cri, un gémissement nous prouvèrent que le jeune fauve ne demeurait pas en reste.

 

« C’en est fait de moi, Rupert, fit une voix mourante. Ils étaient deux contre un. Sauvez-vous ! »

 

Je courais toujours, mon gourdin à la main. Tout à coup, je vis un cavalier qui venait sur moi, couché sur l’encolure de son cheval.

 

« Comment, c’est ton tour, mon pauvre Krastein ? » criait-il.

 

Pas de réponse. Je m’élançai à la tête du cheval. Le cavalier n’était autre que Rupert Hentzau.

 

« Enfin ! » m’écriai-je.

 

Car il semblait bien que nous le tenions. Il n’avait pour toute arme que son épée. Mes hommes le pressaient.

 

Sapt et Fritz accouraient ; je ne les avais devancés que de quelques mètres. S’ils arrivaient et s’ils tiraient, il fallait ou qu’il mourût, ou qu’il se rendît.

 

« Enfin ! répétai-je.

 

– Ah ! bah ! c’est le grand premier rôle », fit-il en frappant avec son épée un coup si formidable qu’il coupa net mon gourdin.

 

Jugeant là-dessus que la prudence la plus élémentaire m’ordonnait de battre en retraite, je fis le plongeon et (j’ai honte de l’avouer) je pris mes jambes à mon cou.

 

Ce Rupert a le diable au corps.

 

Comme je m’étais retourné pour voir ce qu’il advenait de lui, je le vis enfoncer ses éperons dans le ventre de son cheval, gagner au galop le bord du fossé, et sauter dedans sous une grêle de balles que les miens faisaient pleuvoir sur lui.

 

Si seulement il y avait eu le moindre clair de lune, il était perdu. Grâce à l’obscurité, il gagna l’abri du château et disparut.

 

« Le diable l’emporte ! grogna Sapt.

 

– Quel dommage, m’écriai-je, que ce soit un coquin ! Quels sont ceux qui sont restés sur le carreau ? »

 

Laengram et Krastein étaient morts. La situation n’étant plus tenable, et faute de pouvoir faire autrement, nous les jetâmes, ainsi que Max, dans l’étang ; dans notre camp, trois gentilshommes avaient péri.

 

Alors nous rentrâmes au château, navrés jusqu’au fond du cœur de la perte de nos amis, douloureusement anxieux au sujet du roi, et piqués au vif que Rupert de Hentzau eût gagné cette manche contre nous.

 

Pour ma part, j’étais furieux, furieux de n’avoir tué personne dans la bagarre, et de n’avoir à mon actif que ce coup de poignard planté dans le cœur d’un valet endormi.

 

Il m’était en outre fort désagréable que ce coquin de Rupert m’eût traité de comédien !

 

XV

Conversation avec un démon


La Ruritanie n’est pas l’Angleterre. En Angleterre, jamais la lutte qui s’était engagée entre le duc Michel et moi n’aurait pu se prolonger, avec les remarquables incidents qui l’on agrémentée, sans surexciter l’intérêt public. En Ruritanie, les mœurs ne sont pas les mêmes, les duels sont très fréquents dans la noblesse, et les querelles entre grands seigneurs s’étendent presque toujours à leurs amis et à leurs serviteurs.

 

Néanmoins, après l’échauffourée dont je viens de parler, il courut de tels bruits que je dus me tenir sur mes gardes.

 

D’ailleurs, la mort des gentilshommes qui avaient succombé ne pouvait rester cachée à leurs familles. Je m’efforçai de détourner les soupçons. Je fis afficher un ordre sévère proscrivant le duel ; la quantité des duels, qui allait toujours en augmentant, avait pris en ces derniers temps des proportions si considérables que cela justifiait cette mesure (le chancelier me prépara ce rescrit avec toute sa compétence). Le duel ne pouvait être autorisé que dans les cas les plus graves.

 

Je fis répandre la nouvelle que les trois gentilshommes avaient été tués en duel, et je fis faire solennellement et publiquement des excuses à Michel, qui me fit la réponse la plus respectueuse et la plus courtoise. Nous étions au moins d’accord sur un point, l’impossibilité où chacun de nous se trouvait de jouer cartes sur table. Comme moi, il avait son personnage à soutenir ; aussi, tout en nous haïssant, nous nous entendions pour jouer l’opinion publique.

 

Malheureusement, cette nécessité de garder le secret entraînait des atermoiements, et ces atermoiements pouvaient être fatals au roi : il pouvait mourir dans sa prison ou être transporté ailleurs. Mais que faire ? Pendant quelque temps, je fus forcé d’observer une sorte de trêve. Ma seule consolation alors fut l’approbation passionnée que Flavie donna à mon ordonnance contre le duel ; comme je lui exprimais ma joie d’avoir été ainsi, sans le savoir, au-devant de ses désirs, elle me supplia, si je tenais à lui plaire, d’être plus sévère encore, et de défendre le duel purement et simplement.

 

« Attendez que nous soyons mariés », fis-je en souriant.

 

Un des résultats les plus étranges de cette trêve et du secret qui en était cause, c’est que la ville de Zenda devint dans le jour – car je ne me serais pas fié beaucoup à sa protection la nuit – une sorte de zone neutre où les deux partis pouvaient aller et venir à leur guise. En sorte que, un jour, je fis une rencontre fort amusante d’un côté, mais assez embarrassante de l’autre. Comme nous passions à cheval, Flavie, Sapt et moi, nous croisâmes un personnage à l’air solennel, qui conduisait une voiture à deux chevaux. En nous voyant, il stoppa, descendit et s’approcha en faisant force saluts. Je reconnus le grand maître de la police de Strelsau.

 

« Nous mettons tous nos soins, dit-il, à faire respecter l’ordonnance de Votre Majesté relative au duel. »

 

Si c’était là le but de sa visite à Zenda, j’étais décidé à calmer son zèle.

 

« Est-ce là ce qui vous amène à Zenda, préfet ? demandai-je.

 

– Non, Sire ; je suis ici pour obliger l’ambassadeur d’Angleterre.

 

– Que diable l’ambassadeur d’Angleterre vient-il faire dans cette galère ? m’écriai-je d’un ton léger.

 

– Un compatriote à lui, Sire, un jeune homme d’un certain rang a disparu. On le cherche. Voilà deux mois que ses amis sont sans nouvelles, et l’on a de bonnes raisons de croire que c’est à Zenda qu’on l’a vu en dernier lieu. »

 

Flavie était distraite. Moi je n’osais regarder Sapt.

 

« Quelles sont ces bonnes raisons ? insistai-je.

 

– Un ami à lui, un ami de Paris, un M. Featherly, déclare qu’il a dû venir ici, et les employés du chemin de fer se rappellent, en effet, avoir vu son nom sur son bagage.

 

– Quel nom ?

 

– Rassendyll, Sire. »

 

Ce nom, évidemment, ne lui disait rien. Jetant un coup d’œil vers la princesse, et baissant la voix, il continua :

 

« On croit qu’il a suivi une dame. Votre Majesté a entendu parler d’une certaine Mme de Mauban ?

 

– Comment donc ! Mais certainement. »

 

Et mes yeux se portèrent involontairement vers le château.

 

« Elle est arrivée en Ruritanie à peu près en même temps que ce Rassendyll. »

 

Je surpris le regard du préfet, tout chargé de questions, fixé sur moi.

 

« Sapt, fis-je, j’ai un mot à dire au préfet. Voulez-vous prendre les devants avec la princesse ? »

 

Puis j’ajoutai, me tournant vers le digne fonctionnaire :

 

« Voyons, monsieur, que voulez-vous dire ? »

 

Il se rapprocha devant moi, tandis que je me penchais sur ma selle.

 

« Peut-être était-il épris de la dame, murmura-t-il… Toujours est-il que voilà plus de deux mois qu’il a disparu. »

 

Cette fois l’œil du préfet se dirigea vers le château.

 

« La dame est là, en effet, répondis-je en affectant le plus grand calme ; mais je ne pense pas que M. Rassendyll, c’est bien le nom, n’est-ce pas ? y soit.

 

– Le duc, reprit le préfet d’une voix de plus en plus basse, n’aime pas les rivaux, Sire.

 

– C’est vrai, c’est vrai ! fis-je en toute sécurité ; mais savez-vous que ce que vous insinuez là est très grave, mon cher préfet ? »

 

Il étendit les mains, d’un geste humble, comme s’il s’excusait. Je me penchai à son oreille.

 

« C’est une affaire très délicate. Rentrez à Strelsau.

 

– Mais, pourtant, Sire, si je crois avoir trouvé ici le mot de l’énigme ?…

 

– Rentrez à Strelsau, répétai-je. Dites à l’ambassadeur que vous êtes sur une piste, mais qu’il faut qu’il vous laisse toute liberté pendant une semaine ou deux. Cela vous donnera du temps. Je veux prendre moi-même la chose en main.

 

– C’est que l’ambassadeur est très pressant, Sire.

 

– Il faut lui faire prendre patience. Que diable ! Savez-vous que, si vos soupçons se confirment, c’est une affaire qui peut avoir les dernières conséquences et qui demande la plus grande circonspection ? Pas de bruit, par de scandale. C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous rentrerez à Strelsau dès ce soir. »

 

Il m’en donna sa parole, et je piquai des deux pour rejoindre mes compagnons, l’esprit un peu plus tranquille. Il fallait absolument que les enquêtes me concernant fussent interrompues pendant une semaine ou deux ; or cet habile préfet s’était, de façon surprenante, approché de la vérité. Son sentiment pouvait m’être utile quelque jour ; mais, si jamais ses recherches eussent abouti en ce moment, cela eût pu être fatal au roi. Au fond du cœur, je maudis George Featherly de n’avoir pas su tenir sa langue.

 

« Eh bien ! demanda Flavie, est-ce fini ? Avez-vous réglé vos affaires ?

 

– Le mieux du monde. Voulez-vous que nous rentrions maintenant ? Nous voilà presque en territoire ennemi. »

 

Nous étions, en effet, arrivés à l’extrémité de la ville, là où commence la colline qui monte au château de Zenda. Comme nous levions les yeux pour admirer la massive beauté de ses vieux murs, nous aperçûmes un cortège qui descendait la colline et se déroulait en longs zigzags. Il approchait.

 

« Tournons bride, fit Sapt.

 

– J’aimerais mieux rester », dit Flavie.

 

J’arrêtai mon cheval à côté du sien. Nous pouvions maintenant saisir quelques détails. Venaient d’abord deux serviteurs dont la livrée noire n’était relevée que par des galons d’argent. Ils précédaient un char attelé de quatre chevaux. Sur le char, sous un lourd drap mortuaire, reposait une bière ; par-derrière venait un homme à cheval, en grand deuil, le chapeau à la main.

 

Sapt se découvrit, et nous attendîmes. Flavie, serrée contre moi, avait posé sa main sur mon bras.

 

« C’est sans doute un des gentilshommes tués dans la bagarre », dit-elle.

 

Je fis signe au groom.

 

« Allez demander qui ils escortent », fis-je.

 

Le groom s’adressa d’abord aux serviteurs, puis, au gentilhomme à cheval qui accompagnait le convoi.

 

« C’est Rupert de Hentzau », fit Sapt à voix basse.

 

C’était, en effet, Rupert. Il fit signe au cortège de s’arrêter, et s’avança au trot vers nous. Il était en redingote, étroitement boutonnée. Son aspect était fort sombre et il me salua avec les marques du plus profond respect. Sapt, en le voyant approcher, eut un geste qu’il ne put réprimer – le geste de prendre son revolver – et qui fit sourire le coquin.

 

« Votre Majesté a fait demander qui nous escortions ? Hélas ! c’est mon pauvre ami Albert de Laengram.

 

– Personne, monsieur, ne regrette plus que moi cette malheureuse affaire. Mon ordonnance, que j’entends faire respecter, en est bien la preuve.

 

– Pauvre homme ! » fit Flavie de sa voix douce.

 

Je vis les yeux de Rupert s’allumer, tandis qu’ils se posaient sur la princesse, et je me sentis rougir : il m’était odieux de supporter que le regard de ce misérable l’effleurât seulement.

 

« Je remercie Votre Majesté de ses bonnes paroles, répondit-il. Je pleure mon ami, et pourtant, Sire, ce ne sera pas le dernier ; d’autres iront le rejoindre où il repose.

 

– C’est une vérité que personne d’entre nous ne doit oublier, répliquai-je.

 

– Même les rois, Sire », continua Rupert d’un ton prêcheur.

 

J’entendais Sapt qui sacrait tout bas à mes côtés.

 

« Vous avez parfaitement raison. Et comment va mon frère ?

 

– Il est mieux, Sire.

 

– J’en suis ravi.

 

– Il espère pouvoir sous peu rentrer à Strelsau ; sa santé le lui permettra bientôt, je pense.

 

– Cette convalescence est bien longue !

 

– Quelques petites misères encore, répondit l’insolent personnage de l’air le plus gracieux du monde.

 

– Veuillez l’assurer, dit Flavie à son tour, que je souhaite qu’il en voie bientôt la fin.

 

– Je m’associe humblement au vœu que daigne faire Votre Altesse Royale », répondit Rupert.

 

Je saluai, et Rupert, s’inclinant très bas, faisant faire volte-face à son cheval, donna ordre au cortège de se remettre en marche. Tout à coup, poussé par je ne sais quel instinct, je piquai des deux et je le rejoignis. Il se retourna vivement, craignant, en dépit de la présence du mort et de celle de la princesse, que je n’eusse de mauvaises intentions à son égard.

 

« Vous vous êtes battu en brave, l’autre nuit, lui dis-je. Vous êtes jeune. Eh bien ! je vous promets que, si vous remettez votre prisonnier sain et sauf entre nos mains, il ne vous arrivera aucun mal. »

 

Il me regarda avec un sourire ironique ; puis, tout à coup, se rapprochant de moi :

 

« Je ne suis pas armé, dit-il, et le vieux Sapt, de là-bas me descendrait sans la moindre difficulté.

 

– Je suis sans inquiétude, fis-je.

 

– Je le sais bien, pardieu ! s’écria-t-il. Écoutez, je vous ai fait une fois une proposition au nom du duc.

 

– Ne me parlez pas du duc Noir, m’écriai-je.

 

– Cette fois, ce n’est pas au nom du duc que je parle, c’est au mien. »

 

Il baissait la tête.

 

« Attaquez le château hardiment ; que Sapt et Tarlenheim conduisent l’assaut.

 

– Après ?

 

– Fixons l’heure tout de suite.

 

– Vous me croyez donc une grande confiance en vous ?

 

– Bah ! Je suis très sérieux pour l’instant. Sapt et Fritz seront tués, le duc Noir aussi.

 

– Comment ?

 

– Oui, le duc Noir sera tué comme un chien qu’il est ; le prisonnier, puisque c’est ainsi que vous l’appelez, s’en ira en enfer par l’échelle de Jacob, vous la connaissez, n’est-ce pas ? Il ne restera que deux hommes vivants : moi, Rupert Hentzau, et vous, le roi de Ruritanie ! »

 

Il s’arrêta ; puis, d’une voix qui tremblait un peu, tant son ardeur était grande, il ajouta rapidement :

 

« Voyons, la partie n’est-elle pas tentante ? Un trône et la princesse ! Pour moi, disons une bague au doigt et la reconnaissance de Votre Majesté.

 

– Certainement, m’exclamai-je, aussi longtemps que vous serez sur terre, il y aura un cachot pour vous.

 

– Eh bien ! songez-y, dit-il. Et, vous savez, cela vaudrait bien qu’on passât sur un scrupule ou deux… »

 

Et, me faisant un profond salut, il piqua des deux et, eut bientôt rattrapé le cortège funèbre qui s’éloignait.

 

Pendant que je rejoignais mes deux compagnons, je réfléchissais à l’étrange caractère de cet homme. J’ai connu bien des scélérats, mais des scélérats de cette trempe sont rares heureusement. Si son sosie existe quelque part, Dieu veuille qu’il soit pendu haut et court !

 

« Ce Rupert Hentzau est un bien beau garçon », dit Flavie.

 

Elle ne pouvait l’avoir pénétré, l’ayant vu là pour la première fois, et pourtant son observation me donna de l’humeur, et aussi la pensée qu’elle eût pu supporter sans déplaisir les regards de cet homme.

 

« Il avait l’air d’avoir du chagrin de la mort de son ami, reprit-elle.

 

– Il en aura plus encore quand ce sera son tour », remarqua Sapt.

 

Je ne me déridais pas. Je continuais à bouder, ce qui était fort déraisonnable, je n’en disconviens pas. Je restai sombre tout le reste de la promenade.

 

Comme nous rentrions à Tarlenheim, le jour commençait à tomber ; Sapt, par précaution, avait pris l’arrière-garde.

 

Un domestique vint au-devant de moi et me remit une lettre sans suscription.

 

« Vous êtes sûr que c’est pour moi ? demandai-je.

 

– Oui, Sire ; l’homme qui l’a apportée a bien recommandé qu’on la remît à Votre Majesté. »

 

Je l’ouvris :

 

« Jean vous portera ceci de ma part. Souvenez-vous que je vous ai donné un bon conseil. Au nom de Dieu, si vous êtes un vrai gentilhomme, tirez-moi de ce repaire de meurtriers !

 

« A. de M. »

 

Je tendis le billet à Sapt, mais tout ce que cet appel déchirant tira de cette âme de vieux dur-à-cuire fut cette réflexion, pleine de bon sens du reste :

 

« Qui l’a obligée d’y aller ? »

 

Cependant, et peut-être parce que je ne me sentais pas moi-même sans reproche, je me permis, en dépit du rigorisme de Sapt, de plaindre de tout mon cœur la pauvre Antoinette de Mauban.

 

XVI

Notre plan de bataille


Comme je m’étais montré à cheval dans les rues de Zenda, que j’y avais causé ouvertement avec Rupert Hentzau, il était difficile de soutenir plus longtemps mon rôle de malade. Les conséquences de ce nouvel état de choses ne tardèrent pas à se faire sentir ; l’attitude de la garnison de Zenda changea ; on ne voyait que fort peu d’hommes dehors, et, chaque fois que quelques-uns des miens s’aventuraient du côté du château, ils remarquaient que l’on y exerçait la plus minutieuse surveillance. Si touché que je fusse de l’appel de Mme de Mauban, j’étais aussi impuissant à lui venir en aide que je l’avais été à délivrer le roi. Michel me bravait : bien qu’on l’eût rencontré plusieurs fois aux environs, avec plus de mépris des apparences qu’il n’en avait témoigné jusque-là, il ne prenait même pas la peine de faire ses excuses de n’être pas venu présenter ses hommages au roi.

 

Le temps passait : nous ne nous décidions à rien et, pourtant, chaque heure qui s’écoulait rendait la situation plus dangereuse ; non seulement j’avais à compter avec le nouveau danger que pouvaient me susciter les recherches auxquelles donnait lieu ma disparition, mais Strelsau s’agitait, murmurait, trouvant mauvais que je restasse aussi longtemps loin de ma bonne ville. Le mécontentement de mon peuple se trouvait quelque peu contenu par ce fait que Flavie était avec moi ; c’est en grande partie pour cela que je l’avais autorisée à rester, bien qu’il me fût pénible de la sentir au milieu du danger, et que cette douce intimité journalière fût, pour mon pauvre cœur, une épreuve bien cruelle.

 

Et, comme si la situation n’était pas encore assez tendue, je ne pus me délivrer de mes fidèles conseillers Strakencz et le chancelier (venus tout exprès de Strelsau pour me faire de sérieuses représentations) qu’en leur promettant de fixer le jour de nos fiançailles, cérémonie qui, en Ruritanie, équivaut presque, tant l’engagement est solennel, au mariage lui-même. Je fus donc, Flavie étant assise à mes côtés, obligé de fixer la date – quinze jours de là – et le lieu – la cathédrale de Strelsau. Cette décision, proclamée très haut, répandue partout, causa la plus grande joie dans le royaume.

 

Je crois, ma parole d’honneur, qu’il n’y eut que deux hommes qu’elle contraria : le duc Michel et moi, et qu’il n’y en eut qu’un qui l’ignora, celui dont je portais le nom, le roi de Ruritanie.

 

J’eus l’occasion de savoir à quelques jours de là comment la nouvelle avait été accueillie au château, car Jean, que sa première visite avait mis en appétit, avait trouvé le moyen de nous en faire une seconde. Il était précisément de service auprès du duc quand on était venu lui annoncer la chose.

 

Le duc Noir, plus sombre que jamais, avait éclaté en jurons, en reproches. Sa colère ne connut plus de bornes lorsque Rupert, intervenant, paria et jura que j’irais jusqu’au bout, que je ferais ce que j’avais dit. Puis, se tournant vers Mme de Mauban, il la complimenta de se trouver ainsi débarrassée d’une rivale.

 

« La main du duc, nous dit Jean, chercha son épée, mais sans que cela parût faire la moindre impression sur Rupert, qui continua à plaisanter le duc de ce qu’il avait donné à la Ruritanie le meilleur roi qu’elle eût vu depuis des années.

 

« Et voyez, ajouta-t-il, en s’inclinant avec une humilité feinte devant son maître exaspéré, ne dirait-on pas que le diable s’en mêle ? Il envoie à la princesse un mari bien plus sortable que celui que le ciel lui avait destiné, parole d’honneur ! » Sur quoi, Michel lui ordonna rudement de se taire et de les laisser. Rupert ne le fit qu’après avoir pris congé de la dame, et lui avoir baisé la main, tandis que Michel le regardait en écumant de rage. »

 

Voilà une partie du récit de Jean, la partie légère, si l’on peut dire ; il y en avait une autre, plus sérieuse.

 

Si la situation était tendue à Tarlenheim, elle l’était bien davantage à Zenda. Le roi, plus malade que jamais, se levait à peine, nous dit Jean, horriblement changé.

 

L’inquiétude était telle au château qu’on avait envoyé chercher un médecin à Strelsau. Le docteur, introduit dans le cachot royal, en était ressorti pâle et tremblant, suppliant le duc de le laisser partir, et de ne pas le mêler à cette affaire. Le duc s’y était refusé, bien entendu, et retenait le docteur prisonnier, se contentant de lui affirmer qu’il n’avait rien à craindre s’il s’arrangeait pour que le roi vécût autant que cela serait utile au duc et mourût à propos. C’était la condition sine qua non.

 

Sur l’avis du docteur, on avait permis à Mme de Mauban de voir le roi et de lui donner les soins que réclamait son état, de ces soins dont une femme seule est capable.

 

La vie royale ne tenait qu’à un fil, et moi j’étais toujours là, en train, bien portant, libre !

 

Toutefois, il régnait à Zenda un grand découragement et, sauf lorsqu’ils se querellaient, ce à quoi ils étaient fort enclins, ils se parlaient à peine. Mais, au plus profond de cette déprimante inaction, Rupert menait sa besogne satanique, le sourire aux yeux et la chanson aux lèvres, et riait aux grands éclats, disait Jean, parce que le duc envoyait toujours Detchard veiller sur le roi quand Mme de Mauban descendait à la cellule – précaution qui, en effet, ne manquait pas de sagesse de la part de mon cher frère.

 

Jean, son récit terminé, empocha sa récompense et nous supplia de lui permettre de rester à Tarlenheim : il redoutait d’aller se remettre dans la gueule du lion. Mais j’avais besoin de lui à Zenda et, sans qu’il fût nécessaire de recourir à la force, je réussis, en rendant mes arguments plus irrésistibles encore, à le décider à retourner au château et à se charger de dire à Mme de Mauban que je travaillais pour elle et que je la priais, si c’était possible, de rassurer le roi et de lui redonner courage.

 

Car, si l’incertitude est mauvaise pour les malades, le désespoir est pire encore – et il se pouvait fort bien que le roi fût mourant de désespoir – je n’avais pu, en effet, rien apprendre de précis sur la maladie qui le minait.

 

« De quoi se compose la garde du roi, maintenant ? demandai-je, me souvenant que deux des Six étaient morts, ainsi que Max Holf.

 

– Detchard et Bersonin sont de garde la nuit, Rupert Hentzau et de Gautel le jour, Sire, répondit Jean.

 

– Ils ne sont que deux ?

 

– Oui, Sire, deux auprès du roi, mais les autres ne sont jamais loin. Ils couchent dans une chambre au-dessus et accourraient au premier appel, au moindre coup de sifflet.

 

– Une chambre au-dessus ? Je ne savais pas cela. Existe-t-il une communication entre cette chambre et la salle de garde ?

 

– Non, Sire. Il faut descendre une douzaine de marches et sortir par la porte qui ouvre contre le pont-levis pour entrer dans la pièce qui précède le cachot du roi.

 

– Et cette porte est fermée à clef ?

 

– Les quatre seigneurs ont chacun une clef, Sire. » Je me rapprochai de mon interlocuteur.

 

« Ont-ils aussi la clef de la fenêtre grillée ? demandai-je en baissant la voix.

 

– Je crois, Sire, qu’il n’y en a que deux ; une pour Detchard, une pour Rupert.

 

– Où loge le duc ?

 

– Dans le château, au premier étage. Ses appartements sont à droite, quand on se dirige vers le pont-levis.

 

– Et Mme de Mauban ?

 

– Son appartement fait pendant à celui du duc, à gauche. Mais on ferme sa porte le soir, dès qu’elle est rentrée.

 

– Pour l’empêcher de sortir ?

 

– Probablement, Sire.

 

– Le soir, on lève le pont-levis, on en remet aussi les clefs au duc, de sorte que personne ne peut pénétrer sans avoir recours à lui.

 

– Et où couchez-vous, vous ?

 

– Dans le vestibule du château avec cinq domestiques.

 

– Armés ?

 

– Armés de lances, Sire, mais nous n’avons pas d’armes à feu. Le duc ne se fierait pas à eux s’ils étaient munis d’armes à feu. »

 

Je me décidai à agir et à agir en personne. J’avais échoué une première fois par l’échelle de Jacob ; à quoi bon recommencer ? Il valait mieux tenter d’attaquer sur un autre point.

 

« Je t’ai promis vingt mille couronnes, repris-je. Tu en auras cinquante mille, si tu fais ce que je vais te dire, demain, dans la nuit. Mais, d’abord, ces domestiques dont tu parles, savent-ils qui est le prisonnier ?

 

– Non, Sire. Ils pensent que c’est quelque ennemi particulier du duc.

 

– Tu crois qu’ils n’ont aucun soupçon ? Ils sont persuadés que je suis bien le roi ?

 

– Pourquoi auraient-ils des soupçons ?

 

– Écoute bien, alors. Demain, à deux heures du matin, exactement, ouvre la porte principale, la porte de la façade du château. Sois absolument exact.

 

– Serez-vous là, Sire ?

 

– Pas de questions. Fais ce que l’on te dit. Trouve une excuse : il fait trop chaud, on manque d’air ; je ne te demande pas autre chose.

 

– Pourrai-je me sauver par cette porte, Sire, aussitôt que je l’aurai ouverte ?

 

– Parfaitement, et aussi vite que tes jambes te porteront. Encore une chose : remets ce mot à Mme de Mauban, oh ! il est écrit en français, tu ne peux pas le lire, et adjure-la de se conformer aux ordres qu’il contient : nos vies à tous en dépendent. »

 

L’homme tremblait de tous ses membres. Que voulez-vous ? C’était un peu risqué de me confier à lui ; mais je n’avais pas le choix, je n’osais tarder davantage, j’avais peur que le roi mourût.

 

Lorsque mon homme fut parti, je fis venir Sapt et Fritz, et leur exposai le plan que j’avais conçu.

 

Sapt secoua la tête.

 

« Pourquoi ne pas attendre ? demanda-t-il.

 

– Et si le roi meurt ?

 

– Michel sera bien forcé d’agir.

 

– Et si le roi se remet, s’il vit ?…

 

– Eh bien !

 

– S’il vit plus de quinze jours ? » fis-je simplement. Et Sapt se mordit la moustache. Soudain, Fritz von Tarlenheim me mit la main sur l’épaule. « Allons, dit-il, tentons l’aventure.

 

– Soyez tranquille : je n’ai pas l’intention de vous laisser en arrière.

 

– Oui, mais vous, vous resterez ici pour prendre soin de la princesse ! »

 

Un éclair joyeux passa dans les yeux du vieux Sapt.

 

« Comme cela, Michel serait sûr de son affaire dans tous les cas, fit-il en riant, tandis que si vous venez, et si vous êtes tué et le roi aussi, qu’est-ce que deviendront ceux de nous qui auront survécu ?

 

– Ils serviront la reine Flavie, dis-je. Je bénirais le ciel si je pouvais être l’un d’eux !

 

« Jusqu’ici, continuai-je, j’ai joué le rôle d’imposteur, au profit d’un autre, il est vrai, ce qui est une atténuation ; mais je ne veux pas le jouer pour mon compte personnel. Si le roi n’est pas délivré vivant et réinstallé sur son trône avant le jour fixé pour les fiançailles, je dirai la vérité : advienne que pourra.

 

– Faites ce que vous voudrez, mon enfant, dit Sapt. Allez. » Voici quel était mon plan : une troupe de gens solides, sous la conduite de Sapt, devait arriver devant la porte du château sans avoir été aperçue. Il le fallait à tout prix, et ordre avait été donné de se débarrasser de tout indiscret, de tout curieux, de s’en débarrasser avec le sabre ; les armes à feu étaient absolument proscrites comme bruyantes et dangereuses.

 

Si tout marchait à souhait, la petite troupe se trouverait devant la porte, au moment même où Jean l’ouvrirait. La porte ouverte, mes amis s’élançaient et s’emparaient des domestiques s’ils opposaient quelque résistance, ce qui n’était point vraisemblable. À cet instant précis, tout mon plan reposait sur cette concordance : un cri de femme devait retentir, un cri perçant, déchirant, poussé par Antoinette de Mauban. À plusieurs reprises elle appellerait : « Au secours ! Au secours ! Michel ! Rupert Hentzau !… Au secours ! »

 

Nous espérions qu’en entendant le nom de Hentzau, le duc, furieux, s’élancerait hors de ses appartements et tomberait aux mains de Sapt.

 

Mais les appels désespérés continueraient encore ; mes hommes baisseraient le pont-levis. Il serait étrange que Rupert, s’entendant appeler par cette voix, ne sortît pas de sa chambre et ne cherchât pas à traverser le pont. De Gautel serait ou ne serait pas avec lui. Il fallait nous en rapporter au hasard pour tout cela.

 

Au moment où Rupert mettrait le pied sur le pont-levis, je ferais mon apparition…

 

Non pas que je fusse demeuré inactif jusque-là ; j’aurais, au contraire, commencé bien avant les autres, par une nouvelle expédition à la nage dans le fossé : mais, cette fois, j’aurais eu soin, pour le cas où je me sentirais fatigué, de me munir d’une petite échelle légère, grâce à laquelle je pourrais me reposer étant dans l’eau et en sortir aisément. Je comptais la dresser contre le mur, à côté du pont-levis, et, quand on l’aurait baissé, me mettre en faction sur mon échelle. Ce serait bien le diable, moi étant là, si Rupert ou de Gautel traversaient le pont sans qu’il leur arrivât malheur. Vive Dieu ! Il faudrait que la malchance me poursuivît ! Eux morts, il ne resterait que deux de nos ennemis vivants ; ces deux-là, il fallait compter, pour nous en débarrasser, sur la confusion que nous aurions causée par notre brusque attaque.

 

Nous serions alors en possession des clefs du cachot où l’on détenait le roi. Peut-être ses deux gardiens s’élanceraient-ils dehors au secours de leurs amis ; c’était une chance à courir. S’ils exécutaient strictement leur consigne, la vie du roi dépendait du plus ou moins de rapidité que nous mettrions à enfoncer la porte. Je demandais au ciel que ce fût Detchard et non Rupert qui fût de garde ce jour-là. Bien que Detchard eût du sang-froid et du courage, il n’avait ni l’audace, ni la résolution de Rupert ; de plus, il était sincèrement attaché au duc Noir, et c’était le seul ; il se pourrait qu’il laissât Bersonin auprès du roi, et courût rejoindre ceux des siens qui se battraient.

 

Tel était mon plan, plan désespéré. Et, afin que notre ennemi fût entretenu le mieux possible dans son sentiment de sécurité, je donnai des ordres pour que Tarlenheim fût brillamment illuminé du haut en bas, comme si nous étions en pleines réjouissances, et qu’il en fût ainsi toute la nuit avec de la musique et un grand mouvement d’invités. Strakencz serait là avec mission de cacher notre départ, s’il le pouvait, à Flavie. Et, si nous n’étions pas revenus le matin, il devait marcher ouvertement avec ses troupes sur le château et y réclamer la personne du roi. Au cas où le duc Noir ne s’y trouverait pas – et je prévoyais que dans ces conditions-là il n’y serait plus – le maréchal emmènerait Flavie aussi rapidement que possible à Strelsau, et y proclamerait la trahison du duc Noir ainsi que la mort probable du roi ; puis il rallierait tous les honnêtes gens autour de la bannière de la princesse. Et, à dire vrai, c’est ce qui me semblait, selon toute apparence, devoir arriver. Car j’avais les plus grandes appréhensions, et ne croyais pas que ni le duc Noir, ni le roi, ni moi, eussions grandes chances de voir le soleil se lever le lendemain.

 

Mais, après tout, si le duc était tué, et si moi, l’imposteur, le comédien, après avoir tué Rupert Hentzau de ma propre main, je trouvais la mort, la Destinée n’aurait pas maltraité la Ruritanie, même en lui prenant son roi, et, quant à moi, je n’étais pas disposé à me révolter contre le rôle qu’elle me préparait.

 

Il était tard lorsque nous levâmes la séance où nous avions arrêté les dernières mesures de l’expédition. Je me rendis chez la princesse. Je la trouvai triste et préoccupée, et, lorsque je la quittai, elle se jeta à mon cou, me passa au doigt un anneau. À l’annulaire, je portais une bague avec le sceau royal, et au petit doigt, un simple cercle d’or, sur lequel était gravée cette devise de notre famille : Nil quæ feci. Sans parler, je pris cette petite bague et la mis à mon tour au doigt de la princesse, en lui faisant signe de me laisser partir.

 

Et elle, comprenant, s’écarta, et me regarda les yeux pleins de larmes.

 

« Que cette bague ne quitte jamais votre doigt quand vous serez reine, même si vous en portez une autre, lui dis-je.

 

– Je la porterai jusqu’à ma mort, et même après », dit-elle.

 

Et elle baisa la bague.

 

XVII

Divertissements nocturnes de Rupert


La nuit se leva calme et claire. J’avais, demandé au ciel de la pluie, un mauvais temps comme celui que j’avais eu lors de ma première expédition dans le fossé, mais la Providence ne m’avait point exaucé.

 

J’espérais toutefois qu’en longeant le mur, en ayant bien soin de rester dans l’ombre, je pourrais éviter d’être aperçu des fenêtres du château qui donnaient de ce côté. S’ils surveillaient l’étang, mon plan devait échouer ; mais il n’y avait pas d’apparence qu’ils le fissent. Ils avaient mis l’échelle de Jacob à l’abri de toute attaque. Jean avait lui-même aidé à la fixer solidement à la maçonnerie par sa face inférieure, de sorte qu’il était impossible de l’ébranler ni par-dessous ni par-dessus. Une tentative au moyen d’explosifs ou une attaque avec des pieux eût pu seule la déplacer, mais le bruit qui en résulterait dans les deux cas rendrait le procédé impraticable. Dans ces conditions, qu’eût pu faire un homme dans l’étang ? Il était évident que Michel, se posant cette question à lui-même, eût répondu lui aussi : « Rien ». À supposer même que Jean nous trahît, il ne pouvait guère nous nuire, ne connaissant pas mon plan. Il devait croire très certainement que j’arriverais à la tête de mes amis devant la porte principale du château.

 

« C’est là, dis-je à Sapt, que sera le danger… Et c’est là, continuai-je, que vous serez. »

 

Mais cela ne lui suffisait pas. Il désirait ardemment venir avec moi, et m’aurait certainement suivi si je n’avais refusé catégoriquement de l’emmener. Un seul homme peut, à la rigueur, passer inaperçu : doubler ce nombre, c’est plus que doubler les risques. Et, quand il s’aventura à me faire entendre, une fois de plus, que ma vie était trop précieuse, sachant la pensée secrète à laquelle il se cramponnait, je le fis taire sévèrement, l’assurant que, si le roi devait trouver la mort cette nuit-là, la prochaine aurore ne me compterait plus au nombre des vivants.

 

À minuit, le détachement que conduisait Sapt quitta le château de Tarlenheim, prenant sur la droite, par des routes détournées, afin d’éviter la ville de Zenda.

 

Si tout se passait sans incidents, Sapt et ses hommes devaient arriver devant le château vers deux heures moins un quart, après avoir laissé leurs chevaux à un demi-mille environ. Massés sans bruit devant l’entrée, ils avaient ordre de se tenir prêts pour le moment où l’on ouvrirait la porte. Si, à deux heures, la porte n’avait pas été ouverte, Fritz ferait le tour du château, pour arriver par l’autre côté, où je serais, si toutefois j’étais encore en vie ; nous verrions alors si nous devions tenter l’assaut de vive force. S’il ne m’y trouvait pas, il était convenu qu’ils retourneraient en toute hâte à Tarlenheim réveiller le maréchal, et marcher en nombre sur Zenda. Car, si je n’étais pas au rendez-vous, c’est que je serais mort, et, moi mort, le roi n’avait pas cinq minutes à vivre.

 

Il me faut maintenant laisser Sapt et ses amis pour reprendre le récit de mes propres aventures pendant cette nuit mémorable.

 

Monté sur le bon cheval qui m’avait ramené du pavillon de chasse, le soir du couronnement, je partis, un revolver dans l’arçon de ma selle et mon épée au côté. J’étais enveloppé dans un grand manteau sous lequel je portais un épais jersey de laine très collant, une culotte « knickerbocker », de gros bas et de légers souliers de toile. Je m’étais frotté d’huile de la tête aux pieds, et m’étais muni d’une gourde pleine d’eau-de-vie. La nuit était chaude ; mais il se pouvait que je fusse forcé de rester longtemps dans l’eau, et il était nécessaire de prendre des précautions contre le froid : le froid n’enlève pas seulement à l’homme tout son courage quand il s’agit de risquer sa vie, il affaiblit aussi son énergie, et lui donne des rhumatismes, si c’est la volonté de Dieu qu’il survive. Je roulai de plus autour de mon corps une longue corde très fine, mais très résistante, et j’eus soin de ne pas oublier mon échelle.

 

J’étais parti un peu après Sapt et ses compagnons ; mais, ayant pris un raccourci, je me trouvai sur la lisière de la forêt vers minuit et demi. J’attachai mon cheval dans un épais fourré, en ayant soin de laisser le revolver dans l’arçon de la selle – de quel secours eût-il pu m’être ? – et, mon échelle sur l’épaule, je gagnai le bord du fossé.

 

Arrivé là, je déroulai ma corde, je la liai solidement au tronc d’un arbre, sur la berge, et je me laissai glisser.

 

L’horloge du château sonnait une heure moins un quart au moment où je touchais l’eau du bout de mes pieds. Je me mis à nager dans la direction du donjon, en poussant mon échelle devant moi et en rasant les murs du château. J’atteignis bientôt l’échelle de Jacob, et pris pied sur la saillie de maçonnerie qui, déjà une fois, m’avait prêté son appui. Là, je me blottis à l’ombre du gros tuyau, que j’essayai en vain d’ébranler. Alors j’attendis. Je me rappelle que, à ce moment-là, ma préoccupation dominante n’était ni de l’anxiété au sujet du roi, ni une aspiration vers Flavie, mais un simple et intense désir de fumer une cigarette et l’on comprend que c’est un désir que je ne pouvais en aucune façon satisfaire. Le pont-levis était baissé. Je voyais au-dessus de ma tête la fine silhouette de sa charpente se détachant sur le ciel, à une dizaine de mètres sur la droite. J’étais adossé au mur de la cellule du roi.

 

Un peu au-delà, à peu près au même niveau, j’aperçus une fenêtre. Cette fenêtre, si Jean ne m’avait pas menti, devait être une de celles de l’appartement du duc ; de l’autre côté, à peu près en face, ce devait être la fenêtre de la chambre de Mme de Mauban. Les femmes sont des êtres inconscients et sans mémoire. Pourvu qu’elle n’ait pas oublié ce qui devait se passer à deux heures précises !

 

Vraiment, c’était une bonne idée que j’avais eue de faire jouer un rôle dans cette affaire à mon jeune ami Rupert de Hentzau. Je lui devais bien cela, en souvenir du coup qu’il m’avait porté sur la terrasse de Tarlenheim avec une audace qui faisait presque oublier la perfidie de l’attaque.

 

J’étais là depuis dix minutes lorsque je vis la fenêtre du duc s’éclairer. Les volets n’étaient pas fermés et l’intérieur de la chambre me devint en partie visible, comme je me dressai sur la pointe des pieds. Placé où j’étais, mon regard embrassait un mètre et plus de l’autre côté de la fenêtre et le rayon de lumière, néanmoins, ne pouvait m’atteindre. Tout à coup la fenêtre s’ouvrit et quelqu’un regarda dehors. Je reconnus la gracieuse silhouette d’Antoinette de Mauban et, bien que le visage restât dans l’ombre, je vis se détacher sur le fond éclairé la ligne fine de la tête. Que n’aurais-je donné pour lui crier doucement : « Souvenez-vous ! » Mais je n’osai pas.

 

Je fis bien, car, presque au même moment, je vis un homme s’approcher d’elle. C’était Rupert. Il dut dire à Antoinette le dessein qu’il avait formé de l’enlever, de s’enfuir avec elle ; car je vis la jeune femme montrer du doigt le fossé et je l’entendis qui disait distinctement :

 

« J’aimerais mieux me jeter par la fenêtre. »

 

Rupert se rapprocha et regarda dans la nuit.

 

« L’eau doit être bien froide ! Allons, Antoinette, vous n’êtes pas sérieuse. »

 

Je n’entendis pas la réponse d’Antoinette ; Rupert tambourinait du bout de ses doigts sur l’appui de la fenêtre avec un geste d’impatience. Il reprit presque aussitôt d’un ton d’enfant gâté :

 

« Que le ciel confonde le duc Noir ! Que diable lui trouvez-vous de si séduisant ?

 

– Si je lui répétais ce que vous dites de lui ? » commença-t-elle.

 

Si j’avais eu mon revolver sur moi, j’aurais été violemment tenté de brûler la tête du jeune bandit. Mais, cette tentation m’étant épargnée, j’inscrivis mentalement cette déception au compte que j’avais à régler avec lui.

 

« Vous pouvez le lui répéter, reprit-il, quoique, à vrai dire, je croie qu’il s’en soucie assez peu. Il est très épris de la princesse, il ne pense qu’à elle et ne parle que de couper la gorge du comédien. »

 

À peine achevait-il ces mots que j’entendis le bruit d’une porte qu’on ouvrait et une voix rude qui disait :

 

« Que faites-vous ici, monsieur ? »

 

Rupert, le dos tourné à la fenêtre, salua fort bas, et répondit de sa voix éclatante :

 

« Je faisais agréer à madame vos excuses, Monseigneur, de l’avoir laissée seule. »

 

Le nouveau venu ne pouvait être que le duc Noir ; je vis que c’était lui d’ailleurs, lorsqu’il s’avança vers la fenêtre et saisit le jeune Rupert par le bras.

 

« Le fossé est assez grand pour deux : s’il me plaisait de vous y envoyer tenir compagnie au roi ? fit-il avec un geste significatif.

 

– Est-ce une menace ? demanda Rupert.

 

– Les menaces sont des avertissements que je prends rarement la peine de donner aux gens.

 

– Bah ! reprit Rupert, vous ne vous êtes pas fait faute de menacer Rodolphe Rassendyll, et cependant il vit encore !

 

– Est-ce ma faute si mes serviteurs ne savent pas s’y prendre, s’ils gâtent la besogne ?

 

– Votre Seigneurie, elle, ne s’expose pas à gâter la besogne ! » ricana Rupert.

 

C’était dire au duc aussi clairement qu’il est possible qu’il était un lâche et qu’il fuyait le danger.

 

Le duc Noir, toujours maître de lui, frémit sous l’injure.

 

Je regrettais de ne pouvoir mieux voir les physionomies des deux interlocuteurs.

 

Le duc répondit d’une voix calme et assurée :

 

« C’est bon, c’est bon. Nous n’avons pas le temps de nous quereller, Rupert. Detchard et Bersonin sont à leur poste ?

 

– Oui, Monseigneur.

 

– C’est bien, je n’ai plus besoin de vous.

 

– Je ne suis nullement fatigué, Monseigneur, reprit Rupert.

 

– Il n’importe. Je vous prie de nous laisser, reprit Michel avec quelque impatience. Dans dix minutes on lèvera le pont-levis et je ne pense pas que vous ayez envie de regagner votre lit à la nage. »

 

La silhouette de Rupert disparut. J’entendis la porte s’ouvrir et se fermer. Michel et Antoinette restaient seuls. À mon grand chagrin, le duc poussa la fenêtre et la ferma. Debout devant Antoinette, il lui parla quelques minutes. Elle secoua la tête. Sur quoi, il s’éloigna avec un geste d’impatience, tandis qu’elle quittait la fenêtre. J’entendis de nouveau claquer la porte et le duc Noir ferma les volets.

 

« De Gautel ! Dépêchons-nous, voyons. »

 

La voix venait du pont.

 

« À moins que vous n’ayez envie de prendre un bain, pressez-vous, venez. »

 

C’était la voix de Rupert.

 

Une seconde plus tard, de Gautel et lui s’engageaient sur le pont. Rupert avait passé son bras sous celui de son compagnon ; arrivé au milieu, il l’arrêta et se pencha par-dessus le parapet. Je me mis à l’abri derrière l’échelle de Jacob et regardai maître Rupert, qui se livrait à un sport d’un nouveau genre. Prenant des mains de Gautel une bouteille que celui-ci tenait, il la porta à ses lèvres.

 

« Elle était presque vide ! » fit-il d’un ton mécontent en la lançant dans le fossé.

 

La bouteille tomba environ à un mètre du tuyau. Prenant alors son revolver. Rupert commença à viser la bouteille. Les deux premiers coups ne l’atteignirent pas, les balles frappèrent le tuyau ; au troisième, la bouteille vola en éclats. J’espérais que le jeune bandit se contenterait de ce succès, mais il acheva de décharger les autres coups de son revolver sur le tuyau : une des balles me siffla aux oreilles.

 

« Levez le pont ! cria enfin une voix, à mon grand soulagement.

 

– Un moment ! »

 

Et Rupert et de Gautel se mirent à courir. Le pont levé, tout retomba dans le silence. L’horloge sonna une heure un quart. Je me redressai et étirai mes pauvres membres lassés.

 

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées lorsque j’entendis un léger bruit sur ma droite. Je regardai, et j’aperçus la haute silhouette noire d’un homme debout dans le passage qui conduit au pont.

 

À l’élégance de la tournure, à la pose gracieuse, je devinai que c’était encore Rupert. Il tenait à la main son épée nue. Il resta immobile pendant une ou deux minutes.

 

Des idées folles me passaient par la tête. Quel était le mauvais coup que préparait le jeune vaurien ? Je l’entendis qui riait tout bas ; puis il se retourna face au mur et, faisant un pas vers moi, commença à descendre le long du mur. Il y avait donc des marches de ce côté ? Évidemment. Elles devaient être pratiquées dans la muraille et se suivre à une distance d’environ quatre-vingt-dix centimètres.

 

Lorsque Rupert posa le pied sur la dernière, il prit son épée entre ses dents, se retourna, et, sans bruit, se laissa couler dans l’eau. S’il n’y eût eu que ma vie en jeu, j’aurais nagé à sa rencontre. Quelle joie j’aurais eue à vider notre querelle par cette belle nuit, sans crainte d’être interrompus ! Mais le roi ! Je me maîtrisai, sans pouvoir toutefois imposer silence à mon cœur, qui battait furieusement dans ma poitrine. Je suivais Rupert des yeux avec une curiosité intense.

 

Sans se presser, il traversa le fossé à la nage, aborda de l’autre côté, où d’autres marches lui permirent de gravir le talus à pic. Lorsqu’il se trouva debout sur la passerelle, de l’autre côté du pont-levis qui était alors levé, je le vis fouiller dans sa poche, en tirer quelque chose, puis il ouvrit une porte. Je n’entendis pas la porte se refermer derrière lui. Il avait disparu.

 

Abandonnant alors mon échelle, dont je n’avais plus besoin, je nageai vers le pont et franchis quelques-unes des marches creusées dans le mur. Arrivé à une certaine hauteur, je m’arrêtai, tenant mon épée à la main, écoutant de toutes mes oreilles.

 

La chambre du duc n’était pas éclairée, on n’apercevait pas la moindre lueur à travers les volets clos ; mais, de l’autre côté du pont, au contraire, une fenêtre brillait. Pas un bruit, un silence de mort, rompu seulement par la grosse voix de l’horloge de la tour, qui sonnait une heure et demie.

 

Je n’étais donc pas seul à conspirer, cette nuit-là, au château.

 

XVIII

Dernier assaut


La situation dans laquelle je me trouvais ne semblait pas particulièrement favorable aux réflexions. Toutefois, pendant quelques secondes, je réfléchis profondément.

 

Un point semblait acquis. Quel que fût l’objet de l’expédition de Rupert de Hentzau, une chose était certaine : c’est qu’il se trouvait occupé dans la partie du château opposée à celle qu’habitait le roi. Vive Dieu ! si cela ne dépendait que de moi, il ne remettrait pas les pieds ici.

 

Et d’un. Il ne m’en restait donc plus que trois sur les bras. Deux étaient de garde auprès du roi. Le troisième, de Gautel, dormait sans doute. Ah ! si j’avais eu les clefs. J’aurais risqué le tout pour le tout, attaqué Detchard et Bersonin avant que leurs amis pussent leur porter secours ! Sans les clefs, que pouvais-je faire, si ce n’est attendre que l’arrivée de mes amis attirât un de ceux qui les détenaient ?

 

J’attendis… Mais mon anxiété fut courte. Il ne s’écoula pas, je crois, plus de cinq ou six minutes avant que commençât le second acte du drame.

 

Tout était silencieux dans la partie neuve du château. La chambre du duc était toujours impénétrable derrière ses volets fermés. La fenêtre de la chambre de Mme de Mauban, seule, restait éclairée. Tout à coup, j’entendis un léger bruit, le bruit d’une clef qu’on tourne avec précaution dans une serrure. Quelle était la main qui tournait cette clef ? Quelle était la porte que l’on cherchait à ouvrir ? Celle peut-être qui aboutissait au pont-levis de l’autre côté du fossé ?

 

J’eus la vision de Rupert, une clef dans une main, son épée dans l’autre, et son méchant sourire retroussant sa lèvre sur ses dents de jeune loup. Où menait cette porte, et auquel de ses passe-temps favoris le jeune fauve allait-il se livrer cette nuit ?

 

Je n’eus pas à rester longtemps dans l’incertitude. Presque aussitôt, avant l’heure où mes amis devaient arriver au château, avant l’heure où Jean devait leur ouvrir la porte, il s’éleva un grand tumulte dans la pièce éclairée. Quelqu’un venait sans doute de renverser la lampe, car la lumière avait disparu tout à coup, et l’obscurité était complète. Alors, dans la nuit et le silence, j’entendis un appel désespéré : « Au secours, Michel ! Au secours ! » suivi par un cri déchirant.

 

Tous mes nerfs étaient tendus. Je me tenais sur la marche supérieure, me cramponnant au seuil de la porte de la main droite et tenant mon épée dans la gauche. Tout à coup je m’aperçus que le passage était plus large que le pont. Il y avait du côté opposé un coin d’ombre où un homme pouvait se tenir. Je le traversai aussi vite que l’éclair et me cachai là. Je me trouvai ainsi dans une position merveilleuse ; je commandais le passage, et personne ne pouvait se rendre du château au vieux donjon sans avoir affaire à moi.

 

Un nouveau cri, puis une porte qu’on ouvre avec fracas, et qui retombe avec bruit, une serrure secouée furieusement.

 

« Ouvrez ! ouvrez ! Au nom de Dieu, que se passe-t-il ? »

 

C’était la voix du duc Noir.

 

Pour toute réponse, j’entendis ces mots, les mots que j’avais moi-même dictés :

 

« Au secours, Michel, Hentzau ! »

 

Le duc lança un formidable juron, et se jeta contre la porte. Au même moment, j’entendis s’ouvrir une fenêtre au-dessus de ma tête. Une voix inquiète demandait : « Qu’y a-t-il ? » Puis ce furent des pas précipités. Je saisis mon épée. Si de Gautel venait de mon côté, les Six avaient chance de perdre encore un des leurs.

 

Un bruit de ferraille, comme celui d’épées qui s’entrecroisent, un piétinement ; mais comment raconter cette scène qui eut pour moi la rapidité de l’éclair ? Tout semblait se produire à la fois : d’abord, un cri sauvage partant de la chambre d’Antoinette, cri qui ébranla la nuit, cri d’homme blessé ; puis la fenêtre s’ouvre brusquement et j’aperçois Rupert, debout, l’épée à la main, le dos à la fenêtre ; il se bat contre un adversaire que je ne vois pas, il se fend…

 

« Ah ! c’est toi, Jean, attrape ! Avance donc, Michel ! »

 

Jean était donc accouru au secours du duc, et Rupert venait de le tuer sans doute de ce coup furieux. Nos plans étaient déjoués. Il n’y avait plus personne pour ouvrir la porte à mes amis.

 

« Au secours ! au secours ! »

 

La voix du duc se faisait toujours plus faible.

 

On marchait maintenant dans l’escalier, puis il se fit un mouvement sur la droite dans la direction de la cellule du roi. Mais, avant qu’il se fût rien passé de ce côté du fossé, cinq ou six hommes avaient entouré Hentzau. Acculé à la fenêtre, il se défendait comme un beau diable ; je le vis se fendre trois ou quatre fois avec une dextérité et une audace incomparables. Bien qu’en nombre supérieur les partisans du duc reculèrent, laissant un espace vide entre eux et le hardi coquin, qui profita de cette minute de répit pour enjamber l’appui de la fenêtre. Ivre de sang, il piqua une tête dans le fossé, en éclatant de rire et en agitant son épée dans sa main, et j’entendis encore une fois son rire sauvage, tandis qu’il traversait l’étang à la nage.

 

Que devint Hentzau ? Je ne sais trop ; au moment où il fit son plongeon, mon attention fut distraite par l’apparition, à la porte contre laquelle j’étais appuyé, de la face blême de Gautel. Sans hésiter, je le frappai ; il tomba comme une masse en travers de la porte. Je m’agenouillai près du cadavre. Où étaient les clefs ?

 

« Allons ! les clefs ! les clefs ! » Je parlais à ce mort comme s’il avait pu m’entendre : « Les clefs ! les clefs ! » Mais je ne trouvais rien, j’étais exaspéré, et, Dieu me pardonne, je crois que j’ai frappé cet homme mort au visage !

 

Enfin ! je les tiens. Il y en a trois ! Saisissant la plus grosse, je l’essayai à la porte qui conduit au cachot du roi. La porte s’ouvrit ! Je la tirai doucement sur moi, et la refermai en faisant le moins de bruit possible, puis je mis la clef dans ma poche.

 

Je me trouvai alors au haut d’un escalier de pierre fort raide, éclairé faiblement par une petite lampe, accrochée au mur. Je pris la petite lampe et m’arrêtai pour écouter.

 

« Que se passe-t-il ? » disait une voix inquiète.

 

La voix venait de derrière une porte qui me faisait face en bas de l’escalier.

 

« Faut-il le tuer ? » reprit une autre voix.

 

Je tendais l’oreille, anxieux, attendant la réponse. J’aurais pleuré de joie en reconnaissant la voix de Detchard, une voix dure et froide, qui répondait :

 

« Attends un peu. Nous pourrions avoir du désagrément si nous y mettions trop de hâte. »

 

Nouveau moment de silence. Puis un bruit de pas ; on ouvrait la porte avec précipitation. J’éteignis vivement la petite lampe.

 

« Il fait tout noir par ici. La lampe s’est éteinte. As-tu de la lumière ? » reprit l’autre voix, celle de Bersonin.

 

Il était plus que probable qu’ils avaient une autre lampe, mais j’étais décidé à ne pas leur laisser le temps de s’en servir. L’heure d’agir était venue. Je m’élançai contre la porte qui céda. Le Belge était debout, l’épée à la main ; Detchard était assis sur un lit au fond de la pièce. Leur étonnement fut tel en m’apercevant que Bersonin recula. Detchard sauta sur son épée. Je m’élançai sur le Belge que j’acculai au mur. Quelques instants après, il gisait à mes pieds. Je me retournai alors. Detchard n’était plus là. Fidèle aux ordres reçus, il s’était élancé vers la cellule du roi et avait refermé la porte sur lui. À l’heure actuelle, accomplissait-il sa sinistre besogne ? Sans aucun doute, il eût tué le roi, et moi ensuite, sans le dévouement d’un homme qui donna sa vie pour le roi.

 

Lorsque, après des efforts inouïs, j’arrivai à enfoncer la porte, voici le spectacle que j’eus devant les yeux.

 

Le roi, dans un coin, pâle, malade, hors d’état de se défendre, les mains agitées d’un tremblement nerveux, riait d’un rire insensé, le rire du délire, et regardait Detchard et le docteur qui se ruaient l’un contre l’autre au milieu de la chambre. Le docteur s’était jeté sur l’assassin ; il le garrottait, lui tenait les mains.

 

Mais Detchard ne tarda pas à se dégager, à secouer son chétif adversaire ; au moment où j’entrais, il lui passait son épée au travers du corps.

 

Alors, se tournant vers moi, il rugit :

 

« Enfin ! »

 

Et la lutte recommença entre nous, lutte corps à corps, à l’épée, car, j’en rends grâce au ciel, ni lui ni Bersonin n’avaient leurs revolvers. Je les ai trouvés plus tard, tout chargés, sur la cheminée de la première pièce.

 

Nous étions seul à seul, résolus à mourir ou à donner la mort, silencieux, farouches, implacables. Je me souviens peu des péripéties du combat. Je sais seulement que cet homme était de première force à l’épée, et, comme pour rendre la lutte encore plus inégale, dans une des premières passes, je fus blessé au bras gauche.

 

Je ne tire aucune gloire de ce combat ; je crois, en toute sincérité que j’aurais finalement été vaincu, qu’il m’aurait tué, et aurait achevé son œuvre de boucher, sans un secours imprévu.

 

J’étais donc acculé au mur lorsque le pauvre roi s’élança sur nous avec un rire de dément, en criant :

 

« Mais c’est le cousin Rodolphe ! le cousin Rodolphe ! Attends, cousin, je vais t’aider ! »

 

Et, saisissant une chaise, qu’il pouvait à peine tenir de ses mains débiles, et dont il se fit une espèce de bouclier, il s’avança de notre côté. Je sentis l’espérance renaître dans mon cœur.

 

« Viens ! Viens ! criai-je. Jette-la-lui dans les jambes ! »

 

Detchard répliqua par une attaque désespérée. Je crus que c’en était fait de moi.

 

« Avance, avance donc ! criai-je. Viens prendre ta part de la danse ! »

 

Le roi, riant toujours, avançait sa chaise devant lui. Detchard, poussant un formidable juron, se retourna, et tourna son épée contre le roi. Il l’atteignit sans doute, car celui-ci s’affaissa avec un gémissement.

 

Le misérable alors se jeta de nouveau sur moi ; mais, de sa propre main, il avait préparé sa ruine ; en se retournant, son pied glissa dans la mare de sang où gisait le cadavre du pauvre médecin. Il chancela et tomba. Je me précipitai, je le saisis à la gorge et, avant qu’il eût pu se reconnaître, je lui plantai mon épée au travers du corps. Il tomba sur le cadavre de sa victime.

 

Le roi était-il mort ? Ce fut ma première pensée. Je courus à lui. Il était étendu, sans connaissance, une blessure béante au front. Mais, avant que j’eusse pu m’assurer s’il respirait encore, je fus troublé par un bruit de chaînes au-dehors. On baissait le pont-levis. J’allais être pris comme dans une souricière, et le roi avec moi.

 

Que faire ? Vivant ou mort, j’abandonnai le roi à la Providence, je pris mon épée et je passai dans la première pièce.

 

Si c’étaient mes hommes qui avaient baissé le pont-levis, tout était bien. Mes yeux tombèrent alors sur les revolvers chargés, j’en pris un et m’arrêtai un moment pour écouter à la porte de l’autre chambre. Pour écouter, dis-je ? Oui, et pour reprendre ma respiration : je déchirai la manche de ma chemise et j’enroulai un morceau de toile autour de mon bras blessé ; puis j’écoutai à nouveau. J’aurais donné tout au monde pour entendre la voix de Sapt. Car j’étais abattu, fatigué, épuisé. Et ce chat sauvage de Rupert Hentzau circulait en liberté dans le château ! Comme il m’était plus facile de défendre l’étroite porte au sommet de l’escalier que l’entrée de la chambre beaucoup plus large, j’escaladai les marches et me tins immobile, aux écoutes.

 

Quel était ce bruit ? Un étrange bruit assurément, étant donné le lieu et l’heure. C’était le rire, le rire tranquille, méprisant, heureux, de Rupert Hentzau. Je pouvais difficilement comprendre qu’un homme sain d’esprit fût capable de rire à ce moment. Ce rire me fit comprendre que mes gens n’étaient pas arrivés ; car ils auraient déjà tué Rupert s’ils eussent été là.

 

L’horloge sonna deux heures et demie. Deux heures et demie ! N’ayant pas trouvé la porte ouverte, nos amis avaient dû, après m’avoir cherché sur la berge, retourner à Tarlenheim porter la nouvelle de la mort du roi et de la mienne. Un moment, je m’appuyai, défaillant, contre la porte. Mon courage m’abandonnait. Mais je me redressai bientôt, en entendant Rupert qui criait avec un accent plein de défi :

 

« Eh bien ! maintenant que le pont est baissé, qui vous empêche d’avancer ?… Par Dieu ! je donnerais quelque chose pour voir le duc Noir !…, Allons, arrière, valetaille !… Michel, viens donc te battre : tu peux bien te battre pour elle ! »

 

Si le combat devenait un trio, je pouvais encore y faire ma partie… Je fis doucement tourner la clef dans la serrure, et je regardai dehors.

 

XIX

À la poursuite de Rupert de Hentzau


Pendant un instant, il me fut impossible de rien distinguer : l’éclat des lanternes et des torches, massées de l’autre côté du pont, m’éblouissait, m’aveuglait. Cependant, peu à peu, la scène s’éclaira : étrange scène !

 

Le pont était baissé ; de l’autre côté, en face de moi, j’aperçus tout un groupe de serviteurs du duc. Deux ou trois d’entre eux portaient les torches dont la vive lumière m’avait ébloui ; trois ou quatre tenaient des piques. Ils étaient pressés les uns contre les autres, dans une attitude menaçante, leurs armes dirigées devant eux. Leurs visages étaient pâles et agités. Au vrai, ils étaient aussi effrayés qu’on peut l’être et ils regardaient avec appréhension du côté d’un homme qui se tenait au milieu du pont, son épée à la main. Rupert Hentzau était en manches de chemise ; son plastron blanc était tout taché de sang, mais son aisance, sa pose pleine de souplesse me disaient que lui-même n’avait pas été touché ni même égratigné. Et il était là, hardi, insolent, tenant le pont contre eux et les bravant, ou, plutôt, les sommant de lui envoyer le duc Noir. Et eux, sans armes à feu, tremblaient devant le coquin prêt à tout, et n’osaient l’attaquer. Ils murmuraient de confuses injures, et, au dernier rang, je vis mon ami Jean, appuyé contre le montant de la porte, et étanchant avec un mouchoir le sang qui coulait d’une blessure qu’il avait à la joue.

 

Par un hasard providentiel, je me trouvais maître de la situation. Cette lâche valetaille, qui ne venait pas à bout de cet homme seul, ne me résisterait pas. Le seul obstacle sérieux, c’était Rupert de Hentzau lui-même. Je n’avais, pour l’envoyer dans l’autre monde rendre compte de ses crimes, qu’à lever mon revolver, et, pourtant, je ne bougeais pas. Pourquoi ?

 

J’avais tué cette nuit-là un homme à la dérobée et un autre par chance plutôt que par adresse – ou du moins je le croyais ainsi. Et maintenant, aussi infâme que fût le personnage que j’avais devant moi, je ne me souciais pas de m’adjoindre à la bande qui allait s’attaquer à lui.

 

Au sentiment instinctif qui m’empêchait d’agir se joignait aussi une vive curiosité, le désir de savoir ce qui allait se passer.

 

« Michel, misérable, chien, si tu peux te tenir debout, viens ! » hurlait Rupert.

 

Et, à mesure qu’il avançait, le groupe pliait devant lui.

 

« Michel, viens donc. »

 

Pour toute réponse arriva jusqu’à moi le cri déchirant d’une femme, et ces mots :

 

« Il est mort ! Ô mon Dieu ! il est mort !

 

– Mort ! cria Rupert. Je ne croyais pas avoir fait si bonne besogne. »

 

Rupert riait d’un rire triomphant.

 

« Allons, bas les armes ! continua-t-il. Je suis le maître ici. Bas les armes ! »

 

Ils auraient sans doute obéi, les lâches, sans les nouveaux incidents qui se produisirent. D’abord ce fut un bruit lointain, des cris, des appels, des coups frappés.

 

Mon cœur battit dans ma poitrine. Si c’étaient mes amis qui, en dépit des ordres formels que je leur avais donnés, venaient à mon secours ! Toute l’attention des spectateurs ou acteurs de la scène se trouvait pour le moment concentrée sur un nouveau personnage, une femme, qui s’avançait en chancelant sur le pont. C’était Antoinette de Mauban, pâle comme la mort, les yeux brillants : sa main tremblante tenait un revolver qu’elle déchargea sur Rupert. Mais la balle ne l’atteignit pas.

 

« Sur ma foi, Madame, s’écria Rupert en riant, si vos yeux n’étaient pas plus meurtriers que vos coups, je ne me trouverais pas en si mauvaise passe, et le duc Noir ne serait pas en enfer cette nuit ! »

 

Elle ne prit pas garde à ces paroles ; faisant un effort suprême, elle domina son trouble et, calme, raide, délibérément, visa de nouveau.

 

C’eût été folie de braver ce danger. Il n’avait que deux choses à faire : ou s’élancer vers elle, ou reculer sur moi. Je le tenais au bout de mon pistolet.

 

Il ne fit ni l’un ni l’autre ; avant qu’elle eût ajusté son coup, il s’inclinait de la façon la plus gracieuse, disant :

 

« Je ne puis tuer ce que j’ai adoré. »

 

Et, avant qu’elle ou moi eussions pu l’empêcher, il enjambait le parapet et sautait dans le fossé.

 

Au même moment, j’entendis un bruit de pas pressés, puis une voix, celle de Sapt, qui criait :

 

« Dieu ! c’est le duc ! Il est mort ! »

 

Le roi n’avait plus besoin de moi ! Alors, jetant mon revolver, je m’élançai à mon tour sur le pont. Il y eut un murmure d’étonnement :

 

« Le roi ! »

 

Comme Rupert de Hentzau, l’épée à la main, j’escaladai le parapet, ne songeant plus qu’à vider ma querelle avec lui. Je voyais sa tête bouclée qui émergeait au-dessus de l’eau à une quinzaine de mètres en avant.

 

Il nageait, rapidement, aisément, tandis que j’avançais lentement, fatigué que j’étais, et avec mon bras blessé. Il me gagnait de vitesse. Pendant un certain temps, je nageai en silence. Mais, comme nous arrivions à l’angle du vieux donjon, je criai :

 

« Rupert, arrêtez, arrêtez donc ! »

 

Il se retourna, tout en continuant à nager :

 

Il était maintenant contre la digue, cherchant, comme je pouvais le voir, un endroit où reprendre pied. Je remarquai qu’il n’y en avait aucun, mais ma corde était là, toujours pendante à l’endroit où je l’avais laissée. Il y arriverait avant que je pusse y atteindre moi-même. Peut-être la manquerait-il, peut-être la trouverait-il ; et, en ce cas, il aurait sur moi une belle avance. Je fis appel à tout ce qui me restait de force et me hâtai. Enfin je le dépassai ; quant à lui, occupé d’un endroit où accoster, il nageait de moins en moins vite.

 

Ah ! il avait trouvé la corde ! Un cri de triomphe m’échappa. Il se soutenait après elle et commençait à se hisser. J’étais assez près de lui pour l’entendre murmurer : « Qui diable a mis ça là ! » J’arrivai juste au-dessus de la corde et lui, suspendu à mi-chemin, me vit. Mais je ne pouvais l’atteindre.

 

« Holà ? qui est là ? » cria-t-il.

 

Et sa voix trahissait l’étonnement, presque la crainte.

 

Je crois qu’un moment il me prit pour le roi ; et, de fait, j’étais si pâle que cela rendait la supposition vraisemblable. Une minute plus tard, il criait :

 

« Parole d’honneur ! mais c’est le comédien. Comment te trouves-tu là, mon garçon ? »

 

Tout en parlant, il prenait pied sur la berge.

 

Je me suspendis à la corde, mais je m’arrêtai : il était sur la berge, son épée en main, et il eût pu me trancher la tête où m’embrocher le cœur si j’étais descendu jusqu’à lui. Je laissai aller la corde.

 

« Ça ne fait rien, dis-je, mais, puisque j’y suis, j’y reste. »

 

Il sourit :

 

« Le diable soit des femmes ! » commença-t-il, quand tout à coup la cloche du château se mit à sonner furieusement, et un grand cri s’éleva de l’étang.

 

Rupert sourit de nouveau et agita sa main vers moi.

 

« J’aimerais à faire un petit bout de causette avec vous, continua-t-il, mais le moment serait mal choisi. »

 

Et je le vis disparaître.

 

En un instant, sans souci du danger, je me laissai glisser. Je le vis à trente mètres de là courant comme un daim vers l’abri de la forêt.

 

C’était la première fois que je voyais Rupert choisir le parti de la prudence. Je m’élançai à sa poursuite, lui criant d’arrêter. Il ne voulait rien entendre. Jeune et vigoureux, il eut bientôt pris de l’avance. Je ne me décourageai pas toutefois, et je courais, je courais…

 

Les ombres épaisses de la forêt de Zenda nous enveloppèrent bientôt.

 

Il pouvait être trois heures du matin environ, et l’aube commençait. J’apercevais Rupert à une centaine de mètres en avant. J’étais haletant, épuisé. Je le vis encore une fois se retourner pour me faire de la main le même geste ironique, puis il disparut.

 

Il se moquait de moi, s’étant aperçu qu’il avait sur moi de l’avance. Je fus obligé de m’arrêter pour reprendre ma respiration. Un moment après, Rupert tourna vivement vers la droite, et je le perdis de vue.

 

Épuisé, désespéré, je me laissai tomber, mais pour me relever presque aussitôt, car un cri, un cri de femme éplorée venait de réveiller les échos de la forêt. Je rassemblai mes dernières forces, et courus à l’endroit où j’avais vu mon ennemi pour la dernière fois. Je l’aperçus ; mais, hélas ! il était trop loin pour que je pusse l’atteindre. Il avait arrêté une jeune paysanne qui passait à cheval, la fille de quelque petit fermier sans doute ou de quelque paysan, se rendant au marché, son panier au bras. Sans se laisser intimider par ses cris, maître Rupert l’enleva de sa selle. L’enfant, épouvantée, se débattait ; très doucement il la posa à terre ; et, en riant, il lui glissa de l’argent dans la main. Puis il sauta en selle, de côté comme une femme, et m’attendit. Je m’arrêtai aussi à quelques pas.

 

Bientôt il s’avança, gardant toutefois sa distance, leva la main, et dit :

 

« Qu’avez-vous fait au château ?

 

– J’ai tué trois de vos amis.

 

– Vous avez pénétré jusqu’au cachot ?

 

– Oui.

 

– Et le roi ?

 

– Il a été blessé par Detchard avant que j’aie eu le temps de tuer le misérable, mais j’espère qu’il vit ?

 

– Imbécile ! fit Rupert gaiement.

 

– J’ai fait autre chose encore.

 

– Quoi donc ?

 

– Je t’ai épargné. J’aurais pu te tuer comme un chien ; j’étais derrière toi sur le pont, un revolver à la main, quand Antoinette t’a manqué.

 

– Ah ! bah ! Mais alors, j’étais entre deux feux.

 

– Allons, mets pied à terre maintenant, et bats-toi comme un homme.

 

– Devant une femme, fit-il en montrant la jeune fille. Fi ! Votre Majesté n’y pense pas ! »

 

Fou de rage, ne sachant plus ce que je faisais, je m’élançai sur lui. Un moment, il hésita. Serrant les brides, il attendit mon attaque. Je lui courus sus comme un fou ; je saisis les rênes et le frappai. Il para le coup et riposta. Alors je reculai pour prendre un nouvel élan ; cette fois je l’atteignis au visage, et lui fis une large blessure à la joue, me dérobant avant qu’il eût pu m’atteindre à son tour.

 

La violence de mon attaque l’avait surpris, troublé ; sans cela, il est certain qu’il m’eût tué. J’étais tombé sur les genoux, à bout de force ; je pensais qu’il allait m’achever.

 

Il n’eût pas hésité sans doute, et c’en était fait de moi – et de lui peut-être – lorsqu’à ce moment précis nous entendîmes de grands cris derrière nous, et nous vîmes au bout de l’avenue un cavalier qui arrivait à fond de train. Il avait un revolver à la main. C’était Fritz von Tarlenheim, mon fidèle ami. Rupert le reconnut, et, retenant son cheval prêt à s’élancer sur moi, il lui fit faire volte-face : il se penchait en avant, rejetant ses cheveux d’un geste hautain ; il sourit, en me criant :

 

« Au revoir, Rodolphe Rassendyll ! »

 

Et, la joue ruisselante de sang, mais la lèvre souriante, Rupert me salua : il salua aussi la paysanne qui s’était approchée en tremblant de tous ses membres et il partit au galop en faisant de la main un geste d’adieu à Fritz, qui répondit par un coup de feu.

 

La balle fut bien près de faire son œuvre ; elle alla frapper l’épée qu’il tenait à la main, et qu’il lâcha en poussant un juron.

 

Je le suivis longtemps des yeux, le long de l’avenue verte ; il s’en allait tranquille, en chantant. Bientôt les profondeurs de la forêt l’enveloppèrent et nous le perdîmes de vue. Il avait disparu, indifférent et circonspect, gracieux et pervers, beau, couard, vil et indompté.

 

D’un geste de rage, je jetai mon épée loin de moi, faisant à Fritz signe de le suivre. Mais Fritz arrêta son cheval, sauta à terre, courut à moi, s’agenouilla et me prit dans ses bras. Il était temps : ma blessure s’était rouverte, et mon sang coulait de nouveau abondamment, rougissant l’herbe fraîche.

 

« Donne-moi ton cheval », fis-je en me redressant et en me dégageant.

 

Une rage folle me prêtait des forces. Je fis encore quelques pas, puis je tombais vaincu, le visage contre terre. Fritz courut à moi.

 

« Fritz, murmurai-je…

 

– Ami, cher ami, disait-il.

 

– Et le roi ? Vit-il ? »

 

Il prit son mouchoir, essuya mes lèvres, se pencha et me baisa au front.

 

« Oui, grâce au dévouement du plus loyal gentilhomme qu’il y ait en ce monde, dit-il doucement, le roi est vivant. »

 

La petite paysanne était près de nous, pleurant de frayeur et les yeux écarquillés d’admiration, car elle m’avait vu à Zenda ; et tel que j’étais, pâle, mouillé, couvert de boue, ensanglanté, n’étais-je pas le roi ?

 

À la nouvelle que le roi était vivant, j’essayai de pousser un hourra, mais mes forces me trahirent.

 

J’étais sans voix ; j’appuyai ma tête sur l’épaule de Fritz et je fermai les yeux en laissant échapper un faible gémissement ; puis, craignant peut-être que Fritz ne me fît injure en pensée, je rouvris les yeux et j’essayai de nouveau de crier :

 

« Hourra ! »

 

Mais je ne pus, j’étais très las… j’avais froid… je me serrai contre Fritz pour me réchauffer, mes yeux se fermèrent. Je m’endormis.

 

XX

Le prisonnier du château et le roi


Afin que l’on se rende un compte bien exact des événements qui venaient de s’accomplir au château de Zenda, il est nécessaire d’ajouter au récit de ce que j’avais fait et vu par moi-même en cette nuit mémorable ce que j’appris plus tard par Fritz et par Mme de Mauban.

 

On verra par le récit de cette dernière comment le cri qu’elle devait pousser, et qui devait nous servir de signal, et la petite scène que nous avions préparée, scène qui, dans ma pensée, n’était que simulée, éclatant trop tôt, avaient tout compromis, mais nous avaient pourtant sauvés en fin de compte.

 

La malheureuse femme, entraînée, je crois, par le sentiment très sincère qui l’attachait au duc de Strelsau, l’avait suivi en Ruritanie. Le duc était un homme très violent, très entier, mais, au fond, toujours maître de lui. Mme de Mauban, très éprise, n’avait pas tardé à souffrir d’autant plus qu’elle s’était bientôt aperçue qu’elle avait une rivale redoutable en la personne de la princesse Flavie.

 

Désespérée, tout lui parut bon pour conserver son pouvoir sur le duc. C’est ainsi que lorsque le duc partit pour Zenda, elle l’accompagna, se laissa entraîner et se trouva liée à sa fortune. Toutefois, si attachée qu’elle fût au duc, elle ne consentit pas à m’attirer dans le piège où je devais trouver la mort ; d’où les lettres d’avertissement que j’avais reçues. Quant aux lignes envoyées par elle à Flavie, étaient-elles inspirées par de bons ou de mauvais sentiments, par la jalousie ou la pitié ? Je ne sais, mais ici encore elle nous servit.

 

De ce jour, elle fut avec nous. Ce qui ne l’empêchait pas, c’est elle-même qui me l’a dit, d’aimer toujours Michel. Elle espérait obtenir du roi, en récompense de ses services, sinon le pardon du duc, au moins sa vie.

 

Elle ne souhaitait pas la victoire du duc, car elle abhorrait son crime, et plus encore ce qui en devait être la récompense en cas de succès, son mariage avec sa cousine, la princesse Flavie.

 

À Zenda, d’autres éléments vinrent encore se mêler à l’action et la compliquer, entre autres les sentiments de Rupert pour Antoinette. Cette nuit même, Rupert, à l’aide d’une seconde clef, avait fait irruption tout d’un coup dans la chambre d’Antoinette, qu’il avait l’intention, sans doute, d’entraîner hors du château.

 

Aux cris de la pauvre femme, le duc était accouru, et là, dans l’obscurité, les deux hommes s’étaient battus.

 

Rupert, après avoir blessé mortellement son maître, avait sauté par la fenêtre, ainsi que je l’ai déjà dit, au moment où les domestiques accouraient avec des torches. C’est le sang du duc qui, en rejaillissant, avait inondé la chemise de son adversaire ; mais Rupert, ne sachant pas qu’il avait tué Michel, avait eu hâte de mettre fin au combat.

 

Je ne sais trop ce qu’il comptait faire des trois survivants de sa bande ; peut-être n’y avait-il même pas pensé ; la mort de Michel, en tout cas, n’était point préméditée.

 

Antoinette, restée seule avec le duc, avait en vain essayé d’arrêter le sang qui s’échappait de sa blessure ; il avait rendu le dernier soupir entre ses bras.

 

Affolée de douleur, et entendant Rupert accabler d’injures et de railleries les serviteurs du duc, elle était sortie avec l’intention de venger sa mort. Elle ne m’avait pas aperçu ; elle ne me vit que lorsque je sautai dans le fossé, à la poursuite de Rupert.

 

C’est à ce moment que mes amis entrèrent en scène.

 

Ils étaient arrivés devant le château à l’heure dite, et avaient attendu devant la porte ; mais Jean, entraîné avec les autres au secours du duc, n’était pas venu l’ouvrir ; il avait pris part au combat contre Rupert, faisant preuve d’une bravoure d’autant plus grande qu’il voulait prévenir tout soupçon, et il avait été blessé, dans l’embrasure de la fenêtre. Sapt avait attendu jusqu’à deux heures et demie ; puis, se conformant aux ordres reçus, il avait envoyé Fritz en reconnaissance sur les bords du fossé.

 

Ne m’ayant pas trouvé, Fritz s’était hâté de rejoindre Sapt, qui voulait regagner Tarlenheim en toute hâte, ce à quoi Fritz se refusa péremptoirement. Il y eut une vive altercation entre eux, à la suite de laquelle Sapt, persuadé par Fritz, se décida à envoyer un détachement, sous les ordres de Bernenstein, à Tarlenheim, avec ordre de ramener le maréchal, pendant que les autres livreraient l’assaut à la grande porte du château. Elle résista d’abord et céda enfin au moment même où Antoinette de Mauban tirait sur Rupert. Mes amis firent irruption alors au nombre de huit.

 

En passant par la chambre du duc, ils l’aperçurent étendu mort sur le seuil, une large blessure à la poitrine. Cette vue arracha à Sapt une exclamation que j’entendis. Ils s’élancèrent alors sur les serviteurs qui, épouvantés, laissèrent tomber leurs armes, tandis qu’Antoinette se jetait en sanglotant aux pieds de Sapt.

 

Elle lui expliqua, au milieu de ses larmes, qu’elle m’avait aperçu au bout du pont, que je n’étais pas mort, et que j’avais sauté dans le fossé.

 

« Et le prisonnier ? » demanda Sapt.

 

Mais elle secoua la tête ; elle ne savait rien. Alors, Sapt et Fritz, suivis des autres gentilshommes, traversèrent le pont, lentement, prudemment, sans faire de bruit. Ce fut Fritz qui heurta du pied le cadavre de Gautel couché en travers de la porte. Il se baissa et vit qu’il était mort.

 

Alors ils se consultèrent, écoutant attentivement si aucun bruit ne parvenait du cachot, et ils eurent grand-peur que les gardes du roi ne l’eussent tué et, ayant jeté son cadavre dans le tuyau, n’eussent fui par le même chemin. Mais, comme on m’avait aperçu au château, ils avaient encore quelque espoir (c’est, en effet, ce que, dans son amitié, Fritz me confia).

 

Alors ils retournèrent auprès de Michel, et écartant Antoinette, qui priait auprès du mort, ils trouvèrent sur lui une clef avec laquelle ils ouvrirent la porte que j’avais fermée. L’escalier était complètement noir ; ils hésitaient à allumer des torches ; c’était dangereux en cas d’attaque.

 

Mais, sur ces mots de Fritz : « La porte d’en bas est ouverte ; voyez : on aperçoit de la lumière ! » ils avancèrent hardiment, et, lorsqu’ils entrèrent dans la première pièce, ils trouvèrent le cadavre de Bersonin. Enfin, dans la cellule du roi, mes amis heurtèrent le corps de Detchard, couché en travers de celui du médecin, pendant que le roi était étendu sur le dos, une chaise renversée à côté de lui.

 

« Il est mort ! » s’écria Fritz.

 

Sapt, toujours prudent, commença par faire évacuer la cellule, ne gardant que Fritz avec lui, et s’agenouilla auprès du roi. Il était expérimenté : il eut tôt fait de voir que non seulement le roi n’était pas mort, mais que, convenablement soigné, il ne mourrait pas.

 

On lui couvrit le visage et on le porta dans la chambre du duc, où on le coucha, et où Antoinette vint lui baigner les tempes avec de l’eau fraîche et panser ses blessures en attendant l’arrivée du docteur.

 

Sapt se rendit vite compte que tout cela était mon œuvre ; ayant entendu le récit d’Antoinette, il envoya Fritz à ma recherche, d’abord dans les fossés, puis dans la forêt.

 

Fritz trouva mon cheval et me crut mort. En me retrouvant vivant, sa joie, son trouble furent tels qu’il en oublia tout le reste ; il oublia combien il eût été important de se débarrasser de Rupert. Et, pourtant, je crois que, si Fritz l’avait tué, je lui en aurais voulu.

 

La délivrance du roi une fois opérée, restait à s’assurer que le secret serait bien gardé, car il fallait que personne ne soupçonnât que le roi avait été trois mois prisonnier.

 

Sapt prit les mesures nécessaires. Antoinette de Mauban et Jean durent jurer de se taire.

 

Tranquille de ce côté, Fritz prépara la version officielle de tous ces événements. En voici à peu près les grandes lignes :

 

Un ami du roi était retenu prisonnier par son frère. Rodolphe avait voulu le délivrer (ai-je besoin de dire que, dans cette histoire, c’était moi qui devais jouer le rôle du prisonnier ?). Au cours de la bataille, le roi avait été blessé très grièvement par les geôliers qui gardaient son ami, les avait finalement terrassés, et maintenant, blessé, mais vivant, il reposait au château, dans le propre lit du duc Noir. Quant au prisonnier, il avait disparu, après avoir passé comme un éclair sur le pont devant les serviteurs du duc. Aussitôt qu’on l’aurait retrouvé, ordre avait été donné de le conduire directement auprès du roi, sans le laisser communiquer avec personne.

 

D’autre part, un courrier partait à fond de train pour Tarlenheim afin de prier le maréchal de Strakencz d’avertir la princesse que le roi était en sûreté. Quant à la princesse, elle ne devait, en aucun cas, quitter Tarlenheim, où elle attendrait la venue de son cousin et ses instructions.

 

C’est ainsi que le roi rentrait dans ses droits, après avoir accompli de grandes choses, et échappé aux tentatives criminelles de son frère naturel.

 

Telle était la combinaison, fort ingénieuse, n’est-il pas vrai ? de mon vieil ami.

 

Elle réussit, sauf sur un seul point, où elle se heurta contre une force qui déjoue parfois les plans les plus ingénieux, je veux parler du bon plaisir d’une femme. Le roi eut beau ordonner, le cousin eut beau supplier, le maréchal eut beau insister, la princesse Flavie ne voulut rien entendre.

 

Pensait-on qu’elle allait rester à Tarlenheim, alors que son fiancé était blessé au château ? Lorsque le maréchal et son escorte prirent la route de Zenda, la voiture de la princesse suivait immédiatement derrière.

 

C’est dans cet appareil que le cortège défila dans les rues de la ville.

 

Le bruit y avait rapidement circulé que le roi, se rendant la nuit précédente chez son frère pour lui demander en toute amitié des explications au sujet de l’emprisonnement d’un de ses amis dans le château de Zenda, avait été traîtreusement attaqué ; qu’un combat désespéré avait eu lieu ; que le duc Noir avait été tué avec plusieurs de ses aides de camp, et que le roi, tout blessé qu’il fût, s’était emparé du château de Zenda. Toutes ces nouvelles causèrent, comme on peut le supposer, une vive émotion. Le télégraphe s’en empara aussitôt, et les dépêches parvinrent à Strelsau juste après que les ordres furent arrivés de consigner les troupes et d’occuper militairement les quartiers où pouvait se produire quelque effervescence.

 

C’est ainsi que la princesse arriva à Zenda. Au moment où la voiture gravissait la colline, le maréchal, suppliant encore une fois la princesse de retourner en arrière, Fritz de Tarlenheim et le « prisonnier » arrivaient sur la lisière de la forêt. J’avais repris connaissance et je marchais appuyé sur le bras de mon fidèle ami ; tout à coup, levant les yeux et regardant par hasard, j’aperçus à travers les branches la princesse ! Je compris au regard de mon compagnon que nous ne devions pas nous laisser voir et je me laissai tomber sur les genoux derrière un groupe d’arbres. Mais la petite paysanne qui nous avait suivis courut au-devant de Flavie :

 

« Madame, lui cria-t-elle, le roi est là, dans la forêt. Voulez-vous que je vous conduise auprès de lui ?

 

– Quelle sottise dis-tu, enfant ? reprit le vieux Strakencz. Le roi est blessé au château de Zenda.

 

– Oui, monsieur, il est blessé, je le sais ; mais il est ici avec le comte Fritz.

 

– Comment le roi pourrait-il être en deux endroits à la fois, à moins qu’il n’y ait deux rois ? fit Flavie étonnée. Et comment se trouverait-il ici ?

 

– Il poursuivait un seigneur, Madame : ils se sont battus devant moi jusqu’au moment où le comte Fritz est arrivé, à preuve que l’autre seigneur m’a pris le cheval que je montais, et est parti avec. Je vous jure, Madame, que le roi est là avec le comte Fritz. Y a-t-il dans toute la Ruritanie un homme qu’on puisse confondre avec le roi ?

 

– Non, mon enfant, dit Flavie doucement (je ne le sus qu’après) et, en souriant, elle lui remit une pièce d’or. En tout cas, j’irai, et je verrai ce gentilhomme. »

 

Et elle se leva pour descendre de voiture. Au même moment, Sapt arrivait à cheval, venant du château ; en apercevant la princesse, il fit contre fortune bon cœur ; il lui cria, de l’air le plus aimable qu’il pût prendre, que le roi était bien soigné et hors de danger.

 

« Au château ? fit-elle.

 

– Où pourrait-il être, Madame ? répondit-il en saluant.

 

– Mais cette enfant prétend qu’il est là, dans la forêt, avec le comte Fritz. »

 

Sapt regarda l’enfant en souriant.

 

« Bah ! pour une jeunesse comme cela, tout beau garçon est un roi.

 

– Je vous assure que celui que j’ai vu ressemble au roi comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau », cria l’enfant ébranlée, mais tenant encore à son dire.

 

Sapt se détourna vivement. Le visage du vieux maréchal était plein d’interrogation, le regard de Flavie non moins éloquent. Le soupçon a des ailes !

 

« Je vais aller voir par moi-même, dit Sapt vivement.

 

– Je vous accompagnerai, fit la princesse.

 

– Venez seule, alors, de grâce ! »

 

Et la princesse, obéissant à l’étrange prière qu’elle lisait dans les yeux du vieux soldat, pria le maréchal et sa suite de les attendre.

 

Sapt et la princesse se dirigèrent à pied vers l’endroit où nous étions cachés. Sapt avait fait signe à la petite paysanne de rester à distance. En les voyant venir, je me laissai tomber sur le gazon et cachai mon visage entre mes mains. Comment trouver la force de la regarder ?

 

Fritz, agenouillé auprès de moi, me soutenait.

 

« Parlez bas, quoi que vous disiez ! » suppliait Sapt à l’oreille de la princesse.

 

« C’est lui ! Êtes-vous blessé ? »

 

Elle s’était jetée à genoux, à côté de moi, cherchant à écarter mes mains ; mais je tenais obstinément mes yeux baissés.

 

« C’est bien le roi ! Dites-moi, colonel, quelle est cette plaisanterie ? Je n’en comprends pas le sel. »

 

Aucun de nous ne répondait. Nous restions muets ; enfin Sapt, n’y tenant plus :

 

« Non, Madame, dit-il d’une voix rauque, ce n’est pas le roi. »

 

Elle se recula, et, d’un ton indigné :

 

« Croyez-vous, dit-elle, que je puisse ne pas reconnaître le roi ?

 

– Ce n’est pas le roi », répéta le vieux Sapt.

 

Fritz fondit en larmes. Ces larmes éclairèrent la princesse.

 

« Mais je vous dis que c’est le roi, répétait-elle, inquiétée. Je reconnais son visage, sa bague… ma bague !…

 

– Madame, reprit le vieux Sapt, le roi est au château. Ce gentilhomme…

 

– Regardez-moi, Rodolphe, regardez-moi, criait-elle en me prenant la tête dans ses deux mains. Pourquoi leur permettez-vous de me torturer ainsi ? Dites-moi ce que cela signifie. »

 

Alors je parlai, la regardant dans les yeux :

 

« Dieu me pardonne, Madame ! Non, je ne suis pas le roi. »

 

Elle me regarda comme jamais homme, je crois, ne fut regardé. Son regard me brûlait.

 

Et moi, redevenu muet, je vis dans ses chers yeux naître et grandir le doute, puis l’horreur.

 

Elle se tourna vers Sapt, vers Fritz, enfin vers moi ; puis, tout à coup, elle se jeta dans mes bras, et, moi, avec un grand cri, je la serrai contre mon cœur. Sapt posa la main sur mon bras.

 

Je le regardai, et, étendant la princesse évanouie sur le gazon, je m’éloignai en lui jetant un dernier regard et en maudissant le ciel.

 

Pourquoi Dieu n’avait-il pas permis, au moins, que l’épée de Rupert m’eût sauvé de ce martyre !

 

XXI

La fin d’un rêve. – Dernier adieu


Il faisait nuit. J’étais dans le cachot, au château de Zenda, où le roi avait passé de si tristes semaines. Le grand tuyau que Rupert de Hentzau avait surnommé l’échelle de Jacob avait été enlevé, et la lumière du jour, au-dessus de l’étang, venait en éclairer l’obscurité. Tout était calme ; les bruits et les cris de combat s’étaient évanouis.

 

J’avais passé la journée caché dans la forêt, après que Fritz m’avait entraîné, laissant Sapt avec la princesse. À la tombée de la nuit, bien emmitouflé, on m’avait ramené au château.

 

Bien que trois hommes fussent morts dans cette cellule, dont deux de ma main, je n’avais pas l’imagination troublée par des fantômes ; je m’étais jeté sur un lit de camp, et je regardais couler l’eau des fossés.

 

Jean, dont la blessure avait été sans gravité, m’apporta à souper et me donna des nouvelles : le roi était mieux ; il avait vu la princesse et avait eu un long entretien avec Sapt et Fritz, à la suite duquel le maréchal Strakencz était parti pour Strelsau.

 

On avait procédé à la cérémonie de la mise en bière du duc Noir. Antoinette de Mauban le veillait. Les chants funèbres, les hymnes, les voix des prêtres, à la chapelle, venaient jusqu’à moi.

 

Au-dehors, d’étranges rumeurs circulaient. Les uns disaient que le prisonnier de Zenda était mort ; d’autres qu’il avait disparu, mais qu’il était bien vivant ; d’autres encore, que c’était un ami du roi qui lui avait rendu des services lors d’une aventure en Angleterre ; d’autres enfin, que c’est lui qui avait découvert les projets du duc et que c’est pour cette raison qu’il avait été enlevé par lui. Une ou deux personnes plus clairvoyantes secouaient la tête et se contentaient de dire qu’elles ne diraient rien, et qu’on ne saurait pas grand-chose tant que le colonel Sapt se tairait.

 

Alors je bavardai avec Jean, puis je le renvoyai et demeurai seul, songeant non pas à l’avenir, mais – comme un homme est porté à le faire lorsque des aventures émouvantes viennent de lui arriver – me remémorant les événements de ces dernières semaines et admirant l’étrange façon dont ils s’étaient dénoués. Et au-dessus de moi, dans le silence de la nuit, j’entendais les drapeaux claquant le long de leurs hampes, car le pavillon du duc Noir était maintenant en berne et, par-dessus, flottait l’étendard royal de Ruritanie. Une habitude est si vite prise que je dus faire un effort pour me souvenir que cet étendard ne flotterait plus longtemps pour moi.

 

Fritz von Tarlenheim entra. J’étais alors près de la fenêtre ; la vitre était ouverte et, machinalement, je grattais du doigt le ciment de la maçonnerie qui avait soutenu l’échelle de Jacob.

 

Il me dit brièvement que le roi désirait me parler et, tous deux, nous traversâmes le pont-levis pour nous rendre dans la chambre qui était autrefois celle du duc Noir. Le roi était couché ; notre médecin de Tarlenheim était auprès de lui, et il me recommanda à voix basse de ne pas rester trop longtemps. Le roi me prit la main, qu’il serra. Fritz et le docteur s’étaient retirés au fond de la chambre.

 

Aussitôt je retirai la bague que je portais encore, et la passai à son doigt.

 

« J’ai essayé de m’en montrer digne, Sire, fis-je.

 

– C’est à peine si je puis parler, me répondit-il, d’une voix faible ; je suis épuisé : je viens de discuter une heure avec Sapt et le maréchal, car nous avons mis le maréchal dans la confidence. Je voulais vous emmener avec moi à Strelsau, vous garder à la cour, et proclamer bien haut ce que vous aviez fait pour moi. Vous eussiez été mon meilleur et mon plus sûr ami, cousin Rodolphe. Mais on me dit que je ne dois pas le faire, qu’il faut garder le secret sur ce qui s’est passé, si c’est possible.

 

– On a parfaitement raison, Sire : Votre Majesté doit me laisser partir. J’ai fait ici tout ce que j’avais à faire.

 

– Et vous l’avez fait comme nul homme ne l’eût fait. Quand on me reverra, j’aurai laissé pousser ma barbe, je serai maigri, dévasté par la maladie. On ne s’étonnera pas de trouver le roi si changé de visage. Cousin, je ferai mon possible pour qu’on ne le trouve pas non plus au moral. Vous m’avez montré comment doit se comporter un roi.

 

– Sire, interrompis-je, je vous en supplie : pas de compliments ; je ne saurais les accepter de vous. C’est une grâce spéciale du ciel que je ne me sois pas montré envers vous plus traître encore que votre frère. »

 

Il tourna vers moi des yeux interrogateurs ; mais tout est effort pour un malade, et déchiffrer des énigmes n’est pas son fait ; il n’avait point la force de m’interroger. Ses yeux pourtant s’arrêtèrent un moment sur la bague de Flavie, que je portais à mon doigt. Je crus qu’il allait me faire quelques questions à ce sujet ; mais, après avoir joué avec elle quelques instants du bout des doigts, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller. »

 

« Quand vous reverrai-je ? fit-il, d’une voix faible, presque indifférente.

 

– Quand je pourrai être utile à Votre Majesté », dis-je en lui baisant la main.

 

Ses yeux se fermèrent. Fritz se rapprocha avec le docteur, et je me laissai emmener. Je n’ai jamais revu le roi.

 

Une fois dehors, Fritz ne reprit pas le chemin du pont-levis, mais s’engagea à gauche, et, sans parler, me conduisit par de vastes corridors jusqu’au château.

 

« Où allons-nous ? » demandai-je. ». Fritz, sans oser me regarder, répondit :

 

« Elle vous a envoyé chercher. Une fois l’entrevue terminée, venez me retrouver à l’entrée du pont, je vous y attendrai.

 

– Que me veut-elle ? » demandai-je, la respiration haletante.

 

Il secoua la tête.

 

« Est-ce qu’elle sait tout ?

 

– Oui, tout. »

 

Il ouvrit une porte, et, me poussant doucement en avant, la referma derrière moi.

 

Je me trouvais dans un petit salon, richement et élégamment meublé. D’abord je crus que j’étais seul, car la lumière que répandaient deux mauvaises bougies sur la cheminée était assez faible. Mais bientôt je discernai la silhouette d’une femme près de la fenêtre. Je reconnus que c’était la princesse. Je m’avançai, mis un genou en terre, pris la main qui pendait à son côté, et la portai à mes lèvres. Elle ne parla ni ne remua. Je me redressai alors, et, dans la pénombre que mes yeux ardents arrivaient à percer, j’aperçus son visage pâle et le reflet de ses cheveux d’or, et, avant même d’en avoir conscience, je prononçai son nom.

 

« Flavie ! »

 

Elle eut un sursaut et regarda autour d’elle. Alors elle m’aperçut et me prit les mains. « Ne restez pas ainsi ; non, non, il ne faut pas ! Vous êtes blessé ! Venez vous asseoir, ici…, ici ! »

 

Elle me fit asseoir sur un sofa et mit sa main sur mon front.

 

« Que votre front est chaud », dit-elle, s’agenouillant près de moi, et, plus bas, elle murmura encore : « Mon ami, que votre front est chaud ! »

 

J’étais venu pour m’humilier, pour obtenir le pardon de ma présomption, et voici que je disais :

 

« Je vous aime de toute mon âme.

 

« De toute mon âme et de tout mon cœur, repris-je. Dès le premier jour, quand je vous ai vue dans la cathédrale, il n’y a plus eu au monde qu’une seule femme pour moi, et il n’y en aura jamais d’autre. Mais que Dieu me pardonne le mal que je vous ai fait !

 

– Ils vous y ont forcé », s’écria-t-elle vivement.

 

Et elle ajouta, levant la tête et me regardant dans les yeux : « Cela n’aurait rien changé, si je l’avais su. Car c’est bien vous que j’aimais, ce n’a jamais été le roi.

 

– Je voulais tout vous dire, repris-je, et j’allais le faire le soir du bal, à Strelsau, quand Sapt est venu nous interrompre. Après cela, je n’en ai plus trouvé le courage : trouver le courage de vous perdre avant l’heure ! J’ai failli trahir le roi, j’ai risqué sa vie.

 

– Je sais, je sais. Mais que faire maintenant ?

 

– Je pars cette nuit, répondis-je.

 

– Oh ! non, non, cria-t-elle. Pas cette nuit !

 

– Il le faut ; il faut que je parte avant que trop de gens ne m’aient vu. Et comment voulez-vous que je reste, si je ne…

 

– Si je pouvais partir avec vous ! murmura-t-elle très bas.

 

– Pour Dieu ! fis-je rudement, ne parlez pas de cela ! »

 

Et, durant quelques secondes, je m’éloignai d’elle.

 

« Et pourquoi pas ? Puisque je vous aime. Vous êtes un aussi bon gentilhomme que le roi ! »

 

Alors je faillis à toutes les promesses que je m’étais faites, et je la suppliai, en termes brûlants, de me suivre, défiant toute la Ruritanie de venir l’arracher à moi. Et, pendant un moment, elle m’écouta, les yeux brillants, émerveillés. Mais, comme son regard tombait sur moi, je fus saisi de honte, et ma voix s’éteignit en murmures et en balbutiements, puis je me tus.

 

Elle se leva et alla s’appuyer contre le mur, tandis que je demeurais assis sur l’extrémité du sofa, tremblant de tous mes membres, me rendant compte de ce que je venais de faire, ayant horreur de mes paroles et sentant qu’il m’eût été impossible de ne pas les prononcer. Un long temps, le silence régna.

 

« Je suis fou ! m’écriai-je tout à coup.

 

– Que j’aime votre folie ! » répondit-elle.

 

Son visage était dans l’ombre, mais je vis luire une larme sur sa joue. Mes ongles s’enfoncèrent dans la soie du sofa.

 

« L’amour est-il tout ? demanda-t-elle d’une voix basse, aux accents exquis, qui me parurent apporter un baume à mon cœur brisé. Si l’amour était tout, je vous suivrais, fût-ce en haillons, au bout du monde ; car vous tenez mon cœur dans le creux de votre main. Mais l’amour est-il bien tout ? »

 

Je ne répondis pas. Je rougis aujourd’hui à la pensée que je ne fis rien pour la secourir.

 

Elle s’approcha de moi et me mit la main sur l’épaule. Et moi, je saisis ses deux petites mains dans les miennes.

 

– Je connais bien des gens qui écrivent et parlent comme si cela était. Peut-être est-ce vrai pour quelques-uns. C’est le sort qui en décide. Ah ! si j’étais de ceux-là ! Mais, si l’amour était tout…, vous auriez laissé le roi mourir dans sa cellule ! »

 

Je baisai sa main.

 

« Une femme peut, comme un homme, être esclave de son honneur. Le mien, Rodolphe, exige que je sois fidèle à mon pays et à ma maison. Je ne sais pas pourquoi Dieu a permis que je vous aime, mais je sais que je dois rester. » Je gardais toujours le silence. Elle attendit un moment, puis reprit :

 

« Votre bague restera toujours à mon doigt, votre cœur dans mon cœur ; mais il faut que vous partiez et que je reste. Et peut-être faudra-t-il que je me résolve à une chose dont la seule pensée me tue. »

 

Je compris ce qu’elle voulait dire et un frisson me parcourut tout entier. Mais je ne pouvais pas m’évanouir devant elle. Je me levai et pris sa main.

 

« Vous ferez ce que vous voudrez ou ce que vous devrez, dis-je, et je remercie Dieu qu’il dévoile ses desseins à un être tel que vous. Ma croix sera moins lourde, car votre bague restera toujours à mon doigt, votre cœur dans mon cœur. Et maintenant, que Dieu vous protège, bien-aimée. »

 

Alors, un chant triste frappa nos oreilles. À la chapelle, les prêtres disaient l’office pour les âmes de ceux qui avaient péri en cette aventure. Ils semblaient chanter le requiem de notre bonheur perdu. La douce, tendre, douloureuse musique s’éleva et s’évanouit, comme nous étions l’un près de l’autre, ses mains dans mes mains.

 

« Ma reine et ma beauté ! dis-je.

 

– Mon vrai chevalier ! dit-elle. Peut-être ne nous re-verrons-nous jamais ! »

 

Au moment de la quitter, je l’entendis qui répétait mon nom, toujours mon nom, jusqu’à ce que je l’eusse perdue de vue.

 

Je gagnai rapidement le pont où je trouvai Fritz et Sapt qui m’attendaient. Ils me firent changer de costume puis, le visage enveloppé, je montai à cheval et nous gagnâmes une petite station de chemin de fer isolée sur la frontière de Ruritanie.

 

Nous y arrivâmes à l’aube : mes deux amis me promirent de m’envoyer des nouvelles ; le vieux Sapt lui-même semblait attendri ; quant à Fritz, il ne pouvait retenir ses larmes. J’écoutais comme dans un rêve tout ce qu’ils me disaient.

 

« Rodolphe ! Rodolphe ! Rodolphe ! » ces mots bourdonnaient encore à mes oreilles, hymne de douleur et d’amour. À la fin ils comprirent que je ne pouvais les entendre et nous marchâmes quelque temps en silence, jusqu’à ce que Fritz me toucha le bras, et je vis au loin la fumée bleue de la locomotive. Alors, je leur tendis à chacun une main.

 

« Je me sens bien lâche, ce matin, fis-je, en souriant. Mais nous avons prouvé que nous savions avoir du courage quand c’était nécessaire, n’est-ce pas ?

 

– Nous avons déjoué les projets du traître et mis le roi sur le trône. »

 

Tout à coup, et, avant même que j’aie pu deviner son intention et l’arrêter, Fritz se découvrit, et, s’inclinant comme il en avait l’habitude, me baisa la main. Comme je la retirais vivement, il essaya de rire.

 

« Le ciel se trompe parfois ; il ne fait pas rois ceux qui méritent le plus de l’être. »

 

Le vieux Sapt tortillait sa moustache d’une main, tandis que, de l’autre, il me serrait étroitement le bras.

 

« Dans les affaires de ce monde, reprit-il, le diable ne perd jamais tout à fait ses droits. »

 

À la gare, on dévisagea curieusement l’homme au visage enveloppé, mais nous ne fîmes pas attention aux regards des curieux. Je me tenais auprès de mes deux amis et attendais que le train fût à quai.

 

Alors, nous nous serrâmes encore la main, et je montai en wagon ; puis, sans rien dire, tous deux, cette fois, et, en vérité, de la part de Sapt, c’était assez étrange, ils se découvrirent et attendirent, tête nue, que le train eût disparu. En sorte qu’on crut que c’était quelque personnage considérable qui, pour son plaisir, prenait incognito le train dans une petite station presque déserte, tandis que ce n’était en réalité que Rodolphe Rassendyll, le cadet d’une excellente maison anglaise, mais n’ayant ni fortune, ni situation, ni rang. Les curieux eussent été bien désappointés par cette révélation. Et, s’ils avaient tout su, comme leurs regards eussent été plus aiguisés encore ! Car, quoi que je dusse être désormais, pendant trois mois j’avais été roi, ce qui, s’il n’y a pas lieu d’en concevoir un extrême orgueil, était au moins une expérience intéressante à tenter. Sans doute j’en avais attendu plus qu’il n’était sage car, des tours de Zenda d’où le train s’éloignait, jusqu’à mes oreilles et dans mon cœur, ce cri ne continuait-il pas à retentir à travers les airs : « Rodolphe ! Rodolphe ! Rodolphe ! »

 

XXII

Pour conclure


Les détails de mon voyage pour rentrer en Angleterre sont, je crois, de peu d’intérêt.

 

J’allai directement en Tyrol, où je passai une quinzaine de jours paisibles.

 

Dès que je fus arrivé à destination, j’expédiai une innocente carte postale à mon frère disant que j’étais en bonne santé, et annonçant mon prochain retour. Cette lettre devait calmer les inquiétudes de ma famille et mettre un terme à l’enquête du préfet de Strelsau. Je laissai pousser mes moustaches qui étaient fort présentables lorsque j’arrivai à Paris, où je débarquai chez mon ami George Featherly.

 

Mon entrevue avec lui fut surtout remarquable par le nombre de mensonges douloureux, mais nécessaires, que je dus faire. Je le plaisantai sans miséricorde, lorsqu’il me confia qu’il n’avait pas douté un seul instant que je n’eusse suivi Mme de Mauban à Strelsau.

 

Mme de Mauban, me dit-il, était de retour à Paris, où elle vivait dans la retraite, ce qui, d’ailleurs, n’étonnait personne : le monde entier n’avait-il pas appris la trahison et la mort du duc Michel ?

 

Toutefois George ne manqua pas de se moquer un peu de Bertram Bertrand, car, disait-il malicieusement, « un poète vivant vaut mieux qu’un duc mort ».

 

George me régala de ce qu’il appelait des « informations politiques » (connues des seuls diplomates) ayant trait aux événements de Ruritanie, complots, contre-complots, etc. Dans son opinion, ajouta-t-il, avec un signe de tête connaisseur, il y avait beaucoup plus à dire sur le duc Michel que ce qu’en connaissait le public. Et il me laissa entendre qu’un bruit, qu’il avait des raisons de croire bien fondé, s’était répandu, à savoir que le mystérieux prisonnier de Zenda, à propos duquel on avait fait couler tant d’encre dans les journaux, n’était pas le moins du monde un homme (j’eus grand-peine, je l’avoue, à garder mon sérieux), mais une femme déguisée en homme et que la rivalité des deux frères, au sujet de cette belle inconnue, était le fond même de leur querelle.

 

« C’était peut-être Mme de Mauban elle-même ?

 

– Non, reprit George, d’un ton décidé. Antoinette de Mauban, au contraire, était jalouse de cette femme, et elle a vendu le duc au roi pour le perdre. La preuve en est le changement survenu dans les sentiments de la princesse Flavie à l’égard du roi. Elle est maintenant aussi froide, aussi réservée qu’elle s’était montrée tendre et affectueuse. »

 

Ici, je coupais court aux confidences de George en changeant brusquement le sujet de la conversation. Mais, si les diplomates n’en savent jamais plus que ce qu’il m’avait raconté jusque-là, ils m’apparaissent en revanche comme doués d’une extraordinaire imagination.

 

Pendant mon séjour à Paris, j’écrivis à Antoinette, mais je ne me risquai pas à aller la voir. En retour, je reçus la lettre la plus touchante : « La générosité du roi, disait-elle, sa bonté autant que l’intérêt qu’il me gardait répondaient de son absolue discrétion. » Elle me faisait part, en même temps, de son intention de se retirer à la campagne et de vivre dans la retraite.

 

Si elle mit ses projets à exécution, je ne l’ai jamais su ; mais, comme je ne l’ai plus jamais rencontrée, et n’ai obtenu aucune nouvelle d’elle depuis lors, il est probable qu’elle fit comme elle avait dit. Il n’y a pas de doute qu’elle eût été très attachée au duc de Strelsau : et sa conduite, au moment de sa mort, prouve que la révélation du véritable caractère de cet homme ne suffit pas à déraciner de son cœur l’affection qu’elle lui portait.

 

Il me restait une bataille à livrer, bataille qui, je le savais, devait se terminer pour moi par une déroute complète. Ne revenais-je pas de mon voyage en Tyrol sans avoir pris la moindre note sur ses habitants, sur ses institutions, sur son aspect, sa faune, sa flore, que sais-je ?

 

N’avais-je pas tout simplement gaspillé mon temps de la façon qui m’était habituelle, c’est-à-dire à ne rien faire ? Tel était l’aspect sous lequel la question, j’étais obligé d’en convenir moi-même, se présenterait à ma chère belle-sœur ; et, contre un verdict basé sur ces apparences, je n’avais véritablement rien à objecter.

 

On peut aisément se représenter mon arrivée à Park-Lane, et mon air humble, mes attitudes de chien battu. Somme toute, le premier choc ne fut pas aussi terrible que je l’avais craint. Je n’avais pas, il est vrai, fait ce que désirait Rose ; mais j’avais fait ce qu’elle avait prédit. Elle avait assuré que je ne prendrais pas une seule note, que je ne réunirais pas le moindre document. Mon frère, au contraire, avait eu la faiblesse de soutenir que cette fois il était convaincu que j’aurais très sérieusement travaillé.

 

Lorsque je revins les mains vides, Rose fut si occupée de triompher de son mari qu’elle se contenta de me faire des reproches sur ce que je n’avais pas pris la peine d’avertir mes amis de mes faits et gestes.

 

« Nous avons fait tout au monde pour vous découvrir, dit Rose.

 

– Je le sais ; nos ambassadeurs en perdaient le sommeil ; George Featherly m’a conté cela. Mais pourquoi vous tourmenter ainsi ? Est-ce que je ne suis pas assez grand pour prendre soin de moi ?

 

– J’avais à vous écrire, fit-elle avec impatience. Sir Jacob Borrodaile, vous savez, est nommé ambassadeur, ou plutôt sa nomination paraîtra d’ici un mois, et il m’avait fait dire qu’il espérait que vous l’accompagneriez dans son nouveau poste.

 

– Où va-t-il ?

 

– Il remplace lord Topham à Strelsau, dit-elle. Impossible d’avoir une situation plus agréable, en dehors de Paris.

 

– Strelsau ! Hum ! fis-je en jetant un regard à mon frère.

 

– Bah ! qu’est-ce que cela peut faire ? reprit-elle avec impatience. Vous irez, n’est-ce pas ?

 

– Ma foi, je n’en ai guère envie.

 

– Oh ! vous êtes par trop exaspérant !

 

– Je ne crois pas réellement que je puisse aller à Strelsau. Voyons, ma chère Rose, trouveriez-vous convenable ?…

 

– Qui est-ce qui se souvient à l’heure qu’il est de cette histoire ? »

 

Là-dessus, je tirai de ma poche une photographie du roi de Ruritanie, laquelle avait été faite environ deux mois avant son avènement au trône.

 

« Peut-être n’avez-vous jamais vu un portrait de Rodolphe V ? Ne croyez-vous pas que cela réveillerait bien des souvenirs si je paraissais à la cour de Ruritanie ? »

 

Ma belle-sœur examina la photographie, puis me regarda. « Ô mon Dieu ! »

 

Et elle laissa tomber la photographie sur la table.

 

« Qu’en dis-tu, Bob ? » demandai-je.

 

Burlesdon se leva, et alla au fond de la pièce chercher un journal.

 

Il revint, tenant un numéro du London News illustré. Ce journal contenait une grande gravure représentant la cérémonie du couronnement de Rodolphe V dans la cathédrale de Strelsau. Il mit la gravure et la photographie côte à côte. Assis devant la table, je les comparais, je regardais, et j’oubliais tout.

 

Mes yeux allaient de ma propre image à celle de Sapt, de Strakencz, à la robe de pourpre du Cardinal, au visage du duc Noir, à la silhouette altière de la princesse assise à son côté. Je regardais, longtemps, ardemment.

 

Mon frère, en posant sa main sur mon épaule, me tira de ma rêverie. Il me regardait, et je lisais dans ses yeux un doute, une question.

 

« La ressemblance est extraordinaire, comme vous pouvez voir, dis-je, et, vraiment, je crois que je ferai mieux de ne pas aller en Ruritanie. »

 

Rose, quoique ébranlée, ne voulait pas lâcher pied.

 

« Bah ! c’est une défaite, fit-elle avec mauvaise humeur. Vous ne voulez rien faire. Sans quoi vous pourriez devenir ambassadeur.

 

– Je n’ai jamais songé à devenir ambassadeur, dis-je.

 

– Oh ! c’est plus que vous n’en pourriez faire », riposta-t-elle.

 

C’était la vérité pure, et pourtant j’avais été bien plus que cela. Comment l’idée de devenir ambassadeur eût-elle pu m’éblouir ? N’avais-je pas été roi ?

 

Lorsque ma jolie belle-sœur, de fort mauvaise humeur, nous eut quittés, Burlesdon alluma une cigarette, et me regarda de nouveau de la même façon interrogative.

 

« Cette gravure, dans le journal…, commença-t-il.

 

– Prouve que le roi de Ruritanie et votre humble serviteur se ressemblent comme deux gouttes d’eau. »

 

Mon frère secoua la tête. Ce n’était pas là, évidemment, ce qu’il avait voulu dire.

 

« C’est vrai, et pourtant il me semble que j’aurais vu tout de suite que cette photographie n’était pas la tienne. Il me semble qu’il y a entre la photographie et la gravure une petite différence. Je ne saurais dire en quoi elle consiste : elles sont très semblables, et pourtant…

 

– Pourtant ?

 

– La gravure te ressemble encore davantage.

 

– Eh bien ! moi, répondis-je hardiment, je trouve que la photographie est plus ressemblante. Quoi qu’il en soit, Bob, je ne veux pas aller à Strelsau.

 

– Non, non, tu ne dois pas y aller. »

 

Soupçonne-t-il quelque chose ? A-t-il quelques lueurs de la vérité ? Je n’en sais rien. Si oui, il ne m’en a rien dit et, ni lui ni moi, ne faisons jamais allusion à cette affaire. Sir Jacob Borrodaile a dû trouver un autre attaché.

 

Depuis que les événements que je viens de conter se sont passés, j’ai mené la vie la plus calme dans une petite maison que j’avais louée à la campagne. Tout ce qui intéresse les hommes dans ma position sociale, ambition, plaisirs, n’a pour moi aucune espèce d’attrait. Lady Burlesdon désespère complètement de pouvoir rien faire de moi ; mes voisins me traitent de rêveur, de paresseux, de sauvage. Je suis encore tout jeune pourtant et, de temps en temps, je m’imagine que mon rôle en ce monde n’est pas fini ; qu’un jour, d’une façon ou d’une autre, je me trouverai encore mêlé à de grandes choses, que j’aurai à traiter des affaires d’État, à me mesurer avec des ennemis, à réunir toutes mes forces pour combattre le bon combat, et frapper d’estoc et de taille.

 

Telle est la trame de mes pensées lorsque, mon fusil ou une canne à la main, je vagabonde à travers les bois ou le long du fleuve. Ce songe s’achèvera-t-il ? Je ne puis le dire. Encore moins puis-je dire si la scène, dont je garderai éternellement la mémoire, sera celle aussi de mes nouveaux exploits. En tout cas, j’aime à penser que, une fois encore, je traverse la foule qui me salue dans les rues de Strelsau, ou que je me trouve à l’ombre du triste donjon de Zenda.

 

Puis, ma rêverie abandonne l’avenir pour retourner vers le passé, et c’est alors une longue suite d’apparitions : d’abord, cette première nuit avec le roi, et ma défense héroïque derrière la table à thé, et la nuit dans le fossé, et la poursuite à travers la forêt. Je vois défiler amis et ennemis ; le peuple qui avait appris à m’aimer, à me respecter, ces six misérables qui avaient juré ma mort. Et, parmi ceux-là, il en est un surtout, un qui court encore le monde, méditant la ruse et la trahison. Où est ce Rupert, cet enfant qui a failli me perdre ? Quand son nom traverse ma mémoire, ma main instinctivement cherche mon épée, mon sang court plus vite dans mes veines, et l’insinuation du destin, le pressentiment, s’accentue, se précise, et me murmure à l’oreille que je n’en ai pas fini avec Rupert. Et je fais des armes. Je m’exerce, je cherche à ne pas me rouiller et à conserver, autant que possible, mes forces pour cette rencontre éventuelle.

 

Chaque année, je vais à Dresde, où mon cher et fidèle ami Fritz von Tarlenheim vient me rejoindre. La dernière fois, sa jolie femme Helga l’avait accompagné, ainsi qu’un beau bébé joufflu. Nous restons une semaine ensemble, Fritz et moi ; il me conte tout ce qui se passe à Strelsau. Le soir, il me parle de Sapt et du roi, et quelquefois même de Rupert ; et enfin, lorsque la nuit s’avance, nous parlons d’elle, de Flavie ! Car, chaque année, Fritz apporte avec lui, à Dresde, une petite boîte au fond de laquelle est couchée une rose rouge ; autour de la tige de la rose s’enroule une petite bande de papier avec ces mots : « Rodolphe – Flavie – toujours ! » Fritz en remporte une toute pareille. Ces messages et les bagues que nous portons, voilà tout ce qui me lie à la reine de Ruritanie.

 

Reverrai-je jamais son cher visage, ses joues pâles, ses cheveux d’or ? Je ne sais. Se peut-il qu’un jour, quelque part, elle et moi, nous nous trouvions réunis, sans que rien puisse nous séparer ? Je ne sais.

 

Mais, si cela ne doit jamais être, si jamais plus je ne dois la regarder ni l’entendre, c’est bien ! En ce monde, je vivrai comme il convient à un homme qu’elle aime ; et, dans l’autre, Dieu veuille me donner un sommeil sans rêves.

 

 

 

 

 


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Avril 2008

 

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