Camille Lemonnier

 

 

 

L’HOMME EN AMOUR

 

 

 

(1897)

 

 

 

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L’HOMME EN AMOUR

 

Le médecin jouait avec son crayon d’or et m’a dit : « Un régime sédatif… » Non, ce n’est pas cela, ce n’est pas le mal qu’ils croient. Les nerfs sont pris, l’esprit aussi. Je ne l’ignore pas, et pourtant il y a autre chose.

 

Dans la rue j’ai haussé les épaules et déchiré l’ordonnance. Et puis une jolie enfant a passé. Elle m’a regardé. Je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue ; cependant celle-là sait mieux que les médecins le mal que j’ai.

 

Peut-être je suis un homme très vieux. Je porte en mes os l’homme que j’étais déjà dans les lointains de la race. Oui, alors déjà j’étais possédé de ce mal ; mon sang âcrement brûlait. Et j’ai à peine trente ans.

 

Il y avait à la maison un beau vieillard vert, une espèce de géant qui touchait le plafond en levant les bras. Tout l’hiver il maillait des filets là-haut dans sa petite chambre sans feu. C’était un homme très doux qui aimait la pêche et la chasse. Vers le temps de l’automne, il s’en allait à notre maison des bois. Nous avions toujours du gibier en abondance. Et un jour j’entendis rire une des servantes. « Le vieux encore une fois est allé faire un enfant. » Je n’ai compris que plus tard.

 

Le Vieux rentrait un peu honteux quand commençaient à tomber les premières neiges. Mon père lui parlait rudement, très rouge, et tout de suite se taisait à l’approche de mon pas. Ma mère déjà était partie vers les stèles, à l’autre extrémité de la ville.

 

Avec le temps les voix s’apaisèrent. Je revois le beau vieillard me caressant avec les grandes mains dont il nouait ses cordes à filets.

 

Mes souvenirs ne vont pas plus avant. J’étais un petit garçon ; j’avais une sœur, de huit ans mon aînée. Elle quitta la maison pour se marier. Ce fut un trouble inexprimable pour moi. Je passai toute une nuit roulé dans son lit en pleurant et respirant l’odeur de ses cheveux. Elle ne fut plus qu’une femme et je me sentis jaloux de mon beau-frère. Alors nous vécûmes à trois un peu de temps, le Vieux, mon père et moi. Quelquefois, pendant l’absence de celui-ci, un bruit étrange venait de la chambre là-haut. Le Vieux riait d’un rire que je n’ai entendu à personne, un rire comme le hennissement d’un cheval à la saison d’amour. Et tantôt l’une tantôt l’autre des servantes descendait en criant une injure.

 

Puis on me mit en pension chez les Jésuites. Au bout d’un an, un matin d’hiver, mon père arriva me demander au parloir. Il me dit : « Ton grand-père est mort. » Je crus comprendre que c’était un débarras pour la maison. Celui-là était un homme d’un autre âge, un fragment d’humanité encore voisine des faunes avec des goûts de rapts, inoffensif au fond. Il eût dû vivre au coin d’un bois, près d’un fleuve, traquant la femelle et le gibier. À soixante-dix ans, étant allé à l’automne dans la maison des bois, il engrossa la femme d’un de nos paysans : cela, tout le monde le savait. Il y avait beaucoup de petits enfants aux alentours de la maison qui avaient son visage.

 

Je crois que je l’ai aimé plus que je n’aimai mon père. Il avait l’air d’un grand buffle doux dans une étable domestique. Je m’amusais à tirer son gros nez et il m’apprit à tailler des sifflets dans les roseaux. Il ne connaissait que les petites industries rustiques et forestières, appeaux, collets, filets, emmanchage des bêches, affûtage des faux, etc. Il imitait le glapissement du renard, le grouinement du sanglier, le craquètement de la cigogne. Et il avait mangé, d’une goinfrerie d’ogre, une des solides fortunes du pays. Je n’oublierai jamais la fière mine qu’il avait sur son lit, entre les chandelles. Quand on l’eut mené au cimetière, il y eut un grand silence dans la maison.

 

Ce gros nez du Vieux, je l’ai aussi. Il paraît que c’était le nez de la lignée. Mon père, cependant, était mince de là et de tout le visage, une tête de robin aux yeux réfléchis et froids. Il ne tua qu’une fois dans sa vie ; c’était à la chasse avec le Vieux ; une bête roula sous ses plombs ; et ensuite il ne recommença plus. Mon grand-père m’avait laissé une canardière et deux carabines. Jamais je n’y voulus toucher. Le sang écumeux et riche de la race ainsi devint un pâle ruisselet tranquille en d’uniformes sites. Sans les écarts où s’altéra pour moi la nature, j’aurais eu le goût de mon père pour les besognes régulières et méticuleuses. Il parlait peu, s’habillait de noir, ne sortait généralement qu’à la nuit. Il était grave et timide, sans expansion. Il allait visiter deux fois le mois la stèle sous laquelle reposait ma mère. Je fus bien étonné d’apprendre plus tard qu’il demeura jusqu’au bout le client d’une maison aux volets clos. Et sa vie fut un modèle d’ordre et de probité.

 

Je tins de lui mes minuties d’esprit et mes pauvretés quotidiennes. Il pratiqua, je crois, un libertinage prudent avec l’intolérance de la licence d’autrui. Sa mère l’avait longtemps couvé avec une tendresse jalouse. Il eut une adolescence laitée et tiède comme une fille. À deux ans on l’habillait encore de tuniques sans sexe défini. Déjà le Vieux vivait d’une vie solitaire et libre dans les bois. Ce ne fut qu’à la mort de ma grand’mère qu’il lui fut rappelé qu’il avait un fils. Dans un petit chef-lieu de province, ayant à me cacher des autres et de moi-même, j’aurais fait comme mon père : je me serais glissé à la nuit, le collet de mon paletot remonté jusqu’aux yeux, dans les maisons à volets fermés. J’ai préféré habiter les grandes villes, je n’ai pas dû relever le collet de mon paletot. Je ne puis dire cependant que j’aie écouté les mouvements de la nature.

 

L’homme de ma race eût été plutôt le Vieux, celui qui à l’automne partait subodorer le gibier humain à la lisière des bois. Et sans doute il continua lui-même la lignée des robeurs de proies chaudes. Mais tandis qu’ils allaient en plaine, d’une mine haute, moi je me suis tapi derrière la haie et, avec de sournoises convoitises, j’ai regardé filer la bête qu’à pleins poumons ils relançaient. La Femme un jour entra en moi et depuis elle n’est plus partie. Je suis resté le possédé des nostalgies de son trouble amour.

 

Dans cette grande maison de mon père, il venait, au temps où ma sœur vivait encore avec nous, des petites filles de son âge, presque des jeunes filles. Elles étaient toujours curieuses de connaître le frère, l’ami du même sang. Il y a là un attrait obscur des sexes où pour la première fois le petit homme et la petite femme futurs apprennent à se connaître. Il naît une contradiction de ne se croire que fraternels et de se désirer d’une ingénue ardeur amoureuse.

 

J’aimai ainsi follement une grande fille que je ne vis jamais que par un trou de serrure. Quelquefois ensemble, Ellen et elle se mettaient en tête de me chercher dans la maison. Je me sauvais par l’escalier. Un jour elles montèrent au grenier. Je me cachai dans un panier à linge.

 

Et ensuite, à la pointe des pieds, je redescendais, j’allais me coller contre la porte, l’œil à la serrure ; je serais mort si tout à coup la porte s’était ouverte. La grande Dinah enfin s’en retournait et je baisais longuement la chaise sur laquelle elle s’était assise. Elle aussi se maria un peu de temps après Ellen.

 

On nous avait appris la plus sévère décence. J’ignorai toujours comment étaient faites les épaules de ma sœur. Sa chambre était éloignée de la mienne ; une porte séparait ma chambre de celle de mon père et cette porte n’était jamais fermée. Quand il s’habillait, il tirait le paravent. Je n’ai jamais pu savoir s’il m’aimait. Il veillait scrupuleusement à l’accomplissement de mes devoirs religieux ; il m’embrassait rarement ; il semblait surtout préoccupé de faire de moi un jeune homme correct, à l’abri des tentations du péché.

 

C’était là un mot qui revenait souvent dans ses entretiens ; je l’entendais aussi sur les lèvres du prêtre qui tous les mois me confessait. Et je ne savais pas ce que c’était que le péché, je le redoutais dans tous les mouvements spontanés de ma sensibilité.

 

On m’apprit ainsi à me défier de la nature : elle ne s’en éveilla que plus activement. À douze ans je connus ma nudité, elle me devint la cause d’un secret plaisir. Et il arrivait que mon père, m’entendant soupirer, quelquefois entrait la nuit dans ma chambre et venait jusqu’à mon lit.

 

Je m’habituai à l’idée qu’il fallait réprimer ma joie, mes élans, le bruit de ma voix, les manifestations de l’être intérieur. Ellen une fois fut réprimandée pour m’avoir caressé trop tendrement. Ce jour-là, je pleurai des larmes que j’ignorais encore, comme pour une blessure très profonde de nos fibres violemment séparées, une chose honteuse au fond de notre fraternité et qui nous rendait étrangers. Je ne ressentis plus aux approches d’Ellen qu’un sourd et inexplicable malaise. Je me cachai d’elle comme de mon père. Mais à quelque temps de là, il me surprit une après-midi derrière la porte, regardant la belle Dinah. Il me prit par le bras, m’entraîna par l’escalier, m’enferma dans ma chambre. Et je ne revis plus la grande fille : ce fut à partir de ce moment que je l’aimai si follement.

 

Mon père fut ainsi l’une des causes de mon mal. Tant que j’habitai avec lui, je vécus d’une vie solitaire dans la maison et le jardin. Il n’y avait point de tableaux aux murs, nulle aimable image qui eût pu me révéler la Beauté ; et la porte de la bibliothèque me restait défendue. On ne parlait jamais des organes de la vie qu’avec réticences ; il sembla qu’il fût honteux d’être un homme ; et peut-être l’amour, pour mon père, demeura la faiblesse humiliante qu’il allait soulager dans la maison aux volets clos. Je ne connus donc l’harmonie de la vie et la beauté de mon corps qu’à travers la douleur de les sentir malfaisants, frappés de la réprobation divine et humaine. Mais alors déjà il était trop tard pour les aimer sans la pensée du péché. Et je fus l’enfant qui, pour avoir touché à sa chair, se croit voué à la damnation.

 

Cela ne s’en alla jamais tout à fait. Il resta au fond de moi la rougeur de la nudité de l’être et du nom par lequel on la nomme chez l’homme et chez la femme. En soi, cependant, je n’y voyais rien de répugnant : ce n’était qu’à la réflexion, en me rappelant les réticences dégoûtées avec lesquelles on m’avertit d’ignorer certaines parties de ma vie, qu’elles m’apparaissaient mon infirmité vive.

 

Elles étaient plutôt belles pour mes yeux et cependant il était défendu à mes yeux de les regarder. La nature ne me les avait données que pour ne point les connaître ; elles étaient comme une erreur et une défaillance de la création ; elles s’éternisaient le remords vivant de Dieu, et quand je sus plus tard que tout le secret de la vie y résidait comme en un alambic merveilleux des races, je me révoltai. Mais la rougeur ne fut pas dissipée.

 

« Qu’il y ait au centre de toi, plus bas que le visage, mais plus près des battements de ton cœur, un foyer d’ardentes effusions, le mécanisme même de ta vie et de toutes les autres vies semblables à la tienne, fais que jamais ce mystère n’approche de ta pensée. Il est d’autant plus abominable qu’il résume, dans la beauté de ses formes extérieures, dans sa grâce flexueuse de fleur, la structure totale de ton corps. Tu n’y peux porter la main ni le regard sans l’orgueil de t’y éprouver viril, en possession de la force qui perpétue la substance. Tu le sentiras vivre comme une part de ta vie aux impulsions irrésistibles, comme un être de muscles et de sang coexistant à ton être spirituel. Et cependant c’est la chose inférieure et innommable par laquelle, si tu t’y complais, tu te reconnaîtras animal. »

 

Ainsi parlait le prêtre. C’était aussi le sens de ce qui se disait et se pensait autour de moi. Et plus tard je compris que l’exécration du moyen âge pour l’œuvre saine de la vie et les organes qui en sont les agents subtils, n’avait pas cessé de régner dans les sociétés actuelles.

 

Mais alors j’ignorais encore l’arcane divin. Je savais seulement qu’en connaissant ma chair, il en naissait un délice trouble, l’âcre et étrange saveur de mordre en un fruit vert. C’était la sensualité aussi de toucher, avec des papilles infiniment ductiles, un tissu électrique, une soie frémissante et chaude. Mon corps ainsi s’attestait vivre et se répercuter aux centres nerveux en dehors de ma volonté. Il vivait d’une vie personnelle et profonde à travers une durée d’ondes vibratoires comme le son et la lumière, une projection de mes résonances par delà l’être conscient.

 

Je ressentais confusément dans la secousse d’un vertige passer le magnétisme, la loi des attirances et des vibrations qui règle le mécanisme universel.

 

Un instinct apprend ainsi l’enfant à s’éprouver ; il y est porté aussi naturellement qu’à boire et à manger ; l’activité de ses cellules, le jeu libre de ses énergies le met en contact avec ses organes. Et l’unique perception de l’Infini qu’il soit donné aux hommes de connaître dans le spasme de l’amour déjà est contenue dans le moment où pour la première fois il est projeté en dehors de la vie par la brève sensation où il s’étonne de tenir l’éternité.

 

Pourtant la rogue incompréhension des éducateurs continue à qualifier de vice honteux le tourment ingénu de se chercher dans le premier acte de la connaissance. Il arrivera un temps où, au contraire, l’éveil des sens sera utilisé par les maîtres pour le développement de l’être intégral, où, en lui apprenant le respect de ses organes et les buts qui leur sont assignés et par lesquels ils se conforment à l’évolution du monde, ces missionnaires de la vraie prédication, ces ministres des secrètes intentions divines ne susciteront plus chez l’enfant la dérisoire retenue de la honte et plutôt y substitueront la notion d’un culte naturel, d’une religion de l’homme physique impliquant des rites qui ne doivent pas être transgressés.

 

Mais tout n’est-il pas à refaire dans une société qui a exclu l’hommage à la Beauté et qui a fait de la peur des formes cachées la loi des rapports entre l’homme et la femme ? La démence phallique, les révoltes de l’instinct comprimé dans les formes spontanées de l’amour est le mal des races, aux racines mêmes de l’être. Tous en souffrent et cependant plus d’un, qui me donnera secrètement raison en lisant ces pages, s’étonnera devant le monde que quelqu’un ait osé porter la main à l’arche sainte des pudeurs routinières.

 

 

 

J’entrai au collège et presque aussitôt j’eus ce spectacle barbare. Un élève, surpris dans les latrines, fut exposé devant la classe, les mains ligotées : elles n’avaient fait pourtant que ce que les professeurs eux-mêmes avaient fait étant enfants. Le supplice dura toute une après-midi et nous-mêmes dont les mains avaient péché cent fois, nous cédâmes à la lâcheté de huer celui qui s’était trouvé sans défense contre la tentation et nous fut ce jour-là proposé comme un coupable ignominieux. Il n’avait commis qu’une faute, ce fut de se laisser surprendre.

 

Eh bien, aujourd’hui encore je ne puis rencontrer cet ancien condisciple sans que la scène se retrace à ma pensée et qu’il en résulte pour son âge mûr un sentiment invincible de déchéance. Il semble, d’ailleurs, que cette réprobation sauvage ait pesé sur toute la suite de sa vie : il n’a pu se frayer un chemin à travers le hallier social. J’ai appris qu’il continuait à végéter en une condition subalterne.

 

L’excellent Père pourtant avait cru seulement faire un exemple, car les pratiques libertines sévissaient dans la classe. Il arriva qu’au rebours de ce qu’il attendait, la contagion gagna les meilleurs : il se forma des coteries et moi-même m’y trouvai englobé.

 

C’est du collège que data pour moi véritablement l’initiation. Tout ce qui, dans un mode plus parfait d’éducation, eût dû m’être révélé à doses prudentes et graduées par le maître, je l’appris par la salauderie luxurieuse des camaraderies. La plupart avaient des sœurs avec lesquelles s’était ébauché le noviciat du plaisir. Je puis affirmer, pour en avoir reçu maintes fois la confidence, que nombre de jeunes filles n’arrivent au mariage que demi essayées par leurs frères. C’est encore une des conséquences de l’ignorance des sexes l’un envers l’autre : ils se recherchent en raison même des défenses qui les séparent : elles irritent bien mieux leur vierge sens génésique.

 

L’essai, chez ces mâles précoces, n’allait pas jusqu’à la connaissance totale ; mais ils l’avaient expérimentée en des apprentissages hasardeux. Ils s’étaient éprouvés avec leurs consanguines en des préliminaires. Le libertinage sénile n’a peut-être d’équivalent que la frénésie nuptiale des tout jeunes hommes. Ils me révélèrent la forme secrète de la femme, je sus le schéma sacré. J’en portai en moi l’obsession et l’effroi ; je versai de secrètes larmes en songeant que Dinah n’était pas faite autrement que celles de qui ils me parlaient. La Femme vaguement s’instaura le mythe pervers, le flanc maléfique et je ne connaissais encore Circé qu’à travers une fable obscure. Ma trouble angoisse s’aviva de mes jeunes ferveurs catholiques. Je ne pouvais penser au sixième commandement sans être transporté d’horreur et de désir. Le mystère voilé du sexe ainsi fut déchiré et me consterna. Il m’attirait et me repoussait comme la difformité d’un être sans analogie avec ma propre structure physique.

 

Aucun de mes condisciples n’avait été élevé dans la pensée que les deux sexes sont les complémentaires d’une unité de vie et qu’ils n’apparaissent dissemblables qu’en vue de l’accomplissement dans la Beauté et l’Harmonie d’un même être unique. Moi-même j’avais vécu jusqu’alors dans l’ignorance plénière de cette différenciation qui se résout en une conjonction émouvante. Ils se plaisaient à profaner la fleur délicate de l’amour en l’assimilant à de repoussantes analogies, à des images restrictives de la beauté mystique qui en fait le lotus de vie, le calice sacré des races. J’en arrivai ainsi à mon tour à l’envisager comme une erreur de la nature, comme le symbole de la laideur du péché. Toute la première éducation dans la famille est basée sur cette horreur du plus adorable des organes et je crois bien, l’impression demeure à peu près la même pour tous les adolescents prématurément initiés. J’eus le spectacle de jeunes vierges brutalement étalées dans leur nudité innocente, sacrifiées dans l’immodestie ignorante de leur novice désir. Je ne me rendis compte de ce sacrilège que par la suite. Je connus du même coup la persistance du vieil homme atavique chez les postérités. Le sang des races charriait en eux un goût de rapts et de proies comme au temps barbare où la femme était la machinale esclave des instincts du mâle.

 

Et alors déjà je n’ignorais plus de quelles fougueuses ardeurs avait brûlé ce grand-père qui traquait par les escaliers les servantes de la maison.

 

Aux vacances de la cinquième année, il arriva un événement.

 

Mon père, à la garde du jardinier, m’avait envoyé passer un mois dans notre maison des bois. Il n’y avait que moi dans la maison ; le jardinier et sa famille habitaient une des dépendances ; quelquefois nous restions des jours entiers sans voir personne. Or, un matin de pluie douce, j’allai vers la rivière : elle était de l’autre côté de la futaie.

 

Je marchai un peu de temps sous les grands arbres. Il sentait bon l’écorce verte et le serpolet mouillé ; les oiseaux avec des cris las volaient, s’ébrouaient sous la feuillée. Au bout du chemin, j’aperçus enfin les eaux grises. D’une large coulée, criblée par le grésillement de la pluie, elles descendaient vers la plaine et les hameaux entre les osiers violets, sous le grand ciel plombé d’une douceur malade. Et je longeai les osiers, j’étais malade moi-même du mal de l’été.

 

Il y avait si longtemps que je n’avais plus vu un visage ami. J’aurais voulu avoir quelqu’un auprès de moi. Je ne sais pas ce que je lui aurais dit ; peut-être je ne lui aurais pas parlé, mais il m’eût été agréable de l’avoir auprès de moi, de marcher ainsi à deux dans la fraîcheur de la terre. Comme tristement je regardais vers l’autre rive, un haut vieillard se leva dans la campagne et je reconnus mon grand-père. Il fauchait les herbes de son pas de géant ; il avait l’air d’un grand buffle : et puis il se baissa, il coupa un roseau, et avec son couteau il en faisait un sifflet. Le vent légèrement remuait les osiers fleuris. Mais le Vieux depuis longtemps est sous les ifs, pensai-je. Maintenant un paysan là-bas s’en allait en faisant un geste de colère.

 

Alors il me vint une grande tristesse : celui-là si souvent avait amusé mon enfance avec ses sifflets ; ses mains me caressaient avec une douceur chaude et affectueuse. Les femmes, une fois qu’elles s’y sentaient prises, demeuraient charmées comme des oiseaux. Les servantes m’avaient appris cette vie d’amour du bonhomme.

 

J’arrivai ainsi à un tournant de la rivière. Un bouquet d’arbres avait poussé là, dans la grande plaine verte. Et j’aperçus au travers deux vaches qui pâturaient, mais personne n’avait l’air de les garder. Cependant quelqu’un sous les feuillages bas pleura doucement ; je croyais entendre le bruit d’une source qui s’égoutte. Ayant fait un pas, je vis une longue fille mince qui était couchée sur le ventre et tenait la tête dans ses poings. Elle avait de pâles cheveux d’argent et ses jambes nues sortaient de sa jupe trop courte. Je ne vis d’abord que ses cheveux et ses jambes ; mais quand je passai près d’elle, elle se dressa sur ses mains et me regarda avec des yeux de bête méchante.

 

– Ah ! cria-t-elle, voilà encore une fois que cet homme m’a battue !

 

J’ignorais si elle parlait du vieux paysan qui marchait dans la plaine. Elle était retombée dans l’herbe mouillée ; elle frappait maintenant le sol avec des mains irritées. Et puis, comme je tâchais de trouver en moi une parole, elle cessa de pleurer et se mit à m’observer durement, à travers les touffes claires de ses cheveux.

 

– Je te reconnais, tu es le fils du maître, me dit-elle ; toi aussi, je te déteste.

 

– Cependant je ne t’ai pas fait de mal.

 

La parole m’était revenue, j’appuyais sur elle des yeux décidés. Il me semblait que je la détestais aussi. Et nous demeurâmes comme cela quelques instants. Non, elle n’était pas jolie, cette petite ; ses yeux aigus et froids me jetaient le défi. Je n’avais jamais vu une expression plus sauvage de ruse et de haine. Elle finit par ramasser des pierres qu’elle jetait devant elle.

 

– C’est à cause de ton grand-père, fit-elle tout à coup. On m’appelle Alise.

 

Et déjà elle me regardait avec moins de colère. Moi aussi, je n’étais plus fâché. Elle s’était recouchée sur le ventre, comme quand je l’avais aperçue d’abord, sa maigre poitrine enfoncée dans la mouillure des herbes, et à mesure elle levait une jambe, puis l’autre. Elles étaient sèches et brunes, couleur de vieux buis. Cette fille ne connaissait pas la pudeur. Maintenant, je scrutais avec des yeux inquiets ses intentions.

 

– Veux-tu dire que le Vieux…

 

– Cela, tout le monde le sait dans les villages. Quelquefois il venait, il donnait un peu d’argent, il me prenait sur ses genoux en riant et m’appelant sa chère fille. Il avait des mains très douces. Et puis, un jour, il est mort. Alors, en pleurant, ma mère m’a dit : « Vois-tu, c’était un homme plaisant, malgré son âge ; je l’aimais bien. Maintenant qu’il n’est plus là, toi aussi, tu ferais bien de t’en aller. » Depuis ce temps mon autre père toujours me bat.

 

Je n’aimais plus autant le Vieux ; néanmoins, il ne me plaisait pas que quelqu’un médît de l’homme qui avait amusé mes ans d’enfance en me taillant des sifflets. Il y eut un silence gêné. Et puis elle se mit à hucher après ses vaches. Elle jurait comme un garçon. Ensuite, elle se retourna, se carra sur ses reins et, tranquillement, en torsant ses cheveux pâles :

 

– Toi et moi, nous avons au fond le même sang, fit-elle. Cependant tu es bien plus beau que moi.

 

Je lui aurais crié une injure. J’étais le fils d’un homme riche et je portais des habits neufs. Je ne pouvais accepter qu’il y eût quelque chose de commun entre cette pastoure et moi. Elle me vit fâché et avec humilité elle me dit :

 

– Je t’assure, je n’ai pas voulu te causer de la peine.

 

Et comme la brouée toujours finement grésillait, elle me montra sous les arbres un bourrelet de mousse verte à peine perlé.

 

– Vois, tu serais mieux là.

 

Nous nous trouvâmes ainsi l’un près de l’autre. Je n’avais plus de rancune, et à petites fois elle tirait son jupon le long de ses jambes, comme si à présent la pudeur lui était revenue.

 

– C’est à toi ces vaches ? lui demandai-je.

 

– Oui, et il y a la noire qui nous donne trois seilles de lait. Mais il ne faudrait pas trop se fier à la rouge.

 

Elle avait posé sa main sur mon genou et une étrange chaleur mollement m’énervait. Je me disais : « Il faudrait faire comme elle et mettre aussi la main sur ses genoux. » Ensuite, elle prit mes cheveux entre ses doigts et elle jouait avec leurs boucles comme une enfant.

 

– Trol comme toi avait des cheveux de plumes d’oiseau, dit-elle singulièrement.

 

Je ne savais pas qui était Trol. Et elle me regardait d’un air charmé, avec des yeux purs. C’était la première fois, je ne connaissais pas encore la chair des filles. Sa peau brûlait comme l’été près de la mienne. Mes lèvres étaient froides, je ne trouvais plus un mot à lui dire. Quelquefois, elle recommençait à tirer son jupon le long de ses jambes. Et puis tout à coup sa voix changea, elle se frotta à mon épaule et me coula d’une haleine ardente :

 

– Moi, ça me serait égal d’être battue par mon amant.

 

Alors je pensai nettement que déjà elle s’était assise près des garçons. Je me sentis très malheureux, je souffrais d’un mal que j’ignorais et qui était délicieux. Je regardais fixement la nudité hâlée de ses jambes. Elle se prit à rire sans bruit dans mon oreille et à présent elle ne disait plus rien. Les seins levaient de leurs pointes droites la toile grossière de sa chemise. Celle-là naïvement écoutait la nature ; le grand courant, le puissant efflux animal moussait à ses narines. Les simples sont bien plus près de la vie que les autres. Sa bouche s’avança, son rire me chatouilla la tempe. Soudain, il me vint une telle peur que je me jetai sur elle en criant. Cependant j’étais sans colère, j’aurais plutôt pleuré. Le petit mâle, féroce et gauche, s’éveillait à travers ces mouvements troubles, un homme nouveau, aux mains d’amour et de haine. Elle, sous mes poings, riait d’un rire aigu, les yeux fermés, le souffle court, toute tendue de plaisir. À la fin, il me coula aussi aux doigts un âcre délice ; mes mains mollirent, je ne voyais pas que je caressais sa petite gorge. Alors elle poussa un cri, et mes lèvres entre les siennes, à petits coups furieux elle mordait ma bouche. Je cessai de vivre, mon sang s’en alla. Maintenant, avec un rire sauvage et blessé, elle se roulait dans les herbes, et j’ignorais quel mal je lui avais fait.

 

– Petite Alise…

 

J’avais la voix rusée du tentateur. Mais elle courut derrière les arbres et, de loin, me cria :

 

– Va-t’en. Je te hais, comme les autres.

 

Je ressentis une grande honte et en sifflant entre mes dents, je m’en allai sous la pluie, le long des osiers en fleurs. Je pensais : « Voilà, tu as été lâche, elle te méprise. » Je quittai la rivière et puis, quand je fus rentré, je pleurai des larmes de rage.

 

Je ne retournai pas à l’eau ce jour-là. Mon sang brûlait, je me tordis la nuit sur mon lit en appelant Alise. Mais, le lendemain matin, je traversai le bois. J’étais résolu à faire ce qu’aurait fait le grand Romain. C’était pour moi un cas de conscience ; je voulais à mon tour, à la rentrée, lui raconter une histoire. Un clair soleil ruisselait des branches, un égouttis de lumière qui sur le chemin formait de mobiles mares d’or. Je chantais avec les oiseaux pour me donner de l’assurance. J’avais toujours aux mains les pointes de la petite gorge comme si je tenais encore cette fille sous moi.

 

Ce n’était pas de l’amour ; il me semblait seulement que son corps m’était dû ; il y avait là un sentiment confus de vassalité que le Vieux aussi peut-être avait connu, lui qui avait possédé toutes les femmes de la contrée. Celles-ci vaguement faisaient partie des faunes sur lesquelles s’étendait son droit de seigneur.

 

Et après le bois, je vis bleuir dans le brouillard matinal la rivière ; comme la veille, je longeai les osiers. Mais presque aussitôt la volonté me quitta ; j’aurais désiré qu’Alise ne fût pas dans la prairie. J’allai vers les arbres, je ne vis pas les vaches et Alise non plus n’était pas là.

 

Alors je l’appelai à travers la plaine, d’une voix claire ; mon assurance m’était revenue ; et elle ne parut pas. Jamais encore je n’avais souffert une telle peine. On serait venu m’annoncer la mort de ma sœur que je n’aurais pas autrement ressenti le mal de l’absence. J’allai jusqu’aux maisons ; je m’informai d’Alise ; on se mit à rire avec politesse. Ces gens probablement réfléchissaient que nous étions du même sang. Et je pensais toujours à sa petite gorge avec des soifs amères.

 

Le lendemain encore, il faisait clair soleil. J’avais, en traversant le bois, les yeux brillants d’un jeune héros. Un émoi tumultueux de vie me soulevait le cœur. Je descendis vers les eaux. Je n’ignorais plus maintenant comment on prend les filles. J’étais décidé à lui mordre à mon tour la bouche entre mes dents. Les deux vaches paissaient près des arbres. Mais je cherchai vainement celle qui les gardait. Cette fille rusée se cache pour être mieux désirée, me dis-je. Quand elle viendra, je lui sourirai d’abord insidieusement, et ensuite je la traînerai par les cheveux jusqu’au banc de mousse. Et je l’appelai par son nom, en tournant mes yeux vers la plaine.

 

Comme elle n’apparaissait pas, j’allai m’asseoir avec colère parmi les osiers, au bord de la rivière. Et, tout à coup, je vis sa bouche ouverte sous l’eau, près de la rive. Oui, la bouche qui avait sucé mes lèvres était là comme une fleur pâle, comme un nénuphar fané. L’eau, en ondulant dessus, lui donnait une vie surnaturelle et mobile. Je n’éprouvai ni peine ni effroi, la chaude sève sensuelle était encore trop haute en moi. Je la tirai légèrement par ses cheveux d’argent et la ramenai jusqu’à la berge. Je ne craignais plus son rire méchant. D’une main hardie je touchai son jupon. Je ne faisais là qu’une chose que d’autres auraient faite comme moi. Mais tout de suite une grande pitié me prit, j’abaissai jusqu’au-dessous des genoux la charité de ce lamentable penaillon. Ainsi elle fut tout habillée de pudeur, elle qui devant moi à peine s’était vue nue. Et je la regardais en tremblant de tout mon corps. Je ne savais plus que quelque chose s’était passé entre nous. Un peu d’eau commençait à lui sortir des lèvres comme la salive qu’elle m’avait coulée aux dents. J’enlevai cette eau avec mon mouchoir et puis je pris Alise dans mes bras, je baisai follement ses joues et ses cheveux sans cesser de l’appeler comme si elle n’était pas morte. Mais une horrible grimace bientôt déforma sa bouche. Maintenant elle ressemblait au Vieux, tel qu’après les sacrements je le vis sur son lit blanc, entre le crépitement des cierges. Je la laissai retomber parmi l’herbe ; jamais plus je ne caresserais sa petite gorge. C’était plutôt de la stupeur et du dépit que je ressentais.

 

Les vaches, entendant venir des pas dans la prairie, se mirent à meugler. J’allai me cacher dans le bois, et en effet, il passa des gens qui, très simplement, l’emportèrent dans leurs bras en poussant devant eux les vaches.

 

Je rentrai à la maison vers le soir. Je n’avais pas faim, je sentais en moi un mal très doux. Je pensais : « Comme cela, du moins, un autre ne touchera pas ses genoux. » Trol peut-être l’avait fait ; mais celui-là, je ne le connaissais pas, il était venu avant moi. Et je ne croyais pas l’avoir aimée et cependant j’étais consolé comme si elle m’eût gardé fidèlement son amour.

 

Je montai à ma chambre ; je restai longtemps à la fenêtre, regardant la nuit, tournant mes yeux vers la rivière derrière le bois. Je ne voyais pas la rivière, je ne voyais que la masse profonde des arbres dans la plaine. L’ombre était tiède, vaporeuse ; les sauterelles bruissaient dans l’herbe ; et ensuite il monta un vent léger qui me caressa comme m’avaient caressé ses mains brunes.

 

Alors mes larmes éclatèrent, je tendis les bras vers la nuit de la rivière, là-bas. Je lui disais tendrement avec un sanglot : « Petite Alise, pourquoi es-tu partie sans me donner ton amour ? » L’affreuse grimace s’était effacée, elle m’apparaissait bien plus belle dans la mort. Et je ressentis ainsi vraiment pour la première fois l’amour.

 

Le lendemain, les cloches sonnèrent. La femme du jardinier me dit qu’on avait trouvé sur la berge une fille du village. Elle ne me regardait pas, elle parut gênée et le jardinier aussi regardait par la fenêtre. Je compris qu’ils étaient troublés à cause du péché du Vieux. Après tout, cette enfant était de mon sang ; elle et moi nous avions eu dans les veines la même vie.

 

Je n’aurais pu supporter d’entendre plus longtemps leurs voix. Je me sauvai dans le bois. Et les cloches ne sonnaient plus, mais je savais qu’elle était là dans une des maisons du village, étendue sous le drap devant les chandelles. Je me roulai sur les mousses, je frappai la terre de mes poings. J’aurais voulu être dans le lit auprès d’elle, les yeux à jamais fermés.

 

Cette folie me mina ; je ne mangeais plus, je ne trouvais plus le sommeil. J’errais tout le jour comme une ombre pâle le long de la rivière. Mon père vint me chercher et seulement à la ville je commençai d’oublier Alise. Maintenant je ne pensais plus à la grande Dinah. Âme violente et amoureuse, quelles soifs inapaisées de repos te menèrent vers les eaux ? Y cherchas-tu l’oubli de la vie, le rafraîchissement de ton pauvre corps battu et qui ne demandait que l’amour ? L’image du frêle enfant ignorant qui répondit si mal à ton jeune désir animal se mêla-t-elle à tes pensées quand tu te laissas glisser de la berge ? Jamais personne ne m’a dit pourquoi Alise s’était noyée.

 

Peut-être la grande sève de l’été tourmentait son sang sauvage, et Trol n’était pas revenu.

 

Au collège il me resta une sensation blessée, le tourment de l’éveil de mes sens auprès de cette chair chaude qui avait remué mes sources de vie.

 

Romain une fois de plus révéla tout son cynisme. Il railla mes lâchetés, car je lui avais dit cette étrange histoire, il mit en doute ma virilité. Maintenant il ne parlait plus de sa sœur ; il défendit qu’on en parlât devant lui. Il connaissait une maison où des filles se mettaient nues pour de l’argent. Il y était retourné trois fois ; ils avaient bu ensemble ; il s’était amusé à rosser l’une d’elles, après l’avoir eue tout un soir. Moi aussi, j’avais battu Alise, mais ce n’était pas pour la même raison.

 

Chez ce jeune étalon pétulant, un goût de carnage stimulait la joie de brasser de la chair. Il était taillé en force, l’amour ne fut pour lui qu’une dépense d’énergies physiques. Je cessai de le voir après les ans de collège. Cependant je serais bien étonné si cette grande ardeur calmée n’eût fait de lui à la longue un mari aussi bon que les autres. Son immoralité était franche, emportée, selon la nature qui donne aux mâles, chez l’homme et chez la bête, un appareil violent et prompt. Au contraire, ma triste moralité à moi se compliqua d’irritations acides et maladives. Dans mes élans et mes gauches pudeurs, je parus manifester les deux sexes : je ne fus qu’une femme qui eut la véhémence passionnelle d’un homme, je fus un homme qui n’eut que les timides et ardentes sensibilités de la femme.

 

Romain pour la classe monta aux assomptions : l’initiation accomplie l’instituait notre maître à tous. Il gangrena littéralement la classe : elle ne cessa plus d’être hantée par l’obsession de la maison et la conjecture du rite intégral. Quelquefois il en venait un qui nous parlait avec des yeux clairs de ce qu’à son tour il avait vu là.

 

Au rebours des autres, j’étais poigné d’une rare et intime souffrance chaque fois qu’ils déshabillaient ainsi l’amour. C’était le mal d’être moi-même transi et nu devant une foule, avec mes papilles raides. Pourtant mes lèvres avaient été mordues par un baiser de fille ; j’avais senti se mouler dans mes mains la forme du ventre d’Alise. C’était un mal que je ne puis m’expliquer.

 

Rien qu’à la pensée du sexe de la femme, les affres me glaçaient. J’avais l’angoisse ridicule d’une bête cachée et qui vivait d’une vie à part, secrète et maligne, sous la vie des robes. Je pensais que je mourrais le jour où comme les autres j’irais vers les maisons. Et cette souffrance était en raison même de l’inexprimable tressaillement de mon désir aux profondeurs de mon être : il ne me fut plus possible de songer à Alise ni à aucune autre femme sans me représenter aussitôt le schéma redoutable qui la rendait différente de moi. Mes joues s’enflammaient douloureusement sitôt que le nom d’une femme était prononcé devant moi.

 

Il arriva que mon père me permît, au temps des vacances pascales, d’aller passer deux jours dans la famille d’un de mes camarades.

 

Il y eut un dîner, je me trouvai assis près d’une jeune fille hardie et jolie. Ce fut un supplice. Je ne pouvais détacher mes yeux de ses mains : elles étaient grasses, sensibles, aux ongles roses et courts ; elles possédaient une si étonnante vie animée, dans la grâce vive de cette jeune créature ! Peut-être aussi elles avaient failli comme toutes les autres, comme les miennes. Je crois bien que si mes genoux avaient rencontré les siens sous la table, je me serais évanoui. Et je ne trouvai pas un mot à lui dire : elle eut ainsi l’occasion de se moquer de moi fort à son aise. Aussitôt le repas fini, je m’échappai, j’errai dans le jardin et éclatai en sanglots.

 

Celle-là aussi, je l’aimais éperdument à présent.

 

Je ne crains pas de paraître ridicule. Ce sont des confessions que j’écris ; elles ne seront pas inutiles s’il s’en doit dégager l’évidence que notre éducation faussée, avec l’ignorance de nous-mêmes et la déviation de nos plus irrésistibles penchants, propage les pires perversions.

 

Je passai le reste des vacances chez mon père. Les deux servantes qu’il avait gardées étaient vieilles et laides : je savais que l’une d’elles tous les samedis se lavait sous la pompe. Je m’arrangeai pour la surprendre pendant qu’elle faisait ses ablutions ; je ne sais pas ce qui serait arrivé. Mais elle entendit mon pas, elle donna le tour de clef. Et en même temps, avec sa familiarité rude de paysanne, elle me criait : « N’entrez pas, mon petit monsieur, j’ai ôté ma chemise. »

 

Eh bien, je rôdai dans le soir des corridors, du côté des mansardes. Les portes n’en étaient jamais fermées, et avec ces filles je me sentais presque résolu comme devant une chair inférieure, une humanité qui appartenait au maître. J’avais oublié ma passion pour les autres : dans ma folie, je n’aimais plus que ces corps épais et déformés. Je surpris ainsi leur grand sommeil chaste, leur triste et touchant éreintement de bêtes courageuses. Toutes deux dormaient comme des enfants, les draps tirés jusqu’au cou, dans une paix d’innocence et d’accablement ; et la bonne honte tardivement me fut rendue.

 

L’un après l’autre, ceux de notre coterie s’en allèrent visiter la maison. C’était Romain lui-même qui à tour de rôle les y conduisait et présidait aux dédicaces. Il manifestait une satisfaction d’amour-propre à les viriliser, et de leur côté, aussitôt intégrés, ils paraissaient avoir grandi dans leur propre estime. Ils avaient à présent des gestes plus résolus, leur voix aussi avait changé. Je remarquai que presque tous, comme avant eux Romain, cessèrent de se parler de leurs sœurs. La connaissance de l’amour sembla leur avoir appris le respect fraternel.

 

Si mal que leur eût été révélé le mystère, ils en subissaient vaguement le sens sacré, comme un acte religieux, un sacrifice sur les autels de la vie. Ils étaient, ces jeunes hommes affolés de puberté, fermentés de sang nouveau, comme ces barbares qui s’en venaient dans les temples bafouer les dieux antiques et cependant demeuraient saisis devant leurs hautes images rigides. Maintenant ils avaient honte de leurs essais d’amour avec les vierges novices. Une nuance de dédain pour leur candeur de génisses ignorantes mitigeait leur réserve. Leur préférence instinctive de néophytes alla aux mûres courtisanes, aux chairs savantes et faisandées.

 

La chose, vers le temps de la dernière année de collège, arriva donc comme ceci. En butte aux pasquinades de ma coterie, je finis par accuser la nature. Puisque Romain a fait cela, et les autres après Romain, si tu ne le fais à ton tour, c’est qu’une infirmité en toi t’interdit de ressembler aux autres hommes. Cependant, dans les circonstances ordinaires de la vie, je ne manquais pas de courage ni de décision. Un jour, pour un différend léger, je me battis au compas avec un grand ; il y eut trois passes ; par des estafilades notre sang coula : ce fut le grand qui le premier renonça.

 

Mais voilà, j’étais faible comme un enfant à l’idée du corps nu de la femme. Ils m’avaient bien assuré que l’acte était bref et simple. Mais son mystère, les défenses de l’Église, et aussi la peur du stigmate m’outraient. Eux, du moins, avant de se glisser dans la maison, avaient essayé l’apprentissage clandestin. Ils s’étaient acquis ainsi un rudiment d’éducation expérimentale qui leur rendit le passage moins anxieux.

 

Après des débats pénibles, mes résistances enfin tombèrent. Il fut entendu que Romain m’aiderait de ses offices comme il avait fait pour les autres. Généralement, après le rite, les camarades se réunissaient et bruyamment fêtaient, à la mode d’un sacrifice antique, l’offrande des prémices. Mais je m’étais opposé à toute démonstration ; Romain m’avait promis la discrétion.

 

Il y avait là cinq filles et l’une, très grasse, d’une blancheur de peau soufflée et fraîche sous l’enduit du maquillage, s’appelait Éva. Presque toujours choisie par Romain, elle assumait le ministère d’une prêtresse dans ce culte orgiaque et puéril.

 

Elle vint donc avec moi dans la chambre ; elle riait, mais son rire plutôt m’encourageait. J’étais très pâle, mes nerfs affreusement se pinçaient et à la fois je sentais un espoir infini de bonheur, de délivrance. Cependant je n’étais plus aussi sûr de mes forces comme devant une manifestation terrifiante de la nature. Elle se mit en chemise et presque tendrement elle prit ma bouche dans la sienne. Alise aussi avait sucé mes lèvres comme un fruit. Aussitôt je me glaçai ; il me parut que mon cœur cessait de battre et je ne la repoussais pas, j’étais sur sa gorge comme une chose morte.

 

– Voyons, chéri… Ce n’est qu’un petit moment à passer…

 

Maintenant cette fille me parlait presque maternellement comme à un enfant chez le dentiste. Et elle ne baisait plus mes lèvres, elle me frappait de légers coups de la bouche les joues et le cou, elle me soufflait câlinement dans les yeux un souffle de vie en riant. Elle avait les charités d’une Sœur de plaisir. Une crise éclata : mon corps fut secoué d’un affreux tremblement ; et je sanglotais, mes hoquets s’étouffaient dans des cris sourds. Je n’avais plus la conscience de moi-même.

 

Elle, dans ce grand accablement, eut alors une minute d’amour très belle. Elle me baisa les paupières, elle me prit entre ses bras et enfantinement me roula dans sa grosse poitrine. Elle me dit : « Va, je t’aime bien tout de même, mon mimi. Tous n’ont pas le goût tout de suite… » Ce n’était là pourtant qu’une prostituée, une servante des joies banales, mais je ne sais quelle grâce affectueuse lui restait au fond du cœur, un coin d’ingénuité et de fraîcheur.

 

Les caresses chaudes dont elle me mignotait, la mansuétude de son amour me ranimèrent. Je l’étreignis, je lui pris sa bouche à mon tour ; je lui mordais les lèvres furieusement. Toute l’humanité à travers les âges, le grand torrent de la vie passa en cette minute surhumaine. Hercule n’aima pas plus glorieusement Iole. Et elle criait sous moi à présent de plaisir.

 

Du temps s’était passé, un long temps sans doute, j’avais perdu la sensation de la durée. Et voilà qu’un bruit sourd monte de l’escalier, la porte est enfoncée, je vois apparaître Romain et toute la coterie hurlant, grimaçant, faisant des momons par la chambre. Tous criaient : « Ça y est ! Hip ! Hip ! » Ils avaient mis les mains aux draps. Mais cette fille, dans un étrange mouvement de pudeur, les tirait de toute sa force jusqu’à nos mentons. Très vite je lui dis : « Tu vois, ce n’est pas ma faute… Je reviendrai. » J’aurais voulu me dresser en chemise, les chasser de la chambre. Grisés de grogs, ils saccageaient le lit, ils nous bombardaient avec les oreillers. Je ne fus plus qu’une épave dans une mêlée. Maintenant cette poupée d’amour, revenue aux grosses joies amusées de sa vie de folie, riait avec eux. Moi seul souffrais mortellement comme d’une profanation de mon être traîné nu à la voirie, surpris dans un acte ignominieux.

 

Cependant à la longue, moi aussi stupidement je me mis à rire, j’avais l’air de prendre joyeusement ma part de cette farce grossière. Il sembla qu’à ce moment eux et moi eussions le même sentiment à l’égard de ce qui fut supposé s’être accompli là, une oblation obscène, l’abdication hilare de la pureté de mes sens vierges, la joie d’une basse souillure.

 

Tous avaient passé par ce cérémonial ridicule et ensuite on avait bu à l’héroïsme mâle. Je n’osai leur confesser la vérité, je dus subir la honte d’être fêté comme pour une victoire, un acte de courage ou un baccalauréat.

 

Maintenant que j’y puis songer avec calme, je crois bien que c’est encore le signe de la grande erreur, cet outrage à la nature, cette dérision du plus touchant et du plus tendre des mystères. Un jeune homme rarement se décide à entrer seul dans les clandestines chapelles du culte priapique. Toujours il y est mené par d’autres que les initiés à leur tour initièrent. Vous-même qui me lisez, y fûtes conduit, dans le trouble de votre jeune virilité, comme à un stade, un apprentissage des énergies de l’homme.

 

L’orgueil génésique se décèle si incompressiblement la loi primordiale et éternelle qu’il signale le vrai début de l’adolescent dans la vie. Et voilà ce qu’en ont fait l’éducation, la société, la morale jésuitique et morte, l’odieuse religion de pudeur qui renia Dieu dans la nudité divine de l’Instinct. Un jeune homme secrètement se coule au fond d’une ruelle équivoque ; il s’irrue parmi le bétail vénal, les viandes d’un charnage luxurieux et public. Il n’a fait là pourtant qu’obéir au commandement de la vie ; il a accompli une chose grande et belle avec honte.

 

Et, en effet, elle est honteuse par les détours sournois qui l’y acheminent, par la nécessité de se cacher comme un coupable, comme un violateur d’autels. Tous le font, et cependant ils en gardent la rougeur secrète. Il arrive ensuite un âge où ils s’accordent à blâmer sévèrement que d’autres fassent comme ils ont fait ; et la morale et la religion enseignent : « Vas-y si tu le dois, mais emmêle tes pas en sorte que personne ne te voie. » Celui qui est assez fort pour ne pas suivre l’exemple des autres presque toujours cède à la peur du mal des races. Et ce mal fut nommé infâme à cause de l’infamie même de l’organe, à cause de l’opprobre qui s’attache aux sexes, en sorte que la vie elle-même et toutes les choses de la vie participent de cette infamie. Cependant il n’est infâme que parce qu’on apprit à le cacher au même titre que l’amour et les choses de l’amour. Ensemble ils manifestent le péché selon la morale et la religion. Et il se voit alors qu’après le sacrifice un jeune homme est bruyamment fêté selon un rite grotesque de lupercales moins pour avoir révélé la virilité que pour s’être souillé dans un stupre.

 

L’homme surhumainement cède à la joie de transgresser les défenses. Il fait ce qu’il lui est interdit de faire et ainsi il s’atteste libre. Ainsi il s’affirme un dieu. C’est pourquoi le jeune homme qui ne sait pas et à qui il est défendu de savoir, le novice athlète des luttes prochaines obéit à une loi juste en pénétrant dans la maison où il se connaîtra, car ainsi il fait acte d’homme libre, et le mal n’est pas qu’il y soit entré, mais que les éducateurs aient rendu inévitable qu’il en sorte avec le mépris et la honte de son corps. Et à présent il sait, l’amour en reste à jamais profané dans son esprit.

 

Les grands païens, adorateurs des purs symboles de vie, se respectaient nus comme des aspects très parfaits de l’Univers. Et ils avaient mis le lupanar près du gymnase : ils n’ignoraient pas cependant les dieux chastes. Mais il est entendu que le paganisme est la grande école d’immoralité. Quand les rites d’Asie corrompirent les hauts cultes de la primitive Hellade, les âmes étaient mûres pour la démence et Iacchos, Atis Adonaï déjà avaient préparé Jésus. Virginité ! Idolâtrie subtile et malfaisante du flanc vierge ! Là fut le mal, là fut à jamais le crime devant le Dieu éternel.

 

J’avais donc vingt ans et je ne connaissais pas l’amour. Je m’étais avancé jusqu’au seuil des communions, lévite effaré et tremblant. J’avais vu l’Idole dans la beauté terrible de ses mamelles ; et la messe, le sacrifice de ma sève ardente m’avait été interdit. Pour mon humiliation, on me loua d’une chose qui ne s’était pas accomplie et qui me conférait la dignité virile, bien qu’au fond obscur de la conscience chacun de ces mauvais compagnons la tînt plutôt pour perdue. Ainsi s’expliqua leur acharnement à me pousser dans cette maison. À présent j’étais pareil à eux, dans une communauté de déchéance, dans un même état de péché. Et seul je savais que je n’avais pas péché, je m’en méprisais bien plus.

 

Les vacances nous dispersèrent : il sembla qu’ils se fussent acquittés vis-à-vis de moi d’un devoir et que désormais je pouvais sans leur aide marcher dans la vie. Je ne revis plus le grand Romain : il était riche, il s’en alla dresser des chevaux dans un domaine éloigné que possédait son père. De mon côté, je rentrai sous le toit de mes premières années. J’appris avec un étonnement attristé que la maison des bois avait été vendue : il se peut que mon père, averti de la mort d’Alise et suspectant, au bout des rancunes matoises du paysan, de pénibles soutirages d’argent, se fût ainsi débarrassé d’une cause de tracas. Jamais je ne pensai autant à cette fille sauvage. Il m’eût été doucement triste d’aller vers les arbres, le long de la rivière. Sa petite ombre pâle s’irritait d’être délaissée. Elle me faisait signe de la suivre, avec un geste de ses doigts à ses lèvres. Et je ne savais plus même son visage. Elle restait lointainement évanouie dans un paysage silencieux. Elle m’apparaissait plus vivante dans ce mystère qu’entre mes bras. Elle vivait d’une vie d’éternité comme l’eau et les feuillages. J’ignorais si je l’avais aimée. Elle ne me remuait pas autrement que le vent léger de l’été. Elle avait passé comme un air frêle de flûte dans la campagne. Et après des jours, on ne sait pas pourquoi on pleure de l’avoir entendu. Mes larmes aussi montaient, je l’appelais par son nom amèrement ; elle m’était bien plus charmante de n’être plus que la petite chose si folle.

 

Cependant je portais avec ennui ma plaie vive de virginité. Le frôlement d’une hanche de femme dans la rue me persécutait de douloureuses délices. Aucune ne semblait prendre attention à ce fluet et timide passant. J’avais pourtant toujours les cheveux soyeux et annelés qui avaient plu à Alise, des cheveux de plumes d’oiseau, comme Trol. Mais je n’effluais pas magnétiquement ; toutes les femmes au contraire, avec d’encourageants sourires, se retournaient sur Romain. C’est que même les plus chastes peut-être perçoivent les royales natures, les beaux tempéraments violents et prompts. Un sens merveilleux, un charme soumis les avertit de la présence du conquérant. Et je n’avais que mes rougeurs de tardif jeune homme effarouché ; ma molle contenance déjouait mes émois véhéments. Je me rongeais de la douleur de me sentir un homme et de n’en pas connaître les plaisirs.

 

Pendant une absence de mon père, j’entrai un jour dans la bibliothèque. L’accès toujours m’en était resté interdit comme si, dans sa prévoyance bornée, il eût redouté pour ma sensibilité trop irritable l’effet de certaines lectures. Il n’eût pas fait autrement pour une officine aux dangereux toxiques, pour une cave aux ardents élixirs : et habituellement il en gardait la clef sur lui.

 

Je n’avais guère lu de romans dans ma vie de collège ; les Pères, douaniers scrupuleux, exerçaient une surveillance ponctuelle à l’égard de cette littérature suspecte. Il se trouva que mon père possédait un tome dépareillé de Faublas. En furetant, je découvris aussi, derrière un rayon, un paquet d’images. Je fus épouvanté de la beauté de péché qu’elles me révélèrent.

 

Aucune expérimentation depuis ne me restitua l’âcre et orageux tumulte qu’à travers un méprisable artifice me communiquèrent les grappes de torses diaboliquement noués comme le sarment d’une vigne. Je goûtai là un frénétique et puissant délire ; mes papilles vives s’éréthisèrent jusqu’à l’orgasme ; j’eus l’âme raidie comme un métal sous des marteaux. Il me parut que des mains meurtrières et délicieuses m’ouvraient l’aine. D’ardentes et somptueuses viandes, des amas lourds de mamelles gorgeaient mes faims et bouchaient mes cris. Ma vie se tendit comme en un passage d’agonie ; mes fibres grincèrent comme des câbles autour d’un cabestan. Je ne sais comment je ne mourus pas de l’impossibilité de vivre encore après ce prodige. Un jus acide et rêche écumait à mes lèvres. Je subis un instant la sensation de stagner infiniment en des lacs glaciaires, de rôtir longtemps aux pointes d’un brasier ; et ensuite les ombres me saisirent.

 

Au bout d’un laps incertain, je me découvris étendu sur le plancher, les estampes froissées entre mes poings. J’ignore toujours quel suprême suspens passagèrement me tint hors des limites de la vie. Je mourus un peu d’instants de la mort d’une part de mon être et cette mort sans nul doute fut manifestée par l’abolition du sens où s’abîma l’excès de mon tourment physique. Ainsi la révélation ne se proposa pas pour moi l’usuel badinage folâtre. Elle me fut la cause d’un cruel et consternant vertige. Je pâtis dans les transes d’une sorte de crise sacrée.

 

Je rejetai les images ; j’aurais voulu ne les avoir jamais connues. Je ne puis douter que je ne fus visité en ce tardif retour à la bonne conscience par les Saints anges de la compassion et du salut. Mes larmes coulèrent comme si, en jaillissant, elles avaient espéré pouvoir effacer les funestes empreintes. Du moins elles lavèrent un moment mon âme blessée et la rafraîchirent. Je joignis alors les mains et essayai de prier. J’aurais voulu dire les paroles propitiatoires qu’avait bégayées mon enfance. Mais la souillure déjà était sur mes lèvres comme en mon cœur. Les mots du recours divin expirèrent en même temps que tarissait à mes yeux la lustrale rosée.

 

Les secourables interventions se retirèrent. Mes doigts, serviteurs friands des intérieures lâchetés, de nouveau sentirent s’électriser leurs papilles au frôlement des images ; leur complicité ne put être conjurée par le souvenir de l’épreuve à laquelle miséricordieusement j’avais échappé ; et ainsi encore une fois mes yeux, comme des condamnés, furent ramenés vers la suppliciante vision. Alors j’éprouvai dans toute leur force les sûrs ravages de la fièvre maligne qui s’était emparée de moi et déjà me privait de ma volonté. Les moelles crépitantes, je m’assouvis de cette inouïe cuisine de luxure, je me regoulai de ses âcres et sulfureuses mixtures. Un mortel vitriol ne m’eût pas brûlé le sang de flammes plus corrosives.

 

La priapée maintenant m’enlisait comme un torpide et bouillant marécage. Sans révolte, l’âme passive et croupie, j’entraînai mes inutiles anges de délivrance dans les bourbes où se vautrait la ruée porcellaire. Et je n’avais plus l’effroi de la perdition ; déjà la joie impure du ravalement, le frénétique et barbare plaisir de violer irréparablement l’intime beauté décourageait toute résistance et affermissait mes complicités.

 

Cependant une stupeur grandit, froidit ces moûts véhéments. Quoi ! mon père, le grave juriste, le notoire honnête homme aux mœurs réputées, s’était repu de ces détestables aphrodisiaques ! Ses faims et ses soifs, comme les miennes, s’étaient comblées en cette cantine vésanique ! Des choses se déchirèrent, profondes et sacrées. Je vis la fausseté des masques, la grande turpitude sociale qui avilissait les plus sages. Il me sembla que j’étais innocenté par de tacites et universelles connivences. Le mal n’en demeurerait pas moins, la rougeur pour de communes et lamentables faiblesses. Une honte surtout ne s’en irait plus à la pensée de la nudité paternelle abjectement dépouillée. Noé encore une fois avait roulé sur le chemin, ivre du vin de la vigne charnelle. Je me sentis ainsi puni dans mes respects, dans mes confiances jusque-là protégées et soudain outragées en celui même qui par son exemple aurait dû me prémunir contre les basses défaillances.

 

La chambre aussitôt me devint insupportable. Comme un violateur de reliques, je m’enfuis de ce lieu où m’avait conduit ma destinée. J’emportais la mauvaise lecture, j’avais aussi dérobé deux des estampes parmi les plus phalliques. Dans le petit réduit qui m’avait été abandonné pour l’étude, aux ombres vertes et délaissées du jardin, je pus consommer librement ainsi le péché des yeux et de l’esprit. Il m’arrivait aussi de quitter la ville et de m’enfoncer dans la campagne. J’y goûtais avec moins de danger les enviables aventures de mon cher chevalier. Oh ! comme je l’enviais ! Je pleurais de l’admirer à l’égal d’un héros. Comme un excitant breuvage, un miel mixturé de phosphores, je savourais l’aimable polissonnerie, bien tempérée si on la compare aux curies dont fut depuis fourgonnée la salacité publique. Mais surtout les Images m’étaient une source de virulentes et de toujours neuves délices. Elles me versèrent à la longue des toxiques de pure démence sexuelle. Avec des ardeurs glacées, avec une active et lucide ingéniosité, outrant la conjecture, je surchargeais de morbides modulations, fruits de la hantise et du cauchemar, la licencieuse mosaïque ; celle-ci finit ainsi par vivre pour moi d’un multitudinaire et réel fourmillement à l’égal d’une hydre. L’identification m’obséda au point que je croyais renifler le fumet fade et poivré, les sueurs fermentées d’un bétail humain couché dans sa bauge. C’était, en effet, le luxurieux bétail des âges pâturant parmi les cendres de Sodome et de Gomorrhe. Ces basiliques de l’impureté avaient été consumées par les poix ardentes pour s’être plongées dans de semblables abominations ; et ensuite l’herbe aride avait repoussé du désert de leurs poussières.

 

Maintenant j’aurais accepté d’être moi-même damné pour prendre ma part de ces bestialités surhumaines. Je n’étais plus le même jeune homme tremblant devant les interdictions sacrées. Les voiles s’étaient déchirés, j’avais sondé les redoutables arcanes. La ferveur du mal dans un novice esprit perverti recommence alors la palingénésie des races tourmentées de la soif de s’accomplir. Elle l’égale à l’obscure passion, aux sombres frénésies des antérieures humanités échappées à l’innocence et sombrées dans les mornes symboles. L’antique douleur ainsi récupère ses droits, car qui peut douter que ce ne soit là encore une des formes de la fatalité qui enferme l’homme dans les cycles de la souffrance et le contraint à se délivrer à travers la mort ?

 

J’eus de splendides et tristes fêtes. Je fus le lévite qui violemment se dépouille des lins et se prosterne devant les autels sacrilèges ; moi aussi j’avais saccagé la vieille foi enfantine. J’avais tendu les bras vers le mauvais amour ; je n’avais étreint que des fantômes : l’ironie du vide me ressaisissait après le mensonge des tentations inassouvies. L’initiation ainsi fut bien chez moi l’inévitable stade douloureux qui me révéla l’homme que j’allais devenir. J’en conçus un sentiment trouble de honte et de fierté où à la fois j’avais la conscience d’une déchéance morale et d’une libération de mes pouvoirs. Je percevais confusément que je m’étais affranchi par les mêmes charmes diaboliques qui m’avaient perdu.

 

Je restai le possédé halluciné des Images. Rien qu’à les toucher, mes mains se raidissaient, des frissons algides et brûlants me sillaient les vertèbres comme au frôlement même des amoureuses papilles féminines, comme à l’adhérence de deux peaux soudainement vibrantes. Depuis, je n’ai pu approcher de la femme sans éprouver l’excès d’une sensation analogue, sans tressaillir jusqu’en mes racines au passage de l’efflux électrique : cependant j’ignorais en ce temps l’amour ; je ne savais que le simulacre injurieux qui en parodie la beauté. Ce furent là d’effarantes, de cruelles voluptés ; je n’aurais pu les faire sentir qu’en exprimant leur intensité, en insistant sur la maladive et naïve dépravation qui les alimenta. Si spéciale que fut l’ardeur de ma sensibilité, je m’atteste que je ne suis pas le seul à les avoir subies. La fausse pruderie de l’éducation, l’éloignement des sexes pendant les années d’enfance, la honte douloureuse de nos organes, tout nous y prépare constamment. La découverte d’un livre ou d’une estampe alors suffit à brasser les lies, à fermenter les levains. Et dans la souffrance de connaître et d’ignorer à demi, un pâle jeune homme se crée de spécieuses évidences et tourmenté de phantasmes, connaît l’allégement du triste leurre saturnien.

 

Oui, les perversions du sentiment délicat de la volupté, l’excès de nos soifs licencieuses, les rites clandestins et désespérés par lesquels est profané l’amour, s’invétérèrent à la faveur d’une lamentable et séculaire erreur. La primitive âme chrétienne, ondoyée aux claires et froides piscines, fut moins un état de l’humanité ramenée au sens de la beauté divine qu’une trêve expiatoire, une crise aiguë de rafraîchissement après la grande crise virulente de la bacchanale mythologique. L’Église, en réprouvant l’être physique et exaltant l’unique vertu spirituelle, frappa surtout les dieux vieillis, symboles autrefois augustes tombés aux adulies grossières, aux méprisables rituels de l’assouvissement orgiaque. La Nature, en ses élans spontanés, en ses effusions touchantes, devint alors le péché des races que tâchait à refréner l’interdit jeté sur la nudité de l’hymen adamique.

 

Les temps ont changé, une conscience morale plus subtile est venue au genre humain et cependant il semble que nous expions encore les latries purgées. Le premier homme tremblant traîne toujours en ses postérités le remords et l’effroi de ses membres nus. L’antique réprobation ecclésiastique n’a pas cessé de contemner l’être dans ses plus intimes abandons, dans sa beauté de candeur et d’ingénuité.

 

« Voile l’infamie de ta chair, couvre de tes rougeurs l’abomination des organes où tu pris le jour. Tu es maudit d’être né et les portes qui s’ouvrirent à ta naissance se refermèrent sur ton ignominie. Ignore-toi donc. Abjure ton flanc si mollement palpitant. Que tes mains et tes yeux se détournent de l’incoercible attrait que par une consternante ironie Dieu situa au centre même de la forme humaine, comme un axe qu’il t’ordonna ensuite de mépriser ! À bouillons plus ardents la sève y afflue, la tendre chaleur et le délicieux émoi vierges, à seule fin que tu apprennes le misérable orgueil d’en renier la prédestination pourtant évidente. Et si tu procrées, ne verse la vie qu’à travers la douleur de sentir à jamais souillé le fruit misérable de ton amour. » Ainsi parlaient les défenses et la même voix continue à réprouver la connaissance de soi qui est l’élémentaire devoir de l’homme. La chair commença de se cacher et ce fut bien plus désirable. Les lys glacés de la virginité ne se connurent si blancs qu’à la pourpre de la honte pour s’être aperçus. Mais la nature outragée se vengea par de secrètes explosions, d’infinies et ténébreuses délices d’autant plus savoureuses qu’elles étaient coupables. Des feux inconnus incendièrent les races, des volcans d’obscures luxures qui firent paraître tièdes les braises païennes. Celles-ci plutôt se consumèrent de librement brûler.

 

Le péché naquit, à l’ombre de l’autel, de la sombre frénésie des cultes de la mort, symbole ultime de la virginité, pâle et inféconde comme elle, antinomie monstrueuse dans le torrent jaillissant de la substance amoureuse. Qui peut douter que le mythe mystique de la Vierge immaculée et mère, pierre angulaire de l’abside catholique, obnulisant sous les voiles et magnifiant d’un irritant mystère le lotus nu de l’Inde, la nuptiale fleur de vie et d’éternité, ne nous l’ait rendue diaboliquement convoitable et n’ait fait de nous le troupeau lubrique qui le long des siècles va subodorant les fumets poivrés, les torpides et mortelles tubéreuses de l’Idole celée en ses tabernacles.

 

Ô doux ! ô innocent et délicieux animal humain ! Enfant-homme qui dans les âges t’extasias de ta nudité claire et t’émerveillas de la sentir mêlée aux forces, harmonie parmi les harmonies de l’Univers ! Tu allais candide et neuf dans la fraîcheur du monde, avec ton corps dont la forme imitait la courbe des monts, la fissure des ravines, les forêts chevelues. Elles non plus que toi n’étaient voilées ; elles étaient nues sous le rire de l’aurore, sous le baiser du midi, sous la caresse des mains de la nuit. Tu n’eus pas à te tourmenter de l’inquiétude de toi-même, fraîche et radieuse substance qui grandissait avec la lumière de tes yeux et t’était à mesure révélée. Lucide et ingénu, tu apercevais naître librement de ta vie un dieu que nul autre n’opprimait. Comment te serais-tu profané, te connaissant et sachant quelle ombre eût fait sur le chemin un geste insolite ? Ton amour fut auguste et simple comme celui des espèces, sous la palpitation des étoiles. Et la bête n’était pas encore entrée dans Éden.

 

La conjecture de l’être féminin, à travers les apparences que m’en fournirent un méchant livre et l’industrie d’un véreux imagier, loin de me familiariser avec son mystère, surexcita mon effarouchement.

 

Je le redoutai bien plus terrible, je me figurai de noirs et dissimulés maléfices où déjà la Femme m’apparaissait la magicienne subtile, l’ouvrière perfide de l’universelle désagrégation. Ce fut à ma chair spirituelle un cautère de poix vive qui ne cessa plus de consumer ma sève d’adolescent mal initié, corrodé d’âcres et obscures stimulations. L’amour récusa l’élémentaire plaisir avec une créature quiètement animale et grasse tel qu’il suffisait à la nature bornée du grand Romain. Il se compliqua d’un rituel spécial et clandestin qui le vouait aux damnations. Ma sombre ardeur investit l’artificieuse femelle d’un ignominieux et royal sacerdoce, d’autant plus abominable qu’il avait pour appareil les parties abjectes de la créature. C’est ainsi qu’on m’avait appris, chez mon père et au collège, à les considérer. Et toute femme recéla en elle le péché ; son flanc, délégué pour le malheur des races, se proposa l’urne aux sortilèges, la marmite attisée de feux infernaux. D’effroi, de désir, je me sentis repoussé autant que déjà j’étais réticulé aux mailles de la passion de son corps, enchevêtré aux sarments de sa beauté de grande vigne humaine fermentée de moûts lubriques. Et je la haïssais non moins que je l’aimais.

 

Réfléchissez que je n’étais alors qu’un jeune homme dépravé par l’excès de ses chastetés mêmes, et jugez par avance des cruelles erreurs qui furent la cause de cette morbide perversion.

 

Mon père rêvait pour moi les onctueuses sécurités, les sédatives et régulières occupations d’une judicature en province. Il avait assez de fortune et une dose suffisamment modérée d’ambition pour ne pas désirer que son fils fît plus haute figure. On a pu voir qu’il se souciait avant tout de s’octroyer les dehors d’un homme moral ; il l’était sans nul doute selon la notion du monde ; il ne souhaitait pour moi que la dignité d’une vie laborieuse et tranquille. Malheureusement j’étais sans goût pour le droit ; une imagination ardente et sensible, le libertinage sentimental de mon esprit m’auraient porté plutôt vers une carrière où le rêve eût tenu plus de place.

 

Je n’en obtempérai pas moins à son commandement, car il n’y avait guère entre nous d’effusion ; sa paternité m’enjoignait l’obéissance et ne me permettait pas la contradiction. Il me confia donc à une parente qui habitait la ville universitaire où j’allai m’interner. J’avais caché au fond de ma malle le Faublas et les deux estampes qui avaient été pour moi le stage du plus exacerbé dévergondage mental.

 

Je trouvai en arrivant des jeunes gens désireux d’expérimenter le plaisir à la faveur des libertés que leur procurait l’éloignement de la famille. C’était bien différent de nos tristes penchants de collégiens. Ceux-là étaient à l’entrée de la vie ; ils avaient passé l’âge des troubles émois où la chair se cherche. La plupart ne demandaient qu’à se faire rapidement une situation pour jouir de l’existence. Ils mêlaient à doses égales la bamboche et l’étude.

 

Naturellement je fus éprouvé tout de suite sur mes inclinations, sur le degré de ma connaissance de la femme. Je me gardai de leur confesser qu’elle ne m’était connue que par de fortuites et incomplètes aventures. Je les étourdis plutôt par l’abondance et la sérénité de mon endurcissement. J’assumai les apparences d’une apostasie déjà consommée.

 

Cependant, à part de nocturnes randonnées, d’incertaines déambulations de chasseur chimérique, courant au cœur de la vieille cité, dans les rues monotones et graves, des pistes qu’une pénible pusillanimité me faisait négliger ensuite, je menais une vie dissimulée et solitaire. J’évitais craintivement le départ pour les tonnelles ou presque tous s’en allaient, le long du fleuve, en compagnie de luronnes donzelles, arroser de piquette leurs bâfres d’amour. C’étaient des maîtresses qu’ils gardaient un peu de temps et qui consentaient, après un court acoquinement, à se prêter à d’autres amours. Ensemble ils dispersaient en ribotes économiques, en rigodons aux bals-musettes, en chevauchées aux manèges des chevaux de bois, l’argent laborieusement soutiré aux crédules parents.

 

Ces joyeux drilles, bouffis de santé provinciale ou rurale, prédestinés les uns à jaboter dans des prétoires, les autres à vivisecter leur prochain avec un flegme de boucher, ignoraient les postulations inquiètes de mon morbide érotisme. J’enviais la désinvolture bourrue de leurs manœuvres auprès des filles, leur entregent pour les capter, la sensualité bornée qui leur faisait prendre, comme ils disaient, l’amour en rigolade. La femme pour eux comme pour Romain n’était qu’une chair à plaisir, une grosse nourriture sur le coin de nappe maculée d’une cantine, le coup de vin hâtivement ingurgité au seuil d’un tournebride. Au contraire, pour moi elle continuait à garder un caractère sacerdotal et terrible, comme une Isis noire.

 

Je me défendis de les suivre sous les tonnelles. Je n’aurais su d’ailleurs quelle posture garder devant le pétulant assaut de leurs gourgandes, moi le vierge altéré de soifs salées, consumé comme un ridicule Hercule par la robe ardente de ma chasteté. Maintenant je portais celle-ci comme une honte ; j’avais conscience qu’il était répugnant pour un jeune homme de mon âge, libre et aduste, de rancir dans le célibat. Je me faisais à moi-même l’effet d’un petit vicaire des campagnes au sang recuit d’abstinence, crevant dans son jus de saint homme à l’abri de ses signes de croix.

 

Oui, je pensais là-dessus comme tout le monde, car l’homme chaste est la moquerie de tous ceux qui ont résigné la virginité, et cependant personne ne consent à être appelé libertin. Je me disais : Cela ne peut durer plus longtemps, il faut en finir. Mais l’inouïe vibratilité de ma nature et la peur de la Femme, mêlée d’une intolérable répulsion pour la forme même de son sexe, cette centralité qui misérablement à mon gré le situa dans les régions animales, toujours me faisaient différer l’épreuve.

 

Je dois tout dire : je n’avais pas encore abdiqué la ferveur religieuse. Les rigueurs de l’Église concernant le péché charnel entrèrent pour une part dans ma défiance de l’éternelle et captieuse tentatrice, mesurant ses embûches au degré de la facilité de ses proies. Elle était la guerrière en soie par-dessus la cuirasse de ses seins. Ses souples membres, flexibles comme la liane et résistants comme le métal, étaient faits pour mailler les débiles énergies du plus redoutable héros. L’ellipse de ses hanches imitait un dessin cauteleux et fuyant, l’ondulement sournois d’une bête ennemie. Les flammes noires ou rutilantes de ses cheveux la cimaient d’un casque qui, en se rompant, épandait un fleuve où, comme en un Léthé, naufrageait l’inutile vertu virile. Ève, la petite élémentaire, multipliée à travers les âges, ne cessait pas d’avérer l’éternité du mythe en proposant au trop crédule Adam le fruit mortel de sa beauté.

 

J’habitais un logis sur la principale place de la ville, devant la cathédrale ; de mes fenêtres j’avais la vue du porche et de ses voussures profondes guirlandées d’anges, sous l’effilement des pinacles. Une floraison merveilleuse, comme un jardin de symboles, filigranait la pierre et spiritualisait à l’égal d’une prière vivante, aux effusions jaillissantes, aux ardeurs dardées vers les paradis, le gothique appareil des dais légers, des sveltes colonnettes fuselées, des assises géantes.

 

Ma foi s’élançait avec les faisceaux déliés, montait à la pointe des ogives, cette foi d’enfance qui m’avait enseigné la présence divine incluse aux paraboles, au signe mystérieux des architectures sacrées. Presque chaque jour je pénétrais sous le porche, j’entrais un instant accomplir le devoir de l’oraison à l’ombre des piliers. Mais la beauté seule de l’arche immense et délicate, le sens mystique des lignes apparues à travers mes vitres déjà se proposait la forme sensible d’un acte d’adoration auquel se conformaient mes élans.

 

Les ondes matinales baignaient les tours, ruisselaient autour de la légende des béatifiés mémorée dans les niches, prismatisaient d’un mobile arc–en–ciel l’essor des pinacles et après avoir ranimé la roue des rosaces, expiraient aux pénombres lilacées du porche. Du jet d’une orfèvrerie surhumaine, comme des litanies d’émaux et de gemmes, comme un cantique fait de dentelles et de nuées, plongeait aux fluides altitudes la céleste châsse diaphane. Midi ensuite épanchait ses coulées ardentes, trempait d’or et de plomb fondus les moellons vertigineux, gratinait de chaleurs rousses l’évidement des seuils ; et les saints, les licornes, les guivres semblaient rôtir sur des grils léchés par les flammes d’une fournaise. Puis s’étendaient les soirs pourprés ; des cataractes de roses croulaient des flancs percés du jour à l’image des blessures du Crucifié. Une chape rutilante en plis démesurés s’abattait, lentement enveloppait la maison des âmes. Les verrières, comme des lacs de feux liquides, comme des creusets de métaux en ignition, braséaient d’ultimes splendeurs, urnes s’égouttant où se recueillait le sang du soleil, cuves baptismales desquelles s’approchait le front pâle de la nuit. Et dans une flambée suprême, les dais, les gables, la lance des ogives, les bossages, la mêlée des clefs et des crochets, lys et palmes du jardin des miracles, fructifications du verger des symboles, girandes et flambeaux d’un crépuscule plein d’eaux mystiques et de cryptes, jaillissaient, corusquaient, rutilaient sous un tourbillonnement des langues écarlates. Aurore ou couchant, à travers les givres d’argent rose, les lucides cristaux tintants du matin, ou les vespérales débâcles de pourpre et de sang, le magique édifice se surnaturalisait d’une vie liturgique et bestiale, d’un fourmillement apocalyptique et sacré, apôtres auréolés, martyrs fleuris de palmes, démons bifides et fourchus, larves, lémures, helminthes, toute l’hagiologie et la démonialité confondues. Même la nuit, aux intermittentes lueurs stellaires, un prestige inouï propageait l’illusion d’une ténèbre habitée et pullulante. Un hallier prodigieux s’érigeait où des faunes et des flores se conjuguaient pour des œuvres divines ou réprouvées, par analogie du péché, des miséricordes et de la prière.

 

À force de contempler ces solennelles images, j’avais fini par rapporter à cette vie miraculeuse de la pierre, comme à une leçon spirituelle, comme au simulacre extériorisé des mouvements de mon âme, mes défaillances et mes redressements, mes espoirs et mes stagnations. De loin mes yeux lucidement s’avéraient, aux places où pour la première fois ils s’étaient révélés à mon culte et à mon effroi, les célestes parabolains, les miséricordieux délégués des milices de Dieu et leurs ennemis éternels, les suppôts infernaux. Ceux-ci, aux postures grimaçantes et bistournées, assumaient les endosmoses infinies d’un grotesque et horrifique bestiaire. La vigne maudite ressuscita, maillant d’obscènes enlacements, grappant les fornications animales. Le grand cep luxurieux, engraissé par le péché des races, montait, s’accrochait aux culs-de-lampe, vrillait les pendentifs, dardait jusqu’aux gargouilles. À laudes et à complies, dans le matin ingénu, dans les ors livides des soirs, il distillait les sucs luxurieux et figurait les moûts diaboliques, ardent, lascif, frénétique, réticulé à l’égal de mes perversités. Aux eucharisties divines, à la transsubstantiation du pain et du vin, présidée, sous l’encens des voûtes intérieures, par les anges agenouillés, s’opposait la parodie sacrilège de l’incorporation bestiale, la messe impie arrosée d’un sang fumant qui coulait comme par des bondes et vouait l’homme aux stupeurs et aux démences. Moines relaps à groin de porc, nonnes lubriques à tétines de laies et de truies, par dérision de l’hostie communiaient charnellement avec les hordes velues, boucs, renards et singes. D’agiles démons sous leur stupre insinuaient des grils ou affûtaient des lardoirs en signe des inévitables châtiments.

 

Je ne sus que plus tard quel sens satirique correspondait à ces caricatures, chronique lapidaire où de malicieux tailleurs d’images, ligués avec l’Église contre les ordres mendiants, allusionnaient leur secrète ordure. Un des culs-de-lampe, à la droite du porche, surtout me devint une étrange obsession. Une courtisane nue, défigurée par un équivoque museau animal aux lignes encrassées sous l’usure des siècles, était assise sur les genoux d’un moine et lui proposait la copulation. L’extrémité du froc déjà ardait au brasier qu’un diable sous leur siège attisait avec un soufflet et cependant aucun des deux ne semblait se douter de l’incendie qui bientôt les consumerait. Une fureur lascive torsait les membres de cette gouge savoureuse et me l’imprima comme une pétulante chair vive dans les yeux. Elle flamba dans la grande vigne rose d’aurore ou vermeille de nuit prochaine. Et à moi aussi, elle me dédiait les dévotions de son flanc comme cette Alise venue avant les autres, comme la grasse Éva de la maison aux volets clos. Quelquefois elle m’apparaissait l’une et puis l’autre et suscitait le péché que toutes deux me proposèrent et qui ne fut pas assouvi. Comme au froc du moine, le feu s’était communiqué à ma robe prétexte, ma chair, pour avoir séjourné proche des grils, avait été havie et à jamais garderait le stigmate de la cuisson. L’image, en renouvelant la tentation et en rafraîchissant ma crédulité aux suprêmes damnations, à la fois tempéra et fomenta mes sauvages ardeurs.

 

Ce fut vers ce temps que j’acquis à l’échoppe d’un des bouquinistes qui pullulaient aux abords de l’Université, divers manuels traitant de la génération et des blessures secrètes de l’amour. D’indigentes et sèches vignettes élucidaient les textes : elles semblaient avoir été burinées à la pointe d’un scalpel, taillées dans le cuivre comme dans des filandres vives par des mains précises et bourrues ; et ensemble elles m’offraient le spectacle rebutant de tronçons de vie pantelants, de morceaux d’humanité saignants à l’étal des boucheries. Pourtant c’était bien là le mystère et l’attrait sacré des sexes, c’était, en ses sources, le miracle douloureux de l’éternité des races !

 

Je fus bouleversé ainsi que par une vision funèbre, les approches macabres d’une morgue. Les images, la grande vigne des fornications, ramifiant toute la tentation obéie, distillant à ses vrilles une sève de luxure hilare et folle, devinrent de la damnation heureuse à côté de cette prédestination de n’aimer que dans les affres, sur des lits trempés de pus fétides, combugés d’humidités visqueuses. Je crus pénétrer aux détours d’un jardin vénéneux fleuri de calices égouttant un sang fétide, ingénieusement concerté pour tempérer d’horreur et de dégoût la salacité morbide des hommes, à moins qu’outrepassant les répulsions, un barbare satyriasis ici cruellement ne s’aiguillonnât du pire sadisme. Des polypes et des actinies aux formes charnues et spongieuses, aux caroncules crêtés et turgides derrière la glace des aquariums, autrefois avaient eu ces aspects viscides et vénériens. Une table d’amputation, chargée de fibromes et de kystes, ne m’eût pas levé le cœur autant que cette clinique de l’amour.

 

Les répugnantes confidences de mes camarades de collège se trouvèrent dépassées. Eux, du moins, en leurs profanations imbéciles, ne s’étaient pas doutés que l’amour pût se profaner lui-même au point de n’être plus que la grande honte du monde. Comme des singes avec leurs petites guenons, ils avaient simulé dérisoirement le rite sacré en bafouant l’autel, mais la suprême douleur leur avait été épargnée : ils avaient ri de leur nudité et n’avaient pas senti s’enfoncer en leur chair novice les clous de la mauvaise science. Moi qui ne savais rien de ce qu’ils s’étaient appris l’un à l’autre, j’en savais à présent plus qu’eux tous : j’avais plongé aux souffrances de la Passion amoureuse. Sur leurs bases fangeuses vacillèrent les colonnes d’or et de jaspe. Un fleuve excrémentiel, le sang et la lie d’une animalité morbide bouillonnèrent jusqu’aux marches du temple. Et debout par-dessus la lamentable ordure, seul le Purificateur, le prêtre d’une religion de charité et de pardon, son visage tourné vers les ciels de la rédemption, faisait le geste miséricordieux, ondoyait d’eau lustrale les fœtus germés de l’infectieuse sentine.

 

La pitié, une pitié crispée et amère, pour la première fois me fut alors connue. Elle se confondit avec l’horreur, avec le mépris pour ce corps qui jusque sur les seuils de la mort, n’avait pas cessé de tressaillir en moi, comme un bois dont la sève continue à fermenter sous la foudre qui l’a frappé. Ah ! les misérables hommes qui ne pouvaient résigner la Beauté et l’Amour ! Toute la terre était pleine de leur sang. Comme aux images japonaises ils s’ouvraient vivants leurs entrailles et les répandaient aux pieds de l’Idole en grappes de bagues, en torsades d’émeraudes et de rubis pour ses jeux, s’immolant avec une frénésie barbare, avec la joie surhumaine de s’enivrer de la mort à travers l’amour. Un destin tragique ne séparait pas ces sœurs funestes : l’amour repliait sur les races les bras immuables de la mort ; celle-ci, de ses doigts violets, fermait les lamentables bouches qui avaient crié et étaient demeurées ouvertes dans la brève éternité d’un spasme. Moi aussi j’avais étreint l’Impure de mes bras tremblants de fièvre et de désir, j’avais répandu devant elle ma vie sur le chemin.

 

Jamais je n’aimai plus follement cette petite Alise du bord des eaux. Celle-là, comme tant d’autres, était morte d’aimer ; la rivière avait coulé à sa main l’anneau qui la fiança aux ombres. Oh ! comme elle me faisait horreur et combien je l’appelai de l’autre côté de la rive qu’elle avait à jamais franchie ! Cette Éva aussi, avec son nom divinement terrestre et perfide, me devint bien plus méprisable et chère ! Comme l’Ève d’Éden, elle m’avait pris par la main, elle m’avait mené vers l’amour, ô la prostituée secourable ! Et voici qu’en elles comme en toutes les femmes, l’amour m’apparaissait masqué du rictus camard de la mort !

 

Ce fut pour moi la grande épreuve. J’eus des crises de sensibilité convulsée où je stagnai aux eaux mortes de l’être, où ensuite le désir de souffrir l’immortelle souffrance me ramenait à la vie. J’éprouvai l’évidence que Dieu n’avait donné au mystère du corps féminin un dessin malade et blessé que pour le mieux sceller de sa fulgurante réprobation. L’être sexuel, avec ses abois et ses faims, se suggéra la bête tentaculaire tapie aux replis des cavernes. Et je crus comprendre enfin la Femme, dans sa beauté de misère et d’infamie.

 

Cependant si, au lieu du hasard malfaisant qui me fit à la fois découvrir l’amour et ses plaies, de prudents éducateurs m’avaient enseigné que mes organes secrets, symboles d’éternité, possédaient une beauté égale à celle des mains qui sèment et labourent, du front qui pense et des yeux qui reflètent la clarté du ciel, je n’aurais pas été le jeune homme égaré et malheureux qui, dans la douleur, ne cessait pas d’être harcelé des plus troubles désirs.

 

Ma parente, déjà âgée, lasse d’être dupée par ses servantes, avait pris une gouvernante pour surveiller sa maison. C’était une grande fille brune, au corps noueux et mûr, à la démarche masculine, aux gestes brusques qui semblaient casser l’air autour d’elle. Elle avait dépassé la quarantaine et s’appelait bizarrement d’un nom d’homme, Ambroise.

 

Cette Ambroise, avec son nez charnu et effilé, avec l’extrême mobilité de ses yeux petits et gris sous une taroupe, eût récusé tout soupçon de beauté si son front volontaire n’eût été casqué de la plus somptueuse chevelure brune aux chaudes roussissures d’automne. Cependant je n’aurais pris attention à elle si l’excès de ses prévenances, à la longue, n’avait forcé mon indifférence. Elle me souriait avec une humilité affligée et tendre. Ses mains, toujours espéraient me frôler. En rentrant, quelquefois j’apercevais ma table fleurie de petits bouquets qu’elle descendait acheter à la rue. Jamais elle ne pénétrait dans ma chambre sans bruyamment soupirer. Et j’avais vaguement cette conscience d’être un peu ridicule qu’éprouvent les hommes recherchés trop ouvertement par des filles laides ou avariées.

 

Or, un matin qu’un malaise m’avait retenu au lit, elle entra chez moi, déposa sur la console un bol de tisane, sortit, rentra, manifestant là tout à coup les mouvements les plus contradictoires. Et à présent elle était très pâle, ses yeux lumerolaient comme des lampyres, et, en s’appuyant à mon chevet, elle me contemplait avec un étrange rire silencieux qui déchaussait les larges palettes de ses dents. J’avais retourné la tête du côté du mur, avec la peur et l’ennui de ses entreprises. Mais presque aussitôt elle se baissa vers moi, elle me caressa les cheveux de ses longues mains, ces cheveux qui plaisaient à toutes, qu’avait eus aussi Trol.

 

– Dieu qu’il est mignon ! Ah ! mon petit Jésus ! Non, vrai…

 

Elle me parlait comme en un léger délire et me poussait au visage un souffle chaud, l’haleine d’une gorge ardente. Il y eut un court suspens et enfin elle se jeta en travers des draps, me prit dans ses bras, pinçant follement ma bouche entre ses lèvres avec des cris rauques, étouffés, une ardeur à la proie qui la fit l’égale des grandes amazones lascives. Sa rage cependant me laissait calme, je la laissais faire, sans goût pour cet amour ancillaire. Son corsage soudain vola, les cordons de sa jupe sifflèrent ; elle déroula la nuit fastueuse de ses cheveux. Je compris que toute femme atteint à la beauté dans les mouvements spontanés du désir.

 

D’une ruée impétueuse cette grande fille brûlée de feux volcaniques me prit. Je roulai sous ses seins, ma vie délicieusement s’en alla. Et elle ne me disait que ce mot extasié : « Mon petit Jésus… mon petit bon Dieu ! » elle s’assouvissait avec un entrain sauvage. L’âcre fumet de ses aisselles, un évent aigre de sureau montait comme d’un combat. Ce fut ainsi que je connus l’amour. Il me fut révélé dans le moment où mes fibres saignaient encore, meurtries d’horreur et de dégoût. Une femme au cœur viril et passionné, outrepassant les réserves de ma pusillanimité, m’enseigna le baiser furieux que m’eût appris si tendrement Alise, que n’avait pu m’apprendre cette grasse gouge maternelle d’Éva.

 

Une sensation triste suivit. L’amour, quoi ! ce spasme souffrant et blessé entre deux agonies ! Je me rappelle que je me lavai soigneusement la bouche. Et j’avais oublié les Images. Mes rêves de grande luxure démentielle prirent fin en ce regoulement monotone, en ce rata de gros plaisir après tout assez terne. Mon lit ne fut plus que la litière où un animal ensuite dormit son sommeil repu et douillet.

 

Tout fut changé : la femme m’apparut la servante d’un geste malpropre et mécanique. Je ne redoutai plus son mystère, j’étais l’enfant qui s’épeura d’un fantôme nocturne et devant qui on allume les chandelles. Je savais à présent, je savais ! L’affreuse vision s’altéra, la nature apaisée pacifia la maladive turbulence de mon chimérique esprit. Et c’est bien là le jeune homme : si devant mes amis je n’osai me vanter de ce coup d’amour d’Ambroise pour moi, j’en eus intimement la fierté.

 

Cette fille aduste avec ses coups de passion me devint une calme habitude, un bonheur quotidien et réglé. Elle brûlait d’étranges ardeurs, m’appelait toujours son petit Jésus et son petit bon Dieu. Elle avait un feu de bonne nature, de virginité longtemps mystique. Elle tournait après le plaisir les grains d’un chapelet entre ses doigts. Un jour elle me confessa qu’elle avait été religieuse un peu de temps. Un des jardiniers du couvent l’avait débauchée. Et elle avait les mains prudentes et douces qui savent égaliser les draps autour des malades. Il arriva que les servantes, par dépit de son autorité hargneuse, la dénoncèrent et la firent congédier. Et je ne l’ai plus revue.

 

Alors, retombé à mes carêmes, l’obsession bientôt me reprit, mais elle n’était plus la même ; elle revêtait à présent des aspects d’évidence bien plus redoutable. Je ne pouvais plus voir une femme à la promenade sans penser à son flanc, sans la mettre dans l’attitude de l’amour. En toutes se restitua celle qui m’avait possédé plus encore que je ne la possédai moi-même. J’outrageai ainsi la beauté timide de la vierge, je forçai toute chair féminine passante. Je fus le violateur clandestin qui mentalement arrache les voiles. Et maintenant que je n’ignorais plus l’inconnu de sa personne, la Femme s’offrait à moi, animale et nue dans sa fonction, la fatalité de son appareil indestructible et frêle.

 

Le sens de sa royauté varia ; elle perdit le mystère ; elle cessa d’apparaître la magicienne d’un rite d’ensorcellement, la Circé des morphoses bestiales. Elle même était LA BÊTE avec le signe de la bête à sa ceinture, la gueule qui mord et broie. Son flanc restait déchiré comme de la colère des dieux, comme des éclats de la foudre. Une blessure éternelle rugissait, devenue sa rancune et sa victoire contre l’homme.

 

J’achetai des livres, je lus d’un tourment amer Flaubert, Goncourt, Zola. Baudelaire me fit goûter des délectations corrosives. Je m’empoisonnai chez Barbey d’ardentes perversités. C’étaient les chrysostomes, les ulcérés, les voyants d’humanité. Tous proposaient la femme comme la mouche d’or des fumiers du monde, l’abeille en folie ruée au carnage des mâles, le poulpe allouvi pompant la pléthore des races, consommant l’œuvre d’extermination. Elle se dénonçait tragique et barbare, investie d’une grandeur farouche.

 

À peine j’avais connu ma sœur, on ne m’avait pas appris l’être fraternel, souffrant des mêmes maux que moi. On m’avait enseigné simplement le mépris de mon corps, l’effroi et la honte des organes qui sont la vie. Et voici qu’à leur tour des artistes merveilleux me disaient : « Prends garde : elle est la dévoreuse de cervelles, le monstre aux tentacules ramifiés. Elle est la colère du genre humain. Si elle donne la vie, c’est afin que la vie ensuite se résorbe en ses creusets maudits, c’est afin que ses enfants, devenus les amants de son lit, s’immolent à ses pieds magnifiques et inexorables. » Les livres ainsi confirmaient la leçon de mes premiers éducateurs. Sa chair glorieuse semait les pétales de son péché vivant partout où elle passait. L’Univers était empoisonné de son venin.

 

Je ne me rendais pas compte encore de mon mal : il habitait aux racines de ma vie. Il parcourait mes moelles comme la bactérie des ferments aigris, comme les mortels virus mêmes de l’amour. Pourtant le germe n’en fut pas en moi natif ; il me vint de ma virilité déviée, de l’excès de ma sensibilité morbide. Si, tout enfant, je n’avais pas ignoré les jeux avec les filles de mon âge, l’innocente sympathie qui prépare aux mûres inclinations, si plus tard on ne m’avait inoculé les fausses pudeurs et la honte des sexes, j’aurais choisi une femme selon mon cœur, ma nature ardente se fût canalisée sous l’arche du mariage.

 

Mon mal indubitablement se proposa la perversion d’un morbide entraînement vers l’inconnu de l’être féminin. Et je le subissais, je ne trouvais point de recours dans ma volonté. Privé de ses prophylaxies aussi bien que de moyens curatifs, il me fut impossible de conjurer ce qui à la longue me supplicia à l’égal d’une cruelle hallucination. Avec l’âge aussi s’exaspérait l’étrange tourment physique, la vibration électrique qui, aux approches de la femme, me vrillait les fibres.

 

Cependant je croyais la connaître à présent ; je ne connaissais que la douleur de la sentir séparée de moi par les infinies barrières du péché et des casuistiques sociales. J’étais bien plus seul depuis qu’elle m’avait été révélée. Elle et moi allions par des chemins opposés.

 

Il y avait dans une rue voisine une jeune fille ; je passais chaque jour sous ses fenêtres et toujours, derrière la vitre, elle travaillait à un ouvrage qui ne semblait pas devoir finir. Je savais qu’elle avait des mains effilées et pâles : ces mains tiraient l’aiguillée, d’une grâce triste et délicieuse comme si elle eût été condamnée à consumer ses jours en une tâche mystérieuse. Elle ne cessait pas de faire aller ses jolies mains comme des fleurs par-dessus la trame ; peut-être elle assortissait des laines au dessin d’une broderie.

 

Cela, je ne le sus jamais ; je ne voyais à la fenêtre que ses épaules et ses mains ; la fenêtre étant haute, le reste de sa personne me demeurait voilé. Une impression de destinée recluse, au fond d’une chambre assombrie par des rideaux, comme un visage de rêve surgi aux lointaines profondeurs d’un miroir, me la rendit chère. Je ne savais rien de sa vie, je savais seulement le charme souffrant de ses mains et la pâleur anémiée de ses cheveux. Elle devint pour moi le songe aimable d’une existence tranquille et solitaire, comme la vie qu’elle menait là dans la maison de ses parents. Je rentrais chez moi, accablé du sentiment de mon isolement.

 

Une soif très douce des charités et des tendresses de la femme avec les jours me consuma : je n’éprouvais plus la passion maladive de son corps. Comme au temps d’Alise, je me roulai sur mon lit, j’embrassai en pleurant un cher fantôme fraternel. L’ingénue souffrance de mon âme d’adolescent me fut rendue ainsi à travers une trouble et brûlante sensibilité. La Bête sembla n’avoir encore pénétré que les lobes superficiels de mon cerveau : au dedans de moi les vierges fraîcheurs, les bonnes odeurs de la vie subsistaient comme la part épargnée de mon être.

 

Je venais le matin ; je revenais aux heures de l’après-midi ; puis le soir tombait et toujours je la voyais infiniment résignée, ayant peut-être, elle aussi, son rêve comme le mien. Elle continuait son triste et symbolique travail, car pour moi cette trame à laquelle sans trêve elle ajoutait des points et qui ne s’achevait jamais, était bien le symbole de ses jours.

 

Elle me remarqua ; elle semblait parfois regarder du côté de la rue par lequel j’arrivais ; et alors un instant ses mains s’arrêtaient de tirer la laine. Je vis ainsi qu’elle avait des yeux couleur de la pluie, des yeux très doux et qui s’accordaient avec le geste las de ses mains, avec la pâleur sans sève de ses cheveux.

 

Je l’aimais aussi à présent celle-là, comme j’avais aimé la grande Dinah, comme j’avais aimé Alise et toutes les amoureuses de mes âges d’enfant. Mais je ne puis dire que je l’aimai de la même manière. Je l’aimai de toutes mes nostalgies d’amour très pur, avec l’âge du jeune homme que j’étais devenu. Et je ne savais plus que j’avais connu la Femme.

 

Ce fut chez moi une crise de pureté comme pendant un état de grande ferveur religieuse, comme à la veille des approches de la Sainte Table alors que je goûtais l’illusion de porter mon âme très blanche entre mes mains avec la peur mystique d’un sacrement et d’une relique. Je l’appelais en moi d’un nom vague et charmant comme elle : « ma Vierge. » Et en effet elle m’avait apparu à peine matérielle et visible, éthérée plutôt, entourée de voiles légers comme une petite sainte Vierge de tabernacle parmi les nuages de l’encens.

 

J’ignorais si j’irais un jour trouver sa mère et même si elle avait une mère ; il ne venait quelquefois auprès d’elle qu’un sénile visage qui tout aussi bien aurait pu être celui d’une aïeule ou d’une antique nourrice. Je vivais ainsi dans une sorte d’inconscience de moi-même et de tout l’avenir de moi, où seulement je m’apparaissais aussi comme en un miroir lointain, à travers une transparence au fond de laquelle il y avait quelque chose d’infiniment doux et blanc. Cela dura un temps assez long, je n’aurais pu dire combien de temps, car dans ma folie j’avais perdu la notion de la durée.

 

Or, un jour, comme je passais devant la maison, je ne l’aperçus pas à la fenêtre, mais presque aussitôt la porte s’ouvrit. Et je vis que je ne la connaissais pas encore, que ce que je connaissais de son mystère était loin de la beauté qu’elle me révéla tout à coup.

 

C’était vers le commencement de l’été ; une robe de deuil retombait à la pointe de ses bottines. Elle portait sur son chapeau un crêpe léger où s’estompait l’or pâle de ses cheveux. Je soupçonnai alors pourquoi, à la fenêtre, dans l’ombre des rideaux, elle m’avait paru ressembler à une petite religieuse fleurissant avec des laines un invisible suaire : c’était à cause de ce vêtement de deuil qu’assombrissait encore la pénombre de la chambre toujours close.

 

Maintenant, dans le frisson lumineux du matin, une clarté de belle vie vermeille émanait de sa chair, comme une gerbe de roses. Et je ne savais plus qu’elle avait été si longtemps triste derrière la vitre ni la mélancolie de ce travail auquel depuis tant de matins elle s’appliquait. Une fièvre me parcourut le sang ; je bus, comme une liqueur d’or, comme un brûlant vin des îles, le rythme de ses hanches, la fine et onduleuse élégance de sa beauté nouvelle. Elle ne fut plus le lilial mensonge qui, parmi des voiles discrets et blancs, venait à mon rêve communiant, parmi les blancs chemins où la menait ma nostalgie d’une existence très pure. Je l’avais vue dans sa chaude réalité de vie, dans le contour deviné de son mystère, et elle redevenait pour moi l’obsession.

 

Toute la femme aussitôt se déchaîna ; les images abominables ressuscitèrent, le jardin des fleurs monstrueuses ; mes yeux encore une fois déchirèrent les robes et firent jaillir la nudité. Je l’eus à moi, cette enfant, dans la palpitation moite de son être, comme une courtisane. Et les jours qui suivirent, je ne repassai plus devant la fenêtre.

 

Je me retrouvai désabusé, horriblement malheureux au seuil fermé, à jamais scellé de mon paradis, avec mon illusion morte, avec les débris de ma pauvre relique ingénue en poudre à mes pieds.

 

Maintenant j’étais bien obligé de le reconnaître, je ne pourrais plus voir aucune femme, même ignorante de l’amour, sans penser aussitôt à sa forme nuptiale. J’étais le banni des jardins de l’innocence, du vierge éden où, la main dans la main, s’avancent les beaux couples heureux. Mon sang charriait un sortilège, je me sentis voué à une destinée. Et, en effet, elle apparut à quelque temps de là.

 

Oui, cela, j’en eus nettement la conscience : comme une terre brûlée, comme un champ maudit, je ne verrais jamais germer la fleur du bon amour. Le sel et le feu avaient desséché les sources vives, tari les artérioles par où l’être intime se rafraîchit aux rosées du matin de la vie.

 

Alors seulement je commençai de m’attester la présence du mal en moi, inconjurable. Et c’était dans ma virginité même, longtemps rétive et tantalisée, que j’étais frappé comme si, en la gardant farouche et brandie, j’avais violé la nature. Elle m’était montée en fumées au cerveau, elle avait corrodé ma substance spirituelle mieux que ne l’eût fait le sale libertinage de ce Romain qui poussait sa sœur sur les lits. Celui-là pourtant choisirait un jour parmi les vierges une jeune fille accomplie qu’il respecterait et ensuite il la mènerait dans sa maison, parée de sa beauté grave d’épouse.

 

Mes chastetés s’endurcirent ; je vécus tout un temps dans une continence sauvage, comme un moine. Il me parut que j’étais devenu un très vieux homme lourd de péchés et racorni dans le délabrement des macérations, usant péniblement ses dernières révoltes charnelles sur la pierre du repentir. Je m’étais confessé, j’espérai que Dieu me préserverait du retour des tentations trop durables. Et comme si j’avais été exaucé, les ferments miraculeusement s’apaisèrent. Je ne lisais plus de romans, je moisissais des jours entiers sur des textes juridiques, avec patience et ennui.

 

Ma constance me rendit espérable une guérison définitive. Elle me réconcilia avec moi-même. Je me sentis capable des plus fermes résolutions. Et un soir je jetai au feu les funestes estampes, délice coupable de mes yeux. Le papier s’effrita en fines cendres ; mais les sarments de la vigne luxurieuse ne furent point consumés avec les fibres végétales. Ils demeurèrent ramiculés à mes graisses et mes os. Vrille à vrille par la suite ils se renouèrent en mes rétines, torsèrent à mes filandres leurs rêts tenaces sous lesquels se gonflait la grappe empoisonnée. Et ainsi je restai le prisonnier halluciné de la vision ithyphallique qui, comme un rais sur des métaux, une fois pour toutes s’était gravée dans la démence de mes prunelles.

 

Je dispersai donc au feu les lubriques stimulations qui avaient perverti mon sens vierge. Je pensais : le tout dans la vie est d’avoir un ferme propos ; ensuite les choses s’arrangent d’elles-mêmes. J’ignorais de quelles choses il pourrait être question pour moi dans l’avenir ; je savais seulement que jamais je ne connaîtrais plus l’amour comme peut-être à cette heure déjà le connaissait Romain. Cependant l’ancienne douleur s’était calmée : j’acceptais à présent ma destinée luxurieuse comme une infirmité de ma nature, comme un mal dont les accès avec l’âge s’espaceraient.

 

Quand passagèrement les lancinements de la continence m’aiguillonnaient trop au vif, j’allais sournoisement aux maisons.

 

Vers la fin de la seconde année, le courrier un matin m’apporta un mot d’une de nos servantes. Cette fille fidèle m’apprenait que mon père avait été frappé d’une congestion sur la voie publique. On avait dû lui tirer une entière palette de sang, ce qui l’avait mis hors de danger. Cependant il demandait à me voir sans délais. Bien que nos relations fussent demeurées toujours assez froides comme entre un père et un fils de l’ancien régime, j’éprouvai une commotion violente. Je fis aussitôt ma valise.

 

Le train sifflait quand tout à coup la portière du compartiment que nous occupions seuls, un ménage de bonnes gens et moi, fut vivement ouverte et un garde poussa en travers des banquettes une jeune femme essoufflée d’avoir couru. Dans la pénombre des toitures en tôle, sous le hall assombri d’un brouillard de fumée, je n’aperçus d’abord que le mouvement vif et souple avec lequel elle volta sur ses hanches et ensuite s’abattit aux capitons devant moi, toute frémissante encore, le souffle court sous le soulèvement rapide du corsage.

 

Puis le cahotement des voitures rebondit sur les plaques de fer, à la sortie de la gare ; l’espacement des maisons, dans la verdure des banlieues, coula un brouillard pluvieux et morne par les vitres. Je vis que la dame avait levé à demi sa voilette, une voilette noire comme sa robe, et l’ourlet de ses cheveux retombait en bandeau sur le lobe pâle de l’oreille. Le fin maillage du tissu lignait ses yeux qui me restaient ainsi cachés ; et je n’apercevais que le bas d’un visage plutôt enlaidi par l’épatement d’un nez camus de petit carlin.

 

Le hasard d’un vis-à-vis féminin pendant un trajet de chemin de fer dont on ne peut savoir la durée, ce rapprochement fortuit et presque familier de deux existences inconnues l’une à l’autre entre les parois resserrées d’un compartiment, avaient toujours été pour moi un étrange sujet d’énervement. Le magnétisme qui, au simple frôlement d’une robe, se répercutait en vibrations d’ondes nerveuses à travers mon être, me réticulait bien autrement encore les fibres dans ces moments et à la longue se changeait en un malaise intolérable. Mais cette fois, mon désintérêt pour ce visage sans beauté fut cause que mes yeux ne cessèrent tout un temps d’errer, au passage vertigineux de l’express, sur les mélancoliques paysages au fond desquels m’apparaissait l’image de mon père frappé peut-être aux sources de la vie.

 

De sombres appréhensions, malgré les rassurantes restrictions de la lettre, me donnaient froid au cœur. Je sentis anxieusement se renouer les fibres d’enfance, l’attachement du vieux compagnonnage dans la grande maison solitaire où à peine avait lui pour moi le charme maternel, où un homme silencieux et grave, toujours vêtu de noir, avait soutenu mes jeunes trébuchements. Et les gares, dans un brusque tonnerre de bâtiments et de plaques métalliques, dans une découpure d’éclair de petites villes aux barrières encombrées d’un stationnement de piétons et d’attelages, défilaient, elles aussi attristées d’ondée, sous le ciel nébuleux s’effritant en grises charpies.

 

Je ne sais à quel sursaut en moi j’éprouvai soudain que la dame au voile me regardait. Ce fut une commotion rapide, électrique qui me tira les yeux de son côté ; et nos regards une seconde se croisèrent, car à présent elle avait relevé tout à fait son voile par-dessus le caloquet de velours qui si simplement, sans l’apparat de nulle plume, la coiffait.

 

J’eus le saisissement de l’avoir mal jugée : elle n’était pas belle, d’une pâleur de peau éteinte, le nez libertin et camus, brusqué aux narines d’une croqure. Mais les prunelles, sous la barre raide des sourcils, avaient une vie profonde et fixe, une clarté noire et figée d’eau sans remous sous les ponts.

 

Je me suggérai aussitôt un aspect de beauté à rebours, irritante, contradictoire, énigmatique et qui, avec la coupure mince et longue de sa bouche très rouge comme un piment, le retroussis équivoque d’une apparence de mufle animal, éveillait la sensation trouble de la nudité et de l’odeur secrète de cette femme. Elle tenait fort décemment entre ses mains gantées de noir la pomme d’un de ses genoux croisé par-dessus l’autre, le buste mi-renversé et appuyé aux capitons, les hanches fines et nerveuses, mises en relief par le collant de la robe. Et ensuite elle détourna les yeux, elle regarda indifféremment se dérouler les champs ternes à travers la vitre, comme moi-même je l’avais fait tout à l’heure. Mais moi, à présent, par des regards à la dérobée, par une bizarre et passive soumission de ma volonté à une force impérieuse, je continuais à l’envelopper furtivement d’une attention à mesure plus inquiète. Je n’aurais pu dire où je l’avais déjà vue, pourtant je croyais l’avoir vue véritablement. Ce masque ambigu et morne antérieurement avait dû séjourner dans ma pensée.

 

La campagne, pour mes yeux négligents, ne fut plus que la nuance d’une tapisserie fanée sous la brouée et je ne pensais plus à mon père, aux ombres qui tout à l’heure m’avaient attristé. Je me tourmentai de las efforts pour me rappeler sans certitude en quelle part de la durée, en quelle contrée j’avais pu rencontrer cette femme.

 

Au bout d’un peu de temps, elle recommença à me dévisager, et alors à mon tour je détournai mes regards. Une peine sourde, un mal physique m’envahissait, je sentis l’approche de ces cruels fourmillements trop connus qui me criblaient les paumes et toujours précédaient les affres morbides de la présence féminine. Ses yeux à présent revenaient vers moi avec insistance. Elle aussi parut s’inquiéter d’analogies et confusément me reconnaître. Cependant elle était calme, toute reculée, dans son mystère noir. Et enfin elle et moi nous nous regardâmes franchement, nos prunelles un moment s’emboîtèrent comme des mains. Il sembla que nous étions sur le point l’un et l’autre de pouvoir préciser lucidement les circonstances de notre première rencontre. Ce ne fut là qu’une seconde, la durée d’un temps inappréciablement court. Il passa une ombre, nous redevînmes des étrangers venus de pôles opposés et partant pour d’incertaines patries.

 

Non, me dis-je, je n’ai point encore vu cette femme, je n’aurais pas ressenti cette secousse d’inconnu sitôt que se sont joints nos regards. Alors je restai troublé d’une autre sensation insolite : peut-être je l’avais d’un subtil pressentiment prévue dans l’au delà de l’heure actuelle. Aux miroirs de l’avenir, par un merveilleux effet réflexe, le vague linéament d’une image s’antidatait et devenait la forme lente et augurale de la chose qui allait être. Un mystérieux dessein, dans ce cas, eût suppléé à de fortuites conjonctions si toutefois, dans la grande mathématique de l’univers, le hasard peut exister. Une minute encore aurait pu s’écouler, une autre portière s’ouvrir, elle eût à jamais été absente de ma vie, tout au moins de la portion de ma vie où soudain elle parut se manifester avec un sens précis. Il sembla qu’une main l’eût menée vers la vitre derrière laquelle j’étais assis.

 

Maintenant de nouveau ses yeux glissaient sur les miens comme la pluie sur les vitres et ne semblaient plus rien avoir à me dire. Négligemment elle baissa sa voilette et elle me resta ainsi voilée comme ma propre âme. Elle ne faisait plus un mouvement, toute droite dans le soubresautement des soupentes, et seulement quelquefois elle considérait une éclaircie lointaine des paysages avec la vie cachée de ses yeux fixes, plus noirs dans l’ombre du voile. Je vis bien que je n’occupais aucune place dans ses idées.

 

Une gare dansa dans les tourbillons des suies. Et encore une fois, du bout de ses doigts gantés, elle remonta la dentelle, essaya de reconnaître la ville que nous dépassions. Je savais le nom de cette ville, j’aurais pu le lui dire ; cependant je ne desserrai pas les dents. Mes nerfs s’étaient regrignés, se tordaient comme un nœud de vermicelles, car de nouveau, à des signes intérieurs, à de lasses percussions aux circonvolutions de la mémoire, j’étais sûr que je l’avais rencontrée déjà et toutefois il m’était impossible de me mémorer en quel temps, en quel lieu.

 

La souffrance fut si forte que je me dressai précipitamment ; je fis jouer le volet mobile qui servait à la prise d’air ; ensuite j’abaissai le rideau ; et ces actes étaient rapides et désordonnés ; je n’avais plus exactement conscience de mes mouvements. Le vieux monsieur à côté de moi doucement se plaignit d’un commencement de fluxion ; je dus fermer le volet. Et seulement alors la dame se mit à me regarder autrement qu’elle ne m’avait regardé jusqu’à ce moment. Il n’y eut là de sa part nulle intention d’ironie, bien que mon agitation bizarre lui en eût fourni un motif bien naturel. Elle posa simplement des yeux tranquilles sur les miens sans l’apparence d’un sentiment défini pour ce maladif jeune homme qui, en se rasseyant, les mains molles et tremblantes, lui avait jeté un regard suppliant.

 

Cependant son visage n’était plus le même que tout à l’heure ou bien ce fut moi qui à présent la considérai avec un regard changé. Il me sembla que ses yeux s’étaient tout à coup démesurément agrandis comme une étendue d’eau quand on l’aperçoit d’un point élevé. Je ne vis plus son étrange laideur animale, le mufle court et camus qui la faisait ressembler à un carlin. Mais comme un nageur dans un lac immense, j’étais roulé aux vagues lourdes et lentes, aux cercles illimités du regard que tranquillement elle fixait sur moi. Une vibratilité anormale en étendait les ondes comme là où, dans une profondeur liquide, est tombée une pierre, et j’avais perdu toute volonté, je m’abandonnais avec une torpeur magnétique à ce bercement des eaux soyeuses et sombres. Maintenant aussi un beau corps de femme, la nudité d’une sirène au torse comme une liane flexible ondulait dans les noires limpidités ; et ainsi tout d’une fois ses robes étaient tombées et je la vis nue dans la lumineuse intimité de sa chair.

 

J’avais le sentiment que mes globes oculaires étaient projetés hors de ma face, eux-mêmes effroyablement dilatés, pareils à des caïeux germés. Cependant son visage demeurait froid comme si elle eût été habituée à la passion des hommes, et elle continuait à épancher sur moi la ténèbre sans remous et sans pensées de ses yeux comme un Styx. Je ne souffrais pas, je ne sentais plus le vrillement qui, près des autres femmes, m’infligeait le supplice d’un rouet aux pointes de feu pénétrant en mes os ; j’étais une chose morte emportée dans un courant.

 

Le train, dans un grincement prolongé de ses freins, un tamponnement brusque des butoirs, stoppa : les gardes de portière en portière, crièrent un nom ; et j’avais oublié qu’il y avait là une ville où un homme déjà touché par la mort m’attendait.

 

Il me fallut un effort pour me reprendre au sens des réalités et ensuite je retirai ma valise du filet et je descendis précipitamment sur le quai. Aussitôt une main se posa près de la mienne sur la courroie qui bouclait mon plaid. Je reconnus une des servantes de la maison. Les yeux rouges, elle m’annonça que mon père avait été frappé d’une seconde attaque dans la matinée et que le prêtre était venu avec les sacrements. « Dites-moi tout, m’écriai-je, mon père est mort. » Elle laissa tristement retomber la tête et j’étais très pâle, sans pouvoir pleurer.

 

Ce fut ma sœur qui me reçut au bas de l’escalier ; elle m’ouvrit les bras, mes larmes nerveusement éclatèrent, et nous nous tînmes longtemps embrassés. Mais mon beau-frère sur la pointe des pieds descendit de la chambre : je ne l’avais jamais aimé ; en m’enlevant à Ellen, il m’avait fait souffrir la première souffrance de la vie et la blessure ne s’était plus fermée. Aussitôt ma peine tomba ; je ne sus plus que dire ; il me sembla que je venais dans cette maison comme un étranger, que seulement une attitude contrite m’était commandée pour me conformer à la douleur générale.

 

Je montai donc silencieusement les marches que les pas paternels ne descendraient plus, je pénétrai dans la chambre auprès de laquelle j’avais dormi mes sommeils d’enfant.

 

Les rideaux étaient tirés et comme pour mon grand-père, deux cierges brûlaient dans les grands chandeliers de cuivre de la cuisine. Au vacillement fumeux de ces luminaires étoilant la pénombre, j’aperçus, parmi la blancheur rosée des draps remontés jusqu’aux mains croisées dans un geste d’éternité, la pâleur de cire d’un visage infiniment solennel et calme. Je n’entendis plus qu’une parole. « Comme il est beau ! » disait ma sœur. Je m’étais agenouillé, l’odeur funèbre des graisses chaudes qui se consumaient me levait le cœur ; et la bouche collée aux draps, je sanglotais, avec le déchirement en moi d’une part de ma vie.

 

Ce fut peut-être en cette minute que pour la première fois je sentis tressaillir le mystère sacré de la transmission de l’être. Ma race blessée par l’amputation brutale de la mort saigna une sève rouge comme si la hache eût tronçonné le chêne de qui à travers le temps j’étais un rameau.

 

Je voulus veiller cette première nuit avec la religieuse et les servantes. Ellen, brisée, affaissée encore par des couches récentes, avait été entraînée chez une amie. Elle aussi à présent, dans la grande douleur de la séparation, je me sentais l’aimer comme une chair spirituelle et toutefois périssable où par avance je pressentis se décomposer la vive essence de la famille. Je l’avais pressée contre moi, toute chaude de sang fouetté, humide et brûlante de ses larmes, et elle n’était plus la femme, elle se délivrait des troubles apparences charnelles, dans la beauté pieuse d’un symbole. C’était une soif malade de mourir moi-même aux sensualités, aux âcres poussées de la vie, et à la fois j’étais tourmenté de nostalgies d’amour infini, d’un sombre délice de souffrir la mort pour ceux que j’aimais.

 

Près du lit blanc, dans la nuit lourde de senteurs de cire et où déjà se volatilisait l’empyreume des ferments, des images se levèrent, la haute figure souriante du bon satyre, du Vieux qui allait semer la graine de vie dans la maison des bois, cette petite sauvage d’Alise aussi dans la passion brûlée de son corps, léger fantôme voilé par la nuit des eaux. Celle-là, comme je l’entourais de mes pitiés, redevenu l’enfant qui pleura sur le regret de sa petite gorge aiguë des larmes voluptueuses et funèbres !

 

Et ensuite je pensai très doucement à la grosse fille, à cette Éva maternelle qui voulut m’initier comme un vierge Adam. Peut-être morte dans son péché quotidien, dans sa belle graisse fleurie de gouge ingénue qui berçait les petits comme moi au lit de ses mamelles !

 

Ma vie remonta, je n’avais plus de mépris pour la nonne impudique, pour cette Ambroise enragée dont l’aisselle fleurait aigrement le sureau. Puis je roulais dans les campagnes avec un étrange visage animal devant moi. Et ses yeux me regardaient, puits de ténèbres, lacs aux lourdes ondes de naufrage, alcôves froides où un corps se déroulait comme une liane.

 

Alors l’effort péniblement recommença. Je ne savais plus que mon père était là, entre les cierges, dans les draps de la mort. Les yeux fixés aux trèfles des luminaires, je ne voyais plus que l’extraordinaire regard impur. Où, en quels temps était-elle venue à moi la première fois, cette femme au mufle de chien ?

 

Des analogies se nouèrent, des correspondances subtiles. Il me parut petit à petit qu’à travers un tourbillonnement d’images enfin je la reconnaissais avec certitude ; et elle avait le méchant front busqué d’Alise, l’animalité passive du péché d’Éva, la grande bouche mystique et sensuelle d’Ambroise. Elle était à la fois toutes les femmes que j’avais aimées et ensemble elles totalisaient la Bête ! La Bête ! la Bête ! m’écriai-je dans un insurmontable mouvement d’effroi et de dégoût. Aussitôt la Cathédrale se dressa, la grande vigne de pierre avec son fourmillement diabolique que filigranait le givre matinal, qu’ensanglantaient les débâcles du soir. Et comme si par son nom je l’avais évoquée, l’ensorceleuse amante du moine, la courtisane au flanc lubrique et au museau de chien lucidement darda magique, funeste, faisant le geste qui promettait la damnation. Je ne doutai plus qu’elle n’eût été l’annonciatrice de celle qui un jour devait m’apparaître.

 

La religieuse qui veillait avec nous me toucha le bras. Elle tenait dans la main un brin de buis qu’elle venait de tremper dans l’eau bénite. Elle en avait aspergé les draps entre deux prières et maintenant elle me passait le buis pour qu’à mon tour avec le geste de la Croix j’épandisse aux quatre coins du lit la bonne pluie propitiatoire. C’est ainsi qu’il me fut rappelé que mon père était mort.

 

J’étais libre ; je pouvais suivre ma vie selon qu’elle me poussât à droite ou à gauche. Malheureusement mes maîtres ne m’avaient pas enseigné la vie non plus que la beauté sacrée de mon corps et le bonheur sage que je pouvais en attendre. On m’avait dit : le mal, c’est d’être un homme. Fuis donc toute tentation qui pourrait te venir de la nature, interdis-toi tout mouvement spontané de ta vie intérieure. Il ne te sera permis de l’accomplir harmonieusement qu’à la condition de tenir pour inférieurs et vils les organes par lesquels tu participes à l’éternité de l’Univers.

 

Plus tard, mon père à son tour m’avait dit : Je ferai de toi un juge, car à cause du caractère sacré de la magistrature, celui-là, fût-il prévaricateur et débauché, est assuré de la considération des hommes. Ainsi des poussées extérieures s’étaient substituées à ma volontaire orientation. Je n’avais pas même imité le sauvage, l’homme primitif des bois qui mouille son doigt et l’expose à l’air pour savoir d’où souffle le vent. Maintenant la bête, née en moi de la honte de la chose infâme, circulait dans mon sang comme le feu et le phosphore.

 

Maître de ma destinée, je continuai à subir les effets de l’éducation faussée qui m’avait refoulé dans la catégorie des êtres sans personnalité. J’aurais pu, en l’utilisant selon mes penchants, dédommager ma vie des contentions d’une enfance sevrée ; mon père m’avait laissé assez de bien pour qu’il me fût permis d’écouter enfin mes dilections intimes, mes seules et personnelles suggestions. Il arriva ceci : sans goût pour les pratiques collusoires et vénales du robin, j’acceptai passivement de réintégrer les cours de droit.

 

La maison paternelle m’étant échue en partage, je la laissai à la garde d’une des deux servantes, celle qui avait connu mon grand-père et semblait, à force d’offices et d’ans, faire partie de la maison même. J’aurais souhaité y amener un jour une jeune femme sage et aimante qui eût été ma femme. Ce rêve d’une tranquille existence à deux dans l’isolement d’une petite ville se réveilla parmi les vieilles pierres familiales au frôlement des grandes ailes noires. Cependant je n’ignorais plus que mon père avait été frappé sur le seuil même de la maison aux volets clos. Quelle ironie ! Lui qui mettait son unique orgueil à se décorer d’apparences graves et chastes, reçut publiquement le coup de la mort dans une rue méprisée des honnêtes gens. Ainsi une fois de plus au fond de notre race s’attesta la misère de ne pouvoir abdiquer le charme funeste de la femme.

 

Là-bas, ma quiétude fut de courte durée ; je vis bien que le passage de la mort ne m’avait pas rendu plus raisonnable. Il m’arriva presque coup sur coup de rencontrer mon étrange voyageuse : elle était toujours habillée de noir et son visage restait caché sous la voilette. Je ne doutai plus qu’elle n’habitât la même ville que moi.

 

Chaque fois, à travers le nuage léger de la dentelle, nous échangions un regard sans que toutefois, de la part de cette femme, il se manifestât une nuance d’intérêt pour ma personne. Elle paraissait supporter le hasard de nos rencontres comme un fait prévu et négligeable. Moi, au contraire, je subissais un influx magnétique qui plus âcrement me restituait l’ancienne sensation douloureuse. Un mal lourd d’oppression et d’angoisse aliénait ma vie consciente comme l’idée d’une prédestination liant à mes fonds troubles de nature cette passante. Alors déjà je commençais à éprouver que chez les êtres d’une intense sensibilité les ondes nerveuses sont à l’avance remuées du pressentiment des choses inévitables.

 

Je la rencontrai donc à de courts intervalles et toujours un mouvement inexplicable me dissuadait de la suivre ou, au dernier moment, un passage de voitures, une petite affluence de peuple cessait de me la rendre visible. J’essayai de me certifier un mystère pour justifier devant moi-même ces défaillances de ma volonté. Et je ne savais pas en quelle maison de la ville elle résidait ; elle restait pour moi la même apparition énigmatique qui l’avait fait surgir de l’inconnu et qui ensuite retourna s’y dissoudre.

 

Des combinaisons secrètes, sans que nous y prenions garde, mûrissent les événements de la vie en sorte que nous sommes l’un pour l’autre les pièces d’un échiquier qu’un ordre infrangible pousse dans le sens des conjonctions finales. Nous ignorons où nous allons, mais les lois éternelles le savent pour nous et nous ne faisons pas un pas qui n’ait été marqué de toute éternité et nous rapproche d’un autre qui vient vers nous. Et tout arrive très simplement sans que les choses desquelles dépendent les moments les plus hauts de notre vie cessent d’être d’infimes et à peine saisissables préparations en vue d’une finalité obscure. Pourtant elles sont, ces préparations, dans leurs infinies ramifications qui les prolongent à travers le temps, l’unique intérêt véritable puisque rien ne peut arriver sans elles et qu’ensuite ce qui arrive se conforme à des aspects à peu près identiques de joie et de douleur.

 

Il avait fallu le tourment de ma race en moi, aggravé par un régime puritain et hypocrite, mes morbides idiosyncrasies, le supplice et la tantalisation des approches féminines et non pas seulement ces infirmités charriées avec les parcelles de mon sang, mais diverses autres causes adventices, le mal foudroyant de mon père et un départ précipité pour que cette femme et moi, sans nous être jamais conjecturés qu’aux fortuits miroirs de la prédestination, arrivâmes, à l’heure préétablie et par des chemins opposés, au rendez-vous qui sembla nous avoir été de tout temps assigné. Et ensuite la plus banale à la fois et la plus extraordinaire des rencontres nous affronta et nous ne nous étions point encore parlé. Cependant une main était dans chaque geste que je croyais faire librement et liait les mailles de ma destinée.

 

De même que les conjonctions antérieures s’étaient conformées à un dessein ignoré, je me brouillai avec ma parente à cause de son humeur tatillonne que l’âge avait encore exagérée. Ce ne fut là qu’un fait en apparence insignifiant, mais je me trouvai ainsi contraint de chercher un autre logis et par cela même il prit une importance décisive dans ma vie.

 

Il arriva qu’en emménageant mes livres et les caisses qui renfermaient ma garde-robe, je me trouvai face à face avec mon inconnue sur le palier. Je ressentis un coup violent au cœur et ce fut elle qui la première, d’une inclinaison légère de la tête, me salua. Je n’aurais jamais remis le pied dans cette maison si déjà je n’y avais été précédé par ma bibliothèque et mes habits. Mais ceci encore est une présomption : j’y serais revenu puisque c’est là que le sens de ma vie devait m’être révélé.

 

Comme elle se frayait difficilement un passage parmi les caisses, je m’excusai en lui exprimant mon étonnement de la revoir dans une si invraisemblable circonstance.

 

Elle ne témoigna nulle surprise ; elle me dit tranquillement, de son singulier masque impassible : « Mais il n’y a là rien que de très naturel ; j’habite l’appartement au-dessus du vôtre ». Aucune femme ne se mit moins en frais pour me capter. Et déjà je lui appartenais de toute la sauvage folie de mon sang.

 

Rien ne fut donc moins romanesque que cette péripétie : elle n’eut de mystérieux que les préparations qui la rendirent inévitable. Je pénétrai dans l’orbe de cette femme comme elle-même apparut à l’heure où j’allais vers mon père couché entre les cierges. Nous étions l’un et l’autre régis par des événements qui nous rapprochèrent et ainsi furent les ministres de notre vie.

 

Aude un soir, (c’était le troisième soir depuis mon arrivée dans cette maison), passa devant ma porte. Je ne sortais plus qu’après l’avoir entendue descendre et ensuite je descendais moi-même à la rue. Elle n’était pas offensée que mon pas très loin marchât derrière le sien. Elle allait droite et correcte, sans tourner la tête, d’une démarche de bourgeoise honnête, séjournait çà et là un instant dans les magasins et puis entrait dans une église.

 

Mais ce soir-là, très doucement le petit coup léger de ses talons s’étouffa devant ma porte et je ne sais pourquoi celle-ci n’était pas fermée, il sembla avoir été décidé que cette fois elle franchirait mon seuil. Cependant elle et moi n’avions encore échangé que des propos sans rapport avec l’amour. Je lui avais parlé une seule fois ; depuis nos voix étaient restées muettes l’une pour l’autre.

 

Je n’eus donc qu’à pousser imperceptiblement la porte et puis très vite je la refermai, car déjà elle était entrée. Elle fut alors chez moi comme si antérieurement elle y fût venue ; et pas plus que dans la rue nous ne parlâmes d’abord. Elle riait de sa grande bouche rouge en regardant autour d’elle et son rire ne faisait pas plus de bruit que l’aile du vespertilion sous d’antiques lambris. Moi, je tremblais de tous mes membres, dans la soudaineté immense de mon désir. J’avais tremblé comme cela le jour où ce stupide Romain était allé me livrer à la grosse Éva. Et je ne savais plus comment on prend une femme : j’étais devant elle comme un jeune homme vierge.

 

Il n’y eut pas d’autres préliminaires. Aude me jeta ses bras au cou et tout de suite elle se mit à sucer ma bouche comme avait fait Alise, comme aussi avait fait Ambroise. Mais à peine ses papilles eurent-elles joint les miennes, elle me révéla une ferveur sensuelle, un art expérimenté que ni Ambroise ni la petite fille sauvage n’avaient acquis. Elle me prit les lèvres entre les siennes, elle les tint longtemps insérées comme un fruit pour en exprimer le jus, et à petites coulées, comme un givre fondu, comme la glace ardente d’un sorbet, elle m’infiltrait dans la gorge une salive âcre. Sa vie ainsi passa dans la mienne, une éternité de vie, toute la sève profonde de son corps.

 

Maintenant elle avait cessé de rire ; j’avais fermé les yeux pour mieux boire cet élixir prodigieux, comme un petit enfant goulûment lappe le lait sur un sein blanc. Et je ne la voyais plus, envahi d’inouïes délices, mais je savais qu’elle me regardait ; j’avais, à travers la cloison retombée de mes paupières, la sensation d’être submergé dans les ondes immenses, dans les torpides lumières de son regard. Sa bouche froide, avec un grésillement léger de neige qui se fond au soleil, pinçait la mienne et à présent elle aussi buvait l’eau glacée montée de ma vie.

 

Cependant ni Aude ni moi ne nous étions encore rien dit, dans cette folie. Nous étions serrés l’un contre l’autre de toute notre force ; les pointes de son corset m’entraient dans la poitrine et derrière je sentais lourdement s’écraser la chair raide de ses seins.

 

Et puis il y eut des souffles brefs, un cri enragé de douleur. Des serpents de feu sillaient son échine, des peignes de fer raclaient la mienne et me faisaient râler. Il arriva tout à coup que la forme de sa jambe se prit entre mes genoux. Alors nous tombâmes tous les deux comme si nous avions été précipités d’une tour. Et je ne savais pas encore son nom ; déjà je l’avais possédée toute morte dans son plaisir.

 

Ensuite, couché dans sa ceinture, avec une adoration tremblante, je lui demandai qui elle était. Elle me répondit : « Je suis Mahaude, mais on m’appelle Aude ». Et elle avait gardé la voix rauque qu’elle eut pendant l’amour. Elle me caressait les cheveux avec des mains extraordinairement brûlantes et douces, les mains ointes que sans doute possèdent les ensevelisseuses.

 

De nouveau elle se mit à rire : « J’ai été mariée autrefois ; je suis veuve ». Elle me dit cela étrangement, sans orgueil ni ironie, et je n’avais jamais ouï un tel rire. Il me transperça les fibres comme un stylet, il m’enveloppa comme un baume de sommeil. J’ignorais quel sens s’attachait au dessein clandestin et muet de sa bouche. Elle riait du rire sans bruit d’un masque ou comme une figure dans un miroir. Et aussitôt après elle cessa de parler.

 

Mais moi, dans la chaleur de sa vie, j’eus soif de la connaître. Mes paroles avec mes mains coururent le long de son corps. Et je voulus savoir pourquoi elle était venue ainsi chez un jeune homme. Elle ne riait plus, elle me regardait fixement de ses yeux lourds et immobiles, comme l’eau d’un puits. « Oh ! me dit-elle enfin, vous ne seriez pas venu le premier ». Ce charme intime du tutoiement monta de moi dès le premier instant, comme si de tout temps je l’avais connue. Mais elle, malgré l’amour, n’était pas autrement devant moi que devant un étranger.

 

Je lui criai de tout mon être : « Je t’attendais, Aude ! Je savais que tu serais venue ! » Ses mains quittèrent mes cheveux et de nouveau je connus le goût de sa bouche. Il y eut vertigineusement sur nos baisers une nuit et la moitié du jour suivant. Je fus ainsi secrètement averti de ma destinée et cependant je ne comprenais pas encore pourquoi cette femme avait un museau de chien.

 

Quelle chose au fond simple et identique, la Vie ! À travers la brousse, à travers la savane infinie, un petit sentier va tout droit bien qu’il paraisse méandrer : le pied de l’homme mûr y marque la même empreinte qu’y laissa le pas de l’enfant. On croit que la vie change : pourtant on est toujours le même homme, minuscule image de l’univers, gravitant dans l’orbe des autres existences selon des lois statiques immuables. Aude n’avait pas fait autrement que celles qui la précédèrent. Toutes avaient apparu à une certaine heure, chacune était née sous une constellation différente et néanmoins elles s’étaient manifestées avec le même geste de volonté qui avait lié la mienne. Les premières seulement avaient été l’annonciation d’une, plus absolue et qui ne devait pas s’en aller. Ensemble elles furent comme les signes de mon zodiaque.

 

Cependant si Aude n’était pas venue après les autres, peut-être j’aurais continué à vivre comme un ermite, recru de chasteté. Elle parut sortir d’un mystère obscur, elle arriva des confins de la vie, des fonds troubles de la prédestination et moi aussi, avec cette sœur damnable, j’eus ma tentation de saint Antoine.

 

Aude fut dès le premier moment avec moi ce qu’elle resta par la suite. Elle demeura la même comme un air de violon sur lequel un artiste merveilleux exécute des variations inépuisables. Elle ne cessa pas d’être la femme au museau de chien, le très parfait symbole de la Bête, une et infinie, et je croyais l’avoir connue en une seule fois, je ne voyais pas qu’ensuite je ne la reconnaissais plus.

 

Aude ne fut pas plus nue après un mois d’amour qu’elle ne l’avait été le jour où elle entra chez moi et laissa tomber sa robe. Elle ignorait naturellement la pudeur, comme la jeune Ève aux premiers matins du monde. Et pourtant c’était bien la même femme qui dans la rue marchait les yeux baissés, son livre d’heures aux doigts. Elle était au dehors une femme comme toutes les autres ; elle avait même plus de religion et d’honnêteté que la plupart des femmes. Mais elle semblait ignorer qu’elle péchait ; sitôt que sa robe était tombée, elle devenait l’autre femme qu’elle-même ne connaissait pas et celle-là avait une beauté terrible. Oh ! celle-la était les guivres et les licornes et toutes les bêtes grimaçantes de la diabolique forêt de pierre de la vieille cathédrale !

 

Aude arriva tout un temps dans ma chambre. Elle entrait comme elle était venue d’abord, d’une lente démarche hiératique, avec un visage las et morne. Elle ressemblait à une prêtresse apparue dans un rite : elle était bien plus belle dans cet air hors de la vie qui lui prêtait l’apparence d’une Destinée. Et elle me jetait les bras autour du cou, elle prenait ma bouche dans la sienne ; et ensuite elle me donnait son corps. Moi alors, je lui disais les litanies brûlantes de la passion. J’effeuillais sur sa chair les roses rouges de la plus fougueuse dévotion. Mes messes avaient les prosternations d’un jeune lévite devant une Vierge des ténèbres.

 

Mes ardeurs d’homme longtemps chaste se décelèrent ainsi presque mystiques. Elles couronnèrent mes attentes anxieuses. Elles furent la consécration du sentiment que la femme, bien plutôt qu’un simple mécanisme de muscles et de nerfs donnant le plaisir, était l’impure fleur même des limons de la vie, le symbole vivant des antiques promesses scellées au ventre d’Ève. Aude eut mes prémices véritables ; mes anciennes piétés s’apostasièrent pour lui vouer mes exclusives obédiences.

 

De ma chair en folie monta le Cantique du seul amour. J’étais celui qui, par le matin des vignes, s’en vient tremblant vers la noire Sulamite. Aude cependant riait de sa grande bouche muette, écarlate comme une blessure ; et je commençai à croire que son âme était vide comme ses yeux.

 

Une fois je lui dis : « Chère Aude, si, comme je l’espère, tu m’aimes, dis-le moi autrement qu’avec des baisers. À peine jusqu’ici j’ai connu le son de ta voix. » Elle se tordit comme un ver blessé par un silex aigu. Ses mains montèrent à son visage et le voilèrent. Elle me dit avec une réelle douleur : « Oh ! Oh ! ne me demandez pas cela. Je ne puis vous donner que ce que j’ai. »

 

Je ne pus douter qu’elle ne souffrît une peine véritable et moi-même je restai consterné comme si j’avais dit là une chose qui dût nous rester interdite. Cependant Aude était nue dans le lit auprès de moi. Il sembla qu’en lui parlant d’amour, je l’eusse mise plus nue encore. Elle qui ne connaissait pas la honte de la chair, se voila tout entière de douleur sitôt que par ce vœu j’eus attenté aux intimités sacrées d’une pudeur insoupçonnée d’elle et de moi.

 

Avec une insistance cruelle, je dis à ma maîtresse :

 

– Aude, ma chère Aude, vois comme je t’aime : tu m’as ensorcelé et cependant, même au prix de mon salut éternel, je ne ferai rien pour arracher le charme de moi. Mais, je t’en conjure, desserre les dents. Rien qu’une parole, un souffle, dans un baiser.

 

Alors elle tourna violemment son visage vers l’ombre des rideaux et elle demeura un certain temps enfouie dans l’obscurité où commençaient de filtrer les clartés matinales, comme si la pâleur malade du jour eût encore été une blessure trop cuisante à ce mal étrange. Et enfin, j’entendis ce mot cruel : « Ne crois pas que je t’aime parce que cette chose est arrivée entre nous. Je n’aimerai jamais aucun homme. »

 

Ma passion pour elle fut déchirée horriblement ; j’eus des sanglots comme un enfant et, ses seins dans mes mains, je les couvrais de mes baisers et de mes larmes. « Je t’en prie, m’écriai-je, ne dis pas cela. Te serais-tu donnée à moi si tu ne m’avais aimé ? » Avec son rire sans bruit, son rire comme l’aile d’un oiseau nocturne, simplement elle me répondit : « Non, c’est autre chose que je ne sais pas. » Et puis elle parut réfléchir ; elle me considérait avec ses yeux sans nuance, ses yeux de schistes noirs. Et d’une voix triste et douce où il n’y avait pas d’amour, elle continua : « Tu avais une odeur vierge sur toi qui m’a prise. Et alors je suis venue. »

 

Puis sa bouche coula dans la mienne les salives et encore une fois le grand frisson de la mort disloqua mes vertèbres. Et Aude était une courtisane d’amour admirable. Vers l’heure de midi ensuite elle s’en alla de ma chambre avec un visage tranquille. Personne n’aurait pu dire qu’elle laissait là, dans le lit, un jeune homme mourant.

 

J’acceptai lâchement cette vie, je ne songeai pas un instant à m’y soustraire. Elle était la servante des œuvres réprouvées ; elle connaissait toutes les ruses diaboliques du plaisir ; à mesure elle en inventa de nouvelles pour rafraîchir mes lasses affres délicieuses. Cependant elle ne cessait pas de mériter le renom d’une bourgeoise vertueuse. Elle voyait honnêtement une petite société de dames ; les hommes respectaient le mensonge de sa robe de veuve. Ce ragoût d’honnêteté condimentait mes morbides voluptés et me la rendait plus précieuse comme un objet dérobé, un trésor d’église profané. Jamais elle ne consentit à se montrer publiquement avec moi dans les rues ou bien, pour nous rencontrer, elle s’entourait de précautions secrètes et méticuleuses.

 

Un soir elle me demanda en riant de la rejoindre par delà les remparts. J’ignorais pourquoi elle riait. Elle marcha devant moi un peu de temps dans la campagne déserte ; les dernières cloches s’étaient une à une silenciées aux églises de la ville. Et ensuite elle me prit le bras, elle me mena vers un bois épais. Je sentais tressaillir ses hanches dans la nuit. Moi aussi, j’éprouvais le trouble qui m’annonçait l’amour, ce recroquevillement froid des feuilles aux arbres quand, sous la nue basse, électrique, dans le grand silence, passe un souffle d’orage.

 

Ainsi tout à coup je me sentis malade de son corps. « Demeure un instant derrière cet arbre », me dit-elle étrangement. Et elle avait disparu ; je n’entendis plus que le bruissement de sa robe dans les mousses. Puis elle revint vers moi et elle était nue, avec l’orgueil de sa beauté sous les étoiles, comme une fille des âges de la terre, comme une napée près des eaux fabuleuses.

 

Ce fut pour moi un rite inconnu à cause de l’heure et du mystère de cette nature solennelle. J’étais moi-même un jeune homme aux origines du monde dans l’innocence charmée d’un soir d’Éden. Il me semblait que je ne l’avais pas encore connue : je marchais dans la silve, les veines gonflées du désir de la femme, subodorant le fumet des faunes qui exalte l’amour. J’arrivais des tentes de ma tribu avec mon cœur orageux, comme un chasseur de proies. Et dans la clarté molle des étoiles, soudain l’être aux seins blancs et à la longue chevelure soyeuse m’était révélé.

 

Oui, un angoissant et inouï prestige, la vue de la première femme, arrivant elle aussi des tribus par le chemin d’amour sous le frisson lent des feuillages. Ainsi Aude m’initia à une beauté nouvelle où je fus tout à coup un homme inconnu de moi, où je me sentis mêlé à la vie universelle, à la splendeur des météores comme au temps où les humains s’en allaient nus et ignoraient les villes.

 

Maintenant aussi je savais qu’elle était de la descendance des femmes animales, des faunes chaudes et velues, sœurs des bêtes de la forêt vers qui, aux heures d’hymen, vinrent les premiers de ma race. Elle était la chienne et la louve près des mares, appelant le mâle en amour avec un hurlement triste, la force terrible du rut, de la substance nuptiale indestructible et éternelle comme les sèves et les essences. Et il me venait de cela, dans cette nuit du bois, un effroi sacré, une poésie rude d’humanité qui changeait mes idées de vieil homme civilisé, comme si à présent je ne dusse plus jamais rougir de la nudité de la créature, conforme à la nature, à la vie des espèces, comme si j’avais pénétré aux origines, au secret des races.

 

Aude, très belle et éternelle comme l’amour physique, père des postérités, devant moi marchait dans la palpitation bleue de la nuit. Alors je baisai à ses seins, à ses cheveux l’odeur de la vie, et elle sentait la terre, la rosée des bois, l’arome des écorces, l’évent musqué des bêtes comme un limon chaud. Et ensuite je l’eus en mes bras comme la terre elle-même.

 

Je compris plus tard qu’elle avait été vouée à n’aimer qu’elle-même. Elle s’aima à travers mon amour comme elle s’était aimée à travers les autres amours, indolente à leurs mortelles ferveurs, religieuse uniquement d’elle-même. Nous ne fûmes que les miroirs où elle s’adonisa. Elle posséda ses amants et n’en fut pas possédée. Son corps était un faste inexprimable pour elle-même. Elle en gardait l’orgueil solitaire dans les apparents abandons qu’elle en faisait aux hommes.

 

Sans doute la nature, en déparant son visage, voulut ramener à la mesure son insolente et miraculeuse beauté. Celle-ci eût violé la norme d’un temps qui a supprimé la joie et l’orgueil d’être nue avec splendeur. Cependant la plante ne se mûrit qu’ondoyée de ciel et de vent. Les faunes, pour acquérir le muscle et l’os, le poil abondant et lustré, se trempent de sève, de soleil et d’espace. Le vierge animal humain, lui, languit, prisonnier de la détestable éducation première qui le prive d’atmosphère substantielle. Un jeune cheval, un chien, un loup des bois, la génisse au pré réalisent une image de beauté plus parfaite qu’au gynécée, aux piscines, dans les lieux où elles se déshabillent, une assemblée entière de femmes. C’était là une chose que je me disais souvent en contemplant le corps magnifique d’Aude et en me représentant la consternante clinique d’infirmités et de laideurs, les tares et les déchets d’amphithéâtre que manifesterait un maelstrom sévissant dans la rue et mettant soudain nus, chez toutes les passantes parées comme des châsses, les gorges talées et spongieuses, les peaux lâches et effritées malgré les onguents, les jambes grêles et cagneuses sous l’ampleur mafflue des lombes, les tristes ventres bouffis et couturés, la saillie des apophyses, la déformation des pieds et des bras. Aude, au contraire, eût pu laisser tomber ses robes à n’importe quel moment de la vie, elle eût apparu belle vertigineusement des pieds au cou comme un symbole, comme les rites d’un culte. La gymnique, la noble orchestique semblaient avoir assoupli le rythme merveilleux de ses attitudes. Elle avait lutté dans le stade avec de beaux éphèbes, elle avait été une des canéphores aux processions de Cérès, la guerrière mimallone qui, aux dionysies, agitait le thyrse et la lance.

 

Elle vint un jour et détacha sa ceinture, et je vis qu’elle avait peint de vermillon les pointes de sa gorge. C’était le deuxième mois de notre amour. Depuis un peu de temps j’avais perdu ma force. Et ainsi, sous cette peinture comparable au métal et aux rubis d’une armure, avec ses aréoles brandies comme des flambeaux, elle m’apparut dans mon accablement la tentation d’une Omphale, la royauté fardée d’une ardente Dalila vermeille d’un sang d’homme.

 

Aude, sous l’angle étroit de son front, avait le charme entêté et rusé de la Bête ; elle savait tous les artifices par lesquels est stimulé le désir refroidi. Elle était la magicienne combinant les sorcelleries infinies. Et je n’ignorais pas son pouvoir redoutable ; pourtant je l’aimais avec une démence esclave, j’étais moi-même auprès d’elle comme les laps millénaires de l’humanité encore animale, comme l’élémentaire velu en qui fermentait la sève trouble des faunes. Une fois ainsi s’était dressé devant l’homme initial un être spécieux et peint du jus des fruits. Il ne l’avait pas reconnu d’abord, et puis elle avait ri, ouvrant sa bouche comme une mangue, il l’avait trouvée bien plus belle que de sa seule nudité. Tous deux goûtèrent une ivresse que ne procurait pas la sève des arbres. Aude me vint donc avec ses seins peints comme une reine d’Assur, et aussitôt mon sang brûla.

 

Alors elle fut sûre de moi, elle me dit insidieusement : « À présent je t’ai tout entier sous ta peau, comme une petite chose qui est encore moi. »

 

J’ignorais quel sens exact recélait cette parole ; elle me fit frissonner comme le signe et l’évidence de ma possession. Oui, il me parut soudainement me voir en ce mot barbare avec mes fibres une à une arrachées, avec toute ma vie coupée en morceaux sur un gril que cette goule en dessous attisait de braises rouges. Et je ne suis pas parti, je n’ai pas couru par la ville et la campagne comme un homme en feu, échappé d’un incendie.

 

Aude prit plaisir à ces jeux. Elle en imagina d’autres, comme des parures à sa beauté, des rafraîchissements à ses joies d’orgueil. Ainsi, une autre fois, elle laissa tomber une mante qui la voilait et aussitôt elle apparut nue, dans une splendeur ocellée, le feu et le sang d’une tunique de joyaux. Elle se coucha sur le lit parmi les draps et elle resplendissait d’or et de perles. Antérieurement déjà elle m’avait assuré tenir d’un parent ce legs merveilleux. Cependant, elle ne s’en parait jamais, nul éclat de bijoux ne rompait la symétrie uniforme de ses simples vêtements. Et voici que, comme une idole, elle s’était ceint les jambes et les bras de bracelets. Elle avait des bagues aux doigts de ses mains et à l’orteil de ses pieds. Un collier de grosses pierres barbarement saignait par-dessus ses seins des larmes écarlates. Et, à l’endroit de son amour, sur la fleur de la vie, retombait, nouée à une bandelette, la sombre lueur d’un saphir, comme un œil regardant du fond d’une caverne. Elle avait dénoué ses cheveux, elle avait caché sous leurs ondes noires son visage. Ainsi elle s’offrit dans le faste de sa beauté comme une suppliciée, comme un corps sans tête, par un symbole inouï de la royauté triomphante de la chair. Maintenant, avec le sang figé de toutes ces pierreries, avec l’éclat dur de ces métaux comme des feux souterrains, elle était le vivant tabernacle d’Astarté.

 

Elle porta les mains à la pointe de ses seins et se raidit. Elle ne parlait pas ; je ne voyais plus sa bouche ni ses yeux. Elle demeura ainsi dans une immobilité sacrée, toute morte sous le crépitement des émeraudes et des rubis, enfouie dans la ténèbre de sa chevelure avec le frisson lumineux et gras de son corps, avec la pâleur ardente de la vie de sa peau, comme une avalanche de lys entre des candélabres. Et encore une fois, je restai atterré devant le prestigieux maléfice qui déchaînait en moi les chiens furieux. Je mourus cette nuit-là de toutes les morts du plaisir et de l’amour. Chacune de mes papilles fut comme une ampoule que perça l’épée ardente. Toutes saignèrent la volupté et la vie.

 

Quelles prêtresses de Syrie, quelles filles de Baal, transmuées au sang des races, ou quelles devinations incomparables lui enseignèrent les antiques liturgies et le miracle complexe des sacrifices luxurieux ? Elle possédait le secret des danseuses sacrées, l’art morne des bayadères de l’Inde expertes aux stupeurs opiacées voisines de la mort, les sombres et vénéfiques expédients des chairs de joie mûries dans le péché des harems. Et dans le bois nocturne, elle avait été aussi la femme sauvage des silves, offrant l’innocence terrible de sa force nue. Moi, je crus avoir longtemps dormi et tout à coup m’éveiller après les communions interdites près d’une sœur émanée de la nuit des temples. Et au matin Aude se couvrit de sa mante et s’en alla. Et elle n’avait pas dit une parole.

 

Alors petit à petit il me vint une étrange idée : il me parut que la Bête est mystique non moins que l’Ange et toutes les deux sont les faces de l’éternité de l’homme. Cette Aude, en ses ardeurs glacées, ses spasmes rigides d’extatique, se dénonça la nonne des cloîtres du pire amour outragé. Elle était née au temps de Byblos, dans le sang d’Adonaï, de Zagreus, d’Attis-Sabos, et ensuite elle avait été l’officiante de la Messe noire avec son corps écartelé sur la pierre fourchue.

 

Je pensais : Aux origines, l’homme et la femme sont ensemble le bel animal vierge et sacré, dans la beauté nue de l’amour. Mais la Bête porte à son front le signe de la souffrance et du désespoir. Elle est ondoyée de larmes ; elle reçoit le baptême impur des graisses ardentes de Moloch. Toi, ô Grèce, quand tu abdiquas tes nobles symboles des forces de l’Être, déjà les religions tristes étaient venues d’Orient. Voici que d’un immense repentir pleurent sur les clous du Nazaréen les yeux ruisselants de la prostituée de Magdalena. Alors la Bête se réveille, monstre redouté des siècles noirs et qu’ignora la joie magnifique de l’Attique. La Bête encore une fois sort des cavernes de la douleur. Elle hurle et se flagelle et s’adonise à travers la grande ténèbre mystique. Et ensuite il n’y a plus de salut que dans l’adoration de la Virginité, dans le symbole chaste de Marie immaculée. La nature dès ce moment demeure violée en celle-là qui s’attesta la Mère et la Vierge, l’unique reine éternelle des races, plus forte que l’amour et le dieu vivant des âges. Va donc à présent, corps couvert de honte, corps divin qui par tes sens te ramifies en la vie de l’Univers ! Connais la souffrance de t’aimer secrètement dans le péché. Blêmis aux affres délicieuses de te vautrer dans le lit fangeux de la Bête. Et moi aussi, j’étais l’homme vierge qui adora Marie et renia la beauté de la vie féconde. Un jour le corps se vengea. Je fus livré aux magies de la Bête et elle ne m’a plus quitté.

 

Aude m’initia donc aux choses qui rivent comme les clous d’une complicité. Elle me précipita au barathre de sa chair, elle me gorgea des splendeurs mornes, des délices glacées de son corps pareil à un Érèbe, pareil au sulfureux Stymphalite habité par les funèbres oiseaux mangeurs de charognes. Aude fut le succube qui paissait mes moelles dans un délire gelé d’amour.

 

Rien ne profana plus l’amour que cette parodie de l’amour et cependant nous restions liés l’un à l’autre par une chaîne forgée des plus irréductibles métaux. Jamais elle ne me parlait des autres hommes ; notre constance était celle des plus tendres amants, bien que l’amour fût pour nous une contrée aride et brûlée, un mortel jardin aux fruits vénéneux d’où les touchantes ombres élyséennes se seraient écartées avec horreur. Or, une fois, Aude disparut pour un temps assez long ; personne dans la maison ne sut la cause de son absence ; nous avions eu une nuit plus terrible que les autres. Cet état de privation me rongea comme un toxique. Je crus qu’elle me trompait, je fus consumé des poix bouillantes d’une jalousie qui tout à coup ressuscita les Images. Sans doute elle était quelque part la vigne luxurieuse aux sarments de laquelle se ruait la priapée. Mes nuits furent harcelées de stupres abominables, comme un paysage de Gomorrhe. Je ne pouvais plus rien penser qui ne fût la chose honteuse de notre vie devenue la faim et la soif apaisées en d’autres lits obscurs. Mon esprit restait souillé jusque dans les pleurs qui seulement m’égalaient à la commune douleur des êtres exilés l’un de l’autre.

 

Et un jour, de nouveau tranquillement elle poussa la porte, elle prit ma bouche entre ses lèvres, et ni elle ni moi jamais ne parlâmes de ce laps mystérieux de sa vie. Je versai des larmes lâches ; toute ma chair lui revint soumise comme un lion aux dents limées. Et puis ses caresses coulèrent en moi des cires brûlantes. Je sombrai dans la mort rouge de ses baisers. Cependant je ne lui avais pas dit une parole de reproche et de colère.

 

Ainsi encore une fois je fus averti qu’un destin nous enchaînait l’un à l’autre dans cette geôle de la chair. Tête sournoise et futile de la femme ! tant que l’épée de diamant de l’Archange ne t’aura pas fait tomber, celle qui te porte aux épaules demeurera le petit être de plaisir et de tentation qui se couronne de fleurs, se ceint de bracelets et en dansant volatilise l’odeur de ses tuniques ! Sexuelle et élémentale, elle assume le trésor de la vierge animalité. Au rebours de l’homme, spéculatif et métaphysique, elle, par d’infinies fibres sensitives, par les tactilités et les vibratilités de son subtil magnétisme, affine à l’univers, aux forces éternelles, aux origines.

 

Depuis d’inconjecturables millénaires à peine son évolution, comparée à l’ardente trajectoire de son héroïque époux, la tira de l’orbe circonscrit par la créature nuptiale et génitrice et sa sœur libérée, la courtisane. Elle subsiste le frêle cerveau puéril de la genèse, amusée d’amour, de bijoux, de chaînes, de ruses, inconsciente, cauteleuse et cruelle. À travers les races elle garde l’âge du symbole d’éden et de la pomme ; elle est toujours la jeune Ève au ventre indestructible et périodique comme la lune. Elle est la guenon glapissante qui arrive du pays de Nod, mantelée de la toison ; et elle mord avec des dents claires de rire. Quand, abdiquant les inflexions soumises de la sensualité, elle cesse d’être la petite femme sauvage des bois comme cette Alise qui m’apparut au bord des eaux, c’est pour investir le harem ou le cloître, vestale d’un feu que variablement attisa son vœu amoureux comme encore cette docile servante d’amour qui portait le nom d’Éva et cette fervide Ambroise qui m’appelait son petit bon Dieu.

 

Ou bien elle court au Sabbat, ivre de sa perdition et de celle des hommes, vengeant sur l’amour méprisé d’immémoriaux outrages, ouvrière ulcérée et aveugle d’une œuvre qu’elle ne sait pas. Quelle est celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète, mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine les philtres vésaniques et propose à son compagnon misérable l’ironie d’un bonheur à jamais renoncé ? Ah ! je te reconnais, empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, sœur délicieuse d’irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourments d’irréel. Tu m’apparus avec le masque de chien, avec le véhément visage calme d’Aude. Mais, ô beauté du sacrifice ! Ô duperie expiatoire ! Dans la damnation, c’est encore l’holocauste de son amour qu’elle livre à l’homme. Elle s’immole et la première boit le breuvage empoisonné.

 

L’ayant éprouvée sous ses quatre aspects eussé-je pu concevoir autrement la femme ? Toutes me prirent la bouche avec le même mouvement animal des lèvres. Toutes m’évoquèrent la petite femme lascive et calculée qui depuis les commencements de la genèse répétait les mêmes gestes. D’abord elles furent trois ; elles furent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-là fut tous les péchés et toute la prédestination de la Femme. Aude marcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé, Aude s’institua la nonne de mes perversités.

 

Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmes splendides, seulement obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatal et éternel. Ils me suggéraient d’effarantes conjectures qui les reliaient aux séries transmuées. Ses aïeules durent posséder ce crâne étroit et instinctif des bayadères ou des incultes servantes, ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant un altier geste royal dont elle rejetait en arrière les massives torsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait l’empire et la conquête. Elle croisait souvent les mains et les élevait au-dessus d’elle, comme des chaînes et des lianes, avec un geste humilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua le maître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait du tressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieuses demoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un dessein artificieux, de lasses campagnardes après la moisson, des religieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures, les métaux, les paresses vautrées, l’accroupissement sur les tapis en se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avec de lourds bracelets d’or à chaque bras, symbole inconscient des servages passés. Sa peau était poivrée d’odeurs âcres rappelant le girofle et le safran. Elle jouissait de lacérer des cœurs de roses et des pétales d’œillets en un massacre rouge qu’elle faisait couler dans sa gorge ou qu’elle épandait sous elle dans les draps. Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualité sauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie.

 

Cette belle Aude aussi m’émerveillait quand, de l’ondulement félin et long de son échine, comme si elle déroulait des anneaux, elle se retournait sur elle-même et toujours paraissait regarder si elle n’avait pas perdu quelque objet sur le chemin ou épier un danger ou demander l’amour. Toute femme, pour l’avoir apprise aux fontaines ou dans les miroirs, acquiert cette mobilité irritante des hanches qui promet le bonheur et l’élude. C’est là que bout l’indestructible nature, comme au creuset des forces, au brasier des feux de la genèse. Et même la femelle chez les bêtes, souple et diligente de son flanc, n’ignore pas le pouvoir que lui attribue la courbe inouïe où se concrète et se symbolise le sens de la vie. Mais Aude, en mouvant ses reins, eût rendu les étalons furieux. Elle s’égalait aux cavales dardées, aux flexibles et furieuses tigresses, à la noire véhémence des fauves dans le hallier. Cependant de cette fille émanaient d’étranges alliciances endormantes, de molles et voluptueuses stupeurs comme la descente au vertige des puits. Et quelquefois, avec les gestes puérils dont elle remuait ses bracelets et son impudeur native et le vide de son cerveau futile et ses cris grêles sous sa toison profonde, elle n’était plus que la petite femme-enfant, l’Ève animale des commencements du monde.

 

Moi, longtemps je crus être aimé d’elle. Mais chaque fois que j’évoquais cet amour, elle sembla, sous des voiles, au son du glas, avoir été menée au supplice. Et elle me disait avec douleur, avec un air sombre : « De quoi parlez-vous là ? Il n’y a rien de commun entre cette chose et nous. Je vous en prie, qu’il ne soit jamais question de cela entre vous et moi. » Les âmes, aux épreuves du purgatoire, peut-être sont accablées ainsi par la peine du dam.

 

Je ne savais rien de sa vie d’autrefois ; jamais elle ne me parlait de son passé. Elle éludait toute apparence qu’un autre homme eût pu être pour elle l’homme que de moi fit son choix. Cependant je n’ignorais pas qu’elle avait été mariée. Une fois elle me le révéla et ensuite il n’en fut plus question, comme si ce n’eût été là qu’une péripétie éliminable. Mais moi je pensais quelquefois que la bouche qui serrait la mienne en l’étau de ses lèvres avait aussi sucé d’autres bouches qui ensuite s’étaient fermées à jamais.

 

Son mari, comme un vigneron comblé, était mort au pied de la vigne. Il l’avait vendangée avec frénésie ; il avait mangé à poignées le raisin noir et il en était mort. Et puis quelqu’un avait ouvert sa porte ; elle avait laissé tomber sa robe ; et celui-là aussi avait connu le goût mortel de sa salive. Elle ne savait plus lequel avait été le premier, lequel fut le dernier. J’étais venu comme, après que les moutons sont entrés chez le boucher, il en reste un qui bêle sur le seuil et veut entrer aussi. Elle avait baisé ma bouche ; maintenant j’étais marqué du signe comme les autres.

 

Cependant elle ne m’avait rien dit. Aucun souvenir ne remontait des profondeurs de sa vie. Elle sembla s’être offerte pour la première fois comme si le reste n’eût point existé, comme si avant moi elle eût été la femme vierge encore de son corps. Se dupa-t-elle elle-même et simula-t-elle l’oubli ? Ferma-t-elle résolument les yeux sur les images qui arrivaient se refléter aux miroirs intérieurs ? Elle était bien plus effrayante dans le don merveilleux d’être pour elle-même une inconnue. La mémoire glissait sur son esprit comme une eau sur une peau huilée. Et moi-même j’étais auprès d’elle comme un homme endormi et qui ne doit plus être réveillé.

 

Aude dut être ainsi une étrange conjecture pour tous les autres dont elle fut aimée, une cause inouïe de stupeur et d’effroi ! Son âme peut-être comme pour moi se dénonça la petite salive corrosive qui lui montait à la bouche et qu’elle leur coula aux dents, et peut-être cette âme jamais n’avait été autre chose. Ils étaient morts dans le grand vide de son amour comme un voyageur perdu dans une plaine sans limites et dont les appels ne sont pas exaucés. Ils avaient crié dans le désert et elle n’avait pas répondu. Oh ! combien furent-ils qu’elle exténua de toujours inutilement l’appeler !

 

Elle m’apparut une autre femme, tragique et violente, dans le symbole de ses robes de veuve. Elle était la veuve aux yeux sans larmes et qui jouait avec de petits os. Ce mystère à un certain moment commença de me tourmenter, mes silences furent obsédés d’imaginations terribles. Des morts jonchaient cette ténèbre de la vie d’Aude, d’infinis amants aujourd’hui consumés et qui à l’heure du péché avaient tressailli entre ses mamelles.

 

Sa néfaste beauté fut un cimetière de roses par-dessus d’anciennes pourritures. J’eus l’effroi d’une ouvrière travaillant pour les sépultures. Aux creusets de son flanc avaient fondu les races. Elle était tout entourée des pestilences de la mort. Et je souffrais une grande souffrance de jalousie et de pitié pour ces fantômes pâles que je ne connaîtrais jamais. Comme moi ils avaient espéré l’amour et ils étaient morts de l’avoir jusqu’à l’agonie attendu.

 

Je restai longtemps sans oser lui révéler la cause de cette nouvelle douleur. Cependant un jour il m’arriva de lui parler avec une indifférence simulée des hommes qui m’avaient précédé dans ses baisers. Aussitôt elle se mit à rire et tenant mes lèvres pressées entre les siennes, elle les scella ainsi de silence. Et j’étais, moi aussi, avec le mystère de cette bouche sur ma bouche, dans un tombeau profond sur lequel est retombée la pierre.

 

Ce jour-là, je n’allai pas plus avant. Il suffit qu’elle m’eût avec les cires ardentes du baiser fermé les lèvres pour que le sens de mes angoisses me restât perdu. Mais à quelque temps de là, je recommençai de l’interroger au sujet de l’amour que d’autres avaient eu pour son corps. Encore une fois elle se mit à rire et elle avança la bouche pour sceller la sienne. Mais moi, sentant bien que si seulement elle la mouillait de sa salive, je perdrais le courage, je détournai le visage. Alors elle me prit la tête dans les mains, et malgré moi, elle voulut me communiquer le désir. Dans ma colère, je lui mordis le cou, une goutte de sang rougit les draps ; et je criais : « Dis-moi le nom de ceux que tu as tués. Dis-le moi, Aude, je le veux. » Je regardais les lasses sangsues gorgées de ses lèvres. Mais de nouveau, avec le frémissement muet de sa bouche, elle riait tranquillement, malgré la blessure. Et ensuite elle devint très pâle et me dit avec des yeux terribles : « Il y en a trop, je les ai oubliés. »

 

Cette grosse fille de plaisir d’Éva, du moins, avec des paroles tendres m’eût consolé. Maintenant je restais effrayé de ce que j’avais fait et de ce qu’elle me disait. Je ressentis la stupeur d’une force brute, inapitoyée, d’une aveugle puissance d’amour et de mort. Et un assez long temps nous demeurâmes sans nous parler, puis avec une passion molle je lavai le sang, je lui demandai doucement pardon. Elle se reprit à rire et me dit si étrangement, si inexorablement : « Mais puisque je t’ai sous ta peau tout de même ! » Ce cri bestial et luxurieux, fleurant le bouge et l’échaudoir, m’adjugea définitivement comme un bétail débattu entre le berger et le boucher. Je fus épouvanté de la laideur surnaturelle que lui donna l’assurance de son triomphe. Cependant je ne trouvai rien à lui répondre, car en ce moment je me sentis bien sous la peau la chose que les autres comme moi avaient été pour elle. Le sang s’étancha, je lui appartins bien plus par sa chair meurtrie, par la petite goutte rouge comme si j’avais bu sa vie. Et je ne lui reparlai plus des hommes à qui auparavant elle avait donné l’amour.

 

Aude avait dit la parole terrible et juste. Elle m’eut dans mes dessous de sang et de chaux, dans ma nature animale dès le jour où pour la première fois je goûtai les phosphores de son baiser. J’en devais rester empoisonné en mes parties vives comme d’un vésicant et subtil toxique. Elle ne fit donc qu’exprimer là une chose qu’elle avait expérimentée avec d’autres avant moi et qui avait sa grandeur tragique. Cependant en ce temps, mon âme se débattait encore et n’était pas tout à fait abandonnée des bonnes Visitations comme elle le devint plus tard. Celles-ci, avec des baumes, d’onctueux liniments qui eussent sauvé un jeune homme plus guérissable, arrivaient donc par intervalles et essayaient d’oindre cette plaie du feu intérieur dont j’étais consumé. Elles m’encourageaient à des résipiscences, hélas ! trop peu durables. Je redevenais alors pour un peu d’instants une créature sensible que des effusions mutuelles et de consolantes caresses eussent pu encore secourir. Les résistances de la part divine de l’être sont infiniment patientes et demandent seulement à être aidées par un peu de bonne volonté.

 

Il m’arrivait d’avoir avec Aude des entretiens qui ne se rapportaient pas uniquement à ce mal que je portais sous la peau et qui propageait en moi sa corrosive présence vivante. Je lui parlais avec l’illusion qu’elle pût comprendre la soif profonde que j’avais d’un état délivré. C’est ainsi qu’un jour, après une lecture qui avait éveillé le besoin des aveux et de la sympathie, je lui confessai les tristesses de mon enfance sevrée d’affection. Une parole fraternelle eût réparé les torts de la vie envers moi. Mais Aude me demanda quelle femme pour la première fois m’avait éveillé au sentiment de l’amour. Je lui contai donc l’histoire d’Alise et à mesure le souvenir de son sacrifice me poignait le cœur comme si s’était levée entre nous la petite morte avec son secret sur les lèvres. Elle m’écouta avec patience et seulement quand j’eus fini, elle me dit en riant : « Il fallait la pousser sur l’herbe. » Romain aussi l’eût dit comme elle. Dans ce moment je ressentis une peine lourde comme si de ses mains elle eût écarté brutalement le suaire où dormait ensevelie ma sauvage amante.

 

Oh ! je ne connaissais que trop bien ce petit spasme muet qui était son rire et montait des fonds insondables de sa nature comme crève à la surface d’une citerne une bulle d’air là où quelqu’un est tombé et n’a plus reparu. Elle se mit donc à rire ; je ne puis dire qu’il y eût là un dessein arrêté de cruauté bien qu’elle me fît un mal horrible comme si la beauté intime de mon être fût déchirée aux pointes d’une herse. « Ô celle-là valait mieux que toutes les Aude ! lui dis-je avec tristesse. Épargne la douleur inconnue qui la mena vers les eaux. » Elle ne parut pas comprendre ce que je voulais lui dire.

 

Cependant j’oubliai cela ; et quelquefois, étrangement averti que mon âme voulait guérir, je lui exprimais à propos de la vie ou de la nature, un sentiment pur. J’étais alors auprès d’elle comme un naïf jeune homme qui voit se refléter une clarté céleste dans le bouillonnement trouble d’une source ; mais aussitôt le mauvais rire faisait remonter le sable dans la goutte brillante d’un providentiel reflet. Il m’arriva aussi, dans mon désir déraisonnable de l’associer à mes suprêmes communions, de lui dire des vers de poètes, de ces belles prosopopées mélodieuses et souffrantes où l’on s’écoute vivre d’un mal partagé ; et encore une fois son ironie ou son dédain ou je ne sais quel autre signe du brut orgueil de la Bête, glaçait mes effusions. Des pans de ciel m’entraînaient en s’écroulant ; je percevais, à la distance qui violemment nous disjoignait, quelles frontières de ravalement j’interposais entre mon âme et moi en renonçant la divine sérénité des régions de l’Esprit. Je la méprisais si fort dans ces trêves lucides qu’ensuite il semblait naturel que plus jamais je n’eusse pu baiser sa bouche.

 

Cependant elle n’avait qu’à prendre la mienne entre ses lèvres et je ne ressentais pas d’horreur. Je restais, dans la chaleur de son sang, accablé d’une torpeur morne, comme la petite proie saisie par des tentacules. Et ensuite j’avais la soif résignée d’un sacrifice volontaire. J’oubliais tout espoir idéal et m’aliénais de moi-même comme d’une terre heureuse à jamais perdue.

 

Nos plaisirs furent suivis d’affreuses lassitudes sombres où nous séjournions très loin l’un de l’autre, comme aux bords opposés d’une terre de glace, où près de cette femme méprisante de mon âme, celle-ci en moi sanglotait humiliée, meurtrie de toujours retomber au spasme bref de la chair. Elle aussi, après la volupté, n’avait plus que l’immense stupeur triste de la bête. Et nous demeurions longtemps morts comme si, au bord d’un précipice, nous nous étions enfin reconnus avec des visages épouvantés. Je n’avais pas été plus seul en mon âge d’enfance, au temps du solitaire amour.

 

Je lui dis un jour : « Aude, tu es venue et je t’ai aimée. Cependant je ne te connaîtrai jamais. N’est-ce pas là une chose mortellement triste ? Je te regarde, je te cherche au fond de tes prunelles et je ne vois pas quelle femme tu es. J’ai soif de toi et tu ne me donnes pas à boire. Je frappe à ta porte et tu ne m’ouvres pas. Aucune femme n’est aussi belle que toi et pourtant tu ne vis pas. »

 

J’avais pris son visage dans mes mains et je scrutais ses prunelles. Je descendais dans son regard comme dans un puits et il n’y avait rien au fond. Elle semblait absente de ses yeux et d’elle-même. Son corps splendide chaudement palpitait comme une terre grasse, comme les gerbes d’un champ sous un midi d’août. Un fleuve vermeil courait avec des remous puissants sous sa peau et levait ses seins. Ses cheveux à l’odeur de ronces mûres crépitaient comme un buisson au soleil, comme les chevelures des grands arbres dans un incendie. Elle avait le flanc profond et noir des glèbes vouées aux moissons et elle était la mort comme les anciennes forêts muées en houilles et comme les schistes des mines.

 

Aude était la vigne des mauvaises images, la luxurieuse vigne de pierre dont le cep se nouait au porche de la cathédrale. J’étais entré dans la vigne, j’avais saccagé les grappes noires : leur sang acide m’avait altéré. Cependant j’aurais voulu boire la vie à ce sein d’Aude comme un enfant. Je lui dis donc : « Aude qui n’es peut-être qu’endormie, réveille-toi afin que je sache enfin quelle femme tu es. » J’avais des larmes d’enfant crédule et triste dans les yeux : je n’étais plus le téméraire jeune homme qui entre un soir dans un bois et frappe les arbres et crie : « S’il y a quelqu’un ici, je saurai bien l’obliger à se mesurer avec moi. » Moi maintenant, j’avais le désir ingénu d’une source fraîche dans le mystère farouche d’un hallier. Et je la caressai ainsi longtemps, l’appelant avec mon mal, regardant au fond de ses yeux si une onde de vie n’y grésillerait pas enfin. Elle aussi me caressait avec ses mains légères.

 

C’était le soir dans ma chambre. Un vent vernal, la fraîcheur des ombres nous arrivaient par la fenêtre ouverte, avec l’arome des jardins lointains. Mon jeune délire eût attendri les écorces, eût fait jaillir des vasques desséchées un flot clair. Oh ! si une larme seulement eût coulé au bord de sa paupière ! Une langueur en nous mollissait les âpretés nerveuses de l’amour. Sa poitrine se souleva, la minute fut divine de peine et d’espoir. « Aude, lui dis-je encore, ne diffère pas la parole toujours attendue. Mes confiances tremblent et s’agenouillent devant toi. Oh ! jamais un tel moment ne reviendra. Qui donc es-tu, chère Aude ? »

 

Elle parut accablée comme un être encore dans les limbes. Des blocs d’inconscience, lourds comme des marbres et des métaux, pesaient et ne pouvaient être soulevés. Elle fut la cariatide engagée aux grès et aux quartz d’un mont. Je crus qu’elle aussi allait pleurer ; je ne savais pas encore que les larmes, les divines larmes, sont la limite que ne franchit jamais l’inconscience plombée de la Bête.

 

Les sèves mobiles, l’infinie sensibilité furent sur le point de courir et se congelèrent. Elle se débattit sous une destinée. Une ténèbre voila ses yeux : elle sembla ensuite me parler d’une autre rive. « Ne me demande rien, me dit-elle, je ne sais pas moi-même si je vis. » Des nuages s’épaissirent, nous fûmes précipités loin l’un de l’autre. Et encore une fois je sentis que je l’avais perdue.

 

Tardivement les ferments s’aigrirent, d’intimes et amères blessures s’ouvrirent. L’être passif passagèrement se révolta de subir le poids des chaînes et de ne pouvoir les rompre. Affaibli et dépravé comme je l’étais, ce ne furent là que les illusions de la délivrance. Le sens de la beauté divine un bref instant illuminait le marécage où croupissait mon âme destituée de ses grâces originelles. Ensuite elle retombait à ses stagnations, de la chute d’un ciel. Je souffris de me mépriser bien plus que je ne la méprisais pour l’aimer encore, si un tel mot n’injurie pas l’amour, en la détestant.

 

La haine fut l’autre face à mesure moins dissimulée de la perversion passionnelle qui me liait à elle mieux que le tendre et délicieux amour. Des scènes violentes sévirent, injustes de ma part, où je l’outrageai, où stupidement je lui reprochais ma vie perdue. Aude seulement se défendait avec son rire. Elle eut cette supériorité sur moi de paraître insensible à ces orages après lesquels je lui étais plus asservi. Mais moi j’étais comme un homme qu’un vin mauvais, un moût funeste travaille. Maintenant que ma bouche avait goûté sa vie et bu son sang salé, il me montait aux dents une saveur âcre pendant la colère. J’aurais voulu la rendre responsable de mes égarements et ainsi me disculper devant moi-même. Et il y avait deux ans déjà que je connaissais Aude.

 

« Eh bien, lui dis-je un jour, nous nous séparerons. » Elle me répondit : « À quoi bon, puisque aussi bien vous me reviendrez ? »

 

Et elle me regardait avec la noire profondeur de son regard tranquille, sans ironie ni orgueil.

 

Je resserrai autour de moi les sangles de ma volonté comme un jeune bœuf bandé sous l’effort de l’attelle. Les secrètes Interventions me persuadaient ma libération si seulement j’avais la force de partir. Je me préparai donc pour un long voyage. Mais au bout du cinquième jour, à la nuit tombée, j’allai frapper à sa porte. Et je n’avais jamais autant désiré son beau corps damné.

 

Une nuit cependant, dans le secret des rideaux, Aude me dit l’unique période de sa vie qui devait m’être connue. C’était les douces années ingénues et la connaissance de sa nubilité. Elle vivait avec une mère dévote et rigide dans une maison froide, visitée par des ecclésiastiques. Les voix étaient basses comme aux sacristies, les portes s’ouvraient et se fermaient sur d’humbles passages. Son père était mort jeune, elle se souvenait d’un visage triste, déjà voilé par les ombres. Ce grand amour expiré avait vieilli sa mère avant l’âge et lui donna le mystère des êtres qui ne savent plus se reprendre au geste de la vie et demeurent tournés vers les tombeaux. Elle fut sans caresses pour l’orpheline. Sa petite enfance s’étiola dans la réclusion, à la garde d’une vieille servante quinteuse, elle-même abigotie. Un prêtre lui inculqua les rudiments et toujours lui reparlait du péché doucement.

 

Elle s’ignora ainsi longtemps ; elle voyait par la fenêtre jouer de petits garçons qu’il lui était défendu d’approcher. Jamais il n’en venait dans la maison ; et elle ne pensait pas qu’ils fussent autrement faits qu’elle. Puis un jour ses seins puérils levèrent ; elle eut la honte d’une chose insolite, d’un enlaidissement de son petit corps qu’il fallait cacher et qui peut-être était le signe de ce péché dont lui parlait le prêtre. Cependant elle commença à se regarder dans les miroirs ; elle goûta un plaisir à secrètement s’éprouver ; et ensuite elle se repentait en de solitaires crises de larmes. Ô comme moi, Aude, il te fut révélé que la beauté lisse et profonde de ton corps t’avait été donnée pour ta joie et cependant tu n’en gardas que la honte de la chose réprouvée ! Ton sang se glaça d’avoir moussé en roseurs voluptueuses à ta peau, d’avoir délicieusement rougi pour t’avoir été connu !

 

Dès ce moment le pressentiment l’agita, elle douta que les garçons eussent une petite poitrine onduleuse comme la sienne. Et elle ne cessa plus de penser à la beauté qu’ils cachaient aussi sous leurs vêtements. Puis l’orage nubile la consterna ; elle se vit martyrisée pour avoir été faible et amoureuse de sa ceinture. Elle se confessa, aspira à la mort avec un délice d’angoisse et de sombres ardeurs. Ce fut vers le temps de sa communion ; celle-ci fut mystique, d’une beauté d’extase et de larmes qui l’égala à une petite sainte. Elle pensa se fondre d’amour et d’effroi quand passa l’hostie. Mais le printemps étant venu, elle fut tourmentée dans ses nuits par des songes. Elle ne fut plus que la petite vierge animale qui veut s’accomplir. Un matin elle aperçut, par-dessus le jardin, dans une maison qui, à une petite distance, faisait face à la sienne, un homme qui se dévêtait. La nature lui fut révélée ; elle fit tomber sa chemise et ouvrit les rideaux.

 

Ensuite sa mère la mit en pension au couvent. Presque toutes s’étaient éprouvées comme elle et continuaient à pécher avec dissimulation. Malgré la vigilance des bonnes religieuses, des amitiés se nouaient, tendres et passionnées comme l’amour. Celles-là trouvaient toujours l’occasion de s’égarer dans le parc qui entourait la chapelle. Les grandes à la promenade se faisaient d’étranges aveux. Elle confessa qu’elle avait ouvert ses rideaux pour un homme : elles l’envièrent et quelquefois dans leurs jeux, l’une d’elles se laissait tomber devant les jardiniers. Aude en riant me révéla qu’elle aida frénétiquement à les dépraver toutes ; je lui demandai alors si elle avait eu la conscience du mal qu’elle faisait. Elle hésita un instant et me dit : « Je les méprisais, je n’aimais que moi. » Et Aude, en effet, n’avait jamais aimé qu’elle-même. Voilà tout ce que je connus de sa vie. Quand j’espérai savoir quel homme le premier était venu, elle me répondit simplement : « De cela je vous laisse penser ce que vous voudrez ! » Et ainsi celui qui lui imprima le stigmate resta à jamais enviable et ignoré pour moi.

 

Aude, damnable sœur ! Il suffit pour qu’une parité de misère et de prédestination parût nous avoir dès l’enfance l’un à l’autre adjugés. Ton jardin de petite vierge comme le mien eut de dangereuses avenues où nous errâmes avec les affres de l’inconnu, où la bonne nature nous épouvanta comme le visage du péché. Si le sens vrai de la vie nous avait été enseigné, je ne t’aurais peut-être pas connue telle que tu me fus révélée et tu n’aurais pas été l’artificieuse épouse dévolue à mes nuits livides. Tu vins avec ton front d’airain sur lequel autrefois avait neigé la fleur des aubépines, et comme de nocturnes complices nous consommâmes les noces qui avilissent l’amour. Une tendre et nuptiale amante cependant, qui le sait ? eût été menée par la joie très sainte de s’accomplir vers le normal hymen si un barbare mépris de la créature n’en eût immolé les prémices.

 

Aude enfant ne fut pas différente d’Ève au clair matin d’Éden et de toute la lignée des filles qui sortirent d’Ève. Toutes comme elles caressèrent la pointe de leur gorge et celles-là seulement qui ne savaient pas qu’elles péchaient furent sauvées, car l’unique salut est dans l’innocence. Ô candeur de l’ingénue chair initiale ! L’homme un jour s’aperçut nu et fut perdu, lui que la nature priva de la toison animale afin qu’il ignorât où finissait le mystère charmant de sa nudité. À Aude comme à moi on avait dit : Un serpent s’irrite au fond de ta chair. Qu’elle te soit un objet d’horreur ! Nous nous vîmes nus et déjà l’innocence était fanée.

 

Je m’interromps, je songe. Est-ce bien là, ô mon âme triste, tes secrètes pensées sur Aude ? Fut-elle aussi semblable aux autres jeunes filles qu’ici j’essaie de me le persuader ? Ce jeune corps voué où, sitôt dissipées les effusions eucharistiques, commença de sauvagement pétiller le feu vierge, n’eut-il pas dès l’enfance des sens si subtils et si spéciaux qu’on put le croire fait d’une plus combustible argile que la chair tardivement nuptiale des autres ?

 

Je ne confonds pas la Bête avec l’être physique. Elle ne fut pas dans Éden ; elle sortit bien plutôt des races qui avaient perdu l’innocence. Quand j’aperçus Alise sous les arbres, je n’étais déjà plus l’enfant ingénu. Elle se leva comme un péché désirable. Elle était bien plus près que moi de la nature. Si j’eusse consenti au désir, peut-être je serais revenu vers la rivière. Le petit animal sauvage aurait eu pour moi des plaisirs tièdes et graves. Il m’eût appris le délice simple qui ensuite ne me fut jamais connu.

 

Une fraîche églogue parfois me persécute. Je vois la maison près de l’eau, avec son crépi laiteux, son toit de tuiles luisantes. Un pampre en arabesque la façade du côté de l’orient. Et des gens passent, s’informent, regardent par la porte ouverte un ordre tranquille, l’aspect cordial des chambres. Une horloge lentement bat et diffère la mort. La huche est comble de bon pain auquel contribuèrent les labours et les semailles. Celle-là qui revient de la rivière est ma chère Alise elle-même, constante et active comme une servante. L’eau mousse en écume d’argent à ses bras. Elle n’est plus la même petite fille maigre et triste qui me fit mal en me pinçant la bouche. Elle a dans le regard la douceur des vertes plaines, des eaux fluides, des ciels lavés par la pluie.

 

Je vais vers le seuil, je regarde les champs, je suis en paix avec les hommes et je ne désire rien que cet humble bonheur. Aude jamais n’eût franchi la haie du jardin. Ce sont là d’aimables images. Le Vieux, lui, ne dépassa pas la forêt ; il séjourna près des hameaux dans son large amour de la terre et des simples. Quand il s’asseyait dans les âtres, les femmes sentaient le maître fort et doux. Il les prenait sur ses genoux ; elles le caressaient charmées ; il était le laboureur dans les champs de la Vie. Lui aussi était près de la nature comme les pâtres, le bûcheron et le pêcheur au bord des eaux, le taureau dans le clos, les espèces qui randonnent au clair de lune. Il chérissait les belles filles confiantes, les femmes mûres, le printemps et l’automne du radieux verger charnel. Il fut le père d’Alise. Benoît géant des âges heureux de la terre ! Ton cœur ingénu palpitait comme le pré qui bout et fume sous la rosée, comme le sillon aux heures de la graine. L’œuvre de chair fut pour toi la bonne aventure qu’allait flairant sous bois l’antique sylvain. Tu fus toute la mythologie des nymphes bocagères et du lascif chèvre-pieds brûlé des moûts de l’août ! Je n’ai pas écouté la mâle leçon. Le chemin vert des bois une fois s’ouvrit et la mort mit les doigts sur la bouche de l’amour. Je ne connus Éden qu’après qu’Ève s’en fût allée.

 

Alors déjà j’étais un pâle et morose enfant tourmenté de trop bien s’ignorer. On m’avait appris la honte de mon corps, je savais seulement qu’il fallait craindre la nature. Et un jour j’entrai dans la vigne, je bus les vins ardents et glacés. La Bête était tapie derrière les sarments d’or et de sang. Elle me fit signe, elle déroula ses longs cheveux, je me suis couché dans le suaire de plumes et de soie. Maintenant, détestable Aude, tu peux bien me fouler sous tes pieds, pressurer ma vie jusqu’à sa dernière sève. J’ai goûté le philtre mortel, je ne te quitterai plus. Les aimables images se dispersent, la maison aux murs blancs, la paix sacrée des semailles heureuses, les bénignes campagnes où passa le songe d’Alise. Dans le jardin funèbre, là-bas, un tertre à mesure s’aplanit et qui ne garde plus la forme de son petit corps sauvage.

 

La Bête ! voilà les clous et la passion. Voilà l’éponge avec le fiel : j’en suis blessé jusqu’à l’agonie. Tout le reste n’est que la douce nature obéie et le conseil nuptial. Tout le reste est l’ordre divin comme la source grésille, comme le fleuve roule entre les monts. La beauté de l’univers s’accomplit aux rites du bel amour ingénu. Il se mire aux fontaines, il va sous le grand ciel ami, il est l’humble soumission de l’être à la vie. Il a ses fins en soi et ne désire rien autre chose que soi-même, étant ainsi le dessein de Dieu et toute la vie.

 

« Aimez-vous dans votre substance. Calmez-y l’été de vos feux, le brûlant foyer qui est au centre de la créature et du monde. La même loi d’hymen régit harmonieusement l’univers et l’homme n’est qu’un aspect en qui s’abrège la beauté des choses. Mais que la chair ne soit pas pour la chair un stérile stratagème par lequel est détourné le sens du baiser ! Qu’elle soit comme l’eau qui va à ses buts et cependant l’eau ignore où elle va, comme le pré avant la venue du troupeau et il n’y a que le berger qui sache qu’il va fleurir. Qu’elle ne se leurre point d’insolites entreprises ni ne se tourmente de se connaître par delà les limites que j’assignai au jardin de ses plaisirs ! Après, ce ne serait plus que d’affreuses solitudes pleines de l’aboi des loups. »

 

Ainsi à l’origine parla la Voix. Et l’homme vieilli méprisa le vierge amour conforme au vœu divin. Rompant la trêve d’harmonie, il replongea aux bouillants limons. Des fonds de l’être remonta le chaos, la créature des limbes, ébauche de feu et de sang, le rugissant élémentaire, fermenté d’une force impure. Les creusets se rouvrirent, vomirent les laves et les scories pour la refonte du velu primordial. D’informes alliages se rivèrent et les amants accouplés ne regardèrent plus le ciel. L’amour comme le taureau meugla, renifla avec le groin de la truie, haleta du rut forcené du bouc. Dans ses démences il résigna le solennel et tendre embrassement, l’extase humide des visages aux yeux et aux bouches lumineux. Il ne fut plus la substance mariée à la substance parmi les fleurs et les fontaines, la joie profonde de se sentir, elle-même éternelle et divine, emportée aux sphères harmonieuses, unie au cantique des astres, image du grand accord heureux de l’univers. Insidieux et dissimulé comme elle, il rechercha la nuit où l’âme n’est plus aperçue de l’âme, où errent les spectres tristes et blessés. Un sombre délire l’égala aux taciturnes faunes, lui fit parodier leurs étreintes vautrées, le cabrement farouche des espèces encore voisines de la genèse, destituées de la splendeur des faces. Affamé de l’impossible connaissance, il rêva d’illimiter la souffrance et la volupté, de descendre la spirale abyssale. Il fut à lui-même le monstrueux semeur du vide de l’abîme. Perdus loin l’un de l’autre aux pôles extrêmes, le mâle et la femelle se cherchèrent et ne se trouvèrent plus. Chacun goûta le morne et solitaire effroi de n’avoir aimé que soi-même dans un spasme éperdu et muet. Outré de fureur, l’inhumain amour s’immola de ses mains et ne fut plus que la mort apparue dans un désert.

 

Il ne faut pas outrager le lion, le chacal et le lascif bélier. Ceux-là se joignent et râlent d’un puissant et tendre amour selon la loi. Ils ont des émois timides et religieux qu’ils ne savent pas. Ils s’enlacent avec des effusions magnifiques. Leur clameur n’est effrayante que pour nous et ce qu’il en rugit bien plus terriblement en nous-mêmes. Ils exaucent simplement la nature. Aucun ne se ravale jusqu’à l’homme qu’ils contiennent tous ensemble et même les plus féroces sont innocents : nul en soi ne tua l’amour.

 

La Bête humaine est bien autre chose, elle qui déprava jusqu’à la ressemblance du lion, du chacal et du bélier et n’a pas même leur vierge et sauvage grandeur. L’instinct forcené de la vie les choque quand elle-même n’est que la mort. Au fond de la Bête règne impérialement l’extermination : tout accouplement bestial est un carnage où deux âmes divines s’immolent. L’amour est rompu qui les reliait aux splendeurs et aux harmonies : ils ne sont plus que la matière galvanisée, un obscur tressaillement de la survivance des limbes.

 

Aux heures lucides qui succédaient à nos mornes sacrifices, j’éprouvais cela avec évidence. Il me restait une saveur amère, un arrière-goût de cette mort embrassée sur les lèvres et la gorge d’Aude. Je me croyais échappé d’un tombeau, d’une humide région d’ombres désolées. Ma vie fiévreuse et débile gardait le froid d’un séjour sous la terre. Vainement j’osais espérer que tous deux nous avions épuisé la substance : nous demeurions plus séparés que par des mers. Elle me devenait alors un sujet cruel d’obsession et d’angoisse comme si, en la sentant si loin de moi, je subissais néanmoins la certitude qu’elle ne m’avait pas quitté, qu’elle adhérait à mes fibres et circulait aux remous exténués de mon sang. Mon désir se suppliciait de ne pouvoir la répudier et de la désirer encore. J’aurais dû, par des chemins de pénitence, gagner une thébaïde escarpée ; tout chargé de mes décrépitudes, l’âme à bout d’épreuves, j’aurais dû m’ensevelir aux froides et baptismales purifications d’une Trappe. Je savais trop bien qu’en la fuyant, je ne cesserais pas de regarder derrière moi par quel chemin je lui reviendrais. Je me jurais de me déporter loin de la ville et ensuite je me répétais le mot qu’elle m’avait dit et qui murait sur moi la vie : « À quoi bon puisque tu reviendras ? » Ma force comme un sang épuisé coulait par une blessure ouverte en mes racines. Et maintenant j’avais perdu ma foi d’enfance ; je ne croyais plus aux visitations divines.

 

Je connus dans toute leur plénitude les passifs abandons où l’âme, après avoir un peu de temps tournoyé, glisse et s’enfonce, l’inertie résignée après d’inutiles débats de couler aux intérieures ténèbres, la douceur par moments de n’être plus que la chose qui sombre. Comme un las voyageur pendant une traversée mortelle, je n’aspirai plus même à la délivrance, content de stagner dans le croupissement de mes eaux mortes plutôt que d’assumer le tracas d’un douteux et temporaire sauvetage. J’en vins ainsi à ne plus ressentir que par accès quelle proie commode j’étais devenu pour les vers engendrés en moi du calamiteux amour. Cependant autrefois un jeune homme ingénument avait pleuré pour Alise, un jeune homme avec une âme fraîche et communiale avait passé sous les fenêtres de la jeune fille aux mains filandières. Mon âme encore vivait en ce temps ; ses blessures étaient légères et guérissables ; la lame maudite, trempée au sang de la Bête, ne l’avait pas transpercée dans sa profondeur. À présent cette âme séjournait en moi comme une chose verte longtemps roulée par de furieuses houles et rongée de phosphorescences.

 

Tandis que le jeune et vivace amour à l’infini se prismatise de nuances comme un beau ciel, une tranquille rivière, une florale prairie, les stériles fatigues de la chair n’ont qu’une note toujours la même. Rien n’en peut dire la terne et accablante monotonie comme une contrée cendreuse et sèche que nulles fontaines ne rafraîchissent, que brûle un soleil sans clarté. Je vivais dans une nuit saturnienne et plombée, un air sulfureux et irrespirable comme l’ardent ozone des jours caniculaires et à peine je sentais que j’en mourais, je n’avais pas la force de m’y soustraire.

 

Au dehors exultait la vie ; un vent léger ondulait ; la chanson de l’être s’épandait dans le matin bleu. Je n’aurais eu qu’à pousser la porte. Moi aussi j’étais une force, un symbole du monde, un des efflux de l’immense allégresse éparse. Je serais descendu à la rue, je me serais fait reconnaître de la joie qui passait. Le rire fleurissait d’œillets des femmes savoureuses et mûres. Ô celles-là, je les aurais fuies ! Je n’ignorais pas quelles voluptés amères promettait leur bouche. Mais il y avait aussi des sœurs aux fronts pâles comme celle qui toujours cousait à la fenêtre. Il y avait des vierges assombries de toujours espérer. Malheureusement j’avais perdu jusqu’au sens de la vie et de l’amour. Je n’aimais plus la femme, je n’étais plus que l’esclave indolent et renfrogné d’une meule que frénétiquement je mouvais et qui m’écrasait.

 

Cela, d’autres aussi l’éprouvèrent ; il n’est pas de plus consternant signe du ravalement chez un homme. Toute vitalité parut éteinte, le frisson du sexe, l’émoi délicieux de la beauté. Même les plus immuables amants gardent la chaleur d’un passage féminin comme d’un météore harmonieux dans la courbe des cieux. La chair a des cantiques profonds devant les rythmes d’Ève apparue. Elle ne cesse pas d’être l’éveil du premier homme devant la vierge du jardin d’Éden. Mais le mâle foudroyé en moi ne consentait plus à renaître de ses tisons consumés. Elle seule, la désastreuse enchanteresse, possédait le charme constant de le récupérer par de sûrs sortilèges. Sitôt qu’elle me reprenait les lèvres entre les siennes, je ne savais plus que je l’avais haïe. Elle m’eût commandé d’investir la nuit violée d’un tabernacle et d’y conculquer le pain divin de l’hostie, j’aurais huilé mes gestes de cauteleuse prudence pour consommer le sacrilège. Le grésillement léger de sa salive entre mes dents se muait en roses ardentes et en avalanches glacées sous lesquelles s’annulait l’espoir d’une résistance si j’en avais été capable. Sa sève m’incorporait, me submergeait d’un fleuve de noires blandices. Notre pacte initial, scellé par les cires ardentes du baiser, se roborait dans leur brûlure ravivée, leur substance redevenue liquide et bouillante. Je lui appartenais dès ce moment ainsi qu’adhère au gril la peau d’un patient. Mes intimes fibres crépitaient ; j’étais pourtant le même homme que l’appel des autres femmes ne parvenait plus à captiver.

 

Nous eûmes de surhumaines fêtes où elle recula mes agonies par d’acerbes subterfuges, où des ombres, au moyen de nouveaux et plus infatigables supplices, elle trouvait le moyen de ressusciter mes énergies récalcitrantes. Tout pantelant ensuite, les moelles exténuées, elle savait me tremper en ses artifices secourables, en de maternelles et perfides propitiations comme on fait revenir dans le sel une sangsue gorgée des pus de la mort. Pour elle, une pâleur plus livide attestait seulement les corrosifs ravages du plaisir excédé. Elle semblait apporter plus de calcul que d’entraînement dans ses savantes démences. Le feu luxurieux qui brûlait sous ce corps statuaire n’en réchauffait pas le marbre ni n’en altérait les glorieuses résistances. Dans nos combats elle gardait la cuirasse sans fêlure des amazones invincibles.

 

Je crois bien qu’un sang intrépide pendant quelque temps prévalut en moi sur de tels outrages. Le Vieux aussi avait semé jusqu’au bout la vie au champ des races. Il avait été sous l’âge le chêne à la sève reverdie chaque printemps. Cependant je ne sais encore comment je ne mourus pas des fureurs où dans le choc de mes mâchoires tant de fois passa la mort. Plus tard une satiété et la lassitude pacifièrent notre lit. Un art plus rassis tempéra ces outrances. Nous déjouâmes la mort par des feintes, de prudents délais comme la goinfrerie des intempérants se macère de diète entre les festins. Mais alors la possession était encore fraîche et nous comblait. Nous n’avions pas encore accompli toute la bête ni épuisé son exécrable rituel. Nos faims s’exaspéraient de toujours retomber à l’inassouvissement et au vide après avoir cru atteindre les limites du plaisir. Il s’était rêvé infini et la dernière barrière franchie, il touchait à la mort.

 

Le simple amour, rien qu’avec les lèvres nuptialement jointes, avec sa beauté pauvre et nue, du moins s’ouvre la profondeur démesurée du ciel. Il n’a qu’un geste, à peine il le connaît ; il ignore tout ce que l’âme ne veut pas savoir et il plonge dans l’éternité, il s’élance jusqu’aux pieds de Dieu. Toute l’effrénée liturgie du péché, ivre de se connaître et de dépasser la chair, est encore arrêtée par elle et n’atteint pas le vertigineux délire de s’ignorer qui est la béatitude des amants purs. Elle demeure suppliciée d’avoir espéré l’ultime secret et de n’avoir étreint que des fantômes.

 

Des stupeurs plombaient l’intervalle de mes crises, une torpeur bétonnée où me restait perdu le sens de l’être. Ma chair gisait morte comme mon âme en un compact et nitide Érèbe. J’aurais pu m’endormir dans la mort sans connaître au définitif passage la lueur d’un suprême éveil. J’avais cessé de goûter les saturations, l’inexprimable quiétude accablée à laquelle d’abord je rapportai mes soifs étanchées et l’orgueil comblé de mon désir.

 

Ce consolant mensonge n’adjuva plus mes prostrations rebutées : je m’aperçus le lourd bétail aux yeux hagards sous le maillet. Il ne me resta plus que la force de bassement injurier Aude. Je poussai l’oubli de la dignité jusqu’à lui reprocher mes forces perdues. D’imbéciles et rageuses larmes me montaient aux yeux et puis mollissaient sous sa bouche. Encore une fois elle prenait mes lèvres entre les siennes. Le triste amant pour un bref délire était reconquis.

 

Je perdis la mémoire. D’intolérables chocs me martelaient la nuque, des pincements stridents sillaient mon épine. J’avais obligé un jeune médecin de la ville en lui avançant une somme qui lui avait permis de s’établir. Il vint à mon appel : une peur veule de la mort, après m’en être si souvent conféré les affres raides et le voluptueux simulacre, à présent me rendait Aude et l’amour pareillement odieux. Il n’eut pas de peine à diagnostiquer la cause de mes décrépitudes, me prescrivit l’abstinence charnelle et d’actifs analeptiques. Mais la présence d’Aude sous le même toit se propageait en instants efflux ; un pénible magnétisme me communiquait sa chair à travers les solives qui séparaient son appartement du mien. Elle possédait une clef de ma porte qui lui permettait de pénétrer secrètement chez moi. Son soin scrupuleux des apparences toujours m’avait tenu écarté de l’intime ordonnance de sa vie. Je ne connaissais pas plus sa chambre à coucher que je n’avais connu son passé. Elle me demeurait ainsi clandestine et d’autant plus alliciante, car je ne puis douter que l’inconnu d’elle-même, dans l’abandon frénétique de sa personne, fût une des causes pour lesquelles je commençai de l’aimer si déraisonnablement.

 

Malgré la défense de mon ami, elle se glissa dans ma chambre. Elle laissait tomber sa longue mante et m’apparaissait dans sa beauté nue. J’étais averti des conséquences graves qui pouvaient résulter de mes récidives. Je me maudissais de la désirer dans mon épuisement ; je la maudissais bien plus de m’apporter l’offrande de sa chair quand celle-ci m’était interdite. « Va-t’en, la suppliais-je, tu vois bien que j’en meurs. Je t’en prie, remonte chez toi. » Je lui parlais sans honte de cette faiblesse de mon corps qu’un jeune homme, par un orgueil d’héroïsme viril, précieusement dissimule à sa maîtresse. Peut-être c’est là un atavisme où se réveille le dynaste des âges, le maître irrésistible et fort dans son désir et sa splendeur éternisés. Mais ce signe fier et délicat ne s’accorde qu’avec l’amour régi d’impulsions ingénues. Et j’avais résigné l’orgueil humain.

 

Aude m’épargnait l’ironie du mauvais rire. Elle penchait ses meurtrières lèvres rouges et ensuite les givres incisifs de sa salive filtraient entre mes dents. Encore une fois mes abstinences, mes défections paresseuses étaient fourgonnées par l’infatigable désir qui aliénait ma volonté.

 

Mon ami, voyant que rien n’aurait raison de mes rechutes tant qu’Aude et moi habiterions la même maison, m’ordonna le déplacement. Il voulut me conduire lui-même chez un de ses parents, possesseur d’une métairie à quelques lieues de la ville. Je me gardai d’avertir Aude de mon départ. Nous profitâmes d’une des après-midi qu’elle passait en visites pour faire approcher une voiture qui ensuite nous emporta à travers la campagne.

 

Une contrée sablonneuse, bouquetée de plants de sapins, m’accueillit. C’était la fin de l’été, les moissons étaient rentrées, déjà le fléau concassait l’épi aux granges vermeilles. Je vécus près d’un mois parmi le charme tranquille et régulier des travaux de la saison, soigné comme un fils par ces paysans qui me révélèrent une noblesse simple dans le devoir gravement accompli. J’admirai la sûre et religieuse affection qui unissait le père à la mère et le fils aîné à leur bru. Ceux-là ignoraient mes tristes égarements. Dès l’enfance ils avaient été initiés au ponctuel et puissant amour animal, aux noces brèves de la vache et du taureau, à la saillie glorieuse des étalons. Les mâles versaient la vie qui fécondait le flanc des femelles ; le rite d’hymen divinement s’accomplissait comme s’étaient accomplis les semailles et les labours, afin que la semence éternellement levât, perpétuant le mariage des races et de la glèbe. Et eux-mêmes, à l’exemple des bêtes, avaient noué l’amour antique et éternel. Les lins blancs de leur lit avaient été filés par les aïeules pour leur fête nuptiale et plus tard les enseveliraient, draps vierges et solides, voiles des saintes communions charnelles, nappes des sacrements de la vie et de la mort.

 

C’étaient les fils sacrés de la terre : tout petits, ils avaient été ondoyés de ses rosées, du flux baptismal de ses sèves. Ils avaient couru nus au soleil, sous les arbres ; leur chair l’une à l’autre s’était apprise aux fontaines, et ils n’avaient pas eu honte. Ô les sublimes ingénus sauvages et doux ! Ce fut dans leurs approches que je conçus une meilleure humanité œuvrant selon le précepte de la nature. Ils m’enseignèrent la sainteté de la chair servie par des organes qui ont leur beauté utile et féconde. On m’avait appris à en rougir : je les avais utilisés pour des arts mortels. Aujourd’hui que je n’ignore plus que mon infirmité morale me fut commune avec un grand nombre d’autres jeunes hommes, je me persuade que le salut est d’écouter simplement la vie en respectant les agents qu’elle emploie pour ses fins mystérieuses. L’humble innocence animale de ces hommes et de ces femmes pour la première fois s’élucida d’un sens de parabole.

 

La droiture me fut restituée, j’éprouvai le malheur de mes endurcissements par la différence de ma jeunesse stigmatisée avec la sérénité grave de leur âge mûr. La maison m’apparut un symbole, une active et débonnaire arche biblique où prospéraient les essences, où le commandement divin chaque jour était obéi. Tous les gestes se proclamaient fraternels et pieux : c’étaient des actions de grâces à l’été qui les avait comblés, à l’automne qui bientôt remplirait les celliers. Le pain abondant dans la huche magnifiait le sillon et les mains qui l’avaient retourné. Un lait épais froidissait aux seilles avec une odeur de lavande où effluaient les aromes de la prairie. Le charnage était banni de la table : ces fils des antiques laboureurs ne consommaient que le pur froment et les autres fruits de la terre. Le pain et le sel sur la nappe gardaient leur signification vénérable. Et le peuple nourricier des ruches, l’exemple auguste des races ailées proliférait à l’orient des murs.

 

Je goûtai là de saines et salutaires réparations. J’errais une partie du jour sous la colonnade symétrique des bois de conifères. Je respirais les tièdes résines, leurs bromes toniques et âcres comme l’odeur des ports. Les premiers rayons du soleil volatilisaient leur fumet léger, de subtils esprits odoraient le jeune lilas. Le brûlant midi ensuite expirait la sueur des gommes. Un suc poivré et térébenthineux alors fermentait et saturait l’air. Puis le soir épandait jusque dans les chambres l’efflux capiteux des diurnes distillations. L’ombre tiède en frémissait comme d’une fragrance de soleil. Tout en restait pénétré, le visage et les habits. Je me rappelais l’odeur de mousse et de serpolet qui fleurait à la jupe d’Alise.

 

Pour moi le moût des sèves était comme un vin nouveau qui me grisait et m’apportait la vie. Aude et ses feux comme les ardentes canicules avaient cessé de me persécuter. Il subsista un souvenir tempéré et plutôt mélancolique comme le lent évanouissement d’un mal pendant les délais de la convalescence. Nos deux existences un instant avaient été latérales et ne s’étaient pas conjointes. Il me parut qu’une destinée m’élisait pour réaliser les calmes images qui m’entouraient.

 

Chaque semaine mon ami arrivait me voir ; il constatait le progrès de mes forces restaurées ; ni lui ni moi ne parlions jamais de celle qui était restée à la ville. Cependant, à mesure que se rapprochait le terme de mon séjour, un portrait en moi petit à petit naissait de l’absence. Avec les heures il s’embellit de l’illusion d’une autre femme qui m’eût été moins éprouvée. Aude fut dépouillée de ses évidences et résigna le triste amour ulcéré dont je défaillis. Par un prodige sa damnable splendeur parut s’immatérialiser et me devenir à travers l’estompe délicate de l’éloignement presque sororale. Je crus l’avoir mal jugée, peut-être il ne régna entre nous qu’un malentendu dont plus qu’elle je fus la cause. Je me persuadai une aveugle destinée, son sûr attachement ; je m’accablai de ne lui en avoir gardé au moins l’élémentaire reconnaissance.

 

Ces mouvements spécieux, ces retours d’un mal inguérissable n’étaient pas contredits par la beauté des spectacles. Tout ici était bon, harmonieux, réglé par le cours heureux des choses ; une tacite docilité, chez ces cœurs soumis, consentait à la grêle comme au soleil, à l’août pluvieux comme au tourmenteux décembre. Ainsi l’apaisement pour d’anciennes blessures cuisantes me vint d’avoir approché leur inaltérable espoir, leur sens vivace des récupérations finales. Il me sembla que j’avais épuisé l’être subalterne et trouble, que je n’avais plus rien à redouter des fonds de ma nature. Une loi ainsi ramenait le primitif chaos, l’ébullition centrale chez certains hommes et ensuite se délivrait dans la clémence des heures. L’humanité n’est elle-même qu’un aspect concret de l’univers et ses agitations résument la pulsation terrible du cœur de la terre. Ma vie s’était lénifiée ; les lies évacuées faisaient place aux mansuétudes, aux tendres et fraîches résolutions.

 

Mes charités, mes confiances me devancèrent ainsi vers Aude avec des mains prêtes à panser les plaies qu’elles avaient faites. Une crédulité, un émoi de jeune existence me l’attestèrent malheureuse, attristée de notre double exil. Ce fut une illusion plus détestable que toutes les autres. L’épreuve n’avait fait que nourrir mes infatigables stigmates ; le sortilège n’était pas mort et harassait ma sève empoisonnée.

 

Ah ! je ne fus que trop la dupe des douces ironies du paysage. Il me conseilla le mol abandon et ne me donna pas la force des résipiscences durables. Déjà pourtant l’automne blondissait les verdures ; des vapeurs froidissaient l’air et ouataient les matins ; les soirs étaient graves et silencieux. Si en ce moment j’avais pu renoncer à ma despotique maîtresse, un grand bien s’en serait reporté sur le reste de ma vie. Mais Aude vivait en moi, transfigurée de pitié et de clémence, redevenue l’amante blessée et qui m’appelait pour de mutuelles rémissions. Mes mensonges se leurraient de beauté et ne cessaient pas d’être tourmentés par les anciens moûts. Je ne songeai bientôt plus qu’à réparer mes torts en me confiant à la pensée qu’elle s’en reprochait de plus graves. Je la désirai d’une âme qui se croyait corrigée et qui n’était que plus endurcie.

 

Mon ami eût voulu me garder jusqu’à l’hiver chez les probes et simples habitants de la ferme. Non, croyez-moi, lui assurais-je, mes forces sont bien revenues, je suis guéri du funeste amour aussi bien que des effets qu’il eut pour moi. Il hochait doucement la tête et me représentait les humaines défaillances. Je ne m’en obstinai pas moins et par un matin légèrement ensoleillé, je pris le bâton du voyageur et fis mes adieux à mes hôtes. Je repassai par les bois, je respirai délicieusement leur salubre arome. Un perlement de rosées tardait aux mousses du chemin que l’heure fraîche ne séchait pas ; le ciel de fluide émail ressemblait à un prélude.

 

Je ne pensai pas à précipiter ma marche ; elle se rythmait sur la régularité de ma vie intérieure. Je suis bien guéri, me persuadai-je, puisque je modère à mon gré les pas qui me rapprochent d’Aude. Je jouissais encore de cette aimable confiance quand les tours de la ville commencèrent de se profiler dans les vaporeux horizons. Aussitôt les bouillons de mon sang s’accélérèrent ; mon cœur violemment palpita. J’aurais dû écouter l’avertissement de cette agitation insolite et rebrousser chemin, retourner à la bonne nature, à ses mansuétudes infinies. Mais les ferments s’agitèrent ; mes fibres se tendirent ; je ne pouvais plus chasser le goût de ses lèvres à ma bouche. Je doublai mes enjambées ; toute volonté avait fui hormis celle par qui moi-même je m’assignais maintenant à son pouvoir. Je dus me retenir à la rampe pour monter chez moi, je n’étais pas plus faible le jour où je quittai cette maison. Enfin la porte s’ouvrit et Aude était dans ma chambre.

 

Il me sembla que rien n’eût été changé, que j’étais descendu seulement à la rue comme je le faisais autrefois, pour acheter les légères collations qu’elle aimait et qui réparaient nos forces après le plaisir. Elle vint au-devant de moi avec simplicité et me tendit la main. « Je savais que vous ne tarderiez plus à me revenir, me dit-elle ; et je vous attendais. Tous ignorent ici que j’ai passé ces derniers jours assise dans ce fauteuil, derrière les rideaux clos. En vous en allant si précipitamment, vous ne m’aviez pas retiré la clef qui me donnait accès près de vous. J’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas d’avoir cherché quelque plaisir parmi les choses qui vécurent de notre vie. » Ardemment je souhaitai voir sur son visage les traces de la douleur ; elle n’était pas triste et seulement elle me parlait avec une gravité inaccoutumée.

 

« Aude ! Aude ! m’écriai-je, me pardonneras-tu jamais de t’avoir voulu quitter ? Maintenant tu ne peux plus ignorer que vraiment j’espérai trouver la force de ne jamais te revoir. Elle ne put s’égaler à celle qui aujourd’hui me ramène vers toi. » Je l’assis dans le fauteuil, je l’entourai de mes bras et elle montrait une assurance tranquille. Je n’aurais pu dire si elle était heureuse de cette minute qui, après une absence où s’ébaucha la rupture, nous rendait l’un à l’autre. Ma chair bondissait. Sa robe me faisait mal délicieusement comme un cilice à mon amour. Et j’avais dénoué ses cheveux si noirs que dans la nuit ils paraissaient rouges ; je m’y roulai comme dans un suaire.

 

Une frénésie me transportait, l’efflux nerveux devait charger mes doigts de magnétisme et cependant elle demeurait froide et comme inconnue pour elle et pour moi. « Je ne vous reproche rien, me dit-elle en détournant ma bouche avec ses mains, je n’ai rien à vous reprocher. Il se peut que nous nous soyons tous les deux trompés sur nous-mêmes. Restons donc des amis puisque nous n’avons pu continuer à être des… » Elle évita un sens plus précis, il sembla qu’elle se défendît de profaner l’allusion à l’amour. Mais moi je m’écriai : « Aude ! Aude ! je suis revenu, je suis à toi. Oublions tout ce qui n’est pas la joie de nous retrouver ensemble. Cette fois, c’est le bon amour que je t’apporte. »

 

Elle me regarda avec une étrange attention et me dit : « Souviens-toi dans la suite que ce ne fut pas moi qui te rappelai. Tu es revenu de ton propre gré. » Elle me parlait doucement à travers la nuance du tutoiement ; je ne crois pas que cette douceur fût jouée, et pourtant elle me disait là une chose par laquelle je lui restai ultérieurement asservi comme par un tacite consentement. Je la couvris de mes baisers et m’écriai : « Aude ! je n’aurais pu vivre sans toi. En te fuyant, c’est moi-même que je fuyais. Tu étais bien plus près de moi. » Elle eut alors pour la première fois son rire muet et m’entraînant vers la chambre voisine, elle me dit : « Vois, j’avais préparé le lit. » Aucune parole n’aurait pu mieux exprimer combien elle était sûre de moi et la dérisoire aventure de mon départ. Dans mon trouble, je n’y vis que le signe de ses soumissions, l’office gracieux de la servante d’amour fidèle. « Eh bien, lui dis-je, qu’il se referme sur nos plaisirs et à jamais ensevelisse le regret des heures passées loin l’un de l’autre. » Ses cheveux s’éployèrent comme des palmes. Elle prit ma bouche entre ses lèvres et comme autrefois me coula sa vie. Et je ne l’avais jamais trouvée plus belle ni plus désirable. Nous nous aimâmes jusqu’à la mort de la chair.

 

Les mailles d’or et de plomb se reformèrent. Dans la contrée délaissée ne chômait pas le bon exemple, la vaillance rude et cordiale du paysan qui inutilement m’avait initié à la joie. J’avais été le pèlerin et l’aveugle. J’avais frappé la terre de mon bâton ; des sources délicieuses avaient jailli ; et cependant j’étais à présent le même homme qui n’avait pas connu encore la leçon du simple laboureur. La terre fut oubliée, le symbole du grand amour fécond. Mes squales patients et attentifs, requis par l’odeur de la proie mûre, émergèrent de mes sillages. Je sombrai plus irréparablement aux impénitences, je reniai la beauté un instant reconquise. Les stupeurs, les lassitudes, un mortel et léthargique ennui de nouveau furent la litière de mes apostasies. De plus déroutants artifices, l’efficacité de neufs et subtils stratagèmes épaissirent mes vertiges. Tardivement je compris quels droits lui conférait le pacte consenti de la réconciliation. « Souviens-toi dans la suite… » Ce cœur prudent et froid ainsi s’assura une défense et lia mes révoltes.

 

Cependant Aude maintenant, comme une meute avant le courre, hardait mes fureurs. Nos plaisirs furent déchaînés après de savantes intermittences qui en exacerbaient la soif différée. Peut-être cette stratégie, en préparant mes réfections, visa-t-elle aussi à ménager les dégoûts de mon âme. Elle me dit un jour avec une étrange sérénité : « Ne faut-il pas que nous nous fassions à l’idée qu’on peut vivre à deux sans aller au lit ? Toi-même, très cher, en revenant m’annonças la bonne amitié. » Ses yeux me restèrent impénétrables ; elle parut avoir parlé selon sa pensée. Mais je ne m’y trompai pas : c’était le vœu bafoué du bienfaisant amour. Je m’apparus en la clandestine ironie dépouillé et indigent comme le pauvre qui se leurre d’une absurde fortune.

 

Une feinte douceur, une hypocrite mansuétude, grâce à de laborieuses connivences, pendant un temps égalisa nos jours. Il y eut des heures où ma crédulité supputa la possibilité d’une existence étayée sur de longanimes apparences. Jamais nous n’avions paru si près de la sincérité, elle n’existait que dans notre haine commune. Nous nous regardions avec de frauduleux visages indulgents dont la laideur eût épouvanté notre clairvoyance si nous n’avions érigé la simulation comme principe de notre vie. J’évitais de scruter ses intentions ; je n’osais moi-même sonder mes complaisances. Et je ne souffrais pas, j’éprouvais dans ma duplicité de tranquilles assurances qui, au temps des égarements sincères, n’avaient pas existé. J’étais heureux, s’il est permis de nommer ainsi un état de l’esprit et du corps végétatif et sans remords. Du moins l’ennui des controverses, le pénible débat intérieur me fut épargné. Je subis négligemment les impulsions de l’en-dehors, sans effort j’excluai les contritions pour mes mérites sacrifiés. Je déchus à l’oubli total de mes personnelles sauvegardes. À peine je sus encore à travers l’étourdissement de ma misérable quiétude si je l’avais haïe. Un être indolore et habituel succéda aux agitations vaines.

 

Ce livre est un spasme et une douleur. Il est triste et nu comme la famine, comme une salle d’hôpital, comme une étude d’après l’écorché. Je l’ai écrit amèrement afin qu’il fût lu avec amertume. Vous qui n’y avez cherché que le plaisir, n’allez pas plus loin. Fermez-le pendant qu’il en est temps encore : il n’a rien qui puisse vous contenter. Et peut-être tout ce qui fut écrit ici n’est rien à côté de ce qu’il faut dire encore.

 

Aude et moi décidâmes un jour de quitter la ville. Ce fut elle qui la première eut l’idée de ce départ : elle était fort préoccupée de l’opinion et redoutait que nos relations ne s’ébruitassent. Nul devoir ne me retenait : depuis un peu de temps je ne suivais plus les cours, j’avais renoncé à cette carrière du droit qui eût comblé l’espoir paternel. Quelquefois encore mon ami le jeune médecin arrivait me voir ; il s’était pris d’attachement pour moi : je supportais mal le regard attristé dont il accueillait mes évasives réponses quand il s’informait de la femme qui me fut si funeste. Le courage me manquait pour lui confesser la vérité : je vis qu’il ne l’ignorait pas et qu’il me pardonnait mon mensonge. Sa seule présence m’humiliait comme un désaveu, le reproche de mon indignité. Ce fut encore une raison qui me rendit enviable un séjour moins exposé à des rencontres pénibles. Je ne voyais pas que déjà je tâchais de m’assurer contre l’ennui d’un retour de conscience au cas où la contrition me serait venue.

 

Aude en cette circonstance révéla sa merveilleuse discipline intérieure. Elle ne cédait jamais à un abandon ni à une imprudence. Un précis et froid calcul concertait toutes ses résolutions. Je l’avais priée de consentir à la vie commune : elle et moi aurions ainsi vécu d’un air de faux ménage. Elle en décida autrement et se choisit un appartement à une petite distance de celui que je louai pour moi. J’ignorais toujours ses ressources : j’avais vainement insisté pour qu’elle acceptât de partager avec moi les revenus de mon patrimoine. Je ne crois pas qu’il y eût jamais à cet égard une maîtresse plus commode. Elle se réserva donc la liberté et s’installa comme si je ne comptais pas dans sa vie. Il fut entendu qu’elle viendrait chez moi comme par le passé ; elle eut une clef qui lui permettait d’entrer quand elle le voulait.

 

Ce ne fut, après tout, que le recommencement de l’existence antérieure, mais avec la sécurité meilleure que procure un quartier populeux dans une grande ville. Rien ne parut changé de sa constance et de ma docilité. Aude ne cessa pas de garder pour moi son mystère ; elle semblait toujours vouloir cacher quelque chose de sa vie et, je le crois, elle s’ignorait elle-même. Elle était dissimulée comme le chat subtil et secret, comme les espèces rusées qui maillent leurs pistes dans la nuit des bois. Une parole qu’elle me dit un jour révéla toute sa naturelle duplicité : « Ce n’est pas pécher pendant qu’on ne le sait pas. » Elle ne manquait pas de se confesser et de communier aux dates canoniques avec les apparences de la dévotion et ces jours-là elle évitait de venir. J’imagine qu’elle se libérait ainsi en une fois de ses péchés d’ignorance bien qu’ensemble nous eussions sciemment encouru les perditions totales. Sa religion paraissait sincère, comme sa dissimulation. Elle n’était pas compliquée et peut-être elle subit une destinée de perversité. Cependant il se peut, sans qu’elle s’en rendît compte, que le sacrement méprisé ajoutât un ragoût à son libertinage.

 

Aude se gardait repliée et ne me livrait que l’impudence nue de sa chair. Elle comblait mon amour et ne semblait pas exiger du mien qu’il la comblât à son tour. Elle n’eût pas autrement accompli un sacrifice rituel et ainsi persévéra la servante solitaire et passive, soumise à mes plus exigeants désirs. Ces captieuses charités eussent découragé jusqu’à la clairvoyance des anges. Le don qu’elle semblait faire de sa passion sans doute ne servit qu’à mieux égarer ceux que, comme moi, elle tantalisa de l’espoir décevant des mutuelles effusions.

 

Je ne goûtai jamais plus parfaitement le sombre plaisir du ravalement que dans les entreprises encore inédites auxquelles son art s’ingénia. Les tolérances d’une ville aux mœurs relâchées ne nous commandaient plus les ménagements. Nous sortions à la nuit et comme l’été avait ramené les heures aimables, nous allions quelquefois nous asseoir sous les marronniers d’une place, dans un quartier où la solitude commençait plus tôt qu’ailleurs.

 

Aude me procura là une sensation qui renouvela, en l’exacerbant, un ancien et précieux souvenir. Sans m’en rien dire, elle se dépouilla de sa robe et revêtit une mante qui tombait jusqu’à ses pieds. Les dernières cloches expirèrent dans le soir, le silence nous environna et alors elle ouvrit sa mante et m’offrit sa nudité. Celle-ci me fut d’un prix bien plus rare dans le danger d’être surpris, dans le volontaire et forcené outrage à l’usuelle décence. Je ne puis dire quelles inouïes excitations me causa une telle profanation du mystère de l’amour. Cette ferveur publique se dénonça un appréciable stratagème pour nous initier à de plus âcres plaisirs. Il m’exalta, il me remplit d’un sauvage vertige. J’éprouvai dans sa plénitude la frénésie de la déchéance. Aude, en cet instant, attesta bien toute l’étendue de son pouvoir et se prouva l’ouvrière de la désagrégation des âmes. Un aiguillon jaloux encore adjuvait ce transport : il me parut que je la disputais aux passants ameutés, aux concupiscences ruées d’une foule. La nuit, le vent léger lavèrent le frisson frais de sa chair.

 

Ce sont là d’abominables attentats à la Beauté. Ils me versèrent un délire cruel dont n’approcha point la vision presque ingénue du bois nocturne. Celle-ci n’immola pas l’amour, elle n’en viola pas le sens sacré. Elle s’accorda à la solennelle nuit, aux suggestions de l’ombre, à la vie éternelle des races. Nulle injure n’en outragea la solitaire splendeur : Ève, pour la première fois, sembla apparue devant le jeune Adam. Mais ici soudain renaissait le rite orgiaque ; l’amour et la beauté furent également bafoués. Je dis la honte et les rougeurs tardives. Aude est morte : j’échappai ainsi trop tard à ses arts redoutables. Si je ne me corrigeai que partiellement, encore voudrais-je, par ces aveux humiliés, prémunir les jeunes gens qu’une funeste éducation et le tourment prématuré de la sensibilité rendraient semblables à moi, contre le danger de rencontrer aussi une Aude.

 

Je fus bientôt possédé du besoin de ces corrosifs stimulants. Les Images, en me révélant l’anormal hymen, prématurément m’adjugèrent à la femelle intrépide qui saurait les ressusciter dans ma chair. Ne les eussé-je point connues, l’interdit jeté sur les organes de ma vie, en me les rendant exagérément odieux et désirables, ne m’eût pas moins prédisposé à subir jusqu’aux suprêmes renoncements la dictature de la femme belle de son péché.

 

Tout le débat est ici : faut-il ignorer ou connaître ? Et la nature doit-elle être méprisée ? Je suis un exemple des erreurs qui, pour un jeune homme ardent, résultent du tourment de ne pas savoir. Ces confessions n’ont pas d’autre but que de m’attester malheureux et puni pour une cause qui ne vint pas de moi. Oui, le vœu de la nature est d’être magnifiée dans l’appareil entier de la vie, aussi bien dans les sources intimes que dans la noblesse du visage, dans la grâce des mains et la beauté de tout ce qui n’est pas vêtu. Et le mal vient seulement de ce que ces sources demeurent secrètes et réprouvées pour le jeune homme et pour la jeune fille qui, en les ignorant, sont travaillés du désir de les connaître, ou, les connaissant à la faveur d’une surprise, ne sont plus défendus contre de périlleux égarements.

 

On leur a dit : « Ignorez la laideur de votre corps » ; et ils y pensent bien plus, ils sont toujours sur le point de lui céder. Plus tard, la riche virilité, fermentée par un régime de viandes et de vins qui n’est pas plus barbare chez les pires sauvages, et la condition subalterne, la futilité dépravée de la petite idole, reine au lit et docile servante ailleurs, ne seront que des facilités plus constantes pour écouter la tentation. La chair des peuples qui vont nus sous le soleil demeure ingénue et la perversion de l’amour n’existe que chez les civilisés pour s’être cherchés sous leurs vêtements. À la campagne aussi, on se connaît mieux qu’à la ville : les sexes y furent dès l’âge tendre unis en des jeux près des fontaines. Le plaisir nuptial y est simple et plus proche de la nature.

 

Je crois qu’un jour des temps viendra où les petits enfants s’apercevront nus avec candeur. Ils seront élevés sous le toit familial dans leur beauté d’innocence et à l’école le bon maître leur enseignera ce qu’ils sont l’un devers l’autre. Le corps humain à mesure leur sera révélé conforme à la sexualité des espèces, égal aux lois harmonieuses de la vie universelle. Il n’y a pas de différence entre le calice d’une fleur et la nubilité d’une vierge ; le cœur d’une pomme ressemble aux ovaires de l’épouse ; et le greffe a la beauté d’un symbole génital. Cependant la fleur et la pomme ne pèchent pas ; le jardinier ne rougit pas du rameau greffé. La connaissance de l’univers ainsi s’accomplira dans la connaissance de soi-même ; les choses ne sont que la parabole de l’homme ; et toute vérité demeure incluse au verger glorieux de la vie. Croyez que les enfants marcheront dans les voies pures et ne tressailliront pas de grandir l’un près de l’autre. Mais moi à qui l’on a dit : « Il vaudrait mieux que ta virilité fût réséquée plutôt qu’elle te devienne un objet de délectation, » je suis allé avec la Bête ; je n’ai connu l’innocence qu’après l’avoir perdue, et Éden fut un désert peuplé d’animaux rugissants. Ivre des fumées lourdes d’un vin mal cuvé, je traînai l’effroi et la stupeur du ventre de la femme. Aude, dans la beauté de son flanc, me fit encore horreur après que j’en eus expérimenté les vertiges. Je n’ai jamais pu considérer la forme de sa nudité sans ressentir l’angoisse d’un anormal et insidieux mystère. Je crois bien que même l’approche pure d’une vierge eût fait lever de ma chair les mêmes cuisantes ampoules.

 

Je devins ainsi un homme vieux et flétri à l’âge où j’aurais dû dresser fièrement mon front vers le ciel, où le cœur tumultueusement se gonfle de passion vitale. Le mien était inerte et glacé comme si déjà la mort l’eût touché. Il avait roulé de ma poitrine sur les chemins et il ne saignait plus ; du bout du pied elle le poussait toujours un peu plus bas avec une assurance tranquille. Je descendis toute la spirale des déchéances, mais cette image est encore trop faible, j’y fus précipité comme par une force aveugle et vertigineuse. J’avais abdiqué la fierté virile qui ne prend ses ressources que dans la nature ; je ne tardai pas à abdiquer jusqu’au sens même de la personnalité.

 

Nous passions des jours sans échanger une parole ; l’affreuse viduité des heures ne la décourageait pas ; elle n’éprouvait pas le besoin de se communiquer, n’ayant rien à me dire. Elle subsistait morne et taciturne dans la vie splendide de son être. J’éprouvai là qu’un des signes de la Bête est de demeurer exilée dans le sensible univers.

 

Pour varier les aspects de notre vie, nous nous dirigions quelquefois vers les campagnes : elles m’avaient toujours été bénignes et rafraîchissantes. D’anciennes affinités rurales alors réveillaient les verdeurs de ma race qu’avait fortifiée la sève des bois. Un inconscient attrait sans doute me poussait à ces retours, car j’avais perdu la direction de moi-même.

 

Il y avait non loin de la ville un bois que limitaient des plaines onduleuses : les avenues en étaient profondes comme les nefs des basiliques. Leur issue plongeait dans les ors de l’espace et laissait l’impression d’une délivrance. Mais le charme des vives essences et de l’ombre tiède me restait indolent ; les âmes harmonieuses seules reçoivent le bienfait des divines rosées ; la mienne stagnait aux lourds limons. Je ne ressentais plus que lassement le vierge efflux, comme l’émanation lointaine d’un lieu sacré et désormais interdit.

 

L’ennui d’Aude bientôt me glaçait : elle n’acceptait ces promenades que comme un machinal délassement physique. Les miroirs du ciel et des eaux ont un sens lucide qui ne peut s’accorder avec l’absence de la beauté intérieure. Le dessin auguste des arbres, comme aux verrières célestes des personnages liturgiques, jamais ne se dénonça pour elle une annonciation de splendeur et d’éternité. Elle était le silence et n’appréciait pas la beauté pathétique du silence. Alise, cette sauvage, par toutes ses fibres, par les rameaux de son petit être passionnel et nerveux, restait liée à la clarté, au vent des matins et des soirs. Elle sembla prolonger en soi un aspect des forces éternelles. Ses yeux frais étaient des paysages ; elle portait dans son flanc le vierge amour animal. Et sa vie, comme par la vertu d’un symbole, s’acheva dans les eaux. Elle retourna à la nature et s’endormit dans le flot berceur. Combien celle-là fut plus près de la beauté ingénue de l’être !

 

Il arrivait donc qu’après un peu de temps Aude me persuadait de rentrer à la ville. Nos retours étaient pénibles comme des dimanches vides, comme des fins de jour exténuées. Cependant, au passage des banlieues, l’appel des athlètes parfois faisait monter sur les tréteaux de puissants carriers, des militaires nerveux et sanguins.

 

Aude n’aimait pas le théâtre. Si mesurée qu’y soit la part de l’idéal, celle-ci dépassait encore la limite de l’attention qu’elle pouvait accorder aux manifestations de l’âme. Elle méprisait plutôt l’intime Beauté ; et le bruit des musiques militaires comblait la médiocrité de son goût pour la symphonie. En revanche elle se plaisait aux figurations plastiques, aux ballets, au faste sensuel des imitations d’étoffes et de chairs. Les jeux musculaires, la saillie des torses et des cuisses sous le maillot, la voltige harmonieuse des écuyers flattaient ses dilections physiques. Elle ne manquait jamais de nous attarder devant une rixe de peuple : l’odeur de la sueur humaine la grisait comme un vin. Nous prenions donc place dans les enclos où des forains enflés de faconde se nouaient avec des claquements mous. Ces spectacles excitaient plutôt mes répugnances, j’étais petit et maigre, affiné par l’excès de la sensibilité nerveuse : les atlantes et leurs parades bruyantes molestaient mon indigent héroïsme. Aude, au contraire, habituellement si réservée, se passionnait à ce ragoût, avec l’assistance prenait parti, disqualifiait ou applaudissait les rivaux, selon les feintes de leur art. Ce n’est peut-être que dans ces moments que son général désintérêt fit place à quelque spontanéité.

 

Des troupes de passage alternaient dans l’arène d’un cirque que possédait la ville. J’y goûtais sans trop de lassitude les tournois et les quadrilles. L’hilarité funèbre des clowns confinait à des apparences irréelles, à des mythes macabres et burlesques et me pinçait jusqu’à l’effroi les fibres. Le drame de la vie s’accordait avec la grimace de leurs visages plâtrés et pathétiques où la simulation de la douleur avait la crispation du rire. Mais surtout l’inconnu de leur personne sous leurs toupets en flamme de punch et le bariolage de leurs souquenilles, amusait l’impassible Aude comme le signe d’une destinée fraternelle où aussi bien qu’elle, ils faisaient des gestes de songe et semblaient s’ignorer. En menant ma froide amante vers ces spectacles, j’étais heureux de lui complaire et moi-même passivement je subissais l’unique attrait dont elle était capable. Elle trouvait là des analogies avec le sens de sa propre existence. Elle-même révélait dans le plaisir une mime accomplie. Ses rythmes passionnels s’égalaient à la plus émouvante gymnique. Et j’ai connu par la beauté savante de son corps toute la poésie qu’il est possible à la Bête d’exprimer. Oui, ceci, je me le persuade comme un allégement à mes torts vis-à-vis de moi-même : Aude me captiva par un maléfice d’art et de beauté non moins que par ses industrieuses caresses. Peut-être ma démence y goûta un rite aphrodisiaque supérieur à la seule fatalité sexuelle.

 

L’attrait des grossières exhibitions nous ayant un soir fourvoyés dans un hall exploité par des histrions, nous vîmes une des danseuses, avec des contorsions outrées, parodier cette danse du ventre, acclimatée depuis un peu de temps en Europe et dont le schéma religieux perverti dévia presque aussitôt vers un simulacre obscène. Aude n’exprima nul sentiment, mais, au retour, laissant tomber ses robes et jouant d’une batiste légère comme d’un voile dont elle se cachait le visage, elle fut nue avec une irritante chasteté dans la simulation impure.

 

Un frémissement d’abord agita ses hanches et ses seins, l’insufflation subtile et magnétique de la vie, le courant profond des ondes amoureuses. Ensuite ils ondulèrent d’une large palpitation et furent soulevés comme d’un flot lourd. Celui-ci remontait, s’abaissait, commença de faire saillir lentement les courbes de son flanc. Il parut tressaillir et se gonfla de douleur, de désir, dans la crise sacrée du sexe et de la genèse. Il aspira au jeune et tendre amour, à la passion orageuse, au baiser lascif du vent, à la caresse des eaux et du feuillage. Il persuadait au timide amant les ombres et la forêt muette, au hardi violateur le rapt forcené comme le meurtre sous le midi rugissant. Dans le mol et capiteux harem, une bayadère, en dardant l’ardent symbole, stimulait les ferveurs du maître. Une jeune vierge liturgique aux yeux de doux animal, une danseuse peinte de Ceylan offrait le calice de vie, célébrait le rite éternel, la joie mystique des fécondations. Cette âme glacée d’Aude ensuite délicieusement délira dans le jeu d’un spasme. Je la pris dans mes bras, une sueur légère fuma ; et soudain elle se mit à rire sans bruit comme un masque.

 

Elle prit en horreur les maternelles campagnes ; je finis par ne plus apprécier moi-même leur charme placide. Nous fréquentâmes dès lors plus assidûment aux affluences des quartiers populeux. Elle aimait à l’égal d’une possession mâle le resserrement bourru des foules, la poussée des beaux hommes velus. Au contraire, ces contacts rebutaient mes préférences solitaires. Je subissais néanmoins en ceci comme en toute chose ses impulsions. Mes lâches dévotions depuis longtemps l’avaient élue afin qu’elle suppléât aux défections de ma volonté.

 

Elle la régissait si bien que je me surprenais quelquefois à penser et à m’exprimer comme elle. Le peu d’idées qu’accusait la forme têtue et bornée de son front s’assimila ; je parus n’avoir si longtemps cultivé mon intelligence que pour la perdre plus irréparablement en ce vasselage méprisable. Elle m’infiltra son mépris de la beauté, son ironie du reflet divin dans les âmes délivrées. Je lui fis le sacrifice de mes croyances et de mes vénérations ; cette apostasie nouvelle, après tant d’autres, naquit de la honte secrète qui devant son rire me rendait misérable et nu. Le lien intermittent qui me rattachait aux poètes, aux nobles et mélodieux esprits ainsi fut rompu. Des mots ! des musiques ! disait-elle dans la souveraine intempérance de ses dédains.

 

J’avais cessé de m’écouter, je n’osai plus écouter les consolateurs qui m’auraient rendu l’ouïe intérieure et par d’infinies mansuétudes la guérison désirable. À peine je me désœuvrais encore çà et là en lisant un banal papier public : les harmonies m’étaient ravies, les douces communions spirituelles. D’un doigt impérieux elle parut avoir mis un sceau aux livres autrefois aimés. J’évitai petit à petit l’effort cérébral ; mes idées s’oxydèrent. Elles ne se seraient pas autrement conformées à un secret dessein si j’avais craint de retrouver au bout l’être inconscient et morne que j’étais devenu. Ma vie naufragea en cette suprême décrépitude, la perte de la personnalité, le suspens de l’être volontaire et libre. Et nous vivions solitaires ; jamais un visage ami ne m’apportait un aspect d’humanité qui m’eût rafraîchi. Elle m’avait contraint à résigner toute sympathie, ne souffrait nul intrus dans l’orbe borné de notre vie. Un jour je ramenai un chien errant dont les yeux émouvants avaient éveillé soudain mon besoin d’un compagnonnage. Elle ouvrit la fenêtre et sans une parole le précipita dans la rue.

 

J’approche d’une crise qui pour un temps me libéra. Elle gronda aux racines, elle agita les remous profonds de ma vie. Elle fit refluer jusqu’aux limites les dégoûts humiliés qui enfin préparèrent mes rémittences. Dans mes ténèbres, dans mes coagulations spirituelles des parts d’œuvres vives ainsi dormaient épargnées et que j’ignorais. J’admire quelles puissances secourables résident au fond de la créature et les retours dont peut s’éclairer une âme obscure pour se récupérer. Une étrange défiance de nos propres forces, notre besoin de nous appuyer sur des symboles nous fait chercher les intercessions dans la région des surnaturelles providences. Elles sont pourtant en nous, elles subsistent jusqu’en nos terreaux pourris. Les Saints Anges de la miséricorde ont le visage frêle de nos défaillances et les mains jointes de notre espoir de guérir. Je les cherchai autrefois aux pieds de Dieu tandis qu’ils restaient blessés et endormis sur la plume de mes lâchetés et peut-être n’avaient pas la force de tourner contre moi le glaive qui les avait atteints.

 

Nous sommes nous-mêmes les infirmiers de nos misères et de nos faiblesses. Dieu fut bien plus grand de nous permettre le salut par les remèdes qu’il dépose en nous sans qu’il lui soit nécessaire de mouvoir la légion de ses séraphins. Et voyez, nos intentions n’ont pas même besoin d’être le ferme propos dont si peu sont capables. Ce serait déjà trop demander à l’infirmité humaine. Il suffit que la nature puise ses secrètes ressources dans la lassitude et la monotonie du mal pour que la trêve s’accomplisse. La plaie crie d’être trop lente à se fermer ; elle a des lèvres qui veulent être enfin closes. Alors nous vient la langueur de la convalescence. Avec des yeux clairs et humides, on voit au bout du chemin le sourire reparu des bons Anges réconciliés. Et c’est encore nous avec la beauté et l’espérance revenues.

 

Ma vie relapse et misérable connut donc une détente. Elle fut achetée par le pire sacrifice humain, par un dernier chancellement de ma raison. Si ensuite d’affligeantes tentations, si des signes trop évidents de mon infection morale, en m’interdisant l’espoir des résipiscences durables, précipitèrent mes rechutes, c’est que je ne pouvais plus être sauvé de ces récidives. Aude, ayant expérimenté avec fruit la vertu opiacée de certains stratagèmes, imagina de recourir à un stupéfiant plus violent que les autres. Elle possédait l’art diabolique d’enchaîner mes soumissions par des moyens qui les eussent épouvantées si déjà, avant d’y céder, je n’avais aliéné toute clairvoyance et ne me trouvais sans résistance adjugé à leur action foudroyante. Ils agissaient sur moi comme de souverains narcotiques, me déchargeant des réactions pénibles de la volonté et préparant à mes connivences d’onctueuses litières. Cette fois sa témérité, égale à celle des plus audacieuses Locustes, osa multiplier la dose au point que la mesure en resta comble.

 

Nul respect humain ne doit ici différer l’aveu, quelque souffrance qu’il en puisse résulter pour moi. Ce fut pendant le temps des folies du carnaval : elles seules suffiraient à attester la barbarie de notre état social, si libéré qu’il se préjuge des basses aberrations du sens de la joie. L’humain civilisé alors déchoit aux caricatures, aux licencieux simulacres. Cependant, ô moralistes ! qui peut affirmer qu’à la faveur de commodes tentations, la créature de larmes et de péché ne cède encore à quelque trouble et immuable sentiment de sincérité caché au fond de l’être et seulement perverti par la perversion même de la loi sociale ? Celle-ci promulgua l’attrait sexuel injurieux jusqu’en l’ingénue substance enfantine, folie plus grande d’où vinrent toutes les autres. Les lupercales, revanche des carêmes de la chair, ne sont peut-être que la crise du bel instinct génésique dénaturé et parodié aux mystères de la voirie. Mais cela n’ôte rien à la laideur de ces jours de la Bête ; et même si l’on était averti que le tacite assentissement de Dieu les abandonne aux mauvais anges, il faudrait pleurer sur le sang des bons dont la terre est, durant ce laps, rougie.

 

Il prit fantaisie à Aude de se confondre à la démence des foules. Dans la nuit erraient des troupes de masques : les femmes échevelées, mi-nues sous les paillons, comme des corybantes assourdissaient l’air de leurs clameurs lascives. Leurs gorges et leurs jambes étaient possédées par le baiser des regards et s’abandonnaient aux attouchements. Je vis là combien facilement l’impunité d’un léger carton sur le visage et d’une étoffe d’or enroulée à la taille a raison de la décence chez celles-là qui d’habitude sont les plus modestes. Le masque semble adhérer bien plus à leur âme qu’à leurs traits ; elles cèdent au libertinage clandestin et elles s’ignorent. Aude, à la tombée du jour, m’entraîna donc. Une longue faille noire la dissimulait et elle s’était recouvert le visage d’un loup dont les étroites échancrures amincissaient ses yeux et la rendaient savamment méconnaissable. Je ne savais rien encore de ses projets : son déguisement, en me la cachant pour moi-même, ne fit qu’ajouter un peu plus d’obscurité au secret des entreprises qu’elle préméditait. Cependant elle me parut plus impérieusement belle encore à travers le mystère noir de sa face comme si le déguisement eût été sa prédestination et cette analogie animale la forme naturelle de son âme.

 

Elle finit par nous engager dans une de ces rencontres d’arlequins et de pierrots où la connaissance est sitôt faite de ne point se connaître et de n’être l’un pour l’autre que d’éphémères et chimériques apparences. Aude m’avait obligé à endosser le ridicule affublement d’un magicien, loué aux boutiques. Ma lasse apathie pour la joie publique bientôt s’enflamma à la contagion des cris et des rires qui affolait ces gens bariolés. Je pris part à des batailles de confetti, à leurs colloques poissards, à leurs momons. Aude me pressait les bras et me disait avec le rire sombre de son loup : « Ah ! mon chéri on ne se voit pas. On ne sait plus si on n’est pas la dupe l’un de l’autre. Et puis, c’est si triste au fond que c’en est drôle. Rappelle-toi les têtes des clowns. » Elle me disait là une chose vraie et qui une seconde me frappa. « Tu as raison, lui dis-je. Cette mascarade s’égale à la farce lugubre et frivole de la vie. Il y a ici comme une main qui nous pousse. On ne sait pas ce qu’on va faire et nous sommes des ombres l’un pour l’autre. » Cependant je n’aurais pu dire si ce gros plaisir l’excitait véritablement : elle se gardait réservée et froide dans les tumultes comme si rien d’exceptionnel ne nous eût mêlés à ces pompeuses ribambelles. Et moi, j’avais tiré de ce qu’elle m’avait dit une conclusion juste et je ne savais pas en quelle caricature sordide la main de laquelle elle avait parlé allait me changer.

 

Ayant épuisé les hourvaris à la rue, nous pénétrâmes en file houleuse dans un bal public ; c’était l’heure des défaites lasses après les contraintes et les débats chez les meilleurs. Un suint fauve s’effumait des aisselles et déjà les masques chaviraient dans la stupeur ivre des visages. Presque aussitôt ma courte folie naufragea, je me sentis pris d’une tristesse sans borne dans les remous de cette chair triste au fond comme moi-même. Une insolite et intense vision, sans que rien m’y eût fait penser jusque-là, me transporta dans un site près d’une rivière. Une pluie d’été mouillait les herbes et j’allais le long des osiers. Je vis se lever sous les arbres le cher fantôme d’Alise : il y avait si longtemps que son image s’était effacée de ma songerie.

 

Elle m’apparut lointaine et cependant toute proche et elle me faisait un signe que je ne comprenais pas, qu’elle m’avait déjà fait autrefois. Je ne sais pas si elle me montrait les eaux ; elle était pâle et affligée ; et ses lèvres ne remuaient pas. Toutefois elle me parlait de la mort. Ce fut très doux comme si moi-même j’avais cessé de vivre, comme si elle venait au-devant de moi dans une région au delà des jours. Cependant ni elle ni le paysage ne s’estompèrent du vague fantômal pendant la durée de cette hallucination : jamais depuis ils ne se représentèrent plus nettement. Et ensuite un nuage me glissa des yeux, je me retrouvai moite d’affres et seul dans le fracas de la bacchanale. Aude m’avait quitté ; j’étais enserré aux étreintes de cette foule qu’une angoisse véhémente, le vertige de se fuir semblait emporter, et j’étais moi-même roulé dans son tourbillon comme en un orage au bord d’un fleuve.

 

Je me sentis tout à coup si faible que je l’appelai intérieurement de toute ma détresse comme l’unique appui qui me restât dans mon abandon. Un flot, après un peu de temps, la jeta devant moi : elle tournoyait au bras d’un masque déguisé d’un maillot d’athlète ; il la pressait sur sa poitrine et la soulevait de ses bras noueux. Elle passa et me jeta à travers les trous de son loup un extraordinaire regard. Deux fois l’orbe de la valse, par-dessus le mur ardent de la cohue, tourna son nocturne visage de velours de mon côté et le même regard lourd et magnétique se posa sur le mien, puis disparut dans l’immense sautèlement ridicule, comme si cette multitude dansât sur des tôles enflammées.

 

Mes flasques stagnations depuis longtemps ignoraient une si violente commotion. Je fus transi comme de l’affolement d’une rupture, d’un rapt qui brutalement l’arrachait de ma vie, d’une dépossession de son barbare et magnifique amour. Des lames, d’ardentes pointes me transpercèrent les côtes ; des salives de givre et de phosphore âcrement agglutinèrent ma gorge.

 

Je ne devais savoir qu’un peu plus tard le vésanique aiguillon de la frénésie jalouse. Cette apparition d’Aude au bras du ridicule alcide m’en fut toutefois le signe monitoire. Avec précision et soudaineté je me certifiai, comme le sûr indice de la trahison, son goût pour les hercules forains, les adipeux lutteurs, la grimace crispée et macabre des clowns tatoués. Déjà la bête grondait, reniflait les fumets ; mes narines se gonflèrent du moût de sa vie, de l’odeur d’iode et de varech qui poivrait ses goussets et tant de fois galvanisa mes désirs expirés comme aux forêts les aigres fumées du renard relancent les chiens. J’aurais souhaité la tenir sous moi et la mordre, planter mes canines meurtrières dans la splendeur de son corps et en même temps avec des sanglots lui baiser les lèvres, en une agonie de douleur et de colère.

 

La retrouver, l’enlever à ce bouffon idolâtre et stupide ! Je me fatiguai d’efforts pour percer l’amas humain, mes yeux projetés des orbites, éclatés comme des bulbes par-dessus les nudités grasses et ballantes, les crépitements de l’or et du sang sous la flambée des gaz. Mes ampoules saignèrent des pus morbides. Toutes mes plaies se fendirent comme sous le cautère arraché les bouches rouvertes d’un mal. Jamais mes lascivetés n’avaient été altérées à ce point du goût de la damnable venaison. Mes mains forcenées, pour me faire un passage, tourmentaient des épaules, foulaient le tas mou des gorges et des dos, brassaient une cuve de chairs ardentes. Dans la mêlée un bras s’accrocha au mien et Aude maintenant était près de moi, Aude me regardait à travers les trous noirs du loup comme les évidures d’un crâne d’amphithéâtre. « Viens, » obtempéra-t-elle. Ma fureur, au frottement de ses hanches soyeuses et irritées, tomba. « Aude ! Aude ! dis-moi… » Elle m’entraîna brûlante et froide, me répétant d’une voix crispée et impérative : « Viens ! » Et je savais seulement qu’elle m’était rendue.

 

Les reflux s’éclaircirent, je me retrouvai sous les voûtes du porche ; et je ne voyais rien de son visage, son âme me restait bien plus impénétrable. Ensuite nous montions les tapis d’un escalier entre des valets ; une porte s’ouvrit sur un tumulte aigre, des fanfares de plaisir enragées ; et l’alcide, avec une petite bouche rose et des hurlements grêles dans l’empâtement des joues, nous poussait de ses gros bras enflés sous le maillot parmi un débraillement de masques échoués autour d’un souper. Un fumet de peaux chaudes, un évent animal se mariait dans la touffeur des girandoles au fleur exaspérant des muscs et des tubéreuses, à l’odeur des nourritures et du vin. Les corsages saccagés crevaient en grappes d’épaules et de seins parmi les argenteries. Une délicieusement frêle enfant aux yeux de songe effeuillait des fleurs dans une coupe de champagne et ne s’apercevait pas qu’elle gisait presque nue aux genoux d’un mousquetaire et d’un clodoche dont les bras lui ceinturaient les reins. L’orgie évaguait les prunelles et rendait les gestes hardis et spongieux.

 

Je me trouvai assis entre deux femmes. Chacune à son tour m’obligea à boire dans son verre et toutes deux élastiques et lourdes ployaient à mon épaule. Cependant j’étais sans désirs pour elles. Je ne cessais de regarder Aude au bout de la table, tranquillement balançant son éventail près du géant en maillot et ne paraissant plus se douter de ma présence. Elle seule avait gardé son masque malgré l’insistance de son partenaire qui, les coudes sur la nappe, s’obstinait à vouloir dévisager ses traits. À un moment elle haussa les épaules, droite et méprisante par-dessus les nappes ruisselantes de vin. Il voulut avancer les mains ; elle les arrêta d’un coup sec de son éventail et se tournant vers moi, elle dit très haut :

 

« Il n’y a ici qu’un homme qui doive savoir comme mon visage est fait. »

 

Une soif me consumait ; je vidai plusieurs coupes l’une après l’autre. Je n’avais plus exactement conscience de mes actes. Aude quelquefois m’adressait un signe et paraissait m’encourager. Je ne me doutais point des sournoises connivences qu’elle attendait de ma déraison. Le blond sillery bientôt cessa d’apaiser mes brûlures comme si des poix ou des braises vives m’eussent intérieurement incendié. Je fis alors apporter des liqueurs, des alcools nerveux et puissants. J’eus ainsi en peu de temps atteint l’étiage de l’ivresse qui sévissait autour de moi. L’optique se brouilla, d’extravagants aspects contredirent les formes exactes. Il me parut rêver quand, à travers les fumées, je vis se dresser à la place qu’occupait Aude, spectacle inouï ! la splendeur nue d’une mythologie. Une anadyomène vermeille, comme par la vertu d’une incantation, surgit hors des voiles et je ne savais ce qu’Aude était devenue, l’incomparable prestige m’éblouit les yeux, je n’aperçus d’abord que cette visitation d’une déesse. Une lucidité foudroyante succéda à ce bref délire et m’écartela les prunelles. Je fus comme un aveugle dont les rigides oculaires éclateraient aux crépitements d’un horizon embrasé. Aude, Aude elle-même, le masque pour unique défense et projetée de toute sa nudité par-dessus les convives rugissants, apparut ce brasier dardé d’une chair divine. Va ! je ne te connaissais pas encore, délicieuse et perverse animale ! Je ne savais pas quelles frénésies capables d’incendier jusqu’aux hongres et aux mulets celait le prodige de ton flanc. Le recul des miroirs s’enflamma à cette cire rose d’une torchère vivante, à cette palpitation d’une statuaire chryséléphantine qui, en cet instant, parut défier la beauté elle-même. L’insolence raidie de ses seins, ainsi que des hauteurs d’une assomption, domina la mièvre viande fanée des femmes et les fit hurler sur des grils de jalousie.

 

Cependant Aude, tournée vers moi, d’un geste me dédiait son flanc clair comme l’or et les métaux. Ainsi elle parut être demeurée secrète pour les autres et à moi le seul et l’élu avoir offert l’hommage de son sacrifice. Ah ! ce ne fut que plus tard, après les fumées dispersées, que je m’attestai par quelles infaillibles avenues l’infatigable artisane de ma mort spirituelle, en me conviant aux licences d’une nuit bergamasque, cauteleusement achemina vers ses desseins mes aveugles et punaises duplicités. Elle me donna ainsi un témoignage d’amour que seulement l’amour de la Bête, en ses torves voies insondables, eût pu concerter.

 

Aude ne sut que trop bien quel inévitable toxique de cantharides et de phosphores, quel fulgurant cathérétique capable de me flamber vif cette messe impie encore ignorée de notre rituel, devait inoculer à mes morbides et débiles ardeurs. Oh ! tout ici fut savamment tramé par la plus rouée et la plus artificieuse et peut-être à travers tout la plus probe des filles de la luxure ! Canidie, en m’offrant le breuvage enchanté, y versa subtilement le poison des plus corrosives démences. Et ce philtre sacrilège, je le bus d’un trait comme un chien lappe au ruisseau fangeux le reflet d’un ciel.

 

L’ivresse des vins alors s’altéra d’une autre où les lies de la nature soudain remontèrent, où les flambeaux et la table et l’orgie bariolée s’obscurcirent devant le symbole brandi des toutes-puissances de la chair. Mes os crépitèrent. Sous l’indux des fluides tout mon être fut révulsé. Un souffle animal à la gorge, les mâchoires claquantes, je criai vers l’Impudique qui figurait ma passion vivante, elle aussi dardée comme une herse en feu, une injure aussitôt perdue parmi les injures plus hautes des femmes, outrées d’ire et d’envie. Presque aussitôt la louche tentation se dessina, le désir horrible d’assouvir, comme après un mystère sacrilège, sur la nappe et les flambeaux renversés, devant la meute des regards la dépeçant comme une proie, les fureurs et les jalousies, les sanglots et les rires de mon détestable amour bafoué.

 

Ce fut une agonie où l’amour et la haine simultanément me labourèrent les moelles avec des pointes jumelles, où à l’image de certaines blessures étranges, si aiguës que la douleur s’y égale à un torturant plaisir, je goûtai un barbare et frénétique supplice voluptueux. Puits de l’être ! Incommensurable abîme des soifs dont incurablement se géhenne le génie de la destruction et de la souffrance ! Et toi, ô homme, décevant alliage, hétérogène et trouble mixture, amalgame impur et divin de la neige des cimes et du limon des mers, immatériel sang des Anges, vertes sanies écumeuses vomies du flanc des Dragons, toi dont les délicates et ductiles papilles ne reçurent l’infinie sensibilité que pour mieux ressentir les coups dont sans trêve ton goût amer de la mort les transperce, toi, ô misérable humain qui, outrageant le Dieu consubstantiel à ton essence, profanes et rabaisses en les parodies du bonheur la beauté du paradis vers où s’élève ton trouble cantique, qui jamais révélera de telles antinomies ?

 

Cependant cette Astarté hautaine et glacée, belle d’une impure chasteté dans sa nudité rigide, un instant encore domina les lascifs désarrois de la table. En l’exécrant, j’admire quelle certitude tranquille de sa force la mit si haut au-dessus des autres femmes qu’en dépouillant le mystère elle sembla plus défendue qu’elles ne l’étaient par leurs robes mal agrafées. Comme une courtisane elle s’était dévêtue devant une foule et nonobstant demeura la Beauté. Du moins c’est ainsi qu’elle dut leur apparaître, car nulle violence n’attenta à ce don magnifique de son corps, à moins que l’effroi sacré de l’Incompréhensible ne les rendît circonspects devant la témérité d’un tel geste insolite. Aude avait refusé de toucher aux vins : aucune excitation étrangère ne stimula l’acte volontaire et conscient. Avec les deux doigts de velours noir qui simulaient à son visage un mufle animal, elle me fut soudain à moi-même plus secrète qu’elle ne l’avait été sous les dentelles et les satins pour ce ramas de bas débauchés.

 

Aude ! Aude ! le masque seul, la grimace camuse et tragique se modela sur ton apparence visible, mais ton âme encore une fois, ou ce qui te fut donné par l’inconjecturable nature pour t’en tenir lieu, s’obscurcit aux desseins ignorés de ta prédestination. Laquelle des bêtes du bestiaire homicide m’apparus-tu dans cette épreuve, ou si tu les fus toutes à la fois afin d’épouvanter le vertige même qui m’attachait à ton charme damné ? Peut-être la Bête est l’ombilic de l’être, peut-être elle ne touche aux ultimes profondeurs charnelles que pour nous rappeler qu’elle s’enfonce pareillement aux immémoriaux limons. Car quel hypocrite docteur peut certifier qu’elle ait été noyée au sang du Christ et que les clous de la Croix aient racheté la douleur des origines ? À travers la plaie des sexes, solfatares d’un chaos foudroyé, images des déchirements de la terre, elle persiste l’impur stigmate volcanique, la fermentation des laves d’où émergea la face consternée de l’homme et qui continuent à brûler au centre de l’Univers. Tandis que les âmes, en leur hymen mystique, accomplissent tout le ciel et divinement se connaissent jusqu’aux limites de la connaissance, la bête est reconnue de la bête et toutefois lui demeure en ses tréfonds inconnue, comme si Dieu, en rapprochant de ses oints les béatitudes, eût reculé le mystère interdit de la substance afin d’en faire l’angoisse inassouvissable des réprouvés.

 

Aude ! Aude ! toi qu’ici d’un cœur à jamais ulcéré j’invoque du fond de la nuit où se consument tes os, me fus-tu donc accordée pour nous perdre ensemble sans retour au secret des insondables intentions et témoigner de l’éternelle misère des races ? Ton masque noir, ce jour-là, fut à la laideur vouée de ta face de chienne le symbole de la réprobation de toutes les âmes en toi outragées, comme l’empreinte du soufflet que l’Ange chargé des commandements y eût avec une main de ténèbres appuyé. Combien aujourd’hui encore, à travers le souvenir de cette nuit enragée, il me manifeste le signe de ta confirmation démoniaque, ô nonne des liturgies du pervers amour ! Il me dissimule tes yeux et ton front, trônes d’une splendeur plus absolue que l’orgueilleuse beauté corporelle qui seulement te fut adjugée ! Aude ! Aude qui m’empoisonnas avec des philtres plus ardents que les asphaltes, sucs des âcres colchiques et des torpides belladones où tu mis macérer, pour en exagérer les subtils venins, le sang et les feux des damnables joyaux de ton corps, oui, ton masque encore, après ce temps, simulacre de ton nocturne rire en velours, me suggère je ne sais quel équivoque ornement, ironique et funèbre, sournois et homicide, dont s’allégorise le pontificat de la femme.

 

Aude me fit un signe. Aussi promptement qu’avaient chu ses robes, elles remontèrent et la vêtirent. Comme si une hallucination eût leurré les gens qui étaient là et moi-même, elle sembla, sous des voiles qui ne s’étaient pas dépliés, avoir gardé inviolé le secret de sa beauté. Un de ces imbriaques se leva en trébuchant et déclara que les flambeaux, après un tel spectacle, n’étaient plus dignes d’éclairer la nuit. Celui-là était un artiste sensible aux magnificences de la vie. Mais les femmes hurlèrent : À bas le masque ! Comme des ménades, elles battaient l’air de leurs poings crispés. Une confusion régna, je n’eus qu’à bousculer quelques sièges pour gagner, sans être aperçu, l’escalier. Déjà Aude m’y avait précédé. Fuyons, fuyons ! me dit-elle. Ses jupes tourbillonnèrent comme les ailes d’un oiseau des ténèbres. Nous étions pareils à deux complices après un louche conciliabule. Sans retourner la tête, nous nous jetâmes à travers les ombres de la rue, blêmissantes du triste jour prochain.

 

Mes alcools cuvés ne me laissaient plus qu’un grand accablement morne. Des sueurs me glaçaient le dos ; je ne pouvais arrêter le claquement de mes dents battant la fièvre. Et je croyais échapper à un cauchemar, à une assemblée de spectres, à l’horreur d’un sacrifice humain. Aude avec passion se serrait à mon côté. Ni elle ni moi ne nous étions encore rien dit comme si après une telle chose nulles paroles n’auraient pu venir à bout de combler les puits de silence où je fus voisin de la mort, où peut-être elle se sentit plus proche du sens de sa vie.

 

Une clef tourna dans une porte. Ce ne fut qu’en m’affaissant entre les draps, aux clartés vacillantes d’un flambeau, que je connus que nous étions rentrés chez moi. « Non ! non ! m’écriai-je aussitôt, pas de lumière ! Il ne faut pas que la lumière éclaire encore nos visages ! » Je l’entendis rire doucement et elle prit ma bouche entre ses lèvres dans la nuit retombée des rideaux. Les affres mouillaient ma chair. J’éclatai en sanglots, je lui avais retiré ma bouche, je me tordais en l’injuriant et en pleurant dans l’oreiller. Des pointes entrées dans mes os ne m’auraient pas convulsé plus atrocement. Aude ! exécrable Aude ! va-t’en ! Tout est fini. Je n’avais pas connu encore un tel désespoir. Je redevins sensible comme un jeune homme avant les retours émoussés de la faute. Je fus l’homme déchu au fond de l’abîme et qui n’espère plus le bienfait des résipiscences. S’il est des balances après la vie où se pèsent le mal et les intentions, l’excès de ma douleur dans ce moment dut racheter une part de mes lourdes défaillances.

 

Je battais les draps avec mes mains. Je cognais au mur ce front qui s’était courbé sous les pieds de la Bête et qu’avait engorgé le vin noir des frénésies luxurieuses. J’aurais voulu, en m’arrachant les yeux, détruire l’abominable vision d’une chair brandie comme un défi à la sainteté de l’amour. Une obscurité profonde nous enveloppait ; elle fut le signe sensible de mes dérélictions, à l’égal de la nuit spirituelle où avait sombré mon âme. Et ensuite mes nerfs se raidirent : je perdis le sens et expirai aux ombres inconscientes.

 

En rouvrant les yeux, j’aperçus Aude assise près du lit dans le matin blafard filtré par les stores. Son visage impassible était tourné vers moi. Elle ne me dit rien et elle m’épiait. L’oubli légèrement d’abord plana, la vierge douceur du retour à la vie. À peine, dans le brouillard des idées, les objets prenaient une forme. J’éprouvais la mollesse du réveil après un long repos bienfaisant. La nuit parut avoir emporté dans ses crêpes noirs les secrets. Aude elle-même sembla loin des ombres, sans mystère. Mais presque aussitôt la certitude perça ; son livide visage, brûlé par les flambeaux, me causa une si grande horreur que j’appuyai, pour ne plus le voir, la main à mes paupières. Le jour me blessait comme s’il m’eût surpris dans ma nudité grelottante. Il restait lui-même blessé de heurter cette face cadavéreuse et de n’en pouvoir éclairer les replis. « Ferme ces rideaux, Aude, lui dis-je. Je t’en prie, ferme-les avant que je rouvre les yeux. Oh ! pourquoi ne suis je pas resté là-bas sur l’autre rive plutôt que de me ressouvenir ! »

 

 Je me sentais à présent faible comme un enfant. La violence de la douleur n’était plus qu’un mal irrésigné qui coulait au flux léger des larmes, car encore une fois je m’étais remis à pleurer.

 

Elle se coucha près de moi, elle avait gardé sa robe par je ne sais quel simulacre de décence et de repentir qui parut l’habiller pour moi de pudeur comme elle avait été nue devant les autres. Cette ruse ne fit ainsi que me rendre sa nudité plus nécessaire. Cependant je la repoussais encore, je ne la haïssais plus, je me défendais de la désirer déjà comme une amante qui s’humilie d’avoir été infidèle. « Aude ! qu’as-tu fait ? Ce corps qui était mon bien et ma folie, des hommes l’ont possédé par la concupiscence des yeux ! Je ne pourrai plus te voir sans penser à cette nuit exécrable ! » Sa bouche effleura mon oreille. Elle me parla comme une prêtresse après l’accomplissement d’un rite occulte, elle me dit avec un orgueil attristé : « Enfant qui ne sais rien des ressources dont s’adjuve le plaisir ! Tu n’avais donc pas compris que ce que j’ai fait, je ne le fis que pour toi ! » Oh certes ! elle fut sincère en m’attestant ce dessein ; sa voix, pour me persuader l’acceptation honteuse, prit la nuance du bon amour. Et je ne savais encore ce qu’elle avait voulu dire, déjà je la croyais. Son charme aussitôt s’exaspéra de demeurer voilée en ce mystère après avoir été la prostituée nue des maisons d’amour.

 

Mes rêves remontèrent, des parts de ma vie se figèrent dans le délice glacé, dans la beauté effrayante de cette minute où elle parut possédée elle-même plus que je ne l’étais. « Aude ! Aude ! se peut-il ? » Elle mangeait le souffle à ma gorge avec une bouche qui me répondait : « Va ! fie-toi à ton Aude ! Elle seule fut calme pendant tout ce délire. À présent l’amertume et la volupté nous attacheront ensemble par des liens indissolubles ! » Elle mit la main sur mes yeux et je sentis au mouvement de son corps qu’elle se penchait par delà le lit. Ensuite elle retira sa main et présent elle était près de moi avec son masque noir au visage, comme la mort. Avec son masque ! Prenez attention à cela, avec son masque ! Elle ne m’eût pas mieux défié et cependant la vue de ce bout de carton qui sous les lampes avait paru rendre sa nudité plus nue, ne me causa pas l’horreur que j’avais ressentie tout à l’heure en apercevant son visage près du lit. Oh ! elle savait exprimer jusqu’au bout les jus du fruit malfaisant ! Elle était tout le verger vert et pourpre des industries de la chair !

 

Le masque me jeta dans une crise nouvelle de sanglots, d’ardente sensibilité blessée. Mais elle l’approcha de mes yeux et prit ma bouche dans la sienne. Aussitôt je fus transporté de toutes les puissances du désir et de la jalousie. Je ne croyais pas qu’il y eût à de telles profondeurs de dépravation de si altérants plaisirs. Mes mains qui voulaient frapper mollirent. Je lavai de mes salives, je châtiai de mes morsures le flanc et la gorge qui avaient subi l’outrage des regards. Elle m’eut glacé, torturé d’amour et d’agonie, dans le spasme sadique, dans le péché de la pensée plus effrayant que l’autre. Les herses de nouveau me labourèrent, enfoncèrent la vision nue au recroquevillement de mes moelles. Elle redevint le grand corps impudique brûlant d’yeux dardés sous les lustres. Ils adhéraient à sa peau, ils corusquaient d’éclats rouges, de feux fascinateurs et terribles ; toute sa chair en saigna par mille plaies. Ils l’ondoyèrent d’une ardente tunique que retroussait la frénésie de mes caresses. Leur grappe flambait et crépitait sous la colère de mes baisers. Et ensuite il me resta à la gorge un sel âcre, une saveur oxalique, encore inconnue.

 

Je comprenais maintenant pourquoi Aude s’était livrée en spectacle à ces hommes. Nul d’entre eux jamais ne soupçonna la raison de ce simulacre d’holocauste ni la grandeur de perversité qui lui fit imaginer l’offrande publique de son corps comme une excitation dévorante aux soifs du seul élu. Ce fut le mystère d’une communion impie où, sous les espèces du sang et de la substance, elle coula jusqu’aux sources empoisonnées de mon être et rafraîchit le charme usé des anciens maléfices. Alise ! amoureuse Alise ! petit animal sauvage, cœur mutiné de vierge folie, que n’avais-je écouté le signe de ta main ! Ta chère ombre m’avertissait de fuir, d’aller où toi-même étais allée plutôt que de céder au redoutable enchantement. Par delà la vie tu me restas secourable et je ne t’ai pas obéi !

 

Des répliques de ce rite nouveau ensorcelèrent nos plaisirs. Il compléta mon intronisation aux saints ordres de la Bête. Aude arrivait au lit et fixait le masque à son visage comme elle eût vêtu les insignes d’un pouvoir bestial, comme elle eût endossé la toison, le symbole d’une tunique de poix et de flammes. Aussitôt j’étais supplicié d’exténuantes ardeurs ; les cantharides me brûlaient les os, la morsure des plus diligents vésicatoires. Aucune pharmacie n’eût égalé les vertus de cette simagrée qui sur-le-champ me restituait la parade publique, la débauche des yeux et les flambeaux. L’affreuse certitude se manifesta plus irrémissible. Elle m’avait sous la peau jusqu’aux os comme le boucher, comme le sacrificateur des abattoirs. Une bête en moi meuglait de panteler aux pendoirs de l’écorcherie. Cependant la porte était ouverte. Là-bas verdoyaient les salutaires campagnes ; les prairies de l’été distillaient des baumes réparateurs, mais des liens solides m’attachaient à l’anneau. Le bœuf stupide ne se détourne pas du couteau qui lui tranche les carotides.

 

Sa science ainsi un peu de temps me départit un corrosif et vénéneux bonheur. J’en restais torturé de douleur et de honte. Je n’osais plus regarder aux miroirs mon visage d’où à jamais s’était effacée la beauté. Le sentiment de l’irréparable de nouveau m’investit avec une force et une clairvoyance transperçantes. Des crises de sanglots quelquefois, quand Aude était partie, me convulsaient, obscures et sincères, car dans ces moments j’avais le propos de me racheter et à la fois je me sentais abandonné de moi-même. Aude, clandestine et vigilante sous le velours du masque, raillait ces mouvements d’une âme où sous l’épée du vain archange toujours ressuscitaient les tronçons coupés de l’hydre. Elle n’eut que trop raison, car des périodes d’inertie soumise, de torpeur opiacée succédèrent à ces transports. Les lourds pavots, la stupeur du haschich m’accablaient comme un songe de limbes mornes, comme un terne et avilissant sommeil. Aude prenait ma bouche sous son loup ; la tentation aussitôt me récupérait, le spasme vésanique ; et ensuite il ne me restait plus que l’âcre saveur, comme l’arrière-goût de la ciguë et de la décomposition.

 

Cependant Aude avait trop préjugé de mes passivités et annula ainsi l’efficacité durable de son pouvoir. Les limites de la nature furent excédées ; les pointes de la herse dont cruellement elle torturait ma passion s’émoussèrent. À force de macérer aux épices et aux acides mes mortifications comme une putride venaison, elle parut avoir elle-même rendu inévitable le suspens à mes décrépitudes trop serviles. Je connus la satiété de toujours effacer avec des pleurs et des baisers les tenaces stigmates, d’expier par de douloureux retours les croupissements qui me rendaient le complice de ce corps artificieux et despotique.

 

Les réplétions de mon dégoût débordèrent ; l’être intime, outré d’humiliations et de servage, réagit par la force secrète qui délie jusqu’aux consentements les plus endurcis. Il me vint alors un état noir de prostration physique et d’angoisse morale où commença à sourdement travailler l’aspiration à la délivrance. Elle n’y soupçonna qu’une brève défaillance, la trêve forcée du déclin des forces après de trop durables excès, et comme il était arrivé déjà au cours de mes crises antérieures, elle tenta d’y remédier par d’onctueuses perfidies, mais l’ironie de ces soins dénota un calcul trop visible. Ils me devinrent significatifs à l’égal d’un toxique qui ne différerait la mort que pour la rendre plus sûre. Ses frauduleuses charités équivalurent aux alcools au moyen desquels le patient est ravigouré sur les marches du supplice.

 

Les anciens ferments s’aigrirent. Des dissentiments éclataient, violents et prompts, aggravant nos torts, renouvelant les scènes qui nous avaient déchirés dans le passé. La vie nous devint misérablement une suite de ruptures et de raccommodements. Quand je lui revenais, elle prenait ma bouche entre ses lèvres ; je ne savais plus pourquoi je l’avais quittée. Cependant, dans une heure lucide, j’avais arraché de son visage le masque aux trous noirs, j’en avais dispersé au feu les lambeaux. Le talisman par lequel furent enchaînées mes connivences se trouva ainsi brisé. Privées de ce triste adjuvant, nos réconciliations n’étaient qu’un mensonge sans ragoût. La mesure un jour se trouva comble ; j’osai lui représenter l’indignité pour tous deux d’une telle existence. Elle ne témoigna ni surprise ni tristesse ; elle parut plutôt détachée de l’événement comme si au fond elle n’y attachât point d’importance ou qu’il n’eût comporté qu’une solution temporaire.

 

« Oui, me dit-elle, peut-être c’est là une sage idée. Aussi bien… » Je ne sais pourquoi elle se mit à rire tout à coup. Je craignis qu’elle me répétât le mot terrible par lequel je lui restais livré comme une bête au boucher. Oui, pensais-je, cela, sûrement elle va le dire. J’en ressentis un trouble violent jusqu’en mes os comme si, au moment de rompre la chaîne, ces os tressaillaient de lui appartenir encore. Je m’attendis donc à ce qu’elle me reparlât de la chose qui en moi, sous ma peau, lui restait vouée. Et ainsi son rire eût eu un sens effrayant, s’appliquant à ma possession. « Aussi bien, ajouta-t-elle après avoir paru réfléchir n’êtes-vous pas le maître ? » Ah ! voilà, elle disait que j’étais le maître, elle n’eût pas dit autrement que le mouton est le maître de tourner le couteau contre le boucher. Étais-je seulement assuré que je n’avais pas cédé dans le moment à une impulsion sans durée ? Maintenant je comprenais la cause de son rire ; et cependant elle me parlait sans ironie bien qu’il n’y eût pas d’ironie plus terrible. « Eh bien, lui dis-je avec force en me ramassant comme un homme qui franchit un fossé, puisque c’est là, Aude, ta pensée comme la mienne nous reprendrons chacun notre liberté. » « Mais oui, fit-elle, rien n’est plus simple. Il est étrange que nous n’y ayons pas songé plus tôt. » Elle affecta dès lors une sorte d’humilité comme si elle ne doutait plus que je ne fusse réellement le maître et ce jour-là ni le jour suivant, elle ne prit ma bouche dans la sienne. Je résolus donc de quitter la ville et précipitai les apprêts de mon départ. Mais le soir du troisième jour, elle entra dans ma chambre et voulut me baiser les lèvres. « Écoute, Aude, lui dis-je brutalement, il y avait au porche de la cathédrale une fille comme toi sur les genoux du moine. Tous deux brûlaient et aucun d’eux ne savait que le feu était déjà à sa chair. » Il n’y eut là qu’un rapport apparent avec la bouche qu’elle m’offrait et mes prudentes et tardives contritions. Cependant je continuai à crier : « Aude ! Aude ! le moine brûlait et cette fille avait un museau de chien. Ne trouves-tu pas cela vraiment diabolique ? » Elle me répondit avec douceur : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Mais, si vous m’en croyez, nous irons là encore une fois. » Et elle me montrait le lit. Alors j’eus une crise de larmes violente. « Cela, non, ma chère Aude ! Cela jamais plus ! Vois-tu, à présent il faut que nous allions chacun par des chemins différents. » Elle haussa les épaules ; elle n’était pas irritée ; elle me dit avec des yeux frais, presque des yeux d’enfant : « Eh bien ! qu’il en soit fait comme vous voulez. Ce n’est pas moi qui suis revenue la première. Maintenant c’est vous encore qui vous en allez comme vous étiez revenu. » « Oui, répondis-je avec une peine horrible, il y avait là-bas de tranquilles campagnes et des âmes simples. J’ai tout quitté pour te revenir. Ah ! Aude, pourquoi ne m’as-tu pas aimé ! Je ne serais jamais parti. » Sa beauté lui sortait du corps comme un animal sauvage, comme la force indomptée des tigres. Moi, je tremblais, je n’osais plus la regarder. Elle fit un pas de mon côté et de nouveau elle se mit à rire avec sa bouche muette. Alors je lui criai durement : « Va-t’en ! Va-t’en ! » Elle me regarda avec étonnement comme si j’avais perdu la raison, puis se tournant vers la glace, elle rajusta tranquillement son chapeau d’un léger tapotement de ses mains. Il sembla qu’elle n’eut vraiment songé qu’à ce soin futile et je m’aperçus derrière elle, dans les cercles clairs du miroir, avec mon geste ridicule.

 

Ensuite elle s’en alla ; ses belles hanches ondulèrent vers la porte et là seulement elle parut se rappeler que j’étais quelque chose encore dans sa vie. « Je voulais te dire ceci, fit-elle. Si tu crois en avoir assez de moi et que tu ailles vivre dans une île et qu’il y ait là une fille à ton goût, eh bien ! c’est encore à moi que tu penseras quand elle se déshabillera pour toi. Et s’il n’y a que toi dans cette île, tu te rouleras dans l’herbe, tu prendras la terre dans tes bras et tu la posséderas en m’appelant par mon nom. Aude n’est pas de celles qu’on oublie. » Je refermai la porte sur elle. Je pensai : « Maintenant il faut t’en aller comme si le feu était à la maison. »

 

Aude vint une dernière fois chez moi ; nous n’échangeâmes que de rares paroles sans rapport avec la séparation. Je lui avais offert de garder, en mémoire de notre amour, les meubles de mon appartement. C’était dans mon esprit le legs d’un homme qui pour elle se retranchait de la vie. En y consentant sans réticences, elle ne parut nourrir aucune arrière-pensée, mais sitôt que je lui eus mis les clefs entre les mains, elle détourna son visage. Je ne sus pas si elle riait. J’avais plutôt l’air de quelqu’un qui déjà pense au retour. Cependant j’étais décidé à ne jamais la revoir ; nous avions passé par de telles douleurs qu’une libération définitive semblait pour tous deux le seul bonheur encore espérable.

 

Une grande douceur, l’espoir d’une vie délivrée passa dans l’heure légère. « Aude ! oubliez-moi comme je vais tâcher de vous oublier moi-même. » En lui parlant ainsi, je lui pris la main et les larmes me suffoquèrent. Ce fut elle qui la première me rappela à l’inflexible devoir. Elle ouvrit la porte, me fit un froid signe d’adieu, descendit deux marches ; mon cœur se déchira, je l’eusse rappelée. Mais elle se retourna et me dit avec une assurance tranquille : « Quand vous reviendrez, le lit sera prêt comme l’autre fois. »

 

Je revins à la maison d’enfance. Le grand chien était mort d’ans et d’offices. La chatte avait tant provigné que tous les environs étaient remplis de ses portées. Et il y avait toujours là, comme une vieille parque filant dans l’âtre de la cuisine, la servante qui avec piété gardait les anciennes images. Ce fut cette domestique fidèle qui me mémora ces événements sur le seuil de ma chambre. Et nulle autre chose n’était advenue : j’étais parti, je revenais ; l’artison un peu plus avait vrillé le bois de l’horloge qui sonna l’heure de ma naissance, l’heure à laquelle mon père expira.

 

Moi seul avais changé, moi seul rentrais dans cette maison toujours debout avec mon âme et mon corps délabrés. Les chandeliers étaient restés sur la cheminée, devant le lit vide où j’avais vu un solennel et froid visage d’éternité tristement me regarder. Ensuite je montai chez le Vieux, dans la petite chambre sous le toit. Là aussi, comme au temps où il tressait ses filets, une intime vie continuait à animer le silence.

 

Lui et mon père successivement étaient partis dormir leur grand sommeil près de ma mère. Mais leur essence spirituelle subsistait parmi les poussières comme s’ils n’avaient pas résigné la forme matérielle, comme s’ils allaient reprendre la place délaissée pour un prompt et passager voyage. Alors, près de la couchette de fer du bon géant, je repensai à Alise, à la petite noyée des berges de la rivière.

 

Ombre ! Peut-être celle-là, avec son spasme d’amour rentré, m’avait le mieux aimé. Alise ! Alise ! j’irai vers la prairie, je couperai les grands roseaux, j’en joncherai la place où j’embrassai tes yeux sans vie. Et je ne savais pas si seulement il y avait encore là-bas le bosquet d’arbres près desquels je l’avais aperçue la première fois faisant pâturer ses vaches.

 

Je pleurai de bonnes larmes ; leur rosée me rafraîchit. Je me sentais si vieux, je traînais après moi la misère du monde comme un homme qui a vu la mort et qui à présent ressuscitait. Pourtant c’était bien dans cette même maison que j’avais ressenti les premières atteintes du mal.

 

Un grand calme me vint avec les jours, une sédation profonde comme dans un bain d’oubli. Parmi le silence des chambres, je ne faisais pas plus de bruit moi-même que les légers fantômes qui les traversaient en réveillant le souvenir de leurs pas d’autrefois. J’allais avec les morceaux brisés de ma vie dans mes mains comme quelqu’un qui porte des reliques et craint de les laisser choir sur le chemin. Et j’avais repris possession de mon petit lit de jeune homme, je vécus tout un temps derrière les volets clos, d’une vie de mystère, n’ayant auprès de moi que ma vieille servante comme la gardienne de mes ombres. Je ne pensais plus à Aude. Nous nous étions quittés dans une trop grande lassitude du mauvais amour.

 

Je redevins un autre homme, je voyais autrement les choses. Le mal n’était pas ce qui m’avait été dit, la volupté de mon corps, l’art d’en tirer du bonheur comme un poète déroule les beaux vers, comme un artiste combine des mosaïques et des émaux. Mon corps, en effet, m’a été donné par la nature comme la source de mes joies, comme une possession personnelle et libre, afin que je jouisse du faisceau qui en lui coordonne mes sens subtils et radiants, afin que je m’assoie à la table où, pour ma faim et ma soif, de beaux fruits me sont à toute heure du jour offerts. J’ai conduit vers les fruits d’amour, j’ai mené au désirable verger de la femme le bel animal vierge, ce n’est pas là le mal. L’élan vertigineux de l’esprit a pour contrepoids, dans la statique du monde, les assises profondes de l’être physique. Une unique fois j’avais dans le soir du bois, avec une âme simple, entrevu sa beauté émouvante et ingénue à l’image de Dieu. Ensuite cette chose très grande n’était plus revenue : Aude et moi étions retombés à la Bête. Et ceci seulement était la chose misérable et sacrilège, sortie de la douleur du corps méprisé, de l’amère certitude d’avoir pour jamais résigné Éden. Dès lors je restai possédé d’un érotisme furieux et mystique, étant devenu moi-même la Bête comme au temps de Baal. Je traînais le remords de ma force pour avoir méconnu le sens divin inclus en ma chair, l’innocent animal accordé aux faunes, aux essences vertes et aux météores. J’avais perdu la virginité de nature ; la caresse ingénue de la douce femme animale me serait à jamais refusée. Mais toutes celles que j’aimerais, je les verrais avec le signe impur de l’Idole.

 

Celle-là, sous les pierreries, avec sa beauté peinte, était la poupée d’amour adorée des hommes de mon temps. Tout enfant, on la mûrissait pour les rites du sérail, comme une courtisane sacrée. Elle avait le front étroit, lourd d’une fauve toison. Là-dessous bouillait une âme malade, avec une substance grise moralement différente de la mienne, comme si son sexe, l’organe de vie et de mort, elle le portât remonté entre ses courtes tempes. Et le monde entier était son église. Les poètes et les artistes en avaient façonné les parois de matières précieuses, afin de rehausser l’éclat des sacrifices qui lui étaient dédiés. Innombrablement, aux entrailles de la terre, un peuple hâve mourait d’extraire pour sa gloire les gemmes et les métaux. Des races avant moi, pensais-je, aussi se fondirent au creuset d’Aude.

 

Cependant, ainsi qu’après une balsamique saturation, mon âme lénifiée parut avoir dépouillé son âcreté ancienne. Ma vie quiète et légère fut l’image du mol automne après les feux orageux de l’été.

 

Je commençai à sortir, j’aimais entendre des remparts, par-dessus le soir brumeux de la ville, monter, au tintement d’argent clair des cloches, la prière des paroisses. C’était là pour moi une sensation infiniment pure et lointaine d’enfance comme les bonnes paroles réconciliées qui parlent d’espoir. Je ne me retournais plus sur les femmes qui passaient.

 

Une jeune fille, un délicieux visage d’innocence quelquefois descendait au jardin, dans la maison qui joignait la mienne. Elle errait là un peu de temps parmi les fleurs, sous les arbres. Et il n’y avait entre elle et moi que la pierre recouverte d’une chape de clématites. Une paix profonde suivait ses pas sur le gravier clair, azuré d’une lumière de ciel. Je savais qu’elle avait de petits souliers légers de toile blanche.

 

Moi, je regardai d’abord avec indifférence, entre les lamelles des persiennes. Je demeurais ainsi caché pour elle, avec des yeux calmes que caressait l’aimable tissu de sa robe comme un nuage autour de la forme de sa petite gorge. Et les mauvaises images étaient restées à la ville, derrière moi.

 

Je l’avais connue enfant, de l’autre côté de ce mur. Alors elle jouait et riait franchement d’une petite vie joyeuse et animale. Il venait aussi d’autres enfants. Je les voyais de ma fenêtre, à travers les bouquets roses dont se fleurissait à l’été un vernis du Japon.

 

C’était à cause de ce bel arbre que nous nous étions brouillés, ses parents et les miens. Jamais je ne pus pénétrer dans le jardin et elle grandit là, mystérieusement, en même temps que s’épaississaient les branches roses. Maintenant celles-ci faisaient une grande ombre sur mes allées. Et je la regardais marcher parmi les fleurs, de la même fenêtre d’où je l’avais vue avec mes yeux d’enfant.

 

Ô le trouble à la longue de se dire qu’un être vierge, une âme ingénue et qui s’ignore, respire et dort de l’autre côté d’un mur !

 

Ma vie petit à petit s’anima à cette vision des mêmes heures. Elle descendait au jardin, elle allait jusqu’aux troènes à l’odeur de cire et d’amandes ; leur efflux subtilement s’évaporait jusqu’en ma chambre. Je suivais, dans la clarté du chemin, ses pas blancs ; ils soulevaient doucement, comme un petit flot d’argent, comme un léger bouillon d’écume, le rebord de la robe claire. Et elle savait à présent qu’il y avait dans la maison voisine quelqu’un qu’elle aussi avait connu enfant. Parfois très vite son regard remontait, un orient d’eau de perle, la rosée du matin dans un calice de fleur. Elle avait de beaux cheveux d’or comme un champ de blé mûr, une moisson d’août.

 

Je pensais : Il était une fois une jeune fille derrière une fenêtre. C’était déjà un souvenir ancien : Aude encore ne m’était point apparue. Cette jeune fille avait des cheveux d’or et d’argent ; toujours fleurissaient à ses mains les belles laines, la mystérieuse trame de vie. Et puis un jour elle passa dans la rue avec le balancement léger de ses hanches et elle fut une femme comme toutes les autres.

 

Oh ! croire que pour celle-ci aussi, pour cette novice enfant derrière le mur, je pourrais être le triste jeune homme aux mauvaises pensées, celui qui regardait jouer la nudité des femmes sous les robes ! Je m’en allai de la fenêtre.

 

C’était hier, c’était aujourd’hui. Je ne sais plus quand cela se passait. Une jeune fille au jardin descendait comme dans les légendes.

 

Oh ! non, cette petite âme blanche des matins du jardin n’était pas Aude, n’était pas la Femme. Moi, je la voyais bien purement dans un nuage de mousselines comme une petite Sainte Vierge des processions, comme la très immaculée Vierge Marie aux pas blancs dans une chapelle. Et un peu de temps je ne songeai à rien autre chose. Mais une fois, entendant sonner les cloches de la mort à l’église, je me dis qu’on sonnerait ainsi pour moi un jour. Elle serait là peut-être, elle apprendrait que c’était pour ma mort que sonnaient les cloches par-dessus le mur et elle n’en aurait point de tristesse.

 

Cela m’émut sur moi-même affreusement. J’étais entre les deux chandeliers comme mon père, comme le Vieux, couché dans mes draps. Qui donc serait venu ? J’avais vécu sans amis. Il n’y avait dans l’odeur funèbre de la chambre que la vieille servante. Et voilà, j’étais maintenant sur le lit avec un froid visage solennel et je n’avais jamais connu le grand amour.

 

J’entendis battre la petite barrière peinte en vert qui clôturait le jardin. Les moindres bruits de la maison à présent m’étaient familiers. Je sus ainsi qu’elle allait venir. Et elle parut, elle fit quelques pas ; elle avait un grand chapeau de paille claire relevé d’un nœud de soie bleu tendre. Je voyais sa nuque lumineuse, je ne pouvais voir ses yeux.

 

Moi aussi j’avais fait un pas, je vins au bord de la fenêtre et pour la première fois je l’ouvris. Tout de suite, avec un petit cri blessé, elle remonta l’allée et rentra dans la maison.

 

Je n’étais plus triste, je ne pensais plus aux cloches de la mort. Cependant je pleurais très doucement pour une chose en moi profonde et inconnue. Je ne savais plus même seulement son nom. Ô ton cher nom, le nom avec lequel tu vins à la vie, duquel on t’appela toute petite ! J’étais un si étrange jeune homme.

 

Maintenant je tirais un peu sur le châssis de la fenêtre, pour qu’elle sût que j’étais là. Ensuite elle venait, elle semait ses petits pas blancs sur le chemin comme les fleurs et les grâces de Marie. Elle devint ma petite reine ingénue d’Éden ; sa présence me faisait monter aux joues une rougeur vierge. Alors aussi un flot de vie, toute une mer passait sous mes arches. J’avais la sensation d’une autre existence où déjà elle m’eût apparu.

 

Elle fut ainsi la petite âme d’éternité qui, du fond des âges, arrivait à moi, avec ses heures dans la main. Se dire cela ! une vie qui depuis des mille ans attendait de l’autre côté du mur dans l’ombre, une vie qui déjà vivait en les multitudinaires vies des âges et qui tout à coup venait là par les sentiers du jardin !

 

J’avais oublié que j’avais pensé cette même chose à propos des autres.

 

Une voix dans la maison appela : Vive. Je me souvins alors qu’on lui donnait ce nom fluide et musical. Et elle n’avait plus son cri blessé quand j’arrivais à la fenêtre. Elle s’arrangeait pour ne point paraître me voir. Et cependant une fois elle regarda et dès lors elle regarda toutes les autres fois. Je lui souriais avec respect et timidité, et je disais en moi, avec le tremblement de ma bouche : Bonjour, Vive ! de longs instants.

 

Maintenant je croyais être sûr de l’aimer très purement : je n’étais plus le même vieil homme. Ô Vive ! adorable Vive ! J’ai longtemps dormi d’un effrayant sommeil plein d’hallucinations et j’ouvre les yeux, je m’éveille seulement. Je suis vierge comme le matin.

 

Quelquefois, dans l’après-midi de ces jours d’été, sous la palpitation électrique des nuages, il arrivait des éclats de cuivres voilés par la distance. Une musique militaire jouait là-bas sous les arbres du parc. Alors je ressentais en moi une peine de délices qui me faisait mollement pleurer. Je croyais qu’elle aussi mollement pleurait dans la maison des larmes couleur de ses yeux bleu de ciel.

 

Je commençai ensuite à endurer d’étranges souffrances. Tout mon être en ses racines vibra à la vie qui s’agitait dans le mystère de maison de ma chère Vive. J’avais rapproché mon lit de la muraille afin d’écouter le tressaillement sourd de l’inconnu de cette vie par delà la cloison.

 

Les pierres bientôt se sensibilisèrent d’efflux vitaux, d’un émoi magnétique comme de la substance chaude. Et déjà il était trop tard quand je voulus retirer le lit. Ces pierres, qu’elle effleurait du frôlement de ses robes, avaient été de la terre grasse et poreuse, une part du grand organisme avant de devenir des briques dans le four ardent. Moi, je les animai d’esprits subtils par quoi elles se pénétrèrent de l’odeur blonde de ses cheveux, du vent léger de sa respiration. Vive vivait derrière ce mur ! Vive, penser plus troublant ! dormait là ses nuits à peine voilées !

 

Des bruits coururent, passèrent ; une voix sembla descendre d’un jubé, très haut sous les voûtes d’une église, une voix comme dans les cantiques du mois de Marie, onduleuse et lente d’un long frisson d’âmes ainsi que le vent dans un champ d’avoines. Et puis des petits pas, les pas blancs du jardin venaient vers moi du fond de la maison. Il n’y avait que ces pierres d’un mur qui nous séparaient, rien qu’une petite épaisseur à travers laquelle eût passé la vibration d’un baiser. Pourtant il me paraissait que cette palpitation émanée d’elle m’arrivait de l’autre côté de la vie, vague comme un rêve, délicieuse comme l’angoisse de la minute avant qu’un rêve soit réalisé. Et cela me fut si doux que d’abord je ne pris pas garde qu’ainsi à mon insu le mal me revenait.

 

Cependant je ne pensai pas tout de suite qu’elle aussi, cette petite Vierge du mois de Marie, avait des seins faits pour l’amour comme les autres que j’avais aimées. J’allai un soir vers la maison aux volets clos où mon père était allé aussi. C’était un soir que tout à coup la chasteté me tourmenta. Et ensuite pour quelque temps de nouveau je connus les sédations heureuses. Alors je pensai : chaque fois que je serai sur le point de toucher à ses voiles sacrés, je m’en irai à la nuit, j’épuiserai la Bête en moi. Mais voilà, je n’eus pas la force de retirer le lit et de l’autre côté du mur respirait mon bel amour. Quand je commençai sérieusement à songer à cette chose adorable qui était sa vie virginale, je ne fus plus le maître de récupérer ma raison. Déjà ma folie m’avait repris.

 

J’accordai dès ce moment aux rumeurs légères qui dépassaient la cloison un sens qui se rapportait à la vie de son corps. L’acuité de mon ouïe avoisina l’hallucination, et d’abord me combla de neuves et inouïes délices, comme si vraiment des effluves de sa présence se communiquaient à moi, comme si je sentais se raidir, à l’égal des miennes, les papilles de sa chair de l’autre côté de la cloison. Puis elle descendait au jardin, j’entendais battre la porte ; moi-même je venais à la fenêtre et je lui souriais. Cependant nous ne nous étions rien dit encore ; elle et moi nous n’avions échangé nulle parole, nul geste qui fût entre nous comme une promesse d’hymen. Mais je buvais la rougeur de ses joues, la grâce timide et charmée de son sourire ; et ainsi je m’aperçus qu’elle aussi subissait les fluides mystérieux.

 

À la longue je n’agis et ne pensai pas autrement que si nous nous étions avoué notre mutuel désir. Je baisais avec le tremblement de ma bouche le mur là où je croyais qu’elle aussi appuyait ses lèvres. Ô Vive ! petite Vive aimée ! un voile léger à peine recouvre ta poitrine et tu portes la main à tes seins, tu sens longuement tressaillir leurs pointes sous tes doigts. Ensuite tu vas à ton miroir et tu ne te connaissais pas encore avant ce moment.

 

Les âcres ferments remontèrent du passé. Je vis avec épouvante qu’elle aussi, je la désirais comme je les avais désirées toutes. Aude, avec son rire muet, m’avait dit : « Je t’ai sous ta peau. Quoi que tu fasses, tu me reviendras toujours à travers celles que tu aimeras. » Et voici que déjà le maléfice opérait en mes postulations secrètes. Une tunique empoisonnée adhérait à mes stigmates et me corrodait les os. Sous mon rêve vain d’une lustrale onde amoureuse revirginisant l’ancien pécheur, le cautère continuait à suppurer.

 

J’essayai de fuir l’obsession détestée. Je m’en allais très loin dans la campagne. Je partais écouter dans les soirs la bonne voix des cloches. Et puis avec des larmes, avec des sanglots dans la gorge, j’appuyais sauvagement mes baisers aux pierres de la cloison, je frappais le mur dans ma colère et mon amour. Vive ! toi aussi à présent je te déteste, toi qui ne fus pas plus forte que le mauvais amour ! Or, un soir, une petite main doucement heurta le mur à l’endroit où mes poings avaient heurté.

 

Alors j’eus une grande défaillance.

 

Par l’ouïe, par l’enchaînement profond des sens mes yeux s’éveillèrent, mes narines goûtèrent la subtile volupté du parfum, je perçus l’illusion de la caresse aux doigts. Elle fut nue devant moi, dans la beauté de ses hanches. Comme le lotus aux rives sacrées, elle s’épanouit secrète et vierge dans la palpitation de son jeune sang. Mystère d’un corps dont aucune soif encore n’approcha ! Source fraîche et ignorée au fond d’un bois ! Fontaine divine de vie dans l’ombre d’une chapelle, petite eau d’amour que nul regard ne profana ! J’étais, moi, le violateur qui se glisse dans la paix fraîche du matin. J’étais le chasseur de proies, l’antique robeur clandestin qui regarde par-dessus les clôtures. Le Vieux aussi avait dû s’introduire comme cela dans le parc gardé des vierges.

 

Cette virginité de Vive me mena donc au même point où m’avaient mené celles qui depuis longtemps avaient dénoué leurs ceintures. Elle me fut bien plus terrible, elle me consuma comme une poix ardente. À présent je m’inquiétais si elle aussi, à l’heure nuptiale, pincerait ma bouche entre ses lèvres. Et un jour je me dis : Va donc, sonne à la porte, prends avec sa mère les arrangements nécessaires puisqu’aussi bien celle-là doit t’appartenir comme les autres. Avec un grand battement de cœur, je sortis, je me dirigeai vers la maison. Mais comme j’étendais la main vers le timbre, je fus pris d’une peine horrible. Je pensai : Celle-là aussi, tu la jetteras sur le lit après qu’elle t’aura pris la bouche. Et déjà elle n’était plus la vierge délicieuse. Je souffris la plus sainte douleur de ma vie, et ensuite je m’en allai vers la maison aux volets clos.

 

Écoute, chère Vive ! Je ne suis pas l’homme que tu as cru ! Je ne verrai pas le beau soir se coucher par-dessus les arbres de ma forêt. Je ne verrai jamais les pures et nobles clartés de la fin d’une vie.

 

Je fus ainsi puni pour une erreur qui ne venait pas de moi. Si, plus jeune, on m’eût appris la beauté de mon corps et celui de la femme, je n’aurais pas eu les curiosités qui me dépravèrent. On m’avait dit : ta chair et toute chair humaine est la chose honteuse. Alors j’eus faim et soif de cette impureté de la chair, je restai voué à n’aimer aucune femme qu’à travers le goût amer du péché.

 

Je quittai la ville. J’errai en des pays. Je visitai les médecins. « Un régime sédatif… » Tous me disaient la même chose. Je ne les ai pas écoutés, je suis retourné vers la Bête. Aude, quand j’arrivai, me dit : – Vois, j’avais préparé le lit.

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2005

 

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