Camille Lemonnier
LES DEUX CONSCIENCES
(1902)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Les trois Bergers, sous leur bisquain gras, étaient frustes et doux. Ils avaient les pieds énormes et, pour marcher, s’appuyaient à de longs cornouillers noueux. La marne et la poussière squamaient leurs jambes rousses, sèches comme des écorces. Ils arrivaient des matins religieux du monde. L’Étoile leur avait apparu comme ils gardaient les moutons pour le boucher. Elle les avait conduits vers un pauvre bourg de Flandre. Ils avaient vu dans l’étable, à côté du bœuf, une humble femme qui tenait un enfant sur ses genoux. Et une voix, venue d’en haut, leur avait annoncé que c’était la Vierge avec l’enfant Jésus. Comme ils regagnaient leurs moutons, la voix encore une fois s’était fait entendre et leur avait dit : « À présent, suivez l’Étoile. Après mille et mille ans, elle vous mènera à Éden. » Et, ayant levé la tête, ils l’avaient aperçue comme un grand chardon d’or dans le ciel. L’aubergiste des Trois-Rois les avait régalés de riz au lait, et ensuite ils étaient partis. Quand la lassitude les prenait, ils s’asseyaient derrière une haie et ils jouaient de la cornemuse. Le soir, ils dormaient sous le toit d’une bergerie. L’Étoile aussi s’arrêtait près de la cheminée.
Ainsi marchant, ils avaient vu, dans un autre bourg de Flandre, crucifier un homme. Le boulanger, le brasseur, le marchand de lin, le maltôtier étaient là, avec toutes les petites gens des villages. Il était venu des soldats de la ville. Et ils avaient reconnu au pied de la croix la Vierge avec une autre femme qu’on appelait la Madeleine. Tous les moutons et tous les bœufs pleuraient dans la campagne. Les cloches sonnaient dans les paroisses. « Celui-là, se dirent-ils entre eux, nous l’avons vu, étant petit, dans l’étable, près de sa mère. Quel mal a-t-il pu faire pour mériter la mort ? » Et le marchand de lin leur dit : « Il a soutenu les pauvres contre nous, les riches. » Ils n’avaient pas compris.
Les Bergers allaient par les chemins couverts, sous l’aubépine et les cerisiers fleuris. Ils allaient le long des petites bordes, entre les champs d’orge et d’avoine. Le dimanche, dans les hameaux, on dansait au son du violon en se piffrant de koekebakken et lampant la bière fraîche de mars. Ce jour-là ils se reposaient, et l’Étoile là-haut fumait une bonne pipe. C’était comme une journée en paradis. Mais, le lendemain, ils reprenaient leurs cornouillers noueux. Selon que cela tombait, ils mangeaient des sauterelles, des navets, de beaux fruits d’or et des poissons crus. L’Étoile, toujours au bon moment, s’arrêtait par-dessus un verger, un vivier ou la mer.
Sous leurs os en pointe de clou, leur foi d’anciens hommes était demeurée farouche et naïve. Ils croyaient voir se lever Dieu dans le matin. En frappant la terre du plat de leurs paumes, ils disaient des mots bas qui faisaient sortir les belettes, les hérissons et les lapins. Ils causaient avec les moutons, les bœufs et les fauvettes. Personne ne leur avait dit ce qu’était Éden, et seulement ils savaient que c’était vers Éden que les menait l’Étoile. Dans leurs grands visages, rongés par le sel et le vent, le point clair des prunelles toujours regardait du côté de l’Orient. Une chaleur d’éternité gonflait leur peau à l’endroit où battait leur cœur. Et ils ne s’étaient plus arrêtés.
Ils avaient vu fuir, le long des petits fossés herbus, d’étranges créatures mi-hommes, mi-bêtes. Avec des voix d’accordéon, elles gémissaient d’avoir été des divinités. C’était là une surprise nouvelle pour les Bergers. Ils se grattaient la nuque et regardaient rôder en déroute la horde écloppée des nymphes et des égipans velus comme des bisons. Ils connurent alors que c’étaient les antiques symboles et les formes périssables du divin qui déménageaient. Ensemble, ils avaient été la joie, la grâce et les règnes. Courbés à présent vers la terre, avec des dodelinements de tête séniles, ils se parlaient d’un Olympe dont même le maître d’école ne parlait plus.
Un d’eux, avec une vieille barbe, par moments s’asseyait sur un débris de trône qui plutôt ressemblait à une chaise percée. Comme il était le plus âgé, il s’interrompait de radoter pour vagir comme un enfant. Il fallait alors l’amuser en remuant devant lui un tonnerre suranné qui éclatait avec un bruit léger de pois écrasés.
Les Bergers riaient de l’entendre appeler le maître des Dieux. Rien ne forme l’esprit comme les voyages ; ils n’ignorèrent bientôt plus la légende qui avait été chantée sur les lyres. Ils surent que ces anciens locataires d’en haut un matin avaient été brutalement expulsés, laissant au magasin d’accessoires la plupart de leurs attributs. Pour gagner leur vie, maintenant ils devaient danser sur la corde raide d’un arc-en-ciel décoloré. Ils exhibaient une ménagerie de bêtes rogneuses, lions, tigres, panthères, pégases pareils aux chevaux de bois des carrousels sur les foirails, les jours de liesse. Ils montraient aussi fièrement un aigle qui n’avait pu survivre à sa déchéance et que l’épouse du maître des dieux avait fait empailler. Dans les bourgs, les rustres les prenaient pour des bateleurs à cause de leurs nudités d’un rose déteint et plissé comme des maillots. Les vaches par-dessus les haies, quand ils passaient, meuglaient, la corne oblique, et les chiens tiraient sur leur chaîne. Quelquefois, de froid, de faim, il mourait une petite karite ou une muse au bord d’une mare.
Or, il était venu d’Orient de sombres dieux livides. C’étaient, ceux-là, les dieux de la fièvre, des vertiges et de la mort : l’Adonaï de Syrie, farouche et pleureur ; Sabas qui, en Phrygie, s’était appelé Sabaoth, roi des Sept Ciels. Et Bacchus, à lui seul, fut Attis, Adonaï et Sabas. Gras, efféminé, lubrique comme l’âne, sa monture, il déchaînait les démences, l’amour et les larmes. Le sang de la terre aux vendanges coulait, enflammait de fureurs les femmes et les hommes. La douleur, la soif ivre de souffrir après l’immense joie sereine d’Ionie ameutait les amantes sanglantes autour de la passion de Zagreus, du Jésus d’Asie, au sexe transpercé et lamenté par les saintes femmes. La lyre était morte, la flûte aigre et saccadée rythmait les rites funèbres, le râle ardent des corybantes, les cris gutturaux des psylles, des jongleurs, des pythonisses et des courtisanes. En écoutant hurler l’orgie sacrée, les vieux petits dieux harmoniques d’autrefois se jetaient la face contre terre. Les trois Bergers riaient et par jeu leur tiraient ce qui leur restait de barbe.
Wildman en était là de ses écritures. Depuis un mois, à travers la ponctualité d’un labeur quotidien, il travaillait à son nouveau livre. Et il l’avait appelé : Épiphanie. C’était là une parabole comme toutes ses dernières œuvres ; elle déroulait la courbe d’une humanité qui, partie des confuses et mortelles théodicées, aboutissait à la joie, à l’amour, à la beauté. Les Bergers, hommes de simple foi, pèlerinaient à travers les âges. Ils symbolisaient la caravane humaine en marche pour mériter les destinées heureuses. Après des laps millénaires, l’Étoile les menait au seuil des réalisations. Éden s’ouvrait, et l’homme qui avait fait les dieux à son tour s’attestait divin et accompli.
Wildman ainsi exprimait que la souffrance n’est qu’une des formes en décours de la graduelle élaboration des âmes : toute la vie, par la connaissance de soi et du monde, est dévolue au définitif bonheur. Le thème, avec ampleur, ondulait entre ses tempes. Il avait rêvé d’en faire une page touffue et vivante. Son art, d’une couleur sensuelle, violente et riche, évoquait Breughel et Jordaens. C’étaient les maîtres savoureux en qui naturellement se prolongeaient ses fibres flamandes. Il semblait s’en être assimilé la bonhomie narquoise et la truculence. Le tranquille et somptueux émail de cette peinture équivalait pour lui à un bouquet de sensations fécondes et toniques. Wildman se spécialisait par une tendance à penser optiquement : sa modalité cérébrale s’exprimait en mosaïques verbales, rutilantes et fleuries comme l’art des peintres.
Ce matin-là, comme tous les autres de l’hiver, il s’était levé à la lampe pendant que Bethannie, sa femme, dormait encore. La maison était petite, trois pièces en haut, trois pièces en bas, avec une vérandah qui s’ajourait sur la perspective large d’un lac bordé de cottages. Deux marches au bout du corridor menaient au jardin, une pente légère plantée d’arbustes et fermée d’une grille vers la levée qui longeait la pièce d’eau. C’était la demeure décente et modeste d’un honnête homme d’écrivain. Les chambres, le meuble, les aises suffisantes étaient comme des espoirs laborieux et réalisés.
Wildman, en descendant, avait trouvé sur le guéridon, dans la vérandah, le plateau où fumait son café. Un jour de givre au dehors se violetait d’aurore tardive. Il avait tiré les rideaux épais ; et, sans cesser d’empiler sur ses beurrées des languettes de viande fumée, il avait regardé à mesure par-dessus le lac monter la boule rouge, fumante du soleil. Ce déjeuner matinal était une fonction grave et joyeuse dans sa vie d’homme de travail. Il appréciait la sensualité des nourritures. C’était aussi l’heure où, dans une sorte de distillation intérieure, se décantait l’idée. La vitalité intellectuelle l’intégrait à la faveur de l’animalité renouvelée. D’un bref raccourci il tenait ramassée la ductile substance qu’il allait couler au gaufrier des mots. Wildman dans son art était un instinctif furieux et sensible. Sa mentalité lui proposait une fête constante de formes et de couleurs à l’égal des plus intimes délectations voluptueuses. Il vivait la matérialité somptueuse et dense de son œuvre comme son propre organisme extériorisé. Elle condensait sa spiritualité, ses gourmandises, le cours large de sa sève mâle.
Wildman ensuite avait allumé sa pipette, le cœur chaud, les tempes sonores. Les petites nuées améthyste derrière les verrières floconnaient à la dérive. Une mince pellicule de glace étamait le lac. Les arbustes du jardin et, sur les berges, les tamaris et les saules se peluchaient de frimas. Le gel des rainures se filigrana d’une féerie d’argenteries et de cristaux. Une filée d’or soudain glissa, prismatisa les airs amollis, irradia en rose dans les vitres. Et, en même temps que dehors la fanfare rauque d’une flottille de canards sillait parmi les légers glaçons, une intime vie frémissait dans la température haute de la vérandah, chauffée d’un poêle à combustion continue. Le canari en sautillant jetait ses battements de notes suraiguës. Toute la volière aux perruches, avec ses sautes de pelotes élastiques, jabotait dans l’ambre, l’or et l’émeraude. Un frisson détendit le sommeil sacré du palmier, immobile comme un bonze dans sa caisse laquée ; le terreau crépita sous le petit jardin des essences, dans les corbeilles.
Wildman alors avait senti venir l’afflux nerveux. Il aimait travailler dans la lumière légère et cristalline de la vérandah, au cœur de la vie verte, parmi le chamaillis et les battements d’ailes de la volière. D’un geste qui lui était familier, il avait ramassé au creux de sa main sa barbe couleur bière de mars et en avait humé l’odeur chaude. Puis, la plume au long des feuillets avait couru.
Et à présent il était près de midi ; le soleil écornait d’une dernière flamme en biais l’angle du vitrage. Les givres comme du sel fondaient. Wildman du pouce enfonça une pincée de tabac dans sa pipe, debout, les nerfs frémissants sous le molleton blanc de son veston, les regards vagues, noyés de rêve et de vision. Il était content de son travail : d’une force souple et bandée, il avait abattu ses quatre pages de grosse écriture lourde d’encre et barrée de ratures. C’était sa moyenne des bons jours.
Ah ! son carnaval des petits dieux vieillis, ombres falotes s’effaçant dans le crépuscule des âges, claudiquants et titubants sous leurs penaillons de pourpre et d’azur ! Ils emplissaient la parodie de leurs mines effarées et blettes, de leurs gestes fourbus d’histrions tombés aux parades de banlieue. Wildman, avec une verve paroxyste, en avait fait une farce macabre et bouffonne. C’était la dégringolade des antiques idoles sous les cieux renversés, le grand Olympe errant et bafoué après les ivresses cuvées, comme une mascarade de chie-en-lit dans l’aube blafarde. Tout le morceau, gras, tumultueux, outré, concertait une symphonie verbale, sonore de rires et de huées, où d’abord les sanglots des dieux ressemblaient au hoquet des derniers festins, où tout de même à la longue leur grande plainte continue, à travers la violence bourrue de la satire, finissait par remuer comme l’agonie d’un monde.
Maintenant, en tirant sur sa pipe, il relisait l’écriture toute fraîche, et soi-même se prenait à la grosse gaîté bruyante du morceau. Une puissance d’endosmose l’intégrait ; il s’incarnait la surprise amusée des Bergers, leur hilarité farouche d’humanité en marche devant ces spectres cocasses et funèbres, tout saignants de gloire humiliée et plus ridicules d’avoir été les maîtres des destinées. Sa barbe d’or s’agita sous la secousse intérieure : il eut le rire fort des hommes simples devant la joie des images. Mais bientôt leur lamentation le gagnait ; il cessait de rire et, avec des hochements de tête, à son tour s’apitoyait sur leur tragique aventure.
– Ah ! mes clairs dieux d’Ionie ! regretta-t-il d’une tristesse sincère qui tout à coup embrassait le cycle entier des adorables mythologies.
Par-dessus le pataugement de la cohue des grands et des petits dieux dans la boue des désastres, domina la grâce blessée des Vénus. Elles avaient été, celles-là, l’éternité nuptiale et heureuse ; leurs flancs, dédiés aux races, n’avaient pas cessé de palpiter au vent lascif des origines. Le rire extasié des âges les avait suivies le long des fontaines sous les myrtes et les oliviers. Tout l’antique Olympe demeurait ébloui de leur clarté jeune et fraîche. Les roses naissaient sous leurs pas ; les monts se modelaient sur la courbe de leurs seins ; l’éclat pourpré de leurs épaules, en se reflétant aux miroirs du ciel, faisait naître l’aurore. C’étaient les mythes sacrés de l’amour, de la beauté et de la joie. Et voilà que la grande nuit, pêle-mêle avec les dieux abolis, les balayait sur les pentes du monde. Une irrémissible flétrissure ratatinait leur essence d’anciennes petites belles. Comme une horde de biches malades, elles trottaient frileuses, pleurantes, mi-évanouies d’affres, râlant une petite toux de phtisiques, sur les pas en fuite de leurs livides compagnons. Wildman à la volée éparpilla ses feuillets sur la table.
– Ah ! dit-il, plus rien à faire ! Dodo les grâces et les ris ! De profundis, les Karites, les Muses et les Vénus, petite éternité finie ! Voici venir les vertus théologales.
Son âme sensuelle et panthéiste gémit. Il eut froid au cœur de sa riche vie nerveuse, sentant approcher la grande ombre. De l’autre côté des arbres, justement des cloches s’ébranlaient. C’était sa colère, cette église qu’un jour on lui avait plantée droit dans l’axe de sa maison avec ses briques rouges d’abattoir et de caserne, et là-haut, derrière les abat-sons du clocher, les fracas noirs, bourrus des cloches comme les roulements d’un jeu de boules dans le ciel. Ça lui cassait son paysage, son soleil, ses silences d’eau d’un bruit bête, monotone de gongs et d’os choqués, comme de funèbres mélopées, comme une litanie de mort et de ténèbres.
Les volées se gonflèrent, tournoyèrent sur la vision agonisante du vieux Pan. Tout croula, les symboles, les mythes, l’anthropomorphe universel. Aux dieux humains, à l’homme divinisé des fables allait succéder une métaphysique barbare, le sang et les épines d’une loi d’immolation.
Wildman voulut échapper à la sensation déprimante. Il s’approcha de la verrière pour regarder au dehors la vie. La vue d’un passant lui eût fait du bien. Mais l’hiver solitaire régnait, le lac se glaçait sous les matités ternes d’un midi plombé. Le soleil, derrière les nues gelées, avait sombré ; des flocons, de légers cristaux de neige commençaient à flotter. Et il demeurait près des vitres, sous la volée des cloches, un pli épais au front.
Tout à coup sur la chaussée, de l’autre côté de la grille, un jeune homme s’arrêtait, le saluait d’un coup de chapeau respectueux. Il reconnut Robartz, le reporter du Clairon qui, à chaque livre nouveau, arrivait lui demander une interview. Tout de suite il songea : « Robartz sûrement vient me proposer un article sur mon Épiphanie. Non, non, cette fois je ne dirai rien. »
La substance du livre, complexe, largement nourrie d’humanité, sorte d’épopée de la vie en lutte contre les puissances noires, eût perdu à se résumer dans une brève exégèse. Déjà les revues çà et là en avaient altéré le sens dans des échos indiscrets.
Le journaliste à présent, en riant, tirait sa montre. Wildman, à ce signe, comprit qu’il attendait la trêve convenue pour se présenter dans la maison. Tout le monde savait que, pendant la matinée, l’écrivain se vouait à son œuvre et ne recevait pas. À son tour il se prit à rire, cordial, bienveillant, et d’un geste l’invita à pousser la grille.
À petits coups pressés il l’entendit secouer ses semelles sur le paillasson du vestibule. Et, tout en bourrant sa pipe, il traversait la salle à manger, allait au-devant du visiteur.
– Ah ! bien pour vous, mon cher Robartz.
Le journaliste le regardait avec ses yeux fins et clairs sous la haute coupole d’un front déjà dégarni.
– Oui, oui, je sais, monsieur Wildman, vous êtes toujours très bon pour moi, et je ne l’oublie pas. Il fallait, du reste, cette circonstance pour me décider à vous…
Il parut ému, ses paupières battirent et il ajoutait d’une voix peinée et basse :
– Qui aurait jamais cru, maître, qu’ils auraient osé s’attaquer à un homme comme vous ?
Wildman, qui le considérait, bonhomme, un pli de malice au bord de ses yeux marrons, brillants comme des lentilles, eut un mouvement.
Robartz, voyant qu’il ne savait rien, une seconde hésita. Il se courba, suivit du bout de sa canne le dessin d’une rosace sur la carpette. Mais Wildman lui appuyait la main à l’épaule.
– Voyons, de quoi s’agit-il ?
Robartz aspira fortement l’odeur du tabac qui chargeait l’air, et soudain résolu, les yeux curieux et droits, avec la petite joie professionnelle d’être l’annonciateur d’un fait sensationnel :
– Après tout, fit-il, il faut bien que quelqu’un parle le premier. Eh bien, voilà. Il paraît qu’il y a là-bas, près de la mer, à Portmonde, un parquet qui va vous poursuivre à cause de votre livre : Terre libre. Oui, monsieur Wildman, c’est comme je vous dis. Demain tous les journaux en parleront.
Wildman, sous la sensation matérielle d’une roue qui le broyait dans sa puissante vie mentale, brusquement fléchit la nuque. Mais, presque aussitôt, un sang violent gonflait ses carotides ; son masque rond et camus s’écrasait d’hilarité hardie, colère, méprisante.
– Terre libre ! cria-t-il, mais il y a quatre ans déjà de cela ! Un livre que tout le monde a lu ! Six éditions parues !
Son rire sous les vitres sonnait haut, dans la gaîté des volières, dans l’atmosphère sensible et frémissante, toute électrisée encore du magnétisme de sa pensée. Il marcha à pas pesants, louvoyant parmi les larges verdures, avivant de sa vie nerveuse, dans cette minute de fureur alerte, l’aigre crissement des perruches et les vocalises en verre filé du canari. Le dos bombé, ramassé dans sa force trapue, il passait et repassait devant la petite table aux écritures fraîches, trempées de larmes et d’ironie. Ses dieux errants et méprisés, ses pâles ombres sanglotantes de petites nymphes, autrefois la grâce et le rire du monde, il n’y pensait plus, arraché, lui aussi, au rêve et à la fiction, retombé lourdement aux réalités humaines. Robartz avait tiré de sa poche un carnet et, à la pointe du crayon, prenait des notes.
Wildman sembla avoir oublié qu’il était là. D’un afflux soudain, toute sa vie de travail et de pensée lui remonta à la tête. Trente livres où inépuisablement avait coulé sa sève intellectuelle, gonflèrent ses lobes, chargèrent de la sensation d’un monde son front court et busqué. Les tempes brûlantes, raides de congestion, il s’écria dans une révolte d’orgueil :
– Moi ! Moi !
– Oui, vous, monsieur Wildman, disait Robartz sans cesser d’écrire, vous, le probe et solitaire écrivain, le précurseur des vérités de demain, l’apôtre enflammé de la nature ! C’est bien ainsi, toute la meute va se ruer, on va vous dépecer vivant. Allez, on les connaît !
– Mais qu’est-ce qu’ils lui reprochent, à mon livre ? L’ont-ils seulement lu ? Sont-ils capables de me lire, hein, dites, Robartz ?
Maintenant il se carrait, les bras croisés, les pieds distants dans ses épaisses pantoufles de feutre. Le journaliste levait sur lui la clarté amusée de ses yeux.
– Ce qu’ils vous reprochent ? Oui, ce serait là une chose curieuse à connaître. Il y aura une enquête, il faudra bien qu’ils s’expliquent. Tout ce qu’on sait dès à présent, c’est que, je vous en demande bien pardon, ils incriminent le livre comme attentatoire aux bonnes mœurs.
Wildman saisit le petit homme au collet. Entre ses poings noueux, une longue minute, dans une reprise de son grand rire, il le secouait, les dents nues sous les poils de sa barbe.
– Ah ! mais ! c’est le dernier mot de la stupidité humaine ! Il n’y a pas une ligne de mon livre qui ne soit un hymne à la vie et à la nature. Thérion, dans son dernier article sur les écrivains de ce temps, m’appelait un poète sacerdotal. Et voyez donc cela, Robartz, il insistait précisément sur Terre libre, un livre sacré, disait-il, la Bible de l’avenir !
Robartz péniblement soufflait sous l’attaque cordiale et brusque de Wildman.
– Maître, si vous ne me serriez pas si fort, je pourrais prendre note de cela, fit-il doucement en se dégageant. Et puis, je voulais vous dire ceci : s’ils s’en prennent à ce livre-là, ce n’est qu’un moyen, un prétexte pour vous atteindre à travers votre œuvre entier. Il y a si longtemps que vous les gênez et qu’ils vous guettent du fond de leur ombre ! Ils attendaient une défaillance. Un grand homme même peut tomber sur le chemin. Mais ce n’est pas votre cas, monsieur Wildman. Alors ils ont profité d’une basse délation. Il paraît que quelqu’un s’est plaint. Un juge d’instruction est allé saisir un exemplaire du livre chez un libraire dans une petite station balnéaire où il vient des séminaristes, des vicaires, tout heureux de se mettre en caleçon de bain.
Wildman soufflait, songeait, les yeux lointains, fixés sur le paysage étamé d’hiver. Son rire était tombé, il n’éprouvait plus qu’une pitié méprisante d’honnête homme.
La péripétie, tout de suite, avec lucidité se précisa. Derrière la loi, l’appareil judiciaire, il vit les rancunes, les hypocrisies, les âmes aveugles, à jamais fermées aux claires évidences, et les autres, les âmes cauteleuses et politiques qui érigent en code la cécité volontaire. C’était la grande misère des esprits libres de les sentir, à chaque annonciation d’une vérité, obscurément aboyer derrière eux d’une férocité apeurée de hyènes. Il pensa à sa femme, à sa famille. Jusque chez les siens des résistances, d’étroits et misérables scrupules avaient cherché à peser sur le graduel développement de sa conscience d’écrivain. Aux limites de sa pensée, dans sa large conception d’une humanité s’égalant à la notion du divin, il avait eu la sensation d’un monde hostile resserrant autour de lui ses cercles, tâchant de l’enfermer aux barrières de ses moralités routinières.
– Voyez-vous, Robartz, dit-il tranquillement, c’est la peur de la vie qui les rend tous fous et méchants.
Il alluma une pipe, s’assit, froissant sans le savoir ses feuillets d’écriture, et il demeurait perdu dans son idée, sans acrimonie. Il sembla porter comme un poids nécessaire la fatalité des haines liguées contre l’homme qui va seul en avant des autres.
Le journaliste s’arrêta de gratter son papier, le considéra avec une attention attendrie, comme si vraiment à cette heure il se sentait, lui aussi, à travers la mesquinerie des besognes journalières, son disciple. Toute la pièce, sous les hauts vitrages, faisait silence. La vie par un charme mortel parut liée, comme au dehors, les arbres et l’eau.
Doucement la porte battit dans la rainure ; un pas traîna dans la pénombre de la salle à manger. Wildman alors tout à coup tressaillait, faisait signe à Robartz de se taire, et il avait perdu la sérénité de sa conscience. Le regard furtif et épiant, il appela timidement :
– Est-ce toi, Bethannie ?
Une forme d’enfant déboucha dans la lumière, un joli être pâle à chevelure mousseuse et longue, d’une grâce frêle de fille. Mais voyant là un visage inconnu, il s’arrêtait et baissait les yeux.
– Oh ! c’est mon Jorg… Mais viens donc : Robartz est un ami.
Et Wildman l’attirait. De ses poings solides il le haussa, le tint suspendu dans un grand baiser violent qui lui écrasait les joues. La petite voix de l’enfant disait :
– C’est maman qui m’envoie dire que le déjeuner est sur la table.
– Eh bien, va, j’arrive dans un instant.
Tendrement il le poussait, le regardait s’éloigner en souriant, attendri dans cette vie délicieuse sortie de lui.
L’ombre du fond enveloppa Jorg, et à présent Wildman très vite le rappelait.
– Jorg ! Jorg ! Écoute, ne dis pas qu’il y avait quelqu’un avec moi. Oui, cela vaut mieux, mon chéri.
La voix pâle encore une fois monta. Machinale comme une leçon, elle disait :
– Maman m’a défendu de mentir.
Le père riait, gêné comme s’il se sentait pris en faute.
– Ta mère a toujours raison.
Robartz, son chapeau à la main, s’avança.
– Maître, excusez-moi.
Il avait rentré son carnet, boutonnait son paletot avec un sourire humble. Wildman passa la main sur son front.
– Mon bon Robartz, il ne faut pas toujours juger d’après les apparences. On a parfois des raisons pour faire ce qui n’est pas bien et alors un enfant vous rappelle au sentiment de la vérité.
Lui, si franc dans sa robuste carrure d’écrivain, apparut soudain touché en un point vulnérable de sa vie. Le journaliste déjà avait entendu dire que son ménage n’était pas heureux. Il leva doucement les épaules, évitant de regarder Wildman, et en même temps il reculait du côté de la porte. Sans cause, toute la vie des volières soudain éclata, la joie des ailes et des gosiers comme dans une floride. L’air ondula, la vague sonore s’étendit aux grandes palmes vertes, frémissantes.
– La vie ! fit Wildman à mi-voix en hochant la tête.
Il sembla que le vent léger des plumes du même coup eût fait vibrer ses ondes profondes. Le rêve l’envahit. Peut-être, par une courbe mystérieuse, son cri pensif se rattachait à une chose triste dans son existence.
Ils furent ensemble sur le seuil blanc, dans la neige tourbillonnante.
– Maître, encore une fois disait Robartz en lui touchant le bras.
Wildman tressaillit, sourit.
– Surtout dites bien que cela ne m’atteint pas. Et envoyez-moi le journal, n’est-ce pas, Robartz ?
Le poêle de faïence blanche ronflait sous le plafond bas, dans le petit sous-sol où entre eux, l’hiver, ils prenaient leurs repas. Un jour mou, tamisé par la danse des flocons, glissait à travers le tulle des vitrages et assourdissait les bouquets fleuris du chemin de table. Ils étaient là au chaud de la houille, séparés de la cuisine par une porte vitrée, tendue de cretonne claire. Un air de logis hollandais s’animait aux surfaces lisses et brillantes des carreaux de Delft bleu tendre qui, avec des moulins, des ponts et des scènes de patinage, à mi-hauteur, recouvraient les murs. Le bahut aux vaisselles dans l’angle reluisait, ciré d’un vernis de vieux tableau. Bethannie aimait les cuivres : toute une famille de cafetières, de grands et petits pots à lait entouraient le samovar rose sur l’étagère. La pièce, avec ses gros paillassons torsés, ses chaises à fond de feurre, son cadran d’horloge à rais de soleil dans sa gaine brune, était tiède, intime, familiale. Wildman, après le travail, y goûtait des aises de repos et de sieste.
Il poussa la porte, vit sa femme assise à la table, son fils près d’elle. Tous deux immobiles, la main sur la nappe, attendaient.
– Je vous demande pardon, dit-elle, je ne vous aurais pas envoyé l’enfant si j’avais su que vous aviez du monde.
Il prit sa place habituelle, le dos au feu, passa sa serviette dans le col de son veston.
– C’était Robartz, le journaliste, dit-il négligemment.
La cuisine s’entr’ouvrit. Dans une chaleur de fourneaux, un plat aux mains, passait Rita, la servante, une belle fille des Flandres, les bras nus, d’une vie active et silencieuse. Il y avait cinq ans qu’elle les servait. Wildman comme une image peinte savourait sa chair saine et rouge.
Un haricot de mouton roux fuma sur la table. C’était toujours Wildman qui, bourgeoisement, en chef de ménage, servait. Il plongea la cuiller, emplit à demi une assiette qu’il passa à Bethannie. La vapeur blonde spiralait jusqu’à la lampe en cuivre fixée par des chaînettes au plafond. À travers le floconnement, il sentit qu’elle appuyait sur lui son regard. Elle attendit que Rita fût rentrée dans sa cuisine et puis elle disait :
– Qu’est-ce qu’il venait faire, Robartz ?
Il se défia, déterminé à lui cacher le véritable motif de la visite du reporter.
– Oh ! rien, dit-il en choisissant un morceau sans graisse pour l’estomac débile de Jorg.
Bethannie piqua une bouchée, et, la voix légèrement frémissante, elle insistait :
– Vous n’auriez pas dit cette chose à l’enfant s’il n’y avait pas eu un motif.
Comme il ne répondait pas tout de suite, sa bouche mince se plissa, ironique et méprisante.
– Robartz sans doute est venu vous demander un article pour un de ces mauvais journaux comme il n’en vient que trop dans cette maison ?
Alors il disait doucement, courbé sur son assiette, mangeant à grands coups de fourchette, selon son habitude :
– Tu sais bien, femme, que je n’écris pas d’articles.
Il évitait de la regarder. Après tout, pensait-il, Robartz a peut-être exagéré. Il sera toujours temps d’avertir Bethannie quand la nouvelle sera confirmée.
Elle lui vit au front un pli lourd, dans le nuage chaud du haricot.
– Mon Dieu, fit-elle en riant et se reprenant à le tutoyer, ce que je t’en dis, c’est pour ton bien. Il ne faut pas qu’un homme comme toi se risque à des rapports trop suivis avec le monde taré des journaux.
Il secoua la tête.
– C’est avec les journaux que l’on remue aujourd’hui les couches profondes de la société. Un journaliste, tout comme l’écrivain de livres, est un semeur.
– Oui, oui, je sais, mais tous ensemble vous semez plus d’ivraie que de bon grain.
Il ne sut si elle plaisantait ou si elle parlait sérieusement. Même plus jeune, dans l’abandon de leur vie d’amour, elle l’avait toujours dérouté par une nuance de dédoublement où elle se gardait secrète.
Il s’éprouva diminué pour avoir manqué de franchise. Une animosité vague le travailla, un ferment de rancune contre la sottise du monde et sa propre lâcheté. Lui-même n’était plus qu’un dieu déchu, parmi la débâcle pitoyable des dieux d’Épiphanie. Il se vit à la merci de l’événement, dans l’aventure du reflux.
Sa maussaderie s’étendit, retomba dans le vide ; et il ne parlait pas, il n’éprouvait le besoin de rien dire. Devant lui, Bethannie, en pinçant les lèvres, l’observait. Elle n’avait jamais été belle, le nez mince et long, la bouche grande, d’une ardeur sèche de brune. Ses narines palpitantes et nerveuses exprimaient la violence et la sensualité. Ses yeux brûlaient d’or et de fièvre, différents d’expression, asymétriques, l’un presque fixe, d’éclat minéral, l’autre moite, plus pâle et enveloppant.
Un être lascif, un joli instrument de plaisir, au temps nuptial, avait tressailli dans ce corps souple, chauffé de sang et de bile. Leurs noces avaient été ardentes, candides, joyeuses, dans le vieux jardin aux ombres profondes comme un bois mythologique. Wildman, de tout son cœur sauvage, l’avait aimée comme la sœur des faunes humaines qui passaient dans ses livres. Il avait eu près d’elle l’illusion d’une jeunesse éternisée dans une beauté de vie un peu primitive.
Et puis le désir passionné de l’enfant petit à petit aigrissait cette sève qui n’avait pu être maternelle. Quand enfin, au bout de six années d’attente, ils avaient eu leur petit Jorg, la nature, trop longtemps inexaucée, l’avait changée. Elle fut fuyante, dissimulée, d’une volonté sournoise qui patiemment râpait la sienne. Elle était tombée à une dévotion étroite. Elle n’eut plus que la passivité charnelle, dans la mort de sa grâce aduste et mousseuse. Il vint un moment où avec effroi il s’aperçut qu’elle lui disputait la tendresse de l’enfant. Il dut lutter, redouta de la sentir la plus forte dans sa passion jalouse. Et, au rebours de sa nature, elle ne cessait de se montrer soumise, d’une froideur jouée et correcte.
Une gêne, l’ennui des situations fausses pesa sur la fin du déjeuner. Il se vit déjoué dans sa petite comédie de dissimulation. D’énervement il renversa la carafe.
– Voyons, ce n’est pas une raison s’il t’arrive quelque contrariété, fit-elle sévèrement.
L’enfant, entre eux, pâle, sans une parole les regardait. Sa croissance, sevrée de jeux et de grand air, languissait. C’était une de leurs querelles : il eût voulu l’élever virilement, dans une poussée franche de nature. Son rêve eût été de se réaliser en lui, d’en faire un homme libre et fort, dans la beauté unie du sang et de l’intelligence. Elle, au contraire, d’une maternité farouche, le couvait dans sa chaleur sèche de vie, comme une fille. Elle l’avait mis à l’école chez les prêtres, confiante seulement dans une discipline strictement religieuse. Il récitait des pages entières du catéchisme, les lèvres blanches, d’un souffle de voix léger. Sitôt qu’il essayait de courir, il tombait, les jarrets fauchés, et il était trop joli, d’une délicatesse frileuse, avec des yeux malades de vieil homme.
Bethannie, depuis quelque temps surtout, réprouvait avec violence les idées de Wildman, les jugeant hérétiques et damnables. Elle avait pris en horreur ses livres. Elle n’admettait pas qu’il en parlât devant Jorg.
Deux fois le mois, des amis arrivaient dîner : c’était une tradition de compagnonnage batailleur et cordial. On était une dizaine, poètes, peintres, démocrates, à remuer des idées. Le vieil et doux Raban, le terrible polémiste, avec ses regards mouillés d’enfant, parlait d’envoyer tous les conservateurs à la guillotine. Le peintre idéaliste Efferts, diffus, congestionné de théories, la barbe et les yeux d’un apôtre, promulguait un art austère, liturgique, solennel. Le poète Ardens, effréné, candide, exprimait son rêve d’aller finir sa vie dans une savane, avec un rifle et un cheval rouge. Mirmon, le socialiste, les étonnait par son âme coupante et glacée. L’agape était abondante avec simplicité, d’une gaîté flamande qui parfois sonnait comme une kermesse d’esprits. Bethannie, ces jours-là, se renfermait avec Jorg dans sa chambre. Mais d’en bas le bruit quelquefois montait jusqu’à eux. Elle prit le parti de l’emmener ; ils eurent, chez des amis qu’elle ne nommait pas, un refuge. Wildman, dans sa bonté d’homme faible, aimant la paix et le silence autour de son travail, souffrait, pardonnait. « Il me suffira de vouloir quand le moment sera venu, » pensait-il.
Rita alluma le réchaud, mit sur la table la petite bouilloire et la théière. Wildman généralement prenait deux petites tasses de thé abondamment sucrées. Un silence lourd pesait dans l’air chaud. Au dehors la neige ouatait les bruits, les voix semblaient monter du fond d’un puits. Il pensa à Robartz, tout repassa. Une sensation étrange, dans la maison morte, soudain le recroquevilla. C’était, à une grande profondeur en lui, vaguement comme le mal d’une souillure sur sa vie. Il était pauvre et nu dans une misère de délaissement, sous l’injurieux stigmate qui ne s’en allait plus. La petite pièce aux joyeuses plaques de Delft et aux cuivres clairs, les visages autour de la table familiale se reculèrent, il fut enveloppé d’ombre.
Sur un signe de la mère l’enfant ensuite se levait, avançait son front. Et à la tiédeur de cette petite chair pâle près de la sienne, il tressaillait.
– Qu’y a-t-il ? Où vas-tu ?
– Mais à l’école, je suppose. C’est l’heure. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? fit Bethannie.
– Ah ! oui, l’école, c’est vrai.
Il eut soudain besoin de chaleur et de vie après le froid de l’abandon et la solitude. Son cœur dégela, il baisa longuement son fils. Et, en souriant, les yeux humides, humblement il demandait à sa femme :
– Je t’en prie, laisse-le-moi cette après-midi ; la maison est si vide quand il n’est plus là. Dis, mon chéri, nous irions jouer ensemble au jardin, nous ferions un bel homme de neige !
À l’évocation de la statue de neige, l’œil de l’enfant une seconde vivait.
– Oh ! oui ! l’homme blanc !
– Tu l’entends, Annie ! disait Wildman avec une voix de prière. Je t’assure, cela me fera du bien. Il y a des moments dans la vie…
Il abdiqua la force mâle. La femme souverainement régna par-dessus la passion souffrante du père, la petite âme comprimée de l’enfant.
– C’est tout à fait déraisonnable, dit-elle, il ne faut jamais mettre un enfant entre un caprice et le devoir.
Encore une fois il fléchit, hocha mollement la tête. Il n’était plus le même homme qui, devant sa table de travail, osait être un humain libre. La bonne maintenant passait à Jorg son manteau et ses mitaines.
– Écoute, femme, dit-il. Accorde-moi au moins que j’aille le prendre moi-même après la classe. Rita lui mettra ses petites bottes fourrées. Je le mènerai jouer dans la neige au bois.
– Si tu le veux ainsi, répondit-elle d’un air de soumission, je ne puis te le refuser. Rita, faites comme son père le demande : mettez-lui ses petites bottes.
Wildman était heureux.
– Tout à l’heure tu me trouveras à la porte ; je mettrai de gros gants pour faire des boules…
Les petits talons remontèrent l’escalier, la porte de la rue battit.
– C’est que, vois-tu, Bethannie…
Un besoin d’expansion le gagnait. Il fut sur le point de lui révéler le motif de la visite de Robartz comme une chose plaisante et qui ne le touchait pas. Mais le tabac avait mal pris dans sa pipe : il fit craquer une allumette, tira de grosses bouffées. La bonne sensation passa.
La chute muette, continue des flocons sembla bloquer la maison très loin des autres, dans un désert de plumes. Le silence intérieur bourdonnait comme un grand coquillage. Bethannie sentit se gonfler sa force. Elle fit le tour de la table, vint lentement à lui, avec son œil fixe et brûlant, la fissure mince de sa grande bouche sensuelle.
– Si tu as quelque chose à me dire, fit-elle, pourquoi me le cacher ? Je le saurai tout de même.
Wildman à présent riait dans sa barbe couleur bière de mars.
– Voilà, dit-il, il se prépare une grosse affaire, oui, une affaire qui pourrait bien faire monter mes tirages : on m’a demandé le secret.
Tous deux s’aperçurent hostiles et clandestins, dans leur mutuelle duplicité. Wildman eut hâte de se retrouver dans sa vie d’idées, près de ses oiseaux. Il grimpa l’escalier, vit ses papiers épars sur sa table, fut remué d’une grosse peine :
– Tout de même, murmura-t-il, ce serait affreux !
Le courrier du lendemain lui apporta l’article de Robartz. Deux colonnes, en première page, encadraient son portrait d’après un cliché un peu usé.
Son cœur d’auteur battit, comme au temps des débuts ; ses yeux, le long des lignes, rebondissaient, allaient instinctivement aux signes typographiques qui représentaient la louange, la sympathie, la protestation. Robartz avait écrit un véritable réquisitoire contre les juges, avec de nombreux points d’exclamation. Après tout, c’était là pour Wildman un plaisir vierge, l’inédit d’une sensation. Le journaliste semblait parler au nom de la clientèle entière du Clairon, exprimer les sentiments de tous les esprits libres. Wildman en avait vraiment chaud au cœur.
Il relut une seconde fois l’article, plus lentement. Robartz avait fidèlement noté le glissement mou de ses pantoufles de feutre, ses coups d’épaules bourrus, sa barbe ramassée dans la paume de la main, la violence joviale et méprisante de ses reparties. Il goûta la description de son cabinet de travail en pleine vie verte, parmi l’éventement lourd des plantes à grandes feuilles et le bruit des volières.
– C’est cela, c’est bien cela, disait-il, amusé de la netteté de l’observation. Étonnant ce Robartz !
De tout l’article résultait l’image d’un homme à large carrure intellectuelle, incarnation supérieure d’une race franche. « Wildman, écrivait le reporter, est l’apôtre du nouvel évangile, du véritable évangile humain promulguant la sainteté de tout l’être et dénonçant le bonheur comme fin suprême de la vie. »
– Ah ! Ah ! voilà une idée juste, c’est bien cela, répéta-t-il, en pesant sur les mots. Il faudra bien que les juges s’en rendent compte.
Parfois le panégyrique déviait : il était comparé à un héros, à un fleuve, à une tonne de bière, à Uylenspiegel. Il en éprouvait un malaise léger et faisait claquer sa langue. Malgré ces défaillances, l’article avait de l’ardeur et de la foi ; il exprimait les idées génératrices de son œuvre, disait la probité constante de son labeur. La suprématie que ses livres lui avaient conquise le mettait au-dessus des attaques d’un parquet.
Wildman eut là un bon moment, allégé, quiet, intime. Il vit la confusion des magistrats, savoura leur défaite dans une joie humaine de force et de triomphe. Et puis ce sentiment trop personnel s’élargissait ; il songea à l’éternel conflit entre les hommes cristallisés dans l’application des vérités immuables, en dehors de l’évolution de la conscience, et ceux qui tiennent la notion du mal et du bien pour relative, soumise à la loi générale des transformations. La justice, en sa fin la plus haute, ne devrait-elle pas être la forme vivante de cette sensibilité morale, mouvante et toujours plus déliée selon l’avancement des sociétés ? Les religions, le rapport de la créature à l’ensemble de l’univers, la structure des cerveaux, la psychologie de la vie incessamment se modifient. Dans un état de subtil affinement, l’esprit, travaillé de pressentiments, transporté par un sens prophétique en dehors des contingences immédiates, finit par vivre d’une vie ultérieure en une exaltation de rêve et d’hypnose qui le soustrait aux morales courantes. Ses livres à lui, dans leur libre idéal de vie plénière, devançaient le temps où les antinomies de l’être double, physique et psychique, seraient ramenées à l’unité des lois organiques. « Oui, songeait-il, toute la vie incessamment marche vers une expansion totale du type humain s’égalant finalement aux conceptions successives du divin. La chair, l’instinct, dans la beauté religieuse du monde, s’apparaîtront sacrés, inductifs de toute bonté, de toute pureté et de tout amour. » C’était le fondement de ses fables, la substance solide que, depuis huit ans, il mêlait à la grâce et au rire de ses fictions.
L’orgueil monta : il fut le navigateur perdu aux déserts de glace et qui voit au loin surgir une rive verte. Il tendit le poing vers l’église, sur la berge opposée, cria, en un rappel du titre de son livre :
– Terre libre ! Terre libre !
Ce fut comme le cri même de sa vie, la fière revendication de toute l’humanité qui, à son exemple, réclamait l’autonomie de la conscience individuelle.
Sa pensée courut ; il fut au centre de sa création. Ah oui ! Fini de rire, les beaux seigneurs et les demoiselles de l’Empyrée ! L’ombre de la Croix les signait aux épaules, comme de la chair d’abattoir. Les Bergers avaient vu passer les dernières faunesses. Ils les avaient touchées du bout du doigt et ensuite, à petites fois, ils avaient léché le goût de miel resté à leurs papilles. Un très vieux sylvain parfois, pour alléger leur peine, jouait sur son galoubet un air heureux du temps des idylles. Celui-là les avait follement aimées toutes, les petites nymphes du bord des eaux aussi bien que celles des dessous de bois. De son sabot fourchu il avait rebondi aux rondes qu’elles nouaient sous la lune rose, dans les clairières. Et à présent, devenu aveugle et mené par la charité d’un toutou qui avait été le terrible Cerbère, il mouillait d’une économie de salive d’agiles modulations qui rendaient leur tristesse voluptueuse. Le petit galoubet, frêle et aigre, gémissait, vibrait, palpitait, comme le rire et le sanglot des âges. Et puis, il n’était plus qu’un souffle, le vent léger d’une flûte d’aveugle sifflant la folle chanson. Dans les silences du vieux monde on entendait un peu de temps encore ce filet de musique, mais de minute en minute il faiblissait, perdait ses notes comme si, un à un, les doigts qui alternaient aux trous se glaçaient. Plus diaphanes et lointaines, effacées dans du crépuscule, les nymphes plus mollement mouraient vers les derniers sons.
Cependant, Attis-Adonaï, dans l’orage mou, saccadé des sistres et des tambourins, mourait, renaissait, adoré des mères et des amantes. La volupté du périssable donnait le goût du sang, des supplices et des larmes. La plupart des vieux dieux étaient morts d’usure, de tristesse et d’abandon, comme des reliques démodées. Quelques-uns toutefois s’étaient enrôlés dans les métiers. Vulcain, farouche et tirant la jambe, incapable de les suivre en leur exode, depuis longtemps s’utilisait chez un forgeron de village. Mercure, aux pèlerinages, de longs rubans de chapelets pendant à son éventaire, débitait des articles de piété. Mars, le dieu terrible, coiffé d’un shako à pompon, commandait à Gerpinnes, gros bourg de Wallonie, les milices qui, en l’honneur de sainte Yolande, tiraient des bombardes. Junon, paraît-il, s’était établie sage-femme dans une petite ville qui s’appelait Dendermonde. D’anciennes petites femmes des bois, des nymphes renégates, le délice des silènes, pour vivre s’étaient laissé béatifier : les mains doucement croisées, elles étaient entrées dans la confrérie des petites saintes de la légende dorée. Thémis seule à peu près proprement vivait d’un viager que lui avait assuré la cession de ses balances.
Le petit vertige encore une fois monta : Wildman, sa barbe dans sa main, riait. Il imagina que, dans les clartés de l’aube, un petit enfant en jouant soudain brisait les fameuses balances d’or qui avaient pesé la vie et la mort du monde. Toute la terre tressaillait de rire : on s’apercevait qu’elles avaient été faites d’un alliage frauduleux, si lourdes du côté où se pesait le mal que le bien, dans l’autre plateau, ne pesait pas le poids d’une plume d’oiseau. C’était la vieille loi du châtiment et du péché qui s’en allait avec cet attribut des antiques juridictions, trempé du sang de Prométhée et de Jésus. Aussitôt, dans le vent furieux des robes, comme un battement d’ailes nocturnes, se dispersait la déroute du peuple noir, hommes de loi, procureurs, juges, toute la tourbe pharisaïque et routinière qui avait vécu du bénéfice des faux poids, dans la crédulité stupide des âges.
L’idée se présenta, véhémente, caricaturale, avec l’outrance qui enflait le génie de Wildman. Joyeusement il la fixait en marge d’un feuillet. Ah ! ah ! il en ferait un joli massacre de ces suppôts de parquets, de ces pourvoyeurs de geôles, entraînés avec le mensonge des dieux dans la bousculade du vieux monde ! La vie, comme aux heures libres, remua sa barbe. « Ce n’est pas pour rien que je m’appelle Wildman, l’homme sauvage », se dit-il.
Il essaya de se mettre au travail pendant que la création battait entre ses tempes. Il jetait des mots, tirait sur sa pipette. Mais le rythme boitait ; des intervalles s’interposèrent entre la petite secousse cérébrale et l’écriture. Il dut reconnaître que le fluide lui manquait, il pensait toujours à l’article de Robartz.
Wildman s’irrita, finit par abandonner la plume. Son front brûlait. Il alla s’appuyer au froid des vitres, dans le reflet dur du grand paysage blanc. Les frimas, comme des lilas, fleurissaient les rameaux lourds. Des tamaris se filigranaient de coulures de verre filé. Les saules ressemblaient à de gros moutons laineux. Autour des minces glaçons, gondolaient les soufflures courtes de l’eau noire.
D’une courbe sa sensation franchit l’espace, rejoignit une date du passé. Il se rappela un pareil matin d’hiver dans la mort blanche de Portmonde. Sous des chutes de plumes de cygnes se duvetaient les petits toits du Béguinage comme les Bethléem des images gothiques. Une solitude virginale emparadisait le Lac d’amour, diaphanisé de cristaux, orfévré de bijoux d’argent. C’était le rêve délicat d’un printemps théologique, gelé au bord des Fontaines de grâce, avec des capes errantes de petites béguines pâles autant que la toison de l’Agneau mystique.
Il y avait de cela vingt ans ; il était parti pour quelques jours seulement ; et un enchantement l’avait retenu là tout un mois. Ce fut une crise dans sa vie violente et saine : il eut la nostalgie des cloîtres, du songe, de la vieille foi à mains jointes. L’énormité des églises, le silence des rues, l’eau dormante des canaux pesèrent : il se sentit mourir mollement de cette vie qui, goutte à goutte, tarissait, lente de pus, lourde de sanies, comme aux plaies du corps divin, sous les porches, bruinait la rosée suprême de l’Immolation. Fauché dans sa force, il avait dû faire un effort pour fuir.
Ironies de la destinée ! La ferveur filiale de son culte pour la ville martyre n’avait rien empêché ; c’était de Portmonde même, de l’antique cité qui commandait à la mer, qu’étaient parties les poursuites. Wildman tout à coup souffrit d’amertume, de colère et d’orgueil.
Après tout, cet attentat à sa foi libre d’écrivain ne pouvait venir que de la cité léthargique, pourrie de tombes et de cryptes, renfoncée à l’ombre de ses basiliques et de ses couvents. Portmonde-la-Morte, ah oui ! Dans aucun autre coin du monde on n’eût trouvé un parquet pour incriminer le large esprit de ses livres ! Et de nouveau l’événement lui apparaissait d’une bouffonnerie énorme. D’ailleurs, attendons, se dit-il. Peut-être ce n’est là qu’un simple ragot de couloirs.
Il revint à sa table, voulut se relire. Il se retrouva étranger et froid devant ces parcelles chaudes de sa cérébralité. Il écrivit dix lignes à Robartz pour le remercier, répondit à un de ses traducteurs qui lui soumettait une difficulté de transcription, informa son éditeur.
Et ensuite il demeurait sans idées, à regarder tournoyer contre les vitres les freloches de la petite neige claire, légère qui depuis un instant recommençait à tomber.
Le babillage des perruches bientôt accrut son énervement ; le poêle, trop chargé de cendre, crépitait, d’une combustion dormante. Il sentit monter le froid, se détermina à fourgonner lui-même le creuset. Il s’accroupit, tapa du tisonnier dans la houille dense ; une poche d’air creva à travers un vol de paillettes.
Quand il releva la tête, Wildman vit sa femme, droite devant sa table, dépliant le Clairon. Il fit un pas, avança la main.
– Laisse cela, dit-il.
Mais déjà elle lisait la nouvelle en tête du journal. Elle fut soudain très pâle, les yeux ardents, et dans son poing crispé elle serrait la feuille contre sa poitrine.
– Je veux tout savoir…
– Eh bien ! je te dirai, mais rends-moi ce journal.
Elle recula, lui faisant face, le corps raidi. D’une voix sourde, machinale, elle répétait :
– Poursuites contre l’écrivain Wildman… contre l’écrivain Wildman…
Il fut sur le point de se jeter sur elle. Mais tout à coup elle poussait un cri, se lançait vers la porte et en courant montait l’escalier. Wildman frappa son poing dans le vide, fit très vite deux tours de la chambre et ensuite il s’arrêtait devant le portrait de son fils. L’image aux joues pâles, au front trop lourd, sembla la destinée mélancolique de la maison. Une ombre la voilait comme descendue des limbes, flottante autour de sa fleur de vie frêle. Le grave génie d’Efferts avait passé là, l’âme apitoyée d’un maître sensible et rude.
– Enfant ! mon enfant ! appela-t-il dans une détresse.
Sa voix en ondes molles frissonna dans la chambre familiale. Elle parut intercéder auprès des puissances de la nature, invoquer le faible cœur muet de ce fils qui lui échappait. Un silence de solitude et d’hiver glaçait la maison. Il prêta l’oreille, crut ouïr un bruit pesant à l’étage. Il alla vers l’escalier, cria :
– Bethannie !
Elle se taisait. Une chaleur soudain remonta : il voulut la disputer à elle-même, à son esprit étroit et révolté. Il atteignit le palier, fit jouer des poignées : elle s’était enfermée. De nouveau à mi-voix, appuyé au chambranle, il l’appelait. Son cœur battait d’attente, d’espoir. Mais la chambre restait close, sans un signe de vie, dans le froid de la maison. Alors il espéra pouvoir entrer par le cabinet de toilette. La porte cette fois ne résistait pas ; il pénétrait et la voyait, tombée de son long, en travers du tapis, le journal dans la main.
– Annie !
Il s’était agenouillé et lui soulevait la tête. Une raideur de catalepsie durcissait ses membres. La mort passa, fut au cœur de Wildman. Il lui arracha des doigts le journal, le jeta en boule sous le lit. Et toujours l’appelant du sein des ombres, il la baisait sur les cheveux.
Un frémissement à la longue courut ; elle fut secouée de détentes brusques, rapides ; et il soufflait sur ses yeux à petites fois.
– Quoi ? qu’y a-t-il ?
Elle se chercha, les regards lents, encore évanouis ; puis le sens, irréel, lointain se précisa.
– Poursuites contre l’écrivain Wildman ! Ah ! Ah ! c’était donc cela !
Il la prit dans ses bras.
– Je t’en supplie ! Ne sois pas plus cruelle que mes pires ennemis.
Les nerfs mous, elle alla rouler sur le lit. Elle sanglotait dans les oreillers :
– Mon pauvre Jorg ! Mon pauvre Jorg !
Lui aussi avait pensé à son fils, comme à un recours pour lui-même. Le cri de la mère fut bien plus profond : elle s’oublia pour ne pleurer que sur l’enfant.
– Écoute, femme, dit-il, il arrivera un jour où notre fils apprendra l’outrage qui fut fait à son père. C’est moi-même qui le lui dirai. Il pourra juger alors à son tour entre le monde et moi. Il aura lu mes livres.
Elle se redressa. Appuyée sur ses poings, elle le défia.
– Je les brûlerai plutôt page par page, j’en enterrerai la cendre. Quand il me demandera quel homme était son père, je lui ferai croiser les mains et nous prierons.
L’affreuse parole l’écorcha vif. Il se sentit poussé vers l’ombre, avec le mépris de la beauté de son œuvre entre l’enfant et lui. Il fut mort soudain : la cendre de ce qui avait été son cœur, son haut cœur de poète et d’apôtre, l’ensevelissait dans sa propre maison.
– Annie ! Annie !
Une dernière fois, il l’appelait comme du fond d’un naufrage.
Elle eut la brûlure de ses deux mains à la nuque. Avec une violence passionnée il l’attirait. Elle ne put se défendre contre le grand baiser dont il lui mangeait la bouche. Un vertige triste d’amour et de haine passa.
– Va-t’en, cria-t-elle. Rien que de sentir ton baiser, c’est comme si je trompais Dieu !
– Dieu, fit-il, c’est l’amour, c’est la vie. Écoute-le doucement nous parler de réconciliation, après nous être détachés de nous-mêmes.
Elle le repoussa.
– Non, non, taisez-vous. Dieu, c’est la crainte du péché. Allez-vous-en, j’ai horreur de moi comme de vous. Je n’ai plus que mon fils. Je le sauverai, je le défendrai contre son père.
Des siècles de servage, de foi étroite et furieuse les séparèrent. Ils furent aux pôles opposés, dans le froid d’un désert. Il se trouva sans forces pour lutter contre le dieu de la mort.
– Femme ! Femme ! gémit-il, ils t’ont prise à moi ! Me reviendras-tu un jour ?
– Oui, le jour où l’écrivain Wildman se sera repenti.
Il descendit, l’hiver l’emprisonna derrière la vitre. Il s’était jeté dans un fauteuil, rallumait des pipes coup sur coup. Toute force de vie était morte, son cœur grelottait d’ennui, de fièvre. Un grand silence s’était fait dans la maison. Il sut par Rita que Bethannie était partie chercher Jorg à l’école, qu’ils ne rentreraient pas dîner. Mais l’après-midi des coups de timbre retentirent : l’Indépendant, l’Observateur, le Matin lui envoyaient des reporters. Un mouvement anima la rue, des voitures stationnèrent. Il condamna sa porte, goûtant une joie amère à se trouver seul. Vers le soir seulement, il endossa son manteau, partit vers le bois : il avait besoin de solitude et de nature. Les arbres, la grande neige vierge lui donnèrent un apaisement. Un merle à la lisière d’une futaie, en rebondissant comme une pelote d’étoupe, grasseyait. Sa grosse voix roulante et mouillée, déjà égouttait du printemps dans le soir gelé. Wildman sentit revenir la vie, la confiance à travers la légère âme prophétique de l’oiseau. Il aspira à la joie et à la force.
La nouvelle tout d’une fois ricochait, ronflait comme un palet à travers l’opinion publique. Les grandes feuilles aussi bien que les petites s’accordaient à blâmer l’ingérence du parquet dans une question de moralité littéraire.
Wildman, par son talent, son caractère, la dignité de sa vie, domina ; il sembla n’avoir jamais été si intact dans la beauté de son œuvre. Les jeunes revues surtout conspuaient les juges. On apprit ainsi l’existence d’un M. Moinet, le juge d’instruction, qui, sans tout ce bruit, se fût éteint de néant et d’oubli dans les silences d’un chef-lieu. Il se propagea que ce personnage, ridiculisé par d’antérieures procédures vexatoires, avait pris l’initiative des poursuites. Un billet de Robartz informa Wildman qu’il préparait une révélation sensationnelle. Il y eut des caricatures ; la plus suggestive fut l’image d’un satyre coiffé d’une barrette et affublé d’une soutane. On vit par là la main des prêtres dans l’affaire, et l’érotisme fut du côté des juges comme une infirmité professionnelle. Wildman s’amusa de l’allégorie, il la garda sur sa table deux jours et puis elle disparut. Il se douta que Bethannie l’avait jetée au feu.
La combattivité, la violence, la tristesse luttèrent en lui. Il eut la fierté de la grande clameur qui le vengeait, il trembla pour cette chose délicate et suprême, la conscience d’un honnête écrivain. Sa vie en restait blessée, avec l’impression indéfinissable d’une plaie sourde. La solitude intérieurement l’enveloppa, tandis qu’au dehors le cri public lui faisait cortège. Bethannie l’évitait, les yeux froids. D’affreux silences accablaient leurs repas. Il n’osait plus embrasser son fils devant elle. Il redoutait la dispute ; il n’espérait plus que dans le temps qui apporterait une détente. Cependant il ne doutait pas qu’elle ne sût tout, et elle se taisait. Un jour la scène éclata.
Ils étaient seuls dans la petite chambre aux Delft ; Jorg déjà était reparti pour l’école.
– Quelle honte, Wildman ! s’écria-t-elle, votre nom est à présent dans tous les journaux, avec le signe d’infamie. Les gens de la rue lisent cela pour un sou. Allez ! ils savent bien ce qu’ils font, vos amis les journalistes ; chaque article est un clou qu’ils vous enfoncent dans la chair vive.
Il haussa les épaules.
– Auparavant, c’était une autre chanson. Il n’y avait jamais assez d’éloges autour de mes livres et, alors, c’était l’envie qui en était cause.
– J’étais encore dans l’état de péché, répondit-elle. J’étais la femme que vous aviez faite à votre image. Je ne croyais pas que c’était outrager Dieu que de mal parler de l’amour des créatures. Je n’ai vu clair que le jour où il m’est venu un enfant. J’ai compris, à ma peur de le perdre, que Dieu m’imposait le devoir de l’élever pour l’expiation de mes erreurs et des vôtres.
– Démence ! s’écria Wildman. Vous avez tué la vraie religion dans Jorg ! Et maintenant vous tuez en lui la vie !
La fureur, l’esprit barbare des théologies déborda.
– Dites plutôt que je voudrais étouffer en Jorg le sang mauvais ! fit-elle impérieusement.
Une angoisse mortelle le raidit. Il laissa tomber le mot qu’elle retenait.
– Tuer en lui son père, avouez-le donc !
– Je veux son salut et notre salut à tous trois.
De nouveau il sentit se lever les forces inconnues. Les ombres conspirèrent ; elle fut devant la main secrète qui la poussait. Nettement, il eut l’impression de l’ancienne société se levant contre la conscience nouvelle. La querelle intestine continuait la grande bataille du livre, de la tribune, de toutes les formes de l’esprit libre. Il sentit se reculer la vision délivrée des âges.
– Vois-tu, Bethannie, dit-il sans colère, tu oublies trop que je dois être ici un maître pour toi et pour l’enfant. Cependant je te dirai simplement ceci, c’est que le salut de notre fils viendra de moi ; ma volonté est qu’il devienne un homme.
– Eh bien ! fit-elle en riant, la vie en décidera.
Son assurance plana comme une menace. Il la vit repliée d’opiniâtreté, de silence contre lui qui pensait sa vie au grand jour : elle en était bien plus terrible. Tout le mystère de la maison, l’intimité si redoutable de la famille lui appartinrent. Elle ne cessait pas d’être l’empire sournois et rusé du féminin s’affrontant à la sagesse mâle. C’était la revanche de longs siècles de condition avilie, cette révolte de la créature aux poils touffus d’animal, dans le principe vital, le flux des races sorti d’elle. L’enfant, elle le réclamait comme un bien, comme une propriété que lui octroyaient la souffrance, le don de sa vie dans les noces fructifiées. Elle qui à peine avait droit à sa chair, marchandée et conquise par un maître barbare, s’arrogeait l’incarnation filiale comme la continuité de sa substance. Aux régions de l’élémentaire ainsi régnait l’âme inférieure.
La personnalité de Wildman était confiante, heureuse, impulsive. Il avait la faiblesse des hommes qui vivent dans le rêve et l’avenir. Son esprit au-dessus de lui faisait de la joie et de la lumière, quand sa vie encore était dans l’ombre. « Après tout, pourquoi m’inquiéter à l’avance ? pensa-t-il pour la centième fois. Quand je voudrai, je casserai les résistances. Ce n’est pas pour rien que je suis l’Homme sauvage de ma race. Qu’il s’agisse de Bethannie ou des juges, je serai toujours le plus fort, puisque je porte en moi l’Idée. »
La date du dîner de quinzaine approchait. Elle l’avertit qu’elle fermerait sa maison plutôt que de recevoir encore ses amis. Elle se défiait surtout de Raban, d’Ardens et de Mirmon, tous trois païens et libres-penseurs. Il plia, leur écrivit à tous. Raban tout de suite répondit ; il regrettait que le dîner fût remis et bénissait les poursuites. Son âme de barricadier exultait : la lettre, bourrue, violente, juvénile, sonnait comme un tambour de guerre. « Bravo, mon vieux ! il était temps que les écrivains fussent un peu secoués : on s’aurifiait dans la sécurité, comme des dents gâtées. Je délire que ce soit toi, un fort, par qui l’on ait décidé de commencer. La liberté de l’esprit humain n’est fructueuse qu’à travers un peu de martyre. Je suis pour les bûchers et les cachots de l’inquisition. C’est ça qui avance l’heure de la grande humanité ! Donc, debout ! Un vieux récidiviste comme moi ne désespère pas de t’avoir quelque jour pour voisin de geôle si, comme j’en fais le vœu cordial, leur fameuse morale outragée te vaut les loisirs féconds de la captivité. En attendant, brave ami, j’exécute en ton honneur, par-dessus les cadavres des vieilles idoles, une danse d’Apache ivre. »
Wildman ne partageait pas ce goût du sacrifice. « Raban, songeait-il, boit à plein verre un héroïsme rouge qui lui tourne la tête. » Peut-être, s’il n’avait pas été directement en cause, il aurait aussi dansé sa danse d’Apache. Au contraire, le poète Ardens rugissait de colère, de douleur, il fut bien plus près de son cœur. Efferts eut d’obscures paroles d’illuminé, comme un moine dans son cloître. Il évoqua l’être suprême, les retours de conscience, la beauté efficace du rachat par la pénitence. « Celui-là, se dit en riant Wildman, n’a rien compris : il n’y a qu’un peu plus d’ombre sur lui ; et sans doute le songe déjà l’a repris : il ne pense plus même à moi. »
Mirmon, le socialiste, un ami sûr pourtant, mais dénué d’art, à peu près seul se montra froid. Il professait la nécessité pour l’artiste de se conformer à la moralité courante. Son idéal de régénération sociale était cérébral, austère, abstrait, excluait toute sensualité. À cinquante ans, Mirmon passait pour n’avoir jamais connu la femme et il était très pauvre, vivait du produit des petites brochures à un sou qu’il écrivait pour le parti. Son mysticisme sec, intolérant, précis, brûlait sans chaleur à côté du spiritualisme enflammé, vague, sacerdotal de Efferts, officiant ses messes d’art avec des paroles de diacre. Wildman, large et débridé comme Pan, avec le battement sonore de toute la vie dans ses tempes, les rabrouait tous deux d’un haussement d’épaules jovial.
L’ennui, l’attente, l’angoisse l’accablèrent, la régularité de sa vie méthodique, soumise à des retours ponctuels d’habitudes, fut rompue. Sa journée toujours s’achevait comme elle avait commencé, dans la joie active du travail, avec la trêve brève des repas, une promenade à grands pas, à la tombée du jour, dans la banlieue, le long des lisières du bois. Il aimait entrer chez les paysans, lamper une chopine de bière dure dans un vieux cabaret fleurant le lait de chaux et le jambon fumé. Sa vie simple, fraîche, rurale, était celle d’un homme de la nature.
Tout fut bouleversé comme si la herse jusqu’aux racines avait passé dans son champ intellectuel. Ses cahiers, avec leur flux arrêté de pensées, ressemblèrent à des carotides tranchées en pleine vie. Il détesta la maison, ses silences cassés de coups de timbre, méprisa l’inutilité de tout effort. Le cerveau congelé, sans rythme intérieur, il se résigna à traîner ses caoutchoucs glacés dans la neige boueuse des rues. Des passants se retournaient, avertis par ses portraits dans les journaux ; une rumeur courait : « Voilà l’écrivain Wildman ». Il était étonné que des jeunes gens inconnus se découvraient avec respect.
Il visita des rédactions de journaux. Au Clairon, on l’acclama. Robartz fit monter de l’imprimerie une épreuve ; et assis près de la grande table maculée d’encre, sa grosse canne à nœuds entre ses gants fourrés, Wildman enfin lisait le fameux article, la « révélation sensationnelle ». C’était l’histoire d’une instruction du juge Moinet au début de sa carrière. Il n’était pas encore marié, vivait dans un célibat exemplaire. L’affaire, par malheur, exigeait une certaine expérience sexuelle. Un homme niait avoir commis un viol ; la fille n’était plus vierge, l’enquête tâtonnait. Moinet pensa à s’inspirer des lumières d’un carme, son confesseur. Celui-ci, perplexe, avoua son ignorance, finit par le déférer aux grâces d’une Vierge de Bon Secours, célèbre dans la contrée. Et un matin, le petit juge se mettait en marche, abattait, tête nue, les deux heures de route qui menaient à la chapelle miraculeuse. On l’avait vu intercéder auprès de la sainte image, symbole des puretés, pour être initié au mystère de l’amour impudique. Il en résulta une si abondante clairvoyance que le tribunal, à l’audience, dut modérer les commentaires impétueux de l’instruction. Moinet, dans le détail circonstancié du viol, avait dépassé l’imagination la plus libertine : il fut érotique jusqu’au cynisme, avec un égarement vertueux.
Wildman, sa barbe jaune dans la main, était secoué par le rire. Une large joie, pour la folie vierge du juge, lui moussait aux narines. Il frappa du poing la table : il se sentit triomphant dans son beau panthéisme innocent et candide. Autour de lui, les visages brillaient, une gaîté combattive ronflait. Robartz, de sa voix de crécelle, criait :
– Et voilà, maître, les hommes qui osent vous juger !
Il fut debout, râblé et trapu. Son bras tourna ; il sembla la force tranquille, sûre d’elle-même.
– Eh bien ! qu’ils me condamnent ! Ils n’empêcheront pas mes livres d’être de la vérité selon la vie !
L’âme farouche et héroïque de Raban parut l’avoir envahi. Il eut une beauté d’ardeur et de lutte : on l’admira. Wildman avec sincérité goûta le vertige léger de se sentir maître de sa destinée.
La porte battit : le rédacteur judiciaire, un jeune avocat, entrait, jetait sa serviette sur la table.
– Wenkler, arrive donc, maître Wildman est là, fit Robartz.
Wildman, avec sa rondeur cordiale, tendit la main. Justement c’était Wenkler qui avait eu l’idée du satyre en barrette et en soutane : il l’avait passée à Krakti, le dessinateur, qui en avait fait sa caricature
– Ah ! monsieur Wenkler, puisque c’est vous, laissez-moi vous dire : vous m’avez joyeusement remué. Votre satyre est une parodie digne des vieux imagiers des cathédrales.
Wenkler alors disait qu’ils étaient furieux là-bas, Moinet surtout qui se plaignait d’avoir toute la presse contre lui. Depuis huit jours il s’enfermait dans son cabinet, ne s’en allait qu’à la nuit, d’un pas furtif. Il se refusait à communiquer avec personne.
– Allez ! le coup leur a été rude, ajouta le rédacteur judiciaire. Ils ne s’attendaient pas à cette réprobation générale. Vous savez, tout est possible ; il se peut qu’ils abandonnent l’affaire. On ne s’attaque pas à un Wildman comme à un camelot qui propose aux passants des cartes transparentes.
Wildman, brusquement, releva la tête. Ses narines battaient.
– Vraiment, vous croyez ?
Robartz, très haut, riait.
– Non ! non ! pas de ça ! À présent qu’on nous a menacés d’un procès, il nous le faut éclatant, écrasant pour les juges ! L’opinion publique l’exige. De la lumière, toute la lumière, n’est-il pas vrai, maître Wildman ?
– Hé, oui ! toute la lumière, sans doute, s’exaltait l’écrivain. Il y va de la dignité des lettres. La conscience humaine est en jeu. C’est moi, Wildman, qui le dis !
Son cœur libre hennissait après la bataille ; il redevint l’Homme sauvage de son nom. Il débitait avec éclat des lieux communs qui, en un autre moment, lui auraient donné la nausée. Son courage monta dans l’illusion trouble d’être au-dessus des juges. Et, le cou ramassé dans son collet d’astrakan, très rouge, agressif, il tapait sa canne sur le plancher, en se dandinant. Wildman de nouveau croyait à sa force, à la toute-puissance de l’Idée. Il était bien, dans son orgueil, le navigateur débarqué dans une île inhabitée et qui va devant soi, les pas sonores, comme un roi. Il aurait pu crier encore une fois, en levant ses poings vers le ciel : – Terre libre !
La rédaction fut unanime à déclarer que, pour l’honneur même de son œuvre, le Clairon réclamerait avec énergie les poursuites, si le parquet fléchissait.
Soudain il se vit acculé, pris à sa propre duperie d’orgueil. Tout changea, son assurance et son règne. Il fut entre les gendarmes, devant les robes rouges, comme un simple homme de mauvaise conscience.
Il fit un effort, se livra.
– Soit, je vous appartiens… Faites comme il vous plaira.
À la rue, la tête chaude, l’âme molle, ensuite il errait. Des parts de son être restaient vibrantes, électrisées de combat. N’avait-il pas avec lui la jeunesse, les générations nouvelles, tous les esprits libres ? « Eh bien ! se dit-il, puisque c’est la lutte, nous irons jusqu’au bout. » Il sembla que ce fût lui qui, à présent, menait le combat. La victoire passa de son côté : il marchait à la défaite de la vieille société, précédé de ses trophées. Sa gloire le charma ; ses fibres palpitèrent, et il jouissait de ses nerfs en équilibre.
La ville s’alluma ; des franges de gaz ondulèrent. La neige sous les globes électriques fut livide. Wildman aimait le crépuscule des rues, les noirs de fusain des coins d’ombre piqués d’un papillon de feu, les miroitements de lumière ricochant aux vitres. Le goût de la matière grasse l’arrêta aux étalages devant les beaux massacres, les ventres dodus des gallinacés, les gemmes lourdes des sangs coagulés. Il subodora, en passant, le relent des truffes, la fumure des jambons, l’effluve faisandé des grands gibiers. Toute cette vie de la mort l’amusa. Son art coloriste, sa gourmandise réfléchirent d’ardentes et copieuses natures mortes.
Cependant, dans le froid et l’ombre, peinait la dense faune urbaine. De mornes visages anonymes se pressaient, faisaient des remous aux carrefours. Un labeur mystérieux les précipitait comme s’ils transportaient des matériaux pour des cathédrales. Toutes les puissances humaines furent déchaînées, la faim, l’orgueil, l’amour, la révolte. La ménagerie des instincts, lâchée dans la nuit, traça des ellipses subtiles et cauteleuses. Wildman croisa des vieillesses harassées, des fronts haineux, la grâce furieuse, vénale des filles. C’était l’heure des derniers combats avant la victoire, la défaite, le sommeil et la mort. Il aspira l’ozone des foules, la vie s’offrit comme une mêlée héroïque et triviale. Des fluides alors l’envahirent, orageux, sensibles ; tout le rêve remonta, sa foi dans les délivrances, le règne heureux de la nature. Le mal venait du mensonge social, de la loi de vie déviée. Les morales, les codes, les cultes en restaient pervertis. Et à présent de nouveau il était là au cœur de son œuvre, dans la jeunesse d’un monde vierge, levé de la débâcle des vieux dieux. Ses artères battaient de fièvre, d’espoir, d’angoisse.
Dehors, l’hiver se fondait aux pluies d’ouest. Les maillures noires des marronniers cloisonnèrent des ciels hauts, lavés de clarté jeune. Les peupliers en fuseau, la chevelure basse des saules, les berges d’herbe usée pompèrent la nue molle. La perspective blondit ; le frisson bleu, frisquet de mars, courait, grenait l’eau jusqu’aux rives, comme une chair nue. Et sous les plaques de neige, comme par des écorchures, apparut la terre grasse, spongieuse, drainée par le dégel.
Wildman, allégé, perçut les affinités printanières : il subissait puissamment les ambiances, impulsif, spontané, uni aux forces. Ses frimas intérieurs se rompirent, tépides, frémissants comme les durs gazons et les glaces du lac. Un vent neuf fit jouer la vie. Tout parut oublié, l’outrage, les défaillances, la misère domestique.
L’œuvre, à bouillons rouges, à longs jets de sève, moussa, déborda, brassée d’une peine féconde. Au clair des vitres, parmi la joie verte des essences et la musique des volières, lui-même bruissait d’images et de sons, dans une plénitude violente. La chambre de verre, les fines cloisons brillantes l’entourèrent d’air, de ciel et de nature. Au matin, l’ombre froide de l’église stagnait, faisait un promontoire à travers les clartés limpides du lac où trempait la plume blanche des cygnes. Mais vers midi, dans la lumière plus large, le cône lourd se diffusait, l’ombre remontait comme un reste de crépuscule dispersé. Ah ! comme il la détestait, cette masse trapue et morte avec ses gongs de cloches qui cassaient les toits. Elle bouchait les âmes et l’espace, pesait sur le paysage comme un symbole. Quelle ironie d’avoir élu là sa petite maison d’écrivain libre ! Mais, en ce temps, la banlieue n’avait pas forcé encore les primitives enceintes. La campagne verte jusqu’au lac s’étendait, pâturée par les moutons.
Les pages coulèrent, vives, lumineuses. Il sembla que, pendant la trêve, les sensations et les rythmes se fussent accumulés comme l’eau d’un bief derrière les vannes. La fiction s’amplifia : des protagonistes nouveaux comblèrent la parodie. Ce fut l’entrée en scène des moines, des illuminés, des saints ; elle correspondit avec l’évanouissement des anciens mythes. Tous les dieux semblaient morts : il n’en restait plus qu’un qui avait péri sur une croix comme un homme. Les Bergers aux grands pieds, les marcheurs venus du fond des âges, s’informaient dans les hameaux si on n’avait pas vu passer des espèces d’hommes-chèvres pêle-mêle avec de petites histrionnes fardées, laissant voir des trous de ciel rose sous leurs haillons. Ils ne pouvaient oublier que, pour avoir touché celles-ci, leurs doigts étaient restés parfumés de miel. Les gens hochaient la tête et ne savaient ce qu’ils voulaient dire. Ils ne doutèrent plus que la mort ne les eût fauchées. Cependant depuis un peu de temps, les forêts et les rocs s’étaient peuplés d’indolents, doux et rusés anachorètes, habitant de petits ermitages et vivant de la charité publique plutôt que des fruits de la terre, qu’ils n’auraient pu se procurer qu’en travaillant.
Or, un jour, longeant une futaie, ils aperçurent une cabane surmontée d’une croix et, tout près, un humain qui, les bras étendus, marmottait des oraisons.
– C’est bien étrange, se dirent-ils entre eux : on lui voit des oreilles en pointe et des flots de poils comme ce sylvain boiteux qui dansait au clair de lune en sifflant dans sa flûte.
Ils l’appelèrent et aussitôt le bon apôtre se tournait vers eux et leur demandait la charité. Ils ne doutèrent plus l’avoir aperçu autrefois ; lui, de son côté, les reconnut.
– Eh oui, c’est moi sous ce travesti, confessa-t-il. La mythologie n’allait plus : il fallait bien faire une fin. Plutôt que de mourir, j’ai fait peau neuve. Nous sommes comme cela, à travers les pays, quelques centaines de la même confrérie qui nous muâmes en ermites et petits saints des bois, après avoir été la tribu des faunes, des égipans et des satyres qui, au bon temps, rôdaient par les clairières et reluquaient les nymphes libertines à la peau d’aurore. Allez ! tout le monde y a bien perdu, les hommes aussi bien que nous autres. C’était la vie joyeuse, la claire idylle au soleil, père du monde. On avait le mariage libre ; Pan régnait, primordial, énorme, comme la terre et le ciel et toutes les pléiades d’astres. Nous n’étions, nous, les grands et les petits dieux et tous les quarts de dieu, que les visages des forces éternelles. N’en faut plus, de la vie et du rêve. Le siècle en est au remords : la chair hurle, la pénitence râle. Il fait noir dans les âmes, noir dans le ciel. L’arbre de la Croix fleurit des roses de sang et de ténèbres. Et voilà : nous rongeons les os des vieux festins, misère !
Les Bergers alors demandèrent ce qu’il était advenu d’une ancienne jolie fille, déjà un peu tapée, qu’ils avaient rencontrée autrefois et qui s’appelait du nom de l’étoile Vénus. L’ermite d’abord dévotement se signa, puis se mit à rire.
– Ah ! celle-là, c’était vraiment pour le plaisir, on peut le dire. Elle était la joie du monde. Elle était le grand symbole d’éternité. Ses flancs, sa gorge, ses lèvres, tout le menu détail délectable de son corps chantait un hymne éperdu à la vie. Et quelle bonne fille ! Les baisers qu’elle jetait du bout des doigts étaient de la semence lactée, de la matière vivante, le flux ininterrompu des espèces et des races. Eh bien ! elle aussi un beau jour fut touchée par la grâce ! Ah ! il ne fallait plus lui parler du joli péché d’amour. Elle devint une sainte petite personne : il lui repoussa une virginité délicieuse : sa beauté, un peu rosse tout de même, ondoya aux piscines de lait, aux fontaines de candeur et de pureté. Elle se nomme aujourd’hui la Madeleine. Chut ! N’allez pas le dire. Elle avait fini par s’éprendre d’amour pour le fils à Marie et le suivait de bourgade en bourgade, partout où il faisait des miracles et tenait ses meetings. En vérité, mes frères, celle-là fut vraiment alors la grande amoureuse selon l’âme nouvelle ; elle pleura son amour par seaux, par fleuves, par torrents. Elle fut à elle seule toute la douleur des temps qui allaient venir. Naturellement ils l’ont fait entrer dans leur paradis. Nous y serons bien un jour, nous qui avons tant ri. Ses yeux ruisselants versèrent l’eau baptismale sur l’élégiaque délire des catéchumènes. Elle devint l’une des grandes dames patronnesses des œuvres de miséricorde et de pénitence. C’est de ses intarissables larmes, perles de verre filé, que naquirent les mystiques, les illuminées et toutes les petites femmes à bon Dieu dont pullulent les moutiers et les béguinages. Ce qu’il y en a, par Pan ! de mignonnes créatures à soufflettes et à fossettes dans les parcs-aux-cerfs des Huit Béatitudes ! La chair de poule que, dans les tendres crépuscules érotiques, en les baisant aux lèvres, nous communiquions aux petites âmes sœurs, les oréades, les dryades, les naïades, c’est devenu pour elles les affres de la sainte Prière, de la sainte Douleur et du Saint-Sacrifice. Fini les fêtes galantes ! Fini les savoureuses petites nymphes du clair de lune aux gorges roses et pointues comme des fraises ! Elles ont dépouillé le royal manteau de leurs chevelures pour vêtir le cilice et la haire. Elles qui palpitaient de rêve et d’espace, les voilà devenues les sanglotantes épouses de la mort ; tout n’est plus que cloches, cendres, besace et suaire ! La vie s’en va, choppant aux rugueux calvaires, boitillant, un bourdon dans les poings. La vie a pris le masque camus de la mort. Brrr ! Ce qu’il fait froid gagner sa part de paradis ! C’est l’hiver dans le sang et les âmes. Les larmes de cette gnangnan de Madeleine ont fini par se congeler en pendeloques de givre aux pentes du Ciel. Là, vrai ! cette fille avait trop de sentiment !
Les Bergers tout à coup s’aperçurent que son oreille avait encore grandi. Pan lui-même n’en avait pas de plus longues ; et à présent, d’une pesée lente de la main, il se frictionnait son rhumatisme à l’endroit où, autrefois, s’était greffé son pied corné de bouc.
Le saint homme loucha finement dans sa face crevassée comme une écorce : il avait l’âme d’un vrai philosophe.
– Au fond, dit-il, c’est toujours la même chose, à cela près que tout paraît changé. Ils ont repris simplement notre fonds en reprenant la succession. Vieux neuf ! Vieux neuf ! Mais oui, voyons, est-ce que ça n’existait pas déjà, Iacchos, Zagreus, la Passion, la Madeleine et les saintes femmes, etc. Faut être juste pourtant. Il y a un paradis là où il y avait un olympe ; les ribambelles d’amours à cul nu sont devenus des anges emplumés de petites ailes. Et, comme par devant, c’est toujours la femme qui règne, parthénope et panagie, elle qui fut paphique et cythérée ! Quant à nous, les fils originels de la terre, les primates aux cuisses pileuses et aux aines rigides, vous savez à présent notre histoire. Nous vivons dans les silves, aux confins de la dense humanité des hameaux et des villes. Nous sommes la banlieue sacrée de l’hagiographie, demi-faunes et demi-saints, lavés d’aurore chaque matin, tout fumants des sueurs de notre mère la Glèbe, nous signant aux quatre endroits selon le dessin de la croix comme jadis aux quatre vents nous jetions joyeusement la graine de vie ! Oremus ! Oremus !
Le ciel rougit, le soir tombait. Il les congédia d’un signe de bénédiction. C’était l’heure où, dans les ermitages, tintait la campane des angélus.
– Le premier sentier à gauche, dit-il en les mettant sur la voie, et puis tout droit. Avant qu’il soit tout à fait nuit, vous arriverez au village où vit un de ces petits saints de bonnes gens qui parlent aux oiseaux, changent le grain en pain, guérissent les moutons du tournis, les chevaux de la pelade et les hommes du diable.
De loin, en arpentant à grandes enjambées l’ombre, ils entendaient encore grelotter son rire comme une petite cloche fêlée.
Wildman, à ce point de son récit, s’arrêta pour flamber joyeusement une pipette. C’était une bonne page bouffonne, hilare, sentant la ramée et le terroir à plein nez. Le vieux faune rural et narquois, dans sa licence naïve et goguenarde, l’avait prodigieusement amusé. Il était l’âme antique de la terre, le rire de la source sous bois, la sève verte des silves, le puissant rut animal sous la courbe des météores. Le site, la feuillée, le mol éther autour avaient une intimité de vie flamande dans un émail frais et reluisant. Wildman s’était retrouvé là au cœur même de son art sensuel, tendre, violent et parodiste.
Il y avait un mois qu’il travaillait. Ses matins dans le cabinet de verre se doraient de jeune lumière. La joie des volières bruissait amoureuse, ardente comme un printemps dans le bois. Le rythme, la vie naissaient de cette fête quotidienne. Wildman régulièrement abattait sa moyenne, ses quatre feuillets d’écriture nerveuse. Il écrivait jusqu’à midi, quelquefois ajoutait un dernier feuillet dans l’après-midi.
Sa matière cérébrale était chaude, subtile, débordante : elle lui chargeait les tempes, coulait à ses doigts, d’un flux sans lassitude. Encore une fois c’était le miracle d’une volonté présente à elle-même et qui n’entendait plus être détournée de la forte vie de l’œuvre. La maison s’abaissa comme à mesure d’une montée ; il vivait solitaire dans sa vision, l’âme comble et féconde.
Wildman, si faible dans les conflits du ménage, avait au travail les énergies d’un héros. Le songe, la création l’électrisèrent comme pendant une crise d’action. Il sembla dans l’état d’esprit d’un homme qui se défend de souffrir de ce qui l’entoure. D’ailleurs, un apaisement montait de la maison, la détente après des périodes fiévreuses et saccadées. Il put croire que l’ancienne Bethannie allait revenir, la Bethannie qui était entrée avec lui dans le doux paradis flamand. Elle se montra réservée, tiède, distante. Elle mit son soin à exagérer sa correction. Il ne vit pas qu’elle régnait plus que jamais sur la petite âme craintive de l’enfant. Par là, elle était maîtresse de leurs destinées à tous trois. Elle présente, Jorg à peine osait lever les yeux sur son père : celui-ci attendait d’être seul avec lui et l’embrassait dans les coins.
Cependant Bethannie ne désarmait pas : elle suivait sa volonté au secret de son âme ; à côté de lui qui était le rêve, elle s’attesta l’action sourde, tenace, violente avec dissimulation. Sa dévotion avait encore augmenté : elle entendait tous les matins la messe ; elle assistait au salut ; elle ne quittait l’église qu’après le catéchisme, où, de loin, elle surveillait son fils. Bientôt il allait communier pour la première fois : elle ne cessait de le préparer à la divine présence. Elle-même, à mesure que le temps approchait, eut toutes les ardeurs d’une catéchumène. Wildman vit dépérir Jorg et il en ignorait la cause : elle lui cachait les fureurs de son zèle.
La contradiction encore une fois le domina : son culte de l’omnivie parut s’accommoder de l’incarnation du symbole de la mort. Il connut que Jorg chaque soir allait chez le prêtre et il ne lui défendit pas le mystère eucharistique. Il accepta ainsi d’être suppléé dans sa paternité par la discipline ecclésiastique. « Bah ! songeait-il comme autrefois, il sera toujours temps quand l’enfant sera plus grand. »
Tant d’autres avant lui l’avaient dit aussi.
Un soir à table, Jorg eut une syncope. Il dut le tenir dans ses bras, d’une longue étreinte passionnée. Soudain, le soupçon le déchira ; il pressentit que l’aveugle amour maternel torturait cette âme débile. Il appuyait à la bouche de l’enfant son souffle chaud et, à la fois, il regardait Bethannie muette, impassible, l’œil comme minéralisé.
– Bethannie, je t’en prie, dit-il, ne crois-tu pas qu’il eût mieux valu attendre une année encore ? C’est là une épreuve presque cruelle pour une nature délicate comme la sienne.
L’Église plana, l’ardente et froide mystique, bien qu’il eût éludé l’allusion directe à la communion. Bethannie, d’un élan farouche, s’immola :
– L’épreuve lui sera comptée là-haut. Dieu a pour agréable même le sacrifice d’un enfant. Il ne faut pas changer les lois éternelles.
« C’est atroce, pensa-t-il ; autrefois elle l’eût disputé à la mort, d’une fureur de tigresse ; son propre sang la tourmentait en lui. Tout cela est fini, elle-même en ses entrailles est morte. »
L’enfant soupira, rouvrit les yeux, et, tout de suite, de sa petite voix comme un souffle, il disait :
– Dis, maman, n’est-ce pas que j’irai en paradis ?
Elle le prit des bras de Wildman, l’assit en travers de ses genoux, et elle lui caressait le front.
– Oui, mon chéri, avec les anges.
Elle regarda Wildman de son œil fixe, comme pour le rendre juge de son triomphe. Tous deux ensuite se turent, tandis que l’enfant renaissait des ombres. Mais la vie ne revenait pas entièrement ; la mort encore était dans son regard livide. Wildman aurait bien voulu dire comme auparavant qu’il serait toujours temps plus tard : il ne le pouvait plus. Son âme profondément trembla : il sentit peser une main. Et il soufflait doucement sur les yeux de l’enfant. Il ne faisait rien pour le reprendre.
Rita, la bonne servante, à quelque temps de là fut remerciée. Wildman aimait sa beauté forte, sa sève saine de paysanne. Sa démarche était un rythme ; son sang la parcourait comme un rire. Il voulut connaître la raison de son renvoi. Il l’interrogea ; elle ne put que pleurer, et Bethannie, de son côté, simplement déclara que Rita avait cessé de lui plaire. En réalité, elle s’était aperçue de l’attachement que Rita portait à l’enfant, elle en fut blessée dans sa jalousie. Wildman, avec cette fille loyale, sentit s’en aller l’âme simple et fidèle de la maison.
Une quadragénaire au teint de cierge, aux yeux bas et sournois, le pas glissant et furtif, la remplaça. Bethannie n’avoua pas qu’elle la devait à une congrégation dont elle-même faisait partie. Une vieille dame, très dévote, utilisait son zèle à placer des sujets selon les intérêts de l’Église. Elle la visita, lui vanta la piété, la sagesse rigoureuse de cette vierge gardée pure à l’ombre des sacristies. Mme Duret, emmitouflée de fourrures, grasse, malpropre, des bandeaux chavirés en travers du front, l’air d’une marchande à la toilette, ne cessa plus, dès ce moment, de fréquenter dans la maison. Elle arrivait aux heures où elle ne pouvait rencontrer Wildman, se coulait avec mystère par la porte que Prudence, le dos en boule, refermait sans bruit sur ses épaules. Le pas assourdi par ses socques, elle montait chez Bethannie. Toutes deux, en parlant, étouffaient le bruit de leurs voix.
– Eh bien, disait Mme Duret, comment allez-vous, ma chère sœur ? Vous savez quelle part nous prenons à vos épreuves : nous sommes avec vous dans votre peine. Il n’est jour que nous ne priions Dieu pour qu’il ramène l’impie dans les voies de la vérité !
L’une et l’autre ainsi semblaient continuer un entretien qui avait pour objet la conversion spirituelle de Wildman et ce qu’il en devait résulter d’allégement pour les âmes entourantes. Bethannie avait une entière confiance dans la visiteuse. Celle-ci onctueusement, en un double jeu, la huilait de patience, de résignation et, à la fois, mûrissait son aversion pour l’endurcissement du mari. En la quittant, elle lui serrait les mains avec effusion, la plaignant de vivre dans l’odeur d’hérésie qui infestait la maison.
– Allez, il suffit d’entrer, on la sent à plein nez. Mais Dieu voit au fond des consciences : il lira vos bonnes intentions ; il ne vous abandonnera pas. Quand vous éprouvez en vous des mouvements, soyez sûre que c’est lui qui se fait entendre. Dieu lui-même vous exhorte à ne rien ménager pour le salut du pécheur. Une femme, ma chère dame, possède des ressources admirables qu’il n’est point besoin de lui enseigner. Et, vous savez, la sainteté de la cause légitime les moyens.
Les paroles couraient sourdes, évangéliques, la secrète allusion à d’intimes devoirs renoncés, à de salutaires et passives insoumissions. Ensuite la porte mollement se refermait. Une forme noire, lourde, un paquet de poils gras fuyait dans un glissement de socques. La poule, dans de la ouate et des épines, avait pondu son œuf de haine et maintenant détalait, secrète, bénigne, laissant couver le germe empoisonné. Une ombre derrière elle restait dans la maison. Bethannie se rappelait toujours cette parole, la première fois que Mme Duret était venue en visite :
– Avec moi vous pouvez avoir confiance ; il ne vous arrivera jamais d’ennui.
Elle apportait dans son art de racoleuse d’âmes la persuasion chuchoteuse et discrète des proxénètes.
Wildman, en contact forcé avec la servante muette et rôdeuse, se sentit épié, menacé dans les intimités de la vie. Il la détesta d’être laide et redoutable ; il en vint à se surveiller devant elle. Cependant, dominé par son goût de silence et de paix, repris à la joie âcre de l’œuvre, il évitait de se plaindre, il n’eût su quelle raison donner à ses plaintes. La connivence autour de lui sévit, émoussa les apparences sans qu’il s’en aperçût. Prudence traîna son ombre dans la maison, sembla l’ombre de Mme Duret. Bethannie et elle, d’une entente commune, créèrent l’illusion d’une vie sans dessous, égale et nue dans la fausse sécurité du ménage. Il ignora les assiduités de la vieille dame : il put s’imaginer que rien au fond n’avait changé.
Cependant cette fille négligente, tatillonne, désheurée, ne tarda pas à troubler la statique domestique. L’ordre qui symétrisait leur existence au temps de Rita, devint précaire. Bethannie, qui avec celle-ci s’était montrée vétilleuse et difficile, eut pour l’autre d’inhabituelles tolérances. Elle s’accommoda de sa négligence, consentit à la doubler dans l’insuffisance de ses offices. Elle avait toujours été active et ponctuelle, surveillant de près la maison, aimant s’occuper aux besognes légères qui n’altèrent pas la grâce des mains. Wildman fut surpris de lui voir une âme ancillaire : elle aidait Prudence à faire les chambres, elle nettoyait avec elle la cuisine et elle ne récriminait pas. Il fut loin de se douter qu’une sainte hypocrisie les unissait dans les soins secrets de son salut et de sa bonne conscience.
Certaines vies d’écrivains sont toutes repliées aux plénitudes de l’être intérieur. La sienne, dans ses ignorances de l’en-dehors, fut intime, profonde, d’une sensibilité tendue. Elle eut l’humilité et la simplicité d’une existence de saint. Il avait fermé sa porte aux visites, aux sollicitations des reporters, s’était condamné à l’isolement absolu. À pleine cognée il taillait dans le bois touffu des fictions. Il marchait devant lui d’une âme brandie. C’est maintenant, en retroussant sa barbe, qu’il pouvait dire : « Je suis Wildman, le frère des boschkerels et des hommes sauvages de ma race. » Et les apologues naissaient, les ingénieuses paraboles, les fables folles.
Un livre de Wildman toujours dépassait les limites qu’il s’était assignées. La vie des images, l’abondance des sensations le grisaient comme un matin en forêt, comme un départ pour l’inconnu du monde. Il se défendait de suivre aucune méthode. Il arrivait qu’à la révision, il était obligé de revenir à l’unité en sacrifiant des chapitres entiers. De moites nébulosités, un songe lourd et tiède de grosse bière cuvée parfois embuaient ses enluminures. Son art d’homme du Nord, gras, épais, se soûlait de sève rouge. À travers les avenues compliquées de l’œuvre, il commença à entrevoir la péripétie finale.
Les journaux avec insistance maintenant parlaient de ce nouveau livre. L’étonnement, la réprobation à propos des poursuites, s’étaient apaisés. Elles semblaient ne point devoir aboutir. La Fronde et la Voix du peuple insinuaient que ce résultat était dû à l’opinion publique, catégorique dès le début. L’Éveil loua les magistrats d’avoir enfin reconnu leur erreur. Mais tout à coup la Dépêche, un grand journal qui ne s’aventurait pas à l’étourdie, prétendit que rien n’était décidé, que le dossier n’avait pas quitté la table du juge. Le Clairon, de son côté, à intervalles brefs, publiait des entrefilets, blasonnait le parquet qui à présent reculait devant l’énormité de sa bévue. Il réédita à plusieurs reprises que Wildman exigeait la lumière des assises, qu’il voulait être lavé publiquement de l’injure qui lui avait été faite. « Mais ce n’est pas vrai, ce n’est là qu’un propos en l’air, se disait Wildman. Qu’on me laisse tranquillement travailler. Je ne demande pas autre chose. »
Il songea à écrire à Robartz pour modérer son zèle, et puis il jugea sa lettre inutile. Sa confiance était haute : il avait foi dans les forces, dans l’idée, dans la vie. Sa probité émina, s’attesta l’essence même de tout son grand labeur. Sa pensée toujours avait baigné dans la joie, la bonté, la louange des choses éternelles, vraiment divines. Toute combativité s’en alla, comme la nuit s’en va de la présence inéluctable du jour. Et il se disait avec sincérité, d’un haussement léger d’épaules :
– Bah ! ils n’oseront pas !
Un matin Wildman était à sa table, le front dans les mains. La terre ivre et fraîche, dans une clarté légère de printemps, tournait. Les feuilles ouvraient des petites mains vertes aux branches des marronniers. Un brouillard d’or pâle embrumait les saules. La plume des cygnes amoureusement gondolait. Dans le large paysage d’arbres et de maisons, la vie courait en arômes, en chaleurs, en molles ondes aériennes. Sous le jeune soleil, seul le cône lourd du chevet d’église demeurait de la nuit, parmi toute l’ombre remontée.
Wildman sentit peser sa tête à ses poings. Il sortait d’ennuis graves, la vie courbait ses épaules. Depuis près de trois semaines, il n’écrivait plus, les moelles froides, sans enthousiasme. Et il songeait à la fatalité qui, en pleines Pâques, dans la joie des sèves montantes, avait touché d’agonie la maison. Son fils, l’âme frêle de Jorg là-haut languissait, brisée par la grande épreuve, les foudroyantes blandices de la sainte Table.
Les événements coururent ; il se revit sans force, fuyant devant l’inévitable. Le roi de la douleur et de la mort à travers la femme avait triomphé. Coïncidence inouïe ! Dans son livre, dans Épiphanie, à la même heure, triomphait le vertige furieux du Calvaire. Il avait préféré lui laisser la victoire. Il était parti passer huit jours à la mer. Quand enfin il rentrait, il avait trouvé Jorg mourant entre les médecins. Le mystère eucharistique comme un vent enflammé avait passé ; Bethannie avait dû l’emporter en ses bras jusqu’à la voiture. Elle-même était demeurée glacée, comme à l’agonie près de la petite mort de l’enfant. Depuis quinze jours elle jeûnait, épuisant la pénitence et les macérations, voulant d’une démence sauvage s’égaler à la passion de son fils. Ah ! l’austère et lucide génie d’Efferts avait lu comme en des prophéties. Le petit portrait aux tempes lourdes de destinée s’irrécusa devinatoire, ombre déjà frôlée par les ombres.
Wildman avait été bouleversé : sa douleur sanglota saccadée ; il s’éprouva expirer de la vie légère qui, près de lui, s’en allait. Bethannie froidement l’avait tué d’un mot : c’était l’expiation ; l’enfant, l’agneau sans tache, était la victime s’offrant en holocauste pour le rachat du pécheur. Et des jours, d’horribles semaines d’angoisse s’étaient écoulés. La vie à petites fois, comme goutte à goutte stille une eau dans la vasque, ensuite était revenue. Un jour, Bethannie et lui, amollis de la grande détresse, enfin avaient pu pleurer près du fils ressuscité. Elle fut dans sa poitrine : il la sentit frémissante d’espoir, d’amour. Lui-même espéra.
– Annie ! Annie ! Je t’ai donc retrouvée ! dit-il très bas comme si elle aussi eût été morte et revenait à la vie.
– Dieu nous le rend ! fit-elle en levant la main.
Il vit qu’il s’était mépris. À travers l’excitation nerveuse des larmes, son âme se gardait aride, sans effusion. La chair encore une fois fut dépouillée, l’intime et sensuelle vibration des fibres. Dans son infirmité, elle ne goûtait plus qu’une joie morose et sèche qu’en actions de grâces elle rapportait au principe divin de toute souffrance.
Ce fut vers ce temps seulement que Wildman, à des chuchotements derrière les portes, fut averti des visites que secrètement elle recevait. Il épia, vit sortir des ombres ; il sut par Bethannie elle-même que Mme Duret venait tous les jours et que le prêtre, de son côté, chaque semaine arrivait confesser l’enfant, le maintenant ainsi dans un état de sainteté.
Les ombres semblèrent s’être détachées de la nuit d’en face, parcelles de l’ombre immense que l’église faisait peser sur la maison. Il fut épouvanté. Il avait été d’abord dépossédé de la maison spirituelle, des grâces de l’affection filiale et, à présent, on le dépossédait de la matérialité même de la maison. Les portes étaient huilées pour des présences clandestines : elles se refermaient sur du mystère. De louches connivences, des actions subreptices derrière les vitres aveugles consommaient l’irréparable. Il perçut le travail d’actifs et secrets dissolvants, le râpement sourd d’invisibles tarets limant sans relâche.
Wildman en pensée, ce matin-là, repassait ces heures lourdes. Il était triste, inquiet. Un marasme plombait ses énergies. Il se sentait affreusement seul et vide, avec un trou au centre de sa vie, comme si son cœur avait été arraché. Le médecin avait prescrit les bromes toniques de la Campine, le voisinage des grandes sapinières sitôt que les forces reviendraient à l’enfant. Bethannie déjà s’était assuré une installation : Mme Duret lui avait trouvé un couvent de Sœurs qui hébergeait des pensionnaires. Et de nouveau il se voyait séparé d’elle, de Jorg, ses racines comme coupées à ras de la vie.
– C’est la série noire, songea-t-il, découragé. Et rien faire ! J’ai la conscience de ma lâcheté et je m’appelle Wildman !
Comme il rallumait une pipe, le teint de chandelle, la face grasse et jaune de Prudence s’avança ; d’une voix d’effroi, de mystère, elle lui annonça que le commissaire de police du quartier demandait à le voir. Il tressaillit, eut froid dans sa vie. Cependant il voulut paraître calme et fit entrer. L’homme, cordial, bourru, l’air fin, poussait un gros ventre devant lui. Il referma discrètement la porte, salua d’un coup de tête. Et, tirant de sa poche un papier, il grasseyait :
– Monsieur Wildman, j’ai pensé qu’il valait mieux venir moi-même. Vous savez, c’est pour l’affaire.
Il cligna de l’œil, bon enfant, frondeur, familiarisé de longue date avec les bévues des juges d’instruction. Wildman, de son côté, prenait sa barbe à pleine main, riait :
– Ah oui ! je sais…
Il se mit à lire.
– Le sieur Wildman, Dolf Joris…
C’était la formule banale, laconique, froissante de l’invitation à comparaître : on lui fixait le mardi de la semaine suivante. Au bas, une signature griffue, longue, mince, en laquelle, à travers un parafe en signe de croix, il reconnaissait le nom de Moinet.
– Oui, je vois, fit-il en tournant les yeux vers le commissaire. Eh ! bien, puisqu’ils veulent la guerre, ils l’auront.
Il était très rouge, la bouche gonflée, méprisante. Il signa la déclaration que le gros homme avançait sur la table, le vit plier ce papier dans son portefeuille. Et ensuite il ne trouvait plus rien à dire, planté droit devant le commissaire, les mains dans les poches.
– Allons, bien le bonjour, M. Wildman ! disait celui-ci. Et bonne chance !
Il avait l’air goguenard et bienveillant. Il ne lui eût pas dit autrement : « Va, va, mon gaillard, je lis sous ta peau ; je ne suis pas dupe de ta fausse assurance. »
Il avança sa lourde main aux doigts courts. Wildman y laissa tomber la sienne ; et puis la porte tourna : un talonnement de bottes décrut dans le vestibule. Le commissaire d’un geste s’était refusé à se laisser accompagner.
Bonne chance ! Wildman toujours entendait ces deux mots ironiques et familiers. Pour la première fois il se sentait réellement un prévenu. Il se vit une des pièces de l’échiquier où allait se jouer, entre la justice et la conscience d’un écrivain libre, la partie redoutable. Il devenait l’homme qui court un risque, amende, cachot, perte des droits civils, le marin qui sur un radeau s’aventure contre les flots. Ce commissaire de police, en outre, avec sa rondeur narquoise, c’était déjà, entre le gendarme, le guichetier et le juge, une des mailles de l’appareil judiciaire contre lequel il allait avoir à se débattre. Bonne chance ! « C’est-à-dire, pensait-il en complétant l’idée, tâche de t’en dépêtrer, ce n’est pas facile. »
Son sang courut ; il lança son poing dans le vide. D’un grand pas, ensuite, il arpentait le carreau. Les perruches, dans le coup de vent de ses gesticulations, aigrement crissaient. C’était un état entre la fureur, le dédain, l’orgueil du triomphe final. Des mots, des éclats de discours comme de grosses fèves éclatèrent : « Attentat aux droits de la pensée… Pouvez tuer l’homme, ne tuerez pas ses livres… L’idée plus forte que tout… Le sort des précurseurs… Deux morales, deux églises. »
Il ralluma une pipe, fut plus tranquille à la pensée que Bethannie était partie faire un tour de voiture avec l’enfant. Il y avait bien la fille jaune ; mais il la démentirait. Il sembla que tout danger fût conjuré. Il descendit au jardin regarder battre les lilas dans le vent léger. Une chaleur de soleil lui coula au dos ; il se sentit mêlé aux forces vertes de la terre. « Après l’hiver et le gel, la petite herbe repousse, songea-t-il, on n’étouffe pas plus la vie que la conscience. »
La confiance monta, il eut le front délivré et haut. Il prit une bêche, travailla un peu de temps à briser les mottes autour des pousses tendres, naissantes. Mais tout à coup il éprouvait jusqu’à la souffrance le besoin de relire l’imprimé. Il rentrait. « Le sieur Wildman, Dolf Joris… »
Ses doigts se crispèrent, froissèrent le papier. Il pensa à l’ignominie des assises, à toute sa vie d’homme et d’écrivain traînée à la rue, à son fils sur qui se reporterait la honte paternelle, s’il était condamné pour un délit infâme. Un spasme rauque se cassa dans sa gorge.
– Ah ! les cochons qui voient partout le mal qu’ils ont en eux ! cria-t-il.
Il entendit un pas, précipitamment glissa l’assignation dans son veston.
Des jours s’écoulèrent. Il se contraignit à écrire, péniblement aligna quelques feuillets qu’ensuite il déchira. Un vent funeste saccageait sa vie, l’âme haineuse de Bethannie, le détachement filial, l’hostilité tenace, sournoise du petit juge. Il eut besoin d’amitié et passa une après-midi dans l’atelier d’Efferts. Si celui-ci avait fait une allusion aux poursuites, il se fût soulagé le cœur. Mais le peintre, farouchement, en lui montrant ses peintures, s’obstina dans ses théories nébuleuses. Le froid des solitudes, près de ces ardeurs glacées, le gagna ; il se vit abandonné de l’ami fraternel, lui-même s’abandonna.
En rentrant il trouvait un mot de Robartz. « Bravo, maître ! Nous l’emportons ! Ils n’osent plus reculer ; Moinet enfin saute le pas. On vous devait bien cela, après l’injure inqualifiable de vous avoir soupçonné. Vous allez donc pouvoir leur rejeter à la face la boue dont on avait espéré vous couvrir ! »
– L’imbécile ! s’écria Wildman. Et le pire, c’est qu’à travers ses grands mots, il paraît sincère !
Il lut les découpures que lui envoyait son agence. Les journaux se montraient durs pour le parquet. Son cas cessa de l’intéresser, la beauté de la cause, la lutte pour l’idée. Il n’eut plus que des sensations lourdes, passives. Il ne pouvait se détacher de la pensée de Moinet. C’était comme une autre vie qui maintenant se parallélisait à la sienne. Cette obscure et muette figure de juge tout à coup sortait de l’ombre. Il s’inquiéta de lui attribuer une physionomie. Il eût voulu savoir comment il marchait. Il l’aperçut selon les heures trivial, puéril, terrible, d’une laideur glabre et caricaturale. Et le petit homme ne s’en allait plus, prenait possession, circulait dans la mort de sa pensée.
Il ne lui resta plus que trois jours.
Il prit brusquement un parti. Il écrivit au juge qu’il était souffrant et réclama un délai. Mais, en se relisant, il trouva qu’il avait manqué de dignité. Il déchira la lettre, en écrivit une autre, brève, résolue, où, cette fois, il se déclarait retenu par son travail. Il fixait lui-même une date au bout de la quinzaine. Il eut l’air de traiter de puissance à puissance.
La lettre partie, il regretta de l’avoir écrite. C’était encore là reconnaître le pouvoir du juge. Son orgueil d’homme libre se cabra : il eut l’horreur de l’arbitraire, soupçonna chez Moinet une rancune personnelle. Est-ce qu’un Wildman pouvait accepter d’être à la merci d’un robin ? D’un élan, il courut aux résolutions extrêmes. Il n’irait pas, il partirait plutôt, gagnerait un pays lointain. On verrait bien qu’il se mettait au-dessus des commandements d’un parquet.
À la réflexion, cela lui parut friser la peur, la défaite et l’évasion. La race, le sang des vieux hommes de Flandre aussitôt gronda. Il songea : l’acte héroïque eût été la résistance et l’attente sur place. Oui, ne céder qu’à la force, être entraîné les menottes aux mains comme un réfractaire. Il se complut un instant dans cette parade théâtrale. Il fut dans le rêve, séjourna dans l’outrance, aux prises avec une justice féroce. Tout l’appareil des lois se mouvait ; il était traqué comme un meurtrier dans son maquis. Et puis la pensée de Bethannie, de son fils remonta. Ses fureurs soudain fléchirent.
Il rentra dans la vérité : il accepta résolument son rôle d’inculpé. Il se rendrait chez le juge pour se défendre, pour le mettre en garde contre ses propres faiblesses. Le poète se ferait lui-même l’exégète de son œuvre et de la substance d’éternité qui l’instituait morale et rituelle. Les meilleures âmes sont inclairvoyantes et paresseuses : la misère des partis pris les entraîne comme un poids mort. Il illuminerait ce Moinet de sa foi et de sa sincérité. Et si celui-ci se refusait à ouvrir les yeux, qu’avait-il à redouter, lui, le maître Wildman ? Un honnête artiste met ses recours dans l’intégrité de sa pensée.
La bonne résolution l’exalta : il renia ses intimes défaillances, les fausses attitudes, l’orgueil funeste. Il voulut faire son examen de conscience.
D’une ellipse brève, sa vie courut. Il se revit à l’âge des belles témérités, encore méconnu, mais déjà enivré de passion, de force et d’héroïsme, mouvant en son livre de début de puissants blocs charnels en qui circulait la sève des champs et des forêts. Ah ! ces rustres sanguins et râblés, ces belles brutes de la lignée des modèles de Jordaens et de Rubens, comme il les campait dans leur sauvagerie de créatures encore élémentaires, violentant les filles de la même ardeur farouche dont ils fendaient avec le soc les entrailles de la terre ! Parmi les ribotes et les tueries, au son des cloches et des violons, de village en village bramait leur rut de bête humaine. Une fermentation montait des terreaux bouillants, des fumiers gras, de l’animalité éparse, et se continuait à travers leur ivresse panique.
Pour la première fois, un écrivain ramenait à l’unité de l’énorme vie organique la créature et la portion d’univers qu’elle occupait. La glèbe sembla avoir pris corps dans les membres noueux d’une humanité taillée au cœur des chênes et arrosée des efflux verts qui gonflaient les essences. Ensemble la terre, les faunes et le rural vivaient le drame éternisé de la genèse.
Le livre avait fait, sur les cerveaux anémiques, débilités par la vie machinale et factice, l’effet d’une loque rouge agitée devant les dindons d’une basse-cour. D’aigres polémiques, au nom de la décence, essayèrent d’enrayer cette clameur puissante de vie, ce retour à la sincérité de la nature. Et non seulement on blâmait le sujet dans le tour forcené de l’observation, mais jusque dans la couleur émaillée et sensuelle du style, la sonore et turbulente polyphonie des vocables comme le fracas d’une kermesse.
Wildman, ainsi, dès les commencements, avait connu la bataille. Il avait vingt-cinq ans, il vivait à la lisière d’un taillis ; il manifestait une dilection pour les pâtres, les bûcherons, les ouvriers des fermes, les sentant plus près de la nature. Il participait aux frairies, goûtait les ruses des margoulins affriolant la pratique et, la nuit, suivait sous bois un braconnier dont il avait capté la confiance. Cette vie sauvage fortifia son indépendance native et l’inclina à délaisser la conformité, dans une jouissance aiguë de se sentir solitaire et personnel.
Les livres se succédèrent, tragiques, véhéments, alternés de rires et de larmes rouges. L’amour, les rixes, la messe, les semailles déchaînaient ou mataient ces cœurs de pacants mystiques, simples, jaloux et furieux. Les arbres, les rivières, les buissons, les étables s’accordaient aux aubes claires, aux amers couchants, aux moûts de la sève selon le cours des saisons.
Wildman, à cette jeunesse de son œuvre, tout infusée de nature, écrite sous la nuée pluvieuse d’octobre ou les soleils roux de juin, sentit lui remonter la terre au cœur. « Ah ! oui, songea-t-il, c’était bien le cri d’un homme libre. J’écrivais comme on joue du couteau, comme on fait l’amour, comme on va à la sainte Table. Les limons chauds fermentaient âcrement autour de moi et en moi. Ma race grondait, l’âme humble, tendre, effrénée des paysans, mes ancêtres. C’est alors que j’étais vraiment l’Homme sauvage de mon nom ! »
Chaque livre le grandissait. L’ancien coureur des bois, le compagnon des braconniers et des bûcherons, à présent, d’un orgueil candide d’artiste demeuré enfant, savourait comme un fruit de vie sa jeune renommée. Quelquefois il allait vivre un peu de temps dans les villes, étourdi du bruit qui lui revenait d’avoir mué en voyelles et en consonnes des parcelles du grand organisme animal. Ces milieux fiévreux bientôt le laissaient désabusé, les fibres molles et détendues, comme en un exil. Ouvrier ponctuel, il aimait œuvrer et détestait la controverse, les parades verbales et les théories. Doucement la chanson du vent se remettait à lui siffler aux oreilles. Il ne pouvait résister plus longtemps à l’appel de la contrée natale. Le goût de la terre le ramenait avec une dévotion filiale vers la lande, les noires sapinières, les chaumières au toit de glui, perdues dans la solitude des labours. Son être aussitôt, tonifié de saturations cordiales, se ravigourait. Il revivait, aux racines mêmes de la vie, les odeurs, les sèves, le végétal géant, la petite herbe fleurie, le ciel sonore et frais. Comme par le passé, il emportait au matin ses feuillets et, assis à l’ombre d’une haie, dans le vrombissement des mouches, il écrivait un nouveau livre. Son œuvre ainsi s’allongeait, ingénue et héroïque, d’une sève rouge, à pleins bords.
Puis il se mariait ; sa vie, près des grâces amoureuses de la femme, se stabilisait égale, féconde, silencieuse. Ils vivaient tout un temps à la campagne. Un jardin touffu, la maison spacieuse et fraîche, aux fenêtres basses ouvrant sur la plaine verte, l’induisirent en des images graves et apaisées. Sa force se sensibilisa : il sembla vouloir éterniser son jeune amour dans l’évocation d’une humanité harmonieuse, elle-même éternisée au délice d’Éden. Tout soudain changea, le paysage, les êtres, les destinées. À l’animalité trouble, impulsive, tragique, passant des fumiers au pourrissoir, succédèrent des fictions poétisées d’irréel. Les sites s’illimitèrent, revêtirent les aspects d’un décor fabuleux, dans des contrées que ne visitait pas la douleur. De lumineuses créatures, soustraites aux contingences, dégagées de l’époque méticuleuse et triviale, y avaient un sens subtil de symbole, Wildman étonna son temps par une philosophie que ses livres antérieurs n’avaient pas fait prévoir. Il exaltait la joie, la pureté de l’instinct, la vie de nature dans des contes, que lui-même appelait des mythes. C’étaient comme des prophéties, des royaumes d’illusion et de bon secours proposés à la détresse des hommes, dans leur évolution lente vers un avenir délivré. Une âme bienveillante et extasiée y célébrait, dans des idylles et des pastorales, les mœurs simples des fils de la terre revenus à la vérité, à l’innocence, à la beauté de la vie fraternelle et réalisant ainsi les annonciations de l’âge d’or.
Jorg avait cinq ans quand Wildman termina son livre Terre libre qui marqua l’apogée de sa vie d’idée nouvelle. Il l’avait écrit en pensant à son enfant : l’œuvre se modela sur une conception d’humanité à laquelle il eût voulu conformer, dès l’âge adulte, cette jeune existence.
Terre libre se déroulait sur un mode de trilogie. Dieu, au matin du monde, créait la virginité et l’amour. Il appelait devant sa face le couple adamique et lui apprenait l’usage des sens, les sources infinies de bonheur cachées aux organes de la vie. Il disait :
– Votre nudité est divine comme toute chose dans la création, comme la source, les astres et les arbres. Elle est un symbole qui vous rappellera de n’avoir rien de caché l’un pour l’autre, car si une fois vous avez fui la lumière et recherché l’ombre, vous serez tombés dans le péché et l’innocence à jamais aura vécu. Que votre nudité, que j’ai faite pleine de grâce, soit pour chacun de vous le miroir clair où vous vous apercevrez l’un devant l’autre d’une âme candide et extasiée. Et je vous ai donné pour compagnons, dans ce jardin aux fruits suaves, le lion, l’agneau, l’écureuil, le roitelet et toutes les autres bêtes de la Création, afin qu’elles vous soient une leçon de tendresse et de bonne harmonie.
Ainsi parla le dieu primordial et éternel. Adam et Ève se regardaient charmés, avec leurs yeux d’étoiles ; et à présent ils n’ignoraient plus que la beauté de leur corps, avec ses papilles frémissantes dont chacune est déjà un minuscule organisme sensible et friand, leur avait été donnée pour leur plaisir. Le désir de leur chair venait au bout de leurs doigts, gonflait leur ventre comme une onde lourde. Cependant ils ne savaient comment s’y prendre pour se communiquer l’amour, car ils n’avaient point encore observé la leçon des bêtes de la création. Le rire de Dieu alors ébranla la voûte verte du verger, et toutes les constellations palpitaient dans sa barbe.
– Les plus humbles des petites bêtes sorties de mes mains tout de suite écoutent l’instinct divin, dit-il. Et ceux-ci sont encore à se demander par quel bout ils allumeront la chandelle.
Dieu donc commanda aux bêtes de leur montrer l’exemple et, en même temps, il leur soufflait à tous deux son haleine sur les prunelles. Un couple de colombes aussitôt d’un vol léger se posa et dit à l’homme :
– Prends-lui la bouche dans la tienne, comme nous faisons avec notre bec, et tu goûteras un délice ineffable.
Et Adam tendrement donna à Ève le premier baiser.
Un petit singe avec sa guenon ensuite dégringola de la cime d’un arbre et à son tour dit à Adam :
– Vois comme je prends dans mes mains les petites mamelles de celle-ci. Quand tu l’auras fait comme moi, tu sauras ce qu’il te reste à connaître.
C’était le temps où les animaux parlaient un langage que la créature comprenait. L’un après l’autre, ils quittaient les pelouses fleuries, les eaux murmurantes, les profonds taillis, et chacun à mesure les initiait, le lion doucement rugissant, le mouton au bêlement de petit enfant, le bel étalon lascif. Et puis le Père Éternel prenait un pépin et le mettait en terre, et aussitôt un arbre naissait et, à l’extrémité de ses branches, des pommes comme les petites mamelles d’Ève étaient rondes. Il dit :
– Voici. J’ai planté la vie. Comme j’ai fait pour la terre, l’homme fécondera le flanc de la femme. Et votre race sera pareille à ce pommier à travers les âges.
Alors Adam et Ève connurent pourquoi l’une après l’autre les bêtes étaient venues, et ils se tenaient étroitement embrassés. Le jour jusqu’à ce moment n’était pas né ; un crépuscule léger pâlissait seul les fluides espaces. Mais une clarté, une subtile rougeur monta de leur chair enfin nuptiale et se refléta à travers l’immensité des cieux. Et maintenant l’aurore naissait du frisson rose de leur vie.
Wildman, selon son franc caprice d’homme libre, ainsi avait transformé la version sacrée. Un dieu humain, centre de la vie et des éternités, promulguait le baiser, l’amour fécond, les races. Il traversait le Paradis terrestre comme un jardinier qui, ayant bêché les terreaux et semé la graine, préside aux fructifications. Un panthéisme ingénu ramenait toutes choses vivantes à une loi commune, assimilait les espèces et les essences, dans une conformité d’origines, d’attirances et de finalités. La vie s’engendrait d’une pensée d’amour, et à l’infini l’amour, le mystère double et un des sexes la propageait, universelle, coexistant à Dieu lui-même, et Dieu était l’éternelle substance. Un cœur de pomme ne diffère pas des entrailles de l’épouse, et le sang ramifié dans les fibres imite le cours des sèves sous l’écorce.
C’était l’ordre fondamental : toute la genèse s’accordait à ce plan immuable. Un flux prodigieux de vie sans trêve jaillissait, s’épandait à travers les divins pourpris. La création était fraîche, jeune, sensible. Et l’homme et la femme étaient blonds comme la chaleur du jour. Ils allaient, enlacés et nus, modelés de terre et de soleil, et l’arabesque de leurs corps résumait les aspects de l’univers. Dieu même leur avait donné pour nourriture les pêches d’or et le miel des abeilles, et ils buvaient le suc froid du houblon, car Wildman avait mis le paradis en Flandre. Un délice gourmand et tendre chargeait leur sève. Toutes les parcelles de leur substance se fondaient de volupté, dans la fête éternelle des lumières, des sucs et des formes. Ils connaissaient ainsi que, selon la volonté divine, leur corps et chacune des parties de leur corps leur avaient été donnés comme un rafraîchissement et une jouissance. C’était le cantique à la joie du monde, origine et fin des êtres. La Flandre sensuelle et grave, mystique et gourmande, eut là ses Védas chauds du limon natal. La somptueuse et tendre charnalité d’un Rubens, les blondes béatitudes des paradis de Breughel palpitèrent dans le mol et vital réalisme de la race.
Cependant la lignée sortie d’Adam à son tour proliférait et quittait le verger sacré. Dans le désert vierge du monde ils bâtissaient des villes, édifiaient des temples et inventaient la guerre. À flots épais, les marées humaines d’un pôle à l’autre roulèrent. Négateurs du plan divin, les hommes de plus en plus oubliaient la loi et s’écartaient des origines. Chaque peuple eut ses idoles, et toutes avaient leur culte. Le prêtre et le guerrier dominaient, vindicatifs, sanglants, plus hauts que tous les baals ensemble. Personne ne se rappelait plus la leçon qu’au matin des temps le dieu unique et primordial avait promulguée. D’homicides sorcelleries présidèrent aux communions de la créature avec le principe de la vie. Celle-ci fut tablée sur le mensonge, l’orgueil, les fureurs. Le simple amour, le délice de la chair doucement animale, les grâces de la sensualité firent place aux noires et savantes luxures. Et maintenant l’humanité demeurait déchirée pour avoir méconnu la tendre nature, l’instinct originel et la beauté ingénue. Le monde, en proie aux sycophantes, se tourmentait d’affreux schismes : des scolastiques barbares pervertissaient le sens éternel et sacré de l’être.
C’était la seconde partie du livre : elle correspondait aux destinées enchaînées ; elle était austère, tragique et dure : le rugissement des damnations la remplissait et elle aboutissait à la révolte, au blasphème des messes noires.
Une fresque de vie luxuriante achevait la trilogie. Elle se déroulait dans une île : elle suggérait le retour à la nature avec des formes belles et simples, avec des gestes qui tenaient du rite grave des liturgies et de l’ardeur enflammée des priapées. Dans un air de genèse fluide, baignait la volupté des amants. C’étaient des bouviers, des pâtres, des laboureurs ; mais divinisés, tournés à la mythologie des silènes et des nymphes. Le rire, la santé, la force faisaient les corps massifs et les sangs impétueux. La force, l’entrain des kermesses enflaient l’idylle. Une sorte de démence panique, candide, triviale, épique, outrait les assomptions de la sensualité.
Un jeune héros abordait dans l’île et elle s’appelait Terre libre. Il avait connu le tourment obscur de la chair à travers les défenses dont le décalogue, la famille et les barbacoles entourent l’ardente nubilité. Un jour, une créature astucieuse et violente l’avait initié aux rites pervers. Tout brûlant de sombre luxure, il était demeuré supplicié par le mauvais amour. L’excès même de sa déchéance l’avait ramené à la vérité. En fuyant la cause de son mal, il s’était fui lui-même. Et à présent, parmi les hommes simples, dans la méditation et le silence, il expiait les erreurs de sa vie. Il finissait par appeler à lui les humains qui comme lui avaient souffert, leur enseignait la libre, graduelle et intégrale connaissance des lois de la nature, le culte de l’héroïsme et de la pureté. Une église fraîche, délicieuse, belle comme la nature qui la sanctifiait s’opposa à l’autre, à l’église du dogme, des morales inhumaines, des barbares scolastiques. Des rites innocents et solennels célébraient l’amour fécond, le miracle permanent des forces-mères, l’éternité des espèces. D’ingénus et ardents néophytes, après les épreuves de l’aride virginité, aspiraient aux mûrs accomplissements. Ils savaient que leurs fibres sensuelles prolongeaient en eux le magnétisme du monde. Les gloires nuptiales leur étaient dévolues comme une fête, un devoir, un état d’humanité supérieur par lequel ils s’égalaient à la vie. La vie seule est divine, étant son principe et sa fin dans un mystère formidable et tendre. Et à la base de la vie, songe, prie, palpite, implore et gronde l’instinct sacré, mathématique et loi de l’univers. Seul l’être instinctif, fondamental, le tendre, sauvage, héroïque et subtil animal humain, sous les variations des âges, subsistait simple, homogène et édénique.
Wildman, à travers l’œuvre entier, dans la plénitude de sa cérébralité riche et mûre, s’était senti vivre un grand rêve d’humanité, le passé des races, le cri délivré de la vie future. Cependant d’obscurs robins s’avisaient de passer au philtre d’un texte du code le large flot substantiel de sa pensée. Il les vit décantant, avec une application méticuleuse de chimistes, les parcelles vitales pour en retenir les limons, comme si toute grande onde intellectuelle ne charriait pas, avec du ciel fluide, des îlots d’humus et de gravier. La matière animale et le magnétisme spirituel se transpénètrent dans l’être humain, et toute œuvre, en se transfigurant en ses parties hautes, garde la fatalité de ne pouvoir se détacher de la terre.
Comme les créateurs solitaires, le cerveau injecté de couleurs et d’images, Wildman écrivait dans une sorte de congestion de sa personnalité. Sa mentalité à mesure s’épanchait abondante, large, spontanée, comme des gouttes de substance. Une ivresse paroxyste était l’état naturel de son esprit au travail. Il avait l’ébriété de Noé dans sa vigne ; elle le mêlait à la terre, aux forces, au rut sacré des espèces, dans une communion où lui-même n’était plus qu’un atome inconscient emporté au tourbillon de la vie universelle.
La notion de la convenance, le scrupule médiocre des contingences, éléments négatifs de la haute création, se dissolvaient dans le mouvement général de sa pensée. L’Homme sauvage, enflammé de lyrisme et d’idées, versait dans l’intempérance et ne le savait pas. Toujours l’effarouchement de la critique devant ses hardiesses d’écriture lui avait laissé une candeur étonnée. Il croyait ne jamais exprimer avec assez de force et d’intensité, dans sa mouvance infinie, le principe attractif des organismes, l’énorme magnétisme érotique qui sensibilisait le monde. L’afflux lascif qui, au centre de l’être, perpétue la soif des races gonflait aussi son œuvre ardente, sensible, ingénue. Ses ardeurs cérébrales s’égalaient à l’élan de la vie physique ; il n’avait pas le sentiment qu’il faut rougir de la nature ; et au contraire, il magnifiait l’instinct comme le témoignage même du divin dans l’homme.
Ah ! c’était bon, la vie réflexe des rythmes et des images, comme le spasme de l’amour ! Elle avait ruisselé dans ses livres, montée des racines de l’être, exprimant son adoration émerveillée de l’acte magnifique qui était simplement vivre. Un homme du temps présent avait vécu là l’ellipse de toute la prédestination humaine. Un homme s’était senti devenir un dieu en écrivant de telles pages. Et rien ne pouvait arrêter la part de durée qu’il leur avait conférée : elles demeureraient après lui comme une prise de possession du mystère de la vie, de l’inconnu des destinées.
Le courrier tout à coup lui apportait une joie. Hoorn, une des lumières de la jurisprudence, le maître du barreau de Portmonde, spontanément lui offrait ses services. Wildman, une après-midi, chez le poète Ardens, s’était rencontré avec lui. Hoorn avec simplicité s’était confessé son disciple, nourri de sa sève intellectuelle, de sa foi aux destinées de l’homme. Il demeurait étonné que l’écrivain ne lui eût point apparu avec le visage d’un patriarche aux traits d’immortalité.
Un frisson fraternel passa aux mains de Wildman, tandis qu’il relisait la lettre de l’avocat. Elle s’ajoutait à toutes celles que chaque jour il recevait et qui réprouvaient l’abominable attentat à la dignité de sa vie. C’était comme autant de présences spirituelles lui faisant un rempart, l’armant de leurs vaillances. Hoorn se suscita le foyer où venaient se confondre ces hautes flammes tendres et vengeresses. Il eut la sensation violente du triomphe. Ah ! la vérité, par la bouche d’un tel orateur, éclaterait terrible ! Il lui répondit sur l’heure, tout vibrant de courage et de force.
La bonne émotion soudain lui fut féconde. Les rythmes se renouèrent, les images affluèrent. Il écrivit ce jour-là deux chapitres. Wildman enfin sentait lui revenir la force ; la lutte le posséda. « Je leur montrerai ce qu’est une conscience d’écrivain, se dit-il. Est-ce qu’on arrête l’Idée ? Est-ce qu’il existe une force humaine contre la pluie, le vent, le rire de l’aube ? Les ondes spirituelles de la vie exprimée s’élargissent comme les cercles du son et de la lumière à travers l’espace et font corps avec les molécules animées tourbillonnant jusqu’aux astres ! »
Il arriva à Portmonde vers le soir. Il avait pris avec lui une valise, lourde de linge et de papiers. Tout de suite il se mit en quête d’un logis. Il sembla venu là pour un séjour prolongé : il ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Il se sentait mené par une force qu’il ne raisonnait pas.
L’hôtellerie qu’il se choisit, tranquille et vieille, au détour d’une rue étroite, s’imprégnait de silence, de solitude près d’un canal. De sa fenêtre il apercevait le léger brouillard vert des platanes qui bordaient le quai. Les voyageurs étaient rares ; on lui servit son souper à une vaste table déserte, dans une salle à manger odorant la desserte, le vin, le linge humide.
Le petit juge lui avait répondu ; il l’attendait pour le lendemain à deux heures de l’après-midi. Wildman était calme, l’esprit frais, comme pour une communion, une lutte spirituelle. Depuis deux jours, Bethannie était partie avec Jorg pour le couvent des Sœurs. Les adieux avaient été froids, rapides et corrects. Lui seul s’était attendri ; les ondes intérieures avaient jailli dans l’embrassement dont il pressa contre lui le visage pâle et triste de son fils. Bethannie, en le quittant, sembla tenir un secret scellé entre ses lèvres.
Une fin de jour molle vaporisait les rues quand, après avoir pris son repas, il se dirigea vers la place. L’avocat Hoorn habitait à une petite distance, dans un quartier qu’il connaissait. Il savait qu’il eût été le bienvenu s’il s’était présenté, même à cette heure familiale. Il préféra rester isolé dans sa pensée jusqu’après sa visite au juge. Il portait précieusement sa force entre ses mains, léger, tranquille, confiant. Il se sentait la pureté résolue et claire d’un apôtre ; il avait la fermeté reposée d’un soldat des saintes milices de la conscience pendant une veillée d’armes. Ses tempes doucement battaient.
La place s’enveloppa d’une ombre humide, bleuâtre, comme les silences transparents des soirs près de la mer. Elle fut, sous l’immensité brumeuse du Beffroi, comme la cuve où avaient bouillonné les énergies d’un grand peuple. La tour, spectrale, invisible à sa cime, dardait de la force sauvage d’un mont. Et l’arène à ses pieds était vide, comme une grève après les torrents passés. Une mort lente, quiète, continue, la faible chaleur des derniers sangs d’une race coulait des toits, baignait la ville. « Voilà donc ce port du monde comme elle s’appelle encore, songeait-il, et qui n’est plus que l’agonie d’un monde. Moi, Wildman, je monterai à la tour et je tiendrai cette ville sous mes pieds. » Il fut soudain plein d’orgueil et de mépris. Il était étonné de ne plus reconnaître son âme ancienne quand il était venu là il y a vingt ans.
Des blocs épais de maçonneries, une escadre immobile de proues en pierre émergèrent des diaphanes ténèbres. Il longea un trottoir et après quelques pas se trouva sur un vaste terre-plein, au bout d’une rue, Tout semblait démesuré, les moellons, l’histoire et les ombres même, à la mesure de la petite humanité subsistée qui faisait la mort plus grande encore. Wildman fut convaincu que la mort ici était seule vivante dans la palpitation sourde des cendres.
Il traversa le terre-plein, marcha droit devant lui, les sourcils raides, comme subissant un magnétisme. Le porche du palais de justice soudain s’érigea. Ses fibres se pincèrent, un tumulte d’images passa, le mortel dogme gothique, la douleur agenouillée des âges, les files tragiques des pénitents en marche vers d’innombrables morts. Sa paix intérieure avait disparu.
Wildman fit un pas ; la porte était entr’ouverte ; il poussa le vantail : l’ombre des lieux renfermés lui froidit le visage. C’était tout autour un rectangle de bâtiments plats, mornes, livides comme les parois d’un puits. Une clarté de lampe, dans la mort des façades, tombait de deux fenêtres à l’étage et s’égouttait sur le pavé. Il se rappela les veillées laborieuses que le juge prolongeait dans son cabinet, le sentit présent. Son cœur battit de fièvre et d’inconnu.
Aucun bruit : l’ombre au ras des murs pesait, lourde, dangereuse comme au détour d’un coupe-gorge. Wildman, immobile, sans souffle, toujours regardait la petite lumière claire, égale, tranquille. Un être vivant était là, une créature comme lui, tapie entre des bibliothèques, du bond ramassé d’une hyène. Il eût voulu trouver une échelle pour monter le long du mur, coller ses regards aux vitres.
L’obsession de son visage de nouveau le harcela, sa ressemblance avec les louches, simiesques et hargneux profils qui tour à tour l’avaient visité. Un tel homme pouvait-il avoir une conscience comme la sienne ? Il se lança vers les degrés d’un péristyle, passa sous l’ondée lumineuse des deux fenêtres : il n’avait pas le sens exact de ses gestes. Dans le silence mort de l’édifice, au-dessus de sa tête, tout à coup un pas glissa. Il eut peur d’être surpris, se rejeta vers le porche : et une seconde, de là il apercevait se casser sur les vitres une ombre. Presque aussitôt la lampe s’éteignit. Il gagna précipitamment la place.
Dans la molle nuit bleue battirent les timbres, coururent les volées métalliques du carillon sonnant l’heure. Elles l’enveloppèrent de rêve, de mélancolie, de siècles.
Ensuite il errait. Des eaux, entre des quais effrités, fuyaient, laiteuses, sillées de lentes blancheurs de cygnes. L’arche des ponts faisait l’ombre d’un haut sourcil recourbé. Wildman se pencha ; d’héraldiques pignons, des bretêches à rinceaux, de jeunes feuillages centenaires tremblaient aux moires claires et lourdes. Un air subtil, de fluides soies d’argent flottaient, immatérialisaient les formes. D’entre les toits, des pans de nuit infinie pendaient, étoilés, doucement lumineux, comme lavés encore de crépuscule. Et un vent léger passait, avec toute l’odeur de la mer. Toujours, aux quarts, l’éclat de rire mouillé comme un sanglot, la mesure lente, mélancolique et folle d’un refrain tombaient des hautes volières du carillon. L’heure ensuite, longue, agile, était comme un jongleur jouant avec des boules de verre et des plats d’or.
Il attendit exactement que la grande aiguille au cadran du beffroi marquât deux heures. Le préau était vide et nu, dans une coulée de soleil terne, coupée d’une dure ombre oblique. Il monta des marches, s’égara dans un couloir. Ses ondes vitales couraient chaudes, actives, son souffle était rapide et court. Il éprouvait la sensation bienfaisante, légèrement exaltée, d’un acte décisif dans sa vie. Toute la nuit il avait été hanté par une image qu’il était toujours sur le point de reconnaître et qui ensuite se dérobait. C’était Moinet qui, un doigt sur les lèvres, se tenait au chevet de son lit, un Moinet triste, pâle, défait, et qui tout à coup grimaçait épouvantablement.
Un silence lourd pesait sous les voûtes ; il eut l’étonnement que personne ne fût là pour le diriger. La tragique vision de la veille, les files de pénitents, les ombres rôdeuses sombraient entre des murs blafards, muets et bonaces. Il tourna, se lança vers un escalier. Des portes aux paliers bâillaient sur des greffes, des antichambres. Une odeur poudreuse de vieux papiers se volatilisait dans la chauffe des vitres ensoleillées. Mais surtout un relent d’humanité croupie, le fumet aigre et fermenté d’un incessant passage de longues misères, malgré le chlore, adhérait aux banquettes et aux cloisons. Vides, d’ailleurs, les escaliers, comme en bas étaient vides les couloirs et le préau. Wildman encore une fois sentit l’arrêt de la vie, le grand coma qui plombait la ville. La mort, une toque de juge chavirée aux tempes, un bancal de gendarme en travers des genoux, semblait pesamment dormir au recul des salles d’audience.
Il redescendit et, à présent, dans la vacuité et la torpeur de l’édifice, il avait besoin d’entendre du bruit. Il appela très haut. De loin, après un temps, une voix répondit. Il traversa les pièces d’un logis de concierge et vit un homme assis dans un fauteuil et qui se réveillait.
– Le juge Moinet ?
L’homme le considéra, bourru.
– Qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous savez bien que tout est fini à midi, ici.
Wildman s’expliqua. Mais le concierge ne savait rien. Moinet était parti comme tout le monde, sans rien lui dire. Son dépit moussa ; il fut froissé, lui, l’écrivain Wildman, d’être traité comme un vulgaire délinquant.
– M. Moinet est toujours à l’heure pourtant, fit l’homme. Il vient le premier et il part le dernier.
Un pas saccadé sauta les marches. Wildman vit passer à terre, dans la flaque de soleil traînant sur la dalle, l’ombre d’une silhouette. L’homme disait :
– C’est lui, montez à son cabinet. Deuxième porte au fond, à gauche du couloir.
Wildman précipitamment gagna l’escalier. Dans la pénombre du tournant, une forme mince, agile, sanglée dans une redingote longue, grimpait. Wildman, sa main au chapeau, le regardait ardemment.
– Monsieur Moinet ?
Une seconde le juge s’arrêtait, tourné vers lui, de profil, maigre, furtif, la barbe jaune, les yeux gris derrière l’or d’un pince-nez.
– C’est moi, disait-il, la voix fluette.
Et très vite à son tour il l’observait, perché sur les hautes marches, sans le saluer.
Wildman soudain le méprisa.
– C’est que voilà dix minutes que j’attends. Je suis Joris Wildman, fit l’écrivain, la tête haute.
– Bien… bien. Tout à l’heure.
Et, sans une excuse, Moinet aussitôt se remettait à sautiller de marche en marche. Wildman l’entendit s’enfoncer dans le couloir, fermer brusquement une porte. Il eut une honte. Ce n’est pas ainsi qu’il avait arrangé la rencontre dans sa pensée. Il se sentit subitement déclassé, déjà un déchet d’humanité. Toute la justice pesa, il détesta le juge, arrogant et absolu. Il restait surpris que ce fût ce petit homme sans carrure, la mine administrative et subalterne, qui osât s’attaquer à lui, dans un tel conflit d’idées. Visiblement Moinet sembla vouloir ignorer qu’il y avait là une créature humaine plus grande que lui de toute la tête.
Un timbre grelotta ; le concierge l’avertit de monter. Et maintenant, il se trouvait dans une pièce vaste, sous le jour tamis de deux hautes fenêtres aux stores abaissés. Assis devant une table à tapis vert, exhaussée d’un pupitre, le juge, les épaules en sifflet sous l’ampleur des plafonds, d’une main maigre aux métacarpes saillants feuilletait des papiers. À sa droite, devant un pupitre plus large, le greffier, un homme gras, aux yeux chauds de lézard, préparait ses plumes.
La voix de Wildman trembla un peu.
– Vous m’avez demandé, monsieur, me voici. Je désire que nous puissions nous parler d’égal à égal.
Moinet, d’un déclic bref, levait la tête, étonné, mécontent. Il n’aimait pas qu’un prévenu parlât le premier. Son regard, une seconde, derrière le pince-nez miroita, dans un battement de cils. Deux roses légèrement teintèrent les pommettes. Et l’œil, inquiet, couleur d’eau brouillée, rapidement l’envisageait sans se fixer. Wildman, appuyé à la table du poing qui tenait son chapeau, les bajoues pleines et écrasées dans sa poitrine bombante, laissait tomber ses prunelles comme des poids d’or. La petite tête conique, entre des oreilles longues et pointues, soudain replongea dans les papiers.
– Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise, fit le juge presque humblement en hachant les mots, les coupant d’intervalles. Je vous avertis que… que nous en aurons pour… pour un peu de temps.
Il avait une voix de bois, creuse, saccadée, sans salive ; elle correspondait à ses reins étroits, à la pelure mince de sa peau, à ses cheveux plats et maigres.
Wildman lâcha son chapeau, tira de ses poches un exemplaire de Terre libre et s’assit. Les sourcils rabattus, il le considérait à présent avec une curiosité âpre, jouissait de l’avoir enfin devant lui comme une pièce d’anatomie rare. Et il n’avait point de haine ; ses regards chauds, scrutateurs, le pelaient, d’un intérêt tendu de découverte, comme l’os d’une humanité à part. Cependant rien d’anormal n’évoquait la parodie, comme il l’avait cru. Moinet ne pouvait être classé parmi les espèces caricaturales ; sa structure, ses plans, son geste le conformaient au type général. De son aspect correct, propre, banal, à première vue se dégageait l’idée d’adéquation avec tout être vivant portant un col droit, des manchettes et une redingote. Wildman toutefois s’émerveillait de son crâne dolichocéphale, étroit, dur, pointu, taillé dans un silex.
Moinet finit de ranger ses feuillets. Ses mouvements avaient une minutie inquiète et mécanique ; il semblait toujours avec la main découper du papier à la machine. Il enleva d’un tas à côté de son pupitre un exemplaire, soigneusement enveloppé d’une couverture de papier vert.
– Monsieur, dit-il enfin d’un air terne, vous êtes l’auteur de plusieurs livres qui ont paru au parquet, comme vous le savez, tomber sous… sous l’application des articles 383 et 384 du code pénal.
Les roses vives des pommettes s’étaient effacées ; le visage émacié, ascétique, s’unifiait dans une matité d’ivoire jauni, sans graisse ni rides. La peau pincée, trop étroite, collait aux joues, bridait la bouche aux lèvres sèches. Quelquefois très vite il les mouillait du bout de la langue. Il ne trouvait pas tout de suite les mots, se reprenait, hésitait aux fins de phrases. Wildman, dans la minute, le jugea timide, rusé, sournois.
– J’aurai donc à vous poser un assez grand nombre de questions, continuait le juge. J’ai souligné les passages… hem ! les passages… dangereux… bonnes mœurs.
Il toussait souvent d’une petite toux brève derrière sa main, les doigts appuyés contre la bouche, d’un geste réservé et puéril. La toux à peine sonnait, sèche et creuse, dans la maigreur du thorax.
Il reprit :
– Mais, avant tout, je dois vous dire que je représente ici le parquet, que… que c’est en son nom que je parle. Je n’ai donc pas à exprimer d’idées… d’idées personnelles.
Le regard, jusqu’alors clignotant, tout d’une fois se fixa. L’énigmatique visage fut troué d’une lumière aiguë. Comme Wildman aussi le regardait, leurs prunelles s’emboîtèrent, impatientes de se connaître. Wildman à présent le jugeait buté, vétilleux et secret.
– Monsieur, dit-il, je vous répondrai selon ma conscience. J’espère qu’après m’avoir écouté, vous reconnaîtrez qu’il y a eu erreur. C’est l’opinion générale.
Déjà le haut front étroit et lisse s’était abaissé. Wildman n’aperçut plus les yeux retombés ; une lueur comme un éclat de cristal se cassa au ras des joues, sous les verres.
– Bien… bien, c’est entendu, dit le juge doucement, mais, s’il vous plaît, ne parlons pas de cela. L’opinion générale n’a rien à voir ici. Un magistrat n’a de conseil à prendre que de soi-même.
Wildman souffla avec force.
– Eh bien ! dit-il, ce sera donc une conscience qui parlera devant une autre conscience.
– Bien… bien, soit, comme vous voudrez.
Moinet portait la main à sa bouche et toussait deux petites fois. Une seconde pesa ; le greffier à demi fermait ses yeux jaunes de lézard, d’une béatitude de digestion. Le juge ensuite appuyait le poing sur le tas, à côté du pupitre.
– J’ai là vos livres, j’ai dû en prendre lecture. Ils ne serviront toutefois, dans l’instruction, qu’à… oui, qu’à préciser certaines tendances qui vous sont familières.
– Des tendances, non ; mais la vie même de mon âme et toute ma vie.
Moinet, à la pointe de la langue, s’humecta la bouche, tranquille, assuré.
– Bien, bien, vous le reconnaissez, fit-il. C’est donc là, si j’ai bien compris, toute votre pensée. Il en résulte que nous nous trouvons en présence, non plus d’un cas fortuit, mais d’un… je dis d’un système.
Il regarda rapidement le gros homme.
– Actez cela… Nous rédigerons plus tard.
Puis se retournant vers Wildman :
– D’un système, n’est-ce pas ? C’est bien ainsi que vous l’entendez ?
L’écrivain ne soupçonna pas tout de suite la tactique. Il haussa les épaules, répondit :
– Je ne veux pas ergoter sur les mots… Il y a ici autre chose en jeu, il y a la vérité selon ma conscience et la vôtre.
– Soit, bien qu’au fond il n’y ait qu’une vérité, absolue et éternelle. D’ailleurs, encore une fois, mes idées à moi ne sont pas en cause. Je suis simplement ici pour vous entendre… Vos tendances donc, ou votre système, hem ! hem ! nous les retrouvons dans le livre qui nous a été signalé comme outrageant pour… pour les bonnes mœurs… et que… que nous avons dû examiner. Personne ne met en doute vos puissances littéraires.
– Passons, fit Wildman froidement.
– Pardon… si j’y fais allusion, c’est parce que le talent justement, oui justement, rend certains livres plus dangereux. Sous des dehors spécieux, attirants, l’immoralité a bien plus de chance d’exercer ses ravages.
Wildman, qui balançait la tête, les yeux obliques et durs, tout à coup le regarda en face.
– Il n’y a d’immoraux que les livres sans talent, détacha-t-il avec force. Pour les autres, qui peut dire le bien et le mal ? Tout se fond dans une œuvre qui prétend à être un aspect de l’univers, comme dans l’univers même tout s’unifie en harmonies et aboutit à l’équilibre.
– Prenez garde, dit Moinet, qui le regardait à son tour, il pourrait être mauvais pour votre cause de systématiquement… je dis systématiquement, écarter la notion du bien et du mal. J’aime mieux vous avertir, bien qu’après tout ce soit là une de vos tendances.
Il ne toussait plus, la parole lui venait, facile, rapide, sans hésitation.
Wildman, avec étonnement, le sentit bienveillant, dans un élan de charité froide.
– Je n’écris rien que je ne pense, dit-il avec simplicité, et je pense en homme libre. Le titre seul de mon livre est déjà comme le cri même de ma conscience, Terre libre ! c’est-à-dire l’intime et profonde région de l’être pensant où, face à face, l’esprit regarde le mystère et Dieu. J’ai droit à la pensée comme à la vie même. Ma vie est autant entre l’arc de mes sourcils que dans mes autres organes. Et je vous dis à vous, monsieur le juge, en ce moment : « Terre libre ! » exprimant par là que si loin qu’aille ma pensée, je suis sur un sol élu où personne ne commande que moi. Prenez que c’est une profession de foi.
Moinet dissimula ses yeux, sa bouche eut un pli équivoque d’ironie, de tristesse, de pitié. Et de nouveau la nuance du bégaiement reparut.
– Bien ! Bien !… C’est… c’est entendu, puisque vous le voulez. Je n’ai donc plus qu’à vous interroger sur les passages visés… quoique… certainement tout le livre… oui, la tendance générale…
La phrase se cassa dans la petite toux creuse, derrière les phalanges osseuses de la main.
La lutte aussitôt afflua chez Wildman. Après les préparations lentes, entortillées, byzantines, il vit venir l’attaque, la défense également chaudes et périlleuses. Il voulut savoir le nombre des passages incriminés. Moinet s’amincit encore à son pupitre : ses paupières précipitamment battirent. Il expira d’un bruit de lèvres délicat :
– Cent quatre-vingt-dix.
Wildman abattit à plat ses mains sur la table, fonçant de la tête dans le vide. L’espace entre eux diminua ; Moinet, effaré, imperceptiblement reculait. Et tout d’une fois, comme devant une farce énorme, tonnait la gaîté franche du Flamand.
– Cent quatre-vingt-dix ! Et à peine il y a trois cents pages ! Je sais à présent, monsieur le juge, le secret de vos lenteurs.
Moinet laissa tomber ce tapage. Sans quitter des yeux le livre ouvert devant lui, il tira de son gilet une petite boîte d’écaille, y prit une pastille qu’il se mit à suçoter. Wildman fut étonné que son rire s’étouffât sans écho sous les hauts plafonds.
– Il y a chez vous, monsieur, fit Moinet en assurant son pince-nez, une sorte d’insistance à parler des choses… des choses vitales, sexuelles. Dès les premières pages, page 4, ligne 8…
Il se prenait soudain à hacher vigoureusement du papier, se rétractait la tête d’un mouvement de tortue. Et il semblait reculer devant l’énormité de ce qu’il avait à dire.
– … Je vois un éloge exalté du… du baiser… reprit-il enfin. Vous semblez vouloir insister sur certaines particularités… papilles rigides, efflux de sève, aspiration génésiaque, etc. Il doit y avoir là un sens caché. Voulez-vous préciser… hem ! hem ! ce que… ce que vous entendez par le baiser ?
La voix, grise et plate au début, s’acidula comme un flûtet. Tout le silence des couloirs et des salles au dehors bourdonnait. Et maintenant Moinet l’enveloppait du clignotement de ses yeux comme un vol de mouches. On l’entendait siroter sa pastille, la bouche humide, savonneuse. Une seconde, le greffier, jusqu’alors indifférent, à son tour pointait son petit œil jaune. Le soleil doucement glissait le long des stores.
Wildman sursauta, leva la main ; elle resta suspendue et, dans un coup de stupeur, il hésitait, ne savait d’abord que répondre. Un sang noir lui chargeait les tempes.
– Je croyais avoir un homme devant moi, s’écria-t-il. Mais regardez-moi donc, monsieur : j’ai les joues empourprées de toute la pudeur dont un homme de mon âge est capable. Vos insinuantes questions offensent en moi la dignité humaine. Parlez, monsieur, répondez-moi, n’avez-vous jamais connu l’amour ?
Il fut tout à coup le vrai Wildman, l’homme sauvage de ses livres. Moinet, lui, d’un effarement humble sembla avoir été surpris dans un état de péché. Les roses de ses pommettes se ravivèrent écarlates.
– C’est à moi seul à vous interroger, dit-il sans colère.
Et il ajouta, d’un visage bas, souriant :
– Je ne puis tout savoir, mais je dois tout écouter.
L’humanité ne s’apaisait pas aussitôt chez Wildman. Le flot lourdement redescendait vers le cœur. Il dit d’une tristesse sincère :
– Oh ! c’est donc bien ici Portmonde-la-Morte, comme on a nommé cette ville ?
Un silence s’étendit. Moinet avait croisé les mains par-dessus son pupitre, et il fermait les yeux comme s’il regardait en lui-même profondément.
– Je ne crois pas vous avoir manqué, dit-il au bout d’un instant. Si toutefois il en était autrement, si j’avais outrepassé les limites dans lesquelles un magistrat parle au nom de Dieu et des hommes, pardonnez-moi.
Son haut front aride légèrement s’inclina quand il évoqua la divinité. La minute plana, religieuse, solennelle. Wildman lui attribua une conscience : il espéra. Et il faisait le geste d’écarter les résistances de l’orgueil.
– Nous sommes tous deux des hommes, fit-il, nous nous affrontons dans l’obscurité. Cependant une lumière peut-être à la longue nous viendra à tous deux.
Leurs paroles étaient graves : elles les rapprochèrent ; Wildman put croire qu’ils allaient s’estimer. Mais un conflit bientôt les divisa.
Il demanda à être interrogé sur tous les passages retenus. Le juge aussitôt lui répondit un peu nerveusement qu’il était le maître de diriger l’instruction comme il l’entendait.
– Parfaitement, dit Wildman. Mais il n’en est pas moins vrai que je suis, vis-à-vis de l’instruction, autant de fois délinquant qu’il y a d’incriminations contre moi. Je dois donc pouvoir discuter pied à pied chacune de celles-ci.
– Mais non, ce n’est pas cela, fit Moinet, d’un claquement de langue. Je ne suis pas ici pour me prêter à une discussion, mais simplement pour entendre vos explications.
– La contradiction forcément naîtra de la divergence de nos points de vue. Nous représentons, vous et moi, deux aspects du monde si opposés que rien que de nous trouver en présence devant cette table, c’est déjà la forme matérielle d’un débat.
– Oh ! ne nous égarons pas en des subtilités, interrompit Moinet légèrement ironique.
Mais Wildman insistait.
– J’ai le droit de me défendre, dit-il avec hauteur, puisque l’éventualité du procès doit dépendre de ce que j’aurai à vous dire. Je vous avertis donc que je parlerai, dût notre entretien se prolonger plusieurs jours. Je suis venu avec la pensée de vous ouvrir toute mon âme.
Moinet, les yeux fermés, parut prendre recours auprès des intimes et secrètes puissances qui le régissaient.
– Je vous écouterai, monsieur, dit-il au bout d’un instant.
Les feuillets commencèrent à tourner. Wildman, par-dessus le pupitre, les apercevait rayés, chargés de signes qui se croisaient comme des barreaux. La main aux os longs avait taillé là comme dans une forêt, abattant des pans entiers de phrases, coupant à travers la sève vive. Une tristesse lourde passa ; Wildman se sentit saigner, dans le massacre compact de son œuvre.
Dès les premières questions, il comprit qu’il était attiré dans un monde aride, inhumain. L’âge pétré des dogmes le circonvint : il erra dans les ténèbres. Tout les sépara : les apparences, la réalité, le sens de la vie et ses répercussions dans des modes d’art mobiles métaphoriques et relatifs. Ils se virent aux pôles opposés, séparés par le temps, la masse en suspens des idées, une éternité gelée. Ils furent l’un en face de l’autre deux humanités inconnues et qui se parlaient dans des fracas sourds avec des voix muettes. Moinet s’attesta l’élémentaire social, la conformité avec les forces denses, aveugles, originelles. Il marchait en avant du moutonnement épais des foules, parmi les fausses élites et les cauteleux bergers. Tous ensemble représentaient les choses inamovibles, l’arrêt, la mort, tandis qu’au tourbillon vertigineux des genèses, Dieu lui-même, éternellement mobile et nouveau, tournait comme une roue.
Cependant les desseins du juge n’éclatèrent pas tout de suite. La feinte, la réserve régnèrent comme si, avant l’engagement décisif, il tâtait le patient et ses forces de résistance.
Moinet témoigna d’une rouerie infatigable pour découvrir le délit jusque dans les mots. Il reportait tout à l’idée d’une morale intolérante et canonique. Son esprit indigent et strict n’admettait que la révélation comme l’unique source des vérités. Sous ses mansuétudes froides, brûlait la fureur d’un dominicain. Et il s’appelle Moinet, quelle prédestination ! songeait Wildman. Des correspondances subtiles le blessèrent. Il vit qu’il était venu retrouver là la même querelle qui déchirait son ménage. Des deux côtés, la foi sèche et anguleuse limait la vie, la nature, l’élan libre de la conscience.
– C’est encore chez vous, insinua Moinet, un abus des mots voluptueux, libertins, hem ! hem ! contraires aux… aux bienséances : mamelles, sexe, mâle, rut, etc. N’est-ce pas là visiblement une tendance qui confirme l’autre ?
Wildman vivement répondait :
– Prenez garde que ce ne soit bien plutôt un effet de vos propres suggestions. Qu’en puis-je si les plus naturelles allusions s’impriment sur votre cerveau en images lascives, en saillies impétueuses ?
Tous les membres du corps humain, ses fonctions même les plus secrètes apparaissent également sacrés, créés pour des fins divines. Il évoqua les respects dont les hommes constamment avaient entouré l’art, la représentation des formes nues et parfaites dans le marbre et la couleur.
Le juge faisait son geste machinal, du biseau de la main hachait du papier. Il l’interrompit : les fonds de son âme se découvrirent.
– C’est là une idolâtrie funeste, s’écria-t-il sans bégayer ; toute œuvre qui n’a en vue que le rythme plastique outrage la divinité et offense la morale. Christ est mort sur la croix pour nous laver du péché païen, l’oubliez-vous ?
La controverse aussitôt monta ardente, de la part de Wildman. Et la Renaissance, les grands papes, l’homme physique haussé aux assomptions célestes, la légende païenne voisinant avec la légende catholique !
– Avouez donc alors, dit Moinet, qu’Éleusis prime Jérusalem et que les mystères orgiaques l’emportent sur le sacrifice de la messe !
Ils s’aperçurent face à face, rusant.
– C’est un piège que vous me tendez, fit Wildman.
– Eh bien, passons, dit Moinet timidement en suçotant une nouvelle pastille.
Il mouilla son doigt, fit voler les feuillets. Après de nouveaux débats, il fut visible qu’ils ne dépasseraient pas les trente premières pages du livre. Quelquefois le juge se tournait vers le greffier et dictait. Il demandait à Wildman :
– Est-ce bien cela ? Il faut que ce soit exactement votre pensée.
Manifestement il visait à faire apprécier son impartialité. Wildman affirmait, d’un signe de tête machinal. Ses forces avaient décliné : celles de Moinet étaient fraîches et inlassables.
Dehors, la lumière froidissait oblique, déclinante, le soleil avait glissé du pignon. Dans le silence, pendant que courait la plume de l’homme à l’œil de lézard, sept coups partirent du beffroi, d’un poids de nuit s’abattirent sur la table.
Moinet eut un sourire.
– Nous reprendrons demain, dit-il. Mais vous me rendrez cette justice que je n’ai pas cessé un instant d’avoir en vue la vérité.
Ses yeux se remirent à clignoter furieusement ; sa bouche se pinça.
– Dites-le bien à vos amis de la presse, monsieur, afin qu’on ne se méprenne plus sur la sincérité de… mes intentions.
Wildman, debout, gravement lui répondait :
– Je ne sais pas de quels amis vous parlez. Je suis seul ici devant vous.
Le sourire de Moinet remonta humble, évangélique.
– Non, monsieur, ne dites rien, fit-il. Il est bon que chacun souffre pour ce qu’il croit juste et vrai. J’offre à celui qui voit dans les consciences mes humiliations.
Ils se séparèrent.
Wildman, à l’air tiède de la rue, crut avoir échappé aux catacombes. Le soir blond l’enveloppa : il rentra dans la vie légère, tendre, apaisée. Il était sans violence.
Cet homme, pensait-il, est juste dans la mesure de sa conscience. Il ne peut être rendu responsable des ombres où il tâtonne. Il est le prisonnier d’une conception de la justice infirme, surannée, absolue et morne. Il n’a pour se guider dans cette ténèbre que la faible clarté qui lui vient de sa foi dans l’immuable comme si la vraie justice n’était pas libre, volontaire, personnelle, en raison de la personnalité des consciences.
Wildman eut besoin de nourritures fortes comme après une dépense d’énergies physiques. Il s’attabla, commanda des viandes et des bières. Tout en se réconfortant, il repassait l’interrogatoire. Il se trouva faible à côté de l’âme sèche, repliée du juge. Il sentit qu’il ne s’était pas avancé d’un pas dans ses intimes évidences.
Dans la nuit de la ville, ensuite, comme la veille il errait. Il passa devant la maison de Hoorn, silencieuse, déjà endormie, sans une lumière. D’une effusion chaude il salua l’ami droit, le cœur vaillant et dévotieux. Et puis une force le ramenait vers la place, devant le porche du Palais de la loi. Il poussa le vantail : dans les façades pâles, la lampe s’était rallumée ; un haut carré de lumière se reflétait sur les pavés du préau. Hoorn et les siens dorment d’un sommeil confiant, songea-t-il, pendant que celui-ci âprement veille et me torture à travers mon livre.
Pour la première fois il frissonna, le soupçonna terrible dans le sentiment de sa mission. Le front plat et long comme un cierge, le geste sénile, cassé, minutieux, la voix éteinte en un bredouillement d’oraisons, toute cette trivialité ne fut plus qu’une apparence. L’âme foncière apparut, violente, gothique, monacale. Il l’éprouva dépouillée d’humanité, rigide comme la théologie. Et une église à travers ce petit homme d’un jet dardait, farouche, tonnante, s’opposait à l’autre, la tendre et bonne église dédiée à l’âme universelle, bâtie sur la tolérance, la pitié et la nature.
Dans l’ombre molle, sous les claires étoiles, il reprit confiance. La nuit comme une mamelle palpitait dans un brouillard laiteux. Un vent doux semait des aromes verts, des pétales d’arbres en fleurs. Il sembla avoir neigé sur les petits jardins, au bord des canaux. Et un souffle, la respiration lente, profonde des lieux anciens montait, mêlée au frisson germinal. C’était comme si une âme venait aux siècles enterrés sous les pierres, le réveil lourd, infini des renaissances.
Wildman vit passer d’ardents et mélancoliques amants : ils recherchaient le mystère des porches et le silence des arbres. L’ombre autour d’eux tremblait. « Épiphanie, Épiphanie ! songeait-il, le cœur gonflé d’annonciation et de printemps, rien n’est mort et tout est vivant ! Les cendres vont tressaillir de germes, de genèse ; les briques, la crête ruinée des murs, les vieux logis comme de la chair sexuelle entreront en amour. »
Les venelles autour des églises s’entortillaient comme des signes de croix ; d’épaisses bâtisses rectangulaires, des blocs d’ascétisme et de prières s’amarraient comme des proues à des chevets de chapelles. Des calvaires en rocailles, derrière des ifs et des barreaux, avaient un aspect de funèbres jardins mystiques. « Épiphanie ! toujours songeait Wildman. Les poussières elles-mêmes roulent de la sève, et les os sont de la vie qui attend de recommencer. La vie ! Elle montera, submergera tout comme une mer d’un bond franchit les estacades. Tous les Moinet ameutés n’empêchent pas qu’une petite semence germe quand l’heure est venue ! »
La ville théologale et féodale, le Portmonde des ombres, sous la neige tiède, aromatique des floraisons, se fondit. Il habita une vision de joie, de jeunesse et de foi. Son œuvre au centre de sa vie battait comme un pouls d’éternité. Il la sentit tressaillir comme la parole des messies. Ainsi conjecturant, il revint vers la place. Aux lucarnes du beffroi, dans l’altitude limpide, brillait la tranquille lumière des veilleurs. Elle fut, par-dessus la nuit, les âges et les périls, le fanal secourable, l’antique feu clair brûlant aux hauts lieux. Moinet, à côté, au fond de son puits humide, sous le cercle resserré de sa lampe, apparut l’ouvrier des basses ténèbres creusant ses galeries aux régions de la mort. Toutes les petites lumières une à une s’éteignirent. Celle-là là-haut demeura seule vivante. Elle pencha dans l’espace la courbe d’un météore. Elle fut une étoile frêle, énorme, arrêtée sur la ville. Épiphanie ! encore une fois disait Wildman en pensant à l’étoile qui avait apparu aux Bergers. De cristallines et aériennes musiques churent de la tour comme un firmament mélodieux.
Et puis sonnait minuit.
Le petit juge disait :
– Vous vous prétendez un moraliste et vous apportez une morale nouvelle. Celle du Christ, des apôtres, des grands sages, des simples hommes pieux, ne vous suffisait donc pas ? La vôtre, hem ! hem ! nie la chasteté, la continence, la discipline de soi-même et tout ce que les chrétiens ont accoutumé d’appeler la vertu. En revanche, je dis en revanche, elle exalte la chair, les instincts physiques, l’amour sexuel. Cela ne vous paraît-il pas dangereux quand, comme c’est le cas pour votre livre, il s’y mêle une façon… façon d’enseignement et de prosélytisme ?
C’était l’après-midi du second jour, avec le même soleil clair dans les stores, au fond des silences humides du préau. Moinet toujours évitait de le regarder, correct, dissimulé, anguleux, avec sa petite toux contre la main et son geste mécanique qui hachait du papier.
Il aimait déconcerter son adversaire par des questions brusques, ou tâchait de l’induire en contradiction avec lui-même. L’attaque était prompte, coulée en douceur, d’autant plus imprévue que généralement elle suivait des détentes sournoises. Ce petit homme médiocre étalait alors toute l’adresse d’un vrai juge d’instruction. Son regard très vite remontait, se collait comme une ventouse. Mais, presque aussitôt après, l’œil glissait, se brouillait, le petit éclair des verres seul miroitait par delà les pommettes roses. Moinet une seconde à sa mesure connaissait la joie des hauts tacticiens. Sa vanité était basse, ardente, secrète ; elle se renfonçait sous un air obséquieux et poli. Il eût joui de la déroute de l’écrivain comme d’un plaisir d’amour. Et sans doute, dans un scrupule de conscience, il l’eût rapportée à Dieu.
Wildman manqua de prudence. Il parla en homme libre de la chair et de l’amour. Il exalta le sage, sublime et immortel instinct : tout le mal du siècle, les mœurs hypocrites et dissolues, l’avilissement du sentiment de l’amour provenaient d’une éducation où les notions de la vie physique sont méconnues, où une fausse moralité, basée sur un sens erroné de la décence et le mépris du corps humain, rend la secrète licence désirable.
Moinet, sans lever les yeux, les mains jointes par-dessus le livre, attendit qu’il eût fini de parler ; et puis, toussant derrière ses doigts, doucereusement il disait :
– Il faudra donc conclure que, par exemple, l’amour de soi, les pratiques solitaires, hem ! hem ! enfin ce qui touche à l’instinct animal est autorisé par… par l’éducation que vous préconisez et la morale que vous voudriez voir s’établir ?
Son regard pointa, satisfait ; ses oreilles avaient rougi, et il lui souriait avec bienveillance comme pour l’encourager à l’aveu.
– Mais je ne dis pas un mot de cela, s’écria Wildman avec une indignation sincère. Je constate simplement que le jeune homme devrait être initié religieusement à la beauté de son corps.
– Bien, bien, c’est entendu, disait Moinet. C’est du moins là votre explication. Cela me permet, hon ! hon ! de vous faire remarquer que presque toujours vos phrases ont un double sens.
Et il détachait un alinéa qui, isolé, perdant sa valeur de juxtaposition, sembla obscène.
– Ah ! je connais le procédé et je proteste ! s’écria Wildman. Mais, à ce compte, il suffirait d’isoler le sexe divin de la Vénus, ou de mutiler tel corps nu de Michel-Ange pour les déclarer passibles de la Cour d’assises.
Il eut la face furieuse de l’honnête homme devant un sacrilège. Et tout à coup sa voix montait encore :
– Ah ! monsieur, prenez garde à la déformation professionnelle. C’est elle qui dénature aux yeux du juge les plus pures évidences et lui fait renifler comme un fumet de péché les manifestations les plus sacrées de la vie.
Moinet toussa, se mit à rire sans bruit.
– Oh ! allez, allez ! C’est un cliché, nous y sommes habitués. Cependant nierez-vous que tels passages de votre livre ne soient de nature à laisser croire que cette déformation… je dis déformation professionnelle, existe aussi chez les écrivains ?
Il modifia sa tactique, sembla triompher en sériant à présent des passages. C’étaient des hymnes ingénus et violents à la vie, la louange tendre, emportée des mouvements profonds de l’être. De jeunes amants apprenaient à se connaître dans la nature. Un univers chargeait leurs âmes, gonflées de beauté, de secret et d’innocence. Leurs corps étaient des lianes de baisers dont ils demeuraient éperdus, des grappes de fruits qui comblaient leurs soifs. Wildman disait la naïve humanité des origines et le recommencement en chaque créature du délicieux animal primordial et éternel, ivre de substance, d’hymen et de tout l’inconnu des mondes.
De nouveau la lutte les anima, l’âme subtile des dialectiques. Wildman avec chaleur reprit sa théorie de l’instinct, argumenta sur la sensualité, la dénonça comme la complémentaire de l’homme intégral. Moinet l’écoutait, attentif, d’une curiosité friande et passionnée. Ses yeux clignotaient, fiévreux et bas. Les petites roses brûlaient ses pommettes : visiblement, de toutes ses fibres il s’intéressait à ces révélations de la vie que sa conscience réprouvait. Parfois il les stimulait d’un mouvement léger de la tête. Sa bienveillance était fraîche, cauteleuse, souriante. Il s’aperçut que la voix de Wildman se voilait ; il sonna pour faire monter un verre d’eau.
Wildman se méprit à ces signes, il crut l’avoir éclairé. Sa foi en soi-même, son orgueil soudain culminèrent. Mais, sitôt qu’il eut cessé de parler, Moinet se tourna vers le greffier.
– Nous acterons cela, fit-il en toussant derrière sa main. Et il se mettait à dicter, résumant avec une mémoire précise, sans passion.
Sept heures encore une fois tombèrent. Moinet replia le livre, frappa un coup léger sur la couverture.
– Eh bien, à demain ! J’espère que nous pourrons en finir.
Son activité, ses nerfs étaient vifs, légers, sans défaillance. D’un salut cordial il congédia Wildman. Celui-ci, au contraire, après ces quatre heures lourdes de débats, se sentait le crâne déprimé, martelé comme par des pilons.
Dehors, la solitude pesa ; il souffrit d’humanité, de fraternité trahies, aux limites glacées d’un désert. Pour avoir été en ses cordiales paraboles, en ses naïves, rudes et simples idylles, un annonciateur, il était traqué comme un attiseur de torches pourpres. Épiphanie ! Épiphanie ! criait, par mille voix claires, son œuvre. Mais eux, les soutiens de la société, les sacerdotes porteurs de reliques et de bannières, n’avaient pas voulu voir l’Étoile.
Cependant il n’aurait eu que quelques pas à faire : la maison fraternelle, le cœur courageux de son disciple se seraient ouverts. D’un pénible effort il voulut être seul une dernière fois, âprement seul, dans sa conscience et son orgueil. L’homme de Judée, lui aussi, toute une nuit, loin des apôtres, avait regardé son âme face à face dans les ténèbres du jardin des Oliviers.
Il erra, concentré dans sa foi, comme un saint. Comme il passait devant le palais, il aperçut le concierge qui, en fumant sa pipe, promenait sa chienne sur la place. L’homme l’aborda familier, bienveillant, lui dit :
– Il vient d’allumer sa lampe. Il m’a dit qu’il en aurait bien cette fois jusqu’à passé minuit.
Wildman, le voyant rire, riait aussi, comme si tous deux s’entendaient pour ridiculiser cette manie du juge.
Le troisième jour, il fut pris d’une grande tristesse. Depuis la veille il attendait des nouvelles de Jorg. Il était allé deux fois à la poste. Il y retourna sitôt qu’il fut levé. C’était Ardens, le poète, qui s’était chargé de lui faire parvenir ses courriers. Wildman passa la tête au guichet, se nomma, et le buraliste lui remit ses lettres. Il les faisait sauter entre ses doigts, il n’en eût voulu retenir qu’une, et celle-là ne venait pas. Sa solitude redoubla, il fut près de la mort, dans le mensonge de cette jeune vie du printemps qui réchauffait les pierres et n’allait pas jusqu’aux âmes. Ah ! son Jorg ! Comme ils le lui avaient pris ! comme à coups de crucifix on avait tapé sur les clous de la bière où à présent il était mort pour son fils ! Une force victorieuse de destruction les armait : leurs puissances secrètes d’action travaillaient au vif des âmes et râpaient jusqu’aux résistances de la nature.
Dans l’angle d’une place, un porche d’église trouait d’ombre la clarté matinale. Une curiosité, un goût d’art pour la dévotion fastueuse des Flandres le poussa ; les hautes ogives gothiques comme des mitres s’aiguisèrent. C’était l’heure des offices pour les pauvres et les gens des petits métiers. Des visages pâles de femmes émergeaient du capuchon ample des mantes ; des dos courbés d’hommes s’éboulaient d’ans et d’immuables détresses. Au ras des dalles, sous les pas, des reliefs sculptés d’ossements et de croix évoquaient d’immémoriales et héraldiques sépultures.
Wildman contourna les oratoires latéraux, le long des nefs. Sous l’arc-en-ciel des verrières, des supplices écarlates, des béatifications fleuries contractaient ses rétines. Il dépassa ainsi le transept et s’engagea dans l’abside. Comme, à mi-hauteur du chœur, il arrivait devant une chapelle en retrait, il aperçut entre les hautes ferronneries du grillage d’entrée, à genoux sur la marche de marbre, une forme d’homme implorante, les bras ouverts. La nuque, mince et longue, supportait un haut crâne ascétique, renflé d’oreilles en pointe. De côté il vit la bordure d’or d’un pince-nez. Il eut un saisissement à la pensée que ce fût Moinet. Pour s’en assurer, il fit un pas, pénétra dans la chapelle. Il n’eut plus ensuite qu’à se retourner pour se trouver devant l’homme qui priait. Le petit juge, les bras toujours éployés, dans son attitude de suppliant, d’un clignotement de l’œil le regardait et tout de suite après abattait ses paupières, dans une reprise de sa ferveur concentrée, sans un signe qui marquât qu’il l’eût reconnu. L’ombre, le froid des hautes plaques tombales enchâssées sous la verrière l’enveloppaient lui-même comme une ombre, sous sa longue redingote qui avait les plis d’une soutane.
Wildman se rappela d’anciens propos, les légendes autour de ce Moinet si longtemps obscur pour lui. On disait que, tous les matins, il entrait faire ses dévotions à saint Antoine avant de gagner le palais. C’était à la fois son patron et le secourable conciliateur par qui, dans les espoirs de réussite, s’acquéraient les grâces et les munificences d’en haut. Moinet sans nul doute, en sa posture humiliée, intercédait afin d’être visité par les saintes lumières dans sa lutte contre les anges noirs. L’hérésie, le ciel, les providences l’exaltaient, le chargeaient d’amour, de haine et de certitude.
En haussant les yeux, Wildman vit à la corniche de l’autel, volant sous la nuée, un grand archange qui, les joues enflées, furieusement soufflait l’extermination dans sa trompette de cuivre. Toute l’église s’emplit de cette clameur guerrière ; elle domina la douleur suppliciée, le cri des plaies, les pardons. Le Dieu sauvage des Écritures comme un moloch hurla, dans la damnation universelle. Il sembla s’en remettre de ses vengeances aux mains du juge inexorable.
L’image de l’enfant immolé passa. Wildman frissonna, songeant que c’était au nom du maître terrible qu’on le lui avait arraché sanglant du cœur. L’angoisse s’étendit : il en vint à se demander si lui-même, sous la coalition humaine et divine, ne sombrerait pas un jour. Son sang fut glacé, l’énormité des voûtes pantela. Il méprisa Moinet dans son humanité basse, son ministère servile de tourmenteur et de policier ; et à la fois il le sentait tout à coup très grand, investi des foudres, prolongé sous les colonnes par le geste démesuré de l’archange. Il eut besoin d’air et gagna la rue.
Quand, quelques heures après, il arriva au palais, Moinet finissait de déjeuner d’un petit pain et d’un verre d’eau que le concierge lui avait montés. Wildman poussa la porte, se vit attendu : Moinet était assis devant son pupitre ; le gros greffier à l’œil de lézard près de lui, comme les autres fois, préparait ses plumes. La minute fut équivoque, tous deux s’observaient et gardaient leur secret. Moinet avait repris sa face inexpressive et terne. Wildman ne reconnaissait plus le visage de foi rigide sous la trompette forcenée de l’ange.
Le juge frappa sur le livre le même petit coup qu’il avait frappé la veille, en le refermant.
– Nous en étions restés… fit-il.
Et de mémoire il citait la page. Il sembla qu’entre les deux gestes le monde n’eût pas tourné sur son axe. La nuit, la prière, le souffle ardent de la trompette avaient passé sur cette âme et n’y avaient rien changé. Wildman l’eût préféré véhément, lui jetant à la face son dieu outragé. De nouveau il douta de sa conscience ; il fut plus seul de n’avoir devant lui que le fonctionnaire préposé aux œuvres de justice, passif, subalterne et routinier.
La tristesse du matin, l’abandon des siens, sa vie en morceaux repassèrent. Il se vit, derrière la table, séparé du reste de l’humanité, sans autre secours que ses faibles et vacillantes énergies. Son front, qui avait levé le poids d’un monde, pencha vers l’ombre. Il sembla que le grand Pan, père mystique et païen de son œuvre, l’eût, en fuyant, d’une ruade de son pied corné, frappé au creux des sourcils. Il s’humilia, poussa le cri des détresses.
– Vous voyez bien que je souffre. Je voudrais vous demander de m’écouter un instant, dit-il. Vous êtes cause que moi, qui me croyais la force et la vie, je me traîne et je saigne sur ce calvaire. Je vous assure que je souffre une vraie agonie. Voilà, je vais vous dire. Vous m’avez fait beaucoup de mal, monsieur le juge, vous avez brisé ma sécurité, mon repos. Oh ! il ne s’agit pas seulement du livre qui est là. C’est bien pis, il s’agit de mon être même, de l’homme en chair et en os, votre frère, que vous avez devant vous. La guerre est entrée chez moi avec ces abominables poursuites : ma maison en est restée dévastée. Oui, c’est bien cela que je voulais vous dire ; par votre faute, j’ai pour jamais perdu ma femme et mon enfant. Oh ! c’est une histoire, une histoire tragique puisque j’en suis atteint dans ma vitalité et que me voici, moi, l’écrivain Wildman, avec mon libre esprit d’honnête homme, vous demandant d’avoir à la fin pitié de moi. Oh ! comprenez combien c’est là une chose affreuse.
Le cri, sous les hautes solives, se perdit ; tant d’autres cris déjà avaient monté vers les plâtres blancs. L’échaudeur ensuite les diluait sous ses couches fraîches, toujours plus épaisses, comme il faisait dans les couloirs des prisons, dans les casernes, dans les couvents, partout où crie l’humanité.
Le greffier, dans ses joues en saindoux, dilata le petit point clair des pupilles. Moinet, de son côté, les yeux clignotants, assurait du doigt son pince-nez pour mieux le regarder. Il n’y eut plus de rouge dans la lividité du visage que le tremblement des deux petites roses aux pommettes. Ses mains fébrilement fripèrent à ras du papier d’innombrables menus gestes inutiles. Il allongeait et rentrait successivement la nuque avec un mouvement d’accordéon.
– Je ne saisis pas, je ne comprends pas, dit-il enfin. Je vous en prie, monsieur, remettez-vous… Vous êtes devant la justice. Cela n’est pas convenable.
Sa carrière devant lui balança. Déjà, dans le passé, son zèle l’avait induit en des abus d’autorité compromettants. Mentalement il repassa les préliminaires de l’affaire, craignit d’avoir cette fois encore cédé à un esprit vétilleux et précipité. Et sa bouche, tiraillée d’un tic, faisait danser sa barbe, molle comme une soie grège.
Wildman avait espéré un élan ; il vit que le juge simplement le croyait malade. Il regretta l’humiliation inutile de l’aveu et baissa la tête : Moinet eut conscience qu’il était à bout de résistance et triompha. L’assurance, l’infaillibilité s’indurèrent ; le principe supérieur de la justice entre eux fut haut comme une tour.
– Voyons, monsieur… hem ! hem ! fit-il d’une voix endurcie comme pour le rappeler au respect de la décence. Il n’était plus éloigné de croire que l’écrivain, le professionnel imaginatif et fertile, avait essayé, pour le désarmer, d’une péripétie sentimentale. Par habitude il mesura la haute humanité souffrante d’un Wildman aux ruses grossières des goujats, ses clients accoutumés. Il ne fut pas attendri par la beauté de sa défaillance. Il voulut tout au moins paraître en garde contre l’éventualité d’une supercherie.
– Quoi qu’il en soit… dit-il.
Il toussa derrière sa main, répéta avec insistance :
– Quoi qu’il en soit, vous reconnaîtrez que j’ai apporté dans… dans l’accomplissement de ma mission toute l’impartialité… hou ! hou ! dont j’étais capable.
Wildman ne répondant pas, il fut froissé, redouta son silence. Sa nervosité dévia vers le paisible greffier qui avec le buvard épongeait une tache d’encre sur les grandes feuilles du procès-verbal.
– Fâcheux… Faudra gratter… Sandaraque…
Et il ne cessait pas de bornoyer rapidement du côté de Wildman. Le petit feu des pommettes avait remonté à ses oreilles.
– Ne m’avez-vous pas compris ? reprit-il au bout d’un instant.
Wildman seulement alors relevait la tête et tous deux par-dessus le livre une seconde se regardaient. Puis il ramassait sa barbe dans sa main et disait amèrement :
– Je vous rends cette justice que vous avez tout fait pour me perdre jusque dans mon propre esprit. Ma pensée, vous l’avez mise à la question comme si c’eût été de la chair vive. Autrefois on torturait le corps avec le chevalet et le brodequin ; on arrachait la peau des os comme on écorche une anguille. Aujourd’hui on essaie de tuer les livres en les dépeçant. Au fond c’est toujours l’esprit, l’âme irréductible des races qui est la grande ennemie.
Tout fut changé : il sembla que le juge eût passé de l’autre côté de la table. D’un souffle entrecoupé et bas, Wildman par à-coups brusques comme des sanglots vidait sa peine. Elle roula, gonflée de révolte et de haine.
– Ah çà ! s’écria-t-il, êtes-vous le Seigneur Dieu pour prétendre lire au fond de ma conscience ? De quel droit vous, un simple homme, osez-vous juger un autre homme ? Qui peut dire de quel côté est le mensonge ? Et d’où vous viennent vos lumières ? Les prenez-vous dans l’abîme d’en haut ou dans l’abîme d’en bas ?
Il s’était levé ; il frappait sur la table avec son poing. Moinet, chaque fois, un peu effrayé, était obligé d’assurer l’encrier dont le liquide oscillait. Il dissimulait son visage, courbé sur son pupitre, parfois lui jetait très vite un étrange regard de crainte, de défi et de triomphe.
Wildman tout à coup s’étonna d’avoir parlé avec cette violence. Il se rassit : le sang gonflait son visage. Sans se presser, Moinet glissa une pastille sur sa langue et, suçotant ses mots à travers le sucre qui fondait, il dit doucement :
– J’aurais pu vous interrompre… Vous oubliez un peu trop devant qui… hem ! hem ! Mon cabinet, après tout, n’est pas un endroit de controverse. Je représente ici la loi, la justice, la conscience des hommes. Hem ! Je suis votre propre conscience devant vous-même. Lors même que je me tromperais, j’aurais encore l’assurance d’être plus avancé que vous dans les voies de votre amendement moral. Dieu n’abandonne pas le juge.
– Mais nous ne sommes pas au confessionnal, s’écria Wildman.
Moinet se pinça les lèvres.
– Je veux dire, reprit-il, que vous ne pouvez douter des intentions du juge qui s’en rapporte au contrôle des vérités révélées, celles qui sont à la base même de la justice.
– La justice est à elle-même une religion et devant celle-là il n’y a plus que des hommes.
– Bien, bien, c’est entendu, je ne prétends pas autre chose… Une religion en conformité avec les hautes aspirations de la société actuelle, avec le sentiment du divin en nous… Une religion devant laquelle il faut résigner tout orgueil, monsieur, devant laquelle les âmes les plus rudes ont le devoir de s’humilier si…
Il s’arrêtait une seconde, puis sa voix montait âpre, coupante :
– Si elles ne veulent être brisées. J’ai dit.
Le dieu autoritaire et irrité, le dieu théologique sembla avoir fait, du fond de l’ombre, un signe et la trompette de l’ange maintenant par-dessus eux déchirait les airs.
– Voici, dit l’écrivain, je m’appelle Wildman, je suis bien l’homme sauvage de mon nom. Tout jeune, une force de vie bouillonna en moi, je puis dire que j’ai vécu dans mon sang mes premiers livres. Je ne faisais là qu’exprimer l’humanité qui m’avait été transmise par les miens. Je demeurais fidèle à ma race, au coin de terre où avant moi avait battu le cœur des hommes sauvages de mon ascendance. Aucune force n’est égale à celle-là dans les directions d’un esprit : le talent, l’art, la pensée sont nourris des mêmes sèves profondes qui font l’individu. Mes livres furent donc véhéments, passionnés, orageux et rudes comme les êtres et le sol qui déterminèrent les mouvements de ma vie. Je fus le jeune homme franc et spontané qui s’écoutait à travers ses contes, ivre de toutes les soifs de la nature, sanguin et violent comme le taurin adulte, doux et ingénu comme le mouton. L’âme forcenée, sensuelle, bouffonne, religieuse et simple de mes plaines natales me gonfla. Une ardente et noire volupté, un goût de frairies, de massacres et d’amour, des sensibilités naïves et tendres alternèrent dans mes drames, mes idylles et mes farces. Je fus ainsi plus près qu’aucun autre de mes origines et de ma destinée. La vie, le sang, la terre grondèrent. Je fis des hommes à ma mesure et cette mesure-là, elle fut assez grande pour que toute une Flandre y tînt à l’aise sans avoir à baisser la tête. Mais le vent qui soulève les flots de la mer souffle plus doucement en passant sur la prairie, derrière la dune. Mon été s’égalisa ; mon âme fut transportée dans des régions plus tranquilles, et je commençai à voir devant moi les routes qui mènent vers Éden. Chacun, selon ses forces, travaille à l’accomplissement de l’univers ; mais la force la plus haute est encore l’art, puisque l’art est l’âme sensible des humanités. Toute la vie frémissante qui va de l’être à la nature, le prodige des organes où se prolonge le rythme des mondes, la beauté de l’homme et de la femme devant le ciel, les eaux et les arbres, le triomphe de l’amour, de la sensualité, de la joie sur la douleur et la mort, je les ai exaltés avec l’emportement et la foi de mon cœur vierge.
Eh bien ! un homme qui, comme je l’ai fait, toute sa vie s’est conformé à sa nature profonde, qui a exprimé ses forces, ses tendresses, ses rêves pour les condenser en vérités essentielles et leur assurer après soi une part de la durée, un tel homme a droit à vos respects et ne peut être jugé comme celui qui s’est détourné du sens de sa vie et qui a menti à soi-même et aux autres.
La Justice, monsieur, celle qui est de l’autre côté des prétoires, je vais vous dire comment elle parlerait à l’un : « Tu es un imposteur, lui dirait-elle, tu as dénaturé la beauté qui était en toi ; tu as corrompu les sources de vérité humaine où ton devoir était de te regarder avec innocence et simplicité. Moi, la Justice, je te frappe pour n’avoir été qu’un suborneur vil des âmes. »
Et à l’autre, à celui qui décida d’être un homme, la même Justice dirait : « Si loin que tu es allé, tu n’as pas excédé les limites de ta personnalité et celle-ci, qui fut ta loi, demeure aussi la loi supérieure qui t’absout. Ton œuvre te fut coexistante au même titre que tes organes et elle parle par ta bouche aussi impérieusement que ta bouche te servit à te nourrir et à donner le baiser. Ton œuvre palpita avec ta chair, mourut avec tes agonies, se rythma au martellement de ton cœur. Tu es resté dans la vérité de l’art et de la vie : et, de même qu’on ne juge pas un homme d’après le pli d’un de ses cheveux ou la croqure d’un de ses doigts, toi non plus, dans les activités immenses de ton grand labeur, tu ne peux être jugé sur de simples morceaux de ta mentalité, sur des bouillons de ta sève et des éclats dispersés de ta cervelle, mais seulement d’après tes puissances et le sens général de ta création. Tu fus de toutes pièces un organisme en mouvement, aux cellules infiniment ramifiées et pensantes. Pour te punir, si le châtiment pouvait t’atteindre, il faudrait poursuivre la cause originelle de tes erreurs en chaque lobe de ton cerveau, en chaque fibre de ta vie nerveuse et sensible. Tout homme qui vit à la lumière la beauté nue de son âme, de ses origines et de sa pensée est sacré pour tous les autres hommes, car il a réalisé une des formes de la moralité supérieure des êtres. C’est pourquoi moi, qui suis la Justice, c’est-à-dire la condensation de toutes les parts de vérité en une, globale et universelle, non point absolue toutefois, mais évoluante selon la conscience, les temps et les hommes, je te dis : « Va sans crainte, la tête haute devant les plus hautes. »
Wildman avait parlé tout d’un trait, et il ne regardait plus Moinet ; il semblait regarder par-dessus son petit crâne en pointe venir là-bas une justice belle comme la vie. Le juge, livide, les oreilles en feu, semblait accablé comme sous la ruine d’un monde.
– Non ! non ! C’est une hérésie, dit-il enfin, il ne peut y avoir deux justices, il n’y en a qu’une, égale pour tous les hommes, et absolue comme la vérité.
Il frappait maintenant, lui aussi, sur la table.
Wildman haussa les épaules.
– Eh bien, laissons cela, dit-il, puisque aussi bien tout est inutile. Interrogez-moi plutôt.
Moinet toussait, hachait nerveusement du papier, les yeux bas, comme gêné de se sentir jugé par cet homme aux yeux clairs. Wildman cependant, maintenant à peine répondait. Une défaillance le brisait, la certitude qu’il aurait beau frapper du tranchant de l’épée, la pierre de cet esprit ne se fendrait pas. Les ombres l’envahirent ; il pencha la tête. Moinet aussitôt révéla une réelle sollicitude : il n’eût pas agi plus cordialement pour un ami.
– Voulez-vous prendre quelque repos ? dit-il. Un peu d’air peut-être…
Il leva un des stores, ouvrit toute large la fenêtre.
– Oui, de l’air, fit Wildman.
Sans avoir rien concerté, ils se retrouvèrent ensemble, l’un près de l’autre, dans l’escalier. Il sembla que Moinet fît les honneurs de la maison. Il glissait sur les dalles, aux plis raides de sa redingote longue comme une lévite. Il ouvrait les portes, expliquait… ici le tribunal de commerce… là le tribunal de première instance… la chambre des avoués…
Wildman avait laissé son chapeau sur la table : il aspirait fortement la fraîcheur des couloirs, leur senteur de chaux et de chlore. Le petit juge, frileux sous sa peau mince comme une écaflotte d’oignon, avait remonté son collet d’habit. Et il était là à présent empressé, souriant, par moment baissant la voix comme pendant les audiences. Moinet, errant de salle en salle, tournant au dédale des corridors, semant partout de petits pas rapides, apparut le chat rôdeur, l’âme secrète et vivante du vieux palais.
Il conta que, tout enfant, il subissait déjà l’attrait mystérieux de ce lieu d’effrois où plaidait son père. Celui-ci recevait des visites de clients inquiets, sournois, dissimulant leur voix derrière les portes. Il arrivait aussi qu’à table on s’entretenait d’actions scélérates et tragiques comme des légendes d’ogres. Quelqu’un une fois entrait dire qu’il avait vu trancher la tête de l’homme. La mère alors faisait un signe de croix : on aurait entendu passer un cheval à l’autre bout de la ville. Ainsi lui était venu le goût d’être juge.
Moinet sans bruit se mit à rire derrière ses doigts. Sa voix étrangement gloussa.
– Un jour, dans mon horreur pour les criminels, j’imaginai de clouer dans le banc des accusés des pointes de clous. Je me laissai enfermer, j’avais avec moi un marteau ; j’en recouvris la tête avec mon mouchoir de peur du bruit et alors, à petites fois, longtemps je frappai. Enfin la pointe perça le bois juste assez pour n’être pas remarquée. J’en clouai une douzaine. Le banc devint ainsi une vraie herse. Pendant un peu de temps on ignora la cause des contorsions auxquelles se livrait l’homme qui venait s’asseoir sur le banc. Et puis tout fut découvert : le président d’alors s’amusa beaucoup de l’histoire. Il répétait quelquefois : « Ce jeune homme a la vocation. »
Il avait parlé d’élan, sans se reprendre ni bégayer, comme dans une ardeur de foi.
Wildman frémit ; son mépris pour le tourmenteur fut immense et en même temps il était touché de sa confiance. Il ne songea pas à se demander si ce n’était pas là une tactique nouvelle pour l’intimider. Il l’aperçut devant lui doux, souriant de férocité benoîte, avec le frottement lent, continu de ses mains l’une sur l’autre. Il riait à son tour : – Oui, dit-il, c’était bien la vocation.
Le juge poussa une porte ; sa voix tomba. Et au-dessus d’eux, comme les barreaux d’un gril couraient les travées d’un haut plafond gothique.
– La Cour d’assises ! souffla Moinet.
Là comme dans le cabinet du juge, comme dans toutes les autres salles, les stores retombaient. L’ombre, par-dessus les sièges et les tables, eut des plis lourds de suaire. Une barrière, comme dans une ménagerie, coupait les fonds.
Wildman aussitôt s’intéressa. Là-bas, par delà la barrière, les jours de grandes audiences, était parqué le populaire. La travée moyenne s’emplissait d’une petite foule privilégiée, gens de bon ton, dames, amis des juges venus là comme à un spectacle. Sous les fenêtres s’exhaussait l’estrade où siégeait la Cour. Rien n’avait changé, c’était toujours, comme au temps des anciennes cours de justice, la division des classes, gentilshommes, bourgeois et manants, avec les hommes de loi en haut.
Moinet, d’un geste de la main, disait : – C’est ici le banc des accusés.
– Ah oui, le banc avec les pointes de clous.
Moinet, avec un sourire ambigu, reprit :
– Soyez tranquille : vous aurez un fauteuil.
Ils traversèrent la salle. Le juge sautillait, onduleux, ecclésiastique, avec de petites secousses de la nuque entre les pointes rouges de ses oreilles. Il fit jouer une serrure ; une porte lourdement céda.
– La salle des délibérations du jury !
Des voûtes basses, féodales, pesèrent. Ils furent dans la pierre des âges. Une fenêtre, croisillée de barreaux de fer, s’ajourait sur un préau aux murs épais, rongés par les humidités du canal qui coulait au bas. Tous deux se turent. Moinet fixement regardait à terre. Il eut un battement vague de la main.
– C’est ici que… que… on amenait le patient.
Sa voix s’enroua, les mots de nouveau tremblaient à ses lèvres. Wildman maintenant à son tour se courbait, regardait sous lui le pavement cavé d’usure.
– La chambre de torture, n’est-ce pas ? fit-il, tout à coup remué.
– Hé ! Hé ! c’est cela même. Il entrait par cette porte… Et puis on le ligottait, on lui brûlait la plante des pieds. La torture au bout d’un peu de temps lui arrachait l’aveu.
Moinet fit un pas, frappa contre le mur. Et toujours il semblait parler de quelqu’un que tous deux connaissaient.
– C’était déjà comme la tombe ; ses cris s’écorchaient là comme ses mains.
Son regard s’alluma. Les langues ardentes des réchauds se reflétèrent aux verres du pince-nez. Wildman aussi avait quelque chose de violent dans les yeux. Ils se regardèrent, s’aperçurent tous deux sous la chair ; leurs âmes à nu s’affrontèrent et mesurèrent leurs puissances. Les dents du juge claquaient. Et ils étaient seuls, très loin des hommes, dans les siècles et la mort. Un silence de crypte et d’in pace montait du sous-sol gras de sang bu, pourri d’anciennes ordures humaines. Le petit juge, avec son éternel frottement de mains machinal, soudain grandit. Wildman songeait aux sinistres tortionnaires qui, muets, sans un tressaut des fibres, avaient écouté là griller la chair et hurler les âmes. Lui aussi, d’une humanité fraternelle, eût voulu crier.
– Allons-nous-en, on étouffe ici, murmura-t-il, glacé aux os, dans une mort d’angoisse intolérable.
Moinet riait doucement. Il sentit sa force et dans la victoire garda l’humilité. Ses yeux redevinrent fébriles et brouillés, d’une couleur d’eau saumâtre ; et, encore une fois, il était tout petit, les épaules effacées, devant le gros, haut et faible Wildman. Du bout de la langue, il mouillait sa bouche, bénin, inoffensif.
La porte sourdement retomba : ils repassèrent par la salle des assises et seulement alors, lui touchant le bras avec le doigt, Moinet disait :
– Il faut voir les choses comme elles sont. C’était pour l’ordre social, pour le bien de l’Église et des hommes que les juges travaillaient… Sans doute, sans doute… Mais c’était aussi pour le bien du patient, pour… hem ! hem ! lui faciliter l’amendement et l’expiation. La rémission finale, le salut était au bout de l’aveu que lui arrachait l’épreuve physique. Voilà comment il faut envisager les choses.
Il avait toujours son même sourire, mais affiné encore de férocité et de mansuétude. Les roses de ses pommettes brûlaient, évangéliques.
– C’est-à-dire que moi, par exemple… disait Wildman, sans achever sa pensée.
– Je ne dis pas cela, dit vivement Moinet. D’ailleurs, finissons-en, n’est-ce pas ?
Sa voix maintenant montait dure, autoritaire. D’un geste bref, il désigna l’escalier. La confiance, les charités semblèrent être demeurées de l’autre côté des murs, sous les voûtes mortelles. Mais Wildman traînait après lui la vision horrible. Il eut soif de clarté, d’espace.
– Si vous vouliez remettre à demain…
– Bien, bien, c’est entendu, dit Moinet en se reprenant à rire ; je vous écouterai demain une dernière fois. Et j’espère, nous n’aurons pas besoin de recourir aux grands moyens pour… hem ! hem ! Je veux dire que vous reconnaîtrez vos torts.
Il n’eût pas osé me parler ainsi le premier jour, s’avoua l’écrivain. Il fut bien obligé de rapporter cette attitude décidée à ses propres défaillances. Cette fois encore, il avait pâti d’une dangereuse impressionnabilité. Moinet, en comédien rusé, graduant ses effets, s’était joué de lui.
Une lettre de sa femme, dans cette crise, l’eût sauvé. Il courut à la poste ; toujours rien. Il souffrit la détresse des abandons ; il maudit le juge, cause de tout le mal. Il aspira à une chaleur d’humanité, ne modéra plus l’élan qui l’emportait vers Hoorn. À quoi bon d’ailleurs ? Il n’était plus le même homme qui voulait garder sa force intacte dans l’attente et la méditation.
Il sonna, donna son nom à la domestique. Un pas bientôt se précipita.
– Monsieur Wildman ! Maître ! disait un homme d’aspect énergique et brusque à forte tête léonine, en s’avançant les mains tendues.
Wildman sentit se gonfler son cœur sauvage et tendre.
– Non ! non ! pas ainsi… Dans mes bras ! frère ! ami !
Leurs poitrines s’étreignirent : ils restaient un moment serrés l’un contre l’autre, tous deux sanglotant d’une passion souffrante, heureuse. Et puis, l’écrivain disait : – Il y a déjà trois jours… Pardonnez-moi de n’être pas venu.
– Je savais tout. J’ai compris que vous ne vouliez voir personne. J’ai voulu, de mon côté, respecter votre solitude. Un signe et je serais accouru.
– Personne jamais ne saura ce que j’ai dû endurer. Cet horrible robin littéralement m’a retourné sur le gril. Je l’ai senti aveugle et sourd, au fond de son puits. Il m’a apparu terrible comme la vieille société. Le plus drôle, c’est qu’en même temps, avec ses gestes cassés et tatillons, avec sa manie de hacher de la main mon livre, il me figurait une marionnette dont quelqu’un, que je ne voyais pas, tirait les fils.
– Oui, interrompait l’avocat, quelqu’un en effet, que peut-être, selon son habitude, il était allé consulter le matin même et qui, du fond de son confessionnal, l’inspirait. Bien deviné, monsieur Wildman !
– Eh bien ! je puis bien vous le dire à vous : il y a eu des moments où, devant cet homme qui, en souriant, me parlait de l’efficacité des supplices, j’ai compris que le moyen âge n’était pas fini. Moi, Wildman, avec les quarante bouquins de mon œuvre, je tremblais, tout petit devant ce Moinet qui grandissait jusqu’à toucher de la tête les pieds de son Dieu.
Cette fois Hoorn riait franchement.
– Ah ! maître, vous le refondez à votre creuset. Moinet, au fond, n’est qu’un juge d’instruction assez médiocre, un rond-de-cuir de parquet, piocheur et têtu. Avez-vous remarqué son crâne étroit d’anthropoïde et ses longues oreilles en pointe comme dans la caricature de Krakti ? Il tient du carme et du satyre. Il a le fanatisme obtus des attiseurs d’autodafés et peut-être son aptitude à renifler partout le péché atteste la frénésie secrète de sa libidinosité. C’est, dans son ensemble, un être élémentaire et atavique dont la mentalité a subi un arrêt. Il fallait votre don puissant de création, maître, pour en faire autre chose.
– Alors, la tare professionnelle chez moi aussi ! s’exclamait Wildman en riant à son tour.
Il eût voulu connaître la pensée de Hoorn quant aux éventualités du procès. L’avocat se montra évasif. C’était moins, dans l’espèce, un procès de moralité publique qu’un procès de tendances. Il fallait tenir compte de l’âpreté, des calculs d’un juge ambitieux, fanatique comme l’était Moinet. Il y avait aussi, pour le ministère public, l’espoir d’un réquisitoire éclatant. En province, les grandes causes sont rares : les juges d’instruction, les procureurs en attendent de l’avancement. Hoorn laissa soupçonner une puissance occulte travaillant dans l’ombre. Il en parlait avec réserve et mystère, et encore une fois Wildman sentait se lever cette force sociale, faite de défenses, d’abus, de vieux cultes homicides, et qui, du fond des âges, en haine du péché de vivre et de penser, continuait à opprimer les hommes libres. D’ailleurs, Hoorn le reconnaissait, c’était Moinet qui avait tout fait. Il avait été l’âme du procès, le taret vrillant dans le silence, la taupe creusant les galeries.
– Sa lampe hier encore brûlait dans le minuit de la ville, dit l’écrivain. Sans doute je suis pour lui un grand criminel.
– Oh ! n’en doutez pas. S’il pouvait vous torturer, il le ferait avec la plus inflexible bénignité. Il a la férocité sucrée des dévots. Mais on ne torture pas l’âme libre d’un Wildman. C’est elle le bûcher des hautes flammes claires où à notre tour nous les mettrons rôtir.
Hoorn voulut le retenir à souper. Les heures, près de la femme, grande, douce, silencieuse, et des enfants, chairs blondes et fraîches comme une allégorie de Rubens, coulèrent confiantes et familiales. Wildman parla de son fils en père attendri qui ne sait plus qu’il a souffert. La maison l’enveloppa de sécurité, de joie, d’espoir. Après le repas ils descendirent au jardin ; par delà les vieux murs bas, une eau comme une huile stagnait. Toute la ville était sillonnée de canaux, et on ne savait pas d’où venaient leurs ondes.
La domestique apporta sous la tonnelle de la bière d’orge. Ils la buvaient à larges gorgées en fumant un tabac fort dans de longues pipes de Hollande. À temps égaux les volées du carillon se cassaient aux angles des toits et retombaient en fusées mélodieuses. Les voix au dehors s’étaient tues, un rat en plongeant quelquefois faisait un bruit d’eau léger. Longtemps, sous la nuit d’étoiles, leurs âmes en effusions fraternelles se communiquèrent.
– J’ai retrouvé chez vous mes dieux, dit Wildman en s’en allant.
Wildman encore une fois pénétrait dans l’église. C’était l’heure de la messe matinale. Il rasa les piliers, remonta vers l’abside et comme la veille, à genoux sur la dalle, il aperçut Moinet en prières. Sa ferveur, sous la trompette de l’archange, brûlait, mystique, détachée de la terre. Il ne détourna pas la tête aux pas qui dans le silence frais s’arrêtaient derrière lui. Une double rose enflammait ses pommettes, dans le visage rigide et glacé. Et il était là, très bas, avec son âme d’un autre âge, devant le dieu terrible. Des volutes d’encens, volatilisées de la chapelle où officiait un vicaire, floconnaient à ses tempes. Wildman, au bout d’un instant, le vit toucher du front la pierre, et puis il se relevait.
C’était le dernier jour. Wildman était allé retirer ses lettres à la poste. Aucune ne lui parlait de Jorg ni de sa femme. Une force âpre, combattive cependant le soutenait. Lui aussi, levé au petit jour, la fenêtre de sa chambre d’hôtel ouverte sur les touffes de lilas en fleurs et la rumeur d’oisellerie des vieux jardins, avait pris conseil de Dieu, du dieu de la vie qui lui dictait ses livres. L’air haut tintait d’alleluias dans l’éveil léger des cloches. Leurs grelots d’argent doucement tremblaient dans les rameaux fleuris. À pas d’or, la lumière descendit sous les arbres. C’était le matin spirituel des petites âmes frileuses et adorantes battant de l’aile comme dans les nuées d’un tableau d’anges. « Humanité ! vieille humanité ! songeait-il, te laisseras-tu toujours mener au son des cloches et des cantiques, dans le petit nuage d’encens ? » Ah ! les pauvres âmes qui ne connaîtraient jamais que le jardin glacé des vertus théologales et le jet d’eau en verre filé élancé de la vasque mystique ! Les essences du jardin profond de l’être, les fleurs du sang et de l’amour, toutes les grâces de la vie leur demeureraient à jamais ignorées. Celles-là vivaient aux margelles des puits gonflés de leurs larmes. La douleur du vieux monde les murait dans les ombres. Lui-même depuis trois jours avait senti celles-ci rôdant partout sur son passage, sortant des tours, des cryptes, des calvaires, larves, stryges, lémures qu’aux gargouilles, aux porches, aux contreforts, configuraient de grimaçantes sculptures. En foule, elles étaient venues s’ameuter sous les voûtes, derrière le pupitre où siégeait Moinet, lui-même une ombre déléguée par leurs funèbres et séculaires milices. Quand la porte s’était ouverte sur la chambre rouge, visionnée de spectres et de tortionnaires, un vent glacé sembla monter d’un in pace. Et il revoyait le petit juge lui montrant les dalles comme dans une écorcherie, jouissant de lui enfoncer sous la peau l’horreur et l’effroi, comme, enfant, il perçait de pointes de clous le banc des accusés.
Les cloches cessèrent de tinter, leurs sonneries se fondirent derrière les portes d’or du jour. Un matin de paradis comme dans les légendes de Wildman lustrait les arbres et les gazons, ruisselait en ondes plénières de vent, de lumière et d’odeurs. Les vannes de l’espace furent hautes : du flot d’une mer il coula de la jeune éternité. Wildman écoutait garruler les pies et siffler les merles. La vie était fraîche, amoureuse, musicale. Il regarda s’aimer des colombes dans la flamme rose d’un toit au soleil. Les fleurs faisaient leur action de grâces comme des cœurs. Et il pleuvait de petites plumes d’oiseau d’une blancheur de lait.
La tendre et furieuse sensualité du monde alors l’exalta, l’univers le pénétra de joie, de gloire et de vérité. Il sentit que son Dieu, le dieu coexistant à la substance, le dieu du brin d’herbe et des astres tourbillonnants, lui disait : « Va devant toi sans crainte par delà la mort, jusqu’où va la vision de tes yeux. »
Quand Wildman entra chez le juge, il lui vit un visage tranquille qui n’avait plus rien de l’austérité et de la sombre ferveur du matin.
– Eh bien, dit Moinet en suçotant une pastille, avez-vous réfléchi ? Comprenez-vous enfin que c’est pour le bien des hommes que travaille la Justice ?
– Comme autrefois, comme là-bas, n’est-ce pas ? disait l’écrivain en faisant un geste vague par-dessus son épaule.
Moinet remuait benoîtement la tête :
– Vous auriez bien tort si c’était là, de votre part, une allusion malveillante.
– L’idée est toujours la plus forte, fit Wildman d’une voix haute.
– L’action est aussi une idée, une idée réalisée : elle porte plus loin que la chose écrite.
– Si vous voulez dire qu’en obtenant une condamnation contre moi, vous aurez plus fait que moi-même en écrivant mes livres, c’est faux.
Moinet, sans le regarder, se mit à hacher du papier.
– Prenez garde ; un procès laisse toujours quelque chose qui ne s’en va jamais tout à fait et qui tue sûrement, dit-il.
Cela, Wildman y avait songé déjà. Là où a passé la justice, l’herbe est brûlée et il y a un petit tas de cendres blanches. Toute l’âme du vieux monde sembla descendue aux lèvres froides du juge.
Sa basse humanité vindicative révolta Wildman. Il le revit à genoux dans l’encens, la fumée du sacrifice divin. Au-dessus de lui, le courroux de l’archange se déchaînait dans le fracas des trompettes.
– Ah ! monsieur, dit-il, qu’avez-vous fait de la Croix ? Et faut-il que ce soit moi, un païen comme vous m’appelez, qui vous rappelle au respect de votre religion de tolérance et de charité ?
Moinet aussitôt frappait sur le livre et, baissant les yeux, disait sèchement :
– Bien… bien… C’est entendu. Mais je n’ai pas à me prêter à des controverses. Nous en étions restés…
Wildman accepta avec calme cette suprême épreuve. Il fut endurant, brave, attentif. Les ombres avaient disparu, il se retrouva dans le siècle et la vie, défendant sa foi. Toute une humanité fut là avec eux, sensible et spontanée du côté de l’écrivain, repliée, patiente, oblique, encline aux casuistiques du côté du juge ; et tous deux croyaient n’écouter que leur conscience. L’éternel malentendu les rendit l’un à l’autre obscurs, de tout l’intervalle des pôles. Wildman, avec son âme brandie et nette, parut plus redoutable au juge l’écoutant du fond de sa nuit, buté dans ses préventions, l’idée du mal universel. Il expliqua qu’une œuvre logique, harmonieuse et claire, échappe à toute censure. Le danger n’est que dans l’effet calculé pour violenter les âmes et les détourner de la beauté. Lui, Wildman, avait exalté la vie, l’amour, l’héroïsme, l’instinct primordial et divin, l’homme libéré des servitudes sociales et vivant de ses puissances personnelles, sans l’aide des codes, des religions, des morales professées. C’était cela, l’évangile nouveau.
– Ainsi donc, fit Moinet, vous persistez dans l’idée que vos écrits dégagent une morale plus haute que celle qui régit la société ?
– Je dis qu’il y a une morale théologique et restrictive et qu’il en est une autre, philosophique et extensive. Celle-ci veut l’expansion de tout l’homme, physique, passionnel, mental, en vue de la joie, principe et fin de ses destinées.
Moinet un peu de temps toussait derrière sa main.
– Il ne faut pas que les âmes voient trop clair, dit-il enfin. Il y a une moyenne de clarté et d’intelligence qui convient à la majorité des hommes et assure, je dis, assure l’équilibre social.
Moinet déploya une férocité eucharistique pour le mettre dans son tort et lui ouvrir les voies de l’amendement. Un feu de fièvre, d’orgueil et de foi tremblait à ses pommettes, sous le clignement humble des paupières. Mais quelquefois il les relevait rapidement ; leur éclat fixe une seconde brûlait derrière les verres, et secrètement, d’une duplicité sournoise et cruelle, il jouissait de le voir lui-même se livrer.
Un air de confiance à la fin mollit leur état d’esprit. Ils se parlèrent comme des hommes, qui, avec des âmes différentes, ne sont pas éloignés de se comprendre. Wildman espéra s’être justifié ; il entrevit le triomphe de l’Idée. Moinet, de son côté, savoura son adresse, ses ruses, rapporta à Dieu le succès final de ses entreprises. La nervosité de ses gestes avait redoublé et démentait l’égalité de son sourire. Ses mains multipliaient l’activité d’une araignée au centre de sa toile. Çà et là, avec son étonnante précision de mémoire, il dictait au greffier. Ils arrivèrent ainsi à la fin de l’interrogatoire. L’homme à l’œil de lézard ensuite ânonna la lecture du plumitif. La nuit tombait quand il eut fini. Wildman, à présent, était presque détaché de la grande lutte. Il écouta distraitement, déclara l’écriture véridique et sincère, signa. Les roses reparurent aux tempes de Moinet quand il regarda courir sa main sur le papier.
Un silence lourd du poids d’une destinée s’abattit, l’arrêt dans la durée après les choses accomplies. Et tous deux un instant étaient l’un devant l’autre, séparés par la table, debout et se regardant. Un élan humain emporta l’écrivain, la secousse fraternelle après un assaut courtois. Sans réfléchir, il avança la main par-dessus le pupitre. L’œil de Moinet glissa ; son visage était monotone, dénué d’expression. Il sembla ignorer la main qui se tendait. Wildman vit qu’il n’avait pas cessé d’être le prévenu. Il retira sa main : un monde les sépara ; ils furent de nouveau des humanités aux antipodes. Très haut, le juge domina, morne, glacé, comme le code même. Et Moinet sèchement disait :
– Bien… bien… c’est entendu. Vous pouvez vous retirer.
Il se vit brutalement congédié.
Dehors seulement, Wildman perçut la délivrance, s’éprouva rendu à la vie. Hoorn lui avait fait promettre de passer chez lui un dernier soir : il avait accepté de ne repartir que le lendemain matin. Ils soupèrent : la marée fit le fonds du repas ; un vin blond arrosa des soles grasses, charnues, un turbot et le homard. Wildman, homme du Nord, aimait le poisson ; la pièce basse, intime, aux parois et au plafond de sapin, donnait l’illusion de la mer. Hoorn l’avait conçue d’après le plan d’un rouf de yacht : les deux fenêtres, cerclées de cuivre et rondes, simulaient les hublots. Ils semblèrent, par une nuit égale, sous la lampe à chaînettes, mollement fendre les eaux. La mer fut l’horizon du songe, de la vie : les peaux nacrées du garçon et des deux fillettes, la mousse d’argent de leurs chevelures, leurs yeux d’aigues-marines semblèrent sortis de ses écumes.
Hoorn, d’un geste large, évoqua le passé, augura l’avenir. La houle qui venait jusqu’à Portmonde et pendant des siècles s’était retirée, bientôt gronderait sous les portes de fer des écluses. On allait voir revenir, dansant sur les vagues, avec leurs proues d’or où caracolent des sirènes nues, les caravelles du monde. Alors la Flandre redeviendrait la grande mamelle grasse et nourricière, tétée par les Amériques. Toute la vie, du flot d’un océan, rebondirait entre les quais de ses ports.
Wildman frissonnait, comme si déjà battait en lui le cœur régénéré de la grande cité marine. Les races, les eaux, les ciels coururent, orageux, héroïques, enflés du vent des pavillons.
– Oui, dit-il comme en songe, Venise, Damme, Anvers fondus et ressuscités… Les galions ramenant la fortune des sombres et ardents aventuriers… Les hautes mâtures et les cheminées tourbillonnantes s’enchevêtrant aux pignons en cols de cygne et en proues de navire… Et les tours d’églises avec leurs cadrans de soleil comme des lanternes de phares haut sur l’horizon… Qui donc a dit que Portmonde était morte ?
Les ombres encore une fois furent refoulées. Il oublia les spectres rôdeurs, la dalle horrible où avait saigné un bétail humain. D’une vision passionnée, il vécut devant lui les âges, dans la force et la joie. Un silence prolongeait les âmes ; la chambre aux parois de bois sembla, elle aussi, voguer vers les eldorados. Et puis tout à coup Wildman sentait s’appuyer à la sienne la chaleur d’une main amie.
– Maître, maître, disait Hoorn, que c’est beau à vous, qu’ils ont outragé, d’exprimer en une telle parole la foi de tous ceux qui se tournent ici vers la vie !
Wildman dit simplement :
– Cela déjà est loin… Je leur pardonne.
– Mais eux jamais ne vous pardonneront d’être la force, la beauté et la lumière ; car ils vont avec la mort comme le corbeau avec la charrue. Ils sont les vampires qui voudraient sucer les derniers sangs de la race. De leurs mains mortes ils tirent aux quatre coins de la ville le suaire sous lequel la vie s’est remise à tressaillir. Ils écartèleraient, s’ils pouvaient, l’âme de Portmonde.
– On ne tue pas la pensée. On n’a jamais raison de la vie, fit Wildman.
Le vin, les alcools, les cigares leur versaient une excitation légère. Ils désirèrent goûter la nuit fraîche de la ville. Le silence, le rêve, le passé les enveloppèrent. Des canaux, sous l’argent des saules, se gonflaient de nymphéas.
– N’est-ce pas le symbole de la vie, dit Wildman, cette longue tige dardée de la nuit bourbeuse et épanouissant ses calices par-dessus la mort des eaux ? Hoorn ! Hoorn ! ah ! je le sens comme vous, la mort n’est ici qu’une apparence. Portmonde vit ! Son silence palpite, lourd de germes et de printemps ! Un vent souffle sur ses cendres. Bientôt une âme sortira de ses vieilles pierres ! Jouissons, en attendant, d’être les derniers à savourer la mélancolie délicieuse de la minute où elle n’est presque déjà plus, où elle va être !
L’avocat regarda profondément la nuit, puis de la main il traça une courbe dans l’espace.
– Ici la solitude, le sommeil des eaux mortes où agonisent les reflets d’une ancienne ville… Là-bas, le grondement des machines, la cité neuve qui s’édifie, les entrepôts, les ponts, les sas, la tranchée énorme par laquelle viendra la mer !
Comme de nouveau ils se taisaient, ils entendirent des voix lentes, lointaines, glisser sur l’eau. Hoorn l’entraîna : ils arrivèrent devant un haut édifice aux vitres éclairées et que bordait le canal. Des pilastres de pourpre et d’or plongeaient au fond de la nappe moirée, vacillaient aux reflets brisés des lampes comme un palais renversé. Les accords traînèrent solennels, liturgiques, la voix légère des femmes, la basse profonde des hommes, alternées ou fondues, prolongées comme l’orgue et le plain-chant. Une hymne plana, un choral religieux, mystique et doux. Ils saisirent des paroles : elles se rapportaient à la vie.
« Portmonde, fleur des âges, tu dormais, tu n’étais pas morte.
« Voici que, par le chemin des eaux, ta force va revenir.
« Portmonde, reine et sainte, ville des âmes, cité des hommes libres et forts,
« Debout sur tes tours, toujours plus haut, jusqu’où s’aperçoit
« Toute la circonférence de la mer, vois-la, par bonds énormes,
« Comme une multitude d’étalons lâchés, du fond des golfes accourir.
« Dans les écumes vertes roulent les flottes du monde.
« Comme des îles d’or et d’ébène, elles fendent les aurores, en route vers ton port.
« Allume tes phares ; dans le rire des carillons fais chanter
« L’âme sacrée des ancêtres. Par les portes de fer de tes écluses,
« Avec un fracas de vent et de voiles, jusqu’au cœur de ta vie,
« Toute la mer est entrée. Gloire à toi,
« Gloire à toi, Portmonde, fille aînée des Flandres ! »
Le chant sembla monter des âges, des entrailles vives du sol. Avec ses larges ondes humaines, il fut lui-même le balancement d’une mer gonflée de voiles et de vent. Wildman et Hoorn le sentirent couler du flot d’une éternité sous des ponts élargis à la mesure des transatlantiques. La vie, à travers ses molles, lentes et onduleuses cadences, était belle, ardente, rythmique comme les Pâques d’un peuple. L’héroïque vision les reprit, la Flandre redevenue la grande mamelle grasse et nourricière, les hautes mâtures pareilles aux cordes d’une lyre gigantesque où chantait la joie de Portmonde, un grand port tonnant comme une des enclumes du monde.
Et, comme soudain, de toutes ses cloches, le carillon là-haut sonnait, clair, aérien, enflé d’un vent de voiles et d’appareillage, il sembla que la tour chantait l’hosanna, les enveloppait de vols d’âmes, d’eaux grondantes et de clameurs. Leurs poitrines levèrent, des larmes roulaient dans leurs yeux.
– Épiphanie ! Épiphanie ! murmura Wildman.
Et tous deux ensuite un peu de temps demeuraient là, s’étreignant les mains dans le silence retombé de la ville.
La maison vide lui pesa : il sentit la surveillance sournoise de la servante. Elle le soignait avec zèle, mais dans chacun de ses gestes perçait la main de Bethannie. À distance, ainsi, grâce à cette fille, elle l’eut sous sa garde. Wildman manqua d’air respirable pour son travail ; il eut soif d’espace, de grands arbres après son séjour chez les ombres. Ardemment il aspira à l’ancienne vie, à la famille ; il écrivit à sa femme, lui dit sa foi dans la justice, dans la vérité. Il croyait sincèrement avoir triomphé du juge ; il voulut croire que le temps, une mutuelle confiance entre eux souderaient la brisure. Sa sensibilité était vive, tendre, implorante ; il s’humilia pour les ravoir tous deux.
Cependant les journaux continuaient la bataille. Le Clairon pompeusement annonça que son calvaire allait se changer en assomption. Krakti publia un dessin où, sous les traits d’un saint Georges, il transperçait du glaive une petite blatte, vulgairement dénommée cafard, blottie sous une toque de juge. On ébruitait les roueries et finalement la défaite de l’instruction. Moinet sembla ne pouvoir jamais se relever de tant de ridicule.
Ce fut un ennui pour Wildman : il craignit que le petit juge ne lui attribuât une part de toutes ces parodies. Il fut blessé dans la sympathie inexplicable qu’il lui vouait. Il s’imagina que Moinet, de son côté, dût souffrir dans l’estime qu’ils avaient gardée l’un de l’autre. Quand Robartz, dans son journal, subitement émit le vœu d’une manifestation publique pour exalter la liberté de conscience, il s’y refusa par une lettre généreuse et noble qui fit le tour de la presse. En substance il y déclarait que cette liberté devait être garantie aussi bien au juge qu’à l’écrivain. Hoorn l’admira et lui donna tort. Ardens et Efferts, au contraire, d’une âme tolérante et large, le louèrent d’avoir mis une vérité générale au-dessus du soin de sa propre défense.
La tradition des agapes fraternelles, avec les sûres intimités de la maison, s’était rompue : les amis ne se réunissaient plus chez Wildman. D’une pudeur d’homme il leur avait tu le secret de sa vie déchirée, mais leurs cœurs, à leur propre blessure, l’avaient senti malheureux. Et à présent quelquefois, en petite bande, on gagnait une auberge des banlieues.
Bethannie, elle, là-bas s’obstinait dans ses silences. Wildman sut qu’elle écrivait secrètement à la bonne. Il décida un matin de partir, il fit lui-même sa malle, il la prépara pour une longue absence. Il entassa au fond le manuscrit de son Épiphanie. D’autres besognes depuis son retour l’avaient requis, il avait dû mettre au courant une correspondance attardée. Des écrivains, des jeunes hommes, des amis inconnus lui témoignaient leur ferveur, au nom de l’Évangile humain qu’il proclamait. En quelques mois les éditions de Terre libre avaient triplé. Cependant il restait simple, puissant et doux, sentant au-dessus de lui une force qui le menait. « Celui-là s’appelle le roi, pensait-il, celui-là le prêtre ou le juge, et moi je suis Wildman l’homme sauvage. Il y a une destinée dans les noms. »
Wildman une après-midi débarqua à l’auberge, une vieille petite hôtellerie au pignon festonné de pampres. Le couvent des Sœurs était peu distant ; des avenues de chênes y accédaient ; une ceinture de bois de conifères lui faisait une solitude. Il n’avait pas averti Bethannie de son arrivée.
Il se présenta le lendemain. La Sœur tourière lui dit que l’enfant était à la chapelle avec sa mère. Il dut attendre assez longtemps au parloir et puis des pas glissèrent dans le vestibule ; il aperçut Bethannie qui poussait Jorg vers lui.
– Va, dit-elle, tu peux embrasser ton père.
Elle ne montra ni surprise ni sensibilité. Il sembla que son âme fût habillée de noir comme elle-même sous la robe aux plis droits qui, dans cette maison, l’égalait presque aux religieuses. Il voulut l’embrasser à son tour et elle se détourna, elle lui abandonna seulement sa main. Jorg, de son côté, n’eut point d’élan ; il offrit son front et il ne souriait pas, regardait toujours sa mère.
Wildman l’avait attiré violemment contre sa poitrine, et ses larmes coulaient.
– Femme, dit-il, tu n’as pas répondu à mes lettres et je suis venu. Je n’aurais pu vivre ainsi plus longtemps. Je vais achever mon livre près de vous deux. J’ai mérité par de longues souffrances la paix, l’oubli, et, s’il se peut encore, la joie de nous retrouver ensemble.
Elle lui répondit froidement qu’elle continuerait à habiter chez les Sœurs ; celles-ci d’ailleurs s’étaient attachées à Jorg pour sa sagesse, sa piété d’enfant. Peut-être ils passeraient au couvent l’arrière-saison entière. Il sentit tomber sa force, son cœur horriblement saignait.
– Annie, Annie, je t’en prie. Si tu me détestes, laisse-moi au moins aimer mon fils comme je veux l’aimer, comme je veux qu’il m’aime aussi.
– Oh ! fit-elle, pas de scènes. Le Seigneur défend les sentiments excessifs. C’est ici la maison sainte où les cœurs s’apaisent. Jorg, en y arrivant, a retrouvé la vie.
– Eh bien, vous le garderez près de vous mais, chaque jour, il m’appartiendra pendant quelques heures.
– Je vous l’amènerai moi-même, je vous le promets, dit-elle.
Ils n’avaient parlé ni l’un ni l’autre des jours qui les avaient séparés : ceux-ci semblèrent à jamais pour tous deux devoir rester un mystère. Wildman, en s’en allant, emporta une joie triste.
La beauté grave du pays lui fut une douceur fortifiante. Sous des ciels immenses s’étendait la plaine cendreuse et violâtre, coupée de bois et de bouleaux, de sapins et de chênes bas. Les petits métiers, un commerce précaire s’étaient groupés autour de la place : c’était le cœur vivant de ces campagnes arides. Des chaumines ensuite, des toits de glui, sous l’ourlet des vignes, s’espaçaient, humbles foyers où, aux limites du désert des sables, brûlait une suprême chaleur d’humanité. Le dur épeautre, un champ maigre de pommes de terre joignaient la maison. Et puis, pendant des lieues courait la noue avec ses mares, ses ornières, ses bruyères, la bosse pelée de ses dunes. Le berger seul parfois passait, poussant devant lui le moutonnement violet du troupeau. Même au soleil, sous les flammes claires de l’été, le vent frais des solitudes doucement sifflotait sa chanson. Les couchants tombaient silencieux et lourds.
Wildman goûta la paix, le silence des plénitudes intérieures. Les hommes moururent au recul des cités : il n’eut plus présente que l’humanité simple et primitive qui peinait dans la garigue. Celle-là lui fut fraternelle, comme une race d’élection en laquelle se prolongeaient ses propres racines. C’était d’elle à travers les âges qu’étaient sortis les Bergers d’Épiphanie. Osseux et longs, les paysans, comme des pèlerins de vitrail, aussi marchaient par les routes d’un grand pas qui semblait venir des lointains du monde.
Il quittait l’auberge dès la première chauffe du soleil. Il gagnait un bois d’essences ombreuses et légères, à une petite distance du couvent. De là il voyait arriver Bethannie et son fils : ils dépassaient le grand porche armorié, traversaient la vieille arche incurvée sur la douve. Le pied puissant d’un chêne renflait le sol : il se carrait entre ses nervures et, son cahier de papier sur les genoux, écrivait, abrité par l’écran doré des feuillages. La terre, d’une longue palpitation se communiquait ; il la sentait passer au battement lourd de son cœur. Et les grosses mouches bleues bourdonnaient ; les abeilles, à l’odeur sucrée du verger, en ronflant arrivaient du large. Le vent doucement secouait sur ses mains et son papier une fleur d’ombre. Il ne s’arrêtait d’écrire que pour flamber une pipe : son regard alors une seconde embrassait les jardins, les viviers et le potager du couvent derrière les haies. Ceux-ci s’étendaient à la gauche des étables, du fournil et des resserres qui bordaient la cour d’entrée. La maison était féodale, trapue, arc-boutée d’un donjon, avec une tourelle d’angle qui s’effilait en poivrière, par-dessus les fenêtres lancéolées de la chapelle. On l’appelait le Refuge, et elle était la résidence où autrefois les abbés des monastères, à vingt lieues de pays, passaient le temps de leurs retraites.
– Jorg ! Enfant !
Il jetait là le cahier, le crayon. C’était toujours la même passion de l’enfoncer au chaud de sa poitrine, toute une longue minute heureuse. Il le tenait près du battement de sa vie, là où si profondément aussi battait le cœur de la terre, et il croyait embrasser à la fois la terre et son fils. Jorg d’une pousse frêle et maigre avait grandi. Son col fluet, la limpidité de ses yeux lui gardaient toujours son air de fille, cette gaucherie ambiguë des garçons trop jalousement couvés par la mère. Mais le hâle avait durci son visage ; sa peau n’avait plus sa minceur diaphane et bleuâtre de porcelaine. Bethannie s’était résignée à lui couper les longues boucles de ses cheveux.
– Mon cher enfant ! je suis si heureux quand tu es là, disait Wildman en le caressant.
Elle s’asseyait auprès d’eux et travaillait. Elle confectionnait des robes, cousait des chemises pour les petits pauvres d’une école de religieuses dans un village proche. Elle parlait peu, quelquefois souriait à Jorg quand il la regardait ; un pli dur, aux deux côtés de la bouche, ensuite retombait. Sa présence, son silence gênaient Wildman, bien qu’elle parût à peine prendre attention à lui. Il ne s’expliquait pas pourquoi il repliait son cahier et le glissait dans la poche de son veston quand il entraînait Jorg un peu loin. Il lui disait les essences, le sol, les cailloux, ou bien ensemble ils jouaient à la course. Jorg alors s’abandonnait : il avait un léger cri sauvage, une folie de nature où sa jeunesse remontait.
– À la bonne heure, je te reconnais. Toi aussi, tu t’appelleras l’Homme sauvage, disait le père en riant joyeusement.
Et, avant de le ramener, il prenait garde à essuyer la sueur qui, tout de suite, pour ce pauvre effort, lui mouillait le cou. Il craignait les remontrances de Bethannie. Cependant le vent salubre, les bromes résineux des pinèdes commencèrent de tonifier l’enfant. Quand Wildman s’en réjouissait, elle lui répondait qu’en effet Dieu avait eu pitié d’elle et exaucé ses ardentes prières. À midi, un tintement de cloche prolongé sonnait pour le repas. Jorg aussitôt retombait à son ennui, à sa froideur. Il avançait son front ; et ensuite ils se quittaient jusqu’au lendemain. Wildman tout de même en gardait du bonheur pour tout un jour. À son tour il regagnait l’auberge ; la soupe au lait ou la garbure fumait sur la table. Il faisait un somme léger à l’ombre d’une meule, dans la chaleur de l’après-midi, et puis il rallumait sa pipe, partait devant lui à travers la campagne où déjà montaient les vapeurs. Il croyait sentir son cahier tout à coup battre dans sa poitrine. Le dos au soleil, son chapeau de paille rabattu dans la nuque, il laissait couler la vie aux feuillets.
Il sembla pour jamais évadé du cycle funeste. Les ombres, le vieux monde s’étaient effacés. D’une frénésie heureuse, il s’abandonnait à ses dieux personnels. Il vécut jusqu’à l’ivresse la rusticité bouffonne, épique de ses paraboles. Une faune énorme se débrida dans des kermesses de sainteté fermentées de rut, de rapt et de paradis. Le large rire des Flandres enflait les bedaines et les rates, dégorgeait en bâfres et en soûleries, ameutait pacants, pèlerins à coquilles et à bourdons, truands, claque-patins et ribaudes. Cloches, flûtes, bombardes et violons entraient en danse, menés par le grand ménétrier des frairies, Uylenspiegel lui-même.
Dispersés les petits dieux d’Asie, les hordes de flagellants et les petits cucufats de campagne ! Après avoir pleuré des siècles au pied des calvaires, l’humanité tout à coup avait soif de rire et de vivre. Une palingénésie ressuscita la primitive église, la chapelle rôdeuse des hilares satyres. Le pied fourchu du sylvain s’emboîta à la sandale des bons moines aux aguets des nonnettes, comme à l’âge du vieux Pan. Et de dessous l’empois des cornettes, il sortait des nudités de nymphes couleur d’aurore et de pêche mûre. De grands papes eux-mêmes sous la tiare dansaient le rigodon devant les sacro-saintes images où de merveilleux artistes, sous couleur de piété, célébraient d’ardentes messes paphiques. Un air de renaissance refarda l’émail craquelé des mythologies : elles devinrent la banlieue de l’hagiographie. On ne sut plus lesquelles étaient les saintes et lesquelles avaient été les déesses. On était d’autant mieux avec les dieux qu’ils avaient cessé d’être des symboles et n’étaient plus que des métaphores.
Cependant les Bergers allaient, les yeux fixés sur l’Étoile. Elle les mena à la cour du grand prince de Bourgogne. On y festoyait de l’aube à la nuit. Sur les tables de monstrueux pâtés tout à coup dégorgeaient des allégories païennes et sacrées sous la forme de belles filles nues ; et il y avait des tournois, des concours de grimaces, des jeux de beaupré et des courses dans les sacs. Le populaire s’abreuvait de cervoise. Eux quelquefois parlaient d’un homme qui était mort sur une croix. On ne savait ce qu’ils voulaient dire. À peine çà et là un très vieux curé du temps des apôtres se rappelait de cela comme d’une légende, tout avait bien changé. Christ était mort pour les humbles, les dénués et les miséreux ; lui-même était un très pauvre homme ; et à présent ses ministres vivaient dans l’or et la pourpre, magnifiques comme le roi Hérode. D’ailleurs, c’était une si ancienne histoire : elle s’était passée dans un petit bourg de Flandre. On n’en avait pas beaucoup parlé dans les villages voisins.
Wildman, en narrant ces paraboles, redevenait vraiment l’homme sauvage de sa race. Une impétueuse force de vie le poussait. Ses sensations couraient fortes, soudaines, irrésistibles ; elles embrassaient les âges, la terre ; elles se fondaient dans un état de subconscience héroïque et violent comme l’ivresse bue aux vignes du chemin. Il fut une espèce d’homme-humanité : il s’attesta vraiment l’artiste d’un peuple. C’était le cas ou jamais de dire que l’idée était plus forte que tout. Elle avait eu raison, du moins Wildman le croyait, des scrupules du juge. Et à présent, par toutes ses secrètes et irrésistibles puissances, elle le menait comme un étalon dompté, crinière au vent, à travers fondrières et halliers. Les grands impulsifs cèdent à la prédestination d’extérioriser le courant de vie profonde qui les traverse. C’est leur beauté et leur misère puisque ainsi ils sont plus près des forces du monde et plus loin de la symétrie sociale. Personne n’était moins capable de se raisonner que Wildman : il écoutait la nature ; et même avant d’être absous ou condamné, déjà il avait récidivé.
Sa vie fut toute enveloppée de solitude ; elle toucha terre, elle baigna dans l’émouvante splendeur des heures. L’éternité vive de l’air, chaque matin, renouvelait son âme. Hors sa femme et son fils, il ne voyait personne. L’humanité s’arrêta aux simples et aux humbles qui eux-mêmes étaient moins des formes de vie humaine accomplie que de la terre animée et des êtres demeurés élémentaires. Ils étaient bons, courageux, serviables, taciturnes avec des visages de grands bœufs ou de moutons dociles. Wildman quelquefois s’asseyait à leur foyer, dans la lande muette comme eux. Ils ne desserraient la bouche que pour parler des labours, des semailles, des récoltes précaires et ils ne se plaignaient pas, comme si la terre et eux n’étaient encore qu’une même substance. Il les aima pour leur force tranquille et continue, pour le rude instinct de vie qui les conformait à la contrée et dans un état rudimentaire, leur donnait une beauté pathétique de colons et de pasteurs. Ils touchaient par là à son propre rêve d’une humanité revenue à la nature ; ils étaient la base vivante de la trajectoire humaine qui, partie des origines, par l’autre bout s’accomplissait dans les hautes joies d’une vie naturelle et sensible.
Wildman vit venir ainsi la fin de son livre. Le portant partout avec lui, l’écrivant à mesure dans la sensation fraîche et jeune de la terre, il le trempa d’aromes, de sèves, de vent et d’espace. Il ne pensait plus à Moinet. Il fut étonné quand, au bout du mois, Hoorn lui apprit que rien encore n’était décidé. « Je ne sais rien, écrivait-il, personne ne sait rien. Le juge est toujours enfermé, il travaille une partie de la nuit. » Wildman haussa les épaules. Ces délais lui paraissaient plutôt rassurants. Il se fortifia dans sa confiance, la certitude qu’on n’oserait pas toucher à lui. Devant la réprobation des journaux, il paraissait bien difficile que le parquet s’obstinât. D’ailleurs n’y avait-il pas un parquet général, des ministres, l’irrésistible poussée de l’opinion publique ?
L’ouest humide et venteux, à la lune nouvelle, souffla. Des ciels bas et nébuleux plusieurs fois le jour crevaient en averses. Les sables rapidement buvaient l’ondée ; des coups de soleil ensuite séchaient la mouillure des arbres. Cependant l’air, entre les bourrasques, demeurait refroidi. Bethannie d’abord lui envoya des messagers pour l’avertir que Jorg ne pouvait sortir. Pendant toute une semaine, il cessa de le voir. La contrée pesa la tristesse lourde des étendues noyées. Il partait par le bois, écrivait sous un large feuillage. Mais la pluie le trempait : il gagnait alors un toit de hangar, le porche ouvert d’une grange ou l’abri d’un fournil. Il n’avait plus la même ardeur au travail. Ses pressions étaient lourdes, orageuses comme la nue. Il traînait sur la route, regardant de loin les épaisses maçonneries du couvent ; là vivait la vie recluse de l’enfant.
Le vent tourna ; des jours apaisés succédèrent. Un matin, ils se retrouvèrent ensemble sous le chêne dans la chaleur molle de la terre. Wildman sentit se fondre son cœur, il eut des effusions passionnées comme pour une renaissance de la vie. Il pleurait en embrassant Jorg, il lui baisait le cou et les cheveux, dans un transport de joie tendre. Jorg, de son côté, timidement s’abandonnait. Mais tout à coup Bethannie, qui avait tiré ses coutures de son panier, l’envoya cueillir une touffe de bruyères. Ils demeurèrent seuls, Wildman et elle.
– Ce sont là des excitations dangereuses pour Jorg, dit-elle aussitôt. Je vous prie de les lui épargner dorénavant. Il en demeure assombri, sensibilisé jusqu’aux larmes.
– Mais que voulez-vous donc faire de son cœur, s’écria Wildman, s’il lui est interdit de ressentir de si adorables mouvements ? Ah ! Annie, vous ne parliez pas ainsi quand il s’agissait de sa première communion. Vous n’avez pas craint de le torturer alors et il a failli en mourir.
– Son âme du moins eût été sauvée. C’était sa vie chrétienne qui était en jeu. Jorg n’est pas un enfant comme les autres. Il ne doit pas connaître les sentiments trop exclusivement terrestres. Sa foi, ses aspirations le prédestinent à de plus pures exaltations.
Autrefois, il lui avait dit sa ferme volonté d’en faire un homme. Il marchait alors dans sa force : il croyait avoir bâti le royaume de l’Idée nouvelle. Ses dieux grondaient en lui sauvagement. Le vieux monde, depuis, avait limé ses énergies. Il n’osa plus être le père et le maître. Sa faiblesse, devant cette maternité aveugle et sourde qui, elle du moins, savait ce qu’elle voulait, se découragea. Encore une fois l’action prévalut sur le rêve : il sentit les puissances hostiles se refermer sur l’enfant et sur lui. Il désespéra de le sauver, redouta de le perdre à jamais s’il ne cédait.
– Jorg est à nous deux, dit-il doucement. Défendons-le ensemble contre les peines dont nous souffrons de peur qu’il en souffre lui-même.
– Jorg ! Jorg ! appela-t-elle sans lui répondre.
L’enfant accourut ; et ils cessèrent de se parler. Mais le lendemain ce fut lui qui, à son tour, imagina un prétexte pour écarter Jorg.
– Va devant toi par ce chemin, lui dit-il : il y a dans ce champ des cailloux. Tu m’en apporteras deux : ils me serviront de briquet pour allumer ma pipe.
Jorg parti, il prit la main de sa femme et elle le regardait droit dans les yeux, un peu frémissante, avec son singulier regard.
– Nous n’avons pas tout dit hier, fit-il. Il y a autre chose encore que je voudrais te dire.
– Si c’est de votre salut que vous voulez parler, s’écria-t-elle, je vous écouterai avec bonheur.
Il secoua la tête.
– Vois-tu, femme, dit-il, je ne suis pas l’homme que tu crois. Toi aussi, tu t’es tournée contre moi, parce que la vérité que je porte en moi n’était pas celle que tu avais apprise en ton enfance. Eh bien, c’est de cela qu’il s’agit en ce moment. Nous reparlerons du reste un autre jour. Je suis un homme sur le compte duquel on a pu se méprendre, mais qui a droit au respect des autres hommes. J’espère qu’il n’y a plus de doute à cet égard depuis que je suis allé chez le juge, je puis bien te le dire à présent. Là-bas aussi ils avaient incriminé ma pensée, ils tenaient mes livres pour immoraux et hérétiques.
Elle retira sa main et avec des yeux vides elle regardait du côté du couvent.
– Je vois, fit-elle, que cette fois encore, nous ne nous sommes pas compris. Nous ne nous comprendrons jamais plus.
– Bethannie, pourquoi serais-tu plus inexorable que le juge, puisque lui, du moins, ne s’est pas refusé à m’entendre ? Le juge m’a compris et toi, tu ne veux pas, Annie, redevenir pour moi la femme que tu étais. Il y a eu un temps où tu vivais les livres que moi j’écrivais.
Elle l’interrompit vivement :
– Non, non, ne reparlons jamais du passé. Moi, du moins, j’ai expié.
– Voilà le malheur. C’est que toi aussi tu crois que la vie est le péché. Je me suis expliqué là-dessus avec le juge. Et… et c’est cela encore que je voulais te dire, Bethannie : je puis maintenant lever la tête puisque le juge a baissé la sienne devant moi.
Elle jetait tout à coup son ouvrage et s’écriait :
– Ce n’est pas vrai, c’est là une illusion de votre orgueil. Ce que vous ne savez pas, moi je le sais, et voici la vérité. Joris Wildman, en parlant comme vous l’avez fait au juge, vous vous êtes condamné vous-même. On lira le procès-verbal à l’audience. Ce sera un scandale pour tous les honnêtes gens. Oui, cela, je le sais, je n’ai jamais cessé d’être au courant de tout ce qui se passait. Il y a des âmes charitables dans le monde, Wildman. Celles-là ont eu pitié de mes douleurs et m’avertissaient. À présent, rien ne peut plus conjurer ce qui doit être. Votre nom, le nom de votre fils sera traîné à la rue. Comprenez-vous maintenant pourquoi tout est bien mort entre nous jusqu’au jour où vous serez revenu à l’humilité ?
Elle avait des mots comme le prêtre au confessionnal : il crut entendre à travers la sienne l’autre voix déjà ouïe, secrète, chuchoteuse. Et de nouveau les ombres rôdèrent, les louches et sournoises présences derrière les portes. D’infatigables connivences s’agitèrent, creusèrent sous ses fausses sécurités. Il se mit à rire amèrement.
– Il y a donc une femme qui jouissait de me voir à terre et vaincu dans le moment où, de toute ma conscience, je croyais à ma force ! Et cette femme, c’était toi, Bethannie ! Ah ! le vieux monde sait bien quelles mains il faut armer pour porter les bons coups. Ce sont les femmes et les enfants qui se chargent de ses vengeances.
Aussitôt elle se mit à dire durement :
– Humiliez-vous, écrivain Wildman, et vous serez pardonné.
Moinet aussi avait dit comme elle.
Une colère le prit contre cette société hypocrite qui tenait la vie, l’orgueil, la beauté pour une offense et constamment prêchait l’abaissement des âmes.
– Tais-toi, misérable femme, cria-t-il. Ne vois-tu pas que j’ai besoin de me croire le plus fort pour achever mon œuvre, pour faire jusqu’au bout ce qu’il m’a été commandé de faire ici-bas ? Je m’appelle Wildman, je suis l’homme sauvage. L’as-tu oublié ?
Jorg revint avec ses petits cailloux. Elle ramassa son ouvrage et entraîna l’enfant.
– Allons-nous-en, Jorg ; il souffle ici un vent mauvais. Nous prierons Dieu pour qu’il ait pitié de nous.
Il erra dans la dune. Son âme était combattive et violente ; il eût voulu partir tout de suite pour Portmonde. Il fût allé directement au juge ; il l’eût contraint à parler. Le soir tomba ; il regagna l’auberge. De graves visages autour de la chandelle se pacifiaient de bonne conscience après le labeur journalier saintement accompli. Qu’auraient-ils dit si quelqu’un était venu et leur avait annoncé que l’homme simple qu’ils respectaient et qui tout le jour écrivait sur ses genoux, était un être dangereux à l’égal des voleurs et des faussaires ? La nuit, avec l’arôme des sèves, les frissons pâles du ciel, entrait par les fenêtres. Il goûta un apaisement auprès de cette humanité humble et courageuse.
L’âme avec les jours afflua : il eut en écrivant le rythme, l’abondance et la joie. Ses feuillets rapides, serrés, se comblaient de substance cérébrale. Ce fut comme la hâte d’en finir avec une destinée inquiète, le désir de s’assurer un long repos mérité par tant d’agitations. Il n’avait point encore éprouvé ce sentiment. Ses livres généralement s’accomplissaient dans un état d’activité calme, comme pousse le blé, comme après le printemps vient l’été. Son pouls brûla d’orage, de fièvre ; il versa la vie comme à travers un spasme. Et l’œuvre toujours plus avant marchait du pas des grands Bergers légendaires.
Les patries, les âges s’enfoncèrent derrière eux. Entre chacune de leurs enjambées, tenait une humanité. Les dieux à présent étaient bien morts : leurs poussières avaient été criblées aux tamis de l’espace. De son côté, le vieux paradis gothique, avec ses petits anges jouant de la viole et du psaltérion, monotonement chômait. Une nuit que saint Pierre avait laissé tomber sa clef, les Bergers la ramassèrent et s’en vinrent faire un tour par delà les portes éternelles. Ils furent étonnés de l’air de désuétude qui régnait dans la boutique à petits saints. La bonne Vierge, devenue un peu sénile, dodelinait la tête et pleurait dans ses mains en disant que là-haut, depuis des ans et des ans, on était sans nouvelles de son fils. Les croix tombaient en poudre ; le commerce des reliques n’allait plus.
Depuis longtemps la Sainte Face s’était effacée sur le mouchoir de Véronique. Madeleine alors, un matin, se rappelant qu’elle avait été la grande amoureuse, quittait le céleste pourpris et descendait sur la terre, à la recherche de Jésus.
C’était curieux comme les petites gens des métiers à présent juraient par leur conscience : ils semblaient vraiment à leur tour être devenus des hommes. Le moindre laboureur savait qu’en rayant ses sillons, il faisait une chose utile à l’univers. Les pâtres étaient des rois d’idylle. Il y avait un peu de temps qu’on avait pendu à la dernière potence le dernier ogre. Chacun avait son champ comme un empire. Et Christ quelque part s’était fait maître d’école dans un hameau. Or, un jour, Madeleine passant par là, vit de petits enfants qui dansaient sur la place avec un homme qu’ils appelaient du nom de Christ. Elle le reconnut à son visage d’éternité et lui ondoya les pieds de sa chevelure. Mais lui doucement la repoussait, disant :
– Femme, votre démence et vos larmes ont fait de moi un Dieu alors que simplement je voulais être un homme parmi les autres hommes. Ni mes disciples ni vous ne m’avez compris. Mais voici venir enfin mon règne. Des roses vont fleurir à mes plaies. Depuis qu’on a changé de gouvernement j’enseigne la joie, la vie et l’amour. Je suis redevenu le Jésus des petites gens.
C’était tous les jours kermesse en Flandre avec les boudins et les crêpes rissolant à la poêle, les futailles crevant à pleines bondes, les grasses matrones donnant à téter à leurs nourrissons des mamelles si gonflées de lait qu’il en restait encore pour le chat. Les gouges blondes et gorgiases partout sous les tonnelles battaient leurs entrechats au son de la flûte et des violons. Une vraie image de paradis régnait : les houblons étaient hauts comme des mâts, les brassins dilataient la fressure, on ne finissait pas de miraculeusement s’entonner et de copuler, comme si l’âge d’or était enfin venu. Wildman, avec son génie d’enluminures claires à l’égal d’un vitrail d’église, encore une fois avait exalté l’énorme vie sensuelle. À lui seul, il était toute une folie d’humanité, vivant au soleil son large rêve de nature, brandissant sa chair et son orgueil parmi des paysages de symboles.
– Monsieur Wildman, appela une voix près de lui.
C’était le bourgmestre du village, un pauvre homme de longue vie qui, sous le chêne où il écrivait, arrivait le trouver pour lui transmettre un pli apporté par le piéton. Wildman se mit à lire. Le commissaire de police de son quartier lui notifiait la réception d’un rapport d’experts communiqué par le juge Moinet.
Ses tempes se gonflèrent : il sentit refluer les ombres. Il détesta sa femme, toute sa haine d’une fois remonta contre Moinet. Et, comme l’autre jour, c’était le coup droit entre les sourcils, la main invisible abattant le maillet dans la haute vie pensive du front, à la minute de l’amour et de la création. Ses moelles froidirent : l’œuvre eut sa brisure nouvelle, cassée net comme l’os d’une humanité.
Wildman repartait le soir même.
Dans son cabinet de verre, sous la lumière haute du matin, il relisait le rapport des deux médecins commis par le juge à l’étude de son livre. « Nous soussignés, Ange-Bartholomé Fressart, professeur de médecine mentale, et Rondu, Désiré, médecin en chef de l’asile d’aliénés… chargés par M. le juge d’instruction Moinet… après avoir prêté serment et pris connaissance des principaux ouvrages se rapportant à la matière… etc. »
Dès le début, la collaboration de ces deux pathologues, sérieux, honnêtes et obtus, cantonnés dans leur spécialité, se précisa bouffonne, d’un ridicule âpre et inconscient. Le grand rire des farces les enveloppa. D’ailleurs leur méthode s’égalait à celle du petit juge : ils dépeçaient l’œuvre, la coupaient en minces lanières comme au cours d’une vivisection. Leur ignorance de toute littérature était brave, absurde, illimitée. L’âme du livre ne fut plus qu’un précipité d’urée qu’ils analysaient au fond d’un vase de nuit.
Tout de suite la parodie dilata Wildman. Quelle scène d’hilarité véhémente s’il pouvait l’adapter ! Le tribunal était réuni, de vieux inquisiteurs à visages blets, couturés et onctueux, comme dans les Contes drolatiques, du grand Balzac. Un Moinet caricatural faisait approcher les docteurs, l’un replet, gras, souriant, d’une chair rose de porc frais, l’autre étripé et sec, avec une petite tête de poulet déplumé. Leurs hauts bonnets pointus s’abaissaient sur le patient, un pauvre diable de faiseur d’almanachs. Et ils lui faisaient tirer la langue, l’auscultaient douillettement ; ils tâtaient le pouls à son âme, échangeaient entre eux des mots de basse latinité.
D’une humeur vive, pétulante, Wildman ensuite se pénétrait de ces lignes : « Ceux qui sont capables de chasteté psychique peuvent garder la continence sans avoir à craindre pour leurs… » Et le mot, l’allusion génitale, revenait insistante, d’une impudeur sereine. À l’appui de la thèse, les experts sagement citaient les saints.
– Quels cuistres ! pensait-il. Ils n’ont rien compris à mon livre. Ils n’ont pas vu qu’en célébrant la nature, l’instinct, la sainteté des organes, c’est encore leur Dieu que j’exaltais. Toujours la haine de la vie, même chez ceux qui président à la vie, aux races ! Du côté de Moinet, du moins, c’est une tactique habile : sans prises sur l’artiste, il espère me battre sur le terrain de la science !
La tendre vie végétale, le rêve des larges feuilles immobiles palpita à la lumière des vitres. La verrière était entr’ouverte : l’odeur des roses en grappe sur un cep qui serpentait le long du mur extérieur, poivrait doucement le vent chaud. À cause des chats rôdeurs, la bonne, chaque matin, ajustait dans le châssis un treillis léger. La soie bleue du ciel, le frisson vert des arbres coulaient par les mailles fines jusqu’à la volière.
Wildman en rentrant avait trouvé sur sa table des piles de lettres, de journaux et de livres. Depuis deux mois il ne lisait plus, s’interdisait toute correspondance pour se concentrer dans son œuvre. Il alluma sa pipette : le rapport, risible, bénin, négligeable l’allégeait. À présent aussi la paix fraîche de la maison, les meubles amis, le confus magnétisme vibrant aux lieux de travail, lui étaient une diversion. Il ouvrit des enveloppes, défit des bandes : c’étaient toujours les voix fraternelles, les sympathies proches, lointaines, des demandes de femmes qui voulaient traduire ses livres. Cette chaleur d’humanité doucement l’exalta : ses idées comme des semences se propageaient, volaient au large pour des floraisons encore inconnues. Il sentit en larges ondes spirituelles frémir les affinités. Sa sensibilité s’activait, haute, mobile, heureuse.
La bienveillance encore une fois l’emporta : ses préventions contre Moinet tout à coup tombèrent. Il le dissocia de l’imbécillité du rapport, fut ramené à lui prêter les sentiments d’un homme qui se défie de ses jugements. Peut-être, en se confiant à l’autorité des deux experts, il avait cédé à un tourment personnel. Il restait bien le ridicule d’un tel recours pour un livre d’art, de vie et de nature. Mais enfin Moinet n’était pas un intellectuel au sens moderne : il ne dépassait pas l’honnête moyenne des esprits.
La conjecture momentanément le satisfit : elle lui laissait son estime pour l’homme qui, de si près, avait touché à sa vie ; elle donna du champ à sa sécurité. Au surplus, le rapport ne concluait pas rigoureusement, admettait même que « la thèse de l’auteur en ses rapports avec l’éducation se pouvait discuter ».
L’après-midi courut tiède, légère, ventilée de ciel lilas. Les pinceaux effilés des peupliers aux rives du lac mollement balançaient. Une ombre violetait le duvet candide des cygnes. L’église elle-même, le lourd chevet de briques se diaphanisa dans les fluides irisés de l’air. Il goûta la confiance, la lumière. Il n’eut plus que la mélancolie de son Épiphanie brutalement arrêtée.
Mais le lendemain, au réveil, des nuages passèrent : le ciel aussi, au dehors, s’ardoisait de nuées grises. Il s’irrita contre cette justice aveugle et tâtonnante qui ne savait où frapper et le faisait palper comme un malade par ces deux cliniciens épais. Et des aliénistes encore bien ! Des spécialistes de la tare cérébrale, alors que la tare ici s’avérait de leur côté et du côté du juge !
La connivence bientôt fut manifeste. Moinet n’avait voulu que se chercher latéralement des armes, un sûr terrain d’attaque. Le vieil orgueil sauvage alors gronda ; il écrivit au juge une lettre fière, véhémente, qui visait les experts et le visait à travers eux.
Il espéra une réponse, mais des jours s’écoulèrent. L’attente, l’énervement encore une fois avaient brisé son rythme : il se sentit loin de la paix d’Éden, du rêve et de lui-même. Il se surprit à se mentir dans sa correspondance qu’il mettait à jour. « Moi, Wildman », écrivait-il volontiers. Il affectait la certitude. Il hâtait de ses vœux la grande joute solennelle où l’idée, avec l’épée d’or et de diamant, allait faire éclater les armes émoussées de la vieille société. « Mais ce sont là des mots, se disait-il ensuite. Qu’il est difficile d’être simplement l’homme qu’on est ! »
Un matin il céda à une poussée brusque, irréfléchie, et, sans avoir averti personne, prit un coupon pour Portmonde. Il débarqua dans l’affairement méticuleux d’un samedi de province faisant sa toilette pour le saint jour dominical. L’ouest soufflait de la mer, bourru, rebroussant les voiles et les nuées, plaquant d’éclats indigo l’eau des seaux. Il alla droit au palais. Le concierge s’étonna, familier, bienveillant.
– Comment, vous ?
Wildman s’aperçut qu’il n’avait pas de nom pour cet homme.
– Je voudrais voir le juge, dit-il.
– Oh ! il a travaillé hier encore jusqu’à la nuit ! On ne sait jamais à quoi il travaille. Mais, ce matin, il n’est pas venu. Il a dû travailler chez lui.
– Viendra-t-il ?
– Apparemment vers deux heures, c’est son heure. Il ne reste jamais un jour sans venir.
Wildman sortit, rasant les murs, évitant d’être vu. D’ailleurs le palais, bien qu’il fût seulement midi, déjà retombait au silence, à la mort.
Il revint dans l’après-midi, se glissa sous le porche avec mystère, inquiet surtout à l’idée que Hoorn connût son arrivée. C’était un sentiment qu’il n’aurait pu expliquer, comme s’il venait là pour une chose secrète et anormale que tout le monde dût ignorer. Il monta très vite l’escalier, frappa à la porte de Moinet légèrement, puis plus fort. Les murailles pesèrent d’un accablement d’abandon ; il n’entendit que le souffle rude, intermittent de l’ouest dans les couloirs, sous les portes. Il redescendit, appela le concierge ; le bonhomme enfin arrivait, le menton écumant de savonnée, un rasoir entre les doigts. Celui-là aussi était une ombre qui ne se réveillait que le samedi pour faire sa barbe du dimanche. Non, Moinet n’était pas encore venu ; mais il ne tarderait pas. Et il l’interrogeait : quelle était son affaire ?
Un pas sautilla, une porte battit sur le palier. Wildman, jusque-là résolu, les nerfs hauts, tressaillit, il sembla que la porte de tout son poids retombait sur lui. Son cœur, tandis qu’il se lançait à travers les marches, montait plus vite, d’un spasme court comme au bain, sous la pression de l’eau.
Il cogna.
– Entrez !
Et il était là maintenant dans le carré clair du chambranle, droit, les yeux francs, tenant son chapeau à la main.
– C’est moi, monsieur le juge, fit-il simplement.
Moinet s’arrêta de feuilleter des dossiers. Stupéfait, très pâle, les yeux clignotants d’un oiseau nocturne tombé de son nid dans le matin, il le regardait. Sa petite tête conique, sous la percée de soleil qui soudain entrait par la porte, se tonsura d’un disque clair.
– Je ne vous ai pas fait appeler… je ne puis vous recevoir.
Wildman avait été poussé par une force. Son âme n’était pas combattive. Il avait espéré qu’ensemble ils auraient pu causer comme deux hommes. C’était pour apporter au juge de nouvelles lumières qu’il était parti.
– Mon Dieu, voilà la vérité, monsieur. Je vous ai écrit, j’attendais une réponse qui n’est pas venue. J’aurais voulu savoir…
Moinet vivement lui coupait la parole, irrité, les petites roses rouges flambantes à ses pommettes.
– Je n’ai pas à vous répondre, je n’ai rien à vous dire. Écartez-vous, lui criait-il, un doigt levé vers l’escalier.
Les distances d’une fois s’illimitèrent :
de nouveau ils furent aux pôles extrêmes de l’humanité. Wildman le sentit, dans
sa morgue, protégé par des siècles d’investiture. Une chaleur de sang lui sauta
au visage, il le regarda fixement, et la tête haute, il disait :
– J’étais venu pour cela librement, de mon plein gré. Je comprenais qu’il
vous eût été difficile de vous défendre contre le ridicule du rapport.
Maintenant c’est moi qui vous juge. Eh ! bien, sachez-le, mes livres
vivront après vous et quand moi-même je n’y serai plus. Les jeunes hommes de
plus tard les liront avec reconnaissance, car ils sont la vérité et la vie.
– C’est vous qui le dites ! fit doucement Moinet.
Et il se leva, alla refermer sans bruit la porte.
Wildman était content : il avait parlé dans l’orgueil de son nom et de son œuvre ; une fois encore, il avait fait sentir au juge que l’Idée était la plus forte, au-dessus de l’atteinte des hommes. Entre lui et ce Moinet, il n’y avait plus à présent de rapports sociaux ou simplement humains possibles. Un monde pourri, les derniers soulèvements d’une société à terme les séparaient. Il le méprisa.
Après mille et mille ans, un jour, l’Étoile qui menait les Bergers s’arrêtait au-dessus d’Éden. L’allégorie était tendre, fleurie, nuptiale ; il sembla que, pour la peindre, Wildman eût retrouvé l’art diaphane des vieux psautiers. On était dans le ravissement rien qu’à ouïr tinteler la musique des mots, délicieuse comme les plus jolis carillons de Flandre. C’était la contre-partie du paradis initial, du jardin sacré de la légende où le créateur avait laissé tomber de ses mains la graine d’éternité vivante.
Comme au matin du monde, Dieu, à pas énormes et subtils, avec son visage barbu de vieux jardinier, venait vers eux et leur ouvrait la barrière.
Aussitôt une lumière surnaturelle dilatait leurs prunelles, ils s’apercevaient qu’ils n’avaient rien vu jusqu’à ce moment. Des béatitudes comme du miel et des laits de poule leur coulèrent aux membres. Un air d’éternité les transfigurait.
Alors ils assistèrent à ce prodige : Dieu tout à coup grandissait par delà les plus hautes montagnes. Son front devint l’immensité du firmament avec ses soleils et ses étoiles. Sa bouche était l’abîme illimité des mers. Dans ses gestes se mouvaient en tourbillon rythmique les forêts, les monts, l’espace, toute la substance éternelle et eux-mêmes. Il ne cessait pas de grandir, il s’élevait toujours plus haut à travers l’étendue et la durée ; et maintenant il était devant eux comme l’univers. Et une voix terrible et douce leur dit :
– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis tous les dieux en un, le seul, unique et éternel. J’étais au commencement dans le paradis terrestre, et rien ne finit, tout recommence. Je suis Pan, je suis la Vie.
Les profondeurs d’en bas amoureusement grondèrent, les gouffres d’en haut flamboyèrent d’aurore. Des êtres merveilleux, légers comme la lumière, en tous sens avaient la grâce onduleuse et flottante de grandes fleurs. Plus rien en eux ne rappelait la vie des âges ; la leur était fluide, diaphane, impondérable, égale à toutes les autres. Le brin d’herbe n’était pas moins qu’eux, et eux-mêmes n’étaient pas moins que la splendeur des astres. Rien ne se séparant de rien, ils étaient tout dans l’énormité de Pan. Leurs âmes leur étaient visibles comme le jour, et dans chacune tenait le monde. Et ils goûtaient d’infinies sensualités, car leurs sens s’étaient multipliés à la mesure de leurs pensées ; et ils étaient eux-mêmes des pensées réalisées. Ils étaient des dieux dans l’éternité divine.
Une force délicieuse se communiqua aux Bergers. Ils n’éprouvaient plus de lassitude : leurs pieds immenses frôlaient avec douceur des duvets légers sur les cimes. Les forces les ondoyaient, soumises. Chacun de leurs gestes retentissait à travers les planètes, et toutes les planètes ensemble battaient dans le plus petit battement de leur sang. Et ils voyaient lucidement devant eux leur vie et toute la vie. Ils connurent qu’ils avaient été choisis parmi les simples afin de témoigner des stades de la vie des êtres. C’est pourquoi, venus des matins du monde, ils n’avaient cessé d’être les pèlerins des âges. Et Pan leur dit :
– Le mystère enfin va vous être révélé, et les destinées, et la loi. Or voici…
Wildman, à ce point de ses écritures, fut interrompu par l’entrée de la servante qui lui annonça la visite de l’officier ministériel. Celui-ci parut, poli, discret, lui notifia l’arrêt de la chambre des mises en accusation qui le renvoyait devant les assises.
Le grand effort de sa vie se dénonça vain. Il avait inutilement frappé le roc, l’onde vive n’avait pas jailli. Il se vit joué par l’être auquel il avait prêté une conscience, par le juge inquisitorial et retors. Bethannie avait dit vrai : Moinet, en ses oreilles longues de faune, avec minutie avait recueilli sa défense et la retournait contre lui. Sa haine fut brusque, violente pour s’être mollement de soi-même enferré.
Toute assurance sombra dans l’épreuve. Il s’aperçut nu, désarmé devant les rancunes de la vieille société. Quelle ironie ! Le coup l’atteignait dans la minute où il acheminait vers les délivrances la nomade souffrance humaine, où Éden, à travers une conjecture vertigineuse, s’ouvrait à l’homme maître de ses destinées. Il n’avait pas été le maître seulement de détourner la sienne.
Le monde pantela, béant et vide, avec cette grande voix de Pan qui n’avait pu s’achever. La vie illimitée des êtres, dans cette mort soudaine de sa pensée, fut morte. Wildman se sentit incapable d’ajouter une page à son livre, et cette page justement eût été la dernière et l’essentielle. Sur l’œuvre, ainsi tronçonnée, pesa tout le redoublement du mystère qui allait être délié.
Une stupeur lui resta, plus grande en ce que l’objet en monta de plus bas pour le frapper entre les tempes. Il vit sa conscience menacée, son repos et jusqu’à son existence. Depuis longtemps les journaux signalaient la tactique artificieuse qui remettait aux mains d’un parquet ultramontain le salut et les représailles de la réaction. Portmonde, avec ses jurés de campagne, abêtis d’ignorance et de basse dévotion, apparaissait la dernière bastille pour une telle partie. Tout dès lors était possible. Condamné, Wildman pour un temps pouvait même être retranché de la vie. Il avait suffi du travail de la petite taupe obscure à petits coups d’ongle grattant la terre et creusant ses galeries. Toute son œuvre menaçait d’y crouler. Il sembla que l’opinion, le siècle ne comptaient plus pour rien. Moinet, dans sa taupinière, put se rire des vitupérations de la presse. Elles éclataient de partout avec unanimité, et il avait triomphé, il n’en était plus atteint.
Les rouages se mirent en mouvement. Les papiers, les formalités de procédure se multiplièrent. L’odieuse machine judiciaire, avec son appareil, ses suppôts, la menace de la force armée, toujours fonctionnait comme à l’âge féodal.
Wildman s’énerva, tressautant à chaque coup de sonnette. Il prit sa maison en horreur ; l’air des chambres frémissait, sensibilisé d’un magnétisme de vie pensive. Il éprouva le besoin de fuir ses livres, de s’évader de lui-même. Il alla passer chez Ardens et Raban des jours entiers. Hoorn, d’ailleurs, fraternel, actif, intrépide, avait déclaré vouloir tout assumer. Régulièrement il lui écrivait, disait les probabilités, les chances et les dangers. Il lui annonça son arrivée pour les suprêmes dispositions.
Et précipitamment ce fut Wildman qui partit. Peut-être il espéra mieux échapper aux obsessions de l’hypothèse en prenant pied sur un terrain ferme, au cœur de la réalité. Il fut bien plus attiré par le mystère de la ville et l’ensorcellement des ombres. Les dangereuses cités de la mort, selon les circonstances, ont des philtres et des baumes qui, avec une égale force, agissent sur les âmes blessées. Déjà Wildman, à l’âge du rêve et du sang, avait été pris par le sortilège. Il avait connu les nostalgies funèbres, le goût de mollement s’en aller d’un mal délicieux qui était l’inutilité de vivre. Il sembla dès lors qu’un des innombrables squelettes symboliques qui partout dans les églises de Portmonde décoraient les mausolées, l’eût, d’un bras écharné qui sortait de dessous la dalle, accroché au passage.
Hoorn ne l’attendait pas. Il fut frappé de son exaltation.
– Je suis venu, dit-il, une force me poussait.
Il levait la main et, comme le jour où il était venu pour la première fois, il ajoutait :
– Je monterai au Beffroi, j’irai à la tour m’emplir le cœur de vérité et d’espace. Je veux tenir cette ville de Portmonde sous mes pieds.
Wildman avait ses gros yeux de lumière et de vie ; mais des plis durs hersaient le front, sa courbe flexible et imaginative.
– Eh bien, tant mieux ! fit joyeusement Hoorn. Ceux qui vous regarderont d’en bas vous apercevront là-haut comme un roi.
Il parlait avec confiance, d’une gaîté emportée. En vrai orateur de Flandre, il aimait les phrases roulantes comme les tambours.
– Ah ! ah ! riait-il, c’est qu’elle fait du bruit, l’affaire ! Tout le pays en est secoué, et les capucinières s’agitent. Le confessionnal complote avec les écoles. On cherche à gagner la conscience des jurés par les moyens latéraux. Oui, la femme et les petits enfants…
– Je ne suis pourtant qu’un écrivain, dit Wildman en secouant mélancoliquement la tête.
– Un écrivain, monsieur Wildman ! Mais c’est justement là le danger. Ils se rappellent la grande parole : Ceci tuera cela. Et si forts qu’ils soient, ils tremblent à l’idée de cette petite chose, un livre. Allez ! c’est bien là l’ennemi qui sapera les dogmes, les scolastiques, les fausses morales et toute la vieille société.
Wildman le regarda profondément.
– Oui, n’est-ce pas, Hoorn, c’est bien cela qu’il faut aujourd’hui, saper la vieille société et ouvrir toutes larges les voies à l’avenir ? Quel orgueil de penser que moi aussi, j’ai fait quelque chose d’utile et de bienfaisant pour les hommes !
Sa voix baissa :
– Cependant ils m’ont arraché la plume des doigts quand j’allais dire enfin le grand secret de la vie.
Hoorn le sentit touché aux fibres ; il lui serra la main.
– Maître ! pensez à ceci, c’est qu’ils auraient pu s’attaquer à un moins fort que vous ; et alors encore une fois le mensonge triomphait. Quel recul pour l’idée en marche ! Mais vous êtes Wildman ! La vérité, à travers votre cause, va faire un pas de géant.
– C’est cela, oui, dites-moi cela, j’ai besoin de le croire, Hoorn. Et si l’art, les droits de la pensée, la vérité doivent sortir plus hauts de cette épreuve, qu’importe que moi, Wildman, j’en souffre !
Un besoin d’isolement le fit renoncer à l’hôtellerie où il était descendu la première fois. Il élut, dans un quartier plus reculé, une chambre d’auberge qui le mit à l’abri des indiscrétions. Dès la tombée du jour, le silence montait des séminaires et des couvents aux hautes murailles closes, de la solitude des grands jardins muets qui bordaient la rue. L’ombre tombait là plus vite que dans les autres rues de la ville. Une herbe humide végétait au pied des murs et duvetait les pavés. Dans le soir surtout, un souffle froid passait comme une sensation de petite mort ; et des sonneries, des tintements de cloches, à légers coups pressés, tout le jour semaient de la sainteté et redoublaient le silence. Wildman, au frôlement des rares ombres rôdeuses, s’éprouva plus seul : il ne pensait plus, comme détaché de la vie.
À Hoorn qui s’étonnait, il répondit étrangement, un doigt levé, comme au prône :
– Pascal l’a dit : Abêtissons-nous !
Chaque jour, dans l’après-midi il arrivait voir son ami. Tout de suite, il s’informait :
– Pas vu Moinet ? Rien dit ?
Le ministère public produisait pour témoins le juge et les deux experts. Hoorn décida de n’évoquer que le seul témoignage de la pensée de Wildman, son œuvre vive, toute frémissante d’honneur et de beauté, les quarante tomes ouverts au banc de la défense, comme un cœur à nu.
L’orgueil, la personnalité, la lutte culminèrent. Il était encore une fois l’homme qui croyait l’idée plus forte que tout et disait : « Moi, Wildman… » C’était le même Wildman pourtant qui, trois ou quatre fois le jour, se glissait sous le crépuscule léger des arbres, devant le palais de justice.
Une chose trouble l’y attirait, l’angoisse de l’heure prochaine où toute sa vie tiendrait aux mains de quelques hommes. Le porche était ouvert, il apercevait en passant le préau, les façades mornes. Quelquefois il pleuvait ; l’air gras de septembre pourrissait les feuillages ; d’une chute d’or lente, les feuilles tombaient. Et la place, les maisons, le porche très bas sous l’énorme tour noire du beffroi, comme au fond d’un puits, s’embuaient d’eau et de fumées. Il eût souhaité voir Moinet : il ne savait pas ce qui serait arrivé. Peut-être il lui aurait parlé. Après tout il lui eût été agréable d’échanger avec lui sans rancune un coup de chapeau.
L’après-midi surtout, un ennui lourd s’abattait. Wildman sentait rôder la mort lente, continue sur les pas d’une humanité misérable, petites vieilles en capuchon, petits vieux râpés et toussotants. Tous cassaient à ras du pavé des gestes monotones et menus comme s’ils jetaient de la cendre. Il passait aussi des enfants pâles, rongés d’anémie, avec les yeux de vieil homme qui l’affligeaient chez son Jorg. Son âme alors était basse, étroite et sombre comme le labyrinthe des ruelles à petites boutiques où il tournait. Jorg ! Jorg ! que faisait-il là-bas dans la lande battue par les rafales, au fond de la maison religieuse peuplée de fantômes ? Pensait-il seulement à son père ? Il le vit derrière les hautes fenêtres, délicieux et pitoyable visage aux longs yeux de fièvre, regardant tourbillonner par-dessus les sapinières les nuées livides.
Et puis c’était la mélancolie de l’heure mouillée sonnant au carillon le retour si triste d’un même air à petits coups de marteau, comme une prière montée du fond d’une prison des âmes. Les jeunes filles, assises dans les petits jardins de buis, immémorialement l’avaient entendu, assoupissant, inévitable, égouttant sa fine pluie d’éternité. Et d’autres douces vierges blondes à l’infini toujours l’écouteraient monotonement tinter contre la vitre de leur cœur, dans le silence de la maison où l’on n’entend que le cliquetis des bobines qu’elles font sauter par-dessus un coussin de dentelles !
Wildman rêvait, sensibilisé de passé, d’images tendres, incertaines. Ses fibres se prenaient au charme voluptueux et funèbre. La mort, l’amour nouaient leurs rondes et l’entraînaient. Et il ne savait pas se dérober au dangereux prestige. Il aima s’attrister d’illusions solitaires. Il pleura sur sa propre peine en ne croyant s’éplorer que sur le mal dont s’en allait l’âme antique de Portmonde. Et il souffrait, il était heureux de souffrir : sa force mâle coulait au flux des larmes intérieures. Il ne pensait plus à monter à la tour.
Un soir pluvieux, dans le noir des dix heures, il voyait Moinet sortir du palais. Le juge ouvrait son parapluie et, à petits pas saccadés, rapides, se mettait à marcher. Wildman, à dix mètres, son parapluie baissé, suivait. « Qui jamais reconnaîtrait là le juge dont la tête, dans la salle de torture, m’avait paru toucher aux voûtes ? » songeait-il.
Le juge tourna plusieurs rues. À mesure elles se dépeuplaient ; leurs extrémités plongeaient dans un silence humide et bas. Wildman dut écraser son pas dans le vide sonore. Avec étonnement bientôt il remarqua que Moinet le menait dans le quartier que lui-même habitait. Les grandes bâtisses aveugles coururent, les hauts murs enclosant de mystérieux jardins. Et l’une après l’autre, des cloches grêles, fêlées, aériennes, des cloches de couvents maintenant tintaient.
À l’angle d’une rue, Moinet salua une petite Vierge à l’enfant qu’un faible luminaire derrière la vitre d’une niche éclairait. Il s’arrêta ensuite devant une maison spacieuse. Cette fois Wildman pressait le pas. Il dépassa le juge, releva vivement son parapluie au moment où la clef entrait dans la serrure. Leurs regards une seconde se croisèrent. Moinet eut un sursaut léger ; machinalement il inclina à demi la tête, un sourire énigmatique dans sa barbe jaune ; tout de suite après, la porte sans bruit retombait.
Wildman, de l’autre trottoir, un peu de temps regardait la maison tranquille et blanche aux fenêtres drapées de claires mousselines. Dans la paix sourde du quartier, une joie de petites voix monta. Son cœur aussitôt jalousement se serrait. Il détesta cet homme à cause de qui on lui avait pris son Jorg et qui goûtait les caresses d’heureux enfants. Une main à l’étage souleva un rideau : il s’éloigna.
Partout sonnaient les angélus. Les hautes ondes vespérales frissonnèrent de petits battements d’ailes mouillées. C’était la fin de la journée théologale. Au chœur des oratoires, dans la ténèbre mystique, la lampe, l’huile éternelle seule continuait à brûler, comme la divine présence au fond des âmes. Wildman étrangement envia la paix léthifère du croyant. Si de nouveau il s’était retrouvé en face de Moinet, il lui eût parlé comme un chrétien à un chrétien. Son cœur déborda ; il se répéta à lui-même les paroles qu’il lui eût dites :
– Vous qui vous croyez une émanation de la justice divine, m’abandonnerez-vous dans ma détresse ?
Le lendemain, il conta à Hoorn sa rencontre. Il railla l’ironique hasard qui lui avait fait chercher un logis à quelques pas de l’habitation du juge. Comme autrefois il ramassait dans ses doigts sa barbe rouge. Sa foi d’homme libre à la pointe de ses dents sonnait :
– N’est-ce pas, Hoorn, on peut bien tuer un homme, mais on ne tue pas un livre, on ne tue pas la pensée ? Ils auront beau faire, ils ne ressusciteront pas le moyen âge de ses cendres.
Ce jour-là, Wildman tout à coup se décidait à monter à la tour du Beffroi. Le nord sec et venteux avait étanché la pluie. De brusques rafales s’engouffraient, tournoyaient dans la spirale énorme. Il goûta une ivresse de force et de lutte. Bientôt il domina la ville, les toits s’enfoncèrent, le palais de justice ne fut plus, dans la profondeur, qu’un cube lourd d’où dardait l’effilement d’une ancienne tourelle près de l’eau.
Ce fut en lui-même comme la sensation d’une délivrance. À chaque marche, il grandissait, échappait aux ombres, entrait un peu plus dans la lumière. Elle arrivait de là-haut avec un bruit d’ouragan. Quelquefois le carillon sonnant les quarts semblait de tous ses marteaux la reforger aux enclumes du ciel.
Wildman vécut là une assomption d’humanité. La tour comme un cœur battait, et il ne cessait pas de monter. Il dépassa la logette des veilleurs par delà les quatre cadrans d’or, déboucha sur un palier. Il crut qu’une porte, en s’ouvrant, avait troué l’éternité. Il s’accrocha des mains, dans un vertige délicieux ; sa poitrine se gonflait d’espace, de vent et de clarté. Il eut devant lui toute la terre, jusqu’à la ligne grise de la mer, à l’horizon. Il fut dans la tourmente immense du jour ; les nuées comme des voiles claquaient à ses épaules. Portmonde maintenant, du fond de la cuve, n’était plus qu’un paysage brouillé parmi une symétrie d’eaux, de toits et de feuillages. Il plongea par-dessus le vide, aperçut la pointe des clochers comme arrêtés à mi-hauteur dans leur élan vers le ciel libre. La tour laïque, le donjon des hommes de Flandre commanda à l’étendue plus haut que les cathédrales. En tous sens, comme les rayons de la rose des vents, couraient les fleuves et les routes. Des arènes, des bassins, des darses creusaient les limons blonds. Par là allaient revenir la mer et le vent, roulant les flottes innombrables ; là un monde se lèverait, refoulant les ombres. La mort encore une fois était vaincue. Des forces jeunes, ardentes, l’héroïsme des hommes nouveaux avaient eu raison de la vieille société. Ceux-là aussi, l’Idée les poussait, le souffle immense des temps qui allaient tout réaliser.
Wildman eut une minute d’orgueil infini, comme si à présent, avec la terre et tout le passé sous ses pieds, il avait vraiment le droit de dire :
– Moi, Wildman…
Cette exaltation fut courte. Sa force tout de suite retomba, sembla retomber de la hauteur même de la tour. Hoorn l’avait averti que l’ennemi serrait son jeu. On ne cessait de prêcher contre les mauvais livres. Une passion noire troublait les consciences. La foi de l’avocat, avec le péril, grandit. L’idée, la nature, l’âme même de Terre libre furent en lui et l’enflammaient quand déjà elles froidissaient en Wildman. La statique, l’équilibre entre la substance dense, sanguine et la sensibilité nerveuse parut rompue chez celui-ci. La colère, la confiance, l’accablement constamment alternaient. Ses réactions étaient molles et sans durée. Son âme fléchissait sous un poids de silence et de peines inexprimées.
Hoorn soupçonna une douleur plus profonde que l’humiliation et l’injure. Wildman lui cacha que sa femme, qui avait cessé de lui écrire, à présent lui écrivait presque chaque jour. Son fanatisme aveugle le harcelait d’aigres et évangéliques mansuétudes. Elle l’exhortait à se tourner vers Dieu, dans cette épreuve où allait se jouer leur vie à tous trois. Elle disait que chaque jour ses mains avec celles de Jorg se joignaient pour obtenir du ciel son amendement. Elle alla jusqu’à attribuer au courroux d’un Dieu offensé le dépérissement qui de nouveau s’était emparé de l’enfant. Le mal soudain empira : elle eut le cri des mères furieuses, l’accabla sous la responsabilité du châtiment qui les frappait dans leur fils.
Sa solitude morale s’étendit : la vie durement pesa du poids de toute la terre. Sa dépression s’aggrava avec les jours. Ceux-ci s’abrégeaient : on touchait à la date des assises. Il y aspira, il eût voulu tout fini, même avec la mort au bout. Et puis, ce reste de volonté se plombait ; ses passivités stagnèrent comme des eaux mortes. Quand Hoorn lui parlait de ses livres, il levait les épaules :
– À quoi bon écrire puisque les hommes ne comprennent pas ?
– Mais l’Idée, maître Wildman ! Pensez donc que l’Idée à jamais vit là, immatérielle, insaisissable. Vos livres seraient brûlés sur le bûcher qu’elle renaîtrait des flammes mêmes !
– Ah, oui, l’Idée… l’Idée…
Il relevait sa barbe dans sa main, comme autrefois ; il ouvrait la bouche comme si encore une fois il allait crier dans sa force : Terre libre ! Et puis il finissait par secouer mollement la tête.
– Non, pas l’Idée, Hoorn, mais l’action comme ce Moinet, comme tous ceux qui, depuis des mois, travaillent contre mon œuvre, leur christ dans les poings. Allez, ils m’ont ligotté, ils m’ont saigné aux quatre veines. Ils ont fait de l’homme que j’étais l’homme que je suis devenu. L’action, Hoorn, l’action ! Voilà ce qui rend vraiment fort.
Hoorn alors le défendait contre lui-même.
– Ne dites pas cela, maître. Il faut qu’aux yeux de tous ceux qui vous aiment et vous suivent, l’écrivain Wildman apparaisse toujours le plus fort, lui qui est la Vie et l’Idée. Attendez seulement que vous soyez sorti de ce procès, la tête haute, en roi libre de la pensée moderne ! Vous aurez à vos pieds jusqu’à vos détracteurs !
– Comme du haut de la tour, j’avais la ville et toutes les autres tours sous mes pieds. C’est bien cela que vous voulez dire, n’est-ce pas, Hoorn ? Voilà une parole que je n’oublierai pas.
Et il lui serrait les mains avec effusion. Mais, sitôt qu’il retombait à son isolement, la bonne impulsion défaillait : les ombres refaisaient le cercle ; il appartenait au rêve.
Il aima la mort de la ville ; silencieuse, tombale, elle fut bien plus près de lui que l’autre, la ville nouvelle que, du sommet de la tour, il avait vue s’avancer jusqu’à la mer. Il séjourna aux cryptes, aux nefs basses des vieilles chapelles. La nuit des vitraux glissant jusqu’aux funèbres dalles le rafraîchissait. L’odeur de l’encens remuait en lui une chose profonde, montée de sa petite enfance. D’une lâcheté soumise, il se sentit glisser vers l’abdication ; il eût voulu tomber à genoux, s’humilier auprès des pauvres gens qui, du front, heurtaient la pierre des sépultures. Tous adoraient un dieu terrible, le dieu de Moinet, le dieu aussi que, du sein des épouvantes, révéraient Bethannie et Jorg. N’était-ce pas lui qui donnait la force et ruait les hommes à l’action ? La colère de l’archange avec sa trompette prophétique le proclamait à travers les nuées, dans un vent de batailles.
Une endosmose singulière bientôt le persécuta : la ville, Moinet, les ombres se transmuèrent : il les porta dans ses os comme une vie seconde. Moinet fut bien l’âme de cette vieille cité théologique qui, à pointe d’aube, avec ses sonneries de cloches, rappelait les créatures à la pénitence et à la mort. Il circula en lui, il le posséda d’une hallucination continue. Wildman se surprenait à faire avec la main le geste qui toujours hachait du papier. En riant, il s’efforçait de bégueter comme lui avec le petit grelottement de toux où se perdaient les mots. D’autres fois il n’avait pas conscience qu’il imitait ses tics, le pli qui tiraillait sa bouche et remontait ses oreilles pointues.
Il en vint ainsi à douter de lui-même, perdit la foi dans son œuvre. Ce fut la crise suprême. La terre vacilla sur son axe : les limbes profondément s’agitèrent. Il désespéra de la lumière, s’éternisa dans une longue ténèbre. Si pourtant Moinet avait raison, pensait-il, si mon détestable orgueil m’avait obturé les yeux au point de me rendre aveugle aux seules clartés vivantes !
Un soir, il entra dans une église, demanda un prêtre. Ses genoux ployèrent ; il entrevit à travers le grillage un visage grave, doux, ascétique. Et il s’abandonna ; il livra sa vie, ses pensées nues, avec une fureur de sincérité. Le prêtre l’enveloppa de la clarté pensive de ses prunelles, il sembla reconnaître dans le pénitent qui venait à lui l’homme qu’on allait juger dans trois jours. Il l’écouta, lui dit enfin :
– Vous êtes un grand coupable, mon fils, mais Dieu vous tiendra compte du mouvement qui vous a amené ici.
Comme le juge, celui-ci aussi se refusait à discuter et se retranchait derrière le dogme. Une éternité de foi vétilleuse et routinière pesait à leurs épaules.
– Mon fils, dit encore le prêtre, humiliez votre orgueil si vous voulez que vos fautes vous soient remises.
Le juge aussi avait parlé comme cela. Ensemble, ils étaient la pierre angulaire d’une société basée sur le sentiment de la peccabilité des êtres, le châtiment et l’expiation. Il secoua la tête et dit tristement :
– Je suis un homme venu vers un autre homme revêtu d’un caractère sacré. J’espérais que la lumière serait descendue sur moi. Vous ne m’avez pas dit la parole que je venais chercher, mon père.
Il se releva, quitta l’église, et il allait devant lui, faisant des gestes, parlant haut dans la rue. « Mais ce prêtre est stupide et aveugle autant que le juge », disait-il.
Une pluie douce lentement noyait la ville. Des effilures de charpie, à travers les hachures pâles, semblaient perpétuellement descendre. L’air était sourd, s’éteignait sans reflets sous l’étamure des canaux. Wildman longtemps erra. Il écoutait crépiter sous la brouée la fine lamelle cuivrée des feuillages. Les toits pleuraient ; les chéneaux égouttaient de petits hoquets sanglotants. Et ce bruit continu, comme d’une vie ruisselée aux dalles des abattoirs, mollement l’énervait. C’était bien là la mort mystique de cette ancienne reine, le silence et l’esseulement d’une pauvre cité provinciale saignée aux quatre veines. Sa pensée se cassa menue, sans horizons : il sembla qu’il ne fût jamais monté à la tour. Il oublia les enceintes élargies, les machines grondant et forant le sol, toute la ville neuve qui, là-bas, se haussait pour voir arriver la mer. Dans le soir brumeux des rues, à la file s’allumèrent les réverbères comme des cierges processionnaires.
Ses pas l’ayant mené vers les enceintes, il fut plus seul, perdu aux limites de sa vie consciente. Un porche s’ouvrit sur des gazons, de hauts peupliers et des maisons basses aux rideaux de guipure. Il reconnut le béguinage où il était venu si souvent autrefois, égrenant là des heures dolentes et monotones comme les grains d’un rosaire d’amour, de naïves légendes et de regrets. Il eût souhaité en ce temps vivre près d’un des humbles logis dont les fenêtres à petits croisillons, avec un pot de géranium sur l’appui, regardent par-dessus les clôtures effritées. Une jeune béguine à coiffe blanche, glissant dans un tintement de chapelets, quelquefois eût levé les yeux du côté de ses vitres : il lui eût voué un simple et spirituel amour.
À présent le préau, jonché de feuilles pourries, les petits couvents moisissants, l’humide pignon de la chapelle lui semblaient horriblement froids et mornes. Il songea à sa propre maison vide là-bas, à l’ancienne maison de paix et de travail avant que la colère, le deuil eût passé. Il avait appris par Ardens que trois de ses perruches aimées, les compagnonnes musiciennes de son labeur d’écrivain, avaient péri. Il en avait conçu un vif chagrin, comme d’un intime malheur ajouté à toute cette dispersion de sa vie heureuse.
Wildman gagna les remparts.
C’était l’heure des cloches, toutes sonnaient la mort du jour. Il y en avait qui bêlaient comme des brebis perdues dans la dune. Une toujours évoquait une petite toux grelottante. D’un peu loin, de la berme des fossés, c’était très doux et nocturne, comme des âmes qui s’éteignaient, comme des prières au chevet des agonisants. Wildman souffrit, songea à toutes les misères anciennes qui pleuraient dans le chœur des tintenelles et des campanes. Des femmes à longues mantes passaient, pressées et courbées comme des ensevelisseuses. N’était-ce pas elles qui, chaque soir, déployaient les plis du suaire par-dessus le mort de Portmonde et devant les Saintes Vierges du coin des rues, allumaient les petites chandelles comme d’humbles cierges pour les veillées ?
Les ombres remontèrent, l’entourèrent ; il revit, dans la maison des Sœurs, son fils au pied de la Croix, de ses faibles mains soulevant sa propre croix d’enfant. Son Jorg à qui on apprenait le mépris et la pitié pour son père ! son Jorg qui peut-être à cette heure même le jugeait comme l’avaient jugé le prêtre et Moinet !
Sous la lumière automnale des hautes verrières versant un jour bas et mouillé, le président, toque galonnée d’or, robe écarlate fourrée d’hermine, entre ses deux assesseurs, robes et toques noires. À la droite de la Cour le procureur royal, toque à galons d’argent, une tête pâle et pincée, le regard flottant, les cheveux et la barbe corrects. À gauche, longitudinalement, les trois bancs en gradins du jury, faisant face à l’accusé, assis devant le banc la défense. Dans la travée, un siège pour les témoins.
Tout de suite la lutte se précisa. Hoorn, net, calme, frémissant, fit voir que l’Idée était là sous les traits de l’homme incriminé. Le ministère public, froid, minutieusement polissait ses ongles à la lime, d’un dédain et d’une assurance héraldiques. Une petite noblesse de chef-lieu, aux places réservées, se pressait. Depuis une semaine, les salons disaient : « Nous allons entendre notre grand homme. » Il avait publié des petits vers dans des revues ecclésiastiques. Les douairières goûtaient ses laus à la Vierge, galants et caramélés. On le disait lui-même, grâce à une particule péniblement acquise, un peu de leur monde.
Wildman, dès l’ouverture de l’audience, avait découragé l’attente publique. Il parut las, indifférent, le front bas, comme en dehors de la cause. Il n’eut qu’un mot, mais pathétique et fier, en désignant d’un geste les livres étalés devant Hoorn :
– Voilà mes trophées et mes armes. Même brisés, ils tiendront encore debout !
Et ensuite, il s’était tu. Les minutes, dès lors, furent longues et ternes. Hoorn et la Cour agitèrent de la jurisprudence. Les voix, dans l’atmosphère basse, mouraient sourdement sous les voûtes. Wildman quelquefois regardait l’énorme Christ livide, écartelé sur le mur, devant lui. Il regardait aussi les douze hommes qui étaient là, têtes rurales, bourrues, froncées de silence.
Un remous soudain palpita. Le président, un homme grave, simple, bienveillant, se tournait vers les jurés, leur annonçait que ses assesseurs et lui allaient lire alternativement le livre déféré à leur conscience. Comme le dit aussitôt Hoorn, c’était en apparence une petite chose, mais qui seule était à la mesure de la vérité et de la justice. Wildman songea que Moinet aussi, en l’écoutant pendant quatre jours, avait fait une chose grande selon la vraie justice.
Un silence vivant enveloppa la lecture. Elle reprit l’après-midi, se prolongea sous les lampes. Les fronts, au vent des paroles, se courbaient, lourds. Là-haut le grand Christ, transpercé de feux roses, avec le trou d’ombre de la croix derrière ses épaules, pantelait en un spasme suprême. Il sembla, dans la ténèbre du monde, faire le geste de tous ceux qui souffrent pour une religion ou une idée. La terre par delà les hautes vitres était triste.
Wildman maintenant, à travers le bourdonnement des voix, écouta lui revenir sa propre pensée. La volupté, la nature d’abord palpitèrent aux grâces de la fable. Les allégories coururent nues dans les matins du paradis terrestre. Un dieu humain, centre de la vie et des éternités, promulguait le baiser, l’amour fécond, les races. C’était le cantique à la joie du monde.
Soudain les poix et les soufres rugissaient, comme aux pages furieuses d’une bible. Il sembla qu’à ténèbres, sous les ombres gothiques d’une salle capitulaire, le prieur lût la menace des châtiments éternels. L’âme simple des jurés frissonnait, souffrait. Quelques-uns visiblement restaient épouvantés dans leur vieille foi aux dogmes d’enfance. Hoorn d’un souffle les désigna.
– Celles-ci sont des âmes mortes… Nous n’avons rien à en attendre.
Wildman haussa les épaules. Ses tempes se gonflèrent ; il prit sa barbe à pleines mains et la leva vers le Christ. Celui-là aussi avait renoncé à l’estime des faux moralistes de son temps ; il avait accepté les outrages, les humiliations, la mort, afin qu’après lui, nourrie de son agonie, la légende fît triompher l’Idée. Wildman encore une fois pouvait dire : « Moi, Wildman… »
Et puis c’était la lecture de la troisième partie, le recommencement du conte heureux des âges. L’apologue, émaillé et fleuri, apparut le livre d’heures des grâces du monde. À présent l’œuvre, dans son ensemble, se dénonçait le large flot d’un fleuve charriant des nuées, des aurores, des limons et de la vie. Il passait d’un poids d’éternité et courait se fondre dans la grande mer sacrée du Râmayana et des Védas. Hoorn le sentit frémissant, reconquis à ses destins ; il conjectura la victoire.
– Maître, nous les tiendrons sous nos pieds.
– Oui, sous nos pieds… Comme de là-haut, je tenais aussi la ville.
Et il levait sa main au bout de ses bras, aussi haut qu’il pouvait, vers le sommet de la tour.
Le second jour les ombres reparurent : Bethannie lui écrivait que Jorg et elle ne cessaient pas de prier pour qu’il fût rendu à la vérité éternelle. Elle finissait par lui annoncer la grande nouvelle : Dieu s’était révélé à l’enfant pendant la nuit et lui avait marqué sa vocation. Jorg se vouerait à la prêtrise.
Wildman sentit rouler son cœur sur la dalle. La mort d’une fois lui glaça tout l’être ; et un sanglot muet dans sa barbe, avec stupeur il se répétait à lui-même :
– Prêtre… Prêtre…
Il relut cent fois la lettre. Prêtre… prêtre, ce Jorg dont il aurait voulu faire un homme libre. C’était bien la fin : Dieu le lui volait comme sa mère le lui avait volé.
Il vit, en marge du dernier feuillet, une ligne d’écriture tremblotée, puérile, qu’il n’avait pas encore remarquée. « Papa, disait l’enfant, demande bien pardon à Dieu et aux hommes. »
Il se sentit jugé par son fils : une grande honte l’accabla, comme si pour la première fois il se sentît vraiment coupable. Déjà Jorg parlait comme Bethannie, comme toutes les autres âmes mortes. Et puis il douta que l’enfant eût pu écrire cette affreuse ligne, sèche et morne : il implora de ce fils pâle et charmant son pardon pour l’avoir cru capable d’un tel endurcissement. Il pleurait en embrassant à chaudes lèvres le papier ; il eût voulu par ses larmes en effacer l’encre détestée.
– Jorg, mon Jorg ! toi, un prêtre !
Le coup le vida comme par une large blessure. Son sang, ses énergies tarirent. Il défaillit à l’idée que c’était là comme la lettre de la famille au condamné, la lettre exhortant à bien mourir.
Il entra à l’audience faible, abattu…
Les mêmes silhouettes, sous le jour d’eau brouillée des fenêtres, firent le même geste dans le vent des grandes manches, et la Cour, le ministère public tournaient le dos au Christ livide, comme si celui-ci n’était pas mort pour eux, mais seulement pour les pauvres diables assis sur le banc d’infamie. Ils n’auraient pu mieux exprimer que les douleurs du divin supplicié ne les concernaient pas.
Wildman soudain entendit appeler Moinet. Il tressaillit, ses nerfs se tendirent. Et la porte de la salle des témoins s’ouvrit, toute l’ombre une seconde encadra la petite tête en pointe du juge qui, en sautillant aux basques longues de sa redingote, s’avançait.
– Veuillez nous dire, en votre qualité de juge d’instruction… faisait le Président.
Moinet, souriant, ses petites roses tremblant à ses pommettes, de mémoire repassa toute l’instruction. Il était assis sur le bord de sa chaise, les pieds rentrés sous lui ; il avait croisé les mains sur ses genoux et à petits coups rapides quelquefois mouillait ses lèvres.
Il eut le tort de trop laisser percer sa force, son assurance. Le Président à deux reprises dut le prier d’abréger. Avec modestie, avec tout l’orgueil d’avoir volontairement dépassé les limites de sa mission de juge, il fit observer que le prévenu, lui, avait eu quatre jours pour s’expliquer. Il parut se résigner à la défaite, il était sûr de la victoire. Il eut peur de laisser paraître son triomphe à l’éclat effrayant de ses petites prunelles aiguës derrière le pince-nez et abaissa les yeux. Un frisson courut, il sembla, si humble au bord de sa chaise, grandir jusqu’aux pieds du Christ.
Le Président, cette fois, rendit hommage à son zèle et à ses scrupules. Wildman, de son côté, fut forcé d’admirer cet être subalterne et qui avait le génie de l’Inquisition.
Moinet librement parla. Il se borna à exprimer les faits, comme il disait. Selon sa méthode il groupa ou isola des passages, dénaturant leur sens, les retournant contre l’auteur, en dégageant l’idée consciente du mal et du péché. Sa déposition se dénonça accablante pour Wildman. Lui-même avec complaisance avait aggravé par des commentaires l’immoralité de son œuvre. Elle apparut flagrante. Moinet évitait d’en parler : elle résulta bien plus terriblement des précautions qu’il prenait pour laisser les jurés conclure eux-mêmes. Il n’eût pas parlé autrement trois siècles plus tôt, s’il avait dû instruire un procès d’hérésie. Sa petite voix aigre, grelottée, alla remuer les vieux échos de la salle de torture.
Hoorn, très calme, d’abord prit des notes ; et puis, comme Moinet parlait toujours, il se croisa les bras. Le petit juge, carapacé d’astuce, de fureur, de justice, étonnait l’assistance : il sembla s’être révélé pour la première fois. Le Président, amusé comme d’une joute, le menton dans la main, du coin de l’œil souriait.
Malheureusement Moinet voulut
tout dire ; à force de conscience, il compromit son effet. Il fut, à un
moment, à lui seul l’instruction, le réquisitoire et déjà le verdict. Wildman l’admira,
frémit, l’eut en horreur. « Le misérable ! pensait-il, il me tue en
ayant l’air de me sauver et, chose horrible ! il me tue avec les armes que
je lui ai fournies. » Hoorn, bourru, fiévreux, maintenant haussait les
épaules, le coupait, tâchait de le décourager par ses interruptions. Tout bas
il dit à Wildman :
– Celui-là serait plus fort que tous si l’Idée n’était encore plus forte
que lui. Le procureur le sent bien. Voyez comme il le regarde : il
voudrait le foudroyer ; il sent que son réquisitoire est perdu. Et il le
méprise autant qu’il l’envie.
Mais Wildman était retombé à sa destinée. Il pensait à Jorg, à l’âme morne du prêtre qu’un jour il porterait sous sa soutane. Il se vit condamné par lui, au nom du Christ, comme il l’était par le juge, au nom de la société ; et tous deux étaient les ministres de la conscience humaine. Ses fibres se déchirèrent ; il ne pouvait plus chasser l’idée des clous que Moinet enfonçait dans le banc des accusés. Son sang s’épaissit.
– J’étouffe ! cria-t-il, sous un reflux soudain de congestion.
La salle s’agita, Moinet fut assuré qu’il triomphait. Hoorn rapidement, en le soutenant, entraînait Wildman vers la porte.
Toute cette longue journée, il fut avec les ombres. À peine il prêta attention aux péripéties de la reprise d’audience. L’intermède bouffon des deux experts médicaux qui tout à coup écrasait sous le ridicule le parquet, ne le dérida pas. Moinet, assis derrière la Cour, sous le grand Christ, vit rire les jurés, comprit sa bévue et jugea tout compromis. Et puis c’était, avec le geste pathétique des manches rejetées comme un défi, le réquisitoire de l’homme aux yeux pâles, débité d’une voix persiflante, acide et flûtée. La petite noblesse provinciale, qui enfin entendait parler son grand homme, tenta de manifester. Ses frémissements furent énergiquement réprimés par le président, toujours souriant, grave et correct. Wildman, fléchi, ne paraissait rien entendre. On remarqua qu’à chaque instant il passait sa main sur la nuque. Hoorn lui demanda s’il souffrait.
– Oui, répondit-il, c’est comme la sensation en moi qu’ils ont cassé ma vie.
La nuit tomba : l’audience fut levée. Hoorn craignit pour lui la solitude et voulut le garder. Le repas s’allongea. Wildman lui-même, en riant, disait que c’était leur veillée d’armes. Son humeur sans cesse variait, brusque, cordiale, aigre, apathique. La fièvre, la passion, les plus noirs soucis lui donnèrent un air farouche et secret. Il eut soudain de vraies larmes en regardant la beauté rieuse des enfants de Hoorn : il ne cessait pas de les contempler. Il dit à la femme de l’avocat :
– J’avais aussi une femme, j’avais un fils…
Il fut sur le point d’ajouter qu’il les avait perdus et s’arrêta. Il laissa deviner qu’une chose affreuse s’était accomplie et qu’il en restait pour jamais frappé. Il reprit en souriant tristement :
– N’est-ce pas curieux que moi qui toujours célébrai la joie et la vie, je n’aie pu être heureux ?
Le contraste de son âme attristée avec la philosophie claire et bienveillante de ses livres les accabla. Hoorn, dans cette minute de sympathie et de souffrance, sentit frémir l’âme profonde de sa plaidoirie. Il serra la main de Wildman.
– Maître, n’êtes-vous pas assuré de l’admiration et de la reconnaissance des hommes ?
– Les hommes… les hommes… valent-ils seulement la peine qu’on leur sacrifie sa vie ? Et voilà, oui, Hoorn, je leur ai tout sacrifié. C’est une histoire que vous saurez un jour.
– Mais, fit l’avocat, ne suffit-il pas que vous soyez l’écrivain Wildman pour vous sentir vengé d’eux ? Est-ce que vous ne tenez pas sous vos pieds l’humanité inférieure, vous qui du front avez touché à la haute humanité future ?
Le visage de Wildman s’éclaira : il eut aux tempes un reflet d’aube, comme si un jour nouveau naissait. Et, comme l’autre fois, il levait très haut la main, indiquait une chose au-dessus de tous, en pleine nuée.
– Oui, ami, vous avez raison. Il faut qu’on sache que Wildman est monté à la tour et que de là-haut il dominait le monde. Et il n’a pas fini d’y monter, il y montera encore, Hoorn, pour confondre ses ennemis et afin que tout le monde sache bien qu’un homme a osé monter par delà la chambre des cloches, se tenir seul là-haut, en plein ciel.
L’orgueil lui faisait un souffle à l’égal du vent qui grondait dans la tour ; il regardait très loin avec des yeux de songe.
Ils sortirent. Hoorn voulut l’accompagner jusqu’à son logis. La nue était basse, livide, suintante. Ils traversèrent la place au pied du beffroi, les flaques s’éclaboussaient de jets rouges aux gaz filtrés par la vitre des cafés. Des formes indistinctes rôdaient ; les réverbères espaçaient les cierges d’une procession de pénitents, dans une nuit de supplice. Et Wildman frissonnait, en proie à la vision hallucinante. Il se baissa, frappa de son talon les pavés.
– Peut-être ils auraient ici dressé mon bûcher, dit-il.
Sa sensibilité était ardente et morbide. Des sueurs d’angoisse le gagnèrent ; les hautes parties de son être entrèrent dans la mort. Hoorn rapidement l’entraîna ; mais le rêve horrible ne le quittait pas ; les ombres de tout leur poids pesaient sur son âme. Et l’avocat disait : – Moi aussi, maître Wildman, j’étais comme cela autrefois. Voyez-vous, il faut avoir raison des villes comme celle-ci, ou ce sont elles qui vous dévorent. Elles sont les goules mangeuses d’hommes et d’énergies. Il y a ici tout un peuple miné de fièvre et de misère : il meurt à chaque heure du jour et n’a pas même la force de regarder là-bas par où la mer va venir.
– Non, non, s’écria Wildman, ce n’est pas la ville, c’est la vieille société qui se referme sur moi pour m’étouffer.
Il cessa de parler. Ils tournèrent l’angle d’une rue ; Wildman tira la sonnette de l’hôtel. Un instant ils demeurèrent sous la pluie, la main dans la main. Et puis d’une effusion fraternelle, soudain l’écrivain l’attirait, le pressait contre lui.
– Hoorn, je voudrais vous dire une chose. Si, pour une cause quelconque, je ne pouvais achever mon livre, dites bien que ce que j’ai écrit, je l’ai écrit pour le bien des hommes. Pan allait révéler aux Bergers la destinée humaine quand ils m’ont fait tomber la plume des doigts. Il n’y a que lui et moi qui sachions à cette heure ce qu’il voulait dire ; et il ne l’a pas dit, Hoorn. Qui peut affirmer qu’il le dira jamais ?
– Je suis votre fils, je suis votre disciple, profondément, dit Hoorn. Toute parole de vous à jamais restera inscrite là, afin que, le jour venu, j’en puisse témoigner.
La minute les enveloppa triste, solennelle, affectueuse ; et ensuite ils se quittèrent.
Ce furent les suprêmes paroles de Wildman. Dès lors son âme s’entoura de silence, et sa destinée soudain fut obscure. On ne sut jamais la cause de sa mort : elle demeura effrayante dans son mystère, soit qu’elle fût volontaire, soit qu’il eût été victime d’une brève démence, d’un vertige, ou simplement d’un accident.
Wildman, pendant la suspension d’audience, le lendemain, traversa la place. Il alla frapper au guichet du beffroi : le gardien le connaissait et lui ouvrit. Vraisemblablement, comme il l’avait dit à Hoorn, l’écrivain une dernière fois voulut monter à la tour, afin qu’on connût qu’un homme avait osé se tenir seul là-haut, en plein ciel. Nul doute que ce ne fût, dans sa pensée, le symbole même de sa vie. Et il était monté : il avait dépassé les quatre cadrans de l’horloge ; le vent, dans l’énorme spirale, comme un poumon soufflait tandis que toujours plus bas descendait la ville. On conjectura qu’il avait trouvé ouverte la chambre des cloches ; il s’était engagé sur la mince passerelle d’où les sonneurs se lançaient pour ébranler l’énorme battant du bourdon. La cavité s’était déployée, immense, un gouffre d’ombre plongeante, l’horreur illimitée des séculaires ténèbres.
Hoorn cependant, après une assez longue attente, se décidait à plaider. Quand il évoqua l’écrivain debout sur la dernière plate-forme et avec la lucidité du génie regardant venir la mer, tout le monde fut convaincu qu’il avait voulu parler de la vérité qui, elle aussi, par les chemins de la terre et du ciel, arriverait un jour pour les hommes. Son âme libre de Flamand gronda comme le poumon de la tour : il fit tressaillir la patrie, les origines chez les rudes jurés, eux-mêmes fils des beffrois de Flandre. Moinet, lui, trembla comme à l’église, sous les trompettes exterminatrices de l’archange.
Le Président ensuite remettait au commandant des gendarmes la clef de la chambre des délibérations. La terrible porte se referma sur la mort. Après une heure, elle se rouvrit sur la vie, l’Idée triomphait.
Dans la demi-ténèbre rougeoyée par les lampes, le chef du jury levait la main :
– Par huit voix contre quatre, non !
Une rumeur, des cris retentirent. On vit Hoorn tout à coup se renverser en sanglotant, sa tête dans ses poings. Un de ses stagiaires venait de lui communiquer l’affreuse nouvelle.
Le gardien de la tour, inquiet que le visiteur ne descendît pas, s’était décidé à monter. Il avait appelé les veilleurs : ils avaient trouvé la chambre des cloches béante. Elles semblèrent avoir été investies des puissances de la vieille société pour empêcher Wildman de monter plus haut. Cent pieds plus bas, celui-ci gisait, le crâne éclaté, vide de ses moelles.
Hoorn fit un effort, se dressa, les bras déployés :
– La vieille société s’est chargée d’un crime nouveau, s’écria-t-il. Messieurs les jurés, c’est un mort que vous venez d’acquitter !
Personne ainsi jamais ne sut ce que Pan avait voulu dire. Lui seul, l’écrivain Wildman l’avait su, et il était mort avec ce secret.
Février-avril 1901.
FIN
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Août 2007
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