Howard Phillips Lovecraft
DANS L'ABÎME DU TEMPS
(1934)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Après vingt-deux ans de cauchemar et d’effroi, soutenu par la seule conviction désespérée que certaines impressions sont d’origine imaginaire, je me refuse à garantir la véracité de ce que je crois avoir découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. On peut espérer que mon aventure fut en tout ou partie une hallucination – à cela, en effet, il y avait de nombreuses raisons. Et pourtant, le réalisme en était si atroce que parfois tout espoir me paraît impossible.
Si la chose s’est produite, alors l’homme doit être préparé à accepter, sur l’univers et sur la place que lui-même occupe dans le tourbillon bouillonnant du temps, des idées dont le plus simple énoncé est paralysant. Il faut aussi le mettre en garde contre un danger latent, spécifique qui, même s’il n’engloutit jamais la race humaine tout entière, peut infliger aux plus aventureux des horreurs monstrueuses et imprévisibles.
C’est pour cette dernière raison que je réclame, de toute la force de mon être, l’abandon définitif de toute tentative d’exhumer ces fragments de mystérieuse maçonnerie primitive que mon expédition se proposait d’étudier.
Si l’on admet que j’étais sain d’esprit et bien éveillé, mon expérience cette nuit-là fut telle qu’aucun homme n’en a jamais connue. Ce fut en outre une effroyable confirmation de tout ce que j’avais tenté de rejeter comme autant de fables et de rêves. Dieu merci il n’y a pas de preuve, car dans ma terreur j’ai perdu l’épouvantable objet qui – s’il était réel et tiré en effet de ce dangereux abîme – en eût été le signe irréfutable.
J’étais seul quand j’ai découvert cette horreur – et jusqu’à présent je n’en ai parlé à personne. Je n’ai pu empêcher les autres de creuser dans sa direction mais le hasard et les éboulements de sable leur ont toujours évité de la rencontrer. Il me faut aujourd’hui rédiger une déclaration définitive, non seulement pour mon équilibre mental, mais pour mettre en garde ceux qui me liront sérieusement.
Ces pages – dont les premières sembleront connues aux lecteurs attentifs de la grande presse scientifique – sont écrites dans la cabine du bateau qui me ramène chez moi. Je les remettrai à mon fils, le professeur Wingate Peaslee de l’université de Miskatonic – seul membre de ma famille qui me resta fidèle, il y a des années, après mon étrange amnésie, et le mieux informé des faits essentiels de mon cas. Il est, de tous les vivants, le moins enclin à tourner en dérision ce que je vais raconter de cette nuit fatale.
Je ne l’ai pas informé de vive voix avant de m’embarquer, pensant qu’il préférerait la révélation sous forme écrite. Lire et relire à loisir lui laissera une image plus convaincante que n’aurait pu le faire le trouble de mes propos.
Il fera de ce récit ce que bon lui semblera – le montrant, avec les commentaires appropriés, dans tous les milieux où il pourrait être utile. C’est à l’intention de ces lecteurs mal instruits des premières phases de mon cas que je fais précéder la révélation elle-même d’un résumé assez détaillé de ses antécédents.
Je m’appelle Nathaniel Wingate Peaslee, et ceux qui se rappellent les récits des journaux de la génération précédente – ou les correspondances et articles des revues de psychologie d’il y a six ou sept ans – sauront qui je suis et ce que je suis. La presse était pleine des circonstances de mon étonnante amnésie de 1908-1913, insistant sur les traditions d’horreur, de folie et de sorcellerie qui hantent la vieille ville du Massachusetts où je résidais alors comme aujourd’hui. Je tiens encore à faire savoir qu’il n’est rien de dément ou de malfaisant dans mon hérédité et ma jeunesse. C’est un fait extrêmement important si l’on songe à l’ombre qui s’est abattue si brusquement sur moi, venant de sources extérieures.
Il se peut que des siècles de noires méditations aient doté Arkham, aux ruines peuplées de murmures, d’une particulière vulnérabilité à de telles ombres – bien que cela même semble douteux à la lumière d’autres cas que j’ai plus tard étudiés. Mais le point essentiel est que mes ancêtres et mon milieu sont absolument normaux. Ce qui est arrivé est venu d’ailleurs – d’où ? J’hésite maintenant encore à l’affirmer en clair.
Je suis le fils de Jonathan et d’Hannah (Wingate) Peaslee, tous deux de vieilles familles saines d’Haverhill. Je suis né et j’ai grandi à Haverhill – dans l’antique demeure de Boardman Street près de Golden Hill – et je ne suis allé à Arkham que pour entrer à l’université de Miskatonic comme chargé de cours d’économie politique en 1895.
Pendant les treize années suivantes, ma vie s’écoula, douce et heureuse. J’épousai Alice Keezar, d’Haverhill, en 1896, et mes trois enfants, Robert, Wingate et Hannah, naquirent respectivement en 1898,1900 et 1903. Je devins en 1898 maître de conférences et professeur titulaire en 1902. Je n’éprouvai à aucun moment le moindre intérêt pour l’occultisme ou la psychologie pathologique.
C’est le jeudi 14 mai 1908 que survint l’étrange amnésie. Elle fut brutale et imprévue, bien que, je m’en rendis compte plus tard, de brefs miroitements quelques heures auparavant – visions chaotiques qui me troublèrent d’autant plus qu’elles étaient sans précédent – dussent avoir été des symptômes précurseurs. J’avais un fort mal de tête, et la bizarre impression – tout aussi neuve pour moi – que quelqu’un cherchait à s’emparer de mes pensées.
La crise se produisit vers 10 h 20 du matin, tandis que je faisais un cours d’économie politique – histoire et tendances actuelles de l’économie politique – aux étudiants de troisième année et à quelques-uns de seconde. Je vis d’abord devant mes yeux des formes insolites, et crus me trouver dans une salle singulière autre que la classe.
Mes idées et mes propos divaguaient loin de tout sujet, et les étudiants s’aperçurent que quelque chose clochait gravement. Puis je m’affaissai, inconscient sur mon siège, dans une hébétude dont personne ne put me tirer. Mes facultés normales ne revirent au grand jour notre monde quotidien qu’au bout de cinq ans, quatre mois et treize jours.
C’est naturellement des autres que j’appris ce qui suit. Je restai inconscient pendant seize heures et demie, bien qu’on m’eût ramené chez moi au 27, Crâne Street, où je reçus les soins médicaux les plus attentifs.
Le 15 mai à trois heures du matin, mes yeux s’ouvrirent et je me mis à parler, mais bientôt le médecin et ma famille furent épouvantés par mon expression et le ton de mes propos. Il était clair que je n’avais aucun souvenir de mon identité ni de mon passé, même si je m’efforçais, on ne sait pourquoi, de cacher cette ignorance. Mes yeux fixaient étrangement les personnes de mon entourage, et le jeu de mes muscles faciaux n’avait plus rien de familier.
Mon langage même paraissait gauche, comme celui d’un étranger. J’usais de mes organes vocaux avec embarras, en tâtonnant, et mon élocution avait une curieuse raideur, comme si j’avais laborieusement appris l’anglais dans les livres. La prononciation était barbare, tandis que la langue comportait à la fois des débris d’étonnants archaïsmes et des expressions d’une tournure absolument incompréhensible.
Parmi ces dernières, l’une en particulier revint vingt ans plus tard, de façon frappante – et même effrayante – à l’esprit du plus jeune de mes médecins. Car à l’époque cette expression commençait à se répandre – d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis – et malgré sa complication et son incontestable nouveauté, elle reproduisait dans le moindre détail les mots déconcertants de l’étrange malade d’Arkham de 1908.
La force physique revint aussitôt, mais il me fallut une rééducation singulièrement longue pour retrouver l’usage de mes mains, de mes jambes et de mon corps en général. À cause de cela et d’autres handicaps inhérents à ma perte de mémoire, je restai pendant un certain temps sous une étroite surveillance médicale.
Quand j’eus constaté l’échec de mes efforts pour dissimuler mon amnésie, je la reconnus franchement et me montrai avide de toutes sortes de renseignements. En fait, les médecins eurent l’impression que je cessai de m’intéresser à ma personnalité véritable dès lors que je vis ma perte de mémoire acceptée comme une chose naturelle.
Ils remarquèrent que je m’efforçais surtout de posséder à fond certains points d’histoire, de science, d’art, de langage et de folklore – les uns terriblement abstrus, et d’autres d’une simplicité puérile – qui, très bizarrement parfois, restaient exclus de ma conscience.
En même temps ils s’aperçurent que je possédais inexplicablement beaucoup de connaissances d’un genre insoupçonné – que je souhaitais, semblait-il, cacher plutôt que révéler. Il m’arrivait par mégarde de faire allusion, avec une assurance désinvolte, à tels événements précis d’époques obscures au-delà de tout champ historique reconnu – quitte à tourner en plaisanterie la référence en voyant la surprise qu’elle suscitait. J’avais aussi une façon de parler du futur qui, deux ou trois fois, provoqua une véritable peur.
Ces lueurs inquiétantes cessèrent bientôt de se manifester, mais certains observateurs attribuèrent leur disparition à une prudente hypocrisie de ma part plus qu’à quelque déclin du savoir insolite qu’elles supposaient. À la vérité, je semblais anormalement avide d’assimiler la façon de parler, les usages et les perspectives de l’époque autour de moi ; comme si j’avais été un voyageur studieux venu d’une lointaine terre étrangère.
Aussitôt qu’on m’y autorisa, je fréquentai à toute heure la bibliothèque de l’université, et j’entrepris sans tarder de préparer ces étonnants voyages, ces cours spéciaux dans les universités d’Amérique et d’Europe, qui donnèrent lieu à tant de commentaires pendant les années suivantes.
À aucun moment je ne manquai de relations intellectuelles, car mon cas me valut une relative célébrité parmi les psychologues du moment. Je fus l’objet de conférences comme exemple typique de « personnalité seconde » – même si, ici ou là, j’embarrassai les conférenciers de quelque symptôme bizarre ou trace suspecte d’ironie soigneusement voilée.
Mais de réelle bienveillance, je n’en rencontrai guère. Quelque chose dans mon aspect et mes propos semblait éveiller chez tous ceux que je rencontrais de vagues craintes et répugnances, comme si j’avais été un être infiniment éloigné de tout ce qui est normal et sain. Cette idée d’une horreur obscure et secrète liée aux abîmes incalculables d’on ne sait quelle distance était curieusement répandue et tenace.
Ma propre famille ne fit pas exception. Dès l’instant de mon étrange réveil, ma femme m’avait considéré avec un effroi et un dégoût extrêmes, jurant que j’étais un parfait étranger usurpant le corps de son mari. En 1910 elle obtint le divorce, et ne consentit jamais à me revoir, même après mon retour à un état normal en 1913. Ces sentiments furent partagés par mon fils aîné et ma petite fille, que je n’ai jamais revus ni l’un ni l’autre.
Seul mon second fils, Wingate, parut capable de surmonter la terreur et la répulsion suscitées par ma métamorphose. Lui aussi sentait bien que j’étais un étranger, mais quoiqu’il n’eût pas plus de huit ans, il croyait fermement au retour de mon véritable moi. Quand celui-ci revint en effet, il me rejoignit et les tribunaux le confièrent à ma garde. Au cours des années, il m’aida dans les études que je fus poussé à entreprendre, et aujourd’hui, à trente-cinq ans, il est professeur de psychologie à Miskatonic.
Mais je ne suis pas surpris de l’horreur que j’inspirai – car assurément l’esprit, la voix et l’expression de l’être qui s’éveilla le 15 mai 1908 n’étaient pas ceux de Nathaniel Wingate Peaslee.
Je n’essaierai pas de raconter toute ma vie de 1908 à 1913, car les lecteurs peuvent en glaner les traits essentiels – ainsi que j’ai dû abondamment le faire moi-même – dans les dossiers des vieux journaux et revues scientifiques.
On me rendit l’usage de mes fonds et j’en usai sans hâte, sagement dans l’ensemble, à voyager et étudier dans divers centres du savoir. Mes voyages, cependant, furent surprenants à l’extrême, comportant de longues visites à des lieux écartés et déserts.
En 1909 je passai un mois dans l’Himalaya, et en 1911 j’éveillai un vif intérêt par une expédition à dos de chameau dans les déserts inconnus d’Arabie. Je n’ai jamais pu savoir ce qui s’était produit lors de ces explorations.
Pendant l’été de 1912, je frétai un bateau pour naviguer dans l’Arctique, au nord du Spitzberg, et manifestai au retour une évidente déception.
Plus tard, cette année-là, je passai des semaines seul, au-delà des limites de toute exploration passée ou ultérieure, dans l’immense réseau des cavernes calcaires de Virginie-Occidentale – labyrinthes ténébreux et si complexes qu’on n’a jamais pu seulement envisager de reconstituer mon parcours.
Mes séjours dans les universités furent marqués par une rapidité d’assimilation prodigieuse, comme si la personnalité seconde possédait une intelligence considérablement supérieure à la mienne. J’ai découvert aussi que mon rythme de lecture et d’étude solitaire était phénoménal. Il me suffisait de parcourir un livre, juste le temps de tourner les pages, pour en retenir tous les détails, tandis que mon habileté à interpréter en un instant des figures compliquées était proprement impressionnante.
Il circula à plusieurs reprises des rumeurs presque alarmantes sur mon pouvoir d’influencer les pensées et les actes d’autrui, bien que j’aie pris soin, semble-t-il, de réduire au minimum les manifestations de cette faculté.
D’autres vilains bruits concernaient mes rapports intimes avec les chefs de groupes d’occultistes, et des érudits suspects de relations avec des bandes innommables d’odieux hiérophantes du monde ancien. Ces rumeurs, bien que non confirmées à l’époque, furent certainement encouragées par ce qu’on savait de la teneur de mes lectures – car la consultation de livres rares dans les bibliothèques ne peut être gardée secrète.
Des notes marginales restent la preuve tangible de mes recherches minutieuses dans des ouvrages tels que Cultes des Goules, du comte d’Erlette, De Vermis Mysteriis, de Ludvig Prinn, Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, les fragments conservés de l’énigmatique Livre d’Ebon, et l’effroyable Necronomicon de l’Arabe fou Abdul Alhazred. Et puis, il est indéniable aussi que l’activité des cultes clandestins reçut une nouvelle et néfaste impulsion à peu près au moment de mon étrange métamorphose.
Pendant l’été de 1913, je commençai à donner des signes d’ennui, de relâchement, et laissai entendre dans mon entourage qu’on pouvait s’attendre à me voir bientôt changer. J’évoquai le retour de souvenirs de ma première vie – mais la plupart de mes auditeurs mirent en doute ma bonne foi, car tout ce que je citais était fortuit et eût pu être tiré de mes vieux papiers personnels.
Vers la mi-août, je regagnai Arkham et rouvris ma maison de Crâne Street, depuis longtemps fermée. J’y installai une machine des plus curieuses, construite en pièces détachées par différents fabricants de matériel scientifique en Europe et en Amérique, et je la dissimulai soigneusement aux regards de toute personne assez intelligente pour en comprendre la composition.
Ceux qui la virent – un ouvrier, une domestique et la nouvelle gouvernante – décrivirent un bizarre assemblage de tiges, de roues et de miroirs, ne mesurant pas plus de deux pieds de haut, un de large et un d’épaisseur. Le miroir central était rond et convexe. Tout cela est confirmé par les fabricants de pièces que l’on a pu joindre.
Le soir du vendredi 26 septembre, je donnai congé à la gouvernante et à la femme de chambre jusqu’au lendemain midi. Des lumières brillèrent dans la maison tard dans la nuit, et un homme maigre, brun, l’allure singulière d’un étranger, arriva en automobile.
Il était à peu près une heure du matin quand les lumières s’éteignirent. À deux heures et quart un agent de police remarqua la demeure dans l’obscurité mais la voiture de l’étranger était toujours garée le long du trottoir. À quatre heures elle avait de toute évidence disparu.
Ce fut à six heures qu’une voix hésitante, à l’accent étranger, demanda par téléphone au Dr. Wilson de se rendre à mon domicile, pour me tirer d’un bizarre évanouissement. Cet appel – une communication interurbaine – venait, comme on l’établit plus tard, d’une cabine publique à la gare du Nord de Boston, mais on ne retrouva jamais aucune trace du maigre étranger.
En arrivant chez moi, le médecin me trouva au salon, sans connaissance – dans un fauteuil dont on avait approché une table. La surface polie de cette table portait des égratignures à l’endroit où un lourd objet y avait été posé. La singulière machine était partie et l’on n’entendit jamais plus parler d’elle. Sans aucun doute, l’étranger maigre et brun l’avait emportée.
Dans la cheminée de la bibliothèque, un tas de cendres témoignait qu’on avait brûlé jusqu’au dernier bout de papier tout ce que j’avais écrit depuis le début de l’amnésie. Le Dr. Wilson jugea ma respiration anormale, mais après une piqûre hypodermique, elle reprit sa régularité.
Le matin du 27 septembre, à onze heures et quart, je m’agitai vigoureusement, et le masque jusqu’alors figé de mon visage donna ses premiers signes d’animation. Le Dr. Wilson remarqua que l’expression n’était pas celle de ma personnalité seconde, mais ressemblait beaucoup à celle de mon moi normal. Vers onze heures trente, je marmonnai quelques syllabes très bizarres, qui ne semblaient appartenir à aucun langage humain. J’avais l’air aussi de lutter contre quelque chose. Puis, à midi passé – la gouvernante et la femme de chambre étant revenues entre temps – je me mis à murmurer en anglais :
« … parmi les économistes orthodoxes de cette période, Jevons représente plus particulièrement la tendance dominante à établir des corrélations scientifiques. Son effort pour relier le cycle commercial de la prospérité et du marasme au cycle physique des taches solaires constitue peut-être le point culminant de… »
Nathaniel Wingate Peaslee était revenu – et pour cet esprit, selon son estimation du temps, c’était toujours ce jeudi matin de 1908, où la classe d’économie politique levait ses regards attentifs vers le vieux bureau sur l’estrade.
Ma réadaptation à la vie normale fut pénible et difficile. Cinq années perdues suscitent plus de complications qu’on ne peut l’imaginer, et dans mon cas il y avait mille choses à remettre en ordre.
Ce que l’on m’apprit de mes faits et gestes depuis 1908 me surprit et m’inquiéta, mais je tâchai de considérer la question avec toute la philosophie dont j’étais capable. Enfin, ayant obtenu la garde de mon second fils, Wingate, je m’installai avec lui dans la maison de Crâne Street et je tentai de reprendre mon enseignement – mon ancienne chaire m’avait été aimablement proposée par l’université.
Je commençai mes cours avec le trimestre de février 1914, et les poursuivis une année entière. Je me rendis compte alors que mon aventure m’avait gravement ébranlé. Bien que parfaitement sain d’esprit – je l’espérais – et sans faille dans ma personnalité première, je n’avais plus la vitalité d’autrefois. Des rêves confus, des idées bizarres me hantaient sans cesse, et quand le déclenchement de la Guerre mondiale orienta mon esprit vers l’histoire, je m’aperçus que je me représentais les époques et les événements de la façon la plus étrange.
Ma conception du temps – ma faculté de distinguer succession et simultanéité – semblait quelque peu altérée ; je formai l’idée chimérique qu’en vivant à une époque donnée, on pouvait projeter son esprit à travers l’éternité pour connaître les siècles passés et futurs.
La guerre me donna l’impression singulière de me rappeler quelques-unes de ses conséquences lointaines – comme si, connaissant déjà son évolution, je pouvais les envisager après coup à la lumière d’une information future. Tous ces pseudo-souvenirs s’accompagnaient d’une grande souffrance, et du sentiment qu’une barrière psychologique artificielle leur était opposée.
Lorsque je me hasardai à évoquer tout cela autour de moi, je rencontrai des réactions différentes. Certains me regardèrent d’un air inquiet, mais chez les mathématiciens, on parla de nouveaux aspects de cette théorie de la relativité – alors réservée aux cercles cultivés – qui devait plus tard devenir si célèbre. Le Dr. Albert Einstein, disait-on, allait vite ramener le temps à l’état de simple dimension.
Mais les rêves et les sensations étranges finirent par prendre sur moi un tel empire que je dus abandonner mes cours en 1915. Ces troubles prenaient parfois une forme irritante – je nourrissais l’idée persistante que mon amnésie avait servi quelque échange impie ; que la personnalité seconde était en réalité une force imposée venant de l’Inconnu, et que ma propre personnalité avait subi une substitution.
Je fus ainsi amené à de confuses et terrifiantes spéculations sur le sort de mon moi véritable pendant les années où un autre avait occupé mon corps. L’étonnant savoir et la conduite singulière de cet ancien occupant m’inquiétaient de plus en plus à mesure que j’apprenais de nouveaux détails par des rencontres, des journaux et des revues.
Les bizarreries qui avaient déconcerté les autres paraissaient s’accorder terriblement avec un arrière-plan de ténébreuses connaissances embusquées dans les profondeurs de mon subconscient. Je me mis à étudier avec fièvre les moindres renseignements touchant les études et les voyages de cet « autre » pendant les années obscures.
Tous mes tourments n’avaient pas ce degré d’abstraction. Il y avait les rêves – qui semblaient gagner en vigueur et en réalisme. Sachant comment la plupart des gens les considéraient, j’en parlais rarement sinon à mon fils ou à quelques psychologues dignes de confiance, mais j’entrepris bientôt une étude scientifique d’autres cas pour savoir si de telles visions étaient ou non caractéristiques chez les victimes de l’amnésie.
Mes résultats, obtenus avec l’aide de psychologues, d’historiens, d’anthropologues, et de spécialistes très expérimentés de la vie mentale, plus une recherche qui passait en revue tous les cas de dédoublement de la personnalité depuis l’époque des légendes de possession démoniaque jusqu’aux réalités médicales de notre temps, ces résultats donc m’apportèrent d’abord plus d’inquiétude que de réconfort.
Je m’aperçus bientôt que mes rêves n’avaient, à vrai dire, aucun équivalent dans la masse formidable des cas d’amnésie authentique. Il restait néanmoins un tout petit nombre d’exemples dont le parallélisme avec ma propre expérience m’intrigua et me bouleversa pendant des années. Certains étaient tirés d’un antique folklore ; d’autres répertoriés dans les annales de la médecine ; une ou deux anecdotes dormaient enfouies dans les classiques historiques.
Il semblait donc bien que si ma forme particulière de disgrâce était prodigieusement rare, des exemples s’en étaient pourtant présentés à de longs intervalles depuis le début des chroniques de l’humanité. Certains siècles en comptaient un, deux ou trois, d’autres aucun – ou du moins aucun dont on ait gardé le souvenir.
C’était pour l’essentiel toujours la même chose : une personne à l’esprit réfléchi et pénétrant se trouvait investie d’une étrange vitalité seconde, menant pendant un temps plus ou moins long une existence entièrement différente, caractérisée d’abord par une maladresse dans l’élocution et les mouvements, puis plus tard par l’acquisition systématique de connaissances scientifiques, historiques, artistiques et anthropologiques : acquisition menée avec une ardeur fiévreuse et une faculté d’assimilation absolument anormale. Puis un brusque retour à sa conscience propre, désormais tourmentée de temps à autre par des rêves confus et inapaisables suggérant par fragments d’effroyables souvenirs soigneusement effacés.
L’étroite ressemblance de ces cauchemars avec les miens – jusqu’aux moindres détails – ne laissait aucun doute dans mon esprit sur leur nature manifestement exemplaire. Un ou deux de ces cas s’entouraient d’un halo de vague et sacrilège familiarité, comme si je les avais déjà connus par quelque agent cosmique trop effroyable et hideux pour qu’on en soutienne la vue. Dans trois exemples on mentionnait explicitement une mystérieuse machine comme celle que j’avais eue chez moi avant la seconde transformation.
Ce qui m’inquiéta aussi pendant mes recherches fut la fréquence assez importante des cas où un bref et fugitif aperçu des mêmes cauchemars avait affecté des personnes non atteintes d’amnésie caractérisée.
Ces personnes étaient pour la plupart d’intelligence médiocre ou moins encore – certaines si rudimentaires qu’on ne pouvait guère y voir les véhicules d’une érudition anormale et d’acquisitions mentales surnaturelles. Elles étaient animées une seconde par une force étrangère – puis on observait un retour en arrière et l’incertaine réminiscence vite dissipée d’inhumaines horreurs.
Il y avait eu au moins trois cas de ce genre au cours du dernier demi-siècle – dont un seulement quinze ans plus tôt. Quelque chose, issu d’un abîme insoupçonné de la Nature, s’était-il aventuré en aveugle à travers le temps ? Ces troubles atténués étaient-ils de monstrueuses et sinistres expériences dont la nature et l’auteur échappaient à toute raison ?
Telles étaient quelques-unes des conjectures imprécises de mes heures les plus noires – chimères encouragées par les mythes que découvraient mes recherches. Car je n’en pouvais douter, certaines légendes persistantes d’une antiquité immémoriale, apparemment inconnues de certains amnésiques récents et de leurs médecins, donnaient une image frappante et terrible de pertes de mémoire comme la mienne.
Quant à la nature des rêves et des impressions qui devenaient si tumultueux, j’ose encore à peine en parler. Ils sentaient la folie, et je croyais parfois devenir vraiment fou. Était-ce là un genre d’hallucination propre aux anciens amnésiques ? Les efforts du subconscient pour combler par de pseudo-souvenirs un vide déconcertant pouvaient bien en effet donner lieu à de curieux caprices de l’imagination.
Telle fut d’ailleurs – bien qu’une autre hypothèse du folklore me parût finalement plus convaincante – l’opinion de beaucoup des aliénistes qui m’aidèrent à étudier des cas analogues, et furent intrigués comme moi par les similitudes parfois observées.
Ils ne qualifiaient pas cet état de folie véritable, mais le classaient plutôt parmi les troubles névrotiques. Ma démarche pour essayer de le circonscrire et de l’analyser, au lieu de chercher en vain à le rejeter et à l’oublier, rencontra leur chaleureuse approbation par sa conformité aux meilleurs principes psychologiques. J’appréciai particulièrement l’avis des médecins qui m’avaient suivi quand j’étais habité par une autre personnalité.
Mes premiers troubles ne furent pas d’ordre visuel, mais portaient sur les questions plus abstraites dont j’ai parlé. Il y avait aussi un sentiment de répugnance intense et inexplicable à l’égard de moi-même. Il me vint une peur étrange de voir ma propre silhouette, comme si mes regards allaient y découvrir quelque chose d’absolument inconnu et d’une inconcevable horreur.
Quand je risquais enfin un regard sur moi et apercevais la forme humaine familière, discrètement vêtue de gris ou de bleu, je ressentais toujours un curieux soulagement, mais avant d’en arriver là il me fallait surmonter une terreur infinie. J’évitais les miroirs le plus possible, et me faisais toujours raser chez le coiffeur.
Il me fallut beaucoup de temps pour établir un lien entre ces sentiments de frustration et les visions passagères qui commençaient à se manifester. Le premier rapprochement de ce genre concerna la sensation bizarre d’une contrainte extérieure, artificielle, sur ma mémoire.
Je compris que les images entrevues dont je faisais l’expérience avaient une signification profonde, terrible, et un redoutable rapport avec moi-même, mais qu’une influence délibérée m’empêchait de saisir ce sens et ce rapport. Vint ensuite cette bizarre conception du temps, et avec elle les efforts désespérés pour situer les fragments fugaces du rêve sur le plan chronologique et spatial.
Les images elles-mêmes furent d’abord plus étranges qu’effrayantes. Il me semblait être dans une immense salle voûtée dont les hautes nervures de pierre se perdaient presque parmi les ombres au-dessus de ma tête. Quels que soient l’époque et le lieu, le principe du cintre était aussi connu et fréquemment utilisé qu’au temps des Romains.
Il y avait de colossales fenêtres rondes et élevées, des portes cintrées et des bureaux ou tables aussi hauts qu’une pièce ordinaire. De vastes étagères de bois noir couraient le long des murs, portant ce qui semblait des volumes de format gigantesque au dos marqué d’étranges hiéroglyphes.
La pierre apparente présentait des sculptures singulières, toujours en symboles mathématiques curvilignes, et des inscriptions ciselées reproduisant les mêmes caractères que les énormes volumes. La sombre maçonnerie de granit était d’un type mégalithique monstrueux, des rangées de blocs au sommet convexe venant s’encastrer dans d’autres à la base concave qui reposaient sur eux.
Il n’y avait pas de sièges mais le dessus des immenses tables était jonché de livres, de papiers et d’objets qui servaient sans doute à écrire : jarres de métal violacé bizarrement ornées, et baguettes à la pointe tachée. Si démesurés qu’ils soient, je réussissais parfois à voir ces bureaux d’en haut. Sur quelques-uns, de grands globes de cristal lumineux en guise de lampes, et d’énigmatiques machines faites de tubes de verre et de tiges de métal.
Les fenêtres vitrées étaient treillissées de solides barreaux. Sans oser approcher pour regarder au travers, je pouvais distinguer, de l’endroit où j’étais, les faîtes ondulants d’une végétation singulière rappelant les fougères. Le sol était fait de lourdes dalles octogonales, et l’on ne voyait ni tapis ni tentures.
Plus tard je me vis parcourir des galeries cyclopéennes de pierre, et monter ou descendre des plans inclinés gigantesques de la même colossale maçonnerie. Il n’y avait aucun escalier, et les couloirs ne mesuraient jamais moins de trente pieds de large. Certaines des constructions que je traversais en flottant devaient s’élever à des milliers de pieds dans le ciel.
Sous terre se succédaient plusieurs étages de noirs caveaux, et de trappes jamais ouvertes, scellées de bandes métalliques et suggérant vaguement un péril extraordinaire.
Je devais être prisonnier, et l’horreur menaçait partout où je jetais les yeux. Je sentais que le message de ces hiéroglyphes curvilinéaires qui me narguaient sur les murs aurait brisé mon âme si je n’avais été protégé par une bienheureuse ignorance.
Plus tard encore, je vis en rêve des perspectives par les grandes fenêtres rondes, et du haut du titanesque toit plat aux curieux jardins, ce large espace vide avec son haut parapet de pierre à festons, où menait le plus haut des plans inclinés.
Des bâtiments géants, chacun dans son jardin, s’alignaient sur des lieues, presque à perte de vue, le long de routes pavées d’au moins deux cents pieds de large. Ils étaient très divers, mais mesuraient rarement moins de cinq cents pieds carrés ou mille pieds de haut. Beaucoup paraissaient sans limites, avec une façade de plusieurs milliers de pieds, tandis que certains s’élançaient à des hauteurs vertigineuses dans le ciel gris et brumeux.
Faits pour l’essentiel de pierre ou de ciment, ils appartenaient généralement au curieux type de maçonnerie curviligne qui caractérisait l’immeuble où j’étais retenu. Les toits étaient plats, couverts de jardins, avec souvent des parapets à festons. Parfois des terrasses à plusieurs niveaux et de larges espaces dégagés parmi les jardins. Il y avait dans ces grandes routes comme un appel au mouvement, mais lors des premières visions je ne sus pas analyser le détail de cette impression.
Je vis en certains endroits d’énormes tours sombres de forme cylindrique qui dominaient de loin tous les autres édifices. Elles étaient vraisemblablement d’une espèce tout à fait exceptionnelle et présentaient les signes d’une antiquité et d’un délabrement considérables. Bâties bizarrement de blocs de basalte taillés à angle droit, elles s’amincissaient progressivement jusqu’à leurs sommets arrondis. On n’y voyait nulle part la moindre trace de fenêtres ou d’ouvertures quelconques, si ce n’est des portes énormes. Je remarquai aussi quelques constructions plus basses – toutes dégradées par des éternités d’intempéries – qui ressemblaient à ces sombres tours cylindriques d’architecture primitive. Tout autour de ces monuments délirants de maçonnerie à l’équerre planait une inexplicable atmosphère de menace et de peur intense, comme en dégageaient les trappes scellées.
Les jardins, omniprésents, étaient presque effrayants dans leur étrangeté, offrant des formes végétales bizarres et insolites qui se balançaient au-dessus de larges allées bordées de monolithes curieusement sculptés. Des espèces de fougères surtout, d’une taille anormale – les unes vertes, d’autres d’une pâleur spectrale, fongoïde.
Parmi elles se dressaient de grandes silhouettes fantomatiques, comparables à des calamités dont les troncs semblables à des bambous atteignaient des hauteurs fabuleuses. Et encore des touffes de prodigieux cycas, et des arbres ou arbustes baroques d’un vert sombre qui rappelaient les conifères.
Les fleurs, petites, incolores et impossibles à identifier, s’épanouissaient en parterres géométriques ou librement dans la verdure.
Dans quelques jardins de la terrasse ou du toit, il en poussait de plus grandes et plus colorées, d’aspect presque répugnant, qui suggéraient une culture artificielle. Des plantes fongoïdes, de dimensions, de contours et de couleurs inconcevables parsemaient le paysage selon des dessins qui révélaient une tradition horticole inconnue mais bien établie. Dans les jardins plus vastes au niveau du sol, on discernait un certain souci de conserver les caprices de la Nature, mais sur les toits la sélection et l’art des jardins étaient plus manifestes.
Le ciel était presque toujours pluvieux ou nuageux et j’assistai parfois à des pluies torrentielles. De temps à autre, pourtant, on apercevait le soleil – qui semblait anormalement grand – et la lune, dont les taches avaient quelque chose d’inhabituel que je ne pus jamais approfondir. Les nuits – très rares – où le ciel était assez clair, j’apercevais des constellations à peine reconnaissables. Quelquefois proches des figures connues, mais presque jamais identiques, et d’après la position des quelques groupes que je pus identifier, je conclus que je devais être dans l’hémisphère Sud, près du tropique du Capricorne.
L’horizon lointain était toujours embué et indistinct, mais je voyais, aux abords de la ville, de vastes jungles de fougères arborescentes inconnues, de calamités, de lépidodendrons et de sigillaires, dont les frondaisons fantastiques ondulaient, narquoises, dans les vapeurs mouvantes. Par moments s’esquissaient des mouvements dans le ciel, mais mes premières visions ne les précisèrent jamais.
Pendant l’automne de 1914, je commençai à faire des rêves espacés où je flottais étrangement au-dessus de la cité et des régions environnantes. Je découvris des routes interminables à travers des forêts de végétaux effroyables aux troncs tachetés, cannelés ou rayés, ou devant des villes aussi singulières que celle qui ne cessait de m’obséder.
Je vis de monstrueuses constructions de pierre noire ou irisée dans des percées ou des clairières où régnait un crépuscule perpétuel et je parcourus de longues chaussées à travers des marécages si sombres que je distinguais à peine leur humide et imposante végétation.
J’aperçus une fois une étendue sans bornes jonchée de ruines basaltiques détruites par le temps, dont l’architecture rappelait les rares tours sans fenêtres, aux sommets arrondis, de la ville obsédante.
Et une fois je vis la mer – étendue sans limites, vaporeuse, au-delà des colossales jetées de pierre d’une formidable cité de dômes et de voûtes. Des impressions de grande ombre sans forme se déplaçaient au-dessus d’elle, et, ici ou là, des jaillissements insolites venaient troubler la surface des eaux.
Ainsi que je l’ai dit, ces images extravagantes ne prirent pas tout de suite leur caractère terrifiant. À coup sûr, beaucoup de gens ont eu des rêves en eux-mêmes plus étranges – mêlant des fragments sans liens de vie quotidienne, de choses vues ou lues, combinés sous les formes les plus surprenantes par les caprices incontrôlés du sommeil.
Pendant un certain temps ces visions me semblèrent naturelles, bien que je n’aie jamais été jusqu’alors un rêveur extravagant. Beaucoup d’obscures anomalies, me disais-je, venaient sans doute de sources banales trop nombreuses pour qu’on les identifie ; d’autres reflétaient simplement une connaissance élémentaire des plantes et autres données du monde primitif, cent cinquante millions d’années plus tôt – le monde de l’âge permien ou triasique.
En quelques mois, néanmoins, l’élément de terreur apparut avec une intensité croissante. Et cela quand les rêves prirent infailliblement l’aspect de souvenirs et que mon esprit y découvrit un lien avec l’aggravation de mes inquiétudes d’ordre abstrait – le sentiment d’entrave à la mémoire, les singulières conceptions du temps, l’impression d’un détestable échange avec ma personnalité seconde de 1908-1913 et, beaucoup plus tard, l’inexplicable aversion à l’égard de moi-même.
À mesure que certains détails précis surgissaient dans les rêves, l’horreur y devenait mille fois pire – si bien qu’en octobre 1915, je compris qu’il me fallait agir. C’est alors que j’entrepris une étude approfondie d’autres cas d’amnésie et de visions, convaincu que je réussirais ainsi à objectiver mon problème et à me délivrer de son emprise émotionnelle.
Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, le résultat fut d’abord presque exactement le contraire. Je fus absolument bouleversé d’apprendre que mes rêves avaient eu d’aussi exacts précédents ; d’autant plus que certains témoignages étaient trop anciens pour qu’on pût supposer chez les sujets la moindre connaissance en géologie – et, partant, la moindre idée des paysages primitifs.
Bien plus, beaucoup de ces récits fournissaient les détails et les explications les plus atroces à propos des images des grands bâtiments, des jardins sauvages – et du reste. Les visions par elles-mêmes et les impressions vagues étaient suffisamment horribles, mais ce que suggéraient ou affirmaient quelques autres rêveurs sentait la folie et le blasphème. Et le comble, c’était que ma propre pseudo-mémoire en était incitée à des rêves plus délirants et aux pressentiments de proches révélations. Néanmoins la plupart des médecins jugeaient ma démarche, dans l’ensemble, fort recommandable.
J’étudiai à fond la psychologie, et suivant mon exemple, mon fils Wingate en fit autant – ce qui l’amena finalement à occuper sa chaire actuelle. En 1917 et 1918 je suivis des cours spéciaux à Miskatonic. Entre-temps j’examinai inlassablement la documentation médicale, historique et anthropologique, voyageant jusqu’aux bibliothèques lointaines, osant enfin consulter même les livres abominables de l’antique tradition interdite, pour lesquels ma personnalité seconde avait manifesté un intérêt si troublant.
Certains de ces volumes étaient ceux-là mêmes que j’avais étudiés pendant ma métamorphose, et je fus bouleversé d’y trouver des notes marginales et d’apparentes corrections du texte hideux, d’une écriture et dans des termes qui avaient quelque chose d’étrangement inhumain.
La plupart étaient rédigées dans les langues respectives des différents ouvrages, dont le lecteur semblait avoir une connaissance également parfaite, bien qu’académique. L’une, pourtant, ajoutée aux Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, était d’une inquiétante originalité. En hiéroglyphes curvilignes de la même encre que les corrections allemandes, elle ne suivait aucun modèle humain connu. Et ces hiéroglyphes étaient étroitement et sans aucun doute apparentés aux caractères que je rencontrais constamment dans mes rêves – ceux dont parfois j’imaginais un instant connaître la signification, ou être à deux doigts de me la rappeler.
Achevant de me déconcerter, plusieurs bibliothécaires m’assurèrent qu’à en croire les communications précédentes et les fiches de consultation des livres en question, toutes ces notes ne pouvaient être que de moi dans mon état second. Même si à l’époque, comme aujourd’hui, j’ignorais trois des langues utilisées.
En rassemblant les documents épars, anciens et modernes, anthropologiques et médicaux, j’obtins un mélange assez cohérent de mythe et d’hallucination dont l’ampleur et l’étrangeté me laissèrent absolument stupéfait. Une seule chose me consola : l’antiquité des mythes. Quelle science perdue avait introduit dans ces fables primitives l’image du paysage paléozoïque ou mésozoïque, je ne pouvais même pas l’imaginer ; mais il y avait eu ces images. Il existait donc une base pour la formation d’un type défini d’hallucination.
Les cas d’amnésie avaient sans aucun doute créé le modèle mythique général – mais par la suite, la prolifération capricieuse des mythes dut agir sur les amnésiques et colorer leurs pseudo-souvenirs. J’avais lu et appris moi-même toutes les légendes primitives pendant ma perte de mémoire – mes recherches l’avaient amplement démontré. N’était-il pas naturel, alors, que mes rêves et mes impressions affectives se colorent et se modèlent d’après ce que ma mémoire avait secrètement conservé de ma métamorphose ?
Quelques mythes se rattachaient de manière significative à d’autres légendes obscures du monde préhumain, en particulier ces contes hindous qui englobent de stupéfiants abîmes de temps et font partie de la tradition des théosophes actuels.
Les mythes primitifs et les hallucinations modernes s’accordaient pour affirmer que l’humanité n’est qu’une – et peut-être la moindre – des races hautement civilisées et dominantes dans la longue histoire, en grande partie inconnue, de cette planète. Ils laissaient entendre que des êtres de forme inconcevable avaient élevé des tours jusqu’au ciel et approfondi tous les secrets de la Nature avant que le premier ancêtre amphibie de l’homme ait rampé hors de la mer chaude voici trois cents millions d’années.
Certains venaient des étoiles ; quelques-uns étaient aussi vieux que le cosmos lui-même ; d’autres s’étaient rapidement développés à partir de germes terrestres aussi éloignés des premiers germes de notre cycle de vie que ceux-ci le sont de nous-mêmes. On parlait sans hésiter de milliers de millions d’années, et de rapports étroits avec d’autres galaxies et d’autres univers. À vrai dire, il n’était pas question de temps dans l’acception humaine du terme.
Mais la plupart des récits et des impressions rapportés évoquaient une race relativement récente, d’apparence bizarre et compliquée, ne rappelant aucune forme de vie scientifiquement connue, et qui s’était éteinte cinquante millions d’années à peine avant la venue de l’homme. Ce fut, disaient-ils, la race la plus importante de toutes, car elle seule avait conquis le secret du temps.
Elle avait appris tout ce qu’on avait su et tout ce qu’on saurait sur terre, grâce à la faculté de ses esprits les plus pénétrants de se projeter dans le passé et le futur, fût-ce à travers des abîmes de millions d’années, pour étudier les connaissances de chaque époque. Les réalisations de cette race avaient donné naissance à toutes les légendes des prophètes, y compris celles de la mythologie humaine.
Dans leurs immenses bibliothèques, des volumes de textes et de gravures contenaient la totalité des annales de la terre : histoires et descriptions de toutes les espèces qui avaient été ou seraient, avec le détail de leurs arts, leurs actions, leurs langues et leurs psychologies.
Forts de cette science illimitée, ceux de la Grand-Race choisissaient dans chaque ère et chaque forme de vie tel ou tel concept, art et procédé qui pouvaient convenir à leur propre nature et à leur situation. La connaissance du passé, obtenue par une sorte de projection de l’esprit indépendamment des sens reconnus, était plus difficile à recueillir que celle de l’avenir.
Dans ce dernier cas, la démarche était plus simple et plus concrète. Avec une assistance mécanique appropriée, un esprit se projetait en avant dans le temps, cherchant à tâtons son obscur chemin extrasensoriel jusqu’à proximité de la période désirée. Alors, après des épreuves préliminaires, il s’emparait du meilleur représentant qu’il pût trouver des formes de vie les plus évoluées à l’époque. Il pénétrait dans le cerveau de cet organisme où il installait ses propres vibrations, tandis que l’esprit dépossédé remontait en arrière jusqu’au temps de l’usurpateur, occupant le corps de ce dernier en attendant qu’un nouvel échange s’opère en sens inverse.
L’esprit projeté dans le corps d’un organisme du futur se comportait alors comme un membre de la race dont il empruntait l’apparence, et apprenait le plus rapidement possible tout ce qu’on pouvait acquérir de l’ère choisie, de ce qu’elle possédait d’informations et de techniques.
Cependant l’esprit dépossédé, rejeté dans le temps et le corps de l’usurpateur, était étroitement surveillé. On l’empêchait de nuire au corps qu’il occupait, et des enquêteurs spécialisés lui soutiraient tout son savoir. Il arrivait souvent qu’on l’interroge dans sa propre langue, si des recherches précédentes dans l’avenir en avaient rapporté des enregistrements.
Si l’esprit venait d’un corps dont la Grand-Race ne pouvait physiquement reproduire le langage, on fabriquait d’ingénieuses machines sur lesquelles la langue étrangère pouvait être « jouée » comme sur un instrument de musique.
Ceux de la Grand-Race étaient d’immenses cônes striés de dix pieds de haut, avec une tête et d’autres organes fixés à des membres extensibles d’un pied d’épaisseur partant du sommet. Ils s’exprimaient en faisant claquer ou frotter d’énormes pattes ou pinces qui prolongeaient deux de leurs quatre membres, et se déplaçaient en dilatant et contractant une couche visqueuse qui recouvrait leur base de dix pieds de large.
Quand la stupeur et le ressentiment de l’esprit captif s’étaient atténués, et – en admettant qu’il vînt d’un corps extrêmement différent de ceux de la Grand-Race – qu’il n’éprouvait plus d’horreur pour son insolite forme temporaire, on lui permettait d’étudier son nouveau milieu et de ressentir un émerveillement et une sagesse comparables à ceux de son remplaçant.
Moyennant certaines précautions et en échange de services rendus, on le laissait parcourir le monde habité dans de gigantesques aéronefs ou sur ces gros véhicules à profil de bateaux, propulsés par des moteurs atomiques, qui sillonnaient les grandes routes, et puiser librement dans les bibliothèques où l’on pouvait lire l’histoire passée et future de la planète.
Beaucoup d’esprits captifs acceptaient ainsi mieux leur sort ; car il n’en était que de passionnés, et pour ces esprits-là, la révélation des mystères cachés de la terre – chapitres clos d’inconcevables passés et des tourbillons vertigineux d’un futur qui contient les années à venir de leur propre temps – sera toujours, malgré les horreurs insondables souvent découvertes, l’expérience suprême de la vie.
Quelquefois, certains pouvaient rencontrer d’autres esprits captifs arrachés à l’avenir, échanger des idées avec des consciences qui vivaient cent, mille ou un million d’années avant ou après leur propre époque. Et tous devaient écrire dans leurs langues de longs témoignages sur eux-mêmes et leurs temps respectifs ; autant de documents que l’on classait dans les grandes archives centrales.
On peut ajouter qu’un type particulier de captifs jouissait de privilèges beaucoup plus étendus que ceux de la majorité. C’étaient les exilés permanents moribonds, dont les corps dans l’avenir avaient été confisqués par des membres audacieux de la Grand-Race qui, confrontés à la mort, cherchaient à sauver leurs facultés mentales.
Ces exilés mélancoliques n’étaient pas si nombreux qu’on aurait pu s’y attendre, car la longévité de la Grand-Race diminuait son amour de la vie – surtout parmi ces esprits supérieurs capables de projection. Les cas de projection permanente d’esprits d’autrefois furent à l’origine de beaucoup de changements durables de personnalité signalés dans l’histoire plus récente, y compris dans celle de l’humanité.
Quant aux cas d’exploration ordinaire, lorsque l’esprit usurpateur avait appris de l’avenir tout ce qu’il souhaitait savoir, il construisait un appareil semblable à celui qui l’avait lancé au départ et inversait le processus de projection. Il se retrouvait dans son propre corps, à son époque, tandis que l’esprit jusqu’alors captif revenait à ce corps de l’avenir auquel il appartenait normalement.
Mais si l’un ou l’autre des corps était mort durant l’échange, cette restauration était impossible. En ce cas, bien sûr, l’esprit voyageur – comme celui des évadés de la mort – devait passer sa vie dans un corps étranger de l’avenir ; ou l’esprit captif – comme les exilés permanents moribonds – finissait ses jours à l’époque et sous la forme de la Grand-Race.
Ce destin était moins horrible quand l’esprit captif appartenait lui aussi à la Grand-Race – ce qui n’était pas rare, car au long des âges elle s’était toujours vivement préoccupée de son propre avenir. Mais le nombre des exilés permanents moribonds de la race était très limité – surtout à cause des sanctions terrifiantes qui punissaient le remplacement par des moribonds d’esprits à venir de la Grand-Race.
La projection permettait de prendre des mesures pour infliger ces peines aux esprits coupables dans leur nouveau corps de l’avenir – et l’on procédait parfois à un renversement forcé des échanges.
Des cas complexes de remplacement ou d’exploration d’esprits déjà captifs par d’autres esprits de diverses périodes du passé avaient été constatés et soigneusement corrigés. À toutes les époques depuis la découverte de la projection mentale, une partie infime mais bien identifiée de la population s’est composée d’esprits de la Grand-Race des temps passés, en séjours plus ou moins prolongés.
Lorsqu’un esprit captif d’origine étrangère devait réintégrer son propre corps dans l’avenir, on le purgeait au moyen d’une hypnose mécanique compliquée de tout ce qu’il avait appris à l’époque de la Grand-Race – cela pour éviter certaines conséquences fâcheuses d’une diffusion prématurée et massive du savoir.
Les rares exemples connus de transmission non contrôlée avaient causé et causaient encore, à des périodes déterminées, de terribles désastres. C’est essentiellement à la suite de deux cas de ce genre – selon les vieux mythes – que l’humanité avait appris ce qu’elle savait de la Grand-Race.
En fait de traces matérielles et directes de ce monde distant de millions d’années, il ne restait que les pierres énormes de certaines ruines dans des sites lointains et les fonds sous-marins, ainsi que des parties du texte des terribles Manuscrits pnakotiques.
Ainsi l’esprit qui regagnait son propre temps n’y rapportait que les images les plus confuses et les plus fragmentaires de ce qu’il avait vécu depuis sa capture. On en extirpait tous les souvenirs qui pouvaient l’être, si bien que, dans la plupart des cas, il ne subsistait depuis le moment du premier échange qu’un vide ombré de rêves. Quelques esprits avaient plus de mémoire que d’autres, et le rapprochement fortuit de leurs souvenirs avait parfois apporté aux temps futurs des aperçus du passé interdit. Probablement à toutes les époques, des groupes ou cultes avaient vénéré secrètement certaines de ces images. Le Necronomicon suggérait la présence parmi les humains d’un culte de ce genre, qui quelquefois venait en aide aux esprits pour retraverser des durées infinies en revenant du temps de la Grand-Race.
Cependant, ceux de la Grand-Race eux-mêmes, devenus presque omniscients, se mettaient en devoir d’établir des échanges avec les esprits des autres planètes, pour explorer leur passé et leur avenir, Ils s’efforçaient aussi de sonder l’histoire et l’origine de ce globe obscur, mort depuis des éternités au fond de l’espace, et dont ils tenaient leur propre héritage mental, car l’intelligence de ceux de la Grand-Race était plus ancienne que leur enveloppe corporelle.
Les habitants de ce vieux monde agonisant, instruits des ultimes secrets, avaient cherché un autre univers et une race nouvelle qui leur assureraient longue vie, et avaient envoyé en masse leurs esprits dans la race future la plus propre à les recevoir : les êtres coniques qui peuplaient notre terre voici un milliard d’années.
Ainsi était née la Grand-Race, tandis que les myriades d’esprits renvoyés dans le passé étaient vouées à mourir sous des formes étrangères. Plus tard, la race se retrouverait face à la mort, mais elle survivrait grâce à une seconde migration de ses meilleurs esprits dans le corps d’autres créatures de l’avenir, dotées d’une plus longue existence physique.
Tel était l’arrière-plan où s’entrelaçaient la légende et l’hallucination. Lorsque, vers 1920, j’eus concrétisé mes recherches sous une forme cohérente, je sentis s’apaiser un peu la tension que leurs débuts avaient accrue. Après tout, et malgré les fantasmes suscités par des émotions aveugles, la plupart de mes expériences n’étaient-elles pas aisément explicables ? Un hasard quelconque avait pu orienter mon esprit vers des études secrètes pendant l’amnésie – puis j’avais lu les légendes interdites et fréquenté les membres d’anciens cultes impies. Ce qui, manifestement, avait fourni la matière des rêves et des impressions troubles qui avaient suivi le retour de la mémoire.
Quant aux notes marginales en hiéroglyphes fantastiques et dans des langues que j’ignorais, mais dont les bibliothécaires m’attribuaient la responsabilité, j’avais fort bien pu saisir quelques notions des langues dans mon état second, alors que les hiéroglyphes étaient sans doute nés de mon imagination d’après les descriptions de vieilles légendes, avant de se glisser dans mes rêves. J’essayai de vérifier certains points en m’entretenant avec des maîtres de cultes connus, sans jamais réussir à établir l’exact enchaînement des faits.
Par moments, le parallélisme de tant de cas à tant d’époques lointaines continuait à me préoccuper comme il l’avait fait dès le début, mais je me disais par ailleurs que cet exaltant folklore était incontestablement plus répandu autrefois qu’aujourd’hui.
Toutes les autres victimes de crises semblables à la mienne étaient sans doute familiarisées depuis longtemps avec les légendes que je n’avais apprises qu’en mon état second. En perdant la mémoire, elles s’étaient identifiées aux créatures de leurs mythes traditionnels – les fabuleux envahisseurs qui se seraient substitués à l’esprit des hommes – s’engageant ainsi dans la recherche d’un savoir qu’elles croyaient le souvenir d’un passé non humain imaginaire.
Puis, en retrouvant la mémoire, elles inversaient le processus associatif et se prenaient pour d’anciens esprits captifs et non pour des usurpateurs. D’où les rêves et les pseudo-souvenirs sur le modèle du mythe conventionnel.
Ces explications embarrassées finirent pourtant par l’emporter sur toutes les autres dans mon esprit – en raison de la faiblesse encore plus évidente des théories opposées. Et un nombre important d’éminents psychologues et anthropologues rejoignirent peu à peu mon point de vue.
Plus je réfléchissais, plus mon raisonnement me semblait convaincant si bien que j’en arrivai à dresser un rempart efficace contre les visions et les impressions qui me hantaient toujours. Voyais-je la nuit des choses étranges ? Ce n’était rien que ce que j’avais entendu ou lu. Me venait-il des dégoûts, des conceptions, des pseudo-souvenirs bizarres ? C’étaient encore autant d’échos des mythes assimilés dans mon état second. Rien de ce que je pouvais rêver ou ressentir n’avait de véritable signification.
Fort de cette philosophie, j’améliorai nettement mon équilibre nerveux, en dépit des visions – plus que des impressions abstraites – qui devenaient sans cesse plus fréquentes et d’une précision plus troublante. En 1922, me sentant capable de reprendre un travail régulier, je mis en pratique mes connaissances nouvellement acquises en acceptant à l’université un poste de maître de conférences en psychologie.
Mon ancienne chaire d’économie politique avait depuis longtemps un titulaire compétent – sans compter que la pédagogie des sciences économiques avait beaucoup évolué depuis mon époque. Mon fils était alors au stade des études supérieures qui allaient le mener à sa chaire actuelle, et nous travaillions beaucoup ensemble.
Je continuai néanmoins de noter soigneusement les rêves incroyables qui m’assaillaient, si denses et si impressionnants. J’y trouvais l’intérêt d’un document psychologique d’une réelle valeur. Ces images fulgurantes ressemblaient toujours diablement à des souvenirs, mais je luttais contre cette impression avec un certain succès.
Dans mes notes, je décrivais les fantasmes comme des choses vues mais le reste du temps, j’écartais ces illusions arachnéennes de la nuit. Je n’y avais jamais fait allusion dans les conversations courantes ; pourtant le bruit s’en était répandu, ainsi qu’il en va de ce genre de chose, suscitant divers commentaires sur ma santé mentale. Il est amusant de songer que ces rumeurs ne dépassaient pas le cercle des profanes, sans un seul écho chez les médecins ou les psychologues.
Je parlerai peu ici de mes visions d’après 1914, puisque des récits et des comptes rendus plus détaillés sont à la disposition des chercheurs sérieux. Il est certain qu’avec le temps les singulières inhibitions s’atténuèrent un peu, car le champ de mes visions s’élargit considérablement. Elles ne furent jamais toutefois que des fragments sans lien, et apparemment sans claire motivation.
Je semblais acquérir progressivement dans les rêves une liberté de mouvement de plus en plus grande. Je flottais à travers d’étonnants bâtiments de pierre, passant de l’un à l’autre par de gigantesques galeries souterraines qui étaient manifestement des voies de communication courantes. Je rencontrais parfois, au niveau le plus bas, ces larges trappes scellées autour desquelles régnait une telle aura de peur et d’interdit.
Je voyais d’énormes bassins de mosaïque, et des salles pleines de curieux et inexplicables ustensiles d’une variété infinie. Il y avait encore dans des cavernes colossales des mécanismes compliqués dont le dessin et l’utilité m’étaient absolument inconnus, et dont le bruit ne se fit entendre qu’après plusieurs années de rêves. Je peux faire observer ici que la vue et l’ouïe sont les seuls sens que j’aie jamais utilisés dans l’univers onirique.
L’horreur véritable commença en mai 1915, quand je vis pour la première fois des créatures vivantes. C’était avant que mes recherches m’aient appris, avec les mythes et l’historique des cas, ce à quoi je devais m’attendre. À mesure que tombaient les barrières mentales, j’aperçus de grandes masses de vapeur légère en différents endroits du bâtiment et dans les rues en contrebas.
Elles devinrent peu à peu plus denses et distinctes, jusqu’à ce que je puisse suivre leurs monstrueux contours avec une inquiétante facilité. On eût dit d’énormes cônes iridescents de dix pieds de haut et autant de large à la base, faits d’une substance striée, squameuse et semi-élastique. De leur sommet partaient quatre membres cylindriques flexibles, chacun d’un pied d’épaisseur, de la même substance ridée que les cônes eux-mêmes.
Ces membres se contractaient parfois jusqu’à presque disparaître, ou s’allongeaient à l’extrême, atteignant quelquefois dix pieds. Deux se terminaient par de grosses griffes ou pinces. Au bout d’un troisième se trouvaient quatre appendices rouges en forme de trompette. Le quatrième portait un globe jaunâtre, irrégulier, d’environ deux pieds de diamètre, où s’alignaient trois grands yeux noirs le long de la circonférence centrale.
Cette tête était surmontée de quatre minces tiges grises avec des excroissances pareilles à des fleurs, tandis que de sa face inférieure pendaient huit antennes ou tentacules verdâtres. La large base du cône central était bordée d’une matière grise, caoutchouteuse, qui par dilatation et contraction successives assurait le déplacement de l’« entité » tout entière.
Leurs actions, pourtant inoffensives, me terrifièrent plus encore que leur apparence – car on ne regarde pas impunément des êtres monstrueux faire ce dont on croyait les humains seuls capables. Ces objets-là allaient et venaient avec intelligence dans les grandes salles, transportaient les livres des rayonnages aux tables ou vice versa, en écrivant parfois, soigneusement, avec une baguette spéciale au bout des tentacules verdâtres de leur tête. Les grosses pinces servaient à porter les livres et à converser – la parole consistant en une sorte de cliquetis ou de grattement.
Ces objets n’étaient pas vêtus, mais ils portaient des cartables ou des sacs à dos suspendus au sommet du tronc en forme de cône. Ils tenaient généralement leur tête et le membre qui la supportait au niveau du sommet du cône, bien qu’il leur arrivât souvent de les lever ou de les baisser.
Les trois autres membres principaux pendaient à l’état de repos le long du cône, réduits à cinq pieds chacun quand ils ne servaient pas. De la vitesse à laquelle ils lisaient, écrivaient et manipulaient leurs machines – celles qui se trouvaient sur les tables paraissaient en quelque sorte reliées à la pensée – je conclus que leur intelligence était bien supérieure à celle de l’homme.
Plus tard, je les vis partout ; grouillant dans toutes les grandes salles et les couloirs, surveillant de monstrueuses machines dans des cryptes voûtées, et lancés à toute allure sur les larges routes dans de gigantesques voitures en forme de bateau. Je cessai de les craindre, car ils semblaient intégrés à leur milieu avec un suprême naturel.
Des caractéristiques individuelles devenaient évidentes parmi eux et certains donnaient l’impression d’être soumis à une sorte de contrainte. Ces derniers, sans présenter aucune différence physique, se distinguaient non seulement de la majorité mais plus encore les uns des autres par leurs gestes et leurs habitudes.
Ils écrivaient beaucoup, en utilisant, à en croire ma vision incertaine, une grande variété de caractères, mais jamais les hiéroglyphes curvilignes habituels. Quelques-uns, me sembla-t-il, se servaient de notre alphabet familier. Ils travaillaient pour la plupart bien plus lentement que l’ensemble des « entités ».
Pendant tout ce temps, je ne fus en rêve qu’une conscience désincarnée au champ visuel plus étendu que la normale, flottant librement, du moins sur les avenues ordinaires et les voies express. En août 1915, des suggestions d’existence corporelle commencèrent à me tourmenter. Je dis tourmenter, car la première phase ne fut qu’un rapprochement purement abstrait mais non moins atroce entre la répugnance déjà signalée à l’égard de mon corps et les scènes de mes visions.
Un moment, je fus surtout préoccupé pendant les rêves d’éviter de me regarder, et je me rappelle combien je me félicitais de l’absence de miroirs dans les étranges salles. J’étais très troublé de voir toujours les grandes tables – qui n’avaient pas moins de dix pieds de haut – au niveau de leur surface et non plus bas.
Puis, la tentation morbide de m’examiner devint de plus en plus forte et une nuit je ne pus résister. D’abord en baissant les yeux je ne vis absolument rien. Je compris bientôt pourquoi : ma tête se trouvait au bout d’un cou flexible d’une longueur démesurée. En contractant ce cou et en regardant plus attentivement, je distinguai la masse squameuse, striée, iridescente d’un énorme cône de dix pieds de haut sur dix pieds de large à la base. C’est alors que mes hurlements éveillèrent la moitié d’Arkham tandis que je me précipitais comme un fou hors de l’abîme du sommeil.
Il me fallut des semaines de hideuse répétition pour me réconcilier à demi avec ces visions de moi-même sous une forme monstrueuse. Je me déplaçais désormais physiquement dans les rêves parmi les autres entités, lisant les terribles livres des rayonnages interminables, et écrivant pendant des heures sur les hautes tables en maniant un style avec les tentacules verts qui pendaient de ma tête.
Des fragments de ce que je lisais et écrivais subsistaient dans ma mémoire. C’étaient les horribles annales d’autres mondes, d’autres univers, et des manifestations d’une vie sans forme en dehors de tous les univers, des récits sur les êtres singuliers qui avaient peuplé le monde dans des passés oubliés, et les effroyables chroniques des intelligences grotesquement incarnées qui le peupleraient des millions d’années après la mort du dernier humain.
Je découvris des chapitres de l’histoire humaine dont aucun spécialiste d’aujourd’hui ne soupçonne même l’existence. La plupart de ces textes étaient écrits en hiéroglyphes, que j’étudiais bizarrement avec des machines bourdonnantes, et qui constituaient de toute évidence une langue agglutinante avec des systèmes de racines, absolument différente de tous les langages humains.
J’étudiais de la même façon d’autres ouvrages dans d’autres idiomes étranges. Il y en avait très peu dans les langues que je connaissais. De très belles illustrations, insérées dans les volumes et formant aussi des collections séparées, m’apportaient une aide précieuse. Et pendant tout ce temps, je rédigeais, semble-t-il, une histoire en anglais de ma propre époque. À mon réveil, je ne me rappelais que des bribes infimes et dénuées de sens des langues inconnues que mon moi rêvé avait assimilées, mais il me restait en mémoire des phrases entières de mon livre.
Avant même que mon moi éveillé n’ait étudié les cas analogues au mien ou les anciens mythes, d’où assurément naquirent les rêves, j’appris que les entités qui m’entouraient étaient la race la plus évoluée du monde, qu’elle avait conquis le temps et envoyé des esprits en exploration dans toutes les époques. Je sus aussi que j’avais été exilé de mon temps tandis qu’un autre y occupait mon corps et que certaines de ces étranges formes abritaient des esprits pareillement capturés. Je conversais, dans un curieux parler fait de cliquetis de griffes, avec des intelligences exilées de tous les coins du système solaire.
Il y avait un esprit de la planète que nous appelons Vénus, qui vivrait dans un nombre incalculable d’époques à venir, et un autre d’un satellite de Jupiter qui venait de six millions d’années avant notre ère. Parmi les esprits terrestres, il y en avait de la race semi-végétale, ailée, à la tête en étoile, de l’Antarctique paléogène ; un du peuple reptilien de la Valusia des légendes ; trois sectateurs hyperboréens de Tsathoggua, des préhumains couverts de fourrure ; un des très abominables Tcho-Tchos ; deux des arachnides acclimatés du dernier âge de la terre ; cinq des robustes espèces de coléoptères, successeurs immédiats de l’humanité, à qui ceux de la Grand-Race transféreraient un jour en masse leurs esprits les plus évolués face à un péril extrême ; et plusieurs des différentes branches de l’humanité.
Je m’entretins avec l’esprit de Yiang-Li, un philosophe du cruel empire de Tsan-Chan, qui viendra en 5000 après J.-C. ; avec celui d’un général de ce peuple à grosse tête et peau brune qui occupa l’Afrique du Sud cinquante mille ans avant J.-C. ; et celui du moine florentin du XIIe siècle nommé Bartolomeo Corsi ; avec celui d’un roi de Lomar qui gouverna cette terrible terre polaire cent mille ans avant que les Inutos jaunes et trapus ne viennent de l’Occident pour l’envahir.
Je conversai avec l’esprit de Nug-Soth, magicien des conquérants noirs de l’an 16000 de notre ère ; avec celui d’un Romain nommé Titus Sempronius Blaesus, qui fut questeur au temps de Sylla ; avec celui de Khephnes, Égyptien de la quatorzième dynastie, qui m’apprit le hideux secret de Nyarlathotep ; et celui d’un prêtre du Moyen Empire de l’Atlantide ; et celui de James Woodville, hobereau du Suffolk au temps de Cromwell ; avec celui d’un astronome de la cour dans le Pérou préinca ; avec celui du physicien australien Nevil Kingston-Brown, qui mourra en 2518 ; avec celui d’un archimage du royaume disparu de Yhé dans le Pacifique ; celui de Theodotides, fonctionnaire grec de Bactriane en 200 avant J.-C. ; avec celui d’un vieux Français du temps de Louis XIII qui s’appelait Pierre-Louis Montagny ; celui de Crom-Ya, chef cimmérien en l’an 15000 avant J.-C. ; et tant d’autres que mon cerveau ne peut retenir les épouvantables secrets et vertigineuses merveilles qu’ils m’ont révélés.
Je m’éveillais chaque matin dans la fièvre, tentant parfois avec frénésie de vérifier ou de mettre en doute telle information qui relevait du domaine des connaissances humaines actuelles. Les faits traditionnels prenaient des aspects nouveaux, suspects, et je m’étonnais de l’imaginaire onirique qui peut inventer pour l’histoire et la science de si surprenants prolongements.
Je frémissais des mystères que le passé peut receler, et tremblais des menaces que peut apporter l’avenir. Ce que suggéraient les propos des entités posthumaines sur le sort de l’humanité produisit sur moi un tel effet que je préfère ne pas le rapporter ici.
Après l’homme, viendrait la puissante civilisation des coléoptères, dont l’élite de la Grand-Race s’approprierait les corps quand un sort monstrueux frapperait le monde ancien. Plus tard, le cycle de la terre étant révolu, les esprits transférés migreraient de nouveau à travers le temps et l’espace, jusqu’à une autre escale dans le corps bulbeux des entités végétales de Mercure. Mais il y aurait des races après eux pour s’accrocher encore, pathétiquement, à la planète refroidie, et s’y enfouir jusqu’à son cœur comblé d’horreur, avant l’extinction définitive.
Cependant, dans mes rêves, j’écrivais inlassablement cette histoire de mon époque que je destinais – moitié volontairement et moitié contre des promesses de facilités accrues d’étude et de déplacement – aux archives centrales de la Grand-Race. Ces archives étaient une colossale construction souterraine, près du centre de la ville, que je finis par bien connaître pour y avoir souvent travaillé et consulté des documents. Fait pour durer aussi longtemps que la race, et résister aux plus violentes convulsions de la terre, ce formidable entrepôt l’emportait sur tous les autres édifices par sa structure massive et inébranlable de montagne.
Les documents, écrits ou imprimés sur de grandes feuilles de matière cellulosique étonnamment résistante, étaient reliés en livres qui s’ouvraient par le haut, et conservés dans des étuis individuels d’un étrange métal grisâtre, extrêmement léger, inoxydable, décorés de figures géométriques et portant le titre en hiéroglyphes curvilignes de la Grand-Race.
Ces étuis étaient entreposés dans des étages de coffres rectangulaires – tels des rayonnages clos et verrouillés – faits du même métal inoxydable et fermés par des boutons aux combinaisons compliquées. Mon histoire avait sa place réservée dans les coffres au niveau le plus bas, celui des vertébrés, dans la section consacrée aux cultures de l’humanité et des races reptiliennes et à fourrure qui l’avaient immédiatement précédée dans la domination de la terre.
Mais aucun rêve ne me donna jamais un tableau complet de la vie quotidienne. Ce n’étaient que fragments nébuleux et sans lien, et qui ne se présentaient certainement pas dans leur succession normale. Je n’ai par exemple qu’une idée très imparfaite de l’organisation de ma vie dans le monde du rêve, sinon que je devais disposer personnellement d’une grande chambre de pierre. Mes restrictions de prisonnier disparurent peu à peu, au point que certaines visions comprenaient des voyages impressionnants au-dessus des imposantes routes de la jungle, des séjours dans des villes étranges et des explorations de quelques-unes des immenses ruines noires sans fenêtres dont se détournaient ceux de la Grand-Race avec une singulière frayeur. Il y eut aussi de longs périples sur mer à bord d’énormes navires à plusieurs ponts d’une rapidité incroyable, et des survols de régions sauvages dans des dirigeables fermés, en forme de projectiles, soulevés et mus par propulsion électrique.
Par-delà le chaud et vaste océan s’élevaient d’autres cités de la Grand-Race, et sur un continent lointain je vis les villages primitifs des créatures ailées au museau noir qui deviendraient une souche dominante quand la Grand-Race aurait envoyé dans le futur ses esprits les plus évolués pour échapper à l’horreur rampante. L’absence de relief et la verdure surabondante caractérisaient toujours le paysage. Les collines basses et rares donnaient généralement des signes d’activité volcanique.
Sur les animaux que je vis, je pourrais écrire des volumes. Tous étaient sauvages car la civilisation mécanique de la Grand-Race avait depuis longtemps supprimé les animaux domestiques et la nourriture était entièrement d’origine végétale ou synthétique. Des reptiles maladroits de grande taille pataugeaient dans les vapeurs de marais fumants, voletaient dans l’air lourd, ou crachaient de l’eau sur les mers et les lacs ; parmi eux je crus vaguement reconnaître des prototypes réduits et archaïques de nombreuses espèces – dinosaures, ptérodactyles, ichtyosaures, labyrinthodontes, plésiosaures, et autres – que la paléontologie nous a rendus familiers. Quant aux oiseaux et aux mammifères, je ne pus en découvrir aucun.
Le sol et les eaux stagnantes grouillaient de serpents, de lézards et de crocodiles, tandis que les insectes bourdonnaient sans cesse parmi la végétation luxuriante. Et sur la mer au loin, des monstres inconnus et inobservés soufflaient de formidables colonnes d’écume dans le ciel vaporeux. On m’emmena une fois au fond de l’océan dans un gigantesque sous-marin muni de projecteurs, et j’aperçus des monstres vivants d’une taille impressionnante. Je vis aussi les ruines d’incroyables villes englouties, et une profusion de crinoïdes, de brachiopodes, de coraux, et de vies ichtyoïdes qui pullulaient partout.
Mes visions m’apprirent très peu de chose sur la physiologie, la psychologie, les usages, l’histoire détaillée de la Grand-Race, et beaucoup des éléments dispersés que je rapporte ici furent glanés dans mon étude des vieilles légendes et des autres cas plutôt que dans ma vie onirique.
À la longue en effet, mes lectures et mes recherches rejoignirent puis dépassèrent les rêves à certains moments, si bien que tels ou tels fragments de rêve se trouvaient expliqués d’avance et constituaient des vérifications de ce que j’avais appris. Cette observation consolante affermit ma conviction que des lectures et des recherches du même ordre, effectuées par mon moi second, avaient fourni la trame de tout ce tissu de pseudo-souvenirs.
L’époque de mes rêves remontait apparemment à un peu moins de cent cinquante millions d’années, lorsque l’âge paléozoïque faisait place au mésozoïque. Les corps occupés par la Grand-Race ne correspondaient à aucun stade d’évolution – survivant ou scientifiquement connu – de l’évolution terrestre, mais c’était un type organique bizarre, très homogène et hautement spécialisé, aussi proche du végétal que de l’animal.
Le mécanisme de la cellule était chez eux d’un genre exceptionnel, excluant presque la fatigue et supprimant le besoin de sommeil. La nourriture, absorbée par les appendices rouges en forme de trompette fixés à l’un des principaux membres flexibles, était toujours semi-liquide et à bien des égards différait entièrement des aliments de tous les animaux existants.
Ces êtres ne possédaient que deux des sens que nous connaissons : la vue et l’ouïe, cette dernière ayant pour organes les excroissances en forme de fleurs situées sur la tête, au bout de tiges grises. Ils avaient beaucoup d’autres sens, incompréhensibles – et de toute façon peu utilisables par les esprits étrangers captifs qui habitaient leurs corps. Leurs trois yeux étaient placés de manière à leur assurer un champ visuel plus étendu que la normale. Leur sang était une espèce d’ichor[1] vert foncé, très épais.
Ils n’avaient pas de sexe, mais se reproduisaient au moyen de germes ou spores groupés à leur base, qui ne pouvaient se développer que sous l’eau. On utilisait de grands bassins peu profonds pour la culture de leurs jeunes – qu’on élevait toutefois en nombre très limité en raison de la longévité des individus : l’âge moyen étant de quatre ou cinq mille ans.
Ceux qui se révélaient manifestement défectueux étaient éliminés aussitôt qu’on observait leurs imperfections. En l’absence du toucher ou de la souffrance physique, la maladie et l’approche de la mort se reconnaissaient à des symptômes purement visuels.
Les morts étaient incinérés en grande cérémonie. De temps à autre, comme on l’a déjà dit, un esprit exceptionnel échappait à la mort en se projetant dans l’avenir ; mais de tels cas étaient rares. Quand il s’en produisait un, l’esprit exilé de l’avenir était traité avec la plus grande bienveillance jusqu’à la désintégration de son insolite résidence.
La Grand-Race semblait former une seule nation ou « union » aux liens assez lâches, ayant en commun les principales institutions mais comportant quatre groupes distincts. Le système économique et politique de chaque groupe était une sorte de socialisme à tendances fascistes ; les ressources essentielles étaient réparties rationnellement, et le pouvoir confié à une petite commission gouvernementale élue par les suffrages de tous ceux qui étaient capables de réussir certains tests culturels et psychologiques. Il n’y avait pas d’organisation familiale à proprement parler, même si l’on reconnaissait certains liens entre les personnes de même origine, et si les jeunes étaient généralement élevés par leurs parents.
Les rapprochements les plus marqués avec les comportements et les institutions humains s’observaient naturellement d’une part dans ces domaines où il s’agissait de données très abstraites, d’autre part quand s’imposaient les impulsions élémentaires et communes à toute forme de vie organique. Quelques ressemblances venaient aussi d’un choix délibéré de ceux de la Grand-Race qui, explorant l’avenir, en imitaient ce qui leur plaisait.
L’industrie, extrêmement mécanisée, demandait peu de temps à chaque citoyen et toutes sortes d’activités intellectuelles et esthétiques occupaient ces longs loisirs.
Les sciences avaient atteint un niveau incroyablement élevé et l’art jouait un rôle essentiel dans la vie ; pourtant, à l’époque de mes rêves, son sommet et son apogée étaient passés. La technologie trouvait un stimulant considérable dans la lutte incessante pour survivre et préserver la structure matérielle des grandes villes, malgré les prodigieuses convulsions géologiques de ces temps primitifs.
Le crime était étonnamment rare et le maintien de l’ordre assuré avec une remarquable efficacité. Les peines, qui allaient de la perte de privilège et la prison jusqu’à la mort ou à un déchirement émotionnel profond, n’étaient jamais infligées sans un examen minutieux des motifs du coupable.
Les guerres, civiles pour la plupart depuis les derniers millénaires, mais menées parfois contre des envahisseurs reptiliens ou octopodes, ou encore contre les Anciens ailés, à la tête en étoile, concentrés dans l’Antarctique, étaient peu fréquentes mais terriblement dévastatrices. Une armée formidable, équipée d’engins ressemblant à des appareils photo et produisant des phénomènes électriques foudroyants, se tenait prête pour des actions rarement évoquées mais évidemment liées à la crainte incessante des antiques ruines noires sans fenêtres et des grandes trappes scellées des étages souterrains.
Cette terreur des ruines basaltiques et des trappes n’était généralement l’objet que de suggestions confuses – ou tout au plus de vagues et furtifs murmures. Absence significative : on ne trouvait dans les livres des rayonnages d’usage courant aucune précision à son propos. C’était chez ceux de la Grand-Race le seul sujet rigoureusement tabou, associé semblait-il à d’effroyables luttes passées autant qu’au péril futur qui obligerait un jour la race à envoyer en masse ses esprits les plus pénétrants dans les temps à venir.
Si décevants et fragmentaires que soient les autres sujets présentés par les rêves et les légendes, celui-ci était plus obscur encore et déconcertant. Les vieux mythes confus l’évitaient complètement – ou peut-être, à dessein, avait-on retranché toute allusion. Et dans mes rêves comme dans ceux des autres, les traces en étaient singulièrement rares. Les membres de la Grand-Race n’en parlaient jamais de propos délibéré, et tout ce qu’on a pu glaner vient de quelques esprits captifs particulièrement observateurs.
Selon ces bribes d’information, l’objet de cette peur était une horrible race ancienne d’entités tout à fait extraterrestres, à demi polypes qui, venant à travers l’espace d’univers infiniment lointains, avait soumis la terre et trois autres planètes du système solaire voici environ six cents millions d’années. Elles n’étaient matérielles qu’en partie – suivant notre conception de la matière – et leur type de conscience ainsi que leurs moyens de perception étaient radicalement différents de ceux des organismes terrestres. Leurs sens, par exemple, ne comportaient pas celui de la vue, leur monde mental se composant d’un étrange réseau d’impressions non visuelles.
Elles étaient néanmoins suffisamment matérielles pour utiliser des instruments de matière normale dans les régions cosmiques où elles en trouvaient et il leur fallait un logement – encore qu’il fût d’un genre très particulier. Bien que leurs sens puissent pénétrer les obstacles matériels, leur substance en était incapable et certaines formes d’énergie électrique pouvaient les détruire entièrement. Elles avaient la faculté de se déplacer dans l’air, malgré l’absence d’ailes ou de quelque autre organe visible de lévitation. Leurs esprits étaient d’une telle nature que ceux de la Grand-Race n’avaient pu faire aucun échange avec eux.
Lorsque ces créatures étaient arrivées sur la terre, elles avaient construit de puissantes cités basaltiques de tours sans fenêtres, et exercé d’affreux ravages sur les êtres vivants qu’elles avaient rencontrés. C’est alors que les esprits de la Grand-Race s’étaient élancés à travers le vide, depuis cet obscur monde transgalactique connu sous le nom de Yith dans les inquiétants et contestables fragments de poterie d’Eltdown.
Les nouveaux venus, grâce aux engins qu’ils avaient créés, n’eurent aucune peine à vaincre les rapaces entités et à les refouler dans ces cavernes au cœur de la terre qu’elles avaient déjà reliées à leurs demeures et commencé à habiter.
Puis, scellant les issues, ils les avaient abandonnées à leur destin, occupant par la suite la plupart de leurs grandes cités dont ils conservèrent certains édifices importants pour des motifs qui relevaient plus de la superstition que de l’indifférence, l’audace ou le zèle scientifique et historique.
Mais à mesure que s’écoulaient les âges, des symptômes imprécis et sinistres révélaient que les entités anciennes croissaient en force et en nombre dans les entrailles de la Terre. Des irruptions sporadiques d’un caractère particulièrement hideux se produisirent dans certaines petites villes lointaines de la Grand-Race et dans quelques-unes des vieilles cités abandonnées qu’elle n’avait pas peuplées – autant de lieux où l’on n’avait pas convenablement scellé et gardé les issues menant aux abîmes intérieurs.
Après cela, on avait redoublé de précautions, et muré définitivement la plupart des ouvertures – plusieurs furent conservées avec leurs trappes scellées, dans un but stratégique, pour combattre les vieilles entités si jamais elles surgissaient à des endroits inattendus.
Les incursions de ces monstrueux Anciens avaient dû être d’une horreur indescriptible, car elles avaient à jamais coloré la psychologie de la Grand-Race. L’impression tenace de cette horreur était telle que l’aspect même des créatures était passé sous silence. Je ne pus à aucun moment entrevoir clairement à quoi elles ressemblaient.
Il était question en termes voilés d’une stupéfiante plasticité et de la faculté de se rendre passagèrement invisibles, tandis que d’autres échos faisaient allusion à leur contrôle de vents violents à des fins militaires. On semblait leur associer aussi des sifflements bizarres et de colossales traces de pas comportant les empreintes circulaires de cinq orteils.
De toute évidence, le sort fatal que redoutait si désespérément la Grand-Race – ce sort qui lancerait un jour des millions d’esprits remarquables à travers l’abîme du temps jusqu’à des corps inconnus dans un avenir plus sûr – était lié à une dernière attaque victorieuse des êtres anciens.
Des projections mentales dans les âges futurs prédisaient clairement une telle horreur et la Grand-Race avait décidé qu’aucun de ceux qui pouvaient fuir n’aurait à l’affronter. Ce serait un raid de pure vengeance, bien plus qu’un effort pour reconquérir le monde de la surface ; cela, on le savait par l’histoire future de la planète, car les projections mentales ne montraient dans les allées et venues des races de l’avenir aucune intervention des monstrueuses entités.
Peut-être celles-ci avaient-elles finalement préféré les abîmes de la terre à sa surface changeante, ravagée par les tempêtes, puisque la lumière ne comptait pas pour elles. Peut-être aussi s’affaiblissaient-elles lentement au fil des âges. On savait en effet qu’elles seraient toutes mortes à l’époque de la race posthumaine des coléoptères dont les esprits en fuite seraient les locataires.
En attendant, ceux de la Grand-Race continuaient à monter la garde, leurs armes puissantes toujours prêtes malgré l’interdit horrifié qui bannissait le sujet des propos courants et des documents accessibles. Et l’ombre d’une peur sans nom planait perpétuellement autour des trappes scellées et des vieilles tours noires, aveugles.
Tel est le monde dont mes rêves m’apportaient chaque nuit des échos vagues et dispersés. Je ne peux espérer donner une idée exacte de ce qu’ils contenaient d’horreur et d’effroi, car ces deux sentiments venaient en grande partie d’un élément insaisissable : la nette impression de pseudo-souvenirs.
Mes études, je l’ai déjà dit, me fournirent peu à peu un moyen de défense contre ces sentiments sous la forme d’explications psychologiques rationnelles et cette influence salvatrice fut secondée par l’insensible accoutumance qui vient avec le temps. Pourtant, en dépit de tout, la confuse et insidieuse terreur revenait momentanément, de temps à autre. Mais elle ne m’absorbait pas comme auparavant et à partir de 1922, je menai une existence très normale de travail et de détente.
Les années passant, l’idée me vint que mon expérience ainsi que les cas analogues et le folklore s’y rattachant devraient être résumés et publiés à l’intention des chercheurs sérieux ; je préparai donc une série d’articles traitant en peu de mots l’ensemble du sujet et illustrés de croquis rudimentaires de quelques formes, scènes, motifs décoratifs et hiéroglyphes des rêves dont je gardais la mémoire.
Ces articles parurent à divers moments des années 1928 et 1929 dans la Revue de la Société américaine de psychologie, mais sans susciter beaucoup d’intérêt. Je continuai entre-temps à noter mes rêves dans le moindre détail, bien que la masse grandissante des documents prît des proportions encombrantes.
Le 10 juillet 1934, la Société de psychologie me transmit la lettre qui fut à l’origine de la phase culminante et la plus effroyable de toute cette épreuve insensée. Elle avait été postée à Pilbarra, Australie-Occidentale, et portait une signature qui, renseignements pris, était celle d’un ingénieur des mines de grande réputation. Il y était joint de très curieuses photographies. Je reproduis cette lettre dans son intégralité, et aucun lecteur ne peut manquer de comprendre quel effet prodigieux texte et photos eurent sur moi.
Je fus un moment presque paralysé de stupeur incrédule, car si j’avais souvent pensé que certains faits réels devaient être à la base de tel ou tel thème légendaire qui avait coloré mes rêves, je ne m’attendais pas pour autant à une survivance tangible d’un monde perdu dans un passé au-delà de l’imaginable. Le plus stupéfiant, c’étaient les photographies – car là, dans leur réalisme froid et irréfutable, se détachaient sur un arrière-plan de sable quelques blocs de pierre usés, ravinés par les eaux, érodés par les tempêtes, dont le sommet légèrement convexe et la base légèrement concave racontaient leur propre histoire.
Et les examinant à la loupe, je ne distinguai que trop clairement, sur la pierre battue et piquetée, les traces de ces larges dessins curvilignes et parfois de ces hiéroglyphes qui avaient pris pour moi une signification tellement hideuse. Mais voici la lettre, qui parle d’elle-même :
49, Dampier Street,
Pilbarra, W. Australia
18 mai 1934
Professeur N. W. Peaslee
c/o Société américaine de psychologie
30,41e Rue Est
New York City, USA.
Cher Monsieur,
Une récente conversation avec le Dr. E. M. Boyle, de Perth, et vos articles dans des revues qu’il vient de m’envoyer m’incitent à vous parler de ce que j’ai vu dans le Grand Désert de sable, à l’est de notre gisement aurifère. Étant donné les curieuses légendes concernant les vieilles cités que vous décrivez avec leur maçonnerie massive, leurs étranges dessins et hiéroglyphes, il semble que j’aie fait une très importante découverte.
Les indigènes ont toujours été intarissables sur « les grosses pierres avec des marques dessus », qui leur inspirent apparemment une peur terrible. Ils les rattachent plus ou moins aux légendes traditionnelles de leur race au sujet de Buddai, le vieillard gigantesque qui dort sous terre depuis des éternités, la tête sur le bras, et qui se réveillera un jour pour dévorer le monde.
Dans de très vieux récits à demi oubliés, il est question d’énormes cases souterraines de grosses pierres, où des galeries plongent de plus en plus profondément, et où il s’est passé des choses abominables. Les indigènes affirment qu’autrefois des guerriers fuyant le combat sont descendus dans l’une d’elles et n’en sont jamais revenus, mais qu’il s’en éleva des vents effroyables sitôt après leur disparition. Toutefois, il n’y a en général pas grand-chose à retenir de ce que racontent ces gens-là.
Ce que j’ai à dire est beaucoup plus sérieux. Il y a deux ans, quand je prospectais dans le désert, à environ cinq cents miles vers l’est, je tombai sur une quantité d’étranges blocs de pierre taillée, mesurant peut-être trois pieds de long sur deux de large et autant de haut, rongés et criblés à l’extrême.
Je ne distinguai d’abord aucune des marques dont parlaient les indigènes, mais en y regardant de plus près je reconnus, en dépit de l’érosion, certaines lignes profondément gravées. C’étaient des courbes singulières, telles en effet qu’ils essayaient de les décrire. Il devait bien y avoir trente ou quarante pierres, parfois presque enfouies dans le sable, et toutes groupées à l’intérieur d’un cercle d’à peu près un quart de mile de diamètre.
Quand j’eus trouvé les premières, j’en cherchai attentivement d’autres alentour et fis avec mes instruments un minutieux relevé de leur emplacement. Je pris aussi dix ou douze clichés des blocs les plus caractéristiques dont je vous joins les épreuves.
J’envoyai information et photos au gouvernement de Perth, qui n’y a donné aucune suite.
Puis je rencontrai le Dr. Boyle, qui avait lu vos articles dans la Revue de la Société américaine de psychologie, et au bout d’un moment, je vins à parler des pierres. Il parut vivement intéressé, se passionna tout à fait quand je lui montrai mes clichés et me dit que les pierres et les marques étaient exactement les mêmes que celles de la maçonnerie dont vous aviez rêvé et que décrivaient les légendes.
Il avait l’intention de vous écrire mais n’en trouva pas le temps. Il m’envoya, en attendant, la plupart des revues contenant vos articles et je vis aussitôt, d’après vos dessins et vos descriptions, que mes pierres étaient bien celles dont vous parliez. Vous vous en rendrez compte sur les photos jointes. Vous aurez bientôt des nouvelles directes du Dr. Boyle.
Je comprends maintenant combien tout cela est important pour vous. Nous nous trouvons assurément devant les vestiges d’une civilisation plus ancienne qu’on ne l’avait jamais rêvé, et qui inspira vos légendes.
En tant qu’ingénieur des mines je connais assez bien la géologie, et je peux vous dire que ces blocs m’effraient tant ils sont anciens. C’est surtout du grès et du granit mais l’un est probablement fait d’une curieuse espèce de ciment ou de béton.
Ils portent les traces d’une forte érosion, comme si cette partie du monde avait été submergée, puis avait émergé de nouveau après des temps considérables – tout cela depuis que ces pierres eurent été taillées et utilisées. C’est une affaire de centaines de milliers d’années – ou davantage, Dieu sait combien. Je préfère ne pas y penser.
Étant donné le travail assidu que vous avez déjà fourni pour retrouver les légendes et tout ce qui s’y rapportait, je ne doute pas que vous souhaitiez mener une expédition dans le désert pour y faire des fouilles archéologiques. Le Dr. Boyle et moi sommes tous deux prêts à coopérer à cette entreprise si vous – ou des organismes que vous connaissez – pouvez fournir les fonds.
Je peux réunir une douzaine de mineurs pour les gros travaux de terrassement – inutile de compter sur les indigènes car je me suis aperçu que l’endroit leur inspirait une terreur presque pathologique. Ni Boyle ni moi n’en parlons à personne, puisque la priorité vous revient bien évidemment en fait de découvertes ou de réputation.
On peut atteindre le site, depuis Pilbarra, en quatre jours environ avec des tracteurs – dont nous avons besoin pour notre outillage. Il est un peu au sud-ouest de la piste de Warburton, celle de 1873, et à cent miles au sud-est de Joanna Spring. Nous pourrions acheminer le matériel par le fleuve De Grey au lieu de partir de Pilbarra – mais nous en reparlerons plus tard.
En gros, les pierres sont à 22° 3’14’‘ de latitude sud et 125° 0’39’‘ de longitude est. Le climat est tropical et le désert éprouvant.
Je serais heureux d’avoir de vos nouvelles à ce sujet et désire vivement aider à tout projet que vous pourrez envisager. Depuis la lecture de vos articles, je suis profondément convaincu de l’importance capitale de tout cela. Le Dr. Boyle vous écrira plus tard. En cas d’urgence, un câble à Perth peut être transmis par radio.
Dans l’espoir bien sincère d’une prompte réponse, je vous prie de croire à mes sentiments les plus dévoués.
Robert B. F. Mackenzie.
On connaît en grande partie par la presse les suites immédiates de cette lettre. J’eus la grande chance d’obtenir le soutien de l’université de Miskatonic, tandis que Mr. Mackenzie et le Dr. Boyle m’apportaient une aide inappréciable en préparant le terrain en Australie. Nous évitâmes de trop préciser nos objectifs à l’intention du public car certains journaux auraient pu traiter le sujet sur le mode sensationnel ou facétieux. En conséquence, les comptes rendus furent limités mais il y en eut assez pour faire connaître nos recherches sur des ruines australiennes et les diverses démarches préalables.
Le professeur William Dyer, directeur des études géologiques – chef de l’expédition antarctique de Miskatonic en 1930-1931 –, Ferdinand C. Ashley, professeur d’histoire ancienne, et Tyler M. Freeborn, professeur d’anthropologie, m’accompagnaient, ainsi que mon fils Wingate.
Mon correspondant, Mackenzie, vint à Arkham au début de 1935 pour aider à nos derniers préparatifs. C’était un homme affable d’une cinquantaine d’années, d’une compétence remarquable, merveilleusement cultivé et qui connaissait à fond les conditions de voyage en Australie.
Il avait des tracteurs tout prêts à Pilbarra et nous avions affrété un cargo de tonnage assez faible pour remonter le fleuve jusque-là. Nous étions équipés pour les fouilles les plus minutieuses et scientifiques, afin de passer au crible la moindre particule de sable, et de ne rien déplacer qui parût plus ou moins proche de sa position originale.
Embarqués à Boston le 28 mars 1935 sur le poussif Lexington, nous atteignîmes notre but après une traversée nonchalante de l’Atlantique et de la Méditerranée, par le canal de Suez, la mer Rouge et l’océan Indien. Inutile de dire à quel point me démoralisa la côte basse et sablonneuse d’Australie-Occidentale, et combien je détestai la fruste agglomération minière et les sinistres terrains aurifères où l’on chargea les tracteurs.
Le Dr. Boyle, qui nous rejoignit, était d’un certain âge, sympathique, intelligent, et ses connaissances en psychologie l’entraînèrent à beaucoup de longues discussions avec mon fils et moi.
Le malaise et l’espoir se mêlaient étrangement chez la plupart des dix-huit membres de l’expédition quand enfin elle s’engagea avec fracas dans des lieues arides de sable et de roc. Le vendredi 31 mai, nous passâmes à gué un bras du fleuve De Grey et pénétrâmes dans le royaume de la désolation totale. Une réelle terreur grandissait en moi à mesure que nous approchions le site véritable du monde ancien à l’origine des légendes – terreur stimulée, bien sûr, par les rêves inquiétants et les pseudo-souvenirs qui m’assaillaient sans avoir rien perdu de leur intensité.
Ce fut le lundi 3 juin que nous vîmes le premier des blocs à demi enfouis. Je ne saurais dire avec quelle émotion je touchai vraiment – dans sa réalité objective – un fragment de maçonnerie cyclopéenne en tout point semblable aux blocs dans les murs de mes constructions de rêve. Il portait une trace visible de gravure – et mes mains tremblaient quand je reconnus une partie du motif décoratif curviligne que des années de cauchemar torturant et de recherches déroutantes avaient rendu diabolique à mes yeux.
Un mois de fouilles dégagea au total quelque mille deux cent cinquante blocs à divers stades d’usure et de désagrégation. La plupart étaient des mégalithes taillés, au faîte et à la base incurvés. Quelques-uns étaient plus petits, plus plats, unis et de forme carrée ou octogonale – comme ceux des sols et chaussées dans mes rêves – alors que certains, singulièrement massifs, suggéraient par leurs lignes arrondies ou obliques qu’ils avaient pu être voûte ou arête, vestiges d’arcs ou chambranles d’une fenêtre ronde.
Plus nos fouilles s’approfondissaient et s’étendaient vers le nord et l’est, plus nous découvrions de blocs sans trouver pourtant entre eux aucune trace de construction. Le professeur Dyer était épouvanté de l’inconcevable antiquité des fragments, et Freeborn décelait des symboles qui répondaient obscurément à telle ou telle légende papoue ou indonésienne remontant à la nuit des temps. L’état des pierres et leur dispersion témoignaient en silence de cycles d’une durée vertigineuse et de convulsions géologiques d’une brutalité cosmique.
Nous disposions d’un avion et mon fils Wingate montait souvent à des altitudes différentes pour scruter le désert de sable et de roc, à la recherche de vagues tracés à grande échelle – différences de niveau ou traînées de blocs éparpillés. Ses résultats étaient pratiquement négatifs car s’il pensait un jour avoir détecté quelque indice significatif, il trouvait lors du vol suivant son impression remplacée par une autre, aussi peu fondée, à cause des mouvements incessants du sable, au gré du vent.
Une ou deux de ces suggestions éphémères me laissèrent un sentiment bizarre et pénible. Elles semblaient, si l’on peut dire, se raccorder horriblement avec quelque chose que j’avais rêvé ou lu, mais que je ne pouvais plus me rappeler. Elles présentaient un terrible caractère de familiarité – qui me faisait jeter furtivement des regards d’appréhension vers le nord et le nord-est de cette abominable terre stérile.
Vers la première semaine de juillet, j’éprouvai un inexplicable jeu d’émotions complexes au sujet de cette région nord-est. C’était de l’horreur, de la curiosité – mais plus encore, une illusion tenace et déroutante de souvenir.
J’essayai toutes sortes d’expédients psychologiques pour chasser ces idées de mon esprit, mais sans succès. L’insomnie aussi me gagna mais j’en fus presque heureux car elle raccourcissait mes rêves. Je pris l’habitude de faire de longues marches solitaires dans le désert, tard dans la nuit, ordinairement vers le nord ou l’est, où la conjonction de mes nouvelles et singulières impulsions semblait m’attirer imperceptiblement.
Parfois, au cours de ces promenades, il m’arrivait de trébucher sur des fragments à demi enterrés de l’ancienne maçonnerie. Bien qu’il y eût là moins de blocs visibles que sur les lieux de nos travaux, j’étais persuadé qu’il devait y en avoir en profondeur une énorme quantité. Le sol était moins plat que dans notre camp, et par moments, de violentes rafales entassaient le sable en fantastiques tertres précaires – découvrant les traces basses des vieilles pierres tandis qu’elles en recouvraient d’autres.
Jetais étrangement impatient d’étendre les fouilles à ce territoire, tout en redoutant ce qui pourrait être découvert. Manifestement, mon état allait en empirant – d’autant plus que je ne parvenais pas à me l’expliquer.
Cette triste situation de mon équilibre nerveux se révèle dans ma réaction à la bizarre découverte que je fis lors d’une de mes sorties nocturnes. C’était le soir du 11 juillet, et la lune inondait les tertres mystérieux d’une pâleur singulière.
M’aventurant un peu plus loin que d’habitude, je rencontrai une grande pierre qui paraissait sensiblement différente de celles que j’avais déjà vues. Elle était presque entièrement recouverte mais, me penchant, je retirai le sable avec mes mains puis examinai soigneusement l’objet en ajoutant au clair de lune la lumière de ma torche électrique.
À la différence des autres rochers de grande dimension, celui-ci était parfaitement équarri, sans surface convexe ni concave. Il semblait aussi fait d’une noire substance basaltique, entièrement distincte du granit, du grès et des traces de béton des fragments maintenant familiers.
Soudain je me relevai et faisant demi-tour regagnai le camp au pas de course. C’était une fuite tout à fait inconsciente et irrationnelle et je ne compris vraiment pourquoi j’avais couru qu’en arrivant près de ma tente. Alors, tout me revint. L’étrange pierre noire était une chose que j’avais vue dans mes rêves et mes lectures, et qui était liée aux pires horreurs de l’immémoriale tradition légendaire.
C’était l’un des blocs de cette antique maçonnerie basaltique qui inspirait une telle terreur à la Grand-Race fabuleuse – les hautes ruines aveugles laissées par cette engeance étrangère, à demi matérielle, menaçante, qui pullulait dans les entrailles de la terre et dont les forces invisibles, pareilles au vent, étaient tenues en respect derrière les trappes scellées et les sentinelles vigilantes.
Je ne dormis pas de la nuit, mais à l’aube je compris combien j’avais été stupide de me laisser bouleverser par l’ombre d’un mythe. Au lieu de m’effrayer, j’aurais dû éprouver l’enthousiasme de la découverte.
Dans la matinée, je fis part aux autres de ma trouvaille, et nous nous mîmes en route, Dyer, Freeborn, Boyle, mon fils et moi, pour aller inspecter le bloc anormal. Mais ce fut un échec. Je n’avais pas une idée claire de l’emplacement de la pierre, et un coup de vent récent avait complètement transformé les tertres de sable mouvant.
J’aborde à présent la partie cruciale et la plus difficile de mon récit – d’autant plus difficile que je ne peux être tout à fait certain de sa réalité. J’ai parfois l’inquiétante certitude qu’il ne s’agissait ni de rêves ni d’illusion et c’est ce sentiment – étant donné les formidables implications qu’entraînerait la vérité objective de mon expérience – qui me pousse à rédiger ce document.
Mon fils – psychologue compétent qui a de tout mon problème la connaissance la plus approfondie et compréhensive – sera le meilleur juge de ce que j’ai à dire.
Je rappellerai d’abord l’affaire dans ses grandes lignes, celles que connaît chacun de ceux qui se trouvaient au camp. La nuit du 17 au 18 juillet, après une journée de vent, je me retirai de bonne heure mais ne pus trouver le sommeil. Levé peu avant onze heures, avec ce sentiment bizarre que m’inspirait le terrain du nord-est, j’entrepris une de mes habituelles marches nocturnes, après avoir salué un mineur australien nommé Tupper, la seule personne que je rencontrai en sortant.
La lune, un peu sur son déclin, brillait dans un ciel clair, baignant ces sables antiques d’un rayonnement blême et lépreux qui me semblait on ne sait pourquoi infiniment maléfique. Le vent était tombé pour ne revenir que presque cinq heures plus tard, comme en témoignèrent amplement Tupper et quelques autres, qui me virent franchir rapidement les pâles tertres indéchiffrables, dans la direction du nord-est.
Vers trois heures et demie du matin, un vent violent réveilla tout le camp et abattit trois tentes. Le ciel était sans nuages et le désert resplendissait toujours sous la clarté lépreuse de la lune. En réparant les tentes, on s’aperçut de mon absence, mais étant donné mes précédentes sorties, personne ne s’inquiéta. Et pourtant trois hommes – tous australiens – crurent flairer dans l’air quelque chose de sinistre.
Mackenzie expliqua au professeur Freeborn que c’était une crainte héritée du folklore indigène – les gens du pays ayant fait un curieux amalgame de mythes maléfiques autour des vents violents qui, à de longs intervalles, balaient les sables sous un ciel serein. Ces vents, murmure-t-on, naissent des grandes cases de pierre souterraines où se sont passées des choses horribles – et ne soufflent jamais que près des lieux où l’on trouve éparses les grosses pierres gravées. À quatre heures, l’ouragan s’apaisa aussi brusquement qu’il avait commencé, laissant des collines de sable de formes nouvelles et insolites.
Juste après cinq heures, alors que la lune bouffie et fongoïde disparaissait à l’ouest, je rentrai chancelant au camp – nu-tête, en loques, le visage égratigné et sanglant, et sans ma torche électrique. La plupart des hommes s’étaient recouchés mais le professeur Dyer fumait une pipe devant sa tente. Me voyant hors d’haleine et presque frénétique, il appela le Dr. Boyle, et tous deux me menèrent à ma couchette et m’y installèrent confortablement. Mon fils, alerté par le bruit, les rejoignit bientôt, et ils voulurent m’obliger à rester tranquille et à tâcher de dormir.
Mais il n’était pas question de dormir pour moi. J’étais dans un état psychologique extraordinaire – différent de tout ce que j’avais subi jusque-là. Au bout d’un certain temps, j’insistai pour leur expliquer, nerveusement et minutieusement, mon état. Je leur dis que, me sentant las, je m’étais couché sur le sable pour faire un somme. Les rêves avaient été plus effroyables encore que d’habitude – et quand un brutal ouragan m’avait réveillé, mes nerfs à bout avaient cédé. J’avais fui, fou de terreur, tombant fréquemment sur les pierres à demi enfouies, ce qui expliquait mon aspect loqueteux et débraillé. J’avais dû dormir longtemps – d’où la durée de mon absence.
De tout ce que j’avais vu et ressenti d’étrange, je ne dis absolument rien – et ce fut au prix d’un extrême effort sur moi-même. Mais je prétendis avoir changé d’avis quant à l’objectif général de l’expédition, et préconisai la suspension de toutes les fouilles vers le nord-est. Mes arguments furent manifestement peu convaincants car j’évoquai une pénurie de blocs, le souci de ne pas heurter les mineurs superstitieux, une réduction possible du financement par l’université, et autres raisons mensongères et hors de propos. Naturellement, personne ne tint le moindre compte de mes souhaits – pas même mon fils, qui s’inquiétait visiblement pour ma santé.
Le lendemain je me levai et fis le tour du camp, mais sans prendre aucune part aux fouilles. Voyant que je ne pouvais arrêter le travail, je décidai de rentrer le plus tôt possible chez moi pour ménager mes nerfs, et fis promettre à mon fils de me conduire en avion jusqu’à Perth – à mille miles au sud-ouest – dès qu’il aurait examiné la zone que je voulais voir respecter.
Si, me disais-je, ce que j’avais vu était encore visible, je pourrais tenter une mise en garde explicite fût-ce au risque du ridicule. Il n’était pas impossible que les mineurs, connaissant le folklore local, soutiennent mon point de vue. Pour me faire plaisir, mon fils survola les lieux l’après-midi même, explorant toute l’étendue que j’avais pu parcourir à pied. Rien de ce que j’avais découvert n’était plus décelable.
Comme dans le cas de l’insolite bloc de basalte, le sable mouvant avait balayé toute trace. Je regrettai presque un instant d’avoir perdu, dans ma terreur panique, certain objet redoutable, mais je sais aujourd’hui que ce fut une chance. Je peux tenir encore toute mon aventure pour une illusion – surtout si, comme je l’espère sincèrement, on ne retrouve jamais cet infernal abîme.
Wingate me conduisit à Perth le 20 juillet, tout en refusant d’abandonner l’expédition et de rentrer à la maison. Il resta avec moi jusqu’au 25, date à laquelle le vapeur partait pour Liverpool. À présent, dans ma cabine à bord de l’Empress, j’ai repensé longuement, fiévreusement, toute l’affaire, et décidé que mon fils au moins doit être informé. Il lui appartiendrait de la faire connaître, ou non, plus largement.
Pour parer à toute éventualité, j’ai rédigé ce résumé de mes antécédents – que d’autres connaissent déjà par fragments – et je raconterai maintenant aussi brièvement que possible ce qui semble être arrivé pendant mon absence du camp cette horrible nuit.
Les nerfs à vif et fouetté d’une ardeur perverse par cette impulsion inexplicable, mnémonique, mêlée de crainte, qui me poussait vers le nord-est, je cheminais sous la lune ardente et maléfique. Je rencontrais ici et là, à demi ensevelis dans le sable, ces blocs cyclopéens primitifs venant d’éternités inconnues et oubliées.
L’âge incalculable et l’horreur pesante de ce monstrueux désert commençaient à m’oppresser plus que jamais, et je ne pouvais m’empêcher de penser à mes rêves affolants, aux légendes effroyables qui les inspiraient et aux peurs actuelles des indigènes et des mineurs à propos de ces terres désolées et de leurs pierres gravées.
Pourtant je cheminais toujours, comme vers quelque rendez-vous fantastique – harcelé de plus en plus par les chimères déconcertantes, les compulsions et les pseudo-souvenirs. Je songeais à certains des profils possibles des rangées de pierres telles que mon fils les avait vues en vol, et je m’étonnais qu’elles puissent paraître à la fois si redoutables et si familières. Quelque chose tâtonnait et cognait autour du loquet de ma mémoire, tandis qu’une autre force inconnue cherchait à maintenir le portail fermé. Il n’y avait pas de vent cette nuit-là, et le sable blafard était marqué d’ondulations comme les vagues d’une mer figée. Je n’avais pas de but, mais ma progression laborieuse avait en quelque sorte l’assurance de la fatalité. Mes rêves envahissaient le monde éveillé, de sorte que chaque mégalithe ensablé semblait faire partie des salles et des couloirs sans fin de maçonnerie préhumaine, gravée et hiéroglyphée de symboles que je connaissais trop bien pour les avoir pratiqués pendant des années en tant qu’esprit captif de la Grand-Race.
Parfois je croyais voir ces horreurs coniques, omniscientes, vaquer à leurs occupations habituelles, et je n’osais pas me regarder, de peur de me découvrir à leur image. Mais pendant tout ce temps je voyais à la fois les blocs couverts de sable, les salles et les couloirs ; la lune ardente et maléfique aussi bien que les lampes de cristal lumineux ; le désert à perte de vue et les fougères qui se balançaient à hauteur des fenêtres. J’étais éveillé et je rêvais en même temps.
J’ignore combien de temps et jusqu’où j’avais marché – ou à vrai dire dans quelle direction – lorsque j’aperçus l’amas de blocs mis à nu par le vent du jour précédent. C’était l’ensemble le plus important que j’aie vu jusqu’alors et il me frappa si vivement que les visions d’époques fabuleuses s’évanouirent immédiatement.
Il n’y avait plus de nouveau que le désert, la lune maléfique et les débris d’un passé indéchiffré. Je m’approchai, fis halte et braquai sur le tas effondré l’éclat supplémentaire de ma torche électrique. Une petite colline de sable avait été balayée par le vent, révélant une masse basse et vaguement ronde de mégalithes et de fragments plus petits d’environ quarante pieds de diamètre et de deux à huit pieds de haut. Je saisis au premier coup d’œil l’intérêt sans précédent de ces pierres. Non seulement leur nombre même était sans équivalent, mais quelque chose dans les traces de dessins usés par le sable retint mon attention quand je les examinai sous les rayons conjugués de la lune et de ma torche.
Aucun pourtant ne différait essentiellement des spécimens que nous avions déjà découverts. C’était plus subtil que cela. Je n’avais pas cette impression en considérant un bloc isolé mais quand mon regard en parcourait plusieurs presque simultanément.
Enfin, la vérité m’apparut. Les motifs curvilignes gravés sur beaucoup de ces blocs avaient entre eux un lien étroit : ils faisaient partie d’une vaste conception décorative. Pour la première fois, dans ce désert bouleversé depuis des éternités, j’avais rencontré une masse de maçonnerie sur son site originel – écroulée et fragmentaire, il est vrai, mais n’existant pas moins avec une signification très précise.
Montant d’abord sur une partie basse, je gravis péniblement l’amas, déblayant par endroits le sable avec mes doigts, et m’efforçant sans cesse d’interpréter les dessins dans leur diversité de taille, de forme, de style et de rapports.
Bientôt je devinai vaguement la nature de l’édifice d’autrefois et des dessins qui se déployaient alors sur les immenses surfaces de construction primitive. L’identité parfaite de tout cela avec certaines de mes rapides visions me jeta dans l’épouvante et la consternation.
Cela avait été un couloir cyclopéen de trente pieds de large sur trente pieds de haut, pavé de dalles octogonales et couvert d’une voûte massive. Des salles devaient s’ouvrir sur la droite et, à l’autre extrémité, l’un de ces étranges plans inclinés devait descendre en tournant jusqu’aux plus grandes profondeurs.
Je sursautai violemment quand ces idées me vinrent à l’esprit car elles dépassaient de loin ce que les blocs eux-mêmes avaient pu m’apprendre. Comment pouvais-je savoir que ce couloir avait été profondément sous terre ? Comment pouvais-je savoir que le plan incliné qui remontait vers la surface aurait dû se trouver derrière moi ? Comment pouvais-je savoir que le long passage souterrain menant à la place des colonnes aurait dû être sur la gauche un étage au-dessus de moi ?
Comment pouvais-je savoir que la chambre des machines et le tunnel conduisant directement aux archives centrales devaient se situer deux étages au-dessous ? Comment pouvais-je savoir qu’il y avait une de ces horribles trappes scellées de bandes métalliques tout au fond, quatre étages plus bas ? Affolé par cette intrusion de l’univers onirique, je me retrouvai tremblant et baigné d’une sueur glacée.
Alors, ultime et insupportable contact, je sentis ce léger courant d’air froid qui montait insidieusement d’une dépression près du centre de l’énorme amas. Sur-le-champ, comme une fois déjà, mes visions s’évanouirent, et je ne revis que le clair de lune maléfique, le désert couvant ses menaces, et le tumulus imposant de maçonnerie paléogène. J’étais maintenant en présence d’un fait réel et tangible, gros des suggestions sans fin d’un mystère obscur comme la nuit. Car ce filet d’air ne pouvait indiquer qu’une chose : un immense gouffre dissimulé sous les blocs en désordre de la surface.
Je songeai d’abord aux sinistres légendes indigènes de vastes cases souterraines parmi les mégalithes, où arrivent les horreurs et naissent les ouragans. Puis revinrent mes propres rêves et d’incertains pseudo-souvenirs vinrent se disputer mon esprit. Quelle sorte de lieu s’ouvrait au-dessous de moi ? Quelle inconcevable source primitive de mythes immémoriaux et de cauchemars obsédants étais-je sur le point de découvrir ?
Je n’hésitai qu’un instant, car ce qui m’entraînait était plus fort que la curiosité ou le zèle scientifique et luttait victorieusement contre ma peur grandissante.
J’avais l’impression de me mouvoir presque comme un automate, sous l’influence d’une fatalité irrésistible. Ma torche électrique en poche, et avec une vigueur dont je ne me serais pas cru capable, j’écartai d’abord un gigantesque morceau de pierre, puis un autre, jusqu’à ce que monte un puissant courant d’air dont l’humidité contrastait étrangement avec la sécheresse du désert. Une noire crevasse commença à béer et enfin – quand j’eus repoussé tous les fragments susceptibles de bouger – le clair de lune lépreux révéla une brèche assez large pour me livrer passage.
Je sortis ma torche et projetai dans l’ouverture le faisceau lumineux. Au-dessous de moi, un chaos de maçonnerie effondrée descendait brusquement en direction du nord selon un angle d’environ quarante-cinq degrés, à la suite manifestement d’un écroulement au niveau supérieur.
Entre sa surface et le sol s’étendait un abîme de ténèbres impénétrables qui laissait deviner tout en haut la présence d’une colossale voûte surhaussée. À cet endroit, semblait-il, les sables du désert reposaient directement sur un étage de quelque titanesque construction des premiers âges de la terre – préservée à travers le temps des convulsions géologiques, je ne savais comment, et n’en ai toujours rien deviné.
Après coup, la simple idée de descendre brusquement, seul, dans un gouffre aussi suspect – à un moment où nul ne sait où vous êtes – paraît de la pure démence. Peut-être en était-ce – cette nuit-là pourtant je l’entrepris sans hésiter.
Encore une fois se manifestaient cet attrait et cet empire sur moi de la fatalité qui avaient toujours semblé diriger mes pas. M’aidant de ma torche, par intermittence pour ménager les piles, je commençai une folle et difficile progression le long de la sinistre pente cyclopéenne au-dessous de l’ouverture, tantôt en regardant devant moi quand je trouvais de bonnes prises pour la main et le pied, tantôt à reculons, face aux mégalithes entassés où je m’accrochais en tâtonnant dans un équilibre précaire.
À droite et à gauche apparaissaient vaguement au loin, sous les rayons de ma torche, des murs en ruine de maçonnerie gravée, mais en avant, ce n’étaient que ténèbres.
Je perdis toute notion du temps pendant cette hasardeuse descente. Dans mon esprit bouillonnaient des images et des suggestions si troublantes que toute réalité objective semblait renvoyée à d’incalculables distances. La sensation physique était abolie et la peur même n’était plus que la vaine apparition d’une gargouille au regard torve qui ne pouvait rien sur moi.
J’atteignis enfin un sol plat jonché de blocs écroulés, de fragments de pierre informes, de sable et de débris de toutes sortes. De chaque côté – à peut-être trente pieds l’un de l’autre – s’élevaient des murs massifs couronnés de puissantes arêtes. J’y devinais des gravures mais dont la nature échappait à ma perception.
Ce qui retint surtout mon attention, ce fut la voûte. Les rayons de ma torche n’en pouvaient atteindre le faîte, mais la partie inférieure des arcs monstrueux se détachait nettement. Et si parfaite était leur identité avec ce que j’avais vu du monde ancien dans d’innombrables rêves, que pour la première fois je tremblai pour de bon.
Très haut derrière moi, une lueur indistincte rappelait le monde extérieur, au loin sous la lune. Un vague reste de prudence m’avertit de ne pas la perdre de vue, sinon je n’aurais pas de guide pour mon retour.
Je m’approchai alors du mur de gauche, où les traces de gravures étaient plus distinctes. Le col couvert de débris fut presque aussi difficile à traverser que le monceau de pierres l’avait été à descendre, mais je réussis à m’y frayer un chemin.
À un endroit où j’écartai quelques blocs et repoussai du pied les débris pour voir le dallage, je frissonnai en reconnaissant, familières et fatidiques, les grandes dalles octogonales dont la surface gauchie gardait encore à peu près sa cohésion.
Arrivé à proximité du mur, je déplaçai lentement et minutieusement le faisceau de la lampe sur les vestiges usés de gravure. Apparemment, la montée des eaux avait autrefois érodé la surface du grès mais il portait de curieuses incrustations dont je ne m’expliquais pas l’origine.
La maçonnerie était par endroits très branlante et déjetée, et je me demandais combien d’éternités encore cet édifice enfoui des premiers âges garderait ces restes de structure malgré les secousses telluriques.
Mais c’étaient surtout les sculptures qui me passionnaient. En dépit de leur dégradation, elles étaient relativement aisées à repérer de près et je fus stupéfait de les retrouver si présentes et familières dans le moindre détail. Que les traits essentiels de cette vénérable architecture me soient bien connus n’était certes pas invraisemblable.
Ayant profondément impressionné ceux qui tissèrent certains mythes, ils s’étaient incorporés à un courant de tradition occulte qui, venu à ma connaissance d’une manière ou d’une autre pendant mon amnésie, suscita dans mon subconscient des images frappantes.
Mais comment expliquer la coïncidence exacte et minutieuse de chaque trait et spirale de ces étranges dessins avec ceux que j’avais rêvés depuis plus de vingt ans ? Quelle obscure iconographie tombée dans l’oubli aurait pu reproduire la subtilité de chacune de ces ombres et nuances qui revenaient avec tant d’obstination, de précision et de constance harceler mes rêves nuit après nuit ?
Car il ne s’agissait pas d’une ressemblance lointaine ou fortuite. La galerie millénaire, enfouie au long des âges, où je me tenais à présent était tout à fait et sans aucun doute l’original de ce que j’avais connu dans mon sommeil aussi familièrement que ma propre maison de Crâne Street à Arkham. À la vérité, mes rêves me montraient les lieux dans leur intacte perfection mais l’identité n’en était pas moins réelle. Je m’orientais sans hésiter et c’était effrayant.
Je connaissais ce bâtiment-là et aussi sa place dans cette terrible vieille cité du rêve. J’aurais pu me rendre sans me tromper à n’importe quel point de ce bâtiment ou de cette ville qui avait échappé aux changements et aux dévastations de siècles sans nombre ; je m’en rendis compte avec une conviction instinctive et terrible. Mais Dieu sait ce que tout cela signifiait ? Comment en étais-je venu à apprendre ce que je savais ? Et quelle abominable réalité avait pu inspirer les histoires antiques des êtres qui habitaient ce labyrinthe de pierre originelle ?
Les mots ne sauraient rendre que bien peu du désordre de terreur et de confusion qui tourmentait mon esprit. Je connaissais cet endroit. Je savais ce qu’il y avait au-dessous de moi et ce qui s’étendait au-dessus de ma tête avant que les innombrables étages supérieurs ne se soient effondrés en poussière, en sable et en désert. Inutile maintenant, me dis-je avec un frisson, d’avoir l’œil sur cette lueur indistincte du clair de lune.
J’étais partagé entre le désir de fuir et un mélange fébrile de curiosité ardente et d’impérieuse fatalité. Qu’était-il arrivé à la monstrueuse mégalopole d’autrefois pendant ces millions d’années depuis l’époque de mes rêves ? Des labyrinthes souterrains qui sous-tendaient la ville et reliaient entre elles les tours titanesques, que subsistait-il après les convulsions de l’écorce terrestre ?
Étais-je tombé sur tout un monde enfoui d’archaïsme impie ? Retrouverais-je la maison du maître d’écriture, et la tour où S’gg’ha, l’esprit captif issu des plantes carnivores d’Antarctique, à la tête en étoile, avait gravé au ciseau certaines images sur les espaces vides des parois ?
Au second sous-sol, le passage qui menait à la salle commune des esprits étrangers était-il encore libre et praticable ? Dans cette salle, l’esprit captif d’une entité inimaginable – un habitant semi-plastique du centre creux d’une planète transplutonienne inconnue, qui existerait dans dix-huit millions d’années – conservait certain objet qu’il avait modelé dans l’argile.
Je fermai les yeux et posai ma main sur mon front dans un vain et pitoyable effort pour chasser de ma conscience ces fragments de rêve démentiels. Alors, pour la première fois, je perçus nettement le mouvement de l’air froid et humide autour de moi. Je compris en frissonnant qu’une formidable succession de noirs abîmes, endormis depuis des éternités, devaient en effet s’ouvrir, béants, quelque part au-delà et au-dessous de moi.
Je songeai aux salles, aux galeries, aux plans inclinés terrifiants que je me rappelais de mes rêves. L’accès aux archives centrales était-il encore possible ? L’irrésistible fatalité sollicitait de nouveau mon esprit avec insistance tandis que je me remémorais les documents impressionnants rangés autrefois dans les coffres rectangulaires de métal inoxydable.
À en croire les rêves et les légendes, c’est là que reposait toute l’histoire, passée et future, du continuum espace-temps – rédigée par les esprits captifs de toutes les planètes et de toutes les époques du système solaire. Pure folie, sans doute – mais n’étais-je pas à présent tombé dans un monde nocturne aussi fou que moi ?
Je songeai aux casiers de métal fermés à clé, et aux singulières manipulations de boutons requises pour ouvrir chacun d’eux. Le mien me revint à l’esprit de façon frappante. Que de fois, grâce à ces combinaisons compliquées de rotations et de pressions, je parcourus au niveau le plus bas la section des vertébrés terrestres ! Chaque détail m’était présent et familier.
S’il existait une cave voûtée comme je l’avais rêvée, je saurais l’ouvrir en un instant. Dès lors je fus en proie à une démence totale. Une seconde plus tard, je me ruai, sautant et trébuchant sur des débris de pierre, vers le plan incliné si connu qui s’enfonçait dans les profondeurs.
À partir de là, on ne peut guère se fier à mes impressions – à vrai dire, je garde encore contre toute raison le dernier espoir qu’elles appartiennent à un rêve démoniaque ou à un délire halluciné. La fièvre se déchaînait dans mon cerveau, et tout me parvenait à travers une sorte de brume – quelquefois par intermittence seulement.
Le faisceau de ma lampe pénétrait à peine le gouffre de ténèbres, révélant par éclairs fantomatiques les murs gravés affreusement familiers, dégradés par l’action du temps. À l’endroit où s’était effondrée une partie considérable de la voûte, je dus escalader un énorme monceau de pierres qui rejoignait presque le plafond déchiqueté, grotesquement chargé de stalactites.
C’était bien là le comble du cauchemar, aggravé par ce maudit harcèlement des pseudo-souvenirs. La seule chose qui me parût insolite était ma propre taille, comparée à la monstrueuse construction. J’étais accablé du sentiment d’une petitesse inaccoutumée, comme si la vue de ces murs imposants eût été nouvelle et anormale pour un simple corps d’homme. Je ne cessais de jeter sur moi-même des regards inquiets, confusément troublé de me voir cette forme humaine.
Avançant dans la nuit profonde de l’abîme, je sautais, je plongeais, je chancelais – non sans beaucoup de chutes douloureuses, où je faillis une fois briser ma torche. Je connaissais chaque pierre, chaque angle de ce gouffre démoniaque, et je m’arrêtais plus d’une fois pour éclairer tel ou tel passage voûté obstrué et croulant, mais pourtant familier.
Certaines pièces étaient complètement effondrées, d’autres nues ou pleines de débris. Je vis dans quelques-unes des masses métalliques – tantôt presque intactes, tantôt rompues, enfoncées ou écrasées – dans lesquelles je reconnus les socles ou tables colossales de mes rêves. Ce qu’elles avaient été au juste, je n’osais y penser.
Je trouvai le plan incliné qui menait en bas et commençai à le descendre – mais je fus bientôt arrêté par une crevasse béante aux bords déchiquetés dont la partie la plus étroite n’avait pas moins de quatre pieds de large. À cet endroit, la maçonnerie s’était écroulée, révélant des profondeurs insondables d’un noir d’encre.
Je savais qu’il y avait encore deux étages souterrains dans cet édifice titanesque, et tremblai d’une nouvelle terreur en me rappelant la trappe bardée de fer au niveau le plus bas. Elle n’était plus gardée à présent – car ce qui était à l’affût dessous avait depuis longtemps accompli sa hideuse tâche et sombrait dans un long déclin. À l’époque de la race posthumaine des coléoptères, tout cela serait mort. Et pourtant, songeant aux légendes indigènes, je tremblai de nouveau.
Je dus fournir un effort terrible pour franchir l’ouverture béante, car le sol jonché de débris ne permettait pas de prendre de l’élan, mais la folie me porta. Je choisis un endroit près du mur de gauche – où la fissure était moins large et le point de chute à peu près dégagé de dangereux débris – et, après un moment d’angoisse, je me retrouvai sain et sauf de l’autre côté.
Enfin, parvenu au dernier sous-sol, je passai en trébuchant devant l’entrée de la chambre des machines, où de fantastiques ruines métalliques étaient à moitié enfouies sous la voûte effondrée. Tout était bien là où je le pensais, et je gravis avec confiance les tas qui barraient l’accès d’un vaste couloir transversal. Celui-ci, je m’en souvins, me conduirait aux archives centrales, sous la ville.
Des éternités semblèrent se dérouler tandis que je titubais, bondissais et me traînais le long de ce couloir encombré. Je distinguais ici et là des sculptures sur ces murs souillés par le temps – les unes familières, d’autres apparemment ajoutées depuis l’époque de mes rêves. Comme il s’agissait d’un passage souterrain reliant plusieurs bâtiments, il n’y avait de voûtes d’entrée qu’aux endroits où il traversait les étages inférieurs des différents immeubles.
À certaines de ces intersections, je tournai la tête pour jeter un coup d’œil dans des couloirs ou des salles que je connaissais bien. Je ne trouvai que deux fois des changements radicaux par rapport à ce que j’avais rêvé – et dans l’un de ces cas je pus repérer le contour de la voûte condamnée que je me rappelais.
Je sursautai violemment et ressentis le frein d’une étrange faiblesse en me frayant à contrecœur un passage à travers la crypte d’une de ces grandes tours aveugles, en ruine, dont la maçonnerie étrangère de basalte accusait la secrète et détestable origine.
Ce caveau primitif de forme circulaire mesurait bien deux cents pieds de diamètre, sans aucun motif gravé sur les parois de couleur sombre. Le sol était entièrement dégagé, sauf de poussière et de sable, et je vis les ouvertures qui menaient vers le haut et vers le bas. Il n’y avait ni escaliers ni plans inclinés – mes rêves montraient en effet que la fabuleuse Grand-Race avait laissé intactes ces antiques tours. Ceux qui les avaient construites n’avaient que faire de marches ni de plans inclinés.
Dans les rêves, l’ouverture donnant vers le bas était hermétiquement close et jalousement gardée. Laissée ouverte à présent, noire et béante, elle exhalait un courant d’air froid et humide. Je m’interdis de penser aux cavernes sans fin d’éternelle nuit qui pouvaient couver là-dessous.
Un peu plus loin, disputant chaque pas aux obstacles du couloir encombré, j’arrivai à un endroit où le plafond était entièrement défoncé. Les décombres s’accumulaient, telle une montagne, et l’escaladant je traversai un immense espace vide où ma lampe ne révéla ni murs ni voûte. Ce devait être, me dis-je, la cave de la maison des fournisseurs de métal, qui donnait sur la troisième place non loin des archives. Qu’était-elle devenue, impossible de le deviner.
Je retrouvai le couloir au-delà de la montagne de débris et de pierres, mais tombai presque aussitôt sur un endroit totalement obstrué où les décombres de la voûte rejoignaient presque le plafond qui menaçait ruine. Je ne sais comment je parvins à extirper assez de blocs pour me frayer un passage, ni comment j’osai déranger les fragments entassés alors que la moindre rupture d’équilibre pouvait précipiter les tonnes de maçonnerie superposées et me réduire à néant.
C’était une pure folie qui me poussait et me guidait – s’il est vrai que toute mon aventure souterraine n’ait pas été, comme je l’espère, une hallucination diabolique ou un épisode de rêve. Je me fis donc – à moins que je ne l’aie rêvé – un passage où je me faufilai. Et tout en rampant par-dessus les décombres – ma torche allumée enfoncée profondément dans ma bouche – je me déchirais aux fabuleuses stalactites du plafond déchiqueté au-dessus de moi.
J’étais près maintenant du grand centre souterrain d’archivage qui semblait être mon but. Glissant et dégringolant sur l’autre pente de l’obstacle, puis avançant avec précaution jusqu’au bout du couloir – ma torche électrique à la main, que j’allumai de temps à autre – je parvins finalement à une crypte circulaire voûtée, dans un merveilleux état de conservation et ouverte de tous côtés.
Les murs, ou ce que je pouvais en voir dans le champ de ma torche, étaient couverts de hiéroglyphes et gravés au ciseau de symboles curvilignes caractéristiques – dont certains étaient postérieurs à l’époque de mes rêves.
Me voyant arrivé à mon inévitable destination, je passai aussitôt, sur ma gauche, une porte qui m’était familière. Bizarrement, je savais à n’en pas douter qu’en montant et descendant le plan incliné j’accéderais sans difficulté à tous les étages qui subsistaient. Cet immense édifice à l’abri dans la terre, où étaient conservées les annales de tout le système solaire, avait été construit avec un savoir et une puissance suprêmes pour durer aussi longtemps que ce système lui-même. Des blocs de dimensions formidables, équilibrés avec un véritable génie mathématique et assemblés par des ciments d’une incroyable dureté, formaient un bloc aussi résistant que le noyau rocheux de la planète. Ici, après des éternités plus prodigieuses que je ne pouvais le concevoir, sa masse souterraine restait debout pour l’essentiel, ses vastes sols envahis de poussière à peine parsemée des déchets partout ailleurs si encombrants.
La relative liberté de mouvement qui m’était offerte à partir de là me monta curieusement à la tête. Toute l’ardeur frénétique jusqu’alors contrariée par les obstacles se donna libre cours en une sorte de hâte fébrile, et je me mis littéralement à courir dans les couloirs bas de plafond que je me rappelais avec une si terrible précision.
Je ne m’étonnais plus de reconnaître ainsi tout ce que je voyais. De tous côtés les grandes portes métalliques marquées de hiéroglyphes se dressaient menaçantes devant les rayonnages ; les unes toujours en place, d’autres grandes ouvertes et d’autres encore ployées et faussées sous les secousses géologiques du passé qui n’avaient pas été assez violentes pour ébranler la colossale maçonnerie.
Çà et là, un tas couvert de poussière sous un compartiment béant et vide semblait indiquer où les étuis métalliques avaient été projetés par les tremblements de terre. Sur des colonnes espacées, des signes et des lettres de grande taille annonçaient les catégories et les subdivisions des volumes.
Je m’arrêtai une fois devant un caveau ouvert où je vis quelques-uns des étuis habituels toujours à leur place parmi l’omniprésente poussière granuleuse. Levant le bras, je retirai non sans difficulté un des exemplaires les plus minces, et le posai sur le sol pour l’examiner. Il portait un titre en hiéroglyphes curvilignes courants, bien que je ne susse quoi dans la disposition des caractères parût un peu insolite.
Le curieux mécanisme du fermoir recourbé m’était tout à fait familier, et je relevai le couvercle, toujours aussi maniable et vierge de rouille, puis en tirai le livre qui y était rangé. Celui-ci, comme prévu, mesurait environ vingt pouces de haut sur quinze de large et deux d’épaisseur ; le mince étui de métal s’ouvrait par le haut.
Ses pages de robuste cellulose ne semblaient pas avoir souffert des ères innombrables qu’elles avaient vécues ; j’examinai les lettres du texte, tracées au pinceau et bizarrement colorées – signes aussi différents des habituels hiéroglyphes contournés que de n’importe lequel des alphabets connus chez les érudits humains – et je ressentis comme l’obsession d’un souvenir à demi réveillé.
Il me vint à l’idée que c’était la langue d’un esprit captif que j’avais vaguement connu dans mes rêves – un esprit venu d’un grand astéroïde sur lequel avait survécu beaucoup de la vie et des traditions archaïques de la planète primitive dont il était un fragment. Je me souvins au même moment que cet étage des archives était consacré aux volumes traitant des planètes de type non terrestre.
Abandonnant l’étude de cet extraordinaire document, je m’aperçus que la lumière de ma torche commençait à faiblir et je me hâtai d’y mettre la pile de rechange que je portais toujours sur moi. Puis, doté d’un rayonnement plus puissant, je repris ma course fiévreuse à travers l’enchevêtrement sans fin des allées et des couloirs – reconnaissant parfois au passage quelque rayonnage familier, et vaguement inquiet des effets acoustiques que produisait l’écho de mes pas, incongru dans ces catacombes.
L’empreinte même de mes chaussures, derrière moi dans la poussière intacte depuis des millénaires, me faisait frissonner. S’il y avait dans mes rêves fous une parcelle de vérité, jamais auparavant un pied humain n’avait foulé ces dalles vénérables.
Du but précis de ma course insensée, mon esprit conscient ne soupçonnait rien. Pourtant l’influence d’une puissance maléfique agissait sur ma volonté paralysée, mes souvenirs ensevelis, et je sentais obscurément que je ne courais pas au hasard.
Ayant trouvé un plan incliné, je le suivis jusqu’à de plus grandes profondeurs. Les étages défilaient devant moi à une vitesse folle, mais je ne m’arrêtais pas pour les explorer. Dans mon cerveau en proie au vertige, battait une pulsation qui faisait bouger ma main droite au même rythme. Je voulais ouvrir quelque chose et je connaissais toutes les rotations et pressions compliquées qu’il fallait effectuer pour cela. C’était comme la serrure à combinaison d’un coffre-fort moderne.
Rêve ou non, j’avais su cela autrefois et je le savais encore. Comment un songe ou quelque bribe de légende assimilée inconsciemment auraient-ils pu m’apprendre un détail si infime, si difficile et si complexe, je ne cherchais pas à me l’expliquer. J’étais incapable de toute pensée cohérente. Car toute cette aventure – cette révoltante familiarité avec un tas de ruines inconnues et cette coïncidence monstrueuse de tout ce qui m’entourait avec ce que seuls des rêves et des bribes de mythes avaient pu suggérer – n’était-ce pas une horreur qui passait la raison ?
Sans doute étais-je alors surtout convaincu – comme je le suis à présent dans mes moments de lucidité – que je dormais bel et bien, et que toute cette cité ensevelie n’avait été qu’un reste de délire né de la fièvre.
J’atteignis enfin le niveau le plus bas et me dirigeai vers la droite du plan incliné. J’essayai sans trop savoir pourquoi d’atténuer le bruit de mes pas, même au risque de me ralentir. Il y avait à ce dernier étage enfoui dans les profondeurs un endroit que je redoutais de traverser.
Je me souvins en approchant de quoi j’avais peur. C’était simplement de l’une des trappes bardées de fer et jalousement gardées. Il n’y aurait plus de gardes à présent et, à cette idée, je me mis à trembler, avançant sur la pointe des pieds comme je l’avais fait en traversant le noir caveau de basalte où restait béante une trappe semblable.
Je sentis comme alors un courant d’air froid et humide, et j’aurais voulu que mes pas prissent une autre direction. Pourquoi fallait-il suivre justement ce chemin-là, je l’ignorais.
Je trouvai en arrivant la trappe grande ouverte. Plus loin recommençaient les rayonnages, et j’aperçus sur le sol devant l’un d’eux, sous une très fine couche de poussière, un tas d’étuis récemment tombés. À l’instant, une nouvelle vague de terreur m’envahit, dont je ne pus d’abord discerner la cause.
Ces amas d’étuis renversés n’étaient pas rares, car depuis des temps infinis ce labyrinthe aveugle, secoué par les soulèvements de la terre, avait retenti du fracas assourdissant des objets qui dégringolaient. C’est seulement quand je fus à mi-chemin que je pris conscience de ce qui m’avait si violemment ému.
Plus que le tas, quelque chose m’avait inquiété dans la couche de poussière qui couvrait le sol. À la lumière de ma torche, elle ne semblait pas aussi unie qu’elle eût dû l’être – elle paraissait plus mince à certains endroits, comme si on l’eût foulée quelques mois auparavant. Ce n’était pas une certitude, car même là où la couche était le plus mince, la poussière ne manquait pas, pourtant une certaine apparence de régularité dans les inégalités imaginaires était extrêmement alarmante.
Lorsque j’éclairai de près ces points particuliers, ce que je vis ne me plut pas car l’illusion de régularité devenait très nette. On eût dit des suites uniformes d’empreintes composites qui allaient par trois, chacune mesurant à peine plus d’un pied carré et se composant de cinq marques à peu près circulaires de trois pouces, dont l’une précédait les quatre autres.
Ces lignes supposées d’empreintes d’un pied carré menaient apparemment dans deux directions, comme si on ne sait quoi était allé quelque part puis revenu. Elles étaient évidemment très peu marquées et auraient pu n’être qu’illusoires ou accidentelles, mais le chemin qu’elles me semblaient suivre m’inspira une confuse et insidieuse terreur. Car il y avait d’un côté le tas d’étuis tombés récemment avec fracas, et, à l’autre bout, la trappe menaçante d’où montait le vent humide et froid restait sans surveillance, ouverte sur des abîmes inimaginables.
Si profonde et irrésistible était l’étrange compulsion à laquelle j’obéissais qu’elle triompha de ma peur. Aucun motif rationnel n’aurait pu me faire avancer après cet affreux doute qui m’avait fait soupçonner des empreintes et ce qu’il ranimait de souvenirs oniriques envahissants. Cependant ma main droite, même si elle tremblait d’effroi, ne se contractait pas moins rythmiquement, dans sa hâte de manier une serrure qu’elle espérait trouver. Avant de m’en rendre compte, j’avais dépassé le tas d’emboîtages et m’élançais sur la pointe des pieds dans des allées de poussière intacte vers un but qu’apparemment je connaissais horriblement bien, sinistrement, pathologiquement bien.
Mon esprit se posait des questions dont je commençais à peine à deviner la source et la pertinence. Le rayonnage serait-il accessible à un corps humain ? Ma main d’homme viendrait-elle à bout de tous ces mécanismes de serrure inscrits dans une mémoire sans âge ? Cette serrure serait-elle en bon état et prête à fonctionner ? Que ferais-je – qu’oserais-je faire – de ce que, je commençais à le comprendre, j’espérais et craignais de trouver ? Serait-ce la preuve d’une réalité impressionnante, renversante pour l’esprit, celle de l’« extra-normal » ? Ou bien la simple constatation que je rêvais ?
Un instant plus tard, j’avais cessé ma course à pas feutrés et je regardais, immobile, une rangée de compartiments à hiéroglyphes d’une familiarité à me rendre fou. Ils étaient dans un état de conservation presque parfait et, à proximité, trois portes seulement avaient sauté.
Je ne saurais décrire les sentiments que j’éprouvai en les voyant – tant était totale et obsédante l’impression de vieille connaissance. Levant la tête je considérai un rayon près du sommet, tout à fait hors de portée, en me demandant comment je pourrais l’atteindre sans trop de mal. Une porte ouverte à quatre rangées du bas m’aiderait, et les serrures des portes fermées offriraient des prises pour les mains et les pieds. Je tiendrais la torche entre mes dents, pour le cas où les deux mains seraient nécessaires à la fois. Il fallait surtout ne faire aucun bruit.
Descendre ce que je voulais prendre ne serait pas facile, mais je pourrais probablement l’accrocher par son fermoir mobile au col de ma veste, et le porter comme un sac à dos. Je me demandais encore si la serrure fonctionnerait. Que je puisse répéter chacun des gestes connus, je n’en doutais pas une seconde. Mais j’espérais que l’objet ne craquerait ni ne grincerait et que ma main pourrait opérer normalement.
Tout en réfléchissant j’avais pris la torche dans ma bouche et commencé à grimper. Les serrures saillantes furent de peu de secours mais, comme je l’avais prévu, le compartiment ouvert m’aida beaucoup. Je me servis à la fois de la porte battante et du bord de l’ouverture elle-même dans mon ascension, et je réussis à éviter tout grincement bruyant.
En équilibre sur le bord supérieur de la porte, et en me penchant nettement à droite, j’atteignis de justesse la serrure que je cherchais. Mes doigts à demi engourdis par l’escalade furent d’abord très maladroits mais je vis bientôt que leur morphologie convenait à mon propos. Et la mémoire du rythme était très marquée en eux.
Par-delà de formidables abîmes de temps, les mouvements mystérieux et compliqués avaient, on ne sait comment, pénétré mon cerveau avec exactitude et dans tous les détails – si bien qu’au bout de cinq minutes à peine de tâtonnements il se produisit un déclic que je reconnus avec d’autant plus de surprise que je ne m’y attendais pas consciemment. Aussitôt après, la porte métallique s’ouvrit lentement avec à peine un très léger grincement.
Stupéfait je parcourus du regard la rangée d’étuis grisâtres ainsi mis au jour et me sentis envahi d’une terrible vague d’émotion tout à fait inexplicable. Juste à portée de ma main droite se trouvait un emboîtage dont les hiéroglyphes contournés me causèrent une angoisse infiniment plus complexe que celle de la simple frayeur. Encore tremblant, je réussis à le retirer dans un nuage de flocons poudreux, et à le faire glisser vers moi sans trop de bruit.
Comme l’autre étui que j’avais manipulé, il avait un peu plus de vingt pouces sur quinze, et portait en bas-relief des symboles mathématiques aux lignes courbes. Il avait un peu plus de trois pouces d’épaisseur.
Le bloquant de mon mieux entre moi-même et la paroi que je venais d’escalader, je fis jouer le fermoir et libérai le crochet. Puis je soulevai le couvercle, fis passer le pesant objet sur mon dos de manière qu’il s’accroche à mon col. Les mains libres à présent, je regagnai gauchement le sol poussiéreux et me préparai à examiner ma prise.
À genoux dans la poussière granuleuse, je fis pivoter l’étui et le posai devant moi. Mes mains tremblaient, et je redoutais de sortir le livre presque autant que je le désirais – et que je m’y sentais contraint. J’avais peu à peu compris ce que j’allais y trouver et cette constatation paralysait en quelque sorte mes facultés.
Si l’objet était bien là – et si je ne rêvais pas – les implications étaient telles qu’il n’était absolument pas possible à l’esprit humain de les supporter. Ce qui me tourmentait le plus, c’était pour l’instant mon incapacité de regarder comme un rêve tout ce qui m’entourait. Le sentiment de réalité était abominable et il le redevient quand je me rappelle le décor.
Enfin je tirai en tremblant le livre de sa boîte et, fasciné, je contemplai les hiéroglyphes bien connus de sa couverture. Il semblait en parfait état, et les caractères curvilignes du titre m’hypnotisaient comme si j’avais pu les lire. En vérité je ne jurerais pas que je ne les ai pas effectivement déchiffrés par un éphémère et terrible phénomène de mémoire anormale.
J’ignore combien de temps passa avant que j’ose soulever la mince feuille de métal. Je m’attardais à chercher des excuses. J’ôtai de ma bouche la torche électrique et l’éteignis pour ménager la pile. Puis dans le noir, rassemblant mon courage, je levai la couverture sans rallumer. Enfin je braquai vivement la lumière sur la page découverte – me blindant d’avance pour réprimer toute exclamation quoi qu’il arrive. Au premier coup d’œil je m’effondrai. Mais, les dents serrées, je gardai le silence. Je me laissai aller tout à fait sur le sol et portai la main à mon front dans les ténèbres dévorantes. Ce que je redoutais et attendais était là. Ou je rêvais, ou bien le temps et l’espace n’étaient plus que dérision.
Je devais rêver – mais je mettrais l’horreur à l’épreuve en rapportant cet objet pour le montrer à mon fils si c’était vraiment une réalité. La tête me tournait effroyablement, bien qu’il n’y eût rien de visible dans l’obscurité sans faille pour tournoyer autour de moi. Des idées et des images de la plus extrême terreur – nées des perspectives ouvertes par ce que j’avais entrevu – m’envahirent en foule et obnubilèrent mes sens.
Je songeai à ces empreintes supposées dans la poussière, tremblant au seul bruit de mon propre souffle. Une fois de plus j’éclairai la page et la regardai comme la victime d’un serpent peut regarder les yeux et les crocs de son bourreau.
Puis, dans le noir, je fermai le livre de mes doigts malhabiles –, le remis dans sa boîte, et rabattis le couvercle ainsi que le curieux fermoir à crochet. C’était cela qu’il fallait rapporter au monde extérieur si toutefois cela existait – si l’abîme existait vraiment – si moi, et le monde lui-même, existaient en réalité.
Je ne sais pas exactement quand, d’un pas mal assuré, je pris le chemin du retour. Je me souviens, chose curieuse – tant je me sentais coupé du monde normal –, que je ne consultai pas une seule fois ma montre pendant ces heures atroces vécues sous terre.
La torche à la main, et l’inquiétant étui sous un bras, je me retrouvai finalement sur la pointe des pieds en une sorte de panique silencieuse, pour dépasser l’abîme au courant d’air et ces vagues soupçons de pas. Je pris moins de précautions en gravissant les interminables plans inclinés, mais je ne pus me débarrasser d’une ombre d’inquiétude que je n’avais pas éprouvée pendant la descente.
Je craignais de retraverser la sombre crypte de basalte plus ancienne encore que la ville elle-même, où des souffles glacés montaient des profondeurs que ne gardaient plus les sentinelles.
Je songeais à ce que redoutait la Grand-Race et à ce qui – si faible et moribond qu’il soit – pouvait encore être à l’affût là-bas. Je songeais à ces empreintes aux cinq marques circulaires et à ce que mes rêves m’en avaient appris – aux vents extraordinaires et aux sifflements qui s’y associaient. Je songeais aux récits des indigènes d’aujourd’hui, qui reviennent sans cesse sur de grands vents et des ruines souterraines sans nom.
Je reconnus à un signe gravé sur le mur l’étage où je devais entrer et j’arrivai enfin – après avoir dépassé le premier livre que j’avais examiné – au grand espace circulaire d’où se ramifiaient les passages voûtés. Sur ma droite, je retrouvai aussitôt celui par lequel j’étais venu. Je le pris, en me disant que le reste du parcours serait plus pénible à cause des ruines des bâtiments, à part celui des archives. La charge supplémentaire de l’étui métallique me pesait, et il m’était de plus en plus difficile d’avancer sans bruit en trébuchant parmi les décombres et les débris de toutes sortes.
Je parvins ensuite à l’entassement qui rejoignait le plafond et où je m’étais frayé un si maigre passage. Je redoutais terriblement d’avoir à m’y faufiler de nouveau car la première fois j’avais fait quelque bruit, et – depuis que j’avais vu les traces suspectes – je craignais le bruit par-dessus tout. L’étui, en outre, rendait doublement hasardeuse la traversée de l’étroite crevasse.
Je gravis de mon mieux l’obstacle et poussai devant moi l’étui à travers l’ouverture. Puis la torche entre les dents, j’y rampai à mon tour – me déchirant cette fois encore le dos aux stalactites.
Au moment où j’essayai de saisir l’emboîtage, il tomba un peu plus loin sur la pente avec un fracas inquiétant dont les échos me donnèrent des sueurs froides. Je me précipitai et le rattrapai sans bruit – mais un instant plus tard des blocs, en glissant sous mes pieds, déchaînèrent un vacarme subit et sans précédent.
Ce vacarme me perdit. Car à tort ou à raison, je crus entendre une réponse effroyable qui venait de très loin derrière moi. Je crus entendre un sifflement, un son strident, qui ne ressemblait à aucun autre et défiait toute description. Si c’est cela, la suite est d’une sinistre ironie – puisque sans l’affolement de cette première alerte, le second incident ne se serait pas produit.
Quoi qu’il en soit, mon délire fut total et sans recours. Prenant ma torche d’une main et retenant l’étui comme je pouvais, je me mis à sauter et bondir comme un fou, n’ayant plus d’autre idée en tête qu’un désir éperdu de fuir ces ruines de cauchemar pour revenir au monde éveillé du désert et du clair de lune qui se trouvait si loin là-haut.
J’atteignis sans m’en rendre compte la montagne de décombres qui se dressait dans un océan de ténèbres au-delà du plafond défoncé, et je me meurtris et me blessai à plusieurs reprises en escaladant sa pente abrupte de blocs déchiquetés et d’éclats.
Puis ce fut le grand désastre. À l’instant où je franchissais le sommet en aveugle, sans m’attendre à la brutale déclivité qui lui succédait, je perdis pied et me retrouvai pris dans une avalanche meurtrière de maçonnerie déferlante, dont le tumulte de canonnade déchira l’air de la sombre caverne en une série assourdissante de fantastiques réverbérations.
Je ne me souviens pas comment j’émergeai de ce chaos, mais dans un éphémère moment de conscience, je me vois me précipiter, trébuchant, avançant tant bien que mal le long du couloir au milieu du tumulte – sans avoir lâché ni l’étui ni la torche.
Alors, comme j’approchais de cette crypte basaltique primitive que j’avais tant redoutée, la folie atteignit son comble. En effet, à mesure que s’éteignaient les échos de l’avalanche, se fit entendre à plusieurs reprises cet insolite et terrifiant sifflement que j’avais cru percevoir auparavant. Cette fois, il n’y avait pas de doute – et le pire, c’était qu’il venait d’un point situé non plus derrière mais devant moi.
J’ai dû pousser un hurlement. Je me vois vaguement traverser à toute allure l’infernal caveau basaltique des monstres d’autrefois, avec dans les oreilles ce maudit sifflement inhumain qui montait de la trappe ouverte sans surveillance sur les ténèbres infinies des profondeurs. Un vent soufflait aussi – non pas simplement un courant d’air froid et humide, mais une violente rafale, opiniâtre, que vomissait, sauvage et glaciale, l’abominable gouffre d’où venait l’indécent sifflet.
Il me reste le souvenir de bonds et d’écarts pardessus toutes sortes d’obstacles, dans ce torrent de vent et de stridences qui grandissait de minute en minute et semblait délibérément s’enrouler et serpenter autour de moi, en assauts malfaisants lancés par-derrière et d’en bas.
Bien qu’il soufflât dans mon dos, ce vent avait bizarrement pour effet de retarder mon avance au lieu de m’aider – comme aurait pu le faire un nœud coulant ou un lasso lancé pour m’entraver. Sans plus me soucier du bruit que je faisais, j’escaladai un grand barrage de blocs et me retrouvai dans la partie du bâtiment qui menait à la surface.
Je me rappelle avoir aperçu l’entrée de la chambre des machines et avoir réprimé un cri à la vue d’un plan incliné conduisant à l’une de ces infernales trappes qui devaient bâiller deux étages plus bas. Mais au lieu de crier, je me répétais tout bas que tout cela n’était qu’un rêve dont j’allais bientôt me réveiller. Peut-être étais-je au camp – ou peut-être chez moi à Arkham. Fort de cet espoir qui soutenait ma raison, je commençai à monter la rampe vers l’étage supérieur.
Je savais, bien sûr, que j’aurais à retraverser la crevasse large de quatre pieds, mais j’étais trop tourmenté d’autres craintes pour en saisir toute l’horreur avant d’y arriver. Au cours de ma descente, il avait été facile de sauter par-dessus – mais comment en viendrais-je à bout quand il s’agissait de remonter, freiné par la peur, l’épuisement, le poids de l’étui métallique, et le harcèlement de ce diable de vent derrière moi ? Je ne songeai à tout cela qu’au dernier moment, ainsi qu’aux présences innommables qui pouvaient rôder dans les noirs abîmes au fond de la crevasse.
La lueur vacillante de ma torche faiblissait mais un souvenir obscur m’avertit que la faille était proche. Les rafales glacées et les hideuses stridences derrière moi me furent un moment comme un opium bienfaisant car elles aveuglèrent mon imagination sur la menace du gouffre béant sous mes pas. Et puis je pris conscience de nouvelles rafales et d’autres sifflements, devant moi cette fois – monstrueuse marée déferlant à travers la crevasse elle-même depuis des profondeurs inconnues et inconnaissables.
Maintenant, le vrai cauchemar, dans son essence, me tenait en son pouvoir. Je perdis la raison et oubliant tout, sauf l’impulsion animale de fuite, je m’élançai tout simplement et m’escrimai à escalader les décombres de la rampe comme si le gouffre n’existait pas. Puis me voyant au bord du vide, je fis un bond frénétique où je mis tout ce que j’avais de force, et fus instantanément englouti dans un pandémonium vertigineux de sons détestables, une obscurité opaque et palpable.
Voilà la fin de mon aventure, du moins ce que je me rappelle. Toutes les impressions qui suivirent appartiennent au domaine du délire et de la fantasmagorie. Rêve, folie et souvenir se mêlent fébrilement en une série de fantasmes bizarres et décousus, sans rapport avec aucune réalité.
Il y eut une chute affreuse à travers d’incalculables lieues de ténèbres visqueuses et sensibles, un brouhaha de bruits totalement étrangers à tout ce que nous connaissons de la terre et de sa vie organique. Des sens en sommeil, rudimentaires, paraissaient reprendre vie en moi, révélant des fosses et des vides peuplés d’horreurs flottantes, menant à des sommets abrupts et des océans sans soleil, des villes grouillantes de tours basaltiques aveugles sur lesquelles jamais ne brille aucune lumière.
Les secrets de la planète primitive et de ses âges immémoriaux fulgurèrent dans mon cerveau sans le secours de la vue ou de l’ouïe, et je connus des choses que mes anciens rêves les plus fous n’avaient jamais suggérées. Pendant tout ce temps, des doigts glacés de vapeur humide s’accrochaient à moi et me harcelaient, tandis que cette maudite stridence se déchaînait diaboliquement, au-dessus de l’alternance de brouhaha et de silence, dans des tourbillons de ténèbres.
Vinrent ensuite les visions de la ville cyclopéenne de mes rêves – non plus en ruine, mais telle que je l’avais rêvée. J’avais réintégré mon corps conique non humain, et me mêlais à la foule de ceux de la Grand-Race et aux esprits captifs qui transportaient des livres de haut en bas des hautes galeries et des vastes rampes.
En surimpression, s’ajoutaient à ces images des bribes éphémères et terrifiantes de conscience non visuelle ; combats désespérés, contorsions pour se libérer des tentacules du vent siffleur, un vol démentiel, comme de chauve-souris, dans l’air épais, tâtonnements fiévreux à travers la nuit fouettée par le cyclone, assaut frénétique et trébuchant de décombres.
Il y eut une fois l’insolite intrusion d’un éclair entr’aperçu – un confus et faible soupçon de rayonnement bleuâtre loin au-dessus de ma tête. Puis vint un rêve d’escalade et de reptation, où je me faufilai, sous les rayons d’une lune sardonique, dans un fouillis de débris qui glissaient et dégringolaient derrière moi au milieu d’un ouragan furieux. Ce fut la pulsation hostile et monotone de ce clair de lune exaspérant qui m’apprit enfin le retour de ce que j’avais autrefois considéré comme le monde éveillé, objectif.
J’étais à plat ventre, les ongles dans le sable du désert australien, et autour de moi hurlait un vent si tumultueux que je n’en avais jamais entendu de pareil à la surface de notre planète. Mes vêtements étaient en loques, et tout mon corps n’était qu’égratignures et contusions.
Je ne repris pleinement conscience que très lentement, et je ne pus dire à aucun moment où finissait le rêve délirant et où commençaient les vrais souvenirs. Il semblait y avoir eu un amoncellement de blocs titanesques, un abîme en dessous, une monstrueuse révélation du passé, et pour finir une horreur cauchemardesque – mais qu’est-ce qui était réel dans tout cela ?
Ma torche électrique avait disparu et je ne retrouvai pas non plus d’étui métallique. Y avait-il eu un étui semblable – ou un abîme – ou un tas de ruines ? Levant la tête, je regardai derrière moi et je ne vis que les sables stériles et ondoyants du désert.
Le vent démoniaque tomba et la lune bouffie et fongoïde sombra en rougeoyant vers l’ouest. Je me relevai péniblement et pris en titubant la direction de l’est pour regagner le camp. Que m’était-il arrivé en réalité ? M’étais-je simplement effondré dans le désert, traînant un corps torturé par le rêve sur des miles de sable et de blocs enfouis ? Sinon, comment pouvais-je supporter de vivre plus longtemps ?
Car, avec cette nouvelle incertitude, tous les espoirs que j’avais fondés sur l’irréalité de visions nées du mythe s’évanouissaient une fois de plus dans les doutes infernaux du début. Si cet abîme était réel, alors la Grand-Race l’était aussi – ses incursions et ses captures impies dans tout le tourbillon cosmique du temps n’étaient ni des mythes ni des cauchemars, mais une terrible, atterrante réalité.
Avais-je vraiment vécu cette épreuve révoltante, d’être ramené à un monde préhumain vieux de cent cinquante millions d’années, pendant cette sinistre et déconcertante amnésie ? Mon corps actuel avait-il été le véhicule d’une effroyable conscience étrangère venue du fond des âges paléogènes ?
Esprit captif de ces horreurs à la démarche étrange, avais-je effectivement connu dans sa prospérité première cette maudite cité de pierre, et parcouru ces couloirs familiers en me contorsionnant sous la forme hideuse de mon ravisseur ? Ces rêves torturants de plus de vingt années étaient-ils le fruit de souvenirs monstrueux ?
M’étais-je jamais entretenu avec des esprits venus du fond de l’espace et du temps, avais-je appris les secrets de l’univers, ceux du passé et ceux de l’avenir, et rédigé les annales de mon propre monde pour les dossiers métalliques d’archives titanesques ? Et ces autres – ces Anciens d’une monstruosité révoltante, maîtres des vents furieux et des stridences démoniaques – étaient-ils bien une menace persistante, à l’affût dans leurs noirs abîmes, à attendre et à s’affaiblir peu à peu, tandis que de multiples formes de vie poursuivaient leur existence multimillénaire sur la face vieillie de la planète ?
Je ne sais pas. Si cet abîme et ce qu’il contenait était réel, alors il n’y a aucun espoir. Car tout aussi réellement, il pèse sur notre monde humain une ombre ironique et inconcevable, hors du temps. Mais par bonheur il n’y a aucune preuve que tout cela soit autre chose qu’un nouvel aspect de mes rêves mythiques. Je n’ai pas rapporté l’étui métallique qui eût été un indice, et jusqu’à présent ces couloirs souterrains n’ont pas été retrouvés.
Si les lois de l’univers sont clémentes, on ne les retrouvera jamais. Mais je dois dire à mon fils ce que j’ai vu ou cru voir, laissant à son jugement de psychologue le soin d’évaluer la réalité de mon expérience et de faire connaître ce témoignage.
J’ai dit que l’épouvantable vérité qui était à l’origine de mes années de rêves torturants repose entièrement sur la réalité de ce que j’ai cru voir dans ces ruines cyclopéennes ensevelies. Il m’a été pénible, je dois le dire, de mettre noir sur blanc cette révélation décisive, bien que le lecteur n’ait pu manquer de la deviner. Elle est dans le livre que contient l’étui de métal – cet étui que j’ai arraché à son repaire au milieu de la poussière d’un million de siècles.
Aucun œil n’avait vu, aucune main n’avait touché ce livre depuis la venue de l’homme sur cette planète. Pourtant, lorsque je braquai ma torche sur lui dans ce terrifiant abîme, je vis que les caractères bizarrement colorés sur les pages de cellulose cassante et brunie par les âges n’étaient pas du tout de ces hiéroglyphes obscurs datant de la jeunesse de la terre. Non, c’étaient les lettres de notre alphabet familier, composant des mots anglais écrits de ma main.
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Juin 2006
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[1] Ce mot grec qui actuellement signifie surtout pus ou sanie, désignait pour la mythologie le fluide éthéré qui servait de sang aux dieux. (N.d.T.)