Paul d’Ivoi

 

 

 

L’ESPION X. 323 (Volume II)

LE CANON DU SOMMEIL

 

 

 

Orné de Compositions hors texte
d’après les aquarelles de Starace


Paris « Le Roman d’Aventures »
Albert Méricant, Éditeur – 1908

Également paru sous le titre L'Obus de cristal
Albert Méricant, Éditeur – 1912

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LES JOYEUX TRÉPASSÉS. 5

CHAPITRE PREMIER  LE PASSÉ.. 6

II  PROBLÈME PALPITANT.. 7

III  LA MODE S’IMPLANTE DE MOURIR DE RIRE.. 14

IV  LA MODE MACABRE S’ACCENTUE.. 26

V  LES PETITS IMPRÉVUS. 32

VI  LE « SOSIE ». 37

VII  EN ROUTE.. 45

VIII  UN CONFRÈRE « COLLANT ». 53

IX  MISTRESS DILLYFLY M’ÉTONNE À SON TOUR.. 62

X  LA MYSTIQUE « SEMEUSE ». 70

XI  LE CŒUR A SES RAISONS ! 81

XII  SOURIRES D’ÂMES. 91

XIII  LA PRÉSENTATION DES CIRCONSTANCES. 97

XIV  JE DEVIENS SUR UN REGISTRE LE MARI DE MA BIEN-AIMÉE.. 107

XV  UNE MÉTAMORPHOSE QU’OVIDE NE PRÉVIT PAS. 117

XVI  LE « TRÉSOR » DE LA TANAGRA.. 125

XVII  X. 323 MONTRE UN NOUVEAU VISAGE.. 140

XVIII  TROIS VICTIMES POUR UNE, PLACEMENT DE HAINE.. 149

XIX  À TRAVERS LE BROUILLARD.. 159

XX  SONS DE CLOCHES, SIRÈNE DE DIRIGEABLE.. 168

DEUXIÈME PARTIE  L’APACHE DE L’AZUR.. 179

CHAPITRE PREMIER  DANS LES NUAGES. 180

II  LE CANON DU SOMMEIL.. 187

III  UN CRIME ANONYME CONTRE ANONYME.. 198

IV  L’ANGOISSE DE VOIR DOUBLE.. 206

V  EN FORTERESSE.. 214

VI  OÙ LA JEUNE FILLE SE MÉTAMORPHOSE.. 226

VII  MISS ELLEN S’EXPLIQUE.. 236

VIII  TANAGRA DEVIENT PRINCESSE.. 245

IX  LE « COUP FINAL » DE STREZZI. 250

X  X. 323 SUCCOMBE AU CHOC.. 256

XI  LE COURS DE LA MALADIE.. 264

XII  L’ÉVASION DE LA MALADIE.. 275

XIII  LA TÉLÉPATHIE PAR RAISONNEMENT.. 285

XIV  CONVERSATION AVEC UN TUBE D’HYDROGÈNE.. 290

XV  AU BORD DU LAC WEISSEN.. 297

XVI  LE DRESSEUR DE MICROBES. 308

XVII  LA VISITE DU PROPRIÉTAIRE.. 314

XVIII  NOUS SOMMES DES MORTS VIVANTS. 325

XIX  LA LETTRE MYSTÉRIEUSE.. 333

XX  LE COUP DE MINUIT.. 341

XXI  LE SOLEIL BRILLE.. 350

À propos de cette édition électronique. 356

 



Les morts riaient d’un rire épouvantable, satanique !

 

PREMIÈRE PARTIE

LES JOYEUX TRÉPASSÉS


CHAPITRE PREMIER

LE PASSÉ


Je vous ai appris dans ce récit que j’intitulai l’Homme Sans Visage[1], comment j’entrai en relations avec le « roi de l’espionnage », mon ami le plus cher et qui devait être plus encore.

 

Je vous ai dit mes entrevues sensationnelles avec la marquise de Almaceda, son alliée à n’en pas douter, cette jeune femme à la beauté étrange, mystérieuse ; une « Tanagra » qui serait un sphinx.

 

Et surtout j’ai pleuré devant vous ma douce Niète, sa couronne de cheveux blonds, ses chers yeux de bluets ; Niète ma fiancée, mon amour, rêve de bonheur que la mort m’a ravie ; Niète enfin, fille de ce comte de Holsbein-Litsberg, redoutable protagoniste de l’espionnage allemand, engagé dans une lutte sans merci contre X. 323. Lutte dont les résultantes furent le triomphe de ce dernier, le trépas violent de l’innocente Niète, le désespoir de votre serviteur Max Trelam.

 

II

PROBLÈME PALPITANT


Depuis six semaines, Niète dormait dans l’un des cimetières de Madrid, l’espagnole.

 

Depuis six semaines, mon directeur et ami m’accablait de besogne, cherchant à noyer mon souvenir funèbre dans le souci du Times, de ce noble et puissant journal qui naguère était mon unique amour.

 

Hélas ! dans le travail, comme durant les heures oisives, j’étais toujours deux !

 

Auprès de moi, se tenait l’ombre de la fiancée disparue.

 

L’ombre, je dis bien, car la lumière d’une personnalité réside toute entière dans ses yeux, et par une cruauté bizarre de ma mémoire, il me suffisait de clore les paupières pour reconstituer la chère, la douloureuse silhouette évanouie dans l’au-delà, seulement, elle aussi m’apparaissait les paupières irrémédiablement closes sur ses yeux de bluets.

 

En vain, je tendais ma volonté… Je voulais éperdument revoir ce rayon adoré, emprunté à l’azur des pervenches. Effort inutile, supplément à une douleur déjà infinie en elle-même, je ne pouvais plus jamais évoquer les yeux de bluets.

 

Et cependant, by Heaven ! j’aurais dû échapper à cette obsession si mon âme de reporter n’avait été en quelque sorte plongée en léthargie par la souffrance de mon entité humaine.

 

Le « patron » me bourrait de travail, me traitant en journaliste dont les facultés professionnelles seraient actionnées par un moteur de quarante chevaux.

 

Et dans les brefs intervalles de ce journalisme à haute pression, quelqu’un le suppléait, m’aiguillant malgré moi, sans que j’en eusse conscience, vers le mystère nouveau qui devait me verser, sinon l’oubli, du moins le désir de vivre.

 

Six semaines après mon retour d’Espagne, un billet, tracé par une main aristocratique, les caractères en faisaient foi, m’arriva par la poste.

 

Elle portait le timbre de Trieste, le port autrichien sur l’Adriatique, et contenait ces lignes :

 

« Lisez, ami, tout ce qui concerne l’étrange affaire de Trieste. (Journaux des 17 et 18 janvier). Vous y pressentirez peut-être comme nous (?) un crime surhumain. Songez-y. Vivre pour être utile est plus grand que vivre pour être heureux.

 

« Courage ! La douleur n’est point un isolement, elle est un lien nouveau avec le reste de l’humanité…

 

« Je signe de ce nom charmeur dont vous m’avez baptisée. »

 

« TANAGRA ».

 

Tanagra ! la marquise de Almaceda… Ma pensée se projeta brusquement en arrière. Il me sembla que la jeune femme se dressait devant moi, telle que je l’avais aperçue naguère, pour la première fois, sur la promenade du Prado, à Madrid.

 

Je la voyais vraiment avec sa beauté troublante, presque paradoxale, avec sa chevelure étrange, formée de deux teintes, masse brune où scintillaient des fils d’or, et surtout ses yeux profonds, distillant un regard vert-bleu, angoissant comme la désespérance même, énergique comme l’héroïsme des sacrifiés.

 

Je voyais ses yeux, à elle, alors que je ne pouvais revoir ceux de Niète.

 

Et cependant la constatation ne me fut point pénible.

 

J’eus l’impression confuse, informulée, qu’entre ces yeux, les uns perceptibles, les autres cachés, existait une parenté… Laquelle, j’aurais été furieusement embarrassé de l’expliquer.

 

Le regard de la Tanagra rappelait la tonalité des eaux du golfe de Biscaye, alors que le ciel pur de septembre mire son azur dans le flot glauque. Celui de Niète était l’azur lui-même.

 

C’est depuis que je me suis fait ce raisonnement alambiqué.

 

Les yeux de Tanagra sont ceux de Niète réfléchis par un miroir vert.

 

À quoi tient la destinée humaine ! Si la marquise de Almaceda avait eu les prunelles grises, ou fauves, ou noires, j’aurais déchiré sa lettre et l’aurais oubliée. Mais l’iris vert-bleu me commanda l’obéissance.

 

Je pris le paquet de journaux de la veille. L’affaire de Trieste préoccupait le Tout-Londres depuis quarante-huit heures. Le Times pour son compte avait publié à ce sujet une correspondance de plusieurs colonnes.

 

Je m’accusai de ne les avoir pas lues. Un reporter qui ne lit pas sa feuille, se rend coupable d’une sorte de trahison. Il fallait réparer sans retard.

 

Et voici, résumé, ce que m’enseignèrent les quotidiens.

 

Le 15 janvier, le comte Achilleo Revollini, député patriote italien, l’un des chefs avérés de l’irrédentisme, dont le but avoué est la reprise des provinces du nord adriatique (Trieste-Trentin) qui, de race et de langue appartiennent à la famille latine, et sont considérées comme détenues injustement par l’Autriche, le comte Achilleo Revollini arrivait à Trieste, où il se proposait de faire une conférence touchant l’utilité de la création d’une Université italienne dans cette cité.

 

C’est, on le sait, l’une des questions qui tiennent le plus à cœur aux irrédentistes.

 

Le comte était descendu à l’Hôtel de la Ville, Via Carciotti.

 

Le 16, il se leva de fort bonne humeur. Il déjeuna avec appétit et, la conférence étant annoncée pour le soir, il se retira dans sa chambre afin de revoir les « notes » qui devaient guider son improvisation.

 

Or, à neuf heures, l’un des organisateurs de la réunion accourut à l’hôtel, déclarant que la salle louée pour la circonstance regorgeait de monde, et que l’on s’inquiétait de ne pas voir le conférencier.

 

Sans nul doute, celui-ci, tout au travail, avait oublié l’heure.

 

On monta à sa chambre, mais on eut beau frapper, appeler, rien ne répondit.

 

De guerre lasse, le gérant se décida à faire ouvrir par un serrurier.

 

Un spectacle terrifiant, attendait les personnes qui se précipitèrent dans la chambre.

 

Le député était mort, assis devant sa table, ses notes éparpillées sous sa main. Et, détail stupéfiant, la mort avait figé sur ses traits un rire formidable, convulsif.

 

Cette hilarité immobile du cadavre épouvanta les assistants.

 

Ils s’enfuirent, prévinrent les autorités, tandis que la nouvelle se propageant par la ville avec une inconcevable rapidité, jetait la tristesse au cœur de la population.

 

L’enquête ne révéla aucune blessure, aucune trace de violence.

 

Le comte paraît, suivant le rapport médical, avoir succombé à une congestion provoquée par une crise de fou rire.

 

Quelle cause a déterminé cette gaieté mortelle ? La conférence sérieuse de fond et de forme, ne la justifiait pas… On se perd en conjectures.

 

Personne n’a pénétré chez le député. Sa porte était fermée à l’intérieur, la clef sur la serrure ; la fenêtre était close. Quant à la cheminée, à raison de la température assez froide, un grand feu de coke y flambait.

 

On remarqua bien sur le plancher, semblant rayonner autour du foyer, une sorte d’auréole de particules brillantes, analogues à une fine poussière de mica ; mais ce fait provenant vraisemblablement de l’éclatement d’une pierre mêlée au coke, n’a sûrement aucun rapport avec le fatal événement.

 

Les journaux du lendemain, 18 janvier, enregistraient une seconde correspondance que je reproduis in extenso.

 

« Certains faits simultanés ne sont que des coïncidences fortuites. Mais il faut avouer qu’ils apparaissent troublants.

 

« C’est le cas de l’épidémie de fièvre scarlatine qui vient d’éclater brusquement à Trieste.

 

« Le juge d’instruction, l’officier de police, le médecin, le gérant de l’hôtel, les deux garçons, le serrurier et l’organisateur de la conférence Achilleo Revollini, c’est-à-dire toutes les personnes qui ont pénétré dans la chambre de l’infortuné gentleman, ont été atteintes, hier, presque en même temps, par la scarlatine.

 

« Leur état n’inspire pas d’inquiétudes, la maladie se présentant sous forme bénigne.

 

« Toutefois, l’administration de l’Hôtel de la Ville a fait immédiatement procéder à la désinfection microbicide de la pièce occupée naguère par l’homme de grand cœur dont l’Italie tout entière porte aujourd’hui le deuil.

 

« Et le peuple simpliste accuse un être inconnu heureusement d’avoir ce jeté la jettatura ou le mauvais sort.

 

« Nous disons, inconnu heureusement, car s’il advenait que l’on prononçât un nom, l’effervescence est telle que des scènes de violentes sauvageries ne pourraient être évitées.

 

« On lyncherait le coupable supposé par la crédulité ignorante du public. »

 

J’avais fini de lire. Je demeurais pensif, froissant entre mes doigts la brève missive de la marquise de Almaceda.

 

– Un crime, murmurai-je. Où prend-elle le crime… ? Nos journaux sont plus sages. Une coïncidence impressionnante, soit, mais rien de plus. En quoi M. Revollini, mourant de rire peut-il causer la scarlatine de ses visiteurs ?

 

Et haussant les épaules :

 

– Non, ce n’est pas encore là ce qui me passionnera suffisamment pour m’assurer la trêve de la douleur dont j’aurais si grand besoin.

 

III

LA MODE S’IMPLANTE DE MOURIR DE RIRE


Un mois après l’affaire de Trieste, dont on avait parlé abondamment durant huit jours, et qui était ensuite tombée dans l’oubli, comme tous les événements dont la presse cesse de s’occuper, le 18 février exactement, je m’éveillai vers dix heures du matin, la tête lourde et l’esprit maussade.

 

J’avais passé une part de la nuit au cercle des Robkins de Belgravia-Square, pour mener à bien une étude psychologique, dont le patron m’avait chargé.

 

Il s’agissait d’interroger habilement le jeune lord Fitz-Dillam, dont le père, âgé de soixante ans avait frappé de six coups de couteau à découper (nacre de Canton et acier de Sheffield) une fille Deborah Bell, femme de chambre de sa nièce la gracieuse lady Ashton.

 

Vous pensez bien qu’Alcidus Fitz-Dillam n’était pas désireux de ce genre d’entretien. J’avais dû appeler à la rescousse un certain champagne plus qu’extra-dry, grâce au concours duquel, la langue de mon patient s’était déliée et m’avait donné la preuve que le sexagénaire s’était induit lui-même en erreur, en se persuadant que la maid Deborah Bell tenait dans sa vie une place si grande, qu’un flirt avec le mécanicien de l’auto de tourisme ne pouvait avoir d’autre solution que le découpage mentionné ci-dessus.

 

J’avais aussitôt rallié les bureaux du Times ; écrit un article tout à fait sensationnel sur ce curieux cas pathologico-psychologique, et, ma copie remise à la composition, j’étais rentré chez moi, comme la quatrième heure sonnait à Stampa-Bank, dans la cendre grise du petit jour.

 

Était-ce le champagne trop dry, ou la maid débitée par tranches ? Mon sommeil avait été peuplé de visions désagréables et je me réveillais très affligé par ce fait que mes cheveux me semblaient douloureux.

 

C’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on exprime en France un lendemain de champagne à outrance.

 

Mon « boy » Tedd accouru à la sonnerie, je lui fis préparer mon tub… et je me livrais aux délices aquatiques parfumées de la suave mixture de Lubin’s-perfumery, quand le boy heurta à la porte de mon cabinet de toilette.

 

– Vous dérangez, criai-je.

 

– Ce n’est pas moi, sir, répondit-il, c’est l’homme de la poste (le facteur). La poste désire un autographe de Monsieur.

 

– Qui vous a permis de rire ainsi contre moi, drôle.

 

– Je ne ris pas, le postman demande une signature pour laisser une lettre recommandée.

 

Je donnai une signature mouillée, je reçus en échange une lettre entourée de timbres d’Österreich (Autriche), et sur l’enveloppe, je reconnus, avec une légère émotion que je n’analysai pas sur l’heure, l’écriture connue de la Tanagra mystérieuse.

 

Les timbres avaient été oblitérés à Lemberg, non loin de la frontière russe.

 

Un costume de tub, si l’on peut exprimer ainsi le costume nature, est tout à fait in convenable pour lire la missive d’une lady.

 

Je m’empressai donc de le compléter par les parures incommodes que les chemisiers, bottiers, tailleurs ont imaginées pour faire fortune et, revêtu de l’apparence correcte qu’un gentleman doit toujours présenter lorsqu’il est en relation avec une lady, je passai dans mon petit salon. C’est là seulement, en un logis de garçon, qu’il est admissible de recevoir une dame, se présentât-elle sous la forme épistolaire.

 

Par ma foi, si la marquise de Almaceda écrivait volontiers, je dois constater qu’elle se déplaçait plus volontiers encore. Son premier billet émanait des murs de Trieste, le second de Lemberg, à l’autre extrémité de l’Empire Austro-Hongrois. Seulement, elle traitait d’un même sujet.

 

C’était la médication de mon chagrin qui se continuait. Le second pansement moral appliqué par la belle et voyageuse infirmière était ainsi conçu :

 

« Je veux, ami, que vous soyez en participation dans la lutte actuelle.

 

« J’ai prononcé le mot crime. Maintenant, j’ai la certitude qu’il est juste. Au surplus, vous allez en juger en apprenant ce qui s’est passé, à Moscou-la-Sainte (Russie), le 12 février courant. Vu la rigueur de la censure russe, il m’a fallu gagner le territoire autrichien pour vous donner des nouvelles que vous serez probablement seul à connaître en Angleterre. Libre à vous d’en offrir la primeur à votre cher Times, sous la condition que rien ne fera supposer que les renseignements émanent de moi, non plus que de votre autre ami.

 

– X. 323, murmurai-je, songeant aussitôt au génial et chevaleresque espion, à cet ami (la Tanagra disait vrai) dont je ne connaissais pas le visage, car, en Espagne, je l’avais vu sous divers aspects dont aucun, j’en avais la conviction, n’était son aspect réel.

 

Puis avec un léger mouvement de joie, première manifestation du réveil de mon âme de journaliste.

 

– Voyons la primeur pour le Times.

 

Ah ! elle était de nature à satisfaire le plus exigeant des reporters.

 

Voici ce que me mandait ma correspondante de Lemberg.

 

« Le Czar, Empereur de toutes les Russies, désireux de rendre la prospérité à ses peuples, en mettant fin aux bouleversements révolutionnaires a pensé que l’entente de tous les partis représentés à la Douma (assemblée élue) était nécessaire. Il a donc obtenu des divers groupements politiques que chacun désignât un délégué chargé d’élaborer, de concert avec les autres, un programme de réformes financières, administratives, militaires, civiques, susceptible de rallier la presque unanimité de l’Assemblée.

 

« Ceci, bien entendu, en dehors du Saint-Synode, ou Conseil supérieur de la religion grecque orthodoxe, lequel conseil est, on le sait, irrémédiablement inféodé à l’idée d’autocratie théocratique, grâce à quoi il a dominé jusqu’à ce jour et l’Empereur et la nation russe.

 

– Par Jupiter, grommelai-je, tout le monde sait cela. La révolution slave est née de la tyrannie de ce Saint-Synode, qui ne voit dans la divinité qu’un moyen de tyranniser les hommes.

 

Et je repris ma lecture.

 

« Les cinq délégués, il y en avait cinq : Albarev, Triliapkine, Arzov, Birski et le prince Alexandrowitch Voran, partirent secrètement, chacun de son côté, gagnèrent Moscou la Sainte et se réunirent dans l’enceinte du Kremlin, où une salle spéciale avait été affectée à leurs délibérations.

 

« C’était la salle Nicolaieff, cette rotonde percée d’une seule porte, et qui prend jour par une toiture circulaire, dont les vitraux, sortis des usines d’Odessa, figurent en personnages polychromes l’allégorie de la Russie réunissant l’Europe à l’Asie. Les premières séances s’écoulèrent paisiblement. Tous les délégués se montraient remplis de bonne volonté. Le travail avançait rapidement et l’on pouvait prévoir qu’avant une quinzaine, le programme des réformes attendues pourrait être soumis à l’approbation du Czar et de la Douma.

 

« Or, le 12 courant, dans la soirée, les cinq commissaires se réunirent en comité de rédaction, afin d’arrêter le texte définitif des articles votés jusqu’à ce moment, texte qui serait envoyé le lendemain à Saint-Pétersbourg, afin que les pouvoirs intéressés pussent en commencer l’étude, tandis que la commission de Moscou achèverait son œuvre.

 

« La séance s’ouvrit à huit heures exactement.

 

« Les délégués s’enfermèrent suivant leur usage, ne voulant pas qu’un écho quelconque de leurs discussions parvînt au dehors.

 

« Des gardes du régiment d’Ekaterinoslav veillaient dans la galerie sur laquelle s’ouvre l’unique porte de la rotonde Nicolaieff.

 

« Ces gardes furent relevés trois fois : à 10 heures, à minuit, à 2 heures du matin. L’officier, commandant le service commença à trouver le temps long. Véritablement, la commission devait éprouver des difficultés de rédaction, impossibles à expliquer, puisque le lendemain, un courrier spécial avait été commandé pour convoyer à Saint-Pétersbourg, la part du travail accomplie, ce qui démontrait clairement qu’au moins, avant la séance, les commissaires se croyaient d’accord.

 

« Toutefois, une consigne ne se discute pas. Le capitaine, c’était un capitaine qui était à la tête du détachement, rongea son frein.

 

« Mais quand quatre heures sonnèrent, lui annonçant qu’il fallait de nouveau procéder à la relève des factionnaires, il ne fut pas maître d’une certaine impatience. Son cerveau d’homme d’action se rebellait contre la pensée que des êtres raisonnables pussent prolonger, de gaieté de cœur, aussi longuement le tête à tête avec des paperasses barbouillées d’encre.

 

« Les soldats rentrant au poste déclaraient d’ailleurs qu’aucun bruit de voix n’était arrivé jusqu’à eux. Or, la porte de la rotonde fermait bien. Une tenture la voilait à l’intérieur ; mais les éclats d’une discussion orageuse fussent parvenus aux oreilles des gardes occupant la galerie.

 

« Ce rapport donna un corps à l’agacement du capitaine.

 

« Il se décida à expédier un planton au colonel qui assistait ce soir-là à une fête très brillante offerte par le gouverneur, à l’occasion de la dix-huitième année de sa fille.

 

« Le colonel s’étonna de l’ardeur au travail de la commission.

 

« Il en parla à d’autres officiers. La chose parvint jusqu’au gouverneur. L’on se consulta. Tout le monde connaît la paresse slave et les Slaves eux-mêmes mieux que tout le monde…

 

« Les délégués avaient dû s’endormir sur leurs papiers. Impossible d’expliquer autrement la longueur de leur réunion. Il serait charitable de les envoyer dormir en des chambres plus spécialement affectées à cette opération.

 

« Seulement, personne ne voulait prendre la responsabilité de pareille démarche. Les délégués étaient des hommes choisis par le Czar, ils apparaissaient comme une émanation du « petit père » (l’Empereur)… Le moyen d’oser dire à des « émanations pareilles » :

 

« – Allez au lit !

 

« On se serait sans doute décidé à abandonner les commissaires et le détachement de l’Ekaterinoslav au hasard d’un réveil plus ou moins éloigné, quand l’héroïne de la fête, Mlle Sonia, (à 18 ans, on n’a point le respect des institutions bien chevillé dans l’âme) proposa, comme un intermède impromptu, d’aller en procession réveiller ces « messieurs ».

 

« Elle désignait par avance la plaisanterie par le titre prometteur d’Aubade de la Douma. Le mot fit fortune. Aucun n’eût consenti à marcher le premier ; mais Mlle Sonia prenant la tête du mouvement, chacun tint à honneur d’être le second.

 

« Cela s’organisa au milieu de grands éclats de rire.

 

« Sur les robes de bal, les habits de soirée, les uniformes, on jeta les chaudes pelisses, car il gelait fort en cette nuit, à Moscou la Sainte.

 

« On sortit par deux du palais du gouvernement ; on traversa la cour célèbre, où se dressent ces deux curiosités géantes du Kremlin, le canon qui n’a jamais tonné, et la cloche qui n’a jamais sonné.

 

« On atteignit le pavillon qui enferme la rotonde Nicolaieff. L’arrivée de tout ce monde élégant mit en joie les soldats de garde. Ils suivirent le cortège. Dans la galerie où veillaient les factionnaires, ceux-ci rendirent les honneurs et Sonia, secouée par une hilarité incoercible s’approcha de la porte, derrière laquelle s’oubliaient les délégués. Elle frappa par trois fois, en criant à la joie générale :

 

« – Pour Dieu. Pour la Patrie. Pour le Czar, il est grand temps d’aller dormir.

 

« Seulement, les rires cessèrent ; après un instant d’attente. La porte demeurait close, et il ne semblait pas que la sommation burlesque eût attiré l’attention des commissaires.

 

« On se regarda avec un commencement d’anxiété.

 

« Le gouverneur en personne heurta la porte du pommeau de son sabre, produisant ainsi un vacarme dont résonna tout le pavillon. Ce tintamarre n’eut pas plus d’effet que la douce voix de la jeune fille. Cette fois, les visages devinrent tout à fait graves.

 

« – Ah çà, qu’est-ce qu’ils font là-dedans, murmura le gouverneur ?

 

« – Oui, que peuvent-ils bien faire, répétèrent les assistants ?

 

« Et les suppositions les plus bizarres s’échangèrent.

 

« – Ils sont peut-être partis sans que les factionnaires les aient vus.

 

« – Ou bien ils ont été frappés de surdité collective. Cela arrive souvent aux hommes d’État. L’auteur comique Morky prétend que c’est en raison de cette affection spéciale de l’ouïe que les diplomates parviennent si rarement à s’entendre.

 

« C’étaient les jeunes gens qui lançaient ces plaisanteries.

 

« Mais ces tentatives de gaieté ne rencontrèrent pas d’écho.

 

« À présent, une anxiété étreignait tous ces gens venus au gouvernement pour une fête. Ils sentaient dans l’air un « inconnu » menaçant. Le colonel de l’Ekaterinoslav, avec sa brusquerie militaire, exprima la pensée que tous hésitaient à émettre :

 

« – Il faudrait ouvrir la porte. Ce silence persistant n’est pas naturel.

 

« Seulement les délégués s’étaient enfermés. Bah, un petit lieutenant de la division de Géorgie qui, pour occuper la monotonie des garnisons du Caucase, avait appris la serrurerie et que ses camarades de promotion avaient surnommé à cause de cela : Louis XVI, se chargea de mettre la serrure à la raison.

 

« L’on entra en tumulte. Les délégués étaient là, autour de la table au tapis vert, brodé aux angles des aigles impériales d’or.

 

« Seulement aucun ne pouvait plus s’apercevoir de la violation de la salle des séances… Ils étaient morts, morts de rire, comme le député italien de Trieste. Et tous les cinq avaient conservé sur leur visage immobile, ce rire démoniaque, terrifiant, survivant au trépas.

 

« Détail caractéristique. Tous les papiers avaient disparu, mais le tapis de table était saupoudré de poussières brillantes micacées.

 

« On avait donc volé les projets de résolutions du Comité.

 

« Maintenant, ami, quelques lignes pour vous seul, qu’il faut que vous restiez seul à connaître. C’est quelque chose comme ma vie, comme celle de celui que vous savez, que je confie à votre discrétion. C’est vous dire ma grande estime.

 

« Les papiers ont été volés. Lui et moi savons comment. Nous nous trouvions au nombre des invités du gouverneur. Notre présence à Moscou était la suite d’un raisonnement de lui ; raisonnement qui se trouva juste comme toujours. Nous avons donc procédé à une enquête dont nous avons gardé jalousement le secret.

 

« Le ou les coupables se sont hissés sur la coupole de la rotonde. Comment ont-ils pu réaliser ce tour de force et s’en aller sans être signalés par personne. Cela ne nous a pas été révélé.

 

« Mais voici ce que nous pouvons affirmer avec certitude :

 

« La coupole vitrée est formée de deux parties, dont l’une tourne sur galets et peut venir s’emboîter sous l’autre. C’est ainsi seulement qu’il est possible de renouveler l’air de la rotonde Nicolaieff.

 

« Quand la partie mobile est fermée, elle est maintenue par un verrou intérieur. Ce verrou était bien poussé à bloc, mais il avait été actionné du dehors au moyen d’un électro-aimant. Les ferrures ayant conservé une certaine aimantation, comme il advient toujours en pareil cas, ce fait a trahi pour nous l’opérateur.

 

« Dès lors, rien de plus simple. La demi-coupole a tourné au-dessus de la tête des commissaires qui, tout à leur besogne, ne se sont probablement pas aperçus de ce mouvement insolite.

 

« Le ou les criminels ont projeté au ce centre de la table le projectile qui fait mourir de rire. La poussière micacée signalée à Trieste d’abord et maintenant à Moscou, nous semble appartenir à l’enveloppe d’un projectile inédit. Qu’est ce projectile ? Cela je ne saurais le dire.

 

« Puis les malheureux envoyés du Czar ayant succombé, rien n’a été plus facile que d’enlever par un moyen quelconque, les papiers.

 

« Voilà. J’ajoute que Moscou, dès le lendemain, fut terrifié par une inexplicable épidémie de typhus, qui frappa en premier lieu et dans la même journée, la plupart des invités du gouverneur et des militaires ayant pénétré dans la rotonde.

 

« Cette fois la maladie entraîne la mort pour beaucoup de malades.

 

« L’expérience de Trieste se modifie dans le sens du tragique.

 

« Je frissonne à la pensée du génie du mal qui frappe ainsi. Je frissonne car, de par notre volonté, notre soif de justice et de bonté, il est notre ennemi.

 

« Songez à ces choses, car, je vous le promets, le moment venu, vous serez appelé à assister au combat. Nous voulons que notre ami ait sa part de gloire dans notre expédition.

 

« Et ce m’est satisfaction de lui dire : À bientôt peut-être.

 

« Je veux être pour vous celle qui s’appelle :

 

« TANAGRA ».

 

Je ne me vanterai pas du succès foudroyant qu’obtint ma révélation dans le Time de tout ce que la marquise m’avait autorisé à publier.

 

Je note seulement qu’à partir de ce moment, la Tanagra eût pu revendiquer un premier triomphe.

 

Le souvenir de ma fiancée Niète n’était plus mon unique pensée.

 

IV

LA MODE MACABRE S’ACCENTUE


Désormais, mon imagination allait accompagner X. 323 et la belle Tanagra, emportés dans une lutte extraordinaire contre un… inconnu dont il m’était impossible de deviner la nature.

 

Durant les mois qui suivirent, les faits se succédèrent épaississant sans cesse le mystère, amenant peu à peu l’Europe à un état de malaise anxieux, que la presse traduisait par les plus violents appels à la vigilance des gouvernements.

 

La vigilance, mot vague, de sens imprécis. Que peut la vigilance contre l’inexplicable ?

 

Mais les appels de ce genre sont un bon moyen de capter la confiance du public.

 

Les peuples sont des enfants. Est-ce là le fond de la nature humaine ?

 

Les gouvernements, naturellement, annoncèrent qu’ils ouvraient des enquêtes, cela est plus facile à ouvrir qu’une huître pied de cheval, mais la mort hilare sembla se soucier de cette ouverture comme un policeman d’un verre d’eau pure.

 

Le 3 Mars, la superbe nourrice qui allaitait la fillette de sa Majesté Wilhelmine, reine de Hollande, était découverte, morte de rire, dans la chambre où elle aurait dû passer la nuit auprès de la petite princesse héritière.

 

Un hasard seul avait sauvé cette dernière qui, souffrant de la dentition, avait inquiété sa maman, S. M. Wilhelmine, et avait décidé cette royale et jolie maman à garder l’enfant dans ses propres appartements.

 

Faute de cet accroc à l’étiquette néerlandaise, le prince consort allemand, époux de la reine, eût hérité des droits à la couronne des Pays-Bas.

 

Ainsi, le crime de Trieste, commis sur un député italien irrédentiste avait paru de nature à profiter à la maison d’Autriche.

 

Le trépas des délégués russes de Moscou semblait avantageux pour l’autorité ecclésiastique du Saint-Synode.

 

L’attentat de Hollande, commis à la Haye, paraissait servir les intérêts de l’Allemagne, représentée dans l’espèce par le prince consort.

 

Comme on le voit, chaque étape de l’affaire augmentait les ténèbres.

 

Le rire homicide s’abattit sur les leaders socialistes des différents pays.

 

Le 27 mars, El señor Romero, chef des républicains espagnols, succombait à la gaieté mortelle, à Barcelone, dans la logette du téléphone.

 

Le 6 avril, les chefs de la « Sociale française », Gaurès, Juesde et Airvé, déjeunant ensemble au pavillon Henri IV à Saint-Germain, sautaient, au milieu d’un éclat de rire, de la table dans l’éternité.

 

Le 15 du même mois, c’était le tour de Colebridge et de Jakson, les guides écoutés des trade-unions britanniques.

 

Le 21, Rebel, chef de la Social-Démocratie allemande, succombait avec son cocher, dans la voiture qui le promenait, à Berlin, parmi les ombrages du parc de Thiergarten.

 

Et comme les journaux d’opposition de toutes les nations, s’inspirant du vieil adage juridique : le coupable est celui qui bénéficie du crime, se livraient à un chœur accusateur, mettant sur la sellette les ministères espagnol, français, anglais et allemand, voilà que, les 3 et 17 mai, deux morts foudroyantes rappelèrent l’attention sur les menaces militaires de la Triplice, sur les agissements politico-religieux du Saint-Synode.

 

Le 8, M. Gustave Ledon, l’illustre physicien français qui, quinze jours auparavant avait fait à l’Académie une communication, dont toute l’Europe avait retenti, trouvait la mort riante dans son laboratoire.

 

Sa communication ayant trait à la projection des ondes hertziennes déterminant la production d’éclairs sur toutes les surfaces métalliques, et ayant pour effet de supprimer les armées telles qu’elles sont comprises et équipées actuellement, tout naturellement on vit dans son trépas, la main de la Triplice, qui n’existe que par son armée.

 

De même, on mit en cause le Saint-Synode, quand, le 17, le romancier russe Georki, ayant osé écrire que, le rôle de l’Église étant exclusivement spirituel, les popes devraient être déférés aux tribunaux lorsqu’ils incursionnent dans le temporel…, fut découvert déjà froid, contorsionné par l’épouvantable hilarité, dans le modeste cabinet de travail où il confiait sa pensée au papier.

 

Seulement, l’accusation avait beau planer sur la carte d’Europe, personne ne pouvait expliquer la gaieté macabre figée sur les traits des victimes.

 

Brusquement, le 11 juin, une lettre de la « Tanagra ». La voici :

 

« Je vous assure, ami, une avance de vingt-quatre heures sur tous vos confrères.

 

« Avant-hier, à Freiburg-en-Brisgau, où il était en villégiature dans sa famille, Josephel Sternaü, secrétaire à la chancellerie allemande, a été trouvé évanoui sur la route de Bâle.

 

« Ceux qui l’ont découvert ont cherché à pénétrer son identité. Ils ont, à cet effet, exploré le portefeuille qu’il avait en poche, et y ont trouvé des cartes de visite à son nom.

 

« Mais en même temps, ils purent lire la « note » suggestive que je vous transcris ici mot pour mot.

 

« RÉCAPITULATION (Canon du sommeil)

 

« 16 Janvier. – Achilleo Revollini – Trieste – scarlatine bénigne – expérience satisfaisante – coefficient 14.

 

« 12 Février. – Les délégués de la Douma – Moscou – Typhus morbus – expérience médiocre – coefficient 11.

 

« Reconnu porosité négative modifié proportions alliage cela doit aller mieux maintenant.

 

« 3 Mars. – Nourrice La Haye – peste bubonique – princesse sauve pour fait de hasard non imputable à canon – expérience parfaite – coefficient 18.

 

« 27 Mars. – Romero – Barcelone – variole – parfait – chiffré : 19.

 

« 6 Avril. – Socialistes français – Saint-Germain, – typhoïde – parfait – 19.

 

« 15 Avril. – Trade-Unions – Londres – typhoïde – parfait – 19.

 

« 21 Avril. – Rebel – Berlin – toujours typhoïde, car il s’agit de ne pas forcer l’attention sur la maladie – la typhoïde vient des fontaines, n’est-ce pas ? – la marche est parfaite – si le maximum n’impliquait pas prétention, je donnerais le coefficient 20.

 

« 3 Mai. – Gustave Ledon – Paris – typhoïde – très bien.

 

« 17 mai. – Georki – Varsovie – typhoïde – 20.

 

« Observation. – On est sûr de déchaîner la peste ou le choléra à volonté. Remarquer l’avantage de l’éclat de rire final. Il a hypnotisé l’opinion, et l’on ne fait plus attention aux épidémies subséquentes.

 

« Josephel Sternaü, revenu à lui, a manifesté un prodigieux étonnement, quand on lui a présenté la dite note.

 

« Il a affirmé, sous la foi du serment, que jamais il ne l’avait eue sous les yeux ; que jamais il ne l’avait enfermée dans son portefeuille.

 

« Et comme on l’interrogeait sur la cause de son évanouissement, il déclara n’y rien comprendre. Il était sorti le matin, pour se livrer à la promenade en attendant l’heure du repas. Tout à coup, il avait senti comme un léger choc au visage ; un choc, non, moins que cela, un frôlement et puis il ne se souvenait de rien autre…

 

« Ceci fera bien dans le Times de demain. Après-demain, tous les grands quotidiens d’Europe publieront la même note.

 

« Et ainsi les peuples sauront la volonté unique qui a présidé aux crimes passés, qui se prépare à déchaîner de formidables fléaux.

 

« Tout cela, sans que nous paraissions nous, ce que X. 323 a voulu.

 

« Une campagne terrible est commencée. Nous vous appellerons, ami. Tenez votre valise prête. Si je succombe, je crois que vous penserez parfois sans amertume à votre dévouée

 

« TANAGRA ».

 

Quand je présentai au « patron », soigneusement recopiée, la partie de la missive destinée à être rendue publique par le Times, je crois bien que dans son enthousiasme, il me donna l’accolade. Il l’accompagna du reste de ces paroles extraordinairement flatteuses de sa part, car il est sobre de compliments.

 

– Mon cher Max Trelam, vous êtes décidément un reporter comme je les comprends.

 

Je n’en tirai aucune vanité, car vraiment, l’intérêt inexpliqué que me marquait miss Tanagra, me transformait en reporter fainéant ou reporter dans un fauteuil.

 

V

LES PETITS IMPRÉVUS


Ma valise était prête depuis huit jours. J’étais dans la situation du soldat qui attend un ordre de départ. Je vivais sac au dos.

 

Or, le 20 juin, je m’étais rendu dans mon cabinet au Times ; j’avais un cabinet, distinction qui me marquait la satisfaction du « patron », car lui seul, en dehors de moi, jouissait de pareil avantage.

 

À ce moment, un boy pénétra dans mon bureau, me remit une lettre non timbrée et disparut prestement.

 

Cette fois l’écriture était de X. 323 lui-même.

 

Il m’invitait à partir le soir même, pour Douvres et Calais, m’informant que, dans cette dernière ville, je recevrais de nouvelles instructions.

 

Je bondis chez le « patron ».

 

Celui-ci m’octroya aussitôt la mission que je sollicitais, me munit d’un carnet de chèques, avec recommandation de ne pas lésiner, puis, m’arrêtant au moment où j’allais sortir.

 

– Je vous reverrai avant votre départ, Max Trelam ?

 

– Quelle heure vous convient ?

 

– Ma foi, avant supper (souper), c’est à dire vers six heures. Votre train quittant Charing-Cross à neuf heures et quelques minutes, vous aurez le loisir de prendre votre repas tout à votre aise, après notre entretien.

 

– Entendu.

 

Et je sortis pour procéder à mes derniers préparatifs.

 

L’entrevue avec le « patron » n’était pas pour me préoccuper beaucoup.

 

Donc, vers cinq heures et demie, je repassai chez moi pour donner l’ordre à mon boy de m’attendre à neuf heures moins dix à la gare de Charing-Cross, avec ma valise.

 

Il me remit un télégramme de France.

 

Le fil télégraphique m’avait apporté un « petit imprévu ».

 

« Itinéraire modifié. Prendre train 9 heures 15 pour Folkestone, correspondance avec bateau de Boulogne. »

 

Suivait cette signature bizarre, dans laquelle je n’eus pas de peine à retrouver un nombre qui me hantait depuis Madrid :

 

« Troisanvintroi. »

 

Oh ! oh ! il paraît que la lutte de ruses était commencée ! Cette précaution de me diriger sur Boulogne de préférence à Calais devait servir à dépister quelqu’un.

 

Mais bast ! l’heure marchait. Philosopher ne rimait à rien, il importait d’agir et je pris le chemin du Times.

 

Là m’attendait un second « petit imprévu ». Décidément, la campagne s’annonçait bien. Deux imprévus, avant que le voyage eût débuté.

 

Le patron m’accueillit cordialement.

 

– Vous connaissez Trilny-Dalton-School ?

 

– Le pensionnat de jeunes filles proche de Charing ?

 

– Justement. Maison moderne, bien tenue, remplie de respectabilité…

 

J’opinai du bonnet, sans deviner où il voulait en venir.

 

– Eh bien, continua-t-il, il est survenu une catastrophe à Trilny-Dalton-School !

 

– Une catastrophe, répétai-je surpris ?

 

– Oui, Max Trelam. Une catastrophe qui peut amener la déconsidération sur la directrice Mrs. Trilny, la plus honnête, la plus droite personne à cheveux blancs et dans le veuvage.

 

Puis, comme j’interrogeais du geste, du regard, un peu ému par le ton inhabituel de mon interlocuteur, il poursuivit :

 

– Elle n’a pas prévenu la police. Les inspecteurs de Scotland-Yard sont des bavards qui cherchent la réclame encore plus ardemment que les voleurs. Mais elle m’a prévenu, moi, un vieil ami de feu son mari. Et moi, je vous dis : Max Trelam, vous êtes un vieux garçon (old boy, terme amical) extraordinaire pour percer les mystères. Allez à Trilny-Dalton-School voyez… et tâchez d’éviter le scandale. Vous ferez plaisir, non pas à votre directeur, mais à votre ami.

 

By Jove ! le patron avait réellement trop bonne opinion de moi.

 

Il était six heures dix comme il achevait cet appel ému à mes talents ; je devais quitter Londres à 9 heures 15. Je disposais donc de trois heures pour résoudre un problème qu’à l’accent de mon interlocuteur, je devinais être ardu.

 

– Je vous suis le plus obligé de votre appréciation affectueuse. Je ferai de mon mieux, voilà ce dont je suis certain. De quoi s’agit-il ?

 

– Enlèvement d’une élève.

 

– Alors, amoureux ?

 

– Mrs. Trilny ne pense pas.

 

– Quoi donc, en ce cas ?

 

– Je ne sais. Voyez… et ne perdez pas de vue que je tiens par-dessus tout à éviter à ma pauvre vieille chère amie, le scandale qui ruinerait son honorable institution.

 

J’eus un geste qui pouvait signifier : à la grâce de Dieu, ou bien « voilà une commission du diable » et je me dirigeai vers la porte.

 

Le patron me retint encore :

 

– Je télégraphie à Calais pour réserver votre chambre, hôtel de la Plage.

 

– Non, merci… mon itinéraire est modifié, je gagne le continent par Folkestone.

 

– Ah ! très bien. Alors je câble à Boulogne. Hôtel Royal.

 

– J’y serai vers minuit.

 

– All right ! cher Max Trelam. Soyez le plus habile pour Mrs. Trilny.

 

– Je ferai comme pour vous même.

 

VI

LE « SOSIE »


C’est une vieille maison que l’école Trilny-Dalton. Un ancien logis noble de l’époque d’Elisabeth, que la pioche des démolisseurs a épargné.

 

La demeure a grand air, avec sa façade sévère, ses ailes en retour, ses toits majestueux qu’allègent des fleurons compliqués et la frise faîtière ajourée.

 

Ma carte de reporter du Times m’ouvrit de suite le bureau de Mrs. Trilny. En quelques mots, je lui expliquai la mission de confiance dont j’étais chargé, puis entrant dans le vif de l’affaire.

 

– Il faut que je quitte Londres à 9 heures ce soir ; vous concevrez donc que je ne puisse me lancer dans les conversations aimables des gens qui ont beaucoup de temps à dépenser, et vous permettrez que je vous adresse les questions indispensables pour me rendre compte de la physionomie de l’affaire.

 

La vieille dame, très digne sous ses cheveux blancs ; une nature très loyale, très courageuse, se lisant dans ses yeux qui regardaient bien en face, me répondit :

 

– Interrogez, je répondrai. C’est toute une vie de respectabilité qui est en jeu.

 

– Bien. Le nom de la jeune fille enlevée ?

 

– Ellen.

 

– Son nom de famille ?

 

– Je ne le connais pas.

 

Et comme à cette réponse tout à fait surprenante de la part d’une directrice d’établissement scolaire, je ne pouvais maîtriser un brusque mouvement, Mrs Trilny s’empressa de parler.

 

– Cela vous étonne, je le vois. Cependant la chose est naturelle. Les familles ont parfois des secrets qu’elles ne jugent point à propos de divulguer. Et nous, les institutrices, rendues indulgentes par la connaissance de la vie, nous acceptons pour vrais les renseignements que l’on nous donne.

 

– Mais encore, insistai-je émoustillé positivement par le côté obscur de l’affaire ?

 

– Il y a six mois, une dame blonde, paraissant environ quarante ans, se présenta à moi. Elle accompagnait une jeune fille de dix-sept ans ; c’est l’âge qu’elle m’indiqua. Cette jeune fille lui ressemblait étonnamment, bien qu’elle eût les cheveux d’un brun doré très particulier, alors que la lady était blonde ; et je n’eus aucune peine à admettre que je voyais la mère et la fille.

 

Je hochai la tête pour engager la directrice à ne point s’interrompre.

 

– Cette lady m’affirma que des raisons politiques et nobiliaires, sur lesquelles il lui était interdit de s’expliquer davantage, nécessitaient le secret du nom de la jeune personne. Je la rassurai aussitôt. On n’est point parvenu à mon âge sans avoir rencontré les douloureux drames de la vie. Ce que je demande, c’est que mes élèves soient bien élevées, qu’elles présentent les garanties morales, religieuses et autres, telles qu’elles ne puissent nuire aux chères enfants que l’on me confie. Il fut convenu que la « nouvelle » serait inscrite sous le nom d’Ellen Stride, étant bien entendu que ce nom de Stride était supposé, uniquement pour éviter les racontars des autres élèves. Ces fillettes, vous le savez, sont curieuses et la moindre apparence de mystère met leurs jeunes cervelles en ébullition. La mère d’Ellen me versa un semestre de pension d’avance, et je dois le dire, Ellen, durant ces six mois, me donna les plus grandes satisfactions. C’est une âme de cristal, une gaieté cordiale, une intelligence pleine d’originalité. Vraiment je l’aimais plus que mes plus chères anciennes élèves.

 

Je crus prudent d’arrêter mistress Trilny sur la pente de ses confidences sentimentales. Non que je sois hostile au sentiment, mais dans l’espèce, il nous éloignait du but. Aussi lançai-je cette phrase :

 

– Maintenant que savez-vous de l’enlèvement de cette miss Stride ?

 

– Rien.

 

– Ah, voilà qui est fort.

 

– Hier soir, la maman d’Ellen est venue. Elle avait une épaisse voilette sous laquelle je ne l’aurais certes pas reconnue. Elle m’a paru fatiguée, inquiète. Mais peut-être sont-ce là des suppositions sans fondement. Puis elle m’a versé un second semestre de pension, a embrassé sa fille avec une nervosité attendrie. On aurait pensé qu’elle se sentait sous le coup d’un malheur… Et puis, elle est partie, en me disant qu’elle resterait probablement des semaines avant de revenir.

 

Ellen a passé sa soirée à l’étude ainsi qu’à l’ordinaire. Après quoi, elle regagna la chambre qu’elle occupe avec une de ses camarades, Ruthie Niellan.

 

– Ah ! elles étaient deux.

 

– Elles auraient dû être. Mais vers neuf heures, on carillonna à la porte de la pension. C’était un domestique avec une voiture. Il venait, dit-il, chercher Miss Niellan pour la conduire chez ses parents, à Trafalgar-Square, le père de la jeune fille ayant été frappé d’une attaque d’apoplexie. L’une de mes répétitrices accompagna la pauvre Niellan éplorée… Or, une heure et demie plus tard, Ruthie Niellan revenait avec la répétitrice. Tout le monde se portait admirablement chez elle, ses parents n’avaient envoyé personne, aucun cocher, aucun domestique à la pension.

 

– Mais ce cocher, hasardai-je ?

 

Au fond, j’étais très embarrassé. Il me semblait que les « facultés exceptionnelles » dont m’avait gratifié le « patron » se trouvaient absolument en défaut.

 

On avait enlevé Miss Ellen, et c’était sa compagne Ruthie que l’on avait fait promener à travers la ville, à la faveur d’une mystification cruelle du plus mauvais goût.

 

À ma question, Mrs. Trilny répondit :

 

– Le cocher avait déposé les voyageuses à quelques pas de la maison Niellan, sur Trafalgar-Square, et avait tiré de son côté sous le prétexte d’autres courses urgentes à faire.

 

– Et miss Ellen ?

 

– Pendant l’absence de sa compagne, elle avait disparu.

 

Je perdis la tête. Entre nous, je n’y comprenais rien. Je me trouvais en présence de « la bouteille à l’encre » dans toute son horreur.

 

– Pourrais-je voir la chambre de la jeune personne ?

 

– Certainement, consentit mon interlocutrice avec un touchant empressement.

 

– Veuillez me guider.

 

Mrs. Trilny ne se le fit pas dire deux fois. Elle m’indiquait la topographie des lieux, tout en marchant. Nous suivîmes un corridor-vestibule reliant le jardin d’entrée à la cour de récréation, augmentée d’un stand de gymnastique, d’un cours de tennis, etc.

 

Sur ce couloir, s’ouvraient les portes du réfectoire, de l’escalier descendant aux cuisines. Au milieu à peu près, le mur de droite présentait une solution de continuité livrant passage à un escalier, aux marches recouvertes de sparterie et accédant aux chambres à dormir, à l’infirmerie. Au-dessus de cela, la toiture. Celle-ci, précisément dans la partie qui recouvrait la chambre des jeunes filles Ellen et Ruthie, formait terrasse. Ce coin de l’établissement était une annexe de construction récente, primitivement destinée à un cours de dessin et d’aquarelle.

 

Ma visite à la chambre de la disparue ne m’apprit rien.

 

La jeune Ellen avait dû sortir par la porte évidemment. Mais alors, elle avait eu à parcourir le chemin que je venais d’effectuer en compagnie de Mrs. Trilny, pour aboutir au vestibule du rez-de-chaussée, dont les deux baies opposées, ouvrant sur les jardins, avaient été, après le départ de Ruthie Niellan, obturées par d’épais volets assujettis au moyen de barres de fer rendues absolument fixes par des cadenas, dont la Directrice gardait les clefs.

 

Ce point ne faisait point doute. Mrs. Trilny se souvenait parfaitement qu’au retour de Ruthie, elle avait cherché un bon moment lesdites clefs que, par inadvertance, elle avait glissées dans le tiroir de son bureau, devant lequel elle s’était tenue toute la soirée, occupée à des comptes trimestriels.

 

D’autre part, toutes les croisées du rez-de-chaussée étant garnies de grilles, il devenait mathématiquement impossible que miss Ellen eût gagné le jardin par le rez-de-chaussée.

 

Si l’on ajoute qu’au premier étage, toutes les chambres d’élèves étaient occupées, qu’à l’infirmerie, les deux infirmières brevetées, attachées à l’établissement, déclaraient s’être livrées, jusqu’à onze heures (au retour de Ruthie, on avait constaté qu’elles étaient encore debout), à une controverse médico-biblique, sur la question palpitante de savoir si les ulcères de Job sur son fumier, n’avaient point un caractère variqueux, on arrivait à cette conclusion inadmissible que l’élève disparue avait quitté sa chambre par le vasistas donnant sur le toit.

 

Machinalement, plutôt pour avoir l’air d’agir que de propos délibéré, je furetais dans la pièce ; j’ouvrais les tiroirs des meubles où les gentilles habitantes enfermaient leurs rubans, leurs parures.

 

Sous ma main se trouva une photographie, format album. Je la regardai sans le moindre intérêt, je vous assure ; mais à peine y eus-je jeté les yeux, que mon intérêt s’éveilla avec une violence qui m’arracha une exclamation stupéfaite.

 

– Ah !

 

Mrs. Trilny accourut vers moi, me croyant indisposé.

 

– Vous souffrez, fit-elle avec une inquiétude quasi maternelle ?

 

Moi, je lui présentai la photographie.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Ma voix sonna rauque. Mes yeux devaient être égarés. J’avais certainement l’air d’un fou. Et ce fut d’un accent surpris en vérité, que la directrice murmura :

 

– C’est un portrait que ces chères enfants ont fait faire, lors de notre fête scolaire de mai. Tout le pensionnat, je crois, a eu recours au talent du professeur Stebb, vous connaissez sans doute, une médaille d’or à la dernière exposition d’art photographique.

 

Et comme je secouais la tête, elle reprit avec le souci évident de ne pas me mécontenter :

 

– Vous voulez savoir laquelle des deux est la chère petite disparue ? Eh bien, c’est celle qui occupe la gauche de la photographie… l’autre, Miss Ruthie Niellan.

 

Je me laissai tomber sur une chaise en m’empoignant le crâne à deux mains.

 

Miss Ellen était le portrait frappant de la marquise de Almaceda, de la Tanagra mystérieuse dont ma pensée s’était si souvent occupée déjà !

 

Frappant, oui, je le répète.

 

– Cheveux bruns, parmi lesquels brillent des cheveux d’or ?

 

– Oui, balbutia la directrice avec un regard stupéfait.

 

– Des yeux d’une couleur indéfinissable, dont on ne sait dire s’ils sont verts ou bleus.

 

– Oui, fit-elle encore. – Et par réflexion – Comment pouvez-vous distinguer cela sur une photographie au platine ?

 

Je ne tins aucun compte de la question. J’étais hypnotisé par cette image soudain apparue. Quoi ? Était-il possible que pareille ressemblance existât ? Car elle était effrayante la ressemblance… Mêmes traits, mêmes lignes du corps, même élégance souple… ; tout au plus découvrait-on dans la physionomie une tendance à la gaieté qui manquait à ma « Tanagra ».

 

Oui, miss Ellen devait être gaie, tandis que l’autre souffrait d’une incurable mélancolie.

 

– Cette jeune fille aimait rire, jouer… Elle était de nature joyeuse.

 

– Un joli et mélodieux pinson, s’exclama la vieille dame.

 

Puis, joignant les mains :

 

– Oh ! vous méritez bien votre réputation ; jamais je n’aurais pensé qu’un homme pouvait découvrir tant de choses sur un simple portrait album en noir !

 

Ah ! digne Mistress, je portais en moi une autre photographie, que des jours de sang et de détresse avaient gravée dans mon cœur.

 

VII

EN ROUTE


Durant quelques minutes, je demeurai tout à fait inconscient de moi-même.

 

La Tanagra, Miss Ellen, deux sosies. Sans compter le troisième que m’avait indiqué tout à l’heure la bonne Mrs. Trilny, la maman de miss Ellen, blonde, quarante ans, mais ressemblant si parfaitement à sa fille, que la directrice n’avait pas hésité à reconnaître leur étroite parenté.

 

Être blonde, paraître quarante ans, on y peut arriver par déguisement, maquillage, teinture… On n’a jamais certainement l’âge que l’on paraît, ni les cheveux que l’on semble avoir.

 

Pourquoi cette réflexion d’apparence inopportune ?

 

Parce qu’un rapprochement s’était opéré automatiquement en mon esprit.

 

La mère d’Ellen s’était présentée la veille à la pension. Le matin un boy, m’avait apporté une lettre de Tanagra m’enjoignant de quitter Londres. Pourquoi ces deux femmes n’en feraient-elles pas une seule ?

 

Mon trouble cérébral augmentait de seconde en seconde, et je ne puis penser, sans inquiétude, à ce qui fût advenu de mon intellect, si Mrs. Trilny en avait jugé à propos de me tirer du labyrinthe de mes réflexions pour me demander :

 



Mistress Dillyfly éleva la petite cage à hauteur de ses yeux.

 

– Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter le scandale ?

 

Ah ! c’est juste. J’étais venu pour cela. Le « patron » me l’avait recommandé, tâcher d’éviter le scandale à Trilny-Dalton-School, à la digne directrice qui avait préféré s’adresser au Times plutôt qu’à Scotland-Yard.

 

Une phrase inepte me monta aux lèvres. Je la prononçai, par exemple, d’un ton sentencieux qui impressionna mon interlocutrice.

 

– Quand on souhaite qu’autrui ne parle pas d’une chose, il convient de n’en pas parler soi-même.

 

La respectable dame me considéra un instant, puis d’une voix hésitante :

 

– Voulez-vous dire que je dois faire le silence sur la disparition de la pauvre enfant ?

 

– C’est bien là ce que j’exprime.

 

– Vous avez donc reconnu d’où vient cette triste aventure ?

 

– Oui et non, fis-je, un peu embarrassé, je l’avoue.

 

Mais une pensée subite me rendit mon aplomb.

 

– Oui, c’est oui, décidément. Je pars dans un instant pour le Continent et j’ai l’impression que j’y rencontrerai une personne, à qui il sera bon de conter l’aventure avant de se livrer à quelque démarche que ce soit.

 

– Mais, la directrice semblait hésitante,… mais si la pauvre mère venait me réclamer sa fille ?

 

– Envoyez-la au Times…

 

La vieille dame me saisit les mains, les serra avec force.

 

– Je comprends… il y a un secret que vous ne croyez pas pouvoir me confier. Et alors vous m’indiquez qu’au Times, tout s’expliquera. Merci, merci… Ah ! je suis bien heureuse d’avoir fait votre connaissance.

 

Je profitai de ce qu’une pendule scolaire sonna la demie après huit heures pour prendre congé, sans m’expliquer davantage.

 

La confiance de Mrs. Trilny me remplissait de confusion. Pauvre dame qui rendait hommage à ma discrétion, sans soupçonner que le mystère m’apparaissait beaucoup plus compliqué qu’à elle-même.

 

Bah ! À défaut de la réalité, donner l’illusion est encore une bonne action. Sur cette réflexion, démontrant à tout le moins mon ardent désir de vivre en bonne intelligence avec moi-même, je m’acheminai vers la gare de Charing-Cross.

 

Tedd, mon boy, m’attendait, ma valise d’une main, mon ticket de l’autre. Je lui lis sommairement mes recommandations pour la garde de mon appartement ; comme je ne savais trop où le hasard de l’aventure allait m’entraîner, je lui enjoignis, au cas où un fait grave se produirait, de l’insérer au Times, à la colonne « Petite correspondance » sous les initiales M. T X. Le Times se trouve partout. De la sorte, je serais avisé certainement.

 

Après quoi, je le renvoyai à la douce oisiveté, qui serait son apanage durant mon absence.

 

Il me restait vingt-sept minutes à dépenser avant l’heure du départ.

 

J’en profitai pour me lester d’une couple de sandwiches, d’un verre de porto-wine, et cette satisfaction stomacale accordée au personnage préoccupé que j’étais, je gagnai le quai, pris place dans un compartiment de first class (première classe) et m’abandonnai à une rêverie qui, je suis forcé de le reconnaître, n’était point pour flatter l’orgueil d’un roi du reportage, lequel se sentait parfaitement esclave des événements.

 

Une secousse, le train part. À ce moment un voyageur bondit en trombe dans le compartiment, jette sa valise dans le filet, puis sa canne, son chapeau, se laisse tomber sur la banquette dans l’angle opposé à celui que j’occupe et lance à haute voix :

 

– By devil, j’ai frisé le ratage du smoking (fumant).

 

L’expression indiquait que l’individu avait cette mauvaise habitude, trop répandue dans la société londonienne, de parler cockney, c’est à dire une langue verte des salons, qui n’a aucun rapport avec la belle langue anglaise et qui donna à ses adeptes un air de palefreniers déguisés en gens du monde.

 

Après cette entrée bruyante, du reste, mon compagnon de voyage s’était accolé dans son angle et avait paru s’absorber dans la lecture d’un journal.

 

C’était un homme de taille au-dessus de la moyenne, sec, nerveux, évidemment vigoureux. Son visage bronzé m’apparaissait inquiétant. L’arcade sourcilière très en relief, le menton carré décelaient la volonté dominatrice, et dans ses yeux gris, à reflets d’acier, sur ses lèvres minces, un adepte de Lavater n’eût pas hésité à diagnostiquer la cruauté.

 

Au demeurant, il me déplaisait à tel point, que si le voyage avait dû se prolonger, j’aurais changé de compartiment.

 

Ceci paraît absurde, n’est-ce pas. Eh bien, ce souvenir est l’un de ceux grâce auxquels je ne plaisante plus quand on me parle de pressentiments.

 

Parfaitement, mon « moi » se révoltait contre cet inconnu. Il le trouvait néfaste à mon endroit. Pourquoi faut-il que l’homme prétendu civilisé dédaigne son instinct ?

 

Ah ! Si j’avais à ce moment cassé la tête au personnage, si je l’avais envoyé par la portière sur la voie, j’aurais évité bien des malheurs et mon acte brutal eût été, au point de vue de la justice absolue, une bonne action.

 

Enfin, ceci sans doute ne devait pas être. À quoi bon les regrets stériles.

 

À dix heures quarante, le train me déposait sur le quai du port de Folkestone, à deux pas de l’embarcadère du steamer Marguerite, à destination de Boulogne.

 

Je descendis, gagnai la passerelle d’embarquement.

 

Mon compagnon de voyage exécuta les mêmes mouvements.

 

À l’homme de peine qui s’était chargé de ma valise, j’enjoignis de la déposer au bar-buffet du steamer. Mon compagnon de route donna vraisemblablement un ordre semblable au porteur de son bagage, car celui-ci emboîta le pas à mon homme de peine.

 

Ah ! Mais, il m’agaçait le personnage aux yeux gris.

 

Une fois encore, je me déclarais être stupide. Il est inévitable que des voyageurs suivant une même direction, accomplissent des actes identiques. Je m’étais assez déplacé dans ma vie pour être fixé à cet égard.

 

Pour me distraire, j’examinai les passagers qui embarquaient.

 

Des touristes, des voyageurs de commerce allant drainer les poches des clients du continent, l’inévitable pasteur accompagné de son épouse et de ses sept enfants formés en monôme par rang de taille.

 

Mais j’abandonnai la famille ecclésiastique pour faire don de mon attention à une dame qui accourait sur le quai, escortée par deux commissionnaires chargés d’une multitude de petits paquets. Le tout eut pu être enfermé dans un sac de voyage de moyenne taille, mais sans doute la « lady » avait voulu résoudre le difficile problème d’atteindre au maximum de l’encombrement avec des colis de petit volume.

 

Je dis lady, car elle était anglaise évidemment, anglaise renforcée même avec son long cache-poussière écossais noir et blanc, aux poches gonflées probablement d’une autre légion de petits paquets ; avec son chapeau de paille cerclé d’une ceinture de fleurs bleues et jaunes qui « criaient » même sous la clarté électrique du quai, et surtout son immense voile bleu, enroulé autour du chapeau, du cou, du visage, lequel ne laissait pointer qu’un menu bout de nez, donnant l’impression d’un chasseur à l’affût dans une embuscade de tulle.

 

Par exemple, la jeune femme… je l’appelai jeune femme par politesse, car son accoutrement lui donnait la forme hétéroclite d’un bagage doué de mouvement, la jeune femme, répéterai-je toujours par politesse, s’agitait comme une Française.

 

Elle déambulait à petits pas pressés s’arrêtant pour presser les porteurs qui marchaient plus vite qu’elle, puis accélérant son allure afin de les joindre, se mettant à compter ses innombrables paquets, en personne qui craint de les voir s’égarer :

 

– Dix… quatorze, seize. Où est le dix-septième ?… Vous avez perdu le dix-septième… Non, non, je me trompe… je l’ai mis en poche… All right ! cela va bien.

 

Sur la passerelle, elle interpella tout le monde.

 

– Personne pour indiquer ma cabine… Je suis le nombre : 8… pour Mrs. Dillyfly… Ah ! là, sur le pont… Je remercie… Venez, commissionnaires, venez, le temps est petit, vous déposerez les bagages dans la cabine… Je rangerai ensuite, car il est écrit qu’une pauvre femme doit toujours ranger.

 

Au passage, je notai que si le voile bleu laissait passer le nez en avant, il ne cachait pas non plus en arrière, un chignon roulé d’un blond doré, dû, selon toute probabilité, à une teinture savante.

 

Deux minutes plus tard, les commissionnaires repassaient sur le quai.

 

La pauvre petite femme, mistress Dillyfly, procédait à présent au rangement de ses colis.

 

Presque aussitôt, le mugissement de la sirène ébranla l’atmosphère.

 

Les amarres furent larguées, un panache de fumée couronna les cheminées, et la « Marguerite » se mit lentement en marche sur l’eau calme du bassin.

 

VIII

UN CONFRÈRE « COLLANT »


How does he do it ? How does he do it ?…

 

Comment a-t-il fait cela ? Comment a-t-il fait cela ?

 

Je ne sais si vous connaissez ce refrain exaspérant d’une chanson-scie, qui, il y a quelque trente ans, fit fureur à Londres.

 

Moi, je la connaissais pour l’avoir trouvée un jour dans un vieux recueil des « Succès de London-Pavilion ».

 

Vous jugez si je fus surpris de l’entendre fredonner presque à mon oreille.

 

Oh ! C’était mon compagnon de voyage, que la vue de mistress Dillyfly m’avait fait oublier.

 

Il s’était accoudé au bastingage, à deux pas de moi, et il répétait inlassablement :

 

– How does he do it !

 

Sa mémoire sans doute n’avait pas conservé autre chose du Succès de London Pavilion.

 

Il devenait assommant, cet être-là. Voilà, maintenant, qu’il arborait la scie.

 

Je m’éloignai et m’en fus vingt pas plus loin. Mais à peine avais-je pris place que, derechef, le maudit refrain me sonne aux oreilles.

 

– How does he do it !

 

L’homme était là, tout près de moi. Cette fois, cela dépassait la limite de ma patience. Je me tournai brusquement vers le chanteur.

 

– Je m’éloigne, dis-je d’un ton pas engageant, et vous serai obligé de ne pas me suivre. Je désire être seul avec ma pensée.

 

Et… il se frotta les mains avec l’expression de la plus vive satisfaction.

 

Je le regardais, surpris de cet effet de ma sévère invitation. Alors, il parla :

 

– Vous m’avez adressé le premier la parole, sir Max Trelam…

 

– Vous me connaissez, m’écriai-je, mon étonnement croissant.

 

– Oui, oui, vous allez être sûr… Mais je reprends. Moi, je n’osais point vous parler, faute d’avoir été présenté… Mais vous avez commencé, n’est-ce pas ; vous avez brisé la glace.

 

Il appelait cela briser la glace. Eh bien ! il n’était pas difficile.

 

– Alors je puis continuer et présenter moi-même, Agathas Block, correspondant spécial du Standard, votre confrère, si toutefois le vocable n’est point prétentieux de la part d’un humble interviewer, vis-à-vis du « roi du reportage ».

 

Malgré moi, mon visage se détendit. L’étrangeté du bonhomme m’incita au sourire. Néanmoins j’insistai, avec moins de raideur cependant :

 

– Charmé de la présentation. Mais un confrère comprendra que, songeant à maintenir le titre si flatteur qu’il vient de rappeler, je tienne à la solitude favorable aux utiles réflexions.

 

– Oh ! je conçois très bien. Par malheur, je ne puis pas accorder la solitude.

 

J’eus un haut-le-corps. La tranquille impudence de cet Agathas Block me semblait ahurissante. Est-ce qu’il émettrait la prétention de m’imposer sa compagnie.

 

Mais lui, le plus paisiblement du monde, se chargea d’extirper mes derniers doutes.

 

– Suivez le raisonnement. Je suis un reporter, moi, comme on en découvre treize à la douzaine… Vous saisissez la conséquence. Beaucoup de peine, peu de profit. Il est bien évident que cela m’ennuie, me paraît détestable.

 

– J’en suis persuadé, mais…

 

– Attendez. J’ai acquis le moyen de mettre fin à cet état pénible…

 

– Je vous en félicite, mais permettez…

 

– Non, ne félicitez pas encore. Il faut tout savoir. Si vous félicitez ensuite, je serai très content. Mais si vous ne trouvez pas matière à félicitations, je me reprocherais d’avoir accepté celles-ci.

 

Ah mais ! Ah mais ! Il devenait insupportable avec ses circonlocutions, la conversation filait comme le macaroni, ce plat national italien qui met le pauvre être en faisant sa nourriture, dans la situation grotesque d’être relié par un fil fromager à l’assiette où s’enroulent les tubes de la pâte indigeste.

 

– Enfin expliquez-vous.

 

– C’est à cela que je tends, honorable sir Max Trelam. J’ai pensé le « roi du reportage » est le roi, parce qu’il reconnaît toujours la meilleure piste, ce qui lui permet de renseigner son journal, plus tôt et plus complètement que les autres confrères.

 

Je m’inclinai. Je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement.

 

– Évidemment, on ne saurait lui demander de divulguer ses procédés…

 

– La réflexion est marquée au coin de la sagesse, fis-je ironiquement.

 

– Je suis sage, répliqua d’un ton grave mon interlocuteur. Aussi ne me suis-je pas arrêté à l’idée de vous interroger. Je me suis confié : il faut que Max Trelam te renseigne malgré lui.

 

– Malgré moi… Ceci me semble difficile encore.

 

Mais sans rien perdre de son flegme déconcertant, Agathas Block continua :

 

– Non, cela a l’air difficile, mais l’air seulement. Supposez que nous soyons un instant des frères siamois, indissolublement liés par un appendice physique.

 

– Grand merci, lançai-je dans un éclat de rire.

 

Mon bizarre compagnon s’abandonna aimablement à une hilarité réflexe, puis reprenant imperturbablement sa démonstration.

 

– Cela ne vous convient pas d’être Siamois, je conçois cela de la part d’un bon Anglais… Mettons que je devienne votre ombre, ceci devient un lien peu gênant, ou même votre ami, le lien alors est simplement moral.

 

– Trêve de suppositions, interrompis-je. Un reporter est, par définition un « tirailleur », c’est à dire un homme qui doit agir seul.

 

Agathas inclina la tête avec une soumission tout à fait gracieuse.

 

– Alors, vous ne sauriez m’indiquer un moyen de bénéficier de vos rares qualités en toute courtoisie, en toute sincérité. Je vous assure que je vous en aurai une reconnaissance, dont je vous marquerai les effets de façon avantageuse.

 

– Eh non ! L’idée même, son principe, si je puis m’exprimer ainsi, est inadmissible.

 

– Il m’est donc interdit d’être votre frère siamois, votre ombre, votre ami ?

 

– Insister me ferait douter de votre intelligence professionnelle.

 

Il marqua un geste désolé. D’un ton douloureux, il murmura :

 

– Aussi je n’insiste pas… Seulement mes regrets sont immenses…

 

– Je vous crois.

 

– Tout à fait immenses, car n’ayant pas réussi à devenir votre ombre de manière aimable, je me vois contraint de devenir ceci malgré vous.

 

À cette conclusion inattendue, je sautai sur place.

 

– Malgré moi… et vous croyez que je me laisserai faire.

 

– Oh ! j’en suis sûr.

 

Sa placidité me mit hors de moi… Je marchai sur lui, menaçant :

 

– Ah ! prenez garde. Un importun rencontre la correction qu’il mérite.

 

Il haussa philosophiquement les épaules, en homme préparé à tout.

 

– La boxe est une chose ridicule, dit-il. Un œil au noir, un nez écrasé, n’empêchent pas un gaillard résolu de suivre son chemin.

 

À présent, il se posait en victime et je me surprenais à trouver tout simplement héroïque, ce confrère du Standard qui offrait son visage à mes poings, en disant :

 

– Bah ! démolissez la figure, cela n’arrêtera pas mes pieds.

 

Toute proportion gardée, c’était aussi beau que le cri de Thémistocle, d’hellénique mémoire !

 

– Frappe, mais écoute.

 

Seulement, j’étais engagé dans une affaire où la pitié m’eût conduit à trahir mes relations avec X. 323, avec mon amie Tanagra. Je renfonçai donc la pitié pour accentuer la menace.

 

– La boxe, non pas. Mais un bon coup d’épée, ou une balle de pistolet, à la française, arrêtent le curieux le plus acharné.

 

Il courba la tête, et avec une humilité impressionnante :

 

– Je vous en prie, « roi » Max Trelam, ne jouez pas avec le danger. Je suis de première force à l’épée et au pistolet. Je ne me consolerais jamais de priver le Times de son ténor.

 

J’avoue que je demeurai court.

 

Agathas Block se révélait comme un obstacle sérieux.

 

Puis, tout à coup, une idée de gamin me traversa le cerveau, ramenant la joie sur mon visage que la colère devait vilainement contracter.

 

– Qu’à cela ne tienne, mon cher confrère, nous nous battrons en dépit de votre « première force ».

 

– Vous ne me croyez pas.

 

– Si, si, je suis convaincu que vous ne vous vantez pas. Cela étant, vous me blesserez certainement. Et alors, je vous permettrai de ne point me quitter… C’est un avenir de garde-malade que je vous assure… Eh ! Eh ! la profession d’infirmier est tout à fait bien vue de nos jours.

 

Il m’interrompit pour prononcer d’une voix sourde, où je sentais vibrer le danger tout proche.

 

– Et si je vous tue ?

 

Je n’avais plus envie de rire. Mais redevenir sérieux eût été avouer le petit frisson intérieur. Aussi j’exagérai la bonne humeur pour lui décocher négligemment :

 

– En ce cas, vous serez l’ombre d’un mort, puisque le rôle d’ombre vous tient à cœur. De toute façon, vos désirs seront satisfaits dans une certaine mesure. Toutefois, je doute que mon envol vers les « félicités réservées » vous assurent un brillant succès de reportage. J’emporterai avec moi mon secret professionnel.

 

À ma réelle surprise, Agathas ricana avec un mauvais sourire :

 

– Qui sait ! Votre mort me servira peut-être plus que votre vie.

 

Puis, saluant correctement.

 

– Je ne veux pas vous imposer la torture complémentaire de ma présence. À bord, vous ne sauriez m’échapper ; je puis donc me relâcher un peu de ma surveillance.

 

Ma foi, je le confesse, je ne trouvai pas un mot à répliquer. Mon interlocuteur s’éloigna d’un pas tranquille. On n’aurait jamais cru qu’il venait de me menacer de mort. Ah ! pour un être flegmatique, Agathas Block était un être flegmatique. Il était impossible de dire le contraire.

 

À ce moment précis, je reconnus qu’il me serait infiniment désagréable de trépasser sans avoir revu miss Tanagra.

 

Pourquoi ce sentiment ? C’était sans doute ma curiosité de reporter qui se prononçait ainsi… D’autre part, cela pouvait bien ne pas être cela du tout.

 

IX

MISTRESS DILLYFLY M’ÉTONNE À SON TOUR


Saprelotte, ma nouvelle campagne d’espionnage s’annonçait plus mal que la première.

 

Certes, j’avais rencontré dans celle-ci, une foule de choses pas très claires, surtout au début ; mais vraiment ma journée était trop féconde en incidents étranges.

 

Mon itinéraire, modifié sans que je susse pourquoi, avait commencé la série.

 

Puis la disparition de cette miss Ellen, sosie de la Tanagra, sosie rieur, oui, mais enfin rieuse ou mélancolique, les deux personnes avaient des traits identiques.

 

Et pour brocher sur le tout, cet Agathas Block qui venait se jeter dans mes jambes, non pas hélas sans crier : gare ; mais tout au contraire, en criant : gare, de façon inquiétante pour le succès de mon expédition.

 

Dans quarante minutes, nous entrerions dans le port de Boulogne. Selon sa promesse, ce diable d’homme me demanderait ce à quoi j’étais décidé ; et alors…

 

Là-bas, en avant, j’apercevais le rayon tournant des feux qui marquent l’entrée du chenal. Ils m’avertissaient qu’auprès d’eux expirait pour moi la liberté de discuter. La décision s’imposerait. Satanée décision !

 

Oui, j’entends bien les gens à solutions simples. Avec un revolver, on peut toujours se débarrasser d’un compagnon gluant. Sans doute, sans doute, mais cela constitue un assassinat. Or, un assassinat, indépendamment des tracasseries légales qu’il entraîne, exige un entraînement spécial, que dis-je, une « capacité » particulière de l’individu qui y recourt.

 

À mon sens, on naît assassin, comme on naît roturier ; on ne le devient pas.

 

Et dame, ma naissance me paraît avoir laissé beaucoup à désirer à ce point de vue.

 

J’en étais là de mon monologue intérieur, qui on le voit, n’était pas très avancé, quand une voix me rappela au sentiment que l’homme n’est point seul au monde.

 

– Je demande le pardon, disait-elle, mais mes « canaris » aiment seulement le chocolat en pastilles… Le buffet ne tient pas les pastilles… et les pauvres petits souffrent. Alors je prends l’audace de demander à toutes les personnes : Vous n’auriez pas sur vous des pastilles de chocolat ?

 

Je regardai qui m’abordait ainsi… C’était mistress Dillyfly.

 

Ma remuante compatriote avait conservé son cache-poussière, son voile bleu ; seulement elle s’était augmentée d’une minuscule cage qu’elle élevait à hauteur de mes yeux, pour me permettre probablement de distinguer deux « canaris » qui voletaient ahuris, bien plus désireux en apparence de tranquillité, que de chocolat.

 

J’esquissai un geste vague. Non, je n’avais pas en ma possession les pastilles réclamées. La dame le comprit, car elle prit une mine attristée.

 

– Vous n’avez pas. Cela est tout à fait regrettable. Je présente le pardon. Chers petits oiseaux, sachez dire le good-bye au gentleman.

 

Elle portait la cage maintenue par sa main gauche, tout près de mon visage ; mais en même temps, sa dextre s’appuyait sur ma poitrine, à hauteur de la poche extérieure de mon pardessus, et d’une voix basse, rapide, qui me sembla ne pas appartenir à la même personne, elle prononça :

 

– Dans la poche, un papier à lire avant Boulogne. Silence. La mort plane.

 

Avant que je fusse revenu de ma stupéfaction, la bizarre lady s’était éloignée et elle sollicitait des pastilles de chocolat pour ses « aimés canaris » d’une autre passagère qui se promenait sur le pont.

 

Je jetai un regard circulaire autour de moi. Aucune silhouette rappelant celle d’Agathas Block. Le faquin tenait parole. Il ne me surveillait pas jusqu’à l’arrivée en France.

 

Néanmoins, impressionné par l’étrange avertissement de Mrs. Dillyfly, et surtout par le timbre, par l’accent de la voix que je me figurais avoir entendue déjà, je gagnai une de ces cabines, mises gratuitement par l’administration du « passage » à la disposition des voyageurs à l’estomac desquels la mer n’est point clémente… Dans ce réduit, où du moins je me trouvais à l’abri des regards, j’enflammai une allumette-bougie, je fouillai dans une poche où mes doigts rencontrèrent un papier, et ce papier déplié, je lus ces lignes tracées au crayon :

 

« À l’arrivée à Boulogne, acceptez la société d’Agathas Block. On vous délivrera demain. Ayez soin de régler votre dépense au fur et à mesure à l’hôtel, d’avoir votre valise prête, afin de pouvoir partir au signal donné, sans perdre une seconde. La réussite tiendra à la rapidité de la manœuvre ».

 

Pas de signature ; écriture inconnue. Au total : un mystère de plus.

 

Qu’est-ce que c’est que cette Anglaise ? Que signifient ces paroles : la mort plane, que l’on croirait empruntées au répertoire mélo dramatique du Strand, notre Ambigu-Comique à nous ?

 

Nous serons à Boulogne dans vingt minutes. Il faut que je lui aie parlé auparavant.

 

Je veux bien que l’on me délivre d’Agathas Block, mais encore je désire savoir à qui je serai redevable de ma libération.

 

On ne tient pas à être l’obligé de n’importe qui, tout le monde conçoit cela.

 

Ayant ainsi pensé, je sors de mon retiro, non sans avoir déchiré l’avis énigmatique, dont je précipitai les morceaux à la mer, et me voici parcourant le pont, à la recherche de la Mrs. Dillyfly.

 

Au passage, j’aperçus Agathas Block debout près de la coupée. Me vit-il ? Je le suppose ; mais il n’en fit rien paraître et continua de regarder dans la direction du port, dont les feux et même les réverbères devenaient perceptibles dans la nuit.

 

J’avais parcouru le navire de bout en bout. Le renflement d’un bar-buffet me masquait l’endroit où j’avais laissé Agathas.

 

Soudain une porte du bar s’ouvrit, jetant sur le pont une bande lumineuse, et, dans cette clarté, apparut celle que je cherchais.

 

D’un mouvement rapide, elle écarta le voile bleu qui masquait son visage ; dans l’auréole de tulle, j’aperçus les traits de la « Tanagra ».

 

Preste, elle porta l’index à ses lèvres, dans le geste éloquent du silencieux Harpocrate, puis me frôlant au passage, son voile déjà retombé sur l’adorable vision, elle murmura :

 

– Pas un mot… Ce serait nous condamner.

 

Et comme je demeurais stupide, médusé, elle disparut sans que je pusse m’expliquer comment.

 

Seulement à présent, toutes mes hésitations avaient cessé. C’était elle qui me débarrasserait d’Agathas… Je ne me sentais aucune répugnance à lui vouer un sentiment de gratitude.

 

Par pensée réflexe, je songeai à la pensionnaire de l’institution Trilny, mais ma conviction de la ressemblance parfaite entre l’élève disparue et la Tanagra ne m’apparut plus aussi absolue.

 

La sirène meuglait, annonçant l’entrée de la « Marguerite » dans le port. Le steamer en effet embouquait le chenal entre les estacades.

 

J’entrai au bar, je fis prix avec un des barmen pour qu’il portât ma valise à l’hôtel Royal, puis tranquille de ce côté, je me dirigeai vers la « coupée », où déjà se pressaient les passagers pressés de débarquer.

 

Agathas Block me regardait venir.

 

Quand je fus auprès de lui, il demanda paisiblement, du ton d’un personnage qui continue une conversation amicale, ce qui démontrait de sa part une inconscience déplacée.

 

– Eh bien, mon cher grand confrère… Consentez-vous à me permettre de me tailler un gilet dans votre manteau de gloire ?

 

– Il le faut bien, répondis-je affectant la résignation.

 

– Quoi vraiment ?

 

– Je descends à l’hôtel Royal, où je ne me fâcherai pas de vous voir.

 

– Nous ferons route ensemble.

 

– Si vous le désirez.

 

Ma facilité sembla l’inquiéter. Il me considéra en-dessous.

 

– Oh ! oh ! reprit-il entre haut et bas… Vous supposez donc que vous pourrez me « semer » ?

 

– Vous êtes indiscret, mon cher confrère. Je vous autorise à être mon ombre, selon votre heureuse expression ; mais je n’ai pas à confier ma pensée à une ombre.

 

Cela provoqua chez lui un éclat de rire sonore.

 

– Rien… bien… L’important est que nous marchions de conserve sans nous quereller. Je pense d’ailleurs que vous ne réussirez pas à m’échapper… Oh ! je ne doute pas de votre adresse ; mais je suis certain de la mienne.

 

Et avec abandon :

 

– Au surplus, vous me remercierez à un moment donné ; car je vous ferai voir quelque chose qu’il vous serait impossible de voir sans moi.

 

Il passa familièrement sa main sous mon bras.

 

– Vous permettez. Je craindrais de vous égarer dans la bousculade du débarquement. Vous m’avez bien dit que vous descendiez à l’hôtel Royal et je ne mets pas en doute votre affirmation. Seulement, cela est votre volonté en ce moment. Rien ne prouve que, séparé de moi, votre volonté ne se modifierait pas.

 

Il était à gifler, positivement !

 

Mais je me remémorai le proverbe commun aux « amis » des deux rives de la Manche :

 

– Le meilleur rire est à celui qui rit le dernier, côté anglais, et du côté français : Rira bien qui rira le dernier.

 

La promesse de miss Tanagra m’assurait le meilleur rire. Quand on sait cela, il devient aisé de montrer la patience, jusqu’à un degré angélique.

 

Sans doute, Agathas Block me trouva, trop angélique, car il avança les lèvres en une moue grimaçante, hocha la tête d’un air ennuyé et se cramponna plus étroitement à mon bras. De toute cette mimique, j’affectai de ne me point apercevoir, ce qui redoubla l’inquiétude de mon compagnon.

 

Nous arrivions au débarcadère. Les amarres lancées aux hommes courant sur le quai s’enroulaient autour des « canons » de fonte, fichés dans la maçonnerie. Le capitaine du steamer, barrant la coupée de son corps, contenait les passagers trop pressés.

 

Enfin le steam ne bougea plus, la passerelle glissa, reliant le pont au quai, et le commandant prononça :

 

– À votre disposition, gentlemen et ladies.

 

À ce moment, deux barmen s’approchèrent de nous. Chacun portait une valise, dont l’une m’appartenait. Je compris que l’autre avait pour propriétaire l’ennuyeux Agathas Block, qui avait, tout comme moi, engagé un porteur au bar.

 

Nous dîmes en même temps :

 

– À l’hôtel Royal !

 

– Les garçons répliquèrent :

 

– Yes.

 

Et pointant les valises ainsi que des béliers antiques, ils parcoururent la passerelle, au grand dam des jambes, des côtes et des reins des passagers surpris par cette charge inattendue.

 

Après quoi, le passage forcé, sans s’inquiéter des récriminations qui s’élevaient dans leur sillage, ils s’élancèrent à toutes jambes le long du quai.

 

Du coup, Agathas se rasséréna. Il consentait à croire que je me rendais à l’hôtel Royal. Et je m’amusai énormément de sa confiance, à la pensée que je l’y « sèmerais », comme il avait exprimé lui même l’idée de notre séparation.

 

X

LA MYSTIQUE « SEMEUSE »


Vous connaissez Boulogne n’est-ce pas ? À gauche du port, en regardant la mer, s’étale la plage de Capécure, la plage démocratique, comme vous exprimez en France. Là, on revêt son costume de bains dans les dunes, sous le regard du ciel… et quand on surprend involontairement un de ces tableaux de mœurs, on le regrette vivement, parce que cela n’est pas beau. Je ne conçois pas qu’une démocratie n’ait point souci de l’élégance.

 

Je serais démocrate, moi, ce qui n’est pas, car j’aime trop l’Angleterre pour verser dans cette utopie que les ignorants sont tout et les instruits rien ; mais enfin, je serais démocrate, je voudrais que tous les adverbes ou adjectifs ayant ce mot pour radical, exprimassent les choses les plus jolies, les plus suaves, les plus distinguées.

 

Si démocratique ne dépeint que ce qui est commun et laid, c’est donc que les démocrates sont des barbares, et des barbares doivent être expulsés de la civilisation.

 

Je passe à l’autre plage, dite plage du Casino, à droite du port. Ici, les cabines roulantes, les costumes coquets, c’est la plage élégante.

 

C’est elle que j’apercevais de ma fenêtre, le lendemain malin vers dix heures.

 

À huit heures, j’étais habillé, prêt à partir. Mes objets de toilette réintégrés dans ma valise, celle-ci bouclée, afin qu’au signal annoncé par Mrs. Dillyfly-Tanagra, je n’eusse qu’à l’enlever, j’étais descendu au dining-room prendre le premier déjeuner.

 

Naturellement, quand j’avais ouvert ma porte sur le couloir, la porte d’en face s’était ouverte aussitôt, et Agathas Block, aussi prêt que moi-même, s’était montré.

 

Il s’était inquiété de ma santé avec une courtoisie horripilante.

 

– Nous avons atteint l’hôtel à minuit et demie, cher confrère, dit-il… Je vous vois sur pied à huit ; ne croyez-vous pas qu’un aussi court repos est antihygiénique.

 

En dépit de mon irritation intérieure, je parvins à me maintenir au diapason.

 

Nous gagnâmes ensemble le dining ; nous déjeunâmes à la même table…

 

Je soldai ma dépense.

 

Agathas m’imita religieusement.

 

– Est-ce que nous nous mettons en route, me demanda-t-il ?

 

Je haussai les épaules.

 

– Non. J’obéis simplement à mon habitude. Un ordre du journal doit être exécuté instantanément. Toutes les petites causes de retard doivent être éliminées, la « note » est de ces causes… En payant à mesure que l’on consomme, il n’y a ni discussions, ni temps perdu.

 

– Très juste, approuva mon gaillard d’un ton convaincu… Comme l’on s’instruit avec un maître tel que vous.

 

Évidemment, il se moquait de moi. Je me rendais parfaitement compte que mon explication n’était pas un phénomène de dialectique. Il me montrait qu’il s’en apercevait également. Après tout, c’était de bonne guerre et j’aurais eu mauvaise grâce à m’en plaindre.

 

– Alors que faisons-nous, reprit l’agaçant personnage, après un instant ?

 

– Je rentre chez moi, lui dis-je sans hésiter, car j’avais préparé ma réplique à l’avance. Je vais rêver aux moyens de vous assurer un brillant reportage, tout en conservant pour moi un quelque chose de plus.

 

– Oh ! inutile de chercher.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que vous pouvez avoir confiance en moi. Je n’enverrai au Standard que ce que vous autoriserez.

 

– Bigre ! Si l’on apprenait au Standard votre proposition, je doute qu’elle fût goûtée par la direction et les actionnaires.

 

Il se prit à rire avec abandon.

 

– Ne vous inquiétez pas de cela. On sait bien que le Standard n’est pas le Times, Et puis, je crois que l’on me féliciterait de savoir jouer les Warwick.

 

– Les Warwick ?

 

– Eh oui ! Comme cet illustre personnage historique, je régente un roi, mon cher « roi du reportage ».

 

Ah ! qu’il riait de façon énervante.

 

Mais j’étais résolu à conserver mon calme quoi qu’il advînt. Aussi pris-je le ton de la plaisanterie :

 

– Vous me dictez ma conduite. Je ne me soucie pas d’être à la merci de Warwick. Et je vais rêver à lui faire, non pas la part qu’il voudra, mais celle que je jugerai compatible avec les intérêts bien entendus du Times.

 

Sur ce, je me levai, remontai à ma chambre et m’y enfermai.

 

Au moins, je ne verrais plus l’Agathas Block et sa figure antipathique.

 

Je m’installai confortablement près de la fenêtre, ainsi qu’un homme qui souhaite attendre sans impatience.

 

Car à dater de cet instant, j’étais un reporter dans l’attente.

 

Et comme, dès que l’on parle de X. 323, tout devient extraordinaire, j’attendais quelque chose que j’ignorais, avec cependant la certitude que cela se produirait.

 

Oui, mais cela ne se produisit pas de suite.

 

Il y avait une heure et demie, quatre-vingt-dix minutes que je me forçais à admirer la baignade matinale à la plage du Casino. Pour m’occuper, j’avais dénombré les jolies baigneuses, ce qui exige une certaine contention d’esprit, car elles sont un peu perdues parmi les autres.

 

Après quoi, j’avais joué au bossu.

 

C’est un jeu inepte, mais dans ma situation, je m’occupais comme il m’était possible. On cherche un bossu. Bien, en voici un. Il s’agit maintenant, dans un rayon de cinquante mètres, de trouver un cheval blanc. Si le quadrupède se présente, on a gagné ; sinon, on a perdu.

 

Cela n’est très drôle, ni pour le joueur, ni pour le bossu, ni pour le cheval ; mais enfin cela fait passer le temps.

 

J’en étais à mon dixième « personnage en bois courbé », selon l’expression irrévérencieuse de l’Américain Twain, et à mon septième cheval blanc, quand on frappa respectueusement à la porte.

 

Vous avez remarqué, n’est-ce pas que l’on heurte une porte avec autorité, respect, courtoisie ou humilité.

 

Dans le cas présent, le respect ne faisait pas doute. Et comme le respect est toujours agréable, j’allai ouvrir afin de connaître le visiteur si déférent.

 

J’aurais dû le deviner, c’était le gérant en personne.

 

Il me bombarda de trois saluts plongeants, puis en confidence :

 

– Monsieur, me dit-il, depuis la séparation, les œuvres religieuses sont tenues de faire appel à la charité… Une sœur rédemptionniste de l’hôpital de Pont-de-Briques quête parmi les voyageurs. J’ai pris la liberté grande de l’accompagner, afin de montrer le bon vouloir des Boulonnais à l’égard d’une œuvre qui rend les plus grands services.

 

Après quoi, il s’adressa à une personne invisible dans le couloir.

 

– Entrez, ma sœur, entrez. Le gentleman consent à vous recevoir.

 

La porte d’en face s’était entrebâillée, et dans l’ouverture je distinguais la face curieuse d’Agathas Block.

 

Probablement l’habit religieux le rassura, car la porte se referma sans bruit.

 

Au surplus, la religieuse pénétrait chez moi et accaparait mon attention.

 

– Mon frère, dit-elle dans un murmure, je vous remercie de ce que vous pourrez soustraire de vos ressources au profit de nos pauvres malades. La plus légère obole sera la bienvenue.

 

Étrange ! étais-je halluciné ? La voix qui frappait mes oreilles me rappelait celle de Mrs. Dillyfly… et cependant le visage que j’apercevais sous la cornette, ce visage empreint de cette pâleur maladive que les religieuses empruntent sans doute à l’atmosphère de l’hôpital, ces yeux clignotants de myope abrités par des lunettes à bon marché, rien ne rappelait la pétulante Anglaise, non plus que la gracieuse marquise de Almaceda.

 

Je me passai la main sur le front, avec l’idée de chasser l’illusion, et avec effort, je répondis :

 

– Vous accepterez bien une bank-note anglaise. Je n’ai pas « changé » encore.

 

– Oh ! mon frère, le change est facile à Boulogne, où vos compatriotes apportent l’aisance et se montrent généreux pour nous.

 

Je m’inclinai. Elle me devenait sympathique cette « Épouse du Ciel » qui glorifiait la générosité britannique.

 

Je sortis mon portefeuille.

 

À ce moment, la sœur s’adressa au gérant :

 

– Vous seriez tout a fait aimable de me précéder chez le voyageur voisin. Je souhaite réduire au minimum le temps que je vous oblige à perdre.

 

Le « manager » s’inclina et alla frapper à la porte voisine dans le corridor.

 

Je déposai une bank-note de cinq livres (125 francs) dans l’aumônière noire que me présentait la quêteuse.

 

Celle-ci me remercia d’une inclination de la tête, puis me tendant un papier plié :

 

– Acceptez le remerciement des Rédemptionnistes… La prière qui y est jointe est toujours exaucée par Celui qui, ignorant la haine, est tout amour.

 

Et elle sortit lentement, me laissant avec mon papier à la main.

 

Quand on n’a rien à faire, on lit avec avidité tous les papiers qui tombent sous la main. Je dépliai donc celui que je tenais de la religieuse et…

 

Et les Rédemptionnistes de Pont-de-Briques ne se douteront jamais de l’émotion stupéfaite qui envahit Max Trelam, correspondant réputé du Times.

 

J’avais sous les yeux quelques lignes manuscrites d’une écriture qui m’était à présent familière.

 

C’était l’écriture élégante de la Tanagra.

 

Et je lus ceci :

 

« Aussitôt qu’au cours de ma quête, je serai entrée chez M. Agathas Block, profitez de ce que je le mettrai, durant quelques minutes, dans l’impossibilité de vous surveiller, pour sortir sans bruit.

 

« Traversez la cuisine, la courette qui est en arrière. Il existe là une porte sur une ruelle. Tournez à gauche. Cinquante mètres plus loin vous verrez une porte rougeâtre dans la muraille de droite. Frappez-y trois coups. Elle s’ouvrira. Après laissez-vous guider.

 

La délivrance annoncée se présentait de la façon la plus inattendue.

 

Mais l’instant n’était pas aux exclamations, il fallait agir.

 

La religieuse… en était-ce une ? avait laissée ma porte entr’ouverte, comme pour me faciliter ma tâche. En m’approchant, je pouvais l’entendre aller de chambre en chambre, avec le gérant qui, décidément, marquait un zèle louable à l’endroit de l’hôpital de Pont-de-Briques.

 

Elle pénétrait à ce moment chez les voyageurs voisins d’Agathas Block.

 

Il fallait me tenir prêt.

 

J’enlevai ma valise et la posai sur le plancher auprès de moi.

 

Une minute… La Rédemptionniste est de nouveau dans le corridor, précédée du gérant qui frappe à l’huis de mon persécuteur, avec les mêmes toc toc respectueux, je le constate, que ceux qui m’avaient favorablement disposé tout à l’heure.

 

Ils entrent. Ils sont entrés. La porte se referme. La voie est libre.

 

Je me coule dehors, le cœur battant… Tout va bien, je descends l’escalier. Je me jette à travers la cuisine, où les marmitons me regardent ébahis. Je suis dans la courette, dans la ruelle.

 

À gauche, m’a dit le billet… Je vais de ce côté, je cours. Une porte rougeâtre se découpe dans la muraille qui borde la voie à ma droite. Je m’arrête, je frappe trois coups.

 

Le battant tourne sur ses gonds. Je me précipite dans un jardin fruitier et, l’issue refermée, je m’arrête interloqué, devant une robuste Boulonnaise en jupon court, en casaque de futaine, qui me dit tranquillement :

 

– Que le monsieur anglais me suive. La voiture est attelée. Il sera à Pont-de-Briques dans un petit quart d’heure.

 

– Ah ! balbutiai-je sottement, nous allons donc à Pont-de-Briques ?

 

Heureusement, mon interlocutrice n’y entendit pas malice.

 

– Nous, non. Le monsieur y va, ça c’est sûr. Mais moi, je reste à la maison. Qu’est-ce que mon homme dirait si je me « trimbalais » en voiture avec un monsieur.

 

J’eus l’air de frémir à la pensée de ce que dirait cet homme et je traversai le jardin, dans les pas de la commère. Par un portillon à claire voie, nous passâmes dans une cour pavée. Entre les pierres poussaient des herbes folles.

 

Mais, une berline, attelée de deux vigoureux chevaux stationnait là, semblant étonnée de se trouver en pareil lieu.

 

La Boulonnaise me poussa dans le véhicule, veilla à ce que ma valise fût bien posée en équilibre sur la banquette du devant.

 

– Vous êtes mille fois bonne, madame, crus-je devoir prononcer.

 

La femme me regarda avec un gros rire.

 

– Bon la dame de monsieur a payé à la largesse ; ça ne serait mie honnête de faire mal l’ouvrage.

 

La dame de monsieur ! Qui appelait-elle ainsi ? Je crois bien que je sentis une rougeur monter à mes joues en songeant que ce pourrait bien être miss Tanagra.

 

Ma dame… elle… Cela ne me révoltait certainement pas. Alors que signifiait l’émotion qui m’avait envahi ?

 

Je me le demandais encore, quand la commère s’adressant au cocher immobile sur le siège :

 

– Vas-y, mon fieu ! Et bon train… La route est large.

 

La porte charretière était ouverte, sans que je susse par qui, ni comment.

 

Le cocher toucha ses chevaux ; l’équipage se prit à rouler, m’emportant vers Pont de Briques et… dans l’inconnu.

XI

LE CŒUR A SES RAISONS !


Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

 

J’en étais la preuve respirante, ambulante et constante.

 

Né sincère jusqu’à la brutalité, il semblait que mon âme ne brûlât de se donner qu’à des êtres, entraînés par les nécessités de l’espionnage, aux antipodes de la sincérité. Je me faisais l’effet d’un sujet anglais, désireux immensément de se marier à l’une des jolies créoles de notre colonie de la Trinité, et qui pour atteindre ce résultat agréable, s’évertuerait à n’offrir son cœur qu’à des Chinoises.

 

Ceci ne veut pas dire que les Chinoises sont méprisables, loin de là. Je me souviens qu’autour de Pékin, lorsque le Times m’y envoya à l’occasion de l’Affaire des Jades Rouges, je fus surpris par la grâce et la beauté délicate des ladies ambrées de la région.

 

J’ai voulu simplement citer deux types de beauté, totalement différents, occupant chacun l’une des deux extrémités d’un diamètre terrestre.

 

Les réflexions qui précèdent me remplissaient le crâne, tandis que la voiture m’emportait sur la route de Pont-de-Briques.

 

Nous avions gagné les quais, à hauteur du Casino, puis filant vers le pont tournant, laissant à droite la statue du bienfaiteur Jenner, bronze et vaccine, nous avions rejoint la route qui, par Pont-de-Briques, court parallèlement à la côte jusqu’à Étaples.

 

En dehors des usines de ciment Portland, aux toitures saupoudrées des poussières blanches de la fabrication, le chemin parcouru n’a rien de bien intéressant. Aussi, délaissant le paysage, m’étais-je plongé dans le spectacle que m’offrait ma pensée intérieure.

 

Ah ! là par exemple, je découvrais des points de vue accidentés, plus pittoresques même que je ne l’aurais souhaité.

 

Je découvrais que par une pente que je n’avais pas soupçonnée jusqu’à ce moment, j’étais entraîné vers la tendresse… Et l’objet de ce sentiment était la personne mystérieuse, étrange, qui venait de me délivrer d’Agathas.

 

Moi, le sincère, découvrant mon amour, à la faveur d’un déguisement !

 

Nos amis français prennent les évolutions de leur cœur avec une douce et souriante philosophie. De la blonde à la brune, ils passent sans lutte, sans émoi, déclarant que leur volonté n’y est pour rien, qu’ils sont victimes d’une fatalité historique, atavique, scientifique, psychologique. Pour un peu, ils invoqueraient la loi de l’Attraction Universelle de notre grand Newton.

 

Mais moi, je suis anglais, n’est-ce pas, et j’aime en anglais, ce qui signifie que je prend très au grave les conversions de mon personnage sentimental.

 

Et mon évolution amative prit pour moi les proportions d’une révolution.

 

J’étais au plus fort de la bataille entre mes deux « moi », dont l’un réclamait impérieusement des éclaircissements, alors que l’autre se déclarait inapte à en fournir, quand l’arrêt brusque de la voiture me rappela à la conscience de la réalité.

 

Je regardai au dehors. Nous étions dans une rue. En bordure du trottoir, une maison sur laquelle se lisaient ces trois mots :

 

Postes, Télégraphe, Téléphone

 

Ce que vos journalistes, économes de leurs colonnes, traduisent par la formule abrégée de P. T. T.

 

Au même instant, le cocher, apercevant mon visage à la portière, se penchait sur son siège et prononçait d’un accent convaincu :

 

– Nous sommes arrivés, monsieur le gentleman.

 

– Hein ! m’exclamai-je ! Arrivés ? Où cela ?

 

– Mais au bureau des Postes de Pont-de-Briques, donc !

 

– Qu’ai-je à faire au bureau de la poste, mon ami ?

 

L’homme haussa les épaules avec une expression de superbe indifférence.

 

– Cela, je n’en sais rien, et je suppose que monsieur le gentleman veut s’amuser à mes dépens. On m’a dit : Pétreke…

 

– Pétreke, répétai-je, interloqué par ce vocable inconnu ?…

 

– Et oui, Pétreke, comme on dit dans le pays, vu que je m’appelle Pierre, pour vous servir. Donc, la Loïse m’a dit : Pétreke, tu vas conduire le monsieur anglais à la poste de Pont-de-Briques. La carriole est payée, mais bien sûr qu’il te donnera pourboire pour la bistouille[2], s’il est content de toi.

 

– On ne vous a pas dit autre chose ?

 

– Non, sur le nez du géant Gayant, on n’a pas ajouté un flin.

 

En dépit de la locution locale, je compris que le brave garçon exprimait la vérité. Son invocation du géant Gayant, ce héros légendaire des kermesses du Nord, me démontrait sa parfaite véracité.

 

Aussi, je descendis sur le trottoir, décidé à me laisser conduire par le hasard.

 

Le pourboire pour la bistouille remis au cocher lui parut vraisemblablement large, car il me regarda avec attendrissement, en prononçant celle phrase dotée du plus pur parfum du terroir wallon :

 

– Ah ! monsieur le gentleman, la Loïse va bé sur luminer al copette del mongeonne.

 

Je traduis, car tout le monde ne conçoit pas les mystères linguistiques du pays wallon :

 

– Ah ! monsieur, la Louise, bien sûr, illuminera jusqu’au toit de la maison.

 

Puis, faisant claquer son fouet avec enthousiasme, il reprit le chemin par lequel nous étions venus. Un instant plus tard, équipage et conducteur avaient disparu au tournant de la rue.

 

J’eus alors une impression de solitude tout à fait attristante.

 

Au fond, je jugeais ma situation ridicule. Quoi de plus grotesque, en effet, que de se trouver sur le trottoir, à Pont-de-Briques, vis-à-vis le bureau de la poste, sans savoir pourquoi l’on est là, sans soupçonner ce que l’on peut bien avoir à y faire.

 

Mais la porte du bureau de poste s’ouvrit, et dans la baie rectangulaire, comme un portrait animé sortant de son cadre, apparut miss Tanagra… ou plutôt la marquise de Almaceda, dans le même costume qu’elle portait, six mois auparavant, lorsque je l’aperçus pour la première fois, à Madrid, au salon du Prado.

 

Elle me considéra un moment. On eût cru qu’une joie fugitive fleurissait ses joues de roses, puis elle me tendit la main, et d’un organe un peu voilé, un émoi se devinant sous la tranquillité des paroles :

 

– Je viens d’adresser aux dames Rédemptionnistes de Pont-de-Briques, un mandat de deux cent quarante-cinq francs. Je tenais à me débarrasser du produit de la quête faite par mes soins à l’hôtel Royal de Boulogne.

 

J’inclinai la tête pour approuver. Sur l’honneur, je me sentais incapable de prononcer une syllabe, fût-elle monolittérale.

 

Elle reprit :

 

– Offrez moi le bras. Mon automobile qui m’a permis de vous précéder de quelques minutes ici, stationne dans une rue latérale.

 

J’arrondis le bras. Elle y appuya légèrement sa main finement gantée.

 

– Voici la seconde fois que nous nous promenons ainsi, fit-elle d’un ton indéfinissable… la première, c’était…

 

Elle s’arrêta, son regard semblant me supplier de continuer. Du coup, je retrouvai la faculté de mouvoir ma langue.

 

– C’était à Madrid, dans les salons de la Casa-Avreda, à la fête donnée par le comte allemand, ce Holsbein Litzberg.

 

– En l’honneur de sa fille, Niète, qui n’y parut pas.

 

– En l’honneur de cette victime, murmurai-je.

 

Miss Tanagra me considérait toujours. Ses yeux bleus-verts semblaient vouloir fouiller dans mon esprit. Elle poursuivit après un instant de silence :

 

– Victime !… Hélas ! le monde est rempli de victimes.

 

Il y avait une vibration douloureuse dans son intonation. On sentait qu’une pensée sombre oppressait affreusement mon interlocutrice. Et en moi s’épanouit brusquement le désir d’apaiser l’anxiété que je devinais.

 

– Je suis sûr de ce que vous affirmez… Des victimes de la fatalité, irresponsables en toute justice, innocentes se débattant au fond des abîmes, oui, oui, le monde en contient beaucoup.

 

Une clarté scintilla dans ses regards soudainement devenus troubles.

 

– Le croyez-vous vraiment ?

 

– Les ignorants de la vie, seuls doutent de cela. Et ils ne connaissent point l’indulgence, le pardon, l’absolution, ces idéales conquêtes de la science douloureuse de vivre.

 

J’avais l’impression de couler une heure décisive. Notre pensée allait bien au delà des paroles prononcées. Je percevais qu’elle m’écoutait avec toute son âme, et que par delà les mots, elle entendait le murmure de ma pensée.

 

Et tout à coup, au moment où nous tournions l’angle d’une rue adjacente, où je distinguais à vingt mètres de nous un robuste landaulet automobile arrêté au long du trottoir, ma compagne prononça d’un ton presque indistinct, comme un sanglot et comme un cri d’espoir éperdu, monté de son cœur à ses lèvres, cette phrase étrange :

 

– Ah ! oublier le passé ! Ne plus voir que l’avenir… l’Impossible dresse sa muraille noire… il barre la route… Il ne peut être vaincu.

 

Nous arrivions auprès de l’automobile, le mécanicien, assis au volant, porta la main à sa casquette, m’indiquant ainsi que le véhicule était celui que m’avait annoncé miss Tanagra.

 

J’ouvris la portière du landaulet ; mais avant que la jeune femme eût posé sa bottine sur le marchepied, je saisis sa main, toujours appuyée sur mon bras, et rivant mon regard sur son regard, comme pour lui permettre de lire au fond de moi-même, je lui dis d’un ton volontaire, énergique, définitif :

 

– L’Impossible n’existe pas pour qui sait comprendre et vouloir.

 

Elle frissonna toute. Pendant une seconde, un voile s’épandit sur sa physionomie, ses paupières palpitèrent comme clignotant sous une clarté brusque trop vive, puis ses grands yeux angoissés disant à la fois le doute et l’espoir :

 

– Les circonstances qui engagent dans une voie, obligent parfois à la suivre immuablement.

 

Je saisis. Elle me déclarait qu’elle ne pouvait pas renoncer à être espionne !

 

Ce qui d’ailleurs ne m’empêcha pas de répliquer avec la conviction la plus contagieuse :

 

– Victime des circonstances ; victime des hommes, n’est-ce pas toujours être victime.

 

– Oui, certes ; mais une victime qui continuera à sembler coupable au plus grand nombre.

 

Je lui souris pour lui répondre par ce détestable petit calembour où je mis cependant tout ce qu’il y avait d’amativité en moi.

 

– Il est un petit nombre qui se rit des plus grands… Il s’appelle deux, juste le nombre des voyageurs qui vont prendre place dans ce landaulet.

 

Ses doigts, que je n’avais pas lâchés, se crispèrent convulsivement sur les miens, ses lèvres pâlirent, ses paupières se fermèrent violemment, broyant une larme, qui s’éparpilla en rosée sur ses longs cils, puis un soupir, si prolongé que l’on eût cru à l’envol d’une âme, frissonna dans l’air et d’une voix lointaine, que je ne reconnaissais pas, elle balbutia :

 

– Prenons place. Le watman a mes ordres… Ne parlez pas ; laissez-moi songer.

 

Je vous assure que j’avais une forte envie de pleurer, comme un dadais, de pleurer à faire déborder la Serpentine-river de Hyde-Park, et que, cependant, j’étais littéralement hors de mon esprit, du fait d’une joie suprême, lorsque je m’assis auprès de miss Tanagra, dans le landaulet.

 

Comme elle l’avait annoncé, le watman savait où il devait nous conduire, car l’automobile se prit à rouler aussitôt.

 

Quelques minutes plus tard, les dernières maisons de Pont-de-Briques laissées en arrière, nous filions à travers la campagne verdoyante de cette riche région du Boulonnais.

 



– Oui, miss Ellen a disparu du pensionnat où vous la croyiez en sûreté.

XII

SOURIRES D’ÂMES


Le silence le plus absolu dura pendant environ une demi-heure.

 

Je regardais ma compagne à la dérobée. Elle paraissait avoir oublié ma présence.

 

Le visage immobile, les yeux fixes, on eût dit qu’elle suivait en dehors d’elle-même une absorbante et douloureuse pensée.

 

Quel orage grondait, sous ce masque que n’agitait aucun frémissement. Oh, je ne doutais pas ; elle songeait aux paroles que nous avions échangées tout à l’heure, à ces circonstances inconnues, qui la rivaient irrémédiablement à X. 323, à l’espionnage ; à ces circonstances que j’avais pour ainsi dire promis de considérer comme quantités négligeables.

 

Qu’était donc son secret, pour qu’après mon affirmation, elle ne crût pas encore à la possibilité de ce que j’avais souhaité lui donner à entendre.

 

Elle me connaissait pourtant. J’avais l’intime conviction qu’elle me connaissait infiniment mieux que je ne la connaissais elle-même. Elle devait par conséquent ajouter foi entière à mon engagement. Dans le monde où je fréquente, on ne me demande jamais un écrit. On dit : la parole de Max Trelam est mieux qu’une signature, car certains contestent leur signature ; lui ne conteste jamais la parole donnée. Je suis fier de cela, je l’avoue ; car cette confiance méritée me rehausse à mes propres yeux et surtout elle me démontre que j’ai tenu l’ultime promesse faite à ma mère mourante, à ma chère jolie petite maman qui repose dans le cimetière de Twickenham, sous la stèle surmontée d’une urne funéraire qui marque le rendez-vous final où, Liddy Trelam rejoignit mon père Ralph Trelam, où je les rejoindrai moi-même un jour, et où je pense, en dépit des mauvais sceptiques destructeurs d’espoirs qu’ils ne remplacent par rien d’équivalent, où je crois que toute la famille sera unie, ainsi qu’au tennis où j’étais tout petit, entre mes chers regrettés, dans notre gentil cottage de Carlton-Bills.

 

Comme mon affection ouvre des parenthèses ! j’avais commencé à parler de ma chère blonde, et douce et aimante maman, pour rappeler que nos dernières paroles, avant l’inévitable séparation, avaient été celles-ci :

 

– Max, mon chéri, je recommande. Soyez toujours droit, pour réjouir, chez Celui qui Est, votre père et votre mère qu’il rappelle à Lui.

 

– Je serai droit, mère aimée. Votre Max sera ainsi.

 

Et j’ai été cela. Et quand je séjourne à Londres, si pressé de besogne que je sois, je ne manque pas, dans chaque huitaine, de faire visite à mes morts inoubliés, dans leur résidence de Twickenham. Et j’ai la sensation très nette, très bonne, qu’ils ne sont pas loin de moi.

 

Je m’étonnais donc, je m’inquiétais même à la pensée que miss Tanagra pouvait conserver quelque méfiance de mes engagements si clairs cependant.

 

Mais enfin elle sembla prendre une résolution.

 

Son visage se ranima. Ses yeux cessèrent d’interroger le vide. Elle dirigea sur moi leur rayon clair, puis doucement :

 

– Vous ne vous demandez pas où je vous conduis.

 

– Non, à quoi bon ; j’ai en vous toute confiance, moi.

 

Elle eut un sourire empreint de cette mélancolie qui m’avait frappé dès notre première entrevue.

 

– Je veux la mériter en vous apprenant que nous nous rendons d’abord en Belgique, à Bruxelles, par St Omer, Hazebrouck, Armentières, Wattrelos, Renaix, Molembeek et Ixelles. Nous y serons ce soir. Autre chose, à présent. Mon automobile m’attendait à Boulogne, sur le quai du Casino. C’est en religieuse que j’y suis montée, en quittant l’hôtel Royal. Sur la route, les stores baissés, je suis devenue celle que vous voyez en ce moment. Pour vous, j’ai voulu reprendre ma véritable apparence, mon véritable visage. Vous le voyez, moi aussi j’ai confiance.

 

Elle me renvoyait le reproche formulé malgré moi un moment plus tôt.

 

Puis, comme si mon esprit lui était un livre ouvert, elle répondit à tout ce qui avait rempli mon cerveau depuis notre départ de Pont-de-Briques.

 

– Vous disiez, n’est-ce pas, qu’à deux, on peut braver l’opinion du monde et même les circonstances.

 

Je restai un instant muet, stupéfait de voir l’entretien se renouer au point même où il s’était interrompu. Pourtant la conviction qu’il me fallait parler à tout prix, me rendit ma présence d’esprit.

 

– Je le disais parce que je me reconnaissais prêt à le prouver.

 

Elle me regarda avec une expression infiniment douce.

 

– Oh ! Je n’en doute pas. Je sais la droiture de Max Trelam. Notre conversation, croyez-le, je ne consentirais à l’avoir avec personne autre. Toutefois, on ne peut réellement démontrer que ce que l’on connaît en totalité. En dehors de la connaissance des choses, on peut agir plus ou moins charitablement ; on ne peut rien prouver, sinon son bon cœur.

 

– N’est-ce point suffisant, interrompis-je ?

 

Elle m’imposa silence du geste.

 

– Cela vous paraît suffisant ; mais d’autres ont des exigences plus grandes. Ils veulent que le cerveau marche de concert avec le cœur, que la raison approuve le sentiment. Ils croient qu’ainsi seulement les stériles regrets peuvent être évités.

 

– Quels regrets ?

 

– Ceux qui naissent de l’accomplissement des irréparables générosités.

 

Son visage était devenu grave. Il y avait en elle, ce je ne sais quoi de troublant, de dominateur qui, si mes souvenirs de l’Université de Cambridge sont exacts, devait être l’apanage des pythonisses rendant les oracles obscurs qui guidaient les populations antiques.

 

Elle reprit gravement :

 

– Oh ! je sais quel est le « libéralisme » de votre esprit. Souvenez-vous. Je vous ai vu… Pardon de rappeler ce souvenir, mais cela est juste et je ne dois pas considérer si ce rappel m’est pénible !… Je vous ai vu offrir loyalement, sans hésitation, votre appui à une pauvre enfant, fille innocente d’un espion vil, d’un de ces espions qui ont fait de ce mot une injure, parce qu’ils rendent n’importe quels services pour des sommes déterminées.

 

Et sa voix modulant des inflexions reconnaissantes.

 

– Vous, je le sais bien, vous pensez que certains, parmi les espions, ne servent que les causes justes… Vous croyez qu’un espion peut être courageux, loyal, noble de cœur, qu’il peut être ami dévoué… Hélas ! le monde ne comprend pas cela. Et tel qui ment effrontément en faveur de son commerce ou de ses plaisirs, affecte une horreur absolue du mensonge, la seule arme que puissent employer les espions les plus dignes, pour sauvegarder les intérêts des peuples.

 

– Oh ! le monde, bougonnai-je avec impatience.

 

Elle appuya sa main sur la mienne, doucement, mettant dans ce geste un je ne sais quoi de maternel qui dissipa ma mauvaise humeur, et sa voix devenue soudain tremblotante, comme si frémissait en elle un grelottement intérieur :

 

– Vous avez raison, sir Max Trelam, le monde ne compte pas pour une nature ferme, bien équilibrée, comme la vôtre. Seule votre conscience peut être le guide contre lequel vous ne vous révolterez jamais. Eh bien, je m’adresse à cette conscience ; je veux lui dire les « circonstances » auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure. Ensuite, elle répondra et je tiendrai sa réponse pour l’expression sincère de la vérité.

 

Sa tête se pencha. Elle sembla prononcer pour elle-même :

 

– Je n’aurais pas le courage de prendre la résolution moi-même.

 

Un silence suivit. Je n’eus même pas l’intention de le rompre. J’éprouvais cette impression étrange que je ne m’appartenais plus ; que j’étais dominé par la volonté des choses, si gigantesque auprès de la petite volonté humaine ; une sorte de terreur sacrée m’étreignait. J’attendais avec angoisse ce que ma compagne allait dire.

 

Ma chère Tanagra se recueillit une minute, puis elle commença ainsi :

 

– Je vais vous dire ce qui se passa, il y a douze ans, durant une nuit de janvier. En quel endroit cela eut-il lieu ? Quels étaient les noms des personnages ? Ne le demandez point. Ces choses font partie du secret de l’homme que, depuis cette époque, j’ai reconnu pour chef et pour maître… Appelez-le comme par le passé X. 323, pour moi, s’il me faut un nom pour la facilité plus grande du récit, prenons celui de…

 

– De Tanagra, interrompis-je vivement.

 

– Je serai donc « Tanagra »… Et quelle que soit la conclusion de cet entretien, je resterai Tanagra… Ce nom convient à la détresse comme au bonheur. Tanagra peut inspirer l’épithalame des fiancées ou se traîner parmi les mausolées de la Voie Sacrée. Myrtes ou cyprès conviennent à Tanagra.

 

Puis sa voix trahissant un soudain effort, elle acheva :

 

– Écoutez donc les circonstances qui commandent la vie de Tanagra.

 

XIII

LA PRÉSENTATION DES CIRCONSTANCES


– J’avais huit ans… X. 323, mon frère, en comptait seize. Ce soir de janvier, une tempête hurlait au dehors, et à travers les vitres, découpant leurs rectangles sur le noir, on apercevait par moments tourbillonner des essaims de choses blanches.

 

C’était la neige qui dansait sa sarabande glacée. La furieuse farandole de l’hiver striait les ténèbres, chassée dans la plainte du vent, et sur la terre, sur les arbres, les chemins, les champs, les maisons, jetait sa ouate froide.

 

On eût cru qu’un formidable ensevelisseur de l’Espace enfermait en son suaire la nature dépassée.

 

Dans la chambre, aussi il y avait la mort.

 

Deux lits aux chevets adossés à la même paroi, séparés par une ruelle.

 

Dans l’un, une forme rigide sous les draps. Deux cierges brûlaient auprès. La forme immobile était notre mère, morte vers le milieu du jour.

 

Dans l’autre, un homme au visage ravagé par la douleur, aux cheveux grisonnants. Ses mains tremblantes tenaient un médaillon ovale, portrait de celle qui n’était plus. De grosses larmes roulaient sur les joues creuses de l’homme.

 

Celui-là était notre père, qui devait mourir avant l’aube.

 

Et debout au pied de ces lits funèbres, deux enfants, X. 323 et Tanagra regardaient muets, épouvantés, celle qui avait cessé de souffrir, celui qui cheminait vers le trépas.

 

Oh ! l’atroce veillée. Le vent siffle, la neige tombe, l’homme pleure, les enfants attendent la minute qui les fera orphelins.

 

Vers la quatrième heure après minuit, le mourant renonce à sa douloureuse contemplation d’une miniature retraçant celle qui fut et ne sera jamais plus. Il fixe son regard luisant sur les enfants. D’une voix déjà extra-humaine, qui ne rappelle plus son organe habituel, il ordonne :

 

– Approche, mon fils ; approche, petite.

 

J’ai peur, je tremble. Il me semble qu’autour de moi s’agitent des êtres invisibles ; mais mon frère s’est glissé délibérément dans la ruelle.

 

Pour ne pas me sentir seule, je le suis. Je me presse contre lui, comme si je comprenais que tout à l’heure, il sera mon unique protecteur.

 

Mais notre père parle.

 

– Il n’est qu’une chose enviable sur cette terre : la Justice. Elle seule est digne de l’effort humain. Elle seule peut remplir l’esprit. Le faible peut pour la justice souvent plus que le puissant. Ce dernier l’ordonne, la paie ; l’autre la démontre. Seulement le faible doit donner son sang, tandis que le puissant se contente de dépenser un peu d’or.

 

Il s’arrêta un instant, eut une aspiration profonde. Sur son front perlaient des gouttelettes de sueur qu’irisaient les rayons obliques de la flamme des cierges.

 

Je ne comprenais pas ses paroles, mais elles me faisaient frissonner. D’instinct, je pressentais que le moribond parlait d’une lutte formidable ; je devinais que la Justice est un trésor, gardé par les dragons de la haine, des intérêts, en une forteresse inexpugnable.

 

Dans mon cerveau d’enfant s’agitaient des lambeaux de phrases entendues naguère, durant les soirées familiales… Je me rappelais la tristesse de ma mère, j’entendais résonner les paroles consolatrices et énergiques de celui qui, à ce moment, nous regardait de ses grands yeux, devenus immenses par le fait de l’amaigrissement de la face, de ses grands yeux où le voisinage de la mort piquait des lueurs phosphorescentes.

 

Certes, ma pensée enfantine était incapable de coudre ces phrases se représentant en désordre à mon souvenir. Mais X. 323 savait, lui. Il devait m’apprendre pourquoi, dans une même journée, notre père et notre mère mouraient, non pas de maladie, non pas d’un mal voulu par la nature, mais étreints par le poison.

 

Vous conter le détail de leur douloureuse histoire me conduirait à dévoiler le secret que je dois taire, car il est la sauvegarde de X. 323.

 

Je vous dirai seulement que nos parents appartenaient à une famille naguère riche, honorée, qu’un ennemi inlassable avait conduite à la honte et à la ruine. Nos grands parents étaient morts volontairement pour échapper à une condamnation imméritée, pour fuir le bagne où ils eussent été envoyés innocents.

 

Restés seuls, père et maman avaient grandi dans la misère, chaque souffrance leur rappelant le misérable auteur de leur détresse, ils avaient fait un terrible serment. Venger les morts, laver leur mémoire de la souillure injustifiée.

 

Leur existence s’était épuisée à cette lutte inégale. D’abord, ils avaient cru triompher ; mais leur ennemi, mis sur ses gardes on ne sait comment, avait jeté dans la balance le poids formidable d’une immense richesse et d’une des plus hautes situations de l’État.

 

Ici le mystère scelle mes lèvres. Cet homme avait ravi un trésor, je dis trésor, en ce sens que rien n’était plus précieux pour mes parents. Fort de ce vol, il avait obtenu d’eux une entrevue, sous couleur de régler avec eux les conditions de la restitution, et au cours de cette entrevue tenue sans témoins, dans la maison de campagne où nous étions prisonniers à cette heure, il leur avait versé le poison.

 

Voilà ce qui luisait dans les yeux de mon père à cette heure.

 

La « Tanagra » se tut durant quelques secondes.

 

Sur son visage bouleversé, se lisait l’épouvante des souvenirs qu’elle réveillait, je le comprenais, pour que je connusse bien celle à qui allait ma tendresse.

 

Je lui étais reconnaissant infiniment.

 

À travers la funèbre évocation, il me semblait entendre son cœur murmurer :

 

– Max Trelam, vous commencez à m’aimer. Cela est très doux pour moi ; mais je veux vous montrer toute l’âme de celle que vous recherchez.

 

Elle allait reprendre, quand le landaulet s’arrêta.

 

Nous arrivions à la frontière belge.

 

Tandis que le watman s’acquittait des formalités nécessitées par l’entrée sur le territoire de la Belgique d’une machine automobile, nous primes un léger repas.

 

Puis, la machine repartit, nous emportant hors de France.

 

Alors, miss Tanagra se tourna brusquement vers moi.

 

– J’ai trop présumé de mes forces, me dit-elle doucement. Laissez-moi abréger le récit de la nuit terrible qui décida de ma vie, qui aujourd’hui pèse sur elle, qui demain encore la dirigera.

 

– Je n’ai rien demandé, lui répondis-je. Je savais que vous étiez vous-même et cela me suffisait.

 

Elle secoua la tête :

 

– Non, non, cela ne suffit, pas… J’appartiens à une œuvre, avant de m’appartenir. Je ne suis pas de celles qui peuvent se donner toutes… Je ne dispose que d’une part de moi-même.

 

Puis arrêtant les mots qui se pressaient sur mes lèvres :

 

– Mon père exigea de nous un serment : Vivre pour arracher à notre ennemi le trésor ravi ; vivre pour relever le nom des nôtres… Et nous, les enfants, nous avons juré au mourant. Nous avons entendu ses suprêmes conseils : Enfants, je succombe parce que j’ai voulu combattre au grand jour. Les faibles doivent appeler la ruse à leur secours. Il n’y a point félonie à tromper lorsque le but est noble et désintéressé. Souvenez-vous de cela.

 

Qu’ajouterai-je. Mon père expira. Au matin, nous trouvâmes les portes de la maison de campagne ouvertes. Personne ne s’opposa à notre départ. Il y avait là deux personnages masqués, bien inutilement, car nous, les petits que l’on chassait, épaves de détresse, nous savions quels visages ennemis se cachaient sous les masques.

 

Ces deux hommes portèrent nos morts dans le jardin, où une fosse était creusée. Des sacs de chaux furent répandus sur les cadavres, puis ils versèrent de l’eau sur le tout.

 

Nous ne comprenions pas alors. Depuis nous avons compris. Ils détruisaient les restes de nos parents et effaçaient ainsi toute trace du poison.

 

À ce moment, un éclair brilla dans les yeux de la jeune femme.

 

– Nous étions si jeunes que l’on nous avait dédaignés. Est-ce que l’on pouvait voir en nous des adversaires à craindre.

 

Eh bien, deux ans plus tard, nos morts étaient vengés, notre trésor recouvré, nos ennemis livrés au bourreau.

 

X. 323 venait de révéler ses prodigieuses ressources de ruse, et moi, gamine de dix ans, je l’avais aidé pour la première fois. À dater de ce moment, nous étions deux et nous ne faisions plus qu’un.

 

Seulement, l’originalité des procédés employés avait attiré sur nous l’attention des gouvernants. Ils voulurent nous employer, nous promettant la réhabilitation de nos chers morts si nous rendions les services que l’on requerrait de nous.

 

X. 323 accepta, sous la seule réserve qu’il demeurerait seul juge du choix des campagnes à entreprendre. Il consentait à être espion ; mais l’espionnage, selon lui, ne devait s’exercer qu’au profit de la Justice.

 

Et maintenant, vous savez, Max Trelam, le serment prononcé sur un lit de mort.

 

Nous devons servir la justice jusqu’au jour où sera proclamée l’innocence, où sera réhabilitée la mémoire de ceux qui ne sont plus.

 

Leurs ombres nous accompagnent. À toute heure, à tout appel de mon frère, je dois répondre :

 

– Me voici !

 

Vous le voyez, je suis condamnée à vivre en marge de la Société.

 

Ses yeux bleus-verts s’attachaient sur moi avec une inexprimable expression d’angoisse.

 

Ah ! pauvre, pauvre petite espionne, comme le sens des mots se modifie selon les êtres auxquels on les applique.

 

Une planète est un astre mort ; elle devient un réceptacle de vie si sa bonne fortune la jette dans le rayonnement d’un soleil !

 

Et je pris la main de miss Tanagra, je la pressai sur mes lèvres en bégayant, d’une voix tremblotante, disant le bouleversement de toute ma personne, si paisible à l’ordinaire.

 

– Vous savez, miss Tanagra, comme journaliste, j’ai l’habitude du livre. Eh bien, si vous êtes en marge comme vous l’exprimez, je pense que vous avez choisi ce poste, parce que la marge est blanche comme votre âme.

 

– Espionne, fit-elle tout bas.

 

– Oui, espionne blanche, c’est entendu, et dont le frère est espion… Deux espions que j’estime et que… j’aime de tout mon cœur… Ce qui me donne une pensée, une pensée que je qualifierai d’heureuse sans la moindre vergogne. Il vous manquait un historiographe. Un hasard providentiel m’a fait écrire une page de votre histoire ; je désire continuer. Expliquez le désir comme il vous agréera : Amour-propre d’auteur ou bien tout autre amour… Ce serait une solution tout à fait charmante, car le jour où ce digne X. 323 vous appellerait au service de la Justice, je répondrais en même temps que vous-même :

 

– Me voici !

 

Et cela signifierait, en unissant nos deux voix :

 

– Nous voici !

 

De cette façon, le serment que je n’ai pas fait, moi, uniquement parce qu’à l’époque où il fut prononcé, je n’étais pas dans l’endroit que je ne connais pas, puisqu’il est un secret, ce serment, je l’accomplirais tout de même.

 

– Vous ?

 

– Naturellement. Vous ne pouvez pas vous donner toute, je répète vos propres paroles… Alors, par compensation je me donne tout entier… C’est une simple opération d’arithmétique qui nous amènera à un total égal.

 

J’affectais la gaieté. Je présentais la chose dans le mode comique ; mais ma voix tremblait, mon cœur se livrait à des bonds de chamois escaladant les cimes.

 

Elle murmura avec un accent troublé.

 

– Comme vous êtes bon.

 

Mais je ne voulais pas de compliments, moi.

 

– Bon, pour le Times, certainement. Car les chroniques de votre historiographe feront monter follement son tirage.

 

Puis implorant :

 

– Eh bien, miss Tanagra, m’engagez-vous comme historiographe ?

 

Je sentis sa main grelotter contre mes lèvres. Et tout à coup, elle s’affaissa contre moi, un sanglot secouant son corps gracieux.

 

– Mon frère décidera… Oh ! il dira oui… Je le supplierai… Et puis, je crois qu’il a pour vous une estime affectueuse…

 

Mais cet instant de faiblesse ne dura pas. Elle se redressa brusquement, montrant ainsi quelle femme d’énergie, de volonté était enfermée dans sa gracieuse enveloppe. Et d’un ton si profond que j’en demeurai étourdi, comme enveloppé par une palpitation d’âme.

 

– Max Trelam, me dit-elle, vous êtes un réalisateur d’impossible. Vous venez de me donner une minute de joie à racheter une existence de douleur. Je vous bénis et je… – elle renfonça le mot si doux que j’entrevis, oui positivement je l’entrevis sur ses lèvres, mais elle conclut :

 

– Et j’ai hâte, une hâte ardente d’arriver à Vienne.

 

Le landaulet traversait à ce moment un de ces jolis villages belges si coquets dans leur méticuleuse propreté.

 

Sur la plaque indicatrice appliquée au mur de la dernière maison, je lus :

 

– Stéverloo !

 

On m’a demandé souvent pourquoi je marque une tendresse particulière à la Belgique, dont les habitants ne sont cependant pas très tendres à l’égard de notre vieille Albion.

 

Je pense que vous le comprendrez à présent, et que vous ne vous étonnerez pas de m’entendre affirmer que ce vocable baroque de Stéverloo me semble l’une des modulations les plus harmonieuses que la langue humaine ait formulées.

 

XIV

JE DEVIENS SUR UN REGISTRE LE MARI DE MA BIEN-AIMÉE


Bruxelles ! Trois ou quatre heures d’arrêt… Nous arrivons au milieu d’une grande fête des associations catholiques flamandes. La Brabançonne, ce chant national belge, alterne avec des cantiques.

 

Des défilés de ces jolis soldats belges, si bien habillés, succèdent à des processions dominées par des bannières ornées de dentelles merveilleuses, sorties des doigts de fée des dentelières bruxelloises.

 

Voilà ce que nous entrevoyons en nous rendant au Grand Hôtel, où nous procéderons à une toilette rendue nécessaire par une journée de voyage sur route. Je commence véritablement ici mon « association » avec miss Tanagra.

 

Au bureau de l’hôtel, je deviens le baronnet Willms, voyageant pour son agrément avec sa sœur Lydia.

 

Et d’être baronnet me paraît tout à fait folâtre, bien que ma chère compagne m’ait gravement affirmé que, peut-être, nous sommes espionnés, et que ce déguisement de noms a pour but de dépister les surveillants possibles.

 

À onze heures vingt-cinq du soir, l’automobile emmène le baronnet Willms et sa sœur à la gare du Midi, par les boulevards Anspach et du Hainaut, lesquels, malgré l’heure tardive, sont encombrés par une foule bruyante et joyeuse.

 

À la gare, nous nous séparons de notre watman et du landaulet qui m’est devenu cher. N’est-ce point dans cette maison roulante que j’ai engagé mon avenir.

 

Et quand il s’éloigne, j’ai un petit chagrin. Il me semble qu’il emporte un peu de mon souvenir ; que quelque chose de moi est demeuré dans sa carrosserie.

 

Mais, miss Tanagra me rappelle que « le train n’attend pas ». Sa voix dissipe mes velléités de mélancolie. Qu’importent les souvenirs quand la réalité est là, auprès de moi, adorable et douce.

 

Le quai, le train, nous nous installons.

 

Bruit de ferraille, sifflets, mouchoirs agités par des personnes qui restent après avoir accompagné celles qui s’éloignent. Le train a quitté la gare ; un moment encore il circule au milieu des constructions de la capitale belge, puis il roule dans la campagne, projectile haletant parcourant l’ombre.

 

Au jour, nous entrons dans Central-Bahnhof, la gare de Strasbourg.

 

Je distingue confusément la ville, qui ne se console pas d’être séparée de la France, ce que ma qualité d’Anglais ne m’empêche pas de trouver parfaitement raisonnable.

 

Nous sautons d’un train dans un autre. Et à toute vapeur, à travers les plaines d’Alsace, du duché de Bade, des massifs de la Schwarzwald, cette pittoresque chaîne de montagnes boisées de la Forêt Noire. À présent nous avons passé dans le Wurtemberg. Je reconnais cela aux parements des uniformes des gendarmes, qui, revolver à la ceinture, se tiennent immobiles dans les gares, tels des statues chargées de rappeler aux hommes que la loi est respectée en Allemagne, et qu’il en cuirait à quiconque s’aviserait de l’oublier.

 

Quelques tours de roue encore. Nous sommes en Bavière. Des soldats au casque de cuir surmonté de la chenille noire, semblent avoir été placés là tout exprès pour nous donner ce renseignement géographique.

 

Munich ! tout le monde descend !

 

Je traduis, n’est-ce pas, Car tout le monde ne comprend pas les Allemands lorsqu’ils expriment cela dans leur langue :

 

– München ! Alles aussteigen !

 

Une voiture nous conduit dans un hôtel parfaitement tenu, édifié sur la rive de l’Isar, la rivière bleue qui traverse la cité.

 

Nous allons pouvoir nous reposer, car l’Express-Européen, qui doit nous acheminer sur Vienne, ne passera que le lendemain dans l’après-midi.

 

Mais les mœurs des hôteliers sont les mêmes dans tous les pays.

 

Au bureau de l’hôtel, avant même que nous ayons, miss Tanagra et moi, dit ce que nous souhaitons comme logement, on nous présente un registre et l’on nous invite à y inscrire nos noms, prénoms, profession, lieu de provenance, lieu de destination.

 

À ma profonde surprise, ma compagne me prend la plume des mains et se penche sur le carnet. Pourquoi ? J’aurais aussi bien qu’elle même écrit baronnet Willms et sa sœur Lydia. A-t-elle craint que j’aie oublié ce nom depuis Bruxelles ?

 

Ah ! by Jove ! Ce n’est pas cela. Il paraît que dans le parcours, j’ai perdu la qualité de baronnet, et je crois bien aussi celle d’Anglais.

 

Elle écrit :

 

« Comte de Graben-Sulzbach, de Vienne (Autriche) et son épouse. »

 

Mon épouse ! C’est stupide quand on souhaite tendrement une chose, d’éprouver pareille angoisse à lire ce qui est le but de l’existence.

 

Mon épouse ! Je rougis jusqu’à la racine des cheveux.

 

Miss Tanagra aussi doit avoir ressenti une pointe d’émotion, car sa main n’est plus aussi assurée lorsqu’elle trace au-dessous de nos nouveaux noms, cette ligne d’une vérité relative :

 

« Venant de Biarritz, se rendant à Vienne ».

 

Pour Vienne, c’est vrai ; mais pour Biarritz ! ! !

 

Une question du directeur de l’hôtel tombe au milieu de mes réflexions, les met en débandade, à l’instar d’un pavé jeté dans une assemblée de grenouilles. Cet homme, raisonnablement obèse, une barbe de fleuve, rouge ainsi que ses cheveux clairsemés entre lesquels la peau du crâne apparaît rose comme l’épiderme d’un petit porc de lait, cet homme questionne obséquieusement :

 

– Quelles chambres mettrai-je à la disposition de M. le comte et de Gnädige Frau comtesse.

 

Gnädige, peste ! On voit bien que l’Allemand a le respect inné des titres.

 

Mais ma compagne de voyage répliqua sans s’émouvoir.

 

– Un appartement… deux chambres et un salon.

 

L’homme à la barbe ardente s’inclina tout à fait bas. Les Allemands ont aussi le respect des gens qui font de la dépense.

 

– J’ai cela au premier, la vue sur la rivière, très pittoresque, exposition unique.

 

– Alors, faites monter les bagages, je vous prie.

 

Et je suis le Hansknecht (garçon) qui nous guide vers l’appartement, qu’il nous confie mystérieusement être réservé à la Noblesse.

 

Ce garçon là n’ignore certainement pas que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.

 

Miss Tanagra et moi, nous sommes seuls dans le salon qui sépare nos chambres respectives. Nous allons entrer chacun chez soi. Je la retiens un moment, pour lui dire :

 

– Vous espérez donc, miss Tanagra, que X. 323 sera de notre avis ?

 

– Ah ! murmura-t-elle tendrement, si l’espoir n’existait pas…

 

– Oh ! il existe… Car, sur le registre de l’hôtel, sauf les noms imaginés, vous avez écrit ce qui doit être la vérité de demain.

 

Sans doute, elle ne voulait pas s’avancer sans avoir consulté X. 323, car elle ne retint qu’une partie de ma phrase.

 

– Vous vous méprenez. Graben-Sulzbach n’est pas un nom imaginé.

 

– Que voulez-vous dire, fis-je l’accompagnant docilement sur le terrain qu’elle paraissait choisir de préférence ?

 

– À Vienne, à la Cour et dans la ville, je suis bien réellement comtesse de Graben-Sulzbach.

 

Je ne pus retenir une exclamation stupéfaite.

 

– Comme vous étiez, à Madrid, marquise de Almaceda, sans doute.

 

Je riais, lui montrant ainsi que les noms m’importaient peu, car je lui en avais attribué un plus joli que tous les autres, l’Aimée.

 

Mais elle secoua la tête, et lentement :

 

– À Madrid, je suis marquise de Almaceda, par licence courtoise de mon frère, détenteur du titre. À Vienne, je suis comtesse de Graben-Sulzbach, parce que titre et nom m’appartiennent en propre.

 

Puis avec un sourire qui corrigeait l’ironie du ton :

 

– Si vous le voulez bien, dans une demi-heure, nous parcourrons la ville. Munich vaut qu’on l’admire. C’est une belle et fière cité.

 

Elle avait disparu avant que j’eusse songé à répondre.

 

En vérité, je me trouvais devant elle un étrange état d’esprit. Elle bouleversait mon sang-froid, comme jamais je n’aurais supposé qu’il pût l’être.

 

Je me sentais à la fois son appui et son esclave.

 

Oh ! Tanagra, Tanagra, aujourd’hui encore, est-ce que je sais bien ce que mon cœur éprouve en face de vous !

 

Mais elle avait parlé. Je pénétrai dans la chambre qui m’était réservée, afin d’être prêt pour la promenade au moment indiqué par ma chère compagne.

 

Et dans la capitale bavaroise, parmi les passants qui ne le comprendraient pas, nous promènerions l’aurore d’un doux bonheur d’amour.

 

Seulement toutes les aurores ne sont pas exemptes de nuages.

 

La nôtre devait avoir le sien, qui troubla notre tête-à-tête à travers la ville. Dans l’espèce, la nuée fut un groupe de camelots criant je ne sais quelle feuille quotidienne.

 

Étant donné que les journaux allemands comptent surtout pour exister sur leurs abonnements, c’est-à-dire, sur une base que les presses anglaise et française estiment représenter au maximum 33 pour cent du tirage, on ne crie le quotidien allemand en vue d’attirer l’attention de l’acheteur au numéro que lorsqu’il contient une nouvelle tout à fait sensationnelle.

 

C’est ce que me fit remarquer miss Tanagra, et j’achetai le journal un zeitung quelconque, qu’aujourd’hui encore je voue à l’exécration des fiancés, car il m’apportait le premier avertissement de la cruelle vérité : le bonheur est chose fragile, plus fragile que la neige fondante sur le toit exposé au soleil.

 

Ne critiquez pas la comparaison, je vous prie. Elle ne sort pas des tiroirs imaginatifs de Max Trelam. Son père est un certain Goethe que l’universalité des hommes, sur la foi de quelques-uns qui l’ont lu, proclament une des plus éclatantes manifestations du génie humain.

 

Mais j’en reviens à mon zeitung. Pourquoi jeta-t-il une ombre sur notre pérégrination à travers Munich ?

 

Oh ! tout simplement à raison de deux entrefilets encadrés, l’un en première colonne ; l’autre en quatrième.

 

Celui-là annonçait que Herr Haute Naissance Comte Strezzi, conseiller privé d’Autriche, administrateur général des services de Reconnaissances et d’Aviation militaires Austro-Hongroises, etc., venait d’effectuer aux environs de la frontière austro-serbe, des expériences de marche de son ballon dirigeable, le Strezzi, qui laissait loin derrière lui, et pour la vitesse et pour la maniabilité, l’aérostat similaire si populaire en Allemagne dû à l’inventeur Zeppelin.

 

L’autre relatait que de nouvelles victimes de la mort par le rire avaient été découvertes à Belgrade, en Serbie. Les chefs du parti patriote avaient été frappés par l’inexplicable maladie, et la peste bubonique touchait les habitants depuis la funèbre trouvaille.

 

Et comme miss Tanagra, le visage soudainement attristé, lisait à demi-voix les deux articulets qu’elle soudait l’un à l’autre, je me hasardai à lui dire :

 

– Que la mort hilare et la peste soient des phénomènes connexes, je le crois. Mais que peut avoir de commun avec ces phénomènes, une expérience de dirigeable.

 

Elle me répondit d’un ton dont la tristesse ne me parut pas justifiée :

 

– La mort aussi est dirigeable entre les mains d’un criminel audacieux.

 

– Oh ! Un personnage comme ce comte Strezzi ne saurait s’adonner à si odieuse besogne.

 

Elle me toisa avec une évidente ironie. Ses lèvres s’agitèrent comme si elles allaient prononcer des mots de lumière, mais elle réfléchit sans doute et feignant l’enjouement revenu :

 

– Continuons notre promenade. Après demain, à Vienne, je penserai à haute voix devant vous. Il faut auparavant que mon frère, mon chef, le permette.

 

Et puis, une anxiété soudaine, inexplicable, voilant le timbre argentin de son organe, elle reprit mon bras qu’elle avait abandonné pour déployer le journal… Elle m’entraîna vivement. On eût dit que nous fuyions un danger invisible pour ma personne.

 

– Deux jours d’attente, ou de répit, soupira-t-elle. Buvons les roses de ces jours d’espoir. Pourquoi le bonheur, le plus grand, le plus doux des bonheurs n’en marquerait-il pas le terme !

 

J’avoue que je ne voyais pas pourquoi nous ne trouverions pas la félicité en gare de Vienne. Il me semblait qu’aucun dirigeable, qu’aucun trépas hilare ne pourrait nous désunir.

 

XV

UNE MÉTAMORPHOSE QU’OVIDE NE PRÉVIT PAS


– Kaiserin Elisabeth, West banhof Terminus.

 

Ce qui se traduit :

 

– Station de l’Impératrice Elisabeth. Gare terminus de l’Ouest !

 

C’est ce que crie un employé du chemin de fer, à la porte du wagon où miss Tanagra et moi avons pris place la veille, à Munich.

 

Le grand Express Européen n’a pas une minute de retard.

 

En eût-il d’ailleurs que je lui serais indulgent. J’ai été si parfaitement heureux durant le trajet effectué à une allure vertigineuse.

 

Miss Tanagra me marquait une gratitude infinie de ma recherche.

 

Pauvre chère chose, elle me savait gré de ne point partager les sots et injustes préjugés du commun des mortels, de cette horde d’inférieurs à qui les Latins attribuaient cette étiquette si méprisante en sa concision : Vulgum pecus ! De la gratitude d’elle à moi… Bah ! Cela n’était pas matière à discussion. Quand on a toute sa vie pour adorer un ange, on peut bien lui passer la fantaisie de vous tresser des couronnes pendant cinq minutes.

 

– West banhof terminus !

 

À ce cri, je sautai sur le quai. Ma compagne m’y joignit, et suivis à trois pas par un homme de peine chargé de nos valises, nous nous acheminâmes vers la sortie.

 

Nous étions à Vienne. Dans quelques instants nous serions en présence de X. 323, et notre engagement deviendrait définitif. Tanagra serait l’engagée, la fiancée de Max Trelam.

 

Quand le cœur chante l’épithalame des fiancés, les lèvres se taisent…

 

Nous marchions en silence, l’un près de l’autre. Pourquoi faire bruire dans l’air des paroles inutiles. Est-ce que nos âmes avaient besoin de mots pour s’entendre, se comprendre, se confier les adorables espérances ?

 

Nos tickets remis à l’employé préposé au contrôle, je murmurai d’un ton plaisant :

 

– Chère aimée comtesse de Graben-Sulzbach, vous accompagnerai-je au logis de votre frère le marquis de Almaceda X. 323, ou bien me faudra-t-il attendre un signe de vous dans l’endroit qu’il vous plaira de me désigner.

 

Elle allait répondre dans la même note, je le voyais au sourire épanoui sur sa bouche exquise.

 

Tout à coup, son sourire, se figea. Une expression de détresse crispa sa physionomie. Je suivis la direction de ses regards et je demeurai moi-même stupéfait.

 

Agathas Block, si adroitement laissé à l’hôtel Royal de Boulogne, était là devant nous, en gare de Vienne.

 

Je remarquai machinalement qu’il était vêtu avec la suprême élégance d’un parfait gentleman ; un monocle à monture d’or ajoutait à l’expression ironiquement cruelle de sa physionomie.

 

Il nous considérait avec insistance. On eût dit qu’il nous attendait.

 

Comment se trouvait-il là ? Par quel hasard malencontreux nous joignait-il alors que nous nous étions donné tant de mal pour croiser nos traces ?

 

Je n’eus guère le loisir de me livrer à ma manie coutumière des points d’interrogation. Agathas Block se chargea d’y répondre.

 

Il vint à nous, salua ma compagne et du ton le plus aimable, affectant l’attitude d’un ami recevant des amis à la descente du train :

 

– Comtesse de Graben-Sulzbach, commença-t-il… J’ai eu une douloureuse émotion à Boulogne. Je me suis demandé un instant si la plus brillante fleur de la société Viennoise avait renoncé à ses domaines pour entrer en religion.

 

– Monsieur Agathas, fis-je avec impatience, permettez…

 

– Que je me présente à vous, sir Max Trelam, – et s’inclinant derechef : Comte Strezzi.

 

– Strezzi !

 

Je répétai ce nom sans en avoir conscience. Les articulets du zeitung de Munich se représentèrent à mon esprit. Le dirigeable Strezzi, la mort par le rire, l’épidémie de peste de la capitale serbe, Belgrade.

 

Mes idées tourbillonnaient. L’instinct m’avertissait qu’une catastrophe était suspendue sur ma tête.

 

Le comte imperturbable continuait.

 

– J’avais un doute, depuis longtemps. Grâce à votre concours, tout involontaire qu’il soit, sir Max Trelam, ce doute n’existe plus. Je vous marquerai ma reconnaissance, vous le verrez.

 

Puis, revenant à miss Tanagra, alias comtesse de Graben-Sulzbach.

 

– J’ai pensé, jolie comtesse, que si votre frère et vous même ne pouviez être pris en faute, j’aurais peut-être chance de vous atteindre par un de vos amis.

 

– Moi, bégayai-je les dents serrées, me rendant compte que je devais être affreusement pâle.

 

Il eut un sourire moqueur, je dirais satanique si l’épithète n’avait une saveur vieillotte dix-huit cent trente, et d’un accent protecteur :

 

– Ne m’interrompez pas, dear sir, un instant mon confrère. Je joue cartes sur table. Vous saurez donc tout sans questions oiseuses, dont le seul effet serait de ralentir mon explication.

 

Puis rivant son regard sur ma compagne :

 

– Sir Max Trelam devait être mon guide, adorable comtesse. J’étais sûr que vous le convieriez à la bataille contre la mort de rire. C’est tout naturel. On soigne la gloire de ses amis. En m’attachant aux pas de sir Max Trelam, j’étais assuré d’arriver jusqu’à vous. En dépit de votre adresse, il a bien fallu qu’il disparût à Boulogne, en même temps que certaine religieuse ; je n’insiste pas par respect pour le vêtement sacré. Et comme j’étais certain également que l’honorable gentleman reparaîtrait à Vienne, j’y suis venu directement et je vous attendais.

 

Dire la colère qui bouillonnait en moi est impossible.

 

Je comprenais confusément que dans un duel indéterminé, engagé entre le comte Strezzi et mes amis, j’avais joué sans le savoir le rôle d’appeau qui les avait attirés dans un piège.

 

Mais je tressaillis. Elle parlait, elle semblait avoir recouvré son sang-froid.

 

– Vous vous exprimez à la façon des charades, cher comte, et vous m’obligez à un aveu pénible. Je ne devine pas le mot.

 

– Ne cherchez pas, je vous en prie. Je vais vous le donner, je ne me pardonnerais pas de vous imposer un travail qui semble vous déplaire.

 

Ah ! le sourire de cet homme. J’y lisais qu’il était certain de « tenir à sa discrétion celle qui aurait pu être une si adorée mistress Trelam ».

 

– Je souhaite avoir ce soir un entretien avec vous et avec M. votre frère.

 

– Mon frère, vous savez mal la généalogie des Graben-Sulzbach… Il n’y a pas de comte Graben.

 

– Je n’ai pas dit qu’il y ait un personnage de ce nom, comtesse, remarquez-le… J’ai dit votre frère, rien de plus. Ajouterai-je une désignation qui vous sera peut-être plus familière : X. 323.

 

J’attendais ce nom et cependant, en l’entendant sortir de la bouche de ce damné comte Strezzi, je frissonnai de tout mon être.

 

Il me sembla que toute la personne de mon aimée subissait un flottement, on eût cru qu’elle allait perdre l’équilibre, telle une personne fouettée par un coup de vent violent ; mais elle se raidit, parvint à appeler un sourire sur ses lèvres décolorées par l’angoisse.

 

– Ce nom, en effet, a été prononcé, notamment dans les articles si remarqués de M. Max Trelam, au Times, articles qui m’ont si préoccupée qu’au risque de sembler romanesque, j’ai voulu en connaître l’auteur. L’examen lui a été pleinement favorable, et je me fais un plaisir de vous annoncer à vous le premier notre prochain mariage. Ce secret sentimental vous explique mon voyage, mon désir de fuir un témoin gênant, si galant homme qu’il soit. Mais de là à conclure que j’entretiens des relations avec un monsieur X. 323, il y a un abîme. Pourquoi voulez-vous que je connaisse ce héros d’aventures espagnoles, que sir Max Trelam, si j’ai bien lu ses articles, a déclaré lui-même ne pas connaître bien qu’il l’eût rencontré plusieurs fois.

 

J’étais louché de la vaillance de la courageuse jeune fille, j’en éprouvais une fierté. Et puis ne venait-elle pas de proclamer notre prochaine union. Cela m’incitait à me réjouir presque de l’intervention du comte Strezzi.

 

Ô égoïsme d’amour, sentiment à vue courte !

 

L’interlocuteur de ma « fiancée » l’avait écoutée avec l’attention la plus courtoise. Aucun geste de protestation ne lui avait échappé. Au risque de passer pour naïf, je déclare que je le croyais convaincu, ou tout au moins, réduit à paraître tel.

 

Et je fus encore affermi dans cette croyance, quand il insista :

 

– Alors, chère comtesse, je n’ai qu’à implorer le pardon de mon erreur, puisque vous ne connaissez pas le seigneur X. 323.

 

– Oh ! pas du tout.

 

– Vous êtes bonne. Vous pardonnerez quand j’aurai ajouté que mon erreur entraîne avec elle, pour moi-même, une cruelle déception.

 

– Oh ! fit-elle en riant, rassurée apparemment par la tournure de l’entretien. Une déception de ne pas trouver en moi l’amie d’un personnage intéressant, je n’en disconviens pas, mais qui en somme est un… espion.

 

– De haute valeur, comtesse… N’oubliez pas qu’en Autriche, nous avons faite nôtre, la théorie si juste de l’Empire d’Allemagne : Celui qui sert son pays doit être honoré quelles que soient les armes qu’il tourne contre l’ennemi. L’espion est encore un soldat.

 

Elle riposta d’un ton léger :

 

– Peut-être cela est-il juste. Mais je ne pourrai jamais arriver à assimiler un espion à un soldat. Cela tient sans doute à la faiblesse de mon intelligence féminine.

 

– Chacun juge selon sa conscience, fit le comte Strezzi d’un ton doctoral. Moi, je proclame mon admiration pour l’espion X. 323 … Admiration réelle, agissante, car, je vous le confesse, chère comtesse, si je cherche actuellement à le joindre, c’est uniquement pour lui être agréable.

 

– Vous voulez lui être agréable, s’exclama miss Tanagra d’un ton qui trahissait une surprise extrême.

 

– Oui, jugez-en. Je souhaite lui donner des nouvelles de miss Ellen, disparue depuis six jours du Trilny-Dalton-School de Londres.

 

Il n’avait pas achevé, qu’avec un cri sourd, ma « fiancée » se renversait en arrière. Elle fut tombée sur le trottoir si je ne l’avais reçue dans mes bras.

 

Des passants s’arrêtaient, curieux comme tous les habitants des agglomérations humaines, mais un fiaker (voiture de place à deux chevaux) appelé par un signe du comte, vint se ranger le long du trottoir.

 

– Portez cette jeune dame dans la voiture, me dit Strezzi d’un accent de commandement contre lequel je ne songeai pas à me révolter, tant j’étais bouleversé par cette répercussion inattendue de l’enlèvement de la Trilny-Dalton-School.

 

J’obéis… Je pris place auprès de ma chère aimée, toute blême, sans connaissance, frissonnant fébrilement entre mes bras.

 

Le comte s’assit sur la banquette de devant après avoir jeté cette adresse au cocher.

 

– Graben-Sulzbach haüs ! (hôtel de Graben-Sulzbach.)

 

XVI

LE « TRÉSOR » DE LA TANAGRA


Dans la voiture, le silence régnait.

 

Des idées cavalcadaient dans ma tête. L’évanouissement de miss Tanagra que je soutenais dans mes bras, Miss Ellen, son sosie, le comte Strezzi, X. 323 se livraient à une course échevelée à travers mes méninges.

 

Qui était miss Ellen, que son seul nom eût produit pareil bouleversement chez ma « fiancée » ?

 

Cependant notre fiaker nous emportait à bonne allure. Nous avions traversé les jardins de Bathauspark, coupé la ligne des Rings ou boulevards extérieurs encerclant la ville intérieure ou Vieille Vienne, longé les jardins de Volks, puis le Burg, résidence habituelle de l’Empereur pour entrer enfin dans Rothenturmstrasse.

 

Depuis un instant, ma « fiancée » avait rouvert les yeux.

 

– Ou sommes-nous, murmura-t-elle ?

 

Ce fut le comte Strezzi qui lui donna la réplique.

 

– Nous arrivons à votre résidence, comtesse. J’ai pensé qu’il vous plairait de continuer chez vous l’entretien que votre faiblesse a si désagréablement interrompu.

 

– Ah oui, fit-elle avec égarement. Ellen ! Je me souviens.

 

– Ne vous émotionnez pas, reprit son interlocuteur d’un accent cauteleux, la jeune fille est en excellente santé. Et je ne doute pas que nous arrivions à la maintenir dans cet état sanitaire satisfaisant.

 

Elle parut chercher autour d’elle. Ses yeux rencontrèrent les miens. J’y lus un tel appel à mon appui, que je prononçai :

 

– Mademoiselle de Graben-Sulzbach ne me semble guère en état de supporter une longue conversation.

 

Elle m’interrompit vivement :

 

– Si, si, le plus tôt sera le mieux ; mais je désire que sir Max Trelam soit présent.

 

Je regardai le comte. Je suis certain que mon coup d’œil disait :

 

– Prends garde. Si tu refuses, tu vas apprendre à tes dépens ce qu’est la colère d’un bon et loyal Anglais.

 

Lui, ne parut même pas s’apercevoir de mes dispositions agressives.

 

Il inclina paisiblement la tête pour souligner son acquiescement.

 

– Je serai ravi de parler devant sir Max Trelam. Je le tiens pour un homme tout à fait raisonnable, et je suis assuré qu’il m’aidera à vous convaincre de l’impossibilité de lutter contre certaines nécessités.

 

– Moi, n’y comptez pas.

 

– Oh ! Oh ! ne vous pressez pas d’affirmer pareille chose. Le sage réserve son opinion jusqu’à connaissance complète des pièces du procès.

 

Décidément, Strezzi m’horripilait.

 

Et comme s’il s’était amusé de ma rage impuissante, ce misérable comte Strezzi reprit d’un ton élégamment persifleur :

 

– Je suis certain, du reste, que les phrases prononcées donneront à sir Max Trelam un merveilleux thème pour une nouvelle série d’articles au Times.

 

Et avec un salut terriblement ironique dans sa courtoisie affectée, il dit :

 

– Vous le voyez, mon cher confrère, – il appuya sur les trois mots, de façon à les faire pénétrer dans mon cerveau, comme des pointes d’aiguilles – vous le voyez, au Standard, nous sommes beaucoup plus accueillants qu’au Times.

 

C’en était trop. Il me plaisantait à présent sur notre rencontre initiale, alors qu’il s’était caché sous la personnalité d’Agathas Block.

 

Si je ne le corrigeai pas, cela tint uniquement à ce que le fiaker stoppa à cette minute précise devant l’hôtel de Graben-Sulzbach.

 

Nous étions arrivés. Dans quelques minutes, je saurais… Je saurais surtout comment je me pourrais dévouer à ma chère aimée, car n’est-ce pas, aucun doute n’existait à cet égard, je me dévouerais à fond.

 

Nous descendîmes. Tout en soutenant ma « fiancée » chancelante, comme brisée par l’émotion intense qui l’avait terrassée, j’eus la « curiosité professionnelle » de jeter un regard sur la résidence viennoise de la pauvre victime du destin, à laquelle le sort, en son ironie, attribuait des titres nobiliaires variés, en cachant un cilice sous ces parures de la vanité.

 

Une noble maison comme la vieille ville en contient encore quelques-unes. Le portail, l’encadrement des croisées dataient de la période de transition de ce que l’on pourrait appeler le gothique islamique. Des ogives où se pressent la forme du trèfle oriental. Entre les ouvertures, des panneaux sculptés, polychromes, héritage des rêves byzantins.

 

La porte tourna sur ses gonds massifs. Un suisse géant, dont la livrée moderne contrastait avec la riche et sévère tenue du lieu, s’effaça en une attitude respectueuse et figée.

 

– Wurms, dit miss Tanagra d’une voix faible. Une affaire importante qui ne souffre aucun retard. Je recevrai mes bons serviteurs ensuite.

 

Le géant prononça avec des résonances de basse taille.

 

– Ya ! Ya !

 

Nous passâmes devant le serviteur allemand, et après avoir gravi un étage dans un escalier où nos pas n’éveillaient aucun écho, leur bruit étouffé par un épais tapis cédant sous le pied, nous pénétrâmes dans un petit salon Louis XVI, aux vitrines exquises, toutes remplies de vases, de figurines, de miniatures, représentant une fortune de collectionneur.

 

Sans un mot, d’un geste las, miss Tanagra nous indiqua des sièges, se laissa tomber dans un délicieux fauteuil à la membrure sculptée en guirlandes, à la tapisserie figurant des amours en camaïeu, sépia sur sépia, merveille sortie des ateliers de Gratz, et elle parut attendre que le comte Strezzi voulût bien s’expliquer.

 

Sans doute, il entrait dans les vues de ce dernier de ne point prolonger l’angoisse de ma « fiancée », car il commença aussitôt, semblant continuer l’entretien, comme si rien ne l’avait interrompu.

 

– Avant tout, comtesse, je tiens à vous faire connaître l’ensemble des raisonnements qui m’ont guidé, et m’ont amené à cette minute précise où vous m’écoutez avec le plus vif désir de conciliation. Inutile de souligner mes paroles par une affirmation, fit-il en réponse à un geste de la jeune fille, je suis certain de ce que j’avance. Je n’interroge pas, je constate.

 

Son sourire m’apparaissait plus railleur que jamais et son monocle d’or semblait rayonner la menace. Les serpents crotales, d’après ce que l’on en raconte, je n’ai jamais eu de relations avec ces ophidiens réputés de commerce désagréable, les crotales donc doivent regarder ainsi les oiselets qu’ils fascinent.

 

– Pour moi, reprit cet homme, je l’avoue sans fausse honte, c’est une question de vie ou de mort qu’être assuré de votre neutralité, de celle de X. 323. C’est vous dire que je me suis préoccupé, de tout mon amour pour la vie, des voies et moyens d’obtenir cette neutralité.

 

Il tira une bonbonnière de sa poche, y prit une pastille qu’il glissa voluptueusement entre ses lèvres, puis présentant la jolie boîte d’or, sur le couvercle de laquelle s’apercevait une miniature d’émail.

 

– Des pastilles de chocolat, Frau comtesse. Si vous en souhaitiez comme la regrettée Mrs. Dillyfly…

 

Mrs. Dillyfly, le premier déguisement de mon aimée. Et je revis dans un éclair, le pont du steamer Marguerite, qui m’avait emmené à Boulogne, la pseudo-anglaise, avec son cache-poussière, son voile bleu, la cage et ses canaris.

 

Comment ce diable enragé de Strezzi avait-il pu deviner l’adorable Tanagra sous ce grotesque accoutrement.

 

Les êtres de tendresse ne comprennent jamais que la haine est plus clairvoyante que l’amour.

 

Un instant, le comte, conseiller privé, administrateur des services de Reconnaissances et d’Aviation militaires Austro-Hongrois resta ainsi, la bonbonnière tendue à son interlocutrice. Après quoi, il réintégra le précieux objet dans sa poche. Mais son immobilité m’avait permis de distinguer le sujet de la peinture ornant le couvercle.

 

C’étaient deux profils inconnaissables entre tous, ceux des empereurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, symbolisant, en quelque sorte l’alliance des deux grands États de l’Europe Centrale.

 

Une banderole leur servait d’appui, sur laquelle je crus lire ces deux mots : « Mit mir ».

 

Menaçants pour le reste du monde en leur concise netteté.

 

« Avec moi ».

 

– La passion du chocolat n’est point générale, reprenait Strezzi, et d’ailleurs ceci n’a rien qui m’intéresse particulièrement. Je poursuis ma confession qui me fait l’effet de fixer votre attention, très chère comtesse de Graben-Sulzbach.

 

Et son visage se plissant de petites rides, manifestant vraisemblablement une cruelle gaieté.

 

– Comment m’assurer votre neutralité ? Ah ! cela était difficile ! Personnellement vous tenez peu à la vie, votre frère et vous. D’autre part, vous n’êtes point de ceux que l’on achète. Alors…, suivez bien mon raisonnement, il n’était possible d’avoir barre sur vous que suivant le mode indirect. Il s’agissait de découvrir une tierce personne, dont l’existence, l’honneur vous tinssent assez à cœur pour que cette personne menacée, aucun sacrifice ne vous parût trop lourd en vue d’assurer son salut.

 

Et avec une sincérité évidente, et par cela même terrifiante, car je comprenais qu’un pareil personnage ne pouvait consentir à parler selon la vérité que s’il était dix fois sûr de son succès.

 

– X. 323 est le plus merveilleux jouteur qu’il soit humainement possible de rêver. À cette heure encore, j’ignore qui il est, où il se dissimule. Vous le voyez, comtesse, je ne vous cache rien. Vous, heureusement, êtes plus abordable. Je vous avais un peu surveillée, lors de votre séjour en Espagne… Oh, en amateur…, je n’avais pas du tout les mêmes conceptions belliqueuses que le digne Holsbein-Litzberg, et mes vœux étaient pour vous. Croyez-moi, je vous en prie, car votre victoire devait assurer le triomphe de ma politique…

 

Il marqua un temps, comme pour nous laisser la faculté de bien nous pénétrer de la loyauté de ses allégations.

 

– Je vous surveillais, ayant l’intuition vague qu’avec votre concours inconscient, je découvrirais la fissure me permettant de pénétrer ce roc compact qui a nom X. 323.

 

Il eut un petit rire.

 

– Oh ! je ne tire pas vanité de mon « intuition »… Je n’ai point l’âme avide de crédulité des chiromanciens ; non, je procédais sur ma connaissance d’un fait passé. En vous voyant agir, de concert avec X. 323, qui lui me demeurait invisible, j’avais acquis la conviction de votre alliance. Je m’étais alors souvenu que, l’an dernier, dans un de nos pensionnats les plus aristocratiques de Vienne, résidait une charmante jeune fille, Fräulein Héléna, seize à dix-sept ans, à laquelle vous vous intéressiez fort. On disait dans le monde qu’elle était une parente pauvre, une petite cousine… Je ne l’avais jamais vue, moi, et j’avais accepté la version du cousinage. Or, cette enfant dont je m’étais inquiété, avec l’intérêt attendri que j’apporte à tout ce qui vous touche, avait quitté le pensionnat, à l’instant même où j’espérais me trouver en sa présence.

 

Avouez que c’était jouer de malheur. Mais le dieu qui préside aux destinées des maisons de Habsbourg et de Hohenzollern avait probablement décidé qu’il accorderait la victoire au dévoué serviteur de ces souveraines maisons.

 

À Madrid, je rencontrai une certaine marquise de Almaceda, aussi belle que vous-même, comtesse, ce qui n’est pas un mince éloge, avec cette différence que, dans sa chevelure, les fils bruns dominaient, tandis que vous avez la blondeur des épis murs.

 

Je ne m’arrêtai pas à cette question de nuances, et me remémorant l’exclamation du divin peintre Raphaël, je m’écriai après cet illustre artiste :

 

– Qu’importe la couleur, pourvu que l’on ait le dessin !

 

Voyez comme je fus bien inspiré par ce souvenir historico-pictural ; quelques jours après, j’avais l’assurance que dans un couvent, rendez-vous des jeunes demoiselles de la noblesse castillane, vous alliez au parloir couvrir de tendres baisers une pensionnaire de dix-sept ans, répondant au doux nom de Lénita, diminutif local d’Héléna.

 

Celle fois, je réussis à voir la jolie recluse. Ce me fut une révélation. Une sœur seule pouvait vous ressembler aussi complètement… Une sœur ! En quittant le couvent, vous vous rencontriez avec un vieillard dont les mouvements nerveux et juvéniles semblaient démontrer que les cheveux blancs, sa fine barbe de même teinte, étaient aussi postiches que l’une ou l’autre de vos chevelures à vous-même. Vous lui rapportiez les incidents de vos visites, car il vous écoutait d’un air tout ému.

 

Vous concevez, ce vieillard qui chaque fois réussit à me dépister, devint très vite pour moi une des incarnations de X. 323. Son émotion m’amena à la quasi certitude que la señorita Lénita était également sa sœur.

 

Vous pensez si cette découverte me rendit heureux.

 

Je connaissais la tierce personne qui me permettrait d’obtenir votre neutralité.

 

Par malheur, ma satisfaction me fit commettre une faute. Je me relâchai de ma surveillance à votre égard. Oh ! cela est impardonnable ; je m’en accuse… Je m’en accuse d’autant plus, qu’à la faveur de ma négligence, vous disparûtes de Madrid durant quelques jours, ayant emmené vers une cachette inconnue, la charmante señorita.

 

Vous m’aviez joué ; mais je sais attendre. La comtesse de Graben-Sulzbach, adulée par la société viennoise, et qui attachait une importance à mes moindres faits et gestes, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, ne soupçonna jamais que ses propres faits et gestes me tenaient prodigieusement à cœur.

 



J’étais seul dans l’espace avec, autour de moi, à droite, à gauche… l’abîme.

 

Il fit peser sur moi, Max Trelam, l’insupportable ironie de son regard, et d’un ton de persiflage :

 

– Seulement, voyez-vous, les journaux, le Times en particulier, ont du bon. Ils renseignent le public, je le reconnais, mais, excusez le mais, mon cher confrère, ils renseignent aussi les adversaires. Vous ne quittiez pas Londres, et vous saviez avant tout le monde comment on mourait de rire à Moscou, à Trieste ou ailleurs. Je n’avais donc aucun mérite à découvrir votre correspondante mystérieuse. D’autant plus, pardonnez-moi cette incursion, dans vos sentiments intimes, comtesse, que j’avais compris que vous travailliez à la gloire d’un homme qui, vous sachant prise dans l’engrenage de l’espionnage, vous avait marqué un respect dont votre cœur s’était ému.

 

Inutile d’insister, n’est-ce pas ? Quand vous êtes partie pour l’Angleterre, je vous ai suivie. Ainsi me fut révélée la retraite de Fräulein Héléna qui, après avoir été la señorita Lénita, se cachait maintenant sous le nom de miss Ellen.

 

– Et votre ballon dirigeable, fit âprement la jeune fille ?

 

– Il était de la partie, ma chère ennemie, cette expérience annoncée avec fracas, un séjour de quarante-huit heures dans les hautes régions de l’atmosphère.

 

Oh ! il a effectué ce record, je mène tout de front, moi, la capture des otages et l’honneur de l’aérostation autrichienne.

 

Ceci explique à sir Max Trelam ce qui a dû lui paraître inexplicable, lors de son enquête à Trilny-Dalton-School. De nuit, le dirigeable a plané autour de l’institution de miss Ellen, laquelle a été amenée dans la nacelle, ce que le reporter le plus astucieux ne pouvait deviner, la présence de mon ballon au-dessus de Londres n’ayant pas été signalée, car, le jour venu, il était bien loin, utilisant un courant aérien qui lui permit de traverser la mer du Nord, à raison de cent kilomètres à l’heure.

 

– Une dépêche au Times apprendra au public stupéfait les criminelles occupations d’un grand seigneur autrichien, m’écriai-je, mis hors des gonds par le sang-froid avec lequel le misérable relatait ses exploits.

 

Ma colère le fit sourire, sans lui rien faire perdre de son calme.

 

– Certainement, une telle dépêche m’ennuierait fort. Aussi je suis tranquille, vous ne l’enverrez pas.

 

– Et qui m’en empêchera ?

 

– Vous-même. Vous songerez que me déplaire m’amènerait à jeter dans le désespoir votre délicieuse amie, comtesse de Graben-Sulzbach.

 

J’allais répondre. Miss Tanagra me prévint :

 

– Il a raison.

 

Et comme je sursautais à l’entendre formuler cette opinion, ce fut Strezzi qui m’en fournit l’explication.

 

– La comtesse, mon cher confrère, (comme il m’agaçait à me bombarder sans cesse de cette illusoire confraternité !), se rend un compte exact de la situation. J’ai, en mon pouvoir un otage qui est la vie même de son cœur, de celui de X. 323. Ils ont élevé miss Ellen comme une fleur rare, précieuse, comme un trésor.

 

– Ah oui ! le Trésor, murmurai-je malgré moi, me rappelant que c’était par ce terme, que ma « fiancée » avait désigné un coin du mystère qui avait fait d’elle une espionne.

 

Le comte me regarda en homme qui ne perçoit pas le sens de l’exclamation. Il esquissa une moue indifférente et reprit :

 

– Ils n’ont pas voulu qu’elle souffrît de la mauvaise renommée s’attachant aux espions. Elle a grandi, pure de la souillure d’esprit qui accompagne la connaissance des laideurs de la vie. C’est un ange que miss Ellen.

 

Eh bien, jugez de ma force ; ceci vous aidera à comprendre pourquoi je m’explique si librement. Cet ange est en mon pouvoir, en lieu sûr, sous la garde de fidèles, pour qui la mort d’autrui n’a pas la moindre importance. Vous devinez que miss Ellen, ou Lénita, ou Héléna expierait tout ce qu’il me surviendrait de désobligeant. Vous n’aurez pas le courage de désespérer la comtesse de Graben-Sulzbach.

 

Je courbai la tête, le misérable comte disait vrai. J’entrevoyais dans la nuit de cet esprit du mal, les conséquences d’une attaque inconsidérée de ma part. On eût cru qu’il lisait dans ma pensée.

 

– Oui, oui, prononça-t-il entre haut et bas… La résistance de la machine humaine est extraordinaire. On peut supporter d’incroyables tortures physiques, des hontes inexprimables avant de mourir. Mais rassurez-vous, je ne suis pas bourreau pour le plaisir. Soyez obéissant, et la gentille enfant n’aura rien à redouter.

 

Comme on quitte un ennemi gisant à terre, vaincu, il se détourna de moi, et pointant son regard sur miss Tanagra, il articula lentement :

 

– Et vous, comtesse, aurai-je la douleur de ne vous avoir pas persuadée ?

 

Elle ne fit pas un mouvement. Ses lèvres s’ouvrirent avec effort sur cette question :

 

– Vos conditions ?

 

– Je vous les ferai connaître en présence de votre frère X. 323.

 

Elle devint plus pâle encore et d’une voix brisée :

 

– Je ne puis rien affirmer pour lui… Mais ce soir, j’espère…

 

– Bien. Alors pour ne pas vous déranger par une visite… interlocutoire, voudrez-vous me faire tenir un billet m’indiquant l’heure et le lieu du rendez-vous ?

 

– Je le ferai.

 

– Je considère la chose comme faite, articula Strezzi en s’inclinant avec la plus parfaite indifférence… Allons, comtesse, quittez cet air abattu. On vous rendra cette petite sœur tant aimée, et cela pour moins que rien, pour renoncer à un don quichottisme quelque peu ridicule, qui vous incite à protéger des foules que vous ne connaissez pas… Ah, voyez-vous, je suis bien heureux d’être un esprit simpliste, et d’avoir enfermé ma vie dans des formules exemptes de complications. L’humanité, un mot vide de sens ! Il y a les humains que l’on connaît, que l’on aime, et il y a les autres. Je ne donnerai pas une pichenette à mon propre chien ; mais il m’est indifférent que des chiens inconnus soient abattus à la fourrière. Toute ma morale tient en cette phrase, que je vous conseille amicalement de méditer.

 

Il s’était levé.

 

– Ne prenez pas souci de me faire reconduire, ajouta-t-il… J’emporte le souvenir charmant de votre gracieux accueil et l’espérance de votre promesse.

 

Un bruissement léger passa dans l’air. La porte venait de retomber sur lui.

 

Et brusquement, comme si elle eût attendu le départ de son ennemi, miss Tanagra se voila le visage de ses mains. Elle éclata en sanglots, bégayant, affolée, tragique, désespérée :

 

– Il le faut ! Il le faut ! Périsse le monde, mais que soit sauvée Ellen, le seul trésor que nous ont confié nos morts !

 

XVII

X. 323 MONTRE UN NOUVEAU VISAGE


Miss Tanagra avait voulu que j’acceptasse l’hospitalité dans son hôtel.

 

– Vous avoir près de moi me rendra plus forte, avait-elle dit pour me décider.

 

Et à l’instant où, guidé par un domestique, j’allais gagner la chambre que je n’avais pas eu la force de refuser, elle avait prononcé ces paroles d’un ton égaré :

 

– Il n’a pas tout dit… Je sens l’horreur, l’épouvante, sur nous… Monsieur Max Trelam, pardonnez-moi… Je vous ai entraîné dans un rêve… Quel réveil vous attend, pauvre ami.

 

Dans sa détresse, elle me plaignait.

 

Ah ! comme mon cœur lui fut reconnaissant. Il n’est point de mots pour exprimer ces choses. Comme nos moyens physiques sont impuissants à traduire nos mouvements d’âme.

 

Le soir vint. Au dîner, je pris place en face de miss Tanagra.

 

Je n’osais l’interroger. Ce fût elle qui me renseigna :

 

– Demain, à deux heures, mon frère sera ici, prêt à entendre le comte Strezzi.

 

Et avec une sorte d’amertume, dont le sens véritable ne devait m’apparaître que plus tard.

 

– Comme il aime notre Ellen… Tout subir pour la sauver, a-t-il dit… Tout ! quelles larmes doivent jaillir de ce mot ! je ne sais, mais j’ai peur.

 

Je ne trouvai rien à répondre. L’effroi de ma compagne me gagnait. Ah ! certes, contre la peur d’une douleur déterminée, j’aurais réagi ; mais est-il possible de lutter contre l’angoisse imprécise ?

 

Et je frissonnais, en face d’elle, frissonnante… Ah ! Tanagra de la douleur. Niobé gémissante, votre âme percevait sans doute le pas feutré du destin, s’avançant pour frapper.

 

Pour dire quelque chose, je murmurai timidement :

 

– Alors, vous avez écrit au comte Strezzi ?

 

Elle me répondit avec un haussement d’épaules, colère et désespéré :

 

– Oui… Il doit lire son succès dans cette maison de la Praterstrasse, où le misérable, funèbre, alchimiste de la souffrance humaine, prépare les deuils. Son succès, c’est notre inaction, c’est la destruction de la seule digue opposée à ses combinaisons meurtrières. Elle secoua la tête en un mouvement décelant son accablement.

 

– Hélas !… Il le faut… C’est la vie d’Ellen. La savoir torturée de corps et d’esprit, et se dire : nous aurions pu empêcher cela… Oh ! père, père, nous sommes des vaincus comme toi.

 

Puis, les mots se pressant sur ses lèvres, hâtivement comme si elle souhaitait m’expliquer sa faiblesse.

 

– C’est un lys, c’est une petite âme d’ivoire. Elle a le parfum des fleurettes ignorées qui n’ont jamais songé qu’elles pourraient être les reines des parterres, ou des gerbes apportant leur éclat aux fêtes mondaines. Sacrifier cela… Non, nous ne le pouvons pas.

 

Ses mains se crispèrent sur la nappe, et d’un ton d’indicible tristesse :

 

– Il a raison, Strezzi. Pas une pichenette à mon propre chien… Seulement, lui, il ne pleure pas sur les inconnus qu’abat la fourrière.

 

Puis avec une exaltation soudaine, telle une vague de folie, la secouant toute :

 

– Père, père, clama-t-elle. Tu nous as confié le trésor… Sois paisible au fond du ciel noir, d’où tu nous regardes par les yeux des étoiles…, lis en nous… le trésor sera sauvé.

 

Oh ! l’abominable soirée ! On ne trouve de consolations que pour les êtres dont la douleur nous est relativement indifférente.

 

Nous restions ainsi, devant la table desservie, ne songeant pas que notre présence dans cette salle à manger devenait insolite, le repas achevé. La conscience des conventions mondaines s’était écroulée dans le bouleversement général de nos pensées. Une pendule, en sonnant onze heures, nous fit sursauter.

 

Nous nous considérâmes comme au sortir d’un rêve, l’air surpris de nous voir encore là. Et sans songer aux mots échangés, entraînés par le désir informulé de ne plus voir la tristesse l’un de l’autre, tristesse que nous nous sentions inaptes à consoler, nous dîmes :

 

– Onze heures !

 

– Il est temps de se retirer.

 

– Bonsoir, miss Tanagra !

 

– Bonsoir, Max Trelam !

 

Bon soir ! Ô ironie des mots usuels ! Sur nous pesait un inconnu redoutable, notre âme était bouleversée, et nos lèvres disaient : Bon soir.

 

Je ne parle pas de la nuit, dont chaque minute se marqua par un frisson de mon corps, victime du cauchemar moral qui me hantait.

 

Le jour revint. Le déjeuner nous réunit dans la salle à manger. Après quoi, nous passâmes dans le coquet salon Louis XVI, où la veille Strezzi avait exigé l’entrevue qui allait avoir lieu à deux heures.

 

Il était une heure vingt.

 

Et nous restâmes là, les yeux fixés sur la pendule dont les aiguilles, dans leur incessante poursuite, lentement cheminaient vers l’instant où commencerait l’entretien qui nous épouvantait.

 

Et puis nous fûmes trois.

 

X. 323 se trouva dans le salon, auprès de nous. D’où venait-il ? Comment était-il entré ? Cela je ne saurais le dire. Quand je l’aperçus, il était assis auprès de miss Tanagra et il lui parlait à voix basse.

 

Je supposai que c’était lui, sans grand effort d’imagination. Nous attendions deux personnes, Strezzi et lui. Je n’avais point Strezzi sous les yeux, donc, le personnage présent, ne pouvait être que mon multiforme ami X. 323.

 

Cette fois, il avait l’apparence d’un homme d’une trentaine d’années ; les cheveux soigneusement partagés par une raie médiane, la moustache tombant au coin des lèvres, offraient cette teinte blonde cendrée si fréquente chez les Slaves de l’Ouest.

 

Son visage apparaissait maladif, un binocle d’or, aux verres teintés de jaune, laissait apercevoir un regard de myope ; et ses épaules légèrement voûtées, un je ne sais quoi de fatigué, de malingre, provenant plutôt de l’attitude que de la ligne même du corps, achevait de donner l’impression d’un personnage ayant vécu trop vite.

 

Rien en celui que j’avais en face de moi ne rappelait à mon souvenir les diverses incarnations de l’homme-protée, qui entretenait miss Tanagra à cette heure.

 

Et pourtant, celui-ci devait être Lui.

 

Au surplus, il ne me laissa pas dans le doute. En voyant mes regards fixés sur lui, il se leva, vint à moi et me serra fortement la main.

 

– J’aurais voulu vous voir dans des circonstances plus joyeuses, sir Max Trelam, me dit-il…, des circonstances où j’aurais pu vous dire ma vive sympathie et l’estime exceptionnelle que m’inspire votre caractère… Je connaissais déjà votre esprit, ma sœur « Tanagra » – il appuya sur le nom, m’a dépeint votre cœur… Malheureusement, nous nous rencontrons au milieu du combat, sous le feu de l’ennemi pourrais-je dire… Des actes doivent seuls exister à cette minute… Au surplus, ils seront plus éloquents que de longs discours. À l’ami qui est venu à nous, qui a compris que l’espionnage peut ne pas avilir ceux qui s’y adonnent, je donnerai la marque de confiance qu’un frère serait heureux de recevoir. Le comte Strezzi viendra ici. Vous assisterez à l’entretien, je le veux. Nos existences sont liées.

 

Sa voix même, je ne la reconnaissais pas. Était-ce sa voix véritable que j’entendais en ce moment ?

 

Je sortis cependant de la préoccupation qui se traduisait par cette question pour lui exprimer combien j’étais touché de son accueil.

 

Mais il m’interrompit.

 

– Non, non, ne remerciez pas… J’affirme mon estime ; seulement, ne vous y trompez pas… En vous mêlant à notre vie, je ne vous fais pas un cadeau agréable.

 

Puis, coupant court à de plus longues explications :

 

– Deux heures moins le quart… L’ennemi sera là à deux heures. Il est exact. Je me hâte à vous faire connaître mes instructions.

 

Puis, s’adressant à sa sœur autant qu’à moi-même ; à sa sœur qui ne me quittait pas du regard, comme si elle avait deviné déjà que notre tendresse devait être broyée dans la tourmente ; à moi que ce regard douloureux troublait horriblement.

 

– D’abord la situation. Elle est aussi mauvaise que possible. Nous sommes à la discrétion de Strezzi. Quoi qu’il ordonne, il faut obéir.

 

Ma bien-aimée laissa échapper un gémissement.

 

– Il faut obéir, répéta le jeune homme avec plus de force. Résister serait condamner Elena, Lénita, Ellen, notre sœur, notre enfant, à la plus effroyable agonie. Je connais Strezzi. Il est impitoyable ; la cruauté lui cause des joies intenses. C’est un maniaque du crime qui, dans notre société prétendue civilisée, a trouvé les organes nécessaires à assurer l’estampille officielle à ses actes de bourreau barbare. Vous entendez, Tanagra ?

 

Il dardait sur notre compagne un regard impérieux.

 

Elle inclina la tête, avec un égarement épandu sur son visage.

 

– Et vous, Max Trelam, sentez-vous que le reporter doit être muet jusqu’au jour où j’espère lui rendre la parole ?

 

– Je m’y engage.

 

– Bien, cela suffit. Vous ne connaissez pas notre Ellen… ; mais vous nous connaissez, nous. Vous aimez saintement, comme elle mérite d’être aimée, la pauvre Tanagra, emportée avec moi par un devoir auquel nous ne pouvons ni ne voulons nous soustraire… Elle vous a dit le nom sous lequel nous désignons la petite sœur, la petite âme pure, ignorante des épouvantes parmi lesquelles nous évoluons. Mais on ne vous a pas conté que cette enfant était en quelque sorte notre honneur, notre relèvement, notre rédemption. Voués aux actions mal jugées par les hommes, aux luttes souterraines de l’espionnage, elle est notre beauté, notre blancheur, notre clarté… Elle est l’étoile sur qui nous avons placé le bonheur qui nous sera peut-être toujours refusé. Et nous nous sommes promis de mourir pour expier notre faute si, notre devoir rempli, elle en ressent de la douleur.

 

Il s’exaltait, une émotion puissante faisait palpiter sa voix.

 

Il se domina par un effort violent qu’une légère contraction de tout son être laissa deviner.

 

– Vous avez compris, Max Trelam ; je n’insiste pas. À présent, les ordres… Deux heures moins cinq, je me hâte !… Je répondrai seul au comte Strezzi… Dussions-nous être brisés, il faut qu’Ellen soit sauve et heureuse. Seul, je suis à cette heure de volonté assez libre pour tout subordonner à cela… Promettez-moi de garder le silence absolu durant l’entretien.

 

– Je le promets, fis-je, la gorge serrée par l’angoisse.

 

– Et vous, ma sœur, hésiterez-vous à prendre le même engagement ?

 

X. 323 regardait ma « fiancée », celle que je nommais ainsi pour la dernière fois. Il y avait dans son accent, dans son geste, une douceur infinie, une infinie pitié.

 

Et comme elle le considérait, les pupilles dilatées, un immense effarement jetant un voile flou sur ses traits, il reprit :

 

– Petite, petite, du courage… Le père, la mère, sont vengés, mais le déshonneur pèse toujours sur leur tombe… Nous avons juré que notre vie appartenait à leur cause… Nous avons juré, petite sœur… La main dans la main marchons à l’abîme.

 

Elle se leva, se jeta dans ses bras :

 

– Je me tairai, fit-elle, d’une voix si déchirante que je crus entendre son cœur se briser.

 

X. 323 la baisa tendrement sur les yeux.

 

– Oui, tu souffres, ma vaillante petite sœur… Mais ils sont là. – Sa main s’étendait autour de nous, désignant des choses invisibles. – Ils sont là, et ils bénissent les martyrs.

 

À ce moment, la pendule fit entendre le bourdonnement sourd qui précède la sonnerie.

 

Brusquement, l’étrange personnage replaça, – je dis le mot juste, car il semblait porter la jeune fille, – il replaça « miss Tanagra » sur sa chaise avec cet avertissement :

 

– Deux heures ! attention !

 

Le timbre sonna deux fois. Avant que la vibration sonore fût éteinte, la porte du salon s’ouvrit. Un laquais parut, et s’effaçant pour laisser passer le visiteur attendu, il annonça :

 

– Son Excellence, M. le comte Strezzi.

 

XVIII

TROIS VICTIMES POUR UNE, PLACEMENT DE HAINE


L’ennemi se montrait exact.

 

Il entra, salua avec aisance. X. 323, lui, était redevenu absolument calme, il indiqua un fauteuil au visiteur d’un geste courtois, puis d’un ton où l’on ne retrouvait plus trace de l’ardente émotion qui devait encore palpiter en lui-même.

 

– Vous avez désiré me faire connaître votre volonté, comte Strezzi ; je vous écoute.

 

Le directeur des services de Reconnaissances et d’Aviation militaires d’Autriche-Hongrie ne put réprimer un mouvement de surprise.

 

– Ma volonté, c’est beaucoup dire, commença-t-il.

 

Mais son interlocuteur ne lui permit pas de continuer.

 

– À quoi bon torturer les mots pour en masquer votre pensée. Parlons net, cela abrégera la conversation et évitera des froissements absolument inutiles.

 

– Vous jugez donc, comme moi, que j’ai partie gagnée ?

 

X. 323 s’inclina.

 

– En capturant notre Ellen. En nous affirmant qu’elle serait l’otage, la victime expiatoire, vous saviez bien que nous nous rendrions à merci. Je le reconnais moi-même. Donc, dédaignons les circonlocutions et venons au fait. Qu’exigez-vous ?

 

Le comte ferma un instant les yeux.

 

J’en profitai pour considérer miss Tanagra. Elle se tenait immobile, renversée dans son fauteuil, la tête rejetée en arrière. Elle était pâle, d’une pâleur terrifiante, ses paupières s’étaient nuancées de tons bleuâtres, et comme ses lèvres, elles étaient agitées d’un tremblement continu.

 

Je fus sur le point de me dresser, de courir à elle. D’une main impérieuse, X. 323 me cloua sur place.

 

À ce moment, Strezzi rouvrait les yeux, les fixait sur moi et lentement :

 

– Sir Max Trelam ne m’assure pas les mêmes garanties de silence, que vous, M. X. 323.

 

Cela me fit sursauter. Un désir fou d’assister à l’entretien m’envahit tout entier.

 

– Je vous engage ma parole que, moi vivant, je ne révélerai jamais ce qui aura été dit dans ce salon.

 

– Cela suffit, ricana le comte. Moi vivant, je n’en demande pas davantage.

 

Et tandis que je me rasseyais, les jarrets coupés par une détente soudaine des nerfs, il reprit, une ironie aiguë perçant en son accent :

 

– Cela m’assure trois victimes au lieu de deux. Dans le combat, il est doux de faire le plus de mal possible à l’ennemi.

 

Puis remarquant un geste d’impatience de X. 323.

 

– Oh ! restez paisible, continua-t-il. Je sais que la situation m’oblige à être très dur. Je sais que je ne devrai rien retrancher de ma volonté une fois exprimée. Et mon cœur saigne du déplaisir que je suis contraint de vous infliger.

 

Tanagra poussa un soupir. On eût cru que son âme s’exhalait.

 

– Je tiens en mon pouvoir miss Ellen, dit le comte d’un ton paisible. (Il n’eût pas demandé deux morceaux de sucre pour une tasse de thé avec plus de flegme). Si vous repoussez mes propositions, personne ne pourra empêcher l’accomplissement des ordres donnés par moi. La jeune fille est en lieu et en mains sûrs.

 

Peut-être jugez-vous que vous pourriez m’échapper en me supprimant ? Erreur, je vous en avertis de suite, afin d’éviter tout malentendu. Si je disparaissais seulement vingt-quatre heures, miss Ellen serait sacrifiée.

 

Du reste, il ne serait pas si aisé que cela de me détruire. Je suis bien armé, et sur la défensive.

 

Cependant, puisque je laisse mon revolver en poche, vous devez en inférer que mes précautions sont bien prises et que je suis persuadé, en outre, que je vous tiens trop sous mon genou, pour que vous tentiez de mordre.

 

– Passons, répliqua X. 323, sans la moindre trace de mécontentement. Mes premières paroles vous ont démontré que j’appréciais la situation de même que vous. Je vous ai jugé comme adversaire. Je suis certain que vous avez pris vos mesures. Vous nous tenez… Cela est entendu. Donnez vos ordres.

 

Strezzi s’inclina cérémonieusement, pour approuver.

 

– C’est plaisir de causer avec un être aussi net que vous, seigneur X. 323, aussi me conformerai-je à votre invitation.

 

Il prit un temps. Sa face perfide se stria de mille petites rides. On eût dit un mufle de tigre crispé en une terrifiante gaieté.

 

– Ce que je veux, je vais vous l’apprendre. Mais auparavant, je tiens à vous dire ce que je vise à cette heure. Ceci est utile, car vous comprendrez que toute discussion serait inutile. Vous ne pouvez me répondre que par oui ou par non. Oui, sauve miss Ellen ; non, la perd.

 

Je joue cartes sur table, parce je crois que mon otage est suffisant. Si je me trompe, tant pis pour moi.

 

Mon dirigeable Strezzi et la mort par le rire sont deux choses qui se tiennent étroitement, je vous le confirme sans difficulté. Une phrase de la comtesse de Graben-Sulzbach, lorsque j’eus le plaisir de la rencontrer à la gare de l’Ouest, m’a démontré que vous l’aviez deviné.

 

Je vous dirai donc tout. Penser que vous aviez seul en Europe pressenti la vérité vous sera consolant. Dans un voyage… diplomatique que je fis à Saint-Pétersbourg, je rencontrai un certain Moriski, un savant de premier ordre, ancien médecin qui s’était fait condamner aux mines sibériennes pour exercice… disons un peu trop libre de la médecine, et s’était fait gracier, en trahissant des nihilistes prisonniers comme lui. Il était entré alors dans la police russe, s’était affilié pour les trahir encore aux associations révolutionnaires. Seulement, comme il avait de grands besoins d’argent, et que ses convictions intimes ne l’entraînaient ni vers l’empereur, ni vers la révolution, il trompait les uns et les autres, moyennant rétribution. Le service de la police et les comités révolutionnaires percèrent son jeu à jour presque en même temps, et le digne Moriski méditait tristement sur la fin qui lui était réservée : lente agonie dans les mines de Sibérie, ou exécution plus prompte devant un tribunal révolutionnaire, quand je le rencontrai. J’appris que ce savant, (car il l’est au plus haut degré) avait trouvé le moyen de préparer un projectile dont la combinaison est telle qu’en cas d’explosion, il se fragmente en impalpable poussière, ne permettant pas de connaître sa nature. Mais le génial de sa découverte consistait dans la charge de ce projectile. Du protoxyde d’azote liquide, qui par sa soudaine expansion pour redevenir gazeux, produisait à la fois un froid intense congelant instantanément tout dans un rayon déterminé et figeant sur les traits des défunts, cette contraction joyeuse, qui a valu au gaz protoxyde d’azote, le surnom chimique de gaz hilarant. Ceci n’était rien encore. Le docteur Moriski avait réussi à ensemencer ses projectiles des bacilles ou microbes de diverses maladies contagieuses, et à assurer la vie de ces atomes dangereux dans le gaz comprimé jusqu’à la liquéfaction. Le projectile explose : les assistants meurent de rire ; ceux qui pénètrent plus tard dans la salle, emportent avec eux les germes de maladies terribles, germes qui ont conservé toute leur virulence.

 

Strezzi se frottait les mains, évidemment très satisfait de son exposé.

 

Certains êtres sont dépourvus à ce point de conscience, qu’ils ne semblent pas concevoir l’horreur de leurs actes.

 

Je le considérais terrifié. Ce grand seigneur me faisait l’effet d’une créature diabolique, vomie sur la terre par un enfer moyenâgeux.

 

Strezzi ne parut pas remarquer notre attitude. Il continua :

 

– J’enlevai Moriski dans mon dirigeable. Je lui confiai la direction d’une usine en un coin parfaitement abrité contre les regards curieux… Vous ne l’avez pas découverte, n’est-ce pas, X. 323 ? malgré votre merveilleuse habileté.

 

L’interpellé marqua un geste négatif et Strezzi continua :

 

– Alors, j’ai vu les chanceliers des deux grands empires du centre, et leur ai tenu ce langage : Jusqu’à présent, vous avez joué de la brutalité, de la puissance de vos armes pour régenter l’Europe. Quel est le résultat ? Vous avez amené tous les peuples, lassés de votre hégémonie, à se confédérer contre vous. Vous êtes isolés au milieu des nations hostiles. Combien vous seriez plus les maîtres, et avec quelle sécurité, s’il vous plaisait d’être aimables, gracieux au grand jour, tandis que dans l’ombre vous saperiez la puissance de vos voisins et sèmeriez la division chez eux. La guerre civile, voilà le vrai moyen de commander. Avec de l’or, on sème les grèves, les conflits de castes, ruine du commerce, des industries de l’étranger, avec mon terrible engin, vous ferez le jeu des oppositions, qui puiseront une force dans les désastres que les gouvernements seront impuissants à empêcher et à guérir.

 

Il avait parlé à des directeurs de peuples. Ils avaient prêté l’oreille à pareil langage ! non cela était impossible. Les chefs des nations sont des hommes et non des fauves !

 

– Or, continua aimablement le comte, saluant X. 323 de la main, ceci vous flattera infiniment… ; on me répondit : X. 323… Oui, mon cher adversaire… Certes, me dit-on, vous nous apportez la maîtrise du monde… ; mais aussi l’écroulement de notre influence, la coalition de toute la terre civilisée contre nous, le jour où seraient divulguées nos… opérations… À l’aide de mon Strezzi, je me fis fort durant dix ans d’échapper à toutes les preuves. – On haussa les épaules : en six mois, me dit-on, X. 323 saura tout.

 

J’avoue que cela me blessa au vif. Que diable ! on a son petit amour-propre, et je m’écriai vivement : « Je réduirai X. 323 à l’impuissance… » On me déclara alors : « Si vous réussissiez cela, comte, vous seriez prince le jour même, et par une contribution spéciale, des millions seront mis à votre disposition. »

 

Le misérable se tut un instant. On eût cru qu’il voulait nous permettre de réfléchir à ses dernières paroles. Après quoi, il résuma ainsi sa pensée :

 

– Le titre de prince, la pluie de millions, voilà ce que je puis gagner. Vous concevez que pour atteindre un tel but, rien ne soit susceptible de m’arrêter.

 

Personne ne répliqua.

 

Ainsi que moi-même, mes amis devaient être écrasés par la cynique révélation.

 

– Parfait, murmura Strezzi. Vous comprenez que votre impuissance ne doive faire doute pour aucun de mes augustes… clients. Je veux donc que vous soyez mes alliés, mes complices… Je crois savoir que vous êtes esclaves d’un serment, d’un honneur à reconquérir. Eh bien, je veux que vous ne puissiez plus tard me démasquer, sans vous perdre, ce qui n’est rien, mais sans jeter en outre une honte nouvelle sur la tombe en question.

 

X. 323 poussa une sorte de rauquement. C’était l’angoisse terrible dont il était étreint qui, malgré lui, grondait dans sa gorge.

 

Ceci ne fit rien perdre de son calme à l’odieux orateur.

 

– Oh ! dit-il avec un sourire, s’il n’y avait que cela, peut-être refuseriez-vous, mais il y a encore miss Ellen… Vous lutterez contre votre âme, mais vous céderez, car, vous ne savez pas encore ce que je lui réserve.

 

Je frissonnai jusqu’aux moelles. Quel supplice inédit avait donc imaginé l’horrible individu ?

 

Il s’était levé, nous dominant de toute sa hauteur.

 

– Voici ce que je veux, fit-il d’une voix stridente… La comtesse de Graben-Sulzbach deviendra comtesse Strezzi d’ici à huit jours.

 

– Elle ?

 

– Votre femme, moi ?

 

Ces deux mots nous échappèrent à miss Tanagra et à moi. Mais nous n’ajoutâmes rien. Avec une autorité surhumaine, X. 323, aussi blême que nous-mêmes, avait prononcé :

 

– Silence !

 

– Le mariage célébré, poursuivit imperturbablement Strezzi, le voyage de noces s’impose. Je vous l’offrirai original, nous l’exécuterons dans mon dirigeable.

 

– Et miss Ellen ?

 

– Je vous réunirai à elle, cela je m’y engage formellement. Les deux sœurs vivront l’une près de l’autre. Je ne m’opposerai même pas à ce que vous, seigneur X. 323, et vous comtesse, vous gagniez encore de la réputation en utilisant vos talents contre tous autres que moi-même. Seulement, quand vous vous éloignerez de ma surveillance, miss Ellen demeurera comme otage.

 

– Ah ! gémit Tanagra, parlant comme on rêve, mon frère, exigez-vous que je devienne la femme de cet homme ?

 

Dans l’excès de douleur qui m’annihilait, je le jure, je ne songeais pas à moi. Je comprenais, non pas que ma fiancée était perdue pour moi, mais seulement qu’elle serait contrainte à un hymen odieux.

 

Que se passait-il derrière le masque impassible de X. 323. Quelle terrible puissance mon ami doit avoir sur lui-même. Pas un muscle de son visage n’avait tressailli, et sa voix sonna grave et douce, ne marquant aucun de ces frissons qui font hoqueter l’accent des plus rudes jouteurs.

 

– Est-il indispensable que ma sœur vous épouse, comte Strezzi ?

 

– C’est la seule façon d’expliquer honorablement sa présence, la vôtre, dans ma maison…, où il faut qu’elle soit, afin que ma surveillance se puisse exercer. Je joue ma tête contre la vôtre.

 

X. 323 courba la tête. L’argument était sans réplique. Il demanda encore :

 

– Et si la pauvre enfant ne s’en sentait pas le courage ; si son cœur…

 

Strezzi eut un ricanement sinistre :

 

– N’ajoutez rien. Qui vous dit que je ne l’aime point… Cela importe peu, du reste. Elle, sera comtesse, puis princesse Strezzi, ou bien miss Ellen sera inoculée de la lèpre. Elle mettra deux années à mourir de la lente pourriture de ce mal immonde.

 

Ma parole d’honneur, je compris, pour la première fois de ma vie, que l’on pût perdre connaissance.

 

Ainsi qu’au fond d’un rêve, je perçus encore ces répliques :

 

– Je vous laisse quatre heures pour vous décider… À six heures, je passerai dans la rue. Un mouchoir attaché à la barre d’appui de la croisée de ce salon m’informera que vous acceptez, et miss Ellen me deviendra sacrée, comme la plus chère des belles-sœurs.

 

J’entendis des pas glisser sur le tapis, le bruit assourdi de la porte qui se refermait.

 

Et puis plus rien. Un silence de mort. X. 323, miss Tanagra, moi-même demeurions sans mouvement, abasourdis, hypnotisés par la vue de cette porte qui venait de se refermer sur notre ennemi disparu.

 

XIX

À TRAVERS LE BROUILLARD


Onze jours de véritable délire. J’ai vécu dans un brouillard moral, depuis l’instant où Strezzi a quitté le petit salon Louis XVI de l’Hôtel de Graben-Sulzbach, jusqu’à celui où je me retrouvé devant la Porte du Géant s’ouvrant entre les deux hautes tours des Païens, dans la façade de Stephankirche, la cathédrale de Vienne consacrée à Saint-Étienne.

 

J’ai beau interroger mon souvenir, je ne puis coordonner les faits durant cette période de onze fois vingt-quatre heures.

 

Des stations douloureuses, entre des lieues de ténèbres, se précisent seules dans mon souvenir.

 

Les premières minutes après que Strezzi a ordonné, cela est clair, oh oui ! Clair et cependant cela a une allure de songe. C’est du fond d’un anéantissement de mon être que j’ai perçu ce dialogue de miss Tanagra et de X. 323.

 

– Frère, frère, a-t-elle dit, j’ai caressé l’espoir irréalisable…

 

Sa main tremblante me désignait, moi, immobile, incapable de faire un mouvement, de proférer une parole.

 

– Ce qui vient de se passer m’a prouvé que je ne saurais être la compagne d’un gentleman. Celle qui appartient à une œuvre comme la nôtre, se trompe lorsqu’elle rêve de devenir l’épouse, la mère, la gardienne et la tendresse du foyer. Je reconnais mon erreur, je marche sur mon cœur… Je délivrerai ce bon, ce digne Max Trelam de la tentation de vêtir l’espionne de sa respectabilité… Vous le voyez, je me punis d’avoir cru être une jeune fille comme les autres ou presque, une Fräulein pouvant édifier des « châteaux d’avenir ». Je fus folle, j’endosse le cilice de la raison. N’est-ce point assez pénible… N’est-ce point une expiation suffisante d’avoir pu croire aux sourires, aux clartés fleuries, d’avoir aimé. Oui, oui, je m’excuse, je fus coupable. Mon cœur appartient à notre œuvre. Je l’ai oublié un instant, au lieu de vous regarder, vous, qui vous êtes donné tout entier… Je me punis, frère… Mais vous n’exigerez pas davantage. Je renonce à qui j’aime, ne me contraignez pas à m’unir à qui je hais. Il y aurait là un raffinement d’horreur qui ne me permettrait pas de vivre.

 

J’entendais cela et je restais immobile. Mon cœur semblait absent, mon émotion à cette minute était toute cérébrale. Sagesse de la nature peut-être, car mon cœur se serait déchiré.

 

Je m’intéressais aux personnages, mais comme à des étrangers. Et je ne me révoltai point lorsque X. 323 répondit :

 

– Il faut, petite sœur.

 

Elle eut un cri d’épouvante, d’angoissante répulsion.

 

Il s’approcha d’elle, l’enveloppa de ses bras et avec une douceur plus tragique qu’une lamentation :

 

– Il faut, petite… C’est le seul moyen de sauver notre Ellen, c’est le seul espoir de vaincre.

 

Ah ! les natures héroïques. J’eus l’impression que, à cet espoir de victoire, miss Tanagra se redressait.

 

– De vaincre… quoi, frère, vous espérez encore ?

 

Il la berçait doucement, pressée contre sa poitrine et lentement.

 

– Si je pouvais prendre pour moi seul la souffrance, je le ferais, vous n’en doutez pas.

 

– Ce serait douter de vous, frère, et je ne pourrais pas.

 

– Et si je vous demande le sacrifice, petite chérie, ce n’est pas uniquement pour préserver Ellen. Entre mes deux sœurs, l’une, la mignonne qui ignore tout de ma pensée, l’autre la confidente, l’alliée qui est, pourrais-je dire, un prolongement de mon âme, je n’aurais pas le courage de choisir.

 

– Vrai, fit-elle ?

 

– Mais il y a chance ou présomption de rencontrer la minute où le misérable, le bandit exceptionnel, qui nous bâillonne à cette heure, nous fournira les moyens de débarrasser l’humanité de sa sinistre personnalité.

 

Et persuasif.

 

– Si vous refusez sa main, en sommes-nous moins perdus. Et en nous perdant, nous entraînons Ellen, le monde, dans un abîme. Votre sacrifice, chère pauvre sœurette, c’est un nouveau calvaire… Vous immolez la victime sur l’autel de la solidarité humaine.

 

Puis avec un sourire dont la douloureuse ironie me fit frissonner.

 

– Le devoir se résout presque toujours en une opération mathématique. J’ai deux façons d’agir. Laquelle assurera la plus grande somme de bien, non pas à moi personnellement, mais aux autres ? Tel est l’énoncé du problème du devoir. Et le problème ainsi posé, c’est de votre cœur, de votre loyauté, ma courageuse aimée, que j’attends la solution.

 

Tanagra eut un sanglot. Elle enlaça plus étroitement son frère, puis d’une voix aux vibrations étranges, voix d’être projeté hors de lui-même, voix extra-humaine, elle prononça :

 

– Frère, attachez à la barre d’appui de la croisée, le mouchoir qui doit signifier que j’accepte.

 

Un instant tous deux demeurèrent confondus dans une étreinte suprême. On eût cru deux statues de la douleur. Ils pleuraient l’un sur l’autre sans doute.

 

Enfin, ils se séparèrent. X. 323 tenait un mouchoir à la main. Sur le point d’atteindre la fenêtre, il s’arrêta, me désigna de la main, comme si je n’étais pas là. Peut-être avec son merveilleux sens d’observation avait-il compris que j’étais absent, que mon corps seulement se trouvait dans ce salon, mais que mon moi pensant était emporté par la tempête morale.

 

– Mais lui, fit-il avec une inflexion d’immense pitié, lui ?

 

Elle aussi fixa sur moi le regard vert bleu de ses grands yeux.

 

– Lui, il pourra être consolé… Il peut me retrouver dans une autre, une autre bienheureuse, car elle est libre de devenir la compagne ; aucune fatalité ne pèse sur elle.

 

– Quoi, vous voudriez qu’Ellen… ?

 

– S’il consent à la substitution, Ellen aura rencontré le plus noble cœur, le plus loyal fiancé qui soit… et de me savoir seule en proie au désespoir, j’éprouverai peut-être un bonheur relatif.

 

Il la saisit de nouveau dans ses bras, faisant sonner sur son front de petits baisers pressés, rythmant l’halètement d’une pensée éperdue.

 

– Chère et bonne petite sœur… Je suis orgueilleux de vous… Ah ! combien je déplore d’être impuissant à vous éviter le mal.

 

Mais comme s’il avait peur de se laisser aller à son émotion, il reprit d’un ton rude.

 

– Allons. La plainte est inutile. La force des choses nous domine. Allons !

 

La fenêtre s’ouvrit et se referma.

 

Sur la barre d’appui, un mouchoir blanc flottait maintenant.

 

Le signal indiqué par Strezzi, porterait au misérable la certitude du triomphe.

 

Alors, le frère et la sœur se levèrent.

 

En passant, miss Tanagra se pencha vers moi. Ses lèvres s’appuyèrent sur mon front, me donnant la sensation d’un baiser glacé. D’une voix éteinte, elle murmura :

 

– Adieu au rêve.

 

Puis elle se redressa et s’appuyant au bras de son frère, elle sortit avec lui du salon.

 

Ici une des lacunes que j’ai annoncées.

 

Trois ou quatre journées dont je ne retrouve aucune trace. J’ai eu beau m’acharner, c’est la nuit dans mon esprit. Pas une lueur, pas un point de repère. Mon cerveau a dû subir une véritable paralysie.

 

Donc, le quatrième jour, une période de lucidité a coupé la léthargie intellectuelle où j’étais plongé.

 

J’ai eu la conscience atroce de la réalité.

 

L’idée de me retrouver devant ma chère Tanagra, de presser sa main dans les miennes, et, la tenant ainsi de me sentir inexorablement séparé d’elle, m’affole. Je ne veux pas subir cette agonie… Comme une bête traquée, mon instinct me pousse à fuir au loin droit devant moi, sans but… Qu’importe le but… Aller loin, voilà tout.

 

Résolution stupide. Le fauve peut espérer dépister la chasse. Elle est en dehors de lui, elle ne suit pas fatalement sa « passée »… Tandis que moi, j’emporterai ma désolation avec moi.

 

Si loin que j’aille, si rapidement que je coure, elle sera partout et toujours en moi.

 

Je quitte ma chambre… Je n’ai revu ni Tanagra, ni X. 323 depuis quatre jours.

 

Le suisse, cette énorme et placide brute, pour qui les orages de la sentimentalité sont évidemment lettre morte, me salue au passage de son sourire benêt.

 

J’éprouve une colère contre cet homme, contre ceux qui prônent ce mensonge des être humains frères et identiques.

 

Ah ! misérables fous, détraqueurs des âmes embryonnaires des foules. Les hommes ne sont pas une espèce unique ; mais une série d’espèces, séparées les unes des autres par les abîmes de la faculté de penser, de comprendre, de souffrir.

 

Toujours Cambridge qui me remonte à la tête ! Fâcheuse université !

 

Me voici dans la rue Rothenthau.

 

Un gai soleil éclaire la large voie… Les passants ont l’air heureux. De là-bas, au bout de la rue, les sonneries des tramways parcourant le quai de François-Joseph, circulant le long du Wiener-Donau-Kanal (Canal de la Wien au Danube), me parviennent comme une protestation de la vie contre mon découragement.

 

Je tourne le dos au quai. Je me dirige à l’opposite, vers la Stephansplatz.

 

J’ai parcouru cent mètres. On me touche le bras.

 

Je m’arrête court, avec le grelottement intérieur de qui est réveillé en sursaut.

 

Un jeune homme, correctement vêtu, vingt ans à peine, est auprès de moi. Je le regarde.

 

C’est curieux, on croirait que je considère le comte Strezzi rajeuni de vingt cinq ans.

 

– Monsieur, me dit le personnage, je remplis une mission de confiance qu’il ne m’était pas loisible de refuser. On m’a dit : Sir Max Trelam sort, remettez lui cette lettre et priez-le de vous faire connaître sa réponse.

 

Je prends la lettre qu’il me tend. Je l’ouvre. Elle est écrite à la machine dactylographe et je lis :

 

« La soumission de qui vous savez n’est profitable que si elle se double de la vôtre. Si donc, vous vous éloignez, personne n’y fera obstacle ; mais vous attirerez sur vos amis tous les malheurs, que la solution amiable intervenue peut écarter.

 

« Réfléchissez et restez près d’eux jusqu’au jour prochain où il me sera permis de lever cette consigne. »

 

Je comprends… le comte Strezzi a peur d’un bavardage de reporter. Oh être vil, qui me suppose capable de livrer mes amis pour la stérile satisfaction d’une gloriole professionnelle. Il faut obéir, mais je veux auparavant lui donner une leçon de loyauté.

 

– Vos instructions vous permettent-elles de m’accompagner quelques instants, monsieur ?

 

Le jeune homme inclina courtoisement la tête.

 

– Alors venez.

 

Je l’entraîne dans une rue voisine. Les fils télégraphiques convergeant vers un immeuble m’indiquent qu’il y a là un bureau des Postes. Sous les yeux de mon compagnon, je rédige la dépêche suivante :

 

« Direction Times Londres Angleterre.

 

« Toujours rien de nouveau sur affaire. Suis sur le point d’entreprendre long parcours. Ne pas attendre nouvelles de longtemps. Ceci pour éviter impatience, votre vraiment.

 

« Max Trelam »

 

Puis la dépêche expédiée.

 

– Voilà ma réponse, monsieur. Ajoutez que je retourne à l’hôtel de Graben-Sulzbach et que je n’en sortirai plus.

 

Et brusquement, une curiosité irrésistible me poussant :

 

– Puis-je savoir à qui j’ai eu l’honneur de parler depuis un quart d’heure ?

 

Le jeune homme sourit.

 

– Karl, vicomte de Stassel, fils de M. le comte Strezzi.

 

Je salue machinalement. J’avais eu raison de reconnaître dans mon interlocuteur le comte Strezzi, rajeuni de vingt-cinq ans.

 

XX

SONS DE CLOCHES, SIRÈNE DE DIRIGEABLE


C’est le matin du mariage. L’espoir vague, tenace, louchant et absurde d’un miracle empêchant la cérémonie s’envolait en moi.

 

À 10 heures, miss Tanagra, je me hâte de l’appeler ainsi, car bientôt la miss que j’aime aura fait place à mistress ou mieux à Lady Strezzi… me fait prier de passer dans son appartement.

 

Je ne l’ai pas revue depuis 11 jours. Pourquoi cet appel. Ah ! Je crois entrevoir le motif.

 

Elle souhaite me recommander le calme, la résignation. Peine inutile, chère aimée. Je souffrirais mille morts (une expression encore que je plaisantais naguère… Il faut avoir touché le fond des désespérances, pour savoir que les mots les plus excessifs sont faibles pour exprimer certaines choses). Je souffrirais donc mille morts, plutôt que de me permettre le geste qui pourrait susciter votre détresse.

 

Mais je me rends à la convocation.

 

Elle est dans un boudoir, attenant à sa chambre. Déjà prête, en mariée, son voile en dentelles flottant autour d’elle.

 

Tanagra vient à moi, lentement. Elle glisse sur le tapis ainsi qu’un fantôme blanc.

 

Elle me prend les deux mains et je frissonne au contact des mains brûlantes.

 

Elle m’attire près de la fenêtre, me présente son visage en pleine lumière, et elle dit :

 

– Regardez-moi.

 

C’est une prière et c’est un ordre. J’obéis. Mes yeux se fixent sur ses traits chéris.

 

Oui, je devine. Elle a voulu que je me rendisse compte de ce qu’elle a souffert.

 

Ah ! la tristesse a marqué sa chère figure. Ses grands yeux se sont pour ainsi dire creusés dans un halo bleuâtre Les plis mélancoliques se sont accusés… C’est presque un sanglot que ce cri monté à mes lèvres.

 

– Oh ! Tanagra !… Miss Tanagra !

 

Elle secoue la tête. Ses mains se crispent sur les miennes. Je sens qu’elle se raidit contre une angoisse surhumaine. Mais son visage redevient calme, ses doigts desserrent leur étreinte ; elle parle, d’une voix basse.

 

– On a peur de la mort !… Ah ! certains actes de la vie tuent plus sûrement que l’inévitable faucheuse… Ils tuent et vous laissent la terrible faculté de continuer la voie de souffrance. Mais je ne vous ai pas appelé pour me plaindre. Gémir ne saurait arrêter le malheur qui passe. Non, non, je veux vous préparer l’oubli, la consolation, la joie, à vous qui aviez consenti à aimer la sœur de l’espion.

 

– Oublier… Ah ! pauvre chère, cela n’est point possible.

 

– Si, je le veux… Je suis une morte maintenant, n’est-ce pas… ? ou une mourante, si vous le voulez, rectifia-t-elle sur un mouvement dont je ne fus pas maître. Supposez que vous êtes auprès de l’amie qui va disparaître, qui est torturée à la pensée de vous laisser seul dans la vie avec votre chagrin… Et écoutez-moi, en voulant de toutes vos forces employer votre énergie à réaliser mon ultime désir.

 

Et comme je secouais évasivement la tête, elle ajouta d’un accent qui m’enveloppa d’un frémissement, d’une sorte de caresse d’âme… Ah ! Comme il est difficile d’exprimer ce qui est vrai et grand. Elle ajouta :

 

– Si l’on savait la joie que l’on peut ainsi donner à ceux qui n’ont d’autre pouvoir que de créer du bonheur pour les autres.

 

Elle me dominait, la chère fille. Elle m’entraînait sur la pente de sa volonté tendre.

 

– Ah ! Si je le pensais, murmurai-je, je promettrais d’essayer.

 

– Croyez-moi… Pensez que je dis vrai. Pourquoi faire deux désespérés, alors que l’un peut renaître aux doux espoirs… Mais si, mais si, ne niez pas ainsi d’une tête opiniâtre. Je suis la Tanagra qui n’est plus. Je vous supplie de regarder vers la Tanagra qui est.

 

Je la considérai avec un effarement pénible. Je crus un instant que la folie s’appesantissait sur l’infortunée jeune fille.

 

D’un mot, elle chassa cette idée.

 

– Ma sœur Ellen.

 

– Quoi vous voulez exprimer que… ?

 

– Qu’Ellen est aussi sœur d’espion… Elle est ma vivante image. Elle est moi et elle est de plus une âme pure et douce que n’ont point ridé les vilenies de la vie. Oh ! Je sais bien, pauvre ami. Vous allez vous révolter, mais vous la verrez ; vous me retrouverez en elle, vous reconnaîtrez le « trésor »… Et vous continuerez à m’aimer en elle. Le voulez-vous ?

 

J’eus un geste las.

 

– J’essaierai tout ce qu’il vous plaira d’ordonner.

 

Elle me serra nerveusement les mains, avec une vigueur dont je n’eusse pas cru capables ses doigts fuselés.

 

– Non, non, pas ainsi. Ellen vaut d’être aimée de tout un brave cœur… Je suis sûre que vous l’aimerez… J’ai souhaité seulement vous dire : Max Trelam, ne résistez pas à ce sentiment, dérivé de celui qui vous attache à moi. Ne résistez pas, je vous en conjure. Vous voir heureux par elle, elle heureuse par vous, sera mon pardon.

 

– Votre pardon ?

 

– Certes. N’est-ce pas moi qui, entraînée par un rêve, vous ai amené à la souffrance qui nous réunit aujourd’hui.

 

– Béni soit le rêve.

 

– Oui, béni, comme vous le dites, s’il aboutit au bonheur des deux êtres que j’aime le plus au monde.

 

Une fille de chambre entra à ce moment, après un coup discret frappé à la porte.

 

– Monsieur demande si Fräulein peut le recevoir.

 

– Qu’il entre ! Qu’il entre !

 

X. 323 parut presque aussitôt. Miss Tanagra courut à lui et avec une intonation je ne saurais dire joyeuse, et cependant cet accent contenait une satisfaction certaine.

 

– Il a promis.

 

– Ah !

 

L’espion me regarda une seconde. Puis il me secoua affectueusement la main.

 

– Ah ! Vous serez bien notre frère, alors, Max Trelam, car vous veillerez avec nous à la garde du trésor.

 

Quelle situation ! Comme tous les gens sensés ou se croyant tels, j’ai souri à l’audition des œuvres dramatiques du répertoire où une jeune personne est mariée contre sa volonté par les soins d’un père, d’un tuteur, d’une marâtre.

 

Cela semble impossible, invraisemblable.

 

Et voilà que je me trouvais dans une situation analogue. On m’arrachait le cœur, puis on me disait : On va te le replacer dans la poitrine ; il palpitera pour une nouvelle fiancée.

 

Tout cela dans un moment où la liberté de discussion même m’était refusée.

 

Car les personnes du « cortège » arrivaient. Demoiselles d’honneur en fraîches toilettes, le sourire de commande aux lèvres, songeant que de cet hymen naîtrait peut-être le leur.

 

Et puis ce furent les garçons d’honneur, les invités de marque, témoins ou autres.

 

Avec une énergie surhumaine, miss Tanagra, X. 323 cachaient leurs angoisses.

 

Ils m’enlaçaient dans cette aisance mondaine dissimulatrice des pensées intimes.

 

On me présentait ; moi-même, je prononçais les paroles banales que l’on échange avec des inconnus, des indifférents, que l’on doit par politesse (oh ! la politesse ! !) affecter de rencontrer avec une ineffable satisfaction.

 

Et l’impression de rêve me reprenait.

 

Ce n’était plus mes amis espions que je voyais en face de moi ; c’étaient M. et Mlle de Graben-Sulzbach, membres adulés de l’aristocratie viennoise.

 

Mon bras appartenait, paraît-il à une petite baronne qui répondait au nom d’Argire de Hohenbaufelt. X. 323 m’avait conduit à elle (je soupçonne qu’il avait en vue de me créer une occupation) et la petite baronne s’était emparée de moi.

 

En trois minutes, j’étais devenu sa chose, son homme-lige.

 

Ah ! la bavarde, accapareuse et légère baronne viennoise.

 

Elle me parlait, m’étourdissait, me confiant avec des mines flirteuses des secrets de haute importance : la pointure de ses gants, de ses souliers, très jolis à voir en vérité, quand elle les sortait des étoffes froufroutantes de sa robe, pour me permettre de les admirer, ainsi que le bas de soie à jour, sous lequel transparaissait la peau rosée comme celle d’un enfantelet.

 

Car j’admirais. La baronne n’eût pas admis qu’il en fût autrement.

 

Cette baronne Argire était ce que l’on est convenu d’appeler une femme adorable.

 

Ah ! l’adorable petite pluie fine !

 

Seulement, le calcul de. X. 323, ce calcul que je lui prête et qu’il dût faire, se trouva juste. Sous l’averse des confidences de ma compagne, je vécus en un rêve les dernières minutes me séparant de la conclusion définitive de ma vie.

 

Je pris place dans l’un des carrosses de gala.

 

Et jusqu’à Stephankirche, elle me débita des riens, sans s’arrêter, pour un peu je dirais, sans respirer.

 

Nous voici dans la cathédrale. – La baronne continue son ramage. Seulement, par respect pour le temple, elle chuchote. Mes yeux errent autour de moi. J’ai pris conscience que ma « dame de mariage », comme l’on dit ici, n’éprouve pas le besoin d’être écoutée. Elle est comme les moucherons, heureuse de pouvoir bourdonner à sa fantaisie.

 

Là-bas, le prêtre officiant s’est approché des époux, agenouillés côte à côte.

 

Mon cœur cesse de battre un moment. Il me semble que je vais tomber. Je sens que tout est fini, que les anneaux sont échangés.

 

La baronne, elle, ne s’aperçoit de rien. Comment comprendrait-elle quelque chose, alors que toute son attention doit être à peine suffisante pour mettre un peu d’ordre dans la cavalcade échevelée de ses propos enfantins.

 

Ite missa est ! Allez, la messe est dite !

 

C’est fini. Tanagra est unie au misérable Comte Strezzi !

 

Des tableaux défilent devant mes yeux. Cohue congratulante de la sacristie ; course des voitures à travers la ville, lunch assis, par petites tables, des toasts prétentieux et vides, dont chaque mot proclamant le bonheur des mariés me tombe sur le cœur ainsi qu’une gouttelette de plomb fondu.

 

Et puis X. 323, ici M. de Graben-Sulzbach, vient m’arracher à la baronne, qui déplore d’être sitôt séparée d’un gentleman (elle dit gentleman pour me flatter en qualité d’Anglais) aussi charmant.

 

Correspondant du Times, je vais partir, avec les époux, dans le dirigeable Strezzi et je rendrai compte de l’expérience aéronautique, qui, pour les héros de l’expédition, remplacera le banal voyage de noces.

 

C’est de l’Exercier platz (Place de manœuvres) du Striben-ring que nous allons nous envoler dans les airs.

 

Le dirigeable est là, énorme. L’immense poche allongée brille au soleil. Sa nacelle longue de quarante mètres, qui semble une maison démontable, suspendue au-dessous de l’enveloppe renfermant le gaz hydrogène, vacille à quelques centimètres du sol.

 

Des hommes tiennent les cordes de sûreté. Il n’y a rien à craindre d’ailleurs. Aucun souffle ne traverse l’atmosphère que le soleil s’abaissant vers l’horizon strié de flèches d’or.

 

Adieu, poignées de mains, rires. Le comte Strezzi m’apparaît. Je ne l’ai pas aperçu de la journée… Ceci s’explique ; je ne songeais qu’à Elle. Oh ! l’horrible visage dans la joie. J’ai envie de lui sauter à la gorge, de montrer à tous ces gens qui nous entourent comment un bon Anglais corrige un coquin.

 

La main de X. 323 se pose sur mon bras. Il a lu ma pensée sur mes traits ; il se penche à mon oreille et me glisse ces seuls mots :

 

– Le frère des espions doit savoir attendre !

 

Je veux l’interroger. Il est déjà dans un groupe voisin, échangeant des compliments avec des assistants que je ne connais pas.

 

Puis un signal.

 

On nous accompagne, on nous hisse dans la nacelle où attendait le personnel manœuvrier. On jette au dehors les saumons dont le poids équilibrait la force ascensionnelle. Un hurrah vibre dans l’atmosphère.

 

Et puis la terre s’éloigne, les maisons semblent s’aplatir, la foule devient fourmilière.

 

Nous montons, nous montons. Vienne déploie le labyrinthe de ses rues sous mes yeux. L’horizon s’élargit sans cesse. J’aperçois des points illustrés par la légende Napoléonienne, Schönbrunn et ses jardins, les champs de bataille de Wagram et d’Essling.

 

Plus haut encore. J’ai l’impression de chute en haut : Je tombe dans l’azur.

 

Je me sens pris d’une terreur soudaine, irraisonnée, innommable. Plus rien ne me rattache au monde, plus de tendresse, plus d’espoir. Je suis seul, tout seul dans l’espace, avec autour de moi, à droite, à gauche, partout, l’abîme.

 



Il y a de quoi devenir fou. J’ai sous les yeux, deux fois, celle que j’aime.

DEUXIÈME PARTIE

L’APACHE DE L’AZUR


CHAPITRE PREMIER

DANS LES NUAGES


J’étais penché sur la balustrade de bronze d’aluminium qui entourait toute la nacelle, n’ayant que deux solutions de continuité, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière. Ces « coupées », analogues à celles qui interrompent les bastingages d’un navire avaient pour but de livrer passage aux hommes d’équipage en cas d’avarie aux hélices. Le fond de la nacelle se continuait au delà, jusqu’aux extrêmes pointes de l’enveloppe fusiforme, par une étroite passerelle métallique, pont vertigineux jeté au-dessus du vide, et où l’homme qui s’y engageait, n’avait d’autre point d’appui qu’un filin, tendu à hauteur d’épaules, en main courante.

 

L’ombre peu à peu avait envahi le ciel. Si haut que nous fussions, sa vague ténébreuse nous avait atteints. Nous flottions à présent dans la nuit. Au-dessus de nos têtes, dans le ciel encore vaguement lumineux, les étoiles s’allumaient ; d’abord imprécises, mais augmentant d’intensité de minute en minute.

 

En dépit du naufrage intime de mon « moi », je m’intéressais à ces aspects nouveaux, inconnus de l’humanité qui rampe à terre. Le reporter du Times se donnait carrière.

 

– Que prépare Strezzi ?

 

Ces trois mots bruissent à mon oreille. Qui a parlé ? Je regarde.

 

X. 323 est auprès de moi. Sur sa physionomie de Slave désabusé, une inquiétude se marque en rides profondes.

 

– Pourquoi la question, à laquelle il m’est impossible de répondre ?

 

– Pour vous avertir. Tant que la lumière du jour a pu permettre aux yeux des « hommes terrestres » de nous apercevoir, le dirigeable a marché vers l’Est.

 

– Eh bien ?

 

– La nuit venue, il a brusquement obliqué vers le Sud.

 

– Comment savoir cela ? Il me paraît impossible de reconnaître la direction.

 

– La boussole, elle, la reconnaît. Ce disant, mon interlocuteur tirait d’une poche de son gilet, une minuscule boussole d’argent, un petit chef-d’œuvre de construction.

 

– Elle m’a indiqué ce que je viens d’avoir l’honneur de vous apprendre.

 

– Puis-je donc vous être utile en quelque chose ?

 

Il inclina la tête :

 

– Oui. Soyez reporter, c’est-à-dire curieux. On se défiera certainement de vous beaucoup moins que de moi… Ainsi, il vous sera peut-être plus aisé de découvrir des faits, peu importants en apparence, mais que je coordonnerai. Il suffit d’un bien mince point de départ pour arriver à la vérité.

 

– Eh ! murmurai-je, à quoi sert la vérité dans notre situation ?

 

Il me saisit le poignet, fouilla l’ombre d’un regard rapide, et si bas que je perçus à peine ses paroles, que je les devinai pour ainsi dire :

 

– Pour écraser un ennemi, il convient d’être renseigné sur lui.

 

Je haussai les épaules.

 

– L’écraser maintenant !

 

Certes, j’admirais l’habileté de X. 323, mais à cette heure, au fond des nuages, au milieu d’un équipage dévoué au comte, son affirmation m’apparut comme une inutile rodomontade.

 

– Vous avez tort d’enchaîner ainsi vos pensées… Max Trelam. Je me mets en opposition avec un homme qui m’a vaincu momentanément, parce que j’ignorais son labeur souterrain contre moi.

 

Je rougis légèrement. Ce singulier personnage remettait les choses au point, et en même temps, il avait reconquis son influence sur moi.

 

– Une victoire, reprit-il d’un accent où je crus discerner la douleur, une victoire ne s’achète pas sans sacrifices, il faut les faire tous, tous… pour gagner l’heure de la revanche.

 

– Oh ! vous les avez faits, prononçai-je avec amertume… Et moi plus que vous peut-être.

 

– Qui souffre est injuste, Max Trelam, je vous pardonne… et je vous renseigne… Le martyre n’est qu’à son début.

 

L’accent profond de mon interlocuteur éveilla chez moi une vibration affreuse. Mes nerfs se mirent à trembloter ainsi que des cordes tendues.

 

Je balbutiai :

 

– Que voulez-vous me faire entendre ?

 

– Ce que je sens être logique. Si ma sœur, moi-même, étions seuls, Strezzi pourrait craindre nous voir préférer la mort, solution simple, rapide. Mais il tient Ellen. Il est donc assuré que ses ordres seront exécutés… quels qu’il soient. Nous avons à gravir une échelle de honte.

 

– Laquelle ?

 

– Celle qui, à son avis, nous rendra aussi vils que lui-même.

 

– Et vous parlez d’accepter, d’obéir ?

 

– Oui.

 

Je le regardai avec stupeur… Je me comprenais stupide… Le sens de cette déclaration devait m’échapper. Mon intellect ne s’assimilait pas la pensée de X. 323.

 

Il s’aperçut évidemment de mon trouble cérébral, car il reprit :

 

– Nous accepterons, Elle et moi, parce que l’espoir de vaincre finalement nous donnera le courage nécessaire… Des heures sonnent où il faut savoir se rouler dans la boue. Il sait le point faible de notre armure, il sait comment nous frapper au cœur, mais il ignore qui nous sommes en réalité.

 

– S’il vous ordonnait de le lui enseigner pourtant ?

 

– Ceci n’est pas à redouter. Il est trop clairvoyant pour n’être pas certain que nous le tromperions… Dans ce cas notre obéissance ne saurait être contrôlée. Au surplus, la chose lui est indifférente. Il estime nous avoir réduits à l’impuissance ; il estime pouvoir nous y maintenir. Cela lui suffit.

 

Et avec un ricanement discret :

 

– Il a tort peut-être.

 

Je tressaillis. La conclusion inattendue m’ouvrait un horizon insoupçonné.

 

Il me sembla que la pensée de mon « ami » s’éclairait. Non que j’entrevisse avec netteté un projet d’avenir, mais je concevais que l’ignorance du véritable état civil de mes « associés en tribulations » constituait une lacune fort dangereuse, alors que celui dont on ignore une chose aussi capitale, est un gaillard comme celui qui me parlait en ce moment.

 

Il se pencha vers moi et ses lèvres frôlant mon oreille :

 

– S’il savait cela, fit-il lentement, il connaîtrait, ou il pourrait connaître mon visage naturel. Quand on sait ce que la nature a fait d’un homme, on démêle toujours l’être vrai sous l’être déguisé… Je parle bien entendu de ceux qui ont la pratique des transformations. L’obscurité conservée sur ce seul point est l’atout de la partie engagée… Pour utiliser cet atout, il faut se courber jusqu’au moment venu de le jeter sur le tapis.

 

Je le regardais… Ses yeux luisaient dans l’obscurité. On les eût crus phosphorescents.

 

– Actuellement, prononçai-je niaisement, dans ce désordre des idées nouvelles nées de la confidence de mon interlocuteur, votre visage n’est donc pas…

 

– Le vrai ?… Il eut un nouveau rire d’une discrétion menaçante. – Vous m’avez déjà adressé la même question, naguère, à Madrid, dans la petite maison de la rue Zorilla, et je vous répondis alors.

 

– Tout n’est qu’apparence. – La réalité est un jeu d’optique comme le faux, comme l’imaginaire, m’empressai-je de compléter, pour marquer que, moi aussi, je me souvenais.

 

Sa main, qui emprisonnait mon poignet, le serra plus étroitement.

 

– Aujourd’hui, je vous connais davantage, Max Trelam, et je vous dirai : Mon meilleur déguisement est mon être vrai. Quand je le revêts, je deviens réellement introuvable pour qui me cherche. Celui-là ne peut donc exister que lorsque j’ai échappé à mes ennemis… quand j’ai échappé, répétât-il en accentuant ces quatre syllabes. Je ne puis donc pas être l’homme qu’a créé la nature, alors que je suis captif ainsi qu’à cette heure, ou que je suis libre, comme je l’étais avant votre arrivée à Vienne. La vérité de mon moi est une arme suprême dont je serais impardonnable d’user en dehors de circonstances exceptionnelles.

 

J’avais courbé la tête. La proposition paradoxale énoncée par X. 323 m’avait causé un étourdissement. Tout le mystère de la vie de cet homme résidait en cet aveu, qu’il ne pouvait consentir à être lui-même qu’en des occasions d’exception.

 

Et en même temps, je mesurais le prodigieux ressort de cette nature d’élite, que les plus terribles épreuves ne parvenaient point à abattre.

 

II

LE CANON DU SOMMEIL


X. 323 avait disparu, jugeant vraisemblablement qu’il m’avait dit tout ce qu’il jugeait opportun de me confier.

 

Et ce ne fut pas par raisonnement, ce fut d’instinct que je me mis à sa recherche.

 

Je crois, tout bien considéré, que j’obéissais machinalement à une suggestion de l’inexplicable personnage.

 

Déjà, à Madrid, j’avais eu l’impression d’agir selon une volonté inexprimée. Je m’étais… aperçu est bien prétentieux et dit plus que ma pensée, mais une vague intuition m’avait averti que l’être de logique déductive qu’est mon « ami espion », calculait avec toute la certitude mathématique que, étant connu mon caractère, j’agirais certainement dans un sens facile à prévoir en une circonstance déterminée, et qu’il me soumettrait à des aventures voulues, pour m’amener fatalement aux actions devant servir ses desseins.

 

Mes pieds se mirent à effectuer des pas réguliers tout autour de la nacelle.

 

Oh ! l’on pouvait s’y promener. Longue de vingt mètres, large de sept, affectant la forme d’un bateau effilé aux deux extrémités, elle était occupée dans sa partie centrale par une sorte de rouf aux cloisons démontables, abritant moteur, roue de manœuvre du gouvernail, dans un premier compartiment. Un second contenait des couchettes pour les passagers et se dénommait « la cabine ». Enfin un troisième, plus spacieux que les deux autres, mais rigoureusement clos, m’avait paru être affecté au personnel manœuvrier.

 

On pénétrait dans le hall du moteur par une porte légère regardant l’avant de l’aérostat, dans la cabine, par deux ouvertures latérales. Enfin le seul accès de la dernière chambre consistait en une baie face à l’arrière.

 

Or, ayant fait le tour de la nacelle, je me heurtai presque à un groupe, arrêté devant cette baie. J’eus peine à retenir une exclamation de surprise.

 

Les causeurs étaient le comte Strezzi, X. 323 et Tanagra. Ce me fut pénible de distinguer dans la pénombre, la silhouette gracieuse de celle que j’aimais.

 

Je fis un pas en arrière, avec l’intention de me rejeter dans l’ombre, d’interposer entre elle et moi un mur de ténèbres ; mais la voix du comte arrêta le mouvement voulu.

 

– Ah ! Sir Max Trelam, vous arrivez à point. Le reporter du Times ne pouvait manquer à l’événement.

 

– Et puis, ajouta X. 323, il sera un témoin de notre complicité acceptée volontairement.

 

Le comte riposta par un rire grinçant :

 

– On ne peut rien vous cacher, mon cher beau-frère, rien du tout. Craindriez-vous le témoin Max Trelam ?

 

– Non, non, vous ne le croyez pas ? J’accepte toute la responsabilité de mes actes. Ma conception morale ne saurait être celle des bons et paisibles bourgeois de Vienne, dont la vie s’écoule entre la Grabenstrasse et le Prater. Je conçois votre mentalité, mon cher comte ; je dirai plus, elle m’intéresse. Donc…

 

– Vous vous joignez à moi pour prier Max Trelam de ne pas nous quitter.

 

L’interpellé se tourna vers moi.

 

– Je vous en prie, Max Trelam.

 

Il me sembla percevoir comme un gémissement étouffé. Tanagra s’était détournée, elle ne regardait pas de mon côté. Les deux hommes ne semblaient point s’occuper d’elle. Je voulus, moi aussi, dire quelque chose. Je demandai :

 

– De quoi s’agit-il ?

 

Mais je demeurai bouche bée en entendant le comte me répondre avec l’indifférence d’une maîtresse de maison offrant cake ou salt-lozenges à un visiteur :

 

– D’assister à une expérience du Canon du sommeil.

 

Et aimablement ironique :

 

– Je pense aller au-devant de vos désirs, car, si je ne m’abuse, vous avez quitté Londres à cette intention…

 

Et comme je demeurais muet, troublé au delà de tout ce que l’on peut, croire, il continua :

 

– Voyez-vous, chez moi le sentiment de la confraternité est excessif. Nous fûmes confrères durant quelques heures, et je souhaite épuiser en votre faveur, tout le bon vouloir que ma situation m’interdit de répandre sur la presse en général.

 

Cet Autrichien avait autre chose dont il ne se rendait pas compte. Il avait la science de me consoler.

 

En l’écoutant, j’oubliais mon chagrin, pris tout entier par une colère formidable. Ses railleries m’exaspéraient. Des injures m’eussent été moins insupportables. Vous savez le proverbe : C’est la mouche qui affole le lion. Or, sans me comparer au lion, et sans invectiver Strezzi du vocable : mouche, je concevais, avec une clarté aveuglante, la vérité de l’adage.

 

Il est probable que j’allais répliquer vertement ; mais X. 323 veillait sur moi.

 

La nuit avait beau être complète, il lisait dans ma pensée. Il coupa net la phrase cinglante déjà sur mes lèvres.

 

– Quoi, Max Trelam, vous ne demandez pas ce qu’est le Canon du Sommeil ? Avant l’expérience, quelques explications sont de mise pourtant.

 

Après quoi, sans me donner le loisir de me reconnaître :

 

– Le Canon du Sommeil, cher Max Trelam, est une sorte de couleuvrine qui expédie par le simple mouvement d’une manette, ce projectile, déjà expérimenté à diverses reprises, et que M. le comte Strezzi, l’inventeur ou presque, dénomma pittoresquement « une pilule hilare… » Celui qui tue par l’hilarité a forcément le mot pour rire, n’est-ce pas ?

 

La voix de mon « ami » était calme, et cependant elle sonnait étrangement dans le silence.

 

– Eh bien ! il paraît que dans quelques minutes, nous arriverons au-dessus d’un village, occupé par des troupes de Serbie… Là, se trouve le quartier général d’un commandant de corps d’armée, dont la compétence militaire exalte les espérances des patriotes serbes… Si cet homme vit, la guerre est presque inévitable contre l’Autriche ; des milliers de jeunes soldats périront. Eh bien, au-dessus du logis de cet homme dangereux, M. le comte Strezzi m’accorde l’insigne honneur d’actionner sa manette du Canon du Sommeil… Le général meurt de rire, et une charmante petite épidémie de choléra asiatique donnera satisfaction à ces Serbes remuants, qui ne rêvent que mort et batailles. Ceci est tout à fait intéressant. Ne trouvez-vous pas ?

 

Il me fut impossible d’énoncer un mot. La signification de la phrase prononcée tout à l’heure à mon oreille par ce même X. 323, se précisait terriblement.

 

– Nous aurons à gravir une échelle de honte, avait-il dit.

 

De honte, ah oui ! Mais d’horreur aussi.

 

C’est égal, on a raison de dire que les circonstances font l’homme. À Londres, en temps normal, je me fusse récrié ; vous avez de moi une opinion suffisamment honorable pour n’en pas douter. J’aurais flétri sans pitié l’être assez dépravé pour collaborer à une expérience criminelle, alors qu’il est toujours possible de sauver l’honneur en renonçant à vivre.

 

À ce moment, aucune idée de ce genre ne me vint.

 

Peut-être aussi, ma conversation précédente avec mon « ami » m’avait-elle suffisamment extériorisé, pour me permettre de partager la conception de son esprit. Toujours est-il que j’admirai son calme courage, que je sentis clairement l’héroïsme qu’il allait montrer en commettant le crime imposé par le vainqueur, et cela dans l’espérance problématique de délivrer un jour le monde du fou cruel, capable d’avoir imaginé le Canon du Sommeil.

 

Ô, brave Université de Cambridge ! Dire que je te maudissais jadis, quand je me débattais dans le maquis de la morale relative et de la morale absolue, des concepts contradictoires du fini et de l’infini, du particulier et du collectif. Et maintenant, c’était grâce à ce fatras que je parvenais à comprendre ce qui se passait en moi.

 

Pour une fois, la philosophie secourait son disciple !

 

Au sens pratique, j’admirais, si l’on peut employer ce mot à l’égard d’un être qui inspire le maximum de répulsion, le comte Strezzi.

 

Comme il enveloppait ses adversaires dans le réseau inextricable de ses combinaisons.

 

Miss Ellen était son otage. Tanagra portait son nom ; X. 323 se courbait captif, sous sa volonté. Cela ne lui semblait pas assez… Il supputait les lendemains moins heureux. Et il rivait la chaîne des vaincus en les associant au crime.

 

Certes, il y avait en lui un esprit atroce, un esprit du mal justifiant les mépris, les représailles les plus violentes, mais je devais reconnaître que c’était un esprit d’une certaine envergure.

 

Un léger froissement métallique me rappela à l’attention.

 

Le comte venait d’ouvrir la porte du compartiment n° 3 ; le compartiment, je le savais à présent, du Canon du Sommeil.

 

– Veuillez entrer, fit-il d’un ton poli où néanmoins on sentait percer l’ordre.

 

Il s’était effacé. Nous défilions devant lui. Tanagra détournant toujours la tête, comme si elle avait craint de rencontrer mes regards.

 

Pauvre chère victime !

 

– N’avancez pas plus loin, prononça encore Strezzi. Je referme avant de donner de la lumière. Il est inutile de signaler notre présence par un rayonnement électrique.

 

Le glissement de la porte, frottant contre les obturateurs de caoutchouc, puis une clarté intense. Des ampoules fixées aux parois, répandent sur nous les rayons blancs de la fée électricité.

 

Je promène autour de moi, un regard investigateur. En dépit de mes émotions, la curiosité qui est décidément la caractéristique du reporter, persiste.

 

La salle a vingt mètres carrés, cinq sur quatre. Les parois sont complètement nues ; elles sont revêtues d’un enduit noir, mat, sur lequel les rayons lumineux ne se réfléchissent pas.

 

Brrr ! le cadre est lugubre.

 

Mais au centre, fixé sur un bâti de bois, que des pattes boulonnées rivent au plancher de la nacelle, un canon est pointé vers la terre, ce qui lui donne l’apparence la plus hétéroclite.

 

On n’a jamais vu de canon dans cette situation sur un affût. Il mesure à peine une mètre de hauteur, son diamètre ne dépasse pas cinquante millimètres et à la partie supérieure, la culasse ouverte, rabattue autour de sa charnière, permet de constater que l’épaisseur de l’arme est à peine d’un demi-centimètre. Évidemment cette pièce d’artillerie n’a pas à résister à des pressions considérables comme ses similaires des armées de terre et de mer.

 

Cela a l’air d’un jouet un peu volumineux, et je frissonne en songeant que le « joujou » va lancer le choléra, plus terrible projectile que les obus les plus redoutables. Mais Strezzi parle.

 

– Veuillez regarder au plafond.

 

J’obéis comme mes compagnons. Bizarre le plafond, un rectangle blanc se découpe dans un encadrement noir. On croirait voir une gigantesque lettre de deuil.

 

Et des manettes cliquettent sous les doigts du comte. Je le considère. Sa taille s’est redressée de toute sa hauteur, une expression féroce crispe diaboliquement sa figure. Il me semble être le génie des ténèbres, qui commande aux désastres.

 

Il a surpris mon coup d’œil. Du doigt, il me désigne le plafond. J’y reporte mon attention.

 

Stupéfiant ! Le plafond s’anime. Sur l’écran blanc se dessinent des formes. Oui, voici un village, un joli cours d’eau, des vergers, le lavoir. Cela donne l’impression d’un plan en relief.

 

Et lui, d’une voix où vibre le triomphe :

 

– Ne vous étonnez pas… Une transformation heureuse de la phototélégraphie, expérience réalisée entre Berlin et Paris, vous vous souvenez, Herr Max Trelam, le Times en a rendu compte.

 

J’incline la tête. Mais l’explication ne satisfait pas X. 323.

 

– La phototélégraphie transmet et reproduit les images à grande distance, monsieur le comte, seulement, elle ne les transmet que si elles sont éclairées.

 

– Très juste, d’où vous inférez…

 

– Que ce que nous voyons étant sans doute le pays sur lequel nous planons…

 

– Sur lequel nous stationnons, rectifia Strezzi.

 

– Soit… planer ou stationner peu importe. Le pays est dans la nuit…

 

– Et vous ne songez pas aux rayons N, à ces rayons obscurs dont l’illustre savant français Curie avait deviné la transformation possible en rayons lumineux. J’ai réalisé ce qu’il avait soupçonné, voilà tout, et dès lors, je fais du jour avec des ténèbres.

 

Dire l’orgueil de cette affirmation est impossible. Mais ceci n’eut que la durée d’un éclair, et s’évapora comme la bouffée bleuâtre s’échappant d’une cigarette. Le comte redevint maître de lui, puis du ton froid qui lui était habituel :

 

– Ces renseignements vous suffisent-ils ? questionna-t-il.

 

Et X. 323 s’étant incliné, il reprit, l’index pointé vers le plafond :

 

– Vous discernez cette maison plus importante que ses voisines, située à peu près au milieu du village, à côté de l’intersection des deux routes coupant l’agglomération ; c’est la demeure qu’a choisie celui dont nous allons débarrasser le monde. Un dispositif ingénieux va nous permettre de pointer avec une certitude absolue.

 

De nouveau le cliquetis des manettes tapote mon tympan.

 

L’image du plafond semble se déplacer lentement. La maison désignée tout à l’heure par le comte, se rapproche du centre de l’écran où se dessine un petit disque rouge immobile. Maison et disque coïncident à présent.

 

– L’image et l’objet visé, murmure Strezzi, occupent les deux extrémités de l’axe de la pièce. Il me reste à charger.

 

Le support de bois de l’étrange canon, soutient des croisillons formant planchettes.

 

Sur les lames sont alignés des cylindres hauts d’une dizaine de centimètres. Ils sont recouverts d’une enveloppe blanche que l’on croirait être du papier. Je les ai pris un instant pour ces étuis de pastilles de menthe que débitent les pharmaciens.

 

– Voici les projectiles, énonce lentement le comte, qui en choisit un, le glisse dans le canon, puis referme méthodiquement la culasse.

 

Après quoi, il a encore un regard vers le point rouge de l’écran. Un sourire grimace sur son visage. Il désigne un levier qui dépasse l’affût et actionne à l’intérieur un invisible mécanisme.

 

– Mon cher X. 323, veuillez rabattre cette tige. Oh ! le mouvement est très doux, un enfant n’aurait point à faire d’effort.

 

Je tourne les yeux vers mes « amis ». Il me semble que X. 323 est très pâle, que ses lèvres tremblent, mais ses yeux dardent un éclair. Ma malheureuse Tanagra s’est appliqué les mains sur les yeux.

 

Oh ! le geste tragique et enfantin ! Elle craint de voir son frère devenir meurtrier !

 

Elle craint de me montrer son cher visage désolé.

 

Le comte lui aussi, les observe. Il y a une joie sinistre en lui. Ce n’est pas seulement la satisfaction d’annihiler des ennemis ; non, c’est autre chose de plus vil, de plus bas. Au fond de ce grand coupable, il y a une imagination détraquée ; il est heureux d’abaisser des êtres de noblesse, de courage, de bonté… Il est de la race de ces individus qui cueillent des roses pour les traîner dans la boue.

 

Mais le drame s’accomplit avec une rapidité étonnante.

 

X. 323 s’est ressaisi : Il s’est approché de l’affût. Il a saisi le levier que lui a montré Strezzi, et d’un mouvement brusque, net, décidé, il l’a abaissé vers le plancher.

 

Il se produit un petit crépitement. Ceci ressemble au choc contre les vitres du grésil poussé par le vent. C’est tout.

 

Instinctivement, nous levons les yeux vers l’écran. Rien n’a bougé. Rien n’est changé.

 

– Le « rire » est parvenu à son adresse, plaisante le comte. Ceci le prouve.

 

Et comme Tanagra, les traits toujours voilés de ses mains tremblantes, fait un pas vers la porte, il la retient par ces paroles dont mon cœur se serre affreusement.

 

– Inutile de vous éloigner, dans dix minutes, ce sera votre tour.

 

L’écran est redevenu blanc. La sourde trépidation de l’hélice nous avertit que le navire aérien s’est remis en marche.

 

III

UN CRIME ANONYME CONTRE ANONYME


Je venais d’assister à la perpétration d’un attentat effroyable, dépassant en horreur tout ce que la tradition nous rapporte au sujet des grandes tueries et je conservais un calme vraiment inexplicable.

 

Bien plus, j’examinais le Canon du Sommeil avec une attention presque bienveillante. Je me confiais le hip ! (cri d’applaudissement) qui retentirait de la Clyde à la Mersey et à la Tamise, lorsque je publierais dans le Times la description du mystérieux engin.

 

Cela fut si fort, que je m’oubliai jusqu’à dire au comte Strezzi :

 

– Vous permettez que je prenne un croquis, qui m’apparaît sensationnel.

 

Ce à quoi il répondit avec un mélange d’ironie et de bienveillance :

 

– Oh ! un croquis à un seul exemplaire. Je serais désolé de vous refuser cela.

 

Il me sembla qu’un sourire aussitôt effacé, passait sur le visage de X. 323. L’homme indéchiffrable avait-il voulu que je fusse en cet état d’esprit ?

 

Je n’oserais certes pas affirmer le contraire.

 

Je me mis donc à dessiner, tandis que le doux ronflement du moteur m’annonçait que ma « salle de dessin » se déplaçait à pas mal de kilomètres à l’heure.

 

Cinq, six, dix minutes au plus me permirent d’exécuter un croquis de la salle, avec son canon, l’écran phototélégraphique, les manettes, les projectiles. Oh ! dear me, dans un encadrement approprié, quel admirable dessin de première page pour le Times !

 

Le comte vint jeter un coup d’œil à mon travail. Sans un mot, il m’indiqua même une légère correction. Sans un mot, dis-je, cela est exact, car il se borna à appuyer successivement son index sur un point de mon dessin et sur l’organe correspondant du canon.

 

Au surplus, la cabine semblait être une succursale des tours du Silence à Bénarès. Tanagra avait laissé retomber ses mains à ses côtés, elle regardait droit devant elle, dans une stupeur épouvantée. X. 323 s’était rapproché ; il avait emprisonné le cou de la jeune femme de son bras, et ses lèvres, posées sur ses cheveux bruns et or, il murmurait peut-être des encouragements que je n’entendais pas.

 

Strezzi, lui, considérait attentivement un instrument, analogue d’aspect à un manomètre, mais muni de trois aiguilles qui tournaient avec des vitesses différentes autour d’un centre commun. On eût cru qu’il nous avait oubliés. Il ne paraissait plus s’occuper de nous, et je me souviens que je m’hypnotisai sur l’appareil dont la vue l’absorbait.

 

Soudain, les aiguilles cessèrent de se mouvoir. Au même instant, le ronron du moteur se tut. Notre « vainqueur » actionna les boutons et manettes… Et de nouveau l’écran du plafond se peupla d’images, m’apprenant que le dirigeable avait stoppé au-dessus d’une région mamelonnée, couverte de forêts.

 

Où était situé ce district, à quelle nationalité, à quel groupement politique appartenait-il ? Je devais toujours l’ignorer.

 

Comme tout à l’heure, les images glissaient sur l’écran. Je compris que le comte amenait en contact avec le disque rouge de visée, un point qu’il désirait bombarder d’un projectile de sommeil et de contagion.

 

Et je suivis curieusement le maniement, intrigué de savoir quel pouvait être l’objectif ; dans un pays qui me paraissait un désert forestier.

 

Je n’attendis pas longtemps. Un ravin profond se dessina sur le plafond. Je ne l’avais pas aperçu plus tôt, parce que les taillis couvrant les hauteurs me le masquaient.

 

Un petit château mi-féodal, mi-moderne, occupait le fond de la dépression, au bord d’une jolie rivière qui serpentait entre des bouquets de bois, des prairies apparemment disposées en parc.

 

Était-ce à ce château qu’il allait envoyer un message de mort ?

 

Oui. Le bâtiment coïncide avec le disque rouge, tout mouvement s’arrête.

 

Lentement Strezzi reprend un projectile, il charge le canon du sommeil.

 

La culasse se referme. Après quoi, son regard se pose sur Tanagra.

 

– À votre tour, ma chère femme, de collaborer à mon œuvre… pacifique.

 

Ma chère femme ! Les mots sonnent dans mon crâne comme une atroce plaisanterie. C’est un rire de lutins dans la lande du pays de Galles qui devrait accompagner la voix du comte.

 

Ma « fiancée » d’hier, aujourd’hui à jamais étrangère, a un grand geste de recul, d’horreur. Ses mains tendues désespérément en avant semblent repousser le crime auquel on la convie.

 

Quel crime ?

 

Nous l’ignorons. Qui réside dans ce château inconnu ? Qui donc, au milieu de cette forêt dont nous apercevons seulement l’ombre, l’image, a été condamné par notre terrible compagnon ?

 

Tout nous est voilé, tout. Sur terre, personne ne saura qui a frappé, aucun de nous ne saura qui fut victime.

 

Le crime restera anonyme contre anonyme. X. contre X., dirait mon ami Loystin, l’aimable sollicitor de Belgravia.

 

Pourquoi pensai-je à Loystin à ce moment précis… Je ne vous le dirai pas, car je serais incapable de me le dire à moi-même. Mon imagination, ma folle du logis me transporte une seconde dans Belgravia.

 

Je vois le square, avec ses maisons toutes semblables, où je reconnais cependant sans peine celle de Loystin… la plaque du sollicitor à droite de la porte, le perron à la deuxième marche usée par les pieds des visiteurs ; cette marche qui a doté le brave Loystin d’un tic dont s’amuse le tout Londres judiciaire. Depuis dix ans en effet, le sollicitor se propose de faire remplacer le degré usé par un degré neuf. C’est une obsession véritable qui revient à chaque instant dans sa conversation. Seulement, il faudrait une conférence d’un quart d’heure avec Olscrap, l’entrepreneur, et ce quart d’heure indispensable, mon digne ami ne l’a jamais eu à sa disposition.

 

À quoi s’amuse la pensée. Un mouvement de X. 323 la ramena de Belgravia à bord du dirigeable suspendu dans l’espace noir sur la tête des gens qui vont mourir.

 

Il a pris Tanagra par la taille. Il l’amène doucement mais irrésistiblement vers le levier du Canon du Sommeil.

 

Cela est silencieux et atroce. C’est la pantomime d’une épouvante surhumaine. Les deux acteurs semblent des marionnettes tragiques. Leurs gestes sont raides, heurtés ; ils me donnent l’impression d’assister à une chose non vécue. Et je sais qu’ils vivent, hélas ! et mon cœur se tord en moi éperdument.

 

Strezzi regarde comme moi. Ah ! lui, son cœur est certainement tranquille ; à son sourire tragique, à toute son attitude, je jurerais que le spectacle lui est divertissant. Et j’ai peur de sa gaieté… Cet homme est une bête féroce et nous sommes dans sa cage… à mille pieds du sol !

 

X. 323 a appuyé la main de la jeune femme sur la poignée du levier. Au contact du métal, elle a une plainte dont je frissonne jusqu’aux moelles.

 

Est-ce de ses lèvres qu’a jailli ce hululement lugubre… Oh ! pas fort, ce n’était pas un cri, à peine un murmure… les mots sont bêtes, aucun ne rend les sensations inhabituelles… Enfin, j’ai conscience que je viens d’entendre une déchirure d’âme.

 

Clac ! un choc métallique. Achevant son rôle de guideur au crime, X. 323 a contraint sa sœur d’abaisser le levier de détente.

 

Le projectile est parti… les condamnés inconnus ont commencé leur éternelle hilarité.

 

Et comme je me sens glacé, avec ce sentiment que mes muscles se sont soudain durcis, pétrifiés, Strezzi ricane :

 

– Les noms ne font rien à l’affaire, mais il est bon de pouvoir donner une forme à ses souvenirs… Femme, ô ma chère épouse, je vous ai chargée de punir une femme qui conspirait contre la paix du monde. Une princesse et son enfant sont rayés de la liste des vivants. La paix est assurée.

 

Pauvre Tanagra ! Elle tourna vers lui un regard égaré, puis tomba à genoux.

 

Oh ! l’immonde individu. Faire d’elle la meurtrière d’un petit enfant !

 

Il eut un haussement d’épaules, puis fit retentir la sonnerie électrique.

 

La porte du réduit s’ouvrit aussitôt, livrant passage à plusieurs hommes de l’équipage, vêtus de ce costume mi-marin, mi-civil, que le comte avait adopté à son bord.

 

Celui-ci désigna mes « amis ».

 

– Conduisez les passagers au compartiment n° 2.

 

Il s’inclina devant X. 323, enlaçant la Tanagra qu’il venait de relever :

 

– Je vous serai obligé de rester enfermé, avec votre sœur et Max Trelam, jusqu’à l’arrivée au but de notre voyage. Miss Ellen vous recevra au débarquement ; ainsi vous verrez que je tiens loyalement mes engagements à l’égard de qui ne se dérobe pas à ses promesses.

 

Un instant après, mes amis et moi-même étions enfermés dans la cabine hermétiquement close. Le moteur renflait de nouveau avec une force indiquant que le dirigeable donnait son maximum de vitesse. Maintenant X. 323, stupéfiant de calme parmi tant d’émotions, consultait sa minuscule boussole, et d’une voix calme, disait :

 

– Après être descendus vers le Sud, nous remontons droit au Nord.

 

Ce renseignement n’avait rien de particulièrement émouvant, n’est-ce pas ? Eh bien, il provoqua une détente brusque de mes nerfs tendus à se briser. Je m’affalai sur un siège et me pris à sangloter follement, entraînant à pareille manifestation lacrymale la pauvre Tanagra.

 

Je me souviens que X. 323 nous encouragea. Des mots affectueux bruirent à mes oreilles. Il semblait impassible et cependant, (maintenant que je le connais bien, je sais combien tendre est son âme) il devait souffrir affreusement.

 

Mais cet homme prodigieux a une volonté poussée jusqu’à l’incroyable.

 

Il a un cœur d’enfant qu’une volonté de bronze parvient à dissimuler.

 

Nous nous reconnûmes, tous trois rapprochés, lui entre nous deux, l’une de ses mains étreignant les mains de sa sœur ; l’autre emprisonnée dans les miennes. Je crus l’entendre dire :

 

– Pauvres enfants !

 

Je compris de travers. – Je crus qu’il faisait allusion à ce petit prince, dont Strezzi nous avait annoncé le trépas.

 

– Oh, oui ! murmurai-je, pauvre petit inconnu !

 

Mais il frappa du pied, et la voix dure, comme si ma réflexion eût été la goutte d’eau qui fait déborder le verre :

 

– Celui-ci, je ne le connais pas, ma pitié reste vague… Ceux que je plains, c’est vous !

 

Son regard allait de sa sœur à moi-même.

 

Ce coup d’œil jeta dans mon épouvantable tristesse, comme un rayon de soleil.

 

Je sentis que désormais X. 323 voyait en moi un frère, qu’il m’estimait assez pour m’admettre en sa parenté.

 

Et je fus délicieusement flatté d’avoir forcé l’estime d’un espion, à qui mon affection, ma sympathie, mon respect étaient allés de suite.

 

IV

L’ANGOISSE DE VOIR DOUBLE


– Vous voudrez bien vous laisser bander les yeux. Dans cinq minutes, vous serez débarrassés et miss Ellen sera en face de vous.

 

Voilà ce que prononça le comte Strezzi en nous joignant dans la cabine.

 

Il est absolument sûr que nous ne protesterons pas, car sans attendre notre réponse, il ajoute :

 

– Allez !

 

Les matelots du dirigeable, qui le suivent, s’approchent de nous. Que tiennent-ils donc à la main. Ce ne sont point des « bandeaux », mais des masques qu’ils nous appliquent sur le visage.

 

Oh ! Comme cela, nous sommes bien aveuglés ! Quel luxe de précautions ! Décidément le comte Strezzi est le diable en personne, ou plutôt le diable légendaire ne serait auprès de lui qu’un naïf petit garçon.

 

Un bandeau peut glisser, permettre de voir sans que le geôlier s’en doute ; mais un masque plein… J’en arrive à douter de X. 323. Jamais il ne triomphera d’un pareil ennemi, dont l’astuce exceptionnelle se révèle dans les moindres détails.

 

– Attention, fait une grosse voix, nous allons débarquer.

 

Nous sommes donc arrivés ? C’est vrai, le moteur ne fonctionne plus. Quand s’est-il arrêté ? Tout à l’heure, sans doute. Nos préoccupations nous ont empêché de le remarquer. Et puis cela n’a aucune importance. Nous allons sortir de cet odieux dirigeable ; nous allons voir miss Ellen.

 

Je me sens troublé à cette pensée… pourquoi ? C’est l’avenir qui explique toutes choses. Telle est la réponse philosophique aux innombrables questions que le présent est inapte à élucider.

 

Mais j’ai une confiance robuste dans mon intellect. Aussi je n’hésite pas à me déclarer que mon émoi provient uniquement de ce que je me demande si miss Ellen, en personne, ressemble aussi étonnamment à sa sœur que la photographie vue à Trilny-Dalton-School, avant mon départ de Londres.

 

On me prend par le bras. Une grosse voix m’avertit paternellement :

 

– Attention, ne vous heurtez pas au chambranle… ; tâtonnez avec le pied, il y a deux degrés à descendre… là, vous voilà sur le pavé de la cour.

 

C’est vrai. Mes pieds foulent des pavés. Je suis sur la terre ferme.

 

– Marchez sans crainte, m’ordonne mon guide.

 

J’obéis. Je compte trente pas. Je crois que j’ai lu naguère un roman d’Anne Radcliffe, où un prisonnier, ou une prisonnière, je ne souviens pas bien, dans une situation aussi obscure que la mienne, se rend compte de la disposition de sa prison, tout simplement en se livrant à la petite opération que j’indique.

 

C’est résolument ridicule, je le pense comme vous. Ce qui ne m’a pas empêché de nombrer mes pas. Trente ! Alors le sol change. Ce sont des dalles très larges qui me supportent. Et puis la résonnance m’avertit que nous parcourons un vestibule.

 

Trois marches, puis quarante-trois pas, un couloir sans doute. Je redescends quatre degrés… Tiens nous revoici en plein air. Dans un jardin probablement, car mes pieds foulent un petit gravier qui craquelle sous mon poids.

 

Décidément, nous traversions un jardin. À deux reprises des branches me caressèrent un peu rudement. Cela était décisif.

 

Et puis derechef, des degrés au nombre de cinq, et ils sont en bois, avec une double rampe rustique. Cet escalier n’est point large, car mon guide monte derrière moi en me disant :

 

– Prenez la rampe à droite et à gauche.

 

Sur la dernière marche, il me reprend le bras.

 

– Attention, une porte à droite.

 

Cette fois nous pénétrons dans un salon, un parloir, ou quelque chose d’approchant. Je foule un tapis. On me pousse dans un fauteuil.

 

On chuchote, on s’agite autour de moi. Enfin je perçois l’organe sec du comte Strezzi.

 

– Enlevez les masques et laissez nous.

 

Pffuit ! Mon masque cesse d’appliquer son moulage sur ma figure.

 

Ébloui par le brusque passage de l’obscurité à la lumière, j’entrevois confusément un salon assez luxueux, deux larges fenêtres avec baldaquins et rideaux rouges et or, donnant sur un jardin touffu… et je referme les paupières.

 

Quand je les relève, je puis regarder mieux… Je reconnais X. 323, mon frère, ma chère bien aimée sœur Tanagra, assis comme moi.

 

Et en face de nous, debout près d’une tenture qui semble masquer une porte, Strezzi, avec à ses côtés, un gros homme, de tournure militaire, qui lui parle à voix basse, soulignant ses phrases murmurées de gestes obséquieux.

 

– Eh bien, Herr Logrest, prononce le comte, je crois que le doux instant de la réunion est venu.

 

– À vos ordres, à vos ordres, bredouille le personnage écartant la tenture. – Entrez, entrez, Fräulein ; ceux qui se trouvent là seront heureux de vous voir.

 

Un tourbillon d’étoffes traverse le salon dans un cri étranglé. C’est Tanagra qui a bondi vers la silhouette féminine, apparue à l’appel de celui que le comte a nommé Herr Logrest… Elle a enlacé la nouvelle venue. Des bruits de baisers, des soupirs, et puis elle entraîne la personne vers X. 323.

 

– Enfant chérie… ; notre frère.

 

Je suis médusé. Mon cerveau ne pense plus, les Ménechmes, Amphitryon, Martin Guerre, Cockwell, Toms et Gil, j’ai lu l’histoire de ces prodigieuses ressemblances, mais lire n’est point voir. Devant la réalité, je me sens déconcerté, flottant dans un brouillard de rêve.

 

X. 323 est là, entre deux Tanagra, identiques de traits, de taille… et même ce qui m’étonne, de costume.

 

C’est la même jaquette, la même jupe trotteuse, les mêmes brodequins de cuir fauve… Le chagrin a marqué d’empreintes semblables les deux adorables visages. La rieuse vierge de Trilny-Dalton-School s’est fondue en mélancolie comme sa sœur.

 

Et à ce moment, Strezzi qui s’est approché de moi sans que je prête attention à son mouvement, se penche à mon oreille.

 

– Herr Max Trelam, je n’ai pas d’animosité personnelle contre vous. J’ai été désagréablement affecté de devoir barrer votre chemin d’amour…

 

Et riant sans bruit :

 

– Avec l’aide d’un couturier, deux robes commandées au lieu d’une, j’ai obtenu cet effet que l’on peut confondre l’une des sœurs avec l’autre… Ceci pour vous démontrer que je souhaite votre contentement, que les niais seuls s’abandonnent au désespoir et qu’une fiancée perdue se remplace. – Si j’étais banquier, je vous dirais : c’est un simple transfert d’amour.

 

Il ne me vint aucune réplique à l’esprit.

 

Le fait que cet homme antipathique formulât, en termes semblables, la pensée énoncée par ma sœur Tanagra, me pétrifia littéralement.

 

Du reste, Strezzi n’avait pas attendu ma réponse. De même qu’un corsaire qui, après avoir craché sa bordée d’obus à l’ennemi, s’empresse de se mettre hors de portée, il avait rejoint le gros homme, Herr Logrest, lequel, la face épanouie, assistait à la scène en personnage philosophe que le triomphe des coquins n’empêche pas de dormir.

 

Et puis, by Jove, on eût cru qu’il agissait de concert avec ma chère Tanagra.

 

Je n’avais pas encore repris mon équilibre moral, que celle-ci venait à moi, tenant sa sœur par la main, et elle disait, me présentant à sa vivante image :

 

– Ellen, sir Max Trelam… Un loyal gentleman à qui notre frère et moi serions heureux de confier ce que nous avons de plus cher au monde. Tu sauras plus tard quelles preuves d’affection, de confiance, de dévouement, il nous a données.

 

La main de miss Ellen se tendit. La prendre, c’était acquiescer aux paroles de Tanagra, dont le double sens ne pouvait m’échapper.

 

Cela est exact ; mais la refuser eût constitué une injure imméritée.

 

Et je pris la main de la jeune fille, avec l’impression que mes doigts pressaient la main de Tanagra. C’était la même peau satinée, la même forme élégante, longue sans être grande, mince sans être menue.

 

Et je baissai les paupières sous le regard que miss Ellen fit peser sur moi.

 

Quel étrange regard. Je pensai y lire la prière, la gratitude, une sorte de foi admirative. Pourquoi tout cela ? Bien certainement, les événements m’avaient accordé le « coup de marteau », grâce auquel les sages expliquent toutes les actions des fous.

 

Car quelle apparence que la jeune personne songeât à m’implorer ou à m’admirer. À la rigueur, je pouvais admettre sa reconnaissance indéfinie, puisque sa sœur venait de rendre témoignage à mon amitié dévouée. Et encore une toute petite reconnaissance, une petite reconnaissance à bouton de stuc, comme disent les Chinois pour exprimer qu’un homme n’est pas même mandarin de dernière classe.

 

Et cependant, elle disait, cette copie troublante de la Tanagra :

 

– Je vous remercie, sir Max Trelam. Déjà, ma sœur m’avait dit votre bonté.

 

Je fis un geste de dénégation modeste. Cela me paraissait incomparablement plus facile que de prononcer une parole. Ma langue, positivement, s’était collée à mon palais. Et puis mes yeux communiquèrent à mon cerveau une impression de vertige. Je ne pouvais me défendre de penser que je voyais double.

 

Cette Tanagra qui parlait auprès de cette Tanagra, l’écoutant avec un mélancolique sourire, me plongeait dans une atmosphère d’irréel.

 

Si la scène s’était prolongée, je crois que je serais tombé dans la folie.

 

Mais le comte Strezzi veillait. Il s’était avancé vers nous.

 

– Après ce voyage nocturne, fit-il du ton paisible d’un hôte, soucieux du bien-être de ses invités, j’estime que vous aurez plaisir à réparer les outrages de la route. Si vous le permettez, je vais vous faire conduire aux chambres préparées pour vous recevoir.

 

– Je ne quitterai pas ma sœur, questionna Tanagra ?

 

– Miss Ellen vous accompagnera, puisque vous le désirez, chère comtesse. Il n’est jamais entré dans mes vues de séparer deux sœurs aussi tendrement unies.

 

Sur les lèvres de X. 323, je crus voir passer un sourire.

 

Qu’est-ce qui amenait ce sourire ; impossible de le savoir. Je m’accoutumais d’ailleurs aux interrogations, non suivies de conclusions et je n’insistai pas.

 

Au surplus, une fille de service, et un grand garçon blond que je jugeai être un valet de chambre, paraissaient, appelés sans doute par une sonnerie que je n’avais pas entendue.

 

– Martza, ma fille, ordonna Logrest, vous allez guider ces dames vers les chambres bleue et rouge. En passant, vous indiquerez la salle du Madgyar à cet honorable monsieur.

 

L’honorable monsieur, c’était moi.

 

Il s’adressait déjà à l’homme arrivé en même temps que la servante Martza.

 

– Frickel, je vous charge du seigneur que voici. – Son index touchait presque la poitrine de X. 323. – Vous savez l’appartement désigné ?

 

X. 323 sur les pas de Frickel ; moi, suivant les deux Tanagra enlacées, lesquelles marchaient derrière la servante Martza, nous quittâmes le salon tandis que Herr Logrest se frottait les mains d’un air satisfait, sans que je pusse percevoir le motif de sa satisfaction.

 

V

EN FORTERESSE


Un escalier d’une trentaine de marches, un corridor. Martza me désigne une porte.

 

– C’est ici la chambre de Meinherr… Que Meinherr laisse la clef sur la porte. Sans cela, s’il appelait, on serait forcé de l’obliger à ouvrir.

 

Très attentionnée, cette fille. Je la remercie, ce qui paraît l’étonner. Tiens, tiens, la politesse ne serait-elle pas une habitude chez Herr Logrest.

 

Oui, vraiment, je suis enchanté d’être seul, dans ma chambre. Elle n’est point luxueuse… Mais dans sa simplicité, elle me convient.

 

Et je procède à des ablutions qui me rendent toute ma clarté d’esprit. Un bon tub est encore le meilleur remontant, après une excursion forcée en dirigeable et des expériences macabres d’Artillerie du Sommeil.

 

On est dominé irrésistiblement par certaines habitudes. En Angleterre, ce qui marque pour nous la fin d’un déplacement, d’un exercice quelconque, c’est le tub.

 

Ceci peut faire comprendre qu’en proie à une violente appétence de ce plaisir hydraulique, je n’avais prêté qu’une attention distraite à ce fait que X. 323 n’avait pas suivi le même couloir que nous.

 

Une fois dans ma chambre, je n’eus pas la curiosité de regarder tout d’abord sur quelle vue s’ouvrait ma fenêtre, ce à quoi une lady n’aurait pas manqué.

 

Non, toutes mes facultés d’attention furent concentrées sur l’ouverture de ma valise que je retrouvai là, sur le déploiement de mon tub pliant de caoutchouc et…, je m’arrête pour ne pas sembler un professeur d’hydrothérapie.

 

Tout en barbotant, je me remémorai la plaisanterie célèbre de Blincklate, ce disciple de Mesmer, lequel, remarquant que la cuve trépidante de son maître n’attirait plus la foule, imagina d’assimiler chaque race humaine à une espèce animale.

 

Ah ! la théorie fit du bruit dans le monde, et les neuf dixièmes de mes compatriotes se fâchèrent, rouge comme une veste de horse-guard, ce en quoi ils eurent tort, parce que ce plaisant de Blincklate avait énoncé ce paradoxe.

 

– L’Anglais et le canard naquirent de la même cellule organisée.

 

N’était-ce pas cependant proclamer la prospérité de la race anglaise qui, pas plus que le canard, nous disons duck dans notre langue, ne craint l’onde.

 

Et puis, un peuple chez qui le plus tendre mot est canard, chez qui l’on réserve à la bien-aimée, le vocable caressant de darling little duck (cher petit canard), est-il bien fondé à se fâcher au seul nom de ce palmipède, nageur émérite et rôti délicat !

 

On rêve sous la douche aussi bien qu’ailleurs. Mais, plaisirs aquatiques ne durent qu’un moment, ainsi que le dit une romance sentimentale. Je dus songer à rejoindre mes compagnons de voyage.

 

Mystère des associations de pensées. Le darling little duck m’avait incité à songer qu’aucune fiancée ne m’était plus engagée, et que l’épithète touchante et ridicule créée par les amants de la vieille Angleterre, devrait demeurer sans emploi au fond de ma cervelle.

 

Niète disparue, Tanagra mariée au comte Strezzi… Pauvres d’Elles ! Pauvre de moi !

 

Vous voyez la transition, je pensais à présent à miss Ellen.

 

Oh ! Sans intention de reporter sur elle la tendresse vouée à sa malheureuse sœur.

 

L’affection ne se transporte pas ainsi qu’un vase d’un endroit à un autre.

 

Oh ! chère, chère lointaine petite chose aimée, quelle plus grande marque d’affection me pourriez-vous assurer, que de prétendre me donner à une autre, cette autre étant vous par la forme, le geste, la voix… Ah ! si elle avait aussi votre âme, je sens que je serais lâche devant la douleur, que je me laisserais conduire. À défaut de vous, je m’efforcerais d’aimer votre image.

 

Je vais mettre fin à ce tête-à-tête avec moi-même. J’en ai assez de ma conversation, de mon raisonnement, de tout… !

 

Je tire la gâche de la serrure.

 

Voilà qui est drôle, la porte ne s’ouvre pas. Je tire plus fort aussi inutilement.

 

Je regarde… Ah ! je suis enfermé… Ah ça ! Comment ai-je tourné la clef sans m’en apercevoir ? Et cette phrase à peine exprimée, je m’applique une calotte sur le crâne, avec tant de conviction, que je me fais mal. C’est de la folie. Je n’ai pas pu tourner la clef, attendu que je l’ai laissée au dehors, suivant le conseil de la servante Martza.

 

Je vais appeler… Là-dessus, j’appelle, tout à fait sans résultat.

 

Je secoue la porte, cachée jusque-là par une tenture légère, et je m’aperçois qu’elle est de chêne plein, renforcée de ferrures décrivant des arabesques artistiques, mais qui lui assurent néanmoins plutôt l’apparence d’un vantail de prison, que d’une honnête clôture de bedroom (chambre à coucher).

 

Prison ! Il y a des mots qui font passer un petit frisson sur l’échine.

 

Brrr ! Prison. Je cours à la fenêtre, j’écarte les doubles rideaux de mousseline.

 

Le pied fourchu de Satan s’appuie sur ma nuque[3], il y a des barreaux au dehors.

 

Des barreaux qui m’empêcheraient de sortir, moi ; mais qui ne sauraient arrêter ma vue, malheureusement, car ce que je vois ne me réjouit aucunement.

 

Figurez-vous une cour sombre quoique vaste. Elle mesure bien cent mètres de côté. Tout autour des bâtiments que les intempéries ont revêtu d’une teinte de suie.

 

Et ces bâtiments sont aveugles, c’est-à-dire qu’ils ont bien des fenêtres, mais que celles-ci sont cachées par des volets de tôle dressés obliquement, afin que la lumière ne puisse pénétrer que par la partie supérieure dans les locaux qu’elles éclairent.

 

Avec mes barreaux dont je me plains, je suis un favorisé. Une grille vaut mieux qu’un volet plein.

 

Satané comte Strezzi. Ne lui a-t-il pas suffi d’épouser ma regrettée Tanagra, de l’employer comme « canonnier du sommeil » ? Une prison, et une prison tout à fait noire et désagréable.

 

Je retourne vers la porte pour tambouriner de nouveau. Je veux que quelqu’un vienne au bruit et me déclare que je suis prisonnier.

 

Mais à l’instant où je vais heurter, j’ai pris une chaise pour frapper plus bruyamment, je demeure le bras levé… ; un roulement redoublé résonne dans le couloir… Je devine, ce sont les deux Tanagra, qui indiquent de cette façon, qu’elles aussi sont enfermées dans les chambres Bleue et Rouge, comme moi-même dans celle des Madgyars.

 

Ceci est une nouvelle preuve. Nous sommes en prison. Je devrais m’en tenir là. Mais j’ai une véritable crise d’entêtement. Je suis en proie à cette idée baroque qu’il faut que l’on me dise que je suis prisonnier.

 

Et je m’escrime : Vlan ! plan ! ran ! plan ! La porte résonne, les ferrures vibrent ; c’est un vacarme assourdissant. Je n’entends plus mes voisines, mais je suis convaincu que le renfort, apporté par moi, doit les encourager à faire le plus de bruit possible.

 

Je m’arrête brusquement. La clef vient de grincer dans la serrure.

 

Parfaitement ! Le battant tourne sur ses gonds.

 

La servante Martza est debout sur le seuil.

 

C’est une grande fille d’un blond fade, avec des yeux à fleur de tête, d’une teinte grise indécise, bienveillants et stupides.

 

– Ah bien ! fait-elle avec un rire lourd, Herr Logrest a eu raison de vous réserver la chambre des Madgyars. La porte est solide au moins.

 

– Si l’on ne m’avait pas enfermé, j’aurais évité le bruit.

 

– Bon ! Mais vous seriez sorti alors.

 

– Vous voulez me faire comprendre que je suis prisonnier, murmurai-je, très mécontent au fond d’acquérir la certitude qui, une minute plus tôt, m’apparaissait être absolument nécessaire à mon bonheur.

 

Elle rit de plus belle :

 

– Oui et non.

 

– Oui ou non, Martza, on ne saurait à la fois être et ne pas être.

 

– Bien sûr, le Herr parle comme une personne raisonnable… Seulement je ne sais pas comment lui répondre. Pour être prisonnier, il est certain que le Herr l’est un peu ; mais il ne l’est certainement pas tout à fait.

 

Elle étendit sa main rougeaude vers la fenêtre.

 

– Il y en a d’autres par là qui le sont bien davantage.

 

Ah oui ! Ceux qui se trouvent derrière les volets pleins. Elle a raison cette fille.

 

Elle est évidemment simple d’esprit, mais elle se sert judicieusement de la petite part qui lui a été dévolue. Après tout, les sots sont susceptibles de donner des renseignements aussi bien, et même parfois mieux (réflexion machiavélique !), que les gens cérébralement doués.

 

Mais Martza qui, à chaque instant, explore le couloir du regard, s’écrie tout à coup :

 

– Ah ! voilà les dames. Je vais vous conduire au salon où le gouverneur vous attend tous les trois.

 

– Le gouverneur ! De quel gouverneur parlez-vous ?

 

La question ramène le rire sur la face de la fille :

 

– Herr Logrest donc, qui commande dans cette forteresse de Gremnitz.

 

Gremnitz… Enfin je sais où Strezzi nous a conduits, et ma mémoire géographique me murmure sur le ton d’un jeune scolaire garçon, récitant son cours :

 

– Gremnitz, petit bourg de Galicie (Autriche). Trois à quatre mille habitants, employés pour la plupart dans les verreries, principale industrie de la région. – Château fort du quinzième siècle, transformé aujourd’hui en prison d’État.

 

Et je me confiai, non sans une amertume très désobligeante :

 

– Comme le dit cette grosse bête, je ne suis peut être pas tout à fait prisonnier ; mais il est certain que je suis complètement dans une prison.

 

Or, une prison a beau dater du XVe siècle, sa résidence forcée manque de charme.

 

Vous jugez que j’abordai les deux Tanagra avec une gaieté des plus relatives.

 

Du reste, leurs paroles n’exigèrent de ma part aucune manifestation joyeuse.

 

– Alors, nous sommes captives, fit la triste comtesse Strezzi d’un ton douloureux. Le comte déploie véritablement un luxe excessif de précautions.

 

– Oui, répondis-je vivement, dans un ardent désir de partager avec elle ce que je savais. Nous nous trouvons dans le château de Gremnitz, prison d’État.

 

– Ah ! soupira-t-elle. – Et brusquement, comme mordue au cœur par une crainte nouvelle, elle planta son regard clair dans mes yeux, prononçant : Et mon frère ?

 

Eh ! le savais-je ce qu’était devenu X. 323. Captif comme nous, sûrement, mais où ?

 

Martza s’empressa de nous renseigner. Apparemment, il lui était agréable de converser avec des gens qu’elle supposait d’importance. La forteresse Gremnitz ne reçoit pas des malfaiteurs vulgaires.

 

– Frickel a conduit le herr à son appartement. Maintenant, le gouverneur vous attend ; il est probable que le frère de la Dame Bien Née (locution respectueuse) se rendra aussi au salon.

 

– Allons-y donc sans tarder.

 

Dans l’accent de Tanagra, je démêlais une inquiétude dont le sens m’échappait. Que craignait-elle donc encore ?

 

Miss Ellen nous regardait tous deux les paupières mi-closes. Elle semblait retenir avec peine les paroles qu’elle aurait souhaité prononcer. Tout à coup, elle saisit impétueusement sa sœur dans ses bras, couvrit ses joues de baisers, puis du ton de la prière.

 

– Viens, sœur Tanagra.

 

Elle savait ce nom donné par moi à l’aimée. Elles avaient donc parlé de moi.

 

Je dus rougir… Mais elles se mettaient en route, précédées par Martza qui ouvrait la marche avec des grâces de tambour-major dirigeant ses frappeurs de peau d’âne.

 

Je n’avais qu’à suivre le mouvement, ce que je fis très préoccupé.

 

Nous nous retrouvâmes dans le salon, dont les fenêtres situées à l’opposite de celles de ma cellule. – (Depuis que je me savais prisonnier, la chambre des Madgyars n’était plus à mes yeux qu’une cellule, un cabanon, ce que l’on peut trouver de plus impertinent pour une chambre.) – Par les fenêtres donc, j’apercevais les verdures du jardin, paysage plus agréable que la cour morose contemplée tout à l’heure.

 

Seulement je ne pus me livrer à mon aise à cette cure de vert.

 



Le dirigeable s’était volatilisé en une auréole de feu.

 

Le bedonnant gouverneur Logrest était là, tout seul… Ah ça ! qu’avait-on fait de X. 323 ? Les deux sœurs se firent la même réflexion, car Tanagra murmura :

 

– Je ne vois pas mon frère.

 

Ce qui parut réjouir infiniment l’énorme gouverneur. Il répliqua de suite :

 

– Ne vous inquiétez pas, Frau comtesse. Il ne court aucun danger. Seulement il paraît que c’est un homme très habile, que quand on le tient, il faut le tenir ferme si l’on ne veut pas qu’il s’échappe… Et le comte Strezzi ne badine pas avec les consignes…

 

– Quelle est la vôtre, monsieur ?

 

– Ah…, elle est assez compliquée. Pas pour le détenu dont nous parlons. Oh non ! lui, il est au secret, dans la tourelle Wisenie sur la première cour… Des murs de trois mètres d’épaisseur, le fossé plein d’eau, les pentes semées de chausse-trapes. Pour s’évader de là, il faudrait des ailes, et encore. Je suis bien tranquille pour lui.

 

– Et c’est le comte Strezzi qui vous a donné ces ordres ?

 

Le gouverneur s’inclina cérémonieusement.

 

– Madame la comtesse pourra lui rendre compte du zèle avec lequel je les ai exécutés.

 

Le visage de Tanagra se contracta. La balourdise de ce fonctionnaire confinait à la cruauté. Cependant la vaillante martyre se domina et d’une voix lente :

 

– Veuillez prévenir le comte que je désire avoir un entretien avec lui.

 

Logrest répondit en élevant ses bras courts vers le ciel.

 

– Lui parler… ! Ah ! Madame la comtesse devrait avoir la voix puissante de l’Archange des batailles. Il est loin depuis qu’il est parti.

 

– Parti ?

 

– Oui… Il n’a fait que toucher ici. Il est retourné à Vienne. Le service de l’Empereur, vous comprenez.

 

Une larme roula lentement sur la joue de la jeune femme.

 

– Mon frère au secret, bégaya-t-elle, la tour Wisenie… Ah ! tout a été prévu, tout. Nous sommes perdus !

 

VI

OÙ LA JEUNE FILLE SE MÉTAMORPHOSE


Il y eut un silence pénible.

 

Moi, je me taisais, car j’avais la conviction que la pauvre chère venait d’exprimer la vérité.

 

Le gouverneur nous examinait avec l’étonnement d’un homme qui ne conçoit pas que l’on marque tant de tristesse parce qu’un captif est au secret.

 

Et le mutisme de tous pesait lourdement sur mes épaules, quand… quand se produisit ce que je n’attendais certainement pas.

 

Ce fut miss Ellen qui reprit l’entretien, et cela avec un calme dont je fus pétrifié.

 

Jusque là, n’est-ce pas, la jeune fille n’avait à mes yeux d’autre importance que d’être l’effigie absolue de sa sœur. Maintenant, elle força mon attention.

 

– Voilà qui est net, reprit-elle. M. Strezzi est parti. Notre frère est au secret. Il ne nous reste à apprendre que ce qui a été décidé de nous. M. le gouverneur, dont j’ai pu apprécier la courtoisie depuis quelques jours, peut-il nous éclairer à cet égard.

 

Et mais ! Elle était décidée, la Tanagra numéro deux.

 

Logrest s’était épanoui. Sa courtoisie ! Miss Ellen avait proclamé sa courtoisie. Rien ne chatouille plus agréablement la vanité d’un geôlier. Aussi répondit-il avec des révérences souriantes, qui le faisaient ressembler à ces magots, dits de la Chine, que fabriquent les porcelainiers de Birmingham et d’ailleurs.

 

– Mais certainement, je serai honoré d’éclairer votre honorable personne. Mes instructions à votre égard sont tout à fait aimables et gracieuses, à moins que vous ne repoussiez les avantages que l’on désire vous accorder.

 

– Quels sont-ils ?

 

– Voyons, Fräulein très honorable, vous avez passé près de deux semaines, sous ma garde… Je déplore de vous garder, croyez-le, car je devine que vous préféreriez un autre séjour. Quoi que l’on fasse, n’est-ce pas, une cage est toujours une cage. Mais enfin, à l’impossible nul n’est tenu, et le plus galant gouverneur doit, à son grand regret, se montrer quelquefois geôlier.

 

– Vous l’êtes aussi peu que possible, Herr Logrest.

 

– Ah ! Fräulein, s’écria le poussah ! Quelle récompense de vous entendre le dire aussi franchement… Vous le reconnaissez, je vous ai permis l’accès du jardin particulier… Oui, je sais… Il y a de hautes murailles à l’entour et des fossés en arrière… Que voulez-vous ? Nous sommes dans une forteresse. Mais être captive parmi les fleurs, c’est moins pénible qu’un cachot. Je vous ai fait prier, par Amalia, mon épouse, de daigner partager nos repas. Enfin toute la bonté compatible avec nos… situations respectives.

 

La jeune fille approuvait du geste la nomenclature des faveurs dont elle avait été l’objet. Elle fit plus, elle ajouta une nouvelle flatterie à l’adresse du gouverneur, et ceci d’un ton si naturel que je ne devinai point la raillerie.

 

– Je le répète, Herr Logrest. Si l’on pouvait jamais oublier que l’on est captif, c’est certainement vous qui opéreriez ce miracle.

 

Le contentement de l’obèse personnage parut augmenter encore.

 

– Alors vous ne me tenez pas rigueur d’avoir dû vous prier de vous laissez enfermer chaque soir dans la chambre Verte… La nuit, vous étiez vraiment prisonnière. Mais la nuit, on dort et l’on ne songe guère aux verrous.

 

– Tout cela est on ne peut plus exact. Auriez-vous l’intention d’appliquer à ma sœur et à notre ami, sir Max Trelam, le même traitement favorable.

 

– C’est cela même, et je dois le dire, je remplirai ainsi les intentions du Très Haut et Excellentissime Herr Comte Strezzi. C’est seulement au cas où vous vous révolteriez contre l’autorité que me confère ma charge…

 

– Oh ! deux jeunes personnes sont des rebelles peu à craindre.

 

Le gouverneur fit claquer joyeusement ses doigts.

 

– Ah ! Fräulein, si j’étais un jeune garçon à marier, je vous jugerais redoutable !

 

Puis, enchanté de ce qu’il considérait être une galanterie du plus pur talon rouge, comme vous dites, amis français, il reprit :

 

– Mais contre les murs du château, je suis de votre avis. Je ne pense pas que vous les fassiez tomber comme les fortifications de Jéricho. Toutefois, vous n’êtes pas seules, et le gentleman anglais, lui, à la réputation européenne d’un homme adroit et hardi. L’hypothèse de la rébellion vise surtout sa personne.

 

Avec une tranquillité qui m’abasourdit, miss Ellen répliqua :

 

– Sir Max Trelam ne se révoltera pas. Je vous réponds de lui, comme de ma sœur.

 

– Est-ce vrai, demanda le gouverneur m’interrogeant du regard ?

 

Et comme miss Ellen fixait en même temps sur moi le rayon vert-bleu de ses yeux, si étrangement semblables à ceux de la Tanagra, je répondis sans avoir la notion bien précise de ce que je disais :

 

– Certainement, cela est vrai. À aucun prix je ne voudrais faire mentir qui répond de moi.

 

Du coup, notre épais geôlier se frotta les mains à s’enlever l’épiderme.

 

Il était réellement très content de la solution amiable obtenue en douceur.

 

Je tournai les veux vers ma pauvre Tanagra. Elle avait les yeux rivés sur moi, et sur son visage, je lus comme une joie douloureuse. Je courbai la tête. J’avais lu dans la pensée de cette victime, soucieuse de s’immoler encore.

 

Elle savourait la satisfaction déchirante de constater qu’une première entente venait de s’établir entre miss Ellen et moi.

 

Si nous avions été seuls, je lui aurais crié sur-le-champ :

 

– Vous vous méprenez… C’est à vous encore que j’obéis, en obéissant à sa voix qui est la vôtre, à son regard qui semble jaillir de vos yeux.

 

Lut-elle sur mon visage ces phrases traversant mon esprit ? Je le crois, car ses prunelles allèrent chercher miss Ellen, fixèrent leur rayon sur la jeune fille avec une expression d’immense tendresse, puis elles revinrent sur moi, impérieuses.

 

Et mon moi intérieur, tout frissonnant, traduisit en dehors de ma volonté même :

 

– Je veux me fondre en elle… Elle avait tout mon cœur, je lui donne le vôtre… Aimez-moi en elle, je vous en conjure, car elle pourra aimer et se dévouer toute à vous. Elle sera l’épouse… Moi, hélas, je n’aurais été qu’une voyageuse, toujours entraînée par le terrible devoir accepté.

 

Ma raison approuvait cela. Ma tendresse s’en indignait.

 

Et dire qu’une heure plus tard… Mais à quoi bon… Je ne cacherai rien. Chaque chose aura son tour… Je continue donc en respectant la chronologie.

 

Herr Logrest cependant prenait un accent paterne :

 

– Décidément, il y a plaisir à se trouver vis-à-vis de gens comme il faut. Les relations acquièrent de suite une aisance plus grande. Je souhaite de mon côté vous donner toute satisfaction, dans la mesure de mes moyens, s’entend.

 

Et la face hilare, (en d’autres circonstances, elle m’eût amusé), il ajouta :

 

– Si aimable que soit un geôlier, son absence est ce qu’il peut offrir de plus agréable. Je vous l’offre donc, et ce m’est un sacrifice, car je me prive du plaisir de votre compagnie… Vous pouvez gagner le jardin, vous isoler, oublier que, bien malgré moi, croyez-le, je dois être mêlé à votre existence.

 

Tanagra, comme moi-même, regardait le fonctionnaire. Sans doute, elle songeait à l’ineptie de ce gouverneur, nous accablant de politesses, avec la pensée absurde que nous cesserions de sentir la griffe parce qu’il la gantait de velours.

 

Mais miss Ellen ne parut pas partager notre manière de voir. Elle remercia avec effusion, puis presque gaiement :

 

– Je profile de la permission de l’ami, – elle souligna le mot – en qui je ne reconnais pas du tout un geôlier, encore qu’il affecte de se flétrir de ce nom.

 

Et le poussah bredouillant son contentement, elle glissa son bras sous celui de sa sœur, m’invitant du regard à les suivre.

 

– Allons au jardin. Je vous en ferai les honneurs. Ce tout à fait charmant Herr Logrest m’en avait déjà permis l’accès en attendant votre arrivée. C’est une merveille de bon goût et d’heureuse utilisation du terrain.

 

Nous eûmes juste le temps d’entendre le gouverneur, éclatant d’aise sous cette dernière flatterie, flèche de Parthe décochée par la jeune fille, glousser :

 

– Kolossal ! Kolossal !

 

Et nous nous trouvâmes dans le jardin, au pied du petit escalier rustique de cinq marches, que je me souvenais avoir gravi, les yeux bandés, deux heures auparavant.

 

Il était du reste coquet, ce jardin de prison, couvrant trois ou quatre mille mètres carrés entre le pavillon occupé par le gouverneur et l’enceinte extérieure.

 

Des allées sinueuses, des rocailles, une minuscule « Serpentine » dont l’eau claire bondissait en torrent miniature, parmi de lilliputiennes prairies.

 

Et puis des massifs de buissons enchevêtrés, copie adroite de la nature sauvage, créaient des réduits où, comme l’avait indiqué Logrest, il devenait possible d’oublier la prison, masquée de tous côtés par les feuillages.

 

D’instinct, je marquai le désir de m’y arrêter, mais miss Ellen avait une idée autre.

 

Elle refusa d’un simple mouvement de tête et poursuivit sa marche, entraînant sa sœur.

 

Étrange chose qui me surprenait. La jeune fille, protégée jusqu’alors par sa sœur Tanagra, mise, comme nous exprimons la gâterie à Birmingham, dans le coton première quality de la Caroline du Sud, semblait avoir pris la direction de notre trio. Positivement, elle protégeait Tanagra.

 

Et pour qui avait pu apprécier la volonté de celle-ci, il y avait vraiment, dans la situation actuelle, quelque chose de déconcertant, de contraire à tout ce que l’on aurait supposé.

 

Nous avions traversé le jardin dans toute sa profondeur.

 

Devant nous, masquée en partie par des espaliers, la muraille extérieure dressait sa crête de pierres noirâtres à sept ou huit mètres au-dessus de nos têtes. Un escalier raide, des mêmes pierres, laves refroidies d’un volcan éteint des Carpathes, analogues à celles que l’on extrait des puys, aux environs de Clermont-Ferrand, un escalier collé au rempart en permettait l’ascension.

 

– Montons, prononça miss Ellen en s’engageant sur les premières marches.

 

Sans résistance, Tanagra la suivit. Que pouvais-je faire, sinon imiter ce mouvement.

 

En haut, la muraille, crénelée sur sa face regardant la campagne, formait terrasse ou chemin de ronde plutôt, car la plate-forme mesurant exactement l’épaisseur de la construction, ne dépassait pas deux mètres en largeur.

 

Miss Ellen voulait-elle nous montrer de quel point une évasion serait possible ?

 

Je me penchai par un créneau. Non, ma pensée était folle. Le mur, dont l’élévation sur cette face se trouvait augmentée de toute la profondeur du fossé qui le bordait, plongeait, à douze ou quinze mètres plus bas, ses assises dans une eau verdâtre, plus proche de l’état boueux que de la forme liquide. Descendre par là eût été s’enliser volontairement, sans compter que la pente à remonter ensuite pour gagner la campagne était garnie de piquets disposés en losanges et reliés par des fils métalliques, dits « ronces », entre lesquels le plus expert des clowns professeurs en dislocation, n’eût pas réussi à se glisser.

 

Du reste, elle comprit ma préoccupation, car elle murmura :

 

– Au delà du glacis succédant au fossé, se trouve une falaise rocheuse verticale surplombant la route de Gremnitz à Grodek et à Lemberg… Si je vous ai conduits ici, c’est que, en cet endroit, je suis certaine qu’aucun espion ne saurait se dissimuler pour surprendre nos paroles.

 

– Ah !

 

L’exclamation fut tout ce que je pus formuler. Elle me stupéfiait, miss Ellen, la veille encore petite pensionnaire de Trilny-Dalton-School. Voici que maintenant, elle s’occupait à dépister les espions.

 

J’allais d’ailleurs marcher de surprise et surprise. J’allais comprendre quelle âme courageuse peut se dissimuler sous le masque candide d’une jeune fille. Une jeune fille allait consentir à s’expliquer.

 

Elle s’arrêta, s’assit dans un créneau, le dos tourné au vide et doucement :

 

– Maintenant, causons… ou plutôt, écoutez-moi tous deux. Ne parlez pas, sauf pour répondre si j’interroge… Ne croyez pas que je veux vous régenter, non… Mais j’ai à dire… des choses qui ne sont pas d’une jeune fille, je le sens. J’ai besoin de tout mon courage. Si vous m’interrompiez, il m’échapperait peut-être.

 

Je regardai la triste Tanagra. Sur son visage je lus une stupeur au moins égale à la mienne.

 

Ah ça ! Est-ce que miss Ellen se révélait à sa sœur autant qu’à moi-même ?

 

– Vous promettez, reprit la jeune fille. – Et sur un signe affirmatif de notre part : – Bien, alors je commence. Des prisonniers sont susceptibles d’être dérangés à tout instant, je ne me perds donc pas en préambule ; je vais droit au but… Croyez seulement qu’en temps normal, je n’aurais jamais l’audace que la situation me contraint à montrer.

 

Ceci s’adressait à moi. Pourquoi ? Et j’écoutai de toute mon attention.

 

VII

MISS ELLEN S’EXPLIQUE


Miss Ellen fit asseoir sa sœur auprès d’elle, la dimension du créneau le permettait ; elle lui prit les mains, les pressa longuement sur ses lèvres.

 

– Vois-tu, sœur bien-aimée, on croit que les enfants ne comprennent pas. Et les précautions que l’on prend attirent leurs réflexions… Non, écoute, ne parle pas… Ainsi, notre frère, toi, vous êtes, mon cœur en est sûr, les êtres les plus droits, les plus loyaux, les plus épris de vérité qui soient au monde.

 

– Chère Ellen ! murmura Tanagra d’une voix attendrie.

 

– Tais-toi, tais-toi…, je t’en conjure. Ne me trouble pas dès mon début. Je reprends. Étant tels que vous êtes, comment n’avez-vous pas pensé que je m’étonnerais de vos déguisements ?

 

– Où prends-tu cela ?

 

– Chez toi-même. À Vienne, tu étais blonde ; à Madrid ton front se couronnait de tes beaux cheveux, les vrais, je l’ai bien reconnu, va, bruns et or, que je suis fière d’avoir, moi, parce qu’ils ressemblent aux tiens. En Angleterre, tu étais redevenue blonde, et bien plus âgée… Ici, je te retrouve au premier blond, celui de Vienne.

 

Tanagra avait rougi légèrement :

 

– Mais, ma chérie, la folie de la mode.

 

– Chut ! ne mens pas à ta petite Ellen… Tu ne sais pas.

 

Et doucement :

 

– La mode, d’abord tu es trop intelligente… Si, si… la mode des cheveux teints ou des perruques, c’est bon pour les petites femmes niaises ou laides, ou demi-jolies si tu veux. Mais toi ! Allons donc… Et puis la comtesse de Graben, qui devient la marquise de Almaceda en Espagne et Mistress sans nom en Angleterre, dis, est-ce aussi une mode ?

 

Et enlaçant brusquement sa sœur, dans un geste d’adorable et câline tendresse.

 

– Tu répondras tout à l’heure. Il faut que tu me donnes toute confiance. Il le faut… Mais je reprends le fil, je pleurerais si je m’écartais de mon sujet, et je ne veux pleurer qu’après, quand j’aurai tout dit.

 

Elle eut un sourire mouillé et continua :

 

– Donc tu te déguisais. Pourquoi ? Ce ne pouvait être que dans un but noble, digne de ton âme de fleur et de clarté. Alors me vint à l’esprit que tu courais des dangers ainsi que notre frère, et que vous vous sépariez de moi pour me les éviter… ; ne réponds pas, je t’en prie… En fouillant dans mes souvenirs, je me souvenais de jours tristes, d’une campagne couverte de neige, d’un voyage de nuit dans un traîneau, de notre passage sur une colline dénudée, en haut de laquelle un pendu se balançait à une potence. Cela avait dans ma mémoire, le vague d’un rêve. Au pied du gibet, un soldat, oui, ce devait être un soldat, tenait une torche allumée, et la flamme poussée par le vent jetait des lueurs rouges sur la neige, sur le pendu, sur nous. Et j’entendis ces paroles qui restèrent gravées dans mon esprit : Le maître couronné est content… Rendez-vous auprès de son Excellence. Il veut récompenser, s’attacher ceux qui furent injustement proscrits… Et la course dans la nuit, sur la terre ouatée de neige recommença… Eh bien, sœur aimée, ceci se mêla à tes cheveux changeants… Une idée s’implanta dans mon cerveau… ; les déguisements étaient la suite, la conséquence de l’homme pendu.

 

Tanagra avait baissé la tête. Je n’apercevais son visage qu’en raccourci, et il me semblait que ses paupières palpitaient désespérément.

 

Moi-même, je me sentais emporté dans une atmosphère de rêve. Je fixais sur miss Ellen un regard interrogateur. Oh ! jeune fille, qui eût supposé que tu cachais, sous ton front pur, cette vision sinistre d’un gibet. Elle reprenait cependant d’une voix plus assurée.

 

– Là-dessus, tu me fais quitter précipitamment mon pensionnat de Madrid. Nous partons en grand mystère, tu me conduis à Londres… Alors, tu vas voir ! Chez mistress Trilny, la fête de mai, la fête du muguet est célébrée par les élèves. Toute l’institution est en révolution. Nous courons de la cave aux combles, à la recherche de fil de fer, de ficelle pour nos guirlandes décorant les classes. Je tombe sur un paquet de vieux journaux… des numéros anciens déjà du Times. Comment ai-je lu, le sais-je… Peut-être la signature de certains articles. À Madrid, ou en route, je ne sais plus, tu avais prononcé un nom… ; ce nom était resté dans mon esprit, ce nom figurait au bas des articles : Max Trelam…

 

Un faible cri, une plainte étouffée fusa entre les lèvres de Tanagra.

 

Pour moi, je demeurai immobile, médusé de voir mon nom apparaître ainsi.

 

Miss Ellen, elle, serra plus étroitement sa sœur contre elle, et l’accent abaissé :

 

– C’était l’histoire de ce vol de documents, de l’affaire de Casablanca, de l’espion X. 323 … Pas d’autre nom pour lui ; et cependant, je reconnus des phrases de mon frère… Vous savez, sir Max Trelam, dans le passage où vous vous trouvez tous les deux dans la petite maison de gardien de la rue Zorilla… Ses réponses me rappelaient des idées déjà entendues dans les instants trop rares où j’ai vécu auprès de lui… Et puis il y avait une femme aux cheveux bruns et or, dont vous ne disiez pas le nom. Seulement, vous êtes un écrivain de race, sir Max Trelam… ; on voit ce que vous décrivez… ; et elle, elle, je la reconnaissais aussi… Oh ! je ne pouvais pas me tromper, tes grands yeux où se mêlent le bleu du ciel et le glauque de la vague, l’incomparable mélancolie de ton visage que le rire ne pouvait pas effacer… Tout, tout… C’était toi, sœur chérie.

 

Et tendre, sa voix baissant en inflexions de harpe éolienne :

 

– Ainsi, vous étiez espions.

 

Un nouveau gémissement sonna, douloureux.

 

Mais comme je restais là, pétrifié en quelque sorte, miss Ellen me tendit la main.

 

– Merci à vous, sir Max Trelam, qui avez compris que des espions comme eux sont dignes de toutes les affections, de tous les honneurs.

 

Je ne saurais dire ce qui se passa en moi au contact de cette main fine secouant la mienne. Oh ! les deux sœurs avaient bien le même pouvoir d’influence. La petite miss, la petite fille de tout à l’heure, me parut avoir démesurément grandi.

 

Je l’avais qualifiée in petto de quantité négligeable… Maintenant je me surprenais à me traiter de quantité stupide. Pour un peu, j’aurais dévoué au bourreau, mes yeux qui n’avaient pas su voir, mon cerveau qui n’avait pas su comprendre.

 

Déjà, miss Ellen baisait les paupières de Tanagra, elle séchait de ses lèvres les larmes perlant au bout des longs cils, et elle parlait.

 

– Espions… Oui, tout devenait clair… Une tâche terrible vous tenait ; vous aviez voulu à tout prix m’épargner son horreur… Vous aviez voulu, frère et toi, que je pusse aimer, que je ne fusse pas condamnée comme toi aux terribles besognes qui brisent le cœur.

 

Et Tanagra ne pouvant retenir un sanglot :

 

– Pleure, chérie, pleure, continua miss Ellen, nous sommes deux à présent, deux… Tu n’as rien à m’expliquer du passé ; que m’importe ce qu’il fût, il t’a liée. Maudit soit-il ce passé, qui torture la sainte et pure créature que tu es.

 

Jamais, non, jamais, prêtresses des îles sacrées de notre mer d’Irlande, saluant la divinité parmi les mugissements de la tempête, ne durent être plus impressionnantes que cette jeune fille disant sa foi profonde en cette sœur si bien aimée.

 

Elle allait toujours, m’entraînant peu à peu à un sentiment d’admiration.

 

– Seulement, je ne veux plus être l’égoïste petite créature que l’on tient en dehors des peines, des dangers, des soucis… Oh ! je sais tout, va… Cet homme, ce comte Strezzi qui t’a amenée ici, je l’ai reconnu, lui aussi. À Madrid, c’était lui qui, l’avant-veille de notre départ précipité, s’était présenté au parloir sous couleur de voir une autre élève, mais je l’avais bien remarqué, va ; ses yeux ne m’avaient pas quittée… Et quand j’ai été sa prisonnière, dans ce ballon qu’il dirige à son gré, j’ai compris. C’était toi, c’était notre frère qu’il voulait frapper en ma personne si chère à votre adorable bonté… Et tout à l’heure, alors que, dans nos chambres voisines, tu as eu beau me raconter qu’un ordre de l’Empereur de Vienne t’avait obligée à accorder ta main à ce Strezzi… Je savais que tu t’étais dévouée pour sauver la petite prisonnière enfermée à Gremnitz… Mais je suis avec toi, auprès de toi maintenant… Je connais ton ennemi… Il me semble que Dieu approuvera la jeune fille qui tuera le misérable et rendra ainsi à sa sœur chérie, la possibilité d’épouser l’homme de cœur, qui l’a aimée en dépit de l’étiquette honteuse d’espionne… Chère aimée honorée espionne, ta petite Ellen te délivrera !

 

Alors, oh alors, j’assistai, témoin muet et sans mouvement, à la lutte de générosité la plus émouvante.

 

Aux dernières paroles de sa sœur, Tanagra s’était dressée brusquement.

 

– Non, ne parle pas ainsi, Ellen.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Parce que quoi qu’il arrive, je n’épouserai jamais sir Max Trelam.

 

Je subis une commotion. La jeune fille regarda sa sœur d’un air questionneur. Évidemment, le sens de cette phrase lui échappait.

 

Oh ! elle ne doutait pas de sa sincérité.

 

Le ton dont Tanagra avait parlé annonçait la résolution irrévocable.

 

J’avais senti passer la fatalité à laquelle on ne résiste pas.

 

– Ce qui vient d’arriver, reprit la malheureuse, m’a dessillé les yeux. Je suis comtesse Strezzi alors que j’aurais donné mon sang pour être la digne et dévouée mistress Trelam. Je ne suis donc pas libre de moi ; je ne puis donc donner ma vie à ce loyal gentleman… Il mérite la compagne qui soit toute à lui… Vois-tu, petite sœur, la seule joie que tu sois à même de me donner aujourd’hui, c’est de ne pas rendre inutile ma longue et inquiète tendresse pour toi, c’est de permettre que je sois seule à souffrir et que, lui au moins, soit consolé.

 

Et comme nous restions sans voix devant cette abnégation de soi-même, si simplement exprimée, miss Tanagra ajouta doucement :

 

– Être triste, je suis accoutumée à cela. Va, c’est moins dur pour moi que pour une autre… Ce qui me torture, c’est de penser que toi tu éprouveras les mêmes déceptions… Et puis, tu sais à présent que tu es sœur d’espions. Trop loyale pour le cacher…

 

– Trop loyale et trop fière de vous, interrompit la jeune fille avec éclat.

 

– Si tu le veux… Et alors, tu te heurteras aux préjugés humains, stupides, barbares, mais indéracinables…

 

Elle appuya la main sur mon épaule.

 

– Lui est plus haut que ces conventions mensongères… Petite sœur, fais qu’il m’aime en toi.

 

Je ne pense pas qu’un gentleman se trouve souvent en pareille posture.

 

J’étais là, entre ces deux femmes, si identiques que, si elles l’avaient quelque peu souhaité, je n’aurais pu les distinguer l’une de l’autre.

 

Et elles disposaient de mon cœur, de ma main, absolument comme si mon avis eût été indifférent.

 

Et elles avaient raison d’agir ainsi, car je n’avais aucune velléité de révolte, de résistance.

 

Je me laissais entraîner par la situation véritablement fantastique, et dans mon trouble, il ne me semblait plus qu’il y eût une miss Tanagra et une miss Ellen.

 

Non… il n’y avait plus en moi qu’une miss Tanagra dédoublée. Celle-ci était Tanagra, comtesse de Graben, marquise de Almaceda, et celle-là l’était encore.

 

Oh ! je sens combien il est difficile de rendre perceptible, avec un peu d’encre, l’état tout à fait curieux dont j’étais envahi.

 

La chose est si en dehors des incidents courants, que les mots, destinés à exposer ces incidents, manquent de la force, de l’originalité nécessaires.

 

Et pourtant, je voudrais donner une impression, si vague fût-elle, du mouvement de la pensée d’un homme qui croit dormir alors qu’il est en état de veille, ou bien qui pense veiller, alors qu’il dort à poings fermés.

 

Et les deux sœurs continuaient l’inoubliable entretien.

 

Elles s’étaient étreintes ; face à face, les yeux dans les yeux, leurs haleines se confondant, aussi semblables que deux répliques d’une même statue, elles échangeaient ces phrases :

 

– Ainsi, sœur chérie, ta résolution ne saurait changer ?

 

– Non, mon Ellen aimée.

 

– Et la solution que tu indiquais…

 

– Est la seule qui puisse me donner encore une joie.

 

– Alors, qu’il soit fait ainsi que tu en as décidé.

 

Et brusquement, les quatre yeux vert bleu des deux Tanagra se posèrent sur moi, tous quatre distillant en leurs rayons la même prière. Chacune semblait me dire :

 

– Aimez-moi en ma sœur.

 

En même temps, elles mirent leurs mains dans les miennes. Je les réunis toutes deux avec une angoisse bizarre, tenant de l’agonie des ruptures et de la douceur d’un aveu, me sentant au cœur l’ombre sinistre d’un crépuscule et les roses d’une aurore, je murmurai :

 

– Je suis à vous. Faites de moi ce que vous jugerez convenable.

 

VIII

TANAGRA DEVIENT PRINCESSE


Les esprits les plus nets, les plus précis, les gens qui, à l’habitude montrent la conception la plus pratique de la vie, sont précisément ceux qui, englobés dans une situation anormale, subissent avec le plus de force, l’emprise de l’inaccoutumé et s’agitent alors désespérément en un brouillard de rêve, tels une mouche que la destinée, cruelle aux insectes autant qu’aux hommes, a fait entrer dans une bouteille.

 

Les jours suivants devaient encore accentuer cette espèce d’effritement de ma personnalité. Je devenais un fétu dans le vent, un petit bâton flottant au gré de la rivière.

 

Vous autres, Français, je pense que cela vous amuserait, car vous possédez cette précieuse faculté de rire de tout, même de vous ; mais pour nous, Anglais, qui nous critiquons avec gravité, je vous assure que rien n’est plus pénible.

 

Une semaine s’écoula.

 

Oh ! sans incidents notables. Nous passions, Tanagra, miss Ellen et moi, nos journées dans le jardin. Comme intermèdes, nous avions les repas, pris à la table de Herr Logrest, en sa compagnie, agrémentée de celle de son épouse Amalia.

 

Une bonne femme, encore qu’elle eût emprunté à notre obèse Falstaff des dimensions véritablement surprenantes.

 

Ah ! si les charmes s’évaluaient en kilos, cette dame eût été reine mondiale de beauté. Quel volume ! Quel épanouissement grandiose. On eût dit un monument élevé à la gloire des divinités qui président aux destinées des concours agricoles.

 

À titre de document, je dirai que sa ceinture… Non, je ne veux pas insister, un chiffre effraierait peut être… Pour encercler sa taille, c’est un chemin de fer de Ceinture qui eût été nécessaire.

 

Sa conversation se divisait en deux parts : Apprendre quelle nourriture nous convenait le mieux, nous enseigner la confection de « délicatessen » (chatteries) spéciales, affirmait-elle, à la seule Galicie.

 

C’est ainsi que je fus obligé de noter la formule du sanglier aux pruneaux et pommes de reinette ; des crevettes frites et pilées dans de la marmelade d’abricots, et de je ne sais quel poisson du Danube aux mirabelles piquées de clous de girofle.

 

Miss Ellen, elle, avait trouvé le moyen d’utiliser cette obsession gastronomique.

 

La jeune fille, décidément, montrait un sang-froid qui me conquérait sans que je pusse m’en défendre.

 

Grâce à d’adroites flatteries, décochées à la brave « gouverneuse », elle parvenait à se faire renseigner sur notre ami X. 323, toujours au secret dans sa tour.

 

Il se portait bien, paraissait calme. En récompense de sa sagesse, Herr Logrest avait consenti à lui prêter quelques volumes de sa bibliothèque. Cela était contraire au règlement, mais bah ! Quand un prisonnier ne crée pas de tracas à son gardien, celui-ci peut lui consentir une petite distraction.

 

Et quand, après cela, nous nous retrouvions seuls, tous trois, au fond du jardin, miss Ellen murmurait en pressant les mains de sa sœur.

 

– Espère, chère aimée. Espère. Notre frère est calme, paisible, mais sa pensée bouillonne… Tu vois bien qu’il a commencé à tromper ses geôliers, puisque l’on enfreint le règlement pour lui. Espère !

 

J’avoue que l’argument me semblait faible. Un volume prêté n’est pas un acheminement bien marqué vers la liberté, mais je me gardais d’exprimer cette pensée décourageante.

 

J’aurais craint d’attrister l’une ou l’autre de mes compagnes.

 

Elles s’étaient en quelque sorte fusionnées dans mon cerveau.

 

Mon aimée s’y était cristallisée en forme double et quand, le soir, enfermé dans ma chambre, car on nous enfermait dans les salles Rouge, Verte et des Madgyars ; quand, dis-je, je songeais à mes compagnes de captivité, j’en arrivais à me confier des choses ahurissantes, celle-ci par exemple :

 

– J’épouserai miss Ellen, cela est sûr. Elles le veulent toutes deux et je me sens incapable de résister à une seule. Donc mon mariage est chose virtuellement faite. Alors, ce sera terrible. Certainement Tanagra s’en ira. Que deviendrai-je en face d’un seul exemplaire de sa figure si douce ?…

 

Cependant miss Ellen semblait, elle, rapprocher son cœur du mien.

 

Durant ces journées, les deux sœurs avaient causé longuement entre elles, et je crois bien que le soir, les chambres qui leur servaient de prison communiquant entre elles, elles poursuivaient leurs confidences.

 

En ce qui me concerne, la jeune fille savait comment j’étais entré en relations avec X. 323, la sympathie subite, démontrée depuis par tous mes actes. Elle prenait plaisir à m’interroger, à me faire préciser les détails même insignifiants.

 

Le huitième jour, un dimanche, nous avions assisté à la messe, dans la chapelle du château. De fort beaux vitraux anciens m’avaient procuré une réelle satisfaction, bien que l’espoir exprimé par miss Ellen, la veille, ne se fût pas réalisé.

 

Elle avait supposé, la chère courageuse enfant, que X. 323 demanderait de son côté à être conduit à la chapelle et que nous l’apercevrions aussi.

 

L’avait-il fait ? Lui avait-on refusé l’autorisation ? Nous n’en sûmes rien, et l’office terminé, nous regagnâmes notre jardin passablement déconfits.

 

C’est si ennuyeux de ne pas jouer ses geôliers, quand on se l’est promis.

 

Notre conversation s’en ressentait et ma foi, si nous n’avions craint de mécontenter Mrs. Amalia Logrest, nous n’aurions pas répondu à l’appel de la cloche sonnant le déjeuner.

 

Mais en arrivant dans la salle à manger, une surprise nous attendait.

 

La grosse dame, habituellement assise, car ses jambes s’indignaient sans doute de supporter son poids exorbitant, se montra debout, appuyée, dans un mouvement de très grasse grâce, au bras de Herr Logrest, gouverneur.

 

Tous deux nous saluèrent cérémonieusement, et le fonctionnaire s’adressant à notre pauvre Tanagra, murmura avec un mélange de respect et d’ennui :

 

– Je dois, je suis obligé…, enfin, je vais faire une communication qu’il m’est ordonné de ne pas différer. Je vous prie de ne voir en moi qu’un porte-paroles indispensable, que je suis heureux, certes, de votre compagnie, mais que je me rends compte que vous ne sentez pas au même degré le plaisir de la mienne.

 

Et comme nous le considérions, surpris par ce préambule.

 

– Princesse, dit-il, princesse, voici la dépêche que je reçois et les pièces que je dois vous lire.

 

Il montrait un télégramme et des coupures de journaux.

 

Mais ce ne fut pas là ce qui frappa Tanagra, ce fut le titre dont son interlocuteur la saluait :

 

– Princesse… Ce n’est pas à moi que s’applique ce titre, auquel je n’ai aucun droit.

 

– Pardon, pardon, je ne saurais vous désigner désormais autrement. Un décret de Sa Majesté l’empereur François-Joseph a conféré le titre princier à S. E. le comte Strezzi.

 

La jeune femme eut un faible cri, une rougeur ardente envahit son visage, et d’une voix dont le tremblement m’étonna, car je n’en devinai pas la cause, elle murmura :

 

– L’empereur l’a nommé prince !

 

IX

LE « COUP FINAL » DE STREZZI


– Voici la dépêche du très puissant seigneur Strezzi :

 

Et sans tenir compte des mines éplorées de son honorable épouse Amalia, le gouverneur lut :

 

« Mon cher Logrest, des coupures de journaux vous parviendront presqu’en même temps que cette dépêche. Veuillez en donner connaissance complète, sans retard, aux hôtes que je vous ai confiés. Ils verront que Sa Majesté a étendu sur eux la plus large clémence. Signé : Prince Strezzi. »

 

Le poussah nous regarda, souffla, glissa le télégramme dans une poche de côté de son veston-dolman, puis prenant une des coupures de journaux, il reprit sa lecture.

 

Voici ce que disaient mes confrères de la presse viennoise :

 

« La foudre frappe aux sommets. L’un des plus grands de l’entourage de notre Empereur vénéré, vient d’en faire la cruelle expérience.

 

« On se souvient de l’ascension du dirigeable Strezzi, emportant à son bord, le comte, son adorable épouse, la comtesse de Graben-Sulzbach. Le navire aérien partait pour une croisière de lune de miel, le voyage de noces traditionnel. Hélas ! Il devait aborder dans les déserts lugubres du drame.

 

« Comment, par suite de quel enchaînement de faits, cela s’est-il produit ? Nous n’avons pu le découvrir.

 

« Au résumé, le comte apprit, à n’en pouvoir douter, que celle qui portait son nom, et son frère dont la physionomie slave était si connue dans le monde élégant, avaient une part dans les crimes horribles qui bouleversent l’Europe depuis plusieurs mois… Ils étaient affiliés à ces bandits sinistres qui tuent par le rire.

 

« Une pareille révélation pourrait jeter un homme dans la folie. Le comte se domina. Une idée survivant au cataclysme sauva sans doute sa raison.

 

« Il songea que tout étant perdu, il fallait sauver l’honneur de son nom.

 

« Et prenant le gouvernail de son dirigeable, de cet admirable engin, fruit d’années d’opiniâtre, de patriotique labeur, il conduisit les coupables dans une de nos forteresses d’État, les confia au gouverneur de ladite, puis revenant à Vienne, se jeta aux pieds de l’Empereur, le suppliant de faire que le nom de Strezzi ne fût pas traîné devant une Cour criminelle, que ce nom n’éveillât pas les échos du prétoire.

 

« L’Empereur consentit à ce que les coupables fussent oubliés dans la prison choisie par l’époux outragé.

 

« Et pour marquer son affection à son serviteur fidèle, dont les loyaux et exceptionnels services sont connus de tous les Autrichiens aimant leur patrie, il le créa prince et Altesse.

 

« Ah ! aux jours de deuil, le devoir accompli apporte sa récompense aux hommes d’élite qui ont su préférer la voie âpre et difficile, aux sentiers fleuris des inutiles plaisirs.

 

« S. M. l’Empereur d’Allemagne, informé, a voulu, lui aussi, marquer sa haute estime pour l’homme qui, en matière d’aérostation militaire, a tant fait pour la Triplice, rempart indestructible de la Paix.

 

« Nous apprenons que le comte, ou plutôt le prince Strezzi, car il a droit à ce titre désormais, est appelé à Postdam aux environs de Berlin, où S. M. prussienne villégiature en ce moment.

 

« On prête au souverain l’intention d’offrir au nouveau prince le grade de colonel honoraire d’un des régiments de la garde, (honneur réservé jusqu’ici aux seuls souverains) et, d’y adjoindre un présent évalué à un million de marks (un million deux cent cinquante mille francs).

 

« S. A. le prince Strezzi quittera Vienne sous trois jours, son arrivée à Berlin devant coïncider avec la présence dans cette ville, de S. M. I. l’Empereur d’Allemagne, venant présider une session extraordinaire de la diète des Seigneurs. »

 

Herr Logrest se tut, et demeura les yeux baissés, évidemment très embarrassé par la communication qu’il venait de nous faire par ordre.

 

Maintenant je comprenais l’émotion de Tanagra. Elle s’était souvenue de suite des paroles cyniques de l’immonde Strezzi :

 

– X. 323 réduit à l’impuissance, je suis prince, et je vends un million de marks pour commencer, mes services à l’Allemagne.

 

Ah ! le misérable ! On le couvrait de fleurs ! On lui tressait des couronnes !

 

Il faut reconnaître qu’il avait magistralement mené son affaire. X. 323, la comtesse de Graben, déshonorés aux yeux de la foule stupide, seraient oubliés dans le château de Gremnitz.

 

Miss Ellen et moi-même, je n’en parle pas. Nous étions plus oubliés encore, puisque dans l’article, évidemment inspiré par le traître, on ne mentionnait même pas notre présence.

 

Certes, vis-à-vis des deux premiers, sa conduite était atroce. Mais enfin, eux, avaient été ses adversaires. Il avait la vague excuse des représailles. Miss Ellen n’avait point fait, elle, d’hostilité. Il l’avait arrachée brutalement au pensionnat paisible où elle attendait le retour de ceux qu’elle aimait.

 

Et cette innocente enfant finirait ses jours en captivité.

 

Je m’arrêtai net dans mes considérations rageuses.

 

Celle qui me troublait ainsi, avait conservé son sang-froid, car elle demanda d’un ton admirablement calme :

 

– Est-ce que vous avez déjà entretenu mon frère de cette bizarre communication ? Je dis bizarre, pour ne pas employer une épithète plus juste, que vos fonctions vous défendraient d’entendre.

 

– Oh ! Fräulein, s’exclama l’énorme Amalia Logrest. Mon mari est fonctionnaire. Il ne peut évidemment blâmer les décisions de ses supérieurs ; mais on peut les blâmer devant lui. Écouter n’est point manifester une opinion, c’est simplement exercer une fonction naturelle… Ah ! s’il était sourd, et s’il se servait d’un cornet acoustique pour percevoir vos paroles critiques, il ferait acte de volonté, il deviendrait blâmable. Mais il n’est point atteint de surdité, le ciel en soit remercié, on ne saurait en aucune façon l’inculper de lèse-majesté.

 

Et l’énorme unité d’un sexe généralement moins majestueux, se prit à rire, gloussant ainsi que poule d’Inde appelant le regard d’un coq de même espèce. Elle était apparemment très satisfaite du remarquable esprit de conciliation dont elle venait de faire étalage.

 

Miss Ellen fit écho à son hilarité. Courageuse jeune fille. Elle devait pourtant souffrir autant que nous-mêmes en ce moment.

 

Et puis elle réitéra la question demeurée sans réponse.

 

– Avez-vous déjà entretenu mon frère à ce sujet ?

 

Herr Logrest secoua la tête.

 

– Non, bien certainement, Fräulein Ellen. Je me propose de remplir ce devoir après le déjeuner, que je vous prie humblement, comme chaque jour, de partager avec mon Amalia et moi-même.

 

Il décocha un regard attendri à sa compagne, dont la silhouette rappelait plutôt la silhouette d’une coupole, que celle d’une frêle créature féminine.

 

Ceci l’empêcha de remarquer le sourire fugitif qui se posa sur la bouche de la jeune fille. Il est vrai que s’il l’avait vu, il n’en aurait pas été plus avancé pour cela, Je le voyais, moi, et ma tête eût-elle été en jeu, il m’eût été impossible d’en déterminer le sens.

 

– Dans les jours d’épreuves, psalmodia avec une étonnante conviction Miss Ellen, il est doux de s’appuyer sur des amis pitoyables et bons. C’est vous dire combien nous serons heureux de nous trouver en compagnie de Frau Amalia Logrest et de vous-même.

 

Les deux obèses personnages s’inclinèrent, évidemment ravis, et le déjeuner commença. Il m’a laissé le souvenir d’un certain poisson fumé, genre haddock, à la gelée de groseilles, qui me tourmenta depuis, apparition horrifique, dans mes nuits de cauchemars.

 

X

X. 323 SUCCOMBE AU CHOC


– Que faire ? Que faire ? le comte… non le prince Strezzi, n’a pas prévu le cas. Je n’ai pas d’instructions.

 

– Cela est « une » désastre, gémit Amalia qui, on n’a jamais su pourquoi, s’obstinait à considérer le mot désastre comme une féminité.

 

Les deux époux venaient de nous rejoindre au jardin.

 

Leurs grosses figures exprimaient le bouleversement intime, et au-dessus de leurs gros corps, leurs gros bras se levaient désespérément vers le ciel.

 

Le désespoir des êtres gras abonde en gesticulations grotesques.

 

Certes, nous aurions ri, discrètement s’entend, si nous-mêmes n’avions été bouleversés par ce qu’ils venaient de nous apprendre.

 

Après le déjeuner, Herr Logrest s’était rendu dans le cachot de notre frère pour lui faire part des résolutions adoptées à Vienne, sur la prière du prince Strezzi.

 

– Oh ! gémissait le gouverneur, j’ai pris toutes les précautions. Je lui ai dit que ces dames avaient supporté l’épreuve avec un courage digne d’admiration, que miss Ellen pensait qu’il montrerait le même stoïcisme, car elle m’avait encouragé à le venir voir… Ah ! tout cela n’a servi de rien. Il m’a écouté jusqu’au bout, le sourcils froncés, les yeux fixes… Et quand j’ai eu terminé, il est tombé raide, sans connaissance, comme s’il avait attendu que j’eusse tout dit pour s’évanouir.

 

Tanagra, moi-même, avions pâli étreints par une horrible appréhension. Mais miss Ellen décidément possédait un invraisemblable empire sur ses nerfs, car tout en épongeant ses yeux vraisemblablement obscurcis par les larmes, elle murmura :

 

– Alors, qu’avez-vous fait, mon bon et cher M. Logrest ?

 

Le cher M. Logrest se redressa sous la câlinerie de la voix.

 

– Eh bien ! Fräulein, j’ai appelé. Les gardiens sont accourus, nous avons jeté de l’eau froide au visage du pauvre malade… Il a rouvert les yeux, mais il ne nous reconnaissait plus, nous avons tenté de le remettre sur ses pieds, mais ses jambes refusaient de le porter. Nous l’avons étendu sur sa couchette où il marmonne des histoires embrouillées, incompréhensibles… Je crois que cela est du délire. Certainement, il a subi une commotion terrible, de grands soins lui seraient nécessaires, on ne peut les lui donner dans le cachot… ; et le diriger sur l’infirmerie, cela est grave pour un prisonnier qui est condamné au secret le plus absolu.

 

– Eh bien, télégraphiez à M. le prince Strezzi.

 

– Télégraphier ! Ah ! Fräulein, les séraphins sourient à votre âme candide ! Tout le monde ignore où est détenu votre frère. Le confier au télégraphe, c’est l’enseigner à tout le pays.

 

J’étais en proie évidemment à une illusion… Il me sembla qu’une lueur joyeuse s’allumait un moment dans les grands yeux de miss Ellen.

 

Une illusion, je le répète, car un second regard me la montra grave et triste, disant d’un ton pénétré :

 

– Alors, cher M. Logrest, consultez votre bon cœur.

 

Le poussah s’agita plus désespérément encore.

 

– Mon bon cœur… Que voulez-vous que mon bon cœur me conseille dans une extrémité aussi fâcheusement imprévue ?

 

Avait-il pensé embarrasser son interlocutrice ? Peut-être.

 

Elle ne parut pas le soupçonner, car elle adressa son plus gentil sourire à l’épouse du gouverneur et elle modula doucement :

 

– Par votre bon cœur, j’entendais désigner votre bonne et respectable compagne. En face de la souffrance, les femmes savent mieux que les hommes ce que l’humanité commande impérieusement.

 

Et les deux époux se renvoyant des mines attendries et satisfaites. (On est toujours content de se voir rendre justice), la jeune fille continua :

 

– Dites, Frau Amalia. Ne pensez-vous pas qu’aucun « secret » ne peut empêcher de transférer à l’infirmerie un prisonnier dangereusement malade… ; à l’infirmerie, on n’est pas plus libre qu’en cellule… Je pense du moins… ; mais ma pensée n’est rien, c’est la vôtre qui doit faire autorité. Depuis que je vous connais, j’ai appris à vous aimer, à apprécier la rectitude de votre jugement, et je m’inclinerai devant la décision que dictera votre sagesse.

 

– Ah ! petites filles, petites filles, me confiai-je, combien vous êtes malignes quand vous désirez obtenir quelque chose !

 

La réponse de la bonne dame, provoquée en ces termes, n’était pas douteuse. Elle déclara qu’à son sentiment de faible femme (se connaître soi-même est, paraît-il, le summum de la sapience), il lui apparaissait évident qu’un tonneau de bière devait être descendu à la cave, et un malade porté à l’infirmerie.

 

En suite de quoi, Ellen se jeta à son cou, et le gouverneur, entraîné par l’assentiment général, nous quitta pour donner les ordres utiles au transfert du prisonnier dans la partie du château réservée aux soins médicaux.

 

Le soir, à dîner, miss Ellen fut absorbée… Elle s’informa à diverses reprises de l’état de son frère.

 

Les renseignements n’étaient pas encourageants.

 

Des accès de délire alternaient avec des périodes de lourd sommeil. Krisail, un vieux caporal infirmier du 5e régiment de chasseurs tyroliens, admis sur sa retraite aux fonctions d’infirmier-major au château de Gremnitz, affirmait que le malade devait avoir une fièvre violente.

 

Seulement, aucun docteur n’est attaché à la forteresse.

 

À l’ordinaire, on requiert les soins de Herr Volsky, le médecin civil du bourg de Gremnitz… Mais là encore le fameux « secret » emplissait le gouverneur de perplexité.

 

Le secret pouvait-il admettre la présence du disciple d’Esculape ?

 

Miss Ellen, assise auprès de Mme Amalia, lui parla à voix basse, et la grosse dame s’écria tout à coup :

 

– Ce que me dit cette gentille Fräulein  me paraît tout à fait juste.

 

– Et que dit-elle ?

 

– Que pour le médecin, on pourrait attendre à demain, que peut-être le prisonnier ira mieux.

 

– Cela est possible, approuva le gouverneur enchanté de n’avoir pas à prendre une décision immédiate.

 

– N’est-ce pas, cette enfant est la raison même. Jugez-en. Elle ajoute que le malade aura d’autant plus de chances de voir son état s’améliorer, qu’il sera mieux soigné… Or, dit-elle, un vieux soldat n’est peut-être pas l’infirmier rêvé… Je suis tout à fait de son avis, ce n’est pas à lui que je confierais votre garde, mon cher mari, si le mal, ce dont je prie le ciel de nous préserver, moissonnait votre précieuse santé.

 

Les tourtereaux obèses échangèrent de petites mines tendres.

 

– Je ne puis cependant autoriser la Frau princesse Strezzi ou l’aimable Fräulein  à assumer la tâche de garde-malade… Ceci serait en opposition directe avec mes instructions.

 

– Non, non, la pauvre chère petite fleurette ne demande pas une aussi impossible chose.

 

– Que demande-t-elle donc en ce cas, je ne sais aucunement.

 

– Elle demande tout simplement que Martza, ma domestique, passe la nuit à l’infirmerie. Bien stylée par nous, Martza, c’est une bonne personne, vous savez, nous offrira plus de garanties qu’un vieux soldat comme Krisail… N’oubliez pas qu’on a dû mettre sous clef l’alcool destiné aux pansements… Cet alcool s’évaporait dans la pharmacie avec une trop grande rapidité, et Krisail prenait l’habitude de marcher de travers, ce qui n’avait rien de martial. Si vous y consentez, moi je me priverai du service de Martza.

 

Et conciliante :

 

– Voyons, Logrest, on ne peut refuser de faire un peu de bien, quand il n’impose pas un lourd sacrifice.

 

– Vous êtes véritablement, s’écria le gouverneur avec enthousiasme, un ange qui a descendu l’escalier du Paradis.

 

Quelles ailes il aurait fallu pour enlever cet ange !

 

– Ce qui veut dire, minauda la ronde personne ?

 

– Que je nomme Martza infirmière, aussi longtemps que vous le souhaiterez.

 

Ce fut un concert de remerciements auxquels, sur un regard de miss Ellen, regard que je jugeai impérieux (je me trompais peut-être), je joignis ma voix.

 

À partir de ce moment, j’eus l’impression qu’il se passait autour de moi quelque chose de mystérieux.

 

Mais quoi ?

 

Voilà ce que le « perspicace reporter » Max Trelam, comme me désigne le patron, au Times, ne discernait pas du tout.

 

X. 323 délirait, Martza ne pourrait établir aucune communication entre lui et ses deux sœurs.

 

Alors ?…

 

Vous connaissez ma manie des points d’interrogation. Ah ! elle sévissait à cette heure avec une énergie sauvage.

 

Au moment de nous séparer de nos hôtes, pour réintégrer les chambres qui nous servaient de prison nocturne, quelques répliques me donnèrent matière à me creuser la cervelle pendant une partie de la nuit.

 

Mistress Amalia et miss Ellen adressaient leurs recommandations à la grande Martza, toute prête à aller prendre son poste au chevet de mon… beau-frère futur.

 

La robuste fille riait bêtement, répétant à chaque instant :

 

– Soyez paisible, Frau. Ne vous troublez pas, Fräulein. Martza sait ce que parler veut dire. Le Meinherr sera dans les douceurs comme un pigeon dans les petits pois au sucre.

 

Ce à quoi Ellen répliqua à la fin :

 

– Oui, mais il faut aussi des « délicatessen » pour la pensée… Promettez-moi, Martza, de vous pencher sur notre cher malade et de lui dire bien haut : « Vos chères sœurs m’envoient pour vous soigner. Elles sont toute affligées de ne pouvoir venir elles-mêmes. Guérissez donc, vite pour les rassurer, car M. le gouverneur, bien qu’il soit la bonté même, hésite encore à appeler un médecin du dehors.

 

– Mais il ne comprendra pas, s’exclama Mrs. Logrest. Il a le délire.

 

– Oh ! bien chère Frau Amalia, riposta la jeune fille, je pense comme vous. Mais vous êtes trop poétique pour douter que l’âme sent passer la caresse d’une âme aimante, alors même que le cerveau est incapable de formuler effet et cause.

 

Poétique ! ce qualificatif accolé à une phrase empruntée à la métaphysique brumeuse d’outre-Rhin. Il n’en fallait pas tant pour gagner la sphérique beauté.

 

Elle s’évertua donc, avec cette petite miss Ellen, qui décidément suivait obstinément un plan de conduite incompréhensible pour moi, à seriner la phrase destinée au malade.

 

La grande fille, riant aux éclats, se prêta au jeu, et en quelques minutes, elle parvint à répéter textuellement l’improvisation de ma nouvelle fiancée.

 

Un quart d’heure après, j’étais bien et dûment enfermé dans ma chambre des Madgyars.

 

Je m’étais approché de la fenêtre grillée. Je regardais à travers les barreaux la cour sombre du château, avec ses rangées de fenêtres aveuglées par des volets obliques.

 

Mais spécialement mes yeux se portaient sur la façade de gauche, formant l’angle droit avec celle d’où j’observais.

 

Tout à l’extrémité, deux degrés accédaient à une porte basse, l’infirmerie. Et je considérais aussi trois croisées du premier étage, obturées comme toutes les autres, mais qui me semblaient avoir une physionomie particulière.

 

C’étaient les fenêtres éclairant les salles, dans l’une desquelles gisait, inerte, privé de sentiment conscient, X. 323 que j’avais jugé naguère invincible.

 

XI

LE COURS DE LA MALADIE


Trois jours… Ce furent peut-être les plus longs de ma carrière de reporter.

 

Au matin du premier, Martza revint de l’infirmerie. Évidemment, miss Ellen guettait son retour, car, au lieu de nous entraîner dans le jardin, où nous avions l’impression d’une liberté relative, elle s’était installée dans le salon du gouverneur, voisin de la salle à manger, et s’était absorbée dans la lecture d’une revue polonaise.

 

Comme elle parlait assez mal cet idiome, il était permis de supposer que son plaisir de lecture devait être mince.

 

Mrs. Amalia ne nous gêna pas. L’opulente dame se levait tard, et, comme le dit votre auteur dramatique Donnay, qui a tant d’esprit : Vu sa dimension, Amalia se levait vraisemblablement en plusieurs actes.

 

Enfin Martza parut. Alors ce fut un interrogatoire en règle. Le mal demeurait stationnaire, mais X. 323 ne reconnaissait personne. Il ne paraissait comprendre aucune des paroles prononcées devant lui.

 

Pourtant, quand la brave fille lui avait répété, de toute la force de ses poumons, la leçon apprise la veille au soir, elle avait cru un moment qu’il reprenait conscience.

 

Il avait répété à plusieurs reprises :

 

– Médecin ! Médecin !

 

Mais ce n’était qu’une illusion. Sa bouche avait prononcé machinalement un mot qui l’avait frappé. Peut-être Martza avait-elle élevé la voix sur ces syllabes.

 

Miss Ellen écouta ce rapport avec un visage impénétrable.

 

Elle força la servante à accepter une gratification, accompagnée de remerciements chaleureux et de l’espoir qu’elle consentirait, pour tranquilliser une pauvre petite sœur bien chagrine, à s’imposer encore la fatigante veillée.

 

Cette grande Martza n’était pas méchante. Et puis il est toujours flatteur d’entendre priser haut ses services. Je crois qu’elle eut les larmes aux yeux en promettant de se décarcasser pour faire plaisir à la Fräulein, gentille et bonne comme un frais oiseau blanc.

 

Sur quoi la jeune fille demanda qu’on l’avertît dès que Frau Amalia serait visible, et, prenant le bras de Tanagra, qui assistait à l’entretien, elle nous entraîna dans le jardin aux petits sentiers couverts de gravier.

 

J’ai su depuis que Tanagra assistait avec un étonnement égal au mien, aux évolutions de sa jeune sœur.

 

Celle-ci du reste, montrait à présent un pessimisme outrancier. Elle redisait toutes les paroles de Martza, les commentant dans le sens le plus défavorable à la guérison de ce pauvre X. 323.

 

Nous nous efforcions de la rassurer.

 



Les ouvriers de l’usine de mort travaillaient.

 

Mrs. Amalia nous surprit au milieu de nos discussions peu folâtres.

 

La grosse personne était tout essoufflée ; habillée à la diable, ce qui d’ailleurs ne l’amincissait aucunement, elle s’était hâtée en apprenant que la chère petite fille Ellen avait du chagrin.

 

Véritablement, elle était excellente cette monumentale épouse du gouverneur. Et de la sentir si désireuse d’adoucir les peines de ses hôtes, on se prenait à l’aimer, à ne plus voir le côté caricatural de sa silhouette.

 

Et quand, avec une émotion communicative, miss Ellen eut gémi :

 

– Seul, sans médecin, mon frère va-t-il mourir ainsi qu’un être abandonné de tous ?

 

Amalia jura par la Couronne et par le Sceptre, par la Croix de Pologne et l’Aigle bicéphale d’Autriche, que le prince Strezzi, dût-il cracher le feu comme le madgyar Satanas lui-même, elle obtiendrait de son cher époux que l’on appelât en consultation le docteur Volsky du bourg de Gremnitz, ce qui parut remplir Ellen d’espérance.

 

Elle baisa les mains de Mrs. Amalia Logrest, qui s’en défendait de son mieux. Elle eut de ces cris du cœur qui bouleversèrent la grosse dame :

 

– Je vous dis qu’il sera sauvé, sauvé grâce à vous… Ah ! Frau Amalia, je vous aimerai comme une sœur nouvelle.

 

Tant et si bien qu’à midi, durant le déjeuner, entre un plat de morue au gingembre et un goulache, ragoûts nationaux, le gouverneur, pressé par sa chère moitié, supplié par ses hôtes, décida d’envoyer Martza à Gremnitz, au logis du médecin, afin de prier ce dernier de venir donner ses soins à l’infortuné X. 323.

 

Et même, miss Ellen obtint sans discussion que le praticien, après l’auscultation du malade, serait invité à passer au logis Logrest afin de faire connaître son avis aux sœurs éplorées de son client.

 

Ladite visite m’apporta, à moi personnellement, le tracas d’un dialogue, dont la conclusion, je le sentis, importait vivement à miss Ellen, et dont malheureusement je ne comprenais pas du tout le but.

 

Au surplus, je rapporte les répliques échangées.

 

M. Volsky, un homme sec, petit, grisonnant, de mouvements prestes autant qu’une souris, dont il avait les yeux noirs et vifs et l’air futé, en dépit de la redingote noire, de la cravate blanche, sans lesquelles on ne saurait administrer un julep en Galicie, M. Volsky donc, raconta en termes médico-techniques ce que l’auscultation lui avait révélé.

 

En langage clair, l’Esculape n’avait absolument rien deviné en ce qui concernait la nature du mal. Tout au plus lui avait-il donné à tout hasard un nom. Il diagnostiquait gravement une atonie du réseau nerveux, intéressant le cérébro-spinal moteur et le grand sympathique circulatoire.

 

Sous le roi de France, Louis le quatorzième, les médecins de Molière discouraient déjà dans ce genre.

 

Mais personne ne parut mettre en doute la sagacité du brave et important morticole. Et c’est ici que se placent les questions de miss Ellen auxquelles je faisais allusion tout à l’heure. Les voici :

 

Miss ELLEN. – N’a-t-il pas prononcé une parole indiquant où siège plus spécialement la souffrance ?

 

LE DOCTEUR. – Non, non, aimable Fräulein. Durant toute ma visite, il n’a cessé de répéter un mot.

 

Miss ELLEN. – Est-il indiscret de vous demander lequel ?

 

LE DOCTEUR. – Pas du tout. Il disait : Froid ! Froid !

 

Miss ELLEN. – Cela n’indiquait-il pas chez lui l’impression inconsciente de la fièvre froide ?

 

LE DOCTEUR. – Peut-être. Mais on ne saurait l’affirmer vu l’état délirant du malade… Qui sait même si, par un phénomène d’amnésie ou d’aphasie, le malheureux ne dit pas des mots traduisant une pensée toute différente.

 

Miss ELLEN. – Mais à l’examen vous avez pu constater sa température ?

 

LE DOCTEUR. – Je l’ai fait… Elle m’a paru sensiblement normale.

 

Miss ELLEN. – Alors, ne pensez-vous pas…, pardonnez-moi, monsieur le docteur. J’ai l’air de vous conseiller. Telle n’est pas mon intention, je sollicite humblement l’avis d’un homme que ses lumières scientifiques désignent comme devant statuer sans appel.

 

LE DOCTEUR (visiblement flatté). – Parlez, parlez sans crainte, Fräulein.

 

Miss ELLEN. – Si par hasard il souffre d’une sensation de froid, sa température étant normale, il n’y aurait aucun danger à l’élever un peu.

 

LE DOCTEUR. – Aucun, si l’on procédait par révulsifs… Et même l’action réflexe de la révulsion pourrait être bienfaisante pour le système nerveux.

 

Miss ELLEN (très candide). – Qu’appelez-vous révulsif, monsieur le docteur. J’avoue mon ignorance, car je souhaite tout comprendre.

 

LE DOCTEUR (tout à fait paternel). – Le révulsif est le corps qui amène une réaction subite dans les tissus organiques.

 

Miss ELLEN. – Ah ! comme les compresses d’alcool lorsqu’on a la migraine.

 

LE DOCTEUR (souriant). – Justement, Fräulein, vous comprenez très bien.

 

Miss ELLEN. – Alors, vous seriez d’avis que des lotions d’alcool sur tout le corps…

 

LE DOCTEUR. – Seraient évidemment toniques. En tout cas, elles ne sauraient faire de mal.

 

Miss ELLEN. – Ah ! si j’étais auprès de mon cher frère, j’essaierais… C’est affreux de se dire que l’on ne lutte pas corps à corps contre la maladie.

 

LE DOCTEUR (conciliant). – Je veux vous donner le plaisir de la lutte… j’ordonne donc trois lotions alcoolisées par jour.

 

Sur ce, Volsky se répandit en compendieuses explications sur l’art de lotionner un être humain ; Herr Logrest et Mrs. Amalia se mirent de la partie… Confier l’alcool au vieil infirmier Krisail, un ivrogne invétéré, leur semblait imprudent. Ce soudard évidemment en profiterait pour lotionner son propre gosier.

 

Mais alors Ellen proposa de donner à Martza la garde des clefs de l’armoire aux alcools et éthers de la pharmacie de l’infirmerie.

 

La solution, conciliant tous les intérêts, fut adoptée, et le docteur se retira en promettant de revenir le lendemain. Il ne manquerait pas du reste, ajouta-t-il aimablement, de se rendre, après sa visite, dans cet honorable logis du non moins honorable gouverneur du château fort de Gremnitz, pour rassurer ces gracieuses dames…

 

Le soir donc, Martza, très flattée de la confiance qu’on lui marquait, reçut la clef de l’armoire aux alcools, jura que Krisail n’en distrairait pas une goutte, et s’en fut occuper son poste de garde-malade.

 

La grande fille, tout à la joie d’être dans les honneurs, ne songeait plus au surcroît de fatigue qui en résultait pour elle.

 

Et, ainsi qu’elle nous le raconta le lendemain matin, elle avait mené la vie dure au vieux soldat Krisail, ce guerrier altéré qui rôdait sans cesse autour de la bonbonne à alcool, comme un furet autour d’un petit lapin sans défense.

 

Toutefois, à une question de miss Ellen, demandant à la robuste fille comment elle pouvait supporter ainsi la privation de sommeil, les coquelicots, fleurissant soudain ses joues, me donnèrent à penser qu’elle avait bien pu ne pas être éveillée constamment.

 

Cela me rassura au sujet de Krisail… Le pauvre militaire avait sans doute pu se permettre une accolade amicale avec le récipient d’alcool.

 

Le malade répétait toujours : Froid ! Froid !

 

Quand le docteur Volsky arriva à son tour, le délire de X. 323 s’était fait différent.

 

Ne se figurait-il pas à présent qu’il était le médecin et que ceux qui entouraient son lit étaient des malades confiés à ses soins.

 

Il leur tâtait le pouls, décrivant tous les symptômes de sa propre affection, et invariablement ordonnait des grogs froids.

 

Miss Ellen écoutait pensive, sans doute aussi désolée que miss Tanagra qui, depuis le commencement de la maladie de son frère, vivait un songe éveillé, ne prenant plus part aux conversations, séparée du monde extérieur par une atroce angoisse que je lisais sur son visage défait.

 

Sa jeune sœur avait décidément un impérieux désir de s’instruire.

 

– Docteur, dit-elle, ne croiriez-vous pas qu’il se produit un phénomène de lucidité délirante. J’ai ouï dire que certaines personnes, en état d’excitation nerveuse, peuvent exprimer avec précision ce qui les sauverait. Ce grog froid, ne serait-ce pas le salut ? Je vous questionne, enseignez une ignorante… Mais cette intuition si remarquable qui vous a fait appliquer les lotions révulsives comme vous dites, n’est-ce pas, ont amené une telle transformation… Peut-être que le grog…

 

À ma grande surprise, M. Volsky accepta sans sourciller « l’intuition remarquable » dont la jeune fille le gratifiait.

 

Véritablement, cette petite miss Ellen semblait connaître à fond les méandres de la vanité humaine.

 

Et il fut entendu qu’il ordonnait les grogs froids.

 

Le lendemain, nouvelle complication. X. 323, toujours médecin imaginaire, refusait obstinément de boire le grog préparé par Martza.

 

– Je ne puis pourtant absorber tous les remèdes que j’ordonne à mes clients, exposait-il gravement… Pour un grog, je veux bien faire une exception ; mais je veux que mes trois malades soient réunis et qu’ils absorbent le remède en même temps.

 

Les trois malades, pour le pauvre délirant, étaient, on le devine, le docteur Volsky, Martza et l’infirmier Krisail.

 

Très patiemment, dans son désir d’être agréable à la chère attristée jeune Fräulein, le médecin, lors de sa visite, avait consenti à se prêter à la fantaisie de l’hôte de l’infirmerie.

 

Alors X. 323 avait été pris d’une nouvelle lubie :

 

La lune, avait-il déclaré, joue un rôle prépondérant dans les phases morbides. Il convoquait donc les trois malades pour minuit exactement, l’influence sélénitique devant, à cette heure, se combiner à celle de l’esprit alcoolique pour atteindre au maximum de résolution morbide.

 

Alors, Ellen eut les larmes aux yeux.

 

– Oh ! docteur, docteur, supplia-t-elle, comme je l’ai compris à votre physionomie, miroir si expressif de votre pensée, ce grog sauvera mon frère. Oh ! je vous en supplie, vous avez été si bon déjà pour nous…

 

M. Volsky se défendit ; mais on se défend mal contre une adorable petite miss Ellen qui vous implore (moi-même je la trouvais adorable maintenant) et le médecin céda.

 

Il viendrait donc à minuit, mais à une heure du matin, que le malade eût bu ou non, il repartirait, car il avait le lendemain une opération chirurgicale à pratiquer, et en pareille occurrence, il importe de dormir pour avoir l’œil clair et la main sûre.

 

L’expression de la gratitude de la jeune fille fut particulièrement abondante. Les paroles louangeuses coulaient de ses lèvres sans arrêt. C’était un fleuve de reconnaissance qu’elle faisait défiler devant le docteur qui, de toute évidence, ne s’était jamais vu à pareille fête.

 

Et miss Ellen devait être bien heureuse de penser que son cher frère boirait enfin son grog froid, car un quart d’heure après, je la surpris sur le chemin de ronde du mur crénelé où, quelques jours plus tôt, elle avait décidé de ma vie… Elle regardait la campagne environnante d’un œil avide, si absorbée qu’elle ne m’avait pas entendu venir.

 

Et miss Ellen fredonnait un air de rythme joyeux !

 

XII

L’ÉVASION DE LA MALADIE


Vous pensez sans peine que l’heure venue de me laisser enfermer dans ma chambre des Madgyars, je n’avais aucunement le désir de dormir.

 

La pensée que miss Ellen avait un but, qu’elle suivait une ligne de conduite parfaitement définie, m’obsédait.

 

Que mes confrères en reportage se mettent à ma place. Quoi de plus horripilant pour le « ténor du Times », que de ne pas percer le mystère de la petite cervelle d’une fillette.

 

Comme pour me rapprocher de l’endroit où se dégusterait le grog froid, accessoire inexplicable de l’inconnu qui me chatouillait impitoyablement, je m’étais assis près de la fenêtre donnant sur la cour.

 

De là, j’apercevais cette cour sombre, dont la lumière parcimonieusement distribuée par les quatre lanternes occupant les angles, ne parvenaient pas à dissiper l’obscurité.

 

Je regardais la rigole en caniveau bordant les constructions à deux mètres environ du pied des façades, et aussi les fenêtres de l’infirmerie, la petite voûte d’accès, vaguement éclairée par un lumignon placé à l’intérieur et que je devinais seulement par son faible rayonnement.

 

À minuit, un roulement de voiture.

 

C’est le docteur Volsky, fidèle à sa promesse.

 

Le véhicule s’arrête en face de l’entrée de l’infirmerie. Je reconnais la silhouette du médecin, son grand manteau qu’il revêt toujours dans ses promenades nocturnes.

 

C’est une vision rapide, car M. Volsky s’engouffre sous la petite voûte de l’escalier de l’infirmerie.

 

Ce diable de X. 323 va-t-il boire cette fois le grog sauveur ?

 

L’idée, émise par miss Ellen, a fait du chemin dans mon cerveau, et je me demande sérieusement si, dans la lucidité exceptionnelle du délire, le malade n’a point indiqué le révulsif intérieur qui lui rendra la santé.

 

J’ouvre ma fenêtre. Oh ! mouvement irraisonné, impulsif. Je supprime l’obstacle des vitres qui me sépare de cette façade noire, derrière laquelle il se passe une chose qui m’intéresse d’une façon outrée, presque maladive.

 

La soirée est un peu fraîche, mais je n’y prends garde.

 

Une horloge, probablement celle du clocher de Gremnitz, détaille dans la nuit le quart, le double coup piqué de la demie, les trois coups, un appuyé, deux piqués, des trois quarts après minuit.

 

Je bous littéralement. Pour que le docteur séjourne aussi longuement, il faut que son client l’ait placé en face d’une imagination nouvelle du délire.

 

Ah ! une ombre jaillit de la voûte de l’infirmerie, ouvre la portière de la voiture. Le grand manteau, le chapeau, c’est le docteur. Il s’en va.

 

Un désir fou d’apprendre quelque chose m’étreint. Et avant d’avoir pu mesurer l’incorrection de mon acte, j’ai lancé dans l’espace cette question :

 

– Docteur ! Docteur ! a-t-il bu ?

 

Les médecins ont l’accoutumance de l’affolement des proches auprès des lits de douleurs qu’ils visitent. M. Volsky me pardonne évidemment mon appel un peu familier, car il répond par un geste affirmatif et disparaît dans le véhicule qui s’ébranle aussitôt.

 

J’écoute le roulement qui décroît régulièrement, un instant renforcé, lorsque la voiture passe sous la grande voûte aboutissant à l’ancien pont-levis et à l’extérieur. Un retentissement sourd m’avertit que les lourdes portes du château se sont refermées derrière le carrosse médical.

 

X. 323 a bu, j’en suis assuré. Le plus sage est de me coucher.

 

Nous verrons demain si le grog est aussi salutaire que semblait l’espérer miss Ellen.

 

Nous avons été délivrés, dès la pointe de l’aube, ainsi que chaque matin. Dans la salle à manger, le premier déjeuner nous avait réunis : Tanagra miss Ellen et moi.

 

Il en était toujours ainsi, Herr et Frau Logrest étant accoutumés à prolonger leur séjour au lit.

 

Je remarquai que miss Ellen était aussi taciturne que sa sœur.

 

Aussi taciturne et plus inquiète apparemment, car au moindre bruit, elle tressaillait, regardait vers la porte avec anxiété.

 

Que craignait-elle donc ? Avait-elle un pressentiment funeste touchant le mal mystérieux qui avait terrassé X. 323 ?

 

J’allais à tout hasard l’interroger à ce sujet, quand un vacarme insolite arrêta la parole sur mes lèvres, me laissant seulement la faculté de constater qu’un étonnement se peignait sur les traits de miss Tanagra, tandis que miss Ellen devenait blême et que ses grands doux yeux se cernaient brusquement d’un cercle bistre.

 

On eût dit que tout son sang avait soudainement afflué à son cœur.

 

Et pourtant que pouvaient au fond, lui faire les cris, les exclamations jaillissant de la chambre à dormir des époux Logrest, dont nous étions séparés par un couloir.

 

Je pense même, si j’en juge par mes impulsions personnelles, qu’ils étaient comiques et l’événement sembla d’abord me donner raison.

 

La porte de la salle à manger fut poussée violemment. Deux rotondités gesticulantes firent irruption dans la pièce, suivies par une troisième personne, tout aussi agitée, quoi que beaucoup moins volumineuse.

 

C’étaient Herr Logrest, mistress Amalia et Martza.

 

Ils roulaient des yeux furibonds, poussaient des clameurs étranglées, étaient cramoisis.

 

Mais surtout, les époux gouverneurs apparaissaient totalement grotesques. Dans leur émoi, ils se montraient, ce qu’ils évitaient soigneusement à l’ordinaire, en toilette de saut de lit, et cela était inénarrable.

 

Jamais les caricaturistes du Punch, notre « Rire » anglais, n’eurent inspiration aussi funambulesque que ces deux obésités en pantoufles, camisole, jupon court, pyjama, madras ou bonnet sur le chef, se livrant à la gymnastique la plus hétéroclite !

 

Quelques soient mes habitudes de convenabilité, je crois que je me pris à rire, sans pouvoir dominer cette hilarité véritablement déplacée en présence de l’émotion qui agitait indubitablement nos hôtes.

 

Et puis quelques paroles perceptibles dans le flux de leurs exclamations emportées, me ramenèrent à plus de gravité.

 

– X. 323 … Le docteur Volsky dans son lit… Krisail et Martza endormis…

 

Une buée rose monta aux joues de miss Ellen. Dans ses grands yeux palpita comme un éclair, puis redevenue aussi étonnée d’apparence que sa sœur, que moi-même, elle demanda :

 

– Que vous arrive-t-il donc, me chère dame Amalia ?

 

Interrogation qui amena une nouvelle explosion de mots sans suite, accompagnés d’une mimique échevelée.

 

Les époux se rendirent compte que leur désarroi les mettait dans l’impossibilité de s’expliquer clairement, car d’un commun accord, ils dirent à la servante :

 

– Martza, racontez, car en vérité, le diable est sur notre langue.

 

Et Martza avec des mines effarouchées, nous régala de ce récit :

 

– Le diable ! Oh oui ! Il est dans tout ceci. Cette nuit, le docteur Volsky est venu. Le malade était toujours fou… ; il se prenait pour le médecin. Il nous a forcés à boire chacun un grog. Nous l’avons bu, car il avait promis de boire après nous… Quand nous avons eu absorbé nos verres, lui n’a plus voulu. Il a dit : dans une demi-heure, je boirai tout ce que vous voudrez…, dans une demi-heure, sans faute… Il a obtenu du docteur qu’il plaçât sa montre sur la table… Trente minutes c’est peu de chose, n’est-ce pas, pour guérir un fou… Alors, on a attendu… Je me rappelle très bien avoir compté jusqu’à dix sept minutes… Après, ça se brouille… Je ne sais plus qu’une chose. C’est que, ce matin, je me suis réveillée dans le fauteuil où je m’étais assise, que Krisail dormait dans un autre… Le docteur, lui, avait dû s’en aller, car sa place était vide. Le malade, couvert jusqu’aux yeux, semblait dormir.

 

La grande fille leva les bras au ciel en un geste rageur.

 

– Tout d’un coup, voilà que les couvertures s’agitent et du fouillis des draps, qu’est-ce que je vois sortir : la tête du docteur, Meinherr et Fräulein…, la tête du docteur avec les cheveux ébouriffés, la barbe hérissée, hurlant comme un démon : Qu’est-ce que je fais là ?… Une servante ne peut pas répondre comme elle le voudrait à un Herr doktor ; sans cela, j’aurais dit : Apparemment que vous dormiez… Vous avez même eu une idée bizarre de prendre le lit du fou… Du reste, ce furieux docteur ne me laissa pas le temps de répliquer. Il m’invectiva comme si moi, une fille sérieuse, j’avais pu avoir l’idée de le mettre au lit… On ne joue pas à la poupée avec un doktor. Et puis, voyez la bizarrerie des savants, voilà qu’il me demande ce que j’ai fait du prisonnier… On n’a jamais vu cela ! Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, moi… Un prisonnier, ça n’est pas un ruban, ni une bague, ni aucune des jolies choses qui font battre le cœur d’une Fräulein, en âge de songer au mariage.

 

Et comme je ne répondais pas à son idée, il recommence à m’injurier… Il saute à bas du lit, devant une personne de mon sexe. Je jette le cri de ma pudeur alarmée, mais je le fais suivre d’un cri de ma pudeur rassurée… Le docteur était habillé, il avait même ses souliers… Quelle idée de se coucher comme cela… Il ne lui manquait que son manteau, son chapeau et son parapluie.

 

Il m’injuriait toujours. Alors, je me suis sauvée, le laissant avec Krisail que tout ce vacarme avait fini par éveiller… Deux hommes, ils s’expliqueront, je pense. On ne peut obliger une honnête personne comme moi à supporter les invectives d’un vieux maniaque de docteur qui vole le lit des malades !

 

D’une attitude très digne, Martza ponctuait la conclusion de son récit, quand un nouveau personnage se montra sur le seuil.

 

Grisonnant, légèrement voûté mais robuste tout de même, l’allure militaire sous l’uniforme gris à boutons d’étain soigneusement astiqués, le nouveau venu fut salué par un triple cri :

 

– Krisail !

 

L’infirmier, c’était lui, salua en portant la main à son front.

 

Ah ! lui était calme, calme comme un brave marchant au feu, et de fait le digne militaire remplit une corvée qui, dans la vie d’un homme, peut apparaître aussi pénible que monter à l’assaut.

 

– J’ai démérité, M. le gouverneur, dit-il d’une voix rauque… Le prisonnier s’est enfui… Il nous avait endormis, je sais comment. Il manque de l’opium dans la pharmacie… Il a pris la voiture du docteur, et à présent, il est loin… Je vous apporte ma démission.

 

Nous écoutions.

 

J’étais stupéfait pour ma part. Ainsi X. 323 avait accompli cette chose que j’avais crue impossible. Il s’était évadé. Libre, il trouverait peut être l’occasion de cette revanche, dont il avait parlé naguère.

 

Mais les époux Logrest poussaient de véritables meuglements de désespoir.

 

– Que dirait le prince Strezzi… ? Et l’Empereur ? Et la Cour ?

 

La confusion fut à son comble quand le cocher du docteur survint très inquiet du sort de son maître.

 

Celui-ci, racontait-il, s’était fait conduire, en quittant le château, jusqu’à l’entrée du bourg de Gremnitz. Là, il était descendu. Le cocher avait supposé un malade en danger à proximité. Il avait attendu jusqu’au jour. Alors, il avait poussé jusqu’au logis de M. Volsky, et ce dernier n’étant pas rentré, le serviteur venait conter ses alarmes au Herr gouverneur.

 

Tout devenait clair à présent. L’homme qui, cette nuit, avait répondu à mon appel par un geste affirmatif, n’était autre que X. 323 en personne.

 

Tanagra avait relevé la tête… Évidemment tout son être se tendait en une action de grâces vers les Forces Inconnues, qui avaient permis à son frère d’exécuter son audacieux dessein.

 

Et puis, miss Ellen rappela brusquement mon attention sur elle. Elle s’était approchée de mistress Amalia, et d’un accent irrité, elle disait :

 

– J’aime profondément mon frère ; mais je dois reconnaître que sa conduite est inexcusable.

 

Cette déclaration si inattendue coupa court aux lamentations des époux Logrest, elle me fit sursauter et amena sur les traits de la sœur de la jeune fille, une expression d’indicible étonnement.

 

Miss Ellen continuait imperturbablement.

 

– Rencontrer, non des gardiens, mais des amis… et mésuser de leur bonne grâce pour le plaisir de dérober sa liberté, quelques jours peut-être avant qu’on nous la rende, c’est mal, car il aurait dû songer aux ennuis qui vont résulter pour vous, chers amis Logrest, de cette équipée.

 

– Oh oui ! gémirent les deux obèses avec une touchante conviction.

 

– Or, poursuivit la jeune fille, je veux que vous sachiez bien que nous désapprouvons le fugitif. Télégraphiez au prince Strezzi, avisez-le de suite. Tout retard peut favoriser de nouvelles entreprises de ce malheureux frère… Voyez-vous qu’il se soit mis en tête de nous enlever de ce château. Oh ! il réussirait, voyez-vous. Il a le génie de l’inattendu.

 

Que signifiait cela ? Véritablement, elle me semblait raisonner comme raisonnerait Strezzi lui-même. Ce fut également le sentiment de mistress Amalia, car elle s’écria :

 

– Ah ! chère petite fille, comme mon cœur a bien fait d’aller à vous. Je n’aurais jamais espéré pensées si raisonnables et si affectueuses de votre part. Soyez remerciée, gentille colombe de neige… Et nous, Logrest, suivons le conseil de l’aimée gracieuse enfant. Adressons un télégramme au prince.

 

– Mais il doit être en route pour Berlin aujourd’hui, hurla le gouverneur.

 

– Qu’est la distance de Vienne à Berlin pour l’électricité, s’empressa de répondre miss Ellen… La dépêche à « faire suivre », lui parviendra deux heures plus tard, et voilà tout.

 

Conclusion qui amena les époux, Martza, Krisail, le cocher du docteur, à se ruer vers la porte en une course éperdue, dominée par ces cris.

 

– Au télégraphe ! Au télégraphe ! Et nous, restés seuls, comme miss Tanagra et moi allions demander à la jeune fille l’explication de son étrange conduite, elle se laissa tomber sur une chaise, en proie à une crise de rire, si violente, si contagieuse, que nous nous prîmes à rire avec elle, sans deviner la cause de cette joie débordante.

 

XIII

LA TÉLÉPATHIE PAR RAISONNEMENT


Tout d’un coup, miss Ellen se leva, se jeta sur sa sœur, l’enlaça et l’embrassant à pleine bouche, elle murmura ces paroles qui nous pétrifièrent littéralement.

 

– Eh bien ! petite sœur chérie, tu vois bien que tu avais tort de me tenir à l’écart ; moi aussi, je puis être espionne.

 

Espionne ! Dans sa bouche, le mot prenait une acception héroïque et tendre. Cela signifiait :

 

– Ce que le monde niais vous reproche, moi aussi je le fais. Je veux partager le reproche avec vous que j’aime. Je ne veux pas être la seule non marquée de la flétrissure qui, à mes yeux, vous honore.

 

Seulement pourquoi se parait-elle de ce titre généralement peu envié ?

 

Elle vit que nous nous interrogions du regard, et retrouvant toute sa bonne humeur, elle se pencha entre nous deux, chuchotant :

 

– Voyons, tu n’as pas vu que je dirigeais les Logrest suivant les indications de notre frère ?

 

– Suivant les…, balbutiâmes-nous tous deux ?

 

Et miss Tanagra ajouta :

 

– Mais comment as-tu communiqué avec lui ?

 

– Vous l’avez vu, par Martza.

 

– Elle trahissait donc ses maîtres.

 

– Mais non… Elle était le messager involontaire, comme Mlle de Holsbein à Madrid. J’ai lu les articles de sir Max Trelam et « le bon grain » a poussé.

 

Et notre ahurissement s’accentuant encore, la jeune fille fut reprise d’un accès de gaieté. Ah ! le joli rire, cristallin, musical, s’égrenant en gammes harmonieuses.

 

Mais elle se domina vite.

 

– Alors, il faut donc que je détaille. J’en suis très fière, tu sais, ma chérie. Penser que toi, et qu’un grand reporter comme sir Trelam, vous ne voyez pas clair en moi, vous des perceurs de secrets ; c’est tout à fait flatteur pour une petite pensionnaire… Ne vous impatientez pas, je commence ma confession.

 

Et le sourire aux lèvres, ses grands yeux semblant distiller une lueur joyeuse :

 

– Vous comprendrez tout de suite que, a priori, il était évident que notre frère songeait à s’évader. Une personne au secret ne peut pas avoir d’autre préoccupation.

 

Nous opinâmes d’un mouvement de tête.

 

– Bien. Pour s’évader, il fallait d’abord sortir de la tour, du cachot où il était enfermé. Pour s’échapper, il faut toujours, quoi qu’on en dise, le concours, volontaire ou non, d’autres individualités, et pour l’obtenir, il est nécessaire d’entrer en relations avec ces individualités.

 

Nouveau geste approbateur de notre part.

 

– Dès lors, quand le prisonnier fut pris de cette maladie subite qui nécessitait son transfert à l’infirmerie, je jugeai de suite que c’était là un moyen de quitter le secret.

 

Nous eûmes, nous, un cri de stupeur. Comment la jeune fille avait deviné cela tout de suite, alors que nous n’y avions rien vu !

 

– Mais oui, fit-elle en riant… Voyons, notre frère, qui a supporté sans broncher ton mariage avec cet affreux Strezzi, ne pouvait pas perdre la tête pour une manœuvre de ce coquin, beaucoup moins grave en vérité.

 

– C’est vrai.

 

La réponse jaillit de nos lèvres en même temps. Nous nous regardâmes, miss Tanagra et moi, tout étonnés que notre jugement eût été mis en défaut, alors que la jeune fille avait vu juste sans hésitation. Dans les yeux de la Tanagra, il y avait quelque chose de maternellement orgueilleux. Elle était heureuse qu’Ellen forçât ainsi mon attention.

 

– Ceci posé, continua celle-ci, il fallait l’aider de tout notre pouvoir. Je ne vous ai rien dit, j’ai peut-être eu tort ; mais je voulais tant vous prouver que, moi aussi, je puis être une personne habile à vaincre les méchants. Était-il utile que le médecin vînt ? Ma phrase apprise à Martza contenait le mot. Le lendemain, notre frère avait répondu en répétant dans son délire apparent ! médecin ! médecin ! Krisail est un ivrogne, il fallait l’indiquer à mon frère… De là toute l’histoire du révulsif à l’alcool. Quand il affecta de se croire le docteur, c’était me dire qu’il avait compris… Et cette nuit, je n’ai pu dormir, parce que je savais qu’il agirait, sans pouvoir au juste augurer de quelle façon.

 

Doucement, Tanagra baisait les paupières de sa sœur.

 

Elle la remerciait ainsi de sa clairvoyance, de son courage, de la force d’âme qu’elle avait montrée en ne trahissant pas sa pensée intérieure.

 

Et mon regard disait les mêmes choses bien certainement, car la jeune fille rougit et cacha son visage sur l’épaule de sa sœur, ce qui, je veux tout dire, me causa un plaisir inexprimable.

 

Pourtant une question encore me vint, au bout de la langue.

 

– Mais pourquoi insister pour que Strezzi soit prévenu… Plus tard la nouvelle lui parviendra, plus votre frère aura eu de temps pour dresser ses batteries.

 

Ceci amena sur son visage un sourire divinement ironique.

 

– Mon frère ne peut rien faire jusqu’à ce que Strezzi affolé à l’annonce de son évasion, vienne nous chercher ici pour nous conduire dans la seule retraite qu’il considère comme introuvable, puisqu’il sait que jusqu’à ce jour, le terrible X. 323 n’est pas parvenu à la découvrir.

 

– L’usine où il fabrique la mort par le rire, fit Tanagra d’une voix sourde.

 

– Justement, petite sœur aimée, c’est de la logique pure. Je suis certaine qu’aussitôt avisé, Strezzi se mettra en route pour nous prendre et nous conduire là-bas.

 

– Mais cela ne renseignera pas notre frère, que nous soyions dans ce repaire de l’horreur.

 

Alors, la jeune fille se redressa, et nous dominant de toute la grandeur de sa confiance dans le pouvoir de X. 323 :

 

– Oserais-tu l’affirmer, ma sœur ? Notre frère est libre et X. 323 passe pour avoir les yeux largement ouverts.

 

Je m’inclinai machinalement et miss Tanagra qui ne m’avait pas quitté du regard, me prit la main, y glissa celle de miss Ellen, puis doucement :

 

– Allez causer d’espoir dans le jardin. J’ai désir d’être seule avec la pensée de mon frère que, pour la première fois, j’ai omis de servir. Songer à autre chose, je le vois clairement à cette heure, est non seulement trahir sa cause, mais le trahir lui-même… La volonté de l’œuvre a cessé une minute d’être ma dirigeante unique, et nous avons été vaincus.

 

Elle s’éloigna lentement, une préoccupation pénible crispant son visage. Ellen, elle, me serra la main et m’entraînant vers le perron antique accédant au jardin.

 

– Venez. Il faut obéir aux ordres d’une âme qui pleure !

 

XIV

CONVERSATION AVEC UN TUBE D’HYDROGÈNE


Aucune des prévisions de miss Ellen ne devait être démentie.

 

Quarante-huit heures plus tard, le prince Strezzi, ayant quitté Berlin en toute hâte, au reçu de la dépêche du gouverneur Logrest, arrivait à bord de son dirigeable qu’il avait rallié à Vienne.

 

Au milieu de la nuit, on nous réveillait brutalement, on nous ordonnait de nous vêtir, de boucler nos valises.

 

On nous traînait, bien plus qu’on ne nous conduisait, dans la nacelle dont le compartiment n° 3 enfermait ce terrible engin dénommé le Canon du Sommeil.

 

Et pourtant, dans le désarroi de ce réveil nocturne, de cette hâte inquiète que l’on sentait dans tous les mouvements, dans la rudesse des ordres, miss Ellen trouva le moyen de me glisser à l’oreille :

 

– Nous partons pour l’usine de mort… Regardez Strezzi comme il interroge anxieusement la nuit autour de nous… Savez-vous pourquoi ? Eh bien je vais vous le dire. Il pense, comme moi, que les yeux de X. 323 assistent à son départ.

 

Terrible petite Ellen, allez ! Cette confidence me valut un léger frisson dans le dos. Après tout, peut-être aussi provenait-il de la fraîcheur de la nuit, fraîcheur à laquelle on est très sensible alors que l’on vous a réveillé en sursaut.

 

Un bourdonnement. C’est le moteur qui se met en marche. Les deux sœurs se sont retirées dans le compartiment clos n° 2, la cabine.

 

Strezzi demeure invisible. Je reste seul, adossé au compartiment n° 3, au-dessus duquel, maintenus par les cordages, se balancent quatre gros tubes d’aluminium contenant la réserve d’hydrogène, destinée, le cas échéant, à suppléer les pertes subies par l’enveloppe de l’aérostat.

 

Nous avions monté avec rapidité. Le château de Gremnitz, les lumières marquant le tracé des rues du bourg, tout cela était devenu invisible ; au vent qui me fouettait la figure, je comprenais que le dirigeable marchait à grande vitesse dans une direction qu’il m’était impossible de déterminer. Je n’avais plus à ma disposition la boussole de X. 323.

 

Et je m’étais senti très assombri, par une de ces réflexions intempestives qui se formulent toujours dans l’esprit à l’heure où il serait avantageux de penser à tout autre chose.

 

Je m’étais dit :

 

– Miss Ellen avait peut-être raison au château. Les yeux de X. 323 pouvaient assister à notre départ. Je ne vois ni d’où ni comment. Mais enfin cela est possible. Seulement, à présent, ce ne sont pas seulement des yeux qu’il lui faudrait, mais aussi des ailes. Autant que mes entrevues avec lui m’aient laissé un souvenir de sa personne, il n’était pas muni de ces appendices empennés qui différencient l’hirondelle du lapin de garenne.

 

– Si je savais seulement au-dessus de quel pays nous flottons, moins que cela encore, la direction de notre marche ?

 

J’avais formulé ce vœu à haute voix.

 

Et, vous allez croire que je deviens fou, le vent susurra à mon oreille cette indication précise :

 

– Sud-Ouest quart Ouest.

 

Je fis un saut… Je me frottai les oreilles ; mes yeux parcoururent autour de moi un cercle. Rien ! J’étais seul. Humph ! Je n’en doutais pas, seulement je regardais quand même.

 

J’avais eu un bourdonnement du pavillon auriculaire, de la trompe d’Eustache, ou des osselets voisins du tympan. Voilà ce que je me dis d’abord, mais je dus reconnaître que j’avais les bourdonnements d’oreilles tout à fait extraordinaires, quand je perçus distinctement mon nom chuchoté dans la nuit :

 

– Ici, Max Trelam !

 

Cela devenait inquiétant, d’autant plus que cela s’accentuait encore.

 

– Sir Max Trelam, approchez-vous du tube-réserve d’hydrogène n° 1, afin que je puisse vous parler aussi bas que possible.

 

J’ai déjà dit qu’au-dessus du toit du compartiment n° 3, quatre tubes se balançaient, maintenus par des cordages.

 

Je regardai le plus proche, celui qui s’intitulait n° 1, prodigieusement interloqué, vous le pensez, par le tube d’hydrogène qui me conviait à jouir de sa conversation.

 

– Plus près, me souffla-t-il.

 

Il n’y avait pas de doute. Les paroles venaient de ce damné tube.

 

J’adore les contes de fées, mais naturellement je ne leur donne pas la même créance qu’aux vérités mathématiques. Je ne supposai donc pas un instant qu’un tube d’aluminium pût converser, et dans mon cerveau se formula aussitôt cette réflexion sensée :

 

– Ah ça ! Quelqu’un est enfermé dans ce tube… Oui, il est de diamètre suffisant pour qu’un homme s’y repose…

 

Mais à l’instant une autre réflexion, non moins sensée, surgit.

 

– Seulement, l’hydrogène est un milieu impropre à la vie. S’y plonger conduit en quelques minutes à l’asphyxie. Quel est donc le personnage paradoxal qui semble parfaitement à l’aise dans ce milieu délétère ?

 

En tout cas, cet… inconnu était un liseur de pensées, car il sembla répondre à la mienne en disant :

 

– Il n’y a pas de gaz, vous le devinez bien… J’en ai débarrassé le tube avant de m’y introduire…

 

– Vous y introduire, pourquoi ? Dans quel but ?

 

– Le fauve que je chasse, me répliqua la voix, vous conduit à son repaire. Je suis celui qui veut connaître ce repaire.

 

– X. 323, murmurai-je comme malgré moi.

 

Quel autre que lui aurait pu rêver et réaliser cette suprême et folle audace de s’enfermer à bord de l’aérostat de son ennemi pour surprendre son secret.

 

Je fus un moment comme anéanti. J’admirais l’imprévu du procédé. Qui soupçonnerait jamais pareille témérité ? Témérité n’est pas juste. Je reconnais que personne ne songerait à pareil procédé d’investigation, c’est donc qu’il est marqué au coin de la plus parfaite raison.

 

Lui cependant me renseignait avec la désinvolture d’un gentleman qui, après un excellent dîner au Royal, déambule au bras d’un ami dans Regent’s-Circus.

 

– Vous direz cela à mes sœurs, quand vous aurez quitté le ballon. Pas avant, je craindrais qu’elles trahissent leur joie… Ceci convenu, j’éclaire le reporter indiscret que vous êtes. J’ai attendu le jour du départ sur Berlin du sieur Strezzi, pour réaliser mon évasion. Vous concevez le pourquoi ? Il devait, d’après mon raisonnement, revenir de Berlin à Vienne, qui est le garage normal de son dirigeable. Cela me donnait le temps d’arriver avant lui dans cette dernière ville. Une fois là, ce me fut un jeu de fermer les yeux du gardien du hangar-garage. Ces yeux-là ont toujours une soif providentielle pour les gens comme moi. Vous saisissez. Je décapuchonnai l’un des tubes, je laissai le gaz hydrogène, beaucoup plus léger que l’air, monter vers la toiture, et je le remplaçai par ma personne, agrémentée de pain et d’un peu de liquide. Je remis bien entendu le capuchon de façon à respirer à l’aise. Mon calcul s’est trouvé juste. Strezzi a rallié son ballon, y a chargé les prisonniers laissés à Gremnitz, et il va les enfermer dans le seul endroit où il les croira en sûreté, l’usine où il fabrique la mort, cette usine que lui-même va me révéler.

 

– Miss Ellen avait fait le même raisonnement.

 

– Oui, oui… cela doit être. Cette enfant a le don de la déduction. J’ai trouvé fort bien son idée de communiquer avec moi au moyen de Martza. Mais on peut nous troubler, il faut que je me presse. Vous savez tout ce qu’il importe pour le moment. Je vous dirai le détail quand nous nous reverrons. Une prière. Au moment de l’atterrissage, on vous bandera les yeux pour vous conduire à l’usine souterraine.

 

– Comment pouvez-vous affirmer cela, m’écriai-je étonné par ces précisions ?

 

– Comprenez donc que je suis à mon poste depuis vingt-quatre heures. On ne se défie pas d’un tube d’hydrogène et l’on y entend beaucoup de choses. J’en ai entendu assez pour désirer quitter mon « compartiment » sans me faire prendre. Vous m’aiderez sensiblement en débarquant avec le plus de maladresse possible… Au besoin, tombez à terre… Cela attire l’attention, vous comprenez. Voilà. J’ai fini… Allez rêver un peu plus loin. Je redeviens tube et par conséquent muet.

 

Le ton était sans réplique. Au surplus des ombres s’agitaient à l’avant de la nacelle. Je reconnus Strezzi sortant de la chambre du personnel.

 

J’allai à lui. J’avais l’obsession que si je demeurais en place, mes regards, mes gestes, appelleraient forcément l’attention du vilain personnage sur le cylindre métallique enfermant X. 323.

 

Cela se dissipa de suite. Strezzi me vit et d’un ton autoritaire :

 

– Sir Max Trelam, me dit-il, veuillez avertir vos amies, il appuya ironiquement sur ces deux syllabes, qu’elles vont quitter sous peu cet aérostat. Qu’elles se préparent à se laisser couvrir le visage du masque que vous connaissez déjà, et à obéir aux ordres qui leur seront donnés. Dites-leur bien que j’ai épuisé toute ma patience à Gremnitz… ; qu’elles y prennent garde.

 

Je m’inclinai sans répondre. Le fauve montrait les dents. Il convenait de ne point se faire dévorer avant que le chasseur, tout proche dans son tube, eût jugé le moment venu de l’abattre.

 

Et je rejoignis les deux Tanagra dans la cabine.

 

XV

AU BORD DU LAC WEISSEN


J’estime que X. 323 doit être content de moi.

 

Content… Je prétends exprimer que, s’il est encore vivant, il loue certainement le zèle, et j’ose le dire, l’adresse avec lesquels j’ai exécuté ses instructions.

 

Ma descente de la nacelle sur le sol a été véritablement la reproduction de ces scènes burlesques dont nos désopilants clowns, pantomimists excentrics, versent le comique irrésistible sur le public des music-halls.

 

Nanti du masque qui m’aveuglait, j’ai trébuché, heurté tout sur mon passage. Je semblais être devenu subitement « lunatic », ce vocable saxon que les Parisiens traduisent par « gaga ». Plus un mot des coquins qui me guidaient ne paraissait impressionner mon intellect.

 

Et pour finir, je trouvai le moyen de m’embarrasser les pieds dans un buisson que ma bonne étoile sema sous mes pas (oh ! étoile, buisson… me voici encore dans une agriculture fantaisiste), et je roulai par terre, entraînant avec moi mes gardes du corps.

 

Des rires, des jurons, accompagnèrent la triple chute. Je suis convaincu qu’à ce moment tous les regards convergèrent sur moi. C’était là ce que mon futur beau-frère m’avait recommandé ; en toute sincérité, il ne pouvait espérer mieux.

 

Le masque qui m’aveuglait, se sépara de ma face au choc, et je vis, je vis que nous nous trouvions au bord d’un lac, encadré de montagnes d’altitude moyenne. Au loin, sur la rive, des lumières tremblotaient, décelant la présence d’une agglomération. Le ballon se balançait mollement, sa nacelle affleurant le sol en pente douce.

 

J’entendis claquer un revolver que l’on armait. La voix de Strezzi s’éleva :

 

– Goertz ! Il voit ! Il voit ! Goertz ! Mille diables !

 

Goertz, j’entendais ce nom pour la première fois et il me fut aussitôt antipathique, on le concevra aisément quand j’aurai relaté la réponse dudit à l’appel du prince Strezzi.

 

– Faut-il le brûler, Altesse ?

 

Ceci accompagné d’un revolver dirigé sur mon crâne, m’incita à protester.

 

– Je vois, et après. Suis-je responsable d’un accident. Je vois et j’en suis bien avancé… Une nappe d’eau, des montagnes. Sais-je où je me trouve ?

 

– Après tout, vous avez raison, grommela le chef des services de reconnaissances et d’aérostation militaires… Et puis, vous êtes dans toute cette affaire par hasard, sans avoir été mon ennemi de propos délibéré… Ramassez le masque, Goertz, et mettez-le dans votre poche. Les yeux de sir Max Trelam, comme il l’a dit si justement, lui montreront un lac et des montagnes, mais ce paysage demeurera anonyme. Allons, assez de temps perdu, en route. Il ne faut pas que l’aube nous surprenne en chemin.

 

Mes guides m’empoignèrent par les bras. Tanagra et miss Ellen, maintenues de même façon, me précédaient.

 

Strezzi et celui qu’on appelait Goertz marchaient sur le flanc de la petite colonne, dont l’arrière-garde était formée par huit hommes du personnel de l’aérostat.

 

Il ne devait à mon estime, rester à bord que quatre personnes : le pilote et trois aides, sans compter X. 323, lequel on s’en doute, ne figurait pas au rôle d’équipage.

 

Avant de nous suivre, Strezzi donna cet ordre :

 

– Pilote, vous rallierez le garage de Vienne. À grande hauteur, n’est-ce pas. Il importe que notre direction ne puisse être relevée de la surface du sol.

 

– À votre satisfaction, Altesse.

 

Je considère à présent Goertz, à qui je garde rancune de son intervention de tout à l’heure.

 

C’est un homme de taille moyenne, maigre, le corps légèrement déjeté à droite. Il a une face à la peau grisâtre, une casquette s’aplatit sur ses cheveux noirs, dont les mèches emmêlées frisottent sur son front, venant rejoindre une barbe clairsemée. Mais ce qui le caractérise surtout, ce sont d’énormes bésicles aux verres rouges, donnant à sa figure un aspect fantastique et inquiétant.

 

J’ai su depuis que cet homme était atteint de cette maladie de l’œil que l’on nomme le daltonisme, laquelle consiste à ne pas voir une couleur. Ainsi, Goertz, le contremaître de l’usine de mort où l’on nous conduit, ne distingue pas le rouge ou mieux il le voit vert, c’est-à-dire en teinte complémentaire. Ses lunettes rouges (vertes pour sa vision) le mettent à même de discerner le rouge à l’état complémentaire du vert.

 

C’est là un phénomène d’optique très connu, mais dont l’explication demeure compliquée, ainsi que vous pouvez vous en apercevoir.

 

Toujours est-il que ce Goertz me parut doté d’un air féroce et rusé, qui me produisit la plus mauvaise impression.

 

J’adressai, à travers l’espace, un regret aux bonnes communes figures de Herr Logrest et de sa lady. Ah ! ceux-là n’inspirent pas l’inquiétude aux prisonniers confiés à leur garde !

 

Nous suivions la rive du lac… J’ai su plus tard que nous étions dans la province autrichienne de Carinthie, dans la région montagneuse et boisée qui borde la rive droite de la Drave… Le lac s’étendant sous mes yeux était le lac de Weissen et la localité éclairée par ses lumières, la petite ville de Weissenbach.

 

Maintenant le chemin montait en pente assez raide, s’éloignant de la berge de la nappe d’eau. Nous escaladions l’une des collines qui lui font une ceinture dentelée.

 

– Altesse, le ballon s’élève.

 

C’est l’homme aux lunettes rouges qui a prononcé cet avertissement. Strezzi et lui se retournent. Je les imite. Je distingue loin déjà un fuseau d’un noir intense se profilant sur l’obscurité moindre du ciel.

 

Le dirigeable monte, monte, avant de prendre son élan vers Vienne, où il attendra, inoffensif d’apparence, le maître qui va préparer la mort que l’aérostat sèmera sur le monde.

 

Il va traverser le lac, car il oblique à présent vers l’étendue d’eau.

 

Pourquoi mes yeux se rivent-ils sur la silhouette mobile ?

 

Est-ce que j’espère, est-ce que j’attends quelque chose… Quelle chose puis-je attendre ? Aucune évidemment, et cependant au fond de moi, un instinct me crie :

 

– Ne le perds pas de vue… X. 323 va te déceler sa présence.

 

C’est fou, n’est-ce pas.

 

Et brusquement mes pieds semblent s’incruster dans le sol. Je ne puis plus avancer, pétrifié par ce que je distingue.

 

Une inexplicable clarté entoure l’aérostat, reflétée par les eaux du lac qu’il domine de quelques centaines de mètres.

 

Le phénomène surprend évidemment toute la troupe. Mes guides ont fait halte comme moi. Strezzi et Goertz sont également immobiles.

 

– Qu’est-ce que cela ?

 

La question a à peine dépassé les lèvres de Strezzi que le ballon semble radier des éclairs. Il prend l’aspect d’une aurore boréale sphérique, et puis au bout d’un instant le vent nous apporte une détonation assourdie.

 

Une sorte de verticale lumineuse se dessine dans l’air, s’éteint dans le lac… Le bruit d’un éclaboussement formidable, monte vers nous, comme si un poids énorme venait de s’engouffrer dans les ondes noires.

 

Au ciel, plus rien qui rappelle le navire aérien. La silhouette fusiforme a disparu. Le ballon s’est évanoui.

 

Et la voix rauque du prince se vrille dans mon tympan :

 

– Une catastrophe !

 

Goertz réplique :

 

– Une explosion d’hydrogène.

 

Et avec un haussement d’épaules :

 

– Bah ! cela se reconstruit un ballon. Vous êtes descendu au bon moment, Altesse. Si vous aviez eu vingt minutes de retard, j’aurais risqué de vous attendre au rendez-vous jusqu’au jugement dernier.

 

Il est sinistre cet individu qui raille après l’horrible accident.

 

Le gaz a pris feu, l’enveloppe a éclaté. La nacelle et ses passagers sont tombés de mille mètres peut-être, et le lac les a engloutis, effaçant toute trace de l’engin qui planait tout à l’heure, redoutable et superbe au plus haut des airs.

 

Et mon cœur se serre.

 

X. 323 était-il à bord ?

 

Sans doute, il se proposait de débarquer en même temps que nous, désireux de découvrir le gîte où le prince Strezzi fabriquait ses projectiles du crime… Seulement, a-t-il réussi ?

 

Ah ! quel point d’interrogation tragique, insoupçonné par ces deux femmes, mes sœurs aimées, qui là, tout près, les yeux aveuglés par le masque, se tiennent immobiles, ignorantes du drame dont l’atmosphère vient d’être le théâtre.

 

Strezzi grommela des mots incompréhensibles.

 

Il me semble qu’il attribue le désastre à une autre cause que le hasard. By heaven ! Je devine. Il songe que X. 323 est libre et alors… Il y a de l’inquiétude dans sa voix lorsqu’il commande rudement :

 

– En avant ! Et surtout, attention… Tant pis pour quiconque croiserait notre route.

 

Mes guides, qui ne m’ont pas lâché, sursautent. Eh ! Eh ! il paraît que le prince mène son monde par la terreur.

 

On repart d’un pas plus rapide. C’est une procession de spectres dans la nuit. Pas un mot. Simplement le bruit des respirations que l’escalade essouffle.

 

On arrive à la crête de la hauteur. Un plateau herbeux de faible étendue est traversé. On s’engage sur la pente opposée. Des arbres touffus croisent leurs branches au-dessus du sentier que nous dévalons dans une vague allure de fuite.

 

Soudain, nous débouchons dans une clairière.

 

Une cabane est là, adossée à la pente, faisant corps avec elle. On rencontre souvent dans les pays de montagnes des habitations de ce genre, mi-partie maçonnerie, mi-partie creusées dans le roc.

 

Ce qui me frappe, c’est que dans la porte de cette chaumière, asile sans aucun doute de la pauvreté, se découpe l’ouverture d’une boîte aux lettres.

 

C’est là un accessoire de luxe peu habituel aux masures.

 

Ah ! je comprends, la chaumière est un trompe-l’œil. Nous nous arrêtons devant la porte, et celle-ci tourne sur ses gonds sans qu’il ait été nécessaire de frapper.

 

Je recule d’un pas.

 

Sur le seuil se montre une étrange figure. On la dirait échappée aux estampes moyenâgeuses illustrant les chroniques légendaires allemandes.

 

C’est un homme maigre, aux membres si dépourvus de muscles que les vêtements se bossuent, modelant les articulations osseuses.

 

Et au-dessus du col long, où le cartilage que les commères dénomment pomme d’Adam, accuse une saillie extraordinaire en dent de scie, sur ce cou qui semble trop faible pour la soutenir, se balance une tête énorme, blafarde, aux lèvres sans couleur, aux yeux pâles sous d’épais sourcils d’un blanc jaunâtre, au front qui semble démesuré, agrandi qu’il est par une calvitie complète.

 

L’apparition fantastique est éclairée par une lampe électrique qu’elle tient à la main.

 

C’est un homme, et cet homme fait songer aux larves mystérieuses échappées des asiles de ténèbres que les poètes d’autrefois appelaient les enfers.

 

L’être est répulsif, inquiétant, débile et formidable.

 

– Le professeur Morisky salue Son Altesse le prince Strezzi.

 

C’est l’être qui a parlé. Parler, peut-on désigner ainsi les syllabes émises par une voix grinçante qui n’a rien d’humain.

 

Et Strezzi se fait aimable pour répondre :

 

– Mon cher professeur, vous savez ma joie quand je puis venir partager vos travaux.

 

Oh ! Oh ! il le ménage celui-ci. Il n’est plus le maître devant un serviteur qu’il est assuré de courber sous sa volonté. Dans son accent sonne le respect de l’élève pour le chef d’école.

 

Et l’horrible habitant de la chaumière prononce dans un ricanement grêle et faux :

 

– Eh ! Eh ! Assez content des dernières expériences… Vous verrez, vous verrez… Notre mode de propagation était défectueux. On risquait d’être découvert… Maintenant, plus rien de semblable, plus de ballon, plus de canon… Plus qu’un simple touriste se promenant les mains dans ses poches… Eh ! Eh ! Vous verrez ! vous verrez !

 

La gaieté de cet être squelettique me cause un malaise qui va jusqu’à la souffrance. Mais son masque bizarre reprend l’immobilité. Il s’efface :

 

– Eh ! je vous laisse là, à la porte. Entrez, entrez, Altesse… Sans doute, vous êtes las… Il n’y a que moi qui n’aie pas besoin de sommeil… Reposez-vous, car il faut un esprit clair pour comprendre l’œuvre menée à bien… Oui, un esprit clair. Au réveil, vous serez satisfait d’avoir arraché aux bagnes de Sakhaline, le savant que les Russes ignares y avaient enfermé, alors qu’en le déchaînant contre les Japonais, ils eussent exterminé cette race orgueilleuse et remporté la victoire.

 

De nouveau son rire pénible grelotta.

 

L’Allemagne, l’Autriche, sont mieux inspirées… ; le professeur Morisky est le conquérant moderne. Il fabrique lui-même ses armées qu’aucune sainte Geneviève, aucune Jeanne d’Arc, ne sauraient arrêter.

 

Sur ma parole, cet individu me faisait peur. J’avais compris que, devant moi, se dressait le collaborateur inconnu de l’œuvre antihumaine du prince Strezzi.

 

J’avais sous les yeux l’être abject et génial, qui domestiquait les microbes ; le fou qui, par un phénomène effroyable de perversion de la conscience, mettait une science hors pair au service de la Destruction.

 

Et malgré moi, ma pensée se cristallisa entre ces deux entités empruntant à l’émotion de l’heure présente une opposition de légende : Pasteur, le nécromancien bienfaisant de la vie par les microbes… Ce Morisky, diabolique adepte de la mort par les invisibles.

 

Mais on nous entraîna dans la cabane. Un couloir étroit, une logette vitrée, avec une échelle montant vers l’étage unique ; puis un escalier de pierre s’enfonçant dans les entrailles du sol.

 

Une longue descente, suivie de galeries au sol uni, évidemment rasé à la « mine », car les stalagmites, correspondant aux stalactites descendant de la voûte, ont disparu.

 

Et puis, dans cette vision commune à toutes les cavités souterraines évidées dans les terrains calcaires par le lent travail des eaux, des coins transformés en ateliers, en chambres, par des cloisons de planches ; frustes installations qui détonnent auprès du riche décor sculpté par la nature.

 

Je me laisse enfermer dans une de ces logettes.

 

XVI

LE DRESSEUR DE MICROBES


J’étais dans un état de fatigue, dont la couchette, principal meuble de ma nouvelle prison, me fit comprendre l’immensité.

 

Et comme le meilleur moyen d’être prêt à l’action consiste à conserver ses forces, je ne résistai point à l’appel.

 

Cinq minutes après que mes gardiens se furent retirés, j’avais pris la station horizontale et je dormais.

 

Je m’éveillai avec une sensation bizarre. L’air me semblait tenir en suspension des myriades de petites aiguilles, qui me picotaient les yeux, les narines, les lèvres…

 

Je me dressai, m’inondai d’eau fraîche. La sensation persista.

 

Et je reconnus une odeur typique, celle du triformaldéhyde, dont l’apôtre fut, si je ne me trompe, un chimiste marseillais du nom d’André Guasco.

 

La présence de cet antiseptique me fut expliquée de suite par le souvenir de l’endroit où je me trouvais. Dans une usine de microbes, où ces infiniment petits bâtisseurs et destructeurs de la vie doivent inévitablement pulluler, le triformaldéhyde remplissait les fonctions d’une cuirasse gazeuse, rendant les travailleurs réfractaires aux attaques des vilains petits vibrions évadés de leurs bouillons de culture.

 

On frappa à ma porte. Goertz se présenta et m’intima l’ordre de le suivre. Celui-là aussi possédait un air diabolique, et il me semblait que ses yeux brillaient derrière ses verres rouges ainsi que des charbons ardents.

 

Au surplus, le personnage eut d’abord l’apparence d’un messager céleste, car il me conduisit dans une salle souterraine spacieuse, à la voûte ornée de stalactites diversement colorées, et où deux ou trois ouvriers soudaient, à l’aide de chalumeaux, les singuliers projectiles remarqués naguère sur l’affût du Canon du Sommeil. Mais ce ne furent pas ces complices obscurs qui attirèrent mes yeux. Tanagra et miss Ellen se trouvaient là, attendant sans doute ma venue.

 

D’un même mouvement, elles me tendirent les mains, et je pressai ces mains fines qu’une angoisse secrète glaçait.

 

– Le troupeau est rassemblé, dit grossièrement Goertz, par file à droite, et marchons serrés !… Voici pour donner des jambes aux traînards.

 

Il brandissait un de ces fouets à la longue lanière terminée par des grains de plomb, qui ont rendu si tristement célèbres les Cosaques chargés de la police des grandes cités russes.

 

Une galerie s’ouvre devant nous. Nous la suivons, régalés par les injures de Goertz.

 

Ce misérable vaurien se figure probablement qu’il manquerait à son devoir de geôlier s’il n’invectivait pas ses prisonniers.

 

Ah ! l’une des murailles du couloir souterrain a disparu, remplacée par une cloison dont je ne distingue pas l’autre extrémité se perdant dans l’ombre. Cette fois par exemple, cette clôture est, non pas de bois, mais de plaques de fonte boulonnées.

 

L’odeur du triformaldéhyde se répand plus violente. Si on en juge par cette recrudescence de parfum, nous devons être dans le Saint des Saints de ce sanctuaire du meurtre.

 

Une porte tourne sans bruit sur ses gonds, laissant passer un jet de lumière verte, trahissant l’action d’une flamme oxhydrique sur une lamelle de cuivre. Goertz hurle :

 

– Entrez !

 

Nous ne nous irritons même plus de sa stupide brutalité.

 

Le spectacle que nous avons sous les yeux absorbe toutes nos facultés. Nous avons fait quelques pas. Nous sommes au centre d’un laboratoire ; mais d’un laboratoire modern-style, disposé pour l’étude et la pullulation des infiniment petits.

 

Tout un côté de la pièce est occupé par une vaste étuve où mijotent des liquides dont la seule vue donne le frisson. Quelles épidémies grouillent dans ces marmites véritablement infernales, quels bacilles virulents, bâtonnets, virgules, chapelets, microcoques ou streptocoques ? Ah ! le professeur Morisky, cet insensé sinistre, a eu raison de s’intituler l’Attila des microorganismes.

 

Que sont les conquérants, les grands meneurs d’hommes, ébranlant le sol du roulement des chars d’airain, des artilleries formidables, emplissant l’air du bruit des pas des multitudes entraînées à leur suite, auprès de ce personnage qui, de sa main décharnée, sèmera sur les peuples la mort avec de l’impalpable.

 



Je frappais de toute la puissance de mes muscles.

 

L’alchimie a suivi la loi de progrès. Les anciens adeptes ont renoncé à préparer l’Élixir de longue Vie ; leurs successeurs eux, débitent l’Élixir de brève Mort.

 

Ceci est tellement hideux que j’ai l’impression que ce n’est pas vrai.

 

Hélas ! il n’y a de faux que mon impression.

 

Morisky est là, mirant amoureusement une bouteille de verre plate, sur la paroi de laquelle se détachent des floraisons violacées… Chacune de ces petites agglomérations est une nation de microbes… C’est l’armée inépuisable qui ira tuer sur l’ordre du savant. Près de lui, jouant avec des pincettes de verre, aux pointes effilées ainsi que des cheveux, véhicules menus et fragiles qui permettent de manier les bacilles mortels, le prince Strezzi ricane d’un mauvais rire.

 

– Ah ! vous voilà !… Je suis ravi de vous voir. Vous recevant dans mon usine, vous les premiers… j’aurai la coquetterie de vous convier à la visite du propriétaire. Vous verrez tout, c’est très curieux… Que de gens voudraient être à votre place. Mais voilà, il y a une petite formalité à remplir… Il faut renoncer à vivre pour connaître…, comme le dit la Bible. L’arbre de la science coûte la vie à quiconque déguste ses fruits.

 

Les vieilles histoires de maléfices ne se représentent-elles pas à l’esprit. N’est-ce point là l’Esprit Malin, marchandant l’urne du pécheur avide des jouissances de la brève existence terrestre ?

 

C’est cela et c’est pire. Le démon n’était que symbole. Ici, nous avons en face de nous un être que son apparence classe parmi les humains !

 

Mes compagnes de captivité et moi-même restions médusés. Sans doute elles éprouvaient, comme moi, le découragement de l’être exposé à l’inévitable.

 

Le nageur emporté dans les tourbillons du Maëlstrom ; le malheureux qui, du haut d’une tour, d’une falaise, tombe dans le vide ; le condamné sous le couperet fatal de la guillotine, savent, que dans un temps très bref, qu’il n’est pas en leur pouvoir d’allonger, ils seront noyé, broyé contre terre, décapité. Une résignation fataliste plonge leur volonté dans le coma. Ils s’abandonnent. Nous ressentions quelque chose de semblable. Le destin pesait sur nous et nous écrasait par sa rigueur.

 

XVII

LA VISITE DU PROPRIÉTAIRE


Strezzi reprit, sans cesser de montrer son insupportable sourire :

 

– Actuellement, tous les policiers de l’Empire sont à la recherche de X. 323. Il est habile, certes. Mais tout le monde est plus adroit que l’homme le mieux doué. Il sera donc pris. C’est une question de jours, de semaines…, soit. Le temps peut varier, la finale, elle, ne variera pas.

 

Il marqua une pause comme pour assurer à ses paroles une pénétration suffisante dans notre esprit, puis il continua lentement, nous tenant sous son regard, ainsi que le naja fascinant un oiselet.

 

– J’avais songé à faire encore œuvre de clémence… Vous concevez cela, sir Max Trelam. On a le cerveau farci des contes de l’Alma mater universitaire ; on nous a vanté Auguste pardonnant à Cinna… Épargner un ennemi est absurde. Mais, la déviation atavique du raisonnement prévaut… Donc je voulais vous laisser vivre dans la forteresse de Gremnitz. Dans quelques années, mon œuvre menée à bien, j’aurais même pu vous rendre à la société… X. 323 ne l’a pas voulu… Tant pis pour lui… et aussi pour vous. Vous êtes des satellites emportés dans l’orbe d’un astre errant. L’immuable logique des causes vous entraîne aux mêmes perturbations, aux mêmes fins.

 

Sa voix sonnait étrangement dans le laboratoire. Elle éveillait d’imperceptibles vibrations dans les récipients de cristal rangés sur les planchettes, sur les tables. Elle semblait se dessiner en vigueur sur un grelottement des choses.

 

Et ce grelottement se communiquait à nos nerfs. Je voyais mes chères aimées Tanagra frissonner, et je sentais, avec la honte d’un gentleman conscient de sa faiblesse, que leurs grands yeux aux reflets verts et bleus, fixés sur moi, ne pouvaient puiser aucun encouragement dans mon attitude.

 

Moi aussi, je frémissais, secoué par un invincible tremblement.

 

– Donc, poursuivit le prince Strezzi, j’ai renoncé à la manière sentimentale pour adopter la manière forte. X. 323 capturé, vous périrez tous, avec la consolation d’assurer à la science un pas en avant. Mon cher maître et ami, le professeur Morisky vous admettra à l’honneur de devenir des sujets d’expériences.

 

Tous trois nous eûmes le sentiment que nous allions défaillir… Sujets d’expériences de ce fou, apôtre exécrable de la propagation des fléaux. À quelles maladies, à quelles horribles affections nous condamnerait-il ?

 

Et comme s’il répondait à notre pensée, le prince expliqua :

 

– Un mal étrange, terrifiant, domina tout le moyen âge. Aujourd’hui, il a presque disparu de la surface du globe. Morisky le fera renaître, et votre sang servira à la préparation du sérum nocif qui répandra de nouveau la lèpre parmi les hommes.

 

Nous eûmes un soupir profond, incapables d’articuler un son.

 

La lèpre ! La décomposition vivante. L’être s’effritant en squames sans cesser de penser… Il condamnerait Tanagra, miss Ellen, à ce supplice devant lequel les plus cruelles inquisitions, les plus affolés Ignace de Loyola, les plus sanguinaires assassins auraient reculé.

 

Un flot de haine me monta aux lèvres ; j’eus le besoin irrésistible d’insulter le bourreau et… il ne me vint à la bouche que cette réminiscence du poète néerlandais Feldgraeve :

 

– Vous avez donc toute honte bue, que vous vous ravalez sans effort au rang des plus répugnants des fauves ?

 

Il me répondit d’un ton de bonne humeur, en continuant la citation :

 

– J’aime la haine ! Je ne m’inquiète pas de ce qu’elle fait de moi. Je m’intéresse seulement à ce qu’elle fasse de mes ennemis des victimes.

 

Cet assassin connaissait aussi Feldgraeve.

 

Puis, aussi calme que si mon interruption ne s’était pas produite, il enchaîna son discours :

 

– Cependant, mon cœur reste pitoyable. Votre existence, mesdames, menace la mienne, met ma fortune en péril, et néanmoins, je serais disposé à vous faire grâce.

 

– Vous, m’écriai-je d’un ton de doute outrageant ?

 

– Moi !

 

– Sans doute à quelque condition inacceptable ?

 

Il haussa les épaules avec insouciance :

 

– Oh ! moi, je préférerais n’importe quoi à la lèpre… Ceci n’est point un conseil, c’est l’énoncé d’une vérité. Vous êtes libres d’ailleurs d’accepter ou de refuser la vie. Je ne vois pas dès lors quel intérêt vous auriez à ignorer mes conditions.

 

J’échangeai un regard avec miss Ellen. D’un mouvement des yeux, la jeune fille me pria d’interroger.

 

Tanagra, elle, semblait absente. Un pli de réflexion traçait un sillon sur son front. À quoi songeait-elle ? Sa main cherchant celle de sa sœur et l’étreignant doucement me le révéla. C’était à l’enfant à qui elle s’était dévouée qu’elle pensait encore.

 

Allons ! Je me retourne vers Strezzi qui attend ma décision d’un air fort paisible, tandis que Morisky, lui, se livre à une inquiétante cuisine dans les étuves, aidé par le contremaître Goertz qu’il a appelé à lui d’un geste anguleux.

 

– Voyons les conditions ?

 

Un frémissement passa sur le visage du prince.

 

– Une seule. Ces « dames » (damen en allemand) possèdent bien certainement, dans une cachette connue d’elles seules, une photographie de leur frère… Qu’elles me la confient, elles vivront !… et lui…

 

Il n’achève pas. Les deux sœurs se sont redressées. Dans leurs yeux un éclair brille… L’indignation a chassé la terreur.

 

Elles ont compris, comme moi-même, l’odieuse proposition.

 

Ce que veut Strezzi, c’est le visage réel de l’homme insaisissable, parce que nul ne le connaît sans déguisement.

 

Il a fait le raisonnement suivant :

 

– X. 323, dans ces circonstances critiques, a évidemment adopté la plus sûre de ses transformations. Il circule au naturel, et ainsi il est introuvable.

 

La mise en scène d’horreur, l’angoisse dont il nous a fait frissonner, tout cela était la préparation savante de l’état d’esprit où il pensait nous avoir à sa merci.

 

Et les paroles de X. 323 me revinrent en mémoire.

 

– Celui-là est un adversaire exceptionnel.

 

Mais les Tanagra, elles aussi, sont des âmes d’exception.

 

La lèpre leur apparaît moins à redouter que l’infamie de la trahison. C’est d’une seule voix vibrante, assurée, qu’elles ripostent :

 

– Jamais.

 

Je les confonds dans une même admiration. Elles n’ont pas tenté de ruser, de nier la possession d’un portrait réel de leur frère. Elles avouent qu’elles en connaissent, qu’elles pourraient en livrer, mais elles refusent d’agir ainsi.

 

Une contraction des traits de Strezzi m’indiqua sa déception.

 

Cependant, il s’adressa à moi :

 

– Que pensez-vous de l’obstination de ces dames, sir Max Trelam ?

 

Moi aussi, je veux me montrer crâne. Aussi je prononce :

 

– Je ne puis que les approuver, vous n’en doutez pas.

 

Alors il me couvre d’un regard venimeux.

 

– J’estime que vous ne discernez pas entièrement les résultats de la décision que vous approuvez.

 

Je suis résolu à l’héroïsme. Je suis assuré qu’il va me tomber une cheminée sur la tête, mais je ne veux pas rendre perceptible mon inquiétude intérieure. Je réussis à railler assez agréablement :

 

– Vous me ferez plaisir en comblant cette lacune.

 

Il a une moue ironique :

 

– Plaisir, c’est beaucoup dire. Enfin, j’aurai accompli tout mon devoir de cicerone, je vous aurais renseigné. Par leur refus, ces charmantes dames vous condamnent à la lèpre, en même temps qu’elles-mêmes.

 

Eh bien…, il paraît que l’on s’accoutume très vite à l’horrible. Je ne sourcille pas, et il me vient à l’esprit une réplique que l’on croirait empruntée aux romans de Mlle de Scudéry. Après tout, j’en ai lu, c’est peut-être tout uniment un effet de mémoire. Cependant, comme je trouve qu’en pareille circonstance, cette mémoire ne manque pas de panache, je lui donne la volée :

 

– Mourir par elles, pour elles, et avec elles, voilà trois raisons de bénir la mort.

 

Ah ! les chères créatures. Elles tendent leurs mains vers moi, comme pour me remercier de la tendresse enclose dans la phrase un peu ridicule en sa boursouflure.

 

Mais l’organe sec de Strezzi coupe le geste.

 

– Vous commencerez à bénir demain, sir Max Trelam.

 

Et l’index pointé vers les étuves, devant lesquelles Morisky et Goertz se meuvent ainsi que des diables, marmitons noirs de la rôtisserie infernale.

 

– C’est à votre intention que l’on travaille là… J’ai un dernier mouvement de bonté. Je vous laisse vingt-quatre heures de réflexions… Demain, à pareille heure, une piqûre de bouillon de culture vous punirait d’hésiter encore.

 

Il prit sur une table une de ces légères seringues de Pravaz, intermédiaires délicats des injections sous-cutanées. Il la promena devant mes yeux.

 

– Admirez la supériorité de la science moderne, sir Max Trelam. Ce joli instrument est plus dangereux que tout l’arsenal des tortures antiques… Et dire que certaines gens nient le progrès.

 

Il riait ; l’organe grelottant de Morisky, le rude timbre de Goertz lui firent écho, et cette gaieté, je vous assure, avait quelque chose d’impitoyablement pénible.

 

Le savant chauve avait refermé les portes des étuves.

 

– Tout sera prêt demain à onze heures. Jusque-là, plus rien à faire.

 

– Alors, Son Altesse m’accorde la permission de sortir. Je serai de retour à l’heure indiquée.

 

Strezzi abaissa la tête pour affirmer.

 

– J’aurais préféré vous voir rester ici, Goertz… Tant que l’ennemi est libre on ne saurait prendre trop de précautions.

 

– Bah ! Altesse. Supposez qu’il me supprime… Vous savez que je m’y opposerais de tout mon pouvoir ; mais enfin supposons qu’il réussisse… Je ne reviendrais pas. Mon absence même vous avertirait qu’il rôde aux environs et faciliterait sa capture.

 

– C’est vrai, mais je tiens à vous conserver. Morisky me vantait encore ce matin vos services…

 

– Ah ! je lui en rendrai encore… Je ne suis pas anarchiste à l’eau de roses, moi… Détruire est un bonheur pour moi. Allons, au revoir, messieurs… Il y a un satané microbe qui m’appelle au dehors, un microbe aux cheveux noirs qui se dénomme Francesca… Une brave créature, allez… Elle a empoisonné sa mère, parce que la vieille gênait nos rendez-vous !

 

L’homme riait, bestial…

 

– À demain donc ; on sèmera la lèpre… De ça, je rirai longtemps… Les Compagnons de la dynamite élèveraient une statue au professeur Morisky.

 

Il était sorti.

 

Strezzi, très calme, prit le bras du savant néfaste et lentement nous dit :

 

– Vous serez libres dans mon usine souterraine. Je veux vous la faire connaître. Devant la grandeur de la science, vous vous sentirez peut-être humbles. Vous comprendrez la lutte impossible… Vous apprécierez plus justement la situation.

 

Puis la voix changée, cet étonnant misérable ayant revêtu le masque indifférent d’un hôte montrant son installation, il nous fit parcourir la terrible usine, d’où la mort rayonnait sur le globe.

 

– Vous venez de voir le laboratoire ; c’est l’asile de la création, la « pouponnière » des microorganismes. Vous allez comprendre comment nous procédons sans danger à des expériences concluantes.

 

Et se dirigeant vers la paroi opposée à celle que masquait l’étuve, il ouvrit une porte. Je remarquais qu’elle était garnie de bourrelets de caoutchouc assurant une fermeture hermétique.

 

– Approchez ! Cette seconde pièce de petite dimension, est la salle d’observation. L’opérateur s’y enferme…, restant en communication avec le laboratoire par cette ouverture circulaire ménagée au milieu du panneau… Un obturateur métallique aveugle l’ouverture aussitôt que la communication n’est plus nécessaire.

 

Bien, maintenant, juste vis-à-vis de la porte accédant au laboratoire, une autre également percée d’un « judas » à volet automatique, permet de passer dans le hall d’expériences.

 

Il fit tourner sur ses gonds la seconde porte indiquée.

 

Celle-ci donnait accès dans une salle spacieuse, aux murs recouverts d’un émail mosaïque.

 

– Ici, dit-il, nous enfermons des singes, des rats, des cobayes.

 

Par le « judas » nous projetons les microbes que nous souhaitons expérimenter. C’est ainsi que nous avons pu nous assurer de l’effet des projectiles du Canon du Sommeil.

 

Des manomètres de notre invention traversent la paroi, indiquant à l’observateur placé dans la logette le degré de pression microbienne. Des pompes à triformaldéhyde permettent de neutraliser l’atmosphère, et de pénétrer sans danger dans le hall pour y ramasser les morts et étudier les effets des projectiles. La manœuvre des pompes est déterminée par le déclanchement d’une simple manette.

 

Puis nous parcourûmes des galeries, des ateliers de soudure, de découpage… Une dizaine d’hommes assuraient toute la besogne, secondés par des machines qu’actionnait une chute d’eau souterraine.

 

Et je me surprenais à m’intéresser à ces machines, merveilles d’ingéniosité mises au service de la mort la plus terrible.

 

Quand nous eûmes tout vu, Strezzi nous conduisit à un logement différent de celui que nous avions occupés la nuit précédente.

 

– J’ai fait transporter vos valises ici, dit-il. Je vous ai réunis dans un appartement : trois pièces, où vous serez chacun chez vous, et une salle commune, où il vous sera loisible de vous réunir. J’ai voulu que vos puissiez discuter d’ici à demain.

 

Et avec un sourire d’une indicible cruauté, il acheva :

 

– J’ai voulu aussi que vous puissiez vous plaindre, si vous me contraignez à vous inoculer la lèpre… Douleur exprimée est soulagée, dit le proverbe de Bosnie… Je suis bienveillant, moi ; bienveillant même quand je dois punir.

 

Sur ce, il se retira, nous laissant déprimés, stupides, anéantis par l’épouvante de cet Institut de mort, né en des cervelles criminelles, des méthodes de Vie jaillies des purs esprits de Pasteur, de Roux, de Melchnikoff, de Michel Gohendy… Les ténèbres enfantées par la lumière, n’y a-t-il pas là de quoi sentir sa raison vaciller !

 

XVIII

NOUS SOMMES DES MORTS VIVANTS


Vingt-quatre heures ont passé, la sonnerie de chacune nous fouillant le cœur d’une blessure. Chacune me dit que l’instant nous séparant de l’irrémédiable s’est abrégé.

 

– Oh ! Tanagras ! Tanagras ! sœurs que j’aime en une double silhouette, sur vos têtes adorées plane la lèpre hideuse.

 

L’infini, le sans bornes, ne se révèle-t-il donc à nous que par notre capacité incommensurable de souffrir ?

 

On heurte à la porte du petit salon commun, où nous nous sommes réunis en quittant nos chambres respectives.

 

Et le contremaître Goertz paraît. Sa vue me bouleverse. On dirait que, dans mes veines, mon sang s’est soudainement glacé. Mon cœur ne met plus en circulation qu’un liquide à température polaire. Ce n’est plus un courant calorique qui parcourt mon être ; c’est un ice-ring, c’est l’anneau froid qui amène la mort de ceux qu’ont séduit les Valkyries… Wagner, Schopenhauer, Nietzsche, faut-il que je grelotte pour songer à ces génies réfrigérants !

 

Mais Goertz est là.

 

Sa voix rude et sarcastique nous intime l’ordre de le suivre.

 

Il me semble que ses yeux brillent plus qu’à l’ordinaire sous ses lunettes rouges, découpant des disques sanglants sur sa face livide.

 

Je suis halluciné, hors du sens exact des choses. Est-ce que je ne me figure pas lire dans ces regards ennemis une pensée de pitié.

 

La pitié dans cette caverne de la désolation ! Ah ! mon brave Max Trelam, vous baissez ferme. Peut-être est-il temps que vous mouriez, cher confrère, car réellement, si vous rentriez au Times, votre succès y serait médiocre. Vous n’êtes plus en forme, roi des reporters, mais là plus du tout.

 

Et cependant, si j’étais seul en cause, le courage me serait facile. Dans ma chambre, au fond d’un placard, utilisant une fissure du roc, parmi des lamelles de fer-blanc, des outils brisés, j’ai découvert un Trelesvak, ainsi qu’en Albanie, on désigne par le nom du fabricant, les longs couteaux analogues aux navajas espagnoles.

 

Une lame d’acier de trente centimètres, un geste résolu, et la lèpre n’est plus qu’une menace vaine.

 

Seulement un geste résolu ne suffit pas… Il en faut trois, dont les deux premiers devraient frapper mes compagnes.

 

Oserai-je jamais ? Un sauvage, un barbare n’hésiterait vraisemblablement pas… Mais je suis un civilisé, moi. Les moindres idées affectent en ma personne des complications inattendues.

 

Ainsi qu’en état de somnambulisme, je suis celles que j’aime… Je ne discerne même plus s’il existe une différence dans l’affection que j’ai vouée à chacune des deux sœurs.

 

– Entrez !

 

C’est Goertz qui ordonne. Nous sommes revenus devant le laboratoire. La porte s’ouvre, se referme sur nous, sur notre guide.

 

Nous faisant face, le prince Strezzi, le formidable Morisky encadrés de leurs sinistres « ouvriers », nous considèrent.

 

Sur une table derrière eux, un bocal de verre contient un liquide de couleur sépia. À côté, une seringue de Pravaz dans son écrin.

 

C’est étrange. Malgré le trouble où je suis, je distingue chaque détail avec une surprenante netteté.

 

Je vois Strezzi. Il est préoccupé, encore qu’il affecte l’indifférence. Évidemment, il ne tient pas absolument à nous inoculer la lèpre. Il préférerait de beaucoup nous voir lui livrer le secret de l’apparence vraie du protée multiforme qu’est X. 323.

 

Mais nous nous taisons. Il est nécessaire qu’il parle. Ses mâchoires se serrent, il doit grincer des dents. Ce génie du mal ne conçoit pas l’héroïsme de ses victimes, l’héroïsme contre lequel se brise l’arsenal de ses combinaisons.

 

Et son organe sonne sèchement :

 

– Le temps que je vous ai accordé pour réfléchir est passé, dit-il.

 

Machinalement, nous inclinons la tête… Les mots prononcés ont un sens terrible qui fait tressauter follement en nous l’instinct obscur de la conservation.

 

Il se rend compte que notre volonté est la plus forte.

 

Sa voix se fait plus sifflante :

 

– Vous vous souvenez de mon offre. Un portrait de X. 323 ou le don de la lèpre.

 

Et pointant son regard mauvais dans mes yeux :

 

– C’est un dilemme, sir Max Trelam, ainsi que vous l’avez certainement appris à l’Université de Cambridge.

 

La peste étouffe le bourreau qui mêle ma pauvre université à ses malhonnêtes affaires !

 

Comme Tanagra, miss Ellen et moi continuons à garder le silence, il crispe ses poings et faisant un pas vers nous, il demande :

 

– Je veux connaître votre décision. Oh ! Je n’ai que faire de longs discours. Répondez par oui ou par non.

 

Il y a une pause, puis son organe prononce la question qui va décider de notre sort.

 

– Voulez-vous me remettre la photographie réclamée ?

 

Les deux sœurs se tendent la main. Il semble qu’elles veuillent s’assurer contre toute défaillance en unissant leurs forces. S’entre-regardant comme pour se communiquer le courage, elles murmurent :

 

– Non.

 

Oh ! les douces voix appelant la mort hideuse sur les deux têtes adorées ! J’oublie que je suis condamné comme elles. Je pleure sur elles seules… Il est vrai que dans ma poche, je sens mon couteau albanais… Une plaisanterie stupide me traverse.

 

– La lèpre est comme l’anémie ; le fer y porte remède.

 

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur la faiblesse de cette intempestive manifestation cérébrale, le prince Strezzi frappe le sol d’un talon furieux. Une teinte rouge de brique envahit son visage à la peau safranée.

 

– Alors, gronde-t-il d’un accent rauque qui me rappelle le signal du tigre en chasse que j’entendis naguère dans les nuits du Bengale, alors que le Times m’y expédia pour l’affaire passionnante du Diamant bleu de Galkoor. Alors l’injection de la lèpre, l’agonie de plusieurs mois, où le mal rongera lentement votre chair, où votre beauté deviendra hideur…

 

Les Tanagra ne le laissent pas continuer… Toujours les mains unies, exaltées par le sacrifice, elles disent ensemble :

 

– La lèpre !

 

C’est par un cri qui n’a rien d’humain que Strezzi souligne cela :

 

– Vous l’aurez voulu. Tant pis pour vous. Allez, vous autres.

 

Les derniers mots sont un ordre qui s’adresse aux ouvriers présents. Je m’en rends compte, en me sentant saisir, immobiliser par des mains brutales.

 

Les hommes se sont emparés de moi, de mes compagnes. Ils nous maintiennent. Des cordelettes fixent nos mains, entravent nos chevilles.

 

– Je vous les remets, Morisky, gronde le prince.

 

Et le savant, arraché au bagne russe de Sakhaline, exulte, une gaieté farouche contorsionne son visage apocalyptique.

 

– Goertz, appelle-t-il de sa voix grinçante.

 

Le contremaître s’avance. Ses yeux brillent derrière ses verres rouges. On croirait que ses orbites contiennent des charbons ardents.

 

– Herr professor, prononce-t-il avec un respect réel.

 

Ce criminel respecte le savant qui a mis sa science au service de la destruction.

 

Celui-ci reprend :

 

– La seringue de Pravaz… Trente centimètres cubes de sérum ; cela suffira pour les trois.

 

– Bien, Herr professor !

 

Et Goertz s’approche de la table où j’ai remarqué le récipient au liquide brunâtre et la seringue dans sa gaine.

 

Il nous tourne le dos, masquant ces ustensiles, inoffensifs d’apparence et qui vont pourtant jeter dans nos veines, dans nos cellules, le germe de la plus hideuse des morts.

 

Un petit clapotis de liquide agité parvient à mes oreilles.

 

Goertz se retourne. Il tend au docteur Morisky la seringue de Pravaz, dont l’ampoule est aux deux tiers emplie de la substance brune.

 

Il ricane, ce damné contremaître.

 

– Voyez, Herr professor ; ma promenade de cette nuit n’a pas altéré mes qualités de précision… Je suis rentré depuis vingt minutes et cependant les trente centimètres cubes y sont exactement. On pourrait comparer au microscope la graduation et le niveau du sérum, je réponds de la coïncidence !

 

Morisky a un sourire amical à son aide… Il le considère ainsi qu’un élève favori, puis il darde le rayon de ses yeux pâles sur le prince Strezzi, qui répond à la muette interrogation par ce seul mot.

 

– Allez !

 

Allez… ; cela veut dire : injectez le sérum venimeux à ceux qui sont là, ceux dont la seule faute est d’avoir osé se placer entre l’assassin et ses victimes.

 

La lèpre ! La lèpre ! À elles, à mes bien-aimées !

 

Mes muscles se contractent, il me semble que mes forces n’ont plus de limite, que je vais briser mes liens, bondir sur les misérables qui m’entourent, les pulvériser, délivrer les chères petites choses si effroyablement menacées.

 

Rêve ! Exaltation nerveuse qui se brise à la résistance des cordelettes et qui me laisse anéanti, une sueur froide aux tempes, un brouillard devant les yeux.

 

Un silence, des bruits de pas, un nouveau silence. Je crois que l’étreinte de mes gardiens se fait plus énergique. Une piqûre au cou… J’ai un cri étranglé… La piqûre, c’est l’aiguille de la seringue de Pravaz qui l’a causée… Mon tour est venu. Instinctivement je cherche à me débattre, à fuir l’instrument empoisonneur.

 

Effort inutile. On me maintient immobile… Je sens le liquide mortel pénétrer sous ma peau, la gonfler, la tendre.

 

Et puis, je ne sais plus. Je suis devenu inconscient. Je flotte dans un monde irréel… Tout cela ne peut pas être vrai. La lèpre ! donner la lèpre mathématiquement, de façon raisonnée… À moi, cela passerait encore, mais à miss Tanagra, à miss Ellen.

 

Je suis à cette limite où la Veille et le Cauchemar se confondent.

 

On nous délivre de nos liens. Nous reprenons la liberté de nos mouvements. Ce soin démontre, hélas, que le sacrifice est consommé.

 

XIX

LA LETTRE MYSTÉRIEUSE


Tout à coup, par une soudaine projection, ma pensée est ramenée des sphères nuageuses où elle se débat. Le crime qui vient de s’accomplir est brusquement reculé au second plan.

 

Un grand gaillard effaré, ahuri, a fait irruption dans le laboratoire. Ses cheveux blonds, sa barbe épaisse sont hérissés.

 

– Quoi, Hermann ? murmure Strezzi.

 

Hermann ? Je me rappelle. C’est le nom, je l’ai entendu hier, du gardien de l’entrée de l’usine souterraine. C’est lui qui habite dans la logette vitrée et dans la soupente où l’on accède par une échelle. Oui, oui, j’ai remarqué ces détails à notre arrivée.

 

C’est lui aussi qui surveille la boîte aux lettres, dont la présence m’a paru si bizarre au seuil d’une cahute misérable.

 

Il brandit un papier :

 

– Une lettre, une lettre pour son altesse, prince Strezzi.

 

– Eh bien donne-là, fait rudement ce dernier. Une lettre n’a rien qui puisse justifier l’agitation où je te vois.

 

– Si, si, altesse, balbutie Hermann… Cela justifie… Votre altesse ne sait pas…

 

– Ne sait pas quoi, butor ?

 

– Je parle, je parle, que votre altesse ne s’irrite pas… La boîte aux lettres, vous vous souvenez ; on ne peut y glisser une correspondance, sans établir un contact électrique, cela actionne une sonnerie… Je suis prévenu ainsi, et de l’intérieur, grâce au jeu de glaces, je puis voir celui ou celle qui a déposé le papier.

 

– Oui, eh bien ?

 

– Eh bien, la sonnerie n’a pas résonné depuis que Herr Goertz est rentré de permission… Il a sonné, puisque je lui ai ouvert, n’est-ce pas ?… Je l’affirme sur ma tête… Et je viens de trouver cela dans la boîte.

 

Strezzi hausse violemment les épaules. Évidemment il doute de la vigilance d’Hermann ; pourtant il ne dit rien.

 

À quoi bon ! Il prend la lettre, l’ouvre ; mais à peine y a-t-il jeté les yeux qu’il a un cri.

 

– X. 323 !

 

Tous, nous sursautons. Ce nom, jeté dans le silence, a bouleversé tout le monde.

 

Mes compagnes et moi avons l’impression que nous serons vengés !

 

Strezzi et ses acolytes ont peur. Je le reconnais à leurs regards effarés, à leurs attitudes inquiètes de fauves à l’approche de la meute.

 

Et lui, comme poussé par une force dominant sa volonté, lit les lignes suivantes :

 

« Tous les atouts semblent dans votre jeu. Ils semblent seulement.

 

« Comme preuve, je vous préviens, conformément à mes habitudes de loyauté que, ce soir, à minuit, j’entrerai dans votre laboratoire.

 

« J’espère que vous m’y attendrez avec votre complice Morisky, pour entendre à quelles conditions je consens à traiter avec vous.

 

« Je vous laisse libre de prendre toutes les précautions que votre terreur vous suggérera. Je vous avertis pourtant que rien ne m’empêchera de faire ce que j’ai résolu.

 

« Signé : X. 323 ».

 

Tous courbaient la tête, jetant à la dérobée des regards apeurés autour d’eux. Cela était tragique de constater ainsi la puissance de l’homme remarquable dont le hasard ou la providence m’avait fait l’ami.

 

Un chiffon de papier, sur lequel sa main avait tracé quelques lignes, et les criminels exceptionnels qui nous tenaient en leur pouvoir frissonnaient d’épouvante.

 

Enfin Morisky, qui seul a conservé quelque sang-froid, émet cette supposition :

 

– Pour annoncer aussi affirmativement son entrée à minuit dans le laboratoire, X. 323 doit être assuré qu’aucune précaution ne saurait l’empêcher d’y pénétrer.

 

– Que voulez-vous dire, Morisky ?

 

À la question de Strezzi, le savant réplique :

 

– Je veux dire que, dès maintenant, il est caché, quelque part, dans le méandre des couloirs souterrains.

 

Et un murmure terrifié accueillant l’hypothèse, le féroce microbiologiste ajoute d’un ton dédaigneux :

 

– Haut les revolvers, mes enfants. X. 323 est bien habile, mais je n’ai jamais ouï dire que son épiderme fut à l’épreuve de la balle.

 

Atroce bonhomme. Il souffle sur mes espérances qui s’écroulent comme un château de cartes.

 

C’est vrai, ils sont… Combien sont-ils ? Neuf ouvriers, le concierge Hermann, Goertz, Morisky, Strezzi… Tiens, ils sont treize exactement… Cela porte malheur, disent les gens superstitieux… Malheur, à qui ? Je tremble que ce soit à mon… beau-frère, seul en face de treize revolvers que les bandits tiennent à présent à la main.

 

Cela leur a rendu du ton de sentir sous leurs doigts des armes fidèles, incapables de trahir leur maître.

 

Chacun a foi dans les cinq ou six cartouches qu’il a à sa disposition. Chacun se dit que, sa main ne tremblant pas, il tient cinq ou six fois la vie de X. 323 à sa merci.

 

Malheureusement, moi aussi, je me dis cela… Sur le visage de miss Tanagra, je lis la même impression décourageante.

 

Je reporte mes yeux sur sa sœur. Étrange ! Miss Ellen sourit.

 

Elle a confiance, elle… Elle ne doute pas de la victoire de son frère…

 

– S’il est dans les grottes, il faut forcer X. 323 à se montrer avant l’heure fixée.

 

Hein ? Qui parle ? Ah ! ma foi, c’est le prince Strezzi. Ses aides le considèrent. On devine que la parole de leur chef a éveillé en eux une espérance.

 

Il a un ricanement sinistre, en vérité. Est-ce qu’il aurait trouvé le moyen de faire pièce à X. 323 ?

 

– Eh ! Eh ! plaisante-t-il, X. 323 est stoïque lorsqu’il s’agit de lui-même, mais sa tendresse fraternelle me l’avait déjà livré une fois… Voyons donc si elle a diminué depuis qu’un mariage a uni nos deux familles.

 

Le revolver au poing, il va vers la porte du laboratoire, l’ouvre brusquement et il clame au dehors, de toute la force de ses poumons :

 

– Je convie X. 323 au drame qui va s’accomplir.

 

Sa voix, enflée par les résonnances des salles souterraines, a roulé de crevasse en crevasse. Les ondes sonores s’entrechoquent avec un bruit de torrent bondissant sur un lit rocheux.

 

Tous les revolvers sont maintenant braqués sur la porte dont le rectangle se découpe sur le noir de la caverne.

 

Mais rien ne répond à l’appel du prince.

 

Alors, celui-ci, toujours forçant sa voix, clame :

 

– Goertz, prenez une pipette d’acide sulfurique. Nous en verserons quelques gouttes dans les beaux yeux de miss Ellen. Voyons un peu si X. 323 laissera aveugler sa sœur.

 

Un silence de mort accueille cet ordre.

 

Les bandits peut-être sentent que leur férocité est faible en regard de celle à qui ils sont inféodés.

 

Je crois bien que le contremaître Goertz, lui-même, a un vague mouvement de recul.

 

Je n’affirme pas. Je ne suis pas en état d’observer.

 

Aveugler miss Ellen, éteindre les algues marines de ses yeux… Ah ! mon cœur, mon cerveau, sont emportés dans un tourbillon de haine contre le bourreau, de désir éperdu de sauver la victime.

 

À cette heure, révélation subite, irrésistible, étoile lumineuse jaillissant d’un chaos, je sens, je crois, je sais que c’est elle que j’aime. Le crime a chassé mes indécisions sentimentales…

 

Entre les deux épreuves identiques de la fiancée bien-aimée, l’imminence du péril m’a fait choisir.

 

Et je fouille dans ma poche ; j’en extrais mon couteau albanais. D’un élan furieux, je me rue sur le prince. Je frappe de toute ma puissance musculaire…

 

Tout cela est rapide comme la foudre, et… je me trouve stupéfait, déconcerté, étreignant le manche de mon arme dont la lame s’est brisée net.

 

Tandis que Strezzi, lequel a chancelé sous le choc, arrête d’un geste ses complices prêts à se jeter sur moi, il me lance, suprême ironie, cette explication qui m’accable.

 

– Pensiez-vous donc que je me promenais en votre compagnie sans prendre, les plus élémentaires précautions. J’ai une cotte de mailles, sir Max Trelam, et voyez le bouffon de l’aventure ; cette cotte qui me protégea contre le couteau d’un Anglais, est de fabrication anglaise, made in England, sir Max Trelam.

 

Qu’allais-je répondre, poussé au paroxysme de l’exaltation par la raillerie de cet exécrable individu… Je ne saurais avoir une idée précise à cet égard.

 

Il est vraisemblable, toutefois, que j’aurais été ridicule.

 

On l’est toujours quand on menace l’ennemi que l’on est incapable d’atteindre.

 

Ce fut le nommé Goertz qui m’évita cette nouvelle humiliation.

 

– M’est avis, prononça-t-il, que le sieur X. 323 ne se présentera pas avant l’heure indiquée par lui… Remettons donc l’application du collyre au vitriol à ce soir. Cela donnera du mouvement à la conversation… Et puis, si mes chers seigneurs Strezzi et Morisky veulent bien prêter l’oreille à une proposition, je crois que nous serons en mesure de déclarer à ce digne X. 323 que nous lui accorderons notre absolution s’il consent à absorber la lèpre de bonne volonté.

 

Il riait affreusement, ce répugnant Goertz.

 

Sans doute ses chefs avaient confiance dans ses facultés nocives, car Morisky approuva du geste, et Strezzi commanda :

 

– Reconduisez les prisonniers à leur appartement et revenez tous ici.

 

On nous entraîna au dehors, ainsi qu’il l’ordonnait.

 

XX

LE COUP DE MINUIT


Vous connaissez le Colosseo à Rome, ce Colosseo qu’en France vous appelez Colisée[4], je n’ai jamais pu comprendre pourquoi.

 

C’est la ruine gigantesque et hautaine du cirque des Césars, où, sur les gradins, un peuple tout entier venait se repaître de l’agonie de centaines de gladiateurs, de fauves, de chrétiens, de barbares, victimes volontaires ou non, offertes en holocauste à la cruauté d’une race accoutumée par dix siècles de victoires à se croire une race de maîtres, érigée au milieu du troupeau vulgaire et esclave de l’humanité.

 

Eh bien, sous les gradins effondrés, en ces remises, souterraines autrefois, où les belluaires, rétiaires, martyrs, attendaient l’heure de mourir, j’avais rêvé naguère la pensée des disparus ayant attendu là.

 

J’avais rêvé l’adieu à la vie, dans le temps qui fuit imperturbable. Mon imagination m’avait retracé les lèvres s’ouvrant sur les mots sans lendemain, les mains pressées dans l’étreinte finale.

 

J’eusse ri, au milieu de mes pensées mélancoliques, si quelqu’un dans la vaste ellipse du Colosse, où cent mille spectateurs trouvaient place, m’avait dit :

 

– Un jour, dans notre société prétendue humanitaire, tu connaîtras les mêmes angoisses !

 

Et cela pourtant se réalisait à cette heure.

 

Nous étions tous trois, Tanagra, miss Ellen, moi, dans la salle commune de notre gîte. Nul n’avait songé à s’isoler.

 

Assis les uns auprès des autres, les mains unies, nous ne parlions pas. Qu’aurions nous pu dire ? X. 323 vaincrait-il ? Serait-il abattu par ses adversaires, complotant à cet instant nous ne savions quelle tortueuse machination ?

 

Nous souhaitions la victoire pour lui, c’était le vœu ultime nous rattachant à la vie. Car, pour le reste, nous étions déjà des morts.

 

La lèpre était en nous.

 

Et puis, à un moment, miss Ellen se prit à interroger. Elle voulait tout savoir de la lèpre, et surtout comment progressait l’atroce maladie.

 

J’étais hélas ! en mesure de satisfaire cette curiosité macabre.

 

Un de mes confrères et amis avait naguère publié une étude remarquée sur la léproserie d’Antananarivo, à Madagascar, et je dis ce dont je me souvenais.

 

La lèpre apparaissait sous la forme d’une petite tache rosée grandissant peu à peu, creusant la chair.

 

Ellen m’avait écouté. Enfin elle murmura :

 

– Alors, nous aurions un ou deux mois de répit, avant que l’horrible maladie éclate.

 

– Oui, à peu près.

 

– Deux mois, fit-elle, sont une existence bien courte, mais enfin on en peut faire un siècle de bonheur. Combien n’ont jamais ces quelques semaines heureuses.

 

Et comme je la considérais, étonné, ne comprenant pas la douce pensée, elle ajouta :

 

– Tout à l’heure, quand vous avez défendu mes yeux, il m’a semblé…

 

Elle s’arrêta, un trouble délicieux plaquant du rose à ses joues.

 

– Oui, répondis-je gravement, oui, j’ai senti alors que mon cœur s’était engagé à vous.

 

Elle mit un doigt sur ses lèvres, me désigna du regard sa sœur immobile auprès de nous, absorbée en une rêverie sombre.

 

– Elle n’espère plus rien, fit-elle d’une voix si basse que je percevais à peine ses paroles… Montrons du courage, nous qui pouvons escompter des jours de contentement.

 

Un nuage passa sur son front, mais elle reprit courageusement :

 

– Après,… oh ! après cette brève incursion dans le pays des joies, nous aurons une consolation encore : mourir ensemble et en beauté… N’est-ce pas, sir Max Trelam, vous tuerez votre femme avant qu’elle soit devenue hideuse.

 

Puis avec une émotion soudaine dont son accent palpitait :

 

– Vous aurez aimé ma beauté… Je ne veux plus être laide.

 

Elle abaissa ses paupières… ; on eut dit qu’elles pressaient les larmes encloses en ses doux yeux ; deux perles liquides glissèrent lentement sur ses joues.

 

D’instinct, je me penchai, je les bus, emportant sur les lèvres cette saveur salée qui fait songer aux embruns de l’Océan.

 

Il me sembla que cet acte… enfantinement tendre nous liait indissolublement.

 

Puissance d’une pensée aimante. Elle et moi maintenant entendions chanter, au fond de nous-mêmes, un doux cantique d’espoir.

 

Pauvre Tanagra. Elle seule ne pouvait plus rien attendre de la vie.

 

Et le temps passait. On nous avait apporté une collation vers sept heures, avec l’ordre de nous tenir prêts à suivre ceux que le prince Strezzi dépêcherait vers nous.

 

J’avais encouragé mes compagnes à prendre quelque nourriture, et bien que la faim ne me tourmentât point, j’avais prêché d’exemple.

 

Ma montre marquait dix heures quand cinq hommes, conduits par Hermann, vinrent nous chercher.

 

Le revolver au poing, nos gardes nous conduisirent au laboratoire, dans lequel Strezzi, Morisky avec son crâne immense et luisant, Goertz aux regards diaboliques sous les verres rouges de ses lunettes, nous attendaient.

 

Hermann et ses hommes fermèrent la porte accédant aux galeries souterraines. Ils l’assujettirent avec une chaîne d’acier. Après quoi, ils disparurent ainsi que des ombres par la baie aux obturateurs de caoutchouc, établissant la communication entre le laboratoire et la logette d’expériences, laquelle, on s’en souvient, permettait, à son tour de passer dans le hall destiné à recevoir les victimes des expérimentations des terribles produits créés par le professeur russe.

 

D’un geste brusque, Strezzi nous indiqua des sièges ; nous nous assîmes. Un lourd silence régnait et nos geôliers, j’en avais l’impression, écoutaient le silence.

 

Leurs traits immobiles reflétaient l’anxiété. Ils avaient l’inquiétude du bruit qui se produirait à un moment venu, annonçant l’approche de X. 323.

 

Et je me surprenais à tendre l’oreille comme eux.

 

Oh ! ce fut long, je vous assure, d’arriver à l’instant où Goertz, tirant de son gilet de laine une grosse montre d’argent, fit entre haut et bas :

 

– Onze heures trente cinq. Il est temps !

 

Deux minutes et mes compagnes, moi-même, avons les mains immobilisées par des menottes métalliques que relient des chaînettes, dont Goertz tient l’extrémité.

 

Il nous entraîne vers la logette d’expériences, nous y pousse, s’y enferme avec nous.

 

Les judas des portes opposées, percés sur le laboratoire et sur le hall, sont ouverts. Ils laissent pénétrer chacun un rayon lumineux. Il y a donc de la lumière dans les deux pièces contiguës à la logette.

 

Et tandis que Goertz se livre à des opérations que je ne discerne pas, dans la pénombre, opérations que trahissent deux ou trois cliquetis métalliques, je réussis à couler un regard par les ouvertures non encore obturées.

 

Morisky et Strezzi sont dans le laboratoire. À l’instant où je les observe, ils rapprochent leurs chaises de la table comme pour s’y accouder.

 

Dans le hall, les ouvriers, le gardien Hermann, sont rassemblés, en armes. Ils échangent des propos à voix basse. Le chuchotement m’arrive imprécis… ; mais je n’ai pas besoin de percevoir les paroles, je suis assuré qu’ils parlent de ce qui va se passer dans quelques minutes. On devine si bien dans leur attitude, qu’ils sont là pour jouer une partie dont l’enjeu est la possibilité de vivre.

 

Je tressaille au son de la voix de Goertz.

 

Le contremaître est debout, les lèvres à hauteur du judas du laboratoire.

 

– Minuit moins cinq, a-t-il dit…, attention.

 

Sans doute, l’avertissement a secoué le prince et son complice, car un bruit de chaises remuées parvient jusqu’à moi.

 

Goertz se porte à l’ouverture du hall. Il répète son appel en le modifiant légèrement :

 

– Minuit moins cinq, braves gens ! Le revolver en main ! Et si j’ouvre la porte, précipitez-vous comme un seul homme.

 

L’heure du choc est imminente. J’entends mes compagnes respirer avec force. Pauvres chères filles, comme elles doivent être anxieuses. Il fait trop sombre, dans cette logette, je ne puis réussir à distinguer leurs traits. Je veux leur parler.

 

– Courage…

 

– Silence ! ordonne rudement Goertz.

 

Dans le laboratoire, une pendulette, que je me souviens avoir remarquée le matin, frappe sur son timbre clair et grêle, le premier coup de minuit.

 

Alors, le contremaître précipite des gestes inexplicables pour moi ; ce sont des gestes d’ombre dans une ombre à peine plus claire. Il me semble que ses mains se portent successivement au judas du laboratoire, puis à celui du hall, que des bruissements légers fusent dans l’air, et les ténèbres deviennent complètement opaques.

 

Les volets obturateurs des judas se sont fermés, interceptant toute communication avec les pièces voisines.

 

Et cependant, je sais que les douze coups de minuit jaillissent du flanc fragile de la pendulette, que Strezzi, Morisky, d’un côté, Hermann et ses hommes, de l’autre, sont attentifs, prêts à bondir sur celui qui, seul, a osé les défier.

 

À cet instant, l’organe de miss Tanagra gémit :

 

– Mon Dieu !

 

Toute la douleur de l’attente réside en cette exclamation.

 

J’entends un léger murmure, caressant comme le souffle alangui des grands pankas de plumes balancés sur les terrasses hindoustanes.

 

Je devine que miss Ellen caresse, de sa divine pensée de jeune fille, sa sœur qui n’a pu retenir l’expression articulée de son angoisse.

 

Puis plus rien. Tous, nous sommes muets, comme pétrifiés dans l’ombre absolue, redoutant et espérant nous ne savons quoi.

 

Soudain, une lueur éclaire le réduit. Le contremaître Goertz vient d’enflammer une allumette. Oh ! il ne s’inquiète pas de nous. Il approche la flamme vacillante des parois, éclairant les manomètres qui établissent la communication scientifique avec les salles voisines. Il murmure à demi-voix :

 

– Bien ! Pression redescendue à zéro. Les pompes peuvent fonctionner !

 

Il abaisse son allumette de cire, faisant ainsi sortir de l’ombre un levier coudé s’articulant au ras du sol. Il le rabat. Aussitôt résonne le pfou ! pfou ! rythmé de pistons en marche, accompagné d’un bruissement continu comme celui d’une pluie tombant régulière sur des feuillages.

 

Ah ça ! Que fait-il donc… Je me remémore l’odieuse visite du propriétaire, à laquelle Strezzi nous a conviés hier.

 

Le levier actionné par Goertz commande les pompes destinées à pulvériser le triformaldéhyde, le liquide destructeur de microbes.

 

Quels microbes détruit donc Goertz ?

 

Non, ma pauvre cervelle doit battre la campagne. J’ai mal interprété les explications du prince… Autrement ce serait absurde.

 

Je hais, je méprise l’ignoble contremaître, et cependant, mon désir de comprendre est tel que j’interroge :

 

– Que faites-vous donc ?

 

Il me coupe la parole avec impatience :

 

– Assez… la curiosité aura son tour.

 

Ah ça ! je deviens fou ! Voilà que je ne reconnais plus sa voix, et derrière moi, dans l’ombre, deux voix chéries jettent un cri inexplicable :

 

– Ah !

 

XXI

LE SOLEIL BRILLE


Au cri des deux sœurs, succéda un ensemble de faits précipités qui ne me permirent pas de les interroger.

 

Goertz avait ouvert la porte du laboratoire. Il avait bondi dans cette pièce, où nous avions laissé le prince Strezzi en tête à tête avec son complice Morisky.

 

Je fis un pas en avant, me trouvai ainsi dans l’encadrement de la baie, demeurée ouverte au large.

 

Et je dus ressembler véritablement à une statue de la stupéfaction, genre anglais.

 

Assis près de la table, rigides, immobiles, se tenaient Strezzi et le professeur russe.

 

Un rire effroyable convulsionnait leurs physionomies.

 

Mais, par Jupiter, c’était là le rire provoqué par les affreux projectiles du canon du sommeil.

 

Avec cela une odeur violente de triformaldéhyde me remplissant les yeux, les narines, la gorge, d’insupportables picotements.

 

Je cherchai Goertz du regard, afin de quêter auprès de lui la solution du problème insoluble pour mon esprit.

 

Il était à l’autre extrémité du laboratoire, fouillant dans un meuble, en tirant des papiers, des plans, qu’il enfouissait vivement, après un rapide coup d’œil, dans la propre serviette de bureau de Morisky.

 

Il avait pris sans doute ce qu’il voulait, car il referma la serviette de maroquin et se retourna de mon côté. Il m’aperçut, éclata de rire et prononça :

 

– Enfin, nous tenons la victoire, sir Max Trelam, mais cela a été dur… Je vous demande le pardon pour les mauvaises heures que votre amitié pour nous vous a fait dépenser.

 

Je faillis tomber à la renverse.

 

X. 323 ! C’était lui ! Je reconnaissais la voix entendue naguère à Vienne, dans le noble logis de Graben-Sulzbach.

 

– Vous, mais comment ! Comment ?

 

– Permettez que je vous délivre ainsi que mes sœurs…

 

Agile comme un clown, il extrayait Tanagra et miss Ellen de la logette, les étreignant tendrement, faisait sauter nos menottes, et en même temps il parlait :

 

– J’ai quitté le ballon derrière vous… À ce propos, Max Trelam, remerciements ; vous avez joué votre rôle de maladroit en conscience.

 

– Cela n’est rien. J’avais une crainte terrible que vous n’eussiez pas réussi à vous échapper et l’explosion…

 

– Votre ouvrage, n’est-ce pas, frère, murmura Ellen avec orgueil.

 

– Oui, petite chère Ellen, un fil, branché sur le réseau distribuant la lumière à bord de la nacelle. Le contact, était commandé par le mouvement de l’hélice, il devait se produire après tant de tours, dix minutes de marche environ. Alors des étincelles passant dans la masse d’hydrogène, devaient fatalement amener l’incendie et l’explosion… Bref, je vous suivis, je connus l’entrée de cette caverne… Une enquête rapide m’apprit l’entente existant entre le nommé Goertz et une certaine Francesca, habitant tout près de Weissenbach, le joli bourg situé à l’extrémité du lac de Weissen, dont nous sommes tout proche. Goertz, voilà la figure qu’il me fallait pour pénétrer auprès de vous. La Francesca avait un portrait de lui… Je pus me procurer au bourg les accessoires nécessaires à ma transformation… Goertz, que je guettais, arriva à point nommé. Surpris, sous menace de la torture, que j’aurais infligée à ce misérable sans hésitation aucune, il me renseigna sur les travaux, sur la disposition des cavernes… Ah ! ces gens-là ont la trahison facile, allez… Je le récompensai de sa docilité par la mort foudroyante… Il s’est envolé, sans s’en douter, avec sa Francesca, une vulgaire coquine également, vers l’inconnu de justice… Un projectile du Canon du Sommeil a détruit ce destructeur.

 

– Vous en possédez donc, ne pus-je m’empêcher de dire ?

 

Il sourit narquoisement.

 

– Vous le voyez bien – sa main désignait les cadavres de Strezzi et de l’horrible Morisky. Si vous voulez regarder dans le hall, vous distinguerez leurs complices réduits au même état. On ne quitte pas un dirigeable aussi curieux que celui du prince sans emporter quelques… souvenirs.

 

J’exultais littéralement… Soudain une idée atroce traversa mon cerveau.

 

– Ah ! m’écriai-je, pourquoi nous avoir communiqué la lèpre… Votre victoire est une victoire à la Pyrrhus…

 

Une gaieté folle le secoua tout entier.

 

– Oh ! Max Trelam, vous trois m’êtes êtres sacrés, j’aurais péri avec vous, mais jamais…

 

Et changeant de ton :

 

– Prévenu par Goertz, qui ne marchanda pas les révélations pour éviter le supplice, je savais ce qui devait se produire. À Weissenbach, je me procurai une seringue de Pravaz, je remplis l’ampoule d’eau colorée avec de la sépia ; une substitution d’escamoteur, au moment de l’opération et l’on vous a injecté une substance colorante mais inoffensive.

 

Il est impossible de rendre les cris qui saluèrent cette péroraison. Nous étions fous. Miss Ellen, je ne sais comment, et la chère petite chose m’a affirmé depuis qu’elle ne s’était jamais expliqué cette chose, se trouva dans mes bras.

 

Nous ressuscitions d’entre les morts.

 

– À présent, trois jours de travail, Max Trelam. Vous êtes délivrés, il nous faut délivrer le monde en effaçant toute trace de la monstrueuse imagination de Strezzi. Nous allons volatiliser la provision de triformaldéhyde des bandits, afin d’exterminer tous leurs microbes… Ensuite, la mine réduira en miettes l’usine de mort.

 

Cet homme admirable, dans la fièvre même du triomphe, songeait au devoir.

 

Et il fut fait comme il avait dit. Trois jours plus tard, des explosions, dont les paisibles habitants de Weissenbach cherchent encore la cause, comblèrent les méandres de la caverne souterraine creusée au cours des siècles par les eaux laborieuses dans la masse calcaire.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Je ne m’étendrai pas sur le succès qu’obtint dans les colonnes du Times, le récit de mon expédition contre le Canon du Sommeil.

 

Quand la presse mondiale encense un homme, il est décent de se montrer modeste.

 

X. 323 reçut des décorations variées, parmi lesquelles l’ordre britannique de la Jarretière, à l’ordinaire réservé aux souverains.

 

Peut-être notre Roi, si subtil, avait pensé obliger mon ami à dévoiler, au moins à Lui, sa véritable identité.

 

Mais l’habileté se trouva impuissante ; car on apprit que chacun des membres de la famille de l’illustre espion possédait légalement un nom, ce qui lui permettait de conserver pour lui seul, son nom réel.

 

X. 323, par lettres patentes de S. M. le roi d’Espagne, avait été promu marquis de Almaceda.

 

Miss Tanagra, de par titres authentiques de la chancellerie autrichienne, avait le droit de revendiquer le titre de comtesse de Graben-Sulzbach.

 

Enfin miss Ellen elle-même, avait été autorisée, en récompense des services rendus par son frère, lors du vol des documents Downingby et de l’affaire de Casablanca, à ajouter à son prénom si doux, le nom patronymique de Pretty.

 

Et ce fut Ellen Pretty que Max Trelam, promu baronnet par la faveur royale, épousa dans la nef majestueuse de Saint-Paul Church, notre grande église londonienne.

 

Ma joie de cœur était complète. X. 323 voulut que le bonheur du reporter fut aussi complet que celui du tendre mari.

 

Ce jour-là, il me confia son véritable nom et me permit, dans un tête-à-tête de quelques minutes, de délecter mes yeux de son visage réel, lequel ne ressemblait aucunement à tous ceux que je lui avais vus jusqu’alors.

 

Seulement, vous comprenez que s’il m’a donné pareille preuve de confiance, c’est qu’il était absolument sûr que je ne le trahirais jamais. Et vous m’approuverez de me montrer digne de sa confiance.

 

Tanagra nous a dit adieu… Elle seule ne connaîtra aucune joie. Elle est partie, je le sais, avec un cœur inconsolable et inconsolé.

 

Et comme miss Ellen, ma chère petite adorée Mrs. Trelam, est triste de songer à la détresse de la sœur si dévouée, nous allons entreprendre un long voyage. En voyage, la séparation est normale ; il semble moins douloureux de ne pas sentir sa famille autour de soi.

 

Note. – J’ai écrit ces dernières lignes, il y a deux mois. Je ne soupçonnais pas que le Monsieur Destin allait m’aiguillier sur : Les Dix Yeux d’Or, que j’aurai peut-être à vous raconter si je reviens.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Avril 2008

 

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[1] Également paru chez Ebooks libres et gratuits.

[2] La Bistouille, prononcez bistoulle, est une boisson de l’Artois « Boulonnais et Flandre » composée de café et de beaucoup d’alcool de grains ou de genièvre.

[3] Je ressens un coup, une émotion extraordinaire.

[4] Le Colisée se nommait en latin Colosseum, à cause d’une statue gigantesque de Néron. Les Italiens lui ont conservé le nom de Colosse, nom justifié par ses dimensions. Cent mille spectateurs y trouvaient place.