Guy de Maupassant

 

 

 

YVETTE

 

 

 

(1884)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

Table des matières

 

Yvette. 4

I. 4

II. 19

III. 42

IV.. 56

Le retour. 75

L’abandonné. 82

Les idées du colonel 91

Promenade. 97

Mohammed-Fripouille. 103

Le garde. 111

Berthe. 119

À propos de cette édition électronique. 128

Yvette[1]

 

I

 

En sortant du Café Riche, Jean de Servigny dit à Léon Saval :

 

– Si tu veux, nous irons à pied. Le temps est trop beau pour prendre un fiacre.

 

Et son ami répondit :

 

– Je ne demande pas mieux.

 

Jean reprit :

 

– Il est à peine onze heures, nous arriverons beaucoup avant minuit, allons donc doucement.

 

Une cohue agitée grouillait sur le boulevard, cette foule des nuits d’été qui remue, boit, murmure et coule comme un fleuve, pleine de bien-être et de joie. De place en place, un café jetait une grande clarté sur le tas de buveurs assis sur le trottoir devant les petites tables couvertes de bouteilles et de verres, encombrant le passage de leur foule pressée. Et sur la chaussée, les fiacres aux yeux rouges, bleus ou verts, passaient brusquement dans la lueur vive de la devanture illuminée, montrant une seconde la silhouette maigre et trottinante du cheval, le profil élevé du cocher, et le coffre sombre de la voiture. Ceux de l’Urbaine faisaient des taches claires et rapides avec leurs panneaux jaunes frappés par la lumière.

 

Les deux amis marchaient d’un pas lent, un cigare à la bouche, en habit, le pardessus sur le bras, une fleur à la boutonnière et le chapeau un peu sur le côté comme on le porte quelquefois, par nonchalance, quand on a bien dîné et quand la brise est tiède.

 

Ils étaient liés depuis le collège par une affection étroite, dévouée, solide.

 

Jean de Servigny, petit, svelte, un peu chauve, un peu frêle, très élégant, la moustache frisée, les yeux clairs, la lèvre fine, était un de ces hommes de nuit qui semblent nés et grandis sur le boulevard, infatigable bien qu’il eût toujours l’air exténué, vigoureux bien que pâle, un de ces minces Parisiens en qui le gymnase, l’escrime, les douches et l’étuve ont mis une force nerveuse et factice. Il était connu par ses noces autant que par son esprit, par sa fortune, par ses relations, par cette sociabilité, cette amabilité, cette galanterie mondaine, spéciales à certains hommes.

 

Vrai Parisien, d’ailleurs, léger, sceptique, changeant, entraînable, énergique et irrésolu, capable de tout et de rien, égoïste par principe et généreux par élans, il mangeait ses rentes avec modération et s’amusait avec hygiène. Indifférent et passionné, il se laissait aller et se reprenait sans cesse, combattu par des instincts contraires et cédant à tous pour obéir, en définitive, à sa raison de viveur dégourdi dont la logique de girouette consistait à suivre le vent et à tirer profit des circonstances sans prendre la peine de les faire naître.

 

Son compagnon Léon Saval, riche aussi, était un de ces superbes colosses qui font se retourner les femmes dans les rues. Il donnait l’idée d’un monument fait homme, d’un type de la race, comme ces objets modèles qu’on envoie aux expositions. Trop beau, trop grand, trop large, trop fort, il péchait un peu par excès de tout, par excès de qualités. Il avait fait d’innombrables passions.

 

Il demanda, comme ils arrivaient devant le Vaudeville :

 

– As-tu prévenu cette dame que tu allais me présenter chez elle ?

 

Servigny se mit à rire.

 

– Prévenir la marquise Obardi ! Fais-tu prévenir un cocher d’omnibus que tu monteras dans sa voiture au coin du boulevard ?

 

Saval, alors, un peu perplexe, demanda :

 

– Qu’est-ce donc au juste que cette personne ?

 

Et son ami répondit :

 

– Une parvenue, une rastaquouère, une drôlesse charmante, sortie on ne sait d’où, apparue un jour, on ne sait comment, dans le monde des aventuriers, et sachant y faire figure. Que nous importe d’ailleurs. On dit que son vrai nom, son nom de fille, car elle est restée fille à tous les titres, sauf au titre innocence, est Octavie Bardin, d’où Obardi, en conservant la première lettre du prénom et en supprimant la dernière du nom. C’est d’ailleurs une aimable femme, dont tu seras inévitablement l’amant, toi, de par ton physique. On n’introduit pas Hercule chez Messaline, sans qu’il se produise quelque chose. J’ajoute cependant que si l’entrée est libre en cette demeure, comme dans les bazars, on n’est pas strictement forcé d’acheter ce qui se débite dans la maison. On y tient l’amour et les cartes, mais on ne vous contraint ni à l’un ni aux autres. La sortie aussi est libre.

 

Elle s’installa dans le quartier de l’Étoile, quartier suspect, voici trois ans, et ouvrit ses salons à cette écume des continents qui vient exercer à Paris ses talents divers, redoutables et criminels.

 

J’allai chez elle ! Comment ? Je ne le sais plus. J’y allai, comme nous allons tous là-dedans, parce qu’on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. J’aime ce monde de flibustiers à décorations variées, tous étrangers, tous nobles, tous titrés, tous inconnus à leurs ambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres à propos de rien, racontent leur vie à propos de tout, hâbleurs, menteurs, filous, dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, braves parce qu’il le faut, à la façon des assassins qui ne peuvent dépouiller les gens qu’à la condition d’exposer leur vie. C’est l’aristocratie du bagne, enfin.

 

Je les adore. Ils sont intéressants à pénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels, jamais banals comme des fonctionnaires français. Leurs femmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée, passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes et des cheveux incomparables, le vrai physique de l’emploi, une grâce qui grise, une séduction qui pousse aux folies, un charme malsain, irrésistible ! Ce sont des conquérantes à la façon des routiers d’autrefois, des rapaces, de vraies femelles d’oiseaux de proie. Je les adore aussi.

 

La marquise Obardi est le type de ces drôlesses élégantes. Mûre et toujours belle, charmeuse et féline, on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s’amuse beaucoup chez elle, on y joue, on y danse, on y soupe… on y fait enfin tout ce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.

 

Léon Saval demanda : « As-tu été ou es-tu son amant ? »

 

Servigny répondit : « Je ne l’ai pas été, je ne le suis pas et je ne le serai point. Moi, je vais surtout dans la maison pour la fille.

 

– Ah ! Elle a une fille ?

 

– Si elle a une fille ! Une merveille, mon cher. C’est aujourd’hui la principale attraction de cette caverne. Grande, magnifique, mûre à point, dix-huit ans, aussi blonde que sa mère est brune, toujours joyeuse, toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant à corps perdu. Qui l’aura ? ou qui l’a eue ? On ne sait pas. Nous sommes dix qui attendons, qui espérons.

 

Une fille comme ça, entre les mains d’une femme comme la marquise, c’est une fortune. Et elles jouent serré, les deux gaillardes. On n’y comprend rien. Elles attendent peut-être une occasion… meilleure… que moi. Mais, moi, je te réponds bien que je la saisirai… l’occasion, si je la rencontre.

 

Cette fille, Yvette, me déconcerte absolument, d’ailleurs. C’est un mystère. Si elle n’est pas le monstre d’astuce et de perversité le plus complet que j’aie jamais vu, elle est certes le phénomène d’innocence le plus merveilleux qu’on puisse trouver. Elle vit dans ce milieu infâme avec une aisance tranquille et triomphante, admirablement scélérate ou naïve.

 

Merveilleux rejeton d’aventurière, poussé sur le fumier de ce monde-là, comme une plante magnifique nourrie de pourritures, ou bien fille de quelque homme de haute race, de quelque grand artiste ou de quelque grand seigneur, de quelque prince ou de quelque roi tombé, un soir, dans le lit de la mère, on ne peut comprendre ce qu’elle est ni ce qu’elle pense. Mais tu vas la voir.

 

Saval se mit à rire et dit :

 

– Tu en es amoureux.

 

– Non. Je suis sur les rangs, ce qui n’est pas la même chose. Je te présenterai d’ailleurs mes coprétendants les plus sérieux. Mais j’ai des chances marquées. J’ai de l’avance, on me montre quelque faveur.

 

Saval répéta :

 

– Tu es amoureux.

 

– Non. Elle me trouble, me séduit et m’inquiète, m’attire et m’effraye. Je me méfie d’elle comme d’un piège, et j’ai envie d’elle comme on a envie d’un sorbet quand on a soif. Je subis son charme et je ne l’approche qu’avec l’appréhension qu’on aurait d’un homme soupçonné d’être un adroit voleur. Près d’elle j’éprouve un entraînement irraisonné vers sa candeur possible et une méfiance très raisonnable contre sa rouerie non moins probable. Je me sens en contact avec un être anormal, en dehors des règles naturelles, exquis ou détestable. Je ne sais pas.

 

Saval prononça pour la troisième fois :

 

– Je te dis que tu es amoureux. Tu parles d’elle avec une emphase de poète et un lyrisme de troubadour. Allons, descends en toi, tâte ton cœur et avoue.

 

Servigny fit quelques pas sans rien répondre, puis reprit :

 

– C’est possible, après tout. Dans tous les cas, elle me préoccupe beaucoup. Oui, je suis peut-être amoureux. J’y songe trop. Je pense à elle en m’endormant et aussi en me réveillant… c’est assez grave. Son image me suit, me poursuit, m’accompagne sans cesse, toujours devant moi, autour de moi, en moi. Est-ce de l’amour, cette obsession physique ? Sa figure est entrée si profondément dans mon regard que je la vois sitôt que je ferme les yeux. J’ai un battement de cœur chaque fois que je l’aperçois, je ne le nie point. Donc je l’aime, mais drôlement. Je la désire avec violence, et l’idée d’en faire ma femme me semblerait une folie, une stupidité, une monstruosité. J’ai un peu peur d’elle aussi, une peur d’oiseau sur qui plane un épervier. Et je suis jaloux d’elle encore, jaloux de tout ce que j’ignore dans ce cœur incompréhensible. Et je me demande toujours : « Est-ce une gamine charmante ou une abominable coquine ? » Elle dit des choses à faire frémir une armée ; mais les perroquets aussi. Elle est parfois imprudente ou impudique à me faire croire à sa candeur immaculée, et parfois naïve, d’une naïveté invraisemblable, à me faire douter qu’elle ait jamais été chaste. Elle me provoque, m’excite comme une courtisane et se garde en même temps comme une vierge. Elle paraît m’aimer et se moque de moi ; elle s’affiche en public comme si elle était ma maîtresse et me traite dans l’intimité comme si j’étais son frère ou son valet.

 

Parfois je m’imagine qu’elle a autant d’amants que sa mère. Parfois je me figure qu’elle ne soupçonne rien de la vie, mais rien, entends-tu ?

 

C’est d’ailleurs une liseuse de romans enragée. Je suis, en attendant mieux, son fournisseur de livres. Elle m’appelle son « bibliothécaire ».

 

Chaque semaine, la Librairie Nouvelle lui adresse, de ma part, tout ce qui a paru, et je crois qu’elle lit tout, pêle-mêle.

 

Ça doit faire dans sa tête une étrange salade.

 

Cette bouillie de lecture est peut-être pour quelque chose dans les allures singulières de cette fille. Quand on contemple l’existence à travers quinze mille romans, on doit la voir sous un drôle de jour et se faire, sur les choses, des idées assez baroques.

 

Quant à moi, j’attends. Il est certain, d’un côté, que je n’ai jamais eu pour aucune femme le béguin que j’ai pour celle-là.

 

Il est encore certain que je ne l’épouserai pas.

 

Donc, si elle a eu des amants, j’augmenterai l’addition. Si elle n’en a pas eu, je prends le numéro un, comme au tramway.

 

Le cas est simple. Elle ne se mariera pas, assurément. Qui donc épouserait la fille de la marquise Obardi, d’Octavie Bardin ? Personne, pour mille raisons.

 

Où trouverait-on un mari ? Dans le monde ? Jamais. La maison de la mère est une maison publique dont la fille attire la clientèle. On n’épouse pas dans ces conditions-là.

 

Dans la bourgeoisie ? Encore moins. Et d’ailleurs la marquise n’est pas femme à faire de mauvaises opérations ; elle ne donnerait définitivement Yvette qu’à un homme de grande position, qu’elle ne découvrira pas.

 

Dans le peuple, alors ? Encore moins. Donc, pas d’issue. Cette demoiselle-là n’est ni du monde, ni de la bourgeoisie, ni du peuple, elle ne peut entrer par une union dans aucune de ces classes de la société.

 

Elle appartient par sa mère, par sa naissance, par son éducation, par son hérédité, par ses manières, par ses habitudes, à la prostitution dorée.

 

Elle ne peut lui échapper, à moins de se faire religieuse, ce qui n’est guère probable, étant donnés ses manières et ses goûts. Elle n’a donc qu’une profession possible : l’amour. Elle y viendra, à moins qu’elle ne l’exerce déjà. Elle ne saurait fuir sa destinée. De jeune fille elle deviendra fille, tout simplement. Et je voudrais bien être le pivot de cette transformation.

 

J’attends. Les amateurs sont nombreux. Tu verras là un Français, M. de Belvigne ; un Russe, appelé le prince Kravalow, et un Italien, le chevalier Valreali, qui ont posé nettement leurs candidatures et qui manœuvrent en conséquence. Nous comptons, en outre, autour d’elle, beaucoup de maraudeurs de moindre importance.

 

La marquise guette. Mais je crois qu’elle a des vues sur moi. Elle me sait fort riche et elle possède moins les autres.

 

Son salon est d’ailleurs le plus étonnant que je connaisse dans ce genre d’expositions. On y rencontre même des hommes fort bien, puisque nous y allons, et nous ne sommes pas les seuls. Quant aux femmes, elle a trouvé, ou plutôt elle a trié ce qu’il y a de mieux dans la hotte aux pilleuses de bourses. Où les a-t-elle découvertes, on l’ignore. C’est un monde à côté de celui des vraies drôlesses, à côté de la bohème, à côté de tout. Elle a eu d’ailleurs une inspiration de génie, c’est de choisir spécialement les aventurières en possession d’enfants, de filles principalement. De sorte qu’un imbécile se croirait là chez des honnêtes femmes !

 

Ils avaient atteint l’avenue des Champs-Élysées. Une brise légère passait doucement dans les feuilles, glissait par moments sur les visages, comme les souffles doux d’un éventail géant balancé quelque part dans le ciel. Des ombres muettes erraient sous les arbres ; d’autres, sur les bancs, faisaient une tache sombre. Et ces ombres parlaient très bas, comme si elles se fussent confié des secrets importants ou honteux.

 

Servigny reprit :

 

– Tu ne te figures pas la collection de titres de fantaisie qu’on rencontre dans ce repaire.

 

À ce propos, tu sais que je vais te présenter sous le nom de comte Saval ; Saval tout court serait mal vu, très mal vu.

 

Son ami s’écria :

 

– Ah ! mais non, par exemple. Je ne veux pas qu’on me suppose, même un soir, même chez ces gens-là, le ridicule de vouloir m’affubler d’un titre. Ah ! mais non.

 

Servigny se mit à rire.

 

– Tu es stupide. Moi, là-dedans, on m’a baptisé le duc de Servigny. Je ne sais ni comment, ni pourquoi. Toujours est-il que je suis et que je demeure M. le duc de Servigny, sans me plaindre et sans protester. Ça ne me gêne pas. Sans cela, je serais affreusement méprisé.

 

Mais Saval ne se laissait point convaincre.

 

– Toi, tu es noble, ça peut aller. Pour moi, non, je resterai le seul roturier du salon. Tant pis, ou tant mieux. Ce sera mon signe de distinction… et… ma supériorité.

 

Servigny s’entêtait.

 

– Je t’assure que ce n’est pas possible, mais pas possible, entends-tu ? Cela paraîtrait presque monstrueux. Tu ferais l’effet d’un chiffonnier dans une réunion d’empereurs. Laisse-moi faire, je te présenterai comme le vice-roi du Haut-Mississipi et personne ne s’étonnera. Quand on prend des grandeurs, on n’en saurait trop prendre.

 

– Non, encore une fois, je ne veux pas.

 

– Soit. Mais, en vérité, je suis bien sot de vouloir te convaincre. Je te défie d’entrer là-dedans sans qu’on te décore d’un titre comme on donne aux dames un bouquet de violettes au seuil de certains magasins.

 

Ils tournèrent à droite dans la rue de Berri, montèrent au premier étage d’un bel hôtel moderne, et laissèrent aux mains de quatre domestiques en culotte courte leurs pardessus et leurs cannes. Une odeur chaude de fête, une odeur de fleurs, de parfums, de femmes, alourdissait l’air ; et un grand murmure confus et continu venait des pièces voisines qu’on sentait pleines de monde.

 

Une sorte de maître des cérémonies, haut, droit, ventru, sérieux, la face encadrée de favoris blancs, s’approcha du nouveau venu en demandant avec un court et fier salut :

 

– Qui dois-je annoncer ?

 

Servigny répondit : Monsieur Saval.

 

Alors, d’une voix sonore, l’homme, ouvrant la porte, cria dans la foule des invités :

 

– Monsieur le duc de Servigny.

 

– Monsieur le baron Saval.

 

Le premier salon était peuplé de femmes. Ce qu’on apercevait d’abord, c’était un étalage de seins nus, au-dessus d’un flot d’étoffes éclatantes.

 

La maîtresse de maison, debout, causant avec trois amies, se retourna et s’en vint d’un pas majestueux, avec une grâce dans la démarche et un sourire sur les lèvres.

 

Son front étroit, très bas, était couvert d’une masse de cheveux d’un noir luisant, pressés comme une toison, mangeant même un peu des tempes.

 

Elle était grande, un peu trop forte, un peu trop grasse, un peu mûre, mais très belle, d’une beauté lourde, chaude, puissante. Sous ce casque de cheveux, qui faisait rêver, qui faisait sourire, qui la rendait mystérieusement désirable, s’ouvraient des yeux énormes, noirs aussi. Le nez était un peu mince, la bouche grande, infiniment séduisante, faite pour parler et pour conquérir.

 

Son charme le plus vif était d’ailleurs dans sa voix. Elle sortait de cette bouche comme l’eau sort d’une source, si naturelle, si légère, si bien timbrée, si claire, qu’on éprouvait une jouissance physique à l’entendre. C’était une joie pour l’oreille d’écouter les paroles souples couler de là avec une grâce de ruisseau qui s’échappe, et c’était une joie pour le regard de voir s’ouvrir, pour leur donner passage, ces belles lèvres un peu trop rouges.

 

Elle tendit une main à Servigny, qui la baisa, et laissant tomber son éventail au bout d’une chaînette d’or travaillé, elle donna l’autre à Saval, en lui disant :

 

– Soyez le bienvenu, baron, tous les amis du duc sont chez eux ici.

 

Puis, elle fixa son regard brillant sur le colosse qu’on lui présentait. Elle avait sur la lèvre supérieure un petit duvet noir, un soupçon de moustache, plus sombre quand elle parlait. Elle sentait bon, une odeur forte, grisante, quelque parfum d’Amérique ou des Indes.

 

D’autres personnes entraient, marquis, comtes ou princes.

 

Elle dit à Servigny, avec une gracieuseté de mère :

 

– Vous trouverez ma fille dans l’autre salon. Amusez-vous, messieurs, la maison vous appartient.

 

Et elle les quitta pour aller aux derniers venus, en jetant à Saval ce coup d’œil souriant et fuyant qu’ont les femmes pour faire comprendre qu’on leur a plu.

 

Servigny saisit le bras de son ami.

 

– Je vais te piloter, dit-il. Ici, dans le salon où nous sommes, les femmes, c’est le temple de la chair, fraîche ou non. Objets d’occasion valant le neuf, et même mieux, cotés cher, à prendre à bail. À gauche, le jeu. C’est le temple de l’Argent. Tu connais ça. Au fond, on danse, c’est le temple de l’Innocence, le sanctuaire, le marché aux jeunes filles. C’est là qu’on expose, sous tous les rapports, les produits de ces dames. On consentirait même à des unions légitimes ! C’est l’avenir, l’espérance… de nos nuits. Et c’est aussi ce qu’il y a de plus curieux dans ce musée des maladies morales, ces fillettes dont l’âme est disloquée comme les membres des petits clowns issus de saltimbanques. Allons les voir.

 

Il saluait à droite, à gauche, galant, un compliment aux lèvres, couvrant d’un regard vif d’amateur chaque femme décolletée qu’il connaissait.

 

Un orchestre, au fond du second salon, jouait une valse ; et ils s’arrêtèrent sur la porte pour regarder. Une quinzaine de couples tournaient ; les hommes graves, les danseuses avec un sourire figé sur les lèvres. Elles montraient beaucoup de peau, comme leurs mères ; et le corsage de quelques-unes n’étant soutenu que par un mince ruban qui contournait la naissance du bras, on croyait apercevoir, par moments, une tache sombre sous les aisselles.

 

Soudain, du fond de l’appartement, une grande fille s’élança, traversant tout, heurtant les danseurs, et relevant de sa main gauche la queue démesurée de sa robe. Elle courait à petits pas rapides comme courent les femmes dans les foules, et elle cria :

 

– Ah ! voilà Muscade. Bonjour, Muscade !

 

Elle avait sur les traits un épanouissement de vie, une illumination de bonheur. Sa chair blanche, dorée, une chair de rousse, semblait rayonner. Et l’amas de ses cheveux, tordus sur sa tête, des cheveux cuits au feu, des cheveux flambants, pesait sur son front, chargeait son cou flexible encore un peu mince.

 

Elle paraissait faite pour se mouvoir comme sa mère était faite pour parler, tant ses gestes étaient naturels, nobles et simples. Il semblait qu’on éprouvait une joie morale et un bien-être physique à la voir marcher, remuer, pencher la tête, lever le bras.

 

Elle répétait :

 

– Ah ! Muscade, bonjour, Muscade.

 

Servigny lui secoua la main violemment, comme à un homme, et il lui présenta :

 

– Mam’zelle Yvette, mon ami le baron Saval.

 

Elle salua l’inconnu, puis le dévisagea :

 

– Bonjour, monsieur. Êtes-vous tous les jours aussi grand que ça ?

 

Servigny répondit de ce ton gouailleur qu’il avait avec elle, pour cacher ses méfiances et ses incertitudes :

 

– Non, mam’zelle. Il a pris ses plus fortes dimensions pour plaire à votre maman qui aime les masses.

 

Et la jeune fille prononça avec un sérieux comique :

 

– Très bien alors ! Mais quand vous viendrez pour moi, vous diminuerez un peu, s’il vous plaît ; je préfère les entre-deux. Tenez, Muscade est bien dans mes proportions.

 

Et elle tendit au dernier venu sa petite main grande ouverte.

 

Puis, elle demanda :

 

– Est-ce que vous dansez, Muscade ? voyons, un tour de valse.

 

Sans répondre, d’un mouvement rapide, emporté, Servigny lui enlaça la taille, et ils disparurent aussitôt avec une furie de tourbillon.

 

Ils allaient plus vite que tous, tournaient, tournaient, couraient en pivotant éperdument, liés à ne plus faire qu’un, et le corps droit, les jambes presque immobiles, comme si une mécanique invisible, cachée sous leurs pieds, les eût fait voltiger ainsi.

 

Ils paraissaient infatigables. Les autres danseurs s’arrêtaient peu à peu. Ils restèrent seuls, valsant indéfiniment. Ils avaient l’air de ne plus savoir où ils étaient, ni ce qu’ils faisaient, d’être partis bien loin du bal, dans l’extase. Et les musiciens de l’orchestre allaient toujours, les regards fixés sur ce couple forcené ; et tout le monde le contemplait, et quand il s’arrêta enfin, on applaudit.

 

Elle était un peu rouge, à présent, avec des yeux étranges, des yeux ardents et timides, moins hardis que tout à l’heure, des yeux troublés, si bleus avec une pupille si noire qu’ils ne semblaient point naturels.

 

Servigny paraissait gris. Il s’appuya contre une porte pour reprendre son aplomb.

 

Elle lui dit :

 

– Pas de tête, mon pauvre Muscade, je suis plus solide que vous.

 

Il souriait d’un rire nerveux et il la dévorait du regard avec des convoitises bestiales dans l’œil et dans le pli des lèvres.

 

Elle demeurait devant lui, laissant en plein, sous la vue du jeune homme, sa gorge découverte que soulevait son souffle.

 

Elle reprit :

 

– Dans certains moments, vous avez l’air d’un chat qui va sauter sur les gens. Voyons, donnez-moi votre bras, et allons retrouver votre ami.

 

Sans dire un mot, il offrit son bras, et ils traversèrent le grand salon.

 

Saval n’était plus seul. La marquise Obardi l’avait rejoint. Elle lui parlait de choses mondaines, de choses banales avec cette voix ensorcelante qui grisait. Et, le regardant au fond de la pensée, elle semblait lui dire d’autres paroles que celles prononcées par sa bouche. Quand elle aperçut Servigny, son visage aussitôt prit une expression souriante et, se tournant vers lui :

 

– Vous savez, mon cher duc, que je viens de louer une villa à Bougival pour y passer deux mois. Je compte que vous viendrez m’y voir. Amenez votre ami. Tenez, je m’y installe lundi, voulez-vous venir dîner tous les deux samedi prochain ? Je vous garderai toute la journée du lendemain.

 

Servigny tourna brusquement la tête vers Yvette. Elle souriait, tranquille, sereine, et elle dit avec une assurance qui n’autorisait aucune hésitation :

 

– Mais certainement que Muscade viendra dîner samedi. Ce n’est pas la peine de le lui demander. Nous ferons un tas de bêtises, à la campagne.

 

Il crut voir une promesse naître dans son sourire et saisir une intention dans sa voix.

 

Alors la marquise releva ses grands yeux noirs sur Saval :

 

– Et vous aussi, baron ?

 

Et son sourire à elle n’était point douteux. Il s’inclina :

 

– Je serai trop heureux, madame.

 

Yvette murmura, avec une malice naïve ou perfide :

 

– Nous allons scandaliser tout le monde, là-bas, n’est-ce pas, Muscade ? et faire rager mon régiment.

 

Et d’un coup d’œil elle désignait quelques hommes qui les observaient de loin.

 

Servigny lui répondit :

 

– Tant que vous voudrez, mam’zelle.

 

En lui parlant, il ne prononçait jamais mademoiselle, par suite d’une camaraderie familière.

 

Et Saval demanda :

 

– Pourquoi donc mademoiselle Yvette appelle-t-elle toujours mon ami Servigny « Muscade » ?

 

La jeune fille prit un air candide :

 

– C’est parce qu’il vous glisse toujours dans la main, monsieur. On croit le tenir, on ne l’a jamais.

 

La marquise prononça d’un ton nonchalant, suivant visiblement une autre pensée et sans quitter les yeux de Saval :

 

– Ces enfants sont-ils drôles !

 

Yvette se fâcha :

 

– Je ne suis pas drôle ; je suis franche ! Muscade me plaît, et il me lâche toujours, c’est embêtant, cela.

 

Servigny fit un grand salut.

 

– Je ne vous quitte plus, mam’zelle, ni jour ni nuit.

 

Elle eut un geste de terreur :

 

– Ah ! mais non ! par exemple ! Dans le jour, je veux bien, mais la nuit, vous me gêneriez.

 

Il demanda avec impertinence :

 

– Pourquoi ça ?

 

Elle répondit avec une audace tranquille :

 

– Parce que vous ne devez pas être aussi bien en déshabillé.

 

La marquise, sans paraître émue, s’écria :

 

– Mais ils disent des énormités. On n’est pas innocent à ce point.

 

Et Servigny, d’un ton railleur, ajouta :

 

– C’est aussi mon avis, marquise.

 

Yvette fixa les yeux sur lui, et d’un ton hautain, blessé :

 

– Vous, vous venez de commettre une grossièreté, ça vous arrive trop souvent depuis quelque temps.

 

Et s’étant retournée, elle appela :

 

– Chevalier, venez me défendre, on m’insulte.

 

Un homme maigre, brun, lent dans ses allures, s’approcha :

 

– Quel est le coupable ? dit-il avec un sourire contraint.

 

Elle désigna Servigny d’un coup de tête :

 

– C’est lui ; mais je l’aime tout de même plus que vous tous, parce qu’il est moins ennuyeux.

 

Le chevalier Valreali s’inclina :

 

– On fait ce qu’on peut. Nous avons peut-être moins de qualités, mais non moins de dévouement.

 

Un homme s’en venait, ventru, de haute taille, à favoris gris, parlant fort :

 

– Mademoiselle Yvette, je suis votre serviteur.

 

Elle s’écria :

 

– Ah ! monsieur de Belvigne.

 

Puis, se tournant vers Saval, elle présenta :

 

– Mon prétendant en titre, grand, gros, riche et bête. C’est comme ça que je les aime. Un vrai tambour-major… de table d’hôte. Tiens, mais vous êtes encore plus grand que lui. Comment est-ce que je vous baptiserai ?… Bon ! je vous appellerai M. de Rhodes fils, à cause du colosse qui était certainement votre père. Mais vous devez avoir des choses intéressantes à vous dire, vous deux, par-dessus la tête des autres, bonsoir.

 

Et elle s’en alla vers l’orchestre, vivement, pour prier les musiciens de jouer un quadrille.

 

Mme Obardi semblait distraite. Elle dit à Servigny d’une voix lente, pour parler :

 

– Vous la taquinez toujours, vous lui donnerez mauvais caractère, et un tas de vilains défauts.

 

Il répliqua :

 

– Vous n’avez donc pas terminé son éducation ?

 

Elle eut l’air de ne pas comprendre et elle continuait à sourire avec bienveillance.

 

Mais elle aperçut, venant vers elle, un monsieur solennel et constellé de croix, et elle courut à lui :

 

– Ah ! prince, prince, quel bonheur !

 

Servigny reprit le bras de Saval, et l’entraînant :

 

– Voilà le dernier prétendant sérieux, le prince Kravalow. N’est-ce pas qu’elle est superbe ?

 

Et Saval répondit :

 

– Moi, je les trouve superbes toutes les deux. La mère me suffirait parfaitement.

 

Servigny le salua :

 

– À ta disposition, mon cher.

 

Les danseurs les bousculaient, se mettant en place pour le quadrille, deux par deux et sur deux lignes, face à face.

 

– Maintenant, allons donc voir un peu les Grecs, dit Servigny.

 

Et ils entrèrent dans le salon de jeu.

 

Autour de chaque table un cercle d’hommes debout regardait. On parlait peu, et parfois un petit bruit d’or jeté sur le tapis ou ramassé brusquement, mêlait un léger murmure métallique au murmure des joueurs, comme si la voix de l’argent eût dit son mot au milieu des voix humaines.

 

Tous ces hommes étaient décorés d’ordres divers, de rubans bizarres et ils avaient une même allure sévère avec des visages différents. On les distinguait surtout à la barbe.

 

L’Américain roide avec son fer à cheval, l’Anglais hautain avec son éventail de poils ouvert sur la poitrine, l’Espagnol avec sa toison noire lui montant jusqu’aux yeux, le Romain avec cette énorme moustache dont Victor-Emmanuel a doté l’Italie, l’Autrichien avec ses favoris et son menton rasé, un général russe dont la lèvre semblait armée de deux lances de poils roulés, et des Français à la moustache galante révélaient la fantaisie de tous les barbiers du monde.

 

– Tu ne joues pas ? demanda Servigny.

 

– Non, et toi ?

 

– Jamais ici. Veux-tu partir, nous reviendrons un jour plus calme. Il y a trop de monde aujourd’hui, on ne peut rien faire.

 

– Allons !

 

Et ils disparurent sous une portière qui conduisait au vestibule.

 

Dès qu’ils furent dans la rue, Servigny prononça :

 

– Eh bien ! qu’en dis-tu ?

 

– C’est intéressant, en effet. Mais j’aime mieux le côté femmes que le côté hommes.

 

– Parbleu. Ces femmes-là sont ce qu’il y a de mieux pour nous dans la race. Ne trouves-tu pas qu’on sent l’amour chez elles, comme on sent les parfums chez un coiffeur. En vérité, ce sont les seules maisons où on s’amuse vraiment pour son argent. Et quelles praticiennes, mon cher ! Quelles artistes ! As-tu quelquefois mangé des gâteaux de boulanger ? Ça a l’air bon, et ça ne vaut rien. L’homme qui les a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien ! l’amour d’une femme du monde ordinaire me rappelle toujours ces friandises de mitron, tandis que l’amour qu’on trouve chez les marquises Obardi, vois-tu, c’est du nanan. Oh ! elles savent faire les gâteaux, ces pâtissières-là ! On paie cinq sous chez elles ce qui coûte deux sous ailleurs, et voilà tout.

 

Saval demanda :

 

– Quel est le maître de céans, en ce moment ?

 

Servigny haussa les épaules avec un geste d’ignorant.

 

– Je n’en sais rien. Le dernier connu était un pair d’Angleterre, parti depuis trois mois. Aujourd’hui, elle doit vivre sur le commun, sur le jeu peut-être et sur les joueurs, car elle a des caprices. Mais, dis-moi, il est bien entendu que nous allons dîner samedi chez elle, à Bougival, n’est-ce pas ? À la campagne, on est plus libre et je finirai bien par savoir ce qu’Yvette a dans la tête !

 

Saval répondit :

 

– Moi, je ne demande pas mieux, je n’ai rien à faire ce jour-là.

 

En redescendant les Champs-Élysées sous le champ de feu des étoiles, ils dérangèrent un couple étendu sur un banc et Servigny murmura :

 

– Quelle bêtise et quelle chose considérable en même temps. Comme c’est banal, amusant, toujours pareil et toujours varié, l’amour ! Et le gueux qui paye vingt sous cette fille ne lui demande pas autre chose que ce que je payerais dix mille francs à une Obardi quelconque, pas plus jeune et pas moins bête que cette rouleuse, peut-être ? Quelle niaiserie !

 

Il ne dit rien pendant quelques minutes, puis il prononça de nouveau :

 

– C’est égal, ce serait une rude chance d’être le premier amant d’Yvette. Oh ! pour cela je donnerais… je donnerais…

 

Il ne trouva pas ce qu’il donnerait. Et Saval lui dit bonsoir, comme ils arrivaient au coin de la rue Royale.

 

II

 

On avait mis le couvert sur la véranda qui dominait la rivière. La villa Printemps, louée par la marquise Obardi, se trouvait à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de la Seine qui venait tourner devant le mur du jardin, coulant vers Marly.

 

En face de la demeure, l’île de Croissy formait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et on voyait un long bout du large fleuve jusqu’au café flottant de la Grenouillère, caché sous les feuillages.

 

Le soir tombait, un de ces soirs calmes du bord de l’eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles qui donnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d’air ne remuait les branches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie et claire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, il faisait tiède ; il faisait bon vivre. La fraîcheur bienfaisante des berges de la Seine montait vers le ciel serein.

 

Le soleil s’en allait derrière les arbres, vers d’autres contrées, et on aspirait, semblait-il, le bien-être de la terre endormie déjà, on aspirait, dans la paix de l’espace, la vie nonchalante du monde.

 

Quand on sortit du salon pour s’asseoir à table, chacun s’extasia. Une gaieté attendrie envahit les cœurs ; on sentait qu’on serait si bien à dîner là, dans cette campagne, avec cette grande rivière et cette fin de jour pour décors, en respirant cet air limpide et savoureux.

 

La marquise avait pris le bras de Saval, Yvette celui de Servigny.

 

Ils étaient seuls tous les quatre.

 

Les deux femmes semblaient tout autres qu’à Paris, Yvette surtout.

 

Elle ne parlait plus guère, paraissait alanguie, grave.

 

Saval, ne la reconnaissant plus, lui demanda :

 

– Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? je vous trouve changée depuis l’autre semaine. Vous êtes devenue une personne toute raisonnable.

 

Elle répondit :

 

– C’est la campagne qui m’a fait ça. Je ne suis plus la même. Je me sens toute drôle. Moi, d’ailleurs, je ne me ressemble jamais deux jours de suite. Aujourd’hui, j’aurai l’air d’une folle, et demain d’une élégie ; je change comme le temps, je ne sais pas pourquoi. Voyez-vous, je suis capable de tout, suivant les moments. Il y a des jours où je tuerais des gens, pas des bêtes, jamais je ne tuerais des bêtes, mais des gens, oui, et puis d’autres jours où je pleure pour un rien. Il me passe dans la tête un tas d’idées différentes. Ça dépend aussi comment on se lève. Chaque matin, en m’éveillant, je pourrais dire ce que je serai jusqu’au soir. Ce sont peut-être nos rêves qui nous disposent comme ça. Ça dépend aussi du livre que je viens de lire.

 

Elle était vêtue d’une toilette complète de flanelle blanche qui l’enveloppait délicatement dans la mollesse flottante de l’étoffe. Son corsage large, à grands plis, indiquait, sans la montrer, sans la serrer, sa poitrine libre, ferme et déjà mûre. Et son cou fin sortait d’une mousse de grosses dentelles, se penchant par mouvements adoucis, plus blond que sa robe, un bijou de chair, qui portait le lourd paquet de ses cheveux d’or.

 

Servigny la regardait longuement. Il prononça :

 

– Vous êtes adorable, ce soir, mam’zelle. Je voudrais vous voir toujours ainsi.

 

Elle lui dit, avec un peu de sa malice ordinaire :

 

– Ne me faites pas de déclaration, Muscade. Je la prendrais au sérieux aujourd’hui, et ça pourrait vous coûter cher !

 

La marquise paraissait heureuse, très heureuse. Tout en noir, noblement drapée dans une robe sévère qui dessinait ses lignes pleines et fortes, un peu de rouge au corsage, une guirlande d’œillets rouges tombant de la ceinture, comme une chaîne, et remontant s’attacher sur la hanche, une rose rouge dans ses cheveux sombres, elle portait dans toute sa personne, dans cette toilette simple où ces fleurs semblaient saigner, dans son regard qui pesait, ce soir-là, sur les gens, dans sa voix lente, dans ses gestes rares, quelque chose d’ardent.

 

Saval aussi semblait sérieux, absorbé. De temps en temps, il prenait dans sa main, d’un geste familier, sa barbe brune qu’il portait taillée en pointe, à la Henri III, et il paraissait songer à des choses profondes.

 

Personne ne dit rien pendant quelques minutes.

 

Puis, comme on passait une truite, Servigny déclara :

 

– Le silence a quelquefois du bon. On est souvent plus près les uns des autres quand on se tait que quand on parle ; n’est-ce pas, marquise ?

 

Elle se retourna un peu vers lui, et répondit :

 

– Ça, c’est vrai. C’est si doux de penser ensemble à des choses agréables.

 

Et elle leva son regard chaud vers Saval ; et ils restèrent quelques secondes à se contempler, l’œil dans l’œil.

 

Un petit mouvement presque invisible eut lieu sous la table.

 

Servigny reprit :

 

– Mam’zelle Yvette, vous allez me faire croire que vous êtes amoureuse si vous continuez à être aussi sage que ça. Or, de qui pouvez-vous être amoureuse ? cherchons ensemble, si vous voulez. Je laisse de côté l’armée des soupirants vulgaires, je ne prends que les principaux : du prince Kravalow ?

 

À ce nom, Yvette se réveilla :

 

– Mon pauvre Muscade, y songez-vous ! Mais le prince a l’air d’un Russe de musée de cire, qui aurait obtenu des médailles dans des concours de coiffure.

 

– Bon. Supprimons le prince ; vous avez donc distingué le vicomte Pierre de Belvigne.

 

Cette fois, elle se mit à rire et demanda :

 

– Me voyez-vous pendue au cou de Raisiné (elle le baptisait, selon les jours, Raisiné, Malvoisie, Argenteuil, car elle donnait des surnoms à tout le monde) et lui murmurer dans le nez :

 

– Mon cher petit Pierre, ou mon divin Pedro, mon adoré Piétri, mon mignon Pierrot, donne ta bonne grosse tête de toutou à ta chère petite femme qui veut l’embrasser ?

 

Servigny annonça :

 

– Enlevez le Deux. Reste le chevalier Valreali, que la marquise semble favoriser.

 

Yvette retrouva toute sa joie :

 

– Larme-à-l’Œil ? mais il est pleureur à la Madeleine. Il suit les enterrements de première classe. Je me crois morte toutes les fois qu’il me regarde.

 

– Et de trois. Alors vous avez eu le coup de foudre pour le baron Saval, ici présent.

 

– Pour M. de Rhodes fils, non, il est trop fort. Il me semblerait que j’aime l’arc de triomphe de l’Étoile.

 

– Alors, mam’zelle, il est indubitable que vous êtes amoureuse de moi, car je suis le seul de vos adorateurs dont nous n’ayons point encore parlé. Je m’étais réservé, par modestie, et par prudence. Il me reste à vous remercier.

 

Elle répondit, avec une grâce joyeuse :

 

– De vous, Muscade ? Ah ! mais non. Je vous aime bien… Mais, je ne vous aime pas… attendez, je ne veux pas vous décourager. Je ne vous aime pas… encore. Vous avez des chances… peut-être… Persévérez, Muscade, soyez dévoué, empressé, soumis, plein de soins, de prévenances, docile à mes moindres caprices, prêt à tout pour me plaire… et nous verrons… plus tard.

 

– Mais mam’zelle, tout ce que vous réclamez là, j’aimerais mieux vous le fournir après qu’avant, si ça ne vous faisait rien.

 

Elle demanda d’un air ingénu de soubrette :

 

– Après quoi ?… Muscade.

 

– Après que vous m’aurez montré que vous m’aimez, parbleu !

 

– Eh bien ! faites comme si je vous aimais, et croyez-le si vous voulez…

 

– Mais, c’est que…

 

– Silence, Muscade, en voilà assez sur ce sujet.

 

Il fit le salut militaire et se tut.

 

Le soleil s’était enfoncé derrière l’île, mais tout le ciel demeurait flamboyant comme un brasier, et l’eau calme du fleuve semblait changée en sang. Les reflets de l’horizon rendaient rouges les maisons, les objets, les gens. Et la rose écarlate dans les cheveux de la marquise avait l’air d’une goutte de pourpre tombée des nuages sur sa tête.

 

Yvette regardant au loin, sa mère posa, comme par mégarde, sa main nue sur la main de Saval ; mais la jeune fille alors ayant fait un mouvement, la main de la marquise s’envola d’un geste rapide et vint rajuster quelque chose dans les replis de son corsage.

 

Servigny, qui les regardait, prononça :

 

– Si vous voulez, mam’zelle, nous irons faire un tour dans l’île après dîner ?

 

Elle fut joyeuse de cette idée :

 

– Oh ! oui ; ce sera charmant ; nous irons tout seuls, n’est-ce pas, Muscade ?

 

– Oui, tout seuls, mam’zelle.

 

Puis on se tut de nouveau.

 

Le large silence de l’horizon, le somnolent repos du soir engourdissaient les cœurs, les corps, les voix. Il est des heures tranquilles, des heures recueillies où il devient presque impossible de parler.

 

Les valets servaient sans bruit. L’incendie du firmament s’éteignait et la nuit lente déployait ses ombres sur la terre. Saval demanda :

 

– Avez-vous l’intention de demeurer longtemps dans ce pays ?

 

Et la marquise répondit en appuyant sur chaque parole :

 

– Oui. Tant que j’y serai heureuse.

 

Comme on n’y voyait plus, on apporta les lampes. Elles jetèrent sur la table une étrange lumière pâle sous la grande obscurité de l’espace ; et aussitôt une pluie de mouches tomba sur la nappe. C’étaient de toutes petites mouches qui se brûlaient en passant sur les cheminées de verre, puis, les ailes et les pattes grillées, poudraient le linge, les plats, les coupes, d’une sorte de poussière grise et sautillante.

 

On les avalait dans le vin, on les mangeait dans les sauces, on les voyait remuer sur le pain. Et toujours on avait le visage et les mains chatouillés par la foule innombrable et volante de ces insectes menus.

 

Il fallait jeter sans cesse les boissons, couvrir les assiettes, manger en cachant les mets avec des précautions infinies.

 

Ce jeu amusait Yvette, Servigny prenant soin d’abriter ce qu’elle portait à sa bouche, de garantir son verre, d’étendre sur sa tête, comme un toit, sa serviette déployée. Mais la marquise, dégoûtée, devint nerveuse, et la fin du dîner fut courte.

 

Yvette, qui n’avait point oublié la proposition de Servigny, lui dit :

 

– Nous allons dans l’île, maintenant.

 

Sa mère recommanda d’un ton languissant :

 

– Surtout, ne soyez pas longtemps. Nous allons, d’ailleurs, vous conduire jusqu’au passeur.

 

Et on partit, toujours deux par deux, la jeune fille et son ami allant devant, sur le chemin de halage. Ils entendaient, derrière eux, la marquise et Saval qui parlaient bas, très bas, très vite. Tout était noir, d’un noir épais, d’un noir d’encre. Mais le ciel fourmillant de grains de feu, semblait les semer dans la rivière, car l’eau sombre était sablée d’astres.

 

Les grenouilles maintenant coassaient, poussant, tout le long des berges, leurs notes roulantes et monotones.

 

Et d’innombrables rossignols jetaient leur chant léger dans l’air calme.

 

Yvette, tout à coup, demanda :

 

– Tiens ! mais on ne marche plus, derrière nous. Où sont-ils ?

 

Et elle appela :

 

– Maman !

 

Aucune voix ne répondit. La jeune fille reprit :

 

– Ils ne peuvent pourtant pas être loin, je les entendais tout de suite.

 

Servigny murmura :

 

– Ils ont dû retourner. Votre mère avait froid, peut-être.

 

Et il l’entraîna.

 

Devant eux, une lumière brillait. C’était l’auberge de Martinet, restaurateur et pêcheur. À l’appel des promeneurs, un homme sortit de la maison et ils montèrent dans un gros bateau amarré au milieu des herbes de la rive.

 

Le passeur prit ses avirons, et la lourde barque, avançant, réveillait les étoiles endormies sur l’eau, leur faisait danser une danse éperdue qui se calmait peu à peu derrière eux.

 

Ils touchèrent l’autre rivage et descendirent sous les grands arbres.

 

Une fraîcheur de terre humide flottait sous les branches hautes et touffues, qui paraissaient porter autant de rossignols que de feuilles.

 

Un piano lointain se mit à jouer une valse populaire.

 

Servigny avait pris le bras d’Yvette, et, tout doucement, il glissa la main derrière sa taille et la serra d’une pression douce.

 

– À quoi pensez-vous ? dit-il.

 

– Moi ? à rien. Je suis très heureuse !

 

– Alors vous ne m’aimez point ?

 

– Mais oui, Muscade, je vous aime, je vous aime beaucoup ; seulement, laissez-moi tranquille avec ça. Il fait trop beau pour écouter vos balivernes.

 

Il la serrait contre lui, bien qu’elle essayât, par petites secousses, de se dégager, et, à travers la flanelle moelleuse et douce au toucher, il sentait la tiédeur de sa chair. Il balbutia :

 

– Yvette ?

 

– Eh bien, quoi ?

 

– C’est que je vous aime, moi.

 

– Vous n’êtes pas sérieux, Muscade.

 

– Mais oui : voilà longtemps que je vous aime.

 

Elle tentait toujours de se séparer de lui, s’efforçant de retirer son bras écrasé entre leurs deux poitrines. Et ils marchaient avec peine, gênés par ce lien et par ces mouvements, zigzaguant comme des gens gris.

 

Il ne savait plus que lui dire, sentant bien qu’on ne parle pas à une jeune fille comme à une femme, troublé, cherchant ce qu’il devait faire, se demandant si elle consentait ou si elle ne comprenait pas, et se courbaturant l’esprit pour trouver les paroles tendres, justes, décisives qu’il fallait.

 

Il répétait de seconde en seconde :

 

– Yvette ! Dites, Yvette !

 

Puis, brusquement, à tout hasard, il lui jeta un baiser sur la joue. Elle fit un petit mouvement d’écart, et, d’un air fâché :

 

– Oh ! que vous êtes ridicule. Allez-vous me laisser tranquille ?

 

Le ton de sa voix ne révélait point ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait ; et, ne la voyant pas trop irritée, il appliqua ses lèvres à la naissance du cou, sur le premier duvet doré des cheveux, à cet endroit charmant qu’il convoitait depuis si longtemps.

 

Alors elle se débattit avec de grands sursauts pour s’échapper. Mais il la tenait vigoureusement, et lui jetant son autre main sur l’épaule il lui fit de force tourner la tête vers lui, et lui vola sur la bouche une caresse affolante et profonde.

 

Elle glissa entre ses bras par une rapide ondulation de tout le corps, plongea le long de sa poitrine, et, sortie vivement de son étreinte, elle disparut dans l’ombre avec un grand froissement de jupes, pareil au bruit d’un oiseau qui s’envole.

 

Il demeura d’abord immobile, surpris par cette souplesse et par cette disparition, puis n’entendant plus rien, il appela à mi-voix :

 

– Yvette !

 

Elle ne répondit pas. Il se mit à marcher, fouillant les ténèbres de l’œil, cherchant dans les buissons la tache blanche que devait faire sa robe. Tout était noir. Il cria de nouveau plus fort :

 

– Mam’zelle Yvette !

 

Les rossignols se turent.

 

Il hâtait le pas, vaguement inquiet, haussant toujours le ton :

 

– Mam’zelle Yvette ! Mam’zelle Yvette !

 

Rien ; il s’arrêta, écouta. Toute l’île était silencieuse ; à peine un frémissement de feuilles sur sa tête. Seules, les grenouilles continuaient leurs coassements sonores sur les rives.

 

Alors il erra de taillis en taillis, descendant aux berges droites et broussailleuses du bras rapide, puis retournant aux berges plates et nues du bras mort. Il s’avança jusqu’en face de Bougival, revint à l’établissement de la Grenouillère, fouilla tous les massifs, répétant toujours :

 

– Mam’zelle Yvette, où êtes-vous ? Répondez ! C’était une farce ! Voyons, répondez ! Ne me faites pas chercher comme ça !

 

Une horloge lointaine se mit à sonner. Il compta les coups : minuit. Il parcourait l’île depuis deux heures. Alors il pensa qu’elle était peut-être rentrée, et il revint très anxieux, faisant le tour par le pont.

 

Un domestique, endormi sur un fauteuil, attendait dans le vestibule.

 

Servigny, l’ayant réveillé, lui demanda :

 

– Y a-t-il longtemps que Mlle Yvette est revenue ? Je l’ai quittée au bout du pays parce que j’avais une visite à faire.

 

Et le valet répondit :

 

– Oh ! oui, monsieur le duc. Mademoiselle est rentrée avant dix heures.

 

Il gagna sa chambre et se mit au lit.

 

Il demeurait les yeux ouverts, sans pouvoir dormir. Ce baiser volé l’avait agité. Et il songeait. Que voulait-elle ? que pensait-elle ? que savait-elle ? Comme elle était jolie, enfiévrante !

 

Ses désirs, fatigués par la vie qu’il menait, par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, se réveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritante et inexplicable.

 

Il entendit sonner une heure, puis deux heures. Il ne dormirait pas, décidément. Il avait chaud, il suait, il sentait son cœur rapide battre à ses tempes, et il se leva pour ouvrir la fenêtre.

 

Un souffle frais entra, qu’il but d’une longue aspiration. L’ombre épaisse était muette, toute noire, immobile. Mais soudain, il aperçut devant lui, dans les ténèbres du jardin, un point luisant ; on eût dit un petit charbon rouge. Il pensa : – Tiens, un cigare. – Ça ne peut être que Saval, et il l’appela doucement :

 

– Léon !

 

Une voix répondit :

 

– C’est toi, Jean ?

 

– Oui. Attends-moi, je descends.

 

Il s’habilla, sortit, et, rejoignant son ami qui fumait, à cheval sur une chaise de fer :

 

– Qu’est-ce que tu fais là, à cette heure ?

 

Saval répondit :

 

– Moi, je me repose !

 

Et il se mit à rire.

 

Servigny lui serra la main :

 

– Tous mes compliments, mon cher. Et moi je… je m’embête.

 

– Ça veut dire que…

 

– Ça veut dire que… Yvette et sa mère ne se ressemblent pas.

 

– Que s’est-il passé ? Dis-moi ça !

 

Servigny raconta ses tentatives et leur insuccès, puis il reprit :

 

– Décidément, cette petite me trouble. Figure-toi que je n’ai pas pu m’endormir. Que c’est drôle, une fillette. Ça a l’air simple comme tout et on ne sait rien d’elle. Une femme qui a vécu, qui a aimé, qui connaît la vie, on la pénètre très vite. Quand il s’agit d’une vierge, au contraire, on ne devine plus rien. Au fond, je commence à croire qu’elle se moque de moi.

 

Saval se balançait sur son siège. Il prononça très lentement :

 

– Prends garde, mon cher, elle te mène au mariage. Rappelle-toi d’illustres exemples. C’est par le même procédé que Mlle de Montijo, qui était au moins de bonne race, devint impératrice. Ne joue pas les Napoléon.

 

Servigny murmura :

 

– Quant à ça, ne crains rien, je ne suis ni un naïf, ni un empereur. Il faut être l’un ou l’autre pour faire de ces coups de tête. Mais dis-moi, as-tu sommeil, toi ?

 

– Non, pas du tout.

 

– Veux-tu faire un tour au bord de l’eau ?

 

– Volontiers.

 

Ils ouvrirent la grille et se mirent à descendre le long de la rivière, vers Marly.

 

C’était l’heure fraîche qui précède le jour, l’heure du grand sommeil, du grand repos, du calme profond. Les bruits légers de la nuit eux-mêmes s’étaient tus. Les rossignols ne chantaient plus ; les grenouilles avaient fini leur vacarme ; seule, une bête inconnue, un oiseau peut-être, faisait quelque part une sorte de grincement de scie, faible, monotone, régulier comme un travail de mécanique.

 

Servigny, qui avait par moments de la poésie et aussi de la philosophie, dit tout à coup :

 

– Voilà. Cette fille me trouble tout à fait. En arithmétique, un et un font deux. En amour, un et un devraient faire un, et ça fait deux tout de même. As-tu jamais senti cela, toi ? Ce besoin d’absorber une femme en soi ou de disparaître en elle ? Je ne parle pas du besoin bestial d’étreinte, mais de ce tourment moral et mental de ne faire qu’un avec un être, d’ouvrir à lui toute son âme, tout son cœur et de pénétrer toute sa pensée jusqu’au fond. Et jamais on ne sait rien de lui, jamais on ne découvre toutes les fluctuations de ses volontés, de ses désirs, de ses opinions. Jamais on ne devine, même un peu, tout l’inconnu, tout le mystère d’une âme qu’on sent si proche, d’une âme cachée derrière deux yeux qui vous regardent, clairs comme de l’eau, transparents comme si rien de secret n’était dessous, d’une âme qui vous parle par une bouche aimée, qui semble à vous, tant on la désire ; d’une âme qui vous jette une à une, par des mots, ses pensées, et qui reste cependant plus loin de vous que ces étoiles ne sont loin l’une de l’autre, plus impénétrable que ces astres ! C’est drôle, tout ça !

 

Saval répondit :

 

– Je n’en demande pas tant. Je ne regarde pas derrière les yeux. Je me préoccupe peu du contenu, mais beaucoup du contenant.

 

Et Servigny murmura :

 

– C’est que Yvette est une singulière personne. Comment va-t-elle me recevoir ce matin ?

 

Comme ils arrivaient à la Machine de Marly, ils s’aperçurent que le ciel pâlissait.

 

Des coqs commençaient à chanter dans les poulaillers ; et leur voix arrivait, un peu voilée par l’épaisseur des murs. Un oiseau pépiait dans un parc, à gauche, répétant sans cesse une petite ritournelle d’une simplicité naïve et comique.

 

– Il serait temps de rentrer, déclara Saval.

 

Ils revinrent. Et comme Servigny pénétrait dans sa chambre, il aperçut l’horizon tout rose par sa fenêtre demeurée ouverte.

 

Alors il ferma sa persienne, tira et croisa ses lourds rideaux, se coucha et s’endormit enfin.

 

Il rêva d’Yvette tout le long de son sommeil.

 

Un bruit singulier le réveilla. Il s’assit en son lit, écouta, n’entendit plus rien. Puis, ce fut tout à coup contre ses auvents un crépitement pareil à celui de la grêle qui tombe.

 

Il sauta du lit, courut à sa fenêtre, l’ouvrit et aperçut Yvette, debout dans l’allée et qui lui jetait à pleine main des poignées de sable dans la figure.

 

Elle était habillée de rose, coiffée d’un chapeau de paille à larges bords surmonté d’une plume à la mousquetaire, et elle riait d’une façon sournoise et maligne :

 

– Eh bien ! Muscade, vous dormez ? Qu’est-ce que vous avez bien pu faire cette nuit pour vous réveiller si tard ? Est-ce que vous avez couru les aventures, mon pauvre Muscade ?

 

Il demeurait ébloui par la clarté violente du jour entrée brusquement dans son œil, encore engourdi de fatigue, et surpris de la tranquillité railleuse de la jeune fille.

 

Il répondit :

 

– Me v’là, me v’là, mam’zelle. Le temps de mettre le nez dans l’eau et je descends.

 

Elle cria :

 

– Dépêchez-vous, il est dix heures. Et puis j’ai un grand projet à vous communiquer, un complot que nous allons faire. Vous savez qu’on déjeune à onze heures.

 

Il la trouva assise sur un banc, avec un livre sur les genoux, un roman quelconque. Elle lui prit le bras familièrement, amicalement, d’une façon franche et gaie comme si rien ne s’était passé la veille, et l’entraînant au bout du jardin :

 

– Voilà mon projet. Nous allons désobéir à maman, et vous me mènerez tantôt à la Grenouillère. Je veux voir ça, moi. Maman dit que les honnêtes femmes ne peuvent pas aller dans cet endroit-là. Moi, ça m’est bien égal, qu’on puisse y aller ou pas aller. Vous m’y conduirez n’est-ce pas, Muscade ? et nous ferons beaucoup de tapage avec les canotiers.

 

Elle sentait bon, sans qu’il pût déterminer quelle odeur vague et légère voltigeait autour d’elle. Ce n’était pas un des lourds parfums de sa mère, mais un souffle discret où il croyait saisir un soupçon de poudre d’iris, peut-être aussi un peu de verveine.

 

D’où venait cette senteur insaisissable ? de la robe, des cheveux ou de la peau ? Il se demandait cela, et, comme elle lui parlait de très près, il recevait en plein visage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse à respirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu’il cherchait à reconnaître n’existait peut-être qu’évoqué par ses yeux charmés et n’était qu’une sorte d’émanation trompeuse de cette grâce jeune et séduisante.

 

Elle disait :

 

– C’est entendu, n’est-ce pas, Muscade ?… Comme il fera très chaud après déjeuner, maman ne voudra pas sortir. Elle est très molle quand il fait chaud. Nous la laisserons avec votre ami et vous m’emmènerez. Nous serons censés monter dans la forêt. Si vous saviez comme ça m’amusera de voir la Grenouillère !

 

Ils arrivaient devant la grille, en face de la Seine. Un flot de soleil tombait sur la rivière endormie et luisante. Une légère brume de chaleur s’en élevait, une fumée d’eau évaporée qui mettait sur la surface du fleuve une petite vapeur miroitante.

 

De temps en temps, un canot passait, yole rapide ou lourd bachot, et on entendait au loin des sifflets courts ou prolongés, ceux des trains qui versent, chaque dimanche, le peuple de Paris dans la campagne des environs, et ceux des bateaux à vapeur qui préviennent de leur approche pour passer l’écluse de Marly.

 

Mais une petite cloche sonna.

 

On annonçait le déjeuner. Ils rentrèrent.

 

Le repas fut silencieux. Un pesant midi de juillet écrasait la terre, oppressait les êtres. La chaleur semblait épaisse, paralysait les esprits et les corps. Les paroles engourdies ne sortaient point des lèvres, et les mouvements semblaient pénibles comme si l’air fût devenu résistant, plus difficile à traverser.

 

Seule, Yvette, bien que muette, paraissait animée, nerveuse d’impatience.

 

Dès qu’on eût fini le dessert elle demanda :

 

– Si nous allions nous promener dans la forêt. Il ferait joliment bon sous les arbres.

 

La marquise, qui avait l’air exténué, murmura :

 

– Es-tu folle ? Est-ce qu’on peut sortir par un temps pareil ?

 

Et la jeune fille, rusée, reprit :

 

– Eh bien ! nous allons te laisser le baron, pour te tenir compagnie. Muscade et moi, nous grimperons la côte et nous nous assoirons sur l’herbe pour lire.

 

Et se tournant vers Servigny :

 

– Hein ? C’est entendu ?

 

Il répondit :

 

– À votre service, mam’zelle.

 

Elle courut prendre son chapeau.

 

La marquise haussa les épaules en soupirant :

 

– Elle est folle, vraiment.

 

Puis elle tendit avec une paresse, une fatigue dans son geste amoureux et las, sa belle main pâle au baron qui la baisa lentement.

 

Yvette et Servigny partirent. Ils suivirent d’abord la rive, passèrent le pont, entrèrent dans l’île, puis s’assirent sur la berge, du côté du bras rapide, sous les saules, car il était trop tôt encore pour aller à la Grenouillère.

 

La jeune fille aussitôt tira un livre de sa poche et dit en riant :

 

– Muscade, vous allez me faire la lecture.

 

Et elle lui tendit le volume.

 

Il eut un mouvement de fuite.

 

– Moi, mam’zelle ? mais je ne sais pas lire !

 

Elle reprit avec gravité :

 

– Allons, pas d’excuses, pas de raisons. Vous me faites encore l’effet d’un joli soupirant, vous ? Tout pour rien, n’est-ce pas ? C’est votre devise ?

 

Il reçut le livre, l’ouvrit, resta surpris. C’était un traité d’entomologie. Une histoire des fourmis par un auteur anglais. Et comme il demeurait immobile, croyant qu’elle se moquait de lui, elle s’impatienta :

 

– Voyons, lisez, dit-elle.

 

Il demanda :

 

– Est-ce une gageure ou bien une simple toquade ?

 

– Non, mon cher, j’ai vu ce livre-là chez un libraire. On m’a dit que c’était ce qu’il y avait de mieux sur les fourmis, et j’ai pensé que ce serait amusant d’apprendre la vie de ces petites bêtes en les regardant courir dans l’herbe, lisez.

 

Elle s’étendit tout du long, sur le ventre, les coudes appuyés sur le sol et la tête entre les mains, les yeux fixés dans le gazon.

 

Il lut :

 

« Sans doute les singes anthropoïdes sont, de tous les animaux, ceux qui se rapprochent le plus de l’homme par leur structure anatomique ; mais si nous considérons les mœurs des fourmis, leur organisation en sociétés, leurs vastes communautés, les maisons et les routes qu’elles construisent, leur habitude de domestiquer des animaux, et même parfois de faire des esclaves, nous sommes forcés d’admettre qu’elles ont droit à réclamer une place près de l’homme dans l’échelle de l’intelligence… »

 

Et il continua d’une voix monotone, s’arrêtant de temps en temps pour demander :

 

– Ce n’est pas assez ?

 

Elle faisait « non » de la tête ; et ayant cueilli, à la pointe d’un brin d’herbe arraché, une fourmi errante, elle s’amusait à la faire aller d’un bout à l’autre de cette tige, qu’elle renversait dès que la bête atteignait une des extrémités. Elle écoutait avec une attention concentrée et muette tous les détails surprenants sur la vie de ces frêles animaux, sur leurs installations souterraines, sur la manière dont elles élèvent, enferment et nourrissent des pucerons pour boire la liqueur sucrée qu’ils sécrètent, comme nous élevons des vaches en nos étables, sur leur coutume de domestiquer des petits insectes aveugles qui nettoient les fourmilières, et d’aller en guerre pour ramener des esclaves qui prendront soin des vainqueurs, avec tant de sollicitude que ceux-ci perdront même l’habitude de manger tout seuls.

 

Et peu à peu, comme si une tendresse maternelle s’était éveillée en son cœur pour la bestiole si petiote et si intelligente, Yvette la faisait grimper sur son doigt, la regardant d’un œil ému, avec une envie de l’embrasser.

 

Et comme Servigny lisait la façon dont elles vivent en communauté, dont elles jouent entre elles en des luttes amicales de force et d’adresse, la jeune fille enthousiasmée voulut baiser l’insecte qui lui échappa et se mit à courir sur sa figure. Alors elle poussa un cri perçant comme si elle eût été menacée d’un danger terrible, et, avec des gestes affolés, elle se frappait la joue pour rejeter la bête. Servigny, pris d’un fou rire, la cueillit près des cheveux et mit à la place où il l’avait prise un long baiser sans qu’Yvette éloignât son front.

 

Puis elle déclara en se levant :

 

– J’aime mieux ça qu’un roman. Allons à la Grenouillère, maintenant.

 

Ils arrivèrent à la partie de l’île plantée en parc et ombragée d’arbres immenses. Des couples erraient sous les hauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots. C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leurs amants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur le bras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, des bourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et les enfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leurs parents.

 

Une rumeur lointaine et continue de voix humaines, une clameur sourde et grondante annonçait l’établissement cher aux canotiers.

 

Ils l’aperçurent tout à coup. Un immense bateau, coiffé d’un toit, amarré contre la berge, portait un peuple de femelles et de mâles attablés et buvant, ou bien debout, criant, chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d’un piano geignard, faux et vibrant comme un chaudron.

 

De grandes filles en cheveux roux, étalant, par devant et par derrière, la double provocation de leur gorge et de leur croupe, circulaient, l’œil accrochant, la lèvre rouge, aux trois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.

 

D’autres dansaient éperdument en face de gaillards à moitié nus, vêtus d’une culotte de toile et d’un maillot de coton, et coiffés d’une toque de couleur, comme des jockeys.

 

Et tout cela exhalait une odeur de sueur et de poudre de riz, des émanations de parfumerie et d’aisselles.

 

Les buveurs, autour des tables, engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts, et criaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent de faire du tapage, à un besoin de brutes d’avoir les oreilles et le cerveau pleins de vacarme.

 

De seconde en seconde un nageur, debout sur le toit, sautait à l’eau, jetant une pluie d’éclaboussures sur les consommateurs les plus proches, qui poussaient des hurlements de sauvages.

 

Et sur le fleuve une flotte d’embarcations passait. Les yoles longues et minces filaient, enlevées à grands coups d’aviron par les rameurs aux bras nus, dont les muscles roulaient sous la peau brûlée. Les canotières en robe de flanelle bleue ou de flanelle rouge, une ombrelle, rouge ou bleue aussi, ouverte sur la tête, éclatante sous l’ardent soleil, se renversaient dans leur fauteuil à l’arrière des barques, et semblaient courir sur l’eau, dans une pose immobile et endormie.

 

Des bateaux plus lourds s’en venaient lentement, chargés de monde. Un collégien en goguette, voulant faire le beau, ramait avec des mouvements d’ailes de moulin, et se heurtait à tous les canots, dont tous les canotiers l’engueulaient, puis il disparaissait éperdu, après avoir failli noyer deux nageurs, poursuivi par les vociférations de la foule entassée dans le grand café flottant.

 

Yvette, radieuse, passait au bras de Servigny au milieu de cette foule bruyante et mêlée, semblait heureuse de ces coudoiements suspects, dévisageait les filles d’un œil tranquille et bienveillant.

 

– Regardez celle-là, Muscade, quels jolis cheveux elle a ! Elles ont l’air de s’amuser beaucoup.

 

Comme la pianiste, un canotier vêtu de rouge et coiffé d’une sorte de colossal chapeau parasol en paille, attaquait une valse, Yvette saisit brusquement son compagnon par les reins et l’enleva avec cette furie qu’elle mettait à danser. Ils allèrent si longtemps et si frénétiquement que tout le monde les regardait. Les consommateurs, debout sur les tables, battaient une sorte de mesure avec leurs pieds ; d’autres heurtaient les verres ; et le musicien semblait devenir enragé, tapait les touches d’ivoire avec des bondissements de la main, des gestes fous de tout le corps, en balançant éperdument sa tête abritée de son immense couvre-chef.

 

Tout d’un coup il s’arrêta, et, se laissant glisser par terre, s’affaissa tout du long sur le sol, enseveli sous sa coiffure comme s’il était mort de fatigue. Un grand rire éclata dans le café et tout le monde applaudit.

 

Quatre amis se précipitèrent comme on fait dans les accidents, et, ramassant leur camarade, l’emportèrent par les quatre membres, après avoir posé sur son ventre l’espèce de toit dont il se coiffait.

 

Un farceur les suivant entonna le De Profundis, et une procession se forma derrière le faux mort, se déroulant par les chemins de l’île, entraînant à la suite les consommateurs, les promeneurs, tous les gens qu’on rencontrait.

 

Yvette s’élança, ravie, riant de tout son cœur, causant avec tout le monde, affolée par le mouvement et le bruit. Des jeunes gens la regardaient au fond des yeux, se pressaient contre elle, très allumés, semblaient la flairer, la dévêtir du regard ; et Servigny commençait à craindre que l’aventure ne tournât mal à la fin.

 

La procession allait toujours, accélérant son allure, car les quatre porteurs avaient pris le pas de course, suivis par la foule hurlante. Mais, tout à coup, ils se dirigèrent vers la berge, s’arrêtèrent net en arrivant au bord, balancèrent un instant leur camarade, puis, le lâchant tous les quatre en même temps, le lancèrent dans la rivière.

 

Un immense cri de joie jaillit de toutes les bouches, tandis que le pianiste, étourdi, barbotait, jurait, toussait, crachait de l’eau, et, embourbé dans la vase, s’efforçait de remonter au rivage.

 

Son chapeau, qui s’en allait au courant, fut rapporté par une barque.

 

Yvette dansait de plaisir en battant des mains et répétant :

 

– Oh ! Muscade, comme je m’amuse, comme je m’amuse !

 

Servigny l’observait, redevenu sérieux, un peu gêné, un peu froissé de la voir si bien à son aise dans ce milieu canaille. Une sorte d’instinct se révoltait en lui, cet instinct du comme il faut qu’un homme bien né garde toujours, même quand il s’abandonne, cet instinct qui l’écarte des familiarités trop viles et des contacts trop salissants.

 

Il se disait, s’étonnant :

 

– Bigre, tu as de la race, toi !

 

Et il avait envie de la tutoyer vraiment, comme il la tutoyait dans sa pensée, comme on tutoie, la première fois qu’on les voit, les femmes qui sont à tous. Il ne la distinguait plus guère des créatures à cheveux roux qui les frôlaient et qui criaient, de leurs voix enrouées, des mots obscènes. Ils couraient dans cette foule ; ces mots grossiers, courts et sonores, semblaient voltiger au-dessus, nés là-dedans comme des mouches sur un fumier. Ils ne semblaient ni choquer, ni surprendre personne. Yvette ne paraissait point les remarquer.

 

– Muscade, je veux me baigner, dit-elle, nous allons faire une pleine eau.

 

Il répondit :

 

– À vot’service.

 

Et ils allèrent au bureau des bains pour se procurer des costumes. Elle fut déshabillée la première et elle l’attendit, debout, sur la rive, souriante sous tous les regards. Puis ils s’en allèrent côte à côte, dans l’eau tiède.

 

Elle nageait avec bonheur, avec ivresse, toute caressée par l’onde, frémissant d’un plaisir sensuel, soulevée à chaque brasse comme si elle allait s’élancer hors du fleuve. Il la suivait avec peine, essoufflé, mécontent de se sentir médiocre. Mais elle ralentit son allure, puis se tournant brusquement, elle fit la planche, les bras croisés, les yeux ouverts dans le bleu du ciel. Il regardait, allongée ainsi à la surface de la rivière, la ligne onduleuse de son corps, les seins fermes, collés contre l’étoffe légère, montrant leur forme ronde et leurs sommets saillants, le ventre doucement soulevé, la cuisse un peu noyée, le mollet nu, miroitant à travers l’eau, et le pied mignon qui émergeait.

 

Il la voyait tout entière, comme si elle se fût montrée exprès, pour le tenter, pour s’offrir ou pour se jouer encore de lui. Et il se mit à la désirer avec une ardeur passionnée et un énervement exaspéré. Tout à coup elle se retourna, le regarda, se mit à rire.

 

– Vous avez une bonne tête, dit-elle.

 

Il fut piqué, irrité de cette raillerie, saisi par une colère méchante d’amoureux bafoué ; alors, cédant brusquement à un obscur besoin de représailles, à un désir de se venger, de la blesser :

 

– Ça vous irait, cette vie-là ?

 

Elle demanda avec son grand air naïf :

 

– Quoi donc ?

 

– Allons, ne vous fichez pas de moi. Vous savez bien ce que je veux dire !

 

– Non, parole d’honneur.

 

– Voyons, finissons cette comédie. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ?

 

– Je ne vous comprends point.

 

– Vous n’êtes pas si bête que ça. D’ailleurs, je vous l’ai dit hier soir.

 

– Quoi donc ? j’ai oublié.

 

– Que je vous aime.

 

– Vous ?

 

– Moi.

 

– Quelle blague !

 

– Je vous jure.

 

– Et bien, prouvez-le.

 

– Je ne demande que ça !

 

– Quoi, ça ?

 

– À le prouver.

 

– Eh bien, faites.

 

– Vous n’en disiez pas autant hier soir !

 

– Vous ne m’avez rien proposé.

 

– C’te bêtise !

 

– Et puis d’abord, ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser.

 

– Elle est bien bonne ! À qui donc ?

 

– Mais à maman, bien entendu.

 

Il poussa un éclat de rire.

 

– À votre mère ? non, c’est trop fort !

 

Elle était devenue soudain très sérieuse, et, le regardant au fond des yeux :

 

– Écoutez, Muscade, si vous m’aimez vraiment assez pour m’épouser, parlez à maman d’abord, moi je vous répondrai après.

 

Il crut qu’elle se moquait encore de lui, et, rageant tout à fait :

 

– Mam’zelle, vous me prenez pour un autre.

 

Elle le regardait toujours, de son œil doux et clair.

 

Elle hésita, puis elle dit :

 

– Je ne vous comprends toujours pas !

 

Alors, il prononça vivement, avec quelque chose de brusque et de mauvais dans la voix :

 

– Voyons, Yvette, finissons cette comédie ridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petite fille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savez bien qu’il ne peut s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. Je vous ai dit que je vous aimais – c’est la vérité –, je le répète, je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne me traitez pas comme un sot.

 

Ils étaient debout dans l’eau, face à face, se soutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elle demeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvait se décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit tout à coup, elle rougit jusqu’aux cheveux. Toute sa figure s’empourpra brusquement depuis son cou jusqu’à ses oreilles qui devinrent presque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers la terre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées. Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en la suivant.

 

Il la vit sortir de l’eau, ramasser son peignoir et gagner sa cabine sans s’être retournée.

 

Il fut longtemps à s’habiller, très perplexe sur ce qu’il avait à faire, cherchant ce qu’il allait lui dire, se demandant s’il devait s’excuser ou persévérer.

 

Quand il fut prêt, elle était partie, partie toute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.

 

La marquise se promenait au bras de Saval dans l’allée ronde, autour du gazon.

 

En voyant Servigny, elle prononça, de cet air nonchalant qu’elle gardait depuis la veille :

 

– Qu’est-ce que j’avais dit, qu’il ne fallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec un coup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme un coquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vous vous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies. Que sais-je, moi ? Vous êtes aussi peu raisonnable qu’elle.

 

La jeune fille ne descendit point pour dîner. Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers la porte qu’elle n’avait pas faim, car elle s’était enfermée, et elle pria qu’on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirent par le train de dix heures, en promettant de revenir le jeudi suivant, et la marquise s’assit devant sa fenêtre ouverte pour rêver, écoutant au loin l’orchestre du bal des canotiers jeter sa musique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.

 

Entraînée pour l’amour et par l’amour, comme on l’est pour le cheval ou l’aviron, elle avait de subites tendresses qui l’envahissaient comme une maladie. Ces passions la saisissaient brusquement, la pénétraient tout entière, l’affolaient, l’énervaient ou l’accablaient, selon qu’elles avaient un caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.

 

Elle était une de ces femmes créées pour aimer et pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l’amour dont elle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant par instinct, par adresse innée, elle acceptait l’argent comme les baisers, naturellement, sans distinguer, employant son flair remarquable d’une façon irraisonnée et simple, comme font les animaux, que rendent subtils les nécessités de l’existence. Beaucoup d’hommes avaient passé dans ses bras sans qu’elle éprouvât pour eux aucune tendresse, sans qu’elle ressentît non plus aucun dégoût de leurs étreintes.

 

Elle subissait les enlacements quelconques avec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, de toutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps en temps, son cœur ou sa chair s’allumait, et elle tombait alors dans une grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois, selon les qualités physiques ou morales de son amant.

 

C’étaient les moments délicieux de sa vie. Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement, avec extase. Elle se jetait dans l’amour comme on se jette dans un fleuve pour se noyer, et se laissait emporter, prête à mourir s’il le fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s’imaginait chaque fois n’avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, et elle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combien d’hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuits entières, en regardant les étoiles.

 

Saval l’avait captivée, capturée corps et âme. Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dans l’exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent et certain.

 

Un bruit derrière elle la fit se retourner. Yvette venait d’entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâle maintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandes fatigues.

 

Elle s’appuya au bord de la fenêtre ouverte, en face de sa mère.

 

– J’ai à te parler, dit-elle.

 

La marquise, étonnée, la regardait. Elle l’aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l’est d’une fortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, trop indifférente pour faire les projets qu’on lui prêtait, trop subtile cependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.

 

Elle répondit :

 

– Je t’écoute, mon enfant, qu’y a-t-il ?

 

Yvette la pénétrait du regard comme pour lire au fond de son âme, comme pour saisir toutes les sensations qu’allaient éveiller ses paroles.

 

– Voilà. Il s’est passé tantôt quelque chose d’extraordinaire.

 

– Quoi donc ?

 

– M. de Servigny m’a dit qu’il m’aimait.

 

La marquise, inquiète, attendait. Comme Yvette ne parlait plus, elle demanda :

 

– Comment t’a-t-il dit cela ? Explique-toi !

 

Alors la jeune fille, s’asseyant aux pieds de sa mère dans une pose câline qui lui était familière, et pressant ses mains, ajouta :

 

– Il m’a demandée en mariage.

 

Mme Obardi fit un geste brusque de stupéfaction, et s’écria :

 

– Servigny ? mais tu es folle !

 

Yvette n’avait point détourné les yeux du visage de sa mère, épiant sa pensée et sa surprise. Elle demanda d’une voix grave :

 

– Pourquoi suis-je folle ? Pourquoi M. de Servigny ne m’épouserait-il pas ?

 

La marquise, embarrassée, balbutia :

 

– Tu t’es trompée, ce n’est pas possible. Tu as mal entendu ou mal compris. M. de Servigny est trop riche pour toi… et trop… trop… parisien pour se marier.

 

Yvette s’était levée lentement. Elle ajouta :

 

– Mais s’il m’aime comme il le dit, maman ?

 

Sa mère reprit avec un peu d’impatience :

 

– Je te croyais assez grande et assez instruite de la vie pour ne pas te faire de ces idées-là. Servigny est un viveur et un égoïste. Il n’épousera qu’une femme de son monde et de sa fortune. S’il t’a demandée en mariage… c’est qu’il veut… c’est qu’il veut…

 

La marquise, incapable de dire ses soupçons, se tut une seconde, puis reprit :

 

– Tiens, laisse-moi tranquille, et va te coucher.

 

Et la jeune fille, comme si elle savait maintenant ce qu’elle désirait, répondit d’une voix docile :

 

– Oui, maman.

 

Elle baisa sa mère au front et s’éloigna d’un pas très calme.

 

Comme elle allait franchir la porte, la marquise la rappela :

 

– Et ton coup de soleil ? dit-elle.

 

– Je n’avais rien. C’était ça qui m’avait rendue toute chose.

 

Et la marquise ajouta :

 

– Nous en reparlerons. Mais, surtout, ne reste plus seule avec lui d’ici quelque temps, et sois bien sûre qu’il ne t’épousera pas, entends-tu, et qu’il veut seulement te… compromettre.

 

Elle n’avait point trouvé mieux pour exprimer sa pensée. Et Yvette rentra chez elle.

 

Mme Obardi se mit à songer.

 

Vivant depuis des années dans une quiétude amoureuse et opulente, elle avait écarté avec soin de son esprit toutes les réflexions qui pouvaient la préoccuper, l’inquiéter ou l’attrister. Jamais elle n’avait voulu se demander ce que deviendrait Yvette ; il serait toujours assez tôt d’y songer quand les difficultés arriveraient. Elle sentait bien, avec son flair de courtisane, que sa fille ne pourrait épouser un homme riche et du vrai monde que par un hasard tout à fait improbable, par une de ces surprises de l’amour qui placent des aventurières sur les trônes. Elle n’y comptait point, d’ailleurs, trop occupée d’elle-même pour combiner des projets qui ne la concernaient pas directement.

 

Yvette ferait comme sa mère, sans doute. Elle serait une femme d’amour. Pourquoi pas ? Mais jamais la marquise n’avait osé se demander quand, ni comment cela arriverait.

 

Et voilà que sa fille, tout d’un coup, sans préparation, lui posait une de ces questions auxquelles on ne pouvait pas répondre, la forçait à prendre une attitude dans une affaire si difficile, si délicate, si dangereuse à tous égards et si troublante pour sa conscience, pour la conscience qu’on doit montrer quand il s’agit de son enfant et de ces choses.

 

Elle avait trop d’astuce naturelle, astuce sommeillante, mais jamais endormie, pour s’être trompée une minute sur les intentions de Servigny, car elle connaissait les hommes, par expérience, et surtout les hommes de cette race-là. Aussi, dès les premiers mots prononcés par Yvette, s’était-elle écriée presque malgré elle :

 

– Servigny, t’épouser ? Mais tu es folle !

 

Comment avait-il employé ce vieux moyen, lui, ce malin, ce roué, cet homme à fêtes et à femmes. Qu’allait-il faire à présent ? Et elle, la petite, comment la prévenir plus clairement, la défendre même ? car elle pouvait se laisser aller à de grosses bêtises.

 

Aurait-on jamais cru que cette grande fille était demeurée aussi naïve, aussi peu instruite et peu rusée ?

 

Et la marquise, fort perplexe et fatiguée déjà de réfléchir, cherchait ce qu’il fallait faire, sans trouver rien, car la situation lui semblait vraiment embarrassante.

 

Et, lasse de ces tracas, elle pensa :

 

– Bah ! je les surveillerai de près, j’agirai suivant les circonstances. S’il le faut même, je parlerai à Servigny, qui est fin et qui me comprendra à demi-mot.

 

Elle ne se demanda pas ce qu’elle lui dirait, ni ce qu’il répondrait, ni quel genre de convention pourrait s’établir entre eux, mais heureuse d’être soulagée de ce souci sans avoir eu à prendre de résolution, elle se remit à songer au beau Saval, et, les yeux perdus dans la nuit, tournés vers la droite, vers cette lueur brumeuse qui plane sur Paris, elle envoya de ses deux mains des baisers vers la grande ville, des baisers rapides qu’elle jetait dans l’ombre, l’un sur l’autre, sans compter ; et tout bas, comme si elle lui eût parlé encore, elle murmurait :

 

– Je t’aime, je t’aime !

 

III

 

Yvette aussi ne dormait point. Comme sa mère, elle s’accouda à la fenêtre ouverte, et des larmes, ses premières larmes tristes, lui emplirent les yeux.

 

Jusque-là elle avait vécu, elle avait grandi dans cette confiance étourdie et sereine de la jeunesse heureuse. Pourquoi aurait-elle songé, réfléchi, cherché ? Pourquoi n’aurait-elle pas été une jeune fille comme toutes les jeunes filles ? Pourquoi un doute, pourquoi une crainte, pourquoi des soupçons pénibles lui seraient-ils venus ?

 

Elle semblait instruite de tout parce qu’elle avait l’air de parler de tout, parce qu’elle avait pris le ton, l’allure, les mots osés des gens qui vivaient autour d’elle. Mais elle n’en savait guère plus qu’une fillette élevée en un couvent, ses audaces de parole venant de sa mémoire, de cette faculté d’imitation et d’assimilation qu’ont les femmes, et non d’une pensée instruite et devenue hardie.

 

Elle parlait de l’amour comme le fils d’un peintre ou d’un musicien parlerait peinture ou musique à dix ou douze ans. Elle savait ou plutôt elle soupçonnait bien quel genre de mystère cachait ce mot – trop de plaisanteries avaient été chuchotées devant elle pour que son innocence n’eût pas été un peu éclairée – mais comment aurait-elle pu conclure de là que toutes les familles ne ressemblaient pas à la sienne ?

 

On baisait la main de sa mère avec un respect apparent ; tous leurs amis portaient des titres ; tous étaient ou paraissaient riches ; tous nommaient familièrement des princes de lignée royale. Deux fils de rois étaient même venus plusieurs fois, le soir, chez la marquise ! Comment aurait-elle su ?

 

Et puis elle était naturellement naïve. Elle ne cherchait pas, elle ne flairait point les gens comme faisait sa mère. Elle vivait tranquille, trop joyeuse de vivre pour s’inquiéter de ce qui aurait peut-être paru suspect à des êtres plus calmes, plus réfléchis, plus enfermés, moins expansifs et moins triomphants.

 

Mais voilà que tout d’un coup, Servigny, par quelques mots dont elle avait senti la brutalité sans la comprendre, venait d’éveiller en elle une inquiétude subite, irraisonnée d’abord, puis une appréhension harcelante.

 

Elle était rentrée, elle s’était sauvée à la façon d’une bête blessée, blessée en effet profondément par ces paroles qu’elle se répétait sans cesse pour en pénétrer tout le sens, pour en deviner toute la portée : « Vous savez bien qu’il ne peut pas s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. »

 

Qu’avait-il voulu dire ? Et pourquoi cette injure ? Elle ignorait donc quelque chose, quelque secret, quelque honte ? Elle était seule à l’ignorer sans doute ? Mais quoi ? Elle demeurait effarée, atterrée, comme lorsqu’on découvre une infamie cachée, la trahison d’un être aimé, un de ces désastres du cœur qui vous affolent.

 

Et elle avait songé, réfléchi, cherché, pleuré, mordue de craintes et de soupçons. Puis son âme jeune et joyeuse se rassérénant, elle s’était mise à arranger une aventure, à combiner une situation anormale et dramatique faite de tous les souvenirs des romans poétiques qu’elle avait lus. Elle se rappelait des péripéties émouvantes, des histoires sombres et attendrissantes qu’elle mêlait, dont elle faisait sa propre histoire, dont elle embellissait le mystère entrevu, enveloppant sa vie.

 

Elle ne se désolait déjà plus, elle rêvait, elle soulevait des voiles, elle se figurait des complications invraisemblables, mille choses singulières, terribles, séduisantes quand même par leur étrangeté.

 

Serait-elle, par hasard, la fille naturelle d’un prince ? Sa pauvre mère, séduite et délaissée, faite marquise par un roi, par le roi Victor-Emmanuel peut-être, avait dû fuir devant la colère de sa famille ?

 

N’était-elle pas plutôt une enfant abandonnée par ses parents, par des parents très nobles et très illustres, fruit d’un amour coupable, recueillie par la marquise, qui l’avait adoptée et élevée ?

 

D’autres suppositions encore lui traversaient l’esprit. Elle les acceptait ou les rejetait au gré de sa fantaisie. Elle s’attendrissait sur elle-même, heureuse au fond et triste aussi, satisfaite surtout de devenir une sorte d’héroïne de livre qui aurait à se montrer, à se poser, à prendre une attitude noble et digne d’elle. Et elle pensait au rôle qu’il lui faudrait jouer, selon les événements devinés. Elle le voyait vaguement, ce rôle, pareil à celui d’un personnage de M. Scribe ou de Mme Sand. Il serait fait de dévouement, de fierté, d’abnégation, de grandeur d’âme, de tendresse et de belles paroles. Sa nature mobile se réjouissait presque de cette attitude nouvelle.

 

Elle était demeurée jusqu’au soir à méditer sur ce qu’elle allait faire, cherchant comment elle s’y prendrait pour arracher la vérité à la marquise.

 

Et quand fut venue la nuit, favorable aux situations tragiques, elle avait enfin combiné une ruse simple et subtile pour obtenir ce qu’elle voulait ; c’était de dire brusquement à sa mère que Servigny l’avait demandée en mariage.

 

À cette nouvelle, Mme Obardi, surprise, laisserait certainement échapper un mot, un cri qui jetterait une lumière dans l’esprit de sa fille.

 

Et Yvette avait aussitôt accompli son projet.

 

Elle s’attendait à une explosion d’étonnement, à une expansion d’amour, à une confidence pleine de gestes et de larmes.

 

Mais, voilà que sa mère, sans paraître stupéfaite ou désolée, n’avait semblé qu’ennuyée ; et, au ton gêné, mécontent et troublé qu’elle avait pris pour lui répondre, la jeune fille, chez qui s’éveillaient subitement toute l’astuce, la finesse et la rouerie féminines, comprenant qu’il ne fallait pas insister, que le mystère était d’autre nature, qu’il lui serait plus pénible à apprendre, et qu’elle le devait deviner toute seule, était rentrée dans sa chambre, le cœur serré, l’âme en détresse, accablée maintenant sous l’appréhension d’un vrai malheur, sans savoir au juste où ni pourquoi lui venait cette émotion. Et elle pleurait, accoudée à sa fenêtre.

 

Elle pleura longtemps, sans songer à rien maintenant, sans chercher à rien découvrir de plus ; et peu à peu, la lassitude l’accablant, elle ferma les yeux. Elle s’assoupissait alors quelques minutes, de ce sommeil fatigant des gens éreintés qui n’ont point l’énergie de se dévêtir et de gagner leur lit, de ce sommeil lourd et coupé par des réveils brusques, quand la tête glisse entre les mains.

 

Elle ne se coucha qu’aux premières lueurs du jour, lorsque le froid du matin, la glaçant, la contraignit à quitter la fenêtre.

 

Elle garda le lendemain et le jour suivant une attitude réservée et mélancolique. Un travail incessant et rapide se faisait en elle, un travail de réflexion ; elle apprenait à épier, à deviner, à raisonner. Une lueur, vague encore, lui semblait éclairer d’une nouvelle manière les hommes et les choses autour d’elle ; et une suspicion lui venait contre tous, contre tout ce qu’elle avait cru, contre sa mère. Toutes les suppositions, elle les fit en ces deux jours. Elle envisagea toutes les possibilités, se jetant dans les résolutions les plus extrêmes avec la brusquerie de sa nature changeante et sans mesure. Le mercredi, elle arrêta un plan, toute une règle de tenue et un système d’espionnage. Elle se leva le jeudi matin avec la résolution d’être plus rouée qu’un policier, et armée en guerre contre tout le monde.

 

Elle se résolut même à prendre pour devises ces deux mots : « Moi seule », et elle chercha pendant plus d’une heure de quelle manière il les fallait disposer pour qu’ils fissent bon effet, gravés autour de son chiffre, sur son papier à lettres.

 

Saval et Servigny arrivèrent à dix heures. La jeune fille tendit sa main avec réserve, sans embarras, et, d’un ton familier, bien que grave :

 

– Bonjour, Muscade, ça va bien ?

 

– Bonjour, mam’zelle, pas mal, et vous ?

 

Il la guettait.

 

– Quelle comédie va-t-elle me jouer ? se disait-il.

 

La marquise ayant pris le bras de Saval, il prit celui d’Yvette et ils se mirent à tourner autour du gazon, paraissant et disparaissant à tout moment derrière les massifs et les bouquets d’arbres.

 

Yvette allait d’un air sage et réfléchi, regardant le sable de l’allée, paraissant à peine écouter ce que disait son compagnon et n’y répondant guère.

 

Tout à coup, elle demanda :

 

– Êtes-vous vraiment mon ami, Muscade ?

 

– Parbleu, mam’zelle.

 

– Mais là, vraiment, vraiment, bien vraiment de vraiment ?

 

– Tout entier votre ami, mam’zelle, corps et âme.

 

– Jusqu’à ne pas mentir une fois, une fois seulement ?

 

– Même deux fois, s’il le faut.

 

– Jusqu’à me dire toute la vérité, la sale vérité tout entière ?

 

– Oui, mam’zelle.

 

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez, au fond, tout au fond, du prince Kravalow ?

 

– Ah ! diable !

 

– Vous voyez bien que vous vous préparez déjà à mentir !

 

– Non pas, mais je cherche mes mots, des mots bien justes. Mon Dieu, le prince Kravalow est un Russe… un vrai Russe, qui parle russe, qui est né en Russie, qui a eu peut-être un passeport pour venir en France, et qui n’a de faux que son nom et que son titre.

 

Elle le regardait au fond des yeux.

 

– Vous voulez dire que c’est ?…

 

Il hésita, puis, se décidant :

 

– Un aventurier, mam’zelle.

 

– Merci. Et le chevalier Valreali ne vaut pas mieux, n’est-ce pas ?

 

– Vous l’avez dit.

 

– Et M. de Belvigne ?

 

– Celui-là, c’est autre chose. C’est un homme du monde… de province, honorable… jusqu’à un certain point… mais seulement un peu brûlé… pour avoir trop rôti le balai…

 

– Et vous ?

 

Il répondit sans hésiter :

 

– Moi, je suis ce qu’on appelle un fêtard, un garçon de bonne famille, qui avait de l’intelligence et qui l’a gâchée à faire des mots, qui avait de la santé et qui l’a perdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et qui l’a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de la fortune, une certaine pratique de la vie, une absence de préjugés assez complète, un large mépris pour les hommes, y compris les femmes, un sentiment très profond de l’inutilité de mes actes et une vaste tolérance pour la canaillerie générale. J’ai cependant, par moments, encore de la franchise, comme vous le voyez, et je suis même capable d’affection, comme vous le pourriez voir. Avec ces défauts et ces qualités, je me mets à vos ordres, mam’zelle, moralement et physiquement, pour que vous disposiez de moi à votre gré, voilà.

 

Elle ne riait pas ; elle écoutait, scrutant les mots et les intentions.

 

Elle reprit :

 

– Qu’est-ce que vous pensez de la comtesse de Lammy ?

 

Il prononça avec vivacité :

 

– Vous me permettrez de ne pas donner mon avis sur les femmes.

 

– Sur aucune ?

 

– Sur aucune.

 

– Alors, c’est que vous les jugez fort mal… toutes. Voyons, cherchez, vous ne faites pas une exception ?

 

Il ricana de cet air insolent qu’il gardait presque constamment ; et avec cette audace brutale dont il se faisait une force, une arme :

 

– On excepte toujours les personnes présentes.

 

Elle rougit un peu, mais demanda avec un grand calme :

 

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez de moi ?

 

– Vous le voulez ? soit. Je pense que vous êtes une personne de grand sens, de grande pratique, ou, si vous aimez mieux, de grand sens pratique, qui sait fort bien embrouiller son jeu, s’amuser des gens, cacher ses vues, tendre ses fils, et qui attend, sans se presser… l’événement.

 

Elle demanda :

 

– C’est tout ?

 

– C’est tout.

 

Alors elle dit, avec une sérieuse gravité :

 

– Je vous ferai changer cette opinion-là, Muscade.

 

Puis elle se rapprocha de sa mère, qui marchait à tout petits pas, la tête baissée, de cette allure alanguie qu’on prend lorsqu’on cause tout bas, en se promenant, de choses très intimes et très douces. Elle dessinait, tout en avançant, des figures sur le sable, des lettres peut-être, avec la pointe de son ombrelle, et elle parlait sans regarder Saval, elle parlait longuement, lentement, appuyée à son bras, serrée contre lui. Yvette, tout à coup, fixa les yeux sur elle, et un soupçon, si vague qu’elle ne le formula pas, plutôt même une sensation qu’un doute, lui passa dans la pensée comme passe sur la terre l’ombre d’un nuage que chasse le vent.

 

La cloche sonna le déjeuner.

 

Il fut silencieux et presque morne.

 

Il y avait, comme on dit, de l’orage dans l’air. De grosses nuées immobiles semblaient embusquées au fond de l’horizon, muettes et lourdes, mais chargées de tempête.

 

Dès qu’on eut prit le café sur la terrasse, la marquise demanda :

 

– Eh bien ! mignonne, vas-tu faire une promenade aujourd’hui avec ton ami Servigny ? C’est un vrai temps pour prendre le frais sous les arbres.

 

Yvette lui jeta un regard rapide, vite détourné :

 

– Non, maman, aujourd’hui je ne sors pas.

 

La marquise parut contrariée, elle insista :

 

– Va donc faire un tour, mon enfant, c’est excellent pour toi.

 

Alors, Yvette prononça d’une voix brusque :

 

– Non, maman, aujourd’hui je reste à la maison, et tu sais bien pourquoi, puisque je te l’ai dit l’autre soir.

 

Mme Obardi n’y songeait plus, toute préoccupée du désir de demeurer seule avec Saval. Elle rougit, se troubla, et, inquiète pour elle-même, ne sachant comment elle pourrait se trouver libre une heure ou deux, elle balbutia :

 

– C’est vrai, je n’y pensais point, tu as raison. Je ne sais pas où j’avais la tête.

 

Et Yvette, prenant un ouvrage de broderie qu’elle appelait le « salut public », et dont elle occupait ses mains cinq ou six fois l’an, aux jours de calme plat, s’assit sur une chaise basse auprès de sa mère, tandis que les deux jeunes gens, à cheval sur des pliants, fumaient des cigares.

 

Les heures passaient dans une causerie paresseuse et sans cesse mourante. La marquise, énervée, jetait à Saval des regards éperdus, cherchait un prétexte, un moyen d’éloigner sa fille. Elle comprit enfin qu’elle ne réussirait point, et ne sachant de quelle ruse user, elle dit à Servigny :

 

– Vous savez, mon cher duc, que je vous garde tous deux ce soir. Nous irons déjeuner demain au restaurant Fournaise, à Chatou.

 

Il comprit, sourit, et s’inclinant :

 

– Je suis à vos ordres, marquise.

 

Et la journée s’écoula lentement, péniblement, sous les menaces de l’orage.

 

L’heure du dîner vint peu à peu. Le ciel pesant s’emplissait de nuages lents et lourds. Aucun frisson d’air ne passait sur la peau.

 

Le repas du soir aussi fut silencieux. Une gêne, un embarras, une sorte de crainte vague semblaient rendre muets les deux hommes et les deux femmes.

 

Quand le couvert fut enlevé, ils demeurèrent sur la terrasse, ne parlant qu’à de longs intervalles. La nuit tombait, une nuit étouffante. Tout à coup, l’horizon fut déchiré par un immense crochet de feu, qui illumina d’une flamme éblouissante et blafarde les quatre visages déjà ensevelis dans l’ombre. Puis un bruit lointain, un bruit sourd et faible, pareil au roulement d’une voiture sur un pont, passa sur la terre ; et il sembla que la chaleur de l’atmosphère augmentait, que l’air devenait brusquement encore plus accablant, le silence du soir plus profond.

 

Yvette se leva :

 

– Je vais me coucher, dit-elle, l’orage me fait mal.

 

Elle tendit son front à la marquise, offrit sa main aux deux jeunes hommes, et s’en alla.

 

Comme elle avait sa chambre juste au-dessus de la terrasse, les feuilles d’un grand marronnier planté devant la porte s’éclairèrent bientôt d’une clarté verte, et Servigny restait les yeux fixés sur cette lueur pâle dans le feuillage, où il croyait parfois voir passer une ombre. Mais soudain, la lumière s’éteignit. Mme Obardi poussa un grand soupir :

 

– Ma fille est couchée, dit-elle.

 

Servigny se leva :

 

– Je vais en faire autant, marquise, si vous le permettez.

 

Il baisa la main qu’elle lui tendait et disparut à son tour.

 

Et elle demeura seule avec Saval, dans la nuit.

 

Aussitôt, elle fut dans ses bras, l’enlaçant, l’étreignant. Puis, bien qu’il tentât de l’en empêcher, elle s’agenouilla devant lui en murmurant : « Je veux te regarder à la lueur des éclairs. »

 

Mais Yvette, sa bougie soufflée, était revenue sur son balcon, nu-pieds, glissant comme une ombre, et elle écoutait, rongée par un soupçon douloureux et confus.

 

Elle ne pouvait voir, se trouvant au-dessus d’eux, sur le toit même de la terrasse.

 

Elle n’entendait rien qu’un murmure de voix ; et son cœur battait si fort qu’il emplissait de bruit ses oreilles. Une fenêtre se ferma sur sa tête. Donc, Servigny venait de remonter. Sa mère était seule avec l’autre.

 

Un second éclair, fendant le ciel en deux, fit surgir pendant une seconde tout ce paysage qu’elle connaissait, dans une clarté violente et sinistre ; et elle aperçut la grande rivière, couleur de plomb fondu, comme on rêve des fleuves en des pays fantastiques. Aussitôt une voix, au-dessous d’elle, prononça : « Je t’aime ! »

 

Et elle n’entendit plus rien. Un étrange frisson lui avait passé sur le corps, et son esprit flottait dans un trouble affreux.

 

Un silence pesant, infini, qui semblait le silence éternel, planait sur le monde. Elle ne pouvait plus respirer, la poitrine oppressée par quelque chose d’inconnu et d’horrible. Un autre éclair enflamma l’espace, illumina un instant l’horizon, puis un autre presque aussitôt le suivit, puis d’autres encore.

 

Et la voix qu’elle avait entendue déjà, s’élevant plus forte, répétait : « Oh ! comme je t’aime ! comme je t’aime ! » et Yvette la reconnaissait bien, cette voix-là, celle de sa mère.

 

Une large goutte d’eau tiède lui tomba sur le front, et une petite agitation presque imperceptible courut dans les feuilles, le frémissement de la pluie qui commence.

 

Puis, une rumeur accourut venue de loin, une rumeur confuse, pareille au bruit du vent dans les branches ; c’était l’averse lourde s’abattant en nappe sur la terre, sur le fleuve, sur les arbres. En quelques instants, l’eau ruissela autour d’elle, la couvrant, l’éclaboussant, la pénétrant comme un bain. Elle ne remuait point, songeant seulement à ce qu’on faisait sur la terrasse.

 

Elle les entendit qui se levaient et qui montaient dans leurs chambres. Des portes se fermèrent à l’intérieur de la maison ; et la jeune fille, obéissant à un désir de savoir irrésistible, qui l’affolait et la torturait, se jeta dans l’escalier, ouvrit doucement la porte du dehors, et traversant le gazon sous la tombée furieuse de la pluie, courut se cacher dans un massif pour regarder les fenêtres.

 

Une seule était éclairée, celle de sa mère. Et, tout à coup, deux ombres apparurent dans le carré lumineux, deux ombres côte à côte. Puis, se rapprochant, elles n’en firent plus qu’une ; et un nouvel éclair projetant sur la façade un rapide et éblouissant jet de feu, elle les vit qui s’embrassaient, les bras serrés autour du cou.

 

Alors, éperdue, sans réfléchir, sans savoir ce qu’elle faisait, elle cria de toute sa force, d’une voix suraiguë : « Maman ! » comme on crie pour avertir les gens d’un danger de mort.

 

Son appel désespéré se perdit dans le clapotement de l’eau, mais le couple enlacé se sépara, inquiet. Et une des ombres disparut, tandis que l’autre cherchait à distinguer quelque chose à travers les ténèbres du jardin.

 

Alors, craignant d’être surprise, de rencontrer sa mère en cet instant, Yvette s’élança vers la maison, remonta précipitamment l’escalier en laissant derrière elle une traînée d’eau qui coulait de marche en marche, et elle s’enferma dans sa chambre, résolue à n’ouvrir sa porte à personne.

 

Et sans ôter sa robe ruisselante et collée à sa chair, elle tomba sur les genoux en joignant les mains, implorant dans sa détresse quelque protection surhumaine, le secours mystérieux du ciel, l’aide inconnue qu’on réclame aux heures de larmes et de désespoir.

 

Les grands éclairs jetaient d’instant en instant leurs reflets livides dans sa chambre, et elle se voyait brusquement dans la glace de son armoire, avec ses cheveux déroulés et trempés, tellement étrange qu’elle ne se reconnaissait pas.

 

Elle demeura là longtemps, si longtemps que l’orage s’éloigna sans qu’elle s’en aperçût. La pluie cessa de tomber, une lueur envahit le ciel encore obscurci de nuages, et une fraîcheur tiède, savoureuse, délicieuse, une fraîcheur d’herbes et de feuilles mouillées entrait par la fenêtre ouverte.

 

Yvette se releva, ôta ses vêtements flasques et froids, sans songer même à ce qu’elle faisait, et se mit au lit. Puis elle demeura les yeux fixés sur le jour qui naissait. Puis elle pleura encore, puis elle songea.

 

Sa mère ! un amant ! quelle honte ! Mais elle avait lu tant de livres où des femmes, même des mères, s’abandonnaient ainsi, pour renaître à l’honneur aux pages du dénouement, qu’elle ne s’étonnait pas outre mesure de se trouver enveloppée dans un drame pareil à tous les drames de ses lectures. La violence de son premier chagrin, l’effarement cruel de la surprise, s’atténuaient un peu déjà dans le souvenir confus de situations analogues. Sa pensée avait rôdé en des aventures si tragiques, poétiquement amenées par les romanciers, que l’horrible découverte lui apparaissait peu à peu comme la continuation naturelle de quelque feuilleton commencé la veille.

 

Elle se dit :

 

– Je sauverai ma mère.

 

Et, presque rassérénée par cette résolution d’héroïne, elle se senti forte, grandie, prête tout à coup pour le dévouement et pour la lutte. Et elle réfléchit aux moyens qu’il lui faudrait employer. Un seul lui parut bon, qui était en rapport avec sa nature romanesque. Et elle prépara, comme un acteur prépare la scène qu’il va jouer, l’entretien qu’elle aurait avec la marquise.

 

Le soleil s’était levé. Les serviteurs circulaient dans la maison. La femme de chambre vint avec le chocolat. Yvette fit poser le plateau sur la table et prononça :

 

– Vous direz à ma mère que je suis souffrante, que je vais rester au lit jusqu’au départ de ces messieurs, que je n’ai pas pu dormir de la nuit, et que je prie qu’on ne me dérange pas, parce que je veux essayer de me reposer.

 

La domestique, surprise, regardait la robe trempée et tombée comme une loque sur le tapis.

 

– Mademoiselle est donc sortie ? dit-elle.

 

– Oui, j’ai été me promener sous la pluie pour me rafraîchir.

 

Et la bonne ramassa les jupes, les bas, les bottines sales ; puis elle s’en alla portant sur un bras, avec des précautions dégoûtées, ces vêtements trempés comme des hardes de noyé.

 

Et Yvette attendit, sachant bien que sa mère allait venir.

 

La marquise entra, ayant sauté du lit aux premiers mots de la femme de chambre, car un doute lui était resté depuis ce cri : « Maman », entendu dans l’ombre.

 

– Qu’est-ce que tu as ? dit-elle.

 

Yvette la regarda, bégaya :

 

– J’ai… j’ai…

 

Puis, saisie par une émotion subite et terrible, elle se mit à suffoquer.

 

La marquise, étonnée, demanda de nouveau :

 

– Qu’est-ce que tu as donc ?

 

Alors, oubliant tous ses projets et ses phrases préparées, la jeune fille cacha sa figure dans ses deux mains en balbutiant :

 

– Oh ! maman, oh ! maman !

 

Mme Obardi demeura debout devant le lit, trop émue pour bien comprendre, mais devinant presque tout, avec cet instinct subtil d’où venait sa force.

 

Comme Yvette ne pouvait parler, étranglée par les larmes, sa mère, énervée à la fin et sentant approcher une explication redoutable, demanda brusquement :

 

– Voyons, me diras-tu ce qui te prend ?

 

Yvette put à peine prononcer :

 

– Oh ! cette nuit… j’ai vu… ta fenêtre.

 

La marquise, très pâle, articula :

 

– Eh bien ! quoi ?

 

Sa fille répéta, toujours en sanglotant :

 

– Oh ! maman, oh ! maman !

 

Mme Obardi, dont la crainte et l’embarras se changeaient en colère, haussa les épaules et se retourna pour s’en aller.

 

– Je crois vraiment que tu es folle. Quand ce sera fini, tu me le feras dire.

 

Mais la jeune fille, tout à coup, dégagea de ses mains son visage ruisselant de pleurs.

 

– Non !… écoute… il faut que je te parle… écoute… Tu vas me promettre… nous allons partir toutes les deux, bien loin, dans une campagne, et nous vivrons comme des paysannes : et personne ne saura ce que nous serons devenues ! Dis, veux-tu, maman, je t’en prie, je t’en supplie, veux-tu ?

 

La marquise, interdite, demeurait au milieu de la chambre. Elle avait aux veines du sang de peuple, du sang irascible. Puis une honte, une pudeur de mère se mêlant à un vague sentiment de peur et à une exaspération de femme passionnée dont l’amour est menacé, elle frémissait, prête à demander pardon ou à se jeter dans quelque violence.

 

– Je ne te comprends pas, dit-elle.

 

Yvette reprit :

 

– Je t’ai vue… maman… cette nuit… Il ne faut plus… si tu savais… nous allons partir toutes les deux… je t’aimerai tant que tu oublieras…

 

Mme Obardi prononça d’une voix tremblante :

 

– Écoute, ma fille, il y a des choses que tu ne comprends pas encore. Eh bien… n’oublie point… n’oublie point… que je te défends… de me parler jamais… de… de… de ces choses.

 

Mais la jeune fille, prenant brusquement le rôle de sauveur qu’elle s’était imposé, prononça :

 

– Non, maman, je ne suis plus une enfant, et j’ai le droit de savoir. Eh bien, je sais que nous recevons des gens mal famés, des aventuriers, je sais aussi qu’on ne nous respecte pas à cause de cela. Je sais autre chose encore. Eh bien, il ne faut plus, entends-tu ? je ne veux pas. Nous allons partir ; tu vendras tes bijoux ; nous travaillerons s’il le faut, et nous vivrons comme des honnêtes femmes, quelque part, bien loin. Et si je trouve à me marier, tant mieux.

 

Sa mère la regardait de son œil noir, irrité. Elle répondit :

 

– Tu es folle. Tu vas me faire le plaisir de te lever et de venir déjeuner avec tout le monde.

 

– Non, maman. Il y a quelqu’un ici que je ne reverrai pas, tu me comprends. Je veux qu’il sorte, ou bien c’est moi qui sortirai. Tu choisiras entre lui et moi.

 

Elle s’était assise dans son lit et elle haussait la voix, parlant comme on parle sur la scène, entrant enfin dans le drame qu’elle avait rêvé, oubliant presque son chagrin pour ne se souvenir que de sa mission.

 

La marquise, stupéfaite, répéta encore une fois :

 

– Mais tu es folle… ne trouvant rien autre chose à dire.

 

Yvette reprit avec une énergie théâtrale :

 

– Non, maman, cet homme quittera la maison, ou c’est moi qui m’en irai, car je ne faiblirai pas.

 

– Et où iras-tu ?… Que feras-tu ?…

 

– Je ne sais pas, peu m’importe… Je veux que nous soyons des honnêtes femmes.

 

Ce mot qui revenait, « honnêtes femmes », soulevait la marquise d’une fureur de fille et elle cria :

 

– Tais-toi ! je ne te permets pas de me parler comme ça. Je vaux autant qu’une autre, entends-tu ? Je suis une courtisane, c’est vrai, et j’en suis fière ; les honnêtes femmes ne me valent pas.

 

Yvette, atterrée, la regardait ; elle balbutia :

 

– Oh, maman !

 

Mais la marquise, s’exaltant, s’excitant :

 

– Eh bien ! oui, je suis une courtisane. Après ? Si je n’étais pas une courtisane, moi, tu serais aujourd’hui une cuisinière, toi, comme j’étais autrefois, et tu ferais des journées de trente sous, et tu laverais la vaisselle, et ta maîtresse t’enverrait à la boucherie, entends-tu ? et elle te ficherait à la porte si tu flânais, tandis que tu flânes toute la journée parce que je suis une courtisane. Voilà. Quand on n’est rien qu’une bonne, une pauvre fille avec cinquante francs d’économies, il faut savoir se tirer d’affaire, si on ne veut pas crever dans la peau d’une meurt-de-faim ; et il n’y a pas deux moyens pour nous, il n’y en a pas deux, entends-tu ? quand on est servante ! Nous ne pouvons pas faire fortune, nous, avec des places, ni avec des tripotages de bourse. Nous n’avons rien que notre corps, rien que notre corps.

 

Elle se frappait la poitrine, comme un pénitent qui se confesse, et, rouge, exaltée, avançant vers le lit :

 

– Tant pis ! quand on est belle fille, faut vivre de ça, ou bien souffrir de misère toute sa vie… toute sa vie… pas de choix.

 

Puis revenant brusquement à son idée :

 

– Avec ça qu’elles s’en privent, les honnêtes femmes. C’est elles qui sont des gueuses, entends-tu ? parce que rien ne les force. Elles ont de l’argent, de quoi vivre et s’amuser, et elles prennent des hommes par vice. C’est elles qui sont des gueuses.

 

Elle était debout près de la couche d’Yvette éperdue, qui avait envie de crier « au secours », de se sauver, et qui pleurait tout haut comme les enfants qu’on bat.

 

La marquise se tut, regarda sa fille, et la voyant affolée de désespoir, elle se sentit elle-même pénétrée de douleur, de remords, d’attendrissement, de pitié, et s’abattant sur le lit en ouvrant les bras, elle se mit aussi à sangloter, et elle balbutia :

 

– Ma pauvre petite, ma pauvre petite, si tu savais comme tu me fais mal.

 

Et elles pleurèrent toutes deux, très longtemps.

 

Puis la marquise, chez qui le chagrin ne tenait pas, se releva doucement. Et elle dit tout bas :

 

– Allons, mignonne, c’est comme ça, que veux-tu ? On n’y peut rien changer maintenant. Il faut prendre la vie comme elle vient.

 

Yvette continuait de pleurer. Le coup avait été trop rude et trop inattendu pour qu’elle pût réfléchir et se remettre.

 

Sa mère reprit :

 

– Voyons, lève-toi, et viens déjeuner, pour qu’on ne s’aperçoive de rien.

 

La jeune fille faisait « non » de la tête, sans pouvoir parler ; enfin, elle prononça d’une voix lente, pleine de sanglots :

 

– Non, maman, tu sais ce que je t’ai dit, je ne changerai pas d’avis. Je ne sortirai pas de ma chambre avant qu’ils soient partis. Je ne veux plus voir personne de ces gens-là, jamais, jamais. S’ils reviennent, je… je… tu ne me reverras plus.

 

La marquise avait essuyé ses yeux, et, fatiguée d’émotion, elle murmura :

 

– Voyons, réfléchis, sois raisonnable.

 

Puis, après une minute de silence :

 

– Oui, il vaut mieux que tu te reposes ce matin. Je viendrai te voir dans l’après-midi.

 

Et ayant embrassé sa fille sur le front, elle sortit pour s’habiller, calmée déjà.

 

Yvette, dès que sa mère eut disparu, se leva, et courut pousser le verrou pour être seule, bien seule, puis elle se mit à réfléchir.

 

La femme de chambre frappa vers onze heures et demanda à travers la porte :

 

– Madame la marquise fait demander si Mademoiselle n’a besoin de rien, et ce qu’elle veut pour son déjeuner ?

 

Yvette répondit :

 

– Je n’ai pas faim. Je prie seulement qu’on ne me dérange pas.

 

Et elle demeura au lit comme si elle eût été fort malade.

 

Vers trois heures, on frappa de nouveau. Elle demanda :

 

– Qui est là ?

 

Ce fut la voix de sa mère.

 

– C’est moi, mignonne, je viens voir comment tu vas.

 

Elle hésita. Que ferait-elle ? Elle ouvrit, puis se recoucha.

 

La marquise s’approcha, et parlant à mi-voix comme auprès d’une convalescente :

 

– Eh bien, te trouves-tu mieux ? Tu ne veux pas manger un œuf ?

 

– Non, merci, rien du tout.

 

Mme Obardi s’était assise près du lit. Elles demeurèrent sans rien dire, puis, enfin, comme sa fille restait immobile, les mains inertes sur les draps.

 

– Ne vas-tu pas te lever ?

 

Yvette répondit :

 

– Oui, tout à l’heure.

 

Puis d’un ton grave et lent :

 

– J’ai beaucoup réfléchi, maman, et voici… voici ma résolution. Le passé est le passé, n’en parlons plus. Mais l’avenir sera différent… ou bien… ou bien je sais ce qui me resterait à faire. Maintenant, que ce soit fini là-dessus.

 

La marquise, qui croyait terminée l’explication, sentit un peu d’impatience la gagner. C’était trop maintenant. Cette grande bécasse de fille aurait dû savoir depuis longtemps. Mais elle ne répondit rien et répéta :

 

– Te lèves-tu ?

 

– Oui, je suis prête.

 

Alors sa mère lui servit de femme de chambre, lui apportant ses bas, son corset, ses jupes ; puis elle l’embrassa.

 

– Veux-tu faire un tour avant dîner ?

 

– Oui, maman.

 

Et elles allèrent se promener le long de l’eau, sans guère parler que de choses très banales.

 

IV

 

Le lendemain, dès le matin, Yvette s’en alla toute seule s’asseoir à la place où Servigny lui avait lu l’histoire des fourmis. Elle se dit :

 

– Je ne m’en irai pas de là avant d’avoir pris une résolution.

 

Devant elle, à ses pieds, l’eau coulait, l’eau rapide du bras vif, pleine de remous, de larges bouillons qui passaient dans une fuite muette avec des tournoiements profonds.

 

Elle avait déjà envisagé toutes les faces de la situation et tous les moyens d’en sortir.

 

Que ferait-elle si sa mère ne tenait pas scrupuleusement la condition qu’elle avait posée, ne renonçait pas à sa vie, à son monde, à tout, pour aller se cacher avec elle dans un pays lointain ?

 

Elle pouvait partir seule… fuir. Mais où ? Comment ? De quoi vivrait-elle ?

 

En travaillant ? À quoi ? À qui s’adresserait-elle pour trouver de l’ouvrage ? Et puis l’existence morne et humble des ouvrières, des filles du peuple, lui semblait un peu honteuse, indigne d’elle. Elle songea à se faire institutrice, comme les jeunes personnes des romans, et à être aimée, puis épousée par le fils de la maison. Mais il aurait fallu qu’elle fût de grande race, qu’elle pût, quand le père exaspéré lui reprocherait d’avoir volé l’amour de son fils, dire d’une voix fière :

 

– Je m’appelle Yvette Obardi.

 

Elle ne le pouvait pas. Et puis c’eût été même encore là un moyen banal, usé.

 

Le couvent ne valait guère mieux. Elle ne se sentait d’ailleurs aucune vocation pour la vie religieuse, n’ayant qu’une piété intermittente et fugace. Personne ne pouvait la sauver en l’épousant, étant ce qu’elle était ! Aucun secours n’était acceptable d’un homme, aucune issue possible, aucune ressource définitive !

 

Et puis, elle voulait quelque chose d’énergique, de vraiment grand, de vraiment fort, qui servirait d’exemple ; et elle se résolut à la mort.

 

Elle s’y décida tout d’un coup, tranquillement, comme s’il s’agissait d’un voyage, sans réfléchir, sans voir la mort, sans comprendre que c’est la fin sans recommencement, le départ sans retour, l’adieu éternel à la terre, à la vie.

 

Elle fut disposée immédiatement à cette détermination extrême, avec la légèreté des âmes exaltées et jeunes.

 

Et elle songea au moyen qu’elle emploierait. Mais tous lui apparaissaient d’une exécution pénible et hasardeuse, et demandaient en outre une action violente qui lui répugnait.

 

Elle renonça bien vite au poignard et au revolver qui peuvent blesser seulement, estropier ou défigurer, et qui exigent une main exercée et sûre – à la corde qui est commune, suicide de pauvre, ridicule et laid – à l’eau parce qu’elle savait nager. Restait donc le poison, mais lequel ? Presque tous font souffrir et provoquent des vomissements. Elle ne voulait ni souffrir, ni vomir. Alors elle songea au chloroforme, ayant lu dans un fait divers comment avait fait une jeune femme pour s’asphyxier par ce procédé.

 

Et elle éprouva aussitôt une sorte de joie de sa résolution, un orgueil intime, une sensation de fierté. On verrait ce qu’elle était, ce qu’elle valait.

 

Elle rentra dans Bougival, et elle se rendit chez le pharmacien, à qui elle demanda un peu de chloroforme pour une dent dont elle souffrait. L’homme, qui la connaissait, lui donna une toute petite bouteille de narcotique.

 

Alors elle partit à pied pour Croissy, où elle se procura une seconde fiole de poison. Elle en obtint une troisième à Chatou, une quatrième à Rueil, et elle rentra en retard pour déjeuner. Comme elle avait grand-faim après cette course, elle mangea beaucoup, avec ce plaisir des gens que l’exercice a creusés.

 

Sa mère, heureuse de la voir affamée ainsi, se sentant tranquille enfin, lui dit, comme elles se levaient de table :

 

– Tous nos amis viendront passer la journée de dimanche. J’ai invité le prince, le chevalier et M. de Belvigne.

 

Yvette pâlit un peu, mais ne répondit rien.

 

Elle sortit presque aussitôt, gagna la gare et prit un billet pour Paris.

 

Et pendant tout l’après-midi, elle alla de pharmacie en pharmacie, achetant dans chacune quelques gouttes de chloroforme.

 

Elle revint le soir, les poches pleines de petites bouteilles.

 

Elle recommença le lendemain ce manège, et étant entrée par hasard chez un droguiste, elle put obtenir, d’un seul coup, un quart de litre.

 

Elle ne sortit pas le samedi ; c’était un jour couvert et tiède ; elle le passa tout entier sur la terrasse, étendue sur une chaise longue en osier.

 

Elle ne pensait presque à rien, très résolue et très tranquille.

 

Elle mit, le lendemain, une toilette bleue qui lui allait fort bien, voulant être belle.

 

En se regardant dans sa glace elle se dit tout d’un coup : « Demain, je serai morte. » Et un singulier frisson lui passa le long du corps. – Morte ! Je ne parlerai plus, je ne penserai plus, personne ne me verra plus. Et moi je ne verrai plus rien de tout cela !

 

Elle contemplait attentivement son visage comme si elle ne l’avait jamais aperçu, examinant surtout ses yeux, découvrant mille choses en elle, un caractère secret de sa physionomie qu’elle ne connaissait pas, s’étonnant de se voir, comme si elle avait en face d’elle une personne étrangère, une nouvelle amie.

 

Elle se disait :

 

– C’est moi, c’est moi que voilà dans cette glace. Comme c’est étrange de se regarder soi-même. Sans le miroir cependant, nous ne nous connaîtrions jamais. Tous les autres sauraient comment nous sommes, et nous ne le saurions point, nous.

 

Elle prit ses grands cheveux tressés en nattes et les ramena sur sa poitrine, suivant de l’œil tous ses gestes, toutes ses poses, tous ses mouvements.

 

– Comme je suis jolie ! pensa-t-elle. Demain, je serai morte, là, sur mon lit.

 

Elle regarda son lit, et il lui sembla qu’elle se voyait étendue, blanche comme ses draps.

 

– Morte. Dans huit jours, cette figure, ces yeux, ces joues ne seront plus qu’une pourriture noire, dans une boîte, au fond de la terre.

 

Une horrible angoisse lui serra le cœur.

 

Le clair soleil tombait à flots sur la campagne et l’air doux du matin entrait par la fenêtre.

 

Elle s’assit, pensant à cela : « Morte. » C’était comme si le monde allait disparaître pour elle ; mais non, puisque rien ne serait changé dans ce monde, pas même sa chambre. Oui, sa chambre resterait toute pareille avec le même lit, les mêmes chaises, la même toilette, mais elle serait partie pour toujours, elle, et personne ne serait triste, que sa mère peut-être.

 

On dirait : « Comme elle était jolie ! cette petite Yvette », voilà tout. Et comme elle regardait sa main appuyée sur le bras de son fauteuil, elle songea de nouveau à cette pourriture, à cette bouillie noire et puante que ferait sa chair. Et de nouveau un grand frisson d’horreur lui courut dans tout le corps, et elle ne comprenait pas bien comment elle pourrait disparaître sans que la terre tout entière s’anéantît, tant il lui semblait qu’elle faisait partie de tout, de la campagne, de l’air, du soleil, de la vie.

 

Des rires éclatèrent dans le jardin, un grand bruit de voix, des appels, cette gaieté bruyante des parties de campagne qui commencent, et elle reconnut l’organe sonore de M. de Belvigne, qui chantait :

 

Je suis sous ta fenêtre,

Ah ! daigne enfin paraître.

 

Elle se leva sans réfléchir et vint regarder. Tous applaudirent. Ils étaient là tous les cinq, avec deux autres messieurs qu’elle ne connaissait pas.

 

Elle se recula brusquement, déchirée par la pensée que ces hommes venaient s’amuser chez sa mère, chez une courtisane.

 

La cloche sonna le déjeuner.

 

– Je vais leur montrer comment on meurt, se dit-elle.

 

Et elle descendit d’un pas ferme, avec quelque chose de la résolution des martyres chrétiennes entrant dans le cirque où les lions les attendaient.

 

Elle serra les mains en souriant d’une manière affable, mais un peu hautaine. Servigny lui demanda :

 

– Êtes-vous moins grognon, aujourd’hui, mam’zelle ?

 

Elle répondit d’un ton sévère et singulier :

 

– Aujourd’hui, je veux faire des folies. Je suis dans mon humeur de Paris. Prenez garde.

 

Puis, se tournant vers M. de Belvigne :

 

– C’est vous qui serez mon patito, mon petit Malvoisie. Je vous emmène tous, après le déjeuner, à la fête de Marly.

 

C’était la fête, en effet, à Marly. On lui présenta les deux nouveaux venus, le comte de Tamine et le marquis de Briquetot.

 

Pendant le repas, elle ne parla guère, tendant sa volonté pour être gaie dans l’après-midi, pour qu’on ne devinât rien, pour qu’on s’étonnât davantage, pour qu’on dît : « Qui l’aurait pensé ? Elle semblait si heureuse, si contente ! Que se passe-t-il dans ces têtes-là ? »

 

Elle s’efforçait de ne point songer au soir, à l’heure choisie, alors qu’ils seraient tous sur la terrasse.

 

Elle but du vin le plus qu’elle put, pour se monter, et deux petits verres de fine champagne, et elle était rouge en sortant de table, un peu étourdie, ayant chaud dans le corps et chaud dans l’esprit, lui semblait-il, devenue hardie maintenant et résolue à tout.

 

– En route ! cria-t-elle.

 

Elle prit le bras de M. de Belvigne et régla la marche des autres :

 

– Allons, vous allez former mon bataillon ! Servigny, je vous nomme sergent ; vous vous tiendrez en dehors, sur la droite. Puis vous ferez marcher en tête la garde étrangère, les deux Exotiques, le prince et le chevalier, puis, derrière, les deux recrues qui prennent les armes aujourd’hui. Allons !

 

Ils partirent. Et Servigny se mit à imiter le clairon, tandis que les deux nouveaux venus faisaient semblant de jouer du tambour. M. de Belvigne, un peu confus, disait tout bas :

 

– Mademoiselle Yvette, voyons, soyez raisonnable, vous allez vous compromettre.

 

Elle répondit :

 

– C’est vous que je compromets, Raisiné. Quant à moi, je m’en fiche un peu. Demain, il n’y paraîtra plus. Tant pis pour vous, il ne faut pas sortir avec des filles comme moi.

 

Ils traversèrent Bougival, à la stupéfaction des promeneurs. Tous se retournaient ; les habitants venaient sur leurs portes ; les voyageurs du petit chemin de fer qui va de Rueil à Marly les huèrent ; les hommes, debout sur les plates-formes, criaient :

 

– À l’eau !… à l’eau !…

 

Yvette marchait d’un pas militaire, tenant par le bras Belvigne comme on mène un prisonnier. Elle ne riait point, gardant sur le visage une gravité pâle, une sorte d’immobilité sinistre. Servigny interrompait son clairon pour hurler des commandements. Le prince et le chevalier s’amusaient beaucoup, trouvaient ça très drôle et de haut goût. Les deux jeunes gens jouaient du tambour d’une façon ininterrompue.

 

Quand ils arrivèrent sur le lieu de la fête, ils soulevèrent une émotion. Des filles applaudirent ; des jeunes gens ricanaient ; un gros monsieur, qui donnait le bras à sa femme, déclara, avec une envie dans la voix :

 

– En voilà qui ne s’embêtent pas.

 

Elle aperçut des chevaux de bois et força Belvigne à monter à sa droite tandis que son détachement escaladait par derrière les bêtes tournantes. Quand le divertissement fut terminé, elle refusa de descendre, contraignant son escorte à demeurer cinq fois de suite sur le dos de ces montures d’enfants, à la grande joie du public qui criait des plaisanteries. M. de Belvigne, livide, avait mal au cœur en descendant.

 

Puis elle se mit à vagabonder à travers les baraques. Elle força tous ces hommes à se faire peser au milieu d’un cercle de spectateurs. Elle leur fit acheter des jouets ridicules qu’ils durent porter dans leurs bras. Le prince et le chevalier commençaient à trouver la plaisanterie trop forte. Seuls, Servigny et les deux tambours ne se décourageaient point.

 

Ils arrivèrent enfin au bout du pays. Alors elle contempla ses suivants d’une façon singulière, d’un œil sournois et méchant ; et une étrange fantaisie lui passant par la tête, elle les fit ranger sur la berge droite qui domine le fleuve.

 

– Que celui qui m’aime le plus se jette à l’eau, dit-elle.

 

Personne ne sauta. Un attroupement se forma derrière eux. Des femmes, en tablier blanc, regardaient avec stupeur. Deux troupiers, en culotte rouge, riaient d’un air bête.

 

Elle répéta :

 

– Donc, il n’y a pas un de vous capable de se jeter à l’eau sur un désir de moi ?

 

Servigny murmura :

 

– Ma foi, tant pis.

 

Et il s’élança, debout, dans la rivière.

 

Sa chute jeta des éclaboussures jusqu’aux pieds d’Yvette. Un murmure d’étonnement et de gaieté s’éleva dans la foule.

 

Alors la jeune fille ramassa par terre un petit morceau de bois, et, le lançant dans le courant :

 

– Apporte ! cria-t-elle.

 

Le jeune homme se mit à nager, et saisissant dans sa bouche, à la façon d’un chien, la planche qui flottait, il la rapporta, puis, remontant la berge, il mit un genou par terre pour la présenter.

 

Yvette la prit.

 

– T’es beau, dit-elle.

 

Et, d’une tape amicale, elle caressa ses cheveux.

 

Une grosse dame, indignée, déclara :

 

– Si c’est possible !

 

Une autre dit :

 

– Peut-on s’amuser comme ça !

 

Un homme prononça :

 

– C’est pas moi qui me serait baigné pour une donzelle !

 

Elle reprit le bras de Belvigne, en lui jetant dans la figure :

 

– Vous n’êtes qu’un oison, mon ami ; vous ne savez pas ce que vous avez raté.

 

Ils revinrent. Elle jetait aux passants des regards irrités.

 

– Comme tous ces gens ont l’air bête, dit-elle.

 

Puis, levant les yeux sur le visage de son compagnon :

 

– Vous aussi, d’ailleurs.

 

M. de Belvigne salua. S’étant retournée, elle vit que le prince et le chevalier avaient disparu. Servigny, morne et ruisselant, ne jouait plus du clairon et marchait, d’un air triste, à côté des deux jeunes gens fatigués, qui ne jouaient plus du tambour.

 

Elle se mit à rire sèchement :

 

– Vous en avez assez, paraît-il. Voilà pourtant ce que vous appelez vous amuser, n’est-ce pas ? Vous êtes venus pour ça ; je vous en ai donné pour votre argent.

 

Puis elle marcha sans plus rien dire, et, tout d’un coup, Belvigne s’aperçut qu’elle pleurait. Effaré, il demanda :

 

– Qu’avez-vous ?

 

Elle murmura :

 

– Laissez-moi, cela ne vous regarde pas.

 

Mais il insistait, comme un sot :

 

– Oh ! mademoiselle, voyons, qu’est-ce que vous avez ? Vous a-t-on fait de la peine ?

 

Elle répéta, avec impatience :

 

– Taisez-vous donc !

 

Puis, brusquement, ne résistant plus à la tristesse désespérée qui lui noyait le cœur, elle se mit à sangloter si violemment qu’elle ne pouvait plus avancer.

 

Elle couvrait sa figure sous ses deux mains et haletait avec des râles dans la gorge, étranglée, étouffée par la violence de son désespoir.

 

Belvigne demeurait debout, à côté d’elle, tout à fait éperdu, répétant :

 

– Je n’y comprends rien.

 

Mais Servigny s’avança brusquement.

 

– Rentrons, mam’zelle, qu’on ne vous voie pas pleurer dans la rue. Pourquoi faites-vous des folies comme ça, puisque ça vous attriste ?

 

Et, lui prenant le coude, il l’entraîna. Mais, dès qu’ils arrivèrent à la grille de la villa, elle se mit à courir, traversa le jardin, monta l’escalier et s’enferma chez elle.

 

Elle ne reparut qu’à l’heure du dîner, très pâle, très grave. Tout le monde était gai cependant. Servigny avait acheté chez un marchand du pays des vêtements d’ouvrier, un pantalon de velours, une chemise à fleurs, un tricot, une blouse, et il parlait à la façon des gens du peuple.

 

Yvette avait hâte qu’on eût fini, sentant son courage défaillir. Dès que le café fut pris, elle remonta chez elle.

 

Elle entendait sous sa fenêtre les voix joyeuses. Le chevalier faisait des plaisanteries lestes, des jeux de mots d’étranger, grossiers et maladroits.

 

Elle écoutait, désespérée. Servigny, un peu gris, imitait l’ouvrier pochard, appelait la marquise la patronne. Et, tout d’un coup, il dit à Saval :

 

– Hé ! patron !

 

Ce fut un rire général.

 

Alors, Yvette se décida. Elle prit d’abord une feuille de son papier à lettres et écrivit :

 

« Bougival, ce dimanche, neuf heures du soir.

 

« Je meurs pour ne point devenir une fille entretenue.

 

« YVETTE. »

 

Puis en post-scriptum :

 

« Adieu, chère maman, pardon. »

 

Elle cacheta l’enveloppe, adressée à Mme la marquise Obardi.

 

Puis elle roula sa chaise longue auprès de la fenêtre, attira une petite table à portée de sa main et plaça dessus la grande bouteille de chloroforme à côté d’une poignée de ouate.

 

Un immense rosier couvert de fleurs qui, parti de la terrasse, montait jusqu’à sa fenêtre, exhalait dans la nuit un parfum doux et faible passant par souffles légers ; et elle demeura quelques instants à le respirer. La lune, à son premier quartier, flottait dans le ciel noir, un peu rongée à gauche, et voilée parfois par de petites brumes.

 

Yvette pensait : « Je vais mourir ! je vais mourir ! » Et son cœur gonflé de sanglots, crevant de peine, l’étouffait. Elle sentait en elle un besoin de demander grâce à quelqu’un, d’être sauvée, d’être aimée.

 

La voix de Servigny s’éleva. Il racontait une histoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à tout instant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes que les autres. Elle répétait sans cesse :

 

– Il n’y a que lui pour dire de ces choses-là ! ah ! ah ! ah !

 

Yvette prit la bouteille, la déboucha et versa un peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée, étrange, se répandit ; et comme elle approchait de ses lèvres le morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte et irritante qui la fit tousser.

 

Alors, fermant la bouche, elle se mit à l’aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle, fermant les yeux et s’efforçant d’éteindre en elle toute pensée pour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.

 

Il lui sembla d’abord que sa poitrine s’élargissait, s’agrandissait, et que son âme tout à l’heure pesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si le poids qui l’accablait se fût soulevé, allégé, envolé.

 

Quelque chose de vif et d’agréable la pénétrait jusqu’au bout des membres, jusqu’au bout des pieds et des mains, entrait dans sa chair, une sorte d’ivresse vague, de fièvre douce.

 

Elle s’aperçut que le coton était sec, et elle s’étonna de n’être pas encore morte. Ses sens lui semblaient aiguisés, plus subtils, plus alertes.

 

Elle entendait jusqu’aux moindres paroles prononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment il avait tué en duel un général autrichien.

 

Puis, très loin, dans la campagne, elle écoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d’un chien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible des feuilles.

 

Elle reprit la bouteille, et imprégna de nouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer. Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien ; puis ce lent et charmant bien-être qui l’avait envahie déjà, la ressaisit.

 

Deux fois elle versa du chloroforme dans le coton, avide maintenant de cette sensation physique et de cette sensation morale, de cette torpeur rêvante où s’égarait son âme.

 

Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela, doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamais sentie.

 

Elle se rappelait mille choses oubliées, des petits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir. Son esprit, doué tout à coup d’une agilité inconnue, sautait aux idées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondait dans le passé, et s’égarait dans les événements espérés de l’avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charme sensuel, elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.

 

Elle entendait toujours les voix, mais elle ne distinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d’autres sens. Elle s’enfonçait, elle s’égarait dans une espèce de féerie étrange et variée.

 

Elle était sur un grand bateau qui passait le long d’un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des gens sur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvait à terre, sans se demander comment ; et Servigny, habillé en prince, venait la chercher pour la conduire à un combat de taureaux.

 

Les rues étaient pleines de passants qui causaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l’étonnaient point, comme si elle eût connu les personnes, car à travers son ivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis de sa mère sur la terrasse.

 

Puis tout devint vague.

 

Puis elle se réveilla, délicieusement engourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.

 

Donc, elle n’était pas morte encore.

 

Mais elle se sentait si reposée, dans un tel bien-être physique, dans une telle douceur d’esprit qu’elle ne se hâtait point d’en finir ! Elle eût voulu faire durer toujours cet état d’assoupissement exquis.

 

Elle respirait lentement et regardait la lune, en face d’elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans son esprit. Elle ne pensait plus comme tout à l’heure. Le chloroforme, en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, et endormi sa volonté de mourir.

 

Pourquoi ne vivrait-elle pas ? Pourquoi ne serait-elle pas aimée ? Pourquoi n’aurait-elle pas une vie heureuse ? Tout lui paraissait possible maintenant, et facile et certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmant dans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versa encore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, en écartant parfois le poison de sa narine, pour n’en pas absorber trop, pour ne pas mourir.

 

Elle regardait la lune et voyait une figure dedans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagne dans la griserie imagée de l’opium. Cette figure se balançait au milieu du ciel ; puis elle chantait ; elle chantait, avec une voix bien connue, l’Alleluia d’amour.

 

C’était la marquise qui venait de rentrer pour se mettre au piano.

 

Yvette avait des ailes maintenant. Elle volait, la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois et des fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battant des ailes, portée par le vent comme on serait porté par des caresses. Elle se roulait dans l’air qui lui baisait la peau, et elle filait si vite, si vite qu’elle n’avait le temps de rien voir au-dessous d’elle, et elle se trouvait assise au bord d’un étang, une ligne à la main ; elle pêchait.

 

Quelque chose tirait sur le fil qu’elle sortait de l’eau, en amenant un magnifique collier de perles, dont elle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s’étonnait nullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu à côté d’elle sans qu’elle sût comment, pêchant aussi et faisant sortir de la rivière un cheval de bois.

 

Puis elle eut de nouveau la sensation qu’elle se réveillait et elle entendit qu’on l’appelait en bas.

 

Sa mère avait dit :

 

– Éteins donc la bougie.

 

Puis la voix de Servigny s’éleva claire et comique :

 

– Éteignez donc vot’ bougie, mam’zelle Yvette.

 

Et tous reprirent en chœur :

 

– Mam’zelle Yvette, éteignez donc votre bougie.

 

Elle versa de nouveau du chloroforme dans le coton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assez loin de son visage pour respirer de l’air frais, tout en répandant en sa chambre l’odeur asphyxiante du narcotique, car elle comprit qu’on allait monter ; et, prenant une posture bien abandonnée, une posture de morte, elle attendit.

 

La marquise disait :

 

– Je suis un peu inquiète ! Cette petite folle s’est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Je vais envoyer Clémence pour l’éteindre et pour fermer la fenêtre de son balcon qui est restée grande ouverte.

 

Et bientôt la femme de chambre heurta la porte en appelant :

 

– Mademoiselle, mademoiselle !

 

Après un silence, elle reprit :

 

– Mademoiselle, Mme la marquise vous prie d’éteindre votre bougie et de fermer votre fenêtre.

 

Clémence attendit encore un peu, puis frappa plus fort en criant :

 

– Mademoiselle, mademoiselle !

 

Comme Yvette ne répondait pas, la domestique s’en alla et dit à la marquise :

 

– Mademoiselle est endormie sans doute ; son verrou est poussé et je ne peux pas la réveiller.

 

Mme Obardi murmura :

 

– Elle ne va pourtant pas rester comme ça ?

 

Tous alors, sur le conseil de Servigny, se réunirent sous la fenêtre de la jeune fille, et hurlèrent en chœur : – Hip ! – hip ! – hurra ! – mam’zelle Yvette !

 

Leur clameur s’éleva dans la nuit calme, s’envola sous la lune dans l’air transparent, s’en alla sur le pays dormant ; et ils l’entendirent s’éloigner ainsi que fait le bruit d’un train qui fuit.

 

Comme Yvette ne répondit pas, la marquise prononça :

 

– Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ; je commence à avoir peur.

 

Alors, Servigny, cueillant les roses rouges du gros rosier poussé le long du mur et les boutons pas encore éclos, se mit à les lancer dans la chambre par la fenêtre.

 

Au premier qu’elle reçut, Yvette tressauta, faillit crier. D’autres tombaient sur sa robe, d’autres dans ses cheveux, d’autres, passant par-dessus sa tête, allaient jusqu’au lit, le couvraient d’une pluie de fleurs.

 

La marquise cria encore une fois, d’une voix étranglée :

 

– Voyons, Yvette, réponds-nous.

 

Alors, Servigny déclara :

 

– Vraiment, ça n’est pas naturel, je vais grimper par le balcon.

 

Mais le chevalier s’indigna.

 

– Permettez, permettez, c’est là une grosse faveur, je réclame ; c’est un trop bon moyen… et un trop bon moment pour obtenir un rendez-vous !

 

Tous les autres, qui croyaient à une farce de la jeune fille, s’écriaient :

 

– Nous protestons. C’est un coup monté. Montera pas, montera pas.

 

Mais la marquise, émue, répétait :

 

– Il faut pourtant qu’on aille voir.

 

Le prince déclara, avec un geste dramatique :

 

– Elle favorise le duc, nous sommes trahis.

 

– Jouons à pile ou face qui montera, demanda le chevalier.

 

Et il tira de sa poche une pièce d’or de cent francs.

 

Il commença avec le prince :

 

– Pile, dit-il.

 

Ce fut face.

 

Le prince jeta la pièce à son tour, en disant à Saval :

 

– Prononcez, monsieur.

 

Saval prononça :

 

– Face.

 

Ce fut pile.

 

Le prince ensuite posa la même question à tous les autres. Tous perdirent.

 

Servigny, qui restait seul en face de lui, déclara de son air insolent :

 

– Parbleu, il triche !

 

Le Russe mit la main sur son cœur et tendit la pièce d’or à son rival, en disant :

 

– Jouez vous-même, mon cher duc.

 

Servigny la prit et la lança en criant :

 

– Face !

 

Ce fut pile.

 

Il salua et indiquant de la main le pilier du balcon :

 

– Montez, mon prince.

 

Mais le prince regardait autour de lui d’un air inquiet.

 

– Que cherchez-vous ? demanda le chevalier.

 

– Mais… je… je voudrais bien… une échelle.

 

Un rire général éclata. Et Saval, s’avançant :

 

– Nous allons vous aider.

 

Il l’enleva dans ses bras d’hercule, en recommandant :

 

– Accrochez-vous au balcon.

 

Le prince aussitôt s’accrocha, et Saval l’ayant lâché, il demeura suspendu, agitant ses pieds dans le vide. Alors, Servigny saisissant ces jambes affolées qui cherchaient un point d’appui, tira dessus de toute sa force ; les mains lâchèrent et le prince tomba comme un bloc sur le ventre de M. de Belvigne qui s’avançait pour le soutenir.

 

– À qui le tour ? demanda Servigny.

 

Mais personne ne se présenta.

 

– Voyons, Belvigne, de l’audace.

 

– Merci, mon cher, je tiens à mes os.

 

– Voyons, chevalier, vous devez avoir l’habitude des escalades. Je vous cède la place, mon cher duc.

 

– Heu !… heu !… c’est que je n’y tiens plus tant que ça.

 

Et Servigny, l’œil en éveil, tournait autour du pilier.

 

Puis, d’un saut, s’accrochant au balcon, il s’enleva par les poignets, fit un rétablissement comme un gymnaste et franchit la balustrade.

 

Tous les spectateurs, le nez en l’air, applaudissaient. Mais il reparut aussitôt en criant :

 

– Venez vite ! Venez vite ! Yvette est sans connaissance !

 

La marquise poussa un grand cri et s’élança dans l’escalier.

 

La jeune fille, les yeux fermés, faisait la morte. Sa mère entra, affolée, et se jeta sur elle.

 

– Dites, qu’est-ce qu’elle a ? qu’est-ce qu’elle a ?

 

Servigny ramassait la bouteille de chloroforme tombée sur le parquet :

 

– Elle s’est asphyxiée, dit-il.

 

Et il colla son oreille sur le cœur, puis il ajouta :

 

– Mais elle n’est pas morte ; nous la ranimerons. Avez-vous ici de l’ammoniaque ?

 

La femme de chambre, éperdue, répétait :

 

– De quoi… de quoi… monsieur ?

 

– De l’eau sédative.

 

– Oui, monsieur.

 

– Apportez tout de suite, et laissez la porte ouverte pour établir un courant d’air.

 

La marquise, tombée sur les genoux, sanglotait.

 

– Yvette ! Yvette ! ma fille, ma petite fille, ma fille, écoute, réponds-moi, Yvette, mon enfant. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’elle a ?

 

Et les hommes effarés remuaient sans rien faire, apportaient de l’eau, des serviettes, des verres, du vinaigre.

 

Quelqu’un dit : « Il faut la déshabiller ! »

 

Et la marquise, qui perdait la tête, essaya de dévêtir sa fille ; mais elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Ses mains tremblaient, s’embrouillaient, se perdaient et elle gémissait : « Je… je… je ne peux pas, je ne peux pas… »

 

La femme de chambre était rentrée apportant une bouteille de pharmacien que Servigny déboucha et dont il versa la moitié sur un mouchoir. Puis il le colla sous le nez d’Yvette, qui eut une suffocation.

 

– Bon, elle respire, dit-il. Ça ne sera rien.

 

Et il lui lava les tempes, les joues, le cou avec le liquide à la rude senteur.

 

Puis il fit signe à la femme de chambre de délacer la jeune fille, et quand elle n’eut plus qu’une jupe sur sa chemise, il l’enleva dans ses bras, et la porta jusqu’au lit en frémissant, remué par l’odeur de ce corps presque nu, par le contact de cette chair, par la moiteur des seins à peine cachés qu’il faisait fléchir sous sa bouche.

 

Lorsqu’elle fut couchée, il se releva fort pâle. « Elle va revenir à elle, dit-il, ce n’est rien. » Car il l’avait entendue respirer d’une façon continue et régulière. Mais, apercevant tous les hommes, les yeux fixés sur Yvette étendue en son lit, une irritation jalouse le fit tressaillir, et s’avançant vers eux :

 

– Messieurs, nous sommes beaucoup trop dans cette chambre ; veuillez nous laisser seuls, M. Saval et moi, avec la marquise.

 

Il parlait d’un ton sec et plein d’autorité. Les autres s’en allèrent aussitôt.

 

Mme Obardi avait saisi son amant à pleins bras, et, la tête levée vers lui, elle lui criait :

 

– Sauvez-la… Oh ! sauvez-la !…

 

Mais Servigny, s’étant retourné, vit une lettre sur la table. Il la saisit d’un mouvement rapide et lut l’adresse. Il comprit et pensa : « Peut-être ne faut-il pas que la marquise ait connaissance de cela. » Et, déchirant l’enveloppe, il parcourut d’un regard les deux lignes qu’elle contenait :

 

« Je meurs pour ne pas devenir une fille entretenue. »

 

« YVETTE. »

 

« Adieu, ma chère maman. Pardon. »

 

– Diable, pensa-t-il, ça demande réflexion.

 

Et il cacha la lettre dans sa poche.

 

Puis il se rapprocha du lit, et aussitôt la pensée lui vint que la jeune fille avait repris connaissance, mais qu’elle n’osait pas le montrer par honte, par humiliation, par crainte des questions.

 

La marquise était tombée à genoux, maintenant, et elle pleurait, la tête sur le pied du lit. Tout à coup elle prononça : « Un médecin, il faut un médecin. »

 

Mais Servigny, qui venait de parler bas avec Saval, lui dit : « Non, c’est fini. Tenez, allez vous-en une minute, rien qu’une minute, et je vous promets qu’elle vous embrassera quand vous reviendrez. » Et le baron, soulevant Mme Obardi par le bras, l’entraîna.

 

Alors, Servigny, s’asseyant près de la couche, prit la main d’Yvette et prononça : « Mam’zelle, écoutez-moi… »

 

Elle ne répondit pas. Elle se sentait si bien, si doucement, si chaudement couchée, qu’elle aurait voulu ne plus jamais remuer, ne plus jamais parler, et vivre comme ça toujours. Un bien-être infini l’avait envahie, un bien-être tel qu’elle n’en avait jamais senti de pareil.

 

L’air tiède de la nuit entrant par souffles légers, par souffles de velours, lui passait de temps en temps sur la face d’une façon exquise, imperceptible. C’était une caresse, quelque chose comme un baiser du vent, comme l’haleine lente et rafraîchissante d’un éventail qui aurait été fait de toutes les feuilles des bois et de toutes les ombres de la nuit, de la brume des rivières, et de toutes les fleurs aussi, car les roses jetées d’en bas dans sa chambre et sur son lit, et les roses grimpées au balcon, mêlaient leur senteur languissante à la saveur saine de la brise nocturne.

 

Elle buvait cet air si bon, les yeux fermés, le cœur reposé dans l’ivresse encore persistante de l’opium, elle n’avait plus du tout le désir de mourir, mais une envie forte, impérieuse, de vivre, d’être heureuse, n’importe comment, d’être aimée, oui, aimée.

 

Servigny répéta :

 

– Mam’zelle Yvette, écoutez-moi.

 

Et elle se décida à ouvrir les yeux. Il reprit, la voyant ranimée :

 

– Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que des folies pareilles ?

 

Elle murmura :

 

– Mon pauvre Muscade, j’avais tant de chagrin.

 

Il lui serrait la main paternellement :

 

– C’est ça qui vous avançait à grand-chose, ah oui ! Voyons, vous allez me promettre de ne pas recommencer ?

 

Elle ne répondit pas, mais elle fit un petit mouvement de tête qu’accentuait un sourire plutôt sensible que visible.

 

Il tira de sa poche la lettre trouvée sur la table :

 

– Est-ce qu’il faut montrer cela à votre mère ?

 

Elle fit « non » d’un signe du front.

 

Il ne savait plus que dire, car la situation lui paraissait sans issue. Il murmura :

 

– Ma chère petite, il faut prendre son parti des choses les plus pénibles. Je comprends bien votre douleur, et je vous promets…

 

Elle balbutia :

 

– Vous êtes bon…

 

Ils se turent. Il la regardait. Elle avait dans l’œil quelque chose d’attendri, de défaillant ; et, tout d’un coup, elle souleva les deux bras, comme si elle eût voulu l’attirer. Il se pencha sur elle, sentant qu’elle l’appelait ; et leurs lèvres s’unirent.

 

Longtemps ils restèrent ainsi, les yeux fermés. Mais lui, comprenant qu’il allait perdre la tête, se releva. Elle lui souriait maintenant d’un vrai sourire de tendresse ; et, de ses deux mains accrochées aux épaules, elle le retenait.

 

– Je vais chercher votre mère, dit-il.

 

Elle murmura :

 

– Encore une seconde. Je suis si bien.

 

Puis, après un silence, elle prononça tout bas, si bas qu’il entendit à peine :

 

– Vous m’aimerez bien, dites ?

 

Il s’agenouilla près du lit, et baisant le poignet qu’elle lui avait laissé :

 

– Je vous adore.

 

Mais on marchait près de la porte. Il se releva d’un bond et cria de sa voix ordinaire qui semblait toujours un peu ironique :

 

– Vous pouvez entrer. C’est fait maintenant.

 

La marquise s’élança sur sa fille, les deux bras ouverts, et l’étreignit frénétiquement, couvrant de larmes son visage, tandis que Servigny, l’âme radieuse, la chair émue, s’avançait sur le balcon pour respirer le grand air frais de la nuit, en fredonnant :

 

Souvent femme varie,

Bien fol est qui s’y fie.

 

 

29 août – 9 septembre 1884

Le retour[2]

 

La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux ; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l’océan, se chauffe au soleil.

 

Tout à l’entrée, la maison des Martin-Lévesque, seule, au bord de la route. C’est une petite demeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanaché d’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin.

 

L’homme est à la pêche, et la femme, devant la loge, répare les mailles d’un grand filet brun, tendu sur le mur ainsi qu’une immense toile d’araignée. Une fillette de quatorze ans, à l’entrée du jardin, assise sur une chaise de paille penchée en arrière et appuyée du dos à la barrière, raccommode du linge, du linge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plus jeune d’un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encore sans gestes et sans parole ; et deux mioches de deux et trois ans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mains maladroites et se jettent des poignées de poussière dans la figure.

 

Personne ne parle. Seul le moutard qu’on essaie d’endormir pleure d’une façon continue, avec une petite voix aigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre ; et des giroflées épanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleurs blanches sur qui bourdonne un peuple de mouches.

 

La fillette qui coud près de l’entrée appelle tout à coup :

 

– M’man !

 

La mère répond :

 

– Qué qu’t’as ?

 

– Le r’voilà.

 

Elles sont inquiètes depuis le matin, parce qu’un homme rôde autour de la maison : un vieux homme qui a l’air d’un pauvre. Elles l’ont aperçu comme elles allaient conduire le père à son bateau, pour l’embarquer. Il était assis sur le fossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de la plage, elles l’ont retrouvé là, qui regardait la maison.

 

Il semblait malade et très misérable. Il n’avait pas bougé pendant plus d’une heure ; puis, voyant qu’on le considérait comme un malfaiteur, il s’était levé et était parti en traînant la jambe.

 

Mais bientôt elles l’avaient vu revenir de son pas lent et fatigué ; et il s’était encore assis, un peu plus loin cette fois, comme pour les guetter.

 

La mère et les fillettes avaient peur. La mère surtout se tracassait parce qu’elle était d’un naturel craintif, et que son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu’à la nuit tombante.

 

Son mari s’appelait Lévesque ; elle, on la nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque. Voici pourquoi : elle avait épousé en premières noces un matelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, à la pêche de la morue.

 

Après deux années de mariage, elle avait de lui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quand le bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, un trois-mâts-barque de Dieppe, disparut.

 

On n’en eut jamais aucune nouvelle ; aucun des marins qui le montaient ne revint ; on le considéra donc comme perdu corps et biens.

 

La Martin attendit son homme pendant dix ans, élevant à grand-peine ses deux enfants ; puis, comme elle était vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veuf avec un garçon, la demanda en mariage. Elle l’épousa et eut encore de lui deux enfants en trois ans.

 

Ils vivaient péniblement, laborieusement. Le pain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. On s’endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les mois de bourrasques. Les petits se portaient bien, cependant. On disait :

 

– C’est des braves gens, les Martin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n’a pas son pareil pour la pêche.

 

La fillette assise à la barrière reprit :

 

– On dirait qui nous connaît. C’est p’t-être ben quéque pauvre d’Épreville ou d’Auzebosc.

 

Mais la mère ne s’y trompait pas. Non, non, ça n’était pas quelqu’un du pays, pour sûr !

 

Comme il ne remuait pas plus qu’un pieu, et qu’il fixait ses yeux avec obstination sur le logis des Martin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendant brave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.

 

– Qué que vous faites là ? cria-t-elle au vagabond.

 

Il répondit d’une voix enrouée.

 

– J’prends la fraîche, donc ! J’vous fais-ti tort ?

 

Elle reprit :

 

– Pourqué qu’vous êtes quasiment en espionance devant ma maison ?

 

L’homme répliqua :

 

– Je n’fais d’mal à personne. C’est-i point permis d’s’asseoir sur la route ?

 

Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chez elle.

 

La journée s’écoula lentement. Vers midi, l’homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vit plus dans la soirée.

 

Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui dit la chose. Il conclut :

 

– C’est quéque fouineur ou quéque malicieux.

 

Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sa compagne songeait à ce rôdeur qui l’avait regardée avec des yeux si drôles.

 

Quand le jour vint, il faisait grand vent, et le matelot, voyant qu’il ne pourrait prendre la mer, aida sa femme à raccommoder ses filets.

 

Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin, qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mine effarée, et cria :

 

– M’man, le r’voilà !

 

La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit à son homme :

 

– Va li parler, Lévesque, pour qu’il ne nous guette point comme ça, parce que, mé, ça me tourne les sens.

 

Et Lévesque, un grand matelot au teint de brique, à la barbe drue et rouge, à l’œil bleu percé d’un point noir, au cou fort, enveloppé toujours de laine, par crainte du vent et de la pluie au large, sortit tranquillement et s’approcha du rôdeur.

 

Et ils se mirent à parler.

 

La mère et les enfants les regardaient de loin, anxieux et frémissants.

 

Tout à coup l’inconnu se leva et s’en vint, avec Lévesque, vers la maison.

 

La Martin, effarée, se reculait. Son homme lui dit :

 

– Donne li un p’tieu de pain et un verre de cidre. I n’a rien mâqué depuis avant-hier.

 

Et ils entrèrent tous deux dans le logis, suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s’assit et se mit à manger, la tête baissée sous tous les regards.

 

La mère, debout, le dévisageait ; les deux grandes filles, les Martin, adossées à la porte, l’une portant le dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et les deux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cessé de jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cet étranger.

 

Lévesque, ayant pris une chaise, lui demanda :

 

– Alors vous v’nez de loin ?

 

– J’viens d’Cette.

 

– À pied, comme ça ?…

 

– Oui, à pied. Quand on n’a pas les moyens, faut ben.

 

– Ousque vous allez donc ?

 

– J’allais t’ici.

 

– Vous y connaissez quelqu’un ?

 

– Ça se peut ben.

 

Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu’il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain. Il avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.

 

Lévesque lui demanda brusquement :

 

– Comment que vous vous nommez ?

 

Il répondit sans lever le nez :

 

– Je me nomme Martin.

 

Un étrange frisson secoua la mère. Elle fit un pas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en face de lui, les bras pendants, la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lévesque enfin reprit :

 

– Êtes-vous d’ici ?

 

Il répondit :

 

– J’suis d’ici.

 

Et comme il levait enfin la tête, les yeux de la femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés, comme si les regards se fussent accrochés.

 

Et elle prononça tout à coup, d’une voix changée, basse, tremblante :

 

– C’est-y té, mon homme ?

 

Il articula lentement :

 

– Oui, c’est mé.

 

Il ne remua pas, continuant à mâcher son pain.

 

Lévesque, plus surpris qu’ému, balbutia :

 

– C’est té, Martin ?

 

L’autre dit simplement :

 

– Oui, c’est mé.

 

Et le second mari demanda :

 

– D’où que tu d’viens donc ?

 

Le premier raconta :

 

– D’la côte d’Afrique. J’ons sombré sur un banc. J’nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Et pi j’avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C’est un voyageur anglais qui m’a pris-t-en passant et qui m’a reconduit à Cette. Et me v’là.

 

La Martin s’était mise à pleurer, la figure dans son tablier.

 

Lévesque prononça :

 

– Qué que j’allons fé, à c’t’heure ?

 

Martin demanda :

 

– C’est té qu’es s’n homme ?

 

Lévesque répondit :

 

– Oui, c’est mé !

 

Ils se regardèrent et se turent.

 

Alors, Martin, considérant les enfants en cercle autour de lui, désigna d’un coup de tête les deux fillettes.

 

– C’est-i les miennes ?

 

Lévesque dit :

 

– C’est les tiennes.

 

Il ne se leva point ; il ne les embrassa point ; il constata seulement :

 

– Bon Dieu, qu’a sont grandes !

 

Lévesque répéta :

 

– Qué que j’allons fé ?

 

Martin, perplexe, ne savait guère plus. Enfin il se décida :

 

– Moi, j’f’rai à ton désir. Je n’veux pas t’faire tort. C’est contrariant tout de même, vu la maison. J’ai deux éfants, tu n’as trois, chacun les siens. La mère, c’est-ti à té, c’est-ti à mé ? J’suis consentant à ce qui te plaira ; mais la maison, c’est à mé, vu qu’mon père me l’a laissée, que j’y sieus né, et qu’elle a des papiers chez le notaire.

 

La Martin pleurait toujours, par petits sanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s’étaient rapprochées et regardèrent leur père avec inquiétude.

 

Il avait fini de manger. Il dit à son tour :

 

– Qué que j’allons fé ?

 

Lévesque eut une idée :

 

– Faut aller chez l’curé, i’décidera.

 

Martin se leva, et comme il s’avançait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant :

 

– Mon homme ! te v’là ! Martin, mon pauvre Martin, te v’là !

 

Et elle le tenait à pleins bras, traversée brusquement par un souffle d’autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premières étreintes.

 

Martin, ému lui-même, l’embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier-né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d’une voix aiguë comme un fifre faux.

 

Lévesque, debout, attendait :

 

– Allons, dit-il, faut se mettre en règle.

 

Martin lâcha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mère leur dit :

 

– Baisez vot’ pé, au moins.

 

Elles s’approchèrent en même temps, l’œil sec, étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l’une après l’autre, sur les deux joues, d’un gros bécot paysan. En voyant approcher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perçants, qu’il faillit être pris de convulsions.

 

Puis les deux hommes sortirent ensemble.

 

Comme ils passaient devant le Café du Commerce, Lévesque demanda :

 

– Si je prenions toujours une goutte ?

 

– Moi, j’veux ben, déclara Martin.

 

Ils entrèrent, s’assirent dans la pièce encore vide et Lévesque cria :

 

– Eh ! Chicot, deux fil-en-six, de la bonne, c’est Martin qu’est r’venu, Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu’était perdu.

 

Et le cabaretier, trois verres d’une main, un carafon de l’autre, s’approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d’un air tranquille :

 

– Tiens ! te v’là donc, Martin ?

 

Martin répondit :

 

– Mé v’là.

 

 

28 juillet 1884

L’abandonné[3]

 

– Vraiment, je te crois folle, ma chère amie, d’aller te promener dans la campagne par un pareil temps. Tu as, depuis deux mois, de singulières idées. Tu m’amènes, bon gré, mal gré, au bord de la mer, alors que jamais, depuis quarante-cinq ans que nous sommes mariés, tu n’avais eu pareille fantaisie. Tu choisis d’autorité Fécamp, une triste ville, et te voilà prise d’une telle rage de locomotion, toi qui ne remuais jamais, que tu veux te promener à travers champs par le jour le plus chaud de l’année. Dis à d’Apreval de t’accompagner, puisqu’il se prête à tous tes caprices. Quant à moi, je rentre faire la sieste.

 

Mme de Cadour se tourna vers son ancien ami :

 

– Venez-vous avec moi, d’Apreval ?

 

Il s’inclina, en souriant, avec une galanterie du temps passé :

 

– Où vous irez, j’irai, dit-il.

 

– Eh bien, allez attraper une insolation, déclara M. de Cadour. Et il rentra dans l’hôtel des Bains pour s’étendre une heure ou deux sur son lit.

 

Dès qu’ils furent seuls, la vieille femme et son vieux compagnon se mirent en route. Elle dit, très bas, en lui serrant la main : « Enfin ! enfin ! »

 

Il murmura :

 

– Vous êtes folle. Je vous assure que vous êtes folle. Songez à ce que vous risquez. Si cet homme…

 

Elle eut un sursaut :

 

– Oh ! Henri, ne dites pas Cet homme, en parlant de lui.

 

Il reprit d’un ton brusque :

 

– Eh bien ! si notre fils se doute de quelque chose, s’il nous soupçonne, il vous tient, il nous tient. Vous vous êtes bien passée de le voir depuis quarante ans. Qu’avez-vous aujourd’hui ?

 

Ils avaient suivi la longue rue qui va de la mer à la ville. Ils tournèrent à droite pour monter la côte d’Étretat. La route blanche se déroulait sous une pluie brûlante de soleil.

 

Ils allaient lentement sous l’ardente chaleur, à petits pas. Elle avait passé son bras sous celui de son ami, et elle regardait droit devant elle d’un regard fixe, hanté !

 

Elle prononça :

 

– Ainsi, vous ne l’avez jamais revu non plus ?

 

– Non, jamais !

 

– Est-ce possible ?

 

– Ma chère amie, ne recommençons point cette éternelle discussion. J’ai une femme et des enfants, comme vous avez un mari, nous avons donc l’un et l’autre tout à craindre de l’opinion.

 

Elle ne répondit point. Elle songeait à sa jeunesse lointaine, aux choses passées, si tristes.

 

On l’avait mariée, comme on marie les jeunes filles. Elle ne connaissait guère son fiancé, un diplomate, et elle vécut avec lui, plus tard, de la vie de toutes les femmes du monde.

 

Mais voilà qu’un jeune homme, M. d’Apreval, marié comme elle, l’aima d’une passion profonde ; et pendant une longue absence de M. de Cadour, parti aux Indes en mission politique, elle succomba.

 

Aurait-elle pu résister ? se refuser ? Aurait-elle eu la force, le courage de ne pas céder, car elle l’aimait aussi ? Non, vraiment, non ! C’eût été trop dur ! elle aurait trop souffert ! Comme la vie est méchante et rusée ! Peut-on éviter certaines atteintes du sort, peut-on fuir la destinée fatale ? Quand on est femme, seule, abandonnée, sans tendresse, sans enfants, peut-on fuir toujours une passion qui se lève sur vous, comme on fuirait la lumière du soleil, pour vivre, jusqu’à sa mort, dans la nuit ?

 

Comme elle se rappelait tous les détails maintenant, ses baisers, ses sourires, son arrêt sur la porte pour la regarder en entrant chez elle. Quels jours heureux, ses seuls beaux jours, si vite finis !

 

Puis elle s’aperçut qu’elle était enceinte ! quelles angoisses !

 

Oh ! ce voyage, dans le Midi, ce long voyage, ces souffrances, ces terreurs incessantes, cette vie cachée dans ce petit chalet solitaire, sur le bord de la Méditerranée, au fond d’un jardin dont elle n’osait pas sortir !

 

Comme elle se les rappelait, les longs jours qu’elle passait étendue sous un oranger, les yeux levés vers les fruits rouges, tout ronds, dans le feuillage vert ! Comme elle aurait voulu sortir, aller jusqu’à la mer, dont le souffle frais lui venait par-dessus le mur, dont elle entendait les courtes vagues sur la plage, dont elle rêvait la grande surface bleue, luisante de soleil avec des voiles blanches et une montagne à l’horizon. Mais elle n’osait point franchir la porte. Si on l’avait reconnue, déformée ainsi, montrant sa honte dans sa lourde ceinture !

 

Et les jours d’attente, les derniers jours torturants ! les alertes ! les souffrances menaçantes ! puis l’effroyable nuit ! Que de misères elle avait endurées.

 

Quelle nuit, celle-là ! Comme elle avait gémi, crié ! Elle voyait encore la face pâle de son amant, qui lui baisait la main à chaque minute, la figure glabre du médecin, le bonnet blanc de la garde.

 

Et quelle secousse elle avait sentie en son cœur en entendant ce frêle gémissement d’enfant, ce miaulement, ce premier effort d’une voix d’homme !

 

Et le lendemain ! le lendemain ! le seul jour de sa vie où elle eût vu et embrassé son fils, car jamais, depuis, elle ne l’avait seulement aperçu !

 

Et, depuis lors, quelle longue existence vide où flottait toujours, toujours, la pensée de cet enfant ! Elle ne l’avait pas revu, pas une seule fois, ce petit être sorti d’elle, son fils ! On l’avait pris, emporté, caché. Elle savait seulement qu’il avait été élevé par des paysans normands, qu’il était devenu lui-même un paysan, et qu’il était marié, bien marié et bien doté par son père, dont il ignorait le nom.

 

Que de fois, depuis quarante ans, elle avait voulu partir pour le voir, pour l’embrasser ! Elle ne se figurait pas qu’il eût grandi ! Elle songeait toujours à cette larve humaine qu’elle avait tenue un jour dans ses bras et serrée contre son flanc meurtri.

 

Que de fois elle avait dit à son amant : « Je n’y tiens plus, je veux le voir, je vais partir. »

 

Toujours il l’avait retenue, arrêtée. Elle ne saurait pas se contenir, se maîtriser ; l’autre devinerait, l’exploiterait. Elle serait perdue.

 

– Comment est-il ? disait-elle.

 

– Je ne sais pas. Je ne l’ai point revu non plus.

 

– Est-ce possible ? avoir un fils et ne le point connaître. Avoir peur de lui, l’avoir rejeté comme une honte. – C’était horrible.

 

Ils allaient sur la longue route, accablés par la flamme du soleil, montant toujours l’interminable côte.

 

Elle reprit :

 

– Ne dirait-on pas un châtiment ? Je n’ai jamais eu d’autre enfant. Non, je ne pouvais plus résister à ce désir de le voir, qui me hante depuis quarante ans. Vous ne comprenez pas cela, vous, les hommes. Songez que je suis tout près de la mort. Et je ne l’aurai pas revu !… pas revu, est-ce possible ? Comment ai-je pu attendre si longtemps ? J’ai pensé à lui toute ma vie. Quelle affreuse existence cela m’a fait. Je ne me suis pas réveillée une fois, pas une fois, entendez-vous, sans que ma première pensée n’ait été pour lui, pour mon enfant. Comment est-il ? Oh ! comme je me sens coupable vis-à-vis de lui ! Doit-on craindre le monde en ce cas-là ? J’aurais dû tout quitter et le suivre, l’élever, l’aimer. J’aurais été plus heureuse, certes. Je n’ai pas osé. J’ai été lâche. Comme j’ai souffert ! Oh ! ces pauvres êtres abandonnés, comme ils doivent haïr leurs mères !

 

Elle s’arrêta brusquement, étranglée par les sanglots. Tout le vallon était désert et muet sous la lumière accablante du jour. Seules, les sauterelles jetaient leur cri sec et continu dans l’herbe jaune et rare des deux côtés de la route.

 

– Asseyez-vous un peu, dit-il.

 

Elle se laissa conduire jusqu’au bord du fossé et s’affaissa, la figure dans ses mains. Ses cheveux blancs, tordus en spirales des deux côtés de son visage, se déroulaient, et elle pleurait, déchirée par une douleur profonde.

 

Il restait debout en face d’elle, inquiet, ne sachant que lui dire. Il murmura : « Allons… du courage. »

 

Elle se releva : « J’en aurai. » Et, s’essuyant les yeux, elle se remit en marche d’un pas saccadé de vieille.

 

La route s’enfonçait, un peu plus loin, sous un bouquet d’arbres qui cachait quelques maisons. Ils distinguaient maintenant le choc vibrant et régulier d’un marteau de forge sur une enclume.

 

Et bientôt ils virent, sur la droite, une charrette arrêtée devant une sorte de maison basse, et, sous un hangar, deux hommes qui ferraient un cheval.

 

M. d’Apreval s’approcha.

 

– La ferme de Pierre Bénédict ? cria-t-il.

 

Un des hommes répondit :

 

– Prenez l’chemin de gauche, tout contre le p’tit café, et pi suivez tout drait, c’est la troisième après la celle à Poret. Y a une sapinette près d’la barrière. Y a pas à se tromper.

 

Ils tournèrent à gauche. Elle allait tout doucement maintenant, les jambes défaillantes, le cœur battant avec tant de violence qu’elle suffoquait.

 

À chaque pas, elle murmurait, comme pour une prière : « Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! » Et une émotion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds comme si on lui eût coupé les jarrets.

 

M. d’Apreval, nerveux, un peu pâle, lui dit brusquement :

 

– Si vous ne savez pas vous maîtriser davantage, vous allez vous trahir tout de suite. Tâchez donc de vous dominer.

 

Elle balbutia :

 

– Est-ce que je le puis ? Mon enfant ! Quand je songe que je vais voir mon enfant !

 

Ils suivirent un de ces petits chemins de campagne encaissés entre les cours des fermes, ensevelis sous un double rang de hêtres alignés sur les fossés.

 

Et, tout d’un coup, ils se trouvèrent devant une barrière de bois qu’abritait un jeune sapin.

 

– C’est ici, dit-il.

 

Elle s’arrêta net, et regarda.

 

La cour, plantée de pommiers, était grande, s’étendant jusqu’à la petite maison d’habitation, couverte en chaume. En face, l’écurie, la grange, l’étable, le poulailler. Sous un toit d’ardoises, les voitures, charrette, tombereau, cabriolet. Quatre veaux broutaient l’herbe bien verte sous l’abri des arbres. Les poules noires erraient dans tous les coins de l’enclos.

 

Aucun bruit. La porte de la maison était ouverte. Mais on ne voyait personne.

 

Ils entrèrent. Aussitôt un chien noir sortit d’un baril roulé au pied d’un grand poirier et se mit à japper avec fureur.

 

Contre le mur de la maison, en arrivant, quatre ruches posées sur des planches alignaient leurs dômes de paille.

 

M. d’Apreval, devant le logis, cria : « Y a-t-il du monde ? » Une enfant parut ; une petite fille de dix ans environ, vêtue d’une chemise et d’une jupe de laine, les jambes nues et sales, l’air timide et sournois. Elle restait debout dans l’encadrement de la porte comme pour en défendre l’entrée.

 

– Qué qu’vous voulez ? dit-elle.

 

– Ton père est-il là ?

 

– Non.

 

– Où est-il ?

 

– J’sais point.

 

– Et ta maman ?

 

– All’ est aux vaques.

 

– Va-t-elle revenir bientôt ?

 

– J’sais point.

 

Et, brusquement, la vieille femme, comme si elle eût craint qu’on l’entraînât de force, prononça d’une voix précipitée :

 

– Je ne m’en irai pas sans l’avoir vu.

 

– Nous allons l’attendre, ma chère amie.

 

Comme ils se retournaient, ils aperçurent une paysanne qui s’en venait vers la maison, portant deux seaux de fer-blanc qui semblaient lourds et que le soleil frappait par moments d’une flamme éclatante et blanche.

 

Elle boitait de la jambe droite, et, la poitrine roulée dans un tricot brun, terni, lavé par les pluies, roussi par les étés, elle avait l’air d’une pauvre servante, misérable et sale.

 

– V’là maman, dit l’enfant.

 

Quand elle fut près de sa demeure, elle regarda les étrangers d’un air mauvais et soupçonneux ; puis elle entra chez elle comme si elle ne les avait pas vus.

 

Elle semblait vieille, avec une figure creuse, jaune, dure ; cette figure de bois des campagnardes.

 

M. d’Apreval la rappela :

 

– Dites, madame, nous sommes entrés pour vous demander de nous vendre deux verres de lait.

 

Elle grommela, en reparaissant sur sa porte, après avoir posé ses seaux.

 

– Je n’vends point de lait.

 

– C’est que nous avons bien soif. Madame est vieille et très fatiguée. N’y a-t-il pas moyen d’avoir quelque chose à boire ?

 

La paysanne les considérait d’un œil inquiet et sournois.

 

Enfin, elle se décida.

 

– Pisque vous êtes là, je vas tout de même vous en donner, dit-elle.

 

Et elle disparut dans son logis.

 

Puis l’enfant sortit, portant deux chaises qu’elle posa sous un pommier et la mère s’en vint à son tour avec deux bols de lait mousseux qu’elle mit aux mains des visiteurs.

 

Puis elle demeura debout devant eux comme pour les surveiller et deviner leurs desseins.

 

– Vous êtes de Fécamp ? dit-elle.

 

M. d’Apreval répondit :

 

– Oui, nous sommes à Fécamp pour l’été. Puis, après un silence, il reprit :

 

– Est-ce que vous pourriez nous vendre des poulets toutes les semaines ?

 

La paysanne hésita, puis répondit :

 

– Mais, tout de même. C’est-il des jeunes que vous voulez ?

 

– Oui, des jeunes.

 

– Combien que vous payez ça, au marché ?

 

D’Apreval, qui l’ignorait, se tourna vers son amie :

 

– Combien donc payez-vous les volailles, ma chère, les jeunes volailles ?

 

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes :

 

– Quatre francs et quatre francs cinquante.

 

La fermière la regarda de coin, étonnée, puis elle demanda :

 

– Est-elle malade, c’te dame, pisqu’all’ pleure ?

 

Il ne savait que répondre, et bégaya :

 

– Non… non… mais elle… elle a perdu sa montre en route, une belle montre, et ça lui a fait de la peine. Si quelqu’un la trouve, vous nous préviendrez.

 

La mère Bénédict ne répondit rien, jugeant ça louche.

 

Et soudain, elle prononça :

 

– V’là m’n’homme !

 

Elle seule l’avait vu entrer, car elle faisait face à la barrière. D’Apreval eut un sursaut, Mme de Cadour faillit tomber en se tournant éperdument sur sa chaise.

 

Un homme était là, à dix pas, tirant une vache au bout d’une corde, courbé en deux, soufflant.

 

Il prononça, sans s’occuper des visiteurs :

 

– Maudit ! qué rosse !

 

Et il passa, allant vers l’étable où il disparut.

 

Les larmes de la vieille femme s’étaient taries brusquement, et elle demeurait effarée, sans paroles, sans pensée : « Son fils, c’était là son fils ! »

 

D’Apreval, que la même idée avait blessé, articula d’une voix troublée :

 

– C’est bien M. Bénédict ?

 

La fermière, méfiante, demanda :

 

– Qué qui vous a dit son nom ?

 

Il reprit :

 

– C’est le forgeron au coin de la grand-route.

 

Puis tous se turent, ayant les yeux fixés sur la porte de l’étable. Elle faisait une sorte de trou noir dans le mur du bâtiment. On ne voyait rien dedans mais on entendait des bruits vagues, des mouvements, des pas amortis par la paille semée à terre.

 

Il reparut sur le seuil, s’essuyant le front, et il revint vers la maison d’un grand pas lent qui le soulevait à chaque enjambée.

 

Il passa encore devant ces étrangers sans paraître les remarquer, et il dit à sa femme :

 

– Va me tirer une cruche d’cidre, j’ai sef.

 

– Puis il entra dans sa demeure. La fermière s’en alla vers le cellier, laissant seuls les Parisiens.

 

Et Mme de Cadour, éperdue, bégaya :

 

– Allons-nous-en, Henry, allons-nous-en.

 

D’Apreval lui prit le bras, la souleva, et la soutenant de toute sa force, car il sentait bien qu’elle allait tomber, il l’entraîna, après avoir jeté cinq francs sur une des chaises.

 

Dès qu’ils eurent franchi la barrière, elle se mit à sangloter, toute secouée par la douleur et balbutiant :

 

– Oh ! oh ! voilà ce que vous en avez fait ?…

 

Il était fort pâle. Il répondit d’un ton sec :

 

– J’ai fait ce que j’ai pu. Sa ferme vaut quatre-vingt mille francs. C’est une dot que n’ont pas tous les enfants de bourgeois.

 

Et ils revinrent tout doucement, sans ajouter un mot. Elle pleurait toujours. Les larmes coulaient de ses yeux et roulaient sur ses joues, sans cesse.

 

Elles s’arrêtèrent enfin, et ils rentrèrent dans Fécamp.

 

M. de Cadour les attendait pour dîner. Il se mit à rire et cria, en les apercevant :

 

– Très bien, ma femme a attrapé une insolation. J’en suis ravi. Vraiment, je crois qu’elle perd la tête, depuis quelque temps !

 

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre ; et comme le mari demandait, en se frottant les mains :

 

– Avez-vous fait une jolie promenade, au moins ?

 

D’Apreval répondit :

 

– Charmante, mon cher, tout à fait charmante.

 

 

15 août 1884

Les idées du colonel[4]

 

– Ma foi, dit le colonel Laporte, je suis vieux, j’ai la goutte, les jambes raides comme des poteaux de barrière, et cependant, si une femme, une jolie femme, m’ordonnait de passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauterais comme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans le sang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école. La vue d’une femme, d’une jolie femme, me remue jusque dans mes bottes. Voilà.

 

D’ailleurs nous sommes tous un peu pareils, en France, messieurs. Nous restons des chevaliers quand même, les chevaliers de l’amour et du hasard, puisqu’on a supprimé Dieu, dont nous étions vraiment les gardes du corps.

 

Mais la femme, voyez-vous, on ne l’enlèvera pas de nos cœurs. Elle y est, elle y reste. Nous l’aimons, nous l’aimerons, nous ferons pour elle toutes les folies, tant qu’il y aura une France sur la carte d’Europe. Et même si on escamote la France, il restera toujours des Français.

 

Moi, devant les yeux d’une femme, d’une jolie femme, je me sens capable de tout. Sacristi ! quand je sens entrer en moi son regard, son sacré nom de regard, qui vous met du feu dans les veines, j’ai envie de je ne sais quoi, de me battre, de lutter, de casser des meubles, de montrer que je suis le plus fort, le plus brave, le plus hardi et le plus dévoué des hommes.

 

Mais je ne suis pas le seul, non vraiment ; toute l’armée française est comme moi, je vous le jure. Depuis le pioupiou jusqu’aux généraux nous allons de l’avant, et jusqu’au bout, quand il s’agit d’une femme, d’une jolie femme. Rappelez-vous ce que Jeanne d’Arc nous a fait faire autrefois. Tenez, je vous parie que, si une femme, une jolie femme, avait pris le commandement de l’armée, la veille de Sedan, quand le Maréchal de Mac-Mahon fut blessé, nous aurions traversé les lignes prussiennes, sacrebleu ! et bu la goutte dans leurs canons.

 

Ce n’est pas un Trochu qu’il fallait à Paris, mais une sainte Geneviève.

 

Je me rappelle justement une petite anecdote de la guerre qui prouve bien que nous sommes capables de tout, devant une femme.

 

J’étais alors capitaine, simple capitaine, et je commandais un détachement d’éclaireurs qui battait en retraite au milieu d’un pays envahi par les Prussiens. Nous étions cernés, pourchassés, éreintés, abrutis, mourant d’épuisement et de faim.

 

Or, il nous fallait, avant le lendemain, gagner Bar-sur-Tain, sans quoi nous étions flambés, coupés et massacrés. Comment avions-nous échappé jusque-là ? je n’en sais rien. Nous avions donc douze lieues à faire pendant la nuit, douze lieues par la neige et sous la neige, le ventre vide. Moi je pensais : « C’est fini, jamais mes pauvres diables d’hommes n’arriveront. »

 

Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, incapables de parler ou de remuer, dormant par secousses et par saccades, comme on dort quand on est rendu de fatigue.

 

À cinq heures, il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges. Je secouai mes gens. Beaucoup ne voulaient plus se lever, incapables de remuer ou de se tenir debout, ankylosés par le froid et le reste.

 

Devant nous, la plaine, une grande vache de plaine toute nue, où il pleuvait de la neige. Ça tombait, ça tombait, comme un rideau, ces flocons blancs, qui cachaient tout sous un lourd manteau gelé, épais et mort, un matelas en laine de glace. On aurait dit la fin du monde.

 

– Allons, en route, les enfants.

 

Ils regardaient ça, cette poussière blanche qui descendait de là-haut, et ils semblaient penser :

 

– En voilà assez, autant mourir ici !

 

Alors je tirai mon revolver :

 

– Le premier qui flanche, je le brûle.

 

Et les voilà qui se mettent en marche, tout lentement, comme des gens dont les jambes sont usées.

 

J’en envoyai quatre, pour nous éclairer, à trois cents mètres en avant ; puis le reste suivit, pêle-mêle, en bloc, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Je plaçai les plus solides par derrière, avec ordre d’accélérer les traînards à coups de baïonnette… dans le dos.

 

La neige semblait nous ensevelir tout vivants ; elle poudrait les képis et les capotes sans fondre dessus, faisait de nous des fantômes, des espèces de spectres de soldats morts, bien fatigués.

 

Je me disais : « Jamais nous ne sortirons de là, à moins d’un miracle. »

 

Parfois on s’arrêtait quelques minutes, à cause de ceux qui ne pouvaient pas suivre. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige, cette rumeur presque insaisissable que font le froissement et l’emmêlement de tous ces flocons qui tombent.

 

Quelques hommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point.

 

Puis je donnais l’ordre de repartir. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.

 

Soudain les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Ils avaient entendu parler devant nous. J’envoyai six hommes et un sergent. Et j’attendis.

 

Tout à coup, un cri aigu, un cri de femme, traversa le silence pesant des neiges, et au bout de quelques minutes, on m’amena deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.

 

Je les interrogeai à voix basse. Ils fuyaient devant les Prussiens qui avaient occupé leur maison dans la soirée, et qui étaient soûls. Le père avait eu peur pour sa fille, et sans même prévenir leurs serviteurs, ils s’étaient sauvés tous deux dans la nuit.

 

Je reconnus tout de suite que c’étaient des bourgeois, même mieux que des bourgeois.

 

– Vous allez nous accompagner, leur dis-je.

 

On repartit. Comme le vieux connaissait le pays, il nous guida.

 

La neige cessa de tomber ; les étoiles parurent, et le froid devint terrible.

 

La jeune fille, qui tenait le bras de son père, marchait d’un pas saccadé, d’un pas de détresse. Elle murmura plusieurs fois : « Je ne sens plus mes pieds », et, moi, je souffrais plus qu’elle de voir cette pauvre petite femme se traîner ainsi dans la neige.

 

Tout d’un coup, elle s’arrêta :

 

– Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin.

 

Le vieux voulut la porter ; mais il ne pouvait seulement pas la soulever ; et elle s’affaissa par terre en poussant un grand soupir.

 

On faisait cercle autour d’eux. Quant à moi, je piétinais sur place, ne sachant que faire, et ne pouvant me résoudre vraiment à abandonner ainsi cet homme et cette enfant.

 

Tout à coup, un de mes soldats, un Parisien, qu’on avait surnommé « Pratique », prononça :

 

– Allons, les camaraux, faut porter cette demoiselle-là, ou bien nous n’sommes pus Français, nom d’un chien !

 

Je crois, ma foi, que je jurai de plaisir.

 

– Nom d’un nom, c’est gentil, ça, les enfants. Et je veux en prendre ma part.

 

On voyait vaguement, dans l’ombre, sur la gauche, les arbres d’un petit bois. Quelques hommes se détachèrent et revinrent bientôt avec un faisceau de branches liées en litière.

 

– Qui est-ce qui prête sa capote ? cria Pratique ; c’est pour une belle fille, les frérots.

 

Et dix capotes vinrent tomber autour du soldat. En une seconde, la jeune fille fut couchée dans ces chauds vêtements, et enlevée sur six épaules. Je m’étais placé en tête, à droite, et content, ma foi, d’avoir ma charge.

 

On repartit comme si on eût bu un coup de vin, plus gaillardement et plus vivement. J’entendis même des plaisanteries. Il suffit d’une femme, voyez-vous, pour électriser les Français.

 

Les soldats avaient presque reformé les rangs, ranimés, réchauffés. Un vieux franc-tireur qui suivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premier camarade qui flancherait, murmura vers son voisin, assez haut pour que je l’entendisse :

 

– Je n’suis pu jeune, moi ; eh bien, cré croquin, le sexe, il y a tout de même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre !

 

Jusqu’à trois heures du matin, on avança presque sans repos. Puis, tout à coup, les éclaireurs se replièrent encore, et bientôt tout le détachement, couché dans la neige, ne faisait plus qu’une ombre vague sur le sol.

 

Je donnai des ordres à voix basse, et j’entendis derrière moi le crépitement sec et métallique des batteries qu’on armait.

 

Car là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose d’étrange remuait. On eût dit une bête énorme qui courait, s’allongeait comme un serpent ou se ramassait en boule, prenait de brusques élans, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’arrêtait, puis repartait.

 

Tout à coup, cette forme errante se rapprocha ; et je vis venir, au grand trot, l’un derrière l’autre, douze ulhans perdus qui cherchaient leur route.

 

Ils étaient si près, maintenant, que j’entendais parfaitement le souffle rauque des chevaux, le son de ferraille des armes, et le craquement des selles.

 

Je criai :

 

– Feu !

 

Et cinquante coups de fusils crevèrent le silence de la nuit. Quatre ou cinq détonations partirent encore, puis une dernière toute seule ; et, quand l’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que les douze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galop furieux, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied à l’étrier et bondissant éperdument, le cadavre de son cavalier.

 

Un soldat, derrière moi, riait, d’un rire terrible. Un autre dit :

 

– V’là des veuves !

 

Il était marié, peut-être. Un troisième ajouta :

 

– Faut pas grand temps !

 

Une tête était sortie de la litière :

 

– Qu’est-ce qu’on fait, dit-elle, on se bat ?

 

Je répondis :

 

– Ce n’est rien, mademoiselle ; nous venons d’expédier une douzaine de Prussiens !

 

Elle murmura :

 

– Pauvres gens !

 

Mais comme elle avait froid, elle redisparut sous les capotes.

 

On repartit. On marcha longtemps. Enfin, le ciel pâlit. La neige devenait claire, lumineuse, luisante ; et une teinte rose s’étendait à l’orient.

 

Une voix lointaine cria :

 

– Qui vive ?

 

Tout le détachement fit halte ; et je m’avançai pour nous faire reconnaître.

 

Nous arrivions aux lignes françaises.

 

Comme mes hommes défilaient devant le poste, un commandant à cheval, que je venais de mettre au courant, demanda d’une voix sonore en voyant passer la litière :

 

– Qu’est-ce que vous avez là-dedans ?

 

Aussitôt une petite figure blonde apparut, dépeignée et souriante, qui répondit :

 

– C’est moi, monsieur.

 

Un rire s’éleva parmi les hommes, et une joie courut dans les cœurs.

 

Alors Pratique, qui marchait à côté du brancard, agita son képi en vociférant :

 

– Vive la France !

 

Et, je ne sais pas pourquoi, je me sentis tout remué, tant je trouvais ça gentil et galant.

 

Il me semblait que nous venions de sauver le pays, de faire quelque chose que d’autres hommes n’auraient pas fait, quelque chose de simple et de vraiment patriotique.

 

Cette petite figure-là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais ; et, si j’avais à donner mon avis sur la suppression des tambours et des clairons, je proposerais de les remplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça vaudrait encore mieux que de jouer la Marseillaise. Nom d’un nom, comme ça donnerait du vif au troupier, d’avoir une madone comme ça, une madone vivante, à côté du colonel.

 

Il se tut quelques secondes, puis reprit d’un air convaincu, en hochant la tête :

 

– C’est égal, nous aimons bien les femmes, nous autres Français !

 

 

9 juin 1884

Promenade[5]

 

Quand le père Leras, teneur de livres chez MM. Labuze et Cie sortit du magasin, il demeura quelques instants ébloui par l’éclat du soleil couchant. Il avait travaillé tout le jour sous la lumière jaune du bec de gaz, au fond de l’arrière-boutique, sur la cour étroite et profonde comme un puits. La petite pièce où depuis quarante ans il passait ses journées était si sombre que, même dans le fort de l’été c’est à peine si on pouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à trois heures.

 

Il y faisait toujours humide et froid ; et les émanations de cette sorte de fosse, où s’ouvrait la fenêtre, entraient dans la pièce obscure, l’emplissaient d’une odeur moisie et d’une puanteur d’égout.

 

M. Leras, depuis quarante ans, arrivait, chaque matin, à huit heures, dans cette prison ; et il y demeurait jusqu’à sept heures du soir, courbé sur ses livres, écrivant avec une application de bon employé.

 

Il gagnait maintenant trois mille francs par an, ayant débuté à quinze cents francs. Il était demeuré célibataire, ses moyens ne lui permettant pas de prendre femme. Et n’ayant jamais joui de rien, il ne désirait pas grand-chose. De temps en temps, cependant, las de sa besogne monotone et continue, il formulait un vœu platonique : « Cristi, si j’avais cinq mille livres de rentes, je me la coulerais douce. »

 

Il ne se l’était jamais coulée douce, d’ailleurs, n’ayant jamais eu que ses appointements mensuels.

 

Sa vie s’était passée sans événements, sans émotions et presque sans espérances. La faculté des rêves, que chacun porte en soi, ne s’était jamais développée dans la médiocrité de ses ambitions.

 

Il était entré à vingt et un ans chez MM. Labuze et Cie. Et il n’en était plus sorti.

 

En 1856, il avait perdu son père, puis sa mère en 1859. Et depuis lors, rien qu’un déménagement en 1868, son propriétaire ayant voulu l’augmenter.

 

Tous les jours son réveil-matin, à six heures précises, le faisait sauter du lit, par un effroyable bruit de chaîne qu’on déroule.

 

Deux fois, cependant, cette mécanique s’était détraquée, en 1866 et en 1874, sans qu’il eût jamais su pourquoi. Il s’habillait, faisait son lit, balayait sa chambre, époussetait son fauteuil et le dessus de sa commode. Toutes ces besognes lui demandaient une heure et demie.

 

Puis il sortait, achetait un croissant à la boulangerie Lahure, dont il avait connu onze patrons différents sans qu’elle perdît son nom, et il se mettait en route en mangeant ce petit pain.

 

Son existence tout entière s’était donc accomplie dans l’étroit bureau sombre tapissé du même papier. Il y était entré jeune, comme aide de M. Brument et avec le désir de le remplacer.

 

Il l’avait remplacé et n’attendait plus rien.

 

Toute cette moisson de souvenirs que font les autres hommes dans le courant de leur vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre lui étaient demeurés étrangers.

 

Les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années s’étaient ressemblés. À la même heure, chaque jour, il se levait, partait, arrivait au bureau, déjeunait, s’en allait, dînait et se couchait, sans que rien eût jamais interrompu la régulière monotonie des mêmes actes, des mêmes faits et des mêmes pensées.

 

Autrefois il regardait sa moustache blonde et ses cheveux bouclés dans la petite glace ronde laissée par son prédécesseur. Il contemplait maintenant, chaque soir, avant de partir, sa moustache blanche et son front chauve dans la même glace. Quarante ans s’étaient écoulés, longs et rapides, vides comme un jour de tristesse et pareils comme les heures d’une mauvaise nuit ! Quarante ans dont il ne restait rien, pas même un souvenir, pas même un malheur, depuis la mort de ses parents. Rien.

 

Ce jour-là, M. Leras demeura ébloui, sur la porte de la rue, par l’éclat du soleil couchant ; et, au lieu de rentrer chez lui, il eut l’idée de faire un petit tour avant dîner, ce qui lui arrivait quatre ou cinq fois par an.

 

Il gagna les boulevards où coulait un flot de monde sous les arbres reverdis. C’était un soir de printemps, un de ces premiers soirs chauds et mous qui troublent les cœurs d’une ivresse de vie.

 

M. Leras allait de son pas sautillant de vieux ; il allait avec une gaieté dans l’œil, heureux de la joie universelle et de la tiédeur de l’air.

 

Il gagna les Champs-Élysées et continua de marcher, ranimé par les effluves de jeunesse qui passaient dans les brises.

 

Le ciel entier flambait ; et l’Arc de Triomphe découpait sa masse noire sur le fond éclatant de l’horizon, comme un géant debout dans un incendie. Quand il fut arrivé auprès du monstrueux monument, le vieux teneur de livres sentit qu’il avait faim, et il entra chez un marchand de vins pour dîner.

 

On lui servit devant la boutique, sur le trottoir, un pied de mouton-poulette, une salade et des asperges ; et M. Leras fit le meilleur dîner qu’il eût fait depuis longtemps. Il arrosa son fromage de Brie d’une demi-bouteille de bordeaux fin ; puis il but une tasse de café, ce qui lui arrivait rarement, et ensuite un petit verre de fine champagne.

 

Quand il eut payé, il se sentit tout gaillard, tout guilleret, un peu troublé même. Et il se dit : « Voilà une bonne soirée. Je vais continuer ma promenade jusqu’à l’entrée du bois de Boulogne. Ça me fera du bien. »

 

Il repartit. Un vieil air, que chantait autrefois une de ses voisines, lui revenait obstinément dans la tête :

 

Quand le bois reverdit,

Mon amoureux me dit :

Viens respirer, ma belle,

Sous la tonnelle.

 

Il le fredonnait sans fin, le recommençait toujours. La nuit était descendue sur Paris, une nuit sans vent, une nuit d’étuve. M. Leras suivait l’avenue du bois de Boulogne et regardait passer les fiacres. Ils arrivaient avec leurs yeux brillants, l’un derrière l’autre, laissant voir une seconde un couple enlacé, la femme en robe claire et l’homme vêtu de noir.

 

C’était une longue procession d’amoureux, promenés sous le ciel étoilé et brûlant. Il en venait toujours, toujours. Ils passaient, passaient, allongés dans les voitures, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans l’hallucination, dans l’émotion du désir, dans le frémissement de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers qui voletaient, flottaient. Une sensation de tendresse alanguissait l’air, le faisait plus étouffant. Tous ces gens enlacés, tous ces gens grisés de la même attente, de la même pensée, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures, pleines de caresses, jetaient sur leur passage comme une émanation subtile et troublante.

 

M. Leras, un peu las à la fin de marcher, s’assit sur un banc pour regarder défiler ces fiacres chargés d’amour. Et, presque aussitôt, une femme arriva près de lui et prit place à son côté.

 

– Bonjour, mon petit homme, dit-elle.

 

Il ne répondit point. Elle reprit :

 

– Laisse-toi aimer, mon chéri ; tu verras que je suis bien gentille.

 

Il prononça :

 

– Vous vous trompez, madame.

 

Elle passa un bras sous le sien :

 

– Allons, ne fais pas la bête, écoute…

 

Il s’était levé, et il s’éloigna, le cœur serré.

 

Cent pas plus loin, une autre femme l’abordait :

 

– Voulez-vous vous asseoir un moment près de moi, mon joli garçon ?

 

Il lui dit :

 

– Pourquoi faites-vous ce métier-là ?

 

Elle se planta devant lui, et la voix changée, rauque, méchante :

 

– Nom de Dieu, ce n’est toujours pas pour mon plaisir.

 

Il insista d’une voix douce :

 

– Alors, qu’est-ce qui vous pousse ?

 

Elle grogna :

 

– Faut bien qu’on vive, c’te malice.

 

Et elle s’en alla en chantonnant.

 

M. Leras demeurait effaré. D’autres femmes passaient près de lui, l’appelaient, l’invitaient.

 

Il lui semblait que quelque chose de noir s’étendait sur sa tête, quelque chose de navrant.

 

Et il s’assit de nouveau sur un banc. Les voitures couraient toujours.

 

– J’aurais mieux fait de ne pas venir ici, pensa-t-il, me voilà tout chose, tout dérangé.

 

Il se mit à penser à tout cet amour, vénal ou passionné, à tous ces baisers, payés ou libres, qui défilaient devant lui.

 

L’amour ! il ne le connaissait guère. Il n’avait eu dans sa vie que deux ou trois femmes, par hasard, par surprise, ses moyens ne lui permettant aucun extra. Et il songeait à cette vie qu’il avait menée, si différente de la vie de tous, à cette vie si sombre, si morne, si plate, si vide.

 

Il y a des êtres qui n’ont vraiment pas de chance. Et tout d’un coup, comme si un voile épais se fût déchiré, il aperçut la misère, l’infinie, la monotone misère de son existence : la misère passée, la misère présente, la misère future ; les derniers jours pareils aux premiers, sans rien devant lui, rien derrière lui, rien autour de lui, rien dans le cœur, rien nulle part.

 

Le défilé des voitures allait toujours. Toujours il voyait paraître et disparaître, dans le rapide passage du fiacre découvert, les deux êtres silencieux et enlacés. Il lui semblait que l’humanité tout entière défilait devant lui, grise de joie, de plaisir, de bonheur. Et il était seul à la regarder, seul, tout à fait seul. Il serait encore seul demain, seul toujours, seul comme personne n’est seul.

 

Il se leva, fit quelques pas, et brusquement fatigué, comme s’il venait d’accomplir un long voyage à pied, il se rassit sur le banc suivant.

 

Qu’attendait-il ? Qu’espérait-il ? Rien. Il pensait qu’il doit être bon, quand on est vieux, de trouver, en rentrant au logis, des petits enfants qui babillent. Vieillir est doux quand on est entouré de ces êtres qui vous doivent la vie, qui vous aiment, vous caressent, vous disent ces mots charmants et niais qui réchauffent le cœur et consolent de tout.

 

Et, songeant à sa chambre vide, à sa petite chambre propre et triste, où jamais personne n’entrait que lui, une sensation de détresse lui étreignit l’âme. Elle lui apparut, cette chambre, plus lamentable encore que son petit bureau.

 

Personne n’y venait ; personne n’y parlait jamais. Elle était morte, muette, sans écho de voix humaine. On dirait que les murs gardent quelque chose des gens qui vivent dedans, quelque chose de leur allure, de leur figure, de leurs paroles. Les maisons habitées par des familles heureuses sont plus gaies que les demeures des misérables. Sa chambre était vide de souvenirs, comme sa vie. Et la pensée de rentrer dans cette pièce tout seul, de se coucher dans son lit, de refaire tous ses mouvements et toutes ses besognes de chaque soir l’épouvanta. Et, comme pour s’éloigner davantage de ce logis sinistre et du moment où il faudrait y revenir, il se leva, et, rencontrant soudain la première allée du Bois, il entra dans un taillis pour s’asseoir sur l’herbe…

 

Il entendait autour de lui, au-dessus de lui, partout, une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie : le souffle de Paris, respirant comme un être colossal.

 

Le soleil déjà haut versait un flot de lumière sur le bois de Boulogne. Quelques voitures commençaient à circuler ; et les cavaliers arrivaient gaiement.

 

Un couple allait au pas dans une allée déserte. Tout à coup, la jeune femme, levant les yeux, aperçut dans les branches quelque chose de brun ; elle leva la main, étonnée, inquiète :

 

– Regardez… qu’est-ce que c’est ?

 

Puis, poussant un cri, elle se laissa tomber dans les bras de son compagnon, qui dut la déposer à terre.

 

Les gardes, appelés bientôt, décrochèrent un vieux homme pendu au moyen de ses bretelles.

 

On constata que le décès remontait à la veille au soir. Les papiers trouvés sur lui révélèrent qu’il était teneur de livres chez MM. Labuze et Cie et qu’il se nommait Leras.

 

On attribua la mort à un suicide dont on ne put soupçonner les causes. Peut-être un accès subit de folie ?

 

 

27 mai 1884

Mohammed-Fripouille[6]

 

– Nous allons prendre le café sur le toit ? demanda le capitaine.

 

Je répondis :

 

– Mais oui, certainement.

 

Il se leva. Il faisait déjà sombre dans la salle éclairée seulement par la cour intérieure, selon la mode des maisons mauresques. Devant les hautes fenêtres à ogive, des lianes tombaient de la grande terrasse où l’on passait les soirées chaudes de l’été. Il ne restait sur la table que des fruits, des fruits énormes d’Afrique, des raisins gros comme des prunes, des figues molles à la chair violette, des poires jaunes, des bananes allongées et grasses, et des dattes de Tougourt dans un panier d’alfa.

 

Le moricaud qui servait ouvrit la porte et je montai l’escalier aux murs d’azur qui recevait d’en haut la lumière douce du jour mourant.

 

Et bientôt je poussai un profond soupir de bonheur en arrivant sur la terrasse. Elle dominait Alger, le port, la rade et les côtes lointaines.

 

La maison achetée par le capitaine était une ancienne demeure arabe, située au centre de la vieille ville, au milieu de ces ruelles en labyrinthe où grouille l’étrange population des côtes d’Afrique.

 

Au-dessous de nous, les toits plats et carrés descendaient comme des marches de géants jusqu’aux toits obliques de la ville européenne. Derrière ceux-ci, on apercevait les mâts des navires à l’ancre, puis la mer, la pleine mer, bleue et calme sous le ciel calme et bleu.

 

Nous nous étendîmes sur des nattes, la tête soutenue par des coussins, et, tout en buvant lentement le café savoureux de là-bas, je regardais paraître les premières étoiles dans l’azur assombri. On les apercevait un peu, si loin, si pâles, à peine allumées encore.

 

Une chaleur légère, une chaleur ailée, nous caressait la peau. Et parfois des souffles plus chauds, pesants, où passait une odeur vague, l’odeur de l’Afrique, semblaient l’haleine proche du désert, venue par-dessus les cimes de l’Atlas. Le capitaine, couché sur le dos, prononça :

 

– Quel pays, mon cher ! comme la vie y est douce ! comme le repos y a quelque chose de particulier, de délicieux ! Comme ces nuits-là sont faites pour rêver !

 

Moi, je regardais toujours naître les étoiles, avec une curiosité molle et vive cependant, avec un bonheur assoupi.

 

Je murmurai :

 

– Vous devriez bien me raconter quelque chose de votre vie dans le Sud.

 

Le capitaine Marret était un des plus vieux Africains de l’armée, un officier de fortune, ancien spahi, arrivé à coups de sabre.

 

Grâce à lui, à ses relations, à ses amitiés, j’avais pu accomplir un superbe voyage au désert ; et je venais, ce soir-là, le remercier, avant de retourner en France.

 

Il dit :

 

– Quel genre d’histoire voulez-vous ? Il m’est arrivé tant d’aventures pendant mes douze années de sable, que je n’en sais plus une seule.

 

Et je repris :

 

– Parlez-moi des femmes arabes.

 

Il ne répondit pas. Il demeurait étendu, les bras repliés et les mains sous sa tête, et je sentais par moments l’odeur de son cigare, dont la fumée montait droit dans le ciel par cette nuit sans brise.

 

Et, tout d’un coup, il se mit à rire.

 

– Ah ! oui, je vais vous raconter une drôle d’affaire qui date de mes premiers temps d’Algérie.

 

Nous avions alors dans l’armée d’Afrique des types extraordinaires, comme on n’en voit plus et comme on n’en fait plus, des types qui vous auraient amusé, vous, à vous faire passer toute votre vie dans ce pays.

 

J’étais simple spahi, un petit spahi de vingt ans, tout blond, et crâne, souple et vigoureux, mon cher, un vrai soldat d’Algérie. On m’avait attaché au commandement militaire de Boghar. Vous connaissez Boghar, qu’on appelle le balcon du Sud ; vous avez vu du sommet du fort le commencement de ce pays de feu, rongé, nu, tourmenté, pierreux et rouge. C’est bien là l’antichambre du désert, la frontière brûlante et superbe de l’immense région des solitudes jaunes.

 

Donc, nous étions à Boghar une quarantaine de spahis, une compagnie de joyeux, plus un escadron de chasseurs d’Afrique, quand on apprit que la tribu des Ouled-Berghi avait assassiné un voyageur anglais venu on ne sait comment dans ce pays, car les Anglais ont le diable au corps.

 

Il fallait faire justice de ce crime commis sur un Européen ; mais le commandant supérieur hésitait à envoyer une colonne, trouvant vraiment qu’un Anglais ne valait pas tant de mouvement.

 

Or, comme il causait de cette affaire avec le capitaine et le lieutenant, un maréchal des logis des spahis, qui attendait pour le rapport, proposa, tout à coup, d’aller châtier la tribu si on lui donnait six hommes seulement.

 

Vous savez que dans le Sud on est plus libre que dans les garnisons des villes, et il existe, entre l’officier et le soldat, une sorte de camaraderie qu’on ne retrouve pas ailleurs.

 

Le capitaine se mit à rire :

 

– Toi, mon brave ?

 

– Oui, mon cap’taine, et, si vous le désirez, je vous ramènerai toute la tribu prisonnière.

 

Le commandant, qui était un fantaisiste, le prit au mot :

 

– Tu partiras demain matin avec six hommes de ton choix et, si tu n’accomplis pas ta promesse, gare à toi !

 

Le sous-officier souriait dans sa moustache.

 

– Ne craignez rien, mon commandant. Mes prisonniers seront ici mercredi midi, au plus tard.

 

Ce maréchal des logis, Mohammed-Fripouille, comme on l’appelait, était un homme vraiment surprenant, un Turc, un vrai Turc, entré au service de la France après une vie très ballottée, et pas très claire, sans doute. Il avait voyagé en beaucoup de lieux, en Grèce, en Asie Mineure, en Égypte, en Palestine, et il avait dû laisser pas mal de forfaits sur sa route. C’était un vrai bachi-bouzouk, hardi, noceur, féroce et gai, d’une gaieté calme d’Oriental. Il était gros, très gros, mais souple comme un singe, et il montait à cheval d’une façon merveilleuse. Ses moustaches, invraisemblablement épaisses et longues, éveillaient toujours en moi une idée confuse de croissant de lune et de cimeterre. Il haïssait les Arabes d’une haine exaspérée, et il les traitait avec une cruauté sournoise épouvantable, inventant sans cesse des ruses nouvelles, des perfidies calculées et terribles.

 

Il était, en outre, d’une force incroyable et d’une audace invraisemblable.

 

Le commandant lui dit :

 

– Choisis tes hommes, mon gaillard.

 

Mohammed me prit. Il avait confiance en moi, ce brave, et je lui demeurai dévoué corps et âme pour ce choix, qui me fit autant de plaisir que la croix d’honneur, plus tard.

 

Donc nous partîmes le lendemain matin, dès l’aurore, tous les sept, rien que nous sept. Mes camarades étaient de ces bandits, de ces forbans qui, après avoir maraudé et vagabondé dans tous les pays possibles, finissent par prendre du service dans une légion étrangère quelconque. Notre armée d’Afrique était alors pleine de ces crapules, excellents soldats, mais peu scrupuleux.

 

Mohammed avait donné à porter à chacun de nous une dizaine de bouts de corde, longs d’un mètre environ. J’étais chargé, en outre, comme étant le plus jeune et le moins lourd, d’une grande corde entière, de cent mètres. Comme on lui demandait ce qu’il voulait faire avec toute cette ficelle, il répondit de son air sournois et placide :

 

– C’est pour la pêche à l’Arabe.

 

Et il clignait de l’œil avec malice, mouvement qu’il avait appris d’un vieux chasseur d’Afrique parisien.

 

Il marchait en tête de notre troupe, coiffé d’un turban rouge qu’il portait toujours en campagne, et il souriait d’un air ravi dans son énorme moustache.

 

Il était vraiment beau, ce large Turc, avec son ventre puissant, ses épaules de colosse et son air tranquille. Il montait un cheval blanc, de taille moyenne, mais robuste ; et le cavalier semblait dix fois trop gros pour sa monture.

 

Nous nous étions engagés dans un petit vallon pierreux, nu, tout jaune qui tombe dans la vallée du Chélif, et nous causions de notre expédition. Mes compagnons avaient tous les accents possibles, car on trouvait parmi eux un Espagnol, deux Grecs, un Américain et trois Français. Quant à Mohammed-Fripouille, il grasseyait d’une façon invraisemblable.

 

Le soleil, le terrible soleil, le soleil du Sud, qu’on ne connaît point de l’autre côté de la Méditerranée, nous tombait sur les épaules, et nous avancions au pas, comme on fait toujours là-bas.

 

Tout le jour, on marcha sans rencontrer un arbre, ni un Arabe.

 

Vers une heure de l’après-midi, nous avions mangé, auprès d’une petite source qui coulait entre les pierres, le pain et le mouton sec emportés dans notre sac, puis, au bout de vingt minutes de repos, on s’était remis en route.

 

Vers six heures du soir, enfin, après un long détour que nous avait fait faire notre chef, nous découvrîmes, derrière un mamelon, une tribu campée. Les tentes brunes, basses, faisaient des taches sombres sur la terre jaune, semblaient de gros champignons du désert poussés au pied de ce monticule rouge calciné par le soleil.

 

C’étaient nos gens. Un peu plus loin, au bord d’une plaine d’alfa d’un vert sombre, les chevaux attachés pâturaient.

 

Mohammed ordonna : « Au galop ! » et nous arrivâmes comme un ouragan au milieu du campement. Les femmes, affolées, couvertes de haillons blancs qui pendaient et flottaient autour d’elles, rentraient vivement dans leurs tanières de toile, rampant et se courbant, et criant comme des bêtes chassées. Les hommes, au contraire, sortaient de tous les côtés pour songer à se défendre.

 

Nous allions droit sur la tente la plus haute, celle de l’agha.

 

Nous gardions le sabre au fourreau, à l’exemple de Mohammed, qui galopait d’une façon singulière. Il demeurait absolument immobile, assis tout droit sur son petit cheval qui se démenait sous lui comme un furieux pour porter cette masse. Et la tranquillité du cavalier aux longues moustaches contrastait étrangement avec la vivacité de l’animal.

 

Le chef indigène sortit de sa tente comme nous arrivions devant. C’était un grand homme maigre, noir, avec un œil luisant, le front en saillie, le sourcil en arc de cercle. Il cria, en arabe :

 

– Que voulez-vous ?

 

Mohammed, arrêtant net son cheval, lui répondit, dans sa langue :

 

– C’est toi qui as tué le voyageur anglais ?

 

L’agha prononça, d’une voix forte :

 

– Je n’ai pas d’interrogatoire à subir de toi.

 

C’était autour de nous comme une tempête grondante. Les Arabes accouraient de tous les côtés, nous pressaient, nous enfermaient, vociféraient.

 

Ils avaient l’air d’oiseaux de proie féroces avec leur grand nez recourbé, leur face maigre aux os saillants, leurs larges vêtements agités par leurs gestes.

 

Mohammed souriait, son turban de travers, l’œil excité, et je voyais comme des frissons de plaisir sur ses joues un peu tombantes, charnues et ridées.

 

Il reprit, d’une voix tonnante qui domina les clameurs :

 

– La mort à celui qui a donné la mort !

 

Et il tendit son revolver vers la face brune de l’agha. Je vis un peu de fumée sortir du canon ; puis une écume rose de cervelle et de sang jaillit du front du chef. Il tomba, foudroyé, sur le dos, en ouvrant les bras, qui soulevèrent, comme des ailes, les pans flottants de son burnous.

 

Certes, je crus mon dernier jour venu, tant le tumulte fut terrible autour de nous.

 

Mohammed avait tiré son sabre. Nous dégainâmes comme lui. Il cria, en écartant d’un moulinet ceux qui le serraient le plus :

 

– La vie sauve à ceux qui se soumettront ! La mort aux autres !

 

Et, saisissant de sa poigne d’hercule le plus proche, il le coucha sur sa selle, lui lia les mains, en hurlant vers nous :

 

– Faites comme moi et sabrez ceux qui résisteront.

 

En cinq minutes, nous eûmes capturé une vingtaine d’Arabes dont nous attachions solidement les poignets. Puis on poursuivit les fuyards ; car ç’avait été une déroute autour de nous à la vue des sabres nus. On ramena encore une trentaine d’hommes environ.

 

Par toute la plaine, on apercevait des choses blanches qui couraient. Les femmes traînaient leurs enfants et poussaient des clameurs aiguës. Les chiens jaunes, pareils à des chacals, tournaient autour de nous en aboyant, et nous montraient leurs crocs pâles.

 

Mohammed, qui semblait fou de joie, sauta de cheval d’un bond, et, saisissant la corde que j’avais apportée :

 

– Attention, les enfants, dit-il, deux hommes à terre.

 

Alors il fit une chose terrible et drôle : un chapelet de prisonniers, ou plutôt un chapelet de pendus. Il avait attaché solidement les deux poings du premier captif, puis il fit un nœud coulant autour de son cou avec la même corde qui serrait de nouveau les bras du suivant, puis s’enroulait ensuite à sa gorge. Nos cinquante prisonniers se trouvèrent bientôt liés de telle sorte que le moindre mouvement de l’un pour s’enfuir l’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins. Tout geste qu’ils faisaient tirait sur le nœud coulant du col, et il leur fallait marcher d’un pas égal sans s’écarter d’un rien l’un de l’autre sous peine de tomber aussitôt comme un lièvre pris au collet.

 

Quand cette étrange besogne fut finie, Mohammed se mit à rire, de son rire silencieux qui lui secouait le ventre sans qu’aucun bruit sortît de sa bouche.

 

– Ça, c’est la chaîne arabe, dit-il.

 

Nous-mêmes, nous commencions à nous tordre devant la figure effarée et piteuse des prisonniers.

 

– Maintenant, cria notre chef, un pieu à chaque bout, les enfants, attachez-moi ça.

 

On fixa en effet un pieu à chaque bout de ce ruban de captifs blancs pareils à des fantômes, et qui demeuraient immobiles, comme s’ils eussent été changés en pierres.

 

– Et dînons, prononça le Turc.

 

On alluma du feu et on fit cuire un mouton que nous dépeçâmes de nos mains. Puis on mangea des dattes trouvées dans les tentes ; on but du lait obtenu de la même façon et on ramassa quelques bijoux d’argent oubliés par les fugitifs.

 

Nous achevions tranquillement notre repas quand j’aperçus, sur la colline d’en face, un singulier rassemblement. C’étaient les femmes qui s’étaient sauvées tout à l’heure, rien que les femmes. Et elles venaient vers nous en courant. Je les montrai à Mohammed-Fripouille.

 

Il sourit.

 

– C’est le dessert ! dit-il.

 

Ah ! oui, le dessert !

 

Elles arrivaient, galopant comme des forcenées, et bientôt nous fûmes criblés de pierres qu’elles nous lançaient sans arrêter leur course, et nous vîmes qu’elles étaient armées de couteaux, de pieux de tente et de vieilles vaisselles.

 

Mohammed cria : « À cheval ! » Il était temps. L’attaque fut terrible. Elles venaient délivrer les prisonniers et cherchaient à couper la corde. Le Turc, comprenant le danger, devint furieux et hurla : « Sabrez ! – sabrez ! –sabrez ! » Et comme nous demeurions immobiles, troublés devant cette charge d’un nouveau genre, hésitant à tuer des femmes, il s’élança sur la troupe envahissante.

 

Il chargea, tout seul, ce bataillon de femelles en loques, et il se mit à sabrer, le gueux, à sabrer comme un forcené, avec une telle rage, un tel emportement, qu’on voyait tomber un corps blanc chaque fois que s’abattait son bras.

 

Il était tellement terrible que les femmes, épouvantées, s’enfuirent aussi vite qu’elles étaient arrivées, laissant sur la place une douzaine de mortes et de blessées dont le sang rouge tachait les vêtements pâles.

 

Et Mohammed, le visage bouleversé, revint vers nous, répétant :

 

– Filons, filons, mes fils ; elles vont revenir.

 

Et nous battîmes en retraite, conduisant d’un pas lent nos prisonniers paralysés par la peur de la strangulation.

 

Le lendemain, midi sonnait comme nous arrivions à Boghar avec notre chaîne de pendus. Il n’en était mort que six en route. Mais il avait fallu bien souvent desserrer les nœuds d’un bout à l’autre du convoi, car toute secousse étranglait d’un seul coup une dizaine de captifs.

 

Le capitaine se tut. Je ne répondis rien. Je songeais à l’étrange pays où l’on pouvait voir de pareilles choses ; et je regardais dans le ciel noir le troupeau innombrable et luisant des étoiles.

 

 

20 septembre 1884

Le garde[7]

 

On racontait des aventures et des accidents de chasse, après dîner.

 

Un vieil ami de nous tous, M. Boniface, grand tueur de bêtes et grand buveur de vin, un homme robuste et gai, plein d’esprit, de sens et de philosophie, d’une philosophie ironique et résignée, se manifestant par des drôleries mordantes et jamais par des tristesses, dit tout à coup :

 

– J’en sais une, moi, une histoire de chasse, ou plutôt un drame de chasse assez singulier. Il ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît dans le genre ; aussi je ne l’ai jamais raconté, pensant qu’il n’amuserait personne.

 

Il n’était pas sympathique, vous me comprenez ? Je veux dire qu’il n’a pas cette espèce d’intérêt qui passionne, ou qui charme, ou qui émeut agréablement.

 

Enfin, voici la chose.

 

J’avais alors trente-cinq ans environ, et je chassais comme un furieux.

 

En ce temps-là, je possédais une terre très isolée dans les environs de Jumièges, entourée de forêts et très bonne pour le lièvre et le lapin. J’y allais passer tout seul quatre ou cinq jours par an seulement, l’installation ne me permettant pas d’amener un ami.

 

J’avais placé là, comme garde, un ancien gendarme en retraite, un brave homme, violent, sévère sur la consigne, terrible aux braconniers, et ne craignant rien. Il habitait tout seul, loin du village, une petite maison ou plutôt une masure composée de deux pièces en bas, cuisine et cellier, et de deux chambres au premier. Une d’elles, une sorte de case juste assez grande pour un lit, une armoire et une chaise, m’était réservée.

 

Le père Cavalier occupait l’autre. En disant qu’il était seul en ce logis, je me suis mal exprimé. Il avait pris avec lui son neveu, une sorte de chenapan de quatorze ans qui allait aux provisions au village éloigné de trois kilomètres, et aidait le vieux dans les besognes quotidiennes.

 

Ce garnement, maigre, long, un peu crochu, avait des cheveux jaunes et si légers qu’ils semblaient un duvet de poule plumée, si rares qu’il avait l’air chauve. Il possédait en outre des pieds énormes et des mains géantes, des mains de colosse.

 

Il louchait un peu et ne regardait jamais personne. Dans la race humaine, il me faisait l’effet de ce que sont les bêtes puantes chez les animaux. C’était un putois ou un renard, ce galopin-là.

 

Il couchait dans une sorte de trou au haut du petit escalier qui menait aux deux chambres.

 

Mais, pendant mes courts séjours au Pavillon – j’appelais cette masure le Pavillon – Marius cédait sa niche à une vieille femme d’Écorcheville, nommée Céleste, qui venait me faire la cuisine, les ratas du père Cavalier étant par trop insuffisants.

 

Vous connaissez donc les personnages et le local. Voici maintenant l’aventure :

 

C’était en 1854, le 15 octobre, – je me rappelle cette date et je ne l’oublierai jamais.

 

Je partis de Rouen à cheval, suivi de mon chien Bock, un grand braque du Poitou, large de poitrine et fort de gueule, qui buissonnait dans les ronces comme un épagneul de Pont-Audemer.

 

Je portais en croupe mon sac de voyage, et mon fusil en bandoulière. C’était un jour froid, un jour de grand vent triste, avec des nuages sombres courant dans le ciel.

 

En montrant la côte de Canteleu, je regardais la vaste vallée de la Seine que le fleuve traversait jusqu’à l’horizon avec des replis de serpent. Rouen, à gauche, dressait dans le ciel tous ses clochers et, à droite, la vue s’arrêtait sur les côtes lointaines couvertes de bois. Puis je traversai la forêt de Roumare, allant tantôt au pas, tantôt au trot, et j’arrivai vers cinq heures devant le Pavillon, où le père Cavalier et Céleste m’attendaient.

 

Depuis dix ans, à la même époque, je me présentais de la même façon, et les mêmes bouches me saluaient avec les mêmes paroles.

 

– Bonjour, notre monsieur. La santé est-elle satisfaisante ?

 

Cavalier n’avait guère changé. Il résistait au temps comme un vieil arbre ; mais Céleste, depuis quatre ans surtout, était devenue méconnaissable.

 

Elle s’était à peu près cassée en deux et, bien que toujours active, elle marchait le haut du corps tellement penché en avant qu’il formait presque un angle droit avec les jambes.

 

La vieille femme, très dévouée, paraissait toujours émue en me revoyant, et elle me disait, à chaque départ :

 

– Faut penser que c’est p’t-être la dernière fois, notre cher monsieur.

 

Et l’adieu désolé, craintif, de cette pauvre servante, cette résignation désespérée devant l’inévitable mort sûrement prochaine pour elle, me remuait le cœur chaque année, d’une étrange façon.

 

Je descendis donc de cheval, et pendant que Cavalier, dont j’avais serré la main, menait ma bête au petit bâtiment qui servait d’écurie, j’entrai, suivi de Céleste, dans la cuisine, qui servait aussi de salle à manger.

 

Puis le garde nous rejoignit. Je vis, du premier coup, qu’il n’avait pas sa figure ordinaire. Il semblait préoccupé, mal à l’aise, inquiet.

 

Je lui dis :

 

– Eh bien, Cavalier. Tout marche-t-il selon votre désir ?

 

Il murmura :

 

– Y a du oui et y a du non. Y a bien de quoi qui ne me va guère.

 

Je demandai :

 

– Qu’est-ce que c’est donc, mon brave ? Contez-moi ça.

 

Mais il hochait la tête :

 

– Non, pas encore, monsieur. Je ne veux point vous éluger comme ça à l’arrivée, avec mes tracasseries.

 

J’insistai ; mais il refusa absolument de me mettre au courant avant le dîner. À sa tête, cependant, je comprenais que c’était grave.

 

Ne sachant plus quoi lui dire, je prononçai :

 

– Et ce gibier ? En avons-nous ?

 

– Oh ! pour du gibier, oui, y en a, y en a ! Vous en trouverez à volonté. Grâce à Dieu, j’ai eu l’œil.

 

Il disait cela avec tant de gravité, avec une gravité si désolée qu’elle devenait comique. Ses grosses moustaches grises avaient l’air prêtes à tomber de ses lèvres.

 

Tout à coup, je m’avisai que je n’avais pas encore vu son neveu.

 

– Et Marius, où est-il donc ? Pourquoi ne se montre-t-il pas ?

 

Le garde eut une sorte de sursaut et, me regardant brusquement en face :

 

– Eh bien, monsieur, j’aime mieux vous dire la chose tout de suite ; oui, j’aime mieux ; c’est rapport à lui que j’en ai sur le cœur.

 

– Ah ! ah ! Eh bien, où est-il donc ?

 

– Il est dans l’écurie, monsieur, j’attendais le moment pour qu’il paraisse.

 

– Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

 

– Voilà la chose, monsieur…

 

Le garde hésitait cependant, la voix changée, tremblante, la figure creusée soudain par des rides profondes, des rides de vieux.

 

Il reprit lentement :

 

– Voilà. J’ai bien vu, cet hiver, qu’on colletait dans le bois des Roseraies, mais je ne pouvais pas pincer l’homme. J’y passai des nuits, monsieur, encore des nuits. Rien. Et, pendant ce temps-là, on se mit à colleter du côté d’Écorcheville. J’en maigrissais de dépit. Mais, quant à prendre le maraudeur, impossible ! On aurait dit qu’il était prévenu de mes marches, le gueux, et de mes projets.

 

Mais v’là qu’un jour, en brossant la culotte à Marius, sa culotte des dimanches, je trouvai quarante sous dans sa poche. Où’s qu’il avait eu ça, le gars ?

 

J’y réfléchis bien huit jours, et je vis qu’il sortait ; il sortait juste quand je rentrais au repos, oui, monsieur.

 

Alors, je le guettai, mais sans doutance de la chose, oh ! oui, sans doutance. Et, comme je venais de me coucher devant lui, un matin, je me relevai incontinent, et je le suivis. Pour suivre, il n’y en a pas un comme moi, monsieur.

 

Et v’là que je le pris, oui, Marius, qui colletait sur vos terres, monsieur, lui, mon neveu, moi, votre garde !

 

Le sang ne m’en a fait qu’un tour et j’ai failli le tuer sur place, tant j’ai tapé. Ah ! oui, j’ai tapé, allez ! et je lui ai promis que quand vous seriez là, il en aurait encore une en votre présence, de correction, de ma main, pour l’exemple.

 

Voilà ; j’en ai maigri de chagrin. Vous savez ce que c’est quand on est contrarié comme ça. Mais qu’est-ce que vous auriez fait, dites ? Il n’a plus ni père ni mère, ce gars, il n’a plus que moi de son sang, je l’ai gardé, je ne pouvais point le chasser, n’est-ce pas ?

 

Mais je lui ai dit que s’il recommence, c’est fini, fini, plus de pitié. Voilà. Est-ce que j’ai bien fait, monsieur ?

 

Je répondis en lui tendant la main :

 

– Vous avez bien fait, Cavalier ; vous êtes un brave homme.

 

Il se leva.

 

– Merci bien, monsieur. Maintenant je vais le quérir. Il faut la correction, pour exemple.

 

Je savais qu’il était inutile d’essayer de dissuader le vieux d’un projet. Je le laissai donc agir à sa guise.

 

Il alla chercher le galopin et le ramena en le tenant par l’oreille.

 

J’étais assis sur une chaise de paille, avec le visage grave d’un juge.

 

Marius me parut grandi, encore plus laid que l’autre année, avec son air mauvais, sournois.

 

Et ses grandes mains semblaient monstrueuses.

 

Son oncle le poussa devant moi, et, de sa voix militaire :

 

– Demande pardon au propriétaire.

 

Le gars ne dit point un mot.

 

Alors, l’ayant saisi sous les bras, l’ancien gendarme le souleva de terre, et il se mit à le fesser avec une telle violence que je me levai pour arrêter les coups.

 

L’enfant maintenant hurlait :

 

– Grâce ! – grâce ! – grâce ! – je promets…

 

Cavalier le reposa sur le sol, et le forçant, par une pesée sur les épaules, à se mettre à genoux :

 

– Demande pardon, dit-il.

 

Le garnement murmurait, les yeux baissés :

 

– Je demande pardon.

 

Alors son oncle le releva et le congédia d’une gifle qui faillit encore le culbuter.

 

Il se sauva et je ne le revis pas de la soirée.

 

Mais Cavalier paraissait atterré.

 

– C’est une mauvaise nature, dit-il.

 

Et, pendant tout le dîner, il répétait :

 

– Oh ! ça me fait deuil, monsieur, vous ne savez pas comme ça me fait deuil.

 

J’essayai de le consoler, mais en vain.

 

Et je me couchai de bonne heure pour me mettre en chasse au point du jour.

 

Mon chien dormait déjà sur le plancher, au pied de mon lit, quand je soufflai ma chandelle.

 

Je fus réveillé vers le milieu de la nuit par les aboiements furieux de Bock. Et je m’aperçus aussitôt que ma chambre était pleine de fumée. Je sautai de ma couche, j’allumai ma lumière, je courus à la porte et je l’ouvris. Un tourbillon de flammes entra. La maison brûlait.

 

Je refermai bien vite le battant de gros chêne, et, ayant passé ma culotte, je descendis d’abord par la fenêtre mon chien, au moyen d’une corde faite avec mes draps roulés, puis, ayant jeté dehors mes vêtements, ma carnassière et mon fusil, je m’échappai à mon tour par le même moyen.

 

Et je me mis à crier de toutes mes forces :

 

– Cavalier ! – Cavalier ! – Cavalier !

 

Mais le garde ne se réveillait point. Il avait un dur sommeil de vieux gendarme.

 

Cependant, par les fenêtres d’en bas, je voyais que tout le rez-de-chaussée n’était plus qu’une fournaise ardente ; et je m’aperçus qu’on l’avait empli de paille pour favoriser l’incendie.

 

Donc on avait mis le feu !

 

Je recommençai à crier avec fureur :

 

– Cavalier !

 

Alors la pensée me vint que la fumée l’asphyxiait. J’eus une inspiration et, glissant deux cartouches dans mon fusil, je tirai un coup en plein dans sa fenêtre.

 

Les six carreaux jaillirent dans la chambre en poussière de verre. Cette fois, le vieux avait entendu, et il apparut effaré, en chemise, affolé surtout par cette lueur qui éclairait violemment tout le devant de sa demeure.

 

Je lui criai :

 

– Votre maison brûle. Sautez par la fenêtre, vite, vite !

 

Les flammes, sortant brusquement par les ouvertures d’en bas, léchaient le mur, arrivaient à lui, allaient l’enfermer. Il sauta et tomba sur ses pieds, comme un chat.

 

Il était temps. Le toit de chaume craqua par le milieu, au-dessus de l’escalier qui formait, en quelque sorte, une cheminée au feu d’en bas ; et une immense gerbe rouge s’éleva dans l’air, s’élargissant comme un panache de jet d’eau et semant une pluie d’étincelles autour de la chaumière.

 

Et, en quelques secondes, elle ne fut plus qu’un paquet de flammes.

 

Cavalier, atterré, demanda :

 

– Comment que ça a pris ?

 

Je répondis :

 

– On a mis le feu dans la cuisine.

 

Il murmura :

 

– Qui qu’a pu mettre le feu ?

 

Et moi, devinant tout à coup, je prononçai :

 

– Marius !

 

Et le vieux comprit. Il balbutia :

 

– Oh ! Jésus-Marie ! C’est pour ça qu’il n’est pas rentré.

 

Mais une pensée horrible me traversa l’esprit. Je criai :

 

– Et Céleste ? Céleste ?

 

Il ne répondit pas, lui, mais la maison s’écroula devant nous, ne formant déjà plus qu’un épais brasier, éclatant, aveuglant, sanglant, un bûcher formidable, où la pauvre femme ne devait plus être elle-même qu’un charbon rouge, un charbon de chair humaine.

 

Nous n’avions point entendu un seul cri.

 

Mais, comme le feu gagnait le hangar voisin, je songeai, tout à coup, à mon cheval, et Cavalier courut le délivrer.

 

À peine eut-il ouvert la porte de l’écurie qu’un corps souple et rapide, lui passant entre les jambes, le précipita sur le nez. C’était Marius, fuyant de toutes ses forces.

 

L’homme, en une seconde, se releva. Il voulut courir pour rattraper le misérable ; mais, comprenant qu’il n’y parviendrait point, et affolé par une irrésistible fureur, cédant à un de ces mouvements irréfléchis, instantanés, qu’on ne saurait ni prévoir ni retenir, il saisit mon fusil resté par terre, tout près de lui, épaula et, avant que j’eusse pu faire un mouvement, il tira sans savoir même si l’arme était chargée.

 

Une des cartouches que j’avais mises dedans pour annoncer le feu n’était point partie ; et la charge atteignant le fuyard en plein dos le jeta sur la face, couvert de sang. Il se mit aussitôt à gratter la terre de ses mains et de ses genoux comme s’il eût voulu encore courir à quatre pattes, à la façon des lièvres blessés à mort qui voient venir le chasseur.

 

Je m’élançai. L’enfant râlait déjà. Il expira avant que fût éteinte la maison, sans avoir prononcé un mot.

 

Cavalier, toujours en chemise, les jambes nues, restait debout près de nous, immobile, hébété.

 

Quand les gens du village arrivèrent, on emporta mon garde, pareil à un fou.

 

Je parus au procès comme témoin, et je raconte les faits par le détail, sans rien changer. Cavalier fut acquitté. Mais il disparut, le jour même, abandonnant le pays.

 

Je ne l’ai jamais revu.

 

Voilà, messieurs, mon histoire de chasse.

 

 

8 octobre 1884

Berthe[8]

 

Mon vieil ami (on a parfois des amis beaucoup plus âgés que soi), mon vieil ami le docteur Bonnet m’avait souvent invité à passer quelque temps chez lui, à Riom. Je ne connaissais point l’Auvergne et je me décidai à aller voir vers le milieu de l’été de 1876.

 

J’arrivai par le train du matin, et la première figure aperçue sur le quai de la gare fut celle du docteur. Il était habillé en gris et coiffé d’un chapeau noir, rond, de feutre mou, à larges bords, dont le fond, très haut, allait se rétrécissant en forme de tuyau de cheminée, un vrai chapeau auvergnat qui sentait le charbonnier. Ainsi vêtu, le docteur avait l’air d’un vieux jeune homme, avec son corps fluet sous son veston clair et sa grosse tête à cheveux blancs.

 

Il m’embrassa avec cette joie visible qu’ont les gens de province en voyant arriver des amis longtemps désirés, et, étendant la main autour de lui, il s’écria, plein de fierté : « Voici l’Auvergne ! » Je ne voyais qu’une ligne de montagnes devant moi, dont les sommets, pareils à des cônes tronqués, devaient être d’anciens volcans.

 

Puis, levant le doigt vers le nom de la station écrit au front de la gare, il prononça :

 

– Riom, patrie des magistrats, orgueil de la magistrature, qui devrait être bien plutôt la patrie des médecins.

 

Je demandai :

 

– Pourquoi ?

 

Il répondit, en riant :

 

– Pourquoi ? Retournez ce nom et vous avez mori, mourir… Voilà jeune homme, pourquoi je me suis installé dans ce pays.

 

Et, ravi de sa plaisanterie, il m’entraîna en se frottant les mains.

 

Dès que j’eus avalé une tasse de café au lait, il fallut visiter la vieille cité. J’admirai la maison du pharmacien, et les autres maisons célèbres, toutes noires, mais jolies comme des bibelots, avec leurs façades de pierre sculptée. J’admirai la statue de la Vierge, patronne des bouchers, et j’entendis même, à ce sujet, le récit d’une aventure amusante que je conterai un autre jour, puis le docteur Bonnet me dit :

 

– Maintenant je vous demande cinq minutes pour aller voir une malade, et je vous conduirai sur la colline de Chatel-Guyon, afin de vous montrer, avant le déjeuner, l’aspect général de la ville et toute la chaîne du Puy-de-Dôme. Vous pouvez m’attendre sur le trottoir, je ne fais que monter et descendre.

 

Il me quitta en face d’un de ces vieux hôtels de province, sombres, clos, muets, lugubres. Celui-là me parut d’ailleurs avoir une physionomie particulièrement sinistre, et j’en découvris bientôt la cause. Toutes les grandes fenêtres du premier étage étaient fermées jusqu’à la moitié par des contrevents de bois plein. Le dessus seul s’ouvrait, comme si on eût voulu empêcher les gens enfermés en ce vaste coffre de pierre de regarder dans la rue.

 

Quand le docteur redescendit, je lui fis part de ma remarque. Il répondit :

 

– Vous ne vous êtes pas trompé, le pauvre être gardé là-dedans ne doit jamais voir ce qui se passe au-dehors. C’est une folle, ou plutôt une idiote, ou plutôt encore une simple, ce que vous appelleriez, vous autres Normands, une niente.

 

Ah ! tenez, c’en est une lugubre histoire, et, en même temps, un singulier cas pathologique. Voulez-vous que je vous conte cela ?

 

J’acceptai. Il reprit :

 

– Voilà. Il y a vingt ans maintenant, les propriétaires de cet hôtel, mes clients, eurent un enfant, une fille, pareille à toutes les filles.

 

Mais je m’aperçus bientôt que, si le corps du petit être se développait admirablement, son intelligence demeurait inerte.

 

Elle marcha de très bonne heure, mais elle refusa absolument de parler. Je la crus sourde d’abord ; puis je constatai qu’elle entendait parfaitement, mais qu’elle ne comprenait pas. Les bruits violents la faisaient tressaillir, l’effrayaient sans qu’elle se rendît compte de leurs causes.

 

Elle grandit ; elle était superbe, et muette, muette par défaut d’intelligence. J’essayai de tous les moyens pour amener dans cette tête une lueur de pensée ; rien ne réussit. J’avais cru remarquer qu’elle reconnaissait sa nourrice ; une fois sevrée, elle ne reconnut pas sa mère. Elle ne sut jamais dire ce mot, le premier que les enfants prononcent et le dernier que murmurent les soldats mourant sur les champs de bataille : « Maman ! » Elle essayait parfois des bégaiements, des vagissements, rien de plus.

 

Quand il faisait beau, elle riait tout le temps en poussant des cris légers qu’on pouvait comparer à des gazouillements d’oiseau ; quand il pleuvait, elle pleurait et gémissait d’une façon lugubre, effrayante, pareille à la plainte des chiens qui hurlent à la mort.

 

Elle aimait se rouler dans l’herbe à la façon des jeunes bêtes, et courir comme une folle, et elle battait des mains chaque matin si elle voyait le soleil entrer dans sa chambre. Quand on ouvrait sa fenêtre, elle battait des mains en s’agitant dans son lit, pour qu’on l’habillât tout de suite.

 

Elle ne paraissait faire d’ailleurs aucune distinction entre les gens, entre sa mère et sa bonne, entre son père et moi, entre le cocher et la cuisinière.

 

J’aimais ses parents, si malheureux, et je venais presque tous les jours les voir. Je dînais aussi souvent chez eux, ce qui me permit de remarquer que Berthe (on l’avait nommée Berthe) semblait reconnaître les plats et préférer les uns aux autres.

 

Elle avait alors douze ans. Elle était formée comme une fille de dix-huit, et plus grande que moi.

 

L’idée me vint donc de développer sa gourmandise et d’essayer, par ce moyen, de faire entrer des nuances dans son esprit, de la forcer, par les dissemblances des goûts, par les gammes des saveurs, sinon à des raisonnements, du moins à des distinctions instinctives, mais qui constitueraient déjà une sorte de travail matériel de la pensée.

 

On devrait ensuite, en faisant appel à ses passions, et en choisissant avec soin celles qui pourraient nous servir, obtenir une sorte de choc en retour du corps sur l’intelligence, et augmenter peu à peu le fonctionnement insensible de son cerveau.

 

Je plaçai donc un jour, en face d’elle, deux assiettes, l’une de soupe, l’autre de crème à la vanille, très sucrée. Et je lui fis goûter de l’une et de l’autre alternativement. Puis je la laissai libre de choisir. Elle mangea l’assiette de crème.

 

En peu de temps je la rendis très gourmande, si gourmande qu’elle semblait n’avoir plus en tête que l’idée ou plutôt que le désir de manger. Elle reconnaissait parfaitement les plats, tendait la main vers ceux qui lui plaisaient et s’en emparait avidement. Elle pleurait quand on les lui ôtait.

 

Je songeai alors à lui apprendre à venir dans la salle à manger au tintement de la cloche. Ce fut long ; j’y parvins cependant. Il s’établit assurément, en son vague entendement, une corrélation entre le son et le goût, soit un rapport entre deux sens, un appel de l’un à l’autre, et, par conséquent, une sorte d’enchaînement d’idées – si on peut appeler idée cette espèce de trait d’union instinctif entre deux fonctions organiques.

 

Je poussai encore plus loin mon expérience et je lui appris – avec quelle peine ! – à reconnaître l’heure des repas sur le cadran de la pendule.

 

Il me fut impossible, pendant longtemps, d’appeler son attention sur les aiguilles, mais j’arrivai à lui faire remarquer la sonnerie. Le moyen employé fut simple : je supprimai la cloche, et tout le monde se levait pour aller à table quand le petit marteau de cuivre annonçait midi.

 

Je m’efforçai en vain, par exemple, de lui apprendre à compter les coups. Elle se précipitait vers la porte chaque fois qu’elle entendait le timbre ; mais alors, peu à peu, elle dut se rendre compte que toutes les sonneries n’avaient pas la même valeur au point de vue des repas ; et son œil, guidé par son oreille, se fixa souvent sur le cadran.

 

L’ayant remarqué, j’eus soin chaque jour, à midi et à six heures, d’aller poser mon doigt sur le chiffre douze, et sur le chiffre six, aussitôt qu’arrivait le moment attendu par elle ; et je m’aperçus bientôt qu’elle suivait attentivement la marche des petites branches de cuivre que j’avais fait souvent tourner en sa présence.

 

Elle avait compris ! je devrais plutôt dire : elle avait saisi. J’étais parvenu à faire entrer en elle la connaissance, ou mieux la sensation de l’heure, ainsi qu’on y arrive pour des carpes, qui n’ont cependant pas la ressource des pendules, en leur donnant à manger, chaque jour, juste au même moment.

 

Une fois ce résultat acquis, tous les instruments d’horlogerie existants dans la maison occupèrent son attention d’une façon exclusive. Elle passait son temps à les regarder, à les écouter, à attendre les heures. Il arriva même une chose assez drôle. La sonnerie d’un joli cartel Louis XVI suspendu à la tête de son lit s’étant détraquée, elle s’en aperçut. Elle attendait depuis vingt minutes, l’œil sur l’aiguille, que le timbre annonçât dix heures. Mais, quand l’aiguille eut passé le chiffre, elle demeura stupéfaite de ne rien entendre, tellement stupéfaite qu’elle s’assit, remuée sans doute par une de ces émotions violentes qui nous secouent en face des grandes catastrophes. Et elle eut l’étrange patience de demeurer devant la petite mécanique jusqu’à onze heures, pour voir ce qui allait arriver. Elle n’entendit encore rien, naturellement ; alors, saisie tout à coup soit de la colère folle de l’être trompé, déçu, soit de l’épouvante de l’être effaré devant un mystère redoutable, soit de l’impatience furieuse de l’être passionné qui rencontre un obstacle, elle saisit la pincette de la cheminée et frappa le cartel avec tant de force qu’elle le mit en pièces en une seconde.

 

Donc son cerveau fonctionnait, calculait, d’une façon obscure il est vrai, et dans une limite très restreinte, car je ne pus parvenir à lui faire distinguer les personnes comme elle distinguait les heures. Il fallait, pour obtenir d’elle un mouvement d’intelligence, faire appel à ses passions, dans le sens matériel du mot.

 

Nous en eûmes bientôt une autre preuve, hélas ! terrible.

 

Elle était devenue superbe ; c’était vraiment un type de la race, une sorte de Vénus admirable et stupide.

 

Elle avait seize ans maintenant et j’ai rarement vu pareille perfection de formes, pareille souplesse et pareille régularité de traits. J’ai dit une Vénus, oui, une Vénus, blonde, grasse, vigoureuse, avec des grands yeux clairs et vides, bleus comme la fleur du lin, et une large bouche aux lèvres rondes, une bouche de gourmande, de sensuelle, une bouche à baisers.

 

Or, un matin, son père entra chez moi avec une figure singulière et, s’étant assis, sans même répondre à mon bonjour :

 

– J’ai à vous parler d’une chose fort grave, dit-il… Est-ce qu’on… est-ce qu’on pourrait marier Berthe ?

 

J’eus un sursaut d’étonnement, et je m’écriai :

 

– Marier Berthe ?… mais c’est impossible !

 

Il reprit :

 

– Oui… je sais… mais réfléchissez… docteur… c’est que… peut-être… nous avons espéré… si elle avait des enfants… ce serait pour elle une grande secousse, un grand bonheur et… qui sait si son esprit ne s’éveillerait pas dans la maternité ?…

 

Je demeurai fort perplexe. C’était juste. Il se pourrait que cette chose si nouvelle, que cet admirable instinct des mères qui palpite au cœur des bêtes comme au cœur des femmes, qui fait se jeter la poule en face de la gueule du chien pour défendre ses petits, amenât une révolution, un bouleversement dans cette tête inerte, et mît en marche le mécanisme immobile de sa pensée.

 

Je me rappelai d’ailleurs tout de suite un exemple personnel. J’avais possédé, quelques années auparavant, une petite chienne de chasse si sotte que je n’en pouvais rien obtenir. Elle eut des petits et devint, du jour au lendemain, non pas intelligente, mais presque pareille à beaucoup de chiens peu développés.

 

À peine eus-je entrevu cette possibilité, que le désir grandit en moi de marier Berthe, non pas tant par amitié pour elle et pour ses pauvres parents que par curiosité scientifique. Qu’arriverait-il ? C’était là un singulier problème !

 

Je répondis donc au père :

 

– Vous avez peut-être raison… on peut essayer… Essayer… mais… mais… vous ne trouverez jamais un homme qui consente à cela.

 

Il prononça, à mi-voix :

 

– J’ai quelqu’un.

 

Je fus stupéfait. Je balbutiai :

 

– Quelqu’un de propre ?… quelqu’un… de… votre monde ?…

 

Il répondit :

 

– Oui… parfaitement.

 

– Ah ! Et… puis-je vous demander son nom ?

 

– Je venais pour vous le dire et pour vous consulter. C’est M. Gaston du Boys de Lucelles !

 

Je faillis m’écrier : « Le misérable ! » mais je me tus, et, après un silence j’articulai :

 

– Oui, très bien. Je ne vois aucun inconvénient.

 

Le pauvre homme me serra les mains :

 

– Nous la marierons le mois prochain, dit-il.

 

M. Gaston du Boys de Lucelles était un garnement de bonne famille qui, ayant mangé l’héritage paternel, et fait des dettes par mille moyens indélicats, cherchait un nouveau moyen quelconque pour se procurer de l’argent.

 

Il avait trouvé celui-là.

 

Beau garçon, d’ailleurs, bien portant, mais viveur, de la race odieuse des viveurs de province, il me parut nous promettre un mari suffisant dont on se débarrasserait ensuite avec une pension.

 

Il vint dans la maison faire sa cour et faire la roue devant cette belle fille idiote, qui semblait lui plaire d’ailleurs. Il apportait des fleurs, lui baisait les mains, s’asseyait à ses pieds et la regardait avec des yeux tendres ; mais elle ne prenait garde à aucune de ses attentions, et ne le distinguait nullement des autres personnes vivant autour d’elle.

 

Le mariage eut lieu.

 

Vous comprenez à quel point était allumée ma curiosité.

 

Je vins le lendemain voir Berthe, pour épier, sur son visage, si quelque chose avait tressailli en elle. Mais je la trouvai semblable à ce qu’elle était tous les jours, uniquement préoccupée de la pendule et du dîner. Lui, au contraire, semblait fort épris et cherchait à exciter la gaieté et l’affection de sa femme par les petits jeux et les agaceries qu’on emploie avec les jeunes chats.

 

Il n’avait rien trouvé de mieux.

 

Je me mis alors à faire des visites fréquentes aux nouveaux époux, et je m’aperçus bientôt que la jeune femme reconnaissait son mari et jetait sur lui les regards avides qu’elle n’avait eus, jusqu’ici, que pour les plats sucrés.

 

Elle suivait ses mouvements, distinguait son pas dans l’escalier ou dans les chambres voisines, battait des mains quand il entrait, et son visage transfiguré s’éclairait d’une flamme de bonheur profond et de désir.

 

Elle l’aimait de tout son corps, de toute son âme, de toute sa pauvre âme infirme, de tout son cœur, de tout son pauvre cœur de bête reconnaissante.

 

C’était vraiment une image admirable et naïve de la passion simple, de la passion charnelle et pudique cependant, telle que la nature l’avait mise dans les êtres avant que l’homme l’eut compliquée et défigurée par toutes les nuances du sentiment.

 

Mais lui se fatigua bien vite de cette belle créature ardente et muette. Il ne passait plus près d’elle que quelques heures dans le jour, trouvant suffisant de lui donner ses nuits.

 

Et elle commença à souffrir.

 

Elle l’attendait, du matin au soir, les yeux fixés sur la pendule, ne se préoccupant même plus des repas, car il mangeait toujours dehors, à Clermont, à Chatel-Guyon, à Royat, n’importe où, pour ne pas rentrer.

 

Elle maigrit.

 

Toute autre pensée, tout autre désir, toute autre attente, tout autre espoir confus disparurent de son esprit, et les heures où elle ne le voyait point devenaient pour elle des heures de supplice atroce. Bientôt il découcha. Il passait ses soirées au casino de Royat avec des femmes, ne rentrait qu’aux premières lueurs du jour.

 

Elle refusait de se mettre au lit avant qu’il fût revenu. Elle restait immobile sur une chaise, les yeux indéfiniment fixes sur les petites aiguilles de cuivre qui tournaient, tournaient de leur marche lente et régulière, autour du cadran de faïence où les heures étaient écrites.

 

Elle entendait au loin le trot de son cheval, et se dressait d’un bond puis, quand il entrait dans la chambre, elle levait, avec un geste de fantôme, son doigt vers la pendule, comme pour lui dire : « Regarde comme il est tard ! » Et lui commençait à prendre peur devant cette idiote amoureuse et jalouse ; il s’irritait comme font les brutes. Il la frappa, un soir.

 

On me vint chercher. Elle se débattait, en hurlant, dans une horrible crise de douleur, de colère, de passion, que sais-je ? Peut-on deviner ce qui se passe dans ces cerveaux rudimentaires ?

 

Je la calmai avec des piqûres de morphine ; et je défendis qu’elle revît cet homme, car je compris que le mariage la conduirait infailliblement à la mort.

 

Alors elle devint folle ! Oui, mon cher, cette idiote est devenue folle. Elle pense à lui toujours, et elle l’attend. Elle l’attend toute la journée et toute la nuit, éveillée ou endormie, en ce moment, sans cesse. Comme je la voyais maigrir, maigrir, et comme son regard obstiné ne quittait plus jamais le cadran des horloges, j’ai fait enlever de la maison tous ces appareils à mesurer le temps. Je lui ai ôté ainsi la possibilité de compter les heures, et de chercher sans fin, en d’obscures réminiscences, à quel moment il revenait, autrefois. J’espère, à la longue, tuer en elle le souvenir, éteindre cette lueur de pensée que j’avais allumée avec tant de peine.

 

Et j’ai essayé, l’autre jour, une expérience. Je lui ai offert ma montre. Elle l’a prise, l’a considérée quelque temps ; puis elle s’est mise à crier d’une façon épouvantable, comme si la vue de ce petit instrument avait soudain réveillé sa mémoire qui commençait à s’assoupir.

 

Elle est maigre, aujourd’hui, maigre à faire pitié, avec des yeux caves et brillants. Et elle marche sans cesse, comme les bêtes en cage.

 

J’ai fait griller les fenêtres, poser de hauts contrevents et fixer les sièges aux parquets pour l’empêcher de regarder dans la rue s’il revient !

 

Oh ! les pauvres parents ! Quelle vie ils auront passée !

 

Nous étions arrivés sur la colline ; le docteur se retourna et me dit : « Regardez Riom d’ici. »

 

La ville, sombre, avait l’aspect des vieilles cités. Par derrière, à perte de vue, s’étendait une plaine verte, boisée, peuplée de villages et de villes, et noyée dans une fine vapeur bleue qui rendait charmant l’horizon. À ma droite, au loin, de grandes montagnes s’allongeaient avec une suite de sommets ronds ou coupés net comme d’un revers d’épée.

 

Le docteur se mit à énumérer les pays et les cimes, me contant l’histoire de chacune et de chacun.

 

Mais je n’écoutais pas, je ne pensais qu’à la folle, je ne voyais qu’elle. Elle paraissait planer, comme un esprit lugubre, sur toute cette vaste contrée.

 

Et je demandai brusquement :

 

– Qu’est-il devenu, lui, le mari ?

 

Mon ami un peu surpris, après avoir hésité, répondit :

 

– Il vit à Royat avec la pension qu’on lui fait. Il est heureux, il noce.

 

Comme nous rentrions à petits pas, attristés tous deux et silencieux, une charrette anglaise passa rapidement, venue derrière nous, au grand trot d’un pur sang.

 

Le docteur me saisit le bras.

 

– Le voici, dit-il.

 

Je ne vis qu’un chapeau de feutre gris, incliné sur une oreille, au-dessus de deux larges épaules, fuyant dans un nuage de poussière.

 

20 octobre 1884

 

 

 

 

 

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[1] Texte publié dans Le Figaro du 29 août au 9 septembre 1884, puis publié dans le recueil auquel il donne son nom.

[2] Texte publié dans Le Gaulois du 28 juillet 1884, puis publié dans le recueil Yvette.

[3] Texte publié dans Le Figaro du 15 août 1884, puis publié dans le recueil Yvette.

[4] Texte publié dans Le Gaulois du 9 juin 1884, puis publié dans le recueil Yvette.

[5] Texte publié dans Gil Blas du 27 mai 1884, sous la signature de Maufrigneuse, puis publié dans le recueil Yvette.

[6] Texte publié dans Le Gaulois du 20 septembre 1884, puis publié dans le recueil Yvette.

[7] Texte publié dans Le Gaulois du 8 octobre 1884, puis publié dans le recueil Yvette.

[8] Texte publié dans Le Figaro du 20 octobre 1884, puis publié dans le recueil Yvette.