Jean de La Fontaine

CONTES ET NOUVELLES EN VERS

Tome I

(1665)

 

 

 

Table des matières

 

LIVRE PREMIER.. 4

Avertissement. 5

Préface. 6

Joconde. 9

Richard Minutolo. 25

Le Cocu, battu et content. 33

Le Mari confesseur. 38

Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry. 40

La Vénus callipyge. 42

Conte tiré d’Athénée. 43

Autre conte tiré d’Athénée. 44

Conte de… (sœur Jeanne…). 45

Conte du juge de Mesle. 46

Conte d’un paysan qui avait offensé son seigneur. 47

Imitation d’un livre intitulé » Les arrêts d’Amour ». 50

Les Amours de Mars et de Vénus. 52

Ballade. 56

LIVRE DEUXIÈME.. 59

Préface. 60

Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules. 63

Les Frères de Catalogne. 70

Le Berceau.. 79

Le Muletier. 86

L’Oraison de Saint Julien.. 91

La Servante justifiée. 103

La Gageure des trois commères. 108

Le Calendrier des vieillards. 120

À femme avare galant escroc. 128

On ne s’avise jamais de tout. 131

Le Villageois qui cherche son veau.. 133

L’Anneau d’Hans Carvel 135

Le Gascon puni 137

La Fiancée du roi de Garbe. 141

L’Ermite. 165

Mazet de Lamporechio. 172

LIVRE TROISIÈME.. 179

Les Oies du père Philippe. 180

La Mandragore. 186

Les Rémois. 197

La Coupe enchantée. 204

Le Faucon.. 219

La Courtisane amoureuse. 227

Nicaise. 237

Le Bât. 246

Le Baiser rendu.. 248

Épigramme. 249

Imitation d’Anacréon.. 250

Autre Imitation d’Anacréon.. 251

Le Différend de Beaux Yeux et de Belle Bouche. 253

Le Petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries. 257

Clymène. 273

À propos de cette édition électronique. 306

 

LIVRE PREMIER

 

Avertissement

 

Figure uniquement dans les Nouvelles en vers tirées de Boccace et de L’Arioste. Librairie Claude Barbin 1665. Il a été supprimé ensuite.

 

Les nouvelles en vers dont ce livre fait part au public, et dont l’une est tirée de l’Arioste, l’autre de Boccace, quoique d’un style bien différent, sont toutefois d’une même main. L’auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes. Il a cru que les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure. D’autre part aussi le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des grâces que celui de notre siècle n’a pas. Les Cent Nouvelles nouvelles, les vieilles traductions de Boccace et des Amadis, Rabelais, nos anciens poètes nous en fournissent des preuves infaillibles.

 

L’auteur a donc tenté ces deux voies sans être encore certain laquelle est la bonne. C’est au lecteur à le déterminer là-dessus ; car il ne prétend pas en demeurer là, et il a déjà jeté les yeux sur d’autres nouvelles pour les rimer. Mais auparavant il faut qu’il soit assuré du succès de celles-ci, et du goût de la plupart des personnes qui les liront. En cela comme en d’autres choses, Térence lui doit servir de modèle. Ce poète n’écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avait pour but, Populo ut placerent quas fecisset fabulas.

Préface

 

J’avais résolu de ne consentir à l’impression de ces contes, qu’après que j’y pourrais joindre ceux de Boccace, qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès à présent ; ce qui me reste de ces bagatelles ; afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cet avis sans beaucoup de peine ; et j’ai cru pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis mais ce serait vanité à moi de mépriser un tel avantage. Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit ; et de suivre un chemin contraire à celui de certaines gens qui ne s’acquièrent des amis que pour s’acquérir des suffrages par leur moyen ; créatures de la cabale, bien différents de cet Espagnol qui se piquait d’être fils de ses propres œuvres. Quoique j’aie autant de besoin de ces artifices que pas un autre, je ne saurais me résoudre à les employer : seulement, je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle, instruit que je suis par ma propre expérience, qu’il n’y a rien de plus nécessaire. En effet on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimés régner tour à tour : maintenant ces galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaît en un temps peut ne pas plaire en un autre.

 

Il n’appartient qu’aux ouvrages vraiment solides, et d’une souveraine beauté, d’être bien reçus de tous les esprits, et dans tous les siècles, sans avoir d’autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignes d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ai fait, ou que j’ai cru faire dans cette seconde édition, ou je n’ai ajouté de nouveaux contes, que parce qu’il m’a semblé qu’on était en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ai étendus, et d’autres que j’ai accourcis ; seulement pour diversifier, et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera même quelques- uns que j’ai prétendu mettre en épigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit recueil, aussi peu considérable par sa grosseur, que par la qualité des ouvrages qui le composent. Pour le grossir j’ai tiré de mes papiers je ne sais quelle Imitation des Arrêts d’amour, avec un fragment où l’on me raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus, et celui que Mars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux pièces n’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables au reste du livre mais à mon sens elles n’en sont pas entièrement éloignées. Quoi que c’en soit, elles passeront : je ne sais même si la variété n’était point plus à rechercher en cette rencontre qu’un assortissement si exact.

 

Mais je m’amuse à des choses auxquelles on ne prendra peut-être pas garde, tandis que j’ai lieu d’appréhender des objections bien plus importantes. On m’en peut faire deux principales : l’une que ce livre est licencieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beau sexe ! Quant à la première, je dis hardiment que la nature du conte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable selon Horace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait pas été permis d’écrire de celles-ci, comme tant d’autres l’ont fait, et avec succès, je ne crois pas qu’on le mette en doute : et l’on ne me saurait condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devant moi, et les anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieux fait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n’y avait rien de plus facile ; mais cela aurait affaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant de circonspection n’est nécessaire que dans les ouvrages qui promettent beaucoup de retenue dès l’abord, ou par leur sujet, ou par la manière dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder en cela des bornes, et que les plus étroites sont les meilleures : aussi faut-il m’avouer que trop de scrupule gâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur que Virgile, ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance en prenant à tache de les observer. Car afin que l’on ne s’y trompe pas, en matière de vers et de prose, l’extrême pudeur et la bienséance sont deux choses bien différentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu’il est à propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu’on entretient. Ce principe une fois posé ce n’est pas une faute de jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’hui de contes un peu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S’il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes, ce n’est nullement la gaieté de ces contes ; elle passe légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie, ou les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger, et qui est une grande préparation pour l’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce livre fait tort aux femmes ; on aurait raison si je parlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, et par conséquent ne peut porter coup ? il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l’avenir moins fréquents, et les maris plus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que ces contes ne sont pas fondés, ou qu’ils ont partout un fondement aisé à détruire, enfin qu’il y a des absurdités, et pas la moindre teinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j’ai mes garants : et puis ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulement la manière de les conter.

 

Voilà les principaux points sur quoi j’ai cru être obligé de me défendre. J’abandonne le reste aux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie que de prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court, ni ne manque de sujets de s’exercer : quand ceux que je puis prévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvé d’autres.

Joconde

 

Jadis régnait en Lombardie

Un prince aussi beau que le jour,

Et tel, que des beautés qui régnaient a sa cour

La moitié lui portait envie,

L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.

Un jour en se mirant : Je fais, dit-il, gageure

Qu’il n’est mortel dans la nature

Qui me soit égal en appas

Et gage, si l’on veut, la meilleure province

De mes états ;

Et s’il s’en rencontre un, je promets foi de prince

De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.

 

À ce propos s’avance un certain gentilhomme

D’auprès de Rome.

« Sire, dit-il, si Votre Majesté

Est curieuse de beauté,

Qu’elle fasse venir mon frère ;

Aux plus charmants il n’en doit guerre :

Je m’y connais un peu ; soit dit sans vanité.

Toutefois en cela pouvant m’être flatté,

Que je n’en sois pas cru, mais les cœurs de vos dames :

Du soin de guérir leurs flammes

Il vous soulagera, si vous le trouvez bon :

Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,

Outre que tant d’amour vous serait importune,

Vous n’auriez jamais fait, il vous faut un second.

Là-dessus Astolphe répond

(C’est ainsi qu’on nommait ce roi de Lombardie) :

Votre discours me donne une terrible envie

De connaître ce frère : amenez-le-nous donc.

Voyons si nos beautés en seront amoureuses,

Si ses appas le mettront en crédit :

Nous en croirons les connaisseuses,

Comme très bien vous avez dit. »

Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.

(C’est le nom que ce frère avait).

À la campagne il vivait,

Loin du commerce et du monde.

Marié depuis peu : content, je n’en sais rien.

Sa femme avait de la jeunesse,

De la beauté, de la délicatesse ;

Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en souvint bien.

Son frère arrive, et lui fait l’ambassade ;

Enfin il le persuade.

Joconde d’une part regardait l’amitié

D’un roi puissant, et d’ailleurs fort aimable ;

Et d’autre part aussi, sa charmante moitié

Triomphait d’être inconsolable,

Et de lui faire des adieux

À tirer les larmes des yeux.

« Quoi tu me quittes, disait-elle,

As-tu bien l’âme assez cruelle,

Pour préférer à ma constante amour,

Les faveurs de la cour ?

Tu sais qu’à peine elles durent un jour ;

Qu’on les conserve avec inquiétude,

Pour les perdre avec désespoir.

Si tu te lasses de me voir,

Songe au moins qu’en ta solitude

Le repos règne jour et nuit :

Que les ruisseaux n’y font du bruit,

Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.

Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois,

Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois,

Enfin moi qui devrais me nommer la première :

Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour

Va cruel, va montrer ta beauté singulière,

Je mourrai, je l’espère, avant la fin du jour. »

 

L’histoire ne dit point, ni de quelle manière

Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,

Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit ;

Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.

Disons que la douleur l’empêcha de parler ;

C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.

Sa femme le voyant tout prêt de s’en aller,

L’accable de baisers, et pour comble lui donne

Un bracelet de façon fort mignonne ;

En lui disant : « Ne le perds pas ;

Et qu’il soit toujours à ton bras,

Pour te ressouvenir de mon amour extrême :

Il est de mes cheveux, je l’ai tissu moi-même ;

Et voilà de plus mon portrait,

Que j’attache à ce bracelet. »

 

Vous autres bonnes gens eussiez cru que la dame

Une heure après eut rendu l’âme ;

Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’une femme,

Je m’en serais a bon droit défié.

Joconde partit donc ; mais ayant oublie

Le bracelet et la peinture,

Par je ne sais quelle aventure.

Le matin même il s’en souvient.

Au grand galop sur ses pas il revient,

Ne sachant quelle excuse il ferait a sa femme :

Sans rencontrer personne, et sans être entendu,

Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame

Un lourdaud de valet sur son sein étendu.

Tous deux dormaient : dans cet abord, Joconde

Voulut les envoyer dormir en l’autre monde :

Mais cependant il n’en fit rien ;

Et mon avis est qu’il fit bien.

Le moins de bruit que l’on peut faire

En telle affaire,

Est le plus sûr de la moitié.

Soit par prudence, ou par pitié,

Le Romain ne tua personne.

D’éveiller ces amants, il ne le fallait pas,

Car son honneur l’obligeait en ce cas,

De leur donner le trépas.

« Vis, méchante, dit-il tout bas ;

À ton remords je t’abandonne. »

Joconde là-dessus se remet en chemin,

Rêvant à son malheur tout le long du voyage,

Bien souvent il s’écrie, au fort de son chagrin :

« Encor si c’était un blondin

Je me consolerais d’un si sensible outrage ;

Mais un gros lourdaud de valet !

C’est à quoi j’ai plus de regret :

Plus j’y pense et plus j’en enrage.

Ou l’Amour est aveugle, ou bien il n’est pas sage

D’avoir assemblé ces amants.

Ce sont, hélas ! ses divertissements !

Et possible est-ce par gageure

Qu’il a causé cette aventure. »

 

Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour

Altérait fort la beauté de Joconde :

Ce n’était plus ce miracle d’amour

Qui devait charmer tout le monde.

Les dames, le voyant arriver à la cour,

Dirent d’abord : « Est-ce là ce Narcisse

Qui prétendait tous nos cœurs enchaîner ?

Quoi ! le pauvre homme a la jaunisse !

Ce n’est pas pour nous la donner.

À quel propos nous amener

Un galant qui vient de jeûner

La quarantaine ?

On se fût bien passé de prendre tant de peine. »

Astolphe était ravi ; le frère était confus,

Et ne savait que penser là-dessus ;

Car Joconde cachait avec un soin extrême

La cause de son ennui.

On remarquait pourtant en lui,

Malgré ses yeux cavés, et son visage blême,

De fort beaux traits ; mais qui ne plaisaient point,

Faute d’éclat et d’embonpoint.

 

Amour en eut pitié ; d’ailleurs cette tristesse

Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et de vœux ;

L’un des plus grands suppôts de l’empire amoureux

Consumait en regrets la fleur de sa jeunesse.

Le Romain se vit donc à la fin soulage

Par le même pouvoir qui l’avait afflige.

Car un jour étant seul en une galerie,

Lieu solitaire, et tenu fort secret :

Il entendit en certain cabinet,

Dont la cloison n’était que de menuiserie,

Le propre discours que voici :

« Mon cher Curtade, mon souci,

J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi que glace :

Je ne vois pourtant Dieu merci

Pas une beauté qui m’efface :

Cent conquérants voudraient avoir ta place,

Et tu sembles la mépriser ;

Aimant beaucoup mieux t’amuser

À jouer avec quelque page

Au lansquenet,

Que me venir trouver seule en ce cabinet.

Dorimène tantôt t’en a fait le message ;

Tu t’es mis contre elle a jurer,

À la maudire, à murmurer,

Et n’as quitte le jeu que ta main étant faite,

Sans te mettre en souci de ce que je souhaite. »

 

Qui fut bien étonné, ce fut notre Romain.

Je donnerais jusqu’à demain,

Pour deviner qui tenait ce langage,

Et quel était le personnage

Qui gardait tant son quant-à-moi.

Ce bel Adon était le nain du roi,

Et son amante était la reine.

Le Romain, sans beaucoup de peine,

Les vit en approchant les yeux

Des fentes que le bois laissait en divers lieux.

Ces amants se fiaient au soin de Dorimène ;

Seule elle avait toujours la clef de ce lieu-là,

Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,

Puis s’en servit, puis en tira

Consolation non petite :

Car voici comme il raisonna :

« Je ne suis pas le seul, et puisque même on quitte

Un prince si charmant, pour un nain contrefait,

Il ne faut pas que je m’irrite,

D’être quitte pour un valet.

 

Ce penser le console : il reprend tous ses charmes,

Il devient plus beau que jamais ;

Telle pour lui verse des larmes,

Qui se moquait de ses attraits.

C’est à qui l’aimera, la plus prude s’en pique,

Astolphe y perd mainte pratique.

Cela n’en fut que mieux ; il en avait assez.

Retournons aux amants que nous avons laissés.

Après avoir tout vu le Romain se retire,

Bien empêché de ce secret.

Il ne faut à la cour ni trop voir, ni trop dire ;

Et peu se sont vantés du don qu’on leur a fait

Pour une semblable nouvelle :

Mais quoi, Joconde aimait avecque trop de zèle

Un prince libéral qui le favorisait,

Pour ne pas l’avertir du tort qu’on lui faisait.

Or comme avec les rois il faut plus de mystère

Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,

Et que de but en blanc leur parler d’une affaire,

Dont le discours leur doit déplaire,

Ce serait être maladroit ;

Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde,

Depuis l’origine du monde,

Fît un dénombrement des rois et des césars,

Qui sujets comme nous à ces communs hasards,

Malgré les soins dont leur grandeur se pique,

Avaient vu leurs femmes tomber

En telle ou semblable pratique,

Et l’avaient vu sans succomber

À la douleur, sans se mettre en colère,

Et sans en faire pire chère.

« Moi qui vous parle, Sire, ajouta le Romain,

Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,

Je fus forcé par mon destin,

De reconnaître Cocuage

Pour un des dieux du mariage,

Et comme tel de lui sacrifier. »

Là-dessus il conta, sans en rien oublier,

Toute sa déconvenue ;

Puis vint à celle du roi.

 

« Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi ;

Mais la chose, pour être crue,

Mérite bien d’être vue :

Menez-moi donc sur les lieux. »

Cela fut fait, et de ses propres yeux

Astolphe vit des merveilles,

Comme il en entendit de ses propres oreilles.

L’énormité du fait le rendit si confus,

Que d’abord tous ses sens demeurèrent perclus :

Il fut comme accablé de ce cruel outrage :

Mais bientôt il le prit en homme de courage,

En galant homme, et pour le faire court,

En véritable homme de cour.

« Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donne d’une ;

Nous voici lâchement trahis :

Vengeons-nous-en, et courons le pays ;

Cherchons partout notre fortune.

Pour réussir dans ce dessein,

Nous changerons nos noms, je laisserai mon train,

Je me dirai votre cousin,

Et vous ne me rendrez aucune déférence :

Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance,

Plus de plaisir, plus de commodité,

Que si j’étais suivi selon ma qualité. »

 

Joconde approuva fort le dessein du voyage.

« Il nous faut dans notre équipage,

Continua le prince, avoir un livre blanc :

Pour mettre les noms de celles

Qui ne seront pas rebelles,

Chacune selon son rang.

Je consens de perdre la vie,

Si devant que sortir des confins d’Italie

Tout notre livre ne s’emplit ;

Et si la plus sévère à nos vœux ne se range :

Nous sommes beaux ; nous avons de l’esprit ;

Avec cela bonnes lettres de change ;

Il faudrait être bien étrange,

Pour résister à tant d’appas,

Et ne pas tomber dans les lacs

De gens qui sèmeront l’argent et la fleurette,

Et dont la personne est bien faite. »

 

Leur bagage étant prêt, et le livre surtout,

Nos galants se mettent en voie.

Je ne viendrais jamais à bout

De nombrer les faveurs que l’Amour leur envoie :

Nouveaux objets, nouvelle proie :

Heureuses les beautés qui s’offrent à leurs yeux !

Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !

Il n’est en la plupart des lieux

Femme d’échevin, ni de maire,

De podestat, de gouverneur,

Qui ne tienne à fort grand honneur

D’avoir en leur registre place.

Les cœurs que l’on croyait de glace

Se fondent tous à leur abord.

J’entends déjà maint esprit fort

M’objecter que la vraisemblance

N’est pas en ceci tout à fait.

« Car, dira-t-on, quelque parfait

Que puisse être un galant dedans cette science,

Encor faut-il du temps pour mettre un cœur à bien. »

S’il en faut, je n’en sais rien

Ce n’est pas mon métier de cajoler personne :

Je le rends comme on me le donne ;

Et l’Arioste ne ment pas.

Si l’on voulait à chaque pas

Arrêter un conteur d’histoire,

Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareil cas

Je promets à ces gens quelque jour de les croire.

 

Quand nos aventuriers eurent goûté de tout

(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)

« Nous mettrons, dit Astolphe, autant de cœurs à bout

Que nous voudrons en entreprendre

Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.

Arrêtons-nous pour un temps quelque part

Et cela plus tôt que plus tard ;

Car en amour, comme à la table,

Si l’on en croit la Faculté,

Diversité de mets peut nuire à la santé.

Le trop d’affaires nous accable ;

Ayons quelque objet en commun ;

Pour tous les deux c’est assez d’un. »

 

« J’y consens, dit Joconde, et je sais une dame

Près de qui nous aurons toute commodité.

Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme

D’un des premiers de la cité.

Rien moins, reprit le roi, laissons la qualité :

Sous les cotillons des grisettes,

Peut loger autant de beauté,

Que sous les jupes des coquettes.

D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon,

Être en continuel soupçon,

Dépendre d’une humeur fière, brusque, ou volage :

Chez les dames de haut parage

Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.

Une grisette est un trésor ;

Car sans se donner de la peine,

Et sans qu’aux bals on la promène,

On en vient aisément à bout ;

On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.

Le point est d’en trouver une qui soit fidèle

Choisissons-la toute nouvelle,

Qui ne connaisse encor ni le mal ni le bien.

 

« Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte ;

Je la tiens pucelle sans faute.

De plus puceau que cette belle ;

Sa poupée en sait autant qu’elle.

– J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des ce soir.

Il ne s’agit que de savoir

Qui de nous doit donner à cette jouvencelle,

Si son cœur se rend à nos vœux,

La première leçon du plaisir amoureux.

Je sais que cet honneur est pure fantaisie

Toutefois étant roi, l’on me le doit céder,

Du reste il est aisé de s’en accommoder.

– Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,

Vous auriez droit de prétendre le pas,

Mais il s’agit d’un autre cas.

Tirons au sort, c’est la justice ;

Deux pailles en feront l’office.

De la chape à l’évêque hélas ils se battaient,

Les bonnes gens qu’ils étaient.

Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage

Du prétendu pucelage.

 

La belle étant venue en leur chambre le soir,

Pour quelque petite affaire ;

Nos deux aventuriers près d’eux la firent seoir,

Louèrent sa beauté, tachèrent de lui plaire,

Firent briller une bague à ses yeux.

À cet objet si précieux

Son cœur fit peu de résistance.

Le marché se conclut, et dès la même nuit,

Toute l’hôtellerie étant dans le silence,

Elle les vient trouver sans bruit.

Au milieu d’eux ils lui font prendre place,

Tant qu’enfin la chose se passe

Au grand plaisir des trois, et surtout du Romain,

Qui crut avoir rompu la glace.

Je lui pardonne, et c’est en vain

Que de ce point on s’embarrasse.

Car il n’est si sotte après tout

Qui ne puisse venir à bout

De tromper à ce jeu le plus sage du monde :

Salomon qui grand clerc étoit

Le reconnaît en quelque endroit,

Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde.

Il se tint content pour le coup,

Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup ;

Tout alla bien, et maître Pucelage

Joua des mieux son personnage.

Un jeune gars pourtant en avait essayé.

Le temps à cela près fut fort bien employé,

Et si bien que la fille en demeura contente.

 

Le lendemain elle le fut encor,

Et même encor la nuit suivante

Le jeune gars s’étonna fort

Du refroidissement qu’il remarquait en elle :

Il se douta du fait, la guetta, la surprit,

Et lui fit fort grosse querelle.

Afin de l’apaiser la belle lui promit,

Foi de fille de bien, que sans aucune faute,

Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait

Autant de rendez-vous qu’il en demanderait.

« Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse ni d’hôte :

Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout.

– Comment en viendrons-nous a bout ?

(Dit la fille fort affligée)

De les aller trouver je me suis engagée :

Si j’y manque, adieu l’anneau,

Que j’ai gagné bien et beau,

– Faisons que l’anneau vous demeure,

Reprit le garçon, tout à l’heure.

Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ?

– Oui, reprit-elle, mais entre eux

Il faut que toute nuit je demeure couchée

Et tandis que je suis avec l’un d’eux empêchée

L’autre attend sans mot dire et s’endort bien souvent,

Tant que le siège soit vacant

C’est là leur mot. » Le gars dit à l’instant :

« Je vous irai trouver pendant leur premier somme. »

Elle reprit : « Ah ! gardez-vous-en bien ;

Vous seriez un mauvais homme.

– Non, non, dit-il, ne craignez rien,

Et laissez ouverte la porte. »

 

La porte ouverte elle laissa ;

Le galant vint, et s’approcha

Des pieds du lit ; puis fit en sorte,

Qu’entre les draps il se glissa :

Et Dieu sait comme il se plaça ;

Et comme enfin tout se passa :

Et de ceci, ni de cela,

Ne se douta le moins du monde,

Ni le roi lombard ni Joconde.

Chacun d’eux pourtant s’éveilla

Bien étonné de telle aubade.

Le roi lombard dit à part soi :

« Qu’a donc mangé mon camarade ?

Il en prend trop ; et sur ma foi,

C’est bien fait s’il devient malade. »

Autant en dit de sa part le Romain.

Et le garçon ayant repris haleine,

S’en donna pour le jour, et pour le lendemain ;

Enfin pour toute la semaine.

Puis les voyant tous deux rendormis à la fin,

Il s’en alla de grand matin,

Toujours par le même chemin,

Et fut suivi de la donzelle,

Qui craignait fatigue nouvelle.

Eux éveillés, le roi dit au Romain :

« Frère, dormez jusqu’à demain :

Vous en devez avoir envie,

Et n’avez à présent besoin que de repos.

– Comment ? dit le Romain : mais vous-même, à propos

Vous avez fait tantôt une terrible vie.

– Moi ? dit le roi, j’ai toujours attendu :

Et puis voyant que c’était temps perdu,

Que sans pitié ni conscience

Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,

Sans en avoir d’autre raison

Que d’éprouver ma patience,

Je me suis, malgré moi, jusqu’au jour rendormi.

Que s’il vous eut plu, notre ami,

J’aurais couru volontiers quelque poste.

C’eut été tout, n’ayant pas la riposte

Ainsi que vous : qu’y ferait-on ?

– Pour Dieu, reprit son compagnon,

Cessez de vous railler, et changeons de matière.

Je suis votre vassal vous l’avez bien fait voir.

C’est assez que tantôt il vous ait plu d’avoir

La fillette tout entière :

Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;

Nous verrons si ce feu toujours vous durera.

– Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie,

Si j’ai beaucoup de nuits telles que celle-ci.

– Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,

Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaît ainsi. »

Astolphe se piqua de cette repartie ;

Et leurs propos s’allaient de plus en plus aigrir,

Si le roi n’eut fait venir

Tout incontinent la belle.

Ils lui dirent : « Jugez-nous »,

En lui contant leur querelle.

Elle rougit, et se mit à genoux ;

Leur confessa tout le mystère.

Loin de lui faire pire chère,

Ils en rirent tous deux : l’anneau lui fut donné,

Et maint bel écu couronné,

Dont peu de temps après on la vit mariée,

Et pour pucelle employée.

Ce fut par là que nos aventuriers

Mirent fin à leurs aventures,

Se voyant chargés de lauriers

Qui les rendront fameux chez les races futures :

Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur en coûta

Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes ;

Et que loin des dangers et du bruit des alarmes,

L’un et l’autre les remporta.

Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tant de belles,

Et leur livre étant plus que plein,

Le roi lombard dit au Romain :

« Retournons au logis par le plus court chemin :

Si nos femmes sont infidèles,

Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.

La constellation changera quelque jour :

Un temps viendra que le flambeau d’Amour

Ne brûlera les cœurs que de pudiques flammes :

À présent on dirait que quelque astre malin

Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.

D’ailleurs tout l’univers est plein

De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes,

Font tout ce qu’il leur plaît : savons-nous si ces gens

(Comme ils sont traîtres et méchants,

Et toujours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)

N’ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ?

Et si par quelque étrange cas,

Nous n’avons point cru voir chose qui n’était pas ?

Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie,

Chacun près de sa femme, et demeurons-en la.

Peut-être que l’absence, ou bien la jalousie,

Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nous ôta. »

Astolphe rencontra dans cette prophétie.

 

Nos deux aventuriers, au logis retournés,

Furent très bien reçus, pourtant un peu grondés ;

Mais seulement par bienséance.

L’un et l’autre se vit de baisers régalé :

On se récompensa des pertes de l’absence,

Il fut dansé, sauté, ballé ;

Et du nain nullement parlé,

Ni du valet comme je pense.

Chaque époux s’attachant auprès de sa moitié,

Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,

Le plus heureux, le plus content du monde.

La reine à son devoir ne manqua d’un seul point :

Autant en fit la femme de Joconde :

Autant en font d’autres qu’on ne sait point.

Richard Minutolo

 

 

C’est de tout temps qu’à Naples on a vu

Régner l’amour et la galanterie :

De beaux objets cet état est pourvu,

Mieux que pas un qui soit en Italie.

Femmes y sont, qui font venir l’envie

D’être amoureux, quand on ne voudrait pas.

 

Une surtout ayant beaucoup d’appas

Eut pour amant un jeune gentilhomme,

Qu’on appelait Richard Minutolo :

Il n’était lors de Paris jusqu’à Rome

Galant qui sut si bien le numéro.

Force lui fut ; d’autant que cette belle

(Dont sous le nom de madame Catelle

Il est parlé dans le Décaméron)

Fut un long temps si dure et si rebelle,

Que Minutol n’en sut tirer raison.

Que fait-il donc ? comme il voit que son zèle

Ne produit rien, il feint d’être guéri ;

Il ne va plus chez madame Catelle ;

Il se déclare amant d’une autre belle ;

Il fait semblant d’en être favori.

Catelle en rit ; pas grain de jalousie.

Sa concurrente était sa bonne amie :

Si bien qu’un jour qu’ils étaient en devis,

Minutolo pour lors de la partie,

Comme en passant mit dessus le tapis

Certains propos de certaines coquettes,

Certain mari, certaines amourettes,

Qu’il controuva sans personne nommer ;

Et fit si bien que madame Catelle

De son époux commence à s’alarmer,

Entre en soupçon, prend le morceau pour elle.

Tant en fut dit, que la pauvre femelle,

Ne pouvant plus durer en tel tourment,

Voulut savoir de son défunt amant,

Qu’elle tira dedans une ruelle,

De quelles gens il entendait parler :

Qui, quoi, comment, et ce qu’il voulait dire.

« Vous avez eu, lui dit-il, trop d’empire

Sur mon esprit pour vous dissimuler.

Votre mari voit Madame Simone :

Vous connaissez la galande que c’est :

Je ne le dis pour offenser personne ;

Mais il y va tant de votre intérêt,

Que je n’ai pu me taire davantage.

Si je vivais dessous votre servage,

Comme autrefois, je me garderais bien

De vous tenir un semblable langage,

Qui de ma part ne serait bon à rien.

De ses amants toujours on se méfie.

Vous penseriez que par supercherie

Je vous dirais du mal de votre époux ;

Mais grâce à Dieu je ne veux rien de vous.

Ce qui me meut n’est du tout que bon zèle.

Depuis un jour j’ai certaine nouvelle,

Que votre époux chez Janot le baigneur

Doit se trouver avecque sa donzelle.

Comme Janot n’est pas fort grand seigneur,

Pour cent ducats vous lui ferez tout dire ;

Pour cent ducats il fera tout aussi.

Vous pouvez donc tellement vous conduire,

Qu’au rendez-vous trouvant votre mari,

Il sera pris sans s’en pouvoir dédire.

Voici comment. La dame a stipulé

Qu’en une chambre, ou tout sera fermé,

L’on les mettra ; soit craignant qu’on ait vue

Sur le baigneur ; soit que sentant son cas,

Simone encor n’ait toute honte bue.

Prenez sa place, et ne marchandez pas :

Gagnez Janot ; donnez-lui cent ducats ;

Il vous mettra dedans la chambre noire ;

Non pour jeûner, comme vous pouvez croire :

Trop bien ferez tout ce qu’il vous plaira.

Ne parlez point, vous gâteriez l’histoire,

Et vous verrez comme tout en ira. »

L’expédient plus très fort à Catelle.

De grand dépit Richard elle interrompt :

« Je vous entends, c’est assez, lui dit-elle,

Laissez-moi faire ; et le drôle et sa belle

Verront beau jeu si la corde ne rompt.

Pensent-ils donc que je sois quelque buse ? »

Lors pour sortir elle prend une excuse,

Et tout d’un pas s’en va trouver Janot,

À qui Richard avait donné le mot.

L’argent fait tout : si l’on en prend en France

Pour obliger en de semblables cas,

On peut juger avec grande apparence,

Qu’en Italie on n’en refuse pas.

Pour tout carquois, d’une large escarcelle

En ce pays le dieu d’amour se sert.

Janot en prend de Richard, de Catelle ;

Il en eut pris du grand diable d’enfer.

Pour abréger, la chose s’exécute

Comme Richard s’était imaginé.

Sa maîtresse eut d’abord quelque dispute

Avec Janot qui fit le réservé :

Mais en voyant bel argent bien compté,

Il promet plus que l’on ne lui demande.

Le temps venu d’aller au rendez- vous,

Minutolo s’y rend seul de sa bande ;

Entre en la chambre ; et n’y trouve aucuns trous

Par où le jour puisse nuire à sa flamme.

Guère n’attend : il tardait à la dame

D’y rencontrer son perfide époux,

Bien préparée à lui chanter sa gamme.

Pas n’y manqua, l’on peut s’en assurer.

Dans le lieu dit Janot la fit entrer,

Là ne trouva ce qu’elle allait chercher :

Point de mari, point de Dame Simone

Mais au lieu d’eux Minutol en personne,

Qui sans parler se mit à l’embrasser.

Quant au surplus je le laisse à penser :

Chacun s’en doute assez sans qu’on le die.

De grand plaisir notre amant s’extasie.

Que si le jeu plut beaucoup à Richard,

Catelle aussi, toute rancune à part,

Le laissa faire, et ne voulut mot dire

Il en profite, et se garde de rire ;

Mais toutefois ce n’est pas sans effort

De figurer le plaisir qu’a le sire,

Il me faudrait un esprit bien plus fort

Premièrement il jouit de sa belle ;

En second lieu il trompe une cruelle ;

Et croit gagner les pardons en cela.

Mais à la fin Catelle s’emporta :

« C’est trop souffrir, traître, ce lui dit-elle,

Je ne suis pas celle que tu prétends.

Laisse-moi là ; sinon à belles dents

Je te déchire, et te saute à la vue.

C’est donc cela que tu te tiens en mue,

Fais le malade et te plains tous les jours ;

Te réservant sans doute à tes amours.

Parle, méchant, dis-moi, suis-je pourvue

De moins d’appas ? ai-je moins d’agrément,

Moins de beauté que ta dame Simone ?

Le rare oiseau ! ô la belle friponne !

T’aimais-je moins ? je te hais à présent ;

Et plut à Dieu que je t’eusse vu pendre. »

Pendant cela Richard pour l’apaiser

La caressait, tâchait de la baiser ;

Mais il ne put ; elle s’en sut défendre.

« Laisse-moi là, se mit-elle à crier

Comme un enfant penses-tu me traiter ?

N’approche point, je ne suis plus ta femme :

Rends-moi mon bien, va-t’en trouver ta dame

Va déloyal, va-t’en, je te le dis.

Je suis bien sotte, et bien de mon pays

De te garder la foi de mariage :

À quoi tient-il, que pour te rendre sage,

Tout sur-le-champ, je t’envoie quérir

Minutolo qui m’a si fort chérie ?

Je le devrais afin de te punir ;

Et sur ma foi, j’en ai presque l’envie. »

À ce propos le galant éclata.

« Tu ris, dit-elle, ô dieux ! quelle insolence !

Rougira-t-il ? voyons sa contenance. »

Lors de ses bras la belle s’échappa ;

D’une fenêtre à tâtons approcha ;

L’ouvrit de force ; et fut bien étonnée

Quand elle vit Minutol son amant :

Elle tomba plus d’à demi pâmée.

« Ah ! qui t’eut cru, dit-elle, si méchant ?

Que dira-t-on ? me voilà diffamée.

– Qui le saura ? dit Richard à l’instant ;

Janot est sûr, j’en réponds sur ma vie.

Excusez donc si je vous ai trahie ;

Ne me sachez mauvais gré d’un tel tour :

Adresse, force, et ruse, et tromperie ;

Tout est permis en matière d’amour.

J’étais réduit avant ce stratagème

À vous servir sans plus pour vos beaux yeux :

Ai-je failli de me payer moi-même ?

L’eussiez-vous fait ? non sans doute ; et les dieux

En ce rencontre ont tout fait pour le mieux :

Je suis content ; vous n’êtes point coupable ;

Est-ce de quoi paraître inconsolable ?

Pourquoi gémir ? j’en connais, Dieu merci,

Qui voudraient bien qu’on les trompât ainsi. »

Tout ce discours n’apaisa point Catelle.

Elle se mit à pleurer tendrement.

En cet état elle parut si belle,

Que Minutol de nouveau s’enflammant

Lui prit la main. « Laisse-moi, lui dit-elle ;

Contente-toi, veux-tu donc que j’appelle

Tous les voisins, tous les gens de Janot ?

– Ne faites point, dit-il, cette folie ;

Votre plus court est de ne dire mot.

Pour de l’argent, et non par tromperie

(Comme le monde est à présent bâti)

L’on vous croirait venue en ce lieu-ci.

Que si d’ailleurs cette supercherie

Allait jamais jusqu’à votre mari,

Quel déplaisir ! songez-y je vous prie ;

En des combats n’engagez point sa vie ;

Je suis du moins aussi mauvais que lui. »

À ces raisons enfin Catelle cède.

« La chose étant, poursuit-il, sans remède,

Le mieux sera que vous vous consoliez.

N’y pensez plus. Si pourtant vous vouliez…

Mais bannissons bien loin toute espérance ;

Jamais mon zèle et ma persévérance

N’ont eu de vous que mauvais traitement.

Si vous vouliez, vous feriez aisément,

Que le plaisir de cette jouissance

Ne serait pas, comme il est, imparfait :

Que reste-t-il ? le plus fort en est fait. »

Tant bien sut dire, et prêcher, que la dame

Séchant ses yeux, rassérénant son âme,

Plus doux que miel à la fin l’écouta.

D’une faveur en une autre il passa,

Eut un souris, puis après autre chose,

Puis un baiser, puis autre chose encor ;

Tant que la belle, après un peu d’effort,

Vient à son point, et le drôle en dispose.

Heureux cent fois plus qu’il n’avait été !

Car quand l’Amour d’un et d’autre côté

Veut s’entremettre, et prend part à l’affaire,

Tout va bien mieux, comme m’ont assuré

Ceux que l’on tient savants en ce mystère.

Ainsi Richard jouit de ses amours,

Vécut content, et fit force bons tours,

Dont celui-ci peut passer à la montre.

Pas ne voudrais en faire un plus rusé :

Que plût à Dieu qu’en certaine rencontre

D’un pareil cas je me fusse avisé !

Le Cocu, battu et content

 

N’a pas longtemps de Rome revenait

Certain cadet qui n’y profita guère

Et volontiers en chemin séjournait

Quand par hasard le galant rencontrait

Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.

Avint qu’un jour en un bourg arrêté

Il vit passer une dame jolie,

Leste, pimpante, et d’un page suivie,

En la voyant, il en fut enchanté.

La convoita ; comme bien savait faire.

Prou de pardons il avait rapporté ;

De vertu peu ; chose assez ordinaire.

La dame était de gracieux maintien,

De doux regard, jeune, fringante et belle ;

Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,

Fors que d’avoir un ami digne d’elle.

Tant se la mit le drôle en la cervelle,

Que dans sa peau peu ni point ne durait :

Et s’informant comment on l’appelait :

« C’est, lui dit-on, la dame du village.

Messire Bon l’a prise en mariage,

Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveux gris :

Mais comme il est des premiers du pays,

Son bien supplée au défaut de son âge. »

 

Notre cadet tout ce détail apprit,

Dont il conçut espérance certaine.

Voici comment le pèlerin s’y prit.

Il renvoya dans la ville prochaine

Tous ses valets ; puis s’en fut au château ;

Dit qu’il était un jeune jouvenceau,

Qui cherchait maître, et qui savait tout faire.

Messire Bon fort content de l’affaire

Pour fauconnier le loua bien et beau.

(Non toutefois sans l’avis de sa femme)

Le fauconnier plut très fort à la dame ;

Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,

Guère ne mit à déclarer sa flamme.

Ce fut beaucoup ; car le vieillard était

Fou de sa femme, et fort peu la quittait,

Sinon les jours qu’il allait à la chasse.

Son fauconnier, qui pour lors le suivait,

Eut demeuré volontiers en sa place.

La jeune dame en était bien d’accord,

Ils n’attendaient que le temps de mieux faire.

Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,

Nul n’osera soutenir le contraire.

 

Amour enfin, qui prit à cœur l’affaire,

Leur inspira la ruse que voici.

La dame dit un soir à son mari :

« Qui croyez-vous le plus rempli de zèle

De tous vos gens ? » Ce propos entendu

Messire Bon lui dit : « J’ai toujours cru

Le fauconnier garçon sage et fidèle ;

Et c’est à lui que plus je me fierois.

– Vous auriez tort, repartit cette belle ;

C’est un méchant : il me tint l’autre fois

Propos d’amour, dont je fus si surprise,

Que je pensai tomber tout de mon haut ;

Car qui croirait une telle entreprise ?

Dedans l’esprit il me vint aussitôt

De l’étrangler, de lui manger la vue :

Il tint à peu ; je n’en fus retenue,

Que pour n’oser un tel cas publier :

Même, à dessein qu’il ne le put nier,

Je fis semblant d’y vouloir condescendre ;

Et cette nuit sous un certain poirier

Dans le jardin je lui dis de m’attendre.

Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,

Plus par amour que doutant de ma foi ;

Je ne me puis dépêtrer de cet homme,

Sinon la nuit pendant son premier somme :

D’auprès de lui tâchant de me lever,

Dans le jardin je vous irai trouver.

Voilà l’état où j’ai laissé l’affaire. »

 

Messire Bon se mit fort en colère.

Sa femme dit : » Mon mari, mon époux,

Jusqu’à tantôt cachez votre courroux ;

Dans le jardin attrapez-le vous- même ;

Vous le pourrez trouver fort aisément ;

Le poirier est à main gauche en entrant.

Mais il vous faut user de stratagème :

Prenez ma jupe, et contrefaites-vous ;

Vous entendrez son insolence extrême :

Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,

Que le galant demeure sur la place.

Je suis d’avis que le friponneau fasse

Tel compliment à des femmes d’honneur ! »

L’époux retint cette leçon par cœur.

Onc il ne fut une plus forte dupe

Que ce vieillard, bon homme au demeurant.

Le temps venu d’attraper le galant,

Messire Bon se couvrit d’une jupe,

S’encornêta, courut incontinent

Dans le jardin, ou ne trouva personne :

Garde n’avait : car, tandis qu’il frissonne,

Claque des dents, et meurt quasi de froid,

Le pèlerin, qui le tout observoit,

Va voir la dame ; avec elle se donne

Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,

Lorsqu’Amour seul étant de la partie

Entre deux draps on tient femme jolie ;

Femme jolie, et qui n’est point à soi.

Quand le galant un assez bon espace

Avec la dame eut été dans ce lieu,

Force lui fut d’abandonner la place :

Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.

Dans le jardin il court en diligence.

Messire Bon rempli d’impatience

À tous moments sa paresse maudit.

Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,

Feignit de croire apercevoir la dame,

Et lui cria : « Quoi donc méchante femme !

À ton mari tu brassais un tel tour !

Est-ce le fruit de son parfait amour !

Dieu soit témoin que pour toi j’en ai honte :

Et de venir ne tenais quasi compte,

Ne te croyant le cœur si perverti,

Que de vouloir tromper un tel mari.

Or bien, je vois qu’il te faut un ami ;

Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.

Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,

C’est seulement pour éprouver ta foi :

Et ne t’attends de m’induire à luxure :

Grand pécheur suis ; mais j’ai, la Dieu merci,

De ton honneur encor quelque souci.

À Monseigneur ferais-je un tel outrage ?

Pour toi, tu viens avec un front de page :

Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera ;

Et Monseigneur puis après le saura. »

 

Pendant ces mots époux pleurait de joie,

Et tout ravi disait entre ses dents :

« Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoie

Femme et valet si chastes, si prudents. »

Ce ne fut tout ; car à grands coups de gaule

Le pèlerin vous lui froisse une épaule ;

De horions laidement l’accoutra ;

Jusqu’au logis ainsi le convoya.

Messire Bon eut voulu que le zèle

De son valet n’eut été jusque-là ;

Mais le voyant si sage et si fidèle,

Le bonhommeau des coups se consola.

Dedans le lit sa femme il retrouva ;

Lui conta tout, en lui disant : » M’amie,

Quand nous pourrions vivre cent ans encor,

Ni vous ni moi n’aurions de notre vie

Un tel valet ; c’est sans doute un trésor.

Dans notre bourg je veux qu’il prenne femme :

À l’avenir traitez-le ainsi que moi.

– Pas n’y faudrai, lui repartit la dame ;

Et de ceci je vous donne ma foi. »

Le Mari confesseur

 

Messire Artus sous le grand roi François

Alla servir aux guerres d’Italie ;

Tant qu’il se vit, après maints beaux exploits,

Fait chevalier en grand’cérémonie.

Son général lui chaussa l’éperon :

Dont il croyait que le plus haut baron

Ne lui dut plus contester le passage.

Si s’en revient tout fier en son village,

Où ne surprit sa femme en oraison.

Seule il l’avait laissée à la maison ;

Il la retrouve en bonne compagnie,

Dansant, sautant, menant joyeuse vie,

Et des muguets avec elle à foison.

 

Messire Artus ne prit goût à l’affaire ;

Et ruminant sur ce qu’il devait faire :

« Depuis que j’ai mon village quitté,

Si j’étais crû, dit-il, en dignité

De cocuage et de chevalerie :

C’est moitié trop, sachons la vérité. »

Pour ce s’avise, un jour de confrérie,

De se vêtir en prêtre, et confesser.

Sa femme vient à ses pieds se placer.

De prime abord sont par la bonne dame

Expédiés tous les pêchés menus ;

Puis à leur tour les gros étant venus,

Force lui fut qu’elle changeât de gamme.

« Père, dit-elle, en mon lit sont reçus

Un gentilhomme, un chevalier, un prêtre. »

Si le mari ne se fût fait connaître,

Elle en allait enfiler beaucoup plus ;

Courte n’était pour sûr la kyrielle.

Son mari donc l’interrompt là-dessus

Dont bien lui prit : » Ah, dit-il, infidèle !

Un prêtre même ! à qui crois-tu parler ?

À mon mari, dit la fausse femelle

Qui d’un tel pas se sut bien démêler.

Je vous ai vu dans ce lieu vous couler

Ce qui m’a fait douter du badinage.

C’est un grand cas étant homme si sage

Vous n’ayez su l’énigme débrouiller.

On vous a fait, dites-vous, chevalier :

Auparavant vous étiez gentilhomme :

Vous êtes prêtre avecque ces habits.

Béni soit Dieu ! dit alors le bon homme :

Je suis un sot de l’avoir si mal pris.

Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry

 

Un savetier, que nous nommerons Blaise,

Prit belle femme ; et fut très avisé

Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,

S’en vont prier un marchand peu rusé,

Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse

Mi-muid de grain ; ce que le marchand fait.

Le terme échu, ce créancier les presse.

Dieu sait pourquoi : le galant, en effet,

Crut que par là baiserait la commère.

« Vous avez trop de quoi me satisfaire

(Ce lui dit-il) et sans débourser rien ;

Accordez-moi ce que vous savez bien.

– Je songerai, répond-elle, à la chose. »

Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,

L’avertissant de ce qu’on lui propose.

Blaise lui dit : » Par bieu, femme, il nous faut

Sans coup férir rattraper notre somme.

Tout de ce pas allez dire à cet homme

Qu’il peut venir, et que je n’y suis point.

Je veux ici me cacher tout à point.

Avant le coup demandez la cédule.

De la donner je ne crois qu’il recule.

Puis tousserez afin de m’avertir ;

Mais haut et clair, et plutôt deux fois qu’une.

Lors de mon coin vous me verrez sortir

Incontinent, de crainte de fortune. »

 

Ainsi fut dit, ainsi s’exécuta.

Dont le mari puis après se vanta ;

Si que chacun glosait sur ce mystère.

« Mieux eût valu tousser après l’affaire,

(Dit à la belle un des plus gros bourgeois)

Vous eussiez eu votre compte tous trois.

N’y manquez plus, sauf après de se taire.

Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entre nous. »

Elle répond : » Ah Monsieur ! croyez-vous

Que nous ayons tant d’esprit que vos dames ? »

Notez qu’illec avec deux autres femmes,

Du gros bourgeois l’épouse était aussi)

« Je pense bien, continua la belle.

Qu’en pareil cas Madame en use ainsi ;

Mais quoi, chacun n’est pas si sage qu’elle. »

La Vénus callipyge

 

Du temps des Grecs, deux sœurs disaient avoir

Aussi beau cul que fille de leur sorte ;

La question ne fut que de savoir

Quelle des deux dessus l’autre l’emporte

Pour en juger un expert étant pris,

À la moins jeune il accorde le prix,

Puis l’épousant, lui fait don de son âme ;

À son exemple, un sien frère est épris

De la cadette, et la prend pour sa femme ;

Tant fut entre eux, à la fin, procédé,

Que par les sœurs un temple fut fondé,

Dessous le nom de Vénus belle-fesse,

Je ne sais pas à quelle intention ;

Mais c’eût été le temple de la Grèce

Pour qui j’eusse eu plus de dévotion.

Conte tiré d’Athénée

 

Axiochus avec Alcibiades

Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,

Par bon accord comme grands camarades,

En même nid furent pondre tous deux.

Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux

Tant bien exploite autour de la donzelle,

Qu’il en naquit une fille si belle,

Qu’ils s’en vantaient tous deux également.

Le temps venu que cet objet charmant

Put pratiquer les leçons de sa mère ;

Chacun des deux en voulut être amant ;

Plus n’en voulut l’un ni l’autre être père.

« Frère, dit l’un, ah ! vous ne sauriez faire

Que cet enfant ne soit vous tout craché.

– Parbieu, dit l’autre, il est à vous, compère ;

Je prends sur moi le hasard du péché. »

Autre conte tiré d’Athénée

 

À son souper un glouton

Commande que l’on apprête

Pour lui seul un esturgeon,

Sans en laisser que la tête,

Il soupe ; il crève ; on y court ;

On lui donne maints clystères.

On lui dit, pour faire court,

Qu’il mette ordre à ses affaires.

« Mes amis, dit le goulu,

M’y voilà tout résolu ;

Et puisqu’il faut que je meure,

Sans faire tant de façon,

Qu’on m’apporte tout à l’heure

Le reste de mon poisson. »

Conte de… (sœur Jeanne…)

 

Sœur Jeanne ayant fait un poupon,

Jeûnait, vivait en sainte fille.

Toujours était en oraison.

Et toujours ses sœurs à la grille.

Un jour donc l’abbesse leur dit ;

« Vivez comme sœur Jeanne vit ;

Fuyez le monde et sa séquelle. »

Toutes reprirent à l’instant :

« Nous serons aussi sages qu’elle

Quand nous en aurons fait autant. »

Conte du juge de Mesle

 

Deux avocats qui ne s’accordaient point

Rendaient perplexe un juge de province :

Si ne put onc découvrir le vrai point ;

Tant lui semblait que fût obscur et mince.

Deux pailles prend d’inégale grandeur :

Du doigt les serre ; il avait bonne pince

La longue échet sans faute au défendeur,

Dont renvoyé s’en va gai comme un prince

La cour s’en plaint, et le juge repart :

« Ne me blâmez, Messieurs, pour cet égard

De nouveauté dans mon fait il n’est maille ;

Maint d’entre vous souvent juge au hasard

Sans que pour ce tire à la courte paille. »

Conte d’un paysan qui avait offensé son seigneur

 

Un paysan son seigneur offensa.

L’histoire dit que c’était bagatelle ;

Et toutefois ce seigneur le tança

Fort rudement ; ce n’est chose nouvelle.

« Coquin, dit-il, tu mérites la hart :

Fais ton calcul d’y venir tôt ou tard ;

C’est une fin à tes pareils commune.

Mais je suis bon ; et de trois peines l’une

Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,

J’entends sans boire, et sans prendre repos ;

Ou de souffrir trente bons coups de gaules,

Bien appliqués sur tes larges épaules ;

Ou de payer sur-le-champ cent écus. »

Le paysan consultant là-dessus :

« Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soi-même,

Je n’appris onc à les manger ainsi.

De recevoir les trente coups aussi,

Je ne le puis sans un péril extrême.

Les cent écus c’est le pire de tous. »

Incertain donc il se mit à genoux,

Et s’écria : » Pour Dieu, miséricorde.

Son seigneur dit : Qu’on apporte une corde ;

Quoi le galant m’ose répondre encor ? »

Le paysan de peur qu’on ne le pende

Fait choix de l’ail ; et le seigneur commande

Que l’on en cueille, et surtout du plus fort.

Un après un lui même il fait le compte :

Puis quand il voit que son calcul se monte

À la trentaine, il les met dans un plat.

Et cela fait le malheureux pied-plat

Prend le plus gros ; en pitié le regarde ;

Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat

Dont les morceaux sont frottés de moutarde.

Il n’oserait de la langue y toucher.

Son seigneur rit, et surtout il prend garde

Que le galant n’avale sans mâcher.

Le premier passe ; aussi fait le deuxième :

Au tiers il dit : » Que le diable y ait part. »

Bref il en fut à grand-peine au douzième,

Que s’écriant : »Haro la gorge m’ard

Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte à boire. »

Son seigneur dit : » Ah, ah, sire Grégoire,

Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas

Vous humectez volontiers le lampas.

Or buvez donc ; et buvez à votre aise :

Bon prou vous fasse : Holà, du vin, holà.

Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,

Il vous faudra choisir après cela

Des cent écus, ou de la bastonnade,

Pour suppléer au défaut de l’aillade.

– Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontés

Que les aulx soient sur les coups précomptés :

Car pour l’argent, par trop grosse est la somme :

Où la trouver moi qui suis un pauvre homme ?

– Hé bien, souffrez les trente horions,

Dit le seigneur ; mais laissons les oignons. »

 

Pour prendre cœur, le vassal en sa panse

Loge un long trait ; se munit le dedans ;

Puis souffre un coup avec grande constance.

Au deux, il dit : » Donnez-moi patience,

Mon doux Jésus, en tous ces accidents ! »

Le tiers est rude, il en grince les dents,

Se courbe tout, et saute de sa place.

Au quart il fait une horrible grimace ;

Au cinq un cri : mais il n’est pas au bout ;

Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.

On ne vit onc si cruelle aventure.

Deux forts paillards ont chacun un bâton,

Qu’ils font tomber par poids et par mesure,

En observant la cadence et le ton.

Le malheureux n’a rien qu’une chanson.

« Grâce ! » dit-il : mais las ! point de nouvelle ;

Car le seigneur fait frapper de plus belle,

Juge des coups, et tient sa gravité,

Disant toujours qu’il a trop de bonté.

Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.

Après vingt coups d’un ton piteux il crie :

« Pour Dieu cessez : hélas ! je n’en puis plus. »

Son seigneur dit : » Payez donc cent écus,

Net et comptant : je sais qu’à la desserre

Vous êtes dur ; j’en suis fâché pour vous.

Si tout n’est prêt, votre compère Pierre

Vous en peut bien assister entre nous.

Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre. »

Le malheureux n’osant presque répondre,

Court au mugot, et dit : » C’est tout mon fait.

On examine, on prend un trébuchet

L’eau cependant lui coule de la face :

Il n’a point fait encor telle grimace.

Mais que lui sert ? il convient tout payer.

C’est grand’pitié quand on fâche son maître !

Ce paysan eut beau s’humilier ;

Et pour un fait, assez léger peut-être,

Il se sentit enflammer le gosier,

Vuider la bourse, émoucher les épaules ;

Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,

Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,

Fait seulement grâce d’un carolus.

Imitation d’un livre intitulé » Les arrêts d’Amour »

 

Les gens tenant le Parlement d’Amours

Informaient pendant les Grands Jours,

D’aucuns abus commis en l’Île de Cythère

Par devant eux se plaint un amant maltraité,

Disant que de longtemps il s’efforce de plaire

À certaine ingrate beauté.

Qu’il a donné des sérénades,

Des concerts et des promenades :

Item mainte collation,

Maint bal, et mainte comédie :

A consacré le plus beau de sa vie

À l’objet de sa passion :

S’est tourmenté le corps et l’âme,

Sans pouvoir obliger la dame

À payer seulement d’un souris son amour.

Partant conclut que cette belle

Soit condamnée à l’aimer à son tour.

Fut allégué d’autre part à la Cour

Que plus la dame était cruelle,

Plus elle avait d’embonpoint et d’attraits :

Que perdant ses appas Amour perdait ses traits :

Qu’il avait intérêt au repos de son âme :

Que quand on a le cœur en flamme

Le teint n’en est jamais si frais.

Qu’il était à propos pour la grandeur du prince,

Qu’elle traitât ainsi toute cette province,

Fît mille soupirants sans faire un bienheureux,

Dormît à son plaisir, conservât tous ses charmes,

Augmentât les tributs de l’empire amoureux,

Qui sont les soupirs et les larmes.

Que souffrir tels procès était un grand abus :

Et que le cas méritait une amende :

Concluant pour le surplus

Au renvoi de la demande.

Le procureur d’Amours intervint là- dessus,

Et conclut aussi pour la belle.

La Cour, leurs moyens entendus,

La renvoya : permis d’être cruelle ;

Avec dépens ; et tout ce qui s’ensuit.

Cet arrêt fit un peu de bruit

Parmi les gens de la province.

La raison de douter était tous les cadeaux,

Bijoux donnés, et des plus beaux

Qui prend se vend : mais l’intérêt du prince

Souvent plus fort qu’aucunes lois

L’emporta de quatre ou cinq voix.

Les Amours de Mars et de Vénus

 

Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi.

 

« Vous devez avoir lu qu’autrefois le dieu Mars,

Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,

Après avoir dompté les plus fermes remparts,

Mit le camp devant Cythèrée.

Le siège ne fut pas de fort longue durée :

À peine Mars se présenta,

Que la belle parlementa.

 

Dans les formes pourtant il entreprit l’affaire :

Par tous moyens tâcha de plaire :

De son ajustement prit d’abord un grand soin.

Considérez-le en ce coin,

Qui quitte sa mine fière.

Il se fait attacher son plus riche harnois.

Quand ce serait pour des jours de tournois,

On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.

L’éclat de ses habits fait honte à l’œil du jour.

Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière,

Il est bien malaisé de rien faire en amour.

En peu de temps Mars emporta la dame.

Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme :

Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats ;

Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles

Que les femmes n’entendent pas,

Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.

Voyez combien Vénus en ces lieux écartés

Aux yeux de ce guerrier étale de beautés :

Quels longs baisers ! la gloire a bien des charmes ;

Mais Mars en la servant ignore ces douceurs.

Son harnois est sur l’herbe : Amour pour toutes armes

Veut des soupirs et des larmes :

C’est ce qui triomphe des cœurs.

 

Phébus pour la déesse avait même dessein ;

Et charme de l’espoir d’une telle conquête

Couvait plus de feux dans son sein,

Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.

C’était un dieu pourvu de cent charmes divers.

Il était beau mais il faisait des vers ;

Avait un peu trop de doctrine ;

Et qui pis est, savait la médecine.

Or soyez sûr qu’en amours,

Entre l’homme d’épée et l’homme de science,

Les dames au premier inclineront toujours ;

Et toujours le plumet aura la préférence.

Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieux choisir.

Phébus outré de déplaisir

Apprit à Vulcan ce mystère ;

Et dans le fond d’un bois voisin de son séjour,

Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère,

Qui n’avaient en ces lieux pour témoins que l’amour.

 

La peine de Vulcan se voit représentée :

Et l’on ne dirait pas que les traits en sont feints.

II demeure immobile, et son âme agitée

Roule mille pensers qu’en ses yeux on voit peints.

Son marteau lui tombe des mains.

Il a martel en tète, et ne sait que résoudre,

Frappé comme d’un coup de foudre.

Le voici dans cet autre endroit

Qui querelle et qui bat sa femme.

Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt ?

Au palais de Vénus il s’en allait tout droit,

Espérant y trouver le sujet qui l’enflamme.

La dame d’un logis, quand elle fait l’amour

Met le tapis chez elle à toutes les coquettes

Dieu sait si les galants lui font aussi la cour.

Ce ne sont que jeux et fleurettes,

Plaisants devis et chansonnettes :

Mille bons mots, sans compter les bons tours,

Font que sans s’ennuyer chacun passe les jours.

Celle que vous voyez apportait une lyre,

Ne songeant qu’à se réjouir.

Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr :

Elle est trop empêchée, et chacun se retire.

Le vacarme que fait Vulcan,

A mis l’alarme au camp.

 

Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme ?

Quand les cœurs ont goûté les délices d’Amour,

Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,

Que de s’en passer un seul jour.

Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame

Quand l’Hymen les joindrait de son nœud le plus fort,

Que l’un fut le mari, que l’autre fut la femme,

On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord.

Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes :

La maîtresse a failli, l’on punit les suivantes.

Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants

Pourraient contre tant d’assaillants,

Garder une toison si chère ?

Il accuse sur tous l’enfant qui fait aimer :

Et se prenant au fils des pêchés de la mère

Menace Cupidon de le faire enfermer.

 

Ce n’est pas tout : plein d’un dépit extrême

Le voilà qui se plaint au monarque des dieux ;

Et de ce qu’il devrait se cacher à soi-même,

Importune sans cesse et la terre et les cieux.

L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,

Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,

Et que de s’en troubler les esprits sont bien fous.

Plaise au ciel que jamais je n’entre en jalousie ;

Car c’est le plus grand mal, et le moins plaint de tous.

 

Que fait Vulcan ? car pour se voir vengé,

Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.

Un rets d’acier par ses mains est forgé :

Ce fut Momus qui je pense en fut cause.

Avec ce rets le galant lui propose

D’envelopper nos amants bien et beau.

L’enclume sonne ; et maint coup de marteau,

Dont maint chaînon l’un à l’autre s’assemble,

Prépare aux dieux un spectacle nouveau

De deux Amants qui reposent ensemble.

 

Les noires Sœurs apprêtèrent le lit :

Et nos amants trouvant l’heure opportune,

Sous le réseau pris en flagrant délit,

De s’échapper n’eurent puissance aucune.

Vulcan fait lors éclater sa rancune :

Tout en clopant le vieillard éclopé

Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,

Grands et petits, et toute la séquelle.

Demandez-moi qui fut bien attrapé ;

Ce fut, je crois, le galant et la belle.

Ballade

 

Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons : et par malheur ce qui y manque est l’endroit le plus important ; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce je l’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient un en quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu, et qu’il y ait du manquement en cela ; je prie le lecteur de l’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.

 

Hier je mis chez Cloris en train de discourir

Sur le fait des romans Alizon la sucrée.

« N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, de souffrir

Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,

Tandis que les romans sont si chère denrée ?

Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint vers du temps,

De messire Honoré l’histoire fut brûlée.

– Oui pour vous, dit Cloris, qui passez cinquante ans

Moi qui n’en ai que vingt, je prétends que l’Astrée

Fasse en mon cabinet encor quelque séjour :

Car pour vous découvrir le fond de ma pensée,

Je me plais aux livres d’amour. »

 

Cloris eut quelque tort de parler si crûment,

Non que Monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvre exquise

Étant petit garçon je lisais son roman,

Et je le lis encore ayant la barbe grise.

Aussi contre Alizon je faillis d’avoir prise ;

Et soutins haut et clair, qu’Urfé par-ci, par- là,

De préceptes moraux nous instruit à sa guise.

« De quoi, dit Alizon, peut servir tout cela ?

Vous en voit-on aller plus souvent à l’église ?

Je hais tous les menteurs ; et pour vous trancher court,

Je ne puis endurer qu’une femme me dise :

Je me plais aux livres d’amour. »

 

Alizon dit ces mots avec tant de chaleur,

Que je crus qu’elle était en vertus accomplie ;

Mais ses péchés écrits tombèrent par malheur :

Elle n’y prit pas garde. Enfin étant sortie,

Nous vîmes que son fait était papelardie,

Trouvant entre autres points dans sa confession :

« J’ai lu maître Louis mille fois en ma vie ;

Et même quelquefois j’entre en tentation,

Lorsque l’ermite trouve Angélique endormie

Rêvant à tels fatras souvent le long du jour.

Bref sans considérer censure ni demie.

Je me plais aux livres d’amour. »

 

Ah ! ah ! dis-je, Alizon ! vous lisez les romans !

Et vous vous arrêtez à l’endroit de l’Ermite !

Je crois qu’ainsi que vous pleine d’enseignements

Oriane prêchait faisant la chattemite.

Après mille façons, cette bonne hypocrite,

Un pain sur la fournée emprunta dit l’auteur :

Pour un petit poupon l’on sait qu’elle en fut quitte :

Mainte belle sans doute en a ri dans son cœur.

Cette histoire, Cloris, est du pape maudite :

Quiconque y met le nez devient noir comme un four.

Parmi ceux qu’on peut lire, et dont voici l’élite,

Je me plais aux livres d’amour.

 

Clitophon a le pas par droit d’antiquité :

Héliodore peut par son prix le prétendre :

Le roman d’Ariane est très bien inventé :

J’ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre :

En fait d’événements, Cléopâtre et Cassandre,

Entre les beaux premiers doivent être rangés :

Chacun prise Cyrus, et la Carte du Tendre ;

Et le frère et la sœur ont les cœurs partagés.

Même dans les plus vieux je tiens qu’on peut apprendre.

Perceval le Gallois vient encore à son tour :

Cervantès me ravit ; et pour tout y comprendre,

Je me plais aux livres d’amour.

 

Envoi

 

À Rome on ne lit point Boccace sans dispense :

Je trouve en ses pareils bien du contre et du pour.

Du surplus (honni soit celui qui mal y pense !)

Je me plais aux livres d’amour.

 

LIVRE DEUXIÈME

Préface

 

Voici les derniers ouvrages de cette nature qui partiront des mains de l’auteur, et par conséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses et les licences qu’il s’est données. Nous ne parlons point des mauvaises rimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans élision, ni en général de ces sortes de négligences qu’il ne se pardonnerait pas lui-même en un autre genre de poésie, mais qui sont inséparables, pour ainsi dire, de celui-ci. Le trop grand soin de les éviter jetterait un faiseur de contes en de longs détours, en des récits aussi froids que beaux, en des contraintes fort inutiles, et lui ferait négliger le plaisir du cœur pour travailler à la satisfaction de l’oreille. Il faut laisser les narrations étudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un poème épique des aventures de Renaud d’Ast. Quand celui qui a rimé ces nouvelles y aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande, outre que ce soin s’y remarquerait d’autant plus qu’il y est moins nécessaire, et que cela contrevient aux préceptes de Quintilien, encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, qui est d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui son attention, de lui plaire enfin : car, comme l’on sait, le secret de plaire ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni même en la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? Nous ne voulons pas ôter aux modernes la louange qu’ils ont méritée. Le beau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes, sont des perfections en un poète ; cependant, que l’on considère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela se rencontre, peut-être y trouvera-t-on beaucoup moins de sel, j’oserais dire encore bien moins de grâces, qu’en celles de Marot et de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces derniers soient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu’on nous impute. On dira que ce n’étaient pas des fautes en leur siècle et que c’en sont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un même raisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c’en serait en effet dans un autre genre de poésie, mais que ce n’en sont point dans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant : il ne faut que lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractère de Marot. Car notre auteur ne prétend pas que la gloire lui en soit due, ni qu’il ait mérité non plus de grands applaudissements du public pour avoir rimé quelques contes. Il s’est véritablement engagé dans une carrière toute nouvelle, et l’a fournie le mieux qu’il a pu, prenant tantôt un chemin, tantôt l’autre, et marchant toujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieux poètes, quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat potius quam istorum dili gentiam. Mais, en disant que nous voulions passer ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés à l’examiner. Et possible n’a-ce pas été inutilement ; car il n’y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences.

 

Venons à la liberté que l’auteur se donne de tailler dans le bien d’autrui ainsi que dans le sien propre, sans qu’il en excepte les nouvelles même les plus connues, ne s’en trouvant point d’inviolable pour lui. Il retranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, quelquefois le principal événement et la suite ; enfin, ce n’est plus la même chose, c’est proprement une nouvelle nouvelle ; et celui qui l’a inventée aurait bien de la peine à reconnaître son propre ouvrage. Non sic decet contaminari fabulas, diront les critiques. Et comment ne le diraient-ils pas ? ils ont bien fait le même reproche à Térence ; mais Térence s’est moqué d’eux, et a prétendu avoir droit d’en user ainsi. Il a mêlé du sien parmi les sujets qu’il a tirés de Ménandre, comme Sophocle et Euripide ont mêlé du leur parmi ceux qu’ils ont tirés des écrivains qui les précédaient, n’épargnant histoire ni fable où il s’agissait de la bienséance et des règles du dramatique. Ce privilège cessera-t-il à l’égard des contes faits à plaisir ? et faudra-t-il avoir dorénavant plus de respect et plus de religion, s’il est permis d’ainsi dire, pour le mensonge, que les anciens n’en ont eu pour la vérité ? Jamais ce qu’on appelle un bon conte ne passe d’une main à l’autre sans recevoir quelque nouvel embellissement.

 

D’où vient donc, nous pourra-t-on dire, qu’en beaucoup d’endroits l’auteur retranche au lieu d’enchérir ? Nous en demeurons d’accord ; et il le fait pour éviter la longueur et l’obscurité, deux défauts intolérables dans ces matières, le dernier surtout : car, si la clarté est recommandable en tous les ouvrages de l’esprit, on peut dire qu’elle est nécessaire dans les récits où une chose, la plupart du temps, est la suite et la dépendance d’une autre, où le moindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que si le fil vient une fois à se rompre, il est impossible au lecteur de le renouer. D’ailleurs, comme les narrations en vers sont très malaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu’on peut ; par ce moyen vous vous soulagez vous même, et vous soulagez aussi le lecteur, à qui l’on ne saurait manquer d’apprêter des plaisirs sans peine. Que si l’auteur a changé quelques incidents et même quelque catastrophe, ce qui préparait cette catastrophe et la nécessité de la rendre heureuse l’y ont contraint. Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devait être content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, à moins qu’on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses. Mais il n’en faut point venir là, si l’on peut, ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace sur toutes choses ; il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux grotesques, et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitié poisson. Ce sont les raisons générales que l’auteur a eues. On en pourrait encore alléguer de particulières, et défendre chaque endroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire à l’habileté et à l’indulgence des lecteurs. lls se contenteront donc de ces raisons-ci. Nous les aurions mises un peu plus en jour et fait valoir davantage, si l’étendue des préfaces l’avait permis.

Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules

 

 

Sire Guillaume allant en marchandise,

Laissa sa femme enceinte de six mois ;

Simple, jeunette, et d’assez bonne guise,

Nommée Alix, du pays champenois.

Compère André l’allait voir quelquefois

À quel dessein, besoin n’est de le dire,

Et Dieu le sait : c’était un maître sire ;

Il ne tendait guère en vain ses filets ;

Ce n’était pas autrement sa coutume.

Sage eût été l’oiseau qui de ses rets

Se fût sauvé sans laisser quelque plume.

Alix était fort neuve sur ce point.

Le trop d’esprit ne l’incommodait point :

De ce défaut on n’accusait la belle.

Elle ignorait les malices d’Amour.

La pauvre dame allait tout devant elle,

Et n’y savait ni finesse ni tour.

Son mari donc se trouvant en emplette,

Elle au logis, en sa chambre seulette,

André survient, qui sans long compliment

La considère ; et lui dit froidement :

« Je m’ébahis comme au bout du royaume

S’en est allé le compère Guillaume,

Sans achever l’enfant que vous portez :

Car je vois bien qu’il lui manque une oreille

Votre couleur me le démontre assez,

En ayant vu mainte épreuve pareille.

– Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt,

Que dites-vous ? quoi d’un enfant monaut

J’accoucherais ? n’y savez-vous remède ?

– Si da, fit-il, je vous puis donner aide

En ce besoin, et vous jurerai bien,

Qu’autre que vous ne m’en ferait tant faire.

Le mal d’autrui ne me tourmente en rien ;

Fors excepté ce qui touche au compère :

Quant à ce point je m’y ferais mourir.

Or essayons, sans plus en discourir,

Si je suis maître à forger des oreilles.

– Souvenez-vous de les rendre pareilles,

Reprit la femme. – Allez, n’ayez souci,

Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci. »

Puis le galant montre ce qu’il sait faire.

Tant ne fut nice (encor que nice fut)

Madame Alix, que ce jeu ne lui plut.

Philosopher ne faut pour cette affaire.

André vaquait de grande affection

À son travail ; faisant ore un tendon,

Ore un repli, puis quelque cartilage ;

Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.

« Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage,

Puis le mettrons en sa perfection ;

Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.

– Je vous en suis, dit-elle, bien tenue :

Bon fait avoir ici-bas un ami. »

Le lendemain, pareille heure venue,

Compère André ne fut pas endormi.

Il s’en alla chez la pauvre innocente.

« Je viens, dit-il, toute affaire cessante,

Pour achever l’oreille que savez.

– Et moi, dit-elle, allais par un message

Vous avertir de hâter cet ouvrage :

Montons en haut. » Dès qu’ils furent montés,

On poursuivit la chose encommencée.

Tant fut ouvré, qu’Alix dans la pensée

Sur cette affaire un scrupule se mit ;

Et l’innocente au bon apôtre dit :

« Si cet enfant avait plusieurs oreilles,

Ce ne serait à vous bien besogné.

– Rien, rien, dit-il ; à cela j’ai soigné ;

Jamais ne faux en rencontres pareilles. »

Sur le métier l’oreille était encor,

Quand le mari revient de son voyage ;

Caresse Alix, qui du premier abord :

« Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage.

Nous en tenions sans le compère André ;

Et notre enfant d’une oreille eût manqué.

Souffrir n’ai pu chose tant indécente.

Sire André donc, toute affaire cessante

En a fait une : il ne faut oublier

De l’aller voir, et l’en remercier ;

De tels amis on a toujours affaire. »

 

Sire Guillaume, au discours qu’elle fit,

Ne comprenant comme il se pouvait faire

Que son épouse eût eu si peu d’esprit,

Par plusieurs fois lui fit faire un récit

De tout le cas ; puis outre de colère

Il prit une arme à côte de son lit ;

Voulut ruer la pauvre Champenoise,

Qui prétendait ne l’avoir mérité.

Son innocence et sa naïveté

En quelque sorte apaisèrent la noise.

« Hélas Monsieur, dit la belle en pleurant,

En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ?

Je n’ai donné vos draps ni votre argent ;

Le compte y est ; et quant au demeurant,

André me dit quand il parfit l’enfant,

Qu’en trouveriez plus que pour votre usage :

Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi ;

Je m’en rapporte à votre bonne foi. »

L’époux sortant quelque peu de colère,

Lui répondit : « Or bien, n’en parlons plus ;

On vous l’a dit, vous avez cru bien faire,

J’en suis d’accord, contester là-dessus

Ne produirait que discours superflus :

Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte

Qu’en ce logis j’attrape le galant :

Ne parlez point de notre différend ;

Soyez secrète, ou bien vous êtes morte

Il vous le faut avoir adroitement ;

Me feindre absent en un second voyage,

Et lui mander, par lettre ou par message,

Que vous avez à lui dire deux mots.

André viendra ; puis de quelques propos

L’amuserez ; sans toucher à l’oreille ;

Car elle est faite, il n’y manque plus rien. »

Notre innocente exécuta très bien

L’ordre donné ; ce ne fut pas merveille ;

La crainte donne aux bêtes de l’esprit.

André venu, l’époux guère ne tarde,

Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde

Où se sauver : nul endroit il ne vit,

Qu’une ruelle en laquelle il se mit.

Le mari frappe ; Alix ouvre la porte ;

Et de la main fait signe incontinent,

Qu’en la ruelle est caché le galant.

Sire Guillaume était armé de sorte

Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.

Il sort pourtant, et va quérir main forte,

Ne le voulant sans doute assassiner ;

Mais quelque oreille au pauvre homme couper

Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie,

Pays cruel et plein de barbarie.

C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas :

Puis l’emmena sans qu’elle osât rien dire ;

Ferma très bien la porte sur le sire.

 

André se crut sorti d’un mauvais pas,

Et que l’époux ne savait nulle chose.

Sire Guillaume, en rêvant à son cas

Change d’avis, en soi-même propose

De se venger avecque moins de bruit,

Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.

« Alix, dit-il, allez quérir la femme

De sire André ; contez-lui votre cas

De bout en bout ; courez, n’y manquez pas.

Pour l’amener vous direz à la dame

Que son mari court un péril très grand ;

Que je vous ai parlé d’un châtiment

Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles

On fait souffrir en rencontres pareilles :

Chose terrible, et dont le seul penser

Vous fait dresser les cheveux à la tête ;

Que son époux est tout près d’y passer ;

Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à la fête.

Que toutefois, comme elle n’en peut mais,

Elle pourra faire changer la peine ;

Amenez-la, courez ; je vous promets

D’oublier tout moyennant qu’elle vienne. »

Madame Alix, bien joyeuse s’en fut

Chez sire André dont la femme accourut

En diligence, et quasi hors d’haleine ;

Puis monta seule, et ne voyant André,

Crut qu’il était quelque part enfermé.

 

Comme la dame était en ces alarmes,

Sire Guillaume ayant quitté ses armes

La fait asseoir, et puis commence ainsi :

« L’ingratitude est mère de tout vice.

André m’a fait un notable service ;

Par quoi, devant que vous sortiez d’ici,

Je lui rendrai si je puis la pareille.

En mon absence il a fait une oreille

Au fruit d’Alix : je veux d’un si bon tour

Me revancher, et je pense une chose :

Tous vos enfants ont le nez un peu court :

Le moule en est assurément la cause.

Or je les sais des mieux raccommoder.

Mon avis donc est que sans retarder

Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire. »

Disant ces mots, il vous prend la commère,

Et près d’André la jeta sur le lit

Moitié raisin, moitié figue, en jouit.

La dame prit le tout en patience ;

Bénit le ciel de ce que la vengeance

Tombait sur elle, et non sur sire André ;

Tant elle avait pour lui de charité.

Sire Guillaume était de son côté

Si fort ému, tellement irrité,

Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce

Du talion, rendant à son époux

Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace.

Qu’on dit bien vrai que se venger est doux !

Très sage fut d’en user de la sorte :

Puisqu’il voulait son honneur réparer,

Il ne pouvait mieux que par cette porte

D’un tel affront à mon sens se tirer.

André vit tout, et n’osa murmurer ;

Jugea des coups ; mais ce fut sans rien dire ;

Et loua Dieu que le mal n’était pire.

Pour une oreille il aurait composé.

Sortir à moins, c’était pour lui merveilles :

Je dis à moins ; car mieux vaut, tout prise,

Cornes gagner que perdre ses oreilles.

Les Frères de Catalogne

 

 

Je vous veux conter la besogne

Des bons frères de Catalogne ;

Besogne ou ces frères en Dieu

Témoignèrent en certain lieu

Une charité si fervente,

Que mainte femme en fut contente,

Et crut y gagner Paradis.

Telles gens, par leurs bons avis,

Mettent à bien les jeunes âmes,

Tirent à soi filles et femmes,

Se savent emparer du cœur,

Et dans la vigne du Seigneur

Travaillent ainsi qu’on peut croire.

Et qu’on verra par cette histoire.

 

Au temps que le sexe vivait

Dans l’ignorance, et ne savait

Gloser encor sur l’Evangile,

(Temps à coter fort difficile)

Un essaim de frères dîmeurs,

Pleins d’appétit et beaux dîneurs,

S’alla jeter dans une ville,

En jeunes beautés très fertile.

Pour des galants, peu s’en trouvait ;

De vieux maris, il en plouvait.

À l’abord une confrérie,

Par les bons pères fut bâtie,

Femme était qui n’y courut,

Qui ne s’en mît, et qui ne crut

Par ce moyen être sauvée :

Puis quand leur foi fut éprouvée,

On vint au véritable point ;

Frère André ne marchanda point ;

Et leur fit ce beau petit prêche :

« Si quelque chose vous empêche

D’aller tout droit en paradis,

C’est d’épargner pour vos maris,

Un bien dont ils n’ont plus que faire,

Quand ils ont pris leur nécessaire ;

Sans que jamais il vous ait plu

Nous faire part du superflu.

Vous me direz que notre usage

Répugne aux dons du mariage ;

Nous l’avouons, et Dieu merci

Nous n’aurions que voir en ceci,

Sans le soin de vos consciences.

La plus griève des offenses,

C’est d’être ingrate : Dieu l’a dit.

Pour cela Satan fut maudit.

Prenez-y garde ; et de vos restes

Rendez grâce aux bontés célestes,

Nous laissant dîmer sur un bien,

Qui ne vous coûte presque rien.

C’est un droit, ô troupe fidèle,

Qui vous témoigne notre zèle ;

Droit authentique et bien signé,

Que les papes nous ont donné ;

Droit enfin, et non pas aumône :

Toute femme doit en personne

S’en acquitter trois fois le mois

Vers les frères catalanois.

Cela fonde sur l’Écriture,

Car il n’est bien dans la nature,

(Je le répète, écoutez-moi)

Qui ne subisse cette loi

De reconnaissance et d’hommage :

Or les œuvres du mariage,

Étant un bien, comme savez

Où savoir chacune devez,

Il est clair que dîme en est due.

Cette dîme sera reçue

Selon notre petit pouvoir.

Quelque peine qu’il faille avoir,

Nous la prendrons en patience :

N’en faites point de conscience ;

Nous sommes gens qui n’avons pas

Toutes nos aises ici-bas.

Au reste, il est bon qu’on vous dise,

Qu’entre la chair et la chemise

Il faut cacher le bien qu’on fait :

Tout ceci doit être secret,

Pour vos maris et pour tout autre.

Voici trois mots d’un bon apôtre

Qui font à notre intention :

Foi, charité, discrétion. »

Frère André par cette éloquence

Satisfit fort son audience,

Et passa pour un Salomon,

Peu dormirent à son sermon.

Chaque femme, ce dit l’histoire

Garda très bien dans sa mémoire,

Et mieux encor dedans son cœur,

Le discours du prédicateur.

Ce n’est pas tout, il s’exécute :

Chacune accourt ; grande dispute

À qui la première paiera.

Mainte bourgeoise murmura

Qu’au lendemain on l’eût remise.

La gent qui n’aime pas la bise

Ne sachant comme renvoyer

Cet escadron prêt à payer,

Fut contrainte enfin de leur dire :

« De par Dieu souffrez qu’on respire,

C’en est assez pour le présent ;

On ne peut faire qu’en faisant.

Réglez votre temps sur le nôtre ;

Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.

Tout avec ordre et croyez-nous :

On en va mieux quand on va doux. »

Le sexe suit cette sentence.

Jamais de bruit pour la quittance,

Trop bien quelque collation

Et le tout par dévotion.

Puis de trinquer à la commère.

Je laisse à penser quelle chère

Faisait alors frère Frappart.

Tel d’entre eux avait pour sa part

Dix jeunes femmes bien payantes,

Frisques, gaillardes, attrayantes.

Tel aux douze et quinze passait.

Frère Roc à vingt se chaussait.

Tant et si bien que les donzelles,

Pour se montrer plus ponctuelles,

Payaient deux fois assez souvent :

Dont il avînt que le couvent,

Las enfin d’un tel ordinaire,

Après avoir à cette affaire

Vaqué cinq ou six mois entiers,

Eût fait crédit bien volontiers :

Mais les donzelles scrupuleuses,

De s’acquitter étaient soigneuses,

Croyant faillir en retenant

Un bien à l’ordre appartenant.

Point de dîmes accumulées :

Il s’en trouva de si zélées,

Que par avance elles payaient.

Les beaux pères n’expédiaient

Que les fringantes et les belles,

Enjoignant aux sempiternelles

De porter en bas leur tribut :

Car dans ces dîmes de rebut

Les lais trouvaient encore à frire

Bref à peine il se pourrait dire

Avec combien de charité

Le tout était exécuté.

 

Il avînt qu’une de la bande,

Qui voulait porter son offrande,

Un beau soir, en chemin faisant,

Et son mari la conduisant,

Lui dit : « Mon Dieu, j’ai quelque affaire

Là dedans avec certain frère,

Ce sera fait dans un moment. »

L’époux répondit brusquement :

« Quoi ? quelle affaire ? êtes-vous folle ?

Il est minuit sur ma parole :

Demain vous direz vos pêchés :

Tous les bons pères sont couchés.

– Cela n’importe, dit la femme ;

– Et par Dieu si, dit-il, Madame,

Je tiens qu’il importe beaucoup ;

Vous ne bougerez pour ce coup.

Qu’avez-vous fait, et quelle offense

Presse ainsi votre conscience ?

Demain matin j’en suis d’accord.

– Ah ! Monsieur, vous me faites tort,

Reprit-elle, ce qui me presse,

Ce n’est pas d’aller à confesse,

C’est de payer ; car si j’attends,

Je ne le pourrai de longtemps ;

Le frère aura d’autres affaires.

– Quoi payer ? – La dîme aux bons pères.

Quelle dîme ? – Savez-vous pas ?

Moi je le sais ! c’est un grand cas,

Que toujours femme aux moines donne.

– Mais cette dîme, ou cette aumône,

La saurai-je point à la fin ?

– Voyez, dit-elle, qu’il est fin,

N’entendez-vous pas ce langage ?

C’est des œuvres de mariage.

– Quelles œuvres ? reprit l’époux.

– Et là, Monsieur, c’est ce que nous…

Mais j’aurais payé depuis l’heure.

Vous êtes cause qu’en demeure

Je me trouve présentement ;

Car toujours je suis coutumière

De payer toute la première. »

 

L’époux rempli d’étonnement,

Eut cent pensers en un moment

Il ne sut que dire et que croire.

Enfin pour apprendre l’histoire,

Il se tut, il se contraignit,

Du secret sans plus se plaignit ;

Par tant d’endroits tourna sa femme,

Qu’il apprit que mainte autre dame

Payait la même pension :

Ce lui fut consolation.

« Sachez, dit la pauvre innocente,

Que pas une n’en est exempte :

Votre Sœur paie à frère Aubry ;

La baillie au père Fabry ;

Son Altesse à frère Guillaume,

Un des beaux moines du royaume :

Moi qui paie à frère Girard,

Je voulais lui porter ma part. »

Que de maux la langue nous cause !

Quand ce mari sut toute chose,

Il résolut premièrement

D’en avertir secrètement

Monseigneur, puis les gens de ville ;

Mais comme il était difficile

De croire un tel cas dès l’abord,

Il voulut avoir le rapport

Du drôle à qui payait sa femme.

Le lendemain devant la dame

Il fait venir frère Girard ;

Lui porte à la gorge un poignard ;

Lui fait conter tout le mystère :

Puis ayant enfermé ce frère

À double clef, bien garrotté,

Et la dame d’autre côté,

Il va partout conter sa chance.

Au logis du prince il commence ;

Puis il descend chez l’échevin ;

Puis il fait sonner le tocsin.

Toute la ville en est troublée.

On court en foule à l’assemblée ;

Et le sujet de la rumeur,

N’est point su du peuple dîmeur.

Chacun opine à la vengeance.

L’un dit qu’il faut en diligence

Aller massacrer ces cagots ;

L’autre dit qu’il faut de fagots

Les entourer dans leur repaire,

Et brûler gens et monastère.

Tel veut qu’ils soient à l’eau jetés,

Dedans leurs frocs empaquetés ;

Afin que cette pépinière,

Flottant ainsi sur la rivière,

S’en aille apprendre à l’univers,

Comment on traite les pervers.

Tel invente un autre supplice,

Et chacun selon son caprice.

Bref tous conclurent à la mort :

L’avis du feu fut le plus fort.

On court au couvent tout à l’heure :

Mais, par respect de la demeure,

L’arrêt ailleurs s’exécuta :

Un bourgeois sa grange prêta.

La penaille, ensemble enfermée,

Fut en peu d’heures consumée,

Les maris sautants alentour,

Et dansants au son du tambour.

Rien n’échappa de leur colère,

Ni moinillon, ni béat père.

Robes, manteaux, et cocluchons,

Tout fut brûlé comme cochons.

Tous périrent dedans les flammes.

Je ne sais ce qu’on fit des femmes.

Pour le pauvre frère Girard,

Il avait eu son fait à part.

Le Berceau

 

 

Non loin de Rome un hôtelier était

Sur le chemin qui conduit à Florence :

Homme sans bruit, et qui ne se piquait

De recevoir gens de grosse dépense

Même chez lui rarement on gîtait

Sa femme était encor de bonne affaire,

Et ne passait de beaucoup les trente ans.

Quant au surplus, ils avaient deux enfants ;

Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.

 

Comme il arrive, en allant et venant,

Pinucio jeune homme de famille,

Jeta si bien les yeux sur cette fille,

Tant la trouva gracieuse et gentille,

D’esprit si doux, et d’air tant attrayant,

Qu’il s’en piqua : très bien le lui sut dire ;

Muet n’était, elle sourde non plus :

Dont il avint qu’il sauta par-dessus

Ces longs soupirs, et tout ce vain martyre.

Se sentir pris, parler, être écouté,

Ce fut tout un, car la difficulté

Ne gisait pas à plaire à cette belle :

Pinuce était gentilhomme bien fait ;

Et jusque-là la fille n’avait fait

Grand cas des gens de même étoffe qu’elle.

Non qu’elle crut pouvoir changer d’état ;

Mais elle avait, nonobstant son jeune âge,

Le cœur trop haut, le goût trop délicat,

Pour s’en tenir aux amours de village.

Colette donc (ainsi l’on l’appelait)

En mariage à l’envi demandée,

Rejetait l’un, de l’autre ne voulait ;

Et n’avait rien que Pinuce en l’idée.

Longs pourparlers avecque son amant

N’étaient permis ; tout leur faisait obstacle.

Les rendez-vous et le soulagement

Ne se pouvaient à moins que d’un miracle.

Cela ne fit qu’irriter leurs esprits.

Ne gênez point, je vous en donne avis,

Tant vos enfants, Ô vous pères et mères ;

Tant vos moitiés, vous époux et maris ;

C’est où l’amour fait le mieux ses affaires.

Pinucio, certain soir qu’il faisait

Un temps fort brun, s’en vient, en compagnie

D’un sien ami dans cette hôtellerie

Demander gîte. On lui dit qu’il venait

Un peu trop tard. » Monsieur, ajouta l’hôte,

Vous savez bien comme on est à l’étroit

Dans ce logis ; tout est plein jusqu’au toit :

Mieux vous vaudrait passer outre, sans faute :

Ce gîte n’est pour gens de votre état.

– N’avez-vous point encor quelque grabat,

Reprit l’amant, quelque coin de réserve ?

L’hôte repart : il ne nous reste plus

Que notre chambre, où deux lits sont tendus ;

Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve

Aux survenants ; l’autre nous l’occupons.

Si vous voulez coucher de compagnie

Vous et Monsieur, nous vous hébergerons. »

Pinuce dit : « Volontiers ; je vous prie

Que l’on nous serve à manger au plus tôt. »

Leur repas fait, on les conduit en haut.

Pinucio, sur l’avis de Colette,

Marque de l’œil comme la chambre est faite.

Chacun couche, pour la belle on mettait

Un lit de camp : celui de l’hôte était

Contre le mur, à tenant de la porte ;

Et l’on avait placé de même sorte,

Tout vis-à-vis celui du survenant :

Entre les deux un berceau pour l’enfant ;

Et toutefois plus près du lit de l’hôte.

Cela fit faire une plaisante faute

À cet ami qu’avait notre galant.

Sur le minuit que l’hôte apparemment

Devait dormir, l’hôtesse en faire autant,

Pinucio qui n’attendait que l’heure,

Et qui comptait les moments de la nuit,

Son temps venu ne fait longue demeure,

Au lit de camp s’en va droit et sans bruit.

Pas ne trouva la pucelle endormie ;

J’en jurerais. Colette apprit un jeu

Qui comme on sait lasse plus qu’il n’ennuie

Trêve se fit ; mais elle dura peu :

Larcins d’amour ne veulent longue pause.

Tout à merveille allait au lit de camp ;

Quand cet ami qu’avait notre galant,

Pressé d’aller mettre ordre à quelque chose

Qu’honnêtement exprimer je ne puis,

Voulut sortir, et ne put ouvrir l’huis,

Sans enlever le berceau de sa place,

L’enfant avec, qu’il mit près de leur lit ;

Le détourner aurait fait trop de bruit.

Lui revenu, près de l’enfant il passe,

Sans qu’il daignât le remettre en son lieu ;

Puis se recouche, et quand il plut à Dieu

Se rendormit. Après un peu d’espace

Dans le logis je ne sais quoi tomba :

Le bruit fut grand ; l’hôtesse s’éveilla ;

Puis alla voir ce que ce pouvait être.

À son retour le berceau la trompa.

Ne le trouvant joignant le lit du maître :

« Saint Jean, dit-elle en soi-même aussitôt,

J’ai pensé faire une étrange bévue :

Près de ces gens je me suis, peu s’en faut,

Remise au lit en chemise ainsi nue :

C’était pour faire un bon charivari.

Dieu soit loué que ce berceau me montre

Que c’est ici qu’est couché mon mari. »

Disant ces mots, auprès de cet ami

Elle se met. Fol ne fut, n’étourdi,

Le compagnon dedans un tel rencontre :

La mit en œuvre, et sans témoigner rien

Il fit époux ; mais il le fit trop bien.

Trop bien ! je faux ; et c’est tout le contraire.

Il le fit mal ; car qui le veut bien faire

Doit en besogne aller plus doucement.

Aussi l’hôtesse eut quelque étonnement :

« Qu’à mon mari, dit-elle, et quelle joie

Le fait agir en homme de vingt ans ?

Prenons ceci, puisque Dieu nous l’envoie ;

Nous n’aurons pas toujours tel passe-temps. »

Elle n’eut dit ces mots entre ses dents,

Que le galant recommence la fête.

La dame était de bonne emplette encor :

J’en ai, je crois, dit un mot dans l’abord :

Chemin faisant c’était fortune honnête.

Pendant cela Colette appréhendant

Être surprise avecque son amant,

Le renvoya le jour venant à poindre.

Pinucio voulant aller rejoindre

Son compagnon, tomba tout de nouveau

Dans cette erreur que causait le berceau ;

Et pour son lit il prit le lit de l’hôte.

Il n’y fut pas, qu’en abaissant sa voix,

(Gens trop heureux font toujours quelque faute)

« Ami, dit-il, pour beaucoup je voudrois

Te pouvoir dire à quel point va ma joie.

Je te plains fort que le Ciel ne t’envoie

Tout maintenant même bonheur qu’à moi.

Ma foi Colette est un morceau de roi.

Si tu savais ce que vaut cette fille !

J’en ai bien vu ; mais de telle, entre nous,

Il n’en est point. C’est bien le cuir plus doux,

Le corps mieux fait, la taille plus gentille ;

Et des tétons ! je ne te dis pas tout.

Quoi qu’il en soit, avant que être au bout

Gaillardement six postes se sont faites ;

Six de bon compte, et ce ne sont sornettes. »

 

D’un tel propos l’hôte tout étourdi,

D’un ton confus gronda quelques paroles.

L’hôtesse dit tout bas à cet ami,

Qu’elle prenait toujours pour son mari :

Ne reçois plus chez toi ces têtes folles.

N’entends-tu point comme ils sont en débat ?

En son séant l’hôte sur son grabat

S’étant levé, commence à faire éclat :

« Comment, dit-il, d’un ton plein de colère,

Vous veniez donc ici pour cette affaire ?

Vous l’entendez ! et je vous sais bon gré

De vous moquer encor comme vous faites.

Prétendez, beau Monsieur que vous êtes,

En demeurer quitte à si bon marché ?

Quoi ! ne tient-il qu’à honnir des familles ?

Pour vos ébats nous nourrirons nos filles,

J’en suis d’avis. Sortez de ma maison :

Je jure Dieu que j’en aurai raison.

Et toi, coquine, il faut que je te tue. »

À ce discours proféré brusquement,

Pinucio plus froid qu’une statue,

Resta sans pouls, sans voix, sans mouvement.

Chacun se tut l’espace d’un moment.

Colette entra dans des peurs nonpareilles.

L’hôtesse ayant reconnu son erreur,

Tint quelque temps le loup par les oreilles.

Le seul ami se souvint par bonheur

De ce berceau principe de la chose.

Adressant donc à Pinuce sa voix :

« T’en tiendras-tu, dit-il, une autre fois ?

T’ai-je averti que le vin serait cause

De ton malheur ? tu sais que quand tu bois

Toute la nuit tu cours, tu te démènes,

Et vas contant mille chimères vaines,

Que tu te mets dans l’esprit en dormant

Reviens au lit. » Pinuce au même instant

Fait le dormeur, poursuit le stratagème,

Que le mari prit pour argent comptant

Il ne fut pas jusqu’à l’hôtesse même

Qui n’y voulut aussi contribuer.

Près de sa fille elle alla se placer,

Et dans ce poste elle se sentit forte.

« Par quel moyen, comment, de quelle sorte,

S’écria-t-elle, aurait-il pu coucher

Avec Colette, et la déshonorer ?

Je n’ai bougé toute nuit auprès d’elle

Elle n’a fait ni pis ni mieux que moi.

Pinucio nous l’allait donner belle. »

L’hôte reprit : » C’est assez ; je vous crois. »

On se leva, ce ne fut pas sans rire ;

Car chacun d’eux en avait sa raison.

Tout fut secret : et quiconque eut du bon

Par devers soi le garda sans rien dire.

Le Muletier

 

Un roi lombard (les rois de ce pays

Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)

Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits

Maître Boccace auteur de cette histoire,

Portait le nom d’Agiluf en son temps.

Il épousa Teudelingue la Belle,

Veuve du roi dernier mort sans enfants,

Lequel laissa l’état sous la tutelle

De celui-ci, prince sage et prudent.

Nulle beauté n’était alors égale

À Teudelingue ; et la couche royale

De part et d’autre était assurément

Aussi complète, autant bien assortie

Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon

En badinant fit choir de son brandon

Chez Agiluf, droit dessus l’écurie :

Sans prendre garde, et sans se soucier

En quel endroit ; dont avecque furie

Le feu se prit au cœur d’un muletier.

Ce muletier était homme de mine,

Et démentait en tout son origine,

Bien fait et beau, même ayant du bon sens.

Bien le montra ; car, s’étant de la reine

Amouraché, quand il eut quelque temps

Fait ses efforts et mis toute sa peine

Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,

Le compagnon fit un tour d’homme habile.

Maître ne sais meilleur pour enseigner

Que Cupidon ; l’âme la moins subtile

Sous sa férule apprend plus en un jour,

Qu’un maître es arts en dix ans aux écoles.

Aux plus grossiers par un chemin bien court

Il sait montrer les tours et les paroles.

 

Le présent conte en est un bon témoin.

Notre amoureux ne songeait près ni loin

Dedans l’abord à jouir de sa mie.

Se déclarer de bouche ou par écrit

N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,

Mourut ou non, d’en passer son envie ;

Puisqu’aussi bien plus vivre ne pouvait ;

Et mort pour mort, toujours mieux lui valait,

Auparavant que sortir de la vie,

Éprouver tout, et tenter le hasard.

L’usage était chez le peuple lombard

Que quand le roi, qui faisait lit à part

(Comme tous font) voulait avec sa femme

Aller coucher, seul il se présentait,

Presque en chemise, et sur son dos n’avait

Qu’une simarre ; à la porte il frappait

Tout doucement ; aussitôt une dame

Ouvrait sans bruit ; et le roi lui mettait

Entre les mains la clarté qu’il portait ;

Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme

D’abord la dame éteignait en sortant

Cette clarté ; c’était le plus souvent

Une lanterne, ou de simples bougies.

Chaque royaume a ses cérémonies.

 

Le muletier remarqua celle-ci ;

Ne manqua pas de s’ajuster ainsi ;

Se présenta comme c’était l’usage,

S’étant caché quelque peu le visage.

La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.

Nul cas n’était à craindre en l’aventure

Fors que le roi ne vînt pareillement.

Mais ce jour-là s’étant heureusement

Mis à chasser, force était que nature

Pendant la nuit cherchât quelque repos.

Le muletier frais, gaillard, et dispos,

Et parfumé, se coucha sans rien dire.

Un autre point, outre ce qu’avons dit,

(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit

Quelque chagrin, soit touchant son empire,

Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,

Ne sonnait mot en prenant ses ébats.

À tout cela Teudelingue était faite.

Notre amoureux fournit plus d’une traite.

Un muletier à ce jeu vaut trois rois.

Dont Teudelingue entra par plusieurs fois

En pensement, et crut que la colère

Rendait le prince outre son ordinaire

Plein de transport, et qu’il n’y songeait pas.

En ses présents le Ciel est toujours juste :

Il ne départ à gens de tous états

Mêmes talents. Un empereur auguste

A les vertus propres pour commander :

Un avocat sait les points décider :

Au jeu d’amour le muletier fait rage :

Chacun son fait ; nul n’a tout en partage.

 

Notre galant s’étant diligenté,

Se retira sans bruit et sans clarté,

Devant l’aurore. Il en sortait à peine,

Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine ;

Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.

« Certes, Monsieur, je sais bien, lui dit-elle,

Que vous avez pour moi beaucoup de zèle ;

Mais de ce lieu vous ne faites encor

Que de sortir : même outre l’ordinaire

En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.

Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez

Que ne soit trop ; votre santé m’est chère. »

Le roi fut sage, et se douta du tour ;

Ne sonna mot, descendit dans la cour ;

Puis de la cour entra dans l’écurie

Jugeant en lui que le cas provenait

D’un muletier, comme l’on lui parlait.

Toute la troupe était lors endormie,

Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.

Le roi n’avait lanterne ni bougie.

En tâtonnant il s’approcha de tous ;

Crut que l’auteur de cette tromperie

Se connaîtrait au battement du pouls.

Pas ne faillit dedans sa conjecture ;

Et le second qu’il tâta d’aventure

Était son homme ; à qui d’émotion,

Soit pour la peur, ou soit pour l’action,

Le cœur battait, et le pouls tout ensemble.

Ne sachant pas où devait aboutir

Tout ce mystère, il feignait de dormir.

Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’il tremble,

En certain coin va prendre des ciseaux

Dont on coupait le crin à ses chevaux.

« Faisons, dit-il, au galant une marque,

Pour le pouvoir demain connaître mieux. »

Incontinent de la main du monarque

Il se sent tondre. Un toupet de cheveux

Lui fut coupé, droit vers le front du sire.

Et cela fait le prince se retire.

II oublia de serrer le toupet ;

Dont le galant s’avisa d’un secret

Qui d’Agiluf gâta le stratagème.

Le muletier alla sur l’heure même

En pareil lieu tondre ses compagnons.

Le jour venu, le roi vit ces garçons

Sans poil au front. Lors le prince en son âme :

« Qu’est ceci donc ! qui croirait que ma femme

Aurait été si vaillante au déduit ?

Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit

Fourni d’ébat à plus de quinze ou seize ? »

Autant en vit vers le front de tondus.

« Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise :

Au demeurant qu’il n’y retourne plus. »

L’Oraison de Saint Julien

 

 

Beaucoup de gens ont une ferme foi

Pour les brevets, oraisons, et paroles.

Je me ris d’eux ; et je tiens, quant à moi

Que tous tels sorts sont recettes frivoles.

Frivoles sont ; c’est sans difficulté.

Bien est-il vrai, qu’auprès d’une beauté

Paroles ont des vertus non pareilles

Paroles font en amour des merveilles :

Tout cœur se laisse à ce charme amollir.

De tels brevets je veux bien me servir ;

Des autres non. Voici pourtant un conte,

Que l’oraison de Monsieur saint Julien

Renaud d’Ast produisit un grand bien.

S’il ne l’eût dite, il eût trouvé mécompte

À son argent, et mal passé la nuit.

 

Il s’en allait devers Château-Guillaume :

Quand trois quidams (bonnes gens, et sans bruit,

Ce lui semblait, tels qu’en tout un royaume

Il n’aurait cru trois aussi gens de bien)

Quand n’ayant dis-je aucun soupçon de rien,

Ces trois quidams tout pleins de courtoisie,

Après l’abord, et l’ayant salué

Fort humblement : » Si notre compagnie,

Lui dirent-ils, vous pouvait être à gré,

Et qu’il vous plût achever cette traite

Avecque nous, ce nous serait honneur.

En voyageant, plus la troupe est complète,

Mieux elle vaut ; c’est toujours le meilleur.

Tant de brigands infectent la province,

Que l’on ne sait à quoi songe le prince

De le souffrir : mais quoi les malvivants

Seront toujours. » Renaud dit à ces gens

Que volontiers. Une lieue étant faite,

Eux discourant, pour tromper le chemin

De chose et d’autre, ils tombèrent enfin

Sur ce qu’on dit de la vertu secrète

De certains mots, caractères, brevets,

Dont les aucuns ont de très bons effets.

Comme de faire aux insectes la guerre,

Charmer les loups, conjurer le tonnerre :

Ainsi du reste ; ou sans pact ni demi

(De quoi l’on soit pour le moins averti)

L’on se guérit, l’on guérit sa monture,

Soit du farcin, soit de la mémarchure ;

L’on fait souvent ce qu’un bon médecin

Ne saurait faire avec tout son latin.

Ces survenants de mainte expérience

Se vantaient tous ; et Renaud en silence

Les écoutait. » Mais vous, ce lui dit-on,

Savez-vous point aussi quelque oraison ?

De tels secrets, dit-il, je ne me pique,

Comme homme simple, et qui vis à l’antique.

Bien vous dirai qu’en allant par chemin

J’ai certains mots que je dis au matin

Dessous le nom d’oraison ou d’antienne

De saint Julien ; afin qu’il ne m’avienne

De mal gîter : et j’ai même éprouvé

Qu’en y manquant cela m’est arrivé.

J’y manque peu : c’est un mal que j’évite

Par-dessus tous, et que je crains autant.

– Et ce matin, Monsieur, l’avez-vous dite ? »

Lui repartit l’un des trois en riant.

« Oui, dit Renaud. – Or bien, répliqua l’autre,

Gageons un peu quel sera le meilleur,

Pour ce jour d’hui, de mon gîte ou du vôtre. »

 

Il faisait lors un froid plein de rigueur

La nuit de plus était fort approchante,

Et la couchée encore assez distante

Renaud reprit : » Peut-être ainsi que moi

Vous servez-vous de ces mots en voyage.

– Point, lui dit l’autre ; et vous jure ma foi

Qu’invoquer saints n’est pas trop mon usage

Mais si je perds, je le pratiquerai.

– En ce cas-là volontiers gagerai,

Reprit Renaud, et j’y mettrais ma vie

Pourvu qu’alliez en quelque hôtellerie ;

Car je n’ai là nulle maison d’ami.

Nous mettrons donc cette clause au pari,

Poursuivit-il, si l’avez agréable :

C’est la raison. » L’autre lui répondit :

« J’en suis d’accord ; et gage votre habit,

Votre cheval, la bourse au préalable ;

Sûr de gagner, comme vous allez voir. »

 

Renaud dès lors put bien s’apercevoir

Que son cheval avait changé d’étable.

Mais quel remède ? en côtoyant un bois,

Le parieur ayant changé de voix :

« Çà, descendez, dit-il, mon gentilhomme :

Votre oraison vous fera bon besoin.

Château-Guillaume est encore un peu loin. »

Fallut descendre. Ils lui prirent en somme

Chapeau, casaque, habit, bourse, et cheval ;

Bottes aussi. » Vous n’aurez tant de mal

D’aller à pied », lui dirent les perfides.

Puis de chemin (sans qu’ils prissent de guides)

Changeant tous trois, ils furent aussitôt

Perdus de vue ; et le pauvre Renaud,

En caleçons, en chausses, en chemise,

Mouillé, fangeux, ayant au nez la bise

Va tout dolent ; et craint avec raison

Qu’il n’ait ce coup, malgré son oraison,

Très mauvais gîte ; hormis qu’en sa valise

Il espérait. car il est à noter,

Qu’un sien valet contraint de s’arrêter

Pour faire mettre un fer à sa monture,

Devait le joindre. Or il ne le fit pas.

Et ce fut là le pis de l’aventure.

Le drôle ayant vu de loin tout le cas,

(Comme valets souvent ne valent guères)

Prend à côté, pourvoit à ses affaires,

Laisse son maître, à travers champs s’enfuit,

Donne des deux, gagne devant la nuit

Château-Guillaume, et dans l’hôtellerie

La plus fameuse, enfin la mieux fournie,

Attend Renaud près d’un foyer ardent,

Et fait tirer du meilleur cependant.

Son maître était jusqu’au cou dans les boues ;

Pour en sortir avait fort à tirer.

Il acheva de se désespérer,

Lorsque la neige en lui donnant aux joues

Vint à flocons, et le vent qui fouettait.

Au prix du mal que le pauvre homme avait,

Gens que l’on pend sont sur des lits de roses.

Le sort se plaît à dispenser les choses

De la façon : c’est tout mal ou tout bien.

Dans ses faveurs il n’a point de mesures :

Dans son courroux de même il n’omet rien

Pour nous mater : témoin les aventures

Qu’eut cette nuit Renaud qui n’arriva

Qu’une heure après qu’on eût fermé la porte.

Du pied du mur enfin il s’approcha.

Dire comment, je n’en sais pas la sorte.

Son bon destin, par un très grand hasard,

Lui fit trouver une petite avance

Qu’avait un toit ; et ce toit faisait part

D’une maison voisine du rempart.

Renaud ravi de ce peu d’allégeance

Se met dessous. Un bonheur, comme on dit,

Ne vient point seul : quatre ou cinq brins de paille

Se rencontrant, Renaud les étendit.

« Dieu soit loué dit-il, voilà mon lit. »

Pendant cela le mauvais temps l’assaille

De toutes parts : il n’en peut presque plus.

Transi de froid, immobile, et perclus,

Au désespoir bientôt il s’abandonne,

Claque des dents, se plaint, tremble, et frissonne

Si hautement que quelqu’un l’entendit.

 

Ce quelqu’un-là c’était une servante ;

Et sa maîtresse une veuve galante

Qui demeurait au logis que j’ai dit ;

Pleine d’appas, jeune, et de bonne grâce.

Certain marquis gouverneur de la place

L’entretenait ; et de peur être vu,

Trouble, distrait, enfin interrompu

Dans son commerce au logis de la dame,

Il se rendait souvent chez cette femme,

Par une porte aboutissante aux champs ;

Allait, venait, sans que ceux de la ville

En sussent rien ; non pas même ses gens

Je m’en étonne ; et tout plaisir tranquille

N’est d’ordinaire un plaisir de marquis :

Plus il est su, plus il leur semble exquis.

Or il avint que la même soirée

Ou notre Job sur la paille étendu

Tenait déjà sa fin toute assurée,

Monsieur était de Madame attendu :

Le souper prêt, la chambre bien parée ;

Bons restaurants, champignons, et ragoûts ;

Bains, et parfums, matelas blancs et mous ;

Vin du coucher ; toute l’artillerie

De Cupidon, non pas le langoureux,

Mais celui-là qui n’a fait en sa vie

Que de bons tours, le patron des heureux,

Des jouissants. Étant donc la donzelle

Prête à bien faire, avint que le marquis

Ne put venir : elle en reçût l’avis

Par un sien page, et de cela la belle

Se consola : tel était leur marché.

 

Renaud y gagne : il ne fut écouté

Plus d’un moment, que pleine de bonté

Cette servante et confite en tendresse,

Par aventure autant que sa maîtresse,

Dit à la veuve : » Un pauvre souffreteux

Se plaint là-bas, le froid est rigoureux,

Il peut mourir : vous plaît-il, Madame,

Qu’en quelque coin l’on le mette à couvert ?

– Oui, je le veux, répondit cette femme.

Ce galetas qui de rien ne nous sert

Lui viendra bien : dessus quelque couchette

Vous lui mettrez un peu de paille nette ;

Et là dedans il faudra l’enfermer :

De nos reliefs vous le ferez souper

Auparavant, puis l’envoyez coucher. »

 

Sans cet arrêt c’était fait de la vie

Du bon Renaud. On ouvre, il remercie ;

Dit qu’on l’avait retiré du tombeau,

Conte son cas, reprend force et courage :

Il était grand, bien fait, beau personnage,

Ne semblait même homme en amour nouveau,

Quoiqu’il fût jeune. Au reste il avait honte

De sa misère, et de sa nudité :

L’Amour est nu, mais il n’est pas crotté.

Renaud dedans, la chambrière monte ;

Et va conter le tout de point en point.

La dame dit : » Regardez si j’ai point

Quelque habit d’homme encor dans mon armoire :

Car feu Monsieur en doit avoir laissé.

– Vous en avez, j’en ai bonne mémoire »,

Dit la servante. Elle eut bientôt trouvé

Le vrai ballot. Pour plus d’honnêteté,

La dame ayant appris la qualité

De Renaud d’Ast (car il était nommé)

Dit qu’on le mît au bain chauffé pour elle.

Cela fut fait ; il ne se fit prier.

On le parfume avant que l’habiller.

Il monte en haut, et fait à la donzelle

Son compliment, comme homme bien appris.

On sert enfin le souper du marquis.

 

Renaud mangea tout ainsi qu’un autre homme ;

Même un peu mieux ; la chronique le dit :

On peut à moins gagner de l’appétit.

Quant à la veuve, elle ne fit en somme

Que regarder, témoignant son désir :

Soit que déjà l’attente du plaisir

L’eut disposée ; ou soit par sympathie ;

Ou que la mine, ou bien le procédé

De Renaud d’Ast eussent son cœur touché.

De tous côtés se trouvant assaillie,

Elle se rend aux semonces d’Amour.

« Quand je ferai, disait-elle, ce tour,

Qui l’ira dire ? il n’y va rien du nôtre.

Si le marquis est quelque peu trompé,

Il le mérite, et doit l’avoir gagné,

Ou gagnera ; car c’est un bon apôtre.

Homme pour homme et péché pour péché

Autant me vaut celui-ci que cet autre.

Renaud n’était si neuf qu’il ne vît bien

Que l’oraison de Monsieur saint Julien

Ferait effet, et qu’il aurait bon gîte.

Lui hors de table, on dessert au plus vite.

Les voilà seuls : et pour le faire court

En beau début. La dame était mise

En un habit à donner de l’amour.

La négligence à mon gré si requise,

Pour cette fois fut sa dame d’atour.

Point de clinquant, jupe simple et modeste

Ajustement moins superbe que leste ;

Un mouchoir noir de deux grands doigts trop court

Sous ce mouchoir ne sais quoi fait au tour :

Par là Renaud s’imagina le reste.

Mot n’en dirai : mais je n’omettrai point

Qu’elle était jeune, agréable, et touchante

Blanche surtout, et de taille avenante

Trop ni trop peu de chair et d’embonpoint.

À cet objet qui n’eût eu l’âme émue !

Qui n’eût aimé ! qui n’eût eu des désirs

Un philosophe, un marbre, une statue,

Auraient senti comme nous ces plaisirs.

Elle commence à parler la première,

Et fait si bien que Renaud s’enhardit

Il ne savait comme entrer en matière ;

Mais pour l’aider la marchande lui dit :

« Vous rappelez en moi la souvenance

D’un qui s’est vu mon unique souci :

Plus je vous vois, plus je crois voir aussi

L’air et le port, les yeux, la remembrance

De mon époux ; que Dieu lui fasse paix :

Voilà sa bouche, et voilà tous ses traits. »

Renaud reprit : « Ce m’est beaucoup de gloire

Mais vous, Madame, à qui ressemblez-vous ?

À nul objet, et je n’ai point mémoire

D’en avoir vu qui m’ait semblé si doux.

Nulle beauté n’approche de la vôtre.

Or me voici d’un mal chu dans un autre :

Je transissais, je brûle maintenant.

Lequel vaut mieux ? » La belle l’arrêtant,

S’humilia pour être contredite.

C’est une adresse à mon sens non petite.

Renaud poursuit : louant par le menu

Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il n’a point vu

Et qu’il verrait volontiers si la belle

Plus que le droit ne se montrait cruelle.

« Pour vous louer comme vous méritez,

Ajouta-t-il, et marquer les beautés

Dont j’ai la vue avec le cœur frappée,

(Car près de vous l’un et l’autre s’ensuit)

Il faut un siècle, et je n’ai qu’une nuit,

Qui pourrait être encor mieux occupée. »

Elle sourit ; il n’en fallut pas plus.

Renaud laissa les discours superflus.

Le temps est cher en amour comme en guerre.

Homme mortel ne s’est vu sur la terre

De plus heureux ; car nul point n’y manquait.

On résista tout autant qu’il fallait,

Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle

Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle.

Au demeurant je n’ai pas entrepris

De raconter tout ce qu’il obtint d’elle ;

Menu détail, baisers donnés et pris,

La petite oie ; enfin ce qu’on appelle

En bon français les préludes d’amour ;

Car l’un et l’autre y savait plus d’un tour.

Au souvenir de l’état misérable

Ou s’était vu le pauvre voyageur

On lui faisait toujours quelque faveur :

« Voilà, disait la veuve charitable,

Pour le chemin, voici pour les brigands,

Puis pour la peur puis pour le mauvais temps ; »

Tant que le tout pièce à pièce s’efface.

Qui ne voudrait se racquitter ainsi ?

Conclusion, que Renaud sur la place

Obtint le don d’amoureuse merci.

Les doux propos recommencent ensuite

Puis les baisers, et puis la noix confite.

On se coucha. La dame ne voulant

Qu’il s’allât mettre au lit de sa servante

Le mit au sien, ce fut fait prudemment

En femme sage, en personne galante.

Je n’ai pas su ce qu’étant dans le lit

Ils avaient fait ; mais comme avec l’habit

On met à part certain reste de honte,

Apparemment le meilleur de ce conte

Entre deux draps pour Renaud se passa.

Là plus à plein il se récompensa

Du mal souffert, de la perte arrivée

De quoi s’étant la veuve bien trouvée

Il fut prié de la venir revoir :

Mais en secret ; car il fallait pourvoir

Au gouverneur. La belle non contente

De ses faveurs, étala son argent.

Renaud n’en prit qu’une somme bastante

Pour regagner son logis promptement.

 

Il s’en va droit à cette hôtellerie,

Ou son valet était encore au lit.

Renaud le rosse, et puis change d’habit,

Ayant trouvé sa valise garnie.

Pour le combler, son bon destin voulut

Qu’on attrapât les quidams ce jour même.

Incontinent chez le juge il courut :

Il faut user de diligence extrême

En pareil cas ; car le greffe tient bon,

Quand une fois il est saisi des choses

C’est proprement la caverne au Lion.

Rien n’en revient : là les mains ne sont closes

Pour recevoir, mais pour rendre trop bien :

Fin celui-là qui n’y laisse du sien.

Le procès fait une belle potence

À trois côtés fut mise en plein marché :

L’un des quidams harangua l’assistance

Au nom de tous, et le trio branché

Mourut contrit et fort bien confessé.

 

« Après cela, doutez de la puissance

Des oraisons, dira quelqu’un de ceux

Dont j’ai parlé ; trois gens par devers eux

Ont un roussin, et nombre de pistoles

Qui n’aurait cru ces gens-là fort chanceux ?

Aussi font-ils flores et caprioles,

(Mauvais présage) et tout gais et joyeux

Sont sur le point de partir leur chevance,

Lorsqu’on les vient prier d’une autre danse.

En contr’échange un pauvre malheureux

S’en va périr selon toute apparence,

Quand sous la main lui tombe une beauté

Dont un prélat se serait contenté.

Il recouvra son argent, son bagage,

Et son cheval, et tout son équipage,

Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien,

Eut une nuit qui ne lui coûta tien.

La Servante justifiée

 

Boccace n’est le seul qui me fournit.

Je vas parfois en une autre boutique.

Il est bien vrai que ce divin esprit

Plus que pas un me donne de pratique.

Mais comme il faut manger de plus d’un pain,

Je puise encore en un vieux magasin ;

Vieux, des plus vieux, ou nouvelles nouvelles

Sont jusqu’à cent, bien déduites et belles

Pour la plupart, et de très bonne main.

Pour cette fois la reine de Navarre,

D’un c’était moi naïf autant que rare,

Entretiendra dans ces vers le lecteur.

Voici le fait, quiconque en soit l’auteur.

J’y mets du mien selon les occurrences :

C’est ma coutume ; et sans telles licences

Je quitterais la charge de conteur.

 

Un homme donc avait belle servante.

Il la rendit au jeu d’amour savante.

Elle était fille à bien armer un lit,

Pleine de suc, et donnant appétit ;

Ce qu’on appelle en français bonne robe.

Par un beau jour cet homme se dérobe

D’avec sa femme ; et d’un très grand matin

S’en va trouver sa servante au jardin.

Elle faisait un bouquet pour madame :

C’était sa fête. Voyant donc de la femme

Le bouquet fait, il commence à louer

L’assortiment ; tâche à s’insinuer :

S’insinuer en fait de chambrière,

C’est proprement couler sa main au sein :

Ce qui fut fait. La servante soudain

Se défendit : mais de quelle manière ?

Sans rien gâter : c’était une façon

Sur le marché ; bien savait sa leçon.

La belle prend les fleurs qu’elle avait mises

En un monceau, les jette au compagnon.

Il la baisa pour en avoir raison :

Tant et si bien qu’ils en vinrent aux prises.

En cet étrif la servante tomba.

Lui d’en tirer aussitôt avantage.

Le malheur fut que tout ce beau ménage

Fut découvert d’un logis près de là.

Nos gens n’avaient pris garde à cette affaire.

Une voisine aperçut le mystère.

L’époux la vit, je ne sais pas comment.

« Nous voilà pris, dit-il à sa servante.

Notre voisine est languarde et méchante.

Mais ne soyez en crainte aucunement. »

Il va trouver sa femme en ce moment :

Puis fait si bien que s’étant éveillée

Elle se lève ; et sur l’heure habillée,

Il continue à jouer son rolet :

Tant qu’a dessein d’aller faire un bouquet,

La pauvre épouse au jardin est menée.

Là fut par lui procédé de nouveau.

Même débat, même jeu se commence.

Fleurs de voler ; tétons d’entrer en danse.

Elle y prit goût ; le jeu lui sembla beau.

Somme, que l’herbe en fut encor froissée.

 

La pauvre dame alla l’après-dînée

Voir sa voisine, à qui ce secret-là

Chargeait le cœur : elle se soulagea

Tout dès l’abord : « Je ne puis, ma commère,

Dit cette femme avec un front sévère,

Laisser passer sans vous en avertir

Ce que j’ai vu. Voulez-vous vous servir

Encor longtemps d’une fille perdue ?

À coups de pied, si j’étais que de vous,

Je l’envoyrais ainsi qu’elle est venue.

Comment ! elle est aussi brave que nous.

Or bien, je sais celui de qui procède

Cette piaffe : apportez-y remède

Tout au plus tôt : car je vous avertis

Que ce matin étant à la fenêtre,

(Ne sais pourquoi) j’ai vu de mon logis

Dans son jardin votre mari paraître,

Puis la galande ; et tous deux se sont mis

À se jeter quelques fleurs à la tête. »

Sur ce propos l’autre l’arrêta coi.

« Je vous entends, dit-elle ; c’était moi.

 

LA VOISINE

 

Voire ! écoutez le reste de la fête :

Vous ne savez où je veux en venir.

Les bonnes gens se sont pris à cueillir

Certaines fleurs que baisers on appelle.

 

LA FEMME

 

C’est encor moi que vous preniez pour elle.

 

LA VOISINE

 

Du jeu des fleurs à celui des tétons

Ils sont passés : après quelques façons

À pleine main l’on les a laissé prendre.

 

LA FEMME

 

Et pourquoi non ? c’était moi : votre époux

N’a-t-il donc pas les mêmes droits sur vous ?

 

LA VOISINE

 

Cette personne enfin sur l’herbe tendre

Est trébuchée, et, comme je le croi,

Sans se blesser ; vous riez ?

 

LA FEMME

 

C’était moi.

 

LA VOISINE

 

Un cotillon a paré la verdure.

 

LA FEMME

 

C’était le mien.

 

LA VOISINE

 

Sans vous mettre en courroux :

Qui le portait de la fille ou de vous ?

C’est là le point : car monsieur votre époux

Jusques au bout a poussé l’aventure.

 

LA FEMME

 

Qui ? c’était moi : votre tête est bien dure.

 

LA VOISINE

 

Ah ; c’est assez. Je ne m’informe plus :

J’ai pourtant l’œil assez bon ce me semble :

J’aurais juré que je les avais vus

En ce lieu-là se divertir ensemble.

Mais excusez ; et ne la chassez pas.

 

LA FEMME

 

Pourquoi chasser ? j’en suis très bien servie.

 

LA VOISINE

 

Tant pis pour vous : c’est justement le cas.

Vous en tenez, ma commère m’amie.

La Gageure des trois commères

 

Après bon vin, trois commères un jour

S’entretenaient de leurs tours et prouesses.

Toutes avaient un ami par amour

Et deux étaient au logis les maîtresses.

L’une disait : « J’ai le roi des maris :

Il n’en est point de meilleur dans Paris.

Sans son congé je vas partout m’ébattre.

Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.

Il ne faut pas se lever trop matin

Pour lui prouver que trois et deux font quatre.

– Par mon serment, dit une autre aussitôt

Si je l’avais j’en ferais une étrenne ;

Car quant à moi, du plaisir ne me chaut,

À moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.

Votre époux va tout ainsi qu’on le mène :

Le mien n’est tel. J’en rends grâces à Dieu.

Bien saurait prendre et le temps et le lieu,

Qui tromperait à son aise un tel homme.

Pour tout cela ne croyez que je chomme.

Le passe-temps en est d’autant plus doux :

Plus grand en est l’amour des deux parties.

Je ne voudrais contre aucune de vous,

Qui vous vantez d’être si bien-loties,

Avoir troqué de galant ni époux. »

Sur ce débat la troisième commère

Les mit d’accord ; car elle fut d’avis

Qu’Amour se plaît avec les bons maris,

Et veut aussi quelque peine légère.

 

Ce point vuidé, le propos s’échauffant,

Et d’en conter toutes trois triomphant,

Celle-ci dit : « Pourquoi tant de paroles ?

Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ?

Laissons à part les disputes frivoles :

Sur nouveaux frais attrapons nos époux.

Le moins bon tour payera quelque amende.

– Nous le voulons, c’est ce que l’on demande,

Dirent les deux. Il faut faire serment,

Que toutes trois, sans nul déguisement,

Rapporterons, l’affaire étant passée,

Le cas au vrai ; puis pour le jugement

On en croira la commère Macée. »

Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.

Voici comment chacune y procéda.

 

Celle des trois qui plus était contrainte,

Aimait alors un beau jeune garçon,

Frais, délicat, et sans poil au menton :

Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte.

Les pauvres gens n’avaient de leurs amours

Encor joui, sinon par échappées :

Toujours fallait forger de nouveaux tours,

Toujours chercher des maisons empruntées

Pour plus à l’aise ensemble se jouer.

La bonne dame habille en chambrière

Le jouvenceau, qui vient pour se louer,

D’un air modeste, et baissant la paupière.

Du coin de l’œil époux le regardait,

Et dans son cœur déjà se proposait

De rehausser le linge de la fille.

Bien lui semblait, en la considérant,

N’en avoir vu jamais de si gentille.

On la retient ; avec peine pourtant :

Belle servante, et mari vert galant,

C’était matière à feindre du scrupule.

Les premiers jours le mari dissimule,

Détourne l’œil, et ne fait pas semblant

De regarder sa servante nouvelle ;

Mais tôt après il tourna tant la belle,

Tant lui donna, tant encor lui promit,

Qu’elle feignit à la fin de se rendre ;

Et de jeu fait, à dessein de le prendre,

Un certain soir la galande lui dit :

« Madame est mal, et seule elle veut être

Pour cette nuit » : incontinent le maître

Et la servante ayant fait leur marché

S’en vont au lit, et le drôle couché,

Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,

Madame vient : qui fut bien empêché,

Ce fut époux cette fois pris pour dupe.

« Oh, oh, lui dit la commère en riant,

Votre ordinaire est donc trop peu friand

À votre goût ; et par saint Jean, beau sire,

Un peu plus tôt vous me le deviez dire :

J’aurais chez moi toujours eu des tendrons.

De celui-ci pour certaines raisons

Vous faut passer ; cherchez autre aventure.

Et vous, la belle au dessein si gaillard,

Merci de moi, chambrière d’un liard,

Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.

Il vous faut donc du même pain qu’à moi :

J’en suis d’avis ; non pourtant qu’il m’en chaille,

Ni qu’on ne puisse en trouver qui le vaille :

Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi

Donner encore à quelqu’un dans la vue

Je ne suis pas à jeter dans la rue.

Laissons ce point ; je sais un bon moyen :

Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.

Voyez un peu ; dirait-on qu’elle y touche ?

Vite, marchons, que du lit où je couche

Sans marchander on prenne le chemin :

Vous chercherez vos besognes demain.

Si ce n’était le scandale et la honte,

Je vous mettrais dehors en cet état.

Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat :

Puis je rendrai de vous un très bon compte

À l’avenir, et vous jure ma foi

Que nuit et jour vous serez près de moi.

Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,

Puisque je puis empêcher tous vos tours ? »

La chambrière écoutant ce discours

Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes ;

Prend son paquet, et sort sans consulter

Ne se le fait pas deux fois répéter ;

S’en va jouer un autre personnage ;

Fait au logis deux métiers tour à tour ;

Galant de nuit, chambrière de jour,

En deux façons elle a soin du ménage.

Le pauvre époux se trouve tout heureux

Qu’à si bon compte il en ait été quitte.

Lui couche seul, notre couple amoureux

D’un temps si doux à son aise profite.

Rien ne s’en perd ; et des moindres moments

Bons ménagers furent nos deux amants,

Sachant très bien que l’on n’y revient guères.

Voilà le tour de l’une des commères.

L’autre de qui le mari croyait tout,

Avecque lui sous un poirier assise,

De son dessein vint aisément à bout.

En peu de mots j’en vas conter la guise.

Leur grand valet près d’eux était debout,

Garçon bien fait, beau parleur, et de mise,

Et qui faisait les servantes trotter.

La dame dit : « Je voudrais bien goûter

De ce fruit-là : Guillot, monte, et secoue

Notre poirier. » Guillot monte à l’instant.

Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant

Qu’il lui paraît que le mari se joue

Avec la femme ; aussitôt le valet

Frottant ses yeux comme étonné du fait :

« Vraiment, Monsieur, commence-t-il à dire,

Si vous vouliez Madame caresser,

Un peu plus loin vous pouviez aller rire,

Et moi présent du moins vous en passer.

Ceci me cause une surprise extrême.

Devant les gens prendre ainsi vos ébats !

Si d’un valet vous ne faites nul cas,

Vous vous devez du respect à vous-même.

Quel taon vous point ? attendez à tantôt :

Ces privautés en seront plus friandes ;

Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut

Les nuits d’été sont encore assez grandes.

Pourquoi ce lieu ? vous avez pour cela

Tant de bons lits, tant de chambres si belles. »

La dame dit : « Que conte celui- là ?

Je crois qu’il rêve : ou prend-il ces nouvelles ?

Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?

Descends, descends, mon ami, tu verras. »

Guillot descend. « Hé bien, lui dit son maître,

Nous jouons-nous ?

 

GUILLOT

 

Non pas pour le présent.

 

LE MARI

 

Pour le présent ?

 

GUILLOT

 

Oui Monsieur, je veux être

Écorché vif, si tout incontinent

Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.

 

LA FEMME

 

Mieux te vaudrait laisser cette sornette ;

Je te le dis ; car elle sent les coups.

 

LE MARI

 

Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous

Tout de ce pas par mon ordre on le mette.

 

GUILLOT

 

Est-ce être fou que de voir ce qu’on voit ?

 

LA FEMME

 

Et qu’as-tu vu ?

 

GUILLOT

 

J’ai vu, je le répète,

Vous et Monsieur qui dans ce même endroit

Jouiez tous deux au doux jeu d’amourette :

Si ce poirier n’est peut- être charmé.

 

LA FEMME

 

Voire, charmé ; tu nous fais un beau conte.

 

LE MARI

 

Je le veux voir ; vraiment faut que j’y monte :

Vous en saurez bientôt la vérité.

Le maître à peine est sur l’arbre monté,

Que le valet embrasse la maîtresse.

L’époux qui voit comme l’on se caresse

Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.

Il se rompit le col, ou peu s’en faut,

Pour empêcher la suite de l’affaire :

Et toutefois il ne put si bien faire

Que son honneur ne reçût quelque échec.

« Comment, dit-il, quoi même à mon aspect ?

Devant mon nez ? à mes yeux ? Sainte Dame,

Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme.

 

LE MARI

 

Oses-tu bien le demander encor ?

 

LA FEMME

 

Et pourquoi non ?

 

LE MARI

 

Pourquoi ? n’ai-je pas tort

De t’accuser de cette effronterie ?

 

LA FEMME

 

Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vous prie.

 

LE MARI

 

Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?

 

LA FEMME

 

Moi ? vous rêvez.

 

LE MARI

 

D’où viendrait donc ce cas ?

Ai-je perdu la raison ou la vue ?

 

LA FEMME

 

Me croyez-vous de sens si dépourvue

Que devant vous je commisse un tel tour ?

Ne trouverais-je assez d’heures au jour

Pour m’égayer, si j’en avais envie ?

 

LE MARI

 

Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.

Notre poirier m’abuse assurément.

Voyons encor. Dans le même moment

L’époux remonte, et Guillot recommence.

Pour cette fois le mari voit la danse

Sans se fâcher, et descend doucement.

« Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes

C’est ce poirier, il est ensorcelé.

– Puisqu’il fait voir de si vilaines choses

Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.

Cours au logis ; dis qu’on le vienne abattre.

Je ne veux plus que cet arbre maudit

Trompe les gens. » Le valet obéit.

Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre

Se demandant l’un l’autre sourdement

Quel si grand crime a ce poirier pu faire ?

La dame dit : « Abattez seulement. »

Quant au surplus, ce n’est pas votre affaire.

Par ce moyen la seconde commère

Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.

Passons au tour que la troisième fit.

 

Les rendez-vous chez quelque bonne amie

Ne lui manquaient non plus que l’eau du puits.

Là tous les jours étaient nouveaux déduits.

Notre donzelle y tenait sa partie.

Un sien amant étant lors de quartier,

Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier

S’il n’était libre, à la dame propose

De se trouver seuls ensemble une nuit.

« Deux, lui dit-elle, et pour si peu de chose

Vous ne serez nullement éconduit.

Jà de par moi ne manquera l’affaire.

De mon mari je saurai me défaire

Pendant ce temps. » Aussitôt fait que dit.

Bon besoin eut d’être femme d’esprit

Car pour époux elle avait pris un homme

Qui ne faisait en voyages grands frais ;

Il n’allait pas quérir pardons à Rome

Quand il pouvait en rencontrer plus près.

Tout au rebours de la bonne donzelle,

Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,

Toujours allait au plus loin s’en pourvoir.

Pèlerinage avait fait son devoir

Plus d’une fois ; mais c’était le vieux style :

Il lui fallait, pour se faire valoir,

Chose qui fut plus rare et moins facile.

Elle s’attache à l’orteil dès ce soir

Un brin de fil, qui rendait à la porte

De la maison ; et puis se va coucher

Droit au côté d’Henriet Berlinguier

(On appelait son mari de la sorte.)

Elle fit tant qu’Henriet se tournant

Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne

Quelque dessein, et sans faire semblant

D’être éveillé, sur ce fait il raisonne ;

Se lève enfin, et sort tout doucement,

De bonne foi son épouse dormant,

Ce lui semblait ; suit le fil dans la rue ;

Conclut de là que l’on le trahissait :

Que quelque amant que la donzelle avait,

Avec ce fil par le pied la tirait,

L’avertissant ainsi de sa venue :

Que la galande aussitôt descendait,

Tandis que lui pauvre mari dormait.

Car autrement pourquoi ce badinage ?

Il fallait bien que Messer Cocuage

Le visitât ; honneur dont à son sens

Il se serait passé le mieux du monde.

Dans ce penser il s’arme jusqu’aux dents ;

Hors la maison fait le guet et la ronde,

Pour attraper quiconque tirera

Le brin de fil. Or le lecteur saura

Que ce logis avait sur le derrière

De quoi pouvoir introduire l’ami :

Il le fut donc par une chambrière.

Tout domestique en trompant un mari

Pense gagner indulgence plénière.

Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,

La bonne dame, et le jeune muguet

En sont aux mains, et Dieu sait la manière.

En grand soulas cette nuit se passa.

Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.

Tout fut des mieux grâces à la servante,

Qui fit si bien devoir de surveillante,

Que le galant tout à temps délogea.

Époux revint quand le jour approcha

Reprit sa place, et dit que la migraine

L’avait contraint d’aller coucher en haut

Deux jours après la commère ne faut

De mettre un fil ; Berlinguier aussitôt

L’ayant senti, rentre en la même peine

Court à son poste, et notre amant au sien.

Renfort de joie : on s’en trouva si bien,

Qu’encore un coup on pratiqua la ruse ;

Et Berlinguier prenant la même excuse

Sortit encore, et fit place à l’amant.

Autre renfort de tout contentement.

On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,

Il en fallut venir au dénouement ;

Trois actes eut sans plus la comédie

Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,

Le brin de fil aussitôt fut tiré

Par un des siens sur qui époux se rue,

Et le contraint en occupant la rue

D’entrer chez lui. Le tenant au collet,

Et ne sachant que ce fût un valet

Bien à propos lui fut donné le change

Dans le logis est un vacarme étrange

La femme accourt au bruit que fait l’époux.

Le compagnon se jette à leurs genoux ;

Dit qu’il venait trouver la chambrière ;

Qu’avec ce fil il la tirait à soi

Pour faire ouvrir ; et que depuis naguère

Tous deux s’étaient entre-donné la foi.

« C’est donc cela, poursuivit la commère

En s’adressant à la fille, en colère,

Que l’autre jour je vous vis à l’orteil

Un brin de fil : je m’en mis un pareil,

Pour attraper avec ce stratagème

Votre galant. Or bien, c’est votre époux :

À la bonne heure : il faut cette nuit même

Sortir d’ici. » Berlinguier fut plus doux ;

Dit qu’il fallait au lendemain attendre.

On les dota l’un et l’autre amplement ;

L’époux, la fille ; et le valet l’amant

Puis au moutier le couple s’alla rendre ;

Se connaissant tous deux de plus d’un jour.

Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.

 

Lequel vaut mieux ? Pour moi, je m’en rapporte

Macée ayant pouvoir de décider,

Ne sut à qui la victoire accorder

Tant cette affaire à résoudre était forte.

Toutes avaient eu raison de gager.

Le procès pend, et pendra de la sorte

Encor longtemps, comme l’on peut juger.

Le Calendrier des vieillards

 

Plus d’une fois je me suis étonné

Que ce qui fait la paix du mariage

En est le point le moins considéré,

Lorsque l’on met une fille en ménage.

Les père et mère ont pour objet le bien ;

Tout le surplus, ils le comptent pour rien,

Jeunes tendrons à vieillards apparient.

Et cependant je vois qu’ils se soucient

D’avoir chevaux à leur char attelés

De même taille, et mêmes chiens couplés :

Ainsi des bœufs, qui de force pareille

Sont toujours pris : car ce serait merveille

Si sans cela la charrue allait bien.

Comment pourrait celle du mariage

Ne mal aller, étant un attelage

Qui bien souvent ne se rapporte en rien ?

J’en vas conter un exemple notable.

 

On sait qui fut Richard de Quinzica,

Qui mainte fête à sa femme allégua,

Mainte vigile, et maint jour fériable,

Et du devoir crut s’échapper par là.

Très lourdement il errait en cela.

Cestui Richard était juge dans Pise,

Homme savant en l’étude des lois,

Riche d’ailleurs ; mais dont la barbe grise

Montrait assez qu’il devait faire choix

De quelque femme à peu près de même âge ;

Ce qu’il ne fit, prenant en mariage

La mieux séante, et la plus jeune d’ans

De la cité, fille bien alliée,

Belle surtout ; c’était Bartholomée

De Galandi, qui parmi ses parents

Pouvait compter les plus gros de la ville.

En ce ne fit Richard tour d’homme habile :

Et l’on disait communément de lui,

Que ses enfants ne manqueraient de pères.

Tel fait métier de conseiller autrui,

Qui ne voit goutte en ses propres affaires.

 

Quinzica donc n’ayant de quoi servir

Un tel oiseau qu’était Bartholomée,

Pour s’excuser, et pour la contenir,

Ne rencontrait point de jour en l’année,

Selon son compte, et son calendrier,

Ou l’on se pût sans scrupule appliquer

Au fait d’hymen ; chose aux vieillards commode ;

Mais dont le sexe abhorre la méthode.

Quand je dis point, je veux dire très peu :

Encor ce peu lui donnait de la peine.

Toute en féries il mettait la semaine ;

Et bien souvent faisait venir en jeu

Saint qui ne fut jamais dans la légende.

« Le vendredi, disait-il, nous demande

D’autres pensers, ainsi que chacun sait :

Pareillement il faut que l’on retranche

Le samedi, non sans juste sujet,

D’autant que c’est la veille du dimanche.

Pour ce dernier, c’est un jour de repos.

Quant au lundi, je ne trouve à propos

De commencer par ce point la semaine ;

Ce n’est le fait d’une âme bien chrétienne. »

Les autres jours autrement s’excusait ;

Et quand venait aux fêtes solennelles,

C’était alors que Richard triomphait,

Et qu’il donnait les leçons les plus belles

Longtemps devant toujours il s’abstenait

Longtemps après il en usait de même ;

Aux Quatre-Temps autant il en faisait ;

Sans oublier l’Avent ni le Carême.

Cette saison pour le vieillard était

Un temps de Dieu, jamais ne s’en lassait.

De patrons même il avait une liste.

Point de quartier pour un évangéliste,

Pour un apôtre, ou bien pour un docteur

Vierge n’était, martyr, et confesseur ;

Qu’il ne chommât ; tous les savait par cœur

Que s’il était au bout de son scrupule,

Il alléguait les jours malencontreux ;

Puis les brouillards, et puis la canicule,

De s’excuser n’étant jamais honteux.

La chose ainsi presque toujours égale,

Quatre fois l’an, de grâce spéciale,

Notre docteur régalait sa moitié,

Petitement ; enfin c’était pitié.

À cela près, il traitait bien sa femme.

Les affiquets, les habits à changer,

Joyaux, bijoux, ne manquaient à la dame ;

Mais tout cela n’est que pour amuser

Un peu de temps des esprits de poupée ;

Droit au solide allait Bartholomée.

 

Son seul plaisir dans la belle saison,

C’était d’aller à certaine maison

Que son mari possédait sur la côte :

Ils y couchaient tous les huit jours sans faute.

Là quelquefois sur la mer ils montaient,

Et le plaisir de la pêche goûtaient,

Sans s’éloigner que bien peu de la rade.

Arrive donc, qu’un jour de promenade,

Bartholomée et Messer le docteur,

Prennent chacun une barque à pécheur,

Sortent sur mer ; ils avaient fait gageure

À qui des deux aurait plus de bonheur,

Et trouverait la meilleure aventure

Dedans sa pêche, et n’avaient avec eux,

Dans chaque barque, en tout qu’un homme ou deux.

Certain corsaire aperçut la chaloupe

De notre épouse, et vint avec sa troupe

Fondre dessus ; l’emmena bien et beau ;

Laissa Richard : soit que près du rivage

Il n’osât pas hasarder davantage

Soit qu’il craignît qu’ayant dans son vaisseau

Notre vieillard, il ne pût de sa proie

Si bien jouir ; car il aimait la joie

Plus que l’argent, et toujours avait fait

Avec honneur son métier de corsaire,

Au jeu d’amour était homme d’effet,

Ainsi que sont gens de pareille affaire.

Gens de mer sont toujours prêts à bien faire

Ce qu’on appelle autrement bons garçons :

On n’en voit point qui les fêtes allègue.

Or tel était celui dont nous parlons,

Ayant pour nom Pagamin de Monègue.

La belle fit son devoir de pleurer

Un demi-jour, tant qu’il se put étendre :

Et Pagamin de la réconforter ;

Et notre épouse à la fin de se rendre.

Il la gagna ; bien savait son métier.

Amour s’en mit, Amour ce bon apôtre,

Dix mille fois plus corsaire que l’autre,

Vivant de rapt, faisant peu de quartier.

La belle avait sa rançon toute prête :

Très bien lui prit d’avoir de quoi payer ;

Car là n’était ni vigile ni fête.

Elle oublia ce beau calendrier

Rouge partout, et sans nul jour ouvrable :

De la ceinture on le lui fit tomber ;

Plus n’en fut fait mention qu’à la table.

Notre légiste eût mis son doigt au feu

Que son épouse était toujours fidèle,

Entière, et chaste ; et que moyennant Dieu

Pour de l’argent on lui rendrait la belle.

De Pagamin il prit un sauf-conduit,

L’alla trouver, lui mit la carte blanche.

Pagamin dit : « Si je n’ai pas bon bruit

C’est à grand tort : je veux vous rendre franche

Et sans rançon votre chère moitié.

Ne plaise à Dieu que si belle amitié

Soit par mon fait de désastre ainsi pleine.

Celle pour qui vous prenez tant de peine

Vous reviendra selon votre désir.

Je ne veux point vous vendre ce plaisir.

Faites-moi voir seulement qu’elle est vôtre ;

Car si j’allais vous en rendre quelque autre,

Comme il m’en tombe assez entre les mains,

Ce me serait une espèce de blâme.

Ces jours passés je pris certaine dame,

Dont les cheveux sont quelque peu châtains,

Grande de taille, en bon point, jeune, et fraîche

Si cette belle après vous avoir vu

Dit être à vous, c’est autant de conclu :

Reprenez-la : rien ne vous en empêche. »

Richard reprit : « Vous parlez sagement :

Et me traitez trop généreusement.

De son métier il faut que chacun vive.

Mettez un prix à la pauvre captive,

Je le payerai comptant, sans hésiter.

Le compliment n’est ici nécessaire :

Voilà ma bourse, il ne faut que compter.

Ne me traitez que comme on pourrait faire

En pareil cas l’homme le moins connu.

Serait-il dit que vous m’eussiez vaincu

D’honnêteté ? non sera sur mon âme.

Vous le verrez. Car, quant à cette dame,

Ne doutez point qu’elle ne soit à moi.

Je ne veux pas que vous m’ajoutiez foi,

Mais aux baisers que de la pauvre femme

Je recevrai, ne craignant qu’un seul point :

C’est qu’à me voir de joie elle ne meure. »

On fait venir l’épouse tout à l’heure,

Qui froidement et ne s’émouvant point,

Devant ses yeux voit son mari paraître.

Sans témoigner seulement le connaître,

Non plus qu’un homme arrive du Pérou.

« Voyez, dit-il, la pauvrette est honteuse

Devant les gens ; et sa joie amoureuse

N’ose éclater : soyez sur qu’à mon cou,

Si j’étais seul, elle serait sautée. »

Pagamin dit : « Qu’il ne tienne à cela :

Dedans sa chambre allez, conduisez-la.

Ce qui fut fait : et la chambre fermée ;

Richard commence : « Et là, Bartholomée,

Comme tu fais ! je suis ton Quinzica,

Toujours le même à l’endroit de sa femme.

Regarde-moi. Trouves-tu, ma chère âme,

En mon visage un si grand changement !

C’est la douleur de ton enlèvement

Qui, me rend tel ; et toi seule en es cause.

T’ai-je jamais refusé nulle chose,

Soit pour ton jeu, soit pour tes vêtements ?

En était-il quelqu’une de plus brave ?

De ton vouloir ne me rendais-je esclave ?

Tu le seras étant avec ces gens.

Et ton honneur, que crois-tu qu’il devienne ?

– Ce qu’il pourra, répondit brusquement Bartholomée.

Est-il temps maintenant

D’en avoir soin ? s’en est-on mis en peine

Quand malgré moi l’on m’a jointe avec vous ?

Vous vieux penard, moi fille jeune et drue,

Qui méritais d’être un peu mieux pourvue,

Et de goûter ce qu’Hymen a de doux.

Pour cet effet j’étais assez aimable ;

Et me trouvais aussi digne, entre nous,

De ces plaisirs, que j’en étais capable.

Or est le cas allé d’autre façon.

J’ai pris mari qui pour toute chanson

N’a jamais eu que quelques jours de férie ;

Mais Pagamin, sitôt qu’il m’eut ravie,

Me sut donner bien une autre leçon.

J’ai plus appris des choses de la vie

Depuis deux jours, qu’en quatre ans avec vous.

Laissez-moi donc, Monsieur mon cher époux.

Sur mon retour n’insistez davantage.

Calendriers ne sont point en usage

Chez Pagamin : je vous en avertis.

Vous et les miens avez mérite pis.

Vous pour avoir mal mesuré vos forces

En m’épousant ; eux pour être mépris

En préférant les légères amorces

De quelque bien à cet autre point-là.

Mais Pagamin pour tous y pourvoira.

Il ne sait loi, ni digeste, ni code ;

Et cependant très bonne est sa méthode.

De ce matin lui-même il vous dira

Du quart en sus comme la chose en va.

Un tel aveu vous surprend et vous touche :

Mais faire ici de la petite bouche

Ne sert de rien ; l’on n’en croira pas moins.

Et puisque enfin nous voici sans témoins :

Adieu vous dis, vous, et vos jours de fête.

Je suis de chair. Les habits rien n’y font :

Vous savez bien, Monsieur, qu’entre la tête

Et le talon d’autres affaires sont. »

À tant se tut. Richard, tombé des nues,

Fut tout heureux de pouvoir s’en aller.

Bartholomée ayant ses hontes bues

Ne se fit pas tenir pour demeurer.

Le pauvre époux en eut tant de tristesse,

Outre les maux qui suivent la vieillesse,

Qu’il en mourut à quelques jours de là ;

Et Pagamin prit à femme sa veuve.

Ce fut bien fait : nul des deux ne tomba

Dans l’accident du pauvre Quinzica,

S’étant choisis l’un et l’autre à l’épreuve.

Belle leçon pour gens à cheveux gris ;

Sinon qu’ils soient d’humeur accommodante :

Car en ce cas Messieurs les favoris

Font leur ouvrage, et la dame est contente.

À femme avare galant escroc

 

Qu’un homme soit plumé par des coquettes,

Ce n’est pour faire au miracle crier.

Gratis est mort : plus d’amour sans payer :

En beaux louis se content les fleurettes.

Ce que je dis, des coquettes s’entend.

Pour notre honneur si me faut-il pourtant

Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse

En attraper au moins une entre cent ;

Et lui jouer quelque tour de souplesse.

 

Je choisirai pour exemple Gulphar.

Le drôle fit un trait de franc soudard,

Car aux faveurs d’une belle il eut part

Sans débourser, escroquant la chrétienne.

Notez ceci, et qu’il vous en souvienne

Galants d’épée ; encor bien que ce tour

Pour vous styler soit fort peu nécessaire ;

Je trouverais maintenant à la cour

Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.

 

Celui-ci donc chez sire Gasparin

Tant fréquenta, qu’il devint à la fin

De son épouse amoureux sans mesure.

Elle était jeune, et belle créature,

Plaisait beaucoup, fors un point qui gâtait

Toute l’affaire, et qui seul rebutait

Les plus ardents ; c’est qu’elle était avare.

Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.

Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.

Celui-là parle une langue barbare

Qui l’or en main n’explique ses désirs.

Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs,

Sont les ressorts que Cupidon emploie :

De leur boutique il sort chez les François

Plus de cocus que du cheval de Troie

Il ne sortit de héros autrefois.

Pour revenir à l’humeur de la belle,

Le compagnon ne put rien tirer d’elle

Qu’il ne parlât. Chacun sait ce que c’est

Que de parler le lecteur s’il lui plaît,

Me permettra de dire ainsi la chose.

Gulphar donc parle, et si bien qu’il propose

Deux cents écus. La belle l’écouta :

Et Gasparin à Gulphar les prêta

(Ce fut le bon), puis aux champs s’en alla,

Ne soupçonnant aucunement sa femme.

Gulphar les donne en présence de gens.

« Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,

Qu’à votre époux vous donnerez, Madame. »

La belle crut qu’il avait dit cela

Par politique, et pour jouer son rôle.

Le lendemain elle le régala

Tout de son mieux, en femme de parole.

Le drôle en prit ce jour et les suivants

Pour son argent, et même avec usure :

À bon payeur on fait bonne mesure.

 

Quand Gasparin fut de retour des champs,

Gulphar lui dit, son épouse présente :

« J’ai votre argent à Madame rendu,

N’en ayant eu pour une affaire urgente

Aucun besoin, comme je l’avais cru :

Déchargez-en votre livre de grâce. »

À ce propos aussi froide que glace,

Notre galande avoua le reçu.

Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé la chose.

Son regret fut d’avoir enflé la dose

De ses faveurs ; c’est ce qui la fâchait :

Voyez un peu la perte que c’était !

 

En la quittant, Gulphar alla tout droit

Conter ce cas, le corner par la ville

Le publier, le prêcher sur les toits

De l’en blâmer il serait inutile :

Ainsi vit-on chez nous autres François.

On ne s’avise jamais de tout

 

Certain jaloux ne dormant que d’un œil,

Interdisait tout commerce à sa femme.

Dans le dessein de prévenir la dame

Il avait fait un fort ample recueil

De tous les tours que le sexe sait faire.

Pauvre ignorant ! comme si cette affaire

N’était une hydre, à parler franchement.

Il captivait sa femme cependant ;

De ses cheveux voulait savoir le nombre ;

La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux,

Par une vieille au corps tout rempli d’yeux,

Qui la quittait aussi peu que son ombre.

Ce fou tenait son recueil fort entier

Il le portait en guise de psautier,

Croyant par là cocuage hors de gamme.

Un jour de fête, arrive que la dame

En revenant de l’église passa

Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta

Fort à propos plein un panier d’ordure.

On s’excusa : la pauvre créature

Toute vilaine entra dans le logis.

Il lui fallut dépouiller ses habits.

Elle envoya quérir une autre jupe,

Dès en entrant, par cette douagna,

Qui hors d’haleine à Monsieur raconta

Tout l’accident. « Foin, dit-il, celui-là

N’est dans mon livre, et je suis pris pour dupe :

Que le recueil au diable soit donné. »

Il disait bien ; car on n’avait jeté

Cette immondice, et la dame gâté,

Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse

Pour éloigner son dragon quelque temps.

Un sien galant ami de là-dedans

Tout aussitôt profita de la ruse.

 

Nous avons beau sur ce sexe avoir œil :

Ce n’est coup sûr encontre tous esclandres.

Maris jaloux, brûlez votre recueil

Sur ma parole, et faites-en des cendres.

Le Villageois qui cherche son veau

 

 

Un villageois ayant perdu son veau,

L’alla chercher dans la forêt prochaine

Il se plaça sur l’arbre le plus beau,

Pour mieux entendre, et pour voir dans la plaine.

Vient une dame avec un jouvenceau

Le lieu leur plaît, l’eau leur vient à la bouche

Et le galant, qui sur l’herbe la couche,

Crie en voyant je ne sais quels appas :

« Ô dieux, que vois-je, et que ne vois-je pas ! »

Sans dire quoi ; car c’étaient lettres closes.

Lors le manant les arrêtant tout coi.

« Homme de bien, qui voyez tant de choses,

Voyez-vous point mon veau ? dites-le moi. »

L’Anneau d’Hans Carvel

 

Hans Carvel prit sur ses vieux ans

Femme jeune en toute manière ;

Il prit aussi soucis cuisants ;

Car l’un sans l’autre ne va guère.

Babeau (c’est la jeune femelle, Fille du bailli Concordat)

Fut du bon poil, ardente, et belle

Et propre à l’amoureux combat.

Carvel craignant de sa nature

Le cocuage et les railleurs,

Alléguait à la créature

Et la Légende, et l’Écriture,

Et tous les livres les meilleurs :

Blâmait les visites secrètes ;

Frondait l’attirail des coquettes,

Et contre un monde de recettes,

Et de moyens de plaire aux yeux,

Invectivait tout de son mieux.

À tous ces discours la galande

Ne s’arrêtait aucunement ;

Et de sermons n’était friande

À moins qu’ils fussent d’un amant.

Cela faisait que le bon sire

Ne savait tantôt plus qu’y dire,

Eut voulu souvent être mort.

Il eut pourtant dans son martyre

Quelques moments de réconfort :

L’histoire en est très véritable.

Une nuit, qu’ayant tenu table,

Et bu force bon vin nouveau,

Carvel ronflait près de Babeau,

Il lui fut avis que le diable

Lui mettait au doigt un anneau,

Qu’il lui disait… : « Je sais la peine

Qui te tourmente, et qui te gène ;

Carvel, j’ai pitié de ton cas,

Tiens cette bague, et ne la lâches.

Car tandis qu’au doigt tu l’auras,

Ce que tu crains point ne seras,

Point ne seras sans que le saches.

– Trop ne puis vous remercier,

Dit Carvel, la faveur est grande.

Monsieur Satan, Dieu vous le rende,

Grand merci Monsieur l’aumônier. »

Là-dessus achevant son somme,

Et les yeux encore aggraves,

Il se trouva que le bon homme

Avait le doigt ou vous savez.

Le Gascon puni

 

Un Gascon, pour s’être vanté

De posséder certaine belle

Fut puni de sa vanité

D’une façon assez nouvelle.

Il se vantait à faux et ne possédait rien.

Mais quoi ! tout médisant est prophète en ce monde

On croit le mal d’abord, mais à l’égard du bien

Il faut qu’un public en réponde.

La dame cependant du Gascon se moquait :

Même au logis pour lui rarement elle était :

Et bien souvent qu’il la traitait

D’incomparable et de divine,

La belle aussitôt s’enfuyait,

S’allant sauver chez sa voisine.

 

Elle avait nom Philis, son voisin Eurilas,

La voisine Cloris, le Gascon Dorilas,

Un sien ami, Damon : c’est tout, si j’ai mémoire.

Ce Damon, de Cloris, à ce que dit l’histoire,

Était amant aimé, galant, comme on voudra,

Quelque chose de plus encor que tout cela.

Pour Philis, son humeur libre, gaie, et sincère

Montrait qu’elle était sans affaire,

Sans secret, et sans passion.

On ignorait le prix de sa possession :

Seulement à l’user chacun la croyait bonne.

Elle approchait vingt ans ; et venait d’enterrer

Un mari (de ceux-là que l’on perd sans pleurer,

Vieux barbon qui laissait d’écus plein une tonne.)

En mille endroits de sa personne

La belle avait de quoi mettre un Gascon aux cieux,

Des attraits par-dessus les yeux,

Je ne sais quel air de pucelle,

Mais le cœur tant soit peu rebelle ;

Rebelle toutefois de la bonne façon.

Voilà Philis. Quant au Gascon,

Il était Gascon, c’est tout dire.

 

Je laisse à penser si le sire

Importuna la veuve, et s’il fit des serments

Ceux des Gascons et des Normands

Passent peu pour mots d’Évangile.

C’était pourtant chose facile

De croire Dorilas de Philis amoureux ;

Mais il voulait aussi que l’on le crut heureux.

Philis dissimulant, dit un jour à cet homme :

« Je veux un service de vous :

Ce n’est pas d’aller jusqu’à Rome ;

C’est que vous nous aidiez à tromper un jaloux.

La chose est sans péril, et même fort aisée.

Nous voulons que cette nuit-ci

Vous couchiez avec le mari

De Cloris, qui m’en a priée.

Avec Damon s’étant brouillée,

Il leur faut une nuit entière, et par-delà,

Pour démêler entre eux tout ce différend-là.

Notre but est qu’Eurilas pense,

Vous sentant près de lui, que ce soit sa moitié.

Il ne lui touche point, vit dedans l’abstinence,

Et, soit par jalousie, ou bien par impuissance,

A retranché d’hymen certains droits d’amitié ;

Ronfle toujours, fait la nuit d’une traite :

C’est assez qu’en son lit il trouve une cornette.

Nous vous ajusterons : enfin, ne craignez rien :

Je vous récompenserai bien. »

 

Pour se rendre Philis un peu plus favorable,

Le Gascon eut couché, dit-il, avec le diable.

La nuit vient, on le coiffe, on le met au grand lit,

On éteint les flambeaux, Eurilas prend sa place ;

Du Gascon la peur se saisit ;

Il devient aussi froid que glace ;

N’oserait tousser ni cracher,

Beaucoup moins encor s’approcher :

Se fait petit, se serre, au bord se va nicher,

Et ne tient que moitié de la rive occupée :

Je crois qu’on l’aurait mis dans un fourreau d’épée.

Son coucheur cette nuit se retourna cent fois ;

Et jusque sur le nez lui porta certains doigts

Que la peur lui fit trouver rudes.

Le pis de ses inquiétudes,

C’est qu’il craignait qu’enfin un caprice amoureux

Ne prit à ce mari : tels cas sont dangereux,

Lorsque l’un des conjoints se sent privé du somme.

Toujours nouveaux sujets alarmaient le pauvre homme.

L’on étendait un pied ; l’on approchait un bras :

Il crut même sentir la barbe d’Eurilas.

Mais voici quelque chose à mon sens de terrible.

Une sonnette était près du chevet du lit :

Eurilas de sonner, et faire un bruit horrible.

Le Gascon se pâme à ce bruit ;

Cette fois-là se croit détruit,

Fait un vœu, renonce à sa dame ;

Et songe au salut de son âme.

Personne ne venant, Eurilas s’endormit.

 

Avant qu’il fut jour on ouvrit

Philis l’avait promis ; quand voici de plus belle

Un flambeau comble de tous maux.

Le Gascon après ces travaux

Se fût bien levé sans chandelle.

Sa perte était alors un point tout assuré.

On approche du lit. Le pauvre homme éclaire

Prie Eurilas qu’il lui pardonne.

« Je le veux », dit une personne

D’un ton de voix rempli d’appas.

C’était Philis, qui d’Eurilas

Avait tenu la place, et qui sans trop attendre

Tout en chemise s’alla rendre

Dans les bras de Cloris qu’accompagnait Damon.

C’était, dis-je, Philis, qui conta du Gascon

La peine et la frayeur extrême

Et qui pour l’obliger à se tuer soi-même,

En lui montrant ce qu’il avait perdu,

Laissait son sein à demi-nu.

La Fiancée du roi de Garbe

 

Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons :

On abuse du vrai comme on fait de la feinte :

Je le souffre aux récits qui passent pour chansons,

Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte.

Mais aux événements de qui la vérité

Importe à la postérité,

Tels abus méritent censure.

Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.

Je me suis écarté de mon original.

On en pourra gloser ; on pourra me mécroire :

Tout cela n’est pas un grand mal :

Alaciel et sa mémoire

Ne sauraient guère perdre à tout ce changement.

J’ai suivi mon auteur en deux points seulement :

Points qui font véritablement

Le plus important de l’histoire.

L’un est que par huit mains Alaciel passa

Avant que d’entrer dans la bonne :

L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,

Ayant peut-être en sa personne

De quoi négliger ce point-là.

Quoi qu’il en soit, la belle en ses traverses,

Accidents, fortunes diverses,

Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler ;

Changea huit fois de chevalier :

Il ne faut pas pour cela qu’on l’accuse :

Ce n’était après tout que bonne intention,

Gratitude, ou compassion,

Crainte de pis, honnête excuse.

Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé.

Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle,

Et dans son erreur par la belle

Apparemment il fut laissé.

Qu’on n’y puisse être pris, la chose est toute claire,

Mais après huit, c’est une étrange affaire :

Je me rapporte de cela

À quiconque a passé par là.

 

Zaïr soudan d’Alexandrie,

Aima sa fille Alaciel

Un peu plus que sa propre vie :

Aussi ce qu’on se peut figurer sous le ciel,

De bon, de beau, de charmant et d’aimable,

D’accommodant, j’y mets encor ce point,

La rendait d’autant estimable ;

En cela je n’augmente point.

 

Au bruit qui courait d’elle en toutes ces provinces,

Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.

Il la fit demander, et fut assez heureux

Pour l’emporter sur d’autres princes.

La belle aimait déjà ; mais on n’en savait rien

Filles de sang royal ne se déclarent guères.

Tout se passe en leur cœur ; cela les fâche bien ;

Car elles sont de chair ainsi que les bergères.

Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan,

Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran,

Plaisait fort à la dame, et d’un commun martyre,

Tous deux brûlaient sans oser se le dire ;

Ou s’ils se le disaient, ce n’était que des yeux.

Comme ils en étaient là, l’on accorda la belle.

Il fallut se résoudre à partir de ces lieux.

Zaïr fit embarquer son amant avec elle.

S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux.

 

Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires

Ayant pris le dessus du vent,

Les attaqua ; le combat fut sanglant ;

Chacun des deux partis y fit mal ses affaires.

Les assaillants, faits aux combats de mer,

Étaient les plus experts en l’art de massacrer ;

Joignaient l’adresse au nombre :

Hispal par sa vaillance

Tenait les choses en balance.

Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord.

Grifonio le gigantesque

Conduisait l’horreur et la mort

Avecque cette soldatesque.

Hispal en un moment se vit environné.

Maint corsaire sentit son bras déterminé.

De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes.

Cependant qu’il était au combat acharné,

Grifonio courut à la chambre des femmes.

Il savait que l’infante était dans ce vaisseau ;

Et l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes,

Il l’emportait comme un moineau ;

Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante,

Il prit aussi la cassette aux bijoux,

Aux diamants, aux témoignages doux

Que reçoit et garde une amante :

Car quelqu’un m’a dit, entre nous,

Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante

Un aveu dont d’abord elle parut contente,

Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux.

Le malheureux corsaire, emportant cette proie,

N’en eut pas longtemps de la joie.

Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,

S’étant quelque peu détaché,

Comme Grifonio passait d’un bord à l’autre,

Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal,

Le héros d’un revers coupe en deux l’animal :

Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre,

Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,

Avec maint autre dieu non moins extravagant :

Part demeure sur pieds, en la même posture.

On aurait ri de l’aventure,

Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau.

Hispal se jette après : l’un et l’autre vaisseau,

Malmené du combat, et privé de pilote,

Au gré d’Eole et de Neptune flotte.

La mort fit lâcher prise au géant pourfendu.

L’infante par sa robe en tombant soutenue,

Fut bientôt d’Hispal secourue.

Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu :

Ils étaient presque à demi-mille.

Ce qu’il jugea de plus facile,

Fut de gagner certains rochers,

Qui d’ordinaire étaient la perte des nochers,

Et furent le salut d’Hispal et de l’infante.

Aucuns ont assuré comme chose constante,

Que même du péril la cassette échappa ;

Qu’à des cordons étant pendue,

La belle après soi la tira ;

Autrement elle était perdue.

 

Notre nageur avait l’infante sur son dos

Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine,

La crainte de la faim suivit celle des flots ;

Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine.

Le jour s’achève ; il se passe une nuit ;

Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit ;

Point de quoi manger sur ces roches :

Voilà notre couple réduit

À sentir de la faim les premières approches.

Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux,

Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,

Ils perdaient doublement en leur mésaventure.

Après s’être longtemps regardés sans parler,

« Hispal, dit la princesse, il se faut consoler ;

Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure.

Nous n’en mourrons pas moins ; mais il dépend de nous

D’adoucir l’aigreur de ses coups ;

C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême.

– Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ?

Ah ! si… mais non, Madame, il n’est pas à propos

Que vous aimiez ; vous seriez trop à plaindre.

Je brave à mon égard et la faim et les flots ;

Mais jetant œil sur vous je trouve tout à craindre. »

 

La princesse à ces mots ne se put plus contraindre.

Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,

Regards d’être au ciel adressés,

Et puis sanglots, et puis soupirs encore :

En ce même langage Hispal lui repartit :

Tant qu’enfin un baiser suivit :

S’il fut pris ou donné c’est ce que l’on ignore.

Après force vœux impuissants,

Le héros dit : « Puisqu’en cette aventure

Mourir nous est chose si sûre,

Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants

Ou des monstres marins deviennent la pâture ?

Sépulture pour sépulture,

La mer est égale, à mon sens :

Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ?

Serait-il point plus à propos

De nous abandonner aux flots ?

J’ai de la force encor, la côte est peu distante,

Le vent y pousse ; essayons d’approcher ;

Passons de rocher en rocher :

J’en vois beaucoup ou je puis prendre haleine. »

Alaciel s’y résolut sans peine.

 

Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant,

La cassette en laisse suivant,

Et le nageur poussé du vent,

De roc en roc portant la belle,

Façon de naviguer nouvelle.

Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,

Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs,

Hispal n’en pouvant plus, de faim, de lassitude,

De travail et d’inquiétude,

(Non pour lui, mais pour ses amours),

Après avoir jeûné deux jours,

Prit terre à la dixième traite,

Lui, la princesse, et la cassette.

« Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours

Cette cassette ? est-ce une circonstance

Qui soit de si grande importance ? »

Oui selon mon avis ; on va voir si j’ai tort.

Je ne prends point ici l’essor,

Ni n’affecte de railleries.

Si j’avais mis nos gens à bord

Sans argent et sans pierreries,

Seraient-ils pas demeurés court ?

On ne vit ni d’air ni d’amour.

Les amants ont beau dire et faire,

Il en faut revenir toujours au nécessaire.

La cassette y pourvut avec maint diamant.

Hispal vendit les uns, mit les autres en gages ;

Fit achat d’un château le long de ces rivages ;

Ce château, dit l’histoire, avait un parc fort grand,

Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages,

Sous ces ombrages nos amants

Passaient d’agréables moments :

Voyez combien voilà de choses enchaînées,

Et par la cassette amenées.

 

Or au fond de ce bois un certain antre était,

Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,

Sombre surtout ; la nature semblait

L’avoir mis là non pour autre mystère.

Nos deux amants se promenant un jour,

Il arriva que ce fripon d’Amour

Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.

Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs,

Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs,

Plein d’une ardeur impatiente ;

La princesse écoutait incertaine et tremblante.

« Nous voici, disait-il, en un bord étranger,

Ignorés du reste des hommes ;

Profitons-en ; nous n’avons à songer

Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou nous sommes.

Qui vous retient ? on ne sait seulement

Si nous vivons ; peut-être en ce moment

Tout le monde nous croit au corps d’une baleine.

Ou favorisez votre amant,

Ou qu’à votre époux il vous mène.

Mais pourquoi vous mener ? vous pouvez rendre heureux

Celui dont vous avez éprouvé la constance.

Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ?

N’est-il point assez amoureux,

Et n’avez-vous point fait assez de résistance ? »

 

Hispal haranguait de façon

Qu’il aurait échauffé des marbres,

Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,

Faisait semblant d’écrire sur les arbres.

Mais l’amour la faisait rêver

À d’autres choses qu’à graver

Des caractères sur l’écorce.

Son amant et le lieu l’assuraient du secret :

C’était une puissante amorce.

Elle résistait à regret :

Le printemps par malheur était lors en sa force.

Jeunes cœurs sont bien empêchés

À tenir leurs désirs cachés,

Étant pris par tant de manières.

Combien en voyons-nous se laisser pas à pas

Ravir jusqu’aux faveurs dernières,

Qui dans l’abord ne croyaient pas

Pouvoir accorder les premières ?

Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants.

Mainte fille a perdu ses gants,

Et femme au partir s’est trouvée,

Qui ne sait la plupart du temps

Comme la chose est arrivée.

 

Près de l’antre venus, notre amant proposa

D’entrer dedans ; la belle s’excusa ;

Mais malgré soi, déjà presque vaincue.

Les services d’Hispal en ce même moment

Lui reviennent devant la vue.

Ses jours sauvés des flots, son honneur d’un géant :

Que lui demandait son amant ?

Un bien dont elle était à sa valeur tenue.

« Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami,

Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde

Vous le vienne enlever ; Madame, songez-y ;

L’on ne sait pour qui l’on le garde. »

L’infante à ces raisons se rendant à demi,

Une pluie acheva l’affaire :

Il fallut se mettre à l’abri :

Je laisse à penser où. Le reste du mystère

Au fond de l’antre est demeuré.

Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle

À qui ce fait est arrivé

Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle.

 

L’antre ne les vit seul de ces douceurs jouir :

Rien ne coûte en amour que la première peine.

Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr

Ceux de ce bois ; car la forêt n’est pleine

Que des monuments amoureux

Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie.

On y verrait écrit : Ici pâma de joie

 

Des mortels le plus heureux

Là mourut un amant sur le sein de sa dame

 

En cet endroit, mille baisers de flamme

Furent donnés, et mille autres rendus.

 

Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus,

Si châteaux avaient une langue.

 

La chose en vint au point que, las de tant d’amour

Nos amants à la fin regrettèrent la cour.

La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue :

« Vous m’êtes cher, Hispal ; j’aurais du déplaisir,

Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime.

Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir ?

Je vous le demande à vous-même.

Ce sont des feux bientôt passés,

Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés ;

Il y faut un peu de contrainte.

Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant

Ne nous soit un désert, et puis un monument ;

Hispal, ôtez-moi cette crainte.

Allez-vous-en voir promptement

Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,

Quand on saura que nous sommes en vie.

Déguisez bien notre séjour :

Dites que vous venez préparer mon retour,

Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre,

Qu’il n’arrive plus d’aventure.

Croyez-moi, vous n’y perdrez rien :

Trouvez seulement le moyen

De me suivre en ma destinée,

Ou de fillage, ou d’hyménée ;

Et tenez pour chose assurée

Que si je ne vous fais du bien

Je serai de près éclairée. »

Que ce fut ou non son dessein,

Pour se servir d’Hispal, il fallait tout promettre.

 

Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin,

L’infante pour Zaïr le charge d’une lettre.

Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent ;

Il arrive à la cour, où chacun lui demande

S’il est mort, s’il est vivant,

Tant la surprise fut grande ;

En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait.

 

Dès qu’il eut à tout satisfait,

On fit partir une escorte puissante.

Hispal fut retenu ; non qu’on eût en effet

Le moindre soupçon de l’infante.

Le chef de cette escorte était jeune et bien fait.

Abordé près du parc, avant tout il partage

Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,

Va droit avec l’autre au château.

La beauté de l’infante était beaucoup accrue :

Il en devint épris à la première vue ;

Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fît beau,

Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée.

Elle s’en tint fort offensée ;

Et l’avertit de son devoir.

Témoigner en tels cas un peu de désespoir,

Est quelquefois une bonne recette.

C’est ce que fait notre homme ; il forme le dessein

De se laisser mourir de faim ;

Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite :

On n’a pas le temps d’en venir

Au repentir.

D’abord Alaciel riait de sa sottise.

Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant,

Elle toujours le détournant

D’une si terrible entreprise.

Le second jour commence à la toucher.

Elle rêve à cette aventure.

Laisser mourir un homme, et pouvoir l’empêcher !

C’est avoir l’âme un peu trop dure.

Par pitié donc elle condescendit

Aux volontés du capitaine ;

Et cet office lui rendit

Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine ;

Autrement le remède eût été sans effet.

 

Tandis que le galant se trouve satisfait,

Et remet les autres affaires,

Disant tantôt que les vents sont contraires,

Tantôt qu’il faut radouber ses galères,

Pour être en état de partir,

Tantôt qu’on vient de l’avertir

Qu’il est attendu des corsaires :

Un corsaire en effet arrive, et surprenant

Ses gens demeurés à la rade,

Les tue, et va donner au château l’escalade :

Du fier Grifonio c’était le lieutenant.

Il prend le château d’emblée.

Voilà la fête troublée.

Le jeûneur maudit son sort.

Le corsaire apprend d’abord

L’aventure de la belle,

Et la tirant à l’écart,

Il en veut avoir sa part.

Elle fit fort la rebelle.

Il ne s’en étonna pas,

N’étant novice en tels cas.

« Le mieux que vous puissiez faire,

Lui dit tout franc ce corsaire,

C’est de m’avoir pour ami ;

Je suis corsaire et demi.

Vous avez fait jeûner un pauvre misérable

Qui se mourait pour vous d’amour ;

Vous jeûnerez à votre tour,

Ou vous me serez favorable.

La justice le veut : nous autres gens de mer

Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite ;

Attendez-vous de n’avoir à manger

Que quand de ce côté vous aurez été quitte.

Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi. »

Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point de loi.

S’accommoder à tout est chose nécessaire.

Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le faut faire.

Quand il plaît au destin que l’on en vienne là,

Augmenter sa souffrance est une erreur extrême ;

Si par pitié d’autrui la belle se força,

Que ne point essayer par pitié de soi-même ?

Elle se force donc, et prend en gré le tout.

Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.

Si le corsaire eût été sage,

Il eut mené l’infante en un autre rivage.

Sage en amour ? hélas, il n’en est point.

Tandis que celui-ci croit avoir tout à point,

Vent pour partir, lieu propre pour attendre,

Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons,

Et veille quand nous sommeillons,

Lui trame en secret cet esclandre.

Le seigneur d’un château voisin de celui-ci,

Homme fort ami de la joie,

Sans nulle attache, et sans souci

Que de chercher toujours quelque nouvelle proie,

Ayant eu le vent des beautés,

Perfections, commodités,

Qu’en sa voisine on disait être

Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre le maître.

Il avait des amis, de l’argent, du crédit ;

Pouvait assembler deux mille hommes ;

Il les assemble donc un beau jour, et leur dit :

« Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,

Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?

Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?

Allons tirer notre voisine

D’entre les griffes du mâtin.

Que ce soir chacun soit en armes ;

Mais doucement et sans tonner d’alarmes :

Sous les auspices de la nuit,

Nous pourrons nous rendre sans bruit

Au pied de ce château, dès la petite pointe

Du jour.

La surprise à l’ombre étant jointe

Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour.

Pour ma part du butin je ne veux que la dame :

Non pas pour en user ainsi que ce voleur ;

Je me sens un désir en l’âme,

De lui restituer ses biens et son honneur.

Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage,

Vivres, munitions, enfin tout l’équipage

Dont ces brigands ont rempli la maison.

Je vous demande encor un don ;

C’est qu’on pende aux créneaux haut et court le corsaire. »

Cette harangue militaire

Leur sut tant d’ardeur inspirer,

Qu’il en fallut une autre afin de modérer

Le trop grand désir de bien faire.

Chacun repaît le soir étant venu :

L’on mange peu ; l’on boit en récompense :

Quelques tonneaux sont mis sur cu.

Pour avoir fait cette dépense,

Il s’est gagné plusieurs combats,

Tant en Allemagne qu’en France.

Ce seigneur donc n’y manqua pas ;

Et ce fut un trait de prudence.

Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras.

Point de tambours, force bons coutelas.

On part sans bruit, on arrive en silence.

L’orient venait de s’ouvrir.

C’est un temps ou le somme est dans sa violence,

Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir.

Presque tout le peuple corsaire

Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire,

Fut assommé sans le sentir.

 

Le chef pendu, l’on amène l’infante.

Son peu d’amour pour le voleur,

Sa surprise et son épouvante,

Et les civilités de son libérateur

Ne lui permirent pas de répandre des larmes.

Sa prière sauva la vie à quelques gens.

Elle plaignit les morts, consola les mourants,

Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes.

On dit même qu’en peu de temps

Elle perdit la mémoire

De ses deux derniers galants ;

Je n’ai pas peine à le croire.

Son voisin la reçut en un appartement

Tout brillant d’or, et meublé richement.

On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre.

Nouvel hôte, et nouvel amant,

Ce n’était pas pour rien omettre ;

Grande chère surtout, et des vins fort exquis.

Les dieux ne sont pas mieux servis.

Alaciel qui de sa vie

Selon sa Loi n’avait bu vin,

Goûta ce soir par compagnie

De ce breuvage si divin.

Elle ignorait l’effet d’une liqueur si douce,

Insensiblement fit carrouse :

Et comme amour jadis lui troubla la raison,

Ce fut lors un autre poison.

Tous deux sont à craindre des dames.

Alaciel mise au lit par ses femmes,

Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’un pas.

« Quoi trouver ? dira-t-on ; d’immobiles appas ?

– Si j’en trouvais autant je saurais bien qu’en faire,

Disait l’autre jour un certain :

Qu’il me vienne une même affaire,

On verra si j’aurai recours à mon voisin. »

Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle,

Cette nuit disposèrent d’elle.

Les charmes des premiers dissipés à la fin,

La princesse au sortir du somme

Se trouva dans les bras d’un homme.

La frayeur lui glaça la voix :

Elle ne put crier, et de crainte saisie

Permit tout à son hôte, et pour un autrefois

Lui laissa lier la partie.

« Une nuit, lui dit-il. est de même que cent ;

Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire. »

Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant

Pour d’autres conquêtes soupire.

 

Il part un soir, prie un de ses amis

De faire cette nuit les honneurs du logis,

Prendre sa place, aller trouver la belle,

Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle,

Ne point parler, qu’il était fort aisé ;

Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé

L’infante assurément agrérait son service.

L’autre bien volontiers lui rendit cet office.

Le moyen qu’un ami puisse être refusé ?

À ce nouveau venu la voilà donc en proie.

Il ne put sans parler contenir cette joie.

La belle se plaignit être ainsi leur jouet :

« Comment l’entend Monsieur mon hôte ?

Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ? »

L’autre confessa qu’en effet

Ils avaient tort ; mais que toute la faute

Était au maître du logis.

« Pour vous venger de son mépris,

Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.

Enchérissez sur les tendresses

Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votre amant :

Aimez-moi par dépit et par ressentiment,

Si vous ne pouvez autrement. »

Son conseil fut suivi, l’on poussa les affaires,

L’on se vengea, l’on n’omit rien.

Que si l’ami s’en trouva bien,

L’hôte ne s’en tourmenta guères.

 

Et de cinq si j’ai bien compté.

Le sixième incident des travaux de l’infante

Par quelques-uns est rapporté

D’une manière différente.

Force gens concluront de là

Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle,

C’est médisance que cela :

Je ne voudrais mentir pour elle.

Son époux n’eut assurément

Que huit précurseurs seulement.

Poursuivons donc notre nouvelle.

L’hôte revint quand l’ami fut content.

Alaciel lui pardonnant,

Fit entre eux les choses égales :

La clémence sied bien aux personnes royales.

 

Ainsi de main en main Alaciel passait

Et souvent se divertissait

Aux menus ouvrages des filles

Qui la servaient, toutes assez gentilles.

Elle en aimait fort une à qui l’on en contait ;

Et le conteur était un certain gentilhomme

De ce logis, bien fait et galant homme

Mais violent dans ses désirs,

Et grand ménager de soupirs,

Jusques à commencer près de la plus sévère

Par où l’on finit d’ordinaire.

 

Un jour au bout du parc le galant rencontra

Cette fillette

Et dans un pavillon fit tant qu’il l’attira

Toute seulette.

L’infante était fort près de là :

Mais il ne la vit point, et crut en assurance

Pouvoir user de violence.

Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs,

Peste d’amour, et des douceurs

Dont il tire sa subsistance

Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.

La crainte lui nuisait autant que le devoir.

Cette fille l’aurait selon toute apparence

Favorisé,

Si la belle eut osé.

Se voyant craint de cette sorte,

Il fit tant qu’en ce pavillon

Elle entra par occasion ;

Puis le galant ferme la porte :

Mais en vain, car l’infante avait de quoi l’ouvrir.

La fille voit sa faute, et tâche de sortir.

Il la retient : elle crie, elle appelle :

L’infante vient, et vient comme il fallait,

Quand sur ses fins la demoiselle était.

Le galant indigne de la manquer si belle

Perd tout respect, et jure par les dieux,

Qu’avant que sortir de ces lieux,

L’une ou l’autre payera sa peine ;

Quand il devrait leur attacher les mains.

« Si loin de tous secours humains,

Dit-il, la résistance est vaine.

Tirez au sort sans marchander ;

Je ne saurais vous accorder

Que cette grâce ;

Il faut que l’une ou l’autre passe

Pour aujourd’hui.

– Qu’a fait Madame ? dit la belle,

Pâtira-t-elle pour autrui ?

– Oui si le sort tombe sur elle,

Dit le galant, prenez-vous-en à lui.

– Non non, reprit alors l’infante,

Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,

Violenté cette innocente.

Je me résous plutôt à toute extrémité. »

Ce combat plein de charité

Fut par le sort à la fin terminé.

L’infante en eut toute la gloire :

Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire :

L’autre sortit, et l’on jura

De ne rien dire de cela.

Mais le galant se serait laissé pendre

Plutôt que de cacher un secret si plaisant ;

Et pour le divulguer il ne voulut attendre

Que le temps qu’il fallait pour trouver seulement

Quelqu’un qui le voulût entendre.

 

Ce changement de favoris

Devint à l’infante une peine ;

Elle eut regret d’être l’Hélène

D’un si grand nombre de Paris.

Aussi l’Amour se jouait d’elle.

Un jour entre autres que la belle

Dans un bois dormait à l’écart

Il s’y rencontra par hasard

Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures

De ces sortes de gens que sur des palefrois

Les belles suivaient autrefois,

Et passaient pour chastes et pures.

Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,

Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,

N’eut vu la princesse endormie,

Que de prendre un baiser il forma le dessein ;

Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein,

Il était sur le point d’en passer son envie,

Quand tout d’un coup il se souvint

Des lois de la chevalerie.

À ce penser il se retint,

Priant toutefois en son âme

Toutes les puissances d’amour

Qu’il put courir en ce séjour

Quelque aventure avec la dame.

L’infante s’éveilla surprise au dernier point.

« Non non, dit-il, ne craignez point ;

Je ne suis géant ni sauvage

Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux

D’avoir trouvé dans ce bocage

Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans les cieux. »

Après ce compliment, sans plus longue demeure,

Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasait ;

C’était un homme qui faisait

Beaucoup de chemin en peu d’heure.

Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras,

Et tout ce qu’en semblables cas

On a de coutume de dire

À celles pour qui l’on soupire.

 

Son offre fut reçue, et la belle lui fit

Un long roman de son histoire,

Supprimant, comme l’on peut croire,

Les six galants. L’aventurier en prit

Ce qu’il crut à propos d’en prendre ;

Et comme Alaciel de son sort se plaignit,

Cet inconnu s’engagea de la rendre

Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut un mois.

« Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause :

Si les dieux avaient mis la chose

Jusques à présent à mon choix,

J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.

– Pourvu qu’Amour me prête vie,

Vous les verrez, dit-il. C’est seulement à vous

D’apporter remède à vos coups,

Et consentir que mon ardeur s’apaise :

Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)

Vous demeureriez seule ; et pour vous parler franc

Je tiens ce service assez grand,

Pour me flatter d’une espérance

De récompense. »

Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs,

Convint d’un nombre de faveurs,

Qu’afin que la chose fut sûre,

Cette princesse lui payrait,

Non tout d’un coup, mais à mesure

Que le voyage se ferait ;

Tant chaque jour, sans nulle faute.

Le marché s’étant ainsi fait,

La princesse en croupe se met,

Sans prendre congé de son hôte.

 

L’inconnu qui pour quelque temps

S’était défait de tous ses gens,

La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe

Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur.

Notre héroïne prend en descendant de croupe

Un palefroi. Cependant le seigneur

Marche toujours à côté d’elle,

Tantôt lui conte une nouvelle,

Et tantôt lui parle d’amour,

Pour rendre le chemin plus court.

 

Avec beaucoup de foi le traité s’exécute :

Pas la moindre ombre de dispute

Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands

De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens)

Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent

Et s’embarquèrent.

Cet élément ne leur fut pas moins doux

Que l’autre avait été ; certain calme au contraire

Prolongeant le chemin, augmenta le salaire.

Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous

Au port de Joppe, et là se rafraîchirent ;

Au bout de deux jours en partirent,

Sans autre escorte que leur train :

Ce fut aux brigands une amorce :

Un gros d’Arabes en chemin

Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force,

Quand notre aventurier fit un dernier effort

Repoussa les brigands, reçut une blessure

Qui le mit dans la sépulture ;

Non sur-le-champ ; devant sa mort

Il pourvut à la belle, ordonna du voyage,

En chargea son neveu jeune homme de courage,

Lui léguant par même moyen

Le surplus des faveurs, avec son équipage,

Et tout le reste de son bien.

 

Quand on fut revenu de toutes ces alarmes

Et que l’on eut versé certain nombre de larmes

On satisfit au testament du mort ;

On paya les faveurs, dont enfin la dernière

Échut justement sur le bord

De la frontière.

En cet endroit le neveu la quitta,

Pour ne donner aucun ombrage ;

Et le gouverneur la guida

Pendant le reste du voyage.

Au soudan il la présenta.

D’exprimer ici la tendresse,

Ou pour mieux dire les transports,

Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,

Il faudrait de nouveaux efforts ;

Et je n’en puis plus faire : il est bon que j’imite

Phébus, qui sur la fin du jour

Tombe d’ordinaire si court

Qu’on dirait qu’il se précipite.

Le gouverneur aimait à se faire écouter ;

Ce fut un passe-temps de l’entendre conter

Monts et merveilles de la dame

Qui riait sans doute en son âme.

« Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan,

Hispal étant parti, Madame incontinent,

Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,

Résolut de vaquer nuit et jour au service

D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit.

Je ne vous aurais jamais dit

Tous ses temples et ses chapelles,

Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.

Là les gens pour idole ont un certain oiseau,

Qui dans ses portraits est fort beau,

Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.

Au contraire des autres dieux,

Qu’on ne sert que quand on est vieux,

La jeunesse lui sacrifie.

Si vous saviez l’honnête vie

Qu’en le servant menait Madame Alaciel,

Vous béniriez cent fois le Ciel

De vous avoir donné fille tant accomplie.

Au reste en ces pays on vit d’autre façon

Que parmi vous ; les belles vont et viennent :

Point d’eunuques qui les retiennent ;

Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton.

Madame dès l’abord s’est faite à leur méthode,

Tant elle est de facile humeur ;

Et je puis dire à son honneur

Que de tout elle s’accommode. »

 

Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés,

La princesse partit pour Garbe en grande escorte.

Les gens qui la suivaient furent tous régalés

De beaux présents ; et d’une amour si forte

Cette belle toucha le cœur de Mamolin,

Qu’il ne se tenait pas. On fit un grand festin,

Pendant lequel, ayant belle audience,

Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.

Dit les mensonges qu’il lui plut.

Mamolin et sa cour écoutaient en silence.

La nuit vint : on porta la reine dans son lit.

À son honneur elle en sortit :

Le prince en rendit témoignage.

Alaciel, à ce qu’on dit

N’en demandait pas davantage.

 

Ce conte nous apprend que beaucoup de maris

Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires

N’y viennent bien souvent qu’après les favoris,

Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissent guères.

Le plus sûr toutefois est de se bien garder,

Craindre tout, ne rien hasarder.

Filles maintenez-vous ; l’affaire est d’importance.

Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France.

Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près :

C’est là l’un des plus grands secrets

Pour empêcher les aventures.

Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures

Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons :

Rompez-lui toutes ses mesures :

Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons.

Ne m’allez point conter : « c’est le droit des garçons. »

Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre.

Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvait défendre,

Le remède sera de rire en son malheur.

Il est bon de garder sa fleur ;

Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre.

L’Ermite

 

 

Nouvelle tirée de Boccace

 

Dame Vénus et dame Hypocrisie

Font quelquefois ensemble de bons coups ;

Tout homme est homme, et les moines sur tous :

Ce que j’en dis, ce n’est point par envie,

Avez-vous sœur, fille, ou femme jolie,

Gardez le froc ! c’est un maître Gonin ;

Vous en tenez, s’il tombe sous sa main

Belle qui soit quelque peu simple et neuve,

Pour vous montrer que je ne parle en vain,

Lisez ceci, je ne veux autre preuve.

 

Un jeune ermite était tenu pour saint :

On lui gardait place dans la Légende.

L’homme de Dieu d’une corde était ceint

Pleine de nœuds ; mais sous sa houppelande

Logeait le cœur d’un dangereux paillard.

Un chapelet pendait à sa ceinture,

Long d’une brasse, et gros outre mesure ;

Une clochette était de l’autre part.

Au demeurant, il faisait le cafard,

Se renfermait, voyant une femelle,

Dedans sa coque, et baissait la prunelle :

Vous n’auriez dit qu’il eût mangé le lard.

 

Un bourg était dedans son voisinage,

Et dans ce bourg une veuve fort sage,

Qui demeurait tout à l’extrémité.

Elle n’avait pour tout bien qu’une fille

Jeune, ingénue, agréable, et gentille ;

Pucelle encor, mais, à la vérité

Moins par vertu que par simplicité ;

Peu d’entregent, beaucoup d’honnêteté ;

D’autre dot point, d’amants pas davantage.

Du temps d’Adam, qu’on naissait tout vêtu,

Je pense bien que la belle en eût eu,

Car avec rien on montait un ménage ;

Il ne fallait matelas ni linceul ;

Même le lit n’était pas nécessaire.

Ce temps n’est plus. Hymen, qui marchait seul,

Mène à présent à sa suite un notaire.

 

L’Anachorète, en quêtant par le bourg,

Vit cette fille, et dit sous son capuce :

« Voici de quoi ; si tu sais quelque tour,

Il te le faut employer, frère Luce. »

Pas n’y manqua : voici comme il s’y prit.

Elle logeait, comme j’ai déjà dit,

Tout près des champs, dans une maisonnette,

Dont la cloison par notre anachorète

Étant percée aisément et sans bruit,

Le compagnon, par une belle nuit

(Belle, non pas, le vent et la tempête

Favorisaient le dessein du galant),

Une nuit donc, dans le pertuis mettant

Un long cornet, tout du haut de la tête

Il leur cria : « Femmes, écoutez-moi. »

À cette voix, toutes pleines d’effroi,

Se blottissant, l’une et l’autre est en transe.

Il continue, et corne à toute outrance :

« Réveillez-vous, créatures de Dieu,

Toi, femme veuve, et toi, fille pucelle ;

Allez trouver mon serviteur fidèle

L’Ermite Luce ; et partez de ce lieu

Demain matin, sans le dire à personne ;

Car c’est ainsi que le Ciel vous l’ordonne.

Ne craignez point, je conduirai vos pas ;

Luce est bénin. Toi, veuve, tu feras

Que de ta fille il ait la compagnie ;

Car d’eux doit naître un pape, dont la vie

Réformera tout le peuple chrétien. »

 

La chose fut tellement prononcée,

Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée

Ne laissa pas de l’entendre fort bien.

La peur les tint un quart d’heure en silence.

La fille enfin met le nez hors des draps,

Et puis, tirant sa mère par le bras,

Lui dit d’un ton tout rempli d’innocence :

« Mon Dieu ! maman, y faudra-t-il aller ?

Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-il faire ?

Je ne sais pas comment il faut parler ;

Ma cousine Anne est bien mieux son affaire,

Et retiendrait bien mieux tous ses sermons.

– Sotte, tais-toi, lui repartit la mère,

C’est bien cela ! va, va, pour ces leçons

Il n’est besoin de tout l’esprit du monde :

Dès la première, ou bien dès la seconde,

Ta cousine Anne en saura moins que toi.

– Oui ? dit la fille, eh ! mon Dieu ! menez-moi :

Partons, bientôt nous reviendrons au gîte.

– Tout doux, reprit la mère en souriant,

Il ne faut pas que nous allions si vite ;

Car que sait-on ? le diable est bien méchant

Et bien trompeur. Si c’était lui, ma fille,

Qui fût venu pour nous tendre des lacs ?

As-tu pris garde ? Il parlait d’un ton cas,

Comme je crois que parle la famille

De Lucifer. Le fait mérite bien

Que, sans courir, ni précipiter rien,

Nous nous gardions de nous laisser surprendre.

Si la frayeur t’avait fait mal entendre…

Pour moi, j’avais l’esprit tout éperdu.

– Non, non, maman, j’ai fort bien entendu,

Dit la fillette. – Or bien, reprit la mère,

Puisque ainsi va, mettons-nous en prière. »

 

Le lendemain, tout le jour se passa

À raisonner, et par-ci, et par là,

Sur cette voix, et sur cette rencontre.

La nuit venue, arrive le corneur ;

Il leur cria d’un ton à faire peur :

« Femme incrédule, et qui vas à l’encontre

Des volontés de Dieu ton créateur,

Ne tarde plus, va-t’en trouver L’Ermite,

Ou tu mourras. » La fillette reprit :

« Hé bien, maman ! l’avais-je pas bien dit ?

Mon Dieu ! partons ; allons rendre visite

À l’homme saint ; je crains tant votre mort

Que j’y courrais, et tout de mon plus fort,

S’il le fallait. – Allons donc », dit la mère.

La belle mit son corset des bons jours

Son demi-ceint, ses pendants de velours

Sans se douter de ce qu’elle allait faire.

Jeune fillette a toujours soin de plaire.

Notre cagot s’était mis aux aguets,

Et par un trou qu’il avait fait exprès

À sa cellule, il voulait que ces femmes

Le pussent voir, comme un brave soldat,

Le fouet en main, toujours en un état

De pénitence, et de tirer des flammes

Quelque défunt puni pour ses méfaits ;

Faisant si bien, en frappant tout auprès,

Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.

Il n’ouvrit pas à nos deux pèlerines

Du premier coup ; et pendant un moment

Chacune peut l’entrevoir s’escrimant

Du saint outil. Enfin, la porte s’ouvre

Mais ce ne fut d’un bon Miserere.

Le papelard contrefait l’étonné.

Tout en tremblant, la veuve lui découvre

Non sans rougir, le cas comme il était.

À six pas d’eux la fillette attendait

Le résultat, qui fut que notre ermite

Les renvoya, fit le bon hypocrite.

« Je crains, dit-il, les ruses du malin ;

Dispensez-moi : le sexe féminin

Ne doit avoir en ma cellule entrée.

Jamais de moi saint-père ne naîtra. »

La veuve dit, toute déconfortée :

« Jamais de vous ! et pourquoi ne fera ? »

Elle ne put en tirer autre chose.

En s’en allant, la fillette disait :

« Hélas ! maman, nos péchés en sont cause. »

 

La nuit revient, et l’une et l’autre était

Au premier somme, alors que l’hypocrite

Et son cornet font bruire la maison.

Il leur cria, toujours du même ton :

« Retournez voir Luce le saint ermite ;

Je l’ai changé ; retournez dès demain. »

Les voilà donc derechef en chemin.

Pour ne tirer plus en long cette histoire,

Il les reçut. La mère s’en alla,

Seule, s’entend ; la fille demeura.

Tout doucement il vous l’apprivoisa ;

Lui prit d’abord son joli bras d’ivoire :

Puis s’approcha, puis en vint au baiser,

Puis aux beautés que l’on cache à la vue,

Puis le galant vous la mit toute nue,

Comme s’il eût voulu la baptiser.

Ô papelards, qu’on se trompe à vos mines !

Tant lui donna du retour de matines,

Que maux de cœur vinrent premièrement,

Et maux de cœur chassés Dieu sait comment.

En fin finale, une certaine enflure

La contraignit d’allonger sa ceinture,

Mais en cachette, et sans en avertir

Le forge-pape, encore moins la mère ;

Elle craignait qu’on ne la fît partir :

Le jeu d’amour commençait à lui plaire.

Vous me direz : « D’où lui vint tant d’esprit ? »

D’où ? de ce jeu : c’est l’arbre de science.

Sept mois entiers la galande attendit ;

Elle allégua son peu d’expérience.

Dès que la mère eut indice certain

De sa grossesse, elle lui fit soudain

Trousser bagage, et remercia l’hôte.

Lui de sa part rendit grâce au Seigneur,

Qui soulageait son pauvre serviteur.

Puis, au départ, il leur dit que sans faute,

Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.

« Gardez pourtant, dame, de faire rien

Qui puisse nuire à votre géniture.

Ayez grand soin de cette créature ;

Car tout bonheur vous en arrivera :

Vous régnerez, serez la signora,

Ferez monter aux grandeurs tous les vôtres,

Princes les uns et grands seigneurs les autres,

Vos cousins ducs, cardinaux vos neveux ;

Places, châteaux, tant pour vous que pour eux,

Ne manqueront en aucune manière,

Non plus que l’eau qui coule en la rivière. »

Leur ayant fait cette prédiction,

Il leur donna sa bénédiction.

La signora, de retour chez sa mère,

S’entretenait jour et nuit du saint-père,

Préparait tout, lui faisait des béguins ;

Au demeurant prenait tous les matins

La couple d’œufs ; attendait en liesse

Ce qui viendrait d’une telle grossesse.

Mais ce qui vint détruisit les châteaux,

Fit avorter les mitres, les chapeaux

Et les grandeurs de toute la famille :

La signora mit au monde une fille.

Mazet de Lamporechio

 

 

Nouvelle tirée de Boccace.

 

Le voile n’est le rempart le plus sûr

Contre l’Amour, ni le moins accessible.

Un bon mari, mieux que grille ni mur,

Y pourvoira, si pourvoir est possible.

C’est à mon sens une erreur trop visible

À des parents, pour ne dire autrement,

De présumer, après qu’une personne,

Bon gré, mal gré, s’est mise en un couvent,

Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on lui donne.

Abus, abus ; je tiens que le Malin

N’a revenu plus clair et plus certain

(Sauf toutefois l’assistance divine.)

Encore un coup ne faut qu’on s’imagine

Que d’être pure et nette de péché

Soit privilège à la guimpe attaché.

Nenni da, non ; je prétends qu’au contraire,

Filles du monde ont toujours plus de peur,

Que l’on ne donne atteinte à leur honneur ;

La raison est qu’elles en ont affaire.

Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.

Les autres n’ont pour un seul adversaire.

Tentation, fille d’oisiveté,

Ne manque pas d’agir de son côté :

Puis le désir, enfant de la contrainte.

Ma fille est nonne, Ergo, c’est une sainte,

Mal raisonner. Des quatre parts les trois

En ont regret et se mordent les doigts ;

Font souvent pis ; au moins l’ai-je ouï dire ;

Car pour ce point je parle sans savoir.

Boccace en fait certain conte pour rire,

Que j’ai rimé comme vous allez voir.

 

Un bon vieillard en un couvent de filles

Autrefois fut, labourait le jardin.

Elles étaient toutes assez gentilles,

Et volontiers jasaient dès le matin.

Tant ne songeaient au service divin,

Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,

Bien blanchement, comme droites poupées,

Prête chacune à tenir coup aux gens ;

Et n’était bruit qu’il se trouvât léans

Fille qui n’eût de quoi rendre le change,

Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.

 

Huit sœurs étaient, et l’abbesse sont neuf,

Si mal d’accord que c’était chose étrange.

De la beauté la plupart en avaient ;

De la jeunesse elles en avaient toutes.

En cettui lieu beaux pères fréquentaient,

Comme on peut croire ; et tant bien supputaient

Qu’il ne manquait à tomber sur leurs routes.

Le bon vieillard jardinier dessus dit,

Près de ces sœurs perdait presque l’esprit ;

À leur caprice il ne pouvait suffire.

Toutes voulaient au vieillard commander ;

Dont ne pouvant entre elles s’accorder,

Il souffrait plus que l’on ne saurait dire.

Force lui fut de quitter la maison.

Il en sortit de la même façon

Qu’était entré là dedans le pauvre homme,

Sans croix ne pile, et n’ayant rien en somme

Qu’un vieil habit. Certain jeune garçon

De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,

Dit au vieillard un beau jour après boire,

Et raisonnant sur le fait des nonnains :

Qu’il passerait bien volontiers sa vie

Près de ces sœurs ; et qu’il avait envie

De leur offrir son travail et ses mains :

Sans demander récompense ni gages.

Le compagnon ne visait à l’argent :

Trop bien croyait, ces sœurs étant peu sages,

Qu’il en pourrait croquer une en passant,

Et puis une autre, et puis toute la troupe.

Nuto lui dit (c’est le nom du vieillard) :

« Crois-moi, Mazet, mets-toi quelque autre part.

J’aimerais mieux être sans pain ni soupe

Que d’employer en ce lieu mon travail.

Les nonnes sont un étrange bétail.

Qui n’a tâté de cette marchandise

Ne sait encor ce que c’est que tourment.

Je te le dis, laisse là ce couvent ;

Car d’espérer les servir à leur guise

C’est un abus ; l’une voudra du mou

L’autre du dur ; par quoi je te tiens fou

D’autant plus fou que ces filles sont sottes ;

Tu n’auras pas œuvre faite entre nous

L’une voudra que tu plantes des choux,

L’autre voudra que ce soit des carottes. »

Mazet reprit : « Ce n’est pas là le point.

Vois-tu, Nuto, je ne suis qu’une bête ;

Mais dans ce lieu tu ne me verras point

Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.

La raison est que je n’ai que vingt ans ;

Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.

Je leur suis propre, et ne demande en somme

Que être admis. » Dit alors le bon homme :

« Au factotum tu n’as qu’à t’adresser ;

– Allons-nous-en de ce pas lui parler.

Allons, dit l’autre. Il me vient une chose

Dedans l’esprit : je ferai le muet

Et l’idiot. – Je pense qu’en effet,

Reprit Nuto, cela peut être cause

Que le Pater avec le factotum

N’auront de toi ni crainte ni soupçon. »

 

La chose alla comme ils l’avaient prévue.

Voilà Mazet, à qui pour bienvenue

L’on fait bêcher la moitié du jardin.

Il contrefait le sot et le badin,

Et cependant laboure comme un sire.

Autour de lui les nonnes allaient rire.

 

Un certain jour le compagnon dormant,

Ou bien feignant de dormir, il n’importe :

(Boccace dit qu’il en faisait semblant)

Deux des nonnains le voyant de la sorte

Seul au jardin ; (car sur le haut du jour,

Nulle des sœurs ne faisait long séjour

Hors le logis, le tout crainte du hâle)

De ces deux donc, l’une approchant Mazet,

Dit à sa sœur : « Dedans ce cabinet

Menons ce sot. » Mazet était beau mâle,

Et la galande à le considérer

Avait pris goût ; pourquoi sans différer

Amour lui fit proposer cette affaire.

L’autre reprit : « Là dedans ? et quoi faire ?

– Quoi ? dit la sœur, je ne sais, l’on verra ;

Ce que l’on fait alors qu’on en est là :

Ne dit-on pas qu’il se fait quelque chose ?

– Jésus, reprit l’autre sœur se signant,

Que dis-tu là ? notre règle défend

De tels pensers. S’il nous fait un enfant ?

Si l’on nous voit ? tu t’en vas être cause

De quelque mal. – On ne nous verra point,

Dit la première ; et quant à l’autre point

C’est s’alarmer avant que le coup vienne.

Usons du temps sans nous tant mettre en peine,

Et sans prévoir les choses de si loin.

Nul n’est ici, nous avons tout à point,

L’heure, et le lieu si touffu, que la vue

N’y peut passer ; et puis sur l’avenue

Je suis d’avis qu’une fasse le guet :

Tandis que l’autre étant avec Mazet,

À son bel aise aura lieu de s’instruire :

Il est muet et n’en pourra rien dire.

– Soit fait, dit l’autre ; il faut à ton désir

Acquiescer, et te faire plaisir.

Je passerai si tu veux la première

Pour t’obliger au moins à ton loisir

Tu t’ébattras puis après de manière

Qu’il ne sera besoin d’y retourner :

Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.

– Je le vois bien, dit l’autre plus sincère :

Tu ne voudrais sans cela commencer

Assurément ; et tu serais honteuse. »

Tant y resta cette sœur scrupuleuse,

Qu’à la fin l’autre allant la dégager

De faction la fut faire changer.

Notre muet fait nouvelle partie :

Il s’en tira non si gaillardement :

Cette sœur fut beaucoup plus mal lotie ;

Le pauvre gars acheva simplement

Trois fois le jeu, puis après il fit chasse.

Les deux nonnains n’oublièrent la trace

Du cabinet, non plus que du jardin ;

Il ne fallait leur montrer le chemin.

Mazet, pourtant, se ménagea de sorte

Qu’à Sœur Agnès, quelques jours ensuivant

Il fit apprendre une semblable note

En un pressoir tout au bout du couvent ;

Sœur Angélique et sœur Claude suivirent,

L’une au dortoir, l’autre dans un cellier :

Tant qu’à la fin la cave et le grenier

Du fait des sœurs maintes choses apprirent.

Point n’en resta que le sire Mazet

Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.

L’abbesse aussi voulut entrer en danse,

Elle eut son droit, double et triple pitance,

De quoi les sœurs jeûnèrent très longtemps.

Mazet n’avait faute de restaurants ;

Mais restaurants ne sont pas grande affaire

À tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,

Qu’avec l’abbesse un jour venant au choc :

« J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un bon coq

N’en a que sept, au moins qu’on ne me laisse

Toutes les neuf. – Miracle, dit l’abbesse,

Venez mes sœurs, nos jeunes ont tant fait

Que Mazet parle. » À l’entour du muet,

Non plus muet, toutes huit accoururent ;

Tinrent chapitre, et sur l’heure conclurent

Qu’à l’avenir Mazet serait choyé

Pour le plus sûr ; car qu’il fut renvoyé,

Cela rendrait la chose manifeste.

Le compagnon bien nourri, bien payé

Fit ce qu’il put, d’autres firent le reste.

Il les engea de petits Mazillons,

Desquels on fit de petits moinillons ;

Ces moinillons devinrent bientôt pères ;

Comme les sœurs devinrent bientôt mères

À leur regret, pleines d’humilité ;

Mais jamais nom ne fut mieux mérité.

 

LIVRE TROISIÈME

Les Oies du père Philippe

 

 

Je dois trop au beau sexe ; il me fait trop d’honneur

De lire ces récits ; si tant est qu’il les lise.

Pourquoi non ? c’est assez qu’il condamne en son cœur

Celles qui font quelque sottise.

Ne peut-il pas sans qu’il le dise,

Rire sous cape de ces tours,

Quelque aventure qu’il y trouve ?

S’ils sont faux, ce sont vains discours ;

S’ils sont vrais, il les désapprouve.

Irait-il après tout s’alarmer sans raison

Pour un peu de plaisanterie ?

Je craindrais bien plutôt que la cajolerie

Ne mît le feu dans la maison.

Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre ;

Je réponds de vous corps pour corps :

Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre

Qu’on ne s’enferme avec les morts ?

Le monde ne vous connaît guères,

S’il croit que les faveurs sont chez vous familières :

Non pas que les heureux amants

Soient ni phénix ni corbeaux blancs ;

Aussi ne sont-ce fourmilières.

Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons.

J’ai servi des beautés de toutes les façons :

Qu’ai- je gagné ? très peu de chose ;

Rien. Je m’aviserais sur le tard d’être cause

Que la moindre de vous commît le moindre mal !

Contons ; mais contons bien ; c’est le point principal ;

C’est tout : à cela près, censeurs, je vous conseille

De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille.

Censurez tant qu’il vous plaira

Méchants vers, et phrases méchantes ;

Mais pour bons tours, laissez-les là ;

Ce sont choses indifférentes ;

Je n’y vois rien de périlleux.

Les mères, les maris, me prendront aux cheveux

Pour dix ou douze contes bleus !

Voyez un peu la belle affaire !

Ce que je n’ai pas fait mon livre irait le faire !

Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté ;

 

Mais je voudrais m’être acquitté

De cette grâce par avance.

Que puis-je faire en récompense ?

Un conte ou l’on va voir vos appas triompher :

Nulle précaution ne les peut étouffer.

Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore

Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunes ans,

Outre l’éclat des cieux, et les beautés des champs,

Il eût vu les vôtres encore.

Aussi dès qu’il les vit il en sentit les coups ;

Vous surpassâtes tout ; il n’eut d’yeux que pour vous ;

Il laissa les palais : enfin votre personne

Lui parut avoir plus d’attraits

Que n’en auraient à beaucoup près

Tous les joyaux de la Couronne.

On l’avait dès l’enfance élevé dans un bois.

Là son unique compagnie

Consistait aux oiseaux : leur aimable harmonie

Le désennuyait quelquefois.

Tout son plaisir était cet innocent ramage :

Encor ne pouvait-il entendre leur langage.

En une école si sauvage

Son père l’amena dès ses plus tendres ans.

Il venait de perdre sa mère ;

Et le pauvre garçon ne connut la lumière

Qu’afin qu’il ignorât les gens :

Il ne s’en figura pendant un fort long temps

Point d’autres que les habitants

De cette forêt ; c’est-à-dire

Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire

Pour respirer sans plus, et ne songer à rien.

Ce qui porta son père à fuir tout entretien,

Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes ;

L’une la haine des personnes,

L’autre la crainte ; et depuis qu’à ses yeux

Sa femme disparut s’envolant dans les Cieux,

Le monde lui fut odieux :

Las d’y gémir, et de s’y plaindre,

Et partout des plaintes ouïr,

Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,

Et le reste des femmes craindre.

Il voulut être ermite ; et destina son fils

À ce même genre de vie.

Ses biens aux pauvres départis,

Il s’en va seul, sans compagnie

Que celle de ce fils, qu’il portait dans ses bras :

Au fond d’une forêt il arrête ses pas.

(Cet homme s’appelait Philippe, dit l’histoire.)

Là, par un saint motif, et non par humeur noire,

Notre ermite nouveau cache avec très grand soin

Cent choses à l’enfant ; ne lui dit près ni loin

Qu’il fut au monde aucune femme,

Aucuns désirs, aucun amour ;

Au progrès de ses ans réglant en ce séjour

La nourriture de son âme.

À cinq il lui nomma des fleurs, des animaux ;

L’entretint de petits oiseaux ;

Et parmi ce discours aux enfants agréable,

Mêla des menaces du diable ;

Lui dit qu’il était fait d’une étrange façon :

La crainte est aux enfants la première leçon.

Les dix ans expirés, matière plus profonde

Se mit sur le tapis : un peu de l’autre monde

Au jeune enfant fut révélé ;

Et de la femme point parlé.

Vers quinze ans lui fut enseigné,

Tout autant que l’on put, l’auteur de la nature ;

Et rien touchant la créature.

Ce propos n’est alors déjà plus de saison

Pour ceux qu’au monde on veut soustraire ;

Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire.

 

Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon

De le mener à la ville prochaine.

Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’à peine

Aller quérir son vivre : et lui mort après tout

Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout

De subsister sans connaître personne ?

Les loups n’étaient pas gens qui donnassent l’aumône.

Il savait bien que le garçon

N’aurait de lui pour héritage,

Qu’une besace et qu’un bâton :

C’était un étrange partage.

Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans.

Au reste il était peu de gens

Qui ne lui donnassent la miche.

Frère Philippe eût été riche

S’il eut voulu. Tous les petits enfants

Le connaissaient ; et du haut de leur tête,

Ils criaient : « Apprêtez la quête ;

Voilà frère Philippe. » Enfin dans la cité

Frère Philippe souhaité

Avait force dévots ; de dévotes pas une ;

Car il n’en voulait point avoir.

Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir,

Le pauvre homme le mène voir

Les gens de bien, et tente la fortune.

Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils.

 

Voilà nos ermites partis.

Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,

Et de tous objets assortie :

Le prince y faisait son séjour.

Le jeune homme tombe des nues

Demandait : « Qu’est-ce là ? – Ce sont des gens de cour.

– Et là ? – Ce sont palais. – Ici ? – Ce sont statues. »

Il considérait tout : quand de jeunes beautés

Aux yeux vifs, aux traits enchantés,

Passèrent devant lui ; dès lors nulle autre chose

Ne put ses regards attirer.

Adieu palais ; adieu ce qu’il vient d’admirer :

Voici bien pis, et bien une autre cause

D’étonnement.

Ravi comme en extase à cet objet charmant :

« Qu’est-ce là, dit-il à son père,

Qui porte un si gentil habit ?

Comment l’appelle-t-on ? » ce discours ne plut guère

Au bon vieillard, qui répondit :

« C’est un oiseau qui s’appelle oie.

– Ô l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie.

Oie, hélas ! chante un peu, que j’entende ta voix.

Peut-on point un peu te connaître ?

Mon père je vous prie et mille et mille fois,

Menons-en une en notre bois ;

J’aurai soin de la faire paître. »

La Mandragore

 

 

Au présent conte on verra la sottise

D’un Florentin. Il avait femme prise

Honnête et sage autant qu’il est besoin ;

Jeune pourtant, du reste toute belle :

Et n’eût-on cru de jouissance telle

Dans le pays, ni même encor plus loin.

Chacun l’aimait, chacun la jugeait digne

D’un autre époux : car quant à celui-ci,

Qu’on appelait Nicia Calfucci,

Ce fut un sot en son temps très insigne.

Bien le montra, lorsque bon gré, mal gré

Il résolut d’être père appelé ;

Crut qu’il ferait beaucoup pour sa patrie

S’il la pouvait orner de Calfuccis.

Sainte ni saint n’était en paradis

Qui de ses vœux n’eût la tête étourdie.

Tous ne savaient ou mettre ses présents.

Il consultait matrones, charlatans,

Diseurs de mots, experts sur cette affaire :

Le tout en vain : car il ne put tant faire

Que d’être père. Il était buté là,

Quand un jeune homme, après avoir en France

Étudié, s’en revint à Florence,

Aussi leurré qu’aucun de par-delà ;

Propre, galant, cherchant partout fortune,

Bien fait de corps, bien voulu de chacune :

Il sut dans peu la carte du pays ;

Connut les bons et les méchants maris ;

Et de quel bois se chauffaient leurs femelles ;

Quels surveillants ils avaient mis près d’elles ;

Les si, les car, enfin tous les détours ;

Comment gagner les confidents d’amours,

Et la nourrice, et le confesseur même,

Jusques au chien ; tout y fait quand on aime.

Tout tend aux fins, dont un seul iota

N’étant omis, d’abord le personnage

Jette son plomb sur Messer Nicia,

Pour lui donner l’ordre de Cocuage.

Hardi dessein ! l’épouse de léans

À dire vrai recevait bien les gens ;

Mais c’était tout : aucun de ses amants

Ne s’en pouvait promettre davantage.

Celui-ci seul, Callimaque nommé,

Dès qu’il parut fut très fort à son gré.

Le galant donc près de la forteresse

Assied son camp, vous investit Lucrèce,

Qui ne manqua de faire la tigresse

À l’ordinaire, et l’envoya jouer :

Il ne savait à quel saint se vouer,

Quand le mari, par sa sottise extrême,

Lui fit juger qu’il n’était stratagème,

Panneau n’était, tant étrange semblât,

Où le pauvre homme à la fin ne donnât,

De tout son cœur, et ne s’en affublât.

L’amant et lui, comme étant gens d’étude,

Avaient entre eux lié quelque habitude :

Car Nice était docteur en droit canon :

Mieux eût valu l’être en autre science

Et qu’il n’eut pris si grande confiance

En Callimaque. Un jour au compagnon

Il se plaignit de se voir sans lignée.

À qui la faute ? il était vert galant,

Lucrèce jeune, et drue, et bien taillée :

« Lorsque j’étais à Paris, dit l’amant,

Un curieux y passa d’aventure.

Je l’allai voir : il m’apprit cent secrets :

Entre autres un pour avoir géniture :

Et n’était chose à son compte plus sûre.

Le grand Mogor l’avait avec succès

Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme.

Mainte princesse, et mainte et mainte dame

En avait fait aussi d’heureux essais.

Il disait vrai, j’en ai vu des effets.

Cette recette est une médecine

Faite du jus de certaine racine,

Ayant pour nom mandragore ; et ce jus

Pris par la femme opère beaucoup plus

Que ne fit onc nulle ombre monacale

D’aucun couvent de jeunes frères plein.

Dans dix mois d’hui je vous fais père enfin ;

Sans demander un plus long intervalle.

Et touchez là : dans dix mois et devant

Nous porterons au baptême l’enfant.

– Dites-vous vrai ? repartit Messer Nice.

Vous me rendez un merveilleux office.

– Vrai ? je l’ai vu faut-il répéter tant ?

Vous moquez-vous d’en douter seulement ?

Par votre foi, le Mogor est-il homme

Que l’on osât de la sorte affronter ?

Ce curieux en toucha telle somme

Qu’il n’eut sujet de s’en mécontenter. »

Nice reprit : « Voilà chose admirable !

Et qui doit être à Lucrèce agréable !

Quand lui verrai-je un poupon sur le sein ?

Notre féal, vous serez le parrain ;

C’est la raison : dès hui je vous en prie.

– Tout doux, reprit alors notre galant,

Ne soyez pas si prompt, je vous supplie :

Vous allez vite : il faut auparavant

Vous dire tout. Un mal est dans l’affaire :

Mais ici-bas put-on jamais tant faire

Que de trouver un bien pur et sans mal ?

Ce jus doué de vertu tant insigne

Porte d’ailleurs qualité très maligne.

Presque toujours il se trouve fatal

À celui-là qui le premier caresse

La patiente ; et souvent on en meurt. »

Nice reprit aussitôt : « Serviteur ;

Plus de votre herbe : et laissons là Lucrèce

Telle qu’elle est : bien grand merci du soin.

Que servira, moi mort, si je suis père ?

Pourvoyez-vous de quelque autre compère :

C’est trop de peine, il n’en est pas besoin. ‘

L’amant lui dit : ‘ Quel esprit est le vôtre !

Toujours il va d’un excès dans un autre.

Le grand désir de vous voir un enfant

Vous transportait naguère d’allégresse :

Et vous voilà, tant vous avez de presse,

Découragé sans attendre un moment.

Oyez le reste ; et sachez que Nature

A mis remède à tout, fors à la mort.

Qu’est-il de faire afin que l’aventure

Nous réussisse, et qu’elle aille à bon port ?

Il nous faudra choisir quelque jeune homme

D’entre le peuple ; un pauvre malheureux,

Qui vous précède au combat amoureux

Tente la voie, attire et prenne en somme

Tout le venin : puis le danger ôté

Il conviendra que de votre côté

Vous agissiez sans tarder davantage ;

Car soyez sûr d’être alors garanti.

Il nous faut faire in anima vili

 

Ce premier pas ; et prendre un personnage

Lourd et le peu ; mais qui ne soit pourtant

Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,

Ni d’un toucher si rude et si sauvage

Qu’à votre femme un supplice ce soit.

Nous savons bien que Madame Lucrèce

Accoutumée à la délicatesse

De Nicia, trop de peine en auroit.

Même il se peut qu’en venant à la chose

Jamais son cœur n’y voudrait consentir.

Or, ai-je dit, un jeune homme, et pour cause :

Car plus sera d’âge pour bien agir,

Moins laissera de venin, sans nul doute :

Je vous promets qu’il n’en laissera goutte. »

 

Nice d’abord eut peine à digérer

L’expédient ; allégua le danger,

Et l’infamie : il en serait en peine :

Le magistrat pourrait le rechercher

Sur le soupçon d’une mort si soudaine.

Empoisonner un de ses citadins !

Lucrèce était échappée aux blondins,

On l’allait mettre entre les bras d’un rustre !

« Je suis d’avis qu’on prenne un homme illustre,

Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt

En mille endroits cornera le mystère !

Sottise et peur contiendront ce pitaud.

Au pis aller l’argent le fera taire.

Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,

Et le coquin même n’y songeant pas,

Vous ne tombez proprement dans le cas

De cocuage. Il n’est pas dit encore

Qu’un tel paillard ne résiste au poison.

Et ce nous est une double raison

De le choisir tel que la mandragore

Consume en vain sur lui tout son venin.

Car quand je dis qu’on meurt, je n’entends dire

Assurément. Il vous faudra demain

Faire choisir sur la brune le sire :

Et dès ce soir donner la potion.

J’en ai chez moi de la confection.

Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,

D’aller paraître en aucune façon.

Ligurio choisira le garçon :

C’est là son fait : laissez-lui cet office.

Vous vous pouvez fier à ce valet

Comme à vous-même : il est sage et discret.

J’oublie encor que pour plus d’assurance

On bandera les yeux à ce paillard :

Il ne saura qui, quoi, n’en quelle part,

N’en quel logis, ni si dedans Florence

Ou bien dehors on vous l’aura mené. »

Par Nicia le tout fut approuvé.

Restait sans plus d’y disposer sa femme.

De prime face elle crut qu’on riait ;

Puis se fâcha ; puis jura sur son âme

Que mille fois plutôt on la tuerait.

Que dirait-on si le bruit en courait ?

Outre l’offense et péché trop énorme,

Calfuce et Dieu savaient que de tout temps

Elle avait craint ces devoirs complaisants,

Qu’elle endurait seulement pour la forme.

Puis il viendrait quelque matin difforme

L’incommoder, la mettre sur les dents ?

Suis-je de taille à souffrir toutes gens ?

« Quoi ! recevoir un pitaud dans ma couche ?

Puis-je y songer qu’avecque du dédain ?

Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin,

Ni roi, ni roc ne feront qu’autre touche

Que Nicia jamais onc à ma peau. »

 

Lucrèce étant de la sorte arrêtée,

On eut recours à frère Timothée.

Il la prêcha ; mais si bien et si beau,

Qu’elle donna les mains par pénitence.

On l’assura de plus qu’on choisirait

Quelque garçon d’honnête corpulence ;

Non trop rustaud ; et qui ne lui ferait

Mal ni dégoût. La potion fut prise.

Le lendemain notre amant se déguise,

Et s’enfarine en vrai garçon meunier ;

Un faux menton, barbe d’étrange guise ;

Mieux ne pouvait se métamorphoser.

Ligurio qui de la faciende

Et du complot avait toujours été,

Trouve l’amant tout tel qu’il le demande,

Et ne doutant qu’on n’y fût attrapé

Sur le minuit le mène à Messer Nice ;

Les yeux bandés ; le poil teint ; et si bien

Que notre époux ne reconnut en rien

Le compagnon. Dans le lit il se glisse

En grand silence : en grand silence aussi

La patiente attend sa destinée ;

Bien blanchement, et ce soir atournée.

Voire ce soir ? atournée ; et pour qui ?

Pour qui ? j’entends : n’est-ce pas que la dame

Pour un meunier prenait trop de souci ?

Vous vous trompez ; le sexe en use ainsi.

Meuniers ou rois, il veut plaire à toute âme.

C’est double honneur, ce semble en une femme

Quand son mérite échauffe un esprit lourd

Et fait aimer les cœurs nés sans amour.

Le travesti changea de personnage,

Sitôt qu’il eut dame de tel corsage

À ses côtés, et qu’il fut dans le lit.

Plus de meunier ; la galande sentit

Auprès de soi la peau d’un honnête homme.

Et ne croyez qu’on employât au somme

De tels moments. Elle disait tout bas :

« Qu’est ceci donc ? ce compagnon n’est pas

Tel que j’ai cru : le drôle a la peau fine.

C’est grand dommage : il ne mérite hélas

Un tel destin : j’ai regret qu’au trépas

Chaque moment de plaisir l’achemine. »

Tandis l’époux enrôlé tout de bon,

De sa moitié plaignait bien fort la peine.

Ce fut avec une fierté de reine

Qu’elle donna la première façon

De cocuage ; et pour le décoron

Point ne voulut y joindre ses caresses.

À ce garçon la perle des Lucrèces

Prendrait du goût ? quand le premier venin

Fut emporté, notre amant prit la main

De sa maîtresse ; et de baisers de flamme

La parcourant : « Pardon (dit-il) Madame.

Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait

C’est Callimaque : approuvez son martyre.

Vous ne sauriez ce coup vous en dédire.

Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.

S’il est fatal toutefois que j’expire,

J’en suis content : vous avez dans vos mains

Un moyen sûr de me priver de vie ;

Et le plaisir bien mieux qu’aucuns venins

M’achèvera, tout le reste est folie.

 

Lucrèce avait jusque-là résisté ;

Non par défaut de bonne volonté ;

Ni que l’amant ne plût fort à la belle :

Mais la pudeur et la simplicité

L’avaient rendue ingrate en dépit d’elle.

Sans dire mot, sans oser respirer,

Pleine de honte et d’amour tout ensemble,

Elle se met aussitôt à pleurer.

« À son amant peut-elle se montrer

Après cela ? qu’en pourra-t-il penser ?

Dit-elle en soi ; et qu’est-ce qu’il lui semble ?

J’ai bien manqué de courage et d’esprit. »

Incontinent un excès de dépit

Saisit son cœur ; et fait que la pauvrette

Tourne la tête, et vers le coin du lit

Se va cacher pour dernière retraite.

Elle y voulut tenir bon, mais en vain.

Ne lui restant que ce peu de terrain,

La place fut incontinent rendue.

Le vainqueur l’eut a sa discrétion ;

Il en usa selon sa passion :

Et plus ne fut de larme répandue.

Honte cessa ; scrupule autant en fit.

Heureux sont ceux qu’on trompe à leur profit.

L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,

Trop tôt encor pour l’objet de ses vœux.

« Il faut, dit-il, beaucoup plus d’une attaque

Contre un venin tenu si dangereux. »

Les jours suivants notre couple amoureux

Y sut pourvoir : l’époux ne tarda guères

Qu’il n’eût atteint tous ses autres confrères.

Pour ce coup-là fallut se séparer ;

L’amant courut chez soi se recoucher.

 

À peine au lit il s’était mis encore,

Que notre époux joyeux et triomphant

Le va trouver, et lui conte comment

S’était passé le jus de mandragore :

D’abord, dit-il, j’allai tout doucement

Auprès du lit écouter si le sire

S’approcherait, et s’il en voudrait dire.

Puis je priai notre épouse tout bas

Qu’elle lui fît quelque peu de caresse,

Et ne craignît de gâter ses appas.

C’était au plus une nuit d’embarras.

« Et ne pensez, ce lui dis-je, Lucrèce,

Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper,

Je saurai tout ; Nice se peut vanter

D’être homme à qui l’on n’en donne à garder.

Vous savez bien qu’il y va de ma vie.

N’allez donc point faire la renchérie :

Montrez par là que vous savez aimer

Votre mari plus qu’on ne croit encore :

C’est un beau champ. Que si cette pécore

Fait le honteux, envoyez sans tarder

M’en avertir ; car je me vais coucher.

Et n’y manquez ; nous y mettrons bon ordre.

Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’au bout.

Savez-vous bien que ce rustre y prit goût ?

Le drôle avait tantôt peine à démordre.

J’en ai pitié : je le plains après tout.

N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’on l’enterre.

Et quant à vous venez nous voir souvent.

Nargue de ceux qui me faisaient la guerre ;

Dans neuf mois d’hui je leur livre un enfant. »

Les Rémois

 

 

Il n’est cité que je préfère à Reims :

C’est l’ornement, et l’honneur de la France :

Car sans compter l’ampoule et les bons vins,

Charmants objets y sont en abondance.

Par ce point-là je n’entends quant à moi

Tours ni portaux ; mais gentilles galoises ;

Ayant trouvé telle de nos Rémoises

Friande assez pour la bouche d’un roi.

 

Une avait pris un peintre en mariage,

Homme estimé dans sa profession :

Il en vivait : que faut-il davantage ?

C’était assez pour sa condition.

Chacun trouvait sa femme fort heureuse.

Le drôle était, grâce à certain talent,

Très bon époux, encor meilleur galant.

De son travail mainte dame amoureuse

L’allait trouver ; et le tout à deux fins :

C’était le bruit à ce que dit l’histoire :

Moi qui ne suis en cela des plus fins,

Je m’en rapporte à ce qu’il en faut croire.

Dès que le sire avait donzelle en main,

Il en riait avecque son épouse.

Les droits d’hymen allant toujours leur train

Besoin n’était qu’elle fût la jalouse.

Même elle eût pu le payer de ses tours ;

Et comme lui voyager en amours ;

Sauf d’en user avec plus de prudence,

Ne lui faisant la même confidence.

 

Entre les gens qu’elle sut attirer,

Deux siens voisins se laissèrent leurrer

À l’entretien libre et gai de la dame ;

Car c’était bien la plus trompeuse femme

Qu’en ce point-là l’on eût su rencontrer :

Sage sur tout ; mais aimant fort à rire.

Elle ne manque incontinent de dire

À son mari l’amour des deux bourgeois,

Tous deux gens sots, tous deux gens à sornettes.

Lui raconta mot pour mot leurs fleurettes ;

Pleurs et soupirs, gémissements gaulois.

Ils avaient lu, ou plutôt ouï dire,

Que d’ordinaire en amour on soupire.

Ils tâchaient donc d’en faire leur devoir,

Que bien que mal, et selon leur pouvoir.

À frais communs se conduisait l’affaire.

Ils ne devaient nulle chose se taire.

Le premier d’eux qu’on favoriserait

De son bonheur part à l’autre ferait.

 

Femmes voilà souvent comme on vous traite.

Le seul plaisir est ce que l’on souhaite.

Amour est mort : le pauvre compagnon

Fut enterré sur les bords du Lignon.

Nous n’en avons ici ni vent ni voie.

Vous y servez de jouet et de proie

À jeunes gens indiscrets, scélérats :

C’est bien raison qu’au double on le leur rende :

Le beau premier qui sera dans vos lacs,

Plumez-le-moi, je vous le recommande.

 

La dame donc pour tromper ses voisins

Leur dit un jour : « Vous boirez de nos vins

Ce soir chez nous. Mon mari s’en va faire

Un tour aux champs ; et le bon de l’affaire

C’est qu’il ne doit au gîte revenir.

Nous nous pourrons à l’aise entretenir.

– Bon, dirent-ils, nous viendrons sur la brune. »

Or les voilà compagnons de fortune.

La nuit venue ils vont au rendez-vous.

Eux introduits, croyant ville gagnée,

Un bruit survint ; la fête fut troublée.

On frappe à l’huis ; le logis aux verrous

Était fermé : la femme à la fenêtre

Court en disant : « Celui-ci frappe en maître ;

Serait-ce point par malheur mon époux ?

Oui, cachez-vous, dit-elle, c’est lui-même.

Quelque accident, ou bien quelque soupçon

Le font venir coucher à la maison. »

Nos deux galants dans ce péril extrême

Se jettent vite en certain cabinet.

Car s’en aller, comment auraient-ils fait ?

Ils n’avaient pas le pied hors de la chambre

Que l’époux entre, et voit au feu le membre

Accompagné de maint et maint pigeon,

L’un au hâtier, les autres au chaudron

« Oh oh, dit-il, voilà bonne cuisine !

Qui traitez-vous ? Alis notre voisine,

Reprit l’épouse, et Simonette aussi.

Loué soit Dieu qui vous ramène ici,

La compagnie en sera plus complète.

Madame Alis, Madame Simonette,

N’y perdront rien. Il faut les avertir

Que tout est prêt, qu’elles n’ont qu’à venir.

J’y cours moi-même. » Alors la créature

Les va prier. Or c’étaient les moitiés

De nos galants et chercheurs d’aventure,

Qui fort chagrins de se voir enfermés

Ne laissaient pas de louer leur hôtesse

De s’être ainsi tirée avec adresse

De cet apprêt. Avec elle à l’instant

Leurs deux moitiés entrent tout en chantant.

On les salue, on les baise, on les loue

De leur beauté, de leur ajustement,

On les contemple, on patine, on se joue.

Cela ne plut aux maris nullement.

Du cabinet la porte à demi close,

Leur laissant voir le tout distinctement,

Ils ne prenaient aucun goût à la chose :

Mais passe encor pour ce commencement.

Le souper mis presque au même moment,

Le peintre prit par la main les deux femmes,

Les fit asseoir, entre elles se plaça.

« Je bois, dit-il, à la santé des dames ! »

Et de trinquer ; passe encore pour cela.

On fit raison ; le vin ne dura guère.

L’hôtesse étant alors sans chambrière

Court à la cave : et de peur des esprits

Mène avec soi madame Simonette.

Le peintre reste avec madame Alis,

Provinciale assez belle, et bien faite,

Et s’en piquant, et qui pour le pays

Se pouvait dire honnêtement coquette.

 

Le compagnon vous la tenant seulette,

La conduisit de fleurette en fleurette

Jusqu’au toucher, et puis un peu plus loin ;

Puis tout à coup levant la collerette

Prit un baiser dont l’époux fut témoin.

Jusque-là passe : époux, quand ils sont sages,

Ne prennent garde à ces menus suffrages ;

Et d’en tenir registre c’est abus :

Bien est-il vrai qu’en rencontre pareille

Simples baisers font craindre le surplus ;

Car Satan lors vient frapper sur l’oreille

De tel qui dort, et fait tant qu’il s’éveille.

L’époux vit donc, que tandis qu’une main

Se promenait sur la gorge à son aise,

L’autre prenait un tout autre chemin ;

Ce fut alors, Dame ne vous déplaise,

Que le courroux lui montant au cerveau,

Il s’en allait enfonçant son chapeau,

Mettre l’alarme en tout le voisinage,

Battre sa femme, et dire au peintre rage,

Et témoigner qu’il n’avait les bras gourds.

« Gardez-vous bien de faire une sottise,

Lui dit tout bas son compagnon d’amours,

Tenez-vous coi. Le bruit en nulle guise

N’est bon ici ; d’autant plus qu’en vos lacs

Vous êtes pris : ne vous montrez donc pas.

C’est le moyen d’étouffer cette affaire.

Il est écrit qu’à nul il ne faut faire

Ce qu’on ne veut à soi-même être fait.

Nous ne devons quitter ce cabinet

Que bien à point, et tantôt quand cet homme

Étant au lit prendra son premier somme.

Selon mon sens c’est le meilleur parti.

À tard viendrait aussi bien la querelle.

N’êtes-vous pas cocu plus d’à demi ?

Madame Alis au fait a consenti :

Cela suffit, le reste est bagatelle. »

L’époux goûta quelque peu ces raisons.

Sa femme fit quelque peu de façons,

N’ayant le temps d’en faire davantage.

Et puis ? et puis ; comme personne sage

Elle remit sa coiffure en état.

On n’eût jamais soupçonné ce ménage,

Sans qu’il restait un certain incarnat

Dessus son teint ; mais c’était peu de chose ;

Dame Fleurette en pouvait être cause.

 

L’une pourtant des tireuses de vin

De lui sourire au retour ne fit faute :

Ce fut la peintre. On se remit en train :

On releva grillades et festin :

On but encore à la santé de l’hôte,

Et de l’hôtesse, et de celle des trois

Qui la première aurait quelque aventure.

Le vin manqua pour la seconde fois.

L’hôtesse adroite et fine créature

Soutient toujours qu’il revient des esprits

Chez les voisins. Ainsi madame Alis

Servit d’escorte. Entendez que la dame

Pour l’autre emploi inclinait en son âme ;

Mais on l’emmène ; et par ce moyen-là

De faction Simonette changea.

Celle-ci fait d’abord plus la sévère,

Veut suivre l’autre, ou feint le vouloir faire ;

Mais se sentant par le peintre tirer,

Elle demeure ; étant trop ménagère

Pour se laisser son habit déchirer.

L’époux voyant quel train prenait l’affaire

Voulut sortir. L’autre lui dit : « Tout doux.

Nous ne voulons sur vous nul avantage.

C’est bien raison que Messer Cocuage

Sur son état vous couche ainsi que nous.

Sommes-nous pas compagnons de fortune ?

Puisque le peintre en a caressé l’une,

L’autre doit suivre. Il faut bon gré mal gré

Qu’elle entre en danse ; et s’il est nécessaire

Je m’offrirai de lui tenir le pied :

Vouliez ou non, elle aura son affaire. »

Elle l’eut donc : notre peintre y pourvut

Tout de son mieux : aussi le valait-elle.

Cette dernière eut ce qu’il lui fallut ;

On en donna le loisir à la belle.

Quand le vin fut de retour, on conclut

Qu’il ne fallait s’attabler davantage.

Il était tard ; et le peintre avait fait

Pour ce jour-là suffisamment d’ouvrage.

On dit bonsoir. Le drôle satisfait

Se met au lit : nos gens sortent de cage.

L’hôtesse alla tirer du cabinet

Les regardants honteux, mal contents d’elle,

Cocus de plus. Le pis de leur méchef

Fut qu’aucun d’eux ne pût venir à chef

De son dessein, ni rendre à la donzelle

Ce qu’elle avait à leurs femmes prêté ;

Par conséquent c’est fait ; j’ai tout conté.

La Coupe enchantée

 

Les maux les plus cruels ne sont que des chansons.

Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.

Figurez-vous un fou chez qui tous les soupçons

Sont bien venus, quoi qu’on lui die.

Il n’a pas un moment de repos en sa vie.

Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! tout est perdu

Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.

Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.

Je ne vous voudrais pas un tel point garantir ;

Car pour songer il faut dormir,

Et les jaloux ne dorment guère.

Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux

Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne

C’est Cocuage qu’en personne

Il a vu de ses propres yeux.

Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,

Il veut à toute force être au nombre des sots.

Il se maintient cocu, du moins de la pensée

S’il ne l’est en chair et en os.

Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que cocuage ?

Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ?

Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien

Se moquent avec juste cause ?

Quand on l’ignore, ce n’est rien

Quand on le sait, c’est peu de chose.

Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas :

Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas

À celui-là qui but dans la coupe enchantée.

Profitez du malheur d’autrui.

Si cette histoire peut soulager votre ennui,

Je vous l’aurai bientôt contée.

 

Mais je vous veux premièrement,

Prouver par bon raisonnement,

Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,

N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet

En mettez-vous votre bonnet

Moins aisément que de coutume ?

Cela s’en va-t-il pas tout net !

Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence ;

Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?

Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?

Vous apercevez-vous d’aucune différence ?

Je tire donc ma conséquence,

Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,

Cocuage n’est point un mal.

« Oui, mais l’honneur est une étrange affaire ! »

Qui vous soutient que non ? ai-je dit le contraire ?

Et bien l’honneur, l’honneur ? je n’entends que ce mot

Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome ;

Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot

Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme :

Quand on prend comme il faut cet accident fatal,

Cocuage n’est point un mal.

 

Prouvons que c’est un bien : la chose est fort facile.

Tout vous rit ; votre femme est souple comme un gant ;

Et vous pourriez avoir vingt mignonnes en ville,

Qu’on n’en sonnerait pas deux mots en tout un an.

Quand vous parlez, c’est dit notable ;

On vous met le premier à table :

C’est pour vous la place d’honneur,

Pour vous le morceau du seigneur :

Heureux qui vous le sert ! la blondine chiorme

Afin de vous gagner n’épargne aucun moyen :

Vous êtes le patron, dont je conclus en forme,

Cocuage est un bien.

 

Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ;

Même votre homme écarte et ses as et ses rois.

Avez-vous sur les bras quelque monsieur Dimanche,

Mille bourses vous sont ouvertes à la fois.

Ajoutez que l’on tient votre femme en haleine,

Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas :

Ménélas rencontra des charmes dans Hélène

Qu’avant qu’être à Paris la belle n’avait pas.

Ainsi de votre épouse : on veut qu’elle vous plaise :

Qui dit prude au contraire, il dit laide ou mauvaise

Incapable en amour d’apprendre jamais rien.

Pour toutes ces raisons je persiste en ma thèse,

Cocuage est un bien.

 

Si ce prologue est long, la matière en est cause :

Ce n’est pas en passant qu’on traite cette chose.

Venons à notre histoire. Il était un quidam,

Dont je tairai le nom, l’état et la patrie

Celui-ci, de peur d’accident,

Avait juré que de sa vie

Femme ne lui serait autre que bonne amie,

Nymphe si vous voulez, bergère, et cætera ;

Pour épouse, jamais il n’en vint jusque-là.

S’il eut tort ou raison, c’est un point que je passe.

Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouver grâce

Devant cet homme, il fallut que l’amour

Se mêlât seul de ses affaires,

Eût soin de le fournir des choses nécessaires,

Soit pour la nuit, soit pour le jour.

Il lui procura donc les faveurs d’une belle,

Qui d’une fille naturelle

Le fit père, et mourut : le pauvre homme en pleura,

Se plaignit, gémit, soupira,

Non comme qui perdrait sa femme :

Tel deuil n’est bien souvent que changement d’habits,

Mais comme qui perdrait tous ses meilleurs amis,

Son plaisir, son cœur, et son âme.

La fille crût, se fit : on pouvait déjà voir

Hausser et baisser son mouchoir.

Le temps coule, on n’est pas sitôt à la bavette

Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devient grandelette,

Puis grande tout à fait, et puis le serviteur.

Le père avec raison eut peur

Que sa fille chassant de race

Ne le prévînt, et ne prévînt encor

Prêtre, notaire, hymen, accord ;

Choses qui d’ordinaire ôtent toute la grâce

Au présent que l’on fait de soi.

La laisser sur sa bonne foi

Ce n’était pas chose trop sûre.

Il vous mit donc la créature

Dans un convent : là cette belle apprit

Ce qu’on apprend, à manier l’aiguille ;

Point de ces livres qu’une fille

Ne lit qu’avec danger, et qui gâtent l’esprit :

Le langage d’amour était jargon pour elle.

On n’eût su tirer de la belle

Un seul mot que de sainteté.

En spiritualité

Elle aurait confondu le plus grand personnage.

Si l’une des nonnains la louait de beauté,

« Mon Dieu, fi, disait-elle, ah ma sœur, soyez sage ;

Ne considérez point des traits qui périront.

C’est terre que cela, les vers le mangeront. »

Au reste elle n’avait au monde sa pareille

À manier un canevas,

Filait mieux que Clothon, brodait mieux que Pallas,

Tapissait mieux qu’Arachné, et mainte autre merveille.

Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautés,

Mais le bien plus que tout y fit mettre la presse ;

Car la belle était là comme en lieux empruntés,

Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse

Les bons partis, qui vont souvent

Au moustier, sortant du couvent.

 

Vous saurez que le père avait longtemps devant

Cette fille légitimée ;

Caliste (c’est le nom de notre renfermée)

N’eut pas la clef des champs, qu’adieu les livres saints.

Il se présenta des blondins,

De bons bourgeois, des paladins,

Des gens de tous états, de tout poil, de tout âge ;

La belle en choisit un, bien fait, beau personnage,

D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla,

Et pour gendre aussitôt le père l’agréa.

La dot fut ample ; ample fut le douaire :

La fille était unique, et le garçon aussi.

Mais ce ne fut pas là le meilleur de l’affaire ;

Les mariés n’avaient souci

Que de s’aimer et de se plaire.

Deux ans de paradis s’étant passés ainsi,

L’enfer des enfers vint ensuite.

Une jalouse humeur saisit soudainement

Notre époux, qui fort sottement

S’alla mettre en l’esprit de craindre la poursuite

D’un amant, qui sans lui se serait morfondu.

Sans lui le pauvre homme eût perdu

Son temps à l’entour de la dame,

Quoique pour la gagner il tentât tout moyen.

Que doit faire un mari quand on aime sa femme ?

Rien.

Voici pourquoi je lui conseille

De dormir s’il se peut d’un et d’autre côté.

Si le galant est écouté,

Vos soins ne feront pas qu’on lui ferme l’oreille.

Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si

Des discours du blondin la belle n’a souci,

Vous le lui faites naître, et la chance se tourne.

Volontiers ou soupçon séjourne,

Cocuage séjourne aussi.

Damon, c’est notre époux, ne comprit pas ceci.

Je l’excuse et le plains ; d’autant plus que l’ombrage

Lui vint par conseil seulement.

Il eût fait un trait d’homme sage,

S’il n’eût cru que son mouvement.

Vous allez entendre comment.

 

L’enchanteresse Nérie

Fleurissait lors ; et Circé

Au prix d’elle en diablerie

N’eût été qu’à l’A B C.

Car Nérie eut à ses gages

Les intendants des orages,

Et tint le destin lié.

Les Zéphyrs étaient ses pages ;

Quant à ses valets de pied,

C’étaient Messieurs les Borées,

Qui portaient par les contrées

Ses mandats souventes fois,

Gens dispos, mais peu courtois.

 

Avec toute sa science

Elle ne put trouver de remède à l’amour.

Damon la captiva : celle dont la puissance

Eût arrêté l’astre du jour

Brûle pour un mortel, qu’en vain elle souhaite

Posséder une nuit à son contentement.

Si Nérie eût voulu des baisers seulement,

C’était une affaire faite.

Mais elle allait au point, et ne marchandait pas,

Damon, quoiqu’elle eût des appas,

Ne pouvait se résoudre à fausser la promesse

D’être fidèle à sa moitié ;

Et voulait que l’enchanteresse

Se tînt aux marques d’amitié.

 

Où sont-ils ces maris ? la race en est cessée :

Et même je ne sais si jamais on en vit

L’histoire en cet endroit est selon ma pensée

Un peu sujette à contredit :

L’Hippogriffe n’a rien qui me choque l’esprit,

Non plus que la lance enchantée :

Mais ceci, c’est un point qui d’abord me surprit

Il passera pourtant, j’en ai fait [passer] d’autres.

Les gens d’alors étaient d’autres gens que les nôtres.

On ne vivait pas comme on vit.

Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie

Employa philtres et brevets,

Eut recours aux regards remplis d’afféterie,

Enfin n’omit aucuns secrets :

Damon à ces ressorts opposait l’hyménée.

Nérie en fut fort étonnée.

Elle lui dit un jour : « Votre fidélité

Vous parait héroïque et digne de louange,

Mais je voudrais savoir

Comment de son côté

Caliste en use, et lui rendre le change.

Quoi donc ! si votre femme avait un favori,

Vous feriez l’homme chaste auprès d’une maîtresse ?

Et pendant que Caliste attrapant son mari,

Pousserait jusqu’au bout ce qu’on nomme tendresse,

Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?

Je vous croyais beaucoup plus fin,

Et ne vous tenais pas homme de mariage.

Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage

C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirs permis.

Mais vous ! ne pas chercher ce qu’amour d’exquis !

Les plaisirs défendus n’auront rien qui vous pique !

Et vous les bannirez de votre république !

Non, non, je veux qu’ils soient désormais vos amis

Faites-en seulement l’épreuve ;

Ils vous feront trouver Caliste toute neuve,

Quand vous reviendrez au logis.

Apprenez tout au moins si votre femme est chaste

Je trouve qu’un certain Éraste

Va chez vous fort assidûment

– Serait-ce en qualité d’amant,

Reprit Damon, qu’Errante nous visite ?

Il est trop mon ami pour toucher ce point-là.

– Votre ami tant qu’il vous plaira,

Dit Nérie honteuse et dépite,

Caliste a des appas, Éraste a du mérite ;

Du côté de l’adresse il ne leur manque rien,

Tout cela s’accommode bien. »

 

Ce discours porta coup et fit songer notre homme.

Une épouse fringante et jeune, et dans son feu,

Et prenant plaisir à ce jeu

Qu’il n’est pas besoin que je nomme :

Un personnage expert aux choses de l’amour,

Hardi comme un homme de cour,

Bien fait, et promettant beaucoup de sa personne,

Ou Damon jusqu’alors avait-il mis ses yeux ?

Car d’amis ! moquez-vous, c’est une bagatelle.

En est-il de religieux

Jusqu’à désemparer alors que la donzelle

Montre à demi son sein, sort du lit un bras blanc,

Se tourne, s’inquiète et regarde un galant

En cent façons, de qui la moins friponne

Veut dire : « il y fait bon, l’heure du berger sonne ;

Êtes-vous sourd ? » Damon a dans l’esprit

Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’est pu faire.

Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit

Maint ombrage et mainte chimère.

Nérie en a bientôt le vent,

Et pour tourner en certitude

Le soupçon et l’inquiétude

Dont Damon s’est coiffé si malheureusement,

L’enchanteresse lui propose

Une chose.

C’est de se frotter le poignet

D’une eau dont les sorciers ont trouvé le secret,

Et qu’ils appellent l’eau de la métamorphose,

Ou des miracles autrement.

Cette drogue en moins d’un moment

Lui donnerait d’Errante et l’air, et le visage,

Et le maintien, et le corsage,

Et la voix. Et Damon sous ce feint personnage

Pourrait voir si Caliste en viendrait à l’effet.

Damon n’attend pas davantage

Il se frotte, il devient l’Errante le mieux fait,

Que la nature ait jamais fait.

 

En cet état il va trouver sa femme ;

Met la fleurette au vent, et cachant son ennui :

« Que vous êtes belle aujourd’hui !

Lui dit-il qu’avez-vous, Madame,

Qui vous donne cet air d’un vrai jour de printemps ? »

Caliste qui savait les propos des amants

Tourna la chose en raillerie.

Damon changea de batterie.

Pleurs et soupirs furent tentés,

Et pleurs et soupirs rebutés.

Caliste était un roc ; rien n’émouvait la belle

Pour dernière machine, à la fin notre époux

Proposa de l’argent ; et la somme fut telle

Qu’on ne s’en mit point en courroux.

La quantité rend excusable.

Caliste enfin l’inexpugnable

Commença d’écouter raison.

Sa chasteté plia ; car comment tenir bon

Contre ce dernier adversaire ?

Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’à Damon.

L’argent en aurait fait l’affaire.

 

Et quelle affaire ne fait point

Ce bienheureux métal l’argent maître du monde ?

Soyez beau, bien disant, ayez perruque blonde,

N’omettez un seul petit point ;

Un financier viendra qui sur votre moustache

Enlèvera la belle ; et dès le premier jour

Il fera présent du panache ;

Vous languirez encore après un an d’amour.

 

L’argent sut donc fléchir ce cœur inexorable.

Le rocher disparut : un mouton succéda ;

Un mouton qui s’accommoda

À tout ce qu’on voulut, mouton doux et traitable,

Mouton qui sur le point de ne rien refuser

Donna pour arrhes un baiser.

L’époux ne voulut pas pousser plus loin la chose ;

Ni de sa propre honte être lui-même cause.

Il reprit donc sa forme ; et dit à sa moitié :

« Ah ! Caliste autrefois de Damon si chérie,

Caliste que j’aimai cent fois plus que ma vie,

Caliste qui m’aimas d’une ardente amitié,

L’argent t’est-il plus cher qu’une union si belle ?

Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait :

Je ne puis ; et je t’aime encor toute infidèle :

Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait. »

Notre épouse voyant cette métamorphose

Demeura bien surprise : elle dit peu de chose :

Les pleurs furent son seul recours.

Le mari passa quelques jours

À raisonner sur cette affaire :

Un cocu se pouvait-il faire

La volonté seule et sans venir au point ?

L’était-il, ne l’était-il point ?

Cette difficulté fut encore éclaircie

Par Nérie.

« Si vous êtes, dit-elle, en doute de cela,

Buvez dans cette coupe-là.

On la fit par tel art que dès qu’un personnage

Dûment atteint de cocuage

Y peut porter la lèvre, aussitôt tout s’en va :

Il n’en avale rien, et répand le breuvage

Sur son sein, sur sa barbe, et sur son vêtement.

Que s’il n’est point censé cocu suffisamment,

Il boit tout sans répandre goutte. »

Damon pour éclaircir son doute

Porte la lèvre au vase ; il ne se répand rien.

« C’est, dit-il, réconfort ; et pourtant je sais bien

Qu’il n’a tenu qu’à moi. Qu’ai-je affaire de coupe ?

Faites-moi place en votre troupe

Messieurs de la grand’bande. » Ainsi disait Damon

Faisant à sa femelle un étrange sermon.

Misérables humains, si pour des cocuages

Il faut en ce pays faire tant de façon,

Allons-nous-en chez les sauvages.

 

Damon de peur de pis établit des Argus

Alentour de sa femme, et la rendit coquette.

Quand les galants sont défendus,

C’est alors que l’on les souhaite.

Le malheureux époux s’informe, s’inquiète,

Et de tout son pouvoir court au-devant d’un mal

Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal.

De quart d’heure en quart d’heure il consulte la tasse.

Il y boit huit jours sans disgrâce.

Mais à la fin il y boit tant,

Que le breuvage se répand.

Ce fut bien là le comble. Ô science fatale !

Science que Damon eût bien fait d’éviter.

Il jette de fureur cette coupe infernale.

Lui-même est sur le point de se précipiter.

Il enferme sa femme en une tour carrée ;

Lui va soir et matin reprocher son forfait :

Cette honte qu’aurait le silence enterrée,

Court le pays, et vit du vacarme qu’il fait.

 

Caliste cependant mène une triste vie.

Comme on ne lui laissait argent ni pierrerie,

Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau le tenter.

Enfin la pauvre malheureuse

Prend son temps que Damon plein d’ardeur amoureuse

Était d’humeur à l’écouter :

« J’ai, dit-elle, commis un crime inexcusable

Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non, peu d’époux

Sont exempts, ce dit-on, d’un accident semblable

Que le moins entaché se moque un peu de vous :

Pourquoi donc être inconsolable ?

– Hé bien, reprit Damon, je me consolerai,

Et même vous pardonnerai,

Tout incontinent que j’aurai

Trouvé de mes pareils une telle légende

Qu’il s’en puisse former une armée assez grande

Pour s’appeler royale.

Il ne faut qu’employer

Le vase qui me sut vos secrets révéler. »

 

Le mari sans tarder exécutant la chose

Attire les passants ; tient table en son château.

Sur la fin des repas à chacun il propose

L’essai de cette coupe, essai rare et nouveau.

« Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pour un autre ;

Voulez-vous savoir si la vôtre

Vous est fidèle ? il est quelquefois bon

D’apprendre comme tout se passe à la maison.

En voici le moyen : buvez dans cette tasse.

Si votre femme de sa grâce

Ne vous donne aucun suffragant,

Vous ne répandrez nullement ;

Mais si du dieu nomme Vulcan

Vous suivez la bannière, étant de nos confrères

En ces redoutables mystères,

De part et d’autre la boisson

Coulera sur votre menton. »

Autant qu’il s’en rencontre à qui Damon propose

Cette pernicieuse chose,

Autant en font l’essai : presque tous y sont pris.

Tel en rit, tel en pleure ; et selon les esprits

Cocuage en plus d’une sorte

Tient sa morgue parmi ses gens.

Déjà l’armée est assez forte

Pour faire corps et battre aux champs.

La voilà tantôt qui menace

Gouverneurs de petite place,

Et leur dit qu’ils seront pendus,

Si de tenir ils ont l’audace :

Car pour être royale, il ne lui manque plus

Que peu de gens : c’est une affaire

Que deux ou trois mois peuvent faire.

Le nombre croît de jour en jour,

Sans que l’on batte le tambour.

Les différents degrés ou monte cocuage

Règlent le pas et les emplois :

Ceux qu’il n’a visités seulement qu’une fois

Sont fantassins pour tout potage.

On fait les autres cavaliers.

Quiconque est de ses familiers,

On ne manque pas de l’élire

Ou capitaine, ou lieutenant,

Ou l’on lui donne un régiment

Selon qu’entre les mains du sire

Ou plus ou moins subitement

La liqueur du vase s’épand.

Un versa tout en un moment ;

Il fut fait général : et croyez que l’armée

De hauts officiers ne manqua ;

Plus d’un intendant se trouva ;

Cette charge fut partagée.

Le nombre des soldats étant presque complet

Et plus que suffisant pour se mettre en campagne :

Renaud neveu de Charlemagne

Passe par ce château : l’on l’y traite à souhait :

Puis le seigneur du lieu lui fait

Même harangue qu’à la troupe.

Renaud dit à Damon : « Grand merci de la coupe.

Je crois ma femme chaste ; et cette foi suffit.

Quand la coupe me l’aura dit,

Que m’en reviendra-t-il, cela sera-t-il cause

De me faire dormir de plus que de deux yeux ?

Je dors d’autant grâces aux dieux :

Puis-je demander autre chose ?

Que sais-je ? par hasard si le vin s’épandoit ?

Si je ne tenais pas votre vase assez droit ?

Je suis quelquefois maladroit :

Si cette coupe enfin me prenait pour un autre ?

Messire Damon, je suis vôtre :

Commandez-moi tout, hors ce point. »

Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point.

 

Damon dit : « Celui-ci, Messieurs, est bien plus sage

Que nous n’avons été : consolons-nous pourtant.

Nous avons des pareils ; c’est un grand avantage. »

Il s’en rencontra tant et tant,

Que l’armée à la fin royale devenue,

Caliste eut liberté selon le convenant,

Par son mari chère tenue

Tout de même qu’auparavant.

 

Époux, Renaud vous montre à vivre.

Pour Damon, gardez de le suivre.

Peut-être le premier eût eu charge de l’ost,

Que sait-on ? nul mortel, soit Roland, soit Renaud,

Du danger de répandre exempt ne se peut croire.

Charlemagne lui-même aurait eu tort de boire.

Le Faucon

 

Je me souviens d’avoir damné jadis

L’amant avare ; et je ne m’en dédis.

Si la raison des contraires est bonne,

Le libéral doit être en paradis :

Je m’en rapporte à Messieurs de Sorbonne.

 

Il était donc autrefois un amant

Qui dans Florence aima certaine femme.

Comment ? aimer ? c’était si follement,

Que pour lui plaire il eût vendu son âme.

S’agissait-il de divertir la dame,

À pleines mains il vous jetait l’argent :

Sachant très bien qu’en amour comme en guerre

On ne doit plaindre un métal qui fait tout ;

Renverse murs ; jette portes par terre ;

N’entreprend rien dont il ne vienne à bout ;

Fait taire chiens ; et quand il veut servantes

Et quand il veut les rend plus éloquentes

Que Cicéron, et mieux persuadantes :

Bref ne voudrait avoir laissé debout

Aucune place, et tant forte fut-elle.

Si laissa-t-il sur ses pieds notre belle.

Elle tint bon ; Fédéric échoua

Près de ce roc, et le nez s’y cassa ;

Sans fruit aucun vendit et fricassa

Tout son avoir ; comme l’on pourrait dire

Belles comtés, beaux marquisats de Dieu,

Qu’il possédait en plus et plus d’un lieu.

Avant qu’aimer on l’appelait Messire

À longue queue ; enfin grâce à l’amour

Il ne fut plus que Messire tout court.

Rien ne resta qu’une ferme au pauvre homme,

Et peu d’amis ; mêmes amis, Dieu sait comme.

Le plus zélé de tout se contenta

Comme chacun, de dire c’est dommage.

Chacun le dit, et chacun s’en tint là :

Car de prêter à moins que sur bon gage,

Point de nouvelle : on oublia les dons,

Et le mérite, et les belles raisons

De Fédéric, et sa première vie.

Le protestant de madame Clitie

N’eut du crédit qu’autant qu’il eut du fonds.

Tant qu’il dura, le bal, la comédie

Ne manqua point à cet heureux objet :

De maints tournois elle fut le sujet

Faisant gagner marchands de toutes guises

Faiseurs d’habits, et faiseurs de devises,

Musiciens, gens du sacré vallon :

Fédéric eut à sa table Apollon.

Femme n’était ni fille dans Florence

Qui n’employât, pour débaucher le cœur

Du cavalier, l’une un mot suborneur,

L’autre un coup œil, l’autre quelque autre avance

Mais tout cela ne faisait que blanchir.

Il aimait mieux Clitie inexorable

Qu’il n’aurait fait Hélène favorable.

Conclusion, qu’il ne la pût fléchir.

Or en ce train de dépense effroyable,

Il envoya les marquisats au diable

Premièrement ; puis en vint aux comtés,

Titres par lui plus qu’aucuns regrettés,

Et dont alors on faisait plus de compte.

Delà les monts chacun veut être comte,

Ici marquis, baron peut-être ailleurs.

Je ne sais pas lesquels sont les meilleurs :

Mais je sais bien qu’avecque la patente

De ces beaux noms on s’en aille au marché,

L’on reviendra comme on était allé

Prenez le titre, et laissez-moi la rente.

Clitie avait aussi beaucoup de bien.

Son mari même était grand terrien.

Ainsi jamais la belle ne prit rien,

Argent ni dons ; mais souffrit la dépense,

Et les cadeaux ; sans croire pour cela

Être obligée à nulle récompense.

S’il m’en souvient, j’ai dit qu’il ne resta

Au pauvre amant rien qu’une métairie,

Chétive encore, et pauvrement bâtie.

La Fédéric alla se confiner ;

Honteux qu’on vît sa misère en Florence ;

Honteux encor de n’avoir su gagner

Ni par amour, ni par magnificence,

Ni par six ans de devoirs et de soins,

Une beauté qu’il n’en aimait pas moins.

Il s’en prenait à son peu de mérite,

Non à Clitie ; elle n’ouït jamais,

Ni pour froideurs, ni pour autres sujets,

Plainte de lui ni grande ni petite.

Notre amoureux subsista comme il put

Dans sa retraite ; où le pauvre homme n’eut

Pour le servir qu’une vieille édentée ;

Cuisine froide et fort peu fréquentée ;

À l’écurie un cheval assez bon,

Mais non pas fin : sur la perche un faucon

Dont à l’entour de cette métairie

Défunt marquis s’en allait sans valets

Sacrifiant à sa mélancolie

Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvait mais

Des cruautés de madame Clitie.

Ainsi vivait le malheureux amant ;

Sage s’il eût, en perdant sa fortune,

Perdu l’amour qui l’allait consumant ;

Mais de ses feux la mémoire importune

Le talonnait ; toujours un double ennui

Allait en croupe à la chasse avec lui,

Mort vint saisir le mari de Clitie.

Comme ils n’avaient qu’un fils pour tous enfants,

Fils n’ayant pas pour un pouce de vie,

Et que l’époux dont les biens étaient grands

Avait toujours considéré sa femme,

Par testament il déclare la dame

Son héritière, arrivant le décès

De l’enfançon ; qui peu de temps après

Devint malade. On sait que d’ordinaire

À ses enfants mère ne sait que faire,

Pour leur montrer l’amour qu’elle a pour eux ;

Zèle souvent aux enfants dangereux.

Celle-ci tendre et fort passionnée,

Autour du sien est toute la journée

Lui demandant, ce qu’il veut, ce qu’il a,

S’il mangerait volontiers de cela

Si ce jouet, enfin si cette chose

Est à son gré. Quoi que l’on lui propose

Il le refuse ; et pour toute raison

Il dit qu’il veut seulement le faucon

De Fédéric ; pleure et mène une vie

À faire gens de bon cœur détester

Ce qu’un enfant a dans la fantaisie,

Incontinent il faut l’exécuter,

Si l’on ne veut l’ouïr toujours crier.

 

Or il est bon de savoir que Clitie

À cinq cents pas de cette métairie,

Avait du bien, possédait un château

Ainsi l’enfant avait pu de l’oiseau

Ouïr parler : on en disait merveilles ;

On en contait des choses nonpareilles :

Que devant lui jamais une perdrix

Ne se sauvait, et qu’il en avait pris

Tant ce matin, tant cette après-dînée :

Son maître n’eût formé pour un trésor

Un tel faucon. Qui fut bien empêchée

Ce fut Clitie. Aller ôter encor

À Fédéric l’unique et seule chose

Qui lui restait ! et supposé qu’elle ose

Lui demander ce qu’il a pour tout bien,

Auprès de lui méritait-elle rien ?

Elle l’avait payé d’ingratitude :

Point de faveurs ; toujours hautaine et rude

En son endroit. De quel front s’en aller

Après cela le voir et lui parler,

Ayant été cause de sa ruine ?

D’autre côté l’enfant s’en va mourir ;

Refuse tout ; tient tout pour médecine :

Afin qu’il mange il faut l’entretenir

De ce faucon : il se tourmente, il crie :

S’il n’a l’oiseau, c’est fait que de sa vie

 

Ces raisons-ci l’emportèrent enfin.

Chez Fédéric la dame un beau matin

S’en va sans suite et sans nul équipage.

Fédéric prend pour un ange des cieux

Celle qui vient d’apparaître à ses yeux ;

Mais cependant, il a honte, il enrage,

De n’avoir pas chez soi pour lui donner

Tant seulement un malheureux dîner

Le pauvre état où sa dame le treuve

Le rend confus. Il dit donc à la veuve :

« Quoi venir voir le plus humble de ceux

Que vos beautés ont rendus amoureux !

Un villageois, un hère, un misérable !

C’est trop d’honneur ; votre bonté m’accable.

Assurément vous alliez autre part. »

À ce propos notre veuve repart :

« Non non, Seigneur, c’est pour vous la visite.

Je viens manger avec vous ce matin.

– Je n’ai, dit-il, cuisinier ni marmite :

Que vous donner ? – N’avez-vous pas du pain ? »

Reprit la dame. Incontinent lui-même

Il va chercher quelque œuf au poulailler

Quelque morceau de lard en son grenier.

Le pauvre amant en ce besoin extrême

Voit son faucon, sans raisonner le prend,

Lui tord le cou, le plume, le fricasse,

Et l’assaisonne, et court de place en place

Tandis la vieille a soin du demeurant,

Fouille au bahut ; choisit pour cette fête

Ce qu’ils avaient de linge plus honnête ;

Met le couvert ; va cueillir au jardin

Du serpolet, un peu de romarin,

Cinq ou six fleurs, dont la table est jonchée.

Pour abréger, on sert la fricassée.

La dame en mange, et feint d’y prendre goût…

Le repas fait, cette femme résout

De hasarder l’incivile requête,

Et parle ainsi : « Je suis folle, Seigneur,

De m’en venir vous arracher le cœur

Encore un coup : il ne m’est guère honnête

De demander à mon défunt amant

L’oiseau qui fait son seul contentement :

Doit-il pour moi s’en priver un moment ?

Mais excusez une mère affligée,

Mon fils se meurt : il veut votre faucon :

Mon procédé ne mérite un tel don :

La raison veut que je sois refusée :

Je ne vous ai jamais accordé rien.

Votre repos, votre honneur, votre bien,

S’en sont allés aux plaisirs de Clitie.

Vous m’aimiez plus que votre propre vie.

À cet amour j’ai très mal répondu :

Et je m’en viens pour comble d’injustice

Vous demander… et quoi ? (c’est temps perdu)

Votre faucon. Mais non, plutôt périsse

L’enfant, la mère, avec le demeurant,

Que de vous faire un déplaisir si grand.

Souffrez sans plus que cette triste mère

Aimant d’amour la chose la plus chère

Que jamais femme au monde puisse avoir,

Un fils unique, une unique espérance,

S’en vienne au moins s’acquitter du devoir

De la nature ; et pour toute allégeance

En votre sein décharge sa douleur.

Vous savez bien par votre expérience

Que c’est d’aimer, vous le savez Seigneur.

Ainsi je crois trouver chez vous excuse.

– Hélas ! reprit l’amant infortuné,

L’oiseau n’est plus ; vous en avez dîné.

– L’oiseau n’est plus ! » dit la veuve confuse.

« Non, reprit-il, plût au Ciel vous avoir

Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place

De ce faucon : mais le sort me fait voir

Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir

De mériter de vous aucune grâce.

En mon pailler rien ne m’était resté,

Depuis deux jours la bête a tout mangé.

J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sans peine :

Rien coûte-t-il quand on reçoit sa reine ?

Ce que je puis pour vous est de chercher

Un bon faucon ; ce n’est chose si rare

Que dès demain nous n’en puissions trouver.

– Non Fédéric, dit-elle, je déclare

Que c’est assez. Vous ne m’avez jamais

De votre amour donné plus grande marque.

Que mon fils soit enlevé par la Parque,

Ou que le Ciel le rende à mes souhaits,

J’aurai pour vous de la reconnaissance.

Venez me voir, donnez-m’en l’espérance.

Encore un coup venez nous visiter. »

 

Elle partit, non sans lui présenter

Une main blanche ; unique témoignage

Qu’Amour avait amolli ce courage.

Le pauvre amant prit la main, la baisa.

Et de ses pleurs quelque temps l’arrosa.

Deux jours après l’enfant suivit le père.

Le deuil fut grand : la trop dolente mère

Fit dans l’abord force larmes couler.

Mais comme il n’est peine d’âme si forte

Qu’il ne s’en faille à la fin consoler,

Deux médecins la traitèrent de sorte

Que sa douleur eut un terme assez court :

L’un fut le Temps, et l’autre fut l’Amour.

On épousa Fédéric en grand’pompe ;

Non seulement par obligation ;

Mais qui plus est par inclination,

Par amour même. Il ne faut qu’on se trompe

À cet exemple, et qu’un pareil espoir

Nous fasse ainsi consumer notre avoir.

Femmes ne sont toutes reconnaissantes.

À cela près ce sont choses charmantes ;

Sous le ciel n’est un plus bel animal ;

Je n’y comprends le sexe en général.

Loin de cela j’en vois peu d’avenantes.

Pour celles-ci, quand elles sont aimantes,

J’ai les desseins du monde les meilleurs :

Les autres n’ont qu’à se pourvoir ailleurs.

La Courtisane amoureuse

 

 

Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon

D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,

Fut de tout temps grand faiseur de miracles.

En gens coquets il change les Catons.

Par lui les sots deviennent des oracles.

Par lui les loups deviennent des moutons.

Il fait si bien que l’on n’est plus le même :

Témoin Hercule, et témoin Polyphème,

Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis

Chantait aux vents ses amoureux soucis,

Et pour charmer sa nymphe joliette

Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau.

L’autre changea sa massue en fuseau

Pour le plaisir d’une jeune fillette.

J’en dirais cent : Boccace en rapporte un

Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.

C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,

Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit,

Amour le lèche, et tant qu’il le polit.

Chimon devint un galant personnage.

Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement.

Pour les avoir aperçus un moment,

Encore à peine, et voilés par le somme,

Chimon aima, puis devint honnête homme.

Ce n’est le point dont il s’agit ici :

 

Je veux conter comme une de ces femmes

Qui font plaisir aux enfants sans souci

Put en son cœur loger d’honnêtes flammes.

Elle était fière, et bizarre surtout.

On ne savait comme en venir à bout.

Rome c’était le lieu de son négoce.

Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse

C’était trop peu ; les simples Monseigneurs

N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.

Il lui fallait un homme du Conclave ;

Et des premiers, et qui fût son esclave ;

Et même encore il y profitait peu,

À moins que d’être un cardinal neveu.

Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,

N’aurait été trop bon pour la donzelle.

De son orgueil ses habits se sentaient.

Force brillants sur sa robe éclataient,

La chamarrure avec la broderie.

Lui voyant faire ainsi la renchérie,

Amour se mit en tête d’abaisser

Ce cœur si haut ; et pour un gentilhomme

Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome,

Jusques au vif il voulut la blesser.

 

L’adolescent avait pour nom Camille,

Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur

Douce, traitable, à se prendre facile,

Constance n’eut sitôt l’amour au cœur,

Que la voilà craintive devenue.

Elle n’osa déclarer ses désirs

D’autre façon qu’avecque des soupirs.

Auparavant pudeur ni retenue

Ne l’arrêtaient ; mais tout fut bien changé.

Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé

En cœur si fier, Camille n’y prit garde.

Incessamment Constance le regarde ;

Et puis soupirs, et puis regards nouveaux ;

Toujours rêveuse au milieu des cadeaux ;

Sa beauté même y perdit quelque chose.

Bientôt le lis l’emporta sur la rose.

 

Avint qu’un soir Camille régala

De jeunes gens : il eut aussi des femmes.

Constance en fut. La chose se passa

Joyeusement ; car peu d’entre ces dames

Étaient d’humeur à tenir des propos

De sainteté ni de philosophie.

Constance seule étant sourde aux bons mots

Laissait railler toute la compagnie.

Le souper fait, chacun se retira.

Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,

S’allant cacher en certaine ruelle

Nul n’y prit garde : et l’on crut que chez elle,

Indisposée, ou de mauvaise humeur,

Ou pour affaire elle était retournée.

La compagnie étant donc retirée,

Camille dit à ses gens, par bonheur,

Qu’on le laissât ; et qu’il voulait écrire.

Le voilà seul, et comme le désire

Celle qui l’aime, et qui ne sait comment

Ni l’aborder, ni par quel compliment

Elle pourra lui déclarer sa flamme.

Tremblante enfin, et par nécessité

Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,

Ce fut Camille : « Hé quoi, dit-il, Madame

Vous surprenez ainsi vos bons amis ? »

Il la fit seoir ; et puis s’étant remis :

« Qui vous croyait, reprit-il, demeurée ?

Et qui vous a cette cache montrée ?

– L’Amour, » dit-elle. À ce seul mot sans plus

Elle rougit ; chose que ne font guère

Celles qui sont prêtresses de Vénus :

Le vermillon leur vient d’autre manière

Camille avait déjà quelque soupçon

Que l’on l’aimait : il n’était si novice

Qu’il ne connut ses gens à la façon ;

Pour en avoir un plus certain indice

Et s’égayer, et voir si ce cœur fier

Jusques au bout pourrait s’humilier,

Il fit le froid. Notre amante en soupire.

La violence enfin de son martyre

La fait parler : elle commence ainsi :

« Je ne sais pas ce que vous allez dire,

De voir Constance oser venir ici

Vous déclarer sa passion extrême.

Je ne saurais y penser sans rougir :

Car du métier de nymphe me couvrir,

On n’en est plus dès le moment qu’on aime.

Puis quelle excuse ! hélas si le passé

Dans votre esprit pouvait être effacé !

Du moins, Camille, excusez ma franchise

Je vois fort bien que quoi que je vous dise

Je vous déplais. Mon zèle me nuira.

Mais nuise ou non, Constance vous adore :

Méprisez-la, chassez-la, battez-la ;

Si vous pouvez, faites-lui pis encore ;

Elle est à vous. » Alors le jouvenceau :

« Critiquer gens m’est, dit-il, fort nouveau

Ce n’est mon fait : et toutefois Madame

Je vous dirai tout net que ce discours

Me surprend fort ; et que vous n’êtes femme

Qui dût ainsi prévenir nos amours.

Outre le sexe, et quelque bienséance

Qu’il faut garder, vous vous êtes fait tort.

À quel propos toute cette éloquence ?

Votre beauté m’eût gagné sans effort

Et de son chef. Je vous le dis encor :

Je n’aime point qu’on me fasse d’avance. »

 

Ce propos fut à la pauvre Constance

Un coup de foudre. Elle reprit pourtant :

« J’ai mérité ce mauvais traitement :

Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?

Mon procédé ne me nuirait pas tant,

Si ma beauté n’était point effacée.

C’est compliment ce que vous m’avez dit :

J’en suis certaine, et lis dans votre esprit :

Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.

D’où me vient-il ? je m’en rapporte à vous.

N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,

À mes attraits chacun rendait hommage ?

Ils sont éteints ces dons si précieux.

Et l’amour que j’ai m’a causé ce dommage.

Je ne suis plus assez belle à vos yeux.

Si je l’étais je serais assez sage.

– Nous parlerons tantôt de ce point-là,

Dit le galant ; il est tard, et voilà

Minuit qui sonne ; il faut que je me couche. »

 

Constance crut qu’elle aurait la moitié

D’un certain lit que d’un œil de pitié

Elle voyait : mais d’en ouvrir la bouche,

Elle n’osa de crainte de refus.

Le compagnon feignant d’être confus

Se tut longtemps ; puis dit : « Comment ferai-je ?

Je ne me puis tout seul déshabiller.

– Et bien, Monsieur, dit-elle, appellerai-je ?

– Non, reprit-il ; gardez-vous d’appeler.

Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vous voie

Ni qu’en ma chambre une fille de joie

Passe la nuit au su de tous mes gens.

– Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.

Pour éviter ces inconvénients,

Je me pourrais cacher en la ruelle :

Mais faisons mieux, et ne laissons venir

Personne ici : l’amoureuse Constance

Veut aujourd’hui de laquais vous servir.

Accordez-lui pour toute récompense

Cet honneur-là. » Le jeune homme y consent.

Elle s’approche ; elle le déboutonne ;

Touchant sans plus à l’habit, et n’osant

Du bout du doigt toucher à la personne.

Ce ne fut tout ; elle le déchaussa.

Quoi de sa main ! quoi Constance elle-même !

Qui fût-ce donc ? est-ce trop que cela ?

Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.

Le compagnon dans le lit se plaça ;

Sans la prier d’être de la partie.

Constance crut dans le commencement,

Qu’il la voulait éprouver seulement :

Mais tout cela passait la raillerie

Pour en venir au point plus important :

« Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace :

Où me coucher ?

 

CAMILLE

 

Partout ou vous voudrez.

 

CONSTANCE

 

Quoi sur ce siège ?

 

CAMILLE

 

Et bien non ; vous viendrez

Dedans mon lit.

 

CONSTANCE

 

Délacez-moi, de grâce.

 

CAMILLE

 

Je ne saurais, il fait froid, je suis nu ;

Délacez-vous. »

Notre amante ayant vu

Près du chevet un poignard dans sa gaine

Le prend, le tire, et coupe ses habits

Corps piqué d’or, garnitures de prix,

Ajustement de princesse et de reine.

Ce que les gens en deux mois à grand’peine

Avaient brodé, périt en un moment :

Sans regretter ni plaindre aucunement

Ce que le sexe aime plus que sa vie.

Femmes de France, en feriez-vous autant ?

Je crois que non, j’en suis sûr, et partant

Cela fut beau sans doute en Italie.

 

La pauvre amante approche en tapinois,

Croyant tout fait ; et que pour cette fois

Aucun bizarre et nouveau stratagème

Ne viendrait plus son aise reculer :

Camille dit : « C’est trop dissimuler

Femme qui vient se produire elle-même

N’aura jamais de place à mes côtés.

Si bon vous semble allez vous mettre aux pieds. »

Ce fut bien là qu’une douleur extrême

Saisit la belle ; et si lors par hasard

Elle avait eu dans ses mains le poignard,

C’en était fait : elle eut de part en part

Percé son cœur. Toutefois l’espérance

Ne mourut pas encor dans son esprit.

Camille était trop connu de Constance.

Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit

Chose si dure, et pleine d’insolence,

Lui qui s’était jusque-là comporté

En homme doux, civil, et sans fierté,

Cela semblait contre toute apparence.

Elle va donc en travers se placer

Aux pieds du sire ; et d’abord les lui baise ;

Mais point trop fort, de peur de le blesser

On peut juger si Camille était aisé.

Quelle victoire ! avoir mis à ce point

Une beauté si superbe et si fière !

Une beauté ! je ne la décris point ;

Il me faudrait une semaine entière.

On ne pouvait reprocher seulement

Que la pâleur à cet objet charmant

Pâleur encor dont la cause était telle

Qu’elle donnait du lustre à notre belle.

Camille donc s’étend ; et sur un sein

Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,

Pose ses pieds, et sans cérémonie

Il s’accommode, et se fait un coussin

Puis feint qu’il cède aux charmes de Morphée.

Par les sanglots notre amante étouffée

Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.

Ce fut la fin. Camille l’appela,

D’un ton de voix qui plut fort à la belle.

« Je suis content, dit-il, de votre amour.

Venez, venez, Constance, c’est mon tour. »

Elle se glisse ; et lui s’approchant d’elle :

« M’avez-vous cru si dur et si brutal

Que d’avoir fait tout de bon le sévère ?

Dit-il d’abord, vous me connaissez mal :

Je vous voulais donner lieu de me plaire.

Or bien je sais le fond de votre cœur.

Je suis content, satisfait, plein de joie,

Comblé d’amour : et que votre rigueur

Si bon lui semble à son tour se déploie :

Elle le peut : usez-en librement.

Je me déclare aujourd’hui votre amant,

Et votre époux ; et ne sais nulle dame,

De quelque rang et beauté que ce soit,

Qui vous valût pour maîtresse et pour femme ;

Car le passé rappeler ne se doit

Entre nous deux. Une chose ai-je à dire :

C’est qu’en secret il nous faut marier.

Il n’est besoin de vous spécifier

Pour quel sujet : cela vous doit suffire.

Même il est mieux de cette façon-là ;

Un tel hymen à des amours ressemble ;

On est époux et galant tout ensemble. »

L’histoire dit que le drôle ajouta :

« Voulez-vous pas, en attendant le prêtre,

À votre amant vous fier aujourd’hui ?

Vous le pouvez, je vous réponds de lui ;

Son cœur n’est pas d’un perfide et d’un traître.

 

À tout cela Constance ne dit rien.

C’était tout dire : il le reconnut bien,

N’étant novice en semblables affaires.

Quant au surplus, ce sont de tels mystères,

Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.

Voilà comment Constance réussit.

Or faites-en, nymphes, votre profit.

Amour en a dans son académie,

Si l’on voulait venir à l’examen,

Que j’aimerais pour un pareil hymen

Mieux que mainte autre à qui l’on se marie.

Femme qui n’a filé toute sa vie

Tâche à passer bien des choses sans bruit.

Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,

Noviciat d’épreuves un peu dures :

Elle en reçut abondamment le fruit :

Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit

En faire un tel à toutes aventures

Ce que possible on ne croira pas vrai

C’est que Camille en caressant la belle

Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.

L’essai ? je faux : Constance en était-elle

Aux éléments ? oui Constance en était

Aux éléments : ce que la belle avait

Pris et donné de plaisirs en sa vie,

Compter pour rien jusqu’alors se devait :

Pourquoi cela ? quiconque aime le die.

Nicaise

 

 

Un apprenti marchand était,

Qu’avec droit Nicaise on nommait ;

Garçon très neuf, hors sa boutique,

Et quelque peu d’arithmétique ;

Garçon novice dans les tours

Qui se pratiquent en amours.

Bons bourgeois du temps de nos pères

S’avisaient tard d’être bons frères.

Ils n’apprenaient cette leçon

Qu’ayant de la barbe au menton.

Ceux d’aujourd’hui, sans qu’on les flatte,

Ont soin de s’y rendre savants

Aussitôt que les autres gens.

Le jouvenceau de vieille date,

Possible un peu moins avancé

Par les degrés n’avait passé.

Quoi qu’il en soit le pauvre sire

En très beau chemin demeura,

Se trouvant court par celui-là

C’est par l’esprit que je veux dire.

 

Une belle pourtant l’aima :

C’était la fille de son maître

Fille aimable autant qu’on peut l’être,

Et ne tournant autour du pot

Soit par humeur franche et sincère ;

Soit qu’il fût force d’ainsi faire,

Étant tombée aux mains d’un sot.

Quelqu’un de trop de hardiesse

Ira la taxer, et moi non :

Tels procédés ont leur raison.

Lorsque l’on aime une déesse,

Elle fait ces avances-là :

Notre belle savait cela.

Son esprit, ses traits, sa richesse,

Engageaient beaucoup de jeunesse

À sa recherche : heureux serait

Celui d’entre eux qui cueillerait

En nom d’hymen certaine chose,

Qu’a meilleur titre elle promit

Au Jouvenceau ci-dessus dit.

Certain dieu parfois en dispose,

Amour nomme communément.

Il plût à la belle d’élire

Pour ce point l’apprenti marchand.

Bien est vrai (car il faut tout dire)

Qu’il était très bien fait de corps

Beau, jeune, et frais ; ce sont trésors

Que ne méprise aucune dame

Tant soit son esprit précieux.

Pour une qu’Amour prend par l’âme

Il en prend mille par les yeux.

 

Celle-ci donc des plus galantes,

Par mille choses engageantes

Tâchait d’encourager le gars,

N’était chiche de ses regards

Le pinçait, lui venait sourire,

Sur les yeux lui mettait la main

Sur le pied lui marchait enfin.

À ce langage il ne sut dire

Autre chose que des soupirs,

Interprètes de ses désirs.

Tant fut, à ce que dit l’histoire,

De part et d’autre soupiré,

Que leur feu dûment déclaré,

Les jeunes gens, comme on peut croire,

Ne s’épargnèrent ni serments,

Ni d’autres points bien plus charmants ;

Comme baisers à grosse usure ;

Le tout sans compte et sans mesure.

Calculateur que fut l’amant,

Brouiller fallait incessamment :

La chose était tant infinie

Qu’il y faisait toujours abus :

Somme toute, il n’y manquait plus

Qu’une seule cérémonie.

Bon fait aux filles l’épargner.

Ce ne fut pas sans témoigner

Bien du regret, bien de l’envie

« Par vous, disait la belle amie,

Je me la veux faire enseigner,

Où ne la savoir de ma vie.

Je la saurai, je vous promets ;

Tenez-vous certain désormais

De m’avoir pour votre apprentie.

Je ne puis pour vous que ce point.

Je suis franche ; n’attendez point

Que par un langage ordinaire

Je vous promette de me faire

Religieuse, à moins qu’un jour

L’hymen ne suive notre amour.

Cet hymen serait bien mon compte

N’en doutez point ; mais le moyen ?

Vous m’aimez trop pour vouloir rien

Qui me pût causer de la honte

Tels et tels m’ont fait demander.

Mon père est prêt de m’accorder.

Moi je vous permets d’espérer

Qu’à qui que ce soit qu’on m’engage,

Soit conseiller, soit président,

Soit veille où jour de mariage

Je serai vôtre auparavant,

Et vous aurez mon pucelage. »

 

Le garçon la remercia

Comme il put. À huit jours de là

Il s’offre un parti d’importance.

La belle dit à son ami :

« Tenons-nous-en à celui-ci ;

Car il est homme, que je pense,

À passer la chose au gros sas ».

La belle en étant sur ce cas,

On la promet, on la commence

Le jour des noces se tient prêt.

Entendez ceci, s’il vous plaît.

Je pense voir votre pensée

Sur ce mot-là de commencée.

C’était alors sans point d’abus

Fille promise et rien de plus.

 

Huit jours donnés à la fiancée,

Comme elle appréhendait encor

Quelque rupture en cet accord,

Elle diffère le négoce

Jusqu’au propre jour de la noce ;

De peur de certain accident

Qui les fillettes va perdant.

On mène au moutier cependant

Notre galande encor pucelle.

Le oui fut dit à la chandelle.

L’époux voulut avec la belle

S’en aller coucher au retour.

Elle demande encor ce jour,

Et ne l’obtient qu’avecque peine.

Il fallut pourtant y passer.

 

Comme l’aurore était prochaine,

L’épouse au lieu de se coucher

S’habille. On eût dit une reine,

Rien ne manquait aux vêtements,

Perles, joyaux, et diamants ;

Son épousé la faisait dame.

Son ami pour la faire femme

Prend heure avec elle au matin.

Ils devaient aller au jardin,

Dans un bois propre à telle affaire.

Une compagne y devait faire

Le guet autour de nos amants,

Compagne instruite du mystère.

La belle s’y rend la première,

Sous le prétexte d’aller faire

Un bouquet, dit-elle à ses gens.

Nicaise après quelques moments

La va trouver : et le bon sire

Voyant le lieu se met à dire :

« Qu’il fait ici d’humidité !

Foin, votre habit sera gâté.

Il est beau : ce serait dommage.

Souffrez sans tarder davantage

Que j’aille quérir un tapis.

– Eh mon Dieu laissons les habits ;

Dit la belle toute piquée.

Je dirai que je suis tombée.

Pour la perte, n’y songez point :

Quand on a temps si fort à point

Il en faut user ; et périssent

Tous les vêtements du pays ;

Que plutôt tous les beaux habits

Soient gâtés, et qu’ils se salissent

Que d’aller ainsi consumer

Un quart d’heure : un quart d’heure est cher

Tandis que tous les gens agissent

Pour ma noce, il ne tient qu’à vous

D’employer des moments si doux.

Ce que je dis ne me sied guère :

Mais je vous chéris ; et vous veux

Rendre honnête homme si je peux

– En vérité, dit l’amoureux

Conserver étoffe si chère

Ne sera point mal fait à nous.

Je cours ; c’est fait ; je suis à vous ;

Deux minutes feront l’affaire. »

Là-dessus il part sans laisser

Le temps de lui rien répliquer.

Sa sottise guérit la dame :

Un tel dédain lui vint en l’âme,

Qu’elle reprit dès ce moment

Son cœur que trop indignement

Elle avait place : quelle honte !

« Prince des sots, dit-elle en soi,

Va, je n’ai nul regret de roi :

Tout autre eût été mieux mon compte.

Mon bon ange a considéré

Que tu n’avais pas mérité

Une faveur si précieuse.

Je ne veux plus être amoureuse

Que de mon mari, j’en fais vœu.

Et de peur qu’un reste de feu

À le trahir ne me rengage,

Je vais sans tarder davantage

Lui porter un bien qu’il aurait,

Quand Nicaise en son lieu serait. »

À ces mots, la pauvre épousée

Sort du bois, fort scandalisée.

L’autre revient, et son tapis :

Mais ce n’est plus comme jadis.

Amants, la bonne heure ne sonne

À toutes les heures du jour.

J’ai lu dans l’Alphabet d’Amour,

Qu’un galant près d’une personne

N’a toujours le temps comme il veut :

Qu’il le prenne donc comme il peut.

Tous délais y font du dommage :

Nicaise en est un témoignage.

Fort essoufflé d’avoir couru,

Et joyeux de telle prouesse,

Il s’en revient bien résolu

D’employer tapis et maîtresse.

Mais quoi, la dame au bel habit

Mordant ses lèvres de dépit

Retournait voir la compagnie ;

Et de sa flamme bien guérie,

Possible allait dans ce moment,

Pour se venger de son amant,

Porter à son mari la chose

Qui lui causait ce dépit-là.

Quelle chose ? c’est celle-là

Que fille dit toujours qu’elle a.

Je te crois, mais d’en mettre jà

Mon doigt au feu, ma foi je n’ose :

Ce que je sais, c’est qu’en tel cas

Fille qui ment ne pêche pas

 

Grâce à Nicaise notre belle

Ayant sa fleur en dépit d’elle

S’en retournait tout en grondant :

Quand Nicaise, la rencontrant

« À quoi tient, dit-il à la dame,

Que vous ne m’ayez attendu ?

Sur ce tapis bien étendu

Vous seriez en peu d’heure femme.

Retournons donc sans consulter :

Venez cesser d’être pucelle ;

Puisque je puis sans rien gâter

Vous témoigner quel est mon zèle

– Non pas cela, reprit la belle

Mon pucelage dit qu’il faut

Remettre l’affaire à tantôt.

J’aime votre santé, Nicaise ;

Et vous conseille auparavant

De reprendre un peu votre vent.

Or respirez tout à votre aise.

Vous êtes apprenti marchand ;

Faites-vous apprenti galant :

Vous n’y serez pas si tôt maître

À mon égard, je ne puis être

Votre maîtresse en ce métier.

Sire Nicaise, il vous faut prendre

Quelque servante du quartier

Vous savez des étoffes vendre,

Et leur prix en perfection ;

Mais ce que vaut l’occasion,

Vous l’ignorez, allez l’apprendre. »

Le Bât

 

 

Un peintre était, qui jaloux de sa femme,

Allant aux champs lui peignit un baudet

Sur le nombril, en guise de cachet.

Un sien confrère amoureux de la dame,

La va trouver et l’âne efface net ;

Dieu sait comment ; puis un autre en remet

Au même endroit, ainsi que l’on peut croire.

À celui-ci, par faute de mémoire,

Il mit un bât ; l’autre n’en avait point.

L’époux revient, veut s’éclaircir du point.

« Voyez, mon fils, dit la bonne commère,

L’âne est témoin de ma fidélité.

Diantre soit fait, dit l’époux en colère,

Et du témoin, et de qui l’a bâté. »

Le Baiser rendu

 

Guillot passait avec sa mariée.

Un gentilhomme à son gré la trouvant :

« Qui t’a, dit-il, donné telle épousée ?

Que je la baise à la charge d’autant.

– Bien volontiers, dit Guillot à l’instant.

Elle est, Monsieur, fort à votre service. »

Le Monsieur donc fait alors son office ;

En appuyant ; Perronnelle en rougit.

Huit jours après ce gentilhomme prit

Femme à son tour : à Guillot il permit

Même faveur. Guillot tout plein de zèle :

« Puisque Monsieur, dit-il, est si fidèle,

J’ai grand regret et je suis bien fâché

Qu’ayant baisé seulement Perronnelle,

Il n’ait encore avec elle couché. »

Épigramme

 

Alis malade, et se sentant presser,

Quelqu’un lui dit : « Il faut se confesser :

Voulez-vous pas mettre en repos votre âme ?

– Oui je le veux, lui répondit la dame :

Qu’à Père André l’on aille de ce pas ;

Car il entend d’ordinaire mon cas. »

Un messager y court en diligence ;

Sonne au couvent de toute sa puissance.

« Qui venez-vous demander ? lui dit-on.

– C’est père André celui qui d’ordinaire

Entend Alis dans sa confession.

– Vous demandez, reprit alors un frère,

Le père André, le confesseur d’Alis ?

Il est bien loin : hélas ! le pauvre père

Depuis dix ans confesse en paradis. »

Imitation d’Anacréon

 

Ô toi qui peins d’une façon galante,

Maître passé dans Cythère et Paphos,

Fais un effort ; peins-nous Iris absente.

Tu n’as point vu cette beauté charmante,

Me diras-tu : tant mieux pour ton repos.

Je m’en vais donc t’instruire en peu de mots.

Premièrement mets des lis et des roses

Après cela des Amours et des Ris.

Mais à quoi bon le détail de ces choses ?

D’une Vénus tu peux faire une Iris.

Nul ne saurait découvrir le mystère :

Traits si pareils jamais ne se sont vus :

Et tu pourras à Paphos et Cythère

De cette Iris refaire une Vénus.

Autre Imitation d’Anacréon

 

J’étais couché mollement,

Et contre mon ordinaire

Je dormais tranquillement ;

Quand un enfant s’en vint faire

À ma porte quelque bruit.

Il pleuvait fort cette nuit :

Le vent, le froid, et l’orage

Contre l’enfant faisaient rage.

« Ouvrez ; dit-il, je suis nu. »

Moi charitable et bon homme

J’ouvre au pauvre morfondu ;

Et m’enquiers comme il se nomme.

« Je te le dirai tantôt,

Repartit-il ; car il faut

Qu’auparavant je m’essuie. »

J’allume aussitôt du feu.

Il regarde si la pluie

N’a point gâté quelque peu

Un arc dont je me méfie.

Je m’approche toutefois

Et de l’enfant prends les doigts ;

Les réchauffe ; et dans moi-même

Je dis : « Pourquoi craindre tant ?

Que peut-il ? c’est un enfant :

Ma couardise est extrême

D’avoir eu le moindre effroi

Que serait-ce si chez moi

J’avais reçu Polyphème ? »

L’enfant, d’un air enjoué,

Ayant un peu secoué

Les pièces de son armure ;.

Et sa blonde chevelure,

Prend un trait, un trait vainqueur,

Qu’il me lance au fond du cœur.

« Voilà, dit-il, pour ta peine.

Souviens-toi bien de Clymène,

Et de l’Amour ; c’est mon nom.

– Ah ! je vous connais, lui dis-je,

Ingrat et cruel garçon ;

Faut-il que qui vous oblige

Soit traité de la façon ? »

Amour fit une gambade,

Et le petit scélérat

Me dit ; « Pauvre camarade,

Mon arc est en bon état ;

Mais ton cœur est bien malade. »

Le Différend de Beaux Yeux et de Belle Bouche

 

Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs

Devant le juge d’Amathonte.

Belle Bouche disait : » Je m’en rapporte aux cœurs

Et leur demande s’ils font compte

De Beaux Yeux ainsi que de moi.

Qu’on examine notre emploi,

Nos traits, nos beautés et nos charmes.

Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plus d’un métier

Mais j’ignore celui de répandre les larmes :

De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux tout entier.

Je satisfais trois sens ; eux seulement la vue.

Ma gloire est bien d’autre étendue :

L’ouïe et l’odorat ont part à mes plaisirs.

Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,

Belle Bouche fait des soupirs

Tels à peu près que les Zéphyrs

En la saison des violettes.

Je sais par cent moyens rendre heureux un amant :

Vous me dispenserez de vous dire comment.

S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,

On voit Beaux Yeux se tourmenter ;

Belle Bouche n’a qu’à parler :

Sans artifice elle sait plaire.

Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire

Belle Bouche à toute heure étale des trésors :

Le nacre est en dedans, le corail en dehors.

Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.

Les présents que nous fait la rive orientale

N’approchent pas des dons que je prétends avoir :

Trente-deux perles se font voir,

Dont la moins belle et la moins claire

Passe celles que l’Inde à dans ses régions :

Pour plus de trente-deux millions

Je ne m’en voudrais pas défaire. »

Belle Bouche ainsi harangua.

Un amant pour Beaux Yeux parla :

Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire

Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.

« Pourquoi leur reprocher les pleurs ?

Il ne faut donc pas qu’on soupire.

Mais tous les deux sont bons ; Belle Bouche a grand tort.

Il est des larmes de transport,

Il est des soupirs au contraire

Qui fort souvent ne disent rien :

Belle souche n’entend pas bien

Pour cette fois-là son affaire.

Qu’elle se taise au nom des dieux

Des appas qui lui sont départis par les cieux :

Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?

Nous savons plaire en cent façons,

Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable

De tendre aux cœurs des hameçons.

Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.

Si l’on tient d’elle une victoire,

On en tient cent de nous : et pour une chanson

Où Belle Bouche est en renom,

Beaux Yeux le sont en plus de mille.

La Cour, le Parnasse, et la Ville

Ne retentissent tout le jour

Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.

Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.

Quiconque nous appellerait

Enchanteurs, il ne mentirait

Tant est prompt l’effet de nos charmes.

Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,

Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,

Par ce moyen passe à la montre :

On demande qui c’est ; et souvent ce n’est rien :

Cependant Beaux Yeux sont la cause

Qu’on prend ce rien pour quelque chose.

Belle Bouche dit : « Jaime » ; et le disons-nous pas ?

Sans aucun bruit : notre langage

Muet qu’il est, plaît davantage

Que ces perles, ce chant, et ces autres appas

Avec quoi Belle Bouche engage.

L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison

Des regards d’une intervenante.

Cette belle approcha d’une façon charmante :

Puis il dit en changeant de ton :

« J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.

Ai-je besoin d’autres paroles

Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les ;

Puis prononcez votre sentence ;

Nous gagnerons notre procès. »

Philis eut quelque honte ; et puis sur l’assistance

Répandit des regards si remplis d’éloquence,

Que les papiers tombaient des mains.

Frappé de ces charmes soudains

L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.

Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame

Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,

Prit la parole et dit : « À cette rhétorique,

Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,

Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.

La nuit mon emploi dure encor :

Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :

On les laisse en repos ; et leur muet langage

Fait un assez froid personnage. »

Chacun en demeura d’accord.

Cette raison régla la chose.

On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.

En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,

Belle Bouche baisa le juge de son mieux.

Le Petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries

 

La clef du coffre-fort et des cœurs c’est la même :

Que si ce n’est celle des cœurs,

C’est du moins celle des faveurs :

Amour doit à ce stratagème

La plus grand’part de ses exploits :

A-t-il épuisé son carquois,

Il met tout son salut en ce charme suprême.

Je tiens qu’il a raison ; car qui hait les présents ?

Tous les humains en sont friands,

Princes, rois, magistrats : ainsi quand une belle

En croira l’usage permis,

Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis,

Je ne m’écrierai pas contre elle.

On a bien plus d’une querelle

À lui faire sans celle-là.

 

Un juge mantouan belle femme épousa.

Il s’appelait Anselme ; on la nommait Argie ;

Lui déjà vieux barbon ; elle jeune et jolie,

Et de tous charmes assortie.

L’époux non content de cela,

Fit si bien par sa jalousie

Qu’il rehaussa de prix celle-là qui d’ailleurs

Méritait de se voir servie

Par les plus beaux et les meilleurs

Elle le fut aussi : d’en dire la manière

Et comment s’y prit chaque amant,

Il serait long : suffit que cet objet charmant

Les laissa soupirer, et ne s’en émut guère.

 

Amour établissait chez le juge ses lois ;

Quand l’état mantouan, pour chose de grand poids

Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.

Comme Anselme était juge, et de plus magistrat,

Vivait avec assez d’éclat,

Et ne manquait pas de prudence,

On le députe en diligence

Ce ne fut pas sans résister

Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bon homme :

L’affaire était longue à traiter ;

Il devait demeurer dans Rome

Six mois, et plus encor ; que savait-il combien ?

Tant d’honneur pouvait nuire au conjugal lien :

Longue ambassade et long voyage

Aboutissent à cocuage.

Dans cette crainte notre époux

Fit cette harangue à la belle :

« On nous sépare, Argie ; adieu, soyez fidèle

À celui qui n’aime que vous.

Jurez-le-moi : car entre nous

J’ai sujet d’être un peu jaloux.

Que fait autour de notre porte

Cette soupirante cohorte ?

Vous me direz que jusqu’ici

La cohorte a mal réussi :

Je le crois ; cependant pour plus grande assurance

Je vous conseille en mon absence

De prendre pour séjour notre maison des champs :

Fuyez la ville, et les amants,

Et leurs présents ;

L’invention en est damnable ;

Des machines d’Amour c’est la plus redoutable :

De tout temps le monde a vu Don

Être le père d’abandon :

Déclarez-lui la guerre ; et soyez sourde, Argie,

À sa sœur la cajolerie.

Dès que vous sentirez approcher les blondins,

Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains.

Rien ne vous manquera ; je vous fais la maîtresse

De tout ce que le ciel m’a donné de richesse :

Tenez, voilà les clefs de l’argent, des papiers ;

Faites-vous payer des fermiers ;

Je ne vous demande aucun compte :

Suffit que je puisse sans honte

Apprendre vos plaisirs ; je vous les permets tous,

Hors ceux d’amour, qu’à votre époux

Vous garderez entiers pour son retour de Rome. »

C’en était trop pour le bon homme ;

Hélas il permettrait tous plaisirs hors un point

Sans lequel seul il n’en est point.

Son épouse lui fit promesse solennelle

D’être sourde, aveugle, et cruelle ;

Et de ne prendre aucun présent :

Il la retrouverait au retour toute telle,

Qu’il la laissait en s’en allant

Sans nul vestige de galant.

 

Anselme étant parti, tout aussitôt Argie

S’en alla demeurer aux champs ;

Et tout aussitôt les amants

De l’aller voir firent partie.

Elle les renvoya ; ces gens l’embarrassaient,

L’attiédissaient, l’affadissaient,

L’endormaient en contant leur flamme ;

Ils déplaisaient tous à la dame,

Hormis certain jeune blondin,

Bien fait, et beau par excellence ;

Mais qui ne put par sa souffrance

Amener à son but cet objet inhumain.

Son nom c’était Atis, son métier paladin :

Il ne plaignit en son dessein

Ni les soupirs ni la dépense.

Tout moyen par lui fut tenté :

Encor si des soupirs il se fut contenté !

La source en est inépuisable ;

Mais de la dépense c’est trop.

Le bien de notre amant s’en va le grand galop ;

Voilà notre homme misérable.

Que fait-il ? il s’éclipse, il part, il va chercher

Quelque désert pour se cacher.

En chemin il rencontre un homme,

Un manant, qui fouillant avecque son bâton,

Voulait faire sortir un serpent d’un buisson ;

Atis s’enquit de la raison.

« C’est, reprit le manant, afin que je l’assomme.

Quand j’en rencontre sur mes pas,

Je leur fais de pareilles fêtes.

– Ami, reprit Atis, laisse-le ; n’est-il pas

Créature de Dieu comme les autres bêtes ? »

Il est à remarquer que notre paladin

N’avait pas cette horreur commune au genre humain

Contre la gent reptile, en toute son espèce ;

Dans ses armes il en portait ;

Et de Cadmus il descendait,

Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse.

Force fut au manant de quitter son dessein.

Le serpent se sauva ; notre amant à la fin

S’établit dans un bois écarté, solitaire :

Le silence y faisait sa demeure ordinaire,

Hors quelque oiseau qu’on entendait,

Et quelque Écho qui répondait.

Là le bonheur et la misère

Ne se distinguaient point, égaux en dignité

Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peu fréquenté.

Atis n’y rencontra nulle tranquillité.

Son amour l’y suivit ; et cette solitude

Bien loin d’être un remède à son inquiétude

En devint même l’aliment

Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment.

Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sa belle.

« Retournons, ce dit-il, puisque c’est notre sort :

Atis il t’est plus doux encor

De la voir ingrate et cruelle,

Que d’être privé de ses traits,

Adieu ruisseaux, ombrages frais,

Chants amoureux de Philomèle ;

Mon inhumaine seule attire à soi mes sens ;

Éloigne de ses yeux je ne vois ni n’entends.

L’esclave fugitif se va remettre encore

En ses fers quoique durs, mais hélas trop chéris. »

 

Il approchait des murs qu’une fée a bâtis,

Quand sur les bords du Mince, à l’heure que l’Aurore

Commence à s’éloigner du séjour de Téthys,

Une nymphe en habit de reine,

Belle, majestueuse, et d’un regard charmant

Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre amant

Qui rêvait alors à sa peine.

« Je veux, dit-elle, Aris que vous soyez heureux :

Je le veux, je le puis, étant Manto la fée

Votre amie et votre obligée ;

Vous connaissez ce nom fameux

Mantoue en tient le sien : jadis en cette terre

J’ai posé la première pierre

De ces murs, en durée égaux aux bâtiments

Dont Memphis voit le Nil laver les fondements.

La Parque est inconnue à toutes mes pareilles :

Nous opérons mille merveilles

Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir ;

Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir.

Toute l’infirmité de la nature humaine :

Nous devenons serpents un jour de la semaine.

Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci

Vous en tirâtes un de peine ?

C’était moi qu’un manant s’en allait assommer

Vous me donnâtes assistance :

Atis je veux pour récompense

Vous procurer la jouissance

De celle qui vous fait aimer.

Allons-nous-en la voir je vous donne assurance

Qu’avant qu’il soit deux jours de temps

Vous gagnerez par vos présents

Argie et tous ses surveillants.

Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde,

À pleines mains répandez l’or,

Vous n’en manquerez point, c’est pour vous le trésor

Que Lucifer me garde en sa grotte profonde.

Votre belle saura quel est notre pouvoir.

Même pour m’approcher de cette inexorable,

Et vous la rendre favorable,

En petit chien vous m’allez voir

Faisant mille tours sur l’herbette ;

Et vous en pèlerin jouant de la musette

Me pourrez à ce son mener chez la beauté

Qui tient votre cœur enchanté. »

Aussitôt fait que dit ; notre amant et la fée

Changent de forme en un instant :

Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,

Et Manto petit chien faisant tours et sautant.

Ils vont au château de la belle,

Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux :

Le petit chien fait rage ; aussi fait l’amoureux ;

Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle

Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court.

On lui dit qu’elle vienne admirer à son tour

Le roi des épagneux, charmante créature,

Et vrai miracle de nature.

Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours :

Madame en fera ses amours ;

Car veuille ou non son maître, il faut qu’il le lui vende

S’il n’aime mieux le lui donner.

La nourrice en fait la demande.

Le pèlerin sans tant tourner

Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose ;

Et voici ce qu’il lui propose :

« Mon chien n’est point à vendre, à donner encor moins,

Il fournit à tous mes besoins :

Je n’ai qu’à dire trois paroles,

Sa patte entre mes mains fait tomber à l’instant

Au lieu de puces des pistoles,

Des perles, des rubis, avec maint diamant.

C’est un prodige enfin : Madame cependant

En a comme on dit la monnoie

Pourvu que j’aye cette joie

De coucher avec elle une nuit seulement

Favori sera sien dès le même moment. »

 

La proposition surprit fort la nourrice.

« Quoi Madame l’ambassadrice !

Un simple pèlerin ! Madame à son chevet

Pourrait voir un bourdon ! et si l’on le savait

Si cette même nuit quelque hôpital avait

Hébergé le chien et son maître !

Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour ;

Cela fait passer en amour

Quelque bourdon que ce puisse être.

Atis avait changé de visage et de traits.

On ne le connut pas, c’étaient d’autres attraits.

La nourrice ajoutait : « À gens de cette mine

Comment peut-on refuser rien ?

Puis celui-ci possède un chien

Que le royaume de la Chine

Ne paierait pas de tout son or :

Une nuit de Madame aussi c’est un trésor. »

J’avais oublié de vous dire

Que le drôle à son chien feignit de parler bas.

Il tombe aussitôt dix ducats,

Qu’a la nourrice offre le sire :

Il tombe encore un diamant.

Atis en riant le ramasse.

« C’est, dit-il, pour Madame ; obligez-moi de grâce

De le lui présenter avec mon compliment.

Vous direz à Son Excellence

Que je lui suis acquis. » La nourrice à ces mots

Court annoncer en diligence

Le petit chien et sa science,

Le pèlerin et son propos.

Il ne s’en fallut rien qu’Argie

Ne battît sa nourrice. « Avoir l’effronterie

De lui mettre en l’esprit une telle infamie !

Avec qui ? si c’était encor le pauvre Atis !

Hélas, mes cruautés sont cause de sa perte.

Il ne me proposa jamais de tels partis.

Je n’aurais pas d’un roi cette chose soufferte,

Quelque don que l’on pût m’offrir,

Et d’un porte bourdon je la pourrais souffrir,

Moi qui suis une ambassadrice !

– Madame, reprit la nourrice,

Quand vous seriez impératrice,

Je vous dis que ce pèlerin

A de quoi marchander, non pas une mortelle,

Mais la déesse la plus belle.

Atis votre beau paladin

Ne vaut pas seulement un doigt du personnage.

– Mais mon mari m’a fait jurer !

Eh quoi ? de lui garder la foi de mariage.

Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage

Que le premier n’a fait ? qui l’ira déclarer ?

Qui le saura ? j’en vois marcher tête levée,

Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vous l’assurer,

Si sur le bout du nez tache pouvait montrer

Que telle chose est arrivée :

Cela nous fait-il empirer,

D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madame il faut être

Bien habile pour reconnaître

Bouche ayant employé son temps et ses appas

D’avec bouche qui s’est tenue à ne rien faire ;

Donnez-vous, ne vous donnez pas,

Ce sera toujours même affaire ;

Pour qui ménagez-vous les trésors de l’Amour ?

Pour celui qui je crois ne s’en servira guère ;

Vous n’aurez pas grand-peine à fêter son retour. »

La fausse vieille sut tant dire,

Que tout se réduisit seulement à douter

Des merveilles du chien, et des charmes du sire :

Pour cela l’on les fit monter :

La belle était au lit encore.

L’univers n’eut jamais d’aurore

Plus paresseuse à se lever.

Notre feint pèlerin traverse la ruelle,

Comme un homme ayant vu d’autres gens que des saints.

Son compliment parut galant et des plus fins :

II surprit et charma la belle.

« Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,

La mine de vous en aller

À Saint Jacques de Compostelle. »

Cependant pour la régaler,

Le chien à son tour entre en lice.

On eût vu sauter Favori

Pour la dame et pour la nourrice,

Mais point du tout pour le mari.

Ce n’est pas tout ; il se secoue :

Aussitôt perles de tomber,

Nourrice de les ramasser,

Soubrettes de les enfiler,

Pèlerin de les attacher,

À de certains bras dont il loue

La blancheur et le reste ; Enfin il fait si bien

Qu’avant que partir de la place

On traite avec lui de son chien

On lui donne un baiser pour arrhes de la grâce

Qu’il demandait ; et la nuit vint ;

Aussitôt que le drôle tint

Entre ses bras madame Argie,

Il redevint Atis ; la dame en fut ravie ;

C’était avec bien plus d’honneur

Traiter Monsieur l’ambassadeur.

Cette nuit eut des sœurs, et même en très bon nombre

Chacun s’en aperçut ; car d’enfermer sous l’ombre

Une telle aise, le moyen ?

Jeunes gens font-ils jamais rien

Que le plus aveugle ne voie ?

À quelques mois de là le saint-père renvoie

Anselme avec force pardons,

Et beaucoup d’autres menus dons.

Les biens et les honneurs pleuvaient sur sa personne.

De son vice gérant il apprend tous les soins :

Bons certificats des voisins :

Pour les valets, nul ne lui donne

D’éclaircissement sur cela.

Monsieur le juge interrogea

La nourrice avec les soubrettes

Sages personnes et discrètes.

Il n’en put tirer ce secret :

Mais comme parmi les femelles

Volontiers le diable se met,

Il survint de telles querelles,

La dame et la nourrice eurent de tels débats

Que celle-ci ne manqua pas

À se venger de l’autre, et déclarer l’affaire.

Dût-elle aussi se perdre, il fallut tout conter.

D’exprimer jusqu’où la colère

Ou plutôt la fureur de l’époux put monter

Je ne tiens pas qu’il soit possible ;

Ainsi je m’en tairai : on peut par les effets

Juger combien Anselme était homme sensible.

Il choisit un de ses valets,

Le charge d’un billet, et mande que Madame

Vienne voir son mari malade en la cité :

La belle n’avait point son village quitté :

L’époux allait venait, et laissait là sa femme.

« Il te faut en chemin écarter tous ses gens,

Dit Anselme au porteur de ces ordres pressants :

La perfide a couvert mon front d’ignominie.

Pour satisfaction je veux avoir sa vie.

Poignarde-la ; mais prends ton temps :

Tâche de te sauver : voilà pour ta retraite,

Prends cet or : si tu fais ce qu’Anselme souhaite,

Et punis cette offense-là,

Quelque part que tu sois, rien ne te manquera. »

 

Le valet va trouver Argie,

Qui par son chien est avertie.

Si vous me demandez comme un chien avertit,

Je crois que par la jupe il tire,

Il se plaint, il jappe, il soupire,

Il en veut à chacun ; pour peu qu’on ait d’esprit,

On entend bien ce qu’il veut dire.

Favori fit bien plus ; et tout bas il apprit

Un tel péril à sa maîtresse.

« Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien :

Reposez-vous sur moi ; j’en empêcherai bien

Ce valet à l’âme traîtresse. »

 

Ils étaient en chemin, près d’un bois qui servait

Souvent aux voleurs de refuge :

Le ministre cruel des vengeances du juge

Envoie un peu devant le train qui les suivait ;

Puis il dit l’ordre qu’il avait.

La dame disparaît aux yeux du personnage

Manto la cache en un nuage.

 

Le valet étonné retourne vers l’époux,

Lui conte le miracle ; et son maître en courroux

Va lui-même à l’endroit. Ô prodige ! ô merveille !

Il y trouve un palais de beauté sans pareille :

Une heure auparavant c’était un champ tout nu.

Anselme à son tour éperdu,

Admire ce palais bâti, non pour des hommes,

Mais apparemment pour des dieux :

Appartements dorés, meubles très précieux

Jardins et bois délicieux ;

On aurait peine à voir en ce siècle ou nous sommes

Chose si magnifique et si riante aux yeux.

Toutes les portes sont ouvertes ;

Les chambres sans hôte, et désertes ;

Pas une âme en ce Louvre ; excepté qu’à la fin

Un More très lippu, très hideux, très vilain,

S’offre aux regards du juge, et semble la copie

D’un Ésope d’Éthiopie.

Notre magistrat l’ayant pris

Pour le balayeur du logis,

Et croyant l’honorer lui donnant cet office

« Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu

Appartient un tel édifice ?

Car de dire un roi, c’est trop peu.

Il est à moi, » reprit le More.

Notre juge à ces mots se prosterne, l’adore,

Lui demande pardon de sa témérité.

« Seigneur, ajouta-t-il, que Votre Déité

Excuse un peu mon ignorance.

Certes tout l’univers ne vaut pas la chevance

Que je rencontre ici. » Le More lui répond :

« Veux-tu que je t’en fasse un don ?

De ces lieux enchantés je te rendrai le maître,

À certaine condition.

Je ne ris point ; tu pourras être

De ces lieux absolu seigneur,

Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur…

… Entends-tu ce langage,

Et sais-tu quel est cet usage ?

Il te le faut expliquer mieux.

Tu connais l’échanson du monarque des dieux ?

 

ANSELME

 

Ganymède ?

 

LE MORE

 

Celui-là même.

Prends que je sois Jupin le monarque suprême ;

Et que tu sois le jouvenceau :

Tu n’es pas tout à fait si jeune ni si beau.

 

ANSELME

 

Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre :

Regardez la vieillesse, et la magistrature.

 

LE MORE

 

Moi railler ? point du tout.

 

ANSELME

 

Seigneur.

 

LE MORE

 

Ne veux-tu point ?

 

ANSELME

 

Seigneur… »

Anselme ayant examiné ce point,

Consent à la fin au mystère.

Maudite amour des dons que ne fais-tu pas faire !

En page incontinent son habit est changé :

Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé :

La barbe seulement demeure au personnage.

 

L’enfant d’honneur Anselme avec cet équipage

Suit le More partout. Argie avait ouï

Le dialogue entier, en certain coin cachée.

Pour le More lippu, c’était Manto la fée,

Par son art métamorphosée,

Et par son art ayant bâti

Ce Louvre en un moment, par son art fait un page

Sexagénaire et grave. À la fin au passage

D’une chambre en une autre, Argie à son mari

Se montre tout d’un coup : « Est-ce Anselme, dit-elle

Que je vois ainsi déguisé ?

Anselme ? il ne se peut ; mon œil s’est abusé.

Le vertueux Anselme à la sage cervelle

Me voudrait-il donner une telle leçon ?

C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notre barbon

Notre législateur, notre homme d’ambassade,

Vous êtes à cet âge homme de mascarade ?

Homme de … ? la pudeur me défend d’achever.

Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire,

Vous qu’Argie a pensé trouver

En un fort plaisant adultère !

Du moins n’ai-je pas pris un More pour galant :

Tout me rend excusable, Atis, et son mérite,

Et la qualité du présent.

Vous verrez tout incontinent

Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité

Peut résister un seul moment.

More devenez chien. » Tout aussitôt le More

Redevient petit chien encore.

« Favori, que l’on danse. » À ces mots, Favori

Danse, et tend la patte au mari.

« Qu’on fasse tomber des pistoles ! »

Pistoles tombent à foison.

« Eh bien qu’en dites-vous ? sont-ce choses frivoles ?

C’est de ce chien qu’on m’a fait don.

Il a bâti cette maison.

Puis faites-moi trouver au monde une Excellence,

Une Altesse, une Majesté,

Qui refuse sa jouissance

À dons de cette qualité ;

Surtout quand le donneur est bien fait, et qu’il aime,

Et qu’il mérite d’être aimé.

En échange du chien l’on me voulait moi-même ;

Ce que vous possédez de trop je l’ai donné ;

Bien entendu Monsieur ; suis-je chose si chère ?

Vraiment vous me croiriez bien pauvre ménagère

Si je laissais aller tel chien à ce prix-là.

Savez-vous qu’il a fait le Louvre que voilà ?

Le Louvre pour lequel… mais oublions cela ;

Et n’ordonnez plus qu’on me tue,

Moi qu’Atis seulement en ses lacs a fait choir ;

Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir

Des mêmes armes combattue.

Touchez là, mon mari ; la paix ; car aussi bien

Je vous défie ayant ce chien :

Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre :

Il m’avertit de tout ; il confond les jaloux ;

Ne le soyez donc point ; plus on veut nous contraindre,

Moins on doit s’assurer de nous. »

Anselme accorda tout : qu’eut fait le pauvre sire ?

On lui promit de ne pas dire

Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,

Cocuage, s’il eût voulu,

Aurait eu ses franches coudées.

Argie en rendit grâce ; et compensations

D’une et d’autre part accordées,

On quitta la campagne à ces conditions.

 

« Que devint le palais ? » dira quelque critique.

Le palais ? que m’importe ? il devint ce qu’il put.

À moi ces questions ! suis-je homme qui se pique

D’être si régulier ? le palais disparut.

« Et le chien ? » Le chien fit ce que l’amant voulut.

« Mais que voulut l’amant ? » censeur, tu m’importunes :

Il voulut par ce chien tenter d’autres fortunes.

D’une seule conquête est-on jamais content ?

Favori se perdait souvent ;

Mais chez sa première maîtresse

Il revenait toujours. Pour elle, sa tendresse

Devint bonne amitié. Sur ce pied, notre amant

L’allait voir fort assidûment.

Et même en l’accommodement

Argie à son époux fit un serment sincère

De n’avoir plus aucune affaire.

L’époux jura de son côté

Qu’il n’aurait plus aucun ombrage

Et qu’il voulait être fouetté

Si jamais on le voyait page.

Clymène

 

Comédie

 

Il semblera d’abord au lecteur que la comédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veut lire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait tel que ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout à fait. Il n’y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pas faite pour être représentée. JDLF

 

Personnages :

 

APOLLON

LES NEUF MUSES

ACANTE

 

La scène est au Parnasse.

 

Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autre jour

De ne voir presque plus de bons vers sur l’amour.

 

Le siècle, disait-il, a gâté cette affaire :

Lui nous parler d’amour ! il ne la sait pas faire,

Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ?

J’ai beau communiquer de l’ardeur aux esprits ;

Les belles n’ayant pas disposé la matière,

Amour, et vers, tout est fort à la cavalière.

Adieu donc à beautés ; je garde mon emploi

Pour les surintendants sans plus, et pour le Roi.

Je viens pourtant de voir au bord de l’Hippocrène

Acante fort touché de certaine Clymène.

J’en sais qui sous ce nom font valoir leurs appas ;

Mais quant à celle-ci je ne la connais pas :

Sans doute qu’en province elle a passé sa vie.

 

ÉRATO

Sire, j’en puis parler ; c’est ma meilleure amie.

La province, il est vrai, fut toujours son séjour

Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votre cour.

 

URANIE

Je la connais aussi.

 

APOLLON

Comment vous Uranie !

En ce cas Terpsichore, Euterpe, et Polymnie,

Qui n’ont pas des emplois du tout si relevés,

N’en apprendront encor plus que vous n’en savez.

 

POLYMNIE

Oui Sire, nous pouvons vous en parler chacune.

 

APOLLON

Si ma prière n’est aux Muses importune,

Devant moi tour à tour chantez cette beauté ;

Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté.

Que chacune pourtant suive son caractère.

 

EUTERPE

Sire, nous nous savons toutes neuf contrefaire :

Pour si peu laissez-nous libres sur ce point-là.

 

APOLLON

Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vous plaira.

 

EUTERPE

Que ma compagne m’aide ; et puis en dialogue

Nous vous ferons entendre une espèce d’églogue.

 

APOLLON

Terpsichore aidez-la : mais surtout évitez

Les traits que tant de fois l’églogue a répétés :

Il me faut du nouveau, n’en fût-il point au monde.

 

TERPSICHORE

Je m’en vais commencer ; qu’Euterpe me réponde.

Quand le soleil a fait le tour de l’univers,

Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvre divers,

Ni d’en avoir produit, qu’à Téthys il se vante ;

Il dit : « J’ai vu Clymène, et mon âme est contente. »

 

EUTERPE

L’Aurore vous veut voir ; Clymène montrez-vous :

Non, ne bougez du lit ; le repos est trop doux :

Tantôt vous paraîtrez vous-même une autre Aurore ;

Mais ne vous pressez point, dormez dormez encore.

 

TERPSICHORE

Au gré de tous les yeux Clymène a des appas :

Un peu de passion est ce qu’on lui souhaite :

Pour de l’amitié seule, elle n’en manque pas :

Cinq ou six grains d’amour, et Clymène est parfaite.

 

EUTERPE

L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir

S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sans peine :

Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,

Vous vous garderez bien de condamner Clymène.

 

TERPSICHORE

Vénus depuis longtemps est de mauvaise humeur.

Clymène lui fait ombre ; et Vénus ayant peur

D’être mise au-dessous d’une beauté mortelle,

Disait hier à son fils : « Mais la croit-on si belle ?

– Et oui, oui, dit l’Amour, je vous la veux montrer. »

 

APOLLON

Vous sortez de l’églogue.

 

EUTERPE

Il nous y faut rentrer.

Amour en quatre parts divise son empire :

Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’un quart :

Ainsi plus des trois quarts pour Clymène soupire :

Les autres belles ont le reste pour leur part.

 

TERPSICHORE

Tout ce que peut avoir un cœur d’indifférence

Clymène le témoigne : elle en a destiné

Les trois quarts pour Acante ; heureux dans sa souffrance

S’il voir qu’a ses rivaux le reste soit donné.

 

EUTERPE

Ne vous semble-t-il pas que nos bois reverdissent,

Depuis que nous chantons un si charmant objet ?

 

TERPSICHORE

Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantres choisissent

Désormais en leurs sons Clymène pour sujet.

 

EUTERPE

Pour elle le Printemps s’est habillé de roses.

 

TERPSICHORE

Pour elle les Zéphyrs en parfument les airs

 

EUTERPE

Et les oiseaux pour elle y joignent leurs concerts.

Régnez belle, régnez sur tant d’aimables choses

 

TERPSICHORE

Aimez, Clymène. aimez ; rendez quelqu’un heureux

Votre règne en aura plus d’appas pour vous-même.

 

EUTERPE

En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elle aime ?

 

TERPSICHORE

Acante.

 

EUTERPE

Et pourquoi lui ?

 

TERPSICHORE

C’est le plus amoureux.

Sire êtes-vous content ?

 

APOLLON

Assez. Que Melpomène

Sur un ton qui nous touche introduise Clymène

Vous Thalie, il vous faut contrefaire un amant,

Qui ne veut point borner son amoureux tourment.

 

MELPOMÈNE

Mes sœurs je suis Clymène.

 

THALIE

Et moi je suis Acante.

 

APOLLON

Fort bien ; nous écoutons ; remplissez notre attente.

 

CLYMÈNE

Acante vous perdez votre temps et vos soins.

Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peu moins

Ôtez ce mot d’amour ; c’est ce qu’on vous conseille.

 

ACANTE

Que je l’ôte ! est-il rien de si doux à l’oreille ?

Quoi de vous adorer Acante cesserait ?

Contre sa passion il vous obéirait ?

Ah laissez-lui du moins son tourment pour salaire.

Suis-je si dangereux ? hélas non ; si j’espère

Ce n’est plus d’être aimé : tant d’heur ne m’est point dû.

Je l’avais jusqu’ici follement prétendu.

Mourir en vous aimant est toute mon envie.

Mon amour m’est plus cher mille fois que la vie.

Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.

 

CLYMÈNE

Toujours ce mot ! toujours !

 

ACANTE

Vous est-il odieux ?

Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !

Il charme également votre sexe et le nôtre

Seule vous le fuyez : mais ne s’est-il point vu

Quelque temps ou peut-être il vous a moins déplu ?

 

CLYMÈNE

L’amour, je le confesse, a traversé ma vie :

C’est ce qui malgré moi me rend son ennemie :

Après un tel aveu je ne vous dirai pas

Que votre passion est pour moi sans appas ;

Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée

Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.

Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutez bien,

Que par vos qualités vous ne méritez rien.

Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire :

Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?

Je ne me vante pas d’être sage à ce point

Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.

Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre,

Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est le craindre.

Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.

Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir.

Nous y perdrons tous deux : quand je vous le conseille,

Je me fais violence, et prête encor l’oreille.

Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux,

Un son qui ne déplaît à pas une de nous.

Mais trop de mal le suit.

 

ACANTE

Je m’en charge, Madame :

Ce mal est pour moi seul ; j’en garantis votre âme.

 

CLYMÈNE

Qui vous croirait, Acante, aurait un bon garant.

Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’un tyran

Un ennemi public, un démon pour mieux dire.

 

ACANTE

Il ne l’est pas pour vous ; cela vous doit suffire :

Jamais il ne vous peut avoir cause d’ennui :

Vous en prenez un autre assurément pour lui.

S’il a quelques douceurs, elles sont pour les belles,

Et pour nous les soucis et les peines cruelles.

Vous n’éprouvez jamais ni dédain, ni froideur :

Quant à nous, c’est souvent le prix de notre ardeur.

Trop de zèle nous nuit.

 

CLYMÈNE

Et pourquoi donc, Acante,

Ne modérez-vous pas cette ardeur violente ?

Aimez-vous mieux souffrir contre mon propre gré,

Que si m’obéissant vous étiez bien traité ?

Je vous rendrais heureux.

 

ACANTE

Selon votre manière ;

Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’un frère ;

Que sais-je ? de chacun : car vous savez qu’on peut

Faire ainsi des heureux autant que l’on en veut.

 

CLYMÈNE

Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus de tendresse

Vous verriez à quel point Clymène s’intéresse

Pour tout ce qui vous touche.

 

ACANTE

Et pour moi-même aussi.

 

CLYMÈNE

Quelle distinction mettez-vous en ceci ?

 

ACANTE

Très grande : mais laissons à part la différence :

Aussi bien je craindrais de commettre une offense

Si j’avais entrepris de prouver contre vous

Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ou nous.

Je vous dirai pourtant que mon amour extrême

À pour premier objet votre personne même

Tout m’en semble charmant ; elle est telle qu’il faut

Mais pour vos qualités, j’y trouve du défaut.

 

CLYMÈNE

Dites-nous quel il est afin qu’on s’en corrige.

 

ACANTE

Vous n’aimez point l’Amour ; vous le haïssez dis-je,

Ce dieu près de votre âme a perdu tout crédit.

 

CLYMÈNE

Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjà dit :

Je le crains seulement ; et serais plus contente

Si vous vouliez changer votre ardeur véhémente ;

En faire une amitié ; quelque chose entre deux

Un peu plus que ce n’est quand un cœur est sans feux

Moins aussi que l’état ou le vôtre se treuve.

 

ACANTE

Tout de bon ; voulez-vous que j’en fasse l’épreuve ?

Que demain j’aime moins, et moins le jour d’après ;

Diminuant toujours, encor que vos attraits

Augmentent en pouvoir ? le voulez-vous Madame ?

 

CLYMÈNE

Oui, puisque je l’ai dit.

 

ACANTE

L’avez-vous dit dans l’âme ?

 

CLYMÈNE

Il faut bien.

 

ACANTE

Songez-y ; voyez si votre esprit

Pourra voir ce déchet sans un secret dépit.

Peu de femmes feraient des vœux pareils aux vôtres.

 

CLYMÈNE

Acante, je suis femme aussi bien que les autres :

Mais je connais l’Amour : c’est assez ; j ai raison

D’en combattre en mon cœur l’agréable poison.

Voulez-vous procurer tant de mal à Clymène ?

Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sa peine.

N’allez point m’alléguer que c’est plaisir pour nous.

Loin, bien loin tels plaisirs ; le repos est plus doux :

Mon cœur s’en défendra : je vous permets de croire

Que je remporterai malgré moi la victoire.

 

APOLLON

Voilà du pathétique assez pour le présent :

Sur le même sujet donnez-nous du plaisant

 

MELPOMÈNE

Qui ferons-nous parler ?

 

APOLLON

Acante et sa maîtresse.

 

MELPOMÈNE

Sire, il faudrait avoir pour cela plus d’adresse.

Rendre Acante plaisant ! c’est un trop grand dessein.

 

APOLLON

Il est fou, c’est déjà la moitié du chemin.

 

THALIE

Mais il l’est dans l’excès.

 

APOLLON

Tant mieux ; j’en suis fort aise ;

Nous le demandons tel ; je ne vois rien qui plaise

En matière d’amour comme les gens outrés.

Mille exemples pourraient vous en être montrés.

 

MELPOMÈNE

Nous obéissons donc. Tu te souviens, Thalie,

D’un matin où Clymène en son lit endormie

Fut au bruit d’un soupir éveillée en sursaut,

Et se mit contre Acante en colère aussitôt,

Sans le voir, croyant même avoir fermé la porte :

Mais qui pouvait que lui soupirer de la sorte ?

« Vraiment vous l’entendez avecque vos hélas,

Dit la belle, apprenez à soupirer plus bas. »

Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de son zèle.

« Une forge ferait moins de bruit, reprit-elle,

Que votre cœur n’en fait : ce sont tous ses plaisirs.

Si je tourne le pied, matière de soupirs,

Je ne vous vois jamais qu’en un chagrin extrême.

C’est bien pour m’obliger à vous aimer de même. »

 

ACANTE

Je ne le prétends pas.

 

CLYMÈNE

Seyez-vous sur ce lit.

 

ACANTE

Moi ?

 

CLYMÈNE

Vous ; sans répliquer.

 

ACANTE

Souffrez…

 

CLYMÈNE

C’est assez dit.

Là ; je vous veux voir là.

 

ACANTE

Madame.

 

CLYMÈNE

Là, vous dis-je

Voyez qu’il a de mal ; sa maîtresse l’oblige

À s’asseoir sur un lit ; quelle peine pour lui ;

Savez-vous ce que c’est, je veux rire aujourd’hui.

Point de discours plaintifs : bannissez, je vous prie,

Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.

Témoignez, s’il se peut, votre amour autrement.

Mais que veut cette main qui s’en vient brusquement

 

ACANTE

C’est pour vous obéir et témoigner mon zèle.

 

CLYMÈNE

L’obéissance en est un peu trop ponctuelle ;

Nous vous en dispensons ; Acante, soyez coi.

Si bien donc que votre âme est tout en feu pour moi ?

 

ACANTE

Tout en feu.

 

CLYMÈNE

Vous n’avez ni cesse ni relâche ?

 

ACANTE

Aucune.

 

CLYMÈNE

Toujours pleurs, soupirs comme à la tâche ?

 

ACANTE

Toujours soupirs et pleurs.

 

CLYMÈNE

J’en veux avoir pitié.

Allez, je vous promets.

 

ACANTE

Et quoi ?

 

CLYMÈNE

De l’amitié.

 

ACANTE

Ah Madame, faut-il railler d’un misérable !

 

CLYMÈNE

Vous reprenez toujours votre ton lamentable.

Oui, je vous veux aimer d’amitié malgré vous ;

Mais si sensiblement que je n’aie, entre nous,

De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas à faire.

 

ACANTE

Et quand le ferez-vous ce pas si nécessaire ?

 

CLYMÈNE

Jamais.

 

ACANTE

Reprenez donc l’offre de votre cœur.

 

CLYMÈNE

Vous en aurez regret ; il a de la douceur.

Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver ses largesses.

Je baise mes amis, je leur fais cent caresses.

À l’égard des amants, tout leur est refusé.

 

ACANTE

Je ne veux point du tout, Madame, être baisé.

Vous riez ?

 

CLYMÈNE

Le moyen de s’empêcher de rire ?

On veut baiser Acante ; Acante se retire.

 

ACANTE

Et le pourriez-vous voir traiter de son amour

Pour un simple baiser, souvent froid, toujours court ?

 

CLYMÈNE

On redouble en ce cas.

 

ACANTE

Oui d’autres que Clymène.

 

CLYMÈNE

Éprouvez-le.

 

ACANTE

De quoi vous mettez-vous en peine ?

 

CLYMÈNE

Moi ? de rien

 

ACANTE

Cependant je vois qu’en votre esprit

Le refus de vos dons jette un secret dépit.

 

CLYMÈNE

Il est vrai, ce refus n’est pas fort à ma gloire.

Dédaigner mes baisers ! cela se peut-il croire ?

Acante, je le vois, n’est pas fin à demi ;

Il devait aujourd’hui promettre d’être ami ;

Demain il eût repris son premier personnage.

 

ACANTE

Et Clymène aurait pu souffrir ce badinage ?

Un baiser n’aurait pas irrité ses esprits ?

 

CLYMÈNE

Qu’importe ? L’on s’apaise ; et c’est autant de pris.

Vous en pourriez déjà compter une douzaine

 

ACANTE

Madame, c’en est trop : à quoi bon tant de peine ?

Pour douze d’amitié, donnez m’en un d’amour.

 

CLYMÈNE

C’est perdre doublement ; je le rendrai trop court.

 

ACANTE

Mais Madame voyons.

 

CLYMÈNE

Mais Acante, vous dis-je,

L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.

 

ACANTE

Et bien je consens d’être ami pour un moment.

 

CLYMÈNE

Sous la peau de l’ami je craindrais que l’amant

Ne demeurât caché pendant tout le mystère.

L’heure sonne, il est tard ; n’avez-vous point affaire ?

 

ACANTE

Non, et quand j’en aurais, ces moments sont trop doux.

 

CLYMÈNE

Je me veux habiller ; adieu, retirez-vous.

 

APOLLON

Vous finissez bien tôt ?

 

MELPOMÈNE

Point trop pour des pucelles.

Ces discours leur siéent mal, et vous vous moquez d’elles.

 

APOLLON

Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïs l’autre jour

Deux de quinze ans parler plus savamment d’amour.

Ce que sur vos amants je trouverais à dire,

C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous les faites rire.

De l’air dont ils se sont tout à l’heure expliqués,

Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sont masqués.

 

MELPOMÈNE

Vous vouliez du plaisant ; comment eût-on pu faire ?

 

APOLLON

J’en voulais, il est vrai ; mais dans leur caractère.

 

THALIE

Sire, Acante est un homme inégal à tel point,

Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point ;

Inégal en amour, en plaisir, en affaire ;

Tantôt gai, tantôt triste ; un jour il désespère ;

Un autre jour il croit que la chose ira bien.

Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien

Clymène aime à railler : toutefois quand Acante

S’abandonne aux soupirs, se plaint, et se tourmente,

La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux

Qui fait que l’amitié n’en va souvent que mieux.

 

APOLLON

Clio, divertissez un peu la compagnie.

 

CLIO

Sire me voilà prête.

 

APOLLON

Il me prend une envie

De goûter de ce genre où Marot excellait.

 

CLIO

Eh bien, Sire, il vous faut donner un triolet.

 

APOLLON

C’est trop ! vous nous deviez proposer un distique !

Au reste n’allez pas chercher ce style antique

Dont à peine les mots s’entendent aujourd’hui.

Montez jusqu’à Marot, et point par-delà lui.

Même son tour suffit.

 

CLIO

J’entends : il reste, Sire,

Que Votre Majesté seulement daigne dire

Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ou rondeau.

J’aime fort les dizains.

 

APOLLON

En un sujet si beau

Le dizain est trop court ; et vu votre matière

La ballade n’a point de trop ample carrière.

 

CLIO

Je pris de loin Clymène l’autre fois

Pour une Grâce en ses charmes nouvelle

Grâce s’entend, la première des trois ;

J’eusse autrement fait tort à cette belle ;

Puis approchant et frottant ma prunelle,

Je me repris ; et dis soudainement :

Voilà Vénus ; c’est elle assurément :

Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,

Cyprine là ? je faille lourdement ;

Telle n’est point la reine d’Amathonte.

 

Voyons pourtant ; car chacun d’une voix

En fait d’appas prend Vénus pour modèle.

Je me mis lors à compter par mes doigts

Tous les attraits de la gente pucelle ;

Afin de voir si ceux de l’immortelle

Y cadreraient, à peu prés seulement

Mais le moyen ? je n’y vins nullement,

Trouvant ici beaucoup plus que le compte :

Qu’est ceci, dis-je, et quel enchantement ?

Telle n’est point la reine d’Amathonte.

 

Acante vint tandis que je comptois :

Cette beauté le fit asseoir prés d’elle ;

J’entendis tout ; les Zéphyrs étaient cois.

Plus de cent fois il l’appela cruelle,

Inexorable, a l’Amour trop rebelle ;

Et le surplus que dit un pauvre amant.

Clymène oyait cela négligemment.

 

Le mot d’amour lui donnait quelque honte.

Si de ce dieu la chronique ne ment,

Telle n’est point la reine d’Amathonte

Ne recours plus, Acante, au changement.

Loin de trouver en ce bas élément

Quelque autre objet qui ta dame surmonte,

Dans les palais qui sont au firmament

Telle n’est point la reine d’Amathonte.

 

APOLLON

Votre tour est venu, Calliope, essayez

Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ont frayés

Deux écrivains fameux ; je veux dire Malherbe

Qui louait ses héros en un style superbe

Et puis maître Vincent qui même aurait loué

Proserpine et Pluton en un style enjoué.

 

CALLIOPE

Sire, vous nommez là deux trop grands personnages

Le moyen d’imiter sur-le-champ leurs ouvrages ?

 

APOLLON

Il faut que je me sois sans doute expliqué mal ;

Car vouloir qu’on imite aucun original

N’est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre ;

Hors ce qu’on fait passer d’une langue en une autre

C’est un bétail servile et sot à mon avis

Que les imitateurs ; on dirait des brebis

Qui n’osent avancer qu’en suivant la première,

Et s’iraient sur ses pas jeter dans la rivière.

Je veux donc seulement que vous nous fassiez voir,

En ce style où Malherbe a montré son savoir,

Quelque essai des beautés qui sont propres à l’ode,

Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,

Et demandant d’ailleurs un peu trop de loisir,

L’autre vous semble plus selon votre désir,

Vous louiez galamment la maîtresse d’Acante,

Comme maître Vincent dont la plume élégante

Donnait à son encens un goût exquis et fin

Que n’avait pas celui qui partait d’autre main.

 

CALLIOPE

Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarder quelque stance.

Si je débute mal, imposez-moi silence.

 

APOLLON

Calliope manquer ?

 

CALLIOPE

Pourquoi non ? très souvent

L’ode est chose pénible ; et surtout dans le grand.

Toi qui soumets les dieux aux passions des hommes,

Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où nous sommes

Clymène montre un cœur insensible à tes coups ?

Cette belle devrait donner d’autres exemples :

Tu devrais l’obliger pour l’honneur de tes temples

D’aimer ainsi que nous.

 

URANIE

Les Muses n’aiment pas.

 

CALLIOPE

Et qui les en soupçonne ?

Ce nous n’est pas pour nous ; je parle en la personne

Du sexe en général, des dévotes d’Amour.

 

APOLLON

Calliope a raison ; quelle achève à son tour.

 

CALLIOPE

J’en demeurerai la, si vous l’agréez, Sire.

On m’a fait oublier ce que je voulais dire.

 

APOLLON

À vous donc Polymnie ; entrez en lice aussi.

 

POLYMNIE

Sur quel ton ?

 

APOLLON

Je vois bien que sur ce dernier-ci

L’on ne réussit pas toujours comme on souhaite.

Calliope a bien fait d’user d’une défaite.

Cette interruption est venue à propos.

C’est pourquoi choisissez des tons un peu moins hauts.

Horace en a de tous, voyez ceux qui vous duisent.

J’aime fort les auteurs qui sur lui se conduisent

Voilà les gens qu’il faut à présent imiter.

 

POLYMNIE

C’est bien dit, si cela pouvait s’exécuter :

Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cet homme

Nous savions inspirer sur le déclin de Rome ?

Tout est trop fort déchu dans le sacré vallon.

 

APOLLON

J’en conviens, jusque même au métier d’Apollon

Il n’est rien qui n’empire, hommes, dieux ; mais que faire ?

Irons-nous pour cela nous cacher et nous taire ?

Je ne regarde pas ce que j’étais jadis,

Mais ce que je serai quelque jour si je vis

Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes

De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.

Je prévois par mon art un temps, où l’univers

Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers.

Où vos divinités périront, et la mienne.

Jouons de notre reste avant que ce temps vienne.

C’est à vous Polymnie à nous entretenir

 

POLYMNIE

Je songeais aux moyens qu’il me faudrait tenir.

À peine en rencontré-je un seul qui me contente.

Ceci vous plairait-il ? je fais parler Acante.

 

Qu’une belle est heureuse ! et que de doux moments,

Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !

D’un côté le miroir, de l’autre les amants,

Tout la loue ; est-il rien de si digne d’envie ?

 

La louange est beaucoup ; l’amour est plus encore :

Quel plaisir de compter les cœurs dont on dispose !

L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en son transport

Languit et se consume ; est-il plus douce chose !

 

Clymène, usez-en bien : vous n’aurez pas toujours

Ce qui vous rend si fière, et si fort redoutée :

Charon vous passera sans passer les Amours :

Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.

 

Vous vivrez plus longtemps encore que vos attraits :

Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle :

Mes désirs languiront aussi bien que vos traits

L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.

 

Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?

Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne

L’hiver vient aussitôt : rien n’arrête le temps :

Clymène hâtez-vous ; car il n’attend personne.

 

Sire je m’en tiens là : bien ou mal il suffit :

La morale d’Horace et non pas son esprit

Se peut voir en ces vers.

 

APOLLON

Érato que veut dire

Que vous qui d’ordinaire aimez si fort à rire

Demeurez taciturne, et laissez tout passer ?

 

ÉRATO

Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, le confesser.

 

APOLLON

Sur quoi ?

 

ÉRATO

Sur le débat qui s’est ému naguère.

 

APOLLON

Savoir si vous aimez ?

 

ÉRATO

Autrefois j’étais fière

Quand on disait que non ; qu’on me vienne aujourd’hui

Demander : « Aimez-vous, » je répondrai que oui.

 

APOLLON

Pourquoi ?

 

ÉRATO

Pour éviter le nom de Précieuse.

 

APOLLON

Si cette qualité vous paraît odieuse,

Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.

Choisissez un galant.

 

ÉRATO

Non pas, Sire, cela :

Je veux un peu d’hymen pour colorer l’affaire.

 

APOLLON

Un peu d’hymen est bon.

 

ÉRATO

J’en veux, et n’en veux guère

 

APOLLON

Vous vous marierez donc ainsi qu’au temps jadis

Oriane épousa Monseigneur Amadis ?

 

ÉRATO

Oui Sire.

 

APOLLON

La méthode en effet en est bonne.

Mais encore avec qui ? car je ne vois personne

Qui veuille dans l’Olympe à l’hymen s’arrêter :

Les Sylvains ne sont pas des gens pour vous tenter.

 

ÉRATO

Je prendrais un auteur

 

APOLLON

Un auteur ? vous déesse ?

Aux auteurs Erato pourrait mettre la presse ?

Ce n’est pas votre fait pour plus d’une raison.

Rarement un auteur demeure à la maison.

 

ÉRATO

Justement cela qui m’en plaît davantage.

 

APOLLON

Nous nous entretiendrons de votre mariage

À fond une autre fois. Cependant chantez-nous

Non pas du sérieux, du tendre, ni du doux

Mais de ce qu’en français on nomme bagatelle ;

Un jeu dont je voudrais Voiture pour modèle.

Il excelle en cet art : Maître Clément et lui

S’y prenaient beaucoup mieux que nos gens d’aujourd’hui.

 

ÉRATO

Sire, j’en ai perdu peu s’en faut l’habitude ;

Et ce genre est pour moi maintenant une étude.

Il y faut plus de temps que le monde ne croit.

Agréez, en la place, un dizain.

 

APOLLON

Dizain, soit.

 

ÉRATO

Mais n’est-ce point assez célèbre notre belle ?

Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et la séquelle

Les grâces, les amours, voilà fait à peu près.

 

APOLLON

Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits,

Les appas.

 

ÉRATO

Et puis quoi ?

 

APOLLON

Cent et cent mille choses.

Je ne vous ai compté ni les lis ni les roses.

On n’a qu’a retourner seulement ces mots-là.

 

ÉRATO

La satire en fournit bien d’autres que cela.

Pour un trait de louange. il en est cent de blâme.

 

APOLLON

Et bien blâmez Clymène à qui d’aucune flamme

On ne peut désormais inspirer le désir.

 

ÉRATO

Ce sujet est traité ; l’on vient de s’en saisir ;

Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.

 

APOLLON

Cela ne vous fait rien ; la chose est infinie ;

Toujours notre cabale y trouve à regratter,

 

ÉRATO

Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais le tenter.

Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.

 

POLYMNIE

Voilà bien des façons pour une bagatelle.

 

ÉRATO

C’est qu’elle est de commande.

 

APOLLON

Et que coûte un dizain ?

 

ÉRATO

Tout coûte : il faut pourtant que je me mette en train.

 

Clymène a tort : je suis d’avis qu’elle aime

Notre vassal dès demain au plus tard,

Dès aujourd’hui, dès ce moment-ci même :

Le temps d’aimer n’a si petite part

Qui ne soit chère ; et surtout quand on treuve

Un bon amant, un amant a l’épreuve.

Je sais qu’il est des amants à foison ;

Tout en fourmille ; on n’en saurait que faire ;

Mais cent méchants n’en valent pas un bon ;

Et ce bon-là ne se rencontre guère.

 

APOLLON

Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’est fait.

Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’en effet

Tant de louange ennuie ; et surtout quand on loue

Toujours le même objet : enfin je vous avoue

Que pour peu que durât l’éloge encor de temps

Vous me verriez bailler. Comment peuvent les gens

Entendre sans dormir une oraison funèbre ?

Il n’est panégyriste au monde si célèbre

Qui ne soit un Morphée à tous ses auditeurs.

Uranie, il vous faut reployer vos douceurs :

Aussi bien qui pourrait mieux parler de Clymène

Que l’amoureux Acante ? allons vers l’Hippocrène ;

Nous l’y rencontrerons encore assurément.

Ce nous sera sans doute un divertissement.

La solitude est grande autour de ces ombrages.

Que vous semble ? on croirait au nombre des ouvrages

Et des compositeurs (car chacun fait des vers)

Qu’il nous faudrait chercher un mont dans l’univers,

Non pas double mais triple, et de plus d’étendue

Que l’Atlas, cependant ma cour est morfondue ;

Je ne rencontre ici que deux ou trois mortels,

Encor très peu dévots à nos sacrés autels.

Cherchez-en la raison dans les Cieux, Uranie.

 

URANIE

Sire, il n’est pas besoin ; et sans l’astrologie

Je vous dirai d’où vient ce peu d’adorateurs.

II est vrai que jamais on n’a vu tant d’auteurs ;

Chacun forge des vers ; mais pour la poésie,

Cette princesse est morte, aucun ne s’en soucie.

Avec un peu de rime on va vous fabriquer

Cent versificateurs en un jour sans manquer.

Ce langage divin, ces charmantes figures,

Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures,

Et par qui les rochers et les bois attirés

Tressaillaient à des traits de l’Olympe admirés,

Cela, dis-je n’est plus maintenant en usage.

On vous méprisé, et nous, et ce divin langage.

« Qu’est-ce, dit-on ? – Des vers. » Suffit ; le peuple y court.

Pourquoi venir chercher ces traits en notre cour ?

Sans cela l’on parvient à l’estime des hommes.

 

APOLLON

Vous en parlez très bien. Mais qu’entends-je ? nous sommes

Auprès de l’Hippocrène : Acante assurément

S’entretient avec elle : écoutons un moment :

C’est lui, j’entends sa voix.

 

ACANTE

Zéphyrs de qui l’haleine

Portait à ces Échos mes soupirs et ma peine

Je viens de vous conter son succès glorieux.

Portez en quelque chose aux oreilles des dieux.

Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelle offrande

Pourrai-je reconnaître une faveur si grande ?

Je te dois des plaisirs compagnons des autels,

Des plaisirs trop exquis pour de simples mortels.

Ô vous qui visitez quelquefois cet ombrage

Nourrissons des neuf Sœurs…

 

APOLLON

Sans doute il n’est pas sage :

Sachons ce qu’il veut dire. Acante.

 

ACANTE, parlant seul.

Adorez-moi

Car si je ne suis dieu, tout au moins je suis roi.

 

ÉRATO

Acante !

 

CLIO

D’aujourd’hui pensez-vous qu’il réponde ?

Quand une rêverie agréable et profonde

Occupe son esprit, on a beau lui parler.

 

ÉRATO

Quand je m’enrhumerais à force d’appeler

Si faut-il qu’il entende : Acante !

 

ACANTE

Qui m’appelle ?

 

ÉRATO

C’est votre bonne amie Érato.

 

ACANTE

Que veut-elle ?

 

ÉRATO

Vous le saurez ; venez.

 

ACANTE

Dieux ! je vois Apollon.

Sire, pardonnez-moi ; dans le sacré vallon

Je ne vous croyais pas.

 

APOLLON

Levez-vous ; et nous dites

Quelles sont ces faveurs soit grandes ou petites

Dont le fils de Vénus a payé vos tourments.

 

ACANTE

Sire, pour obéir à vos commandements,

Hier au soir je trouvai l’Amour près du Parnasse :

Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à la trace.

D’aussi loin qu’il me vit : Acante, approchez-vous,

Cria-t-il : j’obéis. Il me dit d’un ton doux :

Vos vers ont fait valoir mon nom et ma puissance :

Vous ne chantez que moi : je veux pour récompense

Dès demain sans manquer obtenir du destin

Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin

Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,

Et certaine beauté que depuis peu j’ai vue.

Sans dire quelle elle est. il suffit que l’endroit

M’a fort plu ; vous verrez si c’est à juste droit.

Vous êtes connaisseur. Au reste en habile homme

Usez de la faveur que vous fera le somme.

C’est à vous de baiser ou la bouche, ou le sein,

Ou cette autre beauté : même j’ai fait dessein

D’en parler à Morphée, afin qu’il vous procure

Assez de temps pour mettre à profit l’aventure

Vous ne pourrez baiser qu’un des trois seulement ;

Ou le sein, ou la bouche, ou cet endroit charmant.

 

ÉRATO

Ne nous le nommez pas, afin que je devine.

 

ACANTE

Je vous le donne en deux.

 

ÉRATO

C’est… c’est je m’imagine…

 

ACANTE

Quoi ?

 

ÉRATO

Le bras entier.

 

ACANTE

Non,.

 

ÉRATO

Le pied.

 

ACANTE

Vous l’avez dit.

Je l’ai vu, dit l’Amour ; il est sans contredit

Plus blanc de la moitié que le plus blanc ivoire.

Clymène s’éveillant, comme vous pouvez croire,

Voudra vous témoigner d’abord quelque courroux :

Mais je serai présent et rabattrai les coups :

Le sort et moi rendrons mouton votre tigresse.

Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.

Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.

Sire, jusqu’à demain je n’aurais pas décrit

Ses diverses beautés. Une couleur de roses

Par le somme appliquée avait entre autres choses

Rehaussé de son teint la naïve blancheur.

Ses lis ne laissaient pas d’avoir de la fraîcheur.

Elle avait le sein nu : je n’ai point de parole

Quoique dès ma jeunesse instruit dans cette école

Pour vous bien exprimer ce double mont d’attraits.

Quand j’aurais là-dessus épuisé tous les traits,

Et fait pour cette gorge une blancheur nouvelle

Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend si belle

La descente, le tour, et le reste des lieux

Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roi par les yeux

Car mes mains n’ont point eu de part à cette joie).

Le sort à mes regards a mis encore en proie

Les merveilles d’un pied sans mentir fait au tour.

Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,

Lorsqu’allant des Tritons attirer les œillades

Il dispute du prix avec ceux des Naïades.

Vous pouvez l’avoir vu ; Mars peut vous l’avoir dit :

Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont il s’agit

Du marbre, de l’albâtre, une plante vermeille :

Thétis l’a, que je pense, ou doit l’avoir pareille.

Quoi qu’il en soit ce pied hors des draps échappé

M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.

Pour en venir au point ou j’ai poussé l’affaire :

« Quel des trois, ai-je dit, faut-il que je préfère ?

J’ai, si je m’en souviens, un baiser à cueillir,

Et par bonheur pour moi je ne saurois faillir.

Cette bouche m’appelle à son haleine d’ambre. »

Cupidon là-dessus est entré dans la chambre :

Je ne sais pas comment ; car j’avais fermé tout.

J’ai parcouru le sein de l’un à l’autre bout.

« Ceci me tente encore, ai-je dit en moi-même :

Et quand je serais prince, et prince à diadème,

Une telle faveur me rendrait fortuné. »

Par caprice à la fin m’étant déterminé,

J’ai réservé ces deux pour la première vue

Le pied par sa beauté qui m’était inconnue

M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser

M’a paru moins commun, partant plus à priser.

Peut-être par respect j ai rendu cet hommage.

Peut-être aussi j’ai cru que le même avantage

Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baise pas

Un beau pied quand on veut, trop bien d’autres appas.

La rencontre après tout me semblait fort heureuse.

Même à mon sens la chose était plus amoureuse :

De dire plus friponne et d’aller jusque-là,

Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pour cela

Trop de respect pour vous ainsi que pour Clymène.

Elle s’est éveillée avec assez de peine ;

Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas

Se sont au même instant cachés au fond des draps.

La honte l’a rendue un peu de temps muette.

Enfin sans se tourner ni quitter sa cachette,

D’un ton fort sérieux et marquant son dépit :

« Je vous croyais plus sage, Acante, a-t-elle dit.

Cela ne me plaît point ; sortez, et tout a l’heure.

– Amour, ai-je repris, me dit que je demeure ;

Le voilà ; qui croirai-je ? accordez-vous tous deux.

– Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris, vos Jeux,

Vos Amours, m’amuser ? a reparti Clymène.

– Tout doux, » a dit l’Amour. Aussitôt l’inhumaine,

Oyant la voix du dieu, s’est tournée, et changeant

De note, prenant même un air tout engageant :

« Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas la plus forte.

C’est a toi de fermer une autre fois la porte.

Les voilà deux ; encore un dieu s’en mêle-t-il.

Afin qu’Acante sorte, et bien que lui faut-il ?

Qu’il dise les faveurs donc il se juge digne. »

J’ai regardé l’Amour ; du doigt il m’a fait signe

Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’il voulait.

Mais me montrant les traits qu’une bouche étalait,

Il m’a fait à la fin juger par ce langage

Qu’un baiser me viendrait si j’avais du courage.

Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.

Amour m’a dit tout bas : « Baisez-la hardiment ;

Je lui tiendrai les mains ; vous n’aurez point d’obstacle. »

Je me suis avancé. Le reste est un miracle.

Amour en fait ainsi ; ce sont coups de sa main.

 

APOLLON

Comment ?

 

ACANTE

Clymène a fait la moitié du chemin.

 

POLYMNIE

Que vous autres mortels êtes fous dans vos flammes !

Les dieux obtiennent bien d’autres dons de leurs dames

Sans triompher ainsi.

 

ACANTE

Polymnie, ils sont dieux.

 

APOLLON

Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pas mieux

Perdons ce souvenir. Vous, triomphez, Acante.

Nous vous laissons, adieu ; notre troupe est contente.

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Septembre 2011

 

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