Panaït Istrati
KYRA KYRALINA
Les Récits d’Adrien
Zograffi – Volume I
(1923)
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Dans les premiers jours de janvier 1921, une lettre me fut transmise, de l’hôpital de Nice. Elle avait été trouvée sur le corps d’un désespéré, qui venait de se trancher la gorge. On avait peu d’espoir qu’il survécût à sa blessure. Je lus, et je fus saisi du tumulte du génie. Un vent brûlant sur la plaine. C’était la confession d’un nouveau Gorki des pays balkaniques. On réussit à le sauver. Je voulus le connaître. Une correspondance s’engagea. Nous devînmes amis.
Il se nomme Istrati. Il est né à Braïla, en 1884, d’un contrebandier grec, qu’il n’a point connu, et d’une paysanne roumaine, une admirable femme, dont la vie de travail sans relâche lui fut vouée. Malgré son affection pour elle, à douze ans il la quitte, poussé par un démon de vagabondage, ou plutôt par le besoin dévorant de connaître et d’aimer. Vingt ans de vie errante, d’extraordinaires aventures, de travaux exténuants, de flâneries et de peine, brûlé par le soleil, trempé par la pluie, sans gîte et traqué par les gardes de nuit, affamé, malade, possédé de passions et crevant de misère. Il fait tous les métiers : garçon de cabaret, pâtissier, serrurier, chaudronnier, mécanicien, manœuvre, terrassier, déchargeur, domestique, homme-sandwich, peintre d’enseignes, peintre en bâtiment, journaliste, photographe… Il se mêle, pendant un temps, aux mouvements révolutionnaires. Il parcourt l’Égypte, la Syrie, Jaffa, Beyrouth, Damas et le Liban, l’Orient, la Grèce, l’Italie, fréquemment sans un sou, et se cachant parfois sur un bateau où on le découvre en route, et d’où on le jette sur la côte, à la première escale. Il est dénué de tout, mais il emmagasine un monde de souvenirs et souvent trompe sa faim en lisant voracement, surtout les maîtres russes et les écrivains d’Occident.
Il est conteur-né, un conteur d’Orient, qui s’enchante et s’émeut de ses propres récits, et si bien s’y laisse prendre qu’une fois l’histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même, si elle durera une heure, ou bien mille et une nuits. Le Danube et ses méandres… Ce génie de conteur est si irrésistible que dans la lettre écrite à la veille du suicide, deux fois il interrompt ses plaintes désespérées pour narrer deux histoires humoristiques de sa vie passée.
Je l’ai décidé à noter une partie de ses récits ; et il s’est engagé dans une œuvre de longue haleine, dont deux volumes sont actuellement écrits. C’est une évocation de sa vie ; et l’œuvre, comme sa vie, pourrait être dédiée à l’Amitié : car elle est, en cet homme, une passion sacrée. Tout le long de sa route, il s’arrête, au souvenir des figures rencontrées ; chacune à l’énigme de sa destinée, qu’il cherche à pénétrer. Et chaque chapitre du roman forme comme une nouvelle. Trois ou quatre de ces nouvelles, dans les volumes que je connais, sont dignes des maîtres russes. Il en diffère par le tempérament et la lumière, la décision d’esprit, une gaieté tragique, cette joie du conteur qui délivre l’âme oppressée.
On voudra bien se souvenir que l’homme qui a écrit ces pages si alertes a appris seul le français, il y a sept ans, en lisant nos classiques.
Romain Rolland.
Vous êtes d’avis – ainsi que notre ami Romain Rolland – que je devrais en quelques lignes expliquer le thème général que l’on retrouvera à travers tous mes livres.
Je n’ai jamais pensé que je devais, moi-même, expliquer quelque chose à ce sujet. Je ne suis pas un écrivain de métier, et je ne le serai jamais. Le hasard a voulu que je sois pêché à la ligne, dans les eaux profondes de l’océan social, par le pêcheur d’hommes de Villeneuve[1]. Je suis son œuvre. Pour que je puisse vivre ma seconde vie, j’avais besoin de son estime, et pour obtenir cette estime chaude, amicale, il me demandait d’écrire. « Je n’attends pas de vous des lettres exaltées, m’écrivait-il, j’attends de vous l’œuvre. Réalisez l’œuvre, plus essentielle que vous, plus durable que vous, dont vous êtes la gousse. »
Avec ce fouet, sur les reins – et aussi grâce à l’avoine que m’offrait généreusement l’amitié de Georges Ionesco – je me suis mis à trotter avec élan. Les récits d’Adrien Zograffi sont dus à nous trois. Livré à moi seul, je ne suis capable de faire autre chose que de la peinture en bâtiment, de la photo de plein air et autres œuvres communes, à la portée de tout le monde.
Adrien Zograffi n’est, pour le moment, qu’un jeune homme qui aime l’Orient. C’est un autodidacte qui trouve la Sorbonne où il peut. Il vit, il rêve, il désire bien des choses. Plus tard, il osera dire que bien des choses sont mal faites par les hommes et par le Créateur. Je sais qu’il est très dangereux de contredire le Créateur ainsi que les hommes qui ne font pas de peinture en bâtiment ou de photo camelote sur la Promenade des Anglais ; mais vous dites, en France, qu’on ne peut pas contenter tout le monde et son père. J’espère, toutefois, qu’on pardonnera cette audace à Adrien. Car, conservant toute sa liberté, il se permettra une autre audace, celle d’aimer, et d’être, toujours, dans tous les pays, l’ami de tous les hommes qui ont du cœur. Il y en a peu, mais Adrien ne pense pas que l’humanité soit si vaste qu’on le croit.
En attendant son histoire, il ne fait en ce moment qu’écouter les histoires des autres. Écoutons avec lui, si vous le voulez bien.
Panaït Istrati.
Adrien traversa, étourdi, le court boulevard de la Mère-de-Dieu, qui à Braïla, conduit de l’église du même nom au Jardin public. Arrivé à l’entrée du jardin, il s’arrêta, confus et dépité.
– Tout de même ! s’exclama-t-il à haute voix. Je ne suis plus un enfant !… Et je crois bien avoir le droit de comprendre la vie comme je la sens.
Il était six heures du soir. Jour de travail. Les allées du jardin étaient presque désertes vers les deux portes principales, et le soleil crépusculaire dorait le sable, pendant que les bosquets de lilas plongeaient dans l’ombre nocturne. Des chauves-souris voltigeaient en tous sens, comme désemparées. Les bancs alignés sur les chaussées étaient presque tous libres, sauf dans certaines encoignures discrètes du jardin où de jeunes couples se tenaient serrés et devenaient sérieux au passage des importuns. Adrien ne fit attention à aucun être humain qu’il croisa en chemin. Il aspirait, avide, l’air pur qui se levait du sable fraîchement arrosé, le mélange embaumé du parfum des fleurs et pensait à ce qu’il ne pouvait pas comprendre.
Il ne comprenait pas notamment l’opposition de sa mère au choix de ses relations, opposition qui venait d’éclater dans une violente discussion entre la mère et son fils unique. Adrien raisonnait :
« Pour elle, Mikhaïl est un étranger, un vaurien suspect, le domestique du pâtissier Kir Nicolas. Mais, quoi ?… Que suis-je, moi ?… Un peintre en bâtiment, et, en outre, un ancien domestique de ce même pâtissier !… Et si demain je vais dans un autre pays, devrai-je, nécessairement, par là, être considéré comme un vaurien ?… »
Irrité, il frappa le sol de sa semelle :
– Nom d’un tonnerre ! C’est une injustice révoltante pour le pauvre Mikhaïl. Moi j’aime cet homme, parce qu’il est plus intelligent que moi, plus instruit, et parce qu’il souffre la misère sans se plaindre. Comment ? S’il refuse de crier sur les toits son nom, son pays et le nombre des dents qui lui manquent, il n’est plus qu’un vaurien ?… Eh bien ! oui, je veux, moi, être l’ami de ce vaurien !… Et je me sens fort heureux de ça.
Adrien continua, machinalement, sa promenade, en même temps que la critique mentale de tout ce que sa mère lui avait dit ; et tout lui parut absurde :
« Et cette histoire de mariage ? Je n’ai que dix-huit ans, et elle pense déjà à me jeter une sotte sur le dos, une sotte et peut-être aussi une lapine, qui m’accablera de sa tendresse et transformera ma chambre en dépotoir !… Bon Dieu !… On dirait qu’il n’y a rien de plus intelligent à faire sur la terre que de pondre des petits imbéciles, remplir le monde d’esclaves et devenir soi-même le premier esclave de cette vermine ! Non, non !… J’aime mieux un ami comme Mikhaïl, fût-il dix fois suspect. Quant au reproche que je « tire les gens par la langue pour les faire parler », ma foi, je ne sais pas trop pourquoi j’aime « tirer les gens par la langue ». C’est que, peut-être, la lumière vient du parler des forts, à preuve Dieu, qui a dû parler pour que la Lumière s’ensuivît. »
Dans le calme de ce soir printanier, la sirène d’un bateau perça l’air de son sifflement strident et réveilla le jeune homme, en même temps qu’une bouffée odorante de rose et d’œillet le frappait.
Adrien s’engagea sur la grande promenade qui longe le bord du plateau et domine le port et le Danube. Un instant, il s’arrêta pour contempler les milliers de lampes électriques qui brillaient sur les bateaux ancrés dans le port, et sa poitrine se souleva dans un irrésistible désir de voyage :
– Seigneur ! Que ça doit être bon de se trouver sur un de ces paquebots qui glissent sur les mers et découvrent d’autres rivages, d’autres mondes !…
Chagriné de ne pouvoir pas se livrer à son désir, il se mit de nouveau, à marcher, tête basse ; puis il s’entendit appeler par-derrière :
– Adrien !…
Il se retourna. Sur un banc qu’il venait de dépasser, un homme restait assis, les jambes croisées, et fumait. Sa myopie et l’obscurité empêchèrent Adrien de le reconnaître. L’homme ne se leva pas, et Adrien s’approchait de lui, un peu contrarié, quand une exclamation de plaisir lui échappa :
– Stavro !…
Ils se serrèrent les mains et Adrien prit place à côté de l’autre.
Stavro, le marchand forain – plus communément appelé « le limonadier », à cause de la drogue qu’il vendait dans les foires – était le cousin au second degré de la mère d’Adrien, et une figure très connue autrefois dans les milieux gaillards des faubourgs ; elle est oubliée aujourd’hui, enterrée par les trente ans écoulés et par la méprise d’un scandale que son tempérament y occasionna à cette époque-là.
De taille un peu au-dessus de la moyenne, d’un blond fade, incolore, très maigre et très ridé ; ses yeux bleus et grands, tantôt francs et sincères, tantôt fripons et furtifs, selon la circonstance, exprimaient toute la vie de Stavro. Vie ballottée, cahotée par sa nature nomade et bizarre ; vie happée depuis l’âge de vingt-cinq ans par le triste engrenage de la société (mariage avec une fille riche, jolie et sentimentale) d’où il était sorti, une année plus tard, couvert de honte, le cœur massacré, le caractère faussé.
Adrien connaissait vaguement l’histoire. Sa mère, sans entrer dans les détails, la lui donnait en exemple d’une vie odieuse ; mais Adrien en tirait des conclusions tout à fait opposées ; et plus d’une fois, avec l’instinct qui était au fond de son être, il s’était penché sur Stavro comme sur un instrument de musique que l’on voudrait entendre résonner ; l’instrument s’y était refusé.
D’ailleurs ils ne s’étaient vus que trois ou quatre fois au plus, toujours dehors. La maison de la mère était fermée à Stavro, comme toutes les maisons honnêtes. Et puis, que pouvait-il dire, le forain inconsidéré, au gamin choyé, dorloté, accaparé ?
Stavro était un « blagueur » pour tout le monde, et il l’était en effet, il voulait l’être. Dans son costume délabré et ramolli, même lorsqu’il était neuf ; avec son apparence de villageois citadin, la chemise non repassée, sans faux col ; avec son air de maquignon voleur, il se livrait à des parades de langage et de gestes qui amusaient les gens mais qui l’humiliaient et le déconsidéraient.
Il abordait ses connaissances, en pleine rue, par des sobriquets justes et comiques, jamais vexants. Beaucoup d’entre eux restèrent. Si quelqu’un lui plaisait, il l’emmenait au café, commandait un demi-litre de vin, et après avoir trinqué, sortait dans la cour « pour un besoin » et ne revenait plus. Et si une rencontre était de celles qui lui « tenaient la jambe », il lui disait vivement :
– Tel ami te demande dans tel café : cours vite !…
Mais ce qui enthousiasmait Adrien, c’étaient les têtes de tzirs[2] et les blagues à tabac de Stavro. Au cours d’une conversation, celui-ci sortait de sa poche une de ces petites têtes de poissons desséchées, à la gueule ouverte et aplatie, et il l’accrochait doucement au bas du veston de l’autre bavard. Le bonhomme partait et promenait dans la rue la tête qui lui mordait l’habit pour le plus grand amusement des passants.
Avec la blague à tabac c’était mieux. On sait qu’en Orient il est d’usage, pour qui désire rouler une cigarette, de demander leur tabatière aux gens avec lesquels on se trouve. Stavro ne manquait pas d’accoster les premiers venus ; mais sitôt qu’il s’était servi, au lieu de rendre la tabatière avec un remerciement, il la mettait dans sa poche, d’où, immédiatement, elle sortait par en bas et roulait à terre. Alors il se précipitait, la ramassait, l’essuyait, s’en excusait, et, voulant l’introduire dans la poche de son propriétaire, il la glissait à côté. La pauvre boîte qui était en métal nickelé ou en carton pressé, allait de nouveau sur le pavé !
– Ah ! que je suis maladroit !
– Il n’y a pas de mal, monsieur, répondait, habituellement, le mystifié, examinant son objet endommagé, pendant que les assistants se tordaient de rire.
Mais Stavro ne revoyait plus jamais les tabatières qu’il avait malmenées une fois.
Ainsi, Adrien avait commencé par aimer cet homme pour ses farces. Cependant, des choses étranges étaient venues le troubler et le rendre confus : parfois, en pleines rigolades et bêtises, Stavro, sérieux, se tournait vers Adrien et plongeait dans ses yeux un regard clair, tranquille et supérieur, comme nous faisons dans les bons et naïfs yeux d’un veau. Alors il se sentait diminué par ce forain, fasciné par cet illettré. Cela lui avait paru inexplicable, et il s’était mis à l’observer. Mais les occasions étaient rares. Le regard mystérieux et troublant qu’Adrien appelait secrètement « l’autre Stavro » apparaissait rarement, et rien que pour lui.
Toutefois un jour – (c’était dix mois avant la rencontre dans le jardin) accompagnant « le limonadier » chez son épicier – un Grec vieux et taciturne, qui lui fournissait le sucre et les citrons – il vit, soudain, apparaître « l’autre Stavro ». Adrien s’accrocha à ses yeux.
Rien qu’à eux trois, dans un coin du magasin peu éclairé, Stavro, tous les plis du visage supprimés, les traits adoucis, les yeux très ouverts, fixes et lumineux, regardait l’épicier à la mine bouffie et renfermée, et disait, timidement mais fermement, pendant que l’autre approuvait de la tête :
– Kir Margoulis… Ça va mal… Il ne fait pas chaud et la limonade ne se vend pas… Je mange mes économies et votre sucre… Donc, c’est compris ? Cette fois encore, je ne paie pas, hé ? Ce sera comme les autres fois : si je meurs, vous perdrez les dix francs.
Et le marchand, avare mais se connaissant en hommes, accordait le crédit, avec une poignée de main sèche comme sa vie.
Dehors, la marchandise sous le bras, Stavro se dépêchait de faire un calembour, de donner une tape à quelque vague connaissance, et de sauter sur une jambe :
– Je l’ai roulé, Adrien, je l’ai roulé ! glissait-il à l’oreille du jeune homme.
– Mais non, Stavro ! protestait Adrien ; tu ne l’as pas roulé : tu paieras !…
– Oui, Adrien, je paierai, si je ne meurs pas… Et si je meurs, le diable le paiera !…
– Si tu meurs… Ça c’est une autre affaire… Mais tu dis l’avoir roulé : cela signifierait que tu serais malhonnête…
– Peut-être que je le suis…
– Non, Stavro, tu veux me tromper ; tu n’es pas malhonnête !
Stavro s’arrêta brusquement, poussa son compagnon contre une palissade, et reprenant pour un instant son image, crainte et domination, souffla dans le nez d’Adrien :
– Oui, je suis malhonnête !… Malheureusement, Adrien, je suis très malhonnête !…
Et disant cela il voulut repartir ; mais Adrien, saisi d’une sorte de panique, l’empoigna par le revers de son veston, le retint et cria d’une voix étouffée :
– Stavro, reste ! Tu me diras maintenant la vérité !… Je vois deux hommes en toi ; lequel est le vrai ? le bon ? ou le fourbe ?
Stavro se débattit :
– Je ne sais pas !
Et s’arrachant brutalement des mains d’Adrien :
– Laisse-moi tranquille ! cria-t-il, fâché.
Puis, un peu plus loin, pensant avoir vexé le jeune homme, il ajouta :
– Je te le dirai quand tu n’auras plus le bec ourlé de jaune.
Depuis, ils ne s’étaient plus revus ; Stavro battait les foires entre mars et octobre, pendant l’hiver vendait des châtaignes grillées Dieu sait où. À Braïla, il ne venait que pour s’approvisionner.
*
Adrien fut aussi content de le rencontrer ce jour sur le banc du jardin, que les rivières doivent l’être de s’unir aux fleuves, et les fleuves de se disperser dans le sein des mers.
Stavro, contrairement à son habitude, fut peu loquace cette fois, et cela fit encore plus de plaisir à Adrien. Celui-ci examina cette figure dans la lumière jaunâtre du soir et la trouva semblable. Personne n’eût pu dire son âge avec une approximation acceptable. Cependant Adrien remarqua que, vers les tempes, le blond pâle des cheveux devenait blanc fumée.
– Qu’est-ce que tu as à me considérer comme ça ? demanda Stavro, agacé ; je ne suis pas à vendre.
– Je sais, mais je voudrais savoir si tu es encore jeune, ou déjà vieux.
– Je suis jeune et vieux, comme les moineaux…
– Ça c’est vrai : tu en es un moineau, Stavro !
Et après une petite pause :
– Tu ne veux pas ma blague pour me l’envoyer un peu par terre ? Cela te rappellera peut-être que je suis toujours curieux d’apprendre d’où tu viens, où tu vas, et comment vont les affaires.
– D’où je viens et où je vais, c’est peu important ; mais je veux te dire que mes affaires ne vont pas trop mal. Pourtant, je suis embêté en ce moment, mon poulain !
Et il donna une tape sur le genou d’Adrien.
– Cela t’arrive rarement, répliqua celui-ci ; et pourquoi es-tu embêté, vieux ? Sont-ils devenus rares les citrons ?
– Non, pas les citrons, mais les « voyous honnêtes » d’autrefois sont devenus rares.
– Voyous honnêtes ? s’exclama Adrien, ça c’est un paradoxe : les voyous ne peuvent pas être honnêtes !
– Tu crois ça ? Eh bien ! j’en connais plusieurs.
Stavro se plia sur ses cuisses et resta ainsi, fixant le sol. Adrien sentit qu’il parlait sérieusement et voulut en savoir plus long, mais il procéda prudemment :
– Pourrais-tu me dire pour quelle besogne il te faut un pareil voyou ?
– Pour m’accompagner à la foire de S…, jeudi prochain. À vrai dire, ce n’est pas pour moi, mais c’est comme si ça l’était… Tu sais que j’ai l’habitude, dans les foires, de me placer à côté d’un pâtissier qui fait des crêpes. Les pays mangent, prennent soif, et je suis là pour la limonade ; au besoin, une poignée de sel dans la pâte à crêpes… (Tu vois bien que je suis malhonnête !…) Eh bien, j’ai le pâtissier, c’est Kir Nicolas…
– Kir Nicolas ! sursauta Adrien.
– …Votre voisin, ton ancien patron. Mais voici le chiendent : il ne peut pas laisser son four et venir à la foire. Donc, il lui faut un « voyou honnête » pour accompagner son domestique Mikhaïl et ramasser les sous pendant que l’autre rôtira ses crêpes dans l’huile. Voilà deux jours que je cherche le « voyou honnête ».
Et Stavro conclut gravement, tristement :
– De plus en plus Braïla devient pauvre en hommes !
Adrien se sentit traversé par une décharge. Il se leva debout devant « le limonadier » et dit :
– Stavro ! Suis-je digne d’être cet honnête voyou que tu cherches ?
Le forain leva la tête :
– Sans blague ?…
– Parole de voyou honnête ! Je vous accompagne !
Stavro bondit comme un chimpanzé et cria :
– Donne ta patte, fils d’une amoureuse roumaine et d’un aventurier céphalonite !… Tu es un digne descendant de tes ancêtres…
– Qu’est-ce que tu en sais, de mes ancêtres ?
– Oh ! sûrement, ils doivent avoir été de grands voyous !
Disant cela, « le limonadier » embrassa le peintre, puis, le prenant par le bras, il l’entraîna avec lui :
– Vite chez Nicolas, lui annoncer la bonne nouvelle !… On part, au plus tard, demain dimanche, au soir, pour se trouver à S… mardi matin et prendre un bon emplacement. Il y a une journée et deux nuits de charrette ; le cheval va au pas ou au trot, selon ses forces et la qualité du vin qu’on rencontre dans les auberges.
*
L’apparition du maître des foires et de son « poulain » occasionna une âpre discussion dans la pâtisserie. Kir Nicolas comprit aux hurlements de Stavro qu’il s’agissait d’une acquisition ; Stavro débita en turc une tirade à perdre haleine. Mikhaïl, qui était au courant de l’affaire, se mêla à la dispute, au grand étonnement d’Adrien qui n’y comprenait mot. Sur une réplique sérieuse de Mikhaïl, il vit Kir Nicolas lever les épaules et Stavro se calmer, mais s’écrier aussitôt, en un grec parfait :
– Ne vous en faites pas pour ce que sa mère dira, ô pédiamou (mes enfants) !… Si j’avais dû me conformer à la vie de ma mère, moi, voici cinquante ans, je n’aurais jamais su de quelle façon se lève et se couche le soleil au-delà du fossé qui entourait jadis notre belle cité de Braïla ; voyez-vous, mes amis, les mères sont toutes les mêmes : elles veulent faire revivre sous la peau de leurs enfants leurs pauvres petits plaisirs ainsi que leurs ennuis sans charmes. Et puis, dites-moi, en quoi sommes-nous fautifs, si nous sommes tels qu’on nous a créés ? N’est-ce pas, Adrien ?
Mikhaïl intervint à nouveau, également en grec :
– En cela, vous avez raison, monsieur, mais nous ne connaissons pas la mère d’Adrien ; nous pouvons avoir affaire à une douloureuse exception. Moi, je vous propose d’envoyer Adrien demander son consentement ; s’il l’obtient, je serai le premier à m’en réjouir. Mais sans l’acquiescement de sa mère et contre sa volonté, eh bien, je refuse, moi, d’aller à la foire.
Cette déclaration fit partir Adrien comme le vent. Sa mère préparait le dîner. Il s’arrêta au milieu de la chambre, les yeux humides, les joues rouges, les yeux en l’air ; n’ayant pas préparé ce qu’il allait lui dire, sa voix s’étrangla nettement. Mais elle le devina et s’exprima plus vite que lui :
– Tu es de nouveau dans tes nuages !
– Oui, maman…
– Eh bien, s’il s’agit de me rejouer la musique de tout à l’heure, je t’en prie !… Fais ce que tu crois pouvoir faire sans trop me déchirer le cœur, et ne t’occupe plus de moi. C’est mieux comme ça.
– Il ne s’agit d’aucune chose déchirante, maman, répondit Adrien ; je suis sans travail pour huit jours, peut-être plus, et je voudrais accompagner Mikhaïl à la foire de S… Ce serait une bonne occasion pour moi de visiter cette belle contrée-là et de gagner en même temps ce que je perds de l’autre côté.
– Vous ne serez que vous deux ?
– Oui… non… il y a encore Stavro…
– C’est joli !… Ça vaut de mieux en mieux… Encore un « philosophe », pour toi, probablement ?
Et sur le silence de son fils, elle ajouta :
– Enfin, tu peux aller !…
– Sans te fâcher, maman ?
– Sans me fâcher, mon ami.
*
Le départ se fit, ce dimanche-là, sous les yeux et les plaisanteries de toutes les commères de la rue Grivitza, voisines du pâtissier. Stavro arriva vers les quatre heures de l’après-midi, avec sa charrette et son matériel, le tonneau qui lui servait de réservoir à eau, et dans lequel se trouvait son baril à limonade, renfermant à son tour le sucre, les citrons, les verres, etc. Devant la pâtisserie, il chargea, avec l’aide de Kir Nicolas et de Mikhaïl, le matériel nécessaire à la fabrication des crêpes : une table, un petit fourneau, une grosse marmite, deux sacs de farine, plusieurs bidons d’huile et des ustensiles. On aménagea, également, un siège pour les trois personnes.
Pour épargner à Adrien les railleries des spectateurs, sa mère sortit avec lui une demi-heure avant l’arrivée de Stavro ; ils se séparèrent dans la rue de Galatz, elle, allant chez une amie, lui, se dirigeant vers la grand-route où devait passer la charrette. Elle embrassa son fils, et lui dit :
– Vois-tu, Adrien, je me plie à tes volontés, mais un jour, tu regretteras tes actions ; le petit voyage que tu fais aujourd’hui te donnera le goût d’en faire, demain, de plus longs, de toujours plus longs ; et si tu ne peux pas me garantir le bonheur que cet avenir te réserve, je suis certaine, moi, que nous aurons à en pleurer tous les deux, ce qu’à Dieu ne plaise.
Il voulut répondre, mais elle le quitta. Cloué sur place, Adrien la suivait du regard ; elle allait droit devant elle, tout droit, comme sa vie avait été droite, simple, douloureuse ; quant au seul écart dont elle s’était rendue coupable, elle ne le regrettait pas, encore qu’il lui coûtât cher. Avec son cachemire sur la tête, sa blouse en tissu bon marché, son mouchoir à la main droite, elle soulevait légèrement de sa main gauche la jupe trop longue qui ramassait la poussière, et elle tenait les yeux fixés devant ses pieds, comme si elle eût cherché quelque chose – quelque chose qu’elle n’avait pas encore perdu, quelque chose qu’elle était en train de perdre.
Mon pauvre frère Adrien !… Tu trembles… Dans cette charrette qui s’enfonce sur la route nationale, blotti sur le coussin, flanqué de Stavro, qui guide le cheval au trot et chante en arménien, à ta droite, appuyé sur l’épaule de Mikhaïl qui fume et se tait, à ta gauche – tu trembles, mon brave ami ; mais ce n’est pas le froid qui te fait trembler ! Tremblerais-tu de peur ? Ou – serré entre ces deux démons de ta vie – frissonnes-tu peut-être sous le souffle de ton destin, qui te pousse, non seulement vers la foire de S…, mais encore vers la grande foire de ton existence, qui commence à peine ?
Longtemps, longtemps – sous les reflets d’un crépuscule d’orage, cheminant sur la chaussée, droite comme une corde tendue entre les rangées d’arbres et entre les champs de blé – Stavro chanta et se lamenta en arménien. Longtemps Mikhaïl et Adrien écoutèrent sans rien comprendre mais sentant tout. Puis la nuit les enveloppa et les réduisit à eux-mêmes et à leurs pensées. Des villages et des hameaux succédèrent à d’autres hameaux, nids miséreux de tristesse et de bonheur, engloutis par les ténèbres et ignorés par l’univers. La lumière vacillante de la lanterne, suspendue à la charrette et cahotée par elle, découvrait des visions nocturnes rustiques et pitoyables, qu’elle éclairait un instant et qui disparaissaient à jamais : un chien qui aboyait furieux ; un coin de rideau qui s’écartait à une fenêtre pour faire place à une figure humaine essayant de regarder dehors ; de vieilles chaumières aux toits écrasés et noircis par les intempéries ; des cours aux clôtures éventrées.
Toutes les deux heures environ, Stavro arrêtait devant une auberge, frottait les yeux du cheval, lui tirait les oreilles, lui passait la musette à avoine, la couverture, et entrait bruyamment suivi par ses deux compagnons. Là, il devenait tapageur, frivole, blagueur, lançait des qualificatifs plaisants, et, parfois, se permettait de donner une tape amicale sur le bonnet d’un paysan. Après, en demandant « un litre et un verre pour le patron », il priait poliment celui-ci de lui passer sa tabatière, roulait sa cigarette, et, sérieux comme un pape, commençait, en guise de remerciement, à envoyer l’instrument par terre.
Adrien s’aperçut que Mikhaïl, qui ne connaissait Stavro que de deux jours, le soumettait à une discrète mais constante observation. Profitant d’une courte absence du limonadier, il dit en grec à son ami :
– Quel sacré garnement ! Que de bruit pour ne rien dire !…
Mikhaïl lui chuchota :
– C’est un bruit qui veut créer un silence quelque part, mais je ne sais pas où… En tout cas, il y a quelque chose de caché.
*
Après sept heures de marche, presque toujours au trot, la charrette entra vers minuit – lourde de fatigue et sous un commencement de pluie fine – dans le village de X…, où l’on ne put rien distinguer à part une meute de chiens épileptiques qui attaquaient rageusement le cheval. Stavro les fouetta impitoyablement et se dirigea avec sûreté vers une porte de cour que le cheval heurta de la tête et faillit renverser. De son siège, il cria vers la fenêtre de l’aubergiste :
– Grégoire !… Hé ! Grégoire !
Et lorsque, après une longue attente, une silhouette noire vint ouvrir, il ajouta, en jurant drôlement :
– Pâques, Évangiles et tous les Saints Apôtres ! Tu ne voudrais pas qu’on fasse des crêpes et de la limonade avec de l’eau de pluie ? Ouvre vite, sacré cocu !
L’apostrophé grommela quelque chose et prit le cheval par la bride. On détela la bête et on gara la voiture. Puis, les trois forains et le tenancier se retrouvèrent dans une de ces cârciuma roumaines, pareilles à celle de l’oncle Anghel, où l’on mange, l’on boit, l’on fume, où l’on dit des choses bonnes ou mauvaises, selon les hommes, selon les âges, et « selon la qualité du vin ».
Stavro fut bref :
– Mangeons bien, mais ne nous attardons pas à bavarder. On va maintenant faire halte jusqu’à l’aube, et on repartira. Le plus dur est fait. Demain matin, le corps et l’esprit reposés, on se racontera des histoires en longeant la rivière et on regardera le soleil se lever droit dans les yeux du cheval : il fera beau demain.
En trinquant avec Stavro, l’aubergiste lui dit :
– Tu vas bien à la foire de S… ?
L’autre approuva de la tête ; son interlocuteur se mit à plaisanter :
– C’est toujours avec de la saccharine à la place de sucre, et de l’acide citrique au lieu de citrons, que tu prépares ta limonade ?
Stavro le regarda dans les yeux et continua à mâcher sa bouchée ; puis il répondit :
– Et toi, espèce de c…, c’est toujours avec de l’alcool et de l’eau de la fontaine, que tu prépares des eaux-de-vie à empoisonner le paysan et à t’arrondir le magot ?
Adrien, étonné, intervint :
– Mais, Stavro, je t’ai vu acheter du sucre et des citrons ; ce n’était pas pour faire de la limonade ?
– Non, mon ami, c’est de la poudre aux yeux des soifards ! répondit Stavro.
Et il ajouta en grec :
– Tu vois bien encore que je suis malhonnête ! Et ça ce n’est rien : je peux l’être davantage.
Mikhaïl et Adrien échangèrent un regard intelligent, et les yeux du premier répondirent aux yeux interrogatifs du second : « Il y a quelque chose de caché là-dessous. »
Les trois hommes se levèrent. Le patron prit une boîte d’allumettes et une bougie, et les conduisit au grenier. L’étage supérieur était à moitié rempli de foin. Là, sur le plancher, ils étendirent une énorme rogojina (natte), sur laquelle tous les trois se jetèrent habillés, l’estomac lourd, un peu étourdis par le vin et la fatigue.
– Si vous fumez, faites attention au feu, leur dit l’aubergiste en les quittant ; il emporta la bougie et les allumettes.
Cinq minutes après tous les trois dormaient.
*
Quelle heure pouvait-il bien être ? Adrien n’aurait pas pu le dire, mais, à un moment donné de cette nuit profonde, il sentit une main lui toucher l’épaule, puis le visage. Ouvrant un instant ses yeux lourds de sommeil, il eut de la peine à se rappeler qu’il n’était pas à la maison, mais dans une grange ; et aussitôt il se rendormit. Mais voilà que de nouveau la main se promena sur sa figure, et en même temps un baiser chaud s’appliqua sur sa joue droite. Cette fois-là, Adrien se réveilla et se mit à réfléchir, se tenant coi. Que diable cela signifiait-il ?… Clignotant dans le noir, il se remémora la situation des dormeurs : à sa droite et au milieu, Stavro ; de l’autre côté, Mikhaïl. Et il pensa : Comment ?… Stavro m’a embrassé ?… Qu’est-ce que cela veut dire ?…
Une idée se planta dans son cerveau, si pénible qu’il la repoussait en se disant :
– Non… Sûrement, j’ai rêvé !… C’est pas possible !
Mais quelques minutes après, il sentit la main de Stavro lui toucher, à plusieurs reprises, la poitrine. Effaré, il demanda, d’une voix étranglée mais assez sonore :
– Tu cherches ma blague, Stavro ?
La demande résonna dans la nuit calme comme sous une coupole. Sursautant, le limonadier lui attrapa le bras et lui chuchota à l’oreille, tremblant d’émotion :
– Tais-toi !…
– Mais qu’est-ce que tu voulais donc ?… C’est toi qui m’as embrassé tout à l’heure ? reprit Adrien, de plus en plus épouvanté.
– Tais-toi !… Ne crie pas ! lui souffla l’autre, lui tenaillant le bras.
Quelques instants de silence et de frayeur s’ensuivirent, quand, tout d’un coup, on entendit la voix parfaitement réveillée de Mikhaïl parlant doucement en turc, posant brièvement une question à Stavro. Celui-ci parut ne pas vouloir répondre ; puis, il prononça quelques mots. Mikhaïl revint à la charge avec une nouvelle interrogation. Stavro lui répliqua plus longuement. Et de nouveau le premier l’interrogea avec plus de vigueur ; à quoi le dernier répondit sèchement. Mikhaïl paraissait réfléchir, se tut un bon moment ; mais voilà qu’il se souleva sur un coude et ayant l’air de regarder Stavro dans les yeux, il lui parla calmement pendant une minute, sans interroger. À cela, l’autre riposta brutalement, lui coupant la parole. Alors se passa quelque chose qui jeta Adrien dans la terreur.
Mikhaïl – qu’Adrien n’avait pas connu violent – bondit sur son séant et cria une phrase retentissante et brève. Stavro imita son mouvement et répliqua sur le même ton. À partir de ce moment, un dialogue acerbe s’engagea entre les deux hommes qui se connaissaient à peine. Dans la nuit, noire à se crever les yeux, les phrases, les mots jaillissaient, violents, comme les coups dans un assaut d’escrime. On devinait que leurs têtes s’approchaient souvent jusqu’à se toucher ; que leurs yeux se fouillaient, impuissants ; que leurs bras se débattaient. Dans le cœur glacé d’Adrien, les voyelles de la langue turque résonnaient comme des gémissements de hautbois, et ses nombreuses et dures consonnes frappaient comme un roulement de tambour.
Adrien comprit la vérité ; il comprit aussi que Mikhaïl serrait Stavro comme dans un étau, et une grande pitié pour la misère de ce dernier lui gonfla la poitrine et le fit éclater en larmes. Sanglotant, il dit :
– Mais… parlez en grec ! Je ne comprends pas un mot !
Cette explosion de douleur brisa la dispute. Un lourd silence tomba sur la phrase d’Adrien, quand il demanda :
– Stavro !… Pourquoi as-tu fait cela ?
L’interpellé se tourna vers le jeune homme et répondit, d’une voix oppressée :
– Mais, mon pauvre ami : c’est parce que je suis très malhonnête ! Je te l’avais dit.
Calmé, Mikhaïl lui répliqua :
– C’est pire que de la malhonnêteté : c’est de la perversion. C’est une violence commise sur un équilibre où tout est harmonie : vous avez vicié cet équilibre. Et vous commettez le pire des crimes quand vous voulez propager, étendre ce vice.
Et Mikhaïl ajouta avec fermeté :
– Faites des excuses sincères à Adrien, sinon je vous plaque ici, vous et la baraque !
Stavro ne répondit rien. Il se faisait une cigarette ; et lorsqu’il l’alluma, les deux amis virent, de profil, que son visage était méconnaissable. La bouche et le nez étaient allongés, la moustache braquée en haut. Le teint avait une couleur de spectre. Les yeux enfoncés, il ne les regarda pas ; pas même quand, à leur tour, s’étant fait des cigarettes, ils les allumèrent.
Dehors, les aboiements des chiens et le chant des coqs remplissaient l’air et la nuit.
*
Oui, commença Stavro beaucoup plus tard, quand Mikhaïl désespérait d’entendre sa réponse. Oui, je présenterai sincèrement des excuses à Adrien… Sincèrement, mais pas humblement… Et pas tout de suite, mais lorsque vous m’aurez écouté…
Vous dites : « perversion », « violence », « vice ». Et vous croyez m’écraser sous la honte. Cependant, je venais de dire que je suis malhonnête. Et c’est là le pire, parce que, par là, je comprends : faire le mal consciemment. Mais, perversion ? Mais, violence ? vice ? Mon bon Mikhaïl !… Cela se fait tous les jours, autour de nous, et personne ne se révolte !… C’est entré dans les lois, dans les coutumes ; c’est devenu une règle de vie. Et moi je suis un des estropiés de cette vie perverse : tout, dans ma vie, fut perversion, violence et vice ; c’est-à-dire que j’ai grandi sous le souffle de ces calamités. Pourtant, je n’y avais pas d’inclination. C’est regrettable d’être obligé de parler malgré soi, mais je profite de ce que nous sommes encore dans la nuit comme dans le royaume des taupes. Et ce n’est pas pour me défendre que je veux parler : oh ! cela m’est égal !… C’est pour vous donner, moi, l’homme immoral, une leçon de vie à vous, qui êtes des personnes morales, surtout à vous, Mikhaïl, qui ne la connaissez pas toute, comme vous le pensez peut-être.
Je suis un homme immoral et malhonnête. Pour la malhonnêteté, je m’en excuse ; quant à l’immoralité, c’est moi qui dois être juge. Le juge de qui ? Cela vous reste à voir. Une circonstance de ma vie vous en fournira le moyen ; et ce fait, c’est l’aventure de mon mariage.
Vers l’année 1867, peu après l’entrée du prince Charles dans les principautés, je rentrais moi aussi dans mon pays, mais pas, comme lui, en prince. Je rentrais défait par la perte romantique de ma sœur aînée, et vicié par la vie aventureuse que j’avais menée en la cherchant pendant douze ans à travers l’Anatolie, l’Arménie et la Turquie d’Europe. Dommage pour vous que je ne puisse pas commencer par vous raconter mon enfance, la triste fatalité de ma sœur, et les circonstances de ma perversion. Ce serait trop long. Peut-être qu’un jour, je le ferai, si vous voulez continuer à me serrer la main ; et si vous ne le voulez plus, cela me sera tout à fait indifférent.
J’avais à ce moment-là dans les vingt-cinq ans, je possédais un peu d’argent et trois langues orientales, mais j’avais presque oublié le roumain. Les gens de mon enfance ne m’ont pas reconnu et cela m’allait très bien : je ne voulais pour rien au monde être reconnu. D’ailleurs, j’avais même des papiers comme raïa[3]. Parlant mal ma langue, j’ai donc passé pour un étranger.
Pourquoi revenais-je dans mon pays ? Pour rien et pour une grande chose. Pour rien, parce que je n’avais plus de racines dans le sol où j’avais vu le jour et parce que je me trouvais bien à l’étranger. Cependant, ce bien n’était qu’apparent. Je menais une vie libre, nomade, mais vicieuse. De la femme, je ne connaissais que la sœur et la mère : l’épouse ou l’amante m’étaient inconnues. Et je les désirais ardemment, mais j’avais peur de les approcher. – Voilà une chose que vous ne connaissez pas, Mikhaïl !… Ah ! que de tort on fait dans la vie ! Lorsqu’on voit un homme estropié d’une jambe, ou d’un bras, personne ne lui jette l’opprobre, chacun a de la pitié ; mais tout le monde recule, personne n’éprouve de pitié devant un estropié de l’âme !… Et pourtant c’est le pilier même de la vie qui lui manque. Il me manquait. En rentrant en Roumanie, je venais pour le demander à ceux dont les mœurs sont plus conformes à la vérité sensuelle. Ils me l’ont donné, mais tout juste pour me faire connaître un moment cet appui, et ils me l’ont retiré promptement, honteusement, pour me rejeter dans le vice. Voici comment :
Sitôt arrivé, j’ai repris mon métier de salepgdi[4], en battant les marchés et les foires, mais en dehors de Braïla, aux environs, et même plus loin. Dans la ville, personne ne savait quelle était mon occupation. Le salep, je l’achetais en cachette chez un Turc, me donnant pour compatriote et lui laissant voir seulement ce que je voulais. Ainsi, je travaillais peu et gagnais bien, surtout que je m’appuyais sur la réserve que je portais dans ma ceinture. Là-dessus, je me mis à faire des connaissances.
Habillé en ghiabour[5], et payant, sans regarder, des okas de vin par-ci par-là, je suis tombé un jour, dans la Oulitza Kaliméresque[6], sur un bon vin en même temps que sur ce que je cherchais depuis mon retour (environ une année) : le vin était parfois servi par une belle crâsmaritza, la fille du patron. Et je suis devenu le fidèle consommateur de ce bon vin, ainsi que la proie des flammes que lançaient les yeux noirs de l’idole. Mais j’ai été prudent : la maison était austère et très riche. En plus, elle n’aimait pas les étrangers, bien que sa fortune vînt d’eux.
Alors, la première des choses que je fais à la hâte est de me procurer des papiers roumains, opération facile dans les pays du saint-bakchiche[7]. D’un jour à l’autre, j’enterre « Stavro, le salepgdi », et je deviens Domnul Isvoranu, « marchand de cuivreries de Damas ». Le nom et la qualité plaisent. On a des égards et des attentions. La maison n’avait pas de mère. Le père était vieux, sévère, et souffrant des jambes.
Après trois mois de fréquentation, je me vois un soir retenu à dîner en famille. Là je rencontre une tante qui remplaçait la mère, accaparait la fille avec sa tendresse ; mais je constate surtout qu’il est toujours bien de ne jamais mentir qu’à moitié. À table se trouvaient deux frères, grands et forts comme des gdéalats[8], qui étaient établis précisément marchands de tapis et de cuivreries de Damas, à Galatz. Pour mon bonheur, je connaissais Damas et leur métier mieux qu’eux ; j’avais vendu souvent des tapis et des cuivres ciselés de ce pays-là.
Pendant le repas je parle, je raconte des histoires et des scènes de la vie en « Anadole », et j’appuie surtout sur la tristesse que couvrent les tapis et les cuivres de Damas, où l’on voit travailler à leur fabrication, tout entière manuelle, des enfants de cinq ans et des vieillards presque aveugles : les premiers, gagnant deux météliks par jour (dix centimes), ne sachant, presque pas, ce que c’est qu’une enfance, et entrant dans la vie par la porte du supplice ; les derniers, s’épuisant d’inanition et n’ayant droit ni au repos ni à la sérénité de la vieillesse.
Mes histoires amusent la demoiselle et, par leur côté triste, lui arrachent des larmes ; mais les autres ont le cœur dur ; ils ne retiennent que le côté anecdotique. Cela me déplaît, et si fortement, que je suis sur le point de reculer ; mais je me rappelle à temps que je ne viens pas dans cette maison pour épouser tout le monde. La fille se montrait à mon goût, et c’était elle que je voulais épouser.
Avec elle, mes rapports se bornaient aux histoires et aux récits.
Deux mois après ce premier dîner, je pouvais me considérer comme un intime de la famille. Dans cette maison, presque sans relations, régnait une atmosphère étouffante, mais la seule qui s’y asphyxiât était la joviale créature que j’aimais. Tous les soirs je venais passer deux, trois heures près d’elle, raconter, dire des boutades, et parfois chanter des airs orientaux, mélodieux et plaintifs. La tante et le père prenaient du plaisir, mais la fille s’engouait… Elle en voulait encore, et encore…
Du magasin, le père avait chassé tout client tapageur, tout brouhaha ; et rares étaient ceux qui ouvraient la porte pour demander une consommation. Retirés dans l’arrière-boutique à la porte vitrée, la tante, qui était la bonne à tout faire de la maison, raccommodait du linge et surveillait le magasin, peu éclairé, à travers les rideaux ; la demoiselle brodait ou faisait des dentelles, tandis que le père, étendu dans son lit à alcôve, sommeillait, gémissait parfois et m’écoutait. Il était bête à désespérer un mouton. Assis sur un sofa, près de lui, je lui débitais tout ce qui était conforme à mon plan, et il gobait tout.
Ainsi, j’ai pu facilement saisir son faible : il avait besoin d’un homme débrouillard pour continuer son affaire, et il avait vu en moi cet homme. On sait que le Roumain est peu commerçant ; il n’est que l’esclave de la terre. Comme il voulait donner sa fille à un négociant versé dans une branche de commerce, et comme, de l’autre côté, il n’y avait que les étrangers pour manipuler avec succès, dans ce temps-là, des affaires faciles et rémunératrices, il fut content de se trouver en face d’un homme du pays qui avait roulé sa bosse, qui connaissait des langues et qui pouvait donner des conseils même à ses deux fils, aussi stupides que lui ; car, tout en me demandant comment ces brutes avaient pu réaliser une pareille fortune, je venais d’apprendre que la mère morte avait été une capacité commerciale de premier ordre. La fille possédait son tempérament ; mais, depuis le décès de la mère, la maison était plongée dans la langueur.
Mon apparition y avait apporté de l’air respirable ; chacun des cinq êtres le respirait à sa façon. Le vieux et ses deux fils – qui venaient, tous les quinze jours, passer le dimanche en famille – rigolaient comme des idiots et me suffoquaient avec leurs questions d’affaires, toujours d’affaires. Pour mettre à l’épreuve mon honnêteté, ils ne trouvèrent rien de plus intelligent que de me demander une fois une somme d’argent ; une autre fois, de m’en confier une. Je les satisfis dans les deux cas, en me disant que, sûrement, la bêtise et l’argent doivent être jumeaux. Donc, ces trois-là ne différaient pas beaucoup.
La vieille, sœur de la défunte, ne riait pas, et pleurait encore moins. En échange elle me tracassait souvent sur mes affaires présentes. Quelque temps je détournai ses questions ; elle me suspecta. Puis, fort de la confiance des trois gogos, je répondis longuement que mes affaires allaient mal depuis deux ans, faute d’un capital important. Là, encore, je ne mentais qu’à moitié, car, c’était vrai ; si j’avais pu disposer d’une forte somme !… Le meilleur commerce de cette époque était la cuivrerie étrangère. La réponse colla, vu que je n’avais jamais dit que j’étais riche.
Mais la joie de mon cœur était l’attachement de la belle Tincoutza. Elle était la seule qui me comprît et m’aimât, la seule qui me fît tenir bon et espérer, dans cette maison de désespoir.
Homme libre et qui n’adorais point l’argent, habitué à respirer les grands courants de la vie qui balançaient les miasmes de la nature, je ne m’attardais dans cette maison – où tout était vicié par l’égoïsme et la bêtise – que pour celle qui aspirait de toutes ses forces à la liberté.
Souvent nous restions presque seuls. On fermait le magasin avec l’arrivée de la nuit. La tante allait se coucher ; elle se levait tôt. Et, alors – près du père (dont on ne savait, sinon d’après ses gémissements, quand il dormait et quand il était éveillé) – Tincoutza, penchée sur sa broderie, me disait, avec une œillade qui me glaçait le sang :
– Racontez-moi quelque chose, monsieur Isvoranu : quelque chose de triste…
Le père criait :
– Non pas triste ! Cela me barbe…
– Bien, alors quelque chose de gai, ajoutait-elle, mélancolique.
– Je vous raconterai quelque chose qui soit pour tous les goûts, disais-je.
« L’an passé, je me trouvais avec de la marchandise dans une foire sur la Jalomitza[9]. Vous savez que, dans une foire, être bien avec tout le monde c’est une conduite sage. On fait vite des connaissances et on les défait aussi vite, mais un forain risque de se rencontrer avec un autre forain plus souvent qu’un mort avec le pope qui l’a enterré…
– Tiens, ça c’est malin, grommelait le vieux.
– Je me conformais donc à cette ligne de conduite, et voici ce qui m’est arrivé ce jour-là. Je connaissais depuis peu de temps un forain appelé Trandafir, un tzigane qui prétendait vendre des colliers de rassade, mais en réalité courait les dupes qui se laissaient prendre à un jeu à trois cartes qu’on appelle : Voici le roi, où est le roi ? Pour tout dire, Trandafir était un voyou. Mais ce voyou m’intéressait. Avec ses colliers enfilés sur le bras, il venait s’appuyer contre mon étalage, fumait sa pipe sans rien dire et crachait jusqu’à ce que, dégoûté, je l’eusse chassé. Alors il se mêlait à la foule en criant : « Colliers ! colliers ! » Mais ses yeux fouillaient les têtes des paysans propres à devenir les clients de son jeu, et celui qui y entrait sortait les poches vides. Voulant lui faire gagner sa vie plus honnêtement, je lui avais proposé, une fois, de changer de métier :
« – Quoi ? m’a-t-il répondu ; tu peux me faire ton associé ?
« – Non, dis-je, je ne peux pas te faire mon associé, mais je peux te faire salepgdi. On gagne bien.
« – Oh ! fit-il ; on gagne bien ! Ton salep ne me fera jamais gagner assez pour que je puisse, tous les six mois, ajouter un nouveau ducat au collier de ducats impériaux de ma belle Miranda, et alors, mon vieux, elle s’en ira chez un autre, car, vois-tu, l’amour est volage !…
« Je convins qu’il avait raison : le salep ne rapporte pas des ducats, tandis que ses « trois cartes »… eh bien ! ses « trois cartes » lui rapportèrent, le jour dont je parle, cinq ducats de douze francs, en moins d’un après-midi. Mais voilà que ces ducats vinrent, cette fois-ci, accompagnés d’une histoire bien amusante : le jeune paysan dépouillé de son avoir ne voulait plus lâcher Trandafir, et tous les deux, après une course folle à attrape-moi à travers champs, arrivèrent devant moi pour me prendre comme arbitre.
« Le paysan disait :
« – S’il ne veut pas me rendre mon argent, alors qu’il m’apprenne son métier ; oui, son métier ; je ferai comme lui.
« Trandafir levait les épaules :
« – Il est fou, ce cojane[10] ! Quelle béléa, quelle béléa[11].
« – Non, mon vieux, disait l’autre ; l’argent, mon argent, ou ton métier ! Ça ne vaut pas la peine d’être honnête ; je ferai comme toi !
« – Mais tu n’es pas plus honnête que moi, criait Trandafir ; tu as voulu gagner mon argent : j’ai été plus malin et j’ai gagné le tien, voilà tout.
« – Oui, convint le paysan, je n’ai pas été beaucoup plus honnête que toi ; pour cela je te laisse un ducat : donne-moi les quatre autres. Sinon, je me jette dans la Jalomitza, et c’est un péché… J’ai à la maison une femme jeune et seule… Nous nous sommes pris d’amour… Et les cinq ducats étaient tout l’avoir qui pendait à son collier. Je les avais pris pour acheter deux chevaux et labourer la terre…
« Trandafir sauta comme brûlé au fer rouge :
« – Comment ? Imbécile, tu enlèves les ducats de ta femme pour acheter des chevaux ? Ah ! tu ne mérites pas d’avoir une femme avec un collier de ducats !
« – Mais que faire ? se lamentait le jeune homme.
« – Que faire ? hurla le tzigane, eh bien, aller les voler à trois lieues de ton pays et laisser les ducats au cou de ta femme !
« Et s’adressant à moi, Trandafir me dit :
« – As-tu jamais vu un Roumain aussi bête que celui-ci ?…
« Disant cela, il devint pensif, fuma et cracha. Le paysan pleurait dans ses mains. Alors j’ai vu ceci : Trandafir se tourna vers le jeune homme, lui fit tomber les mains et, vite comme l’éclair, lui appliqua deux gifles.
« – Pourquoi me bats-tu ? cria le giflé.
« – Parce que tu es bête… Je n’aime pas les hommes qui pleurent, répondit le tzigane roulant ses yeux de charbon comme un diable. Maintenant, voici les cinq ducats et rentre cette nuit dans ton pays, mais tiens-toi à une portée de fusil hors du village, sur la grand-route à l’aube ; je t’amènerai les deux chevaux et je te donnerai encore deux gifles… C’est pour t’apprendre une autre fois à ne plus toucher au collier de ducats d’une belle femme autrement que pour en ajouter.
« Six mois après cette aventure, je rencontre Trandafir sur la route de Nazîru. Il était à cheval, moi en voiture. En nous croisant, je lui demande :
« – As-tu tenu ta parole, Trandafir ?
« – Oui, me répondit-il ; je lui ai donné les deux chevaux et les deux gifles. »
*
Pendant que je racontais, le père s’était endormi, mais Tincoutza était plus émue que jamais. Ce fut alors que je me vis, pour la première fois de ma vie, seul devant une belle fille qui me regardait avec des yeux amoureux, humides, étincelants. Se penchant vers moi, elle me prit la main et dit d’une voix plus mélodieuse que les cordes du violon :
– Dites, monsieur Isvoranu : pourriez-vous aimer comme le tzigane Trandafir ?…
Je ne saurais pas vous dire si sa main me brûla ou me glaça, mais je sais que je fus pris d’une panique soudaine, ma tête tourna comme si je tombais d’un toit, et, sans plus, j’attrapai mon chapeau et me sauvai.
Elle avait pris cela pour une plaisanterie de ma part et rit fort en me voyant le lendemain. Mais moi j’étais désolé : ma peur de me trouver seul avec une femme se manifestait plus violemment que jamais. Tout l’espoir que j’avais mis dans le salut d’une intimité de plusieurs mois s’évanouissait ; je restais, bel et bien, l’homme à l’âme estropiée.
Cependant, comme on fait avec les chevaux qui craignent le feu, je me mis à croire qu’à force de me promener la flamme sous le nez, je finirais par ne plus avoir peur d’elle. Et qui sait ? Que connaissons-nous de la nature humaine ? Moins que les bêtes !… Peut-être si j’avais eu le loisir de mater mes sens pervertis et d’apprivoiser mes instincts devenus sauvages, aurais-je réussi à retrouver l’équilibre. Mais pour cela il m’aurait fallu la bienveillance des hommes et le concours des circonstances. Ni les premiers ni les secondes n’ont accepté de sauver un homme. Les dernières ont fait de moi un homme pauvre, tandis que ces gens ne voyaient autre chose que ce que leur égoïsme leur commandait. Le résultat a été que nous nous sommes cassé la tête sur un mur ; mais le plus à plaindre a été moi.
Je n’aurais pas voulu demander la main de Tincoutza avant d’être certain qu’un commencement de guérison se fît sentir dans ma nature ; mais un autre prétendant prit les devants et mit en danger ma situation. L’intéressée cria haut qu’elle ne voulait pas se marier avec un autre que moi, alors le père me demanda ce que j’en pensais.
Ce que je pensais ? L’idée seule du mariage me jetait dans toutes les terreurs de l’enfer !… Je ne pus rien répondre… Je fus évasif, confus… Tincoutza, offensée dans son orgueil, versa des larmes qui m’arrachèrent les entrailles. Le père attribua ma confusion à ce que je n’étais pas « un homme riche », et me consola en disant :
– Vous le serez un jour en travaillant ici !
Avez-vous entendu ? Ils croyaient que c’était la fortune que je cherchais dans leur maison.
Ainsi, le gouffre approchait, et j’allai droit à lui : je demandai la main de Tincoutza. Elle jubila, la maison se réveilla de sa léthargie, moi, je me sentais perdu. Les jours qui suivirent la demande en mariage ressemblèrent aux derniers instants d’un condamné à mort. Tincoutza était ravie :
– C’est l’émotion qui vous aplatit comme ça ? me dit-elle un jour ; comme je suis heureuse !
Pauvre fille !
Pour m’étourdir, je blaguais du matin au soir ; mais on s’aperçut bien que ce n’était pas comme avant, et le soir des fiançailles je fus à un doigt de m’évanouir. La parenté présente en fut très intriguée ; et, ainsi que ma fiancée, ils mirent mon trouble sur le compte de l’émotion. On me poussa à parler, on me pria de raconter. Je fouillai mon cerveau et ne trouvai rien. Mais le prêtre qui avait échangé les bagues, après avoir récité le souhait de l’Église, me suggéra une anecdote.
Il est question du travail des champs, et le pope se plaignait que ses ouvriers se moquaient de lui, allant trop lentement. Je dis, pour amorcer mon histoire :
– Si vous voulez les faire travailler plus vite, il n’y a qu’un moyen, père.
– Lequel, mon fils ?
– C’est de jurer fort, jurer comme un surugiu[12] !
– Ah ! nous ne pouvons pas jurer : c’est un péché.
– Oui, c’est un péché, évidemment, approuvai-je, mais il a été absous par l’archevêque de Bucarest pour toute circonstance où l’on ne peut pas faire autrement.
Le pope prit un air sceptique, mais les assistants crièrent :
– Comment ? Dites, comment ? Racontez !
– Eh bien, voici comment : un jour, l’archevêque de Bucarest devait se rendre dans une ville où sa présence était nécessaire à une cérémonie officielle. On fit venir la meilleure diligence, et Sa Sainteté monta. Mais le surugiu de la voiture en fut très mécontent, malgré le pourboire alléchant qui l’attendait : c’est que, ainsi que nous savons tous, un surugiu ne peut pas conduire les chevaux sans jurer. Pour lui, tourner le fouet en l’air et jurer, c’est plus inexorable que le pourboire même, et le surugiu de l’archevêque ne démentait pas son nom. Craignant les foudres du grand prélat, le pauvre homme se mordit les lèvres et conduisit tant bien que mal pendant trois heures de chemin, mais, arrivant au passage d’un gué, il arrêta net. Suffoqué et rouge de colère comme une écrevisse cuite, il abandonna les rênes de ses quatre chevaux et attendit, décidé à réclamer son droit à tout prix. L’archevêque s’impatienta et, au bout de quelque temps, sortit la tête par la portière, demandant la cause de l’arrêt. Le surugiu ôta son bonnet et expliqua humblement :
« – C’est que, voyez-vous, Très Haute Sainteté, les chevaux sont habitués aux jurons du surugiu et comme je ne puis pas jurer, vu Votre Sainte Présence, ils ne me reconnaissent plus et refusent de mordre dans le gué.
« L’archevêque recommanda :
« – Criez-leur, mon fils : « Hi ! hi ! braves chevaux !… »
« Le surugiu, malin, répéta du bout des lèvres :
« Hi ! hi ! braves chevaux !… » Mais les bêtes ne mordirent pas.
« – Il n’y a pas d’autres moyens que les jurons pour les faire partir ? interrogea Sa Sainteté, perdant toute patience.
« – Non, Saint-Père, je vous le dis : les chevaux ne marchent qu’avec de l’avoine et des jurons !…
« – Eh bien ! répondit le métropolite, jurez alors et je vous absous du péché !
« Le surugiu bondit de son siège, attrapa les rênes, claqua de son interminable fouet et cria d’une voix à effrayer les morts : Hi ! hi ! hi !… Sacrées babouches de la Vierge !… Toutes les saintes icônes !… Les quatorze Évangiles !… Soixante sacrements !… Douze apôtres et quarante martyrs de l’Église !… Hi !… hi ! hi !… Braves chevaux, nom de Dieu et du Saint-Esprit !…
« La diligence vola le gué comme une hirondelle. Sur l’autre rive, l’archevêque sortit de nouveau la tête, et dit au conducteur, qui le regardait d’un air triomphant :
« – C’est épatant comme vos chevaux sont dressés, mais vous devez manquer d’instruction religieuse : il n’y a pas quatorze Évangiles, mais quatre ; et point soixante sacrements, mais seulement sept.
« – Vous avez raison, Saint-Père, et je le savais, moi aussi ; cependant, voyez-vous : quatre et sept sont des chiffres trop brefs pour pouvoir jurer comme il faut ; et alors, nous, cochers, faisons de notre mieux pour arranger la religion et l’accommoder aux nécessités professionnelles. »
Cette anecdote, par l’hilarité qu’elle produisit, mit le pope dans l’embarras et moi plus à mon aise. Tincoutza était radieuse et fière de moi.
Ah ! pourquoi les choses n’en sont-elles pas restées là ? Ou pourquoi ne me suis-je pas sauvé avant le drame ? Car le drame, long, interminable, arriva trois semaines après – trois semaines de torture peu connue et peu croyable, quand chaque baiser que je recevais de ma fiancée me semblait un conseil de prendre mes jambes à mon cou et d’aller me perdre dans le monde : ce drame débuta avec la noce.
Maintenant je suis arrivé au monstrueux forfait qui brisa ma vie et celle de l’innocente Tincoutza ; je suis arrivé, mon brave Mikhaïl, à votre perversion, à votre violence, au vice, à toutes les malédictions que des brutes marchant sur deux pattes pratiquent sous la forme de mœurs, de coutumes, de traditions – empoisonnant la vie et tyrannisant des innocents ; car, aussi bien que ma chaste fiancée, moi aussi j’étais un innocent, dans mon cas maladif.
Vous ne savez peut-être pas, Mikhaïl, de quoi il s’agit. Vous ne savez pas que, chez nous, lors de la fête nuptiale, des femmes de la famille et même des femmes étrangères envahissent la chambre à coucher des jeunes époux quelques heures après leur retraite, les chassent dans une autre, et fouillent le lit conjugal pour y trouver la preuve irréfutable de la chasteté de la jeune épouse, preuve qu’elles portent parfois en triomphe pour la montrer aux invités qui banquètent dans la salle à côté. J’ai vu mieux que ça : j’ai vu cet étendard porté au bout d’une perche, sur la route de Pétroï à Cazassou, entouré d’une bande de possédées qui ululaient autour de leur scabreux trophée ; elles étaient accompagnées d’un tzigane raclant du violon, et allaient, à l’aube d’un lundi, porter « l’eau-de-vie rouge » à l’heureuse mère de la malheureuse vierge.
Connaissez-vous, Mikhaïl, quelque chose de plus barbare et de plus abominable ? Y a-t-il de la perversion ou de la perversité, du viol ou de la violence, du vice ou du sadisme qui soient plus inhumains, plus cruels et plus inouïs que cette joie, ce spectacle, ce procédé malfaisant et honteux ?…
Moi, je savais… Je connaissais tout cela quand le jour de noce vint. Non seulement ces mœurs écœurantes m’avaient toujours révolté ; mais à l’heure dangereuse où mes sens me trahissaient si piteusement, il était pour moi d’un intérêt vital d’écarter, de repousser au diable cette mascarade funeste.
J’appelai le père et la tante et je leur parlai. Le père, tout en aimant cette répugnante coutume, ne fut pas trop catégorique, mais la vieille soutint mordicus qu’elle devait être respectée, comme étant une tradition de la nation, gardienne de l’honneur.
Nous en restâmes là, et la noce partit, par un bel après-midi de dimanche, avec le faste de l’époque, vers l’église : tout le monde à pied, sauf les deux cavaliers qui ouvraient le chemin ; venait ensuite le porteur des deux immenses cierges de Moscou couchés sur un gros plateau en argent ciselé, incrusté d’or ; puis, toute la société. Au sortir de l’église, les cavaliers reprirent les devants, déchargeant leurs pistolets, faisant flotter en l’air les longues serviettes nouées à leurs bras, et danser les chevaux aux crinières parées de rubans et tramées d’argent. Sur le plateau il y avait maintenant le pain et le sel de tradition. Immédiatement après, je me traînais, grelottant de peur et de misère, le cierge à la main et Tincoutza au bras ; elle, heureuse sous l’amas de la parure qui la cachait entièrement. Derrière nous, la noce, tout cela abasourdi par douze musiciens jouant de quatre instruments : violons, cobza, clarinette et cornet à piston. Sur le parcours, des femmes qui revenaient de la fontaine versaient l’eau de leurs cofas[13] sous les pas de la noce, souhait d’abondance.
Et le soir, l’heure fatidique sonna pour moi. Il y avait à table une vingtaine d’invités, la parenté comprise. Les oraisons des crieurs nuptiaux déchaînèrent une joie débordante, et j’ai dû me mettre à l’unisson et répondre par des contes aux narrations des commensaux. Un de ces derniers, l’esprit chauffé par le vin, eut le mauvais goût de raconter comment une fois, dans son village, une jeune mariée, étant trouvée fautive par son époux, avait été battue par celui-ci, la nuit même de la noce ; puis, le lendemain matin, il la jeta dans son char, le dos tourné aux bœufs, la face vers l’arrière où, au bout d’un bâton, se balançait un pot de terre cuite ayant le fond défoncé, et, avec cette parade, la rendit à ses parents terrifiés.
Je regardai Tincoutza : elle restait calme, sûre de son innocence. Mais moi je m’épouvantai et criai que ce qui se passe entre deux époux ne regarde personne qu’eux-mêmes.
– Nous verrons tout à l’heure si cela ne regarde personne ! répondirent quelques intimes.
En effet, ce « tout à l’heure » fut joli, car, minuit sonnant, je m’aperçus que des petites balles, faites de mie de pain, partirent de plusieurs directions et vinrent me frapper au visage, puis des morceaux de pain, et au bout de quelques minutes, de grosses tranches.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je.
– Eh bien, cela veut dire qu’il faut vous lever d’ici et aller faire votre devoir ! cria la marraine.
Je vous jure, mes amis, que je ne comprenais pas ; mais j’ai compris quand mon parrain me prit à part et me dit de quel devoir il s’agissait. Pendant qu’il me parlait, la marraine et la tante faisaient la toilette de Tincoutza dans la chambre à coucher qui nous était destinée ; puis elles vinrent m’embrasser, ainsi que le père, et, sans plus, ils m’ouvrirent la porte, me poussèrent dedans, et la refermèrent sur mon dos.
Pendant cet instant, un des plus tragiques de ma vie, je me rappelle encore vaguement avoir vu la tête divinement belle de Tincoutza reposant sur la blancheur de l’oreiller, sa chevelure noire répandue tout autour d’elle, et ce fut tout pour ce soir-là : je tombai évanoui au milieu de la chambre !…
Une forte fièvre me fit délirer pendant vingt-quatre heures ; je restai malade quinze jours. Je ne sais pas ce que j’avais dit pendant mon état d’inconscience, mais je sais que peu nombreux furent ceux qui vinrent me visiter. À ma guérison, je me trouvai dans un monde ennemi. Mon beau-père et la tante me demandèrent des explications sur la honte que je venais d’infliger à leur maison. Je me sauvai provisoirement en prétextant que j’étais lié[14]. Ils n’eurent aucune pitié de moi, et me détestèrent encore plus.
À partir de ce moment, et pendant dix mois, haine et hostilité se dressèrent devant moi. On me tint à l’écart de toute affaire ; on ne voulut me confier aucune entreprise ; on garda l’argent constamment enfermé, comme si j’étais un voleur. Par mes propres moyens je ne pouvais rien entreprendre – sauf redevenir salepgdi – car mon argent, je l’avais dépensé presque tout en cadeaux de noce. Et alors commença cette vie terrible qui m’effraie encore aujourd’hui.
*
Je ne pourrai pas vous la raconter dans le détail ; cela m’est trop pénible…
Barricadé dans cette maison de malheur, je n’osais plus mettre le pied dans la rue que très rarement et seulement de nuit. On m’interdisait même de descendre au magasin. Pas de visite… Pas de relations… Aucun travail… Tout ce que je disais, tout ce que je proposais, tombait mal… À table on était comme des sourds-muets… Et moi, en babouches et en bras de chemise, je me promenais d’une chambre à l’autre comme un parasite, comme un drôle, ou comme certains autres pensionnaires.
Les deux beaux-frères venaient tous les dimanches. Je leur demandai de me prendre à Galatz dans leur affaire à quoi je m’entendais quelque peu. Ils me parlèrent de divorce. Et, en effet, diriez-vous, c’eût été la solution la plus sage. – Pas du tout.
Ma femme s’était, depuis le mariage, complètement détachée de sa famille. Toute sa vie était maintenant enracinée dans la mienne, dans cette vie misérable et estropiée. Sans larmes et sans rancune, elle avait accepté le malheur avec une bravoure inespérée ; elle croyait sincèrement que je devais être lié par une sorcière, et priait le bon Dieu, avec ferveur, de vaincre le diable et de guérir son mari qu’elle aimait malgré sa défaillance.
Cloîtrés tous deux, nous passions nos journées en des tête-à-tête interminables et d’une tendresse qui ne saurait être dépassée. Je lui demandais pardon… Elle me répondait qu’elle ne me voyait fautif en rien. Oh ! comment pourrais-je oublier la seule créature humaine qui m’ait compris et qui ait eu pitié de moi ? Et qui peut certifier que, sans la haine qui nous empoisonnait, je ne serais devenu le mari et l’homme normal auquel j’aspirais de toutes mes forces ?… Déjà je n’étais plus si timide qu’au commencement, je n’avais plus peur de ma femme, plus cette frayeur qui me glaçait le sang aux premiers attouchements. Il y avait même des moments où de vagues désirs, de faibles réveils, de petites impulsions sensuelles me fourmillaient dans le corps et me faisaient rougir quand elle me serrait dans ses bras, me caressait, m’assurait de son amour.
Mais ce que l’amour crée avec difficulté, la haine le détruit en un instant, et voilà ce que je ne pardonnerai jamais aux hommes. Tous les matins, à peine sorti de ma chambre, les deux hiboux de notre malheur se jetaient sur la pauvre femme et lui demandaient s’il y avait eu quelque chose. À son refus de parler, les maudits croque-morts lui tombaient dessus avec leurs conseils de séparation et la torturaient jusqu’au désespoir.
Ce martelage et cette destruction systématique du peu que la nature essayait de rebâtir durèrent dix mois. Nous étouffions. Les deux bourreaux de Galatz commençaient à devenir agressifs : ils m’insultèrent et me sommèrent de décider ma femme à la séparation. Il n’y avait plus moyen d’y tenir. Blottis l’un contre l’autre nous refusions souvent de descendre à table, nous passions des jours avec un seul repas, et nous vîmes brusquement surgir devant notre pensée l’idée de nous sauver.
Elle me demanda si je pourrais gagner notre vie avec le peu d’argent qui me restait, et à ma réponse enflammée sur l’avenir de liberté et d’amour que j’étais capable de lui ouvrir loin de cette maison funeste, des larmes de bonheur jaillirent de ses yeux. Enlacés comme deux frères perdus dans un monde ennemi, nous avions les visages et les vêtements baignés de nos propres larmes, et nous avons vécu les heures de la plus forte félicité qu’on puisse goûter sur cette terre.
Mais ces heures furent aussi les dernières qu’il nous était donné de vivre ensemble. La grosse vague de la haine des hommes approchait.
C’était vers la fin février… Nous avions notre plan arrêté : attendre encore un mois, et, vers la fin de mars, nous enfuir sur un voilier allant à Stamboul.
Mais depuis quelques jours nous remarquions un changement singulier dans l’attitude de nos deux tyrans : ils avaient soudainement cessé de visiter ma femme le matin, ils ne la terrorisaient plus, et à moi, le vieux me dit un soir que je pouvais sortir et entrer à ma guise. J’en suis resté baba !… Je courus vers Tincoutza, mais elle fondit en larmes :
– Je crois qu’un malheur nous guette ! me dit-elle. Je fais de mauvais rêves : je te vois la nuit entouré d’enfants qui pleurent, et moi, toute parée d’or et de pierres précieuses… C’est très mauvais. Ne sors pas !… Qui sait ce qui peut t’arriver ?… Nous supportons cet emprisonnement depuis dix mois ; souffrons-le encore quelques semaines !…
À ces paroles je sentis un poignard m’entrer dans le cœur et je me mis à trembler ; mais, mes braves amis, le sort de l’homme est écrit à l’avance. Le lendemain, matinée radieuse d’hiver calme… La neige, épaisse de trois empans, couvrait le monde de son linceul immaculé et les clochettes des traîneaux, qui volaient en tous sens, emplissaient l’air de leur sonnerie nostalgique. Je restais à la fenêtre et il me semblait que les murs s’écroulaient sur moi. Je m’affolai !… Une force irrésistible m’appelait dehors, vers ce dehors qui est le mouvement, la vie, l’impétueux mystère de la libre existence que je ne connaissais plus depuis presque une année. Je me jetai aux pieds de ma femme et la suppliai de me laisser sortir une heure, une demi-heure, cinq minutes, hors des murs, des toits, de la misère !…
Elle m’écouta et m’en donna la permission, me conseillant de prendre mon stylet et les deux pistolets, et me recommandant de ne me laisser aborder par personne. Je lui embrassai les babouches, pris ma fourrure, mon bonnet d’astrakan, et descendis au magasin.
Ah ! ce fut ma perte et celle de la pauvre Tincoutza !… Ce fut notre perte sans l’être tout de suite, car rien ne m’arriva, cette matinée-là et rien non plus pendant mes sorties de l’après-midi et du lendemain ; mais ce fut certainement dans un de ces passages par la boutique que je fus reconnu par l’œil traître que le vieux avait caché derrière quelque porte et qui me démasqua !…
Le soir de ce dernier dimanche que je vécus dans cette maison – en rentrant, les yeux remplis de la majesté du Danube qui promenait ses énormes glaçons – j’embrassai pour la dernière fois celle qui fut pendant dix mois la plus tendre des épouses et la plus pure des vierges.
Nous étions calmes… Mais en descendant pour dîner, une tragique pesanteur nous allongeait les figures et nous tenait au seuil des larmes. Elle demanda, vers la fin du repas :
– Pourquoi les frères ne sont pas là ?
– Ils vont venir tout à l’heure, répondit le père. Nous allumâmes les narguilés et bûmes le café turc. Dehors, nuit et silence… Il commençait à se faire tard. Tout à coup, surprenant un regard significatif entre le vieux et la tante, Tincoutza éclata en sanglots.
À ce moment, la porte grinça sur ses gonds et les deux frères, sombres comme des exécuteurs, apparurent amenant un homme à la vue duquel je devins blême.
C’était un Grec qui avait été autrefois mon ami, et qui venait en délateur et en criminel.
Debout tous trois devant la porte restée ouverte, le premier mot, pour tout bonsoir, fut celui du traître. Allongeant le bras et me montrant, il dit en roumain :
– C’est ça, votre monsieur Isvoranu ?… Je comprends qu’il soit lié : ça c’est Stavro, le salepgdi et le p…
À ce dernier mot, qui dénommait mon vice et le sien, Tincoutza lança un cri et roula par terre, tandis que moi…
Empoigné par la cruauté et la vengeance de mes beaux-frères, je fus traîné dans le magasin et foulé aux pieds, frappé sur la tête, sur la figure, sur la poitrine jusqu’à ce que je m’évanouisse. Puis…
Puis je me réveillai dehors sur la neige, devant la porte verrouillée de la cour qui donnait sur un passage fermé. J’étais glacé… Les membres, la poitrine, la tête meurtris… Et pour tous vêtements d’hiver, je me trouvais en bras de chemise, nu-tête.
Je rassemblai mes forces et j’allai demander hospitalité au Turc qui me fournissait le salep dix-huit mois auparavant ; il me reçut en chrétien et me soigna en frère.
Quatre jours après, ce brave homme, sans savoir à qui il parlait, m’apprenait à mon lit de souffrance la nouvelle que toute la cité colportait ce matin-là : Tincoutza venait d’être repêchée, sur la rive gauche du Danube, par des Lipovans[15]…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Depuis, trente-cinq ans se sont écoulés, et chaque année, à la date fatale, je vais sur le bord du Danube qui promène ses glaçons, demander pardon à Tincoutza de l’offense que je lui ai faite.
À vous aussi, Adrien, je vous demande pardon de l’offense que je vous ai faite…
*
Sur la route de X… entre deux champs de seigle, la charrette avec les trois hommes allait au trot.
Devant les yeux du cheval qui éternuait dans la fraîcheur matinale, l’étoile du berger étincelait sur la coupole empourprée du Levant.
Une alouette surgit du champ et monta comme une flèche vers le ciel. Stavro la suivit du regard jusqu’à ce qu’il la vît retomber comme un caillou ; les yeux fixés sur l’endroit où elle venait de disparaître, il chanta – dans cette langue universelle connue des hommes qui n’ont point de patrie, et sur cette mélodie qui ne s’écrit pas sur le papier :
Si j’étais une alouette,
Comme elle je foncerais dans l’azur ;
Mais je ne descendrais plus sur la terre,
Où les hommes sèment le blé,
Où les hommes fauchent le blé,
Où l’on sème et l’on fauche sans savoir pourquoi…
Dans le taillis où la charrette des trois forains s’était arrêtée pour le déjeuner de midi, Stavro se faisait tirer l’oreille par ses deux compagnons qui, depuis une heure, lui demandaient l’histoire de son enfance et celle de sa sœur, qu’il avait évoquée au commencement de son récit dans le grenier. Non pas qu’il n’aurait pas eu l’envie de raconter – car son état d’âme était tout disposé maintenant à cette lointaine évocation – mais il en est toujours ainsi quand on veut toucher aux écluses rouillées qui barrent le passage aux eaux du passé : il est bon de se faire un peu prier.
Étendus sur la mousse souple du boqueteau, ils en étaient aux cigarettes, pendant que le cheval broutait l’herbe et reniflait en faisant de petits pas autour d’eux. Stavro se leva, alla ramasser des branches sèches et alluma un feu ; et quand la braise fut prête, il chercha dans la voiture le matériel à faire le café, fit bouillir l’eau, et jeta dans l’ibrik[16] en cuivre le sucre et le café nécessaires. Après quoi, avec un talent de cafédgi[17], il versa le liquide écumant et aromatique dans les trois tasses sans soucoupes, appelées félidganes[18], servit, s’assit les jambes repliées à la mode turque et commença :
Je ne me souviens plus de la date, ni de l’âge exact que j’avais, à ce moment-là. Mais je sais que l’événement qui suivit de près le drame fut la guerre de Crimée.
Petit enfant, je me rappelle la dureté d’un père qui battait la mère, tous les jours, sans que je comprisse pourquoi. Ma mère manquait souvent à la maison, revenait et était battue, avant le départ et après l’arrivée. Je ne savais pas si on la maltraitait au départ pour la faire partir ou pour la retenir, ni, à l’arrivée, si c’était à cause de son absence ou pour qu’elle ne revînt plus.
Je me rappelle encore qu’en ce temps embrouillé, à côté du père, se tenait le frère premier-né et aussi dur que lui, tandis qu’auprès de ma mère se lamentait ma sœur Kyra, de quatre ans plus âgée que moi, et vers laquelle je me sentais attiré.
Peu à peu le brouillard se disperse, je grandis et commence à comprendre. Et je compris des choses curieuses… Je pouvais avoir entre huit et neuf ans ; ma sœur entre douze et treize, et si belle que je me tenais toute la journée près d’elle, pour la regarder de la tête aux pieds. Elle se parait, depuis le matin jusqu’au soir, et ma mère faisait de même, car elle était aussi belle que sa fille. D’une boîte en ébène, toutes deux devant leur glace, elles se maquillaient les yeux avec du kinorosse trempé dans l’huile, les sourcils avec un bout de bois de basilic à la pointe carbonisée, tandis que les lèvres et les pommettes, elles les coloraient avec du rouge de kîrmîz ainsi que les ongles. Et quand cette longue opération était terminée, elles s’embrassaient, se disaient des mots tendres, et se mettaient à faire ma toilette. Puis, tous les trois, nous prenant les mains, nous dansions à la mode turque ou grecque, et nous nous embrassions. Ainsi, nous formions une famille à part…
Maintenant, le père et son fils aîné ne venaient plus tous les soirs à la maison. Ils étaient tous les deux charrons, les plus adroits et les plus recherchés de la région ; et leur atelier se trouvait, du côté opposé de la ville, dans le quartier Karakioï, tandis que nous habitions dans la Tchétatzoué. Entre nous et eux s’étendait toute la ville. La maison de Karakioï appartenait à mon père. Il avait là deux ouvriers apprentis, qu’il nourrissait et logeait, ainsi qu’une vieille domestique qui s’occupait de leur ménage. Ils étaient sept. Nous n’allions jamais là-bas, et je connaissais à peine l’atelier du père, qui me faisait peur. Dans la Tchétatzoué, on était chez ma mère, nous ne fichions rien de tout le jour, on s’amusait… L’hiver, on buvait du thé, l’été des sirops, et toute l’année on mangeait des cadaïfs, des saraïliés[19] on buvait du café, on fumait des narguilés, on se maquillait et on dansait… C’était une belle vie…
Oui, c’était une belle vie, sauf les jours où le père ou son fils ou bien les deux faisaient irruption au milieu de la fête et assommaient la mère, assenaient des coups de poing à Kyra, et me cassaient leur bâton sur la tête, car maintenant je faisais moi aussi partie de la danse. Comme nous parlions couramment le turc, ils appelaient les deux femmes des patchaouras[20] et moi, kitchouk pézévéngh[21]. Les deux malheureuses se jetaient aux pieds de leurs tyrans, leur enlaçaient les jambes et les priaient de ménager leurs visages :
– Pas sur le visage ! criaient-elles ; au nom du Seigneur et de la Sainte Vierge, ne frappez pas la figure !… Ne touchez pas aux yeux !… Pardon !…
Ah ! la figure, les yeux, la beauté de ces deux femmes !… Il n’en existait pas une qui eût pu leur tenir tête !… Elles avaient des cheveux d’or, et longs jusqu’aux jambes ; le teint blanc ; les sourcils, les cils et les prunelles noirs comme l’ébène. Car, sur l’arbre roumain, du côté de ma mère, trois races différentes s’étaient greffées : turque, russe et grecque, selon les occupants qui avaient dominé le pays dans le passé.
À l’âge de seize ans, ma mère mettait au monde son premier-né ; mais à l’heure où j’ouvris les yeux, personne n’aurait cru qu’elle était mère de trois enfants… Et cette femme qui était faite pour être caressée et embrassée, était battue jusqu’au sang. Cependant, si mon père ne lui prodiguait pas les caresses, ses amants la dédommageaient brillamment ; et je n’ai jamais su si, à l’origine, ce fut ma mère qui commença à tromper son mari et se fit battre, ou si ce fut mon père qui débuta par maltraiter sa femme et se fit tromper. En tout cas, la noce n’a jamais cessé chez nous, car les cris de plaisir alternaient avec les cris de douleur ; et à peine la raclée finissait que les rires éclataient sur les visages baignés de larmes.
Moi, je montais la garde, en mangeant des gâteaux, pendant que les courtisans – avec des manières, d’ailleurs, décentes – restaient assis à la turque sur le tapis, chantaient et faisaient danser les femmes, en leur jouant des airs orientaux sur une guitare accompagnée de castagnettes et d’un tambour de basque. Ma mère et Kyra, vêtues de soie et dévorées par le plaisir, exécutaient la danse du mouchoir, tournaient, pirouettaient, s’étourdissaient. Puis, la face enflammée par la chaleur, elles se jetaient sur de gros coussins, cachaient jambes et pieds dans leurs longues robes, et s’éventaient. On buvait des liqueurs fines et on brûlait des aromates. Les hommes étaient jeunes et beaux. Toujours des bruns, des noirs ; ils avaient une mise élégante, les moustaches pointues, la barbe très soignée ; et les cheveux, lisses ou frisés, exhalaient une forte odeur d’huile d’amande parfumée au musc. C’étaient des Turcs, des Grecs, et aussi, rarement, des Roumains, car la nationalité ne jouait aucun rôle, à condition que les amoureux fussent jeunes et beaux, délicats, discrets et pas trop pressés.
Ma situation était très ingrate… À personne je n’ai parlé jusqu’à ce moment-ci de ce que fut mon supplice d’alors.
Mon devoir était de veiller, assis sur le rebord de la fenêtre, et d’éviter toute surprise. Cela me plaisait bien, car je haïssais à mort les hommes de Karakioï qui nous battaient. Mais dans ma poitrine se livrait une lutte terrible entre mon devoir et ma jalousie.
J’étais jaloux, férocement jaloux.
La maison était située au fond d’une vaste cour entourée de murailles. Il y avait des fenêtres qui donnaient sur cette cour, et d’autres fenêtres, derrière, qui étaient suspendues au bord du plateau dominant le port. On ne pouvait pénétrer dans la maison que par la seule entrée de face ; mais pour se sauver, ma foi, on était moins difficile, et si le talus du plateau eût pu parler, que d’êtres n’avait-il pas vus dégringoler sur sa pente !…
Cramponné à la fenêtre, j’avais l’œil fixé sur la lanterne qui éclairait, toute la nuit, au-dessus de la porte, et l’oreille prête à entendre le bruit des gonds rouillés.
Mais je voulais avoir un œil également sur la fête de l’intérieur. Ma mère et Kyra étaient belles à vous rendre fou, dans leur corsage serré « à faire passer leur taille dans une bague », les seins bombés comme deux melons ; la riche chevelure défaite, répandue sur le dos et sur les épaules nues ; le front encerclé d’un ruban rouge écarlate, et les longs cils papillotant diaboliquement, comme pour attiser le jet de flammes de leurs yeux embrasés par le désir.
Souvent, dans leur course à plaire aux femmes, dans leur bavardage insensé, les invités se rendaient ridicules. C’est ainsi qu’un soir, un d’eux, voulant complimenter ma mère, dit que « les vieilles poules font la bonne soupe ». La pauvre femme, vexée, lui lança l’éventail à la tête, et pleura. Un autre invité se leva en colère, donna une tifla au maladroit et lui cracha au visage. Ils se prirent par le collet, chambardèrent la maison, renversèrent les narguilés. Cela nous fit rire aux larmes. Pour faire la paix, ma mère leur donna l’accolade.
Mais ces accolades, ces baisers, lui étaient un moyen bon à récompenser des choses bien diverses. Pour une belle voix, un mot amusant, un beau jeu, elle donnait ses baisers ; et elle en faisait autant lorsqu’il fallait égayer un boudeur, effacer l’impression d’une parole blessante, calmer un furieux trop jaloux, payer la perplexité d’un sot.
Kyra, de son côté, excellait à sa façon. Très développée physiquement dès sa quatorzième année, elle passait pour avoir deux ans de plus. Étourdie et narquoise, avec son petit nez un peu rabattu, son menton saillant, les deux fossettes où le dieu de l’Amour avait planté deux grains de beauté presque symétriques, Kyra mécontentait ses amoureux et moi avec ses espiègleries, ses railleries, ses plaisanteries. Les premiers voulaient obtenir davantage ; et moi, je jugeais qu’elle leur donnait trop.
On appelait des moussafirs[22] les courtisans qui venaient chez nous. Et ces moussafirs lui baisaient les mains et les sandales, à tout propos. Elle allait les tirer par le nez ou par la barbe ; leur versait du sirop sur les charbons qui brûlaient par-dessus le toumbaki[23] des narguilés ; leur offrait à boire dans son verre et cassait le verre pour les vexer, mais revenait une minute pour appuyer le bout de sa chevelure sur la bouche de l’homme qu’elle venait de blesser…
Tout cela me mettait en rage, car j’aimais Kyra bien plus que ma mère… Je l’adorais et ne supportais aucune caresse qui vînt d’un autre que moi.
Je me rappelle qu’un soir, pour mettre le comble à ma jalousie, le nœud de sa sandale s’étant défait pendant la danse, elle alla poser son pied sur les genoux d’un moussafir et lui demanda de le rattacher. Vous comprenez quelle aubaine pour le veinard ! Il s’exécuta en allongeant autant que possible son plaisir, pendant que j’ouvrais des yeux de loup ; puis, le vilain se mit à lui tâtonner la cheville et même le mollet. Et elle… eh bien, elle ne disait rien, se laissait faire !… Alors, furieux, perdant la tête, je criai :
– Le père !… Sauvez-vous !…
En un clin d’œil, les deux moussafirs enjambèrent les fenêtres et disparurent dans le noir, roulant sur la pente du ravin. Un d’eux, un Grec, dans sa hâte, avait oublié son fez et sa guitare, que ma mère prit et lança par la fenêtre, pendant que Kyra cachait rapidement les deux narguilés qui étaient de trop.
Cette scène fut si amusante que moi, la colère passée, je fus saisi d’un accès de fou rire, tombai de l’embrasure, roulai sur le tapis, et devint violet par manque de respiration. Ma mère crut que j’étais vraiment fou de peur à cause de l’arrivée du père ; les pauvres femmes percèrent l’air de leurs cris épouvantés, oublièrent le père, le diable et se jetèrent sur moi, désespérées.
– Il n’y a pas de père !… pus-je enfin répondre ; mais j’étais fâché parce que Kyra s’est laissé tâter la jambe !… Et je me suis vengé !… Voilà !…
La joie les fit maintenant crier bien plus haut. Elles me tapotèrent durement les fesses, m’embrassèrent, et on se mit à sauter dans la chambre, contents d’en être quittes, elles avec la frousse, moi avec une petite correction doublée de caresses.
*
De cette façon, deux ou trois années s’écoulèrent encore, les seules de mon enfance dont le souvenir me reste précis. J’avais dans les onze ans ; Kyra, dans les quinze ; et d’elle, j’étais inséparable. Une volupté, que je jugeai plus tard, me tenait attaché à elle. Je la suivais partout, comme un chien, je l’épiais lorsqu’elle faisait sa toilette, j’embrassais les vêtements imprégnés de son odeur ; et la pauvre fille se défendait faiblement, tendrement, me croyait innocent, point dangereux. À vrai dire, je n’avais aucune intention précise, je ne savais pas ce que je voulais, je mourais de plaisir, et je m’étourdissais près d’elle.
Il faut dire aussi que, dans la maison de ma mère, on était dans l’enfer de l’amour. Tout était amour : les deux femmes, comme leurs amoureux, comme les toilettes, les liqueurs, les parfums, les chants et les danses. Même la fuite grotesque et dramatique des amoureux me semblait voluptueuse et passionnée. Il n’y avait que l’arrivée du père et notre passage à tabac qui étaient déplaisants et sans amour. Mais on les acceptait comme une rançon, la rançon du plaisir. Ma mère disait :
– Tout bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier.
Avec une telle « philosophie » pour guide, on se figure notre empressement à suivre, moi et Kyra, l’exemple de la mère. Ayant sa fortune personnelle mise entre les mains de ses frères, contrebandiers d’articles orientaux, elle se payait tout plaisir que son caprice exigeait, se faisait adorer, changeait d’amants, plus ou moins satisfaits, aussi souvent que de robes, se laissait rouer de coups par le père, en défendant de son mieux son visage, et passait promptement à une nouvelle distraction.
Elle avait même une certaine vertu : lorsqu’elle se savait trop fautive et craignait que la rage de son mari ne se déversât sur nous aussi, elle tenait la porte verrouillée jusqu’à ce que nous eussions sauté par les fenêtres ; puis ouvrait bravement et encaissait toute la somme, à elle seule.
De retour, quelques heures après, nous la trouvions allongée sur le sofa, la figure couverte de mie de pain blanc trempée dans du vin rouge, pour pomper les enflures et les bleus. Elle se levait en riant comme une folle ; et, la glace à la main, nous disait, en nous montrant sa face meurtrie :
– N’est-ce pas que ce n’est pas grand-chose ?… Dans deux jours il n’en restera plus trace… Et alors, nous inviterons des moussafirs !… Tant pis pour les coups !…
Nous nous inquiétions de son corps ; il devait être affreux à voir… Elle s’exclamait :
– Oh ! le corps !… Le corps ne se voit pas ! Et les meurtrissures guéries, les fêtes recommençaient de plus belle.
On ne faisait dans la maison aucune sorte de cuisine, car ma mère avait le cœur soulevé par l’odeur de l’oignon rôti. Elle était abonnée à une locanda[24] voisine, qui nous envoyait tout le nécessaire : soupes, mets, gâteaux, crèmes, dans des vases en cuivre étamé fournis par ma mère. Une blanchisseuse venait le lundi matin prendre le linge de la semaine et laisser celui qu’elle apportait propre. Avec le vieux Turc marchand de pommades et de drogues, c’était là tout le monde que je vis entrer dans la maison – à part les moussafirs naturellement, qui n’étaient pas toujours certains de sortir par où ils entraient ; à part, également, mon père et mon frère aîné qui étaient des « moussafirs non invités » et nous faisaient des visites bien désagréables. Comme, depuis environ deux ans, le père ne couchait plus chez maman, et ne venait que trois ou quatre fois par mois pour nous battre, la maison était tranquille.
Exemptes de souci domestique, les deux femmes passaient leur temps au repos, au bain, à la toilette, à la mangeaille, aux sirops, aux narguilés, et aux réceptions des « courtisans ». Elles n’oubliaient pas les prières non plus, mais n’allaient jamais à l’église ; et le temps sacrifié au bon Dieu était bien court. Ma mère s’en excusait en disant :
– Le Seigneur voit bien que je ne le contredis pas : je reste comme il m’a faite… J’écoute, soumise, les cris et les ordres de mon cœur…
Kyra objectait :
– Mais, maman, ne crois-tu pas que le diable s’y mêle aussi, parfois ?
– Non, répondait-elle ; je ne crois pas au diable ; Dieu est plus fort que lui… Et si nous sommes comme nous sommes, c’est parce que Dieu le veut…
Et certes, maman était contente de ce que son Dieu voulait qu’elle fît, car il ne voulait pas de choses pénibles.
Il voulait, premièrement, que la mère et la fille gardassent le lit, le matin, tant que bon leur semblait – endroit commode où croquer les biscottes au beurre et au miel et boire le café. Il leur ordonnait ensuite de se baigner et de s’enduire le corps avec de l’élixir au benjoin ; de se passer le visage aux fumigations de lait mijotant à petit feu ; de se rendre la chevelure luisante en la frottant avec de l’huile d’amande parfumée au musc, et les ongles brillants en passant dessus le pinceau trempé dans le baume à l’aniline d’acajou. Puis, c’était tout un travail d’adresse avec la toilette des cils, sourcils, lèvres et pommettes. Et quand tout cela était bien fini, il fallait déjeuner, fumer, et faire la sieste ; se lever, vers l’heure où le soleil entre dans la kindié, brûler des aromates, boire des sirops et, enfin, entamer le gros morceau de la journée : les chants, les danses, la fête qui durait jusqu’à minuit.
Ma mère était beaucoup plus riche que mon père, et malgré ses dépenses folles, sa fortune, placée dans les entreprises peu claires de ses frères, lui rapportait des revenus si grands qu’il lui en restait de quoi capitaliser tous les mois (et toujours chez ses frères) de l’argent destiné à Kyra et à moi.
Je ne connais pas très bien l’histoire de ma mère. Je me souviens toutefois de l’avoir entendue nous raconter que ses parents étaient de riches hôteliers. Son père, un Turc bon et pieux, avait été envoyé de Stamboul, avec firman de la Sublime Porte, pour ouvrir une hôtellerie à Ibraïla, vers la fin du XVIIe siècle ; mission lui était donnée de recevoir et d’héberger tous les gros personnages que le Sultan envoyait dans son pachalik. Il avait trois femmes, deux Grecques et une Roumaine ; la dernière, mère de ma mère ; les deux autres, mères de trois garçons dont un était devenu fou et s’était pendu. Mais ma mère aussi bien que ses deux autres frères de l’autre lit ne s’accordaient dans la maison paternelle que pour la chambarder. À ce qu’il paraît, on ne faisait rien de plus intéressant, dans cette maison, que d’entasser de l’argent, et de prier deux Dieux dans trois langues différentes.
Les deux garçons se lancèrent dans la contrebande, et ma mère, encore très jeune, était prête à les suivre, quand le brave Turc se décida promptement à la marier à un homme sévère et sans cœur, mon père, qui s’amouracha d’elle, « probablement, disait ma mère, dans un moment où le Seigneur se curait le nez ». Mon grand-père donna à mon père beaucoup d’or, et légua à ma mère une grosse partie de sa fortune, avec le droit de l’administrer, à sa guise, mais sous condition de rester mariée. Ainsi rivée à l’homme qu’elle détestait, elle sut se plier à la volonté du Turc, par crainte de se voir dépossédée, fit la chatte, gagna sa confiance au bout de plusieurs années de pénible fidélité, et à sa mort, réussit à lui arracher la fortune qui lui était destinée, et qu’elle plaça entre les mains de ses deux frères qui l’adoraient.
Alors commença la vie de fêtes, de plaisirs et de folles amours que j’avais sous les yeux, et que mon père ne pouvait plus empêcher malgré toute sa brutalité. Ma mère lui aurait volontiers fait cadeau de sa dot s’il eût voulu lui rendre la liberté, mais il tenait à se venger de son déshonneur. Le jour de leur séparation, en emportant tout ce qui lui appartenait, il avait dit à maman, en nous montrant, moi et Kyra :
– Ces deux serpents, je te les laisse ; ils ne sont pas mes enfants, ils sont comme leur mère !…
– Voudriez-vous qu’ils fussent comme leur père ? avait-elle répondu. Vous êtes un homme sec, un mort qui empêche les vivants de vivre… Je suis même très étonnée que votre sécheresse ait pu faire bourgeonner cette autre pousse sèche, qui est bien votre fils, mais pas le mien.
Et la pauvre mère avait raison de dire que ce mort nous empêchait de vivre. Il le fit de plus en plus. Sachant que ma mère tenait à son visage autant qu’à la vie, il la frappait surtout dans ce centre de sa vie ; et, les derniers temps, la malheureuse devait se soigner des huit et dix jours, pour faire disparaître les bleus et les plaies. Pendant ce temps, il ne pouvait être question de s’amuser, ni de recevoir des moussafirs. Cela la jeta dans la mélancolie, elle ne nous caressa plus comme avant ; et, pour la première fois, je la vis pleurer de désespoir.
Mais ce désespoir lui faisait prendre sa revanche avec une rage décuplée, pour rendre le tyran furieux ; et si bien elle y réussit, que sa furie nous fut fatale.
Un soir, la maison était bondée de moussafirs. Il y en avait au moins sept. Ma mère avait fait accrocher quatre chandeliers aux murs, sans parler du grand lustre du plafond. J’ai compté les bougies : il y en avait vingt-quatre. La lumière était aveuglante. Le jour même, elle avait appelé un serrurier et fait mettre un gros verrou à la porte massive de la cour qui fermait seulement à clef. Ainsi assurée, elle se livra à la joie la plus débordante que j’eusse connue. Je crois encore aujourd’hui qu’elle avait pressenti la fin de sa vie heureuse et qu’elle voulait vivre intensément.
Des sept invités, trois étaient des musiciens grecs renommés dans les fêtes du temps. En ouvrant le bal maman offrit à chacun d’eux une petite bourse de cuir contenant dix ducats de douze francs enveloppés dans un mouchoir en soie brodée, et leur dit :
– Palicarias[25] !… Vous avez dans ces bourses cinq fois plus que votre droit, en jouant toute la nuit !… Je ne vous l’offre pas seulement par générosité. Dans cette maison, la joie se paie cher, et il se peut que vous soyez obligés ce soir de sortir par ces fenêtres : avez-vous les jambes souples ?…
Et elle ouvrit les fenêtres suspendues sur le ravin. Les palicarias se penchèrent, inspectèrent, soupesèrent le poids de l’or en faisant danser les bourses dans leurs mains, et acceptèrent avec un courtois : Evallah !…
Le jeu, le chant, la danse commencèrent.
Les trois instruments : clarinette, fifre et guitare étaient adroitement maniés. Kyra et maman, indolentes l’une à côté de l’autre sur le sofa, écoutaient, ravies, le chant plaintif, puis tumultueux des doïnas[26] roumaines, les languissantes manieb turques, et les pastorales grecques, accompagnées des claquements de mains des quatre moussafirs, ainsi que de leurs voix mâles.
Après chaque jeu et chant, maman servait des liqueurs, des cafés et des narguilés. Deux grosses tavas[27] avec cadaïf et saraïlié s’offraient, appétissantes, aux yeux des gourmets.
Comme je ne faisais plus de veille ce soir-là, je dansai avec ma sœur, avec ma mère, seul, et avec toutes les deux jusqu’à l’étourdissement. C’était la plus grande passion de ma courte enfance à la maison : celle qui me faisait obtenir de Kyra les caresses les plus folles. La danse arabe du ventre, que j’exécutai seul, fut si riche en mouvements, le soir de cette dernière fête, que les trois musiciens, qui étaient des connaisseurs, me complimentèrent et m’embrassèrent avec effusion. Kyra était au paroxysme. Maman s’exclama :
– Eh oui !… Celui-là est bien mon fils ; il n’y a pas de doute !…
Lors d’un repos, pendant que tous les hommes, assis sur le tapis, les jambes repliées à la turque, fumaient bruyamment leurs narguilés, Kyra demanda ce qu’était devenu un de ses adorateurs les plus assidus.
– Il s’est donné une entorse à la cheville, en dégringolant le talus, le soir de la dernière réunion !… répondit le convive.
Et dans l’hilarité générale, il expliqua comment le bonhomme rageait, à ce moment dans son lit, en compagnie de son masseur. Cela rendit soucieux le guitariste, qui était trapu et lourdaud. Il alla à la fenêtre et mesura la distance de l’œil. Un moussafir le calma en l’instruisant :
– C’est pas très haut !… Deux mètres tout au plus. Seulement, il ne faut pas sauter trop en avant, mais vous laisser glisser doucement et vous tenir ferme sur la pente. En bas de la côte, vous trouverez votre fez et votre guitare !…
On rit, et on recommença la danse.
Cet événement se passait vers le mois de juin, peu avant la moisson.
Du côté de la cour, les fenêtres étaient bouchées par de lourdes draperies, tandis que celles qui ouvraient sur le Danube n’avaient que des brise-bise. Et nous étions tous fatigués quand, ce matin-là, l’aube jeta sa blancheur dorée sur les vitres. On bâillait… L’atmosphère était empestée par la fumée des narguilés, malgré les aromates brûlés.
Ma mère alla à une fenêtre, ouvrit et aspira profondément l’air frais… À côté d’elle, moi et Kyra, nous regardions l’aurore éclairant déjà les marécages et la forêt de saules. Puis se tournant vers ses convives :
– Eh bien, mes amis, la fête est finie !… On va se coucher, dit ma mère.
À ce moment, le bruit d’un corps tombant lourdement dans la cour nous fit tressaillir, et, peu après, on entendit le grincement du verrou et des gonds du portail. Ma mère cria :
– Sauvez-vous !… Ils ont escaladé le mur !…
Et pendant que le père et son fils frappaient à la porte, les invités se jetaient par les deux fenêtres, oubliant toutes précautions, comme si dehors les attendaient des matelas de laine. Les musiciens furent les premiers à déguerpir, et les suivants les bousculaient par les fesses, en dépit du conseil de ne pas sauter trop loin. En quelques secondes, la maison était vide, les moussafirs, les uns sur les autres, roulaient sur la côte sablonneuse ; mais quant à cacher les traces de la fête, il ne fallait même pas y penser.
Et alors, bravement, maman alla ouvrir. Elle fut immédiatement empoignée par les cheveux et jetée à terre ; le frère fit de même avec Kyra ; et moi, affolé de voir ma sœur si cruellement frappée à coups de pied, je pris un narguilé et assenai un coup sur la tête de mon aîné. Il lâcha Kyra, porta la main à sa tête qui saignait et se rua sur moi. Il avait près de vingt ans et était très fort. Je fus battu jusqu’à ce qu’il se jugeât satisfait, et que le sang me coulât par le nez et par la bouche.
Pendant ce temps, ma mère était littéralement assommée. Les vêtements en lambeaux, le corps presque nu, évanouie, le père la frappait encore. Le frère alla se laver la tête ensanglantée, et Kyra courut vers un miroir d’où elle revint, un stylet à la main ; mais nous restâmes terrifiés devant l’horreur qui s’offrait à nos yeux : le père avait pris une sandale au talon de bois – perdue dans sa fuite par quelque moussafir – et, avec le talon, il cognait sur le visage de la pauvre mère qui bougeait à peine ses bras. Sa figure, baignée dans le sang, était une plaie.
Kyra s’avança pour frapper dans le dos le barbare, chancela et s’évanouit. Le père la souleva, la jeta dans un grand placard, qu’on appelle iatak, et poussa le verrou. Il me laissa, moi, sous la garde du frère qui pansait sa tête avec un gros mouchoir ; puis, il prit maman sur son dos et sortit dans la cour, d’où quelques minutes après, j’entendais la trappe lourde de la cave retomber bruyamment sur la malheureuse et l’enfermer comme dans une tombe. En rentrant, il fonça sur moi avec les poings serrés, et en ouvrant des yeux qui me firent croire que ma dernière heure avait sonné. Mais il ne me toucha pas et dit :
– C’est comme ça, hé ?… Tu casses la tête de ton aîné, et ta patchaoura de sœur voulait m’assassiner !… Eh bien, maintenant, c’est fini avec vous tous !
Ils éteignirent les bougies et m’emmenèrent. En passant par la cour, je jetai un coup d’œil sur la trappe : un gros cadenas, liant deux pitons, rendait toute évasion impossible ; et je sanglotais à l’idée que ma pauvre mère, blessée, meurtrie, vivante encore, restait enterrée dans cette horrible tombe, pendant que Kyra, dans le placard, suffoquait de désespoir.
Dehors, il faisait jour… Des charbonniers turcs, le bât sur le dos et la canne pointue sous le bras, allaient vers le port, au travail. Et moi, où allais-je ?…
Nous arrivâmes à la maison du père, et je fus aussitôt mis à tourner la meule, où les apprentis aiguisaient des haches, des ciseaux et des gouges ébréchés. Autour de moi, pêle-mêle, gisaient des troncs de chênes, de tilleuls et de peupliers, ainsi que des pièces de char détachées : roues, moyeux, rais, timons, jantes ; le tout englouti dans des tas de copeaux.
On ne me donna rien à manger jusqu’à midi. Non habitué au travail, je tombai de faiblesse. Le frère me fouetta, et la vieille servante m’apporta, pour toute nourriture, du pain, des olives et de l’eau.
Mais le plus triste fut quand je m’aperçus que j’étais sous la surveillance de tout le monde, et qu’il n’y avait pas moyen de me sauver. L’après-midi, je tournai encore, et quand je n’en pouvais plus, le frère passait et me donnait des coups de pied dans les jambes. Lui et son père, ceints du tablier en cuir, ainsi que tous les ouvriers, travaillaient, allaient et venaient, graves, moroses, les sourcils froncés, au milieu d’une tristesse où l’on n’entendait que le bruit des outils et les explications ou les ordres brefs.
Le soir, on m’enferma dans une chambre dont la fenêtre avait des barreaux. Là, sur un paillasson jeté par terre, et sans lumière, je passai toute la nuit à pleurer et pensant aux chères créatures qui étaient encore plus malheureuses que moi.
Le lendemain, la journée fut semblable à la première. Je me demandais avec angoisse si la barbarie du père irait jusqu’à condamner à l’abandon les deux femmes enfermées, battues et malades. Le soir venu, je me décidai à pleurer moins et à tâcher de me sauver à tout prix.
Je m’étais aperçu que, dans la cour, il y avait des échelles de toutes dimensions, et, dans mon réduit, des tas de rais grossièrement façonnés : c’était, en fait, la liberté. La servante m’apporta le dîner, pain et fromage, et me dit méchamment :
– C’est moins bien ici qu’à la maison, hé ?… C’est que, vois-tu, la vie n’est pas faite rien que de plaisirs : il y a de la peine aussi, hé ! hé !…
Et elle m’enferma. Je m’endormis aussitôt. Quand je me réveillai, c’était nuit encore. Je restai éveillé et je pleurai, en me rappelant le visage ensanglanté de ma mère. Puis, des coqs commencèrent à chanter, et je vis la pointe de l’aube. La maison était plongée dans le sommeil. Rapidement, j’ouvris la fenêtre et, avec un rais, j’écartai légèrement les deux barreaux qui n’étaient pas bien épais.
Dans la cour, une hache était plantée dans un tronc. Je l’arrachai, je pris une petite échelle sous le bras et je montai sur une autre pour escalader le mur ; une fois dehors, je courus à toutes jambes par le chemin du port.
Il faisait à peine jour quand j’arrivai au bas du talus, au-dessus duquel notre maison dormait le sommeil du désespoir. Et, pour une fois, je me mis à grimper cette pente que je n’avais jamais parcourue qu’en dégringolant.
Arrivé en haut, j’appuyai l’échelle, le cœur battant, et je frappai le carreau, qui vola en éclats. Alors, après un instant de puissante émotion, j’entendis la douce voix de Kyra, criant de son placard :
– C’est toi, Dragomir ?
En m’entendant appeler par la chère sœurette, prisonnière dans son iatak, je frémis et criai :
– C’est moi !… Je viens pour vous délivrer !…
Et, par la brèche, je me jetai à l’intérieur et tirai le verrou. Kyra, toute pâle, le visage gonflé de pleurs, m’enlaça le cou et demanda vivement :
– Et maman ?… Où est-elle, maman ?…
– Elle est enfermée dans la cave, il faut la tirer de là, et nous sauver !…
La porte de la maison était fermée à clef. J’ouvris une fenêtre et sautai dans la cour. À coups de hache, je brisai les pitons et descendis l’escalier, suivi de Kyra. Une odeur de moisissure, de choucroute et de légumes pourris nous prit au nez, car depuis deux ou trois ans personne n’allait plus à la cave. Des tortues se mouvaient lentement, et leurs œufs, un peu plus gros que des œufs d’oiseaux, s’alignaient le long des murs. C’est au milieu de cette misère que ma mère vivait depuis quarante-huit heures.
Quand nous la découvrîmes, elle se tenait debout, la tête enveloppée dans les lambeaux de ses vêtements qui n’existaient plus, car ils n’étaient que loques. Nous l’aidâmes à monter l’escalier gluant ; et dehors, au spectacle de ce qui restait de notre brillante mère, nous tombâmes à ses pieds, comme devant une martyre. Un œil était caché sous le bandage, mais on pouvait juger de son état d’après le reste du visage tuméfié, le nez crevé, les lèvres fendues, le cou et la poitrine pleins de sang caillé… Les mains, également, étaient ensanglantées, et un doigt écrasé.
Elle nous releva, et dit d’une voix sourde :
– Sauvons-nous, avant tout !… Et prenez avec vous un peu de nourriture.
Nous rentrâmes dans la chambre, où elles se lavèrent et s’habillèrent sobrement, à la hâte ; ma mère emporta la cassette avec ses bijoux et nous descendîmes lentement la pente du talus, après avoir jeté l’échelle à l’intérieur et refermé la fenêtre par laquelle tant de moussafirs s’étaient sauvés. Il était écrit qu’en dernier lieu la maîtresse de la maison elle-même devait passer par là !
Une heure plus tard, nous nous trouvions sur la route de Cazassou, complètement perdus dans les champs de blé. Devant les deux monticules qu’on appelait dans le temps tabié[28], ma mère fit une halte… Là, assis sur l’herbe entre les deux tabié qui nous cachaient du côté de la route, notre mère nous parla à peu près ainsi :
– Mes enfants… Je m’attendais à beaucoup de mal de la part de votre père, mais je ne m’attendais pas à être défigurée sans être tuée sur le coup, car, sachez que mon œil gauche est presque sorti de l’orbite. Pour moi, cela, c’est pire que la mort… Je suis faite par le Seigneur pour les plaisirs de la chair, aussi bien qu’il a fait la taupe pour vivre loin de la lumière ; et, pareille à cette bête qui a tout ce qu’il faut pour vivre dans la terre, ainsi, moi j’avais tout ce qu’il me fallait pour jouir de la vie de plaisirs. J’avais fait le vœu de me tuer, si la force des hommes avait voulu me plier à une autre vie que celle que je sentais dans mon corps. Aujourd’hui, je pense à ce vœu. Je vous quitte… Je vais me soigner loin de chez nous. Si j’arrive à sauver mon œil et à effacer toute trace de laideur, je vivrai et vous me reverrez… Si mon œil est perdu, vous ne me reverrez plus… Et voilà ce que j’ai à vous dire : toi, Kyra, si – comme je le pense – tu ne te sens pas portée pour vivre dans la vertu, dans cette vertu qui vient de Dieu et s’exerce dans la joie – ne sois pas vertueuse, contrainte et sèche, ne te moque pas du Seigneur, et sois plutôt ce qu’il t’a faite : sois une jouisseuse, sois débauchée même, mais une débauchée qui ne manque pas de cœur ! C’est mieux comme ça. Et toi, Dragomir, si tu ne peux pas être un homme vertueux, sois comme ta sœur et ta mère, sois un voleur même, mais un voleur qui ait du cœur, car l’homme sans cœur, mes enfants, c’est un mort qui empêche les vivants de vivre, c’est votre père…
« Maintenant, vous resterez dans cet endroit où nous sommes, jusqu’au moment où le soleil descendra à trois lances de l’horizon. S’il pleut, ou s’il y a la foudre, n’allez pas vous abriter sous les arbres, mais cachez-vous dans le trou que vous voyez creusé dans ce monticule. Peu après les vêpres, deux hommes à cheval viendront ici vous chercher et vous prendre sous leur protection ; ce sont mes frères, deux hommes de cœur et de parole. Je ne puis pas vous amener chez eux, où je vais en ce moment, car vous êtes encore des enfants ; vous pourriez les trahir malgré vous. Et au cas où ils n’arriveraient pas avant l’heure de kindié, rentrez dans la cité et demandez, en mon nom, hospitalité à la locanda où je suis abonnée ; mais ne quittez plus votre chambre avant que mes frères viennent vous chercher ! J’ai encore une chose à vous recommander : notre corps est sujet à des maladies affreuses. Par la grâce de Dieu, ni moi, ni vous, n’avons connu cette souffrance, mais elle existe, et sans nombre sont ceux qui en sont atteints. Pensez à eux dans vos moments heureux, et versez, tous les ans, une partie de votre argent à la maison où ces malades sont soignés ! Je vous laisse beaucoup d’argent chez mes frères… »
En disant cela, elle tira de sa cassette deux bagues, qu’elle noua dans un mouchoir en soie et cacha dans le sein de Kyra, nous embrassa longuement, longuement, et partit, entièrement enveloppée dans son manteau à capuchon.
Lorsqu’elle fut à une trentaine de pas, elle se tourna vers nous et colla ses mains à ses lèvres ; puis levant le bras en haut, nous montra de l’index la voûte céleste, nous tourna le dos et disparut.
– Qu’est-ce que cela voulait dire ? demandai-je à Kyra.
– Cela voulait dire, mon cher frère, que nous nous reverrons dans le ciel, me répondit-elle.
Je n’ai plus revu ma mère…
Restés seuls, nous oubliâmes que nous étions affamés et nous pleurâmes, enlacés jusqu’à ce que l’épuisement et la chaleur du soleil nous plongeassent dans un sommeil bienfaisant. Au réveil, nous eûmes l’impression que nous n’appartenions plus à ce monde, qu’une chose épouvantable venait de se passer ; et nous ne savions plus si nous étions la proie d’un cauchemar, ou si notre vie jusqu’à ce moment avait été un rêve. Devant nous, un champ de colza nous envoyait son parfum sous le souffle léger d’un zéphir étouffant ; et des papillons, des libellules, des guêpes nous agaçaient sans cesse avec leur joie non partagée.
L’heure des vêpres arriva… Le soleil, descendant vers l’horizon, perdait son éclat… Nous nous inquiétâmes, et nos regards commencèrent à scruter le chemin solitaire du côté où la mère avait disparu ; nous montâmes sur une tabié et nous vîmes un nuage de poussière se dessiner au loin sur la route de Cazassou. Au bout de quelques minutes, deux cavaliers surgirent, galopant et laissant derrière eux une traînée poussiéreuse. J’eus peur et descendis, craignant d’être foulé sous les sabots des chevaux, dont la crépitation rythmique parvenait à mes oreilles. Mais Kyra ne me suivit pas. Debout sur la crête, sa jupe légère flottant, elle faisait signe du mouchoir et cria de plaisir, à l’arrivée impétueuse de deux hommes. Ceux-ci prirent leurs chevaux par la bride, entrant dans le champ, leur enlevèrent le mors et les laissèrent paître entre les deux tabié qui les cachaient, du côté de la route.
Kyra descendit rapidement la pente, se débarrassa du voile qui lui serrait la tête et – sa belle chevelure d’or répandue sur ses épaules – elle se jeta aux pieds de nos oncles inconnus, qui se tenaient devant nous, hauts et larges comme deux chênes touffus. C’étaient deux colosses de même taille, paraissant avoir entre quarante et cinquante ans, l’un plus jeune que l’autre ; ils portaient des turbans sur leurs têtes tondues au ras du cuir ; barbes et moustaches tombantes leur cachaient la bouche ; leurs grands yeux avaient un regard pénétrant, insupportable, mais clair et franc. Leurs mains poilues semblaient des pattes d’ours ; ils étaient noirs comme des diables dans leurs ghébas[29], qui les enveloppaient depuis le cou jusqu’au-dessous des genoux.
Ils restèrent un instant ainsi plantés, à nous regarder ; moi, debout, croyant me trouver devant deux apparitions de contes ; Kyra, jetée à leurs pieds. Puis, ils enlevèrent leurs manteaux, et je vis qu’ils étaient habillés à la mode turque : vestons sans manches, pantalons larges, vaste ceinture de laine rouge ; mais surtout je fus terrifié de voir qu’ils étaient armés jusqu’aux dents, comme de vrais antartes[30] : arquebuse à canon court, accrochée aux épaules ; pistolets et coutelas enfouis à la ceinture.
C’est à ce moment que la terrible passion de Kyra éclate comme un coup de foudre. Par une seule prière à ces deux hommes puissants, elle anéantit une famille, tombant elle-même victime de sa passion vengeresse.
Le plus âgé des deux hommes souleva Kyra et la regarda dans les yeux, les mains sur ses épaules. Une grimace esquissée dans la forêt de poils qui lui couvrait le visage me fit deviner qu’au-dessous il devait y avoir un sourire. Un sourire plus précis fut dessiné par ses yeux. Il dit en roumain, d’une voix métallique et basse :
– Fillette !… Dis-moi dans laquelle de ces trois langues tu t’exprimes le mieux : en turc, en grec, ou en roumain ?…
– En roumain, croix de vaillant[31] ! répondit-elle courageusement, le fixant avec une incroyable audace.
– Et tu t’appelles ?
– Kyra.
– Eh bien, Kyralina, je t’embrasse en oncle, mais heureux le mortel qui mordra tes cerises en amant !
Il l’embrassa et la passa à son frère. Puis :
– Et toi, brave Dragomir : en as-tu une mine effarée !… dit-il en m’embrassant.
Et il ajouta, en couchant son arquebuse sur le manteau.
– Est-ce par hasard nos barbes qui t’effraient ?
Disant cela, il se jeta sur l’herbe et me prit près de lui. Je n’osai pas répondre. Il insista :
– Dis, Dragomir, connais-tu peut-être la peur ?
– Oui, répondis-je timidement.
– Qui te fait peur ?…
– Vos armes, vous en avez trop…
Il partit d’un rire homérique :
– Ha !… ha !… ha !… Mon brave Dragomir !… On n’a jamais trop d’armes, lorsqu’on est brouillé avec Dieu et la justice de ses créatures !… Mais tu ne comprends pas cela, à ton âge…
À ce moment, Kyra se jeta à genoux, réunit ses mains comme dans une prière et cria :
– Je comprends cela, moi !
– Et que comprends-tu, Kyra Kyralina, jeune tige de rosier ?
– Je comprends que les hommes sont mauvais et que tu les châties !…
– Bravo, Kyralina !… cria-t-il, claquant des mains.
– Est-ce que ton jeune cœur nourrirait quelque vengeance ?…
– Une sainte et juste vengeance !…
Et, prononçant ces mots, elle souleva la lourde arquebuse qui gisait sur le manteau, l’embrassa et cria :
– Tu déchargeras ça, pas plus tard que ce soir, dans la poitrine de mon père !… Et ton frère fera même justice à mon aîné !… Faites cela, je vous en conjure, au nom de notre mère qui nous a quittés !… Vengez deux orphelins, et je me ferai votre esclave !… Vous m’emporterez avec vous !…
L’oncle enleva l’arme de ses mains, s’assombrit et parla :
– Kyra… Dieu a eu tort de te faire femme !… En parlant de vengeance, je pensais à quelque bastonnade que tu voudrais faire appliquer à des amoureux qui t’auraient embrassée malgré toi… Mais tu parles de choses que nous avons déjà en tête : tu verses de l’huile sur le feu…
Et après une courte pause :
– Dis-moi, fillette de l’enfer, n’auras-tu pas une peur mortelle en voyant, ce soir, la tête de ton père voler en éclats ?…
Les yeux écarquillés, et rouge comme le feu, elle répondit :
– Je tremperai mes mains dans son sang et je m’en laverai le visage !
L’oncle fronça les sourcils et plongea son regard dans le brasier du soleil couchant, comme s’il prêtait l’oreille au chalumeau lointain d’un berger qui se lamentait. Puis, il se mit à parler en grec avec son frère, en hachant les mots, pour les rendre encore plus incompréhensibles.
Autour de nous, les chevaux broutaient l’herbe et éternuaient, dociles comme deux moutons, tandis que la nuit descendait autour des deux tabié qui devenaient noires.
Nous étions silencieux… La fraîcheur de l’air fit frissonner Kyra ; l’oncle, tout en causant à voix basse, prit les deux manteaux et nous en enveloppa. Ainsi, nous restâmes jusqu’aux pleines ténèbres. Alors, les deux hommes se levèrent. L’aîné dit à ma sœur :
– Eh bien, Kyra Kyralina, vipère à l’haleine douce, fille de libertine : ainsi soit-il !… Ton désir a fait bouillonner mon sang… Nous essaierons ce soir… Pour cela, toi et ton frère, vous nous servirez d’hameçon.
Kyra plia le genou et lui baisa la main. Je fis comme elle, prenant la main de l’autre homme, qui me demanda :
– Toi aussi, Dragomir, tu réclames la vengeance ?
– Je hais mon père et mon frère, dis-je.
Le plus âgé sauta sur son cheval et souleva Kyra, l’asseyant devant lui, en travers, pendant que le cadet me prenait en croupe et m’attachait à lui avec une courroie. Ils sortirent du champ au pas, mais, une fois sur la route, le premier toucha de ses étriers le ventre du cheval qui partit au galop, suivi par le nôtre à vingt pas en arrière.
Nous courûmes ainsi, le temps de fumer une cigarette. Ensuite, arrivant aux abords de la cité, ils tournèrent à gauche, par une route qui tombait en ligne droite sur le Danube ; et un galop fantastique me fit croire, pendant quelques minutes, que le diable m’emportait. Sous l’admirable clair de lune qui argentait le chemin, la chevelure de Kyra, échappée de son manteau, flottait en l’air comme une quenouille défaite.
Peu après, nous commençâmes à descendre une pente ; quand l’écharpe du fleuve apparut étincelante, les deux chevaux ralentirent leur folle allure, et enfin, brusquement, stoppèrent à l’orée d’un petit bois de saules ; nous nous trouvions à l’endroit appelé Katagatz, à une heure à pied du port et de notre maison. Là, sans descendre de cheval, les deux hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots que je ne compris point ; puis, l’aîné mit deux doigts dans sa bouche, lâcha un sifflement long et perçant et, après une petite pause, deux autres très courts.
Au bout d’un moment, un vieillard turc à longue barbe blanche surgit d’entre les saules, s’approcha, traînant des sabots, et fit une téméné[32], les bras croisés sur la poitrine.
Mes oncles répondirent en turc, par un :
– Bonsoir, Ibrahim.
Il prit les chevaux par la bride, et nous le suivîmes. Tout près, de l’autre côté des saules, face au Danube, se trouvait sa chaumière, écroulée par les inondations. Il était pêcheur d’écrevisses et petit cultivateur de pastèques. Le troisième emploi, vous le devinerez facilement. Il attacha les bêtes sous un abri de roseaux et entra dans son taudis, où le grand oncle alla le rejoindre pour très peu de temps ; puis, il sortit seul, prit Kyra dans ses bras, et partit à grands pas. Son frère fit de même avec moi. Et, nous portant ainsi comme des petits enfants, les deux hommes se dirigèrent vers le port, en longeant le fleuve. Leurs pieds s’enfonçaient dans le limon humide. Des branches sèches craquaient sous leurs pas.
Arrivés au bas du talus, nous rampâmes. La maison était plongée dans l’obscurité, et nous remarquâmes que le carreau à la vitre brisée était bouché avec des planches clouées. Nos oncles prêtèrent l’oreille ; puis ils enfoncèrent les planches à coups de crosse, et nous pénétrâmes dans la maison. L’aîné nous dit :
– Nous allons passer dans la cour et nous cacher dans la cave ; nous y resterons au besoin, jusqu’au matin. Fermez la fenêtre, allumez six ou huit bougies, mangez quelque chose, et couchez-vous habillés sur le sofa, entendez-vous ?… sur le sofa et sans éteindre la lumière ! S’ils arrivent et commencent à vous questionner, dites-leur ce que vous voulez : ils ne vous embêteront pas longtemps. Mais laissez écartés les rideaux des fenêtres de la cour ! C’est d’une grande importance… Et n’oubliez pas de vous tenir sur le sofa.
Ils disparurent par la fenêtre.
Ah ! les heures de cette nuit !… Mille ans je vivrais, et encore à ma mort je me rappellerais les terribles secondes…
Je haïssais mon impitoyable père, ainsi que la créature qui lui ressemblait ; je désirais ardemment que le diable les emportât !… Mais… vouloir la disparition de quelqu’un, c’est une affaire de haine, tandis qu’assister à son exécution, il faut avoir… il faut avoir quoi ?… Je n’en sais rien !… Je voulais dire qu’il faut avoir de la cruauté ; mais Kyra n’était pas cruelle, j’en suis sûr.
Alors ?… Comme c’est triste d’être homme et de comprendre la vie moins que les bêtes ! Pourquoi la pitié à côté de la haine ?… Et pourquoi aime-t-on ?… Et pourquoi tue-t-on ?… Pourquoi sommes-nous livrés à des sentiments qui font mal à d’autres et à nous-mêmes ?…
Restés seuls, mon premier mouvement, aussitôt les bougies allumées, fut de regarder dans les yeux de Kyra ; je la trouvai aussi fanatique dans son désir de meurtre. Elle s’en faisait une fête. Elle était dans l’extase. Elle s’habilla en décolleté et se maquilla, comme pour recevoir des moussafirs, et elle ne cessait pas une minute de chantonner. Sur sa pommette gauche, elle portait une tumeur violette, grosse comme une noix :
– Embrasse ça fort ! me dit-elle. Ce soir, le feu de l’arquebuse l’effacera !
– Kyra, dis-je en embrassant la blessure, n’aimerais-tu pas mieux appeler nos oncles et partir avec eux ?…
– Non ! cria-t-elle ; d’abord il faut punir le meurtrier de notre mère !… Ensuite, nous partirons.
– Mais ça doit être effroyable à voir !
– Ça doit être beau ! hurla-t-elle, ouvrant les bras et m’embrassant.
Les minutes s’écoulèrent, lentes, terrifiantes, comme dans un cauchemar. Je caressais l’espoir que le père et le frère ne viendraient ni ce soir, ni les suivants, et que les oncles, lassés, abandonneraient leur projet. Mais ce que les ursilele[33] ont décidé est plus fort que notre désir ; et qui sait si la volonté de Kyra n’était pas leur volonté ?…
Elle courait à la glace pour se regarder et aux fenêtres de la cour pour écouter, embrassait ses cheveux, dansait avec son voile, et se jetait sur les coussins en riant étrangement. Puis, tout à coup, elle devint pensive, se leva, alla dans une chambre voisine et revint avec un petit poignard :
– Vois-tu ça ? me dit-elle sourdement ; si tu trahis la présence de nos oncles, je le planterai dans mon cœur. Et tu resteras seul !… Je le jure sur ma mère !
Je m’épouvantai. Cette idée ne m’était pas venue. Je suppliai Kyra :
– Remets ça en place, Kyra ! À mon tour, je jure sur ma mère que je ne dirai rien…
Mais elle mit le poignard quand même dans son corsage.
À peine avait-elle eu le temps de le cacher que les gonds de la porte crièrent une lamentable plainte qui résonna dans mon cœur comme un hurlement d’agonisant. Kyra frémit, ses yeux lancèrent des flammes, et elle se jeta sur le sofa, à ma droite, en me soufflant à l’oreille :
– Il ne faut pas regarder vers les fenêtres de la cour, jamais ! jamais !…
La clef grinça dans la serrure ; et, glacé, cloué à côté de Kyra, je vis apparaître le père suivi de mon aîné, le front plissé, les poings serrés…
Il eut juste le temps de nous demander en montrant la fenêtre du talus ouverte :
– Qui a cassé ça ? Où est votre mère ?
Deux détonations, presque simultanées, foudroyèrent les carreaux, ébranlèrent la maison et remplirent la chambre d’une fumée épaisse qui sentait le chiffon brûlé et la poudre. Serré dans les bras de Kyra, je ne pus voir autre chose, dans cette seconde terrible, que le frère tombant à la renverse et le père qui se jetait par la fenêtre du port ; je fermai les yeux, étouffé ; mais je les rouvris aussitôt, pour voir mon aîné, par terre, la tête éclatée comme une pastèque brisée contre un mur, et les deux oncles déchargeant quatre feux de pistolet sur les traces de mon père, penchés sur la fenêtre par où il venait de se sauver.
Me lâchant, Kyra bondit au milieu de la chambre et cria :
– Vous l’avez raté !… Vous l’avez raté !… Il n’a eu que l’oreille gauche emportée !
Pour toute réponse, ils éteignirent toutes les bougies, et le cadet sortit par la cour, pendant que l’aîné nous poussait à l’entrée. Il nous fit asseoir sur un divan, et là, dans l’obscurité complète, il nous dit :
– Je vous embrasse, Kyralina, Dragomir, pour la dernière fois peut-être… Votre père est le troisième homme que je rate, et, si je dois en croire mon ursita[34], ma mort doit venir de la main du troisième ennemi que mon arquebuse a raté par pleine lune. Bien sûr, je tâcherai de défendre ma peau, mais on ne détourne pas son destin… Écoutez, maintenant !… Le patron de l’hôtellerie où votre mère est abonnée viendra dans un moment vous prendre. Chez lui, vous trouverez deux chambres et le nécessaire ; demain, il reviendra ici pour enlever vos effets personnels. Dans cette maison, vous ne mettrez plus les pieds, jamais !
– Vous ne nous emmenez pas ? demanda Kyra, d’une voix tremblante.
– Non, je n’ai pas ce droit… Notre vie est dure et vous êtes élevés dans le duvet…
– Mais alors, notre père nous tuera…
– Il ne vous tuera pas… D’ailleurs, d’ici peu de temps, nous le mettrons de nouveau en joue, et alors, il n’échappera plus : d’une façon ou de l’autre, il périra, car nous sommes deux, et il est seul. Vivez donc selon votre goût et faites comme si vous ne nous aviez jamais connus : vous ne nous reverrez plus qu’après la disparition du chien. Si, de temps en temps, vous voulez savoir si nous sommes en vie, approchez-vous de l’aubergiste et prononcez mon prénom : Cosma. Il vous dira ce qu’il saura. Mais davantage saura Ibrahim, le pêcheur d’écrevisses de Katagatz, et au cas où vous l’entendrez criant sous vos fenêtres : « Écrevisses fraîches !… Écrevisses !… » descendez et suivez-le hors de la cité : il aura quelque nouvelle à vous apporter de notre part. Enfin, si les autorités vous interrogent sur ce qui s’est passé cette nuit, dites tout ce que vous avez vu, mais ne dites pas ce que vous pensez, et ne pensez rien !
Il se tut… Des pas résonnaient dans la cour : l’aubergiste entra. L’oncle nous embrassa et disparut. Nous partîmes aussitôt après.
L’hôtellerie était située à cinquante pas de notre maison et occupait une position pareille. Mais quelle différence entre le confort de nos chambres et, bien qu’elles fussent les meilleures, la simplicité de celles qu’on nous désigna !… Nous en pleurâmes toutes nos larmes. Heureusement les chambres avaient l’avantage d’ouvrir sur le Danube et communiquaient entre elles.
Devant la flamme vacillante d’une seule bougie, devant ces meubles mesquins, ce tapis pauvre et usé, Kyra, jetée tout habillée sur son lit, vit l’inanité de sa vengeance, et pleura plus fort que moi.
Épeuré de me voir seul dans ma chambre, les yeux remplis d’horreur, j’emportai une couverture, et m’étendis sur le divan de ma sœur. Je m’endormis bientôt, brisé par les trois jours de torture, laissant les bougies allumées et Kyra en sanglots.
*
Le lendemain matin, je fus tout de même content, lorsque les premiers rayons de soleil pénétrèrent dans la chambre, qui me parut plus belle. Mais l’idée de revoir mon père m’affola. Je réveillai Kyra, qui dormait, et je lui proposai de nous sauver. Elle pensait comme moi. Les yeux rouges, la face gonflée, elle restait au bord du lit dans un état de prostration. Je crus qu’elle avait des remords et je le lui demandai :
– Non, me répondit-elle ; je suis désespérée que le père ait échappé… S’il était « parti » en même temps que son fils, nous serions en ce moment chez nous… Cette laideur me dégoûte…
Et elle jeta un coup d’œil dédaigneux sur la chambre. Nous sortîmes. Devant la porte, par la fraîcheur matinale, l’hôtelier fumait son narguilé. Il se leva et nous fit une révérence :
– Puis-je vous demander pourquoi vous sortez si tôt ? dit-il, très respectueux, en turc.
– Abou-Hassan, nous avons peur de la police et de notre père, répondit Kyra, dans la même langue.
– Je réponds de vos personnes, mademoiselle, tant que vous serez tranquilles dans ma maison.
Et, jetant un coup d’œil derrière lui, il ajouta très bas :
– Vous êtes ici pour cela.
Je n’ai jamais su ce qu’il en était de cet homme, ni le commerce qu’il avait avec la famille de ma mère ; mais je sais que, vraiment, personne ne vint nous déranger chez lui ; et le père ne se montra plus. Cependant comme nous n’en croyions rien, nous nous éloignâmes quand même ; et alors, commença cette belle et triste vie, qui dura un mois, et qui était toute remplie de soleil et de vagabondage.
Ce fut quelque chose de nouveau pour nous, une volupté inconnue, une autre vie, deux oisillons qui s’échappaient de la cage et essayaient leurs ailes, en se jetant avides dans la lumière !…
L’auberge avait une sortie par-derrière, très sale, mais très pratique pour nous, car elle nous permettait d’aller et de venir sans être vus : c’était une petite porte qui ouvrait devant un escalier primitif pratiqué dans le talus, du côté du port, et cet escalier se trouvait juste au-dessous de nos fenêtres. Lorsque nous fûmes habitués au malheur, nous disions, en riant, que c’était encore mieux qu’à la maison, car la pente sous les fenêtres de maman n’avait pas d’escalier.
Nous nous sauvions le matin de bonne heure, après avoir déjeuné, et nous rentrions à midi. On nous servait les repas dans nos chambres. Les après-midi également, nous les passions dehors. Comme la moisson était finie, Kyra prenait grand plaisir à aller ramasser des épis de froment, faire des gerbes et les offrir aux pauvres glaneuses qui se courbaturaient sur les champs. Ou bien, nous allions courir sur les terres en friche, où broutaient des milliers de brebis, dont la masse mouvante se déplaçait sans cesse, laissant derrière elles le sol couvert de leurs crottes, ainsi que de flocons de laine accrochés dans les chardons. De vieilles femmes allaient de chardon en chardon, et ramassaient les flocons. Nous les imitâmes et leur offrîmes notre joyeux butin.
Une fois, nous poussâmes nos gambades, jusqu’aux deux tabié où notre mère nous avait quittés, et découvrîmes seulement alors que, le soir du départ avec les oncles, nous avions oublié le paquet qui contenait notre nourriture. Des chiens errants l’avaient déchiré et mangé ; il ne restait que des débris de chiffons.
Nous versâmes des larmes. Le souvenir de notre désastre nous apparut sous un jour d’autant plus triste que nous étions en train de l’oublier, et ces moments d’enfantine douleur alternaient sans transition avec les heures de débordante joie qui gonflaient nos poitrines. Élevés « dans le duvet », selon l’expression de l’oncle Cosma, fleurs de serre, nous ne connaissions que les plaisirs de la chambre de maman : les danses, les chants, la coquetterie et la mangeaille. Cela, c’était beau. Mais nous découvrions maintenant qu’il y avait un « dehors », et que ce dehors, riche en lumière, embaumé de parfums sauvages, était bien plus beau : nous n’avions pas su jusque-là ce que c’était que de courir derrière un papillon, de caresser une sauterelle verte, d’attraper de gros bourdons cornus, d’entendre les oiseaux chanter sur leur vaste empire, le grillon invisible à la tombée de la nuit croiser son cri-cri avec le lointain chalumeau du berger, l’abeille sortir à reculons d’une fleur, les pattes saupoudrées de pollen. Et surtout, nous n’avions aucune idée de la volupté que le cœur éprouve, quand le corps se baigne dans les caresses du vent qui souffle sur un champ en été.
Nous connûmes tout cela, et la saveur des gâteaux fut oubliée ; oubliées, la volupté de la danse, la fumée des narguilés et l’odeur des aromates. Oubliés, notre mère défigurée et le désir de vengeance. Le teint de Kyra brunit en peu de jours ; et jamais femme plus belle ne courut sur un champ, les yeux humides d’amour, la chevelure flottant comme une oriflamme, les jupes indiscrètes relevées, les seins voluptueusement offerts au dieu Soleil !
Pendant ce temps, une légende se créait dans le faubourg : on affirmait, avec certitude, que c’étaient les amoureux de la mère qui avaient tué le frère et coupé l’oreille gauche du père !… Et on allait jusqu’à citer les noms des deux moussafirs qui, par une étrange coïncidence, s’embarquèrent pour Stamboul, la nuit même du drame. Nous comprîmes que le père gardait le secret du meurtre et n’avait point porté plainte.
Tranquillisés par son indifférence à notre égard, nous reprîmes nos balades, de plus belle ; mais bientôt Kyra devint moins assidue. C’est que, voyez-vous, nos bons moussafirs se mirent à louvoyer autour de la nouvelle demeure et à faire des sérénades sous nos fenêtres, du côté du port, où les passants étaient rares. Péniblement accrochés aux marches de l’escalier qui s’éboulait sans cesse, ils devinrent de soir en soir plus nombreux ; et c’était d’un comique tordant, de voir ces hommes ridiculement étagés sur la pente du talus, braillant, mêlant le jeu de leurs instruments dans une affreuse cacophonie, s’invectivant comme des larrons en foire, et parfois dégringolant sur la pente comme des sacs remplis.
Kyra et moi prenions plaisir à regarder de nos fenêtres ces fous, qui, tous, demandaient des rendez-vous : Abou-Hassan leur versa des seaux d’eau froide sur la tête ; mais l’amour est plus fort que l’eau, et ils continuèrent à nous divertir. Pour les faire enrager, Kyra reprit ses toilettes et ses coquetteries ; et de cette façon, je fus seul à trotter, le matin. Je le fis de bon cœur, mais je n’allai plus si loin. Le Danube m’attira avec une force irrésistible. J’avais onze ans passés, et je ne connaissais pas le plaisir de glisser sur le fleuve dans une de ces barques dont les rameurs chantent, langoureux, en descendant le courant.
En ce temps, le port n’avait point de quai, et on pouvait avancer de dix et vingt pas, jusqu’à ce que l’eau vous arrivât à la poitrine. Pour entrer dans une barque, il fallait traverser de petites passerelles en bois ; les voiliers, ancrés au loin, frottaient leurs coques contre des pontons qui contenaient un bout du grand pont fait de billots et de planches. Une fourmilière de chargeurs turcs, arméniens et roumains, le sac au dos, allait et venait en courant sur ces ponts qui pliaient sous le poids.
Je commençai par contempler de loin tout ce monde ; puis, j’allai me mêler aux gamins des quatre ou cinq nations qui habitaient la ville, et je pris goût à leurs jeux. J’aimais surtout les voir se baigner, tout nus comme de petits diables bruns. Je voulus même me baigner avec eux, mais je fus effrayé en voyant comme ils se battaient dans l’eau, se plongeaient mutuellement la tête jusqu’à s’asphyxier ; et un jour, ils ramenèrent sur la rive un petit lipovan, blond comme moi, qui s’était presque noyé et qui ne soufflait plus.
Alors, je les quittai et me mis à contempler les barcagdis[35] allongés dans leurs barques, somnolant au soleil, fumant ou chantonnant ; et une fois, je demandai à l’un d’eux, en turc, de me promener un peu sur l’eau. Il me répondit que, pour se promener sur une barque, il faut payer quelques paras ; et je ne savais pas ce que c’était d’avoir de l’argent sur soi et de payer. Il me trouva bête et m’expliqua qu’il gagnait sa vie, en transportant des gens sur l’eau. En parlant, il regardait parfois derrière moi, clignait de l’œil, et puis, toisant mes habits propres, il s’exclama :
– Ah ! ces enfants de riches !… Ils ne savent seulement pas qu’il faut de l’argent pour vivre !
Alors je me tournai et vis un vieux Turc, beau et richement vêtu, qui restait un peu à distance, appuyé sur sa canne noueuse de cornouiller, et qui écoutait notre conversation. Il m’appela d’un signe du doigt et me dit :
– Tu es turc ?… Tu parles très bien la langue.
– Non, dis-je, je suis roumain.
Il me questionna longtemps, familièrement et honnêtement ; mais je ne répondis pas à toutes ses questions. Cependant, il m’était sympathique… Ah ! pourquoi n’ai-je pas senti le malheur ?…
J’avais devant moi l’être odieux qui brisa ma vie et celle de Kyra : Nazim Effendi, propriétaire de voilier et fournisseur de chair de harems, comme tant d’autres à cette époque !…
Le monstre fut avec moi tout ce qu’il y a de plus délicat : sérieux, calme, sobre. En prenant congé et se dirigeant vers son canot, tapissé et rembourré, il me dit d’un ton indifférent :
– Si, par hasard, tu avais l’envie de te promener sur l’eau, seul ou avec ta sœur, je vous offre gracieusement mon canot.
Et il appela son rameur, un Arabe, lui donna l’ordre et partit sur le fleuve. Je fus aussitôt enthousiasmé de cette offre, et je regrettai de n’en avoir pas profité tout de suite. Je craignais de ne plus le rencontrer.
À toutes jambes, je courus vers l’auberge et montai l’escalier du talus, en envoyant des baisers à Kyra qui restait à la fenêtre.
– Tu n’es pas gentil ! me dit-elle. Tu vas à tes amusements et tu me laisses seule ici, à m’ennuyer !…
– Tu t’amuseras demain comme une princesse dans un canot de bey ! m’écriai-je en l’embrassant.
Et je lui racontai, à perdre haleine, la merveille que je venais de découvrir. Ah ! pourquoi ne fut-elle pas plus mûre, plus expérimentée que moi !… Elle goba mes paroles et perdit si bien la tête que, d’impatience de se promener sur le Danube dans un luxueux canot à voile, elle eut une insomnie.
Le lendemain matin, elle passa toute la matinée à sa toilette et à la mienne. Vers midi, nous allâmes au bord de l’eau. L’Arabe avec la petite chaloupe était là, mais le Turc n’y était pas. Audacieusement, Kyra lui dit :
– As-tu toujours l’ordre de nous promener ?
– Oui, répondit l’homme en se levant.
Elle courut sur la passerelle et sauta dans le canot, comme une biche. Alors, en la suivant, j’entendis un batelier dire derrière moi ces paroles que je me rappelai dans mes malheurs :
– Quel beau gibier !
Je rapportai ces mots à Kyra et demandai leur signification :
– Ce sont des imbéciles, fit-elle.
Un faible zéphyr soufflait, et nous goûtâmes pour la première fois les délices de cette glissade sans heurt ; le canot avait la voile à peine gonflée. La rive s’éloignait quand, brusquement, nous commençâmes à sautiller sur les petites vagues du large. Kyra eut peur et cria :
– Ne va pas au milieu du fleuve !… Longe le port !
L’Arabe mania le gouvernail : nous revînmes vers la rive. Notre maison apparut sur le bord du plateau, dans sa tristesse désertique ; à côté, l’auberge avec les fenêtres ouvertes de nos chambres. Le canot les dépassa lentement, ainsi que la fourmilière du port, les innombrables voiliers, chalands et pontons ; et nous nous trouvions à l’autre bout, quand la chaloupe se dirigea vers une passerelle solitaire et accosta. À l’issue, le Turc nous attendait, debout. Il s’avança, salua Kyra d’une longue révérence et l’aida à sauter à terre. Elle en fut très flattée. L’homme avait de la grâce dans ses mouvements et des manières élégantes, que nous n’avions pas vues chez nos moussafirs hurluberlus.
Ah ! le pauvre cœur humain qui se livre à la joie de vivre !… Comme nous sommes aveugles !… Par quelle étourderie n’avions-nous pas remarqué la prompte et suspecte présence du Turc à notre arrivée, ainsi que son absence adroite, à notre départ ?
Il fut bien plus adroit encore. Devant son calme, sa réserve et sa barbe blanche, Kyra poussa la folie jusqu’à lui demander de visiter son voilier. C’était ce qu’il voulait ; mais l’homme était sûr de sa proie, et il répondit en un turc d’une pureté exquise :
– Pas tout de suite, charmante mademoiselle ! Mon voilier est accosté, de l’autre côté du fleuve, sur le bras du Macin, où il est en train de charger ; et comme vous n’êtes pas habituée aux remous, vous pourriez avoir mal. Mais je satisferai votre curiosité prochainement… En attendant, je suis heureux de tenir ma chaloupe à votre disposition, et je serai honoré de vous voir en faire usage.
Disant cela, il nous salua d’un gros salamalec qui fit onduler ses vêtements de soie, porta ses mains au front, aux lèvres et à la poitrine, et monta dans le canot.
*
Ce nouveau plaisir nous fit oublier mère, père, oncles, moussafirs et Dieu lui-même. Nous nous livrâmes corps et âme à la griffe de notre gentilhomme. Trois jours de suite, nous continuâmes à nous balader sur le Danube, nous hasardant de plus en plus loin ; puis, un jour, le canot s’éloigna si bien qu’insensiblement nous nous trouvâmes sur les eaux de l’autre rive. Et enfin notre curiosité fut satisfaite ; nous fûmes sur le voilier. Il était grand et neuf. L’odeur de goudron nous monta au nez ; et de toutes les explications que l’Arabe nous donna sur le rôle des voiles, des mâts et de la forêt de cordages, nous ne comprîmes rien.
Nazim Effendi nous reçut en cafetan et en babouches, dans sa somptueuse cabine-salon, placée à côté du mât de misaine. Jamais nos yeux n’avaient vu pareille richesse en tapis d’Orient, en cuivres, coussins brodés au fil d’or, moucharabieh en miniature, et immense panoplie d’armes : arquebuses, cimeterres, pistolets, yatagans, tout en filigrane avec des incrustations d’or, d’argent et d’ivoire. Des parfums à l’arôme inconnu nous chatouillèrent agréablement les narines. Sur les parois couvertes de tapis, s’étalaient, à la place d’honneur, le portrait du sultan Abd-ul-Dedjid et l’emblème de la Turquie, des cadres avec des versets du Coran en belle écriture arabe, et des portraits d’odalisques à la beauté éblouissante qui attirèrent les regards de Kyra ; elle s’exclama :
– Comme elles sont belles !
– Vous êtes aussi belle, mademoiselle ! complimenta le Turc. On nous servit de délicieuses baclavas[36] ; du café dans de superbes félidjanes ornées, et de magnifiques narguilés au toumbak parfumé.
Notre hôte fut très courtois, gai, plein de bonté. Discrètement, il questionna Kyra sur nos parents ; et elle, sans lui dire tout, lui en dit trop. Elle s’empressa surtout de lui apprendre qu’elle aimait la danse, et Nazim Effendi, content de sa journée, se leva et nous congédia en disant :
– Eh bien, vous danserez ici, quand il vous plaira !
Et nous fûmes reconduits à la rive roumaine.
J’étais content et fier de ma découverte ; je ne me doutais de rien… Kyra était encore plus contente et se doutait encore moins. Nous abandonnâmes toutes nos habitudes d’avant, toutes nos prédilections. Notre vie fut entièrement absorbée par le voilier funeste. Nous allions chaque jour en chaloupe, et nous n’habitions plus nos chambres que pour dormir et prendre les repas. Bien mieux ! Kyra trouvait maintenant que ses toilettes n’étaient pas assez riches, que les chambres étaient insupportables ; elle avait hâte que l’oncle Cosma en finît avec le père, pour qu’elle pût rentrer dans sa maison et dans sa fortune, devenir une dame élégante, et recevoir, non pas des moussafirs, mais des Nazim Effendi ! La pauvrette !
Une semaine de suite, nous fréquentâmes la cabine du Turc, dansâmes et nous amusâmes. Nous devînmes familiers et sans gêne. Kyra jurait que « ça, c’était un vrai père ! ». Il sortait de ses coffres de splendides toilettes d’odalisques et les étalait devant nos yeux ravis ; un jour, il en habilla même ma sœur. Elle était une vraie odalisque, comme celles des portraits ! Pour que je ne fusse pas jaloux, il s’occupa de moi aussi et m’habilla en Turc avec fez, chalvar[37], et pistolet à la ceinture brodée. Ainsi parés, nous n’étions pas loin de demander qu’on levât l’ancre et qu’on mît à la voile.
C’est ce qu’il fit ; mais pour nous berner mieux, il nous déshabilla, renferma les vêtements dans ses coffres et, ce soir-là encore, nous renvoya, l’eau à la bouche.
Le lendemain matin – notre dernier jour sur le sol roumain – Kyra pleura de rage : le père vivait encore et l’oncle Cosma ne le mettait pas en joue ! Mais s’il tardait à faire cette œuvre salutaire, il y eut tout de même quelqu’un qui fut visé.
De très bonne heure, nous entendîmes sous nos fenêtres une voix rauque crier : « Écrevisses fraîches !… Écrevisses ! »
Enfin ! C’est peut-être la bonne nouvelle !
Le pêcheur d’écrevisses venait à temps. Nous descendîmes en courant. Courbé sous le poids des années et sans doute aussi sous celui de ses péchés, le vieil Ibrahim tournoyait sous nos fenêtres, avec des regards voleurs. Nous le suivîmes vers Katagatz ; et là, loin du port, il nous souffla dans le nez :
– Malheur à vous !… Cosma a été arquebusé par les hommes de votre père, embusqués. Son frère est blessé, mais il a réussi à se sauver sur son cheval !
Ah ! les larmes qui coulèrent ! Notre protecteur était tué ! L’ursita avait tenu parole ! Qu’allions-nous devenir maintenant ? Le père, ne craignant plus rien, sûrement viendrait nous enlever.
Notre terreur fut mortelle. Plutôt que de revenir à l’auberge, mieux valait le Danube ! Mais sur la rive, la chaloupe nous attendait ; et sur le voilier, nous nous jetâmes dans les bras de Nazim Effendi, comme si nous étions ses enfants.
Kyra, son beau visage baigné de larmes, raconta à ce père toute la vérité, toute, ainsi que le désastre final, et s’exclama, désespérée :
– Nous nous jetons à l’eau, plutôt que rentrer chez nous !
– Mais il n’y a pas de quoi désespérer, mes enfants, dit le ravisseur ; vous êtes d’origine turque, par votre aïeul. Eh bien, je vous emmène à Stamboul, où, certainement, votre mère doit se trouver pour soigner son œil blessé. Nous la retrouverons et vous serez heureux !
Et il nous embrassa.
– Quand partez-vous ? s’écria Kyra.
– Dans quelques heures, aussitôt que le soleil descendra.
Heureux au comble du malheur, nous tombâmes à ses pieds, nous lui enlaçâmes les genoux. Il était notre sauveur ! Et le soir, dans le bruit infernal qui venait du pont, blottis dans la cabine où nous fumions des tchibouks[38] farcis d’opium, la tête hallucinée, dans un brouillard d’inconscience et de bonheur, la cabine commença à nous bercer d’une façon qui nous fit croire que nous allions vers le ciel.
Nous n’allions pas vers le ciel, ni à Stamboul pour retrouver notre mère. Nous étions bel et bien ravis, ravis avec notre assentiment.
Un autre jour, je vous raconterai l’odyssée de mes pérégrinations à la recherche de ma sœur, qui fut enfermée dans un harem, dès l’arrivée à Constantinople. Moi, je fus plié aux plaisirs du respectable bienfaiteur, et perverti à jamais. Et Kyra à jamais fut perdue, bien que, m’étant évadé après deux ans de détention, je l’ai cherchée douze années en vendant du salep.
Quatorze années plus tard, de retour en Roumanie, j’appris que, peu après notre fuite, l’oncle échappé à la mort s’était vengé, en mettant, une nuit, le feu aux deux maisons : celle de la mère et celle du père, afin de ne pas le rater. En effet, il ne l’a point raté, cette fois, car le père brûla.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis le jour où Adrien avait écouté, de la bouche de Stavro, l’histoire de Kyra. Malgré ses recherches et ses efforts pour rencontrer le malheureux limonadier et lui prouver son affection et son amitié, celui-ci était resté introuvable. Il le crut mort. Et l’existence, maintenant fort mouvementée, de notre passionné jeune homme, suivit sa destinée.
Mais cette destinée était toute à son service, au moins pour ce qui l’intéressait le plus dans la vie : le besoin de regarder sans cesse dans le gouffre de l’âme humaine. Et quoique ces gouffres soient rares et difficiles à découvrir dans le fourré encombrant de la multitude sans nom, Adrien sut les chercher et les découvrir ; et parfois il les rencontrait par hasard.
Ainsi, un soir d’ennui mortel, il traînait ses pas lourds dans la rue Darb-el-Barabra, au Caire, où il se trouvait depuis un mois, et entra dans un café-restaurant, juif-roumain – lieu cosmopolite fréquenté par des individus de toutes les conditions et de toutes les moralités. Il n’y avait aucune affinité d’esprit entre les clients de M. Goldstein ; ils se méfiaient les uns des autres ; souvent ils se détestaient. Ce qui les réunissait, c’était le brochet farci juif et la tzouika[39] roumaine. Adrien faisait comme eux, quand il pouvait se les payer, et ce soir-là, il le pouvait. Mais son dégoût pour cette compagnie était manifeste. Pour éviter une conversation inopportune, il passa, tête basse et sans saluer, jusqu’au fond de la salle, où se rassemblait la clientèle ouvrière la plus effacée, et où les tables n’avaient point de nappes. De là, il écoutait et observait les gens.
« Quelle ressemblance entre cet homme et Stavro ! » se dit-il mentalement, en mangeant son brochet à l’aide de ses doigts, et en jetant des coups d’œil discrets vers un type assis de profil dans un coin opposé au sien.
Fort mal mis, avec une barbe d’un mois, avancé en âge, l’homme restait immobile, le menton appuyé dans la paume, et regardait nonchalamment vers la sortie, un verre de tzouika devant son nez. Il avait dans son extérieur tout ce qu’il fallait pour détourner de lui les regards des gens ; et cependant, – quoique loin de croire à l’existence d’un Stavro en Égypte – Adrien sentit son cœur battre pour ce vieux solitaire, silencieux et impassible. Il aurait voulu le voir de face ; mais l’homme ne bougeait pas, paraissant engourdi. Alors, utilisant l’habitude orientale qui permet à un inconnu de faire servir une consommation à un autre inconnu de sa condition, ou en dessous, simplement par sympathie – Adrien appela le garçon et le pria de servir, de sa part, une tzouika à l’homme assis dans le coin ; cela devait entraîner un échange de remerciements et de souhaits. Au lieu de cela, et à sa grande surprise, il vit l’inconnu refuser la consommation qu’il n’avait pas demandée.
– C’est de la part de ce monsieur-là, dit le garçon en indiquant Adrien.
– Ça m’est égal, répondit l’homme, sans regarder du côté qu’on lui montrait.
Mais le timbre de sa voix suffit à Adrien pour reconnaître Stavro, et il alla, tout ému, lui toucher l’épaule. La parole étouffée, il lui souffla à l’oreille, en s’asseyant à côté de lui :
– Est-ce possible ? C’est toi ? Ici ?
– Tu ne le savais pas ? demanda à son tour Stavro, le regardant sans surprise et incrédule.
– Comment ? s’écria Adrien, dépité. Tu m’as vu entrer et tu ne m’as pas sauté au cou ? Et tu refuses un verre de sympathie qui arrive à ta table ? Mais, quoi ? Es-tu devenu un monstre, ces dernières années ?
– C’est comme ça qu’on devient vers le soir d’une vie comme la mienne : les sympathies ne suffisent plus…
– Et je ne suis plus qu’une sympathie pour toi, moi ?
– Je parle à propos de verres sympathiques, ou de la sympathie qui entre dans un verre. Quant à toi…
– Quant à moi ?
– … D’abord il y a ce fait essentiel que tu montes la colline, tandis que moi, je descends l’autre versant, et entre nous il y a le sommet. Et ensuite…
Stavro regarda avec circonspection autour de lui et se tut.
– N’as-tu pas faim, Stavro ? demanda Adrien chaudement.
– Oui, j’ai faim.
– Veux-tu manger du brochet farci ? C’est très bien préparé ici.
– Brochet, crapaud ou éléphant, fais venir ce que tu peux… mais quelque chose de plus sympathique qu’un verre de tzouika, que j’aurais pu me payer moi-même, répondit Stavro.
Et, l’air fatigué, il se passa la main sur son visage tiraillé.
Une heure plus tard, assis devant un verre de vin dans la petite chambre d’Adrien, qu’éclairait une lampe à pétrole, Stavro, réchauffé par la sincérité du jeune ami, brûlait les dernières gouttes d’huile de la sainte veilleuse qui soutient l’âme des passionnés :
– Maintenant que je t’ai mis au courant de mon ultime et grotesque avatar de fabrique-de-pipes-crève-la-faim, je sais, mon bon Adrien, que seule la tristesse de mon état t’empêche de me demander la suite de Kyra, ou, mieux dit, l’histoire du petit Dragomir d’alors. Et je veux bien, pour toi, remonter à cette époque éloignée ; mais sache que l’on souffre toujours quand on fouille dans les malles des anciens voyages.
En me sauvant, à Constantinople, du navire de Nazim Effendi, je devais avoir près de quinze ans… J’étais beau, j’étais bête, j’étais habillé et chamarré comme un fils de prince turc. Mes vêtements à eux seuls valaient le prix d’un beau cheval arabe. Mon ravisseur l’avait affirmé… Puis ma montre, commandée pour moi et exécutée par l’horloger du sultan ; les bagues dont tous mes doigts étaient chargés ; mon fez, entièrement brodé en fil d’or ; enfin, les lourdes poignées de livres turques, dont le poids, dans mes poches, faisait descendre ma culotte ; j’avais de quoi vivre dix ans sans me donner la peine de soulever une paille.
Mais la fortune ne suffit pas pour vivre. J’avais une grosse douleur dans l’âme, et une plus grosse naïveté dans le cœur, deux tyrannies qui finissent toujours par avoir raison de l’être sentimental. La douleur, c’était ma langueur pour Kyra et pour ma mère, les deux êtres perdus, nécessaires à ma vie ; ma naïveté, c’était ma folle croyance qu’une fois libre, les hommes m’aideraient à les retrouver ; et pour les retrouver j’étais prêt à tous les sacrifices. Je l’étais, inconsciemment, même au sacrifice de mon corps, maintenant vicié, maintenant habitué au nouvel état ; car on s’habitue à tout dans la vie, et au vice plus facilement qu’à toute chose d’abord pénible. Cela, c’est si vrai que, prisonnier, je m’étais dit plus d’une fois : « Ah ! si Kyra et maman étaient là, je ne demanderais pas mieux que d’y rester ! »
Je fus si heureux, en me voyant miraculeusement évadé de ma prison dorée, que – (Dieu Seigneur, pardonne-moi !) – j’oubliai un instant et Kyra et ma mère ! Je ne craignais plus mon tyran. Son voilier levait l’ancre au moment même où, grâce à son imprudence, je mettais pied à terre ; et longtemps, à la pointe de l’aube, je lui criai mes anathèmes, en courant sur le quai qui longe le Bosphore, et en lui lançant des tifla[40] : « Va ! Va-t’en à tous les diables ! Pourriture parfumée ! Et que le Seigneur gracieux soulève une grande tempête autour de ta maudite caravie quand tu seras seul sous le ciel de la mer Noire ; et que les poissons du fond de l’eau se repaissent de ton cadavre gonflé ! Amen ! »
Dès que ce cauchemar de voilier eut disparu, une joie étourdissante s’empara de moi, et je me mis à courir en tous sens dans les rues sales de Galata, marchant sur les queues d’innombrables chiens galeux, entrant en collision avec les vendeurs de salep, renversant les pèlerins aveugles et les narguilés des fumeurs sur les trottoirs. C’est que j’avais des yeux neufs et une liberté inattendue. Les passants me crurent fou, et un chaouch m’arrêta, sans me toucher, me salua respectueusement, et me dit, avec des mots de politesse qui me firent rire :
– Permettez-moi de vous dire, fils de bey, que c’est indigne de votre père de vous livrer à de tels amusements ! Quel est votre illustre nom ? Où est votre gouverneur ?
– Qu’est-ce que ça veut dire « illustre » et « gouverneur » ? demandai-je, en ramassant ma culotte qui me descendait sur les genoux.
Et sans plus, je lui tournai le dos. Un homme à cheval allait au trot, et le propriétaire du cheval courait derrière, cramponné à la queue de la bête. Cela m’amusa fort, et je fis comme lui jusqu’à ce que je perdisse le souffle.
Cette première journée de liberté fut la seule de ce temps-là où ma joie fut complète, sans le moindre souci, exempte de toute gêne. J’avais l’envie de faire mille choses à la fois : traverser les ponts, aller à la Corne-d’Or, entrer dans les lupanars où dansaient des femmes au ventre nu, monter les rues obliques qui conduisaient à Péra. Je me décidai plutôt à monter à cheval, et je choisis le plus beau. Le propriétaire en était prévenant et courtois. Il m’aida à monter, et régla les étriers à ma mesure. S’apercevant bientôt que je ne savais pas monter, ni ne paraissais fixé sur le but de ma course, il me donna des instructions sur la façon de tenir les brides et me demanda où je voulais aller.
– Partout ! répondis-je, me hissant sur les étriers.
– Partout ? fit-il, étonné ; mais votre seigneurie ne pourrait pas aller partout à la fois. Il faudrait choisir un chemin.
– Eh bien, conduisez-moi vers ces collines qui se reflètent dans le Bosphore.
Et sur ses indications, nous nous dirigeâmes vers Yldiz-Kiosk et Dolma-Baktsché, qui éblouirent mes yeux et bercèrent mon esprit dans la plus fantastique irréalité. Pendant de longues et douces heures, caressé par le dandinement du cheval qui allait au pas et par les merveilles qui défilaient sous mes yeux mi-clos, mon corps, mon âme, mon être réel, ne furent plus de ce monde. Mon passé tout entier s’était évanoui… J’oubliais l’homme qui conduisait l’animal par la bride et qui ne soufflait pas mot, tout de même que moi je ne lui posais pas la moindre question ; je ne desserrai les dents tout le long de cette inoubliable course. Et ce fut comme dans un rêve que je sentis, à un moment donné, le cheval s’arrêter et une voix méconnaissable qui me disait en miaulant :
– Effendi, il est tard. Il va faire bientôt nuit. Et j’ai faim, et la bête aussi. Faut-il vous conduire à la porte de votre demeure ?
Je compris que je devais descendre, et je descendis, la tête étourdie. Entre les jambes, une sensation douloureuse me fit perdre l’équilibre, et je m’assis tout bonnement sur le sol.
– Vous voulez rester là ? questionna l’homme. Je fis un signe affirmatif de la tête et je tirai de ma poche une livre d’or que je lui remis. Je savais qu’il fallait payer, mais je n’avais aucune notion de la valeur de l’argent, ni de celle des choses utiles à la vie.
– Ça fait trois tschérèks[41], dit-il ; ne les avez-vous pas, par hasard ?
Machinalement, je voulus lui remettre encore deux livres :
– Mais non, Effendi, je vous dis que vous me donnez trop, et je ne crois pas avoir suffisamment pour vous rendre.
– Eh bien, gardez la pièce, murmurai-je.
– Ah ! non… Cette pièce il me faudrait bien une semaine pour la gagner.
– Ça ne fait rien, gardez…
– Par Allah, non ! hurla-t-il. Votre puissant père aurait le droit de me faire couper la tête ! Non, non !
Et sortant tout ce qu’il y avait dans son kémir[42], il me versa sur les genoux une quantité de mégdédies, de tschérèks, de bechliks et de météliks, qui me parut énorme ; il me fit des salamalecs, monta sur son cheval et disparut.
Je restai seul, sur la pelouse verdoyante d’une fort propre et fort belle route qui bordait le canal. Mon regard, fixé sur l’eau calme, buvait avidement des images fantaisistes de contes orientaux : les ombres des palais et des conifères que le soleil couchant projetait et allongeait à vue d’œil dans le miroir assombri du Bosphore – ainsi que, plus loin, toute une gamme de couleurs vives, taches d’or, taches de cuivre, rouge comme le feu, se perdant, tout au fond, contre les collines aux crêtes mauves renversées dans la mer.
Elle était donc si belle, la terre ? Je n’en savais rien jusqu’à ce moment-là. Je la voyais pour la première fois… Le salon de maman et la prison flottante de Nazim Effendi remplissaient toute ma vie passée. Et à tel point mon abandon fut démesuré dans le vertige de cette féerique journée, mais surtout dans la rêverie de sa fin crépusculaire, qu’au moment où une belle et mélancolique chanson s’éleva d’un canot à rames qui passait lentement près de moi, il faisait presque nuit. Où me trouvais-je ? Où manger ? Où dormir ? Et où étaient-elles, Kyra et maman ?… Vers quelle affection devais-je diriger mes pas ?…
Les sanglots gonflèrent ma poitrine, des cris s’échappèrent de ma gorge, et des larmes chaudes inondèrent mon visage.
Le rameur m’entendit, et vira vers moi, mais lorsqu’il fut à deux mètres du quai, il allongea le cou, m’examina une minute, puis s’éloigna en criant fort en langue grecque :
– Oooh !… « mon âme ! »… Tu ne dois pas être si malheureux que ça : tu es couvert d’or !
Depuis ce soir-là, je ne me fie pas toujours aux hommes qui ont une belle voix.
Ce fut au chemin solitaire qui menait à la ville que je criai ma détresse, toute la douleur d’une tendre adolescence livrée à l’impitoyable vie. Et cet or qui alourdissait ma culotte, ni ces bagues précieuses qui paraient tous mes doigts, ni cette montre princière ne surent me donner un conseil, une consolation. Leur valeur fut à jamais compromise à mes yeux. J’aurais tout offert, jusqu’à ma chemise, à l’homme qui m’aurait mis en présence, non pas de Kyra, non pas de ma mère, mais seulement d’une mèche de leurs cheveux ; elle m’aurait rendu plus fort que tout ce métal maudit. Elle m’aurait fait plus de bien au cœur que toutes ces pierres inestimables.
Sur chaque arbre de la route obscure j’allai appuyer mon front brûlant, mouiller de mes larmes leur écorce rugueuse. Chaque tronc fut enlacé dans mes bras. À leur sincère indifférence j’ai répété sans cesse :
– Maman !… Maman !… Kyra !… Maman !… Où êtes-vous ? Je suis libre, moi… Et je ne sais pas où aller… Et il fait nuit… Et il y a beaucoup de monde, ici, trop de monde… Mais il n’y a pas de Kyra, pas de maman !
Soudain, à un tournant, une forte lumière frappa ma vue… Deux « ouvreurs de chemin », jambes nues et torches flambantes aux mains, passèrent rapidement en criant tous deux d’une seule voix :
– Garez-vous !
À peine avais-je eu le temps de me garer devant le riche équipage qui passait, qu’un claquement de fouet retentit en même temps qu’une vive douleur me brûlait le cou et le menton. Je tombai à terre, la face dans le gazon. Depuis les brutalités du père et du frère, je n’avais plus senti de douleur pareille.
Je me soulevai à tâtons, aveuglé. La route était maintenant plus noire qu’avant, et une peur panique s’empara de moi. Je me mis à courir de toute la force de mes jambes, sans souffler mot, m’effrayant de tout et craignant ma propre respiration, le bruit de mes oreilles fouettées par le vent. Puis, des maisons apparurent, des rues propres, des rues sales, du monde, des marchands qui criaient, des chiens qui bougeaient à peine, et, enfin, quelque part, sur un terrain vide, je tombai évanoui…
Je me réveillai sous l’effort qu’un homme faisait pour me mettre sur mon séant ; et, au clair de lune, je vis une figure pareille à celle d’Ibrahim, le pêcheur d’écrevisses de Katagatz. Aussitôt, l’espoir de retrouver ma sœur et ma mère s’éveilla dans mon cœur. J’enlaçai son cou, qui sentait la crasse et le tabac, et je criai en sanglotant :
– J’ai perdu ma sœur et ma mère, et je suis malheureux !… Aidez-moi à les retrouver, et je vous donne tout l’or que j’ai dans mes poches, toutes mes bagues, et ma montre, et mes habits…
– Par Allah, ne criez pas ! me souffla le vieillard, étouffant ma bouche de sa main humide.
Et me soulevant :
– Venez avec moi, dit-il.
Je le suivis. Alors je m’aperçus qu’il portait sur le bras un panier de rahat-lokoum, qui était son gagne-pain.
Nous marchâmes plus d’une demi-heure ; lui, se taisant, moi, dans un état de complète prostration. Jusqu’à ce soir-là, jamais mes pieds n’avaient pataugé dans autant de boue, jamais mes yeux n’avaient vu des quartiers si sales, ni une misère si affreuse. Enfin, il me traîna dans une espèce d’arrière-boutique où il n’y avait qu’un grabat et une cruche d’eau, l’un et l’autre par terre. C’était tout, absolument tout.
– Racontez-moi, maintenant, votre histoire, me dit-il, posant son panier et s’asseyant à la turque sur le bord du grabat.
En moins d’une heure, je lui racontai toute mon histoire, brièvement, mais toute, sans lui cacher rien, depuis la maison de ma mère jusqu’à mon débarquement. Il m’écouta sans prononcer une seule parole. À la fin, il se leva :
– Couchez-vous, là… dit-il, me montrant son paillasson. C’est tout ce que je peux vous dire ce soir.
Je restai un peu interloqué, mais fermement convaincu qu’il m’aiderait à retrouver mes douces créatures. Je me laissai tomber comme un tronc et m’endormis en regardant mon bienfaiteur blotti dans un coin, les yeux fixés sur moi.
Le lendemain, assez tôt, il me réveilla :
– Il faut partir…
– Pour chercher Kyra ? demandai-je rapidement.
– Non, mon enfant, pas pour chercher Kyra, mais pour ne plus jamais nous rencontrer, car vous portez des malheurs dans votre or, dans vos bijoux, et dans vos vêtements. Qu’Allah vous vienne en aide !
Et fermant sa porte, il me laissa dehors, s’éloignant avec son panier à rahat.
Ce vieillard, ainsi que le chaouch, le canotier et le loueur de chevaux, furent les quatre meilleures personnes, les seules honnêtes que je devais rencontrer avant longtemps ; et ce premier jour de liberté resta l’unique au souvenir duquel j’eus à réchauffer mon cœur.
Dès cet instant, mon premier mouvement me mena droit dans le gouffre.
Abandonné d’une façon si cruelle, ma stupéfaction fut telle que, jugeant le bonhomme fou, je n’eus même pas la force de pleurer, de désespérer. Mon esprit se refusa à croire à une pareille méchanceté ; ma première pensée fut d’aller vite à la recherche d’hommes au cœur moins dur. La vie m’attendait pour me servir à merveille.
Je ne sais pas par quelle enfantine bizarrerie je voulus me persuader que ma mère soignait encore son visage et son œil dans un hôpital ; je me dis que c’était là que je devais commencer mes investigations. Avec cette idée en tête, je me mis à marcher, en demandant aux passants de quel côté se trouvait le centre de la ville. Tous m’envoyèrent à Péra, où j’arrivai une heure avant midi.
Comme j’avais faim, à ne plus pouvoir me tenir debout, je cherchai quelque chose à manger dans une ruelle latérale d’où venait une bonne odeur de viande de mouton rôtie. Près du coin, devant une petite boutique, un homme éventait une grille à charbons sur laquelle il y avait de petits morceaux de viande enfilés à la broche. Le fez sur la nuque, la chemise entrouverte, laissant voir une poitrine bronzée et poilue, le marchand tournait, pirouettait, roulait les yeux et criait aux passants :
– Kébab !… Kébab !…
J’entrai dans la boutique, où il n’y avait personne, et je demandai du pain et du kébab. Sur une table sale en bois, je dévorai environ une demi-livre de pain, trois petites broches de viande, et je bus de l’eau. Puis, sortant une poignée de pièces d’or, d’argent et de cuivre, je lui offris à choisir la monnaie :
– Prenez là-dedans ce que coûte le repas, dis-je. Le marchand se cabra, me toisa, jeta des coups d’œil furtifs vers la porte et, audacieusement, prit une livre en or et la mit vite dans le kémir. En sortant, je me disais : Un des deux : ou un repas coûte beaucoup plus cher que toute une journée de course à cheval, ou bien ce voyou n’a pas peur que mon « puissant père ait le droit » de lui couper la tête !
Inquiet et désireux de trouver l’homme aimable qui se mettrait généreusement à mon service, je me dirigeai tout droit vers le plus grand café de la place. Je pensais : « Il est plus intelligent de s’adresser aux grands, aux nobles : ils n’ont pas besoin de me voler, ils n’ont pas peur de ma parure ni de mon or. »
Mon raisonnement fut exact. Mais avant d’entrer, j’allai poser mon pied sur la boîte d’un cireur de bottines ainsi que j’avais vu faire un tas de gens qui avaient les souliers crottés comme les miens. Et cette fois-ci, je fus malin : je regardai bien quelle pièce jetaient les autres au cireur ; comme eux, je donnai la plus petite, un métélik. Puis, brillant de propreté, j’entrai.
Un vacarme affreux de voix, de dés et de rondelles de jaquet m’abasourdit. Presque point de place libre aux tables, où tout le monde jouait quelque jeu ; en effet, il n’y avait ici que des grands, des nobles, civils et militaires. Je passai parmi les tables, je repassai ; personne ne fit attention à moi et à ma riche tenue ; pas même les garçons.
« Comme c’est agréable, pensai-je, de n’avoir affaire qu’aux gens de bonne éducation ! On est bien plus à son aise que parmi les mesquins[43]. »
Et trouvant une place libre près de deux joueurs d’échecs, je la pris et commandai un café-caïmac[44] et un narguilé. De nouveau je fis attention aux pièces que les autres donnaient pour leurs consommations ; à mon grand étonnement, je découvris que dans la seule pièce d’argent du tschérèk il y avait de quoi boire dix cafés et fumer autant de narguilés, pourboire compris.
J’examinai les visages des deux joueurs, mes voisins, un officier et un civil, tous deux encore jeunes, fortement absorbés par leur jeu ; ils le regardaient avec une fixité qui me donnait mal à la tête. Ils me parurent sympathiques, surtout la figure un peu bourrue de l’officier à côté de qui j’étais assis. Ils parlaient fort peu, mais dans un turc exquis, ce qui me plut et, en même temps, me glaça le cœur, car Nazim Effendi parlait également exquis. Mais l’uniforme de l’officier me rassura :
« Ça doit être un brave », me dis-je, en regardant sa poitrine couverte de décorations. Et sans plus, à brûle-pourpoint, je me penchai vers lui et dis :
– Pardon, monsieur, savez-vous ?
D’un signe de l’index, sans me regarder, il arrêta net ma parole.
Cet insuccès, dû à un mouvement si familier, me donna, au contraire, de la confiance, et, peu après, je me penchai de nouveau pour l’interroger ; mais avant d’ouvrir la bouche il m’arrêta avec le même signe du doigt, et aussitôt de l’autre main, il avança une figurine. Alors, hardi, je revins à la charge :
– Pardon, monsieur, savez-vous où se soignent les gens qui ont les yeux crevés ?
– Qui a les yeux crevés ? hurla-t-il, fonçant sur moi, au point de me faire reculer de peur.
– Mais… ma mère… balbutiai-je.
– Ta mère a les yeux crevés ? Et qui les lui a crevés ? fit-il en me toisant de la tête aux pieds.
– Pas les deux, dis-je, timide ; un seul.
– Où ça ? Quand ? Comment ?…
– C’est mon père, en la maltraitant, à Braïla, en Roumanie… Il y a deux ans de ça.
L’officier parut exaspéré. Se tournant vers son ami, il répéta, avec dépit, ma phrase :
– Une femme qui est battue en Roumanie, il y a deux ans, qui se fait crever un œil et qu’on cherche aujourd’hui à Constantinople !… Comprends-tu quelque chose à ça, Moustapha ?
– Oui, oui… je comprends ! fit l’autre ; mais il faudrait examiner cela de près, et pas ici.
Et caressant ma joue, il ajouta :
– Il faut d’abord mettre cet enfant à son aise ; sortons de ce café.
Dehors, il héla un fiacre, et nous montâmes tous les trois.
Six mois de douces espérances et de cruelles déceptions, de liberté relative et de vie opulente, suivirent ce second et dernier contact avec la générosité des grands qui parlent un langage exquis.
En descendant à la porte de Moustapha-bey, l’officier prit congé de son ami. Pour moi, il n’eut qu’un regard sévère et méprisant, et je ne revis plus cet homme que plusieurs années plus tard, dans des circonstances qu’on connaîtra. Je le jugeai durement, et dans mon enthousiasme puéril je dis au bey :
– Il est fier, votre ami…
– Oui, il est un peu fier, mais il est bon.
(Il parlait de bonté, Moustapha-bey !)
La maison était une vaste villa située en dehors et au sud de la ville. Le grand parc qui l’entourait descendait jusqu’au Bosphore. Maison silencieuse, gémissant de richesses et remplie de domestiques invisibles, muets comme des tombes. Mais l’atmosphère d’intimité qui règne dans toute habitation orientale me rendit confiant. L’extrême délicatesse du bey y contribua beaucoup. Il n’avait rien de la sournoiserie de Nazim. Charmant, irrésistible, poli et familier tant que mon espoir dura ; je n’aurais rien à lui reprocher aujourd’hui – pas même son impuissance à satisfaire mon impossible désir – si, dès que mon espoir fut tombé, il m’avait mis tout simplement à la porte. Mais si tyrannique est la passion des Orientaux, qu’elle falsifie les cœurs les plus généreux et les pousse – les uns par la malice, les autres par la violence – aux mêmes scélératesses.
Moustapha-bey connut mon histoire bien plus facilement que d’autres ne l’ont connue depuis. Je suis convaincu que cet homme en fut sincèrement touché, car plus d’une fois il eut les yeux humectés pendant mon récit.
Il me promit de faire tout son possible :
– Si votre mère se trouve à Constantinople, me dit-il, en me caressant les mains, je le saurai par les hôpitaux et par la police. Quant à Kyra, j’enverrai des entremetteuses, subtiles comme l’éther et rusées comme le renard, fouiller les harems les plus surveillés. Si on la découvre, je garantis son évasion ; à prix d’or on obtient tout ce qu’on veut en Turquie.
Là-dessus, il me montra ma chambre et me recommanda aux soins d’un domestique qui devait être attaché à ma personne. Mes bijoux et mes vêtements, d’après lui, « trop fastueux, même indécents », furent remplacés par d’autres plus « dignes ». Et en échange de toutes ces amabilités, une seule condition me fut posée : c’était de ne plus fréquenter les grands cafés, et de ne pas sortir trop souvent en ville.
– C’est dans votre intérêt, ajouta-t-il ; Nazim ne renoncera pas si facilement à sa proie, et un jour vous pourrez vous voir coiffé d’un capuchon, ligoté et embarqué comme un simple sac de yénibahar.
Cette perspective me jeta dans la terreur. Du coup, je me sentis attaché à lui et à la quasi libre captivité que je voyais s’ouvrir devant ma jeune adolescence.
*
Il y a plusieurs moyens pour livrer à la perdition une âme passionnée ; le plus facile c’est de parler tendrement. Et comme tout mon cœur, ce temps-là, était Kyra, Moustapha-bey m’en parla et me fit parler de Kyra.
Il le fit d’une façon toute naturelle, car il m’aimait sincèrement ; mais que le diable emporte la sincérité des passionnés ! Le plus souvent, ce n’est qu’un narcotique voluptueux.
Moustapha-bey commença par introduire Kyra dans la maison en donnant son nom à des choses sympathiques. Ainsi apprenant que narguilé et bracelet sont, en roumain, des noms féminins, il m’apporta, successivement, le plus beau narguilé que j’eusse jamais vu ; puis, un fort précieux bracelet. Sur les deux, il y avait, gravé, le mot : Kyra, que je ne sus pas lire. Et à peine étais-je depuis un mois dans sa maison, qu’un jour, nous trouvant dans le parc, il arriva, conduisant par la bride une superbe jument, jeune, souple, capricieuse et impatiente comme Kyra :
– Tenez, me dit-il, voici la plus belle Kyralina que je puisse vous offrir ; elle est à vous !
Aussitôt il me fit monter, me familiarisa avec ses mouvements déréglés ; encadré entre lui et mon domestique, tous deux à cheval, nous sortîmes faire un tour d’entraînement dans les environs pittoresques qui s’étendaient au nord de la villa.
Fait certain et consolant : à aucun moment de cette courte époque de triste opulence, la griserie ne réussit pas à me faire oublier le désastre de mon enfance trois jours de suite. Il n’en est pas moins vrai que ce pauvre cœur se laissa souvent griser. Comment aurait-on pu résister ? Mes heures, nourries par la parole pleine d’espoir du bey, s’écoulaient entre mon narguilé et ma jument, délicieux animal dont je ne m’éloignais que pour dormir et prendre mes repas, et qui, par les particularités et les bizarreries de son tempérament, ne tarda pas à me faire croire que quelque chose de l’amour de Kyra me parvenait par son intermédiaire. À son tour, cette noble bête m’aima et s’attacha à moi au point de faire un vrai tapage dans l’écurie aux heures où, au lieu de la sortir, je m’attardais avec le bey en de passionnantes parties de trictrac.
Ainsi, Kyra dans les beaux yeux noirs de la jument ; Kyra dans les objets les plus intimes que je touchais ; Kyra dans notre conversation ; l’image de Kyra était à moitié dans la maison.
L’autre moitié fut apportée par les entremetteuses lancées à sa recherche. Ces sorcières vinrent m’assurer, l’une plus convaincue que l’autre, que Kyra se trouvait dans dix harems à la fois.
Sous leurs descriptions d’une étonnante exactitude, dans les détails palpitants qu’elles me donnaient sur la physionomie des cadânas[45] aperçues, mon cœur bondissait dans une danse mortelle. Je gobais leurs paroles avec une naïveté d’enfant de six ans, et nombreuses furent ces maquerelles au cou desquelles je sautai en criant :
– Ce doit être ça !… C’est tout à fait ça ma sœur !… Tâchez de l’approcher et prononcez mon nom : Dragomir. Et faites tout le possible pour obtenir une photographie.
Mais pour parler aux cadânas et pour obtenir une photographie, il fallait de l’argent – pour fermer les yeux curieux, boucher les oreilles indiscrètes, ouvrir les portes bien gardées, beaucoup d’argent.
Au milieu de la chambre, les mains dans les poches, les yeux fouineurs et ironiques, le bey écoutait et souriait. Je tombais à ses pieds, j’implorais. Et généreusement, il distribuait des pièces d’argent, selon l’importance.
Et, de nouveau, de longues journées d’attente, de tristes heures vides de tout sentiment vital ; mon désespoir ne trouvait d’autre refuge que l’âme vivante de ma Kyralina. Avec elle, souvent accroché à son cou soyeux, je me livrais – sur des routes interminables, par des matinées radieuses, ou des crépuscules en effervescence, à des abandons où la nostalgie était navrante, le plaisir meurtrier.
À mes côtés, et comme un non-sens encore plus blessant, le domestique à cheval, armé jusqu’aux dents, ne me lâchait pas d’un pouce ; par son silence coupable et absent d’intimité, il violentait ma dernière expression d’amour.
De cette façon, le temps s’écoula du printemps jusqu’à l’automne, de mai à septembre, puis mon espoir tomba brusquement.
Les photos apportées ne représentèrent pas Kyra, et le nom de Dragomir, soufflé aux oreilles des malheureuses enfermées, n’eut aucun écho dans le sombre labyrinthe de leur cœur. Je n’écoutai donc plus la voix mielleuse de ces femmes, et, du coup, elles furent mises à la porte.
Mais un malheur ne vient pas seul. Les investigations faites pour trouver une trace de la présence de ma mère à Constantinople ne donnèrent, également, aucun résultat. Pressé de questions par moi, le bey dut me l’avouer ; et pour me prouver sa bonne volonté, il fit venir le chef de la police turque, un colosse avec une figure de jeu de massacre, aux longues moustaches tombantes et aux yeux de bandit, qui frappa de la semelle, salua, et cria, d’une voix qui faillit me renverser :
– Depuis que Stamboul existe, jamais une femme roumaine avec un œil crevé n’est venue y mettre le pied !
C’était plus que convaincant.
Le désespoir s’empara de moi aussitôt que le mirage s’évanouit. Mes larmes coulant à flots sur ses mains parfumées, je priai le bey de bien vouloir me laisser partir. Il s’y opposa.
– Qu’allez-vous devenir en sortant d’ici ? Vous êtes bête comme un mouton. En plus, vous avez le malheur d’être jeune et beau, deux qualités qui ne font fortune en Turquie que lorsqu’on est rusé, et vous ne l’êtes pas. Restez ici. Dans cette maison vous avez tout ce qu’il vous faut, et plus que ce que votre naissance vous faisait espérer.
J’en fus désolé. Ses mots carillonnèrent comme un glas funèbre. Mais le bey redoubla de prévenances. Connaissant ma faiblesse pour l’équitation, il commanda pour moi un costume de chasse, m’acheta un beau fusil à crosse damasquinée qu’on baptisa la terrible Kyra[46] et, ainsi équipés, nous prîmes un matin, suivis de deux domestiques, la grande route d’Andrinople :
– Je vais vous montrer, me dit-il, les domaines habités par les cerfs et les vautours. Et vous verrez que la vie est belle, même sans femme ; car vous ne savez pas encore que la plus belle femme finit toujours par devenir une salope.
Cette insulte me frappa comme un coup de poignard et rendit Moustapha-bey odieux à mes yeux. Je cachai de mon mieux mes sentiments, mais, sur-le-champ, je conçus l’idée de m’évader.
Une merveilleuse occasion s’offrait : nous étions partis pour une grande randonnée de quinze jours vers les Balkans les plus proches et le long de la Maritza, – partie de chasse automnale qui était dans les habitudes du bey.
Mon plan était triple. Ou bien je trompais la vigilance des barbares et m’enfuyais déguisé en paysan turc. Ou bien j’achetais ma liberté. Et si mes deux tentatives avortaient, il me restait (troisième ressource désespérée) les jambes de Kyralina ; au dire du bey, elle s’était révélée une coursière de premier ordre. Pour m’en convaincre, je demandai qu’on me permît de me mesurer avec le cheval arabe de Moustapha ; lui, content de me voir de bonne humeur, accepta, me donna une avance de trois cents pas et se fit fort de me rattraper au village qu’on apercevait à trois kilomètres environ.
Au coup de pistolet que le bey fit retentir, j’enfonçai les éperons dans les flancs de Kyralina. La jument se dressa sur les jambes de derrière, mordit son frein et partit comme le vent. Je lâchai les brides et m’accrochai solidement à la selle. Le vent sifflait dans mes oreilles avec une telle violence que j’essayai en vain d’entendre le galop de mon rival ; ne sachant pas dans quelle mesure je perdais du terrain, je frappais furieusement dans le ventre de la bête. La terre tournait autour de moi. La route grisâtre fuyait comme dans un enchantement.
Bientôt le village apparut, fut atteint, traversé et dépassé, sous le regard épouvanté des habitants. Oies, poules, canards qui par malheur se laissèrent surprendre au milieu du chemin furent foulés sous les sabots des chevaux.
Enfin, je fus rattrapé à un kilomètre de là. Peu après, les domestiques arrivèrent à leur tour, apportant mon fusil que je ne savais même pas avoir perdu.
– Je suis battu ! me dit le bey, en me serrant la main. Demandez-moi ce que vous voulez et je paierai.
– Eh bien, dis-je, donnez-moi un kilomètre d’avance et la promesse de ne plus me chercher si vous ne me rattrapez pas au village suivant !
Il parut navré :
– Vous êtes à ce point dégoûté de moi ? Et que vous manque-t-il ? Des femmes ? Je vous en offre tant que vous voudrez : de mon harem, ou des vierges de quatorze ans. Tous ces pays en pullulent, de tous les teints, de toutes les races, et qui ne demandent pas mieux que d’être nos esclaves, puisque chaque vierge doit rencontrer un jour son imbécile…
– Moustapha-bey ! m’écriai-je, ne croyez-vous pas que la liberté est plus chère que l’esclavage, et qu’un « imbécile » que l’on aime vaut davantage qu’un prince que l’on déteste ?
– Ça c’est juste, répondit-il. Mais ne vous occupez pas de ce qui est juste… Occupez-vous de ce qui est bon. Nous sommes les maîtres absolus de toutes ces étendues de terres, bêtes comprises. Prenons donc ce qui s’offre bêtement à notre puissance !
Ce fut en cet instant que mes yeux s’ouvrirent d’une façon consciente sur la vie. En effet, le bey, dans son cynisme, avait raison : tout s’offrait « bêtement » à sa puissance. On n’avait même pas à obliger.
Pays turc comme pays bulgare, le musulman comme le chrétien, tous, du riche au pauvre, n’étaient que des esclaves dociles ; et si la jeune fille s’éclipsait à notre arrivée, son père, pour entrer dans les grâces du puissant, ne demandait pas mieux que de la sacrifier, avec la même facilité qu’il nous offrait son meilleur lit et son plus beau mouton.
Ce spectacle me fit désirer avec bien plus de force ma liberté. Je me sentis coupable de la vie opulente que je menais ; dans mon jeune cœur naquit le besoin de me créer un métier indépendant qui me permît de gagner honnêtement mon pain. Dès lors, rien ne m’intéressa, sauf l’occasion de m’échapper. Mais cette occasion ne se présentait pas, et le soir me trouvait aussi désolé que la veille.
La surveillance était des plus sévères. Le jour, dans les longues et fatigantes courses de la chasse, j’étais sans cesse flanqué du bey, ou encadré de deux domestiques ; la nuit, je dormais dans la chambre de mon triste protecteur, sans espoir de me sauver. Ainsi, le premier de mes trois moyens de salut s’évanouit. Le second, qui était d’acheter ma liberté, avorta à son tour.
Un jour de pluie torrentielle, pendant que le bey jouait aux échecs avec l’hôte, je me trouvais également engagé dans une partie de jaquet avec mon domestique. Nous étions seuls. Pour arriver à ce que je voulais, je fus tendre, sentimental, et je lui exprimai discrètement mon désir de me sauver. Il fit la sourde oreille. Alors je lui promis mon or et mes bijoux. Il s’y refusa.
– Comment, Ahmède, on dit qu’en Turquie on achète tout ce qu’on veut avec de l’or.
– Oui… on achète… murmura-t-il. Mais celui qui vend doit obtenir suffisamment d’or pour qu’à son tour, il puisse racheter sa tête… Et vous n’en avez pas assez.
Il ne me restait plus maintenant que de mettre ma vie en jeu dans une fuite désespérée. Je savais que je pourrais être tué comme un chien, et cependant je n’hésitai pas une minute.
Nous nous trouvions dans une région montagneuse, boisée, fort propice à mon dessein. Le surlendemain, de très bonne heure, nous nous mîmes à gravir une route difficile, parmi les sapins, escortés de cinq hommes à cheval qui devaient organiser une battue. Pour ne pas laisser le temps au domestique de rapporter à son maître ma proposition de la veille, je décidai de tenter ma chance dès que l’occasion se présenterait, et elle se présenta brillante.
À l’orée d’une grande clairière, au milieu de laquelle dormait un petit lac traversé par un torrent, la troupe s’arrêta.
C’est ici l’abreuvoir des chamois, dit calmement le guide.
Et il partit avec ses quatre hommes. Les deux domestiques furent postés à deux points stratégiques, avec ordre de faire feu au moment donné pour rabattre le gibier vers le fusil du bey. Ainsi éparpillés, je voyais ma liberté venir ; il était plus facile d’échapper à un seul homme qu’à toute une bande.
Nous étions embusqués dans le creux d’un rocher ; la vue embrassait la contrée par où devait passer le gibier traqué.
– Vous ne tirerez que si la bête m’échappe, ou si elle vous passe sous le nez, me disait Moustapha-bey, car la « terrible Kyra » n’est pas trop méchante dans vos mains !
En effet, je ne savais pas tirer.
Une heure s’était peut-être écoulée, quand un coup de feu retentit, puis deux ou trois. Le bey, l’arme prête, fouillait des yeux la région, et soudain, comme s’il sortait du sol, un beau cerf surgit droit sur le chemin ; mais, le temps d’une seconde, il disparut à droite, du côté où Ahmède l’attendait.
– Nous l’aurons ! me cria le bey. Je cours le prendre de flanc ! Restez ici et gardez le passage, pour lui faire rebrousser chemin !
– Reste, toi, et, tiens, voilà aussi ton fusil ! lui hurlai-je en le voyant partir au galop.
Jetant l’arme et la musette, j’obliquai à pic vers la vallée, quittai le chemin, m’enfonçai dans la futaie dense de sapins ; tombant aussitôt après sur une bonne route, je lançai la jument ventre à terre ; ma liberté ou ma mort dépendait de cette galopade.
« Amour de Kyra, viens à mon aide », implorai-je, collé à la nuque de l’animal.
Je devais avoir fait cinq lieues au moins depuis le lieu de la chasse quand, par une lumière resplendissante d’automne, je fis halte dans un bocage situé sur la Maritza. Je laissai la jument paître et se reposer. Moi, écrasé de fatigue et hébété de bonheur, je m’allongeai sur ma couverture. Un sentiment de crainte, pourtant, me tenaillait : dans ma course, j’avais été vu par les habitants des hameaux et par des bûcherons. Et sans cesse je me demandais : « Suis-je libre, ou non ? »
Je voyais la terre vaste et belle s’offrir à mes yeux, et je ne savais pas si j’étais libre de me lever et de partir, de marcher sur mes jambes. L’ombre d’une main invisible me menaçait ; elle pouvait me saisir au collet et me retenir.
Le sommeil vint me tirer d’embarras. Mes paupières se fermèrent. Lorsqu’elles se rouvrirent, je me vis beaucoup moins embarrassé qu’avant de m’endormir, car à mon côté, assis à la turque, Moustapha-bey veillait sur mon bonheur. Me montrant un petit sac en peau de biche, il me dit, pendant que je passais la main sur mes yeux pour chasser ce que je prenais pour un cauchemar :
– Tenez, Dragomir, je vous apporte votre déjeuner… Vous devez avoir faim.
Et un peu plus tard, allant au trot des chevaux :
– Ah ! s’exclama-t-il ; vous êtes donc capable de me jouer des tours pareils ? Ne saviez-vous pas que ce que le musulman attrape, Dieu l’oublie ?
Quelques jours plus tard, en rentrant à Constantinople, la première parole du bey fut de dire aux deux domestiques, en ma présence :
– Vous accompagnerez M. Dragomir à cheval deux jours par semaine, une promenade d’une heure, et toujours au trot, mais vous répondrez de lui sur vos têtes. Je vous ordonne de décharger vos fusils dans le ventre de sa jument à la première tentative de fuite !
S’adressant à moi :
– À l’intérieur, également, vous n’êtes plus libre de circuler que dans votre appartement !
Les domestiques n’eurent pas trop de peine à appliquer ces aimables dispositions, car, le jour même je tombai malade et m’alitai. Pendant toute une semaine je fus sans connaissance, en proie à la fièvre et au délire.
Quand je revins à moi, je trouvai ma chambre transformée en une vraie infirmerie. Deux médecins veillaient à tour de rôle à mon chevet. Moustapha-bey, lui, était tout simplement affolé. Oubliant le grand personnage qu’il était, il se roula à mes pieds et me demanda pardon.
– Vous me laissez partir ? demandai-je.
– Mais cela ne se peut pas, mon âme ! Demandez-moi autre chose, tout ce que vous voudrez !
– Eh bien, alors je veux mourir ! dis-je, tournant ma tête vers le mur.
Oui, je voulais mourir. Mais on ne meurt pas comme on veut… Trois semaines plus tard, je quittai le lit pour entrer dans une longue convalescence ; au cours de ce mois, je ne sortais d’une crise de nerfs furieuse que pour tomber dans un hébétement mélancolique.
Tout ce que le bey m’apporta comme cadeau je le piétinai, le brisai, le déchirai. Je jetai contre les barres de la fenêtre mon beau narguilé, et je mis le bracelet en miettes. Enfin, à la seule apparition du tyran dans ma chambre, j’arrachais mes vêtements.
Et cependant, une distraction bien tendre, innocente et inattendue vint mettre un peu d’ordre dans mon organisme déséquilibré.
C’était en hiver, l’hiver doux et sensuel du Bosphore. Seul dans ma chambre depuis le matin jusqu’au soir, toute ma vie était de regarder le parc par les trois grandes fenêtres du rez-de-chaussée que j’habitais. Pour amener un mouvement de vie de ce côté désertique du parc, je jetais par les fenêtres des débris de mes repas : pain, fruits, viande, dans le but de rassembler des oiseaux. Bientôt, nombre de moineaux et même de corbeaux, vinrent furtivement picorer sous mes yeux.
Un jour, à mon étonnement, un gros chien apparut parmi les arbres. Il se tint à une distance respectueuse des fenêtres, flaira l’air, et, à mon appel, mit la queue entre ses jambes et fila tristement. Je pensai : « Celui-là doit avoir goûté, lui aussi, de la tendresse des hommes ! » Les jours suivants il revint et s’approcha un peu plus. Pour ne pas l’effrayer, je me tins caché, et jetai dehors les trois quarts de mes copieux repas. Enfin, petit à petit, il se familiarisa avec moi. À mes paroles d’amitié, il daigna répondre en agitant le bout de sa queue, et s’en alla, me laissant comprendre que je devais me contenter de ça, ce jour-là. Je lui donnai raison, car fort de ma propre expérience, j’étais moi-même décidé à être un peu plus circonspect dans le choix de mes affections si le ciel voulait m’aider à recouvrer un jour ma liberté.
Ce chien était d’âme fort distinguée. Quoique affamé, il mangeait avec délicatesse, semblait vexé de ramasser sa nourriture par terre, mâchait longuement et ne rongeait jamais les os. Sûrement, il devait avoir une grosse rancune sur le cœur. Pourquoi, par exemple, ne se faisait-il pas nourrir par la pitié des gens ? (On sait qu’à Constantinople chaque musulman a ses chiens publics qui l’accompagnent une fois par jour à la boulangerie où ils reçoivent leur morceau de pain.) Trouvait-il cela déshonorant ? Aimait-il mieux battre la campagne pour chercher une nourriture plus indépendante ? Ou peut-être l’abjecte promiscuité de ses congénères l’écœurait-elle ?
Je le baptisai Loup, nom conforme à sa vie sauvage et digne, et je fis des prodiges de prudence pour obtenir de lui un commencement d’amitié. Il fut avare de ses avances ; mais chacun a sa vie, ses blessures, sa propre philosophie ; je respectai sa réserve. Pour lui prouver que je le comprenais, je ne jetais plus la viande directement par terre, mais enveloppée dans du papier. Il le remarqua, probablement, car pour la première fois il se décida à s’asseoir sur ses pattes de derrière et à me regarder en face, tout en se tenant hors de portée d’un bâton.
Loup était entièrement brun, sans race définie et passablement solide. Quant à sa propreté, ma foi, on fait ce qu’on peut quand on a la vie dure… Ses grands yeux noirs se tenaient un peu trop fermés sur les tristesses de la vie – certainement pour mieux voir – et leur expression échappait à la définition. En tout cas, ils n’étaient ni tendres, ni même indulgents. À son front, je reprochais sa froide sérénité, son calme obstiné :
– Mon pauvre Loup ! lui disais-je, la main désespérément tendue à travers les barreaux et mendiant un signe de confiance ; mon pauvre Loup, as-tu, vraiment, tant souffert que ton cœur soit devenu si dur ? Je veux bien croire que ta peau a connu, jadis, le revers de l’affection des grands, et que tu as eu aussi ton beau narguilé, ton bracelet, ton fusil et ta jument, puis, ta maladie et tes médecins, mais enfin, tu es aujourd’hui libre, tandis que je suis enfermé et sans espoir derrière ces grilles. Allons, mon frère Loup, approche-toi, et laisse-toi caresser !
Je ne veux pas prétendre qu’en Turquie les chiens parlent le roumain, mais je puis affirmer que mon Loup, après avoir écouté pendant de longues semaines mes plaintes désespérées, vint un jour, bravement, poser sa patte dans ma main – et c’est ce jour-là que j’ai reçu la plus sincère poignée de main de ma vie.
J’en fus heureux – ou, si l’on veut, je sentis de nouveau les bienfaits de la joie qui ne visite que les cœurs immortels, quelle que soit la douleur qui les saccage. Mais je me gardai bien de trahir mon amitié avec Loup. Pour que la trahison ne vînt imprudemment de sa part, je l’avais dressé à comprendre qu’il n’y avait rien à manger quand les fenêtres étaient fermées. Il avait si bien compris, que, plus tard, les voyant fermées, il faisait demi-tour de loin et partait. Également, dans nos entretiens, quand je lui disais : « Va, mon ami, maintenant, va !… Et viens demain me voir », il partait aussitôt que je fermais la croisée ; il s’en allait dignement, amicalement, sans se vexer.
Je recevais Moustapha-bey, ainsi que ses domestiques, à des heures régulières pour me visiter ou me servir. Vu mon état de nervosité, ces réceptions étaient brèves. La présence du bey, tout particulièrement, me mettait hors de moi, et à peine entré, il se sauvait au diable. Son appartement était contigu au mien, mais un grand fumoir nous séparait. Pour plus de sûreté, je fermais ma chambre à clef.
Avec la joie que m’apporta Loup, mon humeur changea. Je devins plus conciliant. Le bey y répondit en me comblant de faveurs. Ainsi, j’eus la permission de me promener tous les jours dans le parc, accompagné de mon domestique, bien entendu.
Mais deux de ses faveurs, surtout, me furent funestes, et eurent des conséquences incalculables sur tout le reste de ma vie.
D’abord, le bey introduisit dans la maison l’alcool, qui m’était presque inconnu. Par malheur, ma langue se sentit agréablement chatouillée par la liqueur doucereuse. Sous l’empire de l’ignoble ivresse, mon cerveau perdit le sens de la triste réalité, ma tête alla à la dérive. Je trouvai cela fort consolant, j’en redemandai. Il m’en servit à volonté et s’en servit à lui-même. Nous nous soûlâmes. Et courant tous les deux à quatre pattes sur le tapis du grand fumoir, nous hurlions comme des bêtes. Lui, surtout, était méconnaissable. Sa face n’avait plus rien d’humain, et un soir, comme il voulait me broyer entre ses dents un doigt de mon pied, je lui frappai la figure avec le crochet de la cheminée. Il resta calme sur le sol, laissa le sang couler sur sa bouche et lécha ses lèvres. Je lui crachai au visage. Il lécha encore.
Mais les lendemains de ces débauches étaient atroces pour moi. La tête lourde, la figure livide, le cœur tremblant, je gardais le lit jusqu’à midi en gémissant. La lumière du jour me blessait. Le bey la repoussait derrière de lourdes draperies. Et dès que la chambre était éclairée par de nombreuses bougies et embaumée par la myrrhe, la folie reprenait de plus belle.
Un soir, très tard, au moment où je me trouvais au comble de l’ivresse, quatre jeunes filles munies de tambours de basque et de castagnettes firent irruption dans le fumoir et se lancèrent aussitôt dans une danse étourdissante. Mon cœur bondit de plaisir !… C’étaient vraiment quatre Kyra, parées comme des princesses orientales, mais aux visages légèrement masqués par le voile.
Je sautai de ma place, renversant mon café, mon verre de liqueur et mon narguilé, et je me jetai sous leurs pieds. Allongé au milieu de la chambre, les yeux fermés, je sentis longtemps, longtemps, le frôlement de leurs jupes et maints parfums inconnus s’introduisant violemment dans mes narines, puis…
Puis, je perdis connaissance…
Quand je me réveillai dans mon lit, je ne voulus pas en croire mes yeux, mes sens, l’odieuse réalité !… Quatre putains du dernier lupanar, vieilles, ridées, hideusement nues, me caressaient, m’embrassaient, me tiraillaient en tous sens et me couvraient la face et le corps de leur bave. Je me débattis et criai au secours. Elles me prodiguèrent force tendresses. Alors je m’arrachai de leurs bras, et empoignant les pinces de la cheminée je dévastai toute la chambre, brisant glaces, vases, statuettes, bibelots, tout ce qui tomba sous ma main.
Épouvantées, les dégoûtantes amoureuses se sauvèrent, allant rapporter à Moustapha-bey que je me refusais à voir les quatre belles jeunes filles de tout à l’heure dans ces « salopes » aux visages de hibou.
Après cette nuit d’orgie, je m’enfermai pendant vingt-quatre heures dans ma chambre et refusai de recevoir qui que ce fût. La nourriture me donna des nausées ; je l’offris toute à Loup, à qui j’avouai ma bassesse.
Enfin, écœuré jusqu’au fond des entrailles par l’abjection où le bey voulait me jeter, je décidai de me pendre, et je demandai mon maître pour lui dire que s’il ne consentait pas à me lâcher, je mettrais mon plan à exécution par n’importe quel moyen. On me répondit que le bey était parti pour un voyage de dix jours. Cette nouvelle inattendue fut pour moi une grande surprise et un immense soulagement ; du coup, ma tête se prit à l’idée de m’évader.
Nous étions au mois de mars. Le lendemain du départ du bey, je me promenais dans le parc, escorté par mon domestique, quand, soudain, une question se posa à mon esprit : « Par où le chien entrait-il dans le parc ? » Celui-ci était entouré de vieilles et hautes murailles, impossibles à escalader, et la grande porte d’entrée était constamment fermée. Il devait donc exister quelque part une brèche. Discrètement, je me mis à observer, et en effet, tout en longeant le mur couvert de lierre et de broussailles, je remarquai un endroit où les feuilles étaient piétinées. Prétextant un besoin urgent, je laissai mon vilain compagnon sur le sentier, pénétrai dans les buissons, et découvris qu’à la base du mur s’était produit un éboulement récent qui ouvrait un large passage vers le côté le moins fréquenté de la campagne. Je repérai le lieu : il se trouvait en face de mes fenêtres.
Le soir même, prisonnier dans cette vraie forteresse, mon cerveau s’embrasa. Le salut était là, à deux cents pas de ma chambre. Comment passer à travers ces grilles fixées dans un solide cadre en bois de chêne ?
Jusqu’à minuit, lumière éteinte, j’essayai ; je m’épuisai, d’abord en voulant écarter les barreaux, puis en entaillant, avec mon canif, la base du cadre pour tenter d’en arracher le fer. Peine perdue ! Je m’affolai. Dehors : pleine lune, nature calme, espace, liberté… Ici : prison, débauche, tyrannie… Je voyais l’arrivée du bey et le recommencement de la sarabande avec tout son cortège. Je me sentais englouti. La chambre me parut une cage infernale saccagée par les démons. Un frisson glacial traversa mon dos, des sueurs froides inondèrent mon visage, un tremblement furieux saisit mon corps et le secoua au point que je me mordis la langue au sang.
La montre marquait deux heures du matin. Silence sépulcral dans toute la maison.
Vivement, je pris de petits bois d’allumage et du papier, je fis un foyer sur l’embrasure de la fenêtre et j’y mis le feu. Peu après, tremblant de tous mes membres, épouvanté par mon acte, je regardai le cadre se dévorer de flammes, la chambre se remplir de fumée et le parc s’éclairer. Je serrai les mâchoires avec mes deux mains pour ne pas crier au secours ; dans un effort suprême, je saisis un crochet, j’arrachai deux barreaux, qui tombèrent à l’intérieur avec des charbons ardents. Puis, fébrilement, je ramassai mon trésor et sautai dans le parc, où je me mis à courir à toutes jambes vers le mur !…
Mais dans mon affolement, et empêché par l’obscurité, je ne réussis pas à trouver la brèche du premier coup. Alors, pris de terreur panique, je perdis la tête, courus en avant, en arrière, bouleversai les branches, m’ensanglantai la face et les mains ; enfin, avec un cri de joie, je retrouvai le passage et bondis dehors !…
Deux heures plus tard, moyennant de belles pièces d’or, je me trouvais sur la côte asiatique, et de là, à la faveur du petit jour, je contemplais le sommet droit de Péra où d’immenses langues de flammes se levaient, vengeresses, vers le ciel !… C’était un incendie de plus dans ce Constantinople dévoré d’incendies…
Le soir de ce matin libérateur, une diligence me déposait à la porte d’une auberge, dans une petite commune turque ; deux soirs plus tard, je couchais à Smyrne, et huit jours après je fumais un bon narguilé sur la terrasse d’un grand café de Beyrouth.
Mais ce n’est pas fini…
*
Maintenant je me considérais comme apte à voir clair dans la vie et à ne plus me laisser duper, j’avais seize ans et une expérience à moi. Cette expérience partageait toute la société en trois catégories. « D’abord des êtres doux et aimants comme Kyra et comme maman ; ensuite, des brutes comme mon père ; enfin, d’autres qui sont généreux à la manière de Moustapha-bey. Il faut faire attention. »
Et sur ma terrasse je fis attention de ne pas me trouver trop près de quelques joueurs d’échecs aux allures sympathiques. Je pensais à mon pauvre Loup, qui fut si long à accepter mes caresses, et je fis comme lui, je me garai à tout moment contre les mains qui s’allongeaient pour caresser mes joues d’adolescent.
Hélas ! Je me garai si bien, si bien, que, sans m’en apercevoir, j’allai tomber dans une autre fosse ; car la vie n’entrait pas toute dans mes trois catégories.
J’avais loué une chambre au-dessus même de la belle terrasse du Grand Concert-Variétés, sur la seule place publique de Beyrouth. Le café était rempli, depuis le matin jusqu’au soir, du monde le plus cosmopolite ; mais à part les élégances du pays, que j’évitais, ce qui faisait le charme de cet endroit, c’était la troupe d’artistes engagés aux Variétés. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, beaux ou laids, ils étaient tous pleins de vie. Partout des rires communicatifs, partout des plaisanteries joyeuses. Ils avaient, pour chacun des habitués, un petit mot complaisant, et chacun y trouvait son compte. Comme j’étais un de ces habitués, j’eus moi aussi, mon petit mot. Et mon compte fut joli.
Ces artistes étaient des Italiens, des Grecs et des Français. Ils habitaient le même hôtel que moi. Sur un couloir étroit, en face de ma chambre, logeait un jeune couple grec qui chantait fort bien. L’homme me déplaisait, mais la femme était à gober dans un verre d’eau ! Et je la gobais de mon mieux, en cachette. Elle s’en aperçut. Seule et presque déshabillée à sa toilette, sa porte se trouvait toujours ouverte aux heures où je sortais. Cela me gênait fort et je fermais les yeux tant que je pouvais ; mais quelqu’un de plus fort que moi me les ouvrait.
Et voilà qu’un jour, nous croisant dans l’obscurité du couloir, elle me prit dans ses bras, me donna un baiser assez bon, et dit :
– Il est trop timide ce jeune homme ! Faut l’encourager !
Étourdi de cette aventure, je me dis dans ma chambre : « Eh bien ! Quel mal peut-il résulter d’un baiser qu’une femme donne à un jeune homme ? » Car j’étais maintenant un « jeune homme ». Elle l’avait dit ; mes vêtements, mon indépendance, mes apéritifs coûteux le prouvaient. Seule ma raison ne le prouvait pas, car je perdis la tête. Mais qui, dans la vie, se trouve embarrassé par la raison ?
Un après-midi, je contemplais de ma fenêtre la multitude qui fourmillait sur la place ; je pensais au jeu, à la voix et à la mimique de l’actrice, me rappelant douloureusement les ingénuités de Kyra – quand la porte s’ouvrit et la chanteuse entra. J’eus peur.
– Ne crains rien mon petit : il est en bas, engagé dans un gros jeu d’argent.
Elle m’enlaça le cou. Je protestai :
– Je ne veux pas que vous restiez ici !
Je restai près d’elle, sur le lit, ne me trouvant pas trop mal.
– Comment ? Tu me chasses ? Et moi qui t’aime et me croyais aimée ! fit-elle, tendrement, en m’embrassant.
Et je ne sais pas comment, tout en me caressant, elle ouvrit la porte et attrapa vivement un plateau sur lequel il y avait une bouteille de vin étranger et des gâteaux secs. Je les trouvai délicieux ! Elle en fit venir d’autres. Je lui tins tête, un peu par gourmandise et davantage par bravade. Et des caresses ! Et des baisers !
Mais je m’aperçus qu’elle me tripotait un peu trop et je rougis.
– Tu sais, mon poulot ? dit-elle. Tu n’es bon à rien ! À ton âge !
Et pour me mettre à l’aise, elle changea de question :
– Tu es raïa ?
– Je ne sais pas…
– Cependant ! Quels papiers as-tu ?
– Je n’ai pas de papiers.
– Comment ? Tu voyages en Turquie sans papiers ? Mais ça c’est très imprudent, mon ami : tu pourrais te faire arrêter !
Je fus terrifié. On m’aurait dit que la police de Moustapha-bey était à la porte, je ne l’aurais pas été davantage.
Je la priai de se taire. Elle me promit sa protection. De nouveau une protection ! Quel blasphème ! Il n’y avait donc pas moyen, nulle part, de vivre librement, sans protection ?…
Et les idées noires me reprirent. Elle caressait mes doigts :
– Comme tu as de jolies bagues ! Tu ne m’en offres pas une ?
Je ne pus, naturellement, pas refuser une bague à ma protectrice.
Ma vie se gâta. Et il n’y avait pas même quinze jours que je la goûtais librement. Une main invisible, longue de Constantinople à Beyrouth, menaçait de nouveau ma liberté.
Mais une main bien visible et plus proche m’intima, le soir de ce tête-à-tête, une note de vins étrangers et de gâteaux secs équivalant au coût d’un mois de pension. En payant cette note, je pensais : « Avec ça et ma bague, j’apprends que ma liberté est malade. »
Quelques jours après, j’appris jusqu’à quel point elle l’était.
Inséparables à l’apéritif, la chanteuse et son époux devinrent bientôt mes commensaux et presque mes pensionnaires. Un jour, pendant que nous étions à une partie de jaquet, un officier de police s’approcha et me dit :
– Vous habitez ici, monsieur ?
– Oui, monsieur, dis-je, étouffé.
– Eh bien ! soyez assez bon pour aller demain dans la matinée faire viser vos papiers au bureau de police.
Et saluant gracieusement mes compagnons, il s’en alla. Moi, je me sentis enfoncer sous terre.
– Ne vous en faites pas ! me dit ma protectrice. « Mon mari ira tout à l’heure dire au Mamour de vous laisser tranquille. Ils sont des amis. »
Avec quelle effusion je les remerciai !
En effet, je ne fus plus dérangé par la police. Très reconnaissant, je pensais même un jour trouver quelque autre moyen de lui prouver ma gratitude qu’en leur offrant des déjeuners, quand il vint lui-même m’en donner l’occasion :
– Je n’ai pas de chance au jeu, mon ami, me dit-il à brûle-pourpoint ; pouvez-vous me prêter deux livres turques ?
– Volontiers.
Le lendemain il fut aussi peu chanceux que la veille et m’en redemanda deux autres. Le surlendemain, encore autant. Au bout d’une semaine, sa malchance me fit réfléchir, car, de ce train-là, ma fortune eût sombré avant trois mois. Le soir même de cette saine réflexion, je prenais le chemin de Damas en compagnie de deux gros marchands de tapis.
Cahoté dans un coin de la harabia, je songeais à la complexité de l’existence :
« Maintenant, me disais-je, il faut que je fasse attention aux femmes qui donnent des baisers dans les couloirs obscurs. »
Damas fut pour moi un vrai chemin de Damas ; ma vie changea de fond en comble.
Sur cette ville, Dieu paraît avoir tamisé toute la poussière grise et ouatée des quatre coins du monde ; en y descendant je crus que j’y laisserais mon âme.
Je m’étais habillé en costume de citadin grec pauvre, pour passer inaperçu. Les autres effets, enveloppés dans un gros mouchoir, je les portais sous le bras, tandis que mes bijoux et mes livres turques, je les avais dans le kémir, à même la peau du ventre. Ainsi déguisé, je me sentis à l’abri de toute « protection » non désirée ; et j’allai, par les ruelles qui sont de vrais tunnels traversant les maisons, demander une chambre bon marché du côté de la ville appelée Cadèm. L’aubergiste grec me répondit que, pour coucher à bas prix, il fallait prendre une chambre à deux occupants. J’acceptai. Allant la voir et poser mon balluchon, je demandai qui était le compagnon qui couchait dans l’autre lit.
– Un homme comme toi ! fit-il, bourru.
L’angoisse me prenait à la gorge. Mon pays, Kyra, maman, s’enfonçaient dans un lointain ténébreux à jamais disparu pour moi ; et moi, à jamais transplanté, que cherchais-je dans cette sinistre ville ? Par quel moyen espérais-je encore retrouver ma sœur ? Et comment ferais-je pour gagner ma vie, le jour où mon argent serait dépensé ?
En outre, je n’avais pas de papiers. Autre histoire grave. Je pouvais me faire arrêter. Qui me tirerait de prison ?
Dans la cour de l’auberge, autour d’une fontaine fleurie, du monde bavardait assis à la turque, fumait, buvait une eau-de-vie laiteuse et semblait heureux. Ces gens étaient chez eux. Ils se connaissaient, s’entraidaient, avaient des joies et des douleurs communes. Et moi ? Qu’étais-je pour eux ? Un inconnu. Qui entre dans la chambre où un inconnu meurt (meurt de maladie ou de tristesse), pour lui demander si son cœur désire quelque chose ?
Instinctivement, je portai la main au kémir, où j’avais mon or, mon seul ami ! Mais l’or est un ami qui s’en va sans regret, sans peine, traîtreusement, et je ne savais pas par quel moyen on le fait rentrer dans le kémir. Autre chose était une Kyra ! Elle ne m’aurait quitté pour rien au monde. Nous étions inséparables. Y avait-il une autre Kyra dans tout ce monde qui emplit les villes et les villages ? Peut-être. Mais elles avaient leurs Dragomir, et, pour elles, j’étais un inconnu qui passe, que l’on regarde par curiosité et que l’on oublie.
Pour me consoler, je demandai un verre d’eau-de-vie, puis un autre. L’heure du dîner arriva. Je pris un repas sommaire et bus un verre de vin, puis un autre. Et le cœur gros d’incertitude, je montai dans ma chambre.
Là, un homme dans la trentaine, à moitié déshabillé, restait assis sur le bord de son lit. Une lampe à pétrole brûlait sur la table. Deux chaises. Les lits d’une propreté douteuse. Une glace fumée. Point de lavabo.
Je lui souhaitai bonsoir, en grec, et j’examinai mon lit.
– Il faut l’éloigner du mur, me dit-il, comme à une vieille connaissance. Il y a des punaises. Et nous devons laisser la lampe brûler toute la nuit : les punaises, comme les hiboux, craignent la lumière.
– Des punaises ? demandai-je. J’ignorais totalement ces bêtes-là Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Tu ne sais pas ce que c’est que des punaises ? Eh bien, tu l’apprendras cette nuit. Mais, dis donc, où as-tu couché jusqu’à présent pour ignorer cela ? Moi, je ne sais pas ce que c’est qu’un lit sans punaises !
– Ça fait mal, les punaises ? questionnai-je, effrayé de ce nouvel ennemi.
– Un peu, répondit-il avec indifférence. Fatigué, je voulus me déshabiller et me coucher, mais une gêne encore inconnue m’empêcha de le faire sous les yeux de cet étranger. Il le comprit, car il alla baisser la flamme ; lorsque je me fus glissé sous la couverture dans la semi-obscurité, il la releva et la remonta.
– On dirait que tu es une jeune fille ! dit-il en riant.
Cette gentillesse me donna confiance, et je m’endormis ce soir-là, pas trop malheureux, en serrant mon kémir sous le coussin.
Le lendemain matin, je ne savais pas davantage que la veille ce que c’était qu’une piqûre de punaise, mais mon compagnon me montra une tache de sang sur l’oreiller. Presque joyeux, je m’habillai gaillardement devant lui.
Des éclats de voix et des gros rires montaient de la cour. Je regardai par la fenêtre ; je vis des hommes groupés autour de la fontaine, fumant de gros tchibouks et absorbant bruyamment le café. La cour était arrosée et balayée. Un air frais entrait dans les poumons, une lumière jaunâtre, mystérieuse, tout orientale, flottait sur les choses et sur les êtres.
Aussitôt je m’emballai. Le tendre ennemi qui dormait dans mon cœur se réveilla :
– Voulez-vous prendre le café avec moi ? dis-je à l’inconnu.
En bas, nous causâmes, aspirant nos tchibouks comme des cheminées. Et lui, le premier, me raconta ses peines : sans travail, sans argent, endetté. Alors, je lui dis que moi aussi j’avais un chagrin.
– J’ai perdu mes papiers. Si vous savez comment je pourrais m’en procurer d’autres, je vous donnerai une livre turque pour la commission.
Il s’alluma :
– Oui, cela se peut ! fit-il tout bas. Il y a ici un « écrivain public » qui en procure, mais il demande beaucoup d’argent.
– Combien ? m’écriai-je, heureux.
– Quatre livres.
– Je les donne ! Et à vous, la livre promise ! Une heure plus tard, un scribe à grosse barbe blanche jura sur ses yeux, devant un fonctionnaire, qu’il m’avait vu naître à Stamboul, l’an tel de l’Hégire, que je m’appelais Stavro, que j’étais donc « raïa, sujet soumis du sultan, notre maître ».
Le fonctionnaire écouta, en souriant : puis, prenant une plume, couvrit un long papier d’une belle écriture arabe, signa, fit signer le vieux, y appliqua le sceau impérial et m’offrit le précieux talisman.
– Il faut lui donner un bakchich, me souffla le scribe.
Je mis sur la table une livre.
– C’est pas assez, fit le vieux.
J’y ajoutai encore une, toujours allant dans un coin fouiller dans mon kémir. Dehors, je payai le faux témoin de ma naissance. Puis, seul avec mon compagnon, nous allâmes par toute la ville manger, boire et nous promener.
Le soir, tous les deux gris et joyeux, nous regagnâmes nos couchettes, où, me moquant des punaises, je dormis comme un tronc, ayant soin, quand même, de bien cacher mon kémir sous ma tête.
Au réveil, je fus étonné de me trouver seul dans la chambre ! Mais ce fut autre chose que de l’étonnement, quand je m’aperçus que mon kémir, mon ami traître et sans cœur, m’avait quitté également, me laissant avec trois mégdédies[47] dans la poche et le maudit talisman !…
*
Il ne s’agissait plus de pleurer ! Maintenant il fallait mourir…
Je garde encore aujourd’hui, ici, au-dessus de mon estomac, le nœud, le vide qui se forma dans ma poitrine ce matin-là et faillit me tuer.
En chemise et en caleçon, je pirouettai autour de moi-même, et, sans savoir pourquoi je me penchai par la fenêtre. Dans la cour, comme le jour d’avant, les mêmes gens fumaient autour de la fontaine : ils me semblèrent des fossoyeurs gardant un cercueil. Et, machinalement, voulant descendre l’escalier, je me jetai dans le vide ; je me relevai aussitôt, la figure ensanglantée, étouffant ; à l’arrivée du patron et des clients, je dis :
– Le… kémir…
Ils m’interrogèrent, tous à la fois et sur tout. Je ne pus dire autre chose que :
– Le kémir…
– Eh bien, qu’est-ce qu’il a, ton kémir ?…
– Le kémir…
On me versa de l’eau sur la tête, on me lava la face pleine de sang, on me força à avaler de l’alcool.
– Parle maintenant ! cria l’aubergiste en me secouant par l’épaule.
– Le kémir… gémissais-je sans arrêt.
– Sûrement, conclut-il, le voyou qui dormait dans l’autre lit lui aura volé son kémir en guise de remerciement pour avoir bamboché hier !
Et comme je voulais tout le temps me tenir debout et marcher, il m’obligea à rester assis sur une chaise, crucifié par ma douleur, les mains ballantes ; il essaya de me consoler :
– Bon… c’est un malheur… On t’a volé tes sous. Mais il ne faut pas te tuer pour cela ! Tu ne seras pas plus avancé… Combien de tschérèks avais-tu ?
– Le kémir… répétai-je.
– Ça y est ! Ce garçon ne saura plus prononcer autre chose que « le kémir ».
En disant cela, l’aubergiste monta dans ma chambre et revint avec mes vêtements :
– Allons, habille-toi !
Je me laissai faire comme un paralytique, et il m’habilla des pieds à la tête. Puis, me fouillant les poches, il en tira le papier d’identité et l’argent :
– Tiens ! s’écria-t-il ; tu n’es pas si pauvre que ça ! Tu as trois mégdédies… Et tu t’appelles Stavro. Eh bien ! Stavro, on ne meurt pas de faim avec cet argent. Quel travail sais-tu faire ?
– Le kémir…
– Ôôô !… Sacré kémir !… hurla-t-il, fâché.
Et remettant le tout dans mes poches, il s’en alla, disant :
– Tout de même : tu n’avais pas, dans ce kémir, de quoi t’acheter un chameau, car, dans ce cas, tu ne serais pas venu coucher chez moi !
J’avais dans le kémir de quoi m’acheter beaucoup plus qu’un chameau. J’avais quatre-vingt-trois livres turques en or, neuf bagues avec pierres, et la montre ! Et avec cette fortune sur moi, si, j’étais venu coucher chez lui !…
Ce n’est pas vrai du tout, que l’être humain soit une créature qui comprenne la vie. Son intelligence ne lui sert pas à grand-chose ; par le fait qu’il parle, il n’en est pas moins bête. Mais là où sa bêtise dépasse même l’inconscience des animaux, c’est quand il s’agit de deviner et de sentir la détresse de son semblable.
Il nous arrive, parfois, de voir dans la rue un homme à la face blême et au regard perdu, ou bien une femme en pleurs. Si nous étions des êtres supérieurs, nous devrions arrêter cet homme ou cette femme, et leur offrir promptement notre assistance. C’est là toute la supériorité que j’attribuerais à l’être humain sur la bête. Il n’en est rien !
Je ne me souviens plus très bien – car il s’est passé cinquante ans depuis – comment j’ai quitté ma chaise et la cour de l’auberge, par où j’ai passé, avec ma tête vide, pour traverser toute la ville. Mais je sais que pas une seule main n’est venue se poser sur l’épaule de cet adolescent aux yeux hagards, qui marchait comme un automate ; pas une voix, pas une face humaine ne s’est présentée pour s’intéresser à moi ; et c’est dans cet état d’inconscience que je me suis trouvé, par ce beau matin d’avril, sur les allées de la promenade damascène appelée Baptouma.
Je fus ramené à moi par la rage et les jurons d’un cocher arabe qui avait failli me renverser. Alors je me tâtai la ceinture, où il n’y avait plus de kémir ; je sentis mon cœur se débattre comme un oiseau dans la main, en même temps qu’une boule montait de l’estomac et me coupait la respiration. Ce mouvement devint un tic atroce. Chaque fois que je portais la main à ma ceinture, mon cœur était traversé par une frayeur qui m’étouffait, et j’avais sans cesse besoin de me convaincre que c’était vrai, que j’étais bel et bien la victime de ce forfait, que je n’avais plus mon kémir. Dans les grandes détresses qui frappent les cœurs émotifs, ils s’habituent difficilement à l’idée que le malheur a eu lieu, et qu’il n’y a plus rien à faire.
Des promeneurs passaient à mes côtés : des couples heureux, des femmes avec des enfants, de gros messieurs calmes et contents. Ils me regardaient en face et passaient. Ils ne voyaient rien. Ils ne comprenaient rien. Et moi, je mourais. Moi, j’étais seul à supporter un malheur insupportable pour mon âge, pour mon cœur et mon inexpérience.
Je marchais toujours. Je sortis du bois. La campagne syrienne, avec ses routes boueuses et les taudis des Bédouins, me parut vide de toute vie, pareille à mon corps. Avant de fixer mon regard sur quelque chose, ma main se portait à la ceinture, mon esprit répétait : « Je n’ai plus mon kémir… » Et de nouveau l’asphyxie me prenait à la gorge.
Un enfant arabe, à califourchon sur un âne, passa lentement tout près de moi, traînant par la corde un chameau chargé de grosses balles qui oscillaient. La laideur de cette bête, aux yeux plats de gros serpent, me fit peur. Un peu plus loin, un Bédouin à la barbe noire, sauvage, au visage cuivré, arriva au galop de son cheval, stoppa et me posa une question en arabe. Je ne sus que lui répondre ; il disparut, me laissant une impression désagréable, car il me rappelait la belle tête de Cosma.
Bientôt je pénétrai dans un village aux habitations primitives, où des hommes, assis par terre, tournaient le bois en se servant de leurs pieds nus aussi adroitement que de leurs mains. Des femmes vêtues de loques noires, sales et à la face voilée – vrais épouvantails – portaient des cruches ovales sur la tête, tandis que des enfants crasseux et maigriots jouaient et criaient comme de petits diables. Devant un four construit de boue et à moitié enfoncé dans la terre, un homme sortait des petits pains chauds, plats comme des assiettes à dessert. Une odeur de pâte crue me frappa l’odorat.
J’allais sortir du village, quand je m’aperçus qu’un chien me suivait docilement à un pas de mes talons. Je m’arrêtai. Il s’arrêta : nous nous regardâmes dans les yeux. C’était un chien aux poils gris foncé, grand comme Loup ; mais, le pauvre, il n’avait rien de la dignité, de l’allure indépendante, du calme conscient de l’autre. Il baissa la tête avec humilité et se tapit de peur. L’expression de ses yeux était incertaine, humble et troublée. J’eus pitié et lui caressai la tête. Il me lécha la main. Il n’était pas difficile.
Je retournai au four et achetai, pour deux météliks, quatre de ces petits pains plats. J’en rachetai encore autant, les mis dans mes poches et repris ma marche sans but. Il me suivit comme auparavant.
Une petite montagne sablonneuse, entièrement stérile et désertique, apparut devant mes yeux. Je l’atteignis en peu de temps et me mis à gravir la pente ; mais bientôt je m’essoufflai et m’assis à côté du chien. Sous mes yeux, Damas, parsemée de coupoles et de minarets qui surplombaient la vaste étendue des terrasses, me parut un immense cimetière enseveli sous sa poussière blanche.
Pas un bruit ne me parvenait. Derrière mes oreilles, les pulsations violentes de mon cœur meurtri. Mes yeux se voilèrent. Damas et le monde disparurent. Regardant dans le passé, je revis lumineusement la maison de ma mère. La douce existence de ce temps si éloigné s’insinua sous mes paupières fermées. Je vécus à nouveau tous les jours heureux d’autrefois et dans les moindres détails, depuis l’instant le plus obscur de mes souvenirs jusqu’à la nuit terrible du meurtre, jusqu’au ravissement.
Et soudain, l’idée s’empara de moi que mon malheur et le malheur de Kyra étaient des souffrances expiatoires pour avoir voulu, provoqué ce crime et servi d’instruments pour l’accomplir. Nous avions désiré la mort du père et du frère. Cela ne pouvait être qu’un péché mortel. Maintenant, Dieu nous punissait, Kyra et moi, elle par l’esclavage, moi, par une désastreuse liberté…
J’ouvris les yeux, je fus épouvanté. Le ciel, au couchant, était rouge comme le sang. Des nuages bas, atteignant presque la terre, et de la couleur du sang caillé, se mouvaient lentement, prenant toutes sortes de formes fantastiques, l’une plus effrayante que l’autre.
Devant la petite grotte où j’étais blotti, je me laissai crouler, face à terre, cachée dans mes mains ; je priai longuement, je demandai pardon à Dieu, à mon père, à l’âme de mon frère assassiné.
Et la nuit engloutit dans ses ténèbres le corps d’un adolescent repenti, cherchant consolation dans la détresse d’un chien envoyé par le hasard.
Les prières et les pénitences apportent du soulagement aux âmes croyantes. Je connus quelques heures paisibles. Mais l’approche de l’aube, dans les régions sablonneuses, amène un froid glacial. Quand le soleil surgit à l’horizon du Levant, je grelottais de tous mes membres, je crus contracter un refroidissement qui me coûterait la vie. Je me disais : « Si je meurs dans ce repentir, Dieu me pardonnera, mon âme n’ira pas dans l’enfer éternel. »
Je me levai et repris le chemin du retour. En route je mangeai un petit pain ; les trois autres, je les donnai au chien, qui était plus affamé que moi.
En peu de temps, le soleil commença à me chauffer le dos ; alors je sentis une paix bienfaisante germer en moi. J’arrivai au village. Il me parut moins laid. Là, le chien me quitta. Cela me causa quelque peine ; lui caressant la tête, je me séparai de lui comme d’une connaissance aimable faite dans un court voyage.
Seul, maintenant, et toujours serré à la gorge par l’idée de mon kémir, je pris la route du bois de Baptouma et de Damas. Une longue caravane de chameaux me croisa en chemin, sans m’effrayer. Je rentrai dans les allées de Baptouma un peu avant midi et par un temps resplendissant ; je fus étonné du mouvement. En voiture ou à pied, des hommes en beaux vêtements turcs, des femmes jeunes et belles – la plupart n’ayant que le bas du visage légèrement caché par un fin voile de tissu blanc – circulaient en tous sens. Des voix sonores, des éclats de rire rappelant le tintement des verres de cristal touchés par une baguette, des conversations joyeuses montaient de partout. Je fus ébloui du charme des voix comme du pittoresque des costumes ; je me souvins que c’était vendredi, le dimanche musulman. Les salutations entre les femmes étaient rares, gracieuses et discrètes ; mais entre les hommes, les effusions sentimentales, les salamalecs et les poignées de main à répétition occasionnaient de longs arrêts aux piétons. On parlait beaucoup le turc ; néanmoins, l’arabe dominait.
Je restai longtemps à admirer ce va-et-vient. Puis, les voitures et les piétons se raréfièrent. Songeur, troublé, le cœur harcelé entre le désir de vivre, la soif de joie, mon malheur, ma ruine, je continuai ma route. Bientôt je me trouvai seul, seul et triste. Une belle voiture à deux chevaux venait au trot, en sens contraire. Lorsqu’elle fut prête à me croiser, ma respiration s’arrêta, mon cœur cessa de battre…
Kyra était dans la voiture…
Oui, je crois encore en ce moment que c’était ma sœur douce et aimée ! C’était Kyra, telle que Nazim Effendi l’avait parée, dans son voilier, en superbe costume d’odalisque, de cadâna de harem, ressemblant aux portraits accrochés sur les murs !…
Je chancelai, battis des mains et criai en roumain :
– Kyra ! Kyralina !… C’est moi, Dragomir !
La jeune fille sourit sous son voile transparent et me salua de sa main gantée, mais le cocher claqua du fouet ; l’eunuque qui était à côté de lui me foudroya du regard, et les chevaux volèrent.
Je crus mourir !… Oui, c’était Kyra ; elle m’avait fait signe !… Et, sans plus, je me mis à sauter comme une autruche à la poursuite de la voiture, en me disant en moi-même : « Seigneur tout-puissant ! À peine ai-je avoué mon péché et fait mon repentir, que ta grâce m’envoie déjà la sœurette perdue !… »
La voiture, malgré ma course, s’éloignait visiblement ; à bout de souffle, je craignais de la perdre de vue. Pour mon bonheur, je la vis, à la sortie du bois, se diriger tout droit vers une somptueuse villa dont la grande porte s’ouvrit à deux battants, avala l’équipage, et se referma sur lui.
Je criai de joie ! De toutes mes forces défaillantes, je m’élançai vers la porte, et j’y cognais rageusement des poings et des pieds à la fois. Aussitôt une petite porte s’ouvrit à côté de la grande, et un cavas[48] en uniforme apparut.
– Kyra ! hurlai-je, essoufflé, en turc, c’est ma sœur… je veux lui parler…
– Quoi ? Que veux-tu ? demanda le cavas dans la même langue, en m’arrêtant.
– La dame… qui vient d’entrer en voiture, c’est… ma sœur… Kyra.
– Quoi « Kyra », bré[49] ? Tu es fou ?
En effet, j’étais fou, car je fonçai sur le cavas, me glissai à côté de lui, et pénétrai dans la cour ; mais je n’eus pas le temps d’aller loin, deux hommes surgirent, en même temps que d’une fenêtre une voix de vieillard enroué cria :
– Qu’est-ce que veut dire ce désordre ? Cravachez-moi, un peu, ce ghiaour[50] ainsi que le cavas qui l’a laissé entrer !
Je fus traîné hors de la cour, étendu par terre, et frappé avec un nerf de bœuf qui me fit crever le pantalon et les fesses. Puis, les bourreaux verrouillèrent la porte, me laissant à moitié évanoui de douleur.
C’est ici le point culminant de mon calvaire… Ici trouvent leur fin les tristesses de plus de trois années d’enfance tourmentée… Car si Dieu fut cruel avec moi et me refusa Kyra, il y eut tout de même une providence. Cette providence m’envoya un ami.
Ramassant mon corps meurtri, j’eus à peine la force de me traîner de l’autre côté du chemin, je me jetai à terre, épuisé. À ce moment, un homme entre quarante et cinquante ans, pauvrement habillé en costume grec, et portant, dans une main, son récipient à salep, dans l’autre, son panier avec les tasses, s’approcha de moi, posa ses outils, et, croisant les bras, arracha une exclamation du fond de ses entrailles :
– Ah ! mon pauvre garçon ! fit-il en grec. J’ai été témoin de ta flagellation, j’y ai assisté impuissant ! Quelle offense as-tu commise à ces païens pour te faire maltraiter de la sorte ?
Je regardai sa figure imprégnée de sincérité, sa barbe chiffonnée et grisonnante, ses yeux bons et endoloris sous un front tout plissé ; et pris de rage, je lui criai, révolté contre mes propres sentiments :
– Allez au diable ! Fichez-moi la paix !
Et j’éclatai en pleurs. Sa bonté rebondit :
– Pourquoi m’envoies-tu au diable, mon enfant ?… J’ai vraiment pitié de toi, je veux te secourir dans ton malheur !…
– Laissez-moi tranquille, vous tous, les hommes, avec votre pitié et votre cœur !… J’en ai assez goûté !… Je veux mourir seul !…
– Oh ! le malheureux ! Si jeune, et déjà dégoûté de la vie !… Mais, tout de même, bois cette tasse de salep chaud… Cela te remontera un peu.
J’acceptai la tasse de salep, mais je ne savais plus que croire. Quelle règle, quelle compréhension fallait-il tirer de ma courte expérience, quand tant d’hommes, qui avaient commencé par se montrer bons et généreux, avaient fini par devenir bas et criminels ? Oui, à seize ans, je connaissais cette bassesse de l’âme humaine. Et je ne savais pas tout.
Je ne savais surtout pas que les œuvres de la création sont infiniment complexes et variées, que mille ignominies souffertes ne nous donnent pas le droit de cracher sur l’humanité tout entière. Dieu lui-même a compris cela lorsque, fâché contre une humanité pécheresse, il décida de la punir sans l’exterminer, puisqu’il sauva du désastre un patriarche juste et sa famille. Il est vrai que l’humanité qui a suivi le déluge n’a pas valu mieux que la précédente ; mais ce n’est pas de sa faute, à elle. C’est que Dieu (comme moi à seize ans) connaissait mal le monde et n’a pas su ce qu’il faisait.
J’ai su, moi, depuis le jour où le destin m’a envoyé Barba Yani, vendeur de salep et âme divine, j’ai su qu’il doit se considérer comme heureux, l’homme qui a eu la chance de rencontrer dans sa vie un Barba Yani. Je n’en ai jamais rencontré qu’un seul, lui. Mais il m’a suffi pour supporter la vie, et, souvent, la bénir, chanter ses louanges. Car la bonté d’un seul homme est plus puissante que la méchanceté de mille ; le mal meurt en même temps que celui qui l’a exercé ; le bien continue à rayonner après la disparition du juste. Comme le soleil qui disperse les nuages et, ramène la joie sur la terre, Barba Yani foudroya le mal qui rongeait mon âme et remplit mon cœur de santé. Ce ne fut pas sans résistance de ma part ; ce ne fut pas sans opposition vexante ; mais quel est le cœur qui, tant meurtri soit-il par la vie, est capable de tenir tête à l’explosive bonté ?
J’ai dû céder, et le providentiel vendeur de salep apprit tout le drame. Son remède fut rapide comme l’éclair.
– Stavraki ! me dit-il, en adoptant prudemment mon faux nom et lui créant un diminutif. Tu dois, d’abord, renoncer à chercher ta sœur d’une façon si peu sage. Sache qu’on arrache plus facilement une biche de la gueule du tigre, qu’une femme enfermée dans un harem. Et si tu arrives à maîtriser cette faiblesse de ton cœur, pour le reste c’est facile comme bonjour : tu possèdes trois mégdédies ; eh bien ! cet argent suffit pour t’acheter un ibrik à salep et des tasses, c’est-à-dire ce que tu vois dans mes mains et qui me fait vivre librement depuis vingt ans. Après quoi, l’ibrik sur un bras, le panier sur l’autre, Barba Yani à côté de toi, on ira gaillardement battre les rues, les places, les fêtes, les foires, et crier joyeusement : « Salep !… Salep !… Salep !… Voilà le salepgdi ! » La bonne terre du Levant s’ouvrira grande et libre devant toi, oui, libre, car quoi qu’on dise de ce pays turc absolutiste, il n’y en a pas un où on puisse vivre plus librement ; mais à une condition : c’est de t’effacer, de disparaître dans la masse, de ne te faire remarquer par rien, d’être sourd et muet… Alors, et seulement alors, tu pourras entrer partout, invisible ; les portes bien fermées ne s’ouvrent pas en les forçant.
Pas plus tard que le lendemain, les bras chargés de mon ibrik et du panier à tasses, je criais, vaillamment, à côté de Barba Yani : « Salep !… Salepgdi… » Et je vis alors de quelle façon on faisait rentrer dans son kémir l’ami traître et sans cœur qui l’a quitté. Les sous tombaient de tous côtés, la liberté entrait dans ma bourse, et, le soir tombant, je goûtais le bonheur de l’homme qui peut vivre sans avoir les poches remplies d’or. En fumant nos narguilés sur une terrasse, je me pénétrai de la bonté qui rayonnait sur toute la personne de Barba Yani. Je lui fus reconnaissant, je l’ai aimé comme on aime un bon père et un ami. Je logeais chez lui, je travaillais avec lui ; les repas, nous les prenions ensemble, les heures de flâneries, nous les goûtions en commun, et ainsi nous devînmes inséparables. Une forte amitié ne tarda pas à nous lier, greffant la jeune pousse sur le tronc de l’arbre mûr. Barba Yani alla même au-devant de ma curiosité en me dévoilant son passé. Ce passé n’était pas sans reproche ni amertume.
Daskalos (instituteur) dans une petite ville de la Grèce, il avait commis une erreur passionnelle qui lui avait valu deux années de prison et la perte de son titre. Au sortir de la prison, il avait dû quitter la ville, errer dans plusieurs autres, faire du commerce, connaître des revers, lier des amitiés, se saigner le cœur. Une autre aventure amoureuse faillit lui coûter la vie. Alors il passa en Asie Mineure et vécut dans la solitude, dans l’indépendance, presque dans la sagesse.
C’était un homme qui savait parler et savait se taire, exerçait la bonté sans devenir bonasse, et lorsqu’une tête ne lui allait pas, il était inutile d’insister. Il connaissait tous les dialectes du Proche-Orient et partageait tout son temps libre à lire, à flâner, à laver son linge. Il ne me poussait à rien, mais me montrait seulement ce qu’il était bien, utile, intelligent de faire. C’est de lui que je tiens de savoir écrire et lire en grec. Me voyant si fidèlement attaché à sa vie, il ne me marchanda pas son affection. Au commencement, je l’appelais « monsieur » ; il me demanda de lui dire « Barba[51] ». Bientôt, oubliant la perte de mon kémir avec son précieux trésor, j’allais devenir son disciple, son unique ami, et la consolation de ses vieux jours. Mais auparavant, il me restait encore une dure côte à monter. Nous la montâmes ensemble.
J’avais oublié la perte de mon kémir, je ne pus m’accommoder de celle de ma sœur. J’aimais Barba Yani, mais j’adorais Kyra. Et comme j’étais certain de la savoir derrière la porte où j’avais reçu la raclée, le démon me conseilla d’y retourner.
Nous étions en plein été, trois mois après la triste promenade de Baptouma. En cachette de Barba Yani, je fis plusieurs visites à la villa maudite, je rôdai de loin, guettai, espionnai. Rien. D’autres femmes sortaient en voiture, mais pas Kyra.
Encouragé par la prudence que j’y mettais, je me décidai, un soir, à être un peu plus audacieux. Je me procurai une échelle droite ; favorisé par une nuit obscure, j’allai l’appuyer contre le haut mur qui entourait la cour. Je voulais trouver le moyen de regarder à l’intérieur du harem, où je savais que les femmes circulent sans voile. Mais je ne trouvai que des persiennes fermées ; je persévérai, fis le tour du mur, finis par trouver une fenêtre éclairée. Ce n’était qu’une grande chambre, richement meublée, où il n’y avait personne. J’attendis, le cœur battant, sur le haut de l’échelle, espérant toujours voir des femmes passer sous mon regard.
Soudain, la marche sur laquelle j’étais assis craqua et je faillis tomber. Glacé de peur, je restai accroché tant bien que mal, quand une brusque et violente secousse vint me mettre à l’aise… L’échelle me fut arrachée, je tombai dans les bras d’un cavas, qui, sans dire un mot, m’assomma de coups de poing !
Je fus ligoté, mis dans une charrette à âne et conduit, sur-le-champ, à Damas, où je fus jeté en prison préventive.
Les prisons préventives, dans la Turquie de ce temps-là, étaient de vraies oubliettes pour les sujets ottomans. Le malheureux qui y entrait, surtout pour des délits aussi graves que le mien, ne savait jamais quand il serait jugé, à moins qu’une personne influente ne courût, avec des cadeaux, implorer la grâce d’un potentat. Mais ce dont il avait le plus à souffrir, ce n’était pas tant de la perte de sa liberté que de l’horrible existence qu’il menait dedans, tout particulièrement quand le prisonnier était un homme jeune. Dans ma cellule, nous étions une dizaine. Le lit commun, une longue rangée de planches nues, occupait les trois quarts de la chambre. Dans un coin, un gros baquet en bois, avec un couvercle, où chacun allait faire ses besoins, dégageait une puanteur asphyxiante. Les poux de corps, les poux de tête, les punaises sans nombre et les rats, se promenaient par régiments. On ne se donnait plus la peine de les tuer ; il y aurait fallu une existence.
Les pratiques les plus odieuses s’accomplissaient sous les yeux de tous. Turcs, Grecs, Arméniens ou Arabes, ils n’étaient plus des hommes. L’abjection humaine était telle qu’on ne pourrait la comparer qu’à elle-même, car seul le genre humain, de toutes les créatures de la terre, peut se dégrader à ce point.
C’est dans cet enfer terrestre, au milieu de ces monstres que je tombai. Quelle aubaine pour eux !
Aucun ne prit ma défense, aucun ne me protégea, musulmans, pas plus que chrétiens. Bien mieux, ils se battirent pour la proie fraîche, s’arrachèrent les barbes, s’ensanglantèrent ; armés, ils se seraient tués !… Ainsi, pendant un mois, je connus les plus atroces offenses que l’on puisse concevoir…
Aujourd’hui, je ne regrette pas d’avoir passé par là ; c’est ainsi que j’ai connu l’être humain à fond. Si je suis resté bon en dépit de tout ce que j’ai vu, de tout ce que j’ai souffert, c’est simplement pour rendre hommage à celui qui a créé la Bonté, l’a rendue rare, et l’a placée parmi les brutes – seule justification de la Vie.
Je me considérais comme enterré vivant ; je pensais à la mort. On racontait que des prisonniers, ne pouvant plus supporter leur torture, s’étaient pendus aux barres des soupiraux avec des lambeaux de leurs effets, pendant que tout dormait, la nuit. J’étais décidé à faire comme ces martyrs-là.
Cependant, une voix intérieure me poussait à l’espoir. Je savais que je n’étais plus seul au monde, comme avant. Un homme de cœur, un ami rare, était dehors. Il était pauvre et sans protecteurs, mais il était bon et intelligent. Il devait penser à moi, travailler à ma libération.
Je fus dans le vrai. Un jour, la porte de la cellule s’ouvrit, le gardien entra, et, derrière lui, Barba Yani… Quel immense bonheur !… Seule l’apparition de Kyra eût pu me rendre aussi heureux. Mais, en même temps quelle tristesse ! Ce mois avait blanchi les cheveux du pauvre homme ! Je me jetai sur sa poitrine en pleurant. Pour toute miséricorde, devant cette scène douloureuse, un Grec, allongé sur le lit, cria :
– Ah ! petit vieux ! C’est à toi le garçon ?… Bonne marchandise pour l’endroit ! On s’en est régalé ! C’est toi qui l’as écrémé ?
Blanc comme la cire blanche, Barba Yani me serra dans ses bras, et me dit d’une voix tremblante et étouffée :
– Sois fort ! Sois fort !… Demain tu sortiras d’ici pour être déporté !…
– Déporté ? m’écriai-je. Me séparer de toi ?…
– C’est la peine la plus douce que j’aie pu obtenir. Ta faute est grave : tu as voulu t’introduire, la nuit, dans un harem. D’ailleurs, console-toi, je t’accompagnerai. Le monde est grand, nous serons libres, et, à condition de m’écouter à l’avenir, tu seras heureux sur la terre turque… Allons, au revoir… Tiens-toi prêt pour demain à l’aube.
Je n’ai pas pu dormir de toute la nuit. À la pointe de l’aube, on me sortit. Deux gendarmes à cheval, armés de fusils et de yatagans, étaient à la porte, avec une charrette. Alors je vis que nous étions trois condamnés à la déportation. Barba Yani était là, avec nos effets. On chargea le tout, et le convoi s’ébranla pour Diarbékir.
*
Une vie d’homme ne se raconte ni ne s’écrit. Une vie d’homme qui a aimé la terre et l’a parcourue est encore moins susceptible de narration. Mais quand cet homme a été un passionné, qu’il a connu tous les degrés du bonheur et de la misère en courant le monde, alors, essayer de donner une image vivante de ce que fut sa vie, c’est presque impossible. Impossible pour lui-même d’abord ; ensuite, pour ceux qui doivent l’écouter.
Le charme, le pittoresque, l’intéressant de la vie d’un homme à l’âme puissante, tumultueuse, et en même temps aventureuse, n’est pas toujours dans les faits saillants de cette vie. Dans le détail réside le plus souvent la beauté. Mais qui écouterait le détail ? Qui le goûterait ? Qui le comprendrait, surtout ?…
Voilà pourquoi je fus toujours l’ennemi du : Racontez-nous quelque chose de votre vie !…
Il y a encore une difficulté : quand on aime, on ne vit pas seul. On ne vit pas seul même lorsqu’on ne veut plus être aimé, comme c’est mon cas aujourd’hui. Cela est tout au moins vrai pour les passionnés qui n’ont pas cessé de vivre du souvenir, car il n’y a pas de souvenir sans présent. On a beau vouloir mourir. Je l’ai voulu, sincèrement, plusieurs fois dans ma vie. Mais les belles figures de mon passé se sont présentées vivantes, m’ont adouci le cœur, ont remplacé l’amertume par la joie, et m’ont obligé encore et de nouveau à chercher le baume éternel sur le visage des gens. Une de ces belles figures fut Barba Yani.
Je ne peux rien, ou presque rien raconter de lui : huit années de ma vie furent soudées à la sienne… Diarbékir, Alep, Angora, Sivas, Erzéroum, cent autres petites villes et villages furent parcourus par nos deux ombres. Nous ne vendîmes pas rien que du salep. Tapis, mouchoirs, coutellerie, baumes, drogues, parfums, chevaux, chiens, chats, tout passa par nos mains, mais ce fut toujours le brave salep qui nous tira de la misère. Lorsqu’une mauvaise affaire nous jetait sur la paille, on allait vivement chercher les ibriks, les pauvres ibriks rouillés. Et alors : « Salep ! Salep ! Voilà les salepgdis ! » On se regardait et on riait…
On riait, oui, parce que Barba Yani était un ami incomparable ; mais la cause du désastre c’était toujours moi, l’incomparable gaffeur. Entre maintes autres gaffes, je me souviens d’une qui fut solide.
Nous venions de mettre tout notre argent dans deux beaux chevaux, achetés à une grande foire, à environ quinze kilomètres d’Angora. On était contents, on avait fait une bonne affaire. En route, de retour – un peu par contentement, un peu à cause de la fatigue – l’envie me prit de faire halte devant un cabaret solitaire. Il faisait nuit. Barba Yani s’y opposa.
– Laisse ça, Stavraki ! Poussons jusqu’à la maison. Là, on se paiera un verre.
– Non, Barba Yani, ici !… Une minute, seulement. C’est pour honorer notre chance.
Le pauvre homme céda. Nous attachâmes les bêtes à un poteau dehors. Et, les yeux à la fenêtre, nous nous honorâmes d’un verre. Puis d’un autre. La faim nous tenaillait. Nous mangeâmes sur le pouce. Et une carafe, qui fut suivie d’une autre, car Barba Yani ne crachait pas, lui non plus, sur la bonne vie. Les cœurs se mirent en branle. Nous chantâmes :
De nouveau tu t’es soûlé !…
De nouveau tu casses les verres !…
Oh ! la vilaine bête que tu fais !…
Mais au milieu de la chanson, Barba Yani s’arrêta. Calme, le regard sur les carreaux noirs, il dit :
– Eh oui, Stavraki, je comprends que tu es une « vilaine bête », parce que les belles bêtes qui étaient dehors, elles n’y sont plus, ou j’y vois mal !
D’un bond, je fus sorti, mais je ne pus saisir que le bruit d’un galop furieux résonnant dans la nuit.
Une heure plus tard, titubant dans l’obscurité et tombant dans tous les trous, Barba Yani me criait, en guise de remontrance :
– Tu as voulu « honorer notre chance » ! Eh bien, marche maintenant à pied, sacré enfant têtu que tu es ! Et pour te consoler, chante-moi : De nouveau tu t’es soûlé !
Bonheur de sentir son cœur palpiter dans la bonne terre humaine, dans cette terre de qualité supérieure qui vous transmet sa sève vivifiante ! Malheur à qui ignore cela !…
Pendant des années, durant lesquelles ma vie n’en forma qu’une seule avec celle de Barba Yani, la nature elle-même eut un aspect accueillant, fraternel, poétique. Tout me paraissait beau et digne d’être vécu. La laideur perdait sa répulsion, la sottise se heurtait à nos railleries, la roublardise était démasquée, la violence des forts me semblait supportable. Quand le contact avec le vulgaire nous suffoquait, nous nous sauvions dans la vie sans paroles, dans la vie où la nature seule parle aux yeux et au cœur.
Barba Yani était capable de marcher une journée entière sans prononcer un mot. Du regard, seulement, il me montrait ce qui était digne d’attention. Il appelait cela « prendre un bain désinfectant ». C’était bien ça. L’œuvre muette de la création purifie et rend à lui-même l’homme humilié par la bassesse et il n’y a pas d’homme, si puissant soit-il, qui pourrait passer par la vermine sans se sentir infecté.
Mais ce grand compagnon de mon adolescence était, en plus, un connaisseur de l’antiquité et de ses philosophes. Toutes ses dissertations sur la vie – son plus grand plaisir aux heures de repos – étaient illustrées par des exemples tirés de la sagesse. Il n’était pas un sage, mais il aimait le calme conscient du cœur :
« Tôt ou tard, l’homme intelligent arrive à comprendre l’inanité du vacarme sentimental qui trouble la paix et brûle la vie, me disait-il. Heureux celui qui arrive à le comprendre tôt : il n’en jouira que mieux de l’existence. »
Un jour froid d’automne, nous nous trouvions sur un champ de manœuvre près d’Alep. Notre boisson chaude fut prise d’assaut par des soldats (c’est le cas de le dire). Les officiers vinrent eux-mêmes s’en régaler ; et comme nous avions des charbons ardents sous nos ibriks, ils restèrent à se chauffer et à converser. Un officier supérieur racontait à son subalterne l’anecdote où un général, ami d’Alexandre le Grand, opina en faveur de l’offre de paix proposée par Darius :
– J’accepterais, si j’étais Alexandre, avait dit le premier. À quoi, le grand conquérant avait répondu :
– Et moi aussi, si j’étais… si j’étais…
L’officier turc s’embrouilla :
– Ah ! fit-il, comment s’appelait cet ami d’Alexandre ?
– Parménion, répondit Barba Yani, qui écoutait leur conversation.
– Bravo, vieux ! s’exclama l’officier. Comment sais-tu cela ? En vendant du salep on ne se rencontre pas avec Alexandre le Grand !…
– Mais oui ! répliqua mon ami. Tout le monde a besoin de se chauffer, comme vous voyez !
Cette allusion à double sens plut à l’officier. Il daigna causer avec nous ; mais, à ce moment, mon regard croisa le sien :
– Je t’ai vu quelque part ; ta figure m’est connue, dit-il.
– Oui, répondis-je en rougissant. Nous avons été dans la même voiture que Moustapha-bey, à Constantinople, il y a cinq ans.
– Par Allah, c’est vrai ! Tu es le garçon qui cherchait sa mère qui avait un œil crevé ! Eh bien, malheureux, tu dois en avoir vu avec ce sacré satyre.
– Beaucoup… Je ne le connaissais pas.
– Mais peut-on se fier, comme ça, au premier inconnu qui se met à caresser les joues d’un enfant ?
L’officier resta longtemps à nous parler et me dévoila les gros méfaits qui étaient à l’actif de Moustapha-bey. Puis, il s’intéressa à Barba Yani, se passionna pour son savoir ; en nous quittant, il nous serra affectueusement les mains et nous pria d’accepter chacun une livre turque en or :
– Ce n’est pas un pourboire, dit-il. C’est pour estimer la sagesse du vieux et la souffrance du jeune !
En rentrant à la maison, Barba Yani concluait :
– Vois-tu, Stavro ? Il y a partout des égarés, mais l’intelligence fait tomber les barrières même lorsqu’elle est habillée d’un uniforme militaire !
Avec ça, Barba Yani vieillissait. Une maladie de cœur le rendait d’année en année plus inapte à gagner sa vie. La fatigue l’accablait. Les mélancolies devenaient de plus en plus fréquentes. Moi, j’avais vingt-deux ans, j’étais fort, courageux et débrouillard. Quelques petites économies que nous avions pu faire me décidèrent à le convier à prendre du repos ; pour que ce repos lui fût agréable, je choisis, comme séjour, un pays encore inexploré par nous : le Mont-Liban.
Oh ! le beau et triste Mont-Liban ! Rien que de penser à ce séjour d’un an, mon cœur se grise et saigne en même temps !… Ghazir !… Ghazir !… Et toi, Dlepta !… Et toi, Harmon !… Et toi, Malmetein !… Et vous, cèdres aux longs bras fraternels, qui paraissez vouloir embrasser toute la terre !… Et vous, grenadiers, qui vous contentez de trois poignées de mousse ramassée dans la fente d’un rocher, pour offrir au voyageur errant votre fruit juteux !… Et toi, Méditerranée, qui t’abandonnes, voluptueuse, aux caresses de ton Dieu brûlant, et qui étales ton immensité sans tache aux pauvres fenêtres des maisonnettes libanaises, superposées face à l’infini !… À tous et à toutes, je dis adieu !… Je ne vous reverrai plus, mais mes yeux garderont à jamais votre unique et douce lumière !… Cette lumière est ternie dans mon souvenir… La vie n’a pas voulu que ma joie soit complète… Mais, mon Dieu, où et quand la vie nous gratifie-t-elle de joies complètes ?…
Nous nous établîmes à Ghazir, village pittoresque comme l’est presque tout le Liban, et assis sur un sommet abrité. Nous étions seuls locataires d’une femme âgée et arthritique, qui vivait dans la solitude, Set Amra, Arabe chrétienne comme tous les Libanais. Chrétiens, nous fûmes bien reçus, quoique orthodoxes, et, elle, catholique. Et voici encore une histoire ; car mon existence est riche en histoires.
Tout en gagnant ma vie, et Barba Yani en se promenant avec sa canne, cherchant des grenades et tuant des petits serpents, nous apprîmes que Set Amra, avec laquelle nous avions de longs entretiens en fumant nos narguilés, nous apprîmes, dis-je, qu’elle aussi avait un chagrin. Elle était trop seule, et cette solitude lui rongeait l’âme. Son unique enfant, une jeune fille de vingt ans, était au Venezuela où elle avait accompagné son père pour faire fortune, ainsi que c’est l’habitude chez les habitants du Liban. Mais le père était mort, il y avait de cela un an, et depuis sa disparition les lettres d’Amérique étaient devenues rares. Sélina, la jeune fille, n’était pas pauvre. Elle dirigeait une belle affaire de bijouterie. Cependant, son cœur ne se gaspillait pas trop en attentions pour la mère. Elle l’oubliait, et Set Amra se voyait obligée de vivre de longs jours avec du pain sec.
Nous nous apitoyâmes. Dès lors, nos repas furent pris en commun. Set Amra fut notre sœur et notre mère. Elle se régala de bons morceaux de viande de mouton frite, et son narguilé fut bien bourré de toumbak. C’était tout ce qu’il fallait. Elle loua Dieu de nous avoir envoyés chez elle, et écrivit des lettres d’une attendrissante reconnaissance à sa fille. Sélina répondit avec des remerciements pour les deux inconnus aux cœurs de frères. Et le temps s’écoula dans la félicité.
Mais voilà que, gagnant peu, nos économies diminuaient à vue d’œil. L’automne arriva, et, avec lui, un refroidissement pour Barba Yani. J’allai chercher un médecin à Beyrouth, puis des médicaments, les soins apportés améliorèrent l’état du cher ami, l’argent s’en alla.
L’hiver fut rigoureux pour un pays comme le Liban. Péniblement, j’arrivais à faire le nécessaire pour que nous ne crevions pas de faim. Nous nous privâmes de viande. Le pain sec trôna dans notre foyer trois jours par semaine ; pour tout économiser, nous n’allumâmes plus qu’un seul narguilé, dont le tchibouk passa d’une main à l’autre, d’une bouche à l’autre. C’était dur, mais nous arrivions quand même en mars, quand une nouvelle nous remplit de joie : Sélina annonçait son départ du Venezuela et son retour, à trois ou quatre semaines de là.
Hauts cris !… Effusions débordantes !…
– Savez-vous quelque chose ? nous dit un jour Set Amra, mystérieusement. Stavro est beau garçon. Sûrement Sélina s’amourachera de lui, et alors votre générosité envers moi sera largement compensée. Eh ? Qu’en dis-tu, Stavro ?
Qu’en disait Stavro ? Eh bien, il perdit la tête, comme d’habitude !… Il la perdit si bien, qu’il fit tourner celle de Barba Yani, et tous les trois, l’arthritique avec, nous nous mîmes à danser en rond pour célébrer mon prochain mariage avec Sélina, qui ne se doutait de rien !…
J’allai droit devant moi, comme le cheval sourd ; considérant la maison comme ma propriété future, je m’apercevais que le gravier de la terrasse laissait s’égoutter l’eau des pluies dans les chambres. Alors, suivant l’exemple des Libanais, je grimpai sur le toit avec le rouleau compresseur et au milieu de l’hilarité débordante des habitants je m’éreintai à courir en long et en large sur la terrasse, traînant derrière moi le lourd cylindre qui me heurtait les talons et me faisait tomber sur le nez.
Ah ! sacré cœur, tu m’en as fait des misères !
J’allai plus loin. En montrant, un jour, à Barba Yani, les lèvres encore rouges et charnues de Set Amra, qui suçait voluptueusement du tchibouk, je lui dis :
– Eh ! Barba Yani ! Ces lèvres-là… Qui sait ? Peut-être qu’elles savent encore baiser autre chose que l’ambre du narguilé ! Et il se pourrait bien que nous célébrions deux mariages à la fois !
Oui, deux mariages, voyez-vous ?… Car le mien avec Sélina était sûr et certain comme notre pauvreté…
– Ah ! Stavraki ! s’exclama le pauvre ami. Tu as encore beaucoup à courir avant de connaître la vie !
Il fut bon prophète.
Sélina arriva. Belle brune aux yeux de diable et aux cheveux abondants, grande, solide, vive comme le mercure, mais âme de commerçante et intelligence de cocotte. Elle nous intimida tous, dès le premier jour. Ses remerciements furent brefs et secs. Elle trouva que notre vie était écœurante ; pour un peu, elle nous aurait reproché la misère de sa mère. Elle afficha son dédain, en se louant une maison pour soi seule, vint nous faire une visite journalière d’un quart d’heure et versa à Set Amra une somme d’argent ridicule, qui nous fut remise pour nous « dédommager ». Parée de toilettes exotiques et de bijoux précieux, elle s’étala comme une marchandise aux yeux jaloux du village. Un jour, une voisine vint nous dire qu’un beau rastaquouère montait en voiture de Beyrouth, visiter Sélina. Sélina, ma promise, ma fiancée !…
– Ah ! Barba Yani, que la vie est pleine de déceptions ! hurlai-je, tombant sur l’épaule du seul ami sincère que j’eusse.
– Tu ne le savais pas, Stavraki ?… Eh bien, apprends-le de nouveau. Et en attendant, prends ton ibrik, cherche le mien, ramassons nos frusques et partons ! Partons : la terre reste belle !
Nous partîmes, laissant en pleurs la pauvre Set Amra. Et, trois mois de suite, nous parcourûmes les superbes contrées du Mont-Liban, nous abreuvant à ses sources limpides et abreuvant les Libanais de notre éternel salep.
– Salep ! Salep ! Voilà les salepgdis !…
– N’est-ce pas, Stavraki, que la terre reste belle ?…
– Ah ! Barba Yani ! Comme vous avez raison !…
La terre est belle ?… Mais non, c’est un mensonge !… Toute la beauté vient de notre cœur, tant que ce cœur est plein de joie. Le jour où cette joie s’envole, la terre n’est plus qu’un cimetière. Et la belle terre du Liban fut un cimetière pour mon cœur et pour le corps de Barba Yani.
Un jour, près de Dlepta, une attaque brusque et inattendue le jeta contre terre, la tête en avant ; elle heurta un rocher et se blessa.
– Barba Yani ! Aman, Barba Yani ! Que faites-vous ? Vous avez mal ?
Non, Barba Yani n’avait plus mal. Le mal resta pour moi…
Ce fut le ver rongeur de ma vie d’après. La nostalgie de cette amitié perdue et le désir de chercher, malgré tout, une affection me décidèrent, quelques années plus tard, à retourner dans mon pays, à m’approcher d’un être humain, à l’aimer comme j’aimais Kyra et ma mère, comme j’aimais Barba Yani.
Mais cela a été, vous vous le rappelez, l’histoire de Stavro le Forain…
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Février 2011
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[1] Romain Rolland.
[2] « Sorte de hareng saur ».
[3] Sujet ottoman.
[4] En Orient : vendeur de la boisson chaude préparée avec la farine salep.
[5] Homme aisé.
[6] Ancien faubourg de la vieille Braïla.
[7] Pourboire, pot-de-vin.
[8] Bourreaux, en turc.
[9] Rivière en Roumanie.
[10] Paysan.
[11] Embarras.
[12] Conducteur de diligence.
[13] Seaux.
[14] Préjugé populaire qui croit la sorcellerie capable d’enlever à un homme sa virilité.
[15] Russe appartenant à une secte religieuse.
[16] Verseuse.
[17] Cafetier.
[18] Petites tasses (or. Fandjal).
[19] Gâteaux turcs.
[20] Prostituées.
[21] Petit maquereau.
[22] En roumain : invité, visiteur.
[23] Tabac.
[24] Hôtellerie.
[25] En grec : vaillants !
[26] Complainte populaire.
[27] Plateaux à gâteaux.
[28] Redoute.
[29] Manteaux de paysans.
[30] Brigands grecs.
[31] Traduction de l’expression roumaine : cruce de voinic, par laquelle on désigne une personnalité virile.
[32] Salamalec.
[33] Les trois fées qui président à la naissance.
[34] Fatalité, sort.
[35] Passeurs.
[36] Gâteaux turcs.
[37] Pantalon large. (turc).
[38] Forme turque du mot chibouque, longue pipe orientale.
[39] Eau-de-vie de prunes.
[40] Geste du bras, connu uniquement en Orient, fort offensant, qui consiste à lancer à la figure de quelqu’un sa main aux doigts écartés.
[41] Monnaie turque en argent et en cuivre.
[42] Ceinture.
[43] Pauvre, en arabe.
[44] Café-crème.
[45] Courtisanes.
[46] Fusil est également féminin en roumain.
[47] Une mégdédie : quatre francs vingt.
[48] Gardien.
[49] Façon d'interpeller quelqu'un.
[50] Chrétien, en turc.
[51] Barba, oncle, en grec, qui s’applique familièrement à tout homme âgé avec qui on sympathise ; ainsi : Barba Yani.