Jules Mary
ROGER-LA-HONTE
Édition J. Rouff 1887 – 1889
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Au coin de la ruelle du Montalais, qui descend au lac, et à deux pas du bois de Ville-d’Avray, s’élevait une maison de campagne, fraîche et coquette au possible derrière ses clématites et ses plantes grimpantes : vrai nid d’amoureux qui détestent le bruit et d’amants égoïstes pour qui le monde finit à leur amour.
La villa Montalais avait été achetée quelques années auparavant par M. Roger Laroque, un ingénieur-mécanicien, très connu, dont les ateliers de constructions étaient rue Saint-Maur et qui avait, en outre, un appartement particulier, boulevard Malesherbes, 117.
L’hiver, il habitait boulevard Malesherbes ; l’été, il se réfugiait à Ville-d’Avray, avec sa femme et sa fille ; mais chaque matin ses affaires le rappelaient à Paris, rue Saint-Maur ; il y déjeunait et rentrait le soir, vers sept heures, pour dîner en famille.
Le soir où commence notre récit – en juillet 1872 – à huit heures, contre son habitude très régulière, Roger Laroque n’était pas encore rentré.
Le dîner était prêt. La lampe suspendue venait d’être allumée dans une ravissante salle à manger communiquant avec une serre et tout encombrée de fleurs. Au salon, dont les fenêtres ouvraient sur une large terrasse, non plus qu’à la salle à manger, personne. Et l’on eût dit, sans les lumières, que cette maison était inhabitée, tant elle semblait calme et comme endormie au milieu des fleurs dans la nuit envahissante.
Pourtant, à gauche du salon, deux voix chuchotent. De ce côté, se trouve la chambre de Mme Laroque, encore plongée dans la demi-obscurité du crépuscule.
Deux voix, l’une superbe, grave et douce, de celles qui font aimer une femme sans la connaître, l’autre, enfantine, pareille au son du cristal, appelant le rire, les jeux et l’insouciance. C’est la mère et la fille, Henriette Laroque et Suzanne.
Mme Laroque a traîné une chaise longue auprès de la fenêtre entrouverte. Elle s’y est assise. Elle a attiré Suzanne auprès d’elle. Elles sont blondes toutes deux. L’une a vingt-cinq ans. Elle est en pleine floraison de sa beauté. L’autre a sept ans et n’est pas encore au printemps de sa vie. Elles se ressemblent.
Bien que huit heures aient sonné et que depuis plus d’une heure son mari devrait être là, Mme Laroque n’est pas trop inquiète. De quoi s’inquiéterait-elle ? Ne sait-elle pas que Roger l’adore autant qu’elle l’aime ?
Cependant, plus que d’autre jour, elle désirerait ce soir-là qu’il ne fût point en retard. Henriette et Suzanne l’attendent avec impatience et la maison elle-même, avec ses fleurs à profusion, son air souriant de fête, semble étonnée de ce silence et de cette solitude.
C’est que, justement, il y a sept ans que Suzanne est née : Suzanne, l’unique enfant, l’enfant gâtée, l’adoration du père.
Et, dans les longues heures de la journée, depuis l’avant-veille, Henriette lui fait réciter quelques mots qu’elle lui apprend par cœur et par lesquels Suzanne va souhaiter la bienvenue à Roger, dans un instant, lorsqu’il entrera.
Écoutez la voix grave de la mère et le cristal pur de la petite fille, chuchotant, n’osant parler haut, afin de conserver bien à elles, pour quelques minutes encore, le mystère de leur douce surprise.
– Tu n’as pas oublié, chère enfant ?
– Oh ! non, mère, je n’ai rien oublié.
– Que diras-tu à ton père, lorsqu’il t’embrassera ?
– Je lui dirai : « Père, je t’aime depuis sept ans. Je t’aime autant que maman. Je sais que tu consacres ta vie à préparer la mienne, et que tu te fatigues pour que je sois heureuse plus tard. Mais, père chéri, je ne suis jamais si heureuse que quand tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgent pour moi, et tous les jours je t’aime davantage, parce que, tous les jours, je vois combien tu es bon. Si je t’ai fait de la peine, père chéri, c’est sans le savoir… et je t’en demande pardon ! »
– Et tu penses ce que tu dis, n’est-ce pas, mon enfant ?
– Oh ! mère, dit la mignonne en jetant les deux bras autour du cou d’Henriette, c’est vrai, sais-tu bien que je l’aime autant que toi !
La demie de huit heures sonna.
Henriette eut un geste de surprise.
– Ton père ne dînera pas avec nous ce soir, dit-elle, viens. Je ne veux pas que tu attendes plus longtemps.
Elles passèrent dans la salle à manger.
Mme Laroque sonna pour qu’on servît. Il n’y avait, à la villa, pour tout domestique, qu’un cocher, une cuisinière et une femme de chambre, Victoire, laquelle était au service d’Henriette depuis deux jours seulement.
Le dîner fut silencieux.
Malgré elle, un vague sentiment de crainte oppressait le cœur de la jeune femme. À deux ou trois reprises, Roger s’était trouvé ainsi en retard, mais il avait eu soin de télégraphier. Ce soir, rien. Pourquoi ?
Elles revinrent à la chambre à coucher.
Une heure s’écoula. Roger ne rentrait pas.
Henriette rêvait devant la fenêtre, demi-couchée sur la chaise longue.
Victoire avait voulu allumer. Elle s’y était opposée. À quoi bon ? Elle n’avait pas envie de lire, et il faisait un clair de lune magnifique. Le ciel était d’un bleu transparent, laissant deviner de lointains infinis.
Dix heures sonnèrent.
– Tu ne dors pas, chérie ? fit Henriette.
– Non, mère, dit l’enfant dont les yeux étaient grands ouverts.
– Tu ne veux pas te coucher ?
– Oh ! non, je voudrais embrasser petit père auparavant. Henriette, tourmentée, alla s’appuyer sur le balcon, regardant vers le chemin par où Roger, venant de la gare, avait coutume d’arriver. Suzanne, auprès d’elle, regardait aussi.
La villa Montalais est isolée de Ville-d’Avray par des jardins et des arbres. En face d’elle, dans les marronniers et un peu sur la gauche, est une petite maison proprette, aux contrevents verts, donnant de plain-pied sur la rue, alors que la villa, au contraire, est séparée de la rue par une pelouse constamment rafraîchie par un jet d’eau.
La maisonnette était éclairée ; les fenêtres ouvertes laissaient voir une chambre meublée d’acajou, ayant une table au milieu et, dans le fond, une sorte de bureau-secrétaire poussé contre le mur.
Onze heures sonnèrent non loin de là, à l’église du village.
– Mon Dieu ! dit-elle, que s’est-il donc passé ?
Et, s’adressant à sa fille :
– Tu n’as pas froid ? Tu ne t’endors pas ?
– Oh ! non, mère ! il fait si bon, et je voudrais tant voir petit père !
Dans la maison d’en face, devant les fenêtres, un homme de moyenne taille venait de passer et s’asseyait à son secrétaire qu’il ouvrait. On le voyait distinctement et Henriette et Suzanne le regardaient. C’était le locataire, le père Larouette.
– Notre nouveau voisin est rentré, dit la petite.
L’homme avait tiré de sa redingote un portefeuille gonflé, l’avait vidé et éparpillait devant lui les liasses de billets de banque, des rouleaux de louis, une fortune qu’il se mit à ranger méthodiquement, comptant et recomptant avec un plaisir visible.
Henriette et Suzanne le voyaient de profil ; et, tel qu’il était placé, Larouette tournait le dos à la porte d’entrée de sa chambre.
– Qu’est-ce qu’il fait, notre voisin ? interrogea Suzanne.
– Il compte de l’argent qu’il vient de recevoir, sans doute.
On entendit le premier quart de onze heures, au carillon de l’église.
Henriette se pencha sur sa fille, et l’embrassa au front, longuement.
– Je vais appeler Victoire pour qu’elle te déshabille et te couche, dit-elle.
– Oh ! mère, encore un instant… Papa ne peut tarder…
– Non, mignonne, il se fait tard… Tu serais fatiguée.
Et la jeune femme appuya sur le bouton d’une sonnette électrique communiquant avec l’office et se remit au balcon.
Suzanne regardait dans la rue, le plus loin qu’elle pouvait voir.
Victoire entra.
– Allumez une lampe et la veilleuse, dit Henriette, puis vous prendrez Suzanne.
Au même instant, la fillette se penchait en dehors du balcon en battant des mains, riant et appelant, dans un cri de joie :
– Père ! père ! nous t’attendons… Je ne suis pas couchée !…
Un homme, en effet, remontait la rue, à quelques pas de là. Il était de haute stature, coiffé d’un chapeau gris clair et vêtu d’un pardessus d’été également gris, avec une pèlerine sur les épaules.
Au cri de Suzanne, il se jeta dans les marronniers, devant la maison.
Henriette, en se penchant, l’avait vu aussi.
– Roger ! Roger ! dit-elle, pourquoi es-tu en retard ?… Dans quelle inquiétude tu nous as mises, si tu savais !…
Mais l’homme, qu’il eût entendu ou non, ne répondait rien. Il se coulait maintenant, le dos baissé, dans les arbres, de tronc en tronc, en se rapprochant de la maison de Larouette.
Tout à coup, il eut à franchir un sentier. La lune l’éclaira encore…
– C’est Roger !… murmura Henriette, que fait-il donc ? où va-t-il ?
Suzanne, étonnée, se taisait, mais ses yeux suivaient son père avec une curiosité inquiète… Et la mère ne respirait plus… le cœur tordu par une angoisse… les mains crispées au fer du balcon… très pâle… les dents serrées… presque méconnaissable…
L’homme dépassa les arbres et pénétra furtivement dans la maison.
– Tiens ! fit Suzanne, père qui va chez le voisin !…
Quelques secondes se passèrent. Larouette se levait, et, debout près de son secrétaire, refermait les tiroirs à clef avec méthode et lenteur.
Tout à coup, il se passa derrière lui une chose qu’il ne vit pas, mais que, de leur balcon, distinguèrent Suzanne et Henriette.
La porte du fond venait de s’ouvrir doucement, sans aucun bruit, puisque Larouette n’avait pas entendu, et un homme qui paraissait de haute taille, très robuste, apparut soudain derrière lui, tournant le dos à la fenêtre.
La moitié du corps projetée hors du balcon, les yeux dilatés, Henriette regardait.
Qu’allait-il donc se passer là ? Est-ce que c’était Roger, vraiment ?…
L’homme leva les deux bras… les poings fermés… sur la tête nue de Larouette…
Henriette voulut crier, prévenir… mais une force supérieure à elle-même retint le cri dans sa gorge ; elle n’eut qu’un soupir rauque, une sorte de râle d’épouvante et dit seulement :
– Roger ! Roger ! Juste Dieu !…
La scène qui suivit ne dura qu’une seconde.
Les deux poings levés s’étaient abattus, mais Larouette au même instant se retournait, esquivant le coup. Il jeta un cri, un seul : « À l’assassin ! »
Il y eut une courte et atroce lutte. Le chapeau du meurtrier tomba – un chapeau d’été, gris, orné d’un large ruban noir.
La lampe roula sur la table, mais, avant qu’elle ne s’éteignît, une brune figure, couverte d’une épaisse barbe très noire, était apparue comme dans un éclair.
Du reste, pas d’autre bruit. Les ténèbres s’étaient faites dans la chambre. Larouette, chétif, tenta de se défendre. Le meurtrier était un colosse. Pourtant la crainte de mourir décupla les forces de la victime. Larouette se débattit, essaya de crier.
Alors, il y eut une vive lumière, puis une détonation sourde. Et ce fut tout…
Henriette s’était reculée. Ses dents claquaient. De grosses gouttes de sueur mouillaient son front. Elle avait le regard d’une folle… Et elle répétait, haletante, dans un déchirement affreux de toute sa vie :
– Roger ! Se peut-il ! Lui !… C’est horrible !
Et voilà tout à coup qu’au milieu de son égarement lui vient la pensée de sa fille, de sa fille qu’elle a oubliée pendant les cinq minutes qu’a duré ce terrible drame… de sa fille qui, la première, avait reconnu Roger.
– Suzanne ! dit-elle.
– Mère ! fait une voix très faible, derrière elle.
Alors Henriette prend l’enfant dans ses bras avec une farouche douleur.
– Tu n’as rien vu… dit-elle, haletante, dans le désordre de son esprit… tu n’as rien vu… tu n’as rien entendu… Écoute-moi bien et comprends-moi… Il faut que tu n’aies rien vu et rien entendu.
– Non, mère, je n’aurai rien vu… je n’aurai rien entendu…
Ce n’était plus la voix de cristal pur, argentine et frêle… c’était la voix grave de la mère ; grandie soudain par un abominable spectacle, la fillette distinguait clairement l’avenir.
– Tu ne diras jamais rien ?
– Jamais… que sur un ordre de toi, mère.
– C’est bien… que Dieu t’épargne la douleur… qu’il me frappe, mais qu’il ait pitié de ta faiblesse et de ton innocence !…
Elle ne pleurait pas. Seulement des sanglots nerveux, en lui montant à la gorge, l’étouffaient.
Elle eut pourtant la force de fermer la fenêtre.
Alors, en revenant près de son lit, elle vit que la femme de chambre, muette et consternée était encore là !
Henriette crut qu’elle allait s’évanouir.
Elle eut la force de dire :
– C’est bien, Victoire… je coucherai moi-même Suzanne.
– Madame n’a donc pas vu ?… entendu ?… là ?… tout près ?…
– Quoi ? qu’y a-t-il ?…
– Un coup de fusil… ou de pistolet !
– Vous êtes folle. Laissez-nous !
– Que Madame me pardonne. J’avais cru…
Et Victoire sortit, toute tremblante. Et Henriette qui se vit dans son armoire à glace, recula effarée tant elle se faisait peur !
Tout à coup des gémissements la firent tressaillir. Elle se retourna, Suzanne venait de tomber sur le tapis de la chambre en proie à des convulsions, se tordant, les yeux blancs, la bouche crispée.
Elle se précipita sur l’enfant qu’elle prit dans ses bras, qu’elle pressa contre sa poitrine, la berçant comme lorsqu’elle voulait l’endormir. Elle la caressait, de la main, sur les joues, sur le front, sur les yeux. Elle la dévorait de baisers ardents et fiévreux.
– Ma fille, ma Suzanne chérie, reviens à toi… ne pleure pas… calme-toi, je t’en supplie… N’aie pas peur… Ne suis-je pas là ! Ma Suzanne adorée, ne me fais pas de chagrin…
Mais Suzanne, secouée par une attaque de nerfs, n’entendait pas. Alors, Henriette mouilla une serviette et tamponna le visage de la petite, le front, le cou. Enfin, elle se calma. Les convulsions cessèrent. Elle revint à la connaissance. Elle se contenta de regarder sa mère, longuement. Et, répondant à l’interrogation muette de la jeune femme :
– Non, mère, redit-elle, je n’aurai rien vu… je n’aurai rien entendu…
Sa mère lui ouvrit les bras en pleurant. Elle s’y jeta et toutes deux s’étreignirent longuement ; mais la petite fille ne pleurait pas.
Elles restèrent ainsi, serrées l’une contre l’autre, frissonnant au moindre bruit, ayant peur, pelotonnées tout au fond de la chaise longue, ayant encore, toujours, devant les yeux, le spectacle du meurtre…
Soudain, elles tressaillent et se lèvent brusquement, mais Suzanne n’abandonne pas sa mère dont elle enveloppe la taille de ses petits bras.
La grille qui sépare la pelouse de la rue de Versailles, vient de s’ouvrir en grinçant.
Des pas écrasent le gravier, autour du jet d’eau… une clé grince dans la serrure de la porte d’entrée…
– C’est lui ! c’est lui !… murmura Henriette.
Et Suzanne serre sa mère plus étroitement encore.
En effet, c’est Roger Laroque. Henriette a reconnu sa marche. Elle éteint la lampe, laissant seulement la veilleuse allumée, et elle ferme sa porte. Elle tremble que son mari n’entre chez elle.
Elles écoutent, effarées, les pas qui se rapprochent, qui montent l’escalier, qui traversent le salon… qui s’arrêtent… La mère et la fille ne respirent plus.
Roger est derrière la porte de la chambre de sa femme. Que va-t-il faire ? Est-ce qu’il veut entrer ? Non, il écoute, pour savoir si sa femme est couchée…
– Henriette !… Henriette ! Dors-tu ?
Elles n’ont garde de répondre… Et la mère a mis la main sur les lèvres de sa fille !…
Roger est persuadé qu’elles reposent. Doucement, il s’éloigne, le pas assourdi par le tapis épais.
En face de celle de sa femme et de l’autre côté du salon, est sa chambre. Il entre. Tout bruit cesse. Tout semble dormir.
Il y a un quart d’heure, elles étaient toutes deux au balcon, heureuses, impatientes de revoir Roger. Et depuis ! En un quart d’heure, trois vies bouleversées !…
Minuit sonne… l’heure lugubre… l’heure des crimes… puis le quart, la demie, puis une heure du matin… Elles sont là, toutes deux, dans un coin, toujours enlacées…
Henriette étend Suzanne tout habillée dans son lit, jette sur elle une couverture… Mille pensées folles bouillonnent dans son cerveau… Que faire ? Roger assassin ! Que va-t-elle devenir ?… si elle fuyait avec Suzanne ? Mais fuir, c’était accuser, ou du moins c’était éveiller les soupçons !… Impossible… Sa vie était là, auprès de cet homme !…
Cet homme, hier idolâtré, maintenant un monstre !… Henriette s’approche doucement du lit et regarde Suzanne. L’enfant a les yeux fermés. Henriette s’imagine qu’elle dort…
– Tant mieux, murmura-t-elle. Mon Dieu, veillez sur cette innocente !…
Elle entrouvre doucement sa porte. Elle écoute. Rien. Nul bruit. Elle pénètre dans le salon et fait quelques pas.
Soudain, elle s’arrête et s’accroupit derrière le piano… C’est que la porte de la chambre de Roger est grande ouverte… Une lampe est allumée sur un bureau plat, et Laroque, assis, pensif et pâle, a la tête appuyée sur les deux mains… Le chapeau gris, à ruban noir, qu’elle a vu rouler tout à l’heure dans la lutte avec la victime, Roger l’a posé près de lui !… Cette brune figure à barbe noire épaisse, un instant entrevue, elle est là, tout près, c’est la figure de Roger.
Elle a tout distingué de l’assassin, en un de ces coups d’œil d’agonisant qui embrassent les plus infimes détails… Roger a encore le pardessus d’été de couleur pâle, avec une pèlerine sur les épaules, qu’il avait tout à l’heure quand il est entré chez Larouette… un pardessus bien visible dans la nuit…
Et le visage de Laroque est bouleversé ; son œil est fixe… la barbe est broussailleuse et en désordre…
Il a trente ans. En cet instant, on lui en donnerait cinquante. Et, détail atroce, près de lui un revolver, à portée de sa main… Un revolver de très petit calibre… l’arme qui a servi à triompher des dernières convulsions de Larouette.
Et la lampe éclaire tout cela, doucement, dans cet intérieur calme, au milieu des choses qui rappellent tant de joies intimes.
Henriette regarde, boit goutte à goutte ce mortel breuvage. Et, tout à coup, elle sent sur ses doigts entrelacés, une froide figure tremblante… elle baisse les yeux… C’est Suzanne qui ne dormait pas… qui vient de se lever… et qui, elle aussi, regarde. Accroupies derrière le piano, la tête penchée, immobiles et sans souffle, elles ne perdent rien de ce que fait Laroque.
Celui-ci presse son front de ses mains et tout à coup se lève. Il se met à marcher de long en large, dans sa chambre. Sa démarche est incertaine et chancelante, comme s’il était ivre. Souvent même il est obligé de se retenir contre un meuble, comme s’il avait peur de tomber.
Le voilà debout, devant son bureau. Il a la tête inclinée sur la poitrine. Il rêve. Puis ses mains cachent ses yeux… On dirait qu’il pleure… Déjà le remords, sans doute. Ses mains s’abaissent, son bras s’allonge vers le revolver. Il le prend, le manie, le fait jouer. Son regard exprime l’horreur, l’épouvante. Il déboutonne son pardessus, rejette du côté gauche la pèlerine sur son épaule, déboutonne aussi sa redingote et son gilet, écarte ses vêtements, laissant à découvert sa chemise du côté du cœur. Et sa main, sans trembler, appuie sur le cœur le canon du revolver.
Tout cela, la mère et la fille le voient. Sur leur front et dans le creux de leur main roule une sueur froide.
À travers l’obscurité du salon, le regard de Roger s’est dirigé vers la chambre où dort sa femme, où dort Suzanne. Et dans ce regard passe quelque chose d’attendri… Un instant, il hésite… son doigt presse la gâchette… Une plus forte pression de l’index l’enverrait dans l’éternité… Mais il n’ose pas. Il rejette l’arme sur le bureau…
– Le lâche ! murmure Henriette.
Et pendant que Roger se rassied et continue de rêver, elle emporte Suzanne évanouie et regagne sans bruit sa chambre…
La nuit se passe ainsi, Henriette ne se couche pas. Suzanne est dans le lit, mais la fatigue n’a point de prise sur elle… Jusqu’au matin ses yeux restent ouverts, conservant une inexprimable terreur.
Vers huit heures, Henriette l’habille… Puis elle chiffonne le lit, les oreillers, pour ne pas éveiller les soupçons de la femme de chambre… pour faire croire qu’elle s’est couchée… Elle-même s’habille… il faudra bien qu’elle sorte de sa chambre et qu’elle voie son mari… qu’elle lui parle… Elle lui sourira même, afin qu’il ne se doute pas qu’elle a été témoin de son crime. Elle entend Roger qui sort de chez lui. Il traverse le salon, frappe à la porte de sa femme… Elle ouvre. C’est Laroque, en effet, souriant, qui entre… Il n’est pas vêtu comme la veille. Ses vêtements gardaient des traces de la lutte. Cela aurait pu le trahir. Il est en noir.
Roger est de haute taille. Ses épaules larges annoncent une force peu commune et Henriette regarde à la dérobée ses deux mains courtes de travailleur, aux doigts noueux ; ces mains qu’elle a vues, hier, s’abattre sur la tête de Larouette, il y a sur l’une d’elles une éraflure profonde, encore saignante, comme celle qu’aurait produite un coup de griffe ou d’ongle.
Laroque n’est pas beau, et sa taille, un peu épaisse, son cou enfoncé dans les épaules, ses membres trapus, empêchent chez lui toute distinction. Son allure est brusque. Son teint est brun. La tête est grosse et puissante. Ses yeux noirs sont doux et rayonnent d’intelligence. Il porte toute sa barbe, qui est très noire. La physionomie expressive, est très sympathique. Elle indique un homme d’action, comme l’ensemble de la personne indique un laborieux plutôt qu’un rêveur.
Ce matin, son teint gris terreux, ses yeux battus, son front ridé accusent une fatigue énorme, des soucis qu’il cache vainement. Il sourit bien à sa femme, mais d’un sourire forcé… Il lui prend les mains, l’attire, se penche pour l’embrasser, en disant :
– Comme tu as dû être inquiète, hier, ma chérie… et comme je te demande pardon… C’est ma faute… J’ai eu des affaires qui m’ont retenu très tard… des affaires très importantes et qui m’ont si bien pris mon temps que je n’ai pu télégraphier… Mais… Il s’arrête, surpris… Il a voulu mettre un baiser sur le front de sa femme et Henriette a brusquement rejeté la tête en arrière…
– Qu’as-tu donc ? dit-il.
Alors seulement il remarque son trouble, son étrange pâleur… Recevoir une caresse de cet homme, après ce qu’elle a vu cette nuit, c’était plus que n’en supporteraient ses forces… Cependant, il fallait feindre…
Rien… dit-elle… je n’ai rien… Pourquoi donc ?…
Et l’âme soulevée par l’horreur qu’elle éprouvait, elle reçut le baiser de son mari.
Un instant inquiet, celui-ci se rassura. Et gaiement :
– Hier, quand je suis entré, j’ai frappé à votre porte, Madame, mais vous n’avez pas répondu… Vous dormiez… Ah ! il y a sept ou huit ans, j’aurais été attendu… bien plus tard encore… C’est qu’il y a sept ou huit ans j’étais aimé… tandis qu’aujourd’hui, qui sait si l’on m’aime toujours ?
Voilà que cet homme allait parler d’amour, maintenant ! Et elle allait être obligée de l’écouter… de lui répondre !…
Il la contempla longuement, avec tristesse ; puis, tout à coup :
– Henriette, dit-il, aujourd’hui plus que tout autre jour, plus que jamais, j’ai besoin de t’entendre me répéter que tu m’aimes… autant qu’autrefois… et que tu m’aimeras toujours… quoi qu’il arrive !
Quoi qu’il arrive ! Il l’avait dit.
Elle gardait le silence. Sa gorge était serrée. Que de fois, pourtant, elle lui avait dit : « Je t’aime ! » à cet homme !… Tel qu’il était, avec sa nature abrupte et puissante, sa noire figure de forgeron – car il avait commencé ouvrier – elle l’avait ardemment aimé !… Comme elle tombait de haut, et quelle lourde chute où elle se brisait !…
– Eh bien ! fit-il pour la seconde fois, que se passe-t-il donc et qu’est-ce que tu as ? Serais-tu malade ? Je te trouve pâle et fatiguée… Pourquoi n’oses-tu me regarder ?… T’ai-je fait du chagrin sans le savoir ?… Me gardes-tu rancune pour t’avoir inquiétée hier ? Enfin, parle !
Un moment elle se redressa, pour tout dire, pour l’accuser, pour le chasser… pour lui raconter la nuit terrible… elle n’osa… Mieux valait qu’il ne se doutât pas, le malheureux, que son crime avait eu pour témoins et sa fille et sa femme ! Mieux valait paraître ne rien savoir, afin de ne pas devenir complice.
Sa fille était là, dont elle sentait peser le regard…
Elle avait dit à Suzanne, pour sauver le père si la justice l’accusait : « Tu n’auras rien vu, tu n’auras rien entendu ! »
Elle voulut montrer à l’enfant comment il fallait feindre et mentir…
– Qu’as-tu fait pour que je ne t’aime plus ?… Je t’aime !… Qu’ai-je fait pour que tu en doutes ?…
Telle était la préoccupation de Roger qu’il se contenta de cette parole et ne remarqua ni l’émotion de sa femme, ni son regard épouvanté…
Il courut à Suzanne qui, pendant cette scène, n’avait pas bougé, assise sur le bord d’une chaise. Il l’enleva dans ses bras, joyeusement, comme il faisait tous les jours et la traitant tout à coup comme une étrangère :
– Mademoiselle, je dépose à vos petits pieds tout mon respect. Oserais-je vous demander des nouvelles de votre santé ?… Vous êtes un peu pâlotte ce matin… C’est ma faute… Vous vous serez couchée trop tard, hier… Excusez-moi, Mademoiselle, une autre fois, je vous promets d’être plus exact… Mais comme vous êtes sérieuse… Auriez-vous été grondée par votre vilaine maman ?… Non !… Seriez-vous malade ?… Non plus !… On me l’aurait déjà dit !… Ah ! je devine ! Mademoiselle ne veut plus rire parce que, depuis hier, à cinq heures du soir, elle a sept ans !… Mademoiselle est une grande personne et fait la dédaigneuse avec son papa… Ce n’est pas encore cela ? Attendez donc, cette fois, j’y suis ! Mademoiselle a sans doute quelque chose à me dire et repasse un petit compliment dans son esprit ?… Allons, j’écoute…
Il reposa Suzanne par terre, car, en jouant, il l’avait tenue au-dessus de sa tête. Il attendit.
Suzanne se taisait.
Il insista, sur le même ton de plaisanterie tendre :
– Mademoiselle aurait-elle déjà oublié sa leçon ?
Et l’enfant comprit qu’il fallait mentir, comme avait menti la mère tout à l’heure. Et lentement, les yeux baissés, d’une voix grave, profonde, qui fit tressaillir Roger comme s’il l’entendait pour la première fois :
« Père, je t’aime depuis sept ans… Je t’aime autant que maman. Je sais que tu consacres ta vie à préparer la mienne et que tu te fatigues pour que je sois heureuse plus tard. Mais…, père chéri…, je ne suis jamais si heureuse que lorsque tu m’embrasses. Je sais que tu es… indulgent pour moi et tous les jours je t’aime davantage… parce que tous les jours je vois combien tu es bon… Si je t’ai fait… »
Elle s’arrêta soudain… Elle porta les mains à sa gorge… regarda un moment son père avec une frayeur indicible, et tout à coup cria :
– Maman ! maman !
Et elle fut reprise de convulsions, la face rouge, les yeux retournés.
Henriette la porta sur la chaise pendant que Roger murmurait :
– C’est singulier… Je vais envoyer Victoire chercher le médecin !…
– C’est inutile, fit Henriette d’une voix brève… craignant que le médecin devinât la cause secrète de cet état nerveux…
Laroque enveloppa la mère et la fille d’un regard soupçonneux. Cependant, la petite s’étant calmée, Roger songea à partir.
– Peut-être rentrerai-je encore très tard, dit-il. Ne m’attendez pas…
Il resta un moment devant sa femme comme s’il avait voulu lui parler, puis sortit, sans ajouter un mot.
Et il y avait une demi-heure à peine qu’il n’était plus là, que dans la rue, en bas de la maison, des gens accouraient.
La mère Dondaine – le surnom d’une bonne vieille très connue de Ville-d’Avray, et qui s’occupait du ménage de Larouette – la mère Dondaine, à son heure habituelle, s’était présentée à la maison ; elle avait été surprise, en montant, de trouver toutes les portes ouvertes, mais elle s’était dit que, sans doute, son client avait été plus matinal, ce jour-là, et devait se promener aux environs.
Quand elle eut balayé et épousseté, elle voulut faire la chambre de Larouette. Mais là elle resta sur le seuil, les yeux écarquillés, n’osant avancer. Le secrétaire mis au pillage, les chaises et la table renversées, tout indiquait une lutte, et le cadavre de Larouette, raide, la poitrine trouée d’une balle, accusait hautement le meurtre, et non un suicide.
Elle se pencha sur le corps de Larouette et constata bien vite que ce n’était plus qu’un cadavre, que tous les soins seraient inutiles.
Elle sortit en toute hâte et courut à la gendarmerie, en ne faisant pas faute de raconter le long du chemin, à tous ceux qu’elle rencontrait, ce qu’elle venait de découvrir.
Le brigadier de gendarmerie, après une première constatation du crime, télégraphia au parquet de Seine-et-Oise.
Une heure après, arriva M. Lacroix, le commissaire de police de Versailles qui lui-même, en chemin, avait requis le docteur Martinaud, de Ville-d’Avray, pour les constatations médico-légales.
Les deux hommes et la femme de ménage entrèrent dans la maison pendant que, dans la rue, les attroupements augmentaient.
M. Lacroix, un petit homme rose et blond, aux yeux bleu pâle, portant lunettes, dressa un procès-verbal de constatations minutieuses ; le crime était évident ; et, ce qui paraissait de la même évidence, c’est qu’il avait eu le vol pour mobile.
Il interrogea la mère Dondaine, mais celle-ci ne put fournir de renseignements.
Larouette, d’après la mère Dondaine, était un vieux maniaque, silencieux et avare ; il habitait Ville-d’Avray depuis une huitaine de jours seulement, elle supposait qu’il jouait à la Bourse, d’après quelques mots qu’elle lui avait entendu dire, par-ci par-là. Il s’en allait le matin et revenait le soir ; dimanche seulement il resta chez lui, alors c’était elle qui avait fait son déjeuner et son dîner.
M. Lacroix commença la perquisition.
Pendant cela, le docteur Martinaud avait examiné Larouette.
Les deux hommes restaient seuls. Le docteur donna son avis :
– La victime s’est défendue, dit-il ; on a d’abord essayé de l’étrangler ; voyez, là, les traces des ongles de la main d’un homme robuste… puis, sans doute, parce qu’il ne mourait pas assez vite, on l’a achevé d’un coup de revolver – ce qui prouve que nous ne sommes pas en présence d’un assassin vulgaire, mais d’un homme pressé d’en finir et qui a dû perdre la tête… car une détonation, en pleine nuit, c’est bien imprudent… La maison n’est pas isolée… La villa Montalais est à deux pas… Si monsieur et madame Laroque et les domestiques n’étaient pas couchés, ils ont certainement dû entendre ce coup de pistolet.
– Je les interrogerai tout à l’heure. Pouvez-vous préciser à quel moment de la nuit le meurtre a été commis ?…
– Assurément et sans craindre de me tromper. La mort remonte à une dizaine d’heures environ, c’est-à-dire qu’elle a dû arriver entre onze heures et demie et minuit… En outre, le meurtrier s’est servi d’un pistolet de très petit calibre, très probablement un revolver de poche. Voici la balle que je viens d’extraire et qui a atteint le cœur. La mort a été foudroyante… Et il remit à Lacroix un petit morceau de plomb déformé.
Le commissaire de police avait fait un paquet de tous les papiers trouvés chez Larouette, et qu’il se proposait d’étudier.
– Nous n’avons plus rien à faire ici pour le moment, dit-il.
Il sortit, ferma les portes et laissa auprès de la maison un des gendarmes, puis, traversant les groupes de curieux qui encombraient la rue, il entra chez Roger Laroque.
Ce fut Victoire qui l’annonça à Henriette.
Celle-ci devint mortellement pâle. Elle n’eût pas été plus troublée, ni plus tremblante, si elle avait été elle-même coupable.
Elle entra au salon, comme alourdie par un invisible fardeau – les épaules courbées – et pourtant résolue.
Le commissaire de police la salua en souriant :
– Excusez-moi, Madame, de vous importuner, dit-il, mais il s’est commis cette nuit, à deux pas de chez vous, presque à votre porte, un crime : un homme a été assassiné… Le vol paraît être le mobile du meurtre… Et je viens vous demander quelques renseignements…
– À moi, Monsieur ? Et quels renseignements puis-je vous donner ? J’ignore même le nom de notre voisin qui n’habite cette maison, ainsi que vous le savez sans doute, que depuis peu de jours. Veuillez préciser.
– Il a été tiré cette nuit un coup de revolver dans la maison qui fait face à la vôtre. La fenêtre de la chambre où s’est commis le crime étant restée ouverte – elle l’est encore – il est fort possible qu’à défaut de vous-même et de monsieur Laroque, quelqu’un de vos domestiques ait entendu la détonation, se soit levé, ait mis la tête dehors et ait vu l’assassin…
– Cela est fort possible, en effet, Monsieur : à quelle heure a été commis cet assassinat ?
– Quelques minutes avant minuit.
– Cela m’explique que mon mari et moi nous n’ayons rien entendu. Je me suis couchée vers dix heures et mon mari est rentré chez lui peu de temps après. Je ne l’ai pas vu.
– Monsieur Laroque est absent ?
– Il a dû prendre le train de neuf heures pour Paris.
– Si monsieur Laroque, de son côté, avait entendu quelque chose de suspect, il vous en eût parlé ce matin ?
– J’en suis certaine, Monsieur. Et il ne m’a rien dit.
– Vous avez, je crois, une gentille fillette de sept ou huit ans ? Où couche-t-elle ? N’aura-t-elle pas été réveillée par la détonation ?
– Elle a couché cette nuit dans mon lit. Elle a dormi jusqu’au matin.
Elle avait dit cela d’une voix brève, précipitée, qui surprit Lacroix. Son œil perspicace s’arrêta une seconde sur la jeune femme.
Elle baissa involontairement les yeux sous ce regard.
– Puis-je voir l’enfant ? demanda M. Lacroix.
– Monsieur, dit la malheureuse femme, vous pouvez… assurément… la voir… si vous le jugez convenable… pourtant Suzanne est un peu souffrante ce matin…
– Tiens, tiens, murmura le commissaire… on ne veut pas me la faire voir, cette fillette ?… Pourquoi ?
M. Lacroix s’inclina et allait passer outre quand, tout à coup, sur le seuil de la chambre, apparut l’enfant, marchant les yeux fixés sur sa mère.
– Non, mère – dit-elle, sans qu’on l’interrogeât – non, je n’ai pu rien entendre. J’ai dormi toute la nuit, sans me réveiller…
Des larmes jaillirent aux yeux d’Henriette. Un sanglot tordit son cœur, et s’arrêta dans sa gorge. Elle se détourna et, se baissant, embrassa Suzanne…
– Il ne me reste plus qu’à interroger vos domestiques, dit le commissaire.
Mme Laroque sonna aussitôt. Victoire entra.
– Amenez ici la cuisinière et le cocher, et remontez avec eux.
Un instant après, tous les trois étaient là.
Le cocher et la cuisinière avaient leurs mansardes sur le jardin.
Ils déclarèrent n’avoir rien entendu. Ils s’étaient couchés vers dix heures et avaient dormi tout d’une traite jusqu’au matin.
– C’était par les gens de la rue, quelques instants auparavant, qu’ils avaient appris l’assassinat.
Lacroix leur fit signe de se retirer. Ils obéirent.
Et comme Victoire s’empressait de les suivre, le commissaire de police la rappela.
– Pardon, ma fille, un mot, je vous prie…
« Je vais vous répéter un peu brièvement les questions que j’ai déjà faites à vos camarades. À quelle heure vous êtes-vous couchée ?
– Mais, Monsieur… mais, balbutia Victoire…
Elle regardait sa maîtresse avec une telle persistance qu’il était visible qu’elle attendait d’elle un geste, un mot.
M. Lacroix se mit entre elles, sans paraître y prendre garde.
– Répondez, ma fille, et ne craignez pas de dire la vérité.
– Je me suis couchée très tard… plus tard que d’habitude… Madame a dû vous le dire…
– Pourquoi, hier, plus tard que les autres jours ?
– Nous attendions Monsieur qui n’est rentré que passé minuit…
– Vous ne l’avez pas attendu jusque-là ?…
– Si, jusqu’à minuit à peu près… avec Madame et Mademoiselle…
– Vous voulez dire jusqu’à dix heures ?
– Non pas, minuit. À onze heures et demie j’étais dans la chambre de Madame qui m’avait sonnée pour déshabiller mademoiselle Suzanne.
M. Lacroix fronça le sourcil et garda un moment le silence.
– Vous êtes bien sûre de l’heure ?
– Pardié, Monsieur, puisqu’on vous le dit !
Pourquoi Mme Laroque avait-elle prétendu s’être couchée à dix heures ?
Pourquoi avait-elle prétendu que son mari était rentré quelques minutes après ?
Dans quel but, dans quel intérêt avait-elle menti ?
– Ainsi donc, reprit-il, vous vous trouviez vers onze heures et demie dans la chambre de madame Laroque. Cette heure coïncide avec celle du crime.
« Un coup de feu a été tiré… l’avez-vous entendu ?
– Parfaitement. J’en ai même fait l’observation à Madame. Mais Madame, qui pourtant était au balcon, n’a rien entendu, à ce qu’elle m’a dit.
– Et vous n’êtes pas sortie ? Vous n’avez rien remarqué de suspect ?
– Rien.
– Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?
– Oui, Monsieur. Je ne sais rien de plus, dit-elle hésitante.
– Je vous remercie. Vous pouvez vous retirer.
Mais, au moment où elle s’éloignait, il lui glissa deux mots à l’oreille.
– Soyez dans une heure à la mairie, où je vous attendrai.
Il la vit se troubler et pâlir. Il pensa :
– Elle mentait… elle sait autre chose… elle parlera…
Victoire sortit.
Lacroix prit un air riant et s’adressa à Henriette.
– Je comprends votre répugnance à me dire la vérité, fit-il gaiement, et je ne vous en veux pas trop de me l’avoir déguisée, afin de vous épargner l’obligation déplaisante d’aller témoigner en cour d’assises. Cependant, Madame, la chose est grave et mérite que vous y réfléchissiez…
– Monsieur…
– Ne me dites pas que je parle un langage que vous ne comprenez point. Non. Je suis très clair et vous m’entendez parfaitement. Vous vous êtes fait la réflexion suivante : « Si je ne dis rien, la justice n’aura pas besoin de mon témoignage. Je m’épargne bien des ennuis en me taisant. » C’est vrai ; s’il ne s’agissait que d’une vétille, je n’insisterais pas, mais il s’agit d’un assassinat.
– Encore une fois, Monsieur…
– Permettez, Madame, je n’ai pas fini… Vous avez prétendu, il n’y a qu’un instant, que vous étiez au lit à dix heures et que vous vous étiez endormie tout de suite… eh bien – pardonnez-moi, car je vais être brutal – vous avez fait là un mensonge… Jusqu’à minuit, vous n’étiez pas couchée… et votre petite fille, elle-même, non plus que vous…
– Je vous assure, Monsieur, fit Henriette dont le cœur était serré.
– Ne niez pas. C’est votre femme de chambre qui l’affirme.
– Elle se trompe.
– N’est-ce pas plutôt vous, de bonne foi ? insinua le commissaire qui n’était pas sans remarquer l’émotion de la jeune femme.
– C’est possible, après tout, car je n’ai pas regardé l’heure… et il était peut-être plus tard que je ne l’ai dit.
– Est-il vrai que Victoire ait appelé votre attention sur ce coup de pistolet tiré presque sous vos fenêtres ?
– Je ne me rappelle pas.
– Et vous affirmez de nouveau n’avoir rien entendu, bien qu’alors et malgré l’heure avancée, vous fussiez au balcon ?
– Monsieur le commissaire, dit Henriette nerveuse, et qui se sentait poussée à bout, permettez-moi de vous faire remarquer que vous m’interrogez depuis déjà longtemps et que vous n’y mettriez pas plus d’âpreté et d’animation si j’étais complice du crime. Il est une juste mesure que je vous prie de ne pas dépasser… Je vous ai dit ce que je devais vous dire… Vos questions et vos insinuations me fatiguent et m’humilient. S’il vous plaît, restons-en là !
– Je cherche à m’éclairer, Madame, dit Lacroix avec beaucoup de douceur, et à m’entourer de tous les témoignages qui peuvent former ma conviction. Vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même de mon insistance. Et vous me rendrez justice en reconnaissant que je ne me suis pas écarté des bornes du plus profond respect… Aussi bien, depuis quelques minutes, je m’aperçois que vous paraissiez profondément émue…
– Moi, Monsieur ?… Mais non, fatiguée… rien de plus…
Il salua froidement, mais avec politesse. Il est parti et, dans le salon, Henriette, debout, reste immobile, la tête baissée. Comment échapper à cette menace incessante de la justice qui va peser sur elle ? Car bientôt on la pressera de questions… On se doutera peut-être qu’elle a été témoin du meurtre. On exigera qu’elle parle… On l’entourera de pièges. Elle vivra au milieu de perpétuelles angoisses.
Oui, sans doute, les ruses elle les déjouera, les pièges elle les évitera ; mais en sera-t-il de même de Suzanne ?…
L’enfant, si on la sépare à dessein de sa mère, résistera-t-elle aux obsessions, aux menaces, aux prières, aux mensonges ? Ce n’est qu’une enfant !… Elle hésitera, se troublera, elle pleurera, elle parlera peut-être. Et, chose abominable, ce sera pour accuser son père !
M. Lacroix était à la mairie quand Victoire entra.
– Ah ! dit-il, je vous attendais. Asseyez-vous là et causons.
– Monsieur, dit Victoire qui semblait embarrassée, je n’ai rien à ajouter à la déposition que vous avez entendue.
– Absolument rien ? dit le commissaire goguenard.
– Non, Monsieur.
– Ma fille, je vois que madame Laroque, en se taisant, vous a donné un fort mauvais exemple… Vous allez me dire ce que vous savez, tout ce que vous savez, entendez-vous ? Sinon, en cas de refus…
Victoire se mit à pleurer et cacha sa tête dans son tablier.
– Sinon, répéta sèchement le magistrat, j’appelle un des gendarmes et je vous emmène avec moi à Versailles, à la disposition de monsieur le procureur de la République.
Il sonna. Un gendarme entra aussitôt.
– Apprêtez-vous à conduire cette femme à Versailles, dit le commissaire.
Les larmes de Victoire redoublèrent.
– Monsieur, je vous en supplie… qu’on ne me fasse pas de mal !…
M. Lacroix lui prit les mains, les abaissa, la força de le regarder.
– Vous, dit-il, pour craindre autant la justice, il faut que vous ayez eu maille à partir avec elle… Combien de fois avez-vous été condamnée ?
– Moi, Monsieur, s’écria Victoire avec indignation, je n’ai jamais été condamnée… et je n’ai jamais comparu, même comme témoin…
– Eh bien, ma fille, vous ferez connaissance avec la cellule, si vous persistez dans votre entêtement.
Victoire essuya ses yeux.
– Soit, dit-elle, je parlerai, puisque je ne puis faire autrement.
– À la bonne heure. Vous voilà redevenue raisonnable. Je vous écoute. Ne vous pressez pas. N’oubliez rien. N’omettez aucun détail.
– Vous me promettez au moins qu’il ne m’arrivera pas malheur ?
– Je vous le promets et vous prends sous ma protection.
– Alors, je vais tout vous raconter…
Elle se leva, rapprocha sa chaise du bureau du commissaire de police, se rassit, et, parlant très bas :
– C’était hier soir, vers onze heures et demie. Je n’étais pas couchée. Madame avait attendu Monsieur jusqu’à huit heures pour dîner et, ne le voyant point venir, avait dîné sans lui. Puis, Madame est rentrée dans sa chambre avec sa fille. En général, on couche l’enfant vers neuf heures, mais, hier, je ne sais pourquoi, Madame l’a gardée chez elle. À onze heures et demie, Madame m’a sonnée. Je suis entrée. Madame, avec Suzanne, était au balcon, ou guettait, sans doute, l’arrivée de Monsieur. Madame était restée, jusqu’à cette heure-là, sans lumière… la nuit était si belle… un clair de lune magnifique !… Madame me dit d’allumer… Au même instant, Suzanne se penchait au-dessus du balcon et criait : « Père ! Père ! » Elle venait d’apercevoir Monsieur. Et Madame aussi, car je l’entendis qui disait : « Roger, pourquoi es-tu en retard ? Comme nous sommes inquiètes ! »
M. Lacroix écoutait avec la plus vive attention.
Comme elle s’était arrêtée, il dit simplement avec douceur :
– Continuez, ma fille. Ce ne peut être tout ce que vous avez à me dire.
– Non… malheureusement non… Madame et Mademoiselle ne faisaient plus attention à moi, et regardaient toujours monsieur Laroque, dans la rue. Moi, j’étais en train d’allumer la veilleuse et de faire la couverture du lit. Tout à coup, Suzanne dit : « Tiens, père qui va chez le voisin ! » Il se passa peut-être une ou deux minutes, pendant lesquelles on n’entendit plus rien, et je m’approchais de Madame pour lui demander si elle avait besoin de moi, quand je m’arrêtai… Un coup de pistolet venait d’éclater, tout près, en face… Et Madame, avec un grand cri – un cri que j’entendrai toute ma vie, tant il était déchirant – s’était jetée dans sa chambre, disant : « Roger !… Lui !… C’est horrible ! »
« Alors, Monsieur, j’ai eu si peur que j’ai voulu m’en aller… Et, tout en reculant, je voyais Madame pâle, tremblante, qui avait pris sa fille dans ses bras et la serrait de toutes ses forces, et lui parlait bas à l’oreille, en la caressant… et Suzanne répondait…
– Que se disaient-elles ?
– Ah ! Monsieur, je n’ai rien entendu, mais elles étaient toutes deux dans un désordre inexprimable… si épouvantées que j’en frissonnais de tout mon corps… et Madame avait oublié certainement ma présence, car, lorsqu’elle m’aperçut tout à coup, elle faillit tomber à la renverse.
« Le reste, Monsieur, vous le savez, je vous l’ai dit à la villa, quand vous m’avez interrogée. Madame a prétendu qu’elle n’avait pas entendu le coup de pistolet… me disant que j’étais folle… et elle m’a renvoyée…
– Monsieur Laroque est-il rentré longtemps après ?
– Environ un quart d’heure.
– A-t-il parlé à sa femme ?
– Non. Il est rentré droit chez lui… Mais…
– Parlez, ma fille, n’omettez aucun détail…
– De toute la nuit, monsieur Laroque ne s’est pas couché…
– Vous en êtes sûre ?
– Dame ! je m’en suis bien aperçue ce matin, quand j’ai voulu faire sa chambre…
– Et madame Laroque ?…
– Je jurerais qu’elle non plus ne s’est pas mise au lit… Et pourtant le lit était défait… mais sans la trace du corps, et sans chaleur comme d’habitude… après ce que j’avais vu et entendu, j’ai fait ces remarques naturellement… de telle sorte que je présume que madame Laroque aura exprès ce matin chiffonné ses draps pour ne pas éveiller mes soupçons… Quant à Suzanne, elle était si pâle et si fatiguée, tout à l’heure – monsieur l’a vue – qu’on peut affirmer que la pauvre petite n’a guère dormi non plus… À présent, Monsieur, j’ai tout dit… Vous en savez autant que moi… Puis-je me retirer ?
– Vous le pouvez… Tenez-vous prête, toutefois, à vous présenter à la première réquisition de la justice…
– Après ce qui s’est passé, après ce que je viens de vous raconter, il m’est impossible de reprendre mon service auprès de ma maîtresse… Je vais aller à la villa chercher mes effets, je donnerai congé à Madame, et, en attendant de trouver une place, je resterai chez ma sœur qui habite boulevard Ornano, 146. Prenez l’adresse.
– Au lieu de retourner chez madame Laroque, dit le commissaire après un moment, écrivez-lui simplement que vous la quittez, et envoyez un commissionnaire chercher votre malle. Je tiens à ce que vous ne revoyiez pas votre ancienne maîtresse.
– C’est comme il vous plaira, Monsieur, dit Victoire.
Et elle prit congé du magistrat.
Et il relut la déposition de la femme de chambre, qu’il avait rédigée soigneusement et qu’il lui avait fait signer avant qu’elle sortît. Puis, avisant la masse de papiers saisis chez Larouette, il se rassit, et un à un, se mit à parcourir tous ces feuillets épars devant lui. Cette besogne lui prit deux heures.
Au bout de ce temps il avait fait deux parts de papiers. D’un côté, tout ce qui ne l’intéressait pas… De l’autre, seulement deux lettres ne contenant chacune que quelques lignes. Mais, en les lisant, ces lignes, M. Lacroix n’avait pu retenir une exclamation de surprise et de joie. Elles étaient datées de huit à dix jours, toutes deux adressées à Larouette, qui, d’après l’enveloppe jointe, habitait alors rue Saint-Roch, n° 17, à Paris.
La première était ainsi conçue :
« Monsieur,
« Vous me mettez en demeure de vous rembourser un dépôt de 130 000 francs, fait chez moi par votre oncle maternel, monsieur Célestin Vaubernon, dont vous venez d’hériter. Je ne vous cacherai pas, Monsieur, que la restitution d’une somme aussi importante, en ce moment, me créerait des embarras très graves. Si vous voulez vous donner la peine de passer à mon bureau, rue Saint-Maur, je vous expliquerai de quelle nature sont ces embarras.
« Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments très empressés.
« ROGER LAROQUE »
L’autre était laconique et navrante de désespoir.
« Monsieur,
« Vous l’exigez, c’est votre droit. Vous pouvez passer rue Saint-Maur toucher à ma caisse les 130 000 francs de votre oncle, plus les intérêts courus, que je payais tous les ans. C’est pour moi, presque à coup sûr, la ruine, la faillite, le déshonneur.
« Recevez, Monsieur, mes civilités.
« ROGER LAROQUE »
La conviction de M. Lacroix était formée. C’était – du moins les plus graves preuves qui s’accumulaient contre lui –, c’était Laroque qui avait commis le meurtre. Laroque avait remboursé Larouette, et, pour éviter la ruine et la faillite, il avait songé au crime, il avait tué Larouette.
M. Lacroix ne perdit pas son temps en déductions inutiles. Cette affaire se présentait pour lui dans toute sa clarté limpide. Il fallait agir avec énergie et brusquer les choses. Il fallait empêcher Laroque de faire disparaître la somme volée à Larouette.
Lacroix prit le train de Paris et courut à la Préfecture ; on lui confia deux agents habiles, Tristot et Pivolot, qui, sans appartenir directement au service de sûreté, lui rendaient cependant des services.
Tristot et Pivolot marchaient toujours ensemble et avaient acquis, depuis quelques années, une certaine réputation de finesse.
Lacroix leur raconta l’affaire et les chargea de prendre des renseignements sur Roger, en même temps que de reconstituer l’emploi de la journée et de la soirée du constructeur-mécanicien, le jour du crime.
Puis, ayant ses coudées franches, ayant tout préparé, il alla s’enfermer dans son cabinet pour arrêter, en son esprit, l’interrogatoire qu’il ferait subir le lendemain aux habitants de la villa Montalais.
Que se passait-il à la villa ?
Vers une heure du matin, Roger entra. Il vint, comme la veille, écouter à la porte de la chambre de sa femme, puis traversa le salon sur la pointe des pieds… Il s’enferma aussitôt.
Mais le silence était si profond, en ce coin de campagne où frissonnait seulement au-dehors un souffle de brise dans les arbres, si profond en cette maison isolée, que la mère et la fille entendirent Roger qui, en se déshabillant et se couchant, fredonnait une ronde enfantine, apprise à Suzanne en un jour de bonne humeur…
Et cette seconde nuit s’écoula comme la première.
Suzanne, abattue, dormit pourtant dans le lit de sa mère.
Mais Henriette ne songea même pas à se coucher ; elle resta éveillée, semblant écouter son cœur ; les yeux ouverts, toujours si terrifiée, qu’assurément, en ces heures nocturnes qui font naître si facilement les fantômes, elle revoyait le drame lugubre de la veille.
Vers sept heures, elle entendit du bruit dans la chambre de son mari.
Il avait dormi, lui… sans remords, sans fantômes ni cauchemars…
Et il se réveillait gaiement, car il chantait la même ronde enfantine apprise à Suzanne.
Quel monstre avait-elle donc épousé ? Quel homme était-ce donc, à ce point maître de lui, pour si vite oublier et trouver le repos, en face même de son crime ?
Oui, il chantait, comme si le brillant soleil du matin, dont la villa était baignée, lui eût donné au cœur l’espérance et la joie… Il chantait, en s’habillant, ayant ouvert la fenêtre.
Et Suzanne, réveillée, écoutait, dans son lit, la ronde apprise par son père, qui la faisait tant rire encore la veille, et qui maintenant lui donnait envie de pleurer.
Roger traversa le salon, frappa à la porte de la chambre.
– Entrez, dit Henriette d’une voix faible.
Roger entra, le sourire sur les lèvres, mais s’arrêta, surpris, en voyant sa femme habillée et debout.
– Déjà ? dit-il… Et il n’est pas huit heures…
– Il fait si beau que j’irai tout à l’heure me promener avec Suzanne.
– Ah ! que vous êtes heureuses, et que je voudrais vous accompagner !
Il embrassa tendrement Henriette, qui ne se défendit pas. Et, avisant Suzanne, dont il ne semblait pas comprendre le regard épouvanté :
– Comment, Mademoiselle ? Encore aujourd’hui dans le lit de votre mère ? On vous gâte !… Je ne permettrai pas ces libertés-là !
Et, s’asseyant sur le lit, il prit dans ses bras la fillette en chemise, l’embrassant à pleines lèvres et la faisant danser.
L’enfant n’avait pas desserré les lèvres. Les yeux étaient fixes ; on eût dit qu’elle avait perdu la raison.
– Vous n’êtes pas réveillée et vous avez l’air boudeur, dit Roger. Rendormez-vous, Mademoiselle !…
Et il la replaça dans le lit doucement, après l’avoir embrassée encore.
– À propos, dit-il d’un ton indifférent… et le meurtre du voisin, sait-on qui l’a commis ? A-t-on découvert le meurtrier ?
– Je l’ignore. Le commissaire est venu hier nous interroger.
– Toi ? fit Laroque avec un mouvement, et à quel propos ?
– Comme il a été tiré un coup de pistolet, la nuit, dans la maison proche de la nôtre, on pouvait supposer que nous avions entendu, que nous avions vu…
– C’est juste.
– Mais toi-même, Roger, dit la jeune femme, tremblante, comment as-tu connu cet assassinat, puisque, hier matin, tu es parti avant qu’on l’eût découvert ?
– Tout simplement, cette nuit, à la gare de Ville-d’Avray. Le chef de gare m’a dit ce qu’il savait… Peu de choses, en somme… pas même le nom.
– Notre voisin était un petit rentier du nom de Larouette…
Roger Laroque se retourna brusquement à ce nom. Il était pâle.
– Tu as dit que la victime s’appelle ?…
– Larouette… Je l’ai appris dans la journée…
– Voilà qui est étrange ! murmura Roger. Il garda le silence pendant quelques minutes, puis demanda :
– Sait-on quel a été le mobile du meurtre ?
– Sans doute le vol ! dit Henriette, regardant son mari dans les yeux.
Mais Roger ne prenait pas garde à la singulière émotion de sa femme. Il se mordait les lèvres et paraissait en proie à une très vive préoccupation. À la fin, il sortit, prit son chapeau et sa canne : « Excusez-moi, dit-il, je pars… Je ne veux pas manquer le train… »
Elle ne répondit pas.
Au lieu d’aller directement à la gare, Roger descendit à la mairie. Il fit passer sa carte au commissaire qui arrivait de Versailles et avec lequel, dit-il à l’agent qui le reçut, il désirait avoir sur-le-champ un entretien particulier.
On l’introduisit.
Lacroix, sans parler, lui indiqua un siège.
Le cœur du jeune magistrat battait un peu. Que venait faire Roger Laroque ? Quel audacieux plan avait conçu celui qu’il considérait comme le meurtrier de Larouette ?
Il craignait un piège et il était sur ses gardes.
– Monsieur, dit Roger, je viens vous donner, au sujet du crime qui s’est commis près de chez moi, un renseignement qui, sans doute, vous sera très utile… Je viens d’apprendre le nom de la victime… Or, Monsieur, j’ai été obligé de rembourser, dans la journée d’hier, plus de cent trente mille francs à un homme qui porte ce même nom de Larouette… La coïncidence est étrange… Seulement mon créancier habitait Paris, rue Saint-Roch… du moins, y avait un appartement. Comme ce remboursement me gênait beaucoup, j’ai eu, en ces derniers jours, d’assez fréquents rendez-vous avec Larouette, que je suppliais de le retarder, dans l’intérêt de ma maison… Je reconnaîtrais donc facilement mon créancier, et, si vous voulez, je vous dirai…
– Cette confrontation serait inutile, monsieur Laroque. Le Larouette assassiné est le même que celui auquel vous avez restitué cent trente mille francs, plus les intérêts.
– Comment le savez-vous ?
– J’ai retrouvé dans ses papiers vos lettres où il est parlé de ce remboursement… Je vous remercie quand même de votre visite, et du renseignement que vous m’apportiez dans l’intérêt de la justice. Permettez-moi, cependant, avant de vous laisser partir, de vous adresser quelques questions : Larouette, pour obtenir de vous ce remboursement, s’est-il servi d’intermédiaires ?
– Non. Il est venu lui-même et n’a vu que moi.
– Connaissiez-vous son existence, ses habitudes, ses liaisons, ses vices ?
– Il y a quinze jours, je ne l’avais jamais vu. Ainsi que vous l’explique une des deux lettres que vous avez entre les mains, le dépôt de cette somme avait été fait chez moi par un vieil ami de mon père, Célestin Vaubernon, oncle maternel de Larouette, mort subitement il y a trois semaines. Ce que je puis dire, c’est que monsieur Vaubernon n’aimait pas son neveu.
– Vous pourrez, je suppose, nous donner le détail des valeurs, or ou billets, qui constituaient les cent trente mille francs remboursés à Larouette ?… C’est pour nous, vous le comprenez, de la dernière importance.
– J’en conférerai avec mon caissier, qui seul est en mesure de vous fournir ces détails.
Laroque prit congé. L’heure du train approchait. Les deux hommes se saluèrent.
M. Lacroix le regarda, du coin de l’œil, par la fenêtre entrouverte du cabinet, s’éloignant dans la direction de la gare.
– Toi, mon bonhomme, murmura-t-il… tu es très fort, mais tu t’es approché trop près de la flamme… Ça te brûlera…
Il prit, dans son portefeuille, une lettre de convocation tout imprimée.
Il remplit les blancs, écrivit l’heure de la convocation, le nom de Mme Laroque et le post-scriptum suivant :
« Prière d’amener Mlle Suzanne. »
Puis il mit la lettre sous enveloppe et l’envoya porter à la villa.
Lorsque Henriette la parcourut, elle trembla…
La lettre, sèche et brève, était conçue en termes administratifs :
« Vous êtes priée de vous présenter à la mairie, près du commissaire de police de Versailles, pour affaire qui vous concerne. »
Que voulait M. Lacroix ? L’interroger ? Interroger Suzanne ?
Une sorte de colère froide la prit contre cet homme, dont elle sentait peser sur elle la curiosité et la pénétrante intelligence. Elle laissa Suzanne à la villa, mit son chapeau et sortit.
M. Lacroix était seul quand elle entra.
– Me voici, Monsieur, dit-elle bravement. Vous m’avez demandée ?
– Oui ; mais je vous avais priée d’amener aussi votre fille ?
– Suzanne est souffrante… Du reste, ce n’est qu’une enfant… Qu’avez-vous à me dire ? En quoi puis-je vous être utile ?
– Vous allez le savoir, Madame, dit Lacroix, avançant un fauteuil. Il s’agit toujours, comme vous devez le penser, de l’assassinat de Larouette… Je désire, Madame, entendre de vous, sur ce meurtre, la vérité, mais la vérité tout entière, sans hésitations, sans réticences…
– Je n’ai rien à ajouter à ma déposition d’hier…
M. Lacroix la regarda en face et froidement :
– Vous mentez, Madame…
– Monsieur ! dit-elle, se levant frémissante.
– Vous mentez… j’en ai la conviction… j’en ai la preuve…
« Je vous rappellerai tout d’abord brièvement, fit le commissaire, ce que vous m’avez dit, lorsque je suis allé à la villa vous demander quelques renseignements.
– C’est inutile, Monsieur. Je me souviens parfaitement de ce que j’ai dit. Je n’ai rien à y ajouter, rien à y retrancher.
– C’est ce que nous verrons plus tard. Hier, vous aviez prétendu que vous n’aviez rien vu – et que vous dormiez depuis dix heures.
– Peut-être était-il un peu plus tard, je l’ignore.
– Beaucoup plus tard. J’aime mieux vous avouer tout de suite que votre femme de chambre ne m’a rien caché de ce qui s’est passé. À onze heures et demie, appuyée à votre balcon, vous attendiez encore votre mari – et, chose à remarquer – vous étiez avec votre petite fille, laquelle pourtant, se couche, d’ordinaire, beaucoup plus tôt.
– Je suis restée assez longtemps au balcon, en effet.
– Pendant que vous y étiez, voici ce qui s’est passé, ce que vous avez vu : un homme a traversé la rue. Votre fille a reconnu son père et l’a appelé : « Père ! père ! » Vous l’avez reconnu vous-même, car, en vous penchant, vous lui avez reproché d’être en retard et de vous avoir inquiétée.
– C’est faux.
– Cela est vrai. Vos paroles textuelles, les voici : « Roger, pourquoi es-tu en retard ! Comme nous sommes inquiètes ! » Et ce n’est pas tout… Suzanne s’écriait encore : « Tiens, père qui va chez le voisin ! » Peu d’instants après – une minute à peine – un coup de pistolet est tiré dans la maison qui n’est séparée de la vôtre que par une rue assez étroite… Et vous vous rejetez dans votre chambre, comme pour fuir un spectacle terrifiant en disant : « Roger ! Lui ! C’est horrible ! »
– Tout cela, Monsieur, n’est qu’une suite d’inventions monstrueuses, et il faut que Victoire soit folle…
– C’est bien, en effet, ce que vous lui avez répondu lorsqu’elle vous a demandé si vous aviez entendu la détonation.
– Enfin, dit-elle, nerveuse et colère, vous ne pouvez cependant pas m’obliger à vous raconter ce dont je n’ai pas été témoin.
– Non, Madame, je ne le puis. La déposition même, que vous me faites, je ne puis la relater que sous forme de rapport, car la loi me défend d’entendre comme témoin régulier, un allié, père, mère, fille ou femme de celui que je soupçonne fort d’être le coupable que je cherche…
– Mon mari !
– Vous l’avez dit, Madame, votre mari…
« Cette accusation, Madame, s’appuie malheureusement, sur de fortes préventions, lesquelles seront devenues, avant ce soir, j’en suis certain, d’irrécusables preuves. À cette heure, votre mari doit subir un premier interrogatoire dans son bureau de la rue Saint-Maur. Il est entre les mains de la justice et il faut qu’il se défende.
Elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient rouges, mais secs. Elle avait épuisé, depuis deux jours, toutes les émotions les plus intenses, et elle s’attendait si bien à ce dénouement funeste qu’elle y était en quelque sorte préparée, et que cette nouvelle ne lui enlevait rien de son sang-froid.
Le commissaire comprit cet état singulier de son esprit.
– Vous devez beaucoup souffrir, dit-il, et je me fais presque un scrupule d’insister encore…
Elle releva le front :
– Et vous avez tort de me plaindre, Monsieur. Et vous avez tort de croire que je souffre. Pourquoi souffrirais-je ? je suis attristée par l’erreur que vous avez commise en faisant arrêter mon mari, mais je suis tranquille sur son sort, et il n’aura pas de peine à se disculper.
– C’est votre conviction, tant mieux. Je dirai même que c’est presque votre devoir de parler ainsi.
– Eh bien, Monsieur, pourquoi dès lors m’interrogez-vous ?
– Vous allez le savoir. Je reprends la suite de la déposition de votre femme de chambre. Vous étiez au balcon, et vous avez été, vous et votre fille, témoins du crime. Et telle a été votre épouvante que vous ne vous êtes pas couchée. Victoire a affirmé encore que le lit était défait, mais l’a été par vous le matin. Victoire l’affirme. Reconnaissez-vous, au moins, la vérité de ce détail ?
– Cela est faux, comme le reste.
– Vous n’étiez pas seule à ne point dormir… Victoire a affirmé encore que monsieur Laroque, lui non plus, ne s’est pas couché. Et votre mari n’a pas eu, comme vous, la précaution de chiffonner les draps et de défaire la couverture.
– Mon mari a beaucoup d’affaires. Ses ateliers occupent tout son temps. Il cherche souvent des améliorations, des simplifications pour ses machines. Et les travaux que nécessitent ces inventions l’absorbent parfois au point qu’il passe la nuit devant ses dessins et ses plans, ne se souciant ni de l’heure ni de la fatigue.
– C’est possible, je le reconnais. Mais au moins vous avouerez qu’elle est singulière, cette coïncidence que, tous les deux, la même nuit, vous ne songiez pas à dormir ?
– Je vous répète, Monsieur, que moi je me suis couchée.
Le commissaire haussa les épaules.
– Tout me prouve, Madame, que de votre balcon, malgré vous et sans pouvoir l’empêcher, vous avez assisté au meurtre de Larouette.
« Vous avez été témoin d’un crime. Ce crime, j’ai la conviction que c’est votre mari qui l’a commis.
« Or, ayant vu, vous refusez de parler. Ne comprenez-vous pas que ce refus d’éclairer la justice trahit clairement le nom de l’assassin ? Quel autre motif vous empêcherait de parler que la crainte de livrer votre mari à la cour d’assises ?
Il avait raison. Ce qu’il disait était logique.
Elle se trouvait dans une inextricable situation.
Ou bien elle parlerait, et alors elle accuserait Roger !…
Ou bien elle se tairait, et son silence l’accuserait toujours !…
Pas d’issue… pas de fuite possible !…
Cet homme la tenait, tenait son cœur et la torturait à son aise…
Henriette répondait, avec la même obstination, avec le même entêtement, voulant nier malgré tout :
– Le passé de mon mari témoigne de sa probité. Un honnête homme ne devient pas ainsi assassin du jour au lendemain, sans motifs. Vous pouvez l’accuser, l’arrêter, le traduire en cour d’assises. Personne ne vous croira. Il ne se trouvera personne pour le condamner.
– Assassin sans motifs, dites-vous ? Connaissez-vous l’état des affaires de votre mari ?
– Assurément. Sans être riches, nous sommes dans une aisance qui nous permet de vivre très largement et sans souci de l’avenir.
– Détrompez-vous. Laroque était, il y a deux jours, à la veille de faire faillite. Il est bien invraisemblable que votre mari ne vous ait pas mise dans la confidence de ses embarras financiers.
– Si invraisemblable, Monsieur, que je ne puis y ajouter foi. Mon mari avait en moi la plus grande confiance.
– Il ne vous a point parlé non plus du remboursement d’une somme très importante qu’il était obligé de faire à bref délai ?
– Non.
– Vous voyez donc bien qu’il avait des secrets pour vous. Déjà, sans doute, il préparait son crime et s’entourait de toutes les précautions possibles. S’il vous avait entretenue de ce remboursement, qui ne s’élève pas à moins de cent quarante mille francs, vous comprendriez la gêne de ses affaires, et si je vous disais à qui ces cent quarante mille francs ont été payés, vous hésiteriez peut-être désormais à le défendre…
Cet interrogatoire la fatiguait horriblement. Elle avait tiré son mouchoir et elle s’essuyait fréquemment les mains et le front. Une rougeur violente lui brûlait les pommettes.
Elle se taisait…
– Vous ne me le demandez pas ? fit M. Lacroix, impitoyable… je vais quand même vous le dire… Le créancier de votre mari était justement Larouette, et c’est le soir même du remboursement de cette créance, si fatale à la fortune de votre mari, que Larouette a été assassiné.
Elle eut un geste d’horreur, mais elle ne dit pas un mot. Elle n’aurait pu. Elle n’avait plus de forces. Elle étouffait.
Elle se renversa dans le fauteuil où elle était assise et ferma les yeux.
– Pauvre femme ! murmura M. Lacroix, pris d’une pitié profonde.
Il plaignait en elle l’avenir, encore plus peut-être que le présent.
D’ordinaire, Suzanne passait ses journées, par ce gai soleil, à courir dans le jardin après les papillons, à cueillir des bouquets pour la salle à manger, à arroser les fleurs, les salades et les plates-bandes rouges de fraises, avec le cocher, qui s’occupait de jardinage. Elle était la joie de la maison, qu’elle emplissait de rires et de chansons.
Depuis deux jours elle avait voulu rester dans la chambre de sa mère, n’essayant même pas de se distraire avec ses jouets, ni d’habiller ses poupées, ni d’étudier sa leçon au piano.
M. Lacroix avait accompagné Henriette jusqu’à la villa, et il était monté avec elle.
Au salon, où il resta, elle dit d’une voix brève :
– Ainsi, vous voulez parler à Suzanne ? Vous voulez l’interroger ?
– Il le faut. Je dois arriver à la vérité, dans l’intérêt de la justice…
– Mais savez-vous bien que si mon mari, contre toute vraisemblance, était coupable, ce serait horrible ce que vous allez faire là… obliger une fille, une enfant, à accuser son père !…
– Ma joie serait grande de trouver monsieur Laroque innocent. Et si j’interroge votre fille, ce n’est pas dans l’espoir – ce serait affreux, comme vous le dites – qu’elle accusera son père, mais c’est avec le secret désir que sa déposition l’innocentera.
Elle baissa la tête, découragée, et, lentement, se dirigea vers sa chambre…
Suzanne était là, debout, qui avait tout entendu. Elle tendit les bras à sa mère. Celle-ci la serra contre sa poitrine, dans une étreinte convulsive. Et, en la couvrant de baisers, elle lui redit encore tout bas, à l’oreille :
– Souviens-toi !… Souviens-toi !…
Elles rentrèrent toutes deux au salon.
– Va, dit la mère à l’enfant, en lui montrant le commissaire, va auprès de ce monsieur, qui veut te parler, et réponds bien à ce qu’il te demandera.
Suzanne avança sans timidité et vint se placer entre les genoux de M. Lacroix, qui l’entoura de ses bras et lui mit un baiser sur le front.
– Elle ne dira rien. Elle a sa leçon faite… murmura le magistrat.
– Te rappelles-tu ce que tu as fait avant-hier soir, ma chère petite ?
L’enfant réfléchit un peu ; elle était fort pâle et avait les yeux très fatigués ; mais son attitude ne marquait aucune timidité, aucune irrésolution. Elle répondit d’une voix ferme :
– Mais oui, Monsieur, je me rappelle parfaitement.
– Et veux-tu me dire ce que tu as fait ?
– J’ai joué au jardin très tard ; j’ai arrosé les fleurs ; j’ai cueilli des fraises, puis j’ai fait un gros bouquet de roses, que j’ai mis sur la table de la salle à manger ; j’ai joué avec une grande poupée que ma mère m’avait donnée le matin, parce que c’était l’anniversaire de ma naissance… – j’ai eu sept ans avant-hier, Monsieur… – je l’ai déshabillée, ma poupée, je lui ai refait, avec ma mère, une belle robe de satin bleu, et je lui ai arrangé aussi un chapeau… Voilà, Monsieur…
– Mais le soir, mon enfant, tout à fait dans la soirée ?
– Je n’ai rien fait. Je suis restée près de ma mère, qui m’a fait répéter mon compliment pour papa… mais je ne le lui ai dit que le lendemain, parce que… papa est revenu tard… et je me suis couchée dans le lit de ma mère… avant son retour…
– Tu oublies beaucoup de choses.
– Peut-être bien… Quoi donc ?
– Tu t’es couchée très tard… beaucoup plus tard qu’à l’ordinaire…
– C’est vrai… et pourtant, je ne m’endormais pas…
– Sais-tu l’heure qu’il était ?
– Je ne sais pas, non, Monsieur, mère le dira peut-être…
– Mais avant de te mettre au lit, tu étais au balcon ?
– Avec maman, oui, Monsieur.
– Et du balcon, qu’est-ce que tu as vu dans la rue ?
– Rien.
– Tu n’as pas vu un homme, celui-là même que tu attendais, ton père ? Tu ne l’as pas vu entrer dans la maison du voisin ?…
La voix de Suzanne se fit un peu plus tremblante.
– Non, Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire !…
– Souviens-toi bien, mon enfant ; tu as même appelé ton père, en battant des mains, parce que tu étais heureuse de le revoir… Et tu sais bien que tu as dit aussi : « Tiens, père qui va chez le voisin !… » Et un instant après, tu as entendu un coup de feu : Pan ! qui a dû te faire beaucoup de peur ? Voyons, raconte-moi la vérité, mon enfant…
– Mais, Monsieur, je ne me souviens pas d’avoir dit tout cela.
– C’est un mensonge… et ce n’est pas beau de mentir… On a dû te dire cela souvent… Quand tu étais plus petite et que tu mentais… on a dû te punir… te mettre en pénitence… Et si je disais à ta mère de te punir… de t’enfermer toute seule dans une chambre noire ?
– Mère ne me punit jamais que lorsque je l’ai mérité, Monsieur.
Et la courageuse enfant regardait sa mère avec une tendresse infinie.
Henriette s’était assise auprès de la fenêtre. Lacroix lui tournait le dos, et, comme il avait pris Suzanne sur ses genoux, l’enfant, tout en répondant à ses questions, pouvait voir sa mère.
Celle-ci dévorait sa fille de son regard anxieux. Elle sentait bien qu’elle vivait toute sa vie, en ces quelques secondes… Elle écoutait parler Suzanne… ne respirant pas… et contraignant les convulsions de son cœur de ses deux mains crispées.
– Madame, dit tout à coup Lacroix, je vous serais bien obligé de me laisser un moment seul avec votre fille…
– Quoi, Monsieur, vous voulez ?…
– Oui, Madame…
Elle se dressa, chancelante. En passant près de sa fille, elle se pencha et lui mit un baiser dans les cheveux. Elle lui dit encore son éternel mot, son éternelle prière : « Souviens-toi ! »
Puis, marchant en se tenant debout par je ne sais quelle force instinctive – car elle ne sentait plus ses jambes – elle traversa le salon, sans plus se retourner, et rentra dans sa chambre.
Lacroix restait seul avec Suzanne.
Il vint se rasseoir où il était tout à l’heure et l’attira de nouveau sur ses genoux ; mais l’enfant résista et se tint debout près de lui.
L’expression du regard avait changé. Il y avait maintenant de la crainte. Sa mère partie, elle avait peur. Et ses grands yeux effarés ne quittaient pas la porte de la chambre, derrière laquelle elle venait de voir disparaître Henriette…
– En t’obstinant à ne rien dire, mon enfant, reprit M. Lacroix, tu peux faire beaucoup de mal à ton père… Pourquoi ne me dis-tu pas la vérité ?… Tu vois, cependant, que je la connais ?… Victoire m’a tout raconté… Ce que Victoire m’a dit, pourquoi ne me le répètes-tu pas ? Qui t’en empêche ? Qui crains-tu ?
– J’ignore ce que vous voulez de moi et pourquoi vous m’adressez toutes ces questions… Je ne puis vous dire ce que je ne sais pas… Faites venir mère et dites à mère de m’interroger…
Il essaya encore de la mettre sur ses genoux, mais elle se raidit.
– Il y avait un homme, âgé et sans défense, car il n’était pas robuste, qui demeurait là, dans cette maison qui fait face à la vôtre. On l’a tué, ce pauvre homme. Et tout le monde me dit que tu as vu celui qui l’a tué. Or, c’est un très grand crime, vois-tu, cela… et qui mérite une punition… Si l’on avait tué ta mère, ne voudrais-tu pas qu’on punît celui qui l’a tuée ?
Suzanne se retenait pour ne pas pleurer.
Le commissaire de police s’en aperçut.
Il sentait fondre, pour ainsi dire, sous sa main, cette énergie dont Suzanne, jusqu’à ce moment, avait fait preuve.
Elle fit un brusque mouvement pour se dégager, s’éloigner de cet homme, courir vers sa mère.
Il ne voulut pas lui laisser le temps de se remettre…
– Tu le connais donc, que tu ne veux rien dire ? Car autrement, tu parlerais. Et si tu le connais, si tu te tais, c’est qu’il est de tes amis. Alors, qui cela peut-il être ?
Elle avait les yeux gonflés de larmes. Elle ne pleurait pas encore, mais les sanglots lui montaient à la gorge, et comme ses sanglots l’étouffaient, son visage, tout à l’heure si blanc, se colorait de plaques roses, par places, et ses yeux s’enflammaient.
– Ainsi, je me trompe ? Il n’est pas de tes amis ?… Alors, si tu ne le connais pas… si c’est un homme que tu n’as jamais vu… pourquoi gardes-tu le silence ?… Il faut me le dire, mon enfant… Du moment que tu ne l’aimes pas, celui qui a tué le vieux Larouette, du moment qu’il n’est pas de tes amis, pourquoi te retiens-tu de parler ?
– Oh ! Monsieur ! Monsieur ! fit l’enfant.
Et elle ne put dire que cela. Ses larmes coulaient. Elle éclatait en sanglots. Son corps frêle était tordu par des spasmes nerveux…
– Est-ce ta mère qui t’a ordonné le silence ? Oui, n’est-ce pas ? Ta mère a eu tort ; mais si cela est vrai, je ne demande plus rien, car je comprends que tu ne veuilles pas désobéir à ta mère. Réponds seulement à ceci, et je te tiens quitte de tout : « Est-il vrai que ta mère t’a fait promettre de ne rien dire ? »
Ses sanglots seuls et ses torrents de larmes répondaient.
– Écoute, chère petite, je serai franc avec toi. Je ne veux pas de mal à ton père, n’est-ce pas ?… Dis-moi que tu l’aimes ?…
Mais elle était incapable de parler.
– Tu l’aimes, j’en suis sûr. Eh bien ! il y a de vilaines gens qui prétendent que c’est lui qui a pénétré, dans la nuit d’avant-hier, chez votre voisin Larouette, pour le tuer et lui prendre son argent. Si cela était prouvé, tu ne reverrais plus ton père… Mais ci cela est faux, ton père te sera rendu bientôt et tu pourras toujours l’embrasser, le caresser, grimper sur ses genoux, lui tirer la barbe, et chercher dans ses poches les jouets qu’il te rapporte de Paris… Tu m’écoutes ?…
– Oui… oui, Monsieur ! dit-elle entre ses sanglots.
– Il dépend de toi que ton père revienne tout de suite… Tu as vu l’homme qui a tué Larouette… Si c’est ton père… ne me le dis pas, mon enfant… si ce n’est pas lui, ne crains pas de parler…
– Je ne sais rien, Monsieur… je n’ai rien vu… pourquoi me faites-vous tant de chagrin ?
Le commissaire de police la regarda longtemps en silence. Il lui tenait les deux mains et l’avait éloignée un peu de lui pour la mieux voir…
Les larmes descendaient en ruisseaux intarissables le long du visage de la fillette, s’arrêtaient, au coin des lèvres, puis tombaient.
Elle pleurait debout, la tête droite, sans songer à se cacher…
M. Lacroix était très troublé.
Tout à coup, avec une sorte de geste de colère, il attira l’enfant, lui prit le front dans ses deux mains et l’embrassa sur les yeux, comme pour y refouler les larmes qu’il avait fait verser.
– Je t’ai causé du chagrin, et je t’en demande pardon, chère enfant ! dit-il à mi-voix… Va retrouver ta mère !
Et Suzanne, pleurant toujours, mais sortant victorieuse de cette lutte poignante, alla rejoindre Henriette dans sa chambre.
À ce moment, on frappa au salon. Deux hommes entrèrent. C’étaient Tristot et Pivolot.
Ils venaient apprendre à Lacroix, qui leur avait donné rendez-vous à Ville-d’Avray, que, le matin même, Roger Laroque avait été arrêté dans son bureau de la rue Saint-Maur et interné séance tenante par un commissaire aux délégations judiciaires.
Profitant de la présence des deux agents à la villa Montalais, le commissaire procéda à une perquisition dans le cabinet de Laroque et dans sa chambre à coucher.
Cette perquisition ne fut pas inutile, car elle amena la découverte, dans un placard d’une petite pièce servant de cabinet de toilette, des vêtements dont Laroque était couvert, la nuit du crime.
Tristot et Pivolot, mis en campagne depuis la veille, savaient comment Roger Laroque était vêtu le jour où fut assassiné Larouette et reconnurent les vêtements sans hésiter.
Du reste, Lacroix interrogea aussitôt Mme Laroque.
– Ce pardessus, ce pantalon, cette redingote et ce chapeau sont bien ceux que votre mari portait avant-hier ?
– Oui, Monsieur, je les reconnais.
– Votre mari vous a-t-il expliqué pourquoi son pardessus était ainsi fripé… son pantalon déchiré… son chapeau bossué ?
Elle fit un signe négatif.
– Avez-vous, demanda M. Lacroix, les clés du secrétaire et des tiroirs du bureau ?
– Je les ai, oui, Monsieur.
– Voulez-vous me les prêter ?…
– Les voici, Monsieur.
Les trois hommes fouillèrent les tiroirs. Ils s’emparèrent de quelques valeurs, actions ou obligations, titres de rentes et billets de banque…
Dans un des tiroirs du bureau, M. Lacroix trouva un revolver.
– Oh ! oh ! murmura-t-il… voici quelque chose d’intéressant.
C’était une arme de petit calibre, un revolver de poche, à poignée d’ivoire, et assez richement damasquiné.
Cette arme, Henriette l’avait vue, quelques minutes après l’assassinat de Larouette, entre les mains de son mari…
M. Lacroix avait fait jouer la batterie, et il remarqua qu’un coup avait été tiré ; une cartouche manquait ; il n’en restait que cinq sur six. En même temps, le canon, encrassé, prouvait que l’on avait tiré tout récemment.
M. Lacroix retira une des cartouches, et, avec son canif, en fit sauter la balle ; celle-ci était de la même grosseur que la balle extraite par le médecin de la poitrine de Larouette.
« S’il m’était resté un doute, voilà qui me convaincrait », se disait-il.
Et il glissa le revolver dans sa poche.
La suite de la perquisition ne fit rien découvrir d’intéressant.
Sur le point de partir, M. Lacroix dit à Mme Laroque :
– Nous serons obligés de revenir ce soir, vers dix ou onze heures, pour une expérience que je veux faire ; ayez l’obligeance de nous attendre.
Henriette inclina le front sans répondre. Elle se laissait aller, à présent, sans force et sans résistance, au torrent qui l’emportait.
Vers onze heures du soir, en effet, Lacroix revint, accompagné par Tristot et Pivolot qui restèrent en bas.
M. Lacroix monta. Au salon, il dit :
– Je vous demanderai la permission, Madame, de pénétrer dans votre chambre… Oh ! pour quelques minutes seulement…
– Que voulez-vous donc faire ?
– Vous allez le voir. Excusez-moi de mon importunité et de mon indiscrétion… il ne s’agit que d’une expérience…
Et il entra dans la chambre et alla ouvrir la fenêtre et passa sur le balcon.
En face, la maison de Larouette, morne et déserte depuis l’assassinat, parut s’animer tout à coup et vivre.
Devant la fenêtre ouverte de la victime, une ombre s’agita. La lumière d’une bougie, placée sur la table, éclaira soudain la scène, tout le théâtre du crime.
Lacroix, alors, vint prendre Suzanne par la main.
– Maman, maman, dit-elle, je ne veux pas, je ne veux pas.
Henriette, machinalement, s’était approchée du balcon, ne devinant pas ce que voulait faire M. Lacroix. Mais, brusquement, ayant vu, elle comprit ; elle laissa échapper un cri d’horreur.
– Non, vous ne ferez pas cela, dit la malheureuse femme, en se jetant entre Suzanne et M. Lacroix, ce serait atroce, ce serait odieux… et cela ne vous est pas permis… C’est assez de nous torturer depuis deux jours, comme vous le faites… Vous êtes chez moi, dans ma chambre, et j’ai le droit de vous chasser… Allez-vous-en… Allez-vous-en !…
Elle était dans une agitation voisine de la folie. Elle se reculait devant Lacroix, serrant Suzanne contre elle, cachant dans sa robe le visage terrifié de l’enfant…
– Mais, Madame, réfléchissez, disait Lacroix…
– Je vous ai dit que ma fille était malade. Il faut avoir pitié d’elle… une trop forte émotion pourrait la tuer, tellement elle est impressionnable et nerveuse… Ayez pitié d’elle, Monsieur… Enfin, que voulez-vous donc obtenir ?… Que voulez-vous de moi ?… Qu’avons-nous fait ?… Qu’espérez-vous ?… Pourquoi, depuis deux jours, êtes-vous entré de force dans notre vie et ne nous laissez-vous plus un instant de repos ?… Un crime s’est commis près de nous… Est-ce donc la faute de ma pauvre petite fille ?… Est-ce donc ma faute, à moi ?… Vous outrepassez votre devoir… Votre zèle vous emporte trop loin… La chambre d’une femme devrait vous être sacrée… et ce qui devrait vous être plus sacré encore, c’est l’innocence de cette enfant, ce sont ses terreurs, ce sont ses larmes… Allez-vous-en, vous dis-je… J’ai le droit de vous ordonner de partir, et je ne veux pas que vous restiez ici plus longtemps.
Un mot très froid du commissaire de police la rappela à la raison.
– Puisque, votre fille et vous, vous prétendez n’avoir rien vu du meurtre de Larouette, comment devinez-vous que nous voulons reconstituer la scène du crime ?…
Elle se tut, baissant le dos. Puis, après un moment, d’une voix faible et suppliante :
– De grâce, Monsieur… par pitié, laissez-nous.
Lacroix avait pris doucement Suzanne par la main. Il disait :
– Puisqu’elle n’a rien vu, d’où vient sa frayeur ?… Et pourquoi ne veut-elle pas monter avec moi sur le balcon ?…
Suzanne, tout à coup, s’éloigna de sa mère et la regarda en face. Et ce regard consolait la pauvre femme et disait clairement :
– Ne crains rien. Je te comprends. Je suis forte !…
Et elle se laissa entraîner sur le balcon.
En face, dans la petite chambre meublée d’acajou, comme au soir du crime, un homme était assis devant son secrétaire ouvert, et faisant mine de compulser des papiers. Cet homme, qui occupait la place de Larouette, c’était l’un des agents : Tristot. Derrière lui, sur la table qui occupait le milieu de la pièce, une bougie brûlait dans un chandelier de faïence, la même bougie qui avait éclairé le crime.
Lacroix toucha du doigt l’épaule de Suzanne.
– Regarde, mon enfant, dit-il… et, si tu as vu, tu te souviendras !…
Soudain, apparut dans la rue un homme de haute taille, coiffé d’un chapeau haut de forme, de couleur grise, bordé d’un large ruban noir – la lune permettait de distinguer ces choses –, et vêtu d’un pardessus gris à pèlerine.
Cet homme, c’était l’autre agent, Pivolot ; le vêtement et le chapeau étaient ceux de Roger Laroque, le soir du crime.
Il traversa les marronniers et pénétra chez Larouette. Un instant après, il entrait doucement dans la chambre où Tristot travaillait, sans défiance à son secrétaire.
Mais, tout à coup, Pivolot ayant remué une chaise, Tristot se retourna, l’aperçut, et les deux agents firent mine de se jeter l’un sur l’autre, car d’après la déposition du médecin, la posture du cadavre, l’état des lieux, Lacroix n’avait pas eu de peine à reconstituer la scène du meurtre.
Et l’on voit qu’il ne s’était pas trompé.
– On distingue parfaitement, murmura le commissaire de police. Il est évident, pour moi, qu’une personne placée ici, au moment de l’assassinat, devait ne perdre aucun détail. Or, comme madame Laroque et sa fille se trouvaient – Victoire l’affirme – sur le balcon, il est facile de conclure qu’elles ont tout vu…
Il avait tenu, tout le temps de cette scène, Suzanne par la main. Il espérait surprendre un tressaillement – à l’apparition, surtout, de l’agent vêtu des habits de son père. Mais la main brûlante de l’enfant était restée inerte dans la sienne.
Il se pencha sur elle et la regarda de très près. Alors, il vit qu’elle avait les yeux si obstinément fermés, et avec tant de force, que les paupières formaient sur eux mille rides.
Elle avait voulu ne rien voir, et elle n’avait rien vu !
– Sublime enfant ! murmura le magistrat, elle m’a vaincu…
En quittant le bureau provisoire du commissaire de police, à la mairie, Roger, d’un pas alerte, et sans autrement s’occuper de cet incident, avait gagné la gare de Ville-d’Avray et pris le train de neuf heures.
Environ une demi-heure plus tard, il était à Paris. Il se rendit à pied rue Saint-Maur, où étaient ses ateliers.
Après être passé à son cabinet et avoir jeté un rapide coup d’œil à sa correspondance, Roger Laroque sonna.
Un garçon entra :
– Monsieur Guerrier est à la caisse ? demanda-t-il.
– Oui, Monsieur, monsieur Guerrier est même arrivé avant l’ouverture des bureaux.
– Priez-le de venir dans mon cabinet.
Le garçon sortit, et, cinq minutes après, la porte s’ouvrait de nouveau et livrait passage à un tout jeune homme, à l’air droit et franc, à mine intelligente, grand, mince et distingué. C’était Jean Guerrier, le caissier de la maison.
– Asseyez-vous, Jean, dit Roger en lui indiquant une chaise. Et, après lui avoir cordialement serré la main :
– Qu’y a-t-il de nouveau ?
– Hélas ! Monsieur, dit le caissier avec tristesse, la situation ne s’est pas modifiée depuis hier. Nos affaires ne se sont pas relevées, vous le savez mieux que moi, depuis la guerre avec la Prusse. Cependant, nous sommes sortis, à plusieurs reprises, de crises dangereuses, et nous avons fait face à tous nos paiements, à toutes nos fins de mois. Par malheur, je crains fort que ce maudit remboursement, que nous avons été contraints de faire, ne soit cause de notre perte. Il nous fallait, pour demain, environ cent quatre-vingt mille francs. Le remboursement à Larouette nous en a pris à peu près cent quarante-cinq mille. Les cent mille francs que vous m’avez rendus hier matin, en arrivant, ne comblent pas le déficit. Et je ne vois pas trop comment nous ferons demain. Ah ! si nous pouvions payer demain nos échéances et nos ouvriers… Cela nous donnerait du temps.
– Oui, fit Laroque avec calme, cela serait du répit et le salut, car la situation n’est pas désespérée…
– Vous connaissez, Monsieur, toute l’affection que je vous porte et tout mon dévouement. Je suis attristé par votre désespoir autant que par un malheur personnel.
Roger demeura silencieux. Il cherchait une combinaison pour retarder la débâcle. Et rien, rien, pas même un expédient ne lui venait à l’esprit.
De son côté, Guerrier faisait des additions. Il s’évertuait vainement à compter et à recompter les sommes à payer. Les chiffres étaient là, inexorables.
– Combien nous manque-t-il ? demanda le patron.
– Cinquante mille francs, répondit le caissier, en poussant un soupir.
– Regardez-moi, Jean. Est-ce que je rougis ? Est-ce que j’ai l’air confus ? Eh bien ! je ne devrais pas oser vous regarder en face, mon enfant, car j’ai commis une grosse faute, cette nuit, une faute qui aurait pu être irréparable.
– Pardon, monsieur Laroque, mais c’est moi que vous allez forcer de rougir. Je n’ai pas l’honneur d’être votre confesseur.
– Figurez-vous que, poussé par l’esprit malin, cet esprit qui ne manque jamais de hanter les gens près de sombrer dans un abîme, j’ai commis l’infamie, moi qui n’ai jamais tenu une carte de ma vie pour jouer de l’argent, j’ai eu l’imprudence de venir prendre, hier soir, 17 000 francs dans la caisse et de me faire présenter, cette nuit, dans un tripot !… Je connais un vieux brave homme de joueur, qui vient souvent frapper à ma bourse quand il s’est fait décaver ; je suis allé le demander à son tripot, certain de l’y trouver. Eh bien ! le croiriez-vous, Jean, ce vieil incorrigible a encore eu un reste de bon au fond du cœur. Lui qui n’avait pas un sou pour faire son jeu, et pouvait espérer puiser à pleines mains dans mon portefeuille, il m’a dit : « Ah ! n’entrez pas là-dedans, monsieur Laroque ; tous les commerçants qui sont entrés là en sont sortis pour la faillite, sinon pour Mazas[1]. » Et je suis entré quand même, et j’ai joué, dans l’espoir de parfaire la somme qui nous manque. Et j’ai commencé par perdre, savez-vous combien ? J’ai d’abord perdu quinze mille francs. Je ne connaissais pas la sueur froide… je la connais maintenant. Vous ne pourriez vous imaginer, mon enfant, ce que l’on souffre, quand on est un honnête homme et qu’on voit son pauvre argent, cet argent sacré des échéances, ce dépôt confié à l’honneur d’un chef d’usine, c’est-à-dire d’un homme qui a charge d’âmes, quand on voit cet argent s’en aller, le diable sait où, par l’intermédiaire d’une ignoble palette de croupier. Il ne me restait plus que deux mille francs. J’aurais dû partir : la leçon était suffisante. Je restai dans l’espoir de me refaire, et…
– Et ?…
– Et je me refis. La veine me sourit un instant, et j’eus bientôt les mains pleines de jetons de nacre, dont ces gens-là se servent comme monnaie pour se faciliter la ruine. Vous pensez bien que je ne m’attardai pas plus longtemps. Je courus à la caisse du tripot, j’étalai mes jetons sur la table, et je découvris avec volupté qu’il y en avait pour vingt-deux mille francs, de sorte que, tout compte fait, je leur gagne encore cinq mille francs. Si je vous ai confié cela, Jean, c’est dans l’espoir de vous dégoûter à tout jamais des jeux d’argent. Voyons, Guerrier, n’auriez-vous pas un oncle d’Amérique, à qui vous pourriez télégraphier de nous envoyer cette petite somme ?
Le patron plaisantait. Même il riait, mais d’un rire qui sonnait faux.
Laroque en était là. Faute de quarante-cinq mille francs, cette usine où il avait mis toute son intelligence, toute son énergie au travail, où tant de braves gens, pour la plupart pères de famille, comptaient sur lui, allait sombrer.
Guerrier ne se connaissait pas d’oncle en Amérique ; mais la question du patron éveilla en lui un vieux souvenir auquel il se raccrocha désespérément.
– Monsieur Laroque, dit-il, c’est grâce à la recommandation de feu monsieur Vaubernon que je suis entré dans votre maison, d’abord comme simple employé aux écritures. De modeste comptable, vous m’avez fait votre caissier. Vit-on jamais plus jeune caissier dans un établissement de cette importance ?
– Où voulez-vous en venir ? Si je vous ai donné ma confiance, c’est que vous avez su la mériter.
– Et c’est surtout parce que monsieur Vaubernon m’avait recommandé tout spécialement auprès de vous. Il connaissait ma famille. Il savait que mon père s’était trouvé dans l’impossibilité de me faire instruire convenablement, mais que j’avais comblé cette lacune en suivant, le soir, les cours d’adultes, en passant la moitié de mes nuits à l’étude. Monsieur Vaubernon m’a porté bonheur jusqu’à présent. Eh bien ! c’est peut-être encore lui qui nous tirera d’affaire.
– Je voudrais bien savoir comment.
Jean Guerrier tira de sa poche son portefeuille et y prit une lettre cachetée, sur laquelle on lisait cette suscription :
Monsieur de Terrenoire, banquier,
boulevard Haussmann.
– Lisez, dit-il à son patron.
– Je vois bien, mon cher Guerrier, que vous êtes en possession d’une lettre pour un banquier qui a nom de Terrenoire, et qui habite boulevard Haussmann ; mais quel est le banquier qui me prêterait aujourd’hui quarante-cinq mille francs, sans autre gage que mes espérances de réussite, mon labeur, mon intelligence ?
Guerrier remit l’enveloppe sous les yeux du patron.
– Vous ne reconnaissez pas l’écriture ?
– C’est l’écriture de monsieur Vaubernon.
– Lorsque monsieur Vaubernon voulut bien me recommander à vous, il me donna cette lettre, en me disant : « Je suis convaincu que tu feras ta carrière chez monsieur Laroque ; mais il faut tout prévoir. Si jamais il t’arrivait un malheur, que tu perdisses ta place, que tu fusses dans le besoin, avec cette lettre, qu’il te suffira de porter à son adresse, tu trouveras aide et assistance.
– Mais c’est un conte des Mille et Une Nuits ?
– Pas du tout, je vous assure.
– Du reste, à quoi cette lettre pourrait-elle nous servir ? Il s’agit de vous, et non de moi. Vous vous trouveriez sans place, dans la misère, il se pourrait que monsieur de Terrenoire, banquier, voulût bien vous prendre dans ses bureaux, vous avancer un mois de traitement pour vous faciliter l’existence, mais il ne vous prêterait pas, à coup sûr, quarante-cinq mille francs, dont nous avons besoin.
– Il ne me les prêterait pas à moi, simple comptable, pauvre gratte-papier, mais à vous, ingénieur, savant, chef d’usine !
Roger Laroque éclata de rire.
– Vous riez de moi, observa Guerrier avec un franc sourire, qui témoignait de sa bonne âme ! Vous avez peut-être tort. Laissez-moi porter cette lettre à son adresse. Laissez-moi expliquer à monsieur de Terrenoire comment la nécessité de rembourser d’un seul coup une somme aussi considérable, ce qui prouve non seulement notre honnêteté, mais encore notre solvabilité, nous force à recourir à l’emprunt. Laissez-moi lui dire combien vous êtes économe, travailleur, les ressources qu’il y a dans votre esprit, quel…
– Je ne doute pas de votre éloquence, interrompit Laroque ; mais les banquiers ne se paient pas de mots !…
Guerrier regarda amoureusement sa lettre et dit :
– Il n’y a pas que des mots, là-dedans. J’y sens, si mon instinct ne me trompe pas, la présence d’une clé magique, avec laquelle nous ouvrirons le coffre-fort de monsieur de Terrenoire, et nous y prendrons les quarante-cinq mille francs qui nous font défaut. Partons, monsieur Laroque, prenons une voiture, et courons au boulevard Haussmann. Je monterai seul, vous m’attendrez en bas, et si je ne réussis pas, qu’est-ce que nous aurons risqué ?
Le patron fit ce que voulait le caissier. Trois quarts d’heure après, Jean Guerrier se faisait annoncer chez M. de Terrenoire. Le banquier était dans son bureau et consentait à recevoir.
Le jeune homme tendit sa lettre. Il remarqua que le banquier l’avait enveloppé d’un regard bienveillant ; son espoir s’affermit.
– Ah ! fit M. de Terrenoire, en voyant la signature, c’est de ce pauvre monsieur Vaubernon, le meilleur ami de mon père, son camarade de collège, et, plus tard, son camarade de régiment. Mais depuis combien de temps avez-vous cette lettre, et pourquoi avoir tant tardé à me la présenter ?
Jean Guerrier expliqua son affaire sur un ton de franchise qui plut à l’auditeur.
– L’ami de mon père, dit M. de Terrenoire, n’en a pas écrit long, mais cela suffit pour que je sois tout à votre service. Vous voulez un bon emploi, et vous avez besoin d’argent ? Tout justement, mon caissier, qui a quelque chose comme cinquante ans de plus que vous, est sur le point de se retirer à la campagne. Vous aurez sa succession. Voilà pour l’emploi. Demandez-moi maintenant la somme dont vous avez besoin. Deux cents louis vous suffiraient-ils ?
Guerrier devint tout pâle. La prédiction de son patron se réalisait : on lui offrait quelques centaines de francs, et cela était déjà bien beau de la part d’un inconnu.
Guerrier se redressa, et, à la question du banquier, il répondit avec fermeté :
– Deux cents louis ne me suffisent pas.
M. de Terrenoire ne put réprimer son étonnement. Le banquier devait se dire que ce jeune homme ne manquait pas de prétention.
– Combien vous faut-il ?
– Quarante-cinq mille francs.
– Vous dites ?
– Quarante-cinq mille francs, répéta énergiquement le jeune caissier.
Et il se hâta d’ajouter :
– Ce n’est pas pour moi. Il faudrait que je fusse fou, Monsieur, pour abuser ainsi de la recommandation d’un vieil ami de votre père. Je vous les demande, ces quarante-cinq mille francs, pour mon patron, monsieur Roger Laroque, ingénieur-mécanicien, dont les ateliers sont situés rue Saint-Maur.
Et Jean Guerrier développa avec l’éloquence persuasive qui vient du cœur, les motifs pour lesquels il avait un besoin absolu de ces quarante-cinq mille francs.
M. de Terrenoire l’écouta jusqu’au bout. Il avait plaisir à entendre cette voix fraîche et jeune plaider la cause de la reconnaissance, du dévouement. Et lorsque Jean eut épuisé tous ses arguments :
– Je ne connais pas monsieur Roger Laroque, lui dit le banquier, mais je réponds qu’il a en vous un employé comme on n’en voit pas souvent.
À ce moment, un homme au visage sombre, vêtu avec une suprême élégance, entra et serra affectueusement la main du banquier.
– Mon cher de Mussidan, lui dit ce dernier, voici un jeune homme qui me demande un sacrifice assez sérieux. Vous êtes mon associé, je vais vous expliquer le cas, et je ferai ce que vous voudrez. Au fait, il vaut mieux que ce soit le postulant lui-même qui vous mette au courant. Parlez, mon garçon, parlez sans crainte, comme tout à l’heure.
Et Jean Guerrier retrouva toute son éloquence pour persuader M. de Mussidan, comme il avait déjà persuadé M. de Terrenoire.
– Vous tombez bien, jeune homme, dit l’associé du banquier. Je m’intéresse par-dessus toute chose à l’industrie, et je voudrais être assez riche pour commanditer tous ceux qui, comme votre patron, ont donné des gages de capacité et d’activité. Vous pouvez donc, mon cher Terrenoire, si vous êtes de mon avis, avancer à monsieur Laroque la petite somme dont il a besoin.
– Je cours chercher mon patron, s’écria le jeune homme. Vous nous sauvez la vie, Messieurs.
Il salua et sortit précipitamment.
En bas, dans la voiture, le patron attendait, sans aucun enthousiasme. Il était loin de se douter que son caissier lui descendait le salut.
Jean ne le fit pas languir. Il ne se donna même pas le temps de s’asseoir dans la voiture.
– Ça y est !
– Quoi ?
– Montez là-haut, on vous attend.
L’ingénieur n’eut plus envie de rire. Il regarda avec commisération son caissier, dont la raison lui paraissait fort attaquée, mais il se décida enfin à monter. Ce fut au tour du caissier à attendre dans la voiture.
Jean avait dit vrai ; Roger fut reçu par les deux banquiers, comme un ingénieur à qui on doit toute son estime et toute sa confiance.
Les arrangements furent bientôt conclus.
Roger Laroque était tellement ému qu’il ne pouvait proférer une parole. Il étreignit les mains des deux associés et se remettant enfin, s’écria :
– Si jamais vous avez besoin d’un homme capable de tout donner, jusqu’à sa vie, adressez-vous à Roger Laroque, il sera toujours prêt.
Et il sortit, la joie au cœur.
– Ça y est ! se contenta-t-il de dire comme son caissier, en lui sautant au cou dans la voiture.
Arrivés à l’usine, ils refirent une dernière fois les comptes. Rien ne manquait plus maintenant : il y avait de quoi payer tout le monde. Et de son portefeuille, il sortit d’abord les billets de banque qu’on lui avait donnés au cercle en échange des jetons, puis les quarante-cinq mille francs touchés tout à l’heure. Le tout fut rangé, dans le coffre-fort de l’usine, à côté des cent mille francs remis à Guerrier, la veille.
– Ah ! Monsieur, je suis bien heureux, disait Guerrier les larmes aux yeux !
Il sortit, congédié d’un geste amical par son patron qui, l’air gai, l’œil pétillant, se mit à bourrer sa pipe.
Roger Laroque, dans son cabinet, et Jean Guerrier, à la caisse, travaillaient depuis une heure.
Roger, après avoir lu sa correspondance, répondait à quelques lettres pressées et importantes. Son visage était très calme et n’exprimait aucune inquiétude. Maintenant qu’il était sûr de faire face aux engagements du lendemain, et qu’il y avait en caisse non seulement les échéances de fin de mois, mais la paye des ouvriers et du personnel de ses bureaux.
De temps en temps, il s’arrêtait d’écrire et il promenait son regard autour de lui, le regard heureux de l’homme qui se retrouve au milieu de la besogne quotidienne qui lui est chère.
Par la fenêtre entraient les bruits assourdissants des ateliers, des marteaux, des limes, de la vapeur, des roues en mouvement.
C’était un vacarme qu’il aimait ; ç’avait été sa vie depuis son enfance.
De son côté, Jean Guerrier était rentré dans le bureau qu’il occupait seul, et où se trouvait scellée contre le mur, la caisse de la maison.
Il compta les billets remis par Laroque et les classa par sommes. Il les rangea dans la caisse et les inscrivit sur son livre, puis, prenant les feuilles de paye que les surveillants des ateliers venaient de lui apporter, il calcula rapidement ce qu’il faudrait donner à chacun d’eux pour les ouvriers, le lendemain.
Il préparait maintenant la feuille de paye des employés de bureau.
Il fut interrompu dans sa besogne par l’entrée d’un garçon qui s’approcha du caissier d’un air effaré et lui dit à l’oreille :
– Monsieur Guerrier, qu’est-ce qui se passe donc ?… Il y a quatre messieurs qui viennent d’entrer dans la salle d’attente et demandent à parler à monsieur Laroque sur-le-champ.
– Eh bien, qu’est-ce que tu vois là de si étrange ? dit Guerrier sans lever le nez de ses registres.
– C’est que, sur les quatre, il y a monsieur Liénard, le commissaire de police aux délégations judiciaires, et deux types qu’il est facile, à leur mine, de reconnaître pour des agents en bourgeois…
Cette fois le caissier releva la tête.
– Un commissaire aux délégations, murmura-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Préviens monsieur Laroque et introduis-les.
À l’annonce de cette visite, Laroque parut très étonné.
Il avait complètement oublié le meurtre de Larouette et sa déposition du matin chez M. Lacroix. Il y repensa tout à coup, et vivement, fit signe au garçon de faire entrer M. Liénard. Il alla au-devant du commissaire et le salua.
– Je devine l’objet de votre visite, Monsieur, dit-il, et je vous remercie de vous être dérangé… Mais, sur une lettre de vous, je serais volontiers passé à votre cabinet…
– Monsieur, dit le commissaire, qui ne voulut point s’asseoir, malgré l’invitation réitérée de Laroque, j’ai amené avec moi un expert en écritures auquel je vous prie de vouloir bien remettre vos livres…
– Mes livres ? Et que désirez-vous, Monsieur, et pourquoi cet abus de pouvoir ?
– Ce que je veux, c’est d’abord le détail des valeurs diverses qui ont constitué avec intérêts la somme de cent quarante-cinq mille francs que vous avez remboursée à Larouette… Vous n’ignorez pas que Larouette a été assassiné et qu’on n’a pas retrouvé cette somme chez lui… tout fait donc croire qu’elle lui a été volée le soir même du jour où restitution lui en avait été faite dans vos bureaux.
– Il est de mon devoir de vous éclairer et vous pouvez faire passer votre expert à la caisse. Monsieur Guerrier le renseignera.
Roger passa à la caisse, dit quelques mots à Guerrier et revint.
En même temps entrait au bureau du jeune homme un petit vieux, tout blanc, l’air futé, sec comme un tas de paperasses, M. Ricordot, l’expert.
– Monsieur, dit Jean Guerrier, d’après ce que vient de me dire mon patron, la justice désire savoir en quoi consiste le remboursement que nous avons opéré il y a trois jours.
– Parfaitement, or, valeurs ou billets.
– Rien n’est plus facile. Voici quel était, il y a trois jours, c’est-à-dire le 28 juillet, l’état de ma caisse. Nous n’avions, comme vous le verrez, que de l’or et des billets. Ni chèques, ni valeurs.
Il poussa ses livres tout ouverts devant M. Ricordot, qui les feuilleta.
– Comme dans le remboursement de Larouette nous n’avons fait entrer ni actions, ni obligations, il sera peu aisé de retrouver la piste du meurtrier. Malgré cela, je puis vous donner une indication plus précise.
Et, après avoir réfléchi quelques secondes, il alla prendre dans un cartonnier un dossier de correspondances, et chercha une lettre.
– Parmi les billets de mille francs qui composaient la majeure partie de la somme restituée, vingt ou trente nous étaient parvenus de province, par lettres chargées, en payement de différentes factures. Voici ces lettres. Elles contiennent les numéros et lettres de série des billets. Peut-être cela vous servira-t-il ?…
– En effet. Merci.
M. Liénard entra et resta debout près de la porte, écoutant. Ce fut à lui, autant qu’à l’expert, que s’adressa Guerrier, lorsqu’il dit :
– Je ne dois pas vous laisser ignorer non plus un signe particulier dû au hasard et qui pourra, plus facilement que les numéros, faire reconnaître certains de ces billets…
– Ah ! ah ! et quel est ce signe particulier ?
– Au moment où j’étais en train de compter une liasse de billets de cinq cents francs, un employé, en passant devant mon pupitre, a frôlé mon encrier, avec son coude, et l’encre a taché une dizaine de billets, presque tous à la même place, à droite, là où il est dit que « l’article 139 du Code pénal punit des travaux forcés à perpétuité ceux qui auront contrefait ou falsifié les billets de banque autorisés par la loi… » Vous savez le reste.
– Le renseignement est précieux ! murmura M. Liénard.
M. Ricordot continuait de paperasser. Comme il était myope et qu’il avait la manie de ne pas se servir de lunettes, son front touchait presque les alignements de chiffres.
– L’état de la caisse au 28 juillet dernier est conforme à ce que dit ce jeune homme, grommela-t-il. Voyons maintenant aujourd’hui.
Pendant un quart d’heure le silence régna.
M. Liénard se promenait de long en large dans le bureau, – ou tantôt venait se pencher au-dessus de l’expert et parlait bas.
Quant à Guerrier, un peu intrigué et malgré lui mal à l’aise, il s’était mis à tapoter contre un carreau de la fenêtre.
Tout à coup M. Ricordot se leva, ferma les registres avec lenteur, et attirant le commissaire dans un coin, lui parla longuement à l’oreille.
Puis tous deux rentrèrent dans le cabinet de Laroque.
– En voilà des cachotteries ! murmura le caissier, se rasseyant à sa place.
M. Liénard disait, à ce moment, à Laroque :
– Monsieur Ricordot vient de parcourir vos livres. Il y a vu ce qui, je me hâte de le dire, était connu de nous, que vos affaires étaient fort mauvaises en ce moment et qu’avant-hier, hier même encore, vous ne deviez guère compter que sur un hasard pour vous tirer d’embarras.
– C’est vrai, Monsieur, dit Laroque avec tristesse, j’ai failli suspendre mes payements. Mais aujourd’hui je suis sauvé.
– En effet, monsieur Ricordot a remarqué sur votre livre de caisse, à la date d’hier, la rentrée d’une somme importante… cent mille francs… et, à la date d’aujourd’hui même, la rentrée d’une autre somme de cinquante mille, toutes deux versées par vous, sans autre indication de provenance…
– C’est l’exacte vérité, dit Laroque. Où voulez-vous en venir ?
– Monsieur Laroque, – fit le commissaire après une pause, – veuillez répondre franchement et sans hésitation aux questions que je vais vous faire ?…
– Vous pouvez compter sur ma franchise, Monsieur, dit Roger avec simplicité et noblesse, je n’ai de ma vie menti !…
– D’où viennent les cinquante mille francs que vous avez versés à votre caisse ?
– J’ai gagné cinq mille francs cette nuit, au jeu…
– Au jeu ! Vous êtes joueur ?
– Non, Monsieur. C’est la première fois que je vais dans un cercle.
– Quel cercle ?
– Le cercle du Commerce.
– Ah ! vous courez les tripots !
– Je vous répète, Monsieur, que je ne joue jamais. Cette accusation de courir les tripots n’est pas seulement dure, je la trouve déplacée. Il me manquait hier cinquante mille francs pour mon échéance d’aujourd’hui : j’ai eu, je l’avoue, un moment de faiblesse ; j’ai pris quelque mille francs dans ma caisse, sur les cent mille que j’y avais versés hier matin, et j’ai voulu tenter la fortune. J’ai commencé par perdre, ce qui m’a donné une leçon, puis je me suis refait avec un bénéfice de cinq mille francs, et cette fois, revenu à des idées plus saines, je suis rentré chez moi, sans chercher à gagner les quarante-cinq mille francs qui me manquaient. Quant aux quarante-cinq mille qui font le complément de mon échéance, ils m’ont été avancés, il n’y a pas deux heures, par monsieur de Terrenoire, banquier, boulevard Haussmann.
– Bien, nous vérifierons… Et les cent mille francs dont votre livre de caisse porte la mention, à la date d’hier, 29 juillet ?
– Ces cent mille francs m’ont été remboursés par…
Il s’arrêta brusquement, comme si tout à coup une main d’acier s’était crispée autour de sa gorge… l’empêchant de parler… L’effet fut si soudain, si foudroyant, qu’il s’écroula sur une chaise… et de grosses gouttes de sueur perlèrent à son front…
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il… qu’allais-je dire là !
Le commissaire aux délégations l’observait attentivement.
– Je vous réitère ma question, dit-il, que vous semblez n’avoir pas entendue. D’où proviennent les cent mille francs que vous avez versés à la caisse et dont vos livres portent mention ?…
– Je vous l’ai dit, Monsieur, fit-il d’une voix sourde… d’un remboursement…
– Une personne vous les devait et vous les a rendus ?
– Justement.
– C’est fort possible. Quel est le nom de cette personne ?
– Peu vous importe ; je trouve votre curiosité un peu indiscrète, bien que, par votre profession et par devoir, vous deviez être indiscret… Mais ici, vous comprenez mal votre devoir et vous êtes égaré par l’amour du métier…
– Je vous engage à répondre sans subterfuge.
– Je ne vous reconnais pas le droit de m’interroger et je refuse… Et, comme mon caissier a dû vous fournir tous les renseignements qui vous sont nécessaires, je vous ferai observer qu’il est onze heures, que mon temps est précieux…
– Vous ne vous rendez pas compte, je le vois, monsieur Laroque, de la gravité de la situation où vous vous trouvez…
Laroque eut l’air surpris – et avec sa brusquerie ordinaire :
– Où diable trouvez-vous ma situation grave, s’il vous plaît ?… Et en quoi cela peut-il intéresser monsieur le commissaire de police Liénard ?
– En ce qu’il existe contre vous de fortes présomptions de culpabilité et que bien des indices sérieux vous désignent comme le meurtrier de Larouette.
– Hein ? Comment ? Vous avez dit ?…
– Vous avez bien entendu !
Laroque part d’un éclat de rire énorme qui secoue comme de spasmes son corps de colosse.
Il va s’asseoir dans le fauteuil en cuir rouge de son bureau et, les mains sur le ventre, les yeux bridés et la bouche largement fendue, il rit toujours, – d’un rire convulsif qui lui amène les larmes aux paupières.
– Moi, je n’aurais pas trouvé cela, vous savez ? finit-il par dire.
– Vous avez tort de ne pas prendre cette accusation au sérieux, dit le commissaire, et je vous préviens que la meilleure manière d’y échapper et d’empêcher votre arrestation serait de répondre à la question que je vous pose.
– C’est donc sérieux ?
– Ai-je l’air de plaisanter ? fit M. Liénard d’un ton sec.
– Non, quant à cela, je le reconnais, et c’est ce qui me fait rire. Réfléchissez à l’absurdité de votre accusation. À qui ferez-vous croire, à Paris, que Roger Laroque est devenu un assassin ? À ceux qui ne me connaissent pas, peut-être, et ceux-là, je me soucie peu de leur opinion, mais les autres !
– Je ne suis pas ici pour ergoter sur le plus ou moins de vraisemblance de votre culpabilité, mais pour vous poser certaines questions très nettes et pour vous mettre à la disposition du parquet de Versailles, dans le cas où vos réponses ne me paraîtraient pas satisfaisantes.
Laroque avait cessé de rire. Sa physionomie reflétait un peu d’inquiétude, et même il regardait le magistrat avec une certaine frayeur. C’était donc vrai ? On l’accusait ?
L’expert Ricordot était sorti depuis quelques minutes et était passé dans le bureau de Guerrier.
Laroque le vit rentrer tout à coup, portant, entre les mains, des liasses de billets de banque.
Et ces billets, l’expert se mit à les examiner l’un après l’autre, pendant que l’interrogatoire reprenait :
– Enfin, dit le mari d’Henriette, ce n’est pas sans de très graves indices qu’on accuse un homme comme moi. Ma vie n’a jamais laissé de prise à la critique, et je ne sais comment le soupçon a pu m’atteindre… C’est presque m’humilier et me rabaisser que de me défendre… Et avant de me résigner à cette humiliation, je voudrais connaître les preuves relevées contre moi.
– Elles sont de plusieurs natures, mais je n’ai à m’occuper d’autre chose que de cet argent suspect retrouvé dans votre caisse. Ma mission est précise et limitée, puisque le crime s’est commis en dehors du ressort de la préfecture de police, et je n’agis qu’en vertu d’une commission rogatoire. Vous aurez à répondre, pour le reste, au parquet de Versailles. Maintenant votre affirmation de tout à l’heure… à savoir que l’importante somme retrouvée dans votre caisse – alors que le 28 votre caisse était vide – provient, pour la plus faible partie, d’un gain au baccara, d’un prêt et, pour le reste, d’un remboursement ?
– Oui, Monsieur.
– Il va falloir prouver tout ce que vous affirmez.
– J’ai joué hier, de dix heures à minuit, au cercle du Commerce, et je vous donnerai les noms de plusieurs des membres du cercle qui pontaient contre moi. Il y avait le baron de Cé, messieurs du Voltérier, de Luvigny, Léonce Dubois, le manufacturier bien connu, Gaston et Adolphe Levallois, de la rue du Sentier.
– Va donc, en ce qui concerne le cercle. Nous y reviendrons plus tard. Mais les cent mille francs apportés par vous à la caisse, le 29 juillet ?
De nouveau, M. Laroque s’était troublé et avait pâli. Il se leva, fit quelques pas fiévreusement dans son cabinet, puis :
– Je n’ai rien à ajouter à ma réponse précédente. Ces cent mille francs viennent du remboursement – inespéré – d’un prêt…
– Le nom du débiteur ?
Laroque se tut.
– Réfléchissez… ce nom, c’est la preuve que vous ne mentez pas… car il nous sera facile de vérifier votre renseignement… Au contraire, si vous refusez de parler, c’est une charge de plus – la plus lourde – contre vous ! Allons, décidez-vous ! ce nom ?…
Laroque secoua la tête, et tout à coup, prenant son front dans ses mains puissantes, il dit à plusieurs reprises, avec colère :
– Que vous importe ! que vous importe !
– Dans votre intérêt, Laroque, pour votre honneur, l’honneur de votre maison, je vous engage à parler…
– Non. Que vous importe, encore une fois ?
– Laroque, dans l’intérêt et pour l’amour de votre femme et de votre fille, que vous semblez oublier, il faut que vous parliez…
Il eut une brusque secousse de tous les membres à cette évocation. Un instant, la bouche détendue, la respiration sifflante, les yeux fixes, il demeura atterré. Ses larges épaules se voûtèrent… On les voyait se courber, se courber…
– Je suis perdu !… murmura-t-il… Je suis perdu !…
M. Liénard laissa échapper un geste d’impatience.
De son côté, l’expert qui avait contrôlé les billets de banque, en se reportant aux numéros et lettres de série indiqués par Guerrier, se leva tout à coup, fit au magistrat un clin d’œil significatif et lui glissa dans la main, sans dire un seul mot, un chiffon de papier sur lequel il avait écrit quelques mots et auxquels, avec une épingle, il venait d’attacher six ou sept billets de mille francs.
M. Liénard se tourna vers Laroque :
– Ainsi, dit-il, c’est bien entendu, vous refusez de répondre ?
– Je refuse ! fit Roger, d’une voix basse et rauque.
– Votre caissier nous a signalé tout à l’heure une série de numéros de billets reçus en payement de factures envoyées en province. Ces billets sont entrés en compte et ont servi, le 28 juillet, à payer Larouette. D’après votre caissier, il ne restait, le 28 juillet, dans votre caisse, après le remboursement effectué, que de l’or… Dans ces conditions, voulez-vous m’expliquer comment il se fait que nous retrouvions aujourd’hui, en caisse, la plupart des billets signalés ?…
– C’est impossible ! s’écria Roger, se réveillant en sursaut.
– Voyez vous-même… D’une part, les lettres de province qui contenaient le chargement et les indications de numéros – ainsi que cela se fait d’habitude. – D’autre part, les billets, portant ces mêmes numéros…
« Ces billets – vos livres en font foi et votre caissier lui-même le déclare – sont sortis le 28 juillet de votre maison. Larouette les a eus en sa possession. On les lui a volés. Et voici qu’ils se retrouvent dans votre caisse !…
Effaré, pressant d’une main son front et sentant que sa raison s’échappait de son cerveau, Roger Laroque regardait les chiffres qu’on lui montrait.
– En suivant votre raisonnement, reprit monsieur Liénard, et si je croyais à vos affirmations, il se serait passé ceci : ou bien les billets suspects proviennent des remboursements dont vous refusez d’avouer la source, ou vous les avez ramassés, hier, sur la table de baccara, dans votre gain du cercle…
– C’est impossible !…
– De telle sorte que, d’après vous, l’assassin de Larouette serait ou l’un des membres du cercle du Commerce qui ont joué contre vous… ou la personne même de laquelle vous prétendez tenir le remboursement…
– Quelle folie !…
– Persistez-vous dans vos déclarations ?
– J’ai dit la vérité.
– Je veux bien vous croire, mais, du moins, complétez-la. Vous voyez maintenant à quel danger vous expose votre refus de me donner le nom de votre débiteur… Revenez sur ce refus…
– Non ! dit-il avec effort.
– Ce peut être votre perte…
– N’insistez pas, Monsieur ! dit Roger avec une tristesse profonde.
– Soit. Le parquet de Versailles sera sans doute plus heureux que moi. Une autre question : la plupart des membres du cercle où vous avez joué vous étaient-ils inconnus ?
– Tous, à part un seul, pauvre diable qui ne m’a présenté qu’à son corps défendant.
L’expert Ricordot, tout à ses recherches, ne prêtait aucune attention à cet interrogatoire. Il venait de se lever, pour la seconde fois, et passait à M. Liénard une liasse de billets de cinq cents francs, en lui faisant remarquer, d’un geste du doigt, le coin de ces billets tachés d’encre au même endroit.
M. Liénard était un vieux magistrat, habitué aux affaires les plus émouvantes. Sa physionomie ne changea pas. Il se contenta de pincer les lèvres. Puis, ouvrant la porte, il appela :
– Monsieur Guerrier, voudriez-vous venir un instant, s’il vous plaît ?
Le caissier posa sa plume, se leva et obéit. Liénard lui dit :
– Ayez l’obligeance de répéter devant votre patron ce que vous m’avez déclaré tout à l’heure au sujet d’un petit accident arrivé, il y a trois jours, à certains billets comptés à Larouette…
– La tache d’encre ?
– Oui.
Jean Guerrier s’exécuta, répétant mot pour mot ce qu’il avait dit.
– C’est bien, dit le commissaire de police, je n’ai plus besoin de vous.
Le caissier se retira, l’attitude et la prostration de Roger le remplissaient d’angoisse.
Alors Liénard, s’adressant à celui-ci :
– Vous avez entendu les renseignements donnés par votre employé ?
Laroque inclina la tête, sans parler, le cœur serré par la crainte et prévoyant une nouvelle et terrible explication.
– Comment se fait-il que ces billets, si aisément reconnaissables, se trouvent également chez vous, après avoir été versés à Larouette ? Car, les voici, regardez !… Vous voyez la tache d’encre sur l’article du Code ?
– Je vois, oui, fit Laroque, et je reconnais comme vous que tout cela est bien étrange et bien extraordinaire…
– Pas si étrange, car, pour moi, je l’explique facilement…
« La situation est claire. Vos affaires allaient mal, et vous aviez à grand-peine réuni la somme qui vous était indispensable pour faire face à vos engagements de la fin du mois, quand est arrivée la demande de Larouette. Vous avez supplié Larouette d’attendre, mais vous l’avez trouvé intraitable. Il a fallu vous exécuter. C’était la faillite, ainsi que vous l’avez dit vous-même à votre créancier dans une de vos lettres ; un seul moyen vous restait : reprendre à Larouette cet argent qui était votre salut… le voler et, en cas de résistance, le tuer…
– Ce que vous racontez là est infâme, Monsieur, dit Laroque, auquel l’imminence du danger qu’il courait rendait peu à peu son sang-froid… J’ai presque de la honte à dire que je suis innocent !…
– Malheureusement, c’est une protestation toute platonique. Il est facile de protester de votre innocence – mais il est moins facile de vous défendre… Je relève contre vous une preuve accablante : ces billets payés par vous à Larouette, volés chez Larouette après le meurtre, et retrouvés chez vous… Et notez ces circonstances : votre créancier demeure à Ville-d’Avray, tout près de chez vous… le refuge est là… l’alibi est naturel… vous assassinez !… Et, le lendemain même, vous restituez à la caisse l’argent qui en était sorti la veille !… Vous êtes le coupable, Laroque ; pour moi, cela ne fait aucun doute…
– Je vous jure, Monsieur, que je suis innocent – dit Roger au comble de l’émotion – je vous jure que la pensée même d’un crime pareil ne pouvait entrer dans mon esprit. Que puis-je vous dire pour me défendre ? Rien. Si j’avais été coupable, j’aurais de longue date préparé ma défense !…
« Oui, Monsieur, je reconnais comme vous, que les numéros de ces billets coïncident avec ceux des billets payés à Larouette.
« Je reconnais même que ces taches d’encre dont parle Guerrier constituent contre moi des preuves terribles.
« Moi-même, je ne vous le cache pas… j’ai peur… je suis tout bouleversé… je voudrais vous expliquer, mais je ne le puis, non, je ne le puis…
– Je vais être obligé de vous arrêter et de vous faire conduire à Versailles.
– Vous me déshonorez… Vous tuez ma femme et ma fille… Vous ruinez ma maison. Moi, assassin… moi, Roger Laroque !… Songez, monsieur Liénard, que je puis, si vous le désirez, vous envoyer vingt des commerçants les plus connus et les plus honorés de Paris, qui tous vous seront garants de ma probité.
– Ce sont des phrases, et j’aimerais mieux une réfutation bien nette…
– Je ne sais quoi vous dire, moi… C’est horrible d’être ainsi soupçonné !… Ma pauvre femme !… Ma pauvre petite Suzanne ! Que vont-elles devenir quand on leur apprendra ?…
« Monsieur Liénard, vous ne pouvez, de gaieté de cœur, vouloir ma perte ; vous ne me connaissez pas. Aidez-moi donc à me défendre. Vous êtes de sang-froid, vous… Moi, je deviens fou !
– Je vais vous en faciliter les moyens, dit le magistrat. J’admets pour un moment les explications que vous m’avez données. Si vous avez dit la vérité, il est clair que les billets suspects viennent de l’un des joueurs du cercle, à moins que vous ne les teniez de celui de vos débiteurs dont vous prétendez avoir reçu cent mille francs.
« En ce qui concerne le cercle, nous saurons vite à quoi nous en tenir, lorsque nous aurons retrouvé le nom de ceux qui ont joué dans votre partie. Reste le débiteur mystérieux dont vous cachez la personnalité… Vous pouvez vous sauver en le nommant… J’enverrai un des mes agents le chercher, à l’adresse que vous m’indiquerez, et, après avoir entendu sa déclaration, si elle est conforme à ce que vous prétendez, vous resterez libre… Au contraire, si vous refusez de le nommer, il sera clair que vous mentez, que le débiteur n’est qu’un être imaginaire inventé par vous pour sortir d’embarras en ce moment critique… Je ne vois pas pour vous d’autre moyen de défense… Maintenant, Laroque, parlez, je vous écoute…
Roger fit deux pas vers le commissaire.
– Eh bien ! soit, dit-il… puisqu’il le faut !…
Il allait parler… mais il s’arrêta, – ainsi qu’une fois déjà, – étouffé par une parole qui ne pouvait sortir de sa gorge contractée. Il recula comme si le magistrat lui eût fait peur… Ses doigts, en un mouvement de rage, se fixèrent dans les cheveux, et, sans doute pour se punir d’un moment de faiblesse, et d’avoir voulu parler, ses dents blanches s’enfoncèrent dans sa lèvre inférieure, qui s’ensanglanta.
– Songez, Laroque, dit le commissaire de police, à toutes les suppositions que fera naître votre silence !…
– Je vous jure par ce que j’ai de plus cher – par ma femme… – par la vie de ma fille – que j’ai dit la vérité !…
– Comment la justice pourra-t-elle vous croire, si vous lui enlevez le seul moyen possible de s’assurer que vous ne la trompez pas !…
– À la grâce de Dieu, et que ma destinée s’accomplisse, dit le mécanicien d’un ton ferme, en se relevant. Arrêtez-moi. Je suis prêt à vous suivre, mais je n’ajouterai rien à ce que j’ai dit !…
– Je vous mets donc en état d’arrestation. Vous l’aurez voulu et vous m’aurez forcé la main.
Le magistrat mit en ordre ses notes, fit signer ses réponses à Laroque, reçut régulièrement la déclaration de Guerrier, joignit à ses pièces le procès-verbal très bref de l’expert et les billets de banque qui allaient en quelque sorte former la base de l’accusation – le tout pour être expédié à Versailles, en même temps que le prisonnier, au juge d’instruction chargé de l’enquête.
Midi sonnait, à ce moment à l’horloge de l’usine.
– Suivez-moi, Monsieur, dit Liénard.
En traversant le bureau de la caisse, Roger trouva rassemblés là Jean Guerrier et tous les employés qu’agitait le pressentiment d’un malheur.
– Mes amis, dit Laroque, je suis arrêté sous l’inculpation d’un crime horrible… d’un assassinat suivi de vol… Je vais vous quitter… mais tranquillisez-vous… ce ne sera pas pour longtemps… J’aurai tôt fait de prouver mon innocence… Continuez-moi vos services… Guerrier, je vous laisse la direction de la fabrique… Adieu, mes amis !…
Ils s’élancèrent tous autour de lui, les mains tendues, mais ne disant rien parce que cette nouvelle les atterrait.
Guerrier embrassa Laroque.
Laroque eut un sourire navré. Il n’avait plus la foi. Dans la cour, ils se trouvèrent au milieu du flot des ouvriers qui sortaient de l’usine pour aller déjeuner.
Laroque était entre les deux agents restés dans la salle d’attente ; chacun le tenait par un bras pour l’empêcher de fuir.
– Le patron est arrêté !…
Le mécanicien était adoré par ses inférieurs pour sa justice, son égalité d’humeur, sa gaieté bon enfant, sa droiture.
En une seconde, le commissaire de police, l’expert Ricordot, le prisonnier et les agents du service de la sûreté furent entourés par une centaine d’ouvriers, curieux et menaçants, dont le cercle se ferma.
C’étaient tous de grands gaillards aux épaules robustes, au teint hâlé, à l’œil hardi.
Certes, Laroque n’aurait eu qu’à faire un signe pour être libre.
Liénard le comprit et eut un moment d’inquiétude.
– Restez calmes, mes enfants, dit Roger… et éloignez-vous… Je suis victime d’une erreur… mais ce soir, demain au plus tard, je serai de retour au milieu de vous… Soyez sans crainte pour votre paye… qui sera comptée, comme toutes les quinzaines, par M. Guerrier…
Un apprenti, un gamin, – la figure barbouillée de noir, – se jeta dans les jambes des agents, pour se rapprocher de Laroque :
– Patron, si vous vouliez, on pourrait faire passer la rousse par-dessus le mur… Ça vous donnerait le temps de vous tirer des pieds.
– Fuir, mon garçon, ce serait m’avouer coupable…
– Alors, c’est comme vous voudrez… Pourtant, mince, ç’aurait été rien rigolboche !…
Et le gamin tourna les talons.
Les ouvriers s’étaient écartés respectueusement.
Un fiacre à quatre places, attelé de deux chevaux, attendait à la grille. Le commissaire y monta, puis Roger puis les agents.
Roger avait épousé Henriette, fille de Georges Bénardit, propriétaire des ateliers de la rue Saint-Maur. Son mariage le fit l’associé de Bénardit, alors malade, et la mort du père d’Henriette, qui arriva quelque temps après, le rendit seul maître de la maison.
Ce n’était pas la fortune ; c’était peut-être le moyen d’y parvenir, mais c’était à coup sûr un brevet de probité que Bénardit laissait en mourant à son gendre.
Roger était jeune et fort. Il avait confiance en lui-même. Au lieu de vivoter, ainsi que lui avait recommandé son beau-père, il agrandit, au contraire, ses ateliers, chercha des débouchés nouveaux, et accepta des commandes importantes.
Comme il ne possédait pas l’outillage nécessaire, il accepta, d’un ami de son père, Célestin Vaubernon, – ancien ouvrier comme lui, qui avait fait fortune et se trouvait à la tête d’une importante maison de soieries de Lyon, – il accepta, disons-nous, un prêt de cent trente mille francs environ qui lui servit à augmenter sa production et à donner une vie nouvelle à la fabrique.
Roger Laroque, par son mariage, avait formé d’excellentes relations dans la haute bourgeoisie parisienne.
Roger s’était marié en 1865 et Henriette était devenue enceinte presque aussitôt son mariage. Suzanne vint au monde.
En 1869, seconde grossesse. Mais un accident de voiture, à Dieppe, dans une promenade à Pourville, mit ses jours en danger et la fit accoucher avant terme. L’enfant mourut.
Henriette resta longtemps souffrante, plus d’un an.
Dans un des salons qu’il fréquentait, Roger avait rencontré, un soir de bal, une femme dont la beauté l’avait fortement troublé.
Mme Julia de Noirville, femme de l’avocat déjà célèbre, était fille d’un père espagnol et d’une Arabe, et avait, très accusé, le cachet des deux races.
Une sorte de charme mauvais, mais réel, se dégageait de cette femme, de son sourire sérieux, comme « en dedans », de ses yeux troublants et fouilleurs dont le regard était presque gênant par trop de fixité.
Quelle fatalité poussa l’un vers l’autre Roger et Julia ? L’amour ? Non. Roger aimait sa femme.
S’il avait eu le temps de raisonner le sentiment qui l’entraînait vers Julia, il se fût éloigné d’elle, mais il fut emporté d’un coup de passion, comme une feuille d’automne que balaye la rafale, et, lorsqu’il retomba, il rougit d’avoir été faible et d’avoir cédé si facilement.
Julia aima Roger avec passion, s’attachant à lui d’autant plus que l’instinct merveilleux de la femme criait bien fort à son cœur que Roger n’avait cédé qu’à une ivresse et qu’elle n’était pas aimée…
Ce fut la seule faute de la vie de Laroque. Il devait l’expier cruellement.
Lucien de Noirville, l’avocat, avait épousé Julia dans un voyage fait en Algérie.
Julia donna deux enfants, deux garçons, à Lucien, mais, quand elle n’eut plus pour se distraire les soins et les inquiétudes de la maternité, elle se lança, avec une sorte d’emportement, dans tous les caprices et les plus ruineuses fantaisies de la vie mondaine.
Noirville n’était pas riche. Très estimé au Palais, promettant de faire une carrière brillante, il gagnait beaucoup d’argent à force de travail. Mais il n’avait point de fortune personnelle et les dépenses désordonnées de sa femme mirent bientôt la gêne dans le ménage.
Les économies de l’avocat et le mince patrimoine qui lui avait servi à vivre quand il était étudiant n’existaient plus qu’à l’état de souvenir.
Tout cela s’effondra vite dans les petites mains fluettes, aux ongles roses, de la jeune femme, et passa dans la caisse des bijoutiers, des couturières, des modistes et des tailleurs pour dames.
Si Lucien avait été seul, il ne se fût pas plaint peut-être. Il eût souffert en silence. Il eût redoublé d’ardeur au travail, car il adorait sa femme… il l’adorait comme au premier jour où il l’avait rencontrée. Mais il avait ses deux fils, Raymond et Pierre.
Il songeait à eux, à leur avenir, et il avait peur.
Un soir d’hiver, ils revenaient d’un bal chez le président de la cour, un ami de Noirville. Ils étaient emmitouflés dans leurs fourrures et accotés dans les coins d’un élégant coupé attelé de deux purs arabes.
Pendant le trajet, Lucien et Julia ne se parlèrent pas. Au bal, Julia avait eu, comme toujours, son succès de beauté. Elle était vraiment radieuse et charmeuse au possible.
Lucien, lui-même, la trouva si belle, sous la ruisselante lumière des lustres, cette femme qui était la sienne, qu’il oublia un moment les anciennes querelles et les appréhensions de l’avenir et resta ébloui, fasciné et troublé comme au premier jour. Il ne songeait ni au danger, ni à jouer, ni à causer, lui si brillant causeur, et du fond d’un salon, il se contentait d’admirer, et il emplissait ses yeux et son cœur d’amour.
Quelqu’un lui avait alors pris le bras, M. de Ferrand, son vieil ami, qui donnait cette fête.
Le vieillard l’avait doucement entraîné.
– Lucien, avait-il dit, j’ai été, pendant toute sa vie, le compagnon de ton père. Toi, je t’ai suivi, depuis ta naissance, pendant tes études et depuis ton mariage, comme si tu avais été mon fils – avec autant d’affection et de sollicitude. Tu es donc bien sûr que je suis ton ami, n’est-ce pas ?
– Certes, monsieur de Ferrand, dit l’avocat, surpris par ce préambule, mais pourquoi ?…
– Je sais, aussi, quelle est ta fortune, quelles sont tes ressources plutôt : eh bien, mon enfant, veux-tu me pardonner ce que je vais te demander ?
– Je vous pardonne, dit Lucien en souriant. M. de Ferrand baissa la voix.
– Regarde ta femme – non pas sa toilette, mais ses diamants –, Lucien, ne te fâche pas, je te parle comme l’eût fait ton père, – tu vis sur le pied de deux cent mille francs par an. Tu n’en gagnes pas plus de soixante… Comment fais-tu ?
Lucien avait reçu un choc violent au cœur. Cette parole répondait si bien à ses angoisses secrètes qu’on eût dit que c’était la voix de ses souffrances intimes qui venait de s’élever…
Il courba le front et dit :
– Je l’aime tant…
Le vieux magistrat répondit :
– Prends garde !
Et voilà pourquoi, dans le coupé qui le reconduisait rue de Rome, où il habitait, Lucien se taisait, remué par des pressentiments de malheur.
Mme de Noirville, de son côté, devinait un orage. Elle se pelotonnait dans un coin et fermait les yeux pour faire croire qu’elle dormait.
Ce fut seulement lorsqu’ils furent rentrés que Lucien se décida à parler :
– Julia, le moment est assez mal choisi pour te parler sévèrement. Tu reviens du bal et tu es encore dans l’enivrement de ton succès. Cependant, mieux vaut tout de suite. Il y a longtemps que je désire avoir une explication que je t’ai fait prévoir, mais que tu mets tous tes soins à fuir. J’espère que tu ne m’obligeras plus à revenir sur un aussi pénible sujet.
Elle le regarda avec étonnement, mais le laissa parler sans l’interrompre…
– Ce n’est pas la première fois que je te fais ces observations, ma chère Julia ; je t’ai déjà mise en garde contre toi-même. Nous ne sommes pas riches et depuis notre mariage tes dépenses pour ta toilette seule ont dépassé chaque année le budget général de notre ménage.
« Il est donc urgent, acheva Lucien d’un ton ferme que nous changions notre genre de vie. Désormais, ma chère enfant, nous vivrons d’une existence plus simple. Je ne saurais trop vivement t’engager à diminuer tes dépenses, car vois à quelle désolante perspective nous courons, Julia, à une séparation qui nous fera vivre chacun de notre côté, qui causera un scandale énorme dans le monde, et qui brisera ma vie, car je t’aime.
– Si vous m’aimez, dit-elle, pâlissant sous cette menace, proférée timidement, et pourtant que Lucien était capable d’exécuter, si vous m’aimez, comment pouvez-vous penser à un aussi triste dénouement ?
– Je t’aime, dit-il, se levant pour prendre congé d’elle, je t’aime, mais je n’oublie pas que j’ai deux fils !
Et il appuya ses lèvres sur le bras nu de sa femme.
– Souviens-toi, dit-il en la quittant, que je suis absolument résolu à ne plus te pardonner tes dépenses, et que, si douloureuse que soit une séparation, je n’hésiterai pas à la demander aux lois, dans l’intérêt de Raymond et de Pierre.
Si Julia avait aimé son mari autant que celui-ci aimait sa femme, l’effort qu’il lui demandait ne lui eût point semblé trop pénible. L’amour remplace tout chez les femmes, et leur tient lieu de luxe, de triomphes, de coquetteries.
Malheureusement, elle n’aimait pas.
Pour oublier son besoin d’aimer, elle s’était jetée sans réflexion au milieu de la vie à outrance, essayant de dompter, à force de fatigue, les révoltes qu’elle ressentait parfois contre le vide de son cœur.
L’explication de Lucien tombait mal.
Elle avait fait, depuis un an, plus de cent mille francs de dettes.
Pendant six mois, ses créanciers l’avaient laissée tranquille, car elle avait toujours payé ; mais depuis quelque temps, ils la pressaient, la fatiguaient de leurs réclamations incessantes. Elle se vit, tout d’un coup, après cet entretien, dans une impasse, cherchant partout, sans succès, une porte de salut.
D’une part, les créanciers qui perdaient patience. D’autre part, la colère de Lucien, la menace du scandale. Elle s’y fut résignée, peut-être, si elle avait été seule. Mais, si légère et coquette qu’elle fût, elle adorait ses enfants, et, parfois, en un soudain caprice, en un brusque revirement d’amour maternel, après les avoir délaissés pendant quelque temps, elle revenait à eux tout à coup, et vivant de leur vie, s’amusant de leurs jeux, elle ne les quittait plus, pas même une heure, durant de longs jours.
Ce fut alors qu’elle était ainsi tiraillée, pleine d’angoisses, qu’elle rencontra Laroque.
Elle oublia tout pour cet homme et l’aima avec une telle fougue que rien ne semblait plus exister des choses d’autour d’elle qui étaient sa vie ordinaire – ni Lucien, ni ses enfants, ni le monde, ni les toilettes, ni les créanciers…
Laroque ne connut Lucien que de vue et l’aperçut deux ou trois fois seulement dans les salons où des relations communes les réunissaient ; une simple présentation mondaine leur avait appris, à tous deux, leurs noms.
Quelques jours après la conversation que nous avons rapportée, Roger reçut, rue Saint-Maur, un petit mot de Julia qui demandait à Roger un rendez-vous pressant, dans la journée, vers deux heures, aux magasins du Louvre.
Il trouva la jeune femme arrivée avant lui, l’attendant avec anxiété.
Dans les grands magasins de Paris, les rendez-vous sont faciles. On n’est jamais si bien et si complètement isolé qu’au milieu de la foule. Du moins, ils le croyaient… Tout ce qu’ils dirent, un homme l’entendit, qui s’était dérobé aux premiers mots, pour mieux écouter…
C’était un garçon du Louvre, au visage dur, à la taille athlétique.
Roger n’eut pas besoin d’un long examen pour deviner, malgré le sourire dont Julia l’accueillit, avec un furtif serrement de mains, qu’elle apportait une mauvaise nouvelle. En effet, son teint ambré était presque olivâtre ; ses traits étaient fatigués ; quelque chose voilait l’éclat de ses yeux de flammes.
Hardiment, sans hésiter, mais par petites phrases, courtes, hachées, qui seules trahissaient son émotion :
– Roger, si vous ne me sauvez pas, je suis perdue !
– Qu’y a-t-il ?
Elle raconta combien elle était endettée et comment son mari l’avait menacée d’un scandale.
– Ainsi, dit-il, rassuré – car il s’était imaginé un malheur bien plus grand –, vous devez cent mille francs ?
– Oui, fit-elle sans parler, d’un signe de tête.
– Eh bien ! je vous les donnerai. Seulement, c’est une grosse, très grosse somme pour moi. Il me faut quinze jours, plus, peut-être, pour la réunir. Vos créanciers attendront-ils jusque-là ?
– Je le crois, lorsqu’ils sauront surtout que je les payerai.
– Comptez donc sur moi, Julia.
– Roger vous me sauvez, dit-elle, ayant des larmes plein les yeux et faisant des efforts pour ne pas pleurer, parce qu’elle craignait d’être vue… Au moins, puis-je être sûre que ces cent mille francs ne nuiront en rien à la prospérité de votre maison ?… Autrement je n’accepterais pas !
– Tranquillisez-vous, Julia.
– Vous me le jurez ?
– Je vous le jure !
– Du reste, je n’accepte, mon ami, qu’à titre de prêt. Je serai plus sage, désormais. Puisque j’ai votre amour, qu’ai-je besoin du monde ? Votre amour, n’est-ce pas assez pour emplir toute ma vie ?
Elle sortit la première des magasins et envoya un petit garçon lui chercher un fiacre sur la place du Palais-Royal.
Dans l’ombre de la voiture, du bout de sa main gantée, elle jeta un baiser à Laroque et disparut.
Mais, jusqu’à la rue de Rome, un fiacre suivit le sien.
Et, quand elle fut remontée chez elle, un homme – celui-là qui, dans les magasins, avait surpris sa confidence –, entrait chez le concierge et demandait son nom.
Et le concierge, sans défiance, disait :
– Madame de Noirville, la femme de l’avocat.
Quinze jours après, Laroque apportait à Julia les cent mille francs promis : la jeune femme était sauvée…
De graves événements se passaient en France, à cette époque. Le mois néfaste de juillet 1870 avait commencé, et, le 15, le gouvernement impérial déclarait la guerre à la Prusse.
Au camp de Châlons, un mois après la déclaration de guerre, deux hommes se trouvaient en présence, c’étaient Laroque et Noirville… l’amant et le mari.
Dans le monde, ils se saluaient avec une stricte politesse, mais sans que rien les poussât l’un vers l’autre…
Quand Roger aperçut l’avocat, il fut si ému qu’il recula d’instinct ; mais Lucien le reconnaissait, et, joyeusement, les mains tendues :
– Monsieur Laroque !… Engagé comme moi !… Nous allons faire campagne ensemble !…
Et il arriva bientôt, fatalement, qu’ils se prirent l’un pour l’autre d’une affection profonde, presque impérieuse, une de ces amitiés, nées dans des époques tragiques, en plein bouleversement et qui sont les meilleures, les plus vives, les plus durables.
Lucien s’y était abandonné avec joie.
Pouvait-il se douter que cet homme, qu’il voyait si droit, si brave, l’avait trompé, avait porté le déshonneur et la honte dans sa maison ?
Roger avait combattu plus longtemps.
Pendant quelque temps encore, il se tint sur la réserve… Et puis, ce fut fini… l’amitié était née… plus ardente encore peut-être chez lui que chez Lucien, parce qu’elle était faite de sentiments divers, où le remords jouait son rôle.
Coupable envers Noirville, il se disait :
« S’il apprend jamais la vérité, que pensera-t-il de moi ? Que fera-t-il ?… Comme il me méprisera !… Aura-t-il assez de dégoût !… »
Et il souhaitait que les hasards de la guerre lui procurassent l’occasion de se dévouer pour Lucien.
Mais le hasard semblait être inflexible pour lui et favoriser toujours Lucien, car, dans une reconnaissance faite à quelques kilomètres des lignes françaises, Roger eut le crâne éraflé par une balle, qui l’étourdit et le renversa.
Lucien ne voulut pas l’abandonner et revint sur ses pas. Il enleva Roger, le coucha sur sa selle, remonta, puis, enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval il repartit à fond de train.
– Je vous dois la vie, Lucien, dit Roger les sourcils froncés et tout tremblant. Dieu m’est témoin que je suis prêt à vous rendre le même service et à sacrifier ma vie pour sauver la vôtre.
L’avocat sourit et lui tendit la main.
– Je vous crois, Roger. Ce que j’ai fait pour vous, vous l’auriez fait et le feriez pour moi. N’en parlons plus, je vous en prie… À la guerre, c’est chose si commune !…
Roger n’en parla plus, en effet. Il était de plus en plus triste. Mais son amitié pour Noirville grandissait encore, et Lucien, de son côté, depuis cette aventure, aimait Roger davantage.
Le 1er septembre arriva. La bataille autour de Sedan commença dès le lever du jour.
La cavalerie est prête à se dévouer, comme elle l’a fait à Reichshoffen, et son abnégation est d’autant plus sublime qu’elle sait que son dévouement restera inutile.
Roger et Lucien font partie du 6e chasseurs, qui va se mêler à la charge. Ils sont l’un près de l’autre dans le rang.
– Roger, dit Lucien, nous allons mourir…
– Je le crois aussi, dit Laroque, d’une voix grave.
– Je mourrai sans regret, parce que j’aurai fait mon devoir. Mais j’ai une femme, j’ai deux fils… Si je meurs et si tu survis, toi, Roger, veux-tu me promettre de me remplacer auprès d’eux ? Ma femme, hélas ! est légère et coquette… J’aurai peur pour mes enfants, qu’elle négligerait peut-être. Tu leur serviras de père… Alors, je mourrai tranquille et joyeux…
Très pâle, Roger répond :
– Je te le promets. Mais, moi aussi, j’ai une femme et une fille. Si je meurs et si tu survis, les consoleras-tu ? Les protégeras-tu ?
– Comme si j’étais ton frère !
L’artillerie française appuie le mouvement qui commence. Les premières batteries sont pulvérisées. D’autres les remplacent. Hussards, chasseurs, chasseurs d’Afrique, s’ébranlent, le sabre au poing, penchés sur leurs chevaux.
C’est un ouragan furieux qui, entre le bois de la Garenne et le village de Floing, vint se heurter à dix-sept bataillons allemands.
Les tirailleurs sont dispersés, hachés, mais les bataillons résistent. Une pluie de fer s’abat sur les cavaliers français. Des rangs s’écroulent, tout entiers, faisant dans les escadrons de grands trous où se débattent pêle-mêle hommes et chevaux, dans un monstrueux charnier. On recule. Les escadrons vont se reformer derrière l’infanterie. Roger et Lucien sont sains et saufs.
Le 6e chasseurs s’ébranle de nouveau avec ses escadrons décimés, recule encore, et, pour la troisième fois, s’élance, mais, cette fois, ne ramène plus que des débris broyés par la mitraille.
Roger Laroque, seul, revint. Lucien est resté… là-bas… près de la Garenne…
Roger a encore devant les yeux une rouge vision, quelque chose d’atroce, d’horrible, d’innommable… Une balle a frappé le cheval de Noirville. Celui-ci s’est dégagé.
Des chevaux errent en liberté, privés de cavaliers. Il court à l’un d’eux. Il va l’atteindre. Déjà il étend la main… Un obus éclate près de lui…
Et Roger qui venait à son aide ne voit plus à la place de son ami que quelque chose d’épouvantable et d’informe, un tronçon qui s’abat, pendant que deux bras se tordent.
L’obus avait coupé les deux jambes de Lucien.
Entraîné par les flots d’une mer de fuyards, cavaliers, fantassins, artilleurs, qui tous rétrogradaient vers Sedan, Roger avait été obligé de quitter le champ de bataille. Du reste, il était à demi fou, de douleur et d’horreur, parce qu’il avait toujours devant les yeux le spectacle de Lucien coupé en deux, fou de rage, aussi, devant ce nouveau désastre : Napoléon avait décidé de capituler.
Dans l’intérieur de la ville, un effroyable et indescriptible désordre.
La nuit descendait lentement, une nuit calme qui semblait vouloir cacher de son ombre protectrice le carnage de la journée et ensevelir vainqueurs et vaincus, étendus côte à côte, sous le même voile de la mort, sinistre égalitaire.
« Je ne veux pas laisser Lucien, se disait Roger. Je le retrouverai… Je l’enterrerai moi-même, là où il est tombé, et je mettrai une croix sur sa tombe… »
Il sortit de la ville, et, quoique brisé de fatigue, s’appuyant sur un bâton, il prit le chemin du champ de bataille, là où Lucien était mort…
Une heure passa. À la fin, Roger trouva. Il avait bien vu. Lucien avait les deux jambes emportées et un éclat du même obus lui avait éraflé la poitrine.
Roger se mit à genoux près de lui et l’embrassa sur le front.
– Pardon ! Lucien, dit-il à mi-voix, pardon, ami !…
Il plaça la main sur le cœur du pauvre garçon.
Ce cœur battait encore malgré l’effroyable blessure et le sang perdu.
Alors, Roger fut pris d’une espérance folle. S’il était possible de le sauver.
Il entendit des voix à une centaine de mètres, des voix françaises. Il appela. On accourut. C’étaient des brancardiers.
Quand il leur montra Lucien, ils se mirent à rire.
– Son compte est bon !… Un peu de patience !…
– Mais il n’est pas mort !
– Il n’en vaut guère mieux. Nous avons d’autres blessés qu’on peut sauver, tandis que celui-là est perdu !
Alors Roger pria, supplia, finit par les convaincre. Et il plaça sur le brancard le corps de Noirville.
À Sedan, les premiers chirurgiens auxquels il s’adressa refusèrent de s’occuper du mutilé. À quoi bon ? il n’avait plus qu’une minute à vivre.
Désespéré, il recourut à un médecin civil qu’on lui indiqua, qui n’exerçait plus depuis longtemps : le docteur Champeaux.
Le docteur prit Noirville chez lui.
– Je ferai ce qui dépendra de moi, dit-il à Roger, mais n’espérez rien… Votre ami est un homme mort !…
Roger le remercia avec effusion. Il lui donna le nom de Lucien, son adresse à Paris, sa propre adresse à lui, rue Saint-Maur.
– Je suis prisonnier, dit-il, et demain, après-demain au plus tard, je vais partir pour l’Allemagne. Je vous écrirai.
Il embrassa Lucien sur le front et alla rejoindre, dans la presqu’île d’Iges[2], les débris du 6e chasseurs.
Emmené à Coblentz, il se sauva après deux mois de captivité. Il avait vainement écrit au docteur Champeaux et n’en avait pas reçu de réponse.
Il essaya de rentrer à Paris, pour y retrouver sa femme et sa fille dont il était sans nouvelles, mais n’y réussit pas. Alors il rejoignit l’armée qui se battait sur la Loire.
Fait une seconde fois prisonnier, à Coulmiers, il s’échappa de nouveau, avant d’être dirigé sur le Rhin.
Après la Commune, il revint rue Saint-Maur. Suzanne et Henriette avaient souffert, mais n’avaient pas été malades. Elles étaient en deuil parce qu’elles le croyaient mort.
Il télégraphia aussitôt à Sedan, au docteur Champeaux.
Celui-ci répondit :
Noirville hors de danger. Toujours chez moi.
L’accompagnerai à Paris dans quelques jours.
Quinze jours après, Roger recevait un mot, par la poste :
Cher ami, je n’espérais plus te revoir. Je suis rue de Rome, mais trop faible encore pour m’aventurer hors de chez moi ! Viens ! j’ai tant envie de te serrer dans mes bras.
Aller chez Lucien, c’était revoir Julia !… Se retrouver entre elle et le pauvre homme, cet homme dont il était devenu l’ami – qu’il aimait comme s’il avait été de sa famille, et qui maintenant, cloué à son fauteuil, éternellement, était cent fois digne de respect et de pitié…
Que faire ? S’il n’y allait pas, quelle excuse invoquer ?
– Non, dit-il, je verrai Julia… J’aurai avec elle une explication… Elle comprendra que tout est fini, qu’il ne peut plus y avoir entre nous même un sourire, même un serrement de main, même un signe… que ce serait horrible, criminel, devant lui ! ! !… devant ce pauvre sans défense… Non, mille fois non !…
Et il se présenta rue de Rome, chez l’avocat.
Noirville était dans sa chambre. Un domestique introduisit Roger au salon. Aussitôt entra Julia.
Elle courut à Roger les mains tendues.
Presque une année s’était écoulée depuis leur dernière entrevue. Elle semblait encore embellie. Son regard avait plus de flammes, paraissait plus profond. Sa beauté était devenue plus impérieuse, plus orgueilleuse. Elle aimait Roger, et quelque chose, en elle, s’attendrissait, en le voyant.
Il s’inclina respectueusement, froidement, sans prendre ses mains.
– Roger ! Roger ! dit-elle, comme j’ai pensé à vous ! Comme j’ai souffert.
Elle s’arrêta en voyant je ne sais quelle inexprimable horreur sur ce visage mobile qui reflétait si bien toutes les impressions de l’âme.
Alors, à voix basse, il dit :
– Julia, oublions le passé et que Dieu nous le pardonne… Je suis devenu l’ami de Lucien… Comprenez-vous ?
Et, pendant qu’elle reculait, comprimant son cœur où elle venait de recevoir un coup mortel, il pénétra chez Lucien de Noirville.
L’avocat était dans un fauteuil, pâle, amaigri, méconnaissable, presque sans souffle. Il avait laissé pousser sa barbe. Deux jambes de bois étaient adaptées à ses cuisses, un peu au-dessus de ses genoux.
Quand il vit Roger, son visage s’éclaira. Ses yeux s’emplirent de larmes.
– Roger ! dit-il, mon ami, mon frère !… mon frère !…
Il essaya de se lever, mais n’y réussit pas. Roger, du reste, l’en empêchait. Il s’était élancé vers lui, et ils s’embrassèrent.
– Dans quel état tu me retrouves, mon pauvre ami ! dit Lucien, montrant ses jambes. Le docteur Champeaux m’a tout raconté. Sans toi, je serais mort, là-bas… Ah ! qu’il eût valu mieux me laisser mourir !… Et quel mauvais service tu m’as rendu !
Il soupira, puis prenant les mains de Laroque :
– Non, dit-il, je suis un ingrat et un égoïste…
« Moi mort, c’étaient Julia et mes enfants sans fortune, sans pain. Vivant, c’est encore l’aisance, car, si je ne plaide plus, du moins j’aurai un cabinet de consultations. Tu as donc bien fait de me sauver, Roger, et pour ma femme et mes fils, je te remercie.
Comme il était fatigué, si faible, que maintenant on n’entendait presque plus sa voix, Roger voulut se retirer.
Alors Lucien fit prier sa femme de venir. Elle entra.
– Voici Roger Laroque, dit-il, que nous avions rencontré dans le monde avant la guerre. Je lui ai sauvé la vie. Il m’a payé largement sa dette. Je l’aime comme un frère. Nos familles, bientôt, je l’espère, n’en feront plus qu’une.
Elle s’inclina sans répondre. Quand Roger sortit, elle l’accompagna.
Au moment où il la saluait avec la même froideur, et se disposait à se retirer, elle le retint par le bras. Sa main semblait de fer. D’étranges lueurs traversaient ses yeux noirs.
– Ainsi, vous ne dites pas un mot ?
Il désigna silencieusement la chambre du mutilé et, après un moment :
– Par pitié, si ce n’est par amour pour lui, taisez-vous ! murmura-t-il.
Mais la jeune femme devenait folle. Sa colère grandissait.
– C’est fini entre nous, bien fini, à jamais ?
Roger eut un geste égaré. Ses yeux étaient troublés. Il souffrait.
– Si je savais, dit-il, quelque moyen d’effacer, même au prix des plus cruels sacrifices, les mauvais souvenirs qui existent entre nous, je l’emploierais à l’instant, sans hésiter, avec bonheur, dussé-je y perdre ou la fortune ou la vie !
– Roger ! Roger !
Mais il continuait, encore plus bas, avec une tristesse profonde :
– Votre devoir est tout tracé, Julia. Lucien mutilé, isolé, a besoin de tout votre dévouement. Ainsi, plus tard, votre faute vous semblera moins lourde. Pour moi, je ne sais comment j’effacerai la mienne, et j’ai bien peur d’en porter le poids toute ma vie…
– Roger, ne partez pas ainsi sans un mot d’amour !
– Adieu, Julia.
– Roger ! Roger ! C’est indigne ! c’est odieux ! Ainsi, bien vrai ?
– Oui.
– Eh bien ! écoutez-moi… dit-elle d’une voix précipitée qu’entrecoupait une sourde colère, écoutez-moi, Roger ! Moi ! je vous aime… Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute… c’est plutôt mon excuse… Mais mon amour peut se changer en haine… Je suis d’une race qu’il faut redouter, extrême en tout… Je ne vous pardonnerai pas… Et, si quelque jour il vous arrive malheur, souvenez-vous que, peut-être, je n’y serai pas étrangère !…
......................
La guerre avait été fatale à la fortune de Roger. La confiance avait disparu et, malgré la reprise des affaires qui suivit nos désastres, le coup qui avait atteint la maison Laroque était rude et il fallait toute l’intelligence, la prudence, l’énergie de Roger pour se maintenir à flot.
Les difficultés que traversait la fabrique de la rue Saint-Maur étaient connues à Paris. On sentait qu’une fatalité, un hasard, moins que cela, un simple accident, pouvait perdre cette vieille et honorable maison.
Cet accident, ce fut la mort subite de Célestin Vaubernon, le manufacturier lyonnais, créancier de Roger.
Vaubernon n’eut pas le temps de faire un testament, et sa fortune revint purement et simplement, sans codicilles, ni charges, ni conditions d’aucune sorte, à son unique neveu Larouette, lequel fut mis en possession immédiate de l’héritage.
Quand les affaires de cette succession furent réglées, un jour, dans l’après-midi, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, très brun, grand, large d’épaules, se présenta chez l’avocat et demanda à parler à Julia.
C’était un boursier auquel Noirville avait eu affaire. Julia le connaissait de vue.
Elle l’avait rencontré plusieurs fois dans le cabinet de son mari. Et un jour qu’il attendait au salon, le dos tourné, que Noirville le reçût, elle eut une surprise singulière. Elle l’avait pris pour Laroque et s’était avancée vers lui en disant :
– Roger, un mot…
Il s’était retourné et elle avait jeté un cri. C’était Luversan.
Même port de tête, même taille et même carrure, même barbe brune et broussailleuse. Mais là se terminait la ressemblance. Les yeux étaient durs, la cornée marquée de fibrilles rouges. Le nez était plus large, aux narines mobiles ; le front était plus bas, les sourcils plus touffus.
Qu’était-ce que cet homme ? Rusé, intelligent, sans scrupules, il avait débuté par être employé dans des maisons de commerce. On l’avait vu au Louvre, où il était resté un an. Pendant la guerre, il avait disparu.
Il flotta d’une armée à l’autre, espionnant pour le compte des Français et des Allemands, ayant un but, qui était de s’enrichir pour se lancer ensuite, la paix revenue.
Durant les jours qui précédèrent la bataille de Coulmiers, Laroque, – alors maréchal des logis, – suivait une route de la forêt de Marchenoir, envoyé en reconnaissance avec une trentaine de cavaliers commandés par un lieutenant.
Un paysan accourut l’avertir qu’une grand-garde d’infanterie prussienne, composée d’une vingtaine d’hommes, venait de s’installer à deux kilomètres de là, à la ferme des Mazures.
Le lieutenant fit un signe à Roger, qui se rangea auprès de l’homme et, lui montrant son revolver tout armé :
– Si tu nous trompes, je te brûle la cervelle !
Le paysan – un garçon de haute stature, très brun – ne répondit pas, mais le regarda avec une insistance particulière, comme s’il l’avait déjà vu.
Ils s’approchèrent du poste et l’entourèrent.
Après avoir fait mine de résister, les Prussiens mirent bas les armes et les Français étaient sans défiance quand, des caves, des greniers, des granges, des écuries, des remises, sortirent deux cents fusils à aiguilles et deux cents casques de cuir. Ils étaient tombés dans un piège.
Roger, furieux, chercha partout le paysan. Il avait disparu.
Heureusement, il s’évadait le soir même en traversant Marchenoir. Trois jours après que l’armée allemande, battue, eut abandonné Orléans, Roger vit passer, sur la place du Martroi, un paysan qu’il crut reconnaître pour celui-là même qui les avait trahis. Il le suivit.
C’était bien lui, en effet. Roger l’arrêta, aidé par des camarades.
Deux heures après, l’homme était jugé et condamné à être passé par les armes. Il avait déclaré qu’il s’appelait Mathias Zuberi, né à Constantinople, mais sujet italien de par son père, citoyen de Livourne ; ce Levantin avoua qu’il était venu au camp français pour espionner.
L’exécution fut remise au lendemain, dès l’aube.
Le matin, quand le peloton se présenta à la prison, on chercha vainement le condamné. Il avait descellé un barreau, s’était jeté dans la cour, avait étourdi dans sa chute le soldat de faction, étranglé avant d’avoir pu pousser un cri, et sous le couvert de la capote de l’uniforme français, il avait pu s’évader.
On avait retrouvé deux lignes, gravées en grandes lettres, dans le plâtre de la muraille de sa cellule :
« Au sous-officier de cavalerie qui m’a fait arrêter et qui a failli me faire exécuter.
« À charge de revanche !
« Mathias ZUBERI »
Mathias Zuberi et Luversan c’était le même homme.
Mme de Noirville, prévenue par un valet de chambre, entra au salon où l’attendait l’aventurier.
– C’est à moi, Monsieur, que vous voulez parler ?
– Oui, Madame.
– Je vous écoute, dit-elle, un peu anxieuse, car cet homme l’effrayait vaguement, sans qu’elle pût deviner pourquoi.
Il se recueillit un instant. Puis, d’une voix brève et rude – où il y avait de tous les accents – il se mit à lui dire ce qu’il était d’abord, et ce qu’il rêvait ensuite…
Ce qu’il était ? Ce qu’il avait été ? Peu importait, disait-il, à Mme de Noirville !
Ce qu’il était intéressant de savoir, pour elle, c’est qu’un jour, aux magasins du Louvre, il avait surpris le secret de ses amours avec Roger et de cet emprunt qu’elle avait fait pour échapper au scandale d’un procès avec son mari.
Ce qu’il rêvait ? La vengeance ! Il voulait se venger de Roger : peu importait encore à Mme de Noirville de savoir d’où venait sa haine et comment était né son désir de vengeance.
Pourquoi il lui disait tout cela ? Parce qu’il avait surpris le dénouement de la liaison de Julia avec Laroque et deviné que Julia elle-même haïssait cet homme.
Comment se vengerait-il ? C’était son secret. La vengeance serait complète, irrémédiable.
Effarée, Julia l’écoutait. Tout, en cet homme, respirait la haine. Et elle tremblait d’être ainsi à la merci d’un inconnu.
Elle voulut nier, d’abord. Mais il partageait le secret de son amour. Il était entré dans le mystère de son cœur. Il fallut courber la tête.
– Eh bien, dit-elle, soit. Vous voulez vous venger ? Moi aussi ; mais auparavant, je ferai ma dernière tentative de réconciliation. Je vous demande quelques jours. Attendrez-vous ?
Il s’inclina, acceptant ce délai.
Le lendemain, Julia vit Laroque, rue de Rome.
– Roger, dit-elle, vous êtes impitoyable… Je vous aime toujours !
Il passa devant elle sans répondre et entra chez Lucien.
Quand il sortit, il la retrouva qui guettait son départ.
– Roger, une dernière fois… Si vous m’y forcez, je vous haïrai et vous avez tout à craindre de ma haine.
Roger, attristé, arrêta son regard sur la chambre de Lucien et se retira sans avoir prononcé une parole.
Huit jours après, Mathias Zuberi se présentait rue de Rome.
– Je vous donne carte blanche, dit Julia, dont le regard flamboyant fit baisser les yeux au misérable… Vengez-vous… et vengez-moi !… Il sourit, salua et sortit.
Il était en relations d’affaires avec Larouette, qui jouait à la Bourse, et il connaissait l’héritage de Vaubernon.
Ce fut sur ses conseils perfides que Larouette réclama à Laroque les cent trente mille francs de son oncle ; ce fut sur ses conseils que Larouette résista aux supplications de Roger qui demandait avec instance des délais pour payer.
Le soir même du jour où Larouette était en possession de la somme remboursée par le constructeur, où il escomptait, avec un plaisir d’avare, ces billets qui gonflaient son portefeuille, ces rouleaux d’or qui emplissaient ses poches, Mathias Zuberi entrait chez lui pour le voler.
Zuberi n’ignorait pas qu’il ressemblait à Laroque – ou du moins, si le jour, une erreur était impossible, il savait que la nuit il était facile de s’y tromper. Et il avait exploité cette ressemblance.
Il était venu à Ville-d’Avray pour voler, non pour assassiner. Il avait compté profiter du sommeil de Larouette, – qu’il était venu voir une fois afin de se renseigner sur le logis, – pour le dépouiller sans être vu. Il ne s’était pas attendu à la résistance du malheureux.
Alors, fou de peur, il le tua, pour ne pas être accusé, parce que Larouette l’avait reconnu…
Le remboursement à Larouette avait provoqué chez Roger un sombre désespoir. C’était la ruine. Les amis auxquels il s’adressa et qui, du reste, connaissaient depuis longtemps sa situation gênée, ne lui offrirent que des secours dérisoires. En vain frappa-t-il à toutes les portes. Il trouva partout défiance et froideur. Il se vit perdu.
Seul, Lucien l’aimait assez pour lui sacrifier sa fortune, s’il avait été riche, mais il était pauvre et ne pouvait lui être d’aucun secours.
Et même Roger ne le mit pas dans la confidence de ses angoisses, afin que Julia ne les connût point, par délicatesse, et parce que, peut-être, elle eût commis quelque imprudence en voulant lui rendre les cent mille francs avec lesquels jadis il l’avait sauvée du scandale.
Et pourtant ces cent mille francs, c’eût été le salut ! Comme il y pensait !… malgré lui ! Il y pensait, mais sans aucun espoir, comme on pense à un mort.
Eût-il prié Julia de lui rendre cette somme, qu’elle ne l’aurait pu. Où l’eût-elle cherchée et trouvée ?…
Le soir du remboursement, il avait quitté son bureau vers trois heures et couru dans Paris, sans pensées, au hasard des rues, cherchant à se fatiguer le corps pour échapper au souvenir.
À dix heures, il se trouva, ramené par l’instinct, devant la gare Saint-Lazare. Il avait oublié de dîner ; mais il n’avait pas faim. Seulement, une soif brûlante le dévorait… Il but, debout, à la terrasse d’une brasserie. Il prit le train, et une demi-heure après descendit à Ville-d’Avray.
Il n’avait pas confié ses embarras d’argent à sa femme, parce qu’il avait espéré jusqu’au bout en sortir.
Maintenant qu’il allait être obligé de lui avouer la ruine de cette vieille maison que son père lui avait léguée encore prospère, maintenant qu’il fallait préparer Henriette à la gêne, à la pauvreté, il avait peur.
Il n’osa rentrer chez lui, voulant retarder cet aveu pénible et craignant qu’Henriette ne devinât la vérité à son air égaré, à son trouble – car il n’était plus maître de lui.
Il s’en alla errer dans le bois, derrière sa maison, au hasard, sans voir, sans regarder, ainsi qu’il avait fait à Paris. Quelquefois, il s’arrêtait. Des paroles incohérentes lui échappaient : Ma pauvre femme !… Ma pauvre Suzanne ! Puis, il reprenait sa course d’insensé, se jetant d’une allée dans des sentiers qui se perdaient dans des fourrés d’épines où il tombait, se déchirant les mains, souillant ses vêtements, sans prendre garde, poursuivi par une pensée unique : « Ruiné !… déshonoré !… Ma vie est finie ! » Et toujours le souvenir de sa femme, le souvenir de sa fille… À la fin, n’en pouvant plus, il s’assit sur un banc et rêva, frissonnant d’une grosse fièvre.
Il était revenu en bordure du bois, tout près de l’étang. Son regard, obstinément, restait fixé sur une jolie maison, de l’autre côté du lac, dont on voyait le jardin descendre en pente douce, coupé de pelouses et de massifs, jusqu’à la rive.
C’était là que reposait sa petite Suzanne, là que, sans doute, malgré l’heure, l’attendait sa femme.
Là, pendant longtemps, il avait abrité sa gaieté, ses amours, et le bonheur de celles qu’il aimait. Est-ce qu’il allait perdre tout cela ?
Lentement, il rentra. Il longea l’étang, passa le pont, s’arrêta une dernière fois, penché au-dessus de l’eau et des herbes nageantes, ayant envie d’en finir tout de suite, en se noyant parce qu’il se sentait infiniment las devant sa vie à recommencer. Mais son regard se reporta vers la villa.
Il voulait bien mourir, mais il aurait tant voulu revoir encore sa femme et sa fille !…
Il revint, ouvrit la porte et monta. Tout était silencieux dans la maison.
– Sans doute elles dorment ! murmura-t-il.
Il écouta à la chambre d’Henriette. Rien. Alors il passa dans sa chambre et tomba, accablé, devant son bureau, la tête dans les mains.
C’est ainsi, dans cette attitude – que le vit Henriette, que le vit Suzanne aussi !…
Poursuivi par la même idée de suicide, il avait tiré un revolver d’un tiroir, l’avait armé, puis, écartant ses vêtements, avait appliqué le canon contre son cœur. Mais toujours la pensée de Suzanne et d’Henriette se dressait entre lui et la mort !…
Il repoussa le revolver. Il ne se coucha pas, ne dormit pas, resta toute la nuit à rêver.
Le lendemain, quand il embrassa sa femme et sa fille, il sentit que sa résolution s’amollissait. Se tuer, n’était-ce pas les condamner à la misère ? Il fut presque gai. Il n’avait pas encore le courage d’avouer sa ruine à Henriette.
« Demain ! » se disait-il. Laissons-lui un jour de bonheur !…
Mais il avait besoin d’entendre Henriette lui répéter qu’elle l’aimait, – ainsi qu’il le lui avait dit, – « quoi qu’il dût arriver », – qu’elle l’aimerait toujours.
Quand, vers neuf heures, il repartit pour Paris, le meurtre de Larouette n’était pas découvert.
Roger passa boulevard Malesherbes. Il y avait là, dans un coquet appartement, quelques œuvres d’art d’un assez grand prix, et il songeait à s’en débarrasser, voulant faire argent de tout.
Il y était depuis une demi-heure à peine, que le concierge montait et lui remettait un petit paquet sous enveloppe et une lettre, le tout à son adresse, qu’une dame voilée mais paraissant jeune et jolie, disait le concierge, venait d’apporter à l’instant même.
Un coup d’œil suffit à Roger pour reconnaître l’écriture…
Elle le poursuivrait donc partout, toujours ?…
Il courut après le concierge pour les lui rendre, mais Julia était partie. Alors, il ouvrit, d’un geste brusque, la lettre d’abord :
« Quelqu’un qui connaît votre détresse, et que vous avez secouru autrefois, veut vous secourir à son tour en vous remboursant. Vous trouverez sous l’autre pli les cent mille francs qu’on vous doit. On se venge. Adieu ! »
Quand il voulut briser le cachet de l’autre enveloppe, sa main tremblait tellement qu’il fut obligé de s’arrêter. Son visage et son front furent soudain envahis par une rougeur brûlante. Puis, d’un coup de ciseaux, il creva l’enveloppe… C’était vrai… Il ne rêvait pas… La lettre n’avait pas menti… Des liasses de billets de banque s’éparpillèrent sur le tapis.
Ainsi elle se vengeait, mais noblement.
Roger en fut accablé, malgré la joie de cette délivrance et la certitude du salut.
Pour Julia, c’était presque une façon de racheter sa faute que de sauver son amant.
Elle se sauvait elle-même par l’amour, tandis que Roger se disait que non seulement il n’aimait pas, mais qu’il n’avait jamais aimé cette femme. Et, dans son esprit inquiet, revenait sans cesse la même idée : « Comment pourrais-je, par un dévouement, me relever à mes propres yeux ? »
Il déchira la lettre de Julia, la brûla, pour qu’il n’en restât point de traces, puis rangea dans son portefeuille les cent mille francs de billets, qu’il venait de recevoir si miraculeusement et courut les porter rue Saint-Maur.
Jean Guerrier les avait encaissés sans même les recompter. Mais ce n’était pas tout. Pour faire honneur aux échéances du lendemain, il manquait à Laroque une cinquantaine de mille francs. Bien qu’il ne fût pas joueur, il voulut tâter du jeu.
À la table de baccara, un joueur s’acharna contre lui. C’était un membre du cercle récemment introduit. Roger ne le connaissait pas. On le lui nomma : Luversan.
Ce nom ne lui rappelait rien et pourtant, quand il regarda le joueur, il eut la singulière sensation d’un homme déjà rencontré.
Il chercha un instant dans sa mémoire, ne trouva pas et ne s’en occupa plus.
Seulement, pendant la partie, un des joueurs nommés par Roger au commissaire de police aux délégations, le baron de Cé, qui lui avait servi de second parrain, entrant dans la salle et apercevant Luversan de dos, alla lui frapper familièrement sur l’épaule, en disant :
– Vous ici, mon cher Roger ?
Mais Luversan s’étant retourné, M. de Cé avait dit :
– Mille pardons, Monsieur, je vous prenais pour monsieur Laroque, mon filleul de ce soir.
– Vous êtes tout excusé, Monsieur, avait dit Luversan en souriant avec bonhomie.
Les deux hommes s’étaient salués courtoisement, et la partie avait continué sans que Roger, actionné au jeu, eût apporté grande attention à l’incident.
En sortant du cercle, où il avait éprouvé de si cruelles émotions, il courut à la gare. Le dernier train partait.
Vers une heure du matin, il rentrait à la villa. Il était léger, presque gai.
Il souffrait tellement, depuis ces derniers jours, qu’il avait besoin d’expansion et d’un peu de joie bruyante.
Ce fut ce matin-là qu’il passa à la mairie de Ville-d’Avray pour y raconter au commissaire de police de Versailles ce qu’il savait sur Larouette. Ce fut ce matin-là encore que, grâce au banquier Terrenoire, il put verser à son caissier les cinquante mille francs qui faisaient le complément de l’échéance. Ce fut ce matin-là, enfin, que M. Liénard se présenta rue Saint-Maur et que Roger fut arrêté et envoyé à Versailles, à la disposition du juge d’instruction chargé de l’enquête.
Roger fut écroué à la prison de Versailles et ne fut pas interrogé le jour même, mais seulement le lendemain.
M. de Lignerolles, le juge d’instruction, très au courant par les préliminaires d’enquête de M. Lacroix, attendant un supplément de renseignements, afin d’être prêt à accabler Roger.
Ce fut donc le lendemain que Roger comparut devant le juge.
Il était pâle et défait. Il n’avait pas dormi et avait passé cette première et cruelle nuit à rêver au moyen de prouver son innocence, sans trahir Julia, sans trahir la faute commise.
Avouer qu’il avait prêté cent mille francs à Julia, en secret de son mari, dire que Julia avait été sa maîtresse, c’était la déshonorer, c’était déshonorer ce pauvre être infirme et malade, incapable désormais de se défendre, Lucien, son ami. Et cela, il ne le pouvait pas, même au prix de sa vie.
Il avait cherché comment, en se dévouant pour Noirville, il effacerait en quelque sorte la faute commise…
Longtemps, ce dévouement s’était dérobé à lui… Il s’offrait maintenant, complet, il s’offrait comme un châtiment terrible, une suprême expiation… Et il était prêt à l’accepter, bien que cela dût lui coûter cher, l’honneur, la fortune, la liberté, peut-être la vie !
Une seule espérance lui restait, presque une joie.
« Jamais, se disait-il, dans la cellule où il était tenu au secret, jamais Henriette, jamais Suzanne ne me croiront coupable. On me permettra bien de les voir une fois. Et je leur dirai : « Je suis innocent ! » Cela suffira pour qu’elles me croient, malgré toutes les apparences. Et je ne serai pas complètement abandonné, puisque, dans un coin du monde, il me restera deux cœurs fidèles, ma fille et ma femme !… »
Vers le matin, pourtant, lorsque le soleil se leva, il eut un accès de désespoir et crispa ses deux mains dans ses cheveux :
– Moi, en prison pour un meurtre et un vol !… Est-ce possible ?… Mais je veux me défendre… Ne le pourrai-je donc sans trahir Julia ? Je le veux. Il le faut. Je me défendrai.
Lorsqu’il entra, escorté par deux gendarmes, dans le cabinet de M. de Lignerolles, il s’approcha vivement du juge et avec élan :
– Monsieur, dit-il, je vous jure que je suis innocent. C’est odieux de déshonorer ainsi un honnête homme !
M. de Lignerolles ne répondit pas.
Il avait, d’un coup d’œil, dévisagé Laroque, et il avait été surpris. Sur cette figure énergique, tout indiquait une souffrance aiguë, une fatigue énorme ; mais il n’y découvrait rien du criminel vulgaire. Les yeux voilés de larmes, étaient droits et francs.
Il lui indiqua un siège, mais Roger n’y prit pas garde et demeura debout, les doigts entrelacés, regardant ardemment M. de Lignerolles, parce que là était le salut, s’il pouvait faire entrer la conviction dans l’âme de cet homme !
– Vous êtes inculpé d’assassinat, suivi de vol ! dit-il.
Alors commença un interrogatoire pénible, roulant d’abord sur de menus faits.
Comment avait-il passé la soirée du crime ?
Il voulut l’expliquer ; mais, dès les premiers mots, M. de Lignerolles souriait d’un sourire sceptique.
En vain Roger essaya-t-il de dire qu’il avait erré dans Paris, en proie au plus sombre désespoir, poursuivi par l’idée de sa faillite prochaine.
En vain, dit-il que, de onze heures à minuit, il avait erré par les bois de Ville-d’Avray, n’osant rentrer chez lui, dans la crainte d’être deviné par sa femme et d’avoir à lui avouer sa ruine.
– Prouvez-moi, disait le juge, que vous vous êtes promené ainsi à l’aventure. Quelqu’un peut-il témoigner en votre faveur ?
– Je n’ai rencontré personne.
Lorsque M. de Lignerolles demanda d’où provenait le remboursement Larouette, Roger répondit :
– Vous pouvez croire ce que vous voudrez !
– J’admets pour un moment l’existence du débiteur, fit M. de Lignerolles, vous le connaissez ; vous expliquez-vous, du moins, comment il se fait que les billets de Larouette soient venus en sa possession ? L’un de vous est le meurtrier, et, si vous ne voulez point passer pour son complice, je vous engage à nous dire son nom.
L’insinuation du juge avait frappé Roger comme un coup de fouet qui lui eût cinglé les membres.
Était-ce donc son ancienne maîtresse qui avait assassiné Larouette ?
Mais cette idée était si absurde qu’il se contenta de hausser les épaules. Et pourtant, elle avait dit, un jour, lors de leur rupture :
– Si jamais il vous arrive malheur, souvenez-vous que peut-être je n’y serai pas étrangère.
Menace de femme à laquelle il n’avait pas pris garde.
– Mon débiteur ne peut être soupçonné, pas plus que moi, dit Roger, et il importe peu à votre enquête que son nom vous soit connu. J’ai déjà refusé de répondre à ce propos, et je vous serai obligé de m’épargner de nouveau la peine de refuser encore.
– Vous vous perdez, je vous en avertis.
– C’est une affaire entre moi et ma conscience.
M. de Lignerolles sembla se recueillir un instant, puis :
– Il est une autre preuve, dit-il, dont nous ne vous avons point parlé encore, irrécusable, terrible, et douloureuse entre toutes.
– Puis-je la connaître tout de suite ? Je la réfuterai, celle-là, peut-être, plus facilement que les autres.
– Vous avez été vu, au moment où vous entriez chez Larouette, un instant avant l’assassinat.
– Moi ? Moi ? dit Roger effaré.
– Vous avez été vu, au moment où vous commettiez le crime…
– Moi ? On m’a vu ? Qui cela ?
– Deux témoins… une femme… une petite fille…
– Une femme ? Une petite fille ?… Ha ! ha ! dit Roger en riant et comme soulagé. Voilà qui me tranquillise, et qui va vous prouver enfin que je suis innocent. Cette femme, cette petite fille, ont vu l’assassin. Faites-les donc venir devant moi et qu’elles me regardent ! Elles vous diront si elles me reconnaissent.
– Nous vous confronterons tout à l’heure.
– Et pourquoi pas à l’instant même ? Lorsque ces deux témoins m’auront vu, leur conviction sera formée.
Le juge lui indiqua une salle d’attente communiquant avec son cabinet.
– Dans quelques minutes, vous serez satisfait, dit-il.
– Chacune de ces minutes va me paraître bien longue, Monsieur, dit Laroque en souriant. Enfin, j’entrevois l’espérance !…
Et il sortit, accompagné par deux gendarmes.
Dans un coin du cabinet du juge, sur un bureau plat, un greffier, – vieux bonhomme ridé, à la barbe entièrement blanche, – avait écrit les réponses de Laroque. M. de Lignerolles parcourut le procès-verbal afin de s’assurer que rien n’avait été oublié.
Après quoi, il dit :
– Faites entrer madame Laroque, seule.
Le greffier sortit et un instant après introduisit respectueusement Henriette.
Celle-ci avait reçu la veille au soir une lettre du juge d’instruction la mandant au parquet avec sa fille.
Connaissant l’arrestation de son mari, elle s’attendait à cette lettre.
Elle vint donc, tout à la fois tremblante et résolue.
En partant, Suzanne avait demandé :
– Où me mènes-tu, mère ?
– À Versailles, ma chérie, à Versailles, où l’on va te faire souffrir encore.
Lorsque le greffier la fit entrer chez M. de Lignerolles, elle semblait n’avoir plus une goutte de sang, tant elle était pâle.
M. de Lignerolles lui avança une chaise. Elle s’y affaissa.
– La mission que j’ai à remplir auprès de vous est très pénible, Madame, dit le juge. Vous vous doutez assurément du motif qui m’oblige à vous entendre. Je ne veux pas, toutefois, recommencer l’interrogatoire cruel que vous avez subi déjà et dont monsieur Lacroix m’a mis le détail sous les yeux.
– Vous pouvez d’autant mieux m’épargner cet interrogatoire, Monsieur, que je n’ai qu’à répéter, mot pour mot, ce que j’ai dit à monsieur Lacroix.
– Non, Madame, pour vous, pour votre mari, j’espère que vos réponses seront plus précises, car votre refus de vous expliquer sur le meurtre de Larouette est la condamnation de Laroque. Dites-moi que vous n’avez pas reconnu votre mari dans le meurtrier, c’est bien, – et alors donnez-moi le signalement de l’assassin, – mais ne soutenez pas que vous n’avez pas été témoin du crime.
– Cela est vrai, pourtant ! dit la courageuse femme, dans son héroïque entêtement.
– Nous allons vous mettre en présence de votre femme de chambre.
Victoire fut introduite. Un instant embarrassée devant son ancienne maîtresse, – car ce n’était point une méchante créature, – elle reprit cependant contenance.
– Répétez devant madame Laroque, fit le juge, la déposition que vous avez faite à monsieur Lacroix, et une seconde fois à nous-même…
Victoire s’exécuta.
Mme Laroque écoutait et essayait d’affecter un air surpris. Mais sa gorge était serrée.
Il fallut bien qu’elle répondît, quand Victoire eut parlé.
– Cette fille, dit-elle, a l’imagination troublée par la lecture des romans. Son récit est une suite d’inventions et d’extravagances. Ni ma fille ni moi nous n’avons tenu les propos qu’elle rapporte. Si du balcon nous avions appelé Roger, il nous eût répondu, et, se voyant découvert, il ne serait pas entré chez notre voisin. Tout cela est donc invraisemblable.
– Tout cela est, malheureusement, vrai, Madame, dit Victoire.
– Que vous ai-je donc fait, ma fille, pour me causer autant de chagrin ? Et que vous avait fait mon mari pour que vous portiez sur lui une accusation aussi grave ?
– Je n’ai point de reproches à vous adresser, Madame, et si j’avais pu garder en moi ce que j’ai dit, je me serais tue.
Elle se retira.
– Vous le voyez, Madame, fit le juge, la déposition de cette fille est très nette et ne varie pas. Vous avez été témoin involontaire du crime. Qu’avez-vous vu ?
– Je n’ai rien vu, rien entendu.
– N’oubliez pas que votre silence est la perte de votre mari.
– Toute la vie de mon mari plaide pour lui et crie haut sa probité !
Le greffier fit sortir Henriette et ramena Suzanne. Elle regarda le juge avec terreur.
M. de Lignerolles l’embrassa et la contempla longuement, avant de parler.
– Et vous, mon enfant, serez-vous plus raisonnable aujourd’hui que vous ne l’avez été hier ? Quelqu’un vous a-t-il fait comprendre que vous seriez la cause d’un grand malheur pour votre père si vous refusiez de nous dire ce que vous avez vu, il y a quatre jours, lorsque vous étiez au balcon près de votre mère ?
– Je n’ai rien vu, Monsieur.
– Ne mentez pas, mon enfant. Le mensonge est vilain. Est-ce un autre que votre père que vous avez vu ? S’il en est ainsi, ma chérie, dites-le. Vous aimez votre père, et votre père, si vous vous taisez, serait à jamais malheureux. Il souffrirait et pleurerait d’être séparé de vous ! Et vous aussi, chère petite, vous seriez bien triste et vous pleureriez, car elle serait longue une vie sans votre père !…
– Je ne sais rien, Monsieur… je ne sais rien… et je voudrais bien qu’on me laisse tranquille… Monsieur… je suis malade… Mère ne voulait pas m’emmener, ce matin, et c’est moi qui ai voulu venir… mais j’ai bien mal, Monsieur… Je ne comprends pas ce qu’on exige de moi… et pourquoi petite mère pleure tous les jours, depuis que l’on m’interroge…
Elle grelottait, ses dents claquaient.
Le rouge de ses pommettes s’accentuait encore et ses yeux se creusaient… se creusaient… et, comme ceux de sa mère, se meurtrissaient d’un large trait de bistre.
– Oui, il est convenu que vous ne direz rien.
Le greffier alla rechercher Mme Laroque. En entrant, le premier regard de la jeune femme, – regard épouvanté, – fut pour Suzanne. L’enfant avait-elle parlé ? Suzanne, à son tour, regarda sa mère. Elles se comprirent, Suzanne n’avait rien dit. Henriette ouvrit ses bras, et la petite fille s’y jeta en pleurant.
M. de Lignerolles se pencha à l’oreille du greffier et lui parla bas.
Le greffier ouvrit la porte de la salle où Roger attendait.
– Laroque, entrez ! dit-il.
Roger obéit.
La salle d’attente était mal éclairée et obscure, de telle sorte qu’il se trouva passé de la nuit comme en plein jour.
Il s’arrêta sur le seuil et releva ses yeux, obstinément baissés jusque-là.
Et devant lui apparurent sa femme et sa fille.
– Suzanne ! Henriette ! Ma fille ! Ma femme !
Mais Henriette et Suzanne, tout d’abord surprises, parce qu’elles ne s’attendaient pas à le voir, reculent avec une horreur si visible, que le juge d’instruction en tressaille.
L’instinct a été plus fort que la volonté chez ces deux êtres si faibles, affaiblis encore par les tortures des jours derniers.
En voyant Laroque, ce n’est ni le père, ni le mari, – aimé jadis, qu’elles revoient, c’est l’assassin, – Roger a compris cette terreur. Il se trouble ! Il bégaye :
– Quoi ! Vous me fuyez ?… Je vous tends les bras !… Vous m’évitez ? Qu’ai-je donc de changé ? Est-ce parce qu’une accusation aussi odieuse que ridicule pèse sur moi que je ne suis plus, toi, Suzanne, ton père et toi, ma chère Henriette, ton mari ?
Mais déjà la mère et la fille se sont remises.
La mère a compris qu’elle a failli se trahir, qu’elle a failli perdre Roger d’un geste, d’un seul regard.
M. de Lignerolles l’examine toujours et elle devient plus blanche encore.
Cette entrevue, si brusquement menée, sans préparation, n’était qu’un piège et elle s’y est laissé prendre.
Elle a recouvré le sang-froid. Elle serre la main de sa fille afin de lui faire deviner ce qu’elle veut et elle la pousse dans les bras de son père. L’enfant y tombe en fermant les yeux, parce que c’est Larouette, toujours, qu’elle aperçoit, croulant sous l’étreinte de Laroque, et non plus son père, et parce qu’elle espère ainsi échapper à cette vision.
Déjà Laroque, sans soupçons, sans défiance, a tout oublié.
Il embrasse Suzanne de toutes ses forces.
– Suzanne, ma fille, mon enfant bien-aimée !
Puis, dans le même baiser, il confond la mère et la fille.
– Henriette… ma bonne et chère femme… que je suis heureux !
Et, tout à coup, se tournant vers M. de Lignerolles, silencieux :
– Que vous êtes bon, Monsieur… de m’avoir permis de revoir ma fille et ma femme !… C’est tout ce qui m’aime au monde… Quelle que soit la conclusion de votre enquête, je vous remercie, Monsieur, d’avoir été généreux et de vous être souvenu que j’étais père !
– Vous n’avez pas à me remercier, dit le juge, froidement.
– Pardonnez-moi, Monsieur, fit Roger, qui voulait insister.
M. de Lignerolles lui imposa silence d’un geste.
– Je vous ai dit tout à l’heure que vous aviez été vu, au moment où vous entriez chez Larouette… et qu’au moment où vous avez assassiné ce malheureux vous avez été vu encore…
– Par une femme et par une petite fille… Et je vous supplie de ne pas retarder davantage ma confrontation avec elles !…
M. de Lignerolles se taisait.
Mme Laroque, assise auprès du bureau du greffier, serrait sur ses genoux, dans ses bras, par un mouvement irréfléchi, sa fille défaillante.
Elle collait ses lèvres dans les cheveux dénoués de l’enfant, dont la tête reposait sur son sein, et qui toujours gardait les yeux obstinément clos.
Certes, elle aurait bien voulu être morte et emporter dans la mort l’oubli, l’éternel néant… son enfant avec elle !
Et voilà que dans l’esprit de Roger la lumière se fait brusquement. Il n’a eu qu’à regarder M. de Lignerolles, – ému malgré lui, – il n’a eu qu’à regarder Mme Laroque et Suzanne pour comprendre !
Il tremble ! il chancelle !…
– Dieu ! Dieu ! Épargnez-moi, épargnez-moi ! balbutie-t-il.
Il voit que M. de Lignerolles entrouvre les lèvres… qu’il va parler…
Alors, soudain, à la fois menaçant et suppliant :
– Monsieur, prenez garde, taisez-vous ! ! je vous en supplie ! ! Vous allez proférer un blasphème ! !
– Vous avez été vu, au moment de votre crime, par une mère et sa fille, – dit lentement le magistrat. – Vous avez ces deux témoins devant vous !… C’est votre femme et votre enfant !…
Roger part d’un éclat de rire strident, – un rire de fou.
– Elles m’ont vu ! moi ?… Ma femme et ma fille m’ont vu assassiner Larouette !
Et, se précipitant vers elles, il leur prend les mains, il leur secoue les bras… Il leur fait mal… le pauvre homme !
– Vous m’avez vu, vous deux, à ce qu’il paraît ?… Vous entendez qu’on prétend que vous m’avez vu ?… Mais protestez donc ! Levez-vous donc ? Criez donc à cet homme, qui m’accuse, qu’il a menti et que ce n’est pas vrai, que vous n’avez pu voir Roger Laroque assassinant, puisque Roger Laroque est innocent et incapable de commettre un crime…
Elles ne répondent pas. Il a beau leur serrer le bras à les faire crier, elles restent insensibles.
Alors, il les appelle.
– Suzanne !… Henriette !… Qu’avez-vous ?… Êtes-vous malades ?… Pourquoi ne parlez-vous pas ?
Henriette se lève.
Elle a cette pâleur de cire qu’ont les morts.
– Monsieur de Lignerolles a tort de vous dire, Roger, que nous avons été témoins d’un meurtre. Depuis trois jours, on nous poursuit, Suzanne et moi, pour nous contraindre à des aveux que nous ne pouvons faire. Je n’ai qu’à redire devant vous, en mon nom comme au nom de ma fille, ce que nous avons dit bien des fois déjà : Nous ne savons pas comment ce meurtre a été commis, et nous ne comprenons pas comment l’on ose vous accuser !…
– À la bonne heure !… Je respire !… Vous avez parlé !… Savez-vous bien qu’un moment… j’ai cru… oui, j’ai cru… mais non, qu’aurais-je pu croire ? Il est impossible que vous ayez vu, puisque ce n’est pas moi ! Quelle folie ! Mais j’ai eu peur… oui, je l’avoue, j’ai eu peur !
Et tout à coup, à M. de Lignerolles, avec brutalité :
– Pourquoi disiez-vous qu’elles avaient été témoins ?… Vous outrepassez votre droit de juge… Vous avez tout à l’heure affirmé un mensonge, et ma femme vous a donné un démenti que vous n’avez pas relevé !
Le magistrat répliqua doucement, parce qu’il avait pitié d’Henriette, pitié de la petite fille.
– Il est prouvé qu’elles ont vu…
– Cela est prouvé ? faisait Laroque, étonné, – calmé par un effort sur lui-même… Vous entendez, Henriette ?… Moi, je ne peux rien dire… C’est à vous de répondre.
– Cela ne se peut, – disait gravement la jeune femme, – puisque je ne comprends rien à ce que l’on me demande.
Ce fut au tour de Laroque d’interroger le juge.
– Quelle est cette énigme ?
M. de Lignerolles sonna.
Au gendarme qui apparut, il ordonna d’introduire dans son cabinet la femme de chambre.
– Victoire ? murmura Roger. Pourquoi donc ?
Et il attendit anxieusement les explications du juge.
M. de Lignerolles fit répéter à Victoire sa déposition.
Elle le fit, sans se presser, mot pour mot, n’omettant rien.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, on pouvait voir le visage de Laroque se décomposer.
Par une tension énorme de sa volonté, il essayait de comprendre.
Il secoua la tête, et dit très haut, les yeux hagards :
– Prenez garde à moi… j’ai peur de devenir fou !…
Un long silence se fit.
Peu à peu, il comprenait.
Henriette et Suzanne avaient vu. Mais quoi ? Elles avaient refusé de parler… Pourquoi ?… Il fallait le savoir !…
Laroque alla s’agenouiller devant sa femme, avec une grâce touchante. Il lui prit les mains, les caressa, puis, comme s’il avait parlé à un enfant :
– Dis la vérité, fit-il. Est-ce vrai que tu m’as vu ? Tu as nié, n’est-ce pas ?… Jusqu’à la dernière minute, tu as prétendu que tu n’avais pas été témoin du meurtre ?… Et Suzanne a dit comme toi ?… C’est vainement qu’on vous a interrogées. Mais, à présent, ma chère femme, et toi, ma chère Suzanne, il faut tout dire… Ne craignez point, puisque je suis innocent, de raconter tout ce que vous avez vu… On m’accuse mais qui sait si votre témoignage ne va pas prouver mon innocence ?…
Il avait réuni les petites mains de Suzanne dans les mains d’Henriette, et les baisait toutes les quatre ensemble. La mère et la fille, toujours aussi pâles, toujours les yeux fermés, se taisaient…
M. de Lignerolles intervint et ce fut à Mme Laroque, particulièrement, qu’il s’adressa :
– Je vous ai mise en présence de votre mari, dit-il, parce que j’espère encore que, cédant à ses prières, vous finirez par être persuadée que votre silence est dangereux et qu’il vaut mieux parler et nous raconter la vérité, quelle qu’elle soit, que vous taire plus longtemps. Laroque vous dira, plus chaleureusement que je ne le pourrai faire, qu’il est de son intérêt que vous parliez. Pour nous, comme pour tout le monde, il est évident que, vous et votre fille, vous avez assisté en témoins à ce meurtre. Les charges les plus graves pèsent sur votre mari. Si vous refusez de répondre à nos questions, c’est donc que Laroque est coupable, pour vous comme pour nous ?
Et, se tournant vers le malheureux :
– Expliquez bien ceci à votre femme et à votre fille, Laroque. Monsieur Lacroix et moi nous avons essayé. Elles ont fait la sourde oreille… Soyez plus heureux que nous !
Roger avait écouté avec attention.
Il lui fallait un effort constant d’intelligence, à présent, car son cerveau était vide.
Il hocha la tête et murmura :
– Il faut qu’elles parlent ou je suis perdu !
Il était resté aux genoux de sa femme.
Il n’avait abandonné ni ses mains, ni les mains de sa fille.
Deux fois Henriette, par un mouvement imperceptible, avait voulu les retirer. Il les avait retenues.
Et, à chaque fois, Laroque, en la regardant, avait souri d’un air craintif.
– Henriette, tu viens d’entendre monsieur de Lignerolles, mais peut-être n’as-tu pas bien saisi sa pensée. Je vais te la traduire : « Votre femme et votre fille ne veulent point sortir de leur silence, a-t-il dit ; or, il est prouvé qu’elles ont été témoins du meurtre. Si vous n’étiez pas l’assassin, elles parleraient. Ne rien dire, c’est donc vous accuser. Puisque vous protestez de votre innocence, ordonnez-leur de parler ! Qu’elles révèlent ce qu’elles ont vu ! Si vous êtes innocent, vous n’avez rien à redouter, au contraire, vous avez tout à espérer de leurs déclarations. » Est-ce votre pensée, monsieur de Lignerolles ?
– Vous l’avez rendue exactement.
– C’est vrai, Henriette, ce que dit le juge, sais-tu bien ? On croirait que tu ne t’en rends pas compte. Ton silence paraîtrait étrange, et tout naturellement les juges penseraient que Victoire ne s’est pas trompée, que, du balcon de notre villa, tu as vu assassiner Larouette et que, par pitié pour ton mari, tu ne veux pas parler. Or, moi, je suis bien sûr que tu n’as pu me voir de la villa et je n’ai rien à redouter de tes aveux ; rien, entends-tu, ma chérie ? Puisque je suis innocent, ce n’est pas moi que tu as vu, si tu as vu quelqu’un, j’ai donc tout intérêt à ce que tu renseignes monsieur de Lignerolles. Je t’en prie, mon enfant, dis-nous ce que tu sais !
Elle ne répondit rien, gardant son attitude singulière qui faisait penser à ces magnétisées, immobiles sur leur chaise, le buste droit, les mains comme mortes, les paupières baissées.
– Tu m’as entendu, Henriette ? Elle fit un signe affirmatif.
– Alors, pourquoi ce silence, ce silence qui me condamne, Henriette ?
– Je n’ai rien à dire.
– Tu mens. La déposition de Victoire est précise. Et ton trouble, ta pâleur, ton air étrange te trahissent… Et je me rappelle, maintenant, que, le lendemain de ce jour, le matin, Suzanne a été malade, est tombée dans des convulsions. Tout cela est une preuve…
– Je n’ai rien vu !
– Puisque je t’en supplie, Henriette !…
– N’ayant rien vu, je ne peux rien dire !…
– Alors, tu m’accuses ?… Je suis ton mari, je t’aime, je suis innocent, et tu me condamnes !…
« Henriette, oublie où nous sommes, et laisse-moi te parler comme si nous étions seuls, en ta chambre de la villa, ta chambre blanche, si gaie et si ensoleillée, où tu te plaisais tant et où tu n’avais pas besoin d’oiseaux dans les cages, car tous ceux du bois semblaient te connaître, et se donnaient rendez-vous autour de toi.
« Regarde-moi, Henriette !… Ai-je quelque chose de changé ?…
« Moi, je te retrouve tout autre… Que s’est-il passé pendant que je n’étais pas là ?… Tu ne veux pas me le dire ?…
« Nous sommes jeunes tous les deux, Henriette, et pourtant voilà huit ans que nous sommes mariés !… Et depuis huit ans as-tu remarqué dans mes paroles et dans ma conduite rien qui pût t’expliquer et te faire prévoir le crime que l’on me reproche ?
– Non, Roger, non, jamais ! dit-elle avec élan.
– Je t’ai aimée, jadis, bien longtemps avant de te le laisser voir, avant de te l’oser dire. Et c’est ton père qui, avant toi, peut-être, s’en est aperçu. Comme j’étais pauvre et que tu étais presque riche, j’aurais continué de souffrir, j’aurais gardé mon amour pour moi parce que je redoutais que le moindre soupçon vînt l’effleurer et le ternir. J’étais pauvre, mais j’étais fier. Tu m’aimais, toi aussi, et ton père l’avait deviné également. Il a forcé nos deux cœurs à parler… Est-ce là ce qu’eût fait un futur criminel ?
– Non, Roger, votre délicatesse a été grande…
– Avez-vous oublié, Henriette, combien nous fûmes heureux, avant notre mariage et depuis ? Je me savais brusque et je m’étudiais à rester doux. Est-ce que jamais vous avez eu à souffrir de la moindre brutalité ?… N’ai-je pas, sans cesse, prévenu vos désirs ? deviné vos fantaisies ?… Si je vous ai rendue malheureuse sans le savoir, Henriette, dites-le, et je suis prêt à reconnaître mes torts…
– J’étais heureuse, Roger.
– Oui, vous l’étiez. Vous le dites et je le crois. Je le crois, parce que je ne passais guère de jours sans chercher ce qui pourrait vous rendre heureuse, parce que je me serais reconnu indigne de vous, si, par mon fait, j’avais surpris un nuage sur votre front. Certes, je ne pouvais être à vos pieds, constamment, à vous dire que je vous aimais. J’avais l’aisance à gagner, de la fortune à acquérir.
« Mon travail, c’était encore une preuve d’amour, car, bien que vous ne fussiez ni coquette, ni dépensière, j’étais fier de pouvoir vous dire que nos affaires étaient en pleine prospérité, parce que je savais que, si vous n’en conceviez point trop grande joie pour vous-même, vous en étiez heureuse pour notre fille.
– Tout cela est vrai, Roger, je le reconnais. Je n’ai jamais douté de vous. Je n’ai jamais eu de reproches à vous faire.
– Et c’est moi, Henriette, moi qu’on accuse d’assassinat et que vous ne voulez pas défendre ! Je sais bien que la fatalité, je n’y avais jamais cru ! a réuni contre moi des preuves presque évidentes.
« Il y a des indices, en tout cela, sur lesquels il m’est impossible de m’expliquer ; mais vous, Henriette, qui me connaissez, – qui m’avez aimé, qui avez vécu de ma vie, – de ma vie irréprochable, – vous êtes là pour ne pas croire à l’évidence, pour expliquer les choses inexplicables ; ou bien, si vous ne le faites pas, vous êtes vous-même coupable, car votre silence va peser d’un poids énorme dans la décision des juges, votre silence qui est l’aveu de ma culpabilité.
« J’irai plus loin, Henriette.
« Vous m’auriez vu, comme on le dit, étranglant Larouette de ces deux mains qui ont tant de fois caressé les vôtres, qui les serrent encore, en ce moment ; vous m’auriez vu, sans qu’il vous fût possible de douter, que votre devoir serait de douter encore, de vous révolter contre vos yeux, contre votre souvenir, contre votre conviction.
« Ou bien alors, si vous m’aimez si faiblement que votre amour ne peut résister à un pareil assaut, c’est encore votre devoir de femme de tout dire, comme ce serait votre devoir, s’il s’agissait d’un étranger, du premier venu !…
Elle écoutait.
Il parlait si tendrement qu’elle aurait pu s’y laisser prendre, si elle n’avait pas vu le malheureux, dans cette fatale nuit !…
Les souvenirs d’amour, même, qu’il se plaisait à rappeler, ne faisaient qu’augmenter son mépris, parce que ces souvenirs, ainsi évoqués en cette heure tragique, c’étaient comme autant de preuves de son hypocrisie.
– Henriette, tu te tais ? Tu n’as pitié ni de mes larmes, ni de mes prières ?
Ses lèvres restaient obstinément fermées ; son regard disait :
– Mensonge ! Mensonge !
Il se redressa, ferma les poings, puis, soudain se calmant :
– Henriette, tu me perds. Tu ne m’aimes plus, tu ne m’as jamais aimé, sans doute. Eh bien, je veux que tu le saches… Moi, je t’aime toujours, je t’aime malgré tout… Je t’aimerai, même si je suis flétri par une condamnation ! Même sur l’échafaud je crierai mon amour !… Ce sera ta punition… ce sera ma vengeance…
Il se promena quelques instants dans le cabinet de M. de Lignerolles, en proie à la plus vive douleur.
– J’ai fait ce que j’ai pu, Monsieur, dit-il au juge.
Du doigt celui-ci lui montrait Suzanne, sur les genoux de sa mère. Ce geste disait :
Il y a deux témoins, votre femme et votre fille.
Roger comprit. Un dernier espoir lui restait : son enfant parlerait peut-être.
Il l’enleva à sa mère et l’embrassa avec passion à plusieurs reprises.
Puis, tout à coup, s’approchant de M. de Lignerolles.
– Je vous supplie de faire éloigner ma femme, murmura-t-il.
Le magistrat acquiesça d’un signe de tête.
Henriette s’était levée sans attendre l’injonction et s’était dirigée vers la salle d’attente, où elle disparut.
Roger prit Suzanne sous les bras, comme lorsqu’il voulait l’enlever au-dessus de sa tête et la tint éloignée de lui, un moment, en souriant :
– Tu ne m’aimes donc plus, chérie ? dit-il.
L’enfant le regardait avec une sorte de sauvagerie.
Elle était si changée, que quiconque l’eût vue avant le crime et l’eût revue alors, eût juré qu’il y avait là deux enfants. De sa gentillesse d’autrefois et de ses jolis sourires et de l’expression si tendre et si rieuse de ses yeux il ne restait rien. Les lèvres tombaient lourdement, comme s’affaissent les lèvres d’une femme que la douleur a flétrie.
Elle était jadis pâle et rose, d’une pâleur transparente, sous laquelle on devinait le sang vivace et chaud. Maintenant, son teint était jaune et le front, ce front candide de fillette, restait constamment ridé.
– Pourquoi veux-tu me faire de la peine ? disait Laroque en l’embrassant presque entre chaque mot. Est-ce que je t’ai jamais fait pleurer, moi ? Est-ce que je ne t’ai pas aimée, cajolée, autant que petite mère ?… embrassée aussi souvent qu’elle t’embrassait ?… Est-ce que, tous les jours, quand je venais de Paris, tu ne trouvais pas sur moi quelque surprise ? Et, tu le savais bien, vilaine, car tu venais toujours au-devant de moi, ou, du plus loin que tu pouvais me voir, tu guettais mon arrivée… Ce n’était donc pas pour moi que tu m’aimais et parce que je suis ton père ?… C’était pour les jouets et les poupées dont je te faisais présent ?… C’est très laid, cela, Mademoiselle, et vous mériteriez d’être grondée !…
Suzanne semblait ne pas entendre.
– Suzanne, Suzanne, ma chère mignonne, réponds-moi. Tu te rappelles bien, n’est-ce pas ? Le jour où tu m’as récité ce gentil compliment que ta mère t’avait appris et où tu me disais : « Père chéri, je ne suis jamais si heureuse que lorsque tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgent pour moi et tous les jours je t’aime davantage parce que tous les jours je vois combien tu es bon… » Rappelle-toi, chère petite… c’était la veille de ce jour-là… la veille au soir… Je ne suis pas venu dîner avec ta mère et avec toi. Il paraît que vous m’avez attendu, très tard. Vous vous êtes mises au balcon et vous regardiez dans la rue pour me voir venir. Tu sais ? Tu te souviens ?
– Oui, père, je me souviens, murmura l’enfant.
Roger eut un geste de joie. Il soupira, soulagé. Suzanne se souvenait !
– Alors, vous m’avez vu entrer, dans la petite maison qui fait face à la nôtre… Tu la vois bien, la petite maison avec ses grands marronniers ?
– Oui, la maison du voisin Larouette.
– C’est cela. Tu m’as vu entrer, à ce qu’il paraît ? Puis, tu m’as vu dans la chambre dont la fenêtre était ouverte, tu m’as vu me jeter sur Larouette et lui mettre les mains autour du cou, l’abattre sous moi et le tuer ?
L’enfant se tut.
– Réponds, ma chérie. C’est ton petit père qui t’en supplie !
– Je n’ai rien vu de cela, dit-elle à voix basse.
– Alors, qu’as-tu vu, cela est certain, tu as vu quelque chose ?
– Non, mère et moi nous n’avons rien vu…
– Tu mens. On te l’a déjà dit. Et je te le répète, tu mens. Et c’est mal. Et je t’ordonne de parler, ou si tu ne parles pas, je te punirai. Et d’abord, tu ne me verras plus, – plus jamais, entends-tu bien ? – Et bientôt tu me regretteras, car tu n’auras plus tes bibelots, ni tes chariots, ni tes pelles, ni tes bêches pour creuser dans le sable, ni tes fleurs, ni tes poupées, grandes comme toi. On te retirera tout cela, parce que tu seras devenue pauvre et que ton père ne sera plus là pour te les acheter. Alors tu n’auras plus tes jolis chapeaux. Tu n’auras plus tes jolies robes fraîches qui faisaient tant plaisir à ta coquetterie. Tu n’auras plus rien, parce que tu n’auras pas voulu obéir à ton père. Parle ! Je te dis de parler… Je te l’ordonne… Parleras-tu ?
– Oh ! père, père, dit-elle, j’ai peur !
– Parleras-tu te dis-je, parleras-tu à la fin ? Tu étais sur le balcon, qu’as-tu vu ? qu’as-tu entendu ? Si tu ne m’obéis pas, je t’emmène avec moi et tu resteras en prison, avec ton père… Dans une prison très noire où toutes sortes de mauvaises bêtes viendront te mordre… où tu verras des fantômes la nuit… où l’on viendra te réveiller quand tu dormiras, pour te faire souffrir… Parle, allons, parle !
– Père, père, pitié de moi, pitié…
– Pourquoi aurais-je pitié de toi puisque tu t’entêtes à ne rien dire. Je ne t’aime plus. Je ne te reconnais plus pour mon enfant. Non, tu n’es pas ma fille, qui est-elle, celle-là ? C’est une petite étrangère que nous avons élevée par charité et que nous allons envoyer dans la rue, parce qu’elle est désobéissante et parce que, pour l’affection qu’on lui a vouée, elle ne montre que de l’ingratitude. Vous ne méritez pas qu’on vous aime !…
La colère l’envahissait. Il la secouait dans ses mains avec rudesse. Elle laissait faire, masse inerte, les bras ballants, la tête sur la poitrine.
Soudain, il la pose près de lui. L’enfant perd l’équilibre et tombe sur les genoux. Laroque lève les bras dans un accès de fureur.
La raison lui échappe, comme elle échappe à Suzanne, comme elle échappe à Henriette, car leurs nerfs sont tendus, et cette scène déchirante, si elle devait se prolonger, casserait chez ces trois êtres tous les ressorts du cerveau.
Il n’a jamais eu que des caresses pour cette enfant qu’il adore, et cette résistance le met dans une rage insensée. Il a envie de la battre, de la briser.
On dirait qu’elle attend le coup, car, victime résignée, elle baisse la tête et même Roger ne l’entend plus qui dit encore, doucement :
– Pardon, père, pardon, père !
Alors, Henriette vient se jeter à genoux entre elle et lui !
Elle prend Suzanne dans ses bras, effarouchée, mais, en tombant là, elle a glissé deux mots à Laroque, – de sa voix mourante, – deux mots que, seul, il entend :
– Frappe-nous donc, comme tu as frappé l’autre !…
Sa colère s’évanouit soudain.
Les bras levés pour frapper, – les poings fermés, – s’abaissent lentement sur ces deux têtes, où depuis des années il a accumulé tant de baisers d’amour.
Ses doigts rudes errent un instant dans ces cheveux blonds, ceux de la mère comme ceux de la fille – et se font doux pour cette suprême caresse, et il dit :
– Non, je ne frapperai pas…, car je vous aime… je vous aime, mon Dieu, je vous aime !…
Et c’est plus qu’il n’en peut supporter, cet homme.
Il fait un signe à M. de Lignerolles.
Le greffier prend Henriette par le bras et la fait sortir, en la soutenant, pendant que Suzanne reste suspendue à sa robe.
Roger les suit un moment des yeux. Et, quand elles ne sont plus là, il semble que la terre lui manque, que rien ne se trouve plus sous ses pieds, et il tombe lourdement, avec un grand soupir, évanoui, demi-mort.
L’instruction se poursuivit pendant quelques jours et s’acheva sans autres péripéties. Rien ne vint l’entraver.
À toutes les questions de M. de Lignerolles, Laroque répondait :
– Je suis innocent. Je ne me défendrai plus.
Il se laissait aller au désespoir, à la fatalité qui l’entraînait.
Si le moindre doute avait existé dans l’esprit de la justice, Roger aurait pu être sauvé ; mais, par malheur, les détails du crime, les indices trouvés par l’enquête, les incidents relevés contre lui, tout coïncidait à le faire paraître coupable et constituait un ensemble de preuves accablantes qui avaient formé chez M. de Lignerolles une conviction inébranlable.
Le juge transmit donc les pièces à la chambre des mises en accusation, à Paris, et celle-ci ordonna le renvoi de Roger Laroque devant la cour d’assises de Seine-et-Oise, siégeant à Versailles.
Henriette l’apprit par les journaux.
Elle ne sortait plus de la villa ni de sa chambre, ensevelie dans une torpeur morale et physique étrange. Elle ne prononçait plus une parole, ne s’occupait même plus de Suzanne, la regardant parfois s’agiter autour d’elle, avec une sorte d’étonnement, comme si elle ne la reconnaissait pas.
Un matin, elle ne se leva pas. Elle était toute blanche dans son lit et ne bougeait plus, terrassée par une syncope.
Les domestiques, en ne la voyant pas, – elle si matinale d’habitude, – entrèrent dans sa chambre et furent frappés de son état de faiblesse.
Ils appelèrent le docteur Martinaud.
Celui-ci prescrivit un traitement, mais sans espoir.
Il déclara que Mme Laroque était perdue et n’en avait plus que pour quelques jours.
Henriette se réveilla sous les frictions et les sinapismes qu’il lui fit appliquer et le remercia en souriant avec tristesse. Elle ne se faisait pas d’illusions.
Avant de mourir, elle voulut toutefois assurer l’avenir de Suzanne. Elle écrivit quelques mots, d’une écriture bien tremblée, déjà, presque illisible, à un vieil oncle, frère de son père, Adrien Bénardit, qui avait une forge près de Montherme, dans les Ardennes.
Suzanne allait être privée de sa mère, – et, selon toute prévision, Roger allait être condamné, – Henriette voulait confier l’enfant au forgeron, un brave et honnête homme dont son père l’avait entretenue souvent, mais qu’elle n’avait vu que deux fois dans sa vie.
Puis, ayant écrit cette lettre, elle attendit l’arrivée du vieux prêtre et se prépara à mourir, rassasiant ses yeux de la vue de sa fillette dont elle allait être éternellement séparée et qui, avec cette maturité d’intelligence que donne le malheur, s’arrangeait pour ne pas quitter la chambre de sa mère.
Suzanne la soignait, n’ayant pas voulu laisser ce soin à une autre. Elle la soignait avec un dévouement absolu, veillant sur son sommeil, afin qu’on ne la troublât pas, lui présentant à boire les potions prescrites, soulevant et soutenant la tête de la malade pendant qu’elle buvait, lui essuyant les lèvres, arrangeant les oreillers, rebordant le lit. Et la mère, prête à mourir, la remerciait d’un regard d’infinie reconnaissance, tout plein de regrets amers, de désespoirs sans remède.
Et l’enfant, alors, grimpant sur le lit et la bouche près de l’oreille d’Henriette murmurait :
– Petite mère, guéris-toi, si tu aimes ta fille !
Mme de Noirville avait rêvé la vengeance et elle allait être vengée plus complètement peut-être qu’elle n’aurait voulu. Elle l’avait dit à Laroque : elle était d’une race extrême en tout.
– Vengez-moi ! mais vengez-moi bien ! avait-elle crié à Luversan, lorsque le pacte eut été conclu.
Quelques jours après, Luversan la retrouvait dans un bal campagnard, le dernier de la saison, donné dans les grands jardins de l’hôtel Terrenoire, rue de Chanaleilles. Il était à peu près une heure du matin. – Il y avait une heure et demie, environ, que Larouette était assassiné. Luversan était très pâle, mais froid et correct, dans sa tenue irréprochable.
Quand, dans une allée obscure, il put s’approcher de Julia, il lui tendit silencieusement un paquet de billets de banque.
– Qu’est-ce donc ? fit-elle, surprise.
– Les cent mille francs que vous devez à Laroque. Il faut que demain matin, sans faute, Laroque les ait en sa possession.
– Je le croyais dans une situation gênée ?
– C’est la vérité.
– Alors, je le sauve. Est-ce là ma vengeance ?
– Vous le perdez.
– Je ne comprends pas, dit-elle, mais vous le dites et je vous crois. Je ne puis refuser, puisque vous possédez mon secret et que vous me tenez par là. Du reste, vous haïssez. Je hais aussi. Le même intérêt nous lie.
Elle prit les liasses qu’il lui tendait, les cacha.
Luversan la salua, se montra dans le bal, et, de la soirée, ne lui adressa plus la parole.
Le lendemain, dès le matin, elle sortait sous le premier prétexte venu, montait dans un fiacre et se faisait conduire chez Laroque, boulevard Malesherbes, Roger venait justement d’arriver.
Deux ou trois jours se passèrent.
Ce fut Noirville qui apprit, par des amis communs, l’arrestation de Roger et son envoi à Versailles, sous l’inculpation de vol et d’assassinat.
– C’est une folie, s’écria-t-il. C’est même plus que cela, c’est une bêtise !… Roger voleur et assassin ! la bonne histoire !
Et, sans perdre de temps, il se rendit au parquet, d’où il fut renvoyé au commissaire aux délégations judiciaires.
M. Liénard était dans son cabinet.
Il renseigna Lucien complètement.
L’avocat rentra chez lui inquiet et déconcerté, – inquiet de l’issue de l’affaire, déconcerté par tant de preuves contre Laroque… Mais sa foi en son ami, en son frère, restait inébranlable.
Julia ne savait rien encore.
Il lui dit tout en un flot de paroles rageuses, méprisantes pour la police qui s’était fourvoyée.
– Les agents devraient être prudents, disait-il. L’an dernier, ils ont eu un terrible exemple d’erreur judiciaire, dans cette condamnation à mort de Lauriot, dit le Boucher de Meudon[3], qui était innocent et faillit être guillotiné.
Mme de Noirville, blême, écoutait sans mot dire. À cette heure, elle comprenait. L’assassin de Larouette, c’était Luversan. Le voleur, c’était Luversan.
L’argent volé, dont Roger n’expliquait pas la source, c’étaient les cent mille francs qu’elle avait portés elle-même boulevard Malesherbes ! Ah ! tout cela avait été combiné avec une infernale adresse.
Roger était perdu si elle ne parlait pas. Elle avait voulu goûter au fruit de la vengeance, elle allait être terriblement vengée. Elle ne fut point touchée du sublime dévouement de Laroque, préférant la honte à une condamnation presque certaine plutôt que de déshonorer Lucien, en révélant l’adultère de Julia.
Sa haine était apaisée. Elle avait tant supplié, sans être écoutée. Elle voulait que toutes ses larmes fussent noyées dans les larmes de Roger.
Quelques jours après l’arrestation, qui avait fait beaucoup de bruit dans Paris, Lucien de Noirville dit à sa femme :
– Je ne plaide plus. Ma santé chancelante et mon infirmité me le défendent. Je n’ai pas plaidé depuis la guerre, mais on m’entendra, du moins, encore une fois avant que je prenne décidément ma retraite.
Vaguement inquiète, elle demanda :
– Et quel procès acceptez-vous donc de plaider ?
– Pardieu, si tu ne devines pas ! Crois-tu que je vais laisser ce pauvre Roger aux prises avec le président des assises et le jury sans avoir auprès de lui un ami qui le soutienne ? Je le défendrai et je l’arracherai de leurs mains, à moins que Dieu ne m’en retire la force. Et ce sera peut-être la première fois qu’on aura vu un mutilé, qui ne peut plus marcher sans un aide, se faire transporter devant un tribunal pour y protester, par sa présence d’abord, et ensuite par tout ce qu’il peut avoir de chaleur et de talent, de l’innocence de son frère d’armes.
Elle avait tressailli et elle se troublait malgré sa puissance sur elle-même.
– Tu ne trouves pas que j’ai raison ? Est-ce que tu doutes de moi ? Eh ! tu as tort, va ! Je prouverai que je n’ai pas cessé d’être l’avocat qui faisait avant la guerre courir tout Paris.
« C’est vrai, je suis faible. Ces maudites blessures ont fait de moi un pauvre diable sans souffle, qui n’a pas l’air d’avoir quatre jours à vivre… mais le cœur est resté jeune… tu verras… J’aime Roger… à coup sûr mieux que je n’aurais aimé un frère…
« Tu ne sais pas, toi, Julia, comme il est loyal et bon, brave et gai… et combien il a d’abandon dans l’esprit… un esprit grave et réfléchi avec, souvent, des naïvetés d’enfant… un homme, enfin, qu’on est fier de connaître et de l’amitié duquel on s’honore. Et c’est lui qu’on accuse !
« Mais je leur montrerai, moi, qu’il est innocent… Et ce ne sera pas difficile… Je n’aurai pas besoin de longuement étudier son dossier pour cela… Je n’aurai qu’à laisser parler mon cœur.
« Et j’embrasserai Roger devant le tribunal… devant le jury… devant tout le monde, pour montrer que je suis convaincu de son innocence. Tu verras… tu verras la belle plaidoirie… Je veux que ceux qui seront là pleurent !…
Elle se taisait, toute saisie par l’étrangeté dramatique de cette situation. Le mari, ignorant l’adultère de sa femme, défendant l’amant ! Et c’est qu’il était capable de le sauver ! Depuis qu’il ne plaidait plus, le barreau avait perdu son éclat. Si quelqu’un avait assez de talent pour sauver Roger, ce ne pouvait être que Noirville.
Elle hocha la tête, disant :
– Lorsque vous connaîtrez le dossier de l’affaire, peut-être ne serez-vous plus aussi sûr de vous-même…
Il eut un sourire d’orgueil… l’orgueil de son amitié pour Roger.
– Il est innocent, te dis-je ; en douterais-tu ? Certes, il y a des choses singulières, dans son cas, des billets volés, retrouvés dans la caisse de ses ateliers de la rue Saint-Maur. Roger prétend que ces billets proviennent d’un remboursement, mais refuse de nommer le débiteur. Il est incapable de mentir. Le débiteur existe. Il y a là un mystère qu’il m’expliquera. Ce qu’il n’a pas voulu dire à la justice, il me le confiera à moi, il a confiance dans mon amitié. Et un avocat est un confesseur. Quand je saurai son secret, je n’en serai que plus fort pour le défendre… Et son secret… il me le faut !
Elle toussa, la gorge contractée et, par un mouvement machinal, elle fit craquer ses doigts enlacés l’un dans l’autre. Ses lèvres étaient blanches. Le regard, un moment, parut mort…
Il ajouta en souriant – et Julia faillit s’évanouir :
– Cette obstination de Roger à ne rien dire me fait soupçonner qu’il doit y avoir en tout cela une aventure de femme.
– Vous le voyez donc bien, dit-elle avec effort, il se cache de vous !
Il resta un instant pensif.
– C’est vrai. Si j’ai deviné juste, il s’est défié de moi. Cela me surprend, car, depuis longtemps, sa vie la plus intime m’était connue.
Le jour même, Lucien se rendit au parquet de Paris, et là prit toutes ses dispositions pour pouvoir pénétrer auprès de Laroque, à la prison de Versailles.
Deux jours après, les employés de la gare Saint-Lazare, voyaient, montant le grand escalier qui conduit à la salle des Pas-Perdus, un homme jeune encore, au visage distingué mais fatigué et trahissant de secrètes souffrances.
Cet homme avait deux jambes de bois, marchait avec peine en s’appuyant sur des béquilles, et une jeune femme, d’une admirable beauté, grande, souple, aux yeux noirs, marchait auprès de lui, veillant sur lui, prête à le secourir, s’il venait à trébucher.
Ces deux voyageurs qui attiraient ainsi tous les regards étaient Lucien de Noirville, qui allait à la prison de Versailles, et sa femme, qui, pour être près du danger et le conjurer plus facilement, fiévreuse et inquiète, n’avait pas voulu le laisser seul.
Mme de Noirville, quitta son mari au moment où celui-ci entrait dans la prison.
Avec la voiture qu’ils avaient prise à la gare, elle fit des courses dans Versailles, où elle avait des amies.
Roger Laroque, depuis le dernier interrogatoire que nous avons rapporté, était dans une prostration complète.
« On découvrira l’assassin, se disait-il. On le découvrira un jour ou l’autre. »
Mais les jours s’étaient passés ; chacun d’eux avait apporté contre Roger son contingent de preuves, et l’assassin restait inconnu.
Et, dans l’effroyable bouleversement de sa vie, sa dernière consolation, – la dernière joie à laquelle il se rattachait, – lui était enlevée : il ne pouvait même plus compter sur l’affection de sa femme et de sa fille, puisque toutes les deux semblaient l’accuser et le croyaient coupable.
Ce fut le dernier coup ; sa raison chancela un moment sous le choc.
Toute la matinée du lendemain, il avait divagué, en proie au délire. Puis son tempérament, sa vigoureuse constitution, avaient encore eu le dessus.
Il aurait bien voulu devenir fou, pour ne plus penser, et par conséquent pour ne plus souffrir, mais Dieu lui garda la raison, parce que, sans doute, il n’avait pas fini de souffrir encore.
Il était tout habillé, couché sur son lit étroit, lorsqu’un gardien ouvrit la porte, le secoua avec rudesse en criant :
– Hé ! Laroque ! Levez-vous… Voici monsieur l’avocat de Noirville.
À ce nom, Roger se dressa brusquement.
Lucien entrait, et comme son émotion était trop forte pour sa faiblesse, il s’appuya contre le mur de la cellule et ses béquilles, qu’il lâcha, roulèrent sur le plancher avec bruit. Il tendit les bras à Roger. Des larmes montaient à ses yeux.
– Roger ! dit-il. Mon pauvre Roger ! mon frère !…
– Lucien ici !… quel bonheur !… Mon ami, mon seul ami !…
Le gardien s’était retiré, Noirville devant rester seul avec le prisonnier.
Les mains serrées, les yeux dans les yeux, ils se regardèrent longuement. Et, tout à coup, Roger demande à son ami avec angoisse :
– Au moins, toi, tu me crois innocent ?
– Parbleu ! dit Lucien en riant… et j’espère bien le leur prouver à tous !…
Et comme Roger, interdit, le regarde sans oser comprendre :
– T’imagines-tu, par hasard, que je vais laisser à un autre avocat le soin de te défendre ! Ce serait une injure à notre amitié.
Roger recule, comme assommé, les mains sur le front… Il balbutie :
– Toi ! Toi !… Tu veux me défendre !… Tu me défendras, toi !
– Eh bien, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Ne suis-je pas avocat ? Et pas mauvais avocat, dit-on, – je m’en applaudis, aujourd’hui. – Qu’est-ce que tu as, voyons ?… Tu n’as pas l’air d’accepter ma proposition avec beaucoup d’enthousiasme ! Pourquoi ?… Qu’est-ce que je t’ai fait ?…
– Mais rien, Lucien, rien… C’est que…
– N’as-tu pas confiance en moi ?
– Oh ! si… Je n’espère pas qu’on puisse me sauver… mais pourtant, si le miracle est possible, ce n’est que par toi.
– À la bonne heure… je te retrouve…
– Non, non…, répétait Roger, fou de douleur et d’horreur. Je ne veux pas… Tu m’entends ?… Je ne veux pas !…
Il s’était reculé jusqu’à son lit, où il était retombé.
Péniblement, chancelant, car il n’avait pas ramassé ses béquilles, Lucien alla jusqu’à lui et s’assit à son côté.
– Veux-tu m’expliquer cet enfantillage ? dit-il avec un regard de reproche. Comment, tu refuses que moi, ton meillleur ami, ton frère d’armes – de l’affection duquel tu n’as pas le droit de douter – je sois ton avocat dans cette affaire ?… Je comprends que la douleur t’égare… On a beau être un honnête homme et un homme fort, une accusation comme celle qui pèse sur toi est tellement inouïe – et grave, je ne le dissimule pas – qu’elle peut briser l’énergie la mieux trempée. Mais je suis là, te dis-je, et, puisque je suis là, rien n’est perdu !…
Et comme Roger gardait le visage dans ses mains :
– Voyons, Roger, dit Noirville, avec cette bonté un peu brusque qu’on emploie quelquefois vis-à-vis des enfants indociles, fais-moi donc le plaisir de me regarder en face.
Laroque releva la tête, sous la pression des doigts de son ami. Ses larmes coulaient, larmes de rage, de douleur, de honte surtout !
– Tu pleures ? dit Lucien attendri.
– Je pleure parce que ton dévouement me touche, Lucien.
– Laisse là mon dévouement et ne pensons qu’à toi. Nous n’en sommes plus, je suppose, à nous faire des compliments…
– Je ne puis accepter ton offre généreuse… Merci, mon ami… Aussi longtemps que je vivrai – et qui sait si ce sera longtemps – je n’oublierai pas.
– Comme tu me parles !… Est-ce qu’il doit être question de reconnaissance entre nous ?… Je te trouve changé à mon égard, Roger…
– Rien n’est changé à mon affection, mon ami.
– Pourquoi ne veux-tu pas de moi, dès lors, comme ton avocat ?…
– Je ne le peux… je ne le peux…, disait le pauvre homme, se tordant les mains et, pour la seconde fois, pensant au suicide.
– Tu me fais injure… et tu me causes beaucoup de chagrin…
– Pardon, frère, pardon !
– Mais enfin, la raison… la raison d’un pareil refus… car tu as des raisons…
– Oui, dit-il, au hasard, parce qu’il fallait répondre.
– Au moins me les feras-tu connaître ?
– À quoi bon ?
– Je t’en prie… au besoin je te l’ordonne… j’en ai le droit… Mais j’ai beau y réfléchir… je ne vois pas, vraiment, ce qu’elles peuvent être…
Roger se taisait, il cherchait une explication et ne trouvait rien.
– Roger, dit Lucien, si tu ne parles pas, je vais douter de ton amitié.
Alors, le malheureux se décida, parce qu’il voyait déjà je ne sais quel vague soupçon, quelle inquiétude sur le visage de Noirville.
– Connais-tu toutes les preuves qui pèsent sur moi ?
– La chambre de Paris m’a communiqué ton dossier… J’ai tout lu.
– Tu as dû voir que les preuves sont de la plus extrême gravité ?
– Oui. Je le reconnais.
– Ne te fais donc point d’illusions, Lucien. Je sais que l’on me condamnera. Il ne peut en être autrement. Dans ces conditions, et comme ma défense n’est pas possible, je ne veux pas que tu t’en charges, car tu échoueras. Je ne prendrai point d’avocat. On m’en constituera un d’office, voilà tout.
– C’est là une de tes raisons ?
– Oui.
– En d’autres termes, tu sembles craindre pour ma réputation étant données les difficultés presque insurmontables de la défense ?
– Justement.
– Rassure-toi. Cela ne m’effraye pas. D’abord cette raison est puérile, et n’en est pas une. Un avocat ne gagne pas toutes ses causes. Les plus délicates et les plus embrouillées sont celles où il brille le plus, quel qu’en doive être le dénouement. Lachaud a plaidé pour Troppmann, mon cher ami, et si une affaire s’est jamais présentée dont le dénouement fut certain d’avance, c’est bien celle-là ! Or, si je ne suis pas Lachaud, tu n’es pas Troppmann. Est-ce que tu n’as que de pareils arguments à m’opposer ? En ce cas, parlons d’autre chose !
Roger secoua la tête…
Des arguments, il n’en trouverait pas… Chacun d’eux se heurterait à l’amitié de Lucien, qui les repousserait. Que dire ? Une seule chose était claire et très nette dans le trouble de son esprit ; sa ferme résolution de ne pas être défendu par Lucien ! Mais comment le décourager ?
L’avocat avait pris dans une des siennes la main du prisonnier. Il lisait bien, dans cette âme, des combats intérieurs, mais il n’en devinait pas la cause.
Roger, tout à coup, lui parla à voix basse, très vite :
– Tu ne comprends donc pas, Lucien ? Je suis donc obligé de t’avouer.
– Quoi ?
– Mon crime !
– Quel crime ?
– L’assassinat de Larouette…
– Tu es fou. Qu’est-ce que tu veux me faire croire là ?…
– Cela est vrai, pourtant. C’est moi qui suis le coupable. J’avais restitué à cet homme plus de cent quarante mille francs. Ce remboursement, c’était ma ruine. Je l’ai tué, pour lui voler cet argent, pour échapper à la faillite… Je ne veux pas que tu me défendes, Lucien, parce que je ne veux pas être sauvé, parce que je ne suis pas digne que tu prennes ma défense, et que je ne veux pas échapper au châtiment qui va m’atteindre…
Et, poursuivant son idée fixe – l’idée de l’adultère à expier – pendant que Lucien, étonné, ne trouvait rien à répondre, Roger répétait :
– Non, je ne mérite pas que tu essayes de me sauver… Je n’en suis pas digne ! Je n’en suis pas digne !
Lucien semblait le fouiller jusqu’au fond de l’âme et Roger baissait la tête sous son regard.
– Ainsi, tu l’avoues, fit le mutilé, c’est toi l’assassin ?
– C’est moi.
– Et tu as tué pour voler, comme le premier venu des repris de justice ?
– Oui.
– Alors, c’est bien toi que ta femme et ta fille ont vu ?
Roger se dressa, ne retenant pas une sourde exclamation. Avouer cela, était-ce possible ?… Non, mille fois non… Vouer son nom, sa mémoire, à jamais, à l’exécration de ces deux créatures si aimées ? Non, mille fois non !…
Elles le croyaient coupable, mais s’il protestait de son innocence jusqu’à l’échafaud ou jusqu’au bagne… elles finiraient par douter d’elles-mêmes, peut-être !… Il se retourna vers Lucien…
Il allait lui dire : « Ne m’écoute point… je suis fou !… Oublie tout ce que tu viens d’entendre… Suis-je capable d’un pareil crime ? »
Mais ses lèvres restèrent closes ! Julia… Julia se dressait devant lui. Laisser son mari le défendre… Il trouvait cela plus horrible, en un sens, que ce crime d’assassinat qu’on lui reprochait !…
Il voulut boire sa honte, la boire jusqu’à la dernière goutte. Et, presque mourant, à force d’émotion et de douleur :
– C’est bien moi qu’elles ont vu, dit-il.
– Alors, ces reproches, ces larmes, ces supplications, devant monsieur de Lignerolles ?…
– Comédie ! comédie ! pour faire croire à mon innocence.
Lucien resta silencieux. Il n’avait pas lâché la main de son ami.
– Et – dit-il enfin – tu m’autorises, n’est-ce pas, puisque tu reconnais ton crime, à en faire part à monsieur de Lignerolles, afin qu’au jour des assises le jury se montre indulgent, en te tenant compte de tes aveux ?…
– Si je t’autorise ?… Si je t’autorise ?… bégaya Roger, atterré.
Et, tout à coup, sans répondre, il roula sur son lit, sanglotant bruyamment.
Lucien le laissa pleurer, parce que ces larmes allaient le soulager.
Quand le prisonnier fut un peu calmé, doucement, en souriant, et son visage reflétait une noble et sublime confiance, il dit :
– Tu sais, Roger, que je ne te crois pas ?
C’était la preuve d’une amitié si grande, d’une affection si vraie, que Roger en fut comme écrasé. Il était vaincu, il n’essaya plus de résister.
Seulement, son étrange obstination avait mis un premier soupçon dans l’esprit de Noirville, une inquiétude plutôt qu’un soupçon, comme la crainte irraisonnée et instinctive d’un malheur. Il ne voulut même pas y réfléchir tout de suite.
Ce fut plus tard que cette scène lui revint à la mémoire.
– Maintenant, dit-il, que tu en as fini avec tes enfantillages, car un enfant ou une femme n’eût point parlé autrement, je suppose que c’est une affaire entendue entre nous et que je puis te considérer comme mon client ?
– Cher, cher ami ! dit Roger, suffoqué par les larmes.
– Et ne te décourage pas. Tu vas voir, si tu veux bien écouter mes conseils, et répondre à mes questions, avec quelle facilité nous allons débrouiller la chose.
Laroque fit un geste désespéré. Il n’avait plus confiance.
– Et d’abord, réponds-moi franchement, hein ?
– En doutes-tu ? M’as-tu jamais vu mentir ?
– Non, mais tu pourrais avoir quelques scrupules… Et, si tu en as, c’est que tu oublies que tu parles à un ami ; et à un ami, on peut, on doit tout dire, même ce qu’on ne dit pas au juge, même ce qu’on ne dirait pas à un confesseur…
– Interroge ! dit Laroque d’une voix sourde, car ces mots de Lucien lui faisaient prévoir de nouvelles tortures.
– Tout ce que tu as raconté tant en premier lieu à monsieur Lacroix qu’ensuite à monsieur de Liénard et enfin à monsieur de Lignerolles est l’exacte vérité, n’est-ce pas ? Tu n’as rien omis, rien ajouté ?
– Rien. Je te le jure.
– Ta simple parole me suffit. Ainsi donc – fit Lucien en consultant quelques notes qu’il avait prises sur les pièces du dossier – le soir du jour où tu as remboursé Larouette, tu as vagué au hasard dans Paris, la tête en feu, parce que tu voyais ta faillite prochaine et inévitable. À Ville-d’Avray, même fièvre, même accès de désespoir, même course vagabonde dans le bois où tu tombes et déchires tes vêtements. Tout cela est possible et, connaissant ton caractère, pour moi ne fait aucun doute.
– Tout cela est vrai.
– Bien. Passons à autre chose. On t’accuse, mieux que cela, on prouve que tu as été vu par ta femme et ta fille.
– C’est impossible, c’est faux, c’est odieux.
– D’accord ; mais enfin, comment expliques-tu cela ?
– Ma femme n’a rien avoué.
– Soit, par affection ; mais elle a vu, certainement. Qui ?
– Que sais-je ?
– C’est ce qu’il faut chercher. Monsieur Lacroix, et deux agents très fins, Tristot et Pivolot, ont reconstitué la scène du meurtre. Ils se sont assurés que du balcon de la villa on pouvait voir admirablement ce qui se passait chez Larouette.
– Alors, elles ont été abusées par une ressemblance.
– Nous nous informerons. Parlons du cercle, maintenant. As-tu des doutes sur quelqu’un de ceux qui ont joué contre toi ?
– Non. Du reste, monsieur Liénard s’est informé avec prudence, tu dois le savoir, et n’a rien pu apprendre.
– J’arrive donc tout de suite à la preuve principale relevée contre toi : la découverte dans ta caisse des billets volés à Larouette. Il y a là un fait matériel indiscutable. Que ta femme ait cru te voir, ou ne t’ait point vu, cela est, sans contredit, très intéressant pour l’instruction, mais ce qui t’accable, bien plus que ne pourrait t’accabler le témoignage même de ta femme si elle avait parlé, ce sont ces maudits billets. Voyons, prends ton courage à deux mains… D’où viennent-ils ?
– Eh ! le sais-je ?
– Entendons-nous. Il est possible que tu ne saches pas de qui ton débiteur les avait reçus. Ce mystérieux débiteur, que tu caches à l’enquête, n’est peut-être pas l’assassin. Donc, rien à craindre pour lui, si tu le nommes. Mais il est nécessaire que, coupable ou non, nous le connaissions parce qu’il y a là une filière, – comme on dit en langage de police, – une piste, si tu aimes mieux, et, en suivant cette piste, en remontant cette filière, il faudrait être maladroit si nous n’arrivions pas à la vérité.
– Il est inutile de chercher de ce côté, Lucien. Ce serait t’égarer.
– Qu’en sais-tu ?
– J’en suis sûr.
– Oh ! Oh ! Eh bien, pour me faire partager ta certitude, éclaire-moi. De qui tenais-tu ces billets ?
Laroque ne répondit pas. Le supplice recommençait pour lui !
L’avocat se mit à rire.
– Je compte bien, dit-il, que tu ne vas pas faire le mystérieux avec moi comme tu l’as fait avec tes juges et je te prie, avant tout, de voir en moi un ami, plutôt qu’un homme chargé de te défendre. J’ai besoin de former ma conviction et il faut me dire.
– N’insiste pas, Lucien, dit Roger tremblant.
– Comment, tu refuses ?
– Je refuse.
– Voilà qui est singulier, par exemple ! murmura Noirville.
– Je t’avais prévenu, mon ami, mieux vaut ne pas me défendre !
– Mais si, je te défendrai, morbleu ! malgré toi, si tu m’y contrains !…
– Je t’en prie, Lucien, je ne puis rien dire…
– Pourquoi ?
– L’honneur me le défend.
– Tu me fais beaucoup de peine, Roger, beaucoup. Ton manque de confiance me surprend péniblement. Tu me connais assez, – outre que ma profession me commande la plus absolue discrétion, – pour être sûr que le secret que tu me confieras me sera sacré, comme à toi. L’honneur te défend de parler, à ce que tu prétends… Mais il y a un autre honneur qui te défend de te taire, c’est celui de ta femme et de ta fille, auxquelles ta condamnation léguerait une honte éternelle, – l’opprobe d’une flétrissure ineffaçable. Ces deux honneurs sont en balance. Auquel des deux obéiras-tu ?
Roger baissait la tête.
Lucien garda un moment le silence, – ses yeux ne quittaient pas son ami.
– Je parie que je devine ! dit-il.
Roger tressaillit… Ah ! s’il avait pu se douter, le pauvre garçon !
– Et si je devine, me diras-tu que j’ai rencontré juste ?
– Lucien, ta gaieté me fait mal.
– Fais-moi partager ton secret, et je pleurerai avec toi, s’il le faut.
Chacune de ces paroles pénétrait en Laroque avec la sensation froide d’un coup de poignard en plein cœur.
Noirville continuait :
– Hier, je parlais de toi à Julia et je lui disais que ton entêtement me faisait croire qu’il y a dans ta vie quelque secret de femme.
Tout le sang de Laroque reflua vers son cœur. Ce fut si violent, si brutal, qu’il étouffa, renversé sur le lit, la gorge serrée.
Lucien eut peur. Il brisa le col de la chemise pour que le prisonnier respirât plus librement.
– J’avais deviné juste ! murmura-t-il.
Et quand Laroque fut remis, Lucien, toujours riant :
– Une fredaine, hein ? Avoue donc, enfant, avoue donc !
– Laisse-moi, Lucien, tu me fais souffrir, ami.
– C’est pour ton bien, comme disent les médecins aux malades. Alors, nous disons qu’il s’agit d’une fredaine… une fredaine qui tourne au tragique ! Eh ! eh ! comme tu cachais ton jeu !… Je ne te savais pas si coureur !
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Roger, en proie à la plus inexprimable angoisse, n’aurez-vous pas pitié de moi et auriez-vous le droit de me condamner, si je recourais au suicide ?
– Une femme mariée, sans doute, interrogeait Lucien, pareil, en cette scène, à un chirurgien qui arracherait lambeaux par lambeaux la chair pour arriver jusqu’à l’âme. Ne m’as-tu pas dit cent fois – et ne l’ai-je pas vu aussi – que tu adorais ta femme et ta fille ?… Et cependant… un moment d’oubli, de faiblesse !… Enfin, si c’est vrai, ce n’est pas la mort d’un homme !…
– Tu te trompes, ami, il ne s’agit pas d’une femme !
– De qui donc ?
Roger ne répondit pas.
Alors Lucien :
– Puisque tu ne veux pas me renseigner, permets que je continue mes suppositions, lesquelles – jusqu’à preuve du contraire – me semblent se rapprocher d’assez près de la vérité…
– Par grâce, Lucien !
– Point de grâce, ami. Je disais qu’il est possible que ce soit une femme mariée… Je ne te cache pas que j’eusse préféré une aventure dans le demi-monde… L’adultère, vois-tu, Roger, amène toujours avec lui – quelle que soit la passion qui lui serve d’excuse – tout un cortège de hontes et d’hypocrisies pour la loyauté d’un homme…
– Assez, Lucien, dit Roger d’un ton ferme. De deux choses l’une : ou tes suppositions sont vraies, et ce que tu diras ne peut que me renouveler ma peine et aviver mes regrets ; ou elles sont fausses, et alors blessantes pour moi. N’en parlons plus, mon ami, veux-tu ?
Ce fut au tour de Lucien de se taire. Un vague soupçon avait pénétré dans son esprit, avec une douleur aiguë. Cela dura une seconde, pas même.
Le trouble de Roger, sa persistance à ne rien dire aux juges, au mépris des dangers qu’il courait, sacrifiant sa vie à son secret, c’est bien étrange. Quelle grave raison le poussait donc à un pareil dévouement ? L’honneur d’une femme ?… Mais, en avouant la vérité à Lucien, il n’eût point touché à l’honneur de cette femme…
Et, au fond du cœur, quelque chose lui disait, à Lucien : « C’est à toi surtout qu’il a voulu celer la vérité ! »
L’avocat avait beau se défendre contre ce soupçon. Son amitié était impuissante à l’écarter. Il revoyait sa femme libre et coquette. Il revoyait Roger, troublé devant lui, pâle et tremblant, ayant vraiment l’aspect d’un coupable ! Pourquoi ces deux êtres lui apparaissaient-ils ainsi rapprochés ?
Ah ! qu’il souffrit en cette seconde ! Mais il était fort et son amitié pour Roger était grande ! Cette lutte si courte, et si cruelle pourtant, ne se traduisit que par un mot, proféré par le pauvre homme presque avec honte :
– Tu étais donc lié avec le mari ?… Il y a donc une trahison à l’amitié ?… Et tu crains, pour la femme, que le mari ne se venge ?
Roger comprit-il le soupçon de Noirville ?
Les deux hommes se regardèrent… droit dans les yeux…
Et les yeux de Roger se mouillèrent de larmes… Et il mentit – ou plutôt non, ce fut la vérité – car, lorsqu’il avait aimé Julia, connaissait-il Lucien ? Était-il son ami ? Y avait-il eu trahison à l’amitié ? Non !…
Et c’est pourquoi, ayant deviné le vague doute qui, de son aile noire, venait d’effleurer l’âme de son frère, de l’homme qu’il aimait entre tous, pour la paix et l’honneur duquel il laissait planer sur lui une accusation capitale, c’est pourquoi il dit :
– Oh ! Lucien… oh ! mon ami ! qu’as-tu pensé là ?…
Et sa gorge se serra, sa voix fut étouffée. Il ne put en dire plus.
Lucien l’entoura de ses bras et le serra contre lui… Dans cette étreinte, il faisait passer toute son amitié.
– Vois, dit-il, ce que ton silence peut causer de mal, non seulement à toi-même, mais encore aux autres… Pardon, ami… Une dernière fois, laisse-moi te supplier, au nom de ta femme et de ta fille… Si tu ne dis pas d’où proviennent les billets, tu es perdu…
– Je le sais bien !
– Coupable, je te défendrais encore, car je ne pourrais oublier ce qui s’est passé entre nous et l’affection qui nous a fait vivre de la même vie !…
– Comme tu es bon !
– Pas si bon que tu crois, Roger, car je te garde rancune, et je n’aurai de cesse que je n’aie pénétré le mystère que tu me caches.
Roger secoua la tête.
– Tu crois que c’est impossible ? dit Lucien. Baste ! qui sait ?
Il se leva, tendit les deux mains au prisonnier.
– Adieu, ami. Je reviendrai te voir avant la cour d’assises. Reste sur tes gardes et attends-toi à d’autres assauts de ma part. Puisque c’est malgré toi qu’il faut qu’on te sauve, eh bien, je te sauverai malgré toi !
Roger alla ramasser les béquilles et les tendit à son ami.
Lucien sortit et Laroque, penché, l’oreille contre la porte de sa cellule, que le gardien venait de refermer, écouta longtemps le bruit sourd des jambes de bois sur les dalles de la prison.
Le bruit alla s’affaiblissant, puis s’évanouit tout à fait.
Alors, sans plus de forces – accoté contre le mur – la tête tombée sur la poitrine et les bras ballants, Laroque murmura :
« C’est trop souffrir !… La souffrance dépasse la faute !… »
Et, ainsi, dans cette posture, il rêva longtemps, repassant sa vie, triste à mourir…
Le lendemain, Lucien reprenait le train à la gare Saint-Lazare, mais, cette fois, il n’alla point jusqu’à Versailles ; il s’arrêta à Ville-d’Avray et se fit conduire à la villa Montalais.
Il voulait voir Henriette, s’entretenir avec elle espérant que la jeune femme lui donnerait quelques renseignements précieux.
La petite maison lorsqu’il y entra était silencieuse. La grille était ouverte, il put pénétrer sans sonner. Il frappa à la porte d’entrée ; mais comme personne ne répondit il la poussa ; celle-là, non plus, n’était pas fermée. Dans le corridor, personne. Il monta l’escalier, péniblement. Il était à peu près au millieu quand il entendit des pas au-dessus de lui.
Quelqu’un venait à sa rencontre…
C’était Jean Guerrier, le caissier de l’usine, important témoin qui, devant le jury, devait être, par la fatalité des choses, à charge en ce qui concernait les preuves matérielles résultant des billets de banque trouvés en caisse, et à décharge par la foi qu’il montrerait en l’innocence de son patron.
– Ah ! monsieur de Noirville, quel malheur ! dit Jean, qui connaissait l’avocat pour l’avoir vu maintes fois, avant le drame, avec son maître, et qui, depuis, était allé lui communiquer les résultats des interrogatoires qu’on lui faisait subir.
– Qu’y a-t-il donc ?
– Madame est à l’agonie !
– Grand Dieu !… Ah ! c’est effroyable ! Pauvre Roger !…
Le jeune homme fut obligé de le soutenir. Il l’entraîna dans un petit salon d’attente donnant sur l’antichambre et s’assit auprès de lui.
– Monsieur Laroque est perdu ! s’écria-t-il. Comment voulez-vous que des étrangers croient à son innocence quand celle qui agonise dans cette maison est convaincue de sa culpabilité.
– Convaincue ! À quoi le jugez-vous ?
– Madame Laroque allait un peu mieux ce matin. Elle avait tout son entendement ; c’était la dernière lueur de la flamme près de s’éteindre.
– Eh bien ?
– J’en ai profité pour lui retracer toutes mes impressions, pour lui conter avec quelle joie mon patron m’a remis d’abord les cent mille francs qu’un inconnu, qu’il s’obstine à ne pas nommer, lui a restitués. Ce n’était pas la satisfaction du malfaiteur qui a commis un crime et profite du butin. Où a-t-on jamais vu qu’un coquin tue pour payer des échéances ? Est-ce que les assassins ont des échéances ? Ils volent et ils feraient plutôt banqueroute que de sacrifier le prix du sang à solder des créanciers ! Allons donc ! cela tombe sous le sens !
– Vous lui avez dit tout cela ?
– Oui. Je lui retraçais également la scène du lendemain. Je vous l’ai dit, à vous, l’avocat de ce pauvre monsieur Laroque, je le répéterai avec énergie devant le jury : il fallait entendre mon patron faire son mea culpa devant son caissier, s’accuser d’avoir été jouer dans un tripot, d’avoir failli perdre quelques billets de mille francs, ce qui l’aurait obligé à recourir aux expédients ; à falsifier ses livres, disait-il avec cette indignation qui témoigne d’une conscience intacte.
– Oui, vous direz cela, Guerrier, vous le direz avec la conviction dont vous êtes animé aujourd’hui.
– Certes, mais à quoi cela servirait-il ? Je l’ai dit ce matin à madame Laroque et pour toute réponse elle a exhalé ce propos qui trahit sa secrète pensée : « Je voudrais être aveugle, et je parlerais comme vous. »
– Montons voir la mourante, s’écria M. de Noirville. Je veux m’assurer par moi-même de ce que vous croyez être la conviction de cette malheureuse femme.
Ils entrèrent dans la chambre à coucher. La malade ne voyait déjà plus personne.
Il y avait aussi un vieillard à la figure très brune, entièrement rasée, sauf le collier de barbe, et qui priait, les yeux très rouges.
C’était l’oncle Bénardit, appelé par Henriette.
Il était arrivé la veille. Mme Laroque lui avait remis Suzanne et, comme si elle n’avait attendu que cela pour mourir, elle avait perdu connaissance presque aussitôt ; son agonie durait depuis la veille.
Il y avait, enfin, Suzanne, qu’on n’avait pu arracher du lit de sa mère et dont le désespoir muet était effrayant.
Mme Laroque n’était pas morte encore, mais déjà ses yeux fixes étaient vitreux ; ses bras étaient sur les draps et, de temps à autre, on voyait remuer les doigts, faiblement, très faiblement.
Tout à coup, elle parut se ranimer. La crise suprême approchait.
Elle ouvrit les yeux très grands et les promena sur ceux qui l’entouraient, sur le docteur, sur Bénardit, sur Lucien, sur Jean Guerrier.
Elle les reconnut tous, car elle leur sourit, un pauvre sourire qui fit grimacer sa figure amaigrie. Puis elle n’eut plus d’attention que pour sa fille.
Son bras lentement se souleva jusqu’aux blonds cheveux de l’enfant et resta là, une seconde.
– Ma fille, murmura-t-elle, ma Suzanne adorée… pardonne-lui… pardonne-lui… !
Sa dernière pensée avait été pour Laroque.
Et sa dernière caresse fut pour Suzanne.
Elle était morte.
– C’est fini…, dit le docteur Martinaud.
Suzanne avait compris et on voulut l’enlever, cela fut impossible.
Le docteur Martinaud fronçait le sourcil.
– C’est trop fort pour un cerveau si frêle, dit-il à Noirville et à Bénardit, j’ai peur que cette enfant ne devienne folle !
Ce fut seulement à la fin de la journée, lorsque, morte de fatigue, épuisée de sanglots, elle tomba endormie auprès du cadavre de sa mère, qu’on put enlever Suzanne de ce lit funèbre.
La mission de Lucien était manquée. Il s’était proposé d’interroger Henriette. Il était trop tard.
Avant de partir, il eut une courte conversation avec Bénardit :
– Vous êtes l’avocat de Roger, Monsieur, fit le maître d’usine.
– Son avocat et son ami.
– Que pensez-vous de cette triste affaire ?
– Est-ce l’avocat que vous interrogez, ou l’ami ?
– Les deux.
– Comme ami, je suis sûr de l’innocence de Roger. Je n’en ai pas douté un seul instant et n’en douterai jamais.
– Et comme avocat ?
– Je suis convaincu qu’il n’échappera pas à une condamnation.
– Vous verrez Roger sans doute bientôt ?
« Dites-lui que, quelle que soit sa condamnation, Suzanne aura en moi un père… dans ma femme… une mère… et nous l’aimerons d’autant plus que nous n’avons pas d’enfant.
– Je le lui dirai, Monsieur, soyez-en certain. Mais allez-vous donc quitter Ville-d’Avray, après l’enterrement ?
– Non, cela me serait impossible. Je dois m’occuper avec monsieur Guerrier des ateliers de la rue Saint-Maur. J’attendrai ici l’issue de l’affaire… d’autant plus… d’autant plus que, s’il est condamné, Laroque sera heureux de revoir sa fille au moins une fois… Et je me reprocherais toute ma vie de lui avoir enlevé ce bonheur…
– Vous êtes un brave et honnête homme, monsieur Bénardit.
– Et vous aussi, monsieur de Noirville, puisque, comme Guerrier, vous croyez à l’innocence de mon neveu.
Les trois hommes se serrèrent la main.
Lucien et Jean reprirent le train de Paris. Le lendemain, l’avocat était à la prison de Versailles et se faisait conduire auprès de Roger.
– Ami, dit-il, prépare-toi à supporter un nouveau malheur !…
– Ma fille est morte ! dit le pauvre garçon, avec un cri effrayant.
– Non, pas ta fille, mais ta femme !
Laroque, comme fauché, s’écroula sur les genoux. Longtemps, il ne dit rien. Tout à coup, il dit faiblement :
– Tant mieux, Lucien, tant mieux qu’elle soit morte… Elle me croyait coupable !… Quelle atroce existence eût été la sienne !… Maintenant, s’il est vrai qu’il y ait une autre vie après la mort, Henriette, à cette heure, sait que je suis innocent !…
Et il répéta, hochant la tête :
– Tant mieux, Lucien, oui, tant mieux…
Lucien revit plusieurs fois Roger avant le jour où ce dernier devait comparaître en cour d’assises. Il aurait voulu avoir raison de cette obstination étrange et deviner le secret qu’il cachait…
Mais Roger resta intraitable, malgré les supplications de Lucien, ses protestations d’amitié, les assurances qu’il lui donnait, par serment, que personne autre que lui ne connaîtrait ce secret.
Enfin, Noirville cessa toute insistance, un peu humilié et attristé par ce qu’il appelait le manque de confiance de Laroque. Mais sa foi dans son ami n’en était pas diminuée, et c’était toujours avec la même conviction qu’il le proclamait innocent.
Le jour des assises arriva.
Lucien ne s’était pas trompé quand il avait prévu que tout Paris se transporterait ce jour-là à Versailles pour l’entendre plaider.
Les journaux, qui suivaient avec passion toutes les phases de cette affaire, avaient raconté l’amitié qui liait l’accusé à son avocat.
Des reporters étaient venus chez Noirville, et celui-ci, qui tenait à intéresser le public à son client et même à exciter, s’il était possible, en sa faveur, un mouvement de l’opinion, leur avait dit sur Roger ce qu’il savait.
L’avocat était entré lentement, soutenu par un de ses confrères.
La toque et la robe noire faisaient paraître encore plus pâle la pâleur distinguée de son visage amaigri, un peu long et souffreteux ; ses yeux rayonnaient d’intelligence. Il gagna son banc, posa près de lui ses béquilles et, se retournant, promena sur le public son calme et limpide regard d’honnête homme.
À toutes les figures de connaissance, il faisait un petit signe de tête.
Lorsque Roger Laroque fut introduit, Lucien lui tendit vivement les deux mains, se servit de ce point d’appui pour se mettre debout, et devant tout le monde embrassa l’accusé sur les deux joues.
Cet acte si simple d’amitié fraternelle, ainsi accompli bravement comme une protestation, était allé droit au cœur de tous.
– Si je n’ai pas d’autres moyens de le défendre, je l’embrasserai en jurant qu’il est innocent !
Après l’acte d’accusation, les témoins furent entendus.
Roger Laroque, tranquille, presque indifférent, écouta les dépositions, – et, à chaque regard de commisération qui tombait sur lui, répondait par un sourire.
Mais il perdit soudain ce calme affecté quand le président ordonna d’introduire « Suzanne Laroque, fille de l’inculpé ».
Il se dressa, comme détendu par un ressort, encore grandi pour ainsi dire ; il porta les deux poings sur ses tempes, et tout le monde vit qu’un tremblement horrible le secouait des pieds à la tête… puis il se courba, comme sous le fardeau trop lourd de son malheur, et se rassit sur son banc, la tête basse.
Une sorte de remous, produit par une émotion violente, agita la salle. Il y eut un frisson d’anxiété, d’épouvante et d’horreur.
Une voix dit – une voix de femme, – de mère, sans doute :
– Non, non, on ne devrait pas… Cela ne devrait pas être !…
Le président fronça le sourcil.
Une autre voix dit, une voix d’homme, irritée, pendant que les murmures s’accentuaient :
– Il est possible que Laroque ait commis un crime, mais c’est un crime aussi que commet la loi en obligeant sa fille à l’accuser.
– Je vais faire évacuer la salle, dit le président.
Les murmures s’apaisèrent. On chuchota encore, puis le silence se fit, brusque, complet, presque solennel…
Suzanne était introduite…
Quand elle vit son père, elle s’arrêta, interdite, et il fallut, pour la faire avancer, qu’on l’encourageât, qu’on la portât presque.
Dans l’auditoire, bien des femmes avaient le cœur serré.
Roger avait tendu les mains, machinalement, vers la petite, mais on ne lui avait pas permis de l’embrasser.
Lucien était arrivé le matin à Versailles, à la première heure, et avait tenu à serrer la main de Roger :
– Ainsi, dit-il, c’est bien entendu ? Tu ne veux rien m’avouer ?…
– Je ne le peux, ami.
– À tout à l’heure donc. Je ferai l’impossible. Bon courage.
Lucien avait déjà fait quelques pas pour se retirer. Il revint.
– Je dois te dire que tu verras tout à l’heure ta fille.
– Ah ! fit le malheureux, avec un mouvement de joie.
Mais ce mouvement, un mot de Lucien le réprima aussitôt.
– Tu la reverras, mais, hélas ! devant le tribunal et le jury. Le président, usant de son pouvoir discrétionnaire, l’a mandée à Versailles. Il veut l’interroger, devant toi, devant nous.
– On la tuera, mon Dieu, on la tuera.
– Je te le répète, courage, ami ! Je serai près de toi…
Lorsque les débats commencèrent, la curiosité et la sympathie de tous les spectateurs se portèrent aussitôt sur Lucien de Noirville.
Le président interrogea Suzanne :
– Mon enfant, reconnais-tu cet homme qui est là ? Tu le reconnais, c’est ton père ?
Suzanne fit un signe de tête affirmatif.
– L’aimes-tu, ton père ?
– Oui.
– Ta mère, où est-elle ?
– Morte.
– Qui l’a fait mourir ?
– Je ne sais pas.
– Tu as vu par le balcon de votre maison, un homme pénétrer chez Larouette, et le tuer, au moment où il comptait son argent ?
L’enfant se tut.
– Quels vêtements portait cet homme ? Comment était-il habillé ?
– Je ne sais pas.
– Tu as reconnu ton père, puisque tu as crié : « Papa ! papa ! »
– Non.
– Tu mens, puisque Victoire, la femme de chambre, a entendu.
Suzanne se taisant, le président la rassure :
– Tu es une petite fille bien sage, bien gentille, je le sais et on ne te fera pas de mal, tu comprends ? Tu as vu un homme dans la chambre de Larouette. Comment était-il habillé ? Ressemblait-il à ton père ?
– Je ne sais pas.
– Le connaissais-tu ? Était-ce ton père ?
– Je ne sais pas.
– Mais ta mère elle-même l’a reconnu… ta pauvre mère qui est morte ?
« Tu as entendu ta mère dire quelque chose ? Tu l’aimais bien, ta maman ?
– Oh ! oui.
– Rappelle-toi donc, mon enfant, l’homme que tu as vu, tu l’as reconnu ?
– Je n’ai vu personne.
Alors le président s’adresse à l’accusé.
– Le silence de cette petite fille vous accuse.
– Hélas ! monsieur, je l’ai suppliée de parler… Elle ne m’a pas écouté.
– C’est que ce qu’elle aurait à dire est plus terrible, sans doute, que tout ce que laisse prévoir son silence obstiné.
– Monsieur le président, veuillez lui demander qui lui a dit de parler comme elle fait.
À l’interrogatoire du président, l’enfant répond sans hésitation et très énergiquement :
– Personne !
– Demandez-lui, dit Roger, si ce n’est pas sa mère.
– Est-ce que ta mère ne t’a pas dit quelque chose ? Que t’a-t-elle dit ?
– Rien !
– Ce n’est pas ta mère qui t’a dit de parler comme tu le fais ?
– Non, monsieur, elle ne m’a rien dit.
– Si tu mens, c’est bien vilain, surtout quand tu parles de ton père… Est-ce ton papa que tu as vu dans la chambre du crime ?
Silence de l’enfant.
– Il faut répondre, chère petite, dire oui ou dire non.
– Elle ne désobéira pas à sa mère, fit Laroque, à sa mère morte surtout.
La scène était émouvante. On sentait flotter, au-dessus de la petite fille, quelque chose de supérieur et de grand.
Tout le monde comprenait qu’elle avait vu son père, mais qu’elle ne le livrerait pas.
Le président prit l’enfant par la main, la conduisit près du banc des jurés et, à cette place renouvela les questions auxquelles Suzanne avait déjà répondu ou plutôt auxquelles elle avait refusé de répondre.
L’émotion de l’auditoire était au comble. La plupart des jurés étaient pâles et beaucoup détournaient les yeux.
– Laroque, dit le président, voulez-vous interroger votre fille, vous-même ?
– Non. Je ne la questionnerai pas. Qu’on la fasse parler, comme on voudra. Qu’elle se taise ou qu’elle parle, moi, je ne lui demanderai rien.
– Vous ne voulez pas lui adresser de question ?… Regarde bien ton père, mon enfant… C’est lui qui a tué votre voisin Larouette ?
– Je ne sais pas.
– Tu ne mens pas ?
– Non.
– On t’a bien parlé du bon Dieu, et tu sais qu’il te punirait si tu étais menteuse ?
– Oui.
– Tu n’as pas peur d’aller en enfer pour avoir menti ?
– Non.
Ici se produisit un incident caractéristique.
Suzanne se prit à pleurer, et le président lui ayant demandé pourquoi elle pleurait, l’enfant répondit :
– Parce que je vois petit père !
On fit sortir Suzanne.
Deux autres témoignages offrirent en attendant la plaidoirie, un assez vif intérêt : ceux de Jean Guerrier et de M. de Terrenoire.
Le jeune employé dit reconnaître que les billets de banque trouvés dans la caisse, lors de l’arrestation de son patron, présentaient bien les particularités qu’il avait signalées préalablement au commissaire de police, mais, malgré cette preuve accablante, il déclara, avec une conviction qui émut toute l’assistance et jusqu’au jury, que son patron était certainement victime d’une horrible fatalité.
M. de Terrenoire raconta simplement dans quelles circonstances Laroque lui avait emprunté quarante-cinq mille francs et déclara que l’ingénieur lui inspirait confiance, étant certain que M. Laroque ne désirait cet argent que pour satisfaire à des échéances, ce qui est le fait, non d’un voleur, mais d’un honnête homme.
L’interrogatoire de Laroque n’avait offert rien de particulier.
Roger protesta de son innocence. Il répondit d’un ton ferme, avec simplicité. Mais il était fatigué – fatigué horriblement –, et il souhaitait la fin de ces douloureux débats, quel que dût être le dénouement.
Lorsque Lucien de Noirville prit la parole pour le défendre, il se produisit une vive curiosité.
La cause de Laroque paraissait si bien perdue d’avance, qu’on se demandait quelles cordes allait faire vibrer l’avocat pour arriver à émouvoir les jurés.
Noirville commença sa plaidoirie d’une voix basse, d’abord, mais qui s’éleva peu à peu, chaude, passionnée, vibrante, au fur et à mesure qu’il parla. Il ne voulut pas ergoter sur les minuties de l’enquête ; il montra seulement, – à grands traits, – ce qu’était, ce qu’avait été son client ; il fit l’histoire de sa vie si honorable, toute de famille et de travail ; il représenta Laroque désespéré de ce remboursement qui le prenait pour ainsi dire à la gorge, à la veille d’une échéance considérable ; perdant la tête et songeant au suicide. Il le suivit minute par minute, dans ces courses vagabondes dans Paris et dans le bois de Ville-d’Avray, par lesquelles Roger essayait de se fatiguer l’esprit, pour ne plus penser, pour ne plus se souvenir.
Il prouva que Roger était si loin de croire à une pareille accusation, que, lorsqu’il apprend le nom de la victime, il va raconter à M. Lacroix que le meurtre n’a dû avoir que le vol pour mobile, car Larouette avait touché à sa caisse, le jour même, une somme considérable.
Il démontra encore que, si Roger avait été l’assassin, son premier acte eût été de cacher le produit de son crime, l’argent volé.
Et, au lieu de cela, il arrive à son bureau, plus gai le matin qu’il ne l’a été depuis longtemps, parce qu’il entrevoit la possibilité d’échapper à la faillite et à la ruine.
Il arrive à son bureau et jette à son caissier cent billets de mille francs.
S’il avait été l’assassin, n’eût-il pas pensé que ces billets sortaient de chez lui et pouvaient y avoir laissé des traces ?… Certes, oui. La plus simple prudence lui eût commandé de n’agir qu’avec précaution, d’attendre, de guetter une occasion d’échanger ses billets.
Il parla de ces billets et du mystérieux personnage que l’accusé ne voulait pas nommer.
Il se représenta, lui, l’avocat, comme ayant presque pénétré ce mystère ; il dit qu’il y avait là une question d’honneur, et qu’il est certains points d’honneur si délicats qu’un homme – digne vraiment de ce nom, – aimera mieux leur sacrifier fortune, liberté, que d’y forfaire.
À mots voilés, – puisqu’il ne savait rien et se doutait seulement, – il laissa entendre qu’il s’agissait peut-être d’une femme et que, dût-il y perdre la vie, un homme d’honneur ne sacrifie pas une femme.
Il représenta aussi cette femme, faible et craintive, assistant peut-être aux débats, n’osant se livrer, à cause du monde, à cause de sa famille, à cause de ses enfants, cruellement tiraillée par deux devoirs contraires, celui qui lui commandait de se taire, celui qui lui commandait de parler…
Arrivé là de sa plaidoirie, la voix de Lucien faiblit un peu. Il plaidait depuis une heure. Il était fatigué. Il pria le président de lui donner quelques moments de repos.
L’audience fut suspendue.
Dans l’auditoire, les opinions étaient très partagées, et même on pouvait dire, dès cet instant, que Laroque avait pour lui toutes les femmes, à l’imagination desquelles Lucien s’était adressé.
Tout d’abord, il avait plaidé assis, mais, gêné par cette attitude qui le rendait à peu près invisible pour tous et qui empêchait ses gestes, il se laissa emporter par sa propre éloquence ; tout à coup on le vit qui se dressait, sans chanceler, plus grand qu’on l’avait connu autrefois, transfiguré.
Bien qu’on ne l’eût pas entendu depuis deux années, il n’avait rien perdu de son talent, ni de son action sur le public. Il le sentit bien, dès les premiers mots, et cela lui donna de l’assurance.
Il s’était mis tout près de Roger et, de temps en temps, quand il retraçait les qualités intimes du malheureux, sa droiture, son affection pour sa femme et sa fille, sa main s’étendait vers l’accusé, allait chercher sa main et la serrait.
Ce fut vraiment un spectacle unique que cette défense, – un drame dans un autre drame.
Pendant la suspension d’audience, Lucien n’avait pas quitté Roger ; celui-ci le remerciait avec effusion.
– Comme tu es bon, cher ami !…
– Bast ! C’est mon métier ! disait Lucien en riant.
– Ne te calomnie pas. Tu parles avec ton cœur. Il y a là des accents auxquels je ne puis me tromper.
– Puisque je plaide pour toi, le puis-je autrement qu’avec toute mon âme ?
– Va, je crains bien que ton grand talent ne me sauve pas la tête.
– La tête ? Es-tu fou ?… Je m’y connais. Ça va très bien. À l’heure qu’il est, ta tête est sauvée… mais ce n’est pas fini, c’est ta liberté qu’il me faut.
Laroque ne répondit pas et se contenta de soupirer.
– Homme de peu de foi…, dit Lucien, riant toujours, – sûr de lui.
Une demi-heure se passa. L’audience fut reprise. Le sort de Roger allait se décider.
Lucien avait réservé pour la seconde partie de sa plaidoirie les interrogatoires subis par Suzanne et par sa mère. Il voulait achever d’attendrir les jurés avec l’histoire de ce douloureux calvaire, de ces tortures sans nom. Il voulait montrer cette jeune femme et cette fillette, à coup sûr, abusées par une ressemblance, n’osant point trahir Laroque et ne répondant pas aux juges dans la crainte de l’accabler d’une preuve de plus. Il voulait montrer surtout Laroque, fort de son innocence, les suppliant de parler et se heurtant à une invincible obstination. C’était surtout sur ces effets qu’il comptait.
Il parlait depuis cinq minutes et l’auditoire l’écoutait dans un religieux silence, lorsqu’un garçon du Palais, entrouvrant doucement la porte, fit passer une lettre à l’huissier de service.
L’huissier prit la lettre et regarda la suscription.
Elle portait seulement ces mots :
« Monsieur Lucien de Noirville, en cour d’assises. »
L’huissier attendit que la période de l’avocat fût terminée, afin de ne point l’interrompre, puis, s’approchant, lui tendit la lettre.
Tout en parlant, Noirville regarda l’écriture… Il ne la connaissait pas. Tout en parlant encore, il déchira l’enveloppe, qu’il froissa et laissa tomber à ses pieds. Tout en parlant toujours, il déplia la lettre, mais n’y jeta pas sur-le-champ un coup d’œil.
Quelques secondes se passèrent…
Lucien s’arrêta, but une gorgée d’eau, sourit à Laroque d’un air qui voulait dire : « Courage !… Je ne me suis pas trompé… Tout marche à souhait ! » puis il lut.
D’abord il ne comprit pas bien… Les phrases et les lettres dansèrent devant ses yeux troublés… Il releva la tête – étrangement pâle, le nez aminci, les lèvres rentrées et devenues presque invisibles – puis il lut encore… Et Laroque, qui le regardait, fut épouvanté du changement qui se faisait dans ce visage… Une douleur horrible creusait les traits… Et il lisait toujours, toujours, comme si ce qu’il voyait là était écrit en langue étrangère et qu’il lui eût fallu le temps de traduire. Et pourtant la lettre était courte… Elle disait seulement :
« Vous prenez la défense de Roger Laroque, comme s’il n’était pas l’amant de votre femme – et vous faisiez, il n’y a qu’un instant, de gaieté de cœur, allusion à une aventure qui se serait terminée par le remboursement d’un prêt de cent mille francs. Cela est véridique, Monsieur. Retournez chez vous et interrogez là-dessus votre femme, ou plutôt, ce qui est plus simple, retournez-vous et interrogez Laroque ! »
Cette lettre est de Luversan, qui assiste aux débats. Luversan craint que Lucien ne sauve Laroque. Il tremble que sa vengeance ne lui échappe.
D’un coup, comme si les ténèbres de son âme s’étaient subitement illuminées, Lucien revoit les hésitations de Laroque, non seulement devant les juges, mais surtout à la prison de Versailles, quand lui-même l’interrogeait. Il revoit l’émotion profonde du prisonnier lorsqu’en l’abordant il lui a annoncé à brûle-pourpoint son intention de le défendre en cour d’assises. Et son refus, son refus obstiné d’avoir Lucien pour défenseur, est-ce que cela n’éclaircissait pas bien des choses ? Quelles étranges raisons Roger n’avait-il pas invoquées pour expliquer son refus ? La peur d’un échec pour Lucien ?
Raison enfantine, qui ne pouvait venir qu’à une imagination aux abois !
Puis, cet aveu de culpabilité, auquel Lucien n’a pas cru ? Et cette syncope brusque, cet étouffement, cette menace d’apoplexie, lorsque moitié riant, moitié sérieux, Noirville avait fait allusion à une aventure de femme… lorsqu’il avait parlé du mari de cette femme ?…
Il comprenait maintenant chacun de ces détails. Cette femme, c’était la sienne ! Et il avait traité l’aventure de fredaine, de caprice, en souriant, d’un sourire bon garçon, comme sourient les hommes qui entendent une histoire croustillante ! pour un peu, vraiment, il eût plaisanté ce mari. Et le mari, ô honte, c’était lui-même !…
En tout autre temps, il n’eût point cru à cette lettre anonyme. Mais ne venait-elle pas, juste à point, donner un corps à l’affreux soupçon qui était né en lui quelques jours auparavant !
L’épouvante de Roger, devant Lucien, en prison, avait parlé plus clairement qu’un aveu même…
Quand le poison est entré dans le corps, c’en est fait de la vie… Quand le doute est entré dans l’âme, c’en est fait de la tranquillité et du bonheur. Julia, la maîtresse de Roger !… La maîtresse de son ami, de son frère d’armes, de l’homme qu’il aimait le plus au monde… Infamie !…
À la lecture de ces lignes funestes, Lucien s’était abattu sur son banc, si lourdement, que l’on crut qu’il s’était blessé.
Les gendarmes s’empressèrent auprès de lui.
Mais il les éloigna d’un geste.
– Ce n’est rien, dit-il, ce n’est rien !
Et son regard alla chercher le regard de Laroque inquiet !
– Infâme ! murmurèrent ses lèvres, sans qu’il parlât ! Infâme !…
Laroque sentit sa vie s’en aller. Ses yeux s’agrandirent d’horreur.
– Que dis-tu ?
– Je dis, fit Lucien, à voix basse, en se penchant sur lui, je dis que tu es cent fois plus infâme que les assassins les plus vils et les plus misérables.
– Lucien !…
– Je dis que tu es digne du mépris entre les plus misérables !
« Je dis que tu as été l’amant de Julia !…
– Lucien !
– Ose donc nier et me regarder en face !
Roger eût préféré affronter toutes les morts plutôt que ce regard d’un homme outragé.
Il se cacha la tête entre les mains.
Il avouait la faute.
Tout cela, raconté si longuement, avait tenu en cinq minutes.
Depuis cinq minutes, Lucien se taisait.
On attendait.
Il fallait bien parler, plaider encore cependant. Se taire plus longtemps, c’était exciter la curiosité, la surprise.
Mais parler, plaider, était-ce possible ? Que dira-t-il maintenant ? Il n’aura plus la force de se tenir debout. Il sent la mort entrer dans ses veines. Il sent quelque chose au-dedans de lui qui se déchire vers le cœur, et il place très vite son mouchoir devant ses lèvres. Quand il le retire, son mouchoir est plein de sang. Il le cache. On ne l’a pas remarqué. Et tout le monde le regarde. Et le silence règne toujours, parce qu’on attend. Il ne se souvient plus de rien.
– Maître de Noirville, dit le président, – surpris de ce silence qui se prolongeait, – veuillez continuer, nous vous écoutons.
Il fallait continuer ! L’abominable situation !
Et Lucien, par un effort suprême, se retrouva debout.
Comme il a conservé, dans sa main, la fatale lettre qui vient de lui ouvrir les yeux, il la froisse et la met dans la poche de sa robe. Il ne veut que personne, autre que lui, en prenne connaissance. Au moins, que son déshonneur reste un secret !
Il est debout, et il cherche à reprendre un peu d’assurance.
– Messieurs de la cour, reprend-il, Messieurs les jurés…
Sa voix a bien changé. Elle est rauque, presque indistincte. On s’étonne. On chuchote. On se regarde.
– Reposez-vous encore quelques minutes ! dit le président.
L’avocat fait un signe pour dire qu’il n’a pas besoin de repos.
Il se raidit contre la fatigue, contre la douleur, contre la mort. Car il sent qu’il s’en va, qu’il n’y résistera pas, et que c’est la mort pour lui, bientôt la mort, bientôt la délivrance. Et le devoir, qui haut, crie à Lucien : « Tu ne t’es pas trompé. Cet homme a beau être coupable vis-à-vis de toi et avoir apporté le déshonneur dans ta maison, le désespoir dans ta vie, ce n’est pas pour ce crime qu’il comparaît. C’est pour avoir assassiné Larouette. Et de ce crime, tu sais bien qu’il est innocent. Feras-tu peser ta rancune dans la balance… et le laisseras-tu condamner parce qu’il a été l’amant de ta femme ?… Tu l’as cru innocent. Tu le crois encore. Il l’est. Il faut donc le défendre. Broie ton cœur avec tes paroles et meurs de ton héroïsme, s’il faut que tu meures ; mais donne aussi un grand exemple : meurs fier de toi, l’âme en paix, parce que tu seras sans reproches !… »
Il plaidera donc, mais il est atteint mortellement et ce sont les derniers souffles de sa vie qui vont s’écouler avec ses dernières paroles.
Il parle.
On se penche pour l’écouter. On ne l’entend presque plus. On avance la tête. On retient sa respiration.
Si près qu’il soit de la cour, la moitié de ses phrases n’arrive pas jusqu’au président ni jusqu’aux jurés.
Le président lui dit :
– Veuillez élever un peu la voix, si cela vous est possible, sans fatigue.
Il essaye et ne peut. Et il parle, il parle quand même. Il veut sauver cet homme, parce que c’est son devoir, comme il voulait le sauver tout à l’heure par amitié ! Et il trouve dans son propre désespoir et ses intimes angoisses, il trouve des accents attendris, des phrases emportées, des déchirements qui vont à l’âme et forcent les pleurs.
Mais voilà que soudain – alors qu’il parle, achevant son étrange plaidoirie, la nourrissant pour ainsi dire de sa propre chair et de ce qui lui reste de sang, la faisant palpiter au prix de sa vie – voilà qu’une pensée qui ne lui était pas venue se dresse comme un sanglant fantôme, le serre à la gorge, l’étouffé, étrangle sa voix.
Cette pensée lui montre Julia, la maîtresse de Roger. Mais Roger n’a pas voulu révéler le nom du débiteur de qui il tient les billets volés ? Ce débiteur, c’est donc, ainsi que Lucien l’a deviné, une femme ? Cette femme, c’est donc la sienne ? Cet argent, un prêt de l’amant à la maîtresse ? Mais pareille somme – pour la rembourser – Julia ne la possédait pas ! Qui la lui avait donnée ? Un autre amant, peut-être ? Et celui-là, n’était-ce pas l’assassin ?
Ah ! dans quel abîme d’ignominies tombait son regard !
Julia, la complice de l’assassin ! Julia, sa femme ! qu’il avait aimée !… Qu’avait-il fait pour mériter tant de hontes !…
Lui, le mutilé, l’honnête homme, simple, grand et bon ! Mais cela, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Le dernier ressort de sa vie se brisait…
Par un prodige de courage et de sublime dévouement, il voulut parler encore… Mais la mémoire lui échappait.
Il s’affaissa, soudain en fermant les yeux, bégaya quelques mots entrecoupés, où l’on crut comprendre :
– De l’indulgence… de l’indulgence… Laroque est innocent.
Roger voulut se précipiter à son secours.
Les gendarmes le clouèrent à son banc.
On emporta Noirville évanoui dans la salle des témoins.
Un médecin – le docteur Martinaud, qui se trouvait là – fut appelé en toute hâte et lui donna les premiers soins.
Mais le pauvre homme ne revint pas à la vie.
Quelques minutes après, le bruit se répandait qu’il était mort de la rupture d’un anévrisme.
Le bruit était vrai.
On le dit à Laroque, qui étouffa ses sanglots dans ses doigts.
Il y avait dans la salle une émotion poignante.
L’avocat était mort pour avoir défendu son ami.
L’amitié l’avait tué. Laroque ne s’y méprenait pas ! Il avait vu la lettre qu’un huissier apportait à Noirville. Il avait vu Noirville horriblement pâle. Il avait aperçu, se retournant vers lui, les yeux pleins de dégoût et de mépris, et il avait bien compris le mouvement de ses lèvres : « Infâme ! Infâme !… »
Roger avait lu dans l’âme de Lucien… de Lucien mort par sa faute et le maudissant…
Déjà, il était cause de deux morts, celle d’Henriette, celle de son ami.
Alors, il relève la tête quand le président lui demande s’il n’a rien à ajouter à sa défense.
Et d’une voix forte, sans trembler :
– Je suis coupable, dit-il. J’ai tué et j’ai volé. Condamnez-moi !
C’est un coup de théâtre dans l’auditoire. Un long murmure ne s’apaise qu’avec peine.
Le président adresse quelques questions à Laroque et veut revenir sur les détails de l’enquête, mais il n’obtient de l’accusé qu’une même, toujours aussi ferme et invariable réponse :
– Je suis coupable. Condamnez-moi !
Il veut être condamné, le malheureux. Il a besoin de souffrir encore. Il voudrait expier la mort d’Henriette, la mort de Lucien.
Le jury s’est retiré dans la chambre des délibérations.
La délibération est longue.
Lucien a parlé à ces cœurs d’hommes et l’aveu tardif de Laroque n’a pas influé beaucoup sur leur opinion.
Ils ont deviné là-dessous je ne sais quel mystère – que déjà leur avait fait pressentir la plaidoirie ; – mais ils hésitent, ils sont dans le vague, et, comme ils ont à se prononcer sur des faits précis, ce qui revient à leur mémoire et forme leur suprême opinion, ce sont les preuves relevées par l’enquête : les billets retrouvés, l’absence d’explications fournies par l’accusé sur l’emploi de son temps, alors que s’accomplissait le meurtre, la déposition de Victoire, l’étrange attitude de la mère et de la fille.
La cour rentre dans la salle d’audience.
Le chef du jury se lève.
– Sur mon âme et conscience, oui, l’accusé est coupable.
Il y a des circonstances atténuantes.
Laroque, qu’on a introduit, entend sa condamnation.
Si Lucien avait vécu, peut-être lui eût-il sauvé la liberté ! Mais il est mort, laissant sa tâche inachevée.
Du moins, il lui sauve la tête, l’arrache à la guillotine.
Laroque est condamné aux travaux forcés à perpétuité… La foule s’écoule en silence.
Roger murmure, assez haut pour être entendu :
– C’est justice !… C’est justice !…
Et on le voit disparaître entre les gendarmes, la tête inclinée, ses larges épaules courbées très bas…
L’oncle Adrien Bénardit avait une fonderie de fer, à La-Val-Dieu, près de Monthermé, dans les Ardennes montagneuses.
C’est là qu’il avait emmené Suzanne, laissant, faute de ressources, tomber l’usine de la rue Saint-Maur que Guerrier lui-même avait dû abandonner pour entrer comme caissier à la banque de M. de Terrenoire.
À peine arrivée à La-Val-Dieu, à peine confiée aux soins et à la tendresse de Mme Bénardit, qui reporta sur elle l’affection qu’elle avait eue jadis pour une fille morte en bas âge, Suzanne Laroque tomba malade.
Les terribles émotions de l’enquête et de la cour d’assises qui, tout le temps qu’elles avaient duré, l’avaient tenue, fiévreuse et haletante, mais debout encore, la foudroyaient maintenant qu’elles avaient cessé. Une fièvre cérébrale intense s’empara d’elle et mit ses jours en danger.
Deux jeunes médecins, les docteurs Moreaux et Lapierre, vinrent la soigner tous les jours et si la petite fille devait être sauvée, ce ne pouvait être que par leurs soins intelligents et par leur dévouement.
Pendant quinze jours on désespéra de sa vie.
Enfin, elle se rétablit pourtant.
Un mois de convalescence, au gai soleil de septembre, dans ces montagnes boisées, la guérit entièrement.
L’oncle Bénardit n’avait pu cacher aux docteurs Moreaux et Lapierre les causes qui avaient amené cette maladie.
– Peut-être la pauvre enfant ne se souviendra-t-elle plus de ce drame, dit le docteur Moreaux. Cela s’est vu.
– Ce serait un bonheur pour elle, fit Lapierre.
Ce qu’ils avaient prévu arriva, en effet. Complètement remise, Suzanne parut avoir oublié.
Un peu inquiète dans les premiers temps, parce qu’il y avait un vide dans sa vie – comme une solution de continuité – elle sembla chercher dans son esprit ce qui s’était passé avant.
Mme Bénardit, qui surveillait avec une sollicitude maternelle le réveil de cette intelligence, guida ses recherches en lui disant que son père et sa mère étaient partis pour un lointain voyage, qu’elle serait longtemps sans les revoir, et pourtant qu’ils reviendraient.
Suzanne écouta attentivement et avec un singulier regard. Elle ne répondit rien, n’eut pas une remarque ni une question. Et peu à peu, au fur et à mesure que la santé refleurissait sur son visage, elle redevenait plus gaie, plus souriante. Bénardit et sa femme étaient tranquilles maintenant sur elle.
« Elle a oublié ! » se disaient-ils.
L’hiver vint, toujours très rude dans les Ardennes, puis passa et fit place aux floraisons printanières ; puis l’hiver revint encore ; il y avait un an et demi que Roger Laroque était au bagne.
......................
La neige était tombée depuis plusieurs jours et les gelées l’avaient durcie : elle couvrait les arbres, les montagnes et comme il faisait très froid, les maisons étaient fermées, sur toute la longueur de la rue de La-Val-Dieu.
Il pouvait être dix heures du soir.
Depuis longtemps, la rue était déserte.
Un homme apparut tout près du chemin de fer, jeté sur la Meuse entre les deux tunnels.
Le train de Givet venait de le déposer à la gare de Monthermé, quelques secondes auparavant, et l’on entendait même encore le roulement sourd des wagons qui, au sortir de la gare, s’engouffraient sous la montagne dans la direction de Charleville.
Cet homme descendit lentement le chemin de halage, tout couvert de neige presque immaculée, le long de la rivière dont les bords étaient pris par la gelée.
Il était de très haute taille, ce qui se voyait facilement, bien qu’il marchât les épaules courbées, comme s’il avait porté un trop lourd fardeau. Un chapeau de feutre mou, déformé, couvrait son front, et les bords rabattus semblaient vouloir cacher le visage. Il avait un foulard autour du cou. Une redingote, qui paraissait râpée, trop étroite pour sa robuste carrure, l’abritait mal contre la rigueur de la nuit. Il n’avait point de manteau. Son pantalon était effiloché sur ses gros brodequins. Il s’appuyait sur un bâton coupé dans quelque bois.
Il n’était pas très sûr de son chemin, car, à plusieurs reprises, il s’arrêta pour s’orienter.
Lorsqu’il fut à La-Val-Dieu, il s’approcha d’une verrerie dont les ouvreaux flamboyaient de rouges lueurs et dans la grande cour de laquelle il aperçut deux ouvriers.
– Pardon, Monsieur, fit l’homme à l’un d’eux, je voudrais vous demander un renseignement.
– Parleye, mon brave… quel renseignement ? fit l’ouvrier avec un accent belge très prononcé.
– Je me rends à la fonderie de M. Adrien Bénardit, et je ne sais où la trouver.
– Ah ! ah ! elle est bien connue dans le pays, sais-tu ! Il est vraye que, par ce temps de chien, tu ne rencontreras pas un chat pour te la montrer, pour une fois.
L’ouvrier sortit de la cour et fit une centaine de pas dans un petit chemin où la neige était noircie par des détritus de charbon, puis, étendant la main dans la direction de la Semoy :
– Alleye, tout droit. C’est la première forge.
L’inconnu remercia. Cinq minutes après il arrivait, mais au lieu d’entrer, comme pris de peur, il n’osa et se mit à tourner autour des bâtiments, pareil à un voleur qui chercherait une porte dérobée. Il s’arrêta pourtant, s’assit sur l’avant d’un chariot, sous un hangar et parut réfléchir.
Il y avait quelques instants qu’il rêvait ainsi, quand une main robuste lui secoua l’épaule. En même temps une voix disait un peu durement :
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
L’homme se dressa et se trouva debout devant un grand vieillard vert et droit, vêtu de velours brun, les jambes prises dans des demi-bottes, une casquette fourrée sur la tête.
– Vous êtes monsieur Adrien Bénardit…, fit l’inconnu.
– Oui, ce n’est pas un mystère… Et toi, qui es-tu ?
L’homme regarda autour de lui, pour s’assurer que personne n’entendrait puis, baissant la tête, et d’une voix que semblaient couper des sanglots intérieurs :
– Je suis Roger, mon oncle… Ne me reconnaissez-vous pas ?
À ce nom, l’oncle Bénardit avait fait un pas en arrière. Puis, il avait pris Roger par les deux bras et l’avait regardé de très près, sans rien dire, comme s’il doutait encore, comme s’il ne voulait pas croire.
– Toi, dit-il d’une voix étouffée… toi ici, en France, et libre ?
– Oui, c’est moi, fit l’homme.
Et il enleva son large chapeau mou pour que Bénardit pût le reconnaître plus aisément.
Et aussitôt, comme s’il n’avait eu qu’une pensée, qu’un but :
– Et Suzanne ?… Et ma fille !… Vous ne me parlez pas de ma fille ?…
– Elle vit. Elle est bien portante. Tranquillise-toi.
Roger Laroque – car, en effet, c’était lui – poussa un grand soupir. Il était soulagé, sans doute, il avait redouté un malheur.
Il y eut un court silence entre les deux hommes.
Après quoi :
– Viens, dit Bénardit, viens chez moi. Il ne faut pas qu’on te voie, n’est-ce pas ?
– Non, je serais perdu.
– Chez moi, nous pourrons causer à notre aise. Reste ici un instant. Je rentre donner quelques ordres. Après, je te rejoins.
Il le quitta. Roger le vit disparaître dans la fonderie.
Cinq minutes s’écoulèrent.
Bénardit reparut.
– Viens, dit-il.
Et il l’entraîna silencieusement.
Mme Bénardit se disposait à se coucher quand son mari entra, suivi de Roger.
À la vue de Bénardit, pâle et agité, à la vue de cet homme déguenillé, à la barbe en désordre, Mme Bénardit se leva.
Bénardit, sans rien dire, ferma soigneusement la porte. Alors, désignant Roger à sa femme :
– Laroque, dit-il – le mari d’Henriette, le père de Suzanne ! ! !
Et Mme Bénardit, comme avait fait son mari tout à l’heure :
– Vous ? ici ? libre ! ! !
Elle ne pouvait le reconnaître. Elle ne l’avait jamais vu.
Laroque inclina la tête par deux fois, n’ayant pas la force de parler, puis il se laissa tomber sur une chaise…
– Suzanne ! murmura-t-il, je veux Suzanne !
Bénardit et sa femme se regardèrent. Ils avaient peur.
Est-ce qu’il venait pour enlever l’enfant ?
– Elle dort ! fit la vieille dame.
– Oh ! je ne la réveillerai pas, je ne la réveillerai pas, je vous le jure, j’irai si doucement ! Mais laissez-moi la contempler, je craignais tant de ne point la revoir ?
Mme Bénardit hésita.
Laroque joignait les mains.
Alors elle alla ouvrir une porte et lui fit un signe. Il s’approcha, marchant sur la pointe des pieds. Son émotion était si intense qu’il chancelait.
Il se pencha au-dessus du lit et considéra l’enfant avec une émotion indicible. Sa jolie tête blonde, les cheveux tout épars autour d’elle, reposait enfouie dans l’oreiller. Un de ses bras était sur la couverture, près du bord. Elle dormait si gentiment qu’on ne l’entendait même pas respirer. Et elle rêvait, sans doute un bon rêve, car elle souriait.
Roger Laroque se pencha plus encore : ses lèvres effleurèrent la main de l’enfant d’un baiser furtif. Suzanne fit un mouvement, elle ouvrit même les yeux ; elle se retourna de l’autre côté, rentra son bras sous la couverture. Mais elle ne se réveilla point.
Et l’on ne vit plus que les longues et épaisses boucles de ses cheveux.
Laroque se retira.
Mme Bénardit ferma la porte, après avoir écouté un instant si la fillette ne remuait pas.
Devant le feu clair qui pétillait, Roger s’était assis. Il pleurait en silence. Son cœur avait été bouleversé par la vue de sa fille, dont il était séparé depuis un an et demi, séparé par un monde, séparé par une condamnation infamante, et qu’il avait cru ne plus jamais revoir.
Puis ses larmes cessèrent tout à coup.
Il porta sa main à son front, à sa poitrine, avec un gémissement.
Comme il chancelait sur sa chaise, pris de vertige, et qu’il menaçait de tomber, Bénardit se précipita pour le soutenir. Alors il entendit le pauvre homme qui très bas, honteusement, lui murmurait à l’oreille :
– Par pitié, un peu de pain, je n’ai pas mangé depuis trois jours ! ! !
Quand il eut mangé et bu un verre de bordeaux, il parut se trouver mieux. Alors, relevant les yeux sur les deux vieillards qui le contemplaient avec une douloureuse surprise :
– Vous vous demandez sans doute, dit-il, comment il se fait que je sois ici, moi que, il y a un an et demi à peine, l’on condamnait aux travaux forcés à perpétuité ?
– Vous vous êtes évadé ? fit Mme Bénardit.
– Six mois après mon arrivée à la Nouvelle-Calédonie, je m’évadai avec cinq détenus politiques condamnés par les conseils de guerre de Versailles. D’étape en étape, de bateau en bateau, en prenant passage comme matelot, comme mécanicien presque toujours, parfois, même comme domestique, je parvins jusqu’en Amérique, où je restai près d’un an ; j’avais réussi à entrer dans des ateliers à New York ; j’ai commencé par être ouvrier dans ma jeunesse, rue Saint-Maur, cela m’a permis de vivre en Amérique. Mais je n’avais qu’un but : je voulais revoir ma fille et je faisais des économies pour payer mon retour en France. Lorsque j’en eus réalisé suffisamment, je partis en prenant passage sur un bateau à destination d’Anvers. C’était plus sûr pour moi, dans le cas où la police aurait eu l’éveil, puisque j’étais protégé par la Belgique. Je savais par Lucien de Noirville que Suzanne avait été recueillie par vous. Or, Monthermé n’étant qu’à quelques kilomètres de la frontière, je cours peu de risques. L’argent que j’avais amassé pour mon voyage suffisait à peine pour me défrayer en route. De telle sorte qu’à Anvers, je me suis trouvé sans un centime. Je suis venu d’Anvers à pied, mendiant le long du chemin. Quelques sous économisés sur des charités m’ont permis de prendre le train depuis Givet. En chemin de fer, j’avais en France moins à craindre que sur les grandes routes, où j’aurais risqué de rencontrer des gendarmes qui m’eussent demandé mes papiers. Voilà comment je suis arrivé ici tout à l’heure et comment je vous apparais si pauvre, si misérable…
– Et que comptes-tu faire ? dit Bénardit en hésitant.
– Oh ! ne craignez point que je vous gêne longtemps. Je ne veux pas non plus vous compromettre. Car vous seriez compromis si l’on apprenait dans le village que vous avez donné asile à un forçat évadé…
Il parlait avec une certaine amertume.
– Crois-tu vraiment que j’aie eu cette crainte ? dit Bénardit.
– C’est votre droit. Je n’aurais pas à vous le reprocher.
– Lorsque je t’ai demandé ce que tu comptes faire, j’ai voulu savoir quelles sont tes ressources, quels sont tes projet plutôt. Car je suppose que tu n’es pas assez fou pour vouloir rester en France ? Ce serait ta perte à bref délai.
– Je ne resterai pas en France, et je repartirai cette nuit même. Je vous prierai seulement – car je suis dénué de tout – de me donner quelques vêtements plus propres et un peu d’argent… Oh ! l’argent, ce n’est pas pour moi que je le demande… Je mendierais encore, si j’étais seul, et je trouverais bien mon passage pour gagner l’Amérique, où je veux retourner… Mais sans argent, vivant de charités, par l’hiver et par le froid, Suzanne souffrirait trop… et je crains tant de la voir souffrir…
– Que parles-tu de Suzanne ?
– Je viens chercher ma fille !…
– Elle !… Tu veux nous la prendre ?
– D’où vient votre surprise ? N’est-ce pas mon droit ?
– Ton droit, malheureux, ton droit ?… Et devant qui pourrais-tu le faire valoir, ce droit que tu réclames ?… Est-ce que ta condamnation ne t’a pas retranché du monde, de la société, ne t’a pas placé hors la loi ?…
M. et Mme Bénardit se regardaient effarés, en proie à la plus vive agitation.
– Je ne puis vivre sans Suzanne, dit Roger.
– Suzanne restera auprès de nous. Elle y trouve l’aisance, la paix, le bonheur. Pourras-tu lui donner tout cela ?
– J’essayerai. Je suis jeune et fort. La vie n’est pas finie pour moi.
– Mais il est une chose qu’elle trouvera ici, et que tu ne pourras jamais lui rendre…
– Mon oncle !
– Et cette chose-là, c’est un nom honoré, sans tache…
– On m’a condamné, mon oncle, mais je suis innocent !…
Bénardit l’avait toujours dit, l’avait toujours cru, et pourtant il eut en ce moment, un geste vague de doute. Il fut cruel.
– Tu n’en restes pas moins flétri.
Roger courba la tête et demeura un moment pensif.
– Je comprends, dit-il à la fin, pourquoi vous voulez garder Suzanne. Je vous comprends et je ne vous en aime que davantage. Mais ma fille est ma seule espérance, ma seule joie, – la seule affection qui pourrait me rattacher à la vie et m’empêcher de mourir. Il me la faut. Je la veux. Du reste, je tiens à ce que vous soyez rassurés, tous les deux, sur moi. Je tiens à ce que vous soyez sûrs qu’en me rendant ma fille vous ne la rendez ni à un assassin, ni à un voleur… Il est une confidence que je n’ai voulu faire ni à Lucien de Noirville, ni aux juges, ni en cour d’assises. Cette confidence m’eût sauvé. Mais l’honneur me défendait de parler. Je vais vous la faire à vous, afin que vous me rendiez Suzanne, – afin que vous compreniez que j’ai toujours le droit de la réclamer et que vous n’avez pas, vous, celui de l’arracher à mon amour paternel… Écoutez !…
Et brièvement, en quelques mots, avec un accent de vérité sur lequel il était impossible de se méprendre, il dit l’histoire que nous savons.
Il dit tout, ne cacha rien, voulant reconquérir sa fille.
M. et Mme Bénardit l’avaient écouté sans l’interrompre. C’était une cruelle confidence que celle qu’ils entendaient. L’enchaînement de tous ces faits était si logique qu’il ne leur venait même pas à l’esprit que Roger pût mentir.
Un soupir leur échappa, à tous les deux !
– Tu as le droit d’emmener Suzanne, fit l’oncle avec effort.
Il ne se reconnaissait plus le droit de la garder, de priver cet homme si malheureux de la seule joie de sa vie, du seul rayon de soleil qui pût éclairer la nuit noire de sa désespérance.
Bénardit réfléchissait :
– Mais le coupable, le coupable ? disait-il… qui est-il ?… Y as-tu songé ?… as-tu cherché ?… Ne serait-ce pas cette femme ?…
– Si, j’y ai pensé, si, j’ai cherché ! fit Laroque avec amertume… Il ne se passe point de jour où je n’essaye de percer ce mystère.
– Mais cette femme, te dis-je, cette femme ?
– J’y ai pensé aussi, je dois l’avouer, mais ce ne peut être elle. Comment aurait-elle commis ce crime ?… Seule ?… Avec un complice ? Pour voler ?… Pour se venger ?… Non, c’est impossible… C’est folie que de s’y arrêter, c’est perdre son temps…
– C’est vrai, murmura l’oncle. Alors, que croire ?
– Il faut tout attendre du temps.
Minuit sonna à la pendule, sur la cheminée.
– Mon oncle, dit Roger, il ne faut pas que le jour me retrouve chez vous. Or, il y a un train pour Givet et Bruxelles à deux heures du matin. Je prendrai ce train-là… avec Suzanne…
– Déjà ! murmura Mme Bénardit.
Et elle essuya ses yeux, à la dérobée, avec son mouchoir.
– Il le faut, dit Laroque avec douceur… Pardonnez-moi la peine que je cause.
– C’est bien, fit l’oncle… tu es libre, et, puisque tu dois partir, mieux vaut que tu n’attendes pas plus longtemps… Je serais désolé – pour toi, crois-le bien – qu’il t’arrivât malheur…
Il monta dans une chambre, au premier étage, et on l’entendit, pendant quelques minutes, qui allait et venait.
Mme Bénardit et Laroque regardaient, sans parler, la flamme du foyer et les longs sifflements des bûches qui éclataient et par les déchirures desquelles ruisselait une sorte de sueur bouillonnante.
L’oncle redescendit.
Il jeta sur une chaise une chemise de flanelle, un pantalon d’hiver, un veston et une large et longue pelisse doublée de renard, puis une casquette fourrée pareille à la sienne.
– Tout cela ne te va peut-être pas comme un gant, dit-il, car tu es plus robuste que moi… mais nous sommes de la même taille. Dans tous les cas, la pelisse cachera ce que ta mise aura de défectueux… Dans la poche du pantalon, tu trouveras mon porte-monnaie avec deux ou trois cents francs en or… et dans la poche intérieure du veston, j’ai mis mon portefeuille.
– Oh ! mon oncle…
– Oui, tu ne peux rester sans le sou, mon garçon, et heureusement moi, qui n’ai point d’enfants, je suis à mon aise… Dans le portefeuille tu trouveras sept billets de mille francs et mille francs en billets de cent francs, de façon que tu ne sois pas gêné par le change et que tu n’attires pas l’attention sur toi.
– C’est trop, mon oncle, beaucoup trop.
– Non, ce n’est même pas assez, car je ne veux pas que Suzanne souffre de la misère, tu entends ? Je n’ai que cet argent de disponible en ce moment, mais en Amérique, si jamais tu as besoin d’un autre service, ne m’oublie pas, écris-moi, et tout de suite, par retour du courrier, tu recevras ce que tu m’auras demandé… Tu me le promets ?
– Que vous êtes bon, mon oncle, et que je vous remercie !
– Tu me le promets ? répéta le vieillard en insistant.
– Je vous le jure ! Mais j’espère n’en avoir pas besoin.
– Je le souhaite pour toi, mon garçon, et je suis certain que tu réussiras, car tu es intelligent, honnête et fort – et on a beau dire, vois-tu, la meilleure des habiletés, c’est encore d’être honnête – tu réussiras donc, je le crois, mais les premiers moments peuvent être difficiles et voilà pourquoi je veux que tu partes en sachant que tu laisses derrière toi un ami, – ce qui n’est pas rare, – et une bourse ouverte, – ce qui l’est davantage.
Roger lui serra les mains avec émotion.
Il était profondément touché de cette bienveillance si franche.
– Je ne te donne point de linge, dit le vieillard ; avec de l’argent, tu achèteras pour toi et pour Suzanne ce dont vous aurez besoin.
Mme Bénardit alla chercher, dans une armoire, un manteau fourré, des gants, un boa, un chapeau, un manchon, prépara les autres vêtements de Suzanne et approcha du feu les bottines de la petite pour qu’elle eût bien chaud.
Elle pleurait tout en faisant ces préparatifs.
Roger Laroque, depuis quelques minutes, se promenait pensif dans la chambre. Il avait sur les lèvres une question qu’il n’osait poser.
À la fin, cependant, il s’y décida :
– Mon oncle, dit-il, vous ne m’avez encore rien dit de Suzanne… Comment a-t-elle passé cette année qui s’est écoulée ?… A-t-elle parlé de moi ?… En quels termes ?…
– Suzanne a failli mourir d’une fièvre cérébrale, dit Bénardit. Depuis sa guérison, elle n’a pas dit un mot qui pût nous faire croire qu’elle se souvenait… Nous lui avons raconté une histoire d’après laquelle tu étais en voyage et devais revenir la chercher quelque jour. Elle a paru y ajouter foi… Tous les mauvais souvenirs d’autrefois ne vont-ils point surgir à son esprit ?… Ne le crains-tu point, Roger ?… Réfléchis, il en est temps encore !…
– Qui sait ? dit Laroque… Elle avait à peine sept ans… Et un an et demi passé depuis lors, n’est-ce pas suffisant pour obscurcir cette frêle mémoire ?…
– Qu’il soit fait comme tu le désires, fit l’oncle attristé. Reste ici. Avec ma femme, je vais réveiller Suzanne, la prévenir doucement, et nous te l’apporterons.
La pendule sonna une heure.
– Le temps presse. Heureusement nous ne sommes pas loin de la gare. Vingt minutes te suffiront. Commence à te vêtir.
M. et Mme Bénardit passèrent dans la chambre de Suzanne.
Mme Bénardit se pencha sur elle et l’embrassa. Puis elle appela doucement :
– Suzanne, mon enfant chérie, Suzanne, réveille-toi.
Et, la découvrant, Mme Bénardit la prit dans ses bras, en lui jetant sur les épaules le manteau fourré dont elle s’était munie. La petite ouvrit les yeux, encore endormie.
– Réveille-toi, mon enfant, c’est moi, ta vieille mère…
Suzanne se frotta les yeux avec ses poings, bâilla… regarda Bénardit, puis la vieille dame qui la portait…
– Est-ce que c’est déjà le matin ? dit-elle gentiment.
– Non, mon enfant, nous sommes au milieu de la nuit, mais nous t’avons réveillée pour t’annoncer une bonne nouvelle.
– Une bonne nouvelle ?… comme l’hiver dernier ?… Mais nous ne sommes ni à la Saint-Nicolas, ni à Noël, ni au jour des étrennes.
– C’est vrai, et cependant c’est quelque chose d’heureux qui t’arrive !… Voyons… dans tes petits souhaits que tu ne nous dis pas, qu’est-ce que tu désires, parfois ?…
– Mais rien, bonne mère… rien que d’être sage et de ne pas être grondée par vous.
– Et pas autre chose ?
– Si… je souhaite aussi de rester toujours à La-Val-Dieu…
– Tu vois bien. C’est quelque chose, cela. Puis encore ?
– C’est tout, bonne mère.
– Il ne te manque rien ?
– Rien. Ne m’aimez-vous pas ? Et n’est-ce pas tout ce qu’il me faut ?
– Tu oublies qu’il n’y a pas que nous seulement qui t’aimons.
– Qui donc ?
– Celui que tu n’as pas revu depuis longtemps… qui t’a élevée… qui pense à toi… ton père…
Mme Bénardit avait toujours dans ses bras la fillette, dont la tête, pâle par le sommeil, retombait sur son épaule.
Elle sentit qu’elle tressaillit brusquement. Une commotion électrique agita ce petit corps.
– Mon père…, murmura Suzanne, vous avez revu mon père…
– Il est ici, il t’attend… il t’a embrassée, tout à l’heure, dans ton lit.
Elle ne répondit pas.
Au bout d’un instant, surmontant son émotion :
– Père est venu ?… Pourquoi n’est-il pas près de moi ?
Alors Mme Bénardit rentra dans la chambre où attendait Laroque.
Celui-ci, à la vue de sa fille, tendit les bras.
L’enfant y fut déposée doucement, et Laroque la couvrit de baisers emportés, ardents.
– Mon enfant, ma fille, ma Suzanne ! disait-il à travers ses larmes.
Et dans le premier moment, au milieu de ses caresses, il ne s’apercevait pas que Suzanne restait muette.
Quand il l’eut bien embrassée, bien choyée :
– Es-tu contente de me revoir, ma chérie ?
– Oui, père.
– As-tu pensé à moi quelquefois ?
– Oui, père, mais on m’avait dit que vous reviendriez…
– Et désormais, nous ne nous quitterons plus…
– Tant mieux, père, je serai bien contente.
– Nous allons partir ensemble…
– Partir ?…
– Oui, nous allons quitter La-Val-Dieu…
– Quitter La-Val-Dieu, répétait l’enfant… Quitter bon père bonne mère, – c’est ainsi qu’elle avait l’habitude d’appeler M. et Mme Bénardit, – pourquoi ?… J’étais si heureuse auprès d’eux, pourquoi n’y resterions-nous pas ?
– Cela est impossible, mon enfant, car j’habite loin, très loin d’ici.
– Eh bien père, pourquoi ne viendriez-vous pas auprès de nous ?
– Cela ne se peut, mon enfant.
La petite fille murmura très bas :
– C’est bien, père, nous allons partir…
Laroque l’avait observée avec attention, pendant ce colloque.
Il essayait de descendre jusque dans le cœur de sa fille afin de découvrir s’il n’y avait pas quelque arrière-pensée. Il ne vit rien. Son âme, emplie de joie, se dilatait.
« Elle a oublié », se disait-il, elle a bien vraiment tout oublié !
Mme Bénardit l’habilla, en retenant ses larmes. Elle la vêtit chaudement, l’enveloppa de son manteau de fourrure, noua le boa autour de son cou, lui donna son manchon et l’embrassa tendrement.
Suzanne se laissait habiller, sans dire un mot, mais ses grands yeux doux suivaient Mme Bénardit dans tous ses mouvements avec une obstination singulière. On eût dit que la fillette aurait voulu lui adresser quelques questions, mais qu’elle n’osait. Quant à Bénardit, debout près de la cheminée, il semblait ne rien voir, et restait absorbé dans ses pensées tristes. Enfin Suzanne était prête.
Laroque, lui-même, avait revêtu les habits que lui avait donnés son oncle. La pendule fit entendre un coup clair et argentin. Il était une heure et demie.
– Il faut partir, dit Bénardit, la neige a rendu les chemins difficiles, et, comme il s’est remis à neiger depuis une heure, tu prendras bien garde de ne pas glisser le long de la Meuse.
Mme Bénardit emmitoufla la figure de Suzanne d’un long et large cache-nez de laine, afin qu’elle ne sentît pas de trop la brise glacée, puis, la serrant dans ses bras, et cette fois ne retenant plus ses larmes :
– Va, mon amour, dit-elle… Je suis trop vieille pour espérer que je te reverrai quelque jour… C’est donc la dernière fois que je t’embrasse… Va, et que Dieu te garde !
L’enfant était fort pâle, mais elle ne pleurait pas.
Bénardit l’embrassa à son tour.
– Moi, dit-il, je suis rassuré sur ton avenir. Ton père veillera sur toi. Puis, quand ma femme et moi nous serons morts, on vendra tout ce que nous possédons. Nous n’avons pas d’autres héritiers que toi. Tu auras quelques centaines de mille francs qui ne te nuiront pas pour te marier.
Il se détourna un peu, toussa et passa la main sur ses yeux.
Laroque fit ses adieux et serra tendrement les deux vieillards sur son cœur.
Lui aussi, devant ces deux douleurs, se sentait tout attendri. Il enleva Suzanne dans ses bras robustes.
– Je ne veux pas que tu marches, dit-il ; avec cette neige tu aurais tout de suite froid aux pieds.
Mme Bénardit ouvrit la porte.
Une bourrasque entra dans la chambre et la lampe, un instant violemment agitée, s’éteignit.
Alors Laroque, d’une voix grave :
– Embrasse encore une fois ceux qui ont si bien remplacé pour toi ton père et ta mère, mon enfant, dit-il, et promets-leur de ne jamais les oublier, de les aimer toujours.
– Bon père, bonne mère, dit la fillette de sa douce voix tremblante, je vous aimerai toujours, je ne vous oublierai jamais.
Comme la nuit était très profonde et comme on n’avait pas rallumé la lampe, on ne pouvait voir si Bénardit et sa femme continuaient à pleurer.
– Encore adieu. Priez pour moi… pour elle… pour elle, dit Laroque.
Il avait à peine fait quatre ou cinq pas, au milieu des tourbillons de neige, qu’il était devenu complètement invisible. Il s’en allait à grandes enjambées, portant son précieux fardeau.
Quand il fut sur la rive de la Meuse, la bise devint si âpre qu’elle était presque insupportable.
– As-tu froid, ma chérie ?
– Non, père, je ne sens plus le froid du tout. Je suis très bien.
– Ne pleure pas, surtout, pour ne pas m’attrister.
– Je ne pleure pas, père.
– Cependant tu les aimais, ceux-là que tu quittes…
– Beaucoup, père.
– Ne les regrette pas trop… Je t’aime aussi, moi, et je ferai tout ce qu’il faudra pour que tu m’aimes.
Un point jaune troua la nuit.
C’était une des lanternes de la voie, sur le pont du chemin de fer.
Il y avait un quart d’heure qu’il marchait.
Cinq minutes après, il était à la gare, où il prenait pour Givet deux billets de première classe.
Le train arriva, Roger et Suzanne montèrent. Le train partit…
… Là-bas, dans la maison près de la fonderie, on avait rallumé la lampe, et, devant le foyer qui s’éteignait et qu’on ne songeait pas à raviver, deux vieillards étaient assis, gardaient le silence, et, sans se cacher l’un de l’autre, pleuraient à chaudes larmes.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Septembre 2008
—
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Christian, Jean-Marc, FlorentT, Coolmicro et Fred.
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] Prison modèle à la fin du XIX’siècle, située 23-25, boulevard Diderot. Elle fut démolie en 1898 |NdÉ].
[2] Après la défaite de Sedan, le 2 septembre 1870, la capitulation fut signée et l’armée française (83 000 hommes) internée dans la presqu’île d’Iges avant d’être emmenée en captivité en Allemagne [NdÉ].
[3] Personnage d’un des romans de Jules Mary intitulé Le Boucher de Meudon [NdÉ]