Gaston Leroux

 

 

 

BALAOO

 

 

 

Le Matin – 9 octobre au 18 décembre 1911

(71 feuilletons)

Tallandier – 1912

 

 

 

Table des matières

 

Livre premier  L’ÉPOUVANTE AU VILLAGE.. 4

I  LE CRIME DE L’AUBERGE DU SOLEIL-NOIR.. 5

II  LA PLUS ÉTRANGE PISTE DU MONDE.. 27

III  LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISER PENDANT L’ORAGE.. 35

IV  L’ALBINOS. 53

V  DANS L’OMBRE DU CELLIER.. 61

VI  LE SURJET.. 71

VII  « POITOU D’ORIENT, C’EST DU ROUGET ! ». 77

VIII  LA DILIGENCE.. 90

IX  LE MYSTÈRE DES BOIS-NOIRS. 98

X  MONSIEUR NOËL, S. V. P. ?. 118

Livre deuxième  BALAOO S’AMUSE.. 126

I  LA PATIENCE DE BALAOO A DES BORNES. 127

II  LA ROBE DE L’IMPÉRATRICE.. 151

III  LE SIÈGE DE L’AUBERGE.. 163

IV  BALAOO N’OSE PAS RENTRER À LA MAISON.. 177

V  LE SIÈGE DE LA FORÊT.. 189

VII  EN ATTENDANT LE SECOND PETIT DOIGT.. 212

VIII  L’ATTAQUE.. 220

IX  BALAOO SE DÉFEND.. 226

Livre troisième  BALAOO HOMME DU MONDE.. 249

I  LA TABLE DE FAMILLE.. 250

II  LA TRISTESSE DE BALAOO.. 275

III  À LA NOCE.. 308

IV  INCONVÉNIENTS DE CERTAINE AUDACIEUSE ENTREPRISE.. 324

V  DRAMES PUBLICS ET TRAGÉDIES PRIVÉES  LA GRANDE PRESSE S’AFFOLE   339

VI  ON RETROUVE LES JEUNES FILLES. 361

VII  PAUVRE BALAOO ! 364

ÉPILOGUE.. 383

À propos de cette édition électronique. 388

 

Livre premier

L’ÉPOUVANTE AU VILLAGE

I

LE CRIME DE L’AUBERGE DU SOLEIL-NOIR

Il était dix heures du soir et depuis longtemps déjà il n’y avait plus âme qui vive dans les rues de Saint-Martin-des-Bois. Pas une lumière aux fenêtres, car les volets étaient hermétiquement clos. On eût dit le village abandonné. Enfermés chez eux bien avant le crépuscule, les habitants n’eussent consenti, pour rien au monde, à débarricader leurs demeures avant le jour.

 

Tout semblait dormir, quand un grand bruit de galoches et de souliers ferrés retentit sur les pavés sonores de la rue Neuve. C’était comme une foule qui accourait ; et bientôt l’on perçut des voix, des cris, des appels, des explications entre gens qui venaient d’on ne sait où. Pas un volet, pas une porte ne s’ouvrit au passage bruyant de cette troupe inattendue.

 

Chacun était encore sous le coup des deux assassinats de Lombard, le barbier du cours National, et de Camus, le tailleur de la rue Verte, suivant toute une série d’événements tantôt tragiques, tantôt sinistrement comiques et souvent inexplicables.

 

On n’osait plus s’attarder sur les routes où de riches paysans, au retour des grands marchés de Châteldon et de Thiers, avaient été attaqués par des bandits masqués et avaient dû, pour sauver leur vie, se défaire de tout leur argent. Quelques cambriolages, d’une audace extraordinaire, perpétrés sous le nez des propriétaires, sans que ceux-ci osassent protester, avaient été le point de départ d’enquêtes judiciaires qui, menées d’abord mollement, n’avaient abouti à rien de sérieux. Cependant, quand, après les attaques nocturnes, les incendies, les vols qualifiés et autres larcins, survinrent ces deux extraordinaires assassinats de Camus et de Lombard, la justice se vit dans la nécessité de pousser les choses à fond. Elle menaça les plus timides pour les faire parler. Ils se seraient plutôt laissé arracher la langue. Certes, la justice ne pouvait plus ignorer vers qui allaient les soupçons de tout le pays, mais elle dut renoncer à recueillir un témoignage lui permettant d’inculper qui que ce fût. Et le mystère des derniers crimes s’en trouva épaissi d’une bien singulière façon.

 

Et c’était le comble qu’à côté d’affreux coups de force, il y eût des farces… des farces extravagantes qui épouvantaient comme un attentat. D’honnêtes commerçants, en pleine rue Neuve, le soir, avaient été giflés à tour de bras, sans pouvoir dire d’où leur tombait le horion. On avait retrouvé dans sa cour, où elle avait attiré les voisins par ses cris désespérés, la mère commère Toussaint, l’entrepreneuse en broderie jupes par-dessus tête et le corps bien endolori d’une fessée terrible administrée par un mystérieux inconnu. Il y avait de petits événements qui tenaient de la sorcellerie. Malgré portes et serrures, certains objets, les uns légers et futiles et sans aucune valeur apparente, les autres d’un poids considérable, disparaissaient comme par enchantement. Un matin, ouvrant les yeux, le bon docteur Honorat n’avait plus trouvé, dans sa chambre, sa commode ni sa table de nuit. Il est vrai qu’il dormait la fenêtre ouverte. Il ne porta pas plainte et garda pour lui son ahurissement, se contentant de faire part de l’étrange phénomène à son ami, M. Jules, qui lui conseilla de fermer sa fenêtre pour dormir.

 

Enfin, on n’osait plus traverser la forêt où il se passait des choses que l’on ne savait pas… Ceux qui en étaient revenus, de ces choses-là, ne se vantaient de rien, mais ne se risquaient plus jamais de ce côté… C’est ce qu’on appelait le mystère des Bois-Noirs !

 

Tant d’épreuves ne suffisaient-elles point ? Quelle nouvelle épouvante faisait donc courir, ce soir, dans le couloir ordinairement désert de la rue Neuve, les pauvres gens du pays de Cerdogne ?

 

Une chose en apparence bien banale, un accident de chemin de fer ou, pour mieux dire, un attentat à la vie des voyageurs sur la petite voie d’intérêt local qui rejoint la ligne de Belle-Étable à celle de Moulins, aux confins du Bourbonnais, était la cause de tout ce bruit.

 

Une main criminelle avait arraché les rails à la sortie du tunnel qui débouche sur la Cerdogne et, si le convoi, qui devait traverser l’eau sur un pont en réparation, n’était arrivé à cet endroit avec une vitesse très ralentie, la catastrophe eût été inévitable. Heureusement, on en était quitte pour la peur. Le fourgon seul avait été démoli. Quant aux voyageurs – une vingtaine –, ils avaient été surtout secoués par l’émotion. Aussi s’étaient-ils enfuis à travers champs jusqu’à Saint-Martin-des-Bois, jetant l’alarme dans le village déjà calfeutré pour la nuit.

 

À l’exception de deux ou trois d’entre eux, qui habitaient le village même, tous se rendirent chez les Roubion qui tiennent l’auberge à l’enseigne du Soleil-Noir, au coin de la place de la Mairie et de la rue Neuve.

 

À l’auberge, la confusion fut complète. Pendant que les uns réclamaient des chambres, ou tout au moins un lit, une paillasse, les autres s’excitaient mutuellement sur le danger qu’ils avaient couru.

 

L’opulente Mme Roubion essayait de contenter tout le monde, mais y parvenait difficilement. Un matelas faillit être mis en pièces. Quand, tant bien que mal, chacun fut casé, il se présenta un dernier voyageur, le front caché sous un bandeau. C’était le seul blessé.

 

– Tiens ! Monsieur Patrice ! Vous êtes blessé ? demanda Mme Roubion avec sollicitude, en tendant sa main grasse au nouvel arrivant, un jeune homme dans les vingt-quatre à vingt-cinq ans, de figure douce et sympathique, aux jolis yeux bleus, à la petite moustache blonde soigneusement relevée en croc.

 

– Oh ! Une écorchure ! Rien de grave… Demain, il n’y paraîtra plus !… Avez-vous une chambre pour moi ?

 

– Une chambre, monsieur Patrice… Il me reste le billard, oui !…

 

– Je prends le billard ! répondit le jeune homme en souriant. Sur quoi, Mme Roubion alla s’occuper de M. Gustave Blondel, commis voyageur en nouveautés d’une des premières maisons de Clermont-Ferrand qui, dans l’office, était en train de faire son lit sur la table, tout en menaçant la patronne de la peine de mort si elle ne lui procurait, sur-le-champ, un traversin.

 

– Voyez-vous, belle dame, je suis très bien ici, mieux que dans la salle de billard où tous ces bavards m’empêcheraient de sacrifier à Morphée ! Qu’est-ce qu’ils ont à gueuler comme ça !… De quoi se plaignent-ils ?… Puisqu’ils savent qui a fait le coup, qu’ils le disent !…

 

En entendant ces mots, Mme Roubion s’empressa de disparaître.

 

Dans la salle du cabaret, M. Sagnier, le pharmacien, venait d’arriver. Prévenu par le maire, il s’était héroïquement arraché aux bras tremblants de la belle Mme Sagnier et il apportait ses bons offices. Ne trouvant personne à soigner, il en conçut immédiatement une fort méchante humeur et mêla ses propos agressifs aux plus hostiles, affirmant qu’en face de pareils attentats il n’était plus possible à un honnête homme de vivre, non seulement à Saint-Martin-des-Bois, mais dans tout le pays de Cerdogne.

 

Sur ces entrefaites, M. Jules – le maire – fit son entrée, suivi du bon docteur Honorat. Ils revenaient de la gare où ils avaient recueilli, de la bouche même des employés, des témoignages ne laissant aucun doute sur l’attentat. Ils étaient tous deux aussi pâles que s’ils avaient couru danger de mort.

 

– Encore un malheur, monsieur le maire ! fit Roubion.

 

– Oui, répondit M. Jules, d’une voix qu’il ne parvenait point à affermir. Heureusement que nous n’avons point à regretter d’accidents de personnes !…

 

Un silence de glace accueillit ces paroles. Et, tout à coup, il y eut une voix qui cria :

 

– Et les assassins ? Quand est-ce qu’on les arrête ?…

 

Alors, ce fut une explosion. Il y eut des applaudissements et des encouragements à l’adresse de celui qui avait ainsi parlé, mais celui-là – un paysan – ayant dit, se tut. Il était rouge jusqu’aux oreilles et son regard fuyait celui de M. le maire.

 

– La justice est venue ! Si vous les connaissez, pourquoi ne les lui avez-vous pas nommés, père Borel ? demanda le maire.

 

Le père Borel n’était point plus bête qu’un autre. Il n’alla pas chercher sa réplique bien loin :

 

– Sommes pas de la police, fit-il… Ni policier, ni maire. Chacun son métier !

 

On ne les sortait pas de là : ça n’était pas leur métier ! Au commissaire au juge d’instruction, ils répondaient toujours la même chose : « C’est votre affaire, c’est pas la mienne ! Le gouvernement vous paie pour savoir, gagnez votre argent ! », et autres nargues du même acabit.

 

On était encore sous le coup de la réplique du père Borel, quand Gustave Blondel, écartant tout le monde, se présenta. Le commis voyageur s’assit sur le billard, et, croisant les bras, regardant bien en face M. le maire, lui dit :

 

– Qu’est-ce qui vous occupe tant que ça, monsieur le maire ? Faut s’attendre à tout, dans un pays où il y a des gens dont le nom commence comme vaurien.

 

Un murmure de sympathique assentiment et quelques méchants rires s’élevèrent aussitôt ; mais l’effet de Gustave Blondel fut coupé net par un incident imprévu. Les rires cessèrent brusquement, et chacun, maintenant, se poussant du coude, regardait s’avancer un nouvel arrivant devant qui on faisait place avec un ensemble surprenant.

 

L’individu était vêtu d’un complet de velours jaune passé à grosses côtes. De hautes guêtres lui montaient aux genoux. Le col de sa chemise était lâche, laissant à nu un cou de taureau. Un feutre, qui n’avait plus de couleur, rejeté en arrière, découvrait une chevelure rousse, épaisse et inculte. La figure était extraordinairement énergique et calme. Les yeux verts regardaient l’assistance avec tranquillité et ennui. Les membres étaient trapus, les épaules étaient carrées, le dos un peu voûté, les mains dans les poches. Une impression saisissante de force brutale au repos, mais en éveil, se dégageait de ce redoutable personnage.

 

Il s’avança de son pas égal, au milieu d’un silence de mort, jusque sous le nez du commis voyageur qui le regardait venir, et il avait certainement entendu ce que celui-ci venait de lancer au maire, car il lui jeta de sa voix rude et sourde, où l’on sentait de la colère domptée :

 

– Vautrin, Vauriens ! C’est ça que tu veux dire, mon gros ? Ne te gêne pas avec moi, tu sais, je ne suis pas susceptible !

 

Et il continua son chemin du côté de la cheminée où se trouvait M. le maire.

 

– Bonsoir, monsieur le maire !

 

– Bonsoir, Hubert…

 

Et M. Jules dut serrer la main tendue…

 

L’homme s’installa carrément au coin de l’âtre dans lequel on venait d’allumer une flambée et commanda un verre de blanc que Roubion s’empressa de lui servir. Il vida le verre, s’essuya les lèvres d’un coup de sa manche, et, tourné vers Blondel :

 

– En voilà encore un, monsieur le maire, qui n’a pas digéré le dernier ballottage !… Seulement, mon gros, faudrait voir… Ça va bien en réunion électorale de se traiter de crapules… Maintenant, faudrait se fiche un peu la paix… S’pas, m’sieur le maire ?

 

M. Jules, très embarrassé, fit entendre un grognement inintelligible.

 

Le commis voyageur n’avait pas bougé. Il continuait à regarder l’homme roux aux yeux verts avec obstination et déplaisance. Hubert se leva et, tendant la main à Blondel :

 

– Allons ! sans rancune ! Chacun travaille pour son patron, quoi !… Toi, pour le roi, moi, pour le président de la République ! Si jamais t’as besoin d’un bureau de tabac !…

 

Blondel descendit sans se presser du billard, haussa les épaules, tourna le dos et gagna l’office.

 

– Monsieur le maire, fit Hubert, d’une voix sourde, je vous prends à témoin : voilà comment on traite ici les bons républicains ! Mais il me revaudra ça aux prochaines élections ! Rien de perdu… Je marque tout sur mes petits papiers, bien que je sache pas écrire !… Vous entendez, vous autres, qu’aviez l’air de rigoler, tout à l’heure…

 

Le cynisme avec lequel il mettait, d’un mot, le maire de son côté, comme si celui-ci, après les promiscuités du vote, devenait nécessairement son complice et son ami, faisait couler des gouttes de sueur au front dénudé de M. Jules.

 

L’homme jeta quatre sous sur la table et retourna à la porte de son pas tranquille. Quand il fut sur le seuil, il se retourna :

 

– Je vas retrouver les frères ! dit-il… À propos, je reviens du tunnel ! J’ai vu le dégât ! C’est un sacré gredin qui a fait le coup : je le dirai à Élie et à Siméon tout à l’heure. Faudra bien tout de même qu’on trouve le bougre qui nous fait des coups pareils. La vie n’est plus tenable pour les honnêtes gens !

 

Et il disparut sous le trou noir de la voûte.

 

Aussitôt, la salle se vida, comme si le départ de l’homme eût rendu à tout ce monde la liberté de mouvements, ce dont chacun profitait pour fuir un endroit où pareille visite pouvait se renouveler.

 

Roubion et sa femme, aidés des domestiques, fermèrent les portes avec grand soin, celle de la voûte et celle du cabaret donnant directement sur la rue.

 

Il ne resta plus, dans la salle, que le jeune Patrice à qui les patrons avaient souhaité bonne nuit. Cependant, bien qu’il fût seul, en face de son billard, il entendait du bruit à côté de lui. Il se rendit compte que quelqu’un se déshabillait dans l’office dont la porte était fermée, mais qui communiquait encore avec le cabaret par la petite fenêtre, restée ouverte, du passe-plats. Et il reconnut tout de suite la voix du commis voyageur qui, penché à cette ouverture, lui disait :

 

– Bonsoir, monsieur Patrice ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous m’appellerez par là !… Hein ! On se croirait à confesse !…

 

Tous ces détails ne devaient plus jamais quitter la pensée de Patrice, mais alors il n’en soupçonnait pas l’importance.

 

Il répondit poliment à Blondel et se hissa sur le matelas qu’on lui avait jeté sur le billard ; quand ils furent couchés tous deux, la conversation s’engagea :

 

– Comment n’êtes-vous pas allé coucher chez votre oncle ? demandait Blondel.

 

– J’ai frappé à sa porte et j’ai appelé. Tout le monde dormait déjà bien sûr ! Je n’ai pas voulu les réveiller.

 

– Mademoiselle Madeleine va bien ?

 

– Mais je l’espère, merci.

 

– C’est pour quand, les noces ?

 

– Vous le demanderez à mon oncle.

 

Blondel comprit qu’il avait été indiscret. Il changea de sujet et ils arrivèrent tout de suite à parler de l’attentat et des derniers crimes que le commis voyageur mettait carrément sur le dos des frères Vautrin.

 

– Oh ! fit Patrice, à Clermont-Ferrand, comme ici, on est bien d’avis qu’on ne peut pas tout expliquer avec les Trois Frères.

 

– Avec les Trois Frères et la sœur on explique tout, fit le commis voyageur.

 

– Ce qui est tout à fait incroyable, insista Patrice, c’est qu’on n’ait trouvé aucune trace des assassins, pas plus chez Camus que chez Lombard.

 

– Possible, mais il y a une chose certaine, répliqua l’autre : c’est que, si Camus et Lombard n’avaient pas ouvert leur porte la nuit où on les a assassinés, quand ils ont entendu dans la rue des gémissements et la voix de cette petite sauvage de Zoé… ils vivraient encore. C’est la sœur qui les a attirés…

 

À ce moment, les deux hommes se turent d’un subit accord. Et ils se dressèrent sur leur séant, l’oreille aux écoutes. Des gémissements venaient de la rue.

 

– Entendez-vous ? demanda la voix toute changée de Blondel. Patrice n’eut même pas la force de répondre. Il entendit le commis voyageur qui se levait, sautait sur le carreau de l’office et pénétrait avec de grandes précautions dans la salle de billard :

 

– On dirait qu’on assassine quelqu’un derrière la porte !… Patrice, dont le métier était celui de premier clerc de notaire de son père, rue de l’Écu à Clermont-Ferrand, avait toujours montré un naturel assez timide. C’est en frissonnant qu’il se laissa glisser de son billard. La gorge serrée, le front en sueur, il admira le courage de Blondel qui se rapprochait de la porte du cabaret donnant sur la rue et derrière laquelle s’étaient fait entendre les gémissements.

 

Le commis voyageur avait passé son pantalon, mais avait gardé son mouchoir sur la tête en guise de bonnet de coton.

 

Le gros garçon, nu-pieds, la chemise de nuit lâche au-dessus de la ceinture, et les deux bouts de son mouchoir en cornes au-dessus du front, était parfaitement grotesque. Cependant, Patrice ne songea pas à en rire.

 

Les gémissements brusquement s’étaient tus. Blondel et Patrice se regardèrent en silence, à la lueur lugubre d’une lampe dont on avait baissé la mèche au-dessus du billard. Tout le drame mystérieux dont Camus et Lombard avaient été victimes leur passait devant les yeux. C’est ainsi que, pour ces deux malheureux, l’affaire avait commencé : par des gémissements.

 

Et soudain, ils tournèrent la tête. La porte de l’escalier conduisant à l’étage supérieur venait d’être poussée, et Roubion, un revolver au poing, apparaissait.

 

– Avez-vous entendu ? fit-il, dans un souffle.

 

– Oui.

 

Roubion était un grand gaillard taillé, comme sa femme, en colosse. Il tremblait comme une feuille. Tous trois restèrent un instant debout, derrière la porte de la rue, penchés sur le silence de la nuit villageoise que rien ne venait plus troubler.

 

– Nous nous sommes peut-être trompés ! émit Roubion dans un soupir et après beaucoup d’hésitation.

 

Blondel, qui avait reconquis tout son sang-froid, secoua la tête, négativement.

 

– On verra bien !… fit-il.

 

– Quoi ?… Vous n’allez pas ouvrir, peut-être ! protesta l’aubergiste. Blondel ne répondit pas et s’en fut tisonner l’âtre qui rendit quelque éclat. La nuit n’était pas chaude, bien qu’on fût au commencement de la belle saison. Tous trois furent bientôt devant la cheminée où Roubion leur fit chauffer du vin dans une casserole.

 

– Tout de même, fit entendre le commis voyageur, si on arrivait à les prendre sur le coup, les bandits, c’est une affaire qui en vaudrait la peine !…

 

– Taisez-vous, Blondel ! ordonna Roubion. Ne vous occupez pas de ça… Ça vous porterait malheur !

 

– Certainement, acquiesça Patrice, ça n’est pas notre affaire !…

 

– Rappelez-vous Camus et Lombard !… S’ils n’avaient pas ouvert leur porte…

 

Blondel, qui était en tournée au moment des deux crimes, demanda des détails.

 

Roubion s’en fut encore écouter à la porte et revint, n’ayant rien entendu, tranquillisé à peu près.

 

– Voici exactement comment c’est arrivé, expliqua l’aubergiste. Lombard et sa vieille tante, après avoir tout barricadé chez eux comme on le fait tous les soirs maintenant à Saint-Martin, s’étaient couchés. La chambre de Lombard et celle de sa tante étaient au rez-de-chaussée. Le barbier dormait profondément quand il fut réveillé par la vieille qui se trouvait debout au pied de son lit et qui lui conseillait à voix basse d’écouter ce qui se passait. Lombard écouta. En effet, quelqu’un dans la rue se plaignait. C’étaient comme des râles entremêlés de petits cris plaintifs. Lombard se leva et alluma sa bougie et prit, dans le tiroir de sa table de nuit, son revolver. Vous savez combien on est précautionneux à Saint-Martin, et on n’a pas tort malheureusement. La tante souffla à Lombard : « Surtout, pour l’amour de Dieu !… N’ouvre pas !… » Lombard, sans ouvrir encore la porte, se décida à parler : « Qui est là ? demanda-t-il, et qui se plaint ? » Une voix lui répondit : « C’est moi, Zoé. Pitié à la maison d’homme ! »

 

– Qu’est-ce que ça veut dire : pitié à la maison d’homme ? interrompit Blondel.

 

– Ah ! c’est des expressions à la Zoé. Cette petite vit comme une bête, soit dans la tanière de ses frères, soit dans la forêt, et, comme ses frères parlent entre eux argot, il en résulte pour elle un langage qui n’est pas celui de tout le monde.

 

– Alors, vous voyez bien que c’était elle, fit Blondel. Il n’y a pas d’erreur !…

 

– Attendez ! Il n’était pas plus de dix heures et demie. Malgré l’opposition de sa tante, Lombard ouvrit la porte. Il regarda dans la rue. La nuit était claire. Il ne vit rien et en fut bien étonné. Quant aux gémissements, ils s’étaient tus. Craignant un piège, il resta prudemment sur le seuil, appela Zoé, ne reçut pas de réponse, referma bien précautionneusement sa porte et se recoucha en disant : « C’est encore une farce, il n’y a plus moyen de dormir tranquille à Saint-Martin-des-Bois ! » La tante aussi se recoucha, mais, après cette algarade, ne dormit pas. Elle resta éveillée toute la nuit.

 

– Oh ! fit Patrice, elle a bien dû s’endormir… Sans cela, elle aurait entendu !…

 

– Elle jure qu’elle n’a pas fermé l’œil. Et la porte de communication avec la chambre de son neveu était restée ouverte. Au matin, elle se leva, comme à son habitude, et alla pousser les volets de Lombard. En se retournant, elle fut bien étonnée de ne point le voir dans son alcôve. La couverture était repliée, le lit ouvert, comme si Lombard venait de se lever. Stupéfaite, elle ouvrit la porte qui donnait sur le magasin de coiffure et poussa un cri terrible : le corps du malheureux barbier se balançait au milieu de sa boutique, pendu à la lyre de cuivre qui servait à l’éclairage. On crut d’abord à un suicide, mais le docteur Honorat et le médecin légiste ont dû conclure à une strangulation qui avait précédé la pendaison.

 

– Oh ! à une strangulation effroyable !

 

– Et si soudaine que le malheureux n’avait pas eu même le temps de dire « ouf ! », sans quoi la vieille l’eût entendu. Ce qui parut tout d’abord le grand mystère, c’est la façon dont le corps avait pu être transporté dans le magasin et pendu… Il a été établi qu’aucune trace de pas ne pouvait être relevée dans le magasin qui, la veille au soir, avait été sablé à neuf. Enfin, ce qui prouvait bien, dès l’abord, que Lombard ne s’était pas pendu lui-même, c’est qu’à côté de lui ne se trouvaient ni chaise, ni escabeau renversés.

 

– Oui, oui ! déclara Blondel en hochant la tête, les misérables ont plus d’un tour dans leur sac !… Et pour Camus ?

 

– Même histoire. Lui aussi entendit au milieu de la nuit des gémissements et reconnut la voix de Zoé. Camus était l’ami de Lombard ; tous deux étaient les seuls boiteux de la commune, ce qui les avait rapprochés. Il crut l’occasion bonne de découvrir l’assassin du barbier et de venger celui-ci. Il s’arma et ouvrit sa porte, et, comme l’autre, il ne vit rien, il n’entendit plus rien.

 

Mais, la porte refermée, il ne se coucha pas. Prudent, il alluma toutes les lampes de son magasin, et, le revolver à sa portée, se mit à la caisse où il entama des travaux de comptabilité. Sur quoi, il avait ordonné à son petit commis, l’enfant que vous connaissez, de s’aller coucher. Or, au matin, en rentrant dans le magasin, le commis poussait un cri déchirant. Son maître était pendu à la tige de fer qui soutient au plafond le mètre avec lequel il mesurait le drap aux clients ! Le revolver était toujours sur la caisse. On n’avait pas touché à la caisse. La gorge de Camus portait les mêmes terribles marques de strangulation qu’on avait relevées sur Lombard. Et, dans la demeure du tailleur comme chez le barbier, il fut impossible de découvrir aucune trace de pas, aucune empreinte permettant une explication plausible de la marche du crime… On a dit et l’on dit encore : les Vautrin !… les Vautrin !… Eh bien ! ce sont eux qui ont amené la petite Zoé au juge d’instruction. Celle-ci n’a pas eu de peine à prouver qu’elle se trouvait loin du crime au moment où il se commettait, et qu’on avait certainement imité sa voix.

 

– Et où était-elle donc ? demanda Blondel.

 

– Elle aidait la bonne de M. le maire à laver la vaisselle. Il y avait un grand dîner chez M. Jules.

 

– Voilà un bel alibi ! ricana le commis voyageur.

 

– Monsieur Blondel, vous êtes aveuglé par la politique ! Et Roubion leur versa encore du vin chaud.

 

– Et les Vautrin ? Est-ce qu’on les a interrogés ?

 

– Le juge a voulu les interroger. Ils lui ont fait répondre que la petite Zoé avait parlé pour toute la famille et que, quant à eux, ça n’était pas à leur âge qu’ils commenceraient à avoir affaire à la justice de leur pays. Puis ils ont fait parvenir à M. de Meyrentin, le juge d’instruction, un extrait de leur casier judiciaire qui, en effet, est vierge, et ils l’avaient accompagné de cette mention : « Faut nous f… la paix, S. V. P… »

 

– Quel toupet ! s’exclama Blondel.

 

– Écoutez ! interrompit Patrice.

 

Les gémissements avaient recommencé. Ils furent debout tous trois.

 

Patrice flageolait sur ses jambes molles, et il faillit se laisser tomber, en percevant distinctement, extraordinairement distinctement, la phrase fatale : « C’est moi, Zoé ; pitié à la maison d’homme ! »

 

Roubion, la main crispée sur son revolver, était d’une pâleur de cierge. Blondel dit, à voix basse :

 

– C’est bien la voix de Zoé. Il n’y a pas d’erreur, je la reconnais. Et il se glissa derrière la porte.

 

Les gémissements s’étaient encore rapprochés. C’était comme si, maintenant, on les avait dans l’oreille, comme si quelqu’un, qui eût été tout près, tout près, vous les eût soufflés tout bas… ; on entendait le bruit d’une haleine oppressée et l’étrange phrase désespérée Pitié ! Pitié à la maison d’homme !

 

Blondel se retourna d’un bond et courut aux queues de billard. Il en prit une par le petit bout.

 

– Ah ! non !… N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !… bégaya l’aubergiste. C’est le coup de Lombard et de Camus !… C’est comme ça qu’on les a assassinés !… N’ouvrez pas ! ou nous sommes perdus !…

 

Il râlait ses mots et il avait un tel tremblement dans sa peur qu’il dégoûta Blondel.

 

– Ah ! Il n’y a donc que des lâches dans ce pays-là ! De deux choses l’une… ou bien c’est qu’on l’assassine, la petite… ou bien c’est les autres qui se fichent de nous !… Enfin, ajouta-t-il en s’essuyant fébrilement du revers de sa manche de chemise la sueur qui coulait de son front, c’est peut-être bien l’Hubert qui vient prendre sa revanche… Mais nous sommes trois, hein !… Et vous, avec votre revolver, père Roubion.

 

– N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas ! répétait Roubion. Maintenant on eût dit que Zoé sanglotait derrière la porte.

 

– Il faut tout de même savoir ce que c’est ! protesta Blondel, toujours armé de sa queue de billard.

 

Alors il questionna d’une voix forte :

 

– Qui est là ? Qui est-ce qui pleure ?… C’est toi, Zoé ?…

 

Les sanglots se changèrent en véritables râles.

 

Brusquement, il fit sauter le verrou et tourna la clef de la porte :

 

– Où qu’ils sont, les bandits ? gronda-t-il… et il avança la tête… Enfin il se planta sur le seuil avec sa queue de billard.

 

Ce coin de la rue Neuve était bien éclairé par la lumière du réverbère, au coin de la place de la Mairie. Cependant, Blondel ne distinguait rien et les gémissements, de nouveau, avaient cessé. D’un signe, il appela Patrice et Roubion. Ils le rejoignirent, surmontant l’insupportable angoisse dont ils avaient honte maintenant.

 

Au fond, ils ne se pardonnaient point d’être si lâches. Blondel l’avait dit : ils étaient trois… sans compter que toute l’auberge était pleine de voyageurs qui accourraient au premier appel ; il fallait, du moins, l’espérer.

 

– Est-ce que vous voyez quelque chose ? leur demanda le commis voyageur. Moi, je ne vois rien.

 

– Non ! Rien !… On ne voit rien !… Il n’y a rien !

 

– Tenez ! Attendez une seconde que j’aille jusqu’au coin de la ruelle… là…

 

– Monsieur Blondel, vous avez tort !… Vous avez tort !…

 

Mais l’autre était déjà dans la rue. Il ne faisait pas de bruit, marchant nu-pieds sur le pavé, et il se glissa ainsi jusqu’au coin de la ruelle de gauche, dans laquelle, sans s’y risquer, il regarda et écouta… Et puis il revint et s’en fut vers la droite, jusqu’au coin de la place de la Mairie.

 

La lueur du bec de gaz agitait l’ombre formidable de Blondel, toujours armé de la queue de billard, sur le mur d’en face… Un silence incompréhensible après les plaintes de tout à l’heure pesait sur le village, et cela paraissait à Patrice plus effrayant que les gémissements eux-mêmes. Ces gémissements, on avait dû les entendre des maisons voisines : en face chez les Bouteiller et aussi chez Mme Godefroy, la receveuse des postes, mais rien n’avait remué de ce côté. La peur, qui régnait en maîtresse à Saint-Martin-des-Bois, n’ouvrait plus aux bruits de la nuit.

 

On referma la porte du cabaret. Dans le même moment, Mme Roubion, plus morte que vive, rejoignit son mari et les deux voyageurs. Elle aussi avait entendu des bruits, mais jamais elle n’eût pensé que Roubion aurait l’imprudence de laisser ouvrir la porte. Et elle l’entraîna, le poussant dans l’escalier, à coups de poing, emportant la clef de la porte de la rue pour être sûre qu’on ne rouvrirait point.

 

Quand il ne les entendit plus, Blondel se tourna du côté de Patrice qui ne savait quelle contenance tenir.

 

– Mon petit, lui dit-il, vous êtes trop impressionnable, vous ne pourrez plus dormir ici. Moi, ces histoires-là, voyez-vous, ça me fait rire. On découvre comme ça des tas de coïncidences une fois que les choses sont passées, et les Vautrin sont capables de tout ! Je les ai vus à l’œuvre aux élections dernières ! Il ne s’agit que de les connaître. S’ils veulent se frotter à moi, qu’ils y viennent ! C’est moi qui vais dormir derrière la porte, à votre place, sur le billard. Je les attends.

 

Patrice répondit, un peu honteux :

 

– Nous ferions peut-être mieux de ne pas dormir du tout ! Mais l’autre avait déjà empoigné les couvertures de Patrice et les transportait dans l’office. Et il revint avec ses affaires à lui qu’il jeta sur le billard.

 

Patrice le laissait faire, pas mécontent du tout de s’éloigner de la rue et de cette porte contre laquelle il lui semblait entendre encore, par instants, des frôlements.

 

Ils burent encore un bol de vin fumant, se serrèrent la main en se souhaitant bonne nuit. Patrice voulait s’excuser, ne trouvait pas les mots, avait peur de passer pour un lâche. L’autre le poussa :

 

– Allez donc ! Allez donc, mon petit gars !

 

Puis Blondel grimpa sur le billard en bougonnant :

 

– V’là comme on vous élève les garçons, maintenant ; on en fait des demoiselles !

 

La tête sur l’oreiller, il alluma une cigarette dont il envoya la fumée au plafond. Par la petite porte entrouverte du passe-plats, Patrice le voyait parfaitement. Le clerc de notaire, sur son matelas disposé sur la table de l’office, était couché de telle sorte que sa tête se trouvait au niveau de la tête de Blondel, sur le billard. Et, tout à coup, ce que vit Patrice, par le petit carré du passe-plats, le remplit d’une telle horreur que ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

 

 

Il continuait simplement de voir la figure de Blondel, mais quelle figure ! La hideuse épouvante ne s’était jamais imprimée au masque d’un homme en traits plus atrocement bouleversés. Les yeux désorbités, la bouche ouverte mais incapable de laisser échapper aucun son, toute la physionomie affreusement crispée, Blondel fixait le plafond, sans faire un mouvement.

 

Patrice ne pouvait voir ce que voyait Blondel, et, si épouvanté qu’il fût lui-même, sa terreur n’était que le reflet de la terreur de l’autre.

 

Patrice tenta un mouvement pour se lever… Oui, il eut encore cette force et aussi cette bravoure, car il lui en fallait pour remuer… et il devait se passer du côté du plafond de l’autre pièce quelque chose d’abominable et sa propre sécurité lui commandait de ne point bouger.

 

Le geste qu’il fit fut-il perçu ?… Voulait-on l’annihiler d’épouvante à son tour ?… Mais, du côté du plafond de l’autre pièce, il entendit une voix qui râlait, formidable, son nom… oui… oui… son nom… Patrice !… Et cela certainement était un ordre affreux !… une menace qui le clouait à sa place !

 

Cette fois, il ne bougea plus et, les yeux pleins d’horreur, il continua de regarder le petit carré du passe-plats où s’encadrait le visage épouvanté et comme hypnotisé de Blondel…

 

Et tout à coup, le jeune homme vit descendre dans ce petit carré, du haut du plafond qu’il ne pouvait apercevoir… vit descendre deux mains crispées au-dessous de deux manchettes qui faisaient deux taches blanches très nettes dans la pénombre… deux bras terribles qui s’abattirent sur Blondel, qui l’agrippèrent à la gorge et qui remontèrent vers le plafond avec cette gorge prisonnière.

 

Et Blondel n’avait même pas fait ouf ! Sa tête déjà se renversait, sa tête dont Patrice ne devait plus jamais oublier les yeux désorbités comme prêts à jaillir, énormes, de la gaine des paupières.

 

Soulevés par les mains assassines, la tête, puis tout le haut du corps, disparurent de l’encadrement du passe-plats ; puis ce furent les jambes qui quittèrent le billard et montèrent, pendantes et parallèles, vers le plafond !…

 

Horreur !… Horreur !… Ah ! crier !… Crier ! Patrice ne le peut pas !… Il ne le peut pas !… Parce qu’il a trop peur ! Oui !… Il est lâche !… Il est lâche !… Ah ! remuer… fuir… courir… Les jambes de Patrice sont en plomb, en plomb !… Ah ! il parvient à en allonger une hors du lit… une seule, sans bruit… Mais qu’est-ce qu’il peut faire avec une seule jambe hors du lit ?… Et il sent bien qu’il n’aura jamais la force de sortir l’autre… S’il pouvait sortir l’autre… et se sauver… se sauver sur ses jambes de plomb !… Mais encore, dans un souffle rauque, là-bas, du côté du plafond, il y a un ricanement monstrueux, dans lequel il entend très distinctement prononcer son nom : Patrice !…

 

Du coup, l’autre jambe est venue, et le voilà maintenant, les pieds par terre, sur les carreaux, mais les reins collés à son matelas… Oui, son nom prononcé là-haut, du côté du plafond, l’a collé irrémédiablement contre le lit improvisé… Pourquoi a-t-on prononcé son nom ?

 

L’homme du plafond sait évidemment, évidemment… absolument qu’il est là, lui, Patrice, puisqu’il l’appelle par son nom et, bien charitablement, l’avertit de ne pas bouger.

 

… Alors, il ne bouge pas… Il obéit…

 

… Et du coup, le souffle s’est tu… L’haleine énorme venue du plafond… on ne l’entend plus !… On ne l’entend plus !

 

… Et on ne voit plus rien au-dessus du billard, par la petite fenêtre du passe-plats…

 

Si ! Si !… il revoit quelque chose, quelque chose qui revient, qui redescend un peu… les deux pieds de Blondel qui se balancent !… se balancent… et puis cessent peu à peu leur mouvement de pendule… et restent enfin immobiles, la pointe en bas…

 

Il n’y a plus, maintenant, dans la salle de cabaret du Soleil-Noir qu’un profond silence, ces deux pieds immobiles au-dessus du billard, et, dans l’office, Patrice Saint-Aubin évanoui.

 

… Et peut-être encore l’assassin.

 

Car, s’il est entré quand on a ouvert la porte de la rue, il faut bien maintenant qu’il sorte.

 

II

LA PLUS ÉTRANGE PISTE DU MONDE

On est matinal au village. Ce matin-là, les habitants de Saint-Martin-des-Bois mirent le nez à leurs fenêtres plus tôt encore que de coutume. Ils avaient hâte de savoir au juste la cause de tout le tumulte de la nuit. Ils eurent tôt fait d’apprendre l’attentat du pont de la Cerdogne, et déjà on s’interpellait de porte en porte quand on vit courir comme un fou, du côté du cours National, le grand Roubion. C’est en vain qu’on voulut l’arrêter et l’interroger. Alors on le suivit jusqu’à la porte de M. le maire où il sonna à tour de bras. M. Jules se montra à sa fenêtre, encore tout ensommeillé. Il aperçut Roubion éperdu et descendit lui ouvrir. Trois minutes plus tard, ils ressortaient tous les deux et M. Jules avait l’air aussi terriblement affairé que le grand Roubion. Ils marchèrent à grands pas, sans répondre à personne, du côté du Soleil-Noir. Une dizaine de villageois les y accompagnèrent, faisant des recrues en route. Mais tout le monde fut consigné à la porte de l’auberge, où le maire et Roubion entrèrent par la grande voûte.

 

Presque en même temps survenait le bon docteur qu’un domestique du Soleil-Noir était allé chercher. Le docteur Honorat pénétra dans l’auberge ; mais le domestique resta avec les curieux et les renseigna. C’est ainsi que l’on apprit à Saint-Martin-des-Bois que Blondel, le commis voyageur, venait d’être trouvé pendu comme Lombard et Camus. Tout le village – ainsi continuait-on à désigner Saint-Martin-des-Bois, mais en réalité c’était un gros bourg qui avait pris un développement tout naturel depuis le passage de la ligne de Belle-Étable – tout le village fut bientôt devant l’auberge, emplissant la rue Neuve.

 

Pour éviter cette foule qui était maintenue devant la porte du cabaret par l’appariteur – le père Tambour, comme on l’appelait –, les voyageurs qui avaient hâte de quitter l’auberge et le pays partirent par-derrière, du côté de l’école communale, et c’est par là aussi que sortirent le maire et Roubion, trois quarts d’heure plus tard, se rendant par un chemin détourné, à la gare où ils allaient attendre M. Herment du Meyrentin, le juge d’instruction de Belle-Étable.

 

Celui-ci devait arriver au train de six heures et demie, prévenu dans la nuit du nouvel attentat sur la ligne de Saint-Martin à Moulins. Les trains, jusqu’à la réfection de la ligne, n’iraient pas plus loin que Saint-Martin.

 

En attendant l’arrivée du juge, le maire et Roubion se promenèrent sur le quai, la tête basse, les mains derrière le dos, se communiquant leurs pensées d’une voix sourde, comme s’ils redoutaient d’être écoutés et épiés.

 

Sur ces entrefaites arriva le docteur Honorat qui se joignit à eux, leur apprenant qu’il venait de faire accompagner Patrice, dont l’état ne donnait plus aucune crainte, chez son oncle, le vieux Coriolis Saint-Aubin. Patrice était resté comme hébété, se contentant de secouer la tête à toutes les questions qu’on lui avait posées.

 

Quant au corps de Blondel, on l’avait couché sur le billard, en y touchant le moins possible. Le docteur n’avait voulu faire aucune constatation avant l’arrivée du juge. Il avait commandé le repos pour Patrice. C’était au juge également à l’interroger et à personne d’autre…

 

– Vous avez bien fait ! obtempéra M. Jules. Du reste, d’après ce que j’ai pu comprendre à ses monosyllabes et à ses gestes, il n’a pas vu l’assassin.

 

Le bon docteur Honorat dit :

 

– Qu’il ait reconnu ou non les assassins, et même s’il ne les a pas vus, j’espère qu’après ce qui s’est passé hier soir entre Blondel et Hubert, on ne les ménagera pas !…

 

– Le juge fera ce qu’il voudra, répliqua M. Jules, assez énervé.

 

– Le juge est dans la main du député. Vous verrez qu’ils y couperont encore ! gémit Honorat.

 

Le maire les arrêta tous les deux, Honorat et Roubion, et leur prenant à chacun un bouton de leur paletot :

 

– Il faut que vous sachiez une chose, c’est que l’on a découvert des traces qui ne peuvent pas avoir été faites par les Trois Frères !…

 

– Lesquelles donc ?

 

– Celles du cou ! d’abord !…

 

– Ah ! Bah ! gronda Honorat. Vous me la baillez bonne ! Je les ai vues, moi, les empreintes du cou !…

 

– Vous n’avez rien vu !…

 

– Vous dites !

 

– Ah ! le juge doit vous en parler aujourd’hui, et Roubion taira sa langue. J’en ai assez à la fin de me voir jeter dans les jambes : les Vautrin ! les Vautrin !… Non ! Docteur, vous n’avez rien vu !…

 

– Mais j’ai été le premier à examiner le cou de Lombard et celui de Camus.

 

Le maire l’interrompit :

 

– Soit dit sans vous offenser, si vous aviez pris le temps de les examiner, comme l’a fait le médecin expert qui a été commis ensuite, vous vous seriez aperçu que les terribles marques de strangulation étaient faites à l’envers !

 

– Comment ? À l’envers !

 

– C’est tellement incroyable, continua M. Jules, que ça n’est pas étonnant que vous ne l’ayez pas remarqué. Vous avez vu l’empreinte des doigts, et cela vous a suffi : « Crime, strangulation ». Comment remarquer que l’empreinte du pouce se trouvait en bas et celle des autres doigts au-dessus ? Pour cela, il eût fallu imaginer que le crime avait été commis par l’assassin la tête en bas !

 

Le docteur et Roubion regardèrent le maire, comme si celui-ci était devenu subitement fou. Honorat finit par hausser les épaules :

 

– Si je n’ai point fait ces remarques, c’est qu’apparemment je les jugeais inutiles. La strangulation par les doigts était certaine. Mais jamais je n’aurais imaginé, en effet, que le crime avait été commis par l’assassin la tête en bas ; il était plus facile et plus simple de voir l’assassin s’approcher, par-derrière, de sa victime et lui renverser la tête en arrière !

 

– Proposition rejetée par les résultats de l’enquête, émit rudement M. Jules.

 

– Alors quoi ?… demanda timidement Roubion.

 

– Alors, fichez-moi la paix avec les Trois Frères ! Est-ce que vous les avez jamais vus marcher la tête en bas ?…

 

Roubion et le docteur se regardèrent encore.

 

– Ah ! çà mais ! Qu’est-ce que votre juge d’instruction cherche donc ? Et que croit-il donc ? questionna le bon docteur Honorat, les bras croisés.

 

– Vous allez le lui demander ! répondit le maire. En effet, le train entrait en gare.

 

La première personne qui en descendit fut M. Herment de Meyrentin. Il sauta sur ses courtes jambes et sembla rouler tout de suite vers les autorités qui l’attendaient. Il était rond comme une toupie. Il avait une bonne figure sympathique que réjouissait un petit nez en trompette, et aussi le sentiment de sa haute responsabilité dans toute cette affaire criminelle de Saint-Martin-des-Bois. Derrière lui suivait péniblement le greffier, un long dégingandé vieil homme, tout habillé d’une immense redingote dans laquelle il boitait.

 

Le maire, Roubion, le docteur étaient déjà sur le juge qui tourna deux ou trois fois sur lui-même avant de s’arrêter. Il ne leur laissa pas le temps de placer un mot. Il s’accrocha au maire :

 

– Dites donc, monsieur Jules ! Vous ne m’aviez pas dit ça ! À ce qu’il paraît qu’il y a une dizaine d’années, on a trouvé tous les chiens pendus dans votre pays ?…

 

– Oui, monsieur le juge, mais permettez-moi…

 

– Est-ce vrai ? oui ou non ?…

 

– Nous avons une grave nouvelle…

 

– Il n’y en a pas de plus grave que celle-là !… Est-ce vrai, oui ou non ?…

 

– C’est vrai !…

 

– Et on n’a jamais su comment ?…

 

– Non, monsieur le juge…

 

– Car, enfin, ces chiens ne s’étaient pas pendus tout seuls !

 

– Non, monsieur le juge… Monsieur le juge, on a encore assassiné quelqu’un !…

 

– Hein ?…

 

– Oui, Blondel, le commis voyageur de Clermont-Ferrand, a été trouvé pendu, cette nuit, chez Roubion…

 

Le juge les regarda :

 

– Tonnerre !… fit-il… et il se mit à tourner :

 

– Venez !…

 

Ils le suivirent. Tous montèrent dans l’omnibus du Soleil-Noir qui venait d’arriver et où ils se trouvèrent seuls. Là, avant toutes choses, M. Herment de Meyrentin tendit un papier à M. Jules et lui dit :

 

– Lisez tout haut !

 

M. Jules lut. C’était un dernier mot du médecin légiste qui disait :

 

« Les blessures à la gorge de Lombard et de Camus se présentent telles que si elles avaient été faites par quelqu’un qui eût marché la tête en bas ! »

 

Et la note se terminait ainsi :

 

« Imaginez que l’assassin soit venu au-devant de sa victime, non point en marchant sur le plancher, mais en marchant sur le plafond, et vous aurez cette blessure-là ! »

 

– Hein ? Qu’est-ce que je vous disais l’autre jour ? Je ne l’ai point inventé ! fit M. de Meyrentin en reprenant sa note d’un petit geste orgueilleux.

 

M. Jules soupira. Le docteur et Roubion baissèrent les yeux, ahuris, consternés. Le greffier se gratta le bout du nez qu’il avait long et antipathique.

 

Cinq minutes plus tard, tous quatre pénétraient dans le cabaret dont les fenêtres étaient restées closes et derrière les auvents desquelles on entendait la rumeur d’une foule impatiente.

 

On avait allumé les deux lampes du billard. La première chose que M. de Meyrentin vit, en entrant, fut, sur le billard, le corps inanimé de Gustave Blondel, le commis voyageur en nouveautés de Clermont-Ferrand, l’un des agents politiques de M. le comte de Montancel, qu’il connaissait bien. Il se pencha sur le cadavre.

 

M. de Meyrentin constata tout de suite à la gorge du malheureux garçon les terribles empreintes, les marques de strangulation à l’envers dont Lombard et Camus étaient morts.

 

Aussitôt il se redressa, assura son lorgnon sur son petit nez en trompette et regarda en l’air.

 

Que regardait-il ? Tous les yeux avaient suivi la direction des siens. Mais on ne distinguait rien au-dessus des lampes à abat-jour.

 

– Ouvrez les fenêtres ! ordonna M. Herment de Meyrentin.

 

Roubion et les domestiques se précipitèrent. Les volets furent poussés. Le jour entra à flots et cent têtes se pressèrent aux fenêtres et à la porte pour voir. D’abord, ce furent des cris et des plaintes sur le sort du pauvre Blondel dont on apercevait le corps sur lequel on avait jeté un drap. Et puis on s’aperçut que le juge regardait en l’air. On fit comme lui.

 

Et chacun vit ce que voyait M. de Meyrentin qui, les bras étendus, la bouche ouverte, n’avait cessé de fixer le plafond.

 

Ce ne fut qu’un cri :

 

– Des pas au plafond !

 

III

LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISER PENDANT L’ORAGE

Oui, des pas, dans leur dessin parfait, apparaissaient sur la blancheur plâtrée du plafond.

 

Ces pieds allaient, venaient, retournaient à leur point de départ et revenaient jusqu’à la tige de métal soutenant les lampes du billard où le malheureux commis voyageur avait été trouvé pendu !

 

Aux bruits, aux cris de tout à l’heure, avait succédé presque instantanément un silence de stupeur. Et puis, quelques réflexions montèrent de la foule penchée aux fenêtres, pendant que M. de Meyrentin, toujours immobile, ne cessait de considérer cette piste qui était bien la plus étrange piste du monde.

 

– C’est-y que les assassins marcheraient comme des mouches ? disait l’un.

 

– Pisqu’on ne trouvait jamais leurs traces par terre, fallait bien qu’y marchent quéqu’part ! faisait entendre la mère commère Toussaint, toujours arrivée la première aux événements.

 

Sur un signe du juge, le père Tambour ferma les fenêtres.

 

Alors, on écarta un peu le corps de Blondel, et M. de Meyrentin monta sur le billard. Longuement il examina les empreintes du plafond.

 

C’était un pied long, au talon fort, au gros orteil développé. Ces détails étaient visibles, bien que les pieds ne se fussent point posés là tout nus, mais habillés de chaussettes. L’homme qui s’était promené au plafond avait pris la précaution, pour ne point faire de bruit, de retirer ses chaussures : et il les avait certainement enlevées avant d’entrer dans la maison, car les chaussettes s’étaient imprimées au plafond, tout humides encore du terreau noir sur lequel, dehors, il avait dû marcher.

 

Par places, on distinguait le treillis de grosse laine et les raccommodages. M. de Meyrentin les indiquait du doigt à M. Jules. Les reprises, au lieu d’être correctement faites, présentaient un grossier surjet très spécial, espèce de pièce rapportée au talon, ronde et large comme une pièce de cent sous, et surjetée à la diable tout autour.

 

– Farce ou non, fit M. de Meyrentin, avec une trace pareille, celui qui l’a laissée le paiera de sa tête !…

 

Et il sauta sur le plancher où il fit plusieurs tours sur lui-même, tant il était content.

 

– Messieurs ! annonça-t-il le plus sérieusement du monde. Nous allons chercher l’Homme qui marche la tête en bas !

 

– Comment qui fait pour boire ? interrogea à mi-voix Michel, le conducteur de la diligence des Bois-Noirs, qui venait d’arriver et dont on entrevoyait la casquette prudemment penchée à la porte de l’office.

 

Heureusement, le juge ne l’entendit pas. Il avait demandé à Roubion s’il n’y avait point, quelque part autour de l’auberge, du terreau noir. Roubion le conduisit sur les derrières du bâtiment, du côté de l’école communale, et, là, ils purent relever distinctement, au milieu de la ruelle, les mêmes traces de pas qu’ils avaient vues au plafond. Ces traces s’arrêtaient subitement, entre deux hauts murs sans porte ni fenêtre. Il était impossible de comprendre comment ces traces ne se retrouvaient nulle part !

 

– La farce continue ! ricana M. de Meyrentin d’un petit air entendu… Maintenant, allons chez M. Saint-Aubin.

 

Les autres avaient déjà raconté en détail à M. de Meyrentin comment on avait trouvé Patrice évanoui dans l’office, alors que, la veille au soir, il était entendu qu’il devait coucher sur le billard. Cette sorte de transposition des corps semblait intéresser fort le juge d’instruction.

 

L’oncle de Patrice, M. Coriolis Boussac Saint-Aubin, habitait la plus importante et la plus ancienne propriété du pays et aussi la plus retirée, à l’extrémité du bourg, presque sur la lisière des bois.

 

Roubion et le maire avaient pris congé quand M. de Meyrentin souleva le marteau de Coriolis. La vieille Gertrude vint lui ouvrir. Elle apprit à ces Messieurs que M. Patrice reposait. La bonne femme paraissait toute bouleversée. Le docteur la rassura. Coriolis survint, d’une humeur massacrante, secouant ses longs cheveux blancs, à peine poli envers le juge, se plaignant qu’on ne le laissât point tranquille avec toutes ces histoires, regrettant amèrement que son neveu fût venu le déranger à Saint-Martin sans sa permission.

 

– Je désirerais voir votre neveu tout de suite ! fit M. de Meyrentin, agacé.

 

– Il dort.

 

– On le réveillera.

 

L’oncle lui tourna le dos. Mais une jeune fille de figure douce et accueillante, et qui avait encore les yeux rouges d’avoir pleuré, s’interposa :

 

– Suivez-moi, monsieur le juge…

 

Quand ils pénétrèrent dans la chambre, Patrice, en proie à un sommeil fiévreux, agitait les bras comme pour écarter une épouvantable vision et prononçait des paroles sans suite. Ils arrivèrent juste pour l’entendre s’écrier :

 

– Pitié à la maison d’homme !… Pitié à la maison d’homme ! Pourquoi m’as-tu appelé : Patrice !

 

M. de Meyrentin ne put se retenir de tressaillir. Le docteur dit :

 

– Certes ! Il vaut mieux qu’on l’éveille. Des songes pareils ne peuvent que lui donner de la fièvre.

 

M. de Meyrentin fit signe au docteur de se taire et écouta encore le sommeil du témoin. Mais Patrice ne fit plus entendre que des sons inintelligibles. Le juge se retourna vers Coriolis :

 

– Vous n’attendiez pas votre neveu ? lui demanda-t-il.

 

– Il prétend qu’il m’avait envoyé dans la journée un télégramme, je ne l’ai pas reçu… C’est ce qui explique que personne ne lui a ouvert quand il est venu frapper cette nuit à ma porte.

 

– Greffier ! ordonna M. de Meyrentin, allez demander tout de suite à Mme Godefroy, la receveuse des postes, si elle n’a pas reçu un télégramme pour M. Boussac-Saint-Aubin.

 

Le greffier se sauva en boitant dans sa longue redingote.

 

Et Patrice s’éveilla !

 

M. de Meyrentin attendait ce réveil avec impatience !

 

Peut-être enfin allait-on savoir. Savoir ce que c’était que cette chose qui se promenait dans le plafond avec des mains qui étranglaient !

 

La première chose que le jeune homme aperçut en rouvrant les yeux fut le doux visage de Madeleine.

 

À l’instar de son fiancé, elle était blonde avec des yeux bleus. Ils s’aimaient depuis longtemps, depuis que, tout petits, ils s’étaient retrouvés aux vacances chez le père Saint-Aubin, rue de l’Écu, dans la capitale du Puy-de-Dôme, car la fille de Coriolis avait été élevée en France, pendant que son père travaillait de son négoce au bout du monde, à Batavia, où il tenait rang de consul pour son pays. Patrice avait vu revenir avec regret d’Extrême-Orient l’oncle Coriolis qui s’enferma avec sa fille dans sa propriété de Saint-Martin-des-Bois où il vivait comme un ours. L’oncle ne tenait point aux visites du neveu, et il le lui avait fait comprendre. Il admettait les futures noces en principe et en avait dit deux mots au vieux Saint-Aubin de Clermont ; mais, en attendant, il exigeait qu’on lui fichât la paix.

 

Patrice regardait encore, avec une admiration attendrie, Madeleine quand le docteur Honorat prit la parole pour présenter le juge d’instruction au jeune homme. Puis il lui recommanda le calme et lui ordonna de reprendre, avant tout, possession de ses esprits. Bref, le moment était venu pour Patrice de se conduire avec courage et de n’avoir point peur de dire à la justice tout ce qu’il lui avait été donné de voir et d’entendre. Il y allait de la sécurité de tout le pays.

 

M. le juge d’instruction sembla approuver ces derniers mots d’un hochement de tête.

 

Or, dans le même moment, le long greffier noir boitillant rentra de sa course. Il était dans un extraordinaire état de rage.

 

Ses poings dressés menaçaient on ne savait qui et il parlait si vite qu’on ne comprenait rien à ce qu’il disait. On crut entendre qu’il avait reçu une gifle !

 

– Une gifle ? interrogea Meyrentin stupéfait.

 

– Oui ! une gifle !

 

Et le greffier avait une si drôle de figure en disant cela que Mlle Madeleine ne put se retenir de sourire et la vieille Gertrude d’éclater.

 

– Il n’y a pas de quoi rire ! déclara, malgracieux, le greffier. Une vraie gifle à moi ! À moi ! Mais ça ne se passera pas comme ça !

 

– Voyons ! Voyons, monsieur Bombarda (le greffier s’appelait M. Bombarda), dites-nous d’abord comme cela s’est passé.

 

M. Bombarda se frotta la joue, regarda Gertrude avec fureur et dit :

 

– Je revenais de la poste et j’allais quitter la rue Neuve pour prendre la route. Je marchais le plus vite que je pouvais et je frôlai en passant, oh ! très légèrement, un individu qui remontait devant moi et qui semblait vouloir retenir le trottoir pour lui tout seul. Je le touchai à peine, je murmurai une excuse, et je continuai mon chemin… quand pan ! je reçus une gifle !… Mais une gifle !… monsieur le juge d’instruction… une gifle qui m’a collé contre le mur… J’en ai vu trente-six chandelles et je m’apprêtais à me jeter sur mon agresseur, quand je m’aperçus qu’il avait disparu comme si la terre s’était ouverte sous ses pieds !… Par où était-il passé ?… Je le cherchais !… Je criais !… Je le menaçais. Bien sûr, il ne s’est pas montré, car je lui aurais fait un mauvais parti… Mais quelle gifle à moi !… Tenez, j’en ai encore la joue toute rouge… Mais je le retrouverai, mon homme, et, encore une fois, ça ne se passera pas comme ça !

 

– Oui ! Oui ! Oui ! fit M. de Meyrentin, pensif… une gifle ! Eh bien ! nous en reparlerons !… Pour le moment, monsieur Bombarda, asseyez-vous et prenez vos notes !… Mais d’abord, qu’est-ce que vous a répondu la receveuse des postes ?

 

– Elle a répondu qu’elle a reçu hier un télégramme pour M. Coriolis et qu’elle l’a donné au domestique de M. Coriolis qui était entré dans le moment pour y timbrer le courrier de son maître.

 

– Comment Noël ne m’a-t-il pas donné ce télégramme ? s’écria aussitôt Coriolis, c’est inexplicable. Va donc le lui demander, Gertrude !

 

La vieille sortit et revint presque aussitôt en se frappant le front d’une main et en agitant de l’autre le papier bleu d’un télégramme.

 

– Ah ! ma mémoire !… Ma pauvre tête ! faisait-elle, je ne suis plus bonne à rien ! Vous devriez me jeter à la porte, mon cher monsieur !… Noël m’avait donné ce télégramme pour vous le remettre…, je l’ai mis dans ma poche et je viens de m’en souvenir seulement maintenant… Ah ! on a tort de vieillir !…

 

– C’est bon ! fit Coriolis en lui arrachant le télégramme, va-t’en. Gertrude se sauva. Coriolis lut. Le juge d’instruction demanda que la dépêche lui fût communiquée.

 

– Mais le télégramme de mon neveu vous inquiète donc bien ? interrogea Coriolis.

 

– Énormément, monsieur, et je vais vous dire pourquoi. Le point de savoir si votre neveu était ou non attendu à Saint-Martin est d’autant plus important que la question se pose de savoir qui on a voulu assassiner cette nuit : du commis voyageur ou de M. Patrice !

 

Madeleine ne put retenir un cri d’horreur et devint instantanément aussi pâle que Patrice. Celui-ci reçut l’hypothèse du juge d’instruction comme un coup de massue ; le sang lui bourdonna aux oreilles, et il crut qu’il allait retourner au coma d’où il venait de sortir. Quant à Coriolis, il repoussa l’idée que quelqu’un pût assez s’intéresser à son niais de neveu pour l’assassiner. Il haussa les épaules et prononça cette phrase mordante :

 

– Il n’est point mêlé à nos luttes intestines et ne quitte point les jupes de sa mère.

 

Le docteur regretta à mi-voix que M. de Meyrentin eût pris si peu de précaution vis-à-vis d’un malade, et il traduisit toute sa pensée en deux mots :

 

– Ménagez-le !

 

Ce n’était point l’intention d’un juge qui avait dû ménager tout le monde jusque-là et qui trouvait l’occasion bonne de produire une forte impression sur un bon petit jeune homme d’où il espérait tirer enfin quelque chose.

 

Il mit poliment tout le monde à la porte, excepté son greffier, et resta en face de Patrice qui bégayait :

 

– Me tuer !… Mais je ne connais personne ici, et je n’ai pas d’ennemi… monsieur le juge !…

 

– On s’imagine ne pas avoir d’ennemis, repartit sentencieusement M. de Meyrentin, et c’est dans le moment que l’on se croit le plus en sécurité que l’on est frappé dans l’ombre. Dites-moi bien tout ce que vous savez, tout ce que vous avez vu, entendu… et soupçonné. Ayez donc confiance en moi, monsieur Saint-Aubin. Parlez !

 

Patrice fit aussi exactement que possible et fort minutieusement le récit des événements de la nuit, tels que nous les connaissons. Il avait besoin de s’éclairer lui-même. Au fur et à mesure, du reste, qu’il parlait, l’hypothèse du juge d’instruction lui apparaissait plus plausible et il en frissonnait.

 

Quand il eut fini, il considéra avec une grande anxiété M. de Meyrentin. Celui-ci caressait ses favoris poivre et sel d’une main énervée et ses petits yeux brillèrent de colère sous le binocle d’or :

 

– C’est tout ? fit-il d’un ton sec.

 

– Je vous ai dit tout ce que j’ai vu et entendu, soupira Patrice.

 

– Et vous n’en avez pas vu davantage ? Et vous n’avez pas eu, je ne dis pas le courage, mais la curiosité de vous traîner jusqu’à la porte du passe-plats pour savoir ce qui se passait dans le plafond !

 

– Monsieur, j’étais anéanti, et du moment que je n’avais plus de courage, j’avais encore moins de curiosité.

 

Mais M. de Meyrentin avait toutes les peines du monde à retenir l’expression de son désappointement :

 

– Et vous avez laissé ainsi mourir ce pauvre homme !

 

– Mais, monsieur le juge !…

 

– À votre place ! continua le juge, féroce… oui, à votre place ! Car l’autre croyait vous avoir pendu, monsieur, tout simplement !… Attendez !… Ne vous évanouissez pas… Tout espoir n’est pas perdu… Répondez à mes questions. Il avait été entendu publiquement que vous deviez coucher sur le billard ?

 

– Oui, monsieur…

 

– Vous étiez entré dans l’auberge avec un bandeau sur le front et, pour se coucher, Blondel s’étais mis, lui aussi, un mouchoir autour du front ?

 

– Oui, monsieur…

 

– Êtes-vous bien sûr d’avoir entendu votre nom prononcé dans le plafond ?

 

– Hélas ! oui, monsieur, très distinctement…

 

– Attendez !… Attendez ! Dans l’état où vous étiez, vous ne pouviez pas bien vous rendre compte… Vous parlez d’un souffle énorme, d’une respiration monstrueuse au milieu de laquelle vous auriez entendu prononcer votre nom : Patrice !… Êtes-vous bien sûr que c’est la respiration qui a parlé… car il y avait dans le plafond la respiration et le pendu… ; c’est peut-être le pendu, c’est peut-être Gustave Blondel qui, vous sachant à côté de lui, râlait un dernier appel : « Patrice ! »

 

– Monsieur, c’est invraisemblable. Il eût appelé : « Au secours ! » et non « Patrice ». Je connaissais peu M. Blondel. Il ne m’aurait pas appelé par mon petit nom !

 

– C’est assez juste, acquiesça M. de Meyrentin, de plus en plus énervé, car l’interrogatoire du témoin semblait aller à l’encontre d’une certaine idée qu’il avait depuis quelques jours sur les crimes de Saint-Martin-des-Bois.

 

– C’est tout à fait juste, reprit-il après un silence… Donc c’est la respiration (je donne ce nom à la chose du plafond que vous n’avez pas vue, mais entendue), c’est-à-dire l’assassin qui parle !… Et l’assassin a un souffle énorme, ce qui vient évidemment de la difficulté qu’il a à respirer la tête en bas. Et l’assassin dit : « Patrice ! » Et sur quel ton dit-il « Patrice » ?

 

– Ah ! monsieur, je crois bien que c’est sur le ton de la haine !

 

– Voyez-vous ! Et qui donc, dans la vie, vous appelle ainsi de votre petit nom Patrice ?

 

– Il n’y a que mon père, ma mère, mon oncle Coriolis et ma cousine Madeleine.

 

– Ah !

 

Un silence important pendant lequel M. le juge réfléchit en se mordant les lèvres :

 

– Et, derrière la porte, vous avez bien entendu : « Pitié !… Pitié à la maison d’homme ! »

 

– Oui, nous avons parfaitement entendu cette phrase.

 

– Et qu’est-ce qu’elle signifie, cette phrase, à votre avis ?

 

– Mais, monsieur, je n’en sais rien !…

 

– Ni moi non plus, monsieur !… fit le juge. Et l’assassin avait des manchettes ? Quelle sorte de manchettes ?

 

– Oh ! je ne saurais rien affirmer. J’ai vu du linge blanc qui dépassait des manches.

 

– Je voudrais savoir quelle idée vous avez eue en voyant descendre vers la gorge de Blondel ce que vous voyiez de l’assassin.

 

– Ah ! à ce moment, je n’avais pas beaucoup d’idées ; mais tout de même, je me suis rendu compte que c’étaient deux bras qui arrivaient pour étrangler Blondel.

 

– Vous les avez vus jusqu’où, ces bras ?…

 

– Jusqu’au coude, au moins.

 

– Pourriez-vous les reconnaître ?

 

– Ma foi, je ne saurais… Les manches étaient de couleur sombre… Vous savez, il faisait assez peu clair de l’autre côté du passe-plats…

 

– Ce qui explique qu’il a pendu l’autre pour vous-même… Le fait me paraît de plus en plus certain…, Réfléchissez-y bien. Ne pensez plus qu’à ça !… Aidez-moi de toute votre force, de toute votre intelligence…

 

– Mais, monsieur, je n’y comprends rien, je n’y comprends rien !…

 

– Ni moi non plus, monsieur !…

 

– Mais enfin, monsieur le juge, comment l’assassin est-il entré, comment est-il sorti ?

 

– J’allais vous le demander, fit M. de Meyrentin en se levant. Ah ! aussitôt que vous pourrez vous lever, et j’espère que ce sera tout de suite, allez donc faire un tour dans le cabaret et demandez au père Tambour, qui en défend l’entrée, de vous montrer de ma part les traces de pas laissées par l’assassin…

 

– Enfin, il a laissé des traces de pas ?… Sur le parquet de la salle de billard, sans doute ?

 

– Non, monsieur !… Sur le plafond !

 

Sur quoi, M. de Meyrentin prit congé du malheureux Patrice qui se mit à pleurer comme un enfant.

 

Heureusement pour le jeune homme, le vieux Coriolis et Madeleine parvinrent prestement à le convaincre que M. de Meyrentin était le dernier des imbéciles. L’oncle surtout était furieux contre le juge d’instruction. Jamais les Saint-Aubin, pas plus ceux de Clermont que ceux de Saint-Martin-des-Bois, n’avaient été mêlés à la politique dont Blondel venait certainement d’être la dernière victime. Rue de l’Écu, on faisait de l’honnête notariat, sans plus ; et, d’un autre côté, depuis des années qu’il était revenu de Batavia, Coriolis prétendait ne plus trouver d’intérêt qu’à l’étude passionnante de la plante à pain, fécule extraordinaire qu’il avait rapportée d’Extrême-Orient et dont, patriotiquement, il voulait doter la France. Ce n’était pas en vivant de cette sorte qu’il pouvait se créer des ennemis mortels. Si bien que Coriolis et les siens avaient pu traverser à peu près tranquillement toute cette affreuse période où le pays de Cerdogne ne vivait plus que dans l’épouvante. Il était persuadé qu’on ne lui ferait jamais de mal.

 

 

On, pour Coriolis comme pour tous les autres, c’étaient, bien entendu, les Trois Frères… ; mais il les comblait de ses faveurs… Il ne leur avait jamais présenté la quittance du loyer de la masure qu’ils habitaient au bord du bois… et, comme le manoir où il vivait, lui, avec Madeleine, était assez isolé, il n’avait pas hésité à le faire garder par les trois vauriens. Ça, c’était un trait de génie. Le vieux Coriolis en riait encore dans sa barbe. Se faire garder par les voleurs !

 

– C’est plus sûr que par les gendarmes, disait-il à ceux qui s’étonnaient qu’il eût donné le droit aux Vautrin de se promener sur ses propriétés avec le fusil sur l’épaule.

 

Le vieux ne chassait pas. C’est comme s’il avait donné tout son gibier aux Trois Frères qui le lui auraient bien pris sans permission. Et il les payait, par-dessus le marché !

 

Mais il avait la paix et on pouvait dormir chez lui sur les deux oreilles !…

 

Et voilà que cet imbécile de juge d’instruction, qui ne connaissait rien aux mœurs de ce pays, prétendait qu’on avait voulu lui tuer son neveu !…

 

Il le fit lever, son neveu… et vivement, pour lui changer le cours des idées.

 

Il l’envoya au jardin où Madeleine l’attendait. Coriolis, qui avait hâte d’aller rejoindre sa plante à pain, les laissa seuls. Madeleine, tout de suite, dit à Patrice :

 

– J’ai bien réfléchi à ce que t’a dit (ils se tutoyaient depuis leur plus jeune âge, comme frère et sœur) cet idiot !… De deux choses l’une, ou l’assassin te connaissait, ou il ne te connaissait pas. Il te connaissait puisqu’il t’appelait par ton nom en te commandant de ne pas bouger de l’endroit où tu étais. Et, te connaissant, comment eût-il pu se tromper aussi grossièrement, au moment de t’étrangler et de te pendre ? Voyait-on clair dans cette salle de billard ?

 

– Bien sûr qu’on y voyait assez clair… et la preuve, c’est que j’ai très bien vu la figure de Blondel.

 

– Alors lui aussi devait la voir ; tranquillise-toi donc, Patrice. Et donne-moi des nouvelles de ma tante. Ne pense plus à cette affreuse histoire. Tout ça, c’est des vengeances politiques qui ne nous regardent pas.

 

– Encore les Vautrin, hein ?…

 

Ils passaient près de la grille qui donne sur les champs.

 

– Prends garde ! Ne parle pas si fort. Il y a toujours un des albinos qui rôde de ce côté. Quelle plaie pour le pays !

 

Ils restèrent un instant en face de la grille, regardant un petit toit qui émergeait de terre, là-bas, au bord de la route. C’était la demeure des Vautrin.

 

Hubert ! Siméon ! Élie ! Les trois jumeaux que la mère Vautrin avait mis au monde comme une portée de loups, les trois petits gars qui avaient été d’abord l’amusement du pays et qui en étaient maintenant la terreur. Chacun, longtemps, s’était dit leur ami, tant on les craignait. Et encore aujourd’hui, quand on les croisait sur les routes, c’était à qui leur serrait la main, bien sûr. Seulement on préférait ne point les rencontrer, le soir ; et on évitait, en arrivant à Saint-Martin-des-Bois, de prendre par la lisière de la forêt, du côté de la chaumière accroupie au bord de la route où la vieille Vautrin, paralysée, finissait de mourir en racontant les histoires terribles du père qui avait été au bagne.

 

Ce dernier détail n’avait point empêché les Vautrin de faire figure politique dans le pays. Et ce n’était un secret pour personne que, pendant trois législatures, dans la circonscription de Belle-Étable, en distribuant, dans tous les villages des environs, des prospectus et des professions de foi, et en créant des incidents tumultueux dans les réunions publiques, ou, encore, en rendant le séjour du pays impossible aux concurrents qui se croyaient menacés dans leur existence, les Trois Frères eussent fortement contribué à l’élection d’un député, honneur de l’arrondissement et espoir de la Chambre.

 

Bien que leur demeure, au bord du chemin du bois, fût misérable, on les disait riches et mettant de côté, au fond des mystérieuses carrières de Moabit, le fruit de leurs larcins, ce qui expliquait qu’il était impossible d’en retrouver trace chez les receleurs des environs. Eux, ils laissaient dire. On pouvait penser que cela les amusait d’être l’épouvante du pays et, au cabaret, ils allaient quelquefois jusqu’à encourager les racontars.

 

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’on dit de nous ? J’avons-t’y fait encore un mauvais coup, aujourd’hui ?

 

Tous trois se ressemblaient, avec les mêmes démarches et les mêmes tics. Hubert, cependant, était le plus fort. Élie et Siméon étaient d’un roux beaucoup plus blond. On appelait ces deux derniers les albinos…

 

Patrice entraîna Madeleine hors de cette vision :

 

– Comment pouvez-vous rester dans un pays pareil ?

 

– Je vais te confier un secret. Papa en a assez, lui aussi, du pays ; nous allons le quitter bientôt, partir pour Paris.

 

– Pas possible ! Et les noces ?

 

– Elles auront lieu là-bas, répondit-elle assez vaguement. Oh ! nous ne partons pas demain ! Papa a encore quelques expériences à tenter avec la plante à pain… Il dit qu’elle n’est pas encore tout à fait prête, ajouta Madeleine en rougissant un peu et en détournant la tête.

 

– Quelle sacrée histoire que cette plante à pain !… Moi, je pense que ton père est un peu toqué comme tous ceux qui ont une idée fixe. Il croit tout remplacer avec sa plante à pain. Il aura bien des désillusions comme tous les inventeurs. Le principal, c’est que ce n’est point un méchant homme.

 

Ils marchaient gentiment penchés l’un vers l’autre, se faisant leurs confidences et se sentant bien chez eux dans ce véritable paradou, dans ce jardin abandonné où tout poussait à la diable ; car, dans son vaste manoir, Coriolis n’avait point voulu d’autre domestique, avec la vieille Gertrude, que son boy, un garçon bien tranquille et doux comme un mouton, qui ne disait pas aux gens vingt paroles par jour et qui s’était laissé ramener d’Extrême-Orient avec la plante à pain. On l’appelait Noël.

 

Or, Noël n’avait pas le temps de s’occuper du jardin. Il passait ses journées avec son maître, à l’extrémité de la propriété, dans un coin où s’élevait un corps de logis un peu fruste précédé d’une serre, où l’on soignait la plante mystérieuse que Patrice n’avait pu contempler que bien rarement, sans rien comprendre, du reste, aux travaux de son oncle.

 

Ce corps de logis était entouré d’un verger sauvage fermé lui-même d’une porte qu’aucun étranger n’avait le droit de franchir. Toute cette partie du manoir était consacrée aux expériences dont Coriolis tenait, au jour le jour, un état qu’il rédigeait le soir dans son cabinet de travail et qu’il enfermait ensuite bien précieusement dans son coffre-fort. Le cabinet de travail de Coriolis était tout en haut du manoir, dans la tour du mirador. Le vieux s’enfermait là pour écrire des nuits entières, après avoir consacré les heures du jour aux travaux du verger.

 

Tout cela avait paru d’abord bien mystérieux à Patrice, surtout dans les premiers temps où l’oncle lui marquait tant de mauvaise humeur dès que le jeune homme venait au manoir. Dans ces temps-là, Coriolis avait absolument défendu à Patrice de pénétrer dans le verger… mais, depuis trois ans que la rigueur de la consigne s’était bien atténuée et que Patrice pouvait se promener partout, dans le manoir et même dans le bâtiment du verger avec Madeleine (quand l’oncle avait cessé de travailler), le clerc de notaire s’était fait une raison, qui lui permettait de tout expliquer : « Le père de Madeleine, avec sa plante à pain, est un vieux fou !… »

 

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas encore embrassés. Ils y songèrent tout à coup, se firent part de cette anomalie amoureuse, et Patrice, très convenablement, comme un bon premier clerc de notaire de la rue de l’Écu qui connaît ses droits et ses devoirs de fiancé, déposa un chaste baiser sur les cheveux de Madeleine.

 

Aussitôt, le tonnerre éclata.

 

Madeleine tressaillit visiblement, devint un peu pâle et regarda avec inquiétude son fiancé. Patrice levait les yeux au ciel qui était pur de tout nuage.

 

– Ça, c’est trop fort, fit Patrice… C’est la seconde fois qu’une pareille chose m’arrive…

 

– Quoi donc ? demanda Madeleine qui était, sans raison apparente, redevenue toute rouge.

 

– Qu’il fait du tonnerre quand je t’embrasse !…

 

IV

L’ALBINOS

– Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Patrice… C’est un orage de chaleur, ajouta-t-elle, car on ne voit pas de nuages. On ferait peut-être bien de rentrer…

 

– Tu te rappelles que, la dernière fois que je suis venu, je prenais, avant de vous quitter, congé de vous sous la voûte. Ton père me dit : « Allons, embrasse-la ! » Je vais pour t’embrasser. Pan ! Un coup de tonnerre, comme si la foudre était tombée sur la maison !… Et je n’ai pas pu t’embrasser… Ton père m’a littéralement jeté dehors en me criant : « Va vite ! Va vite !… L’orage. Cours à la gare ! » et il m’a fermé la porte sur le nez… Dehors, il n’y avait pas d’orage du tout !…

 

– Oh ! fit Madeleine, en jouant négligemment avec une fleur qu’elle venait de cueillir, chez nous on n’y fait pas attention. Il tonne souvent, à propos de rien, du côté des Bois-Noirs. C’est la forêt qui veut ça. Papa dit que c’est l’électricité forestière.

 

– L’électricité forestière ! Je n’ai jamais entendu parler de cette électricité-là.

 

– Papa a voulu me l’expliquer, mais je n’y ai rien compris. À ce qu’il paraît qu’à Java, les forêts tonnent comme ça tout le temps… Écoute, l’orage s’éloigne… Entends-tu, Patrice ?…

 

Et ils tournèrent la tête du côté de la grille, à travers les barreaux de laquelle on apercevait la lisière des Bois-Noirs. Aussitôt, ils virent, contre les barreaux, une figure extraordinairement blonde, couverte de taches de rousseur, dans laquelle s’ouvraient deux yeux d’or d’albinos. Cette figure, immobile, les observait sans remuer, avec une obstination indécente. Le jeune homme, outré, avait fait déjà un mouvement vers la grille quand la voix de l’albinos le cloua sur place : « Monsieur Patrice ! »

 

Ces mots, qui lui ordonnaient de ne pas bouger, la façon dont fut prononcé son nom Patrice, sonnèrent si formidablement aux oreilles du jeune homme qu’il s’arrêta, le cœur battant, le sang aux tempes. Madeleine lui avait pris la main et ne bougeait pas plus que lui, observant l’albinos.

 

Celui-ci, tranquillement, allongea, entre les barreaux de la grille, le canon de son fusil et tira dans leur direction. Les jeunes gens poussèrent un cri horrible…

 

Un merle tomba à leurs pieds.

 

– Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ? demanda avec une grande sérénité le chasseur. Vous n’êtes pas blessés ?…

 

– Non ! Mais on n’a pas idée de tirer comme ça sous le nez des gens ! fit Madeleine en colère…

 

– Eh ! je n’ai jamais manqué mon coup… De quoi avez-vous peur ?…

 

Patrice, encore tout frissonnant, s’était baissé pour ramasser l’oiseau.

 

– La pauvre bête ! murmura-t-il.

 

– Je l’offre aux amoureux pour leur déjeuner… ; adieu, mademoiselle Madeleine ; adieu, monsieur Patrice.

 

Et comme Patrice voulait lui jeter l’oiseau à travers la grille, la jeune fille l’arrêta prudemment dans son geste brutal :

 

– Adieu, monsieur Élie et merci ! fit-elle d’une voix sourde.

 

L’albinos avait déjà disparu derrière le mur. Patrice allait parler. Mais Madeleine lui mit sa petite main sur la bouche. Cette main tremblait affreusement. Elle l’ôta seulement quand on n’entendit plus le bruit des pas de l’autre sur les cailloux de la sente…

 

– Oh ! fit-elle, qu’il m’a fait peur avec son fusil !…

 

– Et avec sa phrase !… souffla Patrice…

 

– C’est que je vois encore le fusil passer au travers des barreaux, dit Madeleine… Tu sais, mon chéri, s’il avait tiré sur nous, c’est moi qu’il frappait la première… Je m’étais mise devant toi…

 

C’était vrai. Patrice ne s’était pas rendu compte de ce mouvement héroïque, tout d’abord. Il prit Madeleine dans ses bras. Quelqu’un toussa derrière eux. C’était Noël que Coriolis envoyait au-devant des jeunes gens :

 

– Le maître appelle, dit-il, de sa voix toujours un peu enrouée… Et il s’en retourna, les mains dans les poches et l’échine triste. Ils le suivirent du côté du verger.

 

– Quelle existence est la tienne ! reprit Patrice, entre ton père monomane, la vieille Gertrude stupide, et ce garçon que je n’ai jamais vu rire (il montrait la silhouette penchée de Noël). Ils ne sont pas gais, les naturels d’Haï-Nan, et ce n’est pas la culture de la plante à pain qui semble devoir les réjouir…

 

– Tu ne connais pas Noël, fit Madeleine… Quand il veut, il n’y a pas plus gai compagnon que lui. Demande à Gertrude. Il y a des jours où il nous fait rire comme des folles.

 

– Tant mieux ! mais moi, je l’ai toujours vu triste à pleurer…

 

– Quand il y a du monde, il est comme ça. Il est timide…

 

Ils étaient arrivés à la porte du verger. Noël, qui paraissait de plus en plus affligé, la leur tenait ouverte, bien humblement. Ils passèrent.

 

– Il n’a pas embelli ! dit Patrice à Madeleine.

 

– Oh ! fit vivement Madeleine, tu le trouves laid ? As-tu regardé ses yeux ? J’en ai rarement vu d’aussi intelligents.

 

– C’est vrai ! acquiesça Patrice, peu contrariant.

 

Coriolis était devant eux, sur la porte de la serre. Il n’avait pas l’air enchanté…

 

– Je vous ai fait appeler par Noël, dit le vieux Coriolis en fronçant le sourcil (geste qui lui était habituel et qui n’effrayait plus que Noël) parce que j’ai cru entendre qu’il faisait de l’orage… mais je me suis peut-être trompé… À mon âge, on commence à ne plus être sûr de son oreille…

 

Patrice l’écoutait, stupéfait du ton sur lequel il parlait de l’orage… ; son étonnement ne connut plus de bornes quand il entendit Coriolis leur demander avec brutalité :

 

– Enfin !… vous !… Vous ne voudriez pas me tromper !… A-t-il tonné, oui ou non ?

 

– Moi, je n’ai rien entendu, répondit Madeleine avec la plus grande effronterie. Et elle avait fait un geste discret vers Patrice, pour que celui-ci ne la démentît point. Malheureusement, le jeune homme disait déjà, sans dissimuler son ahurissement :

 

– S’il a tonné ?… Mais je pense bien qu’il a tonné !… J’ai cru que le tonnerre était tombé sur la maison !

 

Madeleine était devenue rouge jusqu’à la racine des cheveux ; Coriolis la menaçait de son index sévère :

 

– Tu as tort, Madeleine !… Tu sais que je n’aime pas ça !… Où irions-nous si je t’écoutais…

 

– Mais papa, moi, je t’assure que je n’ai pas fait attention au tonnerre… ce doit être à cause du coup de fusil d’un albinos qui m’a bien effrayée…

 

– Encore Élie, sans doute… bougonna Coriolis…

 

– Oui, papa, Élie… Il a eu le toupet de tirer un merle dans le jardin, pendant que nous y étions !…

 

– Le voilà ! dit Patrice en montrant l’oiseau qu’il avait apporté.

 

– Le bandit !… murmura l’oncle… Il faudra que je lui dise d’aller garder notre gibier un peu plus loin, s’il lui plaît… On voit trop sa figure à celui-là depuis quelque temps…

 

Madeleine, dont l’embarras n’avait pas cessé, dit :

 

– Tu as bien raison, papa, mais je le lui ai fait déjà dire par Zoé.

 

– Qu’est-ce que tu lui as fait dire ?…

 

– Qu’il aille chasser un peu plus loin… que ses coups de fusil me faisaient peur… Il a fait répondre par sa sœur qu’il veillait sur nous de plus près, parce que, depuis les assassinats, le pays n’était pas sûr…

 

– Et qu’est-ce que tu as répondu, toi ?

 

– Rien ! Je lui ai fait porter un litre de rhum. Il y avait longtemps qu’on ne lui avait donné quelque chose.

 

– Tu as bien fait, Madeleine !… Encore un peu de patience avec tous ces vauriens… Tu n’as pas dit à Patrice ?…

 

– Non, papa, je ne lui ai rien dit, répondit, avec un aplomb enchanteur, la jeune fille…

 

Patrice pensa : « Comme elle ment ! » Et il ne la trouva que plus charmante.

 

– Eh bien ! apprends-lui que nous allons prochainement nous installer à Paris… Oui, mon cher Patrice, à Paris…

 

– Vous avez donc fini de travailler la plante à pain, mon oncle ?

 

– Oui, mon neveu, elle est majeure !… Allez faire un petit tour avant le déjeuner… J’ai un mot à dire à Noël…

 

Les jeunes gens quittèrent le verger… Patrice fut étonné, en repassant auprès de Noël, de voir le pauvre garçon trembler comme une feuille.

 

Cinq minutes plus tard, comme Patrice et Madeleine entraient dans la cuisine de Gertrude pour s’intéresser au déjeuner, ils entendirent de lointains et terribles cris de désespoir.

 

– Qu’est-ce que c’est ? interrogea Patrice, en frissonnant.

 

– Rien, fit Madeleine, la bouche un peu pincée… C’est Noël qui aura fait encore quelque bêtise et papa le corrige.

 

Patrice, étonné, tourna la tête du côté de la vieille Gertrude et vit qu’elle pleurait :

 

– Mon Dieu ! il va le tuer ! fit-elle en se mouchant… Ça n’est pas raisonnable de battre un grand garçon comme ça…

 

– C’est extraordinaire !… dit Patrice, outré, et jamais je n’aurais cru que mon oncle…

 

– Ton oncle sait ce qu’il a à faire avec un vaurien comme ce Noël, répliqua Madeleine. Il n’y a pas d’autres façons de se faire obéir des boys d’Extrême-Orient, et puis papa est très énervé chaque fois qu’il entend le tonnerre ! ajouta-t-elle rapidement. Elle semblait bouder Patrice et était presque aussi émue que Gertrude.

 

– C’est donc cela, fit Patrice, que tu me faisais signe et que tu mentais à ton père avec le tonnerre…

 

– Oui, c’est cela, Patrice…

 

Le jeune homme allait s’excuser, mais il fut interrompu par l’arrivée d’une gamine de treize à quatorze ans, noire comme une taupe, avec des yeux magnifiques. Elle était vêtue d’une méchante petite jupe rapiécée qui laissait voir des mollets de coq. Elle dit, haletante :

 

C’est Noël qui crie encore comme ça ? Monsieur le bat encore !

 

– Oui, Zoé… fit Gertrude… C’est une pitié !…

 

– Oh ! j’ai bien pensé qu’il y aurait encore du grabuge de ce côté-là, quand j’ai entendu le tonnerre, fit-elle.

 

– Viens donc m’aider à récurer mes cuivres, dit Gertrude. Ainsi, dans les ménages de Saint-Martin, on occupait, de temps à autre, cette petite gamine de Zoé pour se faire bien voir des Trois Frères.

 

V

DANS L’OMBRE DU CELLIER

Le déjeuner fut assez maussade. Coriolis et Madeleine semblaient se bouder l’un l’autre, et le repas se passa en silence.

 

L’après-midi fut prise pour Patrice par l’enquête. Il subit un nouvel interrogatoire de M. de Meyrentin dans la salle même du cabaret, et il resta longtemps à contempler, stupide, les traces des pas au plafond, le curieux dessin de ces chaussettes et leur singulier surjet.

 

M. le juge paraissait de plus en plus intrigué, surtout depuis un petit incident, ridicule en soi, mais qui ne laissait pas de l’occuper étrangement. Après le déjeuner, alors que M. le juge faisait sa sieste (oh ! une toute petite sieste d’une demi-heure) dans sa chambre chez les Roubion, on lui avait volé sur lui sa montre ! Il disait bien qu’elle était en doublé et que le voleur avait été volé ; mais, au fond, il ne pensait plus qu’à cela car, sur le plancher de la chambre où il avait dormi, M. de Meyrentin avait relevé la trace des pieds du plafond !… Quel était donc ce personnage invisible qui tournait autour d’eux, criminel et farceur, en se moquant de tout le monde ?

 

De son côté, Patrice revint au manoir de plus en plus effrayé de ce qu’il voyait et entendait… et le repas du soir s’en ressentit encore.

 

Gertrude servait tout le monde en silence… Tout à coup, elle se décida à adresser la parole à son maître :

 

– Monsieur, Zoé est là !

 

Coriolis daigna descendre de son rêve pour considérer sa vieille servante.

 

– Ah ! Eh bien ! est-ce que tu lui as parlé ?

 

– Oui. Elle dit qu’elle suivrait Monsieur au bout du monde. Seulement, elle n’a pas encore osé en parler à ses frères.

 

– Oh ! ses frères ! Je m’en charge… On leur graissera la patte… et ils ne seront pas autrement fâchés de voir déménager la petite ; le tout, c’est que ça lui plaise… ; tu lui as dit que c’était pour aller à la ville ?…

 

– Oui, oui, elle ira où Monsieur voudra. Je l’ai gardée à dîner. Savez-vous ce qu’elle me demande ? Que vous pardonniez à Noël.

 

– Va ouvrir à Noël ! fit Coriolis, en tendant une clef à Gertrude. Il est au cachot. Je crois que j’ai frappé un peu fort. Mais c’est sa faute aussi. Il devrait être plus raisonnable, à son âge.

 

– Oh ! il a bien de la peine quand Monsieur est chagrin. Zoé sera bien contente. Il la fait toujours rire.

 

Et elle s’en alla avec la clef. Quelques minutes plus tard, on entendait les éclats de rire de Zoé dans la cuisine. Coriolis regarda Patrice :

 

– Les entends-tu ? C’est Noël qui les amuse, fit-il. Ah ! il n’a pas de rancune. Il ne ferait pas de mal à une mouche !… mais il a besoin d’être battu de temps en temps.

 

– Vous ne craignez pas qu’il aille se plaindre au garde-champêtre ? demanda Patrice.

 

À ce moment, on entendit, venant de la cuisine, les cris perçants de Zoé.

 

– Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? s’écria l’oncle, et tout le monde courut à la cuisine. Zoé était en larmes.

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? Où est Noël ? demanda Coriolis.

 

– Oh ! ce n’est rien, fit Zoé dans ses pleurs. C’est Noël qui m’a tiré les cheveux et qui m’a dit que j’étais laide !

 

– Pourquoi t’a-t-il tiré les cheveux ? Tu l’auras encore taquiné ?

 

– Non ! je lui ai dit qu’il était beau et il a cru que je me moquais de lui.

 

– Il a bien fait… Vous êtes toujours à vous moquer de lui. Vous finirez par lui rendre la vie insupportable, à ce garçon, déclara péremptoirement l’oncle qui avait oublié, pour sa part, la raclée de coups de bâton dont il venait de lui caresser les côtes.

 

On se leva de table. La nuit était venue. L’oncle trouva que Patrice devait être bien fatigué et lui ordonna de s’aller coucher. Obéissant, le jeune homme lui souhaita le bonsoir et tendit sa main à Madeleine.

 

– Embrasse-la ! permit Coriolis.

 

Patrice approcha ses lèvres du front de sa fiancée. Et il ne pouvait s’empêcher alors de penser : « Bien sûr, il va tonner ! » mais Madeleine fut embrassée par Patrice et il ne tonna point. Le jeune homme avait essayé, en même temps, de saisir la main de Madeleine, dans l’ombre, pour la lui serrer gentiment comme font les amoureux, mais, cette main, il ne la trouva pas. Il en fut encore tout marri. Décidément, Madeleine était bien indifférente. Tout triste, il remonta dans sa chambre.

 

– Si tu as besoin de quelque chose, frappe au plafond ; Gertrude couche au-dessus de toi. Bonne nuit ! lui cria l’oncle, et enferme-toi bien.

 

– N’ayez pas peur, mon oncle…

 

Quand il fut chez lui, la première chose à laquelle il prit garde fut, en effet, de s’enfermer. Puis il regarda sous son lit, dans les armoires, dans les placards, partout.

 

Enfin, il eut la précaution, sa lampe éteinte, d’ouvrir tout doucement la fenêtre pour examiner les alentours et écouter un peu l’ombre de la forêt. Sa chambre était au premier étage, tout à fait à l’aile gauche du manoir. Il voyait sur sa droite, dans un retour du bâtiment, le mirador déjà éclairé pour le travail de Coriolis et puis, en bas, les lumières de la cuisine, et il entendait le bruit que faisait Gertrude, en lavant sa vaisselle, aidée par Zoé.

 

Devant Patrice, c’était la cour d’honneur avec les communs, les écuries, des bâtisses qui ne servaient plus à rien qu’à la lessive, une fois l’an, et à garder des provisions de pommes. Un peu sur sa gauche, presque au-dessous de lui, une autre petite bâtisse basse était le cellier, avec sa voûte obscure. La nuit était sombre, et c’est tout juste s’il pouvait distinguer bien loin, là-bas, sur la droite du jardin qu’entouraient les hauts murs, l’ombre de la demeure de la plante à pain. Mais celle-ci soudain s’éclaira. Une fenêtre brilla. Évidemment, c’était Noël qui se couchait. Et puis, presque aussitôt, la lumière s’éteignit.

 

Une brise légère, qui avait passé sur la plaine, apporta à Patrice l’odeur troublante de la terre. Si Patrice avait été poète, il eût goûté fortement la paix de la nature et respiré avec délice l’âme de la nuit. Mais, outre qu’il n’était pas poète, c’était, pour le moment, un garçon qui avait quelques raisons d’être fortement préoccupé : d’abord la terrible aventure de la nuit précédente, et puis les brutales hypothèses du juge d’instruction qui lui revenaient à chaque instant à l’esprit, en dépit des arguments de Coriolis et de Madeleine… Enfin, quelque chose qu’il n’eût pu définir exactement et qui lui venait du mécontentement de sa journée.

 

C’était la vérité qu’il n’était content de personne ici, ni de l’oncle, ni de Gertrude, ni surtout de Madeleine. Selon son idée, après les affreux dangers qu’il avait courus, il eût dû être l’objet constant et unique des préoccupations de sa fiancée.

 

Or, Madeleine était comme les autres qui semblaient, tout le temps, penser à autre chose.

 

Ce n’était point la première fois qu’il avait, au bout de quelques heures passées au manoir, cette sensation singulière, que ses habitants pensaient continuellement à une chose dont il ne soupçonnait même pas la nature ; mais jamais cette sensation n’avait été aussi aiguë, ni aussi douloureuse.

 

Ainsi songeait-il à sa fenêtre, quand tout à coup, il retint son souffle. Il venait d’apercevoir au long du mur, glissant rapidement dans l’ombre des communs, une forme si légère que sa course ne faisait aucun bruit. Il avait un battement de cœur tel qu’il crut encore qu’il allait défaillir. Il se maintint cependant, rejeté dans le coin de la fenêtre, invisible. La forme avait disparu sous la voûte du cellier, et il perçut très nettement la voix de Zoé qui appelait doucement : Mademoiselle !

 

La voix de Madeleine répondit aussitôt.

 

Alors il y eut, dans l’ombre du cellier, un singulier dialogue que Patrice, de l’endroit où il se trouvait, put entendre parfaitement et qui n’était point précisément pour le rassurer. Zoé et Madeleine se croyaient à l’abri de toute indiscrétion : mais la voûte ouverte du cellier renvoyait à Patrice les deux voix comme le cornet d’un phonographe :

 

– Je t’ai fait signe de venir pour que tu me dises la vérité, exigeait Madeleine… C’est Élie qui a fait le coup, n’est-ce pas ?

 

– Je vous jure, mademoiselle, que je n’en sais rien. Si je le savais, je vous le dirais ! Je vous dis tout ; mais, ces choses-là, je ne les sais jamais. Ils se méfient de moi ! Ils me content bien leurs farces, à moi et à la mère… Mais, des histoires pareilles, personne n’en sait jamais rien, ni moi, ni la mère, ni les autres… Seulement, la mère, en apprenant la chose, m’a dit : « On raconte que le Blondel a été tué comme Camus et Lombard ; vois-tu, Zoé, j’ai peur que tes frères ne fassent des bêtises… »

 

– Tu vois bien, Zoé… Après ?…

 

– Après… après… Écoutez, mademoiselle, vous ne le direz à personne ?… C’est pour vous toute seule.

 

– Oui, oui, va…

 

– Eh bien ! hier soir… hier soir avant l’assassinat, Hubert est rentré furieux à la maison. Il jurait, il menaçait de mettre le feu au village pour faire taire tout le monde. Il arrivait du Soleil-Noir où il avait eu des mots avec le Blondel. Tous les deux s’étaient jeté des mauvaises raisons à la tête… Ça n’est pas la première fois… Aux élections ils avaient déjà failli se battre…

 

– Hubert ne demande qu’à se battre avec tout le monde… Ça ne signifie rien…

 

– Vous croyez ? Tant mieux, mademoiselle. Moi, il me fait peur… En l’entendant crier comme ça… j’ai été me coucher…

 

– C’est vrai que tu as été te coucher ?

 

– Je le jure. Je l’ai encore dit au juge d’instruction, cet après-midi…

 

– C’est pourtant ta voix qui a fait ouvrir… Il faut qu’il te connaisse bien, celui qui imite ta voix…

 

– Est-ce que je sais, moi ?

 

– Tu dois bien avoir une idée. Tes frères doivent facilement imiter ta voix…

 

– Je n’en sais rien… Je n’en sais rien…

 

– Tu t’es couchée… Et Hubert aussi s’est couché ?

 

– Ne le répétez jamais… Non ! il a passé la nuit dehors… avec son fusil… Il a été braconner dans la forêt… Ne le dites pas, il me tuerait…, il est allé braconner avec Siméon…

 

– Écoute, Zoé, je ne te parle ni de Hubert, ni de Siméon ; mais, si tu veux venir à Paris avec nous et avec Noël, il faut que tu me dises ce qu’a fait Élie, hier soir, pendant qu’on assassinait le commis voyageur au Soleil-Noir. As-tu compris, cette fois ? As-tu compris ?

 

– Oh ! oui mademoiselle. Mais je vous jure, je n’en sais rien !

 

– C’est bien !… C’est bien !… Adieu Zoé !

 

– Non ! Non ! Écoutez !… Je n’en sais rien, parce qu’Élie n’est pas rentré de la nuit !…

 

– Ah ! tu vois ! C’est déjà quelque chose, cela !… Il n’est pas rentré de la nuit !… Et tu ne sais pas ce qu’il a fait pendant cette nuit-là ?…

 

– Non !… Je le jure, non !

 

– Eh bien ! il faut que tu le saches…

 

– Vous croyez donc que c’est lui qui a tué Blondel ?… Qu’est-ce que ça peut vous faire, mademoiselle, puisque c’est de la politique ?

 

– Je vais te dire une chose, Zoé. Je ne crois pas que ce soit de la politique.

 

– Dites-moi ce que vous croyez alors, et je comprendrai peut-être après.

 

– Je crois qu’Élie s’est trompé en assassinant Blondel et qu’il voulait assassiner M. Patrice !…

 

– Oh !… Oh !… Oh !… je vous comprends, mademoiselle, je vous comprends !… Oh ! maintenant, je vous comprends… Oh ! c’est terrible !… Oh !

 

– M’as-tu comprise tout à fait ?

 

– Oui…

 

– Qu’est-ce que tu vas faire ?…

 

– Voilà ! Je vous promets de savoir ce qu’Élie a fait la nuit du crime et je vous dirai tout !…

 

– Prends garde !… Il faut que tu saches cela demain… Tu l’as vu, aujourd’hui, Élie. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?…

 

– Il m’a dit de lui rapporter encore des rubans…

 

– J’en étais sûre. Le ruban de mes cheveux a disparu… Je m’en suis bien aperçue, Zoé !… Petite voleuse… rends-moi mon ruban !…

 

– Quand je ne lui rapporte rien, il me bat à me crever…

 

– Rends-moi mon ruban !…

 

– Le voilà !… Mais Noël et moi, on est bien malheureux !… On est battus tout le temps…

 

– Tu ne dois pas les aimer, tes frères ?…

 

– Ça dépend des jours…

 

Patrice, plus pâle qu’un mort, écoutait encore, mais il n’entendit plus rien… Bientôt il vit les deux ombres qui se glissaient hors du cellier avec mille précautions. Madeleine rentrait chez elle et Zoé retournait à la cuisine où Gertrude remuait encore des casseroles.

 

Il ferma sa fenêtre et s’effondra sur une chaise. Il ne pouvait plus douter de l’affreuse chose : on avait voulu… on voulait l’assassiner !… Et la raison de cet abominable crime était simple : il avait un rival !…

 

Pour un jeune homme qui avait toujours rêvé d’une vie calme et bourgeoise, le coup était rude. Il se trouvait écrasé sous le poids de cette situation aussi romanesque que dangereuse ; et bien qu’il aimât Madeleine par-dessus tout, il résolut de quitter le pays dès le lendemain, à la première heure, et par la diligence, prenant ainsi un chemin qui n’était pas le sien, mais ou personne n’irait le chercher. Fort de cette décision, il se releva. Il voulait parler tout de suite à Zoé. Il descendit.

 

VI

LE SURJET

Patrice, qui entendait la voix de Zoé dans la cuisine, poussa la porte.

 

Gertrude finissait de ranger ses casseroles, pendant que Zoé, assise près de la grande table ronde, s’était mise à repriser des bas et des chaussettes. Elle en avait un paquet près d’elle dans la bannette.

 

Patrice, qui était entré sous prétexte de chercher des allumettes, regardait dans la bannette sans voir, se demandant comment il pourrait faire comprendre à Zoé qu’il désirait lui parler.

 

Tout à coup, il vit ! Il vit la chaussette ! Il vit le surjet ! Il eut une exclamation sourde.

 

Elle était là, la chaussette de l’homme qui marchait la tête en bas. Il la voyait, la pièce d’étoffe grande comme une pièce de cent sous, reliée à la chaussette par le surjet !…

 

Et il avança rapidement la main, croyant la saisir déjà.

 

Mais il se trouva en face de Zoé, toute pâle, qui, d’un geste brusque, avait repoussé la précieuse bannette derrière elle.

 

Patrice fut stupéfait de l’attitude de Zoé ; mais il regrettait surtout sa propre imprudence. Évidemment, il avait eu tort de donner l’éveil à la sœur des Vautrin ; mais pouvait-il se douter que celle-ci connaissait la valeur de l’objet qui avait brusquement attiré son regard ? Non ! il n’était point admissible qu’il en eût même le soupçon ; sans quoi eût-elle été assez stupide pour repriser ces chaussettes accusatrices, quasi en public ?

 

Alors pourquoi s’était-elle levée avec cet empressement ? Pourquoi ce geste qui éloignait de Patrice la petite bannette à ouvrage ? Pourquoi Zoé était-elle si pâle ? Enfin, une autre question, formidable celle-là, se posait, s’imposait : Pourquoi les chaussettes de l’homme qui marche la tête en bas se trouvaient-elles chez Coriolis ?…

 

Toutes ces questions qui restaient sans réponse ne donnaient que plus de prix encore à la possession du fameux surjet et, bousculant Zoé, Patrice allongea encore la main du côté de la bannette. Mais la jeune fille, leste comme un singe, se trouvait déjà de l’autre côté de la table, la petite corbeille dans les mains.

 

– Zoé, qu’avez-vous ? Pourquoi ne voulez-vous pas me laisser regarder votre ouvrage ? interrogea Patrice, la voix haletante, essayant en vain de dompter l’émotion qui le possédait…

 

– Mon ouvrage, c’est mon ouvrage, fit l’autre, les lèvres pincées et méchantes… ; je n’aime pas qu’on touche à mon ouvrage. Après, je ne m’y reconnais plus et Mademoiselle me gronde…

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda Gertrude qui abandonna sa batterie de cuisine pour assister à une querelle qu’elle ne comprenait pas.

 

– Il y a, fit Patrice (d’un ton si menaçant que la cuisinière, qui avait d’abord cru à un jeu, en resta toute tremblante sur ses vieilles jambes)… il y a que je veux voir ce qu’il y a là-dedans !…

 

Et il montrait de son doigt fébrile la bannette aux mains de Zoé…

 

Gertrude, qui était derrière Zoé, n’eut qu’à allonger le bras pour saisir la bannette. La jeune fille, qui ne s’attendait point à ce coup, poussa un cri et lâcha la bannette : mais, auparavant, sa main, agile, avait ramassé la chaussette convoitée par Patrice ; et, comme à son autre poing, Zoé avait encore la chaussette de l’homme qui marche la tête en bas, Patrice n’eut plus le désir de la bannette elle-même. Il poursuivit Zoé qui courait autour de la table : Ah ! il ne riait pas !… l’autre non plus !… Ils se regardaient comme des ennemis qui se souhaitent la mort et qui voudraient se la donner…

 

– Donne-moi ça, ragea-t-il…

 

– Non ! lui rejeta la petite, c’est à moi ! C’est de l’ouvrage à moi ! Ça m’appartient… Prenez le reste qui est dans la bannette, si vous le voulez !… je dirai à mademoiselle Madeleine que vous l’avez pris, voilà tout !…

 

– Pourquoi ne veux-tu pas me donner ça ?… cette paire de chaussettes que tu as dans la main… celle-là, je ne t’en demande pas d’autres…

 

– Parce que je vous dis que celle-là… c’est du travail à moi !… Je ne veux pas que vous alliez le montrer à mademoiselle Madeleine, bien sûr !… Elle me paie pour raccommoder les affaires d’ici ; elle me chasserait si elle savait que je passe chez elle mon temps à repriser les chaussettes et les bas de mes frères…

 

– Ah ! voyez-vous, la petite gueuse ! glapit Gertrude, suffoquée de cet aveu.

 

– C’est de la chaussette à tes frères, ça ?… interrogea Patrice qui essayait de se rapprocher sournoisement de Zoé…

 

Mais l’autre, se reculant :

 

– Bien sûr que c’est de la chaussette à mes frères…

 

– Eh bien ! donne et je ne dirai rien à Madeleine. Mais il n’eut pas de réponse. Zoé se trouvait en face de la porte de la cuisine ouverte sur la cour. Elle s’élança dans la cour.

 

Il bondit derrière elle… Dans le noir, elle connaissait mieux le chemin que lui… On entendait, du côté du paradou, le bruit rapide et sourd des semelles de bois de Zoé sur la terre sèche. La petite était encore dans le domaine !… Il fallait l’empêcher d’en sortir… Sûrement, elle pensait à gagner la petite porte près du verger qui donnait sur les bois.

 

Patrice passa à travers tout, sans s’occuper du chemin, foulant les plantes d’un pied ailé, et il arriva à la petite porte juste pour voir Zoé qui la lui rabattait sur le nez, mais il la repoussa… Cette enfant ne pouvait être bien loin… Il l’aperçut, en effet, à une vingtaine de mètres… mais pour la rattraper, ce fut une autre affaire…

 

Elle s’était débarrassée de ses galoches et courait pieds nus… Zoé, pieds nus, c’était un petit oiseau ; l’autre s’essoufflait bien inutilement… mais il voulait l’atteindre… C’était sa seule pensée… son seul but… Il ne réfléchissait pas qu’elle allait bientôt retrouver son gîte… se réfugier dans son trou, et que ce trou était celui des Vautrin, devant lequel on passait généralement (quand c’était absolument nécessaire) sans faire de bruit et sans tourner la tête.

 

Zoé se rapprochait, en effet, de la masure redoutée, accroupie là-bas au bord de la route, avec son œil allumé dans la nuit, à la fenêtre…

 

Patrice ne s’aperçut qu’il était chez les Vautrin que lorsque Zoé eut poussé la porte de la tanière et s’y fut jetée, le laissant, tout haletant, contre le talus qu’elle avait franchi d’un bond de chèvre.

 

Alors il se rendit compte de toute son imprudence. Il n’avait pas une arme. Et il venait de traquer comme une bête, jusque chez elle, la sœur des Trois Frères… La petite allait naturellement les mettre au courant, en quelques mots, de l’incident du surjet. C’était leur apprendre que Patrice ne doutait plus du rôle qu’ils avaient joué dans les crimes de Saint-Martin-des-Bois, et qu’il en poursuivait la preuve par tous les moyens ; qu’en tout cas, il leur avait déclaré la guerre.

 

Il pensa qu’ils n’allaient pas être longtemps à apparaître, à le rechercher et, s’ils le trouvaient !… Réflexions rapides qui l’affectèrent, d’autant plus que des éclats de voix se faisaient entendre dans la masure. Patrice tournait sur lui-même, ne sachant à quoi se résoudre, ni où se cacher. Il se trouvait alors contre la maison ; et la porte de celle-ci s’ouvrit, faisant un carré de lumière sur la route. Il n’avait pas le temps de gagner le rideau de peupliers qui encerclait, à quelques mètres de là, le clos des Vautrin. Seule, la maison était là pour le cacher. Qu’un des frères en fît le tour d’un côté et l’autre de l’autre, il était pris. Heureusement, il y avait le toit. C’était un toit de chaume qui, sur le derrière, du côté opposé à la route par conséquent, descendait presque jusqu’au sol. Il s’y hissa, s’y aplatit, y rampa jusqu’à la cheminée. Il entendit la voix d’Élie et celle de l’un des frères qui lui répondait. Comme il l’avait craint, les deux Vautrin faisaient le tour de la maison. Il les vit, l’un s’avancer sur la route, l’autre faire quelques pas dans le clos. La nuit était sombre, heureusement. Zoé cria :

 

– Il sera reparti, laissez-le !… C’est pas la peine, allez, je saurai bien lui raconter quelque chose demain.

 

Et, tout à coup, sous lui, une grosse voix éraillée, la voix de la mère cria :

 

– Rentrez donc ! Vous le retrouverez toujours bien !

 

Les deux autres, après un dernier coup d’œil autour d’eux, rentrèrent et la porte fut refermée et le carré de lumière, sur la route, disparut. Patrice se disposait déjà à se laisser glisser de son toit, quand il distingua encore très nettement la voix éraillée qui disait :

 

– Mais enfin, Zoé, quéqu’il a eu à courir comme ça ?

 

Et Zoé répondait :

 

– Bien sûr qu’il aura vu quéque chose, sans ça, il ne m’aurait pas demandé la chaussette !

 

– Montre-moi ça ! ordonna la grosse voix.

 

Étonné d’entendre aussi nettement ce qui se disait à l’intérieur de la masure alors que la porte en était fermée, Patrice examina le toit autour de lui. Une lueur filtrait presque sous son coude, entre le chaume. C’était certainement par là qu’il entendait. Il y avait là une ouverture, une usure du chaume, une pourriture du toit. Tout doucement, il écarta la vieille paille et, non seulement il put entendre, mais il put voir.

 

VII

« POITOU D’ORIENT, C’EST DU ROUGET ! »

La bicoque n’avait pas de plafond ; c’était quasi une grande cabane séparée en deux chambres par une cloison. Derrière la cloison, c’était sûrement la chambre des Trois.

 

Ce que Patrice voyait, c’était la salle commune avec l’âtre, la cheminée, une espèce de refend dans lequel était étendue la vieille Barbe, impotente, Mme Vautrin mère. Une paillasse sur un châssis de fer, dans un coin, devait être le lit de Zoé. Une table grossière, des escabeaux, un buffet à portes pleines, énorme, contre la muraille ; une rangée de bols de faïence peinte sur la cheminée. Des fusils et des carnassières pendus aux murs. Pas de plancher, pas de carreaux… un sol de terre battue. Sur la table, une grosse miche de pain, de lourdes assiettes creuses, des couverts d’étain. Des verres et une bouteille. Dans l’âtre, une marmite qui chantait.

 

Patrice reconnut les deux albinos qui étaient revenus s’asseoir près de la table, le couteau à la main, un morceau de viande sur du pain.

 

Il y avait une bougie sur la table. La lueur de cette bougie n’allait pas jusqu’à l’alcôve, mais la flamme de l’âtre éclairait par instants le visage redoutable de la vieille Barbe qui surgissait de l’ombre avec un relief effrayant. L’éclat diabolique de ce regard de sorcière était insoutenable, et, du reste, on n’ignorait pas dans le pays que ce regard faisait baisser la tête à Hubert lui-même. Ah ! la gueule de la Barbe ! Une face de masque antique avec des creux et des bosses qui remuaient sans cesse ; de la chair morte en mouvement autour de la seule dent qui restât debout sur l’antre de sa bouche. On n’avait jamais vu la barbe coiffée autrement que des mèches en désordre de ses cheveux blancs, secs comme du chanvre, qu’elle ramenait, sans s’arrêter jamais, d’un geste inconscient, derrière l’oreille où ils ne restaient point, car elle ne cessait de branler la tête et s’agitait sur sa couche, qu’elle ne quittait jamais, plus vive que Zoé. Seulement, les jambes ne la portaient plus. Elle avait toujours un bâton près d’elle, qu’elle lançait sur sa progéniture à toute volée, quand ça lui disait. Et les garçons lui rapportaient le bâton docilement. Zoé ne l’aimait guère, car elle lui administrait des coups plus souvent qu’à son tour ; mais Hubert et les albinos la respectaient parce qu’elle leur racontait des histoires de bagne (où le père avait été) dont ils ne se lassaient point.

 

Quand Patrice mit l’œil à sa lunette improvisée, il aperçut tout de suite la vieille penchée sur la chaussette que lui tendait Zoé. Il reconnut le surjet. Les deux têtes de Barbe et de Zoé se rapprochèrent encore… puis il y eut un silence pendant lequel les albinos, qui observaient attentivement la scène de l’alcôve, avaient cessé leurs bruits de mâchoire… ; puis Zoé demanda s’il fallait approcher la bougie, à quoi la vieille répondit que ça n’était pas la peine. Alors Zoé s’écarta de Barbe. La vieille ricanait d’une façon si sinistre que Patrice, sur son chaume, en eut un frisson jusque dans les moelles. Et les albinos aussi se prirent à ricaner. Zoé, seule, ne riait pas. Elle remettait la chaussette dans sa poche, tandis que Barbe glapissait : « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! »

 

Patrice était en train de se demander quelle signification il fallait attacher à cette phrase étrange accompagnant la disparition de la chaussette au surjet dans la poche de Zoé, quand la porte s’ouvrit et Hubert fit son entrée.

 

Il avait le chapeau rabattu sur les yeux, un gros gourdin à la main et paraissait très las. Il était en blouse : une blouse sarrau qui lui descendait jusqu’aux genoux.

 

Après avoir repoussé bruyamment d’un coup de pied, par-derrière, la porte, il resta planté là devant eux tous, sans bouger, le chapeau sur les yeux.

 

– Bonsoir, la mère, fit-il ; allons, vous autres, des fois qu’on viendrait me vider ?

 

Les deux albinos étaient déjà près de lui et glissaient leurs mains énormes sous le sarrau. Elles en sortaient avec des paquets de tabac qu’ils avaient trouvés sous la ceinture. Hubert s’expliqua :

 

– C’est le résultat d’un p’tit verre sur le zinc, chez la mère Soupe. Le débit venait de recevoir sa provision. J’ai aidé la vieille à faire son compte.

 

Il parlait sans remuer, les coudes collés au corps.

 

– Plus haut, ordonna-t-il à ses frères qui farfouillaient toujours sous la blouse en quête de butin.

 

Élie et Siméon conduisirent leurs recherches jusque sous les bras et sortirent de là deux bouteilles de fine blanche dont ils enlevèrent illico le bouchon pour en apprécier l’odeur, le nez sur le goulot. Ils rebouchèrent et firent claquer, en connaisseurs, leur langue gourmande. La mère aussi voulut sentir à son tour.

 

– Où que t’as eu ça ? demanda la vieille Barbe dont les yeux étincelèrent.

 

– Ça ne doit pas être de la mauvaise, répondit Hubert. J’ai rencontré le rat-de-cave[1] et il s’y connaît.

 

– Tu y as montré ta prise ? fit-elle étonnée.

 

– C’est lui qui m’a montré la sienne, répliqua Hubert. Je l’ai rencontré au coin de la rue Verte. Il longeait le mur sans demander son chemin à personne. Tu sais comment il marche le soir quand il rentre chez lui : il ne balance pas plus les pattes d’en haut que si elles étaient en bois et, plus d’une fois, je m’étais dit : « Ça n’est pas naturel : pourquoi qui colle les bras comme ça ? » J’ai été carrément à lui, je lui ai dit bonjour, bien poliment, et je lui ai secoué la main avec affection… ; mais il trouvait que je la secouais trop, et il m’a dit : « Pas si fort !… » Je lui ai aussitôt mis la main à l’aisselle ! Pétard ! Il avait là sa bouteille… et puis de l’autre côté aussi ! Alors, je lui ai dit : « C’est du propre, monsieur l’inspecteur ! C’est comme ça que vous surveillez les deniers de notre République ! Je parie que vous vous êtes laissé séduire par un réac ! Il n’y a qu’un ci-devant pour oser acheter la conscience d’un honnête homme comme vous, avec deux bouteilles de blanche ! J’en parlerai à notre député. » Il m’a lâché les deux bouteilles et m’en a promis deux pareilles, tous les mois, si on gardait sa langue. Et maintenant, à la soupe, mes enfants.

 

Il avait jeté son chapeau loin de lui. Patrice put voir de près la terrible tête rousse aux yeux verts dont on rêvait la nuit au fond des chaumières. Hubert se glissa un escabeau entre les jambes et se pencha sur sa pitance que Zoé lui servait, fumante. Tout en soufflant dessus, il répéta :

 

– Oui, tout ça, c’est de la moulerie ! Mais j’en ai une bath à vous raconter ! Chacun son os ! Y en a qui passent la journaille à potiner ; moi, c’est pas mon boulot ! J’écoute, et des deux anses encore ! Qui vivra verra ! Comment ça va, la pouliotte, fit-il gentiment en détachant une taloche formidable à Zoé qui se mit à chialer.

 

– T’es pas contente ? J’te demande pourtant des nouvelles de ta santé !

 

– Pourquoi que tu la bouchonnes ? demanda la Barbe.

 

– Alle te le dira. Je l’ai encore vue faire du plat à Balaoo, c’t’après-midi, du côté de Pierrefeu.

 

– C’est une innocente, fit la mère, et Balaoo ne ferait pas de mal à une mouche.

 

– Possible ! Mais j’ai une sœur et je veux qu’alle se tienne et qu’a nous fasse honneur ! Après on aurait des difficultés à la marier !

 

– Pour ça, Hubert a raison, mais je te dis que c’est une innocente. Montre ta chaussette à Hubert, glapit la vieille du fond de son alcôve.

 

La petite sortit sa chaussette et Patrice vit qu’Hubert se penchait sur l’objet et en examinait même la laine, à l’envers, et Hubert rendit la chaussette à Zoé qui la remit dans sa poche, et Hubert dit :

 

– Poitou d’Orient, c’est du rouget !

 

Et les autres, encore, éclatèrent de rire.

 

– Heureusement qu’on ne compte point sur elle pour sa dot, fit Hubert, après avoir vidé son écuelle qu’il levait à hauteur de sa mâchoire animale. Mais t’en occupe pas, va, ma pouliotte, garde tes sentiments et ta vertu et on pourra tout de même te conduire chez le notaire avant d’aller chez le curé. Messieurs ! fit-il solennellement en posant les coudes sur la table, je vous ai annoncé qu’il y avait un beau coup à faire. Qui qu’en est ? Qui qui d’mande la parole ?

 

– Tu sais bien que les albinos sont pas bavards, dit la mère, et qu’ils te suivent partout comme des chiens. Va donc, mon coq.

 

Hubert se tourna du côté de Zoé :

 

– Va compter jusqu’à cent dans la forêt ! Tu me feras bien plaisir ! dit-il à la gamine.

 

Celle-ci, effrayée de l’air d’Hubert, ne se le fit pas répéter deux fois. Elle ouvrit la porte de la cabane, la referma et fut dehors. Patrice pensait déjà à la suivre et remerciait le ciel de l’occasion qui allait lui permettre d’entrer enfin en possession de la précieuse chaussette, quand il s’aperçut, en allongeant la tête, que la petite ne s’éloignait pas de la cabane, mais qu’au contraire elle était restée tout contre la porte, l’oreille collée près du loquet. Il garda son poste, et, intrigué par les dernières paroles d’Hubert, se reprit à observer et à écouter… Hubert s’était allongé comme un animal qui s’étire, avait dressé ses poings au plafond… puis était retombé les coudes sur la table, le menton dans les mains énormes.

 

– Deux cent mille ! dit-il…

 

Les albinos eurent un haut-le-corps et la vieille Barbe sauta d’effarement sur son grabat.

 

– Oui, continua Hubert sans s’attarder sur l’effet produit… oui, mais il y aura p’t’être du raisiné[2].

 

– Dommage ! bougonna la Barbe… j’trouve qu’ça saigne beaucoup dans le pays depuis quelque temps !… Vous verrez que ça finira mal !… Vot’défunt père me le disait encore à son lit de mort : « Méfie-toi du raisiné ! »

 

– Je sais c’que tu veux dire, la mère… mais tu t’exprimes mal… Camus, Lombard et Blondel n’ont pas été saignés, mais étranglés et pendus bien proprement par quelqu’un qui savait y faire… déclara Hubert. Tout de même, j’ai trouvé que c’était de la besogne bien inutile. C’est point parce qu’on a eu quelques discussions politiques qu’il faut se réjouir de la mort des gens. Sans ça, bien sûr, on butterait[3] tout le monde !

 

– Enfin, Hubert, dit Barbe, en secouant son horrible caboche, on ne te demande point tes comptes, mais pense bien que je ne pourrais plus vivre sans vous… Vous seriez les maîtres du pays si vous vouliez… Y a manière de s’y prendre… C’est point en engueulant Blondel en plein café la veille de sa mort qu’on rend la tranquillité à sa vieille mère…

 

Hubert regarda la vieille et puis, en dessous, les deux albinos qui le regardaient, lui, également en dessous.

 

– Ma foi, fit-il, je n’y ai point touché… mais y en a p’t’être bien des gens qui s’mêlent de venger les querelles de famille… Dans tous les cas, ça a été bien fait. Le gerbier[4] n’y a vu que du feu ! et puis les pieds dans le plafond, ça, c’est rigolo !…

 

– Rigole point trop, Hubert, défunt ton père me disait que, s’il avait voulu toujours être sérieux, il n’aurait point eu besoin de passer vingt ans à la relingue[5] avant de venir s’établir honnête homme ici !

 

– En v’là assez, la mère ! T’es plus bête que les pieds du brigadier de gendarmerie. Tu me ferais monter à l’abbaye[6] si on t’entendait !… J’aime pas les paroles inutiles… Écoute les albinos s’ils jabotent !…

 

De fait, Siméon et Élie, depuis qu’on avait parlé du triple assassinat de Saint-Martin, ne disaient plus un mot.

 

Les singuliers étranglements de Lombard, de Camus et finalement de Blondel avaient fait l’objet de plus d’une conversation et de plus d’un silence, chez les Vautrin… et il n’était point étonnant que l’allusion à ces étonnants crimes (encore tout chauds) détournât un instant l’attention éveillée par les mystérieuses paroles d’Hubert, relatives aux deux cent mille !

 

Ce fut la vieille Barbe qui y revint la première ; mais Hubert, maintenant, paraissait hésiter.

 

– C’est bien gros à risquer.

 

– Conte toujours.

 

– Écoutez… J’étais chez la mère Soupe à compter avec elle son arrivée de tabac.

 

– C’était elle qui t’avait appelé, ricana Barbe.

 

– Penses-tu ! mais elle est trop polie pour refuser le service des Vautrin, bien sûr !…

 

– Si tu te taisais, la mère, fit Siméon, on apprendrait p’t’être bien quelque chose.

 

– Nous étions au comptoir, dans le coin du débit, quand la Gaule est entré et a demandé un canon ; et puis un autre petit maigriot est entré avec lui, que je ne connais pas. Il a pris de la blanche, celui-là. J’ai compris bientôt à leur jactance que le petit était un employé des travaux qu’on est en train de faire de l’autre côté du Montancel où ils percent un tunnel ! Vous y êtes ? Y a pas de chemin de fer par là !… Eh bien ! vous savez bien qu’on est en train d’en faire un !… Si vous ne le savez pas, je vous l’apprends, même qu’y a cinq cents ouvriers. C’est quéque chose, ça, cinq cents ouvriers qu’i faut payer… avec de la monnaie comptant ! Toi, Élie, qui sais calculer, dis-moi donc combien que ça peut faire, à six ou sept francs par jour…

 

– S’ils étaient payés dix francs, au bout du mois ça ferait dans les cent cinquante mille francs… dit Élie.

 

– Eh bien ! mon vieux, c’est deux cent mille qu’il faut aux entrepreneurs à la fin du mois…

 

– Ils sont donc plus de cinq cents…

 

– À ce qu’il paraît qu’il y a des travaux conséquents par là-bas… le petit qui était avec la Gaule se plaignait qu’ils étaient loin de tout, que c’était pas rigolo… pas de moyens de communication…

 

– Mais, interrompit Siméon, y a dix ans qu’ils devaient faire des travaux par là !…

 

– Eh bien ! y a deux mois qu’i sont commencés… et tous les mois, comprenez bien, les albis… entends-tu, toi, la mère !… il faut payer les ouvriers !… Pour les payer, il faut de l’argent, et où que ça se trouve, l’argent ?… Ça se trouve dans les banques.

 

– C’est-y que tu voudrais dévaliser la banque de Clermont ? interrogea Barbe dont la figure se tendait, farouche de convoitise, vers les trois hommes…

 

– Qu’est-ce que ça signifie ce que tu dis là, la mère ?… Y a des moments que tu perds la boule, fit Hubert… Laisse donc la banque tranquille, faut que l’argent en sorte, bien sûr…

 

– C’est-y qu’t’aurais appris le chemin que la paye y prendrait ?

 

– Te v’là bien curieuse.

 

– Et comment que tu l’as appris ?

 

– Eh bien ! j’ai suivi la Gaule et son copain sans qu’ils s’en doutent. Ils sont allés chez Mathieu prendre un verre. Le petit en avait plein le citron. Il ne faisait que jaspiner sur les travaux et puis sur tout. Je les ai écoutés, oui, d’un coin qu’ils ne me voyaient pas… Je sais maintenant par où qu’elle vient la paye, termina Hubert en baissant la voix d’une façon sinistre…

 

La mère et les deux autres firent simplement : Ah !…

 

La Barbe n’y pouvait plus tenir ; elle fit signe à Hubert de se rapprocher de son grabat, et les autres, aussi, s’avancèrent.

 

Et ils furent tous trois bouche à bouche, oreille à oreille, à se dire des choses qui ne durèrent pas longtemps et que, malheureusement, Patrice n’entendit pas.

 

Quand le conciliabule fut terminé, Siméon se redressa en demandant :

 

– Et qu’est-ce qu’il disait de ça, lui, la Gaule ?

 

– Oh ! la Gaule n’avait pas l’air enchanté ! Je crois qu’il se serait bien passé de la commission, répondit Hubert. Le petit couchait chez Mathieu. La Gaule lui a dit : « Et maintenant, mon gros, va te coucher. T’es soûl. Demain matin, tu seras bien content de n’avoir parlé qu’à un honnête homme !… »

 

– Il se gobe, la Gaule ! toussa Élie.

 

Ils étaient revenus tous trois à la table. Il y avait un grand silence. La tête de la vieille était rentrée dans l’ombre au fond de son trou. On ne la voyait plus. Tout ce monde-là réfléchissait.

 

– Eh bien ! qui qui parle ? finit par dire Hubert… Je vous écoute. Et ses yeux verts firent le tour de la société, de l’alcôve à la table.

 

– Sûr qu’y aura du raisiné, dit, du fond de son antre, la voix de la Barbe.

 

– Eh bien ! il y aura du raisiné, conclut brutalement Hubert en allumant sa pipe.

 

À ce moment, la voix de Zoé se fit entendre à la porte, demandant la permission d’entrer.

 

– Entre ! lui cria la mère.

 

– Où que t’étais ? demanda Hubert.

 

– Derrière la porte, fit la petite, à vous écouter. Y vaut mieux que ce soye moi que les gendarmes…

 

Et, comme ils levaient déjà leurs mains pour la talocher, elle leur jeta hâtivement :

 

– P’t’être bien qu’il n’y aurait pas de raisiné avec Balaoo ! Rappelez-vous la malle à Barrois !

 

– La p’tite a raison, fit Hubert.

 

– Faudrait lui causer tout de suite, à Balaoo.

 

– C’est pas difficile, déclara Zoé… il est chez lui !…

 

– Allons-y !…

 

– Allons-y !…

 

– Vous n’allez pas me laisser toute seule ! piaula la Barbe.

 

– Les affaires sont les affaires, gémit Hubert. On ne te mangera pas !… En route, Zoé !

 

– Oh ! moi, fit Zoé. Le concierge a ordre de ne plus me laisser entrer !… Je suis plutôt mal avec Général Captain !

 

– Viens toujours !…

 

Ils décrochèrent leurs fusils et furent tout de suite sur la route qu’ils traversèrent avec la petite. Zoé les précédait à travers champs. Patrice vit leurs ombres qui entraient dans la forêt.

 

Il descendit de son toit et courut au Soleil-Noir, demandant à parler au juge d’instruction qui devait y passer la nuit ; mais M. de Meyrentin était déjà couché, ayant donné l’ordre qu’on le réveillât dès l’aurore. Alors Patrice rentra chez Coriolis par le verger. Cette nuit-là, les bruits du dehors le laissèrent tranquille. Sa fatigue était si grande qu’il s’assoupit par moments, mais il eut des cauchemars épouvantables dans lesquels lui apparaissaient, tantôt l’énigmatique figure de son rival, et tantôt l’ombre farouche et indécise du complice des Trois Frères, le nommé Balaoo ou Bilbao ; il ne se rappelait plus bien.

 

VIII

LA DILIGENCE

Patrice fut debout à quatre heures du matin. Il fit sa toilette à tâtons pour ne donner l’éveil à personne.

 

Voir le juge et puis se sauver, c’était là le plus pressé. Le reste n’était que politesse. Et il continuait de penser que de la rapidité de sa disparition dépendait son salut. Il avait encore dans l’oreille la menace des albinos, après son imprudente poursuite de Zoé : « On le retrouvera bien demain ! » Or, demain, c’était aujourd’hui !… Et il noua sa cravate à l’envers. Puis il écrivit, à l’adresse de Coriolis et de Madeleine, deux mots qu’il laissa bien en évidence sur sa table.

 

Quand il arriva à l’auberge, un garçon d’écurie ouvrait la porte cochère.

 

Dans le même moment, Michel, le conducteur de la diligence du Chevalet, arriva et se rendit tout de suite à son petit kiosque, situé dans la cour, où, sur un bureau, il feuilleta le registre des voyageurs. Patrice retint une place à l’intérieur. Il aurait toujours le temps de se montrer plus tard, loin du pays, sur l’impériale…

 

Ceci fait, il fut plus tranquille et s’enquit du juge.

 

Une petite souillon de bonne, qui se frottait encore les yeux, lui apprit que M. de Meyrentin était déjà dans la salle du cabaret, condamnée à tous depuis le drame. Patrice s’y rendit, croyant trouver le juge d’instruction en face d’un premier déjeuner ; mais il le découvrit juché sur une armoire, près de la porte qui ouvrait sur la rue. Il était à quatre pattes, là-haut.

 

Patrice ne prit point le temps de s’étonner de cette position exceptionnelle pour un juge :

 

– Monsieur ! lui cria-t-il, vous aviez raison !… Il y a un complice !

 

– Je vous crois, jeune homme, qu’il y a un complice… et comment ! Un complice à l’envers ! ricana M. de Meyrentin du haut de son meuble… Je suis en train de relever ses traces à l’envers !… car tout dans cette affaire marche la tête en bas. L’assassin – celui que nous appellerons le complice si vous voulez bien –, enfin celui que je crois l’instrument des Trois Frères, s’est glissé au-dessus de vos têtes aussitôt la porte ouverte, jusque sur cette armoire où il s’est blotti… et vous n’y avez vu que du feu, naturellement… ; pourquoi ? parce que vous regardiez en bas quand tout se passait en haut ! Il y a des traces de l’assassin partout… jeune homme, mais au-dessus des meubles. Maintenant, écoutez-moi bien !… (M. de Meyrentin, pour faire plus commodément ses confidences à Patrice, prie le jeune homme de monter debout sur une chaise, cependant qu’il s’asseoit lui-même, les jambes ballantes, au haut de son meuble)… Je vais vous poser une question formidable… vous entendez : formidable !… Êtes-vous sûr ?… êtes-vous bien sûr, là… réfléchissez !… et ne vous pressez pas… Êtes-vous bien sûr de l’avoir entendu ?…

 

– Comment ! si je l’ai entendu !…

 

– Réfléchissez !… Réfléchissez !… Rappelez-vous !… C’est peut-être une tromperie de vos oreilles… Et dites-moi, dites-moi bien… Êtes-vous sûr de l’avoir entendu parler ?

 

– Mais oui !… mais oui !…

 

– Ah ! c’est dommage !… C’est dommage !… C’est dommage !…

 

– Mais que croyez-vous donc ?…

 

– Plus rien, puisqu’il parle !…

 

– Vous vous exprimez par énigmes, monsieur le juge, fit Patrice. Et je ne comprends pas ! Mais moi, je vais vous dire une chose bien claire : j’ai poursuivi, cette nuit, la sœur des Vautrin qui raccommodait une chaussette dont le surjet représentait d’une façon frappante le dessin que vous êtes en train d’examiner au plafond !

 

– Ah ! ah ! très intéressant !… très intéressant !… fit enfin M. de Meyrentin, en assujettissant son binocle et en penchant son regard sur le jeune homme à ses pieds… Et pourquoi fuyait-elle ?…

 

– Parce que je voulais lui prendre sa chaussette…

 

– Elle en connaissait donc la valeur ?

 

– J’en doute, puisqu’elle la reprisait publiquement… Toujours est-il qu’elle s’est enfuie jusque chez elle et qu’elle a montré la chaussette à sa mère qui lui a lancé une phrase étrange, mais que j’ai retenue parce qu’elle a été répétée par les Frères… : « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! »

 

– « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! » s’exclama le juge, en sautant comme une balle élastique sur le carreau et en se dressant sous le nez de Patrice… « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! », vous avez entendu cela, vous ! Et chez les Vautrin ? Vous êtes donc allé chez les Vautrin, vous ?… et ils vous ont laissé sortir vivant ?…

 

– Monsieur, j’étais sur le toit !…

 

Et il lui conta tout, par le détail, lui rapportant ce qui était venu jusqu’à lui du coup des deux cent mille entrepris contre la paye des ouvriers du Montancel. M. de Meyrentin ne pouvait se retenir de manifester sa joie, sa satisfaction… « Ah ! enfin !… on allait les tenir, les Vautrin ! Pas un n’échapperait !… » Les Trois Frères et le complice ! un nommé Bilbao, avait dit Patrice. S’il ne s’était retenu à cause du sentiment qu’il ne perdait jamais tout à fait de sa dignité judiciaire, il eût embrassé Patrice. Il se contenta de lui serrer la main avec effusion… et de lui brûler la politesse. Il disparut.

 

Le jeune homme, un peu étonné de ce brusque départ, se fit alors servir un bol de lait chaud ; puis ce fut l’heure de la diligence.

 

Mais Patrice constata que celle-ci n’était guère prête à partir.

 

On l’avait sortie dans la cour, mais les chevaux n’y étaient point, et elle n’avait plus que trois pattes ou, pour mieux dire, trois roues : la quatrième était remplacée par un cric.

 

Et le jeune homme apprit des voyageurs irrités que le conducteur, Michel, venait de s’apercevoir, au dernier moment, que cette quatrième roue manquait tout à fait de solidité. Il l’avait fait transporter chez le charron qui avait déclaré qu’elle ne serait pas prête avant une heure. Patrice en fut bien désolé.

 

Pour tromper le temps, il essaya de revoir M. de Meyrentin, mais il apprit de Roubion que le juge s’en était allé réveiller Mme Godefroy, la receveuse des postes et télégraphes.

 

L’heure s’écoula, au bout de laquelle les cinq voyageurs, qui battaient la semelle autour de la grande caisse immobilisée de la diligence, apprirent que le charron exigeait une autre heure pour rajouter une pièce de bois à la jante. Alors, ils se décidèrent à renoncer, pour ce jour-là, à leur voyage, à cause de cette roue aléatoire.

 

De son côté, Patrice, en dépit de la répugnance qu’il avait à changer son plan d’action, voyant que la diligence lui faisait défaut, et plus décidé que jamais à quitter le pays, se résolut à courir à la gare, où il était encore temps qu’il prît le train. Arrivé à la gare, la première personne qu’il aperçut fut Zoé qui semblait guetter sa venue.

 

Après ce qui s’était passé la veille au soir, il ne doutait point qu’elle ne fût là pour lui et que, ne l’ayant pas vu au manoir, elle n’eût averti ses frères qui l’avaient envoyée en surveillance.

 

Pendant ce temps-là, ils étaient peut-être en train de démolir la voie quelque part, à son intention. Car enfin, on n’était pas encore fixé sur le mystère du premier attentat ; et le moins que le juge d’instruction en laissât pressentir était qu’il avait retrouvé, autour du tunnel de la Cerdogne, quelques empreintes rappelant, à s’y méprendre, celles du Plafond du Soleil-Noir.

 

Patrice, après avoir évité le regard pourtant perspicace de Zoé, revint à l’auberge, démonté à un point que l’on ne saurait dire.

 

Enfin, la roue arriva, et, en même temps que la roue, une nouvelle série de voyageurs (frais débarqués du train) qui profitaient du retard de la diligence pour prendre, le jour même, cette correspondance inespérée avec le pays du Chevalet.

 

Ces nouveaux voyageurs étaient quatorze !

 

On n’avait jamais vu, dans la cour du Soleil-Noir, un pareil encombrement. Patrice n’eut point l’idée de s’étonner de cet afflux de voyageurs, ni de leur attitude singulière. Pour des gens du commun, qui avaient fait le trajet de compagnie, n’était-il point incompréhensible qu’ils ne se causassent point ? Il y avait là des paysans qui portaient la blouse d’une façon bien embarrassée : par exemple, ils ne savaient point où trouver leurs poches, comme s’ils en avaient oublié la place. Enfin, ces rustres étaient de mine triste, tantôt pâle, tantôt jaune, mais ni rugueuse, ni rutilante comme sont les vraies mines des paysans morvandiaux.

 

Ils n’adressaient aucune question à Roubion qui, lui, les interrogeait, et à qui ils ne répondaient que vaguement, en lui tournant le dos.

 

Roubion en était si intrigué qu’il s’en alla réveiller Mme Roubion, laquelle se mit à la fenêtre en camisole de nuit et bigoudis au front pour voir ces extraordinaires clients.

 

Patrice, qui s’était caché dans l’ombre de la salle, n’en sortit que pour monter dans la diligence. Quand il se disposa à prendre place, il fut effrayé de la foule qui remplissait la caisse, surtout qu’à ce moment se présentèrent encore deux voyageurs avec une petite valise qu’ils portaient tous deux et qui paraissait fort lourde. Ils introduisirent l’objet en même temps que leurs personnes dans la voiture et, événement plus inexplicable que le reste, les occupants ne protestèrent point contre l’arrivée de ce lourd bagage dans un espace déjà si bien rempli.

 

Patrice hésitait sur le marchepied. Mme Roubion lui cria :

 

– Montez donc sur l’impériale, monsieur Patrice !… Il fait beau !…

 

Le jeune homme leva le nez, tout rouge… Comme elle avait crié son nom !… On avait dû l’entendre de tout le village… jusque chez les Vautrin, là-bas, au bord de la route…

 

Il lui fit une réponse rapide de politesse, et, pour n’attirer l’attention de personne, grimpa en trois bonds sur l’impériale qui était vide, alors que l’on s’écrasait à l’intérieur et dans le coupé. Et il se jeta dans l’encoignure de la bâche, à l’abri des malles que Michel, aidé du garçon d’écurie, debout sur une échelle appuyée à la diligence, achevait d’arrimer.

 

Les chevaux étaient attelés et secouaient leurs grelots, impatients. « À quelle heure qu’on va arriver ! » bougonnait Michel… et il ajoutait, entre ses dents : « Si on arrive ! » Mais Patrice ne l’entendit pas.

 

Patrice n’était occupé qu’à se dissimuler, à se demander si on n’allait pas l’apercevoir quand la voiture entrerait en forêt, pas bien loin de la masure des Trois Frères.

 

Enfin, on partit. Coups de trompe, coups de fouet. Cahots dans la rue Neuve et trotte la guimbarde !…

 

Avant d’entrer en forêt, le jeune homme risqua un coup d’œil du côté des Vautrin ; la bicoque était fermée et il ne vit rien de suspect ; mais son regard, qui monta plus haut, jusqu’au manoir, aperçut, sur le seuil de la petite porte qui ouvrait du paradou sur les bois, la silhouette fine de Madeleine qui agitait un mouchoir.

 

Patrice en reçut un coup au cœur, non point que celui-ci se gonflât, à l’instant, d’un amour immodéré, mais bien d’une crainte subite que lui inspirait pareille imprudence. « Ah ! bien ! se dit-il, ça n’est pas fort de sa part !… Je l’aurais crue plus intelligente ! »

 

Mais, en forêt, il se rassura. Chaque mètre qui l’éloignait de Saint-Martin lui rendait peu à peu la quiétude.

 

Ça ne devait pas durer.

 

On n’avait pas fait deux kilomètres sous bois que Michel lançait un juron en retenant ses chevaux dont l’un avait fait un brusque écart. La faute en était à une gamine qui venait de sauter sur la route avec la légèreté d’une biche !

 

– Ah ! la Zoé… grinça la bouche édentée de Michel.

 

Zoé !… Elle était donc partout… partout où il était, lui, Patrice… Elle le poursuivait. Il en eut une suée en se rejetant sous sa bâche ; mais, bien sûr, elle l’avait vu, car elle lui cria :

 

– Eh ! bonjour, monsieur Patrice !… Vous voilà donc parti ! Où que vous allez par là ?…

 

Et, comme l’autre, là-haut, ne lui répondait pas, elle lui lança un « Bon voyage ! » dans un éclat de rire qui fit frissonner le jeune homme.

 

La Zoé avait disparu depuis longtemps, poursuivie par la mèche du fouet de Michel, que Patrice avait encore devant les yeux sa petite forme bondissante et menaçante dans la poussière blonde de la route.

 

– Croyez-vous, demanda Patrice au conducteur, que nous puissions être arrivés à Saint-Barthélémy avant la nuit ?

 

– Pas avant dix heures du soir ! répondit l’autre en faisant claquer son fouet, avec mauvaise humeur.

 

IX

LE MYSTÈRE DES BOIS-NOIRS

Michel ne devait pas être causeur ; il ne se retournait même pas sur le jeune homme quand celui-ci lui adressait la parole. Il paraissait fort occupé de ses chevaux et aussi de la route qu’il scrutait de ses petits yeux aux paupières rouges, avec un soin de tous les instants. Patrice s’étonna encore d’être seul sur l’impériale, alors qu’il y avait tant de monde en bas, et il fit part de cette réflexion à Michel qui lui répondit assez sèchement : « C’est leur affaire !… »

 

Dans les côtes, la diligence se vidait, ou à peu près… Seuls, les deux voyageurs à la valise ne bougeaient pas de leur coin, tout au fond, près du coupé. Ils avaient leur bagage sous la banquette. Michel restait sur son siège et Patrice, non plus, ne descendit pas. Il n’avait nulle envie de flâner le long des talus pour cueillir un bouquet sauvage. Monotone et sans incident, le voyage se poursuivit ainsi jusqu’au relais de Mongeron où l’on arriva à deux heures et où l’on mangea un déjeuner froid.

 

Patrice avait songé, un instant, à coucher à Mongeron d’où il serait reparti le lendemain matin avec une voiture de louage, ce qui lui eût évité la traversée de la forêt, la nuit ; mais il préféra finalement le risque de voyager, même la nuit, en nombreuse compagnie, à celui de rester, au cœur des bois, dans cette auberge isolée.

 

Aucun incident pendant le déjeuner. Au départ, les voyageurs reprirent leur place du matin. Maintenant ils étaient plus bavards et, dans les côtes, se parlaient déjà comme de vieux amis ; ils avaient même l’air de se faire des confidences, autour de la diligence qu’ils ne quittaient point, du reste, de vue.

 

Patrice, plus que jamais, regrettait cette imagination néfaste qu’il avait eue de prendre ce chemin pour fuir Saint-Martin. Cette route, depuis qu’il avait vu Zoé, lui apparaissait comme la plus dangereuse de toutes, surtout depuis qu’elle se faisait plus sombre. Ils avaient abordé depuis longtemps la haute et profonde futaie, et c’était maintenant que ces forêts méritaient vraiment leur nom lugubre des Bois-Noirs. La lumière du jour n’arrivait plus que difficilement à percer les feuillages épais. Et, sous les grands arbres, quel silence ! Seule, la mèche claquante de Michel éveillait de temps à autre les échos de ce désert.

 

Cependant, Michel n’était plus aussi taciturne que le matin. L’aubergiste de Mongeron l’avait fêté et lui avait rempli sa gourde de fine blanche. Par instants, Patrice l’entendait se parler à lui-même avec des airs de tête entendus. Il semblait avoir pris son parti de quelque chose qu’il était seul à connaître et répétait : « Va toujours !… Va toujours !… »

 

Il pouvait être six heures du soir quand on arriva à la côte du Loup, ainsi nommée de ce qu’elle est surplombée par un roc qui a, à peu près, avec quelque imagination, la forme d’un loup.

 

La diligence, une fois de plus, s’était vidée, et Michel, somnolent sur son siège, laissait traînasser les guides sur la croupe des chevaux, quand il fut secoué de son appesantissement par une voix qui lui criait de la route :

 

– Ne dors pas, la Gaule !…

 

Du coup, Patrice eut les yeux ouverts, lui aussi ! La Gaule ! Qui donc avait crié la Gaule ?… et à qui en avait-on ? Il se pencha au-dessus de la route et aperçut, près des chevaux, un individu qui était resté jusqu’alors dans la voiture, à toutes les côtes, et qui était l’un de ceux qui, le matin, l’avaient bousculé sur le marchepied au moment de faire entrer la petite valise lourde dans la diligence. C’était un petit gars sec, qui avait une casquette sur la tête et dont l’aspect correspondait assez bien au signalement qu’avait donné de lui Hubert Vautrin à ses frères, quand il leur parlait de la conversation du petit et de la Gaule !…

 

Le petit gars sec avait le nez en l’air et regardait, à demi farceur, le conducteur de la diligence qui lui allongea, en douceur, son fouet dans les jambes.

 

Les yeux de Patrice allaient de la route au siège de la diligence.

 

– Quoi ? fit-il à Michel, avec une émotion qu’il ne cherchait même pas à dissimuler : c’est vous, la Gaule ?… Michel ne répondait pas.

 

– Pardon, monsieur ?… C’est vous monsieur la Gaule ? Enfin, l’autre se retourna :

 

– Quéqu’ça peut vous faire ? Je m’appelle Michel Pottevin, mais ils m’appellent la Gaule, dans le pays. C’est un nom que la mère Vautrin m’a donné comme ça pour rigoler autrefois. On a dansé ensemble, quand elle avait des jambes, à plus d’une fête, à Saint-Martin. Maintenant elle n’peut plus. Paraît que dans son argot, la Gaule, ça veut dire : le conducteur. C’est peut-être à cause de mon fouet que ça veut dire ça… C’est vrai, j’ai toujours l’air d’avoir une gaule à la main, comme qui dirait pour pêcher à la ligne. Ça vous suffit-il ? Êtes-vous content ?…

 

Patrice ne put, sur-le-champ, lui répondre. Le petit gars sec à la casquette était grimpé lestement près de Michel et lui parlait à l’oreille. L’autre haussa les épaules. Le petit redescendait aussitôt, pendant que la Gaule lui disait : « Si ça fait ton affaire, moi, je me serais bien passé de la commission !… »

 

Une étrange lueur éclairait soudain la situation dans le cerveau en déconfiture de Patrice.

 

Eh bien ! il en avait de la veine !… Il prenait la diligence pour fuir les aventures, et voilà qu’il était embarqué dans l’une des affaires les plus dangereuses qui se pussent imaginer depuis l’attaque du courrier de Lyon : le pillage d’une diligence. Comment n’avait-il rien vu, rien deviné depuis le matin ? Fallait-il qu’il eût le cerveau plein des événements passés pour qu’il ne se fût pas aperçu de ce qui se complotait autour de lui ! Ah ! il en était sûr, maintenant ! C’était pour tout à l’heure, pour tout de suite, peut-être, le coup des deux cent mille !… Oui, oui, tout était simple !… trop simple !… La petite valise lourde, c’était la caisse de la paye… et il n’y avait qu’à regarder plus attentivement tous ces voyageurs pour deviner sans effort à quel genre d’administration ils appartenaient !… Il comprenait tout !… les deux heures et demie de retard de la diligence… l’obstination de M. de Meyrentin à rester chez la receveuse des postes et télégraphes, Mme Godefroy, qu’il était allé réveiller juste après ses confidences !… M. de Meyrentin avait pris tout le temps qu’il lui fallait (après avoir trouvé le truc de la roue), pour organiser la défense des deux cent mille !… C’est lui qui avait fait venir, par train spécial, tous ces faux paysans avec lesquels il espérait s’emparer de la bande Vautrin, de toute la bande… des Trois et du mystérieux complice…

 

Le seul espoir de Patrice était maintenant que ce plan fût justement trop simple. Il pensait que, déjà, les Trois devaient être prévenus… et que ce n’était point pour rien que Zoé surveillait la gare et la forêt… Ils n’oseraient pas s’y frotter !… Et, du coup, Patrice traversait les Bois-Noirs gardé par tout un régiment d’agents de police…

 

C’est avec de tels raisonnements que le pauvre garçon essayait de se redonner du courage, car il était bien bas… Cette dernière découverte lui avait cassé les jambes…

 

Il faisait de plus en plus noir. Ça n’était pas encore la nuit ; mais l’obscurité humide, qui tombait de l’arceau de verdure sombre sous lequel la diligence venait de s’engager, était plus impressionnante que la nuit elle-même, car cette obscurité ne paraissait point naturelle, mais truquée pour de sinistres desseins, par les mauvais génies de la forêt.

 

– Fais pas la bête et rentre dans la boîte, conseilla Michel au petit homme sec qui trottait en débitant des plaisanteries sous le nez des chevaux. Je n’aime pas la côte du Loup !…

 

À ces mots, les voyageurs, sur la route, opérèrent un mouvement de rassemblement autour de la diligence, peu à peu, sans ordre apparent ; il était aisé à Patrice de se rendre compte que les abords de la voiture étaient bien gardés. Ces messieurs étaient prêts à tout, les mains dans les poches ou sous les blouses qui devaient cacher les armes.

 

– Monsieur la Gaule, dit Patrice en se rapprochant du conducteur… c’est moi qui ai parlé ce matin à M. de Meyrentin !… le juge d’instruction.

 

L’autre se retourna cette fois :

 

– Ah ! c’est vous qui avez surpris le coup préparé par les Trois Frères… Eh bien ! vous avez fait une belle affaire, là ! mon garçon ! déclara la Gaule en allumant sa pipe… Je ne vous fais pas mes compliments.

 

– Pourquoi ? demanda Patrice, ahuri.

 

– Mais parce qu’il faut aimer les horions pour se mêler de choses pareilles… et vous v’là là !… Eh ben ! vous en avez du courage !… Moi, j’m’en fiche après tout… j’suis bien avec eux… et ils ne me feront pas de mal… et je ne ferai rien pour qu’ils m’en fassent, vous pouvez le croire… Mais vous, mon p’tit, puisque vous avez jaboté… feriez mieux d’être chez vous, à c’t’heure !…

 

– Alors, je n’aurais dû rien dire ? demanda le jeune homme qui ne savait plus à quel saint se vouer et qui s’essuyait, d’un geste machinal, son front en sueur.

 

– Aurait mieux valu ! répondit l’autre.

 

– Pas pour vous, en tout cas ; si je n’avais rien dit, vous auriez été attaqué bien plus sûrement et il n’y aurait eu personne pour vous défendre !

 

– C’est pas moi, répliqua Michel, logique, c’est pas moi qu’aurait été attaqué… C’est la caisse de ces messieurs entrepreneurs et, je m’en fiche, moi, de la caisse de ces messieurs entrepreneurs !

 

– Mais, enfin, monsieur, soupira Patrice, vous ne croyez point que les Trois Frères oseront attaquer ce convoi !…

 

– C’est pas moi qui l’ai dit, repartit, têtu, le conducteur… Mais, s’ils l’ont dans la tête, je ne vois point pourquoi qu’ils ne le feraient pas !

 

– Pensez-vous qu’ils ne s’apercevront pas à temps que toute cette troupe de faux paysans ne voyage que pour garder la caisse ?

 

– Ah ! si c’est eux qui veulent faire le coup, bien sûr qu’ils savent déjà à quoi s’en tenir… Ils ont dû déjà nous reluquer à plus d’un coin de route !…

 

– Ils peuvent donc nous suivre aussi facilement que ça ?

 

– Ah ! pour être mobiles, ils sont mobiles !… Il n’y a point de bêtes plus mobiles dans la forêt, pour sûr… Ils nous auront vus devant, derrière et sur les côtés… et ils ont des chemins de traverse qui les mènent partout, autour de nous, sans que nous nous en doutions seulement une minute !… Oui, mon petit monsieur… c’est comme si, tenez, c’est comme s’ils avaient fait la forêt au lieu que ce soye le bon Dieu…

 

– On a raconté beaucoup de choses sur ce qu’ils font dans la forêt…

 

– Et puis sur ce qu’ils ne font pas, bien sûr… On n’est pas né d’hier, et c’est pas d’hier qu’on parle du Mystère des Bois-Noirs, j’vous l’accorde à vous qu’êtes bien jeune !

 

– Qu’est-ce que le Mystère des Bois-Noirs ?

 

– Vous le demanderez à ceux qui voyagent quelquefois du pays du Chevalet au pays de Cerdogne ; ils vous répondront p’t’être… mais y en aura pas un pour se plaindre, bien sûr…

 

– Est-ce vrai ce qu’on a raconté des voyageurs arrêtés par une bande de masques noirs ?

 

– Ah ! c’est bien vieux… bien vieux !… C’est un truc usé, le truc des masques noirs… Maintenant, dans les voyages en diligence, on est à peu près tranquille… pourvu qu’on se conduise bien avec la pierre du Loup…

 

– Comment, qu’on se conduise bien avec la pierre du Loup ?

 

– Avez-vous une pièce de cent sous ?

 

– Pour quoi faire ?

 

– Donnez ! fit l’autre en prenant la pièce que Patrice avait sortie de sa poche.

 

Et il la jeta au petit gars sec qui se trouvait au milieu d’un groupe, la casquette tendue à la main. Le voyageur ramassa les cent sous sans demander d’explication et gravit le talus, à quelques pas de là. Ce talus était surmonté justement de cette énorme pierre du Loup que l’on apercevait si bien quand on arrivait au bas de la côte. Le quêteur s’accrocha à la pierre et versa dans un creux de cette pierre tout le contenu de la casquette qui rendit un son argentin, et puis il y jeta la pièce de cinq francs et il redescendit.

 

Patrice avait assisté à l’opération sans y rien comprendre. Son regard allait de la pierre du Loup aux voyageurs et au conducteur. Michel, le voyant si intrigué, ricana de satisfaction :

 

– Ce que vous venez de voir là, mon jeune monsieur, c’est le denier du Loup (clac ! clic ! clac ! avec le fouet), parfaitement, le denier du Loup… Clic ! clic ! clac ! pour le denier du Loup !… Comprenez pas ? Non ? Eh bien ! quand le voyageur a donné le denier du Loup, il peut être à peu près tranquille, entre la Cerdogne et le Chevalet, mon jeune monsieur !… Maintenant que vous avez donné cent sous, je pourrais vous dire (si c’était un jour ordinaire) ; « dormez sur vos deux oreilles ! » Mais aujourd’hui, c’est une autre paire de manches… On a l’histoire de la caisse, en bas, mon jeune monsieur ! Patrice demanda :

 

– Alors, c’est ça, le Mystère des Bois-Noirs ?

 

– C’est ça et puis bien d’autres choses…

 

– Alors, tout à l’heure, ils vont venir chercher le denier du Loup… Les autres, en bas, l’ont payé pour ne pas éveiller l’attention des Vautrin, bien sûr, ajouta Patrice, perspicace.

 

– D’abord, pas de noms propres, c’est déplaisant ! Ils viennent chercher le denier du Loup quand ça leur chante… Le denier reste dans son creux de pierre des fois pendant quinze jours… sans que personne ose y toucher… ; au passage, les voyageurs vont le voir et le revoir, quelquefois par curiosité, avant d’y ajouter leur obole… Ah ! on a vu des choses bien drôles, allez, à ce sujet-là !… des choses… inexplicables et qui prouvent que la forêt fait tout ce qu’ils veulent, les mâtins !…

 

– Quoi donc ? demanda Patrice qui entrevoyait avec plus de confiance le terme du voyage, car, à bien les regarder, tous les voyageurs qui étaient là n’avaient point l’air d’avoir froid aux yeux… Depuis quelque temps, il les regardait tourner autour des buissons, en bordure de la route, avec une audace nonchalante qui le rassurait, lui là-haut, sur son impériale.

 

C’est alors que le père la Gaule se souleva sur son siège et cligna des yeux, fixant au loin derrière lui quelque chose qu’on ne savait pas… et puis il se rassit, disant :

 

– Allons, j’croyons bien que tout ira pour le mieux, aujourd’hui !… J’aime autant ça ! Voyez-vous… Eh bien ! qu’est-ce que vous avez à me reluquer comme ça ?… Vous voudriez p’t’être que j’vous dise l’histoire de la malle à Barrois ?

 

– Je vous la demande et je ne regretterai plus mes cent sous ! avoua Patrice qui, sans être avare (loin de là), était économe. « La malle à Barrois ! Mais Zoé, dans la masure, a justement parlé de cette malle-là ! » pensait-il.

 

– Au pays du Chevalet, on la connaît bien – allez ! – l’histoire, et en Cerdogne aussi, commença l’autre en hochant la tête… Mais avec les étrangers on se méfie toujours… et la malle à Barrois, c’est une histoire qu’on ne raconte qu’entre soi, comme toutes les histoires du Mystère des Bois-Noirs, qui pourraient parfois donner des idées à la police ! Compris, hein ?… Et la police, on n’en a pas besoin ! Qui donc qui la ferait mieux dans la forêt que ceux du denier du Loup ?… Mais il faut qu’on les paye, comme de juste… Eh bien ! c’est à cause de quelqu’un qui, non seulement n’a pas voulu payer, mais a osé voler le denier du Loup, que l’affaire de la malle à Barrois est arrivée ! Oui, mon jeune monsieur…

 

– Mais c’est une véritable histoire qui est vraiment arrivée ?

 

– Elle s’est passée là, à mes côtés, où vous êtes, jeune homme… à l’endroit juste ! Eh bien, voilà !… Vous avez entendu parler de Blondel, celui-là qui a été assassiné l’autre jour chez Roubion ?

 

Si Patrice avait entendu parler de Blondel ! Il se nomma, et l’autre sut de quelle sorte il avait été mêlé à la tragique aventure du malheureux commis voyageur.

 

– Eh bien ! Blondel qu’a été assassiné (je ne sais pas par qui, c’est pas mon affaire) avait un ami dans la représentation, un ami qui faisait le malin et qui se moquait de lui, parce que Blondel lui avait raconté que, chaque fois que ceux du Chevalet passaient par la pierre du Loup, ils donnaient leur denier au Loup pour que ça leur porte bonheur. Blondel, lui, donnait dix sous comme les autres, quand il prenait la diligence du Chevalet, et il ne s’en cachait pas (faut dire qu’à ce moment, il n’avait pas encore eu d’affaires politiques avec les Trois Frères… Entre nous, la politique, c’est fait pour brouiller les meilleurs amis, s’pas ?)… Alors, l’ami à Blondel, un nommé Barrois… Désiré Barrois… se mit à parier qu’il passerait devant la pierre du Loup et qu’il ne donnerait jamais dix sous et qu’il ne lui arriverait jamais rien…

 

Or, ce Barrois venait de prendre la représentation d’une maison de Cluse pour toute la contrée… C’était bien imprudent, parce qu’il allait avoir souvent besoin de la diligence… et voilà ce qui est arrivé, aussi vrai que vous êtes là, mon cher monsieur !… (Ah bien ! quoi… Nestor !… Tu vas pas te tenir tranquille un peu ! Qui qui m’a fichu une bique pareille ? Regardez-le !… regardez-le piquer des oreilles !… Tu sais bien que je n’aime pas ces manières-là, hein ? Clic ! Clac !)… La première fois donc que Barrois passe devant la pierre du Loup… (c’était en revenant de Saint-Barthélémy… On descendait la côte et la diligence venait de s’arrêter pour permettre aux voyageurs d’aller déposer leur denier)… Barrois, qui voit ça, gueule comme un âne… que c’est une honte !… qu’il est pressé… que les diligences ne doivent pas s’arrêter en descendant les côtes… et patati ! et patata !… Mais c’est comme s’il chantait… Les autres avaient fait la quête dans un chapeau et versé la collecte là-haut, dans le creux du Loup…

 

Barrois grimpe alors à la pierre et voit le trésor. Il y avait bien vingt-cinq à trente francs, ce qui prouvait que le Loup n’était point passé depuis au moins trois jours. Barrois ramasse tout et glisse toute la monnaie dans sa poche. « Ça vous guérira, qui dit… Chaque fois que je passerai, ça sera comme ça… Quand vous saurez que c’est moi qui ramasse tout, vous ne mettrez plus rien ! Remerciez-moi ! » Les autres bougonnèrent bien, mais, comme ils avaient fait leur devoir, eux, ils s’en lavaient les mains, s’pas !…

 

Le lendemain, Barrois, qui était descendu au Soleil-Noir, recevait un p’tit mot qui était signé le Loup des Bois-Noirs, où qu’on lui disait « que s’il ne remettait pas dans le creux du Loup autant de pièces d’or qu’il avait pris de pièces en tout, il lui en cuirait » !…

 

Barrois s’est entêté et n’a rien remis du tout ; mais, à quelque temps de là, v’là ce qui lui est arrivé, parole d’honneur ! En passant à Mongeron où qu’il avait affaire, il a ouvert sa malle d’échantillons pour montrer sa marchandise à l’aubergiste… une grosse malle qu’avait fait le voyage là-dessus, m’sieur, là où qu’vous êtes… Eh bien ! la malle qu’il avait embarquée pleine, devant nous tous, à Saint-Barthélemy, était vide !… Oui, m’sieur ! vide, mais là ce qu’il y a de plus vide… On n’avait pas oublié une chaîne de montre !… (il était représentant en bijouterie et horlogerie)… Dans la malle, il y en avait p’t’être pour trente mille francs !… Vous jugez du coup !…

 

Barrois en était comme idiot !… car c’était un mystère, ça, un vrai mystère des Bois-Noirs !… et un tour du Loup qu’était pas ordinaire ! Blondel, en apprenant ça au Soleil-Noir, se met à rigoler et dit à Barrois :

 

– Qu’est-ce que je t’avais dit ? Maintenant tu n’as plus qu’à déposer tes pièces d’or, comme a dit le Loup, sur la pierre, et à remettre ta malle vide sur la diligence… p’t’être bien qu’elle se remplira… À tout péché, miséricorde !…

 

Aussitôt dit, aussitôt fait… Barrois reprend la diligence le lendemain ; pour revenir à Saint-Barthélemy et remet sa malle, là où vous êtes, et puis s’assied à côté de moi… et puis, en passant près de la pierre au Loup, il a vite dégringolé pour aller porter ses pièces d’or… trois cent soixante francs en pièces de dix francs… Le Loup n’avait point « dit dans son petit mot si les pièces d’or devaient être de vingt francs… ; après quoi, il remonte sur la voiture, toujours à côté de moi, et, arrivé à Saint-Barthélemy, on descend la malle !… Ah ! y en a eu une émotion… Elle était lourde à ne pas pouvoir la remuer, c’était même trop lourd pour de la bijouterie. On l’ouvre !… Savez-vous ce qu’il y avait dedans ?… Des cailloux !… des cailloux qu’on casse sur les routes !… On s’est montré depuis le tas de cailloux où le Loup avait puisé pour emplir la malle… C’est-il pas un mystère, ça ?… Comment que le Loup avait fait son compte ? On n’a jamais su et on a appelé ça l’affaire de la malle à Barrois… et je vous prie de croire que chacun, depuis, a toujours payé son denier au Loup et n’a plus touché aux pièces du creux de la pierre du Loup !… Les pièces d’or de Barrois sont même restées dans le creux plus de trois mois… oui, m’sieur… comme un exemple pour tout le monde… et puis, le Loup les a prises comme les autres… et puis Barrois, qui s’était couché de maladie, en est mort !… V’là l’histoire de la malle à Barrois, comme je l’ai de mes yeux vue, foi de la Gaule ! M’est avis que le Loup a maintenant des montres de quoi savoir l’heure !…

 

Patrice pensa :

 

– Ça ne l’a pas empêché de voler encore celle d’un juge d’instruction…

 

Le conducteur aurait voulu jouir en paix de l’effet de son histoire ; mais il dut s’occuper beaucoup de ses chevaux qui, depuis quelque temps, se montraient inquiets et indociles… Et cependant on allait au pas et il ne les taquinait pas… et ils connaissaient bien la côte… Nestor était particulièrement insupportable, et Michel ne le lui envoya pas dire, mais il lui allongea un bon coup de fouet dans les oreilles…

 

– Monsieur, demanda Patrice, toujours songeur, dans les côtes, vous descendez, ordinairement ?

 

– Dame, oui !

 

– Vous et les voyageurs de l’impériale ?

 

– Presque toujours.

 

– Et ces deux fois-là, les fois de la malle, est-ce que vous êtes descendus de l’impériale, dans les côtes ?

 

– Ma foi, je peux vous l’assurer, car, en remontant, la seconde fois, on plaisantait Barrois en voyant que sa malle était toujours à sa place… Mais, si on descendait, on ne quittait guère d’un pas la voiture… et les femmes restaient à l’intérieur… Eh bien ! personne n’a rien vu…

 

– Oui ! Eh bien ! fit Patrice, après avoir bien réfléchi à la malle de Barrois, cette malle a été prise sur l’impériale en cours de route, et remise à sa place sans que vous vous en soyez aperçus, pendant que vous montiez les côtes. Comment une pareille chose a-t-elle pu se faire ?… Il n’y a qu’une hypothèse, c’est qu’en passant dans certains endroits de la forêt où les arbres font comme une voûte au-dessus de la diligence, quelqu’un s’est penché du haut de cette voûte et a pris la malle pour la rapporter un peu plus loin… Voilà tout le miracle… Mais il a fallu quelqu’un de bien adroit, de bien fort, de bien leste, et qui ait bien l’habitude de la forêt…

 

– Eh ! eh ! monsieur, le Loup dont je vous parle a justement toutes ces qualités-là…

 

– Monsieur la Gaule, avez-vous entendu parler quelquefois dans la forêt d’un nommé Bilbao ?… risqua Patrice qui, depuis quelques instants, ne pensait plus qu’au nom bizarre prononcé par Zoé dans la masure des Vautrin, et dont il avait peine à se rappeler exactement la consonance.

 

Bilbao !… Attendez un peu !… Jamais !… non, jamais !… Bilbao !… Attendez !… Mais quelquefois on entend parfois crier dans la forêt… quand tombe le soir, du côté de la clairière de Pierrefeu !… Oui, j’ai entendu crier des fois comme ça, le soir… Baoo ! Baoo !… p’t’être bien Bilbaoo !…

 

– Et vous ne l’avez jamais vu ? interrogea Patrice.

 

– Je ne sais point seulement si c’est de la chair ou du poisson ! répliqua la Gaule.

 

– Eh bien ! c’est lui p’t’être bien qui a fait le coup de la malle à Barrois, fit Patrice… et c’est encore sur lui que les Trois Frères comptent pour enlever la caisse des entrepreneurs !… Heureusement pour eux qu’ils l’ont mise à l’intérieur… et qu’elle est gardée par quinze agents. Le nommé Bilbao en sera pour ses frais de dérangement.

 

Michel regardait Patrice comme si celui-ci lui avait parlé hébreu.

 

– Mais qu’est-ce que ce serait donc que ce Bilbao ? demanda-t-il.

 

– Ce serait le complice des Trois Frères ! Le conducteur ricana :

 

– Ils sont encore bien assez malins pour avoir inventé ce complice-là ! Patrice fut frappé de cette parole et du ton de conviction avec lequel elle fut dite ; ce n’était point la première fois qu’il l’entendait. De toute évidence, les paysans (de Saint-Martin au Chevalet) pensaient que les Trois Frères n’avaient besoin de la complicité de personne.

 

Tout à coup, le conducteur se rejeta en arrière, retenant ses chevaux à pleines mains. Ceux-ci paraissaient prêts à s’affoler et hennissaient :

 

– Oh ! Oh !… fit Michel à voix basse… Attention ! ils ne sont pas loin !…

 

– Comment savez-vous ça ? interrogea Patrice qui se prit à trembler.

 

– Regardez mes chevaux, fit la Gaule… je ne peux plus les tenir… C’est toujours comme ça quand les autres passent aux environs… Mes chevaux sentent comme ils sentiraient une bête fauve !…

 

Patrice, extrêmement inquiet de ce que lui disait la Gaule, se pencha au-dessus de la diligence pour voir ce qui se passait sur la route. Les groupes d’agents, étonnés des mouvements désordonnés de l’attelage, s’étaient rapprochés vivement de la voiture. Ils paraissaient impressionnés, eux aussi, comme s’ils devinaient que le moment décisif était proche et que l’attaque allait venir de la forêt… et peut-être avaient-ils vu ou entendu quelque chose…

 

Ils parlaient entre eux, rapidement, à voix basse. Des ordres brefs étaient échangés.

 

D’autres ombres dans le crépuscule surgirent en avant d’un buisson et firent entendre un léger sifflement auquel ceux de la diligence répondirent. Patrice pensa que c’était du renfort venu du pays du Chevalet et qui avait dû surveiller les routes toute la journée.

 

Cette nouvelle petite troupe arriva, sans se presser, comme des paysans qui rentrent chez eux, bien qu’il n’y eût point une cabane à deux lieues à la ronde.

 

L’hypothèse de Patrice devait être juste, car, arrivé à hauteur de la diligence, tout ce monde, dans l’ombre, se mêla. Et les chevaux, encore une fois, s’ébrouèrent, et la Gaule eut tant de peine à les maintenir qu’une voix, sur la route, lui demanda ce que ses bêtes pouvaient bien avoir pour se montrer aussi singulièrement indociles.

 

Michel ne répondit pas.

 

À un moment, Nestor se cabra en hennissant et les deux autres chevaux hennirent après lui et donnèrent tous les signes de la plus intense frayeur. Ils firent un écart et la diligence se mit presque en travers de la route. Patrice, les mains au garde-fou de fer, examinait toutes choses, autant que la nuit commençante le lui permettait.

 

Une terrible anxiété le gagnait en constatant le désarroi d’en bas.

 

Un groupe d’agents, sur l’ordre de l’un d’eux, se disposait à remonter dans la voiture, et le petit homme sec à la casquette allongeait déjà la main pour saisir la bride de Nestor, de plus en plus intraitable et hennissant, quand, brutalement, avec une furie sauvage, incroyable, tout l’équipage se précipita, bondit, vola sur la route au milieu des cris et des appels désespérés.

 

Les chevaux, ventre à terre, emportaient, comme si elle avait pesé une plume, la grande boîte cahotante de la diligence, loin, bien loin des agents qui couraient et s’essoufflaient en vain derrière elle et qui la perdirent bientôt de vue…

 

Croyant sa dernière heure venue, Patrice, qui avait toutes les peines du monde à se maintenir sur son impériale, les mains crispées à la barre de fer, se retourna vers Michel.

 

Il aperçut le dos du conducteur, si droit et si correct et si tranquille sur le siège qu’il ne comprit pas… qu’il ne comprit pas… Michel tenait les guides, haut la main, non point avec l’effort burlesque d’un automédon qui veut dompter ses bêtes et qui n’y arrive point, mais avec le noble orgueil d’un concurrent victorieux dans une course de chars antiques… Que signifiait ?… Que signifiait ?… Est-ce que Michel avait perdu la tête ? Et Patrice appela : « Michel !… Michel !… ».

 

Le conducteur se retourna. Ce n’était pas Michel !

 

Et, au fait, on n’eût pu dire qui c’était, car il avait un masque noir sur la figure.

 

Ce fut là le suprême épouvantement. Incapable même de hurler sa terreur, Patrice, cahoté par le char démoniaque, glissa à genoux :

 

– Bouge pas, Patrice ! fit le Masque Noir, avec la voix de l’assassin de Blondel.

 

Patrice ne pouvait plus avoir d’autres mouvements que ceux que lui imposaient les bonds effrayants de la diligence. Un cahot plus fort que les autres l’envoya rouler aux pieds de ce cocher de l’enfer qui, maintenant, se tenait debout, tout droit, au-dessus de l’équipage déchaîné… Ce conducteur devait avoir une poigne terrible pour pouvoir maintenir, dans la route, à une allure pareille, des bêtes folles d’épouvante…

 

Quelle poigne !… La poigne qui avait étranglé Blondel sans qu’il eût seulement dit « ouf ! »… Et Patrice put voir qu’il lui suffisait, à ce conducteur du diable, d’une seule poigne, d’une seule pour les trois chevaux… ; quant à l’autre… l’autre poigne, elle descendit… descendit lentement… (Ah ! c’était bien le même bras long, au bout duquel glissait la manchette éclatante de blancheur, la manchette allongeant si singulièrement le bras, dans le petit trou du passe-plats de la salle de billard)… Lentement, mais sûrement, elle descendit jusqu’à la gorge de Patrice comme elle était allée à la gorge de Blondel (dans le petit trou du passe-plats).

 

Et Patrice sentit un étau de fer à sa gorge…

 

Et il râla… et les yeux lui sortirent presque de la tête, de sa tête qui était tirée au niveau de la tête masquée de noir…

 

Affreuse ! affreuse agonie pendant laquelle (oh ! bien rapidement) il put s’épouvanter encore de l’éclat fulgurant de haine que lui jetaient les deux trous d’yeux du Masque Noir…

 

Et il entendit (il put encore entendre cela, tout juste), il entendit, sous le masque noir, une voix qui lui demandait… (ah ! c’était bien la même voix qui avait assassiné Blondel) :

 

– Reviendras-tu à la maison d’homme ?

 

Or, comme (ô joie bouillonnante de la respiration naturelle), comme l’étau, autour de la gorge, s’était un peu desserré, Patrice put jeter tout juste un mot, un seul :

 

– Jamais ! ! !…

 

Mais ce mot, qu’il jetait au Masque Noir, était empreint d’un tel accent de sincérité qu’il suffit à lui sauver la vie. Le terrible conducteur cessa d’étrangler Patrice (il était encore temps et les yeux voilèrent leur éclat terrible). Même, il sembla à Patrice (autant que l’on peut se rendre compte d’une pareille chose dans un pareil moment) que le terrible conducteur, sous son masque, ricanait.

 

En tout cas, ce que vit parfaitement Patrice, c’est que le cocher-démon lâcha les guides pour le saluer, lui, Patrice, bien poliment, en ôtant sa casquette (et en la remettant tout de suite).

 

Puis, comme la diligence longeait (en allant moins vite, maintenant, car les chevaux étaient à bout de souffle) une haute futaie, l’homme au masque saisit une branche, s’y trouva accroché comme par enchantement, se balança, exécuta un surprenant rétablissement sur les reins et disparut dans le sombre feuillage.

 

X

MONSIEUR NOËL, S. V. P. ?

Presque aussitôt, la voiture s’arrêta. Patrice était sauvé. Mais la petite valise lourde des deux cent mille francs avait disparu. Il ne restait plus, dans la diligence, que Patrice, à moitié évanoui sur l’impériale et, à l’intérieur, le chargé d’affaires des entrepreneurs qui eut tout juste la force de raconter aux agents de M. de Meyrentin, lorsque ceux-ci eurent enfin rejoint la diligence fantôme, comment il avait été volé le plus simplement du monde par un monsieur au masque noir qui, bondissant sur lui, lui avait mis tranquillement un revolver sur le front. Il n’avait point eu le temps de lui résister. Et l’homme, du reste, avait déjà jeté la valise sur la route et, d’un bond, l’avait rejointe.

 

Le commis avait à peine terminé son court et désolant récit que l’on vit accourir le père la Gaule. Le conducteur, lui aussi, était sain et sauf. Il rapporta, avec une émotion qui était loin d’être calmée, comment il s’était senti soudain enlevé de son siège par une force irrésistible. Et, avant même qu’il eût pu dire deux mots, il s’était trouvé dans les arbres, entre les bras d’un monsieur au masque noir qui le descendit tout de go, avec beaucoup de précaution, sur la route et qui, le saluant, lui avait souhaité bon voyage !… Sur quoi le père la Gaule s’était empressé de prendre un chemin de traverse pour rejoindre la diligence au haut de la côte.

 

Quant aux agents, ils étaient consternés. Ils déclaraient qu’ils n’oseraient plus reprendre leur service, ni même rentrer à la préfecture. Ils étaient voués pour toujours à la risée publique.

 

On ne s’étonnera point qu’en apprenant l’insuccès de son expédition, M. de Meyrentin en conçut un tel chagrin qu’il dut prendre le lit avec la jaunisse. Et c’est pendant qu’il gardait la chambre que – ironie du sort ! – les Trois Frères furent arrêtés ! Et cela le plus stupidement du monde.

 

La tyrannie la plus monstrueuse et aussi la plus mystérieuse qu’eût jamais eue à souffrir un petit pays sembla (nous disons sembla) avoir pris fin, parce que deux gendarmes passèrent par hasard, sur la route, dans le moment que ces messieurs Vautrin venaient de renvoyer au grand Tout l’âme malpropre de l’huissier Bazin… Quoi qu’on en eût dit, les Trois Frères n’étaient point méchants, et, si on ne leur résistait pas, on n’avait rien à craindre d’eux. Mais il ne fallait pas leur résister ! Cet imbécile d’huissier vivrait encore s’il leur avait tendu gentiment sa sacoche. Un coup de gourdin est vite donné. Ils n’en avaient point mesuré les conséquences. L’huissier Bazin en mourut.

 

C’était un grand malheur pour lui que les Trois-Frères, quand il les rencontra, n’eussent point porté ce jour-là leurs fusils. Il leur eût tout accordé sans récriminer et délivrerait encore des contraintes. C’était un malheur aussi pour les Vautrin qui durent céder à la menace des revolvers des gendarmes sans même essayer de lutter.

 

Le procès des Trois Frères fut instruit à Riom et marcha dare-dare. Maintenant qu’ils n’étaient plus à craindre, tout le monde se souleva contre eux et ils furent chargés de tous les crimes du département depuis dix ans (de tous les crimes qui n’avaient pas encore de propriétaires). Les assassinats de Lombard, de Camus et de Blondel leur échurent, naturellement. Et ce fut bien de leur faute, car ils se défendirent de cela avec mollesse, nullement persuadés que l’un d’eux n’était pas le coupable, et ne voulant, pour rien au monde, se charger mutuellement.

 

Du reste, ils eurent une attitude héroïque et cynique, se vantant des forfaits qu’ils étaient sûrs d’avoir commis, et étalant le mépris qu’ils avaient de l’humanité en général, et du gouvernement en particulier. Ils ne pardonnaient point au gouvernement de ne pas avoir trouvé un truchement pour les sauver de la cour d’assises, et ils faisaient entendre que, s’ils redevenaient jamais libres, cette fois, ils ne seraient point si bêtes et qu’ils voteraient pour M. le comte. Aussi, on les surveillait de près.

 

Aux assises, la question du complice fut posée. Le procureur n’en voulait pas, le président non plus, trouvant que tout s’expliquait très bien sans complice, et tous deux étaient d’accord avec les accusés eux-mêmes qui affirmaient n’avoir jamais eu de complice.

 

Mais M. de Meyrentin, lui, en voulait. Et il fit allusion à un certain Bilbao…

 

Patrice aussi, entendu naturellement comme témoin, prononça timidement le nom de Bilbao, sans insister, du reste, quand le procureur lui affirma qu’il avait mal entendu ou qu’il avait rêvé.

 

On fit venir Zoé qui répondit, comme ses frères, que c’était la première fois qu’elle entendait ce nom-là… Sans M. le maire qui continua d’affirmer que, les soirs de crime, elle travaillait chez lui, elle eût été impliquée dans les poursuites. On la laissa en liberté, par pitié pour la vieille Barbe.

 

Et les Trois Frères, sans plus d’incidents, furent condamnés à mort !…

 

Mais ils n’étaient pas encore exécutés !…

 

M. de Meyrentin, lui, resta persuadé de l’existence de Bilbao, et si nous sommes curieux de connaître toute sa pensée, nous allons rejoindre l’honorable magistrat à Saint-Martin-des-Bois même, dans cette petite hutte de cantonnier pratiquée dans le talus de la route qui longe les derrières de la propriété Coriolis.

 

Il est là depuis la nuit dernière, caché, guettant tout simplement la rentrée au logis de M. Noël ! ! !…

 

Si, au procès, M. de Meyrentin n’a pas pris sur lui de contredire trop ouvertement M. le procureur sur la question du complice, c’est qu’alors cette question était loin, pour lui, d’être résolue.

 

Aujourd’hui elle l’est !… Du moins le pense-t-il.

 

Elle l’est grâce à sa patience ! Que de nuits passées dans la petite hutte de cantonnier, l’œil tantôt sur la masure des Vautrin, et tantôt sur la demeure de Coriolis, pendant qu’il se répétait : « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! » ce qui signifie dans le plus pur argot : « Ce n’est pas de l’or ! C’est du cuivre ! », phrase qui correspondait si étrangement aux préoccupations de M. de Meyrentin quand Patrice était venu la lui redire. Ne venait-on pas en effet de voler à M. le juge d’instruction une montre non dénuée de tout alliage ?

 

Comme on comprenait maintenant la fuite de Zoé avec la chaussette dans laquelle elle avait caché la montre ! Mais cette montre ne pouvait avoir été donnée à cette petite que par l’homme du plafond, par l’homme qui marche la tête en bas, par le mystérieux complice.

 

Zoé était donc l’amie du complice, si bien son amie qu’elle lui raccommodait ses chaussettes… C’est donc Zoé qu’il fallait surveiller ! Il la surveilla. Et cela, le cœur battant de ce qu’il allait découvrir…

 

M. de Meyrentin avait été porté à croire, pendant un certain temps, que l’extraordinaire complice n’était ni plus ni moins que quelque animal dressé par les Trois Frères, caché par eux dans la forêt et les servant aveuglément, dans leurs bizarres ou tragiques expéditions. Cela, du reste, semblait répondre assez à ce que l’on osait, de temps à autre, dévoiler des mystères des Bois-Noirs.

 

Dans tout le pays, la légende des bêtes dévastatrices et malicieuses, loups-garous, monstres dévoreurs d’enfants et de bestiaux, ne s’était jamais éteinte. Au moment de l’épidémie de pendaison des chiens, tous les paysans avaient été d’accord pour prétendre que c’était un coup de la Bête de Pierrefeu, qui ne voulait pas être précédée de l’aboiement des chiens quand elle venait se promener du côté du village pour faire un mauvais coup. M. de Meyrentin avait, tout de suite, lui, imaginé, en apprenant le fait, que c’était au contraire un coup des Trois Frères qui, ainsi, avaient débarrassé leur bête du flair et de l’aboiement des chiens !

 

Mais cette bête : quelle était-elle ?… Elle ne pouvait être faite comme la fameuse bête du Gévaudan. M. de Meyrentin avait à peine osé se répondre à lui-même et après combien d’hésitation : un singe !

 

Car il fallait au moins quatre mains à l’individu qui, suspendu au toit, trouvait le moyen, en s’accrochant au haut d’une porte entrouverte ou d’un meuble, de pénétrer chez Lombard, ou chez Camus ou chez Roubion ! sans que personne s’en aperçût. Il lui fallait quatre mains pour se retenir aux suspensions ou aux barres de fer ou aux becs de gaz en forme de lyre, tout en étranglant, la tête en bas, ses malheureuses victimes tellement épouvantées qu’elles n’en pouvaient pousser un cri !

 

Enfin, c’est du haut de ces meubles où l’avait surpris Patrice que M. de Meyrentin avait pu tout comprendre de la course de l’assassin, dans le plafond : bondissant sûrement sur les mains de devant dont les traces étaient restées dans la poussière du haut des meubles, il avait lancé au plafond, pour y prendre appui en un nouvel élan, ses mains de derrière chaussées de chaussettes qui, elles aussi, laissaient là-haut, au plafond, leurs empreintes, les empreintes des pas de l’homme qui marche la tête en bas…

 

L’homme qui marche la tête en bas serait donc un singe !

 

Mais Patrice lui avait dit : « Il parle ! »

 

Et tout s’était effondré…

 

Effondré d’autant plus vite que M. de Meyrentin ne pouvait se dissimuler la difficulté de faire admettre son singe, à moins de le présenter dans une cage au parquet de Belle-Étable…

 

Il trouva toutes ces déductions admirables en principe, mais si exceptionnelles qu’il n’osa les dévoiler clairement à personne. Et lui-même, à cause de ce que Patrice avait affirmé (il parle), s’en détacha pour chercher, plus près de lui, dans l’humanité, l’acrobate exceptionnel qui, dans sa pensée, remplacerait le singe.

 

En l’attendant, il trouvait des ruses d’apache pour surveiller Zoé.

 

Mais la petite n’allait guère que chez Coriolis, puis rentrait chez elle. On la voyait de temps à autre avec M. Noël, le domestique de Coriolis, un grand garçon, bien tranquille, qui faisait les commissions de son maître sans s’attarder à bavarder avec les commères du village et en saluant tout le monde, bien honnêtement, dans la rue. Ce M. Noël était le seul individu qui franchît quelquefois le seuil des Vautrin, sans doute par charité pour la vieille Barbe dont on venait de condamner les fils à mort !

 

Or, un jour, sur la lisière de la forêt d’où il paraissait venir, M. Noël s’était rencontré avec Zoé qui sortait de chez Coriolis, et très distinctement, M. de Meyrentin, qui était dans sa petite cabane, avait entendu Zoé dire à M. Noël :

 

– Madeleine t’attend, mon petit Balaoo !

 

Balaoo ! Bilbaoo !…

 

Grand éclair !… Illumination de première classe dans la cervelle embrasée de monsieur le juge d’instruction !… Il considère que Noël a été ramené d’Extrême-Orient. Qu’y a-t-il de plus leste, de plus acrobate au monde qu’un Chinois ou un Japonais ?

 

Un jour, le juge fut assez heureux pour relever des empreintes de souliers de M. Noël correspondant exactement à l’empreinte de semelles découvertes par lui sur le toit de Roubion près de la cheminée, dans la suie… là où sans doute l’assassin, après son crime, allait se rechausser… et correspondant aussi, autant que possible, à l’empreinte des pas au plafond…

 

Il n’y avait plus à douter…

 

– Ah ! le Noël, avec ses airs sournois et mélancoliques, trompait bien son monde !

 

Coriolis devait être aussi ignorant des crimes de M. Noël que Patrice lui-même. Et Patrice devait ignorer, de son côté, la haine qu’il avait inspirée à M. Noël.

 

Eh bien ! M. de Meyrentin allait délivrer ces gens-là !… Il allait faire un coup qui allait bien ennuyer M. le procureur de la République, mais qui le couvrirait de gloire, lui… Il allait arrêter le complice des Trois Frères…

 

Il resta deux jours à Belle-Étable, pour tout préparer, sans, du reste, rien dire à personne et revint à Saint-Martin suivi de deux gendarmes qui devaient attendre un ordre au coin de la forêt et de la route de Riom !

 

Et il s’en fut s’enfermer une dernière fois, dans sa cabane, attendant d’être sûr que M. Noël fût chez Coriolis pour accomplir son devoir de magistrat. C’est là que nous le retrouvons.

 

Or, M. Noël ne donnait pas signe de vie. Et le soir tombait.

 

Peut-être M. Noël n’était-il point du tout sorti du manoir.

 

M. de Meyrentin sortit, lui, de sa hutte et, délibérément, alla agiter la sonnette de la petite porte qui donnait sur les bois.

 

Coriolis lui-même vint ouvrir.

 

– Monsieur Noël, s’il vous plaît ? demanda le juge en soulevant son chapeau.

 

– Entrez donc, monsieur de Meyrentin, répondit Coriolis, cramoisi. Et il referma la porte.

 

Livre deuxième

BALAOO S’AMUSE

I

LA PATIENCE DE BALAOO A DES BORNES

Quand Balaoo apparut sur la lisière de la forêt, le soleil d’automne, qui se couchait derrière le petit bourg de Saint-Martin-des-Bois, lui envoya son dernier rayon. Et Balaoo, ébloui, rentra immédiatement sous bois, attendant la nuit pleine, car, pour rien au monde, il n’eût voulu se trouver en face d’un de la race humaine, avec son paletot en loques et son pantalon déchiré.

 

Sans compter qu’il avait perdu son chapeau. Cette tenue négligée et le coup qu’il venait de faire à Riom, l’avaient, du reste, incité jusque-là à fuir la grand-route et à se méfier des passants. Tranquillement, il s’assit au cœur d’un fourré et s’appuya au tronc d’un hêtre aux fins de passer ses bottes qu’il ôtait généralement pour traverser la forêt et quand il était sûr de ne point rencontrer un de la race humaine.

 

C’est qu’on lui avait appris à ne jamais attirer l’attention, soit par sa mise, soit par ses gestes de sauvage. Depuis qu’on lui avait expliqué ce que c’était qu’un anthropopithèque[7], il exagérait la douceur et la timidité de ses manières, car, pour rien au monde, il n’eût voulu être confondu avec un de la race singe qui est si mal élevée. C’était déjà bien assez de passer, à cause de ses yeux bridés, de son nez légèrement épaté et de sa face aux larges méplats, pour un naturel d’Haï-Nan que le Dr Coriolis, qui avait été consul à Batavia, avait ramené de ses voyages et attaché à son service, en qualité de jardinier.

 

Balaoo mettait donc ses bottes. Comme il éprouvait quelque difficulté à y faire entrer ses mains postérieures (car Balaoo a beau dire, tout anthropopithèque qu’il est, il tient encore plus du singe que de l’homme, puisqu’il a quatre mains, ce qui est la caractéristique évidente du quadrumane), il poussait de légers soupirs, c’est-à-dire qu’il faisait entendre des grondements que les habitants de Saint-Martin-des-Bois avaient, plus d’une fois, pris pour des bruits précurseurs de l’orage.

 

Au surplus, c’était encore une de ses plus chères distractions que d’imiter, loin des hommes, et pour leur faire peur, avec sa voix retentissante et roulante, le tonnerre. Il se rappelait très bien avoir vu son père et sa mère procurer à toute la maisonnée, à ses petits frères, à ses petites sœurs, à sa vieille tante, et à lui-même, Balaoo, une joie indicible en se frappant des coups sur la poitrine là-bas, au fond de la forêt de Bandang, pas bien loin des villages de roseaux, suspendus au-dessus des marécages. Ils se frappaient sur la poitrine comme des chanteurs hommes qui vont chanter, et ils en sortaient le tonnerre. Ah ! ça ne traînait pas !… Cachés derrière les palétuviers, ils voyaient aussitôt ceux de la race humaine les plus braves, même les Dayacks, qui sont armés de flèches, fuir, comme des rats d’eau, à la recherche d’un abri, d’un kampong bien fortifié, derrière lequel on les entendait implorer Patti Palang-Kaing, le roi des animaux lui-même. On riait bien dans ce temps-là !

 

Balaoo était sur ses bottes. Il pensait que, maintenant, dès qu’il imitait la voix du tonnerre, il était grondé en rentrant à la maison. Et il y avait de quoi, certainement, car enfin il risquait qu’on s’aperçût un beau jour que le tonnerre, c’était lui. Et le maître lui avait dit carrément qu’il ne répondrait plus de rien, de rien !… Ceux de la race humaine le traiteraient comme un gorille ou un vulgaire gibbon. Il irait dans une cage : ce serait bien fait. Il devait réfléchir à cela. Il réfléchissait surtout, dans le moment, au coup qu’il venait de faire à Riom.

 

Et comme, à la dernière lueur du jour, il vit passer, sur la route, deux gendarmes, les poils ras du sommet de sa tête se hérissèrent et commencèrent de se mouvoir rapidement, signe indiscutable d’effroi… et de colère.

 

Il trouvait que les gendarmes ne s’en allaient pas assez vite. Il était en retard. Depuis deux jours qu’il était parti, que devaient dire son maître et Mlle Madeleine ? Il entendait déjà leurs reproches : ils avaient dû le chercher, l’appeler dans la forêt. Tout de même, avant de rentrer, il devait aller prévenir Zoé du coup qu’il avait fait à Riom.

 

La route était libre. Il la traversa d’un bond et, à travers champs, courut vers la masure des Trois Frères Vautrin.

 

Quand il poussa la porte, une ombre, accroupie au coin de l’âtre, demanda :

 

– Qui est là ? Il répondit :

 

– C’est moi, Noël.

 

La voix de Balaoo était à la fois sourde et gutturale, raclant les syllabes au fond du gosier. On avait usé des flacons de sirop à lui humaniser cette voix-là. Elle était un peu déchirante, énervante, mais point déplaisante à entendre. Et même, avec cette voix-là, comme il avait le génie de l’imitation, il arrivait à imiter bien des voix, mais sa voix naturelle, à lui, faisait plaindre une laryngite incurable. Quand il tentait de l’adoucir, en parlant aux demoiselles, elle produisait un sifflement bizarre qui faisait rire, ce dont il souffrait beaucoup. Il racontait couramment que c’était l’abus du bétel qui lui avait procuré cette singulière atonie, au temps de sa jeunesse. Mais, bien entendu, depuis qu’il était au service du bon maître Coriolis, il ne chiquait plus !

 

– C’est moi, Noël !…

 

L’ombre, au coin de l’âtre, s’était levée et une autre ombre, au fond d’une alcôve, dans la muraille, s’était dressée sur son séant. La mère Vautrin l’impotente, et la petite Zoé l’interrogeaient.

 

Zoé craquait une allumette. Balaoo la bouscula, mit sa botte sur le bois enflammé. Il signala les gendarmes sur la route et fit comprendre qu’il ne voulait pas être vu dans la cabane. La vieille mère gémissait dans la nuit et râlait, car elle était très malade ; mais une phrase de Balaoo lui rendit la respiration.

 

– Une carriole les amènera cette nuit, à onze heures… tenez-vous prêtes…

 

Zoé était à genoux, embrassait les bottes de l’anthropopithèque :

 

– Tu les as sauvés, Noël ?… Tu les as vus ?… Ils vont venir tous les trois ?

 

Et elle les nomma tous les trois pour être sûre qu’il n’en manquerait pas un.

 

– Siméon ? Élie ? Hubert ?

 

Balaoo grogna : Siméon, Élie, Hubert.

 

– Tu as fait ça, Noël ? Tu as fait ça ?

 

Et, comme elle se tramait à ses pieds, il la repoussa du talon. Cette petite fille l’agaçait : quand ses frères étaient en liberté, elle se plaignait toujours d’être battue et, maintenant qu’elle apprenait qu’ils s’étaient sauvés de leur prison, elle léchait, de joie, du cuir de botte !

 

– Vite ! dit-il, il faut que je rentre. Qu’est-ce qu’ils vont dire là-bas ?

 

La petite pleura :

 

– Mlle Madeleine t’a cherché toute la journée. Elle est allée partout dans la forêt en chantant : Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !…

 

– Pitié de moi ! fit Balaoo en se donnant un grand coup de poing sur la poitrine qui résonna comme un gong, et il ne salua même point la vieille, tant il avait hâte d’être dehors.

 

Dehors, il renifla. Ça ne sentait plus le gendarme. Il prit par les vignes, chemin qu’il connaissait pour l’avoir suivi cent fois, quand il sautait le mur de son maître pour venir chercher les Vautrin et courir, avec eux, l’aventure, ou faire une noce carabinée dans la forêt. Et, tout de suite, il arriva sur les derrières de la propriété Coriolis, à la petite porte qui donnait sur les bois. Avec précaution, il respira le sentier qui conduisait à la gare, mais ça ne sentait pas le voyageur. Alors, en tremblant, il tira le cordon de la sonnette. Celle-ci tintinnabula avec une telle force que Balaoo fut près de défaillir.

 

Au-delà du mur, des pas firent craquer les feuilles mortes.

 

Balaoo se mit à genoux sur le seuil de pierre.

 

La porte s’ouvrit et Balaoo se sentit tout de suite pris par l’oreille.

 

– Vaurien ! lui dit une jeune voix féminine, irritée ; tu vas me payer ça !… Deux jours et deux nuits dehors. Et dans quel état ! Ah ! c’est du propre ! J’en pleurerais !… J’en ai pleuré, Balaoo !… J’en ai pleuré !… Ah ! ne pleure pas, toi, ne pleure pas ! Tu vas ameuter tout le village ! Espèce de petit voyou ! En loques ! En loques !… un pantalon tout neuf… Ton paletot de la Belle Jardinière !… Tu es allé encore dans les arbres, dis !… Tu es allé rêver à la lune !… Papa en est malade.

 

Traîné par l’oreille, docile, repentant, larmoyant et le cœur sonore du remords qui le faisait battre, Balaoo se laissa conduire jusque chez lui. Mais, arrivé tout au bout du fameux potager où il était censé travailler fort mystérieusement, avec M. Coriolis, aux différentes transformations de la plante à pain, et les portes de son appartement poussées, il se trouva en face de Coriolis lui-même. Aussitôt, il fit un mouvement comme pour regagner, d’un bond, la forêt propice.

 

La figure de Coriolis était plus froide, plus morte qu’un marbre.

 

Balaoo connaissait cette tête-là. Il ne redoutait rien tant que de la voir. Il eût préféré les coups de matraque et même les coups de fouet avec lesquels on avait dompté sa première jeunesse, que le muet reproche de ces yeux immobiles, de ce masque méprisant et hautain d’un de la race humaine qui a eu tort, évidemment, de croire que l’on pourrait faire quelque chose de bien avec un simple anthropopithèque.

 

Et les lèvres de Coriolis (si elles remuaient, car il leur arrivait de rester fermées des jours, comme si la parole humaine allait se déshonorer avec un anthropopithèque), et les lèvres allaient peut-être lui demander devant Mlle Madeleine – quelle honte ! – comment se portaient ses amis : le gros sanglier de la Crau-mort et la laie, sa compagne, et les marcassins, leurs petits ; ou s’il avait de bonnes nouvelles de la famille des loups qui dorment sur la pierre plate du Roc de Madon. Quelle misère ! Lui qui fréquentait les frères Vautrin avant leur entrée en prison ! Et qui était traité par eux en camarade de la même race ! Et cela encore, il ne pouvait pas le dire, évidemment, car le maître lui avait déclaré un jour qu’il l’avait rencontré sur la route, au milieu des trois compères, qu’il eût préféré l’avoir vu dans la société des hyènes et des chacals. Alors ! On ne savait plus ! Ils étaient pourtant bien, eux, de la race humaine.

 

Coriolis remua les lèvres :

 

– Tourne-toi !

 

Balaoo n’obéit point.

 

– Tourne-toi ! répéta Coriolis.

 

Mais Balaoo fit comme s’il n’avait pas entendu. Il savait que son paletot n’était plus qu’une loque et que le fond de son pantalon pendait. Jamais il ne montrerait une affaire pareille devant Mlle Madeleine.

 

Coriolis fit un pas vers Balaoo. Celui-ci se prit à trembler de tous ses membres. Madeleine s’interposa avec sa douce voix, avec son doux visage suppliant. Elle avait compris la honte de Balaoo. Elle voulait lui éviter le déshonneur. Il avait des larmes dans les yeux. Ah ! Celle-là ! Il l’aimait ! Il l’aimait ! Il l’aimait ! Comme il l’aimait !…

Mais le docteur ordonna :

 

– Je veux qu’il se retourne !

 

Alors, la douce voix dit :

 

– Retourne-toi, mon petit Balaoo.

 

Ah ! Mon petit Balaoo ! Elle pouvait faire de lui tout ce qu’elle voulait quand elle oubliait son nom de la race humaine pour lui donner celui qu’il tenait de son père et de sa mère de la forêt de Bandang… Balaoo !…

 

Balaoo enfonça les ongles de ses pieds dans le cuir de ses bottes et se retourna :

 

Aussitôt, il y eut, dans la pièce, un rire qu’il ne connaissait pas !…

 

Il fit un demi-tour terrible ! Un homme était là qu’il reconnut tout de suite pour l’avoir rencontré quelquefois dans la rue du village !…

 

C’était l’ami du petit homme noir qui boitait et que lui, Balaoo, ne pouvait voir en peinture, l’ami de ce M. Bombarda, qu’il giflait chaque fois que l’occasion s’en présentait. C’était aussi l’ami des gendarmes qui avaient emprisonné les Trois Frères. Est-ce qu’il venait pour l’emprisonner, lui aussi ? Qu’est-ce qu’il faisait là ? C’était la première fois qu’on lui faisait l’honneur de lui amener un étranger chez lui ! C’était la première fois qu’il recevait un hôte sous son toit ! Qu’on daignait lui présenter dans ses appartements un de la Race ! Par Patti Palang-Kaing ! Par son roi, par son dieu ! L’homme avait ri devant le fond de culotte de l’anthropopithèque. Mais le demi-tour de Balaoo avait été si rapide et si effrayant que le rire de l’homme en avait été cassé et que l’homme, épouvanté, s’était jeté derrière la table.

 

– N’ayez donc pas peur, monsieur, fit Coriolis, il n’est pas méchant. Il ne ferait pas de mal à une mouche !

 

« À une mouche, grognait Balaoo dans son for intérieur… À une mouche !… Va donc demander à Camus, le tailleur du cours National, qui se moquait tout le temps de moi… Va donc lui demander si je ne ferais pas de mal à une mouche ! »

 

Coriolis commanda :

 

– Viens ici, Noël !

 

Et, comme Balaoo s’avançait, frémissant, Coriolis, à la noble barbe blanche, qui avait retrouvé son langage d’ami, donna à l’anthropopithèque une petite tape de sa dextre caressante sur la joue rageuse. Balaoo rentra ses canines et s’essuya le front avec son mouchoir. Il était temps. Encore un peu plus, l’étranger l’aurait pris pour une brute.

 

L’étranger dit :

 

– C’est extraordinaire ! J’ai vu des singes dans les music-halls ! Mais jamais… jamais !

 

Balaoo mit ses deux poings sur sa bouche pour empêcher le tonnerre qui gonflait sa poitrine de sortir. Coriolis dit :

 

– Ne prononcez jamais devant lui ce mot-là !

 

– Lequel ?

 

– Singe !

 

– Ah ! Il comprend à ce point ?

 

– Eh ! Regardez-moi la mine qu’il fait et dites-moi s’il ne comprend pas ?

 

– En effet, il me fait peur, déclara l’étranger avec un mouvement de recul.

 

– Encore une fois, ne craignez rien. Vous l’avez contrarié avec ce mot-là mais il ne ferait pas de mal à une mouche !

 

« Il m’embête avec sa mouche, pensa Balaoo. Qu’il aille donc demander à Lombard, le perruquier de la rue Verte, l’ami de Camus… qu’il aille donc lui demander si je ne fais pas de mal à une mouche ! »

 

– Oh ! il comprend tout ! reprit Coriolis.

 

– Et vous dites qu’il parle ?

 

– Mieux que nos paysans ! Parle, Balaoo, dis-moi quelque chose.

 

Balaoo, en se voyant ainsi traité comme un curieux animal de foire devant un de la Race, tourna sa pauvre face ravagée par le désespoir et la honte du côté de celle qui avait toujours été, dans les pires épreuves, sa suprême consolation et, quelquefois, dans la nuit animale où son cerveau retombait, son étoile de salut.

 

Madeleine, qui voit sa peine, lui sourit en prononçant cette phrase :

 

– Civilité, n° 10.

 

L’anthropopithèque se retourna aussitôt vers l’étranger.

 

– Je n’ai pas encore eu l’honneur de vous être présenté, monsieur, fait-il, d’une voix rugissante, dont la maison tremble.

 

– Oh ! s’exclama l’étranger. Oh ! Ah ! Ah !…

 

Et il ouvre les yeux de quelqu’un qui va galoper de peur. Mais Coriolis n’est pas content :

 

– Poliment ! reprend-il, poliment !… Avec ta voix la plus douce.

 

– Va ! Balaoo ! Avec ta voix la plus douce… insiste Madeleine, à la voix douce.

 

Et Balaoo répète la phrase :

 

– Je n’ai pas encore eu l’honneur de vous être présenté, monsieur (avec cette voix qui faisait toujours rire les demoiselles, mais qui ne fit pas rire Madeleine).

 

– Mais c’est inouï, clame l’autre de la Race, inouï… Inouï… Ce n’est pas possible… Ce n’est pas un anthropopithèque !

 

– Ce n’en est plus un, obtempère Coriolis : c’est un homme !

 

À ces mots, Balaoo, triomphant, relève un front d’orgueil. Coriolis procède aux présentations comme dans le manuel de civilité :

 

– J’ai l’honneur de vous présenter M. Noël, mon plus précieux collaborateur dans mes études de la plante à pain.

 

Puis, à Balaoo :

 

– Monsieur Herment de Meyrentin, juge d’instruction qui désirait fort vous connaître, mon cher ami : asseyez-vous, messieurs.

 

Ces messieurs s’assoient.

 

– Tu sais ce que c’est qu’un juge ? mon cher Noël, questionne, important, Coriolis.

 

– Un juge, répond, non moins important, Balaoo, c’est celui qui met en prison les voleurs.

 

– Qu’est-ce qu’un voleur ? ose interroger à son tour M. de Meyrentin.

 

– C’est un, répond Balaoo, imperturbable… c’est un qui prend sans prévenir avec de l’argent ! (Et il ferme les yeux pour ne pas voir plus longtemps le regard singulier de l’étranger. Ce juge est bien ennuyeux : est-ce qu’il ne va pas bientôt s’en aller ?)

 

– Je vais servir le thé, annonce la voix musicale de Madeleine. Le thé ! Balaoo, ébloui, rouvre les yeux… Madeleine lui passe une tasse et il remue le sucre dans l’eau odoriférante, du bout de sa cuiller de vermeil. Seulement, au moment de boire, comme il croit les regards détournés un instant de lui, il plonge rapidement une main dans le liquide et se suce les doigts à la mode anthropopithèque. Ça, c’est plus fort que lui !

 

Coriolis et M. de Meyrentin, qui parlent entre eux avec animation, n’ont pas vu l’abominable geste, mais Madeleine s’est aperçue de tout et gronde, à la muette, Balaoo, de son index qui menace. Balaoo, les yeux en coulisse, lui rigole, sournois. Puis, Coriolis le regardant à nouveau, il boit comme un homme et dépose sa tasse avec gentillesse sur le plateau.

 

Puis Balaoo croise les jambes, les balance avec une élégance négligente, se renverse avec des mines sur le dossier de son fauteuil et sourit d’une façon stupide. Tout à coup, M. Herment de Meyrentin se baisse et lui prend la main droite qu’il regarde avec attention.

 

– Mais ce ne sont point des mains de…

 

– Taisez-vous, coupe court Coriolis. Je vous ai dit de ne point prononcer ce mot-là… Et je vous ai déjà entretenu du travail auquel je me suis livré depuis dix ans… Avec l’épilation, et les pâtes et la patience, on arrive à tout. Regardez-moi son visage ; ne dirait-on point un Chinois ou un Japonais un peu tanné ? Qui croirait voir un quadrumane ? Vous pouvez vous servir de ce terme, il ne le comprend pas.

 

– Quadrumane ? Quadrumane… fait assez nerveusement Herment de Meyrentin, je ne lui ai encore vu que deux mains !…

 

– Balaoo ! Déchausse-toi !

 

Balaoo croit avoir mal entendu ! Mais non ! Coriolis répète l’ordre abominable : se déchausser !… Lui à qui on a toujours défendu de montrer ses mains de souliers ! et qui a été élevé dans l’horreur de ses extrémités postérieures !… et qui n’en a jamais dévoilé le mystère que devant les frères Vautrin, au plus profond de la forêt, aux jours de chasses défendues !… quand il leur apprenait, dans les arbres, à se construire de petites huttes invisibles…

 

Eh bien ! non ! Il ne se déchaussera pas ! C’est trop de honte, à la fin ! Et il se lève, les mains dans les poches et sifflant un petit air comme s’il pensait déjà à autre chose. Étonnement ! Les autres ne lui disent rien ! Ils l’observent dans sa marche, car Balaoo marche de long en large, le front pensif comme on fait quelquefois chez soi quand on a des préoccupations. Il a oublié qu’il n’a plus de fond de pantalon. Un coin de conversation surpris entre ses deux hôtes le lui rappelle.

 

– Vous voyez, il n’a pas d’appendice comme on en voit aux quadrumanes inférieurs : pas de queue et pas de callosités !… En outre, les os du bassin que nous appelons ischion et qui forment la charpente solide de la surface sur laquelle le corps repose chez l’individu assis, ses os sont moins développés que chez les quadrumanes à callosités et sont plutôt constitués comme chez l’homme. Enfin, il marche ordinairement avec lenteur et circonspection, et je lui ai fait perdre l’habitude de se dandiner…

 

Justement, Balaoo, agacé, se met à se dandiner.

 

– Dandine ! Dandine donc ! fait Coriolis, furieux… Je t’enverrai te dandiner dans les rues du village, et les petites de l’école se moqueront de toi, Balaoo ! (Balaoo pense : « Va donc demander à Camus et à Lombard que l’on a trouvés pendus, pourquoi je les ai envoyés se dandiner au bout d’une corde[8]. »)

 

Mais Balaoo n’est pas au bout de ses peines.

 

Son maître l’a fait asseoir et lui a enlevé lui-même ses souliers et même ses chaussettes (Pourquoi donc, en apercevant les chaussettes, le monsieur qui met les voleurs en prison a-t-il eu ce mouvement du corps et ce coup de tête ? Balaoo pense : « La vue de mes mains de souliers le dégoûte, c’est sûr. » Et il s’enfonce deux doigts dans le nez pour comprimer sa fureur.)

 

Coriolis lui prend ses mains de souliers dans ses mains à lui, homme. Balaoo détourne la tête pour ne pas assister à un spectacle qui lui répugne. Mais il faut qu’il l’entende.

 

CORIOLIS. – Vous voyez bien que le gros orteil du pied, plus long que chez l’homme, est au contraire bien plus flexible, et peut s’opposer au reste du pied. (Balaoo pense : « Pourvu qu’il ne me chatouille pas ! »)

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN – Je vois ! Je vois ! C’est incroyable !… Un quadrumane ! Un quadrumane ! qui parle !… Euh ! Euh !… C’est incroyable !

 

CORIOLIS. – Toutes les bêtes parlent, mais le quadrumane, qui est une bête supérieure, possède plus de sons distincts que les autres animaux pour exprimer son désir, son plaisir, sa faim, sa soif, son effroi, etc. C’est donc un langage. Chez mon anthropopithèque, qui est le premier des quadrumanes, celui qui se rapproche le plus de l’homme, je suis allé jusqu’à découvrir quarante sons bien distincts !

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Mais enfin, ce n’est pas avec quarante sons qu’un anthropopithèque pourra prononcer toutes les syllabes humaines !…

 

CORIOLIS. – Je n’ai pourtant pu en faire un homme qu’à cette condition-là[9] !

 

M. DE MEYRENTIN. – Comment avez-vous fait ?

 

CORIOLIS. – Je lui ai donné les autres sons, tout simplement : Ouvre ta bouche, Balaoo ! (Balaoo, qui est prêt à mourir de honte, n’a point le temps de protester. Coriolis, qui lui tenait tout à l’heure ses mains de souliers, lui tient maintenant, sans antisepsie intermédiaire, la mâchoire, et en fait jouer les deux parties sur leurs apophyses coronoïdes, comme il eût fait d’un piège à loup qu’il s’agirait de tendre. Balaoo, qui bave, regarde de ses bons gros yeux ronds, qui pleurent, Mlle Madeleine qui assiste, attristée, à l’opération. Ainsi, la patiente, qui va se faire arracher une dent, fixe, avec une morne et douloureuse angoisse, la personne dévouée qui a bien voulu l’accompagner chez le praticien.)

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Il a des dents admirables !

 

CORIOLIS. – Regardez-moi ce pharynx. (Balaoo pense : « il ne s’aperçoit pas qu’il me crache dans la bouche. »)

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Vous avez perfectionné ce pharynx, modifié cette arrière-gorge, travaillé ces cordes vocales, et cela vous aurait suffi, d’après vous pour faire d’un s… d’un quadrumane… un homme !…

 

CORIOLIS. (qui laisse un instant reposer la mâchoire.) – Pourquoi pas ? Il n’est pas difficile de prouver qu’entre l’homme et les animaux immédiatement inférieurs à lui, les différences anatomiques ne sont pas plus prononcées qu’entre d’autres membres d’un seul et même ordre[10] !

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Tout de même, mon cher, il y a un abîme entre le si… la bête et l’homme…

 

CORIOLIS. – J’estime autant que quiconque la dignité de la nature humaine, j’admets aussi volontiers que quiconque la largeur de l’abîme béant entre l’homme et le reste de la création par rapport aux problèmes intellectuels et moraux ; mais, même à ce dernier point de vue intellectuel et moral, je prétends qu’avec la modification de la structure, l’abîme peut être comblé !

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Votre parole me séduit à la fois et m’épouvante… (À part lui, le juge pense : « C’est toi qui vas être épouvanté tout à l’heure, quand je te ferai connaître où t’ont conduit tes théories d’école primaire, laïque, et obligatoire. » Car M. de Meyrentin, cousin du grand Meyrentin, de l’Institut, est resté idéaliste et antidarwinien, comme la gloire de la famille.)

 

CORIOLIS. – Allons donc ! Qu’est-ce qui fait de l’homme ce qu’il est ? N’est-ce pas la faculté de parler ? Le langage lui permet de tenir note de ses expériences : c’est lui qui augmente le bagage scientifique des générations successives. C’est grâce à lui que l’homme resserre toujours davantage les rapports qui le rattachent à l’homme. L’homme se distingue ainsi de tout le reste du monde animal. Cette différence de fonctions est immense et les conséquences en sont extraordinaires. Et tout cela peut dépendre, cependant, de la plus petite modification dans l’état de l’arrière-gorge. Car, qu’est-ce donc que ce don de la parole ? Je vous parle en ce moment ; mais, si vous modifiez le moins du monde la proportion des forces nerveuses actuellement en action dans les deux nerfs qui régissent les muscles de ma glotte, à l’instant même je deviendrai muet. La voix n’est produite qu’autant que les cordes vocales sont parallèles ; celles-ci ne sont parallèles que tant que certains muscles se contractent de façon identique ; et ceci dépend à son tour de l’égalité d’action des deux nerfs dont je viens de vous parler. Le moindre changement dans la structure de ces nerfs, et même dans la partie où ils prennent naissance, la moindre modification même dans les vaisseaux sanguins intéressés, ou encore dans les muscles où arrive le sang, pourrait nous rendre muets. Une race d’hommes muets, privés de toute communication avec ceux qui peuvent parler, serait une race de bêtes[11] !

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Évidemment ! Évidemment !

 

CORIOLIS. – Je ne vous l’ai pas fait dire. Ne te gratte pas, Balaoo ! (Honte de Balaoo qui croyait qu’on ne l’avait pas vu.) Eh bien ! moi, j’ai fait le contraire de celui qui travaillerait à rendre muet ; j’ai travaillé à donner plus d’extension à un organe déjà susceptible de rendre certains sons de la parole. Ces nerfs, ces muscles, ces vaisseaux sanguins, je les ai eus, pour la gloire de ma démonstration, au bout de mes pinces. (Balaoo, qui avait été endormi lors des opérations, écoute avec un intérêt passager.) Et je suis arrivé à rendre toujours possible le parallélisme nécessaire des cordes vocales de mon Balaoo ! Ouvre ta bouche, Balaoo. (Balaoo ouvre une bouche effroyable qu’on lui renverse sous la lampe et se demande quand donc cet effroyable supplice aura une fin.) Voyez, cher monsieur, voyez… ici… on aperçoit encore les cicatrices…

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Étourdissant ! Étourdissant !… Et il peut maintenant parler comme un homme !… Mais est-ce qu’il a conservé également la possibilité d’émettre les sons animaux d’autrefois ?

 

CORIOLIS. – Oui, mais il lui faut un effort plus grand qu’autrefois. Parle, Balaoo, comme autrefois !

 

BALAOO (pour se venger et pour faire une bonne farce, Balaoo parle comme autrefois, mais quand il était en colère, c’est-à-dire qu’on entendait sa voix à une lieue à la ronde). – Goek ! Goek ! Goek ! ha ! ha ! ha ! Hâââ !… hâââ ! hâââ ! Goek ! Goek !…

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Goek ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

BALAOO (qui est de plus en plus gêné par le singulier persistant regard de ce monsieur qui met les voleurs en prison). – Ça veut dire : Va-t’en !…

 

– Tiens ! fait observer M. de Meyrentin, c’est presque comme en anglais : go out !

 

Balaoo n’insiste pas, car il ne connaît pas l’anglais. Et M. Herment reste.

 

Balaoo soupire ; il n’a jamais tant souffert. Une main, tendrement, prend la sienne. Ah ! Madeleine !… Mad !… Mad !… Le cœur dans la poitrine de Balaoo fait : Boum ! Boum ! Boum !…

 

Ah ! voici M. Herment de Meyrentin qui se lève. Il va donc s’en aller, cette fois !… Il se décide !… Enfin ! Oui, oui. Il fait toutes ses félicitations à Coriolis… comme un mufle… comme un mufle !… Il a l’air carrément de se moquer de Balaoo et de projeter quelque chose qu’on ne sait pas… Il faut toujours se méfier de ces gens qui mettent les voleurs en prison… Et, c’est sûr, M. Herment de Meyrentin a bien tort, en tout cas, d’avoir l’air de se fiche de Balaoo, car ça pourrait encore mal tourner, cette affaire-là.

 

Le juge dit avec une froideur calculée :

 

– Ah ! cher monsieur, toutes mes félicitations !… Vous avez fait un petit d’homme. Avec la science et votre scalpel, vous égalez Dieu !

 

Coriolis trouve qu’il exagère et il le lui dit. M. Herment concède qu’il a exagéré et, avec un coup d’œil insolent qui montre Balaoo :

 

– Oui, acquiesce-t-il. C’est vrai ! Dieu les faisait plus beaux !

 

Il lance ça devant Madeleine, Balaoo en est d’abord suffoqué. L’étonnement le paralyse, l’abrutit. Coriolis, qui voit la peine que le visiteur a faite à son élève, à l’enfant de sa création, veut prononcer des paroles consolatrices :

 

– Dieu en a fait de plus beaux, mais il n’en a pas fait de plus doux, de meilleur, de plus aimant, de plus dévoué. Celui-ci a bien récompensé son vieux maître de tout le mal qu’il lui a d’abord donné, car, il faut bien avouer que ça a été dur de lui faire oublier pendant les premières années les jeux de la forêt de Bandang ; mais, maintenant, c’est tout à fait, j’ose le prétendre et suis enfin prêt à le prouver, un de la race humaine.

 

À ce discours qui aurait dû le toucher, M. Herment de Meyrentin sourit comme un sot, et, montrant du doigt le paletot et le pantalon en pièces (Balaoo pleurerait, mais il retient ses larmes devant un étranger), il dit :

 

– Hum ! Hum ! Il se permet encore quelques petites frasques !…

 

Mais le bon Coriolis répond à l’imbécile solennel :

 

– J’ai connu des enfants des hommes, qui n’avaient pas plus de dix-sept ans, dont les parents eussent été heureux qu’ils passassent leur temps à arracher leurs fonds de culottes en montant aux arbres pour y chiper des pommes. Ce n’est pas à moi de vous conseiller de consulter les annales des assises, mon cher maître ; vous n’ignorez certainement pas à quoi passent leur temps des petits hommes de dix-sept ans, un couteau à la main ! (Balaoo pense : « Le maître a raison, je n’ai jamais donné de coups de couteau à personne, moi !… C’est bon pour les petits d’hommes qui n’ont pas de force dans la main. »)

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN (sur un ton qui fait loucher Balaoo). – Dans ce pays, pour les crimes, monsieur Coriolis, on ne se sert pas de couteau. On étrangle. Les doigts suffisent. (Balaoo clapote des paupières et pense : « Pourquoi a-t-il dit ça ? »)

 

CORIOLIS. (montrant la main de Balaoo). – Voilà une main qui ne ferait pas de mal à une mouche ! (Balaoo pense avec timidité et les yeux baissés, car il sait admirablement le faire à l’hypocrisie : « Tu tiens à ta mouche, mais moi qui ne ferais pas de mal à une mouche, j’étranglerais bien ce noble étranger. »)

 

M. Herment de Meyrentin, qui se souvient que son cousin illustre de l’Institut a toujours combattu le darwinisme avec des arguments un peu vieillots sur l’impossibilité de la reproduction indéfinie dans le mélange des espèces, ne veut pas partir sans lancer la flèche du Parthe : cela fera réfléchir cet imprudent Coriolis qui a déchaîné, sans s’en douter, tous les mauvais instincts de la forêt de Bandang dans la société civilisée des hommes et qui en sera puni avant l’heure de la soupe par l’arrestation de son anthropopithèque que M. de Meyrentin pense bien revenir chercher avec tous ses gendarmes.

 

M. HERMENT DE MEYRENTIN (de sa plus belle voix de gorge) – Mes compliments, cher monsieur, vous n’avez plus maintenant qu’à le marier (et il a un gros rire infâme). Bientôt, il aura la majorité légale. J’espère que vous pensez déjà à la jeune fille qu’il conduira à l’autel ! Mlle Madeleine sera demoiselle d’honn…

 

M. Herment de Meyrentin ne peut achever ni son sourire ni sa phrase, car il a, autour de la gorge, deux tenailles qui se resserrent avec une force inquiétante pour quelqu’un de la race humaine qui aurait encore l’espérance de vivre longtemps sur la terre et d’y prononcer des paroles stupides et indécentes. Il râle ! Il se débat ! Il étouffe ! Balaoo serre, serre, serre !

 

Coriolis et Madeleine poussent des clameurs d’épouvante et s’accrochent, se pendent à Balaoo pour lui faire lâcher prise. Coriolis s’est armé d’un chenet et frappe des coups qui résonnent sur Balaoo comme sur un tambour ; mais Balaoo ne sent rien ! Madeleine pleure, sanglote, supplie, délire ; mais Balaoo n’entend rien. Il serre, il serre, il serre.

 

Et il ne s’arrête de serrer que lorsque M. Herment de Meyrentin s’arrête de se débattre. Ça lui apprendra, à ce monsieur, à trouver que Balaoo qui ne ferait pas de mal à une mouche n’est pas beau, et il ne se moquera plus de lui devant les jeunes filles à marier. Le voilà bien avancé maintenant : il est mort !

 

Mort ! M. le juge d’instruction Herment de Meyrentin, cousin germain de l’illustre professeur, membre de l’Institut, secrétaire de la section des Sciences morales et politiques, Herbert de Meyrentin ! Voilà une famille en deuil ! Une illustre famille ! Voilà tout ce qui reste de tant de puissance humaine, d’un juge d’instruction ! Une loque, un pantin cassé sur le bras d’un anthropopithèque ! Balaoo jette ce débris à terre. Il voit avec stupéfaction le bon Coriolis coller son oreille sur la poitrine de ça ! Il y a des gens qui ne sont pas dégoûtés ! Mais où est sa petite sœur Madeleine ? Balaoo la cherche du regard et la trouve, tout à fait appuyée à plat contre la muraille, la bouche grande ouverte et les yeux brillants d’effroi.

 

« Décidément, pense l’anthropopithèque, j’ai dû faire une bêtise. Ils n’ont pas l’air content ! »

 

Coriolis se relève, aussi pâle que le mort.

 

– Misérable ! râle-t-il. Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as assassiné ton hôte !

 

« Bah ! pense Balaoo, pourquoi se mettent-ils dans un état pareil ? C’est le cadavre qui les gêne, je le vois bien ! Et ils doivent craindre le commissaire de police qui vient toujours quand on fait du mal à ceux de la race humaine. Par exemple, on peut assassiner mon ami Huon, le grand vieux sanglier solitaire qu’ils ont tué proprement d’un coup de couteau au cœur devant tout le monde (et personne n’a protesté), et mon ami Dhole, le grand vieux loup vert qu’ils ont criblé de coups de fusil, parce qu’il avait mangé un petit enfant de six mois qui ne disait pas encore : papa, maman… ; mais on n’a pas le droit d’étrangler naturellement, avec ses mains, un de la race humaine. C’est la loi ! C’est bon ! C’est bon ! Je vais enlever le cadavre et personne ne saura rien. Je vais encore le pendre : c’est un bon truc ! »

 

Ce pensant, Balaoo a pris par les pattes de derrière le grand corps mou de M. Herment de Meyrentin, et il le traîne jusqu’à la porte. Coriolis veut l’arrêter, mais Balaoo crie si fort : Goek ! Goek ! que Coriolis voit bien qu’il n’y a rien à faire de l’anthropopithèque dans un tel moment. Balaoo est tout frémissant, tout exalté, tout glorieux de l’ouvrage terrible. Il ne ferait pas de mal à une mouche ; tout de même, le docteur Coriolis comprend qu’il ne ferait pas bon de le séparer de sa proie. L’anthropopithèque la traîne derrière lui avec un orgueil aussi conscient que, dans le triomphe, le général romain traînant les dépouilles opimes. Ah ! quel front relevé il a, ce Balaoo… Et bien fait pour la couronne de lauriers. Dans tout singe, il y a un général romain !… Et pan ! un bon coup de sa main de soulier dans la porte et celle-ci s’ouvre en deux pour laisser passer le cortège.

 

Madeleine ne peut plus remuer et Coriolis tremble comme une poule mouillée, tandis que Balaoo, solennel, pénètre, avec son fardeau, sous les branches de la forêt prochaine.

 

II

LA ROBE DE L’IMPÉRATRICE

Il devait y avoir veillée ce soir-là chez Mme Roubion, au Soleil-Noir ; car on avait repris les veillées dans le village depuis qu’on avait arrêté les Trois Frères et que les rues, la nuit, étaient redevenues à peu près sûres. À neuf heures, Mme Mûre, une petite vieille à bonnet, qui habitait la troisième maison sur le chemin conduisant à la gare, glissa dans son cabas son nécessaire à broder, puis des têtes de pavots qu’elle écraserait et dont elle mangerait les graines au cours de la soirée, enfin des noix à éplucher dont elle savait Mlle Franchet gourmande (Mlle Franchet à laquelle elle ne parlait pas depuis cinq ans et qui regarderait les autres se régaler des noix de Mme Mûre). Le cabas rempli, Mme Mûre poussa avec précaution sa porte. L’heure sonnait à l’église. D’autres portes, du côté du cours National, s’entrouvrirent. D’autres petites vieilles montrèrent leur bonnet sous la lune, hésitant à franchir le seuil, ayant perdu l’habitude de sortir après la soupe ; Certes ! on était à peu près tranquille en ce moment que ces affreux frères Vautrin se trouvaient si bien à l’ombre des prisons de l’État et prêts à payer leur dette à la société, mais on ne pouvait tout de même abandonner toute prudence du jour au lendemain.

 

– Ou hou ! Ou hou ! Des ombres sur la route, bringuebalant des lanternes : c’est M. Roubion et ses domestiques qui passent, appelant les brodeuses pour la veillée de la robe de l’impératrice de Russie.

 

Les petites portes s’entrouvrent davantage ; les petits bonnets blancs se risquent, le cabas à un bras, la coffiette (la chaufferette) pendue à l’autre. Ah ! elles n’auraient garde, par ce temps sec, d’oublier leurs cornettes qui leur brûlent si bien la peau des jambes depuis tant d’années que certaines, bien sûr, ne doivent plus avoir, sous leurs jupes, que deux tisons noircis.

 

– Ou hou !… Ou hou !… elles galochent, elles accourent, après avoir fermé à clef les portes. Ah ! c’est la dernière veillée de la robe de l’impératrice de Russie ! Elles n’y manqueraient pas pour tout l’empire des tsars. Deux heures d’ouvrage et ce sera fini ; on dit que l’entrepreneur doit venir le lendemain à Saint-Martin pour prendre livraison. Du moins, la mère commère qui a traité avec l’entrepreneur (la mère Toussaint) l’a affirmé, peut-être pour stimuler leur zèle.

 

Le cortège va trottinant, galochant dans la rue Neuve. Des volets battent contre les murs sur son passage. Plus d’une voudrait être invitée à aller voir la robe de l’impératrice et ne dort pas qui devrait être couchée.

 

Le grand Roubion presse le pas. Personne ne voudrait traîner la jambe. On galoche, on galoche. Il fait froid, elles ont rabaissé la capuche de la cape sur le bonnet, et frissonnent des épaules, moins de froid que de peur quand même, à cause du souvenir des Trois Frères qui accourt dans toutes les ombres de la nuit.

 

Au coin de la ruelle du cimetière, il y a une lumière sous une porte. On passe vite. Là habite la mère Pâques qui dit la bonne aventure pour trois sous. Son seul voisinage les épouvante, parce qu’elle leur a raconté qu’un soir qu’elles travaillaient toutes autour de l’âtre, les brodeuses étaient allées au sabbat sans s’en apercevoir. Mais elle, qui était là, la mère Pâques, s’en était bien aperçue ! Elle leur avait parlé et elles, les brodeuses, ne lui avaient pas répondu. Alors, elle les avait touchées du doigt les unes après les autres, sur leurs escabeaux, et tous leurs vêtements s’étaient affalés, étaient tombés, vidés des corps qu’ils habillaient ordinairement : parce que les corps n’étaient plus là. Ce n’est qu’à une heure du matin sonnant que les vêtements s’étaient redressés sur les escabeaux, preuve que les corps étaient revenus. Et, dame, comme elles s’étaient quasi endormies sur l’ouvrage entre minuit et une heure, les commères étaient effrayées naturellement de ce qu’elles avaient bien pu faire chez le diable pendant ce temps-là ! Et on n’avait plus jamais invité à la veillée la mère Pâques, à cause de cette histoire qu’après tout elle n’avait peut-être pas inventée.

 

Il y a grande chambrée au complet chez Mme Roubion pour la dernière veillée de la robe de l’impératrice. C’est dans la vaste salle à manger d’été, réservée dans la belle saison à messieurs les voyageurs de commerce, condamnée l’hiver, que les brodeuses travaillent. La robe merveilleuse est étalée tout au large sur les rallonges de la table d’hôte, et chaque ouvrière prend sa place. Il y en a deux qui font les œillets, une autre les pois, une autre achève une rosace, une autre travaille aux festons et deux mêmes mains font une application de vieilles dentelles. Mme Toussaint, la mère commère, veille à tout et houspille toutes. Mme Roubion, tête énorme déposée sur une poitrine formidable, ne s’occupe que de ses invitées. Le cabaret fermé, on a vu arriver M. le maire et Mme Jules, son épouse ; M. Sagnier, notaire, et madame qui a de si belles perles fausses ; M. Valentin, le pharmacien, et madame qui est la seule femme du pays qui se farde – et comment ! – et qui est aussi la seule femme du pays pouvant se vanter d’avoir eu une aventure, l’automne dernier, aux grandes manœuvres, avec un officier de cavalerie. Tout ce beau monde est venu admirer le chef-d’œuvre de l’industrie française, prêt à partir pour la cour de Russie.

 

Mais ces dames quittèrent peu à peu la salle d’été pour aller rejoindre, au cabaret, leurs maris qui, en dégustant une vieille bouteille, parlaient, autour de l’âtre, de l’affaire Vautrin. Ah ! on avait parlé de cette affaire-là depuis l’arrestation ! Mais il semblait qu’elle fût toujours nouvelle. Maintenant qu’ils allaient être guillotinés, et qu’on n’avait plus à les craindre, on était comme fier d’avoir eu si peur !

 

Personne cependant ne voulait convenir de ses transes, au contraire. C’était à qui avait dénoncé les Vautrin à la vindicte publique ! Par la porte entrouverte, les brodeuses qui ne pensaient, elles aussi, qu’aux Trois Frères, écoutaient le pharmacien et le notaire se vanter de leur propre courage en cour d’assises où ils avaient accablé de leurs témoignages les bandits. Il est vrai qu’alors la condamnation était certaine, et cette certitude n’avait certainement pas été étrangère à l’attitude héroïque de MM. Valentin et Sagnier et de l’excellent docteur Honorat qui s’était particulièrement distingué.

 

– C’est le docteur qui les a faits condamner à mort, proclame le maire avec autorité et, je le répète, il l’a fait avec courage, car, aussi longtemps que je vivrai, je verrai Siméon se lever au banc des accusés et dire, en montrant le poing au docteur Honorat : « Toi ! tiens-toi bien ! Car, si jamais j’en réchappe !… ma première visite t’appartient ! » C’était à vous donner le frisson.

 

Les deux autres se récrièrent :

 

– Et nous ? Est-ce que nous n’avons pas été menacés ? Élie et Hubert nous ont dit : « Vous êtes des menteurs et, la prochaine fois que nous vous rencontrerons, nous vous casserons la gueule !… » Textuellement !…

 

– Moi, j’en ai été malade pendant quinze jours, déclara Mme Valentin.

 

– Moi aussi, fit Mme Sagnier.

 

– C’est pas tout ça ! interrompit la grosse Mme Roubion en faisant le tour de la société avec ses bols de vin chaud à la cannelle, il n’y a pas besoin de perdre son temps à discuter, puisque leur affaire est faite. Quand est-ce qu’on leur coupe la tête ? On aurait dû la leur couper ici ; mais, puisque c’est entendu que la chose aura lieu à Riom, est-ce que M. le maire a pensé à retenir une fenêtre ?

 

– Écoutez, répondit brutalement M. Jules, j’aime mieux parler d’autre chose.

 

Et, pendant cinq minutes, on ne parla plus de rien du tout. Chacun était à sa pensée et tous avaient la même : « On ne serait vraiment tranquille que lorsque les Trois Frères auraient trépassé. On n’avait qu’une crainte, celle que le président de la République fit grâce à l’un d’eux, car enfin, il n’est point rare que l’on s’échappe du bagne !… Est-ce qu’on sait jamais ?… »

 

Mme Roubion fit un effort nouveau pour chasser l’image des Vautrin :

 

– Vous savez, dit-elle, que Mlle Madeleine Coriolis va bientôt se marier ?

 

– Ah bah ! demanda Mme Valentin… et avec qui ?

 

– Mais avec M. Patrice Saint-Aubin, son cousin de Clermont.

 

– Le bruit en avait couru, dit Mme Sagnier, mais il n’y a pas de temps de perdu. Il est encore bien jeune.

 

– Bien jeune ! il a vingt-quatre ans, reprit Mme Roubion, et il vient d’être reçu docteur en droit. Enfin, le père est pressé de lui passer son étude. Il veut le voir installé, marié et derrière ses dossiers de la rue de l’Écu avant sa fin qu’il croit prochaine.

 

– Il a raison, déclara le pharmacien. On ne prend jamais trop de précautions. On ne sait ni qui vit ni qui meurt.

 

– On dit le fils Saint-Aubin riche pour deux, émit Mme Valentin. Est-ce que la petite Madeleine a une dot ?

 

Toute l’assemblée fut d’avis qu’elle n’en avait pas. Le docteur Coriolis, un vieil original, qui avait été consul à Batavia, aurait pu faire fortune en Malaisie ; mais l’opinion générale lui reprochait d’être revenu de là-bas avec une funeste passion pour la plante à pain qui devait lui manger ses derniers écus. A-t-on idée d’une folie pareille ? Vouloir remplacer, avec une seule plante, le pain, le lait, le beurre, la crème, les asperges, et même les choux de Bruxelles qu’il prétendait pouvoir fabriquer avec des déchets ! Et, depuis des années, il vivait avec cette lubie, au fond de son immense jardin entouré de hauts murs derrière lesquels il travaillait dans un isolement quasi complet, ne recevant point, ne voulant être aidé que par son jardinier, un gamin qu’il avait ramené de là-bas et qui lui paraissait, du reste, fort dévoué ; un gentil garçon, du reste, ce Noël, un peu timide, qui ne parlait à personne, mais qui saluait tout le monde avec tant de civilité… Quand il traversait la rue où son maître l’envoyait parfois en commission, il avait presque toujours le chapeau à la main, comme s’il vivait dans la crainte de faire des avanies à quiconque.

 

– Il n’est pas beau ! émit M. Roubion.

 

– Il n’est pas laid non plus, fit Mme Valentin ; seulement, il a la figure un peu plate.

 

Dans la salle d’été, les brodeuses, autour de la robe de l’impératrice, avaient cessé d’écouter la conversation de ces messieurs et dames, du moment qu’ils avaient fini de parler des Trois Frères. Eux seuls avaient le don d’intéresser Mme Toussaint, Mlle Franchet, Mme Boche et Mme Mûre et, sur ce sujet, elles étaient intarissables, trouvant toujours des choses nouvelles à dire ou même rabâchant les anciennes, sans se fatiguer.

 

La certitude où elles étaient d’en être à jamais débarrassées leur permettait de libres propos, à elles aussi.

 

Elles reprenaient goût à la vie.

 

C’est dans ce moment où les différents hôtes de l’auberge du Soleil-Noir exprimaient leur satisfaction d’une quiétude dont ils s’étaient déshabitués qu’on entendit sur les pavés pointus de la rue Neuve un galop effréné.

 

Ce galop était accompagné d’un bruit de char léger et tapageur qui appartenait en propre au tilbury du docteur Honorat. Tous le reconnurent, à preuve que tous crièrent :

 

– C’est le docteur Honorat !…

 

Mais qu’était-il arrivé ? Pourquoi ce tumulte ? Cette précipitation ?

 

Est-ce que son cheval avait pris le mors aux dents ? Est-ce que le docteur avait perdu les guides ? Mlle Franchet cria :

 

– On l’a peut-être assassiné !

 

Mais tout le monde fut dans l’instant rassuré, tout au moins sur l’existence du docteur Honorat, car on entendit sa voix rauque qui criait :

 

– Ouvrez !… Ouvrez vite !…

 

Aussitôt, M. Jules (le maire), M. Roubion, MM. Sagnier et Valentin tirèrent de leur poche leurs revolvers qui ne les quittaient plus depuis longtemps ; et toutes ces dames, voyant sortir ces armes dangereuses, se mirent à trembler, ne pouvant plus prononcer une parole.

 

Seulement, Mme Roubion dit gravement :

 

– N’ouvrez pas !

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Roubion qui se pencha derrière la porte.

 

– Mais ouvrez donc ! Ouvrez donc ! C’est moi, le docteur Honorat ! Ouvrez, Roubion !

 

– Vous êtes seul ? demanda encore le prudent Roubion.

 

– Oui ! Oui ! Je suis seul, ouvrez !

 

– Tu ne peux pas laisser le docteur à la porte, déclara Mme Roubion, ouvre !

 

Aussitôt chacun recula, pendant que les brodeuses, abandonnant leur ouvrage, se montraient pleines d’angoisse sur le seuil de la porte qui faisait communiquer la salle d’été avec le cabaret.

 

Roubion ouvrit la porte.

 

Le docteur Honorat, qui avait attaché son cheval, dont on entendait le souffle haletant, à l’anneau de la muraille, se rua dans la pièce comme une trombe. Roubion avait refermé la porte au verrou, et tout le monde fut autour du docteur qui s’était laissé tomber sur une chaise. Il était d’une pâleur mortelle. Il pouvait à peine parler. Ses yeux étaient hagards. Il parvint à gémir :

 

– Les Vautrin !… Les Vautrin !…

 

– Quoi ? Quoi ? Les Vautrin ?…

 

– Les Vautrin sont ici !…

 

Tous poussèrent des cris. La peur souffla son vent de démence, soulevant les bras, en gestes insensés, secouant l’assemblée qui tourna, tourbillonna ; on eût dit que soudain tous avaient perdu l’équilibre : Hein ?… Quoi ?… Où ?… Les Vautrin ?… Qu’est-ce qu’il a dit ?… Il est fou !… Où les avez-vous vus ?…

 

– Chez eux ! râla le docteur !… Chez eux !… Dans leur maison !…

 

– Il a rêvé !… Pour sûr !… Il a rêvé !…

 

Le pharmacien et le notaire étaient maintenant aussi pâles que le docteur. Ils ne le croyaient pas. Ils ne pensaient pas qu’une chose pareille fût possible ; mais tout de même, dès qu’il eut seulement exprimé une telle abomination irréalisable, ils en restèrent comme abrutis, les bras et les jambes cassés, le gosier sec, le cœur en folie.

 

La terreur sans nom peinte sur leur visage sembla ragaillardir quelque peu M. le maire qui, lui, faisant rapidement son examen de conscience, estimait qu’il avait su, dans toute cette affaire, conserver une attitude suffisamment prudente pour n’avoir rien à redouter de la vengeance des Trois Frères. Il montra ce sang-froid qui ne doit jamais abandonner le premier magistrat du pays devant ses administrés. Il fit taire les gémissements stupides des brodeuses et les questions mal coordonnées de ces dames.

 

– Voyons, docteur, dit-il, ne perdez pas ainsi la tête. Êtes-vous bien sûr de les avoir vus ?

 

– Comme je vous vois !

 

– Dans leur maison du bord de la route ?

 

– Dans leur maison. Ils n’avaient même pas tiré les rideaux des fenêtres. Je passais sur la route, revenant de ma tournée, au petit trot de ma jument. J’aperçois une carriole devant la porte des Vautrin, et de la lumière aux fenêtres, et il me semble entendre des voix. J’ai comme le pressentiment que je vais assister à quelque chose d’inouï. Je ne m’étais pas trompé. Je passais juste en face de la porte quand la porte s’est ouverte, et j’ai vu, comme je vous vois, Élie, Siméon, Hubert, qui transportaient tranquillement dans la carriole une caisse. Aussitôt, je donne un grand coup de fouet à ma jument qui détale. Mais ils m’avaient vu et reconnu ! Ils m’ont crié : « À bientôt, docteur. » J’ai cru que j’allais devenir fou !… Ah ! je les croyais derrière moi, nous avons filé un train d’enfer ! J’étais perdu si je n’arrivais pas à Saint-Martin avant eux ! Car ils vont venir !… Ils vont venir !…

 

– Taisez-vous donc, docteur, interrompit M. le maire, de sa voix la plus grave. Si ce sont eux, c’est qu’ils se sont sauvés de la prison, et ils n’oseront jamais venir jusqu’ici !

 

– Je vous dis qu’ils vont venir. Ils me l’ont promis à la cour d’assises ! Je suis un homme mort !…

 

Disant cela, M. Honorat, un brave homme de docteur, qui, avant cette funeste rencontre, avait pris, peut-être, au cours de sa tournée une vieille bouteille de plus qu’il ne fallait (car, à l’ordinaire, c’était un bon vivant), le docteur Honorat, disons-nous, aperçut les deux figures de cire de M. Sagnier et de M. Valentin, et il eut la satisfaction de se rappeler qu’eux aussi avaient été menacés en cour d’assises ; et cette satisfaction, il l’exprima :

 

– Et vous aussi, monsieur Sagnier !… Et vous aussi, monsieur Valentin, vous êtes des hommes morts !

 

M. Sagnier secoua la tête et dit d’une voix expirante :

 

– Ça n’est pas vrai ce que vous dites là, ça n’est pas possible !…

 

M. Valentin était de cet avis. Il susurra :

 

– Comment voulez-vous qu’ils se soient sauvés de la prison de Riom ? Ça n’est pas possible !

 

Décidément, c’était le mot de la situation, et tout le monde répéta :

 

– Non ! Non ! ça n’est pas possible !

 

M. le maire souriait en regardant des gens qui avaient si peur !

 

– Allons, fit-il, mesdames, remettons-nous. Ce brave docteur a eu la berlue ! Mme Roubion, donnez-lui donc un verre de vin chaud à la cannelle, ça lui fera du bien !

 

– Je ne veux rien, dit le docteur, et il promena sur l’assemblée des yeux de plus en plus hagards.

 

M. le maire haussa les épaules, et voyant, autour de lui, pareilles à des poules qui cherchent refuge sous l’aile de leur coq : Mme Toussaint, Mme Mûre, Mme Boche et Mlle Franchet, il les renvoya à leur ouvrage. Elles s’en retournèrent dans la salle d’été avec des gloussements d’inquiétude ; mais, aussitôt qu’elles y furent, elles firent entendre de tels cris que ce fut au tour de ceux qui étaient restés dans la salle du cabaret d’aller les rejoindre. Mme Toussaint, la mère commère, était en train de se livrer à une attaque de nerfs en règle : la robe de l’impératrice avait disparu !…

 

III

LE SIÈGE DE L’AUBERGE

Qu’était devenue la merveille de l’industrie française ?

 

De toute évidence, il y avait du Vautrin là-dessous. Cela ressemblait à tant d’autres disparitions ménagères qu’on n’avait jamais pu expliquer et qui avaient été mises sur le compte des Trois Frères ! On ne douta plus dès lors qu’Élie, Siméon, Hubert ne fussent de retour et qu’ils eussent accompli le miracle d’avoir échappé au couperet du bourreau, dans le but unique d’accourir à Saint-Martin-des-Bois voler la robe de l’impératrice.

 

Si M. Jules (le maire), qui avait toujours eu un faible pour ces chenapans, à cause des hautes relations qu’ils entretenaient avec les élus de la nation, hésitait encore à se rendre à l’évidence, son hésitation ne devait pas être de longue durée…

 

En effet, on frappa de nouveau à la porte de l’auberge du Soleil-Noir, et la personne qui frappait ainsi paraissait aussi pressée d’entrer que le docteur Honorat l’avait été lui-même. Un silence affreux régna aussitôt à l’intérieur de l’auberge, car tous se demandaient déjà s’ils n’allaient point entendre la voix des Trois Frères. Mais chacun reconnut la tremblante voix de Mme Godefroy, la receveuse des postes de Saint-Martin.

 

– Une officielle ! Une officielle pour M. le maire ! Ouvrez, monsieur Roubion, c’est très pressé.

 

Sur l’ordre du maire, la porte fut entrouverte et Mme Godefroy apparut. Elle avait cette même pâleur mortelle, ces mêmes yeux hagards qui étaient entrés en même temps que le docteur Honorat. Un papier jaune tremblait entre ses doigts. M. le maire s’empara de la dépêche ; il lut tout haut le texte officiel : « Préfet du Puy-de-Dôme à Maire Saint-Martin-des-Bois. Trois frères Vautrin échappés aujourd’hui de la prison de Riom ; faites nécessaire. »

 

Le maire, qui ne disposait en fait de force armée que de l’appariteur et de son tambour, laissa tomber un regard atone sur tous ceux qui l’entouraient. Ces pauvres gens paraissaient n’avoir plus la force de respirer. M. et Mme Sagnier, M. et Mme Valentin se tenaient étroitement enlacés, formant deux couples comme on en voit sur les images qui représentent les premiers ménages chrétiens promis aux bêtes. M. Honorat, sur sa chaise, ne donnait plus signe de vie. La vieille petite troupe des brodeuses se serrait autour de la puissante Mme Roubion qui s’efforçait en vain, les deux mains posées à plat sur sa vaste poitrine, de commander aux mouvements de son cœur. Enfin, la terreur était telle que Mme Toussaint elle-même, que soutenait Mme Boche, laquelle était soutenue par Mme Mûre, laquelle ne lâchait pas la main de Mlle Franchet, en avait cessé de gémir sur la disparition de la robe de l’impératrice.

 

Le maire répétait :

 

– Faites nécessaire… Faites nécessaire… Il est bon, lui, le préfet… Quel nécessaire veut-il que je fasse ? C’est à lui de faire le nécessaire… Il devrait déjà nous avoir envoyé des gendarmes !… Il devait bien se douter qu’ils allaient revenir ici !…

 

Mais voici de nouveaux coups à la porte du cabaret : Pan ! Pan ! Pan !… Tout le monde sursaute encore. Et une voix dans la rue :

 

– Vite ! Vite ! Ouvrez !… C’est moi, Clarice ! Au nom du ciel, ouvrez !

 

– Le commis de Camus ! On devrait éteindre ces lumières. Ils vont tous venir ici ! s’écria Roubion.

 

Mais l’autre tambourinait de plus belle :

 

– Ouvrez ! Ouvrez !

 

On lui ouvrit, mais on jura qu’on n’ouvrirait plus à personne ! Celui-là était encore plus effaré que les autres, et il y avait de quoi !… Il n’avait pas vu les Trois Frères, lui ; mais il s’était heurté au cadavre de M. de Meyrentin pendu à un arbre sur la route de Riom. Ah ! on en poussa des cris : La vengeance des Vautrin commençait !… À quoi allait-on assister, Seigneur !… Après les cris, ce fut une consternation générale, un désespoir muet… Et puis cela se transforma encore, comme il fallait s’y attendre…

 

Comme M. le maire réfléchissait aux tristesses de la situation sans pouvoir se résoudre à rien, il vit soudain se dresser en face de lui un spectre furieux et gesticulatoire : c’était le docteur Honorat qui lui criait, les poings sous le nez :

 

– Tout ça, c’est de votre faute !…

 

Ah ! il n’en fallait pas davantage pour donner du courage aux autres. Le notaire et le pharmacien étaient déjà sur lui : Sûr que c’était de sa faute ! Sans lui, rien de tout cela ne serait arrivé !… Sans lui, il y avait beau temps que ces bandits eussent débarrassé le pays de leur présence !

 

Et ils faisaient un si beau bruit qu’ils n’entendirent pas que l’on frappait, cette fois à la porte cochère, avec le lourd marteau.

 

Ce fut Mme Boche qui alla tendre l’oreille dans le corridor. Elle revint, les bras en l’air, et les jambes flageolantes :

 

– Écoutez !… Écoutez !…

 

Tous se turent, et, les appels du marteau s’étant tus également, chacun perçut une lointaine voix rude qui appelait M. le maire.

 

Cette fois, il n’y avait plus à s’y tromper. C’était Hubert, l’aîné des Vautrin, qui était là ! On reconnaissait sa voix, et, comme c’était le plus terrible des trois, il y eut un recul général dans le coin le plus obscur du cabaret. Les femmes se mirent à pousser des miaulements de chattes qu’on écorche. M. le maire, cependant que madame le retenait par les pans de sa jaquette, se détacha du troupeau tremblant. Il dit à Roubion :

 

– Venez, Roubion, il faut savoir ce qu’ils veulent. Vous n’avez jamais eu d’histoire, vous, avec les Vautrin ?

 

– Jamais ! Jamais ! proclama Roubion, en grande hâte et avec une évidente satisfaction. Non, non, nous n’avons jamais rien eu ensemble !

 

– Vous n’allez pas leur ouvrir ? sanglota Mme Valentin.

 

– Non, dit le maire, mais on peut toujours causer.

 

– On ouvrira le judas, et on verra bien ce que c’est, déclara Roubion.

 

– Ne leur dites pas que je suis là ! gémit le docteur Honorat, qui avait à peine la force de parler.

 

– Ni moi non plus !… Ni moi non plus ! firent Valentin et Sagnier. Le maire et Roubion, suivis de leurs femmes, se risquèrent sous la voûte de la cour.

 

Encore, Mme Jules et Mme Roubion restèrent-elles à l’entrée de la voûte.

 

L’absence du maire et de Roubion dura au moins cinq minutes. Quand ils rentrèrent, les autres virent tout de suite, à leurs figures consternées, qu’il ne se passait rien de bon. Le docteur Honorat, le pharmacien et le notaire ne quittaient point des yeux M. le maire, attendant qu’il parlât. Et le condamné à mort, qui, au petit jour, dans sa cellule, regarde le magistrat chargé de lui annoncer le rejet de son pourvoi, n’a point plus d’épouvante au cœur.

 

– Mais enfin, dites-nous ce qu’il y a ? grelotta Mme Sagnier.

 

– Eh bien ! voilà, répondit le maire en s’épongeant le front avec son mouchoir. J’ai vu Hubert par le judas. Il demande qu’on lui livre le docteur Honorat.

 

Le docteur, sur sa chaise, reçut comme une secousse. M. Jules ajouta :

 

– J’ai fait mon devoir, j’ai refusé.

 

Là-dessus, il y eut un silence de mort. Ces dames, à part elles, pensaient que le maire en prenait bien à son aise. Après tout, le docteur Honorat était célibataire.

 

Mme Godefroy surmonta, la première, la tyrannie de ses nerfs :

 

– Qu’est-ce qu’il a répondu ?

 

– Il a dit, fit le maire, qu’il allait consulter ses frères et il est parti !

 

– Lui avez-vous dit, au moins, qu’ils couraient les plus grands dangers en restant ici ? que les gendarmes allaient venir, et qu’ils feraient mieux de s’enfuir dans un autre pays ? interrogea M. Sagnier.

 

– Je lui ai dit tout ça ! déclara froidement le maire, mais il m’a répondu que ça ne me regardait pas !

 

Mme Roubion dit :

 

– Il est parti, ils ne reviendront peut-être plus ! Tout le monde ferait peut-être bien de s’en aller.

 

Tous jetèrent des cris : ils étaient bien d’accord pour ne pas quitter l’auberge avant le jour et surtout avant l’arrivée des gendarmes qu’on ne manquerait pas d’envoyer à Saint-Martin-des-Bois.

 

– Écoutez donc comme ils sont partis ! fit Mme Boche.

 

En effet, les coups de marteau recommençaient. Le maire se dressa de nouveau comme un héros qui marche à la mort, sans défaillance, et se dirigea vers la voûte. M. Roubion voulut le suivre encore ; mais, cette fois, Mme Roubion lui ordonna tout sec de rester auprès d’elle :

 

– T’occupe donc pas des affaires des autres ! M. Roubion se le tint pour dit.

 

Il sembla à tous que l’absence du maire se prolongeait plus que la première fois. Quand il revint, il était aussi pâle que les autres.

 

– Hubert m’a dit qu’il avait consulté ses frères, laissa-t-il tomber d’une voix blanche qui tremblait un peu. Tous trois sont d’accord pour massacrer tout ce qu’il y a ici, si on ne leur livre pas le docteur Honorat. J’ai répondu que nous étions armés et que nous nous défendrions et que nous ne livrerions pas le docteur Honorat.

 

Là-dessus, la troupe des brodeuses fit entendre des glapissements : « Elles n’avaient jamais eu affaire avec les Trois Frères et, si les Frères savaient qu’elles étaient là, ils les laisseraient sortir sans leur faire de mal, bien sûr !… Elles ne voulaient pas rester dans l’auberge ! On ne savait pas ce qui allait arriver !… Puisque les Trois Frères n’en voulaient qu’au docteur Honorat, elles ne couraient aucun risque en rentrant chez elles. Elles voulaient partir. »

 

– On n’ouvrira point les portes sans mon ordre, dit le maire, et puis vous ne sortiriez pas. Les portes sont gardées par Hubert, Élie, Siméon et la petite Zoé. Hubert m’a répété qu’ils massacreraient tout ce qui tenterait de sortir !… Enfin, ils savent très bien que vous êtes là !

 

– Et nous ? Et nous ? savent-ils que nous sommes là ? interrogèrent le pharmacien et le notaire.

 

– Oui, ils le savent !

 

– Et… et… et… ils ne vous ont rien dit… pour nous ?

 

– Non !…

 

– Ils n’en veulent qu’au docteur Honorat ! C’est clair ! jeta Mme Sagnier en dirigeant sur le malheureux un effroyable regard.

 

– Oui ! Oui ! répétèrent sourdement le notaire et le pharmacien, ils n’en veulent qu’au docteur Honorat !…

 

À ce moment, on entendit un gros remue-ménage dans la rue. Puis il y eut des cris, des jurons. Et ce fut comme si on traînait un camion devant la grande porte du Soleil-Noir. On entendit distinctement des volets claquer contre les murs d’en face, et, aussitôt, la grosse voix de Siméon qui éclatait dans la nuit sonore :

 

– Ah ! cachez vos gueules, là-haut, ou je les ferme avec du plomb ! Cette menace n’était pas plutôt prononcée qu’elle était suivie du tonnerre d’un coup de feu qui réveilla tout le village.

 

Les brodeuses tombèrent à genoux. Mme Mûre et Mlle Franchet, qui étaient pratiquantes, commencèrent un Ave Maria. Les bruits qui venaient du dehors attestaient que toute la rue Neuve était en pleine rumeur ; mais les fenêtres, entrouvertes par les curieux épouvantés, avaient dû se refermer aussitôt, car les menaces des Trois Frères avaient cessé. On n’entendait plus maintenant que le va-et-vient de leurs gros souliers sur les pavés ou sur le trottoir. Que faisaient-ils ? Voilà ce que tout le monde se demandait dans l’auberge avec la sueur de l’angoisse et le frémissement du désespoir.

 

Le docteur Honorat, qui ne ressemblait plus à rien d’humain, était affalé sur une chaise, dans un coin, comme une chose inerte. Tous lui lançaient des regards malfaisants et se retenaient tout juste pour ne point l’agonir d’injures.

 

Les sanglots des unes et les patenôtres des autres finirent par agacer le maire dont tout le système auditif tâchait à comprendre ce qui se passait dans la rue. Il les fit taire en jurant le nom du Seigneur, et, ayant ainsi rétabli le silence, il grimpa sur une chaise préalablement disposée sur une table pour atteindre aux vasistas. De là, son regard pouvait plonger dans la rue. Ce qu’il vit à la lueur falote du réverbère chargé d’éclairer ce coin de Saint-Martin-des-Bois sembla l’emplir d’un nouvel effroi, car il ne put retenir une exclamation qui augmenta la fièvre des assiégés. Ceux-ci voulurent des explications, mais il ne leur répondit même pas et sauta sur la table et de là sur le parquet avec une adresse et une souplesse de vingt ans.

 

– Ah non ! cria-t-il, pas ça !… Pas ça !

 

– Mais quoi ? Quoi ?

 

– Pas ça ! Pas ça ! Laissez-moi donc, vous autres, et silence ! (ici un abominable juron)… Ah ! Pas ça !… Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je vais les interroger !

 

Et repoussant les malheureux qui l’entouraient, il se pencha contre la porte du cabaret qui donnait sur la rue Neuve et y colla son oreille après avoir frappé contre le volet trois énormes coups de poing.

 

– Eh là ! vous autres, hurla-t-il, qu’est-ce que vous faites ? Le bruit cessa dehors comme il avait cessé dedans.

 

Le maire reprit sa position en appelant par leurs noms les Trois Frères ; alors, on entendit quelqu’un qui, dans la rue, se rapprochait du volet.

 

– Qui est là ? demanda le maire.

 

– C’est moi, Hubert !

 

– C’est le maire qui vous parle.

 

– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, monsieur Jules ?

 

– Qu’est-ce que vous faites là devant la porte, dans la rue et au coin de la place ?

 

– Nous déchargeons de la paille, monsieur le maire, de la belle paille bien sèche qui risquait de s’abîmer dans le grenier aux Delarbre.

 

– Et pour quoi faire ?

 

– Pour vous faire flamber, monsieur le maire, puisque vous ne voulez pas nous livrer l’Honorat !

 

À l’annonce de cette nouvelle et imminente catastrophe, les clameurs reprirent dans la salle du cabaret. Un geste terrible du maire réclama le silence.

 

– Vous n’allez pas faire ça, Hubert !… Vous n’allez pas faire ça !… Ah ! il ne me répond pas !… Mais taisez-vous donc, vous autres !… Hubert !… Hubert !…

 

– Quoi, m’sieur le maire ?

 

– Vous n’allez pas faire ça ?

 

– Non, je vais me gêner. Zoé, passe-moi les allumettes !… Nouveaux cris, nouveaux hurlements dans le cabaret.

 

– Hubert !… Hubert !… Vous ne pouvez pas faire ça !… Il y a ici des femmes !… des jeunes filles !… (ceci pour Mlle Franchet qui a cinquante-six ans bien sonnés !)

 

Mais la voix épouvantable d’Hubert remplit toute la rue. On a prétendu, depuis, qu’on l’avait entendu alors d’un bout à l’autre du village.

 

– Vous y passerez tous, et le notaire, et le pharmacien… Et la femme du notaire, et la femme du pharmacien !… si vous ne nous livrez pas le docteur Honorat !… Donnez-nous l’Honorat, et tout sera dit, tout sera oublié !

 

Cette fois, le bandit parlait trop près pour n’être pas compris. Il sembla à Sagnier et à Valentin que sa voix se vrillait dans leurs oreilles pour y glisser les paroles tentatrices. Et, comme il y eut, dans le moment, une grande flamme qui illumina les vasistas, la peur et la lâcheté commencèrent leur œuvre et ils se ruèrent tous deux sur le docteur, loque affalée dans son coin. Ils n’eurent point de peine à entraîner avec eux les femmes qui déliraient déjà à l’idée d’être brûlées vives. Elles le déchiraient, en le traitant de lâche, parce qu’il n’avait pas le cœur de les sauver tous en sacrifiant sa peau.

 

Derrière cette ruée, la devanture commençait à flamber. On entendit le bois crépiter, et toute la maison, par les vasistas, fut illuminée.

 

Dehors, il y eut encore des cris, des coups de feu ; et, soudain, lugubre, le tocsin sonna sur le village, sur les campagnes, annonçant le drame, appelant du secours. Les voix féroces et cyniques des Trois Frères et la petite voix aiguë de la petite Zoé dominaient tous les bruits. Avec un madrier dont ils se servaient comme du bélier, les Vautrin, maintenant, tentaient de défoncer la porte du cabaret, pendant que des tourbillons de fumée enveloppaient déjà le Soleil-Noir.

 

Les femmes durent lâcher le docteur en sang qui, devant la mort, s’était défendu avec acharnement. Suivies des hommes, elles se précipitèrent dans la cour. On ne pouvait sortir de cette cour que par la grande porte cochère, sous la voûte. Et le chemin par là était bien fermé. Roubion ne cessait de crier : « Mais les pompiers ne vont donc pas venir !… » oubliant qu’il était lui-même capitaine des pompiers et que la pompe était à l’abri sous son hangar.

 

La bande entourait à nouveau le maire et le sommait d’avoir, sur-le-champ, à la sauver de là. Et ils se seraient peut-être tous jetés sur lui comme ils l’avaient fait sur le docteur, si l’embrasement du ciel, dont toute la cour était comme enflammée, n’était tombé soudain, comme si on avait soufflé dessus !

 

Les bruits du dehors avaient cessé. Le tocsin s’était tu. On n’entendait plus les terribles coups de bélier contre la porte du cabaret. Ce calme subit, la nuit noire et tranquille surprirent tout le monde. On resta quelque temps sans parler, sans crier, car on ne savait que penser. Enfin, on entendit la voix du maire qui disait :

 

– Ils ont brûlé quelques bottes de paille pour nous faire peur et ils sont partis !…

 

Mme Roubion pensa tout haut :

 

– Les gendarmes sont peut-être arrivés !…

 

M. Roubion, que poursuivait l’idée de se débarrasser de toute cette clique, cause de la tragédie, eut une idée :

 

– Il y a peut-être un moyen de nous sauver tous à la mairie. Là, on serait à l’abri, montez avec moi dans le grenier à foin !

 

Ils le suivirent, grimpant un escalier de bois, dont la rampe était faite d’une corde graisseuse.

 

– Surtout, pas d’allumettes !

 

Ils étaient dans l’obscurité, se tâtant, se cherchant les uns les autres, trébuchant à chaque pas. Enfin, précautionneusement, la lucarne par laquelle on hissait le fourrage fut ouverte par Roubion, et un coin de la nuit, moins noir que le grenier, se découpa dans l’ombre opaque. Ils avaient oublié Honorat. Personne ne savait ce qu’était devenu le docteur et nul ne s’en occupait.

 

Roubion se pencha à la lucarne. Il regarda dans la ruelle qui séparait l’auberge des derrières de la mairie.

 

– Les Vautrin ne s’imagineront jamais qu’on peut se sauver par ce chemin-là !… Et nous serons loin qu’ils seront encore à nous guetter aux portes ! fit-il à voix basse.

 

– Ça n’est pas une mauvaise idée, dit le maire.

 

– Eh bien ! montrons l’exemple, dit Roubion ; il y a là une poulie et une corde, c’est tout ce qu’il nous faut !

 

Le maire déclara que, comme un capitaine sur son navire, c’était lui qui devait partir le dernier. Mais on lui démontra que ce n’était pas la même chose. C’était même tout le contraire. C’est le premier qui allait risquer quelque chose. Si celui-là se sauvait, tout le monde était sauvé. Il se décida à l’aventure après avoir embrassé Mme Jules ; et c’est par ce chemin qu’ils sortirent tous de l’auberge, hommes et femmes. On devait en parler longtemps !

 

Quand la petite troupe fut au complet, le maire dit :

 

– Et maintenant à la mairie, tous !…

 

– Sans bruit ! conseilla Mme Jules. Mais personne ne songeait à en faire.

 

Comme la bande allait pénétrer sur la place, se glissant contre les murs et profitant de l’ombre, elle s’arrêta d’un seul mouvement. Il n’y eut pas un cri, pas un geste, rien qui pût la trahir. Ce qu’elle apercevait dans le cercle de lumière qui tombait du réverbère dressé au coin de la rue Neuve, l’avait immobilisée, foudroyée : Élie et Siméon passaient, en traînant le docteur Honorat, un bâillon sur la bouche et les mains ligotées ; suivaient Hubert et la petite Zoé. Hubert avait un fusil sur l’épaule. La petite Zoé en avait deux.

 

IV

BALAOO N’OSE PAS RENTRER À LA MAISON

Balaoo, ayant roulé la robe de l’impératrice fort proprement sous son bras, s’assit sur la lisière de la forêt. La nuit était profonde ; les dernières lumières s’éteignaient aux fenêtres de Saint-Martin-des-Bois. Il réfléchissait. Il regrettait sincèrement l’accident qui lui était arrivé avec le noble étranger qui lui avait rendu visite. Non point qu’il souffrît d’avoir tué avec aussi peu de formes et sans avis préalable un de la race humaine qui l’avait insulté ; mais il craignait d’avoir fait un bien gros chagrin à sa chère petite Madeleine. Quel drôle de visage elle lui avait montré quand il traînait avec tant d’orgueil, par les deux pattes de derrière, le noble étranger en visite ! Et son bon maître Coriolis, quels yeux terribles !… Quelles grimaces désespérées ! Quelle affaire !…

 

Non, décidément, tout bien réfléchi, il préférait ne pas encore rentrer ce soir à la maison.

 

Balaoo se gratta les poils ras mouvants du dessus du crâne. Perplexité…

 

Et puis, il considéra, avec inquiétude, son butin.

 

C’était dans la pensée d’acheter son pardon et de se préparer une bonne rentrée auprès de Madeleine qu’il avait chipé tout à l’heure la robe de l’impératrice. La chose était arrivée le plus naturellement du monde. Après avoir pendu le mort comme il convenait, par sa cravate, sur la route de Riom, Balaoo, le dos lourd, la tête pesante, le pas traînard et les mains d’en haut dans les poches, était revenu dans le village et avait rencontré la petite troupe apeurée des brodeuses à galoches et à chaufferettes se rendant, pour la veillée, au Soleil-Noir. Il sourit sans trop savoir ce qu’il faisait, peut-être parce qu’il avait reconnu Mme Mûre et Mme Boche, et qu’avec elles il y avait toujours quelque bonne farce à faire. Il entendit qu’elles parlaient entre elles d’une robe merveilleuse, d’une robe comme on en porte seulement chez les empereurs des hommes : la robe de l’impératrice. Balaoo était curieux. Il voulut voir ce chef-d’œuvre de l’industrie humaine ! Il retira ses chaussures et se les attacha au cou par les lacets. Dès lors, tout à son aise, il n’eut besoin que d’une gymnastique sommaire par-dessus deux murs et un toit pour arriver au vasistas de cette salle d’été où Mme Toussaint déployait la merveille. Aussitôt qu’il l’eut vue, Balaoo eut son idée faite. Cette robe irait à ravir à Madeleine. Et, à la première occasion qui lui était fournie par l’absence des brodeuses, il poussait le vasistas, se retenait par les mains de derrière à la fenêtre, se balançait, attrapait au vol avec les mains de devant l’objet de ses convoitises, rebondissait par le vasistas et disparaissait sur les toits avec la robe de l’impératrice.

 

D’une traite, il avait couru ensuite à la porte du fond du jardin de Coriolis, sa porte à lui ; mais sa main, qui était déjà sur la sonnette, s’en était allée gratter les poils mouvants du dessus de son crâne. Il se rappelait la loi : les leçons de la loi, que lui avait apprises Madeleine. On doit toujours prévenir avec de l’argent quand on prend quelque chose ! Or, Balaoo venait de prendre sans prévenir avec de l’argent. (Pour Balaoo, voler et prendre, c’est la même chose, et la question d’argent avant la prise de possession n’est qu’une question de politesse inventée par ceux de la race humaine qui ne veulent rien faire comme ceux des autres races.) Donc, Madeleine ne serait pas contente !

 

Mélancoliquement, il s’était éloigné de la petite porte du fond du jardin et avait gagné la campagne.

 

Ah ! Balaoo a fait de beaux coups aujourd’hui ! C’est une journée qui compte ! Il doit être content de lui !… Eh bien ! non, puisque Madeleine a de la peine, Balaoo est triste.

 

Cependant, comme il ne peut rester toute la nuit sur la lisière des bois à gémir comme un enfant et qu’il est malsain de dormir à la belle étoile, il se lève pour rentrer dans le chez-lui de la forêt : dans son pied-en-l’air du gros hêtre de la clairière de Pierrefeu.

 

Tout cet enchevêtrement de charmes, de frênes, de gros chênes et de gros hêtres et toute cette collection bien droite de milliers de sapins, tout cela qui constitue les Bois-Noirs, n’est qu’un pis-aller pour Balaoo, comme qui dirait un parc ; et, quand quelques-uns de ses amis des sous-bois, comme le renard As, par exemple, fait le malin avec sa charmille épaisse et protectrice, Balaoo a beau jeu de lui raconter des histoires de lianes géantes, en grondant de rire.

 

Ainsi, la dernière fois que l’autre est venu lui faire bonjour au gros hêtre, Balaoo ne s’est pas gêné : « As, tu n’es qu’un enfant qui vient de naître. Si tu avais vu, comme moi, dans ma forêt de Bandang, les arbres à trois pieds (les mangliers) qui portent notre hutte sur l’eau épaisse des marécages et si tu avais vu le mur de lianes géantes tressé d’un arbre à l’autre qui empêche depuis cent mille ans ceux de la race humaine de pénétrer dans notre village, tu n’oserais plus nous parler de ton trou de maison défendu par la charmille de Saint-Martin-des-Bois ! »

 

Cet As, avait pensé Balaoo, qui passe pour malin ici, chez nous ferait sourire un éléphant. « Et puis d’abord, c’est bien simple, avait-il ajouté, ma forêt de Bandang, quand on veut pénétrer dedans, il faut y faire un trou comme un tunnel ! Ça n’a rien à faire avec les forêts de par ici ! »

 

As n’avait pas insisté, sachant qu’il n’aurait pas le dessus avec Balaoo et connaissant le proverbe : « À beau mentir qui vient de loin. » As comprenait tout ce que lui disait Balaoo, parce que l’anthropopithèque avait soin, quand il s’exprimait devant les bêtes, d’oublier la langue des hommes que Coriolis et Madeleine lui avaient apprise. Ainsi, il se mettait gentiment et sans se faire prier à égalité de bête à bête, et la communication était établie tout de suite entre instincts animaux (ce qui ne l’empêchait pas de garder son quant-à-soi humain et même de penser avec sa pensée humaine, tout en s’exprimant devant les autres, comme tout le monde de la race bête). Et il agissait même ainsi avec le général Captain qui, lui, prononçait des mots d’hommes sans les comprendre, et ne comprenait que les mots de bête.

 

Le général Captain était le perroquet qu’il avait volé à Mlle Franchet et qu’il avait emmené en esclavage dans sa hutte de la forêt, où il lui servait de concierge. Balaoo avait le plus grand mépris pour le général Captain, trouvant qu’il n’y a rien de plus bête pour une bête que de s’acharner à parler avec des mots d’homme qu’elle ne comprend pas.

 

Ainsi pensait Balaoo à travers la forêt profonde, en marchant sans route et sans boussole et sans allumettes, en pleine nuit sans lune, vers sa hutte du grand hêtre qui était pour lui comme qui dirait sa garçonnière. Ainsi pensait Balaoo, le cœur troublé de ses méfaits, et portant sous le bras, dans un paquet proprement roulé, la robe de l’impératrice.

 

Une voix, au-dessus de lui, tout là-haut, le sortit de sa réflexion :

 

– As-tu bien déjeuné, Jacquot ?

 

– L’idiot ! fit tout haut Balaoo, en haussant les épaules. Aussitôt la voix reprit dans les arbres noirs :

 

– Bonjour, madame, comment vous portez-vous ?

 

– Quand tu auras fini de faire l’imbécile, général Captain ! commanda l’anthropopithèque d’une voix rude et animale et en employant des sons animaux qui produisirent leur effet immédiat.

 

Général Captain cessa de jouer à l’homme et, du haut d’une branche si élevée que nul être, d’en bas, ne pouvait l’apercevoir, même si on avait été en plein jour clair, même si on avait eu les yeux de Balaoo, il souhaita humblement, comme un humble concierge-perroquet qu’il était dans la langue animale-perroquet que Balaoo comprenait très bien, car presque toutes les langues animales se comprennent, la bienvenue à son maître.

 

Balaoo émit quelques grognements et lui demanda comment il se faisait qu’il ne dormait pas encore à cette heure. Général Captain lui répondit qu’il avait été réveillé par une grande lueur qui brillait du côté du village.

 

– D’en bas, tu ne peux la voir, fit comprendre l’oiseau-concierge à l’anthropopithèque ; mais moi, je la vois très bien. Le ciel est tout rouge, tout rouge, éclatant comme lorsque le soleil se lève dans mon pays !

 

Balaoo ricana, car il connaissait les prétentions du général Captain. Cet animal, qui était, du reste, menteur comme un arracheur de dents, affirmait avoir vu autant de pays que Balaoo ; mais il était incapable de dire lesquels. Au fond, il n’avait un peu de bagou que parce qu’il se souvenait d’avoir entendu un loro (perroquet du Brésil) conter, chez l’oiseleur de Marseille, où il avait échoué tout jeune, ses prouesses équatoriales. Balaoo le faisait toujours taire en lui disant : « Tais-toi, j’en ai connu, moi, des perroquets, dans la forêt de Bandang. Ils n’étaient point d’un vert-de-gris comme toi, mais ils avaient de l’incarnat aux ailes, et de l’azur à la tête, et de l’or au cou ! Tu ne sais même pas, général Captain, comment les mères-perroquets de la forêt de Bandang obtiennent de leurs petits de l’or au cou ! Eh bien ! mon vieux, c’est en les nourrissant avec des jaunes d’œufs. Il n’y a rien de meilleur pour l’or au cou. C’est avec ça que, dans la forêt de Bandang, on fait la couleur serin, général Captain ! » Le général alors se taisait, parce que tout le monde savait bien que Mlle Franchet ne le nourrissait point avec des jaunes d’œufs.

 

Balaoo montait donc dans l’arbre, inquiet de ce que lui avait dit le perroquet, rapport à l’incendie.

 

Le grand hêtre de la clairière de Pierrefeu était au moins quatre fois centenaire. Il était, à lui seul, un monde, une nature, un univers. C’était le plus bel arbre de la forêt, et il avait bien près de cinquante mètres de haut et plus de deux mètres de diamètre. Balaoo en avait le plus grand orgueil, bien qu’il ne manquât jamais de raconter à ses amis de la futaie qui lui en faisaient compliment, que cet arbre n’était rien à côté de ceux de la forêt de Bandang, et que son père et sa mère, avant d’aller suspendre leur maison sur les mangliers des marécages, avaient d’abord habité, au temps de sa première jeunesse, un eucalyptus qui avait plus de quinze cents pieds de haut (qu’il disait) et trente pieds de diamètre. Enfin, il voulait bien se contenter de cet arbre-là dont il aimait le tronc lisse et propre, la ramure soyeuse, les feuilles polies et luisantes après la pluie et dont il dévorait les fruits en ayant bien soin d’en rejeter l’écorce (la nature – dont la voix ne cessait jamais de lui parler à l’oreille – lui ayant soufflé qu’elle contenait le pire poison, celui qui rend épileptique et vous fait ressembler à un homme soûl).

 

Balaoo, au moment de son emménagement dans l’arbre, en avait chassé tous les animaux, excepté les petits oiseaux dont il respecta avec grand soin tous les nids.

 

Ce n’était point qu’il fût, à l’excès, sentimental, mais il aimait la fine omelette : ce dont s’aperçurent, à la longue, les oiseaux qui le quittèrent, quoi qu’il prît garde de ne les point chasser.

 

Balaoo, ayant traversé dix étages de ramures, arriva à son petit pied-en-l’air de garçon anthropopithèque. Le concierge était sur la porte, le bec ouvert, tourné vers le lointain incendie. Balaoo mit sa main en visière sur son front et regarda. Cela brûlait au beau milieu de Saint-Martin, du côté de la place de la mairie. Il fut rassuré tout de suite. Du moment que la demeure de Madeleine n’était point en danger, le reste lui était bien égal. Il pensa instinctivement aux Trois Frères qui aimaient, comme lui, à faire des farces à ceux de la race humaine, et il se dit qu’une si grande lueur était peut-être de leur invention, et il ne regretta point le coup qu’il avait fait à Riom, quand il leur avait ouvert leur cage d’homme.

 

Comme la lueur tombait et que le tocsin se taisait, Balaoo rentra chez lui. Il fit craquer une allumette.

 

Il alluma une bougie, qui ne lui avait pas coûté cher, non plus que le bougeoir. On pouvait dire que Balaoo s’était meublé à peu de frais. Les épiceries-merceries et différents commerces du village lui avaient fourni, à la longue, le nécessaire ; et il avait des provisions dans son cellier, car sa hutte, qu’il avait fort proprement, et solidement, et confortablement construite à la mode anthropopithèque avec des roseaux, des feuilles, des fougères, des branchages, de la charmille, se divisait en deux chambres à la mode des hommes. Dans la plus reculée, il entassait les objets de son industrie et les fruits de son larcin ; dans la première, qui était toujours bien propre et fort agréablement tenue et à peu près décorative, il n’y avait que le strict nécessaire, c’est-à-dire : une natte, une commode qui contenait quelque linge et effets de rechange, surtout des faux-cols et des manchettes bien empesés pour lesquels Balaoo avait une vraie passion (la commode avait appartenu dans le temps au docteur Honorat), une table de nuit (de même provenance), sur laquelle il avait disposé un portrait-carte de Madeleine, et c’était tout.

 

Pas de lit. C’était bien assez d’en avoir un avec des draps, dans son appartement de la maison du village. Ici, quand on voulait dormir, on couchait sur la natte ; et quand on voulait causer, aussi. Balaoo avait horreur des fauteuils, à quelque style qu’ils appartinssent. Ceci ne signifiait point qu’il fût l’ennemi de l’art décoratif ; ainsi, il avait disposé sur ses murs des tableaux-réclames des meilleurs chocolats et des plus succulents biscuits. Longtemps, on avait cherché à l’auberge du Soleil-Noir un admirable carton où une jeune et jolie femme, court-vêtue, dégustait, le petit doigt en l’air, un Byrrh doré. Ce carton, qui ornait autrefois le mur de la salle à manger d’été des Roubion, faisait maintenant partie de la galerie de tableaux du seigneur Balaoo, dans sa maison de campagne du grand hêtre de Pierrefeu.

 

Le général Captain était attaché à ce palais, en qualité de concierge, par une patte. Son rôle ne consistait point seulement à nettoyer d’un bec habile tout l’établissement, pendant les absences de son maître, mais encore à introduire les visiteurs et à les faire attendre, en leur offrant des faines. Car Balaoo recevait, quand il était de bonne humeur, ses amis de la haute et basse futaie. Pour ceux qui avaient le derrière lourd, il avait imaginé un système de petites coches à même le tronc, formant escalier. L’idée lui en était venue en regardant le perchoir de général Captain, chez Mlle Franchet. Balaoo, qui n’avait jamais vu d’ascenseur, était très fier de cet ouvrage qui permettait à son ami Dhol lui-même, qui n’avait jamais quitté la terre, de se promener dans son arbre comme chez lui et de se donner (ce qui était d’ailleurs parfaitement ridicule pour un loup) des airs de jaguar.

 

Balaoo avait donc fait de la lumière. Il déroula aussitôt, devant le général Captain, médusé, les splendeurs de la robe de l’impératrice. Puis, l’ayant secouée, comme on lui avait appris à secouer les étoffes, aux fins d’enlever les plis, il l’accrocha à un clou. Ceci fait, il s’étendit, rêveur, sur sa natte, l’esprit tout brouillé des événements du jour.

 

Il aurait bien voulu la paix ; mais général Captain ne cessait de lui poser des questions auxquelles, d’ailleurs, il ne répondait pas.

 

La robe de l’impératrice intriguait le concierge. Il voulait savoir si c’était pour s’en revêtir que Balaoo avait apporté cette parure, et si on verrait bientôt son maître se promener dans cette belle robe blanche. Il la retournait avec son bec et trouva le moyen de lui arracher un bout de dentelle, ce qui lui valut une gifle.

 

– Tu as tort de te fâcher, exprima le général Captain, en se mettant hors de portée, je suis sûr qu’elle t’irait joliment bien.

 

– Général Captain, fait Balaoo sur un ton négligent, tu ne sais pas ce que c’est que le jacarei ?

 

– Jacarei ? Non, Balaoo.

 

– C’est un crocodile de la forêt de Bandang. Quand la panthère de Java commence à le manger par la queue, il ne bronche pas d’une semelle ; quand la panthère de Java en a mangé la moitié et que sa faim, pour ce jour-là, est apaisée, la panthère s’en va, mais le jacarei reste. Oui, ma parole, il reste, attendant que la panthère revienne manger, le lendemain, son autre moitié. Est-il bête, hein ?

 

– Pourquoi me racontes-tu ça ? demanda le concierge, abruti.

 

– Pour que tu saches bien que, dans la forêt de Bandang, il y a tout plus beau qu’ici ! Ainsi le jacarei est encore plus bête que toi ! Mais ne t’y fie pas, général Captain. Certes ! ce n’est pas moi qui te mangerai jamais par la queue ; mais mon ami As pourrait bien, si je le lui permettais, être moins dégoûté. (À ce moment, on gratta à la porte. Balaoo ordonna à son domestique d’ouvrir, car il avait reconnu un grattement ami ; et As, justement, le renard, entra, une poule dans la gueule et saluant de sa queue en trompette.)

 

Balaoo lui ordonna aussitôt d’aller déposer sa proie dehors, sur le paillasson. Balaoo avait reconnu une poule de Mme Boche, et lui fit reproche de ses instincts carnassiers. As déposa la poule précieusement dans un coin, à sa portée ; il avait le museau tout sanglant et tout emplumé, et il l’allongea sur ses pattes en philosophe qui prétend vivre à sa guise et qui peut écouter sans se fâcher les observations des autres, ayant le ventre plein et ses provisions faites pour le lendemain. Il laissa parler le vertueux Balaoo, qui vantait les douceurs pacifiques du régime végétarien ; et, au moment où l’autre s’y attendait le moins, il lui décocha un argument qui assomma quasiment l’anthropopithèque :

 

– Tu te vantes d’être un homme, dit As, et tu ne manges même pas de poules !

 

Balaoo ne dit plus rien pendant des instants qui lui parurent interminables. Est-ce qu’il ne lui viendrait pas une bonne réponse à la cervelle ? Ce n’était vraiment pas la peine d’avoir fait des études, d’avoir appris à lire les mots d’hommes sur les cubes de bois et à les écrire d’abord avec un pinceau, et puis avec une plume trempée dans l’encre noire, pour s’en laisser boucher un coin, de la sorte, par un simple As. Enfin, il se redressa sur son séant, l’œil brillant, toussa et déclara :

 

– Je ne ferais pas de mal à une mouche pour manger ! Moi aussi, je tue ; mais je tue parce qu’on m’embête, mais jamais pour manger, je trouve ça dégoûtant, et je ne te l’envoie pas dire.

 

– Alors, dit As, tu n’aimes pas ceux qui tuent pour manger. Pourquoi, alors, aimes-tu les Trois Frères qui tuent pour manger ?

 

Balaoo répliqua :

 

– Je les ai vus tuer l’huissier, et ils n’ont pas mangé l’huissier.

 

– Oui, mais ils nous tuent, nous autres, dans la forêt, et c’est pour nous manger.

 

– Tu te vantes, dit Balaoo, en haussant les épaules, les Trois Frères ne mangent jamais de renard. Les hommes ne mangent pas de renard. Tu n’es même pas bon à manger, pour ceux qui mangent de tout, ce qui ne veux pas dire que les Trois-Frères ne te tueront pas, car ils n’aiment pas les bavards. Ce sont les bons et les mauvais côtés de la vie de la forêt. Et, maintenant, mon vieux As, tu vas me laisser dormir.

 

– On peut dormir, dit As, qui comprit qu’on le mettait à la porte, lorsque, comme toi, on a le cœur tranquille et qu’on est l’ami des hommes. Dis donc, Balaoo, il y a un pendu au premier arbre à gauche sur la route de Riom, tu devrais aller le décrocher.

 

Balaoo sauta sur la patte d’As et faillit la lui briser.

 

– Qu’est-ce qui t’a dit ça ?

 

– On ne me l’a pas dit, je l’ai vu ! annonça As, en tirant sa patte qu’il lécha.

 

– Qu’est-ce que tu as vu ? gronda Balaoo.

 

As jeta un coup d’œil de côté et vit que la porte était restée entrouverte :

 

– J’ai vu que tu lui remettais sa cravate, jeta-t-il en bondissant hors du petit pied-en-l’air du grand hêtre de Pierrefeu.

 

Balaoo courut jusque sur le seuil, mais l’autre était déjà au diable. On entendait son petit rire déplaisant dans les lointains ténébreux et feuillus.

 

Balaoo qui étouffait de rage, ne trouva, pour exprimer son courroux animal, qu’un mot de la langue homme :

 

– Saloperie !

 

V

LE SIÈGE DE LA FORÊT

Le lendemain de cette nuit d’épouvante, les troupes venues de Clermont-Ferrand commencèrent le fameux siège des Bois-Noirs. Il ne fallut pas moins, tout d’abord, d’un régiment et d’un escadron de cavalerie, à la tête duquel se trouvait M. le vicomte de Terrenoire, pour encercler l’espace dans lequel on estimait que les Trois Frères pouvaient avoir cherché refuge. Toute la police du chef-lieu, naturellement, et M. le préfet Mathieu de La Fosse étaient là.

 

Le gouvernement était très embêté de cette nouvelle histoire, à cause du bruit qui commençait à courir que les Trois Frères, agents politiques, n’avaient gardé le silence sur leurs relations électorales pendant toute la durée du procès, que parce qu’on leur avait promis une évasion bien conditionnée.

 

Et, de fait, elle avait été soignée ! Elle n’était explicable qu’avec une aide venue du dehors et travaillant, à son gré, sans être dérangée par les gardiens qui prétendaient n’y avoir vu que du feu ! L’enquête n’arrivait point à conclure et se déclarait impuissante à l’expliquer par les moyens ordinaires humains. Les Trois Frères, réunis dans une même cellule et gardés par cinq agents armés qui ne les quittaient pas, s’étaient envolés comme s’ils avaient eu des ailes. Quand la chose était survenue, les gardiens jouaient aux cartes, comme toujours assis tous à la même table, tandis que Siméon, Élie et Hubert, debout autour d’eux, leur donnaient des conseils. C’était une partie de rami. Quand les gardiens avaient relevé la tête, la partie finie, ils avaient cherché en vain les prisonniers. On avait trouvé à une fenêtre deux barreaux tordus par un effort qu’aucun bras d’homme au monde n’était capable de donner. C’est par là qu’ils s’étaient envolés. Et, en vérité, il n’y avait point d’autre mot pour définir la situation… Car ils avaient dû glisser comme des oiseaux sur les toits. Bref, l’affaire tenait du rêve, et le gouvernement, qui serait certainement interpellé, ne pourrait apporter à la tribune de la Chambre ce conte à dormir debout ! Aussi l’administration préfectorale comprenait-elle parfaitement que, puisqu’on ne pouvait trouver l’explication de l’évasion, il fallait, pour écarter toute idée de complicité, retrouver les évadés, morts ou vivants !

 

– Rondement !… Rondement !… avait dit M. Mathieu de La Fosse au vicomte de Terrenoire qu’il avait trouvé en train de faire le beau sur son alezan devant les fenêtres de Mme Valentin, avec tout le village autour de lui… Commandant ! vous allez courir avec vos hommes sur la route de Tournadon-la-Rivière, jusqu’à la Grange-aux-Belles, et là joindre le détachement qui arrive du côté du Chevalet. Il n’est plus que ce chemin-là de libre. Il faut le leur barrer. Alors vous vous entendrez là-bas avec le colonel du Briage et vous nous rabattrez le gibier entre Moabit et Pierrefeu. Et dites-lui bien, au colonel, qu’il jette tout son régiment dans la forêt, que ses hommes battent chaque buisson et fouillent tout ! Et, s’ils se défendent, qu’on tire sur eux comme sur des lapins ! Quand vous approcherez de Moabit, envoyez-moi une estafette et nous entrerons à notre tour dans la forêt ! Compris ? Adieu et bonne chance ; moi, je retourne tout de suite chez la vieille Vautrin qui finira peut-être par nous donner un renseignement. Quand on songe qu’ils ont eu le toupet de revenir chez eux et d’aller y chercher leurs affaires ! Quelles affaires ? De la politique, encore ! Bien sûr ! On n’avait rien trouvé lors des perquisitions !… Et la Zoé, qu’est-elle devenue ? La vieille dit qu’elle est partie à courir la forêt avec eux !… Ça n’est guère probable, elle leur serait plutôt un embarras !…

 

– La petite Zoé connaît la forêt aussi bien qu’eux, dit M. le maire qui venait d’arriver, et elle grimpe aux arbres comme un singe. Ils ne sont pas encore pris, allez ! Vous auriez mieux fait de les garder dans votre prison, monsieur le préfet.

 

Le préfet fit celui qui n’avait pas entendu et se dirigea, suivi de tout le village, vers la masure des Vautrin où gémissait la vieille Barbe.

 

Elle était plus fière que jamais d’avoir mis au monde une pareille progéniture, dont toute la République s’occupait et qui chambardait tout un département ! Et elle faisait passer un frisson dans le dos de tous ceux qui étaient entrés dans sa masure, rien qu’avec la façon dont elle disait :

 

– Ah ! bien ! Ils ont emmené le docteur Honorat ! J’voudrais pas être, à c’t’heure, dans sa peau, à celui-là !

 

Et elle reprenait, devant les autorités atterrées :

 

– Ah ! les gars ! quand je pense que je les ai eus tous les trois d’une seule portée ! Y a-t-il beaucoup de mères comme moi au monde ! On devrait-y pas me décorer ? Sans compter que, le jour du baptême, j’ai bien cru qu’on allait me f… la Légion d’honneur ! Le maire y m’a embrassée, oui m’sieur Jules ! Vlà comme ils faisaient les maires avec la Barbe, dans ce temps-là ! On les a baptisés tous les trois en même temps. On avait mis trois oreillers dans une charpagne, ma parole ! Et les trois petits gars dessus qui chialaient comme des veaux. Et on a porté la charpagne pleine des trois mioches à m’sieur le curé et on leur a mis le sel sur la langue ! Il y avait trois parrains qui y ont donné chacun leurs noms ! Et le souër, tout le village était soûl, et le maire, et le curé aussi !… V’là comme on faisait, m’sieur Jules, dans ce temps-là !… Tâchez pas d’y faire du mal à mes petits ! C’est pas d’main que la vieille Barbe pourrait en recommencer trois pareils !

 

Et puis elle se tut et ne voulut plus répondre à aucune question.

 

Tout à coup, il y eut un grand remue-ménage sur la route autour de la maison des Vautrin. Chacun se bousculait pour mieux voir quelque chose de blanc qui s’avançait au milieu du chemin, venant de la forêt.

 

C’était comme une apparition de la Vierge… Oui, une forme toute blanche et vaporeuse et glissante et ondulante qui se dirigeait vers la foule stupéfaite. Et, soudain, une voix cria :

 

– Mais c’est la robe de l’impératrice ! Alors toutes les bouches reprirent :

 

– C’est la robe de l’impératrice ! C’est la robe de l’impératrice qui revient !

 

Mais elle n’était pas toute seule, la robe de l’impératrice, et bientôt on put voir qu’elle revenait sur le dos de la petite Zoé. Oui, parole ! C’était Zoé, dans la robe de l’impératrice, qui, sur le chemin, lui donnait des airs de reine du ciel.

 

Elle portait cette robe, qui n’était pas encore cousue, comme une chape, dont le morceau d’arrière faisait sur les talons une traîne immense, et elle avait passé ses bras frêles, nus et dorés, dans les trous des manches qui restaient à mettre. Sa tignasse, bleu aile-de-corbeau, glissait sur ses épaules et coulait en flots d’encre sur toute cette blancheur encore immaculée. La figure de Zoé était sérieuse, comme en cérémonie. Et ses yeux insultaient tous ceux qui étaient là.

 

Elle adressa tout de suite la parole à M. Le maire.

 

– Monsieur le maire, dit-elle, avec assurance, de sa petite voix aigrelette et vinaigrée, je viens de la part de mes frères qui ont quelque chose à dire à M. le président de la République. Ils veulent qu’on les gracie !

 

L’ambassadrice dit sa petite affaire tout d’une traite, et de façon à ce que tout le monde pût l’entendre. Et puis, elle souffla, toussa un peu en se mettant les doigts devant sa bouche, comme une écolière qui essaie de se rappeler les termes exacts de sa leçon.

 

Une audace aussi tranquille laissait tout le monde désemparé. Elle continua :

 

– Si M. le président de la République fait ça, on n’entendra plus jamais parler de mes frères, qui ne feront plus de mal à personne, et qui s’en iront du pays.

 

Une voix alors, méchante et menaçante, s’éleva. C’était M. Mathieu de La Fosse qui recouvrait ses esprits :

 

– Et si on ne les gracie pas, tes frères, qu’est-ce qu’ils feront ? Zoé toussa, rougit un peu, donna un coup de talon à la traîne de sa belle robe et dit :

 

– Si M. le Président de la République ne les gracie pas, ils tueront le docteur Honorat !

 

– Et surtout, ne me touchez pas ! ajouta-t-elle précipitamment. Mes frères ont dit que, si on me touchait, ils tueraient le docteur Honorat d’abord et qu’ils mettraient le feu à Saint-Martin ensuite. (Grosses rumeurs que fait taire, d’un geste M. le préfet.)

 

– On ne te touchera pas, mon enfant, promit avec une douceur soudaine Mathieu de La Fosse, mais tu vas nous dire où est le docteur Honorat.

 

– Il est avec mes frères.

 

– Et tes frères, où sont-ils ?

 

– Avec le docteur Honorat, répliqua la petite, en se mouchant sur un coin de la robe de l’impératrice.

 

Le maire s’avança à son tour.

 

– Zoé, dit-il, je te promets qu’on ne te fera pas de mal, et tu vas rentrer tranquillement dans la forêt où t’attendent tes frères, et tu leur diras qu’ils n’ont rien à gagner à se conduire comme ils le font.

 

Zoé toussa, les doigts à la bouche, et puis demanda :

 

– C’est-y ça, vot’réponse ?

 

– Nous leur répondons qu’il faut qu’ils se rendent et que le président de la République verra après ce qui lui reste à faire ! S’ils sont raisonnables et ne font pas de mal au docteur Honorat, ils pourraient peut-être bien ne pas s’en repentir… Dis-leur cela !

 

– Moi, je veux bien, fit Zoé, en hochant la tête, mais tout ça, ça n’est pas des réponses…

 

– Rapporte-leur ça tout de même et tu verras que ça les fera réfléchir s’ils sont intelligents, dit le maire… Va donc ! Comment se porte-il, le docteur Honorat ?

 

– Eh bien ! il va bien !…

 

– Qu’est-ce qu’il dit ?

 

– Il ne dit rien !

 

– Surtout, qu’ils ne le fassent pas souffrir !

 

– Ah ! il est attaché pour qu’il ne se sauve pas ! En dehors de ça, on ne s’occupe pas de lui !

 

– On lui donne à manger, au moins ?

 

– Ah ! ce matin, on lui a poussé son morceau ; mais probable qu’il n’a pas faim, il n’a pas touché à son écuelle… Alors, c’est tout ce que vous avez à me dire ?… Eh bien ! au revoir, messieurs, la compagnie, à tantôt !…

 

Et elle s’en retourna, dans sa robe d’impératrice, sans que nul osât faire allusion à la manière dont elle avait pu se procurer cette somptueuse toilette. Personne n’eût voulu se mettre mal avec les Vautrin… Il y eut même quelques voix pour vanter la belle mine de Zoé dans ses falbalas. Quelqu’un dit : « Ça lui va rudement bien !… »

 

Elle disparut comme elle était venue, toute droite, hautaine comme une dame, ne daignait point se retourner, balayant toute la poussière de la route…

 

… De l’autre côté de la haute futaie de Pierrefeu, le colonel du Briage avait échelonné ses hommes, mais hésitait à pénétrer dans les bois. En fait, il mettait de la mauvaise volonté à accomplir cette besogne de police. Il avait répondu au vicomte de Terrenoire qui, à la tête de son escadron, allait d’un bout à l’autre du pays, reliant les diverses unités de cette étrange armée de siège, qu’il voulait s’entretenir tout d’abord avec le préfet, car il entendait repousser dans l’affaire la plus petite responsabilité.

 

 

L’épisode de l’ambassade de Zoé devait retarder encore les opérations. Le préfet télégraphia au ministère de l’Intérieur, et on attendit la réponse du ministre qui n’était pas encore arrivée à trois heures.

 

À trois heures, en revanche, Zoé réapparut sur la lisière de la forêt, toujours en impératrice.

 

Tout le village, en une seconde, fut autour d’elle. Elle dit qu’elle apportait la réponse des Trois Frères et qu’elle voulait parler au maire. On lui apprit que le maire, le préfet, le chef de la Sûreté de Clermont, le colonel du Briage lui-même et deux commandants, finissaient de dîner au Soleil-Noir.

 

Elle entra au Soleil-Noir.

 

Une minute après, on l’introduisait auprès des autorités civiles et militaires.

 

Ce fut le préfet, naturellement, qui interrogea :

 

– Approchez, mon enfant, lui dit-il comme s’il avait eu affaire à une jeune fille timide.

 

Mais Zoé approcha sans timidité. Elle tenait dans une main un paquet enveloppé dans un numéro de journal qu’elle tendit au préfet.

 

– Voici leur réponse, dit-elle.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

– Regardez, vous le saurez, fit-elle, avec son aplomb ordinaire. Après avoir promené les yeux sur tous les assistants pour leur faire comprendre son étonnement, M. Mathieu de La Fosse prit le paquet des mains de Zoé et commença de le développer.

 

La curiosité de tous fut excitée à l’extrême quand, le premier papier enlevé, il s’en trouva un second tout maculé de taches sanglantes.

 

Rapidement, le préfet ouvrit. Aussitôt, il déposa le paquet sur la table en laissant échapper une exclamation d’horreur. Ils étaient tous penchés sur lui ; ils crièrent tous d’horreur comme lui.

 

Dans le paquet, il y avait un doigt.

 

Quand l’émotion se fut un peu calmée, M. Mathieu de La Fosse posa des questions à Zoé. Il était pâle et mordait sa moustache.

 

– C’est un petit doigt du docteur Honorat, répondit la placide Zoé.

 

– Tes frères ont coupé un doigt au docteur ?

 

– Dame ! Ce n’est point le vôtre, monsieur le préfet, ou le mien !

 

– Oh ! c’est bien le petit doigt du docteur Honorat !

 

– Je le reconnais, dit le maire, et il montra la bague en or qu’on avait laissée à la phalange comme pour en attester l’authenticité.

 

– Mais c’est abominable ! exprima le préfet, de plus en plus pâle.

 

– Pourquoi qu’ils ne couperaient pas un doigt à ceux qui veulent leur couper la tête ? expliqua Zoé, logique.

 

– Et pourrais-tu me dire, petite misérable, pourquoi ils ont commis cette cruauté effroyable ?

 

– Ils disent comme ça que c’est pour bien vous prouver qu’ils sont prêts à tout avec le docteur Honorat si le président de la République ne leur donne pas leur grâce. Ils m’ont dit de vous dire qu’ils donnaient au président de la République jusqu’à demain midi tapant. Si demain, à midi tapant, le président ne les a pas graciés, ils couperont l’autre petit doigt du docteur pour vous faire réfléchir encore. Je vous répète ce qu’ils m’ont dit. Enfin, après-demain, ils le tueront tout à fait, et vous en enverront les morceaux, et ils reprendront leur liberté, et vous serez responsables de tout ce qui pourra arriver… J’ai pas autre chose à vous dire. Est-ce que je peux m’en retourner ?

 

À ce moment, on apporta au préfet une officielle. C’était la réponse tant attendue. M. Mathieu de La Fosse l’ouvrit fébrilement et la lut d’un coup d’œil. Aussitôt, il laissa échapper l’expression de son mécontentement et de son indignation !

 

– Ça, par exemple, c’est le comble !

 

Et il passa la dépêche au colonel et au maire qui lurent : « Impossible à gouvernement entrer en pourparlers avec des gens qui se sont mis hors la loi. Il faut que force reste à la loi, mais, à cause du docteur Honorat, agissez avec prudence ! »

 

– Nous voilà bien avancés ! conclut le maire.

 

– En somme, monsieur le préfet, expliqua le colonel, le gouvernement vous laisse toute la responsabilité des opérations. Moi, je ferai ce que vous me direz, mais pas d’équivoque, je veux des ordres précis et, du reste, je m’en lave les mains.

 

– Mais, qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ? Vous voyez bien qu’ils vont le tuer ! s’exclamait M. Mathieu de La Fosse.

 

– Ça, c’est sûr ! déclara Zoé, que tout le monde avait oubliée.

 

Le maire dit :

 

– On pourrait télégraphier au ministre l’histoire du petit doigt, ça lui ferait peut-être prendre une décision !

 

Le préfet acquiesça :

 

– Tout de suite ! et il demanda une plume et de l’encre.

 

– Écoute, petite, je te garde à ma disposition jusqu’à ce que j’aie reçu une réponse du ministère. Tu vas entrer dans cette salle à côté, il faut en finir !

 

– Eh bien ! finissez-en le plus tôt possible, conseilla Zoé, car ils commencent à s’impatienter dans la forêt.

 

Zoé passa dans une pièce à côté et le préfet écrivit sa dépêche. La dépêche partie, on recommença à discuter, jusqu’à ce que survînt la deuxième réponse du gouvernement. Elle était aussi catégorique que la première : « Abominable sauvagerie. Répétons que force doit rester à la loi. Terminez affaire aujourd’hui même et envoyez rapport télégraphique. Interpellation demain. Agissez avec prudence à cause du docteur Honorat ! »

 

Comme on le pense, ces nouvelles instructions n’apportèrent aucun apaisement aux perplexités de M. Mathieu de La Fosse. Il cacha sa déconvenue sous un air de hautaine décision :

 

– Tu diras à tes frères, ordonna-t-il à Zoé, que le gouvernement ne veut les connaître que pour enregistrer leur soumission. Encore une fois, qu’ils se constituent prisonnier, et M. le président de la République verra ce qu’il aura à faire. Il veut bien leur laisser encore jusqu’à demain matin dix heures pour réfléchir. Et ce n’est point la mort du docteur Honorat qui empêchera tes frères d’être guillotinés, au contraire ! Va !

 

Elle partit en faisant la lippe.

 

Aussitôt qu’elle fut dehors, il y eut conseil de guerre dans la salle des Roubion.

 

Le préfet exposa son projet. Puisqu’il avait ordre d’agir vite et prudemment, il unirait avec adresse la ruse à la force. Déjà, il avait commencé à réaliser ce plan machiavélique, en faisant dire aux Vautrin qu’on les laisserait tranquilles jusqu’au lendemain dix heures. Ostensiblement, on allait ordonner aux troupes qui gardaient la lisière du bois de former les faisceaux. Elles camperaient sur place, prépareraient la soupe, paraîtraient s’installer là pour passer la nuit, en tout repos. Et puis, à deux heures du matin, tout le monde se mettrait en branle dans le plus grand silence.

 

On allait tenter de prendre par surprise les carrières de Moabit !

 

Tel était le plan qui fut adopté à l’unanimité. Et c’est ainsi qu’à minuit on vit trois ombres quitter la bâtisse municipale, enveloppées de manteaux et esquivant la clarté du réverbère. C’étaient MM. le préfet Mathieu de La Fosse, le colonel du Briage et le chef de la Sûreté de Clermont. Quant au maire, il avait déclaré qu’il ne quitterait point le poste d’honneur de la mairie où il restait, prêt à toutes les éventualités !…

 

VI

HUBERT, SIMÉON, ÉLIE

Pendant qu’à Saint-Martin, les autorités civiles et militaires commençaient à piocher le plan d’attaque de M. Mathieu de La Fosse, les rayons obliques du soleil d’automne allumaient la cime des arbres autour de la clairière de Moabit. Sous les hautes fougères et au cœur de l’inextricable enchevêtrement d’arbrisseaux qui faisaient de ce coin de forêt un asile inviolable, les Trois Frères, étendus auprès de leurs fusils chargés, dormaient. Des débris de victuailles, des flacons renversés dans l’herbe ou sortant des besaces attestaient qu’à Moabit on ne manquait de rien. Ils étaient vautrés là comme des bêtes repues. Le plus fort était Hubert, tout en carré, taillé à coups de hache et qu’on eût dit fait du bois de la forêt. Un buisson fauve lui descendait de la bouche au ventre, et cette barbe magnifiquement inculte cachait à demi son torse velu. Il ronflait, et cependant il eût été imprudent de se dire que, sous la paupière légèrement relevée, la prunelle ne veillait point. Il devait en être, pour ces gars, des yeux comme des oreilles, et, éduqués par les bêtes mêmes qu’ils chassaient, leurs sens ne devaient jamais reposer au plein. On savait que tous trois voyaient, pendant la nuit, mieux qu’en plein jour et qu’ils traînaient dans leur sillon des instincts de chats-tigres. C’étaient des gens qui ne s’étaient jamais plu parmi les hommes qui ont des lois contre la chasse ; et, à la vérité, ils ne s’amusaient, dans la bonne société, qu’au moment des élections qui est un temps de paradis sur la terre.

 

Ils dormaient, mais le docteur Honorat ne dormait pas.

 

Au pied du chêne où il était solidement attaché par la patte, il songeait encore, bien qu’il souffrît beaucoup de son petit doigt de la main gauche, à l’adresse avec laquelle avait été faite l’amputation. Cette admiration, toute intime, n’était point venue, comme l’on pense bien, immédiatement. Elle avait été précédée de la plus profonde horreur ; et il est entendu qu’il faut renoncer à décrire l’épouvante délirante avec laquelle cet excellent homme avait vu venir à lui l’opérateur, armé de son couteau.

 

Élie avait coupé ; Hubert, qui connaissait la vertu des herbes, avait soigné comme il convient et empouponné la phalange sanglante ; Siméon avait expliqué :

 

– Tu penses bien que si nous voulions te faire du mal, nous ne te couperions pas un doigt. Suis bien mon raisonnement ; tu représentes pour nous la chose la plus précieuse au monde : la vie ! Nous te rendrons à tes amis le jour où M. le président de la République annoncera dans son journal officiel que notre peine de mort est commuée en ce qu’il voudra. Le bagne ! nous n’y sommes pas encore ! Mais on ne saurait prendre trop de précautions contre la guillotine. Eh bien ! mon vieux ! voilà : c’est pour encourager le président de la République à nous laisser nos trois têtes sur nos épaules que nous te prenons un doigt. Quand il recevra ça par la poste, il comprendra que c’est sérieux et qu’il ne faut pas plaisanter avec les Trois Frères !

 

– Et s’il ne cède pas ? avait demandé le prisonnier.

 

– Ah ! Ah ! eh bien, s’il ne cède pas… le second jour, nous lui enverrons encore un petit morceau…

 

– Oui-dà !… un petit morceau, avait balbutié le pauvre homme… un petit morceau, et, s’il ne cède pas encore, que lui enverrez-vous le troisième jour ?

 

– Ah ! le troisième jour, dame ! je crois bien que tu pourras faire ta prière !… Mais il y a des chances pour que nous n’en soyons pas réduits, ni d’un côté, ni de l’autre, à d’aussi fâcheuses extrémités.

 

Et, ma foi, c’est ce qu’avait fini par se dire le docteur… S’il pouvait sortir d’une telle aventure avec un petit doigt de moins, l’affaire lui paraissait magnifique.

 

Tout au fond, tout au fond de lui, il se disait encore que le gouvernement, né malin, pourrait toujours promettre à ces brigands la vie sauve. Après, on verrait bien… et il s’assit, patient, au pied de son arbre où il était attaché par la patte d’un nœud si mystérieux qu’il eût en vain cherché à en démêler le secret.

 

Et puis, il savait bien qu’au moindre mouvement suspect les Trois Frères seraient sur lui…

 

Élie, le premier, se redresse. Un coup d’œil au prisonnier, qui n’a pas bougé, assis dans l’herbe, appuyé au pied de son arbre. Puis il s’étire en bâillant. Mâchoire énorme. Dents magnifiques.

 

Le bâillement réveille les autres. Redressement des torses, mâchoires ouvertes, gueules de tigres.

 

– Oh ! Oh ! grogne Hubert ; il se fait tard, la petite n’est pas revenue. Et il n’en dit pas davantage, décrochant d’un geste brutal son couteau de chasse.

 

Là-bas, un soupir au pied de l’arbre, un tremblement de la peur accroupie.

 

– Oui, mon vieux, grinche Hubert au docteur, qu’elle ne soit pas revenue dans une heure… ton compte est bon, va !…

 

Paroles inintelligibles au pied de l’arbre, balbutiement, gâtisme, membres glacés.

 

– Qu’est-ce que tu dis ? On ne t’entend pas, docteur ; parle donc distinctement !

 

– Ah ! ricane Siméon, sinistre, il parlait mieux en cour d’Assises !

 

– C’est moins que rien ! Les autres n’en voudront même pas pour nous racheter ! fait Hubert.

 

– Sûr qu’il faudrait mieux tenir le président de la République ! imagine tout haut Siméon, le plus inventif des trois.

 

– Oh ! ils n’oseront point nous toucher, maintenant que nous sommes dehors avec les papiers de l’État !… réplique Élie.

 

– Bah ! un député, c’est pas l’État ! explique, avec une lippe méprisante, Siméon… C’est point encore parce que celui-là nous doit sa situation que la République prononcera notre divorce d’avec la Veuve !

 

Hubert dit :

 

– La vache ! Il n’aurait jamais passé sans nous au ballottage !

 

Et tous trois, repris par le souvenir des élections, se mettent à parler bulletins et listes, et comités, comme des greffiers de mairie.

 

Le docteur, au pied de l’arbre, son fil à la patte, n’en revient pas ! Au fond de cette forêt, ces trois bêtes sauvages qui escomptent les chances d’un candidat à la prochaine législature et font, à l’avance, le tranquille décompte des voix avant d’aiguiser leurs couteaux pour le couper, lui, en morceaux et l’envoyer par la poste au président de la République ! Quel spectacle ! Quelle perspective ! Est-ce qu’il n’y a pas de quoi, sans étonner personne, devenir gâteux sur l’heure !…

 

Bondissement inquiétant de Hubert sur ses piliers trapus.

 

– C’est pas tout ça. La petite n’est pas encore revenue !

 

– Le jour tombe, fait remarquer à son tour Élie, mais y a pas de pé (péril) ! S’il y avait du pé, Balaoo serait déjà là !…

 

– Ah ! v’là un homme !… V’là un homme ! reprend d’enthousiasme Hubert.

 

– Tu devrais lui donner notre sœur en mariage, ricane Siméon, en se dressant sur ses pieds énormes et en se dandinant comme une sarigue.

 

– Pourquoi pas ? fait Élie.

 

– Quand il voudra. À quand les bans ? fait Hubert.

 

– Je crois bien que la petite ne demanderait pas mieux, reprend Siméon en soufflant dans le canon de son fusil.

 

– Il n’est ni bossu, ni bancal, et il n’a point des pieds de feignant, le citoyen ! déclare Élie, les yeux en coulisse vers ses frères.

 

– Il n’a pas besoin de montrer ses pieds à M. le maire ! déclare Hubert, péremptoire, qui vide une gourde. C’est point avec les pieds qu’on jure de rendre une femme heureuse !

 

– Eh bien ! si tu veux, on lui en parlera la prochaine fois qu’on aura l’honneur de le recevoir à notre table ! émet Siméon.

 

– Justement ! le voilà, dit Hubert, le nez vers les cimes.

 

Et, tous les trois, de leurs grosses voix joyeuses : Bonjour, Balaoo !… Bonjour, Balaoo !… Bonjour, Balaoo !…

 

– À qui disent-ils bonjour ? se demande, flapi d’une émotion nouvelle, le docteur Honorat.

 

Personne n’est apparu dans la petite clairière. Les autres regardent au ciel. Honorat ne distingue rien. Il pense que les autres se moquent de lui. Est-ce qu’ils attendent une visite en aéroplane ?

 

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’il attend ?… fait Hubert.

 

– Il a vu qu’il y avait du monde, explique Élie. Tu vois bien qu’il met ses chaussettes.

 

Le docteur tire ses lunettes de leur étui et les pose, de plus en plus inquiet, sur son nez en sueur. Et voilà qu’en effet, tout là-haut, entre deux branches, il aperçoit un particulier qui, commodément assis, est en train de passer une paire de chaussettes.

 

– Eh bien ! Balaoo, crient les Trois Frères. C’est-il pour aujourd’hui ! C’est-il pour demain !…

 

– Voilà, voilà, répond Balaoo de sa voix douce comme un gong. Et le docteur Honorat, qui n’en peut croire ses yeux ni ses lunettes, voit descendre du haut, tout du haut des cimes de la forêt, comme on descend du haut d’un étage de maison, un monsieur, ma foi, très correct, à part qu’il marche sur ses chaussettes et qu’il a gardé ses chaussures sur l’épaule. Il descend de là-haut les mains dans les poches, le chapeau sur l’oreille, de branche en branche, et, tout le long du tronc, comme on a l’habitude, sans se presser, de descendre tout le long d’un escalier. Le docteur Honorat n’a jamais vu une chose pareille qu’au cirque à Clermont, avec des Japonais qui descendaient et montaient le long d’une perche. Qu’est-ce que c’est que cet acrobate ? Eh ! mais ! le docteur ne se trompe pas !… C’est bien lui !… Ma foi… Dame ! Il le reconnaît bien ! Il n’y a pas à s’y tromper. C’est M. Noël !… Bonjour, monsieur Noël !…

 

Le prisonnier, au sein de cette forêt profonde, livré à trois bandits qui pouvaient lui ôter la vie d’une minute à l’autre, vit arriver Balaoo comme un sauveur.

 

La bonne face épatée et tranquille du nouveau venu, ses yeux ronds de bon enfant donnaient confiance au docteur. Évidemment, celui-ci n’attendait point M. Noël, surtout par un pareil chemin, et il en gardait, au fond de lui-même, un parfait étonnement, bien qu’il essayât de s’expliquer vaguement cette anomalie par la facilité avec laquelle la race jaune grimpe sur les bâtons lisses (instructions sommaires du cirque). Mais enfin, ses sens ne le trompaient point ; M. Noël était là et, dans sa situation, il était décidé à accepter l’aide la moins espérée et même la plus saugrenue.

 

M. Noël, le jardinier du docteur Coriolis, qu’il avait vu passer quelquefois dans le village, solitaire et sournois, semblait au mieux avec les Trois Frères.

 

Le docteur, de plus en plus intrigué, s’efforçait d’entendre ce qui se disait dans un conciliabule où son sort se décidait peut-être, mais les voix ne venaient point jusqu’à lui. Or, Balaoo apportait des nouvelles :

 

– J’arrive, disait-il, de la dernière branche du grand hêtre de Pierrefeu. Personne n’a encore pénétré dans la forêt. Tourôô !… Tourôô !… (mot de satisfaction singe équivalent à all right ! tout va bien.) Cependant, il y a beaucoup de pantalons rouges dans la plaine. Ils n’ont pas l’air de se préparer à la bataille. Tous mangent la soupe ou fument, étendus sur l’herbe, comme des vaches. J’ai vu Zoé ce matin qui m’a dit qu’elle courait à Saint-Martin. Elle y est retournée cet après-midi. Vous n’avez pas peur que ceux de votre race lui fassent du mal ? Moi, je lui ai crié que c’était imprudent… mais elle ne m’a pas écouté. Est-ce qu’elle est revenue ? Non ?… Maintenant, voilà ce que j’ai entendu dire dans la forêt. J’ai entendu dire par As qu’on va vous attaquer de partout à la fois. As donne l’alarme à toutes les bêtes, comme un froussard qu’il est. Tous les habitants de la forêt sont rentrés chez eux et se calfeutrent, se barricadent en tremblant. Moi, je veille, et je vois bien que tout ça c’est des histoires de bêtes peureuses, car les pantalons rouges sont étendus sur l’herbe comme des vaches ! ! ! Tourôô ! Tourôô !…

 

Les frères questionnèrent Balaoo à tour de rôle sur la disposition des troupes et l’air qu’elles avaient et sur ce que faisaient les chefs et si on se remuait beaucoup du côté de Saint-Martin. Il répondit le mieux qu’il put, disant qu’il retournerait à son poste avant la tombée de la nuit et qu’on pouvait dormir tranquille ! qu’il était un peu là comme veilleur de nuit !

 

Puis il se tourna du côté du docteur et demanda ce qu’ils voulaient en faire ! S’ils allaient le manger ?

 

Les autres se mirent à rire. Balaoo répliqua sérieusement qu’il n’avait posé une question pareille que parce qu’il savait qu’ils mangeaient tout le gibier qu’ils faisaient prisonnier, et parce qu’il avait entendu As raconter que les Trois Frères avaient tué l’huissier pour le manger !

 

Hubert lui répondit qu’il conservait le docteur comme otage. À quoi Balaoo demanda ce que c’était qu’un otage.

 

Mais l’autre n’eut pas le temps de lui expliquer : la charmille, à côté du groupe, s’entrouvrit, et la figure éveillée de Zoé apparut, le nez joyeux. Elle regarda autour d’elle, vit que tout était en ordre et tomba dans le cercle comme une sauterelle. Elle était quasi nue avec trois loques sur la peau… Balaoo la regarda avec un air de mauvaise humeur :

 

– Qu’est-ce que tu as fait, lui dit-il, de la robe de l’impératrice ? Zoé rougit et tenta de ne point répondre.

 

Mais Balaoo grogna encore obstiné :

 

– Qu’est-ce que tu as fait de la robe de l’impératrice ?

 

– Je l’ai serrée, finit-elle par expliquer. Je ne veux pas l’abîmer, ce n’est pas une robe de forêt.

 

– Woop ! Woop ! (je t’en prie ! je t’en prie ! dans la langue singe-anthropopithèque. Ainsi Balaoo, devant les Trois Frères et leur sœur, se plaisait assez souvent à leur montrer qu’il parlait les langues étrangères.) Woop ! Je te dis, moi, que je ne veux pas te voir toute nue comme une bête. Tu me dégoûtes, Zoé ; mets ta robe, ou je m’en vais, foi de Balaoo !

 

Zoé disparut sous la charmille, et, cinq minutes plus tard, réapparaissait avec, sur le dos, la magnifique robe blanche. Les frères, qui n’étaient pas au courant, poussèrent des cris de joie et ne ménagèrent point les témoignages de leur admiration. Hubert, de voir sa sœur en impératrice au milieu de la clairière de Moabit, n’en pouvait plus de rire. Et Siméon et Élie, les deux albinos, se claquaient les cuisses. Zoé allait et venait, indifférente comme une reine.

 

– Ah ! mince alors ! Où qu’c’est qu’t’as déniché ça ? interrogea Hubert.

 

– C’est moi qui la lui ai offerte, dit Balaoo. Quand je l’ai vue passer ce matin dans ses loques, j’ai eu pitié d’elle. Je ne veux pas qu’elle aille toute nue sur les routes. C’est indécent. J’avais justement une robe à la maison, je lui ai jeté ça sur les épaules du haut du grand hêtre de Pierrefeu, ça lui va comme un gant !… Tourôô ! Tourôô !…

 

– C’est une robe, dit avec intention Siméon (une intention si grossièrement soulignée qu’elle fut comprise de tout le monde)… C’est une robe qu’elle a bien raison de soigner. Elle ne pourrait pas en avoir de plus belle le jour de ses noces !

 

Aussitôt Zoé cessa de parader dans ses atours et devint rouge comme un bouquet de cerises. Balaoo gronda :

 

– J’aime pas qu’on parle mariage devant moi !

 

Alors, il y eut un froid. Hubert crut devoir dire, la voix douce :

 

– Il n’y a rien qui puisse te mettre de mauvaise humeur, Balaoo, dans ce qu’on vient de dire. Il faudra bien que Zoé se marie un jour.

 

– C’est son affaire ! jeta Balaoo dont le front se gonfla et dont les joues soufflèrent.

 

– Et toi aussi, Balaoo ! Il le faudra bien un jour !…

 

– Moi, bondit l’anthropopithèque ! Moi ! Me marier ! avec une femme d’homme ! Ah ! jamais ! jamais !… jamais ! Phoh ! Phoh ! Goek ! Goek ! tch ! tch ! phoh ! phoh ! phoh ! phoh !… Une femme d’homme !…

 

Il se frappa sur le cœur qui rendit un son de grosse caisse et s’éloigna de ses amis hommes.

 

– T’as donc laissé ton amoureuse dans ton pays, Balaoo ?

 

– Oui, peut-être, dans la forêt de Bandang, répondit, dans un souffle humide et la voix grosse de sanglots, Balaoo menteur. Et il s’éloigna encore d’eux et se jeta tout à coup la face contre terre, la tête dans les mains, et resta ainsi immobile, longtemps. Les autres le laissèrent faire.

 

– Il rêve, dirent-ils, à la forêt de Bandang, occupons-nous de nos affaires…

 

Et ils songèrent seulement alors à demander à Zoé le résultat des pourparlers, tant ils étaient sûrs à l’avance que l’ennemi, dont ils avaient appris à connaître l’entêtement, lors des périodes électorales, n’accepterait point leurs conditions, au premier petit doigt !

 

VII

EN ATTENDANT LE SECOND PETIT DOIGT

La nuit est venue sur la forêt. Il est entendu qu’on coupera le second petit doigt du docteur aux premiers feux de l’aurore et que Zoé le portera à M. le préfet, à dix heures, heure convenue pour les résolutions du lendemain. Quand le gouvernement verra avec quel empressement les Trois Frères découpent les docteurs en morceaux, certainement il s’empressera d’accorder à ces messieurs ce qu’ils demandent.

 

Ce n’est pas encore cette nuit-ci que le docteur dormira. Il a été averti de son sort et son angoisse est extrême. Il n’a voulu manger de rien. Du reste, il a la fièvre, ce qui est bien compréhensible, et il n’est qu’un petit tas de peur au pied de l’arbre, dans la nuit muette.

 

Cette clairière de Moabit n’était plus maintenant qu’un trou noir, terrible comme un antre, profonde comme un puits.

 

On ne savait jamais si les lianes sur lesquelles on mettait le pied n’allaient point s’enfoncer et vous engloutir pour toujours. Un simple tapis de mousse, dont on ne se méfie pas, pouvait être tout simplement le rideau jeté sur l’entrée à pic d’une carrière abandonnée depuis le commencement de l’histoire de France et où les Trois Frères rangeaient peut-être leurs économies et leurs provisions, au milieu de squelettes d’animaux sans nombre.

 

Le fait est qu’Élie, Siméon, Hubert avaient disparu tout d’un coup, sans que le docteur fût capable de pouvoir dire comment ; et cela, bien avant la nuit noire. Zoé seule était restée là à veiller le prisonnier. Quant à Balaoo, il venait de se dresser dans l’ombre, prêt à regagner son échauguette du grand hêtre de Pierrefeu. Zoé, la voix mouillée, lui dit :

 

– Tu t’en vas, Balaoo ?

 

– Oui, répondit-il, tout adouci et un peu triste, je m’en vais. C’est plus prudent. S’il y a quelque chose de nouveau, je ferai le tonnerre, et alors il faudra faire les morts dans le trou. Si les hommes approchent du côté de Moabit, je frapperai sur ma poitrine trois coups, comme ça…

 

Et il se décocha trois terribles coups de poing sur sa poitrine qui résonna comme une cloche de bronze.

 

– Ça, ça voudra dire : attention à Moabit ! Compris ?

 

– Compris, dit Zoé, mais ils n’auront pas le toupet de faire quelque chose avant demain dix heures. Ils me l’ont promis.

 

– On ne sait jamais avec ceux de ta race ! grogna Balaoo !

 

– Oui, oui, au fond, je sais bien que tu nous méprises, murmura Zoé.

 

– Non, pas tes frères, parce qu’ils sont de la Race sans en être et qu’ils voient clair la nuit. Ceux-là, ils m’ont plu tout de suite. Et aussi, parce qu’ils ont un nez qui sent tout dans la forêt et qu’ils ne confondraient pas, bien sûr, la piste d’un lapin avec celle d’un éléphant, comme les autres de la Race qui ne savent rien que lire dans les livres. S’ils n’avaient pas de livres, je me demande ce qu’ils feraient… ce que mon maître Coriolis ferait ! Tandis que tes frères, ils n’ont besoin de rien. Ils sont comme les bêtes qui savent tout et à qui on n’en fait pas accroire, dans la forêt. Tes frères, je les aime bien. Ils auraient été heureux comme tout, s’ils étaient nés dans la forêt de Bandang.

 

– Tu parles toujours de ta forêt de Bandang, Balaoo ! Tu la regrettes donc bien ?

 

– Des fois !

 

– Et moi, osa interroger la voix tremblante de Zoé : m’aimes-tu ?

 

– Toi tu ne comptes pas, tu es une femme d’homme !

 

– Écoute, Balaoo, je connais une femme d’homme qui n’a qu’à se promener dans la forêt en disant : Balaoo ! Balaoo ! et Balaoo accourt d’aussi loin qu’il est et aussi vite qu’il peut.

 

– Celle-là, souffla Balaoo, nerveux, celle-là, vois-tu, tu ferais mieux de ne pas en parler et ne prononce jamais son nom devant moi, tu le salirais rien qu’à le faire passer par ta sale petite bouche de sale petite sorcière d’hommes ! Parle aux hommes, toi ; les hommes te comprendront et te prendront dans leur basse-cour si ça peut te faire plaisir… mais ne parle pas à Balaoo !

 

Zoé pleurait dans l’ombre.

 

– Pourquoi pleures-tu, Zoé ?

 

– Il n’y a pas de quoi rire, bien sûr, de ce que tu m’as dit ; j’avais cru que tu étais redevenu mon ami, à cause que tu m’as donné la robe. Pourquoi que tu es ici, puisque tu ne te plais que chez elle !

 

– Espèce de sale petite sorcière d’hommes, tu oublies que je suis venu dans la forêt pour défendre tes frères contre ceux de ta race.

 

– Et aussi pour le pendu ?

 

– C’est As qui t’a dit ça ?

 

– C’est bon pour toi de comprendre le langage des bêtes, Balaoo. Moi, je ne les comprends que lorsqu’elles ne parlent pas. Et il y en a bien qui me connaissent dans la forêt et qui se promènent sur mes genoux et nous nous comprenons sans parler. J’ai des amis dans la forêt. Tiens ! je n’ai qu’à me montrer du côté de la grande sapinière avec des noisettes dans les deux mains, et j’ai des écureuils jusque sur les épaules. Mais, ton ami As, je le méprise trop pour le fréquenter. Un soir que nous nous sommes rencontrés dans la cour de Mme Boche tous les deux, il a voulu me saluer, sous prétexte, bien sûr, qu’il nous avait vus ensemble ; je te lui ai envoyé une grosse pierre qui a bien failli lui casser la patte.

 

– Qu’est-ce que tu crois, avec le pendu ? interrogea Balaoo, ennuyé.

 

– Je crois que tu l’as pendu comme tu as pendu Camus et Lombard, après leur avoir fait leur affaire. Ose dire que ce n’est pas toi ; j’étais là quand on les a dépendus. J’ai bien reconnu la place de ton long pouce. Un pouce comme ça, on appelle ça chez nous un pouce d’assassin. Moi, ça m’est égal, je t’aime comme ça. Aussi je n’ai rien dit à personne, quand on a accusé mes frères, et même quand ils ont été condamnés. Leurs trois têtes, tu vois, c’est rien à côté d’un sourire de toi, Balaoo… mais tu ne me souris plus jamais et tu te moques de moi toujours. Ta robe de l’impératrice, je ne l’ai mise que pour que tu me trouves belle. Mais tu t’es moqué de moi, comme tout le monde…

 

« Et pourtant, tu ne sauras jamais ce que j’ai fait pour toi ! au moment de la mort de Blondel…

 

– Tu vas te taire, saloperie ! râla Balaoo.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Zoé !… comme il me parle !…

 

– Pourquoi me parles-tu de ça ? Je ne m’en parle jamais à moi-même, c’est pas pour que tu m’en parles, bien sûr !… Lombard, Camus s’étaient moqués de moi. J’ai joué avec leur gorge et ils sont morts. Je ne regrette rien. Mais Blondel ne m’avait rien fait… Ce soir-là je me suis trompé !

 

– Et Patrice, alors, t’avait-il fait quelque chose ?…

 

Balaoo commença, au fond de sa caverne d’anthropopithèque, l’orage. Toute sa poitrine gronda d’un lointain tonnerre…

 

– Ne me parle jamais de celui-là !… glissa-t-il hors de sa terrible mâchoire.

 

– Ni de celui-là, ni d’elle !… Je sais !… Je sais !…

 

Zoé renifla, se moucha (toujours dans la robe de l’impératrice) et dit, dans son désespoir humide :

 

– Tu nous racontes que tu ne te plais qu’avec nous dans la forêt, tu mens !… Tu ne penses qu’à elle… et, si tu es là, c’est que tu n’oses pas rentrer à ta maison du village, à cause qu’elle te reprocherait ton pendu, car elle croit que c’est ton premier crime, Balaoo !… Si elle savait !… Si elle savait !… Je te l’ai vu traîner, celui-là, par les pattes, de la porte du jardin à la forêt. Ah ! t’as fait une belle besogne et ils seront contents de toi, à ta maison du village. Non, ne me raconte pas d’histoires. Ne me dis pas que tu aimes mes frères, et ce n’est pas la peine de me traiter de saloperie comme Siméon. Tu ne rentres pas parce que tu n’oses pas, voilà tout !…

 

– C’est vrai ! fit Balaoo, c’est vrai ; mais pour les pendus, je ne regrette que Blondel, ce qui prouve bien que je ne suis pas un méchant garçon !…

 

– Qui est-ce qui te dit que tu es un méchant garçon ?

 

Ils ne se dirent plus rien, mais le docteur Honorat avait tout entendu !

 

Son fil à la patte, les cheveux dressés d’horreur sur la tête, il avait assisté à cette singulière conversation en se demandant s’il rêvait. Mais hélas ! Depuis qu’on lui avait coupé ses chères petites phalanges, il avait perdu le droit de douter de la réalité de sa formidable aventure. Celle-ci se compliquait d’une révélation inouïe de crimes et de complicité de crimes incroyables pour quelqu’un qui avait vu passer de loin en loin, dans la rue du village, la figure falote et inoffensive de M. Noël, le domestique jardinier de ce vieil original de Coriolis.

 

Sans compter qu’il n’avait pu comprendre la plus grande partie de la conversation (justement la partie qui l’intriguait plus que tout le reste) : qu’est-ce qu’ils voulaient dire avec les reproches qu’ils s’adressaient chacun à propos de leur race et de leurs fréquentations de bêtes de la forêt ? Maintenant, M. Noël lui faisait peur comme un monstre et lui apparaissait, avec l’ombre de ses forces rudes et surhumaines découpées par la lune qui était venue se pendre, tel un globe de lampe, au milieu de la clairière du Moabit, comme une bête de l’Apocalypse.

 

Et il eut la force de reculer sa peur accroupie, de cinquante centimètres au moins, ce qui était louable, vu que sa peur n’avait jamais pesé si lourd.

 

Mais rien ne recule dans la forêt, sans que Balaoo ne l’entendre, même quand il n’écoute pas.

 

– On a bougé ! constata-t-il.

 

– C’est le docteur ! enseigna Zoé.

 

– Qu’est-ce qu’ils veulent en faire ? demanda Balaoo, pour dire quelque chose.

 

– Ils veulent le tuer parce qu’il a mal parlé aux juges… C’est pas encore ça qui avancera leurs affaires. On n’est jamais tranquille avec eux. Moi, je commence à en avoir assez ! C’est assez de crimes comme ça !

 

– Oui ! Oui ! souffla Balaoo, exténué de ses derniers travaux de pendaison ; assez de crimes comme ça !… Où vas-tu, Zoé ?…

 

– Je rentre dans la carrière… Voilà deux nuits que je n’ai pas dormi… Bonsoir, Balaoo !…

 

Et Zoé, malgré la pleine lune qui l’éclairait, disparut soudain aux yeux du docteur comme si la terre l’avait engloutie.

 

Au milieu de cet épouvantable cauchemar, le docteur Honorat entendait sonner et résonner à son oreille cette phrase : « Assez de crimes comme ça ! » Zoé l’avait dite et était partie, mais M. Noël l’avait répétée et était resté. Qu’est-ce que ça pouvait bien être que ce particulier-là qui se promenait si aisément sur les cimes de la forêt, les mains dans les poches. Il fallait que les Trois Frères eussent bien confiance en lui pour ne lui cacher aucun de leurs secrets ! Sur ces entrefaites, il entendit M. Noël qui disait tout haut :

 

– Zoé ? Zoé ? Eh bien ! et le docteur ! Tu le laisses tout seul ? La voix de Zoé monta tout près de lui, d’un petit buisson qui n’eût pu cacher un couple de lézards. Zoé devait être sous la terre.

 

– Laisse donc ! on lui a fait un nœud de braconnier… Bonsoir, Balaoo !…

 

Et, à partir de ce moment, un silence énorme recommença sous la lune.

 

Dix minutes, l’anthropopithèque fut plus immobile qu’une statue. Il regardait le docteur qui faisait semblant de dormir. Persuadé que le prisonnier dormait, il remua enfin avec des gestes prudents qui ne déplaçaient pas l’air ; calé sur son séant, il enleva ses chaussettes, son chapeau, son pardessus, son veston, son faux-col et sa cravate, sa chemise, son pantalon. Alors, comme au temps de la forêt de Bandang, il fut tout nu sous la lune. Le docteur regardait les pieds de M. Noël. Un singe ! M. Noël était un singe ! Et ce singe parlait !

 

Pour ne point crier, il faillit avaler sa langue. Ah ! il n’y avait pas à douter, à cause des mains de pieds !… les mains de pieds avec lesquelles il se suspendait à la branche la plus proche et faisait balançoire, avec délices, la tête en bas, comme au temps de la forêt de Bandang. Et puis, il lâchait tout et se trouvait suspendu avec ses mains de bras ; et balancez par-ci, et balancez par-là… et il se rattrapait au vol avec les mains de pieds et ainsi, à travers la clairière, il volait d’arbre en arbre, roi des trapèzes de la forêt, sous la lune silencieuse.

 

VIII

L’ATTAQUE

Tout à coup, un bond le jeta, assis devant le docteur qui faisait semblant de dormir et qui était si bien adossé à son arbre qu’il paraissait ne plus vouloir faire qu’un avec le tronc. Balaoo, un coude à la cuisse gauche et la joue dans la main droite d’en haut, dans la position d’un de la race qui pense, contemplait le prisonnier. À quoi pense Balaoo ? Pourquoi ces soupirs ? Ce tremblement ? Ce remuement des lèvres ?… Quelle est la phrase d’homme qui glisse de cette bouche animale ?… « Assez de crimes comme cela ! » Balaoo, malin, imagine que, s’il sauvait un de la Race, Madeleine lui pardonnerait peut-être d’avoir traîné par les pattes de derrière le noble étranger en visite jusqu’à l’arbre où il l’a pendu ? Et, ma foi, voilà Balaoo qui défait le nœud de braconnier et qui, oubliant tout à fait sa tenue d’anthropopithèque, tape sur l’épaule du docteur Honorat.

 

– Hop ! lui dit-il poliment.

 

Se lever ! Le quadrumane lui ordonne de se lever ! Le quadrumane le délivre ! Dans son cerveau stupide et apte aux déductions hâtives et sentimentales, le docteur, à cause de ce geste généreux, met déjà les bêtes bien au-dessus des hommes. Se lever, il ne demande que ça. Hélas ! il ne peut se lever, parce que ce singe, avec sa façon de s’exprimer humaine, lui a donné un coup sur la cervelle plus puissant qu’avec un épieu. Balaoo le soulève, Balaoo lui fait boire un coup de la liqueur de feu, reste du festin, au fond d’une gourde. Le bon Honorat soupire, s’appuie au bras du bon quadrumane… fait quelques pas, se sent plus rassuré et songe tout à coup qu’il va, peut-être, s’il veut reprendre des forces, ne plus mourir !…

 

Ces dernières forces, il les rassemble… Et, accroché au quadrumane qui le précède, si droit, si droit pendant que lui, homme, est quasi à quatre pattes sous la futaie, il entre sous les branches. Quelquefois le quadrumane le prend dans ses bras et l’emporte dans les arbres. Le docteur se laisse faire comme un bébé dans les bras de sa nourrice. Ah ! le bon quadrumane ! Enfin, voici un sentier… Balaoo l’y dépose… Oui, oui, le docteur se rappelle des histoires d’hommes des bois qui sont racontées dans les livres des voyageurs… Après tout, du moment que cet original de Coriolis avait chez lui un homme des bois, son aventure n’est peut-être pas aussi extraordinaire qu’elle en a l’air. Il est vrai que celui-là parle !… Eh bien ! pourquoi ne lui aurait-on pas appris à parler ?… Il y en a de ces savants, qui disent que ce n’est pas impossible !… Enfin, le principal, c’est que lui, le bon docteur Honorat, sorte le plus tôt possible de sa fâcheuse position.

 

Balaoo, sur le sentier, lui a indiqué la direction à suivre, et l’anthropopithèque s’en retourne, solennel, sans seulement attendre qu’on lui dise merci !… Délivré ! le docteur se met à courir comme un fou ! Comme un fou ! Comme un fou qu’il est certainement en train de devenir.

 

Depuis combien de temps court-il ?… Il ne doit plus être bien loin de la grand-route, maintenant ! Il est sauvé ! Soudain il s’arrête net. On lui a frappé sur l’épaule. Il reconnaît le coup de main du quadrumane. Il se retourne, très ennuyé ; Balaoo est, en effet, derrière lui :

 

– Tu ne m’avais pas dit, fait Balaoo qui est certainement aussi essoufflé que le docteur, que tu es d’un autre âge !

 

(Silence consterné du docteur).

 

BALAOO. – Du moment que tu es d’un autre âge, il faut revenir ! (Silence désespéré du docteur).

 

BALAOO. – Tant que tu seras d’un autre âge, on ne peut pas faire de mal à mes amis… Reviens donc vite… (Silence comateux du docteur).

 

Qui ne dit mot consent. Balaoo remporte sous son bras le docteur Honorat qui, un quart d’heure plus tard, se retrouvait au pied de son arbre, le nœud de braconnier à la patte et toute la tribu des Vautrin autour de lui, essayant de lui faire comprendre que Balaoo ne l’aurait jamais lâché s’il avait pu se douter, un instant de la valeur réelle d’un otage.

 

Mais le docteur Honorat ne devait plus jamais rien comprendre… Il s’était endormi du sommeil paisible de l’enfance… Le docteur Honorat était fou !…

 

Phoh !… Phoh !… Hack !… Hack !… Voilà l’ami Dhole aux yeux jaunes, la queue entre les jambes, claquant ses dents de loup… Hubert s’est jeté sur son fusil, mais Balaoo en a rabattu le canon.

 

– Qu’est-ce qu’il y a, Dhole ? Tu ne pourrais pas faire taire tes dents ?

 

– Est-ce qu’on peut venir par ici ? demanda Dhole à Balaoo en trois mots loups. La Race arrive ! Est-ce qu’il y a de la place pour mère Dhole et les petits ? On ne sait plus où se mettre dans la forêt !

 

Balaoo, qui connaît par cœur toutes les langues de la forêt, a compris tout cela qui tient dans trois mots loups. Il y a, sur les branches, un peu plus loin que la queue de Dhole, à ras de mousse, une grande paire d’yeux jaunes, larges comme des lunettes de mère-grand et, tout à côté, six petites étoiles perçantes, et, autour de cela, un grand bruit de dents qui claquent. C’est la famille Dhole qui a peur, derrière son chef.

 

– Nous sommes allés au grand hêtre de Pierrefeu, explique Dhole. Mais l’abri n’est pas sûr. Ceux de la Race qui accourent de tous les points de la forêt ne doivent pas en être bien loin. J’ai parlé à général Captain qui m’a dit que tu étais avec les Trois Frères à la clairière de Moabit ; alors j’ai pensé que tu voudrais bien parler pour nous aux Trois Frères. Jamais, les autres de la Race ne viendront jusque-là. On est bien tranquille ici, Balaoo, s’il te plaît !

 

Tout cela toujours en trois, ou quatre, ou cinq mots au maximum, et dans lesquels ceux de la Race qui ne savent que lire des livres, n’auraient entendu que des « Hack ! Hack ! » où ils n’auraient rien compris du tout, naturellement.

 

Balaoo parlait aux Trois Frères, et il y eut une discussion sérieuse sur la conduite à tenir. Dhole était le premier éclaireur annonçant l’attaque de l’ennemi. On lui en tint compte en lui permettant de caser sa famille dans un petit coin de Moabit, avec défense cependant de mordre les mollets nus de Zoé. Dhole n’avait pas fini de s’installer que l’ami As montrait le bout inquiet de son museau. Balaoo apprit de lui que les bêtes tremblaient de peur au fond de leurs trous et que certaines n’osaient même plus y rester, du moins celles qui, comme As, avaient vu les hommes enfumer les trous. Jamais on n’avait aperçu tant d’hommes à la chasse, surtout la nuit. Personne ne savait ce que ça voulait dire ; mais c’était bien inquiétant, ils avaient beau se cacher, ils avaient compté sans la lune, et on les voyait se glisser comme des serpents dans les herbes. Et puis, on les sentait de loin, car le vent arrivait en plein Saint-Martin-des-Bois.

 

Tout ça, c’était d’utiles renseignements à donner aux Trois Frères : Balaoo les leur transmit. As eut le droit, lui aussi, de s’asseoir en rond dans un coin de Moabit ; mais il choisit le coin opposé à celui de la famille Dhole avec laquelle il était en mauvaise intelligence. As n’avait pas de famille. Depuis qu’il était au monde, il faisait le garçon.

 

Au milieu de Moabit, Élie, Siméon, Hubert, Zoé, Balaoo palabraient. Ils étaient tous d’accord pour trouver que ceux de la Race qui se servaient de la parole pour mentir et transgresser des serments étaient plus méprisables que la vache de la prairie qui ne savait que se laisser traire par des mains mercenaires.

 

À ce moment, une famille de chevreuils à trois pointes, le père, la chevrette et leur petit broquart vinrent du côté opposé à Saint-Martin. Ils s’arrêtèrent au bord de la clairière sur leurs pattes frémissantes, ne sachant plus où aller, montrant déjà l’écusson blanc sous la queue, tournant casaque à cause des hommes. Mais, de quel côté fuir ? Des hommes, il y en avait partout ! Balaoo les siffla et ils grelottèrent de terreur pendant qu’il allait à eux avec de douces paroles. Il aurait voulu les interroger, eux aussi, mais il n’en eut pas le temps. Il y eut un grand bruit lointain qui s’approchait. Toute la forêt paraissait froissée par mille ailes et mille pattes, et les branches par terre craquèrent comme du bois sec qui brûle. Et, d’un coup, Moabit s’emplit de la troupe innombrable des bêtes épouvantées. Elles se précipitaient comme aveuglées dans la forêt et tournaient, tournaient comme des animaux qu’on fouette dans un cirque. Les lapins arrivaient par bataillons. On marchait dessus. Et toutes les branches des arbres étaient pleines d’oiseaux. Un vieux cerf leva vers la lune sa ramure désespérée. Une famille de sangliers avec ses marcassins avait tellement peur, qu’oubliant toute précaution, elle se laissa choir dans un trou sans fond de la vieille carrière. C’est en vain que Balaoo essayait de calmer tout ce monde, en affirmant que ceux de la Race n’oseraient jamais s’aventurer au-dessus des carrières de Moabit. Ce n’était dans tout le cirque que pleurs et gémissements, à cause aussi de la présence des Trois Frères dont on se serait bien passé. Il est vrai que les Trois Frères ne tuaient jamais les bêtes devant Balaoo, et toute la forêt savait cela.

 

Hubert fit taire Balaoo qui recommençait à vouloir donner de la confiance aux foules, et lui dit à l’oreille :

 

– On voit bien que tu n’as jamais fait ton service militaire. Ils iront jusqu’où on leur dit d’aller. C’est ça la consigne. Et tu verras qu’ils viendront jusqu’ici.

 

– Tant pis pour eux ! fit simplement l’anthropopithèque.

 

Sur quoi il demanda à ce qu’on lui fit place sur un arbre, et il grimpa jusqu’à la cime. Il en redescendit presque aussitôt.

 

– Les voilà, dit-il, attention !

 

Et, comme il avait remis son pantalon, il l’ôta, pour être plus à son aise.

 

IX

BALAOO SE DÉFEND

Voilà deux nuits que Coriolis n’a point quitté sa tour.

 

Il avait fait construire là-haut une sorte de belvédère où il aimait à aller se recueillir, ne se trouvant pas, sur sa terre, malgré les murs qui la défendaient, assez loin des hommes qu’il méprisait.

 

Là, Coriolis vient de passer deux nuits et un jour atroces.

 

On ne saura jamais ce qu’il a souffert, bien qu’il ne fût point porté à s’exagérer l’importance de la disparition d’un Herment de Meyrentin de la surface du globe.

 

Quand on est le cousin germain d’un monsieur qui a écrit sur le darwinisme et sur les théories transformistes toutes les bêtises dont ce bibliothécaire prétentieux, pendant vingt ans, a rempli les revues savantes, on ne doit pas s’attendre à être pleuré par un vieil original qui, lui, a étudié la nature de près, sous toutes les latitudes et qui l’a embrassée d’un coup d’œil, la jugeant une et indivisible et s’apprêtant, avec son anthropopithèque, à le prouver.

 

Au fond, qu’était-il venu faire chez lui, ce Meyrentin de juge ? Il lui avait peut-être été envoyé par le cousin de l’Institut qui aurait eu vent de l’anthropopithèque !…

 

Évidemment, cet anthropopithèque allait gêner bien du monde ; mais tant pis !… tant pis pour les imbéciles qui ne croient pas au transformisme… À-t-on jamais entendu une stupidité pareille ? Croire que les espèces ne se sont jamais transformées sur la terre ? Mais la terre, elle, est-ce qu’elle se transforme, oui ou non ? Depuis l’époque du feu jusqu’à celle des croûtes de l’Institut ! Alors, sur la terre qui se transforme, sur le monde qui mue, on aurait tranquillement déposé des espèces qui, elles, ne changent pas ! ne s’améliorent pas, ne pourrissent pas, avec les mondes !… Ah ! les colères de Coriolis dans son mirador ! Heureusement qu’il était là, lui !… Parfaitement… et cette prodigieuse chaîne de la vie, orgueilleusement rompue par l’homme qui ne veut rien savoir de ses frères, les animaux… il allait la souder pour toujours à la patte de ce révolté !… Avec son anthropopithèque il allait dire à l’homme : animal toi-même !… puisqu’il avait fait de l’anthropopithèque un homme !

 

Mais, hélas ! quelle catastrophe !

 

C’est au moment où il se proposait, après tant d’années de travail et de patience, de faire connaître son chef-d’œuvre et de le faire entrer, de plein droit, dans la grande famille humaine, que le produit humain de son génie et de ses veilles se conduisait comme une vieille bête sauvage de la forêt de Bandang !

 

Car (il ne pouvait plus se le dissimuler), le geste de meurtre de son petit Balaoo avait été aussi inconscient que le craquement de la mâchoire des fauves sur la proie, dans la jungle !

 

Quelle catastrophe ! Quelle catastrophe !…

 

Ah ! oui, Coriolis souffrait bien, car il aimait Balaoo comme un père aime son enfant.

 

Du reste, tous ceux qui connaissaient Balaoo ne pouvaient que l’aimer, tant il était gentil, simple, charmant et naturel.

 

Il est certain que, si Balaoo en avait laissé le temps à M. Herment de Meyrentin, celui-ci eût été séduit comme les autres, mais il ne lui en avait pas laissé le temps.

 

On comprendra ceci dit pourquoi, tout en haut de sa tour, Coriolis pleurait, et pourquoi Madeleine qui, dans la salle à manger, sous la lampe, tâchait à coudre sans y arriver, pleurait dans la petite bannette d’osier où elle rangeait son fil ; et pourquoi la vieille Gertrude, dans sa cuisine, arrosait de ses larmes le cuir à nettoyer les couteaux.

 

Gertrude ignorait le malheur survenu à un noble étranger en visite chez son cher Noël ; mais, comme on n’avait pas vu Balaoo depuis cinq jours, elle n’était point loin de croire qu’il avait fait un sale coup.

 

Depuis trois jours surtout, on n’osait plus parler au maître qui s’était enfermé dans sa tour, et Madeleine essuyait ses yeux humides dans tous les coins. Enfin, chose extraordinaire, depuis trois jours on avait défendu à Gertrude de sortir dans le village sous quelque prétexte que ce fût. Bien mieux, toutes les portes de la maison avaient été fermées, quasi barricadées. C’est sur ces entrefaites qu’une nuit on avait entendu des coups de fusil dans le village et qu’une grande lueur avait monté derrière la place de la Mairie. Tant de mystère faisait trembler. Pour Balaoo, Gertrude avait redouté le pire. Son angoisse n’avait pas connu de bornes lorsqu’un après-midi, étant montée dans la chambre de Mademoiselle, elle avait aperçu les routes noires de monde et, dans les champs, se dirigeant vers la forêt, des soldats. On lui avait répondu que c’étaient « manœuvres ».

 

Mais tout ceci était loin d’être clair.

 

Un fait certain était que Balaoo ne revenait point.

 

Gertrude avait eu plus d’une fois l’occasion de contempler les mains de pieds de Balaoo et elle était au courant du grand mystère. Aussi elle aimait Balaoo, non point comme un être humain, mais comme une chère petite bête à soi, c’est-à-dire avec un amour de vieille femme incommensurable.

 

Par la porte entrouverte, les deux femmes eussent pu se communiquer leur mutuel chagrin et, cependant, elles hésitaient à le faire, surtout qu’elles ne pouvaient que l’approfondir.

 

Enfin, Gertrude n’y tint plus :

 

– Où peut-il être, maintenant ?… Quand je pense, gémit-elle, que samedi dernier, il était encore là, assis sur cette chaise, à m’éplucher mes poireaux, en me racontant ses histoires de la forêt de Bandang, il y a de quoi en mourir de chagrin. Pour sûr, il lui est arrivé un malheur !

 

Elle ne comprenait pas que Madeleine ne sortît point pour l’appeler comme elle faisait quand il tardait trop.

 

– Il fera ce qu’il voudra ! soupirait Madeleine. S’il est si longtemps dehors, c’est qu’il ne nous aime plus. Papa a raison : il est assez grand maintenant pour un homme. Il doit savoir ce qu’il lui reste à faire. Si la société de la forêt lui plaît davantage que la nôtre, tant pis pour lui ; ça ne sera jamais qu’un Balaoo de la forêt, et il faut renoncer, à son âge, à en faire un homme convenable.

 

– Mademoiselle se console bien facilement, repartait Gertrude, et je ne trouve pas ça naturel. On me cache quelque chose ici. On n’a plus confiance en moi. Si je gêne, il faut le dire.

 

– Tu parles comme une toquée de vieille bonne femme. On ne te cache rien. Balaoo ne nous aime plus et je ne vois pas pourquoi je ne m’en consolerais pas : ça n’est qu’un singe après tout.

 

– Vous me crevez le cœur avec des mots pareils ! (Gertrude avait un cœur sensible, et elle avait failli jadis mourir de chagrin à la mort d’un petit bossu de chat qu’elle avait, par mégarde, enfermé dans un tiroir.) Vous n’avez pas toujours dit ça ! Vous disiez : « Ce garçon a une intelligence extraordinaire… Il comprend tout ce qu’on lui dit et il devine le reste. Il en remontrerait au maire et au curé. » Avez-vous dit ça, oui ou non ?

 

– Le mauvais instinct reprend toujours le dessus chez les enfants qui ont eu de mauvais parents, répliquait Madeleine en montrant son petit nez rouge, tout inondé de ses larmes et de son sincère désespoir.

 

– Il ne les a pas connus assez longtemps pour prendre de mauvaises manières, repartait Gertrude qui défendait Balaoo pied à pied.

 

– Oh ! il avait cinq ou six ans quand il les a quittés, c’est beaucoup pour un petit de grand singe, ma vieille Gertrude, tu ne sais pas cela.

 

– Je sais qu’il ne savait pas encore parler, bien sûr, il a tout appris chez vous, et toutes les manières qu’il a, c’est les vôtres, toutes crachées ! Il marche comme Monsieur, le dos un peu voûté et les pieds en dehors. Et quand il rit, il vous imite si bien, mademoiselle, que, si on ne le voyait pas, on croirait que c’est vous !

 

– Merci, Gertrude.

 

– Je ne vous dis pas ça pour vous froisser : il y a un temps où je vous aurais fait plaisir. Mais vous n’aimez plus Balaoo ; je ne sais pas ce qui s’est passé !

 

À ce moment, la vieille Gertrude s’arrêta de repasser ses couteaux et courut dans la salle à manger, car Mademoiselle avait une vraie crise. Elle sanglotait, les coudes à la table, sa jolie petite tête blonde dans les mains, et l’on voyait ses épaules sauter sous le spasme.

 

– Mademoiselle !… Mademoiselle !… Mais qu’est-ce qu’il y a ? Seigneur Jésus !… c’est moi qui vous ai fait de la peine ?… Mais dites-moi quelque chose !… Vous me faites peur !…

 

– Laisse-moi, Gertrude, laisse-moi !

 

– Plus souvent que je vous laisserai dans un état pareil, je vais appeler Monsieur !

 

– Non ! Non ! Gertrude, ne l’appelle pas !… là c’est fini… c’est fini !…

 

– Pour sûr, il y a un malheur d’arrivé !

 

– Tais-toi avec tes malheurs. Quel malheur veux-tu qui soit arrivé ?… Il n’y a pas de malheur du tout ! Entends-tu, vieille bête !

 

– Je vous demande bien pardon, mademoiselle, fit Gertrude blessée dans son orgueil, et elle retourna à sa cuisine.

 

Elles restèrent là sans plus se dire un mot. La nuit s’avançait.

 

Gertrude alluma sa lanterne et se prépara à regagner sa soupente ; elle adressa un bonsoir attendri à Madeleine qui leva la tête et lui demanda de ne point la quitter de toute la nuit.

 

– Tu m’as fait peur avec tes malheurs, Gertrude !… Viens coucher dans ma chambre. On jettera un matelas par terre.

 

– Mais qu’est-ce qui se passe ? Seigneur Jésus !… Je ne vous ai jamais vue comme ça, mademoiselle !… Vous n’allez pas dire bonsoir à votre père ?

 

– Non, il ne veut pas qu’on le dérange… il travaille.

 

– Il ne travaille pas plus que nous ; il attend que Balaoo revienne, mademoiselle. C’est pas à la vieille Gertrude qu’on en ferait accroire.

 

Elles couchèrent toutes deux dans la même chambre ; mais Gertrude, sur le plancher, pas plus que Madeleine dans son lit, ne purent dormir. Et il était bien dans les deux heures du matin quand, d’un même mouvement, elles se dressèrent toutes deux sur leur séant, l’oreille aux écoutes…

 

– Vous avez entendu, mademoiselle ?

 

– Oui, oui, Gertrude… on dirait que c’est lui, n’est-ce pas ?

 

– Ça vient du côté de la forêt.

 

– On dirait que la forêt soupire…

 

– C’est mauvais signe, dit Madeleine, la voix tout angoissée… ces soupirs-là m’ont toujours fait peur.

 

Elles se turent… et puis, comme les soupirs de la forêt reprenaient, elles se levèrent, passèrent hâtivement un vêtement et entrouvrirent la fenêtre.

 

Et tout de suite elles murmurèrent : « C’est lui !… c’est lui ! » Au loin, sous la lune, elles apercevaient la lisière des bois, et c’est de cet horizon proche, mystérieux et troublant qu’un étrange souffle grondant accourait vers elles.

 

Le grondement augmentait et devenait roulement comme le bruit commençant de la foudre qui s’essaie avant l’orage. Comme un immense nuage noir lourd de tempête, la forêt était posée sur la terre, sur les champs qui déjà tressaillaient sous la voix encore lointaine du tonnerre. Et, soudain, le tonnerre éclata[12], et si furieusement que Madeleine, défaillante, gémit :

 

– Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on lui fait ? Balaoo n’a jamais tonné si fort !

 

Et comme, dans le même moment, des coups de feu se firent entendre sous bois avec des clameurs, les deux femmes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, épouvantées, balbutiant : « Balaoo, Balaoo ! » Une nouvelle décharge lointaine les galvanisa, les jeta hors la chambre comme des folles, traversant toute la maison et courant à la tour dont elles escaladèrent l’escalier branlant en appelant le docteur. On tuait Balaoo ! Les hommes tuaient Balaoo !

 

Elles firent irruption dans le belvédère, au milieu duquel le vieil original s’agitait comme un fauve dans une cage, se précipitant d’une vitre à l’autre, les poings crispés, la bouche ardente. Coriolis, étouffant, avait arraché sa cravate, son faux-col, sa chemise, et, de temps à autre, quand les coups de feu retentissaient à nouveau au cœur des bois sombres, ses ongles allaient ensanglanter sa poitrine nue. Il râlait, les yeux hors des orbites.

 

– Ils vont me le tuer !… Ils vont me le tuer !… Ah ! les bandits !… les assassins !… les hommes !…

 

Sa rage souveraine ne trouvait point d’expression plus forte, et, du reste, n’en cherchait pas. Elle s’y tint : « les hommes, les hommes. »

 

Était-ce possible, cela, qu’ils allaient détruire son œuvre ! Lui tuer son enfant !… On avait découvert Balaoo !

 

Jamais quadrumane supérieur, attaqué par la bande des chasseurs de la brousse, n’avait fait résonner les profondeurs équatoriales d’une colère plus gigantesque, au milieu des coups de feu !

 

Coriolis s’arrachait les cheveux à poignée. Il ne prit point garde à l’entrée des femmes. Penché au-dessus de la tour, il criait maintenant dans la nuit :

 

– Hardi !… Hardi !… Hardi !… Balaoo !… Défends-toi !… Les lâches !… Les lâches qui se mettent mille contre un ! mille contre un ! avec des fusils !… Hardi !… Tue !… Tue !…

 

Madeleine, voyant son égarement, essaya de le faire taire, mais ce fut en vain. Il la repoussait avec la dernière brutalité. Il montrait le poing au ciel, à la terre. Il maudissait l’univers.

 

Un pareil ouvrage ! On lui assassinait un pareil ouvrage ! L’ouvrage d’un dieu ! Car il avait été aussi fort que Dieu, ce vieil original, avec son anthropopithèque ! Il avait créé l’homme ! et plus vite que lui ! Là où l’autre avait mis peut-être cinq cent mille ans, il avait mis dix ans, lui, le vieil original, dix ans avec deux coups de bistouri sous la langue… Et tout cela pour aboutir à quoi ? À ce qu’on osât lui anéantir son chef-d’œuvre au coin d’un bois !… Misère !… Et il pleura…

 

Il pleura, car on n’entendait plus rien… L’affaire devait être terminée… Il ne devait plus rien rester de Balaoo.

 

Madeleine avait pris la tête de son père sur ses genoux et le caressait et le consolait comme un vieil enfant.

 

Il ne lui répondait pas.

 

Il ne l’entendait certainement pas. De temps en temps, il reprenait :

 

– C’est fini !… c’est fini !… On ne reverra plus Balaoo, on ne le reverra plus !…

 

Gertrude aussi pleurait. À travers les divagations du maître, elle avait compris que son Balaoo avait fait quelque chose d’horrible.

 

Le jour les surprit tous trois dans le belvédère : ils étaient encore là à l’heure où la nature semble s’arracher des brouillards de l’aube, où les teintes grises opaques enveloppent les basses futaies, tandis que tout là-bas, dans l’horizon plus clair, on voit pointiller la cime chaude des grands arbres.

 

Et ils assistèrent, le cœur terrifié, au réveil de la nature. C’est le moment où la terre fume, où la brise tombe, où les fauves hument l’haleine de la terre qui les fait forts… Ah ! comme Balaoo l’avait aimée, cette heure-là !… Et que de fois Coriolis l’avait surpris, le nez dans les herbes fraîches, reniflant l’odeur âcre du matin ! Que de fois il avait dû le ramener presque de force, à l’étude où l’attendait sa dictée !… Pauvre Balaoo, qui avait tant aimé l’école buissonnière !… Comment se faire à l’idée qu’il ne devait plus être qu’un cadavre en pièces que ces brutes d’hommes qui se mettent mille contre un allaient ramener sur deux branches d’arbres, ne soupçonnant point quel miraculeux gibier ils avaient tué là !

 

Mais la pensée de Coriolis se transforma tout à coup à une réflexion de Madeleine.

 

– S’ils l’ont tué, disait-elle, on le saura bien. On reconnaîtra M. Noël !

 

Certainement ! Certainement ! Il se trouverait bien des gens pour le reconnaître, et on allait bientôt venir lui demander à lui, Coriolis, des explications…

 

Eh bien ! il en donnerait... Qu’à cela ne tienne ! Il en donnerait ! Il en appellerait au témoignage de ceux qui avaient parlé à M. Noël, à Mme Boche, à Mme Mûre, aux petits commerçants de la rue Neuve, et même à ces sacripants de frères Vautrin, dans leur prison, car le docteur Coriolis ignorait tout de leur évasion. Et l’on saurait ce qu’on avait tué !… ce qu’on avait à jamais fait taire ! La parole humaine dans la gorge d’un singe !

 

Comme il en était à cette période nouvelle de son désespoir, il vit des groupes qui sortaient de la forêt et qui marchaient lentement, devant quelque chose qu’il ne pouvait encore distinguer, mais qui ressemblait à un fardeau jeté sur des branches d’arbres, et il ne douta plus que ce fût la dépouille mortelle de Balaoo que l’on rapportait au village. Bientôt, il reconnut, en tête, le maire et le préfet qu’il avait vus de loin, la veille, et dont la bizarre attitude lui avait déjà causé tant d’inquiétude. Tous deux semblaient parler avec une grande agitation et faisaient les gestes d’une désolation immense. Des soldats, des paysans suivaient avec les mêmes gesticulations. Et tout ce monde accompagnait l’espèce de litière funèbre sur laquelle on avait rejeté un grand manteau militaire. Au fur et à mesure que le cortège avançait, on voyait mieux les détails. Quand la litière passa au pied de la tour, Madeleine et Gertrude éclatèrent en sanglots, cependant que Coriolis, pâle comme un mort, se penchait à tomber, pour mieux voir. Mais il ne vit rien d’autre que le manteau sous lequel se dessinait une forme humaine qui devait être la forme de Balaoo !…

 

Ce cortège passé, il en arriva tout de suite un autre, et c’était encore des tas de gens et des militaires autour d’une civière recouverte d’un manteau avec, dessous, une autre forme humaine… Et puis, il y en eut une autre… et une autre encore… Ça faisait quatre cortèges funèbres…

 

– Oh ! Oh ! murmura Coriolis, qui n’avait plus la force de se soutenir et qui put croire que sa raison allait le quitter pour toujours… Oh ! Oh ! Balaoo s’est défendu !…

 

Mais ce n’était pas fini… Peu à peu, la forêt rendait tous les soldats qu’elle avait pris la veille… mais dans quel état ! Après les morts, les blessés : il y en avait au moins une vingtaine qui arrivaient à la queue leu leu, soutenus par des camarades, les bras en écharpe, des linges sur le front… Sacré Balaoo, va !… Enfin, un dernier cortège survint.

 

Il était formé d’un groupe dans lequel se débattait étrangement une figure qui ne paraissait point inconnue à Coriolis. Tout à coup, celui-ci la reconnut : le docteur Honorat ! Mais quel docteur Honorat ! Coriolis ne comprenait rien à l’attitude de ce cher docteur ni à ses cris, la figure d’Honorat était en sang et il chantait la Marseillaise !

 

Celui-là, c’était un que Balaoo avait rendu fou !

 

Coriolis, se rappelant enfin qu’il était un de la race humaine, secoua la tête et demanda :

 

– Combien de morts ?…

 

Comme les autres ne répondaient toujours pas, il eut un mouvement terrible d’impatience :

 

– Je vous demande combien de morts ? Combien de morts ?

 

– Mais, papa, nous ne savons pas ! fit enfin la voix tremblante de Madeleine.

 

– Eh bien ! toi, Gertrude, va aux nouvelles ! Elle y alla.

 

Il y avait quatre morts et vingt-sept blessés.

 

La première victime était le vicomte de Terrenoire, mort au champ d’honneur, à la tête de ses troupes, le crâne fracassé comme une coquille de noix. C’était lui qui se trouvait sous le premier manteau, et il avait été déposé en grande pompe sur le pupitre de la salle des mariages. Les trois autres morts, de simples soldats, avaient été alignés par terre, à même le plancher de la salle des délibérations du conseil municipal.

 

Autour de ces quatre héros, il y avait beaucoup d’éclopés, de bras et de jambes cassés, de nez démolis ; mais le plus abîmé était certainement le colonel du Briage, à qui il était arrivé une aventure inouïe sur laquelle il ne pouvait malheureusement s’expliquer, car il était revenu la mâchoire en capilotade, les dents brisées et la langue coupée. En sus, les deux poignets rompus. Quant aux Trois Frères, bien entendu, on n’en avait pas ramené un seul, mort ou vivant. Bien mieux, on ne les avait pas vus et ils n’avaient pas tiré un coup de fusil. On les avait fusillés au hasard, mais nul ne pouvait dire si on avait réussi seulement à les atteindre. On n’avait retrouvé que le docteur Honorat au centre de la clairière de Moabit, attaché au pied d’un arbre. Pendant tout le combat, il avait chanté le Chant des Girondins : « Mourir pour la patrie ! » et, après, quand on avait voulu le faire parler, il avait entonné la Marseillaise qu’il chantait encore. Le maire était consterné ; quant au préfet, il ne s’occupait que d’un télégramme que l’on venait de lui apporter et dans lequel le gouvernement lui annonçait sa révocation.

 

Après être allée à la mairie, Gertrude s’était dirigée vers le Soleil-Noir. Il y avait une telle foule dans la rue, qu’elle vit bien qu’elle ne pourrait jamais atteindre la porte des Roubion chez lesquels généralement se centralisaient toutes les nouvelles du pays.

 

Cependant, elle parvint, par les cuisines, dans la grande salle d’été transformée en infirmerie, dans le moment même que Boit-sans-Soif, sergent à la Deux du Trois, racontait les terribles et rapides et incompréhensibles événements auxquels personnellement il avait assisté. Il avait la veine, lui, de s’en tirer avec une oreille fendue.

 

Et maintenant que c’était passé, pour sûr, il ne regrettait rien.

 

Boit-sans-Soif s’exprimait autant avec les gestes qu’avec la parole, et souvent on comprenait mieux les uns que les autres.

 

On voyait très bien, comme si on y avait été, la petite troupe qu’il commandait se glisser dans les hautes fougères, sans bruit, dans les ténèbres et le silence de la forêt… et cela rien qu’à la façon dont il se courbait, assouplissait le corps, allongeait les bras, remuait les doigts tâtonnants et prudents.

 

Et puis, toute la mystérieuse bataille s’évoquait avec son torse redressé, ses poings fendant l’air, frappant on ne sait qu’elle forme fuyante et inconnue. Et puis, c’étaient les fusillades, pan ! pan ! pan ! pan !… la joue penchée sur son bras comme s’il visait… Ah ! on y était !… On y était !… Mais on n’en savait pas plus long pour ça, car enfin, qu’est-ce qu’on savait ?… Rien !… Mais rien de rien !… On savait qu’il y avait des morts, voilà tout, et des blessés !… Mais comment tout ça était-il arrivé ?… Ah ! voilà le hic ! Voilà le hic !…

 

Le colonel seul, peut-être, aurait pu le dire. Mais il ne pouvait plus parler ! et pour l’écrire, il faudrait attendre longtemps, car il avait les deux poignets brisés !… Quant à lui, Boit-sans-Soif, il ne pouvait affirmer qu’une chose, c’est que toute l’affaire était venue d’en haut !… Oui ! la catastrophe était tombée comme qui dirait du ciel !…

 

Dans le moment qu’on croyait surprendre les Trois Frères et qu’on n’était plus loin de Moabit, il avait vu, devant lui, sous la lune, debout au milieu d’un petit sentier, l’ombre du colonel du Briage qui, tout à coup, se soulevait de terre absolument comme on voit, dans les tableaux d’église, Notre-Seigneur Jésus-Christ s’élever comme en ballon, le jour de son ascension. Le colonel montait au ciel. Pas un mot !… Pas un cri !… Il ne disait rien, le colo ; mais il montait au ciel, les bras étendus, comme pour bénir la terre.

 

Boit-sans-Soif n’était pas le seul à avoir vu une chose pareille ; tous ses camarades, à côté de lui, l’avaient vue… et tous en avaient été si frappés qu’ils avaient cru d’abord qu’ils rêvaient… qu’ils étaient victimes d’une illusion, d’une hallucination… Et puis il avait bien fallu se rendre compte que le colonel avait disparu… Deux officiers, derrière lui, avaient également assisté à l’inouï sortilège… et ils s’étaient tous mis, officiers et soldats, la tête en l’air, à appeler le colonel à mi-voix : « Colonel !… Colonel !… » comme s’ils espéraient qu’il allait leur tomber du ciel. Son ombre avait disparu derrière les hautes branches des arbres, montant toujours…

 

Le premier mouvement d’affolement passé, on s’était précipité… on avait grimpé dans les branches, on avait rapidement battu ce coin de forêt… Mais rien, personne !… Plus de colonel ! Une pareille nouvelle s’était répandue rapidement sur toute la ligne qui resserrait son étreinte autour de Moabit.

 

Boit-sans-Soif, envoyé en mission par son lieutenant auprès du commandant de Terrenoire, arriva juste pour voir disparaître celui-ci, comme il avait vu s’envoler le colonel. Mais, cette fois, ce fut épouvantable.

 

Le commandant et quelques officiers se tenaient à cheval sous les branches d’un gros chêne. À ce moment, on craignait en effet la pluie, car, bien que le ciel fût clair et la lune nette comme une pièce de cent sous, les premiers grondements d’un orage tout proche se faisaient entendre.

 

Tout à coup, on put croire que le chêne lui-même venait d’être frappé, car il y eut un coup de tonnerre effrayant dans l’arbre, et les chevaux sautèrent, se cabrèrent, hennirent de terreur. Il était impossible de les maintenir. Boit-sans-Soif vivrait cent ans qu’il n’oublierait jamais l’instant où le commandant de Terrenoire, sur son cheval cabré, fut enlevé de selle par quelque chose qui tombait de l’arbre et qui cependant y restait suspendu. C’était comme une balançoire à laquelle était pris maintenant, par les pieds, le vicomte dont la tête balayait la terre. Il était impossible de se rendre bien compte d’un aussi singulier spectacle, d’abord parce qu’il faisait nuit et que la lune arrivait difficilement sous les branches ; ensuite parce que tout le monde avait perdu son sang-froid.

 

Les chevaux, renversant tout obstacle, s’étaient enfuis emportant leurs cavaliers ou les laissant sous les branches.

 

Les hommes à pied s’étaient portés au secours de l’officier qui se mit à tournoyer et à s’abattre comme une massue dans le groupe imprudent qui avait voulu le sauver. Ah ! ça n’avait pas duré une minutes ! Il y en avait deux, un lieutenant et un sous-lieutenant, qui avaient été tués sur le coup, à coups de vicomte dont la tête n’était plus que de la bouillie. Et lui-même, le vicomte, devenue arme inutile, avait été vite rejeté par la balançoire, au milieu des morts et des éclopés.

 

Au bruit de cette bataille, aux cris, aux gémissements des mourants et des blessés, des officiers étaient accourus et, sans savoir sur qui on tirait, avaient commandé d’ouvrir le feu, quitte à ce qu’on se fusillât les uns les autres, à bout portant. On s’était rué ensuite sur Moabit en poussant des cris de sauvages. Tous les hommes encore valides, furieux, enragés, se déchirant aux ronces, aux buissons impénétrables, bondissant dans les taillis, affolés à l’idée qu’on se battait contre une force mystérieuse, contre une arme nouvelle de la forêt inventée par les Trois Frères, s’étaient élancés avec des cris de barbares comme lorsqu’on monte à l’assaut. Ah ! cet assaut de Moabit ! Boit-sans-Soif l’avait encore dans l’oreille avec les clameurs des pousse-cailloux et le tonnerre des arbres, car les arbres, autour d’eux, grondaient, haletaient, rugissaient comme s’ils avaient été l’orage lui-même. On eût dit que les arbres se défendaient. Et de temps à autre, il arrivait du haut des arbres des coups terribles, décochés par les Trois Frères qu’on ne voyait jamais et sur lesquels on tirait toujours !… des coups à vous assommer… ; à côté de vous un camarade tombait sans qu’on pût se rendre compte de rien !… Il ne disait même pas ouf ! Des coups de matraque effrayants qui pleuvaient des arbres et qui vous fichaient le nez en terre, assommé.

 

Lui, Boit-sans-Soif, avait été éraflé par un coup pareil, simplement éraflé, heureusement, et il en avait eu l’oreille fendue et il avait été assis par terre comme un enfant, et il en avait vu trente-six chandelles !

 

Mais il y en avait d’autres qui ne remueraient pas une patte d’ici longtemps et d’autres aussi qui ne remueraient plus jamais, jamais… Ah ! on s’en souviendrait des Trois Frères et du siège des Bois-Noirs !… Mais jamais, bien sûr, non plus, on ne pourrait s’expliquer comment la forêt s’était défendue comme ça !…

 

Sans compter les bêtes qui s’étaient battues aussi comme des enragées… des animaux par centaines qui semblaient s’être réfugiés dans Moabit comme dans un fort et qui faisaient des sorties, se ruaient sur les soldats, détalaient de tous côtés, des sangliers, des loups qui se sauvaient de toutes parts, semant le désordre dans les rangs, des bandes qui se précipitaient devant elles en aveugles, renversant et piétinant tout ce qu’elles rencontraient.

 

On avait retrouvé, au petit jour, le colonel dans l’état qui a été dit, à l’endroit même d’où il s’était envolé…

 

Alors, on avait ramassé les blessés et les morts et on était revenu.

 

Boit-sans-Soif s’était tu.

 

Tout près de là, la cloche des trépassés continuait à pleurer sur cette expédition néfaste et, à tous points de vue, déplorable.

 

Gertrude s’en alla.

 

Mais elle ne rentra pas tout de suite ; elle alla rendre visite à Mme Mûre et à Mme Boche et à la cuisinière de Mme Valentin qu’elle trouva toute en larmes à cause de ce pauvre monsieur de Terrenoire qui aimait tant Madame.

 

Et ainsi elle put apprendre encore tous les événements de la veille et de l’avant-veille.

 

Lestée, elle reprit le chemin de la tour de Coriolis, le cœur en joie.

 

– Eh bien ? lui demanda Coriolis de si loin qu’il l’aperçut, cependant que Madeleine, de son côté, s’apprêtait à entendre les pires nouvelles.

 

– Eh bien ! il n’a rien !

 

– Comment, il n’a rien ?

 

– Mais non ! Tout ça ne le regarde pas ! Ils ont chassé dans la forêt les Trois Frères, qui s’étaient échappés de prison et qui avaient pendu le juge d’instruction comme ils avaient pendu déjà Camus et Lombard, et ce pauvre M. Blondel !

 

Elle expliqua avec une naïveté parfaite :

 

– Les Trois Frères se sont défendus et en ont assommé une trentaine. Il y en a quatre de morts !

 

– Ah bah ! s’exclama Coriolis qui revenait à la vie et dont le cœur recommençait à battre sous les coups d’une puissante allégresse… et Balaoo ?

 

– Quoi, Balaoo ?… Qu’est-ce qui vous parle de Balaoo ? Quand on vous dit qu’il n’y était pas !

 

– Mon Dieu ! s’écria, reconnaissante envers la Providence, Madeleine… Mon Dieu ! serait-ce possible !…

 

– C’est comme je vous le dis… sur ma part de paradis !… répliqua, avec un toupet admirable, la vieille femme qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la mystérieuse défense de la forêt et sur la bataille des arbres.

 

Coriolis et Madeleine s’embrassèrent. Après quoi, Madeleine, hésitante, dit :

 

– Tout de même, il a bien tonné cette nuit, dans la forêt.

 

– C’est les soldats qui lui auront fait peur, répliqua Gertrude.

 

– Et puis, il a peut-être du chagrin, émit avec intention Coriolis. Il est resté trop longtemps dehors, et il n’ose plus rentrer. Tu devrais aller le chercher, Madeleine.

 

Madeleine ne se le fit pas dire deux fois. Un quart d’heure après, elle se promenait à petits pas dans les sentiers de la forêt, appelant de sa voix la plus douce : Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !…

 

Et elle ne fut pas longtemps à voir venir à elle, les habits en désordre, la tête basse, la mine repentante, pleurnichant et geignant, le timide Balaoo qui se jeta à ses genoux en murmurant comme aux jours de la forêt de Bandang, quand, après un mauvais coup, il rentrait à la hutte maternelle où une bonne correction l’attendait :

 

– Woohoup ! brout !… Woohoup brout !… brout !… brout !…[13]

 

– Veux-tu parler chrétien ? sauvage ! fit-elle les larmes aux yeux.

 

– Grâce ! soupira-t-il, avec sa bonne voix de gong fêlé.

 

Elle le ramena à la maison par l’oreille. Tout de même, c’était lui qui avait pendu M. Herment de Meyrentin.

 

Il fit huit jours de cachot qu’il n’avait pas volés.

 

Livre troisième

BALAOO HOMME DU MONDE

I

LA TABLE DE FAMILLE

Patrice ne trouva personne qui l’attendît sur le quai de la gare, quand il arriva à Paris par le train de sept heures quinze du soir. Il en fut tout étonné, bien que, depuis trois ans que son futur beau-père avait quitté Saint-Martin-des-Bois, Coriolis se fût conduit avec lui de telle sorte qu’il eût dû ne plus s’étonner de rien !

 

D’abord, on l’avait tenu éloigné de Madeleine. Si celle-ci était venue deux ou trois fois à Clermont avec son père, le jeune homme, en revanche, n’avait jamais été invité à venir à Paris.

 

Au bout de deux années, comme Coriolis retardait toujours, sous des prétextes inadmissibles, l’échéance du mariage, les Saint-Aubin s’étaient montrés curieux de ce qui pouvait bien se passer chez leur parent. Ils avaient eu recours à une agence de police privée qui avait bientôt donné des renseignements si absurdes qu’on regrettait des les avoir payés d’avance.

 

Cependant, à la longue, certains de ces renseignements se confirmaient. C’est ainsi qu’il était exact que Coriolis ne sortait plus sans le jeune Noël et qu’il semblait sur le tard s’être pris pour ce garçon timide et taciturne d’une affection insensée. Il lui faisait faire son droit !

 

Son droit ! Parole ! Noël était étudiant libre à la faculté, et Coriolis l’accompagnait à tous les cours !

 

Qu’est-ce que cela signifiait et que pouvait bien cacher cette suprême fantaisie de l’ex-consul de Batavia ? C’est dans le moment que les Saint-Aubin, de Clermont, se posaient cette question avec anxiété et consternation, que le mariage de Patrice et Madeleine fut décidé, tout d’un coup.

 

Coriolis hâta les choses avec frénésie. Les noces auraient lieu à Paris ; mais le vieil original n’avait point permis à Patrice de faire sa cour à Madeleine. Il trouvait cette vieille mode ridicule.

 

Le jeune homme ne devait venir à Paris que quarante-huit heures avant la cérémonie, qui aurait lieu dans une intimité d’autant plus stricte que les Saint-Aubin, retenus à Clermont par la goutte du père, n’y pourraient assister.

 

Seulement, le soir même des noces, les nouveaux époux devaient prendre le train d’Auvergne et aller embrasser les vieux avant de partir pour l’Italie où ils passeraient leur lune de miel.

 

Et Patrice arriva donc à Paris au train de sept heures quinze, comme le lui avait recommandé Coriolis.

 

Et il ne trouva personne à la gare.

 

Il en eut le cœur serré.

 

Sa malle sur une voiture, il donna l’adresse de la rue de Jussieu. C’est là que le vieil original s’était installé dans un antique hôtel sur les confins du quartier des Écoles ; c’est là qu’il avait fait transporter sa fille, sa vieille domestique, son boy et tous ses travaux sur la plante à pain.

 

Quand il fut rue de Jussieu et que la voiture l’eut déposé devant l’hôtel de son oncle, la paix du quartier lui plut. Il aurait pu se croire en province.

 

L’éclairage rare, le pavé sonore au pied d’un passant lointain et la solitude où il se trouvait le reportèrent par la pensée dans certaines rues de Clermont où il avait accoutumé de faire un petit tour, le soir avant de s’aller coucher.

 

Il avait sonné. Ce fut Gertrude qui vint lui ouvrir. Elle ne marqua aucun étonnement, ni plaisir de le voir. Elle dit simplement avec indifférence :

 

– Ah ! c’est vous ! Mademoiselle va être bien contente !

 

– On ne m’attendait donc pas ce soir ? interrogea le jeune homme stupéfait.

 

– Mais si ! Mais si ! répliqua la vieille servante. Votre couvert est mis.

 

Ils se trouvaient dans un grand vestibule froid, dallé de pierres, sur lequel descendait un vaste escalier à rampe de fer forgé. Gertrude lui montra les marches, pendant qu’une voix se faisait entendre en haut :

 

– C’est toi, Patrice ?

 

– Bien oui ! c’est moi ! répondit le jeune homme d’assez méchante humeur, bien qu’il eût reconnu la voix de sa fiancée.

 

Mais Madeleine descendit rapidement et se jeta dans ses bras. Patrice embrassa sa cousine qu’il trouva peu naturelle dans ses démonstrations. Elle paraissait plutôt inquiète qu’heureuse de le voir.

 

Il ne la jugeait point embellie, à cause que Paris lui avait fait perdre ses belles couleurs. Cependant, elle avait acquis d’autres grâces féminines, que Saint-Martin-des-Bois ne lui aurait jamais données. Mais, quand on est de la rue de l’Écu, c’est pour longtemps.

 

Madeleine, de son côté, trouva Patrice maussade.

 

– Qu’est-ce que tu as ? lui dit-elle en faisant la moue. Tu n’as pas l’air content. Est-ce parce qu’on n’est pas allé te chercher à la gare ?

 

– Mais je ne me plains pas ! fit Patrice, les lèvres pincées. Où est-il, mon oncle, que je l’embrasse ?

 

– Tu le verras à table, Gertrude va te conduire à ta chambre. Dépêche-toi, on dîne à huit heures tapant, tu as cinq minutes.

 

La chambre de Patrice était au second étage, elle était immense et nue. Un petit lit entre de hautes murailles et de hautes fenêtres qui fermaient mal. Aux murs, de merveilleuses boiseries écaillées, effritées, qu’il ne regarda même pas. Aucune intimité, aucune douceur. Aucune prévenance. Pas un bouquet dans un pot. Pas un portrait. Il eût aimé que Madeleine, par une allusion quelconque, eût prouvé qu’elle s’était intéressée à celui qui allait venir habiter là. Mais rien ! il soupira. Il se trouvait seul ! seul !…

 

Avec quelle hâte, elle l’avait embrassé, poussé, bousculé ! Et ils allaient se marier dans deux jours !

 

Il était assis, désolé, au pied de son lit. La voix de Gertrude le fit sursauter, derrière la porte.

 

– Eh bien ! monsieur Patrice, vous êtes prêt ? Mademoiselle voudrait vous parler.

 

Il n’eut aucune coquetterie, ne se regarda même pas dans la glace. Il se lava les mains et trouva Gertrude impatiente.

 

– Venez-vous ? Voyons !… bougonna-t-elle… et elle le fit descendre, le poussa dans le salon. C’était le vieux salon Empire qu’il avait connu à Saint-Martin-des-Bois. Là encore, aucune fleur dans les vases. Et les meubles avaient encore leurs housses. Madeleine l’attendait, debout. Elle lui prit la main, et lui dit rapidement, à mi-voix :

 

– Mon petit Patrice, quand nous serons mariés, nous ferons ce que nous voudrons, n’est-ce pas ? Mais ici, nous sommes chez papa, et il ne faut pas le contrarier. Il est devenu de plus en plus maniaque. Il ne faut pas trop lui en vouloir, car il a une grosse peine de me voir partir. L’idée de mon mariage lui a toujours été insupportable. Finalement, il s’y est résolu, comme il se serait décidé à se faire l’opération de l’appendicite. Il souffre, il voudrait que ce soit, une bonne fois, fini. Mais, en attendant que ce soit fini, il ne veut pas en entendre parler. Donc à table et partout, dans cette maison, qu’il ne soit pas question de mariage ! C’est entendu ?… Tu feras vis-à-vis de tout le monde, comme si tu étais venu passer deux ou trois jours à Paris pour des affaires urgentes que tu n’as pas besoin de faire connaître… C’est compris ?

 

Elle n’attendit même pas sa réponse. Comme il restait là, abasourdi, elle ouvrit la porte de la salle à manger et y pénétra. Alors, il suivit comme dans un rêve.

 

Assise au coin d’une fenêtre, une jeune personne, de tournure élégante, lisait. Au bruit qu’ils firent en entrant, elle leva la tête. Patrice ne put retenir une exclamation : Zoé !… Il savait bien que Zoé avait suivi Coriolis à Paris ; mais il croyait la trouver à la cuisine.

 

Eh quoi ! C’était bien vrai qu’il eût en face de lui la petite coureuse de la forêt ! Cette belle jeune fille qui se levait en le saluant, de manière si aisée, si tranquille, de tenue si parisienne dans sa simplicité et, dans sa mise, d’un goût modeste et sûr, c’était la sœur des Vautrin qu’il avait connue courant comme une biche sauvage dans les sentiers de la forêt, sa tignasse au vent, des mèches folles sur les yeux ! Par quel miracle, aujourd’hui, la voyait-il si transformée ?

 

Il ne savait s’il devait lui tendre la main. C’est elle qui offrit la sienne, très simplement, en lui demandant des nouvelles de sa santé.

 

Mais il n’eut pas le temps de s’extasier davantage ; l’oncle Coriolis faisait son entrée, suivi d’un jeune gentleman de haute et forte apparence qui bombait la poitrine et des épaules solides dans une jaquette impeccable. Le fiancé de Madeleine connaissait cette figure simiesque aux yeux bridés dont le type extrême-oriental étonne toujours quand il est corrigé par les modes d’Europe : par exemple, par l’aplatissement parfait du cheveu lisse divisé par la raie droite ; et par le port du monocle. Oui, M. Noël portait monocle ! Patrice, qui ne l’avait jamais examiné de si près, le jugea à son avantage. La correction de sa tenue et toute son attitude glacée lui donnait presque grand air. La laideur particulière du visage attirait plutôt la curiosité qu’elle ne la repoussait ; Patrice regretta seulement pour cet exotique la trop forte bâtisse de la mâchoire animale[14].

 

Patrice avait été étonné par Zoé. Mais la vue de Noël le plongea dans une stupéfaction profonde. « Il a bien changé depuis le verger de la plante à pain », pensa-t-il en s’inclinant assez froidement devant le salut bref de l’ex-commis jardinier.

 

Et tout ce monde se mit à table !

 

Coriolis n’avait point été démonstratif avec son neveu. Il lui avait, en une phrase rapide, demandé des nouvelles de ses parents, et, sans attendre la réponse, lui avait indiqué sa place entre Madeleine et Zoé ! Noël se trouvait entre Zoé et Coriolis.

 

– Quand tu auras fini de faire des yeux de capote de cabriolet, tu me diras ce qui t’étonne ici, mon garçon ?

 

C’était Coriolis qui rompait le silence gênant qui avait suivi l’absorption du potage.

 

Patrice, ainsi interpellé, fut honteux devant Madeleine. Il eut cependant l’audace de répliquer en baissant le nez dans son assiette.

 

– Ce qui m’étonne ici, c’est le monocle de M. Noël !

 

Madeleine l’avertit aussitôt, d’un petit coup de pied sous la table, qu’il venait de dire une bêtise. Mais il était trop tard, l’oncle l’entreprenait déjà.

 

– Ton père porte bien des lunettes ; je ne vois point pourquoi M. Noël, dont la vue est faible de l’œil gauche, se priverait d’un verre concave. L’astigmatisme n’est point le privilège de la race blanche, ni l’usage des lentilles pour le corriger !

 

Ceci fut dit d’un ton sec et méprisant qui foudroya Patrice. Le jeune homme voulut dissimuler son anéantissement sous un sourire aimable.

 

– Pourquoi souris-tu ? Tu te trouves sans doute spirituel ? Console-toi, tu n’es point le seul de ton espèce. Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gens d’aujourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère. Si tu avais fait, comme moi, trois fois le tour du monde, tu ne resterais point ébahi devant un indigène de Malaisie qui porte mieux que toi le complet-jaquette et le gilet-châle (tu ne l’as pas encore vu en smoking) et qui t’en remontrerait, tout premier clerc de notaire que tu es, sur le Baudry-Lacantinerie[15].

 

Et comme Patrice, assommé, se taisait :

 

– Interroge !… Mais interroge-le donc…

 

– Ne mécanisez donc point comme ça ce pauvre jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans un bruit d’assiettes et d’argenterie.

 

Elle se fit mettre à la porte avec tous les honneurs qui lui étaient dus.

 

Madeleine eut la mauvaise inspiration de protester ! Coriolis lui ferma la bouche, à elle aussi :

 

– Je ne veux pas, vous entendez bien !… Je ne veux pas qu’on se moque de Noël !…

 

– Mais mon oncle ! personne ne se moque de lui, finit par s’écrier Patrice, dans un sursaut d’exaspération.

 

– Allons donc, il n’était pas plutôt entré ici que tu le regardais comme un phénomène ! Je ne veux pas !… tu entends !… Je ne veux pas qu’on le regarde comme un phénomène !… Tout le monde ne peut être né rue de l’Écu, à Clermont-Ferrand !…

 

– Papa ! Patrice n’a rien dit qui puisse te contrarier. Tu te montes la tête, maintenant, à propos de rien !

 

– Eh ! vous me rendrez malade tous ici, autant que vous êtes, Noël comme les autres !

 

Noël semblait ne pas entendre et se bourrait consciencieusement d’une potée de choux de Bruxelles.

 

– Bon ! voilà maintenant que c’est Noël ! émit Madeleine, en se forçant à rire.

 

– Et Zoé aussi ! continua Coriolis terriblement bougon.

 

– Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda la voix innocente et harmonieuse de la gentille Zoé.

 

– Tu as encore fait quatre grosses fautes dans ta dictée, et tu as de mauvaises notes pour ta géographie.

 

– La géographie, dit Zoé, ça ne peut pas m’entrer dans la tête !

 

– Et l’orthographe ? Est-ce que ça peut t’entrer dans la tête, l’orthographe ?

 

– Mais oui, monsieur, mais il faut le temps.

 

– Le temps de quoi ? Te voilà l’âge de te marier. Tu dois savoir l’orthographe et la géographie. Si je te disais, Patrice, que j’ai eu plus de mal avec cette petite qu’avec Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de la race blanche ! hein, mon garçon ?…

 

Patrice hocha la tête. Il voulait que son oncle le crût de son avis, mais il ne comprenait rien à une pareille histoire. On faisait de Zoé une savante, maintenant !…

 

– Il faut que tu comprennes, ma petite, continuait Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rien apprendre de trop, si tu veux être heureuse en ménage.

 

Patrice pensait : « Madeleine s’est mal exprimée en me défendant de parler mariage ; en somme, on a le droit de parler de tous les mariages ici, excepté du mien !…

 

– Je ne me marierai jamais ! répondit tristement Zoé, en baissant les yeux. Qui est-ce qui voudrait de moi ?

 

– Ça me regarde, gronda Coriolis d’une grosse voix bourrue.

 

Et, en disant cela, comme il jetait un coup d’œil à Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pour tout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Patrice l’admirait. L’oncle grogna :

 

– C’est très mal élevé de faire celui qui rêve à table et de n’être jamais à la conversation. À bon entendeur, salut !

 

Mais il est probable que M. Noël n’entendit pas, car il ne salua pas. En revanche, il se gratta. Sans doute, sa manche le gênait, car, de sa main gauche, il se grattait nerveusement sous le bras droit, ce qui est défendu dans les salons d’hommes. L’oncle lui envoya, à toute volée, sur la main, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que Patrice avait déjà vu sur la table et dont il ignorait l’usage. Pan !… M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige et laissa sa manche tranquille.

 

– C’est honteux ! fit Coriolis ; est-ce que tu te crois ici à Haï-Nan ? C’est honteux pour un étudiant en droit de la faculté de Paris.

 

– Il est inscrit ? demanda Patrice, goguenard.

 

– Il suit les cours avec moi.

 

– Et où en êtes-vous, mon oncle ?…

 

– Aux différentes manières dont on acquiert la propriété, répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peu quelles sont les différentes manières dont on acquiert la propriété ?

 

M. Noël toussa (en mettant sa longue main aristocratique d’Haï-Nan devant sa bouche) et répondit, de sa voix toujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un garçon qui sait bien son catéchisme :

 

BALAOO

 

(qui pense : est-ce que Gertrude va bientôt apporter les noix ?)

 

Les différentes manières dont on acquiert la propriété sont : les successions, les donations et les testaments ; les contrats, contrats de vente et contrats de il s’arrête brusquement.

 

CORIOLIS

 

(sourcils froncés)

 

Eh bien ?… et contrats de…

 

BALAOO

 

(regardant voler une mouche)

 

Vous savez bien, monsieur, que c’est un mot qui me déplaît devant les étrangers. (Coup d’œil de haine sauvage du côté de Patrice.)

 

CORIOLIS

 

Vraiment ! (Il allonge la main du côté du petit bâton d’ébène.)

 

BALAOO

 

(rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce qui est sa façon, à lui, de rougir)

 

… Et contrats de mariage… de mariage. (Il relève la tête, satisfait de s’être vaincu ; il essaie maintenant de regarder Patrice avec un grand air d’indifférence comme un de la Race qui sait dissimuler ses sentiments intimes.)

 

CORIOLIS

 

(heureux du résultat)

 

Eh bien ! Patrice, qu’est-ce que tu en penses ?

 

PATRICE

 

C’est merveilleux !

 

– Et tu sais, tu peux l’interroger sur tout, reprenait Coriolis, je lui ai fait donner une éducation complète de bon fils de famille. Il connaît ses classiques !

 

– Est-ce qu’il sait le latin ?

 

– Tu as tort de te moquer de ton vieil oncle, Patrice. Non, Noël ne sait pas encore le latin ! Mais sois persuadé que, le jour où il s’y mettra, il te collera au bout de trois mois… Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoire romaine.

 

Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Il devait interroger :

 

– Cela ne vous ennuie pas, monsieur, que je vous interroge ?

 

M. Noël, qui venait de se tailler un cube imposant de fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et ne répondit pas.

 

CORIOLIS

 

Tu n’as pas entendu ? Mon neveu Patrice te demande s’il peut t’interroger. Montre-lui que tu n’es pas un sot.

 

BALAOO

 

(la bouche enfin libre : on ne doit pas parler la bouche pleine)

 

Ayons des qualités pour en faire usage et non pour en faire parade ! (Négligemment, il laisse tomber son monocle de l’arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans se servir de la main.)

 

PATRICE

 

(comme un niais)

 

Ça, c’est répondu !

 

MADELEINE

 

Oh ! il est rarement à court ; mais ce soir, tu l’intimides. (Mouvement brusque de Balaoo qui remet, d’un geste furieux, son monocle sur son œil.)

 

CORIOLIS

 

(à Balaoo)

 

Tu es fâché ?

 

ZOÉ

 

(d’une voix émue)

 

Moi, je sais bien pourquoi il est fâché.

 

CORIOLIS

 

Pourquoi ?

 

ZOÉ

 

Parce que Gertrude n’apporte pas les noix.

 

PATRICE

 

M. Noël aime les noix ?

 

MADELEINE

 

Oh ! c’est son idéal !

 

PATRICE

 

(pour dire quelque chose)

 

C’est vrai, monsieur, que les noix sont votre idéal ?

 

BALAOO

 

Malheur à qui ne se conduit pas d’après un idéal ; il peut toujours être content de lui, mais il est toujours loin de tout ce qui est beau et bon ! (Il regarde du côté de la porte ; mais Gertrude n’apporte toujours pas les noix.)

 

PATRICE

 

(d’un air important)

 

M. Noël est un grand philosophe ! Il sourit d’un air idiot.

 

CORIOLIS

 

(à Patrice)

 

Tu n’as pas besoin de sourire d’un air idiot en disant cela !

 

PATRICE

 

(vexé)

 

Bien, mon oncle !

 

BALAOO

 

(enchanté et sans qu’on lui demande rien)

 

Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (Il regarde toujours du côté de la porte).

 

MADELEINE

 

(pour faire diversion)

 

Qu’est-ce que fait donc Gertrude ? (Elle se lève et va à la cuisine. Elle en revient aussitôt). J’ai trouvé Gertrude en pleurs. Elle avait préparé une belle tarte pour ce soir, et elle ne peut plus mettre la main dessus.

 

BALAOO

 

(qui tremble)

 

C’est général Captain qui l’a mangé sûrement !

 

CORIOLIS

 

(sévère)

 

Tu mens ! Général Captain a bon dos et bon bec ! Mais c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramené des Bois-Noirs que pour le charger de tes fautes ? Réponds comme un homme ! Et ne détourne pas la tête ! Pourquoi as-tu mangé cette tarte ? Tu savais bien que tu faisais mal ! Réponds !

 

BALAOO

 

(qui dévore sa honte devant Patrice en attendant vainement ses noix)

 

C’est vrai ! La notion si claire que nous avons de nos fautes est une marque certaine de la liberté que nous avons eue à les commettre !

 

– C’est bon ! fait Coriolis. Tu sais tes maximes ; mais elles ne t’ont pas empêché de voler une tarte ! Tu n’auras pas de noix !

 

Justement, Gertrude les apportait. Elle les déposa sur la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme des escarboucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien, jouait déjà avec le petit bâton d’ébène.

 

– Papa ! supplia Madeleine.

 

Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Le monocle était retombé.

 

– Papa ! continuait Madeleine… tu es si content de lui pour la conférence Bottier !

 

– M. Noël fait des conférences ? interrogea Patrice.

 

– Jeune provincial ! répliqua Coriolis. Si vous n’aviez pas fait votre droit dans des facultés lointaines, vous sauriez que la conférence Bottier est une assemblée de jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui se réunissent le soir au palais de justice pour se donner l’illusion des plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole.

 

– M. Noël veut être avocat ?

 

– Nous verrons cela plus tard !… Pour le moment, je lui fais travailler le maniement du discours. Il ne s’en tire pas mal ! Oh ! celui qui lui a coupé le filet n’a pas perdu son temps ni, comme on dit, volé son argent !

 

– Il a pris la parole à la conférence Bottier ?

 

– Pas encore !… j’hésite à attirer l’attention sur mon élève avant d’être tout à fait sûr du succès. Mais je l’accompagne là-bas : il voit comment on établit l’affirmative et comment on y répond par la négative. Le jour où il prononcera son premier discours sera un beau jour !

 

Coriolis émit cette dernière phrase avec une telle chaleur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignit sincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux, tombait au gâtisme.

 

CORIOLIS

 

En attendant, pour le former, je lui fais apprendre, en français, du Cicéron.

 

ZOÉ

 

(timidement)

 

Oh ! monsieur, vous devriez lui demander qu’il nous dise son histoire sur le Baladin !

 

GERTRUDE

 

(qui fourre des noix dans les poches de Balaoo sans que Coriolis s’en aperçoive)

 

Oh ! oui, monsieur, son histoire sur le Baladin !

 

CORIOLIS

 

(souriant)

 

Eh bien ! je ne demande pas mieux !… Va, Noël, dis-nous ton histoire sur le Baladin !

 

(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu’un terme.)

 

CORIOLIS

 

Mais va donc, grand sot !… Tu pourras, après, manger des noix !

 

(En entendant cela, Balaoo se lève, passe derrière sa chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droite reste libre pour les gestes.)

 

BALAOO

 

(de sa plus belle voix de poitrine)

 

Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet de votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements de votre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on fait toutes les nuits sur le mont Palatin…

 

PATRICE

 

(sursautant)

 

Ah ! le mont Palatin !… Je ne savais pas ce qu’elles voulaient dire avec leur baladin !

 

– Misérable, vas-tu te taire !

 

Cette vocifération venait de Coriolis. Il avait les yeux hors de la tête et presque le poing levé sur Patrice, coupable d’avoir interrompu M. Noël dans ses exercices. Patrice, instinctivement, recula, se disant en aparté que son oncle était mûr pour le cabanon et se promettant de ne point le lui marchander dès qu’il aurait convolé en justes noces.

 

Coriolis, voyant son effarement, s’exclama, honteux :

 

– Laisse donc continuer, tu l’interromps. Après, il ne se rappellera plus !

 

– Il faut que je recommence tout, déclara Noël.

 

– Eh bien ! recommence.

 

BALAOO

 

(derrière sa chaise, faisant des gestes comme à la tribune)

 

Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vous de notre patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet de votre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements de votre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on fait toutes les nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués dans tous les quartiers de la ville, l’effroi du peuple, le concours de tous les bons citoyens, ce lieu fortifié où s’assemble le sénat, la présence, les regards de ces sénateurs, rien ne fait donc impression sur vous ? Ne sentez-vous pas que vos complots sont découverts ! Ne voyez-vous pas que, éclairée de toutes parts, votre conjuration est comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vous qu’un seul de nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière. (Moi, la nuit dernière, j’ai été chez Maxim, pense Balaoo.) Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat est instruit de ces démarches, un consul les voit et Catilina vit encore !

 

– Bravo !… Bravo !… Bravo !… clama Patrice qui voulait reconquérir les bonnes grâces de Coriolis au moins jusqu’à la cérémonie.

 

Madeleine applaudissait gentiment, Zoé était pâle d’émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleurait à propos de rien.)

 

– Oui, bravo ! râla Coriolis qui étouffait d’orgueilleuse joie. Et tu as vu comme il a dit ça !… avec quels gestes !… Est-ce senti ? Hein ? Tu vois ça du haut des rostres ? hein ?… en plein Forum !… Je lui ferai faire le voyage ! Ah ! mais oui ! oui !… le voyage de Rome !… le Forum ! Les rostres ! Mon Noël là-dessus à la place de Cicéron !… Ah ! mais je verrai ça ! bafouillait Coriolis qui délirait.

 

– Est-ce qu’il comprend bien tout ce qu’il dit ? eut le tort de demander Patrice.

 

Il reçut un coup de poing formidable dans les reins. L’oncle l’aurait tué.

 

– De quoi ?… De quoi ?… Il comprend mieux que toi !…

 

– Enfin !… il y a des mots tout de même… ça n’est pas à Haï-Nan qu’il a entendu parler du mont Palatin…

 

CORIOLIS

 

(rugissant, à Patrice)

 

Pourrais-tu nous dire, toi ce qu’il y avait sur le Palatin ?

 

PATRICE

 

(bégayant)

 

Il y avait… il y avait… je ne sais pas, moi !… des fortifications !

 

CORIOLIS

 

(explosant)

 

Il y avait un temple, idiot !

 

MADELEINE

 

(s’interposant, car Patrice a les larmes aux yeux)

 

Papa !… Papa !…

 

CORIOLIS

 

Mais laisse-moi donc !… Monsieur veut faire le malin avec Noël… des fortifications !… Je dis : un temple !… et tu sais le nom de ce temple ?…

 

PATRICE

 

(d’une voix déchirante)

 

Non, mon oncle !

 

CORIOLIS

 

Dis-le lui, Noël !

 

BALAOO

 

(sans hésitation, guignant les noix sur la table et tripotant celles que Gertrude a mises dans ses poches)

 

Le temple de Jupiter Stator !… c’est autour du mont Palatin que Romulus traça les premières limites de la future capitale du monde !

 

CORIOLIS

 

(rayonnant)

 

Eh bien ? es-tu collé ?

 

PATRICE

 

(les yeux baissés)

 

Oui, mon oncle, je suis collé !

 

CORIOLIS

 

(lançant une tape amicale à Balaoo)

 

Allons ! tu peux manger tes noix !

 

M. Noël ne se le fait pas répéter deux fois. Il se jette sur l’assiette et, avec une rapidité et une adresse extraordinaires, il casse les grosses noix avec ses dents, les épluche, les avale… Patrice n’en revient pas !

 

CORIOLIS

 

(avec bonhomie)

 

Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui ai fait perdre beaucoup de mauvaises habitudes rapportées d’Haï-Nan… mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu’il se servît d’un casse-noisettes.

 

PATRICE

 

Chacun a ses petites manies.

 

CORIOLIS

 

Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autant de plaisir à casser ses noix avec ses dents qu’à les manger ensuite.

 

PATRICE

 

(péremptoire)

 

Je parie que M. Noël préfère encore les noix aux discours de Cicéron.

 

CORIOLIS

 

Réponds, Noël !

 

BALAOO

 

(la dernière noix disparue)

 

Il y a autour de nous une infinité de joies vraies, simples et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer.

 

(Il remet son monocle et, après avoir regardé Patrice avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue de ce garçon lui est décidément insupportable).

 

Patrice s’incline. On passe au salon. Coriolis ordonne à Noël d’offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grand empressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient de prendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l’air de rien, il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la grande largeur. Il s’excuse.

 

Coriolis n’a pas la force de le gronder, car lui, qui le connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèque une tristesse sans bornes.

 

BALAOO

 

(après avoir conduit Zoé près de la table à thé)

 

Monsieur, je suis un peu fatigué ce soir ; je vous demanderai la permission de me retirer.

 

Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoo salue rapidement à la ronde et monte à sa chambre sans serrer la main de Madeleine.

 

II

LA TRISTESSE DE BALAOO

Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude qui lui préparait son smoking et ses bottines vernies.

 

– Va-t’en ! lui dit Balaoo, avec rudesse. Je ne sors pas !

 

– Personne n’en saura rien, répondit Gertrude en soupirant, et ça te fera du bien de prendre un peu l’air. Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descends servir le café et je reviens. Habille-toi.

 

Elle descendit et revint cinq minutes plus tard. Balaoo était allongé sur la descente de lit. Il ne s’était pas habillé et il pleurait. Gertrude fut affolée.

 

– Qu’est-ce que tu as ?… Qu’est-ce que tu as ?

 

– Tu le sais bien, ce que j’ai ! répondit Balaoo, les deux poings sur la bouche, pour comprimer son désespoir. Pourquoi est-il revenu ?

 

– On ne peut pas lui défendre de venir à Paris. C’est le neveu de Monsieur. Il est venu pour ses affaires.

 

– Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe, on a voulu me faire partir avec Zoé pour la maison d’homme, à Saint-Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l’épaisseur d’une noix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que j’aurais du plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu… et la pierre plate de Mahon… et le verger de ma jeunesse… Mais je me suis méfié… et c’est lui qui est venu !… jure-moi que vous ne l’attendiez pas !… Tu n’oses pas me le jurer, hein ?… Saloperie !

 

À ce moment, on entendit que l’on frappait à la porté. Toc ! toc ! toc ! Gertrude, qui inondait son mouchoir de ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit son entrée :

 

– As-tu bien déjeuné, Jacquot ? demanda-t-il.

 

– Voilà encore ce sale raseur, grogna Balaoo. Qu’est-ce que tu veux, général Captain ?

 

Général Captain fit entendre toute une série de sons gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme en colère.

 

– Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gertrude.

 

– Il dit, répondit Balaoo, qu’il ne comprend pas pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avais promis de l’emmener à Pierrefeu.

 

GÉNÉRAL CAPTAIN. – Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu !…

 

– Il me casse les oreilles, fit Balaoo en se retournant sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir, dans la cuisine.

 

GÉNÉRAL CAPTAIN (trémoussant ses ailes). – Pierrefeu ! Partons ! Partons !

 

– Ah ! en voilà assez, déclara l’anthropopithèque en lui lançant une ruade à l’assommer.

 

Gertrude, toujours pleurant, mit général Captain à la porte. On l’entendit, un instant, sur le palier, déverser un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, en comptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa sur son perchoir qui était placé près de la porte et fit semblant de dormir. La vérité était qu’il observait tout ce qui se passait, car il était plus curieux qu’un concierge d’hommes. Il n’attendit point longtemps pour voir descendre dans le vestibule, avec mille précautions, Gertrude et Balaoo.

 

Celui-ci était « beau comme un astre ». On apercevait, sous son léger pardessus entrouvert, le plastron éclatant de sa chemise, et les revers de soie de son smoking. Les bottines vernies étaient deux étoiles noires sur les dalles blanches.

 

« Il va encore faire la noce, et la vieille va encore se crever à l’attendre ! » pensa général Captain.

 

Balaoo, avant de partir, se laissa embrasser par Gertrude qui lui glissa encore dans la main quelque monnaie.

 

– Ah ! fit Balaoo, en soupirant, si je n’avais pas promis à Gabriel d’aller le chercher, je serais resté, bien sûr.

 

Gertrude le poussa doucement sur le trottoir, et referma plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revint dans sa cuisine et s’installa pour y passer, en somnolant, courbée sur la table, une grande partie de la nuit. Elle se réjouissait d’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui change les idées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoir préparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise au plastron éclatant et aux belles manchettes raides comme de l’acier et le faux-col haut, haut… toutes choses auxquelles ne résiste point un anthropopithèque[16] !

 

Général Captain dit en français :

 

– Bonne nuit, madame ! Gertrude répondit poliment :

 

– Bonne nuit, général Captain !

 

Tant de politesse ne pouvait durer. Général Captain éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieille Gertrude de saloperie ! ; mais il apprit à ses dépens que ce qui était permis à Balaoo ne l’était pas toujours à un général Captain. Il reçut une raclée de coups de pincettes qu’il accompagna de tels cris que Madeleine descendit.

 

– Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle, anxieuse, à Gertrude, tu as encore pleuré ?

 

– Oui.

 

– Balaoo ?… se doute-t-il de quelque chose ?…

 

– Bien sûr qu’il se doute… Ah ! ça va être terrible !…

 

– Terrible ! répéta Madeleine, pensive.

 

*

* *

 

Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mains enfoncées dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras, le front penché vers la terre, les épaules courbées, glissait comme une ombre dans les rues désertes, voyageant dans son rêve intérieur.

 

Il descendit, par des voies dérobées, vers la Seine et remonta le cours de l’eau. À sa droite, il avait les lugubres bâtisses de la halle aux vins.

 

Que venait faire son smoking dans ce désert sinistre ?

 

Eh ! eh ! le smoking de Balaoo allait au jardin des Plantes.

 

Coriolis s’était cru très fort en arrachant Balaoo à la mauvaise influence de la forêt et en transférant la demeure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; mais il s’était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant élire domicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la cage aux singes et de celle des tigres du Bengale et du lion de Numidie-On ne pense pas à tout.

 

Et c’était toujours de ce côté, vers les frères animaux, que le conduisait presque inconsciemment sa rêverie ; quand le cœur de Balaoo était triste, à cause des hommes.

 

Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accouda au parapet et considéra l’eau frissonnante et les reflets zigzagants des becs de gaz.

 

Comme il venait de soupirer avec force, il se sentit touché à l’épaule. Il se retourna.

 

– Circulez !

 

C’était un sergent de ville, inquiet, et flairant un désespoir.

 

– Tchsschwopp ! fit Balaoo.

 

– Hein ? qu’est-ce que vous dites ?

 

Balaoo haussa les épaules et s’éloigna dans la nuit.

 

– Un étranger, pensa le sergent de ville. Un prince russe, peut-être… Tchsschwopp, en singe oriental, veut dire à peu près : « Il n’y a pas moyen d’être tranquille. » Comme il avait obliqué un peu sur la droite, il se trouva à côté du bureau d’omnibus. Il pressa le pas, longeant la grille, cherchant la solitude.

 

Il la trouva. Alors, il appuya son front contre la grille, la grille qui entourait le jardin des Plantes, l’immense cage où les hommes avaient enfermé ses frères, les animaux. Il resta longtemps ainsi ; le froid des barreaux lui faisait du bien.

 

Tout las et grelottant de sa douleur, le front appuyé aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendait, suivi de deux larmes lourdes et rondes comme des billes d’enfant… descendait tout le long de sa personne, jusqu’aux étoiles noires de ses souliers vernis. C’était là qu’était le mystère, le mystère de son malheur sans bornes qui faisait de lui pire qu’un paria parmi les hommes, quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-dire la dernière horreur du monde. Car le lion de Numidie est encore quelqu’un dans sa cage où les hommes craintifs l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu’est-ce qu’il est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d’hommes, ni plus ni moins…

 

Tout là-bas, en face de lui, par-delà les bosquets noirs des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Il se les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans leurs maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses pareilles à des cercueils, ne faisant pas plus de bruit que s’ils avaient été déjà empaillés. Non loin de là, c’étaient, sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait. Les singes mêmes, qui ne s’arrêtent pas de remuer pendant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes, – comme des brutes, se répétait Balaoo en se représentant tout le peuple animal appesanti, pendant que lui pleurait contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopithèque.

 

Même dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs barreaux, lui parurent enviables.

 

Il souffrait trop !

 

Quel bonheur de ne pas savoir !… d’ignorer la différence !… Oh ! elle n’était pas grande, la différence ! elle était enclose dans ses deux souliers vernis… et les passants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec lui, dans ses souliers vernis !… Mais lui, lui, lui, il ne pensait qu’à cela, à la différence… et cela lui gâtait toujours ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et même quand il allait au théâtre, il ne parvenait pas à chasser l’horrible pensée de la différence !

 

Les soupirs de Balaoo n’ont plus rien d’humain, ce soir ! Qu’il prenne garde ; il a déjà éveillé l’attention d’un sergent de ville et voilà que, derrière les grilles, un gardien qui fait sa ronde est resté, sans le voir, le pas suspendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces souffles extraordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ? l’éléphant qui appelle ? la panthère qui s’ennuie ? Non !… gardien… continue ta ronde… c’est Balaoo qui pleure… Et Balaoo, ça ne te regarde pas !…

 

Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix, exhala cette plainte qui était plutôt une complainte, qu’il emportait toujours avec lui, dans le fond de son triste cœur :

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Pourquoi le Dieu des Chrétiens

N’a-t-il pas mes doigts lié,

Mes doigts de mains de souliers ?…

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Demande au Dieu des Chrétiens

Pourquoi on a changé ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang !

Et pourquoi j’ai appris à pleurer

Si on n’a pu mes doigts lier,

Mes doigts de mains de souliers !…

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Redemande au Dieu des Chrétiens,

Redemande ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang !

Et rends-moi mes palétuviers

Et mes doigts de mains sans souliers !…

 

Pauvre Balaoo ! Heureusement qu’il lui reste Gabriel pour le consoler, Gabriel qui l’attend !

 

Mais il ne faut rien tenter avant l’heure de la fin de ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir ses yeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu’il ne faisait jamais avant d’avoir vu les gymnastes des music-halls), et, grâce à un rétablissement des reins bien méticuleux pour ne pas froisser le plastron de sa chemise, le voilà à l’intérieur du jardin des Plantes.

 

Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que des chiens.

 

Il ne redoute plus la ronde d’homme dont l’heure est passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiens qui le sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement qu’ils sont à l’attache dans la petite cour près de la ménagerie. Tout de même, il faut combattre l’odeur. Mais Balaoo a un bon truc qui lui a toujours réussi quand il va en visite, chez ses amis, la nuit. Il va d’abord saluer les fouines, dans les rotondes de sortie, et, en sortant de là, il pue la fouine à plein nez. Alors il peut se promener partout et s’approcher autant qu’il veut des bâtiments gardés par les chiens. L’odeur de fouine ne fait pas aboyer. C’est une odeur naturelle du jardin des Plantes. Tandis que l’odeur d’homme et l’odeur d’anthropopithèque (c’est la même chose, pense Balaoo) font aboyer les chiens.

 

Balaoo sait où sont pendues les clefs des maisons de ses amis, dans la demeure d’homme, tout près d’un petit vasistas que l’on n’a qu’à pousser. Et puis on n’a qu’à avancer la main. Il n’y a aucun danger.

 

On ne l’entend pas marcher. Il a appris à marcher en silence, même avec des souliers vernis. Et puis, le long de sa route, aucune bête à plume qui dort sur sa patte, ne serait assez maladroite, étant réveillée en sursaut, pour crier à l’assassin. Elle sait tout de suite que c’est l’ami Balaoo qui passe.

 

Aucun animal ne donnera l’éveil ; il peut être tranquille, il peut être tranquille pourvu que les chiens sentent la fouine.

 

Les chèvres d’Abyssinie, dans leurs huttes, ont un petit bonsoir de bêlement complice qu’il est le seul à comprendre et auquel il répond sans s’arrêter par un simple soufflement des narines. Les grands échassiers, les grands hérons lui jouent, en sourdine, avec leur long bec, un petit air de claquoir.

 

Mais il n’entrera pas chez l’horrible tribu singe de basse classe, autrement dit : singe à queue prenante. Ça, c’est le rebut et la honte de l’animalité universelle.

 

Chaque race a ses hontes… Il y a chez ceux de la race d’hommes de honteux troglodytes qui vivent enfermés dans des trous de pierre, toujours assis sur leur derrière, avec des cheveux jusqu’aux talons ; comme il y a d’étonnants Esquimaux à cuisses de peau de phoque, comme il y a des nègres, des nègres qui osent mettre des faux-cols blancs. Si Balaoo était quelque chose parmi ceux de la Race, si jamais, un jour, il se réveillait avec des pieds de souliers convenables, il ferait des conférences dans le monde entier pour que les nègres n’aient le droit que de mettre des faux-cols noirs.

 

Mais les singes de basse classe à queue prenante, c’est la honte des hontes de tout !

 

Un anthropopithèque peut fréquenter toute la création, du haut en bas, sans déchoir, mais il ne peut fréquenter ça !…

 

Si lui, anthropopithèque de la forêt de Bandang, faisait une chose pareille, aucun anthropoïde oriental ne lui pardonnerait, et Gabriel lui cracherait au visage, en apprenant une chose pareille… carrément !

 

Balaoo, après être allé dire bonsoir aux fouines et avoir exploré les alentours et promené son odeur de fouine, est revenu à la maison des féroces.

 

Rien qu’à la façon dont il tourne la clef dans la serrure, ils savent que c’est lui ! Et il y a du remue-ménage dans les cages, avant même qu’il ait fait le premier pas dans le corridor. S’ils se sont promis, ce soir, un bon palabre avec Balaoo qui leur raconte toujours des histoires extraordinaires d’hommes, ils se sont trompés. La visite est courte. C’est à peine si on a le temps de se dire bonjour, bonsoir. Et Balaoo ressort, avec un camarade à peu près de sa taille, qu’il tient par la main.

 

C’est Gabriel, le grand chimpanzé oriental.

 

Entre eux d’abord nulle parole.

 

Gabriel voit bien, à l’air et au silence de Balaoo, que son ami est triste et a de la peine.

 

Gabriel, doucement, serre la main de Balaoo pour lui faire comprendre que, sans savoir, il compatit à son chagrin. Au tournant des otaries, Gabriel veut poser une question, mais Balaoo lui ferme la bouche d’un bref et impatient : Woop ! (je t’en prie, tais-toi !) Et Gabriel, voyant son ami d’une humeur si désolée, lui serre encore la main fort… fort…

 

« Tourôô ! C’est bon, la main d’un ami ! » pensa Balaoo.

 

Balaoo n’avait pas d’ami parmi les hommes, pas de camarades. Il redoutait leur familiarité comme le plus grand danger qui le menaçait. Il cachait sa honte sous son intransigeante fierté.

 

Enfin, depuis deux mois surtout, il lui semblait bien qu’on lui mesurait le temps qu’il pouvait passer auprès de Madeleine.

 

Quand il n’était pas avec Coriolis, qui était son maître, avec Gertrude qui était sa domestique, avec Zoé, qui était sa petite esclave, il était tout seul… tout seul avec la pensée de Madeleine et sa honte à lui.

 

 

Les nuits sont terribles à passer. Une fois qu’il avait trouvé quelque consolation dans la société des grands fauves de la ménagerie et que Gabriel, débarqué depuis peu derrière les grilles de la civilisation, avait prêté une attention des plus flatteuses à tout ce qu’avait raconté Balaoo, la pensée était venue à celui-ci de se faire un camarade du chimpanzé. Avec lui, il s’entendait bien, il avait beaucoup moins de mal qu’avec les autres à traduire ce qu’il appelait sa pensée d’homme en langage de bête. Ils avaient des tournures de phrases communes, des idiotismes communs qui les ravissaient et sentaient leur forêt de Bandang d’une lieue. Java, mère mystérieuse et farouche, avait coulé le même sang dans leurs veines.

 

Balaoo tenait toujours Gabriel par la main. Gabriel était le plus docile des amis, sortant quand on venait le chercher et ne faisant point de difficultés pour rentrer quand on le ramenait. Car Gabriel se rendait bien compte qu’il ne pouvait rien, chez les hommes, sans Balaoo. Et Balaoo ne voulait pas avoir d’ennui à cause de Gabriel. C’était bien entendu. Tourôô ! Ils glissèrent ainsi jusqu’à la demeure abandonnée aux papillons morts. Souvent tous deux avaient passé là des heures à bavarder, sûrs de n’être dérangés par personne. C’est là que Balaoo, bien avant de risquer les premiers pas de Gabriel dans la nuit d’hommes, avait fait ses dernières recommandations et donné ses suprêmes leçons de maintien devant une glace à trumeaux qui datait de Mme de Pompadour.

 

Et c’est au fond d’un vieux placard où Cuvier avait peut-être jadis mis ses hardes que Balaoo avait suspendu le complet-veston fort correct dont il avait fait cadeau à Gabriel et dont celui-ci se vêtait toujours orgueilleusement, avant leurs escapades.

 

Ils pénétraient là-dedans par des moyens à eux, des moyens de fenêtres et de gouttières.

 

Et ils en sortaient sans se salir.

 

Balaoo n’était plus le voyou du grand hêtre de Pierrefeu qui revenait à la maison d’homme, avec un fond de pantalon déchiré. Son pantalon, en dépit de tous ses exercices, n’avait jamais d’autre pli que celui qu’il fallait. Balaoo tenait à ce que Gabriel eût autant de soin que lui-même de ses affaires.

 

Tous deux portaient aussi le petit chapeau mou de feutre noir qui était alors à la mode. Enfin, Balaoo avait fait don à Gabriel d’une magnifique paire de lunettes. L’un avec son monocle, l’autre avec ses lunettes, pouvaient aller dans le monde sans craintes d’avanies.

 

Mais il fallait se méfier des chiens.

 

Balaoo et Gabriel, derrière la grille d’entrée qui donne en face de la Pitié, vêtus convenablement comme des jeunes hommes, attendent sans se presser que ça ne sente plus le gardien de la paix.

 

Soudain :

 

– Allons-y, fait Balaoo.

 

Deux temps, trois mouvements, la grille est franchie. Mais ils ne s’attardent pas. En trois bonds, ils sont dans la rue Lacépède. Là, ils respirent. Et, posément, correctement, ils débouchent dans la lumière des trottoirs de la rue Monge.

 

Rien de particulier jusqu’à la rue des Écoles. Ils marchent gentiment, toujours en se tenant par la main.

 

– Écoute, maintenant je vais te lâcher la main, Gabriel, parce que nous arrivons dans un quartier chic et qu’on ne se tient plus par la main à notre âge. Mais fais bien attention. Ne me quitte pas. Fais tout ce que je fais ; et surtout, ne fais pas le malin.

 

Lors des premières sorties, c’étaient là des recommandations superflues. Gabriel, tout tremblant et tout anxieux, se contentait d’imiter tous les gestes de Balaoo (ce qui, du reste, un soir, les avait fait remarquer et passer, aux yeux de certains, pour des rastas facétieux) ; mais maintenant, Gabriel commençait à prendre de l’aisance et Balaoo redoutait ses initiatives.

 

– Ne fais pas le malin, répéta-t-il… et gare aux chiens !

 

Car, encore une fois, Balaoo n’a peur que des chiens sur toute la terre. Peur n’est pas assez dire, il en a horreur. Quand il en voit un, il pâlit et se sauve. Il monte dans un tramway, se jette dans une voiture qui passe à vide et crie n’importe quoi au cocher : « Bandang ! » par exemple. Il perd son sang-froid. Aussitôt qu’un chien le voit, c’est pour regarder illico les pieds de Balaoo. On dirait qu’il sait, qu’il devine ce qu’il y a dans les souliers de Balaoo, et, alors que ce chien respecte les souliers de tous les autres passants, il n’a de cesse (si Balaoo n’est pas assez malin pour se retirer à temps) qu’il n’ait entrepris, de ses dents impatientes, le cuir des souliers de Balaoo.

 

– La crainte des chiens, explique Balaoo à Gabriel (dans un langage singe rapide et très complet, car il s’accompagne d’une pantomime du visage et des mains, significative aussi bien pour les singes que pour les hommes qui terminent, eux aussi, leurs mots avec les mains et les grimaces du visage), la crainte des chiens est le commencement de la sagesse. Patti Palang-Kaing met les hommes et les chiens dans le même sac. Patti Palang-Kaing dit, dans son livre de la forêt : « Ne te fie pas à leur air de bête, à leur langue pendante, à leur queue en trompette et à leur façon de se promener pour leur propre plaisir en respirant la bonne odeur de la terre. Ils travaillent pour les hommes en dessous, comme des traîtres, et te planteront carrément leurs crocs dans la gorge pour un simple merci d’homme. »

 

– Patti Palang-Kaing parle des gros chiens de chasse, mais pas des petits chiens que l’on rencontre dans les cafés, fit observer Gabriel, en se grattant le bout du nez, ce qui lui valut un coup de badine de Balaoo.

 

– Oh ! les petits chiens dans les cafés sur les genoux des dames sont bien embêtants aussi. Tant qu’on est dans la salle, ils ne cessent pas d’aboyer. Moi, je regarde toujours avant de m’asseoir s’il n’y a pas, quelque part, un petit chien.

 

Justement, ils passaient devant la brasserie Amédée, et un petit chien, qui était sur les genoux d’une dame à la terrasse, se mit à japper furieusement.

 

– Sauvons-nous ! ordonna Balaoo.

 

Et il reprit la main de Gabriel pour l’entraîner sur l’autre trottoir ; mais le petit chien avait été plus rapide que leur fuite, et, bondissant des genoux de la dame, il avait déjà les dents aux mollets de Gabriel qui, sans patience, lui détacha un bon coup de talon sur la gueule et le tua net.

 

La chose fut si rapide que Balaoo n’eut pas le temps d’intervenir : « Ah ! bien, c’est fini ! pensa Balaoo, en constatant le dommage, nous voilà propre ! »

 

En effet, ils furent entourés en un instant, pendant que la dame ameutait contre eux tout le quartier en poussant des cris déchirants.

 

Tous les consommateurs s’étaient levés comme un seul homme en les traitant de sauvages, de bêtes féroces. Les demoiselles d’étudiants leur cassaient sur le dos leurs ombrelles et leurs parapluies. Un monsieur tendait sa carte à Gabriel.

 

Balaoo n’avait pas lâché la main de Gabriel qui tremblait et claquait des dents. Gabriel était surtout effrayé par les yeux du monsieur qui lui tendait sa carte.

 

– Ah ! les sales rastas[17] ! criait-on.

 

– Réponds pas ! conseillait Balaoo, qui semblait avoir l’expérience de ces sortes d’émeute, pour avoir sans doute bien malgré lui, au cours de ses escapades nocturnes, déchaîné plus d’une fois les colères populaires. Réponds pas ! et recule ! (Balaoo, pas à pas, reculait, entraînant Gabriel.) Recule sans rien dire et surtout ne les touche pas !

 

Mais la foule suivait leur mouvement. Et le monsieur à la carte ne les lâchait pas d’une semelle, mettant avec obstination son carré de bristol sous le nez de Gabriel. Gabriel ne put s’empêcher de souffler sur la carte qui le chatouillait (de souffler avec son nez), et cela fit du joli. Le monsieur hurla que ce misérable assassin, ce lâche qui ne voulait pas se battre, lui avait craché dans la figure.

 

Un monôme d’étudiants, qui descendait la rue Champollion, vint ajouter au vacarme et à la confusion. Balaoo (toujours à reculons, car il savait où il allait et toujours en entraînant Gabriel) eut l’idée géniale de prendre la carte du forcené et de lui déclarer qu’il pouvait s’attendre à recevoir leurs témoins, le lendemain matin. Cédant toujours à la poussée, ils furent bientôt contre le mur du musée de Cluny (Balaoo n’attendait que cela).

 

– Hop ! fit-il. (Hop ! pour sauter. C’est la même chose en singe et en homme : voyage de M. Philippe Garner aux forêts équatoriales.) Hop ! Gabriel comprit. Un peu de lierre était là, grimpant jusqu’à une gargouille. Balaoo et le chimpanzé étaient déjà dans le jardin du musée que les autres se demandaient encore par où ils étaient passés. Quand ils comprirent, ils augmentèrent leurs clameurs. Une fenêtre du musée s’entrouvrit, et un poète (M. Haraucourt) se pencha au-dessus de la rue pour déclarer qu’il lui était impossible de travailler.

 

On lui expliqua qu’il y avait deux bandits dans son jardin. Alors il réveilla tous les gardiens, mais on ne trouva personne derrière les vieilles pierres de Julien l’Apostat.

 

La foule, en commentant diversement les événements, retourna prendre des bocks à la brasserie Amédée.

 

Pendant ce temps, à la terrasse d’un café qui faisait le coin de l’avenue Victoria et de la place du Châtelet, assis bien tranquillement dans un coin d’ombre où on pouvait boire à son aise (avec ses doigts), Balaoo disait à Gabriel :

 

– Tu vois ce qui peut arriver avec les chiens. Moi, j’avais un système à Saint-Martin-des-Bois. Pour ne pas avoir d’ennuis, je les avais tous pendus. On a cru à une maladie des chiens, et personne n’a plus eu de chiens dans le pays et j’ai été bien tranquille. Mais à Paris, il y en a trop !

 

– La dernière fois, tu m’avais promis de me conduire chez Maxim, dit Gabriel. Est-ce qu’il y a des chiens ?

 

– Non ; mais tu ne pourras pas boire avec tes doigts.

 

Balaoo, au commencement, s’était bien promis d’entreprendre l’éducation parfaite de Gabriel, mais ça n’avait été là qu’une velléité de son imagination complaisante. Et quand ils étaient sûrs d’être tout seuls, dans l’ombre d’une terrasse, le chapeau sur les yeux, ils buvaient tout de suite leurs bocks avec leurs doigts, tous les deux (on trempe ses doigts dans le verre et on suce). Ça soulageait Balaoo de bien des contraintes.

 

Sur cette terrasse du Châtelet, tout alla bien jusqu’à l’arrivée du marchand de cacahuètes.

 

Balaoo eut la douleur de voir Gabriel bondir sur cet honnête homme et lui ravir, en un tour de main, sa marchandise.

 

Fou d’épouvante, le marchand de cacahuètes, qui avait cru sa dernière heure venue, se contenta de se ramasser du ruisseau où il avait roulé et de se sauver à toutes jambes à la recherche d’un sergent de ville.

 

Il en trouva un qu’il amena à pas lents, jusqu’à la terrasse du café où le drame venait de se dérouler.

 

Les paisibles clients, effarés, lui apprirent que son voleur était parti avec un monsieur qui avait déclaré qu’il répondait de tout, mais qui n’avait pas payé les consommations.

 

Quant aux garçons qui avaient réclamé leur dû, ils déclaraient avoir eu la sensation bien nette que ce client indélicat allait les mordre.

 

Pendant que monsieur l’agent, tout en prenant des notes sur son calepin, conseillait à ces gens de parler chacun son tour et que le plaignant se lamentait sur une marchandise qu’il ne devait plus jamais revoir, Balaoo et Gabriel (comme ne cessent de le conseiller les sergents de ville) circulaient depuis longtemps.

 

Assis sur l’impériale du tramway Montrouge-Gare de l’Est, le panier entre eux deux, ils appréciaient la douceur du temps, la fraîcheur des feuilles toutes neuves aux arbres du boulevard, le charme de cette soirée de printemps et l’excellence des cacahuètes.

 

Balaoo attendait, pour « faire des représentations » à Gabriel que le panier fût vide, ce qui advint à la hauteur de la prison Saint-Lazare.

 

Comme Gabriel proposait alors de descendre du tramway pour se mettre le long des terrasses de cafés, à la recherche d’autres marchands de cacahuètes, Balaoo crut le moment venu de lui exposer les dangers de sa conduite.

 

Balaoo avait pris sa voix sévère pour lui dire que, s’il continuait à voler des cacahuètes, il irait en prison. Et il lui expliqua, en lui montrant les murs d’en face, ce que c’était qu’une prison d’hommes.

 

Gabriel ne put s’empêcher de frissonner devant l’horrible bâtisse. Il songeait à sa grande cage si gaie du jardin des Plantes parmi les arbres et les fleurs, où il recevait la visite quotidienne des nourrices de petits d’hommes et des guerriers aux jambes écarlates.

 

Il promit à Balaoo tout ce que celui-ci voulut, pourvu qu’il le conduisît chez Maxim. Balaoo lui en avait parlé comme le meilleur café de Paris pour les bananes et les ananas ; seulement, il fallait savoir s’y tenir tranquille parce que c’était très bien fréquenté.

 

– Je veux bien te conduire chez Maxim, répondit Balaoo, mais tu comprends que, si tu te jettes sur les bananes et sur les ananas comme tu t’es jeté sur les cacahuètes, ça finira par faire du vilain. Il faut attendre qu’on vous serve et ne pas croire que tous les plats qui passent sont pour vous !

 

Gabriel attesta Patti Palang-Kaing qu’il garderait les mains dans ses poches.

 

Une demi-heure plus tard, ils entraient chez Maxim, descendant d’une auto-taxi qui, n’ayant pas été payée, les attendit, comme il convient, devant la porte.

 

Balaoo et Gabriel, timides, ne s’étaient point senti le courage de déranger toutes les belles personnes qui encombraient l’allée du milieu. Balaoo, qui s’était déjà risqué dans l’établissement deux ou trois fois (parce qu’il en avait entendu parler à la conférence Bottier entre l’affirmative et la négative), Balaoo avait, du reste, son petit coin préféré, en entrant à gauche, derrière la porte. C’est là qu’on était le moins remarqué et le plus tranquille pour manger les bananes et les ananas.

 

HENRY

 

(le gérant, qui voit entrer Balaoo et son ami)

 

Ah ! voilà le professeur hindou. À un garçon. Baptiste, portez un ananas au professeur hindou. (Dans les bonnes maisons, il suffit qu’un client vienne deux fois, pour que l’on soit tout de suite au courant de ses goûts et de ses habitudes.) Ah ! n’oubliez pas non plus les bananes !

 

Baptiste s’éloigne pour exécuter les ordres et revient presque aussitôt.

 

BAPTISTE

 

Le professeur hindou voudrait vous parler. Je ne comprends pas ce qu’il me demande.

 

HENRY

 

Il parle pourtant français ?

 

BAPTISTE

 

Oui, mais il me demande du riz cru. Je ne peux pourtant pas lui donner du riz cru.

 

HENRY

 

Du riz cru ? (Il va à la table où sont assis Balaoo et Gabriel. Il salue.) Vous avez commandé, messieurs ?

 

BALAOO

 

(découpant un ananas pour Gabriel)

 

Voilà. J’ai amené un ami. Mon ami serait très heureux de manger un peu de riz. Pourriez-vous nous faire donner du riz ?

 

HENRY

 

(toujours très correct et ne s’étonnant jamais de rien)

 

Mais parfaitement, monsieur. Le voulez-vous au lait ? Le voulez-vous en potage ? En croquettes ou en gâteaux ? Voulez-vous du riz au gras ?

 

BALAOO

 

(donnant la moitié de l’ananas à Gabriel)

 

Nous le voulons cru.

 

HENRY

 

Tout cru ?

 

BALAOO

 

Oui, tout cru, dans un saladier. Ça n’est pas difficile. Vous remplissez un grand saladier de riz cru, vous nous l’apportez, et nous, nous versons du champagne dedans.

 

HENRY

 

Ah ! je comprends, c’est un plat hindou ! ce doit être délicieux, il court commander le plat.

 

BALAOO

 

(à Gabriel)

 

Tâche de manger proprement, on nous regarde, ça n’est pas difficile de manger un ananas proprement.

 

GABRIEL

 

(la bouche pleine)

 

Ici, il n’y a pas de chiens, mais il y a beaucoup de dames.

 

BALAOO

 

Prends garde aux dames, il y en a qui sont aussi embêtantes que les chiens. Si elles te parlent, ne leur donne pas de coups de talon ; laisse-moi répondre.

 

GABRIEL

 

(qui a fini son ananas, mange les cure-dents sans que Balaoo s’en aperçoive)

 

Woop ! Tu peux y compter…

 

UNE DAME

 

(qui passe) Tiens ! voilà le professeur hindou. Il a amené son singe, ce soir.

 

BALAOO

 

(pâle de rage)

 

Je connais, dans la forêt de Bandang, des guenons qui sont plus belles que vous, madame !

 

LA DAME

 

(qui s’arrête)

 

Qu’est-ce que vous dites ?

 

BALAOO

 

(affectant de ne point regarder la dame, les yeux au plafond)

 

Sachons sourire, sourire à la vie, sourire à nos devoirs, sourire même à nos peines.

 

LA DAME

 

Je ne vous demande pas tout ça ! Espèce de mal élevé !… Elle passe très digne.

 

BALAOO

 

(la suivant des yeux)

 

Goek ! (Va-t-en.) Elle sent la bosse de bison !

 

Mais la vue de ces femmes effrontées et qui sentent si fort le ramène par une fatale antithèse à la pensée d’une jeune femme d’homme qui sent comme le printemps quand les violettes poussent entre les racines moussues du grand hêtre de Pierrefeu. C’est en vain qu’il a essayé de se distraire avec les cacahuètes, le chien mort et tous les incidents créés par l’inexpérience et la charmante naïveté de Gabriel, au long du chemin ; la triste pensée anxieuse de la jeune femme d’homme lui cuit le cœur sournoisement, comme lui brûle l’estomac, quand il vide à lui tout seul un pot de cornichons.

 

GABRIEL

 

(qui a fini de manger les bananes, l’ananas et les cure-dents)

 

Il n’y a plus rien à manger ?

 

BALAOO

 

Je suis décidé à faire la noce. Je t’offre un saladier de riz au champagne ! J’attends. (Au sommelier qui vient aux ordres.) champagne ! de la tisane de champagne ! (montrant Gabriel) à cause du petit !…

 

GABRIEL

 

(qui mange les allumettes)

 

C’est bon, le champagne ?

 

BALAOO

 

(lugubre)

 

Ça pique dans le nez et ça fait marcher de travers.

 

GABRIEL

 

(qui a fini les allumettes et qui maintenant mange la boîte)

 

Comme tu me dis tout cela tristement, Balaoo !

 

BALAOO

 

(sinistre)

 

L’homme de Saint-Martin est revenu.

 

GABRIEL

 

(le plaignant)

 

Phch ! Phch !

 

BALAOO

 

(s’essuyant discrètement un œil au coin de sa serviette)

 

Wohoup ! Wohoup ! (Hélas ! Hélas !)

 

GABRIEL

 

(s’emparant avec la rapidité de l’éclair des petits bâtons que l’on vient d’apporter, pour épurer, de son gaz, le champagne)

 

J’avais bien vu que tu étais triste, va ! Phch ! Phch ! (Il lui serre la main sous la table.)

 

BALAOO

 

(prêt aux larmes)

 

Douce est la chaleur de ta main… Tourôô… tourôô !… dans le sens de merci. Je Suis bien malheureux, Gabriel. Gabriel mange les petits bâtons. Qu’est-ce que tu manges ?

 

GABRIEL

 

(pâlissant)

 

Rien !…

 

BALAOO

 

(lui ouvrant la bouche)

 

Montre voir ! (Il referme la bouche de Gabriel.) Ah ! ce sont les petits bâtons du champagne. Tu as bien raison. Ils ne valent rien avec le champagne, ils lui enlèvent tout son piqué dans le nez. Il vaut mieux les manger tout seuls.

 

GABRIEL

 

Regarde ce que cette dame a sur son chapeau. Est-ce que c’est bon à manger ?

 

BALAOO

 

(les yeux brillants)

 

Oh ! la magnifique paille de riz ! Mais retiens-toi ! Moi aussi je mangeais les chapeaux quand j’étais petit, tous les chapeaux d’été de Madeleine, car les chapeaux d’hiver, ça ne vaut rien, et puis j’ai grandi et je laissais ses chapeaux tranquilles… J’attendais qu’elle me donnât à manger dans sa main… Wohoup ! Où est-il le temps où je mangeais dans la main de Madeleine ?… le temps où je la voyais arriver dans le verger de ma jeunesse ?… Elle y était comme un bouton de rose. Elle ressemblait aussi à la perdrix qui court vers son petit ; mais la perdrix a un corsage moins beau et une démarche moins légère. Sa voix était douce comme le chant des bengalis.

 

GABRIEL

 

Je ne comprends pas tout ce que tu dis, mais mon cœur est dans ta poitrine !…

 

BALAOO

 

(lui serrant la main sous la table)

 

Tourôô ! (dans le sens de : merci) Qu’est-ce que tu as dans la main ?… Il regarde. Où as-tu pris ce cigare-là ?

 

GABRIEL

 

Dans la boîte, pendant que le monsieur ne regardait pas… (Le garçon a repris la boîte de cigares et s’éloigne en les comptant discrètement.)

 

BALAOO

 

Qu’est-ce que tu vas en faire ?

 

GABRIEL

 

Le manger…

 

BALAOO

 

Au dessert ! Tu m’en donneras la moitié. Tiens ! Voilà notre saladier de riz et notre champagne ! (On sert ces messieurs ; Henry a tenu lui-même à apporter le saladier.)

 

HENRY

 

J’ai suivi les ordres de ces messieurs. Il est cru. J’ai fait fondre au fond du saladier trois morceaux de sucre. Est-ce assez ?

 

BALAOO

 

(hésitant et puis se risquant tout de même)

 

Dites-moi, Henry ? vous n’avez pas de la canne à sucre ? (Geste négatif d’Henry qui s’amuse.) Remuez, Henry !… Remuez, comme pour la salade. (Henry remue le riz dans le saladier.) Pendant ce temps-là, je vais verser.

 

HENRY

 

Est-ce assez remué ?

 

BALAOO

 

Oui, c’est dommage que vous n’ayez pas de la canne à sucre !

 

HENRY

 

(souriant)

 

Monsieur plaisante !

 

BALAOO

 

(furieux)

 

Gock !

 

(Henry s’éloigne. Balaoo étend la main du côté de la bouteille de champagne que le sommelier débouche. Mais, distrait par les grimaces de Gabriel, le sommelier laisse partir le bouchon qui va frapper le plafond en faisant un bruit de poudre à canon. Aussitôt Gabriel, épouvanté, a franchi en un seul bond l’espace qui sépare la table où il est assis du bar qui est en face.)

 

GABRIEL

 

(se cachant derrière le bar, d’une voix déchirante)

 

Brout ! Brout ! Wohoup out ! (Grâce ! Grâce ! Hélas ! Grâce !)

 

LES CLIENTS

 

(en chœur)

 

Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…

 

UNE DAME

 

Mais c’est le singe des Folies-Bergères !

 

TOUS

 

Il lui ressemble.

 

Sur quoi, la dame s’étant trop approchée de Gabriel, celui-ci, affolé, lui enlève prestement son beau chapeau de magnifique paille de riz qu’il se met illico, n’écoutant plus que son instinct, à dévorer. En voyant disparaître entre les dents de l’anthropoïde le chef-d’œuvre de la rue de la Paix, la dame, l’ami de la dame et le garçon poussent des clameurs déchirantes. Mais Balaoo a jeté le cri de guerre, le cri d’appel de la forêt de Bandang, et d’un nouveau bond Gabriel l’a rejoint. Tous deux sont déjà dehors quand le plus illustre client de chez Maxim arrive tout juste pour calmer le personnel en émoi :

 

– Vous voyez bien, dit M. B…, que c’est le maharaja de Karpurthagra, qui se promène avec son singe !…

 

Pendant ce temps, l’auto, qui les amena, les remporte au plus vite ; le chauffeur, qui a très peu vu la figure de ses voyageurs dans l’obscurité, croit ses clients un peu « bus ».

 

Quand ils furent arrivés à la grille du Muséum, Balaoo prouva au chauffeur que le maharaja de Karpurthagra avait fait, cette nuit-là, une telle noce qu’il ne lui restait plus, au fond de ses poches, qu’une infime monnaie. Le chauffeur n’en voulut point entendre davantage. Il se déclara le serviteur du maharaja et annonça qu’il viendrait se mettre à ses ordres vers onze heures du matin ; puis il disparut après avoir salué monseigneur. Si Balaoo avait été vraiment gai, ce soir-là, il n’eût point manqué de crier au chauffeur :

 

– Vous demanderez M. Gabriel, la troisième cage à gauche !

 

Mais Balaoo n’était pas vraiment gai…

 

Ayant franchi les grilles avec Gabriel, il marchait la tête basse et plus triste que jamais, en dépit d’une aussi belle soirée.

 

Ils arrivèrent devant l’étang des otaries, à l’heure où l’aurore commence de dissiper les ténèbres de la nuit. Gabriel, qui craignait d’être grondé, ne disait rien. Mais Balaoo ne songeait guère à faire de la peine à Gabriel. Il le fit asseoir sur la terre, près de lui ; il lui prit la main, et frissonna et soupira. Et il dit des mots d’homme que Gabriel ne comprenait pas. Mais il les disait si tristement que Gabriel en avait les larmes aux yeux.

 

BALAOO

 

Écoute, Gabriel. Au printemps, je lui ai fait cadeau des premières branches fleuries. Alors elle m’a regardé et m’a dit : « Mon pauvre Balaoo ! » Et ce fut tout ! Oui… pauvre Balaoo ! Balaoo pleure. Balaoo est le plus à plaindre des créatures de Patti Palang-Kaing…

 

GABRIEL

 

Woop ! (Dans le sens de : Je t’en prie, calme-toi.)

 

BALAOO

 

(serrant la main de Gabriel)

 

Il n’y a que toi qui me comprennes, sur la terre, Gabriel. Je vais te dire une chose que je n’ai jamais dite à personne, pas même à elle.

 

Mais nous pleurons ensemble, toi et moi. Ainsi les plantes faibles s’entrelacent pour résister à la tempête.

 

GABRIEL

 

Wohoup ! Wohoup ! (Hélas ! Hélas !)

 

BALAOO

 

C’est une chanson que j’ai faite. Écoute. Approche ton oreille. C’est une chanson en langue d’homme. Mais rien qu’à la douceur des mots, tu comprendras mon chagrin !

 

GABRIEL

 

Wohoup ! Wohoup !

 

BALAOO

 

(à l’oreille de Gabriel)

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Écoute mon chagrin.

 

Je me suis promené dans le jardin d’homme,

Comme un de la race qui pleure.

Mais personne n’a vu mes larmes,

Pas même celle pour qui je meurs.

Mais elle a entendu mon cœur

(Qui soupirait dans son malheur),

 

Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :

« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing :

Écoute mon chagrin.

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers,

Je dirais à Patti Palang-Kaing :

Garde tes palétuviers,

Tes bananiers, tes mangliers,

Puisque j’ai mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers.

Patti Palang-Kaing !

Balaoo ne regrette rien !…

Et je dirais à Madeleine,

Avec ma plus douce haleine :

« Madeleine, je veux,

Veux embrasser tes cheveux. »

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers !…

Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,

Veux embrasser tes cheveux. »

Et moi, je ne dis rien !

Et je lui lèche la main !…

 

GABRIEL

 

(essuyant les larmes de Balaoo)

 

Pauvre Balaoo ! Pauvre Balaoo !

 

III

À LA NOCE

Le jour des noces, Patrice, depuis huit heures du matin, était en habit de soirée et cravate blanche. Comme il n’avait plus rien à faire dans sa chambre, il en sortit ; mais, sur le palier, il trouva Gertrude qui le pria poliment de rentrer chez lui, en lui annonçant la visite de Monsieur.

 

Coriolis ne tarda pas à arriver, et la première chose qu’il fit fut de railler avec âpreté la tenue de Patrice. Il l’appela marié de village et le pria de passer une redingote ou une jaquette, s’il ne tenait pas absolument à ce que les gamins de Paris ne criassent à la chienlit sur son passage. Il ajouta que c’était bien assez de cette mode stupide qui imposait aux jeunes filles du XXe siècle de se déguiser encore pour aller à l’autel en vierges antiques marchant au sacrifice : bref, il trouva prétexte à écouler son humeur qui, depuis quarante-huit heures, était exécrable.

 

Le jeune homme enleva son habit, mais, en bon clerc de notaire de la rue de l’Écu, garda sa cravate blanche.

 

Il était résolu à ne plus s’étonner de rien ; une fois pour toutes, il avait mis sur le compte du chagrin désordonné de Coriolis qui allait perdre son enfant (car Patrice espérait bien, autant que possible, ne pas la lui rendre) les rebuffades odieuses dont il était l’objet de la part de son futur beau-père et aussi tout le curieux mystère, toute l’incroyable discrétion qui, jusqu’alors, avaient entouré les préparatifs de la cérémonie.

 

Depuis deux jours qu’il était chez son oncle, Patrice, à la veille de ses noces, n’avait pas encore vu un ruban, aperçu un paquet, un carton à chapeau, une robe, une fleur.

 

Le bouquet, qu’il avait rapporté d’une de ses sorties, avait été saisi, dès son arrivée dans le vestibule, par les mains forcenées de Gertrude qui l’avait jeté, sans donner d’explications, dans la boîte à ordures.

 

Il excusa la vieille domestique comme il excusait le père. « Je leur enlève une perle, se disait-il ; quoi d’étonnant, après tout, à ce qu’ils ne me le pardonnent pas ? »

 

Au fond, comme il se sentait le plus fort, d’heure en heure, son humiliation goûtait une joie secrète et mauvaise à se faire plus petite, plus insignifiante à la pensée de la revanche prochaine.

 

Toutes les formalités avaient été remplies. Patrice avait déjà vu le notaire, le maire et le curé. Cependant, il avait, la veille, très peu vu Madeleine, et pas du tout Mlle Zoé ni le redoutable étudiant en droit. Mais l’absence, au repas, de Zoé et de Noël, ne lui pesait point. Il avait cru comprendre, à quelques phrases prononcées dans les coins entre Gertrude et Madeleine, que M. Noël avait pris la liberté de passer toute une nuit dehors et qu’il n’était rentré chez lui que vers dix heures du matin, dans un état tel qu’il avait fallu le porter dans sa chambre où on le soignait depuis comme le fils prodigue de la maison.

 

Cette petite escapade ne semblait point avoir contrarié outre mesure Madeleine ; mais Coriolis n’était pas à prendre avec des pincettes.

 

La cérémonie à la mairie était fixée pour dix heures et il en était neuf trois quarts. C’est ce que Patrice fit bien timidement observer à son oncle, lequel avait encore son veston d’intérieur ; enfin, le jeune homme fut étonné, en mettant le nez à la fenêtre, de ne voir, devant la porte, aucun de ces extraordinaires landaus de louage qui ont accoutumé de promener le bonheur légitime datant d’un jour dans la capitale.

 

– Une voiture ? Pour quoi faire ? demanda Coriolis.

 

Patrice pâlit :

 

– Eh bien ! mais, est-ce que le moment n’était pas venu d’aller se marier ?

 

– La mairie n’est pas si loin ! répliqua l’oncle. Nous irons à pied ! Le jeune homme sursauta. C’était ainsi que le vieil original espérait ne pas se faire remarquer !… en promenant à son bras, sur les trottoirs, sa fille en toilette de mariée, fleurs d’oranger en tête !

 

Suffoqué, Patrice ouvrit la bouche, sinon pour émettre un son, du moins pour respirer. Coriolis, d’une tape amicale, l’envoya respirer sur le palier.

 

– Allons ! arrive, lui dit-il, on n’attend plus que toi ! Cependant il l’arrêta encore devant les marches, et Patrice le vit qui se penchait au-dessus de la rampe pour demander d’une voix sonore :

 

– On peut descendre ?

 

La voix de Gertrude répondit au même diapason :

 

– Oui, on peut !…

 

Alors, ils descendirent un étage et entrèrent dans le salon. Madeleine s’y trouvait avec Gertrude. Patrice recula : Madeleine était en noir !…

 

Il n’en pouvait croire ses yeux. Elle était là, devant lui, la jeune épouse, enveloppée d’une mante sombre et encapuchonnée d’une capeline qui devaient lui servir pour accompagner Gertrude au marché, les jours de pluie.

 

Après avoir reculé, Patrice avança. Cette fois, s’il tremblait, c’était de rage. Il était prêt à mettre en pièces les vêtements, l’oncle, la nièce et Gertrude. Mais, comme apparaîtrait tout à coup, dans le ciel d’orage le plus noir, un rayon de soleil, le sourire de Madeleine brilla sous la capeline, en même temps que le manteau s’entrouvrait pour laisser voir la plus jolie petite mariée que Patrice eût pu jamais imaginer, même en rêve, cependant qu’une aimable odeur de fleurs d’oranger naturelles – cadeau de Gertrude qui en avait couronné le front de sa jeune maîtresse – se répandait dans la pièce.

 

Patrice tomba aux genoux de Madeleine et embrassa ses adorables petits pieds qui, chaussés de satin blanc, se dissimulaient dans d’humbles sandales en caoutchouc. Le malheureux jeune homme sanglotait.

 

– Pourquoi, dit-il au milieu de ses larmes, pourquoi me faites-vous ainsi souffrir ? Me le direz-vous enfin ?

 

Ce fut Coriolis qui le releva et le serra sur son cœur :

 

– Madeleine te le dira, mon enfant, fit le vieillard, dont l’émotion était à son comble… Oui, Madeleine te dira tout et tu nous pardonneras. Allons ! Embrasse ta femme, Patrice, et courons chez le maire. C’est vrai que nous sommes en retard. Finissons-en !

 

– Oh ! oui que tout cela finisse ! prononça à voix basse Madeleine en mouillant à son tour de ses pleurs les bonnes joues de Patrice… que tout cela finisse !

 

Patrice dit, sincère, en se mouchant :

 

– Moi ! je ne demande pas mieux ! Et il crut devoir ajouter, lyrique :

 

– Ça aurait été plus vite fini avec une voiture…

 

Mais Madeleine l’entraînait déjà dans l’escalier. Elle lui avait pris le bras et, d’un geste rapide, s’était à nouveau renfermée dans les plis maussades de son manteau.

 

L’oncle venait de passer à la hâte une redingote usagée que lui avait tendue Gertrude. Il n’y avait que la vieille servante qui parût en toilette. Elle était entrée avec assez de difficulté dans une robe de soie puce qu’elle s’était fait faire, en grand secret, pour la circonstance, et que Coriolis, malgré une colère foudroyante, n’avait pu lui ôter.

 

Tous quatre descendirent l’escalier quand une porte au-dessus d’eux s’ouvrit, et Patrice entendit des pas précipités. Il se retourna. Mlle Zoé était derrière eux, plus pâle qu’une statue de cire. C’est à peine si elle eut la force, dans l’émotion qui soulevait son aimable corsage, de dire ces mots auxquels Patrice chercha vainement un sens dramatique :

 

– Il est à la fenêtre.

 

Mais Coriolis ne les eut pas plutôt entendus qu’il s’écria :

 

– Nom d’un chien de nom d’un chien ! Passons par l’escalier de service !

 

Car l’hôtel avait un escalier de service aboutissant à une petite porte qui ouvrait sur une ruelle adjacente ; seulement les portes de cet escalier et l’escalier lui-même n’avaient point servi depuis des années sans nombre et la descente par cette étroite et sinistre galerie, raide comme un puits, fut une entreprise presque tragique.

 

Il fallut se battre, non seulement contre des gonds vermoulus, mais encore contre une saleté séculaire. Ce fut un bonheur que l’antique serrure qui fermait la porte de la ruelle ne tînt presque plus, sans quoi la noce ne serait jamais sortie de cet affreux boyau.

 

Quand ils furent enfin dehors, ils se regardèrent. Les deux hommes étaient horriblement sales, mais les deux femmes avaient miraculeusement traversé cette poussière sans en rien garder sur elles. L’oncle secouait déjà son neveu, non point pour le brosser, mais pour qu’il hâtât le pas. Il avait pris la tête de l’expédition et ne se retournait que pour jeter à mi-voix : « Vite, vite ! » Il marchait le dos courbé et rasait la muraille comme quelqu’un qui veut se dissimuler. Le plus extraordinaire était que Madeleine et Gertrude imitaient cette étrange attitude. Les deux femmes avaient ramassé leurs jupes et trottinaient en effaçant les épaules.

 

Patrice essayait en vain d’obtenir une explication : il semblait qu’on n’eût point le temps de lui répondre, et, s’il s’arrêtait, tantôt l’oncle, tantôt Madeleine, tantôt Gertrude, le tirait par la main comme un enfant paresseux qu’il y a du danger à laisser derrière soi.

 

– Quelle drôle de noce ! pensait le jeune homme. À nous voir, on dirait une fuite de suspects, qui tentent d’échapper, pendant la Terreur, aux agents du Comité de salut public.

 

Enfin, par des chemins étrangement détournés, on arriva à la mairie. Certainement, si Patrice n’avait pris la précaution, la veille, de songer aux pauvres de M. le maire, celui-ci ne l’aurait point si longtemps attendu. La cérémonie fut bâclée, comme on dit, en cinq sec. Coriolis avait dit à Patrice : « Ne t’occupe point des témoins, j’ai notre affaire ! »

 

En effet, le savetier, le concierge, le commissionnaire du coin et leurs amis ne manquèrent point au rendez-vous. Dès l’arrivée de ces messieurs, Madeleine laissa tomber le sombre vêtement qui cachait sa grâce, sa fraîcheur et sa jeunesse ; et Patrice eût pu penser qu’elle ne s’était habillée que pour ces manants, si Patrice avait été en état de penser quoi que ce fût en une minute aussi impressionnante.

 

Pour aller de la mairie à l’église, on prit une voiture fermée. Messieurs les décrotteurs suivirent dans un fiacre découvert : Coriolis commençait à faire bien les choses.

 

Il y eut une basse messe vite expédiée, et, les signatures données à la sacristie, les témoins payés, les nouveaux époux se trouvant en règle avec Dieu et avec les hommes, on songea à déjeuner.

 

Coriolis conduisit son monde dans un petit restaurant renommé des bords de l’eau qu’il avait fréquenté au temps de sa jeunesse, et où la vieille servante avait préalablement porté une valise renfermant un vêtement ordinaire de ville pour Madeleine. Les malles étaient, paraît-il, déjà à la gare.

 

Une inestimable sensation de paix, de tranquillité, de calme, venait de ce coin du quai peu fréquenté, et de cet unique restaurant aux clients rares. Après toutes les tribulations de cette mémorable matinée, Patrice se crut en droit de respirer. Il soupira. Il soupira de bonheur sur la main de Madeleine qu’il porta à ses lèvres, et il commençait à lui exprimer la joie qu’il ressentait d’un moment si doux quand le garçon apporta les coquillages.

 

En même temps qu’il apportait les coquillages, il annonça à ces messieurs qu’il y avait quelqu’un en bas qui les demandait et qui paraissait fort pressé de les voir.

 

Coriolis se leva tout pâle :

 

– C’est Zoé ! s’écria Madeleine dans une grande agitation.

 

– Faites monter ! Faites monter tout de suite, ordonna Coriolis.

 

Et quand le garçon fut parti, le père et la fille se regardèrent avec une inquiétude qui troubla singulièrement Patrice :

 

– Qu’est-ce qui a bien pu se passer en notre absence ? pensait Gertrude tout haut… ; pour qu’elle soit venue, il faut qu’elle ait des raisons !

 

Et Zoé fit son entrée. Elle était nu-tête, les cheveux dénoués qu’elle essayait en vain de rattraper, de ressaisir d’un geste de torsade fébrile. Son visage exprimait l’angoisse la plus intense, ses yeux cernés disaient une grande douleur, et les coins de sa bouche tremblaient.

 

– Qu’y a-t-il ? Mon Dieu ? demandèrent, d’un même cri, Coriolis, Madeleine et Gertrude.

 

– Il y a qu’il vous cherche !…

 

– Hein !…

 

– Il y a qu’il s’est échappé !… Il sait tout !… Il s’est enfui comme un forcené !… Prenez garde !… Il est capable de tout !

 

Et Zoé se laissa aller, épuisée, haletante, sur les genoux de Gertrude.

 

– Mais qui, qui ? hurlait Patrice, ne comprenant rien à l’épouvante de tous ceux qui l’entouraient.

 

– Qui ?… Noël !… veux-tu le savoir ! Noël ! clamait Coriolis qui se tenait la tête à deux mains comme s’il craignait qu’elle lui échappât.

 

– Mais il va peut-être arriver ici, conseillait Gertrude. Fuyons !

 

– Mais où, papa… Où fuir ? gémissait Madeleine… Il vaut mieux ne pas descendre dans la rue s’il est sur notre piste.

 

– Il a perdu la piste ! souffla Zoé qui étouffait, mais qui n’osait demander à Gertrude de la délacer devant Patrice.

 

– Ah ! Ah ! il a perdu la piste !… mais il ne t’a pas suivie, surtout, tu en es sûre ?…

 

– C’est moi qui le suivais… Je m’étais jetée dans un fiacre… Ah ! c’est affreux… affreux !… Il est comme fou !…

 

– Mais fou de quoi ? interrogeait Patrice, au comble de l’exaspération.

 

– Fou de Madeleine !… Veux-tu le savoir, là !… Oui, il est amoureux fou de ta femme !… Il lui fait des vers, là, es-tu content ?…

 

– Et c’est parce qu’un monsieur fait des vers à Madeleine que vous êtes dans un état pareil ?… Mais qu’il vienne donc, ce garçon-là, je lui parlerai : en voilà une histoire !…

 

Et Patrice montra ses poings ; Coriolis haussa les épaules.

 

– Mais qu’est-ce que ça peut bien nous faire, Noël ? répéta avec rage, le malheureux jeune homme, éperdu à cause de cette bombe inexplicable qui éclatait au milieu de son bonheur tout neuf !

 

Hélas ! Personne ne s’occupait de Patrice.

 

Fébrilement, ne sachant à quoi se résoudre, après avoir précautionneusement fermé portes et fenêtres, les autres interrogeaient Zoé qui racontait, par petites phrases hachées et coupées de sanglots, une histoire si fantastique, que Patrice put se demander s’il ne rêvait point qu’il était tombé dans un asile d’aliénés où les mots que l’on entend n’ont plus de sens même pour ceux qui les prononcent.

 

– C’est à croire, soupirait Zoé, qu’il faisait l’ivre mort exprès pour qu’on ne s’occupât pas de lui ; il a été si vite debout, tout à coup, ce matin, et si vite habillé ! toilette tapageuse ! pan ! pan ! coups de pieds dans l’armoire, dans les tiroirs de la commode ; coups de pieds partout, pan ! pan ! pan ! dans la porte, quand je lui parle, derrière la porte pour lui demander ce qu’il a et qu’il me répond que les femmes d’hommes le dégoûtent et que Patti Palang-Kaing lui a défendu de se marier avec les femmes d’hommes, « mais que la loi de la forêt de Bandang ne défend pas à M. Noël d’assister à une si belle cérémonie, quand il n’y va pas de son honneur ! » Des misères, des misères !… tout ce qu’il m’a dit !… Et que je n’avais pas besoin de m’habiller en Parisienne, que je ne serais jamais aussi belle qu’une guenon des huttes des marécages ! Enfin !… le plus terrible était (je le regardais aller et venir par le trou de la serrure) qu’il courait à chaque instant à la fenêtre, tout en s’habillant, comme s’il guettait quelque chose dans la rue…

 

Comme il venait de jeter, par la fenêtre, une paire de chaussures, cette fois, je lui ai demandé ce qu’il avait : il m’a répondu d’une voix terrible (que j’aurai toujours dans les oreilles, même si je vivais mille ans, bien sûr)… Il m’a répondu d’une voix terrible : « Est-ce que ça ne sent pas la fleur d’oranger ? »

 

– Pardon ! interrompit Patrice, pardon, mon oncle si je ne comprends pas très bien !

 

Mais Patrice en resta là, épouvanté par l’accès de fureur de Coriolis, lequel secouait avec une honteuse violence les breloques de la vieille Gertrude.

 

L’oncle ne pardonnait point à sa servante d’avoir éveillé le flair de M. Noël avec une fleur qui n’aurait rien senti du tout si Gertrude ne s’était imaginé de l’offrir naturelle.

 

– Et après ? demanda-t-il rageusement à Zoé, quand il se fut un peu calmé, sous les objurgations de Madeleine.

 

– Alors, continua la pauvre Zoé, il ouvrit la porte. Je ne l’avais jamais vu aussi pâle : « La fleur d’oranger, dit-il, c’est une odeur qui se porte le jour des noces. » Et il descendit, en m’écartant brutalement de son chemin. Il alla, en reniflant, tout droit au salon dans lequel Madeleine avait attendu Patrice. Quand il sortit de ce salon, son visage était effrayant à voir. Il eut la force de me poser quelques questions avec sa mâchoire tremblante : « Où est Madeleine ? » Je lui répondis qu’elle était sortie. Il demanda aussi des nouvelles de M. Patrice et de vous, monsieur. Je ne savais que lui répondre et j’inventai une histoire, disant que vous alliez tous rentrer bientôt à la maison, quand il reprit sa terrible voix de gong de la forêt de Bandang : « Une odeur de la fleur d’oranger, ça se porte chez M. le maire ! » Il descendit, là-dessus, l’escalier en trois bonds et fut dans la rue. Je courus derrière lui…

 

Tout d’abord il fut assez désemparé. Il cherchait l’odeur sans la retrouver. Elle n’était point sur le trottoir… Il aspirait l’air de tous côtés… Enfin, il fit le tour de la maison… entra dans la ruelle et retrouva l’odeur près de la petite porte… Il ne s’occupait pas plus de moi que si je n’avais pas été là… et n’entendait même pas ce que je lui disais… Il fut bientôt hors de la ruelle… J’avais toutes les peines du monde à le suivre. Il allait d’une rapidité folle, toujours le nez en l’air, bousculant les passants, les chevaux, les voitures et même arrêtant les omnibus… Je le vis entrer de loin à la mairie et puis ressortir presque aussitôt… Comme je savais que vous deviez prendre une voiture en sortant de la mairie pour vous rendre au restaurant, je me disais : « À cause de la voiture, il va peut-être perdre la piste… »

 

– Pardon !… interrompit encore Patrice, pardon ; mais si pénétrante que soit l’odeur de la fleur d’oranger, je ne comprends plus…

 

– Assez ! Tu ne comprendras jamais rien !… clame l’oncle… Continue, Zoé… Il sort de la mairie…

 

– Oui, il sort de la mairie et, toujours le nez en l’air, toujours bousculant les passants, il se rend à l’église… de là… sans une hésitation aucune, il prend le chemin le plus direct qui semble conduire ici… Cette fois, je le rattrape, je veux lui parler ; il me jette au pied d’un mur comme un paquet de linge sale et se met à courir… courir… Moi, je m’élance dans une voiture pour venir vous prévenir, s’il en était temps encore… quand, au coin du boulevard Saint-Germain, au lieu de prendre la rue qui mène ici, il continue son chemin… Je veux voir où il va. Il continue le boulevard… continue… le nez en l’air… et brusquement s’arrête, et je le vois entrer, sans aucune hésitation, dans un établissement très bien, le restaurant Moilly, je crois ; qu’est-ce qu’il allait faire là ?… Soudain, je compris… il y avait devant le trottoir toute une file de landaus et un coupé de mariage !… À partir de la mairie et de l’église, Noël avait suivi une autre fleur d’oranger !… Il tombait dans une autre noce ! Je ne sais pas ce qu’il a pu leur faire !… J’ai entendu des cris ! des cris ! J’ai vu des gens qui accouraient aux fenêtres et qui appelaient au secours, comme s’il y avait eu le feu !… Après, je ne sais plus… Je me suis sauvée pour venir ici enfin… ; pour le moment… vous pouvez être tranquilles… Mais le pauvre garçon est fou !… Je ne l’ai jamais vu comme ça… tremblant de la tête aux pieds, l’œil hagard… Ah ! ce qu’ils ont dû prendre dans la noce à côté !…

 

Ainsi parla la gentille désespérée Zoé qui laissa ensuite couler librement ses larmes.

 

– Pourvu qu’il ne lui arrive rien !… avec cette histoire de noce… espéra tout haut Coriolis.

 

Patrice se pencha sur Madeleine qui, mélancolique et silencieuse, semblait suivre une pensée au loin :

 

– À quoi penses-tu ?

 

– Je pense comme papa : pourvu qu’il ne lui arrive rien, avec cette histoire de noce !…

 

Ainsi, il n’y avait dans cette salle de pensée et de sollicitude que pour ce fou sauvage qui se jetait au travers de son bonheur comme une bête dangereuse.

 

– Ça, c’est trop fort, protesta-t-il. Zoé l’arrêta :

 

– Je ne pense pas qu’il y ait à craindre pour lui. Vous savez bien qu’on ne peut pas l’attraper… Il va, il vient, il disparaît comme il veut !… Non, ce qu’il faut plutôt redouter, c’est que, s’apercevant de son erreur, il ne retourne à la mairie et à l’église et ne retrouve la véritable piste. S’il a gardé quelque sang-froid, Il peut tout avec son nez !

 

– Comment ! il peut tout avec son nez ?… explosa Patrice qui luttait contre l’abrutissement dans lequel avaient commencé à le plonger les étranges discours de Zoé.

 

Zoé le regarda stupéfaite : Eh ! quoi, il ne savait encore rien, celui-là ! Patrice lut, dans ses yeux, à la fois de la peine et de la malice.

 

– Ah ! fit-elle, sans répondre à ses étonnements. Pour un jour de mariage, nous ne sommes à la noce, ni les uns ni les autres !… Le mieux que vous auriez à faire serait de prendre le train le plus tôt possible et de ne pas attendre jusqu’à ce soir : c’est un bon conseil que je vous donne !…

 

– Mais pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? Moi, je veux manger, protesta Patrice, et manger tranquillement !… N’est-ce pas, Madeleine, que nous voulons manger tranquillement ? Ce n’est pas parce qu’un énergumène… Il n’acheva pas…

 

– Le voilà ! s’écria Zoé qui s’était penchée à la fenêtre.

 

Ah ! le beau sauve-qui-peut !… Coriolis entraînait, ou plutôt emportait déjà dans ses bras Madeleine défaillante. Gertrude bousculait Patrice, le poussant devant lui à coups de poings. Au coin d’un petit escalier que l’oncle semblait connaître depuis longtemps, Coriolis se retourna et jeta à Zoé la fatale fleur d’oranger, arrachée au front de Madeleine, malgré les aboiements de Patrice :

 

– Reste ici, toi, arrête-le ! criait-il à Zoé ! enferme-le !…

 

Et d’un geste furieux, Coriolis, repoussant Zoé, enfonça le reste de la petite troupe dans le petit gouffre du petit escalier.

 

Pendant ce temps, M. Noël montait le grand escalier du restaurant, les narines palpitantes…

 

*

* *

 

Patrice et Madeleine, accompagnés de Coriolis et de Gertrude, arrivèrent à la gare d’Austerlitz pour voir partir le train d’Auvergne. Le train suivant était omnibus et desservait toutes les petites stations de banlieue. Patrice déclara que sa femme et lui le prendraient. Il avait hâte de quitter Paris, de se trouver seul avec Madeleine pour l’interroger, pour se soulager de toutes les pensées horribles qu’il avait sur le cœur.

 

Mais voilà que, sur le quai de la gare, Madeleine qui, depuis qu’on était parti si précipitamment du restaurant, n’avait pas prononcé un mot, subitement se trouva mal et glissa par terre, les yeux fermés.

 

Ce fut un brouhaha sans nom. Madeleine était toujours dans sa robe de mariée. Cette mariée qui s’évanouissait dans une gare attira à elle tous les voyageurs et fit le vide dans les trains qui attendaient la minute du départ. Les hommes d’équipe lâchèrent leur travail ; les facteurs, leur colis ; les garçons accoururent du buffet. Au-dessus de la foule, on entendait les glapissements de Gertrude et les cris de Coriolis.

 

Le bruit se répandait déjà avec persistance qu’il s’agissait d’une jeune fille que l’on avait mariée contre son gré et qui venait de s’empoisonner, là, devant tout le monde, sur le quai de la gare, plutôt que de suivre son mari. Heureusement Madeleine souleva ses paupières et regarda Patrice avec une douce tendresse où il y avait comme une supplication de pardon pour l’extraordinaire journée de noce qu’on lui faisait passer… La bouche aussi de Madeleine s’entrouvrit pour laisser passer dans un souffle ces trois mots qui firent frissonner le pauvre Patrice : « À la maison ! »

 

– Oui, grogna Coriolis qui était aussi rouge que sa fille était pâle et qui paraissait sous la menace d’un coup de sang… Oui… retournons à la maison… Je ne peux pas te laisser partir dans cet état de faiblesse !…

 

Mais Patrice déclare qu’il s’oppose à ce que Madeleine retourne à la maison, aussitôt, la foule se dresse contre lui et menace de lui faire un mauvais parti. On le traite de brute et on plaint tout haut la jeune et charmante petite femme qui est tombée sur un sauvage pareil ! Une dame fait respirer des sels à Madeleine qui suffoque ; un monsieur qui se dit médecin se prépare à lui dégraffer son corsage. Patrice est décidé à mourir en héros ! Il saisit sa femme dans ses bras et s’élance à travers la cohue, vers la première porte. Il a le bonheur de l’atteindre. Une auto-taxi est là, il y dépose Madeleine au milieu d’un chœur de malédictions. Le chauffeur demande une adresse. Patrice lui crie : « Route d’Auvergne ! » mais Coriolis, accouru, ordonne : « rue de Jussieu… » et montre à Patrice Madeleine qui a refermé les yeux. Gertrude, avant de monter sur le siège à côté du chauffeur, a encore une parole de prudence : « Rue de Jussieu, mais si l’autre est là, Monsieur ! » À quoi Coriolis répond : « S’il est là, tu sais bien qu’il n’y a que Madeleine pour lui faire entendre raison ! » Et les lèvres de Madeleine s’entrouvrent encore : « Oui, moi, il m’écoutera !… »

 

L’auto démarre. La foule a disparu. Quelqu’un dit :

 

– Ils auraient bien mieux fait d’aller dans une pharmacie. Des mariages comme ça, ça devrait être défendu !…

 

Et comme Patrice a le malheur de montrer son nez à la portière, on le salue :

 

– Eh ! va donc, Barbe-Bleue !

 

IV

INCONVÉNIENTS DE CERTAINE AUDACIEUSE ENTREPRISE

Mais ce n’était pas à la foule qu’allait la rancune de Patrice. Le sentiment qu’il nourrissait, à cette heure, à l’endroit de Coriolis, était dénué de la moindre tendresse. Dans l’auto, le jeune homme se jurait bien que le singulier vieillard lui paierait cher les tristes heures qu’il venait de passer.

 

Maintenant, Coriolis avait une figure de réflexion sévère. Cette sévérité devait être dirigée contre lui-même, car il prononça une étrange phrase :

 

– Je touche peut-être au châtiment ! Que la volonté de Dieu soit faite si je l’ai offensée.

 

Madeleine, qui rouvrait les yeux, ne put entendre ces paroles sans frissonner, et ses bras fragiles serrèrent contre elle celui qui les avait prononcées.

 

Comme la voiture entrait dans la rue de Jussieu, Madeleine dit :

 

– Rassure-toi, papa ; ce n’est plus une bête sauvage. Je lui parlerai et il comprendra. Notre tort a été de le fuir comme une bête sauvage ; et c’est certainement cela qu’il ne nous pardonne pas. Mais, si je lui parle comme on doit parler à un homme, il agira en homme.

 

Gertrude dit simplement :

 

– Oui, il se tuera comme un homme !

 

Ils arrivèrent à l’hôtel. Événement incroyable : Madeleine paraissait avoir retrouvé toutes ses forces. Ce fut elle la première descendue, et sans l’aide de personne. Patrice, stupéfait, la regardait : tout de même, elle était aussi blanche que sa robe.

 

Patrice exigea que l’auto attendît. Sur le trottoir, ils examinèrent le visage de la maison. Il était clos. Coriolis avait des clefs. On entra. Le jeune homme avait pris le bras de Madeleine presque de force. Il sentait trembler ce bras sur le sien. Elle avait peur !… Elle avait peur !… Alors pourquoi était-elle revenue ? Pourquoi avait-elle voulu revenir ? Elle dit tout haut, après avoir écouté le silence de la maison :

 

– Il n’est pas là !

 

C’était donc pour lui qu’elle était revenue.

 

Patrice souffrit atrocement, et cependant il ne doutait point que Madeleine ne l’aimât. Tous avaient l’oreille tendue vers le silence de la maison. La jeune femme, avec un soupir, dit encore :

 

– Ils ne sont pas rentrés. Zoé lui aura fait peut-être entendre raison ! Mon Dieu, si elle avait pu le décider à faire un tour au jardin d’Acclimatation ! (Coriolis avait défendu, une fois pour toutes, à Balaoo, le jardin des Plantes qu’il trouvait trop près.)

 

– C’est bizarre, je ne vois pas général Captain !

 

Justement, comme elle disait cela, général Captain apparut sur la dernière marche du premier étage.

 

L’oiseau-concierge avait un drôle d’air.

 

D’abord, il ne leur demandait pas s’ils avaient bien déjeuné. Il ne leur demandait rien du tout : il ne parlait pas, ce qui était tout à fait anormal pour général Captain. Et il balançait sa petite tête verte d’une façon régulière et désolée :

 

– Général Captain a quelque chose ! remarqua tout de suite Gertrude qui le connaissait bien.

 

Silencieux, au fur et à mesure qu’ils avançaient, il reculait, par petits bonds, toujours en les regardant et toujours en balançant la tête.

 

– Il y a quelque chose ! Il y a quelque chose ! reprit Gertrude. Patrice sentit trembler davantage, sur son bras, la main de Madeleine.

 

Elle était de l’avis de Gertrude :

 

– Suivons-le, dit-elle, vous voyez bien qu’il nous appelle.

 

Tout cela était enfantin et sinistre. Cet oiseau vert, à la démarche mystérieuse et au balancement de tête incessant… leur apparaissait au milieu de ce vaste escalier, où hésitaient leurs pas inquiets, comme la mauvaise fée de l’hôtel froid et sonore.

 

Il les conduisit à travers des corridors, jusqu’au haut de la galerie de service qu’ils avaient prise le matin même pour échapper à la curiosité de M. Noël ; et là, ils découvrirent, tout en haut des marches, étendue, les bras en croix et le visage couvert de sang, Zoé ! Ils crièrent d’effroi. Coriolis, qui s’était précipité sur ce corps inerte, releva sa figure effarée.

 

– Elle a reçu un coup terrible à la tête, fit-il, mais elle n’est pas morte !

 

On la transporta dans sa chambre. On retendit sur son lit ; Coriolis lui fit respirer de l’éther. Elle ouvrit les yeux. À la vue de cette jeune femme en robe de mariée qui la soignait, elle fut secouée comme d’une décharge électrique :

 

– C’est toi, Madeleine !… Toi, ici !… Ah ! va-t’en !… va-t’en !… va-t’en !… Ma petite Madeleine, va-t’en…

 

On essaya de la faire taire, de la calmer, mais rien n’y fit. Elle était animée d’une force incroyable pour repousser Madeleine :

 

– Va-t’en ! Il va venir !… Il va venir !… et il te tuera !…

 

Ils virent qu’elle délirait, mais les paroles de son délire les affolaient.

 

– Oui, il te tuera !… Quand il a vu que tu étais partie avec Patrice, que tu t’étais enfuie du restaurant, rien n’a pu le retenir. Il m’a frappée, parce que je voulais le retenir ! Je lui ai crié, en râlant, que vous étiez à la gare de Lyon. Alors, il n’a fait qu’un bond jusqu’à la fenêtre mais il va revenir !… Il va revenir !… Et comme je lui ai menti… il me tuera ! Tant mieux… Je ne suis revenue ici que pour cela… mais la force, la force m’a manqué au haut des marches… Ah ! qu’il me tue avec son poing terrible, puisqu’il ne m’aimera jamais !…

 

Madeleine essuya doucement le sang qui couvrait le jeune et douloureux visage de sa petite amie, et elle l’embrassa sur le front en pleurant.

 

– Fuyons ! dit Patrice, fuyons ce monstre que vous avez recueilli chez vous ! et qui n’a plus rien d’humain.

 

– Oui, partez, ordonna la voix lugubre de Coriolis… Partez !… Tu vois, Madeleine, ce qu’il a fait de Zoé… Partez !…

 

– Eh ! mon père, vous savez bien qu’il ne peut entendre la voix de Zoé, mais qu’il a toujours obéi à la mienne !…

 

– Emmenez votre femme, Patrice ! ordonna Coriolis.

 

– Vous n’avez donc plus foi dans votre œuvre, mon père ? demanda Madeleine, de sa voix harmonieuse et calme.

 

Coriolis fit quelques pas dans la pièce en proie à une mystérieuse agitation ; mais il s’arrêta en face de Madeleine et la regardant bien dans les yeux :

 

– Et si nous n’avions pas tué la bête ? Madeleine ne baissa pas les yeux :

 

– Je vous jure qu’elle est morte ! Pourquoi n’avez-vous pas voulu me croire ? Tout ceci aujourd’hui ne serait pas arrivé. Il a droit à des paroles d’homme !

 

Mais la voix de Zoé s’éleva, éperdue :

 

– Partez ! Partez !… Il va revenir… et il tuera… Il tuera tout avec sa main terrible !…

 

– Non, fit Madeleine, en s’asseyant au chevet de Zoé, il ne tuera pas, parce que je resterai et que je lui parlerai.

 

Mais Zoé, malgré les bras qui voulaient la retenir, avait glissé du lit… et, à genoux, suppliait Madeleine et Patrice de fuir au plus vite.

 

– Il vous tuera tous les deux !… Vous ne savez pas ! vous ne savez pas !… Ce n’est pas de sa faute si Patrice n’est pas déjà mort !… Il le tuera comme il a tué Blondel, comme il a tué Camus !… comme il a tué Lombard… et…, un autre… un autre que vous savez bien !… C’est lui !… C’est lui qui les a tués tous !… Je t’ai menti, Madeleine, ce n’est pas Élie qui criait dans la nuit : Pitié ! Pitié ! à la maison d’homme !… c’était… C’ÉTAIT BALAOO !…

 

Délirante, elle se traînait sur les genoux et Madeleine reculait devant cette voix épouvantable, cette voix que voulait faire taire maintenant Coriolis à toute force !… à toute force !… Ah ! les poings de Coriolis sur la bouche de Zoé : « Tais-toi !… Tais-toi !… », ce râle de Coriolis… la figure de cent ans de Coriolis… et la tête de folle de Madeleine… les yeux fous… la bouche ouverte… muette d’horreur… Mais on n’arrête plus la voix de Zoé… « Il vous tuera !… comme il les a tués tous !… tous !… » Et les mains de Zoé agrippent Madeleine, la tirent dehors, la poussent dans la galerie, lui jettent un manteau :

 

– Vous tuera ! Partez ! Partez ! Partez !… Il n’est que temps !… vous tuera !

 

Zoé réclame du renfort, et maintenant les mains de Zoé, de Patrice, de Coriolis, de Gertrude, toutes les mains poussent Madeleine hors de la vieille maison…

 

Ils fuient, les deux jeunes mariés, ils fuient dans la nuit commençante, dans l’orage qui éclate sur la ville. Au fond de l’auto, Patrice croit tenir dans ses bras une morte, cependant que, dans le ronflement du moteur, la trépidante machine semble répéter éternellement : « Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !… »

 

*

* *

 

« Balaoo ! » Ces trois syllabes remontent du fond de son tragique souvenir…

 

Patrice donne un coup de poing dans la vitre : l’auto stoppe devant une boutique. Cinq minutes après, le jeune homme remonte.

 

– D’où reviens-tu ? lui demande Madeleine, ressuscitée par l’arrêt brusque de la voiture.

 

– Je suis allé acheter un revolver.

 

– Pourquoi faire ?

 

– Pour tuer votre Balaoo.

 

– C’était bien inutile. On ne tue pas un anthropopithèque avec ce que tu viens d’acheter là !

 

– Un quoi ?…

 

– Un anthropopithèque…

 

*

* *

 

Enfin seuls dans le train qui les emporte, Patrice a écouté Madeleine. La jeune femme est arrivée, d’une voix blanche, au bout de son récit. Patrice n’ignore plus rien ! Courbé sur ses mains qui étreignent sa pauvre tête et cachant son honteux visage, il laisse, entre ses doigts, passer des mots qui vont frapper Madeleine au cœur comme des petits coups de marteau dur : toc ! toc ! toc !

 

– Voilà ce que c’est, dit la voix métallique et sèche et si lointaine de Patrice… Voilà ce que c’est que d’avoir un oncle qui a des idées de génie.

 

Madeleine se renverse en arrière sur la banquette, manquant d’air, pâmée. Il ne la voit même pas, mais il termine sa pensée :

 

– Nous nous retrouverons tous en cour d’assises… Ton père est un assass…

 

Quelque chose lui roule entre les jambes, comme un bagage tombé du filet. C’est le corps blanc de Madeleine que ballottent les cahots du train d’Auvergne.

 

– Le dîner est servi ! lance dans le couloir du wagon la voix du maître d’hôtel. Une glace baissée, de l’air, des sels, un corsage entrouvert, des baisers et des pleurs, et Madeleine revient à elle.

 

– Ô Madeleine chérie ! Pourquoi ne m’avoir point parlé de ces terribles choses plus tôt ?

 

– Mon amour ! Mon amour ! Je te jure que, si j’avais pu songer une seconde que cet horrible Balaoo fût capable de commettre les crimes dont a parlé Zoé, je t’aurais tout dit avant d’être ta femme ! Et si j’avais cru qu’il les eût commis, j’aurais refusé ta main ! Mais je ne crois pas, non, je ne crois pas ce que dit Zoé. Zoé a voulu se venger de Balaoo. Je n’aurais pas pensé cela d’elle !

 

– Mais elle a dit qu’il a encore tué quelqu’un que vous savez bien ?

 

– Oh ! cela, c’est quand il était tout jeune et ça a été un accident. Il a serré trop fort au cou un monsieur qui en est mort. Balaoo ne connaît pas la force de sa main. Il a une main d’assassin sans le savoir. Mon amour, il ne faut pas croire ce que dit Zoé… Balaoo n’a commis qu’un homicide par imprudence…, ça peut arriver à tout le monde… Maintenant, depuis qu’il est à Paris, il sait qu’il ne doit plus toucher aux cous d’hommes avec sa main terrible… Il sait ce qu’il en coûte… Papa l’a mené voir une exécution capitale, et il en est revenu tout à fait impressionné, je t’assure… mon Patrice… à quoi penses-tu encore ?… Te voilà tout rêveur !…

 

– Eh bien ! nous voilà propres ! fait Patrice avec vulgarité…

 

– Patrice !…

 

– Madeleine !…

 

– Le second service, messieurs !…

 

Les deux jeunes gens ont faim.

 

Ils n’ont pas déjeuné, il est huit heures du soir ! Et les émotions, ça creuse !…

 

Ils se dirigent vers le wagon-restaurant. Ils s’assoient à une petite table de deux.

 

Le second service a rempli les deux compartiments qui sont séparés par une glace, par une simple glace. Là-bas, c’est le compartiment des fumeurs. Mais on y dîne à toutes les tables !…

 

– Oh ! Madeleine… si tu voyais… c’est trop drôle… non, ne te retourne pas… Mais tout à l’heure, tu remarqueras… là-bas, tout au fond, il y a une dame avec un chapeau !… Oh ! un chapeau !… Il inspirerait général Captain… Tu verras, c’est une dame qui est à droite, à côté… à côté… de… de… Oh !… Madeleine !…

 

– Qu’est-ce qu’il y a, Patrice ?… Mais, dis-moi ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Mais c’est toi, maintenant, qui vas te trouver mal !…

 

– Madeleine, dit la voix sourde de Patrice… la personne qui dîne à côté de la dame au chapeau… je crois bien que c’est Balaoo !…

 

– Ah !…

 

– Ne te retourne pas !… Ne te retourne pas !… Il est penché… Je ne puis bien voir… Son chapeau de feutre lui cache les yeux… Ah ! il les lève sur nous !… Il nous regarde !… C’est lui !

 

Madeleine ne put s’empêcher de se retourner. Patrice ne s’était pas trompé. Elle reconnut Balaoo. Celui-ci avait baissé brusquement la tête dès qu’il s’était aperçu que Madeleine le regardait.

 

– N’aie pas peur, dit-elle à son mari, il est déjà dompté. Son coup de brutalité est passé, il baisse déjà la tête, il n’ose plus me regarder.

 

Patrice, qui était devenu extrêmement pâle, dit :

 

– Si je tremble, c’est du désir d’en finir d’un coup avec cet horrible personnage.

 

– Tais-toi, mon ami, et passe-moi la carte.

 

– S’il vient, je sais ce qu’il me reste à faire.

 

« S’il vient, tu le laisseras venir, déclara Madeleine d’un ton sec et qui déplut singulièrement au jeune homme.

 

– Un bon coup de revolver dans l’oreille le ferait se tenir tranquille, tout comme un autre !

 

– Patrice, si tu m’aimes, tu vas m’obéir… D’abord, laisse ton revolver dans ta poche.

 

– Ensuite ?

 

– Ensuite, quand le service sera terminé, tu t’en iras avec les autres voyageurs et tu me laisseras seule ici avec Balaoo…

 

– Cela ! Jamais !

 

– Ah ! s’exclame Madeleine, inquiète… Il se lève, il va s’en aller, il va nous échapper… Tu vois bien qu’il a peur. Suivons-le. Il faut lui parler, coûte que coûte… Il faut savoir ce qu’il veut !…

 

– Oui, répète Patrice, savoir… savoir ce qu’il veut… nous ne pouvons pas continuer ce voyage avec cette chose autour de nous.

 

Ils s’étaient levés. Patrice voulut passer devant Madeleine, mais celle-ci le repoussa derrière elle assez brutalement, et ils traversèrent rapidement les deux compartiments du wagon-restaurant avec l’allure cahotée de gens ivres et en querelle. Ils étaient l’objet d’une curiosité générale et leur attitude prêta à rire. Balaoo, qui n’avait pas encore quitté la passerelle reliant le wagon-restaurant à la voiture adjacente, se retourna furieux, croyant certainement qu’on se moquait de lui.

 

Patrice fut comme aveuglé par la double flamme de ce regard de bataille… et il frissonna jusqu’aux moelles. Il venait de reconnaître le regard du monstre au masque noir de la côte du Loup.

 

Madeleine avait pressé le pas derrière Balaoo qui venait de gagner le couloir, précipitamment. Derrière Madeleine, Patrice arma son revolver… et ils se poursuivirent ainsi tous les trois. Madeleine, d’une voix sourde, appelait : « Balaoo !… Balaoo !… » L’autre, certainement, entendait, mais ne tournait plus la tête… tout à sa fuite le long du corridor… Il glissait comme une ombre entre les voyageurs stupéfaits, qui suivaient de leurs yeux effarés une poursuite qui avait l’air d’un jeu…

 

– Balaoo ! ordonnait la voix de Madeleine ; mais c’est en vain que cette voix se faisait autoritaire à l’instar de celle d’un maître de cage qui se prépare à fouailler ses bêtes… l’autre n’obéissait plus !… Alors, comme il gagnait du terrain, la voix de Madeleine se fit douce, cette fois, et suppliante… et elle lança le Balaoo ! qui l’avait toujours ramené, gémissant, à ses pieds, aux pires heures de révolte de son cerveau sauvage… Mais Balaoo ne parut même pas l’avoir entendue et se jeta dans le corridor de la troisième voiture. Quand ils arrivèrent, ils ne le virent plus… et c’est en vain qu’ils fouillèrent tout le train… dans une inquiétude galopante, Balaoo avait disparu !… Et cela leur parut plus effrayant que de l’avoir en face d’eux, dînant sournoisement à une table de wagon-restaurant, faisant hypocritement tous les gestes d’un de la Race qui commande son repas, cependant qu’en dessous se préparent, pour le bondissement assassin, les bons jarrets d’un de la forêt de Bandang !… Patrice et Madeleine se retirèrent anéantis dans leur compartiment hâtivement fermé, verrouillé, mais si peu défendu contre l’entreprise d’un Balaoo. La jeune femme ne se faisait plus aucune illusion ; puisque sa voix avait été impuissante jusque dans la prière, ils étaient à la merci du monstre. Qu’allait-il advenir d’eux, avec cette pensée abominable de l’anthropopithèque autour d’eux ? Ils pensaient que chacun de leurs gestes était épié, d’un endroit qu’ils ne pouvaient découvrir, mais où avait bien su se réfugier la malice d’un anthropoïde.

 

Yeux hagards de Patrice et de Madeleine, en haut, en bas, autour. Où est-il ? C’est épouvantable de ne pas savoir où il est, car ils sentent ses yeux…

 

Le train va à une vitesse qui leur ferait peur s’ils pouvaient avoir peur, en ce moment, d’autre chose que des yeux qui les regardent… Ils se rapprochent peu à peu, inconsciemment, instinctivement, l’un de l’autre… Ils s’entourent de leurs bras timides et ils frissonnent éperdument sous le regard qui les tue… Le train brûle toutes les stations avec des sifflements qui déchirent les voiles noirs de la nuit comme de la soie. Quelquefois, le train fait un bruit de tonnerre… C’est qu’il passe sous un tunnel… justement voilà le bruit de tonnerre, dans le moment qu’ils ont le plus peur !… Et alors ! Et alors !… Ils aperçoivent les yeux qui les regardent… derrière la glace !… la glace de la portière toute noire, sous le tunnel et formant cadre noir à la tête formidable de Balaoo qui les regarde !…

 

Patrice a fait le geste qui les délivrera. Son bras s’est détendu comme un ressort, son bras armé du revolver, et c’est en vain que Madeleine lui a jeté le cri de sa pitié suprême !

 

– Ne tire pas !

 

Patrice a tiré entre les deux yeux…

 

Le train fait un tel bruit de tonnerre sous ce tunnel qu’ils ont été les seuls à entendre le coup de feu qui doit tuer Balaoo.

 

C’est avec tous les signes du désespoir que Madeleine regarde… Elle a voulu se jeter sur la glace, ouvrir la portière, au risque de se faire écraser sous le tunnel. Patrice doit user de toutes ses forces pour la retenir, et maintenant, ils assistent, haletants, au drame qui se passe derrière la glace…

 

La balle a fait un petit rond bien net dans la glace de la portière et un autre petit rond moins net à cause du sang à la naissance du nez de Balaoo… ; derrière la portière à laquelle, désespérément, il s’accroche, Balaoo regarde Madeleine de ses yeux qui se ferment… Et jamais Madeleine n’a vu, même dans les yeux des meilleures bêtes, un regard plus humain, au moment de mourir… même dans les yeux des chiens de chasse, quand ils meurent entre les bras de leurs maîtres qui les ont frappés par maladresse… Et Balaoo lâche la portière et disparaît dans le trou noir retentissant.

 

Madeleine étouffe. Mais Patrice commence à respirer.

 

*

* *

 

Or, c’est dans le moment que l’on se croit enfin à l’abri du sort, que celui-ci se retourne contre vous avec la cruauté la plus funeste. Ainsi en arriva-t-il pour Patrice Saint-Aubin. Sa chère petite Madeleine étant quasi expirante pour la troisième fois, dans cette misérable journée de noces, il résolut d’abréger ce premier voyage. Ils abandonnèrent le train à Moulins et se firent conduire à l’ancien hôtel de la gare.

 

Là, Patrice retint un appartement dont il n’eut point le temps d’apprécier tout le confort, car, comme il était descendu pour donner des ordres à l’aubergiste, il entendit un cri effrayant poussé par Madeleine : « Au secours !… » Tout ce qu’on peut mettre de terreur dans un cri se trouvait dans celui-là. L’aubergiste et Patrice sentirent leurs cheveux se dresser sur leurs têtes. Ils bondirent jusqu’à la chambre de la malheureuse. La jeune femme n’y était plus ; mais la fenêtre était grande ouverte sur la nuit.

 

Madeleine avait dû tenter une défense suprême. La marque de ses doigts ensanglantés fut retrouvée sur les draps arrachés du lit. Enfin une traînée de sang conduisait du lit à la fenêtre.

 

V

DRAMES PUBLICS ET TRAGÉDIES PRIVÉES

LA GRANDE PRESSE S’AFFOLE

Voici dans quelles circonstances mémorables le malheur privé de la famille Saint-Aubin prit les proportions d’une catastrophe publique.

 

Il faut d’abord citer deux petites notes qui parurent, l’une dans La Patrie en danger, et l’autre dans L’Observateur impartial. Elles avaient passé quasi inaperçues. Ce n’est que plus tard que l’on s’imagina de les rattacher aux événements extraordinaires qui vinrent bouleverser l’existence de la cité. La Patrie en danger racontait dans ses Faits-Paris : « L’audace des étrangers ne connaît plus de limites. Ils traitent Paris en ville conquise. C’est un fait que chacun de nous peut observer. Au théâtre, il leur faut les meilleures places et la terrasse des cafés leur appartient. Hier soir, deux étudiants roumains qui venaient de s’arrêter devant la brasserie Amédée, rue des Écoles, ont tué froidement à coups de revolver[18] un petit chien qui les gênait pour s’asseoir. Poursuivis par la foule indignée, ils n’ont eu que le temps de grimper à une gouttière du musée de Cluny pour échapper au châtiment qui les attendait. C’est en vain que le sympathique conservateur de notre musée national, M. Haraucourt, a interrompu son travail pour chercher les délinquants. Ils avaient pu prendre la fuite par le truchement d’une gargouille du haut de laquelle un honnête homme se serait, vingt fois, rompu le cou. »

 

Le même jour, on lisait dans L’Observateur impartial, sous ce titre TOUT LE MONDE N’AIME PAS LES CACAHUÈTES : « Si cette bonne pâte de contribuables qu’est le public parisien s’avisait de temps à autre de se faire justice lui-même quand il est à bout de toutes les vexations qu’on lui impose, la vie redeviendrait peut-être plus agréable dans notre chère capitale. Il y a quelques années, on pouvait encore s’asseoir à la terrasse d’un café sans être appréhendé par les marchands ambulants. Il n’en est plus de même, hélas ! aujourd’hui, et nous comprenons très bien que l’on devienne subitement enragé devant l’obstination d’un négociant en cacahuètes dont on a refusé vingt fois déjà la marchandise. Hier soir, au café Sarah-Bernhardt, deux jeunes attachés à la légation du Japon, las d’un supplice qu’on ne leur a sans doute point appris à supporter dans les rues de Nagasaki, ont carrément envoyé rouler dans le ruisseau un marchand de cacahuètes un peu trop entreprenant. Ce petit événement, arrivant dans l’entracte, avait causé quelque scandale, et déjà les représentants du préfet de police s’apprêtaient à verbaliser, quand les jeunes Japonais eurent l’adresse de disparaître avec une agilité de singes, s’accrochant à un tramway qui passait et grimpant à l’impériale, sans passer par l’escalier, à la seule force des biceps, sans doute pour prouver à messieurs les voyageurs de Montrouge-Gare de l’Est que l’on n’est point manchot dans l’empire du Soleil Levant. »

 

À la fin de la semaine, on lisait encore dans les échos mondains du Gaulois des dimanches : « S. A. R. le maharaja de Karpurthagra, qui est venu en France pour étudier nos mœurs et coutumes et les bienfaits de la télégraphie sans fil, soupe tous les soirs chez Maxim. Son Altesse a rapporté de son pays une recette de riz cru au champagne qui fait les délices des habitués de l’endroit où il est toujours de mode, pour une clientèle bien parisienne, de venir se reposer des travaux du jour. Henry, le gérant que tout le monde connaît, recommande pour la confection de ce plat exotique, mais succulent, l’emploi du Minimum brut de la maison Boistes-Chansons (marque incomparable). »

 

Nous n’avons aucune raison également pour passer sous silence ces lignes singulières que chacun put lire dans Le Courrier des théâtres, au lendemain du mariage de Mlle Ariette des Barrières, la divette bien connue, avec le ténor Massepain : « Contrairement à la coutume qui s’est implantée chez nous de la disparition des époux après le léger lunch qui suit la cérémonie nuptiale, les nouveaux mariés avaient résolu de passer comme jadis la première journée de noces au milieu de leurs amis. Comme ceux-ci sont nombreux, il ne fallut pas moins de la grande salle des fêtes du restaurant de Mouilly pour les réunir à peu près tous. C’est que tous les théâtres et tous les genres de talents étaient là représentés autour de la toute gracieuse Ariette, si jolie dans sa robe blanche et sous la couronne de fleurs d’oranger. La fête promettait d’être des plus réussies et la gaieté générale commençait à monter autour des tables où se trouvait servi un festin pantagruélique, quand un incident des plus ridicules et des plus funestes vint tout bouleverser.

 

« Un farceur (était-ce bien un farceur ? On ne sait, en vérité, quel nom donner à ce sinistre plaisant), enfin, un individu que l’on n’a pu reconnaître tant il s’était si bien fait une étrange tête de prince Charles à monocle, se présenta à l’entrée des salons, demandant à dire deux mots à la mariée. Son allure était si bizarre et l’agitation de tout son inquiétant personnage si menaçante que les domestiques le consignèrent dans le vestibule et allèrent prévenir aussitôt M. Massepain qui se leva et vint très étonné aux renseignements.

 

« Le sympathique ténor se trouva en face d’un visiteur qui ne voulut point donner son nom et qui, sans s’arrêter une seconde de remuer, de se balancer, de se dandiner, dans une imitation grotesque de prince Charles des Folies-Bergères, déclara qu’il ne s’en irait pas tant qu’il n’aurait pas dit deux mots à la mariée. Il ajouta (ce qui fit rire, du reste, tous ceux qui l’écoutaient), en aspirant l’air grossièrement : “Ah ! je sais bien qu’elle est ici ! Ça sent la fleur d’oranger !”

 

« M. Massepain, légèrement impatienté par le genre de plaisanterie qui menaçait de se prolonger, voulut prendre le bras de son interlocuteur, mais il fut repoussé avec tant de brutalité que des cris indignés partirent aussitôt du groupe d’invités qui étaient venus le rejoindre. Certains voulurent intervenir et secouer d’importance le malotru ; mais M. Massepain les écarta et, s’avançant vers le personnage qui tournait dans le vestibule comme un ours dans sa cage :

 

« – Monsieur, lui dit-il, je ne sais pas qui vous êtes !

 

« – Moi non plus, répondit l’autre, mais je sais que la mariée est là. Quand je lui aurai parlé, je m’en irai. Vous n’avez qu’à lui dire un mot, un seul, et elle me recevra tout de suite ! »

 

« Le scandale prenait une proportion telle que M. Massepain, pour y mettre court, demanda au visiteur :

 

« – Quel mot faut-il donc lui dire ?

 

« – Dites-lui Bilbao !

 

« – Bilbao ?

 

« – Oui, Bilbao ! elle comprendra, allez.

 

« – Bilbao ! répétait-on, en se moquant, il grandira, car il est espagnol ! »

 

« À peine l’affreux individu se fut-il aperçu que l’on avait l’air de se moquer de son Bilbao (son pays d’origine, sans doute), qu’il redevint tout à fait furieux. Bousculant et renversant tous ceux qui voulaient s’opposer à sa marche en avant, il pénétra dans la salle des fêtes. La mariée s’était réfugiée dans un cabinet particulier ; mais ce fut précaution perdue, car l’autre devina où elle était et, renversant tables et chaises, brisant vaisselle et service pendant que les invités couraient aux fenêtres du boulevard Saint-Germain pour appeler au secours, arrivait contre la porte qui le séparait de notre Ariette nationale et défonçait l’huis d’un coup de soulier terrible. Arrivé auprès de la mariée qui se pâmait dans les bras de ses demoiselles d’honneur, il parut étonné et lui demanda pardon en disant tout haut : “Tiens ! Je me suis trompé !” Et il revint à pas tranquilles et le sourcil froncé dans la salle des fêtes où régnaient un désordre et un tumulte bien compréhensibles. Des gardiens de la paix, montés en hâte, voulurent lui mettre la main au collet, mais il fit un bond jusqu’à une fenêtre et sauta dans un arbre. Une foule énorme, attirée par les cris qui venaient du restaurant, stationnait sur le boulevard. Des clameurs accueillirent l’apparition et la fuite de l’homme qui sautait de branche en branche, d’arbre en arbre avec une vélocité surnaturelle qui lui permit bientôt d’échapper aux agents qui le poursuivaient.

 

« L’opinion générale est que l’on s’est trouvé aux prises avec une espèce de clown de music-hall (chacun sait que Mlle Ariette des Barrières a débuté au music-hall), en tout cas, un vilain monsieur qui croyait peut-être avoir à se venger de notre charmante divette. M. Massepain a fait toutes ses déclarations à la police, et nous saurons bientôt ce qu’il y a au fond de cette méchante histoire, pour laquelle nous adressons à Mlle Ariette des Barrières et à son sympathique époux, nos bien sincères condoléances. »

 

Voici maintenant une autre note publiée par Le Gaulois des dimanches : « S. A. R. le maharaja de Karpurthagra proteste auprès de nous qu’il n’est pas encore entré chez Maxim depuis son arrivée à Paris, et qu’il ne faut point le confondre avec l’individu qui a apporté dans cet établissement de premier ordre la mode du riz cru au champagne (Minimum brut Boistes-Chansons : marque incomparable). Nous avons téléphoné à Henry (le gérant bien connu), qui regrette d’autant plus cette usurpation de qualité chez son client qu’il n’a plus revu celui-ci et que personne ne s’est encore présenté pour payer l’addition. »

 

Quelques journaux reproduisirent ces notes agrémentées de commentaires plus ou moins spirituels à la mode du Boulevard, et puis ces divers incidents semblaient totalement oubliés quand La vie à Paris publia dans sa feuille du soir un filet surmonté d’un titre en gros caractères :

 

RÉAPPARITION DU FAUX MAHARAJA DE KARPURTHAGRA. Après avoir rappelé la première apparition de ce seigneur chez Maxim, le journal disait :

 

« La rue royale était hier soir en émoi : un chauffeur d’auto, qui avait été victime des fantaisies du faux maharaja, le reconnut à la terrasse du café Durand où il buvait tranquillement un bock avec la sérénité d’une honnête conscience. Aussitôt le chauffeur arrêta sa voiture au ras du trottoir et se précipita sur son altesse pseudo-hindoue, lui réclamant le prix d’une nuit d’automobile à travers les rues les plus gaies de la capitale ; mais, sans doute, le maharaja d’on ne sait plus quel Karpurthagra avait-il, lui aussi, reconnu son chauffeur, car il s’empressa de quitter la terrasse et de lâcher son bock, en oubliant naturellement de le payer. Les garçons se joignirent au chauffeur dont les cris eurent vite fait d’ameuter les badauds. Les gardiens de la paix accoururent, et notre maharaja aurait infailliblement passé la nuit au poste, si, par un mystère de gymnastique qui reste à expliquer, il ne s’était enfui dans le feuillage déjà touffu des arbres du boulevard où il fut impossible de le retrouver. »

 

Cette manière toute personnelle qu’avait le faux maharaja de Karpurthagra de se dérober à toutes les poursuites devait avoir pour conséquence de faire naître dans l’esprit de M. Massepain et de ses amis un rapprochement tout naturel entre cet étrange personnage et le singulier visiteur du café de Mouilly. Il n’y a pas tant de gens à Paris capables de se sauver dans les arbres. Enfin, il se trouva une feuille du Quartier latin pour émettre cette hypothèse qu’il devait y avoir une corrélation entre les faits du boulevard Saint-Germain, de la rue Royale, et l’escalade des murailles, grilles, gouttières et gargouilles du musée de Cluny.

 

Les journaux eurent tôt fait de mettre tous les événements bizarres qui s’étaient passés depuis quelques mois à Paris sur le compte d’un mystérieux clown dont les fantaisies, dénotant un esprit atteint de folie, risquaient de devenir dangereuses pour la population.

 

Et c’est à ce moment que la presse manqua de ce sang-froid auquel j’ai fait allusion en tête de ce chapitre et dont elle avait tant besoin, pour le communiquer à notre population, que les entreprises fantastiques et criminelles de l’insaisissable maharaja allaient exciter et troubler, jusqu’au délire. La première manchette, qui répandit l’émoi, était ainsi libellée :

 

JEUNES FILLES, NE QUITTEZ PAS VOS PARENTS !

 

Elle (la manchette) surmontait un article où il était dit que le clown mystérieux qui marche dans les arbres avait été vu dans un marronnier des Tuileries (celui justement qui avait donné, cette année-là, la fleur du 20 mars), et qu’on avait des raisons de croire qu’il n’y était pas seul. Des personnes dignes de foi prétendaient l’avoir vu emporter, comme un sauvage, une jeune fille dans ses bras.

 

Mais cette première manchette (qui répandit l’émoi) n’était rien à côté de la seconde qui, elle, répandit la terreur :

 

QUATRE JEUNES FILLES DISPARUES

 

Un monstre, indigne du nom d’homme, les traîne par les cheveux dans les arbres, les emporte, comme une proie, sur les toits de la capitale.

 

C’est La Patrie en danger qui parut, à quatre heures de l’après-midi, avec cette manchette émouvante et tragique.

 

Les camelots qui affolaient la foule de leurs cris et de leurs courses insensées, vendirent des numéros jusqu’à cinq sous pièce. Les pères et les mères de familles voulaient, avant tous les autres, être renseignés, et ne regardaient pas, ce jour-là, à la dépense. À la terrasse des cafés on s’arrêtait de boire, sur les trottoirs on s’arrêtait de marcher. Et on lisait. Tout le monde lisait ou écoutait lire ; c’était, du reste, très simple. Depuis le matin, quatre jeunes filles avaient disparu, emportées par le monstre ; une, au coin de la rue de Médicis et de la rue de Vaugirard ; une autre, en plein boulevard Saint-Germain ; une troisième, près du square Louvois ; une quatrième avait été cueillie sur l’impériale d’un tramway qui passait sur le quai du Louvre, toujours dans des endroits où il y a des arbres. Le monstre se cachait dans les arbres et, soudain, allongeait la main, tirant avec une force invisible les cheveux de la jeune fille. La jeune fille, poussant des hurlements, suivait, et si rapidement que personne n’avait le temps de la retenir. Une jeune personne, qui sortait de l’hôpital et qui se reposait sur un banc du square Montholon, n’avait dû son salut qu’à ce qu’au cours de sa maladie, on lui avait rasé la tête. Le chignon seul était resté entre les mains du monstre.

 

Quant au monstre, il était doué d’une vélocité infernale et on le cherchait encore dans les arbres qu’il apparaissait de l’autre côté de la rue ou du boulevard sur un toit pour disparaître, presque aussitôt, avec sa proie.

 

La préfecture de police était sur les dents.

 

On exigeait du conseil municipal des mesures exceptionnelles. Des imbéciles, comme il y en a toujours dans les moments les plus difficiles où personne n’a envie de rire, des imbéciles prétendirent qu’il n’y avait qu’un moyen de se débarrasser du clown mystérieux qui marche dans les arbres, c’était de couper tous les arbres ! Les familles des jeunes filles disparues étaient interviewées par tous les journaux et soigneusement photographiées jusqu’au quatrième degré. La Ville Lumière perdait la tête.

 

Mais l’incroyable scandale éclata véritablement sur la cité en épouvante, avec la fameuse manchette de dernière heure du premier journal d’information du monde : L’Époque. La voici dans toute son horreur :

 

PARIS EN PROIE AU MINOTAURE

 

On connaît le monstre. C’est une bête à cerveau humain. L’anthropopithèque qui parle. Formidable invention du professeur Coriolis Boussac Saint-Aubin.

 

Et voici l’article qui fut reproduit par tous les journaux du monde :

 

« Il n’y a point de mystère pour L’Époque.

 

« Cette fois encore, à cette heure critique, L’Époque a réussi à pénétrer le secret de la personnalité étrange et redoutable du voleur de jeunes filles. Déjà nous pouvons dire aux mères : Rassurez-vous ! car, instruits par l’Époque de l’ennemi qu’il faut vaincre, les pouvoirs publics sauront bientôt nous débarrasser de cette épouvante.

 

« C’est en étudiant pas à pas les apparitions fantastiques de celui que l’on a pris pour un clown frappé de folie que nous avons pu circonscrire peu à peu l’espace dans lequel le monstre évoluait à l’ordinaire.

 

« Nous fûmes ainsi conduits au Quartier latin, et de là rue de Jussieu, où nous avons frappé à l’hôtel désert de son maître, un homme dont le nom retentira à travers les siècles : M. Coriolis Boussac Saint-Aubin.

 

« Dans cet hôtel (dans lequel nous avons pénétré par une fenêtre), toutes choses se trouvent dans le plus grand désordre. L’immeuble paraissait avoir été abandonné avec précipitation.

 

« Nous fûmes reçus cependant par un perroquet qui ne cessa pendant plus d’une heure de nous crier avec fureur un mot ou plutôt un nom auquel nous ne comprîmes rien tout d’abord, mais qui restera, lui aussi, célèbre dans l’histoire des races ! Balaoo ! Balaoo ! Balaoo !… Balaoo, c’est le nom de bête du monstre qui, dans la vie parisienne, a son nom d’homme : M. Noël ! Balaoo ! c’est le nom du premier singe qui aura parlé la langue des hommes !

 

« Ah ! dans son quartier, on connaît M. Noël ! Ses allures bizarres, sa singulière laideur, son dandinement caractéristique, n’avaient pu passer inaperçus, et les grimaces qu’il fait autour de son monocle ont plus d’une fois excité les rires et les plaisanteries des petits vauriens de la rue. Mais qui donc aurait pu jamais se douter que ce personnage un peu excentrique, mais jusqu’alors correct, était l’anthropopithèque de Java, car M. Noël est un habitué du Vachette et de la brasserie Amédée. M. Noël va à la Faculté de droit ! M. Noël fait partie, au palais de justice, de la conférence Bottier ! M. Noël s’habille comme un honnête homme ! M. Noël parle français comme vous et moi. Et cependant, ô prodigieux mystère des rues, M. Noël n’est pas un homme ! M. Noël n’est qu’un anthropoïde ! Il a quatre mains ! Il s’apparente directement au grand chimpanzé oriental des forêts de Java dont on a pu voir le type au jardin des Plantes dans le singe Gabriel.

 

« Et maintenant, quel est ce mystère qui va bouleverser le monde ? Comment sommes-nous arrivés à pénétrer un pareil secret ? Comment avons-nous pu rejoindre le maître de Balaoo ? Tout ceci s’est passé de la façon la plus simple, mais encore fallait-il y penser ! Nous nous sommes d’abord emparé des papiers qui traînaient dans les cartons du cabinet de travail de M. Coriolis Saint-Aubin. C’est là que nous avons trouvé les fiches les plus curieuses que l’on puisse concevoir concernant la transformation de Balaoo en M. Noël. Ces fiches, certes, ne nous appartiennent pas. De par leur importance, nous pouvons dire qu’elles n’appartiennent pas davantage à M. Coriolis Saint-Aubin, leur naturel propriétaire. Elles appartiennent à la science universelle. Aussi nous les publierons prochainement !

 

« En attendant, notre devoir était tout tracé. Il nous fallait atteindre le plus tôt possible l’homme dont l’imprudence scientifique avait déchaîné ce monstre sur l’humanité. Il ne faisait pas de doute, pour nous (à regarder le désordre de son hôtel), que cet homme, que ce savant génial, mais dangereux, avait fui, fui évidemment devant les conséquences abominables de son audace, fui en apprenant les crimes de son terrible élève !

 

« Nous nous livrâmes immédiatement à une enquête des plus serrées sur les derniers gestes publics de Coriolis Saint-aubin et nous apprîmes qu’il y a quelques jours, il avait marié sa fille à son neveu M. Patrice Saint-Aubin ; que cette cérémonie s’était passée dans la plus stricte intimité, presque dans l’incognito (!), que M. Noël n’y avait pas assisté, et que les jeunes époux prenaient hâtivement le train d’Auvergne pendant que, presque à la même heure, le clown mystérieux qui marche dans les arbres faisait le scandale que l’on sait au lunch qui avait suivi le mariage de Mlle Ariette des Barrières et du ténor Massepain.

 

« Cette coïncidence des deux événements, la fuite des jeunes mariés et le scandale du boulevard Saint-Germain, nous donna fort à réfléchir. Le résultat de ces réflexions ne pouvait être douteux. Il modifiait légèrement la conception que nous avions eue d’abord de la fuite de Coriolis. M. Noël poursuivait la mariée ; nous pensâmes que le père avait couru après M. Noël pour en débarrasser sa fille. M. Coriolis devait craindre un drame. Était-il arrivé à temps ? Les avait-il rejoints ? Nous nous sommes élancés sur ses traces, et aujourd’hui nous pouvons dire que malheureusement M. Coriolis est arrivé trop tard ! Il a retrouvé, sur la route du Bourbonnais, son gendre ; mais sa fille avait disparu, et dans des conditions épouvantables qui ont été certainement comme le prélude de tous les crimes, de tous les rapts dont gémit, aujourd’hui, la capitale !

 

« Ah ! la responsabilité de ce fou de génie qu’est M. Coriolis Saint-Aubin est véritablement effrayante, effrayante devant l’histoire, devant la science, et devant la justice !

 

Si nous prononçons ce dernier mot de justice, ce n’est point qu’il nous appartienne d’attirer les foudres de Thémis sur un homme qui a cru accomplir une grande œuvre ; nous ne faisons là encore qu’acte d’information. M. Coriolis Saint-Aubin est en ce moment sous les verrous ! Il s’est constitué prisonnier, il y a deux heures ! C’est sur sa prière que nous l’avons conduit nous-mêmes devant notre nouveau préfet de police, M. Mathieu de La Fosse !…

 

« On connaît le fauve, on connaît le dompteur ; il ne s’agit plus, espérons-le, que de les mettre en face l’un de l’autre. Mais qu’on prépare la cage ! la cage dans laquelle on enfermera le nouveau minotaure qui, puisqu’il parle français, consentira peut-être à nous dire ce qu’il a fait de ses victimes !

 

« Dernière minute : deux de nos rédacteurs nous font téléphoner qu’ils viennent de retrouver les traces du monstre sur les toits de l’hôtel de ville où il se promène, en pleine sécurité, comme chez lui. Nos rédacteurs vont immédiatement organiser une battue. »

 

 

Tel était cet article qui eut le pouvoir de faire se ruer tous les journalistes de la capitale chez le préfet de police. Mais là, ils apprirent que M. Mathieu de La Fosse, le nouveau préfet, que l’avènement d’un ministère ultra-radical-socialiste venait de relever si triomphalement de sa disgrâce, était à la place Beauvau où le ministre de l’Intérieur venait de réunir d’urgence tous ses collègues du cabinet.

 

Nous ne pouvons mieux faire que de publier la note quasi officielle qui fut dictée à tous les journalistes présents, à la suite de ce conseil de cabinet où fut entendu M. le préfet de police.

 

M. le président du conseil avait voulu que les détails précis de cette mémorable séance fussent portés à la connaissance du public, dans un moment où il n’y avait plus une famille, à Paris, qui pût se croire en sécurité[19].

 

M. le préfet de police a été entendu hier par les ministres réunis en conseil de cabinet. Voici ce qu’il leur a déclaré :

 

« Un homme, dont je n’avais jamais entendu parler, M. Coriolis Boussac Saint-Aubin, me faisait passer sa carte, en me priant de le recevoir sur-le-champ. Je lui fis demander ce qu’il me voulait ; mais il me répondit qu’il ne parlerait que devant moi, et qu’il fallait se presser, car il s’agissait d’une question de vie ou de mort.

 

« Je le fis entrer.

 

« Il ne me parut point fou. Avant même que je lui eusse adressé la parole, il me disait d’une voix nette, bien posée et profondément douloureuse :

 

« Monsieur le préfet de police, je suis un misérable, je viens me constituer prisonnier entre vos mains. C’est moi qui suis le seul coupable de tous les crimes qui épouvantent aujourd’hui Paris et pour lesquels on poursuivrait en vain un pauvre être auquel je ne suis point parvenu à donner la responsabilité.

 

« Oui, monsieur le préfet de police, j’ai fait cela, moi ! J’ai fait parler un singe !… comme un homme ; mais je ne suis point parvenu, malgré tous mes efforts, à lui donner une conscience humaine !… JE L’AI RATÉ !

 

« Car j’ai raté tout, monsieur le préfet de police, je suis un médecin raté, un professeur raté, un commerçant raté, un fonctionnaire raté… J’avais rêvé d’être le premier des hommes… ; en pouvant réaliser mon rêve insensé, j’ai été chercher un singe au fond d’une forêt de Java, pour en faire le dernier des hommes !…

 

« Eh bien ! cela encore, je ne l’ai pas réussi !… Je suis maudit !… Dieu m’a frappé comme je le mérite !… J’ai voulu refaire ou hâter son œuvre… Hâter l’œuvre de Dieu, voilà le crime de l’orgueil des hommes… J’y succombe.

 

« Mon scalpel a pu, en tranchant un nerf, et en me permettant d’en rapprocher un autre sous la langue, avancer de cent mille années l’œuvre de transformation de l’espèce ; mais moi, je n’ai pu donner (n’ayant aucun instrument pour cela) les cent mille années de conscience nécessaires à mon anthropopithèque, pour qu’il se promenât sans danger parmi les hommes… sans danger qu’il commît des crimes inconscients… car, pour les autres, monsieur le préfet de police, les hommes s’en chargent !… »

 

« Sur ces mots, qui furent accompagnés de larmes et d’une grande crise de désespoir, M. le préfet de police posa les questions les plus précises à M. Coriolis Saint-Aubin, et celui-ci lui répondit de telle sorte qu’il n’est plus possible de douter de la nature du monstre auquel nous avons affaire !

 

« Dans ces conditions, il a été décidé que toutes mesures seraient prises pour s’emparer de Balaoo, coûte que coûte, mort ou vivant !…

 

« Les instructions, sur ce point, donnent plein pouvoir à M. le préfet de police.

 

« Nous devons cependant enregistrer le désir exprimé par M. le ministre de l’Instruction publique et aussi par M. le ministre de l’Agriculture que ce monstre fût, autant que possible, capturé vivant, l’étude d’un pareil phénomène devant être des plus attachantes pour la science universelle. »

 

Suivait une note, émanant, celle-là, directement de la préfecture de police, et faisant entendre qu’après toutes les recherches auxquelles les agents s’étaient livrés dans tous les coins de la capitale pour retrouver au moins la trace des jeunes filles emportées par le monstre, bien peu d’espoir restait d’en découvrir, par le plus grand des hasards, même les cadavres. Ce mot sinistre n’était pas prononcé, mais on l’entendait derrière les lignes de la communication officielle. On avait tout fouillé, tout, jusqu’aux égouts ! Le monstre avait-il donc pris les jeunes filles pour les manger ?

 

Traqué sur les toits de l’hôtel de ville, par les journalistes, les pompiers, les employés de bureau, et aussi par les agents des brigades centrales requis à cause de leur force bien connue, de leur poitrine large et de leurs poings solides (ceux-ci avaient reçu mission d’essayer de capturer le monstre vivant), on avait pu croire un moment qu’on le tenait.

 

De fait, la course avait été menée avec un entrain qui tenait de la rage et du désespoir. De mansarde en mansarde, de cheminée en cheminée, on l’avait fait reculer jusque sur le toit d’un petit pavillon, en face de la caserne Lobeau.

 

Les agents des brigades centrales, les uns munis de filets et les autres de lassos, sorte de nœud coulant dont ils paraissaient fort embarrassés, étaient prêts à se jeter sur lui, quand on amena sur la gouttière le professeur Coriolis lui-même, qui constata que, malgré l’horreur de cette lutte tragique, le monstre avait conservé un peu de ce vernis de civilisation qu’il avait eu tant de mal à lui inculquer. L’anthropopithèque, en effet, lui apparut, une seconde, entre deux cheminées (bondissant de l’une à l’autre), le monocle à l’œil !

 

– Balaoo !… Balaoo !… cria-t-il, d’une voix tendre et désolée où il y avait moins de colère et de reproches que de désespoir qui demandait à être consolé !… Balaoo !…

 

Mais, à cette voix, à ce cri, au lieu de répondre à celui qui l’appelait, l’autre sembla retrouver une nouvelle énergie. La peur qui, tout à l’heure, l’avait fait fuir, se tourna en rage et, fonçant comme un bolide sur un groupe d’agents et de quelques employés de bureau (ces derniers, à tout hasard, s’étaient armés de leur couteau à papier), il les bouta hors de la gouttière et les fit (trois ou quatre) basculer dans le vide.

 

Les malheureux allèrent s’écraser sur la place, au milieu de la populace accourue et de mille cris d’horreur.

 

Vingt coups de feu retentirent alors autour du monstre qui les reçut presque à bout portant sans avoir l’air de s’en soucier, et qui rentra à nouveau dans l’hôtel de ville par une mansarde après avoir, d’un coup de poing, assommé un agent de la brigade centrale qui montrait sa tête à cette mansarde.

 

Et le monstre se rua dans les corridors.

 

On le vit passer comme une flèche à travers tous les services. Des contribuables, qui attendaient là, depuis des jours, l’occasion d’être reçus, s’enfuirent en hurlant et on ne les revit plus jamais.

 

De corridors en escaliers, il pénétra dans la salle du conseil municipal où M. Mathieu de la Fosse essayait en vain de rassurer les vingt édiles qui n’avaient pas encore abandonné la séance (au fond, ils s’y croyaient peut-être plus en sûreté qu’ailleurs).

 

Là aussi, ce fut un sauve-qui-peut général, mais ils tremblaient tous encore que l’autre était passé depuis longtemps… passé et disparu !…

 

Pendant vingt-quatre heures, on ne sut ce qu’il était devenu. On le chercha partout. On alla jusqu’à enfumer les caves de l’hôtel de ville pour l’en faire sortir dans le cas où il y aurait un refuge.

 

Un cordon de troupes, avec munitions de guerre, entourait le bâtiment municipal. Cinq agents de la Sûreté traînaient partout le professeur Coriolis qui, les cheveux épars et l’œil fou, se laissait conduire des caves au grenier en appelant : Balaoo ! Balaoo !…

 

Mais Balaoo ne répondait pas !…, Qu’était-il devenu ? Aucune nouvelle jeune fille n’avait disparu dans la ville (du fait de Balaoo ou autre). Et cela s’explique en ce qu’on les tenait, les jeunes filles, toutes étroitement enfermées dans la demeure de leurs parents. Les séances du conseil municipal avaient été suspendues jusqu’à nouvel ordre. Et l’angoisse était plus grande que jamais, doublée du mystère de cette disparition, quand, le soir même, le monstre réapparut au sommet de la tour Saint-Jacques. Les employés du bureau météorologique l’avaient aperçu les premiers et s’étaient enfuis en le signalant aux agents. Cette fois, on pensait bien toucher à la fin du drame.

 

La tour Saint-Jacques, isolée immédiatement par un cercle de police et de troupes, demeurait un bien petit et dangereux refuge pour Balaoo.

 

Celui-ci sembla, du reste, s’en rendre compte, car, se voyant serré de si près par cette foule en armes et ce peuple qui criait vers lui mille malédictions, il entra dans une fureur peu commune, même chez les grands singes orientaux de Java.

 

On entendait ses longs roulants et grondants cris jusqu’à la place de la Bastille et jusqu’au Louvre. La circulation était naturellement interrompue dans la rue de Rivoli. Sur la plateforme des omnibus et des tramways, tout le monde était debout, montrant le poing à la tour Saint-Jacques et hurlant à la mort de l’anthropopithèque.

 

Quelquefois on apercevait l’ombre dansante et culbutante du monstre au sommet même de la tour, mais presque aussitôt disparu, il réapparaissait, faisant du trapèze à un échafaudage.

 

On avait déjà tiré sur lui plus de cent coups de fusil et l’on n’avait réussi qu’à augmenter, semblait-il bien, sa rage. Abrité derrière les échafaudages, il se mit à lancer des projectiles sur la foule.

 

Ce fut une véritable pluie de pierres qui s’abattit, frappa, blessa, tua. Les abords de la rue de Rivoli et du square Saint-Jacques furent ainsi vite nettoyés par le monstre. La troupe et les agents eux-mêmes durent reculer. Pour se défendre, l’anthropopithèque démolissait la tour Saint-Jacques !

 

Et cela avec une telle rapidité qu’il y eut des loustics (il y en a toujours pour faire de l’esprit quand on ne leur demande rien) pour prétendre qu’avec trois ou quatre jours de siège, il ne resterait plus de la tour Saint-Jacques que ses échafaudages !

 

C’était bien exagéré ! Mais enfin, il ne faisait point de doute que les plus belles gargouilles gisaient en miettes sur la chaussée et qu’à tout prendre, le monstre allait plus vite à démolir le fameux monument que les ingénieurs de la ville à le réparer.

 

Et cela dura tout la nuit.

 

 

Au matin, M. Mathieu de La Fosse arriva avec les cinq agents qui traînaient toujours M. Coriolis Saint-Aubin. Le nouveau préfet de police était dans un état pour le moins aussi lamentable que l’ex-consul de Batavia lui-même. Il avait moins de désespoir et de douleur, mais plus d’exaspération. Une sorte de fatalité diabolique paraissait attachée à sa carrière et il ne pouvait mieux comparer les difficultés actuelles, singulières et tragiques, qu’aux événements inouïs du siège des Bois-Noirs alors qu’il était préfet du Puy-de-Dôme.

 

Derrière le groupe, suivait un énorme monsieur tout guêtre de cuir fauve et portant sur l’épaule une carabine.

 

L’attention populaire s’était attachée dès l’abord à ce nouveau personnage.

 

C’était un géant.

 

Il dépassait la foule d’une bonne tête. Bientôt son nom courut là foule, car cet homme était célèbre. C’était le fameux Barthuiset, le tueur de lions.

 

S’il fallait en croire la légende et ce qui se racontait autour des tables de café, sur le boulevard, à l’heure de l’apéritif, cet homme avait, en Afrique, tué plus de lions qu’il n’y en eut jamais dans l’Atlas.

 

C’était sur lui que M. Mathieu de La Fosse comptait pour tuer Balaoo.

 

Depuis le matin, Balaoo ne donnait plus signe de vie, mais on se méfiait et personne n’avait osé s’approcher des échafaudages.

 

Quand il fut à dix mètres de la tour, M. Mathieu de La Fosse dit à Coriolis qui paraissait hébété et tout à fait hagard :

 

– Vous allez l’appeler.

 

– Pour quoi faire ? demanda l’autre, de plus en plus stupide.

 

– Pour parlementer !… Comprenez que nous ne tuerons votre anthropopithèque qu’à la dernière extrémité… expliqua le préfet. Il nous en a déjà fait voir de toutes les couleurs. Puisque vous prétendez qu’il entend raison, parlez-lui… amadouez-le, dites-lui quelque chose, prouvez-nous enfin que ce n’est pas tout à fait un sauvage !

 

Coriolis, à ces mots, se laissa prendre.

 

Car le terrible était (et le préfet l’avait deviné) qu’en dépit des crimes de Balaoo et de l’enlèvement de Madeleine, Coriolis, instinctivement, voulait sauver Balaoo… Ses appels, sur les toits de l’hôtel de ville, étaient surtout des avertissements, des prières de fuir !…

 

Du moment qu’il ne s’agissait plus de tuer Balaoo, Coriolis allait l’appeler autrement… et, en effet, il cessa de lui adresser un appel d’homme. Et il lui cria en langage singe :

 

– Tourôô ! Tourôô ! (Tout va bien). Gooot ! (Viens). Woop ! (je t’en prie.)

 

Aussitôt, on vit, entre deux planches de l’échafaudage, le monstre qui avançait prudemment la tête, considérait anxieusement cette foule innombrable et, en ce moment, silencieuse.

 

Tant de silence après un tel tumulte, semblait le surprendre et l’inquiéter. Il assura, d’un geste hésitant, son monocle dans l’arcade sourcilière, et se pencha davantage, presque de tout son corps, au-dessus du groupe d’où venaient les mots amis de la langue de sa race :

 

– Tourôô ! Gooot ! Woop !

 

Et pan ! le coup partit ! le coup de la carabine à balle explosible de Barthuiset, le tueur de lions.

 

Un immense, prodigieux, prolongé cri, fait de milliers de milliers de clameurs, monta de la ville, du pavé de la ville délivrée.

 

L’anthropoïde avait basculé et venait, à son tour, s’abattre au pied de ces murailles dont il avait été l’effroi.

 

Mais il tomba sur un massif de terre molle et ne succomba qu’au bout de quelques minutes.

 

Alors, les hommes de la ville purent entendre l’agonie du singe, du grand singe, du grand singe anthropoïde, du grand ancêtre, telle qu’on l’entend au fond des forêts équatoriales et telle qu’elle existe dans le corps mourant de ses mystérieux frères animaux, même chez ceux qui ne sont point encore l’anthropopithèque…

 

Les hommes de la ville la connurent, cette plainte désespérée dont le voyageur Louis Jacolliot a dit : « À la suprême minute de la mort, la terrible bête rend des sons qui ont quelque chose d’humain… sa dernière plainte vous donne l’illusion d’un être plus élevé dans la classification naturelle, et il vous semble que vous venez de commettre un meurtre. »

 

Coriolis, à ce coup de feu, avait senti son cœur se déchirer et il avait pu croire, un instant, que c’était lui qui était frappé à mort… Il vit le grand corps tournoyer dans l’air, il se précipita comme pour le recevoir dans ses bras. Heureusement, l’être s’écrasa près de lui, sans le toucher. Coriolis se précipita sur cette dépouille qui mourait avec des gémissements d’homme.

 

… Il se pencha… et… tout à coup, se releva avec un cri insensé de triomphe… Ce n’était pas Balaoo !…

 

*

* *

 

VI

ON RETROUVE LES JEUNES FILLES

Non, ce grand singe, habillé en homme et portant monocle comme Balaoo, ce n’était pas Balaoo. Quelques heures plus tard, on savait que c’était Gabriel, le grand chimpanzé oriental de Java, du jardin des Plantes.

 

Comme il avait déjà fait maintes farces et, qu’à plusieurs reprises, il s’était montré d’une certaine humeur farouche, on eut tôt expliqué sa formidable incartade. Il avait profité, le premier, de la négligence soûlographique du gardien, habitué du père Lunette, et avait pris ainsi la clef des toits.

 

Fallait-il s’étonner qu’avec son instinct irrésistible d’imitation et d’assimilation, il eût chipé un complet pour s’en vêtir ? Non ! à ce point de vue, il ne faut s’étonner de rien chez les singes.

 

La cage de Gabriel, au jardin des Plantes, était double, comme beaucoup d’autres cages, avec une chambre grillée en plein air et une autre chambre grillée à l’intérieur de la ménagerie. On avait accoutumé de laisser la porte de communication de Gabriel ouverte, de telle sorte que le prisonnier pût, selon l’heure ou la température, aller chercher l’ombre ou le soleil. Comme le gardien ou le visiteur ne peut voir qu’une seule chambre à la fois, chacun avait dû croire Gabriel dans la seconde quand il regardait la première, et vice versa. Ainsi s’expliquait encore que Gabriel eût pu, pendant des jours et des nuits, courir les toits de la capitale et épouvanter la ville de ses sinistres exploits sans que son absence fût signalée à la ménagerie du Muséum…

 

Mais alors, que devenait en tout ceci le fameux anthropopithèque, le monstre, mi-homme, mi-bête, qui parlait le langage des hommes ?

 

Que devenait l’invention de Coriolis ?

 

On était trop heureux à la préfecture d’être débarrassé d’un monstre pour s’embarrasser d’un autre ! On déclara, sans plus tarder, que l’invention de Coriolis était une imagination de ce cerveau malade… On traita le professeur comme un monomane… et on le pria de retourner enfermer sa monomanie dans son hôtel de la rue de Jussieu, tout en restant à la disposition de la justice.

 

La journée qui vit la délivrance de Paris vit aussi celle des jeunes filles collectionnées.

 

Toutes celles qui avaient été volées par le chimpanzé furent retrouvées par le plus grand des hasards, et au moment où on désespérait de savoir jamais ce que Gabriel avait pu en faire.

 

Elles furent toutes retrouvées saines et sauves dans une salle du musée de la Marine, où leur étrange ravisseur les avait enfermées après les y avoir amenées par les toits. C’est à la curiosité scientifique et navale d’un M. Benezecque, percepteur dans une petite commune des environs de Montauban, que ces jeunes filles doivent la vie, car, au fond de ce grenier lointain, elles seraient toutes mortes de faim et de soif, si, poussé par le désir de voir des bateaux, M. Benezecque n’était monté dans les combles de notre vieil illustre palais où des coups sourds l’avaient averti qu’on appelait à l’aide, coups frappés contre une porte que l’on peut voir encore aujourd’hui (avant quatre heures, le lundi, le mercredi et le dimanche) à côté de la galère du XIIIe siècle.

 

Le professeur Coriolis rentrait en son hôtel de la rue de Jussieu quand une édition du soir de La Patrie en danger vint lui apprendre l’heureuse délivrance des victimes de la fantaisie diabolique de Gabriel, et il ne fut pas étonné de ne point découvrir parmi les noms de ces jeunes filles celui de Madeleine…

 

Il savait bien, lui, que Madeleine n’avait pas été volée par Gabriel… Comme il franchissait le seuil de sa porte, sombre et si désespéré qu’il songeait à se donner la mort, il trouva un pli sur les dalles du vestibule.

 

Ce pli venait de Saint-Martin-des-Bois et était ainsi libellé :

 

« Vous attends au grand hêtre de Pierrefeu : Balaoo. »

 

*

* *

 

VII

PAUVRE BALAOO !

Depuis des heures, Coriolis, les vêtements déchirés, le visage ensanglanté par les épines et les ronces, écarte vainement des branches.

 

Il ne retrouve plus la carrière de Pierrefeu que surplombe le grand hêtre bien connu de sa jeunesse. Il est perdu dans la forêt. Il est venu là tout seul, ne voulant plus mêler personne à sa terrible histoire de famille et ne sachant quelle dernière funeste surprise l’attend à l’étrange rendez-vous fixé par Balaoo.

 

Et d’abord, qui l’eût accompagné ? N’est-il point seul désormais sur la terre ? Patrice, que l’on soigne à Clermont, n’a point voulu le recevoir, l’accusant de tous les crimes dans un délire où peut-être sombre sa raison.

 

La petite Zoé, dont il a voulu faire une demoiselle pour Balaoo au temps où il espérait, dans sa folie extraordinaire, pouvoir faire accorder un état civil au fils de la forêt de Bandang, la petite Zoé, frappée au cœur par l’amour criminel de Balaoo pour Madeleine, se meurt dans les bras de Gertrude. Toutes deux également ont fui sa demeure et ne le veulent plus connaître.

 

Et sa fille ! Où est sa fille ? Est-il vrai que le monstre l’ait tuée plutôt que de se voir séparé d’elle ? Et va-t-il se trouver en face du cadavre de son enfant ?

 

Balaoo, éperdu de remords, l’appelle-t-il pour pleurer sur une tombe ? Pourquoi, dans le mot qu’il envoie, ne lui parle-t-il pas de Madeleine ? Silence tragique ! Abominable incertitude ! Madeleine ! Balaoo !…

 

Depuis des heures, voilà les deux noms chéris que l’infortuné Coriolis jette à l’écho de la forêt, et l’écho seul lui répond.

 

Plusieurs fois, il a cru reconnaître les sentiers qui mènent au grand hêtre de Pierrefeu ; mais ses pas se sont mêlés et peut-être n’a-t-il fait que tourner sur lui-même. Le soleil décline et perce de ses flèches obliques la haute futaie. Le crépuscule va venir : Balaoo ! Madeleine !…

 

Balaoo ! toi qui aimais tant ta petite maîtresse, est-il vrai que tu l’aies ravie comme une bête sauvage et que tu sois resté sourd à sa voix ?

 

Il crie, dans le soir qui tombe :

 

– Ma fille est morte ! Ma fille est morte !…

 

Alors, tombant à genoux et levant les mains au ciel dans un geste de pitié et de pardon, pour la première fois, il regrette son œuvre.

 

Comme son regard, où il y avait tout le désespoir du monde, montait au zénith, il rencontra un épais cercle de corbeaux qui jacassaient horriblement, ainsi que font les bêtes et les hommes, après un grand festin.

 

Ce cercle montait, puis descendait, et enfin disparut comme s’il tombait dans la forêt avec un accompagnement forcené de cris rauques et stridents comme des rires et des hoquets d’oiseaux de proie repus.

 

Le cœur de Coriolis se glaça.

 

Et soudain ses yeux accrochèrent un voile blanc que retenait la griffe d’une jeune pousse. Il se releva en titubant, et il se pencha sur ce voile ou plutôt sur ce lambeau blanc comme le voile d’une jeune épousée.

 

Il ne douta plus que ce fût là le voile de Madeleine.

 

Il le reconnaissait. Sa terreur lui disait qu’il ne se trompait pas. Il l’arracha à la forêt de ses doigts fébriles et le porta à ses lèvres en sanglotant. Quelques pas plus loin, ce fut un morceau de satin de la robe qu’il trouva… Et puis un petit soulier… C’était le petit soulier blanc de Madeleine ; il le baisa éperdument…

 

Et il appela de toute la force de sa douleur :

 

– Madeleine ! Madeleine ! Madeleine !…

 

Non point comme on appelle une vivante, mais comme on appelle une morte qui vous est chère, pour qu’elle vous apparaisse. Car il y a des moments où la douleur humaine ne craint point les fantômes et où elle évoque les ombres pour les presser sur son cœur, des moments où la douleur ne tremble point sur le seuil du grand mystère, des moments où l’amour des vivants voudrait faire sortir les morts de la nuit et où il s’étonne naïvement (tant il a appelé avec force) que les ombres ne viennent point le baiser sur la bouche.

 

– Madeleine !…

 

Seuls, les cris des corbeaux lui répondirent… et c’est guidé par les cris des corbeaux qu’il continua de marcher à travers les branches.

 

Quand il eut écarté les dernières lianes de ce coin de futaie épaisse, il y avait comme un incendie au ras de la terre et des troncs, et il lui parut qu’il débouchait au centre de la fournaise. Il reconnut la carrière de Moabit. Plus de mille corbeaux étaient là qui ne tournèrent même point la tête, très occupés qu’ils étaient à manger la triple charogne de trois grands cadavres d’hommes étendus sur l’herbe, les bras en croix.

 

Et, bien qu’ils eussent le front fracassé et beaucoup de chair mangée, Coriolis reconnut les Trois Frères qui, de si longues années, avaient été la terreur du pays. Leurs fusils gisaient près d’eux ; le plus fort des trois, Hubert, à la barbe rousse, avait encore son arme dans sa main crispée.

 

À l’entour, les fougères et les arbrisseaux étaient renversés et brisés et piétinés. La lutte qu’ils avaient subie, et dont les Trois Frères étaient morts, avait fait comme un cirque, comme une piste rase ; et il avait dû y avoir là un combat terrible.

 

Qui donc avait été assez fort pour vaincre les Trois Frères armés de leurs trois fusils ? Et quelle arme toute-puissante avait couché ces grands corps sur la terre ensanglantée ?… Oh ! C’est une arme de bois, tout simplement. Elle repose, elle aussi, sur l’herbe, après avoir fait son ouvrage. C’est un beau jeune arbre qui pouvait compter sur de longues années de l’admirable vie de la forêt et qui, bien solidement, et confiant en l’avenir, avait enfoncé ses racines dans le sol nourricier. Or, une main l’avait arraché de la terre comme s’il n’y avait pas été attaché, et c’était ce tronc de bouleau dont la blancheur d’argent se maculait des tâches brunâtres du sang qu’il avait fait gicler des trois têtes, c’était ce tronc de bouleau qui avait tué !

 

Quel géant, quel héros avait combattu ici ? Quelle main d’archange avait manié ce glaive de bois flamboyant ?

 

À une branche de cet arbre, Coriolis distingua encore un coin de ce voile blanc qui faisait battre son cœur dans sa poitrine comme un tambour, et aussi, il vit (après avoir dérangé les corbeaux qui protestèrent et roulèrent autour de lui comme une troupe noire ivre), il vit encore un morceau de la robe blanche aux doigts de l’un des albinos.

 

Et il ne douta plus que son enfant n’eût été le butin convoité de cette bataille de sauvages. Sa pensée, plus rouge que la forêt crépusculaire en flammes, lui développa d’un coup toutes les phases du tournoi de mort et de sang.

 

Les brutes hommes s’étaient dressées contre l’animal en lui voyant une si belle proie et ils avaient voulu, eux aussi, la lui ravir.

 

Ils étaient morts, et Balaoo avait transporté ailleurs l’objet sacré de cette lutte de dieux. Balaoo !… Balaoo !…

 

Moabit soudain tomba dans la nuit noire, et Coriolis se heurta aux murailles vivantes de la clairière qui referma sur lui ses bras de branches et ses mains de feuilles. Et il s’y laissa aller, au bout de son désespoir, comme en un berceau…

 

Au matin, il se réveilla et il crut rêver encore en voyant, penchée sur lui, la figure triste et grave de Balaoo…

 

Il voulut crier. Balaoo, le doigt sur la bouche, lui ordonna le silence.

 

– Prends garde ! dit l’anthropopithèque, dont la voix semblait, pour arriver jusqu’à lui, traverser des larmes, des larmes, tout un lac désespéré de pleurs… Prends garde !… Tu vas la réveiller…

 

– Est-elle morte ?… Est-elle vivante ?…

 

– Elle dort !… Silence !…

 

– Est-elle morte ? Est-elle vivante ?…

 

– Elle dort et il ne faut pas la réveiller…

 

Et, le doigt sur la bouche, marchant devant lui, tournant de temps à autre la tête pour constater qu’il était suivi. Balaoo lui fit faire un très grand chemin à travers la forêt. Tout se taisait sur leur passage. Les oiseaux suspendaient leurs chants, et les feuillages cessaient de frémir de joie dans le vent du matin. Le doigt sur la bouche de Balaoo semblait commander le silence à la nature entière, pour qu’elle laissât reposer celle vers qui ils marchaient.

 

Était-elle morte ?

 

Était-elle vivante ?

 

Reposait-elle pour l’éternité ?

 

Ils arrivèrent au grand hêtre de Pierrefeu.

 

Balaoo montra à Coriolis l’étage supérieur des feuilles et le chemin qu’il fallait prendre.

 

Ils montèrent dans l’arbre.

 

Cet arbre était grand comme un petit bois qui eût entouré la demeure particulière de Balaoo.

 

Et on arriva à la demeure particulière, à la hutte bâtie dans le style de la forêt de Bandang, et que Coriolis (qui se rappelait les huttes élevées par les anthropopithèques sur les mangliers des marécages) ne s’étonna point du tout de trouver là.

 

Seulement, à cette hutte, il y avait une porte comme chez les hommes.

 

Il poussa la porte, cependant que Balaoo, de plus en plus triste et de plus en plus poli comme un quelconque homme qui prie un étranger de franchir le seuil de sa demeure, se tenait modestement derrière lui.

 

Coriolis poussa la porte et se trouva devant Madeleine étendue sur le lit de feuilles sèches et recouverte décemment d’une couverture qu’il se rappela lui avoir été dérobée jadis dans son cabriolet.

 

Madeleine était pâle comme une morte, mais elle n’était pas morte.

 

Au bruit que fit son père en entrant, elle ouvrit les yeux. Et deux syllabes glissèrent entre ses lèvres exsangues.

 

– Papa !…

 

Coriolis tomba à genoux devant son enfant, souleva cette tête chérie, la pressa contre son cœur et l’arrosa de ses larmes.

 

– Pardon !… Pardon !…

 

– Pardon de quoi, mon papa ?… Balaoo ne t’a rien dit ? Embrasse-le… C’est lui qui m’a sauvée !…

 

Le regard de Coriolis allait de Madeleine à Balaoo qui, sur le seuil, détournait la tête pour qu’on ne le vît pas pleurer.

 

– Comment ! Il t’a sauvée ?

 

Alors, Madeleine, entourant de ses beaux bras tremblants le cou de son père, lui confia la terrible histoire à l’oreille : l’enlèvement dans la chambre de Moulins par Élie, l’Albinos…

 

*

* *

 

Le fils de la mère Vautrin avait dû apprendre le mariage de celle qu’il n’avait cessé d’aimer et la prochaine arrivée des nouveaux époux à Clermont-Ferrand. La résolution qu’il avait prise subitement d’aller se mettre sur leur route, comme une bête à l’affût pour se jeter sur sa proie, au passage, en disait long sur la mentalité des trois individus, qui, depuis des années, chassés définitivement de la société des hommes par leur condamnation à mort, vivaient au fond de la forêt comme des animaux sauvages.

 

Mais, si Hubert et Siméon ne vivaient plus que pour manger et pour respirer au creux de leur tanière, le cœur d’Élie s’animait encore et de temps à autre, farouchement, au souvenir d’une forme blanche, apparue jadis, quand il rentrait le matin de ses chasses clandestines, au seuil de la plaine et au seuil de l’aurore. L’image de Madeleine vivait au fond de ce cerveau de brute et, s’il en était arrivé à ne plus prononcer un mot, à ne plus répondre à l’appel de ses frères, c’est qu’il ne cessait de converser avec l’image de Madeleine et de lui dire des choses qui ne devaient être confiées à personne.

 

En errant avec ses frères comme un chacal autour des villages qu’ils terrorisaient, par périodes, de leurs rapines, Élie fut mis au courant du retour prochain de Madeleine à Clermont avec son jeune époux.

 

Il ne dit rien à ses frères, se rendit à Clermont, vint se renseigner dans le voisinage de la rue de l’Écu et remonta jusqu’à Moulins.

 

Son but était d’enlever Madeleine avant son arrivée dans le chef-lieu du Puy-de-Dôme.

 

Là, il lui eût peut-être fallu renoncer à son sinistre projet. Tandis que, s’il ravissait Madeleine en pleine campagne, il se faisait fort, ne voyageant avec sa proie que de nuit, de regagner son repaire de la forêt sans être inquiété.

 

Monter dans le train et profiter d’un arrêt à une station secondaire, ou même du ralentissement du convoi à certains passages qu’il connaissait, et bondir dans la nuit avec la jeune femme dans ses bras, tel était le plan extrêmement simple que pouvait concevoir son cerveau de brute.

 

Les événements se chargèrent encore de simplifier les choses.

 

À Moulins, il vit descendre du convoi Madeleine et Patrice.

 

C’est tout juste s’il eut la force de se retenir de la saisir, là, sur le quai, au milieu des voyageurs. Si elle n’avait passé si vite, au bras de Patrice, peut-être aurait-il tenté le coup. Il se sentait le cœur bouillonnant, des flammes au cerveau et tout tremblant de l’impatience de son rapt.

 

À l’hôtel, il entra carrément derrière eux, mais continua, attentif, son chemin dans la cour. Une fenêtre s’éclairait, et il y vit l’ombre de Madeleine. Dix minutes plus tard, Madeleine était dans ses bras ; son poing étouffait la bouche hurlante et il la jetait à demi morte dans une carriole sur le siège de laquelle il bondit.

 

Il s’arrêta, quand la bête, expirante, s’abattit dans les brancards.

 

Il avait fait un long chemin sur la route de Paris, remontant du côté opposé au pays de Cerdogne ; et ceci devait dépister, quelques heures plus tard, Patrice d’abord, Coriolis, accouru, ensuite.

 

Enfin, les événements déclenchés par Gabriel achevèrent, par leur coïncidence, de donner la tranquillité au ravisseur qui s’acheminait à petites et prudentes étapes vers la carrière de Moabit.

 

Il ne disait pas un mot à Madeleine, mais il la forçait à boire et à manger par la terreur.

 

Madeleine espéra un instant que les recherches dont elle devait être l’objet actif et désespéré aboutiraient avant que le misérable ne l’eût enfermée pour toujours dans quelqu’une de ces affreuses carrières de Moabit dont on prenait le chemin. Elle en connaissait la terrible légende, toute peuplée de fantômes, de cadavres, tapissée de squelettes et de trésors.

 

Mais la forêt se referma sur eux avant que le secours fût venu, et ils arrivèrent à Moabit.

 

Les deux frères accueillirent en silence l’albinos et sa proie toute blanche. Élie leur dit :

 

– Voici celle qui sera ma femme, la femme d’Élie de Moabit. Les autres s’avancèrent sur elle avec des regards de flamme. Elle vit qu’ils étaient armés et qu’ils se regardaient tous trois avec une grande haine. Elle comprit que les Trois Frères allaient se battre et qu’elle serait le butin du vainqueur.

 

Et les autres, avec leurs bras terribles, se l’arrachaient déjà ; déjà elle sentait autour d’elle leurs doigts monstrueux qui la déchiraient, quand elle poussa un grand cri qui roula au fond des échos de la forêt :

 

– Balaoo !… Balaoo !…

 

Et Balaoo parut.

 

Ah ! ce fut un combat de géants, une lutte mythologique avec la foudre du fusil moderne en plus. Mais, soit que les dieux anthropopithèques veillassent avec un soin jaloux sur leur héros terrestre, soit que la nature l’eût doué d’une chair impénétrable au vulgaire plomb de chasse des hommes, la foudre humaine fut impuissante à arrêter l’élan de ses bras vengeurs.

 

La forêt elle-même l’arma du terrible glaive, et l’arme tournoya autour des fronts…

 

Balaoo ! Balaoo ! Il était venu ! Il frappait pour elle ! Il tuait pour elle ses Trois Frères de la forêt !

 

En vain avait-elle appelé les hommes ! Nul n’était venu ! Mais elle n’avait eu qu’à prononcer son nom pour qu’il se ruât dans la mêlée et en sortît vainqueur, le cher, formidable et doux et terrible Balaoo !…

 

Et pour elle, pour elle qui avait regardé Patrice tirer sur Balaoo sans qu’elle eût détourné son bras, pour elle qui, à genoux, au centre de Moabit, pendant que se déroulait le combat, ressemblait à un grand lis blanc !

 

Ah ! dans les tournois, y eut-il jamais un chevalier plus redoutable ? frappant d’estoc et de taille et de ses doigts de mains de souliers !… Balaoo !… Balaoo !… Frappe ! Abats ! Voilà pour Siméon !… Et puis pour Élie !… Quant à Hubert, il faut lui réserver ton coup le plus rude.

 

Ils ont tourné autour de toi avec leurs fusils vides qu’ils agitent maintenant comme des massues ; mais toi, tu as ta bonne massue d’arbre et tu leur en fais voir de toutes les couleurs ! De la couleur rouge partout !

 

Ah ! que de sang sur les bras et sur les joues !… Hop ! Hop ! Balaoo ! Elle n’a eu qu’à prononcer ton nom et tu es venu ! Tourôô ! Tourôô ! Pan ! encore un bon coup dans les reins de cet Élie qui ne s’en relèvera plus et qui se traîne sur l’herbe comme un lièvre aux pattes brisées !

 

Et ils ont le front fendu tout de même, et ça coule, le sang. Mais ce sont de solides gaillards qu’un coup d’arbre sur le front ne démolit pas du premier coup ! Il faut y revenir à plusieurs fois ! Ils sont durs comme de la chair et de l’os d’anthropopithèque ! Woop ! phch ! phch !… Un coup par-ci, un coup par-là !…

 

Les guerriers sont comme ivres et dansent autour de Balaoo comme des ours ; c’est toi, Balaoo qui les fais danser ainsi, comme un bohémien son ours. Gock ! Gock !… L’enfer de Patti Palang-Kaing vous attend !

 

Ouf ! Ils ne respirent plus !… Ils ne gémissent plus !… Ils ne bougent plus !…

 

Ils sont morts tous les trois, les bras en croix, sur l’herbe rouge. Mais toi, tu es bien mal arrangé aussi, mon pauvre Balaoo !…

 

Mais il s’agit bien de te soigner à cette heure où le blanc lis de la carrière de Moabit s’affaisse après avoir vu ta victoire, tout doucement sur la terre, épuisé.

 

C’est ton tour d’emporter le blanc lis dans tes bras, avec beaucoup de précautions dignes d’une nourrice de petits hommes, par le seigneur dieu Patti Palang-Kaing !…

 

Et tu as étendu le lis sur la fraîcheur du lit de feuilles sèches de ta demeure solitaire du grand hêtre de Pierrefeu !… Que Patti Palang-Kaing qui veille sur les cœurs sincères, du haut de son trône de la forêt de Bandang, et qui récompense les belles batailles de la forêt… que Patti Palang-Kaing soit béni, puisqu’il a béni ta demeure, ô Balaoo !…

 

Tel avait été ce dernier épisode, sanglant, tragique, héroïque et beau comme l’antique.

 

Ce n’est point avec sa pauvre voix si fragile, avec le souffle pâle de son haleine de lis expirant, que Madeleine a pu raconter d’aussi retentissants hauts faits à Coriolis qui pleure. Mais les quelques mots qu’elle lui dit à l’oreille et ce qu’il a vu : les cadavres et les blessures de l’humble Balaoo, tout cela lui fait comprendre le drame, le fait sangloter d’allégresse et fait bondir son cœur d’orgueil, car Madeleine est sauve et Balaoo a agi comme un de la Race au temps des chevaliers sans peur et sans reproches.

 

Balaoo détourne toujours la tête au seuil de sa demeure forestière, pour qu’on ne voie pas ses yeux rudes pleins de larmes.

 

Madeleine dit, en soupirant :

 

– Il faut bien lui demander pardon très fort ! Nous avons eu tort de ne pas le traiter comme un de la Race. Il m’a dit : « Je voulais te revoir encore, Madeleine, avant ton départ avec le mari de ta race. Que croyais-tu donc et que craignais-tu ? Un qui a des doigts de souliers sera toujours l’excellent ami de la fille des hommes et, si tu connaissais la loi de la forêt, établie par Patti Palang-Kaing, au commencement du monde, tu saurais cela que la fille des hommes peut se promener sans crainte dans la forêt. Mais ce n’est pas défendu de toucher des lèvres les traces de ses pas ou de lui lécher la main ! »… Voilà ce qu’a dit Balaoo. N’est-ce pas, mon Balaoo ? Il m’a dit tout cela, à côté du lit de feuilles sèches, en attendant que tu viennes… Il me l’a même dit dans des vers immortels, car Balaoo est un grand poète, n’est-ce pas, Balaoo ? Balaoo, à la porte, fait signe que oui de la tête… mais la tête toujours tournée, car il n’en peut plus… Sa douleur va éclater comme un orage intempestif… et il se retient pour ne pas tomber dans le ridicule. Il tâche à avaler ses sanglots et à garder son tonnerre pour lui. Pauvre Balaoo qui sait que Coriolis est venu pour emmener Madeleine… Pauvre Balaoo qui a appelé lui-même son maître, sur l’ordre de sa petite maîtresse et qui est allé lui-même, après l’avoir écrite lui-même (car Madeleine était alors trop malade) mettre de nuit, dans la rue du village, sa lettre dans la boîte aux lettres de la poste de Mme la receveuse… Même qu’il a failli être reconnu par cette sacrée vieille taupe de mère commère Toussaint qui pense toujours à la robe de l’impératrice.

 

*

* *

 

C’est fini, cette fois, bien fini ! Elle est partie ! Elle est partie rejoindre son mari et il ne la reverra plus !… Son maître reviendra, lui ; mais elle, elle ne doit plus revenir à cause de la loi d’hommes qui lui ordonne de suivre son mari… Elle est partie à l’instant même, et, après des adieux qui ont fait croire à tous les villageois du pays de Cerdogne qu’il y avait un gros orage dans les bois et sur la montagne, il est resté là, lui, sur le seuil de sa demeure forestière du grand hêtre de Pierrefeu, il est resté immobile, les bras et les jambes pendants et la tête sur la poitrine, sans remuer, comme un anthropopithèque en bois.

 

Et il est resté comme ça tant que les grelots du cheval de la voiture ont grelotté sur son cœur desséché comme une peau de tambour, car il n’y a plus rien dans son cœur, rien ; elle a tout emporté. Du moins, ça lui produit cet effet-là, une sensation de creux ; oui, il a là comme une caisse vide et que rien ne remplira jamais plus !… Rien que le souvenir, Balaoo !…

 

Et tu verras, Balaoo, que le souvenir, ça remplit tout de même le cœur, à en étouffer…

 

On n’entend plus rien au loin sous la feuillée. Balaoo rentre chez lui et s’étend sur le lit de feuilles sèches qui a gardé la forme de son corps… et, chose incroyable, Balaoo a encore des larmes.

 

Les dernières écoulées, il restera sur le lit de feuilles sèches, pendant deux jours et deux nuits, étendu sans mouvement comme un anthropopithèque en bois. D’anciens camarades de la forêt seront montés jusque chez lui et auront regardé par la porte entrouverte, sans seulement qu’il se soit dérangé d’une ligne. Le vieil As, qui maintenant a une patte cassée, a regardé cela et est reparti sans rien dire, en haussant les épaules.

 

Balaoo ne connaît plus ces gens-là.

 

Au bout du second jour, quand Coriolis est revenu, il a trouvé Balaoo assis, au coin de sa porte, l’épaule au soleil et lisant mélancoliquement Paul et Virginie…

 

Coriolis a dit à sa fille qu’il allait se retirer définitivement à Saint-Martin-des-Bois ; mais, dans sa pensée, il a menti, c’est au grand hêtre de Pierrefeu qu’il voudrait se retirer… loin de la société qui ne peut que le maudire, tout seul avec son chef-d’œuvre de dieu, avec l’Homme de Java que son génie a mis au monde…

 

Enfin, on va voir ce qu’on va faire. De fâcheux bruits courent le département sur une histoire d’anthropopithèque. Coriolis trouve qu’on est très bien dans la forêt gardée par le souvenir des Trois Frères et de la bataille où périrent quelques braves officiers et soldats… C’est une retraite à peu près sûre et inviolable, à peu près…

 

D’abord, Coriolis songe avant tout à vaincre la tristesse de Balaoo. Il a raison, car le malheureux garçon est bien malade et s’il continue à s’attrister ainsi, sans remuer, au haut de son arbre, il deviendra phtisique.

 

Coriolis arrache d’abord Balaoo à ses mauvaises lectures. Il lui confisque Paul et Virginie, et il l’emmène se promener dans la forêt.

 

Pour détourner les pensées de son élève, il le met au courant des frasques d’un certain Gabriel, dont on a pu croire, un instant, qu’il était Balaoo. En vérité ! Lui-même s’y était trompé, à cause de la façon qu’il avait de porter son veston ouvert en mettant brusquement un doigt dans les poches de son gilet ou aux entournures ; enfin, à cause d’un monocle.

 

– J’ai beaucoup connu ce Gabriel, répondit Balaoo, en faisant effort pour suivre la pensée de son maître ; il m’empruntait tout, mes costumes, et jusqu’à la façon de les porter. Je lui avais fait don d’une paire de lunettes : et je vois qu’il a réussi à en faire un monocle parce que j’en portais un. Ces singes ne peuvent se passer d’imiter les gens.

 

Ils marchèrent quelque temps sans rien dire, puis ce fut Balaoo qui reprit :

 

– Pendant que l’on mettait sur mon compte toutes ces horreurs, je prenais, désespéré, le chemin de Pierrefeu ; j’avais voulu revoir Madeleine, tout simplement ; je l’ai revue à travers les vitres du wagon, mais l’autre a voulu me tuer et je regrette bien qu’il n’ait pas réussi.

 

Coriolis serra le bras de Balaoo affectueusement. Alors, Balaoo lui rendit humblement la pression et baissa le front en finissant…

 

– Oui, je ne demande plus qu’à mourir… qu’à mourir dans ces lieux qui l’ont connue, qui ont entendu sa douce voix quand elle appelait : Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !… Ma seule joie maintenant sera de reconnaître les arbres au pied desquels nous nous asseyions, quand elle voulait m’instruire de quelque histoire nouvelle… Ici… je retrouverai partout son image… Patti Palang-Kaing est bon !… Ah ! je saurai mourir ici…

 

Coriolis voulait en vain le faire taire. Balaoo ne pensait qu’à Madeleine et se plaisait douloureusement à confier sa pensée à toutes les branches du chemin. Il dépérissait visiblement. Il ne sortait de son rêve que pour parler de Paul et Virginie, dont l’histoire lui agréait par-dessus tout parce qu’il y trouvait de la ressemblance avec ses propres malheurs. Et, comme Paul, après le départ de Virginie, il revit tous les lieux où il s’était trouvé avec la compagne de son enfance, tous les endroits qui lui rappelaient leurs inquiétudes, leurs jeux, leurs repas champêtres et la bienfaisance de la petite sœur bien-aimée… Un jeune bouleau qu’elle avait planté, les tapis de mousse où elle aimait à courir, les carrefours de la forêt où elle se plaisait à chanter et où leurs deux voix s’étaient mêlées avec leurs deux noms : Balaoo !… Madeleine !…

 

Au bout de cinq jours, il se coucha ; et Coriolis put croire que c’était pour ne plus se relever.

 

Un matin, Balaoo se réveilla de son assoupissement et vit Zoé et Gertrude à ses côtés. Il n’en marqua aucune colère, ni la moindre humeur. Bien mieux, il se laissa tendrement embrasser par Gertrude, et il demanda pardon à Zoé de toute la peine qu’il n’avait, depuis qu’il la connaissait, cessé de lui causer. Sa voix était douce, il se laissait soigner et dorloter. Il était faible comme un enfant qui va mourir. Coriolis, qui le soutenait derrière lui, bien qu’il fût aussi faible que lui, se risqua à user du mot-remède que la petite Zoé, avec son cœur et son intelligence, avait apporté toute seule.

 

Coriolis se pencha et glissa les deux syllabes à l’oreille de Balaoo :

 

– Bandang !

 

Aussitôt l’œil de Balaoo s’alluma, son torse se redressa, sa poitrine respira fortement et répéta :

 

– Bandang !… Alors Zoé dit :

 

– Veux-tu, Balaoo, veux-tu retourner dans la forêt de Bandang ?…

 

– Oh ! fit Balaoo, avec un soupir effrayant… Oh ! que je voudrais la revoir, avant de mourir !…

 

– Eh bien ! nous t’y conduirons !… Nous irons tous ensemble, Balaoo !…

 

Balaoo posa sur ses lèvres ses énormes poings tremblants, comme lorsqu’il avait dessein de retenir l’expression trop bruyante de sa joie ou de sa douleur.

 

– Partons !… fit-il !… Oh ! partons !… loin des maisons d’hommes !… Retournons dans ma forêt de Bandang !

 

Il n’y avait pas à hésiter. C’était le salut, non seulement pour Balaoo, mais encore pour eux tous, pour Coriolis surtout, car Zoé était revenue de Clermont avec les plus fâcheuses nouvelles. M. Mathieu de La Fosse avait maintenant la certitude que les beaux officiers et les beaux soldats, qui avaient été tués lors de l’assaut de la forêt, étaient tombés sous les coups de l’anthropopithèque de Coriolis. L’enquête officielle finissait de démêler ces choses sombres et l’on recherchait, à nouveau, le maître et son terrible élève.

 

Il n’était que temps de fuir.

 

Ils traversèrent les frontières et montèrent sur des nefs. Ils fuirent jusqu’à la forêt de Bandang.

 

*

* *

 

ÉPILOGUE

Balaoo fut sauvé le jour qu’il revit les lieux où il avait aperçu sa mère pour la dernière fois. C’était à trois jours de marche de Batavia, à quelques centaines de mètres des mangliers millénaires qui enfoncent leurs racines jusqu’au cœur même de la terre. Il reconnut les dispositions du carrefour et les voûtes épaisses qui distribuaient la même ombre et la même lumière, car il faut des centaines de siècles pour modifier ces paysages créés par les dernières perturbations du monde et l’élan de la première sève universelle.

 

Il dit : « C’est là. » Et il arrêta ses compagnons.

 

– C’est là ! C’est ma forêt de Bandang !… Voilà les bois de mon enfance !… Là, je jouais avec ma mère et mon petit frère et ma petite sœur. Moi, j’étais déjà vigoureux et fort, mais encore un baby, cinq ou six ans à peine… Mon petit frère et ma petite sœur commençaient à peine à marcher ; moi, je gambadais en vérité et j’appelais mon jeune frère et ma petite sœur par mes gestes et mes cris et je les engageais à venir partager mes ébats.

 

Le petit, pour me suivre, essayait quelques gambades, mais il faisait de vains efforts ! Oh ! je le vois encore trembler sur ses petites jambes qui le supportaient à peine ; il tombait, et ma petite sœur aussi tombait… et notre mère les relevait tendrement et les encourageait de la voix et du geste.

 

C’est à ce moment (je verrai cela toute ma vie). Ma mère, devant la maladresse et la fatigue des petits, venait de les coucher dans ses bras et commençait de les endormir en les berçant et en chantant une douce chanson des marécages. Ah ! Patti Palang-Kaing ! Ceux de la Race sont arrivés alors… Et ils ont lancé sur moi un filet dans lequel je me débattais, pendant que ma mère s’enfuyait pour sauver mon petit frère et ma petite sœur, en me jetant un cri d’adieu.

 

Ceux de la Race ont eu beaucoup de chance que mon père ait été occupé ailleurs dans la forêt, ce jour-là… Oui, c’est ici, ma forêt de Bandang ! Ah ! Patti Palang-Kaing ! Reverrai-je jamais, et mon père qui tonnait si fort, et ma mère qui présidait à nos jeux, et mon petit frère et ma petite sœur qui tombaient et se roulaient sur l’herbe comme de jeunes chevreaux malhabiles[20] ?

 

Balaoo ne retrouva pas ses parents. Et il put voir qu’il avait été oublié de ses amis de la forêt, depuis bien longtemps.

 

Le village des marécages avait disparu. Mais Balaoo reconstruisit les huttes sur les racines en triangle des mangliers géants. Et tous quatre, Gertrude, Coriolis, Zoé et lui vécurent en cet endroit, avec tranquillité. Gertrude se faisait très vieille et ne bougeait plus, occupée à tricoter des chaussettes que Balaoo ne mettait plus jamais, car il se promenait maintenant avec ses doigts de pieds sans souliers.

 

Zoé s’était faite la servante active et de plus en plus sauvage de ses deux maîtres. Elle ne parlait à Balaoo qu’à la troisième personne singe. Elle avait oublié les modes de Paris et s’habillait de feuillages. Et elle était bien contente de ne plus apprendre la géographie. Coriolis avait perdu l’habitude de parler homme et ne transmettait plus sa pensée qu’à l’aide de quelques monosyllabes de langue anthropoïde, et il se sentait avec une âpre jouissance retourner à ce qu’il pensait être le point de départ, la source de la vie humaine : à la race singe. Le malheureux n’avait plus la force cérébrale nécessaire à concevoir que cette rétrogradation lui était envoyée peut-être comme un châtiment du ciel pour avoir osé s’amuser au jeu défendu par la nature du mélange des espèces.

 

Seul, Balaoo, qui continuait tous les six mois à retourner à la ville de Batavia pour chercher une lettre de Madeleine, poste restante, et qui n’avait cessé de lire Paul et Virginie, avait conservé presque toute sa civilisation acquise.

 

Le souvenir de Madeleine l’aidait beaucoup en cela. Il vivait toujours avec la pensée de sa jeune maîtresse… Elle était maintenant notairesse à Clermont, et deux petits enfants jouaient dans l’étude de la rue de l’Écu, avec l’abominable général Captain.

 

« Si jamais, se disait Balaoo, ces deux gamins-là ont besoin de quelque chose dans la vie, ils n’ont qu’à faire un signe, je suis là !… Tourôô !… Woop !… Tourôô ! »

 

J’ai dit que Balaoo avait conservé, dans sa forêt de Bandang, presque toute sa civilisation acquise.

 

Mais il n’en montrait aucune fierté.

 

Et quand les hôtes de la forêt, les vrais frères fauves de Bandang, se furent rapprochés peu à peu de la nouvelle famille du village des mangliers, et que, les soirs de printemps, ils faisaient le cercle autour de Balaoo pour qu’il leur racontât des histoires d’hommes, Balaoo leur disait dans leur langage, après une courte prière à Patti Palang-Kaing : – Les animaux sont les animaux, et les dieux sont les dieux : mais les hommes, ça n’est rien du tout !… Bref (concluait Balaoo en mettant les doigts dans le nez, à la mode injurieuse anthropopithèque) : les hommes, c’est des dieux manqués !

 

COMPLAINTE À PATTI PALANG-KAING, DIEU DE TOUS LES ANIMAUX DE LA FORÊT DE BANDANG

 

Dédiée à Mlle Madeleine Coriolis Boussac Saint-Aubin par Balaoo.

 

Voopwooppwooppwoop ! (Cette exclamation mise ici en exergue, correspond à peu près, dans la langue singe, à la longue plainte exprimée dans ce vers de je ne sais plus quel tragique grec : ototototoi ! qui signifie : hélas !)

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Pourquoi le dieu des chrétiens

N’a-t-il pas mes doigts lié,

Mes doigts de mains de souliers ?

 

Pourquoi avoir changé ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang,

M’avoir appris à pleurer,

Si on n’a pu mes doigts lier,

Mes doigts de mains de souliers ?

Je me suis promené dans le jardin d’homme

Comme un de la race qui pleure ;

Mais personne n’a vu mes larmes,

Pas même celle pour qui je meurs.

Mais elle a entendu mon cœur

(Qui soupirait dans son malheur)

Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :

« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »

 

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers,

Je dirais à Patti Palang-Kaing :

« Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Garde tes palétuviers,

Tes bananiers, tes mangliers,

Puisque j’ai mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers…

Patti Palang-Kaing !

Balaoo ne regrette rien !… »

 

Et je dirais à Madeleine,

Avec ma plus douce haleine,

« Madeleine, je veux,

Veux embrasser tes cheveux !

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers ! »

 

Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,

Veux embrasser tes cheveux »,

Et moi je ne dis rien

Et je lui lèche la main !

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Redemande au dieu des chrétiens,

Redemande ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang,

Et rends-moi mes palétuviers

Et mes doigts de mains sans souliers.

 

Paris, Juillet 1911

 

 

 

 

 

 


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Novembre 2008

 

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[1] Rat-de-cave : inspecteur chargé de surveiller la fabrication de l’alcool dans les pays de bouilleurs de crû. C’est lui qui descend dans les caves des particuliers pour y surveiller la production des alambics.

[2] Sang.

[3] Assassinerait.

[4] Le juge.

[5] Le bagne.

[6] L’échafaud.

[7] Du grec anthropos, homme, et pithekos, singe : animaux qui tiennent le milieu entre le singe et l’homme, et qui auraient été comme une transition de celui-là à celui-ci. Quelques savants, dont Gabriel de Mortillet principalement, ont relevé, dans les terrains tertiaires, la trace et les débris fossiles de ces animaux intelligents, et aussi la preuve de leur intelligence. D’autres, sur la foi des récits de voyageurs, affirment que cette espèce de singe existe encore et qu’on peut en retrouver quelques spécimens au fond des forêts de Java. Le Dr Coriolis n’a pas été le seul à aller les chercher jusque-là.

[8] Ceci est terrible pour Balaoo qui ne savait pas que Camus et Lombard étaient boiteux et qui a cru qu’ils se moquaient de lui et imitaient en marchant son dandinement dans la rue, ce pour quoi il les avait pendus !…

[9] Rien, dit M. Haeckel, n’a dû ennoblir et transformer les facultés du cerveau de l’homme, autant que l’acquisition du langage. La différenciation plus complète du cerveau, son perfectionnement et celui de ses plus nobles fonctions, c’est-à-dire des facultés intellectuelles, marchèrent de pair, et en s’influençant réciproquement, avec leur manifestation parlée. C’est donc à bon droit que les représentants les plus distingués de la philologie comparée considèrent le langage humain comme le pas le plus décisif qu’ait fait l’homme pour se séparer de ses ancêtres. C’est un point que Chleicher a mis en relief dans son travail sur l’importance du langage dans l’histoire de l’homme. Là se trouve le trait d’union de la zoologie et de la philologie comparée : la doctrine de l’évolution met chacune de ces sciences en état de suivre pas à pas l’origine du langage. Il n’y avait point encore chez l’homme-singe de vrai langage articulé exprimant des idées.

 

Ainsi que Chleicher l’enseigne, il faut admettre qu’un certain nombre seulement de ces êtres, encore dépourvus de la faculté du langage articulé, mais bien près de l’acquérir, le gagnèrent en réalité sous l’influence de conditions heureuses, et dès lors eurent réellement le droit de dénomination d’hommes, mais que, par contre, une certain nombre d’entre eux, moins favorisés par les circonstances, échouèrent dans leur développement et tombèrent dans la métamorphose régressive. Nous aurions à reconnaître leurs restes dans les anthropophages, gorilles, chimpanzés, orangs, gibbons.

[10] Du Singe à l’Homme, par Th. Huxley.

[11] Toute cette théorie est exposée dans le livre si intéressant de Huxley, Du Singe à l’Homme.

[12] De l’avis de tous les voyageurs qui ont entendu l’orang-outan dans la forêt vierge, on ne peut comparer sa voix de tonnerre qu’à l’éclat de la foudre et au grondement du tonnerre. Un orang-outan furieux fait entendre à plusieurs kilomètres à la ronde un bruit d’orage, auquel plus d’un chasseur inexpérimenté s’est trompé tout d’abord.

[13] Dans le langage grand singe, woohoup brout veut dire : Grâce ! C’est ce que nous apprend M. Philippe Garner qui, pendant sept années, s’enferma dans une cage au centre des forêts équatoriales pour étudier le langage des quadrumanes supérieurs. Après des aventures sans nombre et des plus dangereuses, le professeur Garner revint aux États-Unis avec un magnifique butin scientifique sur les mœurs, les façons d’être, la langue des singes. D’après lui, les organes vocaux des chimpanzés sont capables d’émettre vingt-quatre sons différents, pour exprimer autant d’émotions diverses et parfaitement définies.

« À l’aide de ses rouleaux phonographiques, patiemment enregistrés durant son long séjour dans les jungles de l’Afrique centrale, nous relate la lecture pour tous, le professeur Garner peut démontrer que les vingt-quatre mots de la langue chimpanzée servent à exprimer autant de besoins ou de sensations. Doués d’instincts éminemment sociaux, les anthropopithèques se réunissent par familles qui forment de petites tribus de quarante à cent individus. Il pratiquent la belle formule humaine : Un pour tous, tous pour un. Et, bien qu’ils soient individuellement accessibles à des mouvements de colère, ils sont foncièrement dévoués aux intérêts de la communauté. Chez eux, point de nos grèves générales, décrétées au profit de l’unité, aux dépens de la collectivité !

« Ces sentiments sociaux ont enrichi singulièrement leur vocabulaire. Qu’un membre de la tribu découvre au sommet d’un arbre une récolte de baies mûres, et il annonce sa trouvaille en articulant un mot précis.

« Si c’est d’une flaque d’eau qu’il s’agit, l’éclaireur sait préciser la nature de la découverte, en se servant d’un mot que comprennent tous les adultes de la tribu. Et je vous laisse à penser s’ils dégringolent lestement des hautes branches pour tremper leurs lèvres dans le bienfaisant liquide !

« Mais qu’un lion ou un léopard se faufile de buisson en buisson, avec la criminelle intention de se payer la peau d’un des joyeux buveurs, et le premier qui évente l’approche du fauve articule un mot d’alarme qui fait le vide autour de la flaque.

« Après une étude approfondie de ses rouleaux phonographiques, M. Garner croit même pouvoir affirmer que le vocabulaire du chimpanzé comprend deux cris d’alarme distincts, employés, l’un dans les cas de péril imminent, l’autre pour annoncer un danger encore lointain et avertir la tribu qu’elle doit se tenir sur ses gardes. Un troisième terme, qui relève plus de la curiosité que de la peur, dénonce l’approche d’une autre bande de chimpanzés, dont le crieur ne saurait encore dire s’ils viennent en amis ou en ennemis.

« Un jeune adulte qui se sent apte à créer une famille sait fort bien engager le dialogue avec la jeune guenon à la patte de laquelle il prétend. C’est bien de sept à huit mots que notre soupirant dispose pour habiller sa flamme et formuler sa demande en mariage.

« M. Garner a noté quatre mots qui reviennent fréquemment sur les lèvres des deux futurs : gwouff tsch’tak tourôô, phrase de douceur amicale et de parfait accord.

« Il prend soin d’avertir que les signes de nos alphabets ne fournissent pas aux langues simiesques d’exacts équivalents. Cet aveu nous rassure, en nous laissant croire que ce gwouff tsch’tak, si déconcertant sur nos lèvres humaines, vibre d’une exquise harmonie dans le gosier d’un anthropoïde.

« Car c’est là incontestablement un refrain d’amour… à la chimpanzé, comme M. Garner a pu s’en assurer mainte et mainte fois, depuis son retour à Philadelphie, en vivant en contact constant avec quelques singes qu’il a rapportés du Congo. Son élève favorite, baptisée Susie, lui roucoule, chaque matin, en l’apercevant au saut du lit, un amical gwouff tsch’tak tourôô.

« Elle n’y manque que dans des cas précis, quand, par exemple, elle reçut la veille une correction qui lui parut imméritée, en son for intérieur de guenon congolaise. Alors elle se contente de grogner un gnangnan où s’exhale son humeur rancunière.

« Ces quelques détails, que la publication des travaux du professeur compléteront avant peu, suffisent à montrer dans quelle mesure il a résolu la question que se posent depuis longtemps les zoologistes : les singes parlent-ils ?

« Une constatation qui mettra tout le monde d’accord, c’est que ce minimum de vingt-quatre mots est suffisant pour assurer au grand primate africain une supériorité écrasante sur toutes les espèces animales, mammifères ou oiseaux, dont les mieux doués ne peuvent demander à leurs organes vocaux qu’une dizaine de sons distincts pour exprimer leurs sensations diverses.

« Le professeur Garner ne se contenta point de ces recherches linguistiques, il s’était aussi imposé la tâche d’étudier la mentalité des grands singes africains, de rechercher si l’instinct spontané est le principal moteur de leurs actions ou si, au contraire, l’éducation joue un rôle important dans l’évolution de leurs facultés et de leurs habitudes. Sur ce dernier point, il répond encore par l’affirmative. C’est par l’exemple que le jeune singe s’instruit, qu’il apprend à lire le grand livre de la jungle. Et l’exemple prend souvent la forme de la correction corporelle ! Un marmot de chimpanzé, qui ne répond pas correctement à sa mère, reçoit une dégelée de taloches destinées à le faire réfléchir.

« M. Garner complète actuellement ses observations en expérimentant sur la demi-douzaine de chimpanzés qu’il a rapportés du Congo. Susie, son élève de prédilection, l’enthousiasme par son intelligence, qu’il déclare supérieure à celle d’une fillette de quatre ans, quoique l’aimable primate ne soit âgée que de quatorze mois. Il lui a donné pour compagne de jeux une mignonne écolière du voisinage, qui s’est mise en tête de lui enseigner les principes de la lecture à l’aide de cubes de bois formant alphabet. »

Nombreux sont les récits des voyageurs où l’on rencontre des exemples de l’extraordinaire intelligence de certains singes et de leurs aptitudes à vivre en commun comme les hommes et à la manière des hommes ; et il en est qui nous relatent des faits difficilement niables à cause de la qualité des témoins, faits se rapportant à l’aptitude de certains quadrumanes à vivre et à converser avec certaines peuplades indiennes des bords du haut Amazone qui ont appris à comprendre leur langage rudimentaire. MM. L. et G. Verbrugghe, dans leur voyage au centre des forêts de l’Amazone, ont relevé précieusement le récit de voyageurs et le serment d’un missionnaire à propos de la coutume suivante, en vigueur aux sources du Jurna : les Indiens Vgunas s’y croisent avec un grand singe noir appelé coata et leurs métis naissent parfaitement constitués. Ceci corrobore te récit de M. de Castelnau qui raconte que rencontrant une Indienne de cette tribu, il voulut lui acheter un magnifique macaque qui se prélassait sur la porte de sa cabane ? ? ? elle refusa malgré le prix élevé qu’on lui offrit. L’indien qui accompagnait M. de Castelnau se prit à rire et lui dit : « Elle ne le vendra pas, c’est son mari ! » (L. et G. Verbrugghe. Forêts vierges.)

[14] Malgré cette dernière particularité, il était encore très naturel que Patrice, qui avait entendu parler de M. Noël, n’eût même point le soupçon qu’il se trouvait en face de la race singe. M. L. Jacolliot, dans son livre : Au pays des singes, p. 229, nous parle d’un singe qu’il avait vu traiter comme une véritable personne humaine. Voici ce qu’il en dit : « Au lieu de se développer en museau, le bas de son visage s’aplatissait à donner l’illusion de la face humaine. Son front large et bombé dénotait une grande perspicacité. Ses oreilles étaient grandes, mais parfaitement bordées ; enfin ses mains, presque de forme humaine, ne possédaient pas de griffes, mais des ongles véritables que son maître entretenait avec le plus grand soin ! »

[15] Traité de droit civil que l’on met dans les mains des étudiants en droit.

[16] Les nègres aussi ont une passion délirante pour le linge blanc bien empesé.

[17] Rastas, rastaquouères, exotiques peu recommandables dans le langage d’homme du Quartier latin.

[18] Malgré tout le soin que la presse met en général à ne dire que la vérité, il lui arrive d’être trompée comme tout le monde et sans qu’il y ait de la faute de personne. C’est une loi inéluctable de l’amplification des nouvelles.

[19] Les armuriers firent des affaires d’or. Ils furent littéralement dévalisés ; chacun, ostensiblement ou non, porta, pendant toute cette époque troublée, une ou plusieurs armes destinées à débarrasser Paris du monstre.

[20] Lire encore le livre de Louis Jacolliot où il décrit une scène de famille grand singe, absolument semblable à celle-là.