Jean de La Fontaine
CONTES ET NOUVELLES EN VERS
Tome I
(1665)
Table des matières
Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry
Conte d’un paysan qui avait offensé son seigneur
Imitation d’un livre intitulé » Les arrêts d’Amour »
Les Amours de Mars et de Vénus
Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules
Le Villageois qui cherche son veau
Le Différend de Beaux Yeux et de Belle Bouche
Le Petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries
À propos de cette édition électronique
Figure uniquement dans les Nouvelles en vers tirées de Boccace et de L’Arioste. Librairie Claude Barbin 1665. Il a été supprimé ensuite.
Les nouvelles en vers dont ce livre fait part au public, et dont l’une est tirée de l’Arioste, l’autre de Boccace, quoique d’un style bien différent, sont toutefois d’une même main. L’auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes. Il a cru que les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure. D’autre part aussi le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des grâces que celui de notre siècle n’a pas. Les Cent Nouvelles nouvelles, les vieilles traductions de Boccace et des Amadis, Rabelais, nos anciens poètes nous en fournissent des preuves infaillibles.
L’auteur a donc tenté ces deux voies sans être encore certain laquelle est la bonne. C’est au lecteur à le déterminer là-dessus ; car il ne prétend pas en demeurer là, et il a déjà jeté les yeux sur d’autres nouvelles pour les rimer. Mais auparavant il faut qu’il soit assuré du succès de celles-ci, et du goût de la plupart des personnes qui les liront. En cela comme en d’autres choses, Térence lui doit servir de modèle. Ce poète n’écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avait pour but, Populo ut placerent quas fecisset fabulas.
J’avais résolu de ne consentir à l’impression de ces contes, qu’après que j’y pourrais joindre ceux de Boccace, qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès à présent ; ce qui me reste de ces bagatelles ; afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cet avis sans beaucoup de peine ; et j’ai cru pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis mais ce serait vanité à moi de mépriser un tel avantage. Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit ; et de suivre un chemin contraire à celui de certaines gens qui ne s’acquièrent des amis que pour s’acquérir des suffrages par leur moyen ; créatures de la cabale, bien différents de cet Espagnol qui se piquait d’être fils de ses propres œuvres. Quoique j’aie autant de besoin de ces artifices que pas un autre, je ne saurais me résoudre à les employer : seulement, je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle, instruit que je suis par ma propre expérience, qu’il n’y a rien de plus nécessaire. En effet on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimés régner tour à tour : maintenant ces galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaît en un temps peut ne pas plaire en un autre.
Il n’appartient qu’aux ouvrages vraiment solides, et d’une souveraine beauté, d’être bien reçus de tous les esprits, et dans tous les siècles, sans avoir d’autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignes d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ai fait, ou que j’ai cru faire dans cette seconde édition, ou je n’ai ajouté de nouveaux contes, que parce qu’il m’a semblé qu’on était en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ai étendus, et d’autres que j’ai accourcis ; seulement pour diversifier, et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera même quelques- uns que j’ai prétendu mettre en épigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit recueil, aussi peu considérable par sa grosseur, que par la qualité des ouvrages qui le composent. Pour le grossir j’ai tiré de mes papiers je ne sais quelle Imitation des Arrêts d’amour, avec un fragment où l’on me raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus, et celui que Mars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux pièces n’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables au reste du livre mais à mon sens elles n’en sont pas entièrement éloignées. Quoi que c’en soit, elles passeront : je ne sais même si la variété n’était point plus à rechercher en cette rencontre qu’un assortissement si exact.
Mais je m’amuse à des choses auxquelles on ne prendra peut-être pas garde, tandis que j’ai lieu d’appréhender des objections bien plus importantes. On m’en peut faire deux principales : l’une que ce livre est licencieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beau sexe ! Quant à la première, je dis hardiment que la nature du conte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable selon Horace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait pas été permis d’écrire de celles-ci, comme tant d’autres l’ont fait, et avec succès, je ne crois pas qu’on le mette en doute : et l’on ne me saurait condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devant moi, et les anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieux fait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n’y avait rien de plus facile ; mais cela aurait affaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant de circonspection n’est nécessaire que dans les ouvrages qui promettent beaucoup de retenue dès l’abord, ou par leur sujet, ou par la manière dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder en cela des bornes, et que les plus étroites sont les meilleures : aussi faut-il m’avouer que trop de scrupule gâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur que Virgile, ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance en prenant à tache de les observer. Car afin que l’on ne s’y trompe pas, en matière de vers et de prose, l’extrême pudeur et la bienséance sont deux choses bien différentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu’il est à propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu’on entretient. Ce principe une fois posé ce n’est pas une faute de jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’hui de contes un peu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S’il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes, ce n’est nullement la gaieté de ces contes ; elle passe légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie, ou les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger, et qui est une grande préparation pour l’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce livre fait tort aux femmes ; on aurait raison si je parlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, et par conséquent ne peut porter coup ? il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l’avenir moins fréquents, et les maris plus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que ces contes ne sont pas fondés, ou qu’ils ont partout un fondement aisé à détruire, enfin qu’il y a des absurdités, et pas la moindre teinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j’ai mes garants : et puis ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulement la manière de les conter.
Voilà les principaux points sur quoi j’ai cru être obligé de me défendre. J’abandonne le reste aux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie que de prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court, ni ne manque de sujets de s’exercer : quand ceux que je puis prévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvé d’autres.
Jadis régnait en Lombardie
Un prince aussi beau que le jour,
Et tel, que des beautés qui régnaient a sa cour
La moitié lui portait envie,
L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.
Un jour en se mirant : Je fais, dit-il, gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature
Qui me soit égal en appas
Et gage, si l’on veut, la meilleure province
De mes états ;
Et s’il s’en rencontre un, je promets foi de prince
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.
À ce propos s’avance un certain gentilhomme
D’auprès de Rome.
« Sire, dit-il, si Votre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frère ;
Aux plus charmants il n’en doit guerre :
Je m’y connais un peu ; soit dit sans vanité.
Toutefois en cela pouvant m’être flatté,
Que je n’en sois pas cru, mais les cœurs de vos dames :
Du soin de guérir leurs flammes
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon :
Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,
Outre que tant d’amour vous serait importune,
Vous n’auriez jamais fait, il vous faut un second.
Là-dessus Astolphe répond
(C’est ainsi qu’on nommait ce roi de Lombardie) :
Votre discours me donne une terrible envie
De connaître ce frère : amenez-le-nous donc.
Voyons si nos beautés en seront amoureuses,
Si ses appas le mettront en crédit :
Nous en croirons les connaisseuses,
Comme très bien vous avez dit. »
Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.
(C’est le nom que ce frère avait).
À la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde.
Marié depuis peu : content, je n’en sais rien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse ;
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en souvint bien.
Son frère arrive, et lui fait l’ambassade ;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardait l’amitié
D’un roi puissant, et d’ailleurs fort aimable ;
Et d’autre part aussi, sa charmante moitié
Triomphait d’être inconsolable,
Et de lui faire des adieux
À tirer les larmes des yeux.
« Quoi tu me quittes, disait-elle,
As-tu bien l’âme assez cruelle,
Pour préférer à ma constante amour,
Les faveurs de la cour ?
Tu sais qu’à peine elles durent un jour ;
Qu’on les conserve avec inquiétude,
Pour les perdre avec désespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos règne jour et nuit :
Que les ruisseaux n’y font du bruit,
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.
Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois,
Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois,
Enfin moi qui devrais me nommer la première :
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour
Va cruel, va montrer ta beauté singulière,
Je mourrai, je l’espère, avant la fin du jour. »
L’histoire ne dit point, ni de quelle manière
Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,
Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit ;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.
Disons que la douleur l’empêcha de parler ;
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.
Sa femme le voyant tout prêt de s’en aller,
L’accable de baisers, et pour comble lui donne
Un bracelet de façon fort mignonne ;
En lui disant : « Ne le perds pas ;
Et qu’il soit toujours à ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amour extrême :
Il est de mes cheveux, je l’ai tissu moi-même ;
Et voilà de plus mon portrait,
Que j’attache à ce bracelet. »
Vous autres bonnes gens eussiez cru que la dame
Une heure après eut rendu l’âme ;
Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’une femme,
Je m’en serais a bon droit défié.
Joconde partit donc ; mais ayant oublie
Le bracelet et la peinture,
Par je ne sais quelle aventure.
Le matin même il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sachant quelle excuse il ferait a sa femme :
Sans rencontrer personne, et sans être entendu,
Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame
Un lourdaud de valet sur son sein étendu.
Tous deux dormaient : dans cet abord, Joconde
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde :
Mais cependant il n’en fit rien ;
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus sûr de la moitié.
Soit par prudence, ou par pitié,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces amants, il ne le fallait pas,
Car son honneur l’obligeait en ce cas,
De leur donner le trépas.
« Vis, méchante, dit-il tout bas ;
À ton remords je t’abandonne. »
Joconde là-dessus se remet en chemin,
Rêvant à son malheur tout le long du voyage,
Bien souvent il s’écrie, au fort de son chagrin :
« Encor si c’était un blondin
Je me consolerais d’un si sensible outrage ;
Mais un gros lourdaud de valet !
C’est à quoi j’ai plus de regret :
Plus j’y pense et plus j’en enrage.
Ou l’Amour est aveugle, ou bien il n’est pas sage
D’avoir assemblé ces amants.
Ce sont, hélas ! ses divertissements !
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette aventure. »
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour
Altérait fort la beauté de Joconde :
Ce n’était plus ce miracle d’amour
Qui devait charmer tout le monde.
Les dames, le voyant arriver à la cour,
Dirent d’abord : « Est-ce là ce Narcisse
Qui prétendait tous nos cœurs enchaîner ?
Quoi ! le pauvre homme a la jaunisse !
Ce n’est pas pour nous la donner.
À quel propos nous amener
Un galant qui vient de jeûner
La quarantaine ?
On se fût bien passé de prendre tant de peine. »
Astolphe était ravi ; le frère était confus,
Et ne savait que penser là-dessus ;
Car Joconde cachait avec un soin extrême
La cause de son ennui.
On remarquait pourtant en lui,
Malgré ses yeux cavés, et son visage blême,
De fort beaux traits ; mais qui ne plaisaient point,
Faute d’éclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié ; d’ailleurs cette tristesse
Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et de vœux ;
L’un des plus grands suppôts de l’empire amoureux
Consumait en regrets la fleur de sa jeunesse.
Le Romain se vit donc à la fin soulage
Par le même pouvoir qui l’avait afflige.
Car un jour étant seul en une galerie,
Lieu solitaire, et tenu fort secret :
Il entendit en certain cabinet,
Dont la cloison n’était que de menuiserie,
Le propre discours que voici :
« Mon cher Curtade, mon souci,
J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi que glace :
Je ne vois pourtant Dieu merci
Pas une beauté qui m’efface :
Cent conquérants voudraient avoir ta place,
Et tu sembles la mépriser ;
Aimant beaucoup mieux t’amuser
À jouer avec quelque page
Au lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimène tantôt t’en a fait le message ;
Tu t’es mis contre elle a jurer,
À la maudire, à murmurer,
Et n’as quitte le jeu que ta main étant faite,
Sans te mettre en souci de ce que je souhaite. »
Qui fut bien étonné, ce fut notre Romain.
Je donnerais jusqu’à demain,
Pour deviner qui tenait ce langage,
Et quel était le personnage
Qui gardait tant son quant-à-moi.
Ce bel Adon était le nain du roi,
Et son amante était la reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vit en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissait en divers lieux.
Ces amants se fiaient au soin de Dorimène ;
Seule elle avait toujours la clef de ce lieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite :
Car voici comme il raisonna :
« Je ne suis pas le seul, et puisque même on quitte
Un prince si charmant, pour un nain contrefait,
Il ne faut pas que je m’irrite,
D’être quitte pour un valet.
Ce penser le console : il reprend tous ses charmes,
Il devient plus beau que jamais ;
Telle pour lui verse des larmes,
Qui se moquait de ses attraits.
C’est à qui l’aimera, la plus prude s’en pique,
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que mieux ; il en avait assez.
Retournons aux amants que nous avons laissés.
Après avoir tout vu le Romain se retire,
Bien empêché de ce secret.
Il ne faut à la cour ni trop voir, ni trop dire ;
Et peu se sont vantés du don qu’on leur a fait
Pour une semblable nouvelle :
Mais quoi, Joconde aimait avecque trop de zèle
Un prince libéral qui le favorisait,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on lui faisait.
Or comme avec les rois il faut plus de mystère
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire,
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce serait être maladroit ;
Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde,
Depuis l’origine du monde,
Fît un dénombrement des rois et des césars,
Qui sujets comme nous à ces communs hasards,
Malgré les soins dont leur grandeur se pique,
Avaient vu leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avaient vu sans succomber
À la douleur, sans se mettre en colère,
Et sans en faire pire chère.
« Moi qui vous parle, Sire, ajouta le Romain,
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,
Je fus forcé par mon destin,
De reconnaître Cocuage
Pour un des dieux du mariage,
Et comme tel de lui sacrifier. »
Là-dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenue ;
Puis vint à celle du roi.
« Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi ;
Mais la chose, pour être crue,
Mérite bien d’être vue :
Menez-moi donc sur les lieux. »
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vit des merveilles,
Comme il en entendit de ses propres oreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurèrent perclus :
Il fut comme accablé de ce cruel outrage :
Mais bientôt il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court,
En véritable homme de cour.
« Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donne d’une ;
Nous voici lâchement trahis :
Vengeons-nous-en, et courons le pays ;
Cherchons partout notre fortune.
Pour réussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisserai mon train,
Je me dirai votre cousin,
Et vous ne me rendrez aucune déférence :
Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étais suivi selon ma qualité. »
Joconde approuva fort le dessein du voyage.
« Il nous faut dans notre équipage,
Continua le prince, avoir un livre blanc :
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si devant que sortir des confins d’Italie
Tout notre livre ne s’emplit ;
Et si la plus sévère à nos vœux ne se range :
Nous sommes beaux ; nous avons de l’esprit ;
Avec cela bonnes lettres de change ;
Il faudrait être bien étrange,
Pour résister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacs
De gens qui sèmeront l’argent et la fleurette,
Et dont la personne est bien faite. »
Leur bagage étant prêt, et le livre surtout,
Nos galants se mettent en voie.
Je ne viendrais jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’Amour leur envoie :
Nouveaux objets, nouvelle proie :
Heureuses les beautés qui s’offrent à leurs yeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !
Il n’est en la plupart des lieux
Femme d’échevin, ni de maire,
De podestat, de gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les cœurs que l’on croyait de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déjà maint esprit fort
M’objecter que la vraisemblance
N’est pas en ceci tout à fait.
« Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse être un galant dedans cette science,
Encor faut-il du temps pour mettre un cœur à bien. »
S’il en faut, je n’en sais rien
Ce n’est pas mon métier de cajoler personne :
Je le rends comme on me le donne ;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on voulait à chaque pas
Arrêter un conteur d’histoire,
Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareil cas
Je promets à ces gens quelque jour de les croire.
Quand nos aventuriers eurent goûté de tout
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)
« Nous mettrons, dit Astolphe, autant de cœurs à bout
Que nous voudrons en entreprendre
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrêtons-nous pour un temps quelque part
Et cela plus tôt que plus tard ;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la Faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable ;
Ayons quelque objet en commun ;
Pour tous les deux c’est assez d’un. »
« J’y consens, dit Joconde, et je sais une dame
Près de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme
D’un des premiers de la cité.
Rien moins, reprit le roi, laissons la qualité :
Sous les cotillons des grisettes,
Peut loger autant de beauté,
Que sous les jupes des coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon,
Être en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fière, brusque, ou volage :
Chez les dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.
Une grisette est un trésor ;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promène,
On en vient aisément à bout ;
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Le point est d’en trouver une qui soit fidèle
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connaisse encor ni le mal ni le bien.
« Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte ;
Je la tiens pucelle sans faute.
De plus puceau que cette belle ;
Sa poupée en sait autant qu’elle.
– J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des ce soir.
Il ne s’agit que de savoir
Qui de nous doit donner à cette jouvencelle,
Si son cœur se rend à nos vœux,
La première leçon du plaisir amoureux.
Je sais que cet honneur est pure fantaisie
Toutefois étant roi, l’on me le doit céder,
Du reste il est aisé de s’en accommoder.
– Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,
Vous auriez droit de prétendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice ;
Deux pailles en feront l’office.
De la chape à l’évêque hélas ils se battaient,
Les bonnes gens qu’ils étaient.
Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du prétendu pucelage.
La belle étant venue en leur chambre le soir,
Pour quelque petite affaire ;
Nos deux aventuriers près d’eux la firent seoir,
Louèrent sa beauté, tachèrent de lui plaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
À cet objet si précieux
Son cœur fit peu de résistance.
Le marché se conclut, et dès la même nuit,
Toute l’hôtellerie étant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils lui font prendre place,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et surtout du Romain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je lui pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte après tout
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage du monde :
Salomon qui grand clerc étoit
Le reconnaît en quelque endroit,
Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde.
Il se tint content pour le coup,
Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup ;
Tout alla bien, et maître Pucelage
Joua des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avait essayé.
Le temps à cela près fut fort bien employé,
Et si bien que la fille en demeura contente.
Le lendemain elle le fut encor,
Et même encor la nuit suivante
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquait en elle :
Il se douta du fait, la guetta, la surprit,
Et lui fit fort grosse querelle.
Afin de l’apaiser la belle lui promit,
Foi de fille de bien, que sans aucune faute,
Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait
Autant de rendez-vous qu’il en demanderait.
« Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse ni d’hôte :
Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout.
– Comment en viendrons-nous a bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suis engagée :
Si j’y manque, adieu l’anneau,
Que j’ai gagné bien et beau,
– Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon, tout à l’heure.
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ?
– Oui, reprit-elle, mais entre eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée
Et tandis que je suis avec l’un d’eux empêchée
L’autre attend sans mot dire et s’endort bien souvent,
Tant que le siège soit vacant
C’est là leur mot. » Le gars dit à l’instant :
« Je vous irai trouver pendant leur premier somme. »
Elle reprit : « Ah ! gardez-vous-en bien ;
Vous seriez un mauvais homme.
– Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte. »
La porte ouverte elle laissa ;
Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit ; puis fit en sorte,
Qu’entre les draps il se glissa :
Et Dieu sait comme il se plaça ;
Et comme enfin tout se passa :
Et de ceci, ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard ni Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla
Bien étonné de telle aubade.
Le roi lombard dit à part soi :
« Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop ; et sur ma foi,
C’est bien fait s’il devient malade. »
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain ;
Enfin pour toute la semaine.
Puis les voyant tous deux rendormis à la fin,
Il s’en alla de grand matin,
Toujours par le même chemin,
Et fut suivi de la donzelle,
Qui craignait fatigue nouvelle.
Eux éveillés, le roi dit au Romain :
« Frère, dormez jusqu’à demain :
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à présent besoin que de repos.
– Comment ? dit le Romain : mais vous-même, à propos
Vous avez fait tantôt une terrible vie.
– Moi ? dit le roi, j’ai toujours attendu :
Et puis voyant que c’était temps perdu,
Que sans pitié ni conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,
Sans en avoir d’autre raison
Que d’éprouver ma patience,
Je me suis, malgré moi, jusqu’au jour rendormi.
Que s’il vous eut plu, notre ami,
J’aurais couru volontiers quelque poste.
C’eut été tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous : qu’y ferait-on ?
– Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons de matière.
Je suis votre vassal vous l’avez bien fait voir.
C’est assez que tantôt il vous ait plu d’avoir
La fillette tout entière :
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;
Nous verrons si ce feu toujours vous durera.
– Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie,
Si j’ai beaucoup de nuits telles que celle-ci.
– Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaît ainsi. »
Astolphe se piqua de cette repartie ;
Et leurs propos s’allaient de plus en plus aigrir,
Si le roi n’eut fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils lui dirent : « Jugez-nous »,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux ;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux : l’anneau lui fut donné,
Et maint bel écu couronné,
Dont peu de temps après on la vit mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par là que nos aventuriers
Mirent fin à leurs aventures,
Se voyant chargés de lauriers
Qui les rendront fameux chez les races futures :
Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur en coûta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes ;
Et que loin des dangers et du bruit des alarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tant de belles,
Et leur livre étant plus que plein,
Le roi lombard dit au Romain :
« Retournons au logis par le plus court chemin :
Si nos femmes sont infidèles,
Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.
La constellation changera quelque jour :
Un temps viendra que le flambeau d’Amour
Ne brûlera les cœurs que de pudiques flammes :
À présent on dirait que quelque astre malin
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.
D’ailleurs tout l’univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes,
Font tout ce qu’il leur plaît : savons-nous si ces gens
(Comme ils sont traîtres et méchants,
Et toujours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)
N’ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ?
Et si par quelque étrange cas,
Nous n’avons point cru voir chose qui n’était pas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie,
Chacun près de sa femme, et demeurons-en la.
Peut-être que l’absence, ou bien la jalousie,
Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nous ôta. »
Astolphe rencontra dans cette prophétie.
Nos deux aventuriers, au logis retournés,
Furent très bien reçus, pourtant un peu grondés ;
Mais seulement par bienséance.
L’un et l’autre se vit de baisers régalé :
On se récompensa des pertes de l’absence,
Il fut dansé, sauté, ballé ;
Et du nain nullement parlé,
Ni du valet comme je pense.
Chaque époux s’attachant auprès de sa moitié,
Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La reine à son devoir ne manqua d’un seul point :
Autant en fit la femme de Joconde :
Autant en font d’autres qu’on ne sait point.
C’est de tout temps qu’à Naples on a vu
Régner l’amour et la galanterie :
De beaux objets cet état est pourvu,
Mieux que pas un qui soit en Italie.
Femmes y sont, qui font venir l’envie
D’être amoureux, quand on ne voudrait pas.
Une surtout ayant beaucoup d’appas
Eut pour amant un jeune gentilhomme,
Qu’on appelait Richard Minutolo :
Il n’était lors de Paris jusqu’à Rome
Galant qui sut si bien le numéro.
Force lui fut ; d’autant que cette belle
(Dont sous le nom de madame Catelle
Il est parlé dans le Décaméron)
Fut un long temps si dure et si rebelle,
Que Minutol n’en sut tirer raison.
Que fait-il donc ? comme il voit que son zèle
Ne produit rien, il feint d’être guéri ;
Il ne va plus chez madame Catelle ;
Il se déclare amant d’une autre belle ;
Il fait semblant d’en être favori.
Catelle en rit ; pas grain de jalousie.
Sa concurrente était sa bonne amie :
Si bien qu’un jour qu’ils étaient en devis,
Minutolo pour lors de la partie,
Comme en passant mit dessus le tapis
Certains propos de certaines coquettes,
Certain mari, certaines amourettes,
Qu’il controuva sans personne nommer ;
Et fit si bien que madame Catelle
De son époux commence à s’alarmer,
Entre en soupçon, prend le morceau pour elle.
Tant en fut dit, que la pauvre femelle,
Ne pouvant plus durer en tel tourment,
Voulut savoir de son défunt amant,
Qu’elle tira dedans une ruelle,
De quelles gens il entendait parler :
Qui, quoi, comment, et ce qu’il voulait dire.
« Vous avez eu, lui dit-il, trop d’empire
Sur mon esprit pour vous dissimuler.
Votre mari voit Madame Simone :
Vous connaissez la galande que c’est :
Je ne le dis pour offenser personne ;
Mais il y va tant de votre intérêt,
Que je n’ai pu me taire davantage.
Si je vivais dessous votre servage,
Comme autrefois, je me garderais bien
De vous tenir un semblable langage,
Qui de ma part ne serait bon à rien.
De ses amants toujours on se méfie.
Vous penseriez que par supercherie
Je vous dirais du mal de votre époux ;
Mais grâce à Dieu je ne veux rien de vous.
Ce qui me meut n’est du tout que bon zèle.
Depuis un jour j’ai certaine nouvelle,
Que votre époux chez Janot le baigneur
Doit se trouver avecque sa donzelle.
Comme Janot n’est pas fort grand seigneur,
Pour cent ducats vous lui ferez tout dire ;
Pour cent ducats il fera tout aussi.
Vous pouvez donc tellement vous conduire,
Qu’au rendez-vous trouvant votre mari,
Il sera pris sans s’en pouvoir dédire.
Voici comment. La dame a stipulé
Qu’en une chambre, ou tout sera fermé,
L’on les mettra ; soit craignant qu’on ait vue
Sur le baigneur ; soit que sentant son cas,
Simone encor n’ait toute honte bue.
Prenez sa place, et ne marchandez pas :
Gagnez Janot ; donnez-lui cent ducats ;
Il vous mettra dedans la chambre noire ;
Non pour jeûner, comme vous pouvez croire :
Trop bien ferez tout ce qu’il vous plaira.
Ne parlez point, vous gâteriez l’histoire,
Et vous verrez comme tout en ira. »
L’expédient plus très fort à Catelle.
De grand dépit Richard elle interrompt :
« Je vous entends, c’est assez, lui dit-elle,
Laissez-moi faire ; et le drôle et sa belle
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
Pensent-ils donc que je sois quelque buse ? »
Lors pour sortir elle prend une excuse,
Et tout d’un pas s’en va trouver Janot,
À qui Richard avait donné le mot.
L’argent fait tout : si l’on en prend en France
Pour obliger en de semblables cas,
On peut juger avec grande apparence,
Qu’en Italie on n’en refuse pas.
Pour tout carquois, d’une large escarcelle
En ce pays le dieu d’amour se sert.
Janot en prend de Richard, de Catelle ;
Il en eut pris du grand diable d’enfer.
Pour abréger, la chose s’exécute
Comme Richard s’était imaginé.
Sa maîtresse eut d’abord quelque dispute
Avec Janot qui fit le réservé :
Mais en voyant bel argent bien compté,
Il promet plus que l’on ne lui demande.
Le temps venu d’aller au rendez- vous,
Minutolo s’y rend seul de sa bande ;
Entre en la chambre ; et n’y trouve aucuns trous
Par où le jour puisse nuire à sa flamme.
Guère n’attend : il tardait à la dame
D’y rencontrer son perfide époux,
Bien préparée à lui chanter sa gamme.
Pas n’y manqua, l’on peut s’en assurer.
Dans le lieu dit Janot la fit entrer,
Là ne trouva ce qu’elle allait chercher :
Point de mari, point de Dame Simone
Mais au lieu d’eux Minutol en personne,
Qui sans parler se mit à l’embrasser.
Quant au surplus je le laisse à penser :
Chacun s’en doute assez sans qu’on le die.
De grand plaisir notre amant s’extasie.
Que si le jeu plut beaucoup à Richard,
Catelle aussi, toute rancune à part,
Le laissa faire, et ne voulut mot dire
Il en profite, et se garde de rire ;
Mais toutefois ce n’est pas sans effort
De figurer le plaisir qu’a le sire,
Il me faudrait un esprit bien plus fort
Premièrement il jouit de sa belle ;
En second lieu il trompe une cruelle ;
Et croit gagner les pardons en cela.
Mais à la fin Catelle s’emporta :
« C’est trop souffrir, traître, ce lui dit-elle,
Je ne suis pas celle que tu prétends.
Laisse-moi là ; sinon à belles dents
Je te déchire, et te saute à la vue.
C’est donc cela que tu te tiens en mue,
Fais le malade et te plains tous les jours ;
Te réservant sans doute à tes amours.
Parle, méchant, dis-moi, suis-je pourvue
De moins d’appas ? ai-je moins d’agrément,
Moins de beauté que ta dame Simone ?
Le rare oiseau ! ô la belle friponne !
T’aimais-je moins ? je te hais à présent ;
Et plut à Dieu que je t’eusse vu pendre. »
Pendant cela Richard pour l’apaiser
La caressait, tâchait de la baiser ;
Mais il ne put ; elle s’en sut défendre.
« Laisse-moi là, se mit-elle à crier
Comme un enfant penses-tu me traiter ?
N’approche point, je ne suis plus ta femme :
Rends-moi mon bien, va-t’en trouver ta dame
Va déloyal, va-t’en, je te le dis.
Je suis bien sotte, et bien de mon pays
De te garder la foi de mariage :
À quoi tient-il, que pour te rendre sage,
Tout sur-le-champ, je t’envoie quérir
Minutolo qui m’a si fort chérie ?
Je le devrais afin de te punir ;
Et sur ma foi, j’en ai presque l’envie. »
À ce propos le galant éclata.
« Tu ris, dit-elle, ô dieux ! quelle insolence !
Rougira-t-il ? voyons sa contenance. »
Lors de ses bras la belle s’échappa ;
D’une fenêtre à tâtons approcha ;
L’ouvrit de force ; et fut bien étonnée
Quand elle vit Minutol son amant :
Elle tomba plus d’à demi pâmée.
« Ah ! qui t’eut cru, dit-elle, si méchant ?
Que dira-t-on ? me voilà diffamée.
– Qui le saura ? dit Richard à l’instant ;
Janot est sûr, j’en réponds sur ma vie.
Excusez donc si je vous ai trahie ;
Ne me sachez mauvais gré d’un tel tour :
Adresse, force, et ruse, et tromperie ;
Tout est permis en matière d’amour.
J’étais réduit avant ce stratagème
À vous servir sans plus pour vos beaux yeux :
Ai-je failli de me payer moi-même ?
L’eussiez-vous fait ? non sans doute ; et les dieux
En ce rencontre ont tout fait pour le mieux :
Je suis content ; vous n’êtes point coupable ;
Est-ce de quoi paraître inconsolable ?
Pourquoi gémir ? j’en connais, Dieu merci,
Qui voudraient bien qu’on les trompât ainsi. »
Tout ce discours n’apaisa point Catelle.
Elle se mit à pleurer tendrement.
En cet état elle parut si belle,
Que Minutol de nouveau s’enflammant
Lui prit la main. « Laisse-moi, lui dit-elle ;
Contente-toi, veux-tu donc que j’appelle
Tous les voisins, tous les gens de Janot ?
– Ne faites point, dit-il, cette folie ;
Votre plus court est de ne dire mot.
Pour de l’argent, et non par tromperie
(Comme le monde est à présent bâti)
L’on vous croirait venue en ce lieu-ci.
Que si d’ailleurs cette supercherie
Allait jamais jusqu’à votre mari,
Quel déplaisir ! songez-y je vous prie ;
En des combats n’engagez point sa vie ;
Je suis du moins aussi mauvais que lui. »
À ces raisons enfin Catelle cède.
« La chose étant, poursuit-il, sans remède,
Le mieux sera que vous vous consoliez.
N’y pensez plus. Si pourtant vous vouliez…
Mais bannissons bien loin toute espérance ;
Jamais mon zèle et ma persévérance
N’ont eu de vous que mauvais traitement.
Si vous vouliez, vous feriez aisément,
Que le plaisir de cette jouissance
Ne serait pas, comme il est, imparfait :
Que reste-t-il ? le plus fort en est fait. »
Tant bien sut dire, et prêcher, que la dame
Séchant ses yeux, rassérénant son âme,
Plus doux que miel à la fin l’écouta.
D’une faveur en une autre il passa,
Eut un souris, puis après autre chose,
Puis un baiser, puis autre chose encor ;
Tant que la belle, après un peu d’effort,
Vient à son point, et le drôle en dispose.
Heureux cent fois plus qu’il n’avait été !
Car quand l’Amour d’un et d’autre côté
Veut s’entremettre, et prend part à l’affaire,
Tout va bien mieux, comme m’ont assuré
Ceux que l’on tient savants en ce mystère.
Ainsi Richard jouit de ses amours,
Vécut content, et fit force bons tours,
Dont celui-ci peut passer à la montre.
Pas ne voudrais en faire un plus rusé :
Que plût à Dieu qu’en certaine rencontre
D’un pareil cas je me fusse avisé !
N’a pas longtemps de Rome revenait
Certain cadet qui n’y profita guère
Et volontiers en chemin séjournait
Quand par hasard le galant rencontrait
Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.
Avint qu’un jour en un bourg arrêté
Il vit passer une dame jolie,
Leste, pimpante, et d’un page suivie,
En la voyant, il en fut enchanté.
La convoita ; comme bien savait faire.
Prou de pardons il avait rapporté ;
De vertu peu ; chose assez ordinaire.
La dame était de gracieux maintien,
De doux regard, jeune, fringante et belle ;
Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,
Fors que d’avoir un ami digne d’elle.
Tant se la mit le drôle en la cervelle,
Que dans sa peau peu ni point ne durait :
Et s’informant comment on l’appelait :
« C’est, lui dit-on, la dame du village.
Messire Bon l’a prise en mariage,
Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveux gris :
Mais comme il est des premiers du pays,
Son bien supplée au défaut de son âge. »
Notre cadet tout ce détail apprit,
Dont il conçut espérance certaine.
Voici comment le pèlerin s’y prit.
Il renvoya dans la ville prochaine
Tous ses valets ; puis s’en fut au château ;
Dit qu’il était un jeune jouvenceau,
Qui cherchait maître, et qui savait tout faire.
Messire Bon fort content de l’affaire
Pour fauconnier le loua bien et beau.
(Non toutefois sans l’avis de sa femme)
Le fauconnier plut très fort à la dame ;
Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,
Guère ne mit à déclarer sa flamme.
Ce fut beaucoup ; car le vieillard était
Fou de sa femme, et fort peu la quittait,
Sinon les jours qu’il allait à la chasse.
Son fauconnier, qui pour lors le suivait,
Eut demeuré volontiers en sa place.
La jeune dame en était bien d’accord,
Ils n’attendaient que le temps de mieux faire.
Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,
Nul n’osera soutenir le contraire.
Amour enfin, qui prit à cœur l’affaire,
Leur inspira la ruse que voici.
La dame dit un soir à son mari :
« Qui croyez-vous le plus rempli de zèle
De tous vos gens ? » Ce propos entendu
Messire Bon lui dit : « J’ai toujours cru
Le fauconnier garçon sage et fidèle ;
Et c’est à lui que plus je me fierois.
– Vous auriez tort, repartit cette belle ;
C’est un méchant : il me tint l’autre fois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensai tomber tout de mon haut ;
Car qui croirait une telle entreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussitôt
De l’étrangler, de lui manger la vue :
Il tint à peu ; je n’en fus retenue,
Que pour n’oser un tel cas publier :
Même, à dessein qu’il ne le put nier,
Je fis semblant d’y vouloir condescendre ;
Et cette nuit sous un certain poirier
Dans le jardin je lui dis de m’attendre.
Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,
Plus par amour que doutant de ma foi ;
Je ne me puis dépêtrer de cet homme,
Sinon la nuit pendant son premier somme :
D’auprès de lui tâchant de me lever,
Dans le jardin je vous irai trouver.
Voilà l’état où j’ai laissé l’affaire. »
Messire Bon se mit fort en colère.
Sa femme dit : » Mon mari, mon époux,
Jusqu’à tantôt cachez votre courroux ;
Dans le jardin attrapez-le vous- même ;
Vous le pourrez trouver fort aisément ;
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user de stratagème :
Prenez ma jupe, et contrefaites-vous ;
Vous entendrez son insolence extrême :
Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,
Que le galant demeure sur la place.
Je suis d’avis que le friponneau fasse
Tel compliment à des femmes d’honneur ! »
L’époux retint cette leçon par cœur.
Onc il ne fut une plus forte dupe
Que ce vieillard, bon homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le galant,
Messire Bon se couvrit d’une jupe,
S’encornêta, courut incontinent
Dans le jardin, ou ne trouva personne :
Garde n’avait : car, tandis qu’il frissonne,
Claque des dents, et meurt quasi de froid,
Le pèlerin, qui le tout observoit,
Va voir la dame ; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,
Lorsqu’Amour seul étant de la partie
Entre deux draps on tient femme jolie ;
Femme jolie, et qui n’est point à soi.
Quand le galant un assez bon espace
Avec la dame eut été dans ce lieu,
Force lui fut d’abandonner la place :
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon rempli d’impatience
À tous moments sa paresse maudit.
Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,
Feignit de croire apercevoir la dame,
Et lui cria : « Quoi donc méchante femme !
À ton mari tu brassais un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfait amour !
Dieu soit témoin que pour toi j’en ai honte :
Et de venir ne tenais quasi compte,
Ne te croyant le cœur si perverti,
Que de vouloir tromper un tel mari.
Or bien, je vois qu’il te faut un ami ;
Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.
Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,
C’est seulement pour éprouver ta foi :
Et ne t’attends de m’induire à luxure :
Grand pécheur suis ; mais j’ai, la Dieu merci,
De ton honneur encor quelque souci.
À Monseigneur ferais-je un tel outrage ?
Pour toi, tu viens avec un front de page :
Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera ;
Et Monseigneur puis après le saura. »
Pendant ces mots époux pleurait de joie,
Et tout ravi disait entre ses dents :
« Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoie
Femme et valet si chastes, si prudents. »
Ce ne fut tout ; car à grands coups de gaule
Le pèlerin vous lui froisse une épaule ;
De horions laidement l’accoutra ;
Jusqu’au logis ainsi le convoya.
Messire Bon eut voulu que le zèle
De son valet n’eut été jusque-là ;
Mais le voyant si sage et si fidèle,
Le bonhommeau des coups se consola.
Dedans le lit sa femme il retrouva ;
Lui conta tout, en lui disant : » M’amie,
Quand nous pourrions vivre cent ans encor,
Ni vous ni moi n’aurions de notre vie
Un tel valet ; c’est sans doute un trésor.
Dans notre bourg je veux qu’il prenne femme :
À l’avenir traitez-le ainsi que moi.
– Pas n’y faudrai, lui repartit la dame ;
Et de ceci je vous donne ma foi. »
Messire Artus sous le grand roi François
Alla servir aux guerres d’Italie ;
Tant qu’il se vit, après maints beaux exploits,
Fait chevalier en grand’cérémonie.
Son général lui chaussa l’éperon :
Dont il croyait que le plus haut baron
Ne lui dut plus contester le passage.
Si s’en revient tout fier en son village,
Où ne surprit sa femme en oraison.
Seule il l’avait laissée à la maison ;
Il la retrouve en bonne compagnie,
Dansant, sautant, menant joyeuse vie,
Et des muguets avec elle à foison.
Messire Artus ne prit goût à l’affaire ;
Et ruminant sur ce qu’il devait faire :
« Depuis que j’ai mon village quitté,
Si j’étais crû, dit-il, en dignité
De cocuage et de chevalerie :
C’est moitié trop, sachons la vérité. »
Pour ce s’avise, un jour de confrérie,
De se vêtir en prêtre, et confesser.
Sa femme vient à ses pieds se placer.
De prime abord sont par la bonne dame
Expédiés tous les pêchés menus ;
Puis à leur tour les gros étant venus,
Force lui fut qu’elle changeât de gamme.
« Père, dit-elle, en mon lit sont reçus
Un gentilhomme, un chevalier, un prêtre. »
Si le mari ne se fût fait connaître,
Elle en allait enfiler beaucoup plus ;
Courte n’était pour sûr la kyrielle.
Son mari donc l’interrompt là-dessus
Dont bien lui prit : » Ah, dit-il, infidèle !
Un prêtre même ! à qui crois-tu parler ?
À mon mari, dit la fausse femelle
Qui d’un tel pas se sut bien démêler.
Je vous ai vu dans ce lieu vous couler
Ce qui m’a fait douter du badinage.
C’est un grand cas étant homme si sage
Vous n’ayez su l’énigme débrouiller.
On vous a fait, dites-vous, chevalier :
Auparavant vous étiez gentilhomme :
Vous êtes prêtre avecque ces habits.
Béni soit Dieu ! dit alors le bon homme :
Je suis un sot de l’avoir si mal pris.
Un savetier, que nous nommerons Blaise,
Prit belle femme ; et fut très avisé
Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,
S’en vont prier un marchand peu rusé,
Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse
Mi-muid de grain ; ce que le marchand fait.
Le terme échu, ce créancier les presse.
Dieu sait pourquoi : le galant, en effet,
Crut que par là baiserait la commère.
« Vous avez trop de quoi me satisfaire
(Ce lui dit-il) et sans débourser rien ;
Accordez-moi ce que vous savez bien.
– Je songerai, répond-elle, à la chose. »
Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,
L’avertissant de ce qu’on lui propose.
Blaise lui dit : » Par bieu, femme, il nous faut
Sans coup férir rattraper notre somme.
Tout de ce pas allez dire à cet homme
Qu’il peut venir, et que je n’y suis point.
Je veux ici me cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cédule.
De la donner je ne crois qu’il recule.
Puis tousserez afin de m’avertir ;
Mais haut et clair, et plutôt deux fois qu’une.
Lors de mon coin vous me verrez sortir
Incontinent, de crainte de fortune. »
Ainsi fut dit, ainsi s’exécuta.
Dont le mari puis après se vanta ;
Si que chacun glosait sur ce mystère.
« Mieux eût valu tousser après l’affaire,
(Dit à la belle un des plus gros bourgeois)
Vous eussiez eu votre compte tous trois.
N’y manquez plus, sauf après de se taire.
Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entre nous. »
Elle répond : » Ah Monsieur ! croyez-vous
Que nous ayons tant d’esprit que vos dames ? »
Notez qu’illec avec deux autres femmes,
Du gros bourgeois l’épouse était aussi)
« Je pense bien, continua la belle.
Qu’en pareil cas Madame en use ainsi ;
Mais quoi, chacun n’est pas si sage qu’elle. »
Du temps des Grecs, deux sœurs disaient avoir
Aussi beau cul que fille de leur sorte ;
La question ne fut que de savoir
Quelle des deux dessus l’autre l’emporte
Pour en juger un expert étant pris,
À la moins jeune il accorde le prix,
Puis l’épousant, lui fait don de son âme ;
À son exemple, un sien frère est épris
De la cadette, et la prend pour sa femme ;
Tant fut entre eux, à la fin, procédé,
Que par les sœurs un temple fut fondé,
Dessous le nom de Vénus belle-fesse,
Je ne sais pas à quelle intention ;
Mais c’eût été le temple de la Grèce
Pour qui j’eusse eu plus de dévotion.
Axiochus avec Alcibiades
Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,
Par bon accord comme grands camarades,
En même nid furent pondre tous deux.
Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la donzelle,
Qu’il en naquit une fille si belle,
Qu’ils s’en vantaient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Put pratiquer les leçons de sa mère ;
Chacun des deux en voulut être amant ;
Plus n’en voulut l’un ni l’autre être père.
« Frère, dit l’un, ah ! vous ne sauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
– Parbieu, dit l’autre, il est à vous, compère ;
Je prends sur moi le hasard du péché. »
À son souper un glouton
Commande que l’on apprête
Pour lui seul un esturgeon,
Sans en laisser que la tête,
Il soupe ; il crève ; on y court ;
On lui donne maints clystères.
On lui dit, pour faire court,
Qu’il mette ordre à ses affaires.
« Mes amis, dit le goulu,
M’y voilà tout résolu ;
Et puisqu’il faut que je meure,
Sans faire tant de façon,
Qu’on m’apporte tout à l’heure
Le reste de mon poisson. »
Sœur Jeanne ayant fait un poupon,
Jeûnait, vivait en sainte fille.
Toujours était en oraison.
Et toujours ses sœurs à la grille.
Un jour donc l’abbesse leur dit ;
« Vivez comme sœur Jeanne vit ;
Fuyez le monde et sa séquelle. »
Toutes reprirent à l’instant :
« Nous serons aussi sages qu’elle
Quand nous en aurons fait autant. »
Deux avocats qui ne s’accordaient point
Rendaient perplexe un juge de province :
Si ne put onc découvrir le vrai point ;
Tant lui semblait que fût obscur et mince.
Deux pailles prend d’inégale grandeur :
Du doigt les serre ; il avait bonne pince
La longue échet sans faute au défendeur,
Dont renvoyé s’en va gai comme un prince
La cour s’en plaint, et le juge repart :
« Ne me blâmez, Messieurs, pour cet égard
De nouveauté dans mon fait il n’est maille ;
Maint d’entre vous souvent juge au hasard
Sans que pour ce tire à la courte paille. »
Un paysan son seigneur offensa.
L’histoire dit que c’était bagatelle ;
Et toutefois ce seigneur le tança
Fort rudement ; ce n’est chose nouvelle.
« Coquin, dit-il, tu mérites la hart :
Fais ton calcul d’y venir tôt ou tard ;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon ; et de trois peines l’une
Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendre repos ;
Ou de souffrir trente bons coups de gaules,
Bien appliqués sur tes larges épaules ;
Ou de payer sur-le-champ cent écus. »
Le paysan consultant là-dessus :
« Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soi-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un péril extrême.
Les cent écus c’est le pire de tous. »
Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria : » Pour Dieu, miséricorde.
Son seigneur dit : Qu’on apporte une corde ;
Quoi le galant m’ose répondre encor ? »
Le paysan de peur qu’on ne le pende
Fait choix de l’ail ; et le seigneur commande
Que l’on en cueille, et surtout du plus fort.
Un après un lui même il fait le compte :
Puis quand il voit que son calcul se monte
À la trentaine, il les met dans un plat.
Et cela fait le malheureux pied-plat
Prend le plus gros ; en pitié le regarde ;
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frottés de moutarde.
Il n’oserait de la langue y toucher.
Son seigneur rit, et surtout il prend garde
Que le galant n’avale sans mâcher.
Le premier passe ; aussi fait le deuxième :
Au tiers il dit : » Que le diable y ait part. »
Bref il en fut à grand-peine au douzième,
Que s’écriant : »Haro la gorge m’ard
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte à boire. »
Son seigneur dit : » Ah, ah, sire Grégoire,
Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or buvez donc ; et buvez à votre aise :
Bon prou vous fasse : Holà, du vin, holà.
Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,
Il vous faudra choisir après cela
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
– Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontés
Que les aulx soient sur les coups précomptés :
Car pour l’argent, par trop grosse est la somme :
Où la trouver moi qui suis un pauvre homme ?
– Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le seigneur ; mais laissons les oignons. »
Pour prendre cœur, le vassal en sa panse
Loge un long trait ; se munit le dedans ;
Puis souffre un coup avec grande constance.
Au deux, il dit : » Donnez-moi patience,
Mon doux Jésus, en tous ces accidents ! »
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horrible grimace ;
Au cinq un cri : mais il n’est pas au bout ;
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.
On ne vit onc si cruelle aventure.
Deux forts paillards ont chacun un bâton,
Qu’ils font tomber par poids et par mesure,
En observant la cadence et le ton.
Le malheureux n’a rien qu’une chanson.
« Grâce ! » dit-il : mais las ! point de nouvelle ;
Car le seigneur fait frapper de plus belle,
Juge des coups, et tient sa gravité,
Disant toujours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Après vingt coups d’un ton piteux il crie :
« Pour Dieu cessez : hélas ! je n’en puis plus. »
Son seigneur dit : » Payez donc cent écus,
Net et comptant : je sais qu’à la desserre
Vous êtes dur ; j’en suis fâché pour vous.
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre
Vous en peut bien assister entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre. »
Le malheureux n’osant presque répondre,
Court au mugot, et dit : » C’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet
L’eau cependant lui coule de la face :
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que lui sert ? il convient tout payer.
C’est grand’pitié quand on fâche son maître !
Ce paysan eut beau s’humilier ;
Et pour un fait, assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher les épaules ;
Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,
Fait seulement grâce d’un carolus.
Les gens tenant le Parlement d’Amours
Informaient pendant les Grands Jours,
D’aucuns abus commis en l’Île de Cythère
Par devant eux se plaint un amant maltraité,
Disant que de longtemps il s’efforce de plaire
À certaine ingrate beauté.
Qu’il a donné des sérénades,
Des concerts et des promenades :
Item mainte collation,
Maint bal, et mainte comédie :
A consacré le plus beau de sa vie
À l’objet de sa passion :
S’est tourmenté le corps et l’âme,
Sans pouvoir obliger la dame
À payer seulement d’un souris son amour.
Partant conclut que cette belle
Soit condamnée à l’aimer à son tour.
Fut allégué d’autre part à la Cour
Que plus la dame était cruelle,
Plus elle avait d’embonpoint et d’attraits :
Que perdant ses appas Amour perdait ses traits :
Qu’il avait intérêt au repos de son âme :
Que quand on a le cœur en flamme
Le teint n’en est jamais si frais.
Qu’il était à propos pour la grandeur du prince,
Qu’elle traitât ainsi toute cette province,
Fît mille soupirants sans faire un bienheureux,
Dormît à son plaisir, conservât tous ses charmes,
Augmentât les tributs de l’empire amoureux,
Qui sont les soupirs et les larmes.
Que souffrir tels procès était un grand abus :
Et que le cas méritait une amende :
Concluant pour le surplus
Au renvoi de la demande.
Le procureur d’Amours intervint là- dessus,
Et conclut aussi pour la belle.
La Cour, leurs moyens entendus,
La renvoya : permis d’être cruelle ;
Avec dépens ; et tout ce qui s’ensuit.
Cet arrêt fit un peu de bruit
Parmi les gens de la province.
La raison de douter était tous les cadeaux,
Bijoux donnés, et des plus beaux
Qui prend se vend : mais l’intérêt du prince
Souvent plus fort qu’aucunes lois
L’emporta de quatre ou cinq voix.
Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi.
« Vous devez avoir lu qu’autrefois le dieu Mars,
Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,
Après avoir dompté les plus fermes remparts,
Mit le camp devant Cythèrée.
Le siège ne fut pas de fort longue durée :
À peine Mars se présenta,
Que la belle parlementa.
Dans les formes pourtant il entreprit l’affaire :
Par tous moyens tâcha de plaire :
De son ajustement prit d’abord un grand soin.
Considérez-le en ce coin,
Qui quitte sa mine fière.
Il se fait attacher son plus riche harnois.
Quand ce serait pour des jours de tournois,
On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.
L’éclat de ses habits fait honte à l’œil du jour.
Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière,
Il est bien malaisé de rien faire en amour.
En peu de temps Mars emporta la dame.
Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme :
Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats ;
Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles
Que les femmes n’entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.
Voyez combien Vénus en ces lieux écartés
Aux yeux de ce guerrier étale de beautés :
Quels longs baisers ! la gloire a bien des charmes ;
Mais Mars en la servant ignore ces douceurs.
Son harnois est sur l’herbe : Amour pour toutes armes
Veut des soupirs et des larmes :
C’est ce qui triomphe des cœurs.
Phébus pour la déesse avait même dessein ;
Et charme de l’espoir d’une telle conquête
Couvait plus de feux dans son sein,
Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.
C’était un dieu pourvu de cent charmes divers.
Il était beau mais il faisait des vers ;
Avait un peu trop de doctrine ;
Et qui pis est, savait la médecine.
Or soyez sûr qu’en amours,
Entre l’homme d’épée et l’homme de science,
Les dames au premier inclineront toujours ;
Et toujours le plumet aura la préférence.
Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieux choisir.
Phébus outré de déplaisir
Apprit à Vulcan ce mystère ;
Et dans le fond d’un bois voisin de son séjour,
Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère,
Qui n’avaient en ces lieux pour témoins que l’amour.
La peine de Vulcan se voit représentée :
Et l’on ne dirait pas que les traits en sont feints.
II demeure immobile, et son âme agitée
Roule mille pensers qu’en ses yeux on voit peints.
Son marteau lui tombe des mains.
Il a martel en tète, et ne sait que résoudre,
Frappé comme d’un coup de foudre.
Le voici dans cet autre endroit
Qui querelle et qui bat sa femme.
Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt ?
Au palais de Vénus il s’en allait tout droit,
Espérant y trouver le sujet qui l’enflamme.
La dame d’un logis, quand elle fait l’amour
Met le tapis chez elle à toutes les coquettes
Dieu sait si les galants lui font aussi la cour.
Ce ne sont que jeux et fleurettes,
Plaisants devis et chansonnettes :
Mille bons mots, sans compter les bons tours,
Font que sans s’ennuyer chacun passe les jours.
Celle que vous voyez apportait une lyre,
Ne songeant qu’à se réjouir.
Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr :
Elle est trop empêchée, et chacun se retire.
Le vacarme que fait Vulcan,
A mis l’alarme au camp.
Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme ?
Quand les cœurs ont goûté les délices d’Amour,
Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,
Que de s’en passer un seul jour.
Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame
Quand l’Hymen les joindrait de son nœud le plus fort,
Que l’un fut le mari, que l’autre fut la femme,
On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord.
Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes :
La maîtresse a failli, l’on punit les suivantes.
Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants
Pourraient contre tant d’assaillants,
Garder une toison si chère ?
Il accuse sur tous l’enfant qui fait aimer :
Et se prenant au fils des pêchés de la mère
Menace Cupidon de le faire enfermer.
Ce n’est pas tout : plein d’un dépit extrême
Le voilà qui se plaint au monarque des dieux ;
Et de ce qu’il devrait se cacher à soi-même,
Importune sans cesse et la terre et les cieux.
L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,
Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,
Et que de s’en troubler les esprits sont bien fous.
Plaise au ciel que jamais je n’entre en jalousie ;
Car c’est le plus grand mal, et le moins plaint de tous.
Que fait Vulcan ? car pour se voir vengé,
Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.
Un rets d’acier par ses mains est forgé :
Ce fut Momus qui je pense en fut cause.
Avec ce rets le galant lui propose
D’envelopper nos amants bien et beau.
L’enclume sonne ; et maint coup de marteau,
Dont maint chaînon l’un à l’autre s’assemble,
Prépare aux dieux un spectacle nouveau
De deux Amants qui reposent ensemble.
Les noires Sœurs apprêtèrent le lit :
Et nos amants trouvant l’heure opportune,
Sous le réseau pris en flagrant délit,
De s’échapper n’eurent puissance aucune.
Vulcan fait lors éclater sa rancune :
Tout en clopant le vieillard éclopé
Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,
Grands et petits, et toute la séquelle.
Demandez-moi qui fut bien attrapé ;
Ce fut, je crois, le galant et la belle.
Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons : et par malheur ce qui y manque est l’endroit le plus important ; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce je l’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient un en quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu, et qu’il y ait du manquement en cela ; je prie le lecteur de l’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.
Hier je mis chez Cloris en train de discourir
Sur le fait des romans Alizon la sucrée.
« N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, de souffrir
Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,
Tandis que les romans sont si chère denrée ?
Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint vers du temps,
De messire Honoré l’histoire fut brûlée.
– Oui pour vous, dit Cloris, qui passez cinquante ans
Moi qui n’en ai que vingt, je prétends que l’Astrée
Fasse en mon cabinet encor quelque séjour :
Car pour vous découvrir le fond de ma pensée,
Je me plais aux livres d’amour. »
Cloris eut quelque tort de parler si crûment,
Non que Monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvre exquise
Étant petit garçon je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise.
Aussi contre Alizon je faillis d’avoir prise ;
Et soutins haut et clair, qu’Urfé par-ci, par- là,
De préceptes moraux nous instruit à sa guise.
« De quoi, dit Alizon, peut servir tout cela ?
Vous en voit-on aller plus souvent à l’église ?
Je hais tous les menteurs ; et pour vous trancher court,
Je ne puis endurer qu’une femme me dise :
Je me plais aux livres d’amour. »
Alizon dit ces mots avec tant de chaleur,
Que je crus qu’elle était en vertus accomplie ;
Mais ses péchés écrits tombèrent par malheur :
Elle n’y prit pas garde. Enfin étant sortie,
Nous vîmes que son fait était papelardie,
Trouvant entre autres points dans sa confession :
« J’ai lu maître Louis mille fois en ma vie ;
Et même quelquefois j’entre en tentation,
Lorsque l’ermite trouve Angélique endormie
Rêvant à tels fatras souvent le long du jour.
Bref sans considérer censure ni demie.
Je me plais aux livres d’amour. »
Ah ! ah ! dis-je, Alizon ! vous lisez les romans !
Et vous vous arrêtez à l’endroit de l’Ermite !
Je crois qu’ainsi que vous pleine d’enseignements
Oriane prêchait faisant la chattemite.
Après mille façons, cette bonne hypocrite,
Un pain sur la fournée emprunta dit l’auteur :
Pour un petit poupon l’on sait qu’elle en fut quitte :
Mainte belle sans doute en a ri dans son cœur.
Cette histoire, Cloris, est du pape maudite :
Quiconque y met le nez devient noir comme un four.
Parmi ceux qu’on peut lire, et dont voici l’élite,
Je me plais aux livres d’amour.
Clitophon a le pas par droit d’antiquité :
Héliodore peut par son prix le prétendre :
Le roman d’Ariane est très bien inventé :
J’ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre :
En fait d’événements, Cléopâtre et Cassandre,
Entre les beaux premiers doivent être rangés :
Chacun prise Cyrus, et la Carte du Tendre ;
Et le frère et la sœur ont les cœurs partagés.
Même dans les plus vieux je tiens qu’on peut apprendre.
Perceval le Gallois vient encore à son tour :
Cervantès me ravit ; et pour tout y comprendre,
Je me plais aux livres d’amour.
Envoi
À Rome on ne lit point Boccace sans dispense :
Je trouve en ses pareils bien du contre et du pour.
Du surplus (honni soit celui qui mal y pense !)
Je me plais aux livres d’amour.
Voici les derniers ouvrages de cette nature qui partiront des mains de l’auteur, et par conséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses et les licences qu’il s’est données. Nous ne parlons point des mauvaises rimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans élision, ni en général de ces sortes de négligences qu’il ne se pardonnerait pas lui-même en un autre genre de poésie, mais qui sont inséparables, pour ainsi dire, de celui-ci. Le trop grand soin de les éviter jetterait un faiseur de contes en de longs détours, en des récits aussi froids que beaux, en des contraintes fort inutiles, et lui ferait négliger le plaisir du cœur pour travailler à la satisfaction de l’oreille. Il faut laisser les narrations étudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un poème épique des aventures de Renaud d’Ast. Quand celui qui a rimé ces nouvelles y aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande, outre que ce soin s’y remarquerait d’autant plus qu’il y est moins nécessaire, et que cela contrevient aux préceptes de Quintilien, encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, qui est d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui son attention, de lui plaire enfin : car, comme l’on sait, le secret de plaire ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni même en la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? Nous ne voulons pas ôter aux modernes la louange qu’ils ont méritée. Le beau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes, sont des perfections en un poète ; cependant, que l’on considère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela se rencontre, peut-être y trouvera-t-on beaucoup moins de sel, j’oserais dire encore bien moins de grâces, qu’en celles de Marot et de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces derniers soient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu’on nous impute. On dira que ce n’étaient pas des fautes en leur siècle et que c’en sont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un même raisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c’en serait en effet dans un autre genre de poésie, mais que ce n’en sont point dans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant : il ne faut que lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractère de Marot. Car notre auteur ne prétend pas que la gloire lui en soit due, ni qu’il ait mérité non plus de grands applaudissements du public pour avoir rimé quelques contes. Il s’est véritablement engagé dans une carrière toute nouvelle, et l’a fournie le mieux qu’il a pu, prenant tantôt un chemin, tantôt l’autre, et marchant toujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieux poètes, quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat potius quam istorum dili gentiam. Mais, en disant que nous voulions passer ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés à l’examiner. Et possible n’a-ce pas été inutilement ; car il n’y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences.
Venons à la liberté que l’auteur se donne de tailler dans le bien d’autrui ainsi que dans le sien propre, sans qu’il en excepte les nouvelles même les plus connues, ne s’en trouvant point d’inviolable pour lui. Il retranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, quelquefois le principal événement et la suite ; enfin, ce n’est plus la même chose, c’est proprement une nouvelle nouvelle ; et celui qui l’a inventée aurait bien de la peine à reconnaître son propre ouvrage. Non sic decet contaminari fabulas, diront les critiques. Et comment ne le diraient-ils pas ? ils ont bien fait le même reproche à Térence ; mais Térence s’est moqué d’eux, et a prétendu avoir droit d’en user ainsi. Il a mêlé du sien parmi les sujets qu’il a tirés de Ménandre, comme Sophocle et Euripide ont mêlé du leur parmi ceux qu’ils ont tirés des écrivains qui les précédaient, n’épargnant histoire ni fable où il s’agissait de la bienséance et des règles du dramatique. Ce privilège cessera-t-il à l’égard des contes faits à plaisir ? et faudra-t-il avoir dorénavant plus de respect et plus de religion, s’il est permis d’ainsi dire, pour le mensonge, que les anciens n’en ont eu pour la vérité ? Jamais ce qu’on appelle un bon conte ne passe d’une main à l’autre sans recevoir quelque nouvel embellissement.
D’où vient donc, nous pourra-t-on dire, qu’en beaucoup d’endroits l’auteur retranche au lieu d’enchérir ? Nous en demeurons d’accord ; et il le fait pour éviter la longueur et l’obscurité, deux défauts intolérables dans ces matières, le dernier surtout : car, si la clarté est recommandable en tous les ouvrages de l’esprit, on peut dire qu’elle est nécessaire dans les récits où une chose, la plupart du temps, est la suite et la dépendance d’une autre, où le moindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que si le fil vient une fois à se rompre, il est impossible au lecteur de le renouer. D’ailleurs, comme les narrations en vers sont très malaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu’on peut ; par ce moyen vous vous soulagez vous même, et vous soulagez aussi le lecteur, à qui l’on ne saurait manquer d’apprêter des plaisirs sans peine. Que si l’auteur a changé quelques incidents et même quelque catastrophe, ce qui préparait cette catastrophe et la nécessité de la rendre heureuse l’y ont contraint. Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devait être content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, à moins qu’on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses. Mais il n’en faut point venir là, si l’on peut, ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace sur toutes choses ; il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux grotesques, et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitié poisson. Ce sont les raisons générales que l’auteur a eues. On en pourrait encore alléguer de particulières, et défendre chaque endroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire à l’habileté et à l’indulgence des lecteurs. lls se contenteront donc de ces raisons-ci. Nous les aurions mises un peu plus en jour et fait valoir davantage, si l’étendue des préfaces l’avait permis.
Sire Guillaume allant en marchandise,
Laissa sa femme enceinte de six mois ;
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise,
Nommée Alix, du pays champenois.
Compère André l’allait voir quelquefois
À quel dessein, besoin n’est de le dire,
Et Dieu le sait : c’était un maître sire ;
Il ne tendait guère en vain ses filets ;
Ce n’était pas autrement sa coutume.
Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point.
Le trop d’esprit ne l’incommodait point :
De ce défaut on n’accusait la belle.
Elle ignorait les malices d’Amour.
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour.
Son mari donc se trouvant en emplette,
Elle au logis, en sa chambre seulette,
André survient, qui sans long compliment
La considère ; et lui dit froidement :
« Je m’ébahis comme au bout du royaume
S’en est allé le compère Guillaume,
Sans achever l’enfant que vous portez :
Car je vois bien qu’il lui manque une oreille
Votre couleur me le démontre assez,
En ayant vu mainte épreuve pareille.
– Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt,
Que dites-vous ? quoi d’un enfant monaut
J’accoucherais ? n’y savez-vous remède ?
– Si da, fit-il, je vous puis donner aide
En ce besoin, et vous jurerai bien,
Qu’autre que vous ne m’en ferait tant faire.
Le mal d’autrui ne me tourmente en rien ;
Fors excepté ce qui touche au compère :
Quant à ce point je m’y ferais mourir.
Or essayons, sans plus en discourir,
Si je suis maître à forger des oreilles.
– Souvenez-vous de les rendre pareilles,
Reprit la femme. – Allez, n’ayez souci,
Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci. »
Puis le galant montre ce qu’il sait faire.
Tant ne fut nice (encor que nice fut)
Madame Alix, que ce jeu ne lui plut.
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection
À son travail ; faisant ore un tendon,
Ore un repli, puis quelque cartilage ;
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.
« Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage,
Puis le mettrons en sa perfection ;
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
– Je vous en suis, dit-elle, bien tenue :
Bon fait avoir ici-bas un ami. »
Le lendemain, pareille heure venue,
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente.
« Je viens, dit-il, toute affaire cessante,
Pour achever l’oreille que savez.
– Et moi, dit-elle, allais par un message
Vous avertir de hâter cet ouvrage :
Montons en haut. » Dès qu’ils furent montés,
On poursuivit la chose encommencée.
Tant fut ouvré, qu’Alix dans la pensée
Sur cette affaire un scrupule se mit ;
Et l’innocente au bon apôtre dit :
« Si cet enfant avait plusieurs oreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné.
– Rien, rien, dit-il ; à cela j’ai soigné ;
Jamais ne faux en rencontres pareilles. »
Sur le métier l’oreille était encor,
Quand le mari revient de son voyage ;
Caresse Alix, qui du premier abord :
« Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage.
Nous en tenions sans le compère André ;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente.
Sire André donc, toute affaire cessante
En a fait une : il ne faut oublier
De l’aller voir, et l’en remercier ;
De tels amis on a toujours affaire. »
Sire Guillaume, au discours qu’elle fit,
Ne comprenant comme il se pouvait faire
Que son épouse eût eu si peu d’esprit,
Par plusieurs fois lui fit faire un récit
De tout le cas ; puis outre de colère
Il prit une arme à côte de son lit ;
Voulut ruer la pauvre Champenoise,
Qui prétendait ne l’avoir mérité.
Son innocence et sa naïveté
En quelque sorte apaisèrent la noise.
« Hélas Monsieur, dit la belle en pleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ?
Je n’ai donné vos draps ni votre argent ;
Le compte y est ; et quant au demeurant,
André me dit quand il parfit l’enfant,
Qu’en trouveriez plus que pour votre usage :
Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi ;
Je m’en rapporte à votre bonne foi. »
L’époux sortant quelque peu de colère,
Lui répondit : « Or bien, n’en parlons plus ;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire,
J’en suis d’accord, contester là-dessus
Ne produirait que discours superflus :
Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte
Qu’en ce logis j’attrape le galant :
Ne parlez point de notre différend ;
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte
Il vous le faut avoir adroitement ;
Me feindre absent en un second voyage,
Et lui mander, par lettre ou par message,
Que vous avez à lui dire deux mots.
André viendra ; puis de quelques propos
L’amuserez ; sans toucher à l’oreille ;
Car elle est faite, il n’y manque plus rien. »
Notre innocente exécuta très bien
L’ordre donné ; ce ne fut pas merveille ;
La crainte donne aux bêtes de l’esprit.
André venu, l’époux guère ne tarde,
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde
Où se sauver : nul endroit il ne vit,
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe ; Alix ouvre la porte ;
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le galant.
Sire Guillaume était armé de sorte
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main forte,
Ne le voulant sans doute assassiner ;
Mais quelque oreille au pauvre homme couper
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie,
Pays cruel et plein de barbarie.
C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas :
Puis l’emmena sans qu’elle osât rien dire ;
Ferma très bien la porte sur le sire.
André se crut sorti d’un mauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose.
Sire Guillaume, en rêvant à son cas
Change d’avis, en soi-même propose
De se venger avecque moins de bruit,
Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.
« Alix, dit-il, allez quérir la femme
De sire André ; contez-lui votre cas
De bout en bout ; courez, n’y manquez pas.
Pour l’amener vous direz à la dame
Que son mari court un péril très grand ;
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles
On fait souffrir en rencontres pareilles :
Chose terrible, et dont le seul penser
Vous fait dresser les cheveux à la tête ;
Que son époux est tout près d’y passer ;
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à la fête.
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
Elle pourra faire changer la peine ;
Amenez-la, courez ; je vous promets
D’oublier tout moyennant qu’elle vienne. »
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut
Chez sire André dont la femme accourut
En diligence, et quasi hors d’haleine ;
Puis monta seule, et ne voyant André,
Crut qu’il était quelque part enfermé.
Comme la dame était en ces alarmes,
Sire Guillaume ayant quitté ses armes
La fait asseoir, et puis commence ainsi :
« L’ingratitude est mère de tout vice.
André m’a fait un notable service ;
Par quoi, devant que vous sortiez d’ici,
Je lui rendrai si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix : je veux d’un si bon tour
Me revancher, et je pense une chose :
Tous vos enfants ont le nez un peu court :
Le moule en est assurément la cause.
Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder
Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire. »
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit
Moitié raisin, moitié figue, en jouit.
La dame prit le tout en patience ;
Bénit le ciel de ce que la vengeance
Tombait sur elle, et non sur sire André ;
Tant elle avait pour lui de charité.
Sire Guillaume était de son côté
Si fort ému, tellement irrité,
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce
Du talion, rendant à son époux
Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace.
Qu’on dit bien vrai que se venger est doux !
Très sage fut d’en user de la sorte :
Puisqu’il voulait son honneur réparer,
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront à mon sens se tirer.
André vit tout, et n’osa murmurer ;
Jugea des coups ; mais ce fut sans rien dire ;
Et loua Dieu que le mal n’était pire.
Pour une oreille il aurait composé.
Sortir à moins, c’était pour lui merveilles :
Je dis à moins ; car mieux vaut, tout prise,
Cornes gagner que perdre ses oreilles.
Je vous veux conter la besogne
Des bons frères de Catalogne ;
Besogne ou ces frères en Dieu
Témoignèrent en certain lieu
Une charité si fervente,
Que mainte femme en fut contente,
Et crut y gagner Paradis.
Telles gens, par leurs bons avis,
Mettent à bien les jeunes âmes,
Tirent à soi filles et femmes,
Se savent emparer du cœur,
Et dans la vigne du Seigneur
Travaillent ainsi qu’on peut croire.
Et qu’on verra par cette histoire.
Au temps que le sexe vivait
Dans l’ignorance, et ne savait
Gloser encor sur l’Evangile,
(Temps à coter fort difficile)
Un essaim de frères dîmeurs,
Pleins d’appétit et beaux dîneurs,
S’alla jeter dans une ville,
En jeunes beautés très fertile.
Pour des galants, peu s’en trouvait ;
De vieux maris, il en plouvait.
À l’abord une confrérie,
Par les bons pères fut bâtie,
Femme était qui n’y courut,
Qui ne s’en mît, et qui ne crut
Par ce moyen être sauvée :
Puis quand leur foi fut éprouvée,
On vint au véritable point ;
Frère André ne marchanda point ;
Et leur fit ce beau petit prêche :
« Si quelque chose vous empêche
D’aller tout droit en paradis,
C’est d’épargner pour vos maris,
Un bien dont ils n’ont plus que faire,
Quand ils ont pris leur nécessaire ;
Sans que jamais il vous ait plu
Nous faire part du superflu.
Vous me direz que notre usage
Répugne aux dons du mariage ;
Nous l’avouons, et Dieu merci
Nous n’aurions que voir en ceci,
Sans le soin de vos consciences.
La plus griève des offenses,
C’est d’être ingrate : Dieu l’a dit.
Pour cela Satan fut maudit.
Prenez-y garde ; et de vos restes
Rendez grâce aux bontés célestes,
Nous laissant dîmer sur un bien,
Qui ne vous coûte presque rien.
C’est un droit, ô troupe fidèle,
Qui vous témoigne notre zèle ;
Droit authentique et bien signé,
Que les papes nous ont donné ;
Droit enfin, et non pas aumône :
Toute femme doit en personne
S’en acquitter trois fois le mois
Vers les frères catalanois.
Cela fonde sur l’Écriture,
Car il n’est bien dans la nature,
(Je le répète, écoutez-moi)
Qui ne subisse cette loi
De reconnaissance et d’hommage :
Or les œuvres du mariage,
Étant un bien, comme savez
Où savoir chacune devez,
Il est clair que dîme en est due.
Cette dîme sera reçue
Selon notre petit pouvoir.
Quelque peine qu’il faille avoir,
Nous la prendrons en patience :
N’en faites point de conscience ;
Nous sommes gens qui n’avons pas
Toutes nos aises ici-bas.
Au reste, il est bon qu’on vous dise,
Qu’entre la chair et la chemise
Il faut cacher le bien qu’on fait :
Tout ceci doit être secret,
Pour vos maris et pour tout autre.
Voici trois mots d’un bon apôtre
Qui font à notre intention :
Foi, charité, discrétion. »
Frère André par cette éloquence
Satisfit fort son audience,
Et passa pour un Salomon,
Peu dormirent à son sermon.
Chaque femme, ce dit l’histoire
Garda très bien dans sa mémoire,
Et mieux encor dedans son cœur,
Le discours du prédicateur.
Ce n’est pas tout, il s’exécute :
Chacune accourt ; grande dispute
À qui la première paiera.
Mainte bourgeoise murmura
Qu’au lendemain on l’eût remise.
La gent qui n’aime pas la bise
Ne sachant comme renvoyer
Cet escadron prêt à payer,
Fut contrainte enfin de leur dire :
« De par Dieu souffrez qu’on respire,
C’en est assez pour le présent ;
On ne peut faire qu’en faisant.
Réglez votre temps sur le nôtre ;
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.
Tout avec ordre et croyez-nous :
On en va mieux quand on va doux. »
Le sexe suit cette sentence.
Jamais de bruit pour la quittance,
Trop bien quelque collation
Et le tout par dévotion.
Puis de trinquer à la commère.
Je laisse à penser quelle chère
Faisait alors frère Frappart.
Tel d’entre eux avait pour sa part
Dix jeunes femmes bien payantes,
Frisques, gaillardes, attrayantes.
Tel aux douze et quinze passait.
Frère Roc à vingt se chaussait.
Tant et si bien que les donzelles,
Pour se montrer plus ponctuelles,
Payaient deux fois assez souvent :
Dont il avînt que le couvent,
Las enfin d’un tel ordinaire,
Après avoir à cette affaire
Vaqué cinq ou six mois entiers,
Eût fait crédit bien volontiers :
Mais les donzelles scrupuleuses,
De s’acquitter étaient soigneuses,
Croyant faillir en retenant
Un bien à l’ordre appartenant.
Point de dîmes accumulées :
Il s’en trouva de si zélées,
Que par avance elles payaient.
Les beaux pères n’expédiaient
Que les fringantes et les belles,
Enjoignant aux sempiternelles
De porter en bas leur tribut :
Car dans ces dîmes de rebut
Les lais trouvaient encore à frire
Bref à peine il se pourrait dire
Avec combien de charité
Le tout était exécuté.
Il avînt qu’une de la bande,
Qui voulait porter son offrande,
Un beau soir, en chemin faisant,
Et son mari la conduisant,
Lui dit : « Mon Dieu, j’ai quelque affaire
Là dedans avec certain frère,
Ce sera fait dans un moment. »
L’époux répondit brusquement :
« Quoi ? quelle affaire ? êtes-vous folle ?
Il est minuit sur ma parole :
Demain vous direz vos pêchés :
Tous les bons pères sont couchés.
– Cela n’importe, dit la femme ;
– Et par Dieu si, dit-il, Madame,
Je tiens qu’il importe beaucoup ;
Vous ne bougerez pour ce coup.
Qu’avez-vous fait, et quelle offense
Presse ainsi votre conscience ?
Demain matin j’en suis d’accord.
– Ah ! Monsieur, vous me faites tort,
Reprit-elle, ce qui me presse,
Ce n’est pas d’aller à confesse,
C’est de payer ; car si j’attends,
Je ne le pourrai de longtemps ;
Le frère aura d’autres affaires.
– Quoi payer ? – La dîme aux bons pères.
Quelle dîme ? – Savez-vous pas ?
Moi je le sais ! c’est un grand cas,
Que toujours femme aux moines donne.
– Mais cette dîme, ou cette aumône,
La saurai-je point à la fin ?
– Voyez, dit-elle, qu’il est fin,
N’entendez-vous pas ce langage ?
C’est des œuvres de mariage.
– Quelles œuvres ? reprit l’époux.
– Et là, Monsieur, c’est ce que nous…
Mais j’aurais payé depuis l’heure.
Vous êtes cause qu’en demeure
Je me trouve présentement ;
Car toujours je suis coutumière
De payer toute la première. »
L’époux rempli d’étonnement,
Eut cent pensers en un moment
Il ne sut que dire et que croire.
Enfin pour apprendre l’histoire,
Il se tut, il se contraignit,
Du secret sans plus se plaignit ;
Par tant d’endroits tourna sa femme,
Qu’il apprit que mainte autre dame
Payait la même pension :
Ce lui fut consolation.
« Sachez, dit la pauvre innocente,
Que pas une n’en est exempte :
Votre Sœur paie à frère Aubry ;
La baillie au père Fabry ;
Son Altesse à frère Guillaume,
Un des beaux moines du royaume :
Moi qui paie à frère Girard,
Je voulais lui porter ma part. »
Que de maux la langue nous cause !
Quand ce mari sut toute chose,
Il résolut premièrement
D’en avertir secrètement
Monseigneur, puis les gens de ville ;
Mais comme il était difficile
De croire un tel cas dès l’abord,
Il voulut avoir le rapport
Du drôle à qui payait sa femme.
Le lendemain devant la dame
Il fait venir frère Girard ;
Lui porte à la gorge un poignard ;
Lui fait conter tout le mystère :
Puis ayant enfermé ce frère
À double clef, bien garrotté,
Et la dame d’autre côté,
Il va partout conter sa chance.
Au logis du prince il commence ;
Puis il descend chez l’échevin ;
Puis il fait sonner le tocsin.
Toute la ville en est troublée.
On court en foule à l’assemblée ;
Et le sujet de la rumeur,
N’est point su du peuple dîmeur.
Chacun opine à la vengeance.
L’un dit qu’il faut en diligence
Aller massacrer ces cagots ;
L’autre dit qu’il faut de fagots
Les entourer dans leur repaire,
Et brûler gens et monastère.
Tel veut qu’ils soient à l’eau jetés,
Dedans leurs frocs empaquetés ;
Afin que cette pépinière,
Flottant ainsi sur la rivière,
S’en aille apprendre à l’univers,
Comment on traite les pervers.
Tel invente un autre supplice,
Et chacun selon son caprice.
Bref tous conclurent à la mort :
L’avis du feu fut le plus fort.
On court au couvent tout à l’heure :
Mais, par respect de la demeure,
L’arrêt ailleurs s’exécuta :
Un bourgeois sa grange prêta.
La penaille, ensemble enfermée,
Fut en peu d’heures consumée,
Les maris sautants alentour,
Et dansants au son du tambour.
Rien n’échappa de leur colère,
Ni moinillon, ni béat père.
Robes, manteaux, et cocluchons,
Tout fut brûlé comme cochons.
Tous périrent dedans les flammes.
Je ne sais ce qu’on fit des femmes.
Pour le pauvre frère Girard,
Il avait eu son fait à part.
Non loin de Rome un hôtelier était
Sur le chemin qui conduit à Florence :
Homme sans bruit, et qui ne se piquait
De recevoir gens de grosse dépense
Même chez lui rarement on gîtait
Sa femme était encor de bonne affaire,
Et ne passait de beaucoup les trente ans.
Quant au surplus, ils avaient deux enfants ;
Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.
Comme il arrive, en allant et venant,
Pinucio jeune homme de famille,
Jeta si bien les yeux sur cette fille,
Tant la trouva gracieuse et gentille,
D’esprit si doux, et d’air tant attrayant,
Qu’il s’en piqua : très bien le lui sut dire ;
Muet n’était, elle sourde non plus :
Dont il avint qu’il sauta par-dessus
Ces longs soupirs, et tout ce vain martyre.
Se sentir pris, parler, être écouté,
Ce fut tout un, car la difficulté
Ne gisait pas à plaire à cette belle :
Pinuce était gentilhomme bien fait ;
Et jusque-là la fille n’avait fait
Grand cas des gens de même étoffe qu’elle.
Non qu’elle crut pouvoir changer d’état ;
Mais elle avait, nonobstant son jeune âge,
Le cœur trop haut, le goût trop délicat,
Pour s’en tenir aux amours de village.
Colette donc (ainsi l’on l’appelait)
En mariage à l’envi demandée,
Rejetait l’un, de l’autre ne voulait ;
Et n’avait rien que Pinuce en l’idée.
Longs pourparlers avecque son amant
N’étaient permis ; tout leur faisait obstacle.
Les rendez-vous et le soulagement
Ne se pouvaient à moins que d’un miracle.
Cela ne fit qu’irriter leurs esprits.
Ne gênez point, je vous en donne avis,
Tant vos enfants, Ô vous pères et mères ;
Tant vos moitiés, vous époux et maris ;
C’est où l’amour fait le mieux ses affaires.
Pinucio, certain soir qu’il faisait
Un temps fort brun, s’en vient, en compagnie
D’un sien ami dans cette hôtellerie
Demander gîte. On lui dit qu’il venait
Un peu trop tard. » Monsieur, ajouta l’hôte,
Vous savez bien comme on est à l’étroit
Dans ce logis ; tout est plein jusqu’au toit :
Mieux vous vaudrait passer outre, sans faute :
Ce gîte n’est pour gens de votre état.
– N’avez-vous point encor quelque grabat,
Reprit l’amant, quelque coin de réserve ?
L’hôte repart : il ne nous reste plus
Que notre chambre, où deux lits sont tendus ;
Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve
Aux survenants ; l’autre nous l’occupons.
Si vous voulez coucher de compagnie
Vous et Monsieur, nous vous hébergerons. »
Pinuce dit : « Volontiers ; je vous prie
Que l’on nous serve à manger au plus tôt. »
Leur repas fait, on les conduit en haut.
Pinucio, sur l’avis de Colette,
Marque de l’œil comme la chambre est faite.
Chacun couche, pour la belle on mettait
Un lit de camp : celui de l’hôte était
Contre le mur, à tenant de la porte ;
Et l’on avait placé de même sorte,
Tout vis-à-vis celui du survenant :
Entre les deux un berceau pour l’enfant ;
Et toutefois plus près du lit de l’hôte.
Cela fit faire une plaisante faute
À cet ami qu’avait notre galant.
Sur le minuit que l’hôte apparemment
Devait dormir, l’hôtesse en faire autant,
Pinucio qui n’attendait que l’heure,
Et qui comptait les moments de la nuit,
Son temps venu ne fait longue demeure,
Au lit de camp s’en va droit et sans bruit.
Pas ne trouva la pucelle endormie ;
J’en jurerais. Colette apprit un jeu
Qui comme on sait lasse plus qu’il n’ennuie
Trêve se fit ; mais elle dura peu :
Larcins d’amour ne veulent longue pause.
Tout à merveille allait au lit de camp ;
Quand cet ami qu’avait notre galant,
Pressé d’aller mettre ordre à quelque chose
Qu’honnêtement exprimer je ne puis,
Voulut sortir, et ne put ouvrir l’huis,
Sans enlever le berceau de sa place,
L’enfant avec, qu’il mit près de leur lit ;
Le détourner aurait fait trop de bruit.
Lui revenu, près de l’enfant il passe,
Sans qu’il daignât le remettre en son lieu ;
Puis se recouche, et quand il plut à Dieu
Se rendormit. Après un peu d’espace
Dans le logis je ne sais quoi tomba :
Le bruit fut grand ; l’hôtesse s’éveilla ;
Puis alla voir ce que ce pouvait être.
À son retour le berceau la trompa.
Ne le trouvant joignant le lit du maître :
« Saint Jean, dit-elle en soi-même aussitôt,
J’ai pensé faire une étrange bévue :
Près de ces gens je me suis, peu s’en faut,
Remise au lit en chemise ainsi nue :
C’était pour faire un bon charivari.
Dieu soit loué que ce berceau me montre
Que c’est ici qu’est couché mon mari. »
Disant ces mots, auprès de cet ami
Elle se met. Fol ne fut, n’étourdi,
Le compagnon dedans un tel rencontre :
La mit en œuvre, et sans témoigner rien
Il fit époux ; mais il le fit trop bien.
Trop bien ! je faux ; et c’est tout le contraire.
Il le fit mal ; car qui le veut bien faire
Doit en besogne aller plus doucement.
Aussi l’hôtesse eut quelque étonnement :
« Qu’à mon mari, dit-elle, et quelle joie
Le fait agir en homme de vingt ans ?
Prenons ceci, puisque Dieu nous l’envoie ;
Nous n’aurons pas toujours tel passe-temps. »
Elle n’eut dit ces mots entre ses dents,
Que le galant recommence la fête.
La dame était de bonne emplette encor :
J’en ai, je crois, dit un mot dans l’abord :
Chemin faisant c’était fortune honnête.
Pendant cela Colette appréhendant
Être surprise avecque son amant,
Le renvoya le jour venant à poindre.
Pinucio voulant aller rejoindre
Son compagnon, tomba tout de nouveau
Dans cette erreur que causait le berceau ;
Et pour son lit il prit le lit de l’hôte.
Il n’y fut pas, qu’en abaissant sa voix,
(Gens trop heureux font toujours quelque faute)
« Ami, dit-il, pour beaucoup je voudrois
Te pouvoir dire à quel point va ma joie.
Je te plains fort que le Ciel ne t’envoie
Tout maintenant même bonheur qu’à moi.
Ma foi Colette est un morceau de roi.
Si tu savais ce que vaut cette fille !
J’en ai bien vu ; mais de telle, entre nous,
Il n’en est point. C’est bien le cuir plus doux,
Le corps mieux fait, la taille plus gentille ;
Et des tétons ! je ne te dis pas tout.
Quoi qu’il en soit, avant que être au bout
Gaillardement six postes se sont faites ;
Six de bon compte, et ce ne sont sornettes. »
D’un tel propos l’hôte tout étourdi,
D’un ton confus gronda quelques paroles.
L’hôtesse dit tout bas à cet ami,
Qu’elle prenait toujours pour son mari :
Ne reçois plus chez toi ces têtes folles.
N’entends-tu point comme ils sont en débat ?
En son séant l’hôte sur son grabat
S’étant levé, commence à faire éclat :
« Comment, dit-il, d’un ton plein de colère,
Vous veniez donc ici pour cette affaire ?
Vous l’entendez ! et je vous sais bon gré
De vous moquer encor comme vous faites.
Prétendez, beau Monsieur que vous êtes,
En demeurer quitte à si bon marché ?
Quoi ! ne tient-il qu’à honnir des familles ?
Pour vos ébats nous nourrirons nos filles,
J’en suis d’avis. Sortez de ma maison :
Je jure Dieu que j’en aurai raison.
Et toi, coquine, il faut que je te tue. »
À ce discours proféré brusquement,
Pinucio plus froid qu’une statue,
Resta sans pouls, sans voix, sans mouvement.
Chacun se tut l’espace d’un moment.
Colette entra dans des peurs nonpareilles.
L’hôtesse ayant reconnu son erreur,
Tint quelque temps le loup par les oreilles.
Le seul ami se souvint par bonheur
De ce berceau principe de la chose.
Adressant donc à Pinuce sa voix :
« T’en tiendras-tu, dit-il, une autre fois ?
T’ai-je averti que le vin serait cause
De ton malheur ? tu sais que quand tu bois
Toute la nuit tu cours, tu te démènes,
Et vas contant mille chimères vaines,
Que tu te mets dans l’esprit en dormant
Reviens au lit. » Pinuce au même instant
Fait le dormeur, poursuit le stratagème,
Que le mari prit pour argent comptant
Il ne fut pas jusqu’à l’hôtesse même
Qui n’y voulut aussi contribuer.
Près de sa fille elle alla se placer,
Et dans ce poste elle se sentit forte.
« Par quel moyen, comment, de quelle sorte,
S’écria-t-elle, aurait-il pu coucher
Avec Colette, et la déshonorer ?
Je n’ai bougé toute nuit auprès d’elle
Elle n’a fait ni pis ni mieux que moi.
Pinucio nous l’allait donner belle. »
L’hôte reprit : » C’est assez ; je vous crois. »
On se leva, ce ne fut pas sans rire ;
Car chacun d’eux en avait sa raison.
Tout fut secret : et quiconque eut du bon
Par devers soi le garda sans rien dire.
Un roi lombard (les rois de ce pays
Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)
Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits
Maître Boccace auteur de cette histoire,
Portait le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,
Veuve du roi dernier mort sans enfants,
Lequel laissa l’état sous la tutelle
De celui-ci, prince sage et prudent.
Nulle beauté n’était alors égale
À Teudelingue ; et la couche royale
De part et d’autre était assurément
Aussi complète, autant bien assortie
Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon
En badinant fit choir de son brandon
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie :
Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit ; dont avecque furie
Le feu se prit au cœur d’un muletier.
Ce muletier était homme de mine,
Et démentait en tout son origine,
Bien fait et beau, même ayant du bon sens.
Bien le montra ; car, s’étant de la reine
Amouraché, quand il eut quelque temps
Fait ses efforts et mis toute sa peine
Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,
Le compagnon fit un tour d’homme habile.
Maître ne sais meilleur pour enseigner
Que Cupidon ; l’âme la moins subtile
Sous sa férule apprend plus en un jour,
Qu’un maître es arts en dix ans aux écoles.
Aux plus grossiers par un chemin bien court
Il sait montrer les tours et les paroles.
Le présent conte en est un bon témoin.
Notre amoureux ne songeait près ni loin
Dedans l’abord à jouir de sa mie.
Se déclarer de bouche ou par écrit
N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,
Mourut ou non, d’en passer son envie ;
Puisqu’aussi bien plus vivre ne pouvait ;
Et mort pour mort, toujours mieux lui valait,
Auparavant que sortir de la vie,
Éprouver tout, et tenter le hasard.
L’usage était chez le peuple lombard
Que quand le roi, qui faisait lit à part
(Comme tous font) voulait avec sa femme
Aller coucher, seul il se présentait,
Presque en chemise, et sur son dos n’avait
Qu’une simarre ; à la porte il frappait
Tout doucement ; aussitôt une dame
Ouvrait sans bruit ; et le roi lui mettait
Entre les mains la clarté qu’il portait ;
Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme
D’abord la dame éteignait en sortant
Cette clarté ; c’était le plus souvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque royaume a ses cérémonies.
Le muletier remarqua celle-ci ;
Ne manqua pas de s’ajuster ainsi ;
Se présenta comme c’était l’usage,
S’étant caché quelque peu le visage.
La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.
Nul cas n’était à craindre en l’aventure
Fors que le roi ne vînt pareillement.
Mais ce jour-là s’étant heureusement
Mis à chasser, force était que nature
Pendant la nuit cherchât quelque repos.
Le muletier frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
Un autre point, outre ce qu’avons dit,
(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnait mot en prenant ses ébats.
À tout cela Teudelingue était faite.
Notre amoureux fournit plus d’une traite.
Un muletier à ce jeu vaut trois rois.
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement, et crut que la colère
Rendait le prince outre son ordinaire
Plein de transport, et qu’il n’y songeait pas.
En ses présents le Ciel est toujours juste :
Il ne départ à gens de tous états
Mêmes talents. Un empereur auguste
A les vertus propres pour commander :
Un avocat sait les points décider :
Au jeu d’amour le muletier fait rage :
Chacun son fait ; nul n’a tout en partage.
Notre galant s’étant diligenté,
Se retira sans bruit et sans clarté,
Devant l’aurore. Il en sortait à peine,
Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine ;
Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.
« Certes, Monsieur, je sais bien, lui dit-elle,
Que vous avez pour moi beaucoup de zèle ;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir : même outre l’ordinaire
En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.
Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez
Que ne soit trop ; votre santé m’est chère. »
Le roi fut sage, et se douta du tour ;
Ne sonna mot, descendit dans la cour ;
Puis de la cour entra dans l’écurie
Jugeant en lui que le cas provenait
D’un muletier, comme l’on lui parlait.
Toute la troupe était lors endormie,
Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.
Le roi n’avait lanterne ni bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous ;
Crut que l’auteur de cette tromperie
Se connaîtrait au battement du pouls.
Pas ne faillit dedans sa conjecture ;
Et le second qu’il tâta d’aventure
Était son homme ; à qui d’émotion,
Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le cœur battait, et le pouls tout ensemble.
Ne sachant pas où devait aboutir
Tout ce mystère, il feignait de dormir.
Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’il tremble,
En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupait le crin à ses chevaux.
« Faisons, dit-il, au galant une marque,
Pour le pouvoir demain connaître mieux. »
Incontinent de la main du monarque
Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Lui fut coupé, droit vers le front du sire.
Et cela fait le prince se retire.
II oublia de serrer le toupet ;
Dont le galant s’avisa d’un secret
Qui d’Agiluf gâta le stratagème.
Le muletier alla sur l’heure même
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le roi vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le prince en son âme :
« Qu’est ceci donc ! qui croirait que ma femme
Aurait été si vaillante au déduit ?
Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourni d’ébat à plus de quinze ou seize ? »
Autant en vit vers le front de tondus.
« Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise :
Au demeurant qu’il n’y retourne plus. »
Beaucoup de gens ont une ferme foi
Pour les brevets, oraisons, et paroles.
Je me ris d’eux ; et je tiens, quant à moi
Que tous tels sorts sont recettes frivoles.
Frivoles sont ; c’est sans difficulté.
Bien est-il vrai, qu’auprès d’une beauté
Paroles ont des vertus non pareilles
Paroles font en amour des merveilles :
Tout cœur se laisse à ce charme amollir.
De tels brevets je veux bien me servir ;
Des autres non. Voici pourtant un conte,
Que l’oraison de Monsieur saint Julien
Renaud d’Ast produisit un grand bien.
S’il ne l’eût dite, il eût trouvé mécompte
À son argent, et mal passé la nuit.
Il s’en allait devers Château-Guillaume :
Quand trois quidams (bonnes gens, et sans bruit,
Ce lui semblait, tels qu’en tout un royaume
Il n’aurait cru trois aussi gens de bien)
Quand n’ayant dis-je aucun soupçon de rien,
Ces trois quidams tout pleins de courtoisie,
Après l’abord, et l’ayant salué
Fort humblement : » Si notre compagnie,
Lui dirent-ils, vous pouvait être à gré,
Et qu’il vous plût achever cette traite
Avecque nous, ce nous serait honneur.
En voyageant, plus la troupe est complète,
Mieux elle vaut ; c’est toujours le meilleur.
Tant de brigands infectent la province,
Que l’on ne sait à quoi songe le prince
De le souffrir : mais quoi les malvivants
Seront toujours. » Renaud dit à ces gens
Que volontiers. Une lieue étant faite,
Eux discourant, pour tromper le chemin
De chose et d’autre, ils tombèrent enfin
Sur ce qu’on dit de la vertu secrète
De certains mots, caractères, brevets,
Dont les aucuns ont de très bons effets.
Comme de faire aux insectes la guerre,
Charmer les loups, conjurer le tonnerre :
Ainsi du reste ; ou sans pact ni demi
(De quoi l’on soit pour le moins averti)
L’on se guérit, l’on guérit sa monture,
Soit du farcin, soit de la mémarchure ;
L’on fait souvent ce qu’un bon médecin
Ne saurait faire avec tout son latin.
Ces survenants de mainte expérience
Se vantaient tous ; et Renaud en silence
Les écoutait. » Mais vous, ce lui dit-on,
Savez-vous point aussi quelque oraison ?
De tels secrets, dit-il, je ne me pique,
Comme homme simple, et qui vis à l’antique.
Bien vous dirai qu’en allant par chemin
J’ai certains mots que je dis au matin
Dessous le nom d’oraison ou d’antienne
De saint Julien ; afin qu’il ne m’avienne
De mal gîter : et j’ai même éprouvé
Qu’en y manquant cela m’est arrivé.
J’y manque peu : c’est un mal que j’évite
Par-dessus tous, et que je crains autant.
– Et ce matin, Monsieur, l’avez-vous dite ? »
Lui repartit l’un des trois en riant.
« Oui, dit Renaud. – Or bien, répliqua l’autre,
Gageons un peu quel sera le meilleur,
Pour ce jour d’hui, de mon gîte ou du vôtre. »
Il faisait lors un froid plein de rigueur
La nuit de plus était fort approchante,
Et la couchée encore assez distante
Renaud reprit : » Peut-être ainsi que moi
Vous servez-vous de ces mots en voyage.
– Point, lui dit l’autre ; et vous jure ma foi
Qu’invoquer saints n’est pas trop mon usage
Mais si je perds, je le pratiquerai.
– En ce cas-là volontiers gagerai,
Reprit Renaud, et j’y mettrais ma vie
Pourvu qu’alliez en quelque hôtellerie ;
Car je n’ai là nulle maison d’ami.
Nous mettrons donc cette clause au pari,
Poursuivit-il, si l’avez agréable :
C’est la raison. » L’autre lui répondit :
« J’en suis d’accord ; et gage votre habit,
Votre cheval, la bourse au préalable ;
Sûr de gagner, comme vous allez voir. »
Renaud dès lors put bien s’apercevoir
Que son cheval avait changé d’étable.
Mais quel remède ? en côtoyant un bois,
Le parieur ayant changé de voix :
« Çà, descendez, dit-il, mon gentilhomme :
Votre oraison vous fera bon besoin.
Château-Guillaume est encore un peu loin. »
Fallut descendre. Ils lui prirent en somme
Chapeau, casaque, habit, bourse, et cheval ;
Bottes aussi. » Vous n’aurez tant de mal
D’aller à pied », lui dirent les perfides.
Puis de chemin (sans qu’ils prissent de guides)
Changeant tous trois, ils furent aussitôt
Perdus de vue ; et le pauvre Renaud,
En caleçons, en chausses, en chemise,
Mouillé, fangeux, ayant au nez la bise
Va tout dolent ; et craint avec raison
Qu’il n’ait ce coup, malgré son oraison,
Très mauvais gîte ; hormis qu’en sa valise
Il espérait. car il est à noter,
Qu’un sien valet contraint de s’arrêter
Pour faire mettre un fer à sa monture,
Devait le joindre. Or il ne le fit pas.
Et ce fut là le pis de l’aventure.
Le drôle ayant vu de loin tout le cas,
(Comme valets souvent ne valent guères)
Prend à côté, pourvoit à ses affaires,
Laisse son maître, à travers champs s’enfuit,
Donne des deux, gagne devant la nuit
Château-Guillaume, et dans l’hôtellerie
La plus fameuse, enfin la mieux fournie,
Attend Renaud près d’un foyer ardent,
Et fait tirer du meilleur cependant.
Son maître était jusqu’au cou dans les boues ;
Pour en sortir avait fort à tirer.
Il acheva de se désespérer,
Lorsque la neige en lui donnant aux joues
Vint à flocons, et le vent qui fouettait.
Au prix du mal que le pauvre homme avait,
Gens que l’on pend sont sur des lits de roses.
Le sort se plaît à dispenser les choses
De la façon : c’est tout mal ou tout bien.
Dans ses faveurs il n’a point de mesures :
Dans son courroux de même il n’omet rien
Pour nous mater : témoin les aventures
Qu’eut cette nuit Renaud qui n’arriva
Qu’une heure après qu’on eût fermé la porte.
Du pied du mur enfin il s’approcha.
Dire comment, je n’en sais pas la sorte.
Son bon destin, par un très grand hasard,
Lui fit trouver une petite avance
Qu’avait un toit ; et ce toit faisait part
D’une maison voisine du rempart.
Renaud ravi de ce peu d’allégeance
Se met dessous. Un bonheur, comme on dit,
Ne vient point seul : quatre ou cinq brins de paille
Se rencontrant, Renaud les étendit.
« Dieu soit loué dit-il, voilà mon lit. »
Pendant cela le mauvais temps l’assaille
De toutes parts : il n’en peut presque plus.
Transi de froid, immobile, et perclus,
Au désespoir bientôt il s’abandonne,
Claque des dents, se plaint, tremble, et frissonne
Si hautement que quelqu’un l’entendit.
Ce quelqu’un-là c’était une servante ;
Et sa maîtresse une veuve galante
Qui demeurait au logis que j’ai dit ;
Pleine d’appas, jeune, et de bonne grâce.
Certain marquis gouverneur de la place
L’entretenait ; et de peur être vu,
Trouble, distrait, enfin interrompu
Dans son commerce au logis de la dame,
Il se rendait souvent chez cette femme,
Par une porte aboutissante aux champs ;
Allait, venait, sans que ceux de la ville
En sussent rien ; non pas même ses gens
Je m’en étonne ; et tout plaisir tranquille
N’est d’ordinaire un plaisir de marquis :
Plus il est su, plus il leur semble exquis.
Or il avint que la même soirée
Ou notre Job sur la paille étendu
Tenait déjà sa fin toute assurée,
Monsieur était de Madame attendu :
Le souper prêt, la chambre bien parée ;
Bons restaurants, champignons, et ragoûts ;
Bains, et parfums, matelas blancs et mous ;
Vin du coucher ; toute l’artillerie
De Cupidon, non pas le langoureux,
Mais celui-là qui n’a fait en sa vie
Que de bons tours, le patron des heureux,
Des jouissants. Étant donc la donzelle
Prête à bien faire, avint que le marquis
Ne put venir : elle en reçût l’avis
Par un sien page, et de cela la belle
Se consola : tel était leur marché.
Renaud y gagne : il ne fut écouté
Plus d’un moment, que pleine de bonté
Cette servante et confite en tendresse,
Par aventure autant que sa maîtresse,
Dit à la veuve : » Un pauvre souffreteux
Se plaint là-bas, le froid est rigoureux,
Il peut mourir : vous plaît-il, Madame,
Qu’en quelque coin l’on le mette à couvert ?
– Oui, je le veux, répondit cette femme.
Ce galetas qui de rien ne nous sert
Lui viendra bien : dessus quelque couchette
Vous lui mettrez un peu de paille nette ;
Et là dedans il faudra l’enfermer :
De nos reliefs vous le ferez souper
Auparavant, puis l’envoyez coucher. »
Sans cet arrêt c’était fait de la vie
Du bon Renaud. On ouvre, il remercie ;
Dit qu’on l’avait retiré du tombeau,
Conte son cas, reprend force et courage :
Il était grand, bien fait, beau personnage,
Ne semblait même homme en amour nouveau,
Quoiqu’il fût jeune. Au reste il avait honte
De sa misère, et de sa nudité :
L’Amour est nu, mais il n’est pas crotté.
Renaud dedans, la chambrière monte ;
Et va conter le tout de point en point.
La dame dit : » Regardez si j’ai point
Quelque habit d’homme encor dans mon armoire :
Car feu Monsieur en doit avoir laissé.
– Vous en avez, j’en ai bonne mémoire »,
Dit la servante. Elle eut bientôt trouvé
Le vrai ballot. Pour plus d’honnêteté,
La dame ayant appris la qualité
De Renaud d’Ast (car il était nommé)
Dit qu’on le mît au bain chauffé pour elle.
Cela fut fait ; il ne se fit prier.
On le parfume avant que l’habiller.
Il monte en haut, et fait à la donzelle
Son compliment, comme homme bien appris.
On sert enfin le souper du marquis.
Renaud mangea tout ainsi qu’un autre homme ;
Même un peu mieux ; la chronique le dit :
On peut à moins gagner de l’appétit.
Quant à la veuve, elle ne fit en somme
Que regarder, témoignant son désir :
Soit que déjà l’attente du plaisir
L’eut disposée ; ou soit par sympathie ;
Ou que la mine, ou bien le procédé
De Renaud d’Ast eussent son cœur touché.
De tous côtés se trouvant assaillie,
Elle se rend aux semonces d’Amour.
« Quand je ferai, disait-elle, ce tour,
Qui l’ira dire ? il n’y va rien du nôtre.
Si le marquis est quelque peu trompé,
Il le mérite, et doit l’avoir gagné,
Ou gagnera ; car c’est un bon apôtre.
Homme pour homme et péché pour péché
Autant me vaut celui-ci que cet autre.
Renaud n’était si neuf qu’il ne vît bien
Que l’oraison de Monsieur saint Julien
Ferait effet, et qu’il aurait bon gîte.
Lui hors de table, on dessert au plus vite.
Les voilà seuls : et pour le faire court
En beau début. La dame était mise
En un habit à donner de l’amour.
La négligence à mon gré si requise,
Pour cette fois fut sa dame d’atour.
Point de clinquant, jupe simple et modeste
Ajustement moins superbe que leste ;
Un mouchoir noir de deux grands doigts trop court
Sous ce mouchoir ne sais quoi fait au tour :
Par là Renaud s’imagina le reste.
Mot n’en dirai : mais je n’omettrai point
Qu’elle était jeune, agréable, et touchante
Blanche surtout, et de taille avenante
Trop ni trop peu de chair et d’embonpoint.
À cet objet qui n’eût eu l’âme émue !
Qui n’eût aimé ! qui n’eût eu des désirs
Un philosophe, un marbre, une statue,
Auraient senti comme nous ces plaisirs.
Elle commence à parler la première,
Et fait si bien que Renaud s’enhardit
Il ne savait comme entrer en matière ;
Mais pour l’aider la marchande lui dit :
« Vous rappelez en moi la souvenance
D’un qui s’est vu mon unique souci :
Plus je vous vois, plus je crois voir aussi
L’air et le port, les yeux, la remembrance
De mon époux ; que Dieu lui fasse paix :
Voilà sa bouche, et voilà tous ses traits. »
Renaud reprit : « Ce m’est beaucoup de gloire
Mais vous, Madame, à qui ressemblez-vous ?
À nul objet, et je n’ai point mémoire
D’en avoir vu qui m’ait semblé si doux.
Nulle beauté n’approche de la vôtre.
Or me voici d’un mal chu dans un autre :
Je transissais, je brûle maintenant.
Lequel vaut mieux ? » La belle l’arrêtant,
S’humilia pour être contredite.
C’est une adresse à mon sens non petite.
Renaud poursuit : louant par le menu
Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il n’a point vu
Et qu’il verrait volontiers si la belle
Plus que le droit ne se montrait cruelle.
« Pour vous louer comme vous méritez,
Ajouta-t-il, et marquer les beautés
Dont j’ai la vue avec le cœur frappée,
(Car près de vous l’un et l’autre s’ensuit)
Il faut un siècle, et je n’ai qu’une nuit,
Qui pourrait être encor mieux occupée. »
Elle sourit ; il n’en fallut pas plus.
Renaud laissa les discours superflus.
Le temps est cher en amour comme en guerre.
Homme mortel ne s’est vu sur la terre
De plus heureux ; car nul point n’y manquait.
On résista tout autant qu’il fallait,
Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle
Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle.
Au demeurant je n’ai pas entrepris
De raconter tout ce qu’il obtint d’elle ;
Menu détail, baisers donnés et pris,
La petite oie ; enfin ce qu’on appelle
En bon français les préludes d’amour ;
Car l’un et l’autre y savait plus d’un tour.
Au souvenir de l’état misérable
Ou s’était vu le pauvre voyageur
On lui faisait toujours quelque faveur :
« Voilà, disait la veuve charitable,
Pour le chemin, voici pour les brigands,
Puis pour la peur puis pour le mauvais temps ; »
Tant que le tout pièce à pièce s’efface.
Qui ne voudrait se racquitter ainsi ?
Conclusion, que Renaud sur la place
Obtint le don d’amoureuse merci.
Les doux propos recommencent ensuite
Puis les baisers, et puis la noix confite.
On se coucha. La dame ne voulant
Qu’il s’allât mettre au lit de sa servante
Le mit au sien, ce fut fait prudemment
En femme sage, en personne galante.
Je n’ai pas su ce qu’étant dans le lit
Ils avaient fait ; mais comme avec l’habit
On met à part certain reste de honte,
Apparemment le meilleur de ce conte
Entre deux draps pour Renaud se passa.
Là plus à plein il se récompensa
Du mal souffert, de la perte arrivée
De quoi s’étant la veuve bien trouvée
Il fut prié de la venir revoir :
Mais en secret ; car il fallait pourvoir
Au gouverneur. La belle non contente
De ses faveurs, étala son argent.
Renaud n’en prit qu’une somme bastante
Pour regagner son logis promptement.
Il s’en va droit à cette hôtellerie,
Ou son valet était encore au lit.
Renaud le rosse, et puis change d’habit,
Ayant trouvé sa valise garnie.
Pour le combler, son bon destin voulut
Qu’on attrapât les quidams ce jour même.
Incontinent chez le juge il courut :
Il faut user de diligence extrême
En pareil cas ; car le greffe tient bon,
Quand une fois il est saisi des choses
C’est proprement la caverne au Lion.
Rien n’en revient : là les mains ne sont closes
Pour recevoir, mais pour rendre trop bien :
Fin celui-là qui n’y laisse du sien.
Le procès fait une belle potence
À trois côtés fut mise en plein marché :
L’un des quidams harangua l’assistance
Au nom de tous, et le trio branché
Mourut contrit et fort bien confessé.
« Après cela, doutez de la puissance
Des oraisons, dira quelqu’un de ceux
Dont j’ai parlé ; trois gens par devers eux
Ont un roussin, et nombre de pistoles
Qui n’aurait cru ces gens-là fort chanceux ?
Aussi font-ils flores et caprioles,
(Mauvais présage) et tout gais et joyeux
Sont sur le point de partir leur chevance,
Lorsqu’on les vient prier d’une autre danse.
En contr’échange un pauvre malheureux
S’en va périr selon toute apparence,
Quand sous la main lui tombe une beauté
Dont un prélat se serait contenté.
Il recouvra son argent, son bagage,
Et son cheval, et tout son équipage,
Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien,
Eut une nuit qui ne lui coûta tien.
Boccace n’est le seul qui me fournit.
Je vas parfois en une autre boutique.
Il est bien vrai que ce divin esprit
Plus que pas un me donne de pratique.
Mais comme il faut manger de plus d’un pain,
Je puise encore en un vieux magasin ;
Vieux, des plus vieux, ou nouvelles nouvelles
Sont jusqu’à cent, bien déduites et belles
Pour la plupart, et de très bonne main.
Pour cette fois la reine de Navarre,
D’un c’était moi naïf autant que rare,
Entretiendra dans ces vers le lecteur.
Voici le fait, quiconque en soit l’auteur.
J’y mets du mien selon les occurrences :
C’est ma coutume ; et sans telles licences
Je quitterais la charge de conteur.
Un homme donc avait belle servante.
Il la rendit au jeu d’amour savante.
Elle était fille à bien armer un lit,
Pleine de suc, et donnant appétit ;
Ce qu’on appelle en français bonne robe.
Par un beau jour cet homme se dérobe
D’avec sa femme ; et d’un très grand matin
S’en va trouver sa servante au jardin.
Elle faisait un bouquet pour madame :
C’était sa fête. Voyant donc de la femme
Le bouquet fait, il commence à louer
L’assortiment ; tâche à s’insinuer :
S’insinuer en fait de chambrière,
C’est proprement couler sa main au sein :
Ce qui fut fait. La servante soudain
Se défendit : mais de quelle manière ?
Sans rien gâter : c’était une façon
Sur le marché ; bien savait sa leçon.
La belle prend les fleurs qu’elle avait mises
En un monceau, les jette au compagnon.
Il la baisa pour en avoir raison :
Tant et si bien qu’ils en vinrent aux prises.
En cet étrif la servante tomba.
Lui d’en tirer aussitôt avantage.
Le malheur fut que tout ce beau ménage
Fut découvert d’un logis près de là.
Nos gens n’avaient pris garde à cette affaire.
Une voisine aperçut le mystère.
L’époux la vit, je ne sais pas comment.
« Nous voilà pris, dit-il à sa servante.
Notre voisine est languarde et méchante.
Mais ne soyez en crainte aucunement. »
Il va trouver sa femme en ce moment :
Puis fait si bien que s’étant éveillée
Elle se lève ; et sur l’heure habillée,
Il continue à jouer son rolet :
Tant qu’a dessein d’aller faire un bouquet,
La pauvre épouse au jardin est menée.
Là fut par lui procédé de nouveau.
Même débat, même jeu se commence.
Fleurs de voler ; tétons d’entrer en danse.
Elle y prit goût ; le jeu lui sembla beau.
Somme, que l’herbe en fut encor froissée.
La pauvre dame alla l’après-dînée
Voir sa voisine, à qui ce secret-là
Chargeait le cœur : elle se soulagea
Tout dès l’abord : « Je ne puis, ma commère,
Dit cette femme avec un front sévère,
Laisser passer sans vous en avertir
Ce que j’ai vu. Voulez-vous vous servir
Encor longtemps d’une fille perdue ?
À coups de pied, si j’étais que de vous,
Je l’envoyrais ainsi qu’elle est venue.
Comment ! elle est aussi brave que nous.
Or bien, je sais celui de qui procède
Cette piaffe : apportez-y remède
Tout au plus tôt : car je vous avertis
Que ce matin étant à la fenêtre,
(Ne sais pourquoi) j’ai vu de mon logis
Dans son jardin votre mari paraître,
Puis la galande ; et tous deux se sont mis
À se jeter quelques fleurs à la tête. »
Sur ce propos l’autre l’arrêta coi.
« Je vous entends, dit-elle ; c’était moi.
LA VOISINE
Voire ! écoutez le reste de la fête :
Vous ne savez où je veux en venir.
Les bonnes gens se sont pris à cueillir
Certaines fleurs que baisers on appelle.
LA FEMME
C’est encor moi que vous preniez pour elle.
LA VOISINE
Du jeu des fleurs à celui des tétons
Ils sont passés : après quelques façons
À pleine main l’on les a laissé prendre.
LA FEMME
Et pourquoi non ? c’était moi : votre époux
N’a-t-il donc pas les mêmes droits sur vous ?
LA VOISINE
Cette personne enfin sur l’herbe tendre
Est trébuchée, et, comme je le croi,
Sans se blesser ; vous riez ?
LA FEMME
C’était moi.
LA VOISINE
Un cotillon a paré la verdure.
LA FEMME
C’était le mien.
LA VOISINE
Sans vous mettre en courroux :
Qui le portait de la fille ou de vous ?
C’est là le point : car monsieur votre époux
Jusques au bout a poussé l’aventure.
LA FEMME
Qui ? c’était moi : votre tête est bien dure.
LA VOISINE
Ah ; c’est assez. Je ne m’informe plus :
J’ai pourtant l’œil assez bon ce me semble :
J’aurais juré que je les avais vus
En ce lieu-là se divertir ensemble.
Mais excusez ; et ne la chassez pas.
LA FEMME
Pourquoi chasser ? j’en suis très bien servie.
LA VOISINE
Tant pis pour vous : c’est justement le cas.
Vous en tenez, ma commère m’amie.
Après bon vin, trois commères un jour
S’entretenaient de leurs tours et prouesses.
Toutes avaient un ami par amour
Et deux étaient au logis les maîtresses.
L’une disait : « J’ai le roi des maris :
Il n’en est point de meilleur dans Paris.
Sans son congé je vas partout m’ébattre.
Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.
Il ne faut pas se lever trop matin
Pour lui prouver que trois et deux font quatre.
– Par mon serment, dit une autre aussitôt
Si je l’avais j’en ferais une étrenne ;
Car quant à moi, du plaisir ne me chaut,
À moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.
Votre époux va tout ainsi qu’on le mène :
Le mien n’est tel. J’en rends grâces à Dieu.
Bien saurait prendre et le temps et le lieu,
Qui tromperait à son aise un tel homme.
Pour tout cela ne croyez que je chomme.
Le passe-temps en est d’autant plus doux :
Plus grand en est l’amour des deux parties.
Je ne voudrais contre aucune de vous,
Qui vous vantez d’être si bien-loties,
Avoir troqué de galant ni époux. »
Sur ce débat la troisième commère
Les mit d’accord ; car elle fut d’avis
Qu’Amour se plaît avec les bons maris,
Et veut aussi quelque peine légère.
Ce point vuidé, le propos s’échauffant,
Et d’en conter toutes trois triomphant,
Celle-ci dit : « Pourquoi tant de paroles ?
Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ?
Laissons à part les disputes frivoles :
Sur nouveaux frais attrapons nos époux.
Le moins bon tour payera quelque amende.
– Nous le voulons, c’est ce que l’on demande,
Dirent les deux. Il faut faire serment,
Que toutes trois, sans nul déguisement,
Rapporterons, l’affaire étant passée,
Le cas au vrai ; puis pour le jugement
On en croira la commère Macée. »
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.
Voici comment chacune y procéda.
Celle des trois qui plus était contrainte,
Aimait alors un beau jeune garçon,
Frais, délicat, et sans poil au menton :
Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte.
Les pauvres gens n’avaient de leurs amours
Encor joui, sinon par échappées :
Toujours fallait forger de nouveaux tours,
Toujours chercher des maisons empruntées
Pour plus à l’aise ensemble se jouer.
La bonne dame habille en chambrière
Le jouvenceau, qui vient pour se louer,
D’un air modeste, et baissant la paupière.
Du coin de l’œil époux le regardait,
Et dans son cœur déjà se proposait
De rehausser le linge de la fille.
Bien lui semblait, en la considérant,
N’en avoir vu jamais de si gentille.
On la retient ; avec peine pourtant :
Belle servante, et mari vert galant,
C’était matière à feindre du scrupule.
Les premiers jours le mari dissimule,
Détourne l’œil, et ne fait pas semblant
De regarder sa servante nouvelle ;
Mais tôt après il tourna tant la belle,
Tant lui donna, tant encor lui promit,
Qu’elle feignit à la fin de se rendre ;
Et de jeu fait, à dessein de le prendre,
Un certain soir la galande lui dit :
« Madame est mal, et seule elle veut être
Pour cette nuit » : incontinent le maître
Et la servante ayant fait leur marché
S’en vont au lit, et le drôle couché,
Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,
Madame vient : qui fut bien empêché,
Ce fut époux cette fois pris pour dupe.
« Oh, oh, lui dit la commère en riant,
Votre ordinaire est donc trop peu friand
À votre goût ; et par saint Jean, beau sire,
Un peu plus tôt vous me le deviez dire :
J’aurais chez moi toujours eu des tendrons.
De celui-ci pour certaines raisons
Vous faut passer ; cherchez autre aventure.
Et vous, la belle au dessein si gaillard,
Merci de moi, chambrière d’un liard,
Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.
Il vous faut donc du même pain qu’à moi :
J’en suis d’avis ; non pourtant qu’il m’en chaille,
Ni qu’on ne puisse en trouver qui le vaille :
Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi
Donner encore à quelqu’un dans la vue
Je ne suis pas à jeter dans la rue.
Laissons ce point ; je sais un bon moyen :
Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.
Voyez un peu ; dirait-on qu’elle y touche ?
Vite, marchons, que du lit où je couche
Sans marchander on prenne le chemin :
Vous chercherez vos besognes demain.
Si ce n’était le scandale et la honte,
Je vous mettrais dehors en cet état.
Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat :
Puis je rendrai de vous un très bon compte
À l’avenir, et vous jure ma foi
Que nuit et jour vous serez près de moi.
Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,
Puisque je puis empêcher tous vos tours ? »
La chambrière écoutant ce discours
Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes ;
Prend son paquet, et sort sans consulter
Ne se le fait pas deux fois répéter ;
S’en va jouer un autre personnage ;
Fait au logis deux métiers tour à tour ;
Galant de nuit, chambrière de jour,
En deux façons elle a soin du ménage.
Le pauvre époux se trouve tout heureux
Qu’à si bon compte il en ait été quitte.
Lui couche seul, notre couple amoureux
D’un temps si doux à son aise profite.
Rien ne s’en perd ; et des moindres moments
Bons ménagers furent nos deux amants,
Sachant très bien que l’on n’y revient guères.
Voilà le tour de l’une des commères.
L’autre de qui le mari croyait tout,
Avecque lui sous un poirier assise,
De son dessein vint aisément à bout.
En peu de mots j’en vas conter la guise.
Leur grand valet près d’eux était debout,
Garçon bien fait, beau parleur, et de mise,
Et qui faisait les servantes trotter.
La dame dit : « Je voudrais bien goûter
De ce fruit-là : Guillot, monte, et secoue
Notre poirier. » Guillot monte à l’instant.
Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant
Qu’il lui paraît que le mari se joue
Avec la femme ; aussitôt le valet
Frottant ses yeux comme étonné du fait :
« Vraiment, Monsieur, commence-t-il à dire,
Si vous vouliez Madame caresser,
Un peu plus loin vous pouviez aller rire,
Et moi présent du moins vous en passer.
Ceci me cause une surprise extrême.
Devant les gens prendre ainsi vos ébats !
Si d’un valet vous ne faites nul cas,
Vous vous devez du respect à vous-même.
Quel taon vous point ? attendez à tantôt :
Ces privautés en seront plus friandes ;
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut
Les nuits d’été sont encore assez grandes.
Pourquoi ce lieu ? vous avez pour cela
Tant de bons lits, tant de chambres si belles. »
La dame dit : « Que conte celui- là ?
Je crois qu’il rêve : ou prend-il ces nouvelles ?
Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?
Descends, descends, mon ami, tu verras. »
Guillot descend. « Hé bien, lui dit son maître,
Nous jouons-nous ?
GUILLOT
Non pas pour le présent.
LE MARI
Pour le présent ?
GUILLOT
Oui Monsieur, je veux être
Écorché vif, si tout incontinent
Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.
LA FEMME
Mieux te vaudrait laisser cette sornette ;
Je te le dis ; car elle sent les coups.
LE MARI
Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous
Tout de ce pas par mon ordre on le mette.
GUILLOT
Est-ce être fou que de voir ce qu’on voit ?
LA FEMME
Et qu’as-tu vu ?
GUILLOT
J’ai vu, je le répète,
Vous et Monsieur qui dans ce même endroit
Jouiez tous deux au doux jeu d’amourette :
Si ce poirier n’est peut- être charmé.
LA FEMME
Voire, charmé ; tu nous fais un beau conte.
LE MARI
Je le veux voir ; vraiment faut que j’y monte :
Vous en saurez bientôt la vérité.
Le maître à peine est sur l’arbre monté,
Que le valet embrasse la maîtresse.
L’époux qui voit comme l’on se caresse
Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.
Il se rompit le col, ou peu s’en faut,
Pour empêcher la suite de l’affaire :
Et toutefois il ne put si bien faire
Que son honneur ne reçût quelque échec.
« Comment, dit-il, quoi même à mon aspect ?
Devant mon nez ? à mes yeux ? Sainte Dame,
Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme.
LE MARI
Oses-tu bien le demander encor ?
LA FEMME
Et pourquoi non ?
LE MARI
Pourquoi ? n’ai-je pas tort
De t’accuser de cette effronterie ?
LA FEMME
Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vous prie.
LE MARI
Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?
LA FEMME
Moi ? vous rêvez.
LE MARI
D’où viendrait donc ce cas ?
Ai-je perdu la raison ou la vue ?
LA FEMME
Me croyez-vous de sens si dépourvue
Que devant vous je commisse un tel tour ?
Ne trouverais-je assez d’heures au jour
Pour m’égayer, si j’en avais envie ?
LE MARI
Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.
Notre poirier m’abuse assurément.
Voyons encor. Dans le même moment
L’époux remonte, et Guillot recommence.
Pour cette fois le mari voit la danse
Sans se fâcher, et descend doucement.
« Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes
C’est ce poirier, il est ensorcelé.
– Puisqu’il fait voir de si vilaines choses
Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.
Cours au logis ; dis qu’on le vienne abattre.
Je ne veux plus que cet arbre maudit
Trompe les gens. » Le valet obéit.
Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre
Se demandant l’un l’autre sourdement
Quel si grand crime a ce poirier pu faire ?
La dame dit : « Abattez seulement. »
Quant au surplus, ce n’est pas votre affaire.
Par ce moyen la seconde commère
Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.
Passons au tour que la troisième fit.
Les rendez-vous chez quelque bonne amie
Ne lui manquaient non plus que l’eau du puits.
Là tous les jours étaient nouveaux déduits.
Notre donzelle y tenait sa partie.
Un sien amant étant lors de quartier,
Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier
S’il n’était libre, à la dame propose
De se trouver seuls ensemble une nuit.
« Deux, lui dit-elle, et pour si peu de chose
Vous ne serez nullement éconduit.
Jà de par moi ne manquera l’affaire.
De mon mari je saurai me défaire
Pendant ce temps. » Aussitôt fait que dit.
Bon besoin eut d’être femme d’esprit
Car pour époux elle avait pris un homme
Qui ne faisait en voyages grands frais ;
Il n’allait pas quérir pardons à Rome
Quand il pouvait en rencontrer plus près.
Tout au rebours de la bonne donzelle,
Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,
Toujours allait au plus loin s’en pourvoir.
Pèlerinage avait fait son devoir
Plus d’une fois ; mais c’était le vieux style :
Il lui fallait, pour se faire valoir,
Chose qui fut plus rare et moins facile.
Elle s’attache à l’orteil dès ce soir
Un brin de fil, qui rendait à la porte
De la maison ; et puis se va coucher
Droit au côté d’Henriet Berlinguier
(On appelait son mari de la sorte.)
Elle fit tant qu’Henriet se tournant
Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne
Quelque dessein, et sans faire semblant
D’être éveillé, sur ce fait il raisonne ;
Se lève enfin, et sort tout doucement,
De bonne foi son épouse dormant,
Ce lui semblait ; suit le fil dans la rue ;
Conclut de là que l’on le trahissait :
Que quelque amant que la donzelle avait,
Avec ce fil par le pied la tirait,
L’avertissant ainsi de sa venue :
Que la galande aussitôt descendait,
Tandis que lui pauvre mari dormait.
Car autrement pourquoi ce badinage ?
Il fallait bien que Messer Cocuage
Le visitât ; honneur dont à son sens
Il se serait passé le mieux du monde.
Dans ce penser il s’arme jusqu’aux dents ;
Hors la maison fait le guet et la ronde,
Pour attraper quiconque tirera
Le brin de fil. Or le lecteur saura
Que ce logis avait sur le derrière
De quoi pouvoir introduire l’ami :
Il le fut donc par une chambrière.
Tout domestique en trompant un mari
Pense gagner indulgence plénière.
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,
La bonne dame, et le jeune muguet
En sont aux mains, et Dieu sait la manière.
En grand soulas cette nuit se passa.
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.
Tout fut des mieux grâces à la servante,
Qui fit si bien devoir de surveillante,
Que le galant tout à temps délogea.
Époux revint quand le jour approcha
Reprit sa place, et dit que la migraine
L’avait contraint d’aller coucher en haut
Deux jours après la commère ne faut
De mettre un fil ; Berlinguier aussitôt
L’ayant senti, rentre en la même peine
Court à son poste, et notre amant au sien.
Renfort de joie : on s’en trouva si bien,
Qu’encore un coup on pratiqua la ruse ;
Et Berlinguier prenant la même excuse
Sortit encore, et fit place à l’amant.
Autre renfort de tout contentement.
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,
Il en fallut venir au dénouement ;
Trois actes eut sans plus la comédie
Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,
Le brin de fil aussitôt fut tiré
Par un des siens sur qui époux se rue,
Et le contraint en occupant la rue
D’entrer chez lui. Le tenant au collet,
Et ne sachant que ce fût un valet
Bien à propos lui fut donné le change
Dans le logis est un vacarme étrange
La femme accourt au bruit que fait l’époux.
Le compagnon se jette à leurs genoux ;
Dit qu’il venait trouver la chambrière ;
Qu’avec ce fil il la tirait à soi
Pour faire ouvrir ; et que depuis naguère
Tous deux s’étaient entre-donné la foi.
« C’est donc cela, poursuivit la commère
En s’adressant à la fille, en colère,
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil
Un brin de fil : je m’en mis un pareil,
Pour attraper avec ce stratagème
Votre galant. Or bien, c’est votre époux :
À la bonne heure : il faut cette nuit même
Sortir d’ici. » Berlinguier fut plus doux ;
Dit qu’il fallait au lendemain attendre.
On les dota l’un et l’autre amplement ;
L’époux, la fille ; et le valet l’amant
Puis au moutier le couple s’alla rendre ;
Se connaissant tous deux de plus d’un jour.
Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.
Lequel vaut mieux ? Pour moi, je m’en rapporte
Macée ayant pouvoir de décider,
Ne sut à qui la victoire accorder
Tant cette affaire à résoudre était forte.
Toutes avaient eu raison de gager.
Le procès pend, et pendra de la sorte
Encor longtemps, comme l’on peut juger.
Plus d’une fois je me suis étonné
Que ce qui fait la paix du mariage
En est le point le moins considéré,
Lorsque l’on met une fille en ménage.
Les père et mère ont pour objet le bien ;
Tout le surplus, ils le comptent pour rien,
Jeunes tendrons à vieillards apparient.
Et cependant je vois qu’ils se soucient
D’avoir chevaux à leur char attelés
De même taille, et mêmes chiens couplés :
Ainsi des bœufs, qui de force pareille
Sont toujours pris : car ce serait merveille
Si sans cela la charrue allait bien.
Comment pourrait celle du mariage
Ne mal aller, étant un attelage
Qui bien souvent ne se rapporte en rien ?
J’en vas conter un exemple notable.
On sait qui fut Richard de Quinzica,
Qui mainte fête à sa femme allégua,
Mainte vigile, et maint jour fériable,
Et du devoir crut s’échapper par là.
Très lourdement il errait en cela.
Cestui Richard était juge dans Pise,
Homme savant en l’étude des lois,
Riche d’ailleurs ; mais dont la barbe grise
Montrait assez qu’il devait faire choix
De quelque femme à peu près de même âge ;
Ce qu’il ne fit, prenant en mariage
La mieux séante, et la plus jeune d’ans
De la cité, fille bien alliée,
Belle surtout ; c’était Bartholomée
De Galandi, qui parmi ses parents
Pouvait compter les plus gros de la ville.
En ce ne fit Richard tour d’homme habile :
Et l’on disait communément de lui,
Que ses enfants ne manqueraient de pères.
Tel fait métier de conseiller autrui,
Qui ne voit goutte en ses propres affaires.
Quinzica donc n’ayant de quoi servir
Un tel oiseau qu’était Bartholomée,
Pour s’excuser, et pour la contenir,
Ne rencontrait point de jour en l’année,
Selon son compte, et son calendrier,
Ou l’on se pût sans scrupule appliquer
Au fait d’hymen ; chose aux vieillards commode ;
Mais dont le sexe abhorre la méthode.
Quand je dis point, je veux dire très peu :
Encor ce peu lui donnait de la peine.
Toute en féries il mettait la semaine ;
Et bien souvent faisait venir en jeu
Saint qui ne fut jamais dans la légende.
« Le vendredi, disait-il, nous demande
D’autres pensers, ainsi que chacun sait :
Pareillement il faut que l’on retranche
Le samedi, non sans juste sujet,
D’autant que c’est la veille du dimanche.
Pour ce dernier, c’est un jour de repos.
Quant au lundi, je ne trouve à propos
De commencer par ce point la semaine ;
Ce n’est le fait d’une âme bien chrétienne. »
Les autres jours autrement s’excusait ;
Et quand venait aux fêtes solennelles,
C’était alors que Richard triomphait,
Et qu’il donnait les leçons les plus belles
Longtemps devant toujours il s’abstenait
Longtemps après il en usait de même ;
Aux Quatre-Temps autant il en faisait ;
Sans oublier l’Avent ni le Carême.
Cette saison pour le vieillard était
Un temps de Dieu, jamais ne s’en lassait.
De patrons même il avait une liste.
Point de quartier pour un évangéliste,
Pour un apôtre, ou bien pour un docteur
Vierge n’était, martyr, et confesseur ;
Qu’il ne chommât ; tous les savait par cœur
Que s’il était au bout de son scrupule,
Il alléguait les jours malencontreux ;
Puis les brouillards, et puis la canicule,
De s’excuser n’étant jamais honteux.
La chose ainsi presque toujours égale,
Quatre fois l’an, de grâce spéciale,
Notre docteur régalait sa moitié,
Petitement ; enfin c’était pitié.
À cela près, il traitait bien sa femme.
Les affiquets, les habits à changer,
Joyaux, bijoux, ne manquaient à la dame ;
Mais tout cela n’est que pour amuser
Un peu de temps des esprits de poupée ;
Droit au solide allait Bartholomée.
Son seul plaisir dans la belle saison,
C’était d’aller à certaine maison
Que son mari possédait sur la côte :
Ils y couchaient tous les huit jours sans faute.
Là quelquefois sur la mer ils montaient,
Et le plaisir de la pêche goûtaient,
Sans s’éloigner que bien peu de la rade.
Arrive donc, qu’un jour de promenade,
Bartholomée et Messer le docteur,
Prennent chacun une barque à pécheur,
Sortent sur mer ; ils avaient fait gageure
À qui des deux aurait plus de bonheur,
Et trouverait la meilleure aventure
Dedans sa pêche, et n’avaient avec eux,
Dans chaque barque, en tout qu’un homme ou deux.
Certain corsaire aperçut la chaloupe
De notre épouse, et vint avec sa troupe
Fondre dessus ; l’emmena bien et beau ;
Laissa Richard : soit que près du rivage
Il n’osât pas hasarder davantage
Soit qu’il craignît qu’ayant dans son vaisseau
Notre vieillard, il ne pût de sa proie
Si bien jouir ; car il aimait la joie
Plus que l’argent, et toujours avait fait
Avec honneur son métier de corsaire,
Au jeu d’amour était homme d’effet,
Ainsi que sont gens de pareille affaire.
Gens de mer sont toujours prêts à bien faire
Ce qu’on appelle autrement bons garçons :
On n’en voit point qui les fêtes allègue.
Or tel était celui dont nous parlons,
Ayant pour nom Pagamin de Monègue.
La belle fit son devoir de pleurer
Un demi-jour, tant qu’il se put étendre :
Et Pagamin de la réconforter ;
Et notre épouse à la fin de se rendre.
Il la gagna ; bien savait son métier.
Amour s’en mit, Amour ce bon apôtre,
Dix mille fois plus corsaire que l’autre,
Vivant de rapt, faisant peu de quartier.
La belle avait sa rançon toute prête :
Très bien lui prit d’avoir de quoi payer ;
Car là n’était ni vigile ni fête.
Elle oublia ce beau calendrier
Rouge partout, et sans nul jour ouvrable :
De la ceinture on le lui fit tomber ;
Plus n’en fut fait mention qu’à la table.
Notre légiste eût mis son doigt au feu
Que son épouse était toujours fidèle,
Entière, et chaste ; et que moyennant Dieu
Pour de l’argent on lui rendrait la belle.
De Pagamin il prit un sauf-conduit,
L’alla trouver, lui mit la carte blanche.
Pagamin dit : « Si je n’ai pas bon bruit
C’est à grand tort : je veux vous rendre franche
Et sans rançon votre chère moitié.
Ne plaise à Dieu que si belle amitié
Soit par mon fait de désastre ainsi pleine.
Celle pour qui vous prenez tant de peine
Vous reviendra selon votre désir.
Je ne veux point vous vendre ce plaisir.
Faites-moi voir seulement qu’elle est vôtre ;
Car si j’allais vous en rendre quelque autre,
Comme il m’en tombe assez entre les mains,
Ce me serait une espèce de blâme.
Ces jours passés je pris certaine dame,
Dont les cheveux sont quelque peu châtains,
Grande de taille, en bon point, jeune, et fraîche
Si cette belle après vous avoir vu
Dit être à vous, c’est autant de conclu :
Reprenez-la : rien ne vous en empêche. »
Richard reprit : « Vous parlez sagement :
Et me traitez trop généreusement.
De son métier il faut que chacun vive.
Mettez un prix à la pauvre captive,
Je le payerai comptant, sans hésiter.
Le compliment n’est ici nécessaire :
Voilà ma bourse, il ne faut que compter.
Ne me traitez que comme on pourrait faire
En pareil cas l’homme le moins connu.
Serait-il dit que vous m’eussiez vaincu
D’honnêteté ? non sera sur mon âme.
Vous le verrez. Car, quant à cette dame,
Ne doutez point qu’elle ne soit à moi.
Je ne veux pas que vous m’ajoutiez foi,
Mais aux baisers que de la pauvre femme
Je recevrai, ne craignant qu’un seul point :
C’est qu’à me voir de joie elle ne meure. »
On fait venir l’épouse tout à l’heure,
Qui froidement et ne s’émouvant point,
Devant ses yeux voit son mari paraître.
Sans témoigner seulement le connaître,
Non plus qu’un homme arrive du Pérou.
« Voyez, dit-il, la pauvrette est honteuse
Devant les gens ; et sa joie amoureuse
N’ose éclater : soyez sur qu’à mon cou,
Si j’étais seul, elle serait sautée. »
Pagamin dit : « Qu’il ne tienne à cela :
Dedans sa chambre allez, conduisez-la.
Ce qui fut fait : et la chambre fermée ;
Richard commence : « Et là, Bartholomée,
Comme tu fais ! je suis ton Quinzica,
Toujours le même à l’endroit de sa femme.
Regarde-moi. Trouves-tu, ma chère âme,
En mon visage un si grand changement !
C’est la douleur de ton enlèvement
Qui, me rend tel ; et toi seule en es cause.
T’ai-je jamais refusé nulle chose,
Soit pour ton jeu, soit pour tes vêtements ?
En était-il quelqu’une de plus brave ?
De ton vouloir ne me rendais-je esclave ?
Tu le seras étant avec ces gens.
Et ton honneur, que crois-tu qu’il devienne ?
– Ce qu’il pourra, répondit brusquement Bartholomée.
Est-il temps maintenant
D’en avoir soin ? s’en est-on mis en peine
Quand malgré moi l’on m’a jointe avec vous ?
Vous vieux penard, moi fille jeune et drue,
Qui méritais d’être un peu mieux pourvue,
Et de goûter ce qu’Hymen a de doux.
Pour cet effet j’étais assez aimable ;
Et me trouvais aussi digne, entre nous,
De ces plaisirs, que j’en étais capable.
Or est le cas allé d’autre façon.
J’ai pris mari qui pour toute chanson
N’a jamais eu que quelques jours de férie ;
Mais Pagamin, sitôt qu’il m’eut ravie,
Me sut donner bien une autre leçon.
J’ai plus appris des choses de la vie
Depuis deux jours, qu’en quatre ans avec vous.
Laissez-moi donc, Monsieur mon cher époux.
Sur mon retour n’insistez davantage.
Calendriers ne sont point en usage
Chez Pagamin : je vous en avertis.
Vous et les miens avez mérite pis.
Vous pour avoir mal mesuré vos forces
En m’épousant ; eux pour être mépris
En préférant les légères amorces
De quelque bien à cet autre point-là.
Mais Pagamin pour tous y pourvoira.
Il ne sait loi, ni digeste, ni code ;
Et cependant très bonne est sa méthode.
De ce matin lui-même il vous dira
Du quart en sus comme la chose en va.
Un tel aveu vous surprend et vous touche :
Mais faire ici de la petite bouche
Ne sert de rien ; l’on n’en croira pas moins.
Et puisque enfin nous voici sans témoins :
Adieu vous dis, vous, et vos jours de fête.
Je suis de chair. Les habits rien n’y font :
Vous savez bien, Monsieur, qu’entre la tête
Et le talon d’autres affaires sont. »
À tant se tut. Richard, tombé des nues,
Fut tout heureux de pouvoir s’en aller.
Bartholomée ayant ses hontes bues
Ne se fit pas tenir pour demeurer.
Le pauvre époux en eut tant de tristesse,
Outre les maux qui suivent la vieillesse,
Qu’il en mourut à quelques jours de là ;
Et Pagamin prit à femme sa veuve.
Ce fut bien fait : nul des deux ne tomba
Dans l’accident du pauvre Quinzica,
S’étant choisis l’un et l’autre à l’épreuve.
Belle leçon pour gens à cheveux gris ;
Sinon qu’ils soient d’humeur accommodante :
Car en ce cas Messieurs les favoris
Font leur ouvrage, et la dame est contente.
Qu’un homme soit plumé par des coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort : plus d’amour sans payer :
En beaux louis se content les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse
En attraper au moins une entre cent ;
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
Je choisirai pour exemple Gulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudard,
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Notez ceci, et qu’il vous en souvienne
Galants d’épée ; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu nécessaire ;
Je trouverais maintenant à la cour
Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.
Celui-ci donc chez sire Gasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle était jeune, et belle créature,
Plaisait beaucoup, fors un point qui gâtait
Toute l’affaire, et qui seul rebutait
Les plus ardents ; c’est qu’elle était avare.
Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare
Qui l’or en main n’explique ses désirs.
Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs,
Sont les ressorts que Cupidon emploie :
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât. Chacun sait ce que c’est
Que de parler le lecteur s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, et si bien qu’il propose
Deux cents écus. La belle l’écouta :
Et Gasparin à Gulphar les prêta
(Ce fut le bon), puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence de gens.
« Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,
Qu’à votre époux vous donnerez, Madame. »
La belle crut qu’il avait dit cela
Par politique, et pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux, en femme de parole.
Le drôle en prit ce jour et les suivants
Pour son argent, et même avec usure :
À bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar lui dit, son épouse présente :
« J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avais cru :
Déchargez-en votre livre de grâce. »
À ce propos aussi froide que glace,
Notre galande avoua le reçu.
Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs ; c’est ce qui la fâchait :
Voyez un peu la perte que c’était !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la ville
Le publier, le prêcher sur les toits
De l’en blâmer il serait inutile :
Ainsi vit-on chez nous autres François.
Certain jaloux ne dormant que d’un œil,
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la dame
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe sait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cette affaire
N’était une hydre, à parler franchement.
Il captivait sa femme cependant ;
De ses cheveux voulait savoir le nombre ;
La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux,
Par une vieille au corps tout rempli d’yeux,
Qui la quittait aussi peu que son ombre.
Ce fou tenait son recueil fort entier
Il le portait en guise de psautier,
Croyant par là cocuage hors de gamme.
Un jour de fête, arrive que la dame
En revenant de l’église passa
Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta
Fort à propos plein un panier d’ordure.
On s’excusa : la pauvre créature
Toute vilaine entra dans le logis.
Il lui fallut dépouiller ses habits.
Elle envoya quérir une autre jupe,
Dès en entrant, par cette douagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident. « Foin, dit-il, celui-là
N’est dans mon livre, et je suis pris pour dupe :
Que le recueil au diable soit donné. »
Il disait bien ; car on n’avait jeté
Cette immondice, et la dame gâté,
Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque temps.
Un sien galant ami de là-dedans
Tout aussitôt profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce sexe avoir œil :
Ce n’est coup sûr encontre tous esclandres.
Maris jaloux, brûlez votre recueil
Sur ma parole, et faites-en des cendres.
Un villageois ayant perdu son veau,
L’alla chercher dans la forêt prochaine
Il se plaça sur l’arbre le plus beau,
Pour mieux entendre, et pour voir dans la plaine.
Vient une dame avec un jouvenceau
Le lieu leur plaît, l’eau leur vient à la bouche
Et le galant, qui sur l’herbe la couche,
Crie en voyant je ne sais quels appas :
« Ô dieux, que vois-je, et que ne vois-je pas ! »
Sans dire quoi ; car c’étaient lettres closes.
Lors le manant les arrêtant tout coi.
« Homme de bien, qui voyez tant de choses,
Voyez-vous point mon veau ? dites-le moi. »
Hans Carvel prit sur ses vieux ans
Femme jeune en toute manière ;
Il prit aussi soucis cuisants ;
Car l’un sans l’autre ne va guère.
Babeau (c’est la jeune femelle, Fille du bailli Concordat)
Fut du bon poil, ardente, et belle
Et propre à l’amoureux combat.
Carvel craignant de sa nature
Le cocuage et les railleurs,
Alléguait à la créature
Et la Légende, et l’Écriture,
Et tous les livres les meilleurs :
Blâmait les visites secrètes ;
Frondait l’attirail des coquettes,
Et contre un monde de recettes,
Et de moyens de plaire aux yeux,
Invectivait tout de son mieux.
À tous ces discours la galande
Ne s’arrêtait aucunement ;
Et de sermons n’était friande
À moins qu’ils fussent d’un amant.
Cela faisait que le bon sire
Ne savait tantôt plus qu’y dire,
Eut voulu souvent être mort.
Il eut pourtant dans son martyre
Quelques moments de réconfort :
L’histoire en est très véritable.
Une nuit, qu’ayant tenu table,
Et bu force bon vin nouveau,
Carvel ronflait près de Babeau,
Il lui fut avis que le diable
Lui mettait au doigt un anneau,
Qu’il lui disait… : « Je sais la peine
Qui te tourmente, et qui te gène ;
Carvel, j’ai pitié de ton cas,
Tiens cette bague, et ne la lâches.
Car tandis qu’au doigt tu l’auras,
Ce que tu crains point ne seras,
Point ne seras sans que le saches.
– Trop ne puis vous remercier,
Dit Carvel, la faveur est grande.
Monsieur Satan, Dieu vous le rende,
Grand merci Monsieur l’aumônier. »
Là-dessus achevant son somme,
Et les yeux encore aggraves,
Il se trouva que le bon homme
Avait le doigt ou vous savez.
Un Gascon, pour s’être vanté
De posséder certaine belle
Fut puni de sa vanité
D’une façon assez nouvelle.
Il se vantait à faux et ne possédait rien.
Mais quoi ! tout médisant est prophète en ce monde
On croit le mal d’abord, mais à l’égard du bien
Il faut qu’un public en réponde.
La dame cependant du Gascon se moquait :
Même au logis pour lui rarement elle était :
Et bien souvent qu’il la traitait
D’incomparable et de divine,
La belle aussitôt s’enfuyait,
S’allant sauver chez sa voisine.
Elle avait nom Philis, son voisin Eurilas,
La voisine Cloris, le Gascon Dorilas,
Un sien ami, Damon : c’est tout, si j’ai mémoire.
Ce Damon, de Cloris, à ce que dit l’histoire,
Était amant aimé, galant, comme on voudra,
Quelque chose de plus encor que tout cela.
Pour Philis, son humeur libre, gaie, et sincère
Montrait qu’elle était sans affaire,
Sans secret, et sans passion.
On ignorait le prix de sa possession :
Seulement à l’user chacun la croyait bonne.
Elle approchait vingt ans ; et venait d’enterrer
Un mari (de ceux-là que l’on perd sans pleurer,
Vieux barbon qui laissait d’écus plein une tonne.)
En mille endroits de sa personne
La belle avait de quoi mettre un Gascon aux cieux,
Des attraits par-dessus les yeux,
Je ne sais quel air de pucelle,
Mais le cœur tant soit peu rebelle ;
Rebelle toutefois de la bonne façon.
Voilà Philis. Quant au Gascon,
Il était Gascon, c’est tout dire.
Je laisse à penser si le sire
Importuna la veuve, et s’il fit des serments
Ceux des Gascons et des Normands
Passent peu pour mots d’Évangile.
C’était pourtant chose facile
De croire Dorilas de Philis amoureux ;
Mais il voulait aussi que l’on le crut heureux.
Philis dissimulant, dit un jour à cet homme :
« Je veux un service de vous :
Ce n’est pas d’aller jusqu’à Rome ;
C’est que vous nous aidiez à tromper un jaloux.
La chose est sans péril, et même fort aisée.
Nous voulons que cette nuit-ci
Vous couchiez avec le mari
De Cloris, qui m’en a priée.
Avec Damon s’étant brouillée,
Il leur faut une nuit entière, et par-delà,
Pour démêler entre eux tout ce différend-là.
Notre but est qu’Eurilas pense,
Vous sentant près de lui, que ce soit sa moitié.
Il ne lui touche point, vit dedans l’abstinence,
Et, soit par jalousie, ou bien par impuissance,
A retranché d’hymen certains droits d’amitié ;
Ronfle toujours, fait la nuit d’une traite :
C’est assez qu’en son lit il trouve une cornette.
Nous vous ajusterons : enfin, ne craignez rien :
Je vous récompenserai bien. »
Pour se rendre Philis un peu plus favorable,
Le Gascon eut couché, dit-il, avec le diable.
La nuit vient, on le coiffe, on le met au grand lit,
On éteint les flambeaux, Eurilas prend sa place ;
Du Gascon la peur se saisit ;
Il devient aussi froid que glace ;
N’oserait tousser ni cracher,
Beaucoup moins encor s’approcher :
Se fait petit, se serre, au bord se va nicher,
Et ne tient que moitié de la rive occupée :
Je crois qu’on l’aurait mis dans un fourreau d’épée.
Son coucheur cette nuit se retourna cent fois ;
Et jusque sur le nez lui porta certains doigts
Que la peur lui fit trouver rudes.
Le pis de ses inquiétudes,
C’est qu’il craignait qu’enfin un caprice amoureux
Ne prit à ce mari : tels cas sont dangereux,
Lorsque l’un des conjoints se sent privé du somme.
Toujours nouveaux sujets alarmaient le pauvre homme.
L’on étendait un pied ; l’on approchait un bras :
Il crut même sentir la barbe d’Eurilas.
Mais voici quelque chose à mon sens de terrible.
Une sonnette était près du chevet du lit :
Eurilas de sonner, et faire un bruit horrible.
Le Gascon se pâme à ce bruit ;
Cette fois-là se croit détruit,
Fait un vœu, renonce à sa dame ;
Et songe au salut de son âme.
Personne ne venant, Eurilas s’endormit.
Avant qu’il fut jour on ouvrit
Philis l’avait promis ; quand voici de plus belle
Un flambeau comble de tous maux.
Le Gascon après ces travaux
Se fût bien levé sans chandelle.
Sa perte était alors un point tout assuré.
On approche du lit. Le pauvre homme éclaire
Prie Eurilas qu’il lui pardonne.
« Je le veux », dit une personne
D’un ton de voix rempli d’appas.
C’était Philis, qui d’Eurilas
Avait tenu la place, et qui sans trop attendre
Tout en chemise s’alla rendre
Dans les bras de Cloris qu’accompagnait Damon.
C’était, dis-je, Philis, qui conta du Gascon
La peine et la frayeur extrême
Et qui pour l’obliger à se tuer soi-même,
En lui montrant ce qu’il avait perdu,
Laissait son sein à demi-nu.
Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons :
On abuse du vrai comme on fait de la feinte :
Je le souffre aux récits qui passent pour chansons,
Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte.
Mais aux événements de qui la vérité
Importe à la postérité,
Tels abus méritent censure.
Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.
Je me suis écarté de mon original.
On en pourra gloser ; on pourra me mécroire :
Tout cela n’est pas un grand mal :
Alaciel et sa mémoire
Ne sauraient guère perdre à tout ce changement.
J’ai suivi mon auteur en deux points seulement :
Points qui font véritablement
Le plus important de l’histoire.
L’un est que par huit mains Alaciel passa
Avant que d’entrer dans la bonne :
L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,
Ayant peut-être en sa personne
De quoi négliger ce point-là.
Quoi qu’il en soit, la belle en ses traverses,
Accidents, fortunes diverses,
Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler ;
Changea huit fois de chevalier :
Il ne faut pas pour cela qu’on l’accuse :
Ce n’était après tout que bonne intention,
Gratitude, ou compassion,
Crainte de pis, honnête excuse.
Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé.
Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle,
Et dans son erreur par la belle
Apparemment il fut laissé.
Qu’on n’y puisse être pris, la chose est toute claire,
Mais après huit, c’est une étrange affaire :
Je me rapporte de cela
À quiconque a passé par là.
Zaïr soudan d’Alexandrie,
Aima sa fille Alaciel
Un peu plus que sa propre vie :
Aussi ce qu’on se peut figurer sous le ciel,
De bon, de beau, de charmant et d’aimable,
D’accommodant, j’y mets encor ce point,
La rendait d’autant estimable ;
En cela je n’augmente point.
Au bruit qui courait d’elle en toutes ces provinces,
Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.
Il la fit demander, et fut assez heureux
Pour l’emporter sur d’autres princes.
La belle aimait déjà ; mais on n’en savait rien
Filles de sang royal ne se déclarent guères.
Tout se passe en leur cœur ; cela les fâche bien ;
Car elles sont de chair ainsi que les bergères.
Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan,
Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran,
Plaisait fort à la dame, et d’un commun martyre,
Tous deux brûlaient sans oser se le dire ;
Ou s’ils se le disaient, ce n’était que des yeux.
Comme ils en étaient là, l’on accorda la belle.
Il fallut se résoudre à partir de ces lieux.
Zaïr fit embarquer son amant avec elle.
S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux.
Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires
Ayant pris le dessus du vent,
Les attaqua ; le combat fut sanglant ;
Chacun des deux partis y fit mal ses affaires.
Les assaillants, faits aux combats de mer,
Étaient les plus experts en l’art de massacrer ;
Joignaient l’adresse au nombre :
Hispal par sa vaillance
Tenait les choses en balance.
Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord.
Grifonio le gigantesque
Conduisait l’horreur et la mort
Avecque cette soldatesque.
Hispal en un moment se vit environné.
Maint corsaire sentit son bras déterminé.
De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes.
Cependant qu’il était au combat acharné,
Grifonio courut à la chambre des femmes.
Il savait que l’infante était dans ce vaisseau ;
Et l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes,
Il l’emportait comme un moineau ;
Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante,
Il prit aussi la cassette aux bijoux,
Aux diamants, aux témoignages doux
Que reçoit et garde une amante :
Car quelqu’un m’a dit, entre nous,
Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante
Un aveu dont d’abord elle parut contente,
Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux.
Le malheureux corsaire, emportant cette proie,
N’en eut pas longtemps de la joie.
Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,
S’étant quelque peu détaché,
Comme Grifonio passait d’un bord à l’autre,
Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal,
Le héros d’un revers coupe en deux l’animal :
Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre,
Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,
Avec maint autre dieu non moins extravagant :
Part demeure sur pieds, en la même posture.
On aurait ri de l’aventure,
Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau.
Hispal se jette après : l’un et l’autre vaisseau,
Malmené du combat, et privé de pilote,
Au gré d’Eole et de Neptune flotte.
La mort fit lâcher prise au géant pourfendu.
L’infante par sa robe en tombant soutenue,
Fut bientôt d’Hispal secourue.
Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu :
Ils étaient presque à demi-mille.
Ce qu’il jugea de plus facile,
Fut de gagner certains rochers,
Qui d’ordinaire étaient la perte des nochers,
Et furent le salut d’Hispal et de l’infante.
Aucuns ont assuré comme chose constante,
Que même du péril la cassette échappa ;
Qu’à des cordons étant pendue,
La belle après soi la tira ;
Autrement elle était perdue.
Notre nageur avait l’infante sur son dos
Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine,
La crainte de la faim suivit celle des flots ;
Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine.
Le jour s’achève ; il se passe une nuit ;
Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit ;
Point de quoi manger sur ces roches :
Voilà notre couple réduit
À sentir de la faim les premières approches.
Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux,
Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,
Ils perdaient doublement en leur mésaventure.
Après s’être longtemps regardés sans parler,
« Hispal, dit la princesse, il se faut consoler ;
Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure.
Nous n’en mourrons pas moins ; mais il dépend de nous
D’adoucir l’aigreur de ses coups ;
C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême.
– Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ?
Ah ! si… mais non, Madame, il n’est pas à propos
Que vous aimiez ; vous seriez trop à plaindre.
Je brave à mon égard et la faim et les flots ;
Mais jetant œil sur vous je trouve tout à craindre. »
La princesse à ces mots ne se put plus contraindre.
Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,
Regards d’être au ciel adressés,
Et puis sanglots, et puis soupirs encore :
En ce même langage Hispal lui repartit :
Tant qu’enfin un baiser suivit :
S’il fut pris ou donné c’est ce que l’on ignore.
Après force vœux impuissants,
Le héros dit : « Puisqu’en cette aventure
Mourir nous est chose si sûre,
Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants
Ou des monstres marins deviennent la pâture ?
Sépulture pour sépulture,
La mer est égale, à mon sens :
Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ?
Serait-il point plus à propos
De nous abandonner aux flots ?
J’ai de la force encor, la côte est peu distante,
Le vent y pousse ; essayons d’approcher ;
Passons de rocher en rocher :
J’en vois beaucoup ou je puis prendre haleine. »
Alaciel s’y résolut sans peine.
Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant,
La cassette en laisse suivant,
Et le nageur poussé du vent,
De roc en roc portant la belle,
Façon de naviguer nouvelle.
Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,
Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs,
Hispal n’en pouvant plus, de faim, de lassitude,
De travail et d’inquiétude,
(Non pour lui, mais pour ses amours),
Après avoir jeûné deux jours,
Prit terre à la dixième traite,
Lui, la princesse, et la cassette.
« Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours
Cette cassette ? est-ce une circonstance
Qui soit de si grande importance ? »
Oui selon mon avis ; on va voir si j’ai tort.
Je ne prends point ici l’essor,
Ni n’affecte de railleries.
Si j’avais mis nos gens à bord
Sans argent et sans pierreries,
Seraient-ils pas demeurés court ?
On ne vit ni d’air ni d’amour.
Les amants ont beau dire et faire,
Il en faut revenir toujours au nécessaire.
La cassette y pourvut avec maint diamant.
Hispal vendit les uns, mit les autres en gages ;
Fit achat d’un château le long de ces rivages ;
Ce château, dit l’histoire, avait un parc fort grand,
Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages,
Sous ces ombrages nos amants
Passaient d’agréables moments :
Voyez combien voilà de choses enchaînées,
Et par la cassette amenées.
Or au fond de ce bois un certain antre était,
Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,
Sombre surtout ; la nature semblait
L’avoir mis là non pour autre mystère.
Nos deux amants se promenant un jour,
Il arriva que ce fripon d’Amour
Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.
Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs,
Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs,
Plein d’une ardeur impatiente ;
La princesse écoutait incertaine et tremblante.
« Nous voici, disait-il, en un bord étranger,
Ignorés du reste des hommes ;
Profitons-en ; nous n’avons à songer
Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou nous sommes.
Qui vous retient ? on ne sait seulement
Si nous vivons ; peut-être en ce moment
Tout le monde nous croit au corps d’une baleine.
Ou favorisez votre amant,
Ou qu’à votre époux il vous mène.
Mais pourquoi vous mener ? vous pouvez rendre heureux
Celui dont vous avez éprouvé la constance.
Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ?
N’est-il point assez amoureux,
Et n’avez-vous point fait assez de résistance ? »
Hispal haranguait de façon
Qu’il aurait échauffé des marbres,
Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,
Faisait semblant d’écrire sur les arbres.
Mais l’amour la faisait rêver
À d’autres choses qu’à graver
Des caractères sur l’écorce.
Son amant et le lieu l’assuraient du secret :
C’était une puissante amorce.
Elle résistait à regret :
Le printemps par malheur était lors en sa force.
Jeunes cœurs sont bien empêchés
À tenir leurs désirs cachés,
Étant pris par tant de manières.
Combien en voyons-nous se laisser pas à pas
Ravir jusqu’aux faveurs dernières,
Qui dans l’abord ne croyaient pas
Pouvoir accorder les premières ?
Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants.
Mainte fille a perdu ses gants,
Et femme au partir s’est trouvée,
Qui ne sait la plupart du temps
Comme la chose est arrivée.
Près de l’antre venus, notre amant proposa
D’entrer dedans ; la belle s’excusa ;
Mais malgré soi, déjà presque vaincue.
Les services d’Hispal en ce même moment
Lui reviennent devant la vue.
Ses jours sauvés des flots, son honneur d’un géant :
Que lui demandait son amant ?
Un bien dont elle était à sa valeur tenue.
« Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami,
Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde
Vous le vienne enlever ; Madame, songez-y ;
L’on ne sait pour qui l’on le garde. »
L’infante à ces raisons se rendant à demi,
Une pluie acheva l’affaire :
Il fallut se mettre à l’abri :
Je laisse à penser où. Le reste du mystère
Au fond de l’antre est demeuré.
Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle
À qui ce fait est arrivé
Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle.
L’antre ne les vit seul de ces douceurs jouir :
Rien ne coûte en amour que la première peine.
Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr
Ceux de ce bois ; car la forêt n’est pleine
Que des monuments amoureux
Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie.
On y verrait écrit : Ici pâma de joie
Des mortels le plus heureux
Là mourut un amant sur le sein de sa dame
En cet endroit, mille baisers de flamme
Furent donnés, et mille autres rendus.
Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus,
Si châteaux avaient une langue.
La chose en vint au point que, las de tant d’amour
Nos amants à la fin regrettèrent la cour.
La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue :
« Vous m’êtes cher, Hispal ; j’aurais du déplaisir,
Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime.
Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir ?
Je vous le demande à vous-même.
Ce sont des feux bientôt passés,
Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés ;
Il y faut un peu de contrainte.
Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant
Ne nous soit un désert, et puis un monument ;
Hispal, ôtez-moi cette crainte.
Allez-vous-en voir promptement
Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,
Quand on saura que nous sommes en vie.
Déguisez bien notre séjour :
Dites que vous venez préparer mon retour,
Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre,
Qu’il n’arrive plus d’aventure.
Croyez-moi, vous n’y perdrez rien :
Trouvez seulement le moyen
De me suivre en ma destinée,
Ou de fillage, ou d’hyménée ;
Et tenez pour chose assurée
Que si je ne vous fais du bien
Je serai de près éclairée. »
Que ce fut ou non son dessein,
Pour se servir d’Hispal, il fallait tout promettre.
Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin,
L’infante pour Zaïr le charge d’une lettre.
Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent ;
Il arrive à la cour, où chacun lui demande
S’il est mort, s’il est vivant,
Tant la surprise fut grande ;
En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait.
Dès qu’il eut à tout satisfait,
On fit partir une escorte puissante.
Hispal fut retenu ; non qu’on eût en effet
Le moindre soupçon de l’infante.
Le chef de cette escorte était jeune et bien fait.
Abordé près du parc, avant tout il partage
Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,
Va droit avec l’autre au château.
La beauté de l’infante était beaucoup accrue :
Il en devint épris à la première vue ;
Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fît beau,
Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée.
Elle s’en tint fort offensée ;
Et l’avertit de son devoir.
Témoigner en tels cas un peu de désespoir,
Est quelquefois une bonne recette.
C’est ce que fait notre homme ; il forme le dessein
De se laisser mourir de faim ;
Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite :
On n’a pas le temps d’en venir
Au repentir.
D’abord Alaciel riait de sa sottise.
Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant,
Elle toujours le détournant
D’une si terrible entreprise.
Le second jour commence à la toucher.
Elle rêve à cette aventure.
Laisser mourir un homme, et pouvoir l’empêcher !
C’est avoir l’âme un peu trop dure.
Par pitié donc elle condescendit
Aux volontés du capitaine ;
Et cet office lui rendit
Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine ;
Autrement le remède eût été sans effet.
Tandis que le galant se trouve satisfait,
Et remet les autres affaires,
Disant tantôt que les vents sont contraires,
Tantôt qu’il faut radouber ses galères,
Pour être en état de partir,
Tantôt qu’on vient de l’avertir
Qu’il est attendu des corsaires :
Un corsaire en effet arrive, et surprenant
Ses gens demeurés à la rade,
Les tue, et va donner au château l’escalade :
Du fier Grifonio c’était le lieutenant.
Il prend le château d’emblée.
Voilà la fête troublée.
Le jeûneur maudit son sort.
Le corsaire apprend d’abord
L’aventure de la belle,
Et la tirant à l’écart,
Il en veut avoir sa part.
Elle fit fort la rebelle.
Il ne s’en étonna pas,
N’étant novice en tels cas.
« Le mieux que vous puissiez faire,
Lui dit tout franc ce corsaire,
C’est de m’avoir pour ami ;
Je suis corsaire et demi.
Vous avez fait jeûner un pauvre misérable
Qui se mourait pour vous d’amour ;
Vous jeûnerez à votre tour,
Ou vous me serez favorable.
La justice le veut : nous autres gens de mer
Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite ;
Attendez-vous de n’avoir à manger
Que quand de ce côté vous aurez été quitte.
Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi. »
Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point de loi.
S’accommoder à tout est chose nécessaire.
Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le faut faire.
Quand il plaît au destin que l’on en vienne là,
Augmenter sa souffrance est une erreur extrême ;
Si par pitié d’autrui la belle se força,
Que ne point essayer par pitié de soi-même ?
Elle se force donc, et prend en gré le tout.
Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.
Si le corsaire eût été sage,
Il eut mené l’infante en un autre rivage.
Sage en amour ? hélas, il n’en est point.
Tandis que celui-ci croit avoir tout à point,
Vent pour partir, lieu propre pour attendre,
Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons,
Et veille quand nous sommeillons,
Lui trame en secret cet esclandre.
Le seigneur d’un château voisin de celui-ci,
Homme fort ami de la joie,
Sans nulle attache, et sans souci
Que de chercher toujours quelque nouvelle proie,
Ayant eu le vent des beautés,
Perfections, commodités,
Qu’en sa voisine on disait être
Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre le maître.
Il avait des amis, de l’argent, du crédit ;
Pouvait assembler deux mille hommes ;
Il les assemble donc un beau jour, et leur dit :
« Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,
Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?
Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?
Allons tirer notre voisine
D’entre les griffes du mâtin.
Que ce soir chacun soit en armes ;
Mais doucement et sans tonner d’alarmes :
Sous les auspices de la nuit,
Nous pourrons nous rendre sans bruit
Au pied de ce château, dès la petite pointe
Du jour.
La surprise à l’ombre étant jointe
Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour.
Pour ma part du butin je ne veux que la dame :
Non pas pour en user ainsi que ce voleur ;
Je me sens un désir en l’âme,
De lui restituer ses biens et son honneur.
Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage,
Vivres, munitions, enfin tout l’équipage
Dont ces brigands ont rempli la maison.
Je vous demande encor un don ;
C’est qu’on pende aux créneaux haut et court le corsaire. »
Cette harangue militaire
Leur sut tant d’ardeur inspirer,
Qu’il en fallut une autre afin de modérer
Le trop grand désir de bien faire.
Chacun repaît le soir étant venu :
L’on mange peu ; l’on boit en récompense :
Quelques tonneaux sont mis sur cu.
Pour avoir fait cette dépense,
Il s’est gagné plusieurs combats,
Tant en Allemagne qu’en France.
Ce seigneur donc n’y manqua pas ;
Et ce fut un trait de prudence.
Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras.
Point de tambours, force bons coutelas.
On part sans bruit, on arrive en silence.
L’orient venait de s’ouvrir.
C’est un temps ou le somme est dans sa violence,
Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir.
Presque tout le peuple corsaire
Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire,
Fut assommé sans le sentir.
Le chef pendu, l’on amène l’infante.
Son peu d’amour pour le voleur,
Sa surprise et son épouvante,
Et les civilités de son libérateur
Ne lui permirent pas de répandre des larmes.
Sa prière sauva la vie à quelques gens.
Elle plaignit les morts, consola les mourants,
Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes.
On dit même qu’en peu de temps
Elle perdit la mémoire
De ses deux derniers galants ;
Je n’ai pas peine à le croire.
Son voisin la reçut en un appartement
Tout brillant d’or, et meublé richement.
On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre.
Nouvel hôte, et nouvel amant,
Ce n’était pas pour rien omettre ;
Grande chère surtout, et des vins fort exquis.
Les dieux ne sont pas mieux servis.
Alaciel qui de sa vie
Selon sa Loi n’avait bu vin,
Goûta ce soir par compagnie
De ce breuvage si divin.
Elle ignorait l’effet d’une liqueur si douce,
Insensiblement fit carrouse :
Et comme amour jadis lui troubla la raison,
Ce fut lors un autre poison.
Tous deux sont à craindre des dames.
Alaciel mise au lit par ses femmes,
Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’un pas.
« Quoi trouver ? dira-t-on ; d’immobiles appas ?
– Si j’en trouvais autant je saurais bien qu’en faire,
Disait l’autre jour un certain :
Qu’il me vienne une même affaire,
On verra si j’aurai recours à mon voisin. »
Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle,
Cette nuit disposèrent d’elle.
Les charmes des premiers dissipés à la fin,
La princesse au sortir du somme
Se trouva dans les bras d’un homme.
La frayeur lui glaça la voix :
Elle ne put crier, et de crainte saisie
Permit tout à son hôte, et pour un autrefois
Lui laissa lier la partie.
« Une nuit, lui dit-il. est de même que cent ;
Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire. »
Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant
Pour d’autres conquêtes soupire.
Il part un soir, prie un de ses amis
De faire cette nuit les honneurs du logis,
Prendre sa place, aller trouver la belle,
Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle,
Ne point parler, qu’il était fort aisé ;
Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé
L’infante assurément agrérait son service.
L’autre bien volontiers lui rendit cet office.
Le moyen qu’un ami puisse être refusé ?
À ce nouveau venu la voilà donc en proie.
Il ne put sans parler contenir cette joie.
La belle se plaignit être ainsi leur jouet :
« Comment l’entend Monsieur mon hôte ?
Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ? »
L’autre confessa qu’en effet
Ils avaient tort ; mais que toute la faute
Était au maître du logis.
« Pour vous venger de son mépris,
Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.
Enchérissez sur les tendresses
Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votre amant :
Aimez-moi par dépit et par ressentiment,
Si vous ne pouvez autrement. »
Son conseil fut suivi, l’on poussa les affaires,
L’on se vengea, l’on n’omit rien.
Que si l’ami s’en trouva bien,
L’hôte ne s’en tourmenta guères.
Et de cinq si j’ai bien compté.
Le sixième incident des travaux de l’infante
Par quelques-uns est rapporté
D’une manière différente.
Force gens concluront de là
Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle,
C’est médisance que cela :
Je ne voudrais mentir pour elle.
Son époux n’eut assurément
Que huit précurseurs seulement.
Poursuivons donc notre nouvelle.
L’hôte revint quand l’ami fut content.
Alaciel lui pardonnant,
Fit entre eux les choses égales :
La clémence sied bien aux personnes royales.
Ainsi de main en main Alaciel passait
Et souvent se divertissait
Aux menus ouvrages des filles
Qui la servaient, toutes assez gentilles.
Elle en aimait fort une à qui l’on en contait ;
Et le conteur était un certain gentilhomme
De ce logis, bien fait et galant homme
Mais violent dans ses désirs,
Et grand ménager de soupirs,
Jusques à commencer près de la plus sévère
Par où l’on finit d’ordinaire.
Un jour au bout du parc le galant rencontra
Cette fillette
Et dans un pavillon fit tant qu’il l’attira
Toute seulette.
L’infante était fort près de là :
Mais il ne la vit point, et crut en assurance
Pouvoir user de violence.
Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs,
Peste d’amour, et des douceurs
Dont il tire sa subsistance
Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.
La crainte lui nuisait autant que le devoir.
Cette fille l’aurait selon toute apparence
Favorisé,
Si la belle eut osé.
Se voyant craint de cette sorte,
Il fit tant qu’en ce pavillon
Elle entra par occasion ;
Puis le galant ferme la porte :
Mais en vain, car l’infante avait de quoi l’ouvrir.
La fille voit sa faute, et tâche de sortir.
Il la retient : elle crie, elle appelle :
L’infante vient, et vient comme il fallait,
Quand sur ses fins la demoiselle était.
Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine ;
Quand il devrait leur attacher les mains.
« Si loin de tous secours humains,
Dit-il, la résistance est vaine.
Tirez au sort sans marchander ;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce ;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.
– Qu’a fait Madame ? dit la belle,
Pâtira-t-elle pour autrui ?
– Oui si le sort tombe sur elle,
Dit le galant, prenez-vous-en à lui.
– Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à toute extrémité. »
Ce combat plein de charité
Fut par le sort à la fin terminé.
L’infante en eut toute la gloire :
Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire :
L’autre sortit, et l’on jura
De ne rien dire de cela.
Mais le galant se serait laissé pendre
Plutôt que de cacher un secret si plaisant ;
Et pour le divulguer il ne voulut attendre
Que le temps qu’il fallait pour trouver seulement
Quelqu’un qui le voulût entendre.
Ce changement de favoris
Devint à l’infante une peine ;
Elle eut regret d’être l’Hélène
D’un si grand nombre de Paris.
Aussi l’Amour se jouait d’elle.
Un jour entre autres que la belle
Dans un bois dormait à l’écart
Il s’y rencontra par hasard
Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures
De ces sortes de gens que sur des palefrois
Les belles suivaient autrefois,
Et passaient pour chastes et pures.
Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,
Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,
N’eut vu la princesse endormie,
Que de prendre un baiser il forma le dessein ;
Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein,
Il était sur le point d’en passer son envie,
Quand tout d’un coup il se souvint
Des lois de la chevalerie.
À ce penser il se retint,
Priant toutefois en son âme
Toutes les puissances d’amour
Qu’il put courir en ce séjour
Quelque aventure avec la dame.
L’infante s’éveilla surprise au dernier point.
« Non non, dit-il, ne craignez point ;
Je ne suis géant ni sauvage
Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux
D’avoir trouvé dans ce bocage
Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans les cieux. »
Après ce compliment, sans plus longue demeure,
Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasait ;
C’était un homme qui faisait
Beaucoup de chemin en peu d’heure.
Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras,
Et tout ce qu’en semblables cas
On a de coutume de dire
À celles pour qui l’on soupire.
Son offre fut reçue, et la belle lui fit
Un long roman de son histoire,
Supprimant, comme l’on peut croire,
Les six galants. L’aventurier en prit
Ce qu’il crut à propos d’en prendre ;
Et comme Alaciel de son sort se plaignit,
Cet inconnu s’engagea de la rendre
Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut un mois.
« Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause :
Si les dieux avaient mis la chose
Jusques à présent à mon choix,
J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.
– Pourvu qu’Amour me prête vie,
Vous les verrez, dit-il. C’est seulement à vous
D’apporter remède à vos coups,
Et consentir que mon ardeur s’apaise :
Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)
Vous demeureriez seule ; et pour vous parler franc
Je tiens ce service assez grand,
Pour me flatter d’une espérance
De récompense. »
Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs,
Convint d’un nombre de faveurs,
Qu’afin que la chose fut sûre,
Cette princesse lui payrait,
Non tout d’un coup, mais à mesure
Que le voyage se ferait ;
Tant chaque jour, sans nulle faute.
Le marché s’étant ainsi fait,
La princesse en croupe se met,
Sans prendre congé de son hôte.
L’inconnu qui pour quelque temps
S’était défait de tous ses gens,
La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe
Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur.
Notre héroïne prend en descendant de croupe
Un palefroi. Cependant le seigneur
Marche toujours à côté d’elle,
Tantôt lui conte une nouvelle,
Et tantôt lui parle d’amour,
Pour rendre le chemin plus court.
Avec beaucoup de foi le traité s’exécute :
Pas la moindre ombre de dispute
Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands
De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens)
Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent
Et s’embarquèrent.
Cet élément ne leur fut pas moins doux
Que l’autre avait été ; certain calme au contraire
Prolongeant le chemin, augmenta le salaire.
Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous
Au port de Joppe, et là se rafraîchirent ;
Au bout de deux jours en partirent,
Sans autre escorte que leur train :
Ce fut aux brigands une amorce :
Un gros d’Arabes en chemin
Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force,
Quand notre aventurier fit un dernier effort
Repoussa les brigands, reçut une blessure
Qui le mit dans la sépulture ;
Non sur-le-champ ; devant sa mort
Il pourvut à la belle, ordonna du voyage,
En chargea son neveu jeune homme de courage,
Lui léguant par même moyen
Le surplus des faveurs, avec son équipage,
Et tout le reste de son bien.
Quand on fut revenu de toutes ces alarmes
Et que l’on eut versé certain nombre de larmes
On satisfit au testament du mort ;
On paya les faveurs, dont enfin la dernière
Échut justement sur le bord
De la frontière.
En cet endroit le neveu la quitta,
Pour ne donner aucun ombrage ;
Et le gouverneur la guida
Pendant le reste du voyage.
Au soudan il la présenta.
D’exprimer ici la tendresse,
Ou pour mieux dire les transports,
Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,
Il faudrait de nouveaux efforts ;
Et je n’en puis plus faire : il est bon que j’imite
Phébus, qui sur la fin du jour
Tombe d’ordinaire si court
Qu’on dirait qu’il se précipite.
Le gouverneur aimait à se faire écouter ;
Ce fut un passe-temps de l’entendre conter
Monts et merveilles de la dame
Qui riait sans doute en son âme.
« Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan,
Hispal étant parti, Madame incontinent,
Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,
Résolut de vaquer nuit et jour au service
D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit.
Je ne vous aurais jamais dit
Tous ses temples et ses chapelles,
Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.
Là les gens pour idole ont un certain oiseau,
Qui dans ses portraits est fort beau,
Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.
Au contraire des autres dieux,
Qu’on ne sert que quand on est vieux,
La jeunesse lui sacrifie.
Si vous saviez l’honnête vie
Qu’en le servant menait Madame Alaciel,
Vous béniriez cent fois le Ciel
De vous avoir donné fille tant accomplie.
Au reste en ces pays on vit d’autre façon
Que parmi vous ; les belles vont et viennent :
Point d’eunuques qui les retiennent ;
Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton.
Madame dès l’abord s’est faite à leur méthode,
Tant elle est de facile humeur ;
Et je puis dire à son honneur
Que de tout elle s’accommode. »
Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés,
La princesse partit pour Garbe en grande escorte.
Les gens qui la suivaient furent tous régalés
De beaux présents ; et d’une amour si forte
Cette belle toucha le cœur de Mamolin,
Qu’il ne se tenait pas. On fit un grand festin,
Pendant lequel, ayant belle audience,
Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.
Dit les mensonges qu’il lui plut.
Mamolin et sa cour écoutaient en silence.
La nuit vint : on porta la reine dans son lit.
À son honneur elle en sortit :
Le prince en rendit témoignage.
Alaciel, à ce qu’on dit
N’en demandait pas davantage.
Ce conte nous apprend que beaucoup de maris
Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires
N’y viennent bien souvent qu’après les favoris,
Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissent guères.
Le plus sûr toutefois est de se bien garder,
Craindre tout, ne rien hasarder.
Filles maintenez-vous ; l’affaire est d’importance.
Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France.
Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près :
C’est là l’un des plus grands secrets
Pour empêcher les aventures.
Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures
Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons :
Rompez-lui toutes ses mesures :
Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons.
Ne m’allez point conter : « c’est le droit des garçons. »
Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre.
Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvait défendre,
Le remède sera de rire en son malheur.
Il est bon de garder sa fleur ;
Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre.
Nouvelle tirée de Boccace
Dame Vénus et dame Hypocrisie
Font quelquefois ensemble de bons coups ;
Tout homme est homme, et les moines sur tous :
Ce que j’en dis, ce n’est point par envie,
Avez-vous sœur, fille, ou femme jolie,
Gardez le froc ! c’est un maître Gonin ;
Vous en tenez, s’il tombe sous sa main
Belle qui soit quelque peu simple et neuve,
Pour vous montrer que je ne parle en vain,
Lisez ceci, je ne veux autre preuve.
Un jeune ermite était tenu pour saint :
On lui gardait place dans la Légende.
L’homme de Dieu d’une corde était ceint
Pleine de nœuds ; mais sous sa houppelande
Logeait le cœur d’un dangereux paillard.
Un chapelet pendait à sa ceinture,
Long d’une brasse, et gros outre mesure ;
Une clochette était de l’autre part.
Au demeurant, il faisait le cafard,
Se renfermait, voyant une femelle,
Dedans sa coque, et baissait la prunelle :
Vous n’auriez dit qu’il eût mangé le lard.
Un bourg était dedans son voisinage,
Et dans ce bourg une veuve fort sage,
Qui demeurait tout à l’extrémité.
Elle n’avait pour tout bien qu’une fille
Jeune, ingénue, agréable, et gentille ;
Pucelle encor, mais, à la vérité
Moins par vertu que par simplicité ;
Peu d’entregent, beaucoup d’honnêteté ;
D’autre dot point, d’amants pas davantage.
Du temps d’Adam, qu’on naissait tout vêtu,
Je pense bien que la belle en eût eu,
Car avec rien on montait un ménage ;
Il ne fallait matelas ni linceul ;
Même le lit n’était pas nécessaire.
Ce temps n’est plus. Hymen, qui marchait seul,
Mène à présent à sa suite un notaire.
L’Anachorète, en quêtant par le bourg,
Vit cette fille, et dit sous son capuce :
« Voici de quoi ; si tu sais quelque tour,
Il te le faut employer, frère Luce. »
Pas n’y manqua : voici comme il s’y prit.
Elle logeait, comme j’ai déjà dit,
Tout près des champs, dans une maisonnette,
Dont la cloison par notre anachorète
Étant percée aisément et sans bruit,
Le compagnon, par une belle nuit
(Belle, non pas, le vent et la tempête
Favorisaient le dessein du galant),
Une nuit donc, dans le pertuis mettant
Un long cornet, tout du haut de la tête
Il leur cria : « Femmes, écoutez-moi. »
À cette voix, toutes pleines d’effroi,
Se blottissant, l’une et l’autre est en transe.
Il continue, et corne à toute outrance :
« Réveillez-vous, créatures de Dieu,
Toi, femme veuve, et toi, fille pucelle ;
Allez trouver mon serviteur fidèle
L’Ermite Luce ; et partez de ce lieu
Demain matin, sans le dire à personne ;
Car c’est ainsi que le Ciel vous l’ordonne.
Ne craignez point, je conduirai vos pas ;
Luce est bénin. Toi, veuve, tu feras
Que de ta fille il ait la compagnie ;
Car d’eux doit naître un pape, dont la vie
Réformera tout le peuple chrétien. »
La chose fut tellement prononcée,
Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée
Ne laissa pas de l’entendre fort bien.
La peur les tint un quart d’heure en silence.
La fille enfin met le nez hors des draps,
Et puis, tirant sa mère par le bras,
Lui dit d’un ton tout rempli d’innocence :
« Mon Dieu ! maman, y faudra-t-il aller ?
Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-il faire ?
Je ne sais pas comment il faut parler ;
Ma cousine Anne est bien mieux son affaire,
Et retiendrait bien mieux tous ses sermons.
– Sotte, tais-toi, lui repartit la mère,
C’est bien cela ! va, va, pour ces leçons
Il n’est besoin de tout l’esprit du monde :
Dès la première, ou bien dès la seconde,
Ta cousine Anne en saura moins que toi.
– Oui ? dit la fille, eh ! mon Dieu ! menez-moi :
Partons, bientôt nous reviendrons au gîte.
– Tout doux, reprit la mère en souriant,
Il ne faut pas que nous allions si vite ;
Car que sait-on ? le diable est bien méchant
Et bien trompeur. Si c’était lui, ma fille,
Qui fût venu pour nous tendre des lacs ?
As-tu pris garde ? Il parlait d’un ton cas,
Comme je crois que parle la famille
De Lucifer. Le fait mérite bien
Que, sans courir, ni précipiter rien,
Nous nous gardions de nous laisser surprendre.
Si la frayeur t’avait fait mal entendre…
Pour moi, j’avais l’esprit tout éperdu.
– Non, non, maman, j’ai fort bien entendu,
Dit la fillette. – Or bien, reprit la mère,
Puisque ainsi va, mettons-nous en prière. »
Le lendemain, tout le jour se passa
À raisonner, et par-ci, et par là,
Sur cette voix, et sur cette rencontre.
La nuit venue, arrive le corneur ;
Il leur cria d’un ton à faire peur :
« Femme incrédule, et qui vas à l’encontre
Des volontés de Dieu ton créateur,
Ne tarde plus, va-t’en trouver L’Ermite,
Ou tu mourras. » La fillette reprit :
« Hé bien, maman ! l’avais-je pas bien dit ?
Mon Dieu ! partons ; allons rendre visite
À l’homme saint ; je crains tant votre mort
Que j’y courrais, et tout de mon plus fort,
S’il le fallait. – Allons donc », dit la mère.
La belle mit son corset des bons jours
Son demi-ceint, ses pendants de velours
Sans se douter de ce qu’elle allait faire.
Jeune fillette a toujours soin de plaire.
Notre cagot s’était mis aux aguets,
Et par un trou qu’il avait fait exprès
À sa cellule, il voulait que ces femmes
Le pussent voir, comme un brave soldat,
Le fouet en main, toujours en un état
De pénitence, et de tirer des flammes
Quelque défunt puni pour ses méfaits ;
Faisant si bien, en frappant tout auprès,
Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.
Il n’ouvrit pas à nos deux pèlerines
Du premier coup ; et pendant un moment
Chacune peut l’entrevoir s’escrimant
Du saint outil. Enfin, la porte s’ouvre
Mais ce ne fut d’un bon Miserere.
Le papelard contrefait l’étonné.
Tout en tremblant, la veuve lui découvre
Non sans rougir, le cas comme il était.
À six pas d’eux la fillette attendait
Le résultat, qui fut que notre ermite
Les renvoya, fit le bon hypocrite.
« Je crains, dit-il, les ruses du malin ;
Dispensez-moi : le sexe féminin
Ne doit avoir en ma cellule entrée.
Jamais de moi saint-père ne naîtra. »
La veuve dit, toute déconfortée :
« Jamais de vous ! et pourquoi ne fera ? »
Elle ne put en tirer autre chose.
En s’en allant, la fillette disait :
« Hélas ! maman, nos péchés en sont cause. »
La nuit revient, et l’une et l’autre était
Au premier somme, alors que l’hypocrite
Et son cornet font bruire la maison.
Il leur cria, toujours du même ton :
« Retournez voir Luce le saint ermite ;
Je l’ai changé ; retournez dès demain. »
Les voilà donc derechef en chemin.
Pour ne tirer plus en long cette histoire,
Il les reçut. La mère s’en alla,
Seule, s’entend ; la fille demeura.
Tout doucement il vous l’apprivoisa ;
Lui prit d’abord son joli bras d’ivoire :
Puis s’approcha, puis en vint au baiser,
Puis aux beautés que l’on cache à la vue,
Puis le galant vous la mit toute nue,
Comme s’il eût voulu la baptiser.
Ô papelards, qu’on se trompe à vos mines !
Tant lui donna du retour de matines,
Que maux de cœur vinrent premièrement,
Et maux de cœur chassés Dieu sait comment.
En fin finale, une certaine enflure
La contraignit d’allonger sa ceinture,
Mais en cachette, et sans en avertir
Le forge-pape, encore moins la mère ;
Elle craignait qu’on ne la fît partir :
Le jeu d’amour commençait à lui plaire.
Vous me direz : « D’où lui vint tant d’esprit ? »
D’où ? de ce jeu : c’est l’arbre de science.
Sept mois entiers la galande attendit ;
Elle allégua son peu d’expérience.
Dès que la mère eut indice certain
De sa grossesse, elle lui fit soudain
Trousser bagage, et remercia l’hôte.
Lui de sa part rendit grâce au Seigneur,
Qui soulageait son pauvre serviteur.
Puis, au départ, il leur dit que sans faute,
Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.
« Gardez pourtant, dame, de faire rien
Qui puisse nuire à votre géniture.
Ayez grand soin de cette créature ;
Car tout bonheur vous en arrivera :
Vous régnerez, serez la signora,
Ferez monter aux grandeurs tous les vôtres,
Princes les uns et grands seigneurs les autres,
Vos cousins ducs, cardinaux vos neveux ;
Places, châteaux, tant pour vous que pour eux,
Ne manqueront en aucune manière,
Non plus que l’eau qui coule en la rivière. »
Leur ayant fait cette prédiction,
Il leur donna sa bénédiction.
La signora, de retour chez sa mère,
S’entretenait jour et nuit du saint-père,
Préparait tout, lui faisait des béguins ;
Au demeurant prenait tous les matins
La couple d’œufs ; attendait en liesse
Ce qui viendrait d’une telle grossesse.
Mais ce qui vint détruisit les châteaux,
Fit avorter les mitres, les chapeaux
Et les grandeurs de toute la famille :
La signora mit au monde une fille.
Nouvelle tirée de Boccace.
Le voile n’est le rempart le plus sûr
Contre l’Amour, ni le moins accessible.
Un bon mari, mieux que grille ni mur,
Y pourvoira, si pourvoir est possible.
C’est à mon sens une erreur trop visible
À des parents, pour ne dire autrement,
De présumer, après qu’une personne,
Bon gré, mal gré, s’est mise en un couvent,
Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on lui donne.
Abus, abus ; je tiens que le Malin
N’a revenu plus clair et plus certain
(Sauf toutefois l’assistance divine.)
Encore un coup ne faut qu’on s’imagine
Que d’être pure et nette de péché
Soit privilège à la guimpe attaché.
Nenni da, non ; je prétends qu’au contraire,
Filles du monde ont toujours plus de peur,
Que l’on ne donne atteinte à leur honneur ;
La raison est qu’elles en ont affaire.
Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.
Les autres n’ont pour un seul adversaire.
Tentation, fille d’oisiveté,
Ne manque pas d’agir de son côté :
Puis le désir, enfant de la contrainte.
Ma fille est nonne, Ergo, c’est une sainte,
Mal raisonner. Des quatre parts les trois
En ont regret et se mordent les doigts ;
Font souvent pis ; au moins l’ai-je ouï dire ;
Car pour ce point je parle sans savoir.
Boccace en fait certain conte pour rire,
Que j’ai rimé comme vous allez voir.
Un bon vieillard en un couvent de filles
Autrefois fut, labourait le jardin.
Elles étaient toutes assez gentilles,
Et volontiers jasaient dès le matin.
Tant ne songeaient au service divin,
Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,
Bien blanchement, comme droites poupées,
Prête chacune à tenir coup aux gens ;
Et n’était bruit qu’il se trouvât léans
Fille qui n’eût de quoi rendre le change,
Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.
Huit sœurs étaient, et l’abbesse sont neuf,
Si mal d’accord que c’était chose étrange.
De la beauté la plupart en avaient ;
De la jeunesse elles en avaient toutes.
En cettui lieu beaux pères fréquentaient,
Comme on peut croire ; et tant bien supputaient
Qu’il ne manquait à tomber sur leurs routes.
Le bon vieillard jardinier dessus dit,
Près de ces sœurs perdait presque l’esprit ;
À leur caprice il ne pouvait suffire.
Toutes voulaient au vieillard commander ;
Dont ne pouvant entre elles s’accorder,
Il souffrait plus que l’on ne saurait dire.
Force lui fut de quitter la maison.
Il en sortit de la même façon
Qu’était entré là dedans le pauvre homme,
Sans croix ne pile, et n’ayant rien en somme
Qu’un vieil habit. Certain jeune garçon
De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,
Dit au vieillard un beau jour après boire,
Et raisonnant sur le fait des nonnains :
Qu’il passerait bien volontiers sa vie
Près de ces sœurs ; et qu’il avait envie
De leur offrir son travail et ses mains :
Sans demander récompense ni gages.
Le compagnon ne visait à l’argent :
Trop bien croyait, ces sœurs étant peu sages,
Qu’il en pourrait croquer une en passant,
Et puis une autre, et puis toute la troupe.
Nuto lui dit (c’est le nom du vieillard) :
« Crois-moi, Mazet, mets-toi quelque autre part.
J’aimerais mieux être sans pain ni soupe
Que d’employer en ce lieu mon travail.
Les nonnes sont un étrange bétail.
Qui n’a tâté de cette marchandise
Ne sait encor ce que c’est que tourment.
Je te le dis, laisse là ce couvent ;
Car d’espérer les servir à leur guise
C’est un abus ; l’une voudra du mou
L’autre du dur ; par quoi je te tiens fou
D’autant plus fou que ces filles sont sottes ;
Tu n’auras pas œuvre faite entre nous
L’une voudra que tu plantes des choux,
L’autre voudra que ce soit des carottes. »
Mazet reprit : « Ce n’est pas là le point.
Vois-tu, Nuto, je ne suis qu’une bête ;
Mais dans ce lieu tu ne me verras point
Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.
La raison est que je n’ai que vingt ans ;
Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.
Je leur suis propre, et ne demande en somme
Que être admis. » Dit alors le bon homme :
« Au factotum tu n’as qu’à t’adresser ;
– Allons-nous-en de ce pas lui parler.
Allons, dit l’autre. Il me vient une chose
Dedans l’esprit : je ferai le muet
Et l’idiot. – Je pense qu’en effet,
Reprit Nuto, cela peut être cause
Que le Pater avec le factotum
N’auront de toi ni crainte ni soupçon. »
La chose alla comme ils l’avaient prévue.
Voilà Mazet, à qui pour bienvenue
L’on fait bêcher la moitié du jardin.
Il contrefait le sot et le badin,
Et cependant laboure comme un sire.
Autour de lui les nonnes allaient rire.
Un certain jour le compagnon dormant,
Ou bien feignant de dormir, il n’importe :
(Boccace dit qu’il en faisait semblant)
Deux des nonnains le voyant de la sorte
Seul au jardin ; (car sur le haut du jour,
Nulle des sœurs ne faisait long séjour
Hors le logis, le tout crainte du hâle)
De ces deux donc, l’une approchant Mazet,
Dit à sa sœur : « Dedans ce cabinet
Menons ce sot. » Mazet était beau mâle,
Et la galande à le considérer
Avait pris goût ; pourquoi sans différer
Amour lui fit proposer cette affaire.
L’autre reprit : « Là dedans ? et quoi faire ?
– Quoi ? dit la sœur, je ne sais, l’on verra ;
Ce que l’on fait alors qu’on en est là :
Ne dit-on pas qu’il se fait quelque chose ?
– Jésus, reprit l’autre sœur se signant,
Que dis-tu là ? notre règle défend
De tels pensers. S’il nous fait un enfant ?
Si l’on nous voit ? tu t’en vas être cause
De quelque mal. – On ne nous verra point,
Dit la première ; et quant à l’autre point
C’est s’alarmer avant que le coup vienne.
Usons du temps sans nous tant mettre en peine,
Et sans prévoir les choses de si loin.
Nul n’est ici, nous avons tout à point,
L’heure, et le lieu si touffu, que la vue
N’y peut passer ; et puis sur l’avenue
Je suis d’avis qu’une fasse le guet :
Tandis que l’autre étant avec Mazet,
À son bel aise aura lieu de s’instruire :
Il est muet et n’en pourra rien dire.
– Soit fait, dit l’autre ; il faut à ton désir
Acquiescer, et te faire plaisir.
Je passerai si tu veux la première
Pour t’obliger au moins à ton loisir
Tu t’ébattras puis après de manière
Qu’il ne sera besoin d’y retourner :
Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.
– Je le vois bien, dit l’autre plus sincère :
Tu ne voudrais sans cela commencer
Assurément ; et tu serais honteuse. »
Tant y resta cette sœur scrupuleuse,
Qu’à la fin l’autre allant la dégager
De faction la fut faire changer.
Notre muet fait nouvelle partie :
Il s’en tira non si gaillardement :
Cette sœur fut beaucoup plus mal lotie ;
Le pauvre gars acheva simplement
Trois fois le jeu, puis après il fit chasse.
Les deux nonnains n’oublièrent la trace
Du cabinet, non plus que du jardin ;
Il ne fallait leur montrer le chemin.
Mazet, pourtant, se ménagea de sorte
Qu’à Sœur Agnès, quelques jours ensuivant
Il fit apprendre une semblable note
En un pressoir tout au bout du couvent ;
Sœur Angélique et sœur Claude suivirent,
L’une au dortoir, l’autre dans un cellier :
Tant qu’à la fin la cave et le grenier
Du fait des sœurs maintes choses apprirent.
Point n’en resta que le sire Mazet
Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.
L’abbesse aussi voulut entrer en danse,
Elle eut son droit, double et triple pitance,
De quoi les sœurs jeûnèrent très longtemps.
Mazet n’avait faute de restaurants ;
Mais restaurants ne sont pas grande affaire
À tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,
Qu’avec l’abbesse un jour venant au choc :
« J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un bon coq
N’en a que sept, au moins qu’on ne me laisse
Toutes les neuf. – Miracle, dit l’abbesse,
Venez mes sœurs, nos jeunes ont tant fait
Que Mazet parle. » À l’entour du muet,
Non plus muet, toutes huit accoururent ;
Tinrent chapitre, et sur l’heure conclurent
Qu’à l’avenir Mazet serait choyé
Pour le plus sûr ; car qu’il fut renvoyé,
Cela rendrait la chose manifeste.
Le compagnon bien nourri, bien payé
Fit ce qu’il put, d’autres firent le reste.
Il les engea de petits Mazillons,
Desquels on fit de petits moinillons ;
Ces moinillons devinrent bientôt pères ;
Comme les sœurs devinrent bientôt mères
À leur regret, pleines d’humilité ;
Mais jamais nom ne fut mieux mérité.
Je dois trop au beau sexe ; il me fait trop d’honneur
De lire ces récits ; si tant est qu’il les lise.
Pourquoi non ? c’est assez qu’il condamne en son cœur
Celles qui font quelque sottise.
Ne peut-il pas sans qu’il le dise,
Rire sous cape de ces tours,
Quelque aventure qu’il y trouve ?
S’ils sont faux, ce sont vains discours ;
S’ils sont vrais, il les désapprouve.
Irait-il après tout s’alarmer sans raison
Pour un peu de plaisanterie ?
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre ;
Je réponds de vous corps pour corps :
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre
Qu’on ne s’enferme avec les morts ?
Le monde ne vous connaît guères,
S’il croit que les faveurs sont chez vous familières :
Non pas que les heureux amants
Soient ni phénix ni corbeaux blancs ;
Aussi ne sont-ce fourmilières.
Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons.
J’ai servi des beautés de toutes les façons :
Qu’ai- je gagné ? très peu de chose ;
Rien. Je m’aviserais sur le tard d’être cause
Que la moindre de vous commît le moindre mal !
Contons ; mais contons bien ; c’est le point principal ;
C’est tout : à cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille.
Censurez tant qu’il vous plaira
Méchants vers, et phrases méchantes ;
Mais pour bons tours, laissez-les là ;
Ce sont choses indifférentes ;
Je n’y vois rien de périlleux.
Les mères, les maris, me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus !
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait mon livre irait le faire !
Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté ;
Mais je voudrais m’être acquitté
De cette grâce par avance.
Que puis-je faire en récompense ?
Un conte ou l’on va voir vos appas triompher :
Nulle précaution ne les peut étouffer.
Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore
Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunes ans,
Outre l’éclat des cieux, et les beautés des champs,
Il eût vu les vôtres encore.
Aussi dès qu’il les vit il en sentit les coups ;
Vous surpassâtes tout ; il n’eut d’yeux que pour vous ;
Il laissa les palais : enfin votre personne
Lui parut avoir plus d’attraits
Que n’en auraient à beaucoup près
Tous les joyaux de la Couronne.
On l’avait dès l’enfance élevé dans un bois.
Là son unique compagnie
Consistait aux oiseaux : leur aimable harmonie
Le désennuyait quelquefois.
Tout son plaisir était cet innocent ramage :
Encor ne pouvait-il entendre leur langage.
En une école si sauvage
Son père l’amena dès ses plus tendres ans.
Il venait de perdre sa mère ;
Et le pauvre garçon ne connut la lumière
Qu’afin qu’il ignorât les gens :
Il ne s’en figura pendant un fort long temps
Point d’autres que les habitants
De cette forêt ; c’est-à-dire
Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire
Pour respirer sans plus, et ne songer à rien.
Ce qui porta son père à fuir tout entretien,
Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes ;
L’une la haine des personnes,
L’autre la crainte ; et depuis qu’à ses yeux
Sa femme disparut s’envolant dans les Cieux,
Le monde lui fut odieux :
Las d’y gémir, et de s’y plaindre,
Et partout des plaintes ouïr,
Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,
Et le reste des femmes craindre.
Il voulut être ermite ; et destina son fils
À ce même genre de vie.
Ses biens aux pauvres départis,
Il s’en va seul, sans compagnie
Que celle de ce fils, qu’il portait dans ses bras :
Au fond d’une forêt il arrête ses pas.
(Cet homme s’appelait Philippe, dit l’histoire.)
Là, par un saint motif, et non par humeur noire,
Notre ermite nouveau cache avec très grand soin
Cent choses à l’enfant ; ne lui dit près ni loin
Qu’il fut au monde aucune femme,
Aucuns désirs, aucun amour ;
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour
La nourriture de son âme.
À cinq il lui nomma des fleurs, des animaux ;
L’entretint de petits oiseaux ;
Et parmi ce discours aux enfants agréable,
Mêla des menaces du diable ;
Lui dit qu’il était fait d’une étrange façon :
La crainte est aux enfants la première leçon.
Les dix ans expirés, matière plus profonde
Se mit sur le tapis : un peu de l’autre monde
Au jeune enfant fut révélé ;
Et de la femme point parlé.
Vers quinze ans lui fut enseigné,
Tout autant que l’on put, l’auteur de la nature ;
Et rien touchant la créature.
Ce propos n’est alors déjà plus de saison
Pour ceux qu’au monde on veut soustraire ;
Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire.
Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon
De le mener à la ville prochaine.
Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’à peine
Aller quérir son vivre : et lui mort après tout
Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout
De subsister sans connaître personne ?
Les loups n’étaient pas gens qui donnassent l’aumône.
Il savait bien que le garçon
N’aurait de lui pour héritage,
Qu’une besace et qu’un bâton :
C’était un étrange partage.
Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans.
Au reste il était peu de gens
Qui ne lui donnassent la miche.
Frère Philippe eût été riche
S’il eut voulu. Tous les petits enfants
Le connaissaient ; et du haut de leur tête,
Ils criaient : « Apprêtez la quête ;
Voilà frère Philippe. » Enfin dans la cité
Frère Philippe souhaité
Avait force dévots ; de dévotes pas une ;
Car il n’en voulait point avoir.
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir,
Le pauvre homme le mène voir
Les gens de bien, et tente la fortune.
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils.
Voilà nos ermites partis.
Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,
Et de tous objets assortie :
Le prince y faisait son séjour.
Le jeune homme tombe des nues
Demandait : « Qu’est-ce là ? – Ce sont des gens de cour.
– Et là ? – Ce sont palais. – Ici ? – Ce sont statues. »
Il considérait tout : quand de jeunes beautés
Aux yeux vifs, aux traits enchantés,
Passèrent devant lui ; dès lors nulle autre chose
Ne put ses regards attirer.
Adieu palais ; adieu ce qu’il vient d’admirer :
Voici bien pis, et bien une autre cause
D’étonnement.
Ravi comme en extase à cet objet charmant :
« Qu’est-ce là, dit-il à son père,
Qui porte un si gentil habit ?
Comment l’appelle-t-on ? » ce discours ne plut guère
Au bon vieillard, qui répondit :
« C’est un oiseau qui s’appelle oie.
– Ô l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie.
Oie, hélas ! chante un peu, que j’entende ta voix.
Peut-on point un peu te connaître ?
Mon père je vous prie et mille et mille fois,
Menons-en une en notre bois ;
J’aurai soin de la faire paître. »
Au présent conte on verra la sottise
D’un Florentin. Il avait femme prise
Honnête et sage autant qu’il est besoin ;
Jeune pourtant, du reste toute belle :
Et n’eût-on cru de jouissance telle
Dans le pays, ni même encor plus loin.
Chacun l’aimait, chacun la jugeait digne
D’un autre époux : car quant à celui-ci,
Qu’on appelait Nicia Calfucci,
Ce fut un sot en son temps très insigne.
Bien le montra, lorsque bon gré, mal gré
Il résolut d’être père appelé ;
Crut qu’il ferait beaucoup pour sa patrie
S’il la pouvait orner de Calfuccis.
Sainte ni saint n’était en paradis
Qui de ses vœux n’eût la tête étourdie.
Tous ne savaient ou mettre ses présents.
Il consultait matrones, charlatans,
Diseurs de mots, experts sur cette affaire :
Le tout en vain : car il ne put tant faire
Que d’être père. Il était buté là,
Quand un jeune homme, après avoir en France
Étudié, s’en revint à Florence,
Aussi leurré qu’aucun de par-delà ;
Propre, galant, cherchant partout fortune,
Bien fait de corps, bien voulu de chacune :
Il sut dans peu la carte du pays ;
Connut les bons et les méchants maris ;
Et de quel bois se chauffaient leurs femelles ;
Quels surveillants ils avaient mis près d’elles ;
Les si, les car, enfin tous les détours ;
Comment gagner les confidents d’amours,
Et la nourrice, et le confesseur même,
Jusques au chien ; tout y fait quand on aime.
Tout tend aux fins, dont un seul iota
N’étant omis, d’abord le personnage
Jette son plomb sur Messer Nicia,
Pour lui donner l’ordre de Cocuage.
Hardi dessein ! l’épouse de léans
À dire vrai recevait bien les gens ;
Mais c’était tout : aucun de ses amants
Ne s’en pouvait promettre davantage.
Celui-ci seul, Callimaque nommé,
Dès qu’il parut fut très fort à son gré.
Le galant donc près de la forteresse
Assied son camp, vous investit Lucrèce,
Qui ne manqua de faire la tigresse
À l’ordinaire, et l’envoya jouer :
Il ne savait à quel saint se vouer,
Quand le mari, par sa sottise extrême,
Lui fit juger qu’il n’était stratagème,
Panneau n’était, tant étrange semblât,
Où le pauvre homme à la fin ne donnât,
De tout son cœur, et ne s’en affublât.
L’amant et lui, comme étant gens d’étude,
Avaient entre eux lié quelque habitude :
Car Nice était docteur en droit canon :
Mieux eût valu l’être en autre science
Et qu’il n’eut pris si grande confiance
En Callimaque. Un jour au compagnon
Il se plaignit de se voir sans lignée.
À qui la faute ? il était vert galant,
Lucrèce jeune, et drue, et bien taillée :
« Lorsque j’étais à Paris, dit l’amant,
Un curieux y passa d’aventure.
Je l’allai voir : il m’apprit cent secrets :
Entre autres un pour avoir géniture :
Et n’était chose à son compte plus sûre.
Le grand Mogor l’avait avec succès
Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme.
Mainte princesse, et mainte et mainte dame
En avait fait aussi d’heureux essais.
Il disait vrai, j’en ai vu des effets.
Cette recette est une médecine
Faite du jus de certaine racine,
Ayant pour nom mandragore ; et ce jus
Pris par la femme opère beaucoup plus
Que ne fit onc nulle ombre monacale
D’aucun couvent de jeunes frères plein.
Dans dix mois d’hui je vous fais père enfin ;
Sans demander un plus long intervalle.
Et touchez là : dans dix mois et devant
Nous porterons au baptême l’enfant.
– Dites-vous vrai ? repartit Messer Nice.
Vous me rendez un merveilleux office.
– Vrai ? je l’ai vu faut-il répéter tant ?
Vous moquez-vous d’en douter seulement ?
Par votre foi, le Mogor est-il homme
Que l’on osât de la sorte affronter ?
Ce curieux en toucha telle somme
Qu’il n’eut sujet de s’en mécontenter. »
Nice reprit : « Voilà chose admirable !
Et qui doit être à Lucrèce agréable !
Quand lui verrai-je un poupon sur le sein ?
Notre féal, vous serez le parrain ;
C’est la raison : dès hui je vous en prie.
– Tout doux, reprit alors notre galant,
Ne soyez pas si prompt, je vous supplie :
Vous allez vite : il faut auparavant
Vous dire tout. Un mal est dans l’affaire :
Mais ici-bas put-on jamais tant faire
Que de trouver un bien pur et sans mal ?
Ce jus doué de vertu tant insigne
Porte d’ailleurs qualité très maligne.
Presque toujours il se trouve fatal
À celui-là qui le premier caresse
La patiente ; et souvent on en meurt. »
Nice reprit aussitôt : « Serviteur ;
Plus de votre herbe : et laissons là Lucrèce
Telle qu’elle est : bien grand merci du soin.
Que servira, moi mort, si je suis père ?
Pourvoyez-vous de quelque autre compère :
C’est trop de peine, il n’en est pas besoin. ‘
L’amant lui dit : ‘ Quel esprit est le vôtre !
Toujours il va d’un excès dans un autre.
Le grand désir de vous voir un enfant
Vous transportait naguère d’allégresse :
Et vous voilà, tant vous avez de presse,
Découragé sans attendre un moment.
Oyez le reste ; et sachez que Nature
A mis remède à tout, fors à la mort.
Qu’est-il de faire afin que l’aventure
Nous réussisse, et qu’elle aille à bon port ?
Il nous faudra choisir quelque jeune homme
D’entre le peuple ; un pauvre malheureux,
Qui vous précède au combat amoureux
Tente la voie, attire et prenne en somme
Tout le venin : puis le danger ôté
Il conviendra que de votre côté
Vous agissiez sans tarder davantage ;
Car soyez sûr d’être alors garanti.
Il nous faut faire in anima vili
Ce premier pas ; et prendre un personnage
Lourd et le peu ; mais qui ne soit pourtant
Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,
Ni d’un toucher si rude et si sauvage
Qu’à votre femme un supplice ce soit.
Nous savons bien que Madame Lucrèce
Accoutumée à la délicatesse
De Nicia, trop de peine en auroit.
Même il se peut qu’en venant à la chose
Jamais son cœur n’y voudrait consentir.
Or, ai-je dit, un jeune homme, et pour cause :
Car plus sera d’âge pour bien agir,
Moins laissera de venin, sans nul doute :
Je vous promets qu’il n’en laissera goutte. »
Nice d’abord eut peine à digérer
L’expédient ; allégua le danger,
Et l’infamie : il en serait en peine :
Le magistrat pourrait le rechercher
Sur le soupçon d’une mort si soudaine.
Empoisonner un de ses citadins !
Lucrèce était échappée aux blondins,
On l’allait mettre entre les bras d’un rustre !
« Je suis d’avis qu’on prenne un homme illustre,
Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt
En mille endroits cornera le mystère !
Sottise et peur contiendront ce pitaud.
Au pis aller l’argent le fera taire.
Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,
Et le coquin même n’y songeant pas,
Vous ne tombez proprement dans le cas
De cocuage. Il n’est pas dit encore
Qu’un tel paillard ne résiste au poison.
Et ce nous est une double raison
De le choisir tel que la mandragore
Consume en vain sur lui tout son venin.
Car quand je dis qu’on meurt, je n’entends dire
Assurément. Il vous faudra demain
Faire choisir sur la brune le sire :
Et dès ce soir donner la potion.
J’en ai chez moi de la confection.
Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,
D’aller paraître en aucune façon.
Ligurio choisira le garçon :
C’est là son fait : laissez-lui cet office.
Vous vous pouvez fier à ce valet
Comme à vous-même : il est sage et discret.
J’oublie encor que pour plus d’assurance
On bandera les yeux à ce paillard :
Il ne saura qui, quoi, n’en quelle part,
N’en quel logis, ni si dedans Florence
Ou bien dehors on vous l’aura mené. »
Par Nicia le tout fut approuvé.
Restait sans plus d’y disposer sa femme.
De prime face elle crut qu’on riait ;
Puis se fâcha ; puis jura sur son âme
Que mille fois plutôt on la tuerait.
Que dirait-on si le bruit en courait ?
Outre l’offense et péché trop énorme,
Calfuce et Dieu savaient que de tout temps
Elle avait craint ces devoirs complaisants,
Qu’elle endurait seulement pour la forme.
Puis il viendrait quelque matin difforme
L’incommoder, la mettre sur les dents ?
Suis-je de taille à souffrir toutes gens ?
« Quoi ! recevoir un pitaud dans ma couche ?
Puis-je y songer qu’avecque du dédain ?
Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin,
Ni roi, ni roc ne feront qu’autre touche
Que Nicia jamais onc à ma peau. »
Lucrèce étant de la sorte arrêtée,
On eut recours à frère Timothée.
Il la prêcha ; mais si bien et si beau,
Qu’elle donna les mains par pénitence.
On l’assura de plus qu’on choisirait
Quelque garçon d’honnête corpulence ;
Non trop rustaud ; et qui ne lui ferait
Mal ni dégoût. La potion fut prise.
Le lendemain notre amant se déguise,
Et s’enfarine en vrai garçon meunier ;
Un faux menton, barbe d’étrange guise ;
Mieux ne pouvait se métamorphoser.
Ligurio qui de la faciende
Et du complot avait toujours été,
Trouve l’amant tout tel qu’il le demande,
Et ne doutant qu’on n’y fût attrapé
Sur le minuit le mène à Messer Nice ;
Les yeux bandés ; le poil teint ; et si bien
Que notre époux ne reconnut en rien
Le compagnon. Dans le lit il se glisse
En grand silence : en grand silence aussi
La patiente attend sa destinée ;
Bien blanchement, et ce soir atournée.
Voire ce soir ? atournée ; et pour qui ?
Pour qui ? j’entends : n’est-ce pas que la dame
Pour un meunier prenait trop de souci ?
Vous vous trompez ; le sexe en use ainsi.
Meuniers ou rois, il veut plaire à toute âme.
C’est double honneur, ce semble en une femme
Quand son mérite échauffe un esprit lourd
Et fait aimer les cœurs nés sans amour.
Le travesti changea de personnage,
Sitôt qu’il eut dame de tel corsage
À ses côtés, et qu’il fut dans le lit.
Plus de meunier ; la galande sentit
Auprès de soi la peau d’un honnête homme.
Et ne croyez qu’on employât au somme
De tels moments. Elle disait tout bas :
« Qu’est ceci donc ? ce compagnon n’est pas
Tel que j’ai cru : le drôle a la peau fine.
C’est grand dommage : il ne mérite hélas
Un tel destin : j’ai regret qu’au trépas
Chaque moment de plaisir l’achemine. »
Tandis l’époux enrôlé tout de bon,
De sa moitié plaignait bien fort la peine.
Ce fut avec une fierté de reine
Qu’elle donna la première façon
De cocuage ; et pour le décoron
Point ne voulut y joindre ses caresses.
À ce garçon la perle des Lucrèces
Prendrait du goût ? quand le premier venin
Fut emporté, notre amant prit la main
De sa maîtresse ; et de baisers de flamme
La parcourant : « Pardon (dit-il) Madame.
Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait
C’est Callimaque : approuvez son martyre.
Vous ne sauriez ce coup vous en dédire.
Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.
S’il est fatal toutefois que j’expire,
J’en suis content : vous avez dans vos mains
Un moyen sûr de me priver de vie ;
Et le plaisir bien mieux qu’aucuns venins
M’achèvera, tout le reste est folie.
Lucrèce avait jusque-là résisté ;
Non par défaut de bonne volonté ;
Ni que l’amant ne plût fort à la belle :
Mais la pudeur et la simplicité
L’avaient rendue ingrate en dépit d’elle.
Sans dire mot, sans oser respirer,
Pleine de honte et d’amour tout ensemble,
Elle se met aussitôt à pleurer.
« À son amant peut-elle se montrer
Après cela ? qu’en pourra-t-il penser ?
Dit-elle en soi ; et qu’est-ce qu’il lui semble ?
J’ai bien manqué de courage et d’esprit. »
Incontinent un excès de dépit
Saisit son cœur ; et fait que la pauvrette
Tourne la tête, et vers le coin du lit
Se va cacher pour dernière retraite.
Elle y voulut tenir bon, mais en vain.
Ne lui restant que ce peu de terrain,
La place fut incontinent rendue.
Le vainqueur l’eut a sa discrétion ;
Il en usa selon sa passion :
Et plus ne fut de larme répandue.
Honte cessa ; scrupule autant en fit.
Heureux sont ceux qu’on trompe à leur profit.
L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,
Trop tôt encor pour l’objet de ses vœux.
« Il faut, dit-il, beaucoup plus d’une attaque
Contre un venin tenu si dangereux. »
Les jours suivants notre couple amoureux
Y sut pourvoir : l’époux ne tarda guères
Qu’il n’eût atteint tous ses autres confrères.
Pour ce coup-là fallut se séparer ;
L’amant courut chez soi se recoucher.
À peine au lit il s’était mis encore,
Que notre époux joyeux et triomphant
Le va trouver, et lui conte comment
S’était passé le jus de mandragore :
D’abord, dit-il, j’allai tout doucement
Auprès du lit écouter si le sire
S’approcherait, et s’il en voudrait dire.
Puis je priai notre épouse tout bas
Qu’elle lui fît quelque peu de caresse,
Et ne craignît de gâter ses appas.
C’était au plus une nuit d’embarras.
« Et ne pensez, ce lui dis-je, Lucrèce,
Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper,
Je saurai tout ; Nice se peut vanter
D’être homme à qui l’on n’en donne à garder.
Vous savez bien qu’il y va de ma vie.
N’allez donc point faire la renchérie :
Montrez par là que vous savez aimer
Votre mari plus qu’on ne croit encore :
C’est un beau champ. Que si cette pécore
Fait le honteux, envoyez sans tarder
M’en avertir ; car je me vais coucher.
Et n’y manquez ; nous y mettrons bon ordre.
Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’au bout.
Savez-vous bien que ce rustre y prit goût ?
Le drôle avait tantôt peine à démordre.
J’en ai pitié : je le plains après tout.
N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’on l’enterre.
Et quant à vous venez nous voir souvent.
Nargue de ceux qui me faisaient la guerre ;
Dans neuf mois d’hui je leur livre un enfant. »
Il n’est cité que je préfère à Reims :
C’est l’ornement, et l’honneur de la France :
Car sans compter l’ampoule et les bons vins,
Charmants objets y sont en abondance.
Par ce point-là je n’entends quant à moi
Tours ni portaux ; mais gentilles galoises ;
Ayant trouvé telle de nos Rémoises
Friande assez pour la bouche d’un roi.
Une avait pris un peintre en mariage,
Homme estimé dans sa profession :
Il en vivait : que faut-il davantage ?
C’était assez pour sa condition.
Chacun trouvait sa femme fort heureuse.
Le drôle était, grâce à certain talent,
Très bon époux, encor meilleur galant.
De son travail mainte dame amoureuse
L’allait trouver ; et le tout à deux fins :
C’était le bruit à ce que dit l’histoire :
Moi qui ne suis en cela des plus fins,
Je m’en rapporte à ce qu’il en faut croire.
Dès que le sire avait donzelle en main,
Il en riait avecque son épouse.
Les droits d’hymen allant toujours leur train
Besoin n’était qu’elle fût la jalouse.
Même elle eût pu le payer de ses tours ;
Et comme lui voyager en amours ;
Sauf d’en user avec plus de prudence,
Ne lui faisant la même confidence.
Entre les gens qu’elle sut attirer,
Deux siens voisins se laissèrent leurrer
À l’entretien libre et gai de la dame ;
Car c’était bien la plus trompeuse femme
Qu’en ce point-là l’on eût su rencontrer :
Sage sur tout ; mais aimant fort à rire.
Elle ne manque incontinent de dire
À son mari l’amour des deux bourgeois,
Tous deux gens sots, tous deux gens à sornettes.
Lui raconta mot pour mot leurs fleurettes ;
Pleurs et soupirs, gémissements gaulois.
Ils avaient lu, ou plutôt ouï dire,
Que d’ordinaire en amour on soupire.
Ils tâchaient donc d’en faire leur devoir,
Que bien que mal, et selon leur pouvoir.
À frais communs se conduisait l’affaire.
Ils ne devaient nulle chose se taire.
Le premier d’eux qu’on favoriserait
De son bonheur part à l’autre ferait.
Femmes voilà souvent comme on vous traite.
Le seul plaisir est ce que l’on souhaite.
Amour est mort : le pauvre compagnon
Fut enterré sur les bords du Lignon.
Nous n’en avons ici ni vent ni voie.
Vous y servez de jouet et de proie
À jeunes gens indiscrets, scélérats :
C’est bien raison qu’au double on le leur rende :
Le beau premier qui sera dans vos lacs,
Plumez-le-moi, je vous le recommande.
La dame donc pour tromper ses voisins
Leur dit un jour : « Vous boirez de nos vins
Ce soir chez nous. Mon mari s’en va faire
Un tour aux champs ; et le bon de l’affaire
C’est qu’il ne doit au gîte revenir.
Nous nous pourrons à l’aise entretenir.
– Bon, dirent-ils, nous viendrons sur la brune. »
Or les voilà compagnons de fortune.
La nuit venue ils vont au rendez-vous.
Eux introduits, croyant ville gagnée,
Un bruit survint ; la fête fut troublée.
On frappe à l’huis ; le logis aux verrous
Était fermé : la femme à la fenêtre
Court en disant : « Celui-ci frappe en maître ;
Serait-ce point par malheur mon époux ?
Oui, cachez-vous, dit-elle, c’est lui-même.
Quelque accident, ou bien quelque soupçon
Le font venir coucher à la maison. »
Nos deux galants dans ce péril extrême
Se jettent vite en certain cabinet.
Car s’en aller, comment auraient-ils fait ?
Ils n’avaient pas le pied hors de la chambre
Que l’époux entre, et voit au feu le membre
Accompagné de maint et maint pigeon,
L’un au hâtier, les autres au chaudron
« Oh oh, dit-il, voilà bonne cuisine !
Qui traitez-vous ? Alis notre voisine,
Reprit l’épouse, et Simonette aussi.
Loué soit Dieu qui vous ramène ici,
La compagnie en sera plus complète.
Madame Alis, Madame Simonette,
N’y perdront rien. Il faut les avertir
Que tout est prêt, qu’elles n’ont qu’à venir.
J’y cours moi-même. » Alors la créature
Les va prier. Or c’étaient les moitiés
De nos galants et chercheurs d’aventure,
Qui fort chagrins de se voir enfermés
Ne laissaient pas de louer leur hôtesse
De s’être ainsi tirée avec adresse
De cet apprêt. Avec elle à l’instant
Leurs deux moitiés entrent tout en chantant.
On les salue, on les baise, on les loue
De leur beauté, de leur ajustement,
On les contemple, on patine, on se joue.
Cela ne plut aux maris nullement.
Du cabinet la porte à demi close,
Leur laissant voir le tout distinctement,
Ils ne prenaient aucun goût à la chose :
Mais passe encor pour ce commencement.
Le souper mis presque au même moment,
Le peintre prit par la main les deux femmes,
Les fit asseoir, entre elles se plaça.
« Je bois, dit-il, à la santé des dames ! »
Et de trinquer ; passe encore pour cela.
On fit raison ; le vin ne dura guère.
L’hôtesse étant alors sans chambrière
Court à la cave : et de peur des esprits
Mène avec soi madame Simonette.
Le peintre reste avec madame Alis,
Provinciale assez belle, et bien faite,
Et s’en piquant, et qui pour le pays
Se pouvait dire honnêtement coquette.
Le compagnon vous la tenant seulette,
La conduisit de fleurette en fleurette
Jusqu’au toucher, et puis un peu plus loin ;
Puis tout à coup levant la collerette
Prit un baiser dont l’époux fut témoin.
Jusque-là passe : époux, quand ils sont sages,
Ne prennent garde à ces menus suffrages ;
Et d’en tenir registre c’est abus :
Bien est-il vrai qu’en rencontre pareille
Simples baisers font craindre le surplus ;
Car Satan lors vient frapper sur l’oreille
De tel qui dort, et fait tant qu’il s’éveille.
L’époux vit donc, que tandis qu’une main
Se promenait sur la gorge à son aise,
L’autre prenait un tout autre chemin ;
Ce fut alors, Dame ne vous déplaise,
Que le courroux lui montant au cerveau,
Il s’en allait enfonçant son chapeau,
Mettre l’alarme en tout le voisinage,
Battre sa femme, et dire au peintre rage,
Et témoigner qu’il n’avait les bras gourds.
« Gardez-vous bien de faire une sottise,
Lui dit tout bas son compagnon d’amours,
Tenez-vous coi. Le bruit en nulle guise
N’est bon ici ; d’autant plus qu’en vos lacs
Vous êtes pris : ne vous montrez donc pas.
C’est le moyen d’étouffer cette affaire.
Il est écrit qu’à nul il ne faut faire
Ce qu’on ne veut à soi-même être fait.
Nous ne devons quitter ce cabinet
Que bien à point, et tantôt quand cet homme
Étant au lit prendra son premier somme.
Selon mon sens c’est le meilleur parti.
À tard viendrait aussi bien la querelle.
N’êtes-vous pas cocu plus d’à demi ?
Madame Alis au fait a consenti :
Cela suffit, le reste est bagatelle. »
L’époux goûta quelque peu ces raisons.
Sa femme fit quelque peu de façons,
N’ayant le temps d’en faire davantage.
Et puis ? et puis ; comme personne sage
Elle remit sa coiffure en état.
On n’eût jamais soupçonné ce ménage,
Sans qu’il restait un certain incarnat
Dessus son teint ; mais c’était peu de chose ;
Dame Fleurette en pouvait être cause.
L’une pourtant des tireuses de vin
De lui sourire au retour ne fit faute :
Ce fut la peintre. On se remit en train :
On releva grillades et festin :
On but encore à la santé de l’hôte,
Et de l’hôtesse, et de celle des trois
Qui la première aurait quelque aventure.
Le vin manqua pour la seconde fois.
L’hôtesse adroite et fine créature
Soutient toujours qu’il revient des esprits
Chez les voisins. Ainsi madame Alis
Servit d’escorte. Entendez que la dame
Pour l’autre emploi inclinait en son âme ;
Mais on l’emmène ; et par ce moyen-là
De faction Simonette changea.
Celle-ci fait d’abord plus la sévère,
Veut suivre l’autre, ou feint le vouloir faire ;
Mais se sentant par le peintre tirer,
Elle demeure ; étant trop ménagère
Pour se laisser son habit déchirer.
L’époux voyant quel train prenait l’affaire
Voulut sortir. L’autre lui dit : « Tout doux.
Nous ne voulons sur vous nul avantage.
C’est bien raison que Messer Cocuage
Sur son état vous couche ainsi que nous.
Sommes-nous pas compagnons de fortune ?
Puisque le peintre en a caressé l’une,
L’autre doit suivre. Il faut bon gré mal gré
Qu’elle entre en danse ; et s’il est nécessaire
Je m’offrirai de lui tenir le pied :
Vouliez ou non, elle aura son affaire. »
Elle l’eut donc : notre peintre y pourvut
Tout de son mieux : aussi le valait-elle.
Cette dernière eut ce qu’il lui fallut ;
On en donna le loisir à la belle.
Quand le vin fut de retour, on conclut
Qu’il ne fallait s’attabler davantage.
Il était tard ; et le peintre avait fait
Pour ce jour-là suffisamment d’ouvrage.
On dit bonsoir. Le drôle satisfait
Se met au lit : nos gens sortent de cage.
L’hôtesse alla tirer du cabinet
Les regardants honteux, mal contents d’elle,
Cocus de plus. Le pis de leur méchef
Fut qu’aucun d’eux ne pût venir à chef
De son dessein, ni rendre à la donzelle
Ce qu’elle avait à leurs femmes prêté ;
Par conséquent c’est fait ; j’ai tout conté.
Les maux les plus cruels ne sont que des chansons.
Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.
Figurez-vous un fou chez qui tous les soupçons
Sont bien venus, quoi qu’on lui die.
Il n’a pas un moment de repos en sa vie.
Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! tout est perdu
Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.
Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.
Je ne vous voudrais pas un tel point garantir ;
Car pour songer il faut dormir,
Et les jaloux ne dorment guère.
Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux
Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne
C’est Cocuage qu’en personne
Il a vu de ses propres yeux.
Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,
Il veut à toute force être au nombre des sots.
Il se maintient cocu, du moins de la pensée
S’il ne l’est en chair et en os.
Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que cocuage ?
Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ?
Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien
Se moquent avec juste cause ?
Quand on l’ignore, ce n’est rien
Quand on le sait, c’est peu de chose.
Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas :
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas
À celui-là qui but dans la coupe enchantée.
Profitez du malheur d’autrui.
Si cette histoire peut soulager votre ennui,
Je vous l’aurai bientôt contée.
Mais je vous veux premièrement,
Prouver par bon raisonnement,
Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,
N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet
En mettez-vous votre bonnet
Moins aisément que de coutume ?
Cela s’en va-t-il pas tout net !
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence ;
Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?
Vous apercevez-vous d’aucune différence ?
Je tire donc ma conséquence,
Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,
Cocuage n’est point un mal.
« Oui, mais l’honneur est une étrange affaire ! »
Qui vous soutient que non ? ai-je dit le contraire ?
Et bien l’honneur, l’honneur ? je n’entends que ce mot
Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome ;
Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot
Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme :
Quand on prend comme il faut cet accident fatal,
Cocuage n’est point un mal.
Prouvons que c’est un bien : la chose est fort facile.
Tout vous rit ; votre femme est souple comme un gant ;
Et vous pourriez avoir vingt mignonnes en ville,
Qu’on n’en sonnerait pas deux mots en tout un an.
Quand vous parlez, c’est dit notable ;
On vous met le premier à table :
C’est pour vous la place d’honneur,
Pour vous le morceau du seigneur :
Heureux qui vous le sert ! la blondine chiorme
Afin de vous gagner n’épargne aucun moyen :
Vous êtes le patron, dont je conclus en forme,
Cocuage est un bien.
Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ;
Même votre homme écarte et ses as et ses rois.
Avez-vous sur les bras quelque monsieur Dimanche,
Mille bourses vous sont ouvertes à la fois.
Ajoutez que l’on tient votre femme en haleine,
Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas :
Ménélas rencontra des charmes dans Hélène
Qu’avant qu’être à Paris la belle n’avait pas.
Ainsi de votre épouse : on veut qu’elle vous plaise :
Qui dit prude au contraire, il dit laide ou mauvaise
Incapable en amour d’apprendre jamais rien.
Pour toutes ces raisons je persiste en ma thèse,
Cocuage est un bien.
Si ce prologue est long, la matière en est cause :
Ce n’est pas en passant qu’on traite cette chose.
Venons à notre histoire. Il était un quidam,
Dont je tairai le nom, l’état et la patrie
Celui-ci, de peur d’accident,
Avait juré que de sa vie
Femme ne lui serait autre que bonne amie,
Nymphe si vous voulez, bergère, et cætera ;
Pour épouse, jamais il n’en vint jusque-là.
S’il eut tort ou raison, c’est un point que je passe.
Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouver grâce
Devant cet homme, il fallut que l’amour
Se mêlât seul de ses affaires,
Eût soin de le fournir des choses nécessaires,
Soit pour la nuit, soit pour le jour.
Il lui procura donc les faveurs d’une belle,
Qui d’une fille naturelle
Le fit père, et mourut : le pauvre homme en pleura,
Se plaignit, gémit, soupira,
Non comme qui perdrait sa femme :
Tel deuil n’est bien souvent que changement d’habits,
Mais comme qui perdrait tous ses meilleurs amis,
Son plaisir, son cœur, et son âme.
La fille crût, se fit : on pouvait déjà voir
Hausser et baisser son mouchoir.
Le temps coule, on n’est pas sitôt à la bavette
Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devient grandelette,
Puis grande tout à fait, et puis le serviteur.
Le père avec raison eut peur
Que sa fille chassant de race
Ne le prévînt, et ne prévînt encor
Prêtre, notaire, hymen, accord ;
Choses qui d’ordinaire ôtent toute la grâce
Au présent que l’on fait de soi.
La laisser sur sa bonne foi
Ce n’était pas chose trop sûre.
Il vous mit donc la créature
Dans un convent : là cette belle apprit
Ce qu’on apprend, à manier l’aiguille ;
Point de ces livres qu’une fille
Ne lit qu’avec danger, et qui gâtent l’esprit :
Le langage d’amour était jargon pour elle.
On n’eût su tirer de la belle
Un seul mot que de sainteté.
En spiritualité
Elle aurait confondu le plus grand personnage.
Si l’une des nonnains la louait de beauté,
« Mon Dieu, fi, disait-elle, ah ma sœur, soyez sage ;
Ne considérez point des traits qui périront.
C’est terre que cela, les vers le mangeront. »
Au reste elle n’avait au monde sa pareille
À manier un canevas,
Filait mieux que Clothon, brodait mieux que Pallas,
Tapissait mieux qu’Arachné, et mainte autre merveille.
Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautés,
Mais le bien plus que tout y fit mettre la presse ;
Car la belle était là comme en lieux empruntés,
Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse
Les bons partis, qui vont souvent
Au moustier, sortant du couvent.
Vous saurez que le père avait longtemps devant
Cette fille légitimée ;
Caliste (c’est le nom de notre renfermée)
N’eut pas la clef des champs, qu’adieu les livres saints.
Il se présenta des blondins,
De bons bourgeois, des paladins,
Des gens de tous états, de tout poil, de tout âge ;
La belle en choisit un, bien fait, beau personnage,
D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla,
Et pour gendre aussitôt le père l’agréa.
La dot fut ample ; ample fut le douaire :
La fille était unique, et le garçon aussi.
Mais ce ne fut pas là le meilleur de l’affaire ;
Les mariés n’avaient souci
Que de s’aimer et de se plaire.
Deux ans de paradis s’étant passés ainsi,
L’enfer des enfers vint ensuite.
Une jalouse humeur saisit soudainement
Notre époux, qui fort sottement
S’alla mettre en l’esprit de craindre la poursuite
D’un amant, qui sans lui se serait morfondu.
Sans lui le pauvre homme eût perdu
Son temps à l’entour de la dame,
Quoique pour la gagner il tentât tout moyen.
Que doit faire un mari quand on aime sa femme ?
Rien.
Voici pourquoi je lui conseille
De dormir s’il se peut d’un et d’autre côté.
Si le galant est écouté,
Vos soins ne feront pas qu’on lui ferme l’oreille.
Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si
Des discours du blondin la belle n’a souci,
Vous le lui faites naître, et la chance se tourne.
Volontiers ou soupçon séjourne,
Cocuage séjourne aussi.
Damon, c’est notre époux, ne comprit pas ceci.
Je l’excuse et le plains ; d’autant plus que l’ombrage
Lui vint par conseil seulement.
Il eût fait un trait d’homme sage,
S’il n’eût cru que son mouvement.
Vous allez entendre comment.
L’enchanteresse Nérie
Fleurissait lors ; et Circé
Au prix d’elle en diablerie
N’eût été qu’à l’A B C.
Car Nérie eut à ses gages
Les intendants des orages,
Et tint le destin lié.
Les Zéphyrs étaient ses pages ;
Quant à ses valets de pied,
C’étaient Messieurs les Borées,
Qui portaient par les contrées
Ses mandats souventes fois,
Gens dispos, mais peu courtois.
Avec toute sa science
Elle ne put trouver de remède à l’amour.
Damon la captiva : celle dont la puissance
Eût arrêté l’astre du jour
Brûle pour un mortel, qu’en vain elle souhaite
Posséder une nuit à son contentement.
Si Nérie eût voulu des baisers seulement,
C’était une affaire faite.
Mais elle allait au point, et ne marchandait pas,
Damon, quoiqu’elle eût des appas,
Ne pouvait se résoudre à fausser la promesse
D’être fidèle à sa moitié ;
Et voulait que l’enchanteresse
Se tînt aux marques d’amitié.
Où sont-ils ces maris ? la race en est cessée :
Et même je ne sais si jamais on en vit
L’histoire en cet endroit est selon ma pensée
Un peu sujette à contredit :
L’Hippogriffe n’a rien qui me choque l’esprit,
Non plus que la lance enchantée :
Mais ceci, c’est un point qui d’abord me surprit
Il passera pourtant, j’en ai fait [passer] d’autres.
Les gens d’alors étaient d’autres gens que les nôtres.
On ne vivait pas comme on vit.
Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie
Employa philtres et brevets,
Eut recours aux regards remplis d’afféterie,
Enfin n’omit aucuns secrets :
Damon à ces ressorts opposait l’hyménée.
Nérie en fut fort étonnée.
Elle lui dit un jour : « Votre fidélité
Vous parait héroïque et digne de louange,
Mais je voudrais savoir
Comment de son côté
Caliste en use, et lui rendre le change.
Quoi donc ! si votre femme avait un favori,
Vous feriez l’homme chaste auprès d’une maîtresse ?
Et pendant que Caliste attrapant son mari,
Pousserait jusqu’au bout ce qu’on nomme tendresse,
Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?
Je vous croyais beaucoup plus fin,
Et ne vous tenais pas homme de mariage.
Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage
C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirs permis.
Mais vous ! ne pas chercher ce qu’amour d’exquis !
Les plaisirs défendus n’auront rien qui vous pique !
Et vous les bannirez de votre république !
Non, non, je veux qu’ils soient désormais vos amis
Faites-en seulement l’épreuve ;
Ils vous feront trouver Caliste toute neuve,
Quand vous reviendrez au logis.
Apprenez tout au moins si votre femme est chaste
Je trouve qu’un certain Éraste
Va chez vous fort assidûment
– Serait-ce en qualité d’amant,
Reprit Damon, qu’Errante nous visite ?
Il est trop mon ami pour toucher ce point-là.
– Votre ami tant qu’il vous plaira,
Dit Nérie honteuse et dépite,
Caliste a des appas, Éraste a du mérite ;
Du côté de l’adresse il ne leur manque rien,
Tout cela s’accommode bien. »
Ce discours porta coup et fit songer notre homme.
Une épouse fringante et jeune, et dans son feu,
Et prenant plaisir à ce jeu
Qu’il n’est pas besoin que je nomme :
Un personnage expert aux choses de l’amour,
Hardi comme un homme de cour,
Bien fait, et promettant beaucoup de sa personne,
Ou Damon jusqu’alors avait-il mis ses yeux ?
Car d’amis ! moquez-vous, c’est une bagatelle.
En est-il de religieux
Jusqu’à désemparer alors que la donzelle
Montre à demi son sein, sort du lit un bras blanc,
Se tourne, s’inquiète et regarde un galant
En cent façons, de qui la moins friponne
Veut dire : « il y fait bon, l’heure du berger sonne ;
Êtes-vous sourd ? » Damon a dans l’esprit
Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’est pu faire.
Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit
Maint ombrage et mainte chimère.
Nérie en a bientôt le vent,
Et pour tourner en certitude
Le soupçon et l’inquiétude
Dont Damon s’est coiffé si malheureusement,
L’enchanteresse lui propose
Une chose.
C’est de se frotter le poignet
D’une eau dont les sorciers ont trouvé le secret,
Et qu’ils appellent l’eau de la métamorphose,
Ou des miracles autrement.
Cette drogue en moins d’un moment
Lui donnerait d’Errante et l’air, et le visage,
Et le maintien, et le corsage,
Et la voix. Et Damon sous ce feint personnage
Pourrait voir si Caliste en viendrait à l’effet.
Damon n’attend pas davantage
Il se frotte, il devient l’Errante le mieux fait,
Que la nature ait jamais fait.
En cet état il va trouver sa femme ;
Met la fleurette au vent, et cachant son ennui :
« Que vous êtes belle aujourd’hui !
Lui dit-il qu’avez-vous, Madame,
Qui vous donne cet air d’un vrai jour de printemps ? »
Caliste qui savait les propos des amants
Tourna la chose en raillerie.
Damon changea de batterie.
Pleurs et soupirs furent tentés,
Et pleurs et soupirs rebutés.
Caliste était un roc ; rien n’émouvait la belle
Pour dernière machine, à la fin notre époux
Proposa de l’argent ; et la somme fut telle
Qu’on ne s’en mit point en courroux.
La quantité rend excusable.
Caliste enfin l’inexpugnable
Commença d’écouter raison.
Sa chasteté plia ; car comment tenir bon
Contre ce dernier adversaire ?
Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’à Damon.
L’argent en aurait fait l’affaire.
Et quelle affaire ne fait point
Ce bienheureux métal l’argent maître du monde ?
Soyez beau, bien disant, ayez perruque blonde,
N’omettez un seul petit point ;
Un financier viendra qui sur votre moustache
Enlèvera la belle ; et dès le premier jour
Il fera présent du panache ;
Vous languirez encore après un an d’amour.
L’argent sut donc fléchir ce cœur inexorable.
Le rocher disparut : un mouton succéda ;
Un mouton qui s’accommoda
À tout ce qu’on voulut, mouton doux et traitable,
Mouton qui sur le point de ne rien refuser
Donna pour arrhes un baiser.
L’époux ne voulut pas pousser plus loin la chose ;
Ni de sa propre honte être lui-même cause.
Il reprit donc sa forme ; et dit à sa moitié :
« Ah ! Caliste autrefois de Damon si chérie,
Caliste que j’aimai cent fois plus que ma vie,
Caliste qui m’aimas d’une ardente amitié,
L’argent t’est-il plus cher qu’une union si belle ?
Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait :
Je ne puis ; et je t’aime encor toute infidèle :
Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait. »
Notre épouse voyant cette métamorphose
Demeura bien surprise : elle dit peu de chose :
Les pleurs furent son seul recours.
Le mari passa quelques jours
À raisonner sur cette affaire :
Un cocu se pouvait-il faire
La volonté seule et sans venir au point ?
L’était-il, ne l’était-il point ?
Cette difficulté fut encore éclaircie
Par Nérie.
« Si vous êtes, dit-elle, en doute de cela,
Buvez dans cette coupe-là.
On la fit par tel art que dès qu’un personnage
Dûment atteint de cocuage
Y peut porter la lèvre, aussitôt tout s’en va :
Il n’en avale rien, et répand le breuvage
Sur son sein, sur sa barbe, et sur son vêtement.
Que s’il n’est point censé cocu suffisamment,
Il boit tout sans répandre goutte. »
Damon pour éclaircir son doute
Porte la lèvre au vase ; il ne se répand rien.
« C’est, dit-il, réconfort ; et pourtant je sais bien
Qu’il n’a tenu qu’à moi. Qu’ai-je affaire de coupe ?
Faites-moi place en votre troupe
Messieurs de la grand’bande. » Ainsi disait Damon
Faisant à sa femelle un étrange sermon.
Misérables humains, si pour des cocuages
Il faut en ce pays faire tant de façon,
Allons-nous-en chez les sauvages.
Damon de peur de pis établit des Argus
Alentour de sa femme, et la rendit coquette.
Quand les galants sont défendus,
C’est alors que l’on les souhaite.
Le malheureux époux s’informe, s’inquiète,
Et de tout son pouvoir court au-devant d’un mal
Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal.
De quart d’heure en quart d’heure il consulte la tasse.
Il y boit huit jours sans disgrâce.
Mais à la fin il y boit tant,
Que le breuvage se répand.
Ce fut bien là le comble. Ô science fatale !
Science que Damon eût bien fait d’éviter.
Il jette de fureur cette coupe infernale.
Lui-même est sur le point de se précipiter.
Il enferme sa femme en une tour carrée ;
Lui va soir et matin reprocher son forfait :
Cette honte qu’aurait le silence enterrée,
Court le pays, et vit du vacarme qu’il fait.
Caliste cependant mène une triste vie.
Comme on ne lui laissait argent ni pierrerie,
Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau le tenter.
Enfin la pauvre malheureuse
Prend son temps que Damon plein d’ardeur amoureuse
Était d’humeur à l’écouter :
« J’ai, dit-elle, commis un crime inexcusable
Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non, peu d’époux
Sont exempts, ce dit-on, d’un accident semblable
Que le moins entaché se moque un peu de vous :
Pourquoi donc être inconsolable ?
– Hé bien, reprit Damon, je me consolerai,
Et même vous pardonnerai,
Tout incontinent que j’aurai
Trouvé de mes pareils une telle légende
Qu’il s’en puisse former une armée assez grande
Pour s’appeler royale.
Il ne faut qu’employer
Le vase qui me sut vos secrets révéler. »
Le mari sans tarder exécutant la chose
Attire les passants ; tient table en son château.
Sur la fin des repas à chacun il propose
L’essai de cette coupe, essai rare et nouveau.
« Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pour un autre ;
Voulez-vous savoir si la vôtre
Vous est fidèle ? il est quelquefois bon
D’apprendre comme tout se passe à la maison.
En voici le moyen : buvez dans cette tasse.
Si votre femme de sa grâce
Ne vous donne aucun suffragant,
Vous ne répandrez nullement ;
Mais si du dieu nomme Vulcan
Vous suivez la bannière, étant de nos confrères
En ces redoutables mystères,
De part et d’autre la boisson
Coulera sur votre menton. »
Autant qu’il s’en rencontre à qui Damon propose
Cette pernicieuse chose,
Autant en font l’essai : presque tous y sont pris.
Tel en rit, tel en pleure ; et selon les esprits
Cocuage en plus d’une sorte
Tient sa morgue parmi ses gens.
Déjà l’armée est assez forte
Pour faire corps et battre aux champs.
La voilà tantôt qui menace
Gouverneurs de petite place,
Et leur dit qu’ils seront pendus,
Si de tenir ils ont l’audace :
Car pour être royale, il ne lui manque plus
Que peu de gens : c’est une affaire
Que deux ou trois mois peuvent faire.
Le nombre croît de jour en jour,
Sans que l’on batte le tambour.
Les différents degrés ou monte cocuage
Règlent le pas et les emplois :
Ceux qu’il n’a visités seulement qu’une fois
Sont fantassins pour tout potage.
On fait les autres cavaliers.
Quiconque est de ses familiers,
On ne manque pas de l’élire
Ou capitaine, ou lieutenant,
Ou l’on lui donne un régiment
Selon qu’entre les mains du sire
Ou plus ou moins subitement
La liqueur du vase s’épand.
Un versa tout en un moment ;
Il fut fait général : et croyez que l’armée
De hauts officiers ne manqua ;
Plus d’un intendant se trouva ;
Cette charge fut partagée.
Le nombre des soldats étant presque complet
Et plus que suffisant pour se mettre en campagne :
Renaud neveu de Charlemagne
Passe par ce château : l’on l’y traite à souhait :
Puis le seigneur du lieu lui fait
Même harangue qu’à la troupe.
Renaud dit à Damon : « Grand merci de la coupe.
Je crois ma femme chaste ; et cette foi suffit.
Quand la coupe me l’aura dit,
Que m’en reviendra-t-il, cela sera-t-il cause
De me faire dormir de plus que de deux yeux ?
Je dors d’autant grâces aux dieux :
Puis-je demander autre chose ?
Que sais-je ? par hasard si le vin s’épandoit ?
Si je ne tenais pas votre vase assez droit ?
Je suis quelquefois maladroit :
Si cette coupe enfin me prenait pour un autre ?
Messire Damon, je suis vôtre :
Commandez-moi tout, hors ce point. »
Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point.
Damon dit : « Celui-ci, Messieurs, est bien plus sage
Que nous n’avons été : consolons-nous pourtant.
Nous avons des pareils ; c’est un grand avantage. »
Il s’en rencontra tant et tant,
Que l’armée à la fin royale devenue,
Caliste eut liberté selon le convenant,
Par son mari chère tenue
Tout de même qu’auparavant.
Époux, Renaud vous montre à vivre.
Pour Damon, gardez de le suivre.
Peut-être le premier eût eu charge de l’ost,
Que sait-on ? nul mortel, soit Roland, soit Renaud,
Du danger de répandre exempt ne se peut croire.
Charlemagne lui-même aurait eu tort de boire.
Je me souviens d’avoir damné jadis
L’amant avare ; et je ne m’en dédis.
Si la raison des contraires est bonne,
Le libéral doit être en paradis :
Je m’en rapporte à Messieurs de Sorbonne.
Il était donc autrefois un amant
Qui dans Florence aima certaine femme.
Comment ? aimer ? c’était si follement,
Que pour lui plaire il eût vendu son âme.
S’agissait-il de divertir la dame,
À pleines mains il vous jetait l’argent :
Sachant très bien qu’en amour comme en guerre
On ne doit plaindre un métal qui fait tout ;
Renverse murs ; jette portes par terre ;
N’entreprend rien dont il ne vienne à bout ;
Fait taire chiens ; et quand il veut servantes
Et quand il veut les rend plus éloquentes
Que Cicéron, et mieux persuadantes :
Bref ne voudrait avoir laissé debout
Aucune place, et tant forte fut-elle.
Si laissa-t-il sur ses pieds notre belle.
Elle tint bon ; Fédéric échoua
Près de ce roc, et le nez s’y cassa ;
Sans fruit aucun vendit et fricassa
Tout son avoir ; comme l’on pourrait dire
Belles comtés, beaux marquisats de Dieu,
Qu’il possédait en plus et plus d’un lieu.
Avant qu’aimer on l’appelait Messire
À longue queue ; enfin grâce à l’amour
Il ne fut plus que Messire tout court.
Rien ne resta qu’une ferme au pauvre homme,
Et peu d’amis ; mêmes amis, Dieu sait comme.
Le plus zélé de tout se contenta
Comme chacun, de dire c’est dommage.
Chacun le dit, et chacun s’en tint là :
Car de prêter à moins que sur bon gage,
Point de nouvelle : on oublia les dons,
Et le mérite, et les belles raisons
De Fédéric, et sa première vie.
Le protestant de madame Clitie
N’eut du crédit qu’autant qu’il eut du fonds.
Tant qu’il dura, le bal, la comédie
Ne manqua point à cet heureux objet :
De maints tournois elle fut le sujet
Faisant gagner marchands de toutes guises
Faiseurs d’habits, et faiseurs de devises,
Musiciens, gens du sacré vallon :
Fédéric eut à sa table Apollon.
Femme n’était ni fille dans Florence
Qui n’employât, pour débaucher le cœur
Du cavalier, l’une un mot suborneur,
L’autre un coup œil, l’autre quelque autre avance
Mais tout cela ne faisait que blanchir.
Il aimait mieux Clitie inexorable
Qu’il n’aurait fait Hélène favorable.
Conclusion, qu’il ne la pût fléchir.
Or en ce train de dépense effroyable,
Il envoya les marquisats au diable
Premièrement ; puis en vint aux comtés,
Titres par lui plus qu’aucuns regrettés,
Et dont alors on faisait plus de compte.
Delà les monts chacun veut être comte,
Ici marquis, baron peut-être ailleurs.
Je ne sais pas lesquels sont les meilleurs :
Mais je sais bien qu’avecque la patente
De ces beaux noms on s’en aille au marché,
L’on reviendra comme on était allé
Prenez le titre, et laissez-moi la rente.
Clitie avait aussi beaucoup de bien.
Son mari même était grand terrien.
Ainsi jamais la belle ne prit rien,
Argent ni dons ; mais souffrit la dépense,
Et les cadeaux ; sans croire pour cela
Être obligée à nulle récompense.
S’il m’en souvient, j’ai dit qu’il ne resta
Au pauvre amant rien qu’une métairie,
Chétive encore, et pauvrement bâtie.
La Fédéric alla se confiner ;
Honteux qu’on vît sa misère en Florence ;
Honteux encor de n’avoir su gagner
Ni par amour, ni par magnificence,
Ni par six ans de devoirs et de soins,
Une beauté qu’il n’en aimait pas moins.
Il s’en prenait à son peu de mérite,
Non à Clitie ; elle n’ouït jamais,
Ni pour froideurs, ni pour autres sujets,
Plainte de lui ni grande ni petite.
Notre amoureux subsista comme il put
Dans sa retraite ; où le pauvre homme n’eut
Pour le servir qu’une vieille édentée ;
Cuisine froide et fort peu fréquentée ;
À l’écurie un cheval assez bon,
Mais non pas fin : sur la perche un faucon
Dont à l’entour de cette métairie
Défunt marquis s’en allait sans valets
Sacrifiant à sa mélancolie
Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvait mais
Des cruautés de madame Clitie.
Ainsi vivait le malheureux amant ;
Sage s’il eût, en perdant sa fortune,
Perdu l’amour qui l’allait consumant ;
Mais de ses feux la mémoire importune
Le talonnait ; toujours un double ennui
Allait en croupe à la chasse avec lui,
Mort vint saisir le mari de Clitie.
Comme ils n’avaient qu’un fils pour tous enfants,
Fils n’ayant pas pour un pouce de vie,
Et que l’époux dont les biens étaient grands
Avait toujours considéré sa femme,
Par testament il déclare la dame
Son héritière, arrivant le décès
De l’enfançon ; qui peu de temps après
Devint malade. On sait que d’ordinaire
À ses enfants mère ne sait que faire,
Pour leur montrer l’amour qu’elle a pour eux ;
Zèle souvent aux enfants dangereux.
Celle-ci tendre et fort passionnée,
Autour du sien est toute la journée
Lui demandant, ce qu’il veut, ce qu’il a,
S’il mangerait volontiers de cela
Si ce jouet, enfin si cette chose
Est à son gré. Quoi que l’on lui propose
Il le refuse ; et pour toute raison
Il dit qu’il veut seulement le faucon
De Fédéric ; pleure et mène une vie
À faire gens de bon cœur détester
Ce qu’un enfant a dans la fantaisie,
Incontinent il faut l’exécuter,
Si l’on ne veut l’ouïr toujours crier.
Or il est bon de savoir que Clitie
À cinq cents pas de cette métairie,
Avait du bien, possédait un château
Ainsi l’enfant avait pu de l’oiseau
Ouïr parler : on en disait merveilles ;
On en contait des choses nonpareilles :
Que devant lui jamais une perdrix
Ne se sauvait, et qu’il en avait pris
Tant ce matin, tant cette après-dînée :
Son maître n’eût formé pour un trésor
Un tel faucon. Qui fut bien empêchée
Ce fut Clitie. Aller ôter encor
À Fédéric l’unique et seule chose
Qui lui restait ! et supposé qu’elle ose
Lui demander ce qu’il a pour tout bien,
Auprès de lui méritait-elle rien ?
Elle l’avait payé d’ingratitude :
Point de faveurs ; toujours hautaine et rude
En son endroit. De quel front s’en aller
Après cela le voir et lui parler,
Ayant été cause de sa ruine ?
D’autre côté l’enfant s’en va mourir ;
Refuse tout ; tient tout pour médecine :
Afin qu’il mange il faut l’entretenir
De ce faucon : il se tourmente, il crie :
S’il n’a l’oiseau, c’est fait que de sa vie
Ces raisons-ci l’emportèrent enfin.
Chez Fédéric la dame un beau matin
S’en va sans suite et sans nul équipage.
Fédéric prend pour un ange des cieux
Celle qui vient d’apparaître à ses yeux ;
Mais cependant, il a honte, il enrage,
De n’avoir pas chez soi pour lui donner
Tant seulement un malheureux dîner
Le pauvre état où sa dame le treuve
Le rend confus. Il dit donc à la veuve :
« Quoi venir voir le plus humble de ceux
Que vos beautés ont rendus amoureux !
Un villageois, un hère, un misérable !
C’est trop d’honneur ; votre bonté m’accable.
Assurément vous alliez autre part. »
À ce propos notre veuve repart :
« Non non, Seigneur, c’est pour vous la visite.
Je viens manger avec vous ce matin.
– Je n’ai, dit-il, cuisinier ni marmite :
Que vous donner ? – N’avez-vous pas du pain ? »
Reprit la dame. Incontinent lui-même
Il va chercher quelque œuf au poulailler
Quelque morceau de lard en son grenier.
Le pauvre amant en ce besoin extrême
Voit son faucon, sans raisonner le prend,
Lui tord le cou, le plume, le fricasse,
Et l’assaisonne, et court de place en place
Tandis la vieille a soin du demeurant,
Fouille au bahut ; choisit pour cette fête
Ce qu’ils avaient de linge plus honnête ;
Met le couvert ; va cueillir au jardin
Du serpolet, un peu de romarin,
Cinq ou six fleurs, dont la table est jonchée.
Pour abréger, on sert la fricassée.
La dame en mange, et feint d’y prendre goût…
Le repas fait, cette femme résout
De hasarder l’incivile requête,
Et parle ainsi : « Je suis folle, Seigneur,
De m’en venir vous arracher le cœur
Encore un coup : il ne m’est guère honnête
De demander à mon défunt amant
L’oiseau qui fait son seul contentement :
Doit-il pour moi s’en priver un moment ?
Mais excusez une mère affligée,
Mon fils se meurt : il veut votre faucon :
Mon procédé ne mérite un tel don :
La raison veut que je sois refusée :
Je ne vous ai jamais accordé rien.
Votre repos, votre honneur, votre bien,
S’en sont allés aux plaisirs de Clitie.
Vous m’aimiez plus que votre propre vie.
À cet amour j’ai très mal répondu :
Et je m’en viens pour comble d’injustice
Vous demander… et quoi ? (c’est temps perdu)
Votre faucon. Mais non, plutôt périsse
L’enfant, la mère, avec le demeurant,
Que de vous faire un déplaisir si grand.
Souffrez sans plus que cette triste mère
Aimant d’amour la chose la plus chère
Que jamais femme au monde puisse avoir,
Un fils unique, une unique espérance,
S’en vienne au moins s’acquitter du devoir
De la nature ; et pour toute allégeance
En votre sein décharge sa douleur.
Vous savez bien par votre expérience
Que c’est d’aimer, vous le savez Seigneur.
Ainsi je crois trouver chez vous excuse.
– Hélas ! reprit l’amant infortuné,
L’oiseau n’est plus ; vous en avez dîné.
– L’oiseau n’est plus ! » dit la veuve confuse.
« Non, reprit-il, plût au Ciel vous avoir
Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place
De ce faucon : mais le sort me fait voir
Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir
De mériter de vous aucune grâce.
En mon pailler rien ne m’était resté,
Depuis deux jours la bête a tout mangé.
J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sans peine :
Rien coûte-t-il quand on reçoit sa reine ?
Ce que je puis pour vous est de chercher
Un bon faucon ; ce n’est chose si rare
Que dès demain nous n’en puissions trouver.
– Non Fédéric, dit-elle, je déclare
Que c’est assez. Vous ne m’avez jamais
De votre amour donné plus grande marque.
Que mon fils soit enlevé par la Parque,
Ou que le Ciel le rende à mes souhaits,
J’aurai pour vous de la reconnaissance.
Venez me voir, donnez-m’en l’espérance.
Encore un coup venez nous visiter. »
Elle partit, non sans lui présenter
Une main blanche ; unique témoignage
Qu’Amour avait amolli ce courage.
Le pauvre amant prit la main, la baisa.
Et de ses pleurs quelque temps l’arrosa.
Deux jours après l’enfant suivit le père.
Le deuil fut grand : la trop dolente mère
Fit dans l’abord force larmes couler.
Mais comme il n’est peine d’âme si forte
Qu’il ne s’en faille à la fin consoler,
Deux médecins la traitèrent de sorte
Que sa douleur eut un terme assez court :
L’un fut le Temps, et l’autre fut l’Amour.
On épousa Fédéric en grand’pompe ;
Non seulement par obligation ;
Mais qui plus est par inclination,
Par amour même. Il ne faut qu’on se trompe
À cet exemple, et qu’un pareil espoir
Nous fasse ainsi consumer notre avoir.
Femmes ne sont toutes reconnaissantes.
À cela près ce sont choses charmantes ;
Sous le ciel n’est un plus bel animal ;
Je n’y comprends le sexe en général.
Loin de cela j’en vois peu d’avenantes.
Pour celles-ci, quand elles sont aimantes,
J’ai les desseins du monde les meilleurs :
Les autres n’ont qu’à se pourvoir ailleurs.
Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles.
En gens coquets il change les Catons.
Par lui les sots deviennent des oracles.
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus le même :
Témoin Hercule, et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis
Chantait aux vents ses amoureux soucis,
Et pour charmer sa nymphe joliette
Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau.
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent : Boccace en rapporte un
Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.
C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,
Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit,
Amour le lèche, et tant qu’il le polit.
Chimon devint un galant personnage.
Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement.
Pour les avoir aperçus un moment,
Encore à peine, et voilés par le somme,
Chimon aima, puis devint honnête homme.
Ce n’est le point dont il s’agit ici :
Je veux conter comme une de ces femmes
Qui font plaisir aux enfants sans souci
Put en son cœur loger d’honnêtes flammes.
Elle était fière, et bizarre surtout.
On ne savait comme en venir à bout.
Rome c’était le lieu de son négoce.
Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse
C’était trop peu ; les simples Monseigneurs
N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.
Il lui fallait un homme du Conclave ;
Et des premiers, et qui fût son esclave ;
Et même encore il y profitait peu,
À moins que d’être un cardinal neveu.
Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,
N’aurait été trop bon pour la donzelle.
De son orgueil ses habits se sentaient.
Force brillants sur sa robe éclataient,
La chamarrure avec la broderie.
Lui voyant faire ainsi la renchérie,
Amour se mit en tête d’abaisser
Ce cœur si haut ; et pour un gentilhomme
Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome,
Jusques au vif il voulut la blesser.
L’adolescent avait pour nom Camille,
Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur
Douce, traitable, à se prendre facile,
Constance n’eut sitôt l’amour au cœur,
Que la voilà craintive devenue.
Elle n’osa déclarer ses désirs
D’autre façon qu’avecque des soupirs.
Auparavant pudeur ni retenue
Ne l’arrêtaient ; mais tout fut bien changé.
Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé
En cœur si fier, Camille n’y prit garde.
Incessamment Constance le regarde ;
Et puis soupirs, et puis regards nouveaux ;
Toujours rêveuse au milieu des cadeaux ;
Sa beauté même y perdit quelque chose.
Bientôt le lis l’emporta sur la rose.
Avint qu’un soir Camille régala
De jeunes gens : il eut aussi des femmes.
Constance en fut. La chose se passa
Joyeusement ; car peu d’entre ces dames
Étaient d’humeur à tenir des propos
De sainteté ni de philosophie.
Constance seule étant sourde aux bons mots
Laissait railler toute la compagnie.
Le souper fait, chacun se retira.
Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,
S’allant cacher en certaine ruelle
Nul n’y prit garde : et l’on crut que chez elle,
Indisposée, ou de mauvaise humeur,
Ou pour affaire elle était retournée.
La compagnie étant donc retirée,
Camille dit à ses gens, par bonheur,
Qu’on le laissât ; et qu’il voulait écrire.
Le voilà seul, et comme le désire
Celle qui l’aime, et qui ne sait comment
Ni l’aborder, ni par quel compliment
Elle pourra lui déclarer sa flamme.
Tremblante enfin, et par nécessité
Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,
Ce fut Camille : « Hé quoi, dit-il, Madame
Vous surprenez ainsi vos bons amis ? »
Il la fit seoir ; et puis s’étant remis :
« Qui vous croyait, reprit-il, demeurée ?
Et qui vous a cette cache montrée ?
– L’Amour, » dit-elle. À ce seul mot sans plus
Elle rougit ; chose que ne font guère
Celles qui sont prêtresses de Vénus :
Le vermillon leur vient d’autre manière
Camille avait déjà quelque soupçon
Que l’on l’aimait : il n’était si novice
Qu’il ne connut ses gens à la façon ;
Pour en avoir un plus certain indice
Et s’égayer, et voir si ce cœur fier
Jusques au bout pourrait s’humilier,
Il fit le froid. Notre amante en soupire.
La violence enfin de son martyre
La fait parler : elle commence ainsi :
« Je ne sais pas ce que vous allez dire,
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir :
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.
Puis quelle excuse ! hélas si le passé
Dans votre esprit pouvait être effacé !
Du moins, Camille, excusez ma franchise
Je vois fort bien que quoi que je vous dise
Je vous déplais. Mon zèle me nuira.
Mais nuise ou non, Constance vous adore :
Méprisez-la, chassez-la, battez-la ;
Si vous pouvez, faites-lui pis encore ;
Elle est à vous. » Alors le jouvenceau :
« Critiquer gens m’est, dit-il, fort nouveau
Ce n’est mon fait : et toutefois Madame
Je vous dirai tout net que ce discours
Me surprend fort ; et que vous n’êtes femme
Qui dût ainsi prévenir nos amours.
Outre le sexe, et quelque bienséance
Qu’il faut garder, vous vous êtes fait tort.
À quel propos toute cette éloquence ?
Votre beauté m’eût gagné sans effort
Et de son chef. Je vous le dis encor :
Je n’aime point qu’on me fasse d’avance. »
Ce propos fut à la pauvre Constance
Un coup de foudre. Elle reprit pourtant :
« J’ai mérité ce mauvais traitement :
Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?
Mon procédé ne me nuirait pas tant,
Si ma beauté n’était point effacée.
C’est compliment ce que vous m’avez dit :
J’en suis certaine, et lis dans votre esprit :
Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.
D’où me vient-il ? je m’en rapporte à vous.
N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,
À mes attraits chacun rendait hommage ?
Ils sont éteints ces dons si précieux.
Et l’amour que j’ai m’a causé ce dommage.
Je ne suis plus assez belle à vos yeux.
Si je l’étais je serais assez sage.
– Nous parlerons tantôt de ce point-là,
Dit le galant ; il est tard, et voilà
Minuit qui sonne ; il faut que je me couche. »
Constance crut qu’elle aurait la moitié
D’un certain lit que d’un œil de pitié
Elle voyait : mais d’en ouvrir la bouche,
Elle n’osa de crainte de refus.
Le compagnon feignant d’être confus
Se tut longtemps ; puis dit : « Comment ferai-je ?
Je ne me puis tout seul déshabiller.
– Et bien, Monsieur, dit-elle, appellerai-je ?
– Non, reprit-il ; gardez-vous d’appeler.
Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vous voie
Ni qu’en ma chambre une fille de joie
Passe la nuit au su de tous mes gens.
– Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.
Pour éviter ces inconvénients,
Je me pourrais cacher en la ruelle :
Mais faisons mieux, et ne laissons venir
Personne ici : l’amoureuse Constance
Veut aujourd’hui de laquais vous servir.
Accordez-lui pour toute récompense
Cet honneur-là. » Le jeune homme y consent.
Elle s’approche ; elle le déboutonne ;
Touchant sans plus à l’habit, et n’osant
Du bout du doigt toucher à la personne.
Ce ne fut tout ; elle le déchaussa.
Quoi de sa main ! quoi Constance elle-même !
Qui fût-ce donc ? est-ce trop que cela ?
Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.
Le compagnon dans le lit se plaça ;
Sans la prier d’être de la partie.
Constance crut dans le commencement,
Qu’il la voulait éprouver seulement :
Mais tout cela passait la raillerie
Pour en venir au point plus important :
« Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace :
Où me coucher ?
CAMILLE
Partout ou vous voudrez.
CONSTANCE
Quoi sur ce siège ?
CAMILLE
Et bien non ; vous viendrez
Dedans mon lit.
CONSTANCE
Délacez-moi, de grâce.
CAMILLE
Je ne saurais, il fait froid, je suis nu ;
Délacez-vous. »
Notre amante ayant vu
Près du chevet un poignard dans sa gaine
Le prend, le tire, et coupe ses habits
Corps piqué d’or, garnitures de prix,
Ajustement de princesse et de reine.
Ce que les gens en deux mois à grand’peine
Avaient brodé, périt en un moment :
Sans regretter ni plaindre aucunement
Ce que le sexe aime plus que sa vie.
Femmes de France, en feriez-vous autant ?
Je crois que non, j’en suis sûr, et partant
Cela fut beau sans doute en Italie.
La pauvre amante approche en tapinois,
Croyant tout fait ; et que pour cette fois
Aucun bizarre et nouveau stratagème
Ne viendrait plus son aise reculer :
Camille dit : « C’est trop dissimuler
Femme qui vient se produire elle-même
N’aura jamais de place à mes côtés.
Si bon vous semble allez vous mettre aux pieds. »
Ce fut bien là qu’une douleur extrême
Saisit la belle ; et si lors par hasard
Elle avait eu dans ses mains le poignard,
C’en était fait : elle eut de part en part
Percé son cœur. Toutefois l’espérance
Ne mourut pas encor dans son esprit.
Camille était trop connu de Constance.
Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit
Chose si dure, et pleine d’insolence,
Lui qui s’était jusque-là comporté
En homme doux, civil, et sans fierté,
Cela semblait contre toute apparence.
Elle va donc en travers se placer
Aux pieds du sire ; et d’abord les lui baise ;
Mais point trop fort, de peur de le blesser
On peut juger si Camille était aisé.
Quelle victoire ! avoir mis à ce point
Une beauté si superbe et si fière !
Une beauté ! je ne la décris point ;
Il me faudrait une semaine entière.
On ne pouvait reprocher seulement
Que la pâleur à cet objet charmant
Pâleur encor dont la cause était telle
Qu’elle donnait du lustre à notre belle.
Camille donc s’étend ; et sur un sein
Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,
Pose ses pieds, et sans cérémonie
Il s’accommode, et se fait un coussin
Puis feint qu’il cède aux charmes de Morphée.
Par les sanglots notre amante étouffée
Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.
Ce fut la fin. Camille l’appela,
D’un ton de voix qui plut fort à la belle.
« Je suis content, dit-il, de votre amour.
Venez, venez, Constance, c’est mon tour. »
Elle se glisse ; et lui s’approchant d’elle :
« M’avez-vous cru si dur et si brutal
Que d’avoir fait tout de bon le sévère ?
Dit-il d’abord, vous me connaissez mal :
Je vous voulais donner lieu de me plaire.
Or bien je sais le fond de votre cœur.
Je suis content, satisfait, plein de joie,
Comblé d’amour : et que votre rigueur
Si bon lui semble à son tour se déploie :
Elle le peut : usez-en librement.
Je me déclare aujourd’hui votre amant,
Et votre époux ; et ne sais nulle dame,
De quelque rang et beauté que ce soit,
Qui vous valût pour maîtresse et pour femme ;
Car le passé rappeler ne se doit
Entre nous deux. Une chose ai-je à dire :
C’est qu’en secret il nous faut marier.
Il n’est besoin de vous spécifier
Pour quel sujet : cela vous doit suffire.
Même il est mieux de cette façon-là ;
Un tel hymen à des amours ressemble ;
On est époux et galant tout ensemble. »
L’histoire dit que le drôle ajouta :
« Voulez-vous pas, en attendant le prêtre,
À votre amant vous fier aujourd’hui ?
Vous le pouvez, je vous réponds de lui ;
Son cœur n’est pas d’un perfide et d’un traître.
À tout cela Constance ne dit rien.
C’était tout dire : il le reconnut bien,
N’étant novice en semblables affaires.
Quant au surplus, ce sont de tels mystères,
Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.
Voilà comment Constance réussit.
Or faites-en, nymphes, votre profit.
Amour en a dans son académie,
Si l’on voulait venir à l’examen,
Que j’aimerais pour un pareil hymen
Mieux que mainte autre à qui l’on se marie.
Femme qui n’a filé toute sa vie
Tâche à passer bien des choses sans bruit.
Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,
Noviciat d’épreuves un peu dures :
Elle en reçut abondamment le fruit :
Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit
En faire un tel à toutes aventures
Ce que possible on ne croira pas vrai
C’est que Camille en caressant la belle
Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.
L’essai ? je faux : Constance en était-elle
Aux éléments ? oui Constance en était
Aux éléments : ce que la belle avait
Pris et donné de plaisirs en sa vie,
Compter pour rien jusqu’alors se devait :
Pourquoi cela ? quiconque aime le die.
Un apprenti marchand était,
Qu’avec droit Nicaise on nommait ;
Garçon très neuf, hors sa boutique,
Et quelque peu d’arithmétique ;
Garçon novice dans les tours
Qui se pratiquent en amours.
Bons bourgeois du temps de nos pères
S’avisaient tard d’être bons frères.
Ils n’apprenaient cette leçon
Qu’ayant de la barbe au menton.
Ceux d’aujourd’hui, sans qu’on les flatte,
Ont soin de s’y rendre savants
Aussitôt que les autres gens.
Le jouvenceau de vieille date,
Possible un peu moins avancé
Par les degrés n’avait passé.
Quoi qu’il en soit le pauvre sire
En très beau chemin demeura,
Se trouvant court par celui-là
C’est par l’esprit que je veux dire.
Une belle pourtant l’aima :
C’était la fille de son maître
Fille aimable autant qu’on peut l’être,
Et ne tournant autour du pot
Soit par humeur franche et sincère ;
Soit qu’il fût force d’ainsi faire,
Étant tombée aux mains d’un sot.
Quelqu’un de trop de hardiesse
Ira la taxer, et moi non :
Tels procédés ont leur raison.
Lorsque l’on aime une déesse,
Elle fait ces avances-là :
Notre belle savait cela.
Son esprit, ses traits, sa richesse,
Engageaient beaucoup de jeunesse
À sa recherche : heureux serait
Celui d’entre eux qui cueillerait
En nom d’hymen certaine chose,
Qu’a meilleur titre elle promit
Au Jouvenceau ci-dessus dit.
Certain dieu parfois en dispose,
Amour nomme communément.
Il plût à la belle d’élire
Pour ce point l’apprenti marchand.
Bien est vrai (car il faut tout dire)
Qu’il était très bien fait de corps
Beau, jeune, et frais ; ce sont trésors
Que ne méprise aucune dame
Tant soit son esprit précieux.
Pour une qu’Amour prend par l’âme
Il en prend mille par les yeux.
Celle-ci donc des plus galantes,
Par mille choses engageantes
Tâchait d’encourager le gars,
N’était chiche de ses regards
Le pinçait, lui venait sourire,
Sur les yeux lui mettait la main
Sur le pied lui marchait enfin.
À ce langage il ne sut dire
Autre chose que des soupirs,
Interprètes de ses désirs.
Tant fut, à ce que dit l’histoire,
De part et d’autre soupiré,
Que leur feu dûment déclaré,
Les jeunes gens, comme on peut croire,
Ne s’épargnèrent ni serments,
Ni d’autres points bien plus charmants ;
Comme baisers à grosse usure ;
Le tout sans compte et sans mesure.
Calculateur que fut l’amant,
Brouiller fallait incessamment :
La chose était tant infinie
Qu’il y faisait toujours abus :
Somme toute, il n’y manquait plus
Qu’une seule cérémonie.
Bon fait aux filles l’épargner.
Ce ne fut pas sans témoigner
Bien du regret, bien de l’envie
« Par vous, disait la belle amie,
Je me la veux faire enseigner,
Où ne la savoir de ma vie.
Je la saurai, je vous promets ;
Tenez-vous certain désormais
De m’avoir pour votre apprentie.
Je ne puis pour vous que ce point.
Je suis franche ; n’attendez point
Que par un langage ordinaire
Je vous promette de me faire
Religieuse, à moins qu’un jour
L’hymen ne suive notre amour.
Cet hymen serait bien mon compte
N’en doutez point ; mais le moyen ?
Vous m’aimez trop pour vouloir rien
Qui me pût causer de la honte
Tels et tels m’ont fait demander.
Mon père est prêt de m’accorder.
Moi je vous permets d’espérer
Qu’à qui que ce soit qu’on m’engage,
Soit conseiller, soit président,
Soit veille où jour de mariage
Je serai vôtre auparavant,
Et vous aurez mon pucelage. »
Le garçon la remercia
Comme il put. À huit jours de là
Il s’offre un parti d’importance.
La belle dit à son ami :
« Tenons-nous-en à celui-ci ;
Car il est homme, que je pense,
À passer la chose au gros sas ».
La belle en étant sur ce cas,
On la promet, on la commence
Le jour des noces se tient prêt.
Entendez ceci, s’il vous plaît.
Je pense voir votre pensée
Sur ce mot-là de commencée.
C’était alors sans point d’abus
Fille promise et rien de plus.
Huit jours donnés à la fiancée,
Comme elle appréhendait encor
Quelque rupture en cet accord,
Elle diffère le négoce
Jusqu’au propre jour de la noce ;
De peur de certain accident
Qui les fillettes va perdant.
On mène au moutier cependant
Notre galande encor pucelle.
Le oui fut dit à la chandelle.
L’époux voulut avec la belle
S’en aller coucher au retour.
Elle demande encor ce jour,
Et ne l’obtient qu’avecque peine.
Il fallut pourtant y passer.
Comme l’aurore était prochaine,
L’épouse au lieu de se coucher
S’habille. On eût dit une reine,
Rien ne manquait aux vêtements,
Perles, joyaux, et diamants ;
Son épousé la faisait dame.
Son ami pour la faire femme
Prend heure avec elle au matin.
Ils devaient aller au jardin,
Dans un bois propre à telle affaire.
Une compagne y devait faire
Le guet autour de nos amants,
Compagne instruite du mystère.
La belle s’y rend la première,
Sous le prétexte d’aller faire
Un bouquet, dit-elle à ses gens.
Nicaise après quelques moments
La va trouver : et le bon sire
Voyant le lieu se met à dire :
« Qu’il fait ici d’humidité !
Foin, votre habit sera gâté.
Il est beau : ce serait dommage.
Souffrez sans tarder davantage
Que j’aille quérir un tapis.
– Eh mon Dieu laissons les habits ;
Dit la belle toute piquée.
Je dirai que je suis tombée.
Pour la perte, n’y songez point :
Quand on a temps si fort à point
Il en faut user ; et périssent
Tous les vêtements du pays ;
Que plutôt tous les beaux habits
Soient gâtés, et qu’ils se salissent
Que d’aller ainsi consumer
Un quart d’heure : un quart d’heure est cher
Tandis que tous les gens agissent
Pour ma noce, il ne tient qu’à vous
D’employer des moments si doux.
Ce que je dis ne me sied guère :
Mais je vous chéris ; et vous veux
Rendre honnête homme si je peux
– En vérité, dit l’amoureux
Conserver étoffe si chère
Ne sera point mal fait à nous.
Je cours ; c’est fait ; je suis à vous ;
Deux minutes feront l’affaire. »
Là-dessus il part sans laisser
Le temps de lui rien répliquer.
Sa sottise guérit la dame :
Un tel dédain lui vint en l’âme,
Qu’elle reprit dès ce moment
Son cœur que trop indignement
Elle avait place : quelle honte !
« Prince des sots, dit-elle en soi,
Va, je n’ai nul regret de roi :
Tout autre eût été mieux mon compte.
Mon bon ange a considéré
Que tu n’avais pas mérité
Une faveur si précieuse.
Je ne veux plus être amoureuse
Que de mon mari, j’en fais vœu.
Et de peur qu’un reste de feu
À le trahir ne me rengage,
Je vais sans tarder davantage
Lui porter un bien qu’il aurait,
Quand Nicaise en son lieu serait. »
À ces mots, la pauvre épousée
Sort du bois, fort scandalisée.
L’autre revient, et son tapis :
Mais ce n’est plus comme jadis.
Amants, la bonne heure ne sonne
À toutes les heures du jour.
J’ai lu dans l’Alphabet d’Amour,
Qu’un galant près d’une personne
N’a toujours le temps comme il veut :
Qu’il le prenne donc comme il peut.
Tous délais y font du dommage :
Nicaise en est un témoignage.
Fort essoufflé d’avoir couru,
Et joyeux de telle prouesse,
Il s’en revient bien résolu
D’employer tapis et maîtresse.
Mais quoi, la dame au bel habit
Mordant ses lèvres de dépit
Retournait voir la compagnie ;
Et de sa flamme bien guérie,
Possible allait dans ce moment,
Pour se venger de son amant,
Porter à son mari la chose
Qui lui causait ce dépit-là.
Quelle chose ? c’est celle-là
Que fille dit toujours qu’elle a.
Je te crois, mais d’en mettre jà
Mon doigt au feu, ma foi je n’ose :
Ce que je sais, c’est qu’en tel cas
Fille qui ment ne pêche pas
Grâce à Nicaise notre belle
Ayant sa fleur en dépit d’elle
S’en retournait tout en grondant :
Quand Nicaise, la rencontrant
« À quoi tient, dit-il à la dame,
Que vous ne m’ayez attendu ?
Sur ce tapis bien étendu
Vous seriez en peu d’heure femme.
Retournons donc sans consulter :
Venez cesser d’être pucelle ;
Puisque je puis sans rien gâter
Vous témoigner quel est mon zèle
– Non pas cela, reprit la belle
Mon pucelage dit qu’il faut
Remettre l’affaire à tantôt.
J’aime votre santé, Nicaise ;
Et vous conseille auparavant
De reprendre un peu votre vent.
Or respirez tout à votre aise.
Vous êtes apprenti marchand ;
Faites-vous apprenti galant :
Vous n’y serez pas si tôt maître
À mon égard, je ne puis être
Votre maîtresse en ce métier.
Sire Nicaise, il vous faut prendre
Quelque servante du quartier
Vous savez des étoffes vendre,
Et leur prix en perfection ;
Mais ce que vaut l’occasion,
Vous l’ignorez, allez l’apprendre. »
Un peintre était, qui jaloux de sa femme,
Allant aux champs lui peignit un baudet
Sur le nombril, en guise de cachet.
Un sien confrère amoureux de la dame,
La va trouver et l’âne efface net ;
Dieu sait comment ; puis un autre en remet
Au même endroit, ainsi que l’on peut croire.
À celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât ; l’autre n’en avait point.
L’époux revient, veut s’éclaircir du point.
« Voyez, mon fils, dit la bonne commère,
L’âne est témoin de ma fidélité.
Diantre soit fait, dit l’époux en colère,
Et du témoin, et de qui l’a bâté. »
Guillot passait avec sa mariée.
Un gentilhomme à son gré la trouvant :
« Qui t’a, dit-il, donné telle épousée ?
Que je la baise à la charge d’autant.
– Bien volontiers, dit Guillot à l’instant.
Elle est, Monsieur, fort à votre service. »
Le Monsieur donc fait alors son office ;
En appuyant ; Perronnelle en rougit.
Huit jours après ce gentilhomme prit
Femme à son tour : à Guillot il permit
Même faveur. Guillot tout plein de zèle :
« Puisque Monsieur, dit-il, est si fidèle,
J’ai grand regret et je suis bien fâché
Qu’ayant baisé seulement Perronnelle,
Il n’ait encore avec elle couché. »
Alis malade, et se sentant presser,
Quelqu’un lui dit : « Il faut se confesser :
Voulez-vous pas mettre en repos votre âme ?
– Oui je le veux, lui répondit la dame :
Qu’à Père André l’on aille de ce pas ;
Car il entend d’ordinaire mon cas. »
Un messager y court en diligence ;
Sonne au couvent de toute sa puissance.
« Qui venez-vous demander ? lui dit-on.
– C’est père André celui qui d’ordinaire
Entend Alis dans sa confession.
– Vous demandez, reprit alors un frère,
Le père André, le confesseur d’Alis ?
Il est bien loin : hélas ! le pauvre père
Depuis dix ans confesse en paradis. »
Ô toi qui peins d’une façon galante,
Maître passé dans Cythère et Paphos,
Fais un effort ; peins-nous Iris absente.
Tu n’as point vu cette beauté charmante,
Me diras-tu : tant mieux pour ton repos.
Je m’en vais donc t’instruire en peu de mots.
Premièrement mets des lis et des roses
Après cela des Amours et des Ris.
Mais à quoi bon le détail de ces choses ?
D’une Vénus tu peux faire une Iris.
Nul ne saurait découvrir le mystère :
Traits si pareils jamais ne se sont vus :
Et tu pourras à Paphos et Cythère
De cette Iris refaire une Vénus.
J’étais couché mollement,
Et contre mon ordinaire
Je dormais tranquillement ;
Quand un enfant s’en vint faire
À ma porte quelque bruit.
Il pleuvait fort cette nuit :
Le vent, le froid, et l’orage
Contre l’enfant faisaient rage.
« Ouvrez ; dit-il, je suis nu. »
Moi charitable et bon homme
J’ouvre au pauvre morfondu ;
Et m’enquiers comme il se nomme.
« Je te le dirai tantôt,
Repartit-il ; car il faut
Qu’auparavant je m’essuie. »
J’allume aussitôt du feu.
Il regarde si la pluie
N’a point gâté quelque peu
Un arc dont je me méfie.
Je m’approche toutefois
Et de l’enfant prends les doigts ;
Les réchauffe ; et dans moi-même
Je dis : « Pourquoi craindre tant ?
Que peut-il ? c’est un enfant :
Ma couardise est extrême
D’avoir eu le moindre effroi
Que serait-ce si chez moi
J’avais reçu Polyphème ? »
L’enfant, d’un air enjoué,
Ayant un peu secoué
Les pièces de son armure ;.
Et sa blonde chevelure,
Prend un trait, un trait vainqueur,
Qu’il me lance au fond du cœur.
« Voilà, dit-il, pour ta peine.
Souviens-toi bien de Clymène,
Et de l’Amour ; c’est mon nom.
– Ah ! je vous connais, lui dis-je,
Ingrat et cruel garçon ;
Faut-il que qui vous oblige
Soit traité de la façon ? »
Amour fit une gambade,
Et le petit scélérat
Me dit ; « Pauvre camarade,
Mon arc est en bon état ;
Mais ton cœur est bien malade. »
Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs
Devant le juge d’Amathonte.
Belle Bouche disait : » Je m’en rapporte aux cœurs
Et leur demande s’ils font compte
De Beaux Yeux ainsi que de moi.
Qu’on examine notre emploi,
Nos traits, nos beautés et nos charmes.
Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plus d’un métier
Mais j’ignore celui de répandre les larmes :
De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux tout entier.
Je satisfais trois sens ; eux seulement la vue.
Ma gloire est bien d’autre étendue :
L’ouïe et l’odorat ont part à mes plaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,
Belle Bouche fait des soupirs
Tels à peu près que les Zéphyrs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux un amant :
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter ;
Belle Bouche n’a qu’à parler :
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire
Belle Bouche à toute heure étale des trésors :
Le nacre est en dedans, le corail en dehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.
Les présents que nous fait la rive orientale
N’approchent pas des dons que je prétends avoir :
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans ses régions :
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire. »
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla :
Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.
« Pourquoi leur reprocher les pleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons ; Belle Bouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soupirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien :
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par les cieux :
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.
Si l’on tient d’elle une victoire,
On en tient cent de nous : et pour une chanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,
Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,
Par ce moyen passe à la montre :
On demande qui c’est ; et souvent ce n’est rien :
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit : « Jaime » ; et le disons-nous pas ?
Sans aucun bruit : notre langage
Muet qu’il est, plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autres appas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façon charmante :
Puis il dit en changeant de ton :
« J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les ;
Puis prononcez votre sentence ;
Nous gagnerons notre procès. »
Philis eut quelque honte ; et puis sur l’assistance
Répandit des regards si remplis d’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappé de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.
Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame
Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,
Prit la parole et dit : « À cette rhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.
La nuit mon emploi dure encor :
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :
On les laisse en repos ; et leur muet langage
Fait un assez froid personnage. »
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.
La clef du coffre-fort et des cœurs c’est la même :
Que si ce n’est celle des cœurs,
C’est du moins celle des faveurs :
Amour doit à ce stratagème
La plus grand’part de ses exploits :
A-t-il épuisé son carquois,
Il met tout son salut en ce charme suprême.
Je tiens qu’il a raison ; car qui hait les présents ?
Tous les humains en sont friands,
Princes, rois, magistrats : ainsi quand une belle
En croira l’usage permis,
Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis,
Je ne m’écrierai pas contre elle.
On a bien plus d’une querelle
À lui faire sans celle-là.
Un juge mantouan belle femme épousa.
Il s’appelait Anselme ; on la nommait Argie ;
Lui déjà vieux barbon ; elle jeune et jolie,
Et de tous charmes assortie.
L’époux non content de cela,
Fit si bien par sa jalousie
Qu’il rehaussa de prix celle-là qui d’ailleurs
Méritait de se voir servie
Par les plus beaux et les meilleurs
Elle le fut aussi : d’en dire la manière
Et comment s’y prit chaque amant,
Il serait long : suffit que cet objet charmant
Les laissa soupirer, et ne s’en émut guère.
Amour établissait chez le juge ses lois ;
Quand l’état mantouan, pour chose de grand poids
Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.
Comme Anselme était juge, et de plus magistrat,
Vivait avec assez d’éclat,
Et ne manquait pas de prudence,
On le députe en diligence
Ce ne fut pas sans résister
Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bon homme :
L’affaire était longue à traiter ;
Il devait demeurer dans Rome
Six mois, et plus encor ; que savait-il combien ?
Tant d’honneur pouvait nuire au conjugal lien :
Longue ambassade et long voyage
Aboutissent à cocuage.
Dans cette crainte notre époux
Fit cette harangue à la belle :
« On nous sépare, Argie ; adieu, soyez fidèle
À celui qui n’aime que vous.
Jurez-le-moi : car entre nous
J’ai sujet d’être un peu jaloux.
Que fait autour de notre porte
Cette soupirante cohorte ?
Vous me direz que jusqu’ici
La cohorte a mal réussi :
Je le crois ; cependant pour plus grande assurance
Je vous conseille en mon absence
De prendre pour séjour notre maison des champs :
Fuyez la ville, et les amants,
Et leurs présents ;
L’invention en est damnable ;
Des machines d’Amour c’est la plus redoutable :
De tout temps le monde a vu Don
Être le père d’abandon :
Déclarez-lui la guerre ; et soyez sourde, Argie,
À sa sœur la cajolerie.
Dès que vous sentirez approcher les blondins,
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains.
Rien ne vous manquera ; je vous fais la maîtresse
De tout ce que le ciel m’a donné de richesse :
Tenez, voilà les clefs de l’argent, des papiers ;
Faites-vous payer des fermiers ;
Je ne vous demande aucun compte :
Suffit que je puisse sans honte
Apprendre vos plaisirs ; je vous les permets tous,
Hors ceux d’amour, qu’à votre époux
Vous garderez entiers pour son retour de Rome. »
C’en était trop pour le bon homme ;
Hélas il permettrait tous plaisirs hors un point
Sans lequel seul il n’en est point.
Son épouse lui fit promesse solennelle
D’être sourde, aveugle, et cruelle ;
Et de ne prendre aucun présent :
Il la retrouverait au retour toute telle,
Qu’il la laissait en s’en allant
Sans nul vestige de galant.
Anselme étant parti, tout aussitôt Argie
S’en alla demeurer aux champs ;
Et tout aussitôt les amants
De l’aller voir firent partie.
Elle les renvoya ; ces gens l’embarrassaient,
L’attiédissaient, l’affadissaient,
L’endormaient en contant leur flamme ;
Ils déplaisaient tous à la dame,
Hormis certain jeune blondin,
Bien fait, et beau par excellence ;
Mais qui ne put par sa souffrance
Amener à son but cet objet inhumain.
Son nom c’était Atis, son métier paladin :
Il ne plaignit en son dessein
Ni les soupirs ni la dépense.
Tout moyen par lui fut tenté :
Encor si des soupirs il se fut contenté !
La source en est inépuisable ;
Mais de la dépense c’est trop.
Le bien de notre amant s’en va le grand galop ;
Voilà notre homme misérable.
Que fait-il ? il s’éclipse, il part, il va chercher
Quelque désert pour se cacher.
En chemin il rencontre un homme,
Un manant, qui fouillant avecque son bâton,
Voulait faire sortir un serpent d’un buisson ;
Atis s’enquit de la raison.
« C’est, reprit le manant, afin que je l’assomme.
Quand j’en rencontre sur mes pas,
Je leur fais de pareilles fêtes.
– Ami, reprit Atis, laisse-le ; n’est-il pas
Créature de Dieu comme les autres bêtes ? »
Il est à remarquer que notre paladin
N’avait pas cette horreur commune au genre humain
Contre la gent reptile, en toute son espèce ;
Dans ses armes il en portait ;
Et de Cadmus il descendait,
Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse.
Force fut au manant de quitter son dessein.
Le serpent se sauva ; notre amant à la fin
S’établit dans un bois écarté, solitaire :
Le silence y faisait sa demeure ordinaire,
Hors quelque oiseau qu’on entendait,
Et quelque Écho qui répondait.
Là le bonheur et la misère
Ne se distinguaient point, égaux en dignité
Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peu fréquenté.
Atis n’y rencontra nulle tranquillité.
Son amour l’y suivit ; et cette solitude
Bien loin d’être un remède à son inquiétude
En devint même l’aliment
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment.
Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sa belle.
« Retournons, ce dit-il, puisque c’est notre sort :
Atis il t’est plus doux encor
De la voir ingrate et cruelle,
Que d’être privé de ses traits,
Adieu ruisseaux, ombrages frais,
Chants amoureux de Philomèle ;
Mon inhumaine seule attire à soi mes sens ;
Éloigne de ses yeux je ne vois ni n’entends.
L’esclave fugitif se va remettre encore
En ses fers quoique durs, mais hélas trop chéris. »
Il approchait des murs qu’une fée a bâtis,
Quand sur les bords du Mince, à l’heure que l’Aurore
Commence à s’éloigner du séjour de Téthys,
Une nymphe en habit de reine,
Belle, majestueuse, et d’un regard charmant
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre amant
Qui rêvait alors à sa peine.
« Je veux, dit-elle, Aris que vous soyez heureux :
Je le veux, je le puis, étant Manto la fée
Votre amie et votre obligée ;
Vous connaissez ce nom fameux
Mantoue en tient le sien : jadis en cette terre
J’ai posé la première pierre
De ces murs, en durée égaux aux bâtiments
Dont Memphis voit le Nil laver les fondements.
La Parque est inconnue à toutes mes pareilles :
Nous opérons mille merveilles
Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir ;
Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir.
Toute l’infirmité de la nature humaine :
Nous devenons serpents un jour de la semaine.
Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci
Vous en tirâtes un de peine ?
C’était moi qu’un manant s’en allait assommer
Vous me donnâtes assistance :
Atis je veux pour récompense
Vous procurer la jouissance
De celle qui vous fait aimer.
Allons-nous-en la voir je vous donne assurance
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps
Vous gagnerez par vos présents
Argie et tous ses surveillants.
Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde,
À pleines mains répandez l’or,
Vous n’en manquerez point, c’est pour vous le trésor
Que Lucifer me garde en sa grotte profonde.
Votre belle saura quel est notre pouvoir.
Même pour m’approcher de cette inexorable,
Et vous la rendre favorable,
En petit chien vous m’allez voir
Faisant mille tours sur l’herbette ;
Et vous en pèlerin jouant de la musette
Me pourrez à ce son mener chez la beauté
Qui tient votre cœur enchanté. »
Aussitôt fait que dit ; notre amant et la fée
Changent de forme en un instant :
Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,
Et Manto petit chien faisant tours et sautant.
Ils vont au château de la belle,
Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux :
Le petit chien fait rage ; aussi fait l’amoureux ;
Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle
Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court.
On lui dit qu’elle vienne admirer à son tour
Le roi des épagneux, charmante créature,
Et vrai miracle de nature.
Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours :
Madame en fera ses amours ;
Car veuille ou non son maître, il faut qu’il le lui vende
S’il n’aime mieux le lui donner.
La nourrice en fait la demande.
Le pèlerin sans tant tourner
Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose ;
Et voici ce qu’il lui propose :
« Mon chien n’est point à vendre, à donner encor moins,
Il fournit à tous mes besoins :
Je n’ai qu’à dire trois paroles,
Sa patte entre mes mains fait tomber à l’instant
Au lieu de puces des pistoles,
Des perles, des rubis, avec maint diamant.
C’est un prodige enfin : Madame cependant
En a comme on dit la monnoie
Pourvu que j’aye cette joie
De coucher avec elle une nuit seulement
Favori sera sien dès le même moment. »
La proposition surprit fort la nourrice.
« Quoi Madame l’ambassadrice !
Un simple pèlerin ! Madame à son chevet
Pourrait voir un bourdon ! et si l’on le savait
Si cette même nuit quelque hôpital avait
Hébergé le chien et son maître !
Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour ;
Cela fait passer en amour
Quelque bourdon que ce puisse être.
Atis avait changé de visage et de traits.
On ne le connut pas, c’étaient d’autres attraits.
La nourrice ajoutait : « À gens de cette mine
Comment peut-on refuser rien ?
Puis celui-ci possède un chien
Que le royaume de la Chine
Ne paierait pas de tout son or :
Une nuit de Madame aussi c’est un trésor. »
J’avais oublié de vous dire
Que le drôle à son chien feignit de parler bas.
Il tombe aussitôt dix ducats,
Qu’a la nourrice offre le sire :
Il tombe encore un diamant.
Atis en riant le ramasse.
« C’est, dit-il, pour Madame ; obligez-moi de grâce
De le lui présenter avec mon compliment.
Vous direz à Son Excellence
Que je lui suis acquis. » La nourrice à ces mots
Court annoncer en diligence
Le petit chien et sa science,
Le pèlerin et son propos.
Il ne s’en fallut rien qu’Argie
Ne battît sa nourrice. « Avoir l’effronterie
De lui mettre en l’esprit une telle infamie !
Avec qui ? si c’était encor le pauvre Atis !
Hélas, mes cruautés sont cause de sa perte.
Il ne me proposa jamais de tels partis.
Je n’aurais pas d’un roi cette chose soufferte,
Quelque don que l’on pût m’offrir,
Et d’un porte bourdon je la pourrais souffrir,
Moi qui suis une ambassadrice !
– Madame, reprit la nourrice,
Quand vous seriez impératrice,
Je vous dis que ce pèlerin
A de quoi marchander, non pas une mortelle,
Mais la déesse la plus belle.
Atis votre beau paladin
Ne vaut pas seulement un doigt du personnage.
– Mais mon mari m’a fait jurer !
Eh quoi ? de lui garder la foi de mariage.
Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage
Que le premier n’a fait ? qui l’ira déclarer ?
Qui le saura ? j’en vois marcher tête levée,
Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vous l’assurer,
Si sur le bout du nez tache pouvait montrer
Que telle chose est arrivée :
Cela nous fait-il empirer,
D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madame il faut être
Bien habile pour reconnaître
Bouche ayant employé son temps et ses appas
D’avec bouche qui s’est tenue à ne rien faire ;
Donnez-vous, ne vous donnez pas,
Ce sera toujours même affaire ;
Pour qui ménagez-vous les trésors de l’Amour ?
Pour celui qui je crois ne s’en servira guère ;
Vous n’aurez pas grand-peine à fêter son retour. »
La fausse vieille sut tant dire,
Que tout se réduisit seulement à douter
Des merveilles du chien, et des charmes du sire :
Pour cela l’on les fit monter :
La belle était au lit encore.
L’univers n’eut jamais d’aurore
Plus paresseuse à se lever.
Notre feint pèlerin traverse la ruelle,
Comme un homme ayant vu d’autres gens que des saints.
Son compliment parut galant et des plus fins :
II surprit et charma la belle.
« Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,
La mine de vous en aller
À Saint Jacques de Compostelle. »
Cependant pour la régaler,
Le chien à son tour entre en lice.
On eût vu sauter Favori
Pour la dame et pour la nourrice,
Mais point du tout pour le mari.
Ce n’est pas tout ; il se secoue :
Aussitôt perles de tomber,
Nourrice de les ramasser,
Soubrettes de les enfiler,
Pèlerin de les attacher,
À de certains bras dont il loue
La blancheur et le reste ; Enfin il fait si bien
Qu’avant que partir de la place
On traite avec lui de son chien
On lui donne un baiser pour arrhes de la grâce
Qu’il demandait ; et la nuit vint ;
Aussitôt que le drôle tint
Entre ses bras madame Argie,
Il redevint Atis ; la dame en fut ravie ;
C’était avec bien plus d’honneur
Traiter Monsieur l’ambassadeur.
Cette nuit eut des sœurs, et même en très bon nombre
Chacun s’en aperçut ; car d’enfermer sous l’ombre
Une telle aise, le moyen ?
Jeunes gens font-ils jamais rien
Que le plus aveugle ne voie ?
À quelques mois de là le saint-père renvoie
Anselme avec force pardons,
Et beaucoup d’autres menus dons.
Les biens et les honneurs pleuvaient sur sa personne.
De son vice gérant il apprend tous les soins :
Bons certificats des voisins :
Pour les valets, nul ne lui donne
D’éclaircissement sur cela.
Monsieur le juge interrogea
La nourrice avec les soubrettes
Sages personnes et discrètes.
Il n’en put tirer ce secret :
Mais comme parmi les femelles
Volontiers le diable se met,
Il survint de telles querelles,
La dame et la nourrice eurent de tels débats
Que celle-ci ne manqua pas
À se venger de l’autre, et déclarer l’affaire.
Dût-elle aussi se perdre, il fallut tout conter.
D’exprimer jusqu’où la colère
Ou plutôt la fureur de l’époux put monter
Je ne tiens pas qu’il soit possible ;
Ainsi je m’en tairai : on peut par les effets
Juger combien Anselme était homme sensible.
Il choisit un de ses valets,
Le charge d’un billet, et mande que Madame
Vienne voir son mari malade en la cité :
La belle n’avait point son village quitté :
L’époux allait venait, et laissait là sa femme.
« Il te faut en chemin écarter tous ses gens,
Dit Anselme au porteur de ces ordres pressants :
La perfide a couvert mon front d’ignominie.
Pour satisfaction je veux avoir sa vie.
Poignarde-la ; mais prends ton temps :
Tâche de te sauver : voilà pour ta retraite,
Prends cet or : si tu fais ce qu’Anselme souhaite,
Et punis cette offense-là,
Quelque part que tu sois, rien ne te manquera. »
Le valet va trouver Argie,
Qui par son chien est avertie.
Si vous me demandez comme un chien avertit,
Je crois que par la jupe il tire,
Il se plaint, il jappe, il soupire,
Il en veut à chacun ; pour peu qu’on ait d’esprit,
On entend bien ce qu’il veut dire.
Favori fit bien plus ; et tout bas il apprit
Un tel péril à sa maîtresse.
« Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien :
Reposez-vous sur moi ; j’en empêcherai bien
Ce valet à l’âme traîtresse. »
Ils étaient en chemin, près d’un bois qui servait
Souvent aux voleurs de refuge :
Le ministre cruel des vengeances du juge
Envoie un peu devant le train qui les suivait ;
Puis il dit l’ordre qu’il avait.
La dame disparaît aux yeux du personnage
Manto la cache en un nuage.
Le valet étonné retourne vers l’époux,
Lui conte le miracle ; et son maître en courroux
Va lui-même à l’endroit. Ô prodige ! ô merveille !
Il y trouve un palais de beauté sans pareille :
Une heure auparavant c’était un champ tout nu.
Anselme à son tour éperdu,
Admire ce palais bâti, non pour des hommes,
Mais apparemment pour des dieux :
Appartements dorés, meubles très précieux
Jardins et bois délicieux ;
On aurait peine à voir en ce siècle ou nous sommes
Chose si magnifique et si riante aux yeux.
Toutes les portes sont ouvertes ;
Les chambres sans hôte, et désertes ;
Pas une âme en ce Louvre ; excepté qu’à la fin
Un More très lippu, très hideux, très vilain,
S’offre aux regards du juge, et semble la copie
D’un Ésope d’Éthiopie.
Notre magistrat l’ayant pris
Pour le balayeur du logis,
Et croyant l’honorer lui donnant cet office
« Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu
Appartient un tel édifice ?
Car de dire un roi, c’est trop peu.
Il est à moi, » reprit le More.
Notre juge à ces mots se prosterne, l’adore,
Lui demande pardon de sa témérité.
« Seigneur, ajouta-t-il, que Votre Déité
Excuse un peu mon ignorance.
Certes tout l’univers ne vaut pas la chevance
Que je rencontre ici. » Le More lui répond :
« Veux-tu que je t’en fasse un don ?
De ces lieux enchantés je te rendrai le maître,
À certaine condition.
Je ne ris point ; tu pourras être
De ces lieux absolu seigneur,
Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur…
… Entends-tu ce langage,
Et sais-tu quel est cet usage ?
Il te le faut expliquer mieux.
Tu connais l’échanson du monarque des dieux ?
ANSELME
Ganymède ?
LE MORE
Celui-là même.
Prends que je sois Jupin le monarque suprême ;
Et que tu sois le jouvenceau :
Tu n’es pas tout à fait si jeune ni si beau.
ANSELME
Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre :
Regardez la vieillesse, et la magistrature.
LE MORE
Moi railler ? point du tout.
ANSELME
Seigneur.
LE MORE
Ne veux-tu point ?
ANSELME
Seigneur… »
Anselme ayant examiné ce point,
Consent à la fin au mystère.
Maudite amour des dons que ne fais-tu pas faire !
En page incontinent son habit est changé :
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé :
La barbe seulement demeure au personnage.
L’enfant d’honneur Anselme avec cet équipage
Suit le More partout. Argie avait ouï
Le dialogue entier, en certain coin cachée.
Pour le More lippu, c’était Manto la fée,
Par son art métamorphosée,
Et par son art ayant bâti
Ce Louvre en un moment, par son art fait un page
Sexagénaire et grave. À la fin au passage
D’une chambre en une autre, Argie à son mari
Se montre tout d’un coup : « Est-ce Anselme, dit-elle
Que je vois ainsi déguisé ?
Anselme ? il ne se peut ; mon œil s’est abusé.
Le vertueux Anselme à la sage cervelle
Me voudrait-il donner une telle leçon ?
C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notre barbon
Notre législateur, notre homme d’ambassade,
Vous êtes à cet âge homme de mascarade ?
Homme de … ? la pudeur me défend d’achever.
Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire,
Vous qu’Argie a pensé trouver
En un fort plaisant adultère !
Du moins n’ai-je pas pris un More pour galant :
Tout me rend excusable, Atis, et son mérite,
Et la qualité du présent.
Vous verrez tout incontinent
Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité
Peut résister un seul moment.
More devenez chien. » Tout aussitôt le More
Redevient petit chien encore.
« Favori, que l’on danse. » À ces mots, Favori
Danse, et tend la patte au mari.
« Qu’on fasse tomber des pistoles ! »
Pistoles tombent à foison.
« Eh bien qu’en dites-vous ? sont-ce choses frivoles ?
C’est de ce chien qu’on m’a fait don.
Il a bâti cette maison.
Puis faites-moi trouver au monde une Excellence,
Une Altesse, une Majesté,
Qui refuse sa jouissance
À dons de cette qualité ;
Surtout quand le donneur est bien fait, et qu’il aime,
Et qu’il mérite d’être aimé.
En échange du chien l’on me voulait moi-même ;
Ce que vous possédez de trop je l’ai donné ;
Bien entendu Monsieur ; suis-je chose si chère ?
Vraiment vous me croiriez bien pauvre ménagère
Si je laissais aller tel chien à ce prix-là.
Savez-vous qu’il a fait le Louvre que voilà ?
Le Louvre pour lequel… mais oublions cela ;
Et n’ordonnez plus qu’on me tue,
Moi qu’Atis seulement en ses lacs a fait choir ;
Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir
Des mêmes armes combattue.
Touchez là, mon mari ; la paix ; car aussi bien
Je vous défie ayant ce chien :
Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre :
Il m’avertit de tout ; il confond les jaloux ;
Ne le soyez donc point ; plus on veut nous contraindre,
Moins on doit s’assurer de nous. »
Anselme accorda tout : qu’eut fait le pauvre sire ?
On lui promit de ne pas dire
Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,
Cocuage, s’il eût voulu,
Aurait eu ses franches coudées.
Argie en rendit grâce ; et compensations
D’une et d’autre part accordées,
On quitta la campagne à ces conditions.
« Que devint le palais ? » dira quelque critique.
Le palais ? que m’importe ? il devint ce qu’il put.
À moi ces questions ! suis-je homme qui se pique
D’être si régulier ? le palais disparut.
« Et le chien ? » Le chien fit ce que l’amant voulut.
« Mais que voulut l’amant ? » censeur, tu m’importunes :
Il voulut par ce chien tenter d’autres fortunes.
D’une seule conquête est-on jamais content ?
Favori se perdait souvent ;
Mais chez sa première maîtresse
Il revenait toujours. Pour elle, sa tendresse
Devint bonne amitié. Sur ce pied, notre amant
L’allait voir fort assidûment.
Et même en l’accommodement
Argie à son époux fit un serment sincère
De n’avoir plus aucune affaire.
L’époux jura de son côté
Qu’il n’aurait plus aucun ombrage
Et qu’il voulait être fouetté
Si jamais on le voyait page.
Comédie
Il semblera d’abord au lecteur que la comédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veut lire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait tel que ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout à fait. Il n’y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pas faite pour être représentée. JDLF
Personnages :
APOLLON
LES NEUF MUSES
ACANTE
La scène est au Parnasse.
Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autre jour
De ne voir presque plus de bons vers sur l’amour.
Le siècle, disait-il, a gâté cette affaire :
Lui nous parler d’amour ! il ne la sait pas faire,
Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ?
J’ai beau communiquer de l’ardeur aux esprits ;
Les belles n’ayant pas disposé la matière,
Amour, et vers, tout est fort à la cavalière.
Adieu donc à beautés ; je garde mon emploi
Pour les surintendants sans plus, et pour le Roi.
Je viens pourtant de voir au bord de l’Hippocrène
Acante fort touché de certaine Clymène.
J’en sais qui sous ce nom font valoir leurs appas ;
Mais quant à celle-ci je ne la connais pas :
Sans doute qu’en province elle a passé sa vie.
ÉRATO
Sire, j’en puis parler ; c’est ma meilleure amie.
La province, il est vrai, fut toujours son séjour
Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votre cour.
URANIE
Je la connais aussi.
APOLLON
Comment vous Uranie !
En ce cas Terpsichore, Euterpe, et Polymnie,
Qui n’ont pas des emplois du tout si relevés,
N’en apprendront encor plus que vous n’en savez.
POLYMNIE
Oui Sire, nous pouvons vous en parler chacune.
APOLLON
Si ma prière n’est aux Muses importune,
Devant moi tour à tour chantez cette beauté ;
Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté.
Que chacune pourtant suive son caractère.
EUTERPE
Sire, nous nous savons toutes neuf contrefaire :
Pour si peu laissez-nous libres sur ce point-là.
APOLLON
Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vous plaira.
EUTERPE
Que ma compagne m’aide ; et puis en dialogue
Nous vous ferons entendre une espèce d’églogue.
APOLLON
Terpsichore aidez-la : mais surtout évitez
Les traits que tant de fois l’églogue a répétés :
Il me faut du nouveau, n’en fût-il point au monde.
TERPSICHORE
Je m’en vais commencer ; qu’Euterpe me réponde.
Quand le soleil a fait le tour de l’univers,
Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvre divers,
Ni d’en avoir produit, qu’à Téthys il se vante ;
Il dit : « J’ai vu Clymène, et mon âme est contente. »
EUTERPE
L’Aurore vous veut voir ; Clymène montrez-vous :
Non, ne bougez du lit ; le repos est trop doux :
Tantôt vous paraîtrez vous-même une autre Aurore ;
Mais ne vous pressez point, dormez dormez encore.
TERPSICHORE
Au gré de tous les yeux Clymène a des appas :
Un peu de passion est ce qu’on lui souhaite :
Pour de l’amitié seule, elle n’en manque pas :
Cinq ou six grains d’amour, et Clymène est parfaite.
EUTERPE
L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir
S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sans peine :
Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,
Vous vous garderez bien de condamner Clymène.
TERPSICHORE
Vénus depuis longtemps est de mauvaise humeur.
Clymène lui fait ombre ; et Vénus ayant peur
D’être mise au-dessous d’une beauté mortelle,
Disait hier à son fils : « Mais la croit-on si belle ?
– Et oui, oui, dit l’Amour, je vous la veux montrer. »
APOLLON
Vous sortez de l’églogue.
EUTERPE
Il nous y faut rentrer.
Amour en quatre parts divise son empire :
Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’un quart :
Ainsi plus des trois quarts pour Clymène soupire :
Les autres belles ont le reste pour leur part.
TERPSICHORE
Tout ce que peut avoir un cœur d’indifférence
Clymène le témoigne : elle en a destiné
Les trois quarts pour Acante ; heureux dans sa souffrance
S’il voir qu’a ses rivaux le reste soit donné.
EUTERPE
Ne vous semble-t-il pas que nos bois reverdissent,
Depuis que nous chantons un si charmant objet ?
TERPSICHORE
Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantres choisissent
Désormais en leurs sons Clymène pour sujet.
EUTERPE
Pour elle le Printemps s’est habillé de roses.
TERPSICHORE
Pour elle les Zéphyrs en parfument les airs
EUTERPE
Et les oiseaux pour elle y joignent leurs concerts.
Régnez belle, régnez sur tant d’aimables choses
TERPSICHORE
Aimez, Clymène. aimez ; rendez quelqu’un heureux
Votre règne en aura plus d’appas pour vous-même.
EUTERPE
En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elle aime ?
TERPSICHORE
Acante.
EUTERPE
Et pourquoi lui ?
TERPSICHORE
C’est le plus amoureux.
Sire êtes-vous content ?
APOLLON
Assez. Que Melpomène
Sur un ton qui nous touche introduise Clymène
Vous Thalie, il vous faut contrefaire un amant,
Qui ne veut point borner son amoureux tourment.
MELPOMÈNE
Mes sœurs je suis Clymène.
THALIE
Et moi je suis Acante.
APOLLON
Fort bien ; nous écoutons ; remplissez notre attente.
CLYMÈNE
Acante vous perdez votre temps et vos soins.
Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peu moins
Ôtez ce mot d’amour ; c’est ce qu’on vous conseille.
ACANTE
Que je l’ôte ! est-il rien de si doux à l’oreille ?
Quoi de vous adorer Acante cesserait ?
Contre sa passion il vous obéirait ?
Ah laissez-lui du moins son tourment pour salaire.
Suis-je si dangereux ? hélas non ; si j’espère
Ce n’est plus d’être aimé : tant d’heur ne m’est point dû.
Je l’avais jusqu’ici follement prétendu.
Mourir en vous aimant est toute mon envie.
Mon amour m’est plus cher mille fois que la vie.
Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.
CLYMÈNE
Toujours ce mot ! toujours !
ACANTE
Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre
Seule vous le fuyez : mais ne s’est-il point vu
Quelque temps ou peut-être il vous a moins déplu ?
CLYMÈNE
L’amour, je le confesse, a traversé ma vie :
C’est ce qui malgré moi me rend son ennemie :
Après un tel aveu je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sans appas ;
Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée
Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutez bien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien.
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire :
Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre,
Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est le craindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir.
Nous y perdrons tous deux : quand je vous le conseille,
Je me fais violence, et prête encor l’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux,
Un son qui ne déplaît à pas une de nous.
Mais trop de mal le suit.
ACANTE
Je m’en charge, Madame :
Ce mal est pour moi seul ; j’en garantis votre âme.
CLYMÈNE
Qui vous croirait, Acante, aurait un bon garant.
Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’un tyran
Un ennemi public, un démon pour mieux dire.
ACANTE
Il ne l’est pas pour vous ; cela vous doit suffire :
Jamais il ne vous peut avoir cause d’ennui :
Vous en prenez un autre assurément pour lui.
S’il a quelques douceurs, elles sont pour les belles,
Et pour nous les soucis et les peines cruelles.
Vous n’éprouvez jamais ni dédain, ni froideur :
Quant à nous, c’est souvent le prix de notre ardeur.
Trop de zèle nous nuit.
CLYMÈNE
Et pourquoi donc, Acante,
Ne modérez-vous pas cette ardeur violente ?
Aimez-vous mieux souffrir contre mon propre gré,
Que si m’obéissant vous étiez bien traité ?
Je vous rendrais heureux.
ACANTE
Selon votre manière ;
Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’un frère ;
Que sais-je ? de chacun : car vous savez qu’on peut
Faire ainsi des heureux autant que l’on en veut.
CLYMÈNE
Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus de tendresse
Vous verriez à quel point Clymène s’intéresse
Pour tout ce qui vous touche.
ACANTE
Et pour moi-même aussi.
CLYMÈNE
Quelle distinction mettez-vous en ceci ?
ACANTE
Très grande : mais laissons à part la différence :
Aussi bien je craindrais de commettre une offense
Si j’avais entrepris de prouver contre vous
Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ou nous.
Je vous dirai pourtant que mon amour extrême
À pour premier objet votre personne même
Tout m’en semble charmant ; elle est telle qu’il faut
Mais pour vos qualités, j’y trouve du défaut.
CLYMÈNE
Dites-nous quel il est afin qu’on s’en corrige.
ACANTE
Vous n’aimez point l’Amour ; vous le haïssez dis-je,
Ce dieu près de votre âme a perdu tout crédit.
CLYMÈNE
Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjà dit :
Je le crains seulement ; et serais plus contente
Si vous vouliez changer votre ardeur véhémente ;
En faire une amitié ; quelque chose entre deux
Un peu plus que ce n’est quand un cœur est sans feux
Moins aussi que l’état ou le vôtre se treuve.
ACANTE
Tout de bon ; voulez-vous que j’en fasse l’épreuve ?
Que demain j’aime moins, et moins le jour d’après ;
Diminuant toujours, encor que vos attraits
Augmentent en pouvoir ? le voulez-vous Madame ?
CLYMÈNE
Oui, puisque je l’ai dit.
ACANTE
L’avez-vous dit dans l’âme ?
CLYMÈNE
Il faut bien.
ACANTE
Songez-y ; voyez si votre esprit
Pourra voir ce déchet sans un secret dépit.
Peu de femmes feraient des vœux pareils aux vôtres.
CLYMÈNE
Acante, je suis femme aussi bien que les autres :
Mais je connais l’Amour : c’est assez ; j ai raison
D’en combattre en mon cœur l’agréable poison.
Voulez-vous procurer tant de mal à Clymène ?
Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sa peine.
N’allez point m’alléguer que c’est plaisir pour nous.
Loin, bien loin tels plaisirs ; le repos est plus doux :
Mon cœur s’en défendra : je vous permets de croire
Que je remporterai malgré moi la victoire.
APOLLON
Voilà du pathétique assez pour le présent :
Sur le même sujet donnez-nous du plaisant
MELPOMÈNE
Qui ferons-nous parler ?
APOLLON
Acante et sa maîtresse.
MELPOMÈNE
Sire, il faudrait avoir pour cela plus d’adresse.
Rendre Acante plaisant ! c’est un trop grand dessein.
APOLLON
Il est fou, c’est déjà la moitié du chemin.
THALIE
Mais il l’est dans l’excès.
APOLLON
Tant mieux ; j’en suis fort aise ;
Nous le demandons tel ; je ne vois rien qui plaise
En matière d’amour comme les gens outrés.
Mille exemples pourraient vous en être montrés.
MELPOMÈNE
Nous obéissons donc. Tu te souviens, Thalie,
D’un matin où Clymène en son lit endormie
Fut au bruit d’un soupir éveillée en sursaut,
Et se mit contre Acante en colère aussitôt,
Sans le voir, croyant même avoir fermé la porte :
Mais qui pouvait que lui soupirer de la sorte ?
« Vraiment vous l’entendez avecque vos hélas,
Dit la belle, apprenez à soupirer plus bas. »
Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de son zèle.
« Une forge ferait moins de bruit, reprit-elle,
Que votre cœur n’en fait : ce sont tous ses plaisirs.
Si je tourne le pied, matière de soupirs,
Je ne vous vois jamais qu’en un chagrin extrême.
C’est bien pour m’obliger à vous aimer de même. »
ACANTE
Je ne le prétends pas.
CLYMÈNE
Seyez-vous sur ce lit.
ACANTE
Moi ?
CLYMÈNE
Vous ; sans répliquer.
ACANTE
Souffrez…
CLYMÈNE
C’est assez dit.
Là ; je vous veux voir là.
ACANTE
Madame.
CLYMÈNE
Là, vous dis-je
Voyez qu’il a de mal ; sa maîtresse l’oblige
À s’asseoir sur un lit ; quelle peine pour lui ;
Savez-vous ce que c’est, je veux rire aujourd’hui.
Point de discours plaintifs : bannissez, je vous prie,
Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.
Témoignez, s’il se peut, votre amour autrement.
Mais que veut cette main qui s’en vient brusquement
ACANTE
C’est pour vous obéir et témoigner mon zèle.
CLYMÈNE
L’obéissance en est un peu trop ponctuelle ;
Nous vous en dispensons ; Acante, soyez coi.
Si bien donc que votre âme est tout en feu pour moi ?
ACANTE
Tout en feu.
CLYMÈNE
Vous n’avez ni cesse ni relâche ?
ACANTE
Aucune.
CLYMÈNE
Toujours pleurs, soupirs comme à la tâche ?
ACANTE
Toujours soupirs et pleurs.
CLYMÈNE
J’en veux avoir pitié.
Allez, je vous promets.
ACANTE
Et quoi ?
CLYMÈNE
De l’amitié.
ACANTE
Ah Madame, faut-il railler d’un misérable !
CLYMÈNE
Vous reprenez toujours votre ton lamentable.
Oui, je vous veux aimer d’amitié malgré vous ;
Mais si sensiblement que je n’aie, entre nous,
De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas à faire.
ACANTE
Et quand le ferez-vous ce pas si nécessaire ?
CLYMÈNE
Jamais.
ACANTE
Reprenez donc l’offre de votre cœur.
CLYMÈNE
Vous en aurez regret ; il a de la douceur.
Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver ses largesses.
Je baise mes amis, je leur fais cent caresses.
À l’égard des amants, tout leur est refusé.
ACANTE
Je ne veux point du tout, Madame, être baisé.
Vous riez ?
CLYMÈNE
Le moyen de s’empêcher de rire ?
On veut baiser Acante ; Acante se retire.
ACANTE
Et le pourriez-vous voir traiter de son amour
Pour un simple baiser, souvent froid, toujours court ?
CLYMÈNE
On redouble en ce cas.
ACANTE
Oui d’autres que Clymène.
CLYMÈNE
Éprouvez-le.
ACANTE
De quoi vous mettez-vous en peine ?
CLYMÈNE
Moi ? de rien
ACANTE
Cependant je vois qu’en votre esprit
Le refus de vos dons jette un secret dépit.
CLYMÈNE
Il est vrai, ce refus n’est pas fort à ma gloire.
Dédaigner mes baisers ! cela se peut-il croire ?
Acante, je le vois, n’est pas fin à demi ;
Il devait aujourd’hui promettre d’être ami ;
Demain il eût repris son premier personnage.
ACANTE
Et Clymène aurait pu souffrir ce badinage ?
Un baiser n’aurait pas irrité ses esprits ?
CLYMÈNE
Qu’importe ? L’on s’apaise ; et c’est autant de pris.
Vous en pourriez déjà compter une douzaine
ACANTE
Madame, c’en est trop : à quoi bon tant de peine ?
Pour douze d’amitié, donnez m’en un d’amour.
CLYMÈNE
C’est perdre doublement ; je le rendrai trop court.
ACANTE
Mais Madame voyons.
CLYMÈNE
Mais Acante, vous dis-je,
L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.
ACANTE
Et bien je consens d’être ami pour un moment.
CLYMÈNE
Sous la peau de l’ami je craindrais que l’amant
Ne demeurât caché pendant tout le mystère.
L’heure sonne, il est tard ; n’avez-vous point affaire ?
ACANTE
Non, et quand j’en aurais, ces moments sont trop doux.
CLYMÈNE
Je me veux habiller ; adieu, retirez-vous.
APOLLON
Vous finissez bien tôt ?
MELPOMÈNE
Point trop pour des pucelles.
Ces discours leur siéent mal, et vous vous moquez d’elles.
APOLLON
Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïs l’autre jour
Deux de quinze ans parler plus savamment d’amour.
Ce que sur vos amants je trouverais à dire,
C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous les faites rire.
De l’air dont ils se sont tout à l’heure expliqués,
Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sont masqués.
MELPOMÈNE
Vous vouliez du plaisant ; comment eût-on pu faire ?
APOLLON
J’en voulais, il est vrai ; mais dans leur caractère.
THALIE
Sire, Acante est un homme inégal à tel point,
Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point ;
Inégal en amour, en plaisir, en affaire ;
Tantôt gai, tantôt triste ; un jour il désespère ;
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien
Clymène aime à railler : toutefois quand Acante
S’abandonne aux soupirs, se plaint, et se tourmente,
La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux
Qui fait que l’amitié n’en va souvent que mieux.
APOLLON
Clio, divertissez un peu la compagnie.
CLIO
Sire me voilà prête.
APOLLON
Il me prend une envie
De goûter de ce genre où Marot excellait.
CLIO
Eh bien, Sire, il vous faut donner un triolet.
APOLLON
C’est trop ! vous nous deviez proposer un distique !
Au reste n’allez pas chercher ce style antique
Dont à peine les mots s’entendent aujourd’hui.
Montez jusqu’à Marot, et point par-delà lui.
Même son tour suffit.
CLIO
J’entends : il reste, Sire,
Que Votre Majesté seulement daigne dire
Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ou rondeau.
J’aime fort les dizains.
APOLLON
En un sujet si beau
Le dizain est trop court ; et vu votre matière
La ballade n’a point de trop ample carrière.
CLIO
Je pris de loin Clymène l’autre fois
Pour une Grâce en ses charmes nouvelle
Grâce s’entend, la première des trois ;
J’eusse autrement fait tort à cette belle ;
Puis approchant et frottant ma prunelle,
Je me repris ; et dis soudainement :
Voilà Vénus ; c’est elle assurément :
Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,
Cyprine là ? je faille lourdement ;
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Voyons pourtant ; car chacun d’une voix
En fait d’appas prend Vénus pour modèle.
Je me mis lors à compter par mes doigts
Tous les attraits de la gente pucelle ;
Afin de voir si ceux de l’immortelle
Y cadreraient, à peu prés seulement
Mais le moyen ? je n’y vins nullement,
Trouvant ici beaucoup plus que le compte :
Qu’est ceci, dis-je, et quel enchantement ?
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Acante vint tandis que je comptois :
Cette beauté le fit asseoir prés d’elle ;
J’entendis tout ; les Zéphyrs étaient cois.
Plus de cent fois il l’appela cruelle,
Inexorable, a l’Amour trop rebelle ;
Et le surplus que dit un pauvre amant.
Clymène oyait cela négligemment.
Le mot d’amour lui donnait quelque honte.
Si de ce dieu la chronique ne ment,
Telle n’est point la reine d’Amathonte
Ne recours plus, Acante, au changement.
Loin de trouver en ce bas élément
Quelque autre objet qui ta dame surmonte,
Dans les palais qui sont au firmament
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
APOLLON
Votre tour est venu, Calliope, essayez
Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ont frayés
Deux écrivains fameux ; je veux dire Malherbe
Qui louait ses héros en un style superbe
Et puis maître Vincent qui même aurait loué
Proserpine et Pluton en un style enjoué.
CALLIOPE
Sire, vous nommez là deux trop grands personnages
Le moyen d’imiter sur-le-champ leurs ouvrages ?
APOLLON
Il faut que je me sois sans doute expliqué mal ;
Car vouloir qu’on imite aucun original
N’est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre ;
Hors ce qu’on fait passer d’une langue en une autre
C’est un bétail servile et sot à mon avis
Que les imitateurs ; on dirait des brebis
Qui n’osent avancer qu’en suivant la première,
Et s’iraient sur ses pas jeter dans la rivière.
Je veux donc seulement que vous nous fassiez voir,
En ce style où Malherbe a montré son savoir,
Quelque essai des beautés qui sont propres à l’ode,
Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,
Et demandant d’ailleurs un peu trop de loisir,
L’autre vous semble plus selon votre désir,
Vous louiez galamment la maîtresse d’Acante,
Comme maître Vincent dont la plume élégante
Donnait à son encens un goût exquis et fin
Que n’avait pas celui qui partait d’autre main.
CALLIOPE
Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarder quelque stance.
Si je débute mal, imposez-moi silence.
APOLLON
Calliope manquer ?
CALLIOPE
Pourquoi non ? très souvent
L’ode est chose pénible ; et surtout dans le grand.
Toi qui soumets les dieux aux passions des hommes,
Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où nous sommes
Clymène montre un cœur insensible à tes coups ?
Cette belle devrait donner d’autres exemples :
Tu devrais l’obliger pour l’honneur de tes temples
D’aimer ainsi que nous.
URANIE
Les Muses n’aiment pas.
CALLIOPE
Et qui les en soupçonne ?
Ce nous n’est pas pour nous ; je parle en la personne
Du sexe en général, des dévotes d’Amour.
APOLLON
Calliope a raison ; quelle achève à son tour.
CALLIOPE
J’en demeurerai la, si vous l’agréez, Sire.
On m’a fait oublier ce que je voulais dire.
APOLLON
À vous donc Polymnie ; entrez en lice aussi.
POLYMNIE
Sur quel ton ?
APOLLON
Je vois bien que sur ce dernier-ci
L’on ne réussit pas toujours comme on souhaite.
Calliope a bien fait d’user d’une défaite.
Cette interruption est venue à propos.
C’est pourquoi choisissez des tons un peu moins hauts.
Horace en a de tous, voyez ceux qui vous duisent.
J’aime fort les auteurs qui sur lui se conduisent
Voilà les gens qu’il faut à présent imiter.
POLYMNIE
C’est bien dit, si cela pouvait s’exécuter :
Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cet homme
Nous savions inspirer sur le déclin de Rome ?
Tout est trop fort déchu dans le sacré vallon.
APOLLON
J’en conviens, jusque même au métier d’Apollon
Il n’est rien qui n’empire, hommes, dieux ; mais que faire ?
Irons-nous pour cela nous cacher et nous taire ?
Je ne regarde pas ce que j’étais jadis,
Mais ce que je serai quelque jour si je vis
Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes
De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.
Je prévois par mon art un temps, où l’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers.
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce temps vienne.
C’est à vous Polymnie à nous entretenir
POLYMNIE
Je songeais aux moyens qu’il me faudrait tenir.
À peine en rencontré-je un seul qui me contente.
Ceci vous plairait-il ? je fais parler Acante.
Qu’une belle est heureuse ! et que de doux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !
D’un côté le miroir, de l’autre les amants,
Tout la loue ; est-il rien de si digne d’envie ?
La louange est beaucoup ; l’amour est plus encore :
Quel plaisir de compter les cœurs dont on dispose !
L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en son transport
Languit et se consume ; est-il plus douce chose !
Clymène, usez-en bien : vous n’aurez pas toujours
Ce qui vous rend si fière, et si fort redoutée :
Charon vous passera sans passer les Amours :
Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.
Vous vivrez plus longtemps encore que vos attraits :
Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle :
Mes désirs languiront aussi bien que vos traits
L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.
Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne
L’hiver vient aussitôt : rien n’arrête le temps :
Clymène hâtez-vous ; car il n’attend personne.
Sire je m’en tiens là : bien ou mal il suffit :
La morale d’Horace et non pas son esprit
Se peut voir en ces vers.
APOLLON
Érato que veut dire
Que vous qui d’ordinaire aimez si fort à rire
Demeurez taciturne, et laissez tout passer ?
ÉRATO
Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, le confesser.
APOLLON
Sur quoi ?
ÉRATO
Sur le débat qui s’est ému naguère.
APOLLON
Savoir si vous aimez ?
ÉRATO
Autrefois j’étais fière
Quand on disait que non ; qu’on me vienne aujourd’hui
Demander : « Aimez-vous, » je répondrai que oui.
APOLLON
Pourquoi ?
ÉRATO
Pour éviter le nom de Précieuse.
APOLLON
Si cette qualité vous paraît odieuse,
Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.
Choisissez un galant.
ÉRATO
Non pas, Sire, cela :
Je veux un peu d’hymen pour colorer l’affaire.
APOLLON
Un peu d’hymen est bon.
ÉRATO
J’en veux, et n’en veux guère
APOLLON
Vous vous marierez donc ainsi qu’au temps jadis
Oriane épousa Monseigneur Amadis ?
ÉRATO
Oui Sire.
APOLLON
La méthode en effet en est bonne.
Mais encore avec qui ? car je ne vois personne
Qui veuille dans l’Olympe à l’hymen s’arrêter :
Les Sylvains ne sont pas des gens pour vous tenter.
ÉRATO
Je prendrais un auteur
APOLLON
Un auteur ? vous déesse ?
Aux auteurs Erato pourrait mettre la presse ?
Ce n’est pas votre fait pour plus d’une raison.
Rarement un auteur demeure à la maison.
ÉRATO
Justement cela qui m’en plaît davantage.
APOLLON
Nous nous entretiendrons de votre mariage
À fond une autre fois. Cependant chantez-nous
Non pas du sérieux, du tendre, ni du doux
Mais de ce qu’en français on nomme bagatelle ;
Un jeu dont je voudrais Voiture pour modèle.
Il excelle en cet art : Maître Clément et lui
S’y prenaient beaucoup mieux que nos gens d’aujourd’hui.
ÉRATO
Sire, j’en ai perdu peu s’en faut l’habitude ;
Et ce genre est pour moi maintenant une étude.
Il y faut plus de temps que le monde ne croit.
Agréez, en la place, un dizain.
APOLLON
Dizain, soit.
ÉRATO
Mais n’est-ce point assez célèbre notre belle ?
Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et la séquelle
Les grâces, les amours, voilà fait à peu près.
APOLLON
Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits,
Les appas.
ÉRATO
Et puis quoi ?
APOLLON
Cent et cent mille choses.
Je ne vous ai compté ni les lis ni les roses.
On n’a qu’a retourner seulement ces mots-là.
ÉRATO
La satire en fournit bien d’autres que cela.
Pour un trait de louange. il en est cent de blâme.
APOLLON
Et bien blâmez Clymène à qui d’aucune flamme
On ne peut désormais inspirer le désir.
ÉRATO
Ce sujet est traité ; l’on vient de s’en saisir ;
Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.
APOLLON
Cela ne vous fait rien ; la chose est infinie ;
Toujours notre cabale y trouve à regratter,
ÉRATO
Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais le tenter.
Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.
POLYMNIE
Voilà bien des façons pour une bagatelle.
ÉRATO
C’est qu’elle est de commande.
APOLLON
Et que coûte un dizain ?
ÉRATO
Tout coûte : il faut pourtant que je me mette en train.
Clymène a tort : je suis d’avis qu’elle aime
Notre vassal dès demain au plus tard,
Dès aujourd’hui, dès ce moment-ci même :
Le temps d’aimer n’a si petite part
Qui ne soit chère ; et surtout quand on treuve
Un bon amant, un amant a l’épreuve.
Je sais qu’il est des amants à foison ;
Tout en fourmille ; on n’en saurait que faire ;
Mais cent méchants n’en valent pas un bon ;
Et ce bon-là ne se rencontre guère.
APOLLON
Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’est fait.
Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’en effet
Tant de louange ennuie ; et surtout quand on loue
Toujours le même objet : enfin je vous avoue
Que pour peu que durât l’éloge encor de temps
Vous me verriez bailler. Comment peuvent les gens
Entendre sans dormir une oraison funèbre ?
Il n’est panégyriste au monde si célèbre
Qui ne soit un Morphée à tous ses auditeurs.
Uranie, il vous faut reployer vos douceurs :
Aussi bien qui pourrait mieux parler de Clymène
Que l’amoureux Acante ? allons vers l’Hippocrène ;
Nous l’y rencontrerons encore assurément.
Ce nous sera sans doute un divertissement.
La solitude est grande autour de ces ombrages.
Que vous semble ? on croirait au nombre des ouvrages
Et des compositeurs (car chacun fait des vers)
Qu’il nous faudrait chercher un mont dans l’univers,
Non pas double mais triple, et de plus d’étendue
Que l’Atlas, cependant ma cour est morfondue ;
Je ne rencontre ici que deux ou trois mortels,
Encor très peu dévots à nos sacrés autels.
Cherchez-en la raison dans les Cieux, Uranie.
URANIE
Sire, il n’est pas besoin ; et sans l’astrologie
Je vous dirai d’où vient ce peu d’adorateurs.
II est vrai que jamais on n’a vu tant d’auteurs ;
Chacun forge des vers ; mais pour la poésie,
Cette princesse est morte, aucun ne s’en soucie.
Avec un peu de rime on va vous fabriquer
Cent versificateurs en un jour sans manquer.
Ce langage divin, ces charmantes figures,
Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures,
Et par qui les rochers et les bois attirés
Tressaillaient à des traits de l’Olympe admirés,
Cela, dis-je n’est plus maintenant en usage.
On vous méprisé, et nous, et ce divin langage.
« Qu’est-ce, dit-on ? – Des vers. » Suffit ; le peuple y court.
Pourquoi venir chercher ces traits en notre cour ?
Sans cela l’on parvient à l’estime des hommes.
APOLLON
Vous en parlez très bien. Mais qu’entends-je ? nous sommes
Auprès de l’Hippocrène : Acante assurément
S’entretient avec elle : écoutons un moment :
C’est lui, j’entends sa voix.
ACANTE
Zéphyrs de qui l’haleine
Portait à ces Échos mes soupirs et ma peine
Je viens de vous conter son succès glorieux.
Portez en quelque chose aux oreilles des dieux.
Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelle offrande
Pourrai-je reconnaître une faveur si grande ?
Je te dois des plaisirs compagnons des autels,
Des plaisirs trop exquis pour de simples mortels.
Ô vous qui visitez quelquefois cet ombrage
Nourrissons des neuf Sœurs…
APOLLON
Sans doute il n’est pas sage :
Sachons ce qu’il veut dire. Acante.
ACANTE, parlant seul.
Adorez-moi
Car si je ne suis dieu, tout au moins je suis roi.
ÉRATO
Acante !
CLIO
D’aujourd’hui pensez-vous qu’il réponde ?
Quand une rêverie agréable et profonde
Occupe son esprit, on a beau lui parler.
ÉRATO
Quand je m’enrhumerais à force d’appeler
Si faut-il qu’il entende : Acante !
ACANTE
Qui m’appelle ?
ÉRATO
C’est votre bonne amie Érato.
ACANTE
Que veut-elle ?
ÉRATO
Vous le saurez ; venez.
ACANTE
Dieux ! je vois Apollon.
Sire, pardonnez-moi ; dans le sacré vallon
Je ne vous croyais pas.
APOLLON
Levez-vous ; et nous dites
Quelles sont ces faveurs soit grandes ou petites
Dont le fils de Vénus a payé vos tourments.
ACANTE
Sire, pour obéir à vos commandements,
Hier au soir je trouvai l’Amour près du Parnasse :
Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à la trace.
D’aussi loin qu’il me vit : Acante, approchez-vous,
Cria-t-il : j’obéis. Il me dit d’un ton doux :
Vos vers ont fait valoir mon nom et ma puissance :
Vous ne chantez que moi : je veux pour récompense
Dès demain sans manquer obtenir du destin
Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin
Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,
Et certaine beauté que depuis peu j’ai vue.
Sans dire quelle elle est. il suffit que l’endroit
M’a fort plu ; vous verrez si c’est à juste droit.
Vous êtes connaisseur. Au reste en habile homme
Usez de la faveur que vous fera le somme.
C’est à vous de baiser ou la bouche, ou le sein,
Ou cette autre beauté : même j’ai fait dessein
D’en parler à Morphée, afin qu’il vous procure
Assez de temps pour mettre à profit l’aventure
Vous ne pourrez baiser qu’un des trois seulement ;
Ou le sein, ou la bouche, ou cet endroit charmant.
ÉRATO
Ne nous le nommez pas, afin que je devine.
ACANTE
Je vous le donne en deux.
ÉRATO
C’est… c’est je m’imagine…
ACANTE
Quoi ?
ÉRATO
Le bras entier.
ACANTE
Non,.
ÉRATO
Le pied.
ACANTE
Vous l’avez dit.
Je l’ai vu, dit l’Amour ; il est sans contredit
Plus blanc de la moitié que le plus blanc ivoire.
Clymène s’éveillant, comme vous pouvez croire,
Voudra vous témoigner d’abord quelque courroux :
Mais je serai présent et rabattrai les coups :
Le sort et moi rendrons mouton votre tigresse.
Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.
Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.
Sire, jusqu’à demain je n’aurais pas décrit
Ses diverses beautés. Une couleur de roses
Par le somme appliquée avait entre autres choses
Rehaussé de son teint la naïve blancheur.
Ses lis ne laissaient pas d’avoir de la fraîcheur.
Elle avait le sein nu : je n’ai point de parole
Quoique dès ma jeunesse instruit dans cette école
Pour vous bien exprimer ce double mont d’attraits.
Quand j’aurais là-dessus épuisé tous les traits,
Et fait pour cette gorge une blancheur nouvelle
Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend si belle
La descente, le tour, et le reste des lieux
Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roi par les yeux
Car mes mains n’ont point eu de part à cette joie).
Le sort à mes regards a mis encore en proie
Les merveilles d’un pied sans mentir fait au tour.
Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,
Lorsqu’allant des Tritons attirer les œillades
Il dispute du prix avec ceux des Naïades.
Vous pouvez l’avoir vu ; Mars peut vous l’avoir dit :
Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont il s’agit
Du marbre, de l’albâtre, une plante vermeille :
Thétis l’a, que je pense, ou doit l’avoir pareille.
Quoi qu’il en soit ce pied hors des draps échappé
M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.
Pour en venir au point ou j’ai poussé l’affaire :
« Quel des trois, ai-je dit, faut-il que je préfère ?
J’ai, si je m’en souviens, un baiser à cueillir,
Et par bonheur pour moi je ne saurois faillir.
Cette bouche m’appelle à son haleine d’ambre. »
Cupidon là-dessus est entré dans la chambre :
Je ne sais pas comment ; car j’avais fermé tout.
J’ai parcouru le sein de l’un à l’autre bout.
« Ceci me tente encore, ai-je dit en moi-même :
Et quand je serais prince, et prince à diadème,
Une telle faveur me rendrait fortuné. »
Par caprice à la fin m’étant déterminé,
J’ai réservé ces deux pour la première vue
Le pied par sa beauté qui m’était inconnue
M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser
M’a paru moins commun, partant plus à priser.
Peut-être par respect j ai rendu cet hommage.
Peut-être aussi j’ai cru que le même avantage
Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baise pas
Un beau pied quand on veut, trop bien d’autres appas.
La rencontre après tout me semblait fort heureuse.
Même à mon sens la chose était plus amoureuse :
De dire plus friponne et d’aller jusque-là,
Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pour cela
Trop de respect pour vous ainsi que pour Clymène.
Elle s’est éveillée avec assez de peine ;
Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas
Se sont au même instant cachés au fond des draps.
La honte l’a rendue un peu de temps muette.
Enfin sans se tourner ni quitter sa cachette,
D’un ton fort sérieux et marquant son dépit :
« Je vous croyais plus sage, Acante, a-t-elle dit.
Cela ne me plaît point ; sortez, et tout a l’heure.
– Amour, ai-je repris, me dit que je demeure ;
Le voilà ; qui croirai-je ? accordez-vous tous deux.
– Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris, vos Jeux,
Vos Amours, m’amuser ? a reparti Clymène.
– Tout doux, » a dit l’Amour. Aussitôt l’inhumaine,
Oyant la voix du dieu, s’est tournée, et changeant
De note, prenant même un air tout engageant :
« Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas la plus forte.
C’est a toi de fermer une autre fois la porte.
Les voilà deux ; encore un dieu s’en mêle-t-il.
Afin qu’Acante sorte, et bien que lui faut-il ?
Qu’il dise les faveurs donc il se juge digne. »
J’ai regardé l’Amour ; du doigt il m’a fait signe
Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’il voulait.
Mais me montrant les traits qu’une bouche étalait,
Il m’a fait à la fin juger par ce langage
Qu’un baiser me viendrait si j’avais du courage.
Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.
Amour m’a dit tout bas : « Baisez-la hardiment ;
Je lui tiendrai les mains ; vous n’aurez point d’obstacle. »
Je me suis avancé. Le reste est un miracle.
Amour en fait ainsi ; ce sont coups de sa main.
APOLLON
Comment ?
ACANTE
Clymène a fait la moitié du chemin.
POLYMNIE
Que vous autres mortels êtes fous dans vos flammes !
Les dieux obtiennent bien d’autres dons de leurs dames
Sans triompher ainsi.
ACANTE
Polymnie, ils sont dieux.
APOLLON
Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pas mieux
Perdons ce souvenir. Vous, triomphez, Acante.
Nous vous laissons, adieu ; notre troupe est contente.
Texte libre de droits.
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Adresse
du site web du groupe :
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Septembre 2011
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