Gaston Leroux

 

 

 

L’ÉPOUSE DU SOLEIL

 

 

 

(1913)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LIVRE PREMIER.. 5

L’ARRIVÉE D’UN PRÉTENDANT.. 6

OÙ L’INDIEN HUASCAR ENTRE EN SCÈNE.. 10

LA COQUETTERIE DES LIMÉNÉENNES. 16

L’APPROCHE DE LA FÊTE DU SOLEIL.. 21

TROIS JEUNES FILLES MURÉES VIVANTES. 26

QUI A OFFERT LE BRACELET ?. 30

UNE PARTIE DE BOULES AVEC DES CRÂNES. 34

DES FANTÔMES SUR UN BALCON.. 37

LIVRE II  LE PASSÉ VIVANT.. 41

L’OMBRE DU CONQUÉRANT.. 45

UN COLLOQUE DANS LA NUIT NOIRE.. 50

HUASCAR SE MONTRE CRUELLE HANTISE ?. 53

UN CADEAU D’ATAHUALPA.. 58

LAISSEZ PASSER LA VIERGE DU SOLEIL ! 69

LIVRE III. 73

OÙ L’ON RETROUVE LE BON NATIVIDAD.. 76

SUR LA PISTE DES PUNCHOS ROUGES. 82

ON L’ASSASSINE ! ON L’ASSASSINE ! 86

LA « SEÑORITA » AUX MAINS DES « MAMMACONAS ». 91

L’ENLÈVEMENT DU PETIT CHRISTOBAL.. 95

LE SCEPTICISME DE FRANÇOIS-GASPARD.. 103

LIVRE IV  LE DICTATEUR.. 107

JE VIENS TROUVER LE MAÎTRE DU PÉROU.. 110

RENDEZ-MOI MES ENFANTS ! 116

LA TOUTE-PUISSANCE D’OVIEDO RUNTU.. 119

LE SERMENT D’HUASCAR UN PACTE SOLENNEL.. 124

OÙ L’ON RETROUVE L’ONCLE GASPARD.. 130

DANS LA MAISON DU SERPENT.. 134

L’ÉPOUSE DU SOLEIL REVÊT LA ROBE NUPTIALE.. 139

LE MORT VA VENIR ! ÉCOUTEZ ! 142

LIVRE V.. 144

SA CROUPE SE RECOURBE EN REPLIS TORTUEUX.. 147

LES PRÉCAUTIONS DU FOU ORELLANA.. 151

LE CORTÈGE DE L’INTERAYMI. 155

UN CRI QUI VIENT DU CIEL.. 159

DANS LE DÉDALE DES COULOIRS DE LA NUIT.. 162

REGARDEZ, C’EST ICI LE TEMPLE DE LA MORT.. 168

LE DIEU ASSIS DANS SA LUMIÈRE.. 171

LE SERMENT DES ENFANTS SU SOLEIL.. 176

LA « COYA » MILLÉNAIRE SUR SON BUCHER.. 180

MARIE-THÉRÈSE MURÉE VIVANTE.. 183

LA PRISON DE GRANIT S’OUVRIRA-T-ELLE ?. 186

TOUTES LES TOMBES SE RESSEMBLENT ! 188

LE DÉSESPOIR DE RAYMOND.. 190

DERNIER CHAPITRE  DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE LES AMOUREUX NE DOIVENT JAMAIS DÉSESPÉRER DE LA PROVIDENCE.. 191

BIENHEUREUSE APPARITION.. 193

LE GRAND-PRÊTRE À TENU PAROLE.. 196

UN SERMENT QUI NE COMPTE PLUS. 198

IMAGINONS QUE NOUS AVONS RÊVÉ.. 200

TRAGIQUE RÉALITÉ.. 202

ÉPILOGUE.. 203

À propos de cette édition électronique. 205

 

LIVRE PREMIER


Le navire n’était pas plutôt entré en rade de Callao qu’il était déjà envahi, avant même qu’il eût jeté l’ancre, par une multitude de bateliers criards et tyranniques. Les escaliers, les cabines, les salons furent pleins, en une seconde, de cette engeance matriculée, comme nos commissionnaires, qui avait la prétention d’enlever tous les passagers. L’oncle François-Gaspard Ozoux (de l’Institut, section des Inscriptions et Belles-Lettres), assis sur ses malles où il avait solidement cadenassé tous ses documents et les objets chers à son érudition, se défendit comme un enragé.

 

C’est en vain qu’on lui fit entendre que le paquebot ne pourrait être remorqué jusqu’au quai de la Darsena que deux heures plus tard ; il se cramponna à ses trésors en jurant que rien ne l’en séparerait… Quant à permettre à ces démons de jeter sur leurs frêles esquifs un bagage aussi précieux, l’idée ne pouvait décemment lui en venir toute seule. Elle fut émise par un grand jeune homme qui ne devait pas être d’un naturel timide, car il ne marqua aucun effroi de la colère que déchaîna illico chez l’irascible vieillard une proposition aussi audacieuse. Raymond Ozoux haussa tranquillement ses épaules, qui eussent pu faire envie à un athlète, et il résolut de laisser son oncle se débrouiller sur son vaisseau. Quant à lui, il avait trop de hâte d’être arrivé pour ne point sauter dans une barque qui, sur son ordre, fit aussitôt force rames vers le rivage.

 

Le cœur battant, Raymond voyait venir à lui le pays fabuleux, l’Eldorado de sa jeune ambition, la terre de l’or et des légendes, le Pérou de Pizarre et des Incas !… et de bien autre chose encore pour lui, Raymond Ozoux, dont le cœur battait…

 

Il ne fut point désillusionné par l’aspect monotone du rivage. Il lui importait peu que la ville s’allongeât, sans beauté, toute plate, au niveau de la mer et qu’elle ne dressât point, au-dessus des flots, ces tours, ces clochers, ces minarets, avec lesquels les antiques cités font de loin leurs gestes de bon accueil aux voyageurs. Il ne s’intéressa en aucune façon, dès qu’il eut passé le môle, aux ouvrages modernes de la Muelle Darsena qui eussent pu séduire un jeune ingénieur sorti récemment de « Centrale »… Rien de tout cela ne paraissait l’occuper…

 

L’ARRIVÉE D’UN PRÉTENDANT

Sur sa prière, le batelier lui avait désigné approximativement l’endroit de la ville où se trouvait la calle de Lima (la rue de Lima) et le regard du jeune homme ne s’en était plus détourné. Quand il débarqua, après avoir jeté quelques centavos à son homme, il repoussa brutalement l’assaut des guides, interprètes, pisteurs d’hôtel et parasites, pour courir dans la direction indiquée. Il arriva bientôt à la calle de Lima, qui semblait être la délimitation entre la vieille ville et la nouvelle. Au-dessus, à l’est, le haut commerce s’était groupé avec ses vastes immeubles, ses rues larges et droites, ses boutiques françaises, anglaises, allemandes, italiennes, espagnoles, qui se succèdent sans interruption. Au-dessous, tout l’enchevêtrement des ruelles étroites et vivement coloriées ; les colonnades, les vérandas s’avançant les unes vers les autres, prenant presque tout l’espace disponible. Raymond avait pénétré dans ce labyrinthe, bousculé par des Chinois, porteurs agiles de lourds fardeaux et par des Indiens paresseux. Quelques ranchos, quelques cabarets à matelots ouvraient leurs portes sur l’ombre fraîche de ce quartier que le jeune homme, qui n’était jamais venu au Callao, paraissait parfaitement connaître. À peine hésita-t-il à un carrefour un peu compliqué. Soudain, il s’arrêta, tout net, et s’appuya, un peu pâle, à la muraille décrépite d’une vieille masure dont la véranda entr’ouverte laissait venir jusqu’à lui une voix féminine, jeune, très musicale, mais aussi très assurée, qui déclarait en espagnol à un interlocuteur invisible :

 

– Eh ! mon cher Monsieur, c’est comme vous voudrez, mais à ce prix-là vous ne pouvez avoir que du guano phosphaté, qui n’aura plus que quatre pour cent d’azote, et encore !…

 

La discussion, à l’intérieur de la bâtisse, se prolongea quelques minutes encore, et puis, il y eut un échange de politesses ; on entendit une porte qui se refermait… et Raymond, de plus en plus ému, fit quelques pas du côté de la véranda et avança la tête. Alors, il put voir une jeune femme d’une beauté singulière, mais un peu sévère ; du moins, l’occupation qui, dans l’instant, retenait toute son attention et qui consistait à compulser de gros livres de caisse et à prendre rapidement des chiffres sur un mignon carnet attaché à la plus jolie taille du monde par une chaîne d’or, cette occupation, disons-nous, devait être pour quelque chose dans le froncement des sourcils, dans l’accentuation de la ligne du front et dans la dureté momentanée du profil. Rien dans cette femme n’apparaissait de la langueur créole, rien non plus de la beauté espagnole en dehors de ses admirables cheveux noirs. Mais c’était là le casque de Carmen sur la tête de Minerve, de Minerve aux yeux bleus, déesse de la sagesse et excellente comptable. Enfin, elle leva la tête :

 

– Marie-Thérèse !…

 

– Raymond !

 

Elle laissa glisser à ses pieds avec fracas un gros registre vert et courut à la fenêtre. Déjà Raymond couvrait de baisers ses mains prisonnières. Et elle, elle riait, riait… riait du bonheur de le voir, si grand, si beau, si fort, avec sa belle barbe blonde qui le faisait ressembler à un mage doré d’Assyrie.

 

– Ça va le guano ?

 

– Pas mal, et vous ?… mais on ne vous attendait que demain.

 

– Nous avons brûlé une étape.

 

– Comment va ma petite Jeanne ?

 

– Oh ! ma sœur est une grande personne, maintenant, elle en est à son second bébé.

 

– Et Paris ?

 

– Eh bien ! la dernière fois que nous l’avons vu, il pleuvait !…

 

– Et le Sacré-Cœur ?

 

– Mais nous n’y sommes plus retournés, vous pensez bien, depuis vous…

 

– À ce qu’il paraît qu’on va le vendre ?

 

– Hélas ! que ne suis-je assez riche pour le racheter… si seulement on me permettait d’emporter le parloir !… le petit coin où nous nous asseyions en vous attendant, Jeanne et moi !…

 

– Mais j’y pense ! et votre oncle, qu’en avez-vous fait ?

 

– Toujours à bord ! ne veut pas quitter sa collection !… continue à prendre des notes avec le zèle d’un académicien qui découvre l’Amérique… Mais où est la porte, mon Dieu ?… où est la porte ?… Je n’ose pas entrer dans vos bureaux par la fenêtre… Et puis, je vous dérange dans vos comptes…

 

– Énormément ! tournez le coin de la rue, la première porte à droite… et frappez avant d’entrer !…

 

Il s’élança, trouva une voûte à sa droite qui ouvrait sur une immense cour où s’agitait, dans une certaine effervescence, tout un peuple de coolies chinois et d’Indiens quichuas. Des camions, venant du port, passaient sous la voûte avec un grand bruit de ferrailles ; d’autres chars descendaient à vide. Il y avait un grand tumulte de choses et de gens, dans une poussière suffocante. Enthousiasmé, l’ingénieur murmura : « C’est elle qui commande à tout cela ! » et il la trouva sur le seuil de son bureau qui l’attendait avec son heureux sourire.

 

Ce fut elle qui referma la porte. Elle tendit son front :

 

– Embrassez-moi !

 

Il l’embrassa, en tremblant, dans les cheveux. C’était la première fois. Elle était beaucoup moins troublée que lui. Et comme il restait là, debout, les bras ballants, à la regarder avec extase, comme un grand dadais, ne pouvant plus prononcer un mot, ce fut elle encore qui dit :

 

– On s’aime ?

 

– Ah ! fit l’autre… en joignant ses mains de boxeur.

 

– Eh bien !… pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?

 

– Il est trop tard ? s’exclama le pauvre Raymond dans une clameur désespérée.

 

– Non ! rassurez-vous ! je viens de remercier mon quatrième prétendant, don Alonso de Cuelar, le plus noble parti de Lima, mon cher Raymond. Mon père est furieux. À propos de mon père, vous ne me demandez pas de ses nouvelles…

 

– Oh ! je vous demande pardon !… oui, oui, des nouvelles de votre papa et des petits… je ne sais pas !… je ne sais plus !… je suis là à vous regarder !… je suis stupide !…

 

– Il se porte très bien, mon bon papa chéri. Il se réjouit de votre arrivée, de celle de votre oncle surtout, car vous, mon pauvre Raymond, vous ne venez que par-dessus le marché. Oui ! Il est heureux de donner l’hospitalité à un membre de l’Institut. Depuis un mois, il ne parle que de cet événement à son cercle et à la Société de Géographie dont il vient d’être nommé secrétaire. Oh ! il s’occupe, mon papa !… il s’occupe d’archéologie !… Il fait creuser la terre un peu partout pour retrouver les os de nos ancêtres… Il s’amuse ! Il nous amuse !… Il n’a jamais été aussi jeune ni aussi gai !… quand vous le connaîtrez mieux, vous l’aimerez beaucoup !…

 

– En attendant, vous dites qu’il est furieux !…

 

– Eh ! il y a de quoi vraiment !… N’ai-je pas l’âge de me marier ?… Vingt-trois ans bientôt !… Oui, Monsieur !… Et voilà quatre jeunes et beaux et riches seigneurs qu’il me présente et que je remercie !… Savez-vous comment on m’appelle à Lima ? La Vierge du Soleil.

 

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

– Ma bonne tante Agnès et la vieille Irène, qui savent par cœur toutes les légendes de ce pays, vous expliqueront cela mieux que moi. À ce qu’il paraît que c’est quelque chose comme la Vestale antique.

 

– Marie-Thérèse, jamais votre noble père, le marquis Christobal de la Torre n’acceptera pour gendre M. Raymond Ozoux.

 

– Ne dites donc pas de bêtises ! Mon père fera ce que je voudrai. Laissez-moi le choix du moment pour l’avertir, c’est tout ce que je vous demande, mon ami, et ne vous montez pas l’imagination. Il n’y aura pas de roman et d’ici trois mois nous nous marierons très prosaïquement à San Domingo, c’est moi qui vous le dis.

 

– Mais je n’ai pas le sou !…

 

– Vous avez une belle santé, nous nous aimons et je vous donne le Pérou !… Il y a de quoi s’occuper ici, vous savez, pour un ingénieur !… Vous verrez, je me suis déjà intéressée à vos futurs travaux. Nous irons ensemble à Cuzco…

 

– Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse, comme je vous aime et comme je suis heureux de vous le dire !… Pourquoi ne nous sommes-nous rien dit de tout cela à Paris ?

 

– Parce que nous ne savions pas… on vit côte à côte, on se voit presque tous les jours… on se croit des amis… de bons camarades… et puis on se sépare… alors, la distance… la distance et l’absence vous apprennent que l’on s’aime…

 

– Oh ! je le savais avant, Marie-Thérèse…

 

– Oui, mais c’est moi qui vous l’ai dit la première !…

 

Ils se prirent les mains et restèrent ainsi quelques instants, en silence…

 

Soudain un gros brouhaha se fit entendre, venant de la cour, et presque aussitôt la porte s’ouvrit, poussée par un des employés qui paraissait affolé. Cependant, apercevant un étranger, il s’arrêta et ne dit mot. Marie-Thérèse lui ordonna de parler. Raymond comprenait parfaitement et même parlait l’espagnol. Il apprit le malheur qui frappait l’établissement.

 

– Les Indiens arrivent des îles. Il y a eu bataille entre les Indiens et les Chinois. Un coolie est tué, trois sont grièvement blessés.

 

Marie-Thérèse ne manifesta aucune émotion. Elle demanda sur un ton sec et dur :

 

– Où cela s’est-il passé ?… aux îles du nord ?

 

– Non, à Chincha.

 

– Huascar n’était donc pas avec eux ?

 

– Huascar y était ! Il est revenu avec eux. Il est là…

 

– Qu’il entre !

 

OÙ L’INDIEN HUASCAR ENTRE EN SCÈNE

Le domestique sortit, fit un signe et un magnifique Indien pénétra dans le bureau. Si calme que voulût paraître Marie-Thérèse, celui-là l’était encore plus qu’elle. La jeune fille s’était assise à son pupitre. L’Indien se dirigea tranquillement vers elle en ôtant, d’un geste noble, son immense chapeau de paille. C’était un Indien de Trujillo, c’est-à-dire du pays où ils sont les plus beaux, les plus grands, les plus forts et où ils ont tous la prétention de descendre de Manco-Capac lui-même, le premier roi des Incas. Ses beaux cheveux noirs tombaient jusque sur ses épaules, encadrant un profil de médaille de cuivre rouge. Son regard, qui fixait Marie-Thérèse, avait une douceur étrange qui déplut tout de suite à Raymond. L’homme était drapé dans une sorte de manteau aux couleurs vives, appelé punch. Il avait un couteau, dans sa gaine, à sa ceinture.

 

– Raconte-moi comment les choses se sont passées, fit sévèrement Marie-Thérèse, sans répondre au salut de l’Indien.

 

Celui-ci, malgré son sang-froid, marqua quelque émotion de cet accueil devant un étranger et commença de parler en langage quichua. Mais, tout de suite, la jeune fille le pria de s’exprimer en espagnol, lui faisant entendre, d’un ton de plus en plus sec, que, dans la bonne société, on ne parlait pas devant un tiers une langue qu’il ne comprît pas. Sous la leçon, l’autre fronça le sourcil et considéra un instant Raymond avec une hauteur méprisante.

 

– J’attends ! reprit Marie-Thérèse. Tes Indiens m’ont assassiné un Chinois !…

 

– Le fils honteux de l’Occident avait ri parce que nos Indiens avaient allumé des cohetes en l’honneur du quart de lune.

 

– Je ne paie pas tes Indiens pour qu’ils passent leur temps à faire partir des pétards !

 

– C’était la noble fête du quart de lunes.

 

– Oui, le quart… et la moitié, et la pleine lune, et le soleil ! et les étoiles ! jointes à toutes les fêtes catholiques ! Tes Indiens ne cessent pas de faire la fête. Paresseux et ivrognes, je ne les supportais que parce qu’ils étaient tes amis, mais, maintenant qu’ils me tuent mes plus utiles serviteurs, que veux-tu que j’en fasse ?

 

– Les fils honteux de l’Occident ne sont pas tes serviteurs. Ils ne t’aiment pas !…

 

– Ils travaillent.

 

– Pour rien !… Ils n’ont aucune dignité ! Ce sont des fils de chiens !…

 

– Ils me rendent service et je n’occupe les tiens que par pitié.

 

– Par pitié !…

 

L’Indien répéta le mot comme s’il le crachait. Son poing, soulevant le punch, se dressa au-dessus de sa tête dans un geste de menace et de désespoir, et puis le bras retomba. Il marcha vers la porte, mais avant de l’ouvrir, il se retourna. Et, de là, il adressa à Marie-Thérèse quelques phrases rapides en indien quichua. Ce disant, ses yeux semblaient lancer des flammes. Enfin, il rejeta son punch sur l’épaule et sortit.

 

La jeune fille n’avait cessé de jouer machinalement avec son crayon.

 

– Bon voyage ! fit-elle.

 

– Que vous a-t-il dit ?

 

– Qu’il s’en allait et que je ne le reverrais plus !

 

– Il a l’air terrible !

 

– Des airs qu’il se donne. Il m’agace. Très dévoué. Il a fait tout ce qu’il a pu, m’a-t-il dit, pour éviter le malheur de tantôt. Mais son équipe est impossible. Ah ! ces Indiens !… quelle plaie !… Un orgueil !… et rien à en tirer, je ne veux plus occuper que des Chinois…

 

– C’est vous mettre à l’index, prenez garde !…

 

– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je gardais les Indiens de Huascar, sachant bien que je ne pourrais pas compter sur leur travail… mais ils étaient là comme préservatifs. Voilà qu’ils me tuent mes coolies, maintenant ! Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs.

 

– Et Huascar ?

 

– Il fera ce qu’il voudra. Il a été élevé dans l’établissement. Il adorait ma mère.

 

– Ça doit lui faire de la peine de partir ?

 

– Oui.

 

– Et vous ne faites rien pour le retenir ?

 

– Non !… Mais dites donc, nous oublions votre oncle !

 

Elle sonna.

 

– L’auto ! commanda-t-elle au domestique… Ah ! Eh bien ?… et les Indiens ?

 

– Ils viennent de partir avec Huascar.

 

– Tous ?

 

– Tous !

 

– Sans crier ?… Sans murmurer ?

 

– Sans dire un mot !

 

– Ils sont passés à la caisse ?

 

– Non !… Huascar le leur avait défendu !

 

– Et les coolies des Îles ?

 

– Oh ! on ne les a pas vus ici…

 

– Mais les blessés ?… le mort ?… qu’est-ce qu’on en a fait ?

 

– Les Chinois les ont déjà transportés dans leur quartier.

 

– Race admirable !… Vite, l’auto !…

 

Elle s’était coiffée d’une toque coquette et, hâtivement, passait ses gants. Ce fut elle qui s’assit au volant.

 

Ils descendirent à vive allure vers la muselle Darsena. Il admirait l’habileté avec laquelle elle évitait l’obstacle, la sûreté de sa direction, la netteté de ses moindres mouvements dans un quartier plein de surprises. Un boy, en livrée, accroupi sur le marchepied, ne marquait aucune terreur de raser les murailles.

 

– Vous faites beaucoup d’auto, au Pérou ?

 

– Certes non !… les routes nous manquent. L’auto me sert surtout dans mes courses quotidiennes de Callao à Lima où, naturellement, je rentre tous les soirs. Puis, quelques promenades vers la mer, vers les stations à la mode, à Ancon ou à Corillos. Une seconde, mon cher Raymond !…

 

Elle avait stoppé doucement et adressait un gracieux salut de la main à une petite tête poupine, toute rose et toute frisée, qui souriait à une fenêtre, entre deux pots de fleurs. Elle fit un signe et la tête disparut pour réapparaître sur les épaules d’un galant vieillard, revêtu d’un somptueux uniforme, qui sortait d’une porte basse où il resta à demi dissimulé. Marie-Thérèse sauta sur le pavé et confia à la tête frisée un rapide secret, puis elle rejoignit Raymond dans l’auto, fit sonner la trompe et continua sa route vers le port.

 

– Vous avez vu, lui dit-elle, il senior inspector superior, le maître de la police ici. Je lui ai fait part de l’incident. Tout ira bien s’il n’y a pas de plaintes des Chinois. Je suis passée par ici parce que j’étais sûre de l’y trouver.

 

– Où était-il donc ?

 

– Chez Jenny l’Ouvrière. Nous sommes au pays de l’amour, mon cher Raymond !

 

Ils arrivèrent sur les quais, ils n’étaient pas en retard. Le remorqueur entrait à peine dans le port, traînant le paquebot de la Steam Pacific Navigation Company où l’oncle François-Gaspard devait être encore en train de prendre des notes : « Quand on entre dans le port de Callao on est frappé, etc., etc. » Il devait envoyer des correspondances à un grand journal de la dernière heure. Il aurait dû entendre Marie-Thérèse parler de « son port » avec enthousiasme… soixante millions dépensés par une Compagnie française… les marchandises passant directement du pont du navire dans les wagons de chemins de fer, 51.500 mètres… Oui, monsieur, plus de cinquante mille mètres carrés de bassins… Ah ! cette muselle Darsena ! comme elle l’aimait !… pour toute l’activité de son commerce, pour tout le mouvement de ses bateaux, pour la vie de ses quais où, dans quelques années, après l’achèvement du canal de Panama, on embarquerait tant de richesses… la renaissance du Pérou !… Santiago enfoncé !… Le Chili vaincu ! la défaite de 1878 vengée !… et San Francisco là-haut n’avait qu’à se bien tenir !…

 

Raymond l’écoutait avec stupéfaction citer des chiffres comme un ingénieur, supputer des bénéfices comme un armateur. Quel brave petit cerveau admirablement organisé pour lui plaire, lui qui détestait l’imagination aussi bien chez les hommes que chez les femmes, qui en avait été fortement dégoûté, du reste, par la vague littérature de son oncle et les hypothèses chimériques sur lesquelles il continuait d’édifier une Histoire Universelle à dormir debout.

 

– Tout cela serait très beau, ajouta-t-elle, en fronçant les sourcils, si on ne faisait plus de bêtises ! Mais voilà que les bêtises recommencent…

 

– Lesquelles ?

 

– Les révolutions !…

 

Ils étaient descendus sur le quai et attendaient l’accostage du navire.

 

– Ah ! chez vous aussi ! fit Raymond. Nous en avons trouvé une au Venezuela, et une autre à Guayaquil. La ville était en état de siège. Je ne sais plus quel général qui régnait là en maître depuis quarante-huit heures se disposait à marcher sur Quito où se trouvait bloqué le gouvernement légal.

 

– Oui, c’est comme une épidémie, continua la jeune fille, une épidémie qui court les Andes en ce moment. La Bolivie aussi l’inquiète. On a de mauvaises nouvelles du lac Titicaca.

 

– Eh, mais ! ça va me gêner pour mon affaire de Cuzco ! dit Raymond qui parut tout de suite s’intéresser vivement à l’événement.

 

– Oui, je n’ai pas voulu vous le dire… Je vous réservais ça pour demain… aujourd’hui, tout devait être à la joie… mais les environs de Cuzco sont aux mains des partisans de Garcia.

 

– Qui, Garcia ?

 

– Un ancien amoureux à moi.

 

– Mais tout le monde a donc été amoureux de vous, ma chère Marie-Thérèse ?…

 

– Ce qu’ils m’ont ennuyé… Ah ! quand je suis arrivée de Paris !… vous comprenez !… de Paris !… au premier bal de la présidence où j’ai pu me rendre après le deuil de maman… ils m’ont tous fait des déclarations… Ils sont insupportables, des enfants ! un enfant terrible, ce Garcia qui vient de soulever les Indiens autour d’Ariquipa et de Cuzco… Il veut remplacer notre président !… Mais Veintemilla ne se laissera pas faire.

 

– On a envoyé des troupes contre lui ?…

 

– Oui, les deux troupes sont là-bas… mais elles ne se battent pas, naturellement…

 

– Qu’est-ce qu’elles attendent ?…

 

– On dit : la grande fête de l’Interaymi.

 

– Quelle fête est-ce là ?

 

– La fête du Soleil, chez les Quichuas. Ces Indiens, quel poison !… Sachez que les trois quarts des troupes présidentielles et révolutionnaires sont constituées d’éléments indiens… tout simplement… alors !… amis et ennemis attendent le jour de la fête pour s’enivrer ensemble, oh ! il est à prévoir que Garcia passera finalement en Bolivie, mais en attendant, le cours du guano en aura souffert, pendant trois mois !… Et j’aurai été gênée dans mes additions !…

 

– Eh, bonjour, Monsieur Ozoux ! Bonne traversée ?…

 

Elle s’adressait à François-Gaspard qui près de « la coupée » agitait son carnet de notes à son intention comme il eût fait d’un mouchoir. Le steamer accosta, on jeta les passerelles. Ils montèrent à bord. Et Marie-Thérèse embrassa avec joie le bon vieillard qui lui avait servi si paternellement de correspondant pendant le temps de son séjour à Paris. La première chose que l’autre lui demanda fut, comme l’avait fait son neveu :

 

– Ça va le guano ?…

 

LA COQUETTERIE DES LIMÉNÉENNES

Car, chez les Ozoux où on l’avait connue si jeune, si gaie, si insouciante, si « petite fille » on n’était pas encore « revenu » de la résolution qu’elle avait prise soudain, à la mort de la maman, de rentrer en toute hâte au Pérou pour diriger l’une des plus importantes concessions d’un engrais naturel qui tend de plus en plus à disparaître de ces îles précieuses, longtemps productrices du meilleur guano du monde.

 

Mais Marie-Thérèse ne pouvait oublier qu’elle avait là-bas une petite sœur et un petit frère en bas âge, Isabella et Christobal, et elle connaissait son papa qui était encore plus enfant qu’eux trois et qui ne savait que dépenser, en grand seigneur, dans ses voyages à Paris, tout l’argent que la maman avait gagné.

 

Celle-ci, fille d’un armateur de Bordeaux, avait épousé le séduisant marquis Christobal de la Torre, attaché à la légation du Pérou, dans le moment que ce charmant seigneur avait le plus grand besoin de redorer son blason. La « connaissance » s’était faite pendant la saison des bains de mer, à Pontaillac. L’hiver suivant, la marquise s’embarquait pour le Pérou où elle apportait, en plus de sa dot, un esprit politique, des dons de négoce, une intelligence commerciale peu ordinaires qui lui firent entreprendre, au grand désespoir de son mari, cette affaire de guano pendant que d’autres se ruinaient à chercher de l’or dans un pays qui en contenait plus que tous autres, mais qui manquait alors de moyens de communication. Cependant le marquis, voyant qu’il pouvait puiser à pleines mains dans une caisse qui se remplissait sans cesse, pardonna à sa femme de le faire si riche et, à la mort de celle-ci, ne s’étonna point outre mesure de retrouver dans sa fille les utiles vertus de la mère. Il la laissa faire ce qu’elle voulait et lui eut un gré infini de s’occuper de toutes les affaires sérieuses.

 

– Et où est-il, mon bon Christobal ? demanda l’oncle François-Gaspard, tout en surveillant le chargement de ses bagages.

 

– Il ne vous attend que demain !… Vous allez en avoir une réception !… Une réception solennelle, Monsieur Ozoux, qui vous a été préparée à la Société de Géographie !…

 

La malle aux documents ayant été soigneusement enregistrée à la gare, François-Gaspard consentit à monter dans l’auto qui prit, à toute vitesse, le chemin de Lima. Marie-Thérèse voulait arriver avant le soir qui tombe si vite dans ces contrées.

 

Après avoir dépassé l’agglomération des maisons en adobes (briques cuites au soleil) et quelques villas confortables, ils longèrent une sorte de marécage couvert d’ajoncs et de roseaux, entrecoupés de bosquets de bananiers et de tamaris aux tons rougeâtres, de pépinières d’eucalyptus et de pins araucarias. Le paysage était brûlé par le soleil, par une sécheresse que ne vient jamais rafraîchir la moindre pluie, ce qui fait que le campo qui environne Lima et le Callao est médiocrement enchanteur. Un peu plus loin ils aperçurent des cabanes en bambous et en torchis.

 

Cette sécheresse, générale dans cette partie du Pérou, eût donné à la région un aspect d’incroyable désolation si de temps en temps n’était apparue quelque hacienda, ferme entourée d’une oasis verdoyante avec ses plantations de canne à sucre, de maïs et ses rizières. Dans les chemins encaissés et argileux qui rejoignent la route glissaient des convois de bœufs, des charrettes, des troupeaux que des bergers à cheval ramenaient à la ferme et cette animation formait un contraste inattendu avec l’aridité environnante. Et l’oncle François-Gaspard, malgré les cahots d’une voie mal entretenue, prenait des notes !… prenait des notes… Bientôt ils distinguèrent, avec les contreforts de la Cordillère, les clochetons et les dômes qui font ressembler Lima à une cité musulmane.[1]

 

Ils y arrivèrent en côtoyant le Rimac, ruisseau sur lequel des nègres, pêcheurs d’écrevisses, étaient penchés, traînant à leur ceinture un vaste sac qui plongeait dans l’eau, dans le dessein d’y conserver les victimes vivantes. Raymond se réjouit : il adorait les écrevisses. Comme il confessait sa gourmandise à Marie-Thérèse, il fut frappé de l’air préoccupé de la jeune fille et lui en demanda la raison.

 

– Une chose extraordinaire, dit-elle ; on n’aperçoit pas un Indien.

 

Mais ils arrivaient à Lima, ils touchaient à la fameuse Ciudad de los Reyes, la cité des Rois, fondée par le Conquistador. Marie-Thérèse, qui aimait Lima dans ce qu’elle avait de plus original, eut la coquetterie de faire faire à l’auto un détour, quitte à crever ses pneus sur les galets pointus ramassés pour un grand pavage, dans le lit du Rimac. Et ils furent tout de suite dans un coin très pittoresque. Les maisons disparaissaient sous les galeries de bois accrochées aux murailles. Ces galeries semblaient de véritables boîtes ouvragées, garnies de grillages et d’arabesques, elles étaient comme de petites chambres suspendues, offrant un aspect mystérieux et coquet, rappelant les moucharabiés turcs. Seulement, là, dans leur pénombre, il n’était point rare d’apercevoir les plus jolis minois du monde, d’adorables visages de femmes qui ne se cachaient nullement. La Liménéenne est renommée pour sa beauté et pour sa coquetterie. Dans ces quartiers, elles sortaient enveloppées de la manta, ce grand châle noir qui s’enroule autour de la tête et des épaules et que nulle autre Sud-Américaine ne sait draper aussi gracieusement. Semblable au haïk des Mauresques, la mantra ne laisse apercevoir du visage que deux grands yeux noirs. Quand parfois cet abri s’entr’ouvrait, il permettait à Raymond d’admirer au passage des traits harmonieux et un teint mat rendu plus blanc par l’ombre mystérieuse où il se complaisait. Le jeune homme ne cacha pas son enchantement, ce qui lui valut d’être grondé par Marie-Thérèse.

 

– Décidément, elles sont trop jolies sous leur mantra ! fit-elle. Je vais vous montrer des Européennes !… Et elle donna un demi-tour de volant qui les ramena dans les quartiers neufs, dans les voies larges, dans les promenades d’où l’on découvre le panorama magnifique du campo environnant et des Andes prochaines. Ils traversèrent le paso Amancæs, du nom de la fleur couleur d’or, et là Marie-Thérèse ne s’arrêta point de répondre aux saluts. On se trouvait en plein quartier aristocratique. Là, le voile noir des Liménéennes était remplacé par les toilettes à l’instar de Paris, car le masque trop discret de la manta est interdit le soir à toute femme « distinguée ». C’était l’heure de la promenade, du glacier où l’on s’attarde à prendre les helados en bavardant sur l’amour, les chiffons et la politique. Ils arrivèrent sur la plaza Mayor quand les premières étoiles se levaient à l’horizon. La foule était très dense, et les voitures avançaient lentement. Des femmes parées comme pour le bal, nu-tête, une fleur dans les cheveux, se faisaient traîner dans des calèches. Des jeunes gens groupés près d’une fontaine, au centre de la place, leur adressaient des sourires, des coups de tête…

 

– C’est extraordinaire ! toujours pas un Indien ! murmura Marie-Thérèse.

 

– Ils viennent dans ces quartiers ?

 

– Eh ! il y en a toujours pour venir voir le défilé de la plaza Mayor

 

Debout, devant un café, une petite troupe de métis pérorait. Les noms de Garcia et de Veintemilla, le président de la République, étaient renvoyés de l’un à l’autre avec des commentaires plus ou moins aimables. Un commerçant gémissait de la crainte qu’il avait que l’ère des pronunciamientos ne fût rouverte.

 

L’auto tourna au coin de la cathédrale, et bientôt s’engagea dans une rue assez étroite. Comme Marie-Thérèse voyait le chemin libre, elle força un peu l’allure, mais, tout à coup, elle stoppa sans pouvoir éviter de faire une légère embardée. Elle avait failli écraser un homme qui se tenait maintenant au milieu de la calle, immobile, drapé orgueilleusement dans un punch. Ils avaient reconnu l’Indien.

 

– Huascar ! s’écria-t-elle furieuse.

 

– Huascar vous prie de ne pas passer par ce chemin, señorita.

 

– Le chemin est à tout le monde, Huascar ! Éloigne-toi !

 

– Huascar n’a plus rien à dire à la señorita. La voiture passera sur Huascar !…

 

Raymond voulait intervenir, mais Marie-Thérèse l’arrêta du geste.

 

– Écoute, Huascar, ta conduite est étrange, fit la jeune fille. Pourrais-tu me dire pourquoi on ne voit plus un Indien dans la ville ?…

 

– Les frères de Huascar font ce qu’ils veulent. Ce sont des hommes libres !…

 

Elle haussa les épaules, sembla réfléchir, puis, cédant à la prière de l’Indien, elle se disposa à prendre un autre chemin. Au moment de partir, elle se retourna et, pensive, dit à l’homme qui n’avait pas bougé :

 

– Tu es toujours mon ami, Huascar ?

 

L’Indien, à ces mots, se découvrit lentement et leva les yeux vers les premières étoiles, comme pour attester le ciel que Marie-Thérèse n’avait pas de plus grand ami sur la terre que Huascar. Ce fut sa seule réponse. La jeune fille lui cria un bref adios ! et l’auto s’éloigna.

 

Elle s’arrêta en face d’un magnifique hôtel dont le concierge se précipita au-devant de Marie-Thérèse. Mais un personnage avait été encore plus rapide que lui. C’était le marquis Christobal de la Torre dont la calèche venait également d’arriver. Il jeta de véritables cris de joie en apercevant les voyageurs qu’il n’attendait que le lendemain. Il salua François-Gaspard en termes magnifiques et, lui montrant la porte de sa demeure :

 

Apease senor, y descause, aqui esta usted en su casa ! (Mettez pied à terre, senior, et reposez-vous ici, vous êtes chez vous !…).

 

Le marquis était un petit homme d’une excessive élégance. Il était « mis » comme un jeune homme et ne perdait pas un pouce de sa taille sur laquelle il essayait de tromper en chaussant des bottes à hauts talons. Il était vif, remuant, scintillant. Quand il se déplaçait, et il était rare qu’il restât en place, tout brillait en lui, sur lui, et autour de lui : son regard, sa cravate éclatante, ses bijoux ; et les alentours en étaient comme illuminés. Ce remuement singulier ne l’empêchait point d’avoir les plus beaux airs du monde et même de rester grand seigneur dans des moments où d’autres, pour y parvenir, eussent dû montrer du calme, du détachement et de la sévérité. Sa plus grande joie, hors de son cercle et de la géographie, était de faire des parties extravagantes avec le petit Christobal, son fils, âgé de sept ans. On les eût dit tous deux échappés de l’école et ils remplissaient la maison de leurs culbutes, pendant que la petite Isabella, qui entrait dans sa sixième année et qui aimait la « cérémonie », les grondait pompeusement, avec des manières d’infante.

 

L’hôtel du marquis avait cette particularité d’être mi-moderne, mi-historique. Il présentait des coins de vieille maison, tout à fait curieux et inattendus. Christobal avait fait transporter là d’antiques pans de murailles de bois, des galeries plusieurs fois centenaires, des bouts d’escalier vermoulus, des meubles rustiques datant de la conquête, des tapisseries décolorées, enfin tous les débris qu’il avait pieusement ramassés dans les différentes villes du Pérou où avaient vécu ses ancêtres, et, naturellement, à chaque objet se rapportait une anecdote à laquelle le visiteur bénévole n’échappait jamais. C’est dans ce coin historique que l’oncle François-Gaspard et son neveu Raymond furent présentés à deux vieilles dames qui paraissaient tombées d’une toile de Velasquez et avoir la plus grande peine à se relever. La tante Agnès et sa vieille duègne Irène étaient habillées selon les modes disparues et semblaient, elles aussi, avoir été apportées dans l’hôtel avec toutes les antiquités. Le meilleur de leur temps passait à se raconter des histoires pour se faire peur. Toutes les légendes du Pérou s’étaient réfugiées dans ce coin où le soir, après dîner, les deux Christobal père et fils et la petite infante Isabella venaient les entendre, en frissonnant, cependant que Marie-Thérèse, à l’autre bout de la pièce, sous la lampe, mettait à jour sa correspondance avec ses entrepositaires de guano.

 

François-Gaspard conçut une joie sans mélange de retrouver vivantes ces vieilles images de la Nouvelle Espagne, dans un cadre où il sentait déjà s’exalter sa dangereuse imagination. Il fut tout de suite l’ami des deux dames, prit à peine le temps de changer de toilette, revint tout de suite les trouver et, à l’heure du dîner, s’installa, à table, entre elles deux. Elles commençaient déjà leurs contes quand Marie-Thérèse crut devoir parler de choses sérieuses et mit son père au courant de l’incident des Indiens et des Chinois. Sitôt qu’elles surent que Marie-Thérèse avait chassé les Indiens, Agnès fit ses réserves et Irène se lamenta. La jeune fille s’était conduite, prétendaient-elles, avec beaucoup d’imprudence, à la veille des fêtes de l’Interaymi. Le marquis fut de leur avis. Et quand il sut que Huascar, lui aussi, était parti, il se récria. Huascar avait toujours été fort dévoué à la maison, que pouvait-il se passer pour qu’il abandonnât celle-ci d’une façon aussi brusque ? Marie-Thérèse expliqua brièvement que, depuis quelque temps, elle n’était pas contente des manières de Huascar et qu’elle le lui avait fait entendre.

 

– C’est autre chose, dit le marquis. Tout de même je ne suis pas tranquille… je ne trouve plus aux Indiens leur indifférence accoutumée… Il y a quelque chose dans l’air, quelque chose autour de nous… l’autre jour, sur la plaza Mayor, j’ai entendu des métis échanger des propos étranges avec certains chefs quichuas.

 

L’APPROCHE DE LA FÊTE DU SOLEIL

– Comment se fait-il, demanda Raymond, que nous n’ayons plus rencontré d’Indiens depuis Callao et que je n’en aie pas vu un seul dans la ville ?…

 

– Eh ! toujours pour la même raison, monsieur, fit la vieille Agnès, parce que nous approchons de la fête. Ils ont des réunions secrètes. Ils disparaissent dans la montagne ou simplement dans des trous connus d’eux seuls, dans de véritables catacombes comme en avaient les premiers chrétiens. Il suffit d’un mot d’ordre venu d’on ne sait quel coin perdu des Andes pour les faire s’effacer comme des ombres puis réapparaître comme une nuée de sauterelles.

 

– Ma sœur exagère, interrompit en souriant le marquis, et, entre nous, ils ne sont pas bien dangereux…

 

– Vous êtes tout de même inquiet, Christobal, vous l’avez dit vous-même !

 

« – Oh ! je les crois très capables de se livrer à quelque manifestation inattendue…

 

– Est-ce qu’ils se révoltent quelquefois ? demanda François-Gaspard, je les croyais tellement abrutis…

 

– Ils ne le sont pas tous… oui, nous avons eu quelques révoltes, mais ça n’a jamais été bien grave.

 

– Ils sont nombreux ? interrogea Raymond.

 

– Ils forment les deux tiers de la population, répondit Marie-Thérèse. Mais entre nous, ils ne sont pas plus capables de se soulever sérieusement que de travailler. C’est l’aventure de Garcia qui les a remués un peu. Il y a trop longtemps qu’on était tranquille. Qu’en dit le président ? demanda la jeune fille à son père.

 

– Le président ne s’en inquiète pas outre mesure, il paraît que tous les dix ans cette effervescence se renouvelle.

 

– Pourquoi tous les dix ans ? fit l’oncle Gaspard qui avait sorti son carnet de notes.

 

– Parce que tous les dix ans, il y a chez les Indiens quichuas une plus grande fête du Soleil, répliqua en hochant la tête l’antique Irène.

 

– Et où se passe-t-elle, cette fête ? interrogea Raymond.

 

– Ah ! on ne saurait dire exactement, expliqua la tante Agnès, à mi-voix, comme si elle allait confier à ses auditeurs un grand secret… À ce qu’il paraît qu’à cette fête on accomplit de nombreux sacrifices… les cendres des victimes sont jetées dans les ruisseaux qui entraînent ainsi dans leur cours tous les péchés de la nation…

 

– Admirable ! s’écria François-Gaspard !… Je voudrais bien assister à cette fête-là !

 

– Taisez-vous, Monsieur ! gémit la tante en baissant la tête dans son assiette… Il y a à cette fête décennale du Soleil des sacrifices humains !…

 

– Des sacrifices humains !…

 

– Écoutez-vous ma tante ? fit en riant Marie-Thérèse.

 

– Mais certes ! protesta l’oncle. Et pourquoi donc ne la croirions-nous pas ? Aux fêtes du Soleil chez les Incas, ces sacrifices étaient coutumiers et mes notes et documents, les ouvrages de Prescott et tout ce qui a été écrit sur le Pérou nous atteste que les Indiens quichuas, de même qu’ils ont conservé le langage de jadis, en ont encore les mœurs et coutumes d’autrefois.

 

– Ils sont devenus catholiques depuis la conquête espagnole ! dit Raymond.

 

– Oh ! ça, j’avoue que ça ne les gêne pas ! reprit le marquis, ça leur fait deux religions au lieu d’une et ils ont mêlé les rites avec une inconscience surprenante !…

 

– Mais, enfin, qu’est-ce qu’il veulent ? revenir au gouvernement des Incas ?

 

– Est-ce qu’ils savent ce qu’ils veulent ! répliqua Marie-Thérèse. Avant la conquête espagnole, sous le gouvernement des Incas, tout le monde, hommes, femmes et enfants, était astreint au travail suivant les forces et les facultés de chacun. Depuis qu’il n’est plus asservi ni maintenu par la discipline de fer des fils du Soleil, l’Indien n’a profité de sa liberté que pour se livrer à la paresse la plus insouciante. De là, des misères et une servitude matérielle qui le font se souvenir de la prospérité de jadis et redemander sournoisement le retour du règne des fils de Manco-Capac ! C’est, du moins, ce que j’ai cru comprendre aux explications de Huascar… à quoi je lui ai répondu que, si ces temps revenaient, ses frères n’en seraient pas plus heureux, attendu qu’ils ont perdu l’habitude du travail. En ce qui me concerne, je suis fort heureuse de m’être débarrassée de la bande de Huascar !… Ça m’a coûté un Chinois, mais ça n’est pas trop cher…

 

– Et c’est vrai qu’il y a encore des sacrifices humains ? insista Raymond.

 

– Mais non ! quelles histoires ! dit Marie-Thérèse.

 

La tante Agnès et la vieille Irène entreprirent François-Gaspard.

 

– Marie-Thérèse ne sait pas !… Elle a été élevée à Paris !… Elle ne peut pas savoir… Cher Monsieur Ozoux, écoutez-nous !… Il n’y a pas de quoi rire… elle a tort de rire comme ça !… Car nous sommes absolument sûres, vous entendez, absolument sûres (on en a assez de preuves, mon Dieu !) que, tous les dix ans (ce qui était la grande mesure de temps chez les Incas) les Indiens quichuas offrent une épouse au Soleil !…

 

Comment cela, ils lui offrent une épouse ? demanda l’oncle qui n’en respirait plus.

 

– Mais oui, cher Monsieur Ozoux… Ils lui sacrifient une jeune femme, en secret, dans des temples qui datent de ce temps-là et où l’étranger n’a jamais pénétré… c’est horrible, mais c’est sûr !…

 

– Ils sacrifient une jeune femme ! ils la tuent !…

 

– Mais oui ! Ils la tuent !… Ils la tuent puisque c’est pour le Soleil !…

 

– Comment la tuent-ils ?… Ils la brûlent ?…

 

– Non ! Non !… C’est plus affreux que cela, Monsieur Ozoux, oui, plus affreux… le bûcher, c’était pour des cérémonies beaucoup moins importantes ! Mais dans la cérémonie décennale de l’Interaymi, c’est une vierge ennemie, la plus belle qu’ils peuvent trouver et la plus noble de la race ennemie qu’ils offrent à leur Soleil, et ils la murent vivante dans le temple de leur Soleil ! Oui, cher Monsieur Ozoux !… c’est comme on vous le dit !

 

Marie-Thérèse ne se retenait plus de rire devant l’ahurissement de François-Gaspard. Celui-ci lui jeta un coup d’œil d’enfant rancuneux, troublé dans son plaisir. Il crut encore devoir prendre la défense des vieilles femmes. Tout ce qu’elles disaient, en tout cas, concordait parfaitement avec ce que l’on savait des vierges du Soleil. Et il trouva la minute propice à l’étalage de son érudition. Les sacrifices humains avaient été toujours en honneur chez les Incas. Tantôt les victimes étaient offertes au dieu du jour, tantôt au Roi lui-même et souvent ces victimes étaient volontaires. C’est ce qui arrivait lors de la cérémonie des funérailles royales où le sang coulait de toutes parts avec les larmes. Alors, parmi les femmes de l’Inca c’était à qui s’immolerait.

 

– Prescott, qui est, avec Wiener, fit l’oncle François-Gaspard, celui qui a édifié le plus beau travail sur l’Empire des Incas et sur la conquête du Pérou par les Espagnols, Prescott nous dit, en s’appuyant sur des témoignages les plus dignes de foi, que plus de mille serviteurs, épouses et servantes étaient ainsi sacrifiés sur la tombe du monarque. Et c’étaient les épouses légitimes qui donnaient l’exemple en se frappant elles-mêmes !…

 

– Ah ! les folles !… ah ! les folles !… s’écria la tante Agnès en joignant les mains.

 

La vieille Irène se signa et marmotta une prière.

 

Le marquis prit la parole pour féliciter François-Gaspard.

 

– Tout cela est exact, mon cher hôte, lui dit-il, et nos travaux de la Société de géographie et d’archéologie vous trouveront, je le vois, très averti. Tant mieux, nous ne ferons que du meilleur ouvrage. Si vous voulez, dès demain, après votre réception, je vous conduirai à mes dernières fouilles, aux environs d’Ancon, et là vous pourrez constater que l’Inca était en effet enterré avec ses outils les plus précieux et avec ses femmes qui devaient le suivre dans les demeures enchantées du Soleil !

 

– Qu’est-ce que c’était exactement, demanda Raymond, que la « Vierge du Soleil » ?

 

– Les vierges du Soleil, reprit avec une joie enfantine François-Gaspard, « les élues », comme on les appelait, étaient des jeunes filles vouées au service de la divinité, qui étaient retirées de leur famille dans un âge tendre, et mises dans des couvents où elles étaient placées sous la direction de certaines matrones âgées, mamaconas, vieillies dans les murs de ces monastères[2]. Sous ces guides vénérables, les vierges consacrées étaient instruites de la nature de leurs devoirs religieux. Elles étaient occupées à filer et à broder, et avec la belle laine de la vigogne, elles tissaient des tentures pour les temples, et les étoffes pour l’Inca et pour son ameublement[3].

 

– Oh ! fit la vieille Irène en hochant la tête, leur devoir était surtout de veiller à la garde du feu sacré que l’on obtenait à la fête de Raymi.

 

– Oui, oui, je sais, approuva l’académicien. Elles vivaient absolument isolées. Du moment où elles entraient dans l’établissement, elles renonçaient à toutes relations avec le monde, même avec leur famille et leurs amis. L’Inca seul et la Coya, ou reine, pouvaient entrer dans l’enceinte consacrée. On surveillait avec soin leurs mœurs et chaque année des visiteurs étaient envoyés pour inspecter les institutions et faire des rapports sur l’état de leur discipline.

 

– Et malheur à l’infortunée convaincue d’une intrigue ! s’écria la tante Irène. D’après la loi sévère des Incas, elle devait être enterrée vivante, et la ville ou le village auquel elle appartenait, rasé jusqu’au sol et « semé de pierres », comme pour effacer jusqu’à la mémoire de son existence !…

 

– Parfaitement ! obtempéra François-Gaspard.

 

– Doux pays ! fit Raymond.

 

– Eh ! mon garçon ! ceci prouve qu’il était admirablement civilisé puisque tu y retrouves jusque dans les cérémonies de ses temples les coutumes de la Rome antique !… Ah ! Christophe Colomb, en touchant au rivage où il ne vit que des sauvages enfermés et grossièrement armés, ne se doutait pas que, derrière ces tribus primaires, il y avait sur l’autre versant des mers tout un monde avec ses mœurs, ses monuments, son histoire, ses lois et ses conquêtes, deux peuples : celui des Aztèques au Mexique, celui des Incas au Pérou qui eussent pu rivaliser avec la civilisation méditerranéenne ! C’est comme si un prince venu de l’Orient eût découvert le monde ancien en touchant les steppes de la Scythie. Il eût pu revenir dans ses États croyant qu’il n’avait vu qu’un désert et il ne se serait pas douté qu’il y avait le monde romain derrière !…

 

– Tout de même, il eût été un peu « bouché », émit, timidement Raymond… Un véritable conquérant, avant de voir sa conquête, la devine !…

 

– Ce fut la gloire des Pizarre et des Cortès ! s’écria le bouillant marquis.

 

– Oui, ils sont venus tout détruire !… commença l’oncle.

 

Heureusement, Christobal ne l’entendit pas et il s’arrêta à temps. Sous la table, Marie-Thérèse, qui était en face de lui, lui avait marché sur le pied. Il comprit et se mordit les lèvres. L’un des premiers de la Torre, ancêtre du marquis, avait accompagné Pizarre dans sa « destruction ».

 

Les deux vieilles dames, elles, avaient entendu et elles marquaient quelque effarement d’un jugement aussi sommaire et aussi peu « catholique » sur une entreprise qui, à leurs yeux, avait été celle, avant tout, de la vraie religion contre les infidèles. Mais Marie-Thérèse veillait et elle rejeta tout de suite les deux vieilles Péruviennes à leurs histoires de bonnes femmes !

 

– Tout cela est fort beau, fit-elle, mais ne vous prouve nullement que ces sacrifices humains existent encore de nos jours !

 

– Ah ! malheureuse enfant, il n’y a que vous qui en doutiez, s’écrièrent-elles ensemble.

 

– Qui est-ce qui les a vus ?

 

TROIS JEUNES FILLES MURÉES VIVANTES

La tante Agnès secoua la tête :

 

– Tenez, dans ma jeunesse, j’avais une vieille servante quichua des bords du lac Titicaca qui me racontait comment, dans l’espace de trente ans, à la fête décennale de l’Interaymi, elle avait vu, elle, de ses propres yeux, murer vivantes trois jeunes filles de la ville.

 

– De quelle ville ? demanda Raymond.

 

– De Lima !

 

– Ça se saurait ! reprit Raymond qui s’amusait beaucoup des mines des deux vieilles et qui était sournoisement poussé par Marie-Thérèse à les taquiner.

 

– Mais ça se sait !… mon jeune monsieur… insista la tante… on connaît très bien les noms des deux dernières jeunes filles qui ont été murées vives dans le temple du Soleil, l’une il y a vingt ans et l’autre il y a dix ans.

 

– Oui, oui ! nous le savons ! nous le savons ! répéta en riant Christobal…

 

– Il n’y a pas de quoi rire, Monsieur mon frère ! grogna Agnès.

 

Et la duègne répéta plus bas :

 

– Non ! Non ! Il n’y a pas de quoi rire !…

 

Mais Christobal était de plus en plus gai.

 

– Pleurons-les donc, les pauvres enfants ! et il fit le signe de gémir… Enlevées à l’amour de leurs parents, dans la fleur de l’âge !…

 

– Monsieur mon frère, pourriez-vous nous dire comment sont disparues Amélia de Vargas et Maria-Christina d’Orellana ?

 

– Oui ! Oui ! qu’il nous le dise ! acquiesçait Irène.

 

– Nous y sommes !… nous y voilà !… je les attendais !… repartit le marquis.

 

– Je vous prie de parler un peu sérieusement, mon frère. Vous avez connu Amélia de Vargas…

 

– Le plus beau sourire de la plaza Mayor !… Il y a de cela vingt ans ! Comme le temps passe !… Oui, en effet, elle a disparu il y a vingt ans !… avec un de ses parents !

 

– J’ai entendu raconter avant-hier qu’il s’agissait d’un toréador ! interrompit Marie-Thérèse… c’est une histoire qui revient, paraît-il, tous les dix ans… quand approche l’Interaymi.

 

– C’est une histoire qui, dans son temps, a remué toute la ville… À la suite d’une échauffourée à la plaza des Toros, les parents d’Amélia, qui l’accompagnaient, cherchèrent en vain leur fille !… elle avait disparu et elle ne reparut plus jamais… on l’avait vu emporter par des Indiens et l’on sait parfaitement qu’elle a été murée vivante…

 

– Puissance de l’imagination des foules !… La vérité, je l’ai dite, car dans le même temps qu’elle, le parent dont je vous ai parlé et qui la protégeait, disparaissait aussi. Ils étaient allés habiter ailleurs !…

 

– Cela vous plaît à dire, Monsieur mon frère !… Heureusement qu’il nous reste Maria-Christina d’Orellana !…

 

– Évidemment ! reprit le marquis… son aventure, à celle-là, fut plus triste… elle se promenait avec son père aux environs de Cuzco et entra dans des souterrains dont nul n’a jamais connu les détours. Elle s’y perdit, quoi de plus naturel ? C’est depuis ce moment-là que le gouvernement a fait murer les souterrains[4].

 

– Oui, et c’est depuis ce moment-là, reprit la tante, que le père est devenu fou. Il continue d’errer sur les ruines de Cuzco et autour des souterrains en appelant sa fille… depuis dix ans ! Ce n’est pas à lui qu’il faudrait dire qu’elle n’a pas été enlevée par les Indiens pour la cérémonie de l’Interaymi.

 

– Puisque vous dites vous-même qu’il est fou !…

 

– Il l’est devenu à la suite de la certitude qu’il eut de l’horrible sacrifice. Quelques jours avant sa disparition dans les souterrains de Cuzco, Maria-Christina avait reçu un étrange cadeau, un lourd et vieux bracelet d’or orné en son milieu d’un disque représentant le Soleil !

 

– Ma bonne Agnès, vous savez bien que dans ce pays-ci, nos orfèvres mettent le soleil à toutes les sauces !…

 

– Oui, mais ce bracelet-là était le vrai !… celui qui avait été envoyé également, paraît-il, à Amélia…

 

– Ah ! ma sœur, vous inventez !… vous inventez !… Comment voulez-vous, avec des histoires comme les vôtres, que l’on écrive l’Histoire !… Surtout, mon cher hôte, ne prenez pas de notes, je vous en prie !

 

– Je n’invente rien, reprit la vieille, têtue !… c’était le vrai bracelet Soleil d’or, le bracelet du sacrifice… celui que, tous les dix ans, depuis la mort du dernier roi inca, Atahualpa, brûlé vif par Pizarre, les prêtres incas envoyèrent à celle qui fut choisie pour être l’épouse du Soleil, et qui devait être murée vivante !… Le pauvre Orellana en a assez parlé du bracelet Soleil d’or !… Toute la ville en a parlé !…

 

– Oui, oui, ma sœur !… Toute la ville a bien de l’imagination aux environs de l’Interaymi !… et le marquis se penchant vers François-Gaspard :

 

– Vous ne sauriez vous douter, mon cher illustre hôte, du mal que nous avons à la Société de Géographie et d’Archéologie… pour nous débarrasser de toutes ces légendes… Vous qui êtes un vrai savant !…

 

– Oh ! le savant ne doit pas dédaigner les légendes, répondit l’académicien, et je vous dirai que, pour mon compte, je suis enchanté de mon voyage et bien heureux d’être tombé dans un pays où elles sont encore si vivantes !…

 

À ce moment, un domestique entra et se dirigea vers Marie-Thérèse. Il portait un léger registre et une petite boîte.

 

– Objet recommandé ! dit-il… Le facteur est déjà venu tantôt et je lui ai dit de repasser ce soir… Mademoiselle doit signer ici !…

 

Marie-Thérèse signa.

 

– Tiens ! fit-elle, cela vient de Cajamarca !… Mais je ne connais personne à Cajamarca !… Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ?… Vous permettez ?

 

Et elle déficela, décacheta, ouvrit la petite boîte de bois.

 

– Un bracelet ! s’écria-t-elle en riant un peu nerveusement. Eh bien ! Voilà une coïncidence bien amusante !… mais c’est le bracelet Soleil d’or !… Ma parole !… le bracelet de l’épouse du Soleil !…

 

Tous s’étaient levés, excepté les deux vieilles qui n’en avaient pas la force. Et tous les yeux étaient sur le lourd anneau de vieil or bruni, avec son disque de soleil dont les rayons paraissaient éteints, encrassés par la poussière des siècles.

 

– Ah ! bien !… c’est une bonne plaisanterie ! fit en riant Marie-Thérèse…

 

– Parbleu !… s’écria le marquis, dont la voix était légèrement changée, elle est bien bonne !… C’est la vengeance, jolie, du reste et très élégante, de ce brave Alonso de Cuelar, dont tu viens de refuser la main. Il me l’avait bien dit, avec son triste et aimable sourire : « Je me vengerai de la Vierge du Soleil !… » Tu sais bien que tout le monde au Cercle t’appelle la Vierge du Soleil ! puisque tu ne veux pas te marier !… Mais qu’est-ce que vous avez à faire une tête comme ça, vous autres !

 

Et, se tournant vers les deux vieilles :

 

– Quoi ? tout de même, vous n’allez pas vous rendre malades pour une simple farce !

 

Marie-Thérèse faisait admirer le bracelet à François-Gaspard et à Raymond.

 

– Mon père, vous direz à don Alonso que j’accepte son cadeau et que je le porterai en gage de notre bonne amitié… Il est vraiment très joli !… On ne fait plus de ces bijoux-là !… Qu’en dites-vous, Monsieur Ozoux ?

 

– Moi ?… répondit François-Gaspard, je jurerais que ce bracelet a quatre ou cinq cents ans… au moins !

 

– On trouve encore de ces trésors dans les fouilles autour des tombes royales, mais ils se font rares… Je ne m’étonne pas que don Alonso soit allé chercher celui-ci jusqu’à Cajamarca ! dit le marquis.

 

– Où est-ce, Cajamarca ? demanda Raymond.

 

– Jeune ignorant !… fit l’oncle, sache que Cajamarca est tout simplement l’ancienne Caxamarxa des Incas, la seconde capitale de leur empire au temps de Pizarre…

 

– Et la ville où leur dernier roi fut brûlé vif ! fit entendre la voix expirante de la tante Agnès.

 

On se précipita vers elle, car elle se trouvait mal. Il fallut la porter dans son appartement. La vieille Irène suivait, plus pâle que sa guimpe, et faisant avec son pouce, sur son front, le signe de la croix.

 

QUI A OFFERT LE BRACELET ?

Le lendemain de son arrivée à Lima, l’oncle François-Gaspard fut reçu solennellement par la Société de Géographie, dont il sut célébrer l’œuvre magnifique, les travaux archéologiques, statistiques, hydrographiques[5] avec une émotion scientifique qui fut bientôt partagée par tous ceux qui étaient là. Son succès fut grand et le génie français, à son tour, fut loué dans sa personne. Toutefois, le plus heureux, le plus fier, était encore Christobal, qui prenait sa part de la gloire de l’académicien Ozoux. À la sortie de cette séance mémorable, à laquelle assistèrent naturellement Raymond et Marie-Thérèse, laquelle avait mis son bracelet en dépit des pleurnicheries des deux vieilles, le marquis rencontra don Alonso de Cuelar, un charmant jeune homme.

 

– Mon cher ami, lui dit-il, je vous croyais à Cajamarca.

 

Don Alonso ouvrit des yeux énormes. Il ne comprenait pas.

 

– Écoutez, Cuelar !… ne faites pas l’étonné. Je ne me fâcherai pas. Vous vous êtes gracieusement vengé du refus de Marie-Thérèse.

 

– Moi ?…

 

– Allons donc ! le bracelet !

 

– Quel bracelet ?

 

À ce moment, Marie-Thérèse et Raymond rejoignirent le marquis. Marie-Thérèse avait vu que son père s’entretenait en riant avec don Alonso et elle ne doutait point que le mystère du bracelet fût déjà éclairci.

 

– Merci, ami !… fit-elle en tendant la main à don Alonso, la main où glissait le lourd bijou… vous voyez ! je le porte en gage de notre bonne amitié.

 

– Mais je ne me serais pas permis !… protesta le jeune homme en regardant tour à tour le marquis, Marie-Thérèse et Raymond…

 

– Vous parlez sérieusement ?… Ce n’est pas vous ?…

 

– Je vous jure !… mais quelle est cette histoire !… et quel singulier bijou est-ce là ?…

 

– Vous ne le reconnaissez pas ?… C’est, paraît-il, le bracelet Soleil d’or que les prêtres indiens envoient toujours à l’épouse du Soleil, à la fête décennale de l’Interaymi ! reprit, en lui souriant comme une enfant espiègle, Marie-Thérèse, car elle n’était point encore bien convaincue par les protestations de celui qui avait vainement demandé sa main… Et comme c’est vous qui avez lancé le surnom dont on me salue partout maintenant à Lima, nous avions pensé que vous aviez voulu, malgré tout, être gracieux avec la Vierge du Soleil !…

 

Ma foi, c’est moi qui ai tort de n’avoir pas pensé à cela ! soupira don Alonso. C’était, en effet, très gentil, historique et ingénieux ! et, puisque vous deviez le porter, je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas eu l’admirable imagination de vous envoyer ce bracelet-là ! Le mérite en revient certainement à l’un de ces malheureux amis qui ont brigué le même honneur que moi, señorita, et qui n’ont pas été plus heureux !… Tenez, voilà justement Pedro Ribera qui passe, sombre et sournois. Ma parole ! Il a bien l’air d’avoir fait le coup !…

 

Et il l’appela. Mais pas plus que Cuelar, Ribera ne savait ce dont on lui parlait. Comme lui il s’extasia sur l’étrangeté du bijou et comme lui il regretta de ne pas l’avoir envoyé.

 

Le marquis commençait à être agacé et il regrettait maintenant d’avoir parlé du bijou à ces messieurs. Il ne pouvait sans être ridicule leur demander de taire une aventure qui, après tout, n’était point bien méchante, et il savait que, dans deux heures, sur la promenade, au glacier, aux thés, à la plaza Mayor, on ne parlerait que du mystérieux bracelet de la Vierge du Soleil. Marie-Thérèse comprit très bien ce qui se passait dans l’esprit de son père.

 

– Écoute, papa, ce bracelet maintenant est ridicule ! En attendant que celui qui nous a fait cette petite surprise veuille prendre la peine de se dévoiler… qu’il disparaisse !… et n’en parlons plus !…

 

Sur quoi elle l’ôta, d’un geste gracieux, et l’enfouit dans son sac à main.

 

– Moi, j’ai une pensée, dit Raymond. Si c’était Huascar ?

 

– Huascar ? pourquoi Huascar ? demanda le marquis.

 

– Dame ! voilà un vieux bijou indien… comme je ne connais que cet Indien-là, et que je sais qu’il est très dévoué à votre maison, je puis imaginer qu’il n’aura peut-être rien trouvé de mieux que de faire cadeau à votre fille d’un bracelet qu’il aurait trouvé et dont il ne saurait que faire !…

 

– N’en parlons plus !… n’en parlons plus !… fit Marie-Thérèse, légèrement rougissante, et, que ce soit Huascar ou un autre, cela ne m’importe plus !… Et puis, ne soyons pas si impatients… nous allons peut-être voir arriver demain ou après-demain à la maison, un ami de papa, retour de la Sierra, qui me dira en me baisant la main : « Eh bien ! vous ne portez pas mon petit cadeau ? »

 

– Dame ! il faudra bien que ça se passe ainsi un jour ou l’autre, fit Raymond avec une très tranquille désinvolture.

 

Le marquis qui, lui, tout au fond était un peu troublé, remarqua aussitôt ce bel air dégagé de Raymond. Il ne lui parut point naturel.

 

– Je parie que c’est vous ! s’écria-t-il déjà joyeux.

 

– Quoi ? Moi ?… j’arrive… comment voulez-vous que ce soit moi ?…

 

– Vous pouvez avoir acheté ce bijou à l’escale de Guayaquil et l’avoir expédié à un correspondant français de Cajamarca pour être réexpédié ici !… oui ! oui !… vous avez voulu vous annoncer !… Vous avez dû lire la légende du bracelet Soleil d’or dans un des livres de votre oncle !…

 

– Papa ! Papa !… M. Ozoux est un jeune homme sérieux… un ingénieur qui est venu au Pérou pour essayer d’assécher les mines d’or de Cuzco, grâce à un nouveau siphon…

 

– Oui, oui ! tu m’en as déjà parlé de ce siphon… cela ne l’empêche pas d’envoyer un bracelet.

 

– À quel titre, mon père ?…

 

– Au titre de fiancé, ma fille !…

 

Cette fois, Marie-Thérèse rougit jusqu’aux oreilles et Raymond toussa et sourit d’un air fort niais. Le marquis les dévisageait avec malice et obstination tous les deux.

 

– Hein ! dites que ça n’est pas vrai !… si tu crois que je n’ai rien deviné !… Me prends-tu pour un sot !… je savais bien que tu avais laissé un petit coin de ton cœur là-bas, à Paris, et ce n’était que pour en être sûr que je t’ai amené tant de jolis prétendants. Ah ! Monsieur Ozoux, je l’ai éprouvée, elle vous aime bien !… et vous êtes un heureux gaillard !…

 

– Monsieur… balbutia le pauvre Raymond, qui avait les larmes aux yeux… Monsieur, je vous assure… jamais… je ne peux pas… je ne pouvais pas avoir la pensée…

 

– Taisez-vous !… Et remettez vous-même le bracelet de vos fiançailles au bras de Marie-Thérèse !…

 

– Avec quelle joie ! cette fois ! répondit la jeune fille… et, après avoir regardé autour d’elle pour s’assurer que, dans le coin où ils se trouvaient, il n’y avait point de gêneurs, elle sauta au cou de son père ou plutôt elle éleva son père dans ses bras, l’embrassa tendrement, le déposa, se retourna vers Raymond et, ouvrant son sac devant le jeune homme, lui murmura rapidement à l’oreille :

 

– Dites donc que c’est vous qui l’avez envoyé !… qu’est-ce que ça peut vous faire ?…

 

Raymond passa l’anneau en tremblant au bras de Marie-Thérèse. Les oreilles lui sonnaient de si furieuses cloches qu’il lui était impossible d’entendre les paroles de triomphe du marquis, lequel rayonnait d’avoir deviné le mystère des amoureux et du bracelet Soleil d’or… Raymond se contentait d’approuver de la tête tout ce que l’autre disait.

 

– Ah ! bien ! comme on dit à Paris, termina Christobal, vous pouvez vous vanter de nous avoir « fait marcher » !…

 

Et il courut à la recherche de l’oncle François-Gaspard auquel on offrait un Champagne d’honneur.

 

UNE PARTIE DE BOULES AVEC DES CRÂNES

Raymond et Marie-Thérèse restèrent seuls quelques secondes pendant lesquelles ils se regardèrent avec tendresse. Et puis, tout de suite, ils furent rappelés aux contingences par la ruée enthousiaste de toute la gent géographique. Les deux jeunes gens se laissèrent entraîner par le flot.

 

– Mais que dira votre père, demanda Raymond, quand celui qui a véritablement envoyé le bracelet se fera connaître ?

 

– Eh bien ! il nous pardonnera !… je ne vous ai fait mentir que pour le rassurer… car, entre nous, les histoires de la tante Agnès et d’Irène ne l’ont pas laissé tout à fait indifférent… c’est un petit enfant, mon papa. Nous l’aimerons bien, n’est-ce pas ?

 

Les voitures officielles, les calèches étaient déjà envahies par les membres de la Société qui se disposaient à aller faire visiter à François-Gaspard, les dernières fouilles incaïques aux environs de la ville, puis à prendre le chemin de fer pour les fouilles d’Ancouf. Le marquis était assis en face de l’académicien et tous deux étaient radieux. Marie-Thérèse, au passage, les salua et leur cria qu’ils allaient bientôt les rejoindre. En effet, il était entendu que ce soir-là, on se retrouverait pour y dîner et passer la nuit à la villa que le marquis possédait au bord de la mer, entre Lima et Ancon, ce qui permettrait à François-Gaspard de se livrer, dès le lendemain matin, à sa passion scientifique, car cette demeure estivale, déjà encombrée, comme un musée, des derniers trésors historiques arrachés à la terre, s’élevait au centre des fouilles mêmes.

 

Cependant, les deux jeunes gens, moins amateurs des choses de la mort que MM. les membres de la Société de Géographie et d’Archéologie, s’attardèrent à Lima que Marie-Thérèse voulait faire apprécier et aimer à Raymond. Ce n’est qu’après une longue promenade sur le paso de Amancæs qu’ils songèrent à aller rejoindre le cortège. Ils partirent en auto, par un chemin impossible, déjà menacés par l’approche du soir et puis suivis par le vol sinistre des gallinazos, ces vautours noirs toujours affamés que l’on tolère cependant dans les rues, au Pérou, et même que l’on respecte, car les municipalités leur savent gré de contribuer à la propreté des rues.

 

L’auto avançait dans une plaine immense où se succédaient les haciendas, les poireros, prairies où se fait l’élevage des chevaux et séparées entre elles par des tapis, sorte de petits murs en terre d’un mètre environ. Et puis la plaine n’offrit plus guère à la vue que du sable, vaste étendue lugubre, toute jonchée d’ossements, étalant les restes des malheureux que les collectionneurs ont déterrés et laissé blanchir au soleil.

 

– Eh bien ! c’est gai par ici ! s’exclama Raymond.

 

Marie-Thérèse, tout en ne cessant de gouverner pour le mieux sa voiture, montra du doigt quelques métis qui avaient abandonné la garde des chevaux, au coin d’une hacienda, pour faire une partie de boules avec des crânes magnifiques : un tibia servait de but[6].

 

Ils arrivèrent bientôt aux environs d’Ancon où ils retrouvèrent le marquis, et François-Gaspard, et toute la société qui se promenait parmi les huacas les plus importantes, cimetières indiens du temps des Incas. Le terrain entier était rempli d’obscures cavités. Dans chacune d’elles avait dormi une momie que l’on avait arrachée à son sommeil millénaire. Raymond et Marie-Thérèse étaient descendus d’auto, mais ne s’étaient pas joints aux groupes. Ils se promenaient isolés, tristes, au milieu de ces débris funèbres. Ils s’étaient débarrassés de l’auto que le boy avait conduite à son garage d’Ancon.

 

– Pourquoi ne pas laisser dormir en paix les morts quand la vie est si belle ? fit la jeune fille en serrant la main de Raymond.

 

Celui-ci la fit asseoir sur un monticule, à l’abri de tous les regards, et il se mit à genoux près d’elle, et il lui jura qu’il l’aimerait toute sa vie, il lui jura cela sur tous les morts qui étaient là. Et ils joignirent leurs lèvres au milieu de cet affreux cimetière. Le bruit d’un discours les fit revenir aux choses de la mort.

 

Le président de la Société, suivi de tout son monde, expliquait les travaux au fur et à mesure qu’il passait devant les fouilles les plus fraîches.

 

– En se promenant dans cette nécropole, on peut évoquer, disait-il, l’ombre des Incas, et se croire un instant au milieu d’eux !… Voici un trou de deux mètres au fond duquel on a trouvé un paquet couvert de sable. C’était le chien qu’on sacrifiait sur la tombe du maître et qui devait l’accompagner avec sa femme et ses principaux serviteurs ; le chien portait encore au cou la corde qui l’avait étranglé et ses pattes étaient ligotées. Puis nous trouvâmes le cadavre de l’épouse qui, elle aussi, avait une corde au cou et qui avait dû être étranglée comme le chien, peut-être parce qu’elle n’avait pas eu le courage de se donner la mort elle-même. Enfin, nous eûmes la joie d’entendre l’ouvrier s’écrier : « Aqui esta el muerto ! » (Voici le mort !), car, pour l’Indien, les cadavres autres que celui du maître ne sont, en aucune façon, dignes d’intérêt. Et, bientôt, en effet, le chef lui-même, – gros rouleau d’étoffes – dépassait la fosse et était déposé ici à mes pieds. Nous avons déroulé les liens et les tissus dont il était enveloppé. Les tissus et la momie étaient dans un état de conservation extraordinaire… la peau adhérait encore aux os de la face et le chef avait conservé tous ses cheveux et toutes ses dents. Les Égyptiens ne faisaient pas mieux, Messieurs !…[7].

 

À ce moment, il y eut un certain tumulte et le bruit se répandit que les ouvriers venaient de faire une découverte sensationnelle, celle de trois grands chefs Incas avec des têtes extraordinaires !

 

Les groupes revinrent sur leurs pas et Raymond et Thérèse les suivirent. Alors ils assistèrent à une exhumation de momies vraiment fantastique.

 

D’abord, dans ces dernières tombes, on avait trouvé des petits sacs, pleins de grains de maïs et de feuilles de coca, des jarres qui avaient dû être emplies de chicha, tout le viatique enfin pour le grand voyage. Et puis des vases d’or, des amphores d’argent, des coupes, des statuettes martelées, des bijoux : tout un trésor qu’un coup de pioche venait de révéler et qui avait été déposé au bord de la fosse. Enfin les momies des trois chefs étaient déterrées ou plutôt désensablées avec mille précautions. Et un membre de la Société leur avait déjà découvert le visage… Et ce fut presque terrible…

 

Pour comprendre ce que Raymond et Marie-Thérèse furent des premiers à apercevoir, il faut savoir que chez les Incas, comme du reste, de nos jours encore, chez les Basques de la montagne, on faisait prendre aux crânes vivants la forme que l’on voulait. Les crânes des bébés étaient déformés au moyen d’éclisses, de planches rapprochées et serrées de cordes : tantôt le sommet de la tête était façonné en cône ; tantôt il était aplati et se développait latéralement ; tantôt on en faisait une énorme citrouille, etc.… On est maintenant fixé sur le motif de ces différentes déformations : les Incas n’ignoraient point les sciences phrénologiques et, précurseurs de Gall et de Spezhurn, ils essayaient de développer telle ou telle qualité guerrière ou intellectuelle en augmentant telle ou telle partie du cerveau. Mais il est établi que cette déformation n’était permise que pour les enfants de l’Inca qui étaient destinés aux plus hautes fonctions. Le peuple était condamné à vivre avec son crâne et son cerveau ordinaires.

 

Donc les trois têtes des trois chefs apparurent : quelle apparition !

 

L’une de ces têtes était cunéiforme, c’est-à-dire qu’elle montait tel un énorme pain de sucre. Et c’était une chose hideuse que ce front de cauchemar, de bête d’apocalypse, entouré de ses cheveux qui semblaient encore vivants, doucement agités par la brise de mer ; la seconde tête était aplatie comme une casquette, casquette-crâne très rejetée en arrière. La troisième ressemblait à une véritable boîte carrée, à une petite valise[8].

DES FANTÔMES SUR UN BALCON

Marie-Thérèse recula devant cette triple horreur et entraîna son fiancé, en dépit de la curiosité que celui-ci manifestait, loin de toutes ces violations de sépulture. Ils s’en furent ainsi jusqu’à la plage qui, à Ancon, est généralement douce et apaisante. Le flot du Pacifique y vient mourir dans un calme absolu. Les courants et la houle y sont peu sensibles. Une grande paix vient du large. Les Liménéens ont fait de ce coin de mer une station balnéaire des plus connues, mais qui, en cette saison était encore déserte. Marie-Thérèse et Raymond arrivèrent en vue de la villa du marquis de la Torre à la nuit tombante et encore sous l’impression des étranges figures de morts qu’ils venaient d’apercevoir. C’est en vain qu’ils voulaient en rire et qu’ils essayaient d’en plaisanter. La brise qui, au brusque coucher du soleil, s’était élevée plus forte, soulevait dans l’ombre de pâles et légers tourbillons de sable qui, autour d’eux, semblaient autant de fantômes accourus du fond des huacas pour leur reprocher leur impiété et leur sacrilège. Ces jeunes gens n’avaient point coutume de « se monter l’imagination ». Cependant ils furent heureux d’être abordés, devant la villa, par un énorme Majordomo, le valet de chambre de Christobal, bien en chair et en os, qui leur apprit que le marquis et François-Gaspard étaient déjà arrivés. Une petite domestique quichua, nommée Concha, se jeta avec les démonstrations coutumières de l’amour et de la servitude au pied de sa maîtresse en lui affirmant qu’elle, Concha, avait été certainement morte pendant son absence et qu’elle ne vivait qu’en sa présence véritablement !

 

– Voilà comme nous les avons ici pour huit soles par mois, fit Marie-Thérèse, tout à fait remise de ses émotions et reprise par les détails du ménage. Et encore, cette petite fait admirablement le puchero, un pot-au-feu créole dont vous me donnerez des nouvelles, mon cher Raymond.

 

– Maîtresse ! fit la petite en souriant avec bonheur de ses énormes lèvres, qui lui barraient toute la figure, je vous ai préparé le locro que vous aimez tant.

 

Ce soir-là, le dîner fut vite expédié, car tout le monde était fatigué et François-Gaspard devait se lever à la première heure du jour. Raymond et Thérèse s’étaient très prosaïquement bourrés de locro, maïs cuit à l’eau au sucre avec des petits morceaux de viande, le tout relevé de piment et arrosé de chica, la piquette de rigueur pour ces mets populaires, et, quand ils se retrouvèrent au premier étage, prêt à se séparer sur le seuil de leurs chambres, ils purent se rappeler en riant d’eux-mêmes, leurs transes passagères, sur la plage, après leur fuite du huacas. La main de Marie-Thérèse s’attardait dans celle de Raymond.

 

– Bonne nuit à la Vierge du Soleil ! fit le jeune homme, et il posa un baiser sur le disque de soleil lui-même qui brillait au poignet de sa fiancée… Tout de même, vous n’allez pas dormir avec ce bracelet qui vient d’on ne sait où, d’on ne sait qui…

 

– Il m’est cher à partir d’aujourd’hui… et puisque vous y avez posé vos lèvres, Raymond, je le garde !… je ne veux point d’autre gage de notre bonheur…

 

Et elle entra dans sa chambre…

 

Elle n’en avait pas plutôt passé la porte qu’elle poussait un cri terrible et reparaissait, affolée, sur le palier…

 

– Ils sont là !… Ils sont là !… balbutiait-elle avec toutes les marques du plus grand effroi.

 

– Quoi ?… qui ?… interrogea Raymond épouvanté de la voir dans un si singulier état d’agitation et de tremblement nerveux. Elle claquait des dents.

 

Les trois crânes vivants !…

 

Marie-Thérèse, est-ce que vous devenez folle ?…

 

– Je vous dis qu’ils sont là tous les trois, les trois crânes vivants appuyés à la vitre de mon balcon !… Ils m’ont regardée entrer dans la chambre avec des yeux épouvantables… mais avec des yeux vivants, des yeux qui ont retrouvé leurs prunelles. Raymond ! Raymond ! non ! non ! n’entrez pas… appelez papa !

 

Le jeune homme pénétra dans la chambre avec la lumière qui vacillait encore dans la main de Marie-Thérèse. Il alla au balcon, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait d’un côté sur un coin de la mer, et de l’autre sur le panorama lunaire de la plaine où, pendant le jour, les pioches sacrilèges avaient violé les demeures millénaires des morts !… Et il ne vit rien qui ne fût tout à fait normal. Il se retourna vers la jeune fille qui s’appuyait, toujours tremblante, à la porte et il lui dit qu’elle avait été certainement victime d’une hallucination…

 

– Voyons, Marie-Thérèse, vous qui êtes si raisonnable…

 

– Raymond, je vous dis que je les ai vus !…

 

– Mais enfin, qu’est-ce que vous avez vu ?…

 

– Là, sur le balcon, derrière la vitre… les trois crânes des chefs incas, les trois abominables crânes vivants, qui me regardaient !…

 

– Mais enfin, Marie-Thérèse, revenez à vous ! Vous savez bien que nous les avons vu tirer sur le bord de la fosse… Ils y sont peut-être encore… comment voulez-vous qu’ils viennent se promener sur votre balcon ?… Vous croyez aux revenants, aux fantômes !…

 

– Mais non !… mais non !… mais je vous dis que ceux que j’ai vus n’étaient pas morts, qu’ils étaient vivants !…

 

Raymond, pour la rassurer, crut devoir éclater de rire.

 

– Ne riez pas ! ne riez pas !… Je les ai bien reconnus, allez ! exactement. Ils y étaient tous les trois : la casquette-crâne, le crâne pain de sucre et le crâne petite valise ! Exactement, exactement !… qu’est-ce qu’ils venaient faire là, pourriez-vous me le dire ?…

 

Christobal, attiré par le bruit que faisaient les deux jeunes gens, s’amusa de la peur enfantine de Marie-Thérèse. L’oncle François-Gaspard se montra, lui aussi, en bonnet de coton. Sa vue fit rire tout le monde, excepté cependant Marie-Thérèse. Pour la rassurer, le majordome dut faire le tour de la maison. Il rentra sans avoir rien vu de suspect.

 

– Ce sont tous les morts de tantôt qui t’ont monté la tête, ma pauvre enfant, je te croyais tout de même plus sérieuse que cela… dit Christobal.

 

Elle ne voulut point coucher dans sa chambre et elle en fit préparer une autre à l’autre bout de la villa. Raymond, pendant ce temps, parvenait à lui faire entendre raison. Elle comprenait enfin qu’elle avait été, qu’elle ne pouvait qu’avoir été troublée par les visions funèbres de l’après-midi… et elle fut en fin d’avis que les crânes des morts ne reviennent pas se promener vivants derrière les fenêtres des demoiselles.

 

Elle se trouva même un peu niaise, entraîna Raymond sur le balcon du salon du premier étage pour pouvoir lui confesser à lui, qui la croyait si sage, si raisonnable, combien elle avait honte d’elle-même.

 

Ce balcon surplombait la mer dont le flot venait mourir de ce côté, au pied du mur de la villa. L’immense paix de l’océan finit par la calmer tout à fait. Alors, posément, elle ôta son bracelet.

 

– C’est lui, fit-elle, qui peut-être m’inquiète. En vérité, avant d’avoir passé à mon poignet ce bracelet inconnu, je n’avais jamais été assez sotte pour voir des fantômes derrière mes fenêtres…

 

Et elle jeta le bracelet dans la mer.

 

Raymond n’arrêta point son geste.

 

– Ma foi, dit-il, je ne suis point fâché de cette solution !… Je vous offrirai une « alliance » comme tout bon bourgeois de chez nous et, au moins, on saura de chez quel bijoutier elle vient !…

 

Chacun s’en fut se reposer. La nuit se passa sans incident. Mais, vers sept heures du matin, un horrible cri, parti de la chambre occupée par Marie-Thérèse, faisait se précipiter de ce côté Raymond et les domestiques…

 

Ils pénétrèrent dans l’appartement. Marie-Thérèse était assise sur son lit, la poitrine haletante, les yeux hagards. Elle fixait son poignet. Marie-Thérèse venait de se réveiller avec le bracelet Soleil d’or !…

 

LIVRE II

LE PASSÉ VIVANT



L’événement était si extraordinaire que Raymond en fut presque aussi effrayé que Marie-Thérèse. Il ne trouvait rien à dire devant l’épouvante de la jeune fille. Il l’avait vue, la veille au soir, jeter le fameux bracelet dans la mer, du haut du balcon et voilà qu’au réveil l’infernal bijou brillait encore au poignet de sa fiancée !

 

N’y avait-il pas là de quoi troubler les plus sceptiques ?

 

Il se rappelait, du coup, toutes les fables dont les deux vieilles leur avaient rebattu les oreilles ; et c’est en vain qu’il essayait de repousser l’idée de la cruelle légende. Celle-ci se dressait entre eux dans toute sa hideur.

 

Sur ces entrefaites, le marquis et François-Gaspard, attirés par les cris et l’émoi des domestiques, entrèrent dans la chambre. Ils virent les jeunes gens muets et effarés. Christobal, redoutant quelque catastrophe, demanda précipitamment des explications qu’on lui donna. Il ne s’agissait plus de le tromper. On lui dit toute la vérité. Raymond avoua que, sur l’instigation de Marie-Thérèse, il avait endossé la responsabilité de l’envoi d’un bijou dont il ignorait l’origine, et il raconta comment la jeune fille, avant de s’aller reposer, s’était brutalement délivrée de l’anneau fatal.

 

Marie-Thérèse tremblait de fièvre. Son père la prit dans ses bras.

 

Christobal était moins frappé par le récit de cette invraisemblable histoire que tourmenté par l’état dans lequel il trouvait sa fille. Il avait toujours vu celle-ci si maîtresse d’elle-même dans les circonstances les plus difficiles, qu’une insurmontable angoisse l’étreignait à son tour en la sentant si peureuse devant ce mystère.

 

Quant à François-Gaspard, il répétait, enchanté au fond de la tournure que prenaient des événements destinés à fournir l’un des plus curieux chapitres de son voyage transatlantique : « Ça n’est pas possible !… Ça n’est pas possible ! »

 

C’était si bien possible que tout s’expliqua de la façon la plus simple et même la plus plate.

 

La petite Coucha rentra du marché.

 

Elle revenait d’Ancon et se pressait dans l’intention d’aider sa maîtresse dans sa toilette. Elle trouva la maison sens dessus dessous, et, en haut, dans la chambre de Marie-Thérèse, tout le monde réuni autour du fameux bracelet-soleil-d’or.

 

Alors, elle raconta, avec une naïveté enfantine, qu’en partant, à la première heure, pour le marché, par le chemin de grève, selon sa coutume, elle avait vu quelque chose briller sur le sable. Elle se baissa et ramassa le lourd bracelet-soleil-d’or, déjà à moitié enfoui. Elle reconnut le bijou pour l’avoir vu la veille, au bras de sa maîtresse, et ne douta point que celle-ci l’eût laissé glisser sans s’en apercevoir, du haut du balcon. Petite Concha, qui aimait sa maîtresse, avait couru avec joie à la chambre de Marie-Thérèse. Celle-ci dormait encore. Elle ne la réveilla point, mais lui remit l’anneau au poignet avec un soin touchant. Et c’était là toute l’histoire qui avait failli faire basculer les esprits les mieux équilibrés. Un éclat de rire général accueillit la fin du récit de Concha qui se sauva, toute rougissante, et un peu vexée.

 

– Nous devenons tous fous ! s’écria le marquis.

 

– Ce bracelet nous rendra malades ! fit Raymond. Il faut à toute force nous en débarrasser !…

 

– Gardez-vous en bien ! il n’aurait qu’à revenir encore ! et, cette fois, je ne répondrais plus de ma raison ! dit Marie-Thérèse qui riait, maintenant, comme les autres, et même, plus nerveusement que les autres. Savez-vous ce qu’il faut faire ? ajouta-t-elle. Il faut nous promener, changer d’air… aller faire un tour dans la montagne, montrer la sierra à Raymond et à M. Ozoux. Nous rentrons aujourd’hui à Lima. Ne rien dire à ma tante Agnès, ni à la vieille Irène qui nous monteraient encore l’imagination. Avec Raymond, j’irai faire un tour à Callao où vous nous rejoindrez. Là, je prendrai les dispositions nécessaires et donnerai mes ordres pour que les affaires ne souffrent point de mon absence. Le soir, nous prenons tous le bateau !

 

– Le bateau pour aller dans la sierra ! s’exclama Christobal.

 

– Le bateau pour Pacasmayo, cher père !

 

– Pacasmayo ! mais nous en sortons ! gémit l’oncle. Nous sommes restés au moins quatre heures à cette escale, en face de cette côte qui n’a rien de bien attrayant.

 

– Rien de bien attrayant, illustre M. Ozoux ! reprit Marie-Thérèse, vous dites : rien de bien attrayant !… Savez-vous où l’on va quand on est à Pacasmayo ?… Non, vous ne le savez pas ? eh bien ! je vais vous le dire ! on va à Cajamarca !

 

François-Gaspard porta la main à son cœur : Cajamarca !… l’ancienne Caxamarxa des Incas !

 

– Vous l’avez dit, Monsieur l’académicien.

 

– Le rêve de ma vie !

 

– Eh bien ! nous allons le réaliser, mon cher maître… et du même coup, mon cher papa, nous nous informerons du nom du mystérieux expéditeur de ce trop mystérieux bijou, puisque le bracelet-soleil-d’or nous est venu de Cajamarca même.

 

– Tu as raison, ma fille, approuva Christobal, il faut décidément savoir à quoi s’en tenir sur cette sotte affaire !

 

– Et si c’est une plaisanterie d’un de mes amoureux évincés, fit Marie-Thérèse, qui jouait maintenant avec le bracelet, je vous prie de croire qu’il me la paiera son prix ! On s’amusera un peu à Lima !

 

Sur quoi, elle les chassa tous de sa chambre, et appela, pour sa toilette, la petite Concha qui accourut tout juste pour recevoir une maîtresse gifle, destinée à lui apprendre à réveiller sa maîtresse, le jour où elle retrouverait un bracelet-soleil-d’or sur le sable du rivage. L’enfant, surprise de ce traitement exceptionnel, ne retint pas ses larmes. Alors, la jeune fille la gava de bonbons. Marie-Thérèse ne se reconnaissait plus. Elle eût voulu être calme ; et chacun de ses gestes trahissait sa nervosité. Surtout elle ne se pardonnait pas d’avoir eu peur.

 

On peut dire en principe qu’au Pérou il n’y a pas de routes et que, depuis la construction par les Incas de la voie pavée qui traversait tout le pays des confins de la Bolivie à la capitale de l’Équateur, et devant laquelle les plus grands travaux de l’époque gallo-romaine représentent une somme de travail bien insignifiante, les routes actuelles ne sont, en somme, que de véritables sentiers muletiers[9]. D’où la nécessité, quand on veut pénétrer dans l’intérieur du pays, de prendre la mer pour aller chercher sur la Costa l’une des lignes de chemin de fer qui, traversant les Andes, conduisent les voyageurs au cœur de la Sierra. Car le Pérou, physiquement, se divise en trois bandes parallèles à la mer, la Costa (la Côte) qui s’élève graduellement depuis le bord de l’Océan jusqu’à une hauteur de 1.500 à 2.000 mètres sur le versant occidental des Andes ; la Sierra, montagnes et plateaux, comprenant la région intra-andine dont l’altitude varie entre 2.000 et 4.000 mètres ; enfin la Montana (région des forêts) qui s’abaisse en longues pentes à l’est de la Cordillère, du côté de l’Amazone, avec une altitude décroissante de 2.000 à 500 mètres. Entre ces trois zones, tout diffère, aspect, climat et productions.

 

La Costa est riche ; la Sierra offre des vallées riantes et relativement chaudes ; la Montana présente l’aspect d’un véritable océan de verdure. Le plus curieux de ce curieux pays est la multiplicité de ses aspects dans un espace relativement restreint : comme, pour pénétrer dans la Sierra, il faut gravir l’une des plus hautes montagnes du monde, et cela, dans des régions équatoriales, il arrive que l’on passe quelques heures dans des contrées où les arbres de toutes les latitudes, les plantes de tous les climats se trouvent réunis et cultivés : le noyer croît à côté du palmier, la betterave tout près de la canne à sucre ; ici, un verger rempli de pommiers superbes ; plus loin un groupe de bananiers qui étalent majestueusement leurs larges feuilles. Dans cette étonnante contrée, on trouve des propriétaires qui peuvent faire servir à leur hôte, dans le même repas, de la glace ramassée quelques heures auparavant sur leurs terres, dans la région des neiges, et un limon doux, fruit essentiellement tropical que l’on vient de cueillir dans ce même jardin.

 

Ah ! que de notes à prendre pour François-Gaspard ! que de spectacles nouveaux ! que d’enchantements ! et quelles belles pages en perspective !… Raymond et le marquis et Marie-Thérèse elle-même riaient de son zèle d’écolier qui ne veut rien laisser perdre.

 

L’OMBRE DU CONQUÉRANT

Ils faillirent le faire devenir fou, une fois qu’ils lui avaient caché son stylo. Enfin l’on s’amusait ; et il paraissait bien que l’on avait tout à fait oublié le bracelet-soleil-d’or, laissé, du reste, à la garde de la tante Agnès et de la duègne Irène, lesquelles l’avaient, aussitôt après le départ des voyageurs, porté à San Domingo sur l’autel de la Vierge, préservatrice des maléfices, conjuratrice de sortilèges.

 

L’arrivée à Pacasmayo avait particulièrement excité la joie de l’oncle Ozoux. Le débarquement s’opéra sur un énorme radeau, qui, obéissant aux flots de l’éternelle houle, montait à mi-hauteur du pont du paquebot pour redescendre quelques mètres au-dessous. Pour arriver sur le radeau, il fallait d’abord monter dans un tonneau que soulevait un palan, ensuite, le tonneau redescendu, rencontrait le radeau et il ne s’agissait plus que de bien prendre son temps pour sauter du tonneau sur le radeau.

 

Marie-Thérèse montra l’exemple et réussit gracieusement cette gymnastique compliquée ; le marquis, qui avait l’habitude, sembla voltiger dans les airs ; Raymond sut mesurer son effort de telle sorte qu’il put descendre de son tonneau les mains dans les poches ; quant à François-Gaspard, son débarquement fut si mal combiné que, le tonneau rencontrant brutalement le radeau dans la seconde que le professeur rêvait à autre chose, le malheureux membre de l’Institut (section des Inscriptions et Belles-Lettres) en jaillit comme d’une boîte à ressorts. Inutile de dire qu’en arrivant au rivage, le bon oncle, qui était encore dans l’exaltation littéraire de cet exceptionnel débarquement et qui ne s’était nullement préparé au choc inévitable, roula du radeau sur le sable où la dernière vague de la « barre » vint le tremper comme un barbet. Il dut se dévêtir à moitié, et se sécher au soleil avant de continuer un voyage commencé sous d’aussi heureux auspices.

 

Ce ne fut que le lendemain matin que les voyageurs quittèrent Pacasmayo sans qu’il leur fût survenu rien d’autre qui pût retenir leur attention.

 

Cependant Raymond dut remarquer la coïncidence qui réunissait à leur petite troupe un certain gentleman de mine un peu cuivrée qui, s’il n’avait été vêtu d’un complet à la dernière mode, eût pu facilement passer pour un de ces types de la race indienne de Trujillo dont Huascar était certainement le plus superbe représentant. Cependant le voyageur portait le costume avec aisance et, en cours de route, s’était montré fort civilisé, notamment à l’égard de Marie-Thérèse à laquelle il avait eu l’occasion de rendre de ces services qui sont dus, en voyage, à une femme, même quand vous ne lui avez pas été présenté. L’homme s’était embarqué en même temps qu’eux à Callao, avait débarqué sur le même radeau, avait couché dans la même auberge à Pacasmayo et, le lendemain, prenait le même train pour Cajamarca.

 

Le spectacle de la traversée de la première Cordillère des Andes était si « captivant » que nul ne s’aperçut tout d’abord que l’homme s’était glissé jusque dans le compartiment du marquis et de ses compagnons. Mais il sut se rappeler à l’attention de ceux-ci et d’une façon si inattendue que les voyageurs, sans trop se rendre compte de ce qui se passait ou de ce qu’ils ressentaient, en conçurent immédiatement une gêne insupportable.

 

On avait jusqu’alors admiré le paysage et les différentes transformations d’une nature multiple ; on venait d’entrer dans les défilés les plus sauvages qui se peuvent imaginer quand l’inconnu prononça d’une voix grave :

 

– Vous voyez ce cirque, senores, c’est là que Pizarre a envoyé ses premiers messagers au dernier roi des Incas !

 

Tous avaient tourné la tête. L’inconnu ne semblait voir personne. Debout sur la plateforme, les bras croisés, ses yeux ne quittaient point ces rochers au pied desquels le plus grand aventurier de la terre s’était arrêté avant de conquérir un empire.

 

– Mon aïeul en était ! s’écria le marquis.

 

L’inconnu ne regarda même pas son interlocuteur, mais il prononça d’une voix si bizarre cette phrase : « Nous le savons ! Nous le savons ! » que Christobal et les autres se demandèrent à quel original ils avaient affaire. Sa majestueuse immobilité ne laissa point que de les inquiéter.

 

Enfin, l’autre reprit, après un silence :

 

– Oui, nous n’avons pas oublié qu’il y avait un Christobal de la Torre avec les Pizarre ! Monsieur le Marquis, nous connaissons notre histoire. Lorsque Pizarre, descendu de la colonie espagnole de Panama, dans la prescience qu’il trouverait au-delà de l’Équateur un empire fabuleux plus riche que celui que Cortès venait de donner à Charles-Quint…, lorsque Pizarre, après mille dangers, et dénué de toutes ressources, se vit sur le point d’être abandonné de tous, il tira son épée et traça une ligne sur le sable, de l’est à l’ouest. Se tournant ensuite vers le sud : « Amis et camarades, dit-il, de ce côté sont les fatigues, la faim, la nudité, les pluies torrentielles, l’abandon et la mort ; de l’autre, le bien-être et la médiocrité. Mais aussi au sud, c’est le Pérou et ses richesses, c’est la gloire, c’est l’immortalité ! Choisissez donc chacun ce qui convient le mieux à un brave Castillan. Pour moi, je vais au sud ! » Disant ces mots, il enjamba par-dessus la ligne. Il fut suivi du brave pilote Ruiz ; puis par Pedro de Candia, cavalier né, comme le dit son nom, dans une des îles de la Grèce. Onze autres traversèrent successivement la ligne, montrant ainsi leur volonté de partager la bonne et la mauvaise fortune de leur chef. Parmi ces onze-là, il y eut un Juan-Christobal de la Torre, nous le savons ! Señor… nous le savons !…

 

– Mais qui donc êtes-vous, Monsieur ? demanda brutalement le marquis que les airs de l’inconnu, bien que celui-ci ne se départît point de la plus extrême politesse, commençaient à exaspérer.

 

L’autre sembla n’avoir pas entendu. Il continua, comme s’il rendait hommage aux hauts faits de l’ancêtre :

 

– N’est-ce pas, messieurs, n’est-ce pas, señorita, qu’il y a quelque chose de frappant pour l’imagination dans le spectacle de ce petit nombre de braves, se consacrant ainsi à une entreprise audacieuse qui semblait autant au-dessus de leurs forces qu’aucune de celles que racontent les annales de la chevalerie errante ? Une poignée d’hommes, messieurs ! sans nourriture, sans habits, presque sans armes, étaient laissés sur un roc solitaire avec le dessein avoué d’accomplir une croisade contre l’un des plus puissants empires qui aient jamais existé et ils n’hésitaient point cependant pour cela à mettre leur vie en enjeu.

 

Et parmi ces hommes, il y avait un Christobal de la Torre… Monsieur le Marquis, permettez-moi de vous faire toutes mes félicitations ! et aussi de vous présenter : votre serviteur Huagna Capac Runtu, premier commis à la banque franco-belge de Lima. Nous pouvons voyager de compagnie, Monsieur le Marquis, car nous sommes de noble race tous les deux. Moi, je suis de race royale. Huagna Capac, roi inca, qui n’avait que seize ans lorsqu’il succéda à son père, eut pour femme légitime Pillan Huaco dont il n’eut pas d’enfant. Il épousa en secondes noces deux autres femmes légitimes, Rava-Bello et sa cousine Mama Runtu. Je suis un descendant de ce Huagna Capac et de cette Mama Runtu !

 

– Votre administration vous a donc donné un congé ? demanda, avec une certaine insolence, le marquis.

 

Un sombre éclair passa dans les yeux de Huagna Capac Runtu.

 

– Oui, dit-il, d’une voix sourde, mon administration m’a donné congé pour la fête de l’Interaymi !…

 

Raymond ne put s’empêcher de tressaillir en réentendant ce mot qui avait été si souvent prononcé à l’occasion du bracelet-soleil-d’or. Il regarda Marie-Thérèse qui était plutôt inquiète de la tournure que prenait la conversation entre son père et ce singulier voyageur. Elle se rappelait parfaitement maintenant avoir aperçu l’individu dans les bureaux de la banque franco-belge et elle avait eu affaire à lui plusieurs fois à Callao, dans son établissement même, pour des règlements de compte à propos du guano phosphaté à destination d’Anvers. Il lui avait paru alors le plus insignifiant des commis de banque et il était passé près d’elle en laissant une image bien effacée dans sa mémoire. Ce n’était qu’à cette heure où ce pseudo-Péruvien s’avouait orgueilleusement, dans son complet veston, comme un pur Indien quichua, qu’elle découvrait en lui les marques de la race de Trujillo et l’allure générale qui en faisait un frère de Huascar. Elle savait par expérience combien cette sorte d’indigène est susceptible et elle craignait que l’imprudent marquis ne déchaînât une tempête, peut-être sans s’en douter. Elle intervint aimablement :

 

– La fête de l’Interaymi, mais c’est votre grande fête à vous, nobles Indiens ! Est-ce qu’elle sera particulièrement célébrée à Cajamarca ? demanda-t-elle.

 

– Cette année ! fit l’autre, elle sera particulièrement célébrée dans les Andes entières !…

 

– Et vous n’y admettez point de profanes ?… je serais si curieuse d’assister à cette fête dont on parle tant !… On en dit tant de choses ! tant de choses !…

 

– Des niaiseries, señorita, des niaiseries, croyez-le, reprit l’autre redevenu tout à fait petit garçon devant la noble Péruvienne. Et, souriant d’un bizarre sourire qui découvrit des dents éclatantes, une mâchoire qui parut féroce à Raymond, il ajouta en zézayant légèrement d’une voix molle et lasse :

 

– Je sais ! on parle de sacrifices !… mais c’est là des contes de bonnes femmes… À l’Interaymi, des sacrifices humains !… mais regardez-moi avec mon complet veston de chez Zarate si j’ai l’air de me rendre à une boucherie sacrée ! Non !… quelques rites qui nous rappellent notre splendeur passée, quelques invocations au Dieu du jour et un pieux souvenir à notre dernier roi, à ce malheureux Atahualpa, notre martyr à nous ! et c’est tout, croyez-le bien !… et je reviendrai bien tranquillement vous présenter les traites de la maison franco-belge, à la Calle de Lima, à la fin du mois prochain, señorita !…

 

Raymond se trouva tout à fait rassuré par les dernières paroles de l’homme. Un sourire de Marie-Thérèse et une grimace de François-Gaspard (de nouveau désorienté par le prosaïsme de ce descendant des Incas, commis de banque) chassèrent les dernières vilaines pensées surgies à nouveau dans la cervelle des voyageurs au nom de l’Interaymi.

 

Raymond regarda le paysage qui devenait de plus en plus sombre. Le train glissait au fond d’un gouffre, entre deux parois d’une hauteur vertigineuse. Tout là-haut, dans une bande de ciel éclatante, des condors aux ailes immenses éployées décrivaient des cercles lourds.

 

– Et c’est par des chemins pareils que Pizarre est venu à la conquête des Incas ! s’exclama Raymond, mais comment, avec sa petite troupe, n’a-t-il pas été écrasé ?

 

– Mon cher Monsieur, ricana lugubrement le commis de banque, il n’a pas été écrasé parce qu’il venait en ami !

 

Tout de même on ne s’empare pas « comme cela » d’un empire. Quand ils ont marché sur Cajamarca, combien Pizarre et ses compagnons étaient-ils ?

 

– Ils avaient reçu du renfort, fit le marquis en frisant sa moustache, ils étaient cent soixante-dix-sept !

 

Moins neuf, rectifia le complet veston.

 

– Ce qui fait : cent soixante-dix-sept moins neuf égale : cent soixante-huit ! si je ne me trompe, inscrivit François-Gaspard sur son éternel carnet.

 

– Pourquoi moins neuf ? demanda Marie-Thérèse.

 

– Parce que, Mademoiselle, répliqua le descendant de Mama Runtu, qui semblait connaître l’histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne mieux que les descendants des Espagnols eux-mêmes, parce que Pizarre refit, pour ces nouveaux compagnons, ce qu’il avait déjà fait pour les anciens. Il ne leur dissimula pas la difficulté de la tâche et leur donna une fois encore à choisir.

 

« Pizarre s’était arrêté au milieu des montagnes pour donner du repos à sa troupe et en faire une inspection plus complète. Oh ! vous avez lieu d’être fiers, Messieurs ! Leur nombre était bien alors, en tout, de cent soixante-dix-sept hommes, dont soixante-sept cavaliers. Il n’avait dans toute sa compagnie que trois arquebusiers et quelques arbalétriers n’excédant pas ensemble le nombre de vingt. Et c’est dans cet équipage que Pizarre se portait au-devant d’une première armée de cinquante mille hommes ! et contre un peuple de plus de vingt millions d’habitants, car le Pérou, sous les Incas, comprenait à la fois ce que nous appelons maintenant l’Équateur, le Pérou, la Bolivie et le Chili ! C’est alors, Messieurs, qu’il trouva que ses soldats étaient encore trop nombreux. Il avait remarqué avec inquiétude qu’il s’en trouvait quelques-uns dont le visage était assombri et qui étaient loin de marcher avec leur entrain ordinaire. Il sentait que, si cette disposition devenait contagieuse, ce serait la ruine de l’entreprise, et il jugea qu’il valait mieux retrancher, d’une fois, la partie gangrenée que d’attendre que le mal eût gagné la masse entière. Ayant ramassé ses hommes, il leur dit que leurs affaires étaient arrivées à une crise qui exigeait tout leur courage. Nul ne pouvait songer à poursuivre l’expédition s’il avait le moindre doute du succès. Si quelques-uns se repentaient d’y avoir pris part il n’était pas trop tard pour s’en retirer. Ceux-là n’avaient qu’à retourner au bord de l’Océan, à San Miguel où il avait déjà laissé quelques compagnons. Avec ceux qui voudraient partager les chances de sa fortune, qu’ils fussent peu ou beaucoup, il poursuivrait l’aventure jusqu’au bout. Alors, il s’en retira neuf ! quatre appartenaient à l’infanterie et cinq à la cavalerie. Les autres acclamèrent leur général…

 

– Obéissant à la voix de celui qui servait Pizarre comme un second frère, s’écria le marquis, à la voix de mon aïeul Christobal de la Torre !

 

Nous le savons ! nous le savons ! répéta encore, avec son inquiétante ironie, le singulier commis de la banque franco-belge.

 

– Et pourrions-nous savoir pourquoi vous nous racontez toutes ces belles choses ? interrogea le marquis, sur un ton d’une grande hauteur.

 

– Pour vous prouver, senor, que les vaincus savent l’histoire de leur pays mieux encore que les vainqueurs !… répliqua l’autre du tac au tac et avec une emphase un peu ridicule pour un homme qui portait si bien le veston de la maison Zarate et Cie « (la meilleure maison de confection du paseo de amancæs).

 

– Mon Dieu ! que c’est beau ! s’écria soudain Marie-Thérèse qui enrayait encore une discussion en rejetant l’attention des voyageurs sur le paysage.

 

UN COLLOQUE DANS LA NUIT NOIRE

À ce moment, le train traversait un pont d’où l’on pouvait apercevoir un panorama d’une splendeur sans égale. En face, s’élevait la chaîne prodigieuse des Andes, rocs entassés sur rocs, – plus bas, par une fissure de la montagne, on avait une échappée sur des forêts toujours vertes, entremêlées çà et là de terrasses cultivées en jardins, chacune avec sa chaumière rustique suspendue à ses flancs hérissés, et, pour peu que le regard s’élevât, on apercevait la crête neigeuse des monts étincelants dans le soleil, spectacle présentant à la fois un chaos si sauvage de magnificence et de beauté qu’aucun autre paysage de montagne n’en peut offrir un semblable.

 

Mais cela était plus terrible encore que beau et les abîmes que le train franchissait à chaque instant donnaient le frisson à Marie-Thérèse qui, appuyée au bras de Raymond, et songeant à l’audace folle des conquistadors se prit à murmurer : « Et voilà cependant ce rempart qui n’a pu arrêter les soldats de Pizarre ! »

 

Malheureusement, ces paroles furent entendues de l’étranger qui répondit, cette fois, d’une voix nettement hostile :

 

– N’est-ce pas que nous aurions pu les écraser ?…

 

Sur quoi le marquis fut tout de suite, par un petit bond, vers le descendant Quichua des rois Incas. Il se haussa sur la pointe des pieds et lui détacha une petite tape méprisante sur l’épaule :

 

– Pourquoi donc ne l’avez-vous pas fait, señor ?

 

– Parce que nous, nous ne trahissons pas !

 

Raymond n’eut que le temps de saisir à la taille et d’emprisonner de ses bras puissants le tumultueux marquis qui était déjà parti en bolide contre l’insolent Indien.

 

Dans cette position, Christobal se débattait comme un petit diable et était parfaitement ridicule. Quelques paroles de Marie-Thérèse réussirent cependant à le calmer presque instantanément. La jeune fille, qui connaissait l’orgueil de son père, lui fit comprendre, à mi-voix, combien il s’abaissait, lui, marquis de la Torre, en discutant avec un petit commis de banque franco-belge.

 

– Tu as raison, déclara Christobal en reprenant pied et en jetant à son interlocuteur qui n’avait pas bougé un regard d’une insolence telle, que Huagna Capac Runtu en pâlit. L’Indien n’avait pas été non plus sans comprendre le sens de l’observation de Marie-Thérèse et les choses allaient peut-être encore se gâter quand le train s’arrêta. La ligne, qui était alors en construction, n’allait pas plus loin. Il restait une quarantaine de kilomètres pour se rendre à Cajamarca et ces derniers kilomètres devaient être faits à dos de mules, car on se trouvait alors en pleine montagne, en pleins défilés.

 

Les voyageurs du reste goûtèrent le pittoresque du campement où ils allaient passer la nuit. On avait accroché aux flancs des monts quelques baraques en planches dans lesquelles logeaient pêle-mêle les ouvriers. La cantine s’accompagnait d’une douzaine de tentes assez confortables où s’installaient les voyageurs qui ne devaient partir pour Cajamarca que le lendemain matin. Une trentaine de mules paissaient sur le sol, l’herbe rare, en liberté. Les éternels galinazos continuaient de décrire leurs larges cercles dans le ciel empourpré. Le dîner servi au bord d’un abîme d’où montait la musique tumultueuse d’un torrent fut très gai. Le commis de banque avait disparu. Marie-Thérèse le retrouva soudain auprès de sa tente, le soir venu. Il la saluait bien humblement et lui demandait pardon de l’incident du train. Il ne croyait pas, disait-il, qu’en remontant à une aussi vieille histoire, il serait désagréable à « Monsieur le Marquis » qu’il respectait infiniment. Enfin, il savait que le marquis était au mieux avec le directeur de la banque franco-belge et il espérait que cette affaire n’aurait pas de suite.

 

La jeune fille le rassura en dissimulant une forte envie de rire. Le farouche descendant des Incas avait peur de perdre sa place.

 

Quand il se fut éloigné, elle alla tout raconter à son père et à Raymond, qui s’en amusèrent beaucoup. Puis chacun s’en fut se coucher, excepté cependant l’oncle Ozoux qui passa une grande partie de la nuit à mettre ses notes en ordre et à écrire une longue lettre à son grand journal du soir, lettre dans laquelle il annonçait qu’il refaisait toute la conquête du Pérou avec Pizarre et avec un Indien descendant des rois Incas. Il dépeignait cet Indien sons les traits et sous l’aspect le plus glorieusement sauvages, lui mettait des plumes dans les cheveux et oubliait naturellement de dire qu’il s’habillait dans une maison de confection de Lima.

 

Marie-Thérèse eut comme toutes les nuits, depuis l’apparition sur son balcon du crâne-pain-de-sucre, de la casquette-crâne, et du crâne-petite-valise, un sommeil assez agité.

 

Elle se tournait et retournait sur son lit de camp sans parvenir à trouver le repos dont elle avait grand besoin.

 

Soudain, elle se dressa sur sa couche, l’oreille aux aguets. Il lui avait semblé entendre dehors, tout près de sa tente, une voix dont elle connaissait bien l’accent.

 

Elle se glissa sans faire de bruit jusqu’à la porte de toile de sa chambre improvisée et, la soulevant d’un doigt, elle put voir dehors ce qui se passait. Deux ombres s’éloignaient sous la lune.

 

Elle reconnut tout de suite le commis de la banque franco-belge, mais elle hésita devant l’autre dont elle n’apercevait pas le visage. Enfin, les deux ombres s’étant arrêtées, se retournèrent du côté de la tente qu’ils montrèrent de la main, et Marie-Thérèse, cette fois, ne put retenir un nom : « Huascar ! »

 

Qu’est-ce que Huascar faisait là ? Et pourquoi ce colloque dans la nuit, en face de sa tente, avec ce singulier Huagna Capac Runtu ? Pourquoi désignaient-ils l’endroit où elle reposait ? Qu’est-ce que tout cela signifiait ?… Les deux ombres avaient repris leur marche. La paix de la nuit fut alors troublée du hennissement d’un cheval. Et la jeune fille aperçut le cheval, qui, attaché à un piquet, piaffait d’impatience. Huascar était déjà en selle pendant que le commis de banque détachait la bête tout en continuant la mystérieuse conversation et en désignant encore de temps à autre la tente de Marie-Thérèse. Enfin le cavalier glissa derrière les tentes et le commis disparut en même temps que lui. Tout redevint calme et le petit plateau où les voyageurs campaient resta désert.

 

HUASCAR SE MONTRE CRUELLE HANTISE ?

Marie-Thérèse ne put refermer les yeux de la nuit. Cette inattendue réapparition de Huascar lui donnait à réfléchir et n’était point faite pour calmer l’inquiétude qui était maintenant latente, tout au fond d’elle-même, bien qu’elle s’en défendît et qu’elle se l’avouât à peine, ayant honte de ce qu’elle appelait sa pusillanimité.

 

Avait-elle quelque chose à craindre de Huascar ? Elle ne pouvait l’admettre. Elle se rendait parfaitement compte que l’Indien l’aimait, mais comme un chien fidèle, et elle eût juré qu’elle pouvait compter sur son dévouement dans le cas où elle eût couru quelque danger.

 

Et cependant ! Et cependant !… Et cependant quoi ? de quel danger s’agissait-il donc ? Elle avait envie de se battre ! Elle se trouvait plus sotte que les vieilles dames là-bas, qui vivaient au fond de leurs vieux souvenirs, au milieu de leurs vieux meubles avec leurs stupides histoires. Elle résolut de ne point parler de ce qu’elle avait vu cette nuit-là ni à Raymond ni à son père. Elle ne voulait pas passer pour une petite fille qui a peur, la nuit, des ombres qui se promènent sous la lune.

 

Mais elle se dit qu’à la prochaine occasion elle questionnerait très catégoriquement Huagna Capac Runtu.

 

Cette occasion se présenta dès le début de l’étape du lendemain.

 

Tous les voyageurs s’étaient mis en route sur leur mule. Le petit groupe de Marie-Thérèse, du marquis, de Raymond et de Ozoux était en tête. François-Gaspard, qui s’était mis tout d’abord allègrement en selle, voulut en descendre quand le chemin lui parut trop dangereux. Sur sa mule, il lui semblait qu’il était dix fois plus haut, au-dessus des précipices, que s’il avait été à pied, et, par instants, il eût voulu, pour plus de sûreté, se hisser sur le chemin, à quatre pattes. Sa bête, accrochée au flanc du roc, lui donnait des terreurs folles. Il craignait qu’elle ne glissât à chaque instant. N’y pouvant plus tenir, il s’arrêta, et comme, dans l’instant, on ne pouvait passer deux de front, il arrêta du coup derrière lui toute la caravane.

 

Le pis est, qu’en voulant descendre, il avait des gestes maladroits qui tendaient à faire perdre l’équilibre à sa monture. On lui cria de rester tranquille. Il répondit qu’il voulait bien ne pas descendre, mais qu’il ne ferait plus un pas. La position était des plus ridicules.

 

C’est sur ces entrefaites que le commis de banque, descendant de sa propre mule et se glissant entre la paroi et les bêtes, parvint jusqu’à la mule de François-Gaspard dont il prit la bride et à laquelle il fit, avec une grande adresse, franchir le passage difficile, malgré les gesticulations de l’oncle. Raymond, le marquis et Marie-Thérèse durent le remercier. Marie-Thérèse se trouva mule à mule près de lui.

 

– Bonjour, señor Huagna Capac Runtu ! fit-elle avec un sourire engageant.

 

– Eh ! señorita, laissons tous ces noms illustres qui sont morts avec mes ancêtres ; je n’ai plus droit aujourd’hui qu’à celui sous lequel on me connaît dans la banque. Je m’appelle Oviedo… comme tout le monde.

 

– Ah ! Je me rappelle maintenant… oui, oui, je vous ai aperçu aux fins de mois. Oviedo de la banque franco-belge… Eh bien ! señor Oviedo, pourriez-vous me dire ce que vous faisiez cette nuit, tout près de ma tente, avec mon ancien employé Huascar ?

 

Oviedo Huagna Capac Runtu ne broncha pas. Mais sa mule eut un léger mouvement. Il la retint d’une main ferme.

 

– Ah ! vous avez vu Huascar, il est arrivé en pleine nuit à l’étape et m’a fait réveiller. C’est un vieil ami. Il savait que je me rendais à Cajamarca et, comme il s’y rendait lui-même, il n’a pas voulu passer sans me serrer la main. Nous nous sommes, en effet, tenus un moment auprès de votre tente. Quand il a su que vous étiez là (c’est moi qui le lui ai dit) il m’a recommandé de veiller sur vous… et il est reparti aussitôt.

 

– En quoi ai-je besoin que quelqu’un veille sur moi ? demanda Marie-Thérèse. Est-ce que je cours quelque danger ?

 

– Aucun. Mais vous courez le danger auquel chacun est exposé ici ! Ces défilés sont dangereux. Une mule peut faire un faux pas. Ça s’est vu. Une selle mal attachée peut tourner… et c’est la mort ! Voilà ce que voulait dire Huascar et voilà pourquoi j’ai choisi moi-même votre mule, ce matin, et pourquoi j’ai sanglé moi-même votre selle.

 

– Merci, Monsieur, dit-elle d’un ton assez sec, car elle était très agacée.

 

François-Gaspard la rejoignit alors. Il avait retrouvé son sang-froid, car la route était maintenant plus large. Il parla avec désinvolture de ce chemin de sauvage et se défendit d’avoir eu peur.

 

– Tout de même, ajouta-t-il, je me demande comment Pizarre a pu passer par ici avec sa petite armée !

 

Marie-Thérèse jeta à l’académicien un coup d’œil qui l’eût certainement fait basculer dans l’abîme si l’autre l’avait surpris. Mais François-Gaspard commettait les gaffes avec sérénité et remettait la conversation sur le terrain qui l’intéressait, tant brûlant fût-il.

 

– Oui, c’est bien incroyable, répliqua le commis. Moi, voyez-vous, cela m’a amusé d’étudier la question. Parfois, le chemin était si raide que, dans plusieurs endroits, les cavaliers furent obligés de mettre pied à terre et de conduire leurs chevaux par la bride en grimpant comme ils pouvaient. Un faux pas pouvait les précipiter à des milliers de pieds. Les défilés de la Sierra praticables à l’Indien demi-nu, étaient formidables pour l’homme d’armes chargé de sa panoplie. Tous ces passages évidemment présentaient des points de défense et les Espagnols, lorsqu’ils entraient dans ces défilés entourés de roches, devaient chercher d’un regard inquiet, l’ennemi.

 

– Mais que faisait donc l’ennemi, pendant ce temps-là ? interrogea Raymond qui s’approchait à son tour.

 

– L’ennemi ne faisait rien, señor… l’ennemi derrière la montagne attendait la visite des Espagnols… Il y avait eu échange de messages d’où il résultait que l’on devait se rencontrer en amis

 

– Pardon, Monsieur le commis de la banque franco-belge, fit la voix du marquis… voulez-vous me permettre une petite observation ? une question ?… Croyez-vous que si votre roi Atahualpa avait pu imaginer une seconde que ses cinquante mille hommes ne pourraient le défendre contre cent cinquante Espagnols, il aurait attendu sous sa tente Pizarre et ses compagnons ? Il n’a point marché contre eux parce qu’il méprisait leur faiblesse… tout simplement ! Et il a eu tort, Monsieur Runtu !

 

L’Indien s’inclina humblement sur sa selle.

 

– Oui, Monsieur le Marquis, il a eu tort.

 

Et se relevant cependant que son doigt montrait un point extrême des roches tout là-haut, dans le lointain azur.

 

– Il aurait dû apparaître dans ces défilés comme ce cavalier au-dessus de nos têtes, et il ne serait rien resté de la folle entreprise ; et le Soleil notre Dieu régnerait encore sur l’Empire des Incas !

 

Ce disant, le commis de la banque franco-belge semblait avoir grandi sur sa selle. Son geste romantique embrassait le colossal massif des Andes qui semblait être là pour servir de piédestal à l’Indien de là-haut qui, sur son cheval, ne bougeait pas plus qu’une statue de bronze. Il regardait passer la caravane au-dessous de lui.

 

– Huascar ! s’écria Marie-Thérèse…

 

Et tous, en effet, reconnurent Huascar. Et jusqu’au moment où ils sortirent de la première chaîne des Andes, tantôt devant, tantôt derrière, toujours immobile pendant qu’ils passaient, toujours au-dessus d’eux, comme une protection ou comme une menace, ils devaient l’apercevoir. Sa haute silhouette équestre ne cessait de les dominer et de les hanter.

 

Les voyageurs passèrent encore une nuit sous la tente et le lendemain ils arrivèrent en vue de la vallée de Cajamarca, qu’ils découvrirent émaillée de toutes les beautés de la nature. Elle se déroulait comme un tapis de verdure riche et varié, offrant un contraste frappant avec la sombre forme des Andes qui l’entourait. Telle apparut cette vallée heureuse aux yeux éblouis des soldats de Pizarre ! Elle était au temps du conquistador habitée par une population supérieure à toutes celles que les Espagnols avaient rencontrées de l’autre côté des montagnes, comme le témoignaient le goût de leurs vêtements, la propreté et le confort que présentaient visiblement les personnes et les habitations[10].

 

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la plaine offrait l’apparence d’une culture soignée et prospère. À travers les prairies coulait une large rivière, qui facilitait une irrigation abondante au moyen des canaux et des aqueducs souterrains. Le pays, entrecoupé de haies verdoyantes, était bigarré de cultures diverses ; car le sol était riche, et le climat, s’il était moins puissant que celui des régions brûlantes de la côte, favorisait davantage les productions vigoureuses des latitudes tempérées. Au-dessous des aventuriers s’étendait la petite ville de Cajamarca avec ses maisons blanches brillant au soleil, semblable à une pierre précieuse étincelante sur la sombre lisière de la Sierra.

 

Environ une lieue plus loin dans la vallée, Pizarre avait pu voir des colonnes de vapeur s’élevant vers le ciel et indiquant la place des fameux bains chauds, très fréquentés par les princes péruviens.

 

Là aussi s’était offert un spectacle moins agréable aux yeux des soldats de Pizarre. Ils aperçurent sur la pente des hauteurs un nuage blanc de pavillons qui couvraient la terre, aussi pressés que des flocons de neige, dans un espace qui paraissait de plusieurs milles[11]. « Nous fûmes tous remplis d’étonnement », s’écrie un des conquérants, « de voir les Indiens occupant une si fière position, un si grand nombre de tentes mieux disposées qu’il ne s’en était jamais vu aux Indes. Ce spectacle jeta une sorte de confusion et même de crainte dans les cœurs les plus fermes. Mais il était trop tard pour revenir sur ses pas ou pour laisser paraître le moindre signe de faiblesse. Ainsi donc, faisant aussi bonne contenance que possible, après avoir froidement reconnu le terrain, nous nous préparâmes à entrer dans Caxamarxa. »

 

Tout brûlant de ces souvenirs merveilleux et tout exalté de se trouver sur un coin de terre où s’était déroulée la plus incroyable aventure du monde, François-Gaspard, debout sur ses étriers, ne cessait de saluer en termes enthousiastes la Cajamarca de ses rêves ! Instruit par Oviedo Runtu, il désignait l’endroit où attendaient Atahualpa et ses cinquante mille guerriers. Cette armée prodigieuse dans ce pays d’Amérique que Christophe Colomb avait découvert seulement une quarantaine d’années avant que Pizarre entreprît sa folle conquête, cette armée formidable ne faisait pas peur à François-Gaspard qui, lui aussi, semblait un conquistador et qui n’était pas loin de se prendre pour un héros de l’antique histoire, et qui s’écria : « En avant ! »

 

On ne dit pas quels furent les sentiments du monarque péruvien lorsqu’il vit la cavalcade belliqueuse des chrétiens avec ses bannières flottantes et ses armures étincelantes aux rayons du soleil couchant, déboucher des sombres profondeurs de la Sierra et s’avancer dans un appareil hostile sur les beaux domaines qui, à cette époque, n’avaient encore été foulés que par le pied de l’homme rouge, mais quand les voyageurs virent partir à fond de train François-Gaspard emporté par sa mule emballée, ce fut dans toute la troupe un immense éclat de rire. Excitées par ces rires et par les cris de joie, toutes les autres mules suivirent, qui au grand trot, qui au galop. Le tumulte qui accourait derrière elle ne faisait qu’exciter la monture du malheureux académicien, si bien que le dénouement prévu de cette chevauchée ne se fit guère attendre.

 

La mule culbuta et l’oncle fut projeté les jambes en l’air à quelques pas de là. On se précipita. On l’entoura, il était déjà debout. Nullement marri, il paraissait au contraire enchanté.

 

– Mesdames et Messieurs, s’écria-t-il, c’est ainsi que Pizarre a gagné sa première bataille !

 

Et il expliqua à Marie-Thérèse et à Raymond, amusés, qu’en effet, lors d’une première rencontre que l’aventurier espagnol avait eue avec les Incas, quelque temps après son débarquement, avant son passage des Andes, il était sur le point, lui et sa petite troupe, d’être anéanti par une troupe plus forte quand l’un de ses cavaliers fut désarçonné. Or, les Incas, qui ignoraient le cheval et par conséquent l’art de l’équitation, furent tellement stupéfaits de voir se séparer en deux cet animal extraordinaire (cheval et cavalier) qu’ils avaient cru jusqu’alors « ne faire qu’un », qu’ils abandonnèrent le terrain en poussant des cris d’aliénés. Personne, naturellement, ne crut François-Gaspard qui, cependant, rapportait l’exacte vérité. Mais toute cette histoire de la conquête du Pérou est si fantastique qu’il faut pardonner aux incrédules qui n’ont pas lu les textes très authentiques, sortis des Archives de Madrid, dont François-Gaspard Ozoux avait eu soin de prendre copie avant de s’embarquer avec son neveu pour une nouvelle découverte de l’Amérique. On riait encore de l’aventure quand on arriva sous les murs de Cajamarca.

 

UN CADEAU D’ATAHUALPA

Ils pénétrèrent dans la ville vers le soir et ce qui frappa d’abord tous les voyageurs fut le grand nombre des Indiens qu’ils rencontrèrent dans les rues et aussi leur silence.

 

Cajamarca compte à l’ordinaire douze à treize mille habitants ; ce soir-là, elle en abritait certainement le double. Du reste, la caravane avait rencontré en cours de route de longues files d’Indiens qui, toutes, par les routes venant de la Costa, ou de la Montana, se dirigeaient vers la Cité sainte, car Cajamarca est l’une des plus sacrées qui soient pour les indigènes. On peut dire d’elle qu’elle est la nécropole des Incas et l’on ne peut faire un pas dans ses rues ou sur ses places publiques sans retrouver nombre de souvenirs de l’antique splendeur de l’Empire disparu.

 

Il était facile de voir, à l’allure des quichuas rencontrés sur ces pavés historiques, que tout ce peuple s’était rendu là dans une pieuse pensée de pèlerinage. Et les plus étonnés ne furent point les voyageurs, mais les habitants de la ville eux-mêmes qui ne se souvenaient point d’une pareille invasion. Jusqu’alors, de mémoire d’homme vivant, la fête de l’Interaymi n’avait visiblement remué aucune foule ; même pour la grande solennité décennale, l’Indien disparaissait plutôt qu’il n’apparaissait.

 

Que signifiait au juste tout ce mouvement ? Les autorités étaient assez inquiètes, mais n’avaient aucune raison d’intervenir. Les quelques troupes dont on disposait alors à Cajamarca et qui étaient venues dans cette ville pour parer à toute éventualité depuis que Garcia avait brandi à l’autre extrémité du Pérou l’étendard de la révolte en faisant appel au fanatisme des Indiens, avaient été consignées.

 

Les portes des huit églises étaient gardées militairement dans la crainte de surprise, car chacun de ces monuments pouvait facilement être transformé en forteresse. Enfin, le reste de la force publique se trouvait réuni sur la place centrale non loin des restes du palais où se trouve la fameuse pierre sur laquelle avait été brûlé Atahualpa, le dernier roi Inca.

 

C’était là le centre de toute cette muette manifestation, le but des longs voyages d’Indiens à travers la montagne. Du moins était-ce là, – cette visite à cette pierre, – le prétexte religieux qui semblait les avoir poussés vers Cajamarca en un si grand nombre.

 

Le marquis, stupéfait, rappelait avec inquiétude que la grande révolte indigène de 1818 avait été précédée de manifestations semblables. Est-ce que vraiment les fêtes de l’Interaymi qui devaient commencer le lendemain et durer quinze jours allaient être le signal d’un de ces mouvements populaires que les gouvernements péruviens croyaient depuis longtemps n’avoir plus à redouter ?

 

Dans le moment que Christobal se posait cette question, il s’arrêta tout net devant une bâtisse dont l’enseigne annonçait le bureau de poste. Et il mit pied à terre, tout de suite. Raymond et Marie-Thérèse échangèrent un sourire. On allait enfin savoir quel était le nom du facétieux expéditeur du bracelet-soleil-d’or.

 

Et ils arrêtèrent leur mule, attendant le retour du marquis avec une indifférence qui était peut-être un peu affectée.

 

Au bout de dix minutes, le marquis ressortait du bureau de poste.

 

– J’ai le nom et l’adresse, dit-il, d’un air assez préoccupé.

 

– Et comment s’appelle notre expéditeur ? demanda Marie-Thérèse.

 

Il s’appelle Atahualpa ! répliqua le marquis en remontant sur sa mule.

 

– C’est la plaisanterie qui continue ! répliqua Marie-Thérèse, la voix légèrement changée.

 

– Je le crois, fit Christobal, j’ai parlé à l’employé qui a reçu le colis postal et qui n’a pas de peine à se rappeler la physionomie de l’expéditeur, car ce nom de l’Atahualpa l’avait également frappé. La boîte a été apportée par un Indien quichua qui, sur la question de l’employé, a répondu qu’Atahualpa était véritablement son nom, ce qui, après tout, est bien possible.

 

– Puisqu’il a donné son adresse, allons lui faire une petite visite, dit Raymond.

 

– J’allais vous le proposer, fit Christobal. Et il poussa sa mule, prenant la direction de la troupe. François-Gaspard fermait la marche, toujours prenant des notes, le carnet sur le pommeau de sa selle.

 

Ils traversèrent un ruisseau qui va se jeter dans un affluent du haut Maranon, passèrent près des ruines de San Francisco, la première église construite au Pérou, et le marquis, après avoir demandé plusieurs fois son chemin, conduisit ses compagnons sur une place grouillante d’Indiens.

 

Sur un des côtés de cette place s’élevaient d’antiques murailles qui avaient encore conservé forme de palais. Ç’avait été là la dernière demeure du dernier roi Inca. Là, il avait vécu dans sa gloire et là il s’était préparé au martyre.

 

Là, avait habité Atahualpa et c’était là que l’employé des postes avait envoyé Christobal de la Torre !

 

Prise dans un remous de la foule, la caravane dut subir un singulier mouvement qui la poussa vers le palais dont elle se trouva avoir franchi les vastes portes sans qu’elle pût exactement se rendre compte de la façon dont elle y avait été amenée.

 

Ils étaient maintenant dans une large enceinte pleine d’Indiens, les uns debout montrant orgueilleusement des fronts de chefs, les autres prosternés autour d’une pierre centrale, la pierre sacrée, la pierre du martyre.

 

Derrière cette pierre, debout sur un escabeau, un indigène drapé dans un punch d’un rouge éclatant et tel qu’aucun Espagnol qui était là n’avait pu encore en voir sur les épaules d’un Indien, parlait… et tous l’écoutaient dans un silence impressionnant.

 

Il parlait à cette foule en indien quichua.

 

Or, à l’arrivée de Christobal, de Marie-Thérèse, de Raymond et de François-Gaspard, une voix se fit entendre qui interrompit l’espèce de récit psalmodié de l’homme au punch rouge. Et cette voix disait :

 

Parlez espagnol. Tout le monde comprendra !

 

Le marquis et Marie-Thérèse se retournèrent.

 

Le commis de la banque franco-belge était derrière eux, les saluant et leur faisant comprendre qu’il était aimablement intervenu à leur intention.

 

Chose extraordinaire, cette interruption, qui eût pu passer pour sacrilège, ne fut suivie d’aucun murmure. Et l’Indien au punch rouge parla espagnol !

 

Il disait :

 

– En ce temps-là, l’Inca était tout puissant, son armée était formidable. La cité avait ses maisons d’argile au soleil et ses trois murailles en spirale bâties en pierre de taille. C’était un lieu très fort et il y avait une citadelle et un couvent habité par les Vierges du Soleil. L’Inca hospitalier, qui ne craignait rien et qui ne connaissait pas la trahison, laissa entrer les hommes blancs dans cette ville qui eût pu être leur prison et où ils furent reçus en amis, comme des envoyés nobles de l’autre grand empereur qui régnait au-delà des mers.

 

« Or, également en ce temps-là, le chef des étrangers avait partagé sa petite armée en trois parts et il avait marché sur la ville en ordre de bataille, car il doutait du cœur généreux de l’Inca. Alors, l’Inca dit : « Puisqu’ils craignent notre hospitalité, sortons tous de cette ville dont ils feront leur asile, et la paix entrera dans leur cœur. » Ainsi, lorsque le Conquistador approcha avec ses soldats en bataille, personne ne sortit pour le recevoir et il traversa les rues à cheval sans rencontrer aucun être vivant et sans entendre d’autre son que l’écho des pas de ses lourds guerriers. »

 

Ici, l’homme rouge sembla se recueillir, et il reprit :

 

« Ceci se passait à une heure avancée de l’après-midi. L’Étranger envoya aussitôt une ambassade au camp de l’Inca. Le frère de l’Étranger qui s’appelait Fernando vint au camp avec vingt cavaliers ; il demanda à parler à l’Inca. Or, celui-ci le reçut sur son trône, le front entouré du borla royal !

 

« Il était au milieu de ses officiers et de ses femmes. Les étrangers apportaient des paroles de miel. Or, l’Inca dit : « Dites à votre capitaine que j’observe un jeûne qui finira demain. Je le visiterai alors avec mes principaux chefs. En attendant, je lui permets d’occuper les bâtiments publics de la place et point d’autres, jusqu’à mon arrivée ; j’ordonnerai alors ce qu’il y aura à faire. »

 

« Or, après ces bonnes paroles, il arriva qu’un cavalier espagnol, pour remercier l’Inca qui n’avait encore jamais vu d’homme à cheval, déploya son talent d’écuyer. Mais quelques personnages présents ayant marqué de la frayeur, cependant que l’Inca restait impassible, l’Inca les fit mettre à mort comme il était juste. Après quoi les ambassadeurs burent la chica dans les vases d’or présentés par les Vierges du Soleil. Et ils s’en retournèrent à Cajamarca. Or, ils rapportèrent tristement à leur chef ce qu’ils avaient vu : la magnificence du camp, la force et le nombre des troupes, leur belle ordonnance et leur discipline ; le désespoir entra dans le cœur des soldats de l’Étranger, surtout lorsque la nuit fut venue et qu’ils virent les feux de l’Inca éclairant les flancs des montagnes et brillant dans l’obscurité aussi pressés que les étoiles du ciel !

 

Ici, l’homme rouge se recueillit encore ; puis il poursuivit :

 

– Mais l’Étranger, que rien n’abattait dans le mal, passa dans leurs rangs et leur versa la parole honteuse qui devait ranimer les courages. Or, le lendemain, à midi, le cortège de l’Inca se mit en marche. Élevé au-dessus de la foule, on apercevait le roi porté sur les épaules des principaux de la nation. L’armée derrière lui se déployait dans les vastes prairies aussi loin que l’œil pouvait atteindre[12]. Dans toute la ville régnait un profond silence, interrompu seulement de temps en temps par le cri de la sentinelle qui signalait du haut de la forteresse les mouvements de l’armée de l’Inca.

 

« D’abord entrèrent dans la ville quelques centaines de serviteurs qui chantaient dans leur marche des chants de triomphe résonnant aux oreilles de l’Étranger comme les chants de l’Enfer. Puis, des guerriers, des gardes, des seigneurs aux costumes lamés d’argent, de cuivre et d’or. Notre Atahualpa, fils du Soleil, était porté sur une litière et assis au-dessus de tous sur un trône d’or massif. Or, le cortège parvint jusqu’au cœur de la Plaza sans avoir rencontré un visage blanc. Quand Atahualpa, fils du Soleil, fut entré dans cette place avec six mille des nôtres, il demanda : « Où sont les étrangers ? » Or, à ce moment, un moine, que personne n’avait encore aperçu, s’avança vers l’Inca, une croix dans la main. Il était accompagné d’un Indien interprète qui lui exposa les principes de la foi de l’Étranger et lui demanda d’abandonner son dieu pour celui des chrétiens. Atahualpa répondit : « Votre Dieu fut mis à mort par les hommes qu’il avait créés ! Mais le mien, dit-il, en montrant sa divinité qui, dans ce moment même s’abaissait dans sa gloire, derrière les montagnes, Mon Dieu vit encore dans les cieux d’où il regarde ses enfants ! »

 

À ces paroles de l’orateur rouge, tous les Indiens qui entouraient Christobal et son compagnon se tournèrent vers le soleil qui allait disparaître derrière les Andes et firent entendre un étrange cri d’allégresse, cri d’adieu et d’espoir à l’astre du jour, transmis par les générations. Par une fente de la muraille, on apercevait la pourpre éclatante du soir inca et la scène avait une telle grandeur que Marie-Thérèse et Raymond ne purent s’empêcher de tressaillir. Oui, on ne pouvait plus en douter, le dieu Soleil avait encore ses fidèles comme au soir tragique d’Atahualpa ! Il n’y avait qu’à les voir, tous exaltés, frémissants, ces hommes qui avaient conservé le même langage, les mêmes mœurs depuis tant de siècles ! La conquête avait passé sur eux sans les changer. Ils avaient conservé la tradition ! Et ce n’était peut-être pas une légende, après tout, qu’au fond des montagnes, dans quelque cité restée inconnue, insoupçonnée des autres races, défendue par le rempart inaccessible des Andes et les neiges éternelles, il y avait des prêtres qui travaillaient incessamment à attiser la flamme sainte. Leur Histoire, plus durable encore que leurs monuments dont les ruines prodigieuses étonnent cependant le voyageur autant qu’aux plaines de Louqsor et de Karnack, leur histoire immortelle passait, avec tous ses détails privés, de bouche en bouche, à travers les âges ! Et le miracle de l’immobilité du récit ne s’était peut-être accompli que parce que ce peuple n’avait pas d’écriture ! Pas d’écriture (elle était défendue), pas de littérature chez l’Inca, pas de mensonge poétique. Seule, la mémoire fidèle, aidée par les quipos (petites cordes à nœuds qui servaient à compter et à se rappeler), seule la mémoire fidèle répétait les mêmes mots et faisait recommencer les mêmes choses aux mêmes heures du monde, depuis un temps sans nombre.

 

Ils écoutèrent le récit de la mort d’Atahualpa à genoux. Chose singulière, la plupart d’entre eux, en se courbant, faisait le signe de la croix ! D’où venait-il, ce signe là ? Fallait-il trouver là seulement la preuve nouvelle de cet amalgame extraordinaire des cultes anciens et nouveaux dont s’était accommodée la basse classe indienne jadis pourchassée par l’Inquisition ? Arrivait-il de plus loin encore ? Certains historiens ont prétendu que les premiers conquérants le trouvèrent, ce signe, chez les Aztèques et les Incas, d’où cette conclusion que la civilisation des deux Empires pouvait avoir pour origine ou pour accélératrice la prodigieuse aventure de naufragés chrétiens, chercheurs de l’Inconnu, à travers les Indes, la Chine, les mers du Pacifique. Que de problèmes soulevés et jamais résolus ! Indifférent au drame actuel qui se nouait autour de lui, l’illustre François-Gaspard Ozoux, de l’Institut, ne vivait que dans le passé, sa philosophie de pacotille ne trouvant pas le lien qui rattachait la tragédie antique au geste de l’Homme au punch rouge et aussi au mouvement de cette foule qui avait rejeté les descendants du Conquistador jusque dans cette salle où l’on pleurait la mort d’Atahualpa…

 

De sa voix psalmodique, le prêtre rouge rappelait les terribles étapes de l’étrange infortune :

 

« Pizarre et ses cavaliers, prêts au combat, se tenaient dissimulés dans les vastes salles des palais qui entouraient la plaza. » C’est là que le moine qui avait su parler du vrai Dieu à Atahualpa vint les rejoindre. « Ne voyez-vous pas, dit-il à Pizarre, que, tandis que nous nous épuisons en paroles avec ce chien plein d’orgueil, la campagne se couvre d’Indiens ? Courez-lui sus ! Je vous donne l’absolution ! »

 

On était arrivé au drame, à ce que l’homme rouge appelait : le crime de l’Étranger. Pour le raconter, il se haussa encore sur son escabeau et son geste menaçant domina la foule et Christobal lui-même, sur sa mule, et ses compagnons.

 

On sut alors comment, s’élançant sur la place, Pizarre et ses soldats avaient poussé leur vieux cri de guerre : « Saint-Jacques et tombons sur eux ! » Tous les Espagnols qui étaient dans la ville y répondirent par le cri de combat, et, s’élançant des grandes salles où ils étaient cachés, ils se répandirent sur la plaza, fantassins et cavaliers, et se jetèrent au milieu de la foule des Indiens. Ceux-ci furent saisis d’une terreur panique. Ils ne savaient où fuir pour éviter la mort qui les menaçait.

 

« Nobles et gens du peuple, tous avaient été foulés aux pieds sous les charges furieuses des cavaliers qui frappaient à droite et à gauche sans ménagement, pendant que leurs épées, étincelant dans la fumée, portaient l’épouvante au cœur des malheureux indigènes, qui voyaient alors pour la première fois le cheval et son cavalier dans tout ce qu’ils ont de terrible. Ils ne firent aucune résistance ; à la vérité, ils n’avaient pas d’armes. Toutes les issues étaient fermées, car l’entrée de la place était encombrée des corps de ceux qui avaient péri en faisant de vains efforts pour fuir, et telle était l’angoisse des survivants, sous la pression effroyable de leurs assaillants, qu’une troupe nombreuse d’Indiens renversa, par des efforts convulsifs, le mur de pierre et de mortier séché qui formait en partie l’enceinte de la plaza ! Ce mur tomba, laissant une ouverture de plus de cent pas, par laquelle des multitudes se jetèrent dans la campagne, toujours chaudement poursuivies par la cavalerie qui, sautant par-dessus les décombres, s’élança sur les fugitifs, les abattant de tous côtés[13].

 

Au milieu de cette bataille, la litière d’Atahualpa et son trône d’or massif étaient ballottés terriblement, cependant que le roi assistait au massacre des siens. Les soldats espagnols parvinrent par un effort suprême jusqu’à lui et voulurent le tuer. Mais, Pizarre, qui était le plus rapproché de lui, s’écria d’une voix de stentor : « Que celui qui tient à sa vie ne touche pas à l’Inca » ; et, en étendant le bras pour le protéger, il fut blessé à la main par un de ses soldats.

 

La lutte devint plus acharnée que jamais autour de la litière royale. Elle vacillait de plus en plus, et enfin, plusieurs des nobles qui la portaient ayant été tués, elle fut renversée. Pizarre et ses compagnons reçurent l’Inca dans leurs bras. Le borla impérial fut immédiatement arraché du front du malheureux monarque par un soldat nommé Estete, et Atahualpa, fortement escorté, fut conduit dans la salle voisine à l’endroit même où le prêtre rouge quichua, tantôt de sa voix râlante, tantôt gémissante, tantôt menaçante, racontait ces choses mémorables et tristes.

 

Toute résistance avait cessé à l’instant. La nouvelle du sort de l’Inca se répandit bientôt dans la ville et dans tout le pays. Le charme qui aurait pu tenir les Péruviens réunis était rompu. Chacun ne pensait qu’à sa sûreté. Les soldats mêmes, qui étaient campés dans les champs voisins, prirent l’alarme en apprenant la fatale nouvelle et se dispersèrent.

 

Le soir, Pizarre fit souper Atahualpa à sa table. L’Inca montra un courage surprenant et rien ne put lui faire perdre son impassibilité.

 

Le lendemain on commença à piller. Jamais les Espagnols n’avaient rêvé autant d’or ni d’argent. Et c’est alors que Atahualpa ne tarda guère à découvrir chez ses vainqueurs, sous les apparences du zèle religieux qui tendait à le convertir, une passion cachée plus puissante dans la plupart des cœurs que la religion ou l’ambition : c’était l’amour de l’or. Il dit un jour à Pizarre que, s’il voulait le mettre en liberté, il s’engagerait à couvrir d’or le plancher de la chambre où ils étaient.

 

Ses auditeurs l’écoutaient avec un sourire incrédule ; et, comme l’Inca ne recevait pas de réponse, il dit avec emphase « qu’il ne couvrirait pas seulement le plancher, mais qu’il remplirait la chambre d’or aussi haut qu’il pouvait atteindre » ; et, se mettant sur la pointe des pieds, il leva sa main contre le mur.

 

Tous les yeux exprimèrent la surprise ; car ces paroles semblaient la vanité insensée d’un homme trop avide de recouvrer sa liberté pour peser la valeur de ses mots. Cependant Pizarre était cruellement embarrassé. À mesure qu’il s’avançait dans le pays, beaucoup de choses, qu’il avait vues et toutes celles qu’il avait entendues avaient confirmé les rapports éblouissants qu’on avait reçus d’abord au sujet des richesses du Pérou. Atahualpa lui-même lui avait fait la peinture la plus brillante de l’opulence de Cuzco, la première capitale des Incas, où les toits des temples étaient revêtus d’or, tandis que les murailles étaient couvertes de tapisseries et le sol pavé de tuiles de ce précieux métal. Il devait y avoir quelque fondement à tout cela. Dans tous les cas, il était prudent d’accepter la proposition de l’Inca, puisqu’en agissant ainsi, il pouvait réunir tout l’or dont il disposait et par là empêcher les indigènes de le soustraire ou de le cacher.

 

Il acquiesça donc à l’offre d’Atahualpa, et, tirant une ligne rouge sur le mur à la hauteur que l’Inca avait indiquée, il fit enregistrer exactement par le notaire les termes de la proposition. La chambre avait environ dix-sept pieds de large sur vingt-deux de long, et la ligne était tracée sur le mur à neuf pieds du sol[14].

 

Arrivé à cet endroit de sa psalmodie que nous avons résumée ici dans un récit nécessaire à faire apparaître le passé vivant aux yeux du lecteur, le prêtre rouge s’arrêta, s’en fut à la muraille et indiqua du doigt une trace encore assez nettement visible et il dit : « Là fut la marque de la rançon ! »[15]

 

L’espace devait donc être rempli d’or jusqu’à cette ligne, mais il fut entendu que l’or devait ne pas être fondu en lingots, mais conserver la forme des objets qu’on en avait fabriqués, afin que l’Inca eût le bénéfice de l’espace qu’ils occupaient. Atahualpa convint en outre, de remplir deux fois d’argent une chambre voisine de grandes dimensions et il demanda deux mois pour remplir ses promesses. Bientôt ses émissaires, choisis parmi les prisonniers, partirent pour toutes les provinces de l’Empire.

 

L’Inca dans sa prison était très surveillé, naturellement, car, en même temps que sa captivité assurait la sécurité de Pizarre, il représentait pour lui maintenant une richesse fabuleuse. Dans son infortune, Atahualpa reçut la visite des principaux seigneurs de la Cour qui ne se risquaient jamais en sa présence sans avoir d’abord quitté leurs sandales et sans porter en signe de respect un fardeau sur leurs épaules. Les Espagnols regardaient d’un œil curieux ces actes d’hommage ou plutôt de soumission servile, d’une part, et, de l’autre, l’air de parfaite indifférence avec lequel ils étaient reçus comme une chose toute naturelle ; et ils conçurent une haute idée du caractère d’un prince qui, même dans l’impuissance où il se trouvait, pouvait inspirer à ses sujets de tels sentiments de respect. Cependant la chambre commençait à se remplir d’objets précieux. Mais les distances étaient grandes et les rentrées se faisaient lentement : la plupart se composaient de pièces de vaisselle massives, dont quelques-unes pesaient deux ou trois arrobas – poids espagnol de vingt-cinq livres. À certains jours on apporta des articles de la valeur de trente ou quarante mille pesos de oro, et parfois de cinquante ou même soixante mille pesos. Les yeux avides des conquérants couvaient les masses brillantes de trésors qui étaient sur les épaules des Indiens, et que ceux-ci déposaient aux pieds de leur infortuné monarque. Mais quel espace il restait encore à remplir ! Comme ses soldats commençaient à montrer de l’impatience, Pizarre envoya son frère Fernand à Cuzco avec ses cavaliers et un ordre de l’Inca. Et les Péruviens durent hâtivement dépouiller leurs maisons et leurs temples.

 

Le nombre des plaques que les envoyés de Pizarre enlevèrent eux-mêmes au temple du Soleil était de sept cents, et, quoiqu’elles ne fussent sans doute pas d’une grande épaisseur, on les compare pour la dimension au couvercle d’un coffre de dix ou douze pouces de large. L’édifice était entouré d’une corniche d’or pur, mais qui était si solidement fixée dans la pierre, qu’elle défia heureusement tous les efforts des spoliateurs.

 

Les messagers rapportaient avec eux, outre l’argent, deux cents cargas ou charges d’or complètes. C’était un accroissement considérable aux contributions d’Atahualpa ; et, bien que le trésor fût encore fort au-dessous de la marque prescrite, le monarque voyait approcher avec satisfaction le moment où serait entièrement réalisée sa rançon.

 

Les Espagnols n’eurent point encore la patience d’attendre ce moment-là. Des bruits de révolte couraient le royaume. Il fallait marcher sur Cuzco au plus vite avec les quelques renforts venus récemment de Panama. Mais pour rien au monde les aventuriers n’eussent laissé derrière eux un pareil trésor. Ils décidèrent le partage.

 

Cependant, avant d’y procéder, il fallait réduire la totalité en lingots d’un titre et d’un poids uniformes ; car le butin se composait d’une variété infinie d’articles, dans lesquels l’or se trouvait à des degrés de pureté très différents. Ces articles consistaient en gobelets, aiguières, plateaux, vases de toutes formes et de toutes grandeurs, ornements et ustensiles pour les temples et les palais royaux, tuiles et plaques pour la décoration des édifices publics, imitation curieuse de plantes et d’animaux divers. Parmi les plantes, la plus belle était le maïs, dont l’épi d’or était renfermé dans ses larges feuilles d’argent, d’où pendait un gland formé de fils du même métal. On admirait beaucoup aussi une fontaine qui lançait un jet brillant d’or, tandis qu’au-dessous des oiseaux et des animaux de la même matière se jouaient dans les eaux. La délicatesse du travail, la beauté et l’habile exécution du dessin excitèrent l’admiration de meilleurs juges que les grossiers conquérants du Pérou.[16]

 

Avant de briser ces échantillons de l’art indien, il fut décidé d’en envoyer à Charles-Quint un certain nombre qui seraient déduits du cinquième royal. Ils donneraient une idée de l’habileté des indigènes et témoigneraient du prix de la conquête.

 

La fonte de la vaisselle fut confiée aux orfèvres du pays, à qui on demandait ainsi de détruire l’ouvrage de leurs mains. Ils travaillèrent jour et nuit ; mais la quantité de métal à refondre était si considérable qu’il fallut un mois entier. Lorsque le tout fut réduit en lingots d’un titre uniforme, ils furent pesés soigneusement, sous la surveillance des inspecteurs royaux. On trouva que la valeur totale de l’or était d’un million trois cent vingt-six mille cinq cent trente-neuf pesos de oro, ce qui, en tenant compte de la plus-value de l’argent au XVIe siècle, équivaudrait aujourd’hui à plus de trois millions et demi de livres sterling, ou un peu moins de quinze millions et demi de dollars, c’est-à-dire soixante-dix-sept millions et demi de francs !

 

La quantité d’argent fut estimée à cinquante et un mille six cent dix marcs.[17]

 

Le partage de toutes ces richesses effectué, le roi captif gênait de plus en plus les conquérants. Remettre Atahualpa en liberté était la dernière des fautes à commettre. Alors ? alors ils résolurent l’abominable chose. D’abord, ils l’accusèrent de préparer sournoisement le soulèvement de ses sujets contre les Espagnols de Cajamarxa. Atahualpa répondit à Pizarre :

 

– Ne suis-je pas un pauvre captif entre vos mains ? Comment pourrais-je former les projets que vous m’imputez, moi qui en serais la première victime, s’ils venaient à éclater ? Et vous connaissez peu mon peuple, si vous croyez qu’un tel mouvement se ferait sans mes ordres, lorsque les oiseaux mêmes dans mes États, oseraient à peine voler contre ma volonté.[18]

 

Mais ces protestations d’innocence eurent peu d’effet sur les troupes, parmi lesquelles le bruit d’un soulèvement général continuait à s’accréditer d’heure en heure. On disait qu’une force considérable était déjà rassemblée à Guamachucho, à moins de cent milles du camp, et qu’on pouvait s’attendre à être attaqué d’un moment à l’autre. Le trésor que les Espagnols avaient acquis présentait un butin plutôt séduisant, et leurs alarmes s’accroissaient par la crainte de le perdre. Les patrouilles furent doublées, les chevaux tenus sellés et bridés. Les soldats dormaient tous armés, et Pizarre faisait régulièrement sa ronde pour voir si chaque sentinelle était à son poste. La petite armée, en un mot, se préparait à repousser une attaque soudaine.

 

Mais les aventuriers réclamaient, avant tout, la mort de l’Inca. Pizarre se défendit ou feignit de se défendre d’une pareille trahison, mais enfin il dut céder et l’Inca passa en jugement. Il fut convaincu d’avoir essayé d’exciter une insurrection contre les Espagnols et condamné à être brûlé vif.

 

Lorsque la sentence fut communiquée à Atahualpa, il en fut extrêmement surpris. Il était jeune, il était brave, et il fallait mourir !

 

Cette conviction accablante abattit un moment son courage et il s’écria, les larmes aux yeux : « Qu’avons-nous fait, moi ou mes enfants, pour mériter une telle destinée ? Et par vos mains encore », dit-il en s’adressant à Pizarre, « vous qui n’avez rencontré chez mon peuple qu’amitié et bienveillance, avec qui j’ai partagé mes trésors, qui n’avez reçu de moi que des bienfaits ! »

 

L’arrêt de l’Inca fut proclamé au son de la trompette sur la grande place de Cajamarxa ; deux heures après le coucher du soleil, les soldats espagnols s’assemblèrent sur la plaza, à la lueur des torches, pour assister à l’exécution de la sentence. C’était le 29 d’août 1533.

 

Atahualpa sortit de cette salle chargé de chaînes ! Le martyr est passé par cette porte !

 

L’Homme rouge était descendu à nouveau de son escabeau ; il allait, venait, suivait sur les dalles la marche d’Atahualpa conduit au supplice, cependant que sa voix s’était faite plus solennelle, plus évocatrice encore. De cette lugubre histoire que nous venons de rapporter il avait eu la science de laisser de côté tout ce qui pouvait faire admirer l’audace immense des conquistadores, et la lâcheté des serviteurs de l’Inca. Tout était mis sur le compte de la trahison. Arrivé à ce point de son récit où le malheureux monarque monta sur le bûcher, l’orateur se tourna soudain vers ce coin de la salle où, immobiles, emprisonnés par la foule des fidèles, se tenaient Christobal de la Torre et ses compagnons. Et là, de toute évidence, il parla pour eux, il parla pour les étrangers. Son verbe se fit menaçant et prophétique.

 

– En vérité, en vérité, je vous le dis, maudits sont les fils de ceux qui ont eu le mensonge en bouche. Mourront comme des fils de chiens et ne connaîtront jamais les demeures enchantées du Soleil les fils de ceux qui ont prétendu qu’au moment de la mort Atahualpa a abjuré notre sainte religion ! Le fils du Soleil est resté fidèle à l’Astre du jour !…

 

Et, en effet, cette protestation n’était sans doute que l’expression de la vérité. Tout ce que les témoins oculaires nous ont rapporté d’Atahualpa, de son courage, de son caractère, de son impassibilité, ne concorde nullement avec le récit que nous ont laissé les moines relativement à la conversion. Ils prétendent que, lorsque l’Inca fut attaché au poteau du supplice, entouré des fagots qui allaient bientôt le consumer, le dominicain Valrude promit au roi que, s’il consentait à recevoir le baptême, la mort cruelle à laquelle il était condamné serait commuée en la peine plus douce du garrot. On l’étranglerait avant qu’il brûlât. Et Atahualpa aurait consenti et aurait reçu le nom de Jean en l’honneur de saint Jean-Baptiste dont on célébrait la fête ce jour-là.

 

Pendant que l’Indien rouge protestait ainsi et maudissait les bourreaux, pendant qu’il s’écriait : « Ainsi mourut le dernier roi des Incas, de la mort d’un vil malfaiteur ! », pendant qu’il montrait avec extase la pierre où Atahualpa avait rendu le dernier soupir, un grondement de colère et de révolte commençait de monter dans la vaste salle, autour des Étrangers. Tous les visages tournés vers eux étaient menaçants. Sans doute les trouvait-on bien sacrilèges d’avoir osé franchir le seuil de ce lieu sacré, dans un pareil moment ! Tant de siècles d’esclavage n’avaient point courbé si bien les fronts, qu’ils ne pussent, à certaines heures, se relever, et il paraissait bien que l’on fût dans une de ces heures-là.

 

LAISSEZ PASSER LA VIERGE DU SOLEIL !

Hommes, femmes, enfants qui avaient envahi l’enceinte derrière les chefs, se poussaient autour de la petite caravane dans une intention si évidemment hostile que Raymond s’écria : « Il faut sortir d’ici ! »

 

– Oui, sortons d’ici, sortons d’ici au plus vite ! fit Marie-Thérèse.

 

Le marquis voulut y consentir, bien qu’il répugnât à montrer de la crainte de quoi que ce fût. Comme ils essayaient de pousser leurs montures, un grand cri quichua les enveloppa, une immense clameur, douloureuse où la mort d’Atahualpa était pleurée ! Et des poings se levèrent sur eux.

 

La situation était des plus critiques.

 

Christobal cria : « En avant ! »

 

Et, le premier, il enfonça ses éperons dans les flancs de sa mule qui se cabra au milieu d’un tumulte inouï et retomba sur la foule hurlante.

 

Des couteaux sortirent de leur gaine et le sang allait couler quand un grand remous se produisit dans la salle. Un homme de haute stature se frayait un chemin jusqu’à la caravane et chacun s’effaçait avec respect ou terreur sur son passage. Il frappait de droite et de gauche ceux qui ne lui faisaient pas place assez vite. Marie-Thérèse, Christobal et Raymond reconnurent Huascar. Ainsi arriva-t-il devant la mule de Marie-Thérèse dont il prit les rênes en main et sa voix retentissante couvrit tous les bruits : « Celui-là est mort ! s’écria-t-il, qui touche à la Vierge du Soleil ! » À ces mots, tous les poings, tous les bras menaçants s’abaissèrent, et un grand calme succéda immédiatement au tumulte. Alors, la voix de Huascar se fit encore entendre : « Laissez passer les Étrangers ! »

 

Et il marcha devant eux.

 

Sans autre dommage ils parvinrent sur la place où des gardiens municipaux vinrent immédiatement se mettre à leur disposition en leur faisant comprendre combien il était imprudent pour eux de rester dans ce quartier au milieu d’Indiens fanatiques, à la veille de l’Interaymi.

 

– Nous allons vous conduire à l’auberge, dirent-ils.

 

Et il les y accompagnèrent. Christobal aurait voulu remercier Huascar, mais l’Indien avait déjà disparu.

 

Quant à Marie-Thérèse et à Raymond, ils étaient fort pâles et ne disaient pas un mot. François-Gaspard paraissait tout à fait abasourdi et ne prenait plus de notes.

 

À l’auberge, ils ne trouvèrent qu’une chambre dans laquelle ils s’enfermèrent immédiatement et ce fut Raymond qui, le premier, prononça la parole fatale :

 

Si c’était vrai !

 

Oui ! oui ! s’écria Marie-Thérèse, si c’était vrai !

 

Quoi ? si c’était vrai ?… Quoi ?… si c’était vrai ? interrogea à demi fou, le marquis qui comprenait bien ce que les deux autres voulaient dire.

 

Si c’était vrai, l’épouse du Soleil !…

 

Ils restèrent un moment sans parler, courbés sous le poids de la pensée extraordinaire, absurde, monstrueuse. Et ils se regardèrent, inquiets et peureux, comme des enfants que l’on promène dans un abominable conte de fées. Raymond reprit, d’une voix sourde :

 

– Vous avez entendu Huascar : Mort est celui qui touchera à la Vierge du Soleil ! Laissez passer la Vierge du Soleil !…

 

C’est peut-être une façon de parler qu’ils ont comme ça, émit François-Gaspard. Ça ne peut être que ça !

 

Que ça, quoi ? Que ça, que ça, quoi ? s’exclama encore le marquis qui perdait tout à fait la tête et qui regrettait bien le voyage à Cajamarca.

 

François-Gaspard, timidement, expliqua : Ça ne peut être que ça, parce que ça ne peut pas être autre chose… l’autre chose. Si Mlle Marie-Thérèse devait être l’épouse du Soleil, on ne l’aurait pas laissée partir… ils l’auraient gardée.

 

– Ah ça ! mais, qu’est-ce que vous nous chantez, mon cher hôte, est-ce que vous devenez fou ? s’écria Christobal qui ne se voyait pas lui-même. Est-ce que vous croyez qu’on peut nous arrêter comme ça !… mais nous sommes les maîtres, ici… mais il y a de la police, ici ! de la troupe !… mais tous ces misérables sont nos esclaves ! Ma parole, nous rêvons tout haut.

 

– Oui, oui, nous rêvons tout haut ! fit Marie-Thérèse en secouant sa belle tête pensive.

 

– Mon avis est que nous quittions Cajamarca le plus tôt possible ! dit Raymond sans autre explication. Et il alla se camper au coin d’une fenêtre pour regarder ce qui se passait devant l’auberge. La nuit était venue. La place était déserte. Il y avait maintenant un grand silence sur Cajamarca. Soudain on frappa à la porte de la chambre. Un domestique apportait une lettre, un mot à l’adresse de Marie-Thérèse. Elle lut tout haut : « Partez, rentrez à Lima, quittez Cajamarca cette nuit. » Ce n’était pas signé, mais la jeune fille n’hésita pas.

 

– C’est un avis qui nous vient de Huascar, fit-elle.

 

– Et il faut le suivre ! dit Raymond.

 

De nouveau on frappa à la porte, cette fois c’était le maître de police qui se faisait annoncer.

 

On le reçut.

 

Il voulait savoir ce qui s’était passé et si Christobal avait eu réellement à se plaindre des Indiens. On lui avait fait un rapport qui représentait ceux-ci comme fort excités contre les étrangers, lesquels avaient osé, la veille de l’Interaymi, pénétrer dans l’ancien palais d’Atahualpa à l’heure de la prière. Il ajouta qu’un employé de la banque franco-belge de Lima, qui prétendait connaître le marquis et sa famille et avoir fait le voyage de compagnie, était venu le trouver pour lui conseiller de dire au marquis et à ses compagnons de ne se point montrer dans la ville, le lendemain, surtout dans les quartiers fréquentés par les Indiens, après l’imprudence qu’ils avaient commise.

 

Il était visible que le maître de police redoutait quelque mauvaise histoire et aurait voulu voir Christobal et ses compagnons à cent lieues de là. On le rassura en lui annonçant que le départ était décidé pour la nuit même. Il s’y employa aussitôt avec zèle, procura à la petite troupe des mules fraîches, un bon guide et la fit accompagner de quatre soldats qui ne devaient la quitter qu’à la première station de chemin de fer.

 

L’expédition se mit en route vers onze heures du soir et refit le même chemin, parcourut les mêmes étapes en moitié moins de temps qu’à l’aller. Raymond pressait tout le monde et se montrait, lui ordinairement si calme, le plus déraisonnable. Ce ne fut que le lendemain soir, quand ils furent tous installés dans le chemin de fer de Pascamayo, que les voyageurs se rendirent compte de ce que cette fuite avait d’un peu ridicule. « Nous sommes plus enfants que la tante Agnès et que la vieille Irène », déclara en riant le marquis. De fait, tout le monde fut de son avis.

 

De retour dans la vie ordinaire civilisée ils ne comprenaient plus comment ils s’étaient laissés tous aller à cette inquiétude galopante et cela, à la suite d’un événement tout naturel : la méchante humeur d’un peuple troublé par l’étranger dans ses habitudes ou dans son culte et qui devait, du reste, avoir déjà oublié l’incident. Le mieux serait qu’ils l’oubliassent eux-mêmes, au plus vite. Le voyage se termina le mieux du monde, en gaieté à cause de François-Gaspard qui se fit « rincer » pour embarquer avec le même entrain qu’il avait montré au débarquement.

 

À Lima, toute sécurité leur était revenue. Et il ne fallut pas quarante-huit heures pour effacer, comme ils disaient, le souvenir de leurs enfantillages. Au surplus, Marie-Thérèse avait trouvé en rentrant beaucoup de besogne en retard. Le « guano » attendait de promptes décisions, et la jeune fille dut « se plonger jusqu’au cou » dans les affaires et dans les chiffres. Certes elle n’avait plus le temps de penser au fameux bracelet-soleil-d’or ! À Callao, elle ne quittait point les gros registres verts jusqu’à l’heure où Raymond venait frapper à sa fenêtre pour lui annoncer que l’heure du retour à Lima avait sonné.

 

Certain soir (huit jours environ après les événements de Cajamarca), les coups habituels furent frappés à une heure moins tardive qu’à l’ordinaire. Elle se leva pour accueillir son fiancé. Elle ouvrit la fenêtre. Mais cette fenêtre ne fut pas plutôt ouverte que Marie-Thérèse recula en poussant une sourde exclamation. Ce n’était pas Raymond qui était là, devant elle !… C’était, c’était… maintenant elle ne distinguait plus rien devant l’obscurité commençante. Elle se frotta les yeux comme si elle voulait chasser une hallucination… Et puis, elle eut le courage, oui, le vrai courage de se pencher à nouveau sur la rue… Il lui semblait que quelque chose de bizarre et de mal équilibré remuait, et balançait dans l’ombre… quelque chose qui ressemblait au crâne pain de sucre, oscillant sur sa base. Elle se retourna, tremblant de la tête aux pieds… et alors, et alors, aussi, dans les deux coins d’ombre du bureau, elle crut voir encore, se balançant aussi tout en s’avançant vers elle avec des mouvements de pendule, la casquette crâne et le crâne petite valise… Elle put croire à un moment de folie et qu’elle était encore hantée par toutes les vieilles histoires qui avaient accompagné le bracelet-soleil-d’or. Elle fit un effort prodigieux pour chasser cette folie de son cerveau et de ses yeux : Voyons ! Voyons ! Voyons !… Elle savait bien que les crânes des momies ne reviennent pas vivants sur des épaules vivantes !… Et cependant ils approchaient, ils approchaient, oscillant, basculant. Alors elle poussa un cri affreux pour chasser l’abominable vision, un appel au secours, délirant : Raymond !… mais ce cri mourut étouffé dans sa gorge. Les trois crânes vivants avaient sauté sur elle, le crâne pain de sucre avait bondi par le trou noir de la fenêtre ; et maintenant les trois crânes grouillaient sur elle, l’annihilaient, la faisaient muette et prisonnière et l’emportaient par le trou noir de la fenêtre. Là, l’auto attendait avec le boy. Et ce boy au singulier sourire tenait le volant. Et l’auto partit à toute vitesse dès qu’y furent montés les trois monstres avec leur fardeau, les trois affreuses larves qui glissaient sur la bouche râlante de l’épouse du Soleil, leurs petits poings hideux de momies vivantes !…

 

LIVRE III


À Callao, Raymond, en attendant que l’heure fût venue d’aller retrouver Marie-Thérèse, remontait mélancoliquement la calle de Lima. Il venait de la Darsena et se remémorait les tristes propos que lui avaient tenus les ingénieurs du port. Ces Messieurs des Ponts et Chaussées ne lui avaient point caché que, dans l’état politique du pays, il ne lui serait point facile de tenter quoi que ce fût avant longtemps, du côté des antiques mines d’or abandonnées du Cuzco. Depuis deux jours, on se battait là-bas, à l’autre bout du Pérou, ou l’on faisait semblant de se battre. Enfin, on brûlait de la poudre.

 

Le prétendant Garcia, que l’on croyait tranquillement en train de festoyer à Arequipa, avait réussi à jeter une partie de ses troupes sur le dos des forces républicaines, entre Sicuani et Le Cuzco. Aux dernières nouvelles, même, le bruit courait que Le Cuzco était tombé en son pouvoir.

 

Si le fait était exact, la paix n’était point près de se faire entre les belligérants, qui allaient s’arracher le Pérou morceau par morceau ; et la situation du président Veintemilla se trouvait du coup fort ébranlée.

 

Or, Veintemilla, sur l’intervention du marquis de la Torre et les démarches diplomatiques de la Société française des mines qui devait fournir les fonds nécessaires, avait accordé fort aimablement à Raymond Ozoux la licence dont il avait besoin pour mener à bien ses travaux ou tout au moins pour expérimenter son nouveau siphon. Qu’allait valoir cette licence après la victoire de Garcia ?

 

Actif, aimant les affaires au moins autant que Marie-Thérèse, Raymond se désolait à l’idée qu’il lui faudrait sans doute attendre de longs mois, les bras croisés, l’issue d’une révolution qui en était encore à son aurore. Arrivé dans la calle de Lima, il regarda l’heure à sa montre et constata qu’il pouvait encore disposer de quelques instants avant d’aller rejoindre Marie-Thérèse. Il ne voulait point la déranger dans ses comptes, et il savait qu’elle n’y tenait point non plus. Tous deux s’aimaient de tout leur cœur, mais « les affaires étaient les affaires ».

 

Il entra, pour lire les journaux, au Circulo de los Amigos de las Artes (Cercle des Amis des Arts) qui était une sorte de café où la lecture des principales publications du vieux et du nouveau monde était offerte gratuitement au consommateur.

 

Dans le moment, la vaste salle du rez-de-chaussée était pleine de clients, et il y avait de bruyantes discussions autour des nouvelles de la dernière heure. On ne parlait que du Cuzco. Le nom de l’ex-première capitale du Pérou était dans toutes les bouches et de notables citoyens de Callao, qui avaient été jusque-là de farouches partisans de Veintemilla, commençaient à trouver à Garcia quelque vertu, quand une feuille officielle fut criée dans la rue par des gamins échevelés et essoufflés dont on s’arrachait la volante marchandise.

 

Un amigo de los Amigos de las Artes (un ami des Amis des Arts) monta sur une table, le journal à la main, et lut une proclamation du président de la République, conseillant le calme et démentant catégoriquement la prise du Cuzco par les insurgés. De plus, Veintemilla annonçait que le général Garcia était enfermé avec ses troupes dans Arequipa, que tous les défilés de la sierra étaient aux mains des républicains et que le traître allait être incessamment jeté à la mer ou repoussé dans les déserts de sable du Chili. La notice officielle se terminait par une objurgation relative aux Indiens quichuas et attribuait aux fêtes de l’Interaymi l’importance exceptionnelle de quelques troubles populaires dans les faubourgs. Ces fêtes allaient suivre leur cours normal et la classe indienne retomberait à son apathie bien connue. C’est alors que Veintemilla promettait de frapper le dernier coup, qui débarrasserait pour toujours le pays de Garcia et de ses partisans. Les Amigos de las Artes, à la suite de cette lecture, poussèrent des acclamations chaleureuses en l’honneur du Président.

 

Chacun se retrouva l’ami de Veintemilla. On jugeait sa proclamation magnifique : « Es verda veramente magnifico ! Es cosa inaudita ! (c’est une chose inouïe !) – Dios mio ! mucho me alegro ! (Mon Dieu ! j’en suis bien aise !)

 

Raymond sortit de l’établissement un peu consolé, bien qu’il n’attachât qu’une importance relative aux démentis officiels de la feuille du soir.

 

Il se dirigea en hâte vers l’établissement de la haute ville, car le soir était tombé tout à coup et il craignait maintenant d’être en retard. Il pénétra dans le petit dédale des ruelles qu’il avait parcourues avec tant d’émotion à son arrivée au Pérou, ruelles qu’il connaissait déjà alors sans les avoir jamais vues, tant étaient présentes à sa mémoire les descriptions précises qu’en avait faites Marie-Thérèse dans ses lettres à sa sœur Jeanne.

 

Il aperçut de loin la lumière à la fenêtre en véranda et il vit que cette fenêtre était ouverte comme au premier jour.

 

« Elle m’attend », se dit-il, et son cœur amoureux battit plus fort. Il fit quelques pas encore et avança la tête. C’est ainsi qu’il avait fait la première fois, c’est ainsi qu’il l’avait vue penchée sur ses gros registres verts à coins de cuivre et prenant des notes sur son carnet, alignant des chiffres, cependant que sa voix claire et nette, sa voix bien « décidée » de bonne petite commerçante qui connaît bien son affaire lançait à un interlocuteur qu’il n’apercevait pas : « Eh ! mon cher Monsieur, c’est comme vous voudrez ! Mais, à ce prix-là, vous ne pourrez avoir que du guano phosphaté qui n’aura plus que 4 0/0 d’azote, et encore ! » Oh ! il avait toujours la phrase dans l’oreille !… elle ne l’avait pas fait sourire. Elle l’avait rendu plus amoureux, si possible, tant il aimait le côté sérieux, pratique, même commercial, chez la femme, surtout chez la jeune fille, après avoir eu la haine de toutes les petites « évaporées » qu’il avait rencontrées dans les salons et dans les casinos, autour de sa sœur. C’était un brave et honnête fils de bourgeois qui n’était peut-être devenu amoureux tout à fait de la Péruvienne qu’en apprenant qu’elle était capable de mener une maison de commerce. En tout cas, cela l’avait transporté d’allégresse et avait vaincu sa timidité. C’est alors que sa sœur Jeanne avait reçu ses premières confidences. Elle est jolie, avait dit Jeanne. Elle a un « cerveau d’homme » ! avait-il répondu.

 

Et cependant, à eux deux, avec leurs deux cerveaux d’homme, comment avaient-ils pu, à un moment donné, être impressionnés comme des femmes, oh ! comme de vieilles bonnes femmes tremblantes et inquiètes, par une histoire… par une histoire !… « quelle histoire tout de même que celle du bracelet soleil d’or… » De cela il rirait longtemps, longtemps, quand il serait marié, quand il pourrait dire « ma femme » à l’Épouse du Soleil !

 

– Bonsoir, Marie-Thérèse !

 

Pas de réponse. Raymond va à la fenêtre.

 

– Bonsoir, Marie-Thérèse !

 

Mais Marie-Thérèse n’est pas là ! Raymond se soulève sur la pointe des pieds, s’accroche à la fenêtre, regarde : personne ! Et qu’est-ce que ceci ?… ces tables renversées, ces livres, ces papiers jonchant en désordre le carreau !

 

– Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !

 

Raymond a sauté sur la fenêtre, bondi dans le bureau. Il regarde, éperdu, autour de lui. Il appelle. Il ne comprend pas ! Quelle est cette affreuse confusion et que signifie ce plus affreux silence ? Sa voix retentissante et qui tremble cependant appelle les serviteurs. Mais nul ne se présente. Pas un domestique ! pas un gardien ! pas un employé ! personne ! Et les portes sont ouvertes !

 

– Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !

 

OÙ L’ON RETROUVE LE BON NATIVIDAD

Raymond sort dans la cour déserte, puis se précipite à nouveau dans le bureau. Il n’y retrouve que la sinistre certitude de son malheur. Tout ici prouve qu’il y a eu lutte, violence, rapt : les meubles qui ont roulé dans les coins, le rideau de la fenêtre arraché, un carreau brisé. Ce n’est plus un cri d’appel qui sort de la bouche désespérée du jeune homme, c’est un rauque gémissement, ce sont des pleurs, ce sont des sanglots. « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » On la lui a volée !… Et il ne doute plus que les Indiens ne l’aient emportée comme une proie ! Les Indiens de ce Huascar en qui elle avait placé une confiance enfantine et qui l’aimait, non comme un frère, mais comme un admirateur. Ah ! Raymond a vu les yeux de Huascar quand Huascar regardait Marie-Thérèse. Et un homme, surtout un homme qui aime Marie-Thérèse, ne saurait se tromper sur un regard pareil !

 

Raymond, haletant, est à la fenêtre. Il interroge la nuit, ces ténèbres, ce silence. Et il appelle encore : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! »… mais encore rien ni personne ne lui répond. Et le voilà maintenant qui cherche en vain un indice, une trace permettant de voler utilement au secours de sa fiancée. Comment les misérables ont-ils pu « oser » un pareil crime ? Il voit la malheureuse se débattant dans les bras de Huascar, et l’appelant, lui, Raymond, pendant qu’il restait tranquillement à se promener sur les quais de la Darsena ou à écouter les propos insensés des Amigos de las Artes ! Que n’est-il accouru plus tôt ?… Il aurait surpris Huascar !… Ah ! c’est de celui-là qu’il fallait se méfier, c’est celui-là qu’il fallait craindre et surveiller pendant qu’ils étaient hypnotisés par cette ridicule histoire du bracelet soleil d’or et qu’ils se faisaient répéter comme des enfants toutes les légendes stupides des Épouses du Soleil !

 

Un Indien qui aime une blanche ! Et qui désire se venger ! cela, ce n’est pas du rêve !… Il se le représentait encore ce Huascar, la première fois qu’il lui avait été donné à lui, Raymond, de pénétrer dans cette pièce, il le voyait encore dans ce coin, orgueilleusement drapé dans son punch et levant un poing de menace avant de disparaître, quand Marie-Thérèse l’avait chassé, lui et les siens !… Images éclatantes, brûlantes, vacillantes dans son cerveau en délire… Ah ! se recueillir ! raisonner !… penser !… savoir !… d’un bond, il est retombé dans la rue noire qu’éclaire à peine, là-bas, au coin du carrefour, cette lanterne au bout d’une corde. Il n’y a là que des portes de magasins, des murs aux visages fermés, des trous d’ombre.

 

Ah ! au tournant de la rue des éclats de voix ! Il se rappelle un cabaret, la seule chose vivante dans ce quartier mort. Il y court. La porte en est ouverte. Il entre. Et il saute sur un homme, le garde-magasin, Domingo, qui se retourne, effaré :

 

– Où est ta maîtresse ?…

 

Domingo semble ne pas comprendre, répond craintivement qu’il « croyait la señorita retournée à Lima, avec Raymond, comme tous les soirs, car il a vu passer tout à l’heure l’automobile !

 

– Quelle automobile ? Quelle automobile ?

 

Domingo hausse les épaules. Il n’y en a pas tant à Callao et à Lima, d’automobiles !

 

– Qui la conduisait ?

 

– Le boy !

 

– Libertad ?

 

Si, señor, Libertad !

 

– Et il ne t’a rien dit en passant ?

 

– Oh ! il ne m’a pas vu !

 

– Et ta maîtresse, tu l’as vue ?

 

– La bâche était relevée… je n’ai eu le temps de rien voir distinctement. La voiture allait si vite ! c’est toute la vérité ! Juro que es la verdad !

 

Et Domingo leva la main en l’air, attestant la divinité.

 

Raymond le secoua comme un prunier :

 

– Qu’est-ce que tu faisais, ici ? Pourquoi n’étais-tu pas près de ta maîtresse, à ton poste ?

 

– Un Quichua m’a emmené boire un petit verre de pisco, du vrai pisco, señor !

 

Raymond le poussait déjà devant lui, le jetait dans la rue, le faisait entrer dans le bureau ravagé.

 

– Es horrororo ! horrororo !…

 

Et Domingo fut prêt à s’arracher les cheveux, mais Raymond le saisit à la gorge et tâcha à voir clair dans ses yeux qui sortaient des orbites, prêts à jaillir des paupières comme des noyaux de la pulpe d’une cerise. Stupide ou traître ? Imbécile ou complice ?

 

Raymond n’acheva point de l’étouffer. Il avait besoin encore de quelques renseignements précis, qu’il comptait bien obtenir après cette démonstration de sa force. Il les eut tout de suite : on ne pouvait douter que le coup eût été monté avec la complicité active du boy, un infâme métis, ce Libertad, que Marie-Thérèse avait recueilli par pitié et aussi à cause de son intelligence et qu’elle avait réservé pour le service de l’auto. L’heure et le jour du rapt avaient été bien choisis : le soir du samedi il n’y avait plus personne dans les magasins.

 

– Quand tu es parti boire avec ton Quichua, l’auto était déjà là ? demanda Raymond.

 

– Si, señor ! depuis une demi-heure.

 

– Et la capote était déjà relevée ?

 

– Non ! Libertad attendait seul sur le siège, comme toujours.

 

Raymond, abandonnant Domingo, était déjà loin, dégringolant vers la Darsena par le seul chemin que pût prendre la voiture. Le fait que le rapt avait été accompli dans l’automobile de Marie-Thérèse facilitait singulièrement la poursuite de Raymond. D’abord, l’auto ne pouvait aller bien loin à cause du manque de routes praticables. Ensuite, on pouvait retrouver sa piste immédiatement.

 

Courant toujours, il se heurta, sous un réverbère, à une ombre qui sortait d’un porche avec certaines précautions et qui se montra de fort méchante humeur d’avoir été ainsi bousculée. À la frisure des cheveux, à la jeunesse égayée de cette tête poupine, Raymond reconnut l’homme qui lui était apparu, lors de son arrivée à Callao, à une fenêtre de ce quartier, entre deux pots de fleurs : l’ami de Jenny l’ouvrière : le maître de police ! Il poussa une telle exclamation, et se jeta sur lui avec tant d’ardeur que l’autre recula, épouvanté :

 

– Qui est là ?

 

– Excusez-moi, señor inspector superior ! je suis Raymond Ozoux, le fiancé de la señorita de la Torre ! Des bandits viennent d’enlever la señorita !

 

Que dites-vous ? Est-ce possible ! La señorita Marie-Thérèse ?…

 

Hâtivement, en quelques mots, Raymond mit le commissaire au courant du drame, en accusant catégoriquement les Indiens et Huascar. Le magistrat était désespéré d’une pareille aventure, qui venait le trouver au moment où il se disposait à aller quérir le souper de Jenny, mais c’était un brave homme et un homme brave qui avait conscience de son devoir ; il allait se mettre immédiatement à la disposition de Raymond. Cependant, il lui demandait la permission de remonter un instant auprès de sa petite amie, pour la prévenir de ce fâcheux contre-temps.

 

L’ingénieur, outré, ne lui répondit même pas et continua sa route vers le port, interrogeant les petits commerçants, sur le pas de leur porte, et ne négligeant aucun renseignement sur le passage de l’auto. En somme, la voiture n’avait pas plus d’une demi-heure d’avance.

 

Raymond était persuadé qu’il ne reverrait plus le commissaire, en quoi il se trompait, car il entendit courir derrière lui et reconnut son homme.

 

– Vous ne m’attendiez plus, señor ? Eh bien ! me voilà ! On peut toujours compter sur Natividad !

 

Il s’appelait Perez, mais sa tête charmante d’enfant Jésus lui avait fait donner à Callao le sobriquet de Natividad (Noël). Et il était le premier à s’en amuser, car il accomplissait sa difficile besogne avec une rare bonne humeur. Cependant Natividad avait sa bête noire, l’Indien. Il avait horreur des indigènes quichuas, les trouvant sournois, paresseux, sales et capables des plus méchantes entreprises pour peu que quelqu’un d’intelligent les y poussât. Le coup qu’ils venaient de faire ne l’étonnait pas outre mesure.

 

Un peu avant d’arriver sur le port, comme les deux hommes débouchaient dans la petite calle de San Lorenzo, Natividad arrêta Raymond, et le colla contre la muraille. Ce quartier était lointain et désert. Et il n’y avait d’autre lueur pour éclairer les tristes ténèbres de la rue étroite que celle qui apparaissait derrière les vitres d’une porte basse, à quelques pas de là. Or, cette porte basse venait de s’ouvrir, et une tête était apparue, qui regardait dans la rue avec précaution. Raymond faillit crier de joie. Il venait de reconnaître Huascar !

 

L’Indien siffla et aussitôt deux ombres montèrent du bas de la calle, semblant se détacher des murs. Les nouveaux venus étaient coiffés de larges chapeaux indiens. Ils glissèrent jusqu’à la hauteur de Huascar qui, maintenant, se trouvait dans la rue, après avoir refermé la porte derrière lui. Une rapide conversation s’engagea entre les trois individus à voix basse, en indien aïmara, puis les deux ombres redescendirent vers le port, Huascar rentra dans la maison à la vitre éclairée et la calle retomba à une paix parfaite.

 

Natividad, pendant tout ce temps, n’avait cessé de serrer la main de Raymond, geste qui commandait l’immobilité. Le jeune homme tremblait d’impatience : « Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Avez-vous compris ce qu’ils se sont dit ? Marie-Thérèse est peut-être enfermée là avec ce misérable ? »

 

Natividad ne répondit point, mais se glissa jusqu’à la porte basse et, au risque d’être découvert, regarda à travers les vitres. Raymond, aussitôt, le rejoignit. Ils pouvaient voir distinctement, de l’endroit où ils se trouvaient, une salle pleine d’Indiens, assis à des tables où ils ne buvaient ni ne fumaient, observant tous un étrange et impressionnant silence. Huascar se promenait au milieu d’eux, arpentant toute la pièce, et paraissant plongé dans les plus sombres pensées. Un moment il disparut par une porte qui ouvrait sur un escalier, lequel devait faire communiquer le rez-de-chaussée avec le premier étage. Natividad parut en avoir assez vu. Peut-être craignait-il d’être découvert. Il entraîna Raymond sous un porche.

 

– Je ne sais, dit-il, et je ne puis comprendre ce que font ces Indiens, ici, en pleines fêtes de l’Interaymi. Que signifie cette réunion ? La plupart des Quichuas de Callao sont partis pour la montagne et on ne les reverra guère avant une dizaine de jours. En tout cas, il n’est guère raisonnable de penser que Huascar puisse être l’auteur du rapt. Quand on veut enlever une noble Péruvienne, il n’est pas nécessaire de s’y mettre à trente et de confier son secret à tous les Indiens du Pérou qui viendront me le vendre pour quelques centavos !

 

Attendons ! fit Raymond. Nous retrouverons toujours bien l’auto, mais vide sans doute, et mon idée est que Huascar est au courant de l’enlèvement de Marie-Thérèse, s’il n’en est l’auteur ! Ne le perdons pas de vue.

 

– Nous n’attendrons pas longtemps, dit le commissaire en dressant l’oreille au bruit qui venait du fond de la calle. Voilà les Indiens qui reviennent avec les bêtes et me voilà, moi, bien intrigué… Ah ! ça, mais ! à propos de l’Interaymi, est-ce que ?… est-ce que ?… Oh ! oh ?… silence !

 

Le bruit des sabots de toute une petite cavalerie retentissait maintenant sur les pavés pointus de la calle et se rapprochait rapidement. Le commissaire et Raymond durent reculer encore et se dissimuler dans une petite ruelle qui venait couper à angle droit la calle de San Lorenzo et d’où ils pouvaient voir tout ce qui se passait aux environs de la porte basse derrière laquelle était réunie la troupe de Huascar. Au bruit des montures, cette porte s’ouvrit encore et l’on aperçut tous les Indiens debout dans la salle et semblant attendre quelqu’un, car tous les visages inclinés étaient tournés vers la porte du fond.

 

Ce fut d’abord Huascar qui apparut, puis un Indien que Raymond reconnut immédiatement pour l’avoir entendu psalmodier la terrible aventure d’Atahualpa sur la pierre du martyre, à Cajamarca ; puis, ce fut un jeune homme vêtu, à l’européenne, d’un parfait complet veston de chez Zarate : Oviedo Huaynac Runtu lui-même. Or, événement incroyable ! tous ces gens, qui n’avaient pas bronché en face de Huascar et du prêtre de Cajamarca, mirent genoux en terre au passage de Huaynac Runtu, devant l’employé de la Banque franco-belge ! et courbèrent le front, les mains écartées en avant dans la manifestation du plus profond respect. À ce moment, toute la troupe des chevaux et des mules était arrivée à hauteur de la porte basse. Alors des serviteurs sortirent dans la calle avec des lanternes et éclairèrent la cavalcade. Le commis de la Banque franco-belge fut le premier à se mettre en selle, aidé par Huascar qui lui tenait humblement l’étrier. Puis Huascar sauta à son tour sur sa bête, puis le prêtre de Cajamarca. Ils se placèrent de chaque côté de Huaynac Runtu, un peu en arrière. C’est alors que se produisit, sur un signe de Huascar qui s’était retourné, un incident singulier qui éclaira terriblement la situation aux yeux de Natividad. En se mettant en selle, tous les Indiens de la suite retournèrent leur punch et montrèrent, aux lueurs des lanternes et des torches, un punch rouge.

 

– Les punchs rouges ! Les punchs rouges ! fit, d’une voix étouffée, Natividad en saisissant le bras de Raymond.

 

Il y eut une sorte de sifflement qui venait du bas de la calle et auquel répondit un autre lointain sifflement, tout là-bas, à l’extrémité du quai de la Darsena… et la troupe s’ébranla.

 

Raymond voulut la suivre, mais le commissaire le retint.

 

– Écoutez ! Écoutez ! il faut savoir de quel côté ils se dirigent !

 

SUR LA PISTE DES PUNCHOS ROUGES

Et il tendit l’oreille. Quand il se releva, il était fixé…

 

– Ils prennent la route de Chorillos ! Ou je me trompe fort, ou je parierais bien qu’ils vont rejoindre l’auto !…

 

– Un cheval !… Un cheval ! gémissait Raymond… nous ne pouvons rester ici !

 

– Eh ! suivez-moi, nous avons mieux qu’un cheval ! Nous avons le téléphone et le chemin de fer ! fit Natividad.

 

Et il reprit sa litanie : les punchs rouges ! les punchs rouges !

 

Mais qu’est-ce que les punchs rouges ?… Rouges ou gris, s’exclamait Raymond… ces punchs-là font partie de la bande de Huascar et l’ont aidé dans son entreprise… Voilà ce qui me paraît plus clair encore que cette nuit tropicale !

 

– Oui, Monsieur Ozoux, je suis de votre avis, maintenant, reprenait Natividad, essoufflé de suivre le jeune homme qui, sur son instigation, avait pris le chemin de la gare… Vous aviez raison !… Ils en sont ! Ils en sont ! Ce sont eux qui ont enlevé la señorita de la Torre !… les punchs rouges !… les prêtres du Soleil !

 

Raymond s’arrêta net dans sa course… Les derniers mots de Natividad lui avaient fait entrevoir avec épouvante le sort le plus horrible pour Marie-Thérèse ! Et dans son affreux désarroi ce furent les deux figures des deux vieilles, Agnès et Irène, qui lui apparurent. Elles avaient raison ! Que ne les avait-il crues au lieu de se moquer !…

 

– Ah ! la malheureuse ! gémit-il.

 

Et il se mit à courir comme un fou. En courant, il criait au commissaire :

 

– Mais vous allez faire arrêter tous ces misérables, hein ? On va les coffrer !… les châtier !… On va la sauver !…

 

– Nous ferons ce que nous pourrons ! Ils sont bien une trentaine et nous ne disposons, en ce moment, d’aucune force, à Callao, on a tout réquisitionné pour la lutte contre Garcia et les troupes sont dans la sierra.

 

– Mais vous pouvez téléphoner à Lima !

 

Et l’on me prendra encore pour un fou, comme il y a dix ans ! répondit énigmatiquement Natividad.

 

– Enfin, serons-nous arrivés à Chorillos avant eux ?

 

– Certes, il y a un train dans dix minutes !

 

– Ah ! vous auriez mieux fait de me procurer un cheval ! Donnez-moi un cheval, fit Raymond, que je les suive ! que je les rejoigne, que je sache au moins où ils vont ! je marcherai tout seul contre eux !

 

– Non ! Non ! j’irai avec vous ! je ne vous quitte pas !

 

Et, poursuivant sa pensée Natividad ajoutait pour lui-même : « Ils n’ont pas voulu me croire, il y a dix ans ! Eh bien, ça recommence ! ça recommence ! »

 

Mais Raymond ne l’écoutait pas. Il voulait agir, agir, et il craignait de perdre la piste en prenant le train… Il le dit au commissaire.

 

– La route qu’ils ont prise, répondit Natividad, suit la ligne du chemin de fer. Je m’entends avec le chef de train. Si nous apercevons une auto qui attend sur la route, nous faisons stopper. Si nous apercevons les punchs rouges, nous les dépassons et les attendons de pied ferme à Chorillos, dont les autorités seront prévenues. Rien n’est perdu, Monsieur Ozoux.

 

Ils arrivèrent à la gare. Là, Natividad eut le temps de téléphoner à son commissariat, auquel il donna l’ordre de se mettre en communication immédiate avec Chorillos. La police de Chorillos devait s’opposer par tous les moyens au passage d’une auto qui venait de Callao.

 

Raymond et le commissaire s’entretenaient fiévreusement avec le chef de train, sur le quai de la gare, quand ils virent descendre d’un train de Lima et accourir vers eux le marquis de la Torre, l’oncle François-Gaspard et le petit Christobal.

 

– Marie-Thérèse ? Où est Marie-Thérèse ? s’écria le marquis du plus loin qu’il aperçut Raymond.

 

Et il courut à lui.

 

– Pourquoi êtes-vous seul ? Où est-elle ? Mon Dieu qu’est-il arrivé ? mais parlez !

 

Le petit Christobal était déjà pendu aux jambes de Raymond et demandait en pleurant des nouvelles de sa sœur. L’oncle Ozoux était des plus agités et tournait autour du groupe avec ses longues jambes stupides. Le train siffla. Natividad se précipita à son tour sur Raymond et fit monter tout le monde dans le convoi qui déjà s’ébranlait. Raymond avait pu enfin jeter : « Oui, les Indiens l’ont enlevée ! Mais nous savons où elle se trouve, à Chorillos ! »

 

Ainsi, en quelques mots, lui annonçait-il le malheur en essayant d’en diminuer l’importance. Il dut parler, cependant, s’expliquer. Le marquis jurait qu’il tuerait de sa main tous les Indiens quichuas. Le petit Christobal sanglotait. Mais, eux, comment étaient-ils là ? Qui donc les avait prévenus ? Qui les avait fait venir à Callao ? Raymond apprit qu’à l’angélus du soir, Agnès et Irène s’étaient aperçues qu’on avait volé le bracelet soleil d’or qu’elles avaient déposé aux pieds de la Vierge de San Domingo. Effrayées du sacrilège, elles étaient rentrées à l’hôtel, poussées par le plus sinistre pressentiment et ayant grande hâte de retrouver Marie-Thérèse pour lui conseiller de se tenir sur ses gardes. La première personne à laquelle elles s’étaient heurtées avait été justement le marquis, qui n’était pas moins effrayé qu’elles. Il accourait de son cercle où il n’avait pas mis les pieds depuis une semaine, passant son temps à faire visiter ses nécropoles à l’oncle Ozoux. Or, là, il avait trouvé une lettre écrite dans le style de celle qui les avait fait fuir de Cajamarca et qui lui conseillait de veiller nuit et jour sur Marie-Thérèse pendant les fêtes de l’Interaymi et surtout de ne point laisser sa fille se rendre à Callao, le prochain samedi !… Or, le prochain samedi était celui-là, c’est-à-dire le jour même où il trouvait cette lettre qui l’attendait depuis leur retour de Cajamarca !… Et voilà qu’il était près de sept heures du soir, et que ni Marie-Thérèse ni Raymond n’étaient encore revenus de Callao. Il n’y avait pas à hésiter. Il fallait courir là-bas.

 

Les vieilles avaient voulu partir, elles aussi, tant elles pressentaient la catastrophe et aussi la petite Isabelle, mais on laissa les femmes à la maison et le marquis se jeta dans le premier train avec François-Gaspard, suivi du petit Christobal qu’aucun ordre, qu’aucune menace n’avaient pu faire rester à Lima.

 

Le récit simultané des tribulations de la famille de la Torre à Lima et celui de l’enlèvement de Marie-Thérèse, à Callao, se mêlaient, dans un éclat désespéré, aux interjections des uns et des autres, aux malédictions du marquis, aux pleurs du petit Christobal et aux soupirs effrayants de Raymond. Le jeune homme avait arraché sa cravate et son col, car il étouffait. « Qu’une chose pareille fût possible en pleine civilisation, dans un pays où l’on voyageait en chemin de fer ! Cela dépassait toute imagination ! », car il ne s’agissait plus de l’entreprise audacieuse d’un misérable fou d’amour, non, non, on était bel et bien en face d’un enlèvement devant aboutir à un crime rituel. Le commissaire, qui avait fini par glisser son mot au milieu des gémissements et des explications, ne laissait, à ce point de vue, subsister aucun doute. Le plus extraordinaire était qu’il paraissait, à la fois, très peiné de l’événement, car c’était un brave homme, et, cependant, assez satisfait, à part lui, que cet événement eût pu se produire, car c’était un fonctionnaire dont on s’était beaucoup moqué et que l’administration centrale n’avait jamais pris au sérieux quand il avait envoyé des rapports sur certaines mœurs obscures des Indiens quichuas, sur le meurtre rituel des enfants et le sacrifice incaïque des femmes. On l’avait accusé de faire de la littérature. Et il en avait conçu une juste indignation. L’événement se chargeait de le venger : l’enlèvement d’une Péruvienne pendant les fêtes de l’Interaymi ! et dans quelles circonstances ! avec tout le cortège des punchs rouges ! Avait-on assez ri, en haut lieu, de ses punchs rouges ! Eh bien ! on les voyait à l’œuvre, maintenant !…

 

Tous l’écoutaient en silence et avec désespoir. Voyant cette douleur, Natividad s’efforça de rassurer son monde. Les Indiens ne pouvaient aller bien loin avec leur précieux fardeau. Tous les défilés de la sierra étaient occupés par les troupes de Veintemilla et il serait toujours facile de trouver auprès d’elles le renfort nécessaire, dès que la bande des fanatiques aurait quitté la Costa. Le principal était de ne point perdre la piste.

 

Justement, dans le moment, le train venait de rejoindre la route parallèle à la côte et les yeux des voyageurs ne quittèrent plus cette large bande blanche et déserte sous la lune. Quelques cabanes en torchis, quelques maisons en bambou furent dépassées encore, puis ce fut la nudité de la plaine sablonneuse. Penchés aux portières, le marquis, Raymond et le commissaire essayèrent d’apercevoir quelque chose. François-Gaspard avait dû prendre le petit Christobal dans ses bras pour que, lui aussi pût voir. Le malheureux enfant gémissait à tout instant ! « Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma grande petite sœur ! pourquoi on me l’a prise, ma petite grande sœur ? » Le marquis et Raymond ne pouvaient retenir leurs larmes en l’entendant. Tout à coup, tous furent debout : « l’auto ! » Ce fut un cri unique qui leur échappa.

 

Ils venaient d’apercevoir l’auto, l’auto sur la route, arrêtée devant la porte d’une hacienda !… Le commissaire avait déjà bondi sur le signal d’alarme. Et le train stoppa. Le chef de train accourut. Nos voyageurs étaient déjà descendus sur la voie. Le commissaire lui cria d’envoyer vers eux, de Chorillos, le plus tôt possible, de la police, des soldats, surtout des chevaux, enfin le secours qu’il pouvait trouver ! Le convoi se remit en marche. Raymond courait comme un fou, à travers la plaine, n’écoutant point les objurgations du commissaire qui lui recommandait la prudence et le suppliait de ne pas donner l’éveil. Il arriva le premier à la route et fut, à bout de souffle, près de l’auto. Il tenait un revolver à la main, prêt à casser la figure du premier Indien qui se présenterait. Mais il ne vit personne. Il n’y avait personne dans l’auto, ni autour de l’auto. Elle paraissait là, abandonnée sur cette route déserte au coin de cette hacienda mystérieuse dont les murs d’ombre ne s’éclairaient de-ci de-là que des rayons blêmes de la lune.

 

ON L’ASSASSINE ! ON L’ASSASSINE !

La porte de l’hacienda était ouverte. Raymond s’avança sous la voûte. Tout paraissait abandonné. Pas une âme dans la grande cour entourée de bâtiments dont quelques-uns apparaissaient en ruines. C’était là, tout au plus, une higuela, ou plutôt une chara, c’est-à-dire une toute petite hacienda dont les propriétaires devaient cultiver les plantes maraîchères qu’ils allaient vendre à la ville. Raymond avait, à sa droite, le bodega ou dépôt pour les marchandises et les outils agricoles et, à sa gauche, la casa ou maison qui devait servir d’habitation au propriétaire. Là encore, toutes les portes étaient ouvertes. Raymond fut rejoint par le commissaire et le marquis dans le moment qu’il retournait à l’auto dont il prit une lanterne qu’il alluma. Tous observaient le plus grand silence. Il n’y avait pas le moindre bruit dans la plaine. Et ils entrèrent dans la casa. Ils n’avaient pas plutôt pénétré dans la première pièce qu’ils furent saisis par l’odeur singulière, par le parfum lourd, âcre et entêtant qui y régnait. Ils firent prudemment quelques pas et, tout à coup, poussèrent des cris d’horreur. Les meubles, renversés, gisaient là dans le plus grand désordre ; Raymond avait glissé dans une flaque de sang ! Du sang, il y en avait partout ! Raymond et le marquis, tremblants d’une atroce angoisse, appelèrent désespérément : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » Et ils se turent soudain, car ils eurent en même temps la sensation qu’on leur avait répondu !

 

Mon Dieu ! s’écria le jeune homme, on l’assassine ; on l’assassine !…

 

Et il bondit vers un escalier qui grimpait au premier étage d’où venait, distinctement pour tous, maintenant, une plainte prolongée… Et le jeune homme encore glissa, dut se retenir aux marches d’une main qui essuya quelque chose de chaud ! Il regarda cette main avec épouvante ! elle était rouge !… du sang !…

 

Ils avaient désiré une piste ! Ils en avaient une… et qui ne pouvait tromper ! la piste conduisait à la plainte, aux gémissements d’agonie qui perçaient les murs et les planchers, qui résonnaient maintenant lugubrement dans toute l’hacienda. Ainsi, ils se ruèrent à travers deux chambres, deux chambres où il y avait eu poursuite, où l’on s’était battu, défendu !… « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Un palier, une porte, un cabinet noir et la plainte dans le cabinet noir !… et un corps mourant contre lequel ils trébuchent !… près duquel ils se jettent à genoux, qu’ils enlacent, dont ils redressent le buste qui râle : Libertad !… ça n’est que Libertad qui meurt ! Et ils sont tous là, maintenant, à remercier le ciel, parce que ce n’est que Libertad qui meurt !

 

Le malheureux boy est criblé de coups de couteau. Il a été frappé à la poitrine, dans le dos, au visage, partout. Il râle, il demande de l’air. On le traîne à une fenêtre. On le confesse et l’on apprend qu’il expie son crime… Mais Raymond ne l’écoute que pour savoir où est Marie-Thérèse… et dès que le geste de Libertad a montré la lointaine sierra, le chemin qui monte de la route vers la montagne, il redescend comme un fou, car il a compris que les prêtres rouges sont déjà loin d’ici avec sa fiancée.

 

Sur la route, il trouve l’oncle Ozoux qui essaie vainement de faire entendre des paroles consolatrices au petit Christobal, lequel est monté dans l’auto, y a trouvé le manteau de sa sœur et fait retentir toute la costa de ses pleurs et de ses appels déchirants : « Marie-Thérèse… Marie-Thérèse !… » Le petit se jette dans les bras de Raymond, sanglote : « Ils l’ont emportée, les méchants ! », mais il est si rudement rejeté sur la route par le jeune homme éperdu qui demande à tous les échos : un cheval ! qu’il comprend tout à coup qu’il n’y a plus place ici pour ses pleurs d’enfant ! Ah ! un cheval ! une mule ! quelque chose pour la poursuite !… Et cette vaine, cette stupide auto, qui est là et qui, après avoir servi à l’enlèvement, ne peut plus servir à rien !… à rien !… dans ces chemins de montagnes où les prêtres rouges se sont enfuis avec leur proie. Mais le petit, tout à coup, a donné l’éveil… Il lui a semblé entendre, là-bas, derrière la bodega, au fond de la cour, comme un bruit de sabots contre des planches, et aussi un hennissement. Se tromperait-il ? N’y aurait-il pas des bêtes, là-bas, au fond d’une écurie ?… Il court… ce sont des lamas !… trois pauvres lamas efflanqués, las d’avoir porté, de trop longues années, de trop lourds fardeaux et qui seraient incapables, maintenant, de porter même cet enfant !… Cependant un lama ne hennit pas ! et le petit Christobal a bien entendu hennir tout à l’heure… Il fait le tour de la bâtisse et tout à coup se colle contre le mur… un cavalier est là, qui se dresse au milieu de la plaine, immobile comme s’il surveillait l’hacienda. Et, près de lui, dans la même immobilité attentive, une bête légère, fine, aux jarrets de chèvre, au long cou, aux oreilles dressées, en éveil, un lama de la Cordillère, qui doit suivre ce cavalier comme un chien suit son maître. Un cheval et un lama ! le petit Christobal n’en respire plus !…

 

– Oui, mais il y a un cavalier de trop…

 

Dans le moment qu’il se fait cette réflexion, le cheval fait tout à coup un écart considérable, le cavalier pousse un juron et un coup de feu retentit. Une ombre, qui semble surgie de terre et qui s’était glissée sournoisement à quelques pas de là, vient de décharger l’éclair de son arme. Le cavalier étend les bras et tombe, roule dans le sable, cependant que l’ombre a déjà sauté à la bride, puis bondi en selle. Le petit Christobal est accouru :

 

– Tu diras à ton père que j’en ai toujours démoli un ! et que j’ai un cheval ! lui crie Raymond qui a fait ce beau coup. Et il lance sa monture sur le chemin de la sierra.

 

Mais l’enfant ne lui répond pas, il court de toutes ses petites jambes derrière le lama qui court, lui, derrière le cheval. Il lui agrippe la laine et il lui parle comme il faut parler aux lamas, et il saute dessus, et il l’enfourche de ses petites cuisses nerveuses… et voilà que les deux cavaliers passent comme des flèches devant l’oncle Ozoux, qui lève vers la nuit bleue ses deux longs bras dégingandés avec lesquels il semble mesurer tout le désespoir du monde…

 

Pendant ce temps, au premier étage, Libertad achevait sa sinistre et précieuse confession. Le commissaire a retenu le marquis en lui faisant entendre de quelle importance pouvaient être les derniers propos du misérable boy et de quelle inutilité serait la présence de Christobal sur une route où il ne pourrait rien faire tant qu’on ne leur aurait pas amené de chevaux. Natividad attendait des secours, après ses deux coups de téléphone, soit de Callao, soit de Chorillos. Et il pensait qu’on ne tarderait pas à venir. Il pensait surtout qu’il était fort heureux d’avoir un témoin comme le marquis pour recueillir avec lui une déposition qui allait lui donner raison quant à tous les crimes obscurs des Indiens. Et il tourmenta Libertad jusqu’à son dernier soupir.

 

De cette déposition hachée, coupée par la douleur, suspendue par les râles et arrêtée par la mort, il ressortit, plus clair que cette merveilleuse nuit tropicale, que l’affaire avait été préparée de longue main et qu’il y avait au moins deux mois que la fille du marquis de la Torre avait été choisie comme la future victime de l’Interaymi.

 

C’est à cette date qu’on avait commencé à tâter la fidélité du boy, qui n’avait pas longtemps résisté à une offre pécuniaire assez sérieuse. On ne lui avait demandé qu’une chose, c’était d’être prêt, certain soir, à conduire lui-même l’auto où on lui dirait et sans qu’il se préoccupât de ce qui se passerait derrière lui. Il avait consenti à tout, moyennant deux cents soles d’argent, dont cinquante lui avaient été comptés tout de suite.

 

– Et avec qui avais-tu passé ce traité ? demanda le commissaire.

 

– Avec le commis de la banque franco-belge qui venait quelquefois au magasin et qui s’appelle Oviedo.

 

Le marquis bondit : « Oviedo Huaynac Runtu ! » l’homme qui ne les avait pas quittés lors du voyage de Cajamarca ! l’Indien qui se faisait habiller chez Zarate ! celui qui les avait suivis pas à pas depuis leur départ de Lima ! Si ce misérable avait préparé à Callao l’enlèvement de Marie-Thérèse, il avait dû, en effet, voir avec regret le départ de la jeune fille pour Cajamarca… Ainsi s’expliquaient ses soins assidus et aussi la démarche faite auprès du maître de police de Cajamarca pour qu’il fit comprendre aux voyageurs le danger qu’ils couraient et la nécessité pour eux de redescendre au plus vite à Lima et à Callao ! Peut-être même était-ce lui qui avait fait envoyer à l’auberge cet avis anonyme qui, sous les apparences de l’intérêt et de la pitié, devait rejeter plus vite la pauvre Marie-Thérèse dans le piège qui lui avait été tendu.

 

– Et quand as-tu été averti du jour et de l’heure de l’affaire ? demanda encore le commissaire au malheureux dont il fallait soulever de plus en plus le buste, car, par instants, il étouffait.

 

– Tantôt, Oviedo est venu me trouver et m’a dit : « C’est pour aujourd’hui ! quelqu’un viendra te dire : « Dios anki tiou-rata » (le « bonjour » en langue aïmara), aussitôt, tu monteras sur ta machine, et tu ne tourneras pas la tête, quoi qu’il arrive. On te dira où il faut aller, par où il faut passer et tu ne t’arrêteras pas avant qu’on te le dise ! sous peine de mort ! »

 

Libertad retrace en quelques phrases, dont quelques-unes restent inachevées, le rapide drame.

 

Il était un peu plus de six heures et demie quand le boy se sentit touché au bras, dans la rue et aussitôt il entendit le Dios anik tiourata prononcé par un être dont l’aspect le fit tout d’abord reculer. Il n’avait jusqu’alors vu de pareille tête que dans les panthéons (les cimetières) incaïques et n’avait pas été éloigné de croire à quelque spectre. Toutefois, il se ressaisit, monta sur sa machine, et, persuadé qu’il y allait de sa vie, attendit des ordres. Il eut beau ne point tourner la tête, il lui fallut bien entendre le jeu qui se jouait à la fenêtre, et il avait compris que, derrière lui, on enlevait la fille du marquis de la Torre.

 

À ce moment, il regretta ce qu’il avait fait, mais il était trop tard pour reculer ! Sur l’ordre qui lui en fut donné, il descendit vers la muselle Darsena, par la rue San Lorenzo. Dans la rue San Lorenzo, on le fit arrêter une seconde devant une porte basse d’où sortit un Indien qu’il avait reconnu immédiatement : c’était Huascar. Huascar s’était avancé jusqu’à l’auto et avait jeté un coup d’œil à l’intérieur, puis il avait dit en quichua : « C’est bien ! à tout à l’heure ! » et il avait donné l’ordre à Libertad de repartir sur la route de Chorillos et de s’arrêter seulement à l’hacienda d’Ondegardo qu’il connaissait bien pour s’y être approvisionné plusieurs fois d’eau-de-vie de maïs. Il y était parvenu à toute allure. Dans la voiture, derrière lui, on n’entendait rien. La señorita était-elle morte ? On aurait pu le croire. Pas un mot, pas un soupir, rien ! Ayant stoppé devant la porte de l’hacienda, il constata que la porte était ouverte et que l’hacienda paraissait vide de ses habitants. Il se retourna alors instinctivement et il vit trois gnomes extraordinaires dont les têtes abominables sortaient, l’une haute comme un pain de sucre, l’autre carrée, l’autre oblongue, du trou du punch rouge. Et ils étaient en train de descendre avec de grandes précautions le corps de la señorita qu’il avait bien reconnu sous le voile safran dont elle était couverte. Elle paraissait dormir.

 

Ils la transportèrent dans la casa. Et lui, Libertad, attendit sur son siège, ne pensant plus qu’à se faire payer, à reconduire l’auto à Callao, à se sauver dans la sierra, et à sortir au plus tôt de cette affreuse histoire.

 

Sur ces entrefaites, le métis avait entendu derrière lui le galop d’une troupe de cavaliers, et presque aussitôt, il avait été entouré par une trentaine d’hommes qui, tous, avaient revêtu le punch rouge. Ils étaient conduits par Oviedo lui-même et par Huascar qui avait ordonné à Libertad de pénétrer avec lui dans la casa.

 

Libertad n’avait pas été peu étonné en entrant dans la première pièce d’y trouver une demi-douzaine de femmes entièrement voilées de noir et ne laissant voir sous le haïk de deuil que leurs yeux, et se tenant debout devant la porte d’une autre salle dans laquelle on avait certainement transporté la fille du marquis de la Torre.

 

– Les mammaconas ! s’était écrié, à cet endroit de la confession du boy, le commissaire qui suait à grosses gouttes du travail qu’il se donnait pour arracher les derniers lambeaux de sa déposition à Libertad. Les mammaconas ! Ah ! nous savons maintenant à qui nous avons affaire !… Et après !… et après !… achève avant de mourir, malheureux ! Et Dieu te pardonnera !…

 

– Oui, les mammaconas !… c’étaient les mammaconas !… mais Dieu aura pitié, gémit l’agonisant… je ne savais pas qu’on voulait enlever votre fille, Monsieur le Marquis !… mais elle n’est pas perdue !… Non ! Dieu ne le voudra pas, señor !… Vous la sauverez avant l’abominable sacrifice !… Oui… oui… j’ai tout appris ici… des punchs rouges qui ne savaient pas que je parlais l’aïmara… Ils ne se sont pas gênés devant moi !… Ils disaient qu’Atahualpa allait avoir une belle épouse ! et que le Soleil et les fils du Soleil pouvaient se réjouir !… Et ils se prosternèrent tous quand elle vint à passer !…

 

LA « SEÑORITA » AUX MAINS DES « MAMMACONAS »

– Tu l’as vue passer ! s’écria le marquis qui, penché sur Libertad, semblait respirer son dernier souffle en recueillant ses dernières paroles.

 

– Oui, je l’ai vue, elle… señor !… Elle !… Celle que j’ai vendue pour deux cents soles d’argent !… Et qui me pardonnera quand vous l’aurez arrachée à ces monstres, car elle est bonne… elle était… bonne… ma maîtresse… et je l’ai vendue… pour deux cents soles d’argent !…

 

– Comment est-elle passée ? comment l’as-tu vue ?… questionnait fiévreusement le commissaire. Elle n’était donc plus endormie ?…

 

– Elle est sortie de la salle, soutenue par d’autres femmes aux voiles et aux haïks noirs… et les trois affreux gnomes dansaient autour… Elle, elle semblait n’avoir plus aucune force, vous comprenez… on lui avait certainement fait boire quelque chose de trouble… ou respirer quelque monstrueux parfum… comme ils en ont !… comme ils en ont !… oui… j’ai vu… une dernière fois… la señorita… elle était enveloppée du voile d’or… et elle avait le haïk d’or sur la figure… on ne voyait de son visage que ses yeux… ses grands yeux fixes… qui ne m’ont pas vu… qui semblaient ne voir personne… des yeux de morte vivante qui me firent tomber à genoux, moi aussi… elle marchait soutenue par les femmes noires, comme dans un rêve… et les mammaconas étaient autour d’elle… et les gnomes dansaient… en silence !… Elle sortit de la casa avec toutes les femmes et tous les hommes rouges dont certains portaient des torches éteintes… Et tout ce monde, sur la route, monta à cheval, et les femmes montèrent à mules… des mules magnifiques que l’on avait amenées de la sierra… ah !… comme je n’en ai jamais vu… des mules de mammaconas !… Ah ! je vais mourir… mais, avant, il faut que je vous dise que je suis allé à la fenêtre… que j’ai tout vu à la fenêtre… j’avais bien entendu parler, au fond des ranchos, en buvant le pisco avec les quichuas… parler d’histoires où il y avait des mammaconas… Eh bien, c’est terrible !… elles sont terribles à voir… Elles marchent comme des fantômes noirs… Tout avait été préparé ici… dans cette hacienda abandonnée… dont ils ont peut-être tué les propriétaires… et les gardiens… Une mammacona a pris la señorita avec elle, sur sa mule… Et toutes les mammaconas suivaient pour porter la señorita, bien certainement à tour de rôle… La señorita paraissait dans les bras noirs, dans les voiles noirs, comme un paquet jaune… et elle ne remuait pas plus que si elle était morte… devant, il y avait les trois gnomes à cheval, précédés d’Oviedo Runtu qui donna le signal du départ… je m’étais traîné derrière la fenêtre pour voir… je ne pensais pas qu’ils ne m’avaient pas payé… Ils partirent au grand trot, tous ! les punchs rouges fermaient la marche… et ils disparurent là-bas, dans le chemin creux, dans le petit torrent à sec qui monte vers la sierra… Ils emportaient vers… le temple du Soleil… l’Épouse du Soleil !… car c’est… la fête… de l’… Inter… ay mi… inter… a y mi !… Mais vous aurez le temps de la rejoindre… dans la sierra… Et Dieu me pardonnera !

 

Sur ces mots, il ferma les yeux et l’on put croire qu’il était mort… cependant, il respira à nouveau et à nouveau remua les paupières…

 

– Et toi, qui est-ce qui t’a frappé ? demanda Natividad… c’est en voulant sauver ta maîtresse, peut-être, que tu as été arrangé de la sorte ?

 

L’agonisant eut un sourire amer, car il comprenait encore que l’inspector superior raillait sa trahison et sa lâcheté…

 

– Je n’ai eu que ce que je mérite… dit le boy (et il essaya de faire le signe de la croix, mais son bras retomba). Oui… quand je me retournai, il n’y avait plus dans la salle que Huascar et moi : alors, je lui dis : « Me paieras-tu ? » Il ne me répondit pas… mais il me montra mes deux cents soles d’argent sur une table… je me penchai sur les deux cents soles d’argent. Il n’y avait pas une pièce de trop. Je dis : « Pour une besogne pareille, ce n’est pas cher ! Je ne savais pas que l’on voulait enlever ma maîtresse ! » Alors, il daigna me parler. « Si tu avais su qu’on voulait enlever ta maîtresse, qu’aurais-tu fait ?… » Je lui ai répondu : « Bien sûr, j’aurais demandé quatre cents soles au moins ! Donne-moi quatre cents soles et je ne dirai rien ! » C’est cette réponse qui m’a perdu. Huascar tenait sa main droite sous son punch, depuis qu’il me parlait. Il s’approcha tout près de moi avec un sourire affreux et il me donna tout à coup un premier coup de poignard qui me fit chanceler. D’abord, je n’avais pas compris, j’avais cru à un coup de poing… mais son poing se releva sur moi avec le large couteau… je m’enfuis en hurlant… il bondit sur moi et me frappa par derrière… je lui échappai… il me poursuivit… je pus me sauver jusqu’à cet étage… en criant, en demandant grâce… mais il ne cessait pas de me frapper, et je vins tomber ici où il me crut mort et où… où… je vais… mourir…

 

En effet, il commença le dernier râle, mais le marquis et le commissaire ne prirent point le temps d’assister à sa mort. Ils avaient autre chose à faire que de lui fermer les yeux. Un coup de feu venait de retentir au dehors.

 

Ils se précipitèrent à la fenêtre et regardèrent ce qui pouvait bien se passer sur la route. L’oncle Ozoux tournait toujours autour de l’auto. Ils lui demandèrent où étaient Raymond et le petit Christobal. L’autre leur répondit comme un ahuri qu’il les cherchait… et dans le même moment on vit passer, traversant la route avec la rapidité de l’éclair et courant au ravin qui passait sous la ligne de chemin de fer, montant sur la sierra, Raymond sur son cheval… Petit Christobal sur son lama !… Ils les appelèrent, mais il est probable que les autres ne les entendirent même pas.

 

Le bruit de cette folle chevauchée ne s’était pas plus tôt éteint du côté du ravin que l’on entendit un galop vers la droite, du côté de la sente qui conduisait à Chorillos. Des cavaliers apparurent sur la route.

 

– Nous sommes sauvés, si nous avons des chevaux ! fit Natividad… Il n’est point douteux que nos Indiens se rendent au Cuzco ou aux environs de Titicaca, à travers la sierra ; mais ils ne peuvent faire autrement que de se heurter aux troupes de Veintemilla. Ce qu’il faut, c’est les suivre jusque-là et avertir le premier officier que nous rencontrerons et qui nous prêterait main-forte. Les misérables savent bien ce qu’ils font en abandonnant la costa. Ils n’auraient pas été loin en pareil équipage. Je les faisais arrêter à Canête ou à Pisco !

 

Ils descendirent et coururent sur la route au-devant des cavaliers.

 

L’oncle Ozoux adressa une question au marquis qui ne lui répondit même pas ; mais les cavaliers, qui étaient bien des soldats envoyés de Chorillos sur le coup de téléphone de Natividad, n’avaient pas plus tôt mis pied à terre que le marquis sautait sur un cheval et partait à folle allure par le même chemin qu’avaient suivi tout à l’heure Raymond et son fils.

 

– De la folie ! murmura Natividad. Ils rejoindront la bande qui n’en fera qu’une bouchée…

 

– Mais que faut-il donc faire, monsieur le commissaire ? implora François-Gaspard que le sort de cette pauvre fille attendrissait littérairement, mais qui ne demandait pas mieux, dans une pareille aventure, que de rester un peu en arrière…

 

– Les suivre de loin !… répliqua Natividad.

 

– Très bien !… Parfait ! savoir où ils vont !… et les faire guetter à leur passage !

 

– Sur des renseignements sûrs que nous fournirons… Il y a encore un gouvernement au Pérou, il y a encore de la police, des soldats qui ne craignent point de se dévouer pour la chose publique !… s’écria Natividad.

 

Ce disant, il se tournait vers les quatre soldats qu’on lui avait envoyés et qui représentaient tout ce qui restait de la force armée sur la costa.

 

François-Gaspard approuva ce plan qui lui allait comme un gant, surtout quand il apprit que celui qu’il appelait le commissaire et qui avait haut grade : el inspector superior !… allait se faire accompagner de la petite troupe. Justement, dans le même moment, arrivaient de Callao trois agents de la police montés, qui cédèrent à leur chef leurs mules, puisqu’il en avait besoin pour son expédition.

 

Natividad rentra un instant dans la casa et écrivit quelques mots sur une feuille de son carnet – destinée à être portée au palais de la Présidence à l’adresse de Veintemilla lui-même, qu’il avertissait de l’enlèvement de la fille du marquis de la Torre par les prêtres quichuas de l’Interaymi. Quelle revanche pour Natividad qui avait été presque mis en disgrâce dix ans auparavant par Veintemilla, alors simple chef de la police de Lima, lequel n’avait pas voulu entendre parler des « rapports » singuliers de son sous-ordre Perez, dans lesquels celui-ci prétendait apporter la preuve de l’enlèvement « rituel » de la pauvre Maria-Christina d’Orellana !…

 

L’un des policiers reçut la commission et reprit immédiatement le chemin de Callao. Les deux autres furent chargés de s’occuper du cadavre du boy et de commencer une enquête dans la casa et autour de l’hacienda. Puis el inspector superior invita François-Gaspard à se mettre en selle et tous deux, sur leurs mules, prirent la direction de la petite troupe. Le soldat de qui le marquis avait pris la monture enfourcha la troisième mule. Quand les militaires virent qu’on les emmenait du côté de la sierra, dans le moment qu’ils croyaient bien rentrer à Chorillos, ils commencèrent à grogner, mais el inspector superior leur ferma la bouche en leur criant de marcher au nom du supremo gobernio ! (gouvernement supérieur).

 

Natividad avait eu soin de se munir des deux grosses couvertures des agents qu’il laissait derrière lui, et les avait attachées à sa selle.

 

– En route ! commanda-t-il.

 

Et ils s’enfoncèrent à une honnête allure dans le ravin qui coupait la route.

 

– Nous irons toujours aussi vite que les mammaconas, dit tout haut le commissaire.

 

– Les mammaconas ! elles étaient donc ici ? s’exclama le vieil Ozoux en poussant sa monture à la hauteur de celle du commissaire.

 

– Rien ne manquait, señor !… les punchos rouges ! les mammaconas !… et les trois chefs du temple qui, avec les mammaconas, ont seuls le droit de toucher à l’Épouse du Soleil !… Mais, señor, voilà quinze ans que je le crie à tous les échos de notre administration que rien n’a changé chez ces sauvages !… Rien !… Est-ce qu’ils n’ont pas toujours leur langue, aussi pure qu’au temps des Incas ? Est-ce qu’ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne prient pas, ne se marient pas, dans la même manière qu’il y a cinq cents ans ?… Est-ce que leurs mœurs apparentes ont bougé depuis la conquête ?… Pourquoi voulez-vous que leurs mœurs cachées se soient modifiées ? Pourquoi ? surtout en ce qui concerne la religion qui est, par principe, immuable ?… La religion catholique n’a fait que s’ajouter à l’ancienne sans la modifier ! Ah ! si on avait voulu me croire. Tenez, moi, cela m’intéressait cette question-là ! Dès le début de ma carrière, je me suis trouvé en face d’un crime qu’il était impossible d’expliquer normalement… mais qui devenait compréhensible religieusement, si l’on prenait la peine de se souvenir que nous avions affaire encore aujourd’hui à des Incas. On m’a envoyé promener !… J’ai vu le moment où l’on allait me « casser »… eh bien ! je me suis incliné, j’ai accepté n’importe quelle version officielle du crime… mais en dessous, j’ai travaillé… je ne me suis pas contenté d’apprendre à fond la langue quichua, mais aussi la langue aïmara qui est la langue sacrée aux environs de Cuzco et du lac Titicaca. C’est de ce lac-là que tout est venu, à l’origine du monde incaïque… et de ce côté, n’en doutez pas, que les Indiens nous mènent !… non point vers quelque pan de muraille que tout le monde connaît, mais vers leur temple caché… celui dans lequel leurs prêtres n’ont point cessé de travailler depuis la conquête espagnole !…

 

L’ENLÈVEMENT DU PETIT CHRISTOBAL

Ah ! comme il s’expliquait avec entrain dans la gaie nuit tropicale, à cheval sur son dada, le bon Natividad, sur son dada incaïque, et sur la mule qui le conduisait vers le temple du Soleil, sauver l’Épouse du Soleil !… Il avait tout à fait oublié Jenny l’ouvrière.

 

– Nous les rattraperons, n’est-ce pas, questionna François-Gaspard qui, depuis quelques instants, considérait M. l’inspecteur supérieur, avec l’inquiétude qu’il ne se moquât de l’Institut dans sa personne, car enfin, ce commissaire lui paraissait bien désinvolte… presque gai, dans une aussi horrible conjoncture…

 

– Mais si, señor, tranquillisez-vous… J’en fais mon affaire !… Dios mio ! zosé contente ! s’exclama Natividad Es una gram satisfaccion !… Où voulez-vous qu’ils aillent ? du moment qu’ils nous ont sur leurs talons !… Dans la montagne, ils trouveront tous les soldats de Veintemilla !… Sur la costa, tous les corregidors (maires) sont à la disposition de l’inspector superior !… Voulez-vous votre manteau, señor ?… Cette nuit, il y a un peu de garna (rosée)… mais nous allons quitter la costa… et déjà, tenez… voici les lomas, les petites collines qui précèdent la montagne… Voyez-vous ! pour pénétrer dans la Cordillère, ils n’ont pu passer que par ici !… Au petit jour, nous retrouverons leur trace visible… pourvu que ces messieurs, ces jeunes gens qui sont partis en avant ne fassent pas de bêtises !… Ce gamin à cheval sur son lama est bien courageux !… Mais nous allons les retrouver vite… on n’escalade pas la Cordillère, comme un torero saute une barrière à la plaza !…

 

François-Gaspard ricana alors si singulièrement que Natividad s’arrêta tout net dans son discours et qu’il demanda au vieillard « ce qu’il avait ». L’autre se contenta de répondre : « Je comprends ! je comprends ! » sans en dire plus long. Mais, Natividad, lui, ne comprenait pas.

 

Ils entrèrent avant le jour dans les premiers contreforts des Andes. Les bêtes ne paraissaient pas fatiguées, et, après un repos de deux heures dans une petite guebrada où on leur trouva du fourrage et où elles furent honnêtement soignées, ils reprirent l’ascension de la chaîne gigantesque, aux rayons de l’aurore qui leur arrivaient comme projetés d’une monstrueuse fournaise par la coupure des Andes dans laquelle ils allaient s’engager.

 

Interrogés sur ce qu’ils avaient pu voir ou entendre pendant la nuit, les métis de la guebrada n’avaient pu ou voulu fournir aucun renseignement. En tout cas, on pouvait être certain que l’escorte de l’Épouse du Soleil ne s’était pas arrêtée là, car il ne serait rien resté dans les coffres ni dans les écuries. L’oncle et Natividad, – lequel avait exhibé sa qualité d’inspector superior – trouvèrent le moyen de troquer là, momentanément, deux chevaux des soldats contre deux mules, toujours au nom du supremo gobierno !…

 

Dès leur première étape, sur le roc de la montagne qu’ils foulaient, ils trouvèrent maints chardons piétinés et les grandes fleurs jaunes de l’amancaès, dont les débris encore tout frais jonchant le sol, avaient été visiblement hachés par le passage d’une troupe nombreuse.

 

– Nous voici donc sur la piste de guerre, illustre maître ! faisait entendre Natividad, et cela dans le plus pur français, pour prouver à son éminent interlocuteur qu’un commissaire de police, au Pérou, peut parler le quichua, l’aïmara et ne point ignorer « la belle langue française ! »

 

– Oui ! oui ! fit François-Gaspard ! allez toujours, mon brave !

 

Et il toussota d’un air malin qui remplit de consternation son compagnon, lequel commença à s’inquiéter relativement à la santé intellectuelle de l’illustre Ozoux.

 

Une autre inquiétude ne tarda pas à travailler également ce brave Natividad. On n’apercevait encore aucun des voyageurs qui avaient précédé la petite troupe dans la poursuite des Indiens. Chose singulière ! ce détail ne paraissait point tracasser François-Gaspard qui n’était occupé qu’à jouir des beautés de la nature. Ils montaient ! Ils montaient toujours !… On ne voit plus que des pics et le ciel ! et la route se fait de plus en plus menaçante… ils la gravissent en zigzags. Les mules, le cheval, inquiets, prennent des positions invraisemblables ; quelques bêtes sauvages fuient devant eux… des chèvres, plus loin, semblent accrochées, haut dans le ciel, les quatre pieds réunis sur une même pointe de pierre… Le froid commence à se faire sentir. Il faut dire, du reste, que l’escorte militaire a recommencé à grogner de la façon la plus nauséabonde. Déjà el inspector superior a été obligé de rappeler à ces guerriers quichuas qu’ils marchaient par ordre du supremo gobernio, mais ils ont fait entendre, en crachant vilainement par terre, qu’ils s’en fichaient un peu du supremo gobernio.

 

– Êtes-vous sûr de ces hommes-là ? a interrogé l’illustre membre de l’Institut.

 

– Sûr, comme de moi-même, a répondu Natividad qui est toujours sûr de tout.

 

– Mais de quelle race sont-ils ?

 

– De la race quichua, pardi !… Où voulez-vous que nous prenions des soldats, si nous ne les prenons pas chez les Indiens ?

 

– Ceux-ci ne m’ont pas l’air d’avoir la vocation ! fait observer François-Gaspard !

 

– C’est une erreur, señor, une grave erreur ! Ils sont heureux comme tout d’être soldats, qu’est-ce qu’ils seraient s’ils n’étaient pas soldats !

 

– Ils ont demandé à le devenir ? continue l’académicien qui, pour la plus grande stupéfaction de Natividad, a ressorti son carnet de notes…

 

– Que non point, illustre señor !… Voici comme les choses se passent chez nous !… C’est bien simple… Un détachement de troupes parcourt les villages de l’intérieur et arrête de force les Indiens qui ne se sont pas dissimulés à temps. Ces recrues sont naturellement désignées sous le nom d’engagés volontaires !…

 

– Ah ! ah ! délicieux ! Et vous ne craignez pas qu’ils vous fusillent quand vous les avez armés, vos volontaires ?

 

– Oh ! señor ! une fois passés les premiers jours, ils se trouvent tellement bien du régime qu’ils ne veulent plus retourner dans leurs familles, et ce sont ces mêmes Indiens qui deviennent des recruteurs impitoyables. Ils font de très bons soldats. Ceux-là sont de méchante humeur à cause de la montagne, mais ils se feraient tuer pour Veintemilla !

 

– Allons ! tant mieux ! conclut Ozoux avec une grande philosophie.

 

Et il ajouta même, ce qui eut pour effet de porter à son comble la stupéfaction du commissaire :

 

– Vous savez, ils peuvent s’en aller, nous retrouverons bien les Indiens tout seuls !

 

Natividad eut un haut-le-corps : « Quel homme est-ce donc là ? » se demanda-t-il. Mais son attention fut attirée sur la route.

 

– Qu’est-ce que ceci ? Ah ! ah ! on a campé ici !

 

En effet, sur le roc du sentier qui, brusquement, s’était élargi en une sorte de cirque, on pouvait apercevoir encore toutes les traces du séjour d’une troupe assez importante. Dans ce coin, on avait fait du feu ; dans cet autre, on avait mangé. Des débris de boîtes de conserves, des restes de victuailles jonchaient le sol. Là, avait été certainement la première étape de l’escorte de l’Épouse du Soleil. Natividad accéléra la marche.

 

– Ce qu’il y a de plus en plus extraordinaire, c’est que l’on n’aperçoit encore ni le marquis, ni le petit Christobal, ni votre neveu !

 

– Bah ! Bah ! Monsieur l’inspecteur supérieur ! ne vous faites pas tant de bile, répondit flegmatiquement l’oncle, on les retrouvera toujours bien, allez !… un jour ou l’autre !

 

– Hein ?

 

– Je dis que… Aïe… voilà ma mule qui refuse d’avancer ! Hue donc ! Sale bête !

 

Décidément, François-Gaspard devenait bien brave ! Comme il avait changé depuis le premier voyage dans la Cordillère, depuis Cajamarca ! Là-bas, il avait été ridicule. Ici, il montrait un calme héroïque, tenait la tête de la caravane et répondait en plaisantant aux inquiétudes de ses compagnons de route. Mais sa mule n’avançait toujours pas, malgré les coups de talon du caballero. Le commissaire se pencha.

 

– Le corps d’un lama !

 

Ils s’arrêtèrent devant ce cadavre de bête qui barrait le chemin. Natividad descendit, tâta l’animal, lui souleva la tête, lui inspecta les naseaux et trouva la blessure d’où son sang s’était échappé, car il y avait du sang sur les cailloux, puis il poussa son cadavre dans l’abîme et remonta sur sa mule.

 

– Pas de doute, fit-il, c’est le lama sur lequel était monté le petit Christobal. L’enfant aura été jusqu’au bout du souffle de sa monture. Pour l’exciter à la course, il l’a même piqué de son couteau et lui a fait à l’épaule une assez large blessure, car le lama est ordinairement assez lent et paresseux.

 

– Pauvre bête ! fit François-Gaspard qui écrivait sur son carnet.

 

– Pauvre enfant ! fit Natividad, qu’est-il devenu ?

 

– Mais, rassurez-vous, Monsieur l’inspecteur. Il n’était pas seul ! Raymond ne l’aura pas abandonné… et, en admettant que mon neveu l’eût laissé derrière lui, le marquis l’a certainement recueilli.

 

– C’est assez plausible, avoua Natividad en hochant la tête.

 

– On monte à lama, chez vous ?

 

– Non ! Non ! si l’on excepte les enfants, qui quelquefois s’amusent quand le lama le veut bien. Oui, on en donne pour ce jeu aux enfants de riches. Le petit Christobal doit avoir le sien !

 

– Jamais je n’aurais cru qu’un lama était capable d’une pareille course et d’une pareille vitesse !

 

– Oh ! celui-là ne me paraît pas avoir fait partie de ces troupeaux conduits par les arrieros qui les ont habitués à n’être plus que des bêtes de somme. Ce devait être un animal de luxe qui n’avait pas perdu son caractère et sa souplesse de chèvre folle, à moins que ce ne soit un lama dressé déjà à porter des enfants !… Et puis le petit Christobal ne doit pas peser bien lourd !… Mais où donc a-t-il trouvé cette bête et où donc, monsieur votre neveu a-t-il trouvé son cheval ? Dans les écuries de l’hacienda sans doute ! Dans tous les cas, je le regrette bien ! Ils seraient avec nous à cette heure s’ils n’avaient rien trouvé du tout ! Et le marquis lui-même nous aurait attendu ! Pourvu qu’il ne leur soit pas arrivé un malheur !

 

Comme ils venaient de contourner le rocher qu’ils avaient devant eux, ils se trouvèrent tout à coup en face du marquis à cheval, et de Raymond à pied. Et pas de petit Christobal. Raymond était pâle, mais le marquis était livide ! Tels ils apparurent à Natividad, car pour François-Gaspard, qui n’avait pas ses lunettes, le teint de ces messieurs ne lui parut pas autrement inquiétant. Natividad demanda tout de suite des nouvelles du petit Christobal.

 

– Les misérables m’ont pris mes deux enfants ! répondit lugubrement le marquis.

 

Voici ce qui était arrivé :

 

Le marquis avait un mauvais cheval et c’est avec la plus grande peine qu’il avait fourni cette énorme étape. Plus d’une fois, pendant cette ascension, il avait été sur le point d’abandonner sa bête, mais l’idée qu’elle pouvait lui être utile plus tard le fit patienter. Parfois il avait été obligé de descendre et de tirer l’animal derrière lui. Enfin, à l’aurore, il avait trouvé l’animal moins rétif et avait traversé le cirque où les Indiens avaient campé. Là, il chercha en vain une trace, un avertissement qui lui vînt de sa fille. Rien ! Rien ! pas un indice !… Ah ! l’Épouse du Soleil devait être bien gardée !… Enfin il atteignit l’endroit où gisait le cadavre du lama qui avait porté son fils. Il ne douta point que Raymond n’eût le petit Christobal avec lui, mais tout de même ce fut avec un cœur plus anxieux qu’il continua cette abominable marche ! Un peu plus tard, il poussait une exclamation de surprise en apercevant Raymond, Raymond seul, Raymond sans le petit Christobal !… Le fiancé de Marie-Thérèse expliqua au père désespéré l’événement inouï auquel il venait d’assister. D’abord, le petit Christobal, dès que l’on eut laissé derrière soi les lamas et que l’on fut entré dans la montagne, l’avait tout de suite dépassé et si bien dépassé que Raymond n’avait pas tardé à le perdre de vue. Deux heures plus tard, Raymond, lui, n’avait plus de cheval, sa bête ayant fait un faux-pas et ayant roulé dans le torrent où elle s’était tuée. Il n’avait eu que le temps de se rejeter de l’autre côté et de s’accrocher à la paroi de la montagne, où, un instant, il était resté suspendu, puis, il avait repris son chemin à pied, un chemin de chèvre et avait, enfin, découvert l’endroit du campement où les Indiens avaient dû passer la dernière heure de la nuit, ce qui lui fit espérer qu’ils ne pouvaient être bien loin !… Il avait continué sa route et, tout à coup, il avait aperçu le petit Christobal qui s’effondrait sur le roc avec son lama. Raymond l’avait appelé, et l’enfant l’avait entendu puisqu’il avait, aussitôt relevé, tourné la tête, mais aussitôt il avait repris sa course en avant, en criant : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! »… Et c’est alors que l’ingénieur, levant les yeux plus haut, sur le chemin en zigzag qui serpentait au flanc des monts, avait aperçu la troupe des Indiens et des mammaconas. L’enfant était tout proche, et les autres semblaient l’attendre. En effet, aussitôt que le petit fut arrivé à portée du premier Indien qui marchait en arrière-garde, celui-ci se pencha, le saisit et l’emporta sur sa selle, pendant que le jeune captif continuait de crier : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Raymond s’était précipité, mais il était beaucoup trop loin et, aussitôt qu’ils se furent emparés de l’enfant, les Indiens étaient repartis à très vive allure. L’ingénieur s’était arrêté, épuisé, et avait été rejoint par le marquis quelques instants plus tard.

 

– Ces nouvelles ne sont point mauvaises, déclara Natividad quand on l’eut mis rapidement au courant des événements. Les Indiens sont devant nous. Nous ne pouvons plus perdre leur piste. Ils sont obligés de passer par Huancavelica. Là, ils trouveront à qui parler ! Rassurez-vous, Monsieur le Marquis.

 

Le commissaire fit descendre un soldat et celui-ci dut donner sa monture à Raymond. Quand le soldat vit ce qu’on voulait de lui, il protesta dans un charabia indigné. Mais on ne lui demanda pas son avis et il continua de grogner en trottant à pied derrière les autres. Ainsi arriva-t-on à un endroit où le chemin se partageait en deux. L’un des sentiers continuait de monter, l’autre descendait pour aller rejoindre, beaucoup plus loin, un second torrent qui, naturellement, se dirigeait vers la costa. Raymond et le marquis et toute la troupe avaient déjà pris le sentier qui continuait de monter quand le soldat, resté à pied, déclara qu’il abandonnait l’expédition et qu’il redescendait vers la costa ; enfin qu’il se plaindrait au supremo gobierno de ce qu’un civil comme l’inspector superior s’était permis de lui prendre son cheval. Le commissaire lui souhaita bon voyage. Celui-ci prit donc le chemin de descente, mais il réapparut presque aussitôt, agitant un petit chapeau de feutre mou qu’il venait de trouver sur le roc.

 

– Le chapeau de Christobal ! s’écria le marquis.

 

Et tous rebroussèrent chemin. Il ne faisait plus de doute qu’il y avait là la plus précieuse indication. L’enfant avait ainsi indiqué le chemin à suivre, mais cette indication eût été tout de même perdue si on n’avait pas enlevé au soldat sa monture. Le marquis lui glissa une pièce d’or et il se déclara prêt à mourir pour el caballero !

 

Cependant Natividad restait perplexe, il craignait qu’il n’y eût là quelque stratagème des Indiens destiné à les dépister. On ne prit le chemin de descente que fort précautionneusement et ce ne fut qu’après avoir trouvé la preuve réelle du passage des mules et des chevaux sur le sable du torrent dont on avait rejoint la berge, que le commissaire retrouva sa sérénité.

 

– Les voilà donc repartis vers la costa ! expliqua-t-il. On a dû les renseigner sur l’impossibilité de passer dans la sierra et d’atteindre Cuzco de ce côté sans rencontrer les troupes de Veintemilla… Mais sur la costa, ils sont bien plus à nous ! Où sont-ils allés ?… À Canête ? Et puis après ?… En attendant, ils ont, par ce détour, évité Chorillos. Mais il faudra bien qu’ils s’arrêtent ! La partie est perdue pour eux !…

 

Et l’on reprit la course de plus belle après un repos d’une heure donné aux bêtes. L’un des soldats avait pris son camarade en croupe.

 

– La partie est perdue pour eux ! Aviez-vous réellement cru que nous ne pourrions pas la gagner ? demanda tout bas François-Gaspard à Natividad d’un air assez énigmatique.

 

– Ma foi, j’ai pu le redouter, illustre seigneur ! Et il n’est que temps, entre nous, que nous la gagnions ! car je ne verrais pas arriver sans angoisse le dernier jour des fêtes de l’Interaymi, alors que ces brigands auraient encore entre leurs mains la fille et le fils du marquis de la Torre !

 

– En vérité, vous pensez qu’ils martyriseraient même l’enfant !

 

– Plus bas, señor, plus bas !… Rien n’est trop beau, ni trop frais, ni trop jeune, ni trop innocent pour le Soleil ! Comprenez-vous ?

 

– À peu près, repartit l’oncle, à peu près…

 

– Si vous saviez les horreurs dont ils sont capables… dès qu’il s’agit de répandre le sang sur les dalles saintes… Vous voyez bien qu’ils ont encore les prêtres d’autrefois… je ne vous parle pas des punchs rouges qui sont de nobles quichuas dont la fonction est renouvelée tous les dix ans, mais des trois gnomes, des trois monstres qui se sont emparés de la señorita !… Ceux-là, je vous l’ai dit, ce sont eux qui sont chargés de fournir les victimes et l’épouse du sacrifice… si vous avez visité nos panthéons on a dû vous montrer de ces momies effrayantes. Ainsi, dans les huacas, on trouve toujours les trois monstres de compagnie, avec leurs têtes énormes et déformées par les éclisses et les cordes des mammaconas !… Dès leur plus jeune âge, les trois enfants destinés à l’horrible fonction étaient entrepris par les mammaconas et les sorcières sacrées leur travaillaient le crâne pour leur donner les vertus nécessaires, le courage, la ruse, le goût du sang !… Nés le même jour, ils devaient mourir le même jour. Dès que l’un d’eux succombait, les deux autres devaient se sacrifier dans la tombe. Enfin, à la mort du roi, ils se tuaient généralement au début de la cérémonie funèbre, pour donner l’exemple aux principaux serviteurs, aux épouses et aux compagnes. Sur le cadavre d’Atahualpa, les Espagnols virent plus de mille Indiens et Indiennes se sacrifier ainsi[19]. Les trois monstres gardiens du temple étaient toujours les maîtres de ces tueries. Nous avons la preuve aujourd’hui (nous l’avons devant nous), nous courons derrière elle, qu’on ne retrouve plus seulement ces effrayants dignitaires au fond des cimetières !… Il en existe toujours !… Il y a quelque part, au fond des Andes, nous ne savons où, un endroit sacré où les mammaconas préparent encore les trois crânes pour gardiens du temple !… Et il y en a toujours en fonctions !… Je vous ai parlé de l’enlèvement de Maria d’Orellana, je vous ai parlé aussi de certain crime rituel que j’ai voulu « châtier » et qu’il m’a fallu « étouffer » sur l’ordre de la haute administration. Eh bien ! je puis vous dire, señor, qu’il s’agissait de deux morceaux du corps d’un enfant, d’un enfant de cinq ans que j’avais trouvé sur une dalle, dans la cave d’un rancho d’où les Indiens venaient de s’enfuir en hâte parce qu’on leur avait signalé mon arrivée !… Ils l’avaient découpé en deux, par la taille ! d’un seul coup de couteau, comme on coupe en deux une guêpe !… Et ils ont bu son sang !… Eh bien ! mon cher illustre seigneur, qui est-ce qui a failli perdre sa place pour avoir eu la preuve de ça ? c’est le pauvre Natividad !… Tout de même j’avais raison !… On le verra bien ! Et on ne me traitera plus d’imbécile !… Tenez, vous qui êtes un savant, vous avez entendu parler du Temple de la Mort ?… Oui, eh bien ! vous savez combien on a trouvé de victimes autour de la momie de Huayna Capac, dans le temple de la mort ? Quatre mille ! quatre mille êtres humains dont les uns se sont sacrifiés volontairement, dont les autres ont été découpés, étranglés, étouffés pour honorer le mort[20]. Voilà ce qui s’est passé dans le temple de la mort !… Eh bien ! et dans la Maison du Serpent ? Mais j’aime mieux ne pas vous dire ce qui se passait dans la Maison du Serpent !…

 

Vous me le direz un autre jour, répondit François-Gaspard, mais permettez-moi dès aujourd’hui de vous adresser toutes mes félicitations. Tout ce que vous me dites est fort intéressant. Le gobierno supremo a su me faire accompagner par le plus intéressant et le plus érudit des commissaires ! soyez persuadé, señor inspector superior, que je lui en suis fort reconnaissant et que je lui en exprimerai toute ma satisfaction.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Natividad, complètement abruti, cette fois.

 

– Rien ! Rien ! je plaisante !…

 

Natividad, outré, poussa sa mule, tandis que François-Gaspard, derrière, avait un petit ricanement sec.

 

Dans cette lamentable et tragique expédition, il faisait véritablement honneur à l’Académie française… C’était lui le moins fatigué de tous. Habitué à vivre dans les bibliothèques, il ne pouvait imaginer qu’il pourrait assister vraiment à toute cette horreur vécue. Cela lui produisait l’effet d’une sorte d’expédition instructive, montée pour lui, François-Gaspard, de l’Institut, par les soins du Gouvernement et de la Société de Géographie et destinée à lui fournir de la copie. Il admettait ces mœurs dans le passé, mais le présent n’arrivait pas à l’épouvanter. Après de sérieuses réflexions, il restait persuadé que tout cela se terminerait très bien. N’était-ce pas, du reste, l’avis de Natividad dont les propos monstrueux lui paraissaient l’évocation d’un professeur d’histoire un peu emballé sur son sujet ?

 

Et cette Histoire se dressait maintenant à chaque instant devant eux… Ils étaient revenus dans la région de la costa ; des débris prodigieux d’aqueducs qui auraient étonné les Romains, les restes de la route incaïque qui traversait de bout en bout le monde du Sud-Amérique, du Chili à l’Équateur, se dressaient devant eux, dans le tourbillon d’une poussière suffocante, nobles épaves d’un passé qui paraissait bien mort. Morts les Incas ! Et l’on voulait lui faire croire que des Incas de ce temps-là leur avaient volé, pour les offrir à leur dieu, une jeune fille et un petit garçon d’aujourd’hui… Allons donc ! on avait décidé de le faire voyager dans le rêve !… avec la chimère ! Tout de même il jugea qu’on se moquait un peu de lui !… Cette idée ne le fâcha pas, il sourit : « Ah ! on se moque de moi ! Eh bien ! Ils ne m’auront pas !… Et rira bien qui rira le dernier ! »

 

LE SCEPTICISME DE FRANÇOIS-GASPARD

Plus il réfléchissait, plus il lui apparaissait que tous ceux qui l’entouraient ou qui le précédaient s’étaient concertés pour l’intriguer et le « faire marcher » et même courir ! L’affaire avait été savamment montée entre Raymond, le marquis, Marie-Thérèse et Natividad. François-Gaspard se rappelait très bien, maintenant, que le premier soir où était survenu cet accident du coolie chinois, Marie-Thérèse avait rassuré son père en lui disant que son ami Natividad se chargeait de tout ! Eh bien ! son ami Natividad s’était chargé de tout une fois de plus ! « Elle était bien bonne !… » Et il s’attacha à ne rien laisser perdre du paysage. Ils étaient arrivés dans un petit village bâti au pied de la montagne ; comme par enchantement le vilain tourbillon, la poussière s’étaient dissipés. Ils se trouvaient dans des jardins verdoyants auxquels un ruisseau né dans la Cordillère donnait une fécondité bienfaisante. François-Gaspard eût passé avec joie quelques heures douces dans cette oasis. Mais Raymond, le marquis et même Natividad étaient comme des enragés. Ils accéléraient leur course autant qu’ils le pouvaient, maintenant qu’ils étaient en pays plat. L’oncle prit bien garde de ne point élever la moindre protestation. Il était bien décidé à leur faire croire jusqu’au bout qu’il était leur dupe. On ne s’arrêtait que pour s’enquérir du passage de la bande et l’enquête était assez difficile. Les visages rencontrés étaient rares. Les fêtes de l’Interaymi avaient à peu près dépeuplé ce pays. Et les quelques Indiens qui se laissaient voir montraient, dès les premières questions, une méfiance très marquée, et même de l’hostilité.

 

Il fallait s’armer de patience et de douceur et accompagner le tout d’un trago, gorgée d’eau-de-vie dont les soldats avaient toujours provision dans leur gourde. Même l’argent ne leur déliait pas souvent la langue. On se heurtait, en leur demandant les choses les plus banales, au sacramentel manatiancho (je n’en ai pas) ou au no hay señor (il n’y a rien). Heureusement quelques Péruviens de sang mêlé se montrèrent plus accommodants et fournirent des détails sur la fuite de Huascar et de ses compagnons. Toute la troupe traversait à bride abattue toute la costa. Les Indiens, cependant, avaient dissimulé leurs habits de cérémonie qu’ils avaient dû arborer rituellement pour la réception de l’Épouse de l’Inca. Ils passaient si rapidement que nul ne pouvait dire s’il avait aperçu un enfant ou une femme captive. Du reste, à ces questions dernières, chacun faisait l’étonné et comme s’il ne comprenait rien à une pareille enquête et ne disait plus mot, tournant la tête, s’éloignant sans qu’il fût possible de l’arrêter. Huascar pouvait avoir maintenant deux heures d’avance, au plus, mais à chaque étape il « gagnait » malgré toute la diligence des poursuivants. Ainsi arriva-t-on à Canête. Le commissaire ne comprenait rien à cette tactique qui conduisait les Indiens vers la mer, dans une ville où ils allaient avoir affaire aux autorités. C’est le soir que Raymond, toujours en tête, puis le marquis, puis le commissaire, puis François-Gaspard, puis les soldats firent leur entrée dans Canête. Ils tombaient sur une fête de nuit, accompagnée du tumulte assourdissant des pétards et d’une retraite aux flambeaux. La moitié de la population indigène était en état d’ivresse. Canête est une petite cité où le mélange de l’ancien et du moderne apparaît plus que partout ailleurs. Les cheminées des usines alternent avec la voûte des aqueducs construits du temps des Incas, aqueducs qui distribuent encore aujourd’hui les eaux du Rio Canête dans les plantations environnantes. On voit encore en amont de Canête les vestiges d’une grande forteresse indienne que le vice-roi de la Manelova a fait démolir, il y a deux cents ans, pour en employer les matériaux à la construction du fort de Callao. C’est assez dire que là, malgré toute l’autorité du gobierno supremo, le sentiment indien, dans la basse classe surtout, est encore assez puissant pour se montrer en temps de troubles publics. Et Natividad n’eut aucune peine à découvrir que l’on était « en temps de troubles publics ». Sa première visite fut pour le corregidor qui lui apprit que toute cette manifestation se faisait en l’honneur de Garcia dont les succès militaires avaient déchaîné l’enthousiasme de la basse classe. Il se confirmait, en effet, qu’il avait pris Cuzco et fait reculer les troupes républicaines. De son côté, le commissaire mit le corregidor au courant de la terrible situation dans laquelle se trouvaient les enfants du marquis de la Torre. Le corregidor fit la sourde oreille. Il laissa à entendre qu’il ne croyait pas à une histoire de revenants et que, si la troupe d’Indiens dont il parlait avait un crime semblable sur la conscience, jamais ceux-ci n’auraient eu l’audace de passer par chez lui.

 

– Ils ne peuvent rester dans la sierra, fit Natividad, il faut bien qu’ils aillent quelque part. Peut-être veulent-ils s’embarquer ? atteindre par mer la province d’Arequipa et remonter par là jusqu’à Cuzco !

 

– C’est fort possible ! approuva aussitôt le corregidor pour se débarrasser du commissaire. Ils sont, en effet, passés aujourd’hui dans notre faubourg, se sont ravitaillés au plus vite et ont continué leur chemin vers Pisco. Là, ils ont pu s’embarquer ! Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour vous ? Je ne dispose plus d’un soldat, plus d’un agent ! Toute la police a été réquisitionnée militairement pour combattre le Garcia !

 

À ce moment, passait sous les fenêtres du corregidor une cavalcade extraordinaire, une procession dansante, chantante, en tête de laquelle Natividad reconnut ses quatre troupiers ! Il ouvrit la fenêtre et leur cria des ordres, mais ces menaces, au nom du gobierno supremo, n’eurent aucun effet, et il quitta le corregidor dans un état d’esprit des plus tristes. Au moment où il croyait tenir les Indiens, est-ce que ceux-ci allaient lui échapper ? Sans donner aucune explication aux malheureux qui l’attendaient, il leur cria seulement : « En route sur Pisco ! » Tous repartirent. Il ne voulut répondre à aucune question. François-Gaspard lui-même, qui demandait si cette fête de l’Interaymi ne répondait pas un peu chez le peuple de la basse classe à la fête du 14 juillet chez les Français, ne reçut aucune réponse. Le marquis, en apprenant que les Indiens avaient pris le chemin de Pisco, pensa que cette affreuse situation allait avoir une fin ! À Pisco, il n’y serait pas un inconnu, bien qu’il ne fût allé là que deux ou trois fois, mais sa fille y était bien connue pour y être allée très souvent surveiller leurs dépôts de guano, les magasins du port et le travail des coolies aux îles Chincha qui se trouvent en face. Là, il avait des employés, des amis ; le marquis de la Torre y était un personnage par les affaires qu’y faisait sa fille. Il saurait parler, lui, au corregidor.

 

Ils arrivèrent à Pisco harassés, les bêtes crevées. À côté de l’agitation maladive de ses trois compagnons, François-Gaspard affichait un calme magnifique, avec un petit air entendu qui l’eût fait passer pour un fou si l’on avait eu le temps de l’observer. À Pisco, plus encore qu’à Canête, la population était en délire. Là, la nouvelle certaine de la prise de Cuzco venait d’être apportée.

 

Le marquis avait pris la direction de la petite troupe et la conduisait vers les magasins de son dépôt où il pensait bien trouver quelque employé qui le renseignerait sur l’arrivée et le départ des Indiens, mais ses magasins étaient déserts et il n’y trouva âme qui vive.

 

– Chez le corregidor ! commanda-t-il.

 

Les quatre voyageurs venaient d’entrer dans la grande et unique rue qui conduit à l’aréna, l’immense place centrale où l’on enfonce dans le sable jusqu’à la cheville, quand ils furent arrêtés par un grand feu de joie. Les Indiens brûlaient la feuille sacrée du maïs, toujours en l’honneur de Garcia, risquant de mettre le feu aux petites maisons basses toutes badigeonnées de blanc et de bleu, habitées par les métis riches de la province qui s’étaient enfuis pour n’avoir pas à se compromettre.

 

La folie de l’alcool et la folie des pétards avaient entrepris tout ce qui était visible de la population. On avait mis au pillage une fabrique de pisco, eau-de-vie très renommée qui a pris le nom de la ville et que l’on tire d’une sorte de raisin de malaga. Excités par la boisson, les indigènes allaient chercher au feu de joie des feuilles de maïs enflammées dont ils se frappaient les uns et les autres en s’écriant en langue aïmara : « Que le mal s’en aille ! que le mal s’en aille ! » et quelques-uns se brûlaient atrocement, ce dont ils ne paraissaient pas s’apercevoir dans leur exaltation.

 

Natividad aperçut un métis qui, dans le coin d’une porte, se tenait tranquille et triste, car il avait sans doute quelque chose à perdre dans cette petite fête : sa maison dont il craignait l’incendie, sa cave dont il redoutait le pillage. Il lui demanda où il pourrait voir le corregidor.

 

Le métis lui répondit simplement : « Suivez-moi ! » Et tous suivirent. Et il les conduisit le long d’un trottoir en bois qui commençait à brûler, jusqu’à l’aréna, en face de l’église.

 

Cette place s’adorait de quatre palmiers rachitiques. Autour de l’un d’eux il y avait une grande populace dansante… et au pied de ce palmier un feu commençait d’allonger ses flammes pâles dans le jour cendré. À une branche de palmier quelque chose pendait. Le métis montra cette chose à l’inspecteur supérieur.

 

– Voici le corregidor, dit-il.

 

Natividad, le marquis, Raymond s’arrêtèrent, muets d’horreur. Alors le métis se pencha à l’oreille de Natividad et celui-ci s’enfuit épouvanté.

 

– Sauvons-nous, sauvons-nous, criait-il à ses compagnons.

 

– Qu’y a-t-il donc ? questionna flegmatiquement François-Gaspard en allongeant le ciseau de ses longues jambes.

 

– Il y a… il y a qu’ils vont le manger !

 

– Pas possible ! répliqua François-Gaspard qui prit le temps de se moucher pour cacher son plus fin sourire. Mais le commissaire n’eut point l’occasion d’admirer tant de tranquillité désinvolte. Natividad se sauvait réellement, ne tenant pas à être témoin du renouvellement d’une scène terrible dont on frémissait encore à Lima. Il se rappelait la fin tragique des frères Guttierg, usurpateurs de la présidence. Portés au pouvoir par la foule, ils avaient été massacrés dans la rue par cette même foule, puis pendus à la cathédrale, et des lambeaux de leur chair avaient été ensuite mangés par la populace, qui, sur la place publique, avait allumé des bûchers et rôtissait ses présidents ![21].

 

Le marquis et Raymond avaient peine à le suivre ; François-Gaspard fermait la marche et se parlait à lui-même : « Ils ne me feront pas peur, disait-il, avec leur mannequin !… »

 

LIVRE IV

LE DICTATEUR



À Arequipa, c’était jour de fête. La population de la ville et de la campina (banlieue) se pressait sur la grande place publique et dans les calles environnantes pour assister au retour triomphal du vainqueur de Cuzco, le brave général Garcia que l’on avait déjà surnommé « le bon dictateur » et qui avait promis à ses partisans de balayer, dans les quinze jours, le président Veintemilla, les Chambres et tout le système parlementaire qui, affirmait-il, avait ruiné le Pérou.

 

Les Arequipenos étaient préparés à entendre ce langage. La politique avait toujours dominé dans ce pays ; c’est de là qu’étaient parties toutes les révolutions. Terriblement turbulents, les habitants d’Arequipa trouvaient qu’il y avait bien longtemps qu’ils n’avaient vu un « sauveur » à cheval ! Aussi, puisque ce jour-là il devait leur apparaître dans le plus bel équipage, avaient-ils mis leurs plus beaux habits. Les femmes se montraient particulièrement coquettes. Des roses dans les cheveux, elles avaient encore les bras pleins de fleurs, celles-ci à destination du héros. Les Indiens, après avoir vendu leurs poules au marché, s’étaient mêlés en grande quantité au mouvement qui poussait tout ce monde sur les pas du vainqueur.

 

La place principale semblait, pour la circonstance, avoir relevé les ruines de ses arcades un peu trop secouées par le dernier tremblement de terre, ou tout au moins elle les avait cachées sous les tapis éclatants, et les drapeaux et les oriflammes et les guirlandes. Les vieilles tours des églises lézardées, les fenêtres historiées, les portes massives, les balcons de bois, les galeries fleuries étaient noirs de monde. Au-dessus de la ville, le Misti, l’un des plus hauts volcans du monde, dressait un bonnet tout neuf, tout éclatant des neiges de la nuit. Et voilà que les cloches sonnèrent et que la poudre à canon déchira l’air. Puis il y eut un grand silence.

 

Puis il y eut un bruit de trompettes. Et mille acclamations montèrent vers le ciel. C’était le défilé des troupes qui commençait… Contrairement à ce qui se passe en Europe où les impedimenta de l’armée suivent celle-ci, ils ouvraient la marche à Arequipa. Aussi jamais déroute n’a donné idée de ce que pouvait être le défilé des bandes singulières qui précédaient l’armée : des Indiens traînant des animaux chargés de bagages, de fusils cassés, d’ustensiles de cuisine, de victuailles ; puis tout un régiment de femmes pliant sous le poids de bissacs gonflés d’armes, d’enfants au maillot, ou de provisions.

 

On acclamait tout, jusqu’aux lamas porteurs de glorieux trophées, jusqu’aux femmes, aux rabonas comme on les appelle là-bas. Elles venaient de Bolivie, car c’était la Bolivie qui avait sournoisement prêté ces précieuses auxiliaires à Garcia. Les rabonas sont une admirable institution qui tirerait d’embarras plus d’une intendance européenne[22]. L’équipement du soldat en campagne comprend, là-bas, non seulement le fourniment militaire, mais encore une femme qui l’accompagne partout, fait ses provisions, prépare son repas, porte ses bagages et veille entièrement à sa subsistance.

 

Les dernières rabonas passées, ce fut le tour des troupes à la tête desquelles s’était placé, naturellement, Garcia. Monté sur un magnifique cheval, vêtu d’un uniforme étincelant, il avait l’éclat d’une étoile de première grandeur au milieu de la constellation d’un brillant état-major. Très grand, il dépassait de la tête et de toute la hauteur de ses plumes les généraux et les colonels qui cavalcadaient autour de lui. Son grand panache multicolore flottait glorieusement au vent. Un bruit assourdissant de trompettes guerrières l’accompagnait. Il était beau, il était radieux, il était superbe. Il était content. Il frisait sa moustache noire et montrait ses dents blanches. Il avait des bottes qui brillaient comme des miroirs.

 

Il souriait aux dames quand il passait sous les balcons. Celles-ci l’appelaient par son petit nom : Pedro ! lui jetaient les fleurs qu’elles détachaient de leur sein ou le saupoudraient entièrement de feuilles de roses. Ainsi fit-il, lentement, le tour de la place, deux fois. Puis il s’arrêta, au milieu, entre deux canons, son état-major derrière lui, deux Indiens devant lui tenant leur étendard, composé de petits carrés d’étoffe de différentes nuances : ces Indiens portaient un chapeau tout couvert de plumes aux couleurs voyantes, et avaient, sur les épaules, une sorte de surplis. À chaque instant, ils agitaient leur singulier drapeau, signe de ralliement et de soumission de toutes les tribus indiennes au nouveau gouvernement.

 

Pendant ce temps, autour de la place, se rangeaient cinq cents fantassins et deux cents cavaliers. Des jeunes filles, habillées de tuniques flottantes et portant les couleurs de Garcia s’avancèrent alors vers le général, les mains lourdes des couronnes qu’elles allaient offrir au triomphateur.

 

Elles lui débitèrent un petit compliment qu’il accueillit en continuant de friser sa moustache et en montrant ses dents blanches. Il avait aussi de petits hochements de tête protecteurs. Quand elles eurent fini, il se pencha galamment, leur prit leurs couronnes et se les passa toutes au bras comme ferait un garçon boulanger de sa marchandise en forme de cercle. Et, ce bras glorieux, il le leva pour demander le silence.

 

Tout se tut, sur la terre et dans les cieux.

 

Alors le dictateur s’écria : « Vive la Liberté ! » ce qui lui valut une ovation monstre. Il leva encore le bras aux couronnes. On écouta. Il commença l’exposé de son programme : « Liberté pour tout, excepté pour le mal ! Avec un pareil programme, est-ce que nous avons besoin de parlement ? » – Non ! Non ! Non ! rugit la foule en délire. Vive Garcia ! Et, naturellement, on voua Veintemilla aux gémonies : « Muera, Muera Veintemilla ! Muera ! Muera el lagron de salitre ! » (À mort, à mort Veintemilla ! À mort ! À mort ! le voleur de salpêtre !), car on accusait fortement Veintemilla d’avoir tripoté dans les dernières concessions de phosphates.

 

Garcia était un orateur. Il voulut le prouver une fois de plus et raconta en quelques mots historiques son admirable campagne et comment il venait de combattre les troupes des « voleurs de salpêtre » dans la plaine de Cuzco, avec l’aide de ses braves soldats.

 

Pour être entendu et vu de tous, il se dressa debout sur ses étriers, mais – événement incroyable, indigne de la divinité qui eût dû veiller à ce que rien ne vînt troubler un si beau jour de fête – une averse terrible se mit à tomber. Il y eut un commencement de sauve-qui-peut. Ceux qui se trouvaient sous les galeries ne bronchèrent pas, mais les autres se mirent à la recherche d’un abri. Les fantassins eux-mêmes se débandèrent. Quant aux cavaliers, qui étaient des sortes de hussards, ils mirent hâtivement pied à terre, enlevèrent leur selle et la chargèrent sur leur tête en guise de parapluie. Ces dames militaires, les rabonas, relevèrent leurs jupons en forme de cloche sur leur chignon. Garcia était furieux d’un pareil désarroi au plus beau de son triomphe.

 

L’averse ne l’avait pas fait reculer d’un pas et il menaça de la peine de mort immédiate ceux de ses généraux et de ses colonels qui feraient mine de l’abandonner. Ils se le tinrent pour dit et restèrent sous la douche. Garcia n’était pas même retombé sur sa selle. Toujours droit, toujours debout sur ses étriers, il fixait le ciel d’un regard terrible. Et il lui montra le poing, celui où s’accrochaient les couronnes. Alors le chef d’état-major s’approcha de lui, fit trois fois le salut militaire et lui dit :

 

– Excellence ! ce n’est point au ciel qu’il faut s’en prendre. Le ciel n’aurait jamais osé ! C’est vous seul, Excellence, qui avez commandé aux nuages avec vos canons. Ce sont les canons de Son Excellence qui ont démonté le ciel.

 

– Vous avez raison ! s’écria Garcia. Et puisque les canons ont fait le mal, je leur ordonne de le réparer !

 

Aussitôt, sur son commandement, la batterie fut mise en position, et commença un feu continu sous les nuages jusqu’à ce que les éléments se fussent apaisés, ce qui ne fut pas long. Alors il dit de sa voix retentissante : « J’ai eu le dernier mot avec le ciel » et il fit rompre les rangs.[23]

 

JE VIENS TROUVER LE MAÎTRE DU PÉROU

Dans un coin de la grande place d’Arequipa, à l’une des fenêtres de l’hôtel du Jockey-Club qui était une espèce d’auberge pour muletiers, le marquis de la Torre et Natividad assistaient avec impatience au triomphe du dictateur. Ils eussent bien voulu que la cérémonie fût au plus tôt terminée, car ils n’avaient plus d’espoir qu’en Garcia.

 

À Pisco, ils avaient acquis la certitude que l’escorte de l’Épouse du Soleil s’était embarquée sur le remorqueur même qui appartenait au marquis et qui servait à l’ordinaire à conduire les chalands chargés de guano des îles Chincha à Callao, ce qui prouvait une fois de plus que l’entreprise avait été longuement préparée et soignée dans tous ses détails et qu’on y avait employé les Indiens chassés par Marie-Thérèse, Indiens au courant de tous les services de magasinage et de navigation.

 

La « pointe » que les punchs rouges avaient poussée dans la sierra n’avait eu d’autre but que de donner le change, mais tout le voyage avait été réglé par la costa pour aboutir, après voyage en mer, de Pisco à Mollendo, à Arequipa, d’où l’on devait gagner le Cuzco. Embarqués à leur tour, le marquis, Raymond, François-Gaspard, toujours tranquille, et Natividad qui commençait à désespérer de tout, s’étaient fait conduire à prix d’or à Mollendo, avaient pris le chemin de fer et étaient arrivés à Arequipa quelques heures après les punchs rouges.

 

Ils étaient tombés dans une ville sens dessus dessous où les gens ne se donnaient même pas la peine de répondre à leurs questions. Et c’est par le plus grand des hasards qu’ayant reconnu de loin Huascar qui se promenait paisiblement dans cette cité en ébullition, ils l’avaient suivi et avaient découvert la maison où l’on tenait Marie-Thérèse et son frère prisonniers. C’était une petite bâtisse en adobes (briques cuites au soleil) qui s’élevait à l’extrémité d’une rue, à l’entrée de la campina, sur le bord du Rio Chili. Une dizaine de punchs rouges armés montaient la garde ostensiblement autour de la masure. Le marquis et Raymond ne purent même point en approcher. Ils virent se dresser devant eux, à une cinquantaine de mètres de la maison, des gardes civiques qui les invitèrent à rétrograder.

 

Ainsi les soldats de Garcia veillaient eux-mêmes sur l’Épouse du Soleil !

 

Une pareille chose dépassait toute imagination. « Garcia ne sait certainement pas ce qui se passe, dit le marquis, sans quoi il aurait vite fait d’enlever ma fille à ces sauvages ! Je le connais ! Il a ses défauts, mais c’est un homme civilisé. Il m’a demandé ma fille en mariage. Allons le trouver ! »

 

Mais Raymond ne voulut pas quitter de vue les murs de la maison où était Marie-Thérèse ! Si on l’avait écouté, on n’aurait pas attendu l’entremise de Garcia et on se serait fait fusiller comme des lapins !… C’est ce que finit par lui faire entendre Natividad. En ce temps de révolution, c’était vite fait ! Pan ! Pan !… deux, trois cadavres de plus dans le Rio Chili, ça n’était pas pour le faire déborder ! et ça n’était pas non plus cela qui aurait sauvé Marie-Thérèse et son frère !… Il promit de ne point faire le fou et se glissa dans une embarcation dont il ne bougea plus, les yeux sur la porte devant laquelle punchs rouges et soldats passaient et repassaient l’arme en bataille. Le marquis et Natividad regagnèrent la seule auberge qui avait pu leur fournir une chambre, et se firent servir quelque nourriture en attendant impatiemment l’arrivée de Garcia. Plus il réfléchissait, plus Christobal reprenait confiance. Au fond, il était très bien avec Garcia. Et puis, il lui promettrait son appui et celui de ses amis. Il serait son agent à Lima. Enfin, un homme civilisé ne pouvait laisser s’accomplir une chose pareille !

 

Natividad était naturellement de cet avis. L’idée qu’il allait être présenté au vainqueur du Cuzco ne lui était point déplaisante. Certes, il ne prononcerait point des paroles qui pussent le compromettre, mais enfin il est bon de connaître ceux qui peuvent devenir les maîtres du jour.

 

Quant à François-Gaspard, on l’avait perdu, ou plutôt on l’avait laissé en contemplation devant la hautaine apparition du Misti et on ne l’avait plus revu. Sans doute devait-il être maintenant quelque part à prendre des notes sur l’entrée en triomphe du nouveau dictateur.

 

Garcia, dans toute sa gloire, déplut profondément au marquis qui aimait les choses brillantes, mais qui n’en restait pas moins un délicat.

 

– Je ne l’aurais pas cru si panachard, dit-il à Natividad ; à Lima, il était plus simple, mais j’ai toujours pensé qu’il avait du sang de métis dans les veines.

 

– Le succès l’a grisé, observa Natividad. Il ne sait pas garder la mesure.

 

– Tout de même, il me rendra mes enfants ! affirma le marquis.

 

Quand Garcia quitta la place, ils le suivirent derrière son état-major, après avoir dit un mot à l’aubergiste. À l’entrée de la rue où se trouvait le palais du dictateur, ils furent arrêtés, mais le marquis marqua tant de hauteur, d’insolence et d’impatience, parla si fort de « son ami Garcia » qu’on finit par le laisser passer, lui, et Natividad qu’il traînait par la main.

 

Au corps de garde, le marquis donna sa carte. Le sous-officier revint aussitôt en priant les caballeros de le suivre. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Il y avait des soldats partout, mais beaucoup étaient fatigués, et le marquis et Natividad durent enjamber plusieurs militaires qui dormaient déjà sur les degrés de l’escalier d’honneur, le fusil entre les jambes.

 

Enfin le sous-officier poussa une porte et ils se trouvèrent sans encombre dans la chambre à coucher de Son Excellence qui y présidait un conseil de ministres qu’il avait nommé la veille. Quelques-uns de ces hauts fonctionnaires étaient assis sur le lit, d’autres sur la table ou même sur un paquet de linge sale. C’est ainsi que se débattaient les grandes affaires du pays.

 

Ils furent reçus plus que courtoisement. Garcia, qui avait la tête dans une cuvette et qui, en bras de chemise, les manches retroussées, était en train de se faire la barbe, courut aussitôt au-devant du marquis en faisant s’envoler autour de lui tout un nuage de mousse de savon. Il s’excusa : « Excusez-moi, señor ! La simplicité antique !… La simplicité antique !… Je vous reçois dans ma chambre comme un ami !… car j’espère bien, Monsieur le marquis, que vous venez en ami, en ami du nouveau gouvernement ! Permettez-moi de vous le présenter. »

 

Il commença par le ministre de la guerre qui était à cheval sur le traversin et finit par le ministre des postes et télégraphes, un horrible métis qui mâchait des feuilles de coca sur le paquet de linge sale.

 

– Vous voyez, nous ne faisons pas de manières. Je suis un type, moi, dans le genre de Caton. L’antiquité, il n’y a que cela pour forger des hommes ! Les bons padres nous l’ont appris et j’ai reçu une excellente éducation !

 

Bon enfant, il éclata de rire, les pria de s’asseoir où ils pouvaient et continua : « Vous comprenez ! tout le flafla, toute l’étiquette, tout cela c’est pour le dehors ! pour la foule ! Il faut étonner la foule ! Si on n’étonne pas la foule, on est fichu, Monsieur le marquis ! »

 

Il zézayait un peu et roulait des prunelles noires énormes. C’était un épouvantail pour enfants. Mais son extérieur funambulesque n’empêchait point qu’il fût magnanime comme Hector et malin comme un singe.

 

– Avez-vous vu ma revue ? Hein ! quels soldats ! Quelle armée ! Et si vous les voyiez au feu ! Pan ! pan ! gais comme s’ils faisaient partir des cohetes ! (pétards). Et la pluie ! Hein ! Avez-vous vu comme elle s’est arrêtée, la pluie !… Que dit-on de moi, Monsieur le marquis, à Lima ?…

 

Tout ce verbiage était une tactique. Pendant ce temps, il examinait son homme, il dévisageait aussi, sans qu’il y parût, Natividad… Il essayait de les deviner, se demandant s’ils n’étaient point envoyés par Veintemilla en ambassade et cherchait déjà la réponse qu’il devait faire à une demande d’amnistie ou à un traité de paix avec l’offre rémunératrice de quelque gros gouvernement. Et il se décidait à tout repousser, voulant jouer sur sa carte jusqu’à son dernier sole (il était très riche) et sa vie, par-dessus le marché !

 

Le marquis put enfin parler :

 

– Je suis venu trouver le maître du Pérou !…

 

À ces mots, Garcia qui avait fini de se débarbouiller releva la tête et regarda le marquis, au-dessus de la serviette dont il se tamponnait le visage qu’il avait en effet un peu trop hâlé pour un pur-sang… « Le Maître du Pérou »… Garcia savait que le marquis de la Torre était un ami de Veintemilla. Qu’est-ce qu’une pareille démarche et une pareille phrase voulaient dire ?… Dès lors, il se tint plus que jamais sur ses gardes. Quant à Natividad, en entendant le marquis, il avait baissé la tête, rouge comme une cerise. « Je suis définitivement compromis », se disait-il, et il regrettait d’être venu. Le marquis répéta : « Je suis venu trouver le maître du Pérou pour lui demander, à lui qui peut tout, à lui dont la devise est « liberté pour tout, excepté pour le mal ! » qu’il me fasse rendre ma fille et mon petit garçon que l’on m’a volés !

 

– Que dites-vous ! s’écria Garcia. Que dites-vous ! On vous a volé vos enfants ! mais c’est un crime abominable qui sera châtié de la mort des coupables ! Je vous le jure ! J’en atteste mon ancêtre, Pedro de la Vega qui a donné sa vie pour la noble cause de la Religion contre les infidèles, en l’an de grâce 1537, ayant reçu dix-sept blessures à la bataille de Xauxa, aux côtés de votre parent, Monsieur le marquis, l’illustre Christobal de la Torre !

 

Le marquis avait toujours prétendu à son cercle que Garcia ne descendait en aucune sorte de ce Pedro de la Vega, et Garcia savait quelle était l’opinion du marquis, mais celui-ci n’eut garde de la faire voir.

 

– C’est justement ces infidèles, Excellence, qui m’ont pris ma fille !…

 

– L’adorable señorita ! que me dites-vous ? Les infidèles ! Quels infidèles ?

 

– Excellence ! Vous connaissez ma fille, Marie-Thérèse. Des Indiens quichuas s’en sont emparés dans mes magasins de Callao…

 

– Les misérables ! les bandits !

 

–… au début des fêtes de l’Interaymi pour la sacrifier dans leur temple comme ils sacrifiaient autrefois les Vierges du Soleil !…

 

Hein !… quoi ? qu’est-ce ?… que dites-vous ? sacrifier la señorita ! Qui vous a dit cela ?… Une histoire ! Ça n’est pas possible !…

 

– Enfin, Excellence, je suis sûr qu’on me l’a enlevée… Permettez-moi de vous présenter M. Natividad, el inspector superior de la police à Callao, un homme qui, comme moi, vous sera tout dévoué et qui a assisté à tout. Parlez, Natividad !…

 

Écrasé par la présentation du marquis, Natividad confirma les dires du marquis, en paroles vagues et timides. Il paraissait avoir perdu la tête. Il se disait : « Cette fois, ça y est, si Garcia ne met pas Veintemilla dans sa poche, je n’ai plus qu’à passer en Bolivie ! »

 

– Mais enfin ! pourquoi venez-vous me dire cela à moi ? On vous a volé votre fille à Callao ! Je n’en suis pas responsable ! C’est encore Veintemilla qui est le maître de Callao ! C’est à Veintemilla qu’il faut vous plaindre ! Moi je ne puis malheureusement rien pour vous ! soupira très hypocritement Garcia qui ne tenait nullement à se mêler d’une affaire pareille dans laquelle il entrevoyait des démêlés avec les quichuas, ses partisans et ses alliés.

 

– Excellence ! ma fille et mon petit garçon, – car le petit Christobal est également entre leurs mains – sont ici ! chez vous ! dans votre ville ! dans votre capitale ! et la maison que l’on a transformée pour eux en prison est gardée par vos soldats !

 

– Ça, c’est impossible, je le saurais ! et si par un mystère qui reste à éclaircir, il en était ainsi je n’ai pas besoin de vous dire que vous avez eu raison de venir me trouver, Monsieur le marquis !

 

– Je connais votre grande âme ! Excellence ! je savais bien que ce ne serait pas en vain que je m’adresserais à vous ! Mes enfants sont sauvés ! je ne l’oublierai de ma vie et vous pouvez compter sur moi et sur mes amis, à Lima, Excellence ! et vous savez si j’en ai des amis ! Et Monsieur aussi en a ! (Il montrait Natividad.) Toute la police de Callao est pour vous ! Elle attend impatiemment votre arrivée ! Excellence, pardonnez-moi ! Il n’y a pas un instant à perdre… Accompagnez-nous jusqu’aux portes de la ville, jusqu’au Rio Chili, et mes biens ! et ma vie sont à vous !

 

– Il m’est impossible de me déranger dans le moment, répliqua le dictateur avec un soupir attristé ; j’attends le consul d’Angleterre qui m’a demandé une entrevue, mais je mets à votre disposition mon ministre de la guerre qui vous accompagnera et qui vous sera tout aussi utile que moi, mon cher marquis !

 

Sur quoi il « siffla » son ministre de la guerre qui se leva avec assez peu d’empressement. « Va donc voir ce qui se passe du côté du Rio Chili, lui ordonna Garcia, et reviens bien vite me faire ton rapport. Entre nous, Messieurs, je crois que l’on vous a abusés, mais croyez bien que tout ce que je puis faire pour vous, dans une aussi étrange aventure, sera fait ! »

 

Et il ouvrit lui-même la porte pour bien leur faire entendre que l’audience était terminée.

 

Le marquis, à défaut de Garcia, entraîna au plus vite le ministre de la guerre, dont les énormes éperons remplissaient de leur bruit de ferrailles l’écho sonore de l’escalier d’honneur. Natividad suivait. Garcia referma la porte. « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là ? se demanda-t-il tout haut, visiblement très ennuyé. Je parie qu’Oviedo Runtu est encore dans l’affaire. S’il est vrai qu’il se soit attaqué à la señorita de la Torre, ce n’est pas ce qui avancera nos affaires à Lima ! »

 

La porte s’ouvrit et un officier annonça le consul d’Angleterre. Celui-ci se présenta avec mille compliments à l’adresse du vainqueur. C’était un gros négociant de l’endroit qui avait fourni des vivres à l’expédition et qui avait obtenu des commandes de Garcia en lui promettant l’appui de l’Angleterre. Garcia lui vanta encore ses troupes et le consul trouva l’occasion de déclarer que des soldats ne sont rien sans un bon général. Garcia s’inclina, mais l’autre eut le tort, voulant outrer son compliment, d’ajouter : « Car entre nous, Excellence, nous les connaissons, ces troupes quichuas, elles ne valent pas grand’chose et si vous n’aviez pas été là !…

 

– Mes troupes ne valent pas grand’chose ! hurla Garcia. Savez-vous, Monsieur le consul, les étapes qu’elles ont fournies dans la sierra, après un combat terrible !… Y paraissait-il ce matin ?… Avez-vous vu un seul de mes soldats traîner la patte…

 

– Non ! mais ils dorment tous dans l’escalier ! répliqua le consul.

 

– Mes soldats dorment dans l’escalier !…

 

RENDEZ-MOI MES ENFANTS !

Le général ouvrit la porte et courut se pencher au-dessus de l’escalier d’honneur. Là, il vit et entendit sa garde qui ronflait « comme un seul homme ». Il eut tôt fait de la réveiller d’une voix de tonnerre qui fit sortir les pauvres hussards de leurs rêves. Ils crurent leur dernier moment venu. Garcia, pâle de rage, appela l’officier et lui ordonna de réunir tous ses hommes sur le palier. La porte de la chambre était restée ouverte.

 

– Mes soldats ne dorment jamais ! cria Garcia au consul d’Angleterre. Regardez-moi ces hommes-là, Monsieur le consul, et dites-moi s’ils ont envie de dormir ! Un peu de gymnastique, mes garçons, hein ?… Allons, une, deux !… une, deux !… pas gymnastique ! Et sautez tous par la fenêtre !

 

Son bras terrible leur montrait la fenêtre de sa chambre qui était à cinq ou six mètres au-dessus du pavé pointu de la rue. Il était effrayant à voir. Les soldats n’hésitèrent pas. Ils sautèrent tous, il ne restait plus que l’officier.

 

– Eh bien ! commandant, il faut rejoindre vos hommes ! Et comme le commandant hésitait, il le prit sous les épaules et le jeta dans la rue ! Le consul d’Angleterre, les ministres et Garcia qui riait maintenant avec allégresse, tous se penchèrent à la fenêtre. En bas, les soldats qui avaient sauté sans se faire trop de mal ramassaient trois de leurs camarades qui s’étaient cassé les jambes ; quant à l’officier, on l’emportait. Il avait le crâne fendu[24].

 

Cet exercice était à peine terminé que le ministre de la guerre arrivait, toujours suivi du marquis et de Natividad.

 

– Eh bien ? demanda Garcia, en refermant la fenêtre.

 

– Eh bien ! répondit le ministre en clignant de l’œil du côté de son illustre maître, il s’agit des punchs rouges ! c’est Oviedo Runtu qui leur a donné cette maison à garder et qui a placé là quelques soldats pour leur prêter main forte. Les punchs rouges quittent, du reste, Arequipa demain soir, se rendant au Cuzco.

 

– Et alors ? fit Garcia qui tortillait nerveusement la pointe de son énorme moustache…

 

– Et alors ! ils ne comprennent rien à l’histoire de la jeune fille enlevée et du petit garçon.

 

– Excellence ! il faut fouiller cette maison, s’écria le marquis qui avait perdu tout sang-froid. Il faut la visiter de fond en comble, les misérables y cachent mes enfants !… il n’y a pas un instant à perdre !… Vous ne laisserez pas ces fanatiques emmener mes enfants au Cuzco !… Vous savez ce dont ils sont capables !… Ils ne les ont pas enlevés pour rien !… Ce qui se prépare est atroce… Dans quelques jours, les fêtes de l’Interaymi seront achevées et le sacrifice abominable sera consommé !… C’est un père… c’est un ami qui vous supplie !… Le général Garcia ne laissera pas souiller sa gloire d’un crime aussi horrible ! qui le mettrait au ban de la civilisation !… Jamais la noble population péruvienne ne lui pardonnerait de s’être fait, même inconsciemment, le complice d’une semblable horreur ; en tout cas, de n’avoir point tout fait pour l’empêcher !… Enfin, Excellence, il s’agit de la vie ou de la mort de mon petit Christobal, le dernier héritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour la civilisation, à côté de la vôtre !… Et de ma fille que vous avez aimée !…

 

Cette dernière considération n’eût point fait peut-être une profonde impression sur l’esprit du général qui, comme tous les grands hommes, se vantait de ne point mêler les affaires de cœur à sa politique, mais elle avait été précédée d’une phrase qui le bouleversa de fond en comble : « le dernier héritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour la civilisation à côté de la vôtre ! » Ceci emportait tout. Garcia se retourna brusquement vers son « ministre de la guerre » :

 

– Enfin ! tu as dû voir quelque chose, toi !… Tu as pénétré dans cette maison !

 

– Mais non ! Excellence. Impossible !… C’est un lieu défendu ! Les punchs rouges et les mammaconas ont avec eux les empreintes sacrées qu’ils sont allés chercher à Cajamarca et qu’ils emportent au Cuzco pour les dernières solennités de l’Interaymi ! Si je violais cette demeure, tous nos soldats quichuas, avertis par ceux qui la gardent sur l’ordre d’Oviedo Runtu, se révolteraient !

 

– Laissez-nous ! gronda Garcia en jetant tous ses ministres à la porte (il suffit pour qu’ils disparussent d’un froncement de ses sourcils). Et il resta seul avec Natividad et le marquis qui tremblait d’énervement, de douleur et d’impuissance, et qui ne parvenait point à retenir ses larmes brûlantes.

 

– Monsieur le marquis, s’il est vrai que vos enfants sont aux mains de ces misérables, c’est épouvantable, car je ne peux rien pour vous !

 

Le marquis reçut le coup, et l’on put croire qu’il allait s’évanouir. Il s’appuya à la muraille et râla.

 

– Écoutez, Garcia, parvint-il à prononcer, si cette chose a lieu, je vous en rends, personnellement, moi, responsable devant le monde civilisé. Le sang répandu retombera sur votre tête. Jamais le Pérou ne vous le pardonnera !

 

Puis il tomba à genoux et pleura : « Rendez-moi mes enfants ! »

 

Garcia se précipita sur lui et l’enleva dans ses bras puissants comme il eût fait d’un tout petit. Mais l’autre s’était déjà ressaisi, lui glissait des mains comme une anguille, se redressait sur ses courtes jambes et lui criait :

 

– Laissez-moi !… laissez-moi !… Vous n’êtes qu’un général d’assassins.

 

Garcia pâlit. Natividad épouvanté crut qu’il allait littéralement dévorer le marquis, car on étendit un bruit de grincement de mâchoires. Christobal s’était déjà dirigé vers la porte, n’ayant plus rien à ajouter à une pareille invective, et s’attendant, du reste, à être frappé, assassiné par derrière. Soudain la parole zézayante et douce du dictateur le surprit et l’arrêta :

 

– Ne vous en allez pas encore, Monsieur le marquis, je ne puis rien pour vous, mais je peux au moins vous donner un bon conseil.

 

Christobal se retourna ; l’autre de la main lui faisait signe de s’asseoir. Mais le marquis attendait. Il avait déjà perdu trop de minutes précieuses avec cet homme : « Parlez, Monsieur ! lui dit-il, le temps passe ! »

 

– Avez-vous de l’argent ? demanda brusquement Garcia.

 

– De l’argent ? pourquoi faire !… pour… Il allait dire : « pour vous payer »… mais il n’acheva pas sa phrase sur un coup d’œil suppliant de Natividad qui lui faisait des signes d’apaisement derrière le dictateur. Celui-ci s’aperçut que l’on jouait la pantomime derrière lui et se retourna, aperçut Natividad, le prit par le bras et le fit sortir sans autre explication. La porte refermée, il alla s’asseoir à une petite table recouverte de paperasses, posa les coudes sur cette table, laissa retomber sa lourde tête dans la coupe de ses deux mains énormes et prononça ces mots, d’affilée, à mi-voix, sans regarder le marquis qui était resté debout, méfiant :

 

LA TOUTE-PUISSANCE D’OVIEDO RUNTU

– Je ne puis rien, moi, contre les punchs rouges ni contre les mammaconas. Vous avez entendu mon ministre de la guerre tout à l’heure ! L’endroit où ces prêtres, où ces prêtresses passent, la maison qu’ils habitent sont sacrés. Ils traînent avec eux des reliques et les stigmates de leur Atahualpa. Vous venez me dire qu’ils ont également avec eux vos deux enfants prisonniers ! Rien ne me le prouve ! et rien ne peut me le prouver, attendu que cette preuve il m’est impossible, il m’est défendu d’aller la chercher. Eh bien ! cependant, j’admets avec vous que ce soit l’horrible vérité. Raisonnez avec moi ! Qui est-ce qui garde vos enfants ? Vous me répondez : vos soldats ! C’est faux ! moi, je ne suis pour rien dans tout cela ! Qui les a mis là ? C’est Oviedo Runtu, ce sont les soldats d’Oviedo Runtu. Qui est-ce qu’Oviedo Runtu ? Vous l’avez sans doute rencontré à Lima, vous avez peut-être eu affaire à lui ? Vous vous dites : C’est un commis de la banque franco-belge ! Moi, je réponds : oui, oui et non… c’est un commis de banque, mais c’est aussi celui auquel obéissent actuellement tous les Indiens quichuas, civils et militaires. C’est extraordinaire, mais c’est ainsi. Cet Indien qui se fait habiller chez un tailleur à la mode de Lima, ce quichua a appris à lire, à écrire, à compter, il s’est contraint à gagner sa vie comme un humble employé, mais, en somme, à faire un métier de civilisé. Pendant ce temps il a vécu chez nous, avec nous, s’est mêlé à nos affaires, à nos mœurs, nous a étudiés, s’est rendu compte du mécanisme de nos institutions financières, base de tout bon gouvernement et sa force. Il gagne deux cents soles par mois derrière un comptoir et il est peut-être roi ; je n’en sais rien ! Mais c’est bien possible !… En tout cas, il a rêvé la régénération de sa race et le bouleversement du Pérou, à son profit ; tous les chefs quichuas et aïmaras sont ses serviteurs. Huascar, que vous avez eu chez vous, est son bras droit ! Au moment où, moi, je soulevais la province d’Arequipa pour mon compte, Huascar est venu me trouver de la part d’Oviedo Runtu et m’a offert son alliance. Et je n’ai pas pu la refuser !… Et je marche la main dans la main avec Oviedo Runtu parce que je ne puis pas faire autrement !… M’avez-vous compris, maintenant, Monsieur le marquis ?… Ce n’est pas moi qui vous gêne dans cette affaire ! C’est Oviedo Runtu !… Vous le trouvez devant vous comme je l’ai trouvé devant moi !… Et je le regrette pour vous, croyez-le bien, autant que pour moi !

 

– C’est lui, en effet, qui a tout conduit, qui a préparé le rapt de ma fille et qui l’a exécuté avec les punchs rouges !

 

– Vous voyez bien !… ne faites donc pas retomber le poids d’une affaire aussi abominable sur la tête d’un homme qui a rêvé de mettre le Pérou à la tête des nations civilisées de l’Amérique du Sud !… Momentanément, j’ai les mains liées par cet homme !… mais on s’expliquera, et je vous prie de croire que j’aurai le dernier mot, car, au fond, malgré son complet veston de chez Zaratte, c’est un sauvage… sauvage, il commande à des sauvages et avec des moyens naturellement destinés à frapper leur imagination. L’Interaymi, dont nous entendons ordinairement si peu parler, dans nos milieux, a été préparée cette année d’une façon exceptionnelle. Oviedo a pu promettre à ses congénères une belle proie, une belle victime !… Avec les mœurs de nos quichuas, de nos Incas (car il ne faut pas nous le dissimuler, nous avons toujours affaire aux Incas) tout est possible ! Ce qui est possible aussi, c’est qu’il aime votre fille et qu’il s’en soit emparé de force pour lui tout seul ! Écoutez-moi, je vous prie, j’examine toutes les hypothèses et je conclus en vous répétant : « Quelle que soit l’hypothèse, je ne puis rien pour vous, rien que de vous donner un conseil. Ces punchs rouges, nous ne pouvons pas les combattre, mais vous, vous pouvez les séduire. Ce sont des quichuas. On les a tous avec de l’argent. Achetez-les, et voilà pourquoi je vous ai demandé : « Avez-vous de l’argent ? »

 

– Non ! je n’en ai pas ! répondit le marquis qui avait écouté ardemment la parole rapide du dictateur. Je suis parti à la hâte ; je n’ai plus d’argent !

 

– Eh bien, moi, Monsieur, j’en ai !…

 

Et il siffla d’une certaine manière. Aussitôt la porte s’ouvrit et le ministre des finances se présenta.

 

– Où est le trésor de guerre ? demanda Garcia.

 

– Sous le lit ! répondit l’autre.

 

Et il se jeta à genoux pour tirer à lui une valise de bois cerclée de fer qu’il traîna devant la table où Garcia était assis.

 

– Eh bien ! va-t-en ! qu’est-ce que tu attends ?

 

Quand ils furent seuls, le général sortit une petite clef de son portefeuille, ouvrit la valise et en tira une liasse de billets de banque qu’il jeta sur la table. Puis, il traîna lui-même, cette fois, le trésor de guerre jusque sous le lit, et, l’ayant repoussé d’un dernier coup de pied, il prit la liasse sur la table, la donna au marquis et lui dit :

 

– Prenez ! vous les compterez et vous me les rendrez quand je serai président, à Lima. Il y a là de quoi blanchir tous les punchs rouges, croyez-moi ! Ce sont des petites images dont ces messieurs connaissent la valeur. Et c’est peut-être bien Oviedo Runtu lui-même qui la leur a apprise. Adieu, Monsieur, et bonne chance !

 

– Excellence ! s’écria le marquis en redonnant son titre à cet homme qu’il venait de traiter d’assassin… je ne vous remercie pas ! mais si je réussis…

 

– Oui, oui… je sais… vos biens, votre vie m’appartiennent !…

 

– Excellence, encore un mot, je vais essayer également de séduire vos soldats qui gardent la maison avec les punchs rouges !

 

– Séduisez ! Séduisez !

 

– Et si je ne réussis pas, Excellence, je vous avertis que, si faibles soyons-nous, et si sûrs que nous puissions être d’avance de notre défaite et de notre mort, nous allons attaquer, mes amis et moi, les prêtres du Soleil et leur escorte. Je puis compter sur votre neutralité ?

 

– Mais comment donc ! s’exclama Garcia, bon enfant. Et si par hasard vous faites un peu bobo à l’Oviedo, au descendant du Huayna Capac, vous savez ! je ne vous ferai pas passer devant un conseil de guerre !

 

Ils se serrèrent les mains et le marquis se sauva. Il n’avait pas passé le seuil que Garcia haussa les épaules.

 

– Sa fille est perdue ! dit-il, mais je l’ai acheté, lui ! L’imbécile ! Tout cela ne serait pas arrivé s’il me l’avait donnée en mariage !

 

Le marquis avait retrouvé Natividad qui l’attendait, très anxieux, au pied de l’escalier d’honneur qu’il avait descendu un peu vite sous la poussée de l’extraordinaire Garcia.

 

Dans la rue, ils rencontrèrent Raymond qui venait les chercher. Pour que Raymond eût abandonné son poste d’observation, il fallait que quelque chose de très grave se fût passé. Le jeune homme était pâle, très agité.

 

– Qu’y a-t-il ? lui cria le marquis.

 

Raymond lui dit :

 

– Venez vite ! nous retournons à l’auberge ! Il est temps de prendre un parti sérieux, un parti désespéré, mais il faut faire quelque chose ! Je meurs ! Qu’a dit Garcia ?

 

– Qu’il ne pouvait rien pour nous, mais il m’a donné un conseil et de l’argent et peut-être tout n’est-il pas perdu ? Mais pourquoi avez-vous quitté votre poste d’observation, vous ? Qu’est-il arrivé ? Ils sont toujours là !

 

– Oui !… un seul être est sorti de la maison gardée par les punchs : Huascar !… je l’ai suivi, j’étais décidé à profiter du premier endroit un peu solitaire pour avoir avec lui une explication définitive. Je voulais lui demander de nous rendre Marie-Thérèse ou le tuer comme un chien ! Mais il a pris tout de suite par la grand’calle, est arrivé sur la place, et à ma stupéfaction a pénétré dans notre auberge. Il ne m’avait pas vu, j’ai pu me dissimuler sous la voûte pendant qu’il se tenait dans le cabaret et j’ai entendu qu’il demandait au patron à parler au marquis de la Torre. Celui-ci lui répondit que vous étiez absent pour le moment et que vous deviez être allé chez le général dictateur, car en sortant vous aviez demandé l’adresse du palais du gouvernement ! Sur quoi, Huascar a demandé si vous deviez revenir. L’aubergiste a répondu que vous reviendriez certainement. Alors, Huascar a dit : j’attendrai et je viens vous prévenir qu’il attend !

 

– Ils sont sauvés ! s’écria le marquis dont la mine s’éclairait, au fur et à mesure que parlait Raymond. Ils sont certainement sauvés ! Car, que me voudrait Huascar, pourquoi viendrait-il me parler s’il n’avait pas l’intention de sauver mes enfants !

 

– C’est ce que je me suis dit tout d’abord, répliqua Raymond, mais je l’ai examiné à la dérobée, et cet homme m’a l’air bien sombre. Il me fait peur depuis que je le connais, du reste ! il me fait peur ! N’oublions pas que nous avons affaire à un fanatique et qu’il a à se venger de Marie-Thérèse !

 

– La marquise, qui était la bonté même, l’a sauvé de la plus affreuse misère ! Je ne peux pas croire qu’il l’ait oublié ! dit précipitamment Christobal qui avait hâté le pas. J’ai été bien étonné de le voir dans cette affaire, mais mon intime pensée a toujours été qu’il s’y trouvait mêlé malgré lui et que peut-être il n’y prenait part que dans le but de sauver Marie-Thérèse. C’est certainement lui qui m’a envoyé ou fait envoyer l’avertissement que j’ai trouvé trop tard, hélas ! à mon cercle !

 

– Puissiez-vous dire vrai ! Monsieur ! répliqua Raymond qui était loin de partager la confiance du marquis ; mais puisqu’il est venu à nous, ne le quittons pas que nous n’ayons percé son dessein ! et je vous jure que je suis prêt à l’égorger comme un mouton s’il ne répond pas comme il convient à nos questions.

 

– N’oublions pas, Raymond, qu’ils ont des otages !

 

– Des otages qu’ils massacreront même si nous épargnons Huascar ! Ah ! Monsieur, j’ai hâte de me battre, j’ai hâte de tuer ! Je voudrais mourir !

 

– Et moi, je voudrais bien sauver mes enfants, Monsieur !

 

Cela fut dit d’un ton si glacé que Raymond en eut froid au cœur. Il ne prononça plus une parole jusqu’à l’auberge.

 

Comme ils y arrivaient, Natividad aperçut sous la voûte, collé contre le mur, se dissimulant, ou plutôt croyant qu’il se dissimulait derrière une charrette et regardant avec une étrange fixité ce qui se passait dans le cabaret où se trouvait toujours Huascar, une bien singulière figure.

 

C’était un grand vieillard sec, décharné, dont la carcasse tremblante s’appuyait sur un bâton de berger. Un manteau en loques flottait sur ses épaules. Des mèches de cheveux blancs descendaient le long d’un visage effroyablement pâle, aux yeux décolorés. Natividad s’était arrêté et considérait ce spectre en se demandant :

 

– Mais où ai-je donc vu cette figure-là ?… Cette figure ne m’est pas inconnue ?

 

Le marquis avait passé rapidement en disant à Raymond : « Allez trouver Huascar, dites-lui que je l’attends dans notre chambre, et amenez-le moi ! » L’escalier qu’il fallait prendre pour monter au premier étage avait sa première marche sous la voûte. Le marquis en y posant le pied vit Natividad arrêté et regardant l’homme dont nous venons de faire la description. Alors il fixa l’homme à son tour, fut frappé de cette physionomie fantomatique et, tout en continuant de gravir les marches, se demanda lui aussi : « Mais où ai-je vu ce spectre ? Ce n’est pas la première fois que je le rencontre ! »

 

LE SERMENT D’HUASCAR UN PACTE SOLENNEL

Le marquis n’était pas plus tôt arrivé dans la chambre que Huascar faisait son entrée, suivi de Raymond et Natividad comme un prisonnier de ses deux gardiens. L’Indien enleva son chapeau, souhaita le bonjour en aïmara au marquis : Dios anik tiourata ! ce qui, pour un Quichua, était une marque de grande vénération, car cette langue était celle adoptée par les prêtres incas au moment de l’Interaymi et lorsqu’ils parlaient aux foules réunies dans le culte du Soleil. Puis, comme le marquis le dévisageait sévèrement sans répondre à cette politesse, il prit la parole en espagnol :

 

Señor ! fit-il d’une voix rude, mais calme, je vous apporte des nouvelles de la señorita et de votre fils. Si le Dieu des chrétiens, que ma bienfaitrice et les pares m’ont appris à invoquer, seconde le bras de Huascar, ils vous seront bientôt, tous deux, rendus en bonne santé.

 

Christobal, en dépit des sentiments tumultueux qui l’agitaient et de son impatience à connaître le but et le plan de Huascar, s’attachait à se montrer aussi froid, aussi maître de lui que l’Indien. Il croisa les bras et demanda :

 

– Pourquoi toi et les tiens ont-ils commis le crime de les enlever ?

 

Huascar répliqua :

 

– Pourquoi toi et les tiens ont-ils commis celui de les laisser prendre ? N’avais-tu pas été averti ? As-tu pu douter que ce pût être par un autre que par Huascar ? Huascar, pour toi, a trahi ses frères, son dieu et sa patrie ! mais il s’est souvenu que la madre de la señorita a ramassé un jour à Callao un enfant tout nu ! et il a juré de sauver la señorita du terrible honneur d’entrer dans les demeures enchantées du Soleil.

 

L’homme se tut. Le marquis lui tendit la main. Il ne la prit pas.

 

Gracias, señor, remercia la voix rauque de l’Indien.

 

Et un triste sourire erra sur ses lèvres pâles.

 

– Et mon fils, Huascar, me le rendras-tu aussi ?

 

– Votre fils ne court aucun danger, señor ! Huascar veille sur lui !

 

– Oui ! oui ! tu veilles sur mon fils ! tu veilles sur ma fille, et demain peut-être je n’aurai plus d’enfants !

 

– Tu n’auras plus d’enfants ! répliqua Huascar de plus en plus sombre, si tu ne fais pas tout ce que te dira Huascar. Mais si tu fais tout ce que dira Huascar, je te jure, sur les mânes d’Atahualpa qui attend ta fille et que je trahis, pour ma damnation éternelle, que la señorita sera sauvée !

 

– Et que faut-il faire ?

 

– Rien ! Voilà pourquoi Huascar est venu te trouver. C’était pour te dire : Ne fais rien, reste ici ! toi et tes amis ! N’approchez plus de la petite maison en adobes du Rio Chili. Ne poursuivez plus les punchs rouges ! N’excitez pas leur surveillance ! Cessez de les mettre en garde ! et laissez-moi agir ! Je réponds de tout si tu me donnes ta parole que ni toi ni les tiens, on ne vous verra plus rôder autour de nous. Ils vous connaissent. Votre apparition, si mystérieuse soit-elle, est immédiatement signalée et les mammaconas font la chaîne noire autour de la fiancée du Soleil, prêtes à la tuer à l’apparition des premiers visages étrangers et à l’offrir morte à Atahualpa s’ils ne peuvent la lui donner vivante ! Ne quittez point cette auberge, ou tout au moins ne sortez pas des limites de cette place. Si tu me jures cela, je puis déjà te promettre une chose, c’est que cette nuit, environ à minuit, je t’amènerai ici ton fils, ton bien-aimé Christobal ! que ta fille suivra bientôt dans tes bras !

 

Le marquis alla détacher un petit crucifix attaché à la muraille au-dessus du lit et il revint à Huascar.

 

– La marquise t’a fait élever dans notre sainte religion, dit-il ; jure-moi que tu feras bien ce que tu viens de dire, jure-le-moi sur le Christ !

 

Huascar étendit la main et jura.

 

– Moi, fit-il au marquis après avoir juré, moi, je n’ai besoin que de votre parole !

 

– Tu l’as ! déclara Christobal. Et nous t’attendons ici à minuit !…

 

– À minuit ! répéta Huascar qui remit son chapeau et gagna la porte.

 

– Messieurs, demanda le marquis en se retournant vers Raymond et Natividad quand on entendit les pas de l’Indien dans l’escalier, j’ai donné ma parole, nous la tiendrons. Je crois fermement que Huascar nous sauvera de cette terrible aventure. Nous n’avons aucune raison de douter de lui après la preuve qu’il nous a donnée par deux fois de son dévouement, en nous avertissant à Cajamarca et à Lima !

 

– C’est mon avis ! dit Natividad.

 

Mais Raymond se taisait.

 

Plusieurs fois il avait fixé le regard de l’Indien et il lui semblait bien n’y avoir point trouvé cette franchise héroïque qu’il étalait dans ses discours.

 

– Qu’en dites-vous, vous, Raymond ? Quel effet vous a-t-il produit ?

 

– Un mauvais effet ! répliqua le jeune homme. Maintenant, je me trompe peut-être, je sens que Huascar me déteste et, moi, je ne l’aime pas. Nous sommes dans un mauvais état d’esprit pour nous juger l’un l’autre. En attendant, nous sommes ses prisonniers ! termina-t-il.

 

Mais la triste réflexion de Raymond se perdit dans le bruit que Natividad faisait en ouvrant la fenêtre. En même temps, il s’écriait :

 

– Mais je vous assure que j’ai vu cette figure-là quelque part !

 

– Moi aussi ! elle ne m’est certainement pas inconnue !… dit Christobal qui était venu se placer à côté de Natividad.

 

Raymond les rejoignit. Il aperçut sur la place le grand squelette de vieillard qu’il avait vu sous la voûte.

 

Toujours appuyé sur son bâton, s’arrêtant encore et se dissimulant d’une façon enfantine, ici derrière une charrette, là derrière un auvent, il suivait Huascar ! L’Indien s’était retourné deux ou trois fois du côté de l’homme et puis avait poursuivi son chemin sans autrement s’en préoccuper. Tout à coup, le marquis qui était resté pensif, à la fenêtre, se recula très pâle :

 

– Oh ! fit-il, je reconnais cet homme ! C’est le père de Maria-Christina d’Orellana !

 

Natividad, dans le même moment, fit entendre une sourde exclamation :

 

– Oui ! oui ! C’est lui ! Nous l’avons tous connu à Lima avant son malheur !…

 

Ils restèrent sous le coup de l’apparition de ce fantôme qui avait surgi devant eux comme pour leur rappeler que, lui aussi, avait eu une fille, belle et aimée, une fille qui avait disparu dix ans auparavant, pendant les fêtes de l’Interaymi… une fille qu’il ne reverrait jamais plus ! De ce malheur, le marquis ne doutait point maintenant. Il se laissa tomber, atterré sur une chaise et, quand on lui servit son repas, il ne toucha à aucun plat, malgré les encouragements de Natividad qui lui rappelait les promesses de Huascar. Quant à Raymond, après avoir entendu l’exclamation du marquis, il était descendu sur la place, et, au coin de cette place où se trouve une rue qui conduisait à la petite maison en adobes du Rio Chili, il rejoignit le grand squelette de vieillard et lui mit la main sur l’épaule. L’autre se retourna et, un instant, fixa Raymond :

 

– Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il d’une voix sans force et sans accent.

 

– Je voudrais savoir pourquoi vous suivez cet homme. Et il lui montra Huascar qui tournait le coin de la calle.

 

– Comment ! vous ne le savez pas ? fit le vieillard étonné. Vous ignorez donc que nous serons bientôt au grand jour de l’Interaymi ? J’ai suivi cet homme qui commande l’escorte de l’Épouse du Soleil. C’est lui le chef de ces punchs rouges qui mènent ma fille au Cuzco en l’honneur du grand Atahualpa. Mais, cette fois-ci, je ne la laisserai pas mourir comme la dernière fois. Je la sauverai et nous reviendrons bien tranquillement à Lima où son fiancé l’attend. Gracias, señor !…

 

Et il s’éloigna de toute la longueur de ses jambes, en s’appuyant sur son bâton.

 

– Le malheureux est fou ! dit tout haut Raymond qui se prit la tête entre les mains comme s’il craignait que sa raison ne vînt a lui échapper, à lui aussi. Plus encore que pendant leur ardente poursuite sur la costa, plus même qu’à l’heure atroce où il avait découvert le rapt, il souffrait. Cette situation extraordinaire d’immobilité, à deux pas de Marie-Thérèse vouée au supplice et enfermée dans une maison, en pleine cité civilisée lui emplissait le cœur d’une douleur furieuse. Ne pouvoir rien faire, rien qu’attendre tout du bon plaisir, de la reconnaissance et peut-être de la traîtrise de Huascar ! Mais enfin, les heures s’écoulaient ! pensait-il en fermant ses poings impuissants… Il faudrait faire quelque chose, ne pas se laisser arrêter par les gardes, les soldats de Garcia qui veillaient inconsciemment sur cette proie sacrée. Il rêvait de se ruer jusqu’à la petite maison en adobes, d’essuyer le feu des miliciens et des punchs rouges, de forcer le seuil de cette prison, d’y pénétrer sanglant et râlant et d’arriver pour expirer aux pieds de Marie-Thérèse !

 

Et puis après ? Était-ce cela qui la sauverait ?… Le marquis avait raison, il fallait se contenir, réfléchir, agir par la ruse, essayer de soudoyer ces misérables !… entrer en rapport avec eux !… On verrait bien ce qui resterait à faire à minuit quand Huascar reviendrait… Minuit, comme cela lui paraissait loin !… Il avait fait dix fois le tour de la place, se demandant s’il n’était pas possible de soulever cette ville, en lui criant la vérité ?… N’y avait-il pas dans ces maisons, derrière ces galeries, ces drapeaux, ces guirlandes, toute une population qui se révolterait à l’idée que ces abominables Indiens allaient sacrifier une chrétienne… Il fut sur le point de s’arrêter au milieu de la place et de hurler : « Au secours !… Au secours !… », mais un grand tumulte de musique et de chants le fit se détourner. Là-bas, du fond d’une calle lointaine accouraient des rumeurs de fête et il la vit, cette population qu’il voulait soulever contre Garcia et qui n’obéissait qu’à Garcia, et celui-ci avait dit, comme Pilate devant Jésus, « qu’il s’en lavait les mains ». Elle approchait au bruit des tambours et des trompettes et à la lueur des torches et des lampions, car le soir était tombé. Ce qui arriva sur la place était une cavalcade et aussi une procession. Il y avait des torches et aussi il y avait des cierges. Il y avait des drapeaux, des croix, et de mystérieux emblèmes qui dataient peut-être de deux mille ans. Les pares, qui constituent là-bas tout le clergé de l’intérieur des terres, n’ont pu avoir quelque influence sur les Indiens qu’en ne heurtant pas les antiques superstitions… et, dans une manifestation à la fois civile, patriotique et religieuse comme celle-là, on voyait s’amalgamer de la façon la plus bizarre et aussi la plus sauvage le christianisme et le paganisme particulier aux Indiens. Évidemment la haute société du Pérou ni même celle d’Atahualpa n’étaient là représentées, mais il y avait sur cette place, flamboyante maintenant comme si on y avait allumé un incendie, la masse de la population délirante, chantant des cantiques, riant et fumant et buvant et dansant, cependant que les éternels cohetes (pétards) éclataient dans les jambes de tout le monde… Quelques-uns entrèrent à l’église en continuant de danser et les autres au théâtre où ils observèrent tout de suite le plus religieux silence. On y attendait le dictateur pour commencer la représentation. Raymond, de plus en plus furieux, s’était croisé les bras, regardant passer les « débordements populaires » : « Rien à faire avec ces brutes ! » Et il résolut d’aller à la petite maison en adobes, en dépit de ce qu’avait dit Huascar ; et, violant sans remords la parole du marquis, il quitta la place, serrant nerveusement, dans la poche de son veston, son revolver. Quelle folie allait-il commettre ? Que voulait-il faire ? C’est justement ce que lui demanda Huascar lui-même qui venait de se dresser devant lui :

 

Señor ! où allez-vous ?…

 

Il lui avait posé sa main sur le bras, l’arrêtant.

 

– Vous savez bien où je vais, répondit rudement Raymond.

 

Et il voulut passer. Huascar s’y opposa.

 

– Rentrez chez vous, señor, lui dit l’Indien d’une voix calme, et j’y serai dans deux heures avec le petit marquis. Mais je ne réponds plus de votre fiancée si vous faites un pas de plus.

 

La voix de Huascar avait tremblé sur ces mots : Votre fiancée. Raymond regarda Huascar, il ne vit que de la haine dans les yeux de l’Indien. « Marie-Thérèse est perdue ! » se dit-il dans un âpre désespoir. Soudain, une lueur sublime éclaira l’abîme où il se sentait rouler avec Marie-Thérèse.

 

– Huascar, fit-il, sur un ton solennel, si vous sauvez la fille du marquis de la Torre…

 

Il s’arrêta un instant, car son cœur battait son thorax de coups si durs qu’il put croire qu’il allait étouffer. Les quelques secondes de silence qui précédèrent ce qui lui restait à dire à Huascar, ce qui devait être dit, lui parurent éternelles et il devait à jamais conserver dans sa mémoire le cliché barbare de ce coin de rue sombre et désert, de cette arcade obscure sous laquelle l’Indien et lui s’étaient réfugiés et où leur arrivaient par intermittence les clameurs de la plaza major et le bruit tout proche des cohetes que les petits garçons faisaient éclater dans les calles voisines, sous les pieds des passants. Sur la droite, il y avait, à une fenêtre d’un premier étage, le clignotement de veilleuse d’une demi-douzaine de verres de couleurs dans lesquels la famille d’arequipenos qui habitait là avait allumé les petits disques de cire en l’honneur de Garcia, avant de se rendre aux joies de la retraite aux flambeaux ou au triomphe du grand théâtre municipal. Il attendit qu’un Indien qui marchait courbé sous le poids d’un stock de pelliones (couvertures de selles) se fût éloigné du côté du Rio Chili et ce ne fut que lorsqu’il n’entendit plus sur les pavés le glissement du polio dont les quichuas chaussent leurs pieds nus qu’il parla. Peut-être, inconsciemment, attendait-il que quelque événement l’eût empêché de dire cette chose que l’autre écouta sans plus remuer qu’une statue : Si tu la sauves, je te jure sur mon Dieu que Marie-Thérèse ne sera pas ma femme. Huascar ne répondit pas tout de suite. Un tel marché devait l’avoir pris au dépourvu. Enfin, il dit :

 

– Je la sauverai ! Et maintenant va-t’en ! Rentre à l’auberge ! J’y serai à minuit.

 

Et il prit le chemin du Rio Chili sans plus s’occuper de Raymond. Celui-ci retourna à la plaza mayor, étourdi, les oreilles bourdonnantes, persuadé qu’il avait délivré Marie-Thérèse. Il vivait à ce point dans son rêve intérieur et jouissait si âprement de son sacrifice et de sa victoire qu’il ne vit rien de ce qui se passait autour de lui et qu’il faillit se faire écraser par une escorte de hussards qui bousculait la foule sur son passage. Il fallut bien alors qu’il levât la tête. Au centre de cet escadron galopant, il aperçut une calèche traînée par quatre chevaux harnachés comme pour le mardi gras. Dans la calèche, deux hommes : le général Garcia, avec tous ses galons, toutes ses décorations, toutes ses plumes… et, à côté de lui, en correct habit noir encadrant l’irréprochable cuirasse du plastron blanc, la figure calme et mystérieuse d’Oviedo Runtu. Dès qu’il eut reconnu ce dernier, Raymond fonça sur la foule, les poings prêts pour l’étranglement. Mais il fut roulé par le flot populaire et se trouva dans une salle de théâtre, sans pouvoir se rendre exactement compte de la façon dont il était entré là. Il voulut ressortir immédiatement, mais n’y réussit point. Garcia, penché au-dessus de la loge présidentielle, entouré de son resplendissant état-major, dont les broderies scintillaient aux feux de la rampe, saluait la multitude qui l’acclamait. Raymond était placé de telle sorte qu’il ne pouvait voir Oviedo Runtu, lequel se dissimulait modestement derrière une colonne de la loge, laissant le général aux prises avec la gloire. Le public criait et battait des mains avec transport.

 

OÙ L’ON RETROUVE L’ONCLE GASPARD

Une actrice de Paris, « de la Comédie-Française », vint réciter des strophes espagnoles où Garcia était traité de « Sauveur de la Patrie ». Un rideau de fond s’écarta et laissa voir sur un socle un buste de général qui avait servi déjà plusieurs fois à d’autres généraux et qui, cette fois, représentait le général Garcia. Ce monument était entouré par toute la troupe qui entonna un chœur. Après quoi chaque artiste défila avec un petit compliment à la statue et des palmes et des couronnes dont ils la recouvrirent.

 

Au moment où le buste allait disparaître sous ce faix glorieux, une demoiselle habillée en Indienne quichua, avec la petite veste de laine échancrée sur la poitrine et une douzaine de jupes de différentes couleurs mises les unes sur les autres, et la mante de laine aux épaules, retenue sous le menton par une grosse épingle d’argent en forme de cuiller, se présenta.

 

Elle fut immédiatement acclamée par tout l’élément indien de la salle. Et, elle aussi, pour prouver que rien ne manquait au succès de Garcia, chanta quelque chose, mais en indien, quelque chose dans quoi le peuple indien mettait également tout son espoir dans le sauveur de la patrie. Le dernier couplet envolé, elle cria, comme il convenait : « Vive le général Garcia ! », mais des voix lui répondirent aussitôt par « Vive Huayna-Capac-Runtu ! »

 

Ce fut un beau tapage. Tous les Indiens de la salle étaient debout et aussi de nombreux métis qui se rappelaient leur origine et qui étaient las d’être méprisés par les blancs et hurlaient : « Vive Huayna-Capac-Runtu ! » tandis que la classe purement péruvienne, dans les loges, s’abstenait de toute manifestation.

 

Cependant, dans la loge présidentielle, le général Garcia attirait sur son cœur constellé le plastron éclatant de blancheur du commis de la banque franco-belge et donnait l’accolade, devant tous, à l’illustre descendant des rois Incas.

 

Ce fut du délire. La représentation était terminée. Raymond fut poussé dehors comme on l’avait poussé dedans. Il en avait assez vu pour comprendre l’inutilité de la démarche du marquis auprès du dictateur. Celui-ci ne pouvait rien contre les Indiens et le véritable maître était Oviedo. Raymond n’avait plus d’espoir qu’en Huascar. Il était onze heures. Il courut à l’auberge.

 

Il trouva le marquis et Natividad inquiets de son absence et de tout ce qu’il avait pu faire pendant ce temps. Pour ce qui était de François-Gaspard, personne ne l’avait revu depuis l’arrivée à Arequipa, et personne ne s’en préoccupait.

 

Raymond leur apprit qu’il avait rencontré Huascar et que celui-ci avait renouvelé les promesses faites au marquis, et de telle façon qu’il croyait maintenant à sa bonne foi. Enfin, le rendez-vous était toujours pour minuit. Il devait lui amener le petit Christobal.

 

Ils ne dirent plus rien jusqu’à minuit, regardant derrière les fenêtres, s’ils n’apercevaient point sur la place quelque chose qui pût confirmer leur espoir. Natividad était aussi anxieux que ses deux compagnons. Natividad avait bon cœur et il s’était jeté si avant dans l’aventure qu’il lui eût été maintenant difficile de reculer sans qu’il perdît quelque chose de sa propre estime. Enfin il était si fort compromis au point de vue administratif, que, toutes réflexions faites, il valait encore mieux pour lui suivre jusqu’au bout le marquis, lequel, quoi qu’il arrivât, ne le laisserait pas mourir sur la paille.

 

Ainsi l’heure de minuit arriva et les douze coups sonnèrent à l’église.

 

Le théâtre s’était vidé depuis longtemps. La place maintenant était à peu près déserte. Les lampions s’étaient éteints. Mais la nuit était claire et l’on pouvait très bien distinguer les ombres qui, le long des arcades, regagnaient leur domicile. Aucune d’elles ne se dirigeait vers l’auberge du Jockey-Club. Minuit et quart. Aucun des trois hommes qui étaient là n’osait prononcer une parole.

 

À minuit et demi, rien encore ! Le marquis poussa un effrayant soupir. À une heure moins un quart, Raymond s’approcha de la petite lampe fumeuse qui brûlait sur une table. Il examina minutieusement son revolver, en constata le bon fonctionnement, l’arma et dit, d’une voix sourde : « Huascar nous a trahis, il nous a joués comme des enfants. Il est venu ici, sans se cacher, en plein jour, ne craignant pas d’avoir à répondre d’une pareille démarche auprès des siens. Il était d’accord avec eux. Il a réussi à nous tenir ici enfermés pendant des heures dont nous connaîtrons le prix ! Je n’ai plus aucun espoir. Marie-Thérèse est perdue, mais je pénétrerai jusqu’à elle ou je mourrai avant elle. »

 

Et il sortit.

 

Le marquis ne dit rien, mais il s’arma lui aussi et suivit Raymond.

 

Natividad suivit le marquis.

 

Ils traversèrent la place. Quand ils furent dans la petite ruelle qui conduisait à la maison en adobes, Natividad demanda au marquis ce qu’il comptait faire contre une cinquantaine d’hommes armés.

 

– Le premier punch rouge que je rencontre, je lui offre mille soles pour causer, reprit-il. S’il ne les prend pas, ou s’il ne me comprend pas, je lui brûle la cervelle. Après on verra !

 

Quand ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient été arrêtés dans la journée par un hussard quichua de la troupe de Garcia, ils s’étonnèrent de ne plus avoir à parlementer avec cette sentinelle. La voie était libre et ils en conçurent un nouvel espoir. Mais quand ils eurent fait encore une centaine de pas et qu’ils aperçurent la petite maison en adobes sans gardes et la porte ouverte, un horrible pressentiment leur serra le cœur. Ils se précipitèrent, ils s’engouffrèrent dans la masure. Les pièces en étaient désertes. Dans l’une d’elles, régnait cette odeur particulière, ce parfum violent de résine odorante qui avait déjà frappé le marquis et Natividad quand ils avaient pénétré dans la première salle de l’hacienda d’Ondegardo, sur la route de Chorillos ! « Oh ! le parfum magique ! » soupira Natividad. « Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma fille !… Christobal ! mon enfant chéri ! gémissait le marquis ! Où êtes-vous ? C’est là que vous nous avez attendus ! C’est là que nous aurions dû vous sauver !… » Son désespoir et ses vaines paroles furent interrompus par le bruit d’une lutte sur le seuil. Ils coururent. Raymond venait de maîtriser un métis qui tremblait de terreur entre ses mains. C’était le maître de la masure qui revenait d’on ne sait où et qui était ivre. La menace de mort lui rendit toute lucidité et il dut dire tout ce qu’il savait.

 

Une voiture fermée était entrée dans la cour vers les onze heures du soir ; il ne savait pas qui on avait fait monter dans cette voiture, mais un certain nombre de femmes et tous les punchs rouges l’avaient accompagnée à pied jusqu’à la gare. Il pouvait l’affirmer, puisqu’il avait suivi le cortège par simple curiosité, car il avait été payé. À la gare, l’Indien que l’on appelait Huascar l’avait aperçu et lui avait donné de l’argent pour qu’il s’éloignât en lui faisant promettre qu’il ne retournerait pas chez lui avant le lendemain matin.

 

– Le misérable ! gronda Raymond, il se doutait bien que nous viendrions ici. À la gare, vite !…

 

Quand ils y arrivèrent, ils eurent toutes les peines du monde à trouver un employé endormi sur une banquette qui ne fit aucune difficulté pour leur apprendre qu’une troupe d’Indiens s’était embarquée vers onze heures et quart dans un train spécial, commandé dans l’après-midi par les soins d’Oviedo Runtu « pour ses serviteurs ». Cet employé, après avoir assuré le marquis qu’il ne pourrait avoir aucun train spécial dans la nuit, à quelque prix que ce fût, et lui avoir conseillé, dans le cas où il voudrait se rendre à Sicuani, d’attendre le convoi du matin, se rendormit paisiblement.

 

Ce fut une nuit sans nom pour les trois voyageurs. Ils essayèrent en vain de pénétrer encore jusqu’à Garcia et errèrent jusqu’au matin dans les rues. Christobal commençait à divaguer et à montrer les marques avant-coureuses de la folie. Raymond retourna à la maison en adobes et se jeta à genoux dans la pièce la plus reculée qui était encore tout imprégnée du parfum magique. Il la remplit de ses sanglots. Au départ du train, ce furent trois spectres qui montèrent dans un même compartiment. Natividad était presque aussi malade que les deux autres. Cette fabuleuse course à la mort avait fini par les jeter hors de l’humanité. Les voyageurs qui les aperçurent s’enfuirent littéralement comme s’ils avaient vu des fauves. Raymond et le marquis avaient des mouvements de mâchoires de bêtes enragées.

 

Le train n’allait que jusqu’à Sicuani, mais ils n’y arrivèrent pas le même jour ; ils durent descendre passer la nuit à Juliaca, à quatre mille mètres d’altitude, et là encore trouvèrent la trace du passage récent de la troupe indienne. Le froid était âpre et cinglant et le mal des montagnes les entreprit, les étourdit, les assomma sur des banquettes et ne les quitta que le lendemain à Sicuani, gros village quichua qui était entièrement désert. Heureusement pour eux, de Sicuani au Cuzco, il y avait un service automobile qui fonctionnait toujours malgré les troubles politiques et militaires. Le marquis, qui voulait ne se fier à personne, acheta, pour un prix fou, une auto, dans l’arrière-pensée qu’elle pourrait servir à autre chose qu’à faire honnêtement le voyage. En sortant de la cour de la gare, avec leur auto, ils trouvèrent l’oncle François-Gaspard qui venait à eux, tranquille, dispos et frais comme l’œil.

 

– Eh bien ! qu’est-ce que vous êtes devenus ? leur demanda le bon savant. Je vous ai perdus à Arequipa, mais je me suis dit : « On se retrouvera toujours autour des punchs rouges. » Alors, comme j’en ai rencontré un, je ne l’ai pas quitté. Je l’ai suivi jusqu’à une petite maison qui était au bord d’une rivière et qui était gardée par des soldats. Je me suis dit : « C’est là qu’est notre pauvre Marie-Thérèse et notre petit Christobal. » Et je vous ai attendus. Vous n’êtes pas venus, je me suis dit : « Ils sont partis en avant des punchs rouges, car on sait où ils vont, n’est-ce pas, pour ces cérémonies-là ? » Ainsi, la nuit, quand ils ont pris le train, je suis parti avec eux. À la gare on me disait : « Impossible, c’est un train spécial », mais j’ai donné deux soles à l’employé et je suis monté dans le fourgon. À l’arrivée, je ne vous ai pas vus, à Cuzco, pas davantage, je me suis dit : « Ils vont arriver par le train du lendemain matin », et me voilà !

 

François-Gaspard ne se doutait pas qu’il courait, dans la minute, le risque d’être assassiné par le marquis, par Raymond qui l’eussent très simplement tué, supprimé pour ne plus entendre son odieuse voix calme, ni voir davantage sa bonne mine.

 

– Où ont-ils conduit Marie-Thérèse ? demanda Raymond brutalement, alors qu’ils auraient dû le remercier, car enfin il avait été le plus habile.

 

– Eh ! vous le savez bien ! à la Maison du Serpent !

 

La Maison du Serpent ! s’écria le jeune homme, et il saisit de sa main crispée la manche de Natividad. Vous m’avez parlé de cette maison-là ! Qu’est-ce que c’est que cette maison-là ?

 

– Cette maison-là, répondit Natividad, dans un souffle, c’est l’antichambre de la mort !

 

DANS LA MAISON DU SERPENT

Marie-Thérèse ouvrit les yeux. De quel rêve sortait-elle ? Dans quel rêve entrait-elle ? La voix plaintive du petit Christobal la rappela d’une façon précise et aiguë à l’horrible réalité. Elle tendit les bras pour qu’il s’y vînt jeter, mais elle ne sentit ni ses baisers, ni ses larmes. Ses paupières se soulevèrent avec effort pour rejeter le poids du sommeil magique qui l’étouffait encore. Son front pâle roulait sous ses cheveux dénoués et flottants ; elle desserra les dents pour respirer ; et elle semblait une noyée point tout à fait morte qui revient à la surface des eaux pour chercher l’air et la vie. Ainsi remontait-elle du fond des ténèbres et des songes où la plongeait presque instantanément le sachet sacré toujours prêt au poing hideux des trois momies vivantes. Les mammaconas, elles aussi, avaient des parfums redoutables qu’elles allumaient autour d’elle, pour la rendre immobile. Et l’Épouse du Soleil devenait statue quand elles brûlaient dans des vases précieux la résine de Sandia, plus odorante que l’encens, plus endormante que la jusquiame et plus hallucinante que l’opium. Alors elles pouvaient chanter sans crainte d’être dérangées. Marie-Thérèse était partie pour ailleurs et ne les entendait pas et ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Chose singulière, « dans cet état de transposition » elle était portée par l’esprit dans son bureau des magasins de Callao, à l’instant précis où Raymond, à la fenêtre, avait appelé Marie-Thérèse et où elle avait laissé tomber le gros registre vert. Puis elle était tourmentée par l’idée qu’elle avait laissé inachevée une lettre qu’elle écrivait au correspondant de la maison d’Anvers pour lui rappeler qu’au prix qu’il voulait y mettre, il ne pourrait avoir que du « guano phosphaté » qui n’aurait que 4 % d’azote, et encore !… Elle avait laissé cette lettre inachevée parce que l’on avait frappé à la fenêtre qu’elle était allée ouvrir et où elle croyait voir apparaître Raymond… et c’étaient les trois crânes monstrueux des trois momies vivantes qui s’avançaient maintenant vers elle, dans la nuit, avec leur mouvement de pendule et qui se jetaient tout à coup sur elle et qui posaient brutalement sur sa bouche leurs mains parcheminées par la nuit éternelle des catacombes. Quand elle sortait de sa lourde léthargie, elle croyait avoir fait un rêve, mais, les yeux ouverts sur la réalité, elle ne savait plus si, au contraire, elle ne faisait qu’entrer dans le songe.

 

Quand Marie-Thérèse, cette fois, ouvrit les yeux, elle était dans la Maison du Serpent.

 

Elle savait que le jour où elle se réveillerait dans cette maison-là, elle serait bien près de la mort, car on ne devait l’y faire entrer que pour la donner à Huayna Capac, l’avant-dernier roi des Incas, qui viendrait la chercher pour la conduire et l’offrir à Atahualpa, dans les demeures enchantées du Soleil. Les mammaconas l’avaient instruite de ce détail, comme c’était leur devoir. Car, au cours du voyage, on lui avait laissé des moments lucides où on la nourrissait du nectar nécessaire à la conserver vivante jusqu’à la cérémonie et aussi des principes d’une Religion dont elle était la proie sacrée. On lui avait appris ses devoirs d’Épouse du Soleil.

 

Elle avait cru d’abord qu’elle serait assez heureuse pour perdre la raison. Une fièvre si terrible l’avait prise dans les bras de ses gardiennes qu’elle avait pu espérer que son âme s’envolerait avant qu’elles eussent martyrisé son corps. Mais elles connaissaient les secrets qui guérissent cette fièvre-là, ayant été élevées dans la Montana . À l’étape, elles lui avaient fait boire une eau rougeâtre, pendant qu’elles chantaient : « La fièvre a étendu sur toi sa robe empoisonnée. La haine que nous avons jurée à ta race nous a poussées à faire serment de ne jamais révéler le secret qui la guérit ; mais le mal t’a frappée et notre amour pour l’Épouse du Soleil est plus fort que notre haine contre les tiens. Bois au nom d’Atahualpa qui t’attend !… »[25]

 

Ainsi elle était revenue à la vie pour mourir, mais après chaque étape, au moment du départ, les petites momies vivantes revenaient avec leur sachet sacré et il suffisait ainsi que les mammaconas allumassent en chantant la Sandia au fond des vases précieux pour qu’elle ne fût plus à nouveau qu’une statue inerte entre leurs mains agiles. Ainsi lui avait-on fait traverser tout le Pérou ; ainsi était-elle arrivée à Arequipa, dans la petite maison en adobes qui devait être la dernière étape avant la Maison du Serpent. Là, elle avait vu apparaître pour la première fois Huascar qui portait dans ses bras un léger fardeau recouvert d’un voile. Elle avait eu la force de se lever à son approche. Elle lui avait crié : « Tu viens pour me sauver ! » Elle avait dit cela sans se préoccuper de toutes les oreilles qui étaient là. L’autre lui avait répondu : « Tu appartiens au Soleil, mais, avant qu’il te prenne, je t’apporte une grande joie. Tu vas pouvoir embrasser ton petit frère. » Il avait alors soulevé le voile et lui avait présenté l’enfant endormi. Elle poussa un cri et voulut se jeter en avant, mais Huascar recula, car il était défendu de toucher à l’Épouse du Soleil. Les trois gardiens du temple étaient là, balançant leurs crânes hideux. Ils donnèrent l’ordre à l’une des mammaconas de porter l’enfant endormi à Marie-Thérèse. Alors celle-ci l’avait pris dans ses bras avec désespoir, et l’avait embrassé en pleurant. C’était la première fois qu’elle pleurait depuis qu’elle était prisonnière. Ses larmes tombèrent sur les paupières de l’enfant qui ouvrit les yeux.

 

Elle dit : « Comment l’avez-vous ici ? Vous n’allez point lui faire de mal ? » Huascar, pendant que l’enfant, pendu au cou de sa grande sœur, sanglotait dans son sein « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » avait répondu :

 

– Nous ferons ce qu’il voudra. Moi, je ne demande pas mieux que de le rendre à ses parents. C’est lui qui est venu nous chercher. C’est lui qui décidera de son sort, qu’il prenne garde à ses paroles ! c’est tout ce que je puis dire, tout ce que je puis faire pour vous. J’en appelle aux trois gardiens du temple.

 

Ceux-ci balançaient leurs crânes hideux, pour approuver tout ce que disait Huascar.

 

Marie-Thérèse, qui couvrait l’enfant de baisers, releva son beau visage où était peinte une épouvante nouvelle :

 

– Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire avec : qu’il prenne garde à ses paroles ? Est-ce qu’un petit enfant peut prendre garde à ses paroles ?

 

Huascar, alors, s’était adressé au petit Christobal :

 

– Enfant ! veux-tu venir avec moi ? Je te rendrai à ton père !

 

– Je veux rester avec Marie-Thérèse, avait répondu Christobal.

 

– L’enfant a parlé, avait dit Huascar, il ne te quittera plus ! C’est le rite, n’est-ce pas, vous autres ?

 

Les trois gardiens du temple balançaient leurs crânes.

 

Alors, Huascar, avant de partir, avait prononcé les mots du psaume aïmara : « Heureux sont ceux qui parviendront purs dans le royaume du Soleil, purs comme le cœur des petits enfants, à l’aurore du monde ! »

 

– Huascar ! Huascar ! souviens-toi de ma mère ! Aie pitié de nous !…

 

Mais Huascar avait salué les gardiens du temple et était parti. Marie-Thérèse avait étreint le petit Christobal, l’avait serré sur sa poitrine comme une folle : Malheureux enfant, pourquoi es-tu venu ?

 

– Pour te dire, Marie-Thérèse, de ne pas avoir peur. Papa et Raymond vont venir… Ils te cherchent, ils sont derrière nous. Ils nous sauveront… mais si tu meurs, je veux mourir avec toi !

 

Alors ils avaient pleuré, pleuré tous les deux, et ils n’avaient pas cessé de s’embrasser, et leurs deux visages étaient ruisselants de leurs larmes mêlées.

 

Puis étaient revenues les mammaconas qui avaient disposé leurs trépieds, leurs vases sacrés, et on avait allumé la Sandia. Et ils s’étaient endormis tous les deux, dans les bras l’un de l’autre.

 

Et, maintenant, elle se réveillait dans la Maison du Serpent et elle ne sentait plus contre elle les baisers et les larmes de Christobal. Cependant, il criait, il l’appelait… Elle parvint à se dresser dans le fauteuil où on l’avait étendue. Et alors elle vit, en face d’elle, l’enfant tout nu entre les mains des mammaconas. Effrayée, Marie-Thérèse voulut courir au secours de Christobal, mais six mammaconas l’entourèrent et la calmèrent momentanément en lui affirmant qu’on ne ferait aucun mal à l’enfant et qu’on procédait simplement à sa toilette, comme il allait être fait pour elle, car ils devaient revêtir tous deux la robe en peau de chauve-souris ![26]. En lui parlant, elles lui donnaient un titre qu’elle n’avait pas encore entendu dans leurs bouches. Elles lui disaient : « Coya » qui, en inca, signifie : « Reine ».

 

Elles la prirent dans leurs bras puissants, comme une poupée, lui enlevèrent la robe couleur de soufre dont on l’avait revêtue dès la première étape, dans l’hacienda d’Ondegardo, et elles recommencèrent comme elles avaient fait alors, à la frotter d’huile et d’onguents odoriférants, en chantant une lente mélopée qui berçait singulièrement l’esprit. C’étaient de grandes et fortes femmes de la province de Puno, nées aux rives du lac Titicaca. Elles étaient vigoureuses et belles ; leur démarche était un peu dansante, presque toujours rythmée, mais souple et harmonieuse. Leurs bras dorés et fermes sortaient nus des voiles noirs. Elles avaient des yeux magnifiques, la seule chose qu’elles laissaient voir de leur visage.

 

Marie-Thérèse et le petit Christobal avaient peur d’elles, mais elles n’étaient point méchantes. Deux d’entre elles devaient mourir avec Marie-Thérèse, pour lui préparer la chambre nuptiale dans le palais du Soleil, et c’étaient celles qui se montraient les plus alertes, les plus chantantes, les plus « encourageantes ». Elles étaient pleinement heureuses et regrettaient que la jeune fille ne montrât pas la même joie. Elles faisaient cependant ce qu’il fallait pour cela, lui décrivant les plaisirs qui l’attendaient là-haut et lui vantant avec prosélytisme le bonheur qu’elle avait d’être choisie entre toutes pour devenir la Coya. Elles portaient de lourds bracelets d’or aux pieds qui sonnaient, quand se heurtaient leurs chevilles, et de larges anneaux aux oreilles.

 

On n’entendait plus l’enfant. Il était sage. On lui avait promis, s’il se tenait tranquille, de le reporter dans les bras de Marie-Thérèse. Celle-ci, également, se laissait aller aux mains des mammaconas avec docilité. La litanie dont elles endormaient ses oreilles endormait aussi son esprit, lourd encore du sommeil magique dont il sortait.

 

Une pensée était en elle qui la soutenait aussi. C’est que l’on savait où elle était, ce qu’elle était devenue, qui l’avait enlevée et pourquoi. Elle était sûre qu’une pareille horreur ne serait pas commise. On les sauverait tous deux. Le petit Christobal avait pu la rejoindre ; que ne pouvaient faire son père et Raymond ! S’ils n’étaient pas intervenus plus tôt, c’est évidemment qu’ils voulaient agir à coup sûr. Elle s’attendait d’un moment à l’autre à voir apparaître leurs sauveurs avec la police et des soldats. Et tous ces sauvages s’enfuiraient dans leur montagne, et on ne les verrait plus. Et cet affreux rêve serait oublié. En attendant, elle ne résistait pas. Elle se sentait faible comme une enfant, devant le destin. Seuls, les pleurs du petit Christobal parvenaient à l’émouvoir.

 

L’ÉPOUSE DU SOLEIL REVÊT LA ROBE NUPTIALE

« Dans la demeure du Soleil, chantent les mammaconas, pour la centième fois, les arbres produisent des fruits lourds, et, lorsqu’ils sont mûrs, les branches fléchissent pour que l’Indien n’ait pas à se donner la peine de lever le bras pour les cueillir. Ne pleurez pas ! Vous vivrez éternellement, éternellement, éternellement ! La mort vient frapper aux portes du palais terrestre et le génie du mal étend ses ailes maudites sur nos forêts, mais ne pleurez pas, car, là-haut, auprès du soleil et de la lune qui est sa sœur et sa première femme légitime[27] et auprès de Charca[28] qui est son page fidèle, vous vivrez éternellement, éternellement, éternellement ! »

 

On mit sur les cheveux parfumés de Marie-Thérèse le borla royal dont les franges lui tombaient jusque sur les yeux et lui donnaient déjà une sorte de beauté hiératique. Elle tressaillit quand on glissa sur ses membres nus la robe en peau de chauve-souris. Il lui sembla qu’elle entrait dans quelque chose de visqueux et de glacé et qu’elle appartenait, dès ce moment, à la nuit éternelle dont la chauve-souris est la Coya.

 

Puis on lui prit le poignet et on y glissa un anneau qu’elle regarda… et qu’elle reconnut. C’était le bracelet-soleil d’or ! Alors, elle comprit qu’à partir de cette heure commençait vraiment son agonie et elle se rappela avec une amertume désespérée l’heure heureuse et terrible où ce bracelet lui était apparu pour la première fois, les plaisanteries dont il avait été l’objet, sa tante Agnès effrayée, la duègne Irène se signant, son père sceptique, et Raymond amoureux ! Où étaient-ils tous maintenant ? Que ne venaient-ils les chercher ? Qu’est-ce qu’ils attendaient ? Il était temps ! Il était temps !…

 

Elle tendit les bras vers le salut providentiel qui ne vint pas et elle les referma sur le petit Christobal qu’on venait de lui apporter dans sa petite robe sinistre, en peau d’oiseau nocturne.

 

Quand elle le vit habillé comme elle, elle se lamenta sur cette innocente victime. Elle voulut parler aux gardiens du temple qui vinrent à elle en balançant, balançant leurs crânes immondes. Ah ! c’étaient bien ceux-là qui étaient sortis, devant elle et devant Raymond, des huacas funèbres, qui avaient surgi de la tombe et qui allaient l’y emporter. Ils n’étaient revenus sur la terre que pour cela ! C’étaient eux qui la guettaient derrière les vitres de son balcon ! Quoi qu’elle en ait dit, la petite Concha, ce n’était pas cette esclave qui avait ramassé sur le sable de la mer le bracelet-soleil d’or !… C’étaient eux ! C’étaient eux à qui elle appartenait déjà, à qui elle était promise, qui avaient reçu dans leurs poings hideux le bracelet-soleil d’or détaché de son bras ! et c’étaient eux qui le lui avaient rattaché, cet anneau plus redoutable que les chaînes dont on charge les condamnés à mort ! Ah ! si elle les reconnaissait ! Voici la casquette crâne !… et le crâne pain-de-sucre, et le crâne-petite-valise. S’ils pouvaient seulement arrêter leur balancement de pendule. Elle leur parlerait et ils comprendraient, peut-être. Mais ils ne s’arrêtent pas ! Ils ne s’arrêtent pas ! Alors, elle leur dit, sans les regarder, car ce balancement perpétuel l’étourdit et pourrait l’endormir, elle leur dit qu’elle est bien décidée à mourir correctement, comme doit mourir une épouse du Soleil, mais à une condition, c’est qu’ils ne feront pas de mal au petit enfant ! Et qu’on le reportera tout de suite sain et sauf, à Lima.

 

– Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse ! Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !

 

– Le petit a parlé ! c’est le rite !… dirent les gardiens en se regardant, et, sans plus rien ajouter, ils s’en vont en se balançant, en se balançant. Marie-Thérèse pousse un sanglot de folle. Le petit Christobal, pour calmer sa grande sœur, l’étreint à l’étouffer.

 

– Ils vont venir, Marie-Thérèse, ne pleure pas ! Ils vont venir !… Chut ! écoute !…

 

On entend, en effet, derrière les murs, une étrange musique et presque aussitôt entre la théorie des joueurs de flûtes. Ce sont de beaux hommes tristes qui s’asseoient en rond autour de Marie-Thérèse et de l’enfant, et qui jouent de la flûte dans des os de morts[29] ! Ce sont les musiciens sacrés de la quena. Leur chant est plus triste qu’un de profundis. Rien qu’à l’entendre, une sueur glacée se répand sur les membres de Marie-Thérèse dont le regard éperdu fait le tour de cette vaste salle toute nue qui est certainement l’antichambre de son tombeau.

 

Des pierres cyclopéennes, monstrueuses, hexagonales, posées les unes sur les autres, sans ciment, sans autre attache que leur poids énorme, forment les murs de « la Maison du Serpent ». Les mammaconas lui ont dit : « C’est la Maison du Serpent. » Elle en a entendu parler autrefois. Il y a deux Maisons du Serpent, l’une à Cajamarca[30], l’autre à Cuzco. Elles sont appelées ainsi du serpent de pierre qui est sculpté au-dessus de la porte d’entrée. Ce serpent est là pour garder les enceintes sacrées. Il ne laisse jamais sortir les victimes destinées au Soleil. La vieille tante Agnès et la duègne Irène savent cela et elles ont appris cela à Marie-Thérèse qui avait bien ri de ce dernier détail. Marie-Thérèse est donc au Cuzco, dans un palais bien connu des voyageurs, des étrangers en visite au Pérou, des historiens, des archéologues, enfin des hommes civilisés… un palais qui se trouve en plein Cuzco… et dans lequel chacun peut entrer, d’où chacun peut sortir… que les maîtres d’auberge font visiter à leurs clients de passage ! Alors !… alors ?… quoi ?… Qu’est-ce qu’elle craint ?… Que signifie cette comédie ?… on va venir !… On va venir !… Pourquoi ne vient-on pas ?

 

Par où va-t-on venir ? Ah ! elle a entendu du bruit, des murmures… oui, par delà les chants funèbres des flûtes d’os de morts on entend comme une foule qui vient… là, derrière le vaste rideau, le large rideau, le large rideau jaune d’or qui est tiré d’un bout à l’autre de la salle dans sa grande largeur et qui l’empêche de voir ce qui se passe. Pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, cet innombrable remuement de pieds ?

 

Elle questionne les deux mammaconas qui doivent mourir avec elle et qui sont étendues à ses pieds, dans leurs longs voiles noirs. Celles-ci lui répondent avec respect et amitié que l’on se prépare à adorer le roi Huayna-Capac qui doit venir la chercher pour la conduire à Atahualpa. Marie-Thérèse ne comprend pas. Ce roi est mort depuis très longtemps. Comment veut-on qu’il vienne ? On ne sait même pas où il est. Elles lui répondent qu’on sait parfaitement où il est. Il est au fond de la nuit et il va venir du fond de la nuit et il les emportera toutes les trois. Et elles traverseront la nuit, elles, avec leurs robes de deuil, Marie-Thérèse avec sa robe de peau d’oiseau de nuit, et elles arriveront dans les demeures enchantées du Soleil. Alors elles seront habillées tout en or, avec des robes d’or et des bijoux d’or, pour éternellement.

 

– Et le petit garçon ? demanda Marie-Thérèse. Que va-t-on faire du petit garçon ?…

 

Horreur ! elles détournent la tête et ne répondent point. Marie-Thérèse serre encore davantage le petit garçon et le couvre de baisers, comme si elle voulait l’étouffer elle-même, comme si elle voulait le faire mourir elle-même sous ses baisers. Et l’enfant Christobal lui dit encore : « Ne pleure pas, ma grande petite sœur, ce n’est pas ce vilain Roi qui va venir, mais papa et Raymond, ne pleure pas ! » et il lui rend ses baisers.

 

Sur l’une des grandes pierres, il y a des signes mystérieux que les mammaconas regardent à chaque instant et que les joueurs de flûtes d’os de morts se montrent en soufflant plus fort leur de profundis. Ce sont des sculptures étranges qui représentent des oiseaux à tête d’hommes et à corps de coraquenque. Le coraquenque est un oiseau incaïque dont Marie-Thérèse a déjà vu l’image dans les musées de Lima. Elle sait que, de tout temps et sur toute la terre, il n’a existé à la fois qu’un seul couple de ces oiseaux qui apparaissent dans la montagne au moment de l’investiture d’un nouveau roi auquel ils donnent deux de leurs plumes pour orner sa chevelure[31]. Ceux-là sont en pierre et font partie de la pierre. Pourquoi les regarde-t-on ainsi ?

 

Mais le bruit, derrière le rideau, a cessé et les joueurs de flûtes d’os de morts font entendre un modulement tout à coup si strident que les oreilles en sont comme percées. Le petit a peur et s’appuie davantage au sein de Marie-Thérèse. Et tout à coup le rideau glisse. Et l’on voit toute la salle.

 

LE MORT VA VENIR ! ÉCOUTEZ !

Elle est pleine d’une foule prosternée et silencieuse. Seuls sont debout, sur les marches de porphyre rouge qui descendent jusqu’à ce peuple, d’abord les trois gardiens du temple aux trois crânes incroyables. Ils sont habillés de robes de vigogne. Derrière eux, un degré plus bas, debout aussi, se tient Huascar, les bras croisés sous un punch rouge. Et puis, plus bas encore, à l’autre degré, il y a quatre punchs rouges prosternés. Ce sont les veilleurs du sacrifice. Leurs têtes, recouvertes du bonnet sacré à oreillettes, sont si courbées sur la pierre qu’on ne voit point leurs visages.

 

Thérèse n’a point plutôt aperçu cette foule qu’elle ne peut croire qu’il ne se trouvera point là quelqu’un pour la délivrer. Elle se lève avec l’enfant dans les bras, elle crie : « Délivrez-nous ! Délivrez-nous ! », mais un immense cri lui répond : Muera la Coya ! Muera la Coya ! Ils lui donnent son nom de reine en aïmara-quichua, mais ils la vouent à la mort, en espagnol, pour qu’elle comprenne bien qu’elle n’a rien à attendre de leur pitié : « À mort, la Reine ! »

 

Les quatre mammaconas qui sont à sa droite, les quatre mammaconas qui sont à sa gauche et les deux autres qui doivent mourir, qui sont devant elle, lui ont fait reprendre sa place sur son siège. Mais elle se débat encore, elle se dresse encore, elle lève au-dessus de sa tête le petit Christobal, elle crie : « Que celui-là au moins soit sauvé ! », mais tous reprennent : « Celui-là est pour Pacahuamac ! Celui-là est pour Pacahuamac !… » Et les douze mammaconas chantent : « Au commencement, avant le dieu Soleil, et sa sœur la lune, son épouse, il y avait Pacahuamac, qui était l’esprit, le pur esprit ! »

 

« Il faut du sang pur à Pacahuamac ! » répondent en chantant les assistants et puis l’un d’eux ayant crié encore : Celui-là est pour Pacahuamac ! Huascar se retourna et le fit taire.

 

Ils étaient tous debout, maintenant, excepté les quatre punchs rouges toujours prosternés, veilleurs du sacrifice. Les souffleurs de quenas faisaient un bruit terrible avec leurs os de flûtes de morts. Bientôt, on n’entendit plus qu’eux, car leur bruit avait eu raison de tous les bruits. Marie-Thérèse, effondrée, vaincue, ne criait plus, ne résistait plus. Aucune voix, aucun signe n’avait répondu à son appel. Christobal et elle étaient perdus ! Elle demanda, dans un souffle, aux mammaconas qui l’entouraient : « Allumez au moins les parfums ! Nous ne souffrirons pas ! », mais les deux qui devaient mourir avec elle lui dirent : « Nous devons mourir de tout notre esprit et de tout notre cœur pour revivre avec tout notre esprit et tout notre cœur. On n’allumera pas les parfums ! »

 

Et voilà que les joueurs de quenas se turent à leur tour et qu’il y eut un silence effrayant. Toute l’assemblée à nouveau se prosterne. Et la voix sonore de Huascar dit : « Silence dans la Maison du Serpent ! Le mort va venir ! Écoutez ! »

 

Alors une sorte de tremblement de terre semble ébranler les murs cyclopéens, cependant que le sourd roulement du tonnerre se faisait entendre, mais, au lieu de venir du ciel, il montait des entrailles mêmes de la terre.

 

À ce moment, le petit Christobal tressaillit dans les bras de sa sœur et elle crut que c’était de peur. Mais il lui dit à l’oreille : « Regarde, Marie-Thérèse, regarde les quatre punchs rouges. » Alors, elle leva sa tête appesantie et regarda, et elle aussi tressaillit. Pendant que, sous le coup de l’effroi causé par ces étranges phénomènes, toute l’assistance était courbée sur les dalles, quatre têtes apparaissaient, soulevées, tendues vers Marie-Thérèse, et, sous leur bonnet à oreillettes, sous les cheveux qui balayaient leur visage tanné, bruni par les fards indiens, l’Épouse du Soleil venait de reconnaître son fiancé, son père, Natividad, et l’oncle François-Gaspard.

 

Une joie immense inonda son cœur. Le petit Christobal et elle se serrèrent éperdument.

 

Les quatre bonnets des quatre punchs rouges étaient déjà retombés sur les dalles pendant que toute l’assistance relevait la tête au cri poussé par Huascar, annonciateur du roi défunt Huayna-Capac.

 

Tandis qu’un nouvel ébranlement de la terre semblait secouer tout l’édifice, Huascar, les bras tendus vers la muraille qui s’entr’ouvrait, criait à Marie-Thérèse : A qui esta el morto ! (Voici le mort !).

 

LIVRE V


La partie de la muraille où étaient sculptés les signes mystérieux et le couple d’oiseaux à têtes d’hommes sembla pivoter sur elle-même et, dans le même moment, Marie-Thérèse poussa un grand cri, car le mort arrivait. Il vint jusqu’à elle, du fond du gouffre obscur qu’avait ouvert le déplacement des pierres cyclopéennes[32]. Quand celles-ci eurent repris leur position première, Marie-Thérèse le vit assis devant elle dans un fauteuil d’or à deux places. L’une de ces deux places à côté de la majesté défunte était encore inoccupée. La foule des Indiens acclama : « Gloire à l’Inca ! » et se prosterna de nouveau. Les joueurs de quena soufflèrent leurs airs les plus funèbres dans leurs os de mort. Les deux mammaconas qui devaient accompagner Marie-Thérèse dans les demeures enchantées du Soleil se placèrent à sa droite et à sa gauche et les dix autres prêtresses formèrent deux théories qui ne cessèrent de se croiser en balançant leurs voiles. Quand elles arrivaient devant le Roi Embaumé, elles s’agenouillaient, relevaient la tête et criaient à l’écho : « Celui-là est Huayna Capac, roi des rois, fils du grand Tapac Inca Yupanqui. Il est venu par les couloirs de la nuit pour chercher la nouvelle Coya que le peuple inca offre à son fils Atahualpa ! », puis elles se redressaient et se recroisaient et recommençaient à balancer leurs voiles. Elles firent ce manège douze fois. Chaque fois elles criaient plus fort et chaque fois les joueurs de flûte dans les os de mort faisaient entendre des airs plus stridents. Marie-Thérèse, toujours serrant dans ses bras le petit Christobal qui avait caché sa tête sur son sein à l’apparition de Huayna Capac, fixait le Mort et le Mort la fixait. Il semblait à tous qu’une épouvante hypnotique immobilisait la jeune fille en face de l’envoyé de l’enfer incaïque qui venait la chercher.

 

Le Roi avait, lui aussi, revêtu la robe de peau de chauve-souris propre à la traversée des couloirs de la nuit, mais, sous cette parure passagère, il laissait entrevoir le manteau royal et les sandales d’or. Sa noble figure impassible et sévère était découverte. Elle avait conservé cette teinte brune qui lui avait été naturelle. Il ne portait sur ses cheveux, d’un noir de corbeau, que le llantu, la couronne légère à franges et à glands pareille à celle que l’on avait posée sur le front de Marie-Thérèse ; mais celle du roi avait les deux plumes de coraquenque. Les gardiens du Temple de la Mort avaient-ils glissé sous les paupières embaumées le faux éclat des billes de verre, ou le prodigieux secret des embaumeurs avait-il conservé à travers les siècles la lumière des royales pupilles ? Mais il paraissait à Marie-Thérèse que ce monarque funèbre la fixait d’un regard effroyablement vivant ? Il était assis très naturellement, les mains aux genoux. Il sembla même à la jeune fille qu’il respirait, tant ce mort présentait la perfection de la vie réelle[33]. Elle eut un gémissement d’horreur que, seul, le petit Christobal entendit, car c’était la douzième fois que les mammaconas passaient en chantant toujours plus fort et que les joueurs de quena les accompagnaient et ils étaient arrivés tous à un diapason tel qu’on ne percevait plus, dans la Maison du Serpent, que leurs accents déchirants et barbares.

 

Les Indiens de l’assemblée commençaient, eux aussi, à se trémousser en hululant, de droite et de gauche, en imitant le balancement des trois gardiens du Temple. Marie-Thérèse regardait toujours le mort, non seulement parce qu’elle ne pouvait faire autrement, se trouvant en face de lui et comme hypnotisée par lui, mais encore parce qu’elle ne voulait pas regarder les punchs rouges. Elle sentait que ses yeux, s’ils ne restaient pas sur le mort, iraient fatalement à ceux-là et les trahiraient.

 

Marie-Thérèse était déjà comme à moitié enfouie dans l’idée de la mort ; il lui semblait que déjà la terre la possédait qui devait l’étouffer, mais que sa tête était encore libre. Et elle n’avait plus qu’une crainte particulière au milieu de la terreur sans fond dans laquelle elle descendait, c’est que sa tête se tournât malgré elle du côté de ceux qui pouvaient encore la sauver, et les désignât à ce peuple fanatique. Ainsi se forçait-elle à « l’hypnotisation », en face du mort. Et le peuple inca, voyant ce miracle s’accomplir, et qu’elle était déjà prise par le mort, rendait des actions de grâce à la divinité.

 

Mais Huascar leva le bras, fit un signe de deux doigts de la main droite, et il y eut le silence et une immobilité de tous instantanée et absolue. Qu’allait-il se passer ? Le crâne pain-de-sucre, le crâne petite-valise et la casquette-crâne s’approchèrent et désignèrent aux deux mammaconas qui devaient mourir la place restée libre sur le double fauteuil d’or. Celles-ci dirent aussitôt à Marie-Thérèse en indien aïmara : « Allons, Coya, viens ! sois heureuse et douce, le Roi t’appelle. » Et elles la soulevèrent et la portèrent dans cette place restée libre sur le double fauteuil d’or, à côté du roi défunt Huayna Capac, fils du grand Tupac Inca Yupanqui. Et ceci fait, le fauteuil se trouva face à l’assemblée et face aux punchs rouges.

 

SA CROUPE SE RECOURBE EN REPLIS TORTUEUX

Marie-Thérèse ferma les yeux pour échapper à l’horreur de se voir côte à côte, sur le même fauteuil, avec le mort qui devait l’emporter dans la terre et aussi pour ne pas les voir, eux, les punchos rouges… pour ne pas les voir… pour ne pas les voir ; car elle se rendait de plus en plus compte que si son regard se croisait avec celui de Raymond, ou avec celui de son père, elle éclaterait en sanglots ou se lèverait comme une femme ivre pour courir à eux, ou leur crierait quelque chose qui les perdrait tous. Cependant, malgré ses paupières closes et malgré qu’elle parût déjà aussi momifiée que son compagnon le Roi, elle était renseignée. Le petit Christobal, par-dessus les bras recourbés de sa sœur, regardait tout ce qui se passait ; et il lui disait tout bas, si bas que Marie-Thérèse sentait à peine son souffle monter le long de sa gorge nue : « Raymond a levé la tête… et puis papa… papa a fait un signe… mais il ne faut pas le dire… » Marie-Thérèse mit sur le souffle de l’enfant sa main qui tremblait et il comprit qu’il devait se taire. « Ainsi, ils étaient là, pensait-elle. Qu’allaient-ils tenter ? qu’allaient-ils pouvoir faire ? » C’était horrible de les savoir là, cachés et impuissants… car s’ils n’avaient pas été impuissants, ils ne se cacheraient pas !… Ils seraient venus avec la police… avec des soldats !… C’était cela qu’elle ne comprenait pas !… Pourquoi se cachait-on pour la sauver ! Les Indiens étaient donc les maîtres du pays, maintenant ?… Elle pensa à la révolution, au général Garcia qui avait demandé sa main. Pourquoi n’était-on pas allé trouver Garcia, il serait accouru avec son armée, près d’elle. Mais, eux, cachés sous leurs punchs rouges, qu’allaient-ils faire au milieu de ce peuple qui voulait sa mort ? que pouvaient-ils pour elle ? Cependant ils devaient avoir leur plan.

 

Les mammaconas chantaient : « Des tremblements de terre ébranlèrent le sol, la lune fut entourée d’anneaux de feu de diverses couleurs ; le tonnerre tomba sur l’un des palais royaux et le réduisit en cendres ; on vit un aigle chassé par plusieurs faucons remplir l’air de ses cris, planer au-dessus de la grande place de la cité et, percé par les serres de ses agresseurs, tomber sans vie en présence des plus nobles Incas ! » À ces derniers mots qui rappelaient, selon le rite, la défaite et la mort de leur dernier roi, tous courbèrent la tête, avec des gémissements, et le souffle des joueurs de quénia trembla dans les os des morts. Huascar, lui aussi, s’était incliné ; puis il releva le front, ses yeux rencontrèrent les paupières de Marie-Thérèse qui s’entr’ouvraient. Elle le vit et frissonna. Elle ne doutait plus qu’il l’aimât et que c’était lui qui la faisait mourir. Quand il fit quelques pas vers elle, elle crut sa dernière heure venue, tant son regard était sombre. Elle avait pu supplier la foule anonyme ; celui-là, elle ne le pourrait point. Elle referma les yeux.

 

Elle l’entendit alors qui lui disait d’une voix lente et monotone comme celle d’un prêtre à l’église : « Coya, tu appartiens à Huayna Capac, le grand Roi venu des enfers pour te conduire dans la maison du fils du Soleil. Nous te laissons seule avec lui. C’est lui qui te conduira au seuil du mystère qui doit rester inconnu des vivants. Il te fera traverser les couloirs de la nuit et te fera connaître, selon le rite, la gloire du Cuzco, fille du Soleil. Enfin, c’est lui qui, dans le Temple, te fera asseoir au milieu des cent épouses. Tu dois lui obéir et, si tu veux que le charme ne soit rompu, ne te lève que s’il se lève ! Et souviens-toi que le serpent veille dans la Maison du Serpent. »

 

Il se retira à reculons avec les trois gardiens du Temple, pendant que la foule des Indiens s’écoulait lentement par les trois portes. Toutes les mammaconas s’en allèrent aussi, en ramassant leurs longs voiles noirs sur leurs têtes comme des femmes en deuil qui sortent du cimetière. Et même les deux qui allaient mourir se retirèrent après avoir baisé les pieds de Marie-Thérèse, qui étaient nus sous la robe de peau de chauve-souris.

 

L’idée qu’on allait la laisser toute seule dans cette salle que gagnait la prompte obscurité de la nuit, seule avec son petit Christobal dans les bras, à côté du Mort, l’emplissait d’une horreur plus grande que le spectacle que venaient de lui donner ces sauvages. Pourquoi s’en allaient-ils ?… Sans doute, parce qu’il allait se passer quelque chose de si atroce qu’ils n’avaient pas le courage d’y assister. Huascar l’avait dit : « Il y a des mystères que les vivants ne doivent pas connaître ! » Qu’est-ce qu’on lui avait préparé avec ce mort ? Pourquoi lui avait-on défendu de se lever ? « Ne te lève que s’il se lève ! » Il allait donc se lever ? Ce Mort allait donc marcher devant elle ? la prendre par la main avec sa main hideuse de momie ? l’entraîner chez les morts, par les couloirs de la nuit ?

 

Au fur et à mesure que la salle se vidait, on eût dit également que la lumière la quittait.

 

Et les punchs rouges ?… est-ce qu’ils n’allaient pas enfin venir à son secours ?… est-ce qu’ils n’allaient pas l’arracher aux bras du mort ?… ou bien allaient-ils s’en aller comme les autres ?… Elle les regarde maintenant… tous les quatre… tous les quatre prosternés sur les dalles !… Les mammaconas lui ont dit : « Ce sont les veilleurs du sacrifice !… » Alors, eux, ils vont sans doute rester… parce que le sacrifice est proche… c’est leur devoir de rester !… Huascar a dit que tout le monde allait s’en aller, excepté le Mort… Il ne pensait certainement pas aux veilleurs du sacrifice qui doivent avoir le droit de rester. Cependant, il faudrait savoir… les gardiens du Temple sont partis… Huascar est parti… les quatre punchs rouges vont peut-être le suivre… Non ! ils ne bougent pas !… Ah ! Marie-Thérèse peut les regarder… ils ne la regardent pas ! Ils sont là, écrasés sur la pierre, comme des choses inertes…

 

Mais il n’y a plus qu’une vingtaine d’Indiens dans la salle. Qu’attendent les punchs rouges pour bondir vers elle ?… Qu’attend Raymond ?… Qu’attend Raymond !… « Oh ! Marie-Thérèse, nous allons rester seuls avec eux, murmure le petit Christobal… ils nous sauveront ! »… C’est cela ! évidemment, pense-t-elle… c’est bien cela !… Voilà le plan !… Ils ont dû séduire les vrais veilleurs du sacrifice, les séduire ou les tuer, acheter la complicité de quelques caciques (ils aiment tant l’argent !)… et ainsi se sont-ils introduits dans la Maison du Serpent sous les punchs rouges, sachant qu’à la fin de la cérémonie on les laisserait seuls, tout seuls avec Marie-Thérèse, le petit Christobal et le Mort !… Allons, tout allait se passer le plus simplement du monde, car tout pour la fuite avait dû être préparé… et, bien sûr… ce n’est pas le Mort qui résisterait ?

 

Maintenant, le Mort faisait moins peur à Marie-Thérèse.

 

Elle embrassa le petit Christobal qui lui rendit son baiser et la serra dans ses petits bras… Encore cinq, quatre, trois Indiens… Ils se retournent pour la voir avant de partir… Ah ! elle n’a garde de bouger… non… non… pas un mouvement… c’est défendu !… Elle ne doit se lever que si le Mort se lève !… Alors, elle reste bien sage, avec son petit frère dans ses bras, sur son fauteuil d’or… plus d’Indiens !… plus un !… plus personne que les quatre veilleurs du sacrifice, qui se lèvent à leur tour, et prennent lentement à leur tour le chemin des portes… Oui, ils s’en vont eux aussi… ils s’en vont !…

 

Ah ! Marie-Thérèse a un sourd gémissement… Elle n’ose crier, elle ne sait pas si elle doit, si elle peut crier !… Mais de les voir s’en aller comme les autres, sans un regard de son côté… cela lui arrache le cœur… et voilà que le petit Christobal pleure… ne peut plus se retenir de pleurer… « Ils s’en vont ! ils s’en vont ! » dit-il dans ses larmes, mais encore elle le fait taire… Il faut voir… il faut avoir du courage jusqu’au bout… Il y en a trois, trois veilleurs du sacrifice… qui, lentement, les têtes courbées sous le bonnet sacerdotal, s’en sont allés vers les trois portes… mais il y en a un, le quatrième qui s’est arrêté au milieu de la salle, à demi tourné vers Marie-Thérèse… et celui-là lui fait un signe… et celui-là, c’est Raymond !… Ah ! sûrement, ils sont sauvés ! ils sont sauvés ! mais il faut agir bien prudemment, n’est-ce pas ?… bien prudemment… Les trois sont donc allés aux trois portes, et ils regardent avec précaution dans les cours, car chaque porte donne sur une cour comme dans tous les palais incaïques où aucune pièce ne communique avec aucune autre pièce.

 

Est-ce que le peuple d’Indiens est parti ? Est-ce qu’il est bien parti ?… évidemment, c’est cela qu’ils regardent, c’est de cela qu’ils s’assurent. Et Raymond trouve, certainement, qu’ils y mettent trop de temps. Il attend le signal ! Il attend le signal ! Et ses mains armées, terriblement armées, se tendent vers Marie-Thérèse, qui déjà, oubliant la recommandation de Huascar, se soulève sur son trône d’or, alors que le Mort, lui, reste, comme il convient aux morts, surtout aux Rois morts qui ont de la dignité et le respect d’eux-mêmes, immobile… Ah ! le signal ! le signal !… c’est le marquis qui le donne !… Recuerda ! (souviens-toi).

 

À ce mot d’ordre, qu’il attendait avec une impatience mortelle, Raymond se précipite sur Marie-Thérèse. Le marquis le suit et, tandis que les deux autres continuent de veiller aux portes, tous deux bondissent, gravissent les hauts degrés de porphyre, tendent les bras à Marie-Thérèse… Et Marie-Thérèse, se levant tout à fait cette fois, pousse un cri de joie et de délivrance et est déjà prête à se jeter dans leurs bras tendus avec le petit Christobal… quand, tout à coup, dans la seconde même où elle va quitter le siège fatal, un sifflement sinistre se fait entendre, cependant qu’elle jette une clameur effroyable et qu’elle se débat avec l’enfant dans les replis monstrueux d’une bête énorme qui vient de jaillir autour d’elle, qui l’enserre de ses anneaux, qui la broie, qui la retient, qui l’emprisonne sur le fauteuil de la Mort, avec le Mort ! C’est le serpent de la Maison du Serpent qui garde sa proie !…

 

Raymond, le marquis, ont jeté un égal cri d’horreur devant ce rempart inattendu qui se dresse en face d’eux et ils se sont rués sur le monstre dont la tête se balance fantastiquement au-dessus d’eux en faisant entendre un singulier bruit de clochettes. Ils veulent lui arracher ses deux victimes !… Ils le frappent ! Ils l’étreignent à leur tour !… Ils voudraient le tuer ! l’étouffer !… Épouvante nouvelle !… Leurs mains insensées ne rencontrent point la chair vivante, mais le froid du métal, des anneaux qui grincent, qui glissent les uns sur les autres, mus par quelque mécanisme infernal[34], écailles de cuivre[35] qui défendent Marie-Thérèse et l’enfant contre les efforts qui tentent de les sauver, mieux que ne le feraient les barreaux d’une prison !…

 

C’est en vain que Raymond essaie d’attirer à lui les membres glacés de Marie-Thérèse, en vain que le marquis a tenu dans ses mains les mains du petit Christobal… Ils sont impuissants à les arracher au monstre qui continue de balancer au-dessus d’eux sa tête triangulaire dont la gueule entr’ouverte laisse échapper un sifflement de plus en plus aigu et cet étourdissant bruit de clochettes… auquel on accourt de partout…

 

Natividad a crié : « Les voilà ! les voilà !… » et il s’est sauvé… mais où se sauver !… Et le marquis ne veut plus fuir… Et Raymond ne veut plus quitter Marie-Thérèse !… Et la salle tout entière se remplit à nouveau d’Indiens !… de dignitaires !… de caciques… de punchs rouges qui crient au sacrilège… de mammaconas qui agitent désespérément leurs voiles noirs… de soldats quichuas qui font ouvertement cause commune avec la bande d’Oviedo Runtu, lequel seul reste invisible.

 

LES PRÉCAUTIONS DU FOU ORELLANA

Huascar enfin apparaît. D’où vient-il ?… Son calme, son immobilité, au milieu de tout ce tumulte, semblent attester qu’une pareille scène ne l’a point surpris… que rien ne pouvait le surprendre… Il aurait été prévenu de ce qui allait se passer qu’il ne montrerait pas plus de tranquillité. C’est lui qui commande, qui fait charger de chaînes les captifs, le marquis, Natividad et l’oncle François-Gaspard, lequel, devant la brutalité de ses agresseurs, recommence à s’inquiéter et à se laisser gagner à son tour par l’épouvante… c’est Huascar qui ordonne à ses Indiens d’emmener les malheureux.

 

Le marquis appelle une dernière fois : « Christobal ! Marie-Thérèse ! », mais, ils ne lui répondent pas, car ils sont déjà comme morts parmi les anneaux du serpent.

 

Cependant Huascar est de plus en plus sombre, car c’est en vain que sur son ordre, dans la salle envahie, on cherche Raymond. Raymond s’est enfui. Raymond serait-il le seul à échapper à sa vengeance ?

 

Derrière les captifs, les Indiens ont quitté la salle en chantant la gloire, la force, la ruse et l’adresse du serpent dans la Maison du Serpent. Pendant le tumulte, les mammaconas ont jeté leurs voiles de deuil sur la momie assise de Huayna Capac. Les Indiens repartis, elles ont repris leurs voiles, et, à leur tour, sont parties. Puis sont partis tous les autres dignitaires, à l’exception de Huascar et des trois gardiens du temple dont les petits poings hideux caressent les anneaux du serpent. Puis, Huascar est passé derrière le double fauteuil d’or. Alors, comme s’il recevait un ordre, le serpent a cessé de siffler, et il a refermé son ignoble gueule sur le bruit des clochettes… et, peu à peu, il s’est replié… aussi lentement qu’il avait été rapide à se détendre et à encercler la pauvre Marie-Thérèse et le petit Christobal. Enfin, anneau par anneau, le serpent a fini par disparaître tout à fait derrière le fauteuil d’or. Huascar, alors, a touché la pierre du mur à l’endroit du coraquenque, l’oiseau à tête d’homme, et la pierre, de nouveau a tourné, ouvrant le couloir de la nuit. Aussitôt le double trône a glissé dans le couloir de la nuit, emportant le roi mort et Marie-Thérèse et le petit Christobal. Et la muraille, sur eux, s’est refermée, car il y a des mystères que ceux qui ne sont pas encore prêts à mourir ne doivent pas connaître. Aussitôt, les trois gardiens du Temple ont incliné leurs trois têtes de monstres devant Huascar et Huascar est resté seul dans la Maison du Serpent, comme c’est son droit, parce que Huascar est le dernier grand-prêtre des derniers Incas. Il s’est assis, solitaire, sur la plus haute marche de porphyre et, dans la nuit, il s’est pris la tête dans les deux mains. Ainsi il resta jusqu’à l’aurore.

 

* * * * * * * *

 

Dissimulé dans une niche de pierre creusée par la main des Incas, Raymond attendit Huascar toute la nuit, devant la Maison du Serpent. Mais il ne vit sortir aucun de ceux pour lesquels il était resté là, malgré le danger qu’il courait d’être reconnu par les quichuas, dignitaires de l’Interaymi. Certains, en passant, jetèrent un coup d’œil rapide sur ce pauvre Indien qui semblait dormir, roulé dans son punch, mais nul ne se douta que l’homme était celui qui leur avait échappé, au moment du sacrilège ! Les ombres de la nuit étaient du reste favorables à Raymond. C’étaient elles qui l’avaient sauvé dans cette vaste salle où s’étaient rués les Indiens à l’appel du serpent à clochettes. Dans le tumulte et la confusion générale, il avait eu la présence d’esprit de retourner le punch rouge qui ressemblait maintenant sur ses épaules à tous les autres punchs quichuas. Il était sorti avec la foule, s’était trouvé dans la rue avec elle et était resté dans cette niche, accablé par les événements.

 

Il n’avait plus aucun espoir ; les quichuas étaient les maîtres du pays. La dernière victoire de Garcia leur avait livré le Cuzco. Tout ce qui n’était pas indigène avait fui. Or, sur les 50.000 habitants de l’antique cité, les sept huitièmes étaient de pure race indienne, qui ne s’étaient pas vus à pareille fête depuis la conquête espagnole. Les quelques troupes que Garcia avait laissées là, auxquelles du reste étaient venus se joindre avec enthousiasme les soldats vaincus de Veintemilla, faisaient chorus avec la population indigène d’où ils étaient tous sortis et dont ils partageaient les mœurs, les croyances, le fétichisme.

 

Toute la région était dans un état d’exaltation incaïque que rien ne pouvait calmer depuis que Garcia s’était éloigné, par prudence, du reste. Le général n’avait pas voulu tenter l’aventure de s’opposer personnellement aux manifestations d’un fanatisme qui, selon lui, devait tomber tout naturellement, après les fêtes de l’Interaymi.

 

En attendant, le pays était redevenu le domaine sacré des fils du Soleil comme aux plus grands jours des Incas. Les chants, les processions, les danses ne cessaient pas. Quand Raymond et ses compagnons étaient arrivés aux environs du Cuzco où ils avaient caché leur automobile dans un des tambos (auberge de campagne) dont ils avaient « acheté » le propriétaire, il leur avait bien fallu se rendre compte de l’impossibilité où ils étaient de tenter un coup de force. Heureusement, l’or de Garcia était là, suprême espoir. Ils avaient promis à l’aubergiste, qui était un métis fort pauvre ne demandant qu’à devenir riche, une petite fortune s’il parvenait à leur amener un ou deux punchs rouges, susceptibles de s’entendre avec eux pour affaire d’importance, moyennant la forte somme ; et cela en cachette de Huascar.

 

Le métis leur en amena quatre qui devaient être le soir même les veilleurs du sacrifice et dont la fonction consisterait à rester les derniers dans la Maison du Serpent, devant la Coya et le Huayna Capac avant le mystère des couloirs de la nuit. Cela, vraiment, « tombait » bien. Cela « tombait » trop bien et ils eussent dû se méfier. Mais Raymond et le marquis étaient trop heureux de pouvoir enfin pénétrer jusqu’à Marie-Thérèse pour s’arrêter à des détails qui auraient éveillé la prudence des moins habiles. François-Gaspard qui avait assisté à la combinazione avait pu, avec quelque raison, cette fois, hausser les épaules de mépris pour une aussi pauvre politique. Tout avait été réglé avec les punchs qui touchèrent immédiatement moitié de la somme et qui devaient avoir le reste après le succès de l’entreprise. Il était entendu, du reste, qu’ils y collaboreraient en facilitant l’enlèvement et en se faisant les gardiens de l’une des portes par laquelle la petite troupe pourrait s’échapper, le coup fait, avec leur précieux butin. Sur quoi, les quatre voyageurs avaient revêtu le manteau des veilleurs du sacrifice et s’étaient grimés, et avaient coiffé le bonnet à oreillettes. La cérémonie devait avoir lieu vers la fin du jour au milieu d’une populace en liesse : qui donc se mêlerait de reconnaître ces faux-prêtres dont le rôle consistait à toucher de leurs fronts les degrés de pierre ? François-Gaspard avait été naturellement le premier à se prêter à cette mascarade, comme il l’appelait ; il avait accepté son rôle avec une bravoure tranquille qui lui avait fait reconquérir toute l’estime perdue dans l’esprit du marquis et aussi dans celui de son neveu. Natividad pensait lui-même un peu à Jenny l’ouvrière, mais l’affaire paraissait proche du dénouement. Il savait, par métier, qu’on pouvait faire, dans ce pays, beaucoup de choses avec de l’or et il connaissait particulièrement la vénalité des Indiens. Il ne doutait point, lui, du succès final de cette petite tragi-comédie. L’Indien, tant de fois, avait été joué par le Blanc !

 

Or, dans la circonstance, c’était le Blanc qui était joué par l’Indien. Ils s’en aperçurent à leurs dépens. Huascar les avait, dans leurs punchs rouges, convenablement « roulés ».

 

Où étaient-ils, maintenant, les veilleurs du sacrifice ? ceux qui devaient sauver Marie-Thérèse et Christobal ? Où le marquis ? Où Natividad ? Où l’illustre membre de l’Institut ? Au fond de quel cachot et promis à quel destin ?

 

Dans cette rue sombre, devant ce palais fatal, Raymond attendait Huascar pour le tuer. Mais personne ne sortait plus de la Maison du Serpent. À l’aurore, une main se posa sur le bras du faux Indien. Celui-ci releva la tête. Il reconnut le grand vieillard qui suivait Huascar sur la place d’Arequipa. Il avait devant lui le père de Maria-Christina d’Orellana.

 

– Pourquoi restes-tu ici ? lui demanda le vieillard. Ce n’est pas de ce côté que la procession apparaîtra. Viens avec moi, tu pourras voir ma fille qui va sortir du couloir de la nuit.

 

Ces paroles du pauvre fou frappèrent Raymond, d’autant que de nombreux groupes d’Indiens passaient maintenant dans la rue, suivant tous la même direc­tion. Le vieillard lui dit encore : « Viens avec eux. Tu vois, ils vont tous à la pro­cession de l’Épouse du Soleil ! » Raymond se leva et le suivit. Dans son horrible situation qui n’était comparable à rien de ce qui pût être imaginé de raisonnable dans le monde actuel civilisé, il finissait par trouver tout naturel qu’il se laissât diriger par un fou. Le vieillard, en mar­chant, lui disait : « Je te connais bien. Tu es venu dans le pays pour voir l’Épouse du Soleil. Tu t’es même déguisé en Indien pour cela, mais c’est bien inutile, tu n’as qu’à venir avec moi, tu la verras, l’Épouse du Soleil ! Je suis celui qui connaît le mieux Cuzco et la province, par dessus et par dessous. J’ai vécu dix ans dans les sou­terrains. Quand je ne suis pas dans les souterrains, je fais visiter la ville aux étrangers. Et je les conduis à toutes les étapes que parcourait autrefois l’Épouse du Soleil avant d’être réunie au Soleil dans le temple de la mort, qui est aussi, bien entendu, le temple du Soleil, mais par en dessous. Tu verras, c’est très curieux !… Aujourd’hui, ce sera même plus curieux que la dernière fois, parce que, la dernière fois, ils étaient obligés de se cacher et les processions n’avaient lieu que dans les couloirs de la nuit, mais aujourd’hui, ils sont les maîtres par-dessus comme par-dessous ; Huayna Capac, le roi mort, osera regarder une fois encore le Soleil vivant. Et ils se promèneront dans les rues de la ville. Si tu ne sais pas cela, c’est que tu n’écoutes pas ce qui se dit autour de toi. Où sont tes compagnons ? J’aurais pu leur faire visiter la ville à eux aussi ! et leur faire suivre les étapes, aussi. Et, tu sais, je n’aurais pas demandé plus cher. Quelques centavos me font vivre pendant des semai­nes. Les aubergistes le savent bien qui me confient leurs étrangers pour la visite de la ville et nul ne la connaît mieux que moi. Tu es venu pour les fêtes de l’Interaymi. Je t’ai vu pour la première fois à Mollendo, puis, à côté de la maison du Rio Chili, à Arequipa, puis devant la Mai­son du Serpent. Ce sont toutes les étapes avant les couloirs de la nuit. C’est par là, qu’il y a dix ans, ils ont conduit ma fille Maria-Christina, qui était la plus belle fille de Lima et qu’ils ont jugée digne de leur dieu. Moi, je n’étais pas prévenu. Mais, cette fois, ça ne se passera pas comme ils le croient. Quand j’ai vu revenir les fêtes de l’Interaymi, je me suis dit : « Orellana, il faut prendre tes précautions ! Et je les ai prises, ma parole. Viens, j’entends le bruit des flûtes d’os de mort ! »

 

LE CORTÈGE DE L’INTERAYMI

Il lui fit traverser tout Cuzco. Et Raymond ne voyait rien de l’antique Cuzco cyclopéen sur lequel est construit le Cuzco mo­derne ; il passait au milieu de cette ville prodigieuse qui fut élevée, sans doute, par des géants ou par des dieux, car les blocs de granit et de porphyre dont elle est faite, n’ont pas bougé depuis qu’une force inconnue aux hommes de notre temps les a amenés là. Et ils ne bougeront jamais, et ils mourront avec la terre, cependant que le souffle du ciel ou le tremblement des monts aura depuis longtemps fait dispa­raître les petites bâtisses des conqui­stadors. Il passait aveugle au milieu de ces effarants vestiges du passé. Il marchait, suivant la foule, suivant le vieillard qui le conduisait à une nouvelle étape du martyre de Marie-Thérèse.

 

Ils sortirent de la ville, et Orellana, le prenant par la main, comme il eût fait d’un enfant, lui fit gravir un monticule appelé, en quichua, qqiiisillo Hungu-Ina (l’endroit où danse le singe). Là, ils durent gravir un des blocs granitiques sculptés et transformés par les travailleurs incas en terrasses, en galeries, en marches géantes. D’innombrables Indiens couvraient déjà ces pentes surnaturelles et tous avaient les regards tournés vers le Sacsay-Huaynam, la colline de pierre, le fort cyclopéen, pre­mier témoin de la grandeur des Anciens Ages. Sa longueur dépasse mille pieds et il possède trois murs d’enceinte montant les uns au-dessus des autres et creusés de niches où, ce jour-là, comme autrefois, s’abritaient les sentinelles.

 

Tous les yeux étaient donc tournés vers le Sacsay-Huaynam, et tous les yeux, sur le Sacsay-Huaynam, regardaient l’Intihuatana, qui est le pilier où l’on attache le Soleil !

 

Orellana, de sa voix cassée, expliquait comme un guide qui ne saurait perdre l’habitude d’expliquer : « Vous voyez, senior, le pilier qui servait aux Indiens à mesurer le temps. C’est lui, aujourd’hui, qui distribue, comme il convient, les heures de la fête. C’est une pierre religieuse érigée pour fixer l’époque précise des équinoxes. C’est pourquoi on l’appelle Intihuatana « où l’on attache le Soleil ». Ah ! ah ! attention !… tenez !… voilà la procession qui commence !… Il faut que vous sachiez que les couloirs de la nuit s’étendent sous la ville et la campagne entre la Maison du Serpent et le Sacsay-Huaynam[36]. Quand ma fille sortira des couloirs de la nuit, ce sera pour faire le tour du Sacsay-Huaynam et le tour de l’Intihuatana. Alors, le Soleil ayant été détaché par le grand-prêtre, la procession s’en ira vers les portes de la ville. »

 

En effet, Raymond voyait maintenant très distinctement tout un cortège qui se formait autour des murailles et il distingua, en tête, Huascar qui donnait des ordres. Alors, il ne s’occupa plus d’Orellana et courut de ce côté et se rapprocha le plus qu’il pût de la procession, sans parvenir toutefois à percer les rangs des premiers Indiens qui remplissaient l’air de leurs cris. Il n’était pas trop loin du pilier à mesurer les solstices. Il put voir que cette colonne solitaire, placée au centre d’un cercle, toute chargée de guirlandes de fleurs et de fruits, était surmontée d’un trône doré. Exclusivement réservé au Soleil[37], ce trône, qui avait disparu depuis des siècles, avait été apporté là avant l’aurore, du fond des couloirs de la nuit. Étourdi par les cris, les chants, les bousculades, Raymond dut attendre là pendant plusieurs heures, luttant avec une astuce silencieuse pour garder sa place. Il ne voyait plus Huascar et il finit par comprendre que les quelques prêtres qui tournaient incessamment autour de l’Intihuatana attendaient l’heure de midi.

 

Enfin, il revit Huascar qui avait revêtu une chape d’or qui brillait comme le Soleil lui-même. Tourné vers le fauteuil du Soleil, le grand-prêtre attendit quelques secondes. Puis il cria en aïmara cette phrase qui fut répétée de toutes parts en quichua et en espagnol : Le dieu est assis dans toute sa lumière sur la colonne ! Et, après avoir attendu encore quelques secondes, il frappa dans ses mains et donna le signal de la marche de tous. Le dieu était délivré, c’est-à-dire qu’après avoir visité son peuple, il continuait librement son chemin dans les cieux. Le peuple le suivit sur la terre, de l’est à l’ouest.

 

Ce fut d’abord le cortège sacré qui s’ébranla, Huascar en tête, suivi de quelques centaines de serviteurs du dieu, habillés simplement et employés à débarrasser le chemin de tout obstacle et chantant dans leur marche les chants de triomphe. Puis une centaine de personnages leur succédèrent, vêtus d’une étoffe éclatante, à carreaux rouges et blancs, disposés comme les cases d’un échiquier. À leur aspect, le peuple cria : « les amautas ! les amautas ! » c’est-à-dire : les sages, et il leur fit fête. Puis d’autres vinrent qui étaient tout en blanc, portant des marteaux et des massues en argent et en cuivre : c’étaient les « appariteurs » du palais royal ; puis les gardes ainsi que les gens de la suite immédiate du prince qui se distinguaient par une riche livrée azur et par une profusion d’ornements éclatants, enfin les nobles qui avaient d’énormes pendants d’oreilles. Toute la procession descendait du Sacsay-Huaynam vers la plaine et ce fut le tour de la vaste litière qui portait le double trône d’or, d’apparaître aux yeux éblouis du peuple assemblé. Mille acclamations montèrent vers elle, à l’aspect du Roi défunt et de sa compagne vivante, cris mêlés d’enthousiasme pour le descendant de Manco-Capac et de haine sauvage pour celle qui représentait la race conquérante, la victime qu’on allait offrir en holocauste à l’astre du jour. Sur tous les gradins, une clameur funèbre la salua : « Muera la Coya ! Muera la Coya ! » (à mort la reine ! à mort la reine !) Marie-Thérèse paraissait déjà aussi morte que le roi, son compagnon. Elle se laissait balancer au rythme des pas des nobles Incas, porteurs de la litière. Elle était d’une beauté de statue et aussi blanche que le marbre le plus blanc et elle avait toujours dans les bras le petit Christobal, comme une Vierge Marie, l’Enfant-Jésus.

 

On leur avait enlevé, à la sortie des couloirs de la nuit, leur robe de chauve-souris pour leur faire revêtir la tunique de laine de vigogne si fine qu’elle avait l’apparence de la soie. Les deux mammaconas qui devaient mourir venaient derrière la litière, la tête entièrement recouverte de leurs voiles noirs. Les autres mammaconas et les trois gardiens du Temple avaient disparu. Enfin, le cortège se terminait par une compagnie très mêlée de soldats quichuas qui avaient le fusil sur l’épaule et qui marchaient au pas, au son des flûtes d’os de mort ; les joueurs de quénia fermaient la marche.

 

Le contraste était assez savoureux du spectacle de ce cortège antique et de ce bout d’armée moderne, mais seul l’oncle Ozoux eût pu en jouir, et l’oncle Ozoux n’était pas là ! Quant à Raymond, aussitôt qu’il avait aperçu Marie-Thérèse, il était devenu comme fou.

 

Ne pouvant pénétrer plus avant dans la foule, il s’était rué en arrière pour pouvoir courir vers les portes de la ville où il espérait bien se placer directement sur le passage du cortège. Mais au moment où il atteignait les derniers degrés de la colline du singe qui danse, il fut immobilisé par la foule immobile, tournée vers le sommet du Sacsay-Huaynam où apparaissaient tout en haut de la plus haute tour, la silhouette éclatante rouge dans l’azur d’un prêtre, dont la voix se répandait sur la plaine.

 

Raymond reconnut le prêcheur de la pierre du sacrifice, le moine rouge de Cajamarca. Et il sut qui il était, car autour de lui on murmurait : « le grand officier des quipucamyas », c’est-à-dire des « gardiens du quipus », c’est-à-dire des gardiens de l’Histoire. Et, la voix descendue du Sacsay-Huaynam, chantait, pendant que le cortège s’était arrêté, la gloire d’autrefois ; puis elle rappela le jour où l’Étranger était entré, pour la première fois, dans cette plaine, avec son armée diabolique, après la mort d’Atahualpa. Le soleil comme aujourd’hui inondait de ses rayons la cité impériale, où tant d’autels étaient consacrés à son culte. Alors, d’innombrables édifices, dont il ne devait faire que des ruines, couvraient de leurs lignes blanches le centre de la vallée et les pentes inférieures des montagnes. La multitude des Incas s’en était allée au-devant de son nouveau maître, dans la terreur où l’avait jetée l’affreux sacrilège, le crime qui avait frappé la divinité sur la terre. Et ils avaient regardé avec épouvante ces soldats dont les exploits avaient retenti dans les parties les plus reculées de l’Empire. Ils avaient contemplé, étonnés, leurs armes brillantes, le teint de leurs visages si blancs, qui semblaient les proclamer les véritables enfants du Soleil : ils avaient écouté avec un sentiment de crainte mystérieuse la trompette qui jetait ses sons prolongés à travers les rues de la capitale et le sol qui résonnait sous les pas pesants des chevaux[38]. Et ils avaient fini par se demander, en ce temps-là, de quel côté était l’imposture, car le chef des Étrangers traînait avec lui Manco, le descendant des rois, et agissait en son nom, et commandait en son nom ! Quand le soleil s’était caché, ce jour-là, derrière les Cordillères, on eût pu croire que l’Empire des Incas avait vécu !

 

Mais il n’en est rien, reprenait la voix, avec une force nouvelle. Il n’en est rien puisque le soleil brille toujours sur ses enfants, puisque les Andes nourricières dressent encore leurs pics dans les cieux, puisque Cuzco[39], le nombril du monde, tressaille toujours à la voix de ses prêtres, puisque dans la plaine sacrée, le Sacsay-Huaynam et l’Intihuatana sont toujours debout et puisque se déroule aux pieds des murailles saintes, comme jadis, le cortège de l’Interaymi ! »

 

UN CRI QUI VIENT DU CIEL

À ces dernières paroles, la procession se remit en marche, et, en vérité, n’étaient les derniers soldats quichuas qui avaient apporté là, avec leur fusil, un fâcheux anachronisme, on eût pu penser que rien n’avait changé dans la plaine de Cuzco, depuis plus de quatre cents ans.

 

Raymond avait enfin pu se dégager, mais partout il avait trouvé la foule, et il désespérait de se faire jour jusqu’à Marie-Thérèse quand il rencontra le lugubre vieillard qui l’avait conduit à la colline du singe qui danse.

 

– Que cherches-tu ? un endroit pour voir ? lui demanda Orellana, viens avec moi et je te montrerai ma fille. Je connais le Cuzco mieux que les Incas, viens !… viens !…

 

Encore une fois, Raymond se laissa conduire par le fou. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se louer de ses services ; il paraissait être un précieux guide et, comme ils avaient tous deux la même idée fixe, celle de se rapprocher de Marie-Thérèse, le jeune homme s’abandonna à Orellana.

 

Le vieillard le fit entrer dans la ville par les bords du ravin Huatanay que traversent encore les vieux ponts bâtis par les conquistadors. Ils fuirent hâtivement la foule par des chemins détournés. Ainsi durent-ils faire le tour du prodigieux mur. Hatua Rumioc (qui veut dire : fait d’une grande pierre) qui ne craint aucune comparaison au monde pour la masse et la solidité ; ils passèrent près du Calcaurpata que la tradition dit avoir été le palais de Manco Capac lui-même, le premier roi Inca, le fondateur du Cuzco ; puis ils redescendirent vers la plaza principale, la Huacaypata, disaient les Incas jadis, disent encore les quichuas aujourd’hui ! Pour y arriver, Orellana fit traverser à Raymond le palais des vierges du Soleil (Acca-Huasi) où les filles de la maison royale étaient dès l’âge de huit ans confiées aux mammaconas, littéralement « mères institutrices ». Là, quinze cents jeunes filles, quoique vierges du Soleil, et vouées à son culte, étaient fiancées à l’Inca roi et lorsqu’elles arrivaient à l’âge nubile, les plus belles étaient transférées au sérail royal. Orellana, d’un geste et d’une parole qui lui étaient coutumiers montrait ces murs, ces chambres, ces cours et donnait des explications. C’était le métier qui le faisait vivre. Raymond le poussait devant lui avec colère, mais le vieillard ne s’émouvait pas pour si peu et disait : « Nous avons le temps. Je te promets que tu verras ma fille de si près que tu pourras lui parler. Arrête-toi et écoute la voix du passé et le chant des joueurs de quénia, la tête du cortège n’a certainement pas atteint encore San Domingo qui a été élevé sur les pierres mêmes du Temple du Soleil. Je n’ai jamais vu un visiteur aussi peu curieux que toi. Sache que ce cloître antique des vierges du Soleil est toujours habité par la vertu et par la prière. Les chrétiens en ont fait un couvent sous les auspices de Santa Catalina ! » Raymond s’enfuit, courut au bruit que faisait le cortège en se rapprochant. Mais l’autre courait derrière lui en lui criant : « Paie-moi, au moins, paie-moi ! donne-moi mon dû !… » Raymond lui jeta une poignée de centavos que le vieillard ramassa. Descendant toujours vers la plaza principale, animé par la fureur d’avoir perdu son temps avec le vieillard évocateur du passé, il se heurta à nouveau aux derniers rangs de la foule indienne et il fut très heureux de retrouver Orellana une fois de plus qui le tirait par un pan de son punch. « Te voilà bien avancé, lui disait le vieillard, tu ferais mieux de rester avec moi. Je connais un petit couloir de la nuit qui nous conduira au Soleil, sur la plus haute pierre de l’ancien temple élevé au page du Soleil, qui est la divine Vénus qu’ils appellent Chasca ou le jeune homme aux cheveux longs et bouclés. » Orellana avait pris la main de Raymond avec autorité et il le fit descendre dans une cave où ils trouvèrent un escalier qu’ils gravirent et au bout duquel ils furent, en effet, en plein soleil et au sommet de la place centrale. Ils étaient certainement les mieux placés pour voir la cérémonie, et le cortège et le peuple qui accourait, car toutes les rues aboutissaient à cette place comme les rayons au moyeu d’un char.

 

Ils étaient sur l’une des plus hautes pierres de ces temples qui entouraient jadis le Temple du Soleil, ruines consacrées à la lune, aux « armées du ciel » qui sont les étoiles, l’arc-en-ciel, à l’éclair, au tonnerre… murailles toujours debout, mais temples changés en boutiques, en ateliers, en écuries.

 

Penché à tomber, s’il n’avait été retenu par le fou plus sage que lui, Raymond regardait… mais il ne voyait pas encore les porteurs de litière, le trône d’or où Marie-Thérèse, à côté de la momie du Roi, avait déjà une attitude de momie. Le commencement du cortège fit le tour de la place dans l’ordre qui avait été dit à la sortie du Sacsay-Huaynam. Tous les « serviteurs » avaient fait reculer la foule qui, tout à coup, se prosterna avec de grands cris et d’immenses gémissements. La litière d’or venait d’apparaître et le roi Huayna Capac revoyait pour la première fois, depuis bien des siècles, le centre du monde, l’Ombilic dont il avait été le maître, la place sainte, la Huacaypata où se dressaient les piliers des équinoxes devant le Temple du Soleil. La piété, autour de cette grande ombre souveraine et de ce prodigieux souvenir revivant, fit s’agenouiller tout ce peuple qui en oublia sa haine pour l’étrangère, pour la Coya immobile, avec, dans ses bras, son petit d’étranger.

 

La litière fut amenée au centre même de la place. Alors, tout le peuple se releva avec une clameur d’allégresse, car, autour de la litière, les caciques et tous les chefs, et tous les nobles et les amputas qui sont les sages, se tinrent par la main et commencèrent à tourner, à danser en rond comme autrefois, quand ils tenaient chacun un anneau de la chaîne d’or et qu’ils dansaient la danse de la chaîne. Mais ils n’avaient plus la chaîne, car chacun sait qu’en apprenant la mort d’Atahualpa, les nobles de Cuzco s’en furent jeter cette chaîne au plus profond du lac Titicaca pour qu’elle ne tombât point aux mains du vainqueur puisqu’elle ne pouvait plus servir à la rançon du vaincu[40].

 

La danse sacrée de la chaîne d’or déroulait rythmiquement ses anneaux quand un événement inattendu vint en troubler la belle harmonie. Un cri, un appel retentissant sembla descendre du ciel ! Recuerda ! (souviens-toi !). Ce mot espagnol, qui avait été le signal de la tentative d’enlèvement de Marie-Thérèse dans la Maison du Serpent, fit tressaillir la Coya qui, sur son trône, avait paru jusqu’alors aussi morte que son compagnon, le Roi Mort. L’enfant qu’elle tenait dans ses bras releva la tête et tous deux, maintenant, les yeux au ciel cherchaient d’où pouvait bien leur venir cette parole d’espoir.

 

« Oh ! mon Dieu, murmuraient les lèvres tremblantes de Marie-Thérèse, n’as-tu pas reconnu la voix de Raymond, Christobal ? – Oui ! oui ! dit l’enfant, je l’ai reconnue. C’est Raymond ! Il vient nous sauver ! »…

 

Où était-il ? Où se cachait-il ? La voix venait d’en haut. Ils regardèrent vers les étages de pierre où s’étaient hissés les groupes mouvants des Indiens. Mais comment le reconnaître parmi cette foule ? Comment le voir ? Comment savoir d’où viendrait le salut ? car, maintenant, puisqu’ils avaient entendu sa voix, ils ne désespéraient plus tout à fait. Et ils firent ainsi, du regard, le tour des pierres et ne le virent point. Alors le mot retentit de nouveau au-dessus de leurs têtes et si fort qu’il fut entendu de toute la place et des rues avoisinantes : Recuerda !

 

La fête en fut arrêtée, la danse suspendue. Toutes les têtes étaient tournées vers le ciel et un murmure hostile commençait de monter de cette foule qu’un mot espagnol faisait sortir de son rêve de renaissance et de liberté. Pourquoi Recuerda. ! Souviens-toi ! De quoi donc devait se souvenir cette foule ? Qu’elle était esclave ? Et que ces réjouissances qui essayaient de faire revivre un passé aboli ne dureraient que l’espace d’un jour ? Et que le soleil de demain, oubliant le soleil d’aujourd’hui, éclairerait à nouveau sa servitude ? On vit Marie-Thérèse se dresser sur son trône d’or avec le petit d’étranger dans les bras ; elle revivait à ce cri qui apportait le trouble dans les jeux sacrés. Et tous, levant plus haut leurs regards, aperçurent enfin, sur la plus haute pierre de l’azur, une silhouette penchée qui tendait la main vers la Coya et lui criait : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Et la Coya cria à son tour : « Raymond ! » Alors, tous comprirent qu’il y avait là-haut quelqu’un qui n’était point de leur race et qui était venu leur prendre, pour l’emporter avec lui, l’âme de la Coya.

 

DANS LE DÉDALE DES COULOIRS DE LA NUIT

Ils auraient voulu qu’elle fût déjà morte. C’était un sacrilège ! N’appartenait-elle point déjà aux dieux ? Celui-là aussi qui avait crié méritait la mort, et il y eut un grand mouvement, une ruée le long des murs, une escalade des pierres, des ruines des temples, une course furieuse à l’étranger, au faux Indien. Cependant que la litière d’or avec son roi mort et sa reine qui allait mourir était emportée avec rapidité par les veilleurs du sacrifice et les amautas et que les airs retentissaient des mille cris de Muera la Coya ! Muera la Coya ! (à mort la reine !). Marie-Thérèse avait refermé les yeux, emportant dans la mort le baiser de Raymond qui, pour lui avoir envoyé ce baiser-là, allait peut-être, lui aussi, mourir.

 

Le fou Orellana avait dit à Raymond : « Tu es fou ! » quand il l’avait vu se pencher, quand il l’avait entendu crier, et appeler la Coya et quand la Coya, debout sur son trône, avait levé vers eux son front de lumière, il avait dit : « Tu connais donc ma fille ? »

 

La colère populaire les enveloppait, montait vers eux, accourait. Il eut toutes les peines du monde à secouer Raymond de l’étrange torpeur qui le tenait là, sur sa pierre comme s’il avait été transformé en statue de pierre depuis qu’il avait échangé ce baiser suprême avec la Coya.

 

Enfin, il l’entraîna, le rendit au trou dont il l’avait fait sortir, le replongea dans le couloir de la nuit dont il connaissait seul les détours et le fit marcher longtemps, longtemps dans la nuit éclairée çà et là par des rayons carrés ou ronds ou aigus qui descendaient de la terre supérieure, entre les pierres millénaires. De temps à autre, il lui disait : « Ici, au-dessus de nos têtes, il y a tel temple, tel palais ! Tiens ! en ce moment nous sommes sous le Yaca-Huasi que l’on appelle aussi la Maison du Serpent ».

 

Raymond l’arrêta : « Ils y ont peut-être conduit l’Épouse du Soleil ? ».

 

– Non ! Non ! Maintenant les étapes sont finies, crois-moi. L’Épouse du Soleil est partie pour le Temple de la Mort.

 

– Et nous ? Où allons-nous ? Où nous conduis-tu ?

 

– Au Temple de la Mort !

 

Alors Raymond le suivit sans plus rien demander. Cependant, il s’étonna quand il sortit du souterrain de se retrouver en pleine campagne.

 

– Où donc est le Temple de la Mort ? dit-il.

 

– Le Temple de la Mort, répondit l’autre, est dans l’île Titicaca ! Ne crains rien ! Nous arriverons avant eux. Ten paciencia ! (aie patience !)

 

Dans un des tambos du bord de la route, ils louèrent des chevaux qui les conduisirent à Sicuani où ils prirent le train et, par l’embranchement de Juliaca, se dirigèrent vers Puno, sur les bords du lac. Tout le long du chemin, Orellana ne cessait de parler à Raymond, lui donnait des détails sur la contrée qu’ils traversaient et sur la cérémonie qu’ils allaient voir, « une cérémonie à laquelle n’a jamais assisté aucun étranger », mais lui, Orellana, ne demandait la permission de personne et puisqu’on allait marier sa fille au Soleil, c’était bien le moins qu’il assistât aux noces. D’autant plus qu’il avait tout préparé pour cela ! Ah ! il avait mis du temps à trouver le Temple de la Mort, car ce temple était bien caché, mais avec de la patience de plusieurs années, on arrive à tout, quand on le veut bien ! Il n’y avait pas une conduite désertée par les eaux, sous la terre, pas une mine d’or abandonnée qu’il ne connût et dans lesquelles il n’eût pu se promener les yeux fermés. Ah ! que de fortunes, que de fortunes sous la terre, une fortune égale à toutes les fortunes du monde ! Évidemment, les Incas avaient dû prendre tout leur or quelque part !… Et il en restait ! Et il en restait à prendre !… Le jour où un ingénieur intelligent s’en mêlerait (sourire amer du jeune ingénieur qui ne pense plus du tout à son fameux siphon)… il n’y aurait qu’à se baisser simplement… mais lui, Orellana, s’était toujours moqué de toute la fortune du monde, et il n’aimait au monde que sa fille, sa Maria-Christina que les Indiens avaient conduite dans le Temple de la Mort et c’est le Temple de la Mort seul qui l’avait occupé pour y reprendre sa fille, la prochaine fois qu’une pareille cérémonie recommencerait. Il avait attendu des années. Maintenant tout était prêt. Entre nous, il serait bien heureux d’embrasser Maria-Christina, pour la première fois, depuis dix ans !… Ainsi divaguait-il et ces divagations, Raymond les trouvait précieuses. Le jeune homme lui demanda :

 

– Eux, comment vont-ils du Cuzco au Temple de la Mort ?

 

– Ne t’occupe pas de cela. Par les couloirs de la nuit ! par les couloirs des montagnes de la nuit ! et par les couloirs du lac de la nuit ! À propos, sais-tu pêcher à la ligne ?

 

Raymond n’eut pas le temps de répondre à cette extraordinaire question, car le chef de train venait les chercher pour les inviter à voir danser la samacuena, dans le fourgon aux bagages. Il fallut bien accepter l’invitation pour ne point se singulariser. Tous les voyageurs s’y rendaient. Ils trouvèrent là, réunis, une société indigène, dansant, chantant et jouant de la guitare, et buvant sec. À chaque arrêt du train, le chef de train en signe de réjouissance pour les victoires de Garcia faisait partir des cohetes dont les échos de la montagne répétaient joyeusement les détonations. Puis les quelques soldats quichuas qui se trouvaient dans le train se donnèrent le plaisir de la chasse. En traversant les hauteurs, ils aperçurent de nombreux troupeaux de vigognes qui paissaient tranquillement. De la plate-forme de leur wagon, les soldats examinaient tous les mouvements des troupeaux errants et de temps en temps, épaulaient, envoyaient une balle à l’animal le plus rapproché. Une vigogne tomba. Aussitôt le mécanicien serra les freins, donna le signal de l’arrêt, et le chef de train courut ramasser lui-même la victime. Raymond, impatient, eût voulu monter sur la locomotive, conduire lui-même le convoi à toute vapeur. Mais Orellana le calma : « Nous arriverons avant eux, tu verras ! On aura encore le temps de pêcher à la ligne. C’est sûr ; toute la nuit et tout un jour, je le crois ! »

 

Et il l’entraîna, pendant que danseurs et danseuses dépeçaient la vigogne, auprès du poêle qui était installé dans leur wagon.

 

La température s’était, en effet, considérablement abaissée. Ils étaient parvenus dans la région des neiges. Ils étaient à une altitude de plus de quatorze mille pieds, presque au niveau du sommet du Mont-Blanc. Raymond recommença à subir le mal des montagnes, appelé dans le pays soroche ; le sang lui coula par le nez et par les oreilles et il tomba dans un état voisin du coma où il put oublier toutes ses douleurs morales. Il ne se retrouva aux prises avec son effroyable cauchemar que lorsqu’ils arrivèrent à Punho qui est une cité sur les bords du lac. Là, il réclama d’Orellana le Temple de la Mort avec une énergie farouche.

 

– Nous y allons ! lui répondit l’étrange vieillard ; mais il le fit passer d’abord sur la grande place où étaient rangées une centaine de jeunes Indiennes fort belles, aux jupes de couleur sombre et au corsage grand ouvert comme l’exige la mode, là-bas. Elles se tenaient accroupies en files symétriques et vendaient des fruits et des légumes desséchés par le froid.

 

– Ordinairement, elles sont deux cents, fit remarquer Orellana, mais les punchs rouges ont passé par ici et ont choisi les cent plus belles pour la cérémonie. C’est ainsi tous les dix ans.

 

Et il leur fit quelques achats avec l’argent de Raymond. Il se lesta également d’une gourde de pisco et ils sortirent de la ville. Ils arrivèrent sur le soir dans d’immenses marais d’où partaient à tire d’ailes des nuées d’oiseaux. Ils traversèrent ensuite une bruyère d’où s’enfuirent des lamas et des alpagas et enfin se trouvèrent en un certain endroit assez lugubre des rives du lac. Le lac Titicaca, dans sa cuvette de montagnes, est le plus haut des lacs de la terre. Les eaux, ce soir-là, en étaient sombres, lourdes et mortes.

 

Mais un orage grondait dans le lointain et bientôt toute la nature commença de s’animer. Les éclairs se succédèrent follement. La bourrasque fut dans son plein. Les vagues battirent furieusement le rivage et toutes les montagnes d’alentour furent illuminées par le feu du ciel. La pluie tomba à flots : « Tout ceci est très bon, car nous aurons beau temps demain, déclara Orellana ; en attendant nous allons souper. » Il avait conduit le jeune homme sous un énorme monolithe taillé en forme de porte. Dans une niche de cette pierre formidable il parvint à allumer du feu avec des taquina, qui sont des fientes desséchées de lama, lesquelles brûlent comme de la tourbe. Autour de ce feu, ils mangèrent un peu et se réchauffèrent à la gourde de pisco. Raymond sentit peu à peu sa tête s’appesantir et il se réveilla à l’aurore. Il trouva le vieillard qui veillait sur lui et qui l’avait paternellement enveloppé dans ses pelliones (couvertures de cheval).

 

– Cet abri m’a toujours porté bonheur depuis que je recherche ma fille, dit Orellana, mais je ne sais à qui doit aller ma gratitude. Le dieu qui est ici est indéchiffrable. Et il lui montrait les bas-reliefs qui couvraient la pierre. Ils représentaient un être humain dont la tête était ornée de rayons allégoriques et dont chaque main tenait un sceptre différent ; à l’entour étaient rangées symétriquement des figures ayant un visage d’homme, les autres une tête de condor, toutes tenant également un sceptre et faisant face au centre.

 

– Oui, reprit, entêté et tout pensif, Orellana, ceci ne ressemble en rien à ce que faisaient les Incas. C’est beaucoup plus sculptural, mais c’est aussi beaucoup plus ancien. Il y a eu des mondes sur ces rives avant les Incas qui ne sont que des sauvages qui volent les jeunes filles. Mais, viens dans mon bateau, au-devant du Soleil.

 

Alors Raymond aperçut dans une petite crique, à demi cachée par les herbes, une pirogue en jonc dans laquelle Orellana eut tôt fait de dresser un mât et de hisser une voile de nattes, que gonfla aussitôt la brise propice.

 

– Viens pêcher à la ligne, dit le vieillard, c’est le chemin du Temple de la Mort.

 

Raymond monta dans la nacelle de totora, le bateau de joncs et ils voguèrent sur les îles. Ils arrivèrent en vue de celles-ci vers le soir. Elles étaient à peine visibles. C’étaient les îles saintes ; elles paraissaient flotter comme des ombres menaçantes au-dessus des eaux et elles apparurent à Raymond comme des fantômes, gardiens du Temple de la Mort !…

 

Ce soir-là, Orellana n’accosta point au rivage. Il immobilisa sa barque en jetant à l’eau une grosse pierre qu’une corde retenait, puis il rangea sa voile et donna à Raymond un bâton pour la pêche. L’autre ne comprenait pas. Le fou qui pensait à tout lui expliqua : « On vient aux îles pour pêcher, car, aux îles, la pêche bénie du dieu est plus fructueuse que partout ailleurs. Ne peux-tu faire comme tout le monde ? »

 

Et il lui montra autour d’eux des feux qui s’allumaient à la proue des petites barques, et, dans ces barques, les ombres immobiles des Indiens pêcheurs.

 

– Ce sont les Indiens qui pêchent dans leurs canots de totora, dit le vieillard. Fais comme eux ou dors et laisse-nous tranquilles. Demain, tu auras un beau réveil !

 

Il le réveilla, en effet, un peu avant l’aurore. À l’approche de l’Astre-Roi, les dernières étoiles s’éteignaient au ciel des tropiques. Sur les eaux profondes du lac, il n’y avait plus aucune lumière et Raymond ne vit plus aucune ombre. Aucun bruit dans la nature ; pas un souffle dans l’air. Soudain, du côté de l’Orient, la cime des monts s’embrasa ; un prodigieux incendie s’alluma derrière le rideau déchiré des Cordillères et les reflets sanglants de l’astre firent sortir de la nuit les ombres teintées de rose des îles saintes.

 

Quand ils passent devant la principale d’entre ces îles qui est l’île Titicaca, jamais les Indiens qui glissent sur les eaux dans leurs pirogues fragiles n’oublient de se prosterner ni de chanter en « aïmara » l’hymne des Ancêtres au dieu du jour, car c’est de cette île qu’est sortie, il y a des années sans nombre, la souche des Incas dans la personne de Manco-Capac et de Mama Cello, le mari et la femme, en même temps que le frère et la sœur, tous deux enfants du Soleil. Ils sont partis de là pour fonder Cuzco et jeter les bases de leur empire sacré.

 

Du large, on aperçoit sur la côte du Titicaca des ruines formidables ou amoncellement de pierres énormes superposées d’une façon inexplicable et auxquelles la science n’a jamais pu fixer d’âge : ce sont les bains, les palais et les Temples des Incas[41]. Ce qu’aperçut Raymond du fond de sa pirogue lui arracha un cri de surprise et le remplit d’une stupeur profonde. Rêvait-il ? Était-il sous le coup de quelque hallucination déterminée par les angoisses et les atroces préoccupations de cette semaine maudite ? Ses yeux lui faisaient-ils réellement voir ces choses que d’autres yeux avaient contemplé avec extase il y avait de cela des siècles et des siècles, à l’aurore du monde incaïque ! Mais au fur et à mesure que s’éclaircissaient les ombres de la nuit et que l’île sacrée apparaissait dans tout son dessin terrestre au-dessus des eaux, ce ne furent point seulement des pierres mortes, des temples défunts, des palais abandonnés qui surgirent devant lui dans le premier rayonnement du jour : tous les degrés cyclopéens, toutes ces marches du ciel étaient couvertes d’une foule immobile et silencieuse tournée vers l’orient en flammes.

 

Et ce qui faisait croire au rêve, c’était bien cette immobilité et ce silence. Ils étaient là des milliers qui semblaient ne pas respirer dans l’attente de quelque événement mystérieux et sacré.

 

Le disque du soleil est encore caché par les Andes prochaines, mais tout fait prévoir son essor victorieux. Le flanc des monts se pare de mille pierreries éblouissantes ; et les ruisseaux sont en feu. Le lac n’est plus qu’une immense glace rose qui reflète le rêve immobile des palais et des Temples. Des vierges, portant comme au temps jadis les emblèmes religieux et les plus belles fleurs de la saison se pressent sous les portiques. Au sommet des tours allumées par l’aurore les prêtres attendent le visage de leur dieu.

 

Soudain, Il apparaît… Il monte… Il rayonne sur son empire et une immense acclamation le salue. « Salut, Soleil ! roi des Cieux, père des hommes ! » La terre tremble, les eaux frissonnent, le ciel est si ému de ce grand cri qui monte de l’île sacrée qu’il en laisse tomber les oiseaux étourdis[42]. « Salut, Soleil, père de l’Inca ! » Les bras se tendent vers lui, les mains lourdes d’offrandes s’élèvent au-dessus des têtes et toutes les bouches chantent sa gloire : « Reconnais-tu tes enfants ? Es-tu toujours accompagné de l’âme innombrable des guerriers morts pour la patrie ? » Le cri de joie part de la multitude entière, accompagné de chants de triomphe et du tumulte des instruments barbares. Toutes ces fanfares sauvages éclatent de plus en plus et à mesure que le disque brillant de l’astre se dresse à l’orient et inonde de lumière ses adorateurs. Ô Soleil ! Regarde ton empire ! Après tant de siècles, vois les hommes qui habitent ces champs et ces montagnes, tous les fronts sont tournés vers toi. Toutes les bouches sont ouvertes vers toi. Aujourd’hui comme autrefois, tes enfants s’enivrent de tes rayons !…

 

Les vierges ont levé leurs bras dorés et ont offert au dieu la libation dans les vases sacrés, remplis de la liqueur fermentée du maïs ou du maguey ; et les prêtres à la tête des théories religieuses ont entonné les hymnes rituels qui, après s’être élevés vers les cieux semblent maintenant s’enfoncer dans la terre. Quel est ce miracle ? Le rêve a disparu ! s’est évanoui comme se dispersent sous les premiers rayons du soleil les buées légères du matin ?…

 

Raymond se frotte les yeux comme un enfant à son réveil. Où donc est cette foule qui peuplait tout à l’heure ce désert de pierres ? Qui donc a crié vers le Soleil ? Maintenant que l’astre est haut dans les cieux et que les choses apparaissent avec leurs formes coutumières que ne peut plus habiller l’imagination, Raymond ne voit que ce qui est : des palais en ruines et la solitude ! Mais Orellana fait glisser rapidement sa pirogue vers le rivage ; il aborde. Il ordonne au jeune homme de sauter avec lui sur la grève. Et quand ils approchent de la falaise, il lui fait signe d’écouter : la foule pieuse s’est enfoncée dans la terre ; la falaise résonne de chants intérieurs : « Et maintenant, viens, dit le vieillard. Ils sont descendus vers le Temple de la Mort mais nous y serons avant eux. »

 

REGARDEZ, C’EST ICI LE TEMPLE DE LA MORT

Ils entrent dans une grotte. Raymond n’a plus aucune volonté. Marie-Thérèse est perdue ! Le baiser qu’il lui a envoyé est celui qui les unissait dans la mort, car le jeune homme compte bien ne point lui survivre. Quand il sera sûr qu’elle est morte, son tour, à lui, viendra. Il aurait voulu se tuer à ses côtés, comme font les amoureux, sur la tombe de la bien-aimée. On lui a dit qu’elle doit mourir dans le Temple de la Mort : alors il suit ce vieillard dont on a tué jadis la fille dans ce Temple et qui a cherché ce Temple dix ans et qui prétend savoir maintenant où il se trouve.

 

La grotte est profonde. Après avoir marché quelques instants sur le sable et les coquillages, le vieillard alluma une branche de résine. La flamme éclaire l’entrée d’un étroit couloir de nuit, mais, avant de s’y introduire, Orellana a ramassé dans une excavation une chose qui attire l’attention de Raymond. Qu’est-ce que c’est ? C’est une pioche. « Vieillard, que comptes-tu faire avec cette pioche ? – Je compte sauver ma fille, répond Orellana. Tu verras ! Tu verras !… Cette fois, je ne laisserai pas ces brigands l’étouffer comme il y a dix ans. Tu comprends, ils la murent vivante. Eh bien ! nous n’avons qu’à attendre qu’ils soient partis, et nous la délivrerons !… As-tu compris ?… bien compris ! c’est tout à fait simple !… quand j’eus trouvé le Temple de la Mort et que je vis dans la muraille toutes les pierres qui recouvrent les épouses du Soleil, je m’écriai : « Ça n’aurait pas été bien difficile de la délivrer si on avait été là ! », mais, alors, il était trop tard ! d’abord, je ne savais pas où elle était… Était-elle à droite, à gauche ou en face ?… mais la prochaine fois… nous verrons bien ! nous verrons bien !… Viens ! » Raymond, d’avoir écouté la parole d’Orellana, tremblait. Était-il possible que ce fût si simple que cela de la sauver ?… Les fous avec leurs idées fixes ont quelquefois plus raison que tous les autres hommes avec leur raison !… Et il suivait le vieillard, hâtif, et fiévreux, dans le couloir de la nuit illuminé par la torche au poing tremblant d’Orellana. Mais Raymond avait pris la pioche. On n’entendait plus rien que leurs pas sur le roc. La terre dans laquelle ils étaient entrés et dans laquelle ils descendaient avait étouffé les chants comme elle allait peut-être les étouffer tout à l’heure.

 

Ce couloir avait été creusé dans le roc et aboutissait à de petites salles carrées où avait dû se trouver la sépulture des prêtres et des hauts dignitaires, comme on voit dans les pyramides et hypogées d’Égypte. Dans la dernière de ces salles, Orellana éteignit sa torche et se mit à genoux. On ne pouvait, en effet, se tenir debout dans l’étroit boyau dans lequel il se glissa, suivi de Raymond. Mais, bientôt, ils purent se relever ; ils étaient dans une niche de pierre moins obscure que ce couloir qu’ils venaient de traverser. Orellana arrêta Raymond et lui dit : « C’est ici ! » Les yeux du jeune homme s’habituaient déjà aux ténèbres moins opaques. D’où venait donc cette légère lueur diffuse grâce à laquelle il entrevoyait des formes, des angles, des colonnes ? Il ne put d’abord s’en rendre compte, mais il put définir assez facilement la position qu’ils occupaient dans un renfoncement de la pierre situé à plusieurs pieds au-dessus du sol d’une vaste salle dont ils ne percevaient pas encore les limites : « Le Temple de la Mort ! murmura Orellana. Écoutez !… Le Temple de la Mort !… »

 

En effet, le bruit lointain des chants parvenait maintenant jusqu’à leurs oreilles. On eût dit un grondement rythmique de la terre. Et soudain la lumière se fit, complète, et ils en furent éblouis et, instinctivement, ils se rejetèrent en arrière. Au-dessus d’eux, au sommet et au centre de la prodigieuse salle souterraine, une pierre venait de se déplacer, ouvrant un orifice assez large par lequel la lumière dorée entrait à flots. Il y avait là, creusée dans la voûte[43], une espèce de cône tronqué dont le sommet était à l’extrémité supérieure de telle sorte que la lumière du soleil glissait obliquement le long de ses parois et allait rayonner tout le long des murs, promenant son éclat tour à tour sur chacune des pierres qui formaient l’enceinte intérieure de ce temple mystérieux. Sur les dalles, sur les autels, sur les marches, dans les niches, partout resplendissait l’or dans une magnificence incomparable, des plaques d’or liées les unes aux autres par une sorte de ciment merveilleux dans lequel était entré de l’or liquide[44].

 

Ce temple caché était, à la lettre, une mine d’or. Il formait un immense cercle. Sur la partie orientale de la muraille était représentée l’image de la divinité. C’était une figure humaine, centre d’innombrables rayons de lumière qui paraissaient en jaillir de tous côtés. Ainsi chez nous, on personnifie quelquefois le soleil. Cette figure était gravée sur une plaque d’or massif de dimensions énormes, parsemée d’une multitude d’émeraudes et de pierres précieuses[45]. Les rayons du soleil levant venaient la frapper directement, illuminant tout le Temple d’une clarté qui paraissait surnaturelle, et que réfléchissaient de toutes parts les ornements d’or dont le mur et la voûte étaient incrustés. L’or, dans le langage figuré du peuple, était « les larmes versées par le soleil », et toutes les parties de l’intérieur du Temple étincelaient de plaques polies et de têtes de clou du précieux métal.

 

Les corniches qui entouraient les murs du sanctuaire étaient de la même matière, et un large cordon ou frise d’or incrusté dans la pierre enveloppait toute la salle.

 

De l’endroit où se trouvaient Raymond et Orellana, on apercevait plusieurs chapelles disposées symétriquement autour de la grande pièce centrale. L’une d’elles était consacrée à la lune, divinité qui tenait le second rang dans la vénération publique comme mère des Incas. Son effigie était représentée de la même manière que celle du soleil sur une plaque colossale, mais cette plaque était d’argent comme il convenait à la lueur pâle et argentée de la douce planète. Une autre chapelle était dédiée aux armées du ciel qui sont les étoiles, cour brillante de la sœur du soleil ; une autre était consacrée aux terribles ministres de ses vengeances, le tonnerre et l’éclair ; une autre à l’arc-en-ciel et, dans ces chapelles, tout ce qui n’était pas en argent était en or, en or, en or[46].

 

Le Temple de la Mort représentait à peu près toutes les dispositions de l’antique Temple du Soleil du Cuzco et il ne devait certainement d’avoir traversé les siècles avec toute sa magnificence qu’à la montagne et au lac qui le protégeaient, qu’au mystère dont ses prêtres n’ont cessé de l’entourer, car combien en ont entendu parler qui ne l’ont jamais vu, même parmi ces Indiens dont la piété et la prière naviguent encore aujourd’hui entre les cérémonies de la religion nouvelle et les rites des ancêtres[47]. Les couloirs de la nuit en sont bien gardés ; la foule n’y fut jamais admise et en dehors des grands dignitaires et des victimes qui y viennent, elles, pour n’en point sortir, après avoir contemplé la figure de la Mort, il fallait le prodigieux hasard qui avait servi Raymond et Orellana pour pénétrer dans cette enceinte par un étroit boyau oublié depuis des générations.

 

Quand ses yeux, peu à peu, se furent accoutumés à cet éclat comme, tout à l’heure, ils s’étaient accoutumés à l’obscurité, Raymond distingua tous les détails du Temple. Son regard fut attiré par l’autel central élevé de plusieurs marches et sur lequel étaient disposées les coupes d’or remplies de graines de maïs, les encensoirs pour les parfums, les aiguières destinées à recevoir le sang du sacrifice et le grand couteau d’or dans le plat d’or.

 

LE DIEU ASSIS DANS SA LUMIÈRE

Le regard de Raymond descend encore et il aperçoit alors rampant sur les dalles qu’il avait cru désertes, glissant d’un autel à l’autre, et de chapelle en chapelle, actifs à la besogne religieuse et finissant de tout préparer pour la cérémonie, les trois gnomes, les trois gardiens du Temple aux trois crânes hideux. La casquette-crâne, à qui les mammaconas ont donné dès son plus jeune âge, par la déformation de sa tête, le goût du sang, presse les deux autres et de temps à autre saute sur les degrés de l’autel, se hausse jusqu’au plateau d’or et regarde le couteau. Derrière l’autel et au-dessus de l’autel, il y a une sorte de pyramide d’or au sommet de laquelle se trouve un trône d’or. « Le trône du Roi », dit Orellana. Des deux côtés de l’autel, et devant l’autel, il y a trois autres pyramides assez hautes, mais qui ne sont pas en or. Et il semble bien que ce sont les seules choses du temple qui ne soient pas en or. Ce sont des pyramides de bois. « Les trois bûchers », dit Orellana.

 

– Les bûchers ?… mais est-ce qu’on va la brûler ? demande la voix expirante de Raymond.

 

– Non ! non ! elle, elle va être murée vive ; elle, c’est l’Épouse du Soleil ! Pourquoi veux-tu qu’on brûle l’épouse du Soleil ? Cela ne se fait pas ! Tu n’as donc jamais parlé de ces choses avec un simple petit enfant aïmara. Un simple petit enfant aïmara sait cela ! Les petits enfants ne voient pas le Temple de la Mort tant qu’ils n’y doivent pas mourir, mais tout le peuple aïmara et les petits enfants du peuple aïmara savent ce qui s’y passe. Tais-toi donc et regarde ! Cela vaudra mieux ainsi. Brûler l’Épouse du Soleil ! C’est inouï !… brûler ma fille !… Et tu crois que je laisserais s’accomplir une horreur pareille ? Pour qui me prends-tu ? Et pourquoi aurais-je apporté ma pioche ? Je te le demande. Tu ne me réponds pas. Tu fais bien ! Regarde tout autour de toi, sur les murs du Temple. Entre les plaques d’or, tu distingues des plaques de granit rouge. C’est le porphyre avec lequel on ferme les tombes des épouses du Soleil murées vivantes ! Compte ces plaques de porphyre, compte tout alentour, tout autour, elles sont cent dans la muraille. Cent ! pas une de plus, pas une de moins ! Je suis venu souvent ici, tout seul, reprit le pauvre fou, en soupirant, oui, tout seul, depuis que j’ai découvert les couloirs de la nuit un matin que je me réveillai dans la grotte, au bord du lac !… Eh bien ! je te dis qu’elles sont cent ! Si j’avais su dans laquelle de ces cent tombes de porphyre on avait enfermé ma fille vivante, tu penses bien que je l’aurais délivrée. Mais comment savoir ? Impossible ! Rien ne distingue ces tombes l’une de l’autre. Ce sont des plaques de porphyre toutes pareilles. Seulement, ils n’ont pas pensé qu’aujourd’hui je serais là, avec ma pioche ! Je verrai bien, cette fois, où ils mettront ma fille. Et quand ils seront partis, j’aurai tôt fait de la délivrer !

 

– Elle sera peut-être déjà morte quand tu la délivreras, morte étouffée, fit Raymond qui étouffait, mais qui, dans son atroce agonie, essayait de percevoir, dans la bizarre conversation du vieillard et dans ce qu’il disait des tombes, une lueur d’espoir.

 

– Non ! Non ! elle n’aura pas le temps d’étouffer !… La niche est profonde comme un placard. Elle peut s’asseoir dedans. Tu sais bien que nos morts s’assoient dans nos tombes comme chez eux. Elle peut respirer là-dedans au moins pendant une heure, peut-être pendant deux heures. Et moi je l’aurai délivrée en dix minutes, c’est sûr ! »

 

Raymond, maintenant, ne quittait plus des yeux ces plaques de porphyre derrière lesquelles dormaient les épouses du Soleil. Cette disposition funèbre des tombes n’était point faite pour l’étonner, car dans les panthéons (cimetières) péruviens, il avait vu des murailles pleines de morts. Et encore actuellement, on les emmure ainsi, mais morts et non vivants certainement autant que possible. Et les plaques qui les recouvrent sont disposées en bel ordre comme les rayons d’une bibliothèque.

 

– Mais si elles sont cent dans leurs cent tombes, dit Raymond, il n’y a plus de place pour personne ! Ces bûchers m’épouvantent ! Es-tu sûr qu’on ne la brûlera pas ?…

 

– Mais oui ! J’en suis sûr ! affirme le vieillard, agacé. Sois donc tranquille. Les bûchers sont pour les deux mammaconas qui doivent mourir et précéder l’Épouse dans les demeures enchantées du Soleil.

 

– Mais il y a trois bûchers, riposta Raymond qui se sentait devenir fou.

 

– Justement, le troisième bûcher qui est devant l’autel est pour l’Épouse du Soleil la plus ancienne que l’on va désemmurer pour mettre ma fille à sa place. Et cette vieille épouse, bien entendu, on va la brûler ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils en fassent ?

 

– Tu vois bien qu’on brûle les épouses du Soleil ! répond Raymond qui délire autour de cette idée du feu contre lequel il ne pourrait rien si c’était par le feu que Marie-Thérèse devait mourir, tandis que l’emmurement tel que l’avait dépeint Orellana lui laissait quelque espoir.

 

– Je t’ai dit, répliqua encore le vieillard, cette fois tout à fait fâché, qu’il y a là cent épouses du Soleil auquel on en offre une tous les dix ans. Sais-tu compter, oui ou non ? Eh bien ! la plus ancienne qu’on lui reprend tous les dix ans pour mettre à sa place, une ancienne, la plus ancienne a mille ans !… On peut bien brûler une épouse de mille ans !… Le Soleil en a assez au bout de mille ans !… Et la preuve, c’est qu’il la brûle lui-même !… Oui ! oui ! c’est le Soleil qui allume les trois bûchers ! Sans cela, personne ne se le permettrait. C’est le Soleil en personne ! Tu vas voir !… Écoute ! Écoute ! les voilà !… les voilà !…

 

Les chants se rapprochaient et bientôt les prêtres apparurent.

 

En effet, le lointain grondement des chants se percevait et bientôt les nobles, reconnaissables à leurs bijoux d’oreilles, pendants et poinçons que seuls pouvaient porter des descendants de l’Inca firent leur entrée. Ils étaient vêtus d’une sorte de chemise rouge sans manches et portaient chacun une oriflamme sur laquelle était brodé l’arc-en-ciel en couleurs différentes qui constituait les armoiries de chaque maison. Puis ce fut une troupe de jeunes filles qui balançaient, en marchant, des guirlandes de la saison et dont la chevelure s’ornait de couronnes fleuries. C’étaient les filles des nobles, qui devaient jadis entrer dans les couvents des vierges du Soleil puis s’offrir en sacrifice au dieu ou être choisies pour épouses par l’Inca. Elles étaient suivies de leurs frères adultes : un groupe de jeunes gens habillés de chemises blanches sur lesquelles était brodée une croix[48], comme c’était la coutume pour les fils de nobles qui allaient être armés chevaliers. Puis s’avancèrent les curacas, qui étaient les caciques ou descendants de caciques, chefs des nations soumises par l’Inca et des tribus qui avaient prêté le serment de fidélité à l’Inca. Ceux-là étaient habillés de chemises multicolores sans broderie d’or. Ils s’étaient avancés jusqu’au milieu du Temple et tout à coup, comme les chants cessèrent, ils se retournèrent et tout le cortège se retourna vers la porte par laquelle il était entré. Un étrange silence avait succédé à l’espèce de bourdonnement rythmé que faisait le chant sous la terre et Raymond, dont la terrible angoisse grandissait de minute en minute, se demandait ce qui allait se passer quand un cri affreux, atroce, une clameur désespérée d’enfant que l’on égorge se fit entendre jusqu’au fond du temple. Les cheveux de Raymond se dressèrent sur son front.

 

– Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-il d’une voix râlante.

 

– Ceci, lui répondit Orellana, ne nous regarde pas. C’est l’enfant que l’on sacrifie à l’entrée du Temple dans la chapelle noire de Pacahuamac, le Dieu Pur Esprit.

 

– Les misérables ! s’écria Raymond. Et il était prêt à bondir sur eux, à commettre quelque folie quand Orellana le retint.

 

– Si tu veux sauver avec moi l’Épouse du Soleil, ne dis rien, ne fais pas un geste ou tout est perdu !… Si tu ne te sens pas la force de cela, va-t-en !

 

Le jeune homme avait pris le poignet du vieillard et lui meurtrissait les chairs.

 

– Tu me fais mal ! dit Orellana… Il faut te tenir tranquille, quoi qu’il arrive, quoi qu’il arrive !…

 

– Ah ! le malheureux petit !… le malheureux petit !… gémit Raymond… c’est Christobal qu’ils ont égorgé !… qu’ils en finissent donc une bonne fois et qu’ils nous tuent tous… je voudrais être mort !

 

– Tu devrais avoir honte, mon fils, de parler ainsi ! répliqua le fou qui était extraordinairement calme. Quand on a des nerfs de femme, on ne pénètre point dans le Temple de la Mort !

 

Et maintenant, on n’entendait plus rien. Les nobles, les jeunes gens et les curacas se retournèrent et continuèrent leur marche en silence, faisant le tour du Temple. Derrière eux, arrivèrent les ameutas (les sages) qui instruisent les enfants de l’Inca. Puis ce furent les punchs rouges, qui entourèrent l’autel comme une garde sacrée. Ni les uns, ni les autres n’avaient d’armes visibles. Défilèrent ensuite les hauts dignitaires de la maison royale, vêtus du blanchana, qui est une chemise d’écorce légère, très ample et peinte des plus riches couleurs. Ces dignitaires portaient chacun un emblème barbare à gueule ouverte destiné à faire peur aux mauvais esprits qui rôdent toujours autour de la maison.

 

Dans le moment que Raymond croyait voir apparaître Marie-Thérèse, il vit s’avancer une grande litière portée par des nobles et sur laquelle était assis un personnage qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Sa robe, ses sandales paraissaient tout en or, ses oreilles étaient alourdies par d’énormes, de prodigieux anneaux d’or qui tombaient jusqu’à ses épaules. Autour de sa tête, il portait le llantu royal, turban du tissu le plus délicat, roulé en plis, de couleurs vives et diverses et orné des deux plumes de coraquenque. Ses tempes s’entouraient encore du borla dont la frange écarlate, mêlée d’or, lui couvrait en partie les yeux. Il descendit de sa litière soutenu par deux pages et gravit les degrés de la pyramide d’or pendant que toute l’assistance se mettait à genoux et courbait la tête. C’était le Roi. Quand il eut atteint le sommet de la pyramide, il s’assit dans son fauteuil en disant à tous Dios anik tiourata, qui est le bonjour que l’on souhaite en langue aïmara. Alors, tous se relevèrent et, dès lors, il ne bougea plus. Raymond le voyait maintenant de face. Il le reconnut. « Le commis de la banque france-belge ! » murmura-t-il. C’était en effet Oviedo Huaynac Runtu, Roi des Incas !

 

L’assemblée répéta trois fois, toujours en aïmara « Le dieu est assis dans sa lumière ! » et aussitôt on entendit le chant des flûtes. C’étaient les joueurs de quena qui soufflaient dans leurs os de morts et qui précédaient le cortège religieux : d’abord les quatre veilleurs du sacrifice qui, cette fois, pouvaient relever la tête, car leurs bonnets à oreillettes ne cachaient aucun subterfuge. Puis un autre punch rouge dont les mains portaient quantité de cordelettes à nœuds de différentes couleurs. Raymond reconnut le moine prêcheur de Cajamarca. C’était le gardien des quipos, transmetteur de la tradition, le chef vénéré du quipucamyas : celui qui sait l’Histoire. Derrière lui, devant un groupe de servants, venait Huascar dans la grande tunique safran du grand-prêtre. Le grand-prêtre appelé Villas Vmu apparaissait sous un dais porté par quatre curacas. Le dais était formé de plumes éclatantes. Tous s’inclinaient au passage de Huascar : l’Inca seul était au-dessus de lui.

 

Raymond vit sa figure tragique, ses yeux sombres, et il essaya de voir si ses mains n’étaient point déjà rouges du sacrifice ! Et comme il passait près de lui, sous lui, il pensa une seconde à le tuer, là, comme un chien, à l’abattre comme une bête malfaisante, à coups de revolver, au milieu de son cortège, de ses prêtres et de tous ses Incas. Mais les mammaconas survenaient en chantant. Il releva la tête, cherchant Marie-Thérèse. Il ne la vit point tout d’abord ; il fallut attendre que les mammaconas eussent fini le jeu des voiles noirs dont elles l’entouraient. Alors, elles s’écartèrent et d’abord les deux femmes qui allaient mourir s’avancèrent, le visage découvert et montrant à tous des sourires, une joie presque enfantine. Les quenas cessèrent leurs chants, et, dans le silence solennel de tous, la seconde litière apparut, portant deux statues d’or assises. C’était le roi défunt Huayna Capac et Marie-Thérèse, sur le double fauteuil d’or. Derrière eux, venaient, fermant la marche, les trois gnomes à crâne hideux, les trois gardiens du Temple qui avaient un instant disparu et qui revenaient avec Marie-Thérèse, car on sait qu’ils avaient seuls le droit, avec les mammaconas, de toucher à l’Épouse du Soleil. Raymond, dont le souffle était suspendu, avait espéré que la litière de Marie-Thérèse passerait près de lui comme avait passé le dais de Huascar. Il avait espéré cela pour savoir si, dès maintenant, sa fiancée n’était point morte. Elle ne paraissait pas plus vivante que le mort. Et elle n’avait plus le petit Christobal dans les bras ! Ce que les joyaux d’or qui la couvraient laissaient voir de son visage appartenait déjà à la tombe. Les trépassés n’ont point plus de pâleur au front ni aux joues. Et les paupières étaient immobiles, comme lorsqu’on les a fermées et que la piété des proches parents les a rabaissées sur les pupilles sans regard, pour toujours.

 

Ah ! si elle était passée près de lui, Raymond aurait essayé une fois encore de soulever ces paupières-là, avec un mot tombé du ciel !… Mais le double fauteuil d’or fut déposé tout de suite entre l’autel et les trois bûchers.

 

Huascar s’était assis à droite de l’autel et le chef des quipucamyas à la gauche. Les mammaconas en couvraient les degrés dans une harmonie funèbre. Seules, les deux qui allaient mourir et qui avaient quitté leurs voiles noirs pour des robes de fête aux tissus éclatants et qui avaient des fleurs dans les cheveux étaient étendues aux pieds de Marie-Thérèse.

 

Les nobles et les curacas étaient rangés tout à l’entour du temple, les jeunes gens et les jeunes vierges au milieu d’eux. Les trois gardiens du Temple étaient allés fermer les portes. Le peuple, qui n’assiste jamais à ces mystères, avait été laissé au loin, en prière dans les couloirs de la nuit qui sont innombrables et dont il ignore les détours, dans l’attente des prêtres qui, après la cérémonie, devaient ramener les pèlerins à la lumière du jour.

 

LE SERMENT DES ENFANTS SU SOLEIL

Huascar se leva et, par les paroles sacrées, donna le signal de la cérémonie : « Au commencement était Pacahuamac, le pur esprit qui régnait dans les ténèbres, puis venait son fils, le Soleil, puis sa fille, la Lune, et Pacahuanac leur donna des armées qui sont les étoiles.

 

Le Soleil et la Lune eurent des enfants. D’abord, il y eut les Pirhuas, rois pontifes, puis les amautas, pontifes-rois, puis les Incas, rois des rois, délégués pour gouverner le genre humain. »

 

L’assemblée répétait les paroles de Huascar comme une litanie. Celle-ci terminée, des jeunes gens apportèrent à Huascar un lama vivant. Huascar ordonna qu’on étendît la victime sur la dalle d’or de l’autel et le gardien du Temple, qui avait la garde des couteaux d’or, ouvrit les entrailles du lama sur lesquelles se pencha Huascar. Huascar, après les avoir interrogées, se leva et déclara au roi que les dieux étaient propices. Sur quoi le roi donna la parole au chef des quipucamyas qui retraça en quelques versets les principaux épisodes terrestres de l’histoire des Incas. L’assemblée répondait par d’autres versets. Le chant était monotone et toujours sur le même rythme et, pendant qu’il chantait, le chef des quipucamyas égrenait les nœuds de ses quipos comme un chrétien égrène son chapelet.

 

Quand il eut psalmodié le verset qui rappelait le martyre d’Atahualpa et l’invasion par l’étranger de la terre des ancêtres, un grand cri fut poussé par toute l’assistance et le Roi sur son trône, au sommet de sa pyramide, leva la main qui tenait le sceptre et annonça à tous que l’épreuve envoyée à son peuple par les dieux allait prendre fin, qu’il avait été choisi par le Soleil pour chasser l’étranger, et qu’en gage de réconciliation avec son peuple, le Soleil avait permis qu’on lui offrît la plus belle et la plus noble des vierges, descendante directe de ceux qui avaient brûlé Atahualpa.

 

Aux paroles d’Oviedo Runtu, tous les yeux se tournèrent vers Marie-Thérèse et les clameurs de mort l’entourèrent de nouveau : « Muera ! Muera la Coya  ! À mort la Reine du Roi mort ! » Mais qui voulaient-ils tuer ? N’était-elle point déjà morte ! Raymond le crut fermement, car, même ces cris atroces ne la firent point tressaillir, ne lui firent point ouvrir les yeux. Si elle n’était point morte, elle devait être privée de tout sentiment et Raymond en remercia le ciel.

 

Le Roi avait repris son discours et chacun maintenant l’écoutait avec satisfaction affirmer que l’empire allait retrouver son antique splendeur, ses mœurs publiques et privées, ses rites, qui, depuis des siècles, se cachaient dans la solitude des montagnes ou dans le sein de la terre, et ses plus belles cérémonies. Les vieillards pourraient mourir heureux qui avaient vu cette fête de l’Interaymi, comme on n’en avait point connu depuis la mort de l’Inca martyr. Les pères et mères devaient regarder avec orgueil leur progéniture promise au plus glorieux destin et le cœur des vierges devait éclater d’espoir, car, pour elles, grandissaient en force et en courage et en beauté les libres enfants du Soleil.

 

Alors le Roi se leva et dit : « Qu’ils avancent, les enfants du Soleil ! »

 

Et les jeunes gens s’avancèrent.

 

Pendant trente jours, ils avaient subi, comme autrefois, l’épreuve nécessaire ; ils avaient jeûné, ils avaient combattu, ils avaient montré leur force et leur adresse à la course, au pugilat et dans le maniement des armes et ils avaient blessé et tué quelques-uns de leurs camarades, ils avaient dormi sur la dure, ils avaient porté des vêtements grossiers et ils avaient marché pieds nus. Maintenant, ils s’avançaient dans leur robe blanche, la poitrine barrée d’une croix, comme les jeunes hommes du moyen âge chrétien qui attendaient d’être faits chevaliers. Mais leurs pieds étaient encore nus.

 

Ils entourèrent la pyramide d’or et Huascar, auquel deux vierges présentaient un bassin d’or rempli de plantes vertes, présenta les jeunes gens au Roi. Il les nommait à mesure qu’ils défilaient devant lui et qu’ils tournaient autour de la pyramide et il déposait dans leurs cheveux des feuilles d’une plante toujours verte pour indiquer que les vertus qu’ils avaient acquises doivent durer à jamais[49]. Puis, un à un, les jeunes gens montèrent vers le Roi, et s’agenouillèrent, et le Roi, avec un poinçon d’or, leur faisait un large trou dans les oreilles[50]. Ils redescendaient, leur robe blanche pleine de sang et désormais sacrée, et Huascar, puisant dans un autre bassin d’or présenté par deux autres vierges, leur accrochait aux oreilles de grands disques d’or. Rien dans leur physionomie ne trahissait la souffrance.

 

Quand ils eurent tous l’anneau, ils se mirent en rang devant le Roi qui leur adressa encore une allocution. Il félicita les jeunes gens sur leurs progrès dans tous les exercices militaires et il leur rappela les obligations attachées à leur naissance et à leur rang. « Enfants du Soleil ! leur dit-il, je vous exhorte à imiter votre père, le Roi des Cieux, dans sa carrière glorieuse de bienfaits versés sur le genre humain. Et surtout n’oubliez jamais que notre glorieux ancêtre, le Roi Huayna Capac a quitté les demeures enchantées du Soleil pour recevoir votre serment ! » Tous se tournèrent alors vers la momie du Roi et levèrent la main et prononcèrent le serment de bravoure et de fidélité à l’Inca.

 

« C’est bien ! fit le Roi en se rasseyant, vous pouvez maintenant chausser la sandale ! »

 

Cette partie du cérémonial incombait au gardien des quipos, l’un des plus vénérables, qui attacha à chacun des candidats les sandales, portées par l’ordre des Incas ![51]

 

« C’est bien ! dit encore le Roi, maintenant vous pouvez ceindre le ceinturon ! » Et le gardien des quipos leur passa autour des reins, le ceinturon auquel ils attacheraient, pour le combat, leurs armes de guerre.[52]

 

« C’est bien ! dit pour la troisième fois le Roi. Maintenant, je vous certifie devant le Roi Mort et devant la Coya qui va mourir, de telle sorte qu’ils le répéteront aux ancêtres, que notre race est toujours la première des races du monde vivant, que vous en êtes les représentants sur cette terre, car vous êtes les purs enfants du ciel, sans aucun mélange terrestre ! le frère ayant toujours bu le sang de sa sœur ! » Et il donna le signal pour que le couteau d’or piquât la gorge des vierges. Celles-ci s’avancèrent à leur tour et gravirent les marches de l’autel, pendant que les pères et les frères entonnaient le chant du triomphe aïmara : « Ah ! les sauvages !… les sauvages !… grondait Raymond qui, depuis que cette idée lui était venue que Marie-Thérèse était déjà morte, ne songeait plus qu’à la vengeance. Ah ! les tuer !… les tuer tous ! les faire souffrir !… les engloutir tous dans une même catastrophe ! Et mourir moi-même sur leurs ruines !… »

 

Mais que faire ? S’il avait pu mettre le feu à ces murailles, à ce granit, à ces murs d’or, il n’eût pas hésité !… Que faire ?… Il pouvait tout de même en tuer quelques-uns avec son revolver. S’il bondissait au milieu de ces fous, plus fous, plus dangereux que le vieillard Orellana, il aurait tout de même son moment ! Et il leur montrerait comment on expédie dans la lune les fils du Soleil !… et le grand-prêtre Huascar !… et le Roi Runtu, commis à la banque franco-belge… Oui, il pouvait toujours tuer ces deux-là !… et puisse tuer après !…

 

Évidemment ! évidemment, si Marie-Thérèse était morte ! Mais était-elle morte, Marie-Thérèse ?… Justement il lui sembla qu’elle avait remué, que sa tête avait eu un mouvement, que les joyaux d’or avaient glissé légèrement le long des joues et des épaules. Était-ce une illusion ? Il le demanda à Orellana qui lui répondit que sa fille était très fatiguée et qu’elle devait dormir.

 

Pendant ce temps, le gardien du Temple à l’horrible crâne déformé ou casquette-crâne (déformation qui lui donnait le goût du sang) piquait à la gorge les vierges et recueillait dans une coupe d’or le sang qui coulait de leurs blessures. Quand la coupe fut pleine, il y trempa ses lèvres et la donna ensuite à boire aux jeunes gens, parmi lesquels elle passa de main en main pendant que les vierges, en face d’eux, glorieuses de leur blessure légère, criaient : « Gloire aux enfants du Soleil ! » Quand la coupe fut vide, on le dit au Roi qui, levant les bras au ciel, pria le Soleil de donner lui-même le signal des sacrifices.

LA « COYA » MILLÉNAIRE SUR SON BUCHER

Une odeur pareille à celle de l’encens, mais plus forte, plus exaltante se répandit dans le Temple ; les fumées des brûle-parfums se rejoignirent sous la voûte pour prendre leur essor par le trou circulaire qui découpait au-dessus de toutes les têtes un disque d’azur et qui bientôt le cacha. Aussitôt, les deux mammaconas qui devaient mourir se levèrent et coururent au Roi en protestant selon le rite : « Ô Roi ! lui dirent-elles, nous te supplions de faire cesser toutes les fumées de la terre ! Comment veux-tu que le soleil donne le signal du sacrifice, si elles nous cachent son visage !… »

 

Le Roi fit signe et les brûle-parfums furent éteints et le disque d’azur rayonnant reparut.

 

Alors, on vit sur les trois bûchers les trois gardiens du Temple, les trois petits gnomes à crânes déformés qui tenaient en leurs mains immobiles un miroir de métal dont ils dirigeaient les rayons sur une petite quantité de coton déposée au centre de la plate-forme de résine. Ainsi attiraient-ils, pour mettre le feu au bûcher, la bonne volonté du Dieu !…[53] Sur cette plate-forme, il n’y avait aucun poteau, rien à quoi on pût attacher les victimes, lesquelles devaient brûler à peu près volontairement. Mais le pire qui pouvait leur arriver était que le dieu ne voulût pas d’elles. S’il n’en voulait pas, il n’avait qu’à se couvrir le visage d’un nuage et le bûcher ne brûlait pas. Celles qui devaient mourir n’avaient plus qu’à vivre, mais à disparaître : Elles devenaient « la honte de la nation ».

 

Elles savaient cela, celles qui, la face anxieuse, les yeux agrandis par l’espoir en la bonté du dieu, attendaient la première flamme. Autour d’elles, l’assemblée chantait et priait le, dieu qu’il leur fût propice et les miroirs restaient toujours immobiles entre les mains des trois gardiens du Temple !

 

Si le bûcher destiné à la dépouille de la Coya, vieille de mille ans, dont la nouvelle Coya allait prendre la place dans le mur du Temple, ne s’allumait pas, cela ne signifiait point que le dieu ne voulait pas de l’épouse nouvelle (et celle-ci était toujours descendue vivante dans la tombe de l’ancienne), cela signifiait que l’ancienne n’avait pas su plaire au dieu pendant les mille années de mariage solaire et que ses restes ne méritaient point l’honorable sépulture du feu. Alors on les jetait aux égouts de la montagne, domaine des vautours noirs.

 

Or, ce jour-là, des trois bûchers celui qui s’alluma le premier fut celui de l’antique Coya et aussitôt on alla la chercher. Elle était toute prête. Des chants retentirent en son honneur et les prêtres firent tomber un voile de pourpre que Raymond n’avait pas remarqué dans le flamboiement de ce temple d’or et de porphyre.

 

Le rideau, arraché, laissa voir, dans la muraille, un trou dans lequel pouvait tout juste se tenir une personne assise. C’était l’une des cent tombes du Temple de la Mort et, dans ce trou, on apercevait la vague silhouette de la Coya millénaire encore soutenue par ses bandelettes. Ce n’était plus guère qu’un squelette, car, enterrée vivante comme toutes les autres Coyas de ce Temple, elle n’avait eu, une fois morte, pour tout embaumement que l’encerclement de ses bandelettes parfumées ; toutefois la vertu de ce sol péruvien « de conserver ses morts » se manifestait une fois de plus en montrant, entre les bandelettes, non point les os, mais la peau du visage. C’est ce dont pouvaient se rendre compte les curacas et les néophytes, et les prêtres placés de ce côté du Temple ; Raymond ne voyait qu’une morte assise et il ne pensait qu’à une chose, c’est qu’elle allait céder sa place à Marie-Thérèse qui peut-être n’était point morte.

 

Et, une fois encore, sincèrement, il souhaita qu’elle le fût.

 

Si elle ne l’était point, quelle devait être sa torture ! si elle pouvait penser encore derrière ses paupières closes, quelle devait être sa pensée ? Peut-être, en ce moment suprême, songeait-elle à lui qui avait été incapable de la reprendre à ses bourreaux. Peut-être à cette heure infernale où se déroulaient, pour son supplice, toutes les affreuses pratiques de l’antique superstition, songeait-elle à leur calme et bourgeois amour qui était né si paisiblement dans leurs cœurs simples et si peu avides d’aventures. Quel destin que celui qui avait pris cette jeune fille occupée uniquement des intérêts d’une entreprise commerciale, au sein de la moderne civilisation qui ne vit point de contes fantastiques, mais de bonne et saine mathématique ; qui l’avait arrachée à une table-bureau, entre un livre de caisse et un copie-lettres pour la jeter en croupe de la chimère ? Et celle-ci, monstre fabuleux qui franchit tous les espaces, lui avait fait remonter en quelques heures tout le chemin parcouru depuis des siècles par les hommes et venait de la jeter sur le rivage barbare où brûlaient encore les bûchers de l’aurore du monde ! Hélas ! on mourait donc encore comme Iphigénie, jeune, belle, en pleine santé et déjà prête pour l’époux !

 

Ah ! comme elle tenait les paupières closes pour ne point voir l’affreux cauchemar, la chimère, la hideuse chimère qui rôdait autour d’elle avec son odeur de soufre et tous ses parfums honteux et sa tête de mammacona !… Mais, encore une fois, tout simplement, peut-être, était-elle morte ! Elle avait dû mourir quand on lui avait enlevé le petit garçon ou quand elle avait entendu le cri de l’enfant supplicié dans la chapelle du grand Pacahuamac !

 

Les prêtres avaient retiré la vieille coya de son trou et ils l’avaient portée dans sa chaise royale sur le bûcher. Cette coya qui allait brûler avait conservé « attitude que doivent avoir les coyas quand elles meurent étouffées par l’absence d’air dans leur tombe ; c’est-à-dire une attitude des plus dignes de reine assise sur son trône et on obtenait cette attitude-là en faisant le trou de la tombe des coyas si étroit que, dans leur agonie, elles ne pouvaient que rester assises.

 

Ainsi, celle-ci brûla-t-elle assise et si calme, au milieu des flammes, que les mammaconas, vouées au même supplice, l’envièrent.

 

Raymond ne regardait plus les bûchers, ni Marie-Thérèse, mais le trou dans lequel on allait mettre celle-ci. Il se disait que si elle était encore vivante et si on pouvait encore la sauver, il ne faudrait pas perdre de temps pour la sortir de là. Et sa main se crispait sur le manche de la pioche d’Orellana, mais son autre main avait toujours le revolver et toujours une furieuse envie de tuer. Il aurait voulu aussi que Marie-Thérèse ouvrît les yeux si elle n’était point morte.

 

Cependant les deux autres bûchers ne s’allumaient toujours point et les mammaconas commençaient de gémir, car elles devaient mourir avant Marie-Thérèse, comme cela était écrit, pour aller lui préparer sa chambre dans les demeures enchantées du Soleil et, si le Soleil n’allumait point les bûchers, elles n’arriveraient jamais à temps. Elles dressèrent vers l’astre des gorges haletantes, des mains suppliantes, et elles dirent : « Ô Soleil ! nous sommes des femmes ! Donne-nous la force qui peut nous manquer ! Salutaires rayons du Soleil, soyez-nous propices ! Roi du ciel, vois notre destinée. Envoie-nous ta flamme !… Aie pitié de nous !… »

 

Tous les chœurs reprirent, après elles, la litanie, dix fois : « Envoie-nous ta flamme, aie pitié de nous ! »

 

Mais le Soleil n’envoya sa flamme que lorsque la fumée du premier bûcher se trouva à peu près dissipée, ce qui ne tarda pas, du reste, car les veilleurs du sacrifice activaient la combustion en versant sur le bûcher des parfums lourds d’alcool. Dès que les gardiens du Temple furent descendus avec leurs lentilles et que la résine commença de pétiller, les deux mammaconas, laissant tomber leurs robes de fêtes, s’élancèrent sur leurs bûchers comme des folles, avec des cris d’allégresse et elles attendaient d’être prises par la flamme avec des yeux d’extase tournés vers le ciel, cependant qu’une musique infernale éclatait autour d’elles et qu’une exaltation sauvage gagnait toutes les autres mammaconas qui dansaient autour des bûchers. Bientôt la flamme enveloppa les deux malheureuses qui jetèrent un cri terrible, et l’une d’elles se sauva !

 

« Reviens dans la flamme ! Reviens dans la flamme ! » lui crièrent ses compagnes en l’entourant, mais l’autre hurlait de douleur et réclamait le couteau du sacrificateur.

 

Alors, le gardien du Temple, au crâne hideux (casquette-crâne, pour le goût du sang) lui enfonça son couteau d’or dans la gorge et le sang jaillit sur les voiles noirs des mammaconas, lesquelles reprirent leurs danses et leurs chants. Quant à la victime, elle était tombée, à demi morte, entre les petits poings hideux des deux autres gardiens du Temple qui la repoussèrent sur son bûcher, où elle disparut. L’autre mammacona avait subi le supplice, debout, n’ayant jeté que le premier cri terrible et, quand elle s’effondra dans la prodigieuse corolle écarlate que lui avait envoyée le dieu pour la transporter dans les demeures du Soleil, des clameurs enthousiastes saluèrent ce triomphant martyre.

 

MARIE-THÉRÈSE MURÉE VIVANTE

Les mammaconas, de plus en plus affolées par le feu, le sang dont elles étaient couvertes, et l’odeur atroce, et la fumée odieusement parfumée des bûchers, réclamaient, elles aussi, le supplice. Trois d’entre elles se jetèrent dans les flammes, mais en ressortirent presque aussitôt, tendant la gorge au sacrificateur qui les fit mourir, comme elles le désiraient. Et on ne sait jusqu’où aurait été ce délire du sacrifice et de la mort si le geste de Huascar n’y avait mis fin[54].

 

Sur un signe de lui la musique infernale cessa, les danses et les chants s’apaisèrent et les gardiens du Temple éteignirent sous la cendre les restes des bûchers. C’était le tour de Marie-Thérèse. Raymond, presque évanoui, rouvrit les yeux à la parole d’Orellana.

 

Il vit les mammaconas dépouiller Marie-Thérèse des ornements de prix dont elle était littéralement couverte. Sur elle, « les larmes du Soleil », selon l’expression consacrée, brillaient de leur éclat doré, de la tête aux pieds. Sa chevelure, ses oreilles, ses joues, sa poitrine, ses épaules, ses beaux bras, ses nobles jambes, ses chevilles sur les sandales d’or, ne laissaient voir que bijoux, plaques et disques éblouissants, pendentifs et bracelets. Tout cela lui fut enlevé et précieusement déposé dans un bassin d’or. On lui ôta également le fatal bracelet-soleil d’or. Ces bijoux devaient être à nouveau cachés jusqu’au jour qui viendrait dans dix ans, où l’Inca aurait besoin d’une nouvelle épouse du Soleil.

 

Pendant qu’on la dévêtait ainsi de sa gaine d’or, au fur et à mesure du travail rapide des mammaconas, Marie-Thérèse, dont les yeux étaient toujours clos, apparaissait entièrement cerclée de bandelettes. Extérieurement, on en avait déjà fait une momie. Ses bras étaient attachés à son corps. On n’avait plus qu’à la déposer dans son tombeau. Les yeux de Raymond ne quittaient plus ce qu’il pouvait voir encore de ce visage bien-aimé sous les bandes de toile parfumées qui lui liaient le menton, le front et les lèvres, laissant seulement à découvert les yeux fermés et la bouche entr’ouverte, mais immobile comme si elle venait d’exhaler le dernier soupir. Et il crut fermement que Marie-Thérèse était bien morte. Et cela, ne cessait-il de se répéter, était mieux ainsi. Ainsi, elle ne se sentait pas enlever par les trois hideux gardiens du Temple qui la déposaient sur la chaise funèbre et qui, suivis de toute la théorie des mammaconas la glissaient dans l’épaisseur de la muraille, dans ce trou où elle devait rester mille ans pour être ensuite brûlée à son tour.

 

À ce moment, les rayons du soleil, comme pour faire une échelle d’or à celle que les Incas, ses enfants, lui envoyaient dans leur piété cruelle, vinrent se poser près de Marie-Thérèse. Ils illuminaient sa tombe étroite et Raymond ne perdit rien des derniers gestes de l’atroce cérémonie. Il s’agissait de replacer les trois plaques lourdes, de granit rose, qui, glissant les unes sur les autres et s’adaptant et s’ajustant d’une façon parfaite, allaient fermer la tombe, selon le mode architectural des Incas.

 

L’opération se poursuivit dans le silence le plus terrible.

 

Toute l’assemblée avait les yeux fixés sur celle que l’on murait, mais nul n’eût pu dire si elle n’était point déjà morte.

 

La première plaque glissée par les trois gardiens du Temple qui pliaient sous le fardeau cacha Marie-Thérèse jusqu’aux genoux. La seconde, apportée à hauteur du niveau supérieur de la première pierre vers une plate-forme roulante, fut poussée à son tour et cacha Marie-Thérèse jusqu’aux épaules.

 

On ne voyait plus maintenant que sa tête dans ce trou funèbre, sa tête entourée de bandelettes, sa tête de momie, son visage de morte. Et c’est alors que tout à coup un long frisson parcourut toute cette assemblée qui avait cependant assisté sans frémir à toutes les précédentes horreurs sacrées : les yeux de Marie-Thérèse venaient de s’ouvrir !…

 

De s’ouvrir tout grands au fond de ce tombeau qui se refermait sur elle ! Les yeux étaient bien vivants, effroyablement ouverts, tout grands, tout grands sur ce qui lui restait à voir de la vie avant de n’avoir plus à contempler que la Ténèbre éternelle. Son regard vivant fixait ces gens qui la regardaient mourir, cette foule en habits de fête, ce Temple resplendissant, et, pour la dernière fois, la douce, la belle lumière du jour !

 

Une angoisse surhumaine faisait s’agrandir encore, encore, ce grand, ce suprême regard qui n’allait plus rien voir, jamais !… Les lèvres remuèrent et l’on put croire qu’un cri suprême d’appel à la vie, qu’une clameur d’horreur pour la nuit du tombeau allait s’en échapper. Mais elles se refermèrent sur un pauvre gémissement sans force, tandis que la dernière pierre était poussée sur le grand regard vivant !

 

Maintenant, elle appartenait au dieu.

 

Huascar fit un signe sacré et l’exode commença en silence. Il convenait à tous de se retirer du Temple comme les ancêtres se retiraient de la chambre nuptiale après y avoir amené la tremblante épouse. Le départ s’accomplit, sans aucun chant, sans bruit, sans murmure. Il y eut le glissement des sandales innombrables sur les dalles. Et les prêtres, Huascar en tête, et les nobles, et les curacas, et les jeunes gens, et les vierges, et les mammaconas franchirent le seuil des portes d’or.

 

Oviedo Runtu était descendu de son trône et s’était assis à côté de la momie royale, sur la chaise d’or occupée tout à l’heure par Marie-Thérèse ; les punchs rouges chargèrent sur leurs épaules les deux monarques, le mort et le vivant, et disparurent à leur tour au fond du couloir de la nuit.

 

Il ne restait plus dans le Temple que les trois gardiens du Temple et les cendres des victimes.

 

Les trois gnomes avaient à peine refermé les lourdes portes pour vaquer en paix à leurs soins domestiques qu’ils virent arriver sur eux une ombre forcenée et ils s’enfuirent, épouvantés, dans la chapelle de la Lune. Mais la sœur du dieu ne les protégea point. C’est sur les marches de son autel qu’ils furent abattus par le feu humain comme des bêtes mauvaises. C’est là que les trois crânes hideux éclatèrent sous les balles de Raymond ! Et le jeune homme, l’exécution achevée, bondit dans le Temple où déjà Orellana ébranlait les pierres tombales à grands coups de pioche. Il lui arracha l’outil, et, haletant, frappa à son tour.

 

Mais les pierres ne remuaient point, et Raymond, le front couvert d’une sueur glacée, se demandait maintenant si tant de brutalité était utile. Il essayait de voir, de raisonner, en ce moment suprême. Il faisait appel à sa science d’ingénieur, à ses souvenirs d’école. Il s’efforçait d’oublier Marie-Thérèse qui agonisait derrière ces pierres pour ne penser qu’au problème qui les ferait basculer. Elles n’étaient point trop lourdes. Les forces d’Orellana et les siennes suffiraient à les soulever puisqu’elles avaient obéi aux efforts des trois gnomes. Et si on ne les avait point faites plus lourdes, c’était à cause de la nécessité où les prêtres incas étaient, évidemment, de les déplacer pour certaines cérémonies. Mais par où les prendre ? par où les prendre ?[55].

 

LA PRISON DE GRANIT S’OUVRIRA-T-ELLE ?

Il essaya, posément, tranquillement, domptant la tempête intérieure qui l’eût précipité aveuglément contre ce rempart, de trouver le joint. Ordonnant à ses mains de ne pas trembler, il tenta de glisser la partie plate de l’outil entre les deux pierres, mais n’y réussit point. C’était le miracle de leur architecture que, sans ciment, ces pierres étaient si bien ajustées, qu’il était souvent difficile d’en trouver la ligne de démarcation. Comment les remuait-on ? Comment les avait-on remuées ? Car, enfin, on les avait tirées de leur alvéole. Elles tournaient peut-être sur elles-mêmes ? Mais où fallait-il toucher ou frapper ? Et, pendant ce temps, Marie-Thérèse mourait dans sa prison de granit.

 

Désespéré, il reprit la pioche qu’il dut disputer encore à Orellana, lequel l’étourdissait déjà de ses gémissements effrayants et il lança, à tout hasard, sur la gauche de la pierre, un coup, à toute volée. Il avait donné là toutes ses forces. Il avait rassemblé toutes ses énergies. Il avait donné un coup de titan. La pierre tourna un peu sur elle-même, à droite. Oui, elle dépassa le joint ! Il poussa un cri de victoire et continua de frapper avec rage.

 

L’alvéole semi-circulaire était ainsi faite que la pierre pouvait glisser et tourner sur la droite et sortir de son cadre sur la droite. Alors, il commença d’appeler : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » comme si déjà elle pouvait entendre, et Orellana qui tournait derrière lui criait : « Maria-Christina ! Maria-Christina ! » Raymond frappait, frappait ! Et le moment vint où la pierre fut suffisamment sortie sur la droite pour qu’il pût la prendre entre ses mains, entre ses ongles qui, inutilement s’y arrachèrent. Alors, avec le manche de sa pioche, il continua de pousser à gauche et le côté droit vint tout entier.

 

Cette fois, il put prendre la pierre et Orellana se joignit à lui et ils attirèrent à eux la pierre, à eux, à eux !… elle venait à eux : Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… Il délivrait Marie-Thérèse !… Ah ! elle était sauvée !…

 

Un suprême effort, un prodigieux han !… et la pierre bascula tout à fait, tomba avec fracas sur le parvis du temple. Marie-Thérèse !… La figure entourée de bandelettes apparaît au fond de son trou noir… Ce n’est pas Marie-Thérèse !…

 

Raymond pousse un cri de rage inexprimable… C’est le visage mort d’une reine morte, c’est la momie d’une ancienne coya qu’il a devant lui !… Il s’est trompé !…

 

Secoué d’un tremblement affreux, il se retourne vers Orellana, les mains prêtes à étrangler le misérable fou qui s’était attaqué avec sa pioche à une autre tombe ! Et lui, le plus insensé, Raymond, avait continué l’ouvrage du fou !… s’était laissé diriger, à cette minute suprême d’où dépendait la vie de Marie-Thérèse, par un fou !…

 

TOUTES LES TOMBES SE RESSEMBLENT !

Et maintenant, est-ce la tombe de droite ?… Est-ce celle de gauche ?… Ah ! toutes ces affreuses pierres se ressemblent ! Toutes ces tombes qui font le tour du temple sont pareilles !…

 

Cependant il ne peut y avoir une erreur nouvelle. Puisque ce n’est pas cette tombe qu’il vient d’ouvrir qui renferme Marie-Thérèse, c’est certainement celle qui se trouve à droite. Ceci est bien déterminé par l’angle de l’autel sur lequel son regard glissait du haut de la niche pour arriver au trou dans lequel on avait enfoui Marie-Thérèse. C’est sûr !… c’est sûr !… Et il s’attaqua fermement à la tombe de droite. Il recommença le même effort brutal. Il frappe ! Il frappe !… et Orellana derrière lui ! Orellana qui est plus fou que jamais depuis qu’il n’a pas reconnu sa fille, lui crie à chaque coup : Han !… Han !… Han !… comme s’il donnait le coup lui-même… Enfin, la pierre tourne… Elle vient… elle glisse dans leurs bras !… Voici le trou… Marie-Thérèse !… C’est moi, Raymond !… Réponds-moi… Et il se penche sur cette tête immobile de morte ! Ce n’est pas Marie-Thérèse ! Ce n’est pas Marie-Thérèse !…

 

Ah ! Dieu du ciel !… Raymond tombe épuisé et désespéré sur les dalles. Et il pousse un sanglot terrible où il a mis toute sa rage, et toute son impuissance, et toute sa révolte contre le destin… Mais déjà, de nouveau, il est debout, il est à l’ouvrage, c’est Orellana qui lui a donné l’exemple. Car déjà Orellana frappe, frappe !… Puisque ce n’est point la tombe de droite, c’est celle de gauche !… Et Raymond arrache encore la pioche des mains débiles du vieillard et il frappe furieusement le granit !… Ah ! que de temps passé déjà, que de minutes perdues… pendant qu’elle étouffe, elle, victime de leur erreur !… Frappe, Raymond !… frappe !… frappe encore !… la pierre cède sous tes coups !… Et tu vas enfin la voir, ta tragique fiancée… Tu vas la sauver… tu vas enfin la reconnaître !…

 

Han ! Han ! Tire la pierre à toi… encore un effort !… là !… elle est à toi, la pierre !… jette-la sur le parvis !… Regarde !… Hélas ! malheureux !… Tu ne la reconnais pas !… Ce n’est pas Marie-Thérèse !… Ce n’est pas elle !… c’est encore… c’est toujours une morte !…

 

Mais, pendant que tu jettes pour la troisième fois ton cri d’infernal désespoir et que tu te heurtes le front contre les murs et que tu appelles la mort pour te délivrer de cet atroce supplice, Orellana, lui, a poussé une clameur d’allégresse et de triomphe : « Ma fille ! Ma fille ! Ma Maria-Christina !… Me voilà !… c’est moi !… C’est ton père qui vient te délivrer !… » Le fou a reconnu son enfant… C’est elle, c’est bien elle, celle qui lui a été ravie il y a dix ans et qu’il cherche depuis dix ans au fond des couloirs de la nuit et dans tous les Temples de la Mort ! « Maria-Christina ! attends ! attends !… mon enfant !… Encore une pierre ! encore une pierre !… Et je te sors de ta prison !… Mon enfant ! mon enfant ! » Il pleure, il sanglote de joie, il étouffe de joie. Ses bras insensés ont repris la pioche et frappé le granit.

 

Mais voilà que Raymond est sur lui : « Tu perds ton temps à délivrer une morte et il y a une vivante dans ces tombes ! » Une lutte terrible s’engage entre le vieillard et Raymond pour la possession de l’outil qui reste fatalement dans les mains du jeune homme. Alors, tandis que Raymond recommence d’ébranler avec rage ces murs funèbres, le vieillard, pour le dernier effort de sa vie, parvient à tirer à lui la seconde pierre et à sortir de sa tombe le squelette enveloppé de bandelettes de sa fille chérie, de sa Maria-Christina qu’il serre dans ses bras, qu’il étreint, qu’il couvre de baisers, avec lequel il roule sur les dalles du temple, et sur lequel, après un heureux soupir, il s’endort pour toujours.

 

Orellana est mort, mais il a retrouvé sa fille.

 

LE DÉSESPOIR DE RAYMOND

Et Raymond, lui, retrouvera-t-il Marie-Thérèse ?… Encore une tombe ouverte… et encore une morte !… Ô mystère des dieux ! Mystère du Temple de la Mort qui ne rend que ses morts et qui ici garde la jeune épouse vivante !… Chancelant, criant, pleurant, enfonçant les ongles dans sa chair, se déchirant, prêt à s’offrir lui-même, pantelante victime, au dieu féroce à qui il faut de la chair et du sang, Raymond, titubant, tombant, se relevant, traînant derrière lui sa pioche inutile qui ne sait plus où frapper… essaie encore de comprendre, de se rendre compte… Son regard insensé fait le tour de ce temple circulaire où tous les ornements se répètent, où il est presque impossible de trouver un point de repère… Alors, il ne sait plus… il va au hasard… Cela vaut peut-être mieux !… Le hasard lui donnera peut-être ce que le raisonnement lui a refusé, lui livrera cette tombe où parmi les quatre-vingt-dix neuf mortes, a été enfouie la vivante. Et il frappe !… Mais combien lourdement maintenant… oh ! combien lourdement !… Ah ! que la pioche est lourde entre ses mains tremblantes !… Il n’en peut plus !… Il ne peut plus !… Elle lui échappe… Et, lui, reste là, les bras ballants, les yeux hagards… regardant les yeux des mortes qui le fixent au milieu des débris de sa besogne sacrilège… Il y a combien d’heures qu’il travaille ? Les rayons obliques du soleil ont remonté le long des murs, puis ont disparu, et la lumière qui les suit s’est retirée à son tour. Et l’ombre est venue. Et la nuit… Sur les marches de l’autel où il s’est traîné, il est étendu, enveloppé par la nuit, qui jette sur son agonie des voiles aussi noirs que ceux des mammaconas et il ferme les yeux pour dormir ou pour mourir. Puisque Marie-Thérèse est morte !…

 

DERNIER CHAPITRE

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE LES AMOUREUX NE DOIVENT JAMAIS DÉSESPÉRER DE LA PROVIDENCE


 

 

Un matin que le petit bateau a vapeur qui fait le service du lac Titicaca passait au large des Îles, il fut hélé par un grand Indien quichua qui se tenait debout dans sa pirogue de totora et, sous son punch, agitait désespérément les bras. Le bateau ralentit sa marche et le capitaine, ayant compris qu’il s’agissait de sauver un blanc, lequel gisait étendu au fond du canot consentit à stopper. C’est ainsi que Raymond Ozoux rentra dans la civilisation.

 

Après une fièvre qui l’eût fatalement emporté s’il ne s’était justement trouvé dans le pays où le Monde a appris à la guérir, il se réveilla dans l’honnête lit d’un marchand de laine d’alpaga de Punho, lequel se trouvait à bord du Yavari quand on y avait hissé le pauvre corps frissonnant de Raymond et qui en avait eu pitié. L’Indien avait raconté qu’il avait trouvé la nuit précédente, l’étranger, – quelque touriste sans doute – au milieu des ruines de l’Île sainte, perdu, abandonné et râlant. Il lui avait fait boire de l’eau rose[56] et l’avait transporté dans son canot, dans l’espérance de rencontrer le Yavari au petit jour. Ayant dit, l’Indien s’était éloigné sans avoir voulu recevoir aucune récompense. On l’estima bien honnête, car, fouillé, Raymond fut trouvé porteur d’une somme importante et l’on ne comprit guère que le quichua ne l’eût point dépouillé.

 

Quand le malade fut en état de comprendre ce qui se disait autour de lui et qu’on lui eut rapporté l’incident de l’Indien, il ne douta point que ce généreux quichua dont on lui avait fait la description fût Huascar lui-même.

 

En sa qualité de Grand-Prêtre du Temple de la Mort, Huascar avait dû être ramené par ses devoirs sacerdotaux dans ce lieu maudit, y avait découvert Raymond, les traces de sa besogne sacrilège, et sans doute les cadavres des trois gardiens du Temple sur les degrés de la chapelle de la Lune. La froide colère calculatrice de l’Indien avait alors inventé pour Raymond le pire supplice, celui de le laisser vivre après la mort de Marie-Thérèse…

 

Mais ce supplice, le jeune homme était bien décidé à ne le point subir longtemps. L’idée qu’il aurait pu sauver Marie-Thérèse et que celle-ci était morte par sa faute, à cause de son manque de sang-froid, lui était particulièrement insupportable ; et il se rendait compte qu’il ne pourrait jamais se débarrasser de cette idée-là, qu’elle pèserait toujours sur lui, qu’elle parviendrait à l’étouffer et qu’il fallait mieux en finir tout de suite.

 

Seulement, il ne voulait point mourir dans ces affreuses montagnes, témoins de tant d’horreurs. L’image de Marie-Thérèse, qui ne le quittait pas, ne ressemblait plus, depuis qu’il avait décidé de l’aller rejoindre, à cette terrible figure de momie vivante apparue au-dessus de la pierre du tombeau… mais à la douce et tranquille et heureuse silhouette qui vaquait à sa besogne commerciale, dans les bureaux de Callao, entre les gros registres verts. C’est là qu’il l’avait revue après une si longue absence, c’est là que, pour la première fois, elle lui avait dit : « On s’aime » et c’est là qu’il irait la retrouver pour mourir.

 

La pensée de cette mort-là fit qu’il se porta mieux tout de suite. Après avoir généreusement remercié son hôte, il se jeta dans le premier train qui partait pour la côte, pour Mollendo, d’où il prendrait quelque bateau à destination de Calloa. Le voyage lui parut long ; en passant à Arequipa, il vit de loin la petite maison en adobes et songea aux vaines démarches qu’ils avaient faites auprès de ce bandit de Garcia, et, pour la première fois depuis qu’il était sorti du Temple de la Mort, il se demanda ce que pouvaient être devenus ses compagnons de voyage, son oncle François-Gaspard, le marquis et Natividad.

 

Peut-être étaient-ils morts, eux aussi, voués à quelque martyre au fond du couloir de la nuit, dans la Maison du Serpent. Pauvre oncle François-Gaspard qui ne ferait plus de conférences, pauvre Natividad qui ne verrait jamais plus Jenny l’ouvrière ! Mais, s’il en était ainsi, le marquis, au moins, n’avait pas enduré la torture d’assister impuissant au supplice de ses deux enfants.

 

À Mollendo, Raymond s’en fut tout de suite, malgré un temps de tempête, sur le débarcadère, où il trouva, errantes sur la plage, deux ombres. Cependant, comme celles-ci accouraient avec force démonstrations, il dut bientôt constater qu’elles étaient vivantes : l’oncle François-Gaspard !… Natividad !

 

Bien que leur mine fût des plus tristes, ils ne paraissaient pas avoir trop souffert. Raymond leur serra la main sans même s’enquérir de ce qui leur était arrivé. Quant aux deux autres, ils voyaient le jeune homme si pâle et si défait qu’ils n’osèrent pas lui poser une seule question relative à Marie-Thérèse et au petit Christobal.

 

Ils marchèrent tous trois quelque temps, en silence, plongés dans leurs pensées néfastes. Enfin l’oncle Ozoux demanda à son neveu : « Et le marquis, tu ne sais pas ce qu’il est devenu ?

 

– Je le croyais avec vous, répondit Raymond de sa voix déjà détachée de toutes les choses de ce monde. »

 

BIENHEUREUSE APPARITION

Ce fut alors seulement que Natividad expliqua, sans que personne ne lui demandât, qu’après la funeste tentative de la Maison du Serpent ils avaient été jetés tous deux, M. Ozoux et lui, au fond d’un cachot où ils étaient restés quatre jours et dans lequel l’illustre membre de l’Institut avait pu se rendre un compte exact de la réalité de son aventure. Au bout de ces quatre jours, ils avaient trouvé la porte de leur prison ouverte et s’étaient sauvés sans avoir même eu le temps de demander des nouvelles du marquis. À ce moment, en effet, tous les Indiens abandonnaient précipitamment le Cuzco et s’enfuyaient dans la montagne. Ignorant à quelle catastrophe nouvelle ils avaient affaire, Natividad et François-Gaspard avaient couru vers Sicuani, où ils prenaient le train, et c’était justement cette catastrophe qui les avait sauvés. Veintemilla venait de surprendre et de battre « à plate couture » les troupes de Garcia, indisciplinées et abruties par les fêtes de l’Interaymi. Des milliers de quichuas, soldats et civils, avaient été balayés du Cuzco en quelques heures par les quatre escadrons d’escorte qui étaient restés fidèles au président de la République et à la tête desquels celui-ci avait chargé pour tenter, par un effort suprême, de ramener la fortune. Ces cinq cents hommes, de sang espagnol, avaient vaincu les Incas comme jadis Pizarre, dans ces mêmes plaines de Xauxa et sous ces mêmes murs qui continuaient d’assister, avec l’impassibilité des choses immortelles, à la lutte des races.

 

Garcia avait dû s’enfuir en Bolivie. Il allait se faire sauter la cervelle quand la nouvelle d’une révolution au Paraguay lui redonna le goût de la vie et il passa la frontière du Paraguay avec tout son ministère péruvien, à la grande joie du président de la République en Bolivie.

 

Partis de Sicuani, Natividad et Ozoux ne s’étaient arrêtés qu’à Mollendo, et ils comptaient bien y rencontrer le marquis, si le nouveau destin de la République lui avait également ouvert les portes de sa prison. En ce qui concernait Raymond, qui avait pu s’enfuir, ils n’espéraient plus le revoir qu’à Lima « après qu’il aurait tout tenté pour sauver Marie-Thérèse ! »

 

C’était la première fois qu’ils prononçaient son nom depuis qu’ils avaient retrouvé le jeune homme. Celui-ci vit qu’ils le regardaient avec une angoisse réelle. Une touchante douleur était peinte sur le visage de François-Gaspard : « Mon oncle ! elle est morte ! » Et il se jeta dans ses bras. François-Gaspard pleura et embrassa son neveu avec une grande, une véritable tendresse. Raymond s’arracha de son étreinte, tout secoué de sanglots, et ils le laissèrent s’éloigner le long de la plage où le flot retentissant les retenait prisonniers depuis plus de dix jours. Le Pacifique les trahissait à son tour et s’opposait à leur embarquement.

 

« Pauvre Raymond ! Pauvre Marie-Thérèse !… Pauvre petit Christobal ! » gémissait François-Gaspard. Il avait fallu de pareils malheurs pour que le bon cœur de l’oncle Ozoux se montrât dans toute sa nudité, jadis trop habillée de froide et mauvaise littérature officielle. Il se reprochait amèrement d’avoir affiché, au commencement de l’expédition et jusqu’au Cuzco, une attitude indifférente qui avait justement outré ses compagnons, mais pouvait-il se douter ?… Une pareille chose !… Cette pauvre jeune fille… ce pauvre petit garçon !… Mais c’était affreux !… Qui est-ce qui aurait pu croire ça ?… En France, on ne le croirait jamais ! jamais !… il aurait beau le raconter dans des conférences, avec projections et preuves à l’appui… non, on ne le croirait pas. C’était terrible ! Il pleurait et Natividad aussi pleurait. « Cette fois, disait celui-ci, il faudra bien que Veintemilla m’entende. Il nous vengera ; que dis-je ? Il nous a déjà vengés par ses victoires. Le Pérou lui doit tout. C’est un grand homme. Garcia nous aurait fait retomber dans la barbarie ! Il l’a bien prouvé dans toute cette affaire et nous avons failli être ses victimes ! »

 

Huit jours encore se passèrent. Tant qu’on ne put prendre le bateau pour Callao, Ozoux et Natividad surveillèrent le désespoir de Raymond, mais celui-ci avait un calme qui les trompa et, quand ils furent à bord, Natividad et Ozoux se permirent de le questionner sur les événements terribles auxquels il avait assisté. Il leur raconta tout ce qu’il avait vu dans le Temple de la Mort et l’agonie de Marie-Thérèse. Cette narration, faite d’une voix simple et singulièrement paisible, fut écoutée avec horreur par Natividad et François-Gaspard qui s’enfuirent aussitôt dans leur cabine où ils s’enfermèrent pour pleurer, sans être dérangés, sur le cahier de notes qui allaient fixer un si étrange récit.

 

Raymond, appuyé au bastingage, regardait maintenant venir à lui cette côte qu’il avait récemment abordée avec tant de bonheur et où dans une heure il allait mourir. Ah ! le Pérou de Pizarre et des Incas ! le pays fabuleux de l’or et de la légende ! la terre de sa jeune ambition et de son amour ! Mort son amour ! morte son ambition ! Seule vivait toujours la légende dont il avait ri ! et qui avait tué tout cela ! et qui allait le tuer, lui, après Marie-Thérèse, pour avoir ri, ri de ce que racontaient les deux vénérables vieilles dames tombées d’un tableau de Vélasquez et qui semblaient avoir tant de mal à se relever : la tante Agnès et la duègne Irène qui racontaient de si curieuses histoires autour du bracelet-soleil d’or !…

 

Comme la première fois, ce fut lui qui se jeta le premier dans la petite embarcation du batelier criard, mais cette fois il n’eut point besoin de demander où se trouvait la calle de Lima. Et ses yeux ne quittèrent plus cet endroit de la ville où il avait couru si plein d’espoir, où l’avait attendu Marie-Thérèse !…

 

Hélas ! aujourd’hui, après avoir abordé, c’est sans hâte qu’il gravit les petites ruelles, qu’il pénètre dans leur labyrinthe, qu’il glisse dans l’ombre des arcades et qu’il atteint enfin l’étroit carrefour d’où l’on aperçoit la véranda !… C’est là qu’il avait entendu sa voix, c’est là qu’il venait la chercher tous les soirs, c’est là qu’un soir il ne l’avait plus trouvée. Jamais plus elle ne reviendra la pauvre Marie-Thérèse… jamais plus elle ne pliera, sous le poids des gros registres verts, sa souple taille où s’enroulait la chaîne d’or qui retient le crayon pour les chiffres… jamais plus il ne l’entendra discuter de sa jolie voix claire le prix et la qualité du guano… jamais plus elle ne se penchera à la fenêtre pour voir s’il arrive… Et Raymond s’avance, et, tout à coup, il s’arrête et chancelle. Sa main se porte à son cœur. Ah ! cette fois, il va mourir ! Tant mieux ! N’est-il pas venu ici pour cela !… Cette apparition, là-bas, à la fenêtre de la véranda, lui fait trop de mal… Il étouffe !… C’est la plus cruelle des hallucinations !… ou bien, c’est peut-être vrai que les ombres, après la mort, viennent errer autour des endroits qui leur furent chers… car il voit, il voit l’ombre de Marie-Thérèse… et ces ombres ont certainement le pouvoir de se montrer à ceux qui les ont aimées !… L’ombre de Marie-Thérèse est à la fenêtre… Dieu ! comme elle est pâle… elle est diaphane… quel visage de tristesse et de mort ont les ombres des morts qui viennent se promener dans la vie… Elle se penche comme autrefois… elle tourne la tête comme autrefois… elle a tous les gestes d’autrefois… mais ce sont des ombres de gestes… Et Raymond ose à peine murmurer : « Marie-Thérèse ! » de peur que toute cette ombre ne s’efface, ou qu’au seul son de sa voix ne s’évanouisse sa bienheureuse hallucination… À pas prudents il s’avance… il glisse avec la précaution d’un enfant qui s’apprête à saisir un papillon et qui a la crainte de le voir s’envoler… et son cœur bat, son cœur bat… son cœur se gonfle… son cœur va éclater… car c’est bien un grand cri vivant qui s’échappe des lèvres de l’ombre !… « Raymond ! » – « Marie-Thérèse ! »…

 

Encore une fois ils sont dans les bras l’un de l’autre…

 

Il serre la chère ombre et il ne se doute pas qu’elle, comme lui, pourrait croire ne serrer qu’une ombre. Ils ont tant souffert, tous les deux ! tant souffert !… Ils défaillent aux bras l’un de l’autre… Ils tomberaient si on ne les entourait, si on ne les soutenait !… Voilà les bonnes vieilles dames, Agnès et Irène, qui retiennent, en pleurant, Marie-Thérèse sous les bras. Et le marquis, plus vaillant, a couru dans la calle et ramène Raymond à son bras… et tous pleurent, pleurent !… Il n’y a que le petit Christobal qui ne pleure pas, mais qui saute de joie à la porte du bureau, en revoyant son bon ami Raymond, et qui tape d’allégresse dans ses menottes… « Je te l’avais bien dit, Marie-Thérèse, qu’il n’était pas mort !… Tu vas guérir maintenant !… Tu vas guérir ! »

 

Et Marie-Thérèse, dans les bras de Raymond, dit :

 

– Je savais bien, moi, que, s’il devait revenir, c’est ici qu’il reviendrait !… mais est-ce bien toi ?… est-ce bien toi, mon Raymond ?…

 

– Et toi, Marie-Thérèse, est-ce toi que je tiens dans mes bras ?

 

– Oh ! Marie-Thérèse a été bien malade, et nous avons cru qu’elle allait mourir, fait le petit Christobal pendant que les deux vieilles sanglotent et que le marquis se mouche, mais on l’a guérie, en lui disant que Raymond n’était pas mort ! Moi je lui disais : « Tu verras ! le bon Huascar l’aura sauvé aussi, c’est sûr !… » Huascar nous a tous sauvés, tous ! Il faudra bien l’aimer quand il reviendra à la maison… Papa le dit bien : sans lui, nous serions tous morts !… Mais maintenant il ne faut plus mourir. »

 

LE GRAND-PRÊTRE À TENU PAROLE

Marie-Thérèse a voulu revoir son bureau avant de mourir, le bureau où Raymond venait la chercher. Maintenant, Raymond est revenu. Maintenant, elle ne mourra plus !… Comment Huascar avait-il pu sauver Marie-Thérèse ? Raymond était sûr qu’avant qu’il ne s’évanouît dans le Temple de la Mort, après ses tentatives désespérées, Marie-Thérèse avait eu le temps de mourir étouffée, au moins dix fois, certes !

 

– Marie-Thérèse, lui dit-il, je t’ai vue quand ils t’ont mise dans la tombe !

 

– Tu étais là ! s’écria-t-elle, avec une énergie soudaine et revivant l’affreux drame, en dépit du marquis et des tantes qui faisaient signe à Raymond et qui voulaient l’empêcher, elle, de reparler de ces choses… Oui, tu étais là ?… pour me sauver, n’est-ce pas, mon bien-aimé !… Mes yeux se sont ouverts tout à coup, parce que je savais que tu étais là ! je sentais tes yeux sur mes yeux… et je les ai ouverts !… et les méchants ont fermé la tombe !…

 

– Tais-toi ! Tais-toi, Marie-Thérèse, je t’en supplie, dit le marquis… Il faut oublier tout cela !… Il ne faut plus parler de tout cela !…

 

– Si ! si !… maintenant, Raymond est là ? Il n’y a plus de danger !… Il faut que Raymond sache !… Ça a été la nuit dans la tombe !… Ah ! tu as dû voir que j’étais comme morte !… depuis qu’on m’avait pris mon petit Christobal qui avait poussé ce cri déchirant au moment où Huascar l’arrachait de mes bras, j’étais déjà morte… j’avais cru qu’on allait le tuer… C’est en vain que Huascar m’avait dit qu’on respecterait sa vie… je ne pouvais croire Huascar… et je fermai les yeux pour mourir… dès mon entrée dans l’abominable Temple… et je les ai rouverts quand je t’ai senti là !… qu’allais-tu faire pour me sauver ?… car je savais que tu tenterais tout !… tout !… ah ! mon amour !… même dans la nuit de la tombe, j’espérais en toi !… Au fond des minutes atroces que j’ai passées là, dans le domaine des morts, la pensée que tu me sauverais ne me quittait pas. Tu ne me laisserais pas mourir ainsi, entre ces pierres… et je t’attendais… je t’attendais, moi que la mort avait liée déjà… et puis, j’ai commencé à étouffer !… et alors, je me suis dit : « Il viendra trop tard !… trop tard !… je serai morte quand il arrivera ! » Sous mes bandelettes ma poitrine se soulevait, ma bouche cherchait l’air qui commençait à me manquer… Oh ! papa ! mon bon papa !… Laissez-moi dire à Raymond, puisque c’est fini !… puisque… puisque je suis vivante… et que nous vivrons, et que nous nous aimerons… j’étouffais !… et mes oreilles commençaient à me faire entendre d’étranges musiques… quand tout à coup la muraille fut secouée, ébranlée autour de moi. Des coups sourds faisaient trembler la montagne qui était mon tombeau !… « C’est lui, me disais-je, c’est lui !… Vite !… Vite !… qu’il se dépêche ! » Mes yeux étaient grands ouverts dans les ténèbres et j’attendais la lumière… et, après un dernier coup terrible contre la muraille, la lumière vint ! je fermai les yeux en criant : « Raymond ! » Je me suis sentie tirée par derrière. Je rouvris les yeux. J’étais dans les bras de Huascar !… de Huascar qui me tenait étroitement serrée contre sa poitrine, de Huascar dont le visage passionné se penchait sur le mien, dont le regard de flammes me brûlait et je demandai à Dieu pourquoi il ne m’avait pas laissée mourir !… L’Indien me déposa dans un couloir obscur qu’éclairait un feu de résine, et là, il commença de délier mes bandelettes. Quand j’eus les bras et les mains libres, il me recouvrit de la robe de chauve-souris que l’on m’avait ôtée avant de me faire entrer dans le Temple.

 

Je le regardais agir avec épouvante, comme une esclave que rien ne peut sauver de son maître. Mais il m’annonça d’une voix rauque que je n’avais rien à craindre de lui et qu’il m’avait sauvée. Je ne pouvais le croire. Je ne pouvais pas croire Huascar. Je le regardais maintenant replacer dans la tombe d’où il m’avait tirée une momie pareille à celles dont nos « panthéons » sont pleins et refermer le trou qu’il avait creusé et préparé à l’avance autant qu’il lui avait été possible, sans éveiller les soupçons autour de lui : « Il n’y a pas de sacrilège, fit-il, puisque le dieu a le nombre d’épouses qu’il lui faut ! »

 

Il se tourna vers moi et, instinctivement, je reculai. « Je te fais encore peur, me dit-il… Sache donc que, sans moi, tu serais déjà morte et que j’avais tout disposé pour ton salut ! Et ne me remercie pas, puisque j’ai fait cela parce que je t’aime… » Je reculai encore, ou plutôt je me traînai, misérable et sans force, hors de ses bras qui se tendaient vers moi. « Il y en a d’autres qui t’aiment, dit-il encore, et qui auraient voulu te sauver… et qui ont tout fait pour que tu meures !… J’ai dû faire échouer moi-même leurs tentatives dangereuses, car les quichuas t’auraient offerte au dieu, quand même, morte s’ils ne pouvaient te garder vivante !… »

 

Je ne croyais pas Huascar. Je lui dis : « Tu ne m’as sauvée que pour mieux me perdre. Qu’as-tu fait de mon frère ?

 

– Tu veux le voir, me dit-il, viens !

 

Et comme j’étais incapable de faire un pas, il me prit dans ses bras et nous nous enfonçâmes dans les couloirs de la nuit qui ne doivent avoir aucun secret pour lui.

 

J’entendais contre moi le battement de son cœur et j’avais plus peur que lorsque j’étouffais dans la muraille du Temple.

 

UN SERMENT QUI NE COMPTE PLUS

Enfin, il poussa une porte, et deux cris joyeux retentirent. J’étais en face de papa et de Christobal qui me prirent des bras de Huascar et me couvrirent de baisers. L’Indien dit : « Je vous avais promis de vous rendre votre fille et votre fils, senior ! les voici ! Vous ne courez plus maintenant aucun danger ! Un Inca ne manque jamais à sa parole ! »

 

Sur quoi, il salua, et nous ne l’avons plus revu !… J’ai voulu te dire tout cela, Raymond, pour que, si par hasard tu rencontrais jamais cet homme, tu saches ce que nous lui devons !…

 

À ces derniers mots, le jeune homme tressaillit et serra nerveusement la main de Marie-Thérèse.

 

– Oh ! Marie-Thérèse, fit-il, la voix tremblante, je sais ce que je lui dois. Il t’a sauvée, il m’a sauvé… et moi je lui ai juré que, s’il te sauvait, tu ne serais jamais ma femme.

 

– Mon Raymond !… Mon Raymond ! je sais cela !… Il a dit cela à papa… n’est-ce pas, papa, qu’il t’a dit cela ?… Oh ! papa te le dirai pourquoi trembles-tu ?… c’est un enfantillage…

 

– Tu n’as peut-être été sauvée qu’à cause de ce serment-là, fit Raymond, lugubre…

 

– Malgré ce serment-là, voulez-vous dire, interrompit le marquis. Huascar l’a considéré comme une insulte. Lorsque dans l’Île où j’avais été amené prisonnier à la suite du cortège qui emportait Marie-Thérèse, je me trouvai seul, un soir, face à face avec l’homme que j’accusais de nous avoir trahis et d’être la cause de tous nos malheurs, je voulus lui cracher toute ma haine et mon mépris, mais il ne m’en laissa pas le temps. Il arrêta mes premières invectives pour me faire conduire et garder dans une grotte près du rivage, où il me rejoignit bientôt et où je m’attendais à être sa victime. Là, il m’apprit froidement qu’il n’avait jamais cessé de travailler à nous sauver de nous-mêmes et de nos imprudences, et que tout était préparé pour notre fuite, que bientôt il m’amènerait mes enfants et que je n’aurais la nuit suivante qu’à me jeter avec eux dans sa pirogue et qu’à m’en remettre de notre salut aux deux Indiens qu’il m’avait donnés pour gardes et qui lui étaient dévoués jusqu’à la mort.

 

Son ton était si solennel que je ne mis point sa parole en doute. Rien ne le forçait plus à me mentir, puisque nous étions ses prisonniers. Je lui tendis la main, mais il ne la prit pas. C’est alors qu’il me parla du singulier serment que vous lui aviez fait, un soir, à Arequipa : « Je ne connais point ce jeune homme, me dit-il, j’ignore pourquoi il m’a proposé un pareil marché. La señorita sera libre comme son cœur et je ne suis point le marchand de son cœur. Il ne m’appartient ni de le prendre, ni de le donner, ni de le retenir. Il faut que ce jeune homme sache cela, à qui je n’ai jamais fait de mal et qui m’a insulté. Je lui pardonne. » Il s’apprêtait à partir, je voulus encore le remercier, dans la certitude où sa parole m’avait mise qu’il tenterait tout pour notre salut : « Remerciez celle qui est au ciel et qui fut la señora de la Torre, señor, et ne remerciez point Huascar qui ne vous demande qu’une chose, en échange du service qu’il a pu vous rendre, c’est de n’en parler jamais. Il ne faut point que la mémoire du grand-prêtre de l’Inca soit déshonorée. » Ainsi a parlé Huascar. Vous pourrez épouser Marie-Thérèse, Raymond !… »

 

Sur ces entrefaites survinrent l’oncle Ozoux et Natividad ! Ils avaient appris en route que le marquis était de retour à Lima, qu’on l’avait vu ce jour-là à Callao, et qu’il y avait ramené, ils ne savaient par quel miracle, Marie-Thérèse et le petit Christobal, et ils accouraient comme des fous !

 

IMAGINONS QUE NOUS AVONS RÊVÉ

Et maintenant ils riaient, ils pleuraient de surprise et de bonheur, et tout ce monde s’embrassait. En vain, les deux vénérables dames voulurent-elles entraîner Marie-Thérèse et la soustraire à toutes ces démonstrations, Marie-Thérèse leur fit comprendre que la joie générale était encore le meilleur médicament contre de si affreux souvenirs. « C’est un mauvais rêve ! fit-elle… imaginons-nous que nous avons fait un mauvais rêve !… »

 

– Oui ! il nous faut imaginer cela, appuya le marquis. J’ai vu Veintemilla et je lui ai tout raconté ; il nous prie de nous imaginer que nous avons fait un mauvais rêve ! Il nous le demande patriotiquement. En revanche, il a promis de nous aider dans la liquidation de notre entreprise de guano et dans la vente de nos concessions. Le mariage de Marie-Thérèse et de Raymond aura lieu en France, si personne n’y voit d’inconvénient ; nous ne reviendrons que plus tard essayer le siphon de l’ingénieur Ozoux dans les mines antiques du Cuzco, quand nous serons à peu près sûrs que ceux qui tenteront de les fréquenter ne risqueront plus défaire d’aussi mauvais rêves !

 

– Ah ! si on m’écoutait, je vous prie de croire que l’on verrait bientôt clair dans les couloirs de la nuit ! s’exclama Natividad… mais non, c’est toujours le même système… on ne veut rien voir, on se bouche les yeux !… même après une aventure aussi effroyable où nous avons failli tous laisser notre peau. Veintemilla, qui devrait mater une bonne fois les Indiens, Veintemilla vous demande de croire que vous avez fait un mauvais rêve !…

 

Et le pauvre Natividad leva vers le plafond des bras désenchantés.

 

– Monsieur Natividad, vous êtes un mauvais esprit, déclara le marquis. J’ai, du reste, une triste nouvelle à vous annoncer. Vous n’êtes plus Inspector superior de Callao ! Vous êtes dégommé, mon cher Monsieur Natividad !

 

Natividad se laissa tomber sur une chaise, la bouche ouverte, ne trouvant pas un mot pour qualifier la joie avec laquelle un homme pour lequel il avait tout risqué lui annonçait son malheur.

 

Il était si comique ainsi que tout le monde éclata de rire. Il se leva alors, furieux, et se dirigea vers la porte à grands pas. Il suffoquait d’indignation. Ça lui apprendrait à quitter, pendant des semaines, Jenny l’ouvrière !

 

– Pas si vite ! lui cria le marquis ; pas si vite, mon cher Monsieur Natividad ! Si j’ai une triste nouvelle à vous annoncer, j’en ai également une excellente. Vous êtes nommé Inspector superior de Lima !

 

Natividad retomba sur une chaise, mais cette fois éperdu de joie.

 

– C’est un rêve ! gémit le brave homme.

 

Et, cette fois, il ne savait comment remercier le marquis grâce auquel se trouvait réalisé le plus beau rêve de sa vie.

 

– Mais enfin ! finit-il par s’écrier… j’aurais pu être mort !…

 

– Oh ! répliqua en souriant le marquis, la nomination que m’a remise le président de la République n’est valable, évidemment, que dans le cas où vous seriez vivant !… Allons, puisqu’ils ne vous ont pas mangé, vous allez pouvoir les surveiller, vos Indiens !…

 

– Chut ! fit Natividad en qui renaissaient les qualités prudentes du magistrat. Qu’on n’en sache rien !…

 

La voix de François-Gaspard se fit entendre :

 

– Nous allons rentrer en France, mon cher marquis. Est-ce que je pourrai parler dans… mes… conférences ?…

 

– Vous raconterez que vous avez fait un rêve, mon cher académicien, pendant lequel vous sont apparues toutes les splendeurs et toutes les horreurs des cérémonies du vieux Pérou.

 

– Et nous ? croirons-nous jamais que nous avons fait un rêve ? demanda tout bas Raymond à Marie-Thérèse en fixant tristement ce pauvre visage qui attestait, lui, que la réalité était encore bien proche.

 

– Quand les couleurs nous seront revenues… lui répondit Marie-Thérèse qui contemplait, le cœur serré, la pâle figure de son fiancé… Tout de même, continua-t-elle, quand je me retrouve ici, dans ces bureaux, en train de prendre le thé, à côté de ma bonne tante et de la vieille Irène, de me faire gâter par vous tous, quand je revois ces bons registres verts sur lesquels je me suis tant pliée pour aligner des chiffres, et ce copie-de-lettres qui attend encore la réponse au correspondant d’Anvers, tu sais, mon Raymond : « Pour ce prix-là, vous n’aurez que du guano phosphaté à quatre pour cent d’azote, et encore ! »… oui, quand je vois ce cadre domestique, où joue mon petit Christobal, quand je nous revois tous vivants après le Temple de la Mort, je ne puis m’empêcher, par moments, de me dire : « N’ai-je pas rêvé ?… »

 

TRAGIQUE RÉALITÉ

À ce moment, Natividad prenait congé du marquis et ouvrait la porte du bureau. Il recula soudain avec une exclamation étouffée.

 

Un corps soutenu par la porte venait de s’allonger sur le carreau du magasin. Et ce corps était le cadavre d’un Indien. Marie-Thérèse, qui le reconnut la première, tomba à genoux : « Non ! Non ! Raymond, s’écria-t-elle, nous n’avons pas fait un rêve !… »

 

Et elle pleura sur Huascar qui s’était traîné jusqu’à ce seuil d’où elle l’avait chassé et qui mourait, un couteau dans le cœur.

 

ÉPILOGUE


Il faut à cette histoire un épilogue, à cause que nous n’avons pas eu l’occasion de reparler, dans le dernier chapitre, d’Oviedo Huaynac Runtu, ex-commis à la banque franco-belge de Lima, dernier roi des Incas.

 

Après mille aventures mystérieuses dans les Andes, que nous raconterons peut-être un jour et où la police du bon Natividad le traqua, lui et tous les Indiens qui avaient soutenu la révolte de Garcia, Oviedo Runtu demanda à traiter.

 

Il eut la vie sauve, à condition qu’il incitât les derniers rebelles à faire leur soumission. Condamné par un tribunal militaire à l’exil perpétuel, l’astuce de Natividad lui valut la grâce et ce fut encore l’ancien commissaire de Callao qui lui procura une place à Punho, dans une succursale de la banque franco-belge.

 

Là, Natividad put surveiller tous ses gestes à loisir et constater qu’il ne faisait plus rien pour ressusciter le merveilleux Raymi. Oviedo Runtu mourut fort bourgeoisement après avoir épousé une dame de Lima qui avait fait le voyage du lac Titicaca pour voir le dernier roi des Incas. Ils se marièrent et les voyageurs qui passaient par Punho et auxquels on montrait le couple royal souriaient quand on leur disait que le roi gagnait, derrière le grillage de son administration, cent cinquante soles par mois.

 

Un jour que l’on s’amusait du petit train de maison de la veuve du roi, que l’on nommait par dérision la Coya, celle-ci raconta que, s’ils avaient voulu, ils auraient été les époux les plus riches de la terre, mais les trésors des Incas, disait-elle, appartiennent aux morts et aux dieux et il est défendu d’y toucher. Alors on lui demanda si elle les avait vus, ces trésors.

 

Elle répondit que son mari les lui avait montrés et elle raconta des histoires fabuleuses sur les richesses du Temple de la Mort que personne, naturellement, ne crut[57].

 

Ainsi personne ne croyait les soldats de Pizarre quand ils racontaient qu’au Pérou ils ferraient leur cavalerie avec des fers d’argent !

 

FIN.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Juillet 2006

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Christian, Jeremy, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Lire le Pérou Économique de M. Paul Walle.

[2] Ondegardo. Rel. Prim.

Le mot Mamacona signifiait « matrone », « mama », la première moitié de ce mot composé signifiant « mère ». Voir aussi Garcilasso.

[3] Pedro Pizarro, Descub. y Conq.

[4] À ce sujet voici ce que dit Paul Walle dans son Pérou :

« C’étaient des gens pratiques que les Incas et qui, même pendant leurs jeux ou leurs assemblées, n’aimaient pas à être surpris par l’ennemi. Et de cette place même du Rodadero partait un souterrain qui avait plusieurs issues : l’une aboutissait à la colline fortifiée ; l’autre allait jusqu’à l’entrée même de Cuzco ; une autre, plus longue, débouchait à l’endroit où est actuellement l’église Santo-Domingo, édifiée sur le temple du Soleil, situé à l’autre bout de la ville. Mais ces souterrains si intéressants, qui pourraient être un si beau sujet d’études pour l’amateur, ont été obstrués, claustrés par ordre du gouvernement, sous prétexte que plusieurs personnes s’y étaient perdues ! »

[5] Cette Société a été chargée également de continuer l’œuvre de Raimondi : El Perus. Travail immense, dont tous ceux qui parlent du Pérou sont tributaires.

[6] Voyage de L. et J. Verbrugghe au Pérou.

[7] M. Paul Walle, qui a visité le Pérou, dit dans son livre :

« Les voyageurs se rendent à Ancon pour y voir les cimetières souterrains de période incaïque ensevelis sous les dunes de sable. Le spectacle, s’il est instructif, n’est guère attrayant, et il faut avoir les nerfs peu sensibles pour considérer sans horreur ni dégoût le spectacle qu’offre l’espace immense où les Incas avaient établi leur nécropole.

«De tous côtés, au bord des dunes, à côté des huacas, éventrées et béantes, on aperçoit des tronçons de momies, des crânes encore pourvus de leur chevelure, des bras, des jambes recouverts de lambeaux de peau jaunie et racornie, le tout mêlé à une multitude de débris de poterie et à des linges en guenilles. »

[8] Le docteur Morton signale la présence en Amérique de quatre déformations artificielles :

La tête cunéiforme (déformation occipito-frontale).

La tête symétrique allongée (déformation fronto-sincipito-pariétale).

La tête irrégulièrement comprimée et dilatée.

La tête quadrangulaire.

Le docteur Gorsse, lui, en ajoute douze autres.

[9] Le Pérou, par Paul Walle.

[10] Xerez. Conq. del Peru, tom. III, p. 195.

[11] Prescott, traduit par Poret : Histoire de la conquête du Pérou.

[12] Xeres. Conq. del Peru. (Ce Xeres était secrétaire de l’expédition de Pizarre.)

[13] Prescott, Pedro Pizarro, Xeres. Les Indiens venus avec Atahualpa étalent-ils armés ? L’auteur de la Relacion del primer descubrimiento dit que quelques-uns de ceux qui entouraient l’Inca avaient des arcs et des flèches et que d’autres étaient armés de maillets, ou massues d’argent et de cuivre, qui toutefois étaient plutôt des ornements que des armes. – Pedro Pizarro et quelques auteurs plus modernes disent que les Indiens apportaient des courroies pour lier les hommes blancs captifs, tellement ils étaient sûrs que leur petit nombre ne pouvait leur permettre la résistance. Fernand Pizarro et le secrétaire Xeres s’accordent à dire que leurs armes étaient cachées sous leurs vêtements, mais, comme ils ne prétendent pas qu’elles aient été employées et que l’Inca avait annoncé qu’il venait sans armes, l’assertion peut bien être mise en doute ou même rejetée. Tous les auteurs sans exception s’accordent à dire qu’on n’essaya pas de résister.

[14] Voir Prescott qui a adopté les dimensions données par le secrétaire Xeres (Conq. del Peru, ap. Barcia, t. III, p. 202). Suivant Fernand Pizarre, la chambre avait neuf pieds de haut, mais trente-cinq de long sur dix-sept ou dix-huit de large (Carta MS). Le chiffre le plus modéré est suffisamment élevé.

[15] Stevenson dit qu’on montre encore « une grande chambre faisant partie de l’ancien palais, qui, lorsqu’il y passa, était la résidence du Cacique Astopilca, où l’infortuné Inca avait été retenu prisonnier » ; et il ajoute que la ligne tracée sur le mur est encore visible (Résidence in South America, vol. II, p. 163). Le Pérou abonde en ruines aussi anciennes que la conquête, et il n’est pas étonnant que la mémoire d’un événement aussi étonnant se soit conservée.

[16] Xeres, Acta de Reparticion del Rescate de Atahualpa. Herrera, Histoire générale. Prescott, Histoire de la conquête du Pérou.

[17] Il est sans exemple qu’un pareil butin, et sous la forme la plus réalisable, en argent comptant pour ainsi dire, soit tombé en partage à une petite bande d’aventuriers, tels que les conquérants du Pérou, et l’histoire en est si incroyable que l’auteur de l’Épouse du Soleil n’a pas hésité à en rapporter les détails très peu connus, jamais vulgarisés et dormant sous la poussière des bibliothèques.

[18] Pues si yo no lo quino, ni las avei lolarasens, mi tierra. Zarate, Conq. del Peru. liv. II, chap. VII.

[19] Historique.

[20] Quatre mille victimes, selon Sarmiento, honorèrent les funérailles de Huayna Capac, dernier Inca mort avant l’arrivée des Espagnols. Relacion. M. S. cap. LXV.

[21] Voyage au Pérou. Charles d’Ursel, secrétaire de légation, page 279.

[22] Voir le comte d’Ursel.

[23] Le général Dara, à la Paz, agissait ainsi en dictateur vis-à-vis des éléments.

[24] Le président usurpateur Melgagero faisait ainsi sauter ses soldats par la fenêtre à la Paz, devant les étrangers stupéfaits, puis il ordonnait à son aide de camp de faire, au commandement, le « beau » ou le « mort » tout comme un caniche.

[25] C’est dans ce pays même qu’à été découvert le secret de l’écorce du quinquina.

[26] La robe en « peau de chauve-souris » était vêtement royal.

Voyez Prescott, d’après Pedro Pizarro, Tome II, page 96 : « Il (l’Inca) était entouré de ses femmes et des jeunes filles de son harem, qui, comme à l’ordinaire, le servaient à table, et remplissaient les autres charges domestiques autour de sa personne. Un corps de seigneurs indiens se tenaient dans l’antichambre ; mais ils ne se présentaient jamais devant lui sans être appelés, et lorsqu’ils entraient ils se soumettaient au cérémonial humiliant, imposé aux plus puissants de ses sujets. Sa table était servie en vaisselle d’or et d’argent. Son costume qu’il changeait souvent se composait de manteaux de laine de vigogne, si fine qu’elle avait l’apparence de la soie. Il le remplaçait dans les grandes circonstances par une robe en peau de chauve-souris aussi douce et aussi lisse que du velours. »

[27] Les Incas avaient toujours pour première femme légitime leur sœur aînée.

[28] L’étoile du Berger, Vénus.

[29] La quenia, dit le comte Charles d’Ursel, est une espèce de flûte taillée dans un tibia humain d’où sortent des notes étranges qui semblent exhaler plutôt une plainte qu’une mélodie ; les descendants des Incas aiment à chanter ainsi, au milieu de la nuit, leur grandeur d’autrefois et leur asservissement actuel.

[30] Historique.

[31] Cieza de Léon et Garcillasso.

[32] Ce que l’on peut voir des constructions incaïques au Pérou et particulièrement au Cuzco, étonne et stupéfie le voyageur, arrivât-il d’Égypte, des plaines de Thèbes aux cent portes ou des rives de Philæ. La masse des monuments tient du prodige si l’on songe aux infimes moyens mécaniques dont les Incas disposaient pour le transport de ces pierres dont ils bâtissaient leurs temples. Ceux-ci étaient ordinairement de porphyre ou de granit, en blocs colossaux, aux curieuses figures géométriques s’encastrant les unes dans les autres, ce qui leur donnait une solidité d’ensemble que les tremblements de terre les plus violents n’ont pas même, depuis tant de siècles, ébranlée. Si la conquête n’avait pas passé sur ces édifices avec sa torche enflammée et sa puissance de destruction, ils seraient encore tous debout, tels qu’au premier jour. Les différents blocs étaient ajustés avec tant d’exactitude et si étroitement unis, qu’il était impossible d’introduire entre eux la lame même d’un couteau. Plusieurs de ces pierres, nous dit Acosta qui les a mesurées lui-même, avaient trente-huit pieds pleins de long sur dix-huit de large et six d’épaisseur. Il est certain que les Incas avaient leur secret, comme les Égyptiens ont eu le leur, pour le remuement et le transport de ces poids formidables et il semble bien que ce secret, pour les uns comme pour les autres, a du être hydraulique. Dès lors il ne faut plus s’étonner si l’on voit un pan de muraille cyclopéenne obéir à la poussée du doigt ou tourner sur lui-même. Ainsi peut-on s’expliquer les quelques miracles – toujours les mêmes – qui s’accomplissaient dans les temples, dont parlent les auteurs, et qui étaient destinés à frapper l’esprit des foules. Les Incas n’ont rien ignoré, en effet, du travail des eaux et de la force que l’on peut demander à une goutte d’eau.

[33] Ondegardo, Rel. Prim. Ms ; Garcilasso, Com. Real, parte I, lib. V, cap. XXIX. Les Péruviens cachèrent les momies de leurs souverains après la conquête, afin qu’elles ne fussent pas profanées par les insultes des Espagnols. Ondegardo, étant corrégidor de Cuzco, en découvrit cinq, trois d’hommes et deux de femmes. Les premières étaient les corps de Viracocha, du grand Tapac Inca Yupanqui et de son fils Huayna Capac. Garcilasso les vit en 1560. Ils étaient revêtus de leurs robes royales, sans autres insignes que le llantu sur leurs têtes. Ils avaient l’attitude de personnes assises, et, pour employer son expression, ils offraient la perfection de la vie réelle, sans qu’il manquât un poil de leurs sourcils. Quand on les transporta par les rues, décemment enveloppés d’un manteau, les Indiens se jetèrent à genoux, en signe de respect, avec des pleurs et des gémissements et furent encore plus touchés quand ils virent quelques Espagnols se découvrir pour rendre hommage à cette royauté évanouie. Les corps furent ensuite portés à Lima d’où ils disparurent plus tard, mystérieusement. Le P. Acosta, qui a pu les voir, atteste leur parfait état de conservation. « On eût dit une assemblée religieuse solennellement recueillie dans sa dévotion, tant les formes et les traits conservaient fidèlement l’expression de la vie. » Les Incas ne réussissaient pas moins bien que les Égyptiens dans l’effort orgueilleux de perpétuer l’existence du corps au-delà des limites que leur assigne la nature. Ils étaient aidés, du reste, par un sel qui, encore maintenant, produit de funèbres merveilles. Riche en salpêtre, le sable de la Costa a la propriété de conserver les corps comme s’ils avaient été précieusement embaumés.

[34] Les prêtres incas, comme les prêtres égyptiens, avaient créé au fond de leurs sanctuaires, pour frapper l’imagination des foules, de curieux mécanismes dont le ressort devait rester secret, sous peine de mort. Voir à ce sujet Pedro Pizaro et Garcilasso. La légende qui s’attache à la Maison du Serpent, lequel ne laissait jamais échapper sa proie, est due certainement à quelque mécanisme de ce genre.

[35] Les Incas ne connaissaient point le fer.

[36] Ces souterrains, ces couloirs de la nuit, existent en réalité et forment un véritable labyrinthe, non seulement sous la ville, mais sous toute la province. Voir tous les auteurs anciens et modernes qui ont parlé du Pérou.

[37] L’époque des équinoxes était célébrée par des réjouissances publiques. Le gnomon était surmonté par le trône doré du Soleil ; dans ce temps, ainsi qu’aux solstices, les colonnes étaient ornées de guirlandes et l’on faisait des offrandes de fleurs et de fruits pendant que, dans tout l’empire, on célébrait une grande fête. C’était au moyen de ces périodes que les Péruviens réglaient leurs rites et leurs cérémonies religieuses et prescrivaient la nature des travaux de l’agriculture. L’année même commençait à la date du solstice d’hiver. Les conquérants espagnols abattirent la plupart de ces colonnes comme sentant l’idolâtrie. (Garcilasso, Retangos, Acosta.)

[38] Cette entrée de Pizarre a Cuzco avait lieu le 15 novembre 1533. Il ne peut y avoir de meilleure relation à ce sujet que le récit de Pedro Sancho et la lettre des magistrats de Xauxa que Prescott a suivi dans le texte. Les Espagnols étaient tout au plus cinq cents contre tout ce peuple.

[39] Le Cuzco veut dire en quichua l’Ombilic.

[40] Des historiens prétendent que cette chaîne d’or était si grande qu’elle pouvait faire le tour des murailles du Cuzco.

[41] Voir comte d’Ursel à son retour de Bolivie.

[42] Les acclamations étaient si grandes, dit Sarmiento, qu’elles faisaient quelquefois tomber les oiseaux du haut des airs.

[43] L’architecture des Incas ne connaissait pas la voûte, c’est-à-dire l’arc de pierres suspendues. Dans le Temple de la Mort de l’île Titicaca, la voûte était creusée à même le roc.

[44] Cieza de Léon, dans sa chronique, chapitre XCIV, parle d’un ciment composé en partie avec de l’or liquide, qu’on avait employé dans la décoration intérieure des temples et dans les édifices royaux de Tambo. Cette richesse inouïe de la construction inca explique aujourd’hui bien des ruines et la rage destructive des premiers conquistadors, avides de butin.

[45] Cieza de Léon, Sarmiento, Prescott.

[46] Prescott. Si le lecteur ne voit dans ce tableau que les couleurs romanesques de quelque El Dorado fabuleux, il doit se rappeler ce qui a été dit des palais des Incas et considérer que ces maisons du Soleil comme on les nommait, étaient le réservoir commun où se réunissaient tous les ruisseaux de la bienfaisance publique et privée dans toute l’étendue de l’empire. Certaines assertions peuvent avoir été fort exagérées par la crédulité, et d’autres par le désir d’exciter l’admiration. Ce qu’il y a de certain c’est que la peinture brillante que j’ai reproduite est garantie par ceux qui virent ces édifices au moment de la conquête et dans toute leur magnificence. À l’arrivée des étrangers, beaucoup d’objets précieux furent enterrés par les indigènes ou jetés dans les eaux des rivières et des lacs ; et le lac Titicaca doit garder aujourd’hui encore dans son lit profond de fabuleuses richesses.

[47] Lorsque la science moderne étonnée de l’immobilité de l’Inca, c’est-à-dire de la perpétuité de ses mœurs, de ses croyances et de son souvenir, se demande à quel phénomène est dû un pareil miracle et qui peut, ainsi, chez eux, entretenir de cette façon le feu sacré, elle est obligée d’envisager l’hypothèse de cérémonies mystérieuses qui continuent à être célébrées loin de tout élément européen dans quelque coin perdu des Andes.

[48] Voir Garcilasso : Cérémonial du huiracu.

[49] Garcilasso.

[50] Garcilasso, Sarmiento. Suivant Fernandez, les candidats portaient des chemises blanches avec une espèce de croix brodée sur le devant. Montesinos dit, à propos des pendants d’oreilles : « Les novices s’approchaient et quand ils s’étaient agenouillés devant l’Inca, celui-ci leur perçait les oreilles avec un énorme poinçon d’or, susceptible de faire un trou permettant d’y suspendre les pendants particuliers à l’ordre des Incas, ce qui fit donner aux Indiens le surnom de Orejones, de Oreja (oreille). L’ornement, qui avait la forme d’une roue, était passé dans le cartilage et avait le diamètre d’une orange : « Plus le trou est grand, dit un des anciens conquérants, plus il convient à un gentilhomme ! » Pedro Pizarro.

[51] Ce qui rappelle les cérémonies où l’on chaussait les éperons aux chevaliers chrétiens. Voir Prescott.

[52] La cérémonie du ceinturon répondait à la prise de la Toja virilis, chez les Romains, et signifiait que le néophyte avait acquis l’âge d’homme.

[53] Prescott. À la fête de Raymi, on allumait les bûchers au moyen d’un miroir concave de métal poli, qui, concentrant en un foyer les rayons de soleil sur un monceau de coton sec, l’enflammait promptement. C’était l’expédient usité en pareille circonstance chez les anciens Romains, du moins sous le règne du pieux Numa.

[54] Pour ces atroces sacrifices, voir tous les auteurs qui se sont occupés de l’ancien Pérou.

[55] « Simplicité, symétrie et solidité, voilà les trois caractères par lesquels se distinguent avantageusement tous les édifices péruviens. » Humboldt. Vues des Cordillères, p. 115. Les pierres étaient taillées avec une grande régularité et ajustées avec une si exacte précision que, sans les cannelures, il serait impossible d’indiquer les joints. Les arêtes sont si finement travaillées et ajustées entre elles qu’il est impossible d’y glisser la lame d’un contenu. (Prescott.)

[56] Eau de quinquina.

[57] L’auteur anonyme des Antiy y monumentos del Peru, M. S., nous dit textuellement :

« C’est une assertion très avérée et généralement admise qu’il existe une salle secrète dans la forteresse de Cuzco où se trouve caché un immense trésor, composé des statues en or de tous les Incas. Une dame qui a visité cette salle, Dona Maria de Esquivel, femme du dernier Inca, vit encore, et je l’ai entendue raconter comment elle y fut conduite.

« Don Carlos, mari de cette dame, ne vivait pas convenablement à son rang. Dona Maria lui faisait quelquefois des reproches, déclarant qu’elle avait été trompée en épousant un pauvre Indien sous le titre pompeux de seigneur ou d’Inca. Elle le disait si souvent que Don Carlos s’écria une nuit : « Madame, voulez-vous savoir si je suis riche ou pauvre ? Vous verrez qu’aucun seigneur et aucun roi du monde ne possède un plus grand trésor que moi. » Lui couvrant alors les yeux d’un mouchoir, il la fit tourner deux ou trois fois, et, la prenant par la main, il la conduisit à une petite distance avant de retirer le bandeau.

« En ouvrant les yeux, quelle fut sa surprise ! Elle avait fait à peu près deux cents pas, et descendu un étage assez court et elle se trouvait dans une grande salle quadrangulaire où elle vit, rangées sur des bancs autour du mur, les statues des Incas, chacune de la taille d’un enfant de douze ans, toutes en or massif !

« Elle vit aussi beaucoup de vases d’or et d’argent. En effet, dit-elle, c’était un des plus magnifiques trésors du monde entier ! »