Gustave Le Rouge et Gustave Guitton

 

 

 

LA CONSPIRATION DES MILLIARDAIRES

TOME IV

La revanche du Vieux Monde

 

 

 

Paris, A. L. Guyot, série F
« Aventures extraordinaires » – 1899

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  Des amis d’autrefois. 4

CHAPITRE II  Premières recherches. 24

CHAPITRE III  Léon Goupit entre en service. 39

CHAPITRE IV  Une apparition de Harry Madge. 54

CHAPITRE V  L’évasion. 78

CHAPITRE VI  L’aquarium du savant. 97

CHAPITRE VII  L’envoûtement. 115

CHAPITRE VIII  Tom Punch à l’hôpital 132

CHAPITRE IX  La statuette. 146

CHAPITRE X  Lucienne sauvée. 160

CHAPITRE XI  L’accumulateur psychique. 173

CHAPITRE XII  Aurora s’ennuie. 190

CHAPITRE XIII  Au ministère. 203

CHAPITRE XIV  L’Ombre. 213

CHAPITRE XV  Le ministre Barnajou. 223

CHAPITRE XVI  La folie de Harry Madge. 242

CHAPITRE XVII  Le village de Kergario. 259

CHAPITRE XVIII  Tentative de meurtre. 274

CHAPITRE XIX  Le départ des hypnotiseurs. 295

CHAPITRE XX  Le désarmement. 307

CHAPITRE XXI  Le château de la Paix. 324

À propos de cette édition électronique. 329

 

CHAPITRE PREMIER

Des amis d’autrefois

 

En débarquant au Havre, après huit jours d’une traversée qui s’était effectuée dans d’excellentes conditions, l’ingénieur Olivier Coronal eut bien, tout d’abord, l’idée de sauter immédiatement dans le train express qui, en quelques heures, le mènerait à Paris.

 

Pourtant, malgré sa hâte de retrouver ses amis, l’ingénieur Golbert et sa fille Lucienne, ainsi que Ned Hattison, le mari de cette dernière, il se décida à rester tout au moins quelques jours au Havre.

 

Il prit une voiture, et se fit conduire dans un modeste hôtel où il retint une chambre.

 

Puis, débarrassé de ses bagages, gardant seulement sur lui la sacoche qui contenait sa petite fortune, il alla se promener par la ville.

 

Il se sentait joyeux et ému. Un bien-être s’emparait de lui rien qu’à se dire qu’il était en France, qu’il en avait fini avec l’Amérique et les Yankees.

 

« Deux ans, se disait-il, voilà deux ans que je vis avec ces hommes. Il me fallait ce temps pour être à même de les juger et d’apprécier la néfaste influence qu’exerce sur nous leur civilisation. »

 

Sur le port encombré et grouillant d’activité, dans les rues avoisinantes que parcouraient des bandes joyeuses de marins en permission, tout ce que voyait Olivier lui semblait surprenant et gai, et lui était un sujet de joie.

 

Il éprouvait une sensation de bonheur indéfinissable à se retrouver, après des années d’absence, au milieu d’hommes qui étaient vraiment ses semblables, d’objets qui lui étaient familiers.

 

Cette première journée passa comme dans un enchantement.

 

L’ingénieur se sentait renaître. Il oubliait totalement ses ennuis, ses déceptions, même son foyer détruit, pour ne plus penser qu’à l’avenir de travail et d’espérance qui s’ouvrait devant lui.

 

Pendant toute la soirée, assis à la terrasse d’un café sur le port, il s’abandonna à une rêverie consolante, et réfléchit à ce qu’il ferait par la suite.

 

« Il faut que je retrouve Léon Goupit, se disait-il. À Chicago, sa situation était trop critique, les moments étaient trop précieux, pour qu’il ait pu m’expliquer par le menu ce qui s’est passé dans la réunion des milliardaires à laquelle il a assisté. J’ai besoin de causer longuement avec lui. Les Yankees sont gens à ne pas perdre leur temps en expériences d’hypnotisme. Le but que poursuit Harry Madge est bien évident. Il veut employer contre l’Europe la mystérieuse puissance de la suggestion, de la magie et du spiritisme. Ah ! si je savais seulement à quel point en sont ses travaux. »

 

Olivier Coronal se promettait bien de mettre l’ingénieur Golbert, son maître et son vieil ami, au courant de tout ce qu’il saurait, et de lui demander conseil.

 

Depuis deux mois seulement qu’il se livrait à l’étude des sciences psychiques, le jeune homme avait déjà posé quelques principes fondamentaux.

 

Il se croyait sur la trace d’importantes découvertes qui bouleverseraient complètement les données superficielles dont on s’était contenté jusqu’ici pour expliquer les phénomènes psychiques.

 

« À nous deux, M. Golbert et moi, se disait-il, nous déjouerons les complots des milliardaires, nous leur opposerons armes contre armes, découvertes contre découvertes. Il y va de l’avenir de notre race. Il faudra bien que nous empêchions les Américains de réaliser leurs monstrueux projets de spoliation de l’Europe. »

 

Le surlendemain de son arrivée au Havre, Olivier Coronal assista à l’arrivée d’un paquebot venant de New York.

 

C’est toujours un intéressant spectacle que de voir d’abord apparaître, au loin, un point noir, qui se confond presque avec la mer, qui grossit peu à peu, se rapproche et, insensiblement, prend une forme distincte.

 

Sur la jetée, toutes les lorgnettes sont braquées dans la direction du navire. On cherche à le reconnaître.

 

Des parents, des amis sont là, attendant fébrilement le débarquement des passagers.

 

En curieux, l’ingénieur s’était mêlé à la foule accourue pour saluer le paquebot entrant dans les bassins.

 

Un peu à l’écart, il contemplait avec intérêt les évolutions de l’énorme bâtiment, sur le pont duquel tous les passagers se tenaient, impatients d’atterrir.

 

Lorsqu’on eut jeté le double escalier, il assista au défilé des voyageurs.

 

Rien n’était plus cosmopolite, plus rempli d’imprévu.

 

Il y avait surtout des Américains, mais il y avait aussi des Anglais en bande, clients de quelque agence d’excursions, des Allemands en complet gris, des Belges blonds et indolents, des Italiens, des Espagnols et des Français. Ces derniers étaient reconnaissables à leur empressement, à leur hâte de quitter le paquebot et de se retrouver de nouveau sur le sol de la patrie.

 

Il y avait bien dix minutes qu’Olivier Coronal suivait des yeux le défilé qui semblait interminable. Plus de cinq cents personnes étaient déjà descendues, et, sur le pont, l’animation n’avait pas sensiblement diminué.

 

Olivier allait reprendre le cours de sa promenade lorsque son attention fut attirée par l’apparition d’un groupe d’une cinquantaine d’Américains qui, les uns après les autres, s’engageaient sur la passerelle.

 

Quoiqu’ils fussent tous vêtus avec élégance, sanglés dans des redingotes, cravatés de rouge et coiffés de miroitants chapeaux, ils ne laissaient pas d’avoir une allure étrange et mystérieuse.

 

Sous la conduite de deux d’entre eux, qui paraissaient être les chefs, et qui se ressemblaient étonnamment entre eux, ils se groupèrent sur le quai, dans un profond silence.

 

Dans le visage décharné de ces hommes, les yeux seuls semblaient vivre, grands ouverts et d’une fixité inquiétante.

 

« Des yeux de fous ou d’hypnotiseurs, pensait Olivier Coronal en les observant attentivement. Qui peuvent-ils bien être ? »

 

Les gentlemen américains prirent place dans les wagons du train direct qui stationnait sur le quai ; et, quelques instants après, ils étaient emportés vers Paris.

 

Ce spectacle avait fort intrigué l’ingénieur. Il ne savait trop que penser.

 

Dans la courte entrevue qu’il avait eue à Chicago avec Léon Goupit, celui-ci n’avait pas eu le temps de lui expliquer en détail tout ce qu’il avait vu, ni de lui dépeindre les deux frères Altidor.

 

Il eût alors été fixé sur l’identité de ces hommes à la figure étrange.

 

« Ce sont les envoyés des milliardaires américains, les hypnotiseurs de Harry Madge, se fût-il écrié. »

 

Mais, faute de renseignement précis, il restait dans le doute, et ce ne fut que bien plus tard, dans la soirée du même jour, que cette pensée lui vint.

 

Il régla sur-le-champ la dépense de son hôtel, boucla sa valise et sauta dans l’express de nuit.

 

« Rien d’étonnant, après tout, se disait-il, que les Yankees commencent de cette façon leur nouvelle campagne contre l’Europe. Ils comptent se rendre maîtres de tous nos secrets avant d’entamer la lutte. »

 

De plus en plus, cette idée prenait corps en son cerveau, que les hommes qu’il avait vus, l’après-midi même, descendre du paquebot de New York, étaient des hypnotiseurs, des espions au service des milliardaires yankees.

 

Sous l’influence de cette idée, il lui tardait d’arriver à Meudon et de conférer avec ses amis, M. Golbert et Ned Hattison.

 

Il connaissait bien la petite villa, et n’eut aucune peine à la retrouver, lorsque le train omnibus, qu’il avait pris à Versailles, le déposa à la gare de la plus charmante des bourgades parisiennes.

 

Il était à peine huit heures du matin.

 

La nuit avait été froide ; les toits des maisons étaient recouverts d’une couche de gelée blanche ; le sol durci résonnait comme du fer sous le talon.

 

Dans la campagne, Olivier se trouva bientôt à l’orée du bois de Meudon dont les arbres, poudrerizés de givre, agitaient au vent leurs branches dénudées.

 

À un détour du sentier, la petite villa des Golbert lui apparut, avec son jardin l’entourant complètement, et sa façade gaie garnie de plantes grimpantes.

 

Il s’arrêta un moment pour la contempler.

 

De légers flocons de fumée sortaient d’une des cheminées. Les volets étaient ouverts.

 

« Ils sont déjà levés, se dit le jeune inventeur. Pauvres amis, qui travaillez en silence, comme je voudrais n’avoir pas à vous apporter de mauvaises nouvelles. Vous ignorez encore ce qui se trame contre l’Europe de l’autre côté de l’Atlantique. Ned Hattison sait-il même la vérité sur la mort de son père ? »

 

À ce moment la porte du jardin s’ouvrit.

 

Une jeune femme apparut sur le seuil.

 

– Lucienne Golbert ! s’écria Olivier, qui se sentit soudain ému jusqu’au plus profond de l’âme… Comme elle est changée.

 

Ce n’était plus, en effet, la jeune femme rieuse à l’allure sautillante de jadis. Elle parut plus grave à Olivier.

 

Son fin visage de Parisienne semblait avoir pris une expression plus sévère. On y lisait déjà la trace des soucis de l’existence.

 

Le jeune homme s’était avancé.

 

Il rejoignit Lucienne qui, embarrassée d’un grand carton à dessin qu’elle portait sous le bras, avait dû s’en décharger pour refermer la porte de la villa.

 

En entendant marcher derrière elle, elle se retourna.

 

Leurs regards se croisèrent.

 

– Olivier Coronal ! s’écria-t-elle la première, tandis qu’immobile et ne pouvant contenir son émotion, l’inventeur ne trouvait pas une parole.

 

– Vous sortiez ? finit-il par balbutier.

 

– Oui. Mais je ne sors plus. La course que j’allais faire peut être remise. Dépêchons-nous vite d’entrer, s’écria Lucienne en ouvrant de nouveau la porte… Quelle surprise vous m’avez faite ! Et Ned et mon père qui sont en train de déjeuner… Il faut que je les prévienne ; ils seraient par trop étonnés. Papa surtout, s’il vous voyait entrer tout à coup.

 

À l’extrémité du petit jardin, long à peine d’une cinquantaine de mètres, le perron de la villa s’élevait, entre deux massifs de rosiers dont les tiges grimpaient le long de la balustrade de fer, à peine à plus d’un mètre du sol.

 

– C’est l’hiver, fit Lucienne en montrant les plates-bandes dégarnies et les arbustes dépouillés de leurs feuilles. Notre jardin a perdu la gaieté que vous lui avez connue…

 

– Attendez-moi là quelques minutes, dit-elle mystérieusement dans le vestibule.

 

Elle ouvrit une porte latérale, et Olivier l’entendit qui s’écriait :

 

– Devinez, messieurs, qui vient de nous arriver ?… Je vous le donne en mille !…

 

– Que veux-tu dire ? répliquèrent à la fois Golbert et Ned Hattison qui, comme l’avait annoncé Lucienne, achevaient de prendre leur petit déjeuner dans la salle à manger.

 

– Devinez ! C’est un de nos bons amis qui était bien loin. Voyons si vous serez perspicaces.

 

Il y eut un moment de silence. Les deux hommes s’étaient levés. Leurs visages exprimaient la plus vive surprise.

 

– Ce n’est pas possible, s’exclamèrent-ils… Est-ce Olivier Coronal ?

 

Mais avant que Lucienne eût répondu, l’inventeur avait ouvert la porte de la salle à manger, et s’était précipité dans les bras de ses amis.

 

– Mais si, c’est moi-même, s’écria-t-il en les étreignant chaleureusement… Mon bon monsieur Golbert, comme je suis heureux de vous revoir ; et vous aussi Ned… Vous êtes surpris, n’est-ce pas ? C’est bien naturel. Je ne vous avais pas annoncé mon retour.

 

– Et rien dans votre lettre ne laissait prévoir votre arrivée, dit Ned. Votre décision a été bien vite prise.

 

Quant à M. Golbert, assis dans son fauteuil, il était incapable de prononcer une parole tant il était ému.

 

Ses yeux exprimaient un contentement sans bornes. Son regard ne quittait pas Olivier Coronal un instant.

 

– Vous allez toujours déjeuner, monsieur Olivier, dit Lucienne qui rentrait, une tasse de chocolat à la main. Vous devez être brisé de fatigue. Laissez le voyageur prendre des forces, messieurs, ajouta-t-elle en s’adressant à son père et à son mari. Vous aurez ensuite tout le temps possible pour causer.

 

L’inventeur dut s’exécuter. Tout en prenant son chocolat il comprit, à voir la physionomie de ses amis, que ceux-ci soupçonnaient de graves motifs à son départ, et qu’ils allaient lui poser de nombreuses questions.

 

Il les prévint.

 

– Je ne suis pas seulement venu faire un voyage en France, pour y passer quelque temps, dit-il. J’ai brisé tous les liens qui me retenaient en Amérique ; je suis absolument libre, et maintenant je ne quitterai plus la France. Le divorce doit être à l’heure actuelle prononcé entre Aurora Boltyn et moi. Je vous expliquerai plus tard ce qui s’est passé… Mais, ajouta-t-il, en suivant sa pensée, les journaux ont dû vous mettre au courant de beaucoup de choses…

 

Il se tut, attendant une réponse, un encouragement à continuer.

 

Au moment d’aborder la question du drame de Skytown, il hésitait, ne sachant comment s’y prendre.

 

N’avait-il pas en face de lui le fils de l’homme qu’avait tué Léon Goupit ; et bien qu’il eût renié complètement les idées de son père, qu’il eût laissé le Bellevillois poursuivre seul son œuvre de destruction, Ned aurait-il assez d’abnégation pour envisager cette mort comme une chose inévitable, et pour ne pas conserver de haine envers le meurtrier de son père ?

 

– En effet, répondit le jeune Américain, je suis resté abonné à l’un des plus grands journaux d’information de l’Union, le Chicago Life. Nous avons suivi la marche des événements. Mais tous les renseignements que l’on a donnés sur l’explosion de Skytown m’ont paru absolument invraisemblables. Je compte sur vous pour me faire une opinion plus juste sur ce qui s’est passé.

 

Ned Hattison avait prononcé ces paroles très posément, sans aucune apparence d’émotion ; mais pourtant les inflexions de sa voix laissaient percer une infinie tristesse. On devinait le combat qui se livrait en lui, entre ses idées d’autrefois, et ses aspirations de maintenant.

 

Malgré tout, il souffrait beaucoup de la mort tragique de son père ; mais pour des raisons faciles à comprendre il ne voulait pas le laisser paraître.

 

– Je vous sais gré, mon cher Olivier, dit-il, du sentiment qui vous fait hésiter à me parler des événements de Skytown, mais je vous assure que ces faits, quoique douloureux, n’ont à mes yeux qu’un intérêt secondaire et que votre récit, quel qu’il soit, n’éveillera en mon cœur aucune haine, ne changera en rien ma manière de voir. Vous pouvez donc me parler franchement. Je n’ai pas qualité pour juger les actes de Léon Goupit. Il a agi, je n’en doute pas, selon sa conscience. Un honnête homme a toujours raison lorsqu’il prend ses convictions comme seul critère de sa manière d’agir.

 

Assis à côté l’un de l’autre, M. Golbert et Lucienne écoutaient en silence.

 

Debout auprès d’eux, Olivier Coronal fixait son regard sur le visage de Ned Hattison.

 

Il se sentait troublé.

 

Tant de grandeur d’âme, tant d’abnégation l’émouvaient au plus haut point.

 

– Est-il vrai, tout d’abord, que Léon Goupit se soit suicidé dans une caverne, ainsi que l’a raconté le Chicago Life ? interrogea Ned Hattison, maîtrisant, lui aussi, son émotion.

 

– Non, fit Olivier ; il lui est arrivé d’incroyables aventures. Un matin, à Chicago, il est tombé chez moi, exténué de fatigue, hâve, la figure décomposée, et me demandant de faciliter sa fuite. Je l’ai fait changer de vêtements à la hâte ; et après lui avoir donné mes soins, je l’ai conduit moi-même à la gare de l’Atlantic Railway. Le surlendemain, il m’annonçait par dépêche son départ pour l’Europe, à bord d’un navire de commerce. Il doit être maintenant à Paris.

 

– Mais pourquoi n’est-il pas venu nous voir ? s’écria Ned.

 

– Pourquoi ? Pour la même raison qui me faisait hésiter tout à l’heure à vous entretenir de ces choses. Sous ses apparences d’insouciance et de gaminerie, Léon cache un cœur excellent et une grande délicatesse. Je sais qu’il vous aime beaucoup. À Chicago, il me parlait souvent de vous ; mais il a dû se dire que les événements qui se sont accomplis en Amérique lui interdisaient de se présenter ici.

 

Ned Hattison ne répondit pas ; et d’un commun accord, on ramena la conversation sur un sujet moins douloureux.

 

Olivier Coronal ne voulait pas, tout de suite, mettre ses amis au courant de l’imminent péril que courait de nouveau la civilisation européenne.

 

« Demain, pensait-il, je les entretiendrai sérieusement. Ned connaît les projets des milliardaires américains, puisqu’il a assisté à la fondation de Mercury’s Park et de Skytown. Il ne sera pas étonné que je les aie surpris. Puisque la mort de son père le rend complètement libre et supprime le dernier lien qui l’attachait à son passé, il acceptera, sans nul doute, de nous aider, M. Golbert et moi, à sauver l’Europe du joug que les Yankees prétendent lui imposer. »

 

– Vous voyez, mon ami, disait M. Golbert, nous vivons ici, loin du bruit, dans une solitude propice aux travaux de l’esprit. Notre actuelle situation, si modeste qu’elle soit, suffit à notre bonheur. Chacun travaille de son côté ; et si nous ignorons le luxe, nous ignorons aussi l’ennui.

 

En effet, la malheureuse tentative d’établissement du chemin de fer subatlantique avait presque totalement ruiné la famille.

 

Lorsqu’ils s’étaient réinstallés, M. Golbert et Ned ne possédaient plus qu’environ deux cent mille francs.

 

Courageusement, le jeune homme s’était mis au travail.

 

Pendant une année, il s’était occupé de perfectionner et d’inventer des moteurs pour des fabriques d’automobiles, passant toute la journée à cette besogne, et ne consacrant que ses soirées à ses études personnelles.

 

M. Golbert, de son côté, malgré son grand âge, avait fait montre d’une incroyable activité.

 

Pour le compte d’une compagnie de chemins de fer il avait fourni les plans d’un nouveau modèle de locomotive électrique. Aux premiers essais, la vitesse atteinte avait été de deux cents kilomètres à l’heure.

 

Grâce à la persévérance des deux hommes, le budget de la famille s’était bientôt accru d’une façon sensible ; et en moins de deux ans, Lucienne avait trouvé le moyen d’économiser quelques billets de mille francs.

 

La jeune femme était la providence de cette maison de labeur tranquille.

 

Toujours souriante et gracieuse, sa vie s’écoulait entre son père et son mari.

 

Habile à prévenir leurs moindres désirs, elle était pour l’un, la compagne aimante et dévouée, sachant donner un sage conseil en affectant de le solliciter ; pour son père, qu’elle n’avait jamais quitté, elle était pleine de délicates attentions, d’enfantines et charmantes familiarités, en même temps que de profond respect.

 

Le soir seulement, réunis autour de la lampe, dans la salle qui leur tenait lieu de cabinet de travail, pendant que Lucienne, fort habile, recopiait au net les plans des machines et des moteurs, les deux hommes se délassaient en travaillant pour eux-mêmes, en échangeant leurs pensées, en se faisant part de leurs aspirations.

 

Tous deux avaient le même amour pour l’humanité, le même idéal de bonheur et de fraternité.

 

Ce que M. Golbert appelait les grandes plaies sociales, c’est-à-dire la misère et ses dérivés, l’alcoolisme et la plupart des maladies épidémiques, attirait surtout leur attention.

 

Ils passaient de longues heures à discuter, à chercher des remèdes au mal général dont souffre toute la population ouvrière. Loin de se laisser rebuter par les obstacles, par la mauvaise volonté, souvent flagrante, de ceux que devraient préoccuper le plus la question du bien-être social, ils mettaient à contribution tout leur savoir, toute leur soif de justice et de bonheur, pour trouver un soulagement efficace, une solution pratique à la terrible question sociale.

 

Après plusieurs mois d’un travail ininterrompu, les deux hommes étaient arrivés à des résultats d’une importance réelle.

 

De déduction en déduction, d’essai en essai, ils étaient parvenus à trouver le vaccin de l’alcoolisme ; et déjà une société s’était fondée pour le propager et l’introduire partout.

 

Cette découverte rendait M. Golbert plus heureux et plus content de lui que tout ce qu’il avait fait jusqu’alors.

 

– Ce sont des milliers de vies humaines qu’elle sauvera chaque année, avait-il dit dans le rapport qu’il avait présenté à l’Académie des sciences. L’alcoolisme, c’est la grande plaie de notre société. Avant tout, il faut le combattre, il importe d’enrayer ses progrès effrayants. L’intelligence, la force des générations futures sont en jeu. Le terrible fléau menace l’avenir encore plus que le présent. C’est lui qui remplit les hôpitaux en vidant les ateliers. Il importe de ne pas perdre de temps. Luttons pour le salut de notre race et son génie propre. En supprimant l’alcoolisme, nous aurons détruit un des principaux facteurs de la misère et de la dégénérescence.

 

Ce passage de son rapport, M. Golbert le fit lire à Olivier Coronal, dans une revue qui l’avait reproduit.

 

– Combien je vous approuve, mon cher maître, dit le jeune homme. Vous avez plus fait pour l’humanité que tel inventeur d’un nouveau canon ou d’un puissant explosif. C’est avec de semblables découvertes qu’on accroît le bonheur des hommes et qu’on prépare la voie aux générations qui nous suivront. Ah ! si tous les savants pensaient comme vous, s’ils n’étaient pas, avant tout, guidés par l’intérêt et l’amour de la réclame, dans cinquante ans l’intelligence humaine aurait vaincu tous les obstacles qui entravent sa marche. La question sociale, ce problème insoluble en apparence, serait bien vite résolue, si la science pouvait assurer à l’homme ce dont il a besoin pour vivre, si elle le délivrait de l’impôt qu’il paie aux vices pour se consoler de sa misère.

 

Lucienne avait fini par laisser les trois hommes seuls, dans le cabinet de travail.

 

Pour fêter l’arrivée d’Olivier Coronal, elle donna des ordres à l’unique bonne qu’elle avait à son service pour préparer un excellent déjeuner ; et elle-même l’accompagna au marché de la petite ville.

 

Les inventeurs étaient encore à causer, lorsqu’elle pénétra de nouveau dans le cabinet de travail, pour annoncer que le dîner était servi.

 

– À table ! fit-elle joyeusement. Vous oublieriez bien, j’en suis sûre, l’heure du repas, si je n’étais pas là pour y veiller.

 

On la railla quelque peu de ses prétentions, et l’on passa dans la salle à manger, sans abandonner, du reste, la discussion.

 

Depuis deux années qu’ils ne s’étaient pas vus, M. Golbert et Olivier Coronal avaient bien des choses à se dire, bien des événements à se raconter.

 

Ned Hattison, lui, toujours un peu froid, écoutait le plus souvent, sans formuler d’observations.

 

Le jeune Américain, malgré tout, ne s’abandonnait pas facilement à la gaieté. Peu causeur, paraissant même taciturne à ceux qui ne le connaissaient pas, il possédait, en revanche, le don de l’observation et de la logique.

 

– Une chose qui ne m’apparaît pas clairement, dit-il tout à coup, en profitant d’un moment de silence de ses deux amis, c’est la manière dont Léon Goupit a réussi à recouvrer sa liberté. Vous m’avez dit vous-même, et je l’avais lu dans le Chicago Life, qu’il avait été muré tout vivant dans une caverne. J’avoue ne plus comprendre.

 

– Je vais vous l’expliquer avec tous les détails que m’a donnés Léon lui-même, répondit Olivier Coronal.

 

Il fit donc le récit des aventures du Bellevillois dans l’immense caverne antédiluvienne, raconta comment, après avoir échappé vingt fois à la mort, après avoir été roulé par le courant furieux d’un torrent souterrain, il s’était retrouvé dans un parc, celui de Harry Madge, et le hasard providentiel qui l’avait fait assister, par la grille d’un soupirail à une réunion des milliardaires.

 

Ned Hattison et M. Golbert écoutaient avec attention.

 

– Cela tient presque du miracle, firent-ils. Vous ne nous aviez pas encore dit cela. Mais que s’est-il passé dans cette réunion ?

 

– Des choses bien inquiétantes pour nous, dit Olivier. Je m’étais promis de ne point gâter cette journée, de ne vous dire cela que demain ; mais puisque notre entretien revient encore sur ce sujet, je me décide à vous remettre de suite au courant de ce que j’ai appris… Saviez-vous qu’il s’est formé en Amérique une société des milliardaires, et cela dans le but de ruiner l’Europe, de placer les États de l’Union à la tête de l’univers civilisé ? Ce péril transatlantique, que nous avions prévu bien à l’avance, dont nous parlions souvent entre nous, connaissez-vous son organisation ?

 

– Oui, mon ami, répondit le vieux savant ; et Ned ne m’a pas surpris en me la dévoilant. Mais où voulez-vous en venir ? Le danger n’est plus imminent depuis l’explosion de Skytown.

 

– Plus que jamais il nous menace. Il n’a fait que changer de forme.

 

Et brièvement, sans s’arrêter aux détails, Olivier Coronal exposa ce qu’avait entendu Léon Goupit, et le plan qu’avaient adopté les milliardaires.

 

– Nous ne sommes plus menacés par des canons et des torpilles, dit-il. Harry Madge, le président du club spirite de Chicago, a pris la direction de l’entreprise. Il a démontré à ses collègues le néant des sciences matérielles, les a fait assister à une série d’expériences concluantes sur l’hypnotisme, la lecture à distance et autres phénomènes psychiques. Les dollars des Yankees ne serviront plus à construire des arsenaux. Une somme énorme a été consacrée par eux à la fondation d’une sorte de collège des sciences psychiques, où Harry Madge travaille à former des hypnotiseurs de première force.

 

« Le moment venu, ces liseurs de pensées et de documents se jetteront sur l’Europe comme sur une proie facile. Ils s’attaqueront à tous les secrets qui font notre force, et s’approprieront nos armes.

 

« Voilà où en sont les événements, conclut Olivier avec amertume. Les hypnotiseurs menacent de commencer leur espionnage. Leur force est redoutable, invisible et sûre. Les secrets de nos arsenaux, de notre diplomatie, ne sont plus en sécurité ; les plans de nos forteresses, les dossiers de notre état-major seront peut-être en leur possession. Et ce n’est là que la première partie du programme que se sont fixé nos adversaires. Après, lorsqu’ils connaîtront exactement toutes nos ressources, qu’ils auront utilisé à leur profit toutes nos inventions, ils entameront la lutte, et nous serons désarmés contre eux, si nous n’avons pas, d’ici là, réussi à les vaincre avec leurs propres armes.

 

Olivier ne disait pas tout. Il taisait le débarquement auquel il avait assisté au Havre, de ces Américains qui lui avaient semblé être des hypnotiseurs.

 

– Vous êtes certain de ce que vous venez de dire ? demanda M. Golbert.

 

– Je dois être encore au-dessous de la vérité, dit Olivier. Mais, demain, j’aurai les renseignements complémentaires qui me font encore défaut. J’irai voir Léon Goupit et je m’entretiendrai avec lui.

 

– Ce serait terrible, murmura le vieillard en s’absorbant dans ses réflexions. Les sciences psychiques auraient-elles vraiment cette importance ?

 

– Les expériences auxquelles je me suis livré moi-même m’en ont convaincu. Nous sommes en présence d’une force très énergique presque totalement inconnue. Dans la guerre prochaine, la victoire appartiendra à celui qui réussira le mieux à capter les âmes, à celui qui découvrira le premier la grande loi de la volonté toute-puissante.

 

Ces paroles produisirent une impression profonde sur M. Golbert et sur Ned.

 

Tout entiers à leurs méditations, ils en étaient venus à oublier qu’ils étaient à table, et ils ne touchaient guère aux plats.

 

Lucienne dut intervenir.

 

Sous l’influence de la jeune femme, la conversation prit une tournure moins sévère ; et le déjeuner s’acheva au milieu des éclats de la plus franche gaieté, car celui dont on parlait à présent n’était autre que Tom Punch.

 

Comme on ne pouvait guère sortir par ce temps froid, les trois hommes s’attardèrent à causer dans le petit salon de la villa, où Lucienne leur avait servi le café.

 

Mais Ned, prétextant bientôt une occupation urgente, un travail qu’il devait livrer le lendemain, laissa seuls son beau-père et Olivier Coronal.

 

Quelques heures après, malgré les instances de ses amis qui voulaient à toute force le retenir chez eux, Olivier reprenait le train pour Paris.

 

– Je reviendrai demain, dit-il à M. Golbert ; et j’aurai vu Léon Goupit. Nous continuerons notre conversation de cet après-midi.

 

– C’est cela, fit le vieillard. Prenons patience. Tout n’est peut-être pas perdu, nous devons l’espérer. Il faut que nous soyons vainqueurs des hommes égoïstes et ambitieux du Nouveau Monde ; et je crois que les sciences psychiques, qu’ils comptent faire servir à l’anéantissement de l’Europe, nous fourniront l’arme de notre salut. Ayons confiance en l’avenir, mon ami. Le génie de notre race ne saurait être étouffé par la jeune civilisation américaine. Il y a autre chose dans la vie que de l’or et des bank-notes ; et le rêve criminel de quelques hommes assoiffés de domination ne saurait prévaloir contre la force intelligente de notre race.

 

CHAPITRE II

Premières recherches

 

Le lendemain matin, un dimanche, Olivier Coronal, descendant de l’omnibus qu’il avait pris à la gare Montparnasse, dans les environs de laquelle il s’était logé provisoirement, s’engageait à pied dans le faubourg du Temple.

 

– Voyons, fit-il au bout d’un moment, en sortant un petit carnet de sa poche, c’est bien dans cette rue que la brave Mme Goupit s’est établie fruitière ?

 

« Parfaitement. Je ne me suis pas trompé. Encore une centaine de numéros et j’y serai, dit l’inventeur en continuant délibérément l’ascension des hauteurs de Belleville. Nul doute que je ne trouve Léon chez sa mère. Ou je le connais bien mal, ou son premier soin, en arrivant à Paris après deux années d’absence, a été d’aller la voir. Sa mère !… Combien de fois en a-t-il parlé en Amérique ! C’est grâce à lui qu’elle a pu quitter son dur métier de marchande à la voiture. Doit-elle être heureuse, la bonne fruitière, de voir son gamin devenu un homme sérieux et marié avec une brave jeune fille.

 

Bien que ce fût dimanche, jour de repos, l’animation était grande dans le faubourg. Des familles entières d’ouvriers s’en allaient, en costume de fête, passer la journée chez des parents ou des amis. On se pressait aux guichets du funiculaire, on échangeait de joyeux propos et des quolibets.

 

La foule des ménagères, le panier ou le filet au bras, emplissait les boutiques des épiciers, des boulangers, des bouchers, entourait les petites voitures des marchandes de quatre-saisons.

 

Le dimanche est le meilleur jour de vente pour les modestes commerçants de la rue.

 

On a travaillé toute la semaine. Le dimanche venu, l’ouvrier s’offre quelques douceurs.

 

Le gigot, les fruits et le vin font apparition sur sa table. La journée se passe en famille. Souvent le repas se prolonge fort avant dans l’après-midi.

 

Pour l’observateur, rien de plus curieux, de plus intéressant que les faubourgs.

 

La vie de l’ouvrier, ses goûts, ses mœurs, la manière dont il envisage les choses apparaissent en pleine lumière rien que dans la façon dont il s’exprime, dont il cause librement dans la rue.

 

Il n’est pas habitué à choisir ses expressions ; ses mots sont parfois rudes, mais ils disent bien ce qu’ils veulent dire.

 

Une conversation de ménagères ou de travailleurs est souvent plus instructive, relativement à l’état d’âme de la classe ouvrière, qu’un gros in-folio bourré de chiffres et de dissertations philosophiques.

 

Cependant, Olivier Coronal était parvenu devant une boutique peinte en vert, à l’étalage de laquelle s’entassaient des piles de légumes, des paniers de fruits, le tout disposé proprement, sur des planches.

 

– Ce doit être là, fit-il. Nous allons voir si je suis vraiment changé, si Mme Goupit me reconnaîtra.

 

Coiffée d’un bonnet blanc qui laissait sortir des mèches de ses cheveux gris, un tablier bleu devant elle, les manches retroussées jusqu’aux coudes malgré le froid, la fruitière s’occupait de servir une demi-douzaine de ménagères tout en leur tenant conversation.

 

C’était vraiment le type de la femme du peuple à Paris que la mère de Léon, avec sa bonne figure ridée, n’ayant pas peur de crier ses sentiments, peu patiente, faisant beaucoup de bruit à propos de rien, mais d’un cœur excellent, d’une honnêteté à toute épreuve.

 

Dans ce coin de Belleville, elle était connue de tout le monde.

 

Le faubourg du Temple, elle l’avait parcouru pendant des années, poussant devant elle sa voiture ; et lorsque, grâce aux quelques milliers de francs envoyés par Léon, elle avait pu monter sa boutique, les clientes n’avaient pas manqué.

 

Ses affaires prospéraient ; mais, économe d’instinct, la fruitière avait continué de vivre aussi modestement que par le passé. Elle n’avait rien changé à ses habitudes de travail.

 

– Moi, disait-elle souvent, pourvu que j’aie mon journal et ma tasse de café bien chaud, quand je me lève le matin pour aller aux Halles, c’est tout ce que je demande.

 

– Vous avez bien raison, allez, mâm’Goupit, disaient les commères. C’est pas toujours la fortune qui fait le bonheur.

 

Depuis que son fils était revenu, la joie de la fruitière ne connaissait plus de bornes. Elle était fière de son Léon, et des compliments que lui faisaient toutes ses voisines sur l’allure martiale et décidée du jeune homme.

 

Celui-ci était devenu tout à coup le héros du quartier.

 

On savait qu’il était allé en Amérique, on racontait même qu’il était le héros d’aventures extraordinaires ; et le mari de Betty n’en finissait pas de répondre à toutes les questions qu’on lui faisait de part et d’autre.

 

Olivier Coronal avait pénétré dans la boutique après avoir attendu que les clientes fussent parties.

 

En voyant entrer l’inventeur, la mère de Léon s’était précipitée à sa rencontre.

 

– Ah ! monsieur Coronal, s’écria-t-elle. C’est-il donc que vous êtes revenu aussi de là-bas ! Excusez-moi, que je m’essuie un peu les mains, fit-elle en voyant qu’Olivier lui tendait la main en souriant.

 

– Mais oui, ma bonne dame, dit-il, c’est bien moi, de retour d’Amérique. Et Léon ? Que fait-il ? Je suppose qu’il est venu vous voir.

 

– Oh ! dès le premier jour, le cher enfant, et avec sa femme ! Il aime bien sa mère, allez… Vous êtes venu pour le voir ? Ça tombe bien, c’est aujourd’hui dimanche, il m’a promis de venir déjeuner avec moi. Mais entrez donc chez nous, monsieur Coronal. Donnez-moi votre pardessus et votre chapeau.

 

Tout heureuse, la brave femme, empressée, faisait asseoir le visiteur dans l’unique pièce qui composait son logement.

 

Olivier remarqua que la table était déjà mise. Une armoire à glace, un buffet, un lit de noyer soigneusement recouvert d’un couvre-pieds blanc composaient le mobilier de la fruitière.

 

Sur le marbre de la cheminée, dans un cadre de peluche rouge, se trouvait le portrait du père de Léon, un brave homme aussi qui, pendant fort longtemps, avait été au service de la famille Coronal. Mais ce qui amusa l’inventeur, ce fut de voir, le long des murs, des photographies sans doute exécutées par le Bellevillois, puisqu’elles représentaient des coins de forêts, des maisons de bois, des rues américaines.

 

– Figurez-vous, dit la fruitière, que c’est ma bru qui les a rapportées. Tenez, voici la photographie de leur maison là-bas ; et puis, celle-là, c’est Léon avec un fusil et de grandes bottes. Fallait tout de même qu’il ait du courage, fit-elle avec une nuance d’orgueil, pour s’en aller tout seul, comme il me l’a raconté, dans des bois « où la main de l’homme n’a jamais mis le pied ».

 

La fruitière allait sans doute continuer ses bavardages, lorsqu’une voix joyeuse se fit tout à coup entendre.

 

– Il n’y a personne à la boutique ? demanda Léon qui venait d’entrer, en compagnie d’une jeune femme.

 

– Mais si, me voilà. Et je ne suis pas toute seule. Devine qui est venu pour te voir ?

 

– Ah çà ! c’est épatant !… m’sieur Olivier !… Ah ! par exemple, c’est trop fort ! Si je m’attendais à celle-là, s’écria le Bellevillois en s’élançant vers son ancien maître. Mais comment ça se fait-il que vous êtes à Paris ?… J’aurais donné ma parole que vous n’aviez pas quitté Chicago.

 

– Tu te serais trompé, Léon, dit l’inventeur très amusé par l’exubérante satisfaction du jeune homme. J’ai décidé de revenir en France. J’en avais assez de la vie américaine. Et puis, il y a d’autres raisons que tu devines bien, et pour lesquelles je suis précisément venu te voir. Nous en parlerons plus tard.

 

– Mais attendez donc, je ne vous ai pas encore présenté ma femme ! s’exclama Léon avec un certain air d’importance.

 

« Betty, appela-t-il, viens donc que je te présente… C’est monsieur Olivier, tu sais bien, mon ancien maître de Chicago.

 

– Mais pourquoi parles-tu anglais ? demanda l’inventeur.

 

– Pas moyen de faire autrement. Depuis deux mois seulement que nous sommes en France, elle connaît à peine assez de français pour faire elle-même ses commissions.

 

La jeune femme s’était approchée, et saluait gentiment Olivier Coronal, qui la considérait en souriant.

 

Au grand désespoir de la fruitière, qui n’y comprenait pas un mot, tous trois entamèrent une conversation en anglais.

 

– C’est toute une histoire la façon dont nous nous sommes connus, dit Léon. Je vous donne ma parole qu’on fait des comédies moins mouvementées.

 

– Eh bien, tu nous raconteras cela une autre fois, répondit Olivier. J’aurais voulu t’entretenir sérieusement ; mais comme je ne veux pas troubler votre petite fête, je vais prendre rendez-vous avec toi pour un autre jour.

 

– Comment ! s’exclama Léon, en français cette fois, de façon à être compris de sa mère, vous n’allez pas accepter de déjeuner avec nous !… Maman va être désolée de votre refus.

 

– Pour sûr, monsieur Coronal, que vous devriez bien rester, insista la fruitière. Vous nous feriez bien plaisir, allez !

 

– Mais non, je vous dérangerais, madame Goupit.

 

– Si on peut dire ! Vous, me déranger ! Jamais de la vie, au contraire ! fit la brave femme en levant les bras au ciel. Le dimanche, pour me reposer un peu, je prends une femme de ménage pour servir à la boutique. Nous déjeunerons bien tranquillement, et vous pourrez emmener Léon ensuite si vous voulez.

 

– Après tout ce que vous avez fait pour mon mari, vous ne pouvez pas refuser, disait à son tour Betty.

 

– Eh bien, c’est entendu, je déjeune avec vous.

 

– À table alors. Tout est prêt, fit madame Goupit.

 

On déjeuna fort gaiement. Comme il avait été convenu, Léon laissa Betty chez sa mère, et suivit Olivier Coronal.

 

– Tu m’as donc dit que tu avais trouvé une place dans une usine, fit Olivier, lorsqu’ils furent seuls. Mais pourquoi n’es-tu pas allé voir nos amis les Golbert ?

 

– Oh ! fit Léon, aller voir Ned Hattison ! Il m’en voudrait d’une pareille démarche. Il ne peut oublier, malgré tout, que j’ai causé la mort de son père.

 

– Tu te trompes, répondit l’ingénieur. J’ai causé avec lui. Je ne dis pas que la mort du directeur de Skytown le laisse indifférent, non ; mais il la considère comme une chose inévitable, nécessaire même. Sa grandeur d’âme m’a profondément touché. Je t’assure que tu n’as pas baissé dans son estime.

 

– C’est bien vrai ? demanda Léon. Mais comme vous dites, il faut qu’il soit devenu bien attaché maintenant aux idées européennes…

 

– Il l’est en effet, et il nous en a donné la preuve. Mais j’en viens tout de suite au but de ma visite. Il faut, maintenant que nous avons tout le temps devant nous, que tu rassembles tes souvenirs, et que tu me décrives minutieusement tout ce que tu as vu et entendu dans le palais de Harry Madge.

 

– Oh ! c’est bien facile. Je pourrais vivre cent ans sans jamais oublier un seul détail des événements extraordinaires de cette nuit. Seulement, il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas.

 

– Parle toujours.

 

Avec une grande sûreté de mémoire, Léon retraça à son maître les étranges scènes dont il avait été témoin, caché derrière la grille d’un soupirail, dans le parc de Harry Madge, sans rien oublier, en reproduisant presque textuellement les paroles des milliardaires.

 

Il décrivit les expériences de lévitation du fakir, celles de la lecture à distance du sachem peau-rouge, celles encore, plus curieuses, des deux frères yankees, et enfin lui répéta tout ce qu’il avait retenu du discours qu’avait prononcé Harry Madge.

 

– C’est bien, je te remercie, dit l’inventeur. Tu viens de dissiper mes derniers doutes.

 

– N’oubliez pas, ajouta Léon, que pour ma part je suis toujours à votre disposition. Chaque fois que vous aurez besoin d’un coup de main, je suis là.

 

– Je suis ravi de t’entendre parler ainsi ; et d’abord j’espère bien que tu vas quitter l’emploi que tu as accepté dans une usine… Que gagnes-tu par jour ?

 

– Cinq francs, dit Léon.

 

– Eh bien, moi je t’offre deux cents francs par mois.

 

– Vous n’avez pas besoin de m’offrir davantage, répliqua le jeune homme, presque blessé de la générosité d’Olivier. Pour être de nouveau à votre service, je consentirais même à gagner beaucoup moins qu’à mon usine.

 

– Je sais que tu es un brave garçon, fit Olivier très touché. Mais tu n’ignores pas que nous allons avoir à travailler d’une façon formidable. Je veux, moi aussi, approfondir ces questions psychiques dont tout le monde parle et que tout le monde connaît mal. Tu seras le préparateur de mon laboratoire. Je suis, Dieu merci, grâce à la générosité de l’ingénieur Strauss, en état de faire des recherches pour mon propre compte.

 

– Entendu, acquiesça joyeusement Léon. Et quand commençons-nous ?

 

– Dans quelques jours. Je veux louer, dans le voisinage de Meudon, un pavillon isolé où je puisse me livrer à mes études dans un parfait recueillement.

 

– Et mon ami Tom Punch ? demanda tout à coup Léon. Pouvez-vous me donner de ses nouvelles ?

 

– Tu veux sans doute parler de ce géant ventru, au visage couleur de lie de vin, qui fut autrefois le majordome de William Boltyn ?

 

– Naturellement, répondit le Bellevillois. Vous savez bien qu’il n’a pas voulu accompagner M. Ned en Amérique, et qu’ayant obtenu dans un concert un engagement comme joueur de banjo, il est resté à Paris.

 

– Oui, je le sais. Il n’est pas reparu chez Ned Hattison. On ignore ce qu’il est devenu.

 

– C’est dommage, dit Léon. C’était un bien gai camarade, et un intrépide buveur.

 

– Qui ne manquera pas, certain jour, de se réveiller avec une attaque de delirium tremens, compléta Olivier… Au revoir, mon bon Léon. Je te laisse à ta famille.

 

La semaine suivante, Olivier Coronal prenait possession, à Clamart, d’une petite maison qu’entourait un jardin bordé de hauts murs.

 

À quelques pas de la forêt, isolée par sa situation des autres habitations du bourg, cette maisonnette, élevée seulement d’un étage, se composait de trois pièces au rez-de-chaussée et d’autant au premier.

 

Olivier transforma la plus vaste de ces pièces en bibliothèque et en cabinet de travail.

 

Des caisses de livres arrivèrent chaque jour de Paris. C’étaient, en partie, des traités de sciences exactes : mécanique, chimie, physique, etc., toute une encyclopédie dans laquelle figuraient, à côté des documents de l’Antiquité, les derniers travaux des savants contemporains ; et, d’autre part, toute une collection de ces volumes délaissés du gros public, et que quelques curieux sont seuls à lire actuellement.

 

C’étaient des livres de magie, d’alchimie, d’astrologie, de chiromancie.

 

Les Modernes étaient représentés dans cette collection par le docteur William Crookes, le colonel de Rochas, le docteur Papus, le docteur Paul Gibier, Stanislas de Guaita, et d’autres.

 

Délibérément, Olivier se mit à cette étude, toute nouvelle pour lui.

 

L’ingénieur Golbert et Ned Hattison travaillaient, de leur côté, dans le même sens.

 

De temps à autre, tous trois se réunissaient pour échanger les résultats du travail des jours précédents, et pour concerter le plan d’études des jours suivants.

 

Ils avançaient lentement dans cette tâche.

 

Les livres anciens, tels que Le Monde enchanté de Becker, la Mystique de Goërres, les Disquisitions magiques de Delrio, le Mundus mirabilis d’Arpélius, la Stéganographie de l’abbé Trithème qui fut maître de Paracelse, et bien d’autres encore, n’étaient souvent qu’un tissu de fables ou de superstitions, où quelques idées heureuses ou géniales, perdues dans le fatras des anecdotes, étaient difficiles à saisir à travers les complications d’un style obscur à dessein.

 

Les trois amis ne se rebutaient point.

 

Pendant plusieurs semaines, Olivier courut les cliniques des hôpitaux pour étudier les phénomènes de l’hypnotisme.

 

Il assista à de merveilleuses expériences, les étudia, puis les refit lui-même, et devint un hypnotiseur de première force.

 

Léon Goupit s’était installé, avec Betty, dans la maisonnette de Clamart. Tandis que la jeune femme prenait soin de l’intérieur et préparait les repas, Léon aidait son maître dans ses expériences.

 

Il se trouvait heureux dans sa nouvelle situation, et ne l’eût abandonné pour rien au monde, même pas pour courir les aventures.

 

Son voyage en Amérique l’avait considérablement assagi. Du reste, les travaux de son maître l’intéressaient lui-même au plus haut point. Il savait qu’il s’agissait de défendre l’Europe contre les milliardaires américains ; cette seule pensée suffisait à lui communiquer un courage, une ardeur à la besogne tels que, parfois, son maître était obligé de modérer son zèle.

 

Plusieurs fois, l’ingénieur Golbert et sa fille Lucienne vinrent passer quelques heures chez Olivier, mais jamais Ned Hattison ne consentit à les accompagner.

 

« C’est évidemment pour ne pas me voir, se disait Léon. M. Olivier a beau dire, le mari de Mme Lucienne n’oublie pas que je suis cause de la mort de son père ; et il m’en garde secrètement rancune. »

 

Cette pensée chagrinait fort le brave garçon.

 

Olivier, à qui il avait confié sa peine, ne lui avait répondu qu’évasivement, lui avait conseillé d’attendre, sans oser le détromper.

 

– Je ne pouvais cependant pas faire autrement, disait le Bellevillois. Ce n’est pas juste de m’en vouloir d’une action où j’avais fait d’avance le sacrifice de ma vie. C’était inévitable. Ce n’est pas le père de M. Ned que j’ai tué, c’est un homme dangereux pour l’humanité tout entière, c’est un mauvais savant puisqu’il ne voyait dans la science qu’un moyen de satisfaire sa haine et sa cupidité, en anéantissant la civilisation européenne.

 

– Tu sais bien que je t’ai toujours approuvé, répondait Olivier. Prends patience. Ned est trop intelligent pour ne pas comprendre cela. Un jour viendra où, certainement, il ne refusera plus de te voir et de te traiter avec la même bienveillance qu’autrefois.

 

– Je serai bien heureux ce jour-là, faisait Léon avec un gros soupir.

 

Et à demi consolé il se remettait au travail.

 

L’hiver touchait à sa fin.

 

On commençait à sentir, dans l’air, des souffles tièdes. La nature se reprenait à vivre.

 

Levé tous les jours de grand matin, Olivier Coronal quand il n’était pas forcé de sortir, passait des journées entières dans sa bibliothèque.

 

La tâche qu’il avait entreprise était semée de difficultés ; mais avec l’aide de ses deux amis, il les vainquait toutes, les unes après les autres.

 

La petite maison de Clamart, en outre de Léon et de sa femme, avait maintenant plusieurs pensionnaires.

 

C’étaient des médiums, hommes et femmes, sur lesquels Olivier se livrait chaque jour à de nouvelles expériences. Léon Goupit, qui souvent y assistait, était émerveillé.

 

– Bravo, m’sieur Olivier, disait-il. Je suis sûr qu’avant peu, vous arriverez aux mêmes résultats que le milliardaire Harry Madge. Nos ennemis ne seront plus les seuls à connaître les secrets de l’hypnotisme et à s’en servir. Nous serons bientôt plus forts qu’eux dans le maniement des forces psychiques. Je les ai déjà roulés de la belle façon à Skytown. Quelque chose me dit que, cette fois encore, ils seront réduits à l’impuissance.

 

– Puisses-tu dire vrai, répondit le jeune ingénieur. Puissions-nous devancer les Yankees, et mettre sur pied avant eux quelque découverte capitale. Il n’est que temps.

 

– Vous y arriverez, m’sieur Olivier, répétait Léon avec enthousiasme.

 

Coronal n’avait pas encore informé M. Golbert et Ned du débarquement des espions auquel il avait assisté au Havre.

 

Dans tout Paris, il s’était livré à des recherches pour retrouver la trace des Américains, qu’il supposait être les hypnotiseurs de Harry Madge.

 

Ceux-ci semblaient avoir disparu. En tout cas, ils cachaient soigneusement le lieu de leur retraite ; mais, bien qu’ils demeurassent invisibles, l’inventeur n’en gardait pas moins sa conviction.

 

« Ils doivent s’être mis secrètement à la besogne, se disait-il souvent, s’attendant à voir surgir, d’un jour à l’autre, de terribles complications. »

 

Malgré tout, il avait recommandé à Léon de ne rien dire à M. Golbert.

 

« Il serait toujours temps, pensait-il, de l’instruire, si les événements justifiaient nos craintes. Je puis m’être trompé. Ce serait, dans ce cas, l’inquiéter inutilement.

 

De Meudon à Clamart, il n’y a guère que quelques minutes de chemin de fer.

 

Le vieux savant venait plusieurs fois par semaine rendre visite à Olivier Coronal, lui donner des conseils, l’encourager dans ses travaux.

 

Plusieurs fois, il assista aux expériences que le jeune homme exécutait avec l’aide de ses médiums.

 

Les phénomènes de lecture à distance de documents cachés étaient ceux qui préoccupaient le plus Olivier Coronal.

 

Mais il s’en fallait encore de beaucoup qu’il eût obtenu des résultats satisfaisants, qu’il fût en état de mettre en ligne des hypnotiseurs aussi bien armés pour la divination que ceux de Harry Madge.

 

Perdus dans le dédale des formules psychiques, les ingénieurs passaient des semaines à tâtonner sans faire un pas vers la solution du problème.

 

Ils s’attaquaient à une science nouvelle dont l’initiation est longue et difficultueuse. Toute leur ténacité, toute leur persévérance ne les empêchait pas de se sentir, par moments, profondément tristes et découragés.

 

CHAPITRE III

Léon Goupit entre en service

 

Soit qu’il eût besoin d’aller consulter un livre dans une bibliothèque, soit qu’il allât écouter une conférence ou assister à un cours intéressant ses recherches, Olivier Coronal se rendait à Paris de temps à autre.

 

Une fois que, descendu de bonne heure à la gare Montparnasse, il avait passé sa journée chez un vieux savant polonais très versé dans les sciences occultes, il remontait, à pied, la rue de Rennes, pour aller prendre son train, il se trouva tout à coup en présence de deux hommes qui, avec cette démarche raide, cassante et hâtée, particulière aux Anglais et aux Américains, semblaient venir à sa rencontre.

 

L’ingénieur se sentit au cœur une petite émotion.

 

Vêtus pareillement d’une redingote dont la coupe indiquait clairement l’origine yankee, le faux col montant, le plastron à demi recouvert par une cravate rouge, corrects, guindés, les deux hommes, à n’en pas douter, étaient de ceux qu’Olivier Coronal avait vus débarquer au Havre.

 

À leur regard surtout, ce regard étrange et fixe qui l’avait tant impressionné, l’inventeur les avaient reconnus immédiatement : c’étaient les deux Américains qui lui avaient paru être les chefs de la petite troupe.

 

En lui-même, une secrète voix répétait :

 

« Ce sont les hypnotiseurs de Harry Madge, les espions des milliardaires. »

 

Sans avoir pris garde à Olivier, les deux Yankees l’avaient dépassé. Ils continuaient leur marche en se dirigeant vers la place Saint-Germain-des-Prés.

 

La première idée de l’inventeur, celle qui s’imposa à lui instinctivement, fut de suivre ces mystérieux étrangers.

 

Sans les perdre de vue, il attendit qu’ils se fussent un peu éloignés, puis il se remit en marche.

 

Devant lui, les deux hommes s’avançaient d’un pas rapide, sans détourner la tête.

 

Ils abandonnèrent bientôt la rue de Rennes, et s’engagèrent dans la rue Notre-Dame-des-Champs.

 

Olivier se sentait ému.

 

La curiosité le poussait à leur suite.

 

Il voulait, à tout prix, connaître le domicile des Américains, et se promettait bien de ne pas abandonner leur piste.

 

Les deux mystérieux personnages avaient pressé le pas. Ils jetaient maintenant autour d’eux des regards soupçonneux, comme s’ils avaient craint d’être suivis.

 

L’inventeur, en voyant leur manège, n’avait eu que le temps de se blottir sous une porte cochère.

 

Prudemment, il se remit en marche derrière eux, rasant les murs et prêt à se cacher de nouveau s’ils venaient à se retourner.

 

Le fait se produisit encore une fois, au moment où les deux gentlemen s’apprêtaient à tourner le coin d’une rue avoisinant le jardin du Luxembourg.

 

– Décidément, ils prennent leurs précautions, murmura Olivier en se faufilant de nouveau sous une porte cochère.

 

Avançant la tête avec précaution, il les vit promener autour d’eux des regards circulaires ; puis, sans doute rassurés, s’engager vivement dans la petite rue que bordaient, d’un côté, les hautes murailles d’une propriété plantée d’arbres.

 

L’inventeur sortit de sa cachette et se hâta, de peur de perdre leur trace.

 

Il arriva au coin de la rue juste à temps pour les voir disparaître : ils venaient d’entrer dans une vieille maison, dont la porte se referma sur eux.

 

Olivier Coronal s’approcha, de plus en plus intrigué, et examina.

 

Tous les volets de la maison étaient clos ; elle semblait inhabitée, tant sa façade dégageait une impression de calme et de silence.

 

Point de boutique au rez-de-chaussée, des fenêtres seulement – les seules, d’ailleurs, dont les volets fussent un peu entrebâillés.

 

À son grand étonnement, sur une plaque de marbre noir, en lettres d’or, Olivier Coronal lut cette inscription :

 

PENSION DE FAMILLE

 

ENGLISH SPOKEN

 

La rue, qui comptait à peine quelques numéros, était peu fréquentée semblait-il, puisque l’herbe poussait entre les pavés.

 

Les quelques maisons qui la composaient étaient tout aussi silencieuses, aussi désertes en apparence que la pension de famille où venaient d’entrer les deux Américains.

 

« Est-ce bien là leur domicile ? » se demandait Olivier Coronal.

 

Il eut un moment la pensée d’entrer, lui aussi, et de s’assurer du fait qui le préoccupait, auprès du concierge ou du gardien. Mais il se retint et réfléchit.

 

« Non. Mieux vaut agir autrement. Cela pourrait donner l’éveil. »

 

Pendant plusieurs heures, posté au coin de la rue, il attendit.

 

Une joie secrète s’emparait de lui. Il était enfin sur la trace des espions américains, après l’avoir vainement cherchée pendant si longtemps.

 

Il ruminait des plans, et tout en faisant les cent pas, se demandait comment il s’y prendrait pour surveiller la conduite des deux envoyés de Harry Madge.

 

Enfin, fort avant dans la soirée, comme personne ne sortait de la pension de famille, le jeune inventeur se décida à quitter la place.

 

Il était à peu près certain que c’était là le domicile des deux hommes.

 

L’heure du dîner était passée depuis longtemps.

 

Au buffet de la gare, en attendant le départ du dernier train, Olivier céda au besoin de se restaurer.

 

Il était plus de minuit lorsqu’il arriva à Clamart.

 

Léon Goupit n’était pas encore couché. Très inquiet de l’absence de son maître, il l’attendait en fumant des cigarettes, seul dans le cabinet de travail, et, pour se distraire, il avait pris un livre.

 

En entendant tinter la sonnette de la porte, il prit sa lampe et s’avança à la rencontre d’Olivier.

 

– Je ne savais plus que penser, dit-il avec familiarité. Je croyais qu’il vous était arrivé quelque malheur.

 

– Au contraire, Léon. Rassure-toi. Laisse-moi seulement poser mon chapeau. Je vais te raconter ce qui m’est arrivé. Ma journée a été bien remplie.

 

Brièvement, mais en retraçant dans tous ses détails le portrait des deux Yankees, en insistant sur leur extraordinaire ressemblance, l’inventeur raconta son aventure de la rue de Rennes.

 

Léon Goupit n’avait pu écouter ce récit jusqu’au bout.

 

– Vous n’avez pas deviné qui c’était, s’écria-t-il aussitôt que son maître lui eut fait le portrait des deux hommes. Je les ai vus dans le palais de Harry Madge, à Chicago. Ce sont les deux frères… attendez un peu que je cherche… Ah ! fit-il en frappant du pied de dépit, j’ai pourtant bien entendu leur nom !… Alcindor… Corridor… disait-il en faisant appel à sa mémoire… Ah ! j’y suis : Altidor, parbleu ! Je savais bien que je retrouverais ce nom.

 

– En tout cas, dit Olivier, ce n’est pas d’une grande importance. Tu penses bien que leur premier soin, en arrivant à Paris, a été de changer de non. Ce qui est plus précieux, c’est que je connaisse leur adresse.

 

– Et où habitent-ils ? questionna avidement Léon.

 

– Tout près du Luxembourg. Le nom de la rue ne te dira rien. J’ai habité moi-même ce quartier, pendant un an, avant de partir pour l’Amérique et je ne la connaissais pas. Il n’y a que quelques numéros. Les deux Yankees sont descendus dans une pension de famille.

 

Le Bellevillois prenait un grand intérêt à cette conversation. Il laissa éclater sa joie.

 

– Rien n’est perdu puisque nous sommes sur la piste des hypnotiseurs, s’écria-t-il en esquissant un grand geste. Nous allons pouvoir les filer.

 

– J’y ai déjà pensé ; et nous n’avons pas de temps à perdre. Les espions ont dû se disséminer dans tout Paris, et qui sait ? peut-être dans toute la France, mais ils doivent avoir un lieu de réunions. En observant patiemment les allées et venues des deux que nous connaissons, nul doute que nous ne découvrions la retraite de tous les autres. Je vais prendre mes dispositions pour cela.

 

– Et moi, m’sieur Olivier ? Vous n’avez pas pensé à moi, dit Léon presque blessé. Ce n’est pas la volonté ni le courage qui me manquent, pour sûr. Vous devriez me confier cette tâche. Je suivrai les Yankees jusqu’au bout du monde s’il le faut ; et vous le savez, j’ai plus d’un tour dans mon sac.

 

– C’est peut-être une bonne idée, approuva Olivier Coronal qui avait réfléchi quelques instants. Je te rendrai réponse demain matin. Tu dois être fatigué. Va te reposer.

 

Léon dut se contenter de cette vague promesse.

 

Il souhaita le bonsoir à son maître et regagna sa chambre où Betty, inquiète aussi, ne dormait pas encore. Il la tranquillisa, sans lui donner toutefois d’explications.

 

Bientôt après, le silence régnait sur la petite maison endormie. Seule une lueur veillait aux fenêtres du cabinet de travail, dans lequel Olivier Coronal s’occupait à mettre en ordre les notes qu’il avait prises dans la journée chez le savant polonais.

 

Le lendemain, dès la première heure, Léon Goupit était levé.

 

– Eh bien, m’sieur Olivier, demanda-t-il aussitôt qu’il aperçut son maître, vous savez que je suis impatient de connaître votre décision. J’ai une telle envie d’aller voir ce que font messieurs les hypnotiseurs que je n’en ai pas dormi de la nuit.

 

– Calme-toi, dit l’inventeur en souriant, tu vas pouvoir satisfaire ta curiosité. Je crois, qu’en effet, tu es tout désigné pour remplir cette tâche. Écoute bien mes instructions… Voici d’abord, en admettant que tu sois obligé de rester absent durant plusieurs jours, de quoi te suffire. Mets ce porte-monnaie dans ta poche. D’après ce que j’ai vu hier, tu vas avoir affaire à forte partie. Les Yankees prennent leurs précautions. Il te faudra ruser pour qu’ils ne se doutent de rien.

 

– Oh ! ça, ça me connaît, répliqua Léon d’un air convenu.

 

– Très bien. Je n’en doute pas. Voici donc l’adresse exacte des deux hommes. Je compte sur ton intelligence et ton dévouement pour les suivre partout où ils iront, pour observer tous leurs actes. Tu sais combien cela est important. Voici, de plus, un alphabet chiffré. Préviens-moi par télégramme, si des événements inattendus se produisent.

 

– Vous pouvez compter sur moi, m’sieur Olivier, s’écria chaleureusement Léon. Vous verrez que j’aurai raison, que les hypnotiseurs s’en retourneront piteusement chez eux, que nous les roulerons, sans qu’ils sachent d’où part le coup qui les frappera.

 

Moins d’une demi-heure après, Léon Goupit était à Paris. Grâce aux indications détaillées d’Olivier, il trouva sans peine la pension de famille.

 

Quelque diligence qu’il eût faite, il était plus de huit heures du matin. Léon tremblait que les deux hommes ne fussent déjà sortis.

 

Néanmoins, il se mit en observation dans la rue adjacente, mais sans quitter des yeux la porte de la Pension.

 

Vers neuf heures, ayant déjà vu sortir et rentrer nombre de personnes, il commençait à croire qu’en effet les deux Yankees l’avaient devancé, lorsque tout à coup, il les vit apparaître.

 

Les deux frères n’avaient pas changé de costume.

 

Feignant de s’arrêter pour regarder une affiche, Léon les vit s’éloigner à grands pas.

 

Négligemment, à la façon d’un promeneur, il se mit à les suivre. Malgré ses préoccupations, il s’amusait en lui-même de leur allure d’automates, de leurs pas mathématiquement rythmés, de leurs gestes toujours les mêmes.

 

– Ah ! mes gaillards, murmurait-il entre ses dents, nous tenons votre piste. Nous allons savoir un peu ce que vous faites ici, et où sont vos compagnons.

 

À leur suite, le Bellevillois se trouva bientôt dans la rue de Rennes, et, quelques minutes après, sur le boulevard Montparnasse.

 

– Eh bien, quoi ! Vous n’allez pas, je suppose, prendre le train pour Clamart. Au moins, ce serait drôle. Si vous voulez, je vous présenterai à m’sieur Olivier.

 

Les deux frères Altidor prirent ensuite le boulevard des Invalides. Puis, tout à coup, ils ralentirent leur marche, s’arrêtèrent au bout d’un instant au coin d’une rue ; et, ainsi qu’ils l’avaient fait la veille, regardèrent soupçonneusement de tous côtés.

 

« Parfaitement, je suis là, se disait le Bellevillois, tout en regardant le plus innocemment du monde la devanture d’un marchand de journaux ; mais pensez-vous que je vais aller vous le dire ! »

 

Il fit encore plus de cinq mètres à la suite des deux frères, qui, sans doute pour plus de sécurité, s’étaient séparés et marchaient maintenant chacun sur un trottoir de la petite rue dans laquelle ils s’étaient engagés.

 

« Oh ! nous devons approcher du but, se disait Léon, tout en prenant encore plus de précautions qu’auparavant pour se dissimuler. »

 

Les deux Yankees s’étaient arrêtés de nouveau, et ils se livraient au même manège que précédemment, regardant autour d’eux, ne se remettant en marche qu’après avoir inspecté tous les environs.

 

Toujours séparés, ils pénétrèrent dans une sorte d’impasse, et se rejoignirent à la porte d’une propriété close de hauts murs, qui laissaient à peine apercevoir le toit d’une maison de deux étages. La porte se referma sur eux.

 

« Bon, se dit Léon Goupit, je vais attendre. »

 

L’endroit était désert. Seulement, au coin de l’impasse, il y avait une boutique de marchand de vin.

 

Le jeune homme s’y réfugia et s’installa de façon à pouvoir surveiller l’entrée de la propriété.

 

À peine y avait-il cinq minutes qu’il était à son poste d’observation, qu’il vit arriver deux nouveaux personnages. À quelques détails de costume près, ils étaient vêtus comme les premiers. Ils frappèrent aussi à la petite porte.

 

Quelques instants après, un autre inconnu pénétra seul dans la mystérieuse maison.

 

Deux autres survinrent, à quelques minutes d’intervalle. Enfin, Léon en compta une douzaine qui franchirent, tous de la même façon circonspecte, la petite porte sur laquelle il ne cessait d’avoir les regards fixés.

 

Le Bellevillois pouvait à peine contenir sa joie.

 

« C’est là qu’ils se réunissent tous, pensait-il. M’sieur Olivier va être content ! Puis, ce n’est pas tout, je vais les filer lorsqu’ils vont sortir. Je saurai bien ce qu’ils peuvent fabriquer. Je connaîtrai les moyens qu’ils emploient pour surprendre nos secrets. »

 

Vers midi, Léon, qui s’était tout d’abord fait servir un verre de vin blanc, se fit apporter à déjeuner.

 

Les hypnotiseurs n’étaient évidemment réunis que pour se concerter, pour recevoir les ordres de leurs chefs.

 

À trois heures de l’après midi, le jeune homme n’avait encore vu sortir personne.

 

Tout en lisant les journaux qu’il avait achetés, il ne cessait d’inspecter l’impasse. Pour se consoler de sa longue attente, il avait déjà vidé plusieurs bouteilles.

 

Le patron de l’établissement, un Auvergnat, selon toute apparence, après avoir déjeuné avec sa nombreuse famille, finit par s’approcher du jeune homme.

 

– Il fait beau temps pour la saison, dit-il… Et comment trouvez-vous mon petit vin ?

 

– Pas mauvais, répondit Léon. La preuve c’est que j’en ai pas mal bu. Eh bien ! et le commerce, va-t-il ? Vous êtes installé dans un endroit bien désert.

 

– Oh ! pas tant que ça, fit le patron. Ça va tout doucement. Dans ce quartier-ci, ce sont de bons clients, des gens riches qui paient bien.

 

– Ah ! fit Léon en feignant l’intérêt. Cependant, il me semble que vous ne devez pas avoir beaucoup de clients dans cette impasse.

 

– Oh ! que si, monsieur. Tenez, cette maison dont vous voyez la petite porte en face, il y vient, plusieurs fois par semaine, une douzaine de messieurs qui y passent toute la journée. Chaque fois je suis chargé de leur préparer une collation et de la porter dans la maison avant qu’ils n’arrivent.

 

Léon n’eut garde d’interrompre le marchand de vin.

 

– Quelques bons clients comme ça valent mieux que beaucoup de mauvais payeurs, reprenait l’Auvergnat. Des gens très bien, allez !… Ils cherchent un domestique en ce moment ; et celui-là ne serait pas malheureux, je vous en réponds.

 

– Pas possible, fit Léon, en sursautant sur sa chaise.

 

Une idée de génie venait de lui traverser le cerveau.

 

S’il pouvait se faire engager comme domestique ! Ce serait une chance inespérée. Il aurait ainsi en main le moyen le plus sûr d’être renseigné sur les faits et gestes des hypnotiseurs.

 

Pourtant, ne voulant pas laisser soupçonner ses véritables sentiments, il répondit par une phrase banale au patron de l’établissement, et feignit de s’absorber de nouveau dans la lecture de son journal.

 

Il brûlait d’impatience maintenant de voir sortir les Yankees.

 

Il venait de concevoir un diabolique projet.

 

Pour être prêt à sortir lorsqu’il apercevrait les hypnotiseurs, il régla sa dépense.

 

La nuit commençait à tomber, lorsque enfin la petite porte s’ouvrit, livrant passage à un gentleman qui s’éloigna rapidement sans refermer la porte.

 

Un autre le suivit à peu d’intervalle, puis un troisième.

 

Léon était sorti du débit de vin.

 

Posté dans une encoignure sombre, il guettait le départ des frères Altidor.

 

C’était à eux qu’il voulait parler.

 

Ils sortirent les derniers et refermèrent soigneusement la porte.

 

En les apercevant, Léon courut à une centaine de mètres en avant, puis revint sur ses pas, de façon à se trouver sur leur chemin, à les croiser.

 

Il essayait de se composer un visage attristé, même de simuler la fatigue.

 

« Voilà, se disait-il… je vais les aborder en leur disant que je suis un Yankee sans ressources, que je cherche inutilement du travail, et je feindrai de ne pas connaître un mot de français. S’ils ont vraiment besoin d’un domestique, ils me prendront, croyant trouver en moi plus de garantie de discrétion qu’en aucun autre. »

 

Les deux frères s’avançaient côte à côte, à grandes enjambées.

 

Dans leur visage maigre et couleur de cire jaunie, leurs yeux démesurément grands brillaient encore plus qu’à l’ordinaire, et, dans l’ombre, semblaient deux veilleuses électriques.

 

– Gentlemen, demanda brusquement le Bellevillois, en prenant sa meilleure intonation anglaise, gentlemen, ne seriez-vous pas citoyens américains ?

 

Léon, lorsqu’il le voulait, était un merveilleux comédien. Il y avait un tel accent de sincérité et de surprise dans son exclamation, que les deux hommes s’arrêtèrent net.

 

– Si, répondirent-ils. Que voulez-vous ?

 

– Gentlemen, reprit Léon d’une voix dolente, combien je suis heureux de rencontrer des compatriotes ! Vous êtes sans doute riches, gentlemen. Vous avez des amis. Peut-être pourrez-vous m’adresser à quelqu’un d’entre eux ? Je suis sans travail et sans ressources.

 

– Que savez-vous faire ? interrogea l’un des Yankees.

 

– Je suis domestique, répondit Léon Goupit ; et je me repens bien d’avoir quitté l’Union. Depuis huit jours, je cherche en vain une place ici. Ça ne m’est pas facile, car je ne connais pas un mot de français. Je dépense aujourd’hui mes derniers dollars.

 

– Que pensez-vous de ce jeune homme, Smith ? demanda alors à mi-voix l’un des frères, après avoir fait signe à Léon d’attendre quelques minutes. C’est un de nos compatriotes, il ne connaît pas un mot de français. Je crois qu’il ferait bien notre affaire.

 

– Oui, répondit Smith ; mais il faut qu’il accepte nos conditions.

 

– Nous avons nous-mêmes besoin d’un domestique, dit à Léon Jonas Altidor. Mais il s’agit de savoir si vous êtes disposé à vous soumettre à nos exigences. Nous ne regardons pas au prix ; mais nous tenons à ce que vous fassiez entre nos mains abdication complète de votre liberté.

 

– Cela dépend du nombre de dollars que vous m’offrirez, répondit Léon. Je ferai tout ce que vous voudrez, pourvu que la rémunération en vaille la peine.

 

– Cinquante dollars par mois, offrit l’un des frères.

 

– Accepté, s’écria le Bellevillois, avec une intonation joyeuse, que ses nouveaux patrons attribuèrent à la satisfaction qu’il avait d’avoir trouvé du travail.

 

Cinq minutes après, Léon Goupit franchissait le seuil de la mystérieuse maison, en compagnie des deux hypnotiseurs.

 

CHAPITRE IV

Une apparition de Harry Madge

 

Pendant les trois premiers jours qui suivirent le départ de Léon, Olivier Coronal n’eut pas trop d’inquiétude.

 

Du matin au soir il s’absorbait dans ses recherches, ne sortant que rarement pour faire une courte promenade dans les bois.

 

« Puisque Léon ne revient pas, se disait-il, c’est qu’il a trouvé une bonne piste et qu’il ne veut pas la perdre. Demain, ou après demain, je vais le voir arriver avec d’utiles renseignements. »

 

En lui-même, il adressait ses remerciements au brave garçon, qui montrait tant de dévouement pour lui.

 

Il avait aussi à tranquilliser la douce Betty.

 

La jeune femme craignait pour son mari toutes sortes de dangers ; ses grands yeux bleus interrogeaient l’ingénieur avec une expression d’angoisse.

 

Quatre jours, cinq jours, une semaine, se passèrent. Léon ne revenait pas, ne donnait pas signe de vie.

 

Olivier Coronal était maintenant dans des transes mortelles ; et, de son côté, Betty les yeux rougis par les larmes, vivait dans un état de surexcitation nerveuse indescriptible.

 

– Que peut-il lui être arrivé ? se demandait l’inventeur. Pourquoi ne me télégraphie-t-il pas, s’il ne peut revenir ?

 

Les jours passèrent, sans apporter aucunes nouvelles du jeune homme.

 

Olivier ne savait quel parti prendre. Ses deux amis, M. Golbert et Ned Hattison, n’étaient pas moins perplexes que lui.

 

Ils avaient, un moment, eu l’idée d’informer la police de la disparition de Léon ; mais après y avoir réfléchi, ils avaient reconnu que c’eût été inutile et dangereux. On risquait, en agissant ainsi, de donner l’éveil aux hypnotiseurs, qui se tiendraient sur leurs gardes ; et l’on perdrait toute chance de surprendre leurs projets d’espionnage.

 

Que faisait donc Léon pendant ce temps ?

 

Lorsque, en compagnie des deux frères Altidor, il franchit la porte de la maison qui servait de lieu de réunions aux hypnotiseurs, le jeune homme se trouva dans une vaste cour plantée d’arbres, où des touffes d’herbe, des arbustes même avaient poussé entre les pavés à demi arrachés.

 

Un chemin, un sentier plutôt, conduisait à la maison dont Léon avait aperçu le toit par-dessus le mur.

 

Sans dire une parole, les deux hommes firent signe à Léon de les suivre, et ouvrirent une porte vermoulue qui grinça lugubrement sur ses gonds.

 

Un long corridor, où de vieux tableaux, recouverts de poussière et de toiles d’araignée, se faisaient vis-à-vis, conduisait à un escalier qu’on distinguait, faiblement éclairé par un lumignon fumeux.

 

À droite et à gauche du corridor, des salles s’ouvraient. L’on y apercevait dans l’ombre de vieux meubles, d’anciennes tapisseries, des sièges en désordre.

 

L’atmosphère était glaciale. Un silence profond régnait.

 

Léon éprouvait une sensation de frayeur qu’il ne parvenait pas à vaincre.

 

– Suivez-nous, ordonna l’un des hypnotiseurs, en prenant à la main la lanterne de l’escalier, et en gravissant les degrés. Nous allons vous montrer votre logement. Au premier étage, la disposition et l’aspect étaient les mêmes qu’au rez-de-chaussée.

 

Les murs suintaient d’humidité. L’ameublement des salles était luxueux, mais délabré.

 

Une couche épaisse de poussière s’étendait sur tous les objets ; et dans les angles des plafonds, les araignées avaient tissé paisiblement leurs toiles.

 

À ce spectacle on devinait l’abandon dans lequel avait été laissé, depuis longtemps, cette demeure, probablement celle d’un magistrat, à en juger par le style sévère, par le goût archaïque et froid qui avait présidé à la décoration des chambres.

 

– Vous demeurerez ici, fit l’un des hommes en ouvrant la porte d’une sorte de réduit, à peine long de deux mètres et large d’autant… Voici un lit, une cruche d’eau. Si vous avez faim, vous trouverez deux œufs sur cette table. Bonsoir.

 

Avant que, saisi d’étonnement et presque de terreur, Léon eût le temps de proférer une parole, la porte s’était refermée.

 

Il était seul, dans l’obscurité, assis sur un grabat.

 

« Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-il avec angoisse. Me voilà prisonnier pour longtemps, selon toute apparence. Je crois que décidément, j’ai fait une sottise. »

 

Dans son affolement, il redoutait que les hypnotiseurs n’eussent lu sa pensée, qu’ils ne l’eussent reconnu. Ils allaient, sans doute, lui faire expier chèrement l’assassinat d’Hattison – vengeant ainsi les milliardaires de la destruction de Skytown.

 

Pendant plus d’une heure, Léon s’absorba dans ces tristes pensées. La rage s’emparait de lui.

 

C’est bien la peine d’avoir affronté vingt fois la mort dans l’immense caverne antédiluvienne, se disait-il pour venir ainsi me faire prendre moi-même au piège. Faut-il que je sois étourdi, pour n’avoir pas songé à cela ! Il se sentait encore sous l’impression des regards étranges et inquisiteurs qu’avaient fixés sur lui les deux hypnotiseurs.

 

– Parbleu ! Je comprends qu’ils n’aient pas fait de difficultés pour m’accepter comme domestique. Il y a toujours, à Chicago, une prime de dix mille dollars pour celui qui me livrera à William Boltyn.

 

Dans un accès de fureur, Léon se rua sur la porte, essayant de l’enfoncer et de recouvrer sa liberté.

 

Tous ses efforts furent vains.

 

Ses coups de pied et ses coups de poing résonnaient dans la maison et l’emplissaient d’un vacarme étourdissant.

 

À la fin, brisé de fatigue, il dut se résigner à attendre les événements ; et s’étendant sur le lit unique meuble de l’étroit réduit, il s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

 

Des bruits de voix qui partaient du rez-de-chaussée de la maison le réveillèrent.

 

Il ouvrit les yeux… Il faisait grand jour.

 

Léon entendit des pas dans l’escalier. Bientôt après la porte de sa chambre s’ouvrit : les deux frères Altidor étaient sur le seuil.

 

Léon Goupit, qui s’était couché tout habillé, sauta à bas de son lit.

 

Son visage exprimait un tel effarement, une telle inquiétude, que l’un des hommes s’écria :

 

– Mais qu’avez-vous donc ? Vous semblez tout effrayé ?

 

Plutôt surpris par l’accent paisible et presque amical de cette voix, Léon ne sut que répondre. Son embarras était visible.

 

– Venez avec nous, reprit Jonas Altidor. Nous avons à vous parler sérieusement.

 

À la suite des deux hommes, Léon descendit docilement l’escalier et, dans une des pièces du rez-de-chaussée, s’assit sur le siège qu’on lui indiqua.

 

Les frères revinrent vers le jeune homme, riant aux éclats et visiblement satisfaits.

 

– Écoutez-nous, dit le même qui l’avait invité à les accompagner. Puisque vous entrez à notre service, il est nécessaire que nous vous expliquions ce que nous attendons de vous. La manière dont nous vous avons traité cette nuit vous a sans doute paru bizarre. Il faudra vous y accoutumer ; nous ne pouvons agir autrement.

 

« Quant à vos fonctions de domestique, elles n’auront rien d’humiliant ni de pénible. Elles consisteront à nous servir, nous et nos collègues, lorsque nous viendrons ici, c’est-à-dire, tout au plus, deux ou trois fois par semaine. Le reste du temps vous serez libre dans l’intérieur de cette maison, avec défense toutefois de pénétrer dans certaines pièces et d’essayer de sortir. Il y va non seulement de votre place, mais de votre vie, si vous tentez d’enfreindre nos ordres…

 

De plus en plus surpris, Léon trouva cependant la force de balbutier un assentiment.

 

– En revanche, poursuivit le Yankee, nous vous promettons formellement de vous procurer par la suite une brillante situation, et de vous mettre à la tête d’une fortune. Obéissez-nous aveuglément, et surtout – c’est là le point le plus important – ne tentez jamais de surprendre nos secrets, ni de franchir la porte de cette maison sans notre autorisation. Nous vous récompenserons royalement si vous savez vous rendre digne de notre confiance. Votre avenir est assuré, mais pour cela il ne faut pas nous poser de questions. Il faut tout accepter, même ce que vous ne comprendrez pas. Dans quelques mois, nous vous rendrons votre liberté, et vous posséderez alors une belle provision de dollars. N’avez-vous aucune objection à nous faire ? Profitez de ce moment. Demain il sera trop tard.

 

Le regard aigu des deux hypnotiseurs se fixait sur Léon qui, de plus en plus stupéfait, se demandait s’il rêvait, tellement ces paroles étaient différentes de celles qu’il attendait.

 

– Je n’ai aucune objection à faire, dit-il en s’efforçant de paraître décidé.

 

– Cela prouve que vous êtes un garçon intelligent et un bon Yankee, dit Jonas. Nous allons donc vous laisser seul. Demain, nos collègues viendront ici. Vous commencerez votre service… Voici, en attendant, deux œufs pour votre déjeuner et deux œufs pour votre dîner.

 

– Pas de pain ? s’étonna le Bellevillois.

 

– Je croyais vous avoir défendu de nous questionner, répliqua sévèrement l’hypnotiseur. Nous-mêmes ne mangeons pas davantage. C’est absolument nécessaire. Vous saurez plus tard pourquoi.

 

« Voyons, serez-vous sage, reprit-il. Est-il besoin de vous enfermer de nouveau dans votre chambre ?… Vous auriez tort de chercher à pénétrer dans cette pièce, fit-il en désignant une porte soigneusement verrouillée. Du reste, je vous préviens que nous en serions avertis de suite. Nous détenons une puissance que vous ne soupçonnez pas. Rien que par la force de notre volonté, nous vous clouerions sur place, et nous vous rendrions incapable de faire un mouvement.

 

Les deux frères sortirent de la maison sans ajouter une parole. Le jeune homme les entendit refermer sur eux la porte massive : il vit leurs ombres disparaître dans la vaste cour. De nouveau, il était seul.

 

Malgré tout, il se félicita de s’être trompé dans ses prévisions.

 

Les hypnotiseurs ne l’avaient pas reconnu, c’était évident. Les discours qu’ils lui avaient tenus, les promesses qu’ils lui avaient faites le lui prouvaient.

 

– Je peux dire qu’en tout cas j’ai eu peur, fit-il. Ils m’ont pris pour un vrai Yankee. Mais que pourront-ils bien faire de moi ? Quelles sont leurs intentions, et pourquoi ces promesses et ces menaces ?

 

Il ne trouvait aucune explication satisfaisante.

 

« Baste ! finit-il par se dire, je découvrirai bien, un jour ou l’autre, le moyen de m’échapper d’ici en emportant leurs papiers. Pour le moment ce que j’ai de mieux à faire, c’est de paraître soumis, de me plier à toutes leurs exigences, et comme ils me l’ont dit, de gagner leur confiance. Puisque je ne suis pas le plus fort, je serai le plus malin. »

 

Ce qui, par exemple, l’ennuyait surtout, c’était la perspective de déjeuner avec deux œufs, sans pain, et de dîner de la même façon sommaire.

 

Il faisait une piteuse mine.

 

– Mais c’est tout juste de quoi ne pas mourir de faim, grogna-t-il. Sapristi, sans pourtant avoir l’appétit de mon ancien ami Tom Punch, il me faudrait bien cinq ou six douzaines d’œufs pour me rassasier… Et m’sieur Olivier. Et Betty ? Que vont-ils penser en ne me voyant pas revenir ! Ils vont me croire assassiné, pour sûr.

 

Alors commença pour Léon une vie étrange. Presque toujours seul dans la grande maison où les volets, solidement attachés aux fenêtres, ne laissaient passer qu’un jour blafard à peine suffisant pour permettre de distinguer les objets, n’entendant aucun bruit au-dehors pendant des journées entières, il se promenait de chambre en chambre, en proie à un inexplicable sentiment de terreur et d’ennui.

 

Les premiers jours, il avait horriblement souffert de la faim.

 

Habitué à manger solidement, les quatre œufs quotidiens, qui composaient toute sa nourriture, n’arrivaient qu’à surexciter son appétit.

 

Puis, au bout d’une semaine, il n’avait plus senti aucune douleur. Son estomac s’était comme engourdi. Une fièvre s’était emparée de lui : il avait eu de longues insomnies pendant lesquelles, les yeux grands ouverts dans l’obscurité et les membres agités de frissons, il restait des heures entières immobile, le cerveau hanté d’images fantastiques.

 

Un jour sur deux environ, les hypnotiseurs arrivaient, le matin, les uns après les autres, mais toujours précédés par les deux frères Altidor.

 

Parfois il n’en venait qu’une douzaine : d’autres fois ils étaient davantage. Léon en compta même, un jour, jusqu’à cinquante, tous réunis dans une grande salle du rez-de-chaussée.

 

Jamais on n’allumait de lumière dans la maison. On y observait un profond silence.

 

Groupés dans la pénombre, les hypnotiseurs, assis autour d’une vaste table, restaient des heures entières immobiles, leurs regards fixés sur une sorte d’écran de cristal placé au milieu de la table.

 

Parfois seulement, la voix d’un des deux frères s’élevait, brève, cassante, en même temps qu’assourdie, pour prononcer une phrase que Léon ne comprenait pas, et qui semblait être un ordre pour les assistants.

 

De Léon, personne ne semblait plus se soucier. On lui avait indiqué sa besogne, qui consistait seulement à mettre de l’ordre dans les chambres, et à se tenir à la disposition des Yankees lorsqu’ils étaient là.

 

L’étrangeté des spectacles que le jeune homme avait sous les yeux, son isolement, son manque de nourriture, tout cela, joint à ses préoccupations, à sa constante terreur d’être deviné, reconnu, et livré aux milliardaires américains, avait créé, chez lui, une surexcitation cérébrale, un affaiblissement physique, dont les frères Altidor semblaient suivre les progrès avec un intérêt non dissimulé.

 

Sans jamais lui adresser la parole, usant de signes pour lui donner leurs ordres, ils le regardaient parfois brusquement, en face, comme avec l’intention de l’intimider ou de l’endormir.

 

Ces regards durs et fixes, Léon les redoutait plus que tout le reste.

 

Ils produisaient sur lui un effet douloureux ; et bien qu’il se connût d’un tempérament lymphatique et rebelle à la suggestion, il craignait de céder un jour à la puissance invisible qu’il sentait arrêtée sur lui.

 

Il ne s’expliquait rien de ce qu’il voyait. Il croyait vivre par moments dans une sorte de cauchemar que traversait tous les deux jours la silhouette impassible des hypnotiseurs.

 

L’état d’âme de Léon était lamentable.

 

Son inquiétude au sujet d’Olivier Coronal et de Betty allait croissant, à mesure qu’il voyait s’écouler les jours, sans que rien changeât dans sa situation.

 

Ne sachant même pas dans quel but on le séquestrait ainsi, ni ce que comptaient faire de lui les deux frères Altidor, il redoutait les pires catastrophes.

 

Un jour, il se décida à interroger l’un des Yankees.

 

Celui-ci ne lui laissa pas même finir sa phrase.

 

– Silence, dit-il rudement. Vous n’avez aucune question à me faire.

 

Le regard qui appuyait ces paroles était si terrible que Léon se le tint pour dit.

 

Smith et Jonas, les deux hommes de confiance de Harry Madge, ceux-là mêmes qui avaient pris la direction du collège des sciences physiques fondé par la société des milliardaires, étaient deux Yankees, très pratiques avant tout.

 

Leur ressemblance physique, si grande qu’on ne pouvait les distinguer l’un de l’autre à première vue, se complétait par une parfaite similitude de pensées.

 

Ce que voulait l’un, l’autre le voulait aussi.

 

Ils avaient tous deux la même haine des Européens, le même dédain des sentiments et des idées, la même hâte de s’enrichir.

 

– Nous avons là un moyen merveilleux pour nous rendre maîtres d’une colossale fortune, avait dit Jonas à son frère, en débarquant au Havre avec la petite troupe des hypnotiseurs. Rien ne nous empêche de cumuler. Les dollars que la société des milliardaires met à notre disposition pourront se doubler du prix des inventions dont nous surprendrons le secret, et que nous revendrons très cher à des industriels de l’Union.

 

– Tu parles d’or, avait répliqué Smith. C’est en effet ainsi qu’il faudra agir.

 

Car ce n’était pas sans arrière-pensée que les deux frères avaient accepté la mission dont les avait chargés Harry Madge.

 

Soucieux avant tout de ne pas se compromettre, ils s’étaient bien vite dit, qu’une fois en France, rien ne les empêcherait de délaisser leur rôle d’espions politiques et de travailler pour leur propre compte.

 

– Tu penses bien, Jonas, disait Smith, qu’en nous attaquant aux ministères, aux forteresses, ainsi que nous l’a recommandé Harry Madge, nous courrons le danger d’être tout au moins emprisonnés. Nous avons mieux à faire que cela. Je sais fort bien qu’il existe en France une quantité de savants, de fous devrais-je dire, qui passent leur temps à faire des découvertes dont ils ne songent même pas à tirer profit. Si tu veux m’en croire, c’est de ce côté que nous porterons nos efforts. Les cinquante hommes qui sont avec nous feront tout ce que nous voudrons. Nous les emploierons à projeter leur volonté sur la demeure des savants que nous aurons choisis. Une fois en possession des secrets industriels, nous en retirerons autant de bank-notes que nous voudrons.

 

C’est dans cet état d’esprit que les deux frères s’étaient installés à Paris.

 

Tout d’abord, ils avaient pris leurs renseignements. S’ils avaient choisi, pour y tenir leurs séances, la maison des Invalides, c’est que, dans l’impasse, habitait le vieux savant, membre de l’Académie des sciences, et connu pour de nombreuses découvertes.

 

De mœurs austères, mais original, maniaque, vivant seul en compagnie d’une gouvernante, dans une maison qui avait plutôt l’air d’un cloître, Isidore Lachaume – c’était son nom – était certainement une des plus bizarres figures de ce Paris, qui compte tant d’excentriques.

 

Grand, maigre, voûté, toujours vêtu de gros drap, quelle que fût la saison, et coiffé d’un haut-de-forme qui avait dû être à la mode cinquante ans auparavant, le visage entièrement rasé, l’allure bourrue, les yeux pétillants de malice et de bonté, le vieux savant, qui était doué d’une imagination puissante, entassait découvertes sur découvertes.

 

Il était l’auteur de plusieurs centaines de communications à l’Académie des sciences dont plus de la moitié avaient trait à des inventions chimériques, ou tout au moins peu pratiques en apparence.

 

Ses amis disaient que, seulement à sa mort, on pourrait connaître l’importance de celles qu’il gardait, jalousement cachées, sans vouloir s’en dessaisir.

 

Ces bruits étaient parvenus à l’oreille des deux frères Altidor.

 

Ils avaient donc choisi Isidore Lachaume comme première victime.

 

L’entente n’avait pas été longue à se conclure entre les cinquante hypnotiseurs et leurs deux chefs.

 

Jonas et Smith, sans rien expliquer de leurs projets, avait promis une large rémunération. Tous avaient accepté la proposition avec joie.

 

Au fond, aucun ne se souciait de courir les dangers inhérents au rôle d’espion politique.

 

Ils louèrent grandement le génie pratique des deux frères, et se déclarèrent prêts à les aider.

 

Les séances de la grande salle du rez-de-chaussée avaient donc pour but de lire à distance les plans secrets, les documents et les notes du savant Isidore Lachaume, dont la maison était à peine distante d’une trentaine de mètres.

 

En peu de temps, les résultats obtenus furent concluants.

 

Sous l’influence de la volonté des hypnotiseurs, les devis des inventions, les notices explicatives venaient s’inscrire sur l’écran de cristal, en caractères lumineux, qui s’effaçaient lentement ensuite, lorsque les espions les avaient photographiés.

 

Une machine pour utiliser la force des marées comme puissance motrice fut la première découverte qu’ils s’approprièrent.

 

Un nouveau procédé pour rendre indélébiles les couleurs de l’aniline leur fut ensuite dévoilé.

 

Sans aucun scrupule, les frères Altidor avaient immédiatement vendu ces deux découvertes à une société industrielle des États-Unis.

 

Ils avaient partagé les dollars entre leurs hommes, en ayant soin, toutefois, de garder pour eux la part du lion.

 

Mais les séances de lecture à distance étaient longues et pénibles.

 

Jonas et Smith n’eussent pas été fâchés de se les épargner.

 

Le régime sévère qu’ils imposaient à Léon n’avait pas d’autre but que de l’affaiblir graduellement, et de produire, chez lui, un état nerveux dont ils avaient l’intention de profiter pour faire du jeune homme un sujet docile qui les aiderait, qu’ils pourraient employer à servir leurs projets, et qui leur éviterait à eux-mêmes des fatigues personnelles.

 

Jusqu’alors, Léon avait ignoré tout cela.

 

Il assistait aux séances de lecture à distance, terrifié lorsqu’il voyait surgir dans la pénombre des caractères phosphorescents, se détachant sur le cristal de l’écran.

 

Il comprenait seulement que ses geôliers exerçaient là une faculté terrible, et que c’était au détriment de l’Europe.

 

Léon était convaincu que les hypnotiseurs se livraient à la lecture de pièces et de plans secrets intéressant l’armée et la Défense nationale.

 

C’eût été vrai, si les envoyés des milliardaires eussent suivi les instructions de Harry Madge, au lieu de travailler, pour leur propre compte, à se rendre maîtres de découvertes industrielles – ce qui était plus rémunérateur, et moins dangereux.

 

Léon ignorait aussi que cette maison n’était pas l’unique lieu de réunion des Yankees.

 

Isidore Lachaume n’était pas, en effet, la seule victime de ces flibustiers de la science.

 

Dans plusieurs autres endroits, à proximité de la demeure de savants ou d’inventeurs, les hypnotiseurs s’étaient aménagé des pied-à-terre.

 

Ils glanaient, à droite et à gauche, tout ce qui avait un caractère de nouveauté pratique.

 

Procédés, découvertes, ils cédaient tout à des industriels américains.

 

Les dollars affluaient dans les poches des deux frères.

 

Ils trompaient consciencieusement Harry Madge, en lui envoyant de faux rapports, en l’assurant que tout marchait pour le mieux, qu’avant peu il serait en possession de tous les dossiers, de tous les plans ayant rapport à l’organisation militaire et aux ressources du pays en cas de guerre.

 

Plus de trois semaines s’étaient écoulées, depuis que Léon avait franchi la porte de la maison des Invalides lorsque, secouant la torpeur qu’il sentait l’envahir, et faisant appel à toute son énergie, il songea sérieusement à fuir.

 

Les hypnotiseurs avaient été deux jours sans venir.

 

Léon, du reste, savait d’avance combien de temps ils seraient absents, et cela par le nombre d’œufs qu’ils lui laissaient en partant.

 

Ces hommes étaient ponctuels comme des horloges.

 

Raides, guindés, ne souriant jamais, leurs gestes ressemblaient plutôt à des oscillations de pendule qu’à des mouvements humains, tellement l’âme en était absente.

 

« Ils vont venir demain, se dit Léon. Après-demain j’essaierai de m’évader. Je fracturerai avant de m’en aller la porte de cette pièce où pénètrent toujours seuls Jonas et Smith, et où doivent se trouver leurs papiers. Puis j’irai porter tout cela à m’sieur Olivier. »

 

Une lueur d’espoir traversa son cerveau affaibli par les privations.

 

Pendant la fin de cette journée, il s’ennuya moins ; il trouva moins lugubres les chambres désertes et obscures à travers lesquelles il se promenait à pas lents.

 

Par extraordinaire – c’était la première fois que cela se produisait – Jonas adressa la parole à Léon, le lendemain, après avoir conversé quelques minutes avec son frère.

 

Une dizaine d’hypnotiseurs seulement étaient là, réunis autour de la grande table.

 

– Asseyez-vous en face de moi, dit lentement le Yankee, et regardez-moi.

 

Léon obéit.

 

Il comprit, tout de suite, ce dont il s’agissait : on voulait l’hypnotiser.

 

Il ne se demanda même pas pourquoi les deux frères avaient pris cette décision.

 

Il ne vit qu’une chose, c’est qu’il courait le plus grand danger. S’il cédait au sommeil magnétique, il dirait involontairement son nom, s’exprimerait en français ; il serait perdu à tout jamais, et n’échapperait pas, cette fois, à la vengeance des milliardaires.

 

L’idée de feindre le sommeil lui vint aussitôt, et lui apparut comme sa dernière chance de salut.

 

Léon n’était guère embarrassé sur la conduite à tenir en cette circonstance.

 

N’avait-il pas, tout dernièrement, plus de cent fois, assisté à ce genre d’expériences chez Olivier Coronal.

 

Il n’hésita pas un instant.

 

Au bout de quelques minutes après, il avait pris un regard halluciné. Bientôt après, il avait fermé les yeux.

 

Convaincu que son sujet dormait, Jonas l’interrogea.

 

– Pourquoi songez-vous à fuir ? demanda-t-il d’une voix sourde.

 

Léon sursauta et faillit se trahir.

 

Il était stupéfait d’avoir été deviné, ne se rendant pas compte que les regards, qu’il avait jetés de tous côtés en présence des hypnotiseurs, avaient été, pour eux, un indice suffisant.

 

– Répondez-moi, reprit Jonas. Je le veux.

 

– C’est parce que je souffre de la faim, dit-il. Autrement, je ne doute pas des promesses que vous m’avez faites.

 

Sans doute satisfait de cette réponse, Jonas reprit son interrogatoire sur un ton menaçant.

 

Il demanda à Léon son nom, ce qu’il avait fait en Amérique.

 

Le Bellevillois ne manquait pas d’imagination. Il forgea de toutes pièces une histoire, expliqua qu’il était venu à Paris croyant y trouver la fortune ; en un mot il se montra très Yankee en affichant des sentiments pratiques.

 

Néanmoins, craignant de se trahir si l’interrogatoire se poursuivait, il se plaignit tout à coup de fatigue, de chaleurs à l’estomac, et s’y prit si habilement que Jonas le réveilla, ou plutôt lui permit de sortir de son sommeil simulé.

 

Léon eut, ce jour-là, deux surprises.

 

La première, ce fut de s’apercevoir qu’un des hypnotiseurs ne suivit pas, le soir, ses compagnons, et qu’il resta avec lui dans la maison.

 

La seconde, ce fut de voir les deux œufs, qui depuis trois semaines composaient à eux seuls son repas, remplacés par un gros morceau de pain accompagné d’une tranche de jambon.

 

Sur le moment, il oublia tout pour s’adonner à la joie de manger autre chose que sa maigre pitance habituelle.

 

« Quelle heureuse inspiration j’ai eue d’attribuer mon idée d’évasion à la faim, se disait-il en expédiant les bouchées. »

 

– Vous savez, dit le Yankee, qui était resté avec lui, on me laisse ici pour vous garder. J’espère que vous n’allez pas me donner trop de mal ; sinon je vous enferme, à double tour, dans une chambre.

 

Ces paroles dissipèrent bien vite la joie de Léon.

 

C’était vrai. Il avait un gardien maintenant.

 

Comment réussirait-il à fuir ?

 

Le Yankee avait sans doute sa consigne : car petit à petit, il finit par expliquer au jeune homme ce qu’on attendait de lui, ainsi que la nature de l’espionnage que pratiquaient les frères Altidor.

 

– Assurément, dit Léon, je ne demande qu’à me rendre utile. Je ferai ce que vous voudrez.

 

En lui-même, il enrageait de cette captivité qui semblait devoir s’éterniser.

 

Des imprécations lui montaient aux lèvres ; mais il était obligé de se contenir, de paraître calme.

 

– Vous verrez, lui dit l’hypnotiseur, les chefs ne sont pas terribles. C’est seulement un stage qu’ils vous font faire pour éprouver votre discrétion. Ce sont deux hommes qui s’entendent aux affaires, je vous le promets… Appliquez-vous à les satisfaire, vous vous en trouverez bien.

 

« Décidément, pensa Léon, ils se sont mis en tête de m’embrigader aussi comme hypnotiseur. Je n’ai qu’à me tenir sur mes gardes. Il s’agit de leur fausser compagnie en emportant leurs papiers. En attendant, rusons. »

 

Et il abonda dans le sens du Yankee, affectant d’être satisfait de la marque de confiance que lui donnaient Jonas et Smith Altidor.

 

Le lendemain, les hypnotiseurs se livrèrent à une nouvelle séance de lecture à distance.

 

La chose était importante, cette fois.

 

Isidore Lachaume venait d’inventer un nouveau moteur d’une puissance extraordinaire.

 

Il s’agissait de surprendre le secret de cette découverte.

 

C’était une affaire de plusieurs millions de dollars pour ceux qui seraient les premiers à le posséder.

 

Depuis quelque temps, le vieux Lachaume se montrait encore plus maniaque, plus original, plus irritable qu’à l’ordinaire.

 

Il ne sortait plus du tout, maintenant, de sa maison de l’impasse, et défendait sa porte à tout le monde.

 

Isidore Lachaume avait fait venir chez lui un coffre-fort en fer forgé, et y avait soigneusement enfermé tous ses papiers.

 

Malgré cela, il croyait toujours sentir, autour de lui, d’invisibles présences – même lorsqu’il s’était enfermé à triple tour, dans son laboratoire, sous les combles de la maison.

 

Le lendemain donc, les hypnotiseurs se réunirent dans la grande salle du rez-de-chaussée.

 

Un jour terne filtrait dans la pièce par l’interstice des volets clos.

 

Immobiles autour de la table, les yeux dilatés par l’hypnose, les Yankees regardaient tous fixement l’écran de cristal.

 

Assis à côté l’un de l’autre, sur les sièges plus élevés que ceux des autres assistants, les deux frères Altidor présidaient à cette silencieuse et terrible réunion.

 

Blotti dans un angle obscur, Léon contemplait l’étrange spectacle.

 

Il y avait, là, une vingtaine de faces humaines, effrayantes, tragiques même avec leurs yeux révulsés, qui luisaient dans l’ombre comme des prunelles de tigre.

 

Le silence des voyants était absolu, leur immobilité parfaite.

 

De vieilles tapisseries à ramages faisaient, tout autour de la pièce, comme un paysage de fleurs aux couleurs fanées et poussiéreuses.

 

De hautes glaces, entourées de rinceaux blancs et or, se faisaient face sur des cheminées de marbre noir, qui semblaient n’avoir pas vu briller de feu depuis longtemps.

 

Sur l’écran de cristal, une lueur parut, diffuse d’abord, puis qui s’étendit et gagna toute la surface.

 

Des lignes, des caractères se dessinèrent en traits phosphorescents.

 

Les plans du vieux savant Isidore Lachaume étaient inscrits là !…

 

Il n’y avait plus qu’à les photographier.

 

Les deux Altidor s’étaient levés.

 

S’étant retournés, ils restèrent cloués sur place par la stupeur et l’épouvante.

 

Dans l’une des glaces, ils venaient d’apercevoir une silhouette terrifiante : celle d’un homme, entouré d’une auréole lumineuse, et qui semblait se dessiner plus nettement à chaque seconde.

 

– Harry Madge !… s’écrièrent-ils.

 

Tous les hypnotiseurs se levèrent, abandonnant l’écran de cristal.

 

Comme si une puissance invisible les y eût forcés, leurs regards se portèrent vers la haute glace.

 

L’apparition demeurait immobile.

 

Les bras croisés sur la poitrine, les lèvres agitées de frémissements de colère, les yeux lançant des éclairs, Harry Madge était là, fantôme lumineux qui semblait réclamer une vengeance.

 

La boule de cuivre qui surmontait son bonnet dégageait une lumière brillante, qui éclairait la grande salle jusqu’en ses moindres recoins.

 

Terrifiés et muets, les espions ne pouvaient détacher leurs regards de la glace.

 

Ils virent alors une main décharnée et chargée de bagues s’élever lentement, comme pour les menacer.

 

Les lèvres du fantôme s’entrouvrirent, et chacun des hypnotiseurs crut entendre la voix sèche et sans timbre du milliardaire spirite :

 

– Vous faites des affaires, gentlemen ! Vous me trompez !… Prenez garde à vous tous ; et mettez-vous à l’œuvre sans retard, si vous tenez à votre vie.

 

Ces paroles articulées, la vision s’effaça graduellement.

 

La pièce redevint obscure…

 

Les hypnotiseurs, à demi morts d’effroi, entendirent encore, en eux-mêmes, comme un écho, qui répétait les dernières paroles du président du club spirite, de leur chef à tous, le puissant Harry Madge.

 

CHAPITRE V

L’évasion

 

– Monsieur Coronal, s’écria Betty tout en larmes, en pénétrant, un matin, dans le cabinet de travail du jeune inventeur, j’ai rêvé que mon mari était mort !… J’en suis encore toute bouleversée. Je crains bien que ce rêve ne soit une réalité !… C’est horrible, ajouta-t-elle, parmi ses pleurs, de ne pas savoir ce qu’il est devenu depuis trois semaines qu’il nous a quittés.

 

Le désespoir de la jeune femme était poignant.

 

– Mais non, Betty, dit Olivier en affectant une tranquillité qu’il était loin d’avoir. Ce n’est qu’un rêve. Un homme ne meurt pas comme cela, sans que ses amis en sachent rien, surtout lorsque, comme Léon, il est intelligent et énergique… Des circonstances que nous ne connaissons pas l’auront obligé à retarder son retour. Il va nous revenir d’un jour à l’autre… Du reste, poursuivit-il, je m’occupe sérieusement de savoir ce qu’il fait, dans quel endroit il se trouve… M. Golbert et Ned Hattison doivent venir ici cet après-midi pour m’aider dans des expériences que je dois faire sur un nouveau médium. Ce n’est pas certain, mais il y a beaucoup de chances pour que ce soir nous ayons des indications sur Léon.

 

Betty se retira en soupirant.

 

Lorsqu’elle eut refermé la porte, Olivier Coronal quitta à son tour le cabinet de travail, et monta au premier étage de la maisonnette.

 

Il frappa à la porte d’une des chambres.

 

C’était là que logeait le médium qu’il employait d’ordinaire.

 

– Entrez, dit une voix.

 

Un homme, d’une cinquantaine d’années environ, était assis devant une table, et tournait le dos à la fenêtre.

 

La figure mobile et profondément ridée, les yeux sans expression, pâle, chétif, vêtu d’une sorte de robe de chambre décolorée, le médium – c’était un Italien répondant au nom de Frascuelo – avait l’apparence d’un être assez insignifiant.

 

– Frascuelo, dit Olivier, puis-je compter sur vous cet après-midi ? Vous savez de quoi il s’agit. Depuis quinze jours nous travaillons ensemble. Pensez-vous qu’aujourd’hui nous obtiendrons un résultat satisfaisant ?

 

L’Italien releva la tête, et fit un signe d’assentiment.

 

Quelques heures après, Ned Hattison et son beau-père frappaient à la porte de la maisonnette.

 

Au moment de commencer la séance, le médium demanda que l’on fermât les volets du cabinet de travail. La lumière du jour le gênait.

 

Lorsque Olivier Coronal lui eut, plusieurs fois, imposé les mains et qu’il eut effectué au-dessus de son front quelques passes magnétiques, l’Italien s’endormit.

 

L’inventeur continua à le regarder fixement.

 

M. Golbert et Ned se tenaient à quelque distance.

 

Il y eut plusieurs minutes d’un profond silence.

 

Puis le médium commença à donner des signes d’agitation.

 

Ses yeux se rouvrirent avec une expression hagarde.

 

– Voici la photographie de mon ami Léon Goupit, dit Olivier Coronal. Concentrez sur lui toute votre volonté. Voyez-le, et dites-nous où il est. Je le veux !

 

Le médium prit le carton, l’éleva à la hauteur de son visage et se tint immobile, les yeux fixés sur l’image photographique.

 

Il ne prononça tout d’abord que des exclamations inintelligibles.

 

– Il est à Paris, dit-il… Près de la Seine.

 

– Il n’est pas mort, au moins ? demanda vivement Olivier Coronal. Il n’est pas en danger ?

 

– Il n’est pas mort, dit le médium avec effort… Mais il doit être en péril… Ma volonté a beau se tendre et se plier aux plus grands efforts, je sens comme un obstacle invincible qui m’arrête… Il y a, autour de l’homme dont vous parlez, un cercle de volontés extraordinairement puissantes qui arrêtent la mienne et la rejettent brisée de fatigue.

 

L’Italien prononça ces paroles d’une voix haletante.

 

La sueur perlait à son front.

 

– Allons, dit Olivier Coronal avec autorité, essayez encore. Je le veux !

 

Le médium se raidit dans une suprême tentative et retomba, presque anéanti.

 

Olivier vit qu’il fallait le réveiller, sous peine de mettre son existence en danger.

 

Jamais il n’avait vu un semblable résultat se produire au cours des expériences.

 

« Léon est certainement entre les mains des hypnotiseurs, se dit Olivier. Je ne sais vraiment que faire. L’essentiel, c’est qu’il soit vivant Je trouverai bien, de nouveau, le moyen de l’arracher à nos ennemis. »

 

L’Italien s’était retiré, en proie à une lassitude invincible.

 

Ned Hattison était demeuré seul avec Olivier.

 

Le jeune ingénieur américain paraissait préoccupé.

 

Il avait été pris, tous les jours précédents, par des démarches au sujet de la succession de son père, l’ingénieur Hattison.

 

Au grand étonnement de beaucoup de journaux yankees, il n’avait voulu accepter, de l’énorme fortune du vieil inventeur, qu’une somme de cent mille dollars, qui représentait la fortune personnelle de Mme Hattison, morte peu d’années après la naissance de Ned.

 

Tout le reste avait été distribué à des établissements hospitaliers du monde entier.

 

L’Amérique y avait pris une large part ; mais la France et les autres États de l’Europe n’étaient pas oubliés.

 

Grâce à l’héritage recueilli, Ned et son beau-père, l’ingénieur Arsène Golbert, allaient pouvoir se consacrer tout entiers à leurs délicates recherches.

 

C’était une chance de plus à leur actif. Pourtant, Ned Hattison était soucieux.

 

C’est que depuis quelques jours Lucienne, si forte, si vigoureuse, semblait atteinte d’un mal mystérieux.

 

Elle ressentait dans la région du cœur des douleurs aiguës.

 

Les médecins, consultés, n’avaient pu fournir, de ce mal, aucune explication plausible.

 

Cette inquiétude distrayait Ned de ses travaux.

 

Il avait même abandonné, momentanément, le grand ouvrage auquel il s’était attelé depuis sa rentrée en France, et auquel il consacrait chaque jour quelques heures : La Fraternité des races humaines, au point de vue industriel.

 

Olivier n’osait demander à Ned de l’aider à la délivrance de Léon.

 

Les deux hommes se quittèrent en se donnant rendez-vous pour le surlendemain.

 

Mais où Olivier éprouva le plus de tristesse, c’est lorsque, le soir venu, Betty, tout en lui servant son repas, l’interrogea, anxieusement sur le résultat de la séance de l’après-midi.

 

Il vit les yeux de la jeune femme se remplir de larmes lorsqu’il lui eut avoué son insuccès du matin.

 

Vainement, il essaya de la consoler.

 

– Léon n’est pas mort, dit-il. Je puis vous l’affirmer. Il est simplement retenu prisonnier par les espions américains. Nous allons faire l’impossible pour le délivrer.

 

– Pauvre Léon, balbutia Betty en sanglotant. Je crois que j’en mourrais s’il lui arrivait malheur.

 

Cette même journée, Léon l’avait passée dans la maison du quartier des Invalides, seul avec l’hypnotiseur qu’on avait préposé à sa garde.

 

Il avait eu à subir, la veille, une nouvelle tentative d’expérience de la part de Jonas Altidor.

 

De nouveau, il avait feint le sommeil magnétique, et s’en était tiré sans encombre.

 

La scène de l’autre après-midi, où Harry Madge était apparu, menaçant, dans une des glaces de la grande salle, semblait avoir totalement modifié l’état d’esprit des deux frères Altidor.

 

Le lendemain, un télégramme, venant de Chicago, était arrivé à leur adresse.

 

Harry Madge leur reprochait durement d’avoir délaissé leur mission politique pour s’adonner à des travaux personnels.

 

– J’ai tout appris, disait-il. Je ne vous ai pas chargés de faire des affaires, mais bien de me fournir des renseignements sur l’organisation militaire du pays, sur ses ressources, sur les secrets de ses arsenaux, sur les dossiers de ses ministères… Redoutez les effets de ma colère, si vous ne commencez pas immédiatement votre campagne d’informations !…

 

Bien convaincus que Léon ne comprenait pas un mot de Français, les deux frères Altidor ne se gênaient pas pour échanger, en cette langue, leurs impressions en présence du jeune homme.

 

Léon, naturellement, feignait de n’apporter aucun intérêt à ce qu’il entendait.

 

Lorsque, à la suite de la scène de l’apparition dans la glace, Jonas et Smith se retrouvèrent seuls, après avoir congédié tous leurs hommes – sauf toutefois celui qui restait avec Léon pendant leur absence –, Jonas s’écria :

 

– Que signifie cette mascarade ? Harry Madge croit-il nous intimider, en apparaissant parmi nous à l’improviste ?… Il n’y a là qu’un phénomène très simple de dédoublement psychique… J’exécuterais cela aussi bien que lui. Et, continua-t-il, j’ai même bien envie de projeter mon image dans une des glaces de sa chambre à coucher. Une politesse en vaut une autre.

 

Smith avait écouté en silence.

 

Quant à Léon, il allait et venait, sans paraître se soucier le moins du monde de ce que disaient les deux frères.

 

Grands et maigres, le visage osseux, le menton saillant, les deux frères se ressemblaient comme deux sosies. Ils avaient le même regard incisif, les mêmes prunelles ardentes. La couleur sombre de leurs vêtements prêtait encore à leur physionomie froide et compassée comme un cadre de sévérité. Ils ne se départaient jamais de cette raideur qui pour le Yankee, est un signe de puissance, une marque de bon ton.

 

La pratique des sciences psychiques n’avait pas – comme on eût pu le croire – modifié leurs sentiments pratiques, ni élevé leur âme jusqu’aux confins des mystères de l’au-delà et de l’invisible.

 

Dans leur voyage, ils ne voyaient qu’un moyen facile de faire des affaires, de gagner des dollars ; et ils l’avaient bien prouvé depuis leur arrivée en France.

 

Les autres hypnotiseurs, d’ailleurs, avaient consciencieusement suivi l’exemple de leurs chefs.

 

Ne trouvant pas suffisants les appointements de mille dollars par mois que leur donnait la société des milliardaires, d’aucuns s’étaient exhibés dans des théâtres et concerts.

 

De là, la grande colère de Harry Madge, et son ordre formel d’avoir à cesser tout trafic et de se mettre immédiatement à l’œuvre.

 

– Cesse tes railleries, dit à son frère Smith Altidor, il pourrait nous en coûter cher. Pour ma part, je commence à croire que nous avons agi sans réflexion. Nous n’aurions pas dû négliger à ce point la mission dont nous sommes chargés. Harry Madge est un homme de qui il faut tout craindre lorsqu’on va à l’encontre de sa volonté. Je suis d’avis qu’il est grand temps de nous mettre sérieusement à l’œuvre.

 

– Sans doute, répondit Jonas avec contrariété. Nous allons organiser de suite un service d’informations autour des ministères et des arsenaux.

 

Les deux frères avaient compris qu’ils avaient grand intérêt à ne pas se brouiller avec le spirite.

 

Léon ne perdait pas un mot de cette conversation, dont une phrase, entre autres, l’intrigua.

 

Jonas disait à son frère :

 

– Nous avons d’ailleurs, tu le sais, un moyen de regagner entièrement la confiance des milliardaires. Je ménage, à la vindicative Aurora, une agréable surprise. Sa rivale, celle qui lui a pris le cœur de l’ingénieur Ned Hattison, doit déjà ressentir les effets de l’envoûtement que je fais préparer contre elle.

 

Léon, qui écoutait de toutes ses oreilles, tressaillit à ces dernières paroles.

 

Ainsi les hypnotiseurs allaient s’attaquer à cette charmante et inoffensive jeune femme !

 

Dès lors Léon n’eut plus qu’une pensée : s’échapper à tout prix, prévenir ses amis, et parachever la défaite des milliardaires.

 

S’échapper, ce n’était pas une chose commode.

 

La présence continuelle de son gardien était le grand obstacle.

 

Comment ferait-il, en effet, pour ne pas éveiller ses soupçons ?

 

Pour gagner la rue, il lui faudrait fracturer la porte de la maison, escalader peut-être le mur de la propriété.

 

Au premier bruit son gardien serait averti. Celui-ci était armé et l’empêcherait de mettre son projet à exécution.

 

À force de se creuser la tête pour trouver un expédient, Léon finit par se dire qu’il y avait toute une partie de la maison dans laquelle il n’avait jamais pénétré : c’étaient les caves.

 

Il résolut de profiter de la nuit, et du sommeil de son gardien, pour aller les explorer.

 

« Dans une vieille bâtisse comme celle-ci, se disait-il, il se pourrait qu’il y eût une issue secrète, une porte communiquant soit avec les égouts, soit avec un corridor souterrain. En ce cas, je m’enfuirais par là. »

 

Lorsque Jonas et Smith se furent retirés, Léon feignit une grande fatigue, un irrésistible besoin de sommeil.

 

– Allez vous coucher, lui dit l’hypnotiseur. Je suis moi-même assez fatigué, et ne vais pas tarder à faire comme vous.

 

Étendu sur son lit, sa lampe éteinte à coté de lui, Léon se mit à ronfler d’une magistrale façon.

 

Ces ronflements n’étaient d’ailleurs qu’un simulacre habile, destiné à tromper son gardien, à éloigner tout soupçon de son esprit.

 

Certes le jeune homme se gardait de dormir.

 

« Dans quelques heures je serai peut-être libre, se disait-il, très ému… Ma chère Betty ! m’sieur Olivier !… je vais les revoir !… Et cette bonne Lucienne Golbert qu’ils ont entrepris de faire mourir !… Ah ! les brigands, les misérables ! »

 

Il attendit longtemps, bien longtemps après que son gardien se fut couché à son tour.

 

Vers minuit environ, certain qu’il dormait, Léon se laissa glisser à bas de son lit, doucement, avec mille précautions.

 

L’hypnotiseur couchait à quelques mètres de lui, sur un petit lit de fer, dans une chambre, dont il avait soin de toujours laisser la porte ouverte.

 

Immobile dans l’ombre, le cœur battant avec force, Léon écouta la respiration égale et tranquille de l’hypnotiseur endormi.

 

Il quitta ses chaussures, de manière à ne faire aucun bruit en marchant, et les attacha à sa ceinture.

 

Puis il prit à la main sa lampe éteinte, et se dirigea vers l’escalier qui descendait au rez-de-chaussée.

 

À travers les fentes des volets, des rayons de lune filtraient, versant par endroits, une lumière grise et bleutée sur les murs recouverts de tapisseries poussiéreuses dont les couleurs fanées se distinguaient à peine.

 

Depuis plus d’un mois qu’il parcourait chaque jour en prisonnier les chambres et les corridors de la vieille demeure, Léon s’y fût dirigé sans embarras, même dans la plus complète obscurité.

 

Prêtant l’oreille à chaque marche, craignant de voir surgir derrière lui la silhouette menaçante de son gardien, le Bellevillois atteignit cependant sans encombre la porte des caves.

 

Là, il remit ses chaussures, alluma sa lampe.

 

La porte qui donnait accès aux caves était vermoulue, disjointe, et tenait à peine sur ses gonds.

 

Sans trop faire de bruit, il la défonça, attendit quelques minutes, et rassuré par le silence de mort qui régnait autour de lui, il s’engagea résolument dans l’escalier.

 

Les murs suintaient d’humidité dans les différentes caves qu’il parcourut à la hâte, pressé de découvrir une issue.

 

Des débris de toutes sortes d’objets jonchaient le sol. De vieux meubles démolis, canapés et divans, laissant sortir leur crin par de nombreuses brèches, étaient là, entassés pêle-mêle avec des armes rouillées et d’énormes in-folio – le tout sans doute relégué dans cette cave et oublié par l’ancien propriétaire de la maison.

 

Tout à fait au fond, dans le dernier compartiment Léon aperçut, le long du mur, plusieurs rangées de bouteilles superposées, recouvertes d’une épaisse couche de poussière et de toiles d’araignée.

 

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-il joyeusement. Voyons vite cela !

 

Prestement, il saisit une bouteille, en fit sauter le col, et reconnut qu’il avait mis la main sur une provision d’excellent bourgogne.

 

Condamné depuis plusieurs semaines au régime de l’eau fraîche et des œufs durs, Léon fut très sensible à la découverte qu’il venait de faire.

 

– Voilà qui est moelleux ! dit-il après avoir absorbé la moitié de la bouteille. C’est recommandé par les médecins contre l’anémie. Ça donne des forces. Aussi quelle volée magistrale va recevoir mon hypnotiseur lorsqu’il va se présenter.

 

Mais son gardien, sans doute plongé dans un profond sommeil, ne s’était pas aperçu de sa disparition.

 

Léon entama une autre bouteille.

 

Cette fois, il but à la santé de ses amis, puis à celle de sa femme, enfin à la prospérité du Vieux Monde, et à la confusion des Américains.

 

Les tessons de bouteille s’amoncelaient à ses pieds. Il sentait un courage héroïque envahir son âme.

 

Sa griserie avait été d’autant plus prompte qu’il était privé, depuis longtemps, de nourriture solide.

 

Au cours de ces rasades, Léon avait perdu toute prudence. Il finissait sa dernière bouteille en chantant à tue-tête, lorsqu’il entendit un bruit à la porte du caveau.

 

– Qui va là ? s’écria-t-il en brandissant la bouteille vide qu’il tenait encore à la main.

 

C’était, on le devine, l’hypnotiseur qui, réveillé par le bruit, n’avait fait qu’un bond jusqu’au lit de son prisonnier et, le trouvant vide, s’était élancé à sa poursuite, armé d’un revolver de fort calibre.

 

En apercevant son gardien, Léon poussa un éclat de rire strident.

 

– Ah ! te voilà, mon gaillard, cria-t-il. Attends un peu, je vais te régler ton compte… Tiens, voilà pour toi !…

 

En même temps, une bouteille, lancée d’une main sûre, vint atteindre en pleine figure l’hypnotiseur qui, ensanglanté, tomba à la renverse en serrant dans sa main crispée le revolver, dont il n’avait pas eu le temps de faire usage.

 

– Touché ! dit bruyamment Léon en s’élançant sur son gardien.

 

Après lui avoir décoché un violent coup de pied en pleine poitrine, Léon arracha le revolver des mains de son gardien et, ne se connaissant plus, rempli d’une énergie folle, en proie à une sorte de délire, il gravit en bondissant l’escalier de la cour.

 

Il parcourut la maison comme un fou, se demandant par où il pourrait s’évader.

 

Il avait abandonné sa lampe dans la cave. Dans l’obscurité, il se cognait aux meubles, renversait les chaises, se livrait à des mouvements désordonnés.

 

– Mais j’y suis, s’écria-t-il tout à coup. Je vais m’enfuir par les toits. C’est le procédé des cambrioleurs. Cela ne fait rien, je n’ai pas le choix.

 

La maison n’avait que deux étages.

 

Léon les gravit en un clin d’œil.

 

En haut comme en bas, toutes les fenêtres étaient closes et les volets soigneusement attachés.

 

Deux lucarnes seulement donnaient sur les toits ; mais le plafond était haut, et le jeune homme n’y pouvait atteindre.

 

Pourtant il ne resta pas longtemps perplexe. Enfin, il eut une heureuse inspiration. Sur son lit, qu’il traîna jusqu’en dessous de la lucarne, il mit une table ; cet échafaudage n’étant pas encore assez élevé, il posa une chaise par-dessus.

 

– C’est égal, ricanait-il, mon gaillard se tient tranquille. Je crois qu’il est calmé pour quelque temps, le sacripant !…

 

La lucarne s’ouvrait au moyen d’un châssis que soutenait une tringle de fer.

 

Léon n’hésita pas. Il se cramponna aux rebords, et s’élevant à la force du poignet, il se hissa par l’ouverture.

 

Au moment où ses pieds seuls pendaient encore dans l’intérieur de la maison, il entendit marcher, et la pièce s’éclaira subitement.

 

Le front taché de sang, l’hypnotiseur s’était relevé.

 

Il s’était élancé à la poursuite du fugitif.

 

Il poussa un effroyable juron en voyant le jeune homme disparaître par la lucarne ; et montant lui-même sur l’échafaudage de meubles, il eut vite fait, étant bien plus grand que Léon Goupit, de se hisser jusque sur le toit.

 

Sans perdre de temps, Léon s’était livré à une inspection des lieux.

 

La première chose dont il s’était rendu compte, c’est que la pente du toit était trop rapide pour qu’il pût y marcher, même en s’aidant de ses mains.

 

Léon cependant n’avait pas une minute à perdre.

 

En dessous de lui il entendait son gardien.

 

Des jurons et des menaces arrivaient jusqu’à lui.

 

– Quand je devrais y laisser la vie, se dit-il résolument, je ne retomberai pas entre les mains des hypnotiseurs. Pour ça non ! mille fois non !

 

À l’autre extrémité, il apercevait la cheminée d’une maison voisine, dont le toit, presque plat, était en contrebas de celui où il se trouvait.

 

Il fallait arriver jusque-là.

 

Sans hésiter, Léon se suspendit par les mains à la gouttière, et se mit à s’avancer en se balançant dans le vide, dans la direction de la maison voisine.

 

Il était à peu près à mi-chemin, et se félicitait déjà de sa bonne idée, lorsque la gouttière, sous son poids, céda, se détacha en partie du toit Les crampons de fer qui la retenaient s’arrachèrent.

 

Le zinc se tordait, menaçait de se rompre tout à fait.

 

Léon sentait le vide derrière lui.

 

Ses cheveux se hérissèrent… Il se vit précipité sur le sol, les côtes enfoncées, le crâne broyé sur le pavé de la cour.

 

Peu s’en fallut que l’émotion ne lui fît lâcher la gouttière.

 

Pourtant, l’instinct de la conservation reprenait le dessus, il fit des efforts désespérés pour ne pas tomber, pour regrimper sur le toit.

 

Il allait y parvenir lorsque, au-dessus de sa tête, il vit une ombre se pencher.

 

C’était l’hypnotiseur.

 

Apercevant le fugitif suspendu dans les airs, le Yankee éclata d’un rire sinistre.

 

Il ne pouvait parvenir jusqu’à Léon ; mais se retenant d’une main à la lucarne, il se mit à frapper sur la gouttière à grands coups de talon, à la détacher tout à fait de la muraille.

 

– Je suis perdu, murmura Léon Goupit.

 

Les crampons de fer cédaient les uns après les autres.

 

Encore un, et c’en était fait de lui.

 

Il voulut crier…

 

Sa gorge était trop serrée pour qu’il pût articuler un son.

 

Ses doigts se crispaient sur le zinc ; il s’ensanglantait les genoux en cherchant à se retenir à la muraille.

 

Les yeux lui sortaient de la tête.

 

Tout à coup, il se sentit précipité dans le vide !…

 

Par un hasard providentiel, il ne tomba pas jusqu’au sol.

 

La tige de fer d’un cadran solaire l’accrocha par son pantalon, lui éraflant même légèrement la peau.

 

Ne sachant où il était maintenant, la tête en bas, Léon se sentait environné de feuillage.

 

En étendant les mains, il finit par saisir une branche qui lui parut assez solide pour pouvoir le supporter.

 

Il exécuta un rétablissement sur les reins, dégagea son pantalon qui malheureusement se fendit du haut en bas, et se retrouva dans un gros noyer appartenant à la propriété voisine.

 

À cheval sur une branche, il resta quelques minutes avant de reprendre possession de lui-même.

 

– Je suis sauvé, s’écria-t-il joyeusement. Le voilà au-dessous de moi ce toit que je voulais atteindre. Rien de plus facile que de m’y laisser glisser en m’aidant d’une branche.

 

Un instant après, il se trouvait sur le toit voisin.

 

Éternellement gamin, même dans les circonstances les plus critiques, Léon se retourna vers la demeure des hypnotiseurs, et esquissa, à l’adresse de ceux-ci, une éloquente grimace.

 

– Au prix de quels efforts ai-je reconquis ma liberté ! dit-il. Nous allons rire maintenant, messieurs les espions. Je sais quelles sont vos intentions. Je vais de suite mettre au courant m’sieur Olivier ; il saura bien vous réduire à l’impuissance, lui… Quant à moi, ajouta-t-il en se retournant, comme si ses ennemis avaient pu l’entendre, je vous ferai payer cher le mois que j’ai passé chez vous, prisonnier, à ne manger que des œufs durs et à boire de l’eau.

 

Il cherchait maintenant une issue par où pénétrer dans la maison, et il s’impatientait de n’en pas trouver.

 

Il avait parcouru le toit.

 

À l’une des extrémités, il fut arrêté par une mince cloison en muraille d’un demi-mètre environ, et qui entourait une sorte de terrasse entièrement plate, dont la surface brillait aux rayons de la lune.

 

Ce qui lui parut étrange, c’est qu’à travers les parois de cette terrasse il apercevait une lumière vive.

 

Il se pencha pour examiner ; mais, perdant l’équilibre, il tomba la tête en avant.

 

Un éclaboussement se produisit.

 

Il se sentit enfoncer dans l’eau.

 

CHAPITRE VI

L’aquarium du savant

 

Ce soir-là, aussitôt après son frugal dîner, le savant Isidore Lachaume avait regagné son laboratoire, au premier étage de sa maison, sous les combles.

 

– Joséphine, dit-il à sa gouvernante avant de se retirer, vous prendrez soin de bien fermer les portes et les fenêtres ; et surtout, avant de vous coucher, n’oubliez pas de placer, au-dessous de la porte d’entrée, l’appareil avertisseur que je vous ai donné.

 

– Mais oui, monsieur, mais oui… J’ai encore de la mémoire, quoique je sois vieille ! bougonna la gouvernante.

 

Chaque soir, en effet, et cela depuis des années, le savant lui faisait les mêmes recommandations.

 

C’est qu’il était un peu maniaque, le père Lachaume.

 

Il avait inventé une foule d’appareils s’appliquant à tous les besoins de la vie, et dont il voulait qu’on se servît chez lui.

 

Ainsi, il n’admettait pas que, pour balayer, Joséphine ne fit pas usage de sa balayeuse hygiénique, ou qu’elle n’employât pas, pour laver le linge, certain savon spécial, de son invention.

 

Les lampes dont il usait, il les avait fabriquées lui-même, employant l’amiante et les gaz incandescents, bien avant qu’une société eût lancé le bec Auer.

 

En un mot, presque tout, dans sa maison, avait été fabriqué, remanié ou perfectionné par lui.

 

C’était son plus grand souci, et aussi l’unique joie de son existence, d’inventer sans cesse, pour le seul plaisir d’inventer.

 

Des milliers de découvertes dormaient dans les cartons du savant, sans qu’il songeât à en tirer profit, à prendre des brevets.

 

Depuis quelque temps, depuis que la maison voisine de la sienne avait été louée, Isidore Lachaume – nous l’avons dit – n’avait plus été tranquille.

 

Peut-être, ayant toujours vu cette maison inhabitée, était-il dérangé dans ses habitudes, maintenant qu’il sentait des voisins à ses côtés. Toujours est-il qu’il se calfeutrait soigneusement chez lui, qu’il ne voulait plus recevoir personne, et qu’il avait fait installer un coffre-fort pour y renfermer tous ses papiers.

 

Souvent, lorsqu’il travaillait dans son laboratoire, penché sur ses plans et perdu dans ses calculs, il lui arrivait de sursauter, de regarder autour de lui avec inquiétude.

 

– C’est étrange, disait-il. J’aurais juré que, tout à l’heure, il y avait quelqu’un derrière moi, à épier mes mouvements par-dessus mon épaule.

 

Il se remettait au travail, mais il était gêné, il n’avait plus sa liberté d’esprit habituelle.

 

Sa pensée semblait lui échapper, captée par une puissance invisible et mystérieuse dont le vieil inventeur se sentait comme enveloppé.

 

Il n’avait plus une minute de repos, et il s’épuisait en vains efforts pour se rendre compte de la nature de cette force cachée, dont il sentait les effets stupéfiants se manifester autour de lui.

 

Depuis quelques jours, cependant, le savant était redevenu plus calme. Sa crise d’inquiétude et d’appréhension s’était calmée.

 

Néanmoins, il ne cessait de prendre ses précautions et de surveiller jalousement son laboratoire.

 

En y pénétrant, ce soir-là, il se sentait l’esprit plus libre qu’à l’ordinaire. Sa tranquillité d’autrefois renaissait.

 

Il remonta la mèche de sa lampe, qu’il avait baissée avant de sortir, s’installa dans son fauteuil, ouvrit un tiroir, et en sortit plusieurs liasses de papier qu’il étala devant lui.

 

– Voyons un peu, dit-il en prenant une prise dans une ancienne tabatière d’écaille, si je vais résoudre, ce soir, la dernière difficulté… Peu de poids, le moindre volume possible et une puissance presque illimitée, c’est entendu… Mon moteur sera le moteur de l’avenir. On verra cela quand je serai mort. On se dira que le père Lachaume avait parfois de bonnes idées et qu’il ne perdait pas toujours son temps.

 

Entièrement rasé, chauve, le cou décharné trop à l’aise dans un large col de chemise, vêtu de gros drap noir, hiver comme été, les oreilles garnies de touffes de poils gris, toujours grondant et tempêtant, le père Lachaume affectait un peu les allures d’un Croquemitaine.

 

Au fond, c’était le meilleur homme du monde, simple et naïf comme un enfant, et qui se fût dépouillé pour rendre service.

 

On obtenait tout ce qu’on voulait de lui, du moment qu’il ne s’agissait pas de ses chères inventions.

 

Du reste, l’expression de bonté de son regard démentait son apparente rudesse.

 

Rien que par le laboratoire, on pouvait juger de l’homme.

 

Le désordre y régnait en maître, et la poussière en souveraine.

 

Deux fois par jour, régulièrement, c’est-à-dire lorsqu’elle était obligée de venir chercher son maître pour les repas, la brave Joséphine se mettait en colère, et protestait au nom du balai et du plumeau.

 

Depuis trente ans passés qu’elle était au service du savant, elle n’avait jamais pu s’habituer au spectacle des tables encombrées de papiers et d’appareils, et des livres gisant à terre à côté des cornues et des ampoules.

 

La gouvernante, cependant, avait remporté une victoire. Elle avait obtenu, qu’une fois par mois, son maître la laisserait balayer le laboratoire et y mettre de l’ordre.

 

– De l’ordre ! s’écriait le père Lachaume en suivant d’un œil inquiet le travail de sa gouvernante. Mais vous allez tout me déranger. Je vais me fâcher, Joséphine.

 

– Fâchez-vous, fâchez-vous, répliquait-elle avec une familiarité que justifiaient ses nombreuses années de service ; n’empêche que lorsque j’y ai passé, c’est toujours plus convenable.

 

Le savant reprenait possession de son laboratoire avec un soupir de satisfaction.

 

La même scène se renouvelait le mois suivant.

 

Depuis quelques années, ayant entrepris des études sur les poissons, l’inventeur avait fait installer, dans sa salle de travail, une immense cuve de verre, qui traversait la soupente et allait s’ouvrir à l’air libre sur le toit.

 

Il élevait dans ce réservoir toutes sortes de poissons et de coquillages, leur faisait subir des traitements spéciaux et consignait ses observations sur un gros registre auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux.

 

Cet aquarium était célèbre parmi les amis du savant. Il contenait de fort curieux animaux, des échantillons d’espèces complètement disparues, et que le père Lachaume était fier de posséder.

 

La cuve était située dans un des angles du laboratoire, bien en vue ; et, la nuit, une grosse lampe, munie d’un réflecteur, permettait d’observer les poissons, aussi commodément que pendant le jour.

 

Lorsqu’il éprouvait le besoin de se délasser un peu, l’inventeur quittait son fauteuil pour quelques minutes, et venait s’installer sur une chaise, en face de l’aquarium.

 

Justement, ce soir-là, après avoir travaillé pendant plusieurs heures à perfectionner les plans de son moteur, Isidore Lachaume se leva en se frottant les mains.

 

– Ça ne va pas mal du tout, fit-il. Nous allons laisser derrière nous les vieux moteurs à gaz et à pétrole, et même les ordinaires moteurs électriques. Je crois que je tiens mon plan définitif.

 

Tout en parlant, il s’était dirigé vers son aquarium. Il se mit à suivre avec intérêt les évolutions des poissons, qui passaient et repassaient entre les intervalles du rocher artificiel qui garnissait la partie inférieure de la cuve.

 

Un sourire de satisfaction éclairait le visage du père Lachaume. Il ne se lassait pas de contempler les mouvements, agiles et gracieux, de ses pensionnaires à sang froid, comme il les appelait lorsque, ayant à se défendre contre les gronderies de sa gouvernante, il lui citait les poissons comme exemple de discrétion.

 

Tout à coup, le savant prêta l’oreille. Il venait d’entendre du bruit au-dessus de sa tête. Des pas résonnaient sur le toit.

 

Presque aussitôt, à sa grande stupeur, il vit une forme humaine se précipiter dans son aquarium et venir toucher le fond.

 

Saisi d’effroi, il se rejeta en arrière.

 

Quelqu’un – Léon Goupit – se débattait comme un beau diable, faisait des efforts désespérés pour regagner la surface.

 

Mais une de ses jambes était prise ; il ne pouvait la dégager d’entre les rochers.

 

Affolés, les poissons se cognaient aux parois de la cuve.

 

Léon Goupit se noyait.

 

Un peu remis de sa frayeur, le père Lachaume allait se précipiter, pour ouvrir tout grands les robinets qui vidaient le réservoir, lorsque soudain, un formidable bruit de verre cassé se fit entendre.

 

En se débattant, Léon venait de heurter violemment du pied la paroi de l’aquarium.

 

Une trombe d’eau s’abattit dans le laboratoire.

 

En une seconde tout fut inondé…

 

Les chaises et même les tables furent renversées, les appareils éparpillés de tous côtés.

 

Le père Lachaume avait de l’eau jusqu’à mi-jambe. Il s’arrachait, de désespoir, les quelques cheveux qui garnissaient encore son crâne.

 

La cuve s’était brisée en mille morceaux.

 

Quelques-uns des poissons, engourdis ou tués par le choc, restaient immobiles et béants ; les autres essayaient de nager dans la nappe d’eau qui couvrait maintenant le plancher du laboratoire.

 

Quant à Léon, il gisait, inanimé, au milieu des éclats de verre, le visage et les mains ensanglantés.

 

Surmontant son légitime effroi, le vieux savant se précipita, en pataugeant dans l’eau, au secours du jeune homme.

 

Avec mille précautions, il le dégagea, écarta les débris de verre qui le recouvraient presque ; et, le prenant dans ses bras, le porta sur une table que la trombe d’eau avait laissée debout.

 

La vue de ce jeune homme inanimé et perdant son sang, l’attendrit, l’émut au point qu’il en oublia ses poissons, ses précieux poissons, et le désastre qui venait de fondre sur son laboratoire.

 

– Joséphine ! Joséphine ! appelait-il à tue-tête. Vite, ma pharmacie !

 

Réveillée par le bruit, la gouvernante accourut. Elle avait à peine pris le temps de passer un jupon, croyant que son maître venait de faire sauter la maison, ou de se tuer au cours d’une expérience.

 

Insensiblement, le niveau de la nappe liquide s’abaissait. L’eau s’étendait partout, gagnait les autres chambres, s’infiltrait à travers le plafond, et tombait en averse dans les pièces du rez-de-chaussée.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’exclama la gouvernante en pénétrant dans le laboratoire, mais toute la maison est inondée ! C’est un catéchisme général !

 

La vieille servante, évidemment, voulait dire : cataclysme.

 

– Enfin, heureusement encore que vous ne vous êtes pas tué, reprit-elle en levant les bras au ciel. Je vous l’avais bien prédit, que cela vous arriverait ! Si ce n’est pas malheureux de ne vouloir jamais écouter les avis des personnes raisonnables !… Vous êtes bien content maintenant !… Hein ! la maison est propre !

 

Elle eût sans doute continué longtemps sur ce ton. M. Lachaume l’interrompit :

 

– Il ne s’agit pas de tout cela, en ce moment. Donnez-moi vite ma boîte de pharmacie. Ce jeune homme est blessé. Il faut nous occuper de lui avant tout.

 

La gouvernante, qui n’avait pas encore aperçu Léon, poussa une exclamation de surprise et de pitié en le voyant étendu, ensanglanté, sur une table.

 

Joséphine, comme son maître, avait un excellent cœur. Sans demander d’explications, elle courut chercher la boîte de pharmacie et ne s’occupa plus qu’à donner des soins au jeune homme.

 

C’était un spectacle touchant que celui de ces deux vieillards qui, les pieds dans l’eau jusqu’à la cheville, lavaient avec précaution les nombreuses coupures de Léon, le frictionnaient, lui tapaient dans les mains, lui faisaient respirer des sels pour le ranimer.

 

Ce pouvait être un voleur, un cambrioleur, comme on dit plus énergiquement – c’était même leur conviction –, mais le vieux savant et sa servante ne voyaient pour le moment en lui qu’un homme en danger de mort. Leur devoir leur commandait de le soigner.

 

Léon n’était pas grièvement blessé.

 

La rupture de l’aquarium s’était produite à temps pour l’empêcher de se noyer.

 

Les coupures qu’il s’était faites, en tombant au milieu des éclats de verre, l’avaient inondé de sang, mais ne présentaient aucune gravité. Les veines et les artères n’avaient pas été atteintes.

 

Néanmoins, le visage d’une pâleur livide, les yeux clos, les vêtements mouillés, déchirés et collés sur la peau qu’ils laissaient entrevoir par endroits, Léon n’avait pas un aspect très rassurant.

 

Il finit, au bout de quelques minutes, par ouvrir les yeux, et il jeta autour de lui des regards égarés.

 

Isidore Lachaume n’y tint plus.

 

– Continuez à le soigner, dit-il à sa gouvernante.

 

Et, se précipitant, il remplit à la hâte, un grand bocal d’eau, le posa par terre au milieu du laboratoire, et, s’emparant des poissons qui vivaient encore, les y plaça avec sollicitude.

 

Hélas ! il ne restait presque plus d’eau sur le plancher, que recouvrait maintenant une boue épaisse.

 

Les poissons se débattaient, sautaient de tous côtés, agitaient désespérément leurs nageoires.

 

Le père Lachaume était désolé.

 

Il y en avait bien une dizaine que la chute du réservoir avait tués, et entre autres plusieurs échantillons fort curieux auxquels il tenait beaucoup.

 

Les coquillages n’avaient pas autant souffert de la catastrophe.

 

L’inventeur les retrouva, tachés de boue, gris, sales, privés de leurs couleurs nacrées et brillantes, mais bien vivants.

 

Il les lava soigneusement, et les déposa, un à un, dans un autre bocal.

 

La destruction de son aquarium, la perte de ses pièces les plus rares et l’état lamentable des autres poissons attristaient le père Lachaume plus que toute autre chose, plus que ces cornues et ses appareils brisés, plus que l’inondation de sa maison du haut en bas.

 

Il revint vers le blessé en poussant un profond soupir.

 

– Mais où suis-je donc ? demanda Léon. Que m’est-il arrivé ?

 

Il essayait de se lever.

 

– Hé ! là ! mon gaillard, dit le savant, tandis que sa gouvernante se reculait, effrayée, faites-moi le plaisir de vous tenir tranquille. Nous allons avoir une explication tous les deux.

 

Le père Lachaume, guère plus rassuré, au fond, que Joséphine – tous deux croyaient avoir affaire à un cambrioleur –, avait saisi une longue barre d’acier, et tenait Léon en respect.

 

– Mais quoi ! protesta celui ci, dont le visage disparaissait presque entièrement sous les bandes de toile des pansements. Je ne suis pas un malfaiteur !…

 

– C’est vous qui l’assurez, répliqua l’inventeur ; mais je vous dis que nous allons éclaircir cela… En attendant, Joséphine, continua-t-il, allez chercher dans ma garde-robe une chemise et un vêtement complet, que vous apporterez ici.

 

La gouvernante sortit en bougonnant. Elle était de fort méchante humeur. Elle avait attrapé un rhume de cerveau, à force de patauger dans l’eau, et elle ne cessait d’éternuer.

 

Elle revint bientôt après, portant sous son bras une vieille redingote, un pantalon, un gilet, des chaussettes et une chemise.

 

Éternuant toujours, elle posa le tout sur une chaise.

 

– Allez vous coucher, Joséphine, lui dit son maître. Nous aviserons demain aux moyens de réparer le dégât. Vous n’y pouvez rien faire pour le moment… Laissez ce jeune homme endosser ces vêtements secs. Nous nous expliquerons tous les deux.

 

Quelques minutes après, Léon, qui ne s’était pas fait prier pour quitter ses habits mouillés, avait changé d’aspect.

 

La redingote lui tombait jusqu’aux talons ; le pantalon lui montait jusqu’aux aisselles.

 

Le col de la chemise, bien trop large pour lui, encadrait son menton.

 

Il eût été franchement risible à voir, sans les bandes de toile qui lui serraient le front et que le sang avait déjà rougies.

 

Mais pour le moment, Léon n’avait pas le souci d’être élégant.

 

Tout en s’habillant, il avait curieusement regardé autour de lui ; il avait vu l’aquarium brisé, et s’était expliqué sa chute du toit dans la cuve.

 

Il reliait entre eux tous les événements, et se félicitait du hasard qui l’avait sauvé de la noyade.

 

– Que veniez-vous faire sur le toit de ma maison ? interrogea le savant, qui avait conservé à la main sa barre d’acier… Vous prétendez ne pas être un malfaiteur, soit ! Pourtant votre présence, au milieu de la nuit, sur un toit, me semble assez difficile à expliquer…

 

– Mais, attendez donc, monsieur, dit tout à coup Léon qui commençait seulement à se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Je ne me trompe pas !… C’est bien un laboratoire, ici ?…

 

– C’est-à-dire que c’en était un, dit amèrement M. Lachaume. Voyez dans quel état vous l’avez mis, en vous précipitant, la tête la première dans mon aquarium. Et mes pauvres poissons, et mes coquillages !… Dites-vous bien que vous êtes l’auteur de ce désastre, et que je suis en droit de vous poursuivre de mon juste ressentiment…

 

– Mais, écoutez-moi donc, monsieur, interrompit Léon, il me vient une idée… Ne serait-ce pas vous qui seriez le savant Isidore Lachaume ?…

 

– Membre de l’Académie des sciences, parfaitement, appuya le vieillard. Mais je ne vois pas bien quel rapport cela peut avoir avec votre dégringolade dans mon aquarium.

 

– Comment, c’est vous ! s’exclama le Bellevillois. Et je ne l’avais pas deviné… Mais c’est qu’alors j’ai quelque chose de très sérieux à vous dire. Cela change tout ; et c’est vous qui, tout à l’heure, allez me remercier.

 

– Vous remercier, moi ! dit le savant en montrant, d’un geste éloquent, le laboratoire bouleversé de fond en comble, je crois que vous devenez fou, mon ami.

 

– Si, si, protesta Léon. Écoutez-moi seulement deux minutes. Ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance pour vous.

 

Tout de suite, rapidement, en glissant sur les détails, Léon Goupit expliqua à M. Lachaume qu’une bande d’hypnotiseurs américains, logés dans la maison voisine, l’avaient frustré du secret de ses inventions, et s’étaient fait une source de revenus, en les vendant à des sociétés américaines.

 

– Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas vous confier, ajouta Léon. Sachez seulement que ces gens sont les ennemis de l’Europe… Afin de mieux surprendre leurs secrets, j’avais imaginé d’entrer à leur service comme domestique, et je m’étais fait passer pour un Yankee ne parlant pas un mot de français. Mais ils m’ont fait prisonnier. Depuis un mois j’étais enfermé dans leur maison, ne mangeant que deux œufs durs à chaque repas, sans pain, sans rien autre chose, et ne buvant que de l’eau. Cette nuit, j’ai à demi assommé mon gardien, et je me suis enfui par les gouttières. C’est bien miracle si je ne me suis pas tué. Parvenu à grand-peine sur le toit de votre maison, l’obscurité m’a trompé, et je suis tombé dans votre réservoir… vous voyez, ajouta le jeune homme, que je ne suis pas un malfaiteur, comme vous avez l’honneur de me le dire.

 

– Vous êtes un brave garçon, dit le père Lachaume en jetant sa barre d’acier et en s’élançant pour serrer les mains de Léon. Eh bien, vous n’allez pas me croire, mais c’est pourtant exact que j’ai eu comme un soupçon de ce qui se tramait contre moi. Ah ! les brigands, me voler mes inventions, et en se servant de l’hypnotisme ! C’est donc leur volonté que je sentais autour de moi, et qui me donnait tant d’inquiétudes !… Alors, vous dites, interrogea-t-il fébrilement, qu’ils ont revendu mes inventions à une société américaine ? D’abord quelles sont celles qu’ils m’ont volées ? Car c’est un vol, cela, un vol, entendez-vous !

 

– J’ignore quelles furent les premières, répondit Léon. Tout ce que je sais, c’est qu’en dernier lieu, il s’agissait de vous dérober les plans d’un moteur…

 

– Vous dites un moteur !… interrompit le vieillard blême de fureur. Ils en possèdent les plans ?

 

– Mais non, attendez que je vous explique, dit le jeune homme.

 

Léon raconta alors comment le chef des hypnotiseurs, un certain milliardaire américain, avait troublé la séance par son apparition psycho magnétique, au moment où les plans commençaient à se dessiner sur l’écran de cristal.

 

– Cette apparition leur a causé tant de frayeur, ajouta-t-il, qu’ils ont dû interrompre en toute hâte leur séance. Je suis certain que depuis, ils ont cessé de s’occuper de vous.

 

Un soupir de soulagement gonfla la poitrine de M. Lachaume.

 

Il respira plus à l’aise.

 

– Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait peur, dit-il en essuyant son front où perlaient des gouttes de sueur. Ce moteur est certainement l’invention à laquelle je tiens le plus ; je ne me serais pas consolé d’en avoir été dépouillé. Il est bien à moi, ce moteur ; et je prétends en faire ce que je voudrai.

 

Léon avait pris une chaise et s’était assis.

 

Les nombreuses coupures, saignant sans cesse et qui rougissaient les bandes de toile entourant son front et l’une de ses mains, le faisaient souffrir cruellement et achevaient de l’épuiser.

 

Après les privations qu’il avait subies chez les hypnotiseurs, la grande dépense d’énergie qu’il venait de faire le laissait exténué et prêt à s’évanouir de nouveau.

 

– Mais à quoi donc pensai-je, mon pauvre garçon ? s’écria le savant. Vous devez mourir de faim, d’après ce que vous m’avez dit. Attendez, je vais appeler Joséphine. Vous allez vous réconforter.

 

Quelques minutes après, Léon était installé dans la salle à manger, devant un plat de viande froide et une bouteille d’excellent vin.

 

Bien qu’il crût avoir de l’appétit, il ne put toucher qu’à peine à ce repas.

 

Dès les premières bouchées, il dut s’arrêter.

 

Son estomac – après n’avoir eu, pendant un mois, aucun aliment solide à digérer – semblait lui refuser tout service.

 

– Je n’ai plus l’habitude de manger, dit-il en souriant, malgré sa fatigue. J’ai besoin de me remplumer, de reprendre des forces !

 

Dans la salle à manger, où se trouvaient les trois personnes, et qui était au rez-de-chaussée, des gouttes d’eau ne cessaient de tomber du plafond.

 

Les tentures étaient trempées, les meubles ruisselaient. On marchait dans des flaques.

 

Ce spectacle fendait le cœur de la vieille gouvernante. Malgré les recommandations de son maître, qui lui avait expliqué ce qu’était Léon, elle ne pouvait pas plus s’empêcher de maugréer que d’éternuer à toute minute.

 

Elle n’osait pas, cependant, adresser de reproches au jeune homme qui, du reste, brisé de fatigue, s’endormait déjà sur sa chaise.

 

– Préparez un lit, ma bonne Joséphine, dit le père Lachaume. Il tombe de sommeil. Nous verrons, demain, ce que nous aurons à faire.

 

– Mais non, c’est inutile. Merci. Je vais partir, je sais où aller, protesta Léon en se réveillant à demi.

 

– Je voudrais bien voir ça, fit le savant. Vous ne vous en irez pas au milieu de la nuit, blessé comme vous l’êtes et avec ces vêtements qui vous font ressembler à quelque manche à balai qu’on aurait vêtu de noir pour épouvanter les moineaux dans les blés. Dormez ici. Nous causerons demain.

 

La physionomie, loyale et franche, du jeune homme commençait à inspirer au savant une profonde sympathie. Mais il se garda bien de le lui dire. Au contraire, tout en l’accablant de prévenances, il roulait des veux furibonds, comme pour l’intimider.

 

Malgré sa hâte de retrouver son maître et sa chère Betty, Léon était trop las pour ne pas accepter le lit qu’on lui offrait.

 

– Vous ne m’en voulez pas trop de la destruction de votre aquarium ? demanda Léon en souhaitant le bonsoir au savant.

 

– Que cela ne vous empêche pas de dormir, répondit le père Lachaume. Je suis largement indemnisé par le service que vous venez de me rendre en m’avertissant du danger qui me menace… Bonne nuit, mon garçon. Prenez garde de déranger votre pansement.

 

Quelques instants après, la tête sur l’oreiller, Léon s’endormait d’un profond sommeil.

 

CHAPITRE VII

L’envoûtement

 

– Je me décide à venir vous réveiller, dit le savant, en pénétrant, un peu avant midi, dans la chambre où Léon dormait toujours, à poings fermés.

 

– Quelle heure est-il donc ? demanda machinalement le Bellevillois en se dressant sur son séant… Oh ! mais pardonnez-moi, ajouta-t-il vivement, en apercevant le père Lachaume qui lui souriait paternellement… je ne me rappelais plus, je croyais que c’était mon gardien… chez les hypnotiseurs.

 

– Vous n’y êtes pas, dit le vieillard en s’approchant. Vous êtes libre, chez moi ; et je viens vous réveiller, car le déjeuner est servi dans la salle à manger. Vous sentez-vous assez fort pour vous lever ?

 

– Mais certainement, monsieur, je suis bien, répondit Léon en sautant lestement à bas de son lit. Je suis très bien, et même j’ai grand-faim.

 

– C’est ce qu’il faut, mon ami ; cela prouve que vous êtes d’une constitution robuste. Et vos coupures ? Vous font-elles toujours souffrir ?

 

– Pas le moins du monde, répondit courageusement le jeune homme en enlevant le bandage de son front. Tenez, je crois que j’en serai quitte pour quelques cicatrices insignifiantes.

 

– Eh ! pas si vite, fit le père Lachaume. Vous allez saigner de nouveau, si vous n’y mettez davantage de précautions. Je reconnais bien là l’insouciante jeunesse, qui ne pense qu’à paraître brave, et néglige toute prudence. Attendez un peu, mon jeune ami, je vais vous appliquer un nouveau pansement, et mettre sur vos coupures une pommade qui les aidera beaucoup à se refermer.

 

– Vous êtes trop bon, monsieur, je suis confus !

 

– Là !… dit M. Lachaume lorsque ce fut fait. Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus qu’à peine. Les blessures à la tête sont peu graves. D’aucuns prétendent qu’elles doivent la rapidité de leur guérison au voisinage du cerveau, siège de l’intelligence ; d’autres soutiennent que cela n’y fait rien. En attendant, venez déjeuner.

 

Léon avait remis ses vêtements de la veille, ceux que lui avait donnés M. Lachaume.

 

Il ne put s’empêcher de rire, en voyant son accoutrement.

 

– Avez-vous assez l’air d’un parfait gentilhomme ! dit en riant l’inventeur. Joséphine vous achètera d’autres vêtements cet après-midi. J’avoue que ceux-ci vous sont peut-être un peu trop grands.

 

– Mais vous êtes trop bon pour moi, monsieur, remercia Léon Goupit. Moi qui ai commis tant de dégâts dans votre maison…

 

– Oui, vous qui avez brisé mon aquarium en mille pièces, fit le savant en grondant. C’est entendu, mon ami… À propos, vous savez, j’ai vu mes poissons ce matin, ils ne semblent pas s’être aperçus de leur brusque changement de domicile. Je les ai installés provisoirement dans des bocaux. Ils se portent bien… Ne parlons plus de cela, voulez-vous ? Venez à table. Joséphine nous a préparé un repas qui va vous remettre tout à fait sur pied et vous redonner du courage.

 

Léon s’étonna lui-même de son appétit.

 

Il loua sincèrement la cuisine de la gouvernante, et fit ainsi disparaître le ressentiment caché qu’elle lui gardait, pour la catastrophe qu’il avait involontairement causée.

 

À la fin du déjeuner, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

 

Connaissant la faiblesse et l’amour-propre de cordon bleu de Joséphine, et devinant aussi l’innocente ruse du jeune homme, le père Lachaume se pinçait les lèvres pour ne pas rire.

 

Léon lui plaisait de plus en plus, par sa franchise et sa bonne humeur.

 

Après le déjeuner, lorsque Joséphine fut sortie pour acheter des vêtements dans un magasin de confection du voisinage, la conversation reprit entre les deux hommes.

 

Léon dut refaire, en le détaillant davantage, le récit de son séjour chez les hypnotiseurs.

 

Il dit tout, mais n’eut garde cependant de parler de son maître, ni du rôle d’espions politiques qu’étaient venus jouer en Europe les hypnotiseurs.

 

Olivier Coronal lui avait bien recommandé de ne jamais instruire personne de l’existence de la société des milliardaires américains, dont William Boltyn était le chef.

 

Il passa également sous silence l’horrible complot dirigé contre Lucienne Golbert.

 

Il ne parla au savant que de ce qui l’intéressait lui-même, c’est-à-dire des inventions que les hypnotiseurs lui avaient volées.

 

– Écoutez-moi, lui dit alors le vénérable Lachaume, lorsque Léon eut terminé son récit, je médite de tirer de ces Yankees une vengeance éclatante. Quant aux inventions qu’ils ont revendues en Amérique, il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Qu’ils les gardent, et que grand bien leur fasse. Vous me plaisez beaucoup, vous êtes un garçon actif et intelligent ; si cela vous agrée, restez avec moi, vous m’aiderez dans mes expériences. Nous aviserons tous deux aux moyens de nous débarrasser des hypnotiseurs.

 

– Oh ! pour cela, non, répliqua vivement Léon. Je vous remercie beaucoup, mais je ne peux pas rester ici. Il faut que je vous quitte, aujourd’hui même… Je ne vous l’avais pas encore dit, continua-t-il en voyant la mine désespérée du père Lachaume mais c’est que, depuis un mois, mon maître, Olivier Coronal ne doit pas savoir ce que je suis devenu. J’ai des choses de la plus haute importance à lui dire. Il faut que je le voie sans retard.

 

– Olivier Coronal, fit le savant en réfléchissant. Ce nom ne m’est pas inconnu. N’est-ce pas ce jeune savant qui inventa une torpille terrestre, il y a quelques années ?

 

– C’est lui-même répondit Léon. Vous le connaissez ?

 

– C’est-à-dire que je l’ai vu souvent à la Sorbonne. Il a même suivi mes cours de chimie. Vous dites que c’est votre maître ?

 

– Depuis des années. Je l’avais quitté pendant quelque temps ; mais en revenant d’Amérique, nous nous sommes retrouvés à Paris ; et depuis plusieurs mois, ma femme et moi, nous sommes de nouveau à son service.

 

– Où habite-t-il maintenant ? demanda Lachaume avec intérêt.

 

– À Clamart. C’est à dix minutes par la gare Montparnasse.

 

– Eh bien, je vais vous accompagner, dit résolument le vieillard. Je ne résiste pas au plaisir de voir Olivier Coronal. Justement, pendant ce temps, des ouvriers vont venir réparer les dégâts de ma maison.

 

– C’est entendu, fit joyeusement Léon.

 

Joséphine venait de rentrer, apportant un vêtement complet, qu’il endossa prestement, bien qu’il eût encore une de ses mains emprisonnée par des bandes de toile.

 

On lui avait tout acheté : bottines, chemise, cravate, chapeau. En quelques minutes, il fut transformé complètement.

 

– La voilà, cette maison où j’ai passé un mois, moins libre qu’un forçat ! dit-il en étendant le bras vers la maison des Altidor lorsqu’il se retrouva dans l’impasse, en compagnie du père Lachaume… Ce qui serait bien amusant maintenant, ce serait de rencontrer un des hypnotiseurs, par exemple mon gardien, celui que j’ai à moitié assommé cette nuit. Quel nez il ferait, messeigneurs !

 

Les deux hommes hélèrent le premier fiacre qu’ils rencontrèrent, et se firent conduire à la gare Montparnasse, où ils prirent le train de banlieue.

 

Les voyageurs regardaient curieusement ce grand vieillard, coiffé d’un haut-de-forme passé de mode depuis longtemps, et qui causait amicalement avec un jeune homme dont on apercevait à peine le visage sous les bandelettes de toile qui lui entouraient la tête.

 

Moins d’une heure après avoir quitté l’impasse, Isidore Lachaume et Léon Goupit frappaient à la porte d’Olivier Coronal.

 

Ce fut Betty elle-même qui vint ouvrir.

 

– C’est moi ! s’écria joyeusement Léon, en se précipitant pour serrer sa compagne dans ses bras.

 

– Mon Dieu ! tu es blessé, s’exclama-t-elle en pâlissant.

 

– Mais non, ce n’est rien. Rassure-toi, fit Léon. Tu vois bien que ce n’est rien, puisque je suis valide et joyeux d’être de retour. Tu peux remercier M. Lachaume que voici. C’est lui qui m’a sauvé la vie.

 

Betty était tout émue ; elle serra les mains du vieillard avec effusion.

 

– Mais tu ne me dis pas ce qui t’est arrivé, reprit-elle aussitôt. Qu’as-tu fais, pendant tout ce long mois ?

 

– Je ne peux pas t’expliquer cela tout de suite. Ce serait trop long. Et puis il faut que je parle à M. Olivier immédiatement. M. Lachaume aussi est venu pour le voir. Est-il là ?

 

– Oui, répondit Betty, derrière la maison, dans le jardin. Il vient de sortir de son cabinet de travail.

 

Olivier Coronal, en effet, se sentant un violent mal de tête, était allé dans le jardin se reposer un peu et prendre l’air.

 

Léon l’aperçut de loin, assis sur un banc rustique, qu’ombrageait une sorte de tonnelle de vigne vierge et de chèvrefeuille.

 

– M’sieur Olivier, cria-t-il de toutes ses forces en allongeant le pas. Me voilà de retour !

 

– Comment ! C’est toi, Léon !… s’exclama l’inventeur, que cette voix joyeuse avait tiré de sa rêverie.

 

– Mais oui, c’est moi, en chair et en os. Je ne suis pas mort, comme vous avez dû le penser certainement.

 

– Mais tu es blessé, grands dieux !… Que t’est il encore arrivé, mon pauvre Léon ?

 

– Oh ! rien du tout. C’est-à-dire que… Enfin, j’en ai long à vous dire, et des choses sérieuses… Mais regardez donc, m’sieur Olivier, je ne suis pas seul.

 

Léon désignait du regard M. Lachaume qui, tout près de là, accoudé sur une jardinière, contemplait cette scène avec un sourire bienveillant.

 

Olivier Coronal se retourna.

 

Sa physionomie s’éclaira aussitôt d’une expression de joie sincère.

 

– Quel bonheur de vous revoir, monsieur Lachaume, dit-il en serrant, dans les siennes, les mains du savant. Vous vous êtes souvenu de moi !… Par quel heureux hasard ?… Mais rentrons donc dans la maison… Léon, dis à Betty de nous apporter une vieille bouteille. Nous allons trinquer en l’honneur de votre arrivée.

 

Mme Goupit s’empressa de disposer des verres sur la table de la salle à manger, et d’aller chercher à la cave une bouteille d’un certain vin de Saumur, qui pétilla bientôt dans les coupes de cristal.

 

Olivier Coronal avait gardé un excellent souvenir de son ancien professeur de chimie. Il était enchanté de le revoir.

 

Pourtant, l’inquiétude, l’impatience, se lisaient dans les yeux de Léon.

 

Ce qu’il avait à dire à son maître était pressant. Il ne savait s’il devait parler en présence du père Lachaume.

 

Olivier s’en aperçut et mit le Bellevillois à son aise en lui disant le premier :

 

– Parle, mon brave Léon. Tu as été fait prisonnier par les hypnotiseurs, je le sais. Tu peux me raconter tout ce qui s’est passé. Ce bon monsieur Lachaume n’est pas de trop, au contraire. Je le connais assez pour savoir qu’il ne refusera pas de nous aider dans la tâche glorieuse que nous avons entreprise.

 

– Je voudrais tout d’abord vous demander quelque chose, dit Léon… Est-il vrai que Mme Lucienne soit malade ?

 

– Tu l’as donc appris !… Hélas ! Ce n’est que trop vrai. Elle souffre, depuis quelque temps, d’un mal que les médecins eux-mêmes ne peuvent définir. Elle ressent au cœur des douleurs intolérables, et elle s’affaiblit de jour en jour.

 

– Eh bien, s’écria le jeune homme, en se levant sous l’influence de la colère, j’ai surpris une conversation entre les deux frères Altidor. Je soupçonne que ce sont eux qui lui causent le mal dont elle souffre.

 

Olivier Coronal pâlit.

 

À côté de lui, le père Lachaume se mordait les lèvres pour garder le silence.

 

Il refrénait les questions qui surgissaient dans son esprit.

 

Au milieu de l’attention générale, le mari de Betty expliqua son séjour forcé chez les hypnotiseurs.

 

Il décrivit son existence pendant un mois, raconta comment il avait été au courant de l’entreprise d’espionnage commercial des Yankees, et finalement comment, en entendant parler les deux frères Altidor, il avait acquis la certitude qu’un complot se tramait contre Lucienne Golbert.

 

Olivier Coronal l’écoutait sans l’interrompre.

 

Quant à M. Lachaume, sa physionomie exprimait l’étonnement le plus profond.

 

Après avoir retracé la scène de l’apparition, dans une glace, de Harry Madge menaçant ses espions, Léon raconta les péripéties de son évasion mouvementée et sa chute dans l’aquarium de M. Lachaume.

 

– Vous comprenez, m’sieur Olivier, conclut-il, aussitôt que j’ai eu vent du danger qui menaçait Mme Lucienne, je n’ai plus pensé qu’à m’enfuir. J’y suis parvenu ; et voilà pourquoi j’étais si pressé de vous mettre au courant de ce qui se passe. C’est terrible ! C’est monstrueux !

 

La colère de Léon allait croissant. Sa loyale figure, que voilaient à demi les bandes rougies par le sang, était impressionnante de franchise et de généreuse fureur.

 

– Oui, reprit-il, l’Europe est menacée plus que jamais par les Américains. Harry Madge, furieux que ses hypnotiseurs aient négligé leur mission politique depuis qu’ils sont en France, les a menacés de les faire périr s’ils ne se mettaient à l’œuvre sans retard. Les espions vont donc s’attaquer aux forteresses, aux arsenaux et aux ministères. Avant peu, la société des milliardaires connaîtra tous les secrets de notre organisation militaire. Et le plus triste, le plus épouvantable, ajouta-t-il en baissant involontairement la voix, c’est que je suis presque certain, d’après ce que j’ai entendu, que Mme Lucienne est en danger de mort.

 

Olivier Coronal n’écoutait plus.

 

La tête dans ses mains, il s’abîmait dans ses réflexions et semblait souffrir horriblement.

 

Ce fut le père Lachaume qui rompit le premier le silence, en demandant des explications à son ancien élève, au sujet de tout ce qu’il venait d’entendre.

 

– C’est malheureusement trop vrai, répondit Olivier en faisant des efforts pour rester calme. Le péril transatlantique est devenu une réalité. Quelques Yankees ambitieux ont formé le projet d’exterminer l’Europe, d’en faire leur vassale au point de vue du commerce et de l’industrie. Contre la force pensante de notre race, ils élèvent la puissance de leurs milliards. Ils haïssent notre civilisation, qu’ils ne comprennent pas. Ils veulent nous imposer la leur, brutale, égoïste et ennemie de toute idée, de tout sentiment généreux. L’humanité est attaquée dans son avenir, dans son bonheur futur, si les Yankees parviennent à réaliser leur projet de spoliation générale.

 

Avec une profonde amertume, le jeune inventeur dit son séjour en Amérique, son aventureuse et patriotique entreprise d’espionnage à Mercury’s Park, et son mariage – suivi de rupture – avec miss Aurora Boltyn, la fille du président de la société des milliardaires américains.

 

– Comme la vie offre des surprises ! dit mélancoliquement le père Lachaume. Lorsque vous étiez mon élève, il m’avait semblé que vous aimiez éperdument la fille de mon collègue, l’ingénieur Arsène Golbert. J’étais bien convaincu qu’elle deviendrait votre femme.

 

Un nuage de douloureuse tristesse passa sur le front d’Olivier. Mais ce ne fut qu’un éclair.

 

– La vie nous a éloignés l’un de l’autre, répondit-il. Lucienne Golbert a épousé le fils d’un savant du Nouveau Monde, l’ingénieur Ned Hattison. Elle ne pouvait mieux choisir. Quoique Américain, Ned Hattison est un partisan enthousiaste de nos idées. Il est attaché à la cause du progrès et de l’amélioration de l’humanité. Il n’a pas hésité à rompre avec son père, pour s’assurer la liberté de ses pensées et de ses actions. Il est maintenant mon ami. C’est un des hommes que j’estime le plus.

 

– Oh ! je vous connais, mon cher ami, dit le père Lachaume qui prit les mains du jeune homme dans les siennes. Vous êtes un noble cœur ! Vous avez sacrifié votre amour. Ne dites pas non, je ne vous croirais pas.

 

Olivier Coronal se défendit.

 

– Moi-même, à Chicago, j’ai été séduit par l’étrange beauté de miss Aurora, dit-il. Je l’ai épousée autant par amour que par reconnaissance de ce qu’elle m’avait sauvé la vie à Mercury’s Park. Notre union n’a pas été heureuse. Maintenant mon mariage est rompu. Je suis libre.

 

« Mais il faut que je vous explique les événements, mon cher maître, reprit Olivier avec effort. Miss Aurora Boltyn, celle qui fut ma femme, a été jadis dédaignée par Ned Hattison, qui refusa de l’épouser. Elle a conservé une rancune féroce contre celle qui lui a pris le cœur de son fiancé, contre Lucienne Golbert. Et cette rancune s’exerce aujourd’hui d’une manière terrible. À entendre Léon, vous avez bien dû comprendre que les milliardaires yankees ont adopté une nouvelle tactique, un nouveau plan de campagne. Il s’est trouvé parmi eux un certain Harry Madge, spirite convaincu et magnétiseur hors ligne, qui a su les rallier à ses idées. À coups de dollars, les milliardaires ont fondé un collège de sciences psychiques. Les hypnotiseurs qui vous ont volé vos inventions en sont les meilleurs élèves.

 

– Mais c’est impossible ! s’exclama le père Lachaume, en regardant alternativement Olivier Coronal et Léon Goupit. Les choses en sont à ce point de gravité ?

 

– Oui. Et pis encore. Léon vient de nous apprendre que la lutte, de générale, est devenue personnelle. Sachant la haine que miss Aurora a conservée pour Lucienne Golbert, les deux frères Altidor, les chefs des hypnotiseurs, se sont attaqués à elle, l’innocente et douce jeune femme.

 

« Je m’explique maintenant pourquoi, depuis quelque temps, elle souffre d’un mal mystérieux que les médecins se déclarent incapables de combattre, reprit Olivier d’une voix altérée… Ah ! je vous demande pardon, mon ami, mais je souffre trop. Comment faire pour la sauver !

 

Et il éclata en sanglots, lui, l’homme énergique, lui qui avait déjà tant souffert sans se plaindre.

 

M. Lachaume essuya lui-même une grosse larme qui descendait sur sa joue ridée.

 

– Tout n’est pas perdu, dit-il. Vous savez que je suis votre ami. Je ferai tout mon possible pour vous venir en aide. Voyons, je vous avouerai que je n’ai pas compris grand-chose à tout ceci. Quel est exactement le danger qui menace Lucienne Golbert ?

 

– Oui, fit vivement Léon. Moi non plus je n’ai pas bien saisi ce dont il s’agissait. J’ai bien entendu dire aux frères Altidor qu’avant peu Mme Lucienne serait morte ; je les ai bien entendus parler de statuette…

 

– Mes pressentiments ne m’avaient donc pas trompé, s’écria Olivier Coronal qui sentit le sang affluer à son cœur… Mes pauvres amis, ces hommes sont terribles, plus encore que je ne le supposais… Oui continua-t-il, dès lors qu’ils ont parlé de statuette, le doute n’est plus possible. Lucienne est envoûtée.

 

– Envoûtée ! dit le père Lachaume stupéfait. Oh ! vous en êtes sûr ?

 

Quant à Léon, ne sachant pas ce que c’était que l’envoûtement, il restait hébété, cherchant à comprendre.

 

Olivier lui expliqua, en peu de mots, que l’envoûtement est une pratique occulte, qui consiste à faire mourir une personne en s’attaquant à son image.

 

– On se procure, dit-il, quelque objet ayant appartenu à la personne que l’on veut envoûter ; on le casse en menus fragments que l’on mélange à de la cire, avec laquelle on fait une statuette. Chaque jour, on projette sa volonté sur cette statuette, et on enfonce insensiblement une aiguille à la place du cœur. La mort arrive, lentement, mais sûrement.

 

– Voyons, objecta le père Lachaume. Ce sont là des pratiques du Moyen Âge et de l’Antiquité.

 

– Elles ont été renouvelées de nos jours, répondit Olivier ; et vous le voyez, les hypnotiseurs yankees ont su s’en faire une arme.

 

« Mais comment ont-ils bien pu se procurer un objet ayant appartenu à Lucienne ? ajouta-t-il en se laissant aller à son désespoir. On ne peut pas pratiquer l’envoûtement sans cela. Je renonce à comprendre.

 

– Que cela ne vous arrête pas, dit le vénérable M. Lachaume résolument. Au point où en sont les choses, il faut agir sans retard. Je ne vous promets rien, mais comptez sur mon dévouement.

 

– Que pourriez-vous faire ? interrogea Olivier dont les yeux s’inondaient, de nouveau, de larmes.

 

– Ce que je pourrais faire ? Morbleu ! beaucoup de choses. Vous oubliez que les hypnotiseurs sont mes voisins. Si je parvenais à leur dérober cette statuette maudite, la cause du mal serait supprimée… D’abord où est-elle ? Le savez-vous, Léon ?

 

– J’ai tout lieu de croire qu’elle se trouve dans une des chambres de la maison de l’impasse, répondit le Bellevillois avec feu. Je me souviens que dans cette chambre, les deux frères Altidor s’enfermaient fréquemment, et qu’à part eux personne n’y pénétrait.

 

– Eh bien, voyez-vous que vous avez tort de vous désespérer, mon cher Olivier. Je vais retourner chez moi, et je trouverai bien un moyen de réduire les hypnotiseurs à l’impuissance.

 

M. Lachaume s’était levé et avait pris son chapeau.

 

– Oh ! je pars avec vous, monsieur Lachaume, s’écria Léon. Je connais la maison, puisque je l’ai habitée pendant un mois. Du moment qu’il s’agit de sauver Mme Lucienne, vous ne pouvez me refuser cela. J’escaladerai de nouveau les murs de la maison, s’il le faut. Je défoncerai les portes, j’assommerai les hypnotiseurs, mais je parviendrai bien à leur enlever la statuette.

 

– Toi ! dit Olivier Coronal ; mais mon pauvre garçon, tu tiens à peine debout, tu es blessé !…

 

– Je suis blessé ! protesta vaillamment Léon. Pouvez-vous le dire ? Pouvez-vous appeler des blessures quelques coupures insignifiantes qui ne m’incommodent même pas !… Je vous jure que je ne me suis jamais senti aussi dispos. J’exige de partir avec M. Lachaume… D’abord, il y a une raison en vertu de laquelle je dois tout tenter pour sauver Mme Lucienne. Vous savez bien que son mari n’a pas voulu se rencontrer avec moi depuis mon retour d’Amérique ?…

 

– N’en dis pas plus long, je comprends, interrompit Olivier Coronal. Pars donc, puisque tu le veux. Tu as raison, et tu es un brave cœur.

 

Il fut donc décidé que, pendant quelque temps, Léon retournerait habiter la maison du père Lachaume.

 

– Allez-vous prévenir votre ami Golbert du danger qui menace sa fille ? demanda ensuite le vieillard.

 

– Oh ! non, répondit Olivier. Ce serait lui donner un coup mortel. Je ne dirai rien non plus à Ned Hattison. J’ai calculé qu’il faudrait encore un mois aux hypnotiseurs pour achever leur œuvre criminelle. Il faut que, dans une semaine au plus tard, nous soyons en possession de la statuette qui leur sert à perpétrer l’envoûtement, ou alors – et ses yeux lançaient des éclairs – je sais ce qui me restera à faire.

 

– Comptez sur nous, dirent ensemble le père Lachaume et Léon. Ne dérangez pas vos travaux. Nous suffirons à cette tâche.

 

– D’abord, moi, fit le Bellevillois, avec son éternelle manie de plaisanter, les hypnotiseurs me doivent un mois de traitement, c’est-à-dire une cinquantaine de dollars au prix où nous sommes convenus. J’ai un compte à régler avec eux.

 

– Mon brave Léon, s’écria Olivier Coronal très ému, je ne puis pas te retenir, mais je saurai te prouver ma reconnaissance.

 

Cependant, Betty avait pénétré timidement dans la salle à manger ; et elle se tenait immobile près de la porte, contemplant son mari en silence.

 

Léon la rejoignit et l’entraîna.

 

Les deux époux ne s’étaient pas vus depuis un mois, et Betty brûlait d’impatience de savoir ce qui était arrivé à son mari.

 

Il eut la force de s’arracher des bras de sa femme qui, redoutant pour lui de nouveaux dangers, le suppliait de ne pas partir.

 

Olivier reconduisit M. Lachaume et Léon jusqu’à la gare de Clamart et il leur fit promettre de lui envoyer, chaque jour, un télégramme pour le tenir au courant des événements.

 

– J’irai demain à Meudon, dit-il. Voici trois jours que je n’ai vu ni M. Golbert ni Ned Hattison. Pourvu, ajouta-t-il douloureusement, que vous réussissiez !

 

Le train partait. Il n’eut que le temps de serrer une dernière fois la main de M. Lachaume et de son compagnon.

 

« Ah ! songeait-il, en reprenant seul le chemin de sa petite maison comme je les hais ces Américains. Comme je voudrais être plus fort qu’eux, et pouvoir les vaincre… Et cette malheureuse et féroce Aurora ! C’est évidemment à son instigation que les frères Altidor ont entrepris d’envoûter Lucienne. J’ai beau me raisonner, je n’en puis pas douter… Que ne donnerais-je pas pour sauver Lucienne, elle que j’ai tant aimée ! »

 

Rentré chez lui, Olivier Coronal s’enferma dans son cabinet de travail, et pendant de longues heures, sans courage et sans force, il pleura comme un enfant.

 

CHAPITRE VIII

Tom Punch à l’hôpital

 

Le lendemain, comme il l’avait dit, Olivier Coronal se rendit à Meudon.

 

Ned Hattison était allé à Paris, pour y faire les dernières démarches nécessitées par la succession de son père.

 

L’inventeur trouva M. Golbert et sa fille dans la grande salle qui servait de cabinet de travail.

 

Lucienne était assise dans un fauteuil. Tandis que son père travaillait, elle s’occupait à un ouvrage de tapisserie.

 

La jeune femme avait jeté sur ses épaules un grand châle de laine.

 

Son visage avait perdu toute sa gaieté d’autrefois. Elle était pâle, et ses grands yeux avaient une expression maladive et triste.

 

– Bonjour, monsieur Coronal, dit-elle la première, en voyant entrer le jeune homme. Mon père me parlait justement de vous. Savez-vous que vous délaissez vos amis ? On ne vous voit plus… C’est gentil d’être venu aujourd’hui.

 

– Ned m’avait dit, l’autre jour, que depuis quelque temps vous étiez un peu souffrante, répondit Olivier en dissimulant son inquiétude, j’espère que vous allez mieux ?

 

– Je ne vais ni mieux ni plus mal. C’est étrange, jusqu’ici je n’ai jamais été malade, et je ne m’explique pas les douleurs lancinantes que je ressens par moments au cœur, ni l’état de faiblesse générale dans lequel je me trouve. Ned et mon père ont voulu, à toute force, me faire examiner par un médecin. Il n’a rien pu diagnostiquer de certain… Mais, ajouta-t-elle, c’est sans doute un état passager, sans aucune gravité. Vous voyez, j’ai dû déserter mon poste de maîtresse de maison pour quelque temps, mais j’espère bientôt le reprendre.

 

Ces paroles, dites d’une voix que Lucienne essayait de rendre enjouée, fendirent le cœur d’Olivier.

 

Il le savait bien, lui, depuis la veille, de quel mal souffrait la jeune femme, mais il ne voulait pas, il ne pouvait pas le dire.

 

Il restait debout, les yeux rivés au parquet, le visage convulsé par une horrible souffrance.

 

– Vous semblez vous-même indisposé, mon cher Olivier, remarqua M. Golbert. Vos traits sont altérés. Souffrez-vous ?

 

– Oui, répondit l’inventeur. Je suis un messager de malheur. Je n’apporte que de mauvaises nouvelles.

 

Très discrète, et sachant que les deux hommes seraient mieux seuls pour causer, Lucienne donna un vague prétexte et se retira.

 

Olivier raconta brièvement à son vieil ami tout ce que Léon lui avait appris, la veille, sur les agissements des hypnotiseurs, et il lui montra le péril imminent.

 

Il se garda bien toutefois de parler de l’envoûtement dirigé contre Lucienne, et expliqua d’autre manière le nouveau départ de Léon, en compagnie du père Lachaume.

 

– Vous voyez, conclut-il, que le danger qui menace l’Europe devient de plus en plus terrible. Jusqu’ici, les hypnotiseurs n’ont fait que des affaires. Ils ont employé leur redoutable puissance de lecture à distance à dépouiller de ses inventions mon vieil ami Isidore Lachaume. Mais, dès à présent, ils vont commencer à entrer dans leur rôle d’espions politiques.

 

– Ah ! si la maladie de Lucienne ne m’enlevait pas tout le courage ! s’écria M. Golbert… Ned et moi nous sommes trop préoccupés pour pouvoir travailler utilement. Il le faudrait cependant.

 

– Oui, répondit Olivier. Il serait encore temps de sauver l’Europe, si nous parvenions à mettre sur pied une découverte capitale.

 

– Les sciences psychiques nous offrent un champ d’action presque illimité, reprit le vieillard dont le fin visage, encadré de cheveux blancs, exprimait l’intelligence la plus vive, la plus sereine, en même temps qu’une grande tristesse… Ce qui fait, en ce moment, la force de nos ennemis, c’est de connaître mieux que nous les sciences de l’au-delà. Ah ! si nous avions seulement une année devant nous, et si Lucienne n’était pas malade !… Il est des principes inconnus qui régissent les sciences psychiques. Je les soupçonne, je les pressens ; et ces principes bouleverseront le monde lorsqu’ils seront connus.

 

– Je suis bien de votre avis, mon cher maître ; et c’est pour cela que je ne perds pas courage, que je travaille aussi de mon côté sans relâche Au revoir donc. Je reviendrai dans quelques jours m’informer de l’état de santé de Lucienne, et vous mettre au courant des événements.

 

Il faisait presque nuit lorsque l’inventeur arriva chez lui, à Clamart.

 

Malgré sa fatigue et ses préoccupations, il s’enferma dans son cabinet de travail, et, fort avant dans la nuit, sa lampe brûla derrière les volets clos.

 

Les voiles blancs du matin remplacèrent les crêpes de la nuit.

 

À peine venait-il de se lever que Betty lui remit un télégramme qu’on venait d’apporter pour lui.

 

Il lut :

 

« Hypnotiseurs ont quitté furtivement maison de l’impasse. L’avons visitée soigneusement. Nulle trace de statuette. Arrive de suite. »

 

Ce télégramme était signé : Léon Goupit.

 

Moins d’une heure après, en effet, Léon était de retour.

 

– Croyez-vous ? dit-il tout de suite. C’est à supposer que les hypnotiseurs se sont doutés de quelque chose. Les portes de leur maison sont maintenant grandes ouvertes. Ils ont déménagé à la hâte ce qui leur appartenait, et sont partis. Jusqu’à présent, personne n’a pu donner d’indication sur eux… M. Lachaume et moi, nous avons habilement interrogé les voisins. Personne n’a rien vu.

 

Cette nouvelle était un nouveau coup de massue pour Olivier.

 

Il restait abasourdi, incapable de penser.

 

– Ne pourrai-je donc rien faire, rien tenter pour sauver Lucienne ! s’écria-t-il au bout d’un instant. Ah ! c’est atroce !

 

Le brave Léon était lui-même très émotionné.

 

Son visage – sur lequel apparaissaient les lignes rouges de ses coupures à peine fermées – reflétait son agitation intérieure.

 

– Ne vous laissez pas aller au désespoir, m’sieur Olivier, dit-il. Tout n’est peut-être pas perdu. M. Lachaume m’a dit d’attendre deux jours ici. Il n’a pas voulu me dire pourquoi, mais je pense que, de son côté, il va se livrer à des recherches. Donc, après demain, je me mets en campagne. Et vous oubliez, m’sieur Olivier, que nous avons déjà une indication sérieuse. Nous connaissons la demeure des deux frères Altidor, vous savez bien où, là-bas, près du Luxembourg.

 

– C’est vrai, réfléchit Olivier ; mais je crois qu’ils n’y habitent plus. Pendant ton absence d’un mois, je suis allé souvent épier les deux Yankees. J’espérais en les suivant connaître le lieu de ta captivité. J’ai fait de longues stations devant la maison, et pas une fois je ne les ai aperçus.

 

– Ça ne fait rien, fit Léon résolument. Là ou ailleurs, je finirai bien par les découvrir. Comptez sur moi. Vous savez bien que je ne suis pas à court de ruses.

 

– Je suis allé, hier, faire une visite à Meudon, reprit l’inventeur. Lucienne, pâle et grelottante, était assise dans un fauteuil, auprès de son père. Elle m’a parlé de son étrange maladie sur un ton enjoué. C’était impressionnant et douloureux de voir cette toute jeune femme terrassée par le mal, et qui souffre en silence, et qui s’affaiblit de jour en jour davantage… Laisse-moi seul, mon brave Léon, continua-t-il avec effort. Je te rappellerai si j’ai besoin de toi.

 

– Ah ! les canailles !… Ah ! les sans-cœur ! murmura le Bellevillois en grinçant des dents, tout en se retirant. Avoir choisi Mme Lucienne pour victime, les lâches !… Elle, si bonne, et qui n’a jamais fait de mal à personne.

 

Dans sa fureur, Léon regrettait presque de n’avoir pas tué son gardien, la nuit de son évasion.

 

« C’en aurait toujours fait un de moins », pensait-il.

 

Il se calma cependant, et passa l’après-midi à causer avec sa femme et à lui raconter ses nouvelles aventures.

 

Olivier Coronal se fit servir à déjeuner dans son cabinet de travail.

 

Betty et Léon déjeunèrent donc seuls, Frascuelo, le médium, étant absent pour quelques jours.

 

Comme ils finissaient, le facteur apporta une lettre pour Léon.

 

– Ça vient de Paris, dit Betty en la lui remettant. Qui peut bien t’écrire ? C’est peut-être ta mère ?

 

Et, comme il avait décacheté la lettre, familièrement elle lut par-dessus son épaule.

 

Tous deux poussèrent une exclamation de surprise.

 

– C’est de Tom Punch, s’écria Léon. Ah ! bien, je ne m’attendais pas à cela, par exemple.

 

Betty avait tant de fois entendu son mari lui parler du majordome, que, sans l’avoir jamais vu, il lui était devenu sympathique, et que cette lettre inattendue l’intéressait fort, elle aussi.

 

– Voici ce qu’il m’écrit, dit Léon qui lut à haute voix :

 

Mon cher ami,

 

Tu as dû te demander ce qu’était devenu ton vieux camarade. Je m’empresse de te le dire.

 

Figure-toi que, depuis une quinzaine de jours, je suis à l’hôpital. Cela t’étonne ? Moi aussi. Je ne puis encore m’expliquer comment cela s’est fait. Les médecins ont déclaré que j’étais atteint d’une maladie à désinence latine dont je n’ai pu me rappeler le nom J’ai eu, pendant quelques jours, des visions épouvantables. On m’a condamné à ne boire que du lait, absolument pas autre chose.

 

Ces gens sont incorruptibles. Ils n’ont voulu m’accorder ni le plus petit verre de gin ni la moindre pinte de pale ale.

 

Je suis le plus malheureux des hommes. Heureusement pour moi, je dois sortir demain de l’hôpital. J’ai appris, par un de nos anciens amis, que tu étais revenu d’Amérique, et il m’a donné l’adresse de ta mère et la tienne. Je m’empresse donc de t’écrire. J’espère bien que tu viendras demain me chercher. Nous sortirons ensemble.

 

Le même ami m’a aussi informé que mon ancien maître, Ned Hattison, est également de retour à Meudon.

 

Je lui écris en même temps qu’à toi, mon vieux Léon.

 

De tout cœur,

 

TOM PUNCH

 

Léon ne put s’empêcher d’éclater de rire à la lecture de cette lettre.

 

– Pauvre Tom Punch, dit-il, lorsqu’il l’eut achevée. M’sieur Olivier a été bon prophète. Il a sans doute eu une attaque de delirium tremens ; et je parie que cela ne le guérira pas, et qu’il recommencera à boire malgré cette leçon… Je vais aller lire cette lettre à m’sieur Olivier. Cela lui fera peut-être un peu oublier ses ennuis. En même temps, je lui demanderai si je puis aller demain au rendez-vous.

 

– Eh bien ? interrogea Betty lorsqu’il revint un quart d’heure après.

 

– Eh bien, c’est entendu. Je passe demain la journée avec Tom Punch. J’en profite pour aller, le soir, faire une visite à M. Lachaume ; et après-demain, je me mets en campagne. M’sieur Olivier vient de me donner quelques centaines de francs. Je ne sais pas combien de temps je serai absent, mais j’espère bien ne revenir ici qu’avec cette statuette infernale, qui fait tout le malheur de nos amis et de mon maître.

 

Malgré tout le chagrin qu’elle avait de voir son mari partir pour affronter de nouveaux dangers, Betty l’approuva hautement.

 

Deux jours auparavant, elle avait fait des efforts pour le retenir lorsqu’il était retourné à Paris en compagnie de M. Lachaume ; mais maintenant que Léon lui avait tout expliqué, elle eût été la première à l’engager à faire son devoir.

 

– C’est une sorte de réparation que je dois à Ned Hattison, avait dit Léon. En outre de la profonde estime que je porte à Mme Lucienne, cette considération m’ordonne de faire tous mes efforts pour la sauver. Si je réussis, Ned Hattison me pardonnera peut-être d’avoir tué son père à Skytown.

 

Le lendemain, Léon, à qui quelques jours de bien-être avaient rendu toute sa vigueur et toute son énergie, embrassait tendrement Betty, prenait congé de son maître, et sautait, après le déjeuner, dans un train pour Paris.

 

Il n’était pas loin d’une heure, lorsqu’il débarqua à la gare Montparnasse.

 

– J’arriverai à la Charité juste au moment où l’on ouvre les portes au public, dit-il. Nous allons voir tout d’abord notre vieil ami Tom punch.

 

Il descendit la rue de Rennes, traversa la place Saint-Germain-des-Prés, prit la rue Bonaparte, et se trouva bientôt dans la rue Jacob, devant la grille de l’hôpital.

 

Des fiacres stationnaient en face. C’était un jour de visite.

 

Sous le porche, des gardiens en uniforme inspectaient le public, s’assuraient que des visiteurs, bien intentionnés sans doute, mais peu prudents, n’apportaient pas à leurs amis ou parents des boissons ou des aliments pouvant faire du mal.

 

Léon s’adressa au concierge.

 

– Monsieur Tom Punch ? dit-il. Voulez-vous m’indiquer où il est ?

 

– Tom Punch… Tom Punch…, marmotta le fonctionnaire en feuilletant un gros registre. Parfaitement, voilà. Traversez les deux premières cours, et, sous la voûte, montez l’escalier à droite, au premier. C’est le numéro vingt-sept.

 

Muni de ces indications, Léon, qui connaissait bien la Charité pour y être venu jadis plusieurs fois, eut vite fait de trouver.

 

Il venait d’entrer dans la salle et, le nez en l’air, regardait les numéros des lits, lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule.

 

Il se retourna. C’était Tom Punch lui-même qui l’avait aperçu.

 

– À la bonne heure, dit-il de sa grosse voix, en serrant la main de Léon dans un vigoureux shake-hand. Voilà où l’on reconnaît les amis. Au moins, tu ne m’as pas oublié ?

 

– Comme tu vois… Et j’ai même bien souvent parlé de toi depuis deux ans que nous nous sommes quittés… Eh bien, pour un malade, tu n’as pas l’air de te porter trop mal, tu sais ! En tout cas, cela ne t’a pas fait maigrir. Tu es bien toujours le même, avec ton ventre proéminent et tes joues colorées.

 

– Oui, soupira Tom Punch. Mais je t’assure que j’ai bien cru ma dernière heure venue. J’ai passé quinze jours au lit à ne boire que du lait. Avoue que ce n’est guère plaisant pour un gentleman de ma trempe… Mais je n’attendais que toi pour partir, mon vieux Léon. On m’a signé ma feuille de sortie. Allons-nous-en, puisque je suis guéri.

 

– Oh ! guéri, pour cette fois, rectifia Léon. Cela ne t’empêchera pas de recommencer et de boire de nouveau comme une éponge qu’on aurait exposée huit jours en plein soleil.

 

Dans la salle, entre les deux rangées de lits que garnissaient des rideaux blancs, c’était le va-et-vient des jours de visite.

 

La plupart des malades avaient autour d’eux leur famille.

 

D’autres soulevaient leur tête sur l’oreiller, et leurs yeux fiévreux épiaient anxieusement la venue de l’ami ou du parent qui, pendant une heure, les réconfortera par de bonnes paroles, leur fera prendre patience, leur parlera du foyer, de la guérison proche.

 

D’autres, enfin, ceux qui n’ayant aucune famille, aucun ami, n’espéraient pas de visites, regardaient les allées et venues d’un œil indifférent, sommeillaient, ou bien, avec une expression d’envie et de tristesse, contemplaient les autres malades, leurs voisins de lit.

 

Parmi ceux-là, un ou deux hommes au cœur tendre, souffrant davantage de leur isolement à cette heure de la visite où personne ne devait les visiter, la tête sous le drap, pleuraient d’amères larmes.

 

Lorsque Tom Punch eut franchi la grille de l’hôpital, il poussa un soupir de soulagement.

 

– Sais-tu, Léon, que je commençais à m’ennuyer vraiment au milieu de mes bouteilles de lait, dit-il en tapant sur l’épaule de son compagnon.

 

Il quitta brusquement Léon pour entrer dans un bureau de tabac, et en ressortit tirant d’énormes bouffées d’un gros cigare. Il en tendit un autre au Bellevillois.

 

– Sais-tu que je te reconnais à peine, mon vieux, dit-il. Ton voyage en Amérique t’a profité. Te voilà maintenant avec une moustache conquérante, et musclé comme un hercule. Quand je me rappelle le gringalet que tu étais ! – soit dit sans t’offenser… À propos, où allons-nous ? Je commence par te déclarer que je retiens à dîner. Mais d’ici là moi, d’abord, j’ai bien soif !

 

– C’est cela, interrompit Léon, en sortant de l’hôpital ! Ce n’était vraiment pas la peine d’y aller !

 

– Mais ce n’est pas moi qui y suis allé, dit Tom Punch. On m’y a porté… Figure-toi qu’il y a une quinzaine de jours j’avais fait la rencontre, sur les boulevards, d’un de mes anciens amis de Chicago. Pour fêter cet heureux événement, nous avions bu – modestement puisque nous n’avions pas tout à fait vidé un fût de bière de Mars. Eh bien, ce soir-là, en rentrant chez moi, je fus pris d’une étrange hallucination. Je voyais la ville entière tendue de noir ; d’immenses crêpes pendaient aux réverbères. C’était partout le même spectacle funèbre. J’avançais, et je n’entendais aucun bruit, rien, rien… Et pourtant, Dieu sait s’il se fait du bruit à Paris. Les gens qui passaient prenaient à mes yeux l’aspect de fantômes ; et je ne voyais que leurs yeux grimaçants autour de moi… Et puis, le plus horrible, ce qui m’a le plus impressionné, c’est que partout, dans les angles obscurs des murailles, sous les porches des maisons, je voyais des araignées monstrueuses, longues de plus d’un mètre, des serpents bavant des flammes, des crabes gigantesques !…

 

« Parvenu à grand-peine dans ma chambre, la même hallucination continua à me poursuivre. Je ne me souviens de rien ensuite, sinon qu’en me réveillant, je me suis trouvé dans un lit d’hôpital. Il paraît que j’étais devenu tout à coup furieux, et que je brisais tout autour de moi.

 

– Tu avais un accès de delirium tremens, parbleu ! dit Léon. Tu verras que cela te jouera un mauvais tour. En tout cas, si tu veux me faire plaisir, nous ne boirons pas avant le dîner. Viens plutôt te promener avec moi. J’ai beaucoup de choses à te dire, et de très sérieuses.

 

Tom Punch, bien que cela ne lui plût que modérément, dut en passer par là.

 

Tout en parlant, les deux amis se dirigeaient de nouveau vers la gare Montparnasse.

 

Le majordome était bien toujours le même, vêtu d’une imposante redingote qui emprisonnait difficilement son ventre énorme et chaussé de ses éternels souliers jaunes à triple semelle. Son visage rond et boursouflé de graisse n’avait pas perdu ses couleurs rubicondes, et sous ses épais sourcils, ses yeux gris avaient gardé leur expression malicieuse et joviale.

 

Auprès de lui, Léon semblait un nain, et lorsque Tom Punch lui posait sur l’épaule sa grosse main velue, on pouvait craindre qu’il ne l’écrasât, qu’il ne le fît s’affaisser.

 

Tom Punch raconta, le premier, ce qu’il avait fait à Paris pendant que son ami était en Amérique.

 

– Je n’ai pas toujours été très heureux, dit-il. Il m’est arrivé de regretter le temps où j’étais au service de William Boltyn et, plus tard, de Ned Hattison. Je n’ai pas toujours pu jouer du banjo ; on s’en est lassé. J’avais bien reçu de brillantes propositions pour aller exercer mon talent en province et à l’étranger ; mais, vois-tu, Léon, tout, maintenant, plutôt que de quitter Paris. On m’y enterrera ou j’y perdrai mon nom.

 

« J’ai passé quelques mois dans la gêne, continua-t-il ; mais je me suis lancé à corps perdu dans la cuisine et, ma foi ! je n’ai pas trop mal réussi. En un an, j’ai amassé une petite fortune, au service d’un grand seigneur russe que j’avais séduit par la façon merveilleuse dont je sais accommoder les pattes d’ours – que le boyard faisait venir à Paris de ses propriétés de Russie.

 

« Pour le moment, je me laisse vivre ; et, sans cette maudite attaque de… Comment dis-tu ?

 

– Delirium tremens.

 

– … je serais assez heureux. Pourtant, ajouta Tom Punch, je suis inquiet de ce que va me répondre mon ancien maître Ned Hattison. Qu’en penses-tu, Léon ? Il ne doit pas être très satisfait de ma conduite à son égard. J’ai bien peur qu’il ne me réponde pas ; et d’un autre côté, je n’ose vraiment me présenter devant lui, sans savoir quel accueil il me réserve.

 

– Je n’ai pas vu moi-même Ned Hattison depuis mon retour d’Amérique, répondit Léon ; et cela pour des raisons que je t’expliquerai tout à l’heure. Je ne puis donc pas te renseigner.

 

Les deux amis continuèrent à se promener jusqu’à l’heure du dîner sans que Léon consentît à entrer dans un café, au grand désespoir de Tom Punch.

 

Ils avaient suivi le boulevard Montparnasse.

 

Léon avait son plan. Il voulait dîner dans les environs de la demeure du père Lachaume, de façon à pouvoir venir retrouver Tom Punch lorsqu’il aurait vu le vieux savant.

 

– Sais-tu que je me meurs de faim, dit le majordome, vers six heures. Puisque tu ne veux pas que je boive, consens au moins à me laisser manger.

 

– Oh ! de grand cœur ; et je vais te tenir tête, car pour d’autres raisons que je t’expliquerai en dînant, depuis quelques jours je suis doué d’un appétit dévorant. Ouvre tes oreilles toutes grandes, et attends-toi au récit véridique des merveilleuses aventures dont fut le héros le Bellevillois, Léon Goupit, ton serviteur.

 

CHAPITRE IX

La statuette

 

– Affectes-tu de ne rien savoir, ou bien n’as-tu pas lu les journaux américains depuis que je t’ai quitté ? demanda Léon à son compagnon, tandis qu’un garçon déposait le potage devant eux.

 

– Je n’ai pas lu les journaux américains, dit Tom Punch, en commençant son travail de réfection. Mais pourquoi cette demande ?

 

– Parce que, répondit le Bellevillois, si tu avais lu, par exemple, le Chicago Life, je n’aurais presque plus rien à te raconter ; tu serais au courant d’une bonne partie des aventures qui me sont arrivées… Ainsi, tu n’as même pas appris la mort du vieil Hattison et la destruction de Skytown ? Tu n’as pas su que ma tête était mise à prix par William Boltyn ?

 

– Hein ! Que dis-tu ? s’exclama l’ancien majordome, stupéfait au point qu’il s’interrompit de manger.

 

– Il n’est pas possible que tu en sois encore à ignorer le mariage de mon maître, Olivier Coronal, avec miss Aurora Boltyn, reprit Léon, qui s’amusait beaucoup de la mine effarée de son ami… Tu dois bien avoir aussi entendu parler de son divorce, prononcé il y a quelques mois.

 

Sous cette avalanche de nouvelles, qui le surprenaient toutes les unes plus que les autres, Tom Punch eut un geste éloquent de protestation.

 

– Léon, dit-il, je crois que, depuis dix minutes, tu te moques de moi. Tu me bâtis là un roman qui ne tient pas debout. Ah ! tu n’as pas changé. Toujours le même, toujours fumiste.

 

Ce fut le tour du Bellevillois de protester.

 

– Mais non, je ne me moque pas ; et encore j’en oublie, des nouvelles. Seulement, j’ai eu tort de vouloir tout te dire à la fois. Je vais te raconter tout cela en détail.

 

– Je t’écoute, fit Tom Punch, en homme qui s’apprête à juger sainement ce qu’il va entendre.

 

Léon en eut pour jusqu’à la fin du repas à retracer ses aventures et celles de son maître en Amérique.

 

Tom Punch marquait, de temps à autre, son attention par des exclamations de joie et de surprise.

 

La scène de l’incendie de Skytown et celle de la mort de Hattison lui plurent entre toutes, excitèrent son enthousiasme.

 

Ce fut bien pis encore lorsque son ami lui décrivit la réunion des milliardaires, à laquelle il avait si fortuitement assisté dans le palais de Harry Madge, à Chicago.

 

Tantôt, suspendu aux lèvres de Léon, Tom Punch retenait sa respiration et ouvrait de grands yeux, tantôt il trémoussait son gros ventre de la façon la plus comique.

 

Il convient de dire que, joyeux, surpris ou ému, il n’en perdait pas pour cela une bouchée, et qu’il n’oubliait pas non plus de remplir fréquemment son verre.

 

Le majordome devait passer, ce soir-là, par toute la gamme de la stupéfaction.

 

Son visage changea encore d’expression lorsque Léon en vint à lui dévoiler les projets de la société des milliardaires, à lui dire qu’en ce moment même, une cinquantaine d’hypnotiseurs, chargés d’une mission d’espionnage politique, avaient débarqué en France.

 

Tom Punch commençait à douter de la véracité de son interlocuteur.

 

Léon dut – pour ainsi dire – lui mettre les preuves en main, lui raconter son séjour d’un mois dans la maison des Invalides, et les scènes de lecture à distance dont il avait été témoin.

 

Le majordome ne riait plus, il réfléchissait ; et cet acte, chez lui, était assez peu fréquent pour qu’on le remarquât.

 

Pendant qu’on leur servait le café, les deux amis restèrent silencieux. Mais Léon n’avait pas dit tout ce qu’il voulait dire.

 

Il lui restait encore, et surtout, à parler du complot criminel dirigé contre Lucienne Golbert par les deux frères Jonas et Smith Altidor, les chefs des hypnotiseurs.

 

Il le fit, sans que Tom Punch l’interrompît autrement qu’en laissant retomber avec violence son poing de temps à autre sur la table, heureusement massive, du restaurant.

 

– Tu vois, conclut Léon, qu’il n’y a plus, dans ceci, matière à plaisanter. M’sieur Olivier a vu, hier, cette pauvre Mme Lucienne. Elle est tout abattue et ne sait à quoi attribuer l’étrange mal dont elle souffre. Il lui semble, dit-elle, que par moments, on lui enfonce dans le cœur une pointe d’acier. Je pense bien ! Ces maudits hypnotiseurs exécutent cette opération sur la statuette qu’ils ont fabriquée, et mon maître m’a expliqué que leur volonté seule peut suffire pour faire périr Mme Lucienne. Il m’a dit aussi que le seul moyen de la sauver, c’était de retrouver les hypnotiseurs, qui se sont enfuis à la hâte, et de leur dérober la statuette. Aussi bien, demain, je me mets en campagne. Il faut qu’avant huit jours j’aie réussi.

 

– Comment ! s’écria Tom Punch, et tu ne m’avais pas dit cela plus tôt. Mais je ne te quitte plus, je pars avec toi, où tu voudras. J’ai encore dans mon portefeuille quelques billets de mille, ils sont à ta disposition. Je veux, moi aussi, sauver la femme de mon ancien maître. Que faut-il faire ?

 

– Ne cours pas si vite, répondit Léon. Je dois d’abord aller voir ce vieux savant dont je t’ai parlé tout à l’heure. Il me donnera peut-être des indications utiles. Après, nous verrons. Si je t’ai parlé de cela, ajouta-t-il, c’est parce que je me doutais bien un peu que tu m’offrirais ton concours.

 

– Parbleu ! s’écria Tom Punch, dès lors qu’il s’agit de sauver la vie à Mme Lucienne, ce n’était pas difficile à deviner.

 

La soirée s’avançait.

 

Léon dit à son ami de l’attendre au restaurant, et il courut chez le père Lachaume.

 

– Ah ! vous voilà, jeune homme, dit le savant avec humeur. Vous venez me demander si j’ai des renseignements à vous donner… Aucun, mon ami, aucun… Et comme une vieille bête que je suis, je vous ai fait perdre deux jours.

 

Il prit un temps.

 

– D’abord, les deux frères Altidor n’ont jamais demeuré dans la pension de famille que vous m’avez indiquée. Il y habite bien en effet deux Américains, mais ce sont les directeurs d’une troupe d’artistes, qui sont venus faire une tournée en Europe.

 

– Ah ! dit Léon désappointé. Moi qui comptais tant sur cette indication !… Malgré ce que m’avait dit m’sieur Olivier à ce sujet, je conservais l’espoir de tenir une bonne piste. Je vois que je me suis trompé, et ça me désole. C’est vraiment un mauvais début… le temps presse ; et pour ma part, je bous d’impatience et de colère !

 

– Je partage vos sentiments, répliqua le père Lachaume. Je crois que les hypnotiseurs sont des hommes experts. Ils n’ont pas laissé de traces.

 

– Oh ! je les retrouverai bien quand même, s’écria Léon… Au revoir, monsieur Lachaume ; et si vous allez voir mon maître un de ces jours, dites-lui que nous sommes deux maintenant à donner la chasse aux Yankees. Il saura bien ce que ça signifie.

 

Pendant l’absence de Léon, Tom Punch, sincèrement affligé par les révélations qu’il venait d’entendre, avait entrepris de se consoler.

 

Après son café, qu’il avait arrosé d’un carafon tout entier de cognac, il s’était fait apporter de la bière.

 

Le majordome avait l’air profondément mélancolique. Ses lèvres – qu’on eût prises pour l’embouchure d’un cor de chasse, tant elles étaient arrondies – s’affaissaient aux commissures.

 

Il avait laissé s’éteindre son cigare ; et, les yeux rivés au parquet, il ne s’interrompait de ses réflexions que pour vider une chope d’un trait, et pour faire signe qu’on lui en apportât une autre.

 

En apercevant la majestueuse pile de soucoupes qui, pendant sa courte absence, avait envahi la table, Léon se rendit compte de ce qui s’était passé.

 

Il se composa un visage sévère pour venir se rasseoir à coté de son ami.

 

– Je vois, dit-il, qu’on ne peut compter sur toi pour rien de sérieux. Tout à l’heure, sans doute, la ville va t’apparaître de nouveau tendue de draperies funèbres ; et demain matin tu auras réintégré l’hôpital dont tu ne fais que sortir… Tant pis, ajouta-t-il, en prenant un ton dégagé, je me mettrai seul à la recherche des hypnotiseurs.

 

– Oh ! Léon, protesta Tom Punch en roulant des yeux attendris, peux-tu bien me traiter de façon aussi injuste ! Qu’ai-je bu ? grands dieux ! Regarde… Ne me suis-je pas modéré ? J’en suis à peine à mon quinzième « demi », comme on dit à Paris… Aussi tu me laisses seul, après m’avoir raconté pendant deux heures les choses les plus extraordinaires et les plus terribles. J’étais trop ému…

 

– En tout cas, interrompit Léon toujours sérieux, quoique au fond il eût une grande envie de rire de la mine piteuse et des protestations du majordome, tu aurais mieux fait de réfléchir aux moyens que nous allons employer pour retrouver la trace des hypnotiseurs.

 

– Réfléchir, s’exclama Tom Punch… Voilà bien où éclate ton injustice. Mais je n’ai fait que cela, réfléchir !

 

– Je m’en aperçois, claironna Léon, qui ne put s’empêcher, cette fois, d’éclater de rire, tant la mine de Tom Punch était comique. En tout cas, je viens de subir un premier échec. Il paraît que les deux frères Altidor ont cessé d’habiter la pension de famille dont je t’ai parlé. Nous n’avons donc plus aucune indication. Eh bien, qu’as-tu trouvé de ton côté, puisque tu as tant réfléchi ?

 

– J’ai trouvé, commença gravement le majordome… Non, je ne te dirai pas cela ce soir. Allons dormir. Demain matin nous aviserons.

 

Les deux amis sortirent du restaurant.

 

Quoi qu’il en eût dit, Tom Punch n’était pas trop solide sur ses jambes, mais il ne voulait pas le laisser paraître. Il craignait les railleries de son compagnon.

 

Aussi, fut-il tout heureux que la pluie se mît à tomber.

 

– Nous allons prendre un fiacre, dit-il. Je t’emmène chez moi. C’est au bout de la rue des Écoles, à côté du Jardin des Plantes.

 

Le majordome, en effet, avait loué là un petit logement et s’y était installé, depuis qu’il avait quitté le service de son prince russe.

 

Il était bien connu de tous les habitants du quartier et surtout des enfants, à qui il distribuait des friandises et qui l’appelaient « papa Tom » en faisant cercle autour de lui.

 

– Que dis-tu de mon home ? demanda-t-il à Léon, lorsqu’ils furent entrés. Ça n’égale pas, assurément, le palais de William Boltyn ni celui de Harry Madge, mais j’y suis tranquille.

 

Il n’y avait que deux pièces ; Tom Punch avait dévalisé tous les brocanteurs du quartier pour en orner les murailles selon un goût bien personnel.

 

Il y avait de tout : des trophées de lances et de javelots d’une authenticité douteuse, mais, en revanche, d’un effet décoratif surprenant, des lampions japonais, des panoplies de vieux fleurets, toute une collection de banjos enguirlandés de rubans multicolores, et surtout – ce à quoi Tom Punch tenait le plus – une énorme carapace de tortue marine, mesurant près de deux mètres de long et qui, renversée, donnait asile à une infinité de bibelots.

 

Léon resta longtemps, étendu sur un canapé, sans pouvoir trouver le sommeil.

 

Il se demandait comment, sans aucun indice, il pourrait bien découvrir la retraite des hypnotiseurs.

 

Il était furieux qu’ils eussent quitté la pension de famille, ainsi que le lui avaient dit Olivier Coronal et M. Lachaume.

 

Levé de très bonne heure, il alla secouer Tom Punch, qui dormait encore à poings fermés.

 

– Nous n’avons pas une minute à perdre, lui dit-il. Dépêchons-nous de sortir.

 

Ils déjeunèrent hâtivement dans une crémerie du voisinage, et Léon entraîna son ami.

 

– Où me mènes-tu ?

 

– J’ai mon idée, répondit le Bellevillois. Je veux m’assurer par moi-même que Jonas et Smith ont bien quitté la pension qui avoisine le Luxembourg. Nous allons nous poster en observation dans ces parages.

 

– Entendu, dit Tom Punch ; et s’ils tombent sous ma main, je te réponds qu’ils passeront un mauvais quart d’heure.

 

– Tu me feras le plaisir de te modérer, répliqua Léon. Nous serons bien avancés, quand tu les auras assommés. Cela ne nous donnera pas la statuette qui leur sert à envoûter Mme Lucienne. Il faut agir avec plus de prudence. Laisse-moi faire… C’est drôle, mais j’ai comme une idée de derrière la tête que les deux frères habitent toujours au même endroit. Seulement, depuis que je leur ai faussé compagnie, ils doivent prendre davantage encore de précautions pour ne pas être vus, lorsqu’ils rentrent chez eux ou lorsqu’ils en sortent.

 

Pendant une bonne partie de la journée, Tom Punch et Léon firent donc le guet aux abords de la pension de famille.

 

Le temps était brumeux. Une pluie fine se mit à tomber.

 

Les deux amis se réfugièrent sous la porte cochère d’une maison voisine, où ils firent mine de se mettre à l’abri.

 

Ils durent pourtant se résigner à quitter la place, sans avoir aperçu les hypnotiseurs.

 

– Malgré tout, je ne veux pas démordre de ma conviction, dit Léon ; mais je vais agir autrement. Je vais me grimer, me faire couper les cheveux pour n’être pas reconnu, et je vais aller louer une chambre dans la pension.

 

Une heure après, Léon, méconnaissable, les cheveux ras, les joues ornées de superbes favoris blonds, sonnait, en compagnie de Tom Punch qui n’avait pas voulu le quitter, à la porte du Family House.

 

Une porte vitrée donnait accès sur un corridor orné de plantes vertes.

 

À droite, une autre porte vitrée portait l’inscription :

 

BUREAU

 

– Entrons, et referme la porte, dit Léon à son compagnon.

 

Dans le bureau, meublé de divans et de fauteuils, une vieille dame était assise.

 

Elle releva ses lunettes sur son front, pour examiner les arrivants.

 

– Nous venons pour louer une chambre, dit Léon en anglais. Quels sont vos prix, madame ?

 

– Oh ! répondit vivement la vieille dame avec une petite voix flûtée, je ne puis rien vous louer… Je n’ai que quelques chambres, et elles sont toutes occupées.

 

– C’est dommage, repartit Léon qui maudissait sa mauvaise étoile. Je crois que votre pension nous aurait convenu. Nous sommes Américains et ne savons ni l’un ni l’autre parler un mot de français. Un de nos amis de New York nous avait donné votre adresse, et nous avait dit que nous serions très bien ici. Je regrette vivement que toutes vos chambres soient occupées.

 

Léon n’avait qu’un but, faire causer la vieille dame.

 

Il s’y était bien pris, car elle reprit aussitôt :

 

– Assurément, moi aussi je regrette, gentlemen. Ma pension n’est pas très importante, et deux de mes locataires occupent, à eux seuls, plus de la moitié des chambres dont je dispose. Dernièrement encore, ils en ont retenu une de plus… Ce sont de vos compatriotes, gentlemen, deux Yankees d’une honorabilité et d’une distinction parfaites.

 

– Ah ! dit Léon, sans doute des agents d’affaires, des représentants de maisons de commerce.

 

– Oh ! non, monsieur, ce sont des artistes qui sont venus faire une tournée en Europe.

 

– Des artistes, s’écria Léon. Comme ça se trouve bien. Ils exercent la même profession que nous, madame… Ne seriez-vous pas heureux de vous entretenir quelques instants avec ces confrères ? demanda-t-il, en s’adressant à Tom Punch.

 

– Oh ! si, fit le majordome, qui riait sous cape. Nous leur demanderions justement quelques renseignements dont nous avons besoin.

 

– Ces gentlemen sont-ils chez eux ? reprit alors Léon, qui jouait à ravir son rôle de Yankee. Je vous prierais de nous annoncer.

 

– Non, dit la vieille dame. Ils sont absents.

 

– Oh ! nous n’avons décidément pas de chance aujourd’hui… Et demain matin, seront-ils là ? demanda le Bellevillois, qui tourmentait dignement ses favoris postiches.

 

– Je ne puis vous le dire. Ils sont parfois plusieurs jours sans rentrer chez eux. Mais si vous voulez me laisser votre carte, je la leur remettrai.

 

– Non, c’est inutile, nous reviendrons nous-mêmes, dit Léon en prenant congé.

 

– Mais, qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda Tom Punch, lorsqu’ils eurent regagné la rue. Que leur veux-tu, à ces deux artistes yankees.

 

– Comment, tu n’as pas deviné ? dit Léon, en se plantant devant son ami comme un petit poussin en face de la mère poule. Eh bien, veux-tu que je te dise quelle est ma conviction ? On s’est moqué du père Lachaume. Ces deux Yankees ne sont pas plus artistes que toi et moi. Des gens qui louent toutes les chambres disponibles d’un hôtel, pour être tranquilles, pour exécuter sans crainte leurs diaboliques projets ! Il n’y a pas de doute possible… Ces deux personnes-là sont les deux frères Altidor.

 

Tom Punch restait en admiration devant la perspicacité de son ami.

 

– C’est pourtant vrai que tu as raison, répondit-il. Mais alors nous les tenons ; ils ne nous échapperont pas. Nous pénétrons chez eux, nous leur volons la statuette et nous retournons triomphalement à Meudon. Mme Lucienne est sauvée, et l’on nous accueille à bras ouverts.

 

L’enthousiasme du majordome était tel qu’il se mit à gambader dans la rue, sans souci des passants – rares, il est vrai – qui contemplaient avec stupéfaction ce gros homme au visage coloré comme une fleur de pivoine, et qui se trémoussait comme un gigantesque pantin articulé.

 

– Calme-toi donc, ordonna Léon. Tu vas attirer sur nous l’attention des voisins. Tu as bien de la chance de voir les difficultés s’aplanir de la sorte, au gré de ton imagination. Ne nous réjouissons pas avant d’être sûrs du succès.

 

Les deux amis, ce soir-là, furent moins moroses.

 

Assez avant dans la nuit ils firent des projets d’avenir, et discutèrent la conduite qu’ils tiendraient le lendemain.

 

– Quel bonheur si nous pouvons sauver Mme Lucienne, disait Léon. Je n’aurai jamais été si heureux. Le bonheur et la tranquillité renaîtront dans la villa de Meudon… Et m’sieur Olivier, sera-t-il content, lui aussi !… Cet épouvantable complot le désespère. Quant à moi, Ned Hattison me pardonnera d’avoir causé la mort de son père, et, le jour où il me dira cela, je serai bien récompensé.

 

– Et moi donc, répliquait Tom Punch, j’aurai contribué aussi à sauver la fille de M. Golbert. Je pourrai donc me présenter devant Ned Hattison. Il ne pourra plus me reprocher de l’avoir laissé partir seul pour l’Amérique.

 

En se levant, le lendemain matin, Léon envoya immédiatement un télégramme rassurant à Olivier Coronal.

 

Le brave garçon s’était réjoui trop vite.

 

Lorsque, toujours accompagné de Tom Punch, il se présenta de nouveau à la pension de famille, la vieille dame leur déclara encore que ses locataires étaient sortis, mais d’un ton si net, si cassant, qu’ils jugèrent inutile d’insister et se retirèrent très contrariés.

 

– Nous avons agi sans réflexion, mon vieux Tom, dit Léon en réfléchissant. La vieille sorcière doit être à la solde des hypnotiseurs. Elle leur aura raconté notre visite, et, comme ils prennent toutes leurs précautions, ils auront trouvé cela suspect. Nous n’avons plus qu’une seule ressource, c’est de recommencer à faire le guet autour de la maison.

 

– Eh bien, installons-nous, acquiesça philosophiquement Tom Punch.

 

– Sur le trottoir ! Tu n’y penses pas !… On nous remarquerait… Les hypnotiseurs seraient instruits de notre surveillance. Ils disparaîtraient tout à fait. Allons plutôt nous poster au coin de la rue, chez le marchand de vin.

 

Pendant plusieurs jours, tout en affectant de lire les journaux, ils épièrent, derrière la vitre, la porte de la pension de famille. Ce jour-là, encore, ils ne virent pas les hypnotiseurs.

 

– Je n’y comprends, rien, déclara Léon avec colère. Je ne me suis cependant pas trompé !

 

Avec une remarquable ténacité, il revint seul le lendemain et passa encore la journée à surveiller la rue.

 

Il maudissait ces continuels retards. Une fièvre intense s’emparait de lui.

 

Il eût voulu bondir, se ruer dans les chambres de la pension, dans l’espoir d’y découvrir la statuette maudite, qu’un secret pressentiment lui disait être cachée là.

 

En rentrant, fort avant dans la soirée, au domicile de Tom Punch, le brave garçon était désespéré.

 

Il n’osait même pas télégraphier à son maître.

 

CHAPITRE X

Lucienne sauvée

 

À la villa de Meudon, depuis plusieurs semaines, la vie s’était faite mélancolique.

 

Tous les médecins appelés près de Lucienne avaient été impuissants à guérir le mal mystérieux qui la consumait.

 

Ses beaux yeux étaient cernés, ses lèvres pâlies ; ses traits délicats s’étaient émaciés, l’ovale de son visage s’était allongé.

 

Elle était minée par une langueur inconnue, contre laquelle tous les remèdes demeuraient inefficaces. Elle ne ressentait, d’ailleurs, aucune souffrance, sauf certains élancements, fort aigus, dans la région du cœur.

 

L’ingénieur Ned, malgré son tempérament froid et pratique, et son caractère résolu, était en proie à un véritable désespoir, qu’il n’osait d’ailleurs manifester, de crainte de frapper trop vivement la malade.

 

Quant au père de Lucienne, depuis près d’une quinzaine de jours il avait à peine franchi la porte de son cabinet pour en sortir.

 

Toute la nuit on voyait briller de la lumière à ses fenêtres.

 

Le jour, il se faisait apporter ses repas par Lucienne, s’informait brièvement de l’état de sa santé, trop préoccupé par les découvertes capitales qu’il poursuivait, pour s’apercevoir des ravages de plus en plus apparents de la maladie.

 

Les savants ont quelquefois de ces égoïsmes inexplicables. Pourtant M. Golbert adorait sa fille ; il eût cent fois sacrifié sa vie pour la sauver. Mais ses recherches le prenaient corps et âme.

 

Quant à Ned Hattison, son énergie s’en était allée ; il était incapable de tout travail.

 

Il passait ses journées à lire des livres de médecine. Les longues énumérations de maladies qu’il y trouvait augmentaient sa crainte.

 

Certaine fois, il lui arrivait d’aller jusque chez Olivier, dont il appréciait le caractère noble et l’amitié sûre, et là, tous deux s’entretenaient de la malade. Ils ne pouvaient que se désoler ensemble.

 

– Pour moi, disait Olivier, depuis les dernières études que j’ai faites, je suis absolument persuadé que le mal de Lucienne n’est pas un mal naturel. Elle doit être victime de quelque phénomène mystérieux, et de la nature de ceux dont les savants occultistes recherchent encore l’explication.

 

– Je suis désespéré et ne sais que faire, répondait Ned. Je perds tout sens pratique et tout courage, à lutter ainsi contre un ennemi inconnu.

 

– Ne vous désespérez pas trop.

 

– Eh ! comment voulez-vous que je fasse ?… Quand je vois mon beau-père, plongé tout entier dans ses recherches, paraître se désintéresser de la santé de sa fille et ne m’apporter, dans la terrible situation où je me trouve, aucune aide, aucun secours !…

 

– Ne vous désespérez pas, vous dis-je. Sans pouvoir vous l’expliquer plus clairement, car je crains de me tromper, je puis vous assurer que je m’occupe de Lucienne et que je crois être sur la trace des ennemis qui la tourmentent. Peut-être même que, dans quelques jours, j’aurai la joie de vous apporter la certitude de sa guérison.

 

– Ah ! si vous pouviez dire vrai, murmura Ned les larmes aux yeux. Mais je vous en prie, expliquez-moi quelles raisons vous avez de croire pouvoir guérir ma pauvre malade.

 

– Écoutez, répondit Olivier, ému de pitié, je ne puis encore rien vous communiquer ; mais si demain je n’ai pas de résultat, je viendrai vous voir, je vous expliquerai mon idée, et nous chercherons ensemble. Cela vous plaît-il ?

 

– Eh bien, soit, fit Ned avec découragement.

 

Les deux hommes, après une poignée de main émue, se séparèrent tristement.

 

Au grand désappointement d’Olivier, Léon et Tom Punch ne donnèrent pas de leurs nouvelles.

 

Agacé, énervé, et malgré les périls auxquels il se fût exposé, il était presque décidé à prévenir la police de ce qui se passait, et à faire arrêter les hypnotiseurs.

 

Le lendemain de ce jour-là, Léon et Tom Punch, en observation, dès l’aurore, auprès du Family House, constatèrent, à leur grand étonnement, tout un remue-ménage en face de la pension.

 

Des hommes, en costume de déménageurs, chargeaient, dans une grande voiture, des malles et des ballots soigneusement enveloppés, qu’ils descendaient sur leurs épaules.

 

La porte de la maison était ouverte à deux battants pour faciliter le déménagement, qui semblait s’effectuer avec lenteur, car les objets transportés n’étaient maniés qu’avec beaucoup de précautions.

 

Très intrigué, Léon ne perdait pas un des détails de cette scène.

 

– Parions que ce sont les frères Altidor qui déménagent, s’écria-t-il tout à coup… Je voudrais en être sûr !…

 

Mais il n’osait aller demander des renseignements à l’hôtel.

 

– Adressons-nous aux déménageurs, conseilla Tom Punch. En voici justement un, qui vient sans doute se rafraîchir.

 

En effet, un des hommes se dirigeait, en s’épongeant le front, vers le débit de vin où se tenaient les deux amis.

 

– Payons-lui à boire, proposa Tom Punch. Je connais ces lascars-là C’est le moyen le plus sûr pour apprendre quelque chose.

 

– Tais-toi donc, répliqua Léon, en poussant son compagnon du coude. Laisse-moi faire, et ne t’étonne de rien ; si je réussis, nous tenons la statuette. Tu prendras seulement soin de suivre la voiture lorsque tu la verras partir. Maintenant, fais comme si tu ne me connaissais pas.

 

– Entendu.

 

– Il paraît qu’il fait chaud, dit Léon en prenant son accent le plus faubourien et en s’adressant au déménageur qui venait d’entrer chez le marchand de vin.

 

– Oui, répondit l’homme, un grand blond qui paraissait déjà à moitié ivre. Surtout que je transporte des paquets diablement lourds !

 

– Eh bien, dit Léon avec un naturel parfait, je vous joue un verre au zanzibar.

 

– Ça va, répondit le déménageur… Commencez…

 

Léon perdit.

 

Ils trinquèrent ensemble.

 

Au bout de cinq minutes, ayant joué une nouvelle partie, la revanche, comme disait Léon, qui la perdit encore – en déplorant son malheur avec les réflexions du gavroche qu’il était redevenu –, les deux joueurs de zanzibar fraternisaient gaiement, au nom de l’égalité des gosiers prolétaires devant le zinc du marchand de vin.

 

– Il faut pourtant que j’aille reprendre la besogne, dit l’homme, de plus en plus ivre. Oh ! la la ! en fait-il des histoires, ce bourgeois-là avec ses paquets ! Paraît que c’est d’un fragile à ne pas seulement pouvoir y toucher du doigt.

 

– Vous avez bien le temps, dit Léon. Encore un verre. Alors vous n’avez pas le cœur à travailler aujourd’hui ?

 

– Oh ! pour ça non ; et si c’était pas que l’patron n’plaisante pas sur c’chapitre-là, j’dépos’rais ma veste et mon bonnet avec entrain.

 

– Eh bien, proposa-t-il, topez là. Si vous voulez, je prends votre place.

 

– Vous ! s’écria le déménageur. En voilà une idée !…

 

– Oui, dit le Bellevillois ; et même je vous donne un louis pour vous, si vous consentez à arranger l’affaire auprès de votre camarade. Prétextez que vous êtes malade, ou bien que vous avez affaire chez vous, et dites que je suis un de vos amis.

 

– Vous n’y pensez pas, dit l’homme. À ce compte-là j’risquerais d’perdre ma place.

 

– Tenez, insista le jeune homme, voilà un autre louis. Ça va, cette fois-ci ?

 

– Oh ! vous pourriez bien en ajouter encore un autre. Ça ne s’rait pas d’trop !

 

– Eh bien, c’est entendu. Du reste, vous ne risquez rien du tout, personne ne saura que je vous ai remplacé.

 

Voyant la facilité avec laquelle les louis lui tombaient dans la main, le déménageur éleva de nouvelles prétentions.

 

– C’est à prendre ou à laisser, dit Léon résolument. Je ne vous donne pas un sou de plus… Encore un verre, voulez-vous ?

 

Léon passa dans l’arrière-boutique pour endosser la veste et le bonnet rayé de rouge du déménageur.

 

Cinq minutes après, ce dernier dormait à poings fermés sur la table du marchand de vin, sous l’œil de Tom Punch.

 

Cependant le Bellevillois s’était approché du second déménageur, et d’un air dégagé :

 

– Vous savez, votre copain, il est ivre à ne pas bouger. Il m’a dit de le remplacer dans le déménagement. Aujourd’hui, il n’a pas « le caractère ouvrier ».

 

– Quel ivrogne que ce Polyte ! fit le second déménageur. Il n’en fait jamais d’autres.

 

Après une tournée offerte chez le marchand de vin qui se trouvait à l’autre extrémité de la rue, Léon était officiellement embauché, et il s’employait avec une sage lenteur à transporter les colis mystérieux des hypnotiseurs et à les aligner sur le trottoir.

 

Chaque fois qu’il le pouvait, il vérifiait la nature des colis transportés.

 

Comme il en avait eu le soupçon, c’étaient, presque toutes, des machines délicates et compliquées, généralement semblables à des appareils électriques.

 

Un peu avant midi, le chargement était presque complet, et Léon n’avait encore rien trouvé.

 

Pourtant il ne se décourageait pas, et dans un but qui se devine facilement, il offrait à son compagnon rasades sur rasades.

 

On sait que les déménageurs, en général, ne brillent point par la sobriété. Celui-ci, donc, ne se faisait pas faute d’accepter tournées sur tournées.

 

Il commençait à chanter très fort, laissant rouler à terre, avec mille jurons, les ballots les plus fragiles, et parlait de dire son fait au bourgeois s’il n’était pas content.

 

Léon, demeuré parfaitement calme, suivait cette scène avec satisfaction.

 

« Quand il sera tout à fait ivre, se disait-il, je serai le maître de la situation. »

 

Le chargement une fois complètement terminé, l’aîné des frères Altidor sortit avec un autre hypnotiseur que Léon n’avait jamais vu.

 

Il portait sous son bras un long coffret qu’il remit à Léon.

 

– Tenez, mon ami, fit-il, voici un objet des plus fragiles, et dont je vous prie d’avoir grand soin. Mettez-le sur vos genoux afin qu’il n’éprouve aucun cahot. Je vais d’ailleurs suivre la voiture à distance.

 

Le lourd véhicule s’ébranla, se dirigeant du côté de Belleville.

 

Léon avait posé le coffret à côté de lui, sur le siège, et conduisait l’attelage.

 

Est-il besoin de dire que le second déménageur, complètement ivre mort, dormait, à grand fracas, au milieu des bagages.

 

Lorsqu’on lui avait remit le coffret, Léon avait eu comme une intuition qu’il renfermait l’objet de ses recherches.

 

Mais le moyen de s’en assurer ? Il profita, pour le faire, de ce que la voiture passait dans une rue étroite. Un encombrement s’était produit. Les hypnotiseurs furent obligés de rester à distance.

 

D’une main fébrile, Léon prit le petit coffre d’acajou pour l’ouvrir. Il était fermé à clef.

 

Sans réfléchir aux conséquences de l’acte qu’il commettait, sans une minute d’hésitation, Léon força la serrure.

 

Il faillit pousser un cri de joie…

 

Il venait d’apercevoir, à l’intérieur de la boîte capitonnée de velours rouge, une sorte de petite poupée de cire, merveilleusement habillée, et modelée à la ressemblance de Lucienne.

 

Une longue aiguille était fichée à la place du cœur.

 

Le jeune homme, pâle d’émotion, jeta un regard autour de lui.

 

Son compagnon dormait toujours, la bouche béante, avec de sourds ronflements.

 

La voiture de déménagement, engagée dans l’encombrement, n’avait pas avancé d’un pas. À une trentaine de mètres de là, Léon aperçut dans la foule les hauts chapeaux de soie des deux hypnotiseurs.

 

Glissant avec précaution le coffret sous sa blouse, Léon descendit, se mêla à la foule, et gagna, à peu de distance de là, une maison à deux issues qu’il connaissait. Un quart d’heure après, toujours muni du précieux coffret, il roulait dans la direction de Meudon.

 

L’encombrement une fois dissipé, les hypnotiseurs, voyant leur voiture immobile, s’étaient avancés.

 

Ils avaient secoué le déménageur ivrogne, qui ne comprenait rien à toute cette histoire.

 

– Eh bien ? Et votre camarade à qui j’ai confié mon coffret ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Comment, vous ne savez pas ?

 

– Peut-êtr’ bien qu’il est parti en avant !

 

– Vous devez bien le savoir. Vous avez dû lui donner l’adresse !

 

– Il ne me l’a pas demandée.

 

Les deux frères eurent beau jurer, tempêter, s’emporter, leur second déménageur et le fardeau dont ils l’avaient chargé avaient bien définitivement disparu.

 

Ils durent se résoudre, toujours suivis de Tom Punch qui ne les perdait pas de vue, à continuer leur chemin dans la direction d’une villa tout à fait isolée, qu’ils avaient retenue dans les environs du Père-Lachaise.

 

Dans le compartiment qui l’emportait à Meudon, Léon, pendant ce temps, maudissait la lenteur et les arrêts fréquents du train de banlieue.

 

Le brave garçon sentait son cœur battre à se rompre dans sa poitrine.

 

Une joie, comme il n’en avait jamais ressenti jusqu’alors, prenait possession de lui, la joie d’avoir arraché à la mort la bonne et charmante Lucienne, et d’avoir fait plaisir à son maître Olivier.

 

Portant sous son bras le coffret d’acajou, il franchit en courant la distance qui séparait la villa de ses amis de la gare de Meudon.

 

Ayant trouvé la grille du jardin entrouverte, il gravit d’un bond les marches du perron.

 

On allait se mettre à table, chez les Golbert, lorsqu’il ouvrit brusquement la porte de la salle à manger.

 

Assise au coin du feu qu’on avait allumé pour elle, bien qu’il ne fît pas froid, Lucienne, chaudement enveloppée, paraissait de plus en plus souffrante.

 

Près d’elle, Ned Hattison était sombre et silencieux.

 

Olivier Coronal, qui essayait de le consoler, semblait presque aussi triste.

 

Quant à Arsène Golbert, il était, comme d’ordinaire, cadenassé dans son cabinet de travail.

 

– Voilà, dit simplement Léon.

 

Et déposant le coffret fracturé au milieu de la table, il découvrit, à l’étonnement général, la mignonne statuette de Lucienne, le cœur percé d’une grande épingle.

 

– Comprenez-vous maintenant ? s’écria Olivier en se tournant vers Ned. Avais-je raison dans mes prévisions ?

 

– Mais, remarqua Lucienne, c’est extraordinaire, cette petite poupée me ressemble, et elle est habillée avec un fragment d’une de mes anciennes robes.

 

Cependant Olivier, plus prompt que l’éclair, venait d’arracher l’aiguille d’acier.

 

Aussitôt Lucienne poussa un immense soupir de soulagement.

 

– C’est incroyable, dit-elle. Il me semble que la main de fer qui me tenait le cœur et le broyait lentement vient de le laisser échapper… Est-ce donc qu’il y aurait quelque rapport entre cette statuette et ma maladie ?

 

– Certainement, répondit Olivier, qui expliqua sommairement à la jeune femme les pratiques de l’envoûtement.

 

Cependant personne ne disait rien à Léon, qui demeurait tout penaud dans son coin, visiblement intimidé par la présence de Ned.

 

Soudain, celui-ci s’approcha du Bellevillois et lui tendit la main, sans une parole.

 

Léon, très ému, la prit et la serra.

 

Chacun comprit que Léon était pardonné de la mort de Hattison, en faveur de l’acte de courage et de dévouement qu’il venait d’accomplir.

 

– Quant aux hypnotiseurs, ajouta le jeune ingénieur en serrant les poings, qu’ils prennent garde à eux. C’est à moi qu’ils vont avoir affaire désormais.

 

– Et à nous tous, rugit Léon.

 

– Mais, dit Olivier Coronal, je crois, mon cher Ned, que vous n’aurez pas besoin de vous venger. Car, à l’heure qu’il est, ou je me trompe fort, l’un des spirites qui a tenté d’envoûter Mme Hattison doit être mort. Vous n’ignorez pas qu’un envoûtement qui n’a pas réussi amène immédiatement, ou à bref délai, la mort de son auteur. C’est une espèce de choc en retour.

 

– Fasse le ciel que vous ne vous trompiez pas, menaça Ned Hattison. Car, sans cela…

 

À ce moment Arsène Golbert ouvrit lentement la porte de la salle à manger et prononça ces simples paroles :

 

– Mes amis, je viens de faire la plus merveilleuse découverte peut-être que l’on ait faite dans l’Antiquité et dans les Temps modernes.

 

CHAPITRE XI

L’accumulateur psychique

 

Au moment où Arsène Golbert prit la parole, un profond silence se fit parmi les autres interlocuteurs.

 

Tous, depuis Lucienne, qui presque instantanément avait repris son sourire, depuis Léon, encore tout ému de la noble façon dont Ned venait de lui pardonner la mort de son père, jusqu’à Olivier et Ned lui-même, tous demeurèrent attentifs, dans un recueillement si complet que, comme dit l’expression populaire, on eût pu entendre voler une mouche.

 

Le vieux savant, sans remarquer l’étrange petite statue qui se dessinait, comme encadrée, dans une niche par le coffret d’acajou, continua, tout entier à l’exaltation de sa découverte :

 

– Oui, je viens de faire la plus capitale des inventions. Vous allez en juger…

 

« Aussitôt que j’ai connu le nouveau projet des ennemis de la civilisation européenne, l’attaque qu’ils méditaient contre nous, je me suis mis à l’œuvre. J’ai étudié et analysé tout ce qui a rapport à cette force inconnue qu’on appelle la force psychique. Eh bien, cette force, je suis parvenu à expliquer dans quelles conditions elle se meut, et à l’utiliser d’une façon tout à fait surprenante…

 

L’ingénieur Golbert, haletant, reprit bientôt :

 

– Le docteur Barraduc, un des savants qui se sont le plus occupés des problèmes psychiques, est parvenu à rendre matériels et sensibles, à photographier pour ainsi dire les sentiments de l’âme humaine.

 

« Si l’on approche, dit-il, une plaque photographique d’une personne, sans cependant qu’il y ait contact, cette plaque est impressionnée diversement, selon que cette personne est éveillée, endormie, malade, gaie ou triste.

 

« Les expériences auxquelles il s’est livré démontrent la vérité de cette assertion audacieuse. On peut dire, en quelque sorte, qu’il est arrivé à photographier la joie, la tristesse, la colère. Tel est le principe qui m’a servi de point de départ ; et c’est ce qui m’a conduit à ma théorie des idées lumineuses.

 

« D’abord, j’ai cessé d’employer les plaques photographiques ordinaires, et j’ai, très rapidement, guidé par certains livres du Moyen Âge, construit des plaques végétales, sensibles seulement aux effluves psychiques.

 

« Mais ce n’est là que le prélude.

 

« Ah ! mes amis, continua le vieillard encore tremblant d’émotion, si vous saviez quel a été mon saisissement lorsque j’ai reconnu que certaines substances n’étaient pas sensibles aux idées purement égoïstes !… Après bien des recherches, j’ai pu établir ce grand principe : une idée ou un désir est d’autant plus vital, transmissible et photographiable, qu’il embrasse un plus grand nombre d’unités.

 

« La rapide popularité, par exemple, de certaines idées généreuses, est une preuve de ce que j’avance. C’est grâce à cette loi mystérieuse que les admirables principes de la religion chrétienne ont pu devenir populaire, que les idées d’égalité et de fraternité ont pu triompher. La haine et l’égoïsme sont négatifs, même en science. Il y a donc des idées, que j’ai appelées les idées lumineuses, et qui sont à peu près impérissables, parce qu’elles ne contiennent aucune parcelle de négation. Ma théorie concilie toutes les religions, puisque, ainsi, elles sont toutes vraies dans ce qu’elles ont de positif. Cette même théorie explique aussi, scientifiquement, l’immortalité de l’âme. La pensée qui n’est pas souillée de négation est impérissable…

 

– Mais, objecta Ned Hattison toujours pratique, vous nous exposez là, mon cher beau-père, des théories certainement fort belles, mais un peu mystiques pour un simple Yankee comme moi. Quel est donc le résultat palpable de votre découverte ?

 

– Eh bien, dit Arsène Golbert en souriant, j’ai réalisé un appareil qui accomplit, en quelques heures, ce que les civilisations ont peine à faire en beaucoup de siècles, à travers mille difficultés… J’emploie la force morale, comme d’autres avaient employé jusqu’ici la vapeur, l’électricité ou le pouvoir animal de volonté d’un médium imbécile ou illettré. J’ai construit l’accumulateur psychique.

 

– Mais encore ?

 

– Eh bien, cette machine que vous verrez, dans un instant, se compose essentiellement de lentilles, de miroirs de cristal et de piles extrêmement puissantes au point de vue psychique. Ces piles sont composées de liquides, dont la composition est imitée de certaines substances du cerveau.

 

– C’est stupéfiant, s’exclama Ned Hattison.

 

– Oui, mais c’est ainsi. Mon appareil recueille la confiance, le courage, la bonté, la générosité, la bienveillance, et les projette sur ceux qui manquent de ces qualités, même s’ils ne le veulent pas.

 

Ned et Olivier s’étaient levés.

 

– Mon cher maître, s’écrièrent-ils ensemble, ce que vous dites est merveilleux, extraordinaire. De grâce, faites-nous assister immédiatement à une expérience, faites-nous voir votre appareil !… Malgré tout ce que vous pouvez dire, nous ne pouvons encore qu’être incrédules devant ces déconcertants résultats. Si ce que vous dites est vrai, la face du monde va être changée, le progrès va faire, en quelques jours, des pas de géant.

 

– Venez, hommes de peu de foi, dit en souriant le vieil ingénieur.

 

À ce moment, on frappa lourdement à la porte de la salle à manger.

 

– Messieurs, annonça joyeusement Lucienne qui venait d’entrer… Tom Punch !

 

– Le gaillard arrive à point pour servir de sujet à mon expérience, fit remarquer gaiement l’inventeur… Allons, Lucienne, offre à ce buveur rabelaisien un grand verre de cognac.

 

Ce qui fut exécuté.

 

Cependant les autres convives, laissant le brave majordome en tête à tête avec Lucienne, étaient passés dans le cabinet d’Arsène Golbert.

 

Dans un angle s’élevait une grande caisse de cristal, une sorte de cube aux faces miroitantes.

 

À l’intérieur, des roues, des fils, des lentilles, toute une machinerie minutieuse et délicate s’entrevoyait.

 

– Messieurs, dit l’ingénieur, décidément d’excellente humeur, quel est le plus sobre d’entre nous ?

 

– C’est Ned, répondit Olivier Coronal en riant franchement et en désignant son ami du doigt, ainsi que le font les écoliers. Ned est un buveur d’eau, tandis que moi j’ai encore, à certains jours, un faible pour les bouteilles vénérables.

 

– Alors, Ned, déclara plus sérieusement Arsène Golbert, installez-vous ici, en face de l’appareil, et concentrez votre pensée sur les effroyables ravages de l’alcoolisme, et sur le désir que vous auriez d’en guérir l’humanité.

 

Ned s’assit gravement ; et l’ingénieur Golbert fit tourner doucement une roue de cristal.

 

Des étincelles tourbillonnèrent dans l’intérieur du cube transparent dont les parois s’attiédirent, ainsi qu’Olivier Coronal le constata, non sans surprise.

 

– C’est bien. Cela suffit, dit le vieil ingénieur dont les yeux brillaient, et qui paraissait rajeuni de dix ans. Maintenant, qu’on m’amène Tom Punch.

 

Le majordome, un peu intimidé, entra, le chapeau à la main, et fut prié de s’asseoir sur le siège que venait de quitter Ned Hattison.

 

De nouveau, l’ingénieur fit tourner la roue de cristal. D’une vaste lentille, des effluves lumineux se dégagèrent et vinrent frapper le crâne de Tom Punch. Cette lumière spéciale, à peine discernable en plein jour, mais qu’on devinait phosphorescente, était verte, avec des irisations violettes. Elle parut produire sur le majordome un effet stupéfiant.

 

Au bout de quelques instants, la machine fut arrêtée, et Tom Punch regagna la salle à manger en titubant comme un homme ivre.

 

– Messieurs, conseilla Arsène Golbert, ne le perdons pas de vue. Vous allez voir quelque chose de curieux.

 

Tom Punch, de nouveau en tête à tête avec son verre de cognac, semblait profondément rêveur.

 

Tout d’un coup, au grand étonnement des assistants, il écarta de lui la liqueur traîtresse et s’écria avec un grand soupir :

 

– Je vous remercie, madame Lucienne. Je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui, mais je ne veux pas boire d’alcool. C’est une honte d’aimer ces poisons maudits, qui m’ont déjà rendu malade et qui conduisent à l’hôpital ou au suicide tant de pauvres travailleurs.

 

Plein d’une décision qu’il n’avait jamais eue, Tom Punch se leva et sortit dans le jardin pour fumer un cigare.

 

Il était devenu aussi pourpre d’indignation à la vue du cognac, que s’il eût été le docteur Goodwater lui-même, président, comme on sait, d’une des principales sociétés de tempérance de New York.

 

La stupéfaction de Ned, d’Olivier, de Lucienne Golbert, et surtout de Léon Goupit, ne connaissait plus de bornes.

 

Chacun d’eux réfléchissait, et nul ne songeait à émettre une appréciation sur la scène à laquelle on venait d’assister.

 

Ce fut Léon qui s’écria le premier :

 

– Tom Punch qui ne boit plus ! Ça par exemple, ça peut compter pour un miracle !

 

Il se croisait les bras et promenait ses regards autour de lui en hochant la tête, ce qui marquait bien à quel point il était surpris.

 

– Léon a dit la vérité, s’écria Olivier Coronal dans un élan d’enthousiasme. Vous avez réalisé le miracle qu’attendaient les Temps modernes, mon cher maître, dit-il en serrant dans les siennes les mains d’Arsène Golbert. Vous avez donné, à l’intelligence et à la force morale l’arme qui leur était nécessaire pour combattre et pour vaincre l’animalité et le vice. Votre découverte ouvre à l’humanité des horizons de bonheur et de saine jouissance. Elle assure la victoire définitive de la justice et de la bonté. Elle sanctionne tout ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé dans l’effort de l’homme à travers les âges. Elle résout tous les problèmes sociaux ! Ah ! c’est trop grand, c’est trop beau, mon cher maître !… Je crois rêver. Les mots me manquent pour exprimer ce que je pense.

 

Tous les assistants étaient sincèrement émus.

 

Le vieillard, qui pleurait presque de joie, s’était laissé tomber dans un fauteuil.

 

Lucienne lui avait tendrement passé le bras autour du cou.

 

Ned et Olivier lui avaient saisi chacun une main ; et il n’était pas jusqu’à Léon qui ne prît sa part de l’allégresse générale.

 

– Mais non, mes amis, protesta Arsène Golbert, heureux de se sentir entouré de toutes ces sincères affections, soyons plus modestes. Je n’ai fait que découvrir un des principes qui régissent les sciences psychiques. Ce principe trouvé, chacun de vous en eût fait aisément l’application.

 

– Pour ma part, dit Ned Hattison, dont les regards venaient de rencontrer sur la table le coffret d’acajou qui contenait la statuette, vous me reprocherez peut-être de manquer de sens philosophique, mais je vais au plus pressé, et je considère tout d’abord que l’accumulateur psychique va nous permettre de vaincre nos ennemis, les ennemis de l’Europe, et de réduire à néant la puissance des hypnotiseurs.

 

– Bravo, monsieur Ned, ne put s’empêcher de s’écrier Léon. Nous débarrasser d’eux avant tout, voilà qui est bien parlé !…

 

– Les hypnotiseurs ? demanda le vieux savant qui, en entendant prononcer ce nom, sembla tout à coup sortir d’un rêve.

 

Perdu dans sa généreuse vision de bonheur universel, il avait totalement oublié la cruelle réalité et la lutte homicide qui menaçait de s’engager entre l’Europe et l’Amérique.

 

Il se souvint, et son visage changea d’expression.

 

– Eh bien, interrogea-t-il anxieusement, qu’y a-t-il donc de nouveau ? Où en sont les événements ?

 

Ses yeux interrogeaient alternativement Ned et Olivier.

 

Les deux hommes, ainsi que Lucienne, ne purent s’empêcher de sourire.

 

Ce sourire éclairant le visage de sa fille, et l’expression de ses grands yeux noirs, redevenus gais et brillants, tout cela fut pour Arsène Golbert comme une révélation.

 

– Mais tu n’es plus malade, Lucienne, dit-il en quittant vivement son fauteuil. Que s’est-il donc passé ici que j’ignore ?… Tous ces visages heureux, et toi ma petite Lucienne, malade ce matin et qui souris maintenant, qui sembles ne plus souffrir…

 

– Regardez, fit simplement Olivier Coronal, en lui montrant de la main le coffret ouvert sur la table.

 

Arsène Golbert s’approcha, et ne comprenant pas, tout d’abord, se mit à examiner curieusement la statuette. Il souriait même complaisamment, comme si on lui eût présenté un objet d’art, et qu’on eût sollicité ses critiques.

 

Autour de lui, tous les assistants, y compris Tom Punch, qui depuis quelques minutes était revenu dans la salle à manger, retenaient leur souffle. Ce ne fut qu’en apercevant la longue aiguille d’acier, posée maintenant à côté de la délicate poupée, que le vieillard se sentit pâlir et qu’il étouffa un cri douloureux.

 

– C’était donc vrai, murmura-t-il avec effort, Lucienne était envoûtée !… Ah ! je m’explique tout maintenant… Ma chère fille, ajouta-t-il avec tendresse, qui donc t’a sauvée ?

 

– C’est Léon, répondit Ned, en prenant amicalement par le bras le jeune homme qui essayait de se dérober et qui rougissait jusqu’aux oreilles… Il a réussi, au péril de sa vie, à arracher ce coffret des mains des deux frères Altidor, les chefs des hypnotiseurs. Nous lui devons une gratitude éternelle.

 

Quoiqu’il sentît son cœur sauter de joie dans sa poitrine, Léon eût bien voulu, en ce moment, être à cent pieds sous terre.

 

– Tout le mérite revient à Tom Punch, dit-il. Je n’aurais rien fait sans lui. C’est lui qui a eu la bonne idée d’offrir à boire aux déménageurs pour les faire parler… Ce n’est sûrement pas à présent qu’il le ferait, continua-t-il, ne pouvant retenir la plaisanterie qui lui montait aux lèvres. Il est bien trop sobre pour cela, bien trop ennemi de l’alcool.

 

On rit de cette boutade.

 

Tom Punch reçut gravement sa part de félicitations.

 

La villa, triste et silencieuse le matin même, s’emplissait maintenant d’une joyeuse animation.

 

Tous les cœurs s’ouvraient à l’espérance, tous les visages reflétaient ce contentement intérieur qui est la récompense du devoir accompli.

 

Lucienne était allée dans le jardin et y avait fait une moisson des premières fleurs que le printemps avait fait éclore. Elle en remplit les vases en vieux Sèvres qui ornaient les cheminées, et son rire perlé qu’on n’avait pas entendu depuis si longtemps, résonnait maintenant à travers les chambres. Elle annonça qu’elle retenait tout le monde à dîner.

 

– Cette journée est trop mémorable pour que nous ne la fêtions pas ensemble, dit-elle. Cela ne vous rappelle-t-il pas les jours heureux d’autrefois, lorsque, avant de partir pour l’Amérique, nous espérions tous en l’avenir ?… Retirez-vous dans vos appartements, messieurs ajouta-t-elle, et que personne ne pénètre plus dans la salle à manger avant que j’en aie donné le signal.

 

– Vous voyez, mes amis, on nous chasse, fit en riant Arsène Golbert. Allons continuer notre conversation dans mon cabinet de travail… Il me semble que Lucienne médite de grandes choses, relativement au dîner de ce soir.

 

Suivi de Ned et d’Olivier, il sortit en affectant des allures mystérieuses.

 

Quant à Tom Punch et à Léon, ils furent chargés, par Lucienne, d’aller cueillir des fleurs dans le jardin et d’aider aux préparatifs du festin. Ils revinrent quelques instants après, ayant mis à sac toutes les plates-bandes, et chargés de feuillages, de violettes, de giroflées, de lilas et d’aubépines blanches.

 

En quelques instants, la salle à manger fut transformée.

 

Léon, grimpé sur une échelle, tapissait les murs des branches fleuries que lui tendait Tom Punch.

 

Lucienne possédait une sûreté de goût, une entente de la décoration et de l’harmonie des couleurs vraiment remarquables. Sous ses doigts de Parisienne, les plus modestes bouquets revêtaient un cachet artistique, une forme gracieuse. Elle eut vite fait d’enguirlander la suspension, de l’entourer de lilas et d’aubépine, en disposant de place en place des touffes de violette et de muguet des bois. Dans un grand vase de grès flammé, elle arrangea ensuite un buisson naturel qu’elle plaça au centre de la table.

 

Pendant ce temps, Léon avait fini d’orner les murailles et le plafond.

 

L’effet général était vraiment heureux.

 

Les tableaux et les estampes se détachaient dans des cadres de feuillages et de fleurs.

 

Léon s’était surpassé.

 

Il n’y avait rien à redire.

 

– Maintenant, dit Lucienne, je vous remercie. C’est parfait. Allez fumer un cigare dans le jardin. Laissez-moi disposer la table selon mon goût… Et surtout, ajouta-t-elle en se posant un doigt sur les lèvres, je compte sur votre discrétion.

 

– C’est entendu, madame Lucienne. Nous serons muets comme des carpes.

 

Tom Punch, sévère et majestueux, emboîta le pas au Bellevillois, qui se sentait de folles envies de gambader pour manifester sa joie.

 

– Eh bien, mon vieux Tom, dit Léon lorsqu’ils furent dans le jardin, crois-tu que ça fait plaisir de voir tout le monde heureux à présent, et cette bonne Mme Lucienne redevenue active et souriante comme autrefois !… Plus de chagrins, plus de dangers pour personne. Les hypnotiseurs ! Bah ! on ne les craint plus avec l’invention de M. Golbert. Au premier geste qu’ils font, on leur envoie une décharge, et crac !… les voilà changés en honnêtes gens… Avoue que c’est tout de même extraordinaire ; et si je n’en avais pas eu la preuve sur toi-même, je ne le croirais pas. Car, il n’y a pas à dire, te voilà dégoûté du gin et du whisky.

 

– Oui, répondit mélancoliquement Tom Punch. Je crois que, du reste, il était temps de m’arrêter. Je ne boirai plus que de l’eau maintenant. Je ne m’en porterai que mieux. D’ailleurs, j’ai un autre but.

 

– Ah !… Que veux-tu faire ?

 

– Je veux devenir un hypnotiseur de première force, déclara sérieusement le majordome en roulant des yeux fulgurants sous ses énormes sourcils. Et, ne ris pas, Léon ! Je me sens la vocation. J’ai été majordome, maître d’hôtel, cuisinier d’un prince russe et joueur de banjo, c’est vrai ; mais ce n’est pas là ce qu’il me faut.

 

– Il te faut être hypnotiseur ! repartit Léon en éclatant de rire. Par exemple, il n’y a que toi pour avoir tout d’un coup de ces idées géniales.

 

– Tu doutes de ma vocation, s’écria Tom Punch, furieux que son ami le raillât, tu ne crois pas en la puissance de mon regard. Eh bien, nous verrons. Pas plus tard que demain, je vais en parler à Ned Hattison. Voilà plusieurs jours que je pense à cela, et quoi que tu dises, je suis convaincu qu’il y a en moi l’étoffe d’un hypnotiseur…

 

– Comme poids et comme volume certainement, interrompit Léon ; et le vieil Harry Madge lui-même ne sera qu’une mazette à côté de toi, je n’en doute pas !…

 

Et le Bellevillois, rendu facétieux par la joie qu’il éprouvait, faisait des niches à l’imposant Tom Punch, qui du reste prit bientôt le parti de ne pas se fâcher, et même de faire chorus avec lui.

 

– Viens donc plutôt avec moi jusqu’à la gare chercher ma femme qui ne va pas tarder à arriver, dit Léon. Mme Lucienne a voulu que je lui télégraphie à Clamart.

 

Dans le cabinet de travail, les trois ingénieurs, en attendant l’heure du dîner, s’étaient repris à causer librement.

 

Pendant plus d’une heure, Arsène Golbert avait expliqué à Ned le fonctionnement de son merveilleux accumulateur psychique.

 

Les expressions manquaient aux deux amis pour exprimer leur admiration et leur enthousiasme.

 

– C’est la fascination rendue mécanique, dit Olivier. Et alors vous pensez, cher maître, que votre appareil n’enregistre pas, ne peut pas accumuler ces idées que vous dénommez les idées négatives, c’est-à-dire égoïstes, haineuses et criminelles.

 

– Assurément, répondit le vieillard, qui satisfaisait à toutes les questions avec une grâce et une clarté parfaites. Nous en ferons l’expérience quand vous voudrez, et c’est bien ce qui donne à ma découverte une véritable valeur sociale, et qui en fait une arme efficace de progrès. Cette division des idées et des sentiments humains en deux catégories opposées n’est pas arbitraire, elle a existé de tout temps. Nous la retrouvons, confuse et submergée presque, il est vrai, sous l’amas des dogmes et des rites, dans toutes les religions. Deux forces se partagent le monde et sont continuellement en lutte, nous disent les anciens, l’esprit du bien et l’esprit du mal. Je n’ai fait que changer les termes de l’équation, en attribuant à chacun d’eux sa valeur scientifique. Une idée ou un désir est d’autant plus vital et transmissible qu’il embrasse un plus grand nombre d’unités, vous ai-je dit tout à l’heure ; qu’est-ce à dire, sinon que les idées positives : courage, générosité, existent seules en réalité. Dégagez vous-mêmes les conséquences de ce principe, et vous conclurez avec moi qu’une idée, entachée de négation n’a aucune valeur au point de vue du bonheur dont l’homme, par son essence même, est appelé à jouir, que la destruction est une erreur, que la haine est un sacrilège, puisque leurs effets sont contraires au progrès, dont ils retardent la marche.

 

– Pourtant, objecta Ned, il arrive que, parfois, la haine est juste et nécessaire, qu’elle est utile même, lorsqu’on la met au service d’une cause généreuse. Ainsi, par exemple, je hais ces deux frères Altidor qui eussent fait mourir Lucienne, je hais les inspirateurs du complot qui se trame en ce moment contre l’Europe. La suppression de ces hommes serait un bienfait pour l’humanité tout entière. Votre accumulateur psychique ne pourra-t-il donc nous aider à triompher d’eux ?

 

– Oui et non, répondit Arsène Golbert. Non, s’il s’agit de faire une œuvre négative, c’est-à-dire, comme vous le pensez, s’il faut attenter à la vie de ces hommes. Oui, s’il s’agit, au contraire, d’agir positivement, c’est-à-dire de leur insuffler les idées généreuses qui leur manquent. J’ai construit mon accumulateur psychique pour améliorer les hommes, et non pour les détruire. Il mentirait à son propre but, s’il était capable de recevoir et de transmettre une idée qui ne fût pas créatrice. Il ne se différencierait plus alors des innombrables engins qu’on invente chaque année pour rendre la guerre encore plus meurtrière. Non, mes chers amis, ce n’est pas là le but que je me suis proposé.

 

– Mais, objecta de nouveau Ned après un moment de silence, vous savez comme moi que le danger qui nous menace devient chaque jour plus pressant. Il se pourrait, qu’avant peu, la guerre éclatât. Les hypnotiseurs opèrent en silence ; ils travaillent à surprendre les plans secrets de l’organisation militaire Que comptez-vous faire ?

 

– Le cas est pressant, en effet, appuya Olivier Coronal.

 

– L’appareil que vous voyez n’est qu’un premier essai, répondit le vieillard. Je compte en construire un beaucoup plus puissant, et qui permettra de suggestionner à la fois un grand nombre d’hommes. Qui pourra dire que nous serons en péril lorsque, sans faire usage d’aucune arme, d’aucun engin de destruction, nous aurons en main les moyens de changer, d’un seul coup, les dispositions belliqueuses d’un bataillon de soldats en sentiments très pacifiques ? En attendant, je suis d’avis qu’il nous faut prévenir immédiatement le ministre de la Guerre, l’informer des projets de la société des milliardaires américains, lui signaler la présence à Paris des hypnotiseurs-espions, et le mettre au courant de notre invention.

 

« Je veux espérer, ajouta Arsène Golbert, que les Chambres ne refuseront pas cette fois de s’intéresser à mon invention, ainsi que cela s’est produit, il y a quelques années, au sujet de ma locomotive sous-marine.

 

– Il est impossible que, cette fois, vous vous heurtiez à l’indifférence générale, s’écria chaleureusement Olivier Coronal. La situation est trop grave.

 

– Espérons-le, dit Arsène Golbert. En tout cas, mon cher Ned, et vous, Olivier, accepterez-vous de m’aider dans la construction d’un accumulateur psychique de grandes dimensions ?

 

– Mais certainement, répondirent à la fois les deux hommes.

 

À ce moment, on frappa à la porte du cabinet de travail.

 

– À table ! disait joyeusement Lucienne, en apparaissant moulée dans un costume ravissant de simplicité et de bon goût. Vous pouvez entrer maintenant dans la salle à manger, messieurs, ajouta-t-elle avec un malicieux sourire, en prenant les devants.

 

Léon et Tom Punch, en grande tenue, guettaient l’arrivée des ingénieurs.

 

– Vive monsieur Golbert ! s’écria le Bellevillois en les apercevant, immobiles, sur le seuil.

 

– Hurrah ! pour l’accumulateur, répondit Tom Punch à grand fracas.

 

Sous le flot de lumière que versaient de grosses lampes de cristal, la salle à manger, entièrement décorée de feuillages et de fleurs, présentait un aspect féerique. Une énorme gerbe occupait le centre de la table.

 

Lucienne avait sorti, pour la circonstance, un précieux service qui, sur la nappe immaculée, au milieu des fleurs et des cristaux de Bohême, étincelait de mille reflets. La jeune femme avait fait des prodiges de bon goût.

 

– Eh bien, dit-elle, messieurs, qu’attendez-vous ?

 

Mais devant Ned et Olivier, aussi surpris que lui, Arsène Golbert restait immobile.

 

– Lucienne !… mes amis…, balbutia-t-il en s’avançant, très ému. C’est pour moi ! Vous avez pensé… Je vous remercie… Mes bons amis !…

 

CHAPITRE XII

Aurora s’ennuie

 

Tandis qu’à Paris, dans une commune pensée humanitaire, l’ingénieur Arsène Golbert et ses amis fêtaient l’invention de l’accumulateur psychique, à Chicago, dans son palais somptueux de la Septième Avenue, William Boltyn prenait connaissance d’un volumineux dossier que Harry Madge lui-même venait de lui apporter quelques instants auparavant.

 

Le président de la société des milliardaires américains ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi heureux. Son visage osseux, aux pommettes saillantes et colorées, n’avait pas, ce soir-là, son habituelle expression de froideur et d’impassibilité.

 

Le milliardaire ne riait pas, ne souriait même pas ; mais à la vivacité de son regard, à l’imperceptible tremblement de ses narines, on devinait une évidente satisfaction. Il parcourait, avec avidité, les feuilles du dossier qu’il avait posées devant lui, sur son vaste bureau : et ce qu’il lisait semblait l’intéresser au plus haut degré. Depuis plus d’une heure, il ne s’était pas distrait une seule minute de son examen.

 

Après avoir hâtivement parcouru tous les feuillets, il les reprit les uns après les autres, les relut attentivement. Sa physionomie se détendait, son regard brillait davantage à mesure qu’il avançait dans son travail. Lorsqu’il eut terminé, il serra soigneusement le dossier dans un grand coffre-fort en fer forgé, aux ciselures d’argent massif, et dont la clef ne le quittait jamais.

 

– Allons, murmura-t-il à mi-voix, Harry Madge est décidément un homme merveilleux, et ses hypnotiseurs font de la bonne besogne. Ce dossier arrive à point. Je commençais à douter et à perdre patience. Voilà trois mois bientôt que Jonas et Smith Altidor sont partis pour l’Europe avec leurs hommes, et je n’avais encore rien vu venir. Enfin je n’ai pas attendu en vain.

 

William Boltyn appuya sur un timbre électrique.

 

– Stephen, demanda-t-il au majordome qui parut aussitôt, où est miss Aurora ?

 

– Dans ses appartements, monsieur. Elle n’en est pas encore sortie aujourd’hui.

 

– Comment, elle n’est point allée faire sa promenade au parc, ce matin, ainsi qu’elle en a l’habitude !

 

– Non, monsieur.

 

– Eh bien, faites-lui demander par une femme de chambre si elle veut me faire le plaisir de m’accompagner aux abattoirs.

 

Le majordome se retirait.

 

– Ou plutôt, non, n’en faites rien, se reprit William Boltyn. Pour n’être pas encore sortie de chez elle, il faut qu’elle soit malade, ou qu’elle s’ennuie. Je vais aller lui demander moi-même de m’accompagner.

 

Pour William Boltyn, sa fille était toujours restée miss Aurora. Malgré son mariage, il n’avait jamais consenti à dire « madame » en parlant d’elle ; et depuis que le divorce avait été prononcé entre Aurora et l’ingénieur Olivier Coronal, il la traitait tout à fait comme une jeune fille, comme si elle n’eût jamais cessé d’habiter sous son toit.

 

– Bonjour Aurora, dit-il, en pénétrant dans le petit salon meublé à l’orientale où, à demi étendue sur un sopha, la jeune femme jouait négligemment de l’éventail.

 

– Bonjour, mon père, fit-elle en se soulevant pour lui tendre la main. Que me veux-tu ?

 

– Eh bien, dit-il avec tendresse en l’examinant, que signifient ces yeux cernés et cette mine mélancolique ? Tu n’es pas allée faire ta promenade ce matin… Qu’as-tu donc ? Te sens-tu malade ?

 

– Mais non, pas le moins du monde ; je m’ennuie, voilà tout, répondit Aurora en relevant négligemment les manches du peignoir mauve qu’elle portait. Je n’ai rien d’autre, je t’assure.

 

– Mais tu as cela, et c’est assez pour te rendre malheureuse, dit le milliardaire en mordant nerveusement sa moustache. Voyons, reprit-il, il ne faut pas rester calfeutrée chez toi, à cultiver ton spleen comme une plante rare. Veux-tu venir avec moi en autocar jusqu’aux abattoirs ? Le bruit, l’animation te feront du bien. Tu reviendras moins triste.

 

– Non, laisse-moi, mon père. Ne me torture pas, dit languissamment la jeune milliardaire en se laissant retomber mollement sur les coussins. Tu vois, je lis… toute seule… Le monde m’ennuie ; j’aime mieux ne pas sortir.

 

William Boltyn, qui jusqu’alors était resté debout, s’assit en face de sa fille et se mit à la contempler en silence.

 

La jeune femme était toujours merveilleusement belle. Son visage, un peu irrégulier, où les lèvres saignaient sur la blancheur à peine rosée de la peau, possédait toujours ce charme étrange que lui communiquaient ses grands yeux pers, dont la limpidité se troublait parfois, sous l’influence des sentiments intérieurs. Cependant, depuis son divorce, Aurora avait beaucoup changé. La souffrance, l’ennui avaient mis leur sceau sur son visage, d’une façon à peine perceptible il est vrai, mais qui n’avait pas échappé à William Boltyn. C’était surtout au moral qu’Aurora avait subi une transformation.

 

Elle, jusqu’alors orgueilleuse à l’excès, vaniteuse de ses toilettes, de ses bijoux, et généralement despotique à l’égard de tous ceux qui l’approchaient, elle semblait maintenant se désintéresser de tout et n’avoir plus aucune volonté.

 

Aurora avait des mélancolies subites, des accès de spleen où elle ne voulait voir personne. Elle ne désirait rien, qu’être seule, pour se souvenir et pleurer.

 

La fière milliardaire regrettait Olivier Coronal.

 

– Mais dis-moi donc que tu veux quelque chose, reprenait William Boltyn d’une voix suppliante. Parle, agis, cours les magasins. Dépense cent mille dollars si cela te fait plaisir. Remue l’hôtel de fond en comble si tu veux, et arrange-le à ta guise si le mobilier te déplaît. Que je m’aperçoive au moins que tu vis, au lieu de savoir que tu restes là, seule, à t’ennuyer, à te consumer dans la tristesse !… Avoue que tu me fais souffrir, continua-t-il, en voyant qu’Aurora restait immobile et muette. Dernièrement, tu as voulu partir en voyage ; j’ai quitté mes affaires, j’ai tout abandonné pour t’accompagner. À peine avons-nous été à bord de notre yacht qu’il a fallu revenir. Tu t’ennuyais. Ici, maintenant, le spleen t’a reprise. Tu ne t’intéresses même plus à mes travaux, au but que je poursuis depuis tant d’années et que je vais atteindre, sans que tu m’aies seulement demandé une fois depuis un mois où en sont les événements !

 

Le milliardaire, dont l’énervement croissait de minute en minute, se mit à arpenter le salon à grands pas.

 

– Mais, mon père, moi aussi, je souffre, s’écria Aurora, en s’efforçant de retenir ses sanglots. Vous êtes trop cruel de ne pas vouloir le comprendre et de me torturer avec vos questions et vos remontrances inutiles.

 

– Oui, je sais, repartit amèrement William Boltyn, tu l’aimes toujours, n’est-ce pas, cet Européen maudit qui m’a pris ton cœur ? Tu l’aimes davantage encore depuis votre séparation ! Crois-tu que je ne le voie pas à ta conduite, à l’ennui dont tu souffres, et dont rien ne peut te tirer ? Ah ! si j’avais pu prévoir ! ajouta-t-il en se remettant à marcher à travers le salon. Ai-je été assez faible en consentant à ce mariage ! J’aurais dû le faire exécuter sommairement, cet Olivier Coronal, lorsqu’il était entre mes mains à Mercury’s Park.

 

– Oh ! mon père, protesta la jeune femme avec douleur. Je vois bien que vous ne m’aimez plus.

 

Une heure après, lorsqu’il sortit du salon, William Boltyn avait vu sa fille lui sourire. Mais au prix de quel sacrifice pour son orgueil ! Il avait dû lui promettre de faire avec elle un voyage en Europe. Il regagna son cabinet de travail dans un tel état de surexcitation, qu’il ne pensa même plus à faire, ce jour-là, sa quotidienne visite à ses usines de conserves.

 

Le lendemain matin, le grand salon de l’hôtel Boltyn, où les colonnes de métal s’ornaient de têtes de bœufs dorées, vit une nouvelle réunion des milliardaires convoqués par télégramme.

 

C’était la première assemblée générale depuis le départ des hypnotiseurs pour l’Europe.

 

Or, depuis trois mois que Harry Madge et William Boltyn n’avaient rien voulu dire à ce sujet, tous les milliardaires brûlaient du désir de connaître les résultats de la campagne d’espionnage politique. Pas un ne manquait à l’appel.

 

Ce fut Harry Madge qui prit, le premier, la parole.

 

– Gentlemen, dit-il, je commence tout d’abord par vous remercier de la confiance que vous avez bien voulu me témoigner depuis plusieurs mois ; et je vais tout de suite vous mettre au courant des résultats de notre entreprise de renseignements politiques.

 

Il y eut un murmure d’approbation. Chacun se cala dans son fauteuil. On écouta attentivement.

 

Après avoir promené, sur tous les assistants, son regard incisif et chargé de volonté, le spirite reprit :

 

– Voici quelle est exactement la situation : après un siècle de paix et de labeur commercial et industriel, qui a fait de nous autres Américains les plus grands producteurs du globe, le moment est enfin venu, pour les États de l’Union, de pouvoir s’assurer des colonies. Les territoires, pourtant immenses, de notre pays ne nous suffisent plus. Il faut de nouveaux débouchés à notre activité. Nous sommes le peuple du monde le plus énergique, le plus actif, le plus intelligent dans notre façon de comprendre la vie. L’univers doit nous appartenir, il nous appartiendra. Nous avons formé ce vaste projet de conquérir l’Europe, de même que jadis elle a conquis l’Amérique. Ce sera notre revanche, et nous sommes sur le point de l’avoir. En achetant Mercury’s Park, le gouvernement yankee s’est décidé à en faire le plus puissant arsenal qu’on ait jamais vu. Un accord tacite existe maintenant entre notre société et la Chambre des représentants de Washington. La guerre est décidée ; elle ne saurait tarder à éclater…

 

Harry Madge se tut de nouveau pendant quelques minutes, comme pour juger de l’effet produit par ses paroles.

 

Toutes les physionomies étaient attentives.

 

Tous les regards étaient fixés sur lui.

 

Il continua :

 

– Le bataillon de nos hypnotiseurs n’est pas resté au-dessous de ce que je vous avais promis. Nous sommes à présent en possession de la plupart des plans d’inventions, ainsi que des documents intéressant l’organisation militaire de la France. Nos envoyés secrets se sont attaqués aux ministères, aux forteresses et aux arsenaux. Ensuite, ce sera le tour de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie, dont nous surprendrons également les dispositions militaires ; et cela sans péril, sans luttes – rien que par la puissance de lecture à distance de nos hypnotiseurs.

 

On avait écouté Harry Madge dans le plus profond silence.

 

Sans aucune précaution oratoire, l’étrange vieillard – dont la voix sèche, sans timbre, et comme effacée et lointaine, parvenait à peine aux oreilles de ses auditeurs – avait le don de retenir l’intérêt, de se faire religieusement écouter. Il entrouvrait à peine, pour parler, ses lèvres décolorées, et si minces qu’on les discernait à peine.

 

Toujours coiffé de son bonnet à boule de métal, vêtu de son ample pardessus d’indéfinissable couleur, croisant ses longues mains décharnées et couvertes de bagues, il ne laissait pas d’impressionner vivement ses collègues, de leur apparaître comme un être surnaturel et mystérieux.

 

William Boltyn prit la parole à son tour, et sommairement, il résuma le dossier resté secret jusque-là. La lecture qu’il fit, de quelques documents de la plus haute importance, provoqua l’enthousiasme général des milliardaires.

 

Philipps Adam, le gros marchand de forêts, donna le signal des applaudissements et, pendant quelques minutes, ce fut un concert d’acclamations.

 

– Gentlemen, dit William Boltyn, lorsque l’agitation provoquée par sa lecture se fut un peu calmée, gentlemen, après plusieurs années de persistants efforts, nous touchons enfin au but. Avec les armes dont nous disposons, notre victoire est certaine. L’Europe n’a qu’à bien se tenir. Ainsi que vient de vous le dire l’honorable Harry Madge, la guerre ne saurait tarder à éclater, et voici pourquoi : d’accord avec nous, la Chambre des Représentants va voter une loi frappant d’une taxe très élevée tous les produits européens à leur arrivée sur le sol des États-Unis. Le gouvernement français protestera au nom de ses intérêts commerciaux. Nous tiendrons bon. Ou bien les puissances européennes, et en particulier la France, accepteront nos conditions – et alors elles sont nos vassales, elles sont ruinées – ou bien la lutte s’engagera – et vous savez, gentlemen, que toutes les chances de victoire seront pour nous. Nous décuplerons, nous centuplerons même nos fortunes déjà colossales ; nous imposerons partout nos produits ; nous serons les maîtres incontestés du monde. Notre génie pratique pourra se développer librement. L’orgueilleuse Europe, avec ses territoires fertiles et le travail de ses peuples, avec cette intelligence dont elle est si fière, ne sera plus, entre nos mains, qu’un instrument de richesse, une immense colonie que nous gouvernerons à notre guise, et dont nous canaliserons le travail et l’épargne…

 

William Boltyn se rassit, au milieu d’un tonnerre d’applaudissements ; il promena un regard triomphant sur ses collègues.

 

Tous les visages exprimaient une exaltation, une joie débordantes. Les regards brillaient avidement, les mains s’étendaient en avant, comme pour saisir la proie promise. Ah ! ils étaient bien tous d’accord, ces Yankees ambitieux et égoïstes. Pas un ne protestait au nom de la civilisation et de l’humanité. Ils allaient enfin pouvoir assouvir leur haine contre l’Europe intelligente et pensante, et satisfaire leurs convoitises. Ils étaient d’autant plus sûrs du succès qu’ils sentaient que leur coalition représentait une invincible force : celle des milliardaires.

 

William Boltyn ne voulut pas laisser partir ses collègues, sans avoir bu avec eux à la prospérité de l’Union et à la réalisation de l’entreprise commune. Il donna des ordres. Peu d’instants après un lunch était servi dans le grand salon, qu’illuminaient des lustres électriques et de hautes torchères de bronze. Il chargea même Stephen de prier Aurora de vouloir bien honorer la réunion de sa présence. Presque aussitôt, le majordome revint dire que la jeune femme priait qu’on l’excusât.

 

William Boltyn dissimula son mécontentement. Décidément sa fille n’était plus la même qu’autrefois ; elle s’éloignait de lui, ne s’intéressait plus à ses projets.

 

En se retirant, les milliardaires traversèrent, conduits par William Boltyn, le petit salon où se tenait la jeune femme. Ils la saluèrent et défilèrent, un à un, devant elle, pour lui présenter leurs hommages.

 

– Que ces hommes sont donc laids et vulgaires ! dit-elle, énervée, comme son père revenait s’asseoir à côté d’elle, après avoir pris congé de ses hôtes.

 

– Je ne trouve pas, répondit froidement Boltyn. Ce sont d’honorables gentlemen, mes collègues et mes amis. Si tu avais assisté à notre réunion, tu aurais sans doute pour eux plus d’estime. Ils ont de la décision et de l’intelligence, à défaut de beauté ; et depuis que nous avons fondé notre société, leur attachement à notre cause ne s’est pas démenti un seul instant.

 

Il s’interrompit pour lancer un regard à Aurora qui l’écoutait à peine, et reprit aussitôt.

 

– Tu n’as pas entendu les éclats de voix et les applaudissements !… L’enthousiasme était à son comble. C’est qu’il faut dire aussi que tout nous réussit. Les hypnotiseurs nous ont mis en possession de secrets d’une importance capitale. Le gouvernement yankee est avec nous ; la guerre est décidée… Il y a, dans tout cela, de quoi nous rendre heureux, que je sache !

 

William Boltyn s’exaltait de nouveau. Son regard métallique prenait une acuité extraordinaire.

 

Aurora ne semblait pas disposée à engager la conversation.

 

– Oh ! je sais que j’ai bien tort de te dire tout cela, reprit son père, en ne dissimulant pas combien cette attitude l’irritait. Tu te soucies fort peu de moi et de mes travaux. Que j’aie lutté depuis dix ans pour gagner des bank-notes, que j’aie entrepris une affaire gigantesque qui va me donner la puissance d’un empereur, cela t’est bien égal !

 

Aurora parut faire un effort pour garder son calme.

 

– Mon père, dit-elle, avec un accent tout à fait triste, la discussion que vous essayez d’engager est bien inutile. Elle ne changera rien à ce qui existe. Vous me reprochez de ne plus m’intéresser à votre entreprise. C’est vrai. Mais qu’y puis-je faire ? Je souffre cruellement ; et vous ne voulez pas comprendre qu’une transformation s’est faite dans mon esprit.

 

– Oui, je sais, répliqua William Boltyn irrité, ton Coronal a exercé sur toi une influence néfaste. Ses idées absurdes d’Européen t’ont fait oublier les sages préceptes que je t’avais jadis inculqués… Quelle différence entre ta conduite d’à présent et celle que tu avais avant ton mariage !

 

– Oh ! dit Aurora, ne me faites pas de reproches, je suis maintenant sans volonté et – ajouta-t-elle avec un si poignant accent de désespoir que son père en tressaillit – j’ai passé à côté du bonheur.

 

– À qui peux-tu t’en prendre, sinon à toi-même ?

 

– À moi ! dites plutôt à vous, s’écria la jeune femme. Si vous n’aviez pas été si ambitieux, si vous n’aviez pas sans cesse cherché à accroître votre fortune, si vous n’aviez pas tout sacrifié pour arriver à votre but, j’aurais peut-être été heureuse.

 

– Aurora, dit froidement le milliardaire, tu feras tant et si bien que je finirai par ne plus t’aimer. Tu me reproches aujourd’hui d’avoir fait ton malheur, à moi qui ne t’ai jamais rien refusé ! N’ai-je pas satisfait, sans mot dire, tes caprices les plus coûteux et les plus insensés ? N’ai-je pas, ce matin encore, consenti à faire avec toi un voyage en Europe ?… Ah ! c’en est trop !… Tu m’accuses de t’avoir sacrifiée à mon ambition. Est-ce parce que je t’ai accordé la grâce d’Olivier Coronal à Mercury’s Park, dis-moi ?… Que s’est-il ensuivi ? Que nos projets ont été surpris, que Skytown a été détruit et Hattison assassiné, que l’assassin lui-même a été dérobé à ma juste vengeance !… N’est-ce pas pour toi que je travaille, que j’entasse des millions ?… Quelles théories nouvelles vas-tu donc me soutenir aujourd’hui ? L’amour de l’humanité, le dédain de l’or peut-être, et toutes les absurdités philosophiques dont se paient les hommes du Vieux Monde, et que t’a enseignées ton mari ?

 

William Boltyn était exaspéré.

 

– Eh bien, réponds-moi donc. Ose me répondre et me dire que j’ai tort.

 

La jeune femme se leva et déclara avec une grande dignité :

 

– Nous perdons notre temps, mon père. J’attendrai qu’il vous plaise que nous allions en Europe, ainsi que vous me l’avez promis ce matin. À présent, ne vous occupez plus de moi ; épargnez-moi le chagrin d’avoir à vous dire des choses que nous ne pourrions oublier ensuite ; et, puisque vous ne voulez pas admettre que je puisse aimer, permettez-moi du moins de souffrir en silence.

 

– Voyons, Aurora, dit le milliardaire, attendri, bien qu’il eût la volonté de rester impassible, est-ce raisonnable de t’isoler ainsi et de ne pas vouloir écouter mes conseils ?… Tu sais bien qu’en dehors de toi, je n’aime personne, que tu es ma seule joie !… J’avais même à te faire une surprise que, depuis trois mois, je te ménage… Devine de quoi il s’agit, ajouta-t-il en venant s’asseoir tout près d’elle et en lui prenant la main.

 

– Vraiment, s’étonna-t-elle, vous m’avez ménagé une surprise ?

 

– Oui. Et je te connais assez pour savoir que tu vas être contente… Ta rivale, cette Lucienne Golbert que Ned Hattison t’a préférée jadis, elle est en ce moment atteinte d’une maladie dont elle ne soupçonne pas la cause. Les Altidor sont à mon service ; et tu sais que la puissance occulte de ces deux hommes est formidable. Avant peu, tu seras vengée !

 

– Vengée ! reprit Aurora en souriant tristement. Comment avez-vous pu croire un instant que cette pensée me soit venue ?… Eh quoi ! vous allez me rendre responsable d’un crime ! Je ne le veux pas. Ces gens sont dans leur pays, j’exige que vous les laissiez en repos et que vous donniez immédiatement des ordres pour qu’on suspende cette œuvre de basse vengeance, qui n’est digne ni de vous ni de moi.

 

William Boltyn était stupéfait.

 

Il s’attendait à voir sa fille accueillir avec joie la nouvelle que son ancienne rivale était en danger de mort. Il avait compté sur cette nouvelle pour voir Aurora secouer son ennui et reprendre de l’intérêt à la vie.

 

Et voilà qu’Aurora ne voulait plus de vengeance, voilà qu’elle protestait, elle, l’orgueilleuse et intraitable Yankee, au nom de ses sentiments d’humanité ! Le milliardaire ne voulut pas en entendre davantage.

 

– C’est bien, conclut-il. Je ferai ce que tu voudras…

 

Huit jours après, miss Aurora Boltyn et son père prenaient, à New York, le paquebot pour Le Havre.

 

CHAPITRE XIII

Au ministère

 

Peu de temps après avoir annoncé à ses amis sa découverte de l’accumulateur psychique, l’ingénieur Arsène Golbert débarqua, un matin, à la gare Montparnasse. Il prit un fiacre et se fit conduire au ministère de la Guerre.

 

Dans son portefeuille se trouvait la lettre d’audience qu’il avait reçue la veille.

 

Très correct avec son haut-de-forme soigneusement lissé, ganté de jaune, l’inventeur, dont le visage, encore jeune d’expression, s’encadrait de légers favoris blancs, avait bien l’allure d’un véritable homme de science.

 

À sa démarche hésitante, à ses gestes comme mal assurés, à cette excessive timidité qui lui avait toujours fait redouter le contact de la foule, on reconnaissait en lui le rêveur passionné que ses études ont toujours absorbé et qui, vivant à l’écart, s’est toujours peu soucié des intrigues qui conduisent les hommes habiles aux honneurs et aux dignités. D’une grande douceur, toujours prêt à excuser ceux qui lui faisaient du mal, l’ingénieur avait gardé une naïveté, une croyance en la bonté et en la justice, qui étonnaient tous ceux qui l’approchaient.

 

– Que désirez-vous, monsieur ? lui demanda un concierge, solennel dans sa livrée à galons d’argent.

 

Arsène Golbert montra sa lettre d’audience.

 

– Ah ! parfaitement. Vous venez pour l’audience de M. le ministre… Escalier B, au premier étage, la porte K, dans le troisième corridor à droite.

 

– Merci, murmura le savant en s’éloignant dans la direction qu’on lui indiquait.

 

Pour arriver à destination, il dut avoir recours à l’obligeance d’un garçon de bureau, qui, le voyant perdu dans le dédale des corridors, lui donna des indications précises.

 

L’antichambre du cabinet du ministre contenait déjà une vingtaine de personnes. Il y avait là des députés, des sénateurs, des industriels décorés, plusieurs dames, et des officiers de toutes armes.

 

Deux huissiers en habit, portant autour du cou la traditionnelle chaînette d’argent, étaient postés de chaque côté de la porte qui donnait accès au cabinet du ministre. Ces cerbères d’un nouveau genre, assis dans un fauteuil, devant une petite table, semblaient fort occupés à dessiner, avec la pointe d’un crayon, de vagues figures sur la moleskine de leur sous-main.

 

Arsène Golbert remit à l’un d’eux sa lettre d’audience.

 

– C’est bien. Attendez votre tour, fit l’huissier en étouffant un bâillement.

 

L’ingénieur alla s’asseoir sur un siège resté libre, auprès de l’embrasure d’une fenêtre.

 

L’antichambre, très élevée de plafond, et dont les hautes croisées, garnies de rideaux poussiéreux, donnaient sur une sorte de terrasse, offrait un exemple réussi de ce que peut produire le goût administratif en matière d’ameublement et de décoration. Sur les murs, et pour en égayer sans doute la couleur sombre, un thermomètre, un baromètre et une horloge faisaient vis-à-vis à quelques lithographies, avec une symétrie toute bureaucratique. L’ingénieur remarqua que tous les objets, fauteuils, chaises, tables, banquettes, portaient une étiquette de zinc avec un numéro d’ordre. De temps à autre des garçons de bureau apportaient des dossiers, des piles de paperasses, que l’un des huissiers recevait sans mot dire, et qu’il prenait indolemment sous son bras pour disparaître avec, derrière la porte double du cabinet ministériel.

 

« Mon tour ne va-t-il pas bientôt venir ? » pensa le savant au bout d’une demi-heure d’attente.

 

Plus de cinquante personne avaient, dans la journée, été introduites. Dans le nombre, beaucoup n’avaient fait aucune station dans l’antichambre.

 

Des personnalités sans doute, des hommes influents, qui arrivaient, le verbe haut, la démarche assurée, se contentant de donner leur carte à l’huissier. Ils n’avaient pas besoin de lettre d’audience, ceux-là ; ils étaient chez eux, et le faisaient bien remarquer par les regards méprisants qu’ils jetaient en passant sur les solliciteurs.

 

Enfin le défilé devint plus rapide. L’antichambre commença de se vider. L’huissier appela : « Monsieur Arsène Golbert. »

 

Le ministre de la Guerre était un homme d’une soixantaine d’années, ancien officier de manières hautaines, possesseur d’un nom illustre et d’une grande fortune. Il faisait partie du Parlement depuis de longues années.

 

– Monsieur le ministre, dit Arsène Golbert en s’inclinant, j’ai une communication très sérieuse à vous faire.

 

– En effet, je vois cela sur votre lettre d’audience, répondit le ministre en jetant un coup d’œil sur la pendule de marbre noir placée sur la cheminée de son cabinet. Mais excusez-moi, tous mes instants sont pris ; je n’aurai pas le temps de vous écouter. Adressez-moi votre communication, les bureaux l’examineront.

 

– C’est que, reprit le vieux savant un peu déconcerté, c’est de la plus haute importance. Je tenais absolument à vous communiquer de vive voix ce dont il s’agit. Il y va de la sécurité de notre pays.

 

– Je me rends à vos instances, monsieur. Quelle est cette communication ?

 

Tout en parlant, le ministre continuait à feuilleter des papiers épars devant lui, sans lever les yeux.

 

– La France, et non seulement la France, mais l’Europe entière sont en danger, commença sans préambule Arsène Golbert, dont la voix tremblait légèrement. Mais ce que j’ai à vous dire est si grave, si complexe aussi, que je suis embarrassé d’avoir à me résumer… Voici donc ce qui se passe en ce moment chez nous, reprit-il, sans que le ministre eût bronché, sans qu’il eût eu l’air de prêter la moindre attention aux paroles qu’il entendait.

 

Très ému, avec des gestes fébriles, M. Golbert expliqua les projets de la société des milliardaires américains. Il dit la présence à Paris des hypnotiseurs, et l’œuvre d’espionnage à laquelle ils se livraient – glissant sur tous les points de détail, ne s’attachant qu’à démontrer l’imminence du péril.

 

L’enthousiaste vieillard s’attendait à voir le ministre bondir, lui demander des explications détaillées, des preuves même. Il n’en fut rien.

 

Le ministre était très absorbé par des soucis politiques ; la séance de l’après-midi à la Chambre devait être très orageuse, et le bruit courait dans les milieux parlementaires, qu’il se pourrait bien que le ministère soit renversé.

 

– Je vous remercie du dérangement que vous vous êtes occasionné, dit-il en se levant pour marquer que l’entretien était fini. Je loue beaucoup votre patriotisme. Ne craignez rien, ajouta-t-il avec cette infatuation involontaire des hommes au pouvoir, s’il est vrai que ces espions soient en France comme vous le dites, notre service de renseignements nous en avisera bientôt. Nous prendrons des mesures.

 

– Mais permettez, monsieur le ministre, insista Arsène Golbert en haussant la voix, je ne vous ai pas tout raconté. En même temps que je vous signale le danger, je mets à votre disposition les moyens de les combattre. Je viens de faire une découverte d’une importance capitale, et…

 

– Eh bien, mon cher savant, interrompit le ministre en appuyant sur un timbre, certainement, adressez-nous une communication et les plans de votre invention. Nos bureaux les examineront, s’il y a lieu, et nous verrons s’ils peuvent être adoptés.

 

Arsène Golbert comprit qu’il était inutile d’insister.

 

L’huissier d’ailleurs apparaissait, annonçant une autre personne.

 

Le savant sortit, furieux, déconcerté, et tout tremblant d’indignation.

 

– C’est cela !… que j’adresse une communication ! se disait-il en traversant de nouveau l’antichambre. Quelle ironie ! On mettra des mois à examiner mes plans, on entassera formalités sur formalités, on me renverra de bureau en bureau. Pendant ce temps, nos ennemis continueront à préparer des armes contre nous.

 

Comme Arsène Golbert se retirait, mélancoliquement, en suivant les boulevards, il entendit crier par des camelots à la voix retentissante :

 

– Demandez La Rotative… L’Aube… Le Canard… La Vérité… Le Grand Quotidien

 

Les manchettes des journaux portaient :

 

LA COMPLICATION FRANCO-AMÉRICAINE

 

Curieux détails

 

UN DON DE DEUX CENTS MILLIONS À LA FLOTTE DES ÉTATS-UNIS

 

L’Arsenal de Mercury’s Park

 

Arsène Golbert, très énervé, acheta toute une liasse de journaux ; et pendant qu’il s’en retournait, sa haute taille un peu courbée, ses cheveux blancs débordants de son haut-de-forme à larges bords, le savant pensa qu’il était bien seul au milieu de cette foule, grouillante et tourbillonnante comme un vol de phalènes aux rayons bleus de la lumière électrique.

 

– Ah ! soupira-t-il amèrement, l’égoïsme et le manque d’entente perdent la France, comme ils perdront l’Europe !

 

En approchant de la gare, le savant se sentit plus joyeux. Il allait se retrouver au milieu des siens.

 

Aussi conclut-il, avec sa nature optimiste et bonne :

 

– Heureusement que l’accumulateur psychique est là pour empêcher tous ces gaillards de faire des bêtises !…

 

En entrant dans son cabinet de travail, tout son courage lui était revenu. Ce fut presque joyeusement qu’il narra sa mésaventure à ses amis, alors en pleine fièvre de travail.

 

Tous se trouvaient réunis. Tom Punch et Léon polissaient, à l’aide d’une énorme meule, un très large plateau de cristal. Le père Lachaume, en redingote verte, ses cheveux gris hérissés, chargeait des piles à l’aide d’un compte-gouttes. Olivier et Ned, en tablier de forgeron, la lime en main, parachevaient de petites pièces de nickel.

 

– Mes amis, déclara sans trop de tristesse Arsène Golbert, ce que j’avais prévu est arrivé : le ministre m’a éconduit poliment, ou à peu près. C’est tout juste s’il ne m’a pas pris pour un fou.

 

– Sacrédié, s’écria le père Lachaume, je vais y aller moi-même. Il sera bien forcé de me recevoir. Je peux avoir toutes les recommandations que je voudrai. D’ailleurs, si le gouvernement agit de la sorte, eh bien, nous nous en passerons. Je mangerai, s’il le faut, jusqu’au dernier sou de ma fortune.

 

– Et moi aussi… Et moi la mienne, dirent presque en même temps Ned et Olivier.

 

Réconforté par les sympathies qui l’entouraient, Arsène Golbert reprit :

 

– Mes chers amis, permettez-moi d’abord de vous remercier de vos offres généreuses ; mais croyez-le bien, il n’y aura pas besoin de tant de dépense. L’accumulateur psychique est, comme vous le voyez, d’une construction fort simple et relativement peu coûteuse. J’espère que, dans quelques jours, tout sera prêt.

 

– Vous savez, annonça le père Lachaume avec une joie enfantine, j’ai trouvé un perfectionnement.

 

– Et lequel ?

 

– Eh bien, à l’aide d’un dispositif fort simple : avec un récepteur électrique et deux miroirs, on peut faire sentir les effets de la pile à une très grande distance, distance qui ne dépasse pas quelques centaines de mètres, mais que je compte bien augmenter d’une façon formidable.

 

– Bravo ! s’écria Arsène Golbert, en serrant les mains de son vieux collègue.

 

– L’idéal, dit Ned, serait d’arriver à donner à l’accumulateur une assez longue portée pour qu’il fût capable, malgré la distance, de transformer en honnêtes gens nos Yankees.

 

– Messieurs, fit Lucienne, qui venait d’ouvrir la porte à l’improviste, ne chargez pas, pour ce soir, votre appareil avec trop de tempérance, car j’ai préparé des petits plats dont vous me direz des nouvelles. À table, tout le monde !

 

Le repas fut un des plus gais qu’on eût vus depuis longtemps à la villa de Meudon. Le père Lachaume se révéla comme un conteur exquis. Il nomma quelques avares de sa connaissance qu’il se proposait de transformer en philanthropes, et cita certains gibiers de potence dont il voulait faire des prix Monthyon.

 

– Il me tarde, dit-il, que le grand appareil soit terminé ; nous accomplirons des prodiges. Je veux d’abord améliorer les cochers de fiacre et les doter d’une politesse à rendre jaloux toute la cour du roi Louis XIV, à faire rentrer de dépit dans les enfers l’ombre même de M. de Coislin.

 

« “Me ferez-vous l’honneur, madame, diront-ils, d’emprunter, pour quelques instants, les coussins de ce modeste véhicule ?”

 

« “Ces tomates rougissent de confusion en votre présence”, susurreront mélodieusement les fruitières les plus mal embouchées.

 

« Enfin les bouquetières :

 

« “Ces violettes, messieurs, ont l’honneur de fleurir devant Vos Majestés.”

 

– Ce sera charmant ! dit Lucienne en riant aux éclats.

 

– Ce sont des plaisanteries, reprit Ned, mais il est certain que ces résultats dont vous plaisantez sont très possibles avec l’accumulateur.

 

Le repas s’acheva au milieu d’un véritable enthousiasme. Lucienne, qui avait déjà repris ses vives couleurs d’antan, voulut couronner une aussi belle journée en débouchant le champagne.

 

Il fut décidé, vu l’urgence du travail, que M. Lachaume s’installerait provisoirement à la villa. Il occuperait la chambre d’ami, pendant que Léon et Tom Punch sommeilleraient fraternellement, installés sur des matelas, dans les mansardes.

 

Le désir de succès et l’ardeur étaient si grands que le petit jour trouva les travailleurs encore à l’ouvrage.

 

Lucienne, levée dès l’aurore, surprit agréablement tout le monde, en faisant irruption dans le cabinet de travail avec un vaste plateau chargé de bols de chocolat, d’une bouteille de vieux malaga et d’une corbeille de brioches toutes chaudes.

 

– Encore un jour de travail, déclara triomphalement Arsène Golbert, et nous sommes prêts.

 

Dans la matinée arrivèrent les journaux.

 

Sur une interpellation au sujet du conflit franco-américain, le cabinet était tombé.

 

– Tant pis pour eux, dit le père Lachaume sans la moindre nuance de pitié. Leurs successeurs seront peut-être plus intelligents.

 

Et, à travers une énorme loupe qui lui servait à compter de minces barreaux métalliques, le vieux savant lança un regard féroce à l’adresse des malencontreux politiciens.

 

CHAPITRE XIV

L’Ombre

 

Jonas et Smith Altidor avaient fait une drôle de tête – comme eût dit Léon Goupit – en s’apercevant de la disparition du coffret qu’ils avaient confié à l’un de leurs déménageurs.

 

Ils étaient aussi furieux l’un que l’autre, mais ils avaient bien dû se résigner, en l’absence de tout indice, à considérer comme perdue la statuette à laquelle ils tenaient tant.

 

– L’animal aura cru que ce coffret contenait des valeurs ou des bank-notes, dit Jonas. Je ne puis pas expliquer ce vol autrement. Mais comment faire ?… Nous plaindre à la police… il n’y faut pas songer.

 

– Cela va sans dire, fit Smith. Pourtant ce qui nous est arrivé est bien ennuyeux. La reconnaissance de miss Aurora Boltyn nous aurait sans doute valu quelque gratification considérable de son milliardaire de père.

 

– La perte de cette statuette, en y réfléchissant bien, n’a pas, au fond, une grande importance. Nous mériterons les gratifications autrement qu’en rendant malade une sotte et insignifiante jeune femme. Il nous faut des résultats plus pratiques.

 

– Ceux que nous avons déjà obtenus sont assez sérieux. Encore un léger effort, et nous pourrons considérer notre tâche comme terminée en France. Immédiatement après nous passons en Angleterre ou en Allemagne – selon les événements politiques du moment –, et nous parachevons notre besogne.

 

– Oui, reprit Jonas, mais n’avons-nous pas montré beaucoup d’insouciance lors de la fuite de ce domestique que nous avions embauché afin d’en faire un sujet ? Si c’était un espion politique ?

 

– Mais non, c’était un pauvre diable que les privations et l’emprisonnement avaient peu à peu détraqué. Même en admettant que tu aies raison, notre système de perquisition psychique est tel qu’il est absolument impossible de le découvrir, puisque les documents que nous arrivons à déchiffrer ne sont recopiés par nous que télépathiquement. Harry Madge écrit pour ainsi dire sous notre dictée.

 

– Il est vrai que nous ne laissons pas de trace matérielle de nos travaux.

 

– Je vais te dire encore, reprit Smith, une des causes qui m’ont empêché de rechercher plus activement cet Américain. Je suis intimement persuadé que c’est un agent de Harry Madge. La preuve, c’est que l’apparition du vieux spirite dans la glace a coïncidé avec sa présence dans le salon d’expériences.

 

– C’est possible, dit Jonas… D’ailleurs, n’oublions pas une chose : nous avons à Paris des ennemis fort puissants qui sont de grands savants en même temps que des hommes de courage. Faisons parler de nous le moins possible, et n’attirons pas l’attention. Ned Hattison, Olivier Coronal, et ce fameux Léon Goupit, que Harry Madge, sans doute pour nous tenir en haleine, prétend être toujours à nos trousses…

 

– Je ne le crois pas, interrompit Smith. Il sait que sa tête est mise à prix en Amérique, et il se tiendra coi, de peur d’une histoire désagréable.

 

– Malgré tout, il est bon de ne pas réveiller ces dangereux ennemis.

 

Tout en parlant, les deux frères escortaient avec plus d’attention que jamais leur mobilier, que guidait, tant bien que mal, le déménageur, à demi dégrisé par la menace du commissaire de police. Ils étaient arrivés rue de la Chine, une des plus pittoresques et des plus curieuses petites rues du Paris faubourien. Là, au milieu d’un vaste enclos, se dressait une maison à deux étages.

 

Des terrains vagues, quelques ateliers construits avec des matériaux de démolition donnaient au paysage cet aspect désolé qui caractérise la banlieue des grandes villes.

 

Là, les hypnotiseurs seraient sûrs de n’être pas dérangés.

 

Une fois les meubles déchargés, au milieu des végétations folles qui encombraient l’enclos presque retourné à l’état de forêt vierge, les frères Altidor congédièrent la voiture de déménagement, et l’épaisse porte cochère se referma.

 

Comme si le grincement mélancolique des fonds rouillés eût été un signal, une file d’hommes graves et vêtus de noir sortit de la maison. En un clin d’œil les meubles furent enlevés et disposés à l’intérieur. Les épais volets garnis de tôle furent fermés, et l’habitation reprit sa physionomie de maison abandonnée. Pourtant, la plus grande activité régnait à l’intérieur.

 

L’observateur qui eût réussi à s’y glisser eût assisté, tous les soirs, à un étrange spectacle.

 

Dans une grande salle, que meublaient seulement une table de bois blanc et deux chaises de paille, sur lesquelles prenaient place les frères Altidor, une trentaine de personnages étaient assemblés.

 

L’obscurité était profonde, pour que l’esprit ne fût pas distrait, pour que la volonté ne fût pas troublée par la vue des objets extérieurs, et le silence régnait, absolu, sur la réunion.

 

Debout, côte à côte et rangés en cercle, les hypnotiseurs se tenaient immobiles, les yeux grands ouverts, les prunelles dilatées sous l’influence de l’ambition et de la cupidité.

 

Le passant attardé qui regagnait sa demeure, le flâneur promenant sa songerie à travers les rues désertes passaient devant la maison silencieuse sans se douter que là des hommes, doués d’une incroyable puissance de divination, préparaient les éléments du grand drame qui allait ensanglanter l’humanité.

 

Seulement lorsque l’aube blanchissait le ciel à l’Orient, les hypnotiseurs se séparaient.

 

Restés seuls, les deux Altidor s’occupaient de faire parvenir à leur chef Harry Madge les documents déchiffrés pendant la nuit.

 

Tandis qu’épuisés par la séance de lecture à distance leurs hommes se livraient au sommeil dans les chambres du second étage, transformées en dortoirs et éclairées de veilleuses, Jonas et Smith s’enfermaient, et à leur tour, correspondaient télépathiquement avec le vieux spirite de Chicago.

 

La première impression que donnait maintenant la maison de la rue de la Chine était celle d’un séminaire de province.

 

La vie y était mathématiquement réglée ; rien n’y était laissé à l’imprévu. Le silence était imposé à tout le monde, sauf pendant les repas qui ne duraient que quelques minutes.

 

De son funèbre palais de Chicago, Harry Madge était en constante communication avec la maison de la rue de la Chine.

 

Le vieux spirite était fort satisfait des frères Altidor. Ils avaient bien eu l’impudence de commencer par faire leurs propres affaires au lieu des siennes ; mais les Yankees ont toujours des trésors d’indulgence pour quelqu’un qui fait des affaires.

 

D’ailleurs il les surveillait de près.

 

Il connaissait les exploits de Léon Goupit, il savait exactement à quoi s’en tenir sur son compte, mais il avait remis à plus tard la vengeance complète qu’il méditait contre le Bellevillois.

 

En somme, il regardait le petit groupe des ingénieurs français comme fort peu redoutable.

 

Il eût probablement changé d’avis s’il eût connu la découverte de l’accumulateur psychique. Mais c’était la seule chose qu’il ne pût pas savoir.

 

La volonté loyale d’Arsène Golbert et de ses amis formait autour d’eux, une sorte de cercle infranchissable.

 

Il y a, dans l’univers de la Volonté, comme dans celui de la nature, des tourbillons, des nimbes, de la lumière et de l’ombre.

 

La belle volonté, affirmative et lumineuse d’Arsène Golbert, ne pouvait être touchée par les rayons égoïstes, et par conséquent négatifs qu’émettait le cerveau enfiévré du spirite.

 

Comme l’avait expliqué un jour le fakir retourné dans les Indes, tout voyant qui emploie son pouvoir à un but pratique, qui l’utilise, diminue ce pouvoir et peut même le réduire à rien.

 

Le désintéressement absolu est la première condition exigée lorsqu’on s’occupe de surnaturel.

 

La folie et le suicide guettent ceux qui ont mis en oubli cette vérité fondamentale.

 

Un vieux livre de Kabbale, souvent cité, n’a-t-il pas dit : « Si tu joues au fantôme, tu le deviendras » ?

 

Harry Madge avait éprouvé, plus qu’un autre, la vérité de cette assertion.

 

Dans le cerveau de ce commerçant enrichi, une ambition monstrueuse avait germé.

 

Depuis que le sage fakir indien et le médecin peau-rouge l’avaient quitté, ses désirs ne connaissaient plus de bornes.

 

Si extraordinaire que cela paraisse, Harry Madge se croyait appelé à devenir l’empereur du monde. Il s’expliquait d’ailleurs fort logiquement cette prétention.

 

L’Amérique avait tout ce qu’il fallait pour triompher : capitaux, intelligence et documents. Donc le résultat d’une guerre entre l’Europe et les États-Unis n’était pas douteux. L’asservissement de l’Ancien Monde par le Nouveau n’était même plus une affaire d’années : c’était une question de mois, de jours peut-être.

 

Mais qui triompherait avec l’Amérique ?

 

Les quatre cents multimillionnaires qui détiennent tous les capitaux !

 

Plus puissants que les Césars et les rois que célèbrent les annales, les milliardaires se partageaient le monde ; l’or deviendrait la religion universelle, et les usines à vingt étages en seraient les sanctuaires, comme les tours de fer et les ponts gigantesques en seraient les monuments vénérés.

 

Les chèques et les bank-notes deviendraient les objets du culte, et Harry Madge, interprétant étroitement certains livres de la sagesse kabbalistique, voyait dans la pauvreté le véritable enfer. Les damnés de la nouvelle société seraient les pauvres, et les milliardaires, rares élus d’un ciel de jouissance et de suprématie matérielle, seraient adorés dans un univers transformé.

 

« Mais, se disait encore Harry Madge, qui aura la suprématie entre ces milliardaires que je méprise, qui sont tous de vulgaires spéculateurs et des gens grossiers et sans pensée ?… Cette dénomination de prince des milliardaires, concluait-il, ne peut appartenir qu’à l’homme supérieur par son intelligence. Je serai donc le prince des milliardaires, comme ils seront, eux, les princes du monde. »

 

Harry Madge allait plus loin encore dans ses divagations ambitieuses.

 

– Mais, s’écriait-il, je serai presque aussi un dieu ! Je disposerai de tout le pouvoir occulte de l’univers. Toutes les forces de la matière et de l’esprit s’emploieront à conserver ma vie, à la prolonger peut-être indéfiniment. Je renouvellerai les miracles des anciens livres ; je recréerai le monde suivant ma fantaisie.

 

À la suite de ces songeries, Harry Madge entrait dans un état d’exaltation extraordinaire. Il s’écriait, en grinçant des dents :

 

– Je suis Dieu ! Je suis Dieu !

 

La boule métallique de son bonnet jetait des éclairs, et il retombait, brisé, sur les tapis noir et or, tissés par les Thugs étrangleurs de l’Inde, et qui ornaient les salles souterraines de son palais. La volonté de Harry Madge, surmenée par des labeurs exagérés, avait acquis une facilité incroyable d’évocation. Il se faisait, sans effort, apparaître à lui-même, tous les personnages célèbres du passé, du présent, et même de l’avenir.

 

Certains soirs, dans la solitude splénétique de son palais, il s’évoquait à lui-même les spectres des conquérants illustres : Alexandre, César, Attila, Tamerlan, Napoléon se levaient pour lui de la poussière des tombeaux et venaient s’asseoir autour de sa table ronde. Ils devenaient ses amis intimes. Lui leur expliquait ses projets, et, au besoin, leur imposait le silence.

 

– Mes amis, disait-il – et sa voix résonnait, funèbrement, dans la solitude du palais –, vous avez été des enfants, des niais. Est-ce avec des soldats que l’on conquiert le monde ? Vous avez agi en barbares. Vous avez ignoré la puissance du capital, et surtout celle de la volonté pure qui dompte les monstres, apaise les tempêtes, et fait surgir des villes du sein des déserts. Vos légions, vos armées ?… enfantillages. La puissance de l’homme réside dans le vouloir inflexible de son cerveau. Allons, ne vous fâchez pas !… Si je suis content de vous, la force de mes médiums repêchera vos âmes, transies dans les fleuves brumeux de l’outre-Monde. Je vous restituerai à la vie et à l’action. Vous viendrez m’éclairer de vos conseils sur l’avenir des races, et savourer avec moi le sang des jeunes animaux, la sève des plantes nouvelles, qui permettent aux âmes la réincarnation…

 

Harry Madge, pourtant, n’avait pas toujours autant d’outrecuidance.

 

Quelquefois, au milieu de ces évocations, surgissait un fantôme qu’il n’avait point appelé, une forme d’ombre où, par un prodige singulier, Harry Madge reconnaissait à la fois l’exacte ressemblance d’un grand nombre de physionomies différentes.

 

L’Ombre ressemblait au vieil ingénieur Hattison, et aussi au père de Harry Madge – un pauvre coureur des prairies, tué dans une rixe –, et aussi au Satan classique des grimoires du Moyen Âge, et à un vieux professeur de mathématiques que Harry Madge avait connu et qui s’était suicidé.

 

L’Ombre – Harry Madge s’était habitué à désigner de ce nom ce personnage indécis et multiple – ne parlait jamais, se contentant de sourire d’une façon tellement ironique et lugubre, que le spirite sentait ses paroles s’arrêter dans son gosier, et ses cheveux se hérisser dans sa chair.

 

À côté de la cuirasse d’or d’Alexandre, de la redingote de Napoléon et de la robe de soie et de fourrure de Tamerlan, l’Ombre jetait une tache funèbre.

 

Tout en éprouvant une terreur considérable, Harry Madge se disait :

 

« Cette Ombre est le coin du mystère qui, dans toutes les choses, échappe au plus savant. C’est l’inconnu. Elle me symbolise la résistance de l’Univers à qui j’arrache ses secrets. »

 

Un soir, Harry Madge fit revêtir à une dizaine de ses domestiques de somptueux manteaux imités de ceux des doges de Venise. Ils étaient de velours vert sombre, et surchargés de broderies et de pierres précieuses.

 

Chacun de ces serviteurs portait un flambeau parfumé. La petite troupe précédait le maître à travers les allées sablées de poudre métallique des jardins du palais. Ils avançaient lentement, précédant le spirite, qui se faisait porter sur une sorte de trône que surmontait un dais de pourpre à franges d’or, aux coins ornés de panaches en plumes de cygne.

 

Les rois du monde défunt, évoqués par sa volonté, suivaient humblement ce cortège en même temps grotesque et triomphal.

 

Toujours coiffé de son bonnet à boule de métal qui jetait des lueurs vertes terribles, Harry Madge s’avançait orgueilleusement, lorsqu’il sentit sur ses épaules et sur sa tête un poids insupportable. L’Ombre s’était juchée derrière lui et ricanait atrocement.

 

Harry Madge sentit son cœur se geler d’effroi dans sa poitrine. Il se retourna, toujours obsédé par le fardeau du spectre.

 

Derrière le dais, le cortège phosphorescent des souverains disparus répétait le rire de l’Ombre.

 

Harry Madge poussa un cri épouvantable et tomba, de son trône portatif, comme une masse.

 

Les serviteurs, qui n’avaient vu aucune apparition, et qui prenaient simplement cette promenade pour une fantaisie de millionnaire, s’empressèrent de l’entourer, lui prodiguèrent des soins, le ranimèrent et le portèrent dans sa chambre, en son palais. Mais le spirite avait été frappé au cœur.

 

Pendant longtemps, il s’abstint d’évocations, bornant son travail cérébral à la surveillance des frères Altidor.

 

L’Ombre semblait avoir disparu, comme un mauvais cauchemar.

 

CHAPITRE XV

Le ministre Barnajou

 

Dans le grand hall de la gare Saint-Lazare, William Boltyn, miss Aurora et Stephen, le majordome du milliardaire, venaient de descendre du train transatlantique.

 

– Eh bien, Aurora, dit Boltyn en étendant le bras dans la direction de la large baie vitrée par laquelle on apercevait la cour de la gare, es-tu contente ? Le voilà, ce Paris, après lequel tu soupires depuis si longtemps.

 

– Oui, répondit la jeune femme, avec un accent mélancolique, je suis bien heureuse, en vérité. Vous êtes bien bon, mon père, d’avoir consenti à m’accompagner.

 

Aurora était vêtue d’un élégant costume de voyage, et elle ne portait aucun bijou. Elle avait rompu avec ses habitudes ordinaires, et n’avait pas voulu se faire accompagner par ses domestiques, et, de plus, au grand étonnement de son père, à peine s’était-elle fait suivre d’une seule malle renfermant les toilettes indispensables.

 

– Stephen est parti bien longtemps, dit Boltyn avec impatience. Se figure-t-il que nous allons attendre une heure ici ? Tu te sens malade, n’est-ce pas, Aurora ?… L’animal, je vais le tancer d’importance !

 

Justement le majordome accourait.

 

– La voiture vous attend, dit-il. L’appartement, que j’ai retenu par dépêche, a été aménagé selon vos instructions. Tout est prêt.

 

Aurora était très pâle. Le voyage l’avait fatiguée, et une émotion secrète, qu’elle ne voulait pas avouer à son père, s’emparait d’elle en ce moment où elle foulait, pour la première fois, le sol de ce Paris où se trouvaient Ned Hattison et Olivier Coronal.

 

Depuis Le Havre, Aurora, tout en admirant les beaux paysages de ce coin du Vieux Monde – Rouen et ses clochers gothiques, les rives de la Seine couvertes de châteaux modernes ou anciens et d’abbayes en ruine –, n’avait cessé de se plaindre du peu de confortable des chemins de fer français. Elle se déclarait brisée de lassitude. En débarquant de la gare, sa surprise fut grande. Cette foule joyeuse, pleine de rires et de tumultes, lui semblait extraordinaire, à côté des foules américaines qu’elle avait toujours vues moroses et guindées.

 

– Mais il y a donc une fête, aujourd’hui ? demanda-t-elle à un employé.

 

– Non, madame, répondit celui-ci, qui avait fait ses humanités avant d’être homme d’équipe, « en ces lieux la gaieté règne en folle maîtresse ». Ici c’est comme cela tous les jours.

 

L’homme partit d’un insouciant éclat de rire, dont le sévère William Boltyn se sentit froissé jusqu’au fond de l’âme.

 

– Tiens, mon vieux, fit un gavroche à un de ses amis, t’as pas vu le notaire en fuite et sa sœur ! Ça vient de loin. Ohé ! perfide Albion !…, cria-t-il en se sauvant à toutes jambes à l’autre bout de la salle des pas perdus.

 

– Voilà un peuple sans correction, constata William Boltyn avec une grimace. Tout le monde, ma parole, à l’air d’être chez soi. S’ils savaient qu’ils ont affaire à l’empereur des conserves, ils feraient un autre visage.

 

– Vraiment, dit Aurora plutôt amusée, ces gens n’ont aucun souci ! Ils ont l’air de se laisser vivre. Je n’aurais pas cru cela.

 

– On ne se douterait guère, répondit William Boltyn, d’un air pincé, que tous ces gaillards-là n’ont que de misérables appointements de trente ou quarante dollars par mois, avec lesquels ils trouvent moyen de faire vivre leur famille.

 

– Est-ce possible !

 

– Mais oui.

 

– Vous savez, mon père, j’ai hâte de me reposer. Stephen, ajouta-t-elle en s’adressant au majordome, qui se tenait à trois pas de ses maîtres dans une attitude respectueuse, faites avancer la voiture, et qu’on nous mène de suite à l’appartement que vous avez retenu.

 

Le majordome, aussi raide qu’un automate, fit signe au cocher d’avancer.

 

William Boltyn et Aurora prirent place dans la voiture, pendant que Stephen courait s’occuper des bagages.

 

– Surtout, allez vite, avait ordonné le milliardaire, il y aura pour vous un excellent pourboire.

 

La voiture était partie avec toute la rapidité imaginable. Elle s’engagea, au bout de deux minutes, sur les grands boulevards.

 

Aurora ne put retenir son admiration pour le spectacle, si nouveau pour elle, qui s’offrait à ses yeux.

 

– Regardez donc, mon père, dit elle vivement au milliardaire qui, la canne à pomme d’or à la main, restait impassible et muet ; quel charmant tableau, quelle gaieté, quelle animation ! Comme toute cette foule a l’air heureux ! Et ces gens qui boivent dans la rue, en plein air, tout cela ne vous intéresse pas ?

 

– Mais si, répondit William Boltyn toujours grognon, autant toutefois que peuvent m’intéresser des écervelés, des gens qui m’ont tout l’air de n’avoir rien d’autre à faire dans la rue que de se promener le nez en l’air.

 

Il commençait à faire nuit. Les boutiques s’allumaient. Les becs électriques jetaient de longs faisceaux de lumière bleuâtre sur la foule sans cesse renouvelée qui se pressait sur les trottoirs, aux terrasses des cafés, prenait d’assaut les omnibus, débordait jusque sur la chaussée, entourait les éventaires des marchandes de fleurs, les kiosques de journaux, les colonnes d’affichage. La gaieté fusait de partout, en longs éclats de rire, en reparties enjouées, en interpellations qui se croisaient.

 

Des camelots criaient à tue-tête les journaux du soir, ou le nouveau jouet de l’année – « joli cadeau à faire à un enfant » – devant la terrasse des cafés bondés de consommateurs.

 

Il faisait un temps superbe. Les arbres poussaient leurs feuilles. Des souffles tièdes passaient dans l’air. Quand il fait beau, les grands boulevards prennent un air de fête. Dès cinq heures du soir règnent le tumulte et l’animation.

 

– Mais, dit encore Aurora, qui ne pouvait se lasser de faire des réflexions, ce n’est pas ici la même vie que chez nous. Personne ne travaille donc à Paris !

 

– Si, grommela Boltyn, mais pas sérieusement. Le Français ne travaille pas pour s’enrichir. À part quelques exceptions, il se contente de chercher à gagner sa vie, et il s’en tient là, dès qu’il y est arrivé. Il aime aussi ne travailler qu’aux choses qui lui plaisent.

 

– C’est donc pour cela qu’il y a tant d’artistes, dit Aurora. Quelle singulière manière de comprendre la vie ! Après tout, ces gens-là ont peut-être raison. Ils ont l’air moins malheureux que bien des milliardaires de ma connaissance.

 

– Dis plutôt que ce sont des niais, reprit William Boltyn pour couper court à la discussion, des étourdis qui n’entendent rien à la vie pratique.

 

Tout à coup, le cocher retint son cheval. La voiture s’arrêta. On était arrivé à l’intersection de deux rues.

 

Debout au milieu de la chaussée, un sergent de ville venait d’élever son bâton blanc, pour livrer passage à une file de voitures qui attendaient.

 

– Eh bien, qu’y a-t-il ? cria William Boltyn qui ignorait les précautions prises par l’édilité parisienne pour éviter les accidents. Est-ce ainsi que vous vous hâtez ?

 

– Monsieur, répondit le cocher, il n’y a pas moyen de traverser, il faut que j’attende.

 

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ? Je vous dis d’avancer, moi, et à toute vitesse. Ne vous ai-je pas promis un bon pourboire ?

 

– Mais, sapristi, s’écria l’automédon impatienté, puisque je vous dis qu’il n’y a pas moyen, là ! Regardez les autres, ajouta-t-il en se retournant, ils font comme moi, ils attendent que les piétons aient traversé le boulevard.

 

William Boltyn sentait, de nouveau, la colère s’emparer de lui.

 

Aurora intervint doucement.

 

– Mon père, ne vous fâchez donc pas. Vous voyez bien que c’est l’affaire de quelques minutes.

 

Le milliardaire se calma un peu.

 

– On ne prend pas toutes ces précautions en Amérique, dit-il, et personne ne s’en trouve plus mal. J’aurais bien voulu voir qu’à Chicago ma voiture fût arrêtée par un policeman

 

Presque aussitôt une autre voiture, dont le cocher portait une cocarde tricolore à son haut-de-forme, s’avança au pas et traversa la chaussée sans toutefois que les autres véhicules pussent faire de même.

 

– Ah ! par exemple, cria le milliardaire, voilà qui est surprenant… Cette voiture passera et moi je serai obligé d’attendre !

 

– C’est pas drôle évidemment, répliqua le cocher. Mais vous n’avez donc pas vu la cocarde tricolore ? C’est un ministre. Dame, vous savez un ministre passe partout.

 

– Idiot ! stupide ! fit Boltyn avec un dédain de souverain qu’on vient d’outrager… Ah ! ajouta-t-il entre ses dents, heureusement que bientôt tout ce peuple me saluera, le chapeau bas. Nous verrons bien alors si un misérable policeman contrecarrera ma volonté.

 

Aurora, elle, ne partageait pas la fureur de son père. Le spectacle qu’elle voyait autour d’elle l’amusait énormément.

 

– Allons, en route, fit le cocher en prenant le trot. Dans cinq minutes nous y serons.

 

En effet, bientôt, le fiacre s’arrêtait à la porte d’un grand hôtel de la rue de Rivoli.

 

Nous laisserons le milliardaire et sa fille s’engager dans le luxueux vestibule du Family House et nous suivrons la voiture ministérielle.

 

Le coupé officiel franchit la Seine au pont des Saints-Pères, traversa le boulevard Saint-Germain, puis s’engagea dans la rue de Rennes. Arrivé à quelque distance de la gare Montparnasse, il déposa trois personnages qui prirent des billets de première classe pour la ligne de ceinture.

 

Le nouveau ministre, un Méridional plein de verve, Oscar Barnajou, allait en personne, escorté de son secrétaire particulier et de son chef de cabinet, rendre visite à l’ingénieur Arsène Golbert.

 

Presque aussitôt après le départ de son prédécesseur, le mémoire du savant sur l’accumulateur psychique était tombé sous ses yeux et l’avait profondément intéressé. Il avait vu là un moyen de dénouer peut-être la situation, de plus en plus tendue au point de vue diplomatique, entre les États-Unis et la France.

 

Ce ministre bien inspiré était d’ailleurs, ainsi que beaucoup de ses compatriotes, d’un caractère jovial et d’une grande affabilité de manières.

 

Ce fut Léon qui vint ouvrir.

 

Lucienne était dans la salle à manger, occupée à faire mettre le couvert ; et les ingénieurs, réunis dans le cabinet de travail, venaient de terminer enfin le montage d’un grand modèle de l’accumulateur psychique.

 

Arsène Golbert s’empressa d’accourir, sans même se donner la peine d’enlever sa grande blouse de laboratoire.

 

– Monsieur l’ingénieur, dit le ministre, j’ai lu avec le plus grand intérêt votre mémoire. Quoiqu’il ne soit guère dans les traditions officielles d’agir ainsi, j’ai tenu à venir moi-même vous visiter. Je vous demande seulement votre parole d’honneur de tenir secrète cette visite jusqu’à nouvel ordre.

 

– Croyez, monsieur le ministre, répondit Arsène Golbert, que je suis très honoré…

 

– Allons droit au but, fit le ministre avec rondeur. Les lenteurs habituelles de l’administration ne sont pas mon fait. Il y a des réformes, beaucoup de réformes à opérer. Je veux rompre avec cette négligence qui a causé jusqu’ici tant de préjudice à nos intérêts, préparé tant de catastrophes et attiré tant de railleries sur nous.

 

– Monsieur le ministre…, essayait de répondre Arsène Golbert.

 

Mais ébloui par la faconde du Méridional, il n’avait pas le temps de placer un mot.

 

– Je disais donc que je veux faire des réformes. Vous allez en juger par vous-même. Expliquez-moi votre invention dans tous les détails. Démontrez-moi qu’elle est pratique et qu’elle répond bien à tout ce que vous annoncez, et sur-le-champ je l’adopte, je mets à votre disposition tous les capitaux que vous voudrez.

 

– Je vais vous faire voir mon appareil, dit M. Golbert. Je me charge de vous convaincre entièrement… Veuillez passer dans mon cabinet, monsieur le ministre, ajouta-t-il en ouvrant la porte et en s’effaçant.

 

– C’est cela, votre accumulateur psychique, s’étonna aussitôt Oscar Barnajou en désignant un énorme cube de cristal, haut d’au moins deux mètres, et à l’intérieur duquel apparaissaient des rouages d’acier, des plateaux dentelés et des piles électriques.

 

Olivier Coronal et le père Lachaume qui, montés sur une échelle, essuyaient l’appareil avec des chiffons de soie, s’étaient retournés en entendant la porte s’ouvrir.

 

Ned Hattison, qui écrivait sur une petite table, avait aussi interrompu son travail.

 

– Monsieur le ministre, dit Arsène Golbert qui ne pouvait s’empêcher d’être ému, permettez-moi de vous présenter tout d’abord mes collaborateurs et amis :… M. Isidore Lachaume, membre de l’Académie des sciences.

 

– Eh ! que je connais bien ! appuya le ministre en serrant la main du vieux savant.

 

– … M. Olivier Coronal, mon ami.

 

– Et l’inventeur de la torpille terrestre, interrompit de nouveau Barnajou. Mes félicitations, mon cher monsieur.

 

– … M. Ned Hattison, mon gendre.

 

– Mais alors, s’écria le ministre, je connais tout le monde, au moins de nom !

 

Et avec une rondeur toute méridionale, Oscar Barnajou serrait les mains des deux jeunes gens, tandis que ses secrétaires, qui avaient pénétré avec lui dans le laboratoire, regardaient l’appareil avec curiosité sans toutefois se départir d’une certaine raideur d’attitude.

 

– Messieurs, dit le ministre à ses secrétaires, M. l’ingénieur va vous expliquer son invention qui, je n’en doute pas, est intéressante au plus haut degré. Vous voudrez bien prendre des notes.

 

Arsène Golbert referma la porte du laboratoire.

 

Une heure après, les trois personnages officiels ressortaient absolument stupéfaits et remplis d’une admiration qu’ils étaient incapables de contenir.

 

Oscar Barnajou avait tout à fait changé de ton avec Arsène Golbert, et lui parlait maintenant avec un involontaire respect.

 

Le vieux savant au contraire avait repris toute son assurance.

 

– Votre invention est tout simplement merveilleuse, géniale, d’une incalculable portée morale et civilisatrice, disait Oscar Barnajou dont les yeux brillaient d’enthousiasme, et qui, sans souci de l’étiquette, passait et repassait sa main dans ses cheveux noirs et touffus. C’est tellement extraordinaire que je me demande encore, malgré toutes les explications détaillées que vous m’avez fournies, si je dois croire ou douter.

 

– Croyez… croyez ! monsieur le ministre, répondit Arsène Golbert en souriant. Et du reste, ainsi que je vous l’ai dit, je suis prêt à exécuter une expérience qui détruira vos derniers doutes… Nous pouvons transporter l’appareil à quelques heures de Paris, en Bretagne par exemple, et le braquer sur un village, dont les habitants sont durs, insociables et cupides. Je ne doute pas une seule minute des excellents résultats que j’obtiendrai.

 

– Mais certainement, approuva le ministre avec passion. Je suis prêt à vous accompagner moi-même aussitôt que vous le voudrez.

 

– Eh bien, quand ?… Dans deux jours, si vous voulez, monsieur le ministre. Ce temps m’est nécessaire pour emballer soigneusement mon accumulateur.

 

– Soit, dans deux jours, répondit Oscar Barnajou. Si, comme j’en suis persuadé, les résultats sont concluants, j’aviserai immédiatement mes collègues, et je vous donnerai tous les capitaux nécessaires pour que vous puissiez construire un grand nombre d’accumulateurs dans le plus bref délai. Avec une pareille arme, la France, et non seulement la France, mais les autres nations de l’Europe n’ont plus rien à craindre des Américains. Nous allons immédiatement le prendre sur un autre ton avec eux. Depuis assez longtemps nous supportons leurs empiétements commerciaux. Nous allons commencer par donner l’ordre à notre ambassadeur de faire des représentations énergiques au gouvernement yankee au sujet du traité de commerce qu’il prétend nous imposer ; et je vais faire annoncer, discrètement d’abord, dans les journaux, que la France ne craint plus rien – n’a jamais rien craint, veux-je dire –, et que nous possédons une découverte dont les effets changeront avant peu la face du monde.

 

– Soyez prudent dans vos insinuations, conseilla Arsène Golbert.

 

– Non, répondit le ministre, pas de prudence en pareil cas. Je réponds de tout… Puisque nous sommes certains d’être les plus forts, nous n’avons plus aucun ménagement à garder.

 

– Au contraire, monsieur le ministre, dit le savant. Fiez-vous à moi sur ce chapitre. Je sais de quoi sont capables nos ennemis. Il nous faut travailler silencieusement, ne rien laisser percer de nos projets, de façon à pouvoir, le moment venu, réduire les Yankees à l’impuissance. Prévenus, ils feraient des efforts désespérés, et seraient capables, dans leur fureur, d’organiser immédiatement un audacieux coup de main, dans l’espoir de détruire notre découverte. Il vaut mieux éviter toutes complications, sinon dangereuses, en tout cas inutiles.

 

– Sapristi ! s’écria le ministre qui réfléchissait, je suis obligé de me rendre à vos raisons. Mais savez-vous, ajouta-t-il, que vous feriez un politicien extraordinaire si vous étiez au pouvoir ?

 

Arsène Golbert ne releva pas le compliment.

 

– Alors, c’est entendu, nous gardons le secret jusqu’après l’expérience décisive.

 

En se retirant, le ministre dit encore à demi-voix :

 

– Je prends bonne note de ce que vous m’avez appris sur l’espionnage des hypnotiseurs. Je vais faire donner des ordres pour modifier de suite nos graphiques de mobilisation, et pour renforcer l’armement de nos ports militaires et la défense de nos côtes. Quant à nos nouveaux canons, les Américains n’ont certainement pas eu le temps d’en construire de semblables, et je me charge de faire surveiller étroitement les hypnotiseurs. Au premier prétexte qu’ils nous donneront, je les fais arrêter, tous, en bloc, et sans prévenir la presse, sans donner l’éveil… Vous pouvez dire, monsieur, que vous avez sauvé la civilisation.

 

Et en prononçant ses mots, Oscar Barnajou serra la main d’Arsène Golbert avec chaleur.

 

Il avait déjà fait quelques pas dans la direction de la grille qui fermait la propriété, lorsqu’il se ravisa, et avec une pétulance toute méridionale :

 

– Eh ! monsieur Golbert, j’allais oublier. Je veux vous amener demain un grand financier qui est le plus avare de la terre. Nous négocions un emprunt colonial avec lui. Si vous le rendez généreux – il n’en faut pas plus, mon bon ! – les subsides de l’État vous sont acquis.

 

Sur cette parole, le ministre, qui avait repris son masque de dignité officielle, se retira, suivi de ses deux secrétaires émerveillés.

 

Le lendemain, à la tombée de la nuit, une voiture de maître, attelée avec une correction qui eût réjoui Talleyrand ou Brummel, s’arrêtait devant la villa de Meudon. Le ministre en descendait, suivi du banquier de R…, le millionnaire bien connu. Il avait été prévenu de l’expérience et se montrait parfaitement incrédule.

 

Lucienne apporta une bouteille de Xérès et, sur une vieille assiette d’argent, une pile de sandwiches au caviar.

 

– La machine est-elle chargée ? demanda Barnajou, avec une inquiétude comique, à l’oreille d’Arsène Golbert.

 

– Rassurez-vous, répondit celui-ci. En sortant de mon cabinet, il consentira l’emprunt à un pour cent.

 

On pria le banquier, qui paraissait taciturne et plein de méfiance, de s’asseoir dans le vaste fauteuil situé en face de l’accumulateur. Un silence embarrassé régna pendant quelques instants. Il fut troublé de la manière la plus inattendue.

 

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que le banquier poussa un profond soupir et s’écria, d’un ton confidentiel tout à fait en dehors de ses habitudes et de son caractère :

 

– Ah ! mes amis, je crois que j’ai mal compris l’existence. Vanité des vanités, j’aurais pu faire beaucoup de bien, je n’en ai pas fait assez. Hélas ! j’ai donné, il est vrai, des millions à l’Assistance publique, mais c’était pour que mon nom fût dans les journaux et que le peuple l’apprît. J’ai payé la presse pour chanter la gloire de mes réceptions et de mes dîners. Mais tout cela va changer… D’abord, je distribue à tous les musées de France ma collection de tableaux, vraiment trop considérable pour un simple particulier. Il est injuste qu’un seul homme ait le droit de priver ses contemporains des chefs-d’œuvre accumulés par le génie des anciens maîtres… Quant à mes châteaux, j’en veux faire des hôpitaux pour les vieillards, les jeunes filles et les infirmes. Je veux – par contrition – couvrir la place de la Concorde de vastes tables, et offrir au peuple français un banquet aussi somptueux qu’il sera possible…

 

Barnajou était béant de surprise.

 

– Et mon emprunt ? demanda-t-il avec un fort accent toulousain.

 

– Votre emprunt ? Je n’en veux plus consentir. Je vais me débarrasser de cet argent qui me pèse. Il n’y a vraiment de plaisir qu’à donner.

 

– Vous avez trop chargé la machine, monsieur l’ingénieur, dit Barnajou à M. Golbert qui s’amusait fort. Je vais être obligé de lui faire donner un conseil judiciaire…

 

– Rassurez-vous, monsieur le ministre. Je vais lui insuffler un peu de prudence et réduire cet enthousiasme à sa juste valeur.

 

Mais le financier était lancé.

 

Il en arrivait même à prononcer des extravagances.

 

Ne parlait-il pas d’installer, sur la plate-forme la plus élevée de la tour Eiffel, une batterie de mitrailleuses chargées jusqu’à la gueule de poignées de louis tout neufs, et qui auraient tiré, à toute volée, dans la direction des quartiers nécessiteux.

 

– Mais, protesta le ministre, et votre famille ? Et vos filles, élevées dans l’opulence ?

 

– Je les marierai à d’honnêtes ouvriers ; pourvu, toutefois, qu’ils soient intelligents, courageux et d’une bonne conduite.

 

– Mais vous n’y pensez pas, monsieur le baron… Et vous-même ?

 

– Moi, je ne veux pas garder un sou de ma fortune. J’ai toujours eu du goût pour l’or et les pierres précieuses… J’installerai une modeste boutique d’opticien-bijoutier.

 

– Je crois vraiment qu’on a forcé la dose, se disaient en eux-mêmes Olivier et Ned. Il n’est que temps de lui communiquer un peu de prudence.

 

Quelques instants plus tard, après une nouvelle pose devant l’appareil, le fastueux banquier paraissait un peu calmé. Cependant, la première commotion avait été trop forte pour qu’il n’eût pas conservé une générosité plus que suffisante. Il refusait toujours d’entendre parler de l’emprunt, dont Barnajou, qui ne s’était jamais imaginé que la transformation pût être aussi complète, essayait encore de toucher quelques mots.

 

Le ministre et le financier prirent congé de l’ingénieur Golbert et de ses amis, et se dirigèrent vers la gare – car la voiture qui les avait amenés ne devait pas les attendre.

 

– Votre monnaie, monsieur ! dit l’employé de la gare au baron qui venait de payer les deux tickets avec un billet de cent francs.

 

– Gardez la monnaie, mon ami, répondit-il en tournant les talons… Ah ! monsieur le ministre, que de misères à soulager !

 

Barnajou, dont la stupéfaction croissait de minute en minute, tremblait de plus en plus pour son emprunt.

 

Le financier paraissait préoccupé. Il ne cessait d’émettre des idées sur la façon dont il allait répartir les dons qu’il allait faire.

 

Le ministre, craignant qu’il ne fît quelque sottise, se décida à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Mais, quoi qu’il dît, il ne parvint pas à l’empêcher de distribuer tout l’argent qu’il avait sur lui, aux pauvres qu’il rencontrait sur son chemin.

 

– Mais voyez donc le bonheur de ces pauvres gens, s’écriait-il. On éprouve une immense satisfaction à donner, à faire des heureux.

 

Rien que pour pouvoir distribuer ses aumônes, il avait voulu marcher à pied.

 

À peine le ministre et le banquier étaient-ils parvenus à mi-chemin que le portefeuille du richissime baron était vide. Il s’en montra désolé.

 

Dans l’angle obscur d’une muraille, il aperçut justement une pauvresse en haillons, presque nu-pieds, grelottant sous un châle qui laissait voir sa peau, et tenant dans ses bras un enfant nouveau-né dont la petite figure était marbrée de violet par le froid. Le banquier qui, le matin même, eût passé, sans se retourner, auprès de cette misère, éclata en exclamations de pitié.

 

– Pauvre femme, pauvre mère, murmura-t-il ; est-il possible qu’une pareille infortune ne soit secourue… Mais que vais-je vous donner ?… Je n’ai plus d’argent sur moi… Ah ! tenez, allez vendre ceci, s’écria-t-il en lui tendant la superbe épingle de diamant qu’il portait à sa cravate. Et puis, voici ma carte, vous viendrez me voir demain, je vous procurerai du travail et je prendrai soin de votre enfant… Pouvais-je faire autrement ? demanda-t-il avec un grand accent de sincérité, à Barnajou qui n’en croyait pas ses yeux.

 

Le visage du financier avait en ce moment une expression de bonté et de commisération qu’on ne lui avait certes jamais vue.

 

Rentré chez lui, le baron voulut dépouiller lui-même son courrier. Lorsqu’il eut terminé, il fit venir son secrétaire dans son cabinet.

 

– J’ai lu attentivement toutes ces lettres, dit-il. Beaucoup de malheureux me demandent de les secourir. Il faut leur répondre sans retard. J’ai inscrit sur chaque lettre la somme à envoyer.

 

Le secrétaire était tellement étonné qu’il restait les bras pendants, sans se décider à obéir. Il allait sans doute questionner son maître, mais celui-ci le prévint.

 

– Allez, dit-il. Exécutez mes ordres. Dorénavant, j’examinerai moi-même toutes les demandes de secours.

 

Le lendemain, le ministre, assez inquiet, se présenta chez le financier. Celui-ci était beaucoup moins exalté que la veille, sa générosité était moins bruyante, moins irréfléchie, mais il avait quand même occupé sa matinée à envoyer de tous côtés des secours à des malheureux.

 

Quand Barnajou entra, il venait de décider la création d’une maison de retraite pour les ouvriers infirmes, qu’on installerait à Belleville, en plein faubourg.

 

– Trois millions, dit-il joyeusement. J’ai déjà dépensé trois millions depuis hier. Vous ne pouvez vous imaginer combien je suis satisfait. Je répare mes erreurs du passé.

 

– Eh bien, et mon emprunt ? demanda Barnajou qui n’avait que cela en tête.

 

– Votre emprunt, nous allons nous arranger. J’ai réfléchi. Cela va se conclure aisément.

 

En effet, un quart d’heure après, le ministre avait la promesse formelle que le taux tout d’abord exigé serait diminué de moitié – et il bénissait en son cœur l’inventeur de l’accumulateur psychique.

 

Revenu au ministère, tout heureux d’avoir aussi bien commencé sa journée, le ministre s’enferma avec son secrétaire et travailla jusqu’au soir. Comme il l’avait dit, il donna des ordres pour qu’on établît un service de surveillance autour de la maison des hypnotiseurs ; et il prit des mesures immédiates pour faire modifier les plans de mobilisation. Jusqu’au soir, les chefs de l’état-major défilèrent dans son cabinet. Il régnait, au ministère, une activité à laquelle on n’était certes pas habitué.

 

Le ministre rédigea sur-le-champ une note officieuse qu’on fit communiquer à la presse, et par laquelle le gouvernement rassurait l’opinion publique, très émue du conflit franco-américain.

 

– Dans quelques jours, dit-il à son chef de cabinet, nous pourrons sans doute tenir aux Yankees un langage énergique. Vous savez que je vais m’absenter deux jours pour aller assister aux expériences de l’accumulateur psychique… Je n’attends que cela pour agir.

 

Oscar Barnajou se frottait les mains joyeusement à la pensée du discours qu’il comptait bien faire à la Chambre.

 

La nouvelle qu’une invention pour ainsi dire miraculeuse venait d’être faite par un savant français s’était répandue dans les salles de rédaction. Un entrefilet parut le lendemain.

 

« La banqueroute de la science, dont on a tant parlé – y disait-on – est loin d’être effective. En voici une nouvelle preuve.

 

« D’après une information que nous pouvons regarder comme sûre, le savant Arsène Golbert, déjà connu par d’autres inventions, entre autres celle de la locomotive subatlantique, vient de découvrir un appareil tout à fait fantastique, qui, nous dit-on, doit bouleverser, de fond en comble, les faibles aperçus que nous possédons sur les sciences psychiques.

 

« C’est tout ce que nous pouvons dire.

 

« L’inventeur, en effet, ne veut rien dévoiler avant d’avoir effectué une expérience décisive. Cependant, nous pouvons ajouter que le savant Arsène Golbert ne prendra aucun brevet pour sa découverte. Il la donnera à tous ceux qui voudront l’utiliser. »

 

CHAPITRE XVI

La folie de Harry Madge

 

Au bout de quelques jours, William Boltyn s’était accoutumé à la vie française et avait fini par y prendre goût. Il hantait les théâtres, les concerts, toujours suivi d’Aurora qui était dans un véritable ravissement.

 

La jeune femme avait acquis, chez les grands couturiers, des toilettes merveilleuses. Elle avait fait louer, par William Boltyn, un petit hôtel au bois de Boulogne, et elle commençait à être citée dans les chroniques mondaines comme une des héroïnes de l’élégance.

 

Le vieux Yankee lui-même sortait maintenant, le gardénia à la boutonnière ; et tout en maugréant tout haut contre sa fille qui lui faisait perdre son temps – incalculablement précieux – il ne pouvait s’empêcher de penser, tout bas, que la vie parisienne avait bien son charme.

 

– Tu connais, lui disait Aurora, le proverbe de chez nous : « Voir Paris et puis mourir. » Crois-tu maintenant qu’il ait raison ?

 

Tout en bougonnant, William Boltyn répondait :

 

– Je connais aussi cet autre : « C’est en Amérique qu’on sait gagner des millions ; c’est à Paris qu’on sait les dépenser. »

 

Cependant William Boltyn ne perdait pas de vu les choses sérieuses. Les milliardaires, qui comptaient de nombreuses créatures parmi les membres du parlement américain, l’avaient chargé de diverses missions confidentielles.

 

S’occupant de ses plaisirs le soir, le milliardaire expédiait, dans la matinée, les affaires de son usine de Chicago. L’après-midi, il faisait des visites à certains personnages importants de la colonie américaine.

 

Dans ces milieux vaguement au courant de l’immense complot tramé contre l’Europe, la ferme réponse du ministre aux prétentions américaines avait produit un certain étonnement. La prudence yankee hésitait à s’embarquer à la légère dans une guerre grosse de conséquences. Enfin les bruits qui couraient sur certaine découverte merveilleuse, capable de mettre la France en état de résister aux armées du monde entier, achevaient de donner beaucoup d’incertitude aux diplomates yankees.

 

William Boltyn rentra, un soir, de la plus méchante humeur. Il rudoya presque Aurora, dont un de nos artistes capillaires les plus en vogue était en train d’onduler la belle chevelure blonde.

 

Miss Boltyn se disposait à partir pour l’Opéra où elle avait louée une loge dès son arrivée.

 

– Vous savez, ma fille, dit-il d’un ton rogue, que votre ancien époux me procure encore des ennuis. Lui, Ned Hattison et son beau-père se sont coalisés et viennent de faire une découverte qui, paraît-il, est de nature à causer un grave préjudice à nos projets.

 

– Que m’importe ! repartit aigrement Aurora. M. Olivier Coronal est un homme pour qui j’ai gardé beaucoup d’estime. Il lutte pour ses idées comme vous luttez pour votre ambition ; il est dans son rôle. Je n’ai rien à voir dans toutes ces haines.

 

– Ah ! vous êtes bien toujours la même, s’écria le Yankee avec emportement, une fille ingrate et égoïste. Vous vous moquez de mes projets les plus chers, quand vos caprices féminins n’y sont pas intéressés. Mais, sachez-le bien, je vaincrai ces gens que je trouve toujours en travers de ma route. Je ne reculerai pour cela devant aucun moyen ; et d’abord, dès demain, je vais m’entendre avec nos hypnotiseurs, et je saurai, par eux, ce que vaut vraiment cette fameuse découverte. De plus, ils me mettront en communication avec Harry Madge, dont j’attends d’utiles conseils dans la situation présente. Si cette découverte est aussi merveilleuse qu’on le dit, nous aurons vite fait de nous l’approprier.

 

– Vous m’emmenez ? demanda tristement Aurora qui venait de piquer dans ses cheveux un superbe diadème de rubis couleur sang de pigeon.

 

– Non, répondit froidement le milliardaire, j’irai seul.

 

Il sortit, non sans avoir jeté un regard moitié fâché, moitié content sur Aurora, vraiment éblouissante dans sa toilette de soie vert Nil, rehaussée de broderies incrustées de petites émeraudes. La jeune femme était, certes, dans l’épanouissement de sa beauté.

 

Le lendemain, dans la matinée, William Boltyn se faisait conduire rue de la Chine et frappait à la porte des frères Altidor.

 

Après quelques minutes d’attente, pendant lesquelles il se sentit observé à travers le grillage serré d’un judas, le milliardaire put pénétrer dans l’enclos envahi d’herbailles et de végétations folles.

 

Les frères Altidor, au courant de son influence dans l’association des milliardaires, le reçurent avec mille marques de respect.

 

– Nous sommes heureux de votre présence à Paris, dit Jonas, car il nous arrive, depuis peu, des choses étranges. Nous avons été certainement dépistés. Des individus de mauvaise mine nous suivent lorsque nous sortons, et rôdent continuellement autour de notre maison. Je tremble que l’on ne se soit aperçu de nos agissements. Nos moindres gestes sont observés.

 

Les deux frères avaient fait entrer William Boltyn dans une des salles du rez-de-chaussée qu’ils avaient réservées pour eux seuls.

 

En quelques mots, William Boltyn mit les deux frères au courant de la situation.

 

– Nous savions à peu près ce que vous nous dites, affirmèrent-ils. Si nous nous sommes tenus dans une certaine réserve, c’est que nous sommes forcés, par la délicatesse même de notre mission, à beaucoup de prudence et à beaucoup de précautions.

 

– Pourtant, intervint Jonas, vous voyez que toute notre discrétion ne nous a pas empêchés d’être découverts. Du moins je le crains. Nous y remédierons, d’ailleurs.

 

– Mais, objecta William Boltyn, grâce à votre faculté de lecture à distance, ne pourriez-vous pas projeter votre volonté et celle de vos hommes sur la demeure des ingénieurs français, et me renseigner exactement sur l’importance réelle de leur découverte ? Je ne vous cacherai pas mon inquiétude ; on assure, à mots couverts, dans certains milieux, que maintenant l’Europe ne craint plus rien, et que cette invention la met en état de résister à des forces inimaginables. Je serais bien aise de savoir à quoi m’en tenir sur ce point.

 

– Nous ne pouvons malheureusement vous satisfaire, répondit Jonas Altidor. Notre volonté, que des années de pratiques continuelles ont pourtant rendue très puissante, ne réussit pas à percer le mystère dont s’entourent les ingénieurs. Il règne autour d’eux comme des effluves de sentiments qui nous sont hostiles. Ils doivent s’occuper beaucoup de nous. Après bien des tentatives toujours infructueuses, nous avons dû renoncer à savoir ce qu’ils font.

 

– Diable ! grommela William Boltyn, j’aurais bien cependant donné vingt mille dollars pour être renseigné sur la nature de cet appareil dont la presse parisienne, tout entière, chante mystérieusement les louanges.

 

– Oh ! vous savez, dit un des deux frères, ces bruits ne reposent peut-être sur rien d’exact. En elle-même, l’invention est sans doute insignifiante : quelque jouet de salon, quelque machine curieuse. Il n’y a pas là de quoi vous effrayer. Nous avons bien engagé la lutte. Une partie de nos hommes est déjà passée en Angleterre. Jusqu’à preuve du contraire, je tiens que toutes les chances de succès sont de notre côté.

 

– Je veux bien le croire, murmura le milliardaire en soupirant presque malgré lui, comme si un pressentiment venait de traverser son esprit… Et Harry Madge, reprit-il, pouvez-vous me donner de ses nouvelles ? Je sais que vous correspondez télépathiquement avec lui.

 

Les deux frères se regardèrent… Ils semblaient embarrassés par la question de leur visiteur.

 

Jonas qui, en toutes choses, montrait plus de résolution que son frère, se décida le premier à parler.

 

– Vous nous trouvez, dit-il, dans une mortelle inquiétude au sujet de notre chef. Là aussi il se passe quelque chose d’étrange et que nous ne pouvons pas définir. Depuis quarante-huit heures, les communications télépathiques sont rompues entre nous et Harry Madge. Sa volonté, d’ordinaire si puissante, si lucide, a l’air de traverser une crise épouvantable où elle se débat, s’agite, se meurtrit, ne parvient pas à se ressaisir, et menace de sombrer tout à fait. Nous avons dû renoncer à lui transmettre les documents que nous avons déchiffrés avant hier. Nous sentons bien que sa volonté est fixée sur nous ; nous en constatons les effets ici même ; mais elle ne nous répond pas. Nous l’interrogeons en vain.

 

William Boltyn écoutait avec attention. Un pli dur barrait son front ; ses sourcils se rejoignaient presque.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Quelle explication donnez-vous à ces phénomènes ?

 

– Aucune, pour le moment, répondit Jonas. Nous attendons les événements avec impatience. Harry Madge doit sans doute être malade… Si vous voulez monter avec nous au premier étage, son fantôme vous apparaîtra dans une des chambres où, depuis deux jours, il ne cesse d’errer, en grinçant des dents.

 

– Mais certainement, fit William Boltyn, chez qui la curiosité l’emportait sur la crainte.

 

– En tout cas, recommandèrent les deux frères, soyez prudent ; ne proférez aucune parole. Il est très irritable en ce moment. Nous avons dû enlever tous les meubles qui étaient dans la chambre où il se promène et semble se plaire. Les chaises, les tables se soulevaient, se heurtaient contre les murailles.

 

Très impressionné bien qu’il n’en voulût rien laisser voir, William Boltyn suivit les Altidor, qui le conduisirent le long d’un étroit corridor, et s’engagea avec eux dans un escalier qu’éclairait faiblement une veilleuse. L’atmosphère était humide et chargée de senteurs de moisissure, dans cette maison dont les fenêtres ne s’ouvraient jamais. Les pas résonnaient lugubrement sur les dalles. Boltyn se sentait inquiet. De légers frissons lui parcouraient l’épiderme.

 

Au premier étage, Jonas déposa la veilleuse dans une sorte de niche qui avait dû servir jadis à loger une statuette, et ouvrit une porte, dans l’ombre.

 

– Entrez, dit-il au milliardaire, et tenez-vous immobile.

 

Tout d’abord William Boltyn ne distingua rien, sinon, à l’extrémité de la chambre, d’imperceptibles filets de lumière qui filtraient entre les fentes des volets.

 

– Je ne vois pas, allait-il dire.

 

Mais il se souvint qu’on lui avait recommandé d’être silencieux. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Au bout de quelques minutes, il commença d’apercevoir une forme indistincte qui se déplaçait dans l’ombre et semblait agitée de mouvements désordonnés. Puis il distingua un visage décharné, et il reconnut l’étrange coiffure surmontée d’une boule de métal et le pardessus du vieux spirite. Il vit une main, chargée de bagues, s’élever lentement.

 

Le fantôme de Harry Madge, tantôt exécutait de brusques volte-face, tantôt s’avançait majestueusement, comptant ses pas, la tête droite, le regard fixe et avec des gestes de commandement. Parvenu à l’extrémité de la chambre, il se retournait avec lenteur et recommençait de s’avancer avec la majesté d’un empereur entouré de sa cour. Ses longues mains diaphanes s’étendaient en avant comme pour bénir, comme pour protéger d’invisibles assistants agenouillés. Le regard phosphorescent étincelait ; la tête se rejetait en arrière dans un geste noble et orgueilleux. Puis, au milieu de la chambre, le fantôme s’arrêtait subitement, comme sous l’empire d’une terreur folle. Les mains s’agrafaient désespérément au pardessus flottant sur le corps maigre ; le regard se convulsait ; les membres étaient agités de tremblements, et les glaces reflétaient le terrible spectacle d’un spectre s’abîmant dans sa douleur.

 

William Boltyn se sentait devenir pâle. Le cœur lui manquait.

 

Jonas et Smith Altidor le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent.

 

– Ah ! je n’oublierai jamais ce que je viens de voir, s’écria-t-il en épongeant son front ruisselant de sueur. C’est épouvantable. C’est obsédant et tragique.

 

On lui servit un verre de cordial qui le remit un peu de son effroi.

 

– Que pensez-vous maintenant de Harry Madge ? demanda Jonas.

 

– Mais il doit être fou, dit William Boltyn. Les gestes de ce fantôme sont ceux d’un monarque tout-puissant. Il a dû faire quelque rêve insensé qui lui a fait perdre la raison… Comme l’homme broyé par les rouages de la machine qu’il doit conduire, il a été victime de la puissance mystérieuse qu’il maniait, de la force occulte à laquelle il s’abandonnait sans prudence.

 

– C’est aussi notre avis, répliquèrent les deux hommes ; mais nous ne voulions pas vous le dire avant de vous avoir fait assister à cette scène.

 

Le milliardaire avait hâte de quitter cette maison hantée. Il se sentait mal à l’aise. Il promit de revenir bientôt, et regagna la voiture qui l’attendait à la porte de la propriété.

 

En rentrant à son hôtel du bois de Boulogne, Stephen lui remit un télégramme qui était arrivé quelques instants après son départ.

 

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il n’éprouva presque pas de surprise à lire :

 

« Harry Madge devenu fou. Nécessité de l’enfermer dans une maison d’aliénés. Attendons votre décision au sujet de la sauvegarde de nos projets. »

 

– Ma foi, tant pis, bougonna William Boltyn, cela devait lui arriver un jour ou l’autre !…

 

Ce fut là toute l’oraison funèbre du spirite.

 

« Même, songea Boltyn, je ne suis pas fâché de cet événement. Cet Harry Madge devenait encombrant. C’eût été un rival dangereux pour plus tard. Son ambition égalait la mienne. Il vaut mieux qu’il soit disparu !… Ah ! maintenant, se dit-il, je suis le plus fort… Les deux frères Altidor connaissent tous les secrets de leur maître. Ils nous rendront autant de services que lui, et seront moins difficiles à satisfaire au jour de la victoire. Et pourquoi m’inquiéterais-je ? L’avenir me sourit. Mes collègues ne sont que des hommes sans volonté qui feront tout ce que je voudrai. Cette prétendue invention ?… Bah ! les Européens ne sont pas de force à lutter avec nous. Me voilà de nouveau, le chef de la société des milliardaires américains… »

 

À la même heure, Thomas Borton, notre vieille connaissance, l’ancien pickpocket qui avait dévalisé autrefois Léon Goupit à Ottega – maintenant fort honorable gentleman et reporter attitré du Chicago life –, pénétrait, en courant, dans les bureaux du journal et frappait précipitamment à la porte du cabinet de M. Horst.

 

– Une excellente nouvelle, dit-il sans préambule. J’ai de quoi faire un article sensationnel d’au moins trois colonnes !

 

– Ah ! fit sans s’émouvoir le directeur qui en avait vu bien d’autres. Qu’y a-t-il ?

 

– Vous connaissez bien Harry Madge, le spirite ? continua Thomas Borton en rajustant son binocle à monture d’écaille.

 

– Parbleu ! qui ne le connaît à Chicago ?

 

– Eh bien, grande rumeur ce matin dans son palais. Les domestiques couraient de tous côtés. Harry Madge a été pris d’un accès de folie.

 

– J’avais prévu cela depuis longtemps, dit froidement le directeur du Chicago Life, en même temps qu’il se levait, pour prendre dans un cartonnier un petit cahier manuscrit dont le titre, écrit en grosses lettres, était :

 

LA FOLIE DE HARRY MADGE

 

UNE VICTIME DU SPIRITISME

 

UN PALAIS ENCHANTÉ

 

DÉTAILS SENSATIONNELS

 

– Laissez-moi vous dire que vous êtes un rude homme, s’écria Borton interloqué.

 

– Bah ! protesta le directeur en caressant ses favoris, on voit bien que vous n’avez jamais rien vu. C’est l’enfance de l’art, cela… Voilà, ajouta-t-il. Toute la partie documentaire de l’article est faite : la biographie de Harry Madge, la description de son palais, tout y est. Vous n’avez qu’à y ajouter la scène de la folie… Vous avez des renseignements ?

 

– Plus qu’il n’en faut, répondit Borton. J’ai profité de la confusion pour visiter le palais de fond en comble et, moyennant quelques dollars, j’ai su, par les domestiques, tout ce qui pouvait m’intéresser.

 

– Alors, interrogea encore M. Horst, notre brave spirite a complètement perdu la raison ? Et que va-t-on faire ?

 

– Oh ! ce n’est pas douteux, répondit le reporter qui s’était déjà mis à écrire… Ses frères, de pauvres ouvriers, des maçons ou des charpentiers je crois, à qui il n’avait jamais voulu donner un dollar, sont accourus. Ils vont certainement le faire enfermer, et se partageront bientôt ses milliards.

 

– Eh bien, c’est parfait ! Faites-moi quelque chose d’intéressant, de vivant, de touchant. Dans une heure nous tirerons une édition spéciale.

 

Thomas Borton était devenu, en peu de temps, un reporter de première force, ainsi qu’un gentleman de grande allure. Vêtu à la yankee d’un complet à carreaux de coupe élégante, chaussé de souliers jaunes et coiffé d’un feutre mou, la barbe rousse bien taillée, le binocle à cheval sur un nez un peu trop long, il avait l’air tout à fait respectable. On n’eût jamais reconnu en lui le pickpocket en haillons, le grand diable roux que Léon Goupit avait châtié à Ottega d’une aussi magistrale façon, et qui plus tard, dans l’espoir de toucher la prime de dix mille dollars promise à celui qui livrerait aux milliardaires l’incendiaire de Skytown, avait enfermé le Bellevillois dans la caverne antédiluvienne des montagnes Rocheuses.

 

Il venait à peine de revenir d’assister à une grande revue navale qui avait eu lieu dans un des principaux ports de l’Union ; et le rêve qu’il poursuivait, c’était d’être envoyé en Europe par son journal pour y suivre la marche des événements.

 

Ainsi que son directeur et que presque tous les journalistes yankees, Thomas Borton était persuadé que la guerre allait éclater d’un jour à l’autre. Il écrivait sur une petite table ; et à mesure qu’il avait noirci une feuille de papier, il la déposait, toute fraîche d’encre, dans une petite corbeille qui se trouvait à côté de lui dans une sorte de tranchée pratiquée dans la muraille. Il appuyait sur un bouton électrique, et aussitôt, de l’imprimerie située à plusieurs étages au-dessus, dans la même maison, on hissait la corbeille, pneumatiquement, et on la redescendait vide.

 

– Je vais chercher un numéro, dit-il en se levant, comme la dernière feuille venait de disparaître dans le monte-charge… C’est égal, si jamais Harry Madge revient à la raison, il ne pourra pas se plaindre. Je lui ai fait quelque chose de superbe. Vous lirez cela, patron.

 

Pendant que se fabriquait si allègrement son oraison funèbre dans les bureaux du Chicago Life, Harry Madge, gardé à vue par ses serviteurs, attendait, dans une sorte de torpeur qui avait succédé à sa crise furieuse, la voiture qui devait l’emmener à Chicago, dans une maison de santé.

 

Voici ce qui s’était produit.

 

À la suite de cette scène nocturne où, se faisant promener dans les allées de son parc sur un trône, avec devant lui ses serviteurs vêtus de somptueux costumes et portant des flambeaux, avec derrière lui les spectres des empereurs défunts dont il se croyait le chef tout-puissant, Harry Madge était tombé la face contre terre ; le vieux spirite, rempli d’une terreur immense, s’était abstenu pendant quelque temps de ses évocations. Dans la solitude de la grande salle oblongue, où il accomplissait jadis ses expériences en compagnie du fakir indien et du médecin peau-rouge, il passait des nuits entières, plongé dans la lecture d’anciens livres de la Kabbale et de magie, et il employait le reste de son temps à correspondre télépathiquement avec les deux frères Altidor. Mais cela n’avait pas duré. Harry Madge avait été repris par ses idées de domination universelle. De nouveau, il avait évoqué, autour de lui, les fantômes des grands conquérants. De nouveau il s’était cru Dieu !

 

Dans la lumière bleuâtre des lampes posées de place en place sur des stèles de granit, César, Alexandre, Tamerlan étaient revenus visiter la grande salle silencieuse et s’étaient assis à côté du spirite, dans les stalles de chêne sculpté.

 

Vêtu en empereur romain, ou bien encore d’un étrange costume qu’il eût été assez malaisé de définir, Harry Madge, dans sa fièvre d’exaltation, se jouait à lui-même des drames silencieux et terribles. La tête droite, le buste amaigri bombant sous l’étoffe de son manteau de pourpre, la main tendue, le regard d’une fixité diabolique, il s’avançait à travers l’immense salle, suivi de son funèbre cortège de courtisans.

 

– Chantez mes louanges, adorez-moi, s’écriait-il. Empereurs, conquérants que j’ai tirés de vos sépulcres, vous ne fûtes que les instruments aveugles d’une force que vous ne connaissiez pas. Vous n’avez été que des hommes !… Je suis Dieu !… J’ordonne, et je connais les causes de ce qui existe. Ma volonté domine l’univers que je recréerai selon ma fantaisie. Je suis immortel ! Je suis tout ! Mon cerveau embrasse l’immensité des êtres et des choses !

 

Sa voix rauque et comme lointaine résonnait autour de lui. Il s’arrêtait, puis reprenait sa marche. Parfois, il parcourait les allées de son jardin, s’en allait jusqu’au bord du fleuve en chantant, en psalmodiant plutôt, d’étranges litanies. Son cortège le suivait docilement ; et sous le clair de lune qui faisait miroiter les allées sablées de poudre métallique, les spectres, dans leurs vêtements d’apparat, avec leurs yeux éteints et mornes, marchaient à pas comptés, à sa suite.

 

C’était d’un fantastique et tout à la fois d’un burlesque achevés, ce vieillard chancelant dont la stature se profilait, s’allongeait sous la clarté vacillante qui descendait du ciel étoilé, dans cet étrange parc où des pyramides de granit supportaient des sarcophages égyptiens, où des statues voilées apparaissaient, groupées comme par un conciliabule mystérieux, auprès des ruines d’un temple hindou envahi par de hautes herbes.

 

Parfois, tandis qu’il parlait, Harry Madge se sentait brusquement oppressé. Il regardait autour de lui avec inquiétude ; il se mettait à trembler, et il lui semblait alors que les spectres ricanaient en le regardant.

 

Une nuit, au détour d’une allée, l’Ombre se dressa devant lui, si près qu’il crut sentir un souffle lui effleurer le visage.

 

– Arrière, Apparence maudite, s’écria-t-il en bondissant sous le coup d’une terreur délirante. Arrière, te dis-je !… Je ne t’ai point appelée, Ombre qui me poursuis de ton regard vengeur et sanguinaire. Que me veux-tu ? Pourquoi te dresses-tu devant moi avec tes multiples visages ? Qui es-tu ?… Hattison ?… Mon père ?… Satan ?… Ou le vieux professeur que j’ai connu jadis ?

 

Pour toute réponse, l’Ombre se mit à ricaner sinistrement en montrant du doigt les étoiles.

 

– Oui, je le sais, continua le spirite ; tu représentes je ne sais quoi, l’inconnu, le mystère des choses !… Arrière, puissance infernale qui t’attaques à ton Dieu !…

 

L’Ombre ouvrit les bras, et, les mains en avant, s’avança vers le spirite.

 

– Alexandre ! César ! Tamerlan ! Protégez-moi, supplia Harry Madge en se rejetant en arrière. Arrêtez le bras qui me menace, les mains qui vont me saisir à la gorge !

 

Et, désespérément, le vieillard se retourna, les cheveux hérissés, les yeux injectés de sang.

 

Derrière lui, son cortège d’empereurs défunts s’était évanoui.

 

– Ah ! cria-t-il, ma volonté m’échappe. Je suis perdu !

 

Il était seul, face à face avec l’Ombre.

 

Un râle d’agonie s’échappa de sa poitrine. Terrassé, il roula sur le sable. Un poids énorme l’écrasait. Il se débattait sous l’étreinte de doigts immatériels qui se serraient autour de son cou.

 

Quelques instants après, les serviteurs, attirés par ses cris éperdus, étaient autour de leur maître qui, toujours étendu, continuait à se débattre et à râler.

 

– Chassez-la ! chassez-la, criait-il en faisant des efforts pour se dresser.

 

Les domestiques s’empressèrent autour de lui, le relevèrent ; et tandis qu’il continuait à prononcer des paroles incohérentes, ils le portèrent dans sa chambre. Mais tous leurs soins ne parvinrent pas à le tirer de l’état de prostration dans lequel il était tombé. La boule de métal de sa coiffure qui, jusqu’alors, avait toujours été lumineuse, ne jetait plus aucun reflet. Elle était subitement devenue terne, et au bout d’une heure elle s’était décolorée.

 

– Il m’a dépouillé de mon pouvoir, articulait-il faiblement, sans ouvrir les yeux.

 

– Qui ? Dites-nous qui ? demandaient les serviteurs qui ne le quittaient pas une minute.

 

– Je ne sais pas… Lui ! L’Ombre ! L’Ombre !… Chassez-la ! Chassez-la !…

 

Et le spirite promenait, autour de lui, des regards terrifiés. Sa main s’égarait sur son cou, où, détail qui ne laissa pas de les étonner, les domestiques constatèrent des marques rougeâtres.

 

– Il est fou, dirent-ils.

 

Comme le directeur du Chicago Life, ils ajoutèrent :

 

– Cela devait arriver.

 

Lorsqu’on voulut le faire monter dans la voiture qui devait l’emmener à Chicago à la maison de santé, Harry Madge fut repris d’un accès furieux. Sans aucun ménagement, on le ligota solidement ; et deux hommes emportèrent sur leurs épaules ce corps décharné, d’où l’intelligence était maintenant absente. On l’étendit sur une des banquettes de la voiture.

 

Quelques curieux faisaient cercle et, parmi eux, attiré sans doute par un pressentiment, le médecin peau-rouge regardait gravement le désolant spectacle.

 

Lorsque la voiture eut disparu, le vieux sachem poussa un profond soupir et, hochant la tête, il s’éloigna.

 

– La clarté de l’esprit ne doit pas servir à accomplir le mal, prononça-t-il sentencieusement, en s’éloignant dans la direction de la forêt.

 

CHAPITRE XVII

Le village de Kergario

 

Ce n’était pas par hasard qu’Arsène Golbert avait choisi le village de Kergario, tout au fond de la Basse-Bretagne, pour en faire le théâtre d’une expérience collective dont il voulait que le résultat fût décisif.

 

Kergario, situé à une distance considérable de toute ville, au milieu d’une lande désolée où ne poussaient que de maigres ajoncs et des bruyères maladives parsemés de blocs de granit, était un des endroits les plus sauvages du monde. La gare de chemin de fer la plus proche était éloignée d’une dizaine de lieues. Une fois seulement par semaine, le jour du marché, une vieille diligence faisait le service entre le bourg et le village. Cela suffisait pour expliquer l’état d’ignorance et de superstition dans lequel étaient restés les habitants de Kergario.

 

On y parlait le dialecte breton, aux consonances à la fois rudes et empreintes de mélancolie ; et le curé lui-même ne comprenait presque plus le français.

 

Rares étaient les habitants de ce village qui n’y fussent point nés. Jamais un livre ni un journal n’y pénétraient. Les pauvres paysans ignoraient même sous quel gouvernement ils vivaient. Ils ne connaissaient rien du restant de l’univers.

 

Une année, des artistes, séduits par la sauvage beauté des paysages environnants, essayèrent de s’y installer. Ils durent bientôt partir.

 

Dès le premier jour, les enfants leur avaient jeté des pierres, les femmes les avaient injuriés et les paysans les avaient poursuivis, armés de fourches et de bâtons.

 

Les habitants des villages voisins ne communiquaient jamais avec eux et les regardaient comme des sauvages.

 

Malgré les efforts du curé, qui faisait son possible pour améliorer ces natures ingrates, la misère, la saleté, l’ignorance et le vice exerçaient librement leurs ravages dans cette misérable contrée.

 

C’est ce qu’expliquait Arsène Golbert au ministre Barnajou, dans le compartiment du train spécial qui les emmenait à la gare la plus rapprochée du village maudit.

 

L’accumulateur psychique, soigneusement emballé, avait été placé dans un fourgon capitonné sous la surveillance de MM. Tom Punch et Léon Goupit qui ne devaient pas le quitter d’un instant.

 

Quelque vingtaine d’années auparavant, Arsène Golbert avait passé près de Kergario pour faire le tracé d’une ligne de chemin de fer, et il se souvenait que ses ingénieurs et ses piqueurs avaient été à demi assommés par les paysans.

 

C’est ainsi qu’il s’était décidé à transporter en Bretagne son merveilleux accumulateur, et à déranger le ministre.

 

– Si je réussis à rendre ces gens-là doux et humains, je crois qu’on n’aura rien à m’objecter.

 

– Parbleu ! je le sais bien, répliqua Barnajou. L’effet est sûr. Avons-nous au moins emmené un photographe ?

 

– J’ai apporté mon appareil, répondit Ned, et mon ami a pris aussi le sien, ajouta-t-il en montrant Olivier Coronal, qui semblait rajeuni par le succès de son maître, et tenait tête, avec beaucoup de verve, aux boutades du ministre méridional.

 

En arrivant à la gare, la petite troupe prit place dans un char à bancs, attelé de deux fringants petits chevaux bretons. Un peu avant midi, on était arrivé en face du fameux village.

 

Le sous-préfet de l’arrondissement avait jugé bon de donner au ministre, par mesure de prudence, une escorte de huit gendarmes à cheval.

 

On fit halte, à deux cents mètres environ, sur une petite éminence qu’ombrageaient deux ou trois chênes rabougris et de grands houx au feuillage couleur de bronze.

 

Les gendarmes, que commandait le brigadier Bertrand, un ancien soldat d’Afrique, se tinrent en embuscade dans un petit bois, le ministre ayant jugé préférable de ne pas afficher le ridicule d’une semblable escorte. Au fond, il ne se croyait nullement en danger, et soupçonnait, à part soi, l’ingénieur Golbert d’avoir légèrement exagéré la sauvagerie des habitants de Kergario.

 

Après un déjeuner froid, qui fut expédié à l’ombre d’une gigantesque pierre celtique, les diverses pièces de l’accumulateur furent tirées de leurs gaines, et l’appareil fut monté et installé, bien en position, sur un bloc horizontal de granit.

 

À ce moment, les habitants du village commencèrent à s’émouvoir des préparatifs qui se faisaient sur la lande.

 

Des enfants et des femmes en haillons, les pieds nus, sortirent les uns après les autres des misérables chaumines qui se groupaient autour d’une église délabrée, et vinrent s’arrêter, comme des animaux curieux, à une centaine de mètres de l’accumulateur.

 

Ils restèrent d’abord bouche bée, devant ce grand bloc de cristal, qui s’irisait de toutes les lueurs de l’arc-en-ciel aux rayons du soleil printanier ; puis ils poussèrent des exclamations et des grognements sourds, et commencèrent à se diriger vers l’accumulateur, d’une allure qui ne laissait aucun doute sur leurs intentions hostiles.

 

Quelques paysans, armés de faux et de bâtons, s’étaient joints à eux.

 

– Que vous avais-je dis ? s’écria triomphalement Arsène Golbert.

 

À ce moment, une pierre passa en sifflant à quelques centimètres de l’appareil, et emporta le haut-de-forme du ministre.

 

– Les misérables, s’écria Hattison, ils vont briser l’accumulateur.

 

– Eh ! pas de ça, fit le ministre qui avait ramassé son chapeau… Gare aux gendarmes !

 

À cet instant précis, la petite troupe du brigadier se démasqua, et les tricornes de la maréchaussée firent leur apparition.

 

Les gens de Kergario battirent en retraite précipitamment.

 

– Ne les poursuivez pas, ordonna le ministre, avec autorité. Laissez-les rentrer chez eux ; mais ne vous éloignez pas trop. Soyez prêts à nous secourir en cas d’une nouvelle attaque.

 

Pendant cette scène, Léon Goupit, toujours admirable de sang-froid, avait trouvé moyen de prendre un instantané de l’espèce de petite escarmouche qui venait d’avoir lieu.

 

– Tu vois, dit-il à Tom Punch, assez ébahi de tout ce qui arrivait, je vais prendre une seconde photographie après l’expérience, et l’on fera paraître les deux, l’une en face de l’autre, dans les journaux illustrés.

 

Enfin, l’appareil fut mis en mouvement. Les piles furent actionnées ; les disques et les miroirs tournèrent.

 

Un vaste faisceau fluidique, visible à l’œil nu sous la forme d’une pyramide bleuâtre et miroitante, partit du disque oculaire central et alla envelopper les taudis de Kergario d’un arc-en-ciel foudroyant.

 

Dix minutes se passèrent. Rien ne se produisait. Le silence était profond, aussi bien chez les expérimentateurs que chez les habitants du village, claquemurés chez eux par la crainte des gendarmes.

 

– Malgré tout, murmura le ministre, j’éprouve une certaine émotion.

 

– Allons, continuez, dit à ses amis Arsène Golbert qui dissimulait mal son trouble et son anxiété.

 

Cinq minutes se passèrent encore. Puis une femme sortit d’une des masures, armée d’un grand seau d’eau et d’un balai. Elle se mit à nettoyer la ruelle avec une énergie désespérée. Elle avait fort à faire. Il y avait peut-être des siècles que cette ruelle, où les porcs et les canards prenaient librement leurs ébats, était encombrée de fumier.

 

Peu après, une autre ménagère sortit, et se mit à imiter la première. Puis ce fut le tour d’une troisième, puis d’une quatrième. Enfin le village tout entier donna aux expérimentateurs le spectacle d’une séance de propreté certainement unique dans les fastes de la contrée.

 

Les hommes, qui s’étaient mis les derniers à la besogne, ne se montraient pas les moins actifs. Ils brouettaient des pierres et du gravier pour boucher les mares à purin et les autres cloaques, qui entretenaient à Kergario, diverses fièvres à l’état endémique.

 

Comme sous le coup de baguette d’un enchanteur, la bourgade avait vite pris un petit aspect de village hollandais tout à fait remarquable.

 

Le ministre, qui suivait les péripéties de cette transformation à l’aide d’une jumelle de théâtre, s’écria jovialement, avec son léger accent méridional :

 

– Té ! voilà des gaillards qui se décrassent !

 

Après les maisons, ce fut le tour des petits enfants. On vit les mères les plonger dans de vastes baquets, et les nettoyer à l’eau claire, faute de mieux, le recteur étant le seul à posséder du savon, à Kergario.

 

Tout l’après-midi, le petit village offrit l’aspect d’une ruche affairée. Il s’y produisait un mouvement, des allées et venues, que les expérimentateurs ne comprenaient pas très bien. Ils eurent bientôt la clef du mystère.

 

De l’unique rue qui formait le village débouchait un cortège d’une magnificence naïve et tout à fait touchante. En tête, marchaient de toutes petites filles, couronnées de genêts d’or et tenant en mains de gros bouquets de bruyère pourprée. Elles étaient vêtues de fraîches robes de cotonnade bleue, et chaussées de gros sabots rouges en bois de pommier, qu’elles avaient réservés jusque-là pour les fêtes carillonnées.

 

Derrière ces enfants se tenaient les grandes sœurs et leurs mères, parées de corsages brodés et de coiffes à longues ailes éclatantes de blancheur. Elles portaient de grands plats de faïence bleue, où s’étalaient les humbles présents que peut offrir un pays aussi pauvre. Il y avait des tranches de jambon rosé, du pain aux rousseurs étincelantes, des galettes de sarrasin, et des pichets de terre, pleins de cidre écumant.

 

Les paysannes qui portaient ces présents avaient un air modeste et candide que l’on n’a point vu depuis. Après elles marchaient leurs frères et leurs maris, coiffés de feutres à larges bords, d’où leurs longs cheveux retombaient sur des gilets ornés de bandes de velours d’or.

 

Toute la troupe s’avançait en cadence aux sons du biniou, dont jouait un vénérable sonneur en cheveux blancs.

 

Arrivé à quelques mètres de l’accumulateur, le cortège s’arrêta, et le recteur, qui s’était jusqu’alors caché au milieu des rangs, s’avança et fit, dans un excellent latin de la décadence, une petite harangue dont voici à peu près la traduction :

 

– Les habitants de Kergario me chargent de vous exposer, messieurs, le plaisir qu’ils ont de voir des étrangers dans ce pays jusqu’ici négligé par les voyageurs. Ils vous prient d’agréer ces modestes présents en regrettant que leur pauvreté ne leur permette pas une hospitalité plus somptueuse.

 

Sur un signe du vieillard, les jeunes filles déposèrent, sur la pierre druidique, la collation dont elles étaient chargées.

 

Le ministre, qui avait été prix d’honneur, naguère, au lycée de Toulouse, était enchanté de l’aventure. Il donna la réplique au recteur en fort bons termes, lui apprenant qui il était, et promettant de subventionner largement le village de Kergario, sitôt que les ressources du Budget le permettraient.

 

– Il faut, dit-il, que ce village possède à bref délai un instituteur, qu’il jouisse des bienfaits de l’enseignement gratuit et obligatoire. Quant à ces landes, elles recèlent certainement des richesses cachées. J’enverrai des ingénieurs, qui découvriront les gisements de minerai, que doivent renfermer ces terrains… tertiaires.

 

Le recteur remercia le ministre avec dignité, mais sans bassesse, et lui fit part du vœu secret de quelques habitants qui désiraient une ligne de chemin de fer et un bureau de poste et télégraphe. D’aucuns réclamaient une bibliothèque et la construction d’un petit musée.

 

Tout en trouvant, à part soi, que les effets de l’accumulateur étaient vraiment un peu foudroyants, le ministre promit d’envoyer une partie des livres dont son ministère était encombré. Il y joindrait même quelques-uns des tableaux que l’exiguïté des musées parisiens le forçait de reléguer dans des greniers, malgré leur réelle valeur.

 

– Et de deux ! s’écria tout à coup Léon Goupit, oubliant, dans sa joie, la présence des personnages officiels.

 

Il venait de tirer son second instantané, représentant le cortège bucolique des habitants de Kergario.

 

Il faudrait la plume de Cervantès pour décrire le festin qui suivit ce discours.

 

Les gens de Kergario fraternisèrent avec les ingénieurs et même avec le ministre. On se fût cru aux noces de Gamache. Deux porcs avaient été sacrifiés. Une tente formée de branches de pin et de draps de lit avait été dressée et munie d’une longue table. Les gendarmes eux-mêmes furent de la fête, et ne se retirèrent point sans avoir vidé quelques pichets et englouti force tranches de jambon.

 

Le ministre, très ému, fit de nouveau un discours latin bondé de citations virgiliennes, et que le recteur traduisait à mesure à ses ouailles, en bas-breton.

 

Ce ne fut que très avant dans la nuit que le ministre et son escorte regagnèrent la sous-préfecture voisine. Le lendemain, tout le monde rentrait à Paris par le train spécial.

 

L’accumulateur psychique avait été confié, de nouveau, à la garde de Léon et de son inséparable Tom Punch, qui, dans le fourgon, s’étaient mis à jouer aux cartes pour se distraire.

 

Les trois ingénieurs et le ministre échangeaient leurs impressions sur les résultats miraculeux qu’on avait obtenus la veille. Tout le monde était d’excellente humeur.

 

Arsène Golbert, dont le fin visage encadré de cheveux blancs s’éclairait d’une satisfaction sans bornes, s’entretenait, dans un coin du compartiment, avec Oscar Barnajou, tandis que Ned et Olivier causaient entre eux.

 

– Étonnant, stupéfiant, inouï !… s’écriait le ministre avec volubilité. J’en suis encore tout abasourdi, vraiment, je vous assure !… Vos prédictions qui, je vous l’avoue maintenant, me laissaient, malgré moi un peu incrédule, vos prédictions, dis-je, ont été dépassées par les faits.

 

Il parlait avec une telle abondance, qu’Arsène Golbert était obligé de profiter des instants où le souffle lui manquait, pour placer quelques paroles.

 

– Vous savez, monsieur l’ingénieur, dit-il, que je vais tenir largement mes promesses. Il n’est pas douteux, qu’avant peu, vous soyez à la tête d’une usine où vous pourrez fabriquer vos accumulateurs en grande quantité ; et je prends sur moi de vous assurer que le gouvernement vous fournira tous les capitaux dont vous aurez besoin.

 

– Surtout ne tardons pas, répondit Arsène Golbert. Les Américains doivent être informés maintenant de ma découverte.

 

– Eh bien, tant mieux ! hurla Barnajou avec véhémence. Cela leur montrera que nous ne les craignons pas !

 

Et il se lança, pour la vingtième fois au moins depuis la veille, dans un panégyrique enflammé de l’accumulateur.

 

– Quelle aurore de prospérité et de grandeur se lève sur le Vieux Monde, clama-t-il, grâce à votre merveilleuse invention. Comme je l’attends, ce jour où nos ambitieux ennemis vibreront à notre unisson dans une commune pensée d’amour pour l’humanité !…

 

– Ce sera la punition de leur égoïsme, dit Arsène Golbert en souriant.

 

À Meudon, le train s’arrêta pour laisser descendre les trois ingénieurs. On détacha aussi le fourgon qui contenait l’accumulateur.

 

Après avoir serré chaleureusement la main des trois hommes, le ministre continua sa route jusqu’à Paris.

 

Le retour à la villa fut l’occasion d’une véritable fête. Lucienne, prévenue par télégramme, attendait les inventeurs. Betty aussi était là.

 

– Oh ! s’écria Lucienne, je n’ai pas besoin de vous demander les résultats de l’expérience. Vous avez complètement réussi, n’est-ce pas ? je vois cela à l’expression joyeuse de vos visages.

 

Elle rit beaucoup lorsqu’on lui raconta la première attaque, l’escarmouche qui avait eu lieu entre les habitants de Kergario et les gendarmes, ainsi que la besogne d’assainissement à laquelle, hommes et femmes, s’étaient livrés, aussitôt après l’expérience.

 

– Oh ! que j’aurais voulu être là pour voir tous ces braves gens venir offrir des victuailles et des fleurs en grande pompe, dit-elle… Alors, Ned, c’est vrai que le recteur vous a adressé un discours en latin, et que le ministre lui a répondu de même ?

 

Le Bellevillois qui, en arrivant à la villa, n’avait fait qu’un saut, avec son appareil photographique jusqu’à la chambre noire, disposée pour développer les plaques, arrivait avec deux épreuves, qu’il n’avait même pas pris le temps de fixer.

 

– Voyez donc, madame Lucienne, voilà premièrement la lutte héroïque de Jacques Bonhomme et de l’autorité… Ces gaillards-là auraient bien démoli l’accumulateur, tant ils étaient mal disposés à notre égard… Voici maintenant le cortège champêtre venant nous apporter des cadeaux et nous exprimer le plaisir que lui cause notre présence… Quelle différence tout de même !

 

Lucienne regarda fort curieusement les deux épreuves. Elle était stupéfaite et charmée. Elle contemplait son père avec orgueil.

 

– Maintenant, déclara le vieux savant, il faut nous mettre au travail. J’ai rendez-vous, cet après-midi même, avec le ministre, pour m’entendre avec lui au sujet de notre future usine d’accumulateurs.

 

En effet, quelques heures après, Arsène Golbert reprenait le train pour Paris.

 

Il resta fort tard dans le cabinet de Barnajou ; et lorsqu’il regagna la voiture qui l’avait amené au ministère, il ne put s’empêcher de sourire, tant il était satisfait.

 

– Mes amis, annonça-t-il en rentrant, les nouvelles sont excellentes de tous côtés. Décidément M. Barnajou n’est pas un ministre ordinaire ; il se rend compte de la situation, et il mène les choses rondement. Dès demain, un local et des capitaux seront à notre disposition. Tous les ministres sont informés de mon invention. Rien ne nous arrête plus. Nous allons pouvoir réaliser entièrement notre rêve. L’Europe est sauvée !…

 

L’Europe était sauvée. C’était vrai.

 

Après n’avoir parlé de l’accumulateur psychique qu’en termes couverts, les journaux parisiens se mettaient à donner des détails. On reproduisait partout le récit de l’expérience de Kergario. C’était, dans toute la presse, un concert unanime d’admiration. Les feuilles et les revues scientifiques analysaient la découverte. Des flots d’encre coulaient, chaque jour, sur ce sujet déconcertant.

 

Pour satisfaire quelques-uns de ses amis, Arsène Golbert avait consenti à tenter une nouvelle expérience.

 

Ses collègues de l’Académie des sciences et de l’École d’anthropologie lui amenèrent un jour une dizaine de redoutables gredins que le ministre Barnajou, toujours enthousiaste de l’accumulateur psychique, avait fait extraire de la prison de Fresnes, où ils attendaient leur comparution, pour la vingtième fois au moins, devant un tribunal.

 

Lucienne fut positivement effrayée lorsqu’elle vit, un matin, arriver à la villa, ces hommes à figure bestiale, qu’accompagnaient des agents de la Sûreté.

 

L’un après l’autre, on les fit s’asseoir devant l’appareil, sans qu’ils comprissent rien, du reste, à ce qu’on leur voulait. Puis on leur donna à chacun un billet de cent francs, et M. Golbert les pria de se présenter, le lendemain, à l’usine des accumulateurs qui se montait à Paris, dans le quartier de la Villette.

 

– Vous voyez ces hommes, dit-il à ses collègues, ce sont tous des repris de justice, des êtres dangereux pour la société. Que direz-vous si, au lieu de profiter de la liberté qui leur est rendue et des cent francs qu’ils possèdent pour s’abandonner à leurs vices et pour perpétrer un nouveau méfait, que direz-vous si ces mêmes hommes acceptent de travailler, de se soumettre à la loi commune, et s’ils deviennent, dans l’avenir, d’honnêtes et courageux citoyens ?

 

– Nous serions bien forcés d’être convaincus, dit un vieux professeur, célèbre par ses études sur la criminalité… Vous aurez résolu le problème dont la solution a toujours échappé aux légistes et aux philosophes. Votre découverte videra les prisons et remplira les ateliers.

 

– Eh bien, alors, dit Arsène Golbert, je vous donne rendez-vous demain matin, à l’usine…

 

Pas un des repris de justice ne manqua. Ils furent tous enchantés de se mettre au travail, et ils se signalèrent même par leur exactitude et leur obéissance. Ils avaient « acheté une conduite », comme disait Léon Goupit en parlant d’eux.

 

Leur transformation morale était complète. C’était au point que, moins de huit jours après l’expérience, l’un d’entre eux se voyait décerner une médaille de sauvetage, pour avoir arraché à la mort une jeune désespérée qui s’était précipitée dans la Seine.

 

Un autre avait risqué sa vie dans un incendie. Il s’était élancé au milieu des flammes. On l’avait vu reparaître, portant dans ses bras deux enfants nouveau-nés qui allaient périr.

 

Quant aux autres, s’ils n’avaient pas accompli de pareils actes de courage, c’était assurément, disait M. Golbert en souriant d’un air entendu, que l’occasion ne s’en était pas présentée.

 

Les journaux, à qui l’on ne peut rien cacher, s’étaient emparés de cette expérience et l’avaient servie au public, en la commentant, chacun à sa façon.

 

Suivant en cela les instructions du ministre Barnajou, Arsène Golbert avait livré à la presse des photographies de son accumulateur psychique.

 

Toutes les feuilles illustrées les avaient reproduites. On ne parlait plus que du merveilleux appareil dans Paris et par toute la France.

 

Les relations diplomatiques qui menaçaient de se rompre entre la France et les États-Unis se détendirent tout à coup, bien que les journaux assurassent que l’opinion publique, en Amérique, était favorable à la guerre.

 

Barnajou, en arrivant, un matin, au conseil des ministres, apprit que l’ambassadeur américain à Paris s’était rendu la veille au ministère des affaires étrangères, et qu’il avait proposé, au nom de son gouvernement, un nouveau traité de commerce, dont la négociation était déjà en cours.

 

– Ah ! ah ! disait le ministre Barnajou, avec sa rondeur habituelle, nos bons amis les Yankees l’ont pris sur un autre ton !… Ils ne sont plus du tout rassurés maintenant. Nous allons bien rire. Je crois l’occasion bonne pour élever des prétentions à notre tour. La taxe qui frappe nos tableaux et nos objets d’art à leur entrée aux États-Unis est trop élevée. Il me semble qu’on pourrait, sans inconvénient, la diminuer de moitié…

 

Il continua quelque temps ainsi à exposer des projets de réformes économiques.

 

Quant aux hypnotiseurs, calfeutrés dans leur maison de la rue de Chine, ils se gardaient bien de fournir le moindre prétexte aux rigueurs de la police. Ils continuaient tranquillement leur espionnage psychique.

 

Barnajou le savait, et il enrageait de ne pouvoir se donner la satisfaction de les faire reconduire à la frontière. Néanmoins, il continuait à les faire surveiller étroitement.

 

CHAPITRE XVIII

Tentative de meurtre

 

L’internement du spirite Harry Madge et l’absence de William Boltyn avaient produit, dans la société des milliardaires, une sorte de désarroi. Ils continuaient à fournir leur subvention, moitié par conviction, moitié par respect humain, mais ils n’avaient plus la belle foi du début.

 

Ce fut bien pis, quand les journaux américains répandirent le bruit qu’un Français, l’inventeur du chemin de fer subatlantique, venait de découvrir un appareil tellement merveilleux que, désormais, toute guerre était devenue impossible.

 

– Mais, dit Sips-Rothson, le distillateur, à son ami Fred Wikilson, le fondeur, nous pourrons l’acheter ou la voler, cette merveilleuse découverte.

 

– Cela ne nous servirait à rien, objecta l’autre. D’après ce que j’ai lu, le secret de l’accumulateur psychique va être publié partout, et donné pour rien à tous ceux qui voudront en faire usage.

 

– Je ne comprends pas.

 

– C’est bien simple. Cet appareil, qui condense la volonté, ne la condense pas lorsqu’elle est négative, c’est-à-dire au sens où je l’entends : destructive. La guerre, la cupidité, l’égoïsme vont être entièrement bannis de l’univers.

 

– Mais c’est monstrueux, c’est épouvantable ! Vous verrez qu’avec cette invention diabolique, il n’y aura bientôt plus ni riches ni pauvres. Les États Européens ne se ruinant plus à entretenir des armées permanentes vont nous devancer rapidement dans la voie de la prospérité commerciale… L’intérêt de l’argent va encore baisser ; les affaires ne marcheront plus… Je prévois des catastrophes épouvantables.

 

– Pour moi, je ne me soumettrai jamais à l’influence de cette machine. Je veux rester milliardaire et ne rien donner à personne, si bon me semble.

 

– Et moi aussi !… Mais n’y a-t-il pas moyen d’empêcher la divulgation de ce secret, au moins en Amérique ?

 

– Il n’y a rien à faire. Les membres du gouvernement eux-mêmes ont conclu qu’il était impossible d’empêcher la divulgation du secret de l’accumulateur. D’ailleurs, les sociétés d’hygiène et de tempérance s’en montrent partisanes. Une grande partie de la population américaine en attend le plus grand bien.

 

La consternation se refléta sur les traits de Sips-Rothson. Un silence pénible régna entre les deux milliardaires.

 

– Moi, conclut avec philosophie Fred Wikilson, je vais écrire à William Boltyn que j’arrête le versement de mes cotisations et que je me retire de l’association.

 

– Je ferai comme vous, dit Sips-Rothson. Il est inutile de continuer à dépenser des dollars en pure perte. Tout le monde, d’ailleurs, sera, je crois, de mon avis…

 

Un matin donc, dans son hôtel du bois de Boulogne, comme il venait de se lever, William Boltyn reçut un long et catégorique télégramme. Ses coassociés lui adressaient collectivement leur démission.

 

Sa fureur éclata.

 

– Ah ! les lâches ! s’écria-t-il. Ils font comme les autres. Ils cessent de lutter alors que nous avons encore tant de chances en notre faveur !… Tant pis, ajouta-t-il aussitôt. Je continuerai, seul, l’œuvre que j’ai commencée seul. Il ne sera pas dit que j’ai été vaincu. Le gouvernement yankee est toujours favorable à la guerre, que je sache !… Eh bien ! je vais m’entendre avec les frères Altidor et leurs hommes pour organiser l’attaque d’une façon tout à fait énergique et inattendue.

 

Dans leur télégramme, les milliardaires démissionnaires annonçaient aussi qu’ils avaient fait remettre au gouvernement américain tous les documents que possédait Harry Madge.

 

– Stephen, appela William Boltyn, fais atteler ma voiture ; je vais sortir…

 

« Je vais aller voir notre ambassadeur, se disait-il. Il a dû recevoir des ordres de Washington. Allons, tout n’est peut-être pas perdu. Malgré ce maudit accumulateur psychique, la guerre ne va pas tarder à éclater, et nous serons vainqueurs. Quant à mes anciens associés, ils se mordront les doigts de m’avoir abandonné aussi lâchement. »

 

Le milliardaire avait déplié les journaux du matin. Il les parcourait hâtivement. Toutes les premières colonnes étaient consacrées à l’accumulateur psychique. À la deuxième page, une note officielle rendait compte de la visite qu’avait faite, la veille, l’ambassadeur des États-Unis au ministre des Affaires étrangères.

 

« Le gouvernement américain, disait la note, accepte d’entamer les négociations d’un nouveau traité de commerce dont les termes seront plutôt favorables à la France.

 

« La démarche de l’ambassadeur américain réduit donc à néant les bruits qui avaient couru sur les intentions hostiles des États-Unis. »

 

Boltyn n’acheva pas de lire l’information. Il se sentit comme frappé au cœur.

 

– Ainsi donc, c’est pour cela que Fred Wikilson et les autres m’ont envoyé leur démission, rugit-il, en marchant à grands pas à travers le salon.

 

« Le gouvernement lui-même se désintéresse de nos projets ; il ne veut plus la guerre. Notre ambassadeur s’est humilié, a fait des excuses presque !… Ah ! j’essayais de me faire illusion, d’espérer encore, alors que les événements se coalisent contre moi. Tout est bien perdu, irrémédiablement !

 

C’en était trop ! Le milliardaire suffoquait. Des points noirs dansaient devant ses yeux. Ses dents s’entrechoquaient. Il ouvrit une des fenêtres qui dormaient sur le bois de Boulogne, et il aspira l’air avec soulagement. Jamais il n’avait autant haï l’Europe et les Européens qu’en cette minute, où tous ses rêves de domination universelle s’écroulaient.

 

Accoudé à la fenêtre, il dardait un regard implacable sur la cohue élégante des promeneurs qui commençait à envahir les allées du bois, à cheval, en automobile et à bicyclette. La gaieté insouciante de cette foule, lui semblait une insulte. Et lui, l’homme pratique, qui avait cru tenir un moment entre ses mains les destinées du monde entier, l’homme implacable devant qui chacun tremblait, il voyait son rêve réduit à néant par les agissements du peuple qu’il considérait comme le moins apte aux grandes choses ! Toute sa colère, sa haine contre le Vieux Monde, il les tournait maintenant contre la France seule.

 

Par moments, il tendait ses poings menaçants du côté de la ville, en poussant de sourdes exclamations de fureur. Ah ! qu’il eût été heureux en ce moment de pouvoir lancer des paquets de mitraille, des obus asphyxiants au milieu de ce monde frivole.

 

Il se plaisait à vivre ce rêve : voir Paris réduit en cendres, ses habitants râlant sous les décombres. Sa colère grandissait jusqu’au paroxysme quand il s’avouait son impuissance de ne pouvoir changer en un champ de désolation l’emplacement de la Ville Lumière.

 

Que pouvait-il faire, en effet, à lui seul dans la lutte ? À quoi lui servaient ses milliards ? Pour la première fois, William Boltyn s’aperçut de l’inutilité de ses richesses. Cependant, il voulait se venger à tout prix.

 

Mais à qui communiquer ses projets de vengeance ? À Aurora ? Il sentait qu’elle aussi l’abandonnait ; et cette indifférence de la part de sa fille lui était plus sensible que la défection de ses associés.

 

Il se prit à regretter le bon mouvement qui lui avait fait protéger Olivier Coronal, le jour où l’expérience des hommes de fer s’était si étrangement terminée. Il aurait dû, se disait-il dans un élan de haine monstrueuse, sacrifier en même temps sa fille. N’était-ce pas, en effet, par elle qu’avaient commencé tous ses déboires ?

 

– Oh ! si je pouvais le tuer, cet Olivier Coronal ! s’écriait-il rageusement, lui et tous ses amis. En Amérique, où la vie d’un homme importe peu, il y a longtemps que je me serais débarrassé de lui. Mais ici ? même avec mon or, je ne pourrai réussir. Me faudra-t-il donc retourner en Amérique, sans avoir même essayé de me venger ?

 

Un étrange combat se livrait dans son âme. Il fallait cependant prendre une résolution.

 

L’idée de devenir un assassin, et l’assassin de celui qui avait été le mari de sa fille, lui répugnait. Cependant, sa soif de vengeance inassouvie lui conseillait le crime et il lui semblait entendre une voix qui lui criait : « Tue ! »

 

Tout à coup, son regard changea d’expression, sa physionomie redevint impassible et fermée.

 

William Boltyn se dirigea, raide comme un automate, vers un petit meuble. Il ouvrit un des tiroirs et y prit un revolver bull-dog qu’il glissa dans la poche de derrière de son pantalon.

 

En se retournant, il aperçut Aurora qui, entrée sans bruit, pour surprendre son père et lui souhaiter le bonjour, s’était arrêtée involontairement en le voyant glisser un revolver dans sa poche.

 

Un horrible pressentiment traversa l’esprit de la jeune femme ; mais ce ne fut qu’un éclair.

 

Lorsque son père se retourna, elle avait déjà repris son visage souriant. William Boltyn put croire qu’elle n’avait rien vu.

 

– Bonjour, mon père, dit-elle, d’un ton tout à fait naturel. Comme il fait beau temps ce matin ! Vous sortez, je crois ; j’ai vu votre voiture qu’on faisait avancer dans la cour.

 

– Oui, répondit-il, sans parvenir à déguiser son trouble. Et toi ?

 

– Moi, fit Aurora, je vais aller faire une promenade à cheval ; à moins… que vous ne consentiez à m’emmener avec vous.

 

– Oh ! non, répliqua vivement le milliardaire. Fais, comme tu le dis, ta promenade à cheval.

 

Boltyn, reprenant le journal qu’il avait froissé dans sa colère, le déplia et l’éleva devant son visage, comme s’il eût voulu cacher à sa fille ses traits bouleversés.

 

Aurora restait debout au milieu du salon, très émue.

 

Pourquoi donc son père s’armait-il d’un revolver, et cela au moment de sortir ?

 

Elle n’osait s’avouer la crainte qui s’emparait d’elle.

 

– Eh bien, je vous quitte, dit-elle. Vous rentrerez pour le déjeuner ?

 

– Je ne sais pas, répondit Boltyn. Peut-être ne rentrerai-je pas du tout. Tenez-vous prête à partir au premier télégramme que je vous enverrai.

 

Aurora pâlit. Son pressentiment prenait corps. Le nom d’Olivier Coronal vint sur ses lèvres. À peine put-elle le retenir. Elle sortit sans répondre. Son père lui apparaissait de plus en plus antipathique.

 

– Oh ! murmura-t-elle, quelle vengeance médite-t-il donc ? Comme son regard est mauvais !… J’ai peur de ne m’être pas trompée… Il faut que je sache où va mon père… que je sois certaine… Ce serait horrible si, dans sa fureur, il s’attaquait à Olivier Coronal… Dans la colère, il est capable de tout !

 

Sans souci du décorum, sans réfléchir qu’elle pouvait être surprise, Aurora revint sur ses pas. À la porte du salon elle prêta l’oreille. Elle entendit son père s’écrier :

 

– C’est à Meudon qu’il habite. Je saurai bien le trouver !

 

Elle porta la main à son cœur, et crut qu’elle allait s’évanouir. Précipitamment, elle regagna sa chambre.

 

Cinq minutes après, par sa fenêtre entrouverte, elle voyait son père disparaître dans sa voiture attelée de deux superbes pur-sang.

 

Moins d’une heure après, William Boltyn, qui pendant tout le trajet demeura dans le même état de surexcitation, arrivait à la coquette villa de Meudon.

 

– Je vais donc le voir en face, cet homme maudit, murmurait-il en se dirigeant vers la villa qu’un cantonnier lui avait indiquée… Ah ! monsieur Golbert, vous avez sans doute cru que je resterais là, vaincu, à dévorer ma rage, à courber le front, comme les autres ! Vous n’avez pas pensé que je pouvais me venger ! Malheur à vous, qui avez détruit d’un seul coup mes rêves grandioses… Oh ! je serai calme tout d’abord. Je veux me rendre compte de vos intentions, toucher du doigt le péril qui me menace ; mais, by God ! s’il est positivement exact que je sois vaincu, vous me paierez de votre vie ma défaite !

 

Il était à peine neuf heures du matin lorsque William Boltyn sonna à la porte de la villa.

 

Les ingénieurs allaient partir pour l’usine des accumulateurs. Olivier Coronal était dans le jardin. Ce fut lui qui ouvrit la porte.

 

– Vous ici ! Que désirez-vous donc ?

 

Délibérément, le milliardaire avait franchi la grille.

 

– Veuillez informer M. l’ingénieur Arsène Golbert – et il détachait les syllabes avec une intonation méprisante – que j’ai absolument besoin de m’entretenir quelques instants avec lui.

 

La loyale physionomie d’Olivier Coronal avait pris une expression tout à fait impassible.

 

– Monsieur, dit-il en faisant entrer le milliardaire dans le vestibule, je vais informer le maître de votre démarche.

 

Olivier disparut dans le cabinet de travail.

 

Malgré l’insistance de ses amis, le vieux savant, toujours optimiste, voulut absolument recevoir le milliardaire.

 

– Faites-le entrer ici, mon cher Olivier, dit-il. Ned va se retirer. Vous me laisserez seul… Qui sait, ajouta-t-il, William Boltyn n’a peut-être que de bonnes intentions.

 

– Non, répliqua Olivier Coronal, le regard de cet homme m’a fait frémir.

 

Mais ni ses objections, ni celles de Ned, pas plus que celles de Léon Goupit qui s’était mêlé à l’entretien, ne changèrent rien à la résolution du vieillard.

 

– Monsieur, articula froidement William Boltyn, dès qu’il se trouva en présence d’Arsène Golbert, vous n’ignorez pas, sans doute, qui je suis ?… J’ai appris par les journaux que vous veniez de faire une découverte dont l’importance est, sans aucun doute, exagérée, et qui tendrait à l’extinction complète de toutes les guerres et de toutes les mauvaises passions.

 

– Le fait est exact, répondit poliment Arsène Golbert.

 

Tout en souriant d’une idée qui venait de traverser son cerveau, il invita le milliardaire à prendre place dans le vaste fauteuil situé en face de l’accumulateur psychique. De plus, en allant se rasseoir devant son bureau, il effleura en passant, comme par mégarde, le bouton de cristal qui commandait la mise en train de l’appareil.

 

Cependant Boltyn continuait avec une fureur croissante :

 

– Puisque vous savez qui je suis, vous devez savoir aussi que vous m’avez, par toutes vos entreprises et par toutes vos intentions, causé le plus grand préjudice. Vous avez ruiné mes projets et empêché mes affaires d’aboutir.

 

– Monsieur, répliqua Arsène Golbert froidement, je regrette qu’il en soit ainsi. Mais comme mes projets n’ont jamais eu rien que de très louable et de très humanitaire, j’en dois conclure que les vôtres étaient tout à fait opposés aux miens. Je ne saurais donc regretter l’insuccès de vos projets. Je n’ai jamais travaillé, moi, que dans un but désintéressé. On ne pourrait pas, je crois, en dire autant de vous.

 

– Vous me bravez, je crois ! cria le milliardaire qui s’était levé, chancelant d’un étrange vertige. Mais sachez que je suis homme à vous loger quelque balle dans la tête ! Allez au diable, vous et vos inventions !

 

William Boltyn cherchait, en tremblant, son arme, qu’il ne parvenait pas à tirer de sa poche.

 

Il était en proie à une sensation bizarre, et jusqu’alors inéprouvée.

 

– Monsieur le milliardaire, fit le vieil ingénieur sans changer de place et avec un sourire qui n’était pas exempt d’ironie, je trouve vraiment fort peu correcte votre façon de faire des visites. Est-ce là la politesse américaine ?

 

William Boltyn balbutia quelques paroles, étendit les bras et se rassit lourdement dans le fauteuil, son revolver à la main.

 

– Déposez donc cette arme dangereuse, commanda avec autorité Arsène Golbert. Dans l’état d’irritation où vous vous trouvez, vous pourriez commettre quelque imprudence.

 

À sa propre surprise, William Boltyn obéit et tendit docilement l’arme chargée à l’ingénieur qui la déposa sur son bureau.

 

Un silence régna, pendant lequel on n’entendit que le crissement léger des roues de cristal et le bruissement presque imperceptible des piles.

 

Arsène Golbert jouait négligemment avec un coupe-papier d’ivoire, tout en surveillant de l’œil la manœuvre de l’accumulateur.

 

Quant au milliardaire, il se passait la main sur le front, avec les gestes de quelqu’un que l’on réveille d’un cauchemar.

 

– Alors, vous étiez venu pour me tuer, dit enfin l’ingénieur. Vous auriez commis une mauvaise action inutile, car tous les journaux sont, à l’heure actuelle, en possession de la photographie et du plan détaillé de l’accumulateur psychique.

 

– Oui, j’avais tort, murmura William Boltyn avec effort, de plus en plus pénétré par les puissants effluves de l’appareil.

 

Arsène Golbert allait répondre, lorsque la porte s’ouvrit brusquement. Aurora, rouge et haletante, fit irruption dans le cabinet de travail, suivie d’Olivier Coronal.

 

– Ah ! Dieu merci, j’arrive à temps. Mon père, qu’alliez-vous faire ? s’écria-t-elle en se saisissant du revolver qu’elle avait aperçu du premier coup d’œil, en entrant dans la pièce… Monsieur, ajouta-t-elle en s’adressant à Arsène Golbert, je vous demande pardon. Mon père a agi dans un tel état de fureur qu’il n’est vraiment pas responsable de la mauvaise pensée qu’il a eue !

 

– Madame, croyez que je ne lui garde nulle rancune. Je crois d’ailleurs que monsieur votre père a maintenant tout à fait changé d’avis.

 

Aurora se tourna vers son père.

 

– Oui, soupira William Boltyn. Depuis que je suis ici, ma manière de voir s’est complètement modifiée. À peine ai-je été assis dans ce fauteuil, que tout mon corps a été traversé d’un étrange frisson. Mes tempes bourdonnaient ; il me semblait que mon cerveau allait éclater. Puis, ç’a été comme le déchirement d’un voile. Il me semble que, jusqu’ici, je n’ai connu que la moitié des idées. J’éprouve maintenant comme un bien-être, un apaisement que je n’avais jamais ressenti. Je crois assister, dans un paysage d’eaux calmes et de verdure, à l’aube d’un jour magnifique, après une nuit de terreur et d’angoisse.

 

Aurora stupéfaite restait silencieuse, à côté d’Olivier Coronal qui n’était pas moins surpris.

 

– Oui, continua le milliardaire, avec une facilité d’élocution et une richesse de langage bien éloignées de sa sécheresse habituelle, il me semble que des voiles se sont déchirés, qu’un bandeau qui couvrait mes yeux est tombé et que je pénètre pour la première fois dans un royaume inconnu, dans un pays de joie et de lumière… J’aurai toujours pour vous, ajouta-t-il en s’adressant à Arsène Golbert, une double reconnaissance : ne m’avez-vous pas pardonné noblement ma criminelle tentative ? Ne venez-vous pas de me faire connaître le secret du véritable bonheur, celui qui réside dans le dévouement, dans le désintéressement, dans l’amour de l’humanité ?

 

– N’exagérons rien, repartit modestement le savant. En Amérique, on joue souvent du revolver, et l’on n’y attache pas grande importance. Dans l’état de vos idées, vous considériez cela comme une peccadille ; et j’aurais vraiment mauvaise grâce à vous en garder rancune. Quant à votre nouvelle façon de comprendre la vie, remerciez-en tout d’abord l’accumulateur psychique, puis le hasard qui m’a conduit à vous faire asseoir dans le fauteuil destiné précisément aux expériences. Il n’y a, dans tout cela, rien que de très naturel.

 

– Monsieur, s’écria le milliardaire, votre générosité et votre grandeur d’âme sont aussi hautes que votre science. Je sollicite l’honneur de serrer votre main, et j’espère que vous voudrez bien me favoriser de vos conseils, et me guider dans l’emploi nouveau que j’ai résolu de faire de mes milliards.

 

– Mais certainement, monsieur, dit Arsène Golbert en s’avançant, la main tendue. Que cette réconciliation porte ses fruits, et je ne vous refuserai rien de ce que vous me demanderez.

 

William Boltyn ne pouvait se décider à abandonner la main du vieil inventeur.

 

– Oui, reprit-il, cette journée restera gravée dans ma mémoire. Je veux changer complètement ma manière de vivre. Mon immense fortune me servira à faire le bien autour de moi. Je favoriserai la réalisation des généreux projets qui visent à accroître le bonheur humain… Ah ! quel horizon de travail fécond s’ouvre devant moi !…

 

Cependant, dans le cabinet de travail, Aurora et Olivier Coronal semblaient assez embarrassés de la conduite qu’ils avaient à tenir. Tous deux s’absorbaient dans leurs réflexions.

 

Olivier, debout à côté d’une des fenêtres, jetait des regards indécis sur Aurora.

 

Ils eussent voulu se parler, mais ils ne s’y décidaient pas.

 

Tout à coup, la jeune femme s’avança vers l’inventeur.

 

– Olivier, dit-elle d’une voix émue, me pardonnerez-vous d’avoir été cruelle à votre égard, de vous avoir blessé, de n’avoir pas voulu suivre vos conseils ? Ah ! j’ai bien souffert de cette séparation dont mon orgueil et mon obstination ont été les causes… Moi aussi, je pense différemment à présent. Je suis bien transformée.

 

Olivier arrêta son regard loyal sur la jeune femme. Il ne répondit pas ; mais sa physionomie s’altérait. Un combat se livrait en lui. Tous ses souvenirs lui revenaient ; il se sentait le cœur oppressé. L’ancien amour n’était pas mort.

 

– Refuserez-vous de me laisser reprendre ma place à vos côtés ? dit de nouveau Aurora dont la voix suppliait. Ne m’aimez-vous plus, Olivier ?… Répondez-moi. Vous n’avez qu’un mot à dire pour que je redevienne votre femme.

 

Elle s’était laissée tomber à genoux devant l’inventeur, en se tordant les mains de désespoir.

 

– Aurora ! ma femme ! s’écria Olivier Coronal en la relevant et en la serrant dans ses bras avec transport. Je ne puis pas vous voir vous humilier ainsi. Nos torts ont été réciproques ; nous avons agi comme des enfants.

 

– Ah ! que je suis heureuse ! balbutia la jeune femme. Alors, tout est fini ?… Ce n’était qu’un mauvais rêve !… L’avenir nous sourit de nouveau !

 

Les deux époux restaient tendrement enlacés. Aurora penchait sa tête sur l’épaule d’Olivier. Ils semblaient perdus dans une sorte d’extase.

 

William Boltyn et Arsène Golbert contemplaient cette scène avec attendrissement.

 

La jeune femme vit son père essuyer furtivement une grosse larme.

 

– Puis, dit-elle avec un regard dont Olivier se sentit remué, je ne suis sans doute pas parfaite ; j’ai bien encore de nombreux défauts ; mais l’accumulateur psychique n’est-il pas là ?

 

Elle avait mis tant de grâce mutine dans cette déclaration que personne ne put s’empêcher de sourire.

 

– Monsieur Coronal, supplia la milliardaire, je dois aussi vous prier d’oublier le passé, d’excuser ma conduite. Aujourd’hui seulement vous m’apparaissez tel que j’aurais dû toujours vous voir : un savant d’un véritable génie, un homme de la plus grande dignité de caractère. Je suis heureux vraiment du mouvement spontané qui vous réunit à Aurora. Vous me permettrez de ne pas vous faire de promesses en ce moment, mais j’ai mon idée pour l’avenir.

 

– Monsieur, répondit Olivier Coronal, il en sera comme vous le désirez. J’accepte d’autant plus volontiers d’oublier le passé que je suis plus touché de votre grande délicatesse de l’heure présente.

 

Malgré tout, il manquait quelque chose à cette réconciliation générale.

 

Ce fut encore William Boltyn – méconnaissable tant il faisait montre de tact et d’intelligence – qui dénoua la situation.

 

– J’ai tellement commis de fautes, déclara-t-il ; je me suis tellement laissé entraîner par mes passions, que j’aurai encore une grâce à vous demander. Je serais heureux, monsieur l’ingénieur Golbert, de présenter mes excuses à votre fille, à la femme de Ned Hattison.

 

– En effet, ils ne sont pas là pour partager notre bonheur, fit Olivier. Je vais les chercher.

 

Il revint aussitôt, accompagné de son ami et de Lucienne, et mieux encore, de Léon Goupit et de Tom Punch qui fermaient la marche.

 

En quelques mots, Olivier avait mis tout le monde au courant de la scène qui venait de se passer dans le cabinet de travail.

 

Ned Hattison, très froid malgré tout, laissa William Boltyn s’avancer vers Lucienne.

 

– Madame, dit galamment le milliardaire, l’occasion de réparer mes torts, de faire pardonner mes erreurs, se présente, hélas ! bien tardivement, pour qu’il me soit donné d’espérer autrement que dans votre bonté. J’ai favorisé une tentative criminelle. J’ai semé la douleur dans cette maison de paix et de travail. Je ne vous connaissais pas, madame. Et je n’étais pas l’homme que je suis aujourd’hui… Je sais que vous avez souffert, que vous avez failli mourir. Pardonnez-moi !

 

L’émotion s’était emparée de tous les assistants. Ned lui-même se sentait troublé.

 

– Monsieur, répondit gentiment Lucienne, ce n’est pas un pardon que j’ai à vous accorder, et je ne vous tendrai la main que pour vous exprimer mon estime. Je ne saurais mieux faire que de régler ma conduite sur celle de mon père.

 

– Et moi aussi, dit Ned Hattison, j’oublierai.

 

– Vous, mon cher Ned, s’écria William Boltyn, combien j’ai été injuste à votre égard.

 

– N’en parlons plus, murmura le jeune homme ; mais occupons-nous d’un plus grand coupable, à vos yeux, de ce brave Léon Goupit à qui nous devons tant de reconnaissance. Aurez-vous la générosité de lui pardonner aussi, monsieur Boltyn ?

 

– Eh ! qu’aurais-je à lui pardonner ? s’écria le milliardaire. Il a mieux agi que moi, puisqu’il a fait une œuvre utile, puisqu’il a souffert pour une noble idée.

 

Le Bellevillois, tout confus, cherchait à se dissimuler derrière l’énorme prestance de son ami le majordome.

 

– Donnez-moi la main, mon ami, fit William Boltyn avec rondeur ; et faites-moi l’amitié d’oublier vous aussi que j’ai été le président de la société des milliardaires américains.

 

– Oh ! moi, claironna Léon, dont la timidité disparut, je n’ai pas plus de mémoire qu’un lièvre. Je la perds en courant ; et ma foi, d’ici à Skytown, il y a un joli bout de chemin.

 

Puis ce fut le tour du gros Tom Punch qui, tout interloqué, restait les bras ballants et roulait des yeux effarés en regardant alternativement William Boltyn, Léon Goupit et les autres assistants.

 

– Eh bien, Tom Punch, dit le milliardaire, il me semble que tu n’as pas maigri depuis ton départ de Chicago. Pourtant ton visage me paraît un peu moins coloré. N’aurais-tu plus, pour le gin et le claret, la passion que je t’ai connue ?

 

Cette judicieuse remarque déchaîna le rire général. On expliqua au milliardaire que l’accumulateur psychique avait fait de Tom Punch un buveur d’eau convaincu.

 

Le majordome fut le seul à garder son sérieux ; et il ne manqua pas cette occasion de s’élever éloquemment contre les ravages de l’alcoolisme.

 

Pendant ce temps, Aurora et Lucienne, que Ned Hattison avait présentées l’une à l’autre, s’entretenaient fort amicalement.

 

Tout de suite la merveilleuse beauté de la jeune Américaine avait fait impression sur la fille d’Arsène Golbert, dont le charme inné et la grâce exquise des manières n’étaient pas pour peu dans la sympathie presque subite que, de son côté, Aurora lui témoignait.

 

Auprès d’elles, Olivier Coronal réfléchissait, et son visage reflétait une joie profonde. Il enveloppait celle qui, depuis quelques instants, était redevenue sa femme, d’un regard chargé de tendresse.

 

Debout au milieu du cabinet de travail, le vieil Arsène Golbert, très ému, essayait, mais en vain, de se dérober aux marques d’affection que tout le monde lui prodiguait.

 

– Mes amis, dit-il, ce jour est certainement le plus heureux que j’aie jamais connu. Nous voici tous réunis ; nos cœurs battent à l’unisson. Les obstacles, les préjugés qui nous séparaient n’existent plus. Une voie de progrès et de bonheur s’ouvre devant nous. Nous avons besoin de toutes nos forces pour réaliser notre œuvre. Gardons-nous bien de nous laisser diviser de nouveau, et notre labeur sera fécond… En attendant, conclut-il avec une cérémonieuse gaieté, qu’il vous plaise, mes amis, de nous réunir en un cordial festin. Après toutes ces émotions, il me semble que c’est indiqué.

 

– Jamais de la vie, protesta William Boltyn. Viens à mon secours Aurora. Aide-moi à refréner la générosité de nos hôtes. C’est moi qui veux emmener tout le monde à notre hôtel. Je veux sceller cette réconciliation par un festin en l’honneur de l’accumulateur psychique.

 

Aurora joignit ses instances à celles de son père. Tous deux firent tant et tant que, moins d’une heure après, le chemin de fer de ceinture déposait toute la petite troupe à la station du bois de Boulogne. Il se produisit même, lorsqu’on pénétra dans le somptueux hôtel, un incident qui ne laissa pas que d’amuser fort les trois ingénieurs.

 

– Est-il possible ! s’écria William Boltyn, en faisant à ses hôtes les honneurs de sa demeure, que ce luxe coûteux, criard et de mauvais goût ait pu me plaire ! Mais ces dorures dont, ici, les murs et les plafonds sont surchargés, sont atrocement laides ! Et que signifie cette cacophonie de couleurs ! Il n’y a aucune harmonie, aucune beauté dans tout cela ! Je vais faire enlever tous ces bibelots disgracieux. Je veux une décoration simple et originale. Avant huit jours cet hôtel sera transformé.

 

Tandis qu’on exécutait ses ordres, William Boltyn faisait à ses hôtes les honneurs de son hôtel avec une grâce, une affabilité parfaites, avec une aisance de manières dont il eût été incapable le matin même.

 

Un peu avant midi, on se mit à table. Le milliardaire avait mis les plus timides à leur aise, en déclarant qu’il n’entendait pas qu’on se gênât chez lui.

 

Le service était fait à la manière française.

 

William Boltyn et sa fille déployaient une amabilité qui n’était jamais en défaut.

 

Arsène Golbert avait dû accepter la place d’honneur dans un grand fauteuil Louis XV. Aurora et Lucienne avaient pris place à ses côtés.

 

Les deux jeunes femmes se souriaient maintenant sans aucune arrière-pensée.

 

– Mon mari et le vôtre sont amis, avait dit, la première, Aurora. Soyons amies aussi, voulez-vous ?

 

Ned et Olivier Coronal, souriants, écoutaient leur charmant babillage.

 

Aucune ombre n’obscurcissait plus le vaste front de l’inventeur de la torpille terrestre. Il s’abandonnait au bonheur d’aimer ; et ses yeux ne quittaient pas le visage radieux d’Aurora.

 

Quant à Léon et à Tom Punch, William Boltyn s’était placé entre eux. Il prenait un malin plaisir à les faire causer.

 

– J’essaierais en vain de définir ce que je ressens à nous voir tous réunis, dit le milliardaire, tandis qu’au dessert les coupes se remplissaient de vin généreux. Je vous dois encore une fois à tous des remerciements, et je saurai vous prouver ma reconnaissance… Demain, monsieur Coronal, je réglerai la nouvelle situation d’Aurora ; quant à vous, monsieur Golbert, j’aurai beaucoup de choses à vous proposer. Mon cerveau est déjà plein de projets merveilleux. Je veux réaliser immédiatement le chemin de fer subatlantique. C’est bien le moins que je vous doive. Cet or, que je possède à n’en savoir que faire, je veux le mettre au service d’une noble cause… Sais-je, moi, tout ce que je ferai ? Vous avez la science, le génie, messieurs. Je possède l’esprit d’organisation et d’entente pratique. Nous réaliserons des merveilles ; nous tenterons de réformer complètement le monde.

 

William Boltyn se laissait emporter par son imagination. Ses regards brillaient d’enthousiasme.

 

– Pour ma part, ajouta-t-il, je propose de construire, en Amérique, un accumulateur géant, ne mesurant pas moins de cent cinquante ou deux cents mètres de haut, et que nous actionnerons en utilisant les forces naturelles, la chute du Niagara, par exemple… Du peuple américain, cupide, égoïste et ennemi de toute idée généreuse, nous ferons un peuple intelligent et artiste, dévoué à la cause de l’humanité. Il n’y aura plus ni guerres entre les États, ni luttes, ni haines entre les individus. Le bonheur sera universel.

 

Le milliardaire éleva son verre en s’écriant :

 

– Je bois au triomphe de l’accumulateur psychique.

 

CHAPITRE XIX

Le départ des hypnotiseurs

 

Le lendemain, une voiture, attelée de deux chevaux fringants, s’engageait au grand trot dans la rue de Chine et s’arrêtait devant la maison des hypnotiseurs. William Boltyn en descendit.

 

La veille au soir, il avait longuement conversé avec l’ingénieur Arsène Golbert et avait arrêté une ligne de conduite. Avec cet esprit de décision qu’il avait toujours eu, il suivait point par point le plan qu’il s’était tracé.

 

Deux minutes après qu’il eut sonné, le milliardaire sentit un regard se fixer sur lui à travers le judas grillé. La porte s’ouvrit aussitôt.

 

– Que je suis heureux de votre visite, s’écria Jonas Altidor. Nous sommes fort embarrassés en présence des événements extraordinaires que nous avons appris par les journaux. Nos hommes perdent confiance. Ils sont persuadés qu’on nous a découverts et que nous sommes sous le coup d’une arrestation imminente. De fait, notre maison est surveillée nuit et jour, par des individus aux allures bizarres. Nous n’osons plus sortir.

 

William Boltyn se garda bien d’interrompre l’hypnotiseur.

 

– Nous continuons cependant à amasser des documents, ajouta Smith qui avait rejoint son frère. Est-ce à vous que nous devons les remettre ? Harry Madge ne nous donne plus signe de vie. Son ombre elle-même a disparu.

 

– Harry Madge est devenu fou, répondit le milliardaire d’un ton glacial. Remettez-moi les plans et les dossiers qui sont en votre possession. Vous avez dû les copier, puisque vous n’avez pu, depuis quelque temps, les transmettre directement à Harry Madge.

 

– Oui, dit Jonas. Les voici.

 

William Boltyn serra précieusement la liasse de papiers dans une serviette de maroquin.

 

– Maintenant, s’écria-t-il brusquement, je vous donne le conseil de quitter Paris au plus vite. Vous ne vous êtes pas trompés. La police vous guette et n’attend qu’un prétexte pour vous arrêter en bloc. Demain peut-être sera-t-il trop tard pour fuir.

 

– Vraiment, s’exclamèrent ensemble les deux frères qui se mirent à trembler. Mais alors, dites-nous où nous devons aller. En Angleterre ? En Allemagne ? Dans quel pays faut-il transporter le théâtre de nos travaux ?

 

– Vous n’aurez plus désormais à espionner, gronda William Boltyn, décidé à brusquer les choses. Je ne donne aucune suite à mes projets.

 

Le milliardaire prit dans son portefeuille un chèque qu’il avait rempli d’avance.

 

– Aujourd’hui même, dit-il, vous prendrez le train pour le Havre, d’où vous vous embarquerez avec vos hommes pour New York. Je vous paie à tous un mois de traitement d’avance.

 

Mais ni Jonas ni Smith Altidor ne pouvaient se décider à prendre le chèque que leur tendait William Boltyn. Ils étaient atterrés.

 

– Allons, décidez-vous, dit le milliardaire avec autorité. Je n’ai pas de temps à perdre.

 

– C’est que…, balbutia Jonas qui avait le premier, repris son sang-froid, notre surprise est bien naturelle… Et puis, dans de semblables conditions, un mois de traitement, c’est bien peu… Nous avons droit au moins à une indemnité.

 

– Assurément, appuya Smith. Qu’allons-nous devenir ?

 

Cette déclaration n’émut pas le moins du monde William Boltyn. Il lisait sans difficulté les sentiments des deux hommes sur leur visage.

 

– Il est absolument inutile de me menacer, même à mots couverts, déclara-t-il avec calme. Ce que vous savez de mes projets d’autrefois – et il insista sur ce mot –, vous pouvez le publier partout à voix haute. Je n’ai plus aucune raison pour vous le défendre… Il n’en est pas de même de vous, ajouta-t-il après une minute de silence, pendant laquelle Jonas et Smith, les yeux baissés, réfléchissaient. Vous avez sans doute l’idée de me désobéir, de rester en Europe pour y recommencer à voler des inventions, ainsi que vous l’avez fait en arrivant. En ce cas, prenez garde ! Votre signalement est partout. Vous serez traduits devant les tribunaux, dès la première tentative.

 

Sans ajouter une parole, William Boltyn regagna son coupé, laissant les deux frères en proie à un désappointement considérable.

 

– Tu vois, dit Jonas, c’est comme de vulgaires domestiques qu’on nous congédie ! Cet homme, à qui nous avons rendu tant de services, se refuse même à nous donner une indemnité. Ah ! c’est à n’y pas croire. Que comptes-tu faire ?

 

– Ma foi, je ne sais pas trop, répondit Smith… Pour que, du jour au lendemain, William Boltyn abandonne ainsi tous ses projets, il doit s’être passé quelque chose que nous ignorons. La découverte de cet accumulateur psychique, autour duquel on fait tant de bruit en ce moment, l’aura sans doute décidé à ne pas continuer la lutte. En tout cas, le mieux que nous ayons à faire, c’est d’exécuter ses ordres, de retourner en Amérique.

 

– Oh ! pour cela non, répliqua Jonas avec colère. Quoi qu’en ait dit ce vieux fou, je vais aller en Allemagne. Les inventions nouvelles y pullulent depuis quelques années. Il y a de quoi gagner quelques millions sans aucune peine.

 

– Oui, et sans aucune peine non plus nous y récolterons de la prison, répondit Smith en faisant la grimace. Merci bien. La paille humide des cachots ne me sourit pas du tout. Je suis plus sage que cela. Nous avons devant nous de quoi vivre pendant plusieurs années avec les bank-notes que nous ont rapportées les inventions que nous avons vendues. Retournons en Amérique ; c’est le plus sage parti. Nous y trouverons bien à nous exhiber comme magnétiseurs dans quelque music-hall ; et nous serons à l’abri de la colère de William Boltyn.

 

Au bout d’une heure de discussion, Jonas Altidor finit par convenir que son frère avait raison. Tous deux décidèrent de ne pas différer leur départ.

 

– Ne disons pas la vérité à nos hommes, conclurent-ils. Ils refuseraient de nous accompagner. Donnons-leur pour prétexte que Harry Madge nous rappelle auprès de lui. Une fois en Amérique, nous trouverons bien moyen de nous débarrasser d’eux.

 

Moins d’une heure après, les deux agents de la Sûreté qui se promenaient rue de la Chine, tout en surveillant la maison des hypnotiseurs, virent déboucher une escouade entière d’agents en bourgeois que commandait un brigadier.

 

– Nous venons vous relever, dit celui-ci. Vous pouvez aller au rapport. Il paraît qu’aujourd’hui les particuliers vont déguerpir. On est de service pour leur faire discrètement la conduite jusqu’à la gare.

 

– Ah ! bien, ce n’est pas trop tôt ! firent les deux agents. Depuis plus de quinze jours qu’on se relaye devant cette maison d’où il ne sort jamais personne ! Enfin, suffit, brigadier !

 

Le brigadier, un grand gaillard aux moustaches épaisses, au visage coloré, posta ses hommes au coin de la rue et se mit à faire les cent pas devant la maison. Il n’eut pas longtemps à attendre. Une animation inaccoutumée régnait dans l’enclos.

 

Bientôt, la porte cochère s’ouvrit, et une file d’hommes graves et silencieux vint se grouper sur le trottoir, attendant les deux frères Altidor restés les derniers dans la maison.

 

Vêtus de noir, mais de ce noir terne dont on confectionne les uniformes des croque-morts, rasés, coiffés de hauts-de-forme à larges bords, les hypnotiseurs portaient tous à la main une petite valise. Ils restaient comme éblouis par la lumière du jour. Ils se mirent en marche précédés de leurs deux chefs…

 

– Allons ! Une, deux !… commanda le brigadier en passant devant ses hommes. Et vous connaissez la consigne : ne pas perdre de vue ces gaillards-là !

 

À la suite des hypnotiseurs, les agents gagnèrent la place de la République et s’engagèrent sur les boulevards.

 

– Y en a comme ça pour jusqu’à la gare Saint-Lazare, dit le brigadier avec philosophie. Nous trouverons là-bas deux agents qui accompagneront nos particuliers jusqu’au Havre.

 

Tout le long des grands boulevards, le passage des hypnotiseurs souleva une curiosité générale.

 

On s’arrêtait pour voir défiler ce cortège singulier de gentlemen portant tous à la main leur valise et marchant avec raideur, sans détourner la tête ni à droite ni à gauche.

 

Les consommateurs assis à la terrasse des cafés montaient sur les chaises pour pouvoir les suivre des yeux plus longtemps. Les cochers, les gavroches ne leur épargnaient pas leurs lazzis. Plus de cinq cents personnes marchaient à leur suite lorsqu’ils arrivèrent à la gare Saint-Lazare.

 

Sans s’inquiéter le moins du monde de cette sorte de manifestation, d’ailleurs nullement hostile, les hypnotiseurs traversèrent la grande cour. Tandis que leurs chefs allaient chercher les billets au guichet, toujours silencieux et renfrognés, indifférents à la curiosité dont ils étaient l’objet, ils se promenaient sous la surveillance des agents.

 

Sur le quai d’embarquement eut lieu une scène amusante. Croyant toujours voyager aux frais des milliardaires, les hypnotiseurs avaient déjà envahi les compartiments de première classe.

 

– Mais pas le moins du monde, s’écrièrent Jonas et Smith Altidor. Nous avons pris des billets de troisième classe. Allons, descendez !

 

Il y eut bien quelques protestations, quelques grognements ; mais enfin les deux frères réussirent, sans trop de peine, à déloger leurs hommes des positions où, avec un sans-gêne tout à fait yankee, ils s’étaient déjà mis à leur aise.

 

– Eh bien, alors, dit le brigadier de la Sûreté à deux autres agents travestis en touristes anglais, nous vous abandonnons les particuliers.

 

Bientôt après, le train sifflait, emportant vers le Havre les espions américains.

 

En rentrant à l’hôtel du bois de Boulogne, William Boltyn trouva un mot de l’ingénieur Golbert qui lui adressait deux cartes d’entrée pour les tribunes de la Chambre des députés, en le priant de s’y trouver à l’heure de la séance. Le milliardaire arriva à l’heure fixée. La séance devait être des plus intéressantes.

 

Dès trois heures, il arrivait au Palais-Bourbon, en compagnie d’Aurora vêtue d’une délicieuse toilette de faille gris perle.

 

La veille, le ministre, qui était menacé d’une interpellation des plus virulentes, avait fait disposer sous les tribunes, dans les combles, un peu partout, des accumulateurs psychiques fortement chargés.

 

Au moment où Aurora et son père, que rejoignirent bientôt leurs amis de Meudon, s’installèrent, le tumulte était à son paroxysme.

 

– Messieurs, s’écriait d’une voix tonnante un député, vous êtes en train de nous ramener aux plus mauvais jours de notre histoire…

 

– Vous allez tarir, dans leurs sources, les forces vives de la nation, répliquait un autre.

 

– On nous trompe, criait un troisième.

 

– Plus de trahison ! clamait un quatrième.

 

– Assez d’abus, lâches et vendus que vous êtes, hurlait un autre d’une voix éraillée.

 

C’était un tumulte indescriptible.

 

Au milieu de ce vacarme, l’excellent Barnajou se démenait comme un beau diable ; mais sa voix était couverte par les clameurs d’une foule de gens, qui avaient tous de fort bonnes raisons pour ne rien vouloir entendre.

 

Cependant, les intentions du ministère étaient louables. Il s’agissait de la fondation d’un vaste hôpital pour les invalides du travail.

 

Le ministre avait beaucoup compté sur l’accumulateur dont, par bonheur, les bienfaisants effets ne tardèrent pas à se faire sentir. Le bruit s’était calmé peu à peu.

 

Quand Barnajou put enfin s’expliquer, sa proposition fut adopté d’enthousiasme, à l’unanimité. Ce fut un succès sans précédent.

 

Bien plus, une foule d’honorables escaladèrent le bureau du président en brandissant des billets bleus. Ils entendaient contribuer, de leur argent, à la fondation du fameux hôpital.

 

Un grand industriel, qui s’était montré un des adversaires les plus acharnés du projet de loi, voulut libeller un chèque qui portait un chiffre considérable.

 

Plusieurs médecins offrirent de donner gratuitement leurs soins aux malades. Un pharmacien promit de fournir, sans aucune rétribution, les médicaments. Un éditeur assura qu’il tiendrait tout un stock de livres à la disposition des pensionnaires de l’hospice.

 

Jamais on n’avait vu une manifestation aussi spontanée, aussi généreuse, en faveur d’une idée de justice sociale.

 

Le ministre Barnajou ne se contenait plus.

 

Dans un discours enflammé, il remercia la Chambre de lui avoir donné son assentiment d’une aussi touchante façon.

 

Dans la tribune des Golbert, l’émerveillement allait croissant.

 

William Boltyn et Aurora surtout ne cachaient pas leur surprise.

 

Ce fut bien autre chose lorsque Arsène Golbert leur dévoila la cause de cette transformation subite.

 

– Vraiment, ces résultats sont dus à votre accumulateur psychique ! s’écria William Boltyn. Mais alors, les luttes de partis, qui ont si souvent entravé la marche du progrès, vont disparaître ! L’harmonie régnera dans les Parlements ; les députés ne perdront plus leur temps en querelles !

 

Cependant, Barnajou s’écriait d’une voix vibrante :

 

– Messieurs, il appartient à notre pays, dont l’âme garde, à travers toutes les révolutions, je ne sais quel parfum de noblesse, de chevalerie et de douceur, de donner à l’univers le bel exemple de désintéressement qui marquera cette séance mémorable, qui prend place désormais dans les fastes de l’histoire de l’humanité… Que les peuples rivaux se distinguent par d’habiles transactions commerciales, par une production industrielle démesurée, par des armements formidables. Nous gardons l’honneur d’être les premiers à entrer dans la véritable voie de la fraternité humaine. Car, sachez-le bien, les deux millions que nous venons de voter pour les invalides du travail ne sont qu’une avance, et je suis sûr que la Chambre tout entière approuvera mon idée. Voici donc l’article unique que je vous propose : « À partir d’aujourd’hui, la souffrance, le crime et la pauvreté sont bannis, à perpétuité, du territoire français. »

 

– Adopté ! Adopté ! s’écria toute l’assemblée d’une seule voix, au milieu d’un concert d’exclamations et de battements de mains.

 

Les spectateurs n’étaient pas moins enthousiastes.

 

William Boltyn trépignait et faisait claquer ses doigts. Aurora criait d’une voix perçante :

 

– Hurrah ! hurrah !

 

Quand le silence se fut un peu rétabli, le ministre continua :

 

– La belle et humanitaire motion que nous venons d’adopter ne restera pas lettre morte. Ce qui eût été, il y a quelques jours encore, irréalisable, est devenu maintenant facile et pratique, grâce à l’admirable découverte d’un des plus illustres savants dont notre pays s’honore. Je suis tellement sûr de l’avenir, que je prends sur moi de vous proposer, d’urgence, l’adoption de quelques mesures propres à favoriser la réalisation du vœu de l’Assemblée.

 

À ces mots, qui désignaient clairement Arsène Golbert, tous les regards se tournèrent vers l’inventeur, et un triple vivat fit trembler les voûtes de la salle.

 

– Honneur au bienfaiteur de l’humanité ! s’écriaient de toutes parts les députés qui étaient montés sur leurs bancs.

 

– Qu’on le porte en triomphe ! clamaient les plus passionnés, en agitant leurs bras dans la direction de la tribune des ingénieurs.

 

Arsène Golbert avait dû se lever et répondre aux acclamations dont il était l’objet.

 

À ses côtés, Olivier Coronal et Ned Hattison éprouvaient une joie profonde de voir leur maître, qu’ils aimaient tant, salué par l’enthousiasme de toute une assemblée, en pleine Chambre des députés. Ils pensaient que cela lui était bien dû, à ce modeste, à ce timide qu’était l’ingénieur Golbert, et qu’il avait bien mérité ce triomphe, par une vie entière de labeur et de désintéressement.

 

Cependant, Barnajou n’avait pas quitté la tribune.

 

– Je disais donc, messieurs, reprit-il, que la généreuse motion que la Chambre vient d’adopter à l’unanimité ne resterait pas lettre morte. Permettez-moi de vous proposer quelques mesures, au moyen desquelles nous pourrons en assurer la réalisation. Il nous est donné de parler aujourd’hui, et peut-être pour la première fois vraiment, au nom de l’intérêt supérieur de l’humanité, reprit le ministre au milieu de l’attention générale. Dans l’état actuel des événements, en présence de la découverte géniale de M. l’ingénieur Golbert, il est de notre devoir de donner une sanction pratique au rêve généreux que n’a cessé de poursuivre cet illustre savant. Je vous demanderai donc, messieurs, de couronner cette mémorable séance, en adoptant les deux projets de loi suivants :

 

Article premier

 

Le gouvernement français prend l’initiative d’une conférence internationale, dans laquelle seront étudiés les moyens à employer pour amener, à bref délai, la suppression des armées permanentes. Le gouvernement français se concertera avec les puissances, dans le but de vulgariser l’accumulateur psychique sur toute la surface du globe.

 

Article second

 

Le budget de la guerre sera supprimé, aussitôt que le désarmement général aura été rendu effectif. Il sera remplacé par un budget du travail et des réformes sociales.

 

« Oui, messieurs, ajouta chaleureusement Barnajou, les centaines de millions que nous dépensons chaque année à fondre des canons, à fabriquer des fusils, à bâtir des casernes et à construire des engins de destruction de toute sorte, nous les emploierons d’une façon plus humaine, nous les rendrons à leur véritable destination. Assainir les villes, donner au travailleur le bien-être du logement, l’arracher à l’alcoolisme, à la misère injuste, lui procurer les moyens de nourrir son esprit en même temps que son corps, préparer des générations saines, robustes et intelligentes, voilà l’œuvre que nous devons accomplir, que nous accomplirons. Il n’y aura plus, entre les hommes, ces divisions arbitraires, ces luttes de castes, de races, ce perpétuel malentendu qui a souvent ensanglanté le passé. Les peuples se tendront bientôt la main et l’humanité tout entière, délivrée du vice et de la souffrance, élèvera, vers le ciel rajeuni, un hymne de bonheur et de paix.

 

CHAPITRE XX

Le désarmement

 

L’usine des accumulateurs psychiques que dirigeait Arsène Golbert, avec l’aide de Ned, d’Olivier, et même du père Lachaume – admirateur, s’il en fût, de l’appareil –, était en pleine activité. Dans un quartier reculé de Paris, à La Villette, non loin de l’usine à gaz, c’était une suite de bâtiments aux toits vitrés, d’où émergeaient de hautes cheminées.

 

Là, grâce aux millions mis à sa disposition par le gouvernement français, Arsène Golbert avait organisé, sur une grande échelle, la fabrication des accumulateurs.

 

C’est qu’aussi, de l’étranger aussi bien que de la province, les commandes affluaient. On les satisfaisaient toutes.

 

Soigneusement emballés, les cubes de cristal s’en allaient chaque jour, par centaines, porter au-delà des mers leurs puissances régénératrices, et remplir la généreuse mission pour laquelle ils avaient été conçus.

 

– Vulgarisons ! vulgarisons ! répétait sans cesse le vieil inventeur. Expliquons partout le principe de notre appareil, en des termes qui soient compris de tous. Il s’organise, en ce moment, un mouvement d’idées formidable. Une crise d’une violence extrême se prépare. L’humanité sortira de là transformée. La cause du progrès fait un pas énorme.

 

Arsène Golbert, malgré son grand âge, se montrait infatigable. Il semblait que toute l’ardeur, toute l’énergie de sa jeunesse lui fût revenue. Levé dès l’aube, il ne rentrait que fort tard dans la soirée à la villa de Meudon ; et c’était pour dépouiller avec Ned le volumineux courrier qui lui parvenait, chaque jour, de tous les points du globe.

 

Sur les instances d’Aurora, Olivier Coronal avait dû quitter la villa aussitôt que les formalités de leur nouvelle union avaient été accomplies, en Amérique et en France, et venir habiter à l’hôtel du bois de Boulogne.

 

William Boltyn s’était presque fâché de ce qu’Arsène Golbert eût refusé d’en faire autant.

 

– Non, non, disait le vieil inventeur, avec un sourire entendu, votre hôtel est trop luxueux pour moi. J’aime la modestie de notre demeure et sa situation à l’entrée d’une forêt.

 

Il n’avait pas voulu en démordre. Néanmoins, des relations suivies et sincèrement amicales s’étaient établies entre le milliardaire et le père de Lucienne.

 

William Boltyn, complètement transformé, n’avait pas hésité à liquider sa situation en Amérique, et à se fixer tout à fait en France. Lui qui, autrefois, ne tirait d’orgueil que de sa domination industrielle, s’était défait de ses usines de conserves de Chicago. Il avait réalisé sa fortune et ne voulait plus entendre parler ni d’affaires ni de spéculations.

 

Léon Goupit n’avait pas voulu quitter son maître. Il l’avait suivi à l’hôtel du bois de Boulogne où Tom Punch, réintégré dans ses importantes fonctions de majordome, était plutôt l’ami de William Boltyn que son serviteur.

 

Heureuse comme elle ne l’avait jamais été, Aurora méconnaissable, elle aussi, depuis que son intelligence s’était ouverte aux idées qu’elle avait tant méprisées autrefois, était maintenant une jeune femme modeste, affectueuse et timide. Elle avait répudié tous ses goûts de faux luxe, ayant fini par comprendre ce qu’il y avait de superficiel, de faux et d’égoïste dans l’existence qu’elle avait menée en Amérique.

 

– Est-il possible, disait-elle, que j’aie placé jadis mon orgueil dans la possession de ma fortune, et que de vaines satisfactions d’amour-propre aient eu à mes yeux plus d’importance que le contentement intime que je ressens aujourd’hui, à vivre et à juger les choses par moi-même. Mais il n’y a rien d’humain, tout est creux, morne et sans âme, dans cette existence de poupée, orgueilleuse et sotte, qui est celle de toutes les milliardaires américaines. Combien je vous remercie, Olivier, de m’avoir aimée assez, malgré mes défauts, pour m’initier à votre conception de la vie. C’est à vous que je dois ma transformation. Je ne l’oublierai jamais.

 

– Vous êtes adorable, ma chère Aurora, répondait Olivier Coronal. Ne vous accusez pas tant vous-même. Votre éducation surtout est responsable des erreurs que vous avez commises. Mais tout cela c’est le passé, et nous sommes convenus de n’en jamais parler.

 

Plusieurs fois par semaine, Aurora se rendait à Meudon. Lucienne Golbert lui était devenue indispensable. Une amitié profonde s’était cimentée entre les deux jeunes femmes, et c’était un charmant spectacle que de les voir s’entretenir, l’une blonde et l’autre brune, l’une belle étonnamment avec quelque chose d’un peu sauvage dans le regard, l’autre belle aussi, mais plus sérieuse, plus réfléchie avec ses grands yeux noirs, à la fois mélancoliques et rieurs. La principale occupation des deux amies, lorsqu’elles passaient un après-midi ensemble, était de lire dans les journaux les nombreux articles consacrés à l’accumulateur psychique et aux réformes morales qu’il produisait partout.

 

Le ministre Barnajou usait, du reste, de toute son autorité pour en hâter la vulgarisation. Rien que dans Paris, plus d’un millier d’appareils fonctionnaient chaque jour.

 

La curiosité publique avait été vivement émue par l’attitude de la Chambre des députés. La question du désarmement, tant souhaitée dans toute l’Europe, s’était posée nettement. Jamais on n’avait constaté pareil mouvement d’idées, aussi bien chez les écrivains, les journalistes et les hommes de science, que dans la masse du peuple.

 

Les journaux français n’étaient pas les seuls à parler de l’accumulateur. En Angleterre, en Allemagne, en Russie, en Italie, en Espagne, on avait renouvelé les expériences. Des savants avaient découvert de nouveaux perfectionnements.

 

La question, posée par le père Lachaume, de donner à l’appareil une grande portée, avait été résolue d’une façon merveilleuse, par un professeur allemand.

 

Un savant italien avait, en outre, trouvé le moyen de réduire de beaucoup les dimensions de l’appareil, tout en lui conservant sa puissance de radiation.

 

Un physicien anglais avait été amené à décupler cette même puissance, en dotant les piles motrices d’une multiplication psychique. Cette dernière découverte, entre autres, donnait à l’accumulateur une puissance presque illimitée.

 

L’ingénieur Golbert avait utilisé tous ces perfectionnements, d’où qu’ils vinssent, en en remerciant chaleureusement ses correspondants étrangers.

 

– Vous le voyez bien, mes chers amis, disait-il avec une modestie au-dessus de tout éloge, mon invention ne se ressemble déjà plus. Qu’ai-je fait, sinon d’indiquer la voie à suivre ? Grâce au travail de ces savants de tous les pays, nous voici maintenant dotés d’un appareil plus simple, plus léger, en même temps que plus puissant, et je ne doute pas qu’on ne le perfectionne encore.

 

Paris, deux mois après la construction du premier accumulateur psychique, offrait un spectacle curieux. Sur toutes les places publiques, des appareils étaient dressés et fonctionnaient sans interruption.

 

L’invention avait été décrétée, non pas nationale, mais humaine.

 

Un enthousiasme frénétique s’était emparé du peuple de la grande ville, qui avait vu là la perspective d’un soulagement immédiat aux maux dont il souffrait. Dans toutes les villes de France, les municipalités avaient apporté leur concours à l’œuvre de rédemption sociale. La France n’offrait déjà plus le même spectacle que deux mois auparavant. C’était comme si tout ce qu’il y avait de bon, de juste et de généreux dans l’âme du peuple français eût été subitement mis en lumière et centuplé pour ainsi dire, tandis que toutes les mauvaises passions, tous les instincts cupides et méchants avaient disparu. Les conditions de la vie sociale se modifiaient de jour en jour.

 

On avait vu des millionnaires, des chefs d’exploitation industrielle, renoncer tout à coup à entasser des capitaux comme ils faisaient auparavant, et employer leur fortune à assurer le bonheur de la vieillesse de leurs ouvriers. L’exemple n’était pas rare. Les journaux ne suffisaient plus à enregistrer tous les actes de générosité spontanée qui se produisaient, de plus en plus nombreux, à mesure que l’accumulateur psychique agrandissait son cercle d’influence. C’était la mise en pratique de toutes les idées philanthropiques, de toutes les revendications des travailleurs, et cela sans révolutions, sans crises.

 

De tous côtés on reconnaissait ses torts réciproques, on s’accusait d’égoïsme, et l’on se donnait la main pour sceller la nouvelle entente, le nouveau Contrat social.

 

De riches collectionneurs découvraient tout à coup que c’était un crime de garder, exclusivement pour eux, la jouissance de leurs trésors. Les dons affluaient aux musées et aux bibliothèques.

 

Sans attendre que le désarmement total eût été rendu effectif, les Chambres, dans une poussée d’enthousiasme, avaient décidé de créer immédiatement un ministère du Travail et des Réformes sociales.

 

Sous l’influence de l’opinion publique, dont les journaux se faisaient les interprètes, le ministre Barnajou avait dû organiser une souscription nationale. En moins d’un mois, près d’un milliard avait été versé.

 

Des ingénieurs, des savants avaient soumis leurs projets qui embrassaient, en même temps que l’assainissement complet de toutes les villes, la construction de cités modèles où tout le confort, toutes les prescriptions de l’hygiène se trouveraient réunis.

 

Ned Hattison aussi avait obtenu un succès sans précédent, en proposant une nouvelle méthode de construction.

 

On n’emploierait plus que le fer, le grès et la porcelaine. On jetterait bas toutes les usines malsaines, où les germes de maladies terribles guettent l’ouvrier, et aussi ces maisons-casernes, bâties de boue et de crachats, où les ménages s’entassent les uns sur les autres, dans une promiscuité dangereuse et trop favorable à l’éclosion des épidémies.

 

– N’est-ce pas une honte pour notre siècle civilisateur, disait Ned que l’existence de ces quartiers, où les rues mesurent à peine quelques mètres de largeur, où des familles de sept ou huit personnes cohabitent dans des logements de quelques pieds carrés… Démolissons tout cela ; construisons en fer et en porcelaine, selon les principes de la science moderne… Les villes de l’avenir, avec leurs larges avenues bordées d’arbres, avec leurs trottoirs de grès, avec leurs maisons spacieuses aux toits de chatoyantes couleurs, avec leurs hautes fenêtres s’ouvrant sur des pièces aérées, apparaîtront comme des cités de joie et de lumière sous le soleil les enveloppant, les dorant !… La vie sera plus belle, plus heureuse, lorsque nous aurons réalisé cela. La mortalité diminuera. La plupart des maladies épidémiques disparaîtront avec la cause qui leur donnait naissance.

 

Les projets du jeune ingénieur, et ceux aussi de son ami Olivier Coronal, avaient été adoptés sans aucune réserve. La France n’était pas, d’ailleurs, la seule nation à s’être engagée dans cette voie. Les unes après les autres, toutes les puissances avaient envoyé leur adhésion au désarmement général.

 

On attendait avec impatience la date de la conférence internationale qui devait avoir lieu à Paris.

 

L’excellent Barnajou exultait. Lui aussi dépensait une incroyable activité à conduire les négociations diplomatiques.

 

– Je suis heureux, avait écrit l’empereur de Russie en personne, que des circonstances aussi favorables aient permis au gouvernement français de reprendre cette idée que j’ai émise il y a quelques années. Vous êtes assuré de trouver en moi un partisan chaleureux de la paix européenne.

 

Tous les souverains ou chefs de gouvernement des autres nations avaient donné l’assurance de leurs bonnes dispositions.

 

Le projet du désarmement général ne rencontrait aucun détracteur.

 

C’est qu’aussi, sous l’influence de l’accumulateur psychique, des modifications profondes étaient survenues dans le caractère et la manière de voir de chaque peuple.

 

Avec les appareils perfectionnés que fabriquait maintenant l’ingénieur Golbert, on obtenait des effets d’une puissance incroyable. À plusieurs kilomètres de distance, il suffisait d’en braquer quelques-uns sur une ville, pour influencer et transformer en bloc toute la population. Les luttes de partis, les haines séculaires, les rivalités entre les castes et les individus disparaissaient tout à coup. Un élan généreux s’emparait des intelligences subitement éclairées.

 

On ne parlait plus qu’au nom de l’humanité. C’était une floraison d’enthousiasme et de vertus morales.

 

Dans de semblables conditions, il n’y eut bientôt plus en Europe un seul endroit où les bienfaits de l’accumulateur ne se fussent fait sentir. Il s’était trouvé, dans chaque pays, des hommes de valeur pour se mettre à la tête du mouvement ; et c’était bien là le sublime, le grandiose de cette gigantesque transformation humaine, que pas une idée mauvaise ou égoïste n’avait pu s’y glisser.

 

L’accumulateur était incapable d’enregistrer, de développer et de projeter la volonté entachée de négation, c’est-à-dire de haine, d’orgueil, de cupidité, de bassesse. Une ligne de démarcation exacte existait maintenant entre les sentiments généreux et les idées égoïstes. L’appareil ne pouvait qu’exalter les premiers, mais il détruisait les secondes.

 

Pour ceux qui, comme l’ingénieur Arsène Golbert et ses amis, suivaient en philosophes la marche des événements, il était même fort curieux de constater la diversité des effets produits.

 

En Allemagne, on ne pouvait nier que l’esprit national se fût affiné, eût perdu de sa rudesse. Le peuple allemand avait pris tout à coup le militarisme en horreur.

 

À la simple lecture des journaux, on constatait que les Anglais étaient devenus beaucoup plus modestes, beaucoup moins infatués d’eux-mêmes et de leur supériorité maritime.

 

Certains indices prouvaient que les Espagnols étaient en passe de réorganiser leur industrie, que les Italiens étaient moins insoucieux et exubérants qu’autrefois, que les Belges, en revanche, avaient acquis de l’esprit de décision, que les Russes étaient devenus des Hollandais pour la propreté, tandis que les Hollandais, d’un esprit si lent autrefois et d’une si grande ivrognerie, s’affirmaient le peuple le plus spirituel et ne buvaient plus guère qu’à leur soif.

 

Mais où l’invention d’Arsène Golbert avait rencontré le plus de résistance, où, tout d’abord, elle avait déchaîné un torrent de protestations, c’était aux États-Unis.

 

Avant même que le premier accumulateur eût franchi l’Atlantique, Sips-Rothson, le milliardaire distillateur, et son ami le fondeur Fred Wikilson, s’étaient mis à la tête d’une ligue qui avait groupé presque tous les industriels américains. Ils avaient essayé d’obtenir du gouvernement yankee la promulgation d’une loi qui eût interdit l’accès des États-Unis à l’accumulateur psychique. Mais ils n’avaient pu y réussir. L’opinion publique ne les avait pas suivis. Les Américains brûlaient du désir de constater par eux-mêmes les effets du merveilleux appareil.

 

Et puis il y avait, là-bas, un défenseur de l’invention européenne, en la personne de l’ingénieur Strauss, le directeur des usines électriques de Chicago. L’affable et majestueux vieillard qu’était M. Strauss avait dépensé des sommes énormes dans la campagne qu’il avait entreprise aussitôt qu’il avait appris la découverte de l’accumulateur.

 

Un beau jour, il avait reçu une lettre de William Boltyn. Le milliardaire lui demandait de participer, au moins pour la moitié, dans ses dépenses. Il lui annonçait son arrivée à Chicago.

 

– Je joindrai mes efforts aux vôtres, disait-il. À nous deux, nous vaincrons les dernières résistances ; nous dissiperons l’égarement de nos compatriotes.

 

De fait, pendant près d’un mois qu’il avait passé en Amérique, William Boltyn avait accompli des prodiges d’activité.

 

Du temps où il était le milliardaire autoritaire et guindé, ne tirant son orgueil que de ses immenses revenus, l’ingénieur Strauss s’était toujours montré très froid à son égard ; mais lorsque, à son grand étonnement, il le vit s’employer au service d’une cause aussi noble, il ne lui cacha pas l’estime que lui inspirait sa conduite.

 

Les efforts des deux hommes furent couronnés d’heureux résultats. L’accumulateur fut bientôt aussi répandu en Amérique qu’il l’était ailleurs, et y produisit les mêmes effets régénérateurs et philanthropiques.

 

Les États de l’Union ne cessèrent pas d’être une nation de producteurs, bien au contraire. Mais les cerveaux s’animèrent, les intelligences s’ouvrirent à l’art, à la littérature, aux conceptions élevées. Les Yankees ne furent plus des êtres brutaux, rudes et insensibles.

 

Comme William Boltyn, au jour de sa transformation, ils eussent pu dire qu’il leur semblait, jusqu’à présent, n’avoir connu que la moitié des idées.

 

Le gouvernement yankee, admirable de modération et de tolérance depuis quelque temps, envoya son adhésion au projet de désarmement général.

 

En considération des services rendus par eux, William Boltyn et l’ingénieur Strauss furent chargés de représenter l’Union, à la conférence internationale de Paris, où l’ingénieur Golbert et le ministre Barnajou parleraient au nom de la France.

 

Au jour fixé, la conférence eut lieu. Presque tous les monarques, empereurs ou chefs d’État s’y étaient rendus en personne ; et l’on remarquait qu’ils avaient avec eux des vieillards à barbe blanche. C’étaient : les uns, de simples paysans ; d’autres, des savants, des philosophes connus pour leur sagesse et leur expérience.

 

L’accumulateur psychique, aussi bien que sur leurs peuples, avait agi sur les empereurs. Ils avaient chassé leurs courtisans, dont les louanges hypocrites les aveuglaient et leur faisaient commettre faute sur faute. Ils ne choisissaient plus leurs conseillers que parmi les vieillards, modestes et sages, dont la vie avait été un exemple, et la conduite un enseignement.

 

De braves laboureurs, aux mains calleuses, d’anciens médecins, jusqu’alors ignorés, étaient donc assis aux côtés des majestés royales et des délégués de toutes les nations, dans la galerie des Machines, somptueusement aménagée pour la circonstance.

 

Faisant montre d’un tact et d’une délicatesse qui, autrefois, eurent certes beaucoup coûté à leur orgueil et à leur amour de la parade, aucun souverain n’était venu en uniforme à cette conférence du désarmement.

 

Le spectacle général qu’offrait l’assemblée n’en était pas moins pittoresque au plus haut point.

 

Aux côtés des monarques européens, de l’empereur de Russie au visage doux et expressif, de l’empereur d’Allemagne à la figure martiale, du roi d’Italie avec ses grosses moustaches grisonnantes, du roi des Belges, du roi d’Angleterre – de qui l’on disait en riant que l’accumulateur lui avait enlevé le goût du cognac –, aux côtés du jeune et mélancolique roi d’Espagne, du roi de Suède et de Norvège, tous vêtus très simplement, c’était le déroulement d’un cortège de féerie.

 

Des sultans en turban et en grand manteau brodé, vêtus avec un luxe inouï, les bras chargés d’anneaux d’or, à la démarche majestueuse et nonchalante, se groupaient non loin d’émirs en burnous, chamarrés de soie aux couleurs éclatantes. Des radjahs indiens étaient venus aussi ; et parmi eux, immobile comme une statue et décharné comme un squelette, au portrait que leur en avait fait Léon Goupit, les ingénieurs reconnurent le mystérieux fakir, l’ancien pensionnaire de Harry Madge.

 

Leur étonnement grandit encore lorsqu’ils aperçurent aussi le vieux sachem peau-rouge, portant toujours ses mocassins et son chapeau haut de forme à grandes plumes rouges.

 

– Mon frère nous a donné le moyen d’enterrer à jamais la hache de guerre, dit le sachem en passant devant Arsène Golbert. Je suis bien heureux.

 

Cependant chacun avait pris sa place.

 

Le ministre Barnajou présidait la conférence.

 

Un peu à l’écart, dans une tribune où prenaient place avec lui l’ingénieur Strauss, William Boltyn, Ned Hattison, Olivier Coronal et le vieil Isidore Lachaume, l’ingénieur Golbert n’avait jamais été si embarrassé. Tous les assistants le regardaient. Il avait dû recevoir les témoignages d’admiration de ces délégués, venus quelques-uns de milliers de lieues, de ces ouvriers de la paix, ainsi que les appelait le peuple.

 

C’était vraiment un spectacle imposant et unique que cette réunion d’hommes de toutes les nations, si dissemblables en apparence, mais qu’animait une pensée commune, et à qui l’accumulateur psychique avait communiqué un égal amour de la justice.

 

Arsène Golbert eût pu être fier, et à juste titre, mais il ne pensait qu’à être heureux.

 

En face de lui, accompagnés de personnages aux vêtements grossiers, étaient les empereurs de la Chine et du Japon.

 

Dans une autre tribune, assis aux côtés de l’empereur de Russie, un grand vieillard au visage rayonnant d’intelligence et de douceur s’entretenait avec lui. Il était coiffé d’un bonnet d’astrakan, et sa longue barbe blanche retombait sur sa pelisse de fourrure. C’était l’admirable philosophe russe Tolstoï, devenu l’ami et le conseiller du tzar.

 

Tout à côté, le roi de Suède et de Norvège semblait écouter les conseils d’un autre vieillard à la face austère, et dont le regard incisif se cachait derrière des lunettes. Le puissant dramaturge Ibsen était aussi devenu le conseiller intime du roi de Suède.

 

Cependant le ministre Barnajou avait pris la parole au milieu d’un silence solennel :

 

– L’entente est déjà parfaite entre tous les gouvernements, dit-il. Tout a été prévu et réglé à l’avance. Il ne nous reste plus qu’à donner une sanction officielle au généreux projet qui a réuni ici les chefs ou les délégués de toutes les puissances.

 

Après un discours très simple, où il rappelait brièvement les faits qui s’étaient produits depuis l’invention de l’accumulateur psychique, le ministre mit aux voix la question du désarmement. Il ne fut pas besoin de voter. L’assemblée tout entière répondit par des acclamations enthousiastes.

 

On rédigea le procès-verbal.

 

Au moment d’apposer sa signature sur la feuille de parchemin, l’ingénieur Arsène Golbert se leva, chancelant d’émotion et de bonheur :

 

– L’acte qui vient de s’accomplir, s’écria-t-il, est bien la plus douce récompense que je pouvais souhaiter. Cette page – et il montrait le parchemin couvert de signatures – sera sans doute la plus belle de l’histoire de l’humanité.

 

Quelques jours après, d’un commun accord, toutes les nations licenciaient leurs armées, désorganisaient leurs régiments. Ce fut comme le signal d’une manifestation grandiose qui eut lieu, non seulement à Paris, mais dans toutes les capitales, dans toutes les villes où il y avait des garnisons.

 

À Paris, une foule en délire, chantant et portant des fleurs, vint chercher les soldats aux casernes et les accompagna jusqu’aux gares, où ils devaient prendre le train pour retourner dans leurs foyers. L’allégresse était générale. On fraternisait sans arrière-pensée, et des milliers de poitrines entonnaient l’hymne de la Paix. La population tout entière était en fête.

 

Dans les villes, les ouvriers et les employés avaient déserté l’usine et le bureau pour célébrer ce jour inoubliable. Dans les campagnes, les paysans avaient interrompu leurs travaux.

 

Le moindre village organisait des festins pour les soldats désarmés. Les mères, les fiancées pleuraient de joie. Des processions se formaient pour aller chercher, en grande pompe, les soldats rentrant au pays.

 

Pendant huit jours, tous les chemins de l’Europe furent sillonnés par des bandes joyeuses que les populations forçaient de s’arrêter dans chaque ville, et qui s’égrenaient petit à petit, à mesure que chaque soldat arrivait chez lui.

 

Russes, Anglais, Allemands, Suédois, Autrichiens, Italiens, Espagnols, Suisses, Belges, Turcs, Américains du Nord ou du Sud, Chinois, Japonais, Congolais, Océaniens, tous laissaient éclater leur enthousiasme ardent.

 

On avait laissé leurs uniformes aux soldats, mais on leur avait retiré leurs armes. Pour les remplacer, ils s’étaient munis de branches vertes ou fleuries, emblèmes de la paix, qu’ils portaient en marchant sur les routes.

 

Délivrée du cauchemar de la guerre, l’humanité respirait plus à l’aise.

 

– Gloire à la Paix, au désarmement général qui nous rendent à nos familles, à nos fiancées, à nos travaux. Nous sommes tous frères maintenant, chantaient les bataillons en marche vers leurs foyers. Nous allons revoir nos villages où l’on nous attend !…

 

C’étaient des manifestations sans nombre, des réjouissances sans fin, tandis qu’à travers les deux mondes, les casernes déversaient chaque jour des flots de soldats désarmés.

 

On constata qu’aux frontières les peuples voisins avaient, d’un commun accord, abattu les emblèmes de l’ancienne délimitation. On avait renversé les bornes ; avec les piquets et les poteaux on avait allumé des feux de joie.

 

Partout éclatait le même refrain pacifique :

 

– Nous sommes frères, maintenant !

 

En France, sur tous les monuments publics, de l’ancienne devise, Liberté, Égalité, Fraternité, on ne laissa subsister que le dernier mot :

 

FRATERNITÉ

 

L’humanité semblait enfin toucher au bonheur. C’était comme une renaissance de l’âge d’or, accomplie par l’œuvre de la science.

 

Il n’y avait plus besoin de lois ni de prisons pour punir les crimes. La notion de justice, et mieux encore de fraternité, était maintenant profondément ancrée dans le cœur des hommes. La terre offrait le spectacle d’une ruche animée et joyeuse.

 

Pour continuer dignement l’œuvre du désarmement général, et pour laisser un monument durable qui perpétuait le souvenir de l’ère de prospérité qui s’ouvrait ; pour affirmer, par un symbole impérissable, le triomphe des idées pacifiques, on convint d’élever au centre de l’Europe, dans les monts Carpates, une colossale statue de la Paix.

 

L’idée était de William Boltyn.

 

Elle fut accueillie avec allégresse, d’autant plus que le milliardaire proposait de fondre tous les canons qu’on avait relégués dans les arsenaux, et de les employer à la construction de la statue.

 

Dans une plaine des environs de Beauvais, on eut bientôt installé des fonderies.

 

En Allemagne, en Angleterre, en France, partout en un mot, les arsenaux se vidèrent comme par enchantement.

 

Des trains entiers amenaient, chaque jour, aux fonderies, des colosses de bronze et d’acier qui ne devaient plus vomir la mitraille.

 

En même temps, on ouvrit un concours entre les sculpteurs et les architectes des deux mondes.

 

Quelques mois après, dominant les plus hautes montagnes, une gigantesque statue était assise sur son piédestal de granit.

 

Dans une pose pleine de noblesse et de beauté, au sommet de ces montagnes qui avaient vu passer les cohortes barbares, la Paix, étendant les bras – tandis qu’à côté d’elle la Science et le Travail se donnaient la main –, semblait bénir l’humanité tout entière, et comme donner une consécration au triomphe de l’Intelligence sur l’Animalité.

 

CHAPITRE XXI

Le château de la Paix

 

Deux ans plus tard, dans un coin fleuri de Touraine, William Boltyn venait d’achever de bâtir une très vaste résidence, qu’il avait appelée le château de la Paix.

 

Entouré de bois et de pâturages, le château, dont l’ingénieur Arsène Golbert avait tracé les plans, était situé au bord d’un vaste étang, dont les eaux limpides reflétaient les tourelles et les toits. Tout semblait avoir été disposé là pour le plaisir des yeux en même temps que pour l’agrément de la vie.

 

Un vaste corps de bâtiment, élevé seulement de quelques étages, faisait vis-à-vis à des pavillons enfouis dans la verdure des grands arbres. Une cour intérieure reliait les différentes constructions, dont l’aspect gracieux et les couleurs claires des façades surprenaient agréablement le regard. Un grand escalier de marbre descendait vers l’étang, dont les rives, fleuries de nénuphars, donnaient abri, dans leurs anses, à de coquettes yoles d’acajou.

 

Une grande avenue, bordée d’arbres, partait de l’escalier, passait en face du château, et se continuait jusqu’à la forêt.

 

De l’autre côté, le regard embrassait un délicieux paysage de pâturages et de vergers, parsemés, çà et là, de vignes.

 

À quelque distance du château s’élevaient les bâtiments de deux fermes, avec les granges, les remises, les étables et la basse-cour. Tout cela était gai, fleuri et souriant.

 

Devant la porte des fermiers, quatre grands ormes ombrageaient des bancs, disposés en cercle autour d’une table de chêne massif.

 

Pour se rendre du château à la ferme, on traversait les vergers, où des plates-bandes de fraisiers couraient au pied des arbres fruitiers de toutes sortes.

 

Mais ce qui attirait le plus l’attention, c’était une sorte de terrasse qui dominait les toits du château, et sur laquelle un aérostat, d’une forme spéciale, reposait. Ce n’était autre que la station aérostatique du château de la Paix.

 

L’ingénieur Olivier Coronal, le gendre de William Boltyn, avait enfin résolu le problème de la direction des ballons : et cette découverte, d’une incalculable portée, n’avait pas peu contribué à modifier l’aspect du monde civilisé.

 

De son côté, l’ingénieur Strauss était parvenu à vaincre les dernières difficultés de la télégraphie sans fil.

 

Dans le château de la Paix, chacun vivait à sa guise, faisait ce qui lui plaisait. C’était une sorte de communauté, où l’on travaillait suivant ses goûts, selon ses aptitudes, où tous ceux qui se présentaient étaient reçus.

 

Au rez-de-chaussée, séparé des cuisines et de la grande salle où l’on prenait les repas, se trouvait le laboratoire des ingénieurs, pièce spacieuse qui prenait son jour par quatre hautes portes vitrées, qui donnaient de plain-pied sur l’avenue plantée d’arbres. On avait réuni là tous les appareils nécessaires aux expériences. La bibliothèque était attenante.

 

Arsène Golbert avait réclamé pour lui un des petits pavillons qui faisaient face au château. Lucienne et Ned habitaient au premier étage, à côté d’Aurora et d’Olivier. Le père Lachaume, lui, n’avait pas voulu choisir son logement autre part que sous les combles. Quant à William Boltyn et à l’ingénieur Strauss, leurs chambres se trouvaient au second de même que celle de l’excellent bonhomme Michon, l’ami des mauvais jours, qui avait abandonné sa cabane de Granville pour venir rejoindre ses amis. Léon et Betty avaient choisi pour eux l’un des autres pavillons, qui donnait aussi asile au brave Tom Punch.

 

Le château était immense et avait été aménagé pour recevoir plusieurs centaines d’habitants.

 

Un jour, William Boltyn avait reçu une lettre dans laquelle les milliardaires, ses anciens associés, lui annonçaient leur visite. Ils étaient venus, tout à fait convertis, accompagnés de Thomas Borton, l’ancien pickpocket, et avaient eu grand-peine à se décider à quitter le château.

 

La mère de Léon Goupit, la fruitière du faubourg du Temple, était aussi au nombre des pensionnaires, ainsi que le disait le Bellevillois devenu un homme sérieux.

 

La vie coulait doucement, dans une entente parfaite, et le bonheur de tous ne s’obscurcissait d’aucun nuage. Il n’y avait ni maîtres ni serviteurs ; une fraternité sincère, bienveillante ou respectueuse, selon l’âge, unissait tout le monde.

 

Les ingénieurs travaillaient de leur côté, dans leur laboratoire. Le père Michon, grand amateur de jardinage, fumait sa pipe en bêchant et en ratissant ses plates-bandes.

 

Quant à Lucienne et à Aurora, qui étaient devenues d’inséparables amies, leur joie ne connaissait plus de bornes depuis qu’elles avaient chacune un enfant à bercer.

 

William Boltyn faisait un grand-père d’une tendresse admirable. Sous son enveloppe rude et ses airs bourrus, l’ancien milliardaire de Chicago possédait des trésors de bonté qu’il dépensait, un peu tardivement il est vrai, mais avec une prodigalité d’homme heureux.

 

Toujours souriant, l’ingénieur Golbert était comme le patriarche de la communauté.

 

Selon ses sages conseils, on avait ouvert, toutes grandes, les portes du château de la Paix à ceux qui désiraient s’y installer.

 

De tous les points du globe, des savants, des médecins, des philosophes étaient venus y passer quelque temps et s’en étaient retournés, emportant une impression d’admiration, de bonheur sans mélange.

 

Ned Hattison avait enfin réalisé son rêve. Les villes se rebâtissaient, petit à petit, en fer, en grès et en porcelaine, remplaçant les taudis humides et insalubres.

 

– Quel gigantesque effort a secoué l’âme des peuples, disait le vieux Golbert à ses amis. Dans toutes les branches de la science, des horizons nouveaux se sont ouverts tout à coup. Mon accumulateur psychique semble avoir été le signal qu’attendait l’intelligence pour briser toutes les entraves et prendre librement son essor.

 

– Assurément, s’écriait Olivier Coronal, dont la chevelure noire laissait maintenant apparaître quelques fils d’argent. La haine, l’ambition, la cupidité, l’égoïsme sembleraient monstrueux à présent. Nous avons vaincu l’animalité en lui opposant l’intelligence. Quel pas énorme ont fait les hommes, et comme l’avenir nous sourit !

 

Souvent, à l’époque de la moisson ou des vendanges, tout le monde partait, de grand matin, à travers la campagne. On aidait les paysans, on organisait des festins champêtres, et on ne rentrait que le soir au château. Les jours passaient, pareillement heureux, dans l’harmonie la plus parfaite.

 

– Eh bien, mon vieux Tom, disait Léon, aurait-on assez ri, il y a quelques années, de celui qui nous aurait prédit tout ce que nous voyons réalisé aujourd’hui. Ce n’est pas pour dire, mais les hommes sont rudement changés tout de même.

 

– Oui, répondait le gros majordome. Plus de guerres, plus de haines. La concorde régnant partout, c’est assurément un spectacle rassurant et qui permet de bien conjecturer de l’avenir.

 

– L’avenir est à nous, mes amis, concluait le vieil Arsène Golbert. J’ai toujours eu la certitude que l’humanité ne saurait se détourner de sa voie d’équité et de fraternité. Nous avons travaillé selon nos forces. Ceux qui nous suivront imiteront notre exemple. L’avenir est à l’intelligence honnête et loyale, victorieuse et créatrice.

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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