Panaït Istrati
ONCLE ANGHEL
Les Récits d’Adrien
Zograffi – Volume II
(1924)
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Par cette nuit tombante de début d’avril, le hameau de Baldovinesti, situé à environ cinq kilomètres de Braïla, fêtait le premier jour de la résurrection du Christ. Dans toutes leurs cours, les paysans allumaient des moyettes de roseau sec ; partout de joyeux coups de fusil retentissaient, hommages rustiques orthodoxes rendus à la mémoire de celui qui fut le meilleur des hommes.
Dans la chaumière de l’oncle Dimi – le cadet de la famille –, la mère Zoïtza – l’aînée des quatre frères – et son fils unique Adrien – un garçon de dix-huit ans –, venus tous deux de la ville, s’étaient réunis pour passer les trois jours de Pâques. Elle était restée veuve quelques mois après avoir mis son enfant au monde, et ne s’était plus remariée, vivant du labeur de ses mains.
Il n’y avait pas beaucoup de place chez Dimi. Le pauvre paysan, quoique jeune, était déjà entouré d’une famille nombreuse, mais la bonne sœur se contentait d’un coin de la chambre, pendant qu’Adrien, toujours heureux des changements, allait sans façon coucher avec l’oncle dans le foin du grenier, écouter joyeusement ses histoires et lui raconter celles de la ville.
Parfois, Adrien s’étonnait de cette manière de vivre :
– Tu couches dans le grenier, et ta femme avec les enfants : c’est pas une vie !…
– Faut bien, mon brave ; autrement, deh, comment te le dire ? Les enfants viennent trop vite…
– En voilà une explication ! Et quand tu descends du grenier ?
– Alors je vais au marais couper du roseau…
– Et quand tu viens du marais ?
– Alors je monte au grenier…
– Et tes enfants, d’où viennent-ils ?
– C’est Dieu qui les envoie…
Dès que fut fini le dîner traditionnel, composé de borche[1], d’agneau frit, de cozonac[2] et d’« œufs rouges », Dimi sortit dans la cour, mettre feu à la moyette et tirer des coups de fusil à blanc. Toute la marmaille le suivit, et même les grands.
La nuit était étoilée. Dimi écouta le bruit du train allant vers Galatz et dit :
– L’express de neuf heures.
Et il alluma le roseau. Tout de suite les flammes fumantes montèrent droit vers le ciel, au milieu des cris étourdissants des bambins, dansant autour comme des petits diables rouges. Puis il déchargea en l’air les deux canons de son fusil de chasse, en disant, après chaque coup, avec une conviction de bon chrétien orthodoxe :
– Christ a ressuscité !
À ce moment, la mère d’Adrien prit son enfant par le bras, le tira à part et lui ordonna, sur un ton impérieux et angoissé :
– Va, en courant, chez notre cousin Stéphane, le prêtre, et prie-le de ma part de venir tout de suite chez nous. Après, pousse jusque chez ton oncle Anghel, et amène-le ici.
Adrien tressaillit, comme si sa mère lui avait dit de prendre un serpent avec la main :
– Mais, maman, tu sais bien que l’oncle Anghel est fâché et ne veut plus voir personne !
– Précisément, c’est pour cela qu’il doit venir ; dis-lui que c’est moi, sa sœur aînée, qui l’appelle. Cours vite !
Adrien héla le chien Sultan, prit un bâton, et disparut dans la nuit, sans que personne s’aperçût de son départ.
*
Dans cette famille de déshérités, oncle Anghel était le puîné.
Une tragique destinée s’était abattue sur lui ; d’un homme enthousiaste et croyant, elle avait fait un morose et un impie. Enfants de paysans asservis à la terre du boïar[3], les quatre frères et sœurs n’avaient pour toute propriété que les poutres de la chaumière paternelle, les arbres fruitiers et la vigne. La terre ne leur appartenait pas. Ils s’éparpillèrent, sauf le cadet qui resta près de la mère veuve. Les deux sœurs partirent, les premières, vivre en concubinage avec deux Grecs aisés qui se moquaient du mariage légal. Le garçon Anghel alla à la ville voisine, Braïla, s’embaucher, à neuf ans, chez un marchand de vin. Il avait, dès l’enfance, une profonde aversion pour le travail de la terre d’autrui.
Il resta dix ans chez le même patron, homme probe, qui le gratifia largement pour ses services. Rentré dans son village, il tomba éperdument amoureux de la plus belle et plus pauvre fille de la contrée, et l’épousa aussitôt. Il fut exempté du service à cause de sa myopie, acheta un peu de terre et s’établit cabaretier sur le grand chemin de Galatz, à la sortie du village.
Il fut heureux dans son commerce. Les suites favorables de la guerre de 1877 avec les Turcs l’aidèrent beaucoup. En dix ans il réussit à amasser une fortune qui lui permit d’acheter un autre terrain, à cinq cents mètres de sa boutique ; il y planta les meilleurs arbres fruitiers, une vigne bientôt fameuse, et y construisit la plus belle maison du village, avec écurie, vaches de race, poulailler, bergerie, porcherie, etc.
Mais il fut beaucoup moins heureux dans sa vie domestique ; il fut même misérable. Au bout de dix autres années, le sort lui réserva un désastre. Sa femme était sotte, sournoise, incapable de tenir un pareil ménage, et sale à répugner. Elle dormait des heures entières à l’ombre, la bouche ouverte pleine de mouches, l’enfant pataugeant à ses côtés dans les excréments. Le bétail devenait enragé de soif. Dans la cour, dans la maison, n’entrait que celui qui ne voulait pas voler. Adrien se rappelait avoir vu son oncle briser, un jour d’été, toutes les vitres de la maison, encrassées de chiures de mouches, qui ne laissaient plus passer le jour. La femme ne se réveilla point pendant toute la durée de la casse. Son mari, passant près d’elle, la regarda qui dormait en ronflant, lui lança au visage un gros crachat, et partit. Elle continua son sommeil. Croyant y remédier par la sévérité, il la battit souvent. Il ne fit que l’abrutir davantage. Alors il vendit tout le bétail et abandonna la maison ; il n’y allait plus qu’une fois par mois.
Pour épargner aux enfants qu’elle mettait au monde le spectacle d’une telle mère, il les lui enlevait à mesure qu’ils atteignaient leurs cinq ans et les mettait en pension chez un parent, à Galatz, où il allait les voir cinq ou six fois par an, suivant leur éducation de près. Après quoi, il rompit le dernier lien qui l’attachait encore à elle, le lien corporel. La maison qui devait être la plus florissante de la région n’en fut que la plus vaste écurie humaine.
Anéanti dans son amour, il prit d’abord des maîtresses, mais sans inclination, simplement pour se venger, pour stimuler sa femme, la « réveiller ». Elle écouta les dires, vit de ses yeux, n’en fit aucun cas. Le sommeil lui était plus cher. Elle ne prit même plus la peine de se débarbouiller, et s’endormait en mangeant.
Mais les gens, qui voyaient avec une haineuse jalousie la prospérité du travailleur infatigable, ne furent pas satisfaits de sa douleur domestique ; les malheurs du mari ne lui suffirent pas. Une nuit, sans crainte d’être surprises, des mains inhumaines mirent le feu à la belle maison. Des fenêtres de son arrière-boutique, l’oncle Anghel vit les flammes envelopper sa demeure aux toits couverts de tôles galvanisées. Il resta sourd aux cris des gens qui l’appelaient au secours de son bien ; il se disait :
– Pourvu qu’elle brûle avec !
Elle ne brûla pas, elle continua de dormir à l’ombre de ce qui fut sauvé du sinistre par les voisins, jusqu’au jour où, l’ayant poignardée par une violente pneumonie, le Créateur, qui l’avait mise sur la terre pour montrer aux hommes le revers de bien des beautés féminines, l’appela à lui pour effrayer les pénitents de son purgatoire.
L’oncle Anghel, malgré ce qu’on aurait pu croire, ne fut pas insensible à sa mort inattendue.
Son neveu Adrien, qui venait souvent, vers sa quinzième année, lui faire de passionnantes lectures, lui raconter « l’origine des mondes » ou « la formation de la terre », et pour qui le brave homme avait un amour sans bornes, fut fréquemment témoin de ses attendrissements.
Que de fois, rôdant ensemble sur le lieu du sinistre, par d’admirables clairs de lune, il le vit tirer son mouchoir et essuyer ses larmes ! Les charpentes, effondrées, pourrissaient dans les eaux de pluie qui formaient des mares dans les chambres. Des restes de meubles gisaient dans l’enchevêtrement des poutres brûlées. Ailleurs, il n’y avait plus que des pans de murs. La grande écurie, restée intacte, évoquait avec nostalgie un bétail envié par trop de monde pour continuer à vivre. Le souchet sauvage, le genêt, la ciguë, croissant libres dans la belle cour d’autrefois, montaient à hauteur d’homme.
– Vois-tu, Adrien, disait le malheureux, la voix étranglée de douleur, vois-tu ce cimetière ? Il est, pour moitié, l’œuvre des hommes, et pour moitié, l’œuvre du destin. Si j’avais hérité ce bien de mon père, j’aurais trouvé une raison aux hommes de m’envier, et de me le détruire, quoiqu’ils n’aillent pas mettre le feu aux palais des seigneurs. Mais cette maison était née de la sueur de mon front, après vingt ans de fatigue. Elle n’était pas un luxe, mais le nécessaire, ce qu’il faut à tout homme pour vivre en homme, lui et sa femme, et non pas en bête stupide. Et l’on ne pourra me reprocher d’avoir jamais été avare : l’affamé trouvait toujours chez moi de quoi calmer sa faim, et lorsque arrivaient les grandes fêtes, je pensais à la veuve sans appui et entourée d’enfants ; j’allais lui porter les œufs de Pâques, la brioche, et un quart d’agneau, ainsi que le lard et la cuisse de porc à Noël. Je ne faisais pas l’aumône, mais mon devoir. Dieu m’avait donné. À mon tour, je donnais de mon surplus, et je ne m’en enorgueillissais pas. Je n’en avais pas le droit, car j’ai vu d’autres qui me dépassaient dans le bien : c’étaient ceux qui partageaient leur pain avec le premier affamé rencontré sur la route…
» On ne pourra non plus m’accuser d’avoir dépouillé mes clients pour m’enrichir. Je suivais l’exemple de droiture que j’avais vu chez mon patron. Si mes bénéfices furent grands, ce fut parce que j’allais chercher mon vin et mon eau-de-vie à leur origine, en des temps où ils coulaient comme de véritables rivières. Mais, dans le charretier qui ouvrait ma porte en hiver, les glaçons pendus à sa moustache, je n’ai jamais vu qu’un frère. Je lui serrais les mains gelées et je lui faisais place près de mon fourneau. Pour ses bêtes, j’avais construit un abri comme il n’y en avait pas deux, à vingt lieues à la ronde ; et pour la poignée de foin que je leur jetais, je ne voulus jamais accepter de l’argent. Le vin et l’eau-de-vie que je servais étaient des meilleurs, et je peux jurer sur la lumière de mes yeux que je n’ai jamais mis une goutte d’eau pour les allonger, ainsi que l’on fait partout. Et lorsque je voyais que l’homme avait bu sa mesure et qu’emporté par la passion il voulait la dépasser, boire sa raison et manquer son affaire, je lui versais un verre à mon compte et je lui conseillais de suivre sa route. Bien souvent, je fus obligé de la lui montrer. Ainsi, j’étais en quelque sorte son serviteur, car je restais debout à l’attendre depuis l’aube jusqu’au milieu de la nuit. Et si quelqu’un frappait à ma porte après la fermeture, j’oubliais que je pouvais me trouver devant un malfaiteur, je me levais du lit et j’ouvrais.
» Mais l’exemple du bien ne sert pas à grand-chose, et s’il n’y a pas que des ingrats sur la terre, le mal n’a besoin que de la main d’un méchant, contre cent vertueux, pour la ravager. Cette main me guettait dans l’ombre, prête à me frapper. Elle ne pouvait me pardonner ma prospérité. Elle ne supporta pas que je fusse autre qu’une main galeuse, pareille à elle, bonne à mendier ou prête à frapper. Et elle me frappa. Ce fut facile : ma femme dormait.
» Ô Adrien ! Ici la main de l’homme méchant rencontra, pour détruire, la main bien autrement méchante du Destin, et elles s’unirent pour l’accomplissement de l’œuvre de destruction !… Fut-ce une faute d’avoir aimé la plus belle fille du village ? Aime-t-on jamais la plus laide ? Je n’en sais rien. Ce que je sais aujourd’hui, c’est que je fus aveugle dans mon amour, et que je n’ai pas su regarder si le dessous de son lit était balayé, si le derrière de ses oreilles était propre, et si ses pieds étaient lavés. Adrien, lorsqu’un jour ta poitrine brûlera du divin feu qui brûla la mienne, rappelle-toi mes paroles, et avant de te livrer corps et âme à la pourriture humaine, fais ce que je n’ai pas fait, moi : regarde le dessous du lit de ta belle, regarde le derrière de ses oreilles et ses pieds cachés dans des souliers vernis. Et si tu oublies mes paroles, rappelle-toi le cimetière que tu vois ici, plonge tes yeux dans ces ruines, regarde ces plantes sauvages qui poussent comme une malédiction jetée à l’abandon humain, cette écurie qui pleure son bétail, ces pans de murs qui crient au ciel leur désespoir, ces énormes tas de tôle rouillée et tordue, autrefois brillante comme un miroir dans le soleil, sur un toit qui se dressait fier au-dessus d’une agglomération de chaumières, proclamant le droit de l’homme à vivre dans l’aisance et dans la propreté, et non pas comme la taupe qui craint la lumière. Rappelle-toi le tableau que tu vois ici. Et si ton sang veut te traîner aux genoux de la plus belle fille du pays, résiste, appelle à ton secours ces ruines, et dis-toi : « L’oncle Anghel a brisé sa vie parce qu’il a aimé aveuglément la plus belle fille du village, et qu’il n’a pas regardé le dessous de son lit, ni le derrière de ses oreilles, ni les doigts de ses pieds ! »
» Et écarte de toi l’impitoyable destin !…
Après la mort de sa femme, l’oncle Anghel continua, pendant quelques années, à laisser dans l’abandon une demeure sans gardien. Il se réservait de lui rendre son éclat le jour où les enfants seraient en mesure de la gouverner. En ayant enlevé tout ce qu’il avait de précieux et l’entassant autour de sa boutique, il commença une vie d’ermite, mais d’un ermite qui prenait l’habitude de se tremper la langue dans l’alcool qu’il vendait.
Bel homme, grand, solide et musclé, la démarche fière, belle barbe, beaux cheveux frisés et grisonnants, il en imposait à tous. Sa myopie, qui l’obligeait à avancer sa poitrine contre la poitrine de celui qui entrait, pour le reconnaître, n’en impressionnait que davantage. Il était foncièrement bon, mais ne supportait pas d’être trop contrarié, comme tous ceux qui sont « arrivés » par leurs propres forces. Et ses forces, il les décupla pour atteindre à son but qui était, disait-il, de « transformer les ruines en palais », le jour où ses enfants seraient dignes de lui faire honneur. Ainsi, malgré son désastre, il passait pour un homme riche.
Mais sa véritable richesse, son bonheur, son espoir, étaient dans ses trois enfants, un garçon de dix-sept ans et deux fillettes de huit et dix ans. Le garçon devait être bachelier l’année suivante, puis :
– Je verrai, disait-il à la mère d’Adrien ; sitôt sorti de l’école, il fera son stage d’un an dans l’armée. S’il a de la vocation pour les armes, j’aimerais faire de lui un officier, un bras fort et intelligent pour la défense de la patrie ; sinon, il choisira la carrière qui lui plaira.
De ses filles il ne voulait faire que de « bonnes ménagères », les doter et les marier en ville.
L’homme propose…
Un jour d’hiver terrible, pendant qu’il médite seul à ses projets et que la bise balaye la vaste plaine solitaire, quatre hommes entrent dans la boutique, quatre inconnus. Selon son habitude, il avance sa poitrine pour les reconnaître ; mais son cœur se pince, comme les cornes de l’escargot qui touchent au danger : les figures ne lui plaisent pas.
« Si ces hommes sont de braves gens, je ne crois plus à mon cœur », se dit-il en serrant dans sa poche le revolver qui ne lui manquait jamais.
– Bonjour, Anghel ! disent-ils, il fait bon chez toi !
– Soyez les bienvenus, voyageurs ! Mauvais temps, hé ?
Mais il ajoute en soi : « Je suis foutu. Ce sont des voix d’étrangleurs. »
– Nous avons faim, Anghel, et nous voulons boire. On dit que ton vin fait fondre la glace.
– Peut-être bien, mes amis. Mais je sais qu’il y a une glace qu’il n’arrive pas à fondre.
– Ha, ha ! tu as de l’esprit, Anghel. Et quelle est cette glace ?
– Eh bien, vous devez la connaître : on l’appelle « cœur de chien », mais c’est mal dit, car on insulte ces pauvres bêtes qui sont de vrais amis, dit-il en montrant à côté de lui deux gros chiens de berger, qui ne le quittaient d’un pas.
– Bah, tu as des idées noires. Le monde n’est pas si méchant.
– Peut-être ; mais quand on est tenancier sur la grand-route, comme moi, on en voit de toutes les couleurs, et on dort la nuit avec un œil ouvert.
Cette mise en garde fit sentir aux clients à qui ils avaient affaire. Ils furent servis : du lard, du pain et du vin.
– Tu ne veux pas, Anghel, nous tirer du vin frais de la cave ? dit l’un d’eux qui se donnait un air doux.
L’oncle rit jaune et pensa : « Ah, vous voulez me faire entrer dans la souricière ! » Il répondit :
– Je viens de tirer, il y a une minute, un pot de cinq litres. Si votre langue s’y connaît, vous le sentirez au goût.
Cela dérouta un peu leur plan, mais ils étaient des bandits décidés. Un moment après, un d’eux sortit, « pour pisser », et l’oncle comprit que c’était le signal de l’attaque : l’homme allait faire le guet. Il blêmit et se prépara. Un instant, il eut l’idée de tirer son arme et de crier : « Haut les mains ! » Mais il se dit que peut-être les apparences étaient trompeuses.
Quelques minutes après, il regretta de ne pas l’avoir fait. Les hommes parlaient à haute voix d’une affaire imaginaire. Ils demandèrent des allumettes. L’oncle se dit : « Ça y est ! »
Le cœur et le pas fermes, une main tenant l’arme au fond de la poche de son manteau, il avança vers eux, et de sa main gauche il offrit la boîte. Le plus solide des trois tendit sa main avec lenteur pour la prendre, en parlant distraitement ; mais lorsqu’il fut près de la toucher, d’un bond il attrapa le poignet, comme dans un étau ; et si, dans la même seconde, il tomba foudroyé par le coup de feu parti de la poche de la victime, les autres ne laissèrent plus à l’oncle le temps de tirer son arme. À coups de matraques ils lui brisèrent le crâne ; et le pauvre homme s’affaissa sur le sol, pendant que les chiens arrachaient horriblement, mais en vain, les mollets des agresseurs. Ils furent abattus. L’argent qui se trouvait dans le comptoir fut enlevé à la hâte, et les brigands disparurent, abandonnant leur compagnon inanimé.
L’oncle Anghel conserva la vie, grâce au coup qui avait blessé un des criminels, ainsi qu’aux deux chiens sacrifiés. Ils avaient malmené si durement les jambes à deux des autres bandits que ceux-ci craignirent de ne plus pouvoir prendre la fuite.
Des charretiers qui passèrent, une heure plus tard, relevèrent dans leur sang la victime et le bandit, le premier le crâne fracassé, le second, une balle dans le ventre, tous deux vivant encore ; ils les transportèrent à Braïla, où ils furent sauvés l’un et l’autre.
Au bout de cinquante jours d’hôpital, l’oncle sortit affaibli, mais n’ayant perdu que son sang. Il devait perdre, six mois plus tard, quelque chose de plus précieux que sa vie : il perdit ses deux fillettes, dans une catastrophe sur le Danube, où bien d’autres se noyèrent, au cours d’une promenade dans des barques qui chavirèrent.
Ici, il vit de près la main noire d’un Destin impitoyable. Mais cet homme était élu par son Destin pour connaître toute l’horreur que renferme la parole roumaine qui dit : Le bon Dieu ne jette pas sur les épaules d’un homme autant qu’il peut porter ! Et que de malheurs un homme fort ne peut-il pas porter sur ses épaules !
De retour à l’église où il avait fait célébrer une messe pour le repos des âmes des deux filles restées sans tombe, il s’enferma dans sa boutique, et pendant plusieurs heures se promena, les mains dans les poches. Puis, il ouvrit la porte toute large, sortit sur le seuil, cracha fortement, droit devant lui, comme dans le visage d’une personne, et dit :
– Tiens, Sort misérable ! Tu me courbes, mais moi je me dresse et te crache à la face. Tiens !
Et il cracha encore une fois.
Il lui restait son fils, la dernière flamme qui éclairât la nuit de son cerveau saisi par la douleur et l’alcool. Le Sort souffla sur la flamme et l’éteignit…
Onze mois après que le fils s’était engagé dans un régiment de cavalerie, et vingt-quatre heures après qu’Anghel avait reçu la lettre où il exprimait son désir d’y rester, le plus malheureux des hommes fermait son magasin, heureux encore, et montait sur son cheval, pour aller en ville engager des artisans, afin de relever la propriété en ruine. Il n’avait pas fait deux cents mètres qu’un facteur à cheval l’aborda sur la route et lui remit un télégramme. Son cœur ne lui dit rien. Tranquillement, il ouvrit le papier et lut :
« Votre fils Alexandre Anghel a fait une chute dans une charge de cavalerie, et est mort pendant la… »
Le papier lui échappa des mains ; il lança un rugissement – debout sur ses étriers – et tomba de son cheval, comme une colonne qui s’abat.
Ainsi, l’oncle Anghel but son verre jusqu’à la lie.
On eût cru que ce comble de malheur en serait la fin. Il n’en fut rien. Ce qu’on aurait pu considérer comme la délivrance pour lui, la mort, ne vint point, et personne n’a su pourquoi cet homme ne s’était pas tué.
Il ne se tua point. Mais il mourut tous les jours, en absorbant sans cesse de petits verres de son eau-de-vie la plus forte. Il devint son meilleur client.
Le processus de la décomposition de cet homme, père affectueux, bon citoyen, homme de foi, est la plus lugubre des tragédies que l’auteur de ces lignes ait connues. On n’en lira ici que le commencement. La fin – tristesse qui meurtrit le cœur – trouvera place ailleurs.
Le garçon mort, il demanda que les funérailles et l’enterrement se fissent dans son village. Ils furent suivis par tous les habitants, et quand les fusils tirèrent leur salve, au moment de la descente du cercueil, tous en larmes se jetèrent à genoux. Les soldats et l’officier qui rendaient les honneurs pleuraient. Un seul homme ne pleurait pas : le père. Debout, tête nue, le chapeau à la main, il restait sur le bord de la fosse et regardait le cercueil au fond. À ce moment, un homme surgit de la foule, se jeta à ses pieds, lui enlaça les jambes et cria :
– Anghel ! Anghel ! j’implore ton pardon : c’est moi qui ai mis le feu à ta maison !… Fais-toi justice ! Mais pardonne-moi avant !
Il tourna la tête et regarda longuement l’homme qui se roulait à ses pieds, se tordant comme sur des charbons ardents, criant :
– Pardonne-moi, et tue-moi, jette-moi en prison !
Il dit : « Je te pardonne » et partit. Personne n’osa le suivre.
Arrivé chez lui, il décrocha des murs l’icône entourée de basilic qui représentait la Vierge avec Jésus dans ses bras, ainsi que les portraits du roi, de la reine et du prince héritier. Il prit une pioche, fit un trou dans le jardin, les mit au fond, et les recouvrit de terre.
Puis, il se mura dans sa boutique, et corps et âme se livra à l’alcool. Pendant un an à dater du jour de l’enterrement, personne ne sut s’il y avait quelqu’un dedans, ou si la maison était déserte. Des habitants passaient, pliaient le genou devant les fenêtres aux rideaux baissés, et allaient leur chemin. Il sortait la nuit, accompagné d’un chien, se promenait dans les ruines de sa maison, et rentrait. Le jour, il buvait ses petits verres, sans se soûler, et, par une fente des rideaux, il regardait les pans de murs de la demeure brûlée, le menton appuyé dans ses paumes.
L’année de ce deuil sinistre finie, il ouvrit la boutique. C’est-à-dire, il servait l’un, et ne servait pas l’autre, sans que jamais on sût sur quoi se basaient son refus et ses préférences. Les passants respectaient sa volonté, ses malheurs étaient connus à cinq lieues à la ronde. D’ailleurs, il ne faisait plus venir aucune marchandise nouvelle, la cave étant bourrée de fûts de vin et d’alcool.
Adrien était le seul être humain, avec sa mère, à qui Anghel consentît à parler. Il vint deux fois le voir, la terreur dans l’âme, au cours de l’année qui suivit la réouverture. Toujours assis à sa fenêtre, la bouteille et le petit verre devant lui, la porte fermée à clef, le chien à ses côtés, l’oncle regardait dehors. Un premier char passa, les deux hommes qui conduisaient descendirent et frappèrent à la porte. Il ne bougea pas, et ils partirent. Un second char s’arrêta. Un homme, sans descendre, cria :
– Anghel ! peut-on boire un verre ?
Il fut servi.
*
Allant chercher l’oncle Anghel, sur l’ordre de sa mère, Adrien pensait à ces malheurs et il se disait :
« Maman se trompe, si elle croit que je pourrai décider l’oncle à sortir de son terrier. »
La chose n’était pas facile. Il ne s’agissait pas seulement d’une visite, mais d’une réconciliation. Les deux oncles, lors de la mort de leur mère, survenue huit ans auparavant, s’étaient brouillés sur une misérable question d’héritage. Dans le feu de la discussion, l’oncle Anghel, contrairement à la volonté de sa sœur aînée, opposée au partage, avait eu le tort de dire : « Je veux avoir un franc héritage de ma mère pour acheter un rosaire et l’accrocher à l’icône, sachant qu’il est de ma mère. » L’oncle Dimi, violent, lui répondit par une insulte ; son frère le gifla, et le cadet commit la faute de frapper son aîné d’un coup de canne au front. Il sortit de la maison paternelle, en disant :
– Je ne rentrerai plus ici, ni toi chez moi, que le jour où tu embrasseras devant le monde la semelle de ma botte !
Depuis, ils étaient restés brouillés. Avant la mort qui porta le coup de grâce à l’oncle Anghel, le cadet avait résisté, têtu, à toutes les supplications de sa sœur qui le priait d’aller demander pardon à son frère. Après cette mort atroce, personne n’osa plus troubler le silence d’Anghel avec une bagatelle.
Maintenant, la mère d’Adrien voulait absolument réconcilier les deux frères. En appelant celui qui avait été frappé, au lieu d’aller chez lui, elle tablait sur sa douleur qui avait amolli sa fierté, ainsi que sur l’ascendant qu’elle avait toujours eu sur ses frères, particulièrement sur celui qui était le plus riche de la famille, en opposant à sa demande de partage un refus désintéressé.
Il était huit heures du soir lorsque Adrien arriva devant la maison de son oncle. À la fenêtre du midi, qui ouvre sur le hameau, il y avait de la lumière. Adrien eut un frisson, en pensant à l’homme derrière ces rideaux baissés. Il s’approcha de la fenêtre et y colla son oreille. Aucun signe de vie, sauf la lampe à pétrole qui brûlait. Le chien Sultan, impatient, aboya. Le chien de l’oncle riposta, mais le rideau ne bougea pas. Adrien savait qu’il était inutile de frapper. Il appuya son nez contre le carreau et dit, timidement :
– Oncle ! C’est moi, Adrien, je veux te parler.
Une minute d’attente, et le rideau s’écarta, la main de l’oncle fit signe de passer à la porte, qu’il ouvrit, la lampe à la main. Adrien entra avec Sultan.
Au premier coup d’œil qu’il jeta à l’intérieur mal éclairé, son cœur se serra davantage. Tristesse des choses abandonnées par la main merveilleuse de l’homme, que ton langage est puissant ! Plus de verres sur le comptoir, plus de pain sur la grosse table, plus de lard fumé, suspendu au plafond comme des bouts de planche épaisse, plus de craquelins ronds enfilés sur la perche horizontale. Poussière, oubli, abandon, paix mortelle…
Au milieu de ce nouveau cimetière, le manteau sur les épaules, toujours grand, mais voûté, hélas, voûté, l’homme qui avançait naguère sa tête superbe et sa poitrine comme un lion, l’oncle Anghel regardait son neveu d’un air calme. Celui-ci lui prit des deux mains sa main libre, et selon la coutume, la baisa. Il était prêt à pleurer. Sans un mot, l’oncle le mena dans sa chambre. Ici, même abandon. Les murs, nus et jaunis, n’exhalaient plus la bonne odeur de chaux fraîche. Un lit, un vrai grabat, défait et malpropre, semblait protester lui-même contre le corps pesant de malheurs qui l’écrasait chaque nuit. Le poêle en brique montrait ses crevasses noires de fumée. Les poutres transversales du plafond étaient aussi noircies. Deux chaises en bois et la table, ainsi qu’un fusil à deux coups, pendu à un clou par sa courroie, complétaient le mobilier. Sur la table, la bouteille d’eau-de-vie et un verre, la Bible, un petit registre avec le crayon attaché à une ficelle, un couteau et un pain entamé. Adrien fondit en larmes.
L’oncle, assis sur une chaise, l’attira à lui et, pour la première fois depuis le désastre, l’embrassa. D’une voix mâle, mais cassée, dépourvue de la sonorité de jadis, il lui dit, doucement :
– Ça me fait plaisir de te voir, Adrien… mais pourquoi pleures-tu ?
– Oncle… c’est pas possible !… Tu manges du pain sec… le jour de Pâques… ça… non !… même les chiens goûtent à la brioche, aujourd’hui…
Adrien essuya ses larmes, et regardant son oncle de face, le vit sourire avec bonté, la bonté insupportable de l’être tué par la douleur. La tête était presque chauve, la barbe et les cheveux entièrement blancs. Sa chemise et ses habits étaient sales, sans boutons, il répondit à son neveu, d’un glas encore plus éteint :
– Si ce n’est que ça qui te fait pleurer, calme-toi, et dis-moi le but de ta visite.
– Je viens pour te demander si tu hais encore l’oncle Dimi ?
– Je ne hais plus personne.
– Pourras-tu lui pardonner sa faute ?
– Je n’ai plus rien à pardonner à personne.
L’oncle répondait, avec l’absence d’importance qu’il aurait mise à dire : « Le pain est sur la table », ou : « Dehors, il fait nuit. »
– Eh bien ! dit Adrien en hésitant, maman m’envoie pour te prier de venir ce soir chez l’oncle.
– Ta mère t’envoie… répéta le pauvre homme, en hochant la tête ; ta mère est une sainte, Adrien.
Puis, paraissant réfléchir un instant, il ajouta :
– Et toi, qu’en penses-tu ?
– Mais, oncle, tu peux le deviner : je le veux, de tout mon cœur.
– Et les autres ? Ils le veulent aussi ?
– Sûrement tout le monde le veut, oncle.
– Eh bien, alors, je veux comme vous.
Quel horrible : « Je veux comme vous », sorti de ces lèvres au sourire mortel ! Quel anéantissement de toute volonté ! Adrien eut peur.
Ils sortirent, accompagnés de leurs chiens.
*
Le prêtre Stéphane, qu’Adrien avait averti en passant, était un octogénaire qui n’officiait plus à l’église ; mais il rendait encore de grands services, comme arbitre ou conseiller dans son village. Sa vue était un peu affaiblie, mais ses jambes ne le cédaient pas à celles d’un jeune homme. Il habitait dans le voisinage immédiat de la maison de l’oncle Dimi. Prenant sa canne, il alla sur-le-champ frapper à la porte de ce dernier.
À l’apparition de sa figure apostolique encadrée d’une barbe jaune ivoire, tous se levèrent et lui baisèrent la main, qu’il offrait depuis cinquante ans aux lèvres des pécheurs :
– Le Christ est ressuscité, mes enfants, dit-il de sa voix exercée à l’église.
– En vérité. Il est ressuscité, lui répondit-on en chœur.
La mère d’Adrien offrit sa place au prêtre, qui l’occupa sans façon, comme son droit. Elle resta debout, s’appuya le dos contre le mur blanc, et croisa ses mains.
Les personnes présentes, un peu décontenancées par cette visite imprévue, tournèrent les yeux vers la sœur aînée, pour lui demander une explication. Elle – maigre, droite, les traits allongés – promena sur l’assemblée un regard plein de bonté, et parla :
– Je vous ai fait appeler, père Stéphane, pour vous demander votre appui, afin de réconcilier ce soir mes deux frères Dimi et Anghel, qui va venir, j’espère, tout à l’heure. Comme vous le savez, voici huit ans qu’ils ne se donnent plus la main, qu’ils évitent et qu’ils laissent passer les fêtes les plus sacrées sans goûter le pain et le vin en commun. Cela ne peut pas se supporter. Je ne veux pas passer à vos yeux pour une femme sans tache. J’ai mes péchés, et, le plus grave, celui d’avoir mis au monde un enfant qui n’a pas de père, après avoir vécu dix ans avec un homme sans la bénédiction de l’Église. Mais le plus triste des péchés, je crois que c’est la haine, toute haine entre les hommes et à plus forte raison entre deux frères…
– Je ne hais plus mon frère Anghel, dit l’oncle Dimi, assombri.
– Je suis content de l’entendre, dit le prêtre, mais tu y as mis le temps, Dimi.
– Oui, il a été injuste envers moi…
– Oui, il a été injuste envers toi, approuva le serviteur de la justice, mais tu as été sacrilège envers lui, tu l’as frappé et tu as répandu le sang de ton aîné. Tu as oublié la sainte croyance de nos pères, qui disaient que « le cadet qui frappera son aîné, le portera sur son dos dans l’autre vie » ; et ils croyaient voir son image dans la pleine lune.
Dimi se tut. Sa sœur continua :
– Anghel a été injuste, c’est vrai. Il a oublié que notre frère Dimi est resté à la maison et a eu le souci de notre vieille mère pendant des années, tandis que nous autres, les trois frères et sœurs, nous l’avons abandonnée, allant chacun à son destin. C’est pourquoi, bien que la plus pauvre des quatre, je me suis opposée au partage. Ce partage aurait mis à la rue le frère cadet avec sa femme et ses deux enfants. Mais Anghel, qui était aisé, voulait l’aider à se refaire un foyer ; et c’est ici que commencent les torts de Dimi. Il était fier et ne voulait rien devoir à son frère. Je crois même qu’il le haïssait déjà. Ainsi, la dispute et les coups dormaient dans son cœur comme le feu sous les cendres, et ils se sont battus. Maintenant le pauvre Anghel a racheté tous ses péchés, les malheurs lui ont enlevé tout ce que nous avons d’humain en nous, et aujourd’hui il ne compte plus parmi les vivants que par les liens de son corps qui se traîne encore sur la terre. Pour ma part, j’aurais mieux aimé qu’il fût mort, car ce qu’il fait en ce moment est pire que la mort. Il boit, mais c’est lui qui est bu par l’eau-de-vie ; il lui livre son âme. Je ne suis plus allée chez lui depuis Noël, et il ne va plus chez personne. Une fois, je lui avais dit que s’il n’arrivait pas à sortir de là, ce serait mieux pour lui qu’il fût mort. Il a répondu : « Je le suis. » Mais j’espère encore l’arracher, avec votre aide, à la boisson. Peut-être que le père Stéphane pourrait exercer sur lui une influence salutaire. S’il vient ce soir, nous irons le visiter un peu plus souvent. Pour cela, je prie Dimi de lui demander le pardon le plus humble…
À ce moment, la porte s’ouvrit toute grande, sans qu’on eût frappé ; et dans son cadre, l’oncle Anghel apparut avec Adrien, par-derrière. Il voulait se tenir droit, et il croyait sourire. Les habits délabrés, le manteau chiffonné jeté sur les épaules, les bottes crottées des boues passées, le bonnet de peau de mouton à la main, il semblait un vieux mendiant. Il salua à la mode ancienne :
– Bonsoir, honnête assemblée !
Son apparition soudaine, dans ce triste état, émut tout le monde. L’oncle Dimi et sa sœur fondirent en larmes. Le premier se jeta aux pieds de son malheureux frère et lui embrassa les bottes. L’autre pleura sur les mains qui sentaient l’alcool.
– Pauvre frère !… pauvre frère ! Ce que tu es devenu !
L’oncle Anghel, dénué d’émotion, releva son frère et l’embrassa, ainsi que sa sœur. Puis, il alla baiser la main du prélat, serra la main de ceux de son âge, et fit embrasser la sienne par les jeunes.
Ensuite il s’assit, à la place qu’on lui indiqua, à l’autre bout de la table, face au prêtre. Dans le silence qui suivit, on n’entendait que les sanglots du frère et de la sœur, qui continuaient à pleurer.
Aussitôt assis, il effaça son sourire, son regard se glaça. Il dit :
– Pourquoi pleurez-vous ? Ça ne sert à rien.
Le calme revint, mais personne n’osa parler. Le vieux prêtre fixait d’un regard intelligent son malheureux cousin, presque aussi vieilli que lui ; et il dit, d’une voix ferme, empreinte de bonté :
– Anghel, je me permets de te rappeler que tu es entré ici, le saint jour de Pâques, sans prononcer le salut de tout bon chrétien orthodoxe.
L’autre, comme s’il venait de terre lointaine, demanda, visiblement inconscient du reproche :
– Quel salut, père ?
Le prêtre saisit cet état d’inconscience, et dit calmement :
– Eh bien, notre parole sacrée : Le Christ est ressuscité.
Anghel baissa la tête, toucha du doigt un débris de pain qui se trouvait devant lui sur la table, puis leva le front et répondit :
– Je ne crois pas que Christ est ressuscité ! Les morts ne ressuscitent point.
– Anghel !… tu es un impie ! Christ n’est pas un « mort », mais le fils de Dieu, et Dieu lui-même !… s’écria l’homme d’Église, toujours calme, mais la voix un peu tremblante.
– Je n’en sais rien, répondit Anghel, sans aucun trouble.
Et, disant cela, il tira de la poche de son manteau une bouteille d’un demi-litre, de l’autre poche un petit verre, le remplit tranquillement à la vue de tous, et remit la bouteille à sa place. Du verre il dégusta une petite gorgée qu’il promena dans sa bouche, avant de l’avaler, puis, il le mit devant lui sur la table, avec des précautions, comme s’il craignait de le voir renversé.
L’assistance fut stupéfaite. La mère d’Adrien se couvrit les yeux avec une main et pleura en silence. Anghel, imperturbable, ne comprit rien de l’horreur produite. Il promena sur les assistants un regard calme, comme s’il avait fait l’action la plus naturelle. Et pour lui, en effet, elle l’était devenue, depuis près de trois ans qu’il la faisait cent fois par jour, seul, hors de la portée de tout reproche.
– Pauvre Anghel ! s’exclama le prêtre. Je te plains. Tu as cessé non seulement d’être chrétien, mais d’être homme !
Pour toute réponse, Anghel reprit le verre, le porta à ses lèvres et en absorba de nouveau une petite quantité. Puis, l’air ennuyé, il dit, comme pour lui-même, avec une nuance d’imperceptible gémissement :
– Je ne sais pas pourquoi vous m’avez fait venir ici…
Alors sa sœur, qui était assise à sa droite, essuya ses larmes, lui prit la main, et lui dit comme à un enfant :
– Cher frère, je t’ai appelé, parce que nous voulons te ramener à nous, t’aimer, et te faire aimer… N’aimes-tu plus la vie ? N’aimes-tu plus rien ?
– Si j’aime, ou si je n’aime pas, c’est la même chose… et ce n’est rien… Mais pourquoi t’occupes-tu de moi, sœur ?
– Comment, Anghel ? Je suis ta sœur aînée, et tes malheurs sont mes malheurs…
– Ça n’est pas vrai. Tu as souffert, et tu souffres tes malheurs, mais pas les miens.
– Non, Anghel, nous souffrons par les liens de notre sang.
– Il n’y a pas de liens du sang : si je me tranche une jambe, c’est mon sang qui coule, pas le tien.
– Il y a pourtant des souffrances morales, qui nous sont communes.
– Il n’y a rien de tout cela. Que ce soit une parole en l’air, ce que je vais dire en ce moment : mais si tu perds demain ton fils, moi, je souffrirai, mais toi, tu mourras.
Sa sœur se tut, douloureusement convaincue de sa logique ; et lui, il but encore un peu d’eau-de-vie.
Le prêtre reprit le fameux exemple biblique :
– Anghel, souviens-toi de Job ! Son désastre a été au moins égal au tien, mais il fut inébranlable dans sa foi. Songe que nous autres, mortels, nous ignorons la pensée divine. Qui sait si tes malheurs ne sont autant d’épreuves que Notre Seigneur t’envoie, pour faire ensuite de toi un de ses Élus ?
Anghel se redressa sur son siège, et ses yeux luirent. Il parut vouloir répondre au prêtre, mais sa parole fut arrêtée. Il appela Adrien, qui restait dans un coin de la chambre, et le fit asseoir à sa gauche, entre ses deux oncles ; puis il dit, avec un peu plus de force :
– Cousin Stéphane, il doit y avoir de tristes mensonges dans vos histoires religieuses. Ma tête n’est pas en état de te répondre (il tutoya le prêtre) ; mais voici ce garçon, notre neveu, il sait plus que nous…
– Oncle, interrompit Adrien, je ne voudrais pas être mêlé ce soir à vos discussions ; je n’ai pas l’âge, et mes convictions peuvent blesser le père Stéphane.
L’oncle Anghel lui mit une main sur l’épaule et le rassura :
– Mon enfant, tu ne blesseras personne. Nous sommes ici en famille, ou presque. Et c’est pour mon bien que tu dois parler de ce que tu as appris dans les livres. Je ne vis plus maintenant que pour la vérité. Mais depuis deux ans que je lis, tant bien que mal, dans la Bible, je ne fais que m’embrouiller. Comment expliques-tu, Adrien, que tant de sagesse s’étale dans ce livre à côté de tant de fables, par exemple cette histoire invraisemblable de Job ?
Adrien, intimidé par le regard pénétrant du prêtre, répondit :
– C’est parce que les personnages bibliques échappent au contrôle de l’histoire. La Bible est un livre de foi, à l’usage des croyants : elle te demande de croire, non pas de chercher.
– Mais dis-moi si tu peux croire à un Dieu qui enlève à un père tous ses enfants, pour le plaisir de l’éprouver ? Il doit avoir un cœur de vrai bandit !
À cette parole le prélat se leva, comme sous le coup d’une brûlure :
– Je vous quitte, dit-il, ma place n’est plus dans une maison où Dieu est insulté !
– C’est là tout l’appui que tu prêtes à un Job comme moi ? demanda Anghel. Trois enfants j’ai eus, et tous trois je les ai perdus. Quel crime ai-je commis, pour que ton Dieu me punisse de la sorte ?
– Malheureux ! la Grâce Divine t’avait choisi pour te compter dans le nombre de ses martyrs, qui jouissent de la vie éternelle !
– Ta Grâce Divine aurait mieux fait de me laisser jouir de la vie terrestre qui me plaisait, et ne pas faire de moi un ivrogne sans famille et sans Dieu.
– Personne n’est digne de juger les actions de Dieu !
Et, disant cela, le prêtre donna sa bénédiction et sortit.
– Anghel, lui dit sa sœur, aussitôt leur cousin parti, tu n’as pas été respectueux avec le père Stéphane, tu as oublié qu’il est prêtre.
– Au contraire, sœur, j’ai dû me rappeler qu’il est prêtre, pour lui dire que je ne crois pas aux dires des prêtres. C’est leur faute si je n’ai plus de foi dans leur Dieu. Pourquoi nous donnent-ils un architecte tout-puissant et qui se mêle, à chaque instant, à notre vie ? Il n’y a rien de vrai dans cette histoire. Mais la vérité doit être ailleurs. Où ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous vivons, nous souffrons et nous mourons bêtement, sans savoir ni pourquoi ni comment. Je sais encore que notre plus grande erreur est de trop désirer le bonheur, tandis que la vie reste indifférente à nos désirs : si nous sommes heureux, c’est par hasard ; et si nous sommes malheureux, c’est encore par hasard. Dans cette mer pleine d’écueils qu’est la vie, notre barque est à la merci des vents, et notre adresse ne peut éviter que peu de chose. Et c’est inutile d’accuser quelqu’un, ou d’accrocher son espoir à quelque chose : on est destiné au bonheur ou au malheur avant de sortir du ventre de sa mère. Heureux est celui qui sent le moins, ou qui ne sent rien. Le peu qu’il demande, l’existence le lui donne. Et malheureux est celui qui sent et qui veut : il n’a jamais assez.
Adrien reconduisait son oncle à son terrier. Anghel s’arrêta devant sa porte et dit à Adrien, au moment de se séparer :
– Adrien ! Je mourrai bientôt, mes boyaux sont brûlés par l’alcool. Regarde-moi bien, et rappelle-toi, chaque fois que tu voudras cracher sur un ivrogne, que moi, ton oncle Anghel, homme propre et aimant la vie propre, je suis devenu ivrogne et que je meurs ivrogne, par la faute de personne.
Sur la route raboteuse qui va de Braïla au hameau de Baldovinesti, toute défoncée par les pluies printanières récemment tombées, la charrette à deux chevaux de l’oncle Dimi cahotait affreusement. Adrien, assis sur la planche à côté de son oncle, se plaignit de maux dans le ventre et pria de cesser le trot. Les chevaux, contents de ne plus courir, éternuèrent vigoureusement dans l’air frais du matin et reprirent au pas. Alors, dans le calme qui suivit le bruit de ferrailles dévissées, Adrien se redressa sur son siège et embrassa, voluptueusement, du regard la campagne noire et silencieuse de cette mi-mars, encore engourdie par le long sommeil hivernal.
L’oncle Dimi, quoique brave paysan, franc et honnête, était taciturne, et avait l’habitude de regarder furtivement autour de lui. Curieux de revoir ce drôle de neveu qu’il avait élevé jusqu’à l’âge de sept ans et qui venait à peine de rentrer d’un voyage de deux années en Égypte et en Asie Mineure, il l’épiait à la dérobée. Adrien s’en aperçut bientôt et se sentit gêné dans son plaisir :
– Oncle, dit-il, un peu aigrement, si tu veux savoir ce que je fais en ce moment, tu n’as qu’à te tourner vers moi et me regarder à ton aise, mais pas à la manière des détectives. C’est déplaisant.
Pour toute réponse, l’apostrophé tira de sa poche sa blague à tabac, faite d’une petite vessie de porc, et se mit à rouler tranquillement une cigarette. Puis, d’un air ironique, il offrit la blague à son neveu, qu’il savait incapable de fumer du tabac fort. Adrien le remercia et alluma une bonne cigarette égyptienne.
– Tu n’es plus maintenant des nôtres, murmura le paysan en frappant dans son silex pour allumer la mèche.
– Pardonne-moi, oncle ! J’ai oublié de t’offrir du feu.
Un instant après, le regard plongé dans l’infini, il ajouta :
– C’est parce que je suis troublé par bien des choses. D’abord mon retour mouvementé, qui a fait tant de peine à maman… Cette terre noire que j’avais oubliée, et enfin, l’idée de revoir l’oncle Anghel dans l’état que tu dis… À propos, tu sais pourquoi il m’appelle ?
– Sais pas… Il m’a fait dire hier soir par un charretier qu’il veut te voir sans faute ce matin.
– Il tient donc cabaret ouvert ?
Dimi considéra, stupéfait, son neveu :
– Tu n’es pas fou ? gronda-t-il sourdement. Quand je te dis qu’il est depuis trois ans au lit, et qu’il est rongé vivant par les vers, tu ne voudrais pas qu’il se lève pour verser à boire aux charretiers ? D’abord, il n’est plus qu’un squelette, et puis, il a tout bu, tout bu seul.
Adrien eut un frisson d’horreur et pâlit. Son oncle voulut l’encourager :
– Il faut être fort si tu ne veux pas tomber malade en sortant de chez lui. Sûrement, c’est pas gai de voir un homme en cet état-là. Il est pire que Job. Celui-ci, s’il faut croire les dires du prêtre Stéphane, s’est relevé de sa maladie et a retrouvé, vivants, ses enfants morts et ses vaches volées, mais Anghel ne retrouvera plus rien et ne se relèvera plus. Les temps ont changé depuis Job, Dieu ne fait plus de miracles. Probablement par notre faute, à nous…
– Qui le soigne ? demanda Adrien, la gorge serrée.
– Personne… c’est-à-dire, oui, il a un gamin près de lui, que tu ne dois pas connaître. Depuis combien d’années tu n’es plus venu dans le hameau ?
– Environ six ans.
– Eh bien, voici ce qui s’est passé. Il y a à peu près quatre ans, un enfant est venu un jour se fourvoyer dans notre hameau. D’où ? Dieu seul le sait, il bégaie si fort qu’il n’y a pas moyen de comprendre un mot sur dix. Il est arrivé en loques, et le corps couvert de bleus. On a eu pitié de lui. De bons chrétiens l’ont abrité, l’ont nourri et lui ont donné le moyen de gagner son pain. Mais Dieu a été peu gracieux avec lui : l’enfant était incapable de garder deux brebis ; il les perdait et rentrait le bâton à la main, en criant et en gesticulant comme un possédé. Personne ne comprenait un mot de ce qu’il baragouinait. Ainsi, il a passé par toutes les portes, et son derrière a goûté la douceur de tous les sabots. À la fin il s’est trouvé dans la poussière du chemin. Anghel l’a ramassé et l’a gardé près de lui. Il a fait faire des recherches par la gendarmerie pour connaître son origine, mais en vain. Maintenant le bruit court qu’il lui aurait légué, en cachette, ce qui lui reste de son bien, d’ailleurs peu de chose, les fûts sont vides et le cabaret en ruine. Mais l’héritier vaut les fûts et le cabaret. Le service du petit domestique vaut également les exigences du maître, et là, c’est peut-être quelque chose d’unique au monde. L’hiver, comme l’été, le gamin est dehors pour s’amuser et, aussi, pour ne pas s’asphyxier à côté du cadavre vivant qu’est devenu le pauvre frère. Anghel, cloué sur son grabat, et le corps ne formant plus qu’une plaie insensible, a besoin qu’on lui serve son petit verre d’eau-de-vie tous les quarts d’heure. Il ne peut plus soulever la bouteille. Comme l’enfant est dehors, et comme Anghel n’a plus la voix assez forte pour l’appeler, qu’est-ce qu’il a inventé ? Eh bien, il s’est muni tout simplement d’un sifflet pareil à celui de nos gendarmes, et quand le besoin le prend, il se met à siffler. Dehors, le gamin est exact comme l’horloge : quand le moment arrive, il vient s’amuser près de la fenêtre ouverte, l’oreille tendue au sifflet. Cela, en été. En hiver, les fenêtres sont clouées, bouchées, et le petit drôle, toujours dehors, court avec sa luge. Quoi faire ? Entrer et sortir tout le temps, ça refroidit la chambre, ça embête le domestique. Voilà comment un jour le malade s’est aperçu qu’un trou, de la taille d’un verre à boire, traversait le mur, au niveau de la fenêtre. Mais il reste constamment bouché avec un tampon de paille, que l’infirmier de dehors retire le moment venu.
» Bien entendu le gamin s’oublie parfois. Alors, Anghel, seul avec son destin, siffle un peu trop longtemps pour sa goutte. Mais il sait pardonner. Et puis, il voudrait le remplacer, il ne le pourrait pas. Cet intrus est envoyé par Dieu pour soigner un homme pourri, la maladie du frère est faite pour faire vivre le petit vagabond sans parole.
» Je te mets en garde : en t’approchant de la maison, fais-toi annoncer, n’essaye pas d’entrer malgré l’enfant, ce voyou cogne comme un sourd-muet. On a vite fait de recevoir au front un coup de sa matraque. Elle ne le quitte pas.
La charrette s’arrêta à un croisement de chemins :
– D’ici tu peux aller à pied, annonça Dimi.
– Tu ne m’accompagnes pas ?
– Non ; j’ai affaire. Et puis, c’est mieux que tu ailles seul.
Adrien prit congé de son oncle et se dirigea vers le cabaret de l’oncle Anghel, qu’il s’imagina plus funèbre qu’une maison mortuaire.
Le chemin était fangeux, les pas s’enfonçaient comme dans une pâte gluante. Devant lui, et partout autour, une vaste solitude noire, froide, humide, parsemée, de loin en loin, de chaumières blanches aux fenêtres bleu outremer. De tous les toits s’échappaient de longues colonnes de fumée.
*
Adrien avait vingt-cinq ans à ce moment. Les six dernières années il n’avait fait que passer quelques mois par an dans sa ville natale ; le reste du temps à Bucarest (où il s’était mêlé étourdiment au mouvement révolutionnaire), enfin à l’étranger sa vie aventureuse causait des inquiétudes à sa mère et à l’oncle Anghel qui s’intéressait beaucoup à son neveu.
Le grand alcoolique avait essayé à plusieurs reprises d’avoir un entretien avec le fougueux vagabond, qui touchait à tout et ne s’arrêtait à rien, mais il n’y avait pas eu moyen. Adrien apparaissait et disparaissait comme un fantôme. Cette fois-ci, il avait été appelé à temps ; Dimi était venu, avec la charrette, le chercher de bon matin. Il avait dû céder.
Oui, céder. Ce n’était pas d’un cœur allègre qu’il allait voir l’homme au destin effrayant. Sa peur était plus violente que la nuit de Pâques, la nuit de la « réconciliation » des deux frères. Il avait le sentiment de comparaître devant un tribunal où son sort serait jugé, et d’où il sortirait condamné.
« Il demande sa goutte au moyen d’un sifflet ! » Il s’arrêtait à ce détail qui lui semblait le point culminant du malheur de son oncle.
Tout en ruminant ses pensées, et surtout la question de savoir pourquoi le malade voulait absolument le voir et lui parler, il se trouva brusquement de l’autre côté du hameau, à cent pas de ce qu’on pouvait appeler autrefois un cabaret. Alors il ralentit le pas et examina les lieux, la respiration haletante d’émotion. Sa curiosité voulait avant tout découvrir le fameux enfant infirmier et cerbère, qui était toujours dehors. Il fouilla de ses yeux myopes les environs de la maison. Rien ne bougeait autour. Au loin, sur la grand-route de Galatz, des charretiers se hélaient entre eux, tandis que, sous un ciel de plomb, de nombreux corbeaux tournaient en rond, rendant la solitude encore plus sinistre.
Adrien s’approcha comme un coupable, un voleur. Il remarqua que le toit du cabaret était à moitié refait avec du roseau neuf. Le grand auvent qui abritait jadis le bétail des charretiers n’existait plus. À sa place, une petite meule de paille humide et aplatie. La maison elle-même était descendue dans le sol plus qu’avant ; la porte ainsi que les deux fenêtres se penchaient sur un côté, ayant perdu leur aplomb. Quant aux carreaux, leur état de saleté était pire qu’au temps où, dans la belle maison brûlée, l’oncle Anghel les cassait.
« C’est ici qu’agonise maintenant l’homme qui aimait tant la propreté ! » pensa Adrien.
Ne voyant point d’enfant, il se dirigea vers la porte. À ce moment, le drôle de gardien surgit de derrière la meule, agitant une grosse matraque et débitant, comme une criaillerie de chien battu, des mots inintelligibles. Adrien, calme, s’arrêta devant cette apparition peu commune. Affublé d’une grosse veste en loques qui lui allait jusqu’aux genoux, long des jambes comme une cigogne, pieds nus et encrottés, ce garçon supportait péniblement sur un cou mince et étiré une énorme tête en forme de courge écrasée qui oscillait sans cesse entre ses épaules. Adrien ne put éprouver autre chose que de l’étonnement.
– Je veux entrer chez l’oncle, dit-il, dégoûté.
Pour toute réponse, l’avorton barra la porte et souleva la matraque ; puis, s’assurant que l’étranger n’avançait pas, ouvrit et disparut à l’intérieur, d’où il verrouilla la porte.
Adrien aperçut le tampon de paille qui bouchait le trou creusé dans le mur, le retira et y colla l’oreille. Une vocifération à perte d’haleine, stridente, animale, le frappa, mais la voix d’Anghel ne se distinguait point.
Enfin, la porte grinça, et le bizarre personnage invita le jeune homme à entrer, en allongeant le bras dans un geste ridicule et tragique à la fois.
Adrien se trouva dans l’ancien cabaret, qui n’était plus maintenant qu’un dépôt de branches coupées pour le feu. Le comptoir en chêne, brillant autrefois, gisait, disjoint, dans un coin, ainsi que des bouteilles, des carafes, des verres à anse. Par une grosse brèche du toit de roseaux, on voyait le ciel. La cave s’était effondrée, une odeur de moisissure remplissait l’atmosphère. Les pluies et les neiges avaient transformé en bourbier le sol de terre battue. Ces choses muettes criaient tellement leur détresse qu’Adrien se sentit cloué sur place. Le cœur glacé par le tableau de cette faillite d’une vie, il se dit :
« Et ceci n’est que l’antichambre ! »
Surmontant une forte envie de fuir, il ouvrit la porte de la chambre du malade.
Horrible puanteur de cadavre, d’excréments et d’urine. Ses yeux, piqués par l’ammoniaque, se fermèrent, lui laissant tout juste le temps de voir un dos, un crâne luisant comme une vessie enflée, ainsi qu’un bras décharné pendant sur le bord d’un grabat de sacs crasseux.
Adrien se laissa choir sur cette main squelettique et y appuya son front. La main était glacée. Le malade ne bougeait pas.
– Lève-toi… Adrien… et supporte-moi.
Adrien frissonna. Ce n’était pas une voix d’homme, la voix mâle d’Anghel, mais le miaulement nasillard d’un enfant se mourant de tuberculose.
Il se leva, le chapeau à la main, et se tint, humble, debout, au milieu de la pièce, face au malade. Ce malade n’était pas son oncle Anghel, c’était un vieillard au visage de spectre momifié, aux prunelles énormes, éclatantes, dépourvues de paupières, enfoncées dans deux orbites d’abîme, au nez allongé et aminci comme une pointe de couteau, aux lèvres desséchées et à la bouche entrouverte. Une guirlande de poils blancs entourait la nuque d’une oreille à l’autre. La barbe frisée et d’un noir brillant jadis, n’était plus qu’un fouillis de laine d’un blanc de fumée. Avec les deux bras de squelette qui se baladaient dans les manches d’une veste sale, c’était tout ce que l’on voyait sortir d’un amas de couvertures, de sacs et de ghébas[4] râpées. C’était tout l’oncle Anghel.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Assieds-toi… là… sur la chaise. Es-tu dégoûté ?…
– Non, l’oncle ; je suis malheureux de te voir en cet état…
– Tu es malheureux… Pourquoi ?… Je ne le suis pas.
– Cependant, tu dois souffrir horriblement ?…
– Détrompe-toi, Adrien… Je ne souffre plus. Il n’y a plus que la tête qui vit ; le reste… je ne le sens pas. Il est fini… le reste. Mais la tête !… Quelle admirable chose !
Il se tut un moment, le regard fixé sur son neveu, puis, avec conviction :
– Je devais mourir, il y a déjà trois jours… parce que je n’avais plus rien à penser, quand Jérémie est venu dans la soirée me dire que tu étais de retour… Et alors j’ai patienté, en t’attendant.
– Oncle ! Qu’est-ce que tu dis là ? On n’arrête pas la mort quand elle vient ; elle ne vient pas quand on veut. À moins que tu n’aies voulu te suicider ?
– Oui, acquiesça Anghel avec bonhomie, oui… je connais moi aussi cette loi naturelle. Mais, dis, Adrien – toi qui sais beaucoup de belles choses des livres –, en es-tu certain que le monde a fini d’apprendre ?
– Oh, non ! fit Adrien ; il en reste des choses à apprendre !
– Très bien… Et parmi ces choses, compte ceci, de ton oncle Anghel : la pensée est aussi forte que la mort. Elle ne la supprime pas, mais elle peut l’agacer.
Le jeune homme pensa que le malade divaguait ; il l’écoutait par déférence. Il observa, sur son crâne nu, la marbrure des cicatrices qui le sillonnaient en tous sens, et qui provenaient de la terrible assommade dont il avait été victime dans sa propre boutique.
– Tu regardes cette tête fracassée, dit Anghel. Eh bien, pour un homme à la pensée défaillante, il y avait de quoi mourir deux fois, puisque c’est par la pensée que l’on meurt. Quand la destruction approche, le cerveau fort s’oppose, lutte, engage une bataille avec la mort et, dans certaines circonstances, il écarte la fin pour un moment, il la retarde. Ainsi, le jour de ma saignée, j’étais conscient de l’évanouissement qui venait, irrésistible, et menaçait de me plonger dans le coma. Et cependant, quoique évanoui en apparence, mon cerveau tenait bon, j’entendais tout ce que les chirurgiens disaient, pas une minute je ne me suis laissé saisir par le néant. Il pouvait devenir éternel ! Je pensais sans cesse à la vie.
Anghel s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Adrien eut l’impression de se trouver devant un de ces pharaons embaumés du musée Boulac, au Caire, un pharaon dont les yeux rouverts ne clignaient plus. La peau faciale, mobile, desséchée, transparente, laissait voir toute l’ossature du visage, sur laquelle elle glissait, tendue comme une feuille mince de parchemin, menaçant de se rompre à chaque mouvement.
Et voilà que la main qui restait cachée vers le mur se leva lentement et porta à la bouche un sifflet en étain attaché par une ficelle au petit doigt. Gravement, oncle Anghel siffla des coups brefs et répétés. L’air, on le voyait bien, ne venait pas des poumons, mais simplement de la bouche. Le bras se reposa sur le sac qui couvrait la poitrine. Les yeux, sinistrement ouverts, fixaient Adrien avec une violence qui semblait vouloir le clouer au mur.
– Oncle, dit alors Adrien, en se levant, tu veux quelque chose ?
– Reste à ta place ! Tu ne saurais me servir.
À ce moment, la porte du cabaret s’ouvrit comme sous la poussée du vent, et l’impétueux infirmier pénétra dans la chambre. Maître et domestique se regardèrent, quelques secondes ; puis ce dernier prit une bouteille d’eau-de-vie qui se trouvait au pied du lit, remplit un petit verre et le vida dans la bouche du malade. Cette opération finie, il disparut.
Adrien avait assisté muet à cette scène. Il attendait une explication de son oncle. Celui-ci, imperturbable, reprit son idée :
– Je te vois, dit-il, incrédule et complaisant à ce que j’avance. Je ne m’offense pas : c’est difficile de comprendre ce qu’on n’a pas vécu. Écoute, donc… Il y a trois ans que je n’ai plus mis le pied hors de ce grabat. Trois hivers, trois printemps, autant d’étés et autant d’automnes que je reste couché sur le dos à regarder ce plafond noirci. C’est l’époque la plus puissamment vécue de ma vie. Depuis un an, je ne mange et je ne dors presque plus, depuis six mois plus du tout : pas une miette de pain, pas une seconde de sommeil. Mais je bois, je bois cette eau-de-vie. Le jour, l’enfant me verse dans le gosier, comme tu viens de voir. La nuit, pour ne pas périr, et pour ne pas réveiller la pauvre créature, je suce l’éponge que tu vois sur la table, et qu’on imbibe d’alcool. Le matin, elle est desséchée, brûlée, par mes lèvres.
Adrien se couvrit le visage avec ses mains :
– Oncle ! s’écria-t-il ; quelle horrible existence !…
– Horrible, dis-tu, mon neveu ? Horrible ? Peut-être… Mais elle est logique, conforme à mon destin… J’ai voulu le bonheur complet, un bonheur facile, le contentement de la chair vaniteuse, orgueilleuse… Et pour l’avoir, je me suis débattu avidement. Vingt ans de lutte pour acquérir une femme belle qui s’endort en mangeant ; une maison prétentieuse qui brûle comme de la paille ; du bétail qui disparaît ; des enfants qui meurent ; de l’or qui attire les coups de matraque et une chemise propre qui est sale le lendemain. Tout ça, pour ce corps qui s’est détaché de ma tête, qui m’est aussi étranger que les sacs qui le couvrent, pour ce corps qui pourrit maintenant, qui n’est plus que de la charogne ! J’ai passé une vie d’homme, un quart de siècle, esclave de ce cadavre que je voudrais voir dévoré par les corbeaux, comme il l’est en ce moment par les vers, et je ne me suis pas un instant aperçu que j’avais une tête, un cerveau, une lumière que la pourriture et les vers ne peuvent pas toucher…
Suffoqué par l’effort, le malade se tut longuement. Adrien, supportant à peine son regard, se demandait si l’oncle voulait lui reprocher quelque chose. C’était bien cela :
– Adrien !… Je t’ai appelé pour te dire que je suis mécontent de toi !
Sous le fouet de cette apostrophe, le jeune homme sursauta :
– Mécontent de moi ? Et pourquoi, oncle ?
– Parce que tu es un jouisseur ! Parce que tu oublies la lumière de ta tête et mes paroles d’autrefois !… Cela est permis à mille et mille obscurs mortels comme moi, mais pas à toi, Adrien, m’entends-tu ? Pas à toi, dont le cerveau a connu la lumière dès sa plus tendre enfance. Te rappelles-tu, quand, à quinze ans – âge où l’on s’amuse avec les cerfs-volants ! – tu venais trouver oncle Anghel dans son cabaret propre et accueillant, pour lui parler d’astronomie et te faire adorer ? Te souviens-tu avec quelle sincérité nous restions tous – moi et mes braves charretiers – suspendus à tes lèvres qui débitaient de la sagesse céleste ? Ah ! Ce passé ! Je le vois comme si c’était hier. Dehors, neige et bise… Dans le cabaret, chaleur bienfaisante, travailleurs bavards, plaisir de vivre… Je coupais le lard fumé sans peser, sans compter, sans parcimonie, et je versais le vin d’une main généreusement poussée par le cœur… On mangeait, on buvait, on louait Dieu et on t’écoutait, toi, qui renversais son architecture, qui multipliais les mondes, qui mesurais les étoiles et qui te moquais de la sottise des popes !… Ha !… ha !… Cela me plaisait ! Aux charretiers aussi, cela plaisait bien. Quelqu’un s’écriait : « Qui est ce garçon qui parle comme un livre ? – Mais c’est mon neveu, tonnerre ! répondais-je, fier de toi et de moi qui ne savais rien. C’est le seul fils de ma sœur aînée, une amoureuse qui n’avait pas sa pareille à vingt ans !… »
» Et empoignant le gros décalitre, je remplissais, de mon propre chef, les demis en terre cuite qui souffraient de sécheresse comme le champ grillé par le soleil de juin…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Mais halte ! Loin, loin de moi, ces atroces souvenirs ! Et toi, Adrien, mon neveu, tu dois m’écouter, tu me dois soumission ! Tu ne dois rien espérer, rien attendre de la vie qui broie l’homme, qui gangrène le corps et qui fait oublier la tête. Qu’est-ce que ça veut dire, ce dévergondage auquel tu te livres ? Ce costume fait sur mesure ? Ce faux col prétentieux ? Ces manchettes qui brillent ? Quoi ? Il faut tous ces oripeaux à un jeune homme qui connaît la lumière du ciel, et qui n’ignore pas le désastre de son oncle Anghel ?
Plein de respect, Adrien baissa le front. Des arguments solides lui venaient au bout de la langue, mais le courage lui manquait pour répondre. Pendant que, silencieux, il s’étonnait de la sévérité de son oncle, celui-ci, portant le sifflet à ses lèvres cadavériques, se mit, patiemment, lentement, et à court de souffle, à héler son hurluberlu de domestique, lequel arriva aussitôt, remplit le verre, en versa le contenu dans la bouche de son maître comme dans un trou, et repartit en gesticulant des mains et de la tête.
– Il y a trois ans, reprit Anghel, une histoire scabreuse m’est parvenue : te mêlant à une jeunesse débauchée, indigne de ta lumière, tu es allé un soir dans un bal populaire à Braïla où tu as tourné la tête d’une gamine. La nuit même tu as couché avec elle. Le lendemain, tu la plaquais pour filer à Bucarest. Quinze jours après, les policiers t’amenaient sous mandat du juge d’instruction. Enfin un mois plus tard, tu subissais une peine infamante de quinze jours de prison pour « enlèvement de mineure ».
Adrien rougit jusqu’aux oreilles :
– Je n’ai rien « enlevé », oncle. La mineure est montée en voiture de sa propre volonté, elle n’était pas à son coup d’essai. La victime de cette farce a été moi… Autrement, j’aurais dû faire, d’après la loi, trois ans de prison.
– Peut-être… Mais tu ne savais pas qu’une mineure n’a pas de « volonté », et qu’elle est sous la tutelle de ses parents ?
– On ne demande pas à ses parents la fille avec laquelle on veut coucher.
– Entendu ! Mais, aussi, on ne couche pas avec des filles qui t’envoient le lendemain en prison.
L’oncle attendit une réponse. Adrien se tut. Le premier continua :
– Je n’ai pas que cela à te reprocher. Je sais qu’à la suite de cette aventure, ta mère est tombée gravement malade de honte. Les parents de la gamine sont venus réclamer le mariage. Et pendant que tu te promenais à Bucarest, tout le quartier hurlait contre la mère d’un fils débauché. De cela, tu te souciais peu, si peu que, te trouvant dans la misère, tu lui as écrit pour lui demander de l’argent. Elle, à peine relevée de sa maladie, a dû aller se courbaturer sur ses baquets de lessive, ramasser des sous et subvenir à ta détresse… Si tu appelles cela amour filial, je m’incline. Mais ce n’est pas tout, tu vas voir que je suis renseigné… Ton arrestation a obligé ta mère à emballer ses frusques et à changer de quartier en plein hiver, au prix d’un loyer beaucoup plus cher. Enfin, sorti de prison, tu t’es cavalé de nouveau, tu t’es mêlé au mouvement ouvrier, et tu t’es fait arrêter et battre comme un voleur de chevaux. Conséquences : un mois de sanatorium, santé ébranlée, et prétexte pour aller te soigner en Égypte, où tu crèves la faim et tu te souviens de ta mère. Ah ! Adrien, de quoi manques-tu le plus : de cœur ou d’intelligence ? J’ai reçu, à ce moment-là, la visite de la pauvre sœur… Hâve, défaillante, elle venait, pour la première fois de sa vie, me demander de l’argent pour l’envoyer à son fils… J’ai eu pitié, non pas de toi, mais d’elle, de cette martyre, et je lui ai ouvert ma bourse à volonté.
Adrien éclata en sanglots, se roula au pied du grabat puant, saisit la main décharnée et froide de son oncle et la baisa furieusement :
– Pardon !… Pardon !… Je suis un misérable !
– C’est très bien. Tu regrettes. Et le regret entraîne la correction. Tâche de te corriger ; et je te pardonne dès maintenant, et tu seras mon Adrien, mon neveu, le fils spirituel de l’oncle Anghel, de cet oncle que tu vois, là sur ce grabat, pour l’erreur d’avoir voulu la femme trop belle, la maison trop florissante et la chemise trop propre. Mais, basta !
– Que dois-je faire, oncle ? balbutia le jeune homme, essuyant ses larmes et reprenant sa place.
Anghel souleva lourdement son bras squelettique, comme pour proférer une malédiction :
– Te détourner de tout ce qui flatte, briser les désirs orgueilleux, faire taire la voix de la chair qui pourrit, livrer ton âme tout entière au culte de l’esprit qui est notre seul appui dans la détresse. Voilà tout ce que j’ai à te dire…
– Mais, oncle, osa objecter Adrien, tu exècres aujourd’hui tout ce que tu as aimé hier…
– Parfaitement… Ce sont ces choses aimées hier qui m’ont amené où tu me vois aujourd’hui…
– Cependant, on aime bien ce qui fait plaisir : la femme belle, la maison florissante et la chemise propre. Nos passions l’exigent, et nos sens le réclament.
– Apparences de vérité, Adrien !… Rien que des apparences !… Les passions et les sens font un tumulte disproportionné avec leur capacité de bien-être.
– C’est le tumulte de notre cœur…
– Notre cœur est un malfaiteur ! cria l’agonisant, dans un suprême effort qui l’épuisa.
Ses paroles n’avaient plus le timbre d’une voix humaine, elles n’étaient plus que des sifflements nasaux. Un long silence suivit cette phrase. La tête, tournée vers le mur, se raidit dans l’immobilité, ainsi que les bras. Adrien crut que l’oncle allait rendre son dernier soupir.
Non. Oncle Anghel pensait encore. Il revint à Adrien et l’examina de ses yeux d’épouvante qui exprimaient, mieux que les paroles, le tragique débat de son cerveau. Puis, sans lâcher Adrien du regard, Anghel siffla fort, fort et pressé, comme pour prouver à son neveu qu’il se moquait de la mort.
Le garçon arriva au galop, l’oncle ingurgita sa ration, lécha ses lèvres blanches et sourit à sa victoire sur le néant…
*
– Notre cœur ? Notre cœur ? Adrien… Pleurons sur lui ! Sur cette poignée de viande qui n’arrête pas de battre. Ce navet, ce topinambour dodu qui porte en lui l’Éternité, qui est frappé du mouvement éternel dès qu’il rencontre la chaleur du ventre de la femme, lorsqu’il n’est sans doute pas encore plus gros qu’une tête d’épingle ; qui croît et frappe ; qui s’émeut, se réjouit, souffre, et frappe sans arrêt, depuis l’instant de sa création jusqu’à sa mort. Allons !… Soyons justes avec ce pauvre malfaiteur. Il nous donne assez de mal, c’est vrai, mais il le fait par générosité. Aha ! Voici les souvenirs… Sacrés souvenirs !… Enfin… Vivons encore une minute de ce terrible passé !…
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» Si la source de mes larmes n’était pas tarie, j’en verserais volontiers sur l’homme que je fus il y a vingt ans… Je montais, à ce moment-là, la colline de mon bonheur, et mon sang en ébullition me faisait vivre cent vies à la fois. Rien, de ce qui se passait autour de moi, ne m’était étranger, joie ou douleur. À la noce, comme à la dispute, oncle Anghel était présent. C’était moi qui buvais le premier et le dernier verre de vin, et c’est moi également qui tenais le dernier à la bataille !… Car – bon Dieu tout-puissant ! – il fait bon d’entendre ses tempes craquer sous le glouglou du « sang du Christ », descendant par notre « cheminée » en feu, comme il fait bon d’enfoncer les côtes d’un cynique qui te rit au nez. Et l’on sait que dans nos fêtes, le « sang du Seigneur » se mêle assez souvent au sang des mortels que nous sommes.
Ce fut de même à la fête de Noël que je veux te raconter…
Tu dois, d’ailleurs, t’en souvenir un peu, car tu avais six ans, tu t’es trouvé mêlé à la bagarre.
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Nos grandes fêtes chrétiennes d’autrefois !… Décidément, l’homme est un triste animal !… Le temps l’éprouve, change ses sentiments et lui abîme l’âme bien plus facilement que cela n’arrive aux bêtes, qui restent les mêmes, en dépit du temps.
À les comparer aux avortons d’aujourd’hui, on aurait raison de les appeler lions, les terribles gaillards de ma jeunesse !… Il y avait aussi des faibles, mais de ceux-là personne ne s’occupait, leur existence ne comptait pas. Lorsque, dans un cabaret de Pétroï, de Cazassou, ou de Nazîrou, quelqu’un prononçait le nom de notre hameau, la pensée des assistants allait tout droit à quelques hommes : d’abord à Jérémie, le vaillant entre les vaillants ; puis… ma foi, oui, à Anghel !… Ensuite on pensait à Nicolaï, mon ami ; à Vladimir ; à Costale-Long et à tant d’autres moins renommés, mais tous, d’un bout à l’autre, phalange invincible au travail comme à la noce, au guillet comme à la bataille !… Aujourd’hui…
Eh !… Adrien… Crache, toi, pour moi, car je ne peux plus cracher ! Aujourd’hui il n’y a que des nains qui s’effraient de leur ombre et se font battre par les femmes !…
*
À la veille de ce Noël-là – gaillard et dramatique à la fois –, je fis transporter à la maison paternelle un petit fût de dix décalitres de vin, six chapons gras et autant de petits cochons de lait à rôtir sur la choucroute.
C’est trop, dirais-tu, pour la douzaine de bouches qui devait se rassembler à table. Peut-être, pour les phtisiques de ton temps, qui s’écœurent après la troisième bouchée de rôti et se soûlent d’un demi-verre de vin. Pour nous… La belle affaire !…
Je vois le cousin Stéphane – le prêtre qui connaissait la Bible et les quatre Évangiles par cœur –, mort l’année passée… Il avait, à ce moment-là, soixante ans révolus, une denture de chimpanzé et une virilité de coq. La « prêtresse », sa femme – cavale aux reins solides et au visage de pivoine – était enceinte de son dix-huitième enfant, les autres dix-sept, tous vivants et bien portants. Ah !… Il fallait voir les maxillaires de ce couple « divin », aussitôt après la bénédiction circonstancielle, qui fut brève et rapide à cause de la salive qui envahissait la bouche du prêtre !… Son menton à lui pilonnait, broyait les cuisses, les os, les cartilages, comme s’il avait eu affaire à de la graine de tournesol, pendant que sa respectable barbe tournait en rond sur sa poitrine comme la meule courante du moulin…
À côté du prêtre, ma mère – consciente du saint jour et pieuse jusqu’au bout des ongles – luttait vaillamment avec le hachis de nos sarmale[5]… Le frère Dimi, coléreux et rusé, choisissait adroitement les meilleurs morceaux… Jérémie s’envoyait le tout sans choisir et sans mâcher, tandis que Costale-Long – long des membres comme de parole – promenait ses interminables bras sur toute la surface de la table, raflait tout, parlait peu et faisait parler les autres pour leur « combler la bouche de vide » :
– C’est permis d’être glouton, père Stéphane ?
– Permis, mon fils, permis.
– C’est pas un péché ?
– Pas péché, ce qui entre dans la bouche, mais ce qui sort de la bouche…
– Racontez-nous un épisode de la Grande Cène…
– Tout à l’heure…
Et le bruit des mâchoires violemment mobiles allait son rythme, rappelant l’heure du repas dans une porcherie, ainsi que les formidables renvois des ventres bourrés qui secouaient les deux rangées de bancs d’un bout à l’autre de la table.
Sept hommes et six femmes occupaient les douze places sur les deux côtés du rectangle. En haut de la table, face au levant, le prêtre Stéphane dominait l’assemblée avec sa taille de géant. On était désolé de se trouver treize, « le chiffre du diable », mais nous nous consolions en ajoutant à notre compagnie le nain qui nous servait à boire, un vieillot gai et spirituel qui promenait péniblement au bord de la table l’énorme décalitre en terre cuite.
Alors, les bouches débarrassées de mangeaille, l’esprit tourna vers l’amusement et les gosiers vers les carafes. Le vin effervescent coula à flots, et avec lui les anecdotes. Puis, Dimi prit entre ses doigts merveilleux son long chalumeau de berger et voilà toute la société debout, prêtre compris. Une danse affolante s’engagea autour de la table chargée de pots et de vaisselle ; les cris et les secousses firent trembler toute la maison. À la fin, le prélat et sa femme, les visages ruisselants de sueur, s’en allèrent, pour nous donner un exemple de modération. Et pour suivre l’exemple, nous reprîmes la noce de plus belle !…
Mais, pour moi, il ne s’agissait pas que de banqueter ce soir-là… Un fait très important devait avoir lieu, et son importance n’échappait à personne. Bien mieux, ce fait passionnait et divisait en deux parties presque égales l’opinion des hommes qui y assistaient.
Il s’agissait de remarier ta mère ; et ma préférence allait à mon ami Nicolaï, qui était présent, paysan avec un certain avoir et veuf sans enfants. Jérémie et Costa étaient là pour soutenir sa candidature et pour me seconder. Or, ta mère n’était pas tout à fait libre. De longue main et en sourdine, la fraternelle canaille que fut Dimi alors avait substitué son favori au mien, un Nicolaï également, homme fort sympathique d’ailleurs, marchand de poisson à Braïla, gagnant gros et vivant largement. Outre Dimi, sa candidature était soutenue par notre cousin germain Tudor, que nous craignions tous, à cause de son humeur sauvage et de sa force herculéenne. Tudor était comme frère avec son Nicolaï.
Et nous voilà face à face à table, rivaux décidés, quatre de mon côté, trois de l’autre, mais Tudor comptait facilement pour deux des plus forts. Ta mère se trouvait assise dans leur rangée, mais jusqu’à quel point elle avait de la sympathie pour leur Nicolaï, et jusqu’où était-elle engagée avec cet homme, je ne saurais le dire. On était pourtant certain que, dans sa vie pénible, elle avait dû accepter plusieurs des libéralités que le marchand de poisson lui prodiguait sans cesse.
Et quelle bizarre créature que cette pauvre sœur !… Belle, à trente ans, comme une jeune fille à peine mariée ; d’humeur agréable, joyeuse, chantant et dansant avec talent, elle devenait farouche et empoisonnait la meilleure société dès qu’on touchait à son indépendance, dès qu’il s’agissait de la marier à un homme. Et tout cela à cause de toi : l’idée que le nouveau mari pourrait être brutal avec toi la rendait sauvage comme une tigresse. Par toi on pouvait l’avoir ou la perdre, et c’est toi qui fus la pierre de touche ce soir-là.
Mon ami Nicolaï t’aimait et venait souvent chez nous s’amuser avec toi. Vous étiez copains, ce qui constituait un grand atout en notre faveur. Le soir de ce Noël, Nicolaï n’arrêta pas de te donner des dragées dans ton lit, où tu t’endormais et te réveillais selon le gré du brouhaha. Cela plut à ta mère et rendit jaloux l’autre, qui, ne sachant comment mettre fin à ce jeu, tira de sa poche un louis d’or et te le lança, en disant :
– Tiens, Adrien, tu auras de quoi t’acheter dix kilos de dragées !…
– Oui… mais elles sentiront le poisson !… riposta mon ami, faisant allusion à ce métier détesté par les jeunes filles.
– C’est mieux que l’odeur du fumier !… répliqua le premier, tapant sur l’état de paysan.
Ces piques pleines de venin tombèrent vers minuit, quand le vin seul était responsable de nos paroles. Tudor eut vite la moutarde montée au nez. Et ce qu’il y avait le plus à craindre, c’est qu’il n’était pas soûl du tout. Pour juger de son état, je lui allongeai un adroit croc-en-jambe, pendant qu’il sortait pour pisser : il ne tomba pas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Anghel se trouva à bout de souffle. La narration le fatiguait. Il se tut brusquement. Son visage n’exprimait rien, ni émotion, ni fatigue. Même rigidité, mêmes yeux affreusement ouverts. Et de nouveau il siffla son macrocéphale et se fit servir la goutte. Puis, avec un timbre plus reposé, il reprit :
*
Quand je réfléchis aujourd’hui, quand j’examine calmement l’étrangeté de la vie passionnelle des hommes, je me demande si nous ne sommes pas, peut-être, les purs pantins, les victimes d’un démon qui manie des ficelles et nous fait danser à son plaisir. Car, pour peu que ce soir-là nous eussions été des hommes raisonnables, la chose la plus facile à voir, c’était que ta mère avait autant l’envie de se marier que de se pendre. Mais le vin et la violence de nos cœurs nous firent passer outre, et bientôt, de parole en parole, on s’aperçut qu’il ne s’agissait plus de marier quelqu’un ; qu’il s’agissait tout simplement de se cogner dessus, comme des sourds-muets.
Ta mère, de son côté – une femme dont le plaisir diabolique était de jeter les hommes les uns contre les autres, et pour laquelle bien des têtes se sont cassées dans sa jeunesse –, aida si bien le diable que notre sang prit feu, et ce feu faillit la dévorer elle-même. Connaissant la jalousie du marchand de poisson, elle jeta la confusion entre les deux Nicolaï en chantant une sottise populaire à la mode à cette époque et dans laquelle le nom Nicolaï revenait, en refrain, après chaque strophe :
Haï, haï, haï,
Embrasse-moi, Nicolaï !…
Oui, embrasse-moi, Nicolaï, mais lequel des deux ?… Et comme chacun mettait du sien pour arriver au plus vite à la saignée, mon Nicolaï raillait son homonyme, clignait de l’œil et, par-dessous la table, touchait du pied le pied de ta mère. Tudor hurla :
– Nom de Dieu !… Ça va barder tout à l’heure ?…
– Oui, cousin !… m’écriai-je ; ça va barder !…
« Ma mère se leva. Tout en faisant semblant de ranger la table, elle ramassa tous les couteaux qui étaient à notre portée, mais s’apercevant que Tudor, seul, restait armé d’un terrible coutelas, enfilé à sa ceinture, elle alla le lui demander :
– Tudor !… Mon enfant !… Donne-moi ton couteau…
Fier, Tudor tira son coutelas et le lança contre la porte. La bonne vieille l’emporta. Puis, revenant avec de l’eau bénite, elle baptisa la chambre, brûla de l’encens et pria :
– Seigneur tout-puissant !… Chasse l’Impropre de cette maison, où il vient de planter sa queue et de brouiller les hommes !… Envoie-le, Seigneur, dans le désert !… Aie pitié de nous autres pécheurs, au nom de ton Fils qui vient de naître aujourd’hui !
Et suppliant ta mère :
– Sors d’ici, ma fille !… Va et ranime un peu le feu de l’âtre… Et prie… C’est toi la cause du mal, comme Ève fut la cause du péché mortel…
Tous les hommes s’opposèrent au départ de la « cause du mal » !… Jérémie psalmodia :
– Lais-sez-nous-la-bel-le-cau-se-du-mal ! Que-de-vien-drai-ent-les-hom-mes-sans-la-bel-le-cau-se-du-mal !…
La mère pleurnicha :
– Jérémie !… Vous allez vous casser la tête !…
– Lais-sez-nous-cas-ser-les-tê-tes-si-ce-la-nous-fait-plaisir !…
La flûte de Dimi retentit, endiablée. Des doigts et de ses lèvres, les sons et les mots coulèrent :
Doul-dou, doul-dou, doul-dou…
Que j’aime bien le verre rempli !…
Doul-dou, doul-dou, doul-dou…
Et l’homme jeune et non pas vieux !…
Doul-dou, doul-dou, doul-dou…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
D’un bond, tout le monde fut debout, et la sàrba fit trembler la terre. Tout en disant, Dimi jouait et rugissait :
Saute, opinca[6] !… Frappe fort !…
Qu’on l’entende aux frontières !…
Doul-dou…
Et Costa-le-Long :
Le bon vin et la sainte paresse
Oublient la quenouille dans les mauvaises herbes !…
Et la sœur, gaillarde :
Que j’aime bien l’homme vaillant
Lorsqu’il se repose dans la clairière !…
Et Tudor, provocateur :
Que j’aime bien frapper, cogner,
Jeter l’ennemi à terre !…
Leur Nicolaï cria :
Le vin est mauvais ; le litre, petit,
Mais la tenancière est jolie !…
Et mon Nicolaï nous combla de honte :
Ne dansez pas trop la catin,
Car elle pète et ça pue.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Buvons ! Buvons ! Sus les pots !…
– Buvons à la fraternelle !…
Nous bûmes à la fraternelle, deux par deux, les bras enchaînés, les têtes approchées, les pots de vin aux lèvres. Et à peine eus-je le temps de voir ta mère buvant à la fraternelle avec mon ami Nicolaï – qui se trouvait par hasard près d’elle – qu’à l’instant même le pot de Tudor traversa l’espace et alla se briser contre la tête de mon ami…
Ce fut le signal, l’étincelle… L’instant d’après fut une effroyable mêlée !… Les pots, les assiettes et autres ustensiles volèrent comme des projectiles… Les tables et les bancs furent renversés ; la lampe à pétrole tomba, se brisa et s’éteignit… Nous fûmes plongés dans l’obscurité… Et sous le pâle reflet de la neige et du ciel scintillant qui blanchissait les vitres, on aurait pu voir le plus acharné des corps à corps, dans lequel sept hommes, sept amis et parents, se cognaient durement, sans un mot, sans un cri, et sans savoir pourquoi, quand, à un moment où personne ne pensait à lâcher prise, la voix plaisante et dépitée de leur Nicolaï retentit :
– Nom de sainte Pantoufle !… On ne va pas se cogner comme ça, jusqu’au matin, j’espère !… Moi j’ai soif !…
Comme sous une décharge électrique, la bagarre s’arrêta !… Des rires francs, des approbations enthousiastes répondirent à l’exclamation inattendue d’un belligérant qui en avait assez…
– Lumière !… De la lumière !… Et surtout du vin !… Où sont les femmes !… Où est le nain ?…
Les femmes, qui s’étaient sauvées, épouvantées, rentrèrent, avec des bougies, mais ta mère avait disparu et toi avec elle. Toutes les recherches dans la cour, dans la grange, dans l’écurie, furent vaines. T’emportant dans ses bras – unique trésor et unique souci –, elle avait pris le chemin de Braïla à pied, en pleine nuit, affrontant la neige, le froid et les loups !… Elle allait regagner son humble ménage de veuve jalouse de son indépendance et consciente d’un seul devoir : celui d’élever son unique fils ! Pour elle, le plaisir était fini… La peine allait commencer dès le lendemain…
Mais cela, c’était son affaire à elle. Notre affaire fut d’oublier promptement la disparue, de déblayer la chambre, de faire venir du vin et d’amorcer une orageuse kindia aux sons de la flûte de Dimi. Tous, en bras de chemise, les visages saignants, les vêtements déchirés, la haine apaisée et dans le comble de la gaillardise, nous dansions une ronde folle, serrés côte à côte, nous fichant de nos blessures ainsi que du nain qui dansait lui aussi au milieu de la ronde, une main sur la hanche, de l’autre équilibrant le gros décalitre posé sur le crâne et se garant des coups de pied que nous lui envoyions dans les fesses…
Vers l’aube, gavé de mangeaille et ivre mort, je prenais – seul, enveloppé dans ma chouba[7] – le chemin de mes pénates, luttant avec la neige haute jusqu’aux genoux et ne me doutant guère du jour du Jugement dernier que voici.
*
Le malade se tut… Puis il appela le domestique et avala sa petite mesure d’eau-de-vie, pendant qu’Adrien cherchait, dans l’histoire qu’il venait d’entendre, la trace d’une faute :
– Je ne vois pas, oncle, le péché que tu aurais commis et qui mériterait une punition divine… Tu n’as fait que vivre selon tes sentiments.
Anghel voulut rire, mais il ne fit qu’épouvanter son neveu avec une grimace affreuse :
– Tu ne vois pas le péché ? Pauvre ami, qu’est-ce qu’il te faut alors pour le voir ?… Que je te raconte des choses atroces ?… Eh bien, voilà quelque chose de plus bref et de plus convaincant :
C’était à l’époque où j’espérais encore réveiller ma femme de son sommeil en la trompant. Jérémie, qui était bien le fils de ce tumultueux passionné de Cosma, m’en offrit des occasions séduisantes. Cet homme, ennemi déclaré des popes depuis que son père était tombé par la main d’un pope, se délectait en cherchant des maîtresses parmi les épouses ou les filles des serviteurs de l’autel ; et à soixante ans, jeune et beau comme un chêne, il avait plus de succès qu’un garçon de vingt ans.
Jérémie me montra le chemin. Et le nid d’amour, à Cazassou. Pour y aller, une demi-heure de cheval suffisait. Nous fîmes le trajet pour la première fois, sans avoir l’air de chercher quelque chose. C’était pour « boire un coup » chez un collègue ; les cabaretiers se font un plaisir de goûter et de critiquer le vin de leurs collègues.
Nous étions en automne… Vin nouveau, bonne pastrama[8]. Par un gamin de la commune dépêché chez la prêtresse, celle-ci faisait savoir à Jérémie que son époux était absent. Il était souvent absent. Seul prêtre à Cazassou, il remplissait des fonctions qui l’appelaient loin de son domicile, dans d’innombrables hameaux environnants. Sa présence était indispensable à la dévotion, aux préjugés et à la superstition des habitants. Tout prétexte était bon pour appeler le pope : on l’appelait pour un baptême, pour un mariage, ou un décès ; et avec le même sérieux on l’appelait pour soulager les douleurs d’une femme ou d’une vache en voie d’accoucher, l’une ou l’autre ; chasser les revenants des maisons hantées ; baptiser un champ stérile ; présider aux aumônes pour les morts ; lire une liturgie sur une gangrène, sur les vêtements d’un mari qui boit trop, sur la tête d’un fou, sur celle d’un épileptique. Enfin, on sait qu’aussitôt le service fini, le pauvre pope était à cheval, les objets sacerdotaux sous le bras, prêt à commencer la randonnée, d’où il ne rentrait qu’à la nuit et où, la plupart du temps, les âmes en détresse allaient chercher sa trace et le pousser d’un foyer à l’autre comme le porte-bonheur de la contrée.
Faut-il te dire, Adrien, que cet homme honnête, juste, infatigable serviteur de sa foi, ne méritait pas notre offense ?… Qu’il méritait encore moins une épouse et une fille également débauchées toutes les deux ?
Voilà ce que je ne me suis pas demandé le jour où, conduit par Jérémie – que le ciel punira, certainement, avant sa mort –, je fus content comme un coq de voir les œillades que les beaux yeux de la fille – femme d’un facteur rural, toujours en course, lui aussi – décochaient à ma barbe noire, à mes cheveux frisés, à ma chemise propre et à mes bottes vernies !… Je n’ai pensé ni au mal que je faisais à mon prochain ni à celui qui allait ruiner mon âme… Et quoique je n’eusse pas une âme faite pour ce genre de plaisirs, je m’y plus tout de même. Je m’y plus si bien que j’y retournai.
Les deux vipères étaient, d’ailleurs, faites pour qu’on oubliât près d’elles tout ce qui n’était pas désir charnel. Dieu seul savait pourquoi il avait collé ces plaies de sensualité sur le corps d’un de ses serviteurs les plus vertueux. La prêtresse prétendait, avec compétence, que Dieu lui-même ne savait pourquoi, et elle nous expliquait cette maladresse divine d’une façon amusante :
– Vous savez, nous disait-elle, que Dieu ne fut pas seul le jour de la création de l’homme, et que l’Impur y était présent… Il se mêlait à tout, voulait être partout, et agaçait constamment, dans son œuvre, le Tout-Puissant, qui se défendait de son mieux. Regardant la blancheur éblouissante de la pâte divine que le Seigneur était en train de pétrir pour y créer l’être humain – l’œuvre qu’il voulait parfaite entre toutes –, l’Impur eut une envie irrésistible de la salir. Mais le Créateur y faisait grande attention. Alors, trompant la bonne foi du Maître, le Méchant lui posa rapidement cette question, en même temps qu’il lui montrait le soleil se cachant derrière un nuage : « Pourquoi, ô toi, qui es si intelligent, as-tu rendu un faible nuage capable de supprimer l’éclat d’un astre si puissant, et d’obscurcir la terre, en la plongeant dans la tristesse ? – C’est, expliqua le Créateur, pour que toutes les choses terrestres soient vues dans les lumières différentes ; que l’homme n’ait aucune certitude et qu’il doute de tout, sauf de ma puissance. » Le Démon écouta et fit semblant de rester confus, mais pendant ce temps il réussit à toucher de sa queue la pâte divine qui devint aussitôt grise. Le Seigneur le remarqua et en fut étonné. « Pourquoi t’étonnes-tu ? ricana le Malin ; la pâte est grise parce que la lumière a changé ! » Dieu se sentit attrapé et, par orgueil, voulut être logique. Il mit la pâte dans le moule, lui donna la forme de l’homme, souffla dessus et mit Adam debout… Mais, hélas, l’impureté y était aussi !… Elle fait partie de nous, et voilà…
Et voilà !… Ou bien : et voici !… Voici des prunelles humides à l’éclat qui perce le cœur comme des flèches… Voici des lèvres impatientes qui n’attendent que le frôlement de la moustache et la morsure du mâle… Voici des seins bien cachés pour mieux se faire voir… Voici deux femmes, voici deux hommes, voici quatre créatures entièrement dominées par la queue de Satan !… Plus le moindre souvenir en nous de l’intention divine !… Plus de vertu, plus de bienséance, plus de contenance, plus de respect !… Deux femmes et deux hommes face à face, traversés des pieds à la tête par l’immense queue de l’Impur !…
Et j’ai mordu, Adrien, j’ai mordu au fruit défendu ! Et il me parut bon, si bon que je devins meilleur dans mes relations avec mes semblables. Je pardonnai à ma femme son sommeil et ne la battis plus. Avec les besogneux je redoublai de générosité, et avec ceux qui me volaient je fus plus indulgent. Et du matin au soir je trépidais d’un cœur allègre…
Mais voilà ! Ce voilà, c’est autre chose… Car, dit l’Ecclésiaste, il y a un temps pour tout ; un temps pour rire, et un temps pour pleurer ; un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloigner des embrassements… Ce temps arriva.
Un après-midi étouffant d’été, nous goûtions, Jérémie et moi, au plaisir défendu et passager, dans la maison du prêtre, maison située hors de la commune, isolée, solitaire. Le facteur était à son travail, et le pope, parti avec « le premier du mois » baptiser les habitations de sa paroisse. Nous nous croyions à l’abri de toute surprise et faisions voluptueusement vivre le côté de la pâte divine touché par la queue du diable, quand la main vengeresse de Dieu ouvrit la porte et, dans son cadre, le prêtre et son gendre surgirent comme deux terribles juges ! Droits et martiaux, couverts de poussière, blêmes, le premier tenait à la main le petit chaudron contenant l’eau bénite et le goupillon ; le second, un bâton noueux et le sac à lettres.
Ils restèrent sur le seuil, muets, mais nous, les quatre coupables, nous bondîmes dans un coin de la chambre, Jérémie, saisissant un couteau et prêt à se défendre ; moi, pétrifié de honte ; les deux femmes, hypocritement inclinées. Et la voix du Tout-Puissant retentit par la bouche de son serviteur offensé, mais fort dans son malheur.
Il dit, à peu près, ceci :
« Paix à vous, malfaiteurs !… Et que cette Paix soit avec vous aussi, femmes dévergondées ! Toi, Jérémie, abandonne l’arme tranchante, car un prêtre, quelle que soit l’offense qui le frappe, n’entre pas dans sa maison, ni dans aucune autre, pour y exercer une vengeance !… C’est à Dieu de juger du juste et de l’injuste… Et c’est tout ce que j’ai à te dire, à toi, homme sans cœur, sans honte, sans pitié. Mais à toi, Anghel, à toi je veux parler davantage, car tu ne manques pas de cœur, ni de honte, ni de pitié. Tu es malheureux, Anghel, dans ton ménage, je le sais… Mais tu cherches une consolation dans le malheur d’autrui ? Je ne te parle pas de moi. Moi, je suis fort pour porter une croix que le Seigneur rend chaque jour plus lourde, pour punir ma chair fautive d’avoir désiré un bonheur charnel, pour me rappeler qu’une femme belle et dépourvue de bon sens, c’est un anneau d’or au nez d’un pourceau. Mais regarde ce jeune homme qui est à côté de moi, qui est mon gendre par la colère divine, et qui tremble comme une feuille morte parce qu’il se voit mortellement frappé dans son bonheur charnel, frappé par toi, homme qui ne manque ni de cœur, ni de honte, ni de pitié… Regarde-le, Anghel, et sache qu’une correction sévère menace celui qui abandonne le sentier !… J’ai abandonné, moi, ce sentier, en voulant pour moi seul cette femme destinée par Dieu à appartenir à tout le monde… Et je reçois, maintenant, ma correction… Ce jeune homme a abandonné son sentier en écrasant un amour honnête et en ouvrant ses bras à une fille qui devait être publique, ma fille… Et il reçoit sa correction… Toi, Anghel, tu recevras la tienne !… Je ne te souhaite aucun mal, mais le mal est en toi ; car s’il est permis à la passion humaine de tomber sur la peste en la prenant pour de la pureté, il n’est pas permis d’aller s’y infecter volontairement. Allez, sortez d’ici !… Que la Paix soit avec vous, mais craignez Dieu et les vers non endormis… »
As-tu entendu, Adrien ?… Les vers non endormis !… Eh bien, les voilà !… Ils sont ici, sous ces haillons qui les couvrent, eux et mon cadavre vivant… Ils me dévorent lentement, depuis un an… Et depuis un an je n’ai plus rien de vivant que mon cerveau, ma tête…
C’est fini d’oncle Anghel !… Tout est fondu !… Plus trace de sa belle maison ; de ses beaux enfants ; de sa chemise propre ; de sa barbe noire ; de ses bottes vernies… Fondu, le corps qui n’a jamais connu la fatigue et la maladie !… Et ce que de terribles assommeurs ne sont pas parvenus à abattre, les vers non endormis l’ont abattu !…
Seul, le cerveau tient bon… C’est lui qui me sert de lanterne inextinguible dans une nuit sans fin, nuit qui a commencé le soir où mon fils est descendu dans la tombe… Mais la lanterne s’est mise à briller… Et il n’y a plus eu d’huile pour autre chose… Tout pour elle, pour sa flamme… Ainsi j’ai touché au salut !…
Cent cinquante livres de glaise inutile qui voulaient accaparer la terre ! Les voici étendues inertes !… Tant de besoins, tant de désirs, tant de tumulte, et si peu d’éternité !… Seigneur, pourquoi si maladroit avec ton chef-d’œuvre ?… La tête seule nous aurait suffi. Où, ailleurs, mieux que dans le cerveau, ai-je trouvé de l’immensité ?… Et quand je pense que cette immensité avait été réduite à rien, refoulée comme un grain de sable dans un coin de ma carcasse, elle, notre unique éternité ! Toute la maison remplie par le vacarme… Une grosse caisse qui chambarde l’être jour et nuit… Un feu de paille qui veut embraser le temple, qui ne fait que l’enfumer, l’asphyxier et le rendre inhabitable…
Je pense, depuis sept ans, à tout ce à quoi on peut penser… L’Ancien et le Nouveau Testament, je les ai lus trois fois… L’Ecclésiaste a dit en une heure d’entretien tout ce que l’on peut dire sur la vie ; jamais on ne pourra dire mieux, ni plus, même si l’on parlait dix mille ans sans s’arrêter. Il n’est pas moins vrai que c’est encore là de la vanité, et poursuite du vent !… Là même où ce sage trouve un peu de bonheur, il n’y en a pas. Il ne s’agit pas de trouver du plaisir dans la vie, mais de le faire durer, et de la durée, il n’y en a pas dans la vie… D’ailleurs l’essentiel est de savoir à quoi cela peut bien servir…
Et voilà pourquoi j’ai quitté la vie et je me suis tourné vers la mort…
On est mort dès que l’on ne goûte plus… Je suis mort depuis trois ans… Mais je ne suis libre que depuis six mois, depuis le jour où mes paupières se sont fixées ouvertes sur l’éternité… Là, j’ai trouvé de la durée… Le jour et la nuit me sont indifférents… Je suis partout ; je vois tout ; je sens tout ; et rien ne me touche… La joie et la douleur sont des obstacles à la liberté…
J’ai failli, aussi, plus d’une fois, filer dans le Néant, mais je m’en suis toujours aperçu à temps. On s’aperçoit. Quand le commencement de la Chose Sans-Fin approche, on a envie de vomir, et une pesanteur à la racine du nez… Une seconde d’inattention et c’est fait…
Une fois je m’amusais à ma façon avec la vie et avec la mort. C’était l’hiver dernier. Je ne savais pas s’il faisait jour ou nuit ; depuis longtemps cela n’a plus aucune importance pour moi… Je me promenais… Tel souvenir gai de mon passé me faisait osciller vers la vie, tel autre, triste, me basculait vers la mort. Un cri lointain de détresse m’a rempli de dégoût : c’était les hurlements de douleur d’un cochon qu’on égorgeait dans le hameau à la veille de Noël… Ouah !… Je me rappelai sur combien de cochons j’avais appuyé mon genou ; combien de fois j’avais planté mon long couteau, savamment, dans le cœur qui palpitait sous l’aisselle gauche, ou dans la cavité molle du gosier, selon ce que je voulais obtenir… Souvent, le sang chaud m’avait jailli au visage… La bête se débattait, puis ses yeux se ternissaient, elle était morte ; je lui donnais une tape et passais à la vie une tape amicale, comme on donne sur la fesse d’une femme qu’on aime…
Cela me rendit morose… L’univers disparut… Plus de souvenir, plus d’espace… Mon cerveau fut saisi par une douce paresse narcotique… Un nœud monta de l’estomac… Un poids entre les yeux… Je passais. Je dis : Ça va bien !…
Soudain, trois voix d’enfants ont retenti en chœur à ma fenêtre :
Bon matin, père Noël !…
Bon matin, père Noël !…
Bon matin, père Noël !…
Puis la porte s’est ouverte large au froid et à la vie, et mon fou, accompagné de trois garçons, est entré dans ma chambre, où l’aile de la mort flottait encore. C’était lui qui avait attiré vers le cabaret sinistre la bande d’enfants déambulant dans le hameau avec le souhait traditionnel du matin de Noël… Il y avait sept ans que ces voix joyeuses ne s’approchaient plus de mes fenêtres… Je n’avais rien à leur donner de ce qu’on donne : noix, caroubes, craquelins, figues…
Je leur donnai des sous… Ils me souhaitèrent un « prompt rétablissement » et s’en allèrent, emportant avec eux l’air froid et la vie…
Les regardant partir, j’oubliai la mort et j’eus envie de pleurer… C’était Noël, dans le hameau… Et l’oncle Anghel, ce bon chrétien, n’avait pas une noix, pas une figue, pas un craquelin à donner aux enfants qui souhaitent bon matin, au père Noël.
*
La bouche de l’oncle Anghel s’élargit d’une oreille à l’autre, laissant voir une denture de tête de mort, jaune noirâtre. Adrien ne sut si le malade avait expiré, ou s’il avait seulement l’envie de pleurer. Sa main droite, abandonnée au bord du grabat, se mit à trembler dans un mouvement déréglé qui allait à tâtons vers la bouteille d’eau-de-vie posée par terre. Adrien comprit :
– Tu veux boire, oncle ?…
Il se leva pour le servir.
– Oui… vite… j’étouffe…
Adrien remplit le petit verre et le vida dans la bouche ouverte. Le verre dansa entre les deux rangées de dents qui claquaient comme si le malade était saisi d’un grand froid.
L’effet fut rapide. L’alcoolique se calma.
– Je vais mourir tout à l’heure, Adrien… Pour tout héritage, je te donne ce conseil : oppose-toi de toutes tes forces, et pendant qu’il est encore temps, à la joie légère. C’est elle qui nous fait le plus souffrir… Et que c’est dommage ! La joie légère réclame pour elle seule notre vie entière. Pour le fût d’huile qu’elle brûle, elle nous rend une olive. C’est peu. Trop peu. Les chiens nous égalent en passion, mais ils nous dépassent en sagesse.
» J’aurais voulu te donner un exemple de la folie humaine en te racontant la vie de Cosma, le père de Jérémie et un de nos parents éloignés. Je ne me sens plus de force pour une si longue histoire… Un jour, Jérémie pourra te la raconter lui-même, mieux que moi…
» Mais je pardonne à Cosma ce que je me pardonne moins à moi, pas du tout à toi. Cosma n’avait pas de cerveau ; moi, j’ai eu la moitié d’un ; toi, tu savais à vingt ans ce que nous ne savions pas à cinquante : tu savais que les plaisirs nous font croire qu’ils sont toute la vie, qu’en dehors d’eux il n’y a rien, et c’est le contraire qui est vrai. Ce contraire je l’ai su trop tard… Cosma, lui, ne l’a jamais su.
Adrien jugea bon d’exprimer sa pensée :
– Il n’y a pas de savoir, oncle, qui puisse écraser une grande passion sans que, du même coup, l’être lui-même soit brisé…
– Qu’est-ce que tu appelles brisé ? interrogea Anghel avec énervement.
– J’appelle brisé l’homme qui s’impose une autre vie que celle qui lui est destinée.
Anghel secoua la tête :
– Ça, un homme brisé ? Et l’homme qui ne s’impose pas une autre vie que celle qui lui est destinée, comment l’appelles-tu ?
Adrien n’osa pas exciter le malade et se tut, mais celui-ci redemanda :
– Comment l’appelles-tu, neveu ?… Tu ne veux pas le dire ?… Ne s’appelle-t-il pas oncle Anghel, l’homme qui ne s’impose pas une autre vie que celle qui lui est destinée ?… Connais-tu cet oncle Anghel ?… Veux-tu savoir où il en est arrivé en vivant la vie qui lui était destinée ?… Eh bien, Adrien, découvre-moi !… Allons, enlève ces haillons, offre-toi le spectacle de l’oncle Anghel qui n’a pas su s’imposer une autre vie que celle qui lui était destinée ! Enlève, regarde, mon beau neveu ! Ce que tu verras te convaincra mieux que mille discours ! Enlève !
– Épargne-moi, oncle… J’ai peur, balbutia Adrien.
– Je t’ordonne de me découvrir et de regarder ! cria Anghel avec une suprême force.
– Pardon, oncle, pitié !
Anghel, tremblant, traîna avec effort sa main gauche aux lèvres et se mit à siffler. Le garçon arriva aussitôt et voulut verser :
– Non… Pas ça… Nettoie-moi d’abord, lui dit le malade. Le fou commença à jeter furieusement les nippes par terre ; et à mesure que le corps se découvrait, une odeur pestilentielle emplissait la chambre. La dernière couverture enlevée, Anghel cria :
– Approche-toi, Adrien, et regarde, au nom de la tendresse que j’ai toujours eue pour toi !
Saisi de terreur, Adrien s’approcha, et le macrocéphale lui fit place en se dressant comme un gendarme aux pieds du malade. Mais à peine le jeune homme aperçut-il les deux affreuses rangées de fémurs et tibias inertes, bleus, ainsi que le bassin vidé de son contenu ; à peine ses yeux saisirent-ils ces os dardant leurs extrémités nues à travers la peau percée, qu’il se couvrit aussitôt la face de ses deux mains et courut vers la porte en criant :
– Horreur !… Horreur !… C’est ça, oncle Anghel ?
À ce moment, un beau vieillard, sombre de visage, barbu, la taille solide, entrait dans la chambre. Adrien se heurta à sa large poitrine. Le visiteur le saisit dans ses bras :
– Qu’est-ce qu’il y a, Adrien ?… Tu t’effraies de ton oncle ?
À ces paroles, Anghel tourna la tête vers le nouveau venu et cria :
– Jérémie !… Jérémie !… Arrête-le !… Ne le laisse pas partir !… Je t’en supplie… Ici… ici… sur-le-champ… je veux que tu lui racontes l’épouvantable vie de Cosma… Je veux entendre cela avant de mourir… Je veux que tu dises à ce jeune homme la vérité sur la folie des passions… La joie trompeuse de Cosma et ses souffrances réelles… Ses vains plaisirs et ses grincements de dents… Montre-lui la barbarie du Dieu fou qui a créé la chair pour le plaisir de la tourmenter… Le désastre qui attend celui qui se laisse emporter par l’orage des sens… Montre-lui, Jérémie… Dis-lui… Parle-lui de… de… Cosma !…
Brusquement, Anghel se tut. Les yeux fixèrent le plafond. Ses mains se crispèrent.
– Parle… Jérémie… Raconte qui fut Cosma, ajouta-t-il, le regard au plafond.
Adrien voulut crier, mais Jérémie lui mit la main sur la bouche. Puis, roulant des yeux effarants, il lui saisit une main et commença d’une voix sonore, en scandant les mots et en regardant tantôt le mourant, tantôt Adrien.
Cosma a été l’homme le plus passionné de son temps… Sa vie a été un orage traversé de foudres… Son cœur a connu de grosses joies et des souffrances surhumaines. Et Cosma a été puni de mort pour ses injustices, ses violences et ses erreurs…
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Jérémie s’arrêta, lâcha la main d’Adrien et se pencha sur le visage rigide de l’oncle Anghel, qu’il considéra un instant. Puis, le regard tourné vers Adrien, il toucha avec deux doigts les deux prunelles qui fixaient le plafond de leurs grands yeux ouverts. Mais oncle Anghel garda ses yeux toujours ouverts sur la mystérieuse Éternité.
Jérémie traîna Adrien, horrifié, dans le cabaret en ruine. Là, il hissa sur la longue table poussiéreuse une besace fort chargée, qu’il avait jetée par terre en entrant, de la besace il tira un pain d’un kilo, un gros morceau de jambon entrelardé, un énorme oignon et un coutelas. Puis, prenant place sur le banc, l’incroyable personnage écrasa l’oignon d’un coup de poing, éventra le pain en long et en large, déchiqueta le lard et, faisant signe à Adrien de l’imiter, il se mit à s’envoyer sous la dent d’énormes bouchées.
Adrien, sans répondre à l’invitation, se laissa choir sur un banc et appuya son front sur ses bras croisés. Jérémie n’insista pas et dévora tout. Une seule fois il se dérangea pour descendre à la cave et revenir avec un pot de vin de cinq litres, d’où il se versa le liquide dans une oka[9] en terre cuite, qui lui servait de verre.
Au bout d’une demi-heure, le pain, le lard, l’oignon et la moitié du vin avaient pris le chemin de son gosier. Lorsque Adrien souleva sa tête, Jérémie fumait sa pipe et souriait sous ses moustaches fournies. Le jeune homme le regarda comme on regarde un monstre impossible. À ce regard, Jérémie répondit en bougeant vivement ses sourcils blancs, sa crinière grise et le bonnet qui se reposait dessus comme une meule de foin en miniature. Ses gros yeux noirs, limpides comme ceux d’un enfant, étaient le seul gage d’amour dans cet amas de férocité : ils parlaient le plus confiant, le plus sincère des langages amicaux. Le reste n’était que bestialité, avec cette barbe sauvage, ces habits rigides et boueux, cette chemise sale au col noué d’une ficelle et ces pattes d’ours faites pour assommer un bœuf. Et comme si Adrien avait besoin d’une autre preuve de férocité pour compléter le cadre, Jérémie empoigna l’oka remplie de vin, la vida d’un trait et, en guise de respiration, enfonça ses mâchoires dans le rebord du vase, mordit dans la terre cuite comme on le ferait dans du pain, mâcha le morceau arraché et cracha sur la table les débris broyés.
Les deux hommes se regardaient dans le blanc des yeux ; Adrien, fasciné ; le vieux, fascinateur.
– Connais-tu pas, poulain, ce visage ? La nuit de ton temps passé n’en garde-t-elle plus un faible souvenir ? Une fois, par un terrible hiver, je ramasse, la nuit, une pauvre femme aux jupes glacées et la monte dans ma charrette, un peu avant d’arriver dans notre hameau. Chemin faisant, elle m’ouvre son cœur, et me raconte sa peine : veuve, un enfant dans les cinq ans s’épuisant d’une maladie mystérieuse, tout espoir de le guérir perdu… Nous arrivons à sa chaumière ; je saisis les menottes squelettiques du bonhomme ; je plonge mon regard dans ses yeux accrochés aux miens et je crie en moi-même d’une voix de tonnerre : Je veux, ô forces démoniaques de la vie ! Je veux que cet enfant guérisse ! Tu guériras, petit, tu ne pleureras plus, tu dormiras, m’entends-tu ? La paix, la santé, la vie seront avec toi. Amen ! Et le petit bonhomme tomba de mes mains dans les bras du sommeil, qu’il ne connaissait plus. Et il guérit, il devint un grand et beau garçon, tel qu’il est devant mes yeux ! Connais-tu pas, poulain, ce visage ?
– C’est vous, Jérémie, l’homme mystérieux qui avez fait ce miracle ?
Jérémie approuva de la tête. Adrien saisit une des mains poilues et l’embrassa. La main sentait le chien mouillé. Dehors il pleuvait une fine pluie printanière chargée de brouillard. Par la brèche du toit de roseau, effondré sur un coin du cabaret, brouillard et pluie fine entraient en tourbillon paisible.
Le macrocéphale, haletant, fit irruption à l’intérieur et regarda les deux hommes, avec une mine effarée. Jérémie lui dit :
– Maintenant, eh oui, tu n’as plus rien à faire ici… Va, mon pauvre, va et couche ta lourde tête sur le rail du chemin de fer. Tu seras soulagé d’une vie trop lourde pour tes épaules, aussi lourde que ta tête… Va, fais comme je te dis : c’est pour ton bien.
L’apostrophé disparut comme il était venu.
– À toi, Adrien, qui as des épaules pour supporter la vie, je vais te raconter l’histoire de Cosma, mon père.
*
Le plus ancien de mes souvenirs se passe au commencement de la terre, la terre lointaine de ma plus lointaine enfance, voici soixante-dix ans révolus. Et lorsqu’on peut se souvenir d’une chose vécue à soixante-dix ans de distance, c’est là le commencement de la terre.
J’étais assis sur un tronc d’arbre et je me mirais dans un lac, pareil à un petit chien de trois semaines qui regarde bêtement les moucherons voltiger à sa barbe. Autour de moi, forêt d’arbres droits, hissant leurs crêtes dans les nues. Je ne pouvais les contempler que couché sur le dos. Pas bien loin, bruit de torrent tumultueux. En face, une cabane, où des hommes très gros, avec pantalons larges aux cuisses, et des femmes avec jupes aux raies multicolores, entraient et sortaient en parlant fort et en gesticulant. Soudain des cris retentissent dans la cabane, et les femmes aux belles jupes se sauvent. Puis, des hommes qui se harcèlent ; en voici un, le plus gros de tous, et qui m’était le plus familier, qui arrive en toute hâte ; et c’est la paix. Tous partent, sauf le gros et un autre qui m’était aussi connu que lui, mais, quelle chose bizarre ! Le plus gros saute sur le dos de l’autre, qui était moins fort, et se laisse promener par toute la cour jusqu’à ce qu’ils roulent tous les deux sur le sol. Je n’y comprends rien et continue à me mirer dans le lac.
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L’image qui suit ce premier souvenir est plus précise. Je parlais. J’appelais le plus gros des deux hommes : Cosma ; à l’autre je disais : Élie. Ils m’étaient indifférents, sauf lorsqu’ils me montaient sur le dos d’un cheval et me promenaient. Alors je leur donnais des gifles, parce que mon plaisir était trop fort. Pour le reste, je vivais seul. Nous étions maintenant au bord d’une eau si large qu’on voyait à peine l’autre berge. Des arbres aux branches tombantes plongeaient leurs feuilles dans l’eau coulant lentement. De temps en temps, des inconnus arrivaient dans des barques surchargées de ballots, et cela me faisait beaucoup de peine : aucun ne comprenait que j’avais l’envie de monter dans une de ces coquilles et de glisser comme eux sur l’eau ; mais un matin, profitant de leur manque d’attention, je monte dans une barque vide, coupe avec mon canif la corde qui l’attachait à un arbre, et me voilà glissant – doucement au début, puis plus vite, et enfin le courant m’emporte. J’étais si content que, n’ayant à qui donner des gifles, je me suis frappé mes propres joues. Immense nappe d’eau, écharpe gigantesque sortant d’un horizon et disparaissant à l’horizon opposé. Le soleil l’argentait, la dorait, la faisait clapoter. Seul sur sa surface, je n’avais qu’un désir : aller plus vite. Hélas, une barque se mit à ma poursuite, et Élie me rattrapa. Amené devant Cosma, celui-ci me dit je ne sais pas quoi, car je ne l’écoutais pas, mais je sentis aussitôt ses lourdes mains s’appuyer sur mes épaules par-derrière. Je résistai de toutes mes forces au poids qui augmentait sans cesse, puis l’haleine de Cosma me brûla la nuque, mes jambes craquèrent, je m’écrasai, presque évanoui. Je ne savais pas encore ce que c’était qu’un baiser sur mes joues, mais dès ce matin-là je commençai à aimer Cosma. Je l’aimai bien plus la nuit qui suivit ce matin, car, nous réveillant en sursaut à l’alerte donnée par Élie, Cosma jeta du pétrole dans la chaumière et m’ordonna d’y mettre feu, ce que je fis tout de suite. Peu après, galopant à toute allure dans les bras d’Élie et recevant au visage la boue que le cheval de Cosma lançait de ses sabots, je me tournai pour voir les flammes et me dis : C’est moi qui ai fait ça.
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Calme, radieuse sur son firmament d’été, et ronde comme un plateau d’argent suspendu droit sur nos têtes, la lune éclairait nos trois visages et l’oasis de verdure bordée de hauts sapins quand, brusquement, Cosma se révéla à mes yeux tel qu’il fut toujours : protecteur et tyran. J’avais peut-être neuf ans, mais j’étais solide comme un canard sauvage. Le grand air de toutes les saisons et la vie errante de toutes les régions et tous les climats m’avaient endurci. La maladie m’était inconnue (et elle me l’est encore aujourd’hui). Le jour même de cette nuit resplendissante et mémorable, une grosse histoire nous était arrivée. Sans aucun motif et sans la moindre justification, Cosma avait donné l’ordre de quitter un campement fort convenable aux contrebandiers, et nous avait transportés tous, avec armes et bagages, dans cet endroit rude, escarpé et solitaire où probablement le diable avait pendu son père. Cette décision arbitraire mécontenta tous les hommes, et c’était juste : on a beau être le persécuté de tous les vents, la vie de famille s’accroche au contrebandier comme la mousse à l’arbre. On fait des connaissances, on aime, et on s’y attache. Naturellement, quand le danger l’exige, on laisse tout tomber et on se sauve, mais il n’est pas moins vrai qu’on abandonne partout des lambeaux de son cœur saignant. Seul Cosma ne s’attachait à rien qu’à la liberté. Lui seul – quoique amoureux jusqu’à la tendresse – ne laissait derrière lui-même pas un cheveu de sa riche crinière. Élie aussi était maître de son cœur, mais c’était parce que son cœur ne l’embêtait pas beaucoup ; il n’aimait que la sagesse ; il était le sage de la bande, sage par-dessus la liberté même, ce premier trésor du contrebandier.
L’ordre de départ, donné au moment où les gars caressaient leurs maîtresses, eut comme réponse un murmure presque général de révolte. Cosma braqua ses deux pistolets et tonna :
– Que les femmes disparaissent d’ici avant que je respire trois fois ! Et celui qui sautera le dernier sur son cheval n’aura qu’à suivre son amoureuse !
Les femmes s’éclipsèrent, dégringolant les pentes du ravin. Les hommes se soumirent. Et pendant huit heures nous marchâmes sans arrêt autre qu’une seule halte.
Maintenant, la troupe dormait… Dans la clairière inondée par le doux torrent lunaire, nous venions de nous réveiller du premier sommeil. Cosma attendait une estafette… Elle arriva :
– Eh bien ? questionna le chef ; avais-je raison, ou ne suis-je qu’un pauvre lièvre ?
Le paysan s’approcha et baisa sa main :
– Tu as eu raison, Cosma… Au repas suivant, le Cârc-Serdar[10] arriva sur les lieux de ton campement avec une nombreuse potéra[11].
Triomphateur, Cosma se fouilla une narine avec son index et ordonna à Élie :
– Compte-lui trente ducats, à distribuer aux amoureuses abandonnées ! Quant aux amoureux, qu’ils soient heureux de conserver leur peau : des amateurs, ils en trouveront partout !…
Élie donna l’argent et se tut… Il se tut, mais il garda le silence troublant du sage qui a quelque chose à dire, et quand Élie pensait une chose et ne la disait point, Cosma savait à l’avance qu’il n’avait pas raison. Lui, Cosma, vulnérable. Cela, cela Cosma ne pouvait pas le supporter !
– Élie ! Ton silence m’embête… Parle donc… Mais gare à toi : si tu as raison, je t’écrase !…
– Tu peux m’écraser, Cosma, je n’aurai pas moins raison.
– Alors, lève-toi et tourne-moi le dos !…
Élie se leva. Cosma lui sauta sur le dos et, courbé sous le poids de ces deux cents livres, Élie se mit à faire le tour de la clairière. Le temps de fumer une bonne pipe, il tint bon, puis la sueur commença à lui tomber en gouttelettes rapides du bout de son nez penché sur le sol. Ni l’un ni l’autre ne soufflait mot, pendant que la lune promenait leur ombre sur la prairie. Et voilà qu’Élie râle, chancelle et s’écroule. Cosma l’abandonne, s’assied à la turque et fume, en le contemplant. Mais dès qu’il aperçoit Élie bouger, Cosma se dirige vers un sapin et s’installe : la tête en bas, les jambes et la moitié du corps, en haut, sur l’arbre :
– Parle, Élie, ta raison.
Élie, blême, essuie son visage, allume sa pipe et parle, la voix lente :
– L’argent, Cosma, ne guérit pas les cœurs blessés par l’amour ; il les offense… Ta générosité vaut celle du Cârc-Serdar ; quand celui-ci viole une de nos vierges, il lui offre un collier de ducats, et la vierge se jette dans un puits, avec son collier et sa honte. Ta générosité, Cosma, est plus dégoûtante que celle du Cârc-Serdar : celui-ci est un oppresseur ; à lui, aucune vierge ne se donne ; toi, tu es un révolté ; à toi, la pureté vient toute seule. Avec quoi tu la récompenses ? Avec des ducats, comme le Cârc-Serdar ! Cosma, tu es fort, mais tu n’as pas raison.
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Élie se tut, et son silence fut paisible. Un cri d’oiseau nocturne fit vibrer la nuit sur les cimes des sapins. La clairière entrait en pénombre, pendant que le visage de Cosma devenait violet et que sa belle barbe se chiffonnait sous le menton que la poitrine écrasait.
*
Je ne savais pas que j’étais le fils de Cosma. Je ne savais pas non plus qu’Élie était son frère. Mais voilà qu’un jour le diable touche de sa queue notre belle harmonie et l’indiscrétion… Cette indiscrétion se place deux ans après la nuit dans la clairière argentée. J’avais onze ans. C’est Cosma qui comptait mes années, et les marquait d’une fête à chaque anniversaire. L’anniversaire de ma onzième année fut orageux et me coûta une grosse douleur à la mâchoire.
Ce jour-là, nous nous trouvions dans un bois de saules près du Danube, toujours nous trois. Cosma m’habilla de neuf des pieds à la tête, fit rôtir un agneau à la broche et l’inonda de bon vin rouge.
– Tu as onze ans aujourd’hui, Jérémie ! me dit-il au repas ; et c’est aujourd’hui que tu me prouveras si tu es digne de monter mon cheval. L’année prochaine, je te donnerai ta pipe, et d’ici deux ans, ton arquebuse.
Après la digestion, il me monta en selle, arrangea les étriers à ma mesure, et au moment de donner le départ, il enfonça un piment dans le cul du cheval. Piqué, l’animal s’élança comme une flèche, et sûrement qu’il pensait au taon, pendant que je pensais à gagner ma pipe et mon fusil des années suivantes. Accroché à la selle, je regardais le sol – et je fus convaincu qu’il était devenu liquide. Le galop de Cosma, sur le cheval d’Élie, résonnait dans mon dos. Et comme toute chose qui se fatigue et s’arrête, mon coursier s’arrêta, essoufflé et tremblant, tout couvert d’écume.
De retour dans le bois de saules, Cosma m’offrit la plosca[12] pleine de vin rouge, et dit :
– Tu boiras, sans respirer, jusqu’à ce que je finisse de compter dix.
Et j’ai bu. Et lorsqu’il eut fini de compter dix, la plosca était vide, moi, plein, et nous nous renversâmes tous deux sur la mousse. La terre aussi parut se renverser. Puis je m’endormis.
Au réveil, le soleil s’était couché. Un petit feu palpitait entre Cosma et Élie, transformant leurs faces poilues en figures de bronze noircies et immobiles. Je pris place, assis comme eux à la turque, et je regardai le feu.
– Tu es un brave fils de la forêt, Jérémie. Je t’accepte.
Je souris et dis :
– Tu es bien obligé de m’accepter, Cosma.
Cosma parut tressaillir, s’assombrit et foudroya Élie d’un regard. Élie se laissa foudroyer.
– Dis-moi, fils de chienne, pourquoi je suis obligé de t’accepter ? Mais gare à toi : si tu as raison je t’écrase !
– Tu peux m’écraser, Cosma ; ce n’est pas moins vrai que, voici trois jours, une vieille sorcière, aux lèvres baveuses, qui ramassait des branches dans la forêt, m’a embrassé et dit que je suis ton fils, né de sa fille, et qu’Élie est ton frère et mon oncle.
Rouge de colère, Cosma bondit :
– Soit maudite cette créature nulle ! Et puisque tes oreilles ont entendu cela, tu lâcheras à l’instant ton premier feu d’arquebuse ! Mais appuie-toi bien contre un arbre et enfonce de toutes tes forces la crosse contre ton épaule : si l’arquebuse t’emporte la mâchoire, je te jette dans le Danube !
De plaisir, je giflai Cosma, je soulevai la lourde arme et lâchai mon premier feu d’arquebuse. Mais la crosse me frappa la mâchoire et me jeta à terre. Je me ramassai aussitôt et repris ma place au feu. Cosma m’examina :
– Ce n’est rien. Viens maintenant que je t’embrasse, non par tendresse – ça c’est une affaire de femme – mais parce que tu viens de sauver ta vie : si tu t’estropiais, je te noyais, parce que les incapables encombrent la vie et font une ombre inutile sur la terre.
Et il m’embrassa sur les deux joues. Élie ouvrit ses bras dans un élan inaccoutumé :
– Viens que je t’embrasse aussi, car, vrai, Jérémie, il t’aurait noyé !
Le feu sombrait lentement. Les visages se couvrirent de nuit. Le bois de saules se serra autour de nous, comme s’il craignait d’être englouti par le Danube qui précipitait ses flots enhardis par les ténèbres.
Cosma s’étendit sur le dos, pareil à un tronc d’arbre, et parla à voix basse :
– Frère et fils sont des mots sans aucun sens, comme père, mère et sœur. Se demande-t-on jamais quel est le fils d’un chien, ou qui est son père ? Nous venons au monde, Dieu sait comment, voilà tout. Une seule certitude existe, et elle appartient à la mère qui voit l’enfant sortir de son ventre. Elle seule peut dire : c’est mon enfant. L’enfant, lui, il ne peut dire : c’est ma mère. Qu’en sait-il ? Toutes les nourrices sont des mères pour les yeux qui les regardent en tétant la mamelle. Ainsi, Élie et moi avons eu le même père, dit-on, lequel père avait trois femmes dont deux furent nos mères. Et nous voilà frères ! Mais qu’en savons-nous ? Adolescents, nous avons vu dans la maison paternelle un micmac de mâles et de femelles qui ahurissait les domestiques. Un imbécile, qui se disait le chef du harem, mettait tout le beurre sur son pain, coffrait tout l’or et voulait avoir pour lui seul toutes les femmes de la maison. À nous autres, il nous ordonnait de prier Dieu et le priait lui-même, le diable sait pourquoi. Un jour je m’approchai d’une petite fille qui me brûlait les yeux ; je fus flagellé. Cette fille était ma sœur, née de telle mère, m’expliqua-t-on. Le père était toujours, lui, le même bouc stupide. Mais qu’en savais-je ? Et pourquoi était-il nécessaire que je le sache ? Un autre jour, Élie prit une poignée d’or et la donna à un homme dont la maison venait de brûler avec bétail, outils et tout son avoir ; Élie fut battu jusqu’au sang. Toute la maison approuva cette punition, sauf la petite sœur aux yeux de flammes. Elle fut battue à son tour pour avoir pensé autrement que la maison. Mais le jour vint où mon corps gagna le poids du plomb. Alors, de concert avec Élie, nous mîmes la maison sens dessus dessous, prîmes l’or, passâmes une raclée à notre soi-disant père, et gagnâmes la libre forêt. Oui, Jérémie, Élie est mon frère, non pas parce que nous venons du même père, mais parce que nous vivons dans les mêmes forêts. Et toi, tu seras notre fils et frère parce que tu es digne de l’être : comme nous, tu aimes l’air qui cingle les joues ; le cheval qui vole vers le salut ; l’arquebuse qui sème la mort à l’ennemi stupide ; le vin généreux, la friture juteuse ; une pipe amie et la main de l’homme révolté. Plus tard, tu connaîtras encore une joie, qui vient de la femme et qui égale les autres. Ce jour-là, ton sang sera troublé et tu feras beaucoup de mal autour de toi. Mais le mal, ainsi que le bien, sont les deux forces de la même vie, et la vie s’occupe peu de ce que nous pensons ou de ce qui nous convient. Pour elle, souffrance et joie sont deux directions opposées du même vent aveugle. Guide ta barque comme tu peux, vis et meurs.
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Un cheval renifla bruyamment. Cosma colla une oreille sur le sol et écouta ; puis, s’appuyant sur son arquebuse, il se leva et partit faire la ronde. La glaise gémit sous ses pas lourds. Élie le regarda s’éloigner, enleva sa pipe, cracha et raconta à peu près ce qui suit :
– C’est grâce au hasard que tu te trouves ici. Sans ce hasard, tu devais être un esclave de la terre, sujet de l’oppression, jusqu’au jour où la révolte eût éclaté dans ton cœur, car elle eût éclaté, à coup sûr : le germe du loup n’est pas fait pour garder la maison du maître. Cosma t’avait semé sans s’occuper de la suite, comme il fait toujours par la malédiction de son sang. Mais cette malédiction n’est pas une chose défaillante. Elle est une force qui peut se mesurer avec la force du démon, comme elle responsable et comme elle consciente. Un jour nous nous trouvions campés sur une colline boisée de pins, et fort contents, tous deux, de notre vie, quand une flûte de berger se fit entendre. Nous l’écoutâmes, ravis. La mélodie s’approcha, devint distincte, puis une voix féminine éclata, et cette voix nous rendit encore plus contents que nous ne l’étions. Cosma s’écria : « Est-ce un jeune berger, ou une bergère ? » Et à l’instant même le sol frémit. Nous sautâmes debout. Devant nous, et tenant à la main sa flûte de sureau, une jeune paysanne nous toisait du regard. Elle ne dit d’abord rien, et de ses grands yeux noirs et méchants elle nous fouilla les yeux. Sa face, rouillée par les vents brûlants, semblait refléter le bronze de nos visages. Les pieds et les jambes étaient nus et grillés par le soleil. Moi, j’eus du plaisir à la voir, mais Cosma devint sauvage comme un taureau : son menton mâcha le désir, et sa barbe trembla. La jeune bergère réunit ses mains derrière elle, avança le pied et dit, fixant Cosma avec audace : « C’est toi, Cosma ? » L’interrogé répondit : « Je suis Cosma pour les amis, et je suis encore Cosma pour les ennemis ! – Oh ! fit-elle méprisante ; ne sois pas si fier : les deux Cosma ne font qu’un, qui se laisse surprendre facilement, comme tu vois ! » Et éclatant de rire elle nous tourna le dos et courut comme une chèvre parmi les pins. Alors je vis qu’elle avait une natte noire, grosse comme le bras et longue jusqu’au bas de sa jupe. Le soir de ce même jour, dans la forêt de pins éclairée par la lune, une doïna[13] retentit, une doïna vieille comme notre passé et jeune comme le bourgeon de printemps. Elle résonna très loin, et ne s’approcha pas. Cosma abandonna cheval et arquebuse et alla louvoyer vers la flûte de sureau, pendant que je le suivais, menant les chevaux par les mors. Mais la flûte semblait être enchantée, car au moment de l’approcher, elle résonnait ailleurs. Puis le démon vint au secours de Cosma et le charme fut rompu. Je perdis la trace de Cosma. La flûte ne résonna plus. Alors la nuit remplit la forêt de tristesse. J’attachai les chevaux à un arbre et fumai ma pipe, en attendant que le ciel assombri voulût nous rendre sa reine au manteau d’argent. Et quand elle nous renvoya sa douce pâleur parmi les pins, deux voix retentirent sur la route blanche qui passait en dessous du sentier où je fumais ma pipe. Je m’allongeai sur le ventre et regardai en bas. Cosma tenait la bergère par la taille et lui caressait la natte. Et ce que Cosma lui disait, ça valait la peine d’être entendu : Ô ma belle tchobanitza[14] ! Fruit pétri par le désir et mordu par la passion. Je haïrai le soleil qui te possède à son aise ; je maudirai le vent qui te caresse sans crainte, et je suis jaloux de la brebis que tu serres sur tes seins. Je voudrais être la flûte de sureau que ta bouche embrasse tous les jours, et je me battrai, seul, avec la potéra rien que pour te faire plaisir ! Grisée, l’amante exigea : Laisse, Cosma, la potéra, quitte la forêt et sois à moi, rien qu’à moi ! Et Cosma de s’écrier : Ô ma pauvre tchobanitza ! tu demandes au chêne de pousser au-dessous du lit ! Tu demandes au tonnerre d’éclater dans une marmite ! Tu demandes à Cosma d’être rien qu’à toi. Tu en aurais de trop, et moi pas assez ! À ces paroles de Cosma, je vis la petite bergère casser sous son pied la flûte de sureau, étendre les bras ainsi que la colombe déploie ses ailes, et disparaître sur la route blanche qui se rétrécissait au loin. Cosma ne la suivit pas, mit deux doigts dans la bouche et lança notre sifflement conventionnel. Je répondis, et nous quittâmes les lieux.
Trois ans plus tard, nous traversions une forêt assez éloignée de ces lieux. Il pleuvait. Nous allions au pas de nos chevaux. Et voilà que tout en haut de la route une femme dépose un paquet au bord du chemin et s’enfonce dans le fourré. Nous galopons. C’était un enfant enveloppé dans une couverture. De l’acte de baptême accroché à son cou ressortait qu’il était âgé de deux ans et qu’il s’appelait Jérémie. Il ne pleura pas, et fut seulement étonné. « Ça doit être une pousse de chêne qui veut croître dans la forêt ; je m’en charge ! » Ainsi s’exprima Cosma, et il te mit dans sa besace. Tu fus nourri avec du jus de viande grillé. À trois ans tu buvais le vin avec la plosca. À six ans tu savais nager. Aujourd’hui tu as lâché ton premier feu d’arquebuse. Demain tu auras ton cheval, tes pistolets, et tu suivras ton destin.
Mon destin ne fut pas gracieux pour commencer.
Une année ne s’était pas bien écoulée depuis la nuit des révélations que voici la première bataille avec la potéra, dont je me rappelle. Je n’avais pas encore mon arquebuse, mais je pouvais, à cinquante pas, cribler avec mon pistolet une caciula[15] accrochée à un arbre. Et faute d’occasion de cribler une poitrine ennemie, je m’amusais à décharger mes pistolets dans les caciulas, dans la lune, ou à l’oreille de mon coursier. C’était facile. Ce fut plus difficile lorsque la poitrine de l’ennemi se présenta à mes pistolets.
L’embouchure du Sereth était à ce moment-là le lieu de nos rendez-vous. Un peu plus haut, le fourré était dense et sauvage, et là nous devions un jour partager, entre trente-deux hommes, un beau butin, moitié payé, moitié raflé sur le Danube. Mais un péager, rancunier comme une belle-mère à cause de je ne sais quel dégât fait par Cosma à son bac, flaira notre présence et nous vendit à l’administration de Braïla, qui dépêcha une nombreuse potéra. Heureusement pour nos hommes, celle-ci arriva trop tard pour nous surprendre, nous cerner et nous exterminer, mais assez tôt pour nous barrer les meilleurs chemins.
Cosma était connu comme peu fidèle à une ou plusieurs tactiques établies : il en avait cent. On le savait, aussi, entouré d’hommes dangereux et bien armés, dont le nombre n’était jamais le même. Cela suffisait pour troubler l’esprit de mercenaires qui, malgré leur masse, n’étaient que des fainéants peu décidés à risquer leur peau en affrontant des hommes mis hors la loi, fermes dans leur désir de vivre en liberté ou de vendre chèrement leur vie. Quant au prix offert de la tête de Cosma, ils savaient combien ce leurre était aléatoire.
Dès le repas de midi, Cosma fut le premier à sentir le danger. Il se fiait beaucoup au pressentiment des chevaux. Le sien, surtout, et celui d’Élie, se trompaient rarement. Dressées depuis des années, ces belles bêtes flairaient à grande distance la présence de leurs congénères ennemis et la signalaient à Cosma par des particularités peu communes.
On était au mois d’août. La répartition de la contrebande finie, nous n’attendions plus que l’arrivée du soir pour repasser le Sereth sur le bac. C’est à ce moment que le cheval de Cosma cessa de brouter l’herbe et se mit à braquer les oreilles au vent, à renifler et, parfois, à tenir longuement ses naseaux collés au sol, comme s’il écoutait un bruit. Cosma, qui toujours et partout avait les yeux sur sa bête, remarqua son inquiétude, se leva, lui caressa la tête et lui parla :
– Mon rouan, mon beau rouan, dis-moi si le gibet s’approche du cou de ton maître !
Et se tournant vers les compagnons, il dit :
– Videz la charge de vos armes et rechargez avec de la poudre fraîche. Faites la même chose avec les pistolets.
Les rires cessèrent. Les mines s’assombrirent. On savait Cosma arbitraire, mais pas erroné, et on lui supportait tout à cause de sa clairvoyance. Il était notre Dieu et notre maître.
Les cloches miséreuses d’un village voisin tintèrent l’heure des vêpres ; tout était prêt pour le départ, quand l’homme de garde qui était dans un arbre annonça une charrette à un cheval conduite par un paysan. Cosma nous signifia, à Élie et à moi, de nous dissimuler dans un buisson. Le paysan s’approcha et arrêta devant la bande :
– Des pastèques, braves gens ? J’ai de bonnes pastèques, cria-t-il, roulant des yeux épeurés.
– C’est très bien, répondit Cosma, mais c’est dommage que tu arrives trop tard : nous sommes sur le départ.
– Et de quel côté allez-vous, si nombreux, vous demanderai-je, avec humilité, si c’est permis ?
– Mais oui, c’est permis : nous allons du côté d’où tu viens. Et avec la même humilité, te demanderai-je, moi aussi : n’as-tu pas aperçu des hommes de l’oppression campés à l’entrée de la route dans la forêt ?
– Pas un chien, mon brave ! Pas un de ces maudits calamiteux !
– Tiens, tiens ! fit Cosma d’un air convaincu.
Et, s’adressant aux nôtres :
– Entendez-vous cette veine, mes amis ? Debout avant que le soleil se couche !
Puis, au prétendu marchand de pastèques :
– Merci, frère. Maintenant, une prière : en allant vers le bac, tu rencontreras un homme comme moi, ayant autour de lui deux fois autant d’hommes que tu vois ici. Il s’appelle Élie. Eh bien, dis-lui de ma part de me suivre avec tous ses hommes ; et pour que ta parole soit crue, montre-lui cette pièce d’or que je vais courber entre mes dents. Et garde la pièce pour toi, en souvenir de Cosma.
– C’est toi, Cosma ? fit le faux paysan, feignant une surprise bête comme sa tête ; Dieu soit loué, et ton chemin béni !
– Merci pour ton souhait, bon chrétien.
L’espion de la potéra s’en alla, gobant tout ce que Cosma lui avait fait croire.
La charrette éloignée, Cosma s’étendit face au ciel et hurla :
– Ah, sale péager, tu me paieras ta traîtrise !
Et m’appelant :
– Va, Jérémie, coupe la brousse, monte sur un arbre et vois ce que fera le charretier en arrivant au tournant de la route. Si c’est un vrai marchand de pastèques, ça, je me rase la barbe.
Peu après, j’étais de retour et rapportai :
– Il a abandonné la charrette, il est monté sur le cheval et il a disparu à toute allure.
– Merci pour la pastèque ! s’exclama Cosma.
Et il resta pensif. Les hommes parlaient entre eux à voix basse. Élie opina :
– Ce serait peut-être prudent de nous débarrasser de la contrebande et la cacher dans la brousse.
– Oui, répondit Cosma, mais seulement au cas où nous serons obligés de couper à travers les marais, car voici ce que je pense : dans ce lieu il y a deux routes et un sentier. Le sentier ne nous intéresse pas, qu’il soit gardé ou non, vu que par là nous nous ferions égorger l’un après l’autre, comme des agneaux. La potéra doit donc être partagée moitié sur la route qui monte du Sereth, moitié sur celle d’où venait l’espion. La nouvelle que nous prendrions ce dernier chemin décidera le commandant à dégarnir celui qui longe la rivière et à concentrer ses troupes ici. Mais voilà, il s’agit de savoir s’il les enlèvera toutes ou en partie, et combien d’hommes resteront à garder la route du Sereth. C’est ce que Jérémie tâchera d’apprendre : hé, Jérémie ? Montre-nous que tu es digne de vivre en liberté ! Je vais te déguiser en pauvre enfant de pêcheur, et tu courras, pieds nus, tête nue, bâton à la main, le long de la rivière. Tombé dans le guêpier des potéraches[16], tu leur diras, essoufflé, que ta mère se meurt et que tu vas au village chercher le pope pour qu’il lui serve les sacrements, mais tu diras cela en sanglotant, les larmes coulant le long de tes joues, entends-tu ? Tu n’as jamais pleuré. Eh bien, pleure maintenant comme une femme paresseuse ! Et rentre aussitôt en te frayant un chemin à travers la brousse.
Plus de cinquante potéraches, alourdis d’armes à feu et de yatagans, restaient étendus à l’orée du bois et fumaient, lorsque je passai tout près d’eux en sanglotant comme une femme paresseuse. Je pleurai facilement, car je me figurais Cosma et Élie tués, pris, pendus, et moi allant travailler la terre comme esclave.
– Hé ! gamin ! où vas-tu ainsi en versant des larmes ? tu as peut-être perdu ta mère ?
– Je ne l’ai pas encore perdue, elle se meurt, je vais appeler le pope du village.
– Que ses péchés lui soient pardonnes ! Mais, dis-nous, petit, n’as-tu pas vu, du côté d’où tu viens, des hommes armés allant à cheval et habillés en paysans ?
– Oui, j’en ai rencontré.
– Nombreux ?
– Deux fois votre nombre, peut-être.
– Et de quel côté se dirigeaient-ils ?
– Du côté de Galatz, par la grand-route qui part du bac.
– Ça y est ! s’écria, satisfait, le chef des potéraches, se tournant vers ses hommes. Notre grand commandant a eu raison d’entasser les troupes à cet endroit-là ! Ah, quel plaisir ! Ils seront massacrés, les brigands ! Nous pouvons rester tranquilles ici à fumer nos pipes.
– Je vous laisse en bonne santé, bonnes gens, dis-je.
– Va en bonne santé, petiot. Ne veux-tu pas monter sur un de nos chevaux, pour aller plus vite ?
– Merci, j’ai peur de tomber.
– Quel travail fais-tu ?
– J’attrape des poissons avec mon père.
Le soleil touchait l’horizon de son disque rougeâtre, quand, tous les compagnons d’accord, notre troupe se mit en marche le long du Sereth, décidée à fondre sur le groupe ennemi, le disperser et fuir avant l’arrivée du gros de la potéra attirée par les décharges. Au moment du départ, Cosma dit aux hommes :
– Voici huit ans que nous vivons ensemble et libres, sans avoir le droit de nous plaindre de notre sort, car vous n’avez connu jusqu’à présent que la tracasserie des escarmouches. Maintenant il se peut que quelques-uns laissent leur vie. Eh bien, rappelons-nous qu’une seule année vécue en liberté vaut davantage qu’une vie entière d’esclave. Ce n’est pas le nombre d’années qui fait la vie, mais l’heure vécue sans violence. Pour l’homme libre, tout ce qui n’est pas liberté c’est la mort, mais une mort sans fin. Voyez notre enfant Jérémie, il va affronter tout à l’heure le même danger que nous ; et moi seul je sais combien il m’est cher, car il est de notre sang. C’est égal, à lui, comme à nous tous, je souhaite plutôt la mort que la chute dans l’esclavage.
Le vataf[17] de la bande – qui dirigeait les opérations de vol sous les ordres et d’après les plans de Cosma – répondit, au nom de ses hommes :
– Nous pensons comme toi, Cosma : vivre en liberté ou mourir.
Un galop fantastique suivit ces paroles. Seul un mur eût été capable d’arrêter une pareille avalanche. Munis, tous, de vestes en cuir de buffle qui nous protégeaient la poitrine, nous craignions davantage les blessures portées aux chevaux qu’à nous-mêmes. Ma place était en tête de la galopade, entre Cosma et Élie.
Le temps de s’essuyer un œil, et nous tombions sur les potéraches, lesquels ne sachant de quoi il s’agissait, montaient en hâte sur leurs chevaux. Nous nous déversâmes sur eux, dans la demi-obscurité de la forêt, et nos arquebuses crachèrent une grêle étourdissante qui enveloppa le tout dans la fumée. Et déjà, éparpillés parmi les arbres, nous reprenions notre route, quand une décharge qui nous fut envoyée dans le dos me brûla la nuque et me descendit de mon cheval.
C’est tout ce que je sus au premier moment.
Le moment d’après fut pour moi triste comme la mort et comme l’esclavage.
Gisant, par terre, dans mon sang, je vis notre troupe faire volte-face à l’ennemi, s’engager dans une horrible échauffourée à coups de pistolets et de yatagans et risquer le gros danger de l’arrivée de la potéra, rien que pour sauver ma vie. Et c’était presque fait, on y parvenait, les yatagans de Cosma, d’Élie et du vataf tombaient comme des coups de foudre sur les têtes des potéraches, le salut s’approchait de moi, et moi, appuyé sur mes genoux, je me levais et tendais les bras.
Mais mon sort fut autrement écrit. À l’instant même la terre trembla sous le galop de l’armée ennemie qui venait au secours. Encouragés, les potéraches chargèrent avec élan. Alors j’entendis Cosma me crier dans la nuit tombante :
– Reste ! Je te sauverai !
Et les nôtres tournèrent bride et disparurent. Je m’évanouis.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je me réveillai les poignets attachés dans le dos, au milieu d’une masse noire de potéraches, au milieu d’une nuit aussi noire que l’âme des potéraches et que mon avenir. Puis deux torches furent allumées, et à leur flamme fumante je vis amener, liés comme moi, deux des nôtres, grièvement blessés.
Un des deux mourut en route. L’autre fut pendu. J’enviai leur sort, car le mien fut d’être livré, comme esclave, à la cour du grand boïar grec l’archonte Samourakis.
*
C’était une vraie citadelle, entourée de hautes murailles et gardée nuit et jour par des Albanais, véritables géants. Placée à une distance presque égale de Braïla et de Galatz, sur une belle colline qui dominait la vallée du Sereth, cette vaste maison, blanche comme la neige, semblait faite pour offrir gîte et bonheur à tout venant, avec ses larges portes ouvertes du lever au coucher du soleil, son esplanade, ses nombreux balcons en bois massif, ses fenêtres riantes et ses immenses avant-toits.
Et, en effet, elle offrait gîte et bonheur, mais pas à tout venant. Des « postalions », à quatre et six chevaux, s’arrêtaient tous les jours devant la porte d’honneur. Des boïars, grands dignitaires administratifs ou simples fortunés, Roumains, Grecs, ou Turcs, accompagnés de leurs femmes, y descendaient, secouant la poussière ou la neige qui embarrassaient leurs chlamydes princières en soie brodée, adulés par la valetaille albanaise qui se prosternait jusqu’à terre et leur baisait le bas des robes, et « hiritisés » par le puissant maître, l’archonte Samourakis, gouverneur de la contrée et vénétic[18].
Aussitôt arrivé à la cour, je fus traîné devant l’archonte, toujours les poignets attachés, comme si j’étais capable de tuer tout le monde. L’archonte, seul, étendu sur un sofa qu’ombrageait une vigne grimpante, ordonna de me libérer les mains et chassa brutalement mes deux bourreaux, qui se retirèrent à reculons, prodiguant force courbettes.
Nous nous regardâmes franchement dans le blanc des yeux, lui, très calme, moi, fort haineux. L’archonte était le premier homme distingué que je voyais. Sa barbe teinte en noir me déplaisait, mais sa longue silhouette était souple et gracieuse dans son manteau à franges. La main ornée de belles bagues tenait nonchalamment le tchibouk[19] d’ambre. Il me demanda, et je répondis en grec :
– Comment t’appelles-tu ?
– Jérémie.
– Fils de Cosma ?
– Fils de la forêt.
L’archonte souleva le bras dans un geste de lassitude :
– Ne parade pas, même si tu es courageux ! Je sais que tu es prêt à te laisser brûler vif, mais c’est autre chose que je voudrais apprendre de toi. Écoute donc : comme tu n’es pas d’âge pour que je t’envoie au gibet, je pense faire de toi mon valet de chambre.
– Quoi ? Un valet, du fils…
– … de la forêt, parfaitement. Attends, ce n’est pas tout. Par ton intermédiaire, je pense encore amener ici Cosma, et faire de lui mon homme de confiance.
J’éclatai de rire :
– Tu penses rien que des sottises, mon pauvre archonte !
L’archonte eut un brusque sursaut qui brisa le tchibouk et fit craquer le sofa, mais aussitôt il se domina et dit, comme pour soi-même :
– Cet enfant me tutoie et m’appelle pauvre.
Et s’adressant à moi :
– … Sache, mon petit aigle, qu’aux insolents je fais couper le bout de leur langue.
En disant cela, il claqua des mains. Deux imbéciles armés surgirent comme du sol.
– Amenez-moi le « Sans-Langue » ! ordonna-t-il.
Ils disparurent et revinrent avec un homme aux cheveux gris et au regard de fou. À un signe du maître, il me montra le trou béant de sa bouche à la langue coupée.
Lorsqu’ils furent congédiés, l’archonte me dit :
– As-tu vu ? Tâche de parler autrement devant des témoins. Ici il n’y a qu’un seul homme qui peut dire tout ce qu’il veut : c’est moi, l’archonte Samourakis !
Je lui répondis sans me soucier de sa menace :
– Tu es un lâche, archonte Samourakis, et tu fais bien de ne pas te promener dans la forêt : là-bas tu ne dirais plus tout ce que tu voudrais.
Le tyran rit sourdement dans son menton :
– Hum ! hm ! hm ! mon petit ours ! Ici aussi c’est une forêt, forêt et gouvernement, car je peux dicter des lois. En plus, je ne risque rien.
– Au diable, avec ta forêt de domestiques !
– Ce sont des hommes forts comme vous autres.
– Comme nous ? Jamais ! Ce sont des buffles, bons à traîner ta charrue.
– Pas tous ; ma garde personnelle est composée de vrais bandits, et c’est à cette garde que je voudrais donner comme chef Cosma, ce terrible bandit qui me rafle les plus beaux cuivres, les plus belles armes, les tapis, les soieries et les cachemires les plus chers, pour les vendre aux Hongrois. Et pourquoi ne voudrait-il pas devenir le chef de ma bande ? Il aurait de l’or, de beaux vêtements, de belles femmes et même du sang à verser à volonté.
– Tu me dégoûtes, archonte ! Allons, livre-moi à ton bourreau.
– Prends garde, Jérémie ! Ne me pousse pas à la colère !
– Je me moque de ta colère !
– On verra ça. Je te laisse le temps de réfléchir.
Il claqua des mains. Les deux chiens de garde apparurent :
– Livrez ce garçon aux travaux de la forge, et amenez-le devant moi dès qu’il le demandera. Pour les méchancetés dont il se rendra coupable, c’est moi seul qui dicterai les punitions. Partez !
Le maître forgeron était un énorme tzigane, ancien esclave, devenu encore plus esclave par la libération. Les manches retroussées, les yeux rouges, la poitrine nue et couverte de poils gris, il me fulmina du regard, me serra le bras et me fit mal aux muscles. Je ne bronchai pas, mais le sang me monta à la tête.
– C’est ça le « petit aigle » de notre maître ? Ha ! ha ! Il a l’air de se croire encore sur le faîte des chênes ! On va lui couper un peu les serres ! Allons, « petit ours », prends ce gros marteau et frappe ici, sur ce fer rouge, mais frappe fort !
Je frappai sur le fer rouge qu’il tenait avec des pinces.
– Oh, plus fort que ça, et penche-toi bien sur l’enclume !
Les hommes de la forge riaient. Je frappai plus fort sur le fer qu’il tournait sans cesse, je me penchai sur l’enclume, car je savais que je devais travailler. Mais voilà que, brusquement, le tzigane retire son fer, mon marteau rencontre l’enclume nue, saute en l’air comme repoussé par un ressort et vient me heurter rudement au front, où une bosse se lève aussitôt. Des rires cyniques éclatent autour de moi. Le tzigane ricana :
– C’est comme ça qu’on apprend le métier !
– Et c’est comme ça, dis-je en lui lançant son marteau en pleine poitrine, qu’on désapprend le métier !
Le forgeron lâcha un cri de bête et s’affaissa :
– Courez vite et rapportez au maître ! hurla-t-il. Attends, bandit, je vais t’appliquer cent « nerfs de bœuf » sur le dos nu !
L’homme envoyé revint et dit solennellement :
– Notre maître ordonne au forgeron de passer Jérémie au maître charron.
– C’est tout ce qu’il a dit ? ragea le tzigane.
– C’est tout, fit l’autre humblement.
– Sacrés noms de tous les Anges du ciel ! jura le forgeron. Qu’est-ce qu’il a dans le cul, ce chien de bandit, pour se faire si vite protéger par notre maître !
Je passai au charron, mais là non plus je ne ramassai pas de mousse. Son atelier étant contigu à la forge, le tzigane chercha tout de suite à se venger. Et il me joua un fort mauvais tour. Pendant que j’aidais le charron à fixer un cercle en fer au moyeu d’une roue, le forgeron, sûrement d’accord avec son collègue, trouva moyen de substituer en vitesse au cercle froid, un autre, chauffé jusqu’au violet, que je pris dans ma main et y laissai la chair collée dessus. Alors, rageant de douleur, je me précipitai sur le Tzigane et renversai l’enclume sur ses jambes.
Il eut un pied écrasé. Moi, j’eus à supporter « trente nerfs de bœuf sur le dos habillé et sans faire crever la peau », disait l’ordre de l’archonte. Enfin je fus transféré à l’entretien des chevaux, où je ne me trouvai pas mal et restai.
*
Deux ans passèrent, deux longues années pendant lesquelles je ne fis que mourir tous les matins en me réveillant. Je pensais aux paroles de Cosma : « Une mort sans fin. » C’était vrai. La chance même de me trouver en compagnie des chevaux ne m’apporta aucune joie, car c’étaient des bêtes sans caractère, gavées d’avoine, alourdies de graisse, dormant debout, presque stupides. En les regardant, je concluais que la vie inactive et opulente doit être pour l’esprit plus funeste que l’esclavage.
En effet, comme les chevaux, les Albanais de la garde, eux aussi, dormaient debout, affublés de leurs illiks aux manches larges et fendues, de chalvars[20] serrés à la cheville, de pantoufles à pompon, du petit fez blanc ridiculement planté sur une oreille, amas de vêtements carnavalesques chamarré de broderie, de passementerie, de fils d’or, et flanqué de pistolets et de yatagans bons à épouvanter des femmes enceintes. Ces gros fainéants, abrutis par la bonne vie et le sommeil, venaient parfois me visiter à mon travail et me poser la même question sotte :
– Ne te trouves-tu pas mieux ici que dans la vie dangereuse de bête traquée ?
Je leur répondais :
– Le chien de garde ne peut pas comprendre la vie du loup.
Les serfs, mes compagnons de peine, n’étaient ni curieux, ni effrontés ; ils coulaient leurs jours en travaillant, en priant, et en espérant une vie meilleure dans le ciel. Je les plaignais et les méprisais en moi-même.
Pendant ce temps, l’archonte m’avait demandé trois ou quatre fois pour me dire qu’il ne m’avait pas oublié et qu’il attendait toujours mon consentement à devenir son valet de chambre. Je lui répondis que je préférais la servitude à l’ignominie. Au dernier entretien, cependant, malgré mes refus, il m’offrit une faveur à choisir. J’acceptai, mais :
– Sans aucune condition, dis-je.
– Sans aucune ; qu’aimerais-tu ?
– Me permettre de me promener seul le soir, dans le parc du maître, après l’extinction.
– Tu veux t’évader ?
– Non, je te donne ma parole. C’est parce que, depuis deux ans, j’étouffe dans la cour des travaux, à me coucher en même temps que les poules et à ne plus voir un arbre, la lune, ni entendre le bruit du vent dans le feuillage. Je crois que je mourrai.
– Tu es libre de faire cela à partir de demain. En plus, tu auras une coliba[21] à toi seul pour coucher, et tu iras chercher tes repas à la cuisine de la garde.
– C’est très bien, fis-je.
– C’est tout ce que tu sais remercier ?
– Et que dois-je faire ?
– Me baiser la main, sinon le bas de la robe !
– Je n’ai jamais fait de choses comme ça.
L’archonte rit, me donna une tape et me congédia.
Tout d’abord, ce relâchement de servitude me gonfla la poitrine d’une bourrasque de bonheur, mais ce fut de courte durée.
Ces innombrables kiosques de vigne grimpante et de houblon, ces bosquets de rose et de lilas, ces immenses peupliers – répandus comme des chênes ou droits comme des sapins – n’étaient autre chose que des domestiques crevant de vie facile, comme les chevaux et les Albanais. En dehors de ce petit bois esclave, et lui donnant le tour, l’épouvantable mur, haut de quinze pieds, promenait sa masse infranchissable comme un défi de brute. Pas un oiseau autre que des corbeaux et des moineaux. Le vent – ce vertigineux voyageur parlant aux hommes libres en toutes les langues de la terre – ne daignait pas descendre dans cette fosse de malheur ; il s’entretenait avec les seuls faîtes des peupliers, et encore pour les plaindre. La lune elle-même s’assombrissait au zénith, et glissait sa pâleur comme une souffrance de phtisique sur ce lieu de faux bonheur, pendant que les veilleurs de nuit faisaient leurs cent pas, aussi indifférents que s’ils étaient dans une cave, pendant que la mélodie plaintive des violons s’échappait du banquet des maîtres, pareille à des lambeaux de chair farcis de joie, et pendant que je déambulais parmi les troncs nus des arbres, songeant à ce qu’il y avait de l’autre côté du mur : Cosma, Élie, et des souvenirs dont la nostalgie était écrasante.
J’entrais dans ma quinzième année. Un jour de triste septembre, grand mouvement à la cour, grouillement de la vermine : l’archonte partait pour un voyage d’un mois. Je fus appelé par lui. Prêt à monter dans sa voiture fermée, il souffla, en mettant ses gants :
– Tu n’essaieras pas de t’évader : ce n’est pas possible ; il y a ordre de te tuer.
– Je le sais, dis-je.
Et les quatre chevaux décampèrent.
Aussitôt, la valetaille leva le nez et gonfla ses oripeaux, confirmant le proverbe : « Quand le chat n’est pas à la maison, les rats dansent sur la table. » Elle dansa, se gava, se soûla. Il y avait bien un chat qui restait pour garder la maison – un frère âgé du maître –, mais ce n’était plus qu’un épouvantail, un matou rabougri et chauve à force d’avoir trop couru sur des toits disparus.
Ce fut pendant cette absence de l’archonte, que Cosma me donna le premier signe de vie. Un après-midi, un vieux Turc à la barbe blanche, vendeur de nougat, s’arrêta devant la grande porte, et offrit sa marchandise aux Albanais, qui se jetèrent dessus. C’était jour férié. Les serfs se reposaient, chacun de son côté. Moi, je me trouvais près de la palissade qui séparait la cour de travail de la cour du maître. Les cris puissants de : Alvitz[22] ! alvitz que le marchand de nougat lança aux airs, me firent battre le cœur rapidement. Je grimpai sur la palissade et regardai. Oui, je ne me trompais pas, c’était bien le vieil Ibrahim, pêcheur d’écrevisses et notre homme de confiance. Il me vit et porta une main à ses lèvres, en signe d’amitié sincère. Puis, avec une audace incroyable, il se fraya un chemin entre les deux rangées de gardes qui se léchaient les doigts :
– Eh bien, cria-t-il en turc, pourquoi ne porterai-je pas un morceau d’alvitz à ce garçon-là. Il doit en avoir l’eau à la bouche, de vous voir manger !
Et sous le nez des Albanais, ébahis de ce culot, il traversa le parc à pas de jeune homme, et me tendit le nougat et dit à forte voix :
– Tiens mon brave, mange… Je sais que tu n’as pas de sous pour t’en payer, mais je te dis que tu en auras sûrement au printemps prochain !
– Qu’en sais-tu s’il en aura le printemps prochain ? lui dit d’un ton menaçant le chef de la garde lorsqu’il fut de nouveau à la porte.
– Eh ! fit Ibrahim d’un air dégagé ; pourquoi ne pas faire bon cœur à un enfant, si ça ne coûte rien ? Les serfs ont, eux aussi, droit à l’espérance.
Avec ça, il posa sur son crâne le plateau de nougat et partit en criant :
– Alvitz et espérance, pour les bouches amères !
Je me réfugiai dans ma hutte, étourdi par les mots d’Ibrahim : au printemps prochain ! Mots magiques ! Jour et nuit, ils flambèrent sous mes yeux comme le feu follet de la délivrance. Mais comment serais-je délivré ? Douze Albanais, changés toutes les six heures, montaient la garde. Soixante autres se reposaient, s’amusaient, ou dormaient dans deux dortoirs, et n’attendaient que le signal d’alarme pour sortir en masse, les armes à la main. Comment oserait-il, Cosma, attaquer une pareille armée avec ses trente hommes ?
Au bout d’un mois, nouvelle arriva à la cour disant que l’archonte, qui se trouvait à Stamboul, ne rentrerait qu’après un autre mois, et au bout de ce second mois, il arriva, avec un grand tapage.
Le tapage consistait en ceci qu’il ne rentrait pas seul, et qu’une femme l’accompagnait.
Tous les mercenaires alignés sur deux rangs, formant une haie entre la porte blindée et le pridvor[23], l’archonte et sa maîtresse traversèrent le parc détrempé et sombre, en souriant comme des souverains, pendant que soixante-dix pistolets, se répétant par salves de dix à la fois, crachaient leur feu innocent contre le ciel sinistre de cet automne. Derrière la palissade, nous autres bêtes de somme, restions tapis à l’aguet, l’œil collé sur l’entrebâillement des planches, mais il n’y eut pas moyen de voir quelque chose.
Dès le lendemain, on répéta de bouche en bouche que la maîtresse de notre seigneur était belle comme une de ces trois cents cadânas[24] qui peuplent le harem du sultan. Après quoi, trois jours de silence absolu s’ensuivirent. Le quatrième, journée froide et ensoleillée de mi-novembre. Ordre de nous laver proprement, de mettre nos vêtements de fête et de nous rassembler tous, grands et petits, dans la cour d’honneur. À midi, nous y étions. Autour de moi, silence et crainte. En dehors de notre masse, la garde albanaise.
Un cavas ouvre les deux battants de la porte. L’archonte, rayonnant de bonheur, apparaît, soutenant le bras de sa maîtresse et les deux avancent jusqu’à la balustrade du pridvor qui domine la cour. Il porte une chlamyde bleu ciel brodée d’un grec en fil d’or aux manches et en bas. Elle, manteau d’hermine ; et au-dessus du front, un diadème de diamants. Les cheveux sont d’ébène, comme les sourcils, les cils et la prunelle de ses grands yeux. La peau est brune et mate.
L’archonte nous parle en un fort mauvais roumain :
– La belle princesse que vous voyez à mon bras, c’est ma fiancée, mon épouse dans quinze jours et votre maîtresse à partir d’aujourd’hui. Sa seigneurie est de votre pays ; son nom est Floritchica[25]. À côté de sa seigneurie, j’oublierai ma nation pour aimer la sienne. Je serai roumain. Allez, reposez-vous trois jours, mangez bien et buvez du vin à sa santé !
Un grouillement de brutes aphones remplit l’air avec des cris : « Qu’elle vive, sa seigneurie ! » « Que vous soyez heureux ! » « Nous prierons Dieu pour votre santé ! »
Plusieurs se jetèrent face à terre et baisèrent le sol au pied de l’esplanade. D’autres pleuraient de bonheur, les pauvres. Et le troupeau s’en alla trouver ses auges garnies d’une meilleure ragougnasse, chacune flanquée d’un quart d’alcool puant et d’un pot de vin peu joyeux. Seul le repos fut appréciable, mais il profita davantage à l’archonte qu’à ses serfs, car, trois jours durant, les esclaves ne firent que parler de la bonté de leur maître et prier pour lui.
*
Le lendemain de cette grâce seigneuriale, assez tard dans la soirée, le cavas vint me dire que son maître m’appelait.
Dans une petite chambre basse, aux plancher et murs entièrement couverts de tapis roumains, l’archonte et Floritchica faisaient leur digestion, étendus sur deux grandes fourrures d’ours, les têtes reposant sur des traversins en velours de soie rouge. Quatre bougies de cire brûlaient discrètement dans un chandelier d’argent et mêlaient leur arôme de miel aux arômes de café turc et de tabac d’Orient. Une soba[26] rustique chauffait la pièce du dehors. Partout des coussins et des tabourets en désordre.
Je fus reçu en homme libre. L’heureux couple venait de fumer ses narguilés, et, à mon entrée, il me salua, presque d’une seule voix :
– Bonsoir, Jérémie.
Floritchica s’exprima dans un grec parfait.
Je fus ébloui de sa beauté. C’était une fleur de chardon en plein épanouissement. Gracieusement enveloppée dans sa robe de chambre en cachemire couleur orange, laissant voir une cheville de chèvre, son corps était tout abandon et dignité à la fois. Son visage allongé ne portait aucune trace de maquillage ; ses cheveux lissés en arrière, aucun artifice. Elle me regarda d’un air drôle, presque ému. Sous la fixité de ses yeux, grands ouverts, je me sentis absorbé.
– Jérémie, dit l’archonte, tu as de la chance : ma fiancée s’intéresse à ton histoire. Elle voudrait savoir si tu connais ta mère. Réponds-lui, et sois poli.
– Je suis le fils de la forêt… Je ne connais ni mère ni père… Cosma m’a élevé.
Floritchica parut réprimer un nœud dans la gorge. Elle m’interrogea d’une voix tremblante, mais tendre et harmonieuse :
– Sais-tu, Jérémie, qui t’a donné à Cosma ?
– Je ne sais pas. Il m’a trouvé dans la forêt, étant âgé de deux ans, m’a mis dans sa besace et m’a nourri avec du jus de viande.
À cette réponse à moi, une chose bizarre se passa. Floritchica, d’un seul mouvement de son corps de sirène, se renversa sur le ventre, enfouit le visage dans le traversin et sanglota. L’archonte s’émut et fut gêné de cette scène :
– Qu’est-ce qu’il y a, amie ? Pourquoi pleures-tu ?
Et se tournant vers moi :
– Tu peux t’en aller.
Deux jours plus tard, je fus appelé de nouveau, aux mêmes heures et dans la même chambre.
Floritchica était un peu pâle et me souriait gentiment. L’archonte, content, se promenait, les mains dans les poches d’une large veste. Il me dit :
– Voilà, Jérémie ; ma fiancée veut faire de toi son valet personnel, attaché à son seul service.
– Oui, Jérémie, dit-elle, aimable mais sérieuse ; veux-tu me servir ?
– Madame, dis-je, irrité, j’ai déjà depuis longtemps répondu à l’archonte que j’aime mieux mourir que d’être le valet de qui que ce soit.
– Mais tu seras traité avec les égards que l’on doit à un enfant… de la forêt, fit-elle avec douceur.
– Je m’en passe de vos égards, et si vous voulez tout savoir, eh bien, sachez que je vous déteste. Vous êtes mes ennemis.
L’archonte voulut parler ; elle l’en empêcha et me demanda :
– Moi aussi, je suis ton ennemie, Jérémie ?
– Oui, toi aussi. Tu es la femme de ceux qui veulent tuer les hommes libres. De quel droit me tient-on enfermé ici depuis plus de deux ans, quand je veux vivre ailleurs avec Cosma ?
Elle baissa la tête et appuya le front sur sa main. L’archonte cria vivement :
– Je ne veux tuer personne, mais Cosma et sa bande sont des voleurs !
– Tu appelles « voleurs » les hommes qui se refusent d’être tes valets ? Ou tu crois peut-être que la terre a été créée pour te faire plaisir à toi seul !
Il se tourna vers sa maîtresse :
– Je t’avais dit, chérie, qu’il n’y a rien à faire avec ce têtu !
Je fus congédié. Et ce fut la dernière démarche de l’archonte pour faire de moi un valet.
Rude hiver… Engourdissement… Les arbres, les kiosques pliaient sous le poids du givre et de la neige. La cour était plongée dans la tristesse, mais cette tristesse n’était pas due uniquement à la rigueur de la saison. Les fidèles serviteurs de l’archonte nous apprirent que la vie intime de celui-ci était devenue un enfer, que Floritchica cuisait notre maître à petit feu et qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il y ait des disputes orageuses. Cela expliqua l’absence des fêtes et le renvoi, aux calendes grecques, du mariage et de la noce que tout le monde attendait.
Un soir, je me trouvais dans ma coliba, que la bise secouait furieusement, et regardais le feu des branches avec un sentiment de voluptueuse détresse. Je raisonnais déjà à ce moment-là comme un homme d’âge mûr, et je jugeais la vie avec une lucidité que les expériences qui ont suivi n’ont point dépassée.
Ainsi, le regard braqué sur les palpitations des flammes, ma raison envisagea froidement ma situation. Je me voyais arrivé au monde grâce à un plaisir accidentel de Cosma, le résultat d’un plaisir entre mille. Et je haïs Cosma. Je me voyais languir parmi les brutes grâce à la volonté de Cosma d’affronter la potéra, tandis qu’il eût été bien plus sage de suivre l’idée d’Élie qui proposait d’abandonner la contrebande et de nous sauver à travers les marécages. Et cela me fit détester Cosma. Maintenant, un sentiment bien plus atroce me tourmentait : le soupçon que Cosma ne souffrait pas assez de ma détention, et qu’il continuait sa vie libre et joyeuse, se souciant peu du sort des autres, s’appropriant tout ce qui lui donnait envie et se moquant de son existence comme de celles qu’il écrasait autour de lui. Et alors, j’en voulus à Cosma comme à un ennemi.
Un dégoût amer me prit à la gorge. La vie n’eut plus de sens. Prison ou forêt libre, plaisir ou souffrance m’apparurent comme des choses également absurdes.
Le feu de branches s’assoupissait lentement, comme mon désir de vivre. En ce moment, la porte de ma coliba s’ouvrit. Floritchica apparut.
Elle était enveloppée dans une longue chouba de renard au col relevé sur le châle qui lui couvrait la tête et duquel son visage ressortait comme une image de madone méridionale. Ses orbites hâves et la souffrance qui marquait ses traits m’impressionnèrent.
Après avoir secoué la neige, elle se laissa choir sur le bord de mon grabat… Je m’empressai de lui offrir mon escabeau… Elle se tut comme si je n’avais rien dit et me regarda… Je la regardai… Longuement, nous nous regardâmes… Puis, je lui tournai le dos et ne fis plus attention ; je l’oubliai. Qu’est-ce que c’est qu’une belle madone méridionale dans une chouba de renard quand on a quinze ans et qu’on languit en prison ?
Plus tard, deux mains plus fines que le plus fin velours saisirent mes joues. Floritchica se lamenta avec des paroles inspirées par Dieu, avec une voix qui venait du ciel :
– Enfant de la forêt !… Enfant de l’amour !… Tu es le résultat de l’illusion. Tu es beau ; tu es intelligent ; tu es fier, et tu préfères la mort à l’esclavage… Tu pâlis dans une coliba entourée de hautes murailles, quand tu as droit au palais sans digue que les chênes bâtissent sur les montagnes… Tes yeux fixent un misérable feu de branches, quand ils devraient contempler l’incendie des forêts… Et des hauteurs où planent les aigles, tu es tombé dans une écurie… Mais c’est peut-être juste que ce soit ainsi : les enfants expient souvent les péchés de leurs parents.
– Qui es-tu, ensorceleuse, qui crois que les enfants doivent expier les péchés de leurs parents ?
– Je suis celle qui a cherché le bonheur complet, qui a voulu rêver, les yeux ouverts sur le soleil, et qui s’est brûlé les yeux !
Une haleine parfumée frôla mon visage, des lèvres fiévreuses baisèrent mon front, et Floritchica disparut comme elle était venue.
Mon feu s’éteignit… La coliba devint noire.
*
Belle fin de mars… Envie de s’étendre, de bâiller, et d’écouter l’alouette. Mais point d’alouette à la cour de l’archonte Samourakis. Depuis les petites bestioles qui fourmillaient par terre, depuis les serfs, les chevaux et les Albanais, qui pétaient en chœur ou à tour de rôle, et jusqu’à l’archonte lui-même et sa Floritchica, tout ce monde sentait le besoin de sortir de ses crevasses et de bouger dehors. L’archonte ne bougeait pas beaucoup, il lâchait seulement de gros et fréquents renvois de cochon bourré de maïs, car il digérait en faisant sa sieste allongé sur un sofa placé dans le pridvor, à l’air. Ses yeux mi-clos étaient fixés sur la grande porte de la cour, large ouverte et gardée par ses géants armés. Floritchica brodait des mouchoirs, et moi, près d’elle, je lui parlais de la montagne, de la plaine, de la forêt, de toutes choses qui donnent envie de vivre, car, à force de geler dans ma coliba, j’avais compris qu’il valait mieux tenir compagnie à une maîtresse d’archonte et coucher dans un palais. Oui, j’avais cédé : on finit presque toujours par céder lorsqu’on vous frotte trop le dos avec une étrille.
Mais je ne rendais aucun service et à personne. Je faisais mon petit archonte, pour la plus grande rage des Albanais et à la stupéfaction des esclaves.
Le maître écoutait mon bavardage avec plaisir et était tolérant.
– Dis-moi, Jérémie, Cosma n’a pas peur de ma potéra ?
– Il s’en fiche, de ta potéra.
– Mais il sera quand même pris un jour, et alors le terrible Cosma aura à choisir entre la corde et mon service.
– Il ne te servira pas ; la corde lui sera préférable.
– Quel sacré bougre ! Et pourquoi c’est si difficile de servir un seigneur comme moi ? Je le traiterais en homme libre, rien que pour avoir Cosma à ma cour.
– Archonte, les hommes libres n’ont point de seigneurs, et les seigneurs ne peuvent pas avoir d’hommes libres à leur cour : c’est vouloir mettre une pastèque dans une bouteille.
– Eh bien, je le pendrai, alors !
– Quand tu l’auras…
La terre humide exhalait des vapeurs sous la chaleur du soleil. Dans le cadre de la porte, deux hommes apparurent. C’était deux de ces moines voyageurs de Jérusalem ou du mont Athos, fort nombreux dans le pays, qui mendient pour leurs monastères. Ils étaient grands et solides comme les Albanais, portaient des barbes et cheveux longs et roux, visages bronzés, soutanes châtaigne, en loques, bottes crottées. Ils étaient chargés de besaces. Un d’eux tenait sous le bras la boîte en fer, scellée et cadenassée, où l’on met l’argent ; l’autre, le plus grand, portait le livre où l’on inscrit les oboles et les noms des donateurs au cœur chrétien. Celui-ci cria en grec, et d’une voix puissante, dès qu’il aperçut l’archonte sur le pridvor ; et dès qu’il parla Floritchica pâlit. Moi, je reconnus Cosma et Élie :
– Qu’il soit heureux, le bien réputé par sa générosité archonte Samourakis ! Qu’elle soit heureuse, sa noble épouse, la plus vertueuse femme du pays roumain ! En humbles serviteurs de Dieu que nous sommes, passant toute notre vie en des jeûnes et des prières pour la gloire du Seigneur et le repos des âmes, nous venons demander au grand archonte la grâce de nous permettre de lui baiser le bas de sa robe, sachant que jamais homme en détresse ne fit appel à sa bonté sans qu’il partît comblé de faveurs !
La garde, habituée aux visites des moines, resta indifférente et admira la taille herculéenne de l’orateur. L’archonte se souleva, souriant et flatté :
– Soyez les bienvenus, vénérés kaloghéris[27] ! Et approchez-vous.
Avec une hypocrisie dont je ne les aurais pas crus capables, Cosma et Élie se jetèrent aux pieds de l’archonte. Je les regardai de près : ils étaient méconnaissables. Me lançant une œillade significative et bougeant sa moustache, Cosma dit :
– Je demande humblement pardon à votre adoré fils pour avoir oublié de le féliciter : qu’il soit heureux lui aussi, et que le Seigneur lui accorde la sagesse du père, de longues années à vivre et des héritiers qui perpétuent à travers les siècles le nom de Samourakis !
– Merci, mes braves, pour vos bons souhaits ! Soyez, pendant trois jours, mes honorables hôtes, hébergés et servis avec déférence. Pour quel monastère quêtez-vous ?
– Pour le monastère Saint-Ghérasim, du mont Athos, fit Cosma, dévorant des yeux Floritchica, qui détournait son regard comme du soleil.
– C’est bizarre, s’esclaffa l’archonte. Je n’ai jamais vu de moines comme vous : on ne dirait pas que vous passez votre vie en jeûnes et en prières, mais que vous avalez des bœufs entiers et buvez des rivières de vin !
– C’est le Saint-Esprit, dont nous sommes porteurs, qui est notre meilleure nourriture, archonte !
– Vrai miracle ! Je ne savais pas que le Saint-Esprit était si substantiel. À quoi sert-il, l’argent, alors ?
– Ô archonte ! hurla Cosma. C’est pour bâtir des temples au Seigneur et les entretenir, c’est pour l’huile d’olive qui brûle dans les veilleuses, les cierges, l’encens, ainsi que pour les vêtements en or des martyrs de l’Église – tant de choses saintes, nécessaires au repos de notre âme !
– Eh bien, pour le repos de notre âme je vous offre quatre ducats impériaux.
Et il glissa les pièces d’or dans le trou de la boîte que tenait Élie ; puis, prenant le livre, il y inscrivit son nom.
– Tiens ! s’exclama-t-il, en lisant les signatures des donateurs ; vous avez été chez le Cârc-Serdar Mavromyckalis, chez l’archonte Coutzarida : et ils ne vous ont donné que dix zlotes d’argent chacun ? Quelle avarice !
– Vérité, généreux archonte ! Chacun achète dans le ciel la place qui lui convient.
– La leur ne sera pas bien convenable !
– Amen ! Seul votre illustre nom sera gravé en lettres d’or sur le marbre de l’autel de notre monastère, au-dessus duquel est placée l’icône de saint Ghérasim, dont les vêtements moulés en or vingt-deux carats pèsent trente kilos. Et pour vous prouver notre gratitude, je vais prononcer un kyriacodromion[28].
Reculant de trois pas – pectoraux bombés, barbe et soutane au vent, braise dans les yeux –, Cosma tonna :
– Une seule fois vit l’homme sur la terre ! Et la terre est à nous. C’est pour nous que Dieu l’a faite ! Pour nous, le fruit de l’arbre et son ombre. Pour nous, le rayon du soleil, le jus du raisin, et la chair du mouton. Pour nous, la forêt de pins et les belles tchobanitzas aux seins durcis par le vent, au regard audacieux et au désir démesuré. Pour nous, tout ce qui se présente à nos yeux, et de tout il faut prendre : Dieu le veut, et l’homme en a besoin. Mais malheur à celui qui prend davantage que ce qu’il peut mordre avec les deux rangées de ses dents ! Ses semblables en seront privés et Dieu se fâchera. Alors Il enverra la peste dans les palais aux murs de cristal ; Il lâchera les prisonniers des forteresses, qui mettront feu aux villes éblouissantes ; et Il fera, au milieu de la nuit, surgir les bandits de la montagne dans la chambre à coucher des seigneurs gardés par des valets armés jusqu’aux dents !…
– Arrête ! s’écria l’archonte en se levant ; je n’aime pas ce kyriacodromion !
Et s’adressant à moi :
– Va, Jérémie, conduis ces kaloghéris à la caserne ! Et qu’ils prononcent plutôt une bénédiction sur mes armes, pour qu’elles soient toujours victorieuses sur les bandits !
Je descendis l’escalier, suivi des deux moines, besace au dos. Des Albanais s’échelonnèrent à notre suite. Et dès qu’on fut à la caserne, la valetaille assaillit les moines avec des demandes :
– Avez-vous des souvenirs sacrés du mont Athos ? Des talismans ? Des porte-bonheur ?
– Nous en avons de tout, dit Cosma, fouillant dans les besaces. Voici de l’huile qui a brûlé dans la veilleuse de saint Ghérasim, et qui guérit toutes les maladies dès qu’on l’applique sur l’endroit endolori… Voici du corail trouvé dans le ventre des poissons de mer ; il rend amoureuse toute femme qui le porte sur son sein… Voici du bois saint, coupé dans la croix sur laquelle expira Notre-Seigneur ; c’est le meilleur talisman contre les balles des bandits. Enfin, j’ai des croix de nacre, d’ivoire et de…
– Donnez-nous ! Donnez-nous de l’huile, du bois saint, du corail, et des croix du mont Athos !
L’argent en main, chacun des hommes de la garde s’empressa d’en acheter. Et Cosma leur distribua généreusement les bêtises miraculeuses.
Le dîner de ce soir-là, dans la caserne, fut mémorable. Le prestige déjà assez haut, grâce à l’accueil cordial de l’archonte Cosma s’imposa davantage aux Albanais par sa verve exotique, ses histoires amusantes du mont Athos, et même par des plaisanteries qui étaient fort peu ecclésiastiques. C’était la première fois que la garde abandonnait son rôle sordide et devenait humaine : elle riait à gorge déployée.
Les mets se succédèrent. Le vin coula à flots. Au comble de la joie, Cosma devint soudain sérieux et dit :
– Mes enfants ! Avant de pousser plus loin, mon devoir m’oblige de vous rappeler que votre maître m’a chargé de dire une liturgie à la victoire de vos armes sur les bandits. Dans ce but, vous devez sortir toutes vos armes dehors, les mettre en tas sous les fenêtres de l’archonte, et là, dès que la lune paraîtra sur le firmament, je prononcerai la bénédiction. Débarrassons-nous d’abord de cette corvée, sortons les armes. Puis, je vous ferai goûter ma mastikha[29] de Chio.
Les Grecs furent frappés de folie :
– Mastikha de Chio ? Vous en avez ? ô Chio ! ô patrida d’Homyros ! ô mastikha sans rival, quelle aubaine pour nos langues !
En moins de temps qu’il n’en faudrait pour fumer une cigarette, arquebuses, pistolets et yatagans furent entassés pêle-mêle sous les fenêtres de l’archonte. Celui-ci, attiré par le bruit, ouvrit la fenêtre :
– Qu’est-ce que c’est que ce tapage-là ?
– C’est pour la bénédiction, répondit Cosma.
– Au diable ! Ça va bien, la bénédiction, mais vous allez abîmer tous les silex et les chiens des fusils !
– Ne craignez rien, archonte ! Une fois bénies, les arquebuses partiront, même si vous les bourrez avec de la sciure de bois au lieu de poudre !
Cette blague fit rire tout le monde.
Et voici ce qui se passa ensuite. Rentré dans la caserne, Cosma tira des besaces deux grosses gourdes en bois, ayant chacune une capacité de trois okas.
– Voici la mastikha, larme du pays de Chio ! Il y aura à peine une lampée pour chacun de vous, mais il faut se contenter, car Dieu n’a pas voulu faire des rivières de raki de Chio. Allons, prenez vos gamelles !
Et dans chaque gamelle il versa avec avarice la portion indiquée. Puis, les deux gourdes dans les mains de Cosma et d’Élie, les gamelles au-dessus des têtes, on cria :
– Pour l’orthodoxie ! Pour la santé de l’archonte et de sa garde. Pour la victoire de leurs armes – éviva !
– Éviva !…
On but.
– Nous allons maintenant donner le reste de mastikha aux hommes qui montent la garde, dit Cosma.
Et nous sortîmes. Dehors, il me saisit le bras :
– Va, apporte deux bonnes brassées de copeaux, autant de bois, et un bidon d’huile d’olive, et mets-le tout près du tas d’armes !
– Mais…
– Ne crains rien ! Tout est fini. Il ne nous reste que le plus facile à faire.
Nuit infernale, nuit meurtrière en pleine résurrection de la nature… Soixante-dix hommes, forts à déraciner des arbres, s’écroulaient à droite et à gauche comme des colonnes qui s’abattent. Sur les deux rangées de planches couvertes de tapis, qui formaient deux longs, interminables lits dans la caserne, ainsi que sur le sol, des corps humains, faits pour jouir de la vie, se tordaient dans les spasmes, les bouches écumantes, les yeux hors de la tête, au milieu d’écœurants débris de repas et des vomissements. Leurs hurlements auraient réveillé les morts. Les peupliers humides, dénués de feuillage, semblaient frissonner d’horreur. Dans le vestibule du palais, deux Grecs farouches, les seuls qui s’étaient refusés à boire la funeste mastikha, gisaient dans leur sang, poignardés.
Cosma vida le bidon d’huile sur le bois et les copeaux et y mit le feu. Les flammes saisirent les armes. Les fenêtres de la chambre du maître luirent. Et nous pénétrâmes dans l’intimité de l’archonte.
Il était dans le lit, à côté de Floritchica, qui avait le visage blanc comme la craie. Nous apercevant, droits comme des justiciers, l’archonte se crut la proie d’un cauchemar et s’essuya les yeux. Puis, se redressant :
– Qu’est-ce que c’est ? Comment êtes-vous entrés ? Et pourquoi ?…
– C’est encore un miracle du Saint-Esprit ; et nous venons pour dire la fin du kyriacodromion, répondit Cosma, sortant son pistolet.
– Les bandits !…
– Je vous avais dit : et Il fera, en pleine nuit, surgir les bandits de la montagne dans la chambre à coucher des seigneurs gardés par des valets armés jusqu’aux dents – vous vous rappelez, archonte ?
– Hé ! Arvanitakia ! Aux armes !
– … Et alors les seigneurs crieront en vain au secours ! Alors ils sauront que tout ce qui vient par la force des autres s’en va avec la force des autres.
– Qui es-tu, maudit kaloghéros ? C’est le bandit qui est devenu moine ?
– Non, archonte ! C’est le moine qui a toujours été bandit !
Sur le chemin régional qui oblique vers la grande route nationale de Calarasi, et par cette nuit noire comme le bitume, nos quatre chevaux avançaient péniblement à la queue leu leu. En tête, Cosma disait à Floritchica :
– … Tes seins seront durcis, fouettés par tous les vents de la terre… Ton corps se baignera dans les torrents, sera essoré par le soleil, et les fleurs des champs l’imprégneront de leur parfum… Et tu seras aimée par Cosma…
Puis, arrêtant sa marche, il regarda vers la cour de l’archonte Samourakis, entièrement enveloppée de flammes, et murmura avec cruauté :
– Un nid de vipères en moins…
*
Pendant une semaine entière, nous ne fîmes que descendre vers le sud, en côtoyant la Jalomitza et autres rivières, en évitant les routes. Les sabots des chevaux s’enfonçaient dans la terre détrempée des champs comme dans la mie de pain imbibée d’eau. Des pluies fines et ininterrompues nous obligeaient parfois à nous tenir, pendant des heures, tapis sous nos deux tentes. Alors, nous étions moroses. Mais le soleil apparaissait ; des vents chauds d’avril gonflaient nos manteaux ; et nous voilà gais et débordants de vie.
Déguisé en berger, Élie allait dans les villages chercher du pain et du vin. On chassait des lièvres. La nuit, cachés dans les brousses ou dans les marécages, on était de garde à tour de rôle et on soignait les feux brûlant devant les tentes.
Cosma ne me questionna point, tout le long du voyage, sur ma vie à la cour de l’archonte. Il s’occupa de Floritchica, le jour et la nuit. J’en fus vexé :
– Se fit-il, au moins, du mauvais sang sur mon sort, pendant ces deux ans ? demandai-je un soir à Élie, pendant la halte.
– Très peu.
– Alors il n’a pas de cœur !
– Si, il en a ; mais sa générosité est comme celle du vin : elle ne chauffe que les présents. Elle chauffe, et elle glace : c’est les deux faces de Cosma.
Élie semblait avoir la gorge étranglée. J’entendais à peine sa voix. Bien moins gênée, celle de Cosma clamait à côté, dans sa tente :
– … Toi, ô Floritchica, toi, tu seras la plus aimée…
Élie esquissa un sourire attristé. Ses yeux luirent dans la nuit, mirant les flammes du feu qui brûlait à nos pieds.
– Jérémie ! fit-il dans un mugissement sourd, me saisissant la main et collant sa barbe contre ma poitrine, Jérémie ! Cosma est un démon ! Entends-tu ce qu’il dit à la femme ? Eh bien, elles sont légion, les femmes auxquelles je l’ai entendu faire cette même déclaration. Et, bon Dieu, je veux mourir tout de suite s’il a jamais menti et s’il a jamais été sincère ! Oui, avec toutes il a été amoureux et tendre comme un tourtereau ; généreux comme la pluie qui abreuve une terre grillée par le soleil. Avec toutes, il a été ingrat comme un matou, et, devant leurs larmes, indifférent comme la mort. Écoute, Jérémie, cette histoire que je vais te raconter. Tu comprendras mieux :
*
Une année environ après la bataille avec la potéra d’où tu sortis captif, nous allâmes, très loin en Moldavie, venger les habitants d’une contrée terrorisée par un maître cruel. Selon la règle qu’il s’était faite, Cosma se sépara de nos hommes, et, à nous deux, déguisés en markitans merciers, nous entrâmes un soir dans la cour du tyran. Sa garde était allée grossir les rangs d’une potéra créée pour donner la chasse à un haïdouc fort courageux qui semait la mort parmi les satrapes du pays moldave. Nos renseignements disaient : Vous trouverez à la cour une vingtaine de domestiques poltrons, qu’on vous aidera à ligoter. C’est ce que nous trouvâmes, mais quant à les ligoter, ce fut plutôt le contraire, car dès que nous posâmes nos balles à terre, une fille du peuple à l’âme naïve et au regard troublant vint mettre le feu à la passion de Cosma et embrouiller ses desseins. Le soir même, nous conduisant à une meule de foin où nous devions passer la nuit, elle dit à Cosma :
– Markitan-mercier.
Déguisant mal l’acier,
tu ne tueras point mon maître, car il m’a fait du bien !
Cosma s’écria :
– Dis-moi, ô enfant venue au monde dans la saison où la cerise mûre s’offre à notre appétit, où la prairie invite à la paresse, et quand les oiseaux proclament leur droit à l’amour – dis-moi quel bien t’a fait le tyran, et j’oublierai le nombre de ses forfaits et ma mission vengeresse de cette nuit.
– Oui, Cosma, tu oublieras tout cela, car mon maître m’a arrachée aux serres d’un charognard et m’a rendue, intacte, à ma liberté : « Tu vivras ici à ta guise et tu aimeras qui te plaira », m’a-t-il dit. Ce charognard, c’est son intendant, et comme ce soir il y a lune neuve, demain à l’aube il viendra par le chemin que voici devant nous, apporter à son maître la dîme et la soumission. Il sera seul, à cheval. Va au-devant de lui et les plombs que tu destinais au maître, loge-les dans les reins du domestique ! Et prends son or… Et achète avec cet or des bœufs aux paysans appauvris… Puis je serai ton esclave.
Cette nuit-là, en fumant nos pipes et en regardant les étoiles, je dis à Cosma :
– Tu feras, Cosma, comme le démon te conseille ?
– Je ferai, Élie, comme le démon me conseille, car j’aime ce démon et je le veux.
– Tu suivras donc la déraison…
– Je suivrais le diable même…
– Et tu risqueras ta vie pour frapper le mal aux pieds, au lieu de le frapper à la tête… Cosma, tu es fort, mais tu n’as pas raison !…
– Élie, tu as toujours raison, mais ta raison m’embête : mets-toi debout !
Je me levai, Cosma me sauta au dos ; et je tournoyai ainsi autour de la meule jusqu’à ce que je perdisse le souffle et tombasse. Alors nous nous assîmes.
– Parle, maintenant, ta raison, Élie.
Je dis ceci, pendant que Cosma, tout en m’écoutant, s’assenait de terribles coups de poing sur la poitrine :
– Cosma… On ne peut pas être héros à moitié… Tu passes pour être un héros… On t’adore… Mais tu ne l’es pas, et tu n’adores rien… Ou tu adores trop de choses… Voici une contrée qui dira demain, après notre départ : Cosma est venu pour tuer le dragon de notre pays, et il n’a tué qu’une couleuvre. Est-ce, peut-être, parce que la couleuvre voulait manger un vermisseau et que ce vermisseau plaisait à Cosma ? Voilà ce que dira la contrée… Et elle aura raison… Et tu auras tort… Et un héros ne doit jamais avoir tort.
Le lendemain, à l’aube, nous nous trouvions cachés derrière une haie de ronces qui bordait le grand chemin par où devait passer la couleuvre. Le vermisseau était avec nous. Cosma lui caressait la tête et mâchait le désir, car ce vermisseau, hélas, était fille du soleil, grain de braise femelle qui embrase la poudre du mâle :
– Je rêve de toi, Cosma, depuis ma petite enfance !
– Et moi, je te cherche, flamme, depuis le commencement du monde !
– Mais tu tueras l’homme que je te montrerai tout à l’heure !
– Oui, je le tuerai, car mes oreilles brûlent et mes tempes éclatent… Et si longtemps que tu feras mes oreilles brûler et mes tempes éclater, je tuerai, coupables ou innocents, tout ce que tu voudras !
– Comme tu es vaillant, Cosma !
– Vaillant, fillette, vaillant jusqu’à tes pieds !
Et voici qu’un homme passe à cheval, allant au pas, une musette à l’arçon. Il est en bras de chemise propre, tête nue, et chantonne sa joie de vivre, joie d’homme beau et bien portant. Soudain, il tressaille, arrête, tourne la tête en tous sens et porte sa main droite au pistolet : il avait entendu nos chevaux ronfler dans le voisinage. Mais son inquiétude est de courte durée, car la fillette ferme les yeux et couvre son visage avec le tablier, pendant que Cosma met le cavalier en joue et crache sa grêle à bout portant.
L’homme se renverse, le cheval s’emballe… Sur la route dorée par le soleil levant, la bête galope furieusement, traînant le corps de son maître dont la cheville est prise par l’étrier, tandis que la tête, fracassée, balaie la poussière du chemin.
Cosma se redresse devant son démon :
– Femme, es-tu contente ? Que veux-tu encore ? Veux-tu que je tue mon frère ? Veux-tu que je tue mon cheval qui frémit dans la clairière ? Dis-moi ce que tu veux !
– Je te veux, toi, Cosma…
– Tu m’auras, éternité ! Tu m’auras, tant que mes oreilles brûleront, et que mes tempes éclateront !
Peu après, un paysan, grand vieillard, apparaît avec nos deux chevaux. Cosma lui donne quatre bourses d’or :
– C’est tout, Cosma ?
– C’est tout, ami, pour le moment !
– Mais tu n’as pas fait tout ton devoir.
– Je n’ai aucun devoir : les généreux ne doivent rien à personne.
Nous montâmes… Cosma chevauchait en tête, son éternité d’un jour dans les bras. Derrière lui, à vingt pas de distance, je le suivais, silencieux, en pensant à la solitude de l’homme.
Par des chemins forestiers, rocailleux et accidentés – où les sabots des chevaux glissaient, écrasant la mousse, où les branches déchargeaient leurs grosses gouttes de pluie sur nos têtes –, ainsi qu’à travers d’immenses champs, quand les bêtes éventraient l’espace, nous redescendions vers l’embouchure du Sereth.
Le premier soir, nous fîmes halte à l’orée d’un bois, fourré sauvage qu’il ne fallait pas affronter la nuit. À nos pieds, interminable campagne en friche, dans laquelle Dieu cultivait les parfums les plus fins pour le plaisir de ses papillons reconnaissants.
Et voilà que la pleine lune se lève sur la coupole céleste, remplit le fourré de mystères, la campagne de cigales et le cœur de Cosma d’impiété. Oui, ce soir-là, Cosma fut pour moi impie, cruel comme un ennemi, car il me demanda de jouer de la flûte pour son démon, quand il savait bien que je ne jouais jamais que pour mon Dieu et notre liberté.
Elle avait dit :
– Si une flûte résonnait en ce moment, le ciel s’ouvrirait, et les anges du Seigneur descendraient chanter les hymnes !
Cosma tressaillit et me montra son visage éclairé par l’astre : c’était un visage rouge et gonflé, comme s’il eût soufflé longtemps dans le feu. Je compris sa prière impétueuse, mais je baissai les yeux et me tus, pendant que mon sang se révoltait.
– Joue, Élie !
– Jouer pour qui ?
– Joue pour l’éternité !
– Elle est courte, ton éternité, Cosma…
– Courte, Élie, mais forte comme l’éclair qui embrase la terre.
Je tirai ma flûte de la ceinture ; je lui salivai les trous ; je jouai… Et dès que les premiers sons firent vibrer la nuit, le ciel s’ouvrit, les anges chantèrent les hymnes, car la voix du démon éclata dans un flot métallique plus harmonieux que la voix du rossignol. Mes cheveux se dressèrent sous le bonnet, mes doigts trépidèrent diaboliquement sur la flûte. Ma raison, elle, se mit à croire que l’enfer devait être bien plus divin que le Paradis, et qu’un démon qui chante est plus pieux qu’un ange qui prie :
Je suis celle qu’on ne prend pas,
Je suis l’âme qui se livre.
Il n’y a pas de Dieu tyran,
Mon cœur ne connaît point de péché…
Ainsi chanta le démon… Et sa voix couvrit le bruissement de la forêt et le concert des cigales. Alors j’oubliai ma loi, je trahis mon Dieu, et je jouai rageusement. Je jouai jusqu’à ce que les gouttes salées de sueur vinssent brûler mes yeux. À ce moment je m’arrêtai, je m’essuyai le visage et m’aperçus qu’il n’y avait plus de Cosma, plus de démon, et que j’étais seul, enveloppé par la nuit et le silence – seul, comme nous sommes tous sur la terre.
Notre marche fut poursuivie par un temps sans cesse pluvieux. Hommes et bêtes, on était trempés comme des rats sortis de l’eau. Pour protéger son trésor, Cosma resta en bras de chemise et jeta tous ses vêtements sur le dos de la femme, qui devint ainsi un gros paquet informe et mouillé. Les nuits, on les passait dans des grottes. Alors, Cosma était d’un dévouement sans bornes. Il courait seul à la recherche du bois sec, allumait des bons feux, séchait les effets, préparait des boissons chaudes, et nu jusqu’au ventre, semblable à un vrai sauvage, il se mettait à frotter les armes et les recharger avec du matériel sec.
Enfin, nous atteignîmes notre but, l’embouchure du Sereth, ce lieu maudit où, une année auparavant, nous avions dû livrer bataille à la potéra par la trahison du péager. L’heure était venue maintenant pour ce vilain de nous payer sa trahison.
Son compte fut vite réglé, mais l’affaire se compliqua et le drame devint double, grâce à la trame enchevêtrée du destin.
Embusqués tous trois dans une fosse, près de la tête du pont, côté moldave, Cosma guettait, l’arme prête, l’apparition du traître, pendant que les chevaux, libres et sages, broutaient l’herbe à cent pas de nous. La femme – dont l’étoile passionnante devait se coucher le jour même – demanda :
– Que faisons-nous là, Cosma ?
– Tu verras tout à l’heure : j’ai une dette à payer.
– Tu as l’habitude de payer tes dettes ?
– Parfois, oui…
L’homme apparut, les mains dans les poches, alla à droite, alla à gauche, puis il se dirigea droit sur le fusil de Cosma, pour accomplir ce qu’il y avait d’inscrit sur son front. Mais à l’instant même où Cosma le mettait en joue, la femme blêmit, lui saisit le bras et cria :
– Attends ! C’est mon frère !
Bleu de colère, Cosma la renversa d’un coup de crosse :
– Ton frère, peut-être, mais mon ennemi !
Et il foudroya le péager, que la menace avertit trop tard. La sœur, lançant de hauts cris, vola au secours du frère, qui n’en avait plus besoin, se jeta sur son corps et se lamenta. Puis, à notre approche, elle se dressa devant Cosma :
– Tu as tué mon frère !
– J’ai tué un espion ! Et que pensais-tu ? Que je ne tuerais donc plus que des intendants ?
– C’est lui qui m’a sauvé des griffes de l’intendant. Il m’a fait le plus grand bien !
– Et à moi, il m’a fait le plus grand mal : il m’a livré à la potéra !
La jeune femme s’agenouilla près du cadavre et pria. Nous allâmes chercher les chevaux. De retour, Cosma déposa par terre une bourse avec des ducats, et dit, à son éternité d’une semaine :
– Quand tu auras fini de prier, tu enterreras ton frère ; puis, tu iras t’enterrer toi-même dans un cloître, et là, tu continueras à prier Dieu, ce qui sera à ton goût, sans effort et sans dommage, car il a des frères comme le tien et ne craint pas les espions.
Peu après, galopant en toute liberté, Cosma me disait avec conviction :
– Les femmes sont faites pour détourner le destin des hommes !
*
Élie se tut. Son visage, que la flambée éclairait à peine, exprimait un étonnement enfantin :
– Pense, Jérémie, à ces choses tortueuses de la vie… me dit-il, pour toute conclusion.
Et s’enveloppant dans sa ghéba, il se jeta sur un tas de chaume.
Je restai seul, sous la tente qu’un vent léger faisait clapoter comme des vagues. Aucune envie de dormir. Ma pensée se répandait sur tout ce que j’avais vécu, alors que l’ouïe s’efforçait de percevoir quelque bruit dans la tente de Cosma et de sa Floritchica, mais je n’entendais que le bruissement des choses solitaires. Agacé dans mes sentiments, je quittai la tente, fis quelques pas dehors, et aussitôt, le temps cessa d’exister pour moi. Harmonie… Accord perpétuel… L’empire du roseau et de la laîche, du mûrier sauvage, des milliers de grenouilles accroupies sur la feuille du nénuphar et des vanneaux somnolant, un œil ouvert, goûtait le bonheur nocturne de l’existence. J’entendis une carpe sauter à la surface de l’eau et retomber lourdement dans son élément. Une grue claqua longuement du bec, en même temps qu’un épervier déchirait l’espace invisible avec son puissant battement des ailes. Et sous la poussée caressante du zéphyr, les innombrables épis floconneux du carex dominateur se répandaient en des remerciements silencieux envers le Créateur.
Ma raison s’effaça…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Une main lourde comme le plomb me fit bondir : Cosma était devant moi, énorme masse noire. Sa chevelure épaisse reposait en désordre sur l’encolure, ainsi que la moustache et la barbe embroussaillées ; les sourcils touffus ne laissaient plus rien voir de sa figure, sauf un nez charnu et deux grands yeux qui me semblèrent bons et contents. D’une voix basse apaisée, grave et harmonieuse, il me dit :
– Je te salue, Jérémie, jeune homme libre !… Tu veilles au bonheur de Cosma, ce qui est bien… Mais ton heure de repos a sonné… Va ! Cosma te remplace.
– Tu te trompes, Cosma : je ne veille pas à ton bonheur, je vis avec le marécage.
Il fit un pas en arrière :
– Ça c’est encore mieux ! Tu fais deux bonnes choses à la fois : toi, d’abord, moi, ensuite !… C’est dans la loi. Mais, dis donc : est-ce que, par hasard, tu m’en veux un peu ?
– Oui, un peu.
Cosma s’étira. Devant le vaste déploiement de ses bras, la terre parut se rapetisser.
– Quand on en veut à quelqu’un qu’on aime, la meilleure façon de s’y prendre pour se débarrasser de la petite haine et de passer vite à l’amour, c’est de le battre tout de suite, car la colère qui ronge lentement fait plus de mal que le coup de poing amoureux. Voici une poitrine, tellement remplie de bonheur, qu’à coups de marteau même on ne pourrait pas la démolir : frappe, Jérémie !
J’assenai un coup, de toutes mes forces. Cosma ne broncha pas.
– Frappe fort !
Je frappai, rouge de colère.
– Encore !
Je levai la main… Mais cette face épanouie, ce thorax d’ours… Et surtout ces deux bras étendus comme des ailes, prêts à m’encercler le corps… Non !
Je me jetai sur cette poitrine et enfouis mon visage dans les poils qui sentaient la transpiration mâle. Cosma me serra et me caressa les cheveux.
– Qu’as-tu, Jérémie ? Que t’ai-je fait ?
– Tu es trop heureux, Cosma, et ton bonheur me laisse, moi, trop seul.
Il ne répondit pas, mais je sentis ses bras de plomb lui glisser le long du corps, pendant que son cœur frappait avec la violence du marteau et la régularité de l’horloge. Puis, allant s’asseoir à la turque, il m’invita à faire comme lui, bourra sa pipe, l’alluma et me parla à peu près comme suit :
– Le bonheur de Cosma, mon garçon, ne peut laisser les autres que seuls et vides. Il est pareil à l’orage qui déchiquette les arbres chargés de bourgeons, arrache les pétales lourds de tendresse, entrave le cours du ruisseau heureux de son lit et de son murmure, tue les bêtes… Il boit tout… Tout ce qui est vivant. Après, il se casse la tête, quelque part, contre une masse de rochers qui le rendent prisonnier, ou se fait engloutir par un ventre de terre rempli d’eau et de ciel sans fin. Mais aussi, il est généreux, car, après son passage, la vie renaît avec plus de force. Je suis comme lui. Peut-être un peu plus ingrat ; peut-être un peu moins juste. Sache que seules les choses médiocres peuvent être partagées et vécues en commun. Dès que l’homme est trop heureux, il reste seul ; et il reste seul, également, dès qu’il est trop malheureux. C’est comme ça : dans la petite fosse, tout le monde peut sauter avec toi ; mais nul ne peut te suivre dans l’abîme. Le bonheur complet, aussi, c’est une espèce de gouffre : n’étais-tu pas absorbé, tout à l’heure, par ton rêve, au point d’oublier le danger et de te laisser surprendre par moi ? Lequel de nos compagnons de liberté t’aurait suivi jusque-là ? Qui m’a suivi, moi, dans la souricière de l’archonte Samourakis quand, l’autre jour, l’envie me prit d’aller te délivrer sur-le-champ ? Élie ! Élie m’a suivi. Mais Élie est mon ange gardien que je n’écoute jamais. Et il me suit toujours, malgré lui. Cela doit venir du fait que notre père le bouc s’était mis en tête, le jour de notre conception, de féconder son harem rien qu’avec le germe de la folie, de toutes les folies, et c’est ainsi qu’il eut : moi, Cosma ou la folie érotique ; Élie ou la folie raisonnable ; notre sœur, Kyra ou la folie coquette ; et, enfin, notre frère cadet, qui eut la folie pure et se pendit, ne sachant probablement quoi faire de sa vie. Encore, je n’en suis pas sûr, car il aimait si follement la brioche farcie de noix qu’il hurlait de plaisir dès qu’on la sortait du four, et peut-être s’est-il pendu, la bouche remplie de brioche. Il faut savoir mourir pour sa folie. Mais on ne doit jamais se mêler de la folie d’un autre.
En disant cela, Cosma braqua un regard de fou sur sa tente : la pleine lune de minuit s’était levée de trois lances au-dessus de l’horizon et présentait son disque de braise morne à Floritchica, qui se tenait debout devant la tente, les bras croisés sur la poitrine, et la contemplait, immobile. Sur ses épaules, enveloppées dans une chlamyde de soie blanche, l’abondante chevelure défaite coulait comme du goudron.
Devant cette belle apparition, Cosma s’agenouilla face au sol, les bras en avant, tel un musulman dans sa prière, et resta longtemps. Puis, comme accablé, il se leva lentement, se mit debout, et tendit vers le ciel deux bras nus et musculeux qu’on aurait pu prendre pour des jambes. Alors Floritchica me parut moins imposante, les autres choses, mesquines et ratatinées ; et Élie – qui surgit à ce moment de l’autre tente, en bâillant – ne fut à mes yeux qu’un pauvre homme dans une pauvre ghéba.
Nous le regardions, tous, et je crois que les autres aussi pensaient comme moi, c’est-à-dire que Cosma eût pu nous écraser rien qu’en se laissant tomber sur nous ; mais il ne nous faisait pas peur.
Il alla prendre Floritchica par la taille. Elle se laissa porter comme une plume. Ses brodequins touchaient à peine le tapis souple de l’emplacement. Et ensemble ils firent quelques pas dans le même rythme parfait. Cependant, à regarder cette fragile châtelaine à côté de ce rude braconnier, on aurait dit une nymphe séduite par un satyre.
C’est en ce lieu et en ce moment que, tournant sa face sauvage vers la lune et serrant sa poitrine entre les mains, Cosma clama le comble de son bonheur. D’une voix de bourdon, qui fit aux chevaux soulever les têtes, il parla :
– Pourquoi ce cœur veut-il rompre ses attaches ? Pourquoi la carcasse lui semble étroite ? Pourquoi le sang l’étouffe-t-il ?
Prenant la main de sa maîtresse, il avoua sa crainte :
– Floritchica ! Tu es l’abîme qui engloutit le désir de l’homme ! Connais-tu, au moins, la constance ? Nous repartirons, tout à l’heure, par clair de lune ; et à l’aube de ce matin nous joindrons notre campement. Trente gaillards nous attendent là-bas, impatients ! Ce sont, tous, des hommes hors la loi et qui ne craignent point la mort. En fait de loi, ils n’en connaissent qu’une : satisfaire leur désir, but suprême de la vie ! Toute loi qui s’oppose à ce but, ils l’affrontent au prix de leur vie même. C’est pourquoi je les appelle des héros. Héros, ils le sont encore plus aux yeux de la femme, avec leurs regards de taureaux excités qui fascinent, leur moustache pointue qui perce de loin, leur barbe ondoyante qui caresse le duvet, la culotte tendue sur la cuisse et cette sacrée bourse à semence inquiète.
Et Cosma demanda l’impossible :
– Floritchica, fleur petite,
Tout beau gaillard la soulève !
toi, ne te laisse pas soulever… Je ne suis pas le maître de ces hommes, je suis leur Dieu ; mais, devant la femme, il n’y a pas de Dieu qui tienne ! Et moi, je veux rester Cosma, et je veux mourir Cosma. Jure-moi, Floritchica, jure-moi fidélité !
Floritchica éclata dans un rire victorieux, pareil aux clochettes des traîneaux en hiver ; et à ce rire, la lune répondit en parant son image d’un voile d’argent qui égaya le marécage :
– Cosma, Cosma, au bras fort,
Guerroyant sur neuf frontières,
tu demandes à la foudre d’éclater dans une marmite ? Tu demandes au chêne de pousser sous le lit ? Tu demandes à la terre de résister à la charrue qui l’éventre ? de refuser la semence qui la féconde ? Ha ! ha ! ha !…
Déployant ses bras aux manches larges, tel un cygne prenant le vol, elle se sauva vers la tente et y disparut, pendant que Cosma, blême, la démarche lourde, se dirigea droit sur Élie et dit, à voix basse :
– Que dis-tu, Élie, de la réponse que cette femme me fit ?
Élie allongea le cou et le visage :
– Je dis que la femme a raison, et que sa réponse est juste et méritée.
Cosma hurla, hors de lui :
– Que le diable t’emporte avec ta raison et ta justice ! C’est pas ça que je veux savoir !
– Quoi, alors ? fit Élie, très calme.
L’autre se pencha vers son oreille, maîtrisant sa rage :
– Ne crois-tu pas, Élie, que cette femme c’est la tchobanitza de la forêt de pins, il y a dix-sept ans de ça ?
– Peut-être bien, Cosma… Il se peut que ce soit elle… Mais je n’en suis pas sûr… Et puis, à quoi bon le savoir ? Si c’est bien elle la tchobanitza de la forêt de pins, souviens-toi de ta fierté de cette nuit-là. Et si tu la trouves meilleure aujourd’hui, à dix-sept ans de distance, cela veut dire que la femme est comme le cheval : plus elle court, meilleure elle devient.
Cosma tomba pensif, la pipe oubliée au coin de la bouche.
Et quand la lune toucha au zénith, nous avions quitté notre dernière halte, nous frayant un chemin dans les fourrés de roseaux et les laîches aux feuilles gluantes qui nous salissaient de bave. Personne ne parlait.
*
Personne ne parlait, nom de Dieu ! Et cependant, il aurait fallu. Parler ? Non, mais hurler, taper, saccager, broyer. Il nous aurait fallu, à ce moment-là, un tremblement de terre qui ouvrît des crevasses béantes ; ou une grêle de glaçons, gros comme des œufs de pintade, qui nous couvrît les têtes de bosses ; ou une bataille inégale avec la potéra, qui nous mît en fuite, criblés de blessures ; ou la foudre ; ou la peste ; ou toute autre calamité, pour empêcher ce silence pendant lequel la tête de Cosma s’était mise à germer sa perte.
Je ne me doutais de rien, bien sûr. Élie, lui, en savait peut-être quelque chose, et Floritchica aussi. Mais nous le sûmes bien dès que les ténèbres s’évanouirent et que l’aube jeta son blanc linceul sur nos visages et sur la terre.
Nous nous trouvions alors sur un champ désert et avancions sur un rang, au pas des chevaux, en suivant la route sinueuse. Floritchica, blottie dans les bras de Cosma qui la portait sur son cheval, somnolait, frileuse, entièrement abandonnée au dandinement du cheval ; et Cosma, semblant tout ignorer du monde, la face hagarde, graisseuse, inspectait son trésor d’un œil féroce. Cet œil de fauve sanguin s’arrêtait tantôt sur ce visage aux traits calmes de vierge, orné d’un superbe nez de libertine, tantôt sur ce ventre aux lignes gracieuses découpées dans le manteau et ondulées par les secousses.
Et voilà que, brusquement, Cosma arrête son cheval et lâche son précieux fardeau ; Floritchica se laisse plier comme un traversin sur les genoux de son amant. Ses yeux, ouverts, sourient. Les cheveux se déversèrent vers le sol. Épaules, seins et cuisses ne sont plus qu’harmonie diabolique.
Cosma contemple toute cette fortune et s’écrie :
– Comment ! Ça, c’est une terre qui s’est laissé labourer par toutes les charrues, féconder par toutes les semences ? Et moi, Cosma, qui veux tout ça pour moi seul, je dois entendre cela sans aller, de suite, trancher les mains qui ont offensé mon bien ?
Floritchica noua les bras au-dessous de sa tête et dit, avec un mépris indulgent :
– Oui, Cosma… Tu dois entendre tout cela, et encore ceci : les terres en friche ne sont estimées par personne, pas même par toi.
Et avec un sursaut de son corps de serpent, elle sauta à terre. Élie et moi, nous la suivîmes.
Cosma ne broncha pas, mais le sang lui affluait à la tête : la réplique de Floritchica avait frappé juste. Cela ne pouvait se supporter sans un écrasement de colère ; et comme les épaules de la femme étaient trop faibles pour soutenir ce poids, il s’en prit à lui-même. Avant que nous nous fussions rendu compte de ce dont il s’agissait, il s’était laissé glisser à terre, s’était étendu sous son cheval et, prenant de ses mains fermes le sabot ferré de la bête, l’avait posé sur sa poitrine. Au même instant, il frappa d’un coup de pied le ventre de l’animal qui, non habitué à ce genre de brutalités, lâcha un hennissement et sauta par-dessus le corps de son maître.
Épouvantés, nous accourûmes tous trois à son secours. Cosma avait une face de cire et vomissait du sang par la bouche et par le nez. Mais ses yeux étaient bons, paisibles. Aux cris de Floritchica, il voulut répondre quelque chose ; un flux abondant de sang l’en empêcha. Il ferma doucement les paupières et s’évanouit.
Nous le crûmes mort et le transportâmes dans le champ, où nous nous aperçûmes aussitôt qu’il respirait, lui lavâmes la figure ensanglantée et le ramenâmes à la vie.
Floritchica, un peu pâle, lui prit la tête sur ses genoux, lui écarta les cheveux collés sur le visage, l’embrassa tendrement et lui dit :
– Mon ami… mon ami… Sois bon ! Ne sois pas si injuste ! Et ne demande pas à la vie ce qu’elle ne peut pas nous donner.
Cosma grommela d’une voix râlante :
– Je m’en moque, du juste… et de l’injuste… et de ce que la vie donne… et de ce qu’elle ne donne pas. Ma poitrine, c’est toute la vie. Ce qu’elle veut, je le veux au prix de cette vie. Et je veux maintenant couper les mains qui ont souillé mon bien… Et je les couperai !
À ces dernières paroles, sa face blême se colora de nouveau. Elle flamboya comme le cuivre frotté, sous un jet soudain de rayons orange que le soleil, surgissant à l’horizon, lui envoya en plein visage. Cosma ouvrit de grands yeux sur le quart du disque phosphorescent qui montait à vue d’œil, droit devant lui, à l’infini. Alors, avec un effort de grand blessé, il lança son buste en avant et envoya à l’astre un gros crachat de sang, en prononçant, avec rage, ces mots :
– Pour celui qui t’a fait, toi… et moi… et la terre… et…
Il s’arrêta net, la bouche fermée, comme pour écouter, mais une explosion de sang la lui ouvrit et déversa le liquide sur sa poitrine.
Cosma retomba sur les genoux de Floritchica, les yeux ouverts, des yeux qui criaient toute leur haine contre la vie. Aucun de nous n’osa lui venir en aide.
Élie me prit par le bras et m’entraîna vers le champ en friche.
*
– Tu m’éloignes pour que je ne voie pas comment il va mourir ? demandai-je à Élie, un peu plus loin.
Il suivait du regard le vol majestueux d’un gros charognard :
– Je ne pense pas qu’il meure de cette blessure ; Cosma, c’est un homme à sept vies. Mais je pense qu’il mourra : demain, dans une semaine, ou dans un mois, car il a une douve de trop à son crâne, et elle le détruira… C’est une maladie qui ne pardonne pas. Je vais te dire ce que c’est. Dans le cœur de tout homme il y a un ver rongeur qui dort. Chez l’homme mou, il ne se réveille jamais, ou rarement, et alors ce n’est que pour bâiller et se rendormir : ça, c’est l’homme qui se heurte dix fois par jour contre le même caillou, se fâche, jure et n’enlève pas la pierre ; ou bien, quand sa porte grince dans les gonds, se contente de dire : ah, cette sacrée porte ! mais ne lui met pas un peu d’huile pour la graisser. C’est l’homme que Dieu créa, je ne sais pas pourquoi, à la fin de la semaine, lorsqu’il avait le cerveau fatigué de tant de choses merveilleuses faites avant l’homme. Mais le Démon, qui n’avait fait que flâner et critiquer le Créateur pendant les six jours, profita du dimanche et ajouta au crâne de l’homme une douve de plus, la douve démoniaque, celle qui fait rager l’homme dès qu’une chose n’est pas à son goût, dès qu’il est contrarié. Bien sûr, pendant la nuit qui s’était écoulée, l’homme normal avait eu le temps de peupler la terre d’imbéciles, et c’est pourquoi l’on voit si peu d’hommes qui se font du mauvais sang. Néanmoins, les hommes au crâne à la douve en plus surgirent assez nombreux pour chambarder la terre et troubler la paix divine, à ce point que saint Pierre vint un jour se plaindre au Créateur : « Seigneur, dit-il, mon berger n’est pas comme le tien, calme, sage, soumis, bon garçon. Le mien, c’est un tapageur : si une brebis s’égare, il part avec tous les chiens à sa recherche et laisse le troupeau à la merci des loups ; si le fromage est un peu rance, il me le jette au nez ; et pour une puce qui le pique la nuit, il se met dans tous les états et m’empêche de dormir. Seigneur, je suis bien ennuyé ! » Le Créateur prit sa canne et partit aussitôt, avec son conseiller. À leur arrivée au pâturage, le berger du Très-Haut dormait, la bouche ouverte, se réveilla et salua respectueusement. Le Maître lui donna sa bénédiction. Le berger de saint Pierre, lui, restait assis sur un monticule et jouait si passionnément de la flûte que Dieu lui-même dut l’écouter ; puis il lui toucha l’épaule : « Dis donc, l’ami, pourquoi abandonnes-tu la garde du troupeau pour une brebis qui s’égare ? – Parce que c’est toujours une de celles que j’aime le plus qui s’égare », répondit le berger, sans aucune révérence, chose qui déplut à Dieu. « Mon garçon, tu es ici pour servir. Aimer ou haïr, ce n’est pas affaire de serviteur ! » L’autre se mit en colère : « Et quoi, alors ? Je ne suis pas homme, tout d’abord ? » Le voyant arrogant, le Seigneur l’écrasa d’un lourd sommeil, lui examina le crâne et s’écria : « C’est bien ça, l’œuvre du Démon : ce crâne a une douve de trop ! » Et il la lui enleva. Le berger se réveilla ; calme, sage, soumis, bon garçon. Il demanda pardon aux visiteurs pour l’avoir trouvé endormi, salua respectueusement, ne pensa plus à la flûte, et n’eut plus ni d’amour ni de haine que juste ce qu’il faut à un serviteur. La douve supplémentaire de Cosma, c’est toute sa vie. Serais-je Dieu, que je ne la lui enlèverais pas. Mais il mourra… Son ver rongeur, réveillé par cette femme, finira par le tuer. Encore que pour le sauver, s’il ne s’agissait que de trancher les deux mains seigneuriales qui ont tripoté son bien, je l’aiderais volontiers…
Élie garda pour lui la suite de sa pensée.
Je ne savais plus que croire… Je savais seulement que Cosma était très malade et qu’il allait mourir. Cela me faisait beaucoup de peine.
Nous nous trouvions dans les terres qui s’étendent entre Cernavoda et Calarasi, à une petite lieue à peine de la forêt où campaient nos vaillants compagnons. Ils attendaient impatiemment leurs chefs partis, seuls et courageusement, à ma délivrance. Ils ne savaient pas si nous étions morts ou vivants ; et, sans la brusque colère de Cosma qui nous cloua sur ce plateau découvert, nous aurions dû, à l’heure qu’il était, nous trouver dans le camp ami.
Maintenant, qu’allions-nous devenir ? L’endroit était dangereux : pas bien loin de nous, une grande route départementale le traversait, et d’un moment à l’autre nous pouvions être surpris, vu que le passage du Danube, par le bac de Cernavoda, n’était qu’à une lieue et demie.
L’angoisse me prit à la gorge… Je regardai Élie : il songeait. Son front, d’habitude serein, était labouré de plis. Ses pas, volontairement mesurés, semblaient songer eux-mêmes. Tout songeait. Sa ghéba, longue jusqu’aux chevilles, lui donnait la gravité d’un moine sincère. Et dans l’air muet, pas un oiseau… Le plateau, silencieux comme un cimetière… Seuls, quelques rares chardons, balançant piteusement leurs têtes, et plusieurs buttes sablonneuses, veillant çà et là depuis le commencement du monde, adoucissaient de leur présence la sécheresse de ce désert.
Élie dirigea sa sombre promenade vers une de ces buttes, que nous gravîmes. Là-haut, le regard braqué sur Cosma et Floritchica, toujours assis par terre et à peine visibles, il tira l’arquebuse de sous le manteau et dit :
– Nous allons voir jusqu’à quel point Cosma est malade.
Et à l’instant, il lâcha un coup de feu. L’instant d’après, Cosma était debout, face à nous, les bras levés vers le ciel, ce qui voulait dire : Il y a danger ?
Élie prit l’arquebuse par le canon et décrivit des cercles en l’air, par-dessus sa tête, ce qui signifiait : Rien d’inquiétant ! Puis, déridant le front :
– Ha ! C’est bien ! Du moment que ses jambes soutiennent le corps !
Nous descendîmes. Il me montra de la vieille crotte de brebis :
– Il doit y avoir, pas très loin d’ici, des troupeaux. Nous allons chercher un petit agneau de lait.
En effet, au bord du plateau, une grande prairie inondable, parsemée de buissons de saules, nourrissait d’innombrables brebis. À notre approche, de terribles chiens arrivèrent pour nous assaillir. Avec un seul cri, le berger les ramena, dociles, à ses pieds, où ils s’allongèrent, tapant le sol de leur queue. L’homme était de la stature d’un nain. Brun, très poilu, la caciula enfoncée jusque sur les sourcils, longue sarica qui le couvrait entièrement, il nous attendait, debout, le menton appuyé sur un gros bâton. On ne savait pas s’il était armé ou non, mais la ferme volonté de ce visage sculpté par sa vie riche d’expériences, la tranquillité de son corps, et surtout cet œil petit et noir, qui nous fouillait les ventres de loin, en imposaient à tout homme qui respecte la beauté humaine. Un lâche, seul, peut abattre un tel homme ; et alors, sa chute fait trembler toute la terre.
À dix pas de lui, Élie s’arrêta :
– Bonne journée, berger, de notre part, hommes bienveillants.
– Soyez bienvenus, voyageurs, et que la pensée vous soit bienveillante comme la parole !
– Notre pensée est, d’abord, celle-ci : es-tu le maître de ce troupeau, ou le domestique ?
– Je suis le maître de ma volonté. Ce troupeau, il me fait vivre en liberté.
– Si c’est comme ça, dis-nous combien de sfanz nous devons te payer un agneau capable de calmer la faim de quatre hommes bien portants ?
– Les sfanz, mes chers, ne font pas l’honnêteté. Choisissez-en. Puisque ce n’est que pour la faim, prenez celui qui a la fourrure laide. Et mangez-le en bonne santé, me remerciant en pensée.
Le soleil avait fait plus d’un quart de son chemin sur la coupole céleste, lorsque, l’agneau sous le bras d’Élie, nous rejoignîmes Cosma et Floritchica. Ils avaient monté une tente et restaient allongés à l’ombre, silencieux. Les chevaux, débarrassés de nos bagages, broutaient l’herbe. Sur les taches de sang caillé, des mouches vertes s’étaient posées. Élie y jeta de la terre, puis, sans mot dire, s’en alla très loin, dans les ronces, et n’en revint que fort tard, l’agneau rôti et tout sale de cendres et tisons.
Nous n’avions plus de pain. Du vin, à peine une demi-plosca. Élie étendit une toile par terre et dépeça l’agneau. Floritchica s’approcha, visiblement affamée, et s’assit à la turque. Cosma fit de même, mais sans élan, machinalement, la pensée lointaine : il n’était pas parmi nous. Élie le ramena.
Se découvrant, sa longue face tout imprégnée de foi apostolique, il dit :
– Soumettons-nous, amis, aux lois qui ne sont pas faites par la main de l’homme…
Cosma apostropha :
– Je ne me soumets pas !
– … et acceptons-les, comme inébranlables…
– … je n’accepte rien !
Élie resta perplexe. Plein d’indulgence, il ne voulut pas énerver Cosma davantage, et se mit le premier à manger. Mais nous avions, tous, fini le repas, alors que Cosma n’avait pas encore porté trois morceaux à sa bouche ni bu trois fois. Il s’en inquiéta le premier :
– Frère Élie, je suis entré dans l’année de la mort… Depuis que je me connais sur ce monde, jamais colère ne put me couper l’appétit. Frère Élie, que penses-tu de cela ?
Élie le regarda fixement dans les yeux :
– Badé[30] Cosma, je pense que tu mourras…
À son tour, Cosma resta perplexe, mais il eut un haut-le-corps :
– N’est-ce pas, Élie, que je mourrai ? Et c’est Floritchica qui me tuera !…
La femme protesta :
– Mais moi, je t’aime, Cosma ! Je t’ai toujours aimé.
Cosma répéta :
– Tu m’as toujours aimé… Et tu m’arrives coupable !…
– Qu’as-tu fait, Cosma, de celles qui te sont venues innocentes ?
– Je les ai oubliées le lendemain, mais ça ce n’est pas mon affaire, c’est l’affaire de Dieu : à lui d’expliquer les injustices de l’homme, puisque c’est lui qui a donné à l’homme la besace qui crève d’envies et le goût de vouloir toujours s’abreuver aux fontaines à l’eau non entamée.
Élie écarquilla les yeux et intervint :
– Vrai, Cosma !… Si Dieu est juste, il doit se trouver embarrassé de cette affaire. Je t’accepte, avec ta folie. Et si, pour t’arracher à la mort, une vengeance, même indigne de nous, te suffit, je te prête mon bras à l’instant. Dis-moi, à qui en veux-tu ?
– À Dieu !… À toute la terre !
– Mais nous ne pouvons pas nous battre avec Dieu ni avec la terre ! Et si ton mal vient de Floritchica, elle n’y est pour rien.
– Je n’ai fait aucun mal à Cosma, se plaignit Floritchica. À d’autres, oui, j’en ai fait, comme à l’archonte Samourakis, brûlé vif par vous…
– Tant mieux !… grinça Cosma.
– … ou comme au pacha de Silistrie…
– … Pacha de Silistrie ? Tu as été salie par ce chien ? Et moi, je reste ici à manger de l’agneau, au lieu d’aller tout de suite lui manger les oreilles ?
À ces mots, Cosma sauta debout, et alors se passa quelque chose qui fut, à mes yeux, comme une explosion de lumière.
Nous étions tous debout. Cosma, blême, vint me mettre une main sur l’épaule et dit :
– Jérémie, j’ai mal, je suis offensé, j’ai la douleur du joueur qui a perdu toute sa fortune et se voit ruiné. Es-tu généreux ? Veux-tu, comme Élie, me prêter ton jeune bras pour une action basse ? Elle est basse, mon garçon, mais peut-être qu’elle m’apportera le soulagement : je veux verser du plomb fondu dans la gorge du pacha de Silistrie ! Viens m’aider ! Tu es mon fils, tu me dois ta vie et ta liberté.
Alors Floritchica sauta entre nous, comme une tigresse, et nous sépara avec violence :
– Mensonge !… hurla-t-elle, les yeux hors de la tête. Mensonge ! C’est à moi qu’il doit sa vie et sa liberté ! Il est le fruit de l’illusion et doit sacrifier sa vie à un rêve : je suis sa mère !
Comme traversés par une même décharge, nous reculâmes, tous trois, d’un bond, tandis que Floritchica se tenait droite comme une justicière.
Se passant la main sur le visage, Cosma l’interrogea avec élan :
– Qui es-tu, femme énigmatique ? N’es-tu pas, par hasard, la petite tchobanitza de la forêt de pins ?… Es-tu celle qui surgit avec le bébé dans les bras, le déposa sur mon chemin et disparut ?
Floritchica croisa les bras sur sa poitrine et répondit, d’une voix noyée de larmes qui me déchira le cœur et me rappela sa visite nocturne dans ma triste coliba, chez l’archonte :
– Je suis celle qui a désiré tout le bonheur, qui a voulu rêver avec les yeux ouverts sur le soleil et qui s’est brûlé les yeux ! C’est toi, Cosma, qui fus mon soleil d’un instant dans une nuit de rêve, et c’est toi qui m’as appris à voir juste dans la vie. Depuis, j’ai fait mon chemin, j’ai gravi mon calvaire, et je te reviens plus pure que jamais : je ne veux plus tout le bonheur pour moi seule. Hélas, tu n’as pas parcouru le même chemin que moi, tu ne connais pas la pitié. L’injustice ne te révolte que lorsqu’elle te touche toi seul, et pour satisfaire une de tes envies, tu broierais la terre. Mais je vais te prouver, Cosma, que tu es toujours mon idole : tu espères qu’une basse vengeance soulagera ton cœur de la rancune qui le ronge et tu veux mettre une tache de sang honteuse sur tes mains destinées à rompre des chaînes ; bien plus, tu veux faire de Jérémie un sanguinaire ignoble, quand son jeune cœur ne doit connaître que le tumulte de la révolte juste. Eh bien, je m’offre pour vous conduire chez le pacha de Silistrie, mais à la condition de m’obéir : jure-moi obéissance !
– Obéissance ? s’exclama Cosma – et baissant la tête : Oui, Floritchica, je t’obéirai, moi qui n’ai jamais obéi qu’à ma volonté, mais cela me prouve encore que je suis entré « dans l’année de la mort ». Cosma n’est plus Cosma du moment qu’il obéit !
*
La femme doit cacher dans ses jupes quelque chose du mystère qui a présidé à la création du monde.
Cette idée me vint à l’esprit en regardant Floritchica chevaucher à côté de Cosma, alors qu’Élie et moi, nous les suivions de près. Elle montait à califourchon. Sa large jupe ne la gênait guère sur une selle d’homme, mais ses jambes, habillées de bas en fil de soie crue, se voyaient jusqu’aux genoux, des jambes qui auraient pu troubler la tête à un ermite dégoûté de la vie. Sa taille, droite et à l’aise dans le corsage sans manches, se balançait avec aplomb et grâce au pas du cheval, pendant que la tête tournait sans cesse comme dans une vis, fouillant du regard l’infini du plateau. Et alors, sachant que nous lui avions promis obéissance, je me suis demandé où logeait cette volonté qui s’est imposée à nous : dans cette petite tête fragile, ou dans ces jupes mystérieuses qui couvraient tout le dos de son coursier ?…
À côté d’elle, la masse lourde de Cosma, qui n’avait plus le commandement, me paraissait inerte. Élie… Il n’avait rien perdu, et rien gagné. Mais c’était drôle quand même, cette femme qui avait eu tout d’un coup la volonté de Cosma et la raison d’Élie !
Et elle se disait ma mère ! Et Cosma se disait mon père ! Et ils allaient, tous deux, maintenant, débrouiller une affaire que je comprenais mal : demander compte au pacha de Silistrie d’avoir aimé Floritchica avant Cosma, ou après Cosma, je ne savais pas très bien ! Où était la faute de ce pacha ? Et où le droit de Cosma ? Et pourquoi laissait-on nos compagnons nous attendre dans l’angoisse ?
Que de choses ténébreuses !
Cependant, je n’étais plus oppressé depuis que je savais Cosma soumis, car il commençait à me faire peur. Élie aussi avait l’air content. Notre expédition ne devait donc pas être trop tragique, et je m’amusais à l’idée de connaître un pacha véritable, après avoir goûté d’un archonte.
Pour aller à Silistrie, il fallait passer le Danube sur un bac.
Floritchica dirigea la cavalcade vers la chaussée nationale, au lieu de prendre un petit chemin régional et, à l’observation de Cosma que cette voie était dangereuse, notre commandant à jupe répondit par une boutade :
– Ce serait sage et prudent de prendre une route plus cachée ; mais, sur ce plateau découvert, où l’on pourrait voir un mulot se brossant les moustaches à une lieue, aller par le petit chemin ce serait nous cacher à la façon de l’autruche et attirer sur nous l’attention des patrouilleurs. Mieux vaut donc aborder carrément le chemin des gens qui se croient sans tache, et compter sur ce « gramme de veine » qui fait parfois des miracles. En connaissez-vous l’histoire ?
– Nous ne la connaissons pas.
– Ça se voit, dit-elle, que vous n’avez pas été à l’école. Je vais vous la raconter. Deux hommes cheminaient ensemble sur une route champêtre. Un d’eux possédait « une tonne de sagesse », l’autre « un gramme de veine ». La nuit d’été les surprenant entre deux villages, ils décidèrent de coucher à la belle étoile. Sans trop réfléchir, celui au « gramme de veine » se couvrit la tête de sa ghéba et se jeta au milieu de la route. L’autre, qui avait « une tonne de sagesse », raisonna : Il peut passer une voiture qui m’écrasera. Et il alla se jeter à côté de la route, sur l’herbe d’un champ. Tard dans la nuit, un phaéton à deux chevaux passa. Arrivés devant la tache noire du milieu de la route, les animaux s’effrayèrent, firent un bond de côté et allèrent écraser celui qui dormait dans le champ. « Mieux vaut un gramme de veine qu’un char de sagesse », dit textuellement le roumain. C’est sur cette veine que nous devons compter, nous aussi, pour arriver au bac. Et si elle ne nous sert pas, alors, comme toujours, il nous reste le plomb de nos arquebuses et les jambes de nos montures.
Heureusement pour nous, il n’y eut point besoin ni du gramme, ni de la tonne, il ne nous y arriva rien, mais je fus révolté d’une aventure qui pouvait nous mettre aux prises avec des patrouilles nombreuses, sur un terrain si défavorable. Et pourquoi, bon Dieu ? Cosma était aimé de nous tous : que diable avait-il dans le ventre, maintenant, avec ce pacha ?
Je le demandai à Élie. Il me répondit :
– Cosma est entré « dans l’année de sa mort ». Il veut demander au soleil de marcher à rebours et défaire ce qu’il a fait. Cela ne se peut pas. Et Cosma mourra. Mais nous ne devons rien lui refuser, pas même de risquer nos vies pour une folie, car sache, Jérémie : la folie occupe une plus grande place dans l’existence que la sagesse.
Je ne fus pas du tout content de la réponse d’Élie, et l’idée de voir un pacha véritable ne m’amusa plus, du moment qu’il s’agissait d’affronter les patrouilles. Je venais de sortir d’un esclavage et peut-être que déjà un autre m’attendait, de l’autre côté du Danube ; peut-être la mort.
Je me mis à bouder. Cosma s’en aperçut bientôt, devina la cause et fut brave, douloureux, héroïque ; faisant halte, il s’approcha de moi et me dit, avec une sérénité qui me glaça le sang :
– Pas plus loin que la nuit dernière, je t’avais expliqué comment, dans les grandes joies, aussi bien que dans les grands malheurs, nous restons seuls, personne ne peut nous suivre. Tu vois donc que j’avais raison : me voilà frappé par le plus grand mal, et me voilà seul. Eh bien, mes amis, je ne force personne à me suivre dans ma folie. Allez tous les trois rejoindre notre troupe ; Élie connaît le chemin. Moi… j’irai seul, là où me pousse mon malheur, seul avec mon cheval, mes deux arquebuses, mes quatre pistolets, mon yatagan, ma chemise et mon destin…
Je ne le laissai pas continuer. Je lui sautai au cou et l’embrassai. Il resta froid et indifférent à mon élan ainsi qu’aux paroles des autres qui l’assuraient de leur dévouement. Mais il ne nous quitta pas. Et nous reprîmes la marche.
Soudain, en approchant au bord du plateau, le Danube apparut à nos yeux, tout bas, tout loin, grisâtre, touffu, solitaire et ami de l’homme libre.
À sa vue, Cosma se dressa sur ses éperons et se mit aussitôt à chanter – de sa voix mâle et modulée, mais brisée par la souffrance, cette chanson du haïdouc :
Approche ton bac, péager !
Pour que je passe chez ce gospodar[31]
Qui est pourri de richesses.
Il est seul comme le coucou :
Neïca est jeune et haïdouc.
Tire ton bac un peu en aval,
Ou je t’envoie un plomb dans les reins !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
À peine avait-il fini son chant qu’une calèche surgit de l’ombre d’un vallon et se mit à gravir la côte que nous descendions. On s’inquiéta, mais tout de suite on s’aperçut que la calèche était conduite par un homme seul, un noble du pays, vêtu à la manière de ceux qui habitent les terres du soleil couchant : chapeau haut de forme, grand faux col raide noué d’une cravate, culotte, redingote et bottes. Il avait la moustache rasée et portait des favoris.
Floritchica dit :
– Ne vous inquiétez pas, je le connais, c’est un ami…
Cosma sursauta :
– Quoi ? Un ami, à toi, cet épouvantail ?
Le noble s’approcha, ôta son chapeau de très loin, arrêta et salua Floritchica dans une langue roumaine raffinée :
– Je présente mes hommages les plus respectueux à la joupânitza[32] Floritchica !
Et comme celle-ci lui tendait la main, le bonhomme la baisa, ce qui fit à Cosma enfoncer à tel point les éperons dans les côtes de son cheval qu’il le mit debout sur ses jambes de derrière.
– Il y a longtemps que vous êtes rentrée de Constantinople ? On vous a beaucoup regrettée !
– Ah ? fit-elle, avec coquetterie ; il vous manquait des femmes ?
– Des femmes ? Non, certes, mais des femmes d’esprit !
Puis, jetant un regard de maître sur nous, il questionna :
– Qu’est-ce que c’est que cette compagnie ?
– Des gardes forestiers que je viens d’embaucher.
– Hm !… On dirait des bandits !
– Ma foi, les gardes forestiers, tout comme les bandits, sont barbus, portent des armes et se lavent rarement.
– À propos de bandits, avez-vous entendu les ravages que fait dans le pays le haïdouc Cosma ? C’est navrant, mais « les nôtres » aussi ont tort, ils poussent la spoliation au-delà du supportable.
Sur ce, il baisa de nouveau la main de Floritchica, la salua très bas, et partit au pas de son cheval.
Mais Cosma ne reprit point sa marche. Alors, nous remarquâmes que, durant cette courte conversation, il s’était rongé un côté de sa moustache au ras de la lèvre. Et il ne bronchait pas, restait calme, épiant du coin de l’œil le boïar qui s’éloignait. Quand celui-ci se trouva à une cinquantaine de pas, il le mit en joue et le foudroya dans le dos plus vite qu’il ne faut pour le dire. L’homme se renversa sur le sol ; la calèche s’en alla à travers champs.
Et Cosma conclut :
– Ça t’apprendra, salaud, à ne plus baiser la main des femmes qui se trouvent en compagnie d’hommes qui se lavent rarement…
Se tournant vers Floritchica :
– Tu as couché avec ce mannequin aussi ? Malheur des malheurs ! J’aurai à faire si je dois aller à Stamboul les chercher tous et les tuer !
Puis, à moi :
– Va, Jérémie : s’il n’est pas crevé, achève-le avec ton pistolet.
Je m’en fus et revins : il était mort, la tête fracassée.
Floritchica dit :
– Je ne te respecte plus, Cosma, quoique je t’aime toujours : tu m’as promis obéissance et tu…
– … Et j’ai oublié, par manque d’habitude…
– Eh bien, tu as tué un des meilleurs hommes que je connaisse, et qui n’avait qu’un défaut : celui d’être venu au monde riche, ainsi que de croire, avec tous les riches de son temps, que c’est Dieu lui-même qui a fait les hommes inégaux. Mais, à la différence des autres, il avait supprimé le servage sur ses terres et avait construit des hôpitaux…
Cosma, énervé, coupa :
– Oui, il avait enlevé la peau de l’homme et lui avait offert une chemise !… Et puis… je m’en moque !… C’est pas ça qui me turlupine, moi…
Après un long et pénible silence :
– … Nous ne pouvons plus aller chez le pacha de Silistrie : je pensais le châtier, le croyant ton seul amant. Tu en as eu des douzaines, et jusqu’à Tzarigrade. Alors ? Attrape l’aveugle et arrache-lui les yeux ! Non. J’aime mieux rentrer au camp. Là-bas, je verrai… C’est-à-dire, je ne verrai rien, mais je me laisserai aller au gré du nœud qui m’arrête le souffle.
*
Nous y arrivâmes vers la chute du soir et, sur-le-champ, j’oubliai et Cosma et son « nœud » et ma rancune, pour me jeter follement dans les bras ouverts d’une nature que l’homme n’avait pas encore avilie. Il y avait de vieux saules, gros comme des tonneaux, et dont les troncs caverneux pouvaient enfermer deux hommes debout. Des centaines de petits canaux – veines généreuses du généreux Danube – se faufilaient en tous sens et fertilisaient, sur des dizaines de kilomètres, une terre marécageuse dont personne ne voulait, qui faisait le bonheur des plantes aquatiques crevant de sève. Poissons, oiseaux, insectes vivaient en paix, malgré loups et renards, se délectaient de l’existence et respectaient l’œuvre du Créateur.
Lui seul, l’homme de toutes les bêtes de la terre la plus féroce, sème, sur son passage, la mort, la misère, l’esclavage, là où, avec si peu de peine, bien moins de crime, tant de jouissance nous attendrait.
Je trouvai nos compagnons un peu vieillis, ils me trouvèrent grand et beau.
Au milieu d’une vaste île perdue à six heures de marche, loin de la dernière habitation, ils avaient fondé un petit hameau ; avertis par les sentinelles de notre arrivée, ils nous saluèrent par les trois salves de dix arquebuses à la fois et crièrent :
– Qu’ils vivent, notre vaillant capitaine et sa belle compagne ! Et qu’ils vivent, Élie le sage, et Jérémie le brave, que nous croyions mort !
Cela me fit un peu rire, car cette manifestation, quoique plus sincère, ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle qui avait eu lieu, à la cour de l’archonte, lors de son arrivée de Constantinople avec Floritchica. Je pensais :
– Libres ou esclaves, les hommes ont à peu près les mêmes habitudes et les mêmes sentiments. Que le diable les emporte !
Et je me mis tout de suite à courir comme un veau et à m’affoler. Il y avait de quoi !
Sur une aire un peu soulevée et nettoyée, des tentes partout, solidement fixées et dans lesquelles il n’y avait qu’une couchette, roseau et foin, plus la couverture. Toutes les autres affaires, armes comprises, se trouvaient dans les creux des saules, suspendues comme en des armoires, chaque contrebandier ayant la sienne. Et de femmes aussi, presque chacun avait la sienne, jeunes, étourdies, trépidant pieds nus et toutes couvertes de piqûres de moustiques.
L’heure du dîner approchant, elles se démenaient comme dans une popote de petite caserne. En plusieurs grosses marmites, accrochées à des crémaillères de fortune, bouillait la mamaliga[33] qui répandait un arôme de farine de maïs et d’où le terciu[34] sautait en gouttes brûlantes sur les pieds des cuisinières. Dans d’autres marmites, on préparait la ciorba[35] de brochet aux oignons, persil, fenouil et livèche, tandis que, exposées aux tas de braises vives, des carpes de dix kilos, saupoudrées de poivre rouge, se débattaient encore dans leurs protzapes[36]. Une dizaine de canards et d’oies sauvages, farcis d’ail, d’oignon et de lard fumé, grillaient aussi. Et à tel point était appétissante la fumée dont ce charnier emplissait les environs que les loups eux-mêmes hurlaient d’envie.
Mais il fallait de la boisson pour cette mangeaille, sur laquelle près de soixante bouches allaient s’abattre, et l’on sait que l’eau des marais « fait naître des petites grenouilles dans le ventre ». Eh bien, il y en avait, et comment !
Enfoui sous une meule de laîche humide qui le tenait au frais, un fût de cent vadras d’un vin qui « défonçait le palais » ressemblait à une chapelle divine, toute frissonnante de mystère, alors qu’à côté de cette chapelle, et bizarrement pareil à un tabernacle, un autre fût de vingt vadras renfermait le Saint-Esprit d’une sainte tsouika[37] qui « eût réveillé les morts mêmes », s’il y en avait eu par là !
Mais il n’y en avait heureusement point pour nous embêter avec leur éternel témoignage de néant. Cosma lui-même, qui portait la mort dans l’âme, l’oublia ce soir-là, emboîta le pas à toute la communauté et, en capitaine qu’il était, donna le signal de l’attaque.
Tout le monde assis par terre, en fer à cheval, chacun pouvait y aller à volonté, se couper de la mamaliga et remplir sa troaca[38] du mets dont le cœur lui disait, puis, y revenir et manger sur ses genoux, en se servant d’une leochka[39] pour la ciorba et de ses doigts pour les fritures. Quant au vin, les petites cofas[40] allaient vides et revenaient pleines dans un pèlerinage ininterrompu à la chapelle où trônait le divin sang du Christ.
Le visage épanoui comme l’intérieur d’une pastèque rouge coupée en deux, Cosma, le gobelet de tsouika à la main, ainsi que tous les autres convives, parla :
– Amis !… La vie et la mort sont les deux œuvres éternelles de la jument du Seigneur : c’est elle, avec ses naseaux, qui allume les vies sur la terre et les éteint. Nous n’avons pas demandé à naître, nous ne devons donc rien à personne. Nous avons un seul devoir, qui est celui de nous porter bien, et pour nous porter bien, nous devons faire trois bonnes choses, c’est-à-dire : bien manger, bien boire et bien péter ! Commençons par manger et boire. Nous péterons ensuite sous la tente !
De gros éclats de rire furent la réponse à ce discours. Les gobelets se renversèrent dans les gosiers, la tsouika alla vivement piquer l’appétit, puis « quarante fous se mirent à batailler devant chaque bouche ! » Les boules de mamaliga, après avoir été sommairement arrondies dans la main, partaient comme des projectiles, expédiées de loin, avec un mouvement adroit du poignet, pour économie de temps. Les leochkas étaient vidées avant de toucher les lèvres. Et lorsque, en dévorant le brochet et la carpe grillée, il arrivait que les arêtes donnassent trop de fil à retordre au mangeur, toute la bouchée malencontreuse était promptement soufflée derrière le dos. Des visages disparaissaient entièrement dans les trous des cofas et s’y attardaient jusqu’à ce qu’on vît les cous se gonfler et devenir bleus. Alors, le buveur n’avait qu’une pensée : reprocher à Dieu que le souffle de l’homme fût si court et la place, dans son ventre, si mesurée. Pour remédier un peu à cette maladresse divine, le convive qui se jugeait lésé dans son compte se levait lestement et se mettait à sauter sur place, en vue de faire descendre la mangeaille, puis s’y remettait de plus belle. Il y avait aussi les renvois qui facilitaient l’opération, mais ils n’étaient pas toujours heureux, car s’ils surgissaient pendant que la bouche était pleine, les aliments se trouvaient expédiés dans le cerveau et sortaient par les narines.
Vers la fin de nos franches lippées, un homme vint nous gâter la digestion. Ce fut tout au bout de l’ovale qu’il fit son apparition. Le sous-chef de la bande, qui siégeait à sa droite, se leva, le montra à Cosma et dit :
– Capitaine, peut-être tu t’es aperçu qu’un étranger se trouve parmi nous : c’est ce moine, qui s’est présenté un jour à une de nos sentinelles et que nous avons admis provisoirement, le trouvant révolté, dévoué et brave. Il veut boire à ta santé et demander l’admission définitive.
Alors, nous vîmes se lever un homme de taille moyenne, à la carrure puissante, encore jeune, barbe et moustaches blondes bien peignées encadrant une face éblouissante de propreté, mais terne, que surplombait un front bombé et chauve comme un melon et qu’éclairaient deux grands yeux gris cendre au regard franc. Tombant jusqu’aux chevilles, son froc monastique, tout fripé et rapiécé, le couvrait de tristesse.
D’une voix limpide, il dit à peu près ce qui suit :
– Oui, Cosma… Je veux boire à ta santé d’abord, à celle de tous les présents ensuite, et je demande de faire partie de ta troupe de haïdoucs. Mais, permets-moi de te le dire, tes paroles de tout à l’heure m’ont un peu déçu. Comment ? La vie et la mort, les œuvres éternelles d’une jument ? Fût-elle, cette jument, montée par le Seigneur lui-même, non, cela ne se peut pas !… La vie et la mort sont les œuvres de Dieu, non pas de sa jument, en admettant qu’il en ait une. Et puis, cette autre offense, infligée à l’homme, qui, d’après toi, n’a que le devoir de manger, boire et péter ! Devoir de cochon ! J’en suis déçu ! Le peuple voit en vous ses libérateurs, et c’est grâce à son aide amicale que vous n’êtes pas pendus du jour au lendemain. Il ne vous empêche ni de manger ni de boire comme des braves, mais si ce n’est que pour péter sous la tente, ma foi, je doute fort que vous soyez autre chose que des nobles ! Je ne puis pas vous dire ce soir qui je suis et quel chemin j’ai fait pour venir ici. Je vous dis seulement ceci : soyez des libérateurs et je vous y aiderai !…
À peine eut-il prononcé le dernier mot que Floritchica bondit de sa place, vola au moine et lui baisa le front :
– C’est ma pensée que je baise, lui dit-elle.
Les maîtresses de nos compagnons rigolèrent, car la rigolade remplace la pensée chez les maîtresses, tandis que ceux-ci, voyant Cosma assombri à la suite de cet incident, étaient fort embarrassés.
Élie avait l’air content. Cosma l’interrogea :
– Qu’en dis-tu, Élie, de ce drôle de moine ?
Élie souleva les épaules et regarda la mine bouffie de Cosma :
– Je dis que tout moine a son kyriacodromion… qui fait plaisir aux femmes : rappelle-toi le succès qu’eut le tien, la semaine dernière.
Le jour devint tout faible. On distinguait difficilement les visages. Alors, chaque couple se dirigea vers sa couchette. Et cette nuit-là, à cause de trop manger, j’entendis toutes sortes de gémissements partir de sous les tentes.
*
Et voilà la fin de ce récit :
Cosma se leva le lendemain, méchant comme la gale, et cria de devant sa tente :
– Si nous continuons de ce train-là, il nous faudra, d’ici peu, une demi-douzaine de sages-femmes. Allons ! Que les femelles s’en aillent pondre chez leurs mères. Et nous : aux balles ! aux chevaux ! et en route !
– Et moi ? demanda Floritchica.
– Toi, tu n’es pas une femelle, tu es mâle, un haïdouc ! Le destin t’envoie pour me remplacer et faire mieux que moi, le jour où je mourrai. Et ce jour est proche : cette nuit j’ai rêvé que mon prochain coup d’arquebuse ratera l’ennemi par pleine lune. Ce coup raté sera alors le troisième, dans ma vie, par pleine lune, et mes ursitele[41] ont décidé que je dois mourir de la main de ce dernier ennemi. Ce sera ainsi. Et ce sera bien : Cosma a vécu.
Les hommes se mirent aussitôt à emballer, pendant que leurs amoureuses, tout en préparant le dernier repas, allaient de temps en temps pleurer, le front appuyé sur un saule ou sur l’épaule de l’ami qui s’en allait.
Floritchica, quoique femme, eut le cœur dur, cœur de vrai haïdouc, tel que Cosma l’avait jugée :
– Bien sûr, disait-elle, parlant à celles qui se lamentaient ; vous êtes des malheureuses, mais la faute est à vous. Vous avez oublié que ces hommes-là se sont mis hors la loi, qu’ils doivent dormir à cheval et embrasser la femme au galop. L’amoureuse, ici, n’a qu’une mission : recharger la flinta[42] que l’homme décharge. Pour peu qu’on vous eût laissées faire, vous auriez bâti une église, créé une mairie, fondé une sous-préfecture, monté une garnison.
Et se tournant vers les hommes qui empaquetaient la contrebande :
– Regardez-moi voir ces marchands de bric-à-brac ! Vous, des haïdoucs ? Il y a de quoi rire ! Broderies, perles, tissus, poignards sans tranchant et pistolets mignons, tout un fouillis de carnaval exactement pareil aux chiffons et ferrailles qui encombrent les trottoirs des mahallas[43] à Stamboul, ha !… ha !…
Puis à Cosma :
– C’est toi, le « capitaine » de ce bazar ?
À ces paroles, le moine se jeta sur Floritchica :
– Laisse-moi, femme, baiser ton front, qui cache ma pensée !
Floritchica lui offrit son front.
Cosma regarda cette scène impossible, siffla au malheur et partit seul dans un fourré de roseau, d’où retentit la chanson navrante du haïdouc Ianco Jiano :
La petite fleur de fève,
Sur la rive du Sereth,
Broute le cheval de Ianco,
Broute l’herbe et hennit.
Ianco s’est couché et songe ;
Et son rêve : une amoureuse !
Amoureuse endiablée,
Ourdit de la trame, à Ianco,
Dans la vallée du Hanneton.
Mais ce n’est pas de la trame
Pour faire du linge de rechange :
C’est un linceul pour couvrir
Deux yeux noirs qui ont aimé !…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le chant s’éteignit au loin. Je fus tout de suite saisi par la terreur de la pitié et me mis à la poursuite de Cosma, en suivant sa trace, mais prudemment. Au bout d’une heure, à force de traverser des clairières, je crus l’avoir perdu de vue, et je montai dans un saule pour chercher de quel côté le mouvement du roseau trahissait sa présence. Il n’était plus dans le roseau, mais au bord d’un étang limpide, à une vingtaine de pas seulement de moi, et alors je vis et entendis des choses incroyables !
Cosma s’était agenouillé et priait. Longtemps, il ne fit que toucher le sol avec son front, puis sa voix s’échappa comme un gémissement :
– Eh bien, Seigneur ! Soyons justes, si tu veux justice ! Me suis-je écarté d’une ligne de l’ordre que tu as mis dans ma poitrine ? J’étais un tout jeune homme quand tu m’as fait sentir la répugnance du lucre et de l’égoïsme, et alors je volai mon père et donnai aux pauvres. Puis, j’ai gagné la forêt et vécu de crimes et de brigandages. Oui, crimes et brigandages, à l’exemple des boïars et des nobles qui vivent du vol et du crime, qui bâtissent des temples à ta gloire et que tu te gardes bien de foudroyer. C’est sur eux que je me suis abattu, pas sur le pauvre. Et si, parfois, étranglé par la colère, j’ai sauté sur le dos d’Élie et je l’ai écrasé, c’est parce qu’il avait trop raison. Mais, tu ne fais pas la même chose ? N’écrases-tu pas, davantage, le pauvre qui te reproche tes injustices ? Et si c’est comme ça, oses-tu m’envoyer pareille douleur, qui me broie les entrailles ? As-tu le culot de t’ériger en justicier devant moi, qui te connais ? Ptiu !…
Il cracha dans l’étang. Puis se coucha sur le dos.
Peu après, une femme, conduisant sa vache à l’abreuvoir, surgit du fourré. Pendant que la bête buvait, elle donna le bonjour à Cosma, l’appelant « chrétien », soupira et le considéra. Cosma ne fit aucune attention à elle. La femme, les bras croisés au-dessous des seins et une verge à la main, dit :
– Je sais que tu es Cosma… et que tu vis, avec tes compagnons, ici, tout près, en terre sauvage, comme nous autres. Eh ! que le Seigneur tout-puissant te protège ! Mais, aie pitié de nous aussi, les persécutés du sort. Nous sommes des simples. Les riches nous enlèvent jusqu’à notre chemise. Deh ! quoi faire ? Le Seigneur le veut, pour nous punir de nos potéras.
Cosma, sans bouger, coupa court :
– Va-t’en d’ici !… Tu me dégoûtes !… Nous-som-mes-des-sim-ples ! Vous êtes des brutes ! Le-Sei-gneur-le-veut ! J’emmerde votre Seigneur !…
Et sautant debout, s’en alla.
La femme se signa et pria :
– Pardonne-lui, Seigneur chéri. Il ne sait pas ce qu’il dit. Et sa vie est dure.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pendant deux mois, sans lâcher un coup de feu sinon sur le gibier, nous traînâmes comme des condamnés à mort en remontant la Dobroudja, vers les montagnes du Macin. Cosma nous avait complètement abandonnés, se tenant à l’écart, acceptant, rarement et à contrecœur, même ma compagnie et celle d’Élie, plus du tout celle de Floritchica qui fit tout ce qu’elle put pour le consoler. Les hommes, conduits par le sous-chef de la bande, se livrèrent à des pillages mesquins que Cosma avait toujours dédaignés.
Et nous voilà de nouveau en face de Braïla, région favorite pour la vie libre, pleine d’embuscades, fort dangereuse pour les potéras.
Ici, à peine arrivés, Cosma et Élie nous quittèrent mystérieusement un beau soir, passèrent le Danube et s’attardèrent cinq jours. Lorsqu’ils rentrèrent, Cosma s’écria d’emblée :
– J’ai tiré mon troisième feu d’arquebuse par pleine lune, et j’ai raté l’homme. Dorénavant, ne me comptez plus parmi les vivants.
Et, jetant par terre toutes ses armes, monta son coursier et s’en alla au pas. Élie et moi, nous nous mîmes à l’escorter, ce jour-là et les jours suivants, ne le quittant pas d’un pouce, de crainte de le voir mettre fin à sa vie ; mais nous nous convainquîmes vite que nos soupçons n’étaient pas fondés. D’ailleurs, il n’allait pas loin ; des balades aux alentours du campement ; il revenait, mangeait et buvait à des heures indues, repartait. Son humeur ni trop sombre ni gaie ; mais à toutes les questions qu’on lui posait, il ne répondait qu’en haussant les épaules. Parfois, il caressait les cheveux de Floritchica, qui pleurait, lui embrassait les mains et l’assurait de son amour. Il souriait.
Et à voir Cosma déparé de toutes les armes, on aurait dit un gros porcher.
Oh, les épouvantables belles journées de cette époque-là ! L’été tirait vers sa fin, et c’est alors que les levers et les couchers de soleil dans les marécages font crier sa joie jusqu’à la plus petite bestiole. Les pontes sont finies… Le nouveau monde de canards et oies sauvages, de foulques, de vanneaux échappés à la destruction, se croise dans l’azur limpide en d’interminables nuées et à des altitudes qui désespèrent le chasseur. Le jeune loup et le jeune renard qui rôdent autour des fermes, on les reconnaît à leurs allures poltronnes, à leurs fourrures impeccables. Bourdons, hannetons et autres insectes volettent, étourdis, se heurtant aux arbres. La végétation arrête sa croissance, se repose et jouit. C’est le triomphe de la vie sur la mort.
C’était tout le contraire dans notre camp.
La vengeance personnelle, à laquelle s’étaient livré Cosma et Élie dans leur visite à Braïla et qui valut au premier son coup raté, avait remué les autorités et nous sentîmes qu’une nombreuse potéra était à nos trousses. Nous avions redoublé de vigilance. On ne dormait plus que d’un œil et on changeait constamment de camp.
Cela finit par énerver tout le monde, sauf Cosma, qui continuait ses allées et venues comme dans la plus paisible des existences.
Un après-midi, aussitôt le repas terminé, il se leva, selon sa nouvelle habitude, pour aller se promener.
Élie, renversé sur un coude, improvisa, sur une voix profonde qui semblait venir d’un tombeau :
Badé Cosma, ne pars paaas,
Car voiciii… laaa… potéra !…
Cosma se retourna un instant et répondit, en improvisant sur une voix encore plus profonde :
Laisse-la veniir, je l’emmerde :
Comme elle vient, ainsi elle s’en vaaa !…
Et il monta sur son cheval.
Nous le suivîmes, également à cheval, à une trentaine de pas.
C’était dans les environs d’Isaccea… Route solitaire, bordée de hauts buissons…
Et tout d’un coup, sous nos yeux, deux canons de flintas surgirent d’un buisson et se braquèrent sur Cosma, qui leva les bras et cria :
– Je n’ai point d’armes !
– Tant mieux ! lui répondit-on.
Et deux coups de feu partirent. Nous eûmes à peine le temps de répondre par un feu d’arquebuses et de pistolets contre le buisson, puis, voyant Cosma se pencher sur son cheval, lui enlacer l’encolure avec les bras et voler comme une flèche, nous nous mîmes à sa poursuite, le croyant sauvé.
Il ne l’était pas, car, en pleine fuite, son corps se renversa sur la route, comme un sac rempli de terre, la poitrine défoncée, pendant que l’animal continuait sa course.
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—
Mai 2011
—
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[1] Soupe (russe borchtch)
[2] Gâteau traditionnel. Il est de toutes les fêtes, à Pâques comme à Noël, au baptême comme au mariage.
[3] Autre orthographe de boyard.
[4] Manteaux de paysan.
[5] Préparation culinaire à base de choux.
[6] Sandale.
[7] Vaste vêtement de dessus (ai. djoubba).
[8] Viande salée et séchée.
[9] Un litre, un kilo.
[10] Commandant, grade remontant à l'occupation turque.
[11] Armée de mercenaires.
[12] Gourde.
[13] Complainte populaire.
[14] Bergère.
[15] Coiffe.
[16] Mercenaire qui traque les bandits.
[17] Chef intendant.
[18] Étranger.
[19] Forme turque du mot chibouque, longue pipe orientale.
[20] Pantalon (turc).
[21] Chaumière.
[22] Nougat.
[23] Véranda.
[24] Courtisanes.
[25] Petite fleur.
[26] Poêle.
[27] Moines.
[28] Sermon (grec).
[29] Liqueur (grec).
[30] Appellation destinée à un aîné.
[31] Seigneur. (fém. Gospodaria)
[32] Demoiselle.
[33] Préparation culinaire à base de maïs.
[34] Jus de mamaliga.
[35] Potage (arabe chorbâ).
[36] Broche en bois.
[37] Eau-de-vie roumaine.
[38] Assiette, auge.
[39] Cuiller.
[40] Seau.
[41] Fées marraines (ursita : fatalité, sort)
[42] Carabine (ail. Flinte)
[43] Faubourgs.