Le capitaine Mayne-Reid
(1818-1883)
LES EXILÉS DANS LA FORÊT
Traduit de l’anglais par E. DELAUNEY
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
VII LAMAS, ALPAGAS, VIGOGNES ET GUANACOS.
XI RENCONTRE AU-DESSUS DE L’ABIME.
XIX LE PALO DE VACA ET LE JARA.
XX LE GYMNOTE ET LE POISSON CANNIBALE.
XXVII UNE CHASSE À L’ARMADILLE.
XXXIV UNE CUISINE PEU APPÉTISSANTE.
XXXVII LE JAGUAR ET LE CROCODILE.
XXXIX UNE RÉUNION D’ARBRES CURIEUX.
XLI DES ŒUFS COMME LES POULES N’EN FONT PAS.
XLIII DEUX VAUTOURS COURAGEUX.
À propos de cette édition électronique
Il y a de cela bien des années, par une belle soirée d’été, un petit groupe de voyageurs gravissait cette partie de la Cordillère des Andes qui se trouve à l’est de l’ancienne ville de Cuzco. C’était une famille entière ; père, mère, deux enfants, et un fidèle serviteur.
Le chef de la bande était un bel homme de haute mine, d’environ quarante ans, Espagnol d’origine, ou plutôt créole. N’oublions pas que ce mot ne s’applique jamais à des individus ayant du sang nègre dans les veines. Ceux-ci se nomment mulâtres, quarterons, quinterons ou métis, jamais créoles. Ce nom est exclusivement réservé à la race intermédiaire née du mariage des Espagnols d’Europe avec des Américains.
Don Pablo Ramero, notre voyageur, était donc créole, natif de Cuzco, l’ancienne capitale des Incas du Pérou. Il paraissait plus vieux que son âge ; car sa vie ne s’était point écoulée dans l’oisiveté. Beaucoup d’études, pas mal de soucis et de chagrins avaient altéré des traits originairement beaux ; mais, en dépit de son regard sérieux et même triste, son œil avait encore des éclairs de jeunesse ; sa démarche élégante, son pas élastique révélaient la souplesse et la vigueur de l’homme dans la plénitude de sa force.
Ses cheveux étaient courts, suivant la mode du pays ; il portait une moustache noire bien fournie, mais pas de favoris. Son costume se composait d’un pantalon de velours, dont le fond était garni de cuir imprimé ; de bottes de couleur fauve ; d’un justaucorps sombre, qui dessinait sa taille bien cambrée, et d’une riche ceinture écarlate dont les longs bouts frangés se nouaient à gauche. Dans cette ceinture étaient passés deux pistolets montés en argent et richement ciselés, ainsi qu’un couteau catalan.
Mais tout cela était caché par un ample poncho, espèce de surtout qui, dans l’Amérique méridionale, sert de manteau le jour et de couverture la nuit. Du reste, le poncho a réellement la dimension et la forme d’une couverture ordinaire, sauf qu’au centre on ménage une fente par laquelle on passe la tête, en laissant retomber les deux bouts de chaque côté du corps. En général, ce bizarre vêtement est tissé de laine de couleurs gaies et voyantes formant les dessins les plus variés. Au Mexique, ce surtout, également répandu dans toutes les classes, prend le nom de serapé.
Le poncho de Don Pablo était d’une grande richesse. Il était en belle laine de vigogne tissée à la main. Il valait au moins 500 fr., et garantissait aussi bien de l’humidité que du froid, car il était imperméable.
Le sombrero de notre voyageur n’était pas moins remarquable ni moins coûteux. C’était un de ces chapeaux que l’on nomme panama ou guayaquil, du nom des lieux habités par les tribus d’Indiens qui les façonnent avec une herbe marine très rare, qu’on ne trouve que sur les côtes de l’océan Pacifique. Un bon guayaquil vaut de 4 à 500 fr. ; mais il joint à l’avantage de durer une trentaine d’années celui de préserver de la pluie comme un parapluie, et de défendre contre les ardeurs du soleil des tropiques. C’est ce qui lui donne tant de prix dans ces contrées exposées à des chaleurs torrides.
L’ensemble de ce costume indiquait, vous le voyez, que don Pablo appartenait à la classe des ricos, c’est-à-dire à la classe la plus élevée de son pays.
La toilette de sa femme, Espagnole encore jeune et d’une extrême beauté, confirmait cette première impression ; mais ce qui frappait surtout chez Doña Isidora plus encore que sa parure aristocratique, c’était ce quelque chose d’indescriptible qui dénote la femme comme il faut. Des deux enfants sur lesquels le regard de Don Pablo et de Doña Isidora se reportait fréquemment avec une vive expression de tendresse, l’un était un charmant garçon de treize à quatorze ans, au teint richement coloré, aux opulentes boucles brunes et aux grands yeux noirs expressifs ; l’autre était une ravissante fillette plus jeune, également brune, mais dont les yeux rêveurs étaient ombragés de longs cils qui leur communiquaient une douceur pénétrante. On peut dire que parmi les enfants de l’Espagne, si renommés pour leur beauté, il eût été difficile d’en trouver deux plus idéalement beaux que Léon et Léona Ramero.
Le dernier voyageur qu’il nous reste à décrire était un homme mûr, d’une taille au moins aussi élevée que celle de son maître, mais beaucoup plus mince et plus anguleux de formes. Ses cheveux noirs, longs et droits, son teint cuivré, son œil perçant, son costume étrange, trahissaient un Indien de l’Amérique du Sud. C’était en effet un descendant de la noble race des Incas du Pérou ; et bien qu’il remplît auprès de Don Pablo les fonctions de serviteur, il existait entre ce dernier et lui une douce familiarité qui semblait révéler un lien plus intime que ne le comportent les rapports ordinaires de domesticité.
Ce lien existait en effet.
Cet Indien, nommé Guapo, était un des patriotes qui se rallièrent à Tupac Amaru dans l’insurrection qui éclata contre les Espagnols. Il avait été proscrit, repris les armes à la main et condamné à mort. Seule l’intervention de Don Pablo lui sauva la vie et lui fit rendre la liberté. Depuis ce moment, Guapo s’était donné corps et âme à son bienfaiteur, dont il était l’ami le plus sincère et le plus dévoué.
Guapo était chaussé de sandales. Ses jambes nues laissaient voir les nombreuses cicatrices faites par les cactus et les buissons d’acacia, si communs au Pérou. Une tunique de bayeta ou serge grossière lui descendait aux genoux. La partie supérieure de son corps était complètement nue et accusait sous sa peau cuivrée des muscles vigoureux, indices de force exceptionnelle. Quand le soleil avait perdu de sa chaleur, Guapo revêtait comme son maître un poncho ; seulement le sien était d’une étoffe commune, faite de laine de lama. Il n’avait pas de sombrero, ayant pour principe de ne jamais se couvrir la tête. Sa physionomie expressive respirait l’intelligence et le courage.
Nos voyageurs disposaient de quatre animaux, pour eux et pour leurs bagages. Il y avait un cheval, monté par Léon et conduit par son père ; une mule, qui portait Doña Isidora et sa fille ; deux chameaux du Pérou, autrement dit deux lamas, transportaient courageusement le peu d’objets qu’on avait emportés. L’Indien fermait la marche, l’œil et l’oreille aux aguets.
Don Pablo paraissait bien las. Comment, puisqu’il était si riche, n’avait-il pas seulement le nombre de montures voulu pour sa petite troupe ? Que Guapo allât à pied, cela se comprenait à la rigueur, il en avait tellement l’habitude ; mais qu’un riche seigneur en usât ainsi, cela peut provoquer quelque surprise.
Du reste, si nous entrons dans le domaine des interrogations, pourquoi l’expression de chacun des membres de la petite troupe était-elle si anxieuse ? Pourquoi, à chaque coude de la route montagneuse qu’ils suivaient, Don Pablo et Guapo se tournaient-ils avec une si vive inquiétude, pour examiner du regard le chemin parcouru ?
Hélas ! Don Pablo était un proscrit fugitif, et craignait d’être poursuivi. Non certes qu’il eût commis un crime, le digne seigneur ! Il n’était victime que de la plus noble des vertus : de son patriotisme. Mais il était contraint de fuir au désert, afin d’échapper à la mort ignominieuse que les ennemis de son pays avaient décrétée contre lui.
Ce que je vous raconte là se passait à la fin du siècle dernier, avant que les colonies spano-américaines se fussent émancipées du joug de l’Espagne. Ces contrées étaient alors gouvernées par des vice-rois qui représentaient le roi d’Espagne et étaient, en réalité, des despotes plus absolus que ce monarque lui-même. Ils tenaient une cour splendide, où la licence était effrénée. Ils avaient le droit de vie et de mort sur le peuple et en usaient de la façon la plus arbitraire. Ils accaparaient à leur profit tous les emplois, toutes les richesses. De là des mécontentements qui engendrèrent la grande révolution de 1810, d’où sortit, après quinze années de luttes sanglantes et barbares, l’indépendance de ces malheureuses contrées.
On n’était encore qu’à la fin du siècle dernier, et les premiers mouvements révolutionnaires étaient réprimés avec une cruelle énergie. Malheur à celui qui se trouvait compromis dans cette revendication du droit des créoles ! C’était la mort pour lui et la ruine pour sa famille. Don Pablo eût partagé le sort de milliers de ses concitoyens, s’il n’avait reçu un avis opportun de ce qui le menaçait. Il put se soustraire à la vengeance des misérables qui convoitaient ses richesses. Tous ses biens furent confisqués ; mais il eut la vie sauve, et c’est au moment de cette crise dans son existence que nous le rencontrons.
Avec l’aide de Guapo, il avait réuni à la hâte quelques objets indispensables à sa fuite ; de là son modeste équipage et la route qu’il suivait : route peu fréquentée, qui conduisait au versant oriental des Andes. Son but était de gagner quelque retraite de la montana et d’y vivre caché jusqu’à ce qu’il eût eu le temps d’aviser à son avenir. Il était parvenu à lancer ceux qui le poursuivaient sur une fausse piste ; mais qui pouvait dire combien durerait l’erreur ? Qui lui garantissait que ses traces n’avaient pas été découvertes ?
Vous comprenez maintenant quels étaient les sentiments de la pauvre famille, et vous sympathisez, j’en suis sûr, avec ses appréhensions et ses douleurs.
En suivant la route escarpée qui serpentait au flanc de la montagne, nos voyageurs s’étaient élevés à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer. Il n’y avait plus grande végétation autour d’eux, excepté quelques troncs rabougris de quensa (polylepis racemosa) et quelques bouquets de ratania (krameria) suspendus çà et là aux aspérités du roc. Ce dernier arbrisseau, dont la renommée a traversé l’Atlantique, fournit un remède usité en Europe même, et réputé excellent contre la dysenterie et les hémorragies.
Don Pablo Ramero était un naturaliste distingué ; c’était peut-être le premier voyage qu’il faisait sans que sa préoccupation dominante ne fût pas d’examiner la faune et la flore qui se rencontraient sur sa route. Mais en ce moment il était trop absorbé dans son inquiétude pour sa femme et ses chers enfants, pour penser à autre chose qu’aux dangers qui les menaçaient. Il ne songeait qu’à accroître la distance qui les séparait de leurs mortels ennemis.
Ils avaient déjà fourni une traite de vingt-cinq kilomètres, effort inouï pour les lamas, qui ne peuvent guère en supporter plus de quinze à dix-huit. Mais les pauvres bêtes appartenaient à Guapo, et, excitées par la voix de leur maître, elles semblaient comme lui, mettre toute leur énergie au service du proscrit et de sa famille.
Néanmoins le bourdonnement particulier à ces animaux, et qui rappelle, dit-on, le bruit des harpes éoliennes, s’accentuait à chaque halte, et bientôt il fallut que Guapo multipliât les excitations à la marche.
La route ardue que suivait la petite troupe n’était autre qu’un lit de torrent desséché. Il était impossible d’essayer d’y camper, et cependant la nuit venait ; il faudrait s’arrêter, et cette inquiétude commençait à s’ajouter aux angoisses des voyageurs.
À la fin cependant, et comme ils se prenaient à désespérer, ils arrivèrent sur un petit plateau couvert d’une sorte d’arbres très communs dans toute la région des Andes, et qu’on nomme mollés. Ces arbustes, qui ne dépassent pas trois à quatre mètres de hauteur, ont des feuilles délicatement pinnées, semblables à celles de l’acacia, et se couvrent en leur saison de nombreuses grappes de baies rouges brillantes, avec lesquelles les Indiens fabriquent une bière renommée parmi eux.
Leur bois, outre qu’il sert de chauffage dans des régions où d’autres arbres ne croissent pas, produit une cendre fort estimée des raffineurs de sucre, parce que cette cendre, très riche en principes alcalins, est plus efficace que toute autre pour la clarification du sirop en ébullition. Les feuilles de cet arbre dégagent, quand elles sont froissées, une odeur forte et aromatique.
– Passons la nuit ici, dit Don Pablo, en s’adressant à Guapo. Voici un lieu bien propice pour un campement ; l’ombre de ces arbres protégera notre sommeil.
– Ici, mi amo (mon maître) ! répéta l’Indien avec surprise.
– Et pourquoi pas ? Pourrions-nous trouver un endroit plus favorable ? Nous suivrons peut-être longtemps le défilé avant de trouver aussi bien ; et du reste, regarde ; les lamas ne peuvent plus aller.
– C’est vrai, maître ; mais… ces arbres…
– Ces arbres ? Ce sont eux en partie qui me décident. Ils nous abriteront contre la rosée des nuits.
– C’est impossible !… Maître, ne reconnaissez-vous pas l’arbre poison ?
– Quelle folie, Guapo ! Ce sont des mollés tout bonnement.
– Je le sais, maître, mais ils sont mortels. Ceux qui se couchent à leur ombre ne se réveillent plus.
– Je ne te croyais pas si superstitieux, mon brave. Nous allons camper ici. Vois, les pauvres lamas sont déjà couchés. Je parie que rien au monde ne leur ferait reprendre la route.
Guapo se tourna vers ses bêtes, espérant s’en faire des auxiliaires pour aller plus loin ; mais c’est un des traits spéciaux du caractère du lama de ne pas vouloir faire un pas au delà de ce qu’il considère comme une traite suffisante, ou avec un poids supérieur à soixante-dix kilos. Aussi l’Indien perdit-il son temps. Les braves animaux avaient fait tout ce qu’ils pouvaient faire ; leur demander plus était injuste et par conséquent inutile. Ni caresses ni coups ne les firent démarrer.
Ce fut avec une répugnance visible que Guapo dut céder à l’instinct des lamas. Il n’en continua pas moins à supplier son maître de renoncer à l’idée de s’étendre sous les mollés, et, prêchant d’exemple, il préféra aller se coucher, enveloppé de son poncho, sur la roche nue, à quelque distance.
Mais Don Pablo tenait à convaincre son vieux serviteur qu’il est certaines croyances, transmises de génération en génération, qui sont purement légendaires et superstitieuses ; et bien qu’il évitât de froisser l’Indien, il persista dans sa détermination de dormir, lui et sa famille, à l’ombre de ces arbres réputés fatals.
On déchargea les lamas de leurs gerguas ou fardeaux. On déharnacha la mule et le cheval, qui allèrent paître de compagnie le maigre pâturage qu’offrait la surface du plateau.
Puis on s’occupa du souper. Tout le monde avait faim, car personne n’avait mangé depuis le départ, et la précipitation de la fuite avait fait négliger d’emporter des provisions suffisantes et bien réconfortantes. On ne disposait que de quelques tranches de charqui (bœuf fumé), auxquelles Guapo avait, dans la journée, ajouté une boîte de racines d’oca. Cette plante (oxalis tuberosa) est tuberculeuse, de forme ovale, rouge pâle extérieurement et blanche à l’intérieur. Elle ressemble beaucoup à l’artichaut de Jérusalem ; mais elle est plus longue et plus mince. Son goût douceâtre est assez agréable. Il rappelle celui de la citrouille. L’oca est aussi bon rôti que bouilli.
Une autre racine également en usage au Pérou est le tropœolum tuberosum ou ulluca ; mais elle est plus glutineuse et moins savoureuse. Elle n’est mangeable qu’assaisonnée de capsicum ou poivre espagnol.
Il n’y avait pas à choisir, il fallait se contenter d’oca et de charqui ; mais, pour préparer l’un et l’autre, il fallait allumer un feu de mollé.
Alors s’éleva une discussion. Serait-il sage d’allumer un feu dont la fumée serait visible de la vallée au-dessous et pourrait attirer l’attention sur la piste des proscrits ? Mais d’autre part, l’estomac de nos exilés criait famine. Il était indispensable de se réconforter et de conserver des forces pour les éventualités difficiles que l’on pouvait prévoir.
On s’arrêta au parti mixte de n’allumer le feu qu’après la nuit tombée, quand la fumée serait devenue invisible et que la clarté du foyer se trouverait dissimulée derrière les fourrés épais du mollé.
En attendant la tombée de la nuit, Don Pablo visita les alentours du camp, cherchant s’il ne découvrirait rien à ajouter à leur maigre souper. Une plante rappelant celle dont on fait les balais attira bientôt son attention. C’était le chenopodium quinoa, qui produit une graine similaire à celle du riz, quoique beaucoup plus petite ; ce qui lui a valu dans le commerce le nom de « petit riz ».
La graine du quinoa est nourrissante et savoureuse, surtout si on la cuit dans du lait. Avant la découverte de l’Amérique et par conséquent avant l’introduction des produits de l’ancien monde dans le nouveau, le quinoa remplaçait le froment. Il est encore usité comme nourriture dans beaucoup d’endroits et est même passé en Europe, où il est cultivé avec succès. Les jeunes feuilles peuvent remplacer les épinards, dont elles ont un peu le goût.
Don Pablo appela Léon à son aide, et tous deux recueillirent une quantité de ces graines, qu’ils portèrent au camp. La nuit étant assez noire, on alluma un bon feu, et Doña Isidora, bien que grande dame, s’occupa de la cuisine et se mit à accommoder les différents plats avec un art tout particulier. Elle ne dédaignait pas les soins de son ménage ; ce qui était fort rare chez une Péruvienne de son rang, dont la toilette constitue généralement l’unique occupation.
Le souper ne se fit pas attendre longtemps ; il fut excellent, et tous les membres de la famille y participèrent de bon cœur. Puis nos voyageurs, s’enveloppant de leurs ponchos, se couchèrent et goûtèrent bientôt le repos.
Seul l’Indien n’avait pas pris part au souper.
C’est que maître Guapo avait ses provisions à lui tout seul : provisions qu’il portait dans son sac, et qu’il préférait à tous les charqui du monde. C’était du coca.
Le coca est un arbrisseau de deux mètres environ, qui se rencontre dans les régions chaudes de la chaîne des Andes. Son nom botanique est erythroxylon coca. Sa feuille est petite et d’un vert brillant, sa fleur blanche, et il porte une petite baie écarlate. Il y a des planteurs qui le cultivent en plantations régulières, connues sous le nom de « cocalès ». Venu de graines, on le transplante quand la jeune plante a atteint quarante à cinquante centimètres ; mais il faut la protéger contre les ardeurs du soleil, soit par des semis de maïs entre les rayons, soit par des abris en feuilles de palmiers ; il faut également l’arroser tous les cinq ou six jours, en cas de sécheresse ; en un mot, l’entourer de soins assidus pendant au moins deux ans et demi, avant d’en tirer profit.
Les feuilles de cet arbre sont seules employées. On les recueille avec les mêmes précautions que prennent les Chinois pour celles du thé. Ce sont les femmes qui s’y emploient presque exclusivement. Les feuilles sont réputées mûres quand elles sont devenues cassantes. Alors on les cueille et on les fait sécher au soleil sur un grossier chiffon de laine. Une fois sèches, elles doivent présenter une couleur vert pâle uniforme, à moins qu’elles n’aient souffert de l’humidité ; auquel cas elles sont brunâtres et déclarées de qualité inférieure. On les met ensuite dans des sacs, que l’on couvre de sable bien sec. Il ne reste plus alors qu’à les vendre, et leur prix sur place est d’environ 2 fr. 50 le kilo ; ce qui remet cette denrée au même prix que le thé.
Le coca donne trois récoltes par an, une tous les quatre mois, et cent pieds fournissent environ un « arroba », douze kilos de feuilles par cueillette. Le coca vit très longtemps, à moins que les fourmis ne s’y mettent ; ce qui arrive assez fréquemment.
Si j’ai décrit cette plante si minutieusement, c’est qu’elle joue un rôle très important dans l’économie domestique des Indiens de cette région. On n’en trouverait peut-être pas un seul qui ne soit un « coquero » ou mangeur de coca.
Presque chaque pays du monde a son stimulant de prédilection : en Chine, c’est le thé ; dans l’Asie méridionale, le bétel ; en Orient, l’opium ; en Europe, le tabac sous ses formes diverses.
Mais le coca n’est pas seulement pour l’Indien la distraction puissante où il cherche l’oubli de sa misère ; il est aussi et surtout la base de son alimentation. Il peut passer cinq à six jours sans manger autre chose, et les pauvres mineurs du Pérou ne supporteraient point les rudes travaux auxquels ils se livrent, s’ils n’étaient coqueros.
Pris à l’excès, le coca aurait à la longue une influence désastreuse pour la santé ; mais employé avec mesure, il a une innocuité parfaite ; ce que l’on ne peut certes pas, dire du tabac ou de l’opium.
Fidèle à sa conviction, Guapo ne s’endormit point sous l’ombrage empoisonné des mollés.
Il souhaita mélancoliquement le bonsoir à ses maîtres, non sans avoir renouvelé auprès d’eux ses instances. Il ne se retira qu’après avoir reçu un refus déguisé, mais formel, de prendre son avis en considération. Alors il se retira sur une petite éminence voisine, où il prit ses dispositions pour la nuit.
Longtemps il resta absorbé par son inquiétude pour ceux qui lui étaient si chers, mais enfin la nature impérieuse réclama ses droits, et il se mit à préparer son souper.
Il prit dans une sorte de petit carnier en peau de chinchilla, qu’il portait autour du cou, quelques feuilles de coca, qu’il se mit à mâcher, puis, avec les dents, la langue et les lèvres, il en forma une petite boule, qu’il roula plusieurs fois dans sa bouche.
Pendant ce temps, il avait ouvert une petite gourde qu’il portait en sautoir, et qui était, en guise de bouchon, fermée par une cheville servant de tête à une épingle assez longue pour atteindre le fond de la gourde. Il passa la pointe de l’épingle sur ses lèvres, puis la plongea dans la mystérieuse bouteille, d’où elle ressortit avec une fine poudre blanche adhérente à l’endroit qui avait été humecté. Cette poudre n’était autre que de la chaux vive pulvérisée, ou peut-être des cendres de mollé ou de bananier, que l’on emploie quelquefois.
Mais comme notre Indien était, je vous l’ai dit, un véritable amateur et un fin coquero, il est probable que ce devait être de la cendre de mollé ; car c’est l’assaisonnement le plus estimé dans le Pérou méridional.
Quoi que ce fût, Guapo porta l’épingle à sa bouche, en ayant soin, cette fois, de ne pas toucher ses lèvres, car cela les eût rudement brûlées ; il planta la pointe de son épingle dans la petite boule de coca, qu’il maintenait, pour ce faire, sur le bout de sa langue. Il la perça à maintes reprises, et de tous les côtés, jusqu’à ce que toute la poudre y eût été insérée ; puis il essuya soigneusement son épingle, reboucha la gourde et lui fit reprendre sa place habituelle. Après quoi, il prit une pause commode et se mit à « ruminer » pendant environ quarante minutes, laps de temps voulu pour la complète manducation d’une boule de coca. L’observation de la période exacte est tellement rigoureuse, que l’Indien en voyage mesure par elle les distances. Un « coceada » représente pour eux le temps nécessaire pour franchir à pied un peu plus de trois kilomètres.
Le très frugal souper de Guapo terminé, il s’enroula dans son poncho de lama, s’appuya contre le roc et tomba dans un profond sommeil.
L’Indien était éveillé avant le jour, mais il ne voulut pas troubler sitôt le repos de la petite troupe. Il faisait encore trop sombre pour s’engager dans le défilé de la montagne. Son premier soin fut donc de déjeuner comme il avait soupé ; quand il eut fini, il commençait à faire assez clair pour qu’il pût sans indiscrétion aller voir ce que devenaient les dormeurs.
Aucun bruit de voix ne s’était encore fait entendre dans le bouquet d’arbres qu’il couvait d’un regard inquiet, et cependant on entendait la mule et le cheval aller et venir en paissant, ainsi que les deux lamas, qui se dédommageaient de leur longue abstinence, la faim elle-même ne pouvant les déterminer à brouter la nuit.
Ce fut en tremblant que Guapo descendit. Que n’eût-il pas donné pour entendre la voix de Don Pablo et les accents plus doux de Doña Isidora ou des enfants ! Mais non. Rien de semblable ne trouble le silence du bois.
Il presse le pas, il arrive auprès d’eux. Ils dorment encore. Quoi ! Pas un n’a bougé ?… Mon Dieu ! Quelle horrible pâleur a envahi leur visage !… Se peut-il qu’une seule journée de fatigue les ait changés à ce point ? Ou bien… auraient-ils succombé ?…
Il se penche, le brave Indien. Il a vu bien des combats sans que son cœur lui défaille à ce point. Mais il a surpris un souffle…
– Ils respirent ! S’écrie-t-il à haute voix, ils respirent !…
Et il tire son maître par le bras, doucement d’abord, puis plus fort, en l’appelant par son nom avec la même progression. Mais rien n’y fait.
Don Pablo dort d’un sommeil de plomb. Personne ne bouge autour de lui. Les terreurs de l’Indien renaissent avec cette immobilité persistante. Que de fois il lui est arrivé de réveiller son maître, et que de fois il a constaté que le plus léger attouchement, l’appel le plus indistinct suffisait à l’arracher au sommeil !
Terrifié, désespéré, Guapo devient violent ; il saisit le noble seigneur par les épaules, le secoue avec une sauvage énergie et l’appelle avec des accents déchirants.
– Mi amo ! Mi amo ! L’effet désiré se produit.
Don Pablo ouvre lentement les yeux ; il s’agite péniblement ; il y a en lui quelque chose de singulier, une torpeur qui n’est pas naturelle.
– Qu’y a-t-il ? Murmure-t-il avec effort. Laissez-moi reposer.
– Maître, le soleil monte ; il est temps de nous remettre en route.
– Oh ! Que je me sens las et engourdi ! Je ne puis tenir mes yeux ouverts. D’où cela peut-il venir ?
– De l’arbre poison, maître.
Cette réponse fait une vive impression sur Don Pablo. Elle lui communique la force de réagir ; il se dresse brusquement ; mais il chancelle, c’est à peine s’il peut rester debout. Il se sent comme sous l’empire d’un soporifique puissant.
– Cela se peut bien tout de même, mon brave Guapo, dit-il en s’étirant.
Mais peu à peu le souvenir lui revient ; il pense à sa femme, à son fils, à sa fille, endormis comme lui sous l’ombrage fatal.
– 0 ciel ! Isidora, les enfants !
Cette fois la terreur avait triomphé du malaise de Don Pablo. Il se pencha successivement sur les autres dormeurs, qu’il trouva encore plus narcotisés que lui-même. ; Il eut bien du mal à les rappeler à la vie ; mais, après beaucoup d’efforts, il parvint à ranimer en eux la sensibilité, et c’était l’essentiel.
– Il est certain que l’arôme de ces arbres dégage un narcotique puissant, dit-il. Viens, Isidora, éloignons-nous au plus vite de cette influence délétère. En selle, mes amis, nous déjeunerons plus loin sur la montagne. Guapo avait raison ; le plus pressé, c’est de partir.
Mais les animaux eux-mêmes semblaient avoir subi le contrecoup de cet engourdissement, qui, en se prolongeant, pouvait devenir mortel. Ils se traînaient avec peine sur la route.
Toutefois le mouvement et l’air pur du matin finirent par triompher du malaise général. Peu à peu tout le monde secoua sa torpeur, et, après un rapide déjeuner, composé des restes de la veille, tous les membres de la famille se retrouvèrent frais et dispos.
Le ravin dans lequel ils étaient engagés se trouvait creusé dans les flancs à pic de ce porphyre noir dont est principalement composée la chaîne gigantesque des Andes.
Sur leurs têtes passaient, avec des cris divers, de petits perroquets au riche plumage, appartenant à l’espèce conurus rupicola, perroquets des rochers, qui font leur nid dans les fentes de ces pics escarpés, contrairement à tous leurs autres congénères qui ne perchent que dans les forêts et les bois.
Le soleil était près de se coucher lorsque nos voyageurs atteignirent le point culminant de la route qu’ils suivaient. Ils étaient environ à quatre cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer.
Le ravin débouchait sur une plaine immense, entourée elle-même de hautes montagnes, dont la plupart portaient l’éclatant revêtement des neiges éternelles, d’autant plus merveilleux et féerique, que le couchant les irisait des tons les plus tendres, de rose, de pourpre et d’or.
Mais si la montagne lointaine offrait des aspects de sereine beauté, la plaine paraissait bien peu engageante. Elle était aride et nue. Le froid des hautes régions gagnait en outre nos voyageurs et ajoutait à l’impression désolée qu’ils recevaient en ces lieux. Si loin que la vue pût s’étendre, on ne rencontrait pas un seul arbre. Une herbe sèche et jaunie couvrait le sol et criait sous les pas. Le roc inhospitalier se dressait partout avec des angles de mauvais augure. La petite caravane était arrivée sur un des grands plateaux nommés puna dans cette partie des Andes.
Les seuls habitants de cette région désolée sont de misérables Indiens employés comme bergers par les riches propriétaires des vallées ; car il est étrange de constater que sur ces plateaux glacés s’engraissent et prospèrent d’innombrables troupeaux de bêtes à laine et à cornes, de lamas et d’alpagas. Seulement on peut marcher des journées entières sans rencontrer un seul de ces bergers.
Une fois arrivés dans la puna, on parla de faire halte, parce que les lamas donnaient des signes incontestables de fatigue. Mais Guapo était né de l’autre côté de la montagne, dans la grande forêt où beaucoup d’indigènes se retirèrent après les cruels massacres de Pizarre. Il connaissait le pays et se rappelait que non loin de là devait se trouver la hutte d’un berger de ses amis, qui leur offrirait un abri pour la nuit ; il se constitua donc le guide de la petite troupe. Toutefois, avant de continuer, il dut se mettre à genoux devant ses lamas, les caresser, les flatter, les embrasser, leur prodiguer les plus tendres expressions ; après quoi les pauvres bêtes, qu’on eût vainement rouées de coups sans les faire avancer d’un pouce, se décidèrent à se lever et reprirent courageusement leur route, en agitant leurs petites sonnettes.
– Allons, père, s’écria Léon en ce moment, monte un « peu à ma place, et je vais faire un temps de galop.
C’était une bonne pensée ; car Don Pablo, qui ne se plaignait pas, était néanmoins horriblement fatigué. L’enfant lui amena sa monture, puis, sautant lestement à terre, se mit à courir auprès des lamas.
Heureusement le chemin à faire n’était pas bien long, et ils arrivèrent bientôt à la hutte de l’Indien. C’était une bien pauvre demeure, ressemblant plus à un monceau d’herbes séchées qu’à une habitation humaine.
Le mode de construction, du reste, en était fort primitif. On avait d’abord disposé en rond de grosses pierres, puis une couche d’herbe, maintenue par une nouvelle couche de pierres, et ainsi de suite jusqu’à la hauteur de quatre à cinq pieds, sur un diamètre de huit à neuf. Venaient ensuite des perches inclinées de manière à ce que tous leurs sommets se touchassent et pussent être reliés ensemble. Ces perches sont fournies par la tige du magney (agave americana) ou aloès de cette région, seule plante d’assez haute venue pour satisfaire à cet usage. En travers de ces perches, on dispose des lattes, que l’on recouvre ensuite d’un chaume composé de l’herbe grossière de la puna, retenue par des cordages de même nature. Une ouverture de deux pieds de haut sert de porte d’entrée.
En approchant, la famille de Don Pablo remarqua que celle de la hutte vers laquelle ils se dirigeaient était complètement dissimulée par une peau de bœuf étendue dessus.
Triste abri que celui dans lequel il leur fallait pénétrer, en rampant sur les mains et sur les genoux.
Guapo rappela alors Léon, en conseillant à son père de le faire remettre en selle. Il redoutait pour lui les chiens de la puna, connus sous le nom de canes Ingoe, ou chiens des Incas. Ils sont de petite taille ; leur museau est fin et allongé ; leur queue touffue est relevée en trompette, et leur poil long est fort emmêlé ; ce qui n’ajoute pas à leur beauté. Avec cela, ils sont hargneux et sauvages au possible. Ils s’attaquent à tout le monde, mais aux blancs avec plus de rage peut-être. C’est tout ce que leurs maîtres peuvent faire de défendre un ami contre leur agression. Même blessés, ils n’abandonnent pas la lutte. On comprend qu’il soit quelquefois dangereux d’approcher de la hutte d’un Indien qui entretient trois ou quatre de ces incommodes gardiens.
Cependant le berger ne saurait s’en passer ; car ils sont incomparables dans l’art de veiller sur un troupeau et d’empêcher que les animaux confiés à leurs soins ne s’égarent ou ne soient attaqués.
On les emploie également à la chasse du yutu, sorte de perdrix qui niche dans les joncs. Dès qu’ils sont sur la trace d’un de ces oiseaux, il est perdu : ils le tuent d’un seul coup de dents, avant même qu’il ait pu prendre son vol.
Guapo, au courant des mœurs de ces redoutables et utiles animaux, ne négligeait aucune précaution en approchant de la hutte de son ami. Il appela à plusieurs reprises sans recevoir de réponse. Alors, tirant son « macheté » ou long couteau de chasse, il s’engagea sous la peau du bœuf, donna un coup d’œil à l’intérieur de la hutte, et, reconnaissant qu’elle était vide, reparut aussitôt.
Il ne se trouva pas embarrassé par ce fait. Il était assez libre avec son ami pour oser prendre la liberté de s’approprier sa demeure pour la nuit avec ou sans permission.
Il ne tarda donc pas à pénétrer dans la butte.
Évidemment l’absence du berger ne devait être que momentanée, car sa demeure n’était pas vide. Ce n’est pas dire qu’elle fût abondamment pourvue ni richement meublée. Le mobilier se composait uniquement de quelques objets indispensables : une olla ou marmite en terre pour la cuisson du maïs, une autre pour la soupe ; une cruche pour l’eau, quelques gourdes coupées de différentes grandeurs, servant d’assiettes ou de tasses, et c’était tout. De meubles, on n’en a jamais vu dans la demeure d’un berger de la puna.
Deux pierres séparées l’une de l’autre par un espace vide composaient tout le foyer, où l’Indien ne brûle que la fiente desséchée de ses bestiaux, appelée taquia.
Une couple de sales peaux de mouton étendues par terre formait le lit, et puis plus rien.
Ah ! Si ; les yeux de Guapo étincellent de plaisir ; sans doute, il a trouvé quelque chose qui a échappé à notre coup d’œil inquisiteur. Il décroche un vieux sac terreux suspendu à la muraille, il le palpe. Que peut-il contenir de si précieux ? Une provision de macas, racines tubéreuses de la grosseur d’une forte châtaigne, seule récolte que l’on puisse attendre de la puna, où ni les cocas, ni les ullucas, ni les pommes de terre ne se développent.
Le macas est cultivé par cette misérable population, dont il constitue l’unique ressource. Et, chose bizarre, autant il prospère dans cette région glacée, autant il devient insipide et détestable dans la vallée. Il a une saveur douceâtre assez agréable, surtout bouilli dans du lait, et rappelle de loin le marron. On le conserve plus d’un an, simplement en le séchant au soleil et en l’exposant ensuite au froid, qui sert à le contracter et à le durcir.
Les Indiens en font une sorte de bouillie, qu’ils mangent avec du maïs grillé.
Guapo, enchanté de sa première découverte, le fut encore plus en apercevant un second sac à demi plein de maïs.
– Bonne chance ! s’écria-t-il, nous ne nous coucherons pas sans souper. C’est déjà quelque chose.
Guapo vint annoncer ces excellentes nouvelles aux voyageurs, qui attendaient au dehors le résultat de son exploration. Tout le monde mit pied à terre ; on attacha le cheval et la mule avec une courroie assez longue pour leur laisser la liberté de paître. Quant aux lamas, c’eût été une précaution superflue. Ils ne s’éloignent jamais beaucoup de leur propriétaire.
Il faisait un froid glacial. Doña Isidora et les enfants, malgré le peu de confortable de l’asile offert par Guapo, y pénétrèrent, heureux d’échapper à la bise qui désolait cette plaine infinie.
Don Pablo et l’Indien réunirent leurs efforts pour trouver du combustible ; mais, sans un arbre en vue, il était difficile de se procurer du bois mort. Ils durent donc se mettre à ramasser du taquia. Bien qu’aucun troupeau ne fût en vue, on en trouvait des traces restées dans la plaine, et les deux hommes se pressaient, car la nuit approchait.
Tout à coup Guapo redressa sa haute taille en laissant échapper une exclamation de terreur, et pourtant on n’avait entendu qu’un beuglement de taureau. Y avait-il bien de quoi épouvanter un brave cœur comme celui de l’Indien ?
C’est qu’il connaissait les taureaux de la puna comme ni vous ni moi ne les connaîtrons jamais.
L’animal venait de tourner une saillie de rochers qui le dérobaient à la vue, et maintenant il avançait tête baissée, en courant de toutes ses forces et roulant de tous côtés ses yeux rouges enflammés et furibonds.
Chacun de ses bonds était accompagné d’un hennissement, je dirais presque d’un rugissement effroyable.
Dans toute l’Amérique espagnole, les taureaux sont plus féroces et plus indomptables que partout ailleurs.
Cela provient sans nul doute de la mauvaise habitude qu’ont les vaqueros de traiter leur bétail avec la dernière cruauté, ce qui le rend d’une sauvagerie inouïe. Souvent, dans un troupeau où il n’y a pas de taureau, les vaches elles-mêmes sont tellement dangereuses à approcher, que les vachers ne se hasardent à les mener paître que bien montés sur un bon cheval.
Aussi ne rencontre-t-on presque jamais à pied un berger mexicain ou de l’Amérique du Sud.
Toutefois il y a de profondes différences de caractère chez les animaux suivant les régions. Par exemple, ceux des llanos de Venezuela sont beaucoup moins farouches que ceux de la puna, qui sont du reste, sans contredit, les plus redoutables de tous. Ils ont si peu souvent l’occasion de se rencontrer avec l’homme, que du plus loin qu’ils en aperçoivent un, ils sautent dessus et l’attaquent. Pour un cavalier, le danger est moindre, mais malheur au piéton qui se hasarde dans ces vastes plaines, domaine incontesté de ces brutes, car il ne tarde pas à devenir leur victime.
Guapo et Don Pablo n’avaient pas même un bâton pour se défendre : ils avaient déposé à l’entrée de la hutte leurs armes et leurs couteaux, et ils en étaient à plus de deux cents mètres. Il était donc inutile de songer à l’atteindre avant que la bête furieuse les eût rejoints et terrassés. Que faire dans une conjoncture aussi grave ?
Le taureau n’était plus qu’à trente pas ; il secouait sa tête menaçante, armée de cornes aiguës, et ses mugissements révélaient sa fureur croissante.
À ce moment, une idée subite surgit simultanément dans l’esprit des deux hommes exposés à un si grand péril.
La soirée était glaciale, et ils portaient chacun leur poncho. Le retirer et se poster à la façon du matador, en attendant le taureau de pied ferme, fut pour eux l’affaire d’une seconde. Le chatoyant surtout du seigneur attira de préférence le regard de l’animal, et Don Pablo eut l’occasion de faire montre de son admirable sang-froid et de son adresse parfaite, en le lui jetant sur les cornes de manière à l’aveugler.
Pendant que la bête exaspérée travaillait à se défaire de l’impedimenta, les deux hommes gagnèrent sans peine le rocher.
Mais quelle ne fut pas la terreur de Don Pablo, en portant ses regards vers la hutte, d’apercevoir Doña Isidora et ses enfants qui, attirés par les cris, venaient à leur rencontre ! D’une voix qui n’avait plus rien d’humain, le pauvre père au désespoir cria à ses bien-aimés de rentrer au plus tôt. Un moment paralysée par la terreur, la mère ne bougea pas. Enfin elle reprit assez possession d’elle-même pour songer à la sûreté de Léon et de Léona. Elle les entraîna dans la direction de la hutte ; mais son entrée basse et le peu d’habitude qu’ils en avaient retardèrent leurs mouvements. La mère était encore dehors, activant leur entrée, que déjà le taureau, ayant secoué le poncho, l’avait aperçue et se dirigeait vers elle avec un galop furieux.
– Mon Dieu, protégez-la ! s’écria Don Pablo en la voyant s’agenouiller à son tour pour pénétrer dans l’humble retraite, où du moins elle eût été à l’abri du danger.
Mais déjà l’animal n’était plus qu’à vingt pas.
– C’en est fait ! Elle est perdue !… reprit-il avec une inexprimable épouvante, en détournant la tête pour ne pas voir ce qui allait se passer et qu’il ne pouvait empêcher.
Mais à ce moment un autre galop résonna dans la plaine, et cette fois c’était celui d’un cheval monté par un Indien. Il brandissait sur sa tête un étrange instrument. Un bruit sifflant déchira l’air, et trois lanières, terminées chacune par une balle et réunies par l’autre bout, vinrent s’enlacer autour des jambes du taureau, qui tenta vainement un nouveau bond, et, impuissant, quoique plein de rage, retomba lourdement sur le sol.
Le cavalier poussa un cri de triomphe, s’élança de cheval, se précipita vers le vaincu et lui plongea son long macheté dans la gorge. Un flot de sang jaillit de la blessure, et, après quelques convulsions, le monstre tomba dans l’immobilité de la mort.
Alors le nouveau venu déroula tranquillement ses bolas, et, se tournant vers les voyageurs, il s’adressa à eux avec toute la politesse requise.
Quel était donc le sauveur improvisé auquel Doña Isidora était redevable de l’existence ?
Il n’était autre que l’ami de Guapo, qui, mis en deux mots au courant de la situation, plaça aussitôt lui et sa maison… au service de Don Pablo et de sa famille, et mit à leur disposition toutes les ressources dont il disposait.
Les macas, le maïs et une belle entrecôte de taureau sauvage leur permirent de faire un souper délicieux et réconfortant.
En retour de cette large hospitalité – eu égard à celui qui l’offrait – Don Pablo lui fit présent d’une somme assez importante, mais qui ne lui donna pas moitié autant de satisfaction que le cadeau de Guapo, consistant en une portion de son coca, dont l’Indien était privé depuis déjà plusieurs jours et qu’il appréciait doublement.
Avant de quitter la ville, Guapo avait consacré jusqu’à son dernier « peseta » à se munir de ce luxe suprême qui lui permettait d’être généreux.
Le souper de tous terminé, les deux Indiens se livrèrent dans le recueillement à leur bienheureuse coceada ; après quoi Guapo, qui savait pouvoir placer une entière confiance dans le vaquero – patriote comme lui – lui communiqua le secret de leur passage dans cette région désolée.
Non seulement le brave patriote promit une discrétion absolue, mais il s’engagea à dépister toute poursuite dirigée de ce côté. Malgré son isolement, le vaquero avait entendu parler de Don Pablo, l’ami des Indiens, l’ennemi déclaré de l’Espagnol oppresseur du Pérou, et il eût risqué sa vie pour le servir, car aucun peuple ne s’est montré aussi complètement dévoué aux amis de sa race que les Indiens des Andes.
Que de traits de fidélité jusqu’à la mort, de sacrifices héroïques, on pourrait relever dans leur histoire durant l’affreuse période de la conquête par le sanguinaire Pizarre et ses cruels adhérents !
Quand le vaquero sut à quelle extrémité en étaient réduits le noble seigneur et les siens, il ne fut que plus disposé à ajouter à leur confort ; mais il eut du mal avec ses chiens, arrivés après lui et fort peu enclins à témoigner autre chose qu’une hostilité impitoyable.
Les deux Indiens n’avaient pas été de trop pour défendre les membres de la pauvre famille de leurs attaques intempestives et redoublées. Mais, à force de coups de fouet, ils parvinrent à s’en rendre maîtres et à les attacher tous les quatre derrière la hutte, où ils se dédommagèrent de leur impuissance par un vacarme abominable qui dura toute la nuit.
Aussitôt le souper fini, la petite famille n’eût demandé qu’à prendre le repos qui lui était si nécessaire ; mais l’Indien ayant parlé d’aller poser des pièges à chinchillas et à viscaches, Léon, oubliant sa fatigue, sollicita la permission de l’accompagner ; ce qui lui fut accordé sans difficulté.
Le chinchilla et sa cousine germaine la viscache sont deux petits quadrupèdes de la famille des rongeurs, qui habitent les plus hauts plateaux du Pérou et du Chili. Ils sont à peu près de la même taille, c’est-à-dire de la grosseur d’un lapin, et ont des habitudes identiques à celles de ce dernier. La plus grande différence est peut-être dans leur queue et dans leurs oreilles, ces dernières étant plus courtes chez les bêtes qui nous occupent que chez le lapin, et leur queue beaucoup plus longue et plus fournie.
Nous ne décrirons pas la fourrure du chinchilla. Elle est connue de tout le monde et très estimée des élégantes, qui la recherchent comme étant la plus douce et la plus veloutée. Celle de la viscache est moins jolie de couleur. C’est un mélange de brun et de blanc. Sa tête, qui a la forme de celle du lièvre, a des joues noires, et est ornée de longues moustaches raides comme celles du chat.
Ces deux petites créatures inoffensives vivent, pendant le jour, cachées dans les trous et les fentes des rochers, au plus haut des versants des Andes. Elles n’en sortent que deux fois dans les vingt-quatre heures, le soir au crépuscule et de grand matin.
On les prend avec des collets de crin de cheval placés à l’entrée de leur demeure, absolument comme les pièges tendus dans nos garennes, avec cette seule différence que les nôtres sont faits avec du fil de fer élastique et ceux des Indiens avec du crin.
Léon était enchanté de l’excursion. Le vaquero, qui ne l’était guère moins que lui, se complaisait à lui expliquer le maniement des pièges et à lui raconter mille histoires plus curieuses les unes que les autres sur la puna, ses habitants, ses mœurs et sa faune.
En se rendant à l’endroit fréquenté par les chinchillas, on passa près d’une sorte d’étang, où se voyaient encore un grand nombre d’oiseaux particuliers à cette région.
Au milieu se débattait une oie sauvage connue sous le nom de huachua. Son plumage est d’un blanc de neige, à l’exception de ses ailes, d’un beau vert mêlé de violet, tandis que son bec et ses pattes sont rouge écarlate.
Il y avait également deux curieuses espèces d’ibis, et une gigantesque poule d’eau, fulica gigantea, presque aussi grosse qu’un dindon, moins remarquable par son plumage gris sombre que par une excroissance de couleur jaune, de la grosseur et de la forme d’une fève, qui se rencontre à la base de son bec rouge, et qui lui a valu de la part des Indiens le surnom de nez à la fève.
Plus loin dans la plaine, sur les bords du marais, ils remarquèrent encore un superbe pluvier (charadrius), dont le plumage rappelle celui du huachua et dont les ailes vertes brillent au soleil comme du métal poli. Un autre oiseau singulier était le huarahua (polybonus), de l’espèce des faucons, tellement inoffensif, que le vaquero s’en approcha et le frappa de son bâton avant même qu’il eût songé à s’envoler.
Jamais Léon n’avait vu oiseau si peu farouche ; aussi l’ami de Guapo, le voyant intéressé, ajouta-t-il quelques détails sur ses mœurs. Cet oiseau de proie, paraît-il, ne vit que de cadavres et ne s’attaque jamais à aucune créature vivante.
C’était un naturaliste à sa manière que ce brave vaquero. Il savait sa puna par cœur, et aucune question à ce sujet ne semblait de nature à l’embarrasser.
Il désigna à l’enfant un pic nommé par lui pito (colaptes rupicola), qui habite les rochers, et qui, de même que les perroquets dont nous avons déjà parlé, est une anomalie, appartenant à un groupe qui devrait exclusivement percher dans les bois, comme son nom l’indique. Le pito est petit, brun tacheté, avec le ventre jaune. Il y en avait beaucoup qui voletaient çà et là.
Mais l’oiseau qui fixa le plus l’attention de l’enfant était de la taille d’un sansonnet. Il avait un assez joli plumage brun rayé de noir sur le dos, avec la poitrine toute blanche. Cependant ce n’est pas sa couleur qui intéressa Léon. Ce fut quand son vieux compagnon lui raconta que régulièrement, à chaque heure de la nuit, cet oiseau méthodique jette au vent sa plainte monotone ; ce qui l’a fait surnommer coq des Incas. Les Indiens ont pour lui un respect superstitieux.
Quand il eut placé tous ses pièges, le vaquero et son jeune compagnon, mutuellement enchantés l’un et l’autre, regagnèrent leur logis en devisant gaiement. Ils longeaient la montagne, quand un renard sortit de derrière quelques rochers et se dirigea avec précaution vers le marais, en quête d’une proie pour son souper.
C’était le canis azarœ, une des plus mauvaises espèces que l’on rencontre dans l’Amérique du Sud. Il est considéré comme la peste des troupeaux de la puna, parce qu’il est adroit chasseur et rarement au repos. C’est surtout parmi les jeunes agneaux et les alpagas qu’il fait ses plus grands ravages.
Le vaquero déplora l’absence de ses chiens ; car les propriétaires de troupeaux donnent à leurs bergers un mouton, s’ils tuent un vieux renard ; et un agneau, si c’est un jeune. Il était certain que ses chiens n’auraient pas manqué cette bonne prise. Mais la sécurité des mollets de Léon avait exigé qu’on les laissât à la maison, et maître renard en profita pour détaler, sans apprécier à sa juste valeur le danger auquel il venait d’échapper.
Il était nuit noire quand ils rentrèrent dans la cabane. Dès que Léon eut fini de relater tout ce qu’il avait vu et appris dans son excursion – ce qui demanda assez de temps – chacun se retira pour chercher, comme il pourrait, un repos bien mérité.
Nos voyageurs furent sur pied au point du jour.
Comme ils sortaient de la hutte, un spectacle aussi imprévu qu’intéressant se présenta à leurs regards. D’un seul coup ils embrassèrent les quatre espèces de moutons chameaux des Andes, qu’il est extrêmement rare de trouver ainsi réunis.
Les plus rapprochés de la hutte étaient des lamas qui passaient ; un peu plus loin, des alpagas apprivoisés ; puis un groupe de sept guanacos, et enfin un troupeau assez nombreux de timides vigognes.
Les guanacos et les vigognes étaient de couleur uniforme, tandis que le pelage des lamas et des alpagas présentait de grandes variétés de tons. Les uns étaient unis, les autres tachetés. Ici on en apercevait de tout blancs, et là d’autres vêtus de robes sombres.
Mais les lamas et les alpagas étaient apprivoisés, tandis que les vigognes et les guanacos étaient des animaux sauvages.
Peut-être, dans toute l’Amérique du Sud, n’existe-t-il pas un animal qui ait plus attiré l’attention que le lama. C’était la seule bête de somme que connussent les Indiens avant l’arrivée des Européens. Les premiers voyageurs espagnols avaient débité tant de fables à son sujet, qu’on ne savait guère à quoi s’en tenir et que cela piquait la curiosité. Ils affirmaient, par exemple, que le lama servait de monture ; tandis qu’on ne l’a jamais dressé qu’à porter des fardeaux, et qu’on n’a jamais pu rencontrer sur son dos qu’un gamin en quête d’amusement, ou peut-être embarrassé pour passer un gué.
Du sabot à l’épaule le lama ne dépasse pas un mètre de haut. Seul son long cou le fait paraître plus grand qu’il n’est en réalité.
Il est généralement brun, nuancé de noir ou de jaune. On en rencontre parfois de tout blancs ou de tout noirs ; mais cela est rare chez les mâles. Sa laine est longue et grossière. Chez la femelle, plus petite de taille, elle est plus douce et plus fine. Cette dernière n’est jamais employée à porter les fardeaux. On la réserve pour la reproduction, et les troupeaux de la puna sont presque exclusivement composés de mères avec leurs petits.
C’était le cas pour celui qui s’ébattait aux alentours de la hutte où nos amis avaient passé la nuit.
Dès l’âge de quatre ans les mâles sont dressés au transport des marchandises. Une selle ad hoc, appelée yergua, en lainage grossier, est placée sur leur dos ; puis on y dispose les fardeaux. Le poids n’en doit jamais excéder soixante à soixante-cinq kilos ; autrement le lama, comme le chameau, se refuse absolument à marcher. S’il est par trop exaspéré, il crache à la figure de son conducteur, et cette salive, extrêmement corrosive, fait naître des ampoules aux endroits qu’elle a touchés. On a vu des lamas, arrivés sous les mauvais traitements à un paroxysme de rage ou de désespoir, se précipiter contre les rochers pour s’y briser la tête.
Les lamas sont fort utiles dans les mines du Pérou pour le charroi de l’or. Ils remplacent avec avantage les ânes et les mulets, car ils ont le pied très sûr, là où ces derniers pourraient à peine se soutenir.
On les rencontre souvent en longues caravanes se rendant à la côte pour y prendre un chargement de sel ou d’autres denrées ; mais c’est une véritable perte, car il en meurt beaucoup dans ces expéditions, parce que, natifs des hautes plaines des Andes, ils ne peuvent supporter la chaleur des basses terres.
Un troupeau de lamas en voyage est chose curieuse. Le plus grand marche le premier, c’est le conducteur accrédité de toute la bande. Les autres le suivent à la file, à pas lents et comptés, la tête ornée de rubans et de pompons, tandis que les petites clochettes suspendues à leur cou font entendre leur tapage argentin. Ils vont examinant autour d’eux tout ce qui se passe. Malheur toutefois si la peur les prend ! Ils se dispersent de tous côtés, et ce n’est pas facile de leur faire reprendre leur rang. Au repos, ou quand ils commencent à y aspirer, ils font entendre ce bruit particulier dont nous avons déjà parlé et qu’on a comparé au son d’une harpe éolienne.
Pour se faire charger, ils s’agenouillent comme le chameau, en s’appuyant sur leur poitrine, où existe une callosité à cet effet. C’est également dans cette posture qu’ils dorment. Il faut toujours leur accorder une halte de jour, parce qu’ils ne mangent pas la nuit. Bien qu’incapables de longues traites, ils n’en font pas moins des voyages considérables, pourvu qu’on leur ménage vingt-quatre heures de repos tous les cinq ou six jours. Comme les chameaux de l’Orient, ils peuvent rester des journées entières sans boire. Buffon, qui vivait à une époque où les renseignements recueillis sur cet animal étaient des plus imparfaits, en cite un qui, dit-il, se passa d’eau pendant dix-huit mois. Telle était jadis l’exagération des voyageurs. À beau mentir qui vient de loin.
Ces utiles animaux sont aujourd’hui fort dépréciés. À l’époque de la conquête de l’Amérique, ils valaient de 90 à 100 fr. L’introduction de bêtes de somme plus rapides et plus fortes les a fait déchoir dans l’opinion publique. Aux alentours des mines on les paye bien encore 20 fr. ; mais ailleurs on en a tant qu’on en veut pour 10 fr. pièce.
Au temps des Incas, leur chair était fort estimée ; mais aujourd’hui on en mange beaucoup moins, depuis l’introduction des moutons, plus savoureux et d’une viande plus ferme.
Quant à leur laine, nous avons vu qu’on en trouve l’emploi, malgré son peu de finesse.
Le guanaco, dont le nom s’écrit quelquefois huanaco, est plus grand que le lama et a donné lieu de supposer qu’il était ou une espèce sauvage ou un lama revenu à l’état sauvage, ce qui n’est pas du tout la même chose. Aujourd’hui qu’on est mieux fixé, on a acquis la certitude que c’est une espèce particulière, bien que de la même famille. Pour le domestiquer, il faut beaucoup de soins et de peines. Il ressemble au lama pour la forme. Sa couleur est d’un brun rouge sur le corps et d’un blanc sale par-dessous. Ses lèvres sont blanches et la face gris sombre. Sa laine est plus courte que celle du lama, mais partout d’une longueur uniforme.
Ces animaux vivent par troupes de cinq ou sept individus et sont d’une sauvagerie extrême, un rien les effarouche ; ils ont, comme l’isard ou le bigorne, la faculté de se mouvoir dans les lieux les plus inaccessibles, sur les pentes les plus vertigineuses ; il est presque impossible de les rejoindre lorsqu’ils ont pris la clef des champs.
L’alpaga est de toute cette famille celui qui se rapproche le plus du mouton ordinaire, à cause de son épaisse toison. Sa laine douce et fine, et particulièrement soyeuse, atteint souvent douze centimètres de longueur et a pris dans le commerce un rôle important.
L’alpaga est généralement blanc ou noir ; il y en a pourtant de tachetés. Il n’est pas employé comme bête de somme, mais élevé pour sa laine, qu’on tond régulièrement. Il a la même obstination que nos moutons. On en a vu, après avoir été séparés du troupeau, se laisser battre à en mourir plutôt que de suivre leurs conducteurs dans la voie où ceux-ci voulaient les entraîner.
La vigogne est sans contredit la plus jolie et la plus gracieuse des bêtes dont nous nous occupons. Elle rappelle mieux la forme de l’antilope et du daim que celle du mouton, et sa couleur est assez remarquable pour avoir donné lieu à une appellation spéciale : tout le monde connaît aujourd’hui la teinte nommée couleur de vigogne. C’est un jaune rougeâtre rappelant les tons de la chatte isabelle. La poitrine et tout le dessous du corps sont blancs. La chair de la vigogne est sans contredit un fin morceau très apprécié.
Sa laine, bien supérieure à celle de l’alpaga, vaut quatre fois plus et n’a pas démérité. Si les vieux Incas s’enorgueillissaient à juste titre d’un riche vêtement tissé avec cette laine, de nos jours, les ricos ne tirent pas moins de vanité de leurs splendides ponchos aux teintes naturelles.
Dissemblable en cela du guanaco, le sabot de la vigogne n’est destiné à fouler que la plaine.
Elle vit en troupeau d’une vingtaine d’individus, sous la conduite d’un vieux mâle fort adonné à la polygamie, mais auquel il faut pardonner cette faiblesse, eu égard à la vigilance qu’il déploie en veillant sur les chers objets de ses soins.
Posté à quelque distance pendant que les femelles broutent, il surveille les alentours ; et si quelque chose de suspect vient à frapper son regard, un sifflement aigu en avertit ses compagnes. Elles se rassemblent alors, la tête tournée dans la direction du péril, et prennent la fuite, d’abord lentement, puis avec la rapidité du cerf, tandis que le mâle reste à l’arrière-garde et s’arrête de temps à autre comme pour couvrir la retraite de son troupeau.
Ces races, quelquefois croisées entre elles, ont donné naissance à quelques hybrides qui se sont reproduits et ont autrefois induit certains naturalistes en erreur, en leur faisant croire à d’autres races séparées, tandis qu’il n’existe en réalité que quelques espèces intermédiaires.
La vigogne, ayant une aussi grande valeur pour sa laine que pour sa chair, est de la part des Indiens l’objet d’une chasse effrénée. Malheureusement, elle est très difficile à aborder, ces vastes plaines nues n’offrant presque aucun abri derrière lequel on puisse se dissimuler pour l’attraper par surprise.
Le mode le plus employé pour cette chasse particulière est le « chacu », qui exige un grand nombre d’individus.
En général, tous les habitants d’un même village s’unissent pour ces parties de chasse, qui sont un plaisir à certains égards et une affaire commerciale fructueuse. Les femmes y sont admises, quand ce ne serait que pour la cuisine et les menus soins, car ces sortes d’expéditions durent souvent plus de huit jours.
Les chasseurs, au nombre de cinquante à cent, se dirigent vers les hauteurs hantées de préférence par cet animal. Ils emportent d’immenses provisions de cordes, des quantités de chiffons multicolores et des pieux d’un mètre à un mètre trente centimètres de hauteur.
Une fois arrivés à l’endroit qui leur paraît favorable, ils plantent leurs pieux à quatre ou cinq mètres de distance, sur une circonférence d’un kilomètre à un kilomètre et demi. Puis on les relie entre eux par une corde sur laquelle on suspend les chiffons colorés dont on a eu le soin de se munir et que la bise agite incessamment.
Ce cercle reste ouvert sur une largeur de deux cents mètres environ. Alors les Indiens, montés pour la plupart, font un immense détour, de manière à tourner les troupeaux, qu’ils chassent ensuite devant eux dans la direction de l’ouverture de leur vaste piège. Dès qu’une assez grande quantité de têtes de bétail s’y est aventurée, on clôture l’espace libre de la même manière que le reste, et les chasseurs, avec leurs bolas ou simplement avec la main, ont bientôt fait de capturer toutes ces pauvres bêtes, assez simples pour s’arrêter net devant cette barrière feinte qu’elles n’essayent même pas de franchir.
Il n’en est pas ainsi pour les guanacos, emprisonnés de même façon. Ceux-ci ont bientôt fait d’enjamber la clôture et d’entraîner à leur suite leurs cousines germaines les vigognes. Aussi les chasseurs considèrent-ils comme une véritable calamité qu’un seul guanaco se mêle aux troupeaux qu’ils chassent ; car alors c’est partie perdue ou tout au moins remise.
La chasse dure plusieurs jours, et tout cet attirail de cordes, de chiffons et de pieux, est promené de place en place jusqu’à ce qu’on ait la quasi-certitude qu’il n’existe plus de vigognes dans les environs. Après quoi on fait le partage du produit de la chasse entre tous ceux qui y ont pris part.
Mais un habile Indien peut par sa seule adresse entreprendre une chasse fructueuse.
L’ami de Guapo était réputé le plus habile chasseur de la puna. La vue de ce troupeau dans ce qu’il considérait comme son domaine particulier était trop tentatrice pour qu’il résistât au désir d’essayer son habileté.
Il disparut donc sans parler de ses projets et ressortit bientôt de la hutte si complètement métamorphosé, que si nos voyageurs ne l’avaient pas vu sortir de son habitation, ils ne l’eussent certainement pas reconnu. Il était entièrement revêtu d’une peau de lama dont la tête et le cou, bien rembourrés pour la circonstance, se balançaient avec beaucoup de naturel sur sa propre tête. Les yeux étaient à portée de deux fentes dans le poitrail du prétendu lama ; et bien que les jambes laissassent quelque peu à désirer, l’ensemble était assez satisfaisant pour surprendre la bonne foi des innocentes vigognes.
L’Indien se munit de ses bolas, son arme favorite. Disons en passant qu’elle se compose de trois balles de plomb ou de pierre, dont deux plus lourdes que la troisième. Chacune de ces balles est attachée à l’extrémité d’une forte lanière ou plutôt d’une corde faite précisément avec des nerfs de vigogne ; et ces trois cordages sont réunis à l’extrémité.
Pour en faire usage, le chasseur garde dans sa main la balle la moins grosse et fait tourner les autres au-dessus de sa tête jusqu’à ce qu’elles aient acquis le degré de rapidité voulu. Alors il vise et lance les bolas, qui, décrivant des cercles rapides, ne s’arrêtent que lorsqu’elles se sont enroulées à quelque chose. Si, comme on le désire, cela se trouve être les jambes de l’animal visé, elles sont entravées sur le coup, et le moindre effort pour se dégager jette la victime à terre, comme nous l’avons vu précédemment dans le cas du taureau.
Mais il faut une sûreté et une vigueur de main peu communes, ou une longue pratique avant d’arriver à se servir utilement d’une pareille arme. Et le novice doit se tenir sur ses gardes, car il pourrait bien être le premier atteint et s’être cassé la tête avant d’avoir abattu sa première pièce de gibier.
Le vaquero n’avait rien à redouter de semblable, il était passé maître dans cet art depuis quelque quarante ans qu’il s’exerçait à lancer les bolas, et Léon, plus que les autres spectateurs, semblait intéressé à son succès. Le troupeau de vigognes n’était guère à plus de douze cents mètres de la hutte. Le vaquero fit les six cents premiers au pas de course ; mais quand il fut plus près, il changea d’allure et se mit à marcher avec précaution. Les jolies créatures paissaient fort tranquillement, ne redoutant aucun danger, puisque leur seigneur et maître était à son poste.
On voyait ce dernier à son poste avancé. Il était aisément reconnaissable à ses formes robustes, à sa taille plus élevée, à la fierté de sa démarche.
Le faux lama avait déjà passé près des guanacos sans exciter le moindre soupçon, ce qui était de bon augure. Il se dirige maintenant vers le patriarche du troupeau. Chut ! Écoutez : voici son sifflement prolongé. Il a pressenti le danger et en a donné avis à sa petite troupe, et cependant le vaquero avance toujours. Tenez ! Le voilà qui se dresse ; les bolas ont déchiré l’air, elles tournoient…, elles retombent…, et le pauvre mâle renversé lutte vainement pour s’enfuir.
Mais qu’importe ? Cela ne fera qu’une victime, et c’est dommage !
Vous croyez ? Eh bien ! Détrompez-vous. Ne voyez-vous pas les pauvres vigognes craintives se rapprocher en courant ? Elles sont revenues, fidèles et terrifiées, partager le sort de celui qu’elles avaient coutume de suivre. Que feraient-elles sans lui ? Qui les guiderait ? Qui veillerait sur elles ?
Non, elles n’abandonnent pas leur seigneur et maître. Les pauvres bêtes l’entourent avec des cris de détresse, et le faux lama a beau jeu. Il n’a plus de feinte à garder. Il a tiré son long couteau, et, l’une après l’autre, les victimes tombent autour de lui. Jusqu’à ce que la dernière ait succombé, il ne s’arrête pas.
Maintenant la lutte est terminée. On n’entend plus dans la plaine que le bruit des lamas, des alpagas et des guanacos qui détalent épouvantés, et notre ami Léon, qui s’est jusque-là contenu à grand-peine, se rend en toute hâte sur le lieu du combat.
Il ne compte pas moins de dix-neuf vigognes ayant chacune une blessure au flanc, et l’Indien lui affirme que ce n’est pas la première battue aussi importante qu’il ait faite.
Le vaquero, avec l’aide de son cheval, entreprit d’apporter chez lui son gibier. Guapo, avec la mule, lui prêta son concours empressé, et pas aussi désintéressé peut-être qu’il en avait l’air.
Il savait que l’air vif de la puna avait développé chez ses maîtres un appétit encore aiguisé par une nuit sans sommeil, grâce aux chiens d’une part et de l’autre à un petit bétail que l’on ne mange pas, mais qui vous mange et dont la hutte du vaquero semblait être le rendez-vous général.
Ce transport une fois terminé, une des vigognes fut dépecée, et l’on en fit de plantureuses grillades qui composèrent un déjeuner exquis.
Mais toutes ces vigognes et la peau fraîche du taureau étendue sur le sol à quelque distance pour sécher, avaient attiré l’attention des condors ; quatre ou cinq de ces oiseaux de proie planaient déjà au-dessus, n’attendant qu’un instant favorable pour venir s’en saisir.
Le vaquero, qui ne cherchait qu’à se rendre agréable au fils de Don Pablo, lui demanda s’il aurait du plaisir à voir capturer un condor. Naturellement Léon sauta de joie à cette idée, et la chasse fut décidée en principe.
L’enfant se demandait si c’étaient les fameuses bolas qui serviraient à attraper les farouches créatures, qui ne se laissent jamais approcher même à une portée de fusil. Il ignorait dans quelles conditions on a chance de réussite avec elles. Ce n’est que quand elles se sont gorgées de chair putride au point de ne pouvoir plus s’envoler, qu’on peut les frapper avec un bâton, les étourdir et s’en emparer. À jeun, la chose serait impossible, le condor étant extrêmement farouche et défiant ; ce qui n’a rien d’étrange, si l’on considère que sa tête est mise à prix et qu’il est sans trêve ni merci en butte aux ruses des chasseurs, à cause des ravages qu’il exerce parmi les portées de lamas et autres animaux.
Le vaquero s’empara d’une longue corde, et, plaçant la dépouille du taureau sur ses épaules, il pria Guapo de l’accompagner avec les chevaux. Quand il fut à cinq ou six cents mètres de sa demeure, il s’étendit tranquillement à terre, dans un trou qui lui avait déjà servi maintes fois, en ayant soin de se couvrir complètement de la toison dont le côté sanglant était tourné en dehors comme pour sécher.
Guapo et les deux chevaux n’étaient là que pour donner le change aux condors, qui surveillaient attentivement tout ce qui se passait dans la plaine ; mais le vaquero était si bien caché par sa bizarre couverture, que les yeux les plus perçants n’eussent pu découvrir ce qu’il y avait dessous ; et quand Guapo s’en retourna en emmenant les chevaux, les condors purent être persuadés qu’il ne laissait rien derrière lui que cette chair rougeâtre si appétissante pour des gloutons de leur nature.
Ils ne tardèrent pas à descendre, le voisinage de la hutte ne les épouvantant plus. Le plus grand, et le plus vorace sans doute, fut bientôt posé à quelque distance de l’objet de sa convoitise. Puis, ne voyant rien de suspect, il se rapprocha peu à peu et finit par sauter sur la peau, qu’il se mit à déchiqueter à grands coups de bec.
Mais à ce moment un mouvement se produisit sous la dépouille ainsi maltraitée, et l’on put voir le condor agiter ses grandes ailes, comme s’il cherchait à s’envoler et qu’il fût néanmoins cloué au sol. C’est que l’imprudent était bel et bien tenu par la patte, tandis que son camarade s’empressait de regagner les plaines azurées du ciel, où l’on est autrement en sûreté que dans celles de ce bas monde.
Léon s’attendait à voir le vaquero se démasquer tout à coup ; mais le rusé chasseur s’en garda bien : c’eût été s’exposer inutilement. Assis par terre, sa tête et ses épaules nues soigneusement cachées, il achevait sa capture en attachant sa corde à la patte de son captif. Puis il rejeta brusquement la dépouille protectrice, sauta sur ses pieds et s’enfuit à toutes jambes.
Le condor, apparemment très satisfait de retrouver sa liberté, s’apprêta à en faire bon usage, et d’un bond, tout joyeux, s’éleva dans l’espace, entraînant la peau du taureau après lui.
Léon poussa un cri de détresse en le croyant parti. Mais le vaquero ne partageait pas cette inquiétude, car il tenait l’extrémité de la corde enroulée à son poignet. Et l’oiseau, moitié parce qu’il était gêné dans son essor par la peau désormais importune, moitié parce que son vainqueur imprima une secousse à la corde qui le retenait captif, ne tarda pas à redescendre lourdement vers le sol. Guapo accourut prêter main-forte à son ami, et tous deux, non sans grand-peine, et sans courir quelques risques d’être éborgnés, ils lui passèrent la corde à travers les narines. Une fois cette opération délicate terminée, on était assuré de l’obéissance du vaincu. On l’amena sans aucune difficulté près de la hutte, où on l’attacha jusqu’à ce que son vainqueur eût décidé le meilleur parti à tirer de sa prise.
La matinée n’était pas encore très avancée, car la chasse aux vigognes et celle du condor n’avaient pris qu’un temps relativement fort court. Mais Don Pablo avait hâte d’augmenter la distance qui devait le séparer de ses persécuteurs. Aussi une paire de vigognes fut-elle vivement dépouillée et dépecée pour servir de provision de route aux proscrits, et les lamas promptement rechargés ; puis on se sépara.
Le vaquero aurait bien voulu les accompagner ; mais il lui incombait une tâche autrement importante et délicate, celle de veiller à la sécurité des voyageurs.
Dès que ses hôtes l’eurent quitté, il détacha ses quatre chiens, et, les conduisant devant la pile de vigognes, il leur enjoignit de les défendre avec soin contre tout ennemi bipède ou quadrupède qui prétendrait se régaler à leurs dépens.
Sûr désormais que le produit de sa chasse serait bien gardé, le brave Indien sella son cheval et se rendit à un point de la montagne d’où il pouvait embrasser la route jusqu’à Cuzco. Si une troupe de soldats eût été lancée à la poursuite des fugitifs, il n’eût pas manqué de les apercevoir plusieurs heures avant leur arrivée à ce point culminant, et il eût pu au galop de sa monture rejoindre Don Pablo, pour lui en donner avis.
Mais ce fut en vain qu’il fit le guet jusqu’au soir : pas une âme ne parut. Au coucher du soleil, il regagna sa misérable demeure, heureux et fier d’avoir encore rendu service à sa patrie en veillant au salut d’un de ses plus nobles enfants.
Retournons maintenant à nos voyageurs.
Ils mirent toute la journée à traverser le plateau, et le soir ils campèrent sous un roc en saillie qui protégea leur sommeil. Ils avaient retrouvé un peu de tranquillité en voyant leur fuite s’effectuer sans encombre ; mais cela ne les rendit pas moins vigilants ; car l’aube du lendemain les retrouva prêts à reprendre leur route.
Ils s’engagèrent dans un nouveau défilé de montagnes, où ils commencèrent par monter encore, puis la déclivité se produisit. Ils avaient franchi le sommet des Andes et se trouvaient sur son versant oriental. Un jour ou deux allaient les amener sur l’extrême limite de cette forêt immense qui s’étend des premières pentes des Andes aux rivages de l’Atlantique. Triste refuge ! Car nulle route n’existe dans ces solitudes profondes, qui ne sont sillonnées que par leurs rivières et leurs torrents, que l’Indien ne se hasarde même pas à explorer, et où le jaguar en quête de sa proie est obligé de la poursuivre par le sommet des arbres. Encore un jour, et ils entreraient dans la montana, car tel est le nom que, par un étrange abus des termes, on a donné à cette forêt vierge qu’ils apercevaient déjà à certains coudes de la route, comme un verdoyant et sombre océan.
On ne rencontrait, et cela de bien loin en bien loin, que quelques Indiens aborigènes épars dans cette région sans bornes. Aux jours mêmes de leur puissance, les Espagnols ne parvinrent pas à les soumettre, et les Portugais ne furent pas plus heureux.
De loin en loin quelque missionnaire essaya de les convertir ; mais ses efforts échouèrent comme ceux des conquérants ; et sauf quelques forts isolés, ou quelque ruine attestant l’existence lointaine d’une station missionnaire, toute la montana est restée aussi indomptée et indomptable qu’à l’époque où les vaisseaux de Christophe Colomb sillonnèrent pour la première fois les eaux de la mer des Caraïbes.
Jamais les colons espagnols n’ont pu se fixer sur les limites de cette étrange région. Plus d’une expédition a été entreprise le long de ses cours d’eau, en quête de la contrée fabuleuse de Manoa, dont le roi, disait-on, se couvrait chaque matin d’un nouveau vêtement de poudre d’or, ce qui l’avait fait surnommer El Dorado (le doré) ; mais toutes ces expéditions se terminèrent par le plus mortifiant insuccès. Les établissements espagnols ne s’étendirent pas plus loin que les sierras (montagnes) qui forment les premières pentes des Andes, à quatre-vingts ou cent vingt kilomètres des villes opulentes situées dans les plaines hautes du Pérou.
Le noble proscrit avait donc franchi les limites de la civilisation. S’il apercevait un être humain sur sa route, ce ne pouvait être que quelque Indien à demi sauvage ; mais il était certain de n’y point rencontrer un homme de race blanche : c’était bien le désert qui s’ouvrait devant ses pas.
Et qu’est-ce qu’un homme comme lui allait pouvoir faire au désert ?
Cette question, il ne se l’était pas posée. Il avait fui avec l’instinct de conservation qui nous attache à la vie ; et maintenant encore il ne songeait pas à revenir en arrière… En arrière…, quand il savait qu’un ennemi implacable avait soif de son sang ; que ses biens étaient confisqués, que sa liberté et celle de sa famille étaient aliénées à jamais ! Non certes, il n’y songeait pas. L’avenir prendrait soin de ce qui le regardait. Vite à la montana, vite au désert, pourvu qu’il se conservât aux siens, et que les siens lui fussent conservés !
La route que suivaient nos voyageurs n’était autre qu’une sente tracée par les bestiaux. Elle longeait le bord d’un torrent écumeux qui sans doute roulait ses eaux vers le gigantesque Amazone, dont les sources se rencontrent sur tout ce versant des Andes, drainant un espace qui ne comprend pas moins de vingt degrés de latitude.
Vers le soir, notre petite troupe avait gagné les éperons de la Cordillère. Sa marche devint extrêmement difficile. L’étroit sentier, que l’on appelle en espagnol cuesta arriba, cuesta abajo (par monts et par vaux), gravissait tantôt des pentes abruptes, tantôt se perdait dans des ravines si profondes, que les rayons du soleil y pénétraient à peine.
La Cordillère des Andes a seule la spécialité de chemins de montagne aussi impraticables ; ce qui tient à la structure particulière et géologique de cette chaîne. On y rencontre d’immenses crevasses nommées quebradas dans l’Amérique du Sud, et qui ont parfois jusqu’à six cent soixante mètres de profondeur. On pourrait croire qu’une montagne entière a été extraite de ces précipices et transportée qui sait où ? Et néanmoins, pour passer, il faut atteindre le fond de ce gouffre en suivant un sentier taillé au flanc du roc, et parfois si étroit, que c’est à peine si la mule au pied sûr ose s’y engager. Parfois un pont suspendu, formé par un arbre abattu, est le seul chemin pour traverser un précipice effroyable au fond duquel mugit un torrent aux eaux tumultueuses ; si bien que le cœur vous manque à le considérer ; et ce pont lui-même, suspendu par des cordes après lesquelles se sont enlacées des lianes, se balance comme un hamac sous les pieds du voyageur blêmissant.
Celui qui n’a voyagé qu’au milieu des paysages agrestes et des scènes paisibles de l’Europe ne peut se faire une idée des voies dangereuses sur lesquelles il faut se risquer, si l’on veut traverser les Andes. Le passage des Alpes ou des Carpates est jeu d’enfant en comparaison. Au Pérou, la vie des hommes et des animaux est sans cesse en péril et souvent sacrifiée. À chaque instant les mules glissent sur la rampe étroite, ou brisent sous leurs pas le fragile pont de « sogas », entraînant dans le vide leurs cavaliers, qui tourbillonnent et se brisent contre les aspérités du sol ou disparaissent dans les eaux écumantes du torrent.
Ces accidents sont journaliers, et cependant telle est l’apathie des Spano-Indiens, que l’on ne fait rien pour les empêcher. « Chacun pour soi, » c’est la devise, et il faut qu’un pont ait disparu dans l’abîme, qu’une corniche soit devenue réellement impraticable pour qu’on fasse l’effort de les réparer.
Mais le chemin ou plutôt la piste qu’avait prise Don Pablo n’avait jamais connu de réparations. Nulle main n’y avait établi de ponts. Il était tel que la nature l’avait tracé.
Quand il y avait un cours d’eau, s’il n’était pas guéable, il fallait le traverser à la nage. Ce n’était rien quand il se contentait de suivre le lit du torrent ; le pire était quand il s’en écartait pour courir pendant des heures sur quelque étroite corniche où l’on se sentait pris de vertige.
Cette nuit-là, en dépit de leur extrême lassitude, nos voyageurs durent camper au fond d’une étroite ravine traversée par un torrent. Ils trouvèrent juste assez de place pour s’étendre sur le roc nu. Mais c’était déjà quelque chose de pouvoir s’étendre, et ils ne se plaignirent pas. Les animaux durent se contenter pour souper des feuilles succulentes, mais épineuses, du cactus opuntia, ou des longues feuilles fibreuses de l’agave ; mais ils étaient encore plus fortunés que nos voyageurs, qui avaient épuisé leurs provisions d’ocas et de macas. La chair de vigogne était la seule chose qu’il leur restât à manger ; et sans pain ni légumes, cela composait un maigre repas. Don Pablo cherchait vainement autour de lui s’il n’apercevrait pas une plante quelconque dont on pût tirer un parti comestible ; mais toute sa science de naturaliste ne l’amena à aucun résultat satisfaisant.
Heureusement Guapo était là, Guapo dont l’expérience valait bien toutes les théories du monde.
Guapo, devinant ce que son maître désirait, alla cueillir un pied de maguey sauvage (agave), dont le cœur charnu, en forme d’œuf, et la partie supérieure des racines constituent une nourriture excellente, surtout si on le cuit avec de la viande.
Cette plante croît en abondance dans les endroits les plus stériles, et l’on peut dire avec vérité que c’est le trésor du désert. Ses feuilles longues et épaisses donnent, quand on les ouvre, un liquide frais et abondant qui a maintes fois sauvé la vie à des voyageurs altérés.
Dans les hautes plaines du Mexique septentrional, les tribus nomades des Apaches, des Navajoes et des Comanches, en font une grande consommation. Ils la font cuire avec de la viande de cheval, dans des trous creusés dans la terre et remplis de pierres surchauffées.
Une des tribus des Apaches fait si exclusivement sa nourriture de cet aloès sauvage, qu’ils ont reçu le surnom de Mezcaleros, mangeur de mezcal, ce dernier nom étant celui du maguey dans leur langue.
Cette plante sauvage est presque la seule qui se rencontre dans maintes parties des Andes, dont le sol est stérile ; elle semble avoir été donnée au désert par la prévoyante nature, afin qu’en tous lieux l’homme puisse trouver de quoi subsister.
Guapo fournit donc au souper une addition fort appréciée ; et encore une fois nos amis fermèrent leurs yeux en murmurant une prière d’actions de grâces.
Le lendemain, nos voyageurs, après avoir fait deux ou trois kilomètres, gravissaient la montagne sur une de ces rampes étroites dont nous avons parlé. Ils étaient à plusieurs centaines de mètres au-dessus d’un torrent qui roulait au fond d’un vallon sombre. À leur droite, s’élevait à pic la muraille de porphyre, sombre, menaçante et abrupte.
Le sentier se rétrécissait parfois au point que deux montures n’eussent pu y passer de front, et que leurs regards plongeaient forcément dans le précipice vertigineux dont ils auraient aimé à détourner leurs pensées. Ces terribles passes ont quelquefois plus de cent mètres de longueur, et tournent au flanc de la montagne de telle manière, qu’il est rare d’y rencontrer un ou deux tournants.
Dans les routes fréquentées où de semblables défilés se rencontrent, il est d’usage de crier plusieurs fois avant de s’y engager, afin de donner le temps d’obtenir une réponse de ceux qui pourraient venir en sens inverse.
Quelquefois cette précaution est omise, et deux files de mulets ou de lamas se rencontrent en sens inverse sur cette voie impraticable ; alors malheur aux infortunés conducteurs ! Une scène terrible s’engage sur cet étroit théâtre. Toutes les bêtes de somme doivent être déchargées et reconduites à reculons vers l’ouverture de la rampe, afin d’attendre que le passage puisse leur être livré, ce qui n’arrive pas sans entraîner parfois les plus redoutables conséquences.
Au moment dont je parle, la mule qui portait Dona Isidora et sa fille marchait en tête, suivie du cheval de Léon et des deux lamas à la file. Guapo et Don Pablo venaient ensuite, fermant la marche.
Le torrent mugissait au-dessous d’eux avec un bruit lugubre. Le vertige s’emparait de tous nos voyageurs et les forçait à fermer les yeux en recommandant leur âme à Dieu, à l’exception de l’Indien, pour qui le danger n’existait pas, pour ainsi dire, tant il y était accoutumé.
La petite troupe était arrivée au point culminant de la route, et précisément à un angle du rocher qui cachait l’extrémité de la rampe. Tout à coup la mule s’arrêta en donnant de telles marques d’épouvante, que Dona Isidora et Léona laissèrent échapper un cri d’effroi.
Naturellement tout le monde dut s’arrêter derrière la malheureuse mule que la peur secouait. Don Pablo s’informait avec anxiété de la cause de cet arrêt, et personne ne pouvait lui répondre, ce qui ajoutait à son inquiétude. Toutefois l’incertitude cessa bientôt.
De l’autre côté du rocher apparaissait la tête d’un taureau sauvage, et bientôt les deux cornes d’un second qui le suivait. Combien y en avait-il comme cela ? Déjà la vapeur fumante qui se dégageait des naseaux de l’animal farouche se mêlait à l’haleine entrecoupée qui sortait de la bouche de la pauvre mule. Celle-ci, comprenant l’imminence du péril, s’était affermie au bord du précipice ; mais qu’eût été sa force contre celle de son terrible adversaire, si aucune main secourable ne fût intervenue pour la délivrer ?
Au milieu des cris de terreur des enfants et des animaux, une voix s’éleva, qui domina le tumulte. C’était celle de Guapo criant :
– Maître, vos pistolets ; vite vos pistolets !
Plus rapide que la pensée, un corps souple se glissa entre les jambes des lamas et du cheval, et se redressa devant la mule : c’était Guapo.
Le taureau, irrité par l’obstacle qui s’opposait à son passage, avait baissé la tête, et, les cornes en avant, les yeux lançant des éclairs, une écume de rage coulant de sa bouche enflammée, se préparait à charger ; mais une détonation se fit entendre, ensuite un piétinement, et comme un bruit de lutte cachée par la fumée de la poudre, puis un choc sourd comme celui d’un corps pesant qui tombe dans le vide.
À peine le nuage du premier coup de feu était-il dissipé, qu’une seconde détonation retentissait, suivie des mêmes piétinements convulsifs et du bruit très distinct d’un second corps roulant au fond du précipice.
Quand la fumée se dissipa enfin, il n’y avait plus de taureau en vue.
Mais Guapo avait déjà tourné la saillie de roc et inspecté l’autre extrémité de la rampe, pour s’assurer que les deux intrus n’étaient suivis d’aucun autre, et il revenait déjà triomphant et joyeux, disant :
– C’est fini, maître, vous pouvez avancer ; la voie est libre.
Après deux jours encore de cette marche fatigante, le chemin s’écarta tout à coup des bords du torrent et entraîna nos voyageurs sur la crête d’une haute montagne qui formait angle droit avec la chaîne principale.
Bientôt enfin toute trace de route se perdit. Ils étaient arrivés à la Ceja de la Montana, dans une région boisée distincte de la montana elle-même, parce que celle-ci est comme nous l’avons dit, sur les dernières pentes des Andes dans la plaine.
Durant cette première journée dans les bois il semblait à Don Pablo qu’il y découvrait parfois des vestiges de route, vestiges qui disparaissaient bientôt sous les broussailles au milieu desquelles le macheté de Guapo, moitié couteau, moitié épée, avait fort à faire pour ouvrir un passage à la petite troupe.
Ces vestiges de route ne sont pas rares aux abords de la montana et sont généralement l’indice d’une tentative manquée de colonisation. Mais presque partout les lianes et une exubérante végétation ont effacé jusqu’à la dernière trace de l’homme dans ces parages.
Don Pablo ne fut pas surpris lorsque le chemin manqua devant ses pas. Il y avait longtemps qu’il s’y attendait. Il devenait néanmoins urgent de voir où et comment on allait se diriger désormais.
La journée était avancée ; il fallait songer à trouver un gîte pour la nuit. Les animaux étaient rendus de fatigue. Les lamas surtout, qui souffraient encore plus de la chaleur que de la fatigue depuis qu’ils avaient quitté les hautes terres, perdaient visiblement leurs forces.
Nos voyageurs mirent pied à terre dans une sorte de petite clairière. On déchargea les pauvres bêtes ; on alluma un grand feu et l’on établit un campement régulier.
La nuit n’était pas encore tombée quand leurs arrangements et le repas du soir furent terminés, et tous se groupèrent pour se reposer.
C’était un groupe bien triste à tout prendre.
Don Pablo, fort abattu, se taisait, ne sachant quel avenir s’ouvrait désormais devant lui et ses bien-aimés.
Doña Isidora, assise auprès de lui, faisait de vains efforts pour l’encourager et pour l’égayer ; elle trouvait encore le courage de lui sourire et de lui dérober les larmes que l’inquiétude faisait monter par moment dans ses grands yeux fixés avec amour sur son mari.
Léona, accablée par la fatigue, dormait d’un sommeil lourd, la tête appuyée sur les genoux de sa mère. Léon, tout pensif devant la tristesse de son père, gardait un silence pénible. Guapo, absorbé par les soins que réclamaient ses lamas, tournait le dos au campement.
– Allons, cher ami, disait l’affectueuse jeune femme, ne sois pas si désolé. Nous avons déjà un grand point de gagné, tu le sais. Nous sommes tous ensemble sains et saufs. Jamais les émissaires du vice-roi ne songeront à nous poursuivre jusqu’ici.
– Cela se peut, répondait Don Pablo avec amertume ; et puis après ? Nous avons échappé à la mort, c’est vrai ; mais à quoi ? Pour végéter comme des sauvages dans ces bois sans issue, y succomber, minés par la faim, ou tomber sous les coups des indiens. Belle perspective, ma foi !
– Chut ! ne parle pas ainsi, Don Pablo. D’abord je n’ai jamais entendu dire que les tribus de ces régions fussent cruelles. Nous ne les attaqueront pas ; et à quoi leur servirait-il de faire du mal à des êtres inoffensifs comme nous ? Que parles-tu de mourir de faim, quand ces forêts sont pleines de racines et de fruits, qui suffiraient à eux seuls à entretenir longtemps l’existence d’une famille !
Et comment veux-tu que je m’effraye surtout avec les connaissances que tu possèdes ? Voyons, cher ami, point de découragement. Dieu ne nous abandonnera pas ; ce n’est pas après nous avoir permis d’échapper à des ennemis aussi acharnés que les nôtres, et nous avoir délivrés des incessants périls que nous venons de traverser, qu’il cesserait de nous protéger et de nous garder.
Peu à peu les consolantes paroles de sa douce compagne pénétraient le cœur de Don Pablo et y ramenaient l’espoir, l’énergie et la foi. Il l’embrassa avec tendresse ; elle lui faisait l’effet d’un bon ange. Sa vigueur, qui semblait l’avoir abandonné depuis quelques jours, renaissait sous cette réaction bienfaisante, et son accablement disparut. Il se leva sous l’empire d’une résolution nouvelle. Un arbre géant se dressait au-dessus de l’endroit où Doña Isidora était assise ; ses branches basses et rapprochées en rendaient l’accès, sinon facile, du moins possible. Il y grimpa.
Quand il fut assez haut pour dominer la contrée environnante, il s’arrêta, et, tourné vers l’est, il interrogea longuement l’horizon, tandis que le reste de la petite troupe silencieuse observait avec anxiété.
Il n’y avait pas longtemps qu’il était ainsi occupé lorsqu’un changement soudain se produisit dans sa physionomie, qui devint radieuse. Isidora, qui lisait sur ses traits toutes ses impressions, s’empressa de lui demander ce qu’il y avait de nouveau ; mais il lui recommanda le silence et la patience, et continua son inspection.
Il avait bien fait de l’exhorter à la patience, car il en fallut à Doña Isidora. Plus d’une demi-heure s’écoula avant que Don Pablo songeât à redescendre. Absorbé dans ses méditations, il avait depuis longtemps oublié la haute situation qu’il occupait dans l’arbre, et mûrissait évidemment quelque grand projet.
Ce ne fut que lorsque le soleil disparut derrière les arbres qu’il revint au souvenir du temps écoulé depuis que sa femme l’avait appelé ; comprenant combien il avait abusé de sa longanimité, il s’empressa de redescendre dans les régions qui le rapprochaient des membres de sa famille.
– Voudriez-vous me dire, Don Pablo, commença Isidora, feignant un mécontentement qui était bien loin de son cœur, comment vous osez vous représenter devant moi, après une conduite semblable ?
Puis, changeant immédiatement de ton :
– Voyons, qu’as-tu vu de si riant là-haut ? Dévoile-nous vite ce mystère.
– En tout cas, il ne saurait y en avoir pour toi, chère amie. Mais laisse-moi d’abord te faire mes excuses de mon impardonnable distraction. Et maintenant venons au fait.
Tous se groupèrent sur un tronc d’arbre que Guapo venait d’abattre et de dépouiller de ses branches pour entretenir le feu ; car ils étaient arrivés sur les confins des domaines du terrible jaguar, et il était urgent, pour la sécurité de la nuit, qu’une flamme claire et brillante écartât les fauves du camp.
– Tu avais raison, ma bonne Isidora, reprit Don Pablo, Dieu ne nous a point abandonnés, et j’ai vu trois choses suffisantes pour renouveler mon courage et mon ardeur. D’abord, en regardant vers la Montana, j’ai aperçu un grand fleuve courant dans la direction du nord-est, et déroulant dans la verdure ses replis scintillants comme ceux d’un immense serpent. À cette vue, mon cœur a bondi ; car ce ne peut être que la rivière Madre de Dios, dont l’existence a été révoquée en doute, mais qui existe, j’en ai maintenant la certitude. On m’avait bien dit qu’elle se trouvait dans cette région et que c’était un des affluents de l’Amazone ; qu’elle avait été découverte par un missionnaire qui en avait délimité le cours, et dont le tracé s’est perdu avec les autres fruits de la mission. Persuadé que c’est bien effectivement la Madre, je me lançai dans cet ordre d’idées que nous pouvions en descendre le courant sur un radeau jusqu’à l’Amazone même ; et qu’en suivant ce dernier fleuve jusqu’à son embouchure, nous rencontrerions la ville de Gran Para, où nous serions rendus à la vie civilisée et pourtant à l’abri de nos persécuteurs. Mais à cette première réflexion en succédèrent d’autres moins gaies. Une fois à Gran Para, me dis-je, ruinés comme nous le sommes, que deviendrons-nous ? Et même dénués de tout comme nous le sommes, comment atteindre ce port ? Il faut au moins des provisions pour un pareil voyage, c’est donc folie d’y songer. Et mes brillantes espérances se flétrirent aussi vite qu’elles étaient nées.
– C’est vrai, dit Isidora, j’ai bien remarqué le changement survenu dans ton expression.
– Je me représentai alors, je le confesse, notre arrivée à Gran Para dans le dénuement complet où nous nous trouvons, et je ne voyais d’autre alternative que la mendicité à laquelle je serais réduit dans les rues de cette grande cité, ou, pour épargner cette honte à mes susceptibilités naturelles, l’obligation d’accepter cette vie de sauvage à laquelle je te condamnais, ainsi que les enfants, dans ces bois sans cesse exposés aux attaques des bêtes fauves et des Indiens.
Pendant ce temps, mes yeux erraient machinalement sur l’océan de verdure qui nous environne de toutes parts. Soudain un groupe d’arbres au feuillage teinté de rose et situé à peu de distance, attira mon attention. Je regardai autour de moi et j’en découvris des quantités sur les pentes de la Sierra ; c’est alors que mon cœur a bondi de joie. Je les connais bien, ces arbres précieux ; ce sont des cinchonas, dont l’écorce fournit le fébrifuge connu sous le nom de quinquina.
De nouvelles perspectives s’ouvraient devant mon imagination éblouie.
– Pour une fortune perdue, me disais-je, voici une mine inépuisable qui n’attend que d’être exploitée. Je me ferai « cascarillero » et bientôt je rendrai aux miens les richesses et le bonheur auxquels ils ont droit.
Pour cela, ce qu’il faut, c’est réunir des provisions considérables d’écorce, en charger un radeau, puis arriver au port, non plus en mendiants, mais avec un fond de marchandises qui assurera d’abord l’aisance, puis, à mesure que notre industrie se développera, l’abondance et même l’opulence.
Mais avant tout, le plus pressé était de trouver le moyen de subsister jusqu’à ce que notre provision soit faite. En présence d’un travail rude comme celui que je me proposais d’entreprendre, il fallait songer à conserver nos forces, pour qu’elles puissent se prêter à nos desseins. Je me suis donc remis à étudier la forêt avec plus de soin pour chercher à en pressentir les ressources.
Bientôt, à cent soixante mètres au-dessous de nous, j’ai distingué une petite vallée sur le bord du torrent que, je crois, nous avons suivi si longtemps. J’y ai remarqué les larges feuilles du bananier et celles tout aussi remarquables du yucca. La présence de ces deux plantes, qui ne sont point originaires de cette région, est donc l’indice certain d’un établissement actuel, ou bien abandonné ; mais je penche plutôt pour cette dernière hypothèse, car je n’ai découvert ni bâtiment, ni aucune apparence de fumée. Ce doit être un « chacra » indien ou quelque ancienne mission.
Quoi qu’il en soit, grâce au fruit du bananier, nous sommes désormais assurés d’une nourriture saine et abondante.
– Oh ! Papa, viens donc voir, s’écria Léon, qui se promenait depuis que la conversation avait pris un tour un peu trop sérieux pour lui. Il y a là-bas un groupe d’arbres au milieu duquel s’élève positivement une grande croix.
Don Pablo et sa femme se rendirent immédiatement aux instances de leur fils et arrivèrent bientôt à l’endroit indiqué. Ils y trouvèrent en effet une croix de bois, dans un état complet de vétusté, penchant vers le sol, mais sur laquelle on lisait encore la légende suivante profondément gravée sur la barre transversale : Brazos de Dios.
– Oui, répondit Doña Isidora tout émue. Oui. Nous savons que c’est lui qui nous a guidés jusqu’ici. Dieu est visiblement avec nous !
Toute la famille se coucha cette nuit-là pleine d’une joie confiante, bien qu’elle ne fut pas encore exempte de toutes préoccupations.
Don Pablo considérait la présence de la croix comme un augure favorable. En effet, un missionnaire seul pouvait l’avoir plantée, et il se trouvait probablement dans les alentours de la mission un terrain autrefois cultivé, où les plantes nécessaires à la vie devaient s’être perpétuées.
Dès qu’il fit jour, Don Pablo monta de nouveau à son observatoire pour chercher à s’orienter, et appela Guapo pour s’entendre avec lui sur la route à suivre ; car, sans boussole, il est très difficile d’atteindre un but déterminé que vous n’avez fait qu’apercevoir du sommet d’un arbre. Et souvent dans les forêts vierges le voyageur, à la fin d’une fatigante journée, se retrouve le soir presque à son point de départ du matin.
Après avoir noté attentivement la situation de la vallée et avoir cherché à se créer des points de repère, Don Pablo et Léon s’occupèrent de charger les lamas, de seller le cheval et la mule, tandis que Guapo, avec son macheté, ouvrait une voie au milieu des broussailles.
Toutefois cette opération fut moins longue et moins pénible qu’on ne se l’était imaginé.
Dès qu’il eut fait une tranchée de quelques centaines de mètres, l’Indien retrouva la trace d’un sentier qui devint bientôt praticable ; et moins d’une heure après les exclamations joyeuses de tous nos amis annonçaient leur arrivée au terme du voyage.
Ils avaient réellement un motif de pousser des cris de joie.
Devant eux, au bord du torrent à l’eau fraîche et limpide, s’élevaient de superbes musacées, plantains et bananiers (musa paradisiaca et musa sapientium), aux larges feuilles satinées d’un vert tendre, et, ce qui était le plus intéressant, chargées de grappes énormes pesant chacune au moins cinquante kilos. Il y avait à manger pour un régiment tout entier.
Mais ce n’était pas tout.
À une petite distance de la rivière, sur un terrain plus sec, se trouvait une plante non moins précieuse, de quatre à cinq mètres d’élévation et de la grosseur du poignet, le juga indien (jatropha manihot) des naturalistes ; tous en connaissaient les propriétés et savaient que de sa racine on extrait la fameuse cassave, fécule excellente qui fournit le pain aux habitants de ces régions. Ils pouvaient donc à bon droit se considérer comme sauvés.
Outre cela, il existait des fruits en abondance : des mangues et des goyaves, des oranges et des cherimolias, fruits préférés des Péruviens ; des pamplemousses et des limons doux. Et ici… Voyez donc, un champ de cannes à sucre, déployant leurs feuilles soyeuses et balançant au vent leurs jaunes épis.
On marchait de surprise en surprise ; on n’avait pas fini de s’extasier sur une découverte, qu’un autre membre de la famille appelait de son côté pour faire admirer une nouvelle source de richesses.
Ici c’était un caféier chargé de baies mûres ; plus loin, un cacaoyer (theobroma cacao). Mais qu’est-ce que cet arbuste qui ressemble à l’oranger ? C’est une sorte de houx, le yerbamaté ou thé du Paraguay (ilex paraguensis).
Ainsi avançaient nos voyageurs, la joie dans l’âme, ne comptant plus leurs trésors. Il n’y eut pas jusqu’à la plante favorite de Guapo, le coca, qui ne se trouvât tout à point pour réjouir les yeux du digne Indien.
Quelque bon moine avait planté ces arbres et les avait soignés avec amour, se berçant de l’espoir d’établir en ces lieux une communauté florissante. Puis les mauvais jours étaient venus, peut-être la révolte de Juan Santos, ou l’insurrection plus récente de Tupac Amaru. Les sauvages avaient tourné leur fureur contre le digne prêtre, qui avait dû tomber sous leurs coups, de même que la maison du missionnaire, dont il ne restait pas un seul vestige.
Sans cette curieuse et intelligente collection de plantes, ce coin de terre, qui avait été cultivé avec tant de soin, eût pu être pris pour une simple éclaircie que le hasard avait créée au sein de cette forêt primitive.
Quand les premiers transports d’une joie aussi légitime que motivée se furent enfin calmés, on tint conseil sur ce qu’on allait faire. La délibération ne pouvait être longue. Une chose s’imposait à l’esprit de tous : c’est qu’il fallait élever une maison au milieu de ce jardin et s’y établir au moins momentanément.
Le sort des pauvres lamas fut également fixé. Puisqu’ils ne pouvaient pas vivre dans cette région tempérée, autant valait les tuer tout de suite. Leur chair est très imparfaite comme nourriture, mais, comme on n’en avait pas d’autre, on s’en contenterait, et puis leurs toisons seraient fort utiles.
Bien que toutes ces considérations fussent parfaitement justes, et qu’il fût le premier à le reconnaître, Guapo, qui aimait ces fidèles serviteurs, eut un véritable chagrin d’être obligé d’exécuter leur sentence.
Lorsque l’Indien eut tué et dépouillé ses deux bonnes bêtes, il coupa leur chair en tranches, qu’il suspendit aux arbres pour que le soleil se chargeât de les sécher.
C’était une mesure de prudence indispensable pour conserver la viande, qui se fût autrement bien vite corrompue, puisque nos voyageurs n’avaient point de sel. Du reste, c’est la méthode la plus usitée dans toute l’Amérique espagnole ; ce qui est d’autant plus inexplicable, qu’on y rencontre des quantités de salines, tant dans les plaines que dans les mines et les lacs. Seulement, faute du degré voulu d’activité commerciale parmi eux, rien de tout cela n’est exploité, et le sel reste dans le pays une denrée, rare et chère.
Au Mexique, la viande ainsi desséchée prend le nom de tajaso. Au Pérou, nous l’avons vu, on la connaît sous le nom de charqui ; mais quand il s’agit de mouton, cela devient du chalona ; et comme le lama est une sorte de mouton, c’était du chalona que préparait ainsi Guapo. Les autres ne restaient pas oisifs. Don Pablo et Léon déblayaient l’endroit où devait s’élever leur maison, tandis que Doña Isidora, de ses mains fines et blanches, remplissait pour la première fois de sa vie les rudes fonctions de blanchisseuse, aidée de sa petite Léona, qui multipliait ses efforts pour diminuer la peine de sa mère.
Et où prit-elle du savon ? Vous écriez-vous avec surprise.
Auriez-vous oublié que Don Pablo était naturaliste et connaissait les propriétés de presque toutes les plantes qui l’environnaient ? Il n’avait pas tardé à distinguer dans le nombre un arbre singulier appelé par les Indiens « parapara » et sapindus saponaria par les botanistes. Cet arbre se couvre de baies qui fournissent, quand on les frotte, une mousse savonneuse qui nettoie le linge comme le meilleur savon.
Ces baies, une fois dépouillées de leur pulpe, laissent entre les mains un noyau, fort joli du reste, que les missionnaires collectionnaient pour en faire des rosaires. Léon leur découvrit une autre propriété qui avait un intérêt propre à son âge : c’était celle de rebondir comme une balle élastique, usage pour lequel il en conservait toujours des provisions dans ses poches. Le soir, chacun, fatigué, mais très satisfait de l’emploi de son temps, vint prendre place sur un tronc d’arbre récemment abattu sur l’emplacement de leur future demeure. Une joie calme régnait dans le petit groupe, contrastant avec les angoisses des jours écoulés. Plus de craintes de poursuite ; plus d’appréhensions de mourir de faim ; au contraire, une sécurité presque absolue, et devant eux l’avenir s’annonçant plein de promesses et coloré par le prisme enchanteur de l’espérance.
Grâce à Guapo, on avait retrouvé dans le chargement des lamas quelques-uns des ustensiles de cuisine les plus indispensables. Doña Isidora venait de préparer le café, qui se trouvait être d’une qualité supérieure, de cette espèce particulière cultivée par les seuls missionnaires, et si estimée, que les vice-rois en envoyaient souvent comme présent au roi d’Espagne, leur souverain.
Pour accompagner ce délicieux nectar, on avait fait bouillir de la canne à sucre pour en obtenir un sirop grossier, mais très doux. Enfin des figues de bananes grillées servaient de pain aux voyageurs, dont le repas se trouva égayé par la bonne humeur de toute la famille.
Tandis qu’ils mangeaient, en devisant gaiement entre eux, ils entendirent répéter à plusieurs reprises : « Guaco ! Guaco ! »
– Quelqu’un t’appelle, dit Léon à l’Indien. Qui ça peut-il être ?
– Guaco ! Répéta la voix fort distinctement.
– Ne vous troublez pas, jeune maître, c’est l’oiseau du serpent, répondit l’Indien, qui, originaire de la montana, en connaissait presque tous les habitants.
– L’oiseau du serpent ? reprit Léon, dont la curiosité avait été excitée par cette singulière appellation.
– Oui, regardez, le voici sur cette branche.
Tout le monde se tourna pour examiner le singulier oiseau qui avait causé la méprise de Léon. Ce volatile était à peine aussi gros qu’un pigeon et ressemblait au faucon des moineaux. Sa queue était fourchue comme celle des hirondelles ; et ceci, joint à sa forme particulière et à sa manière de voler, le désignait comme appartenant à l’espèce des milans.
D’abord perché sur un arbre très élevé, il ne tarda pas à descendre, en articulant toujours son fameux « guaco », et, de branche en branche, finit par se poster à peu de distance du sol. Il allait évidemment à la piste de quelque chose ; mais de quoi ?… C’est ce que personne ne pouvait dire.
Bientôt, au milieu de l’espace déblayé de la clairière, on aperçut un serpent d’un mètre de long, dont le corps, marqué de bandes noires, rouges et jaunes, brillait à chaque ondulation. C’était le rouge qui prédominait dans sa parure et qui lui a valu sans doute son nom ; car Don Pablo et Guapo s’écrièrent à première vue :
– Le serpent corail !
En dépit de sa beauté qui est incontestable, c’est l’un des serpents les plus venimeux et les plus redoutés de l’Amérique méridionale.
La première impulsion de Guapo et de Léon fut de saisir une arme quelconque pour le tuer ; mais Don Pablo les arrêta.
– Un peu de patience, dit-il ; nous en serons récompensés par un petit spectacle qui vaut la peine d’être vu. Regardez l’oiseau maintenant.
Don Pablo n’avait pas achevé, que le guaco fondait sur le serpent avec l’intention évidente de saisir son cou dans ses serres. Mais celui-ci avait été aussi prompt que l’oiseau, et, replié sur lui-même, il lança vers son adversaire sa tête menaçante avec la rapidité de la foudre. Ses yeux étincelaient avec une expression de rage et de férocité qui faisait frémir Doña Isidora et sa fille, bien éloignées pourtant du théâtre du combat.
Le guaco vira de bord et renouvela son attaque dans la direction opposée ; mais le reptile, avec une souplesse inouïe, déjoua cette nouvelle tentative. Ce second insuccès sembla irriter l’oiseau jusqu’à lui faire perdre toute prudence. Il se mit alors à voleter au-dessus du serpent, le frappant du bec et de ses serres toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion ; et quand il l’eut bien fatigué ainsi, il jugea le moment opportun pour l’attaquer de nouveau. Mais ce dernier, toujours enroulé sur lui-même, projetait incessamment sa tête sur tous les points menacés par l’oiseau.
Après que cette double manœuvre eut duré un certain temps, le serpent corail sembla disposé à se reposer. Aussitôt l’oiseau redoubla d’efforts, bien sûr de le saisir cette fois à la gorge avant qu’il pût se défendre, quand la tête du serpent, poussée comme par un ressort, vint frapper en pleine poitrine le guaco, qui s’enfuit avec un cri terrible.
Chacun le suivit des yeux, croyant le voir tomber mort, car il suffit de quelques minutes pour que la morsure du corail devienne fatale à l’homme. Toutefois Don Pablo, en sa qualité de naturaliste, avait sur cet oiseau des données théoriques qu’il était bien aise d’élucider de visu.
Le guaco s’était élancé vers le tronc d’un arbre autour duquel s’enroulait une plante grimpante, dont il se mit à dévorer les longues feuilles lancéolées ; puis, ce singulier repas terminé, il retourna vers le serpent corail, qui n’avait pas bougé.
Le combat recommença plus acharné qu’auparavant ; l’oiseau, plein de confiance, combattit avec une nouvelle énergie, tandis que le serpent lui opposa une résistance désespérée, mais évidemment impuissante. Bientôt le guaco frappa le serpent corail sur la tête, le saisit par le cou, et l’emporta vivant au milieu des arbres pour l’y dévorer à loisir. Notre ami Guapo paraissait enchanté de ce petit drame ; cependant il n’était pas nouveau pour lui : maintes fois il en avait été le témoin ; mais il lui avait suggéré un plan. Il se rendit auprès de l’arbre autour duquel croissait le parasite dont l’oiseau avait cueilli les feuilles. Il en rapporta une certaine quantité, qu’il soumit à l’examen de Don Pablo.
Celui-ci reconnut qu’elles appartenaient à une plante du genre mikania, dite vulgairement « liane du guaco ». L’Indien ne savait rien des appellations scientifiques de la plante, mais il en connaissait depuis longtemps la vertu. Ses feuilles sont un antidote certain contre la morsure de presque tous les serpents de l’Amérique méridionale. Il les avait vues arrêter les effets du venin du « cascabel » (serpent à sonnettes) et même de la petite vipère tachetée (echidna ocellata), sans contredit le plus mortel de tous.
Dès que Don Pablo en eut fini l’examen, Guapo prit les feuilles, les hacha aussi menu que possible, puis les mit dans un linge et en exprima le jus. Ceci fait, il se taillada la poitrine, les doigts et les orteils, s’inocula le jus du mikania, puis frotta encore ses incisions de feuilles fraîches de la même plante. Après quoi, pour arrêter la perte de sang, il appliqua sur ces plaies des touffes de coton soyeux, provenant de l’arbre à soie ou « ceiba » (bombax ceiba), et termina cet étrange traitement en mâchonnant de ces mêmes feuilles et en avalant une cuillerée du jus qu’il en avait tiré.
L’inoculation était terminée, et Guapo se déclara désormais invulnérable à toutes les morsures de serpent.
Il offrit à ses compagnons de les vacciner de la même manière. Tous refusèrent d’abord avec indignation, Don Pablo comme les autres. Mais au bout de quelques jours, quand chacun eut, à une ou plusieurs reprises, couru le risque d’être mordu par les nombreux reptiles qui pullulaient dans ces parages, entre autres le redoutable jararaca (craspedo cephalus), Don Pablo changea d’avis. Il reconnut la sagesse d’une mesure qui les mettrait à l’abri d’un péril incessant et se soumît le premier au traitement indiqué par Guapo, et naturellement son exemple fut suivi par les autres membres de la famille.
De l’autre côté de la rivière croissaient une grande quantité de palmiers, tandis qu’aucun ne se trouvait à portée de l’emplacement fixé pour la future habitation.
Ceci ne faisait pas le compte de Guapo, ces arbres étant ceux qui conviennent le mieux à une construction légère dans ces chaudes régions. Mais comment se les procurer ? Telle était la grande préoccupation de nos amis.
Le torrent acquérait des proportions considérables dans cette vallée, dont le plan était si parfaitement uni. Certes, Guapo nageait comme un poisson ; mais en revanche Don Pablo ne nageait pas du tout, et Léon, jusqu’alors petit citadin, fort peu et fort mal. Or, Guapo ne pouvait lui tout seul amener les palmiers sur le terrain.
Après maintes recherches pour trouver un gué qui n’existait pas, on ne reconnut qu’un seul point où le torrent se rétrécissait assez pour qu’on pût y jeter une passerelle. C’était l’endroit où il rentrait dans son lit de rochers entre deux rives fort escarpées. Une bonne longue planche eût joliment fait l’affaire ; mais, hélas ! On n’en avait pas.
Sur l’autre bord s’élevait un ceiba magnifique. Après mûr examen, on conclut qu’il fallait l’abattre de manière à ce qu’il tombât sur le torrent pour en rejoindre les deux rives.
Guapo fixa sa cognée sur son épaule, et, plongeant dans la rivière, il fut bientôt sur l’autre bord, où il s’attaqua à l’arbre avec une telle vigueur, qu’en quelques minutes Don Pablo vit une entaille énorme se détacher sur la masse sombre du tronc, dans la direction où on voulait – le faire tomber, l’Indien étant aussi expert en cette matière que les castors.
En moins d’une demi-heure l’arbre commença à s’incliner légèrement. Don Pablo jeta alors un lasso à Guapo, qui le noua aux branches élevées, puis, à l’aide d’une pierre, le lui renvoya aussitôt. De nouveaux coups de hache retentirent, et l’arbre, tombant avec fracas, vint appuyer sa cime sur la rive où se trouvait Don Pablo, qui l’avait dirigé dans sa chute. Le pont était établi.
Après tout ce n’était pas une petite affaire que d’en gagner l’extrémité. Le tronc cylindrique, pas facile à assujettir, n’était rien moins que commode ; et eût-il été remplacé par une surface plane, que la grande profondeur de l’eau était plus que suffisante pour ébranler les nerfs les plus solides.
Tous cependant s’y aventurèrent avec un succès digne de leur courage et se trouvèrent bientôt sains et saufs dans le bois de palmiers. Inutile de dire que nous ne parlons que de la partie masculine de la petite communauté. Doña Isidora et sa fille étaient restées à râper des racines de juca pour préparer de la cassave, dont elles voulaient faire du pain.
Don Pablo fut tout d’abord frappé de la variété de palmiers dont se composait le petit bois ; plus de douze espèces s’y trouvaient réunies : chose anormale, si on ne l’explique pas par l’hypothèse d’une plantation faite jadis par le digne missionnaire auquel les proscrits étaient déjà redevables du jardin.
En tout cas, dominicain, franciscain ou jésuite, le saint homme était avant tout un habile horticulteur. Qu’il eût ou non converti beaucoup d’Indiens à la foi qu’il professait, peu importe ; ce dont on avait la preuve, c’est qu’il avait du moins pensé autant à leur bien-être dans ce monde qu’à leur salut dans l’autre ; car il n’existait guère de plantes ou d’arbres utiles pouvant s’acclimater dans la région qu’il n’eût réunis dans ce coin de terre.
Telles étaient les réflexions de Don Pablo en pénétrant dans le bois.
– Quelle admirable variété ! s’écria-t-il enfin en s’adressant à Guapo. Vois donc, on trouve ici les plus belles espèces disséminées dans tout le bassin de l’Amazone. Il a fallu au digne religieux bien du temps et des peines pour réunir ainsi des palmiers qui ne se rencontraient pas dans les mêmes lieux.
Il ne faudrait pas croire toutefois que le bois en question groupât réellement toutes les espèces connues. C’eût été difficile ; car on n’en compte pas moins de six cents décrites et réparties dans les diverses régions du globe ; et il est probable qu’on pourrait, sans crainte de se tromper de beaucoup, doubler cette évaluation, vu que chaque exploration nouvelle amène la découverte d’un certain nombre de ces arbres utiles.
Chose étrange ! Certains palmiers sont absolument confinés au district où on les rencontre pour la première fois, et l’on peut parcourir le pays tout entier sans en retrouver un nouveau bosquet. Une petite rivière suffit souvent pour délimiter le point où telle espèce s’arrête. On a vu une rive ombragée par des palmiers splendides et de belle venue, tandis que sur l’autre rive il n’en existait pas un seul.
Des six cents espèces connues, dont les plus répandues sont le cocotier, le dattier, le palmier sagou, le chou-palmiste, la moitié appartient à l’ancien monde et le reste à l’Amérique, avec cette particularité qu’on les rencontre dans cette dernière sur le continent, tandis que dans l’hémisphère oriental on les trouve pour le plus grand nombre dans les îles.
On ne saurait se faire une juste idée de l’utilité de ces arbres ; non seulement ils sont d’une grande beauté, mais encore presque toutes les espèces fournissent à l’humanité des produits dont elle se sert soit pour sa nourriture, soit pour tels de ses autres besoins. On pourrait même citer des nations entières qui vivent à peu près exclusivement de la sève ou des fruits de certains palmiers.
Vous avez sans doute entendu parler de l’huile de palme qui était utilisée pour la fabrication du savon. On découvrit, il y a quelques années, que cette huile égalait le blanc de baleine et même la cire pour la confection des bougies. Il en est résulté un développement considérable dans le commerce qu’on fait de ces articles sur la côte occidentale du continent africain ; et les princes indigènes, trouvant ce trafic bien plus profitable que la vente de leurs sujets, ont en beaucoup d’endroits renoncé à cet abominable négoce, pour consacrer des bras à la production de l’huile de palme.
Qui n’eût jamais dit que l’arbre qui nous occupe ferait plus pour résoudre cette question de la traite des nègres que les efforts combinés de la diplomatie et de la philanthropie des gouvernements ?
Le premier palmier qui attira l’attention de Don Pablo fut le patawa. Il appartient au genre œnocarpus, dont l’Amérique du Sud fournit plusieurs espèces. Aucune d’elles toutefois ne surpasse en beauté le patawa lui-même.
Son tronc ou stipe s’élève à vingt mètres de haut sur un diamètre de trente à trente-cinq centimètres. Les jeunes arbres ne sont pas faciles à escalader, parce que la naissance des feuilles laisse une rugosité épineuse tout le long du stipe, qui ne devient uni et lisse qu’en vieillissant, et acquiert alors toute sa splendeur.
Il porte des feuilles pennées et de longues épines de quatre-vingts à quatre-vingt-dix centimètres de long, qui servent de flèches aux Indiens.
Le fruit de ce palmier ressemble à la prune ; il est ovale et violet foncé. Il est disposé en grappes énormes au-dessous des feuilles. On en tire une boisson exquise, bien facile à fabriquer.
Après avoir jeté les fruits dans un vase rempli d’eau bouillante, on les y laisse jusqu’à ce que la pulpe se soit ramollie. Alors on fait écouler l’eau chaude, que l’on remplace par de l’eau froide, où l’on écrase les fruits en les frottant entre les mains pour en détacher la pulpe du noyau. Le liquide est alors passé et tiré au clair, et constitue un breuvage délicieux ayant un goût d’aveline et de crème.
Un autre palmier, l’assaï, dont le fruit ressemble à nos prunelles, fournit un breuvage analogue, épais et crémeux. Il est d’un fréquent usage dans les établissements portugais, où on le prend avec du pain de cassave, comme nous prenons le lait ou le café.
Ce n’était toutefois pas pour ses fruits que Don Pablo s’était réjoui de la présence du patawa. Il laissait à son fils Léon cette appréciation quelque peu gourmande de la valeur de l’arbre. Pour lui, ce qui l’intéressait dans ce beau stipe, si droit, c’étaient les poteaux qui formeraient les quatre angles de la maison, les poutres et généralement tous les accessoires de charpente qui en soutiendraient la toiture.
Guapo se mit promptement à l’œuvre, et les arbres tombèrent l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il y en eut assez pour leur dessein.
Don Pablo chercha ensuite des stipes de moindre grosseur pour en tirer les chevrons et les solives.
Il fixa son choix sur le catinga (euterpe) Ce palmier se rapproche de l’assaï dont nous venons de parler, comme produisant le vin d’assaï si cher aux créoles portugais.
Le stipe du catinga est mince, bien qu’il atteigne plus de treize mètres de haut. Il est fort lisse, et ses feuilles pennées rappellent celles du patawa ; mais elles offrent une particularité étrangère à celles-ci. Elles sont d’abord enfermées dans une sorte d’étui présentant l’aspect d’une colonne, d’où elles s’échappent comme pour en former le chapiteau. Cette colonne, de plusieurs pieds de hauteur, est rouge et donne à l’arbre une apparence très bizarre. De plus, elle sépare les feuilles des fruits, dont les grappes naissent à sa base.
Une autre singularité de ce palmier, c’est que ses racines sont en partie hors de terre et se réunissent à quelque distance du sol pour former un cône d’où s’élève le stipe.
Avec les fruits du catinga, beaucoup plus petits que ceux du véritable assaï, on fait une boisson réputée encore plus exquise que celle de l’assaï et du patawa.
– Maître, s’écria tout à coup l’Indien en désignant les bois, maintenant que nous avons toute la charpente, voici un bussu qui nous fournira la toiture.
En parlant ainsi, Guapo indiquait un arbre qui différait complètement de tous les palmiers réunis en cet endroit. Il était trapu, avec un stipe annelé, tordu, et n’atteignant pas plus de quatre mètres de hauteur. Mais avec quel feuillage ! Ces feuilles-là n’étaient point pennées ; elles étaient tout d’une pièce, de dix mètres de long sur un mètre soixante centimètres de large. Figurez-vous deux ou trois douzaines de ces feuilles gigantesques se dressant vers le ciel, et vous aurez une idée du palmier étrange que Guapo appelait le bussu.
Ces feuilles singulières sont partagées par une nervure centrale, d’où partent des nervures diagonales qui vont soutenir la feuille jusqu’au bord. Pour couvrir une maison, on tranche la nervure médiane, et la moitié de chaque feuille est placée obliquement sur les chevrons de manière que chaque nervure fasse office de gouttière.
On conçoit qu’il ne faille pas un très grand nombre de ces feuilles pour couvrir une maison ordinaire, et elles se conservent en bon état pendant dix ou douze ans.
Les Indiens attachent un si grand prix aux feuilles de ce palmier, que ceux des régions où il n’existe pas entreprennent quelquefois en canot des voyages de plus de huit jours pour s’en procurer.
On emploie également la spathe qui renferme les fleurs. Elle a la forme d’un fuseau ; elle est brune et fibreuse et semble faite d’un tissu textile. Les Indiens s’en servent du reste comme d’étoffe. Cela leur fait des sacs sans couture pour renfermer les couleurs dont ils se peignent le corps, ou les autres menus objets à leur usage. Les plus grandes font une coiffure estimée. Guapo ne tarda pas à s’en procurer une, à la plus grande satisfaction de lui-même d’abord et des enfants ensuite.
Il ne restait plus qu’à trouver un palmier facile à fendre pour faire des lattes, des planches, des étagères et des bancs.
Don Pablo ne tarda pas à jeter son dévolu sur le pashiuba, du genre iriartea. Ce bel arbre était vraiment bien curieux d’aspect. Son stipe uni s’élève à vingt-trois mètres, puis est surmonté d’un étui semblable à celui du catinga, mais beaucoup plus gros que le tronc qui le supporte, et vert foncé au lieu d’être rouge. Ses feuilles, bien que pennées, diffèrent essentiellement de celles du catinga. Elles se composent de folioles triangulaires entaillées sur les bords et très irrégulièrement placées sur le pétiole commun.
Mais ce qui fait du pashiuba un arbre très remarquable, ce sont ses racines aériennes, qui, beaucoup plus développées que celles du catinga, s’élèvent et se réunissent à une hauteur de trois à quatre mètres. Ces racines sont assez espacées pour qu’un homme puisse facilement s’introduire dans le vide qui existe entre elles. Figurez-vous un homme debout sous le tronc d’un arbre qui s’élève à vingt-trois mètres au-dessus de sa tête.
Les jeunes arbres sont fréquemment supportés par trois racines seulement, ce qui leur donne l’air d’être placés sur le trépied de la pythonisse antique.
Ces palmiers comptent beaucoup d’espèces différentes groupées dans le seul genre iriartea. Le plus grand nombre donne un fruit ovale, jaune ou rouge, amer et immangeable ; mais leur bois a une véritable valeur ; car il est propre à toutes sortes d’usages. Celui du pashiuba choisi par Don Pablo est dur à l’extérieur et tendre à l’intérieur, et se fend avec une grande facilité.
Quand tout le bois dont on avait besoin fut débité suivant ce qu’on en voulait faire, on le transporta au bord de l’eau ; et là, Guapo, avec une liane parasite nommée sipo, qui croît en abondance dans ces forêts vierges, et remplit fort bien l’office de cordages, les attacha en un radeau grossier. On le chargea des feuilles du bussu, des fruits tombés des différents palmiers abattus, puis on le mit à l’eau ; à l’aide d’une longue perche, Guapo guida le précieux chargement de l’autre côté de la rivière.
Don Pablo et son fils, ayant de nouveau traversé le pont tremblant, se trouvèrent à point sur l’autre rive pour aider l’Indien à débarquer.
Le lendemain, le cadre de la maison fut élevé ; le surlendemain on fit les murailles avec des bambous (bambusa gradua) qui abondent au pied des Andes. Le troisième jour, les feuilles du bussu furent disposées en couverture, et la maison fut terminée.
Nous avons déjà dit que le torrent s’élargissait dans la vallée en face de la demeure nouvellement construite, de manière à former une sorte de lac. Le courant ne se faisait sentir qu’au milieu ; mais sur les bords s’étendait une eau dormante au milieu de laquelle s’épanouissaient de splendides nénuphars, des iris et surtout la victoria regia, cette fleur aquatique d’une beauté sans rivale.
Chaque fois qu’on se réunissait pour le repas et le repos du soir, après les rudes labeurs de la journée, Don Pablo et sa famille entendaient sortir de l’eau des sons étranges qu’ils ne pouvaient s’expliquer. C’était un clapotement comme celui que fait un nageur qui plonge, ou parfois des grognements comme ceux d’une truie épouvantée.
Évidemment ces bruits singuliers étaient produits par quelque animal ; mais lequel ? Contrairement à l’usage des cours d’eau de l’Amérique, le torrent ne renfermait pas d’alligators. Chaque soir, tous les membres de la famille se livraient à de nouvelles conjectures sur le nom à appliquer à ce voisin incommode, que l’on ne voyait jamais, mais qu’en revanche on entendait beaucoup trop.
Un soir, on s’avisa de demander des éclaircissements au taciturne Guapo, qui était extrêmement avare de ses paroles et ne les prodiguait qu’à bon escient. Devant une interrogation directe, il s’exécuta de bonne grâce, lui qui connaissait tous les sons de la montana.
– Ce n’est pas autre chose qu’un tapir, dit-il ; vous l’entendez chaque soir prendre son bain accoutumé, qui a le double but de lui permettre de s’ébattre dans l’eau et de se régaler des racines d’iris et de nénuphar dont il est très friand.
– Oui mais qu’est-ce qu’un tapir ? Demandèrent aussitôt les enfants.
Don Pablo se chargea de les éclairer à ce sujet.
– C’est, leur dit-il, l’animal le plus gros de la faune de l’Amérique du Sud ; mais il me serait impossible de le comparer à un autre pour vous en donner une idée ; car c’est ce qu’on appelle un être sui generis, ne ressemblant qu’à lui-même.
Il a dans sa forme très ronde quelque chose du sanglier et quelque chose de l’âne ; mais il est moins haut sur pattes que ce dernier, et ses jambes sont plus massives, plus lourdes et plus disgracieuses. Il a les oreilles beaucoup plus courtes, ainsi que sa queue, qui semble avoir été mutilée. Elle est couverte de soies rudes et se termine par une petite touffe. Sa peau, d’un brun noirâtre, paraît avoir été mal rasée, car il y a des poils ici et il n’y en a pas là, sans qu’on sache pourquoi. Sa mâchoire supérieure se projette de manière à avancer sur celle de dessous et à former une petite trompe mobile. Pour compléter cet ensemble peu flatteur, la nature l’a doué d’une crinière courte et droite qui descend sur le front jusqu’au niveau des yeux. Enfin, ses pieds de derrière ont trois doigts, tandis que ceux de devant en ont quatre.
Le tapir est une créature essentiellement inoffensive. Bien qu’armé d’une formidable mâchoire, il n’a jamais songé à s’en servir pour sa défense. Lorsqu’on l’attaque, il cherche de tout son pouvoir à se dérober par la fuite ; mais s’il en reconnaît l’impossibilité, il se résigne à la mort sans chercher à engager la lutte.
Le tapir mène une existence solitaire ; on le rencontre généralement seul. Quelquefois il est accompagné de sa femelle, mais c’est rare. Cette dernière n’a jamais qu’un petit à la fois. Elle le soigne et le garde jusqu’à ce qu’il puisse se suffire à lui-même. Ce moment venu, chacun s’en va de son côté, et ils se deviennent parfaitement étrangers l’un à l’autre. On traite cet animal d’amphibie, parce qu’il peut rester quelques minutes sous l’eau et y prendre sa nourriture mais il est beaucoup moins aquatique que l’hippopotame et le rhinocéros, dont il tient la place en Amérique ; car c’est à terre qu’il passe la plus grande partie de son temps. Il dort pendant le jour, sur un lit de feuilles mortes, d’où il ne sort que le soir pour se rendre à l’eau, à moins qu’il ne pleuve ; dans ce cas, il quitte sa retraite, même de jour, et s’occupe à chercher sa nourriture. Comme le porc, il aime à se vautrer dans la fange, mais il ne regagne jamais sa demeure sans s’être surabondamment lavé à l’eau claire.
Une des mauvaises habitudes du tapir – fâcheuse du moins pour lui – c’est qu’une fois qu’il s’est frayé une route, il n’en change jamais. Il en résulte que, lorsqu’il a adopté un lieu de bain, il ne faut pas longtemps pour qu’on puisse le suivre à la trace de ce lieu à sa demeure ; il est donc bien facile de le prendre au piège.
Se basant sur ce fait bien connu des chasseurs, Guapo, dans son excursion au bois de palmiers, avait déjà, sans en rien dire, relevé la piste de celui qui avait si fort intrigué la famille Ramero, et s’était promis de ne pas le laisser bien longtemps troubler la tranquillité de la petite colonie.
Une fois que Léon fut fixé sur l’existence et les mœurs du tapir, il n’eut pas de repos que l’Indien, qui ne savait rien lui refuser, ne lui eût promis de l’emmener à cette chasse d’un nouveau genre.
Certain qu’avec Guapo l’enfant ne courrait aucun risque, Don Pablo accorda à son fils la permission d’accompagner l’Indien. Aussi le lendemain, une heure après le lever du soleil, nos deux chasseurs se mirent en route. Ils n’avaient point de fusil ; ils n’emportaient ni arc ni flèches. Guapo avait seulement son inséparable macheté et sa bêche qu’il avait chargée sur son épaule, ce qui intriguait fort notre ami Léon.
À quoi la bêche pouvait-elle bien servir, puisque le tapir ne demeure pas dans un terrier ? Se demandait-il ; mais il n’interrogeait pas, sachant que Guapo abhorrait les questions.
Ils traversèrent le pont tremblant, tournèrent le bois de palmiers et découvrirent les empreintes laissées par l’animal dans un terrain fangeux.
La piste était toute fraîche ; c’était ce que l’on pouvait désirer de mieux. Guapo prit sa bêche et résolut la question qui s’agitait dans la tête de son jeune compagnon, en commençant à creuser entre deux palmiers au beau milieu du chemin qu’avait suivi le tapir. Il ne s’agissait donc que de creuser une trappe.
Léon aidait de tout son pouvoir en emportant la terre dans une feuille de bussu ; bientôt l’Indien, trouvant sa cavité assez profonde, se mit à la recouvrir de menues branches, puis d’herbes et de feuilles, avec tant d’art, qu’un renard lui-même n’eût pas songé à soupçonner l’existence d’un piège.
Il ne restait plus qu’à y attirer le tapir. Notre adolescent se disait que ce devait être le plus difficile de la besogne ; cependant Guapo, qui ne s’avançait jamais à la légère, lui avait promis qu’avant une heure l’animal serait en leur pouvoir. C’est que l’Indien savait que sa victime ne pouvait être qu’à cinq ou six cents mètres tout au plus, et il se préparait à se mettre à sa recherche.
Il recommanda à Léon de le suivre sans aucun bruit, car une parole dite à voix basse ou le craquement d’une branche cassée suffirait, lui dit-il, pour contrecarrer tout son plan.
D’abord ils marchèrent avec précaution, mais librement ; puis, à mesure qu’ils avançaient sur la piste conduisant au gîte de l’animal, il devint difficile d’obéir aux recommandations reçues. Guapo rampait sans déranger une feuille sur son passage : c’était merveille de le voir faire, et ça demandait une peine infinie pour l’imiter. Toutefois, telle était l’ardeur de Léon pour cette chasse, qu’il s’en tira à sa propre satisfaction et à celle de son compagnon.
Quand ils eurent fait quatre cents mètres, ils se trouvèrent en face d’une petite colline où le terrain était sec et jonché d’arbres tombés. Ils gravirent la pente. Guapo s’arrêta, fit quelques pas, puis, appelant Léon d’un signe, il lui indiqua du geste un épais fourré à travers les feuilles duquel on apercevait une masse brune complètement immobile. C’était le tapir jouissant d’un tranquille sommeil.
Avant le départ, Guapo avait donné à Léon les instructions nécessaires pour la conduite qu’il aurait à tenir, quand ils arriveraient en vue du gîte. Guapo passa donc à droite, tandis que Léon tournait à gauche, et ils partirent dans l’intention de tourner le fourré. Ils ne tardèrent pas à se rencontrer à une certaine distance, et alors tous les deux marchèrent, mais cette fois sans aucune précaution, vers le lieu où ils avaient laissé l’animal endormi.
Naturellement, le tapir effrayé se lança, par sa route accoutumée, vers l’eau où il était certain de trouver une retraite assurée, et nos chasseurs le virent passer quelque distance, la tête entre ses jambes, à la façon de maître Aliboron.
Inutile de dire avec quel empressement ils coururent vers le piège.
Guapo, qui y arriva le premier, s’écria, avec un transport de joie bien rare chez un homme aussi peu expansif :
– Il y est, jeune maître, nous le tenons.
Et, avec l’impétuosité d’un jeune homme, il sauta dans la trappe, son macheté à la main. Il n’avait pas peur du tapir, sachant bien que la pauvre bête ne lui ferait aucun mal. Mais il avait mal pris ses mesures. Son pied glissa et il tomba sur l’animal, qui, justement alarmé, secoua le corps de l’Indien, s’en fit un marchepied et d’un bond fut hors du piège, où Guapo resta seul prisonnier.
Léon voulut vainement s’opposer au passage du tapir. Emporté par son élan, l’animal le lança au milieu des broussailles ; et avant que les deux chasseurs eussent repris pied, un bruyant plongeon leur annonçait que la chasse était terminée et qu’ils étaient condamnés à revenir bredouille.
Je laisse à penser quelle fut la contenance de nos hardis camarades. Léon n’était que désappointé, Guapo était exaspéré. Son orgueil recevait là un rude échec. Il ne pardonnait pas à l’animal de l’avoir joué comme un novice.
Par instants il s’arrêtait et regardait la rivière avec une expression de rage concentrée. Au moment de s’en éloigner tout à fait, il brandit son macheté en grommelant entre ses dents :
– Plonge, plonge, vieux cuir épais ! Si profondément que tu te croies caché, cela ne m’empêchera pas d’avoir ta peau.
Le résultat mortifiant de la chasse au tapir détermina Guapo à se munir de nouvelles armes.
Il y en avait entre autres une qui dans ses mains acquérait une puissance redoutable : c’était la gravatana ou sarbacane, appelée aussi pocuna. Il en avait, et non sans peine, réuni les éléments. Il ne s’agissait plus que de les ajuster, ce dont il n’avait jamais encore trouvé le temps.
Il avait d’abord, pour faire son tube, coupé les tiges d’une espèce d’iriartea, mais non pas de celle dont nous avons parlé plus haut. C’était le pashiuba miri des Indiens. Ce petit palmier, qui atteint une hauteur variant de quatre à cinq mètres, ne devient jamais plus gros que le poignet. Ses racines, comme celles de ses congénères, forment un cône au-dessus de la terre, mais à quelques pouces seulement.
Les tiges que Guapo avait choisies étaient de grosseurs différentes. L’une pouvait avoir la dimension d’un manche de bêche et l’autre celle d’une canne. Toutes les deux étaient creuses, Guapo en ayant extrait la moelle comme on fait de celle du sureau.
Guapo leur donna trois mètres de longueur, puis introduisit le petit tube dans le plus grand, qui se trouva l’emboîter dans la perfection.
Ce double tube a une importance très grande dans la gravatana, parce que, l’un corrigeant l’autre, on arrive à obtenir une ligne intérieure parfaitement droite ; ce qui en est la qualité fondamentale.
Quand Guapo eut bien poli son tube avec une racine de fougère arborescente et qu’il l’eut rendu aussi uni que l’ébène, il mit une embouchure en bois à l’extrémité la plus étroite, et à l’extrémité opposée un guidon formé par une dent d’épaca ; puis il enroula l’écorce brillante d’une liane autour de son instrument, afin de l’embellir, et son arme fut achevée.
Toutefois il restait beaucoup à faire avant qu’elle pût servir. Il fallait encore fabriquer un carquois, des flèches, et se procurer du poison. Ce n’est pas par les blessures qu’elles infligent que les flèches de la sarbacane deviennent mortelles, mais par le poison dont elles sont enduites et qu’elles communiquent à ceux qu’elles touchent.
Ces flèches se font de cannes, de roseaux, de différents bois ; mais les meilleures sont sans contredit celles que l’on fait avec les épines du patawa, dont nous avons déjà parlé.
Ces épines atteignent souvent un mètre de long. Elles sont noires, de la dimension d’un gros fil de fer et un peu aplaties. Guapo les coupait presque par la moitié et en aiguisait finement l’extrémité à trois pointes, puis il les entaillait de manière à ce qu’elles se brisassent dans la plaie plutôt que de pouvoir en être arrachées. Il enveloppait l’autre bout des fils soyeux du ceiba, qu’il fixait avec une fibre du bromelias (sorte d’aloès), en leur faisant prendre une forme conique rappelant celle du fuseau.
Quant au poison, Guapo était l’homme par excellence pour le fabriquer ; ce qui était d’autant plus surprenant, que le secret de cet art est généralement réservé aux pioches, c’est-à-dire aux prêtres ou médecins. Il y a même beaucoup de tribus où ceux-ci l’ignorent, et ces peuplades sont obligées de payer fort cher le poison préparé et d’aller quelquefois le chercher très loin.
Ce poison renommé a reçu bien des noms différents ; mais ceux sous lesquels il est le plus connu sont ceux de curare, de ticuna et de wouraly.
C’est une des substances les plus vénéneuses que l’on ait jamais découvertes. Aussi terrible dans ses effets que l’upas tieuté de Java ou la fève de Saint Ignace, il est néanmoins parfaitement inoffensif quand on l’avale ; ce n’est que lorsqu’il est mêlé au sang par l’effet d’une blessure qu’il devient aussitôt mortel ; et l’effet produit peut être assimilé à celui du venin d’un serpent.
Un jour donc, Guapo s’en revint de la forêt porteur d’un fagot de brindilles ou fragments de liane appelée bejuco de curare, ou mavacure. Il avait dépouillé toutes ces tiges menues, de leurs feuilles, petites, oblongues, terminées en pointe et d’un vert bleuâtre. Don Pablo reconnut cette plante pour une variété des strychnos.
Guapo enleva d’abord avec soin l’écorce et l’aubier, qu’il mit de côté, puis jeta le reste comme inutile. Il avait déposé sur une pierre plate ce qu’il avait conservé de ces tiges et le réduisit en pâte jaunâtre, qu’il réunit précieusement et mit dans un entonnoir fait d’une feuille de bananier, renforcée d’un manteau de feuilles de bussu contenu par un cadre en fibres de palmier.
Il plaça sous son entonnoir un vase pouvant aller au feu, puis versa de l’eau sur la pâte ; un liquide jaunâtre commença bientôt à filtrer dans le vase ; et quand elle fut complètement passée, Guapo mit le vase sur une flamme claire, où son liquide bouillit jusqu’à ce qu’il eut acquis une certaine consistance ; puis il y ajouta une gomme liquide extraite des grandes feuilles du kiracaguero. Le curare perdit alors sa teinte jaunâtre et devint noir par la décomposition d’hydrure de carbone, dont l’hydrogène, en brûlant, laissa le carbone à l’état libre.
Il ne restait plus qu’à y tremper les flèches une à une ; après quoi elles furent soigneusement arrangées dans un joint de bambou qui remplit les fonctions de carquois.
Je n’ai pas besoin d’appuyer sur la précaution avec laquelle Guapo maniait désormais ses flèches mortelles ; car si, par un mouvement maladroit, il en eût laissé tomber une sur son pied, il savait que c’en était fait de lui.
Il vida ensuite le reste du curare dans une petite gourde, semblable à celle où il renfermait sa chaux pour le coca et dont il ferma l’ouverture avec un morceau de moelle de palmier.
D’abord Don Pablo, sa femme et ses enfants n’osèrent s’approcher pour voir comment se préparait ce curieux produit. Ils avaient entendu dire que la vapeur seule du curare était nuisible et que les Indiens choisissaient pour le préparer les vieilles femmes de la tribu dont la vie était peu précieuse, et qui tombaient victimes de cette cuisine meurtrière.
Mais Guapo leur montra l’inanité de ces racontars et leur prouva combien ils étaient faux en goûtant à plusieurs reprises son mélange, pour s’assurer de son degré de concentration qu’il reconnaissait à son amertume croissante.
Les flèches mortelles des Indiens de l’Amérique méridionale ne sont pas toujours empoisonnées par le mavacure. Il existe dans certaines tribus une racine appelée curare de raiz, dont l’emploi amène un résultat identique, tandis que d’autres se procurent une substance vénéneuse par le mélange des sucs de l’ambihuasca, du tabac, du poivre rouge, auxquels ils mêlent l’écorce d’un jacquinia, le barbasco, et une plante nommée sarnango. De tous ces ingrédients, l’ambihuasca est le plus puissant ; mais la préparation de ce poison est des plus compliquées.
Nous avons laissé entrevoir que notre ami Guapo était quelque peu vain de son savoir et de son habileté, et qu’il ne perdait pas volontiers l’occasion d’en faire parade ; aussi lui tardait-il de trouver une occasion de faire usage de sa sarbacane. Il faut se montrer d’autant plus indulgent pour ce léger travers, qu’il était réellement un homme supérieur à bien des égards, entre autres comme tireur émérite.
À peine son instrument était-il terminé, qu’un babillage entremêlé de cris perçants traversa les airs et attira l’attention de tous. De gros oiseaux s’abattirent tout à coup sur la cime d’un arbre très élevé et presque isolé. Là, ils continuèrent leur conversation sur un ton plus propre aux confidences et se mirent à courir sur les branches, qu’ils parcouraient dans tous les sens avec facilité, la tête en bas, le dos tourné vers le sol dans toutes les positions imaginables. Ces oiseaux étaient des aras ou mécaos pourpres. Ils avaient quarante à cinquante centimètres de longueur. Leur plumage, qui étincelait au soleil d’un éclat métallique, était uniformément pourpre ; leur bec était blanc.
Sans dire un mot, l’Indien, s’étant saisi de sa sarbacane s’était glissé sous l’arbre où s’ébattaient les aras. Il mit une flèche dans la gravatana et de ses deux mains jointes la porta à ses lèvres ; ce qui, vu la longueur du tube, exige une pratique exercée. Alors il gonfla sa poitrine et ses joues, et au même instant on vit l’un des oiseaux chercher à arracher de son flanc la flèche qui venait de l’atteindre et dont la pointe demeura dans la blessure.
Deux minutes après, la pauvre bête vacillait sur ses jambes, perdait l’équilibre et luttait vainement pour rester suspendue à la branche par ses ongles crochus. Enfin elle tombait lourdement, pendant que Guapo ajustait une nouvelle flèche et visait une nouvelle victime. Il répéta le même mouvement maintes fois. Il ne restait plus que cinq ou six oiseaux sur l’arbre, quand on le vit sortir de dessous son ombrage et faire signe à Léon de venir à lui.
Comme l’enfant lui demandait pourquoi il s’était arrêté en si beau chemin, un des oiseaux restants tomba à ses pieds, et successivement tous ceux qu’il avait crus épargnés. Il ne restait plus un seul oiseau de toute la bande.
Léon compta seize aras ; aucun n’avait mis plus de deux minutes à tomber après avoir été frappé, tant le curare opère avec rapidité et sûreté.
Les Indiens préfèrent de beaucoup la sarbacane au fusil, par la raison toute simple que, ne faisant aucun bruit, elle n’effraye pas le gibier, et que, ne laissant point de trace de fumée, elle dépiste l’homme lui-même, qui ne peut jamais savoir au juste où se tient l’ennemi qui l’a frappé.
À la première détonation d’arme à feu, il est certain que quinze au moins des aras se fussent enfuis, ne laissant qu’un des leurs sur le terrain.
Puisque nous avons trouvé que le curare peut être absorbé sans danger, on ne s’étonnera pas de nous entendre ajouter que le gibier tué par son moyen est une nourriture fort saine et sans aucun inconvénient. Bien plus, au dire de certains gourmets, cela ajoute à sa valeur, et il y a bien des créoles qui n’admettent sur leur table que de la volaille tuée à coups de flèches empoisonnées.
Peu de temps après que les aras furent entrés dans le garde-manger de la famille, Léona, qui était allée faire un tour du côté du lac, revint en criant :
– Oh ! Mère, quel gros cochon !
– Où cela, mignonne ? demanda Doña Isidora, déjà tourmentée par la crainte que l’enfant ne se fût risquée près de quelque animal dangereux.
– Là-bas dans l’eau, parmi les nénuphars.
– C’est le tapir, s’écria Léon. Caramba ! C’est notre scélérat de tapir.
Guapo était fort occupé à plumer ses oiseaux ; mais à ce mot de tapir, il se leva brusquement, faisant voler dans toutes les directions un nuage de plumes.
– Montrez-moi donc où, petite maîtresse, dit-il.
– Par ici, dans le lac, tout à fait sur le bord.
Guapo saisit sa gravatana et rampa dans la direction indiquée, suivi de Léon. Quand il fut près de l’eau, il s’arrêta et s’assura que l’enfant ne s’était pas trompée. Le tapir était bien là, occupé à se repaître et se croyant sans nul doute beaucoup plus à l’abri sur cette rive que sur l’autre.
L’Indien fit signe à son jeune maître de rester où il était et se rapprocha encore du lac en rampant ; quant à Léon, ne pouvant suivre le chasseur, il s’en dédommageait en ne perdant pas de vue le gibier, qui ne s’en doutait guère et continuait à manger avec la sécurité d’une bonne conscience ; tout à coup il s’interrompit.
– Sans doute, se dit Léon, il aura surpris un bruit qui lui paraît suspect.
Toutefois l’animal revint au nénuphar qu’il était en train de brouter ; mais son appétit semblait sensiblement diminué. Il paraissait avoir des distractions, quand soudain, à l’extrême surprise de Léon, ce gros corps oscilla quelques secondes, puis retomba en arrière avec un grand rejaillissement d’eau.
Le curare avait fait son effet ; le tapir était mort, et l’amour-propre de Guapo vengé.
Un long cri de joie proclama le triomphe de l’Indien, qui, un instant après ayant plongé pour repêcher sa victime, la saisit par la jambe et la traîna vers le rivage.
Chacun s’était assemblé pour contempler ce bizarre animal. On jeta des cordes à Guapo, qui l’attacha par les pieds, et les deux hommes, aidés de Léon, remorquèrent cette énorme carcasse jusqu’à la maison. Le tapir fut bien vite dépouillé, et son cuir mis en réserve pour en tirer de bonnes semelles de sandales et d’autres menus objets.
Au repas du soir, chacun goûta du bifteck de tapir, dont Guapo avait dit des merveilles, mais il resta seul de son avis. Toute la famille d’une voix unanime déclara cette viande sèche, coriace, en un mot, détestable, et lui préféra le salmis d’aras accommodé avec des oignons et du poivre rouge ; ce qui était plus de nature à flatter le palais de nos Spano-Américains.
La maison de bambous et de palmiers était maintenant tout à fait terminée et meublée grâce au travail de nuit de Don Pablo et de Guapo.
Je vous entends vous récrier : Comment travaillaient-ils la nuit sans lumière ?
Ils s’en étaient procuré.
L’un des plus grands et des plus beaux de tous les palmiers, le ceroxylon andicola, ou arbre à cire, se trouve à profusion au pied des Andes. La cire qui exsude de sa tige et qu’on recueille sans grand effort, fournit des bougies d’aussi bonne qualité que celles de cire d’abeilles ; et la preuve, c’est que les missionnaires en faisaient grand cas pour leurs cérémonies, où on l’employait sous forme de beaux cierges.
Il existe encore dans l’Amérique du Sud un autre palmier cérifère, appelé carnauba (copernicia cerifera). Dans celui-ci, la cire, d’un blanc pur et sans aucun mélange de résine, se trouve en dessous des feuilles en abondance considérable.
Du reste, quand même nos amis n’eussent pas eu à leur disposition ces deux palmiers si commodes, ils ne se fussent pas trouvés pour cela à court de luminaire ; car le fruit du patawa fournit à la pression une huile inodore d’une grande pureté, excellente à brûler.
Mais vous vous demandez, j’en suis sûr, comment nos proscrits se conservaient en bonne santé, privés de sel comme ils l’étaient et du seul aliment qui puisse se passer de sel : le lait.
La petite colonie n’était pas aussi complètement dépourvue que vous le pensez.
À peu de distance de sa demeure, s’élevait à une hauteur considérable le tronc droit et uni de l’arbol del leche (arbre à lait), ou mieux du palo de vaca (arbre-vache). Cet arbre est garni de larges feuilles oblongues et pointues, dont quelques-unes atteignent un pied de long. Il porte un fruit mangeable de la grosseur d’une pêche et renfermant un ou deux noyaux. Son bois est estimé, à cause de la beauté de son grain et de sa dureté.
Toutefois, c’est à sa sève qu’il doit la célébrité dont il jouit ; car ce n’est rien moins qu’un lait épais, crémeux et d’un goût savoureux. Bien des gens le préfèrent au lait de vache. Il est extrêmement nourrissant et a la propriété de faire beaucoup engraisser les personnes qui en font un usage suivi.
On le recueille, comme la sève de l’érable à sucre, au moyen d’une simple incision faite à l’écorce. C’est surtout au lever du soleil qu’il coule le plus abondamment, comme du reste c’est le cas pour la plupart des végétaux du même genre.
Bien des gens le boivent tel qu’il sort de l’arbre ; mais d’autres, le trouvant trop épais et trop gommeux, le coupent avec de l’eau et le passent. Dans le thé et le café il est excellent et remplace avantageusement la crème.
Si on le laisse trop longtemps à découvert, il se forme à la surface un coagulum épais, que les indigènes qualifient de fromage et savourent avec plaisir.
Une autre qualité de cette sève extraordinaire, c’est que sans aucune préparation, dans son état naturel, elle remplace la meilleure colle forte et s’emploie dans tous les travaux d’ébénisterie. Sous ce dernier rapport, son usage avait rendu à Don Pablo et à son collaborateur dévoué les plus grands services pour confectionner leurs meubles et autres objets.
Quant au sel, tant qu’il leur avait manqué, Don Pablo et sa famille eussent, pour s’en procurer, donné bien volontiers tout ce qu’ils possédaient de superflu, tel que sucre, café, banane, cacao, et jusqu’à la cassave dont ils tiraient leur pain.
C’est qu’on ne se fait pas l’idée de ce qu’est le manque de cet ingrédient qui n’acquiert sa véritable valeur que quand on en est dépourvu. Car ce n’est pas seulement un besoin, c’est une nécessité impérieuse, et sa privation est une souffrance cruelle. Les animaux sauvages entreprennent des trajets d’une longueur considérable pour se rendre aux salines naturelles qu’on rencontre de loin en loin sur le sol américain.
Nos proscrits soupiraient après le sel. Ils le cherchaient partout, et avaient espéré le remplacer par quelques espèces d’aji ou capsicum qui croissaient aux environs et dont ils épiçaient fortement chacun de leurs plats ; mais ils avaient beau faire, ce n’était pas du sel, et rien ne pouvait le remplacer.
C’est alors qu’ils apprécièrent les connaissances pratiques de leur ami Guapo.
Celui-ci savait que le fruit d’un certain palmier peut être converti en sel, mais il ignorait si ce palmier existait dans cette région.
Voyant son maître si préoccupé à ce sujet, Guapo partit un beau jour de grand matin et s’en fut à la recherche de ce palmier. La chance, secondant sa bonne volonté, le favorisa. Il aperçut au bord d’un marécage, les racines á moitié dans l’eau, un petit palmier de dix à douze centimètres de diamètre et de sept à dix mètres de haut. C’était le jara, du genre leopoldinia. Sa cime se terminait en pointe et s’élevait de plusieurs pieds au-dessus d’un panache de feuilles pennées.
Ce furent ses fruits qui attirèrent l’attention de Guapo ; ils étaient de la grosseur d’une pêche, mais de forme ovale légèrement aplatie et d’une teinte d’un vert jaunâtre. Ils croissaient en grappes épaisses suspendues au-dessous des feuilles. L’Indien eut bientôt grimpé jusque-là, car le stipe du jara est lisse et facile à escalader. Il détacha les fruits, qu’il jeta au pied de l’arbre, et ne tarda pas à en avoir un sac bien garni.
Quand il arriva, tout le monde se demanda ce qu’il voulait faire de ces fruits d’une amertume insupportable, que les enfants avaient bien vite laissés de côté. Toujours impassible et muet, Guapo alluma un grand feu dans une espèce de four, où il plaça les fruits ; quand ces derniers furent complètement incinérés, il se trouva, à la grande joie et à la surprise de tous, que leurs cendres blanches comme de la farine avaient le goût du sel. Certes ce n’était pas du sel parfait, mais cela remplissait le but et faisait cesser une souffrance.
C’était beaucoup, c’était assez !
Vers cette époque, se produisit un incident qui faillit devenir un accident fatal pour notre petit ami Léon.
Il faisait très chaud, et la perspective d’un bain parut irrésistible au jeune garçon. Il se déshabilla donc et se mit à l’eau tout en face de la maison, où il s’amusa à barboter comme les enfants aiment tant à le faire. Personne ne prenait garde à lui, tout le monde étant occupé à la maison.
Il se maintint d’abord sans perdre pied dans l’eau paisible de la rive, qui n’avait pas une grande profondeur ; mais peu à peu il enfonça davantage et finit par essayer de nager pour se perfectionner dans cet art et y devenir habile comme Guapo, ce qui était une de ses ambitions. Du reste, son père l’avait non seulement autorisé à s’y exercer, mais le lui avait même recommandé.
Léon s’était donc avancé jusqu’au milieu du torrent et prenait plaisir à élargir le cercle de ses ébats natatoires, quand soudain il ressentit une vive douleur qui semblait causée par la morsure d’un animal, et cette douleur se reproduisit sur plusieurs points à la fois.
Léon se mit à crier de toutes ses forces. Qui n’en eût pas fait autant ? Son premier cri attira toute la maisonnée, qui arriva essoufflée, pantelante, se demandant si une crampe l’avait saisi, ou si un crocodile le poursuivait. Grand fut l’émoi quand on l’aperçut nageant vaillamment vers le bord sans un signe de poursuite d’aucun genre.
– Qu’y a-t-il, Léon ?
– Qu’y a-t-il, jeune maître ?
Telle fut la question qui sortit de toutes les bouches à la fois, question à laquelle le pauvre enfant ne répondait qu’une seule chose fort peu intelligible :
– C’est quelque chose qui me mord.
Mais l’œil clairvoyant de sa mère avait surpris autour de lui des traces de sang, et, désespérée, elle s’écria, en levant les mains au ciel :
– Ô mon Dieu ! Mon fils est perdu ! Sauvez-le ! Sauvez-le !
Don Pablo et Guapo se jetèrent dans le torrent et se portèrent à sa rencontre. Ils le reçurent entre leurs bras et le ramenèrent à terre. Mais des filets de sang coulaient en effet d’une douzaine de blessures qu’il avait en différents endroits, et ils en découvrirent bien vite la raison.
Un banc de petits poissons d’un vert cendré sur le dos, et avec les nageoires et le ventre orangés, l’accompagnait, la gueule ouverte, et, en le voyant disparaître, monta jusqu’à la surface. Exaspérées de se voir enlever leur victime, ces voraces créatures se précipitèrent sur les jambes de ses sauveurs et leur firent en toute hâte regagner la terre ferme.
Une fois en sûreté, Guapo et Don Pablo se retournèrent et virent que le banc entier les avait suivis, sur la limite même de l’eau, et dans une agitation extrême se tenait prêt à bondir sur la proie qu’il espérait encore voir revenir.
– C’est le poisson cannibale, dit Guapo avec colère, en se tournant pour enlever Léon dans ses bras ; mais fiez-vous à moi, jeune maître, vous serez vengé, et cela ne tardera pas !
Guapo transporta l’enfant à la maison, où l’on put juger de la gravité de ses morsures. Le plus grand nombre était au mollet, où, par exemple, le morceau était littéralement emporté. S’il avait été surpris au moment où il était le plus loin du bord, il n’eût peut-être jamais revu sa tendre mère, à en juger par le nombre de persécuteurs qui s’étaient si promptement groupés autour de lui et qui n’eussent pas tardé à le mettre en pièces et à le dévorer.
Que d’hommes on a vus ainsi attaqués au milieu d’un grand fleuve, succomber aux mille blessures dont ils étaient assaillis avant d’avoir pu regagner la terre !
Ces féroces petits caribes ou caribitos, comme on les nomme (car le mot caribe signifie cannibale), gisent au fond des rivières, où il est presque impossible de s’assurer de leur présence ; mais à la première goutte de sang tombée de la blessure qu’un des leurs a faite, le banc tout entier remonte à la surface, et malheur à l’infortuné sur lequel s’exercent leurs dents triangulaires !
Cependant on fut vite rassuré sur l’état de Léon.
Quoique douloureuses, ses blessures n’offraient de danger que par la perte de sang qui en était le résultat. La seule chose à faire était d’arrêter l’hémorragie, et Guapo n’était pas homme à se laisser embarrasser pour si peu.
Sur l’un des mimosas qui croissaient à proximité de la maison, se trouvaient des nids de fourmis d’une espèce toute particulière. C’étaient les formica spinicollis d’un beau vert émeraude. Les nids, d’un brun jaunâtre, étaient formés d’un duvet cotonneux, que les fourmis recueillent sur une sorte de mélastome, élégant buisson très abondant dans ces parages.
Or, le duvet de ces nids est souverain contre les hémorragies ; Don Pablo lui-même en avait entendu parler et le connaissait sous le nom de yesca de hormigas ou amadou des fourmis. On lui avait même dit que cet amadou est fort supérieur à celui des nids de fourmis de Cayenne, qui forme une branche de commerce très importante, et a été fort employé dans les hôpitaux d’Europe.
Guapo ne fut donc pas long à s’emparer des nids dont il avait besoin et revint les mains pleines de ce produit souple et soyeux. On pansa le pauvre Léon, dont les blessures se fermèrent aussitôt et dont les souffrances s’apaisèrent un peu. On le laissa reposer, et le soir, il ne se ressentait plus trop de cette singulière aventure.
Chose étrange ! Le même jour, dans la soirée, un incident d’un autre genre vint révéler à nos amis un nouveau danger caché dans les eaux transparentes de leur torrent.
On avait fini de souper, et tous les membres de la petite colonie étaient réunis devant la maison. La mule, qu’on laissait paître en liberté, s’était approchée de la rivière pour boire ; et, pour se rafraîchir, elle ne tarda pas à se mettre dans l’eau ; elle en avait jusqu’au ventre. Tout à coup on la vit plonger et faire tous ses efforts pour regagner la rive. Elle renâclait, la pauvre bête, et paraissait aussi terrifiée que lors de son aventure avec le taureau. Ses narines se dilataient, et il semblait que les yeux allaient lui sortir de la tête. Enfin elle atteignit le bord, non sans peine, trébucha et roula sur le sable, comme si sa dernière heure avait sonné. Était-ce encore un tour des caribitos ? Non ; car leurs morsures eussent pu l’effrayer, mais non la jeter dans les convulsions où on la voyait.
Seul Guapo, l’homme universel, pouvait résoudre ce mystère. Il avait vu glisser sous l’animal une espèce de serpent d’eau ou d’anguille d’un jaune verdâtre, long de cinq pieds environ. Il l’avait reconnu pour l’anguille électrique, ou temblador, ou gymnote.
Ceci expliquait tout. Le gymnote, s’étant placé sous le ventre de la mule, avait été de tous points en contact avec elle, et le choc avait eu toute sa puissance.
La mule se remit bientôt ; mais depuis lors ni coups ni caresses ne purent la déterminer à s’approcher de la rivière à plus de vingt pas. Guapo, songeant à la gravité du péril qu’il avait maintes fois couru en traversant sans défiance le torrent à la nage, n’en fut que plus décidé à ne pas retarder la vengeance qu’il avait promise à Léon, et qui devenait doublement une mesure de sûreté.
Le même soir donc, il se procura les racines de deux espèces de plantes, l’une appartenant aux piscidées, l’autre jacquinées. En les pilant et en les mélangeant, il devait en tirer le fameux barbasco dont se servent les Indiens de l’Amérique du Sud pour prendre le poisson. Une seule dose de cette substance vénéneuse suffit pour tuer tous les habitants d’une rivière dans un certain rayon.
Le lendemain, Guapo, ayant préparé son barbasco, remonta vers l’endroit où le torrent s’élargissait pour former le lac dans la vallée et y jeta le poison. La lenteur du courant le favorisait dans son dessein ; et du reste il n’avait pas épargné les ingrédients.
Aussi l’eau prit-elle une couleur blanchâtre ; et tout aussitôt on vit apparaître â sa surface des quantités de petits poissons sur le flanc. Les plus grands ne tardèrent pas à paraître à leur tour, et dans le nombre plusieurs gymnotes. À la grande joie de Guapo et de Léon, des centaines de caribes, avec leurs ouïes bronzées et leur ventre jaunâtre, vinrent attester l’efficacité de la vengeance de l’Indien.
Toutefois celui-ci était trop pratique pour s’être livré à un massacre inutile. Il pensait qu’un plat de poisson varierait agréablement le menu par trop uniforme de la petite colonie. Aidé de Don Pablo, avec lequel il avait déjà fait de grands éperviers de pêche, il eut bientôt choisi dans le nombre plusieurs paniers de ce qu’il y avait de plus délicat, et entre autres un grand nombre de caribes ; car les petits monstres, si redoutables de leur vivant, constituent, après leur mort, un mets délicieux dont la finesse égale celle des meilleurs poissons de l’Amérique du Sud.
Les gymnotes morts ne contenaient plus une étincelle d’électricité ; et bien que quelques personnes les mangent, on avait assez de meilleurs poissons pour ne pas tenir à ceux-là.
Quinze jours après l’arrivée de nos proscrits dans la vallée, leur établissement était aussi complet que possible, avec maison, écurie et dépendances.
L’intérieur de la maison nous eût ménagé bien des surprises. Vous y eussiez vu des sacs composés de la spathe fibreuse du bussu et remplis du coton soyeux du ceiba, recueilli pour être filé et converti en linge de corps ; des paniers fabriqués avec l’écorce de la tige des feuilles de l’iû (astrocaryum), car ce palmier n’a pas de tronc, mais seulement des feuilles de quatre mètres de large qui sortent directement de terre. Vous vous fussiez reposé sur les chaises faites de palmier et de bambous, et rafraîchi dans une vaisselle très légère fournie par l’écorce d’une gourde nommée crescentia cujeta.
Vous eussiez eu à demander des explications sur les instruments et les outils que vous y auriez remarqués ; par exemple, sur un rouleau couvert d’épines très rapprochées, morceau des racines aériennes du pashiuba qui servait de râpe, excellente pour réduire en poudre le juca, dont on tire le manioc, ou encore sur un tapiti, sac conique tissé avec des fibres de palmier, et qui sert à exprimer la sève du manioc une fois râpé. Pour faire la cassave, on attache le tapiti à une forte cheville, et l’on appuie sur le bout d’un bâton qui fait levier, jusqu’à ce que la pulpe ait rendu tout le liquide dont elle est imprégnée. On la met ensuite au four ; et quand elle est bien sèche, on en fait du pain. C’est la substance bien connue parmi nous sous le nom de tapioca.
Toutefois, remarquons en passant qu’il y a deux espèces de juca : l’espèce douce et l’espèce amère ; l’une est inoffensive, l’autre renferme un des poisons les plus violents du règne végétal ; et tandis que la première, mangée crue, est sans danger et saine, la seconde, au contraire, donnerait la mort ; aussi est-il nécessaire de veiller sur le produit qui sort du tapiti, afin que ni enfants ni chiens ne viennent à en goûter.
Quant à des lits, vous n’en eussiez point vu. Dans ces pays chauds, ce luxe de nos climats tempérés n’offrirait nullement le confortable que nous lui trouvons, car il faudrait compter avec la certitude d’avoir des compagnons désagréables, insectes de toutes natures et reptiles.
On les remplace par des hamacs. Chez Don Pablo, on en comptait cinq tressés par Guapo avec l’épiderme de la feuille d’un très beau palmier appelé tucum (astrocaryum). Ils étaient suspendus, les uns à l’intérieur de la maison, les autres sous la véranda formée par l’avancement de la toiture, suivant que leurs propriétaires aimaient ou redoutaient la fraîcheur de la nuit.
Quand la maison eut acquis tout le confort désirable, Don Pablo commença à tourner son attention vers l’objet qui l’avait déterminé à se fixer en ces lieux. À son premier examen des cinchonas, il avait reconnu qu’ils appartenaient à l’une des meilleures espèces. C’était celle qui fournit la cinchonine et ses dérivés, la cascarille de Cuzco.
Il existe au Pérou de vingt à trente sortes d’arbres qu’on exploite pour leur écorce, qui produit le fébrifuge connu sous le nom de quinquina, dont on extrait la quintessence sous le nom de quinine. Dans ce nombre il existe plusieurs qualités de cinchonas. D’autres appartiennent au genre exostemma ; mais il en faut compter pas mal dont l’écorce n’a aucune valeur ; et comme pour bien d’autres marchandises, ces dernières donnent une triste idée de l’honnêteté commerciale.
L’espèce qui couvrait les hauteurs avoisinantes se rapprochait beaucoup du cinchona condaminea, une des plus estimées, que l’on ne rencontre guère qu’aux environs de Loxa. L’arbre que Don Pablo avait l’intention d’exploiter atteint une hauteur de vingt-sept mètres. Son feuillage, très reconnaissable entre tous, est rougeâtre et brillant, et se compose de feuilles ayant de dix à quinze centimètres de long sur six ou sept de large. Cela facilite la tâche des cascarilleros, en leur permettant de les reconnaître de plus loin, vu qu’ils sont disséminés sur des surfaces considérables.
Don Pablo avait eu de la chance. Non seulement la qualité était irréprochable, mais il avait trouvé un espace, qu’il n’évaluait pas à moins de quarante ares, presque absolument couvert de ces arbres qui représentaient une fortune. Qu’il pût seulement en réunir cinquante mille kilos et les faire parvenir à l’embouchure de l’Amazone, et il en retirerait environ 250,000 fr.
Il ne se décourageait pas à calculer combien de temps il lui faudrait sacrifier pour obtenir ce résultat ; il voulait l’obtenir, et pour cela il résolut de se mettre à l’ouvrage résolument et sans plus tarder.
Tous les préparatifs étant terminés, magasins et réserves, toute la famille se mit joyeusement en marche pour aller commencer l’exploitation.
À peine faisait-il jour quand nos cascarilleros improvisés se mirent en route.
Si nos amis étaient matineux, ils n’avaient en cela qu’un demi mérite ; car, dans ces régions si chaudes, ce sont les premières heures de la matinée qui sont les plus agréables.
Leur chemin longeait le torrent et passait à côté d’un bouquet d’arbres dont le tronc était blanc et les feuilles argentées. Ils rappelaient le palmier, mais ce n’en était pas. Don Pablo les désigna à ses enfants sous le nom d’ambaïba (cecropia peltala).
– Je ne serais pas étonné, ajouta-t-il, de voir paraître un des étranges animaux qui fréquentent ces arbres.
– C’est de Pierre l’agile que tu veux parler ?
– Oui, répliqua Don Pablo en souriant ; c’est un nom d’une sanglante ironie, que lui ont valu ses habitudes indolentes et sa marche d’une excessive lenteur. Ici c’est l’aï ; les Français le nomment le paresseux ; mais pour les savants, c’est un bradypus. Il en existe deux ou trois espèces.
– Buffon ne dit-il pas que c’est la plus misérable des créatures ; qu’il vit sur un arbre jusqu’à ce qu’il en ait mangé toutes les feuilles ; qu’alors il s’en laisse tomber, ne sachant pas en descendre, et qu’une fois à terre, il lui faut une heure pour parcourir une distance insignifiante ?
– Sans doute, mon fils ; mais, depuis l’époque de ce grand naturaliste, l’histoire naturelle, dans toutes ses branches, a fait bien du chemin. Aussi en savons-nous plus long sur les mœurs et les habitudes de ce singulier animal. Il est certain que l’aï ne se meut pas vite sur terre ; mais cela tient à ce que sa conformation, comme celle de l’orang-outang par exemple, le destine à vivre sur les arbres, où il se meut avec assez de facilité pour pourvoir à ses besoins. Il n’est lui qu’au milieu des branches ; car, grâce aux ongles recourbés dont ses doigts sont munis, il marche le dos tourné vers la terre.
C’est dans cette position et au moyen de son cou très long et composé de neuf vertèbres (fait unique chez les mammifères) qu’il atteint facilement toutes les feuilles de la branche qu’il a adoptée, et sur laquelle il dort dans cette même position tant qu’il y reste quelque chose à prendre.
Quand un arbre a cessé de lui convenir, il passe sur un autre avec beaucoup d’aisance ; et comme il n’a jamais besoin de boire, il n’a aucune raison de descendre à terre. Mais voyez, j’en étais sûr, voilà plusieurs arbres dépouillés ; les déprédateurs ne doivent pas être loin.
– A-ïe ! articula lentement une voix lugubre.
– Quand je vous le disais, s’écria Don Pablo, riant de la consternation que ces accents d’outre-tombe avaient jetée dans sa petite troupe, c’est lui-même, il s’est présenté tout seul ; le voyez-vous là-haut ?
On courut vers l’arbre désigné par Don Pablo, et l’on y trouva, en effet, un animal de la grosseur d’un chat ; son poil grossier, couleur de foin, était marqué d’une tache orange sale et noire. Il n’avait pas de queue, mais sa petite tête ronde à face plate ressemblait autant à celle de l’homme que la tête de la généralité des singes.
– Encore un autre, s’écria Léon, en montrant du doigt une branche supérieure à laquelle se tenait accroché un second aï.
Une légère différence de taille fit supposer que c’était la femelle, d’autant plus que le mâle est rarement seul.
Le pauvre couple s’était aperçu de l’approche des étrangers et articulait à tour de rôle son mélancolique a-ïe ! a-ïe ! si désagréable à entendre, que l’on a conjecturé quelquefois que c’était son meilleur moyen de défense, en faisant fuir l’ennemi.
Don Pablo et sa famille se disposaient à passer outre, peu soucieux de prolonger l’audition de ces voix lamentables ; mais Guapo ne partageait pas ces pacifiques dispositions. Si laides que soient ces créatures, elles se laissent manger, et Guapo avait envie d’un peu de rôti à son dîner.
Il pria donc son maître de vouloir bien l’attendre jusqu’à ce qu’il eût opéré sa capture. Il ne pouvait songer à aller la chercher, car les griffes de ces animaux ont une puissance de retenue extrême. Il se décida donc au parti le plus expéditif : abattre l’arbre, qui, n’étant pas gros, fut bientôt à terre avec les deux pauvres bêtes qui se désolaient d’une voix plus lamentable encore.
Guapo s’approcha alors pour les saisir, mais avec précaution, car l’aï ne se laisse pas toucher sans se mettre sur la défensive. Pour cela, il bat l’air incessamment de ses petits bras, qui deviennent redoutables quand on voit de près les ongles aigus et crochus qui les terminent.
Guapo n’avait nulle intention de se faire égratigner ; aussi coupa-t-il deux branches d’arbre qu’il tendit aux aïs, en ayant soin de leur toucher la poitrine. Dès qu’ils sentirent la branche, ils se crurent sauvés et s’y accrochèrent avec l’énergie du désespoir. Ils étaient désormais livrés sans défense à la discrétion de leur ennemi.
L’Indien pria Léon de se charger de sa hache et il emporta ses branches de chaque main, alléguant que la chair de ce bizarre gibier serait bien meilleure, si on ne le tuait qu’au moment de l’accommoder.
Nos amis reprirent leur route et arrivèrent bientôt à une clairière. À leur grande surprise, quand ils furent au beau milieu, ils virent Guapo déposer tranquillement sa charge sur le gazon.
– Tu en es déjà fatigué et tu y renonces, lui dit Léon.
– Non pas, répondit Guapo ; mais ils seront plus en sûreté ici que dans la forêt. Dans le voisinage des arbres, ils pourraient fort bien nous échapper, pendant que nous serions à l’ouvrage ; mais je réponds qu’il leur faudrait au moins six heures pour traverser ce bout de champ.
Tout le monde se mit à rire, et l’on s’éloigna, laissant les malheureuses bêtes à leurs branches et à leurs réflexions.
La petite troupe n’avait pas encore quitté la clairière quand Don Pablo fit admirer à ses enfants la grandeur des nids de termites, ou fourmis blanches, qui se trouvaient disséminés sur la lisière du bois. Ils sont en forme de cônes et font penser à des tentes de soldats. Il était de très bonne heure, l’air était vif, et les travailleuses n’étaient point encore sorties.
Après quelques remarques sur ces nids gigantesques, nos amis passèrent outre et arrivèrent sans autre aventure sous l’ombrage des cinchonas.
Quelques minutes après, retentissait le premier coup de hache donné par Guapo. C’était le signal d’une entreprise qui pouvait durer des années, mais qui se terminerait inévitablement par l’acquisition d’une fortune.
Un des cinchonas fut bientôt à terre, et Guapo passa à un autre.
La tâche de Don Pablo commença, et voici comment il procéda :
Armé d’un couteau fraîchement aiguisé, il faisait de distance en distance des incisions circulaires autour de l’arbre et les traversait d’une fente longitudinale. Après le tronc venaient les branches, qui furent traitées de la même manière. Ce n’était pas plus difficile.
Trois ou quatre jours après, il faudrait revenir pour détacher l’écorce qui aurait eu le temps de se dessécher un peu, et il ne resterait plus qu’à l’étendre au soleil pour la sécher entièrement, puis à la transporter ensuite dans les magasins de réserve.
La besogne avançait convenablement. On n’épargnait que les jeunes arbres dont l’écorce n’avait pas encore acquis les qualités qui la font rechercher dans le commerce.
Le travail se faisait gaiement. Doña Isidora, assise sur un tronc d’arbre, en suivait la marche avec le plus vif intérêt, causant et riant avec son mari. Un avenir si doux succédait aux sombres heures qu’elle avait traversées depuis le commencement de l’insurrection.
Léona s’était mise près de Guapo, dont elle était l’idole, et qui pour elle se départait de son mutisme et de sa dignité. À sa demande, il avait toujours quelque merveilleuse histoire à lui conter, qu’elle écoutait les yeux brillants et suspendue aux lèvres du narrateur.
Léon n’avait rien de particulier à faire dans cette première journée. Dès que l’écorce serait bonne à enlever, il se promettait bien de ne pas demeurer en reste avec les autres et de lutter d’ardeur avec eux. Il pèlerait les arbres ou conduirait la mule chargée de précieuses écorces. Il ferait n’importe quoi plutôt que de rester oisif. Mais pour le moment il n’avait rien à faire et il s’ennuyait ; aussi s’avisa-t-il tout à coup d’aller s’amuser avec les aïs. Il ne partageait qu’à moitié la confiance de Guapo de les retrouver à la même place ; il se figurait difficilement que deux êtres inspirés par le désir de recouvrer leur liberté pussent s’immobiliser plutôt que de franchir vingt ou trente pas au bout desquels était un asile assuré.
En approchant de la clairière, il lui sembla que leurs accents trahissaient encore plus de terreur et de peine qu’auparavant. Et puisqu’ils étaient jusqu’alors restés silencieux, cette nouvelle explosion de gémissements n’annonçait-elle pas qu’ils se voyaient menacés d’un nouveau danger ?
Léon ne s’avança dès lors qu’avec précaution ; et une fois près de la clairière, avant de s’y engager, il l’examina avec soin.
Rien de suspect n’était en vue. Point d’animaux d’aucune sorte ; et cependant, au lieu d’être tranquillement couchées sur le dos, comme on les avait laissées, les malheureuses bêtes semblaient prises de la danse de Saint-Guy et se livraient à des convulsions qui faisaient mal à voir.
– Carrambo ! se dit Léon, on croirait qu’ils sont à la torture. Que peuvent-ils avoir ? Oh ! je devine, ce doit être un serpent.
Cette conjecture l’arrêta net. Il en avait déjà tant vu, que la perspective d’une nouvelle rencontre avec une espèce peut-être inconnue ne lui paraissait nullement désirable. Il se contenta donc de suivre la lisière du bois jusqu’à ce qu’il se trouvât bien en face des aïs, pour voir à quel genre de reptile les malheureux avaient affaire.
Il ne vit rien ; seulement les aïs avaient repris leur position première. Leurs convulsions diminuaient d’intensité ; leurs cris allaient s’affaiblissant ; et au bout d’une ou deux minutes, ils se raidissaient dans un effort suprême, ils étaient morts.
Fort impressionné de cette fin tragique, Léon résolut d’avoir le mot de l’énigme et entra dans la clairière, toujours avec l’appréhension de voir se dresser sous ses pas quelque hideux reptile. Il s’approcha des deux cadavres ; quand il n’en fut plus qu’à quelques pas, il lui sembla que le terrain autour d’eux était mouvant et qu’une vie intense semblait s’agiter sur ces corps morts.
– Ah ! s’écria-t-il, c’est ce qu’on appelle un chacu de fourmis blanches.
Le chacu est le nom donné à une expédition de termites. Celles-ci étaient sorties de leurs grands nids coniques, et, rencontrant sur leur chemin ces créatures impuissantes, s’étaient jetées dessus et les avaient fait mourir lentement sous les coups répétés de leurs aiguillons empoisonnés.
Et maintenant elles déchiraient à belles dents leurs cadavres, qui brin à brin s’en allaient disparaître dans leurs sombres repaires.
C’était horrible à voir. Léon en avait la chair de poule ; néanmoins il voulait se rendre compte de ce qui allait se passer. Il avait entendu dire que ces insectes peuvent en quelques minutes mettre en pièces et transporter dans leurs nids les cadavres des plus gros animaux ; et puisque l’occasion s’en présentait, il voulait s’assurer de l’exactitude de cette affirmation.
Seulement, avec une sage prudence, il ne s’avança pas, mais grimpa sur un arbre, où il s’installa commodément pour suivre les opérations de ces hideux insectes. Il remarqua bientôt que tout se passait avec un ordre parfait. Les fourmis se succédaient en colonnes régulières et mobiles. À mesure que les unes avaient pris leur part du butin, elles s’éloignaient et étaient remplacées par d’autres. De chaque nid sortaient incessamment des bataillons serrés qui s’en venaient attendre leur tour de curée : c’était comme un flot laiteux serpentant sur le sol. Au contraire, celles qui s’en revenaient avaient un tout autre aspect : chaque fourmi était chargée d’un morceau de chair ou de peau recouverte de poils d’un volume beaucoup plus considérable que son propre corps, et cela rompait l’uniformité de couleur et de marche.
C’était saisissant, et Léon persista à examiner cette scène jusqu’à ce que la tête lui tourna complètement.
Tout à coup l’attention de notre jeune amateur d’histoire naturelle fut détournée de ces millions de créatures vivantes. Un bruit de feuilles sèches se fit entendre, et un instant après un objet mince et cylindrique de quarante à cinquante centimètres de long apparut à l’extrémité du fourré. Il était difficile de reconnaître dans ce quelque chose de bizarre le museau d’un animal ; mais Léon aperçut derrière deux petits yeux noirs et brillants et se demanda à qui ils appartenaient.
La bête tout entière ne tarda pas à sortir du bois. Elle était vraiment singulière. Elle avait la taille d’un gros chien de Terre-Neuve, mais avec une forme bien différente.
Son pelage, d’un brun sale, se composait de longs poils rudes et emmêlés ; elle avait sur les épaules une large bande noire bordée de blanc. La queue avait un mètre de long et était recouverte d’un poil ressemblant à des râpures de baleines ; de plus, elle portait ce peu gracieux appendice relevé en trompette sur le dos.
Mais son trait le plus remarquable était sans contredit son museau, dont nous avons parlé plus haut, qui se terminait par une petite bouche n’ayant pas plus de trois centimètres de large et ne contenant pas une seule dent. Les jambes également étaient peu communes. Celles de derrière, larges et vigoureuses, paraissaient plus courtes que les autres ; ce qui provenait de ce que l’animal était plantigrade par derrière, c’est-à-dire qu’il posait entièrement la plante de son pied par terre, comme font seulement les ours et quelques rares quadrupèdes. Ses pattes de devant étaient d’autre façon. Elles étaient munies de quatre grands ongles repliés en dedans, et l’animal, pour éviter de marcher dessus et de se blesser avec, ne posait le pied que sur le côté. Ces ongles ne lui servent qu’à gratter la terre et se redressent quand il veut s’en servir ; ils prennent alors la position des dents d’un couteau ou des lames d’une houe.
Naturellement, avec des jambes semblables, l’animal ne peut être fort habile marcheur ; aussi n’a-t-il guère de grâce à se mouvoir et n’avance-t-il pas bien vite.
Bien que Léon n’eût jamais vu cette bizarre créature, il se souvint d’en avoir lu maintes descriptions ; aussi n’hésita-t-il pas à lui donner son véritable nom de tamanoir, ou grand ours fourmilier (myrmecophaga jubata). Mais ce qu’il n’avait assurément trouvé dans aucune gravure ni dans aucune description, c’était cette grosse bosse qu’il voyait sur l’épaule du tamanoir. Cela l’embarrassait bien un peu, car il n’en trouvait point d’explication satisfaisante.
Tout à coup l’animal tourna la tête, donna un petit coup de museau à sa bosse, qui tomba par terre et se trouva être tout le portrait de sa mère.
C’était tout près des grands nids de termites que le tamanoir femelle avait déposé son petit. Elle appuya ses pattes de devant sur un des cônes, comme pour dresser son plan d’attaque. Si durs qu’ils soient pour le pic ou la pioche de l’homme, le fourmilier en a facilement raison avec les ongles puissants dont il est armé. Au moment où la bête allait commencer son œuvre de démolition, elle s’avisa tout à coup que les fourmis étaient dehors, et cela parut modifier ses intentions. Elle redressa sa longue queue, revint à l’endroit où elle avait laissé son petit, et moitié le portant, moitié le poussant, elle parvint à l’emmener sur la lisière du sentier tracé par le double courant de termites.
Alors elle se coucha et s’aplatit de telle façon, que son museau atteignit le bord de ce flot mouvant, en ayant soin de veiller à ce que son rejeton l’imitât en toutes choses. Enfin elle allongea sa langue, semblable à un grand ver et tout imprégnée d’une espèce de glu, et la retira couverte de fourmis.
Ce mouvement se renouvela avec une vitesse mathématique de deux coups par seconde. Il ne s’arrêtait que quand la tendre mère avait quelques instructions à communiquer à son jeune élève, qui, du reste, il faut en convenir, profitait de ses leçons avec une docilité exemplaire.
C’était si drôle, que Léon, de son observatoire, ne put retenir un éclat de rire.
Malheureusement, le plaisir qu’il prenait à contempler ce spectacle fut brusquement interrompu par l’apparition sur la scène d’un nouvel acteur bien différent.
Le nouveau venu ressemblait à un grand chat fauve, au pelage uni, au corps allongé, à la queue longue, à la tête ronde et ornée de moustaches, et surtout aux yeux étincelants comme des brasiers. Léon le reconnut pour avoir vu ses pareils dans les rues de Cuzco, promenés par des Indiens. C’était le puma, lion sans crinière de l’Amérique.
Ceux que Léon avait vus jusqu’alors étaient dressés et apprivoisés, mais il savait fort bien qu’à l’état sauvage, le puma est un adversaire redoutable ; et lui qui n’avait pas sourcillé à l’approche du tamanoir, sachant que cet animal ne grimpe pas aux arbres, il se sentit gagné par la peur à la vue du lion d’Amérique, qui a la souplesse du tigre et l’agilité de l’écureuil.
Sa première pensée fut donc de sauter à terre et de s’enfuir à toutes jambes ; mais pour rejoindre l’ombre des cinchonas, qu’il regrettait amèrement d’avoir quitté, il fallait qu’il se croisât avec le fauve qui arrivait précisément dans cette direction. Il fallait donc prendre son parti en brave et rester où il était. Peut-être, après tout, le puma ne le remarquerait-il pas.
Bientôt, du reste, l’attention de celui-ci fut assez absorbée sur un autre point. Il avait aperçu le tamanoir, fort occupé à dévorer ses termites, et par conséquent tout à fait inconscient du danger. Aussitôt le puma s’allongea sur le sol, se préparant à s’élancer absolument comme le chat qui guette la souris.
À ce moment, le tamanoir, tournant la tête pour renouveler ses instructions à son petit, aperçut l’ennemi. D’un bond la pauvre femelle fut sur ses pattes et d’un second elle rejeta son petit sur ses épaules, puis, se dressant tout debout contre une fourmilière de manière à couvrir de son corps son précieux fardeau, elle attendit l’ennemi.
Ce qui surprit fort Léon, c’est que son vilain museau avait totalement disparu. Elle l’avait dissimulé sur sa poitrine et abrité derrière sa longue queue, relevée par-devant jusqu’à la hauteur de son front.
Ce fut le puma qui commença l’attaque. Il semblait que rien ne pût résister à ce premier assaut ; mais l’ongle du fourmilier s’appliqua sur sa joue en y laissant une traînée sanglante, qui modéra son allure tout en exaspérant sa fureur. Deux ou trois passes suivirent et restèrent sans résultat, car il avait soin de se tenir hors de la portée de ces armes tranchantes dont, bien contre son gré, il avait eu l’occasion d’apprécier la valeur.
Le fourmilier toutefois étendait ses pattes vigoureuses, dans le secret espoir que l’ennemi s’approcherait assez pour qu’il pût l’y étreindre à la façon des ours ; mais le puma ne paraissait pas disposé à se prêter à cette combinaison du jeu de son adversaire.
Les chances étant égales de part et d’autre, le combat eût pu durer indéfiniment, sans l’imprudence du jeune tamanoir. Où la curiosité va-t-elle se nicher ? Désireux sans doute de voir où en était l’affaire, ou contre qui elle avait lieu, il s’avisa d’allonger son petit museau. Le puma l’aperçut aussitôt, s’en saisit d’un bond, et eut bientôt sous ses pieds le pauvre rejeton, dont il broya la tête entre ses mâchoires puissantes.
Dès ce moment la pauvre mère ne connut plus ni retenue ni crainte ; sa queue s’abaissa d’un geste violent et son long museau reparut, agité sans doute par la violence de ses émotions. Mais, tandis qu’indécise elle cherchait un moyen de venger son enfant, le puma sauta sur sa partie vulnérable ; terrassant sa victime, il l’étendit sur le dos et se mit à lui déchirer la poitrine.
Certes le pauvre tamanoir inspirait grand’pitié à Léon ; néanmoins la prudence lui faisait un devoir de ne pas intervenir, et il eût continué à se tenir coi sur son arbre, si une douleur aiguë qu’il ressentit à la cheville ne l’eût fait sursauter sur son siège en lui arrachant un cri involontaire.
Léon, ayant baissé les yeux pour se rendre compte de la cause de cette douleur, sentit son sang se glacer dans ses veines.
Les fourmis, poursuivant leur expédition, entouraient l’arbre et avaient commencé à l’escalader. En ligne blanchâtre de plusieurs pouces d’épaisseur, elles grimpaient le long du tronc, et c’étaient les premières arrivées qui, sans perdre de temps, avaient commencé l’attaque sur son pied.
Le sort des aïs dont il venait d’être témoin était bien fait pour le remplir d’épouvante, et un second cri de terreur lui échappa. Instinctivement, il s’élança de branche en branche jusqu’à la plus élevée ; et quand il l’eut atteinte, il se retourna et regarda ses millions d’adversaires grimpant tranquillement avec lui.
À ce coup, l’effroi l’emportant sur tout autre sentiment, il déchira l’air de ses cris. Qu’importe ! il se risquerait dans cette masse grouillante, mais il échapperait, il échapperait à tout prix, et il se mit à redescendre, écrasant sous son poids des bataillons sans cesse reformés.
Il était à mi-chemin de sa descente, quand il se rappela soudain le puma qu’il avait oublié. Son regard chercha l’endroit où il l’avait laissé dévorant sa victime. La pauvre femelle agonisante était encore là à côté de son petit mort ; mais le fauve avait disparu.
Léon se berçait déjà de l’espoir que peut-être ses cris l’avaient effrayé et qu’il avait repris le chemin des bois, quand tout à coup il l’aperçut à dix pas de l’arbre, rampant vers lui sans le quitter des yeux. Que faire ?…
Il est difficile de prendre une résolution entre deux alternatives semblables. Léon se crut perdu. Il éleva la voix dans un effort suprême et attendit.
Contrairement à son attente cependant, le puma ne prit pas tout de suite son élan ; au contraire, toujours rampant, il fit à plusieurs reprises le tour de l’arbre, dardant sur lui des regards enflammés, agitant doucement sa queue et pourléchant ses lèvres rouges du sang de sa proie inachevée. Il semblait trouver du plaisir à combiner longuement son attaque et à prolonger l’agonie de sa victime.
Soudain la bête a tressailli, mais non pas pour s’élancer. Un sifflement aigu a déchiré l’air et quelque chose s’est enfoncé dans sa fourrure. D’un coup de dent il brise l’extrémité de la flèche de pashiuba, dont la pointe empoisonnée reste enfoncée dans sa blessure. Un nouveau sifflement se fait entendre, une autre flèche a touché le puma, et cette fois des voix amies, des voix bien connues retentissent. C’est Don Pablo et Guapo qui accourent, l’un avec sa hache, l’autre avec sa sarbacane, messagère infaillible de vengeance et de mort.
Le fauve se détourne pour fuir. Il est déjà sur la lisière du bois, mais il s’arrête, il chancelle… Il tombe ; malgré cela, Don Pablo trouve encore le poison trop lent pour son exaspération et lui brise le crâne d’un coup de hache.
Hourra !… le monstre est mort, et le père accourt vers son enfant, que Guapo a pris sur son épaule et emporte en triomphe.
Une fois les premiers transports passés, Don Pablo traîna le corps du puma hors de l’atteinte des termites ; car il voulait en conserver la peau, qui avait une grande valeur.
Quant aux deux tamanoirs, il n’y avait rien à en faire ; ils étaient déjà la proie des termites ; et quand nos amis repassèrent à l’heure du dîner, il ne restait plus d’autres vestiges des aïs et des fourmiliers que des os parfaitement nets et quelque peu de poils. Le reste avait disparu, emporté par portions infinitésimales dans les profondeurs des mystérieuses cellules des fourmis blanches.
C’était sans doute le bruit fait par nos travailleurs acharnés à leur besogne qui avait troublé les habitudes du tamanoir et du puma, qui ne sortent ordinairement que la nuit.
À leur retour à la maison, nos proscrits furent témoins d’une petite scène curieuse que leur ménagea Guapo. Le tamanoir mâle était, lui aussi, réveillé et avait quitté son gîte de feuilles sèches en quête de sa compagne. L’Indien, loin de chercher à le tuer, recommanda aux enfants un profond silence, et, se cachant derrière les branches d’un arbre, les agita de manière à simuler le bruit que fait la pluie en tombant sur le feuillage.
Aussitôt le fourmilier releva sa queue large et fournie et la dressa sur sa tête comme nous faisons d’un parapluie, et marcha assez longtemps ainsi devant les enfants, que ce spectacle amusait considérablement.
Outre le tamanoir, on compte dans l’Amérique du Sud deux ou trois espèces d’ours fourmiliers ; mais ceux-ci sont fort différents et pourraient à bon droit former un autre genre. D’abord ils sont grimpeurs, contrairement au tamanoir proprement dit. Ils poursuivent les fourmis qui font leur nid sur les branches, aussi bien que les guêpes et les abeilles.
Pour ce genre d’exercice, la nature les a doués d’une queue nue et prenante, comme celle des opossums et des singes.
Le tamandua est de ce nombre. Beaucoup plus petit que le tamanoir, beaucoup plus agile, revêtu d’une fourrure sombre mais lustrée, il vit de fourmis, d’abeilles et de miel. On l’a quelquefois rangé dans la catégorie des tridactyles, parce qu’il n’a que trois doigts à chacun des pieds de devant.
Une autre espèce d’ours fourmilier, le myrmecophaga didactyle, ainsi nommé parce qu’il n’a que deux doigts, est un petit animal gros comme l’écureuil gris, qui, au point de vue de l’agilité, tient le milieu entre le tamandua et le tamanoir.
On le voit quelquefois, suspendu par sa queue poilue, se servir de ses pattes de devant comme d’une main pour porter sa nourriture à sa bouche. Comme parure, il est incontestablement le plus remarquable du genre fourmilier. Sa couleur varie beaucoup : il est quelquefois d’un blanc de neige. Son poil est doux et soyeux, quelquefois légèrement bouclé et feutré à l’extrémité. Le poil de la queue est annelé des teintes qui prédominent dans le reste du corps.
L’aventure de Léon avec Les termites avait tourné l’attention des enfants sur ces créatures désagréables partout, mais plus spécialement dans les pays chauds.
Léona en particulier les avait prises en horreur et ne manquait aucune occasion de témoigner de son aversion pour elles, d’autant mieux qu’elle avait subi elle-même la morsure d’une fourmi rouge.
Sa mère craignait que cette antipathie ne faussât son jugement en lui laissant supposer que ces créatures sont inutiles et ont été créées sans but. Elle lui démontrait que, sans elles, les matières en décomposition que l’on rencontre en certains endroits auraient bientôt engendré la peste ; et, à défaut de sympathie, elle cherchait à éveiller en elle de l’intérêt.
Un jour, elle lui montra un autre de leurs ennemis, le fourmilion, et lui expliqua comment, après avoir fait dans le sable son trou en forme d’entonnoir, il s’y tapit en déguisant sa présence ; comment, dès qu’une fourmi se montre sur le versant du piège, il lui lance du sable à la tête pour la faire dégringoler sur la pente rapide, puis la suce jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une carcasse vide, dont il se débarrasse en la jetant au loin par-dessus bord.
Léona palpitait à cette vue, trouvant que le fourmilion a bien mérité de la société. Son frère rentrait en ce moment du chantier des cinchonas, et elle l’appela, ne doutant pas qu’il ne partageât sa satisfaction.
Mais elle avait compté sans son hôte. Léon était trop ému de ce qu’il avait vu durant cette journée pour s’intéresser même aux ennemis des fourmis ; il s’empressait d’arriver pour être le premier à entretenir sa mère du récit de ses aventures.
Le matin même, Don Pablo et ses deux aides avaient découvert une nouvelle mancha de cinchonas ; comme ils s’y rendaient, ils rencontrèrent le corps mort d’un cerf de la grande espèce, appelée cervus antisensis. Il était sans doute mort depuis bien des jours, car il avait doublé de volume à force de gonfler ; ce qui arrive dans les pays chauds aux cadavres exposés à l’air pendant quelque temps.
Don Pablo s’étonnait que le corps du cerf eût échappé à l’attention des animaux de proie qui ne pouvaient qu’abonder dans les environs, quand Guapo donna en passant un coup de cognée au cadavre.
Grande fut la surprise du père et du fils, quand, au lieu du son mat auquel ils s’attendaient, ils entendirent sonner le creux. Guapo frappa une seconde fois, et la peau, qui n’avait d’abord été qu’entamée, se fendit tout à coup avec un bruit sec et laissa voir un trou béant. I] n’y avait plus que le squelette de l’animal, parfaitement nettoyé comme s’il eût été préparé pour quelque muséum d’anatomie.
– Tatou-poyou, dit tranquillement Guapo.
– Une armadille ? demanda vivement Don Pablo, reconnaissant le nom indien d’une des grosses espèces de ces animaux.
– Certainement, et voyez, voici son trou.
Le père et le fils se penchèrent vivement et virent en effet à l’endroit où avait été le cerf mort un grand trou dans la terre, ainsi qu’un autre pareil à quelques mètres de là.
– Voici par où il est entré, dit Guapo, indiquant cette seconde ouverture ; mais il n’y est plus maintenant. Toute la chair a été dévorée, et la peau a eu le temps de se dessécher. Il y a longtemps que le glouton s’en est allé.
Don Pablo était enchanté de cet incident, qui lui permettait de vérifier ce qu’il avait entendu raconter des mœurs singulières de ces animaux.
Les armadilles sont, à ce qu’il paraît, les plus habiles mineurs du monde. En quelques minutes ils se creusent un terrier, où ils s’engloutissent, pour ainsi dire, dès qu’ils soupçonnent la présence de quelque danger. Mais la nature, tout en les douant d’une mâchoire pourvue de plus de dents que n’en ont les plus féroces carnassiers, les a sans doute prédestinés à se contenter d’une nourriture molle, au premier rang de laquelle figure la chair putréfiée.
C’est pour entamer le cadavre par sa partie la plus tendre qu’ils creusent un terrier, qui leur permet de l’attaquer par-dessous, d’y mordre, d’y entrer et d’y séjourner jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la charpente de l’animal.
Nos cascarilleros continuèrent leur chemin, Don Pablo faisant à l’Indien mille questions, dont Léon écoutait les réponses avec le plus vif intérêt.
Guapo connaissait tout spécialement le tatou-poyou, l’ayant maintes fois chassé dans sa jeunesse tout comme un autre gibier. Bien qu’il sût de quoi il se nourrit, cela ne l’empêchait pas de s’en régaler à l’occasion ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que les créoles ne sont pas plus délicats que les Indiens à l’endroit de l’armadille.
Il est vrai qu’ils disent à cela qu’ils choisissent dans le nombre des espèces plus frugales ; mais c’est une défaite qu’ils se donnent, car personne n’ignore que le tatou va jusqu’à ravager les cimetières des environs des settlements et qu’il se repaît de toute substance molle ou pulpeuse qu’il rencontre sur son chemin.
Enfin, qui le croirait ? le tatou est un des ennemis les plus acharnés de la gent fourmi ; au lieu de faire simplement un trou dans la fourmilière, comme font les tamanoirs par exemple, il y pratique une large brèche par laquelle il dévore les larves.
Or, c’est un fait reconnu que les fourmis tiennent à leurs œufs plus qu’à la vie ; aussi, quand le désarroi s’est mis dans leur gynécée, elles s’abandonnent au désespoir, et, considérant que rien ne les attache plus à l’existence, elles ne réparent pas leurs ruines, que la pluie achève de détruire, et la colonie sans abri est bientôt dissoute et ruinée.
De ce que les armadilles ont une alimentation réellement peu appétissante, il ne serait pas juste de conclure que leur propre chair l’est également peu. Loin de là ; c’est plutôt l’inverse qui a lieu. Voyez le tapir au contraire, qui ne mange que des substances succulentes et même sucrées ; sa viande est amère et ne saurait se manger. Quoi qu’il en soit, la viande de tatou ressemble au cochon de lait ; et, si on le fait rôtir dans sa carapace, ce qui est la mode indienne et incontestablement la meilleure, il égale un rôti de porc frais cuit au four, si même ne lui est pas supérieur.
Guapo ne le connaissait pas sous le nom d’armadille, qui est espagnol, et vraiment typique. En effet, ce mot est un diminutif d’armado, armé, et a été donné au tatou parce que celui-ci est couvert d’une sorte d’armure osseuse analogue à celle des anciens chevaliers qui débarquèrent à la suite de Cortés.
Il n’y a pas jusqu’au casque ou heaume qu’il n’ait en tête ; le corps est revêtu du corselet et les membres protégés par des cuissards ou des brassards. Cette armure varie dans son agencement suivant les espèces, et selon qu’il y a plus ou moins d’espaces libres ou couverts de poils entre les jointures.
Guapo connaissait par leur nom toutes les variétés d’armadilles qui existent dans ces contrées. Il citait telle espèce qui n’était pas plus grosse qu’un rat et telle autre plus grande qu’un mouton. Celle-ci était d’une lenteur désespérante, et à celle-là un homme ne pouvait tenir pied. Le tatou-poyou dont ils avaient constaté le passage est susceptible de s’aplatir par terre, au point de s’y dissimuler presque entièrement ou de passer pour quelque inégalité du terrain, tandis qu’il en existe d’autres dont la forme est presque sphérique.
Tout en causant d’une manière aussi profitable pour Léon, nos travailleurs étaient arrivés au nouveau plant de cinchonas et ne songèrent plus qu’à leur besogne.
Tout près de l’endroit où ils travaillaient, s’ouvrait une clairière au milieu de laquelle ils virent en arrivant une bande de zamuros ou vautours noirs, rassemblés autour de quelque chose. C’était encore une autre carcasse de cerf.
Le premier coup de hache effaroucha la vilaine troupe, qui s’éparpilla sans cependant s’éloigner beaucoup. Ils ne tardèrent pas à revenir toutefois, car ces oiseaux-là sont loin d’être farouches.
Il n’y avait rien là dedans d’assez extraordinaire pour surprendre nos travailleurs, si ce n’est peut-être la présence d’un second cadavre de cerf. Qu’est-ce qui avait pu tuer ces animaux ? Ce n’était pas une bête de proie assurément, car elle les eût dévorés, à moins cependant que ce ne fût un puma, qui tue souvent plus de gibier qu’il n’en peut manger.
L’idée vint à Don Pablo qu’ils pouvaient être tombés sous la flèche d’un Indien, et il en avait une vive inquiétude ; car, s’il y avait des indigènes dans les environs, qui oserait affirmer qu’ils n’appartenaient point à quelque tribu hostile dont le voisinage compromettrait la sécurité de sa famille et de ses plantations ?
Guapo ne pouvait se prononcer sur ce sujet. Il avait quitté la montana depuis trop longtemps pour savoir où campaient les tribus nomades qui y changent si fréquemment de demeure. Sa connaissance de ces parages lui faisait redouter la présence des Chunchos, qui sont les plus dangereux des Indiens de la forêt. Ils nourrissent contre les blancs une haine invétérée et sont à la fois vindicatifs et cruels. Que de fois ils ont détruit les missions que d’autres avaient respectées !
Donc, si les Chunchos s’étaient avancés jusque-là, tout espoir de paix et de prospérité était anéanti. Toutefois l’avis de Guapo n’était pas qu’il y eût rien à redouter de ce côté ; car on eût surpris d’autres traces de leur présence. Il était resté sur le qui-vive depuis leur arrivée et n’avait rien aperçu de suspect.
Cette assurance chez un homme dont ils connaissaient la sagacité d’une part et la loyauté de l’autre suffit à rendre à Don Pablo sa tranquillité ébranlée, et ce sujet fut écarté.
Pendant ce temps, les ignobles oiseaux de proie étaient revenus à leur charogne et se gorgeaient avec une gloutonnerie écœurante, lorsque soudain ils s’envolèrent sous le coup d’une frayeur que rien ne semblait justifier. Comme la première fois, ils n’allèrent pas loin, et leur cou tendu vers cette chair en putréfaction indiquait que l’objet de leur effroi se trouvait dans le cerf même.
Les cascarilleros ne voyaient rien d’alarmant ; mais certains que ces horribles vautours n’agissaient pas sans cause, ils suspendirent leur travail pour voir ce qui allait se passer.
Au bout de quelques instants les zamuros reprirent courage et revinrent à leur repas interrompu. Mais à peine s’étaient-ils remis de plus belle à déchirer leur proie, que les mêmes symptômes d’effroi se manifestèrent de nouveau, et leur manège recommença.
Ce fut naturellement Guapo qui découvrit la solution du mystère en s’écriant :
– Tatou-poyou !
– Encore un, reprit Don Pablo, où donc ?
– Là-bas, maître, dans le corps de l’animal.
Don Pablo fut bien vite convaincu ; l’armadille avait attaqué le cerf par-dessous et les oiseaux de proie par-dessus. Le moment était venu où forcément ils devaient se rencontrer à moitié chemin. L’armadille en profita pour se mettre à l’aise et continuer son festin à ciel ouvert.
Les zamuros revinrent néanmoins à la charge, et pendant quelques instants la bonne intelligence parut régner entre ces convives si différents, qui se reconnaissaient des droits divers, mais incontestables, à ce repas commun.
Mais cette harmonie modèle ne dura pas longtemps. Les vautours, d’un naturel probablement fort susceptible, prirent la mouche sans rime ni raison apparente, attaquèrent l’armadille, qui, ne pouvant riposter, se contenta de se mettre sur la défensive. Pour ce faire, il lui suffirait de s’aplatir sur le sol en rentrant ses pattes dans sa carapace, et puis elle se savait de force à défier l’aigle royal lui-même.
Les vautours, qui ne s’attendaient pas à la métamorphose, s’escrimèrent du bec et des ongles contre leur adversaire et en furent pour leurs frais. Ils renoncèrent à une lutte qui était désormais sans charme. Mais s’ils ne pouvaient se venger sur l’armadille de l’injure qu’ils en avaient reçue, ils pouvaient au moins l’empêcher de prendre part au festin, et leur résolution à cet égard fut bientôt prise.
Dès que l’armadille avançait sa tête pour essayer d’attraper sa part du morceau convoité, un certain nombre de vautours, qui avaient toujours l’œil au guet, se précipitaient vers elle et d’un coup de bec bien asséné lui faisaient comprendre leur dessein bien arrêté de rester maîtres de la place.
Sans témoigner trop d’entêtement, le tatou, comprenant que la raison du plus fort est en tous pays la meilleure, souleva son train de derrière, gratta la terre quelques secondes, puis disparut aux yeux émerveillés des vautours, non moins surpris de sa disparition instantanée que de son apparition tout aussi inattendue.
Cette scène originale avait à peine pris fin, qu’à l’extrémité de la clairière, du côté que longeait le torrent, Léon aperçut deux nouveaux tatous qui s’avançaient précipitamment.
Ils accouraient pour disputer quelques bribes du cerf à moitié dévoré. À cette vue, Guapo n’y tint plus. Il avait un faible prononcé pour le rôti d’armadille et ne put résister au désir de s’en procurer un. Sa hachette à la main, il courut au-devant des tatous, tandis que Don Pablo et Léon se rapprochaient également pour ne rien perdre des incidents de cette chasse d’un nouveau genre. Les armadilles, que n’effrayaient point les vautours, se montrèrent plus défiantes en se trouvant en présence de l’homme. Elles firent une volte-face rapide et se jetèrent dans la direction du précipice formé par le torrent.
L’Indien se mit à la poursuite de l’un des animaux, tandis que Don Pablo et Léon couraient après le second. Guapo avait déjà rejoint le sien, quoique celui-ci se mît à creuser la terre pour s’y enfuir. Heureusement, notre homme l’avait saisi par la queue et tirait dessus en diable, bien qu’il ne pût pas l’arracher de son trou ; il était toutefois très décidé à ce qu’il n’y enfonçât pas d’un pouce de plus.
Celui que poursuivaient Don Pablo et son fils était arrivé au bord du précipice bien avant eux. Il s’y arrêta un instant, comme pour délibérer sur ce qu’il conviendrait de faire ; et ses poursuivants se félicitaient de l’avoir si adroitement acculé dans une impasse, car la ligne de rochers était presque verticale et le torrent grondait à près de cinquante pieds au-dessous. Il n’y avait plus à craindre qu’il leur échappât.
Déjà ils approchaient les bras tendus, n’ayant plus qu’à saisir leur proie, quand, ô mortification ! cette dernière, se roulant sur elle-même comme une boule compacte, se laissa tomber de cette hauteur.
Ils se penchèrent sur l’abîme, s’attendant à voir l’animal se briser sur les aspérités du roc. Mais non ; il reprit tranquillement sa forme primitive et disparut dans quelque anfractuosité qui s’ouvrait à fleur d’eau.
Un peu vexés de leur mésaventure, ils se retournèrent vers Guapo, qui maintenait toujours son tatou de force et appelait du renfort. Comme leurs efforts réunis eussent été impuissants à faire sortir l’armadille de son trou, que celle-ci, plutôt que de céder, eût – cela s’est vu maintes fois – préféré leur laisser sa queue entre les mains, Don Pablo remplaça Guapo, tandis que ce dernier déblayait le terrain, mettait le tatou à découvert et lui assénait sur la tête un coup assez violent pour n’avoir pas besoin de le répéter.
On conçoit que notre ami Léon fut très excité de tant d’aventures successives. L’Indien arriva sur ces entrefaites porteur du gibier, qu’il prépara lui-même et fit rôtir dans sa carapace pour lui conserver toute sa saveur.
Pendant tout l’été, Don Pablo, Guapo et Léon s’occupèrent exclusivement de leurs cinchonas.
Pendant la semaine, alors que les autres membres de la famille étaient à leur chantier, Doña Isidora et sa petite fille ne restaient pas oisives à la maison.
Tout leur temps n’était pas absorbé par les soins du ménage, et elles s’étaient créées une industrie qui promettait presque d’aussi beaux résultats que celle des cascarilleros.
C’était la préparation de la vanille.
Quelques jours après leur arrivée, Don Pablo, en explorant le bois qui entourait la partie défrichée constituant le verger, y découvrit une plante grimpante dont les festons couraient d’arbre en arbre sur une certaine étendue. C’était une plante qui ressemblait au lierre et était couverte de fleurs d’un jaune verdâtre mêlé de blanc.
Don Pablo n’eut pas de peine à reconnaître cette liane : c’était celle qui produit la plus fine qualité de vanille, désignée en France par le nom de vanille leg ou légitime, à cause de la saveur de son parfum. Comme il s’en trouvait à chaque arbre plusieurs pieds sans mélange aucun d’autres parasites, le naturaliste en conclut qu’ils avaient été plantés par le missionnaire, qui était évidemment au courant de la manière dont se cultive la vanille.
À mesure que l’été avançait, les fleurs de la plante disparaissaient pour faire place à des gousses de près d’un pied de long et à peine plus grosses qu’un tube de plume de cygne. Ces gousses, un peu aplaties, fanées et ridées, contenaient une substance pulpeuse entourant une multitude innombrable de semences brillantes et noirâtres aussi petites que des grains de sable. Voilà ce qui constitue la fameuse vanille tant prisée, tant recherchée, qu’elle atteint quelquefois le prix de 500 fr. le kilo.
La tâche de Doña Isidora et de sa fille était de mettre ces gousses en état d’être conservées et livrées au commerce.
Elles les cueillaient d’abord avant qu’elles fussent tout à fait mûres ; puis elles les enfilaient par le bout qui se rapproche de la tige et les plongeaient un instant dans l’eau bouillante. Cela leur faisait prendre une teinte blanchâtre. Pour les sécher, on suspendait ces chapelets d’un nouveau genre d’arbre en arbre, de manière à bien les exposer à la chaleur du soleil.
Le lendemain, du bout d’une plume on enduisait légèrement chaque gousse d’une couche huileuse, puis on les enveloppait du duvet cotonneux du bombax ceiba, préalablement huilé pour empêcher les valves de s’ouvrir.
Après quelques jours, le fil devait être retiré pour être passé à l’autre bout des gousses, afin que, suspendues en sens inverse, elles pussent dégager le liquide visqueux qui se trouve près de la tige ; et pour hâter ce dégagement, il fallait même les presser délicatement entre les doigts.
Elles séchaient enfin, se ridaient, et, perdant la moitié de leur dimension primitive, devenaient d’un brun rougeâtre. On leur redonnait alors une nouvelle couche d’huile aussi légère que la première, et il ne restait plus qu’à les ranger dans de petites caisses que l’on faisait le soir avec une certaine feuille de palmier.
C’est ainsi que la grande dame exilée occupait ses loisirs et ceux de sa fille. Avant la fin de l’été, elles avaient pour leur bonne part contribué à ajouter aux richesses que la famille du proscrit entrevoyait dans un avenir prochain.
Bien que leurs occupations sédentaires ne leur permissent guère de s’éloigner de la maison, elles n’étaient pas sans avoir aussi leurs aventures.
Un jour que Léona, assise devant la porte, enfilait ses fruits de vanille sur une longue fibre de palmier, et que sa mère rangeait à l’intérieur quelques caisses prêtes à être mises de côté, la fillette, dont le regard errait quelquefois loin de son ouvrage, s’écria tout à coup :
– Mère, mère, viens donc voir le beau chat !
Cette exclamation causa une vive inquiétude à Doña Isidora, qui pensa tout de suite que l’enfant avait pris quelque fauve de l’ordre des félins pour un chat. Si ça allait être un jaguar !
Elle accourut près de sa fille et aperçut de l’autre côté de la rivière l’objet de son admiration.
C’était un animal tacheté, beaucoup plus gros qu’un chat, mais néanmoins plus petit que le jaguar. Le fauve, arrêté au bord du torrent, semblait venu là pour se désaltérer, et Doña Isidora se berçait déjà de l’espoir que l’animal allait rebrousser chemin et rentrer dans sa solitude, quand, à son grand effroi, elle le vit plonger, traverser la rivière à la nage, et d’un bond vigoureux aborder sur leur rive. Terrifiée, elle attira l’enfant dans la maison, ferma la porte et la barricada de son mieux. Mais que pouvaient ses faibles efforts pour la protéger contre un jaguar ? Un tel animal renverserait bientôt le frêle obstacle qu’elle lui opposait.
– Mon Dieu ! se dit-elle, nous sommes perdues ! Ayez pitié de nous !
Mais c’était une femme énergique ; elle ne perdit pas la tête un instant ; elle voulait sauver la vie de sa fille ou vendre chèrement la sienne.
– Une arme ! s’écria-t-elle.
Ses yeux se posèrent sur les pistolets de son mari accrochés à la muraille ; elle les savait chargés, elle se plaça de manière à voir à travers les interstices que présentait la muraille de bambous.
Assez calme pour son âge, la petite Léona se tenait auprès de sa mère, bien fâchée de ne pouvoir rien faire pour la seconder.
En quelques bonds, l’animal était arrivé sous le porche, où il fit halte pour chercher à s’orienter.
Doña Isidora le voyait très distinctement ; elle était bien placée pour tirer dessus ; mais elle ne voulait pas être la première à engager la lutte. Elle avait toujours l’espoir que le fauve, quel qu’il fût, une fois sa curiosité satisfaite, passerait outre, sans se douter qu’une proie fût si proche. Aussi la mère et la fille retenaient-elles leur souffle pour que rien ne trahît leur présence.
Mais cet espoir fut déçu.
L’animal faisait peur à voir. Ses yeux de tigre et ses dents blanches, qu’il découvrait parfois par la contraction de sa lèvre frémissante, n’avaient rien de rassurant. Heureusement il n’était pas de forte taille. Il se mit à faire le tour de la maison, regardant les bambous comme pour y découvrir une entrée. De l’intérieur, Doña Isidora le suivait dans sa tournée, toujours prête à faire feu au premier mouvement qu’il ferait pour s’élancer sur la muraille.
Quand il fut sur le côté opposé de la maison, il aperçut la mule attachée à l’ombre d’un arbre. À cette vue, la bête féroce, fort intriguée, s’en approcha avec une curiosité évidente. Mais elle s’en approcha sournoisement par derrière et se plaça de telle façon, que si elle eût sollicité l’honneur d’une ruade, elle n’aurait pu s’y prendre mieux.
La mule, terrifiée de ce voisinage, sut néanmoins tirer parti de cette situation exceptionnelle. Ses deux jambes de derrière se levèrent en même temps et, plus rapides que la pensée, envoyèrent le fauve rouler à dix pas.
Quand il eut repris son équilibre, l’animal ne demanda pas son reste, et Doña Isidora eut la satisfaction de le voir décamper comme s’il eût eu le diable à ses trousses, et disparaître sur l’autre rive, à l’ombre du bois de palmiers.
La courageuse femme, bien reconnaissante du dénouement de l’aventure, courut avec sa fille porter à la mule, cause inconsciente de leur délivrance, une bonne mesure de noix de murumuru, qu’elles accompagnèrent des plus tendres caresses.
On juge de l’impatience avec laquelle elles attendirent le retour de Don Pablo. À la description qui lui fut faite du fauve, ce dernier ne fut point d’avis, et Guapo non plus, que l’agresseur fût un jaguar ; d’autant plus que ce féroce animal, bien loin de se laisser effaroucher par la mule, en aurait bientôt eu raison et l’aurait entraînée avec lui dans les bois, s’il n’avait pas forcé la maison et fait bien pis encore.
On en conclut que ce devait être un ocelot, dont la robe est marquée, comme celle du jaguar, de taches en rosettes ayant une certaine analogie avec des yeux.
L’ocelot n’est pas le seul animal du genre félin que l’on rencontre dans la montana. Il y en a de tachetés comme le léopard, de rayés comme le tigre, et d’autres d’une couleur uniforme. Ce sont tous des bêtes de proie ; mais aucun, à l’exception du puma et du jaguar, n’attaque l’homme, quoique tous soient susceptibles d’une résistance désespérée, s’ils se voient attaqués par lui.
La fin de l’été approchait ; tous les cinchonas situés en deçà du torrent avaient été abattus et dépouillés de leur écorce. Il devenait nécessaire de transporter le chantier plus loin. Don Pablo avait découvert de nouvelles et importantes manchas sur l’autre rive, et nos cascarilleros se décidèrent à aller les exploiter. C’était fort loin ; car, après avoir traversé le fameux pont tremblant, il fallait remonter le cours d’eau jusqu’à une assez grande hauteur.
Un jour que Guapo et Léon s’y étaient rendus seuls, Don Pablo étant resté au magasin pour l’empaquetage en surons de la marchandise, Guapo démancha sa hache et fut obligé de revenir à la maison pour chercher un nouveau manche, car il en avait de tout faits qu’il avait préparés durant ses loisirs.
Léon, devenu le plus habile cascarillero du monde, resta seul et eut bientôt achevé de creuser ses lignes sur l’écorce des arbres abattus. Sa besogne terminée, il chercha un siège à sa convenance et le trouva parmi les rochers, d’où il s’amusa à regarder les toucans et les perroquets qui voletaient au-dessus de sa tête. Quand il fut las de cette innocente récréation, il regarda autour de lui et aperçut tout à côté une excavation dont il pouvait fort bien apercevoir le fond sans changer de place. Néanmoins, désireux de l’examiner de plus près, il s’en approcha. Quelque chose comme un miaulement frappa son oreille et ne fit que surexciter sa curiosité.
Sans plus de prudence que de frayeur, notre ami Léon engage sa tête dans l’orifice, avance la main, et dans une sorte de nid trouve deux petits animaux tachetés de la grosseur d’un chat de deux mois.
– Oh ! quel bonheur ! se dit Léon, ce sont des chats sauvages, qui s’apprivoiseront facilement. Comme je vais faire plaisir à maman, qui disait l’autre jour que ce qu’elle regrettait le plus, c’étaient nos pauvres minets ! Va-t-elle être contente, et Léona aussi !
Sur ce, il prit les deux petits, qui s’escrimaient de leur mieux pour l’égratigner et le mordre. Mais Léon ne se laissa pas rebuter pour si peu. Il mit chacun des petits chats sous son bras et partit en triomphe, pour ne pas retarder la surprise et la joie qu’il allait causer.
C’est si bon de faire plaisir !
Guapo achevait de raccommoder sa hache, Don Pablo travaillait au magasin, Doña Isidora et sa fille étaient à leur besogne, quand tout à coup la voix de Léon, de l’autre côté de la rivière, arracha tout le monde à ses occupations.
– Holà ! maman, regarde un peu ce que je t’apporte, criait-il ; j’ai trouvé les plus jolis petits chats du monde et je suis vite venu, pensant te faire plaisir. N’est-ce pas qu’ils sont ravissants ?
Et ce disant, il faisait voir sa capture.
Don Pablo devint pâle comme un mort. La joue de l’Indien lui-même blêmit, en dépit de son teint cuivré.
Malgré la distance qui les séparait de Léon, ils avaient reconnu, non les chats si joyeusement annoncés, mais la portée d’un couple de jaguars.
– Ô ciel ! il est perdu ! s’écria Don Pablo d’une voix étranglée par l’effroi qu’il ressentait pour ce fils bien-aimé.
– Courez, jeune maître, courez ! pour l’amour de la vie, gagnez le pont, il en est temps encore, criait Guapo.
Léon, interdit de l’épouvante qu’il avait jetée dans la petite colonie, mais n’en soupçonnant pas la cause, se demandait quel danger le menaçait, et, dans l’incertitude, hésitait à suivre cet avis.
Pour faire cesser cette indécision, son père lui cria aussitôt :
– Cours donc, malheureux ! les jaguars sont après toi…
Don Pablo n’avait pas encore découvert les fauves au moment où il prononçait ces paroles, mais elles semblèrent prophétiques. À peine les achevait-il, que deux bêtes furieuses, sortant de dessous bois, parurent au bord du torrent.
Il n’y avait pas à s’y méprendre. Leurs flancs orangés, leurs peaux marquées de taches ocellées indiquaient que c’étaient des jaguars, et encore des jaguars offensés dans leurs sentiments les meilleurs !
En quelques bonds ils furent sur la voie par laquelle Léon venait de passer. Ils la suivaient comme le chien de chasse, en flairant parfois, s’arrêtant, parfois se dépassant l’un l’autre, faisant onduler leur queue et montrant par leurs mouvements saccadés à quel degré de rage ils étaient en proie.
Guapo avait saisi sa hache, pas trop tôt terminée, et courait vers le pont, suivi de Don Pablo, qui avait eu la présence d’esprit de s’armer de ses pistolets.
Le silence, un silence de mort, s’était fait tout à coup. Guapo et Léon couraient parallèlement sur les deux rives.
– Lâchez-en un, jeune maître, un seulement, cria soudain Guapo.
Léon comprit sans plus d’explication et ne se détourna pas pour voir où tomberait le petit jaguar dont il s’agissait de se débarrasser.
– L’autre maintenant, cria l’Indien quelques secondes après.
Léon obéit.
Ce fut bien heureux ; car, sans cela, il n’eût jamais atteint le pont tremblant. Quand le premier petit tomba, les jaguars n’étaient plus qu’à vingt pas derrière lui ; heureusement que les grandes herbes les cachaient les uns aux autres.
En arrivant à l’endroit où ils retrouvèrent leur enfant, les deux jaguars s’arrêtèrent pour le lécher et le couvrir de caresses ; mais cela ne dura qu’un instant. La femelle, sans doute, repartit la première, entraînée par le désir de retrouver celui qui lui manquait encore. Le mâle ne tarda pas à la suivre.
Ils arrivèrent bientôt à la place où gisait l’autre petit et s’arrêtèrent pour le caresser, comme ils avaient fait pour son frère.
Don Pablo et sa femme conçurent l’espoir qu’ayant recouvré leur progéniture, ils n’iraient pas plus loin et s’occuperaient de la réintégrer dans leur antre.
Pauvres gens, comme ils se trompaient !
Une fois en fureur, le tigre d’Amérique – faisons bien la différence, car celui-ci est tacheté, tandis que le tigre royal est rayé – ce tigre, disons-nous, est implacable. Il poursuit sa vengeance avec une opiniâtreté que nul obstacle ne saurait vaincre.
Après ce temps d’arrêt consacré à la joie du revoir, les jaguars reprirent la trace qu’ils avaient suivie jusque-là, sachant que c’était celle du ravisseur.
Cependant Léon avait gagné le pont, l’avait traversé et avait été reçu dans les bras de Guapo, qui lui recommanda, en l’embrassant, d’aller vite s’enfermer dans la maison.
Quant à lui, il avait autre chose à faire que de l’y suivre.
Le pont devait sauter, il fallait empêcher les jaguars d’en profiter.
Il se mit à l’œuvre avec une sauvage énergie. Sa hache s’acharnait après le tronc noueux. Ses muscles se raidissaient sous l’effort. Quelque chose commençait à craquer, on espérait !…
Horreur ! les jaguars apparaissaient à l’extrémité opposée…
Seul Guapo conserve un étonnant sang-froid. Il redouble d’ardeur. Le jaguar est sur le pont, où il s’arrête un instant. Qu’importe ?
La hache continue son œuvre… Le jaguar bondit ; ses griffes déchirent l’écorce du tronc chancelant… Un dernier coup retentit, un affreux craquement se fait entendre, et l’arbre, détaché du rocher, s’écroule, entraînant avec lui le jaguar, qui ira se briser sur les aspérités sans nombre autour desquelles l’onde mugit en écumant.
Un long cri de triomphe proclame la victoire de l’Indien ; mais elle n’est pas complète ; c’est la femelle, le plus petit des deux fauves, qui disparaît dans l’abîme ; le mâle, où est-il ?
Plus furieux que jamais, il a vu sa compagne emportée sous ses yeux ; il paraît comprendre ce qui vient de se passer. Il mesure le précipice qui le sépare de l’ennemi qui a détruit son bonheur ; son corps souple s’est ployé, il est ramassé pour le bond prodigieux qu’il médite, et Guapo, superbe d’audace, l’attend sur l’autre bord.
D’un élan désespéré le jaguar se lance dans l’espace, qu’il traverse comme un trait. Ses griffes seules ont touché la rive ; mais, par exemple, elles s’y cramponnent fortement, tandis que son corps est suspendu au-dessus de l’abîme. Qu’il puisse reprendre son élan, et malheur à son antagoniste, que rien ne pourra dérober à sa vengeance !
Mais Guapo n’est pas homme à lui accorder ce moment de répit. Il s’élance à son tour et frappe l’animal à la tête.
Malheur ! le coup n’a pas bien porté ! c’est à recommencer !…
Pour être plus sûr de lui, l’Indien s’approche de plus près. La griffe du jaguar se lève et retombe, pour s’enfoncer lourdement dans le pied de son adversaire. Que va-t-il en résulter ? Dieu seul le sait ! Sans doute Guapo allait être entraîné dans le gouffre et y disparaître à son tour, si en cet instant le canon d’un pistolet ne s’était posé entre les yeux du jaguar, dont le sort fut désormais fixé.
Don Pablo reçut ensuite entre ses bras son fidèle serviteur. Il était temps car il avait une blessure cruelle, sinon dangereuse.
Ce fut l’alarme la plus vive que nos amis eussent eue à subir depuis les jours de leur proscription, et néanmoins ils se félicitaient que la méprise de Léon eût amené cette crise qui les débarrassait d’un si terrible voisinage.
On s’occupa ensuite du sort des petits jaguars. Après la terrible expérience du matin, personne, pas même Léon, ne fut d’avis d’essayer de les apprivoiser. Cela eût pu devenir un métier de dupes, et il fut décidé qu’on ne s’y risquerait pas.
Toutefois, comme ils étaient très jeunes et eussent péri de misère, peut-être aussi parce qu’ils convoitaient leur peau, l’Indien, une fois pansé, se jeta à la nage pour aller les chercher, afin qu’ils ne devinssent pas la proie d’autres fauves. Et après les avoir étranglés, il les rapporta sur son épaule comme objets de curiosité.
Peu de temps après, la famille s’augmenta d’un charmant petit favori qui avait été capturé dans les bois par Léon et Guapo, se rendant à leur travail. C’était une jolie petite créature, un vrai saïmiri ou singe connu sous le nom de titi. Sa fourrure soyeuse était d’un beau vert olive, et ses grands yeux exprimaient tour à tour la crainte et la joie, en s’emplissant de larmes, ou en rayonnant de satisfaction comme ceux d’un enfant.
Durant tout l’été, nos cascarilleros continuèrent leur travail avec une véritable activité d’abeilles. La proximité des cinchonas les favorisait beaucoup ; aussi avaient-ils accumulé des quantités prodigieuses d’écorce, quand arriva la saison des pluies.
Bien que cette vie retirée ne fût point sans attraits avec ses alternatives de plaisirs et d’émotions, elle commençait à peser à Don Pablo et à sa femme.
Le colon qui s’y est longtemps préparé d’avance par la pensée peut et doit s’y habituer à la longue ; mais Don Pablo n’était ni amateur ni colon. Sa vie actuelle, il l’avait acceptée, subie, mais non choisie, et il n’aspirait qu’au moment d’en changer. Sans la circonstance toute fortuite qui lui avait permis de rencontrer les cinchonas, et avec eux l’occasion de se refaire une fortune rapide, il n’eût jamais songé à s’arrêter dans la montana une heure de plus qu’il n’était strictement nécessaire.
Ses tendances, ses habitudes, ses goûts, tout l’éloignait de cette existence sauvage ; aussi la première année ne s’était point écoulée, qu’il soupirait ardemment après la vie civilisée ; et ce n’était pas seulement le désir de rentrer dans le monde des vivants qui le poussait, ainsi que sa femme, à quitter la montana, c’étaient les dangers continuels auxquels leur vie et celle de leurs enfants étaient exposées ; car jaguars, pumas, reptiles, tout semblait ligué contre eux. Il n’y avait pas jusqu’à l’homme qui ne pût à tout moment surgir et leur constituer un nouveau péril.
On n’avait pas, il est vrai, rencontré encore de traces suspectes ; mais cela n’avait rien d’étrange, car deux tribus rivales peuvent quelquefois demeurer des années dans le voisinage l’une de l’autre sans en avoir le moindre soupçon, tant sont impénétrables les fourrés qui composent la montana.
Aussi, nous l’avons dit, Don Pablo et Doña Isidora étaient dans une inquiétude perpétuelle, et ce qui-vive permanent eût suffi à lui seul pour les faire soupirer après une existence plus paisible.
Après de sérieuses délibérations, ils résolurent donc de ne pas prolonger leur séjour au delà des premiers beaux jours du printemps. Ils revinrent à leur projet primitif, qui avait été de construire un radeau ou balza et de s’abandonner au courant de la grande rivière qui, selon toute probabilité, allait se jeter dans le fleuve des Amazones.
Guapo n’en avait jamais descendu ni remonté le cours et avait d’abord hésité à se prononcer ; mais, après en avoir examiné les eaux, mille souvenirs de jeunesse lui revinrent, et il se rappela ce qu’il avait entendu raconter aux Indiens de sa tribu à leur sujet. Sa conviction était faite ; il affirma que c’était bien la rivière qui, sous le nom de Punis, va se jeter dans l’Amazone, entre l’embouchure de la Madeira et celle du Coary.
Il fut donc convenu que ce serait sur ce cours d’eau qu’ils s’embarqueraient d’ici à quelques mois, et cette seule idée les remplissait de joie. Mais pendant cette dernière période, que l’attente devait faire paraître si longue, ils trouvèrent le moyen de s’occuper si utilement, que le temps s’écoula sans qu’ils s’en aperçussent.
Bien que ce ne fût plus la saison de recueillir leurs précieuses écorces, ils avaient trouvé une nouvelle source de richesses.
Au milieu d’un réseau de lianes de toutes espèces, Don Pablo remarqua le smilax officinalis, plante grimpante qui donne la salsepareille. Il en analysa quelques racines et les reconnut pour appartenir à l’espèce la plus estimée. De même que pour le quinquina, il existe plusieurs sortes de salsepareille qui fournissent des qualités diverses.
Le smilax qui nous occupe est une plante grimpante qui émet des quantités de racines longues et ridées ayant à peu près la grosseur d’une plume d’oie.
La récolte de la salsepareille n’est ni difficile ni coûteuse. Il suffit de creuser la terre pour en extraire ces racines, que l’on fait sécher, puis que l’on réunit en paquets au moyen d’un sipo, petite liane très solide qui abonde dans la montana.
Ce travail absorba Léon, son père et Guapo, si bien qu’au moment de songer sérieusement au départ, entre le quinquina, la vanille et la salsepareille, il ne restait pas un coin libre dans les magasins, cependant assez vastes.
En visitant de nouveau nos amis vers cette époque, nous retrouvons bien la famille se préparant au départ ; mais, chose étrange ! l’Indien n’est plus avec elle. Guapo, le fidèle Guapo l’aurait-il délaissée ? Ah ! ce serait douter du genre humain tout entier, de vous comme de moi…
Non, non, rassurez-vous ; si le digne Indien est absent, c’est encore pour le service de ceux qu’il aime. C’est que son maître l’a chargé d’une mission confidentielle pour laquelle il ne fallait pas un homme moins éprouvé, moins digne de toute confiance que lui. Don Pablo l’avait envoyé dans la montagne, pour s’assurer si quelque changement imprévu, le renversement du vice-roi peut-être, n’aurait pas changé l’état des affaires du Pérou, et rendu inutile le long et dangereux voyage qu’ils allaient entreprendre.
Quel autre avait le cœur assez fidèle, l’âme assez haute, le pied assez sûr pour mener à bien une pareille entreprise ?
Il accomplit sa mission en quelques jours à peine ; il ne dépassa pas la puna. Il apprit tout ce qu’il lui importait de savoir de son brave ami le vaquero, qui, suivant les arrangements convenus entre eux à l’époque du passage des émigrés l’année précédente, avait dû se tenir depuis lors au courant des événements politiques.
Hélas ! de ce côté, il n’y avait aucun espoir à entretenir. Le même vice-roi, le même conseil tenait entre ses mains les destinées du Pérou. La même prime était toujours offerte à quiconque livrerait le traître Don Pablo, qui, du reste, avait, disait-on, pris passage sur un navire américain pour se réfugier dans la grande république du Nord.
Telles furent les seules nouvelles que Guapo put se procurer. Il ne restait donc plus qu’à presser les préparatifs du départ.
Le balza fut construit avec d’immenses troncs de bombax ceiba, qui, étant le bois le plus léger, répondait le mieux aux besoins du moment. Inutile de dire que ces arbres, coupés longtemps à l’avance, avaient eu le temps voulu pour sécher.
On y établit un toldo, cabine spacieuse et commode bâtie en bambou, comme la maison, et couverte comme elle des grandes feuilles du bussu. Un petit canot fut creusé pour servir de chaloupe ; deux autres plus grands furent amarrés de chaque côté du radeau, pour lui communiquer plus de légèreté. Enfin, les marchandises y prirent place avec symétrie et furent couvertes de bâches de feuilles de palmiers. On peut dire que rien ne fut négligé pour en assurer l’heureuse arrivée au port.
Dans son voyage à la puna, Guapo avait emmené le cheval et la mule. Cette dernière, qui était une bonne et brave bête, fut offerte en cadeau au vaquero. La ruade opportune dont elle avait gratifié l’indiscret ocelot lui avait valu l’affection de toute la famille, et l’on n’admettait pas l’idée de l’abandonner peut-être pour être dévorée par les jaguars ou autres fauves de la montana.
Mais le cheval, qu’allait-on en faire ? Lui aussi était un brave compagnon d’exil. Il ne pouvait toutefois être question de l’emmener.
Si peut-être… le pauvre animal était gros et gras. Les fruits du murumuru avaient beaucoup contribué à le mettre si bien en chair ; et quoiqu’il en eût pitié, Guapo après maints atermoiements, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, prit son infaillible sarbacane et le tua.
Le tua ! vous écriez-vous. Comment ! Guapo, que nous croyions si sensible et si bon !
Hélas ! mes amis, il est une partie de nous-mêmes, l’estomac, qui a souvent raison de cette autre qu’on appelle le cœur. Il fallait des provisions à bord de l’embarcation ; qui en eût fourni de plus saines que le cheval transformé en charqui ? Et voilà comment on l’emporta quand même à bord.
Enfin, tout étant prêt, la famille quitta la maison, emportant avec elle, comme souvenir, tout ce dont ils purent se charger. En atteignant l’extrémité de la vallée, ils se retournèrent et jetèrent un long et dernier regard sur cette demeure où ils avaient joui d’un bonheur si complet. Puis ils s’éloignèrent tout pensifs.
La seule créature vivante qui les accompagnait était le petit saïmiri de Léon, qui, perché sur les épaules de son jeune maître, goûtait fort cette manière de voyager.
Une demi-heure après, ils étaient lancés, à la grâce de Dieu, sur le vaste courant de la rivière inconnue.
La rivière coulait avec une vitesse moyenne de six à sept kilomètres à l’heure. Il n’y avait qu’à maintenir le radeau au milieu du courant pour en profiter et avancer sans efforts.
Don Pablo et Guapo se succédaient au gouvernail très primitif, mais suffisant, qu’ils s’étaient fait au moyen d’une large rame solidement fixée à l’arrière.
En général, ce n’était pas une tâche bien pénible, excepté quand il y avait quelque coude à doubler ou quelque rapide à éviter ; alors les deux hommes devaient unir leurs forces et finissaient toujours par triompher de la difficulté.
Le plus souvent le balza glissait tranquillement sur un flot uni comme un miroir. La famille, assise à l’entrée de son toldo, n’avait qu’à admirer le paysage toujours changeant, mais toujours enchanteur, de ces rives encadrées dans la verdure, devisant gaiement de ce qu’elle voyait ou de ses plans d’avenir.
Parfois de gigantesques palmiers remplaçaient les arbres forestiers que pendant des lieues on avait vus se succéder, couverts de lianes qui serpentaient les unes sur les autres comme d’immenses reptiles enlacés.
Parfois la rive disparaissait sous un revêtement de taillis au milieu desquels il eût été difficile, pour ne pas dire impossible, de mettre pied à terre, tant les jeunes arbres qui les couvraient étaient vivaces et poussaient dru.
Ailleurs des bancs de sable ou bien des îlots nus que la végétation semblait fuir amenaient une question sur les lèvres des enfants, ou bien on côtoyait des îles verdoyantes et giboyeuses.
En général, le pays était peu accidenté ; mais de loin en loin on apercevait des collines boisées dont les pentes venaient expirer sur le bord du courant. On conçoit si Don Pablo et sa femme, tous deux intelligents et instruits, profitaient de cette incessante variété qui tenait l’esprit des enfants en éveil pour leur faire remarquer tout ce qui pouvait avoir pour eux quelque intérêt. De beaux oiseaux, une faune inconnue et des quantités de plantes nouvelles suffisaient à produire des sujets de conversations dont on ne se lassait jamais.
Le soir du premier jour, quand ils s’arrêtèrent pour la nuit, nos amis n’estimaient pas à moins de soixante-quatre à soixante-douze kilomètres le chemin parcouru.
Il n’y avait point de clairière proprement dite ; cependant la rive était assez dégarnie de broussailles pour qu’ils pussent prendre pied au milieu d’arbres séculaires qui élevaient leurs troncs unis et lisses comme autant de colonnes antiques.
À peu de distance recommençait la forêt, qui s’emplit bientôt des hurlements de l’alouate mêlés à mille voix confuses, sinistres et rauques. Ce n’étaient point les sons discordants de l’alouate qui effrayaient nos voyageurs ; mais ils avaient cru reconnaître les accents mâles du jaguar, dans ce concert, que dis-je ? dans cette cacophonie nocturne ; et pour changer le cours des pensées des enfants, sérieusement alarmés, leur père leur raconta cette particularité, qui n’est peut-être pas encore bien prouvée : que cet animal a la ruse d’imiter à ravir le cri de presque tous les animaux dont il aime à se repaître, afin de les attirer sans défiance à sa portée.
Après le souper, ils allumèrent une série de feux en demi-cercles, formant un arc dont la rivière représentait la corde. Ce fut à l’intérieur de cet arc lumineux qu’ils suspendirent les hamacs ; et comme la journée les avait beaucoup fatigués, ils se couchèrent de bonne heure et ne tardèrent pas à s’endormir.
Un des membres de la petite colonie dut se dévouer pour monter la garde une partie de la nuit. C’était une mesure de précaution nécessitée par la crainte qu’ils avaient du jaguar, bête féroce que le feu ne suffit pas toujours à écarter du campement des voyageurs.
La première partie de cette veille fut assignée à Léon, car c’était un garçon courageux, et ce ne fut pas la première fois qu’il en fournit la preuve. Au bout de deux heures il devait être remplacé par Guapo, auquel Don Pablo succéderait jusqu’au jour. Il était bien entendu qu’il donnerait l’éveil à la première apparence de danger.
Léon s’était assis à la tête du hamac dans lequel reposait sa chère Léona, qui lui paraissait devoir être sous sa protection la plus immédiate. Il avait à sa portée les deux pistolets chargés, qu’il savait manier dans la perfection.
Il y avait une demi-heure environ qu’il était à son poste. Son œil errait distraitement des troncs, illuminés d’une manière fantastique par la flamme, et dont les grandes ombres dansaient sur la verdure, à la rivière qui scintillait doucement à la clarté de la lune ; par moments son regard interrogeait les sombres profondeurs de la forêt, qui semblait s’animer et vivre d’une vie infernale, se traduisant par les sons les plus étranges et les plus discordants.
Ce tapage lui-même était intermittent. Parfois un silence solennel lui succédait, silence dans lequel le léger bourdonnement des moustiques prenait les proportions d’un bruit. C’est alors que tombait dans la nuit la plainte mélancolique de cet oiseau de proie nocturne auquel son cri désolé a fait donner le poétique surnom d’alma perdida (âme perdue).
Mais Léon n’était pas susceptible de se laisser influencer par les terreurs superstitieuses que la nuit apporte à quelques âmes. Il avait beaucoup travaillé toute la journée, son concours étant offert et recherché partout où l’on avait besoin d’un coup de main adroit ; il n’est donc pas surprenant que le sommeil commençât à le gagner.
Il eût accepté de grand cœur la proposition de se coucher au besoin sur la terre nue, si son devoir ne l’eût contraint à rester éveillé. Il y eût dormi en dépit des araignées, des scorpions et des lézards, tant le sommeil est un besoin impérieux qui rend insensible même au danger et à la douleur.
Le sentiment qui maintenait notre jeune garçon éveillé était donc uniquement un sentiment d’honneur et d’amour-propre. On lui avait donné une mission de confiance, il n’y faillirait pas ; non, il n’y faillirait pas. Ne veillait-il pas à la sécurité de ceux dont la vie était ce qu’il avait de plus cher au monde ?
Tout en raisonnant ainsi, Léon se frottait les yeux et se pinçait les joues. Il essaya d’aller jusqu’à la rivière pour y tremper ses mains, espérant que la fraîcheur de l’eau réagirait contre l’assoupissement qui le gagnait. Mais dès qu’il s’asseyait de nouveau, l’accablement reprenait de plus belle.
– Oh ! quand ces deux mortelles heures seront-elles écoulées, pour que je puisse réveiller Guapo ? se disait-il en se frappant la poitrine avec violence, et en se redressant de toute sa hauteur.
Il recommençait à s’endormir et à faire des salutations involontaires, quand un petit cri aigu le réveilla pour tout de bon. C’était Léona qui l’avait poussé.
Il leva les yeux, examina son hamac et crut remarquer qu’il avait bougé. Cependant sa sœur était immobile et paraissait profondément endormie.
– Pauvre chérie, se dit-il, elle est peut-être sous l’influence d’un cauchemar. Elle rêve peut-être de serpents ou de jaguars. Si je l’éveillais ? Mais non, elle dort trop profondément, il vaut mieux ne pas la déranger.
Il ne s’en inquiéta pas autrement, et peut-être eût-il repris le cours de ses salutations somnolentes, quand un nouveau cri de douleur le fit tressaillir.
Pourtant il était bien éveillé et il ne voyait rien de suspect. Qu’est-ce que signifiait cette agitation ?
Le petit pied blanc de Léona dépassait la couverture. Par hasard, le regard de son frère se fixa dessus, et l’idée lui vint d’aller le recouvrir pour lui éviter la morsure des moustiques avides d’un si friand morceau.
En s’en approchant, il put voir une ligne rouge qui partait de l’orteil et courait diagonalement sur le pied. Il se pencha pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, et reconnut avec horreur que c’était du sang.
Sa première impulsion fut de crier, d’appeler au secours ; mais la réflexion le retint. L’auteur inconnu de cette blessure ne pouvait être loin. L’irriter serait peut-être dangereux, car il pourrait s’en venger sur son innocente victime.
Il valait mieux n’éveiller l’attention par aucun bruit intempestif, jusqu’à ce qu’il se fût rendu compte de la nature de l’ennemi ; car alors il saurait s’il devait sauter dessus ou le frapper d’un coup de pistolet.
Il se leva donc avec précaution, et, avidement penché sur le hamac, il chercha ce qu’il pouvait bien contenir.
La tête de Léon touchait presque celle de sa sœur, dont la respiration était calme et régulière, et dont la fraîche haleine lui caressait le visage comme une brise légère. Il interrogea avec anxiété chaque pli de la couverture. Il regarda dans tous les coins, s’attendant toujours à voir surgir quelque tête hideuse de reptile ; mais rien ne parût.
D’où provenait donc ce petit filet de sang qu’il regardait couler avec une angoisse croissante ?
– Il faut que ce soit un bien infime animal, pensait-il, pour qu’on n’en voie pas trace. Oh ! si cela allait être la petite vipère ou le macaurel !… Un bruissement d’ailes presque imperceptible vint l’arracher à ses terribles réflexions. Il semblait que seules les ailes d’un hibou ou d’une chauve-souris eussent pu occasionner ce frémissement insensible, que certainement il n’aurait pu surprendre sans le calme profond qui régnait en ce moment.
Léon sentait circuler autour de lui quelque chose d’étrange, d’insaisissable, qui effleurait sa chevelure et ne frappait pas son regard. Il lui fallut longtemps pour apercevoir entre la flamme et lui une forme légère, bizarre, qui se perdit aussitôt dans les ténèbres environnantes.
Ce qu’il en avait vu n’appartenait pas au hibou, dont il connaissait parfaitement la couleur et les allures. Et puis le hibou n’eût pu être la cause de cette trace sanglante. Qu’était-ce donc ?
Tandis qu’il retournait ces questions dans son esprit, ses yeux se fixèrent de nouveau sur le hamac de sa sœur. Un frisson d’épouvante secoua tout son corps. Elle était là, l’horrible créature, suspendue par les ailes, et le bec enfoncé dans la plaie saignante de l’enfant. On la voyait sucer le sang avec avidité. Elle montrait ses dents blanches, et ses petits yeux vifs et méchants luisaient à la lueur des flammes, qui permettait également de discerner le poil roux qui recouvrait son corps et les grandes ailes membraneuses qui ajoutaient encore leur monstruosité à la laideur de l’horrible bête.
C’était le vampire, le phyllostome suceur de sang.
À cette vue, un cri s’échappa des lèvres de Léon. Mais n’allez pas croire que ce fût la frayeur qui le lui arracha. Bien au contraire, c’était un cri de joie. Si repoussante que fût l’affreuse chauve-souris, il savait qu’elle n’avait pas de venin, et que sa sœur en serait quitte pour une saignée intempestive, dont certainement elle n’éprouvait nul besoin. Il avait redouté bien pis.
Néanmoins il résolut de tirer une vengeance éclatante du petit monstre, et, ne voulant pas donner l’alarme au camp par une détonation, il s’approcha tout doucement par derrière et lui asséna un coup de crosse qui jeta la bête par terre.
Mais en tombant, elle se mit à pousser des cris tellement suraigus, que toute la famille en fut réveillée en sursaut, et qu’il se produisit un moment d’indescriptible confusion. Le sang qui coulait du pied de la fillette fit naître un grand effroi. Il disparut dès qu’on en vit la cause et fit place à un sentiment de profonde reconnaissance que ce ne fût rien de plus grave. La blessure, insignifiante par elle-même, fut bandée, et au bout de deux ou trois jours Léona n’y pensait plus.
Une seule attaque de vampire n’occasionne jamais la mort ni des hommes ni des animaux. Seulement, quand le vampire a une fois choisi une victime, il s’acharne après elle, nuit après nuit, et elle finit par succomber à l’épuisement d’une hémorragie sans cesse renouvelée.
On compte par milliers les bœufs et les chevaux qui meurent ainsi chaque année dans les immenses pâturages de l’Amérique du Sud, et très probablement sans soupçonner la cause du mal qui les emporte, car le phyllostome pratique son incision si adroitement, qu’il ne cause aucune souffrance, ou du moins pas une douleur assez forte pour arracher sa victime au sommeil.
Il est aisé de se rendre compte de la manière dont le phyllostome aspire le sang de sa victime ; car son museau et l’appendice en forme de feuille qui entoure sa bouche, et qui lui a valu son nom, sont admirablement disposés pour cela.
Ce qu’on ignore, c’est la manière dont il pratique sa ponction ; ce fait est resté un mystère pour les naturalistes, aussi bien que pour les gens qui sont le plus exposés à devenir sa proie et l’ont par conséquent étudié de plus près. Guapo lui-même, auquel on attribuait la science infuse, ne pouvait l’expliquer.
Les grandes dents du vampire, bien que sa bouche en soit abondamment pourvue, ne semblent pas de nature à produire la blessure que l’on constate après son passage. D’ailleurs, une pareille morsure éveillerait l’homme le plus profondément endormi. D’autre part, le phyllostome n’a ni griffes, ni aiguillon, ni tarière qui puisse lui servir à cet effet. Comment donc se produit-elle ?
Les uns prétendent que c’est en frottant son museau contre l’épiderme de sa victime qu’il produit un échauffement suivi de la venue du sang. D’autres affirment qu’il fait pénétrer la pointe de ses canines longues et fortes en tournant rapidement sur ses ailes comme sur un pivot ; ce mouvement d’air rafraîchirait le dormeur, le calmerait et l’empêcherait de sentir.
Quoi qu’il en soit, il restera bien difficile de résoudre la question, à cause de la difficulté d’observer les habitudes d’un oiseau nocturne qui fait ses coups traîtreusement dans l’ombre et le silence.
Quelques personnes ont nié l’existence du vampire. À celles-là nous citerons le fait de ce fermier dont plus de sept cents têtes de bétail avaient péri en quelques mois, et qui s’avisa d’accorder une prime à ses vaqueros ; ceux-ci tuèrent plus de sept mille phyllostomes en une seule année.
Il y a même des individus qui font de cette chasse une profession assez lucrative, tant les gros propriétaires de bestiaux encouragent et récompensent la destruction de cette créature nuisible.
Certaines tribus d’Indiens sont plus que d’autres susceptibles d’être attaquées. Les voyageurs également se plaignent beaucoup du vampire qui, sous certaines latitudes, les contraint de rester toute la nuit enveloppés dans leurs couvertures, en dépit d’une chaleur étouffante, parce que ces animaux s’attaquent à toute partie qu’ils trouvent découverte.
On a remarqué qu’ils ont toutefois une préférence injustifiable pour le bout du gros orteil. Il peut se faire que cela provienne d’une cause fort naturelle, parce que c’est la partie la plus susceptible d’être exposée à l’air en dépit des précautions.
En certains endroits, on se sert du poivre de Cayenne en frictions sur la peau pour éloigner le vampire, et aussi, dit-on, pour fermer la plaie ; mais il est arrivé maintes fois que comme préservatif et comme curatif il a manqué son but.
Quelques espèces de phyllostome exhalent une odeur fétide vraiment repoussante. Ce qui n’empêche pas que plusieurs tribus indiennes et même certains créoles de la Guyane française mangent une soupe de chauves-souris, qu’ils estiment comme un mets d’une délicatesse hors ligne.
C’est en pareil cas qu’il est bon de se souvenir du proverbe : « Il ne faut point disputer des goûts. » Il est vrai dans tous les temps et dans tous les pays ; aussi en trouve-t-on l’équivalent presque dans toutes les langues.
Quoi qu’il en soit, Guapo paraissait partager ce faible pour le phyllostome. La chronique scandaleuse de cette nuit troublée prétendit que, comme son tour de veille était venu, des hamacs voisins on le vit s’armer d’un petit bâton au bout duquel il l’embrocha et le fit rôtir. Horreur « ! la chronique ajoute qu’il le mangea.
Quand l’aube revint, quel ne fut pas l’étonnement de nos voyageurs de voir des chauves-souris partout ! Il n’y en avait pas moins de quatorze mortes. Un peu plus avant dans la nuit, elles étaient, paraît-il, arrivées en troupes serrées, contre lesquelles Guapo avait dû batailler et s’escrimer jusqu’au matin, mais sans troubler le repos de personne.
Peu de temps après, un nouveau sujet d’étonnement s’offrit à leurs regards.
Au moment de s’embarquer, leur attention fut attirée par un arbre singulier, croissant près de la rivière. Il paraissait couvert de nids ou de paquets d’une mousse particulière ; mais, à franchement parler, il avait surtout l’air d’être couvert de guenilles.
La curiosité attira naturellement les enfants sous son ombre. Ils appelèrent bien vite le reste de la compagnie. Ce qu’ils avaient pris pour des nids, de la mousse et des guenilles, n’était autre qu’une nuée de chauves-souris accrochées aux branches et endormies. Elles occupaient toutes les positions imaginables. Les unes avaient la tête en bas, les autres pendaient retenues par une aile seulement ou bien par toutes les deux, tandis que leurs voisines n’étaient suspendues que par la très petite extrémité cornée de leur queue.
Il y en avait partout, même après le tronc de l’arbre, auquel elles se retenaient à l’aide de leurs ongles, même après les branches en haut, en bas, absolument partout.
C’était certes le plus singulier perchoir que nos voyageurs eussent jamais rencontré, à l’exception peut-être de Guapo, à qui la montana ne devait pas réserver beaucoup d’imprévu. Ils s’amusèrent longtemps à examiner, mais non à admirer les dormeuses ; puis, sans chercher à se venger sur elles de leur émotion de la nuit, ils s’éloignèrent pour reprendre leur place à bord.
Après quoi ils s’abandonnèrent, comme la veille, au courant de la rivière.
Le vent et le courant, tout leur fut favorable ce jour-là ; aussi avaient-ils fait plus de quatre-vingts kilomètres quand ils arrivèrent à un endroit qui leur parut tellement propice à un campement, qu’ils s’y arrêtèrent, bien qu’ils eussent pu continuer encore leur route, le jour étant à peine sur son déclin.
C’était un promontoire complètement dépouillé de végétation, que les eaux couvraient en temps de crue. En ce moment il était parfaitement sec, et le sol en était comme battu par le pied des animaux. C’est qu’en effet, c’était le lieu de repos des chiguires ou capivaras, quand ils allaient à la rivière ou qu’ils en revenaient. On y voyait aussi des empreintes de tapirs, de pécaris, et de toutes sortes d’oiseaux amphibies, laissées à l’époque où le terrain était humide et mou.
Il n’y avait certainement pas d’arbres pour y suspendre les hamacs, mais le terrain était assez uni pour qu’on pût s’y étendre et y dormir sans crainte. Après l’aventure de la nuit précédente, c’était quelque chose de n’avoir pas à redouter les chauves-souris, qui aiment l’ombre des grands bois. De plus, on n’avait pas à craindre les serpents, qui ne se hasardent pas volontiers sur une surface découverte où rien ne les abrite. Enfin, considération importante, il était peu probable que les jaguars fréquentassent cet endroit. Toutes ces raisons réunies avaient donc déterminé le choix de l’emplacement.
La forêt n’était pas assez éloignée pour qu’on ne pût se procurer toute la quantité de bois mort nécessaire pour le souper. Tout était donc pour le mieux.
Le balza fut amené en amont du promontoire pour le mettre à l’abri des influences du courant, et tous mirent pied à terre. Guapo, suivi de Léon, partit aussitôt pour se charger de ses fonctions de bûcheron.
Chemin faisant, un palmier comme ils n’en avaient pas encore rencontré attira l’attention de Léon ; c’était un arbre mince, élancé, dont le stipe très élevé était couronné de feuilles pennées présentant l’aspect de grandes plumes, et qui étaient disposées de manière à donner à la tête de l’arbre une apparence globulaire.
Mais ce qui le rendait tout spécialement remarquable, c’est que ce stipe était couvert de longues épines en forme d’aiguilles, rangées en anneaux réguliers.
Ce nouveau palmier était le pupunha (palmier à pêches), ainsi nommé à cause de la ressemblance de ses fruits à ceux du pêcher. On lui donne également le nom de pirijao dans d’autres régions de l’Amérique ; il appartient au genre gullielma. En effet, au-dessous du globe formé par les feuilles, se voyaient d’énormes grappes de fruits de la grosseur d’un abricot, d’une forme ovale et triangulaire, ayant les teintes veloutées de la pêche.
Guapo connaissait ces pêches et savait qu’elles sont excellentes à manger cuites, bouillies ou rôties ; il prit aussitôt la résolution d’en faire figurer au souper. Le difficile était de se les procurer ; car escalader un pareil tronc, il n’y fallait pas songer.
Mais Guapo n’était pas Indien pour rien. C’était vraiment pour lui que le mot impossible n’existait pas.
Ses compatriotes, très friands de ces fruits, ont dès longtemps trouvé le moyen d’en dépouiller le pupunha, dont ceux qui sont sédentaires font de vastes plantations autour de leurs villages. Ce moyen, le voici :
Ils attachent des pièces de bois transversales d’un arbre à l’autre, formant une sorte d’échelle sur les échelons de laquelle il leur est très commode d’atteindre les grappes mûres.
Ce procédé trop long ne pouvait convenir à Guapo ; il en employa un beaucoup plus simple : il abattit le palmier pour en cueillir les fruits appétissants. Il dut choisir un des plus jeunes ; car, vert, le bois de cet arbre est très difficile à couper ; mais quand il vieillit, il noircit et acquiert une telle dureté, qu’il émousse plutôt le tranchant de la hache que de se laisser entailler. C’est probablement le bois le plus dur de tous ceux de l’Amérique du Sud.
Les longues épines du pupunha ont également leur utilité : les Indiens d’un grand nombre de tribus s’en servent comme d’aiguilles pour se piquer la peau et la préparer au tatouage. Ils emploient encore à différents usages les diverses parties de ce bel arbre.
Les macaos, les perroquets, et en général tous les oiseaux frugivores, préfèrent son fruit à tous les autres ; et il en serait de même des quadrupèdes, si ceux-ci pouvaient y atteindre pour s’en régaler à loisir ; mais son tronc épineux le rend inaccessible aux créatures non ailées. Cependant, malgré la hauteur de sa tige et l’armure dont elle est protégée, le pupunha est souvent dépouillé par une espèce de singes qui n’en manquent pas l’occasion, quand elle se présente.
Guapo et Léon revinrent au camp avec toute leur charge de bois mort et de fruits savoureux. Le feu flamba bientôt ; la marmite fut suspendue à la crémaillère, et l’on se groupa autour en attendant qu’elle jetât son premier bouillon.
Tandis qu’ils étaient assis, causant gaiement des incidents de la journée, un bruit extraordinaire vint frapper leurs oreilles. Il ne manquait pas d’oiseaux babillards sur les arbres de la forêt, située à deux cents mètres à peine ; mais ce n’était point à eux qu’il fallait attribuer le mélange de cris aigus, de hurlements, d’aboiements, de babillages, qui eût fait supposer que cinquante espèces d’animaux divers s’étaient réunies pour le produire.
Par moments il s’y ajoutait un craquement de branches cassées, un bruissement de feuillée impatiemment secouée, qui, pour tout autre que des habitants de la montana, eussent fait croire à quelque chose de mystérieux, d’inquiétant, de nature à jeter la perturbation dans les âmes. Mais nos voyageurs ne s’en effrayaient pas outre mesure. Ils savaient que cela indiquait tout simplement le passage d’une troupe de singes. À leurs cris, Guapo put même dire à quelle espèce ils appartenaient.
– Marimondas, fit-il en montrant du doigt la forêt.
Les marimondas ne sont pas de vrais hurleurs, bien que cette espèce soit de la même famille que les stentors. Elle fait partie des atèles, ainsi appelés parce que le pouce leur fait défaut ; ce qui les rend imparfaits ou inachevés sous le rapport de la main.
Mais ce qui lui manque à la main est amplement compensé pour l’atèle par une queue prenante d’une puissance et d’une adresse remarquables.
Cette queue leur constitue une cinquième main, qui, à elle seule, leur rend plus de services effectifs que les quatre autres. C’est d’elle qu’ils se servent pour leurs voyages aériens, de sommets d’arbres en sommets d’arbres. C’est à elle qu’ils ont recours pour rapprocher les objets trop éloignés de leurs mains, et pour se suspendre aux branches quand ils ont besoin de repos ; car c’est dans cette attitude que le sommeil les surprend toujours, et parfois même le grand sommeil dont on ne se réveille jamais.
On connaît plusieurs espèces d’atèles : le coaïta, le miriki, le cayou, le béelzébud, le chameck, le mono, la chuva, la marimonda, et quelques autres encore. Elles diffèrent de couleur et de taille, mais leurs mœurs et leurs coutumes sont identiques.
La marimonda est une des plus grandes espèces de l’Amérique du Sud. Debout, elle mesure près d’un mètre de hauteur. Sa queue très longue est épaisse à la base et va en s’amincissant. Elle est nue et calleuse en dessous dans la partie prenante.
Somme toute, elle est loin d’être belle ; ses bras longs et grêles, terminés par une main sans pouce, lui donnent quelque chose de disproportionné et de disgracieux, que ne corrige assurément pas la longueur de sa queue qui n’en finit plus.
Elle a une teinte rougeâtre de café brûlé sur le dos et la partie supérieure du corps, qui pâlit et va se décolorant jusqu’à un blanc sale sur la gorge et tout le devant de l’animal. Sa couleur devient alors comme celle des métis provenant du croisement du nègre et de la race indienne : ce qui lui a fait donner dans quelques parties de l’Amérique du Sud le sobriquet de monozambo, ou singe zambo, ce nom de zambo étant caractéristique dans le pays pour désigner les mulâtres de cette origine.
Le bruit fait par les marimondas paraissait venir des bords de la rivière, fort en amont du promontoire ; mais comme il allait croissant dans de formidables proportions, on pouvait juger que les singes se rapprochaient.
En effet, quelques minutes après, ils étaient en vue, et nos voyageurs purent s’amuser à suivre leur mode de pérégrination, qui est très curieux.
Jamais ces singes-là ne mettent pied à terre, mais ils se meuvent de branche en branche avec la rapidité de l’écureuil, ou mieux encore de l’oiseau. Quelquefois cependant les branches se rencontrent fort écartées, comment faire alors ?
La marimonda, fort peu troublée de cette difficulté, arrive jusqu’à l’extrémité de la branche qu’il s’agit de quitter, y enroule un ou deux anneaux de sa queue, se balance quelques secondes pour prendre un élan suffisant, puis, suivant l’impulsion qu’elle a donnée à la branche qui la renvoie comme un ressort, elle traverse le vide et saisit de ses longs bras nerveux le premier rameau qui se présente.
Le tour est joué, et elle est prête à recommencer à l’infini cet exercice, qui paraît lui être aussi naturel qu’agréable…
Dans la troupe que nos proscrits avaient sous les yeux, on distinguait un certain nombre de femelles. On les reconnaissait aisément à leur progéniture qu’elles portent sur le dos, où celle-ci se sent solidement attachée au moyen de sa queue déjà forte.
Parfois la mère faisait descendre son petit, et lui enseignait à se lancer de branche en branche, en commençant par lui en donner l’exemple et en surveillant la manière dont il s’en acquittait.
D’autres fois, la distance entre deux arbres était trop grande pour que les femelles pussent commodément la franchir avec leurs petits sur les épaules ; les mâles, passant les premiers, faisaient alors pencher la branche opposée, de manière à la rapprocher et à diminuer ainsi la distance.
C’était vraiment un spectacle intéressant et singulier, d’autant plus que tous ces mouvements s’opéraient au milieu d’une conversation incessante, entremêlée de cris et de bavardages remplis d’animation.
La partie de la forêt que suivait la troupe joyeuse se terminait naturellement au promontoire nu où nos amis étaient à même de se livrer à toutes leurs observations. Il fallait le tourner, et pour cela passer par l’endroit où se trouvaient les pupunhas.
Arrivées à la lisière du bois, les marimondas s’arrêtèrent, et toutes d’un commun accord se suspendirent la tête en bas. Outre que c’est leur position de repos, c’est encore celle qu’elles prennent pour délibérer, se préparer à une action particulière, ou se prémunir contre quelque danger.
Elles restèrent ainsi quelques minutes, évidemment occupées d’une délibération importante, à en juger par le gazouillement incessant qui s’établit entre elles.
Un cri général termina le conseil et proclama la détermination à laquelle on s’était arrêté. Aussitôt les singes descendirent à terre et se dirigèrent vers les palmiers pêches.
L’espace qu’ils avaient à traverser n’était certes pas vaste ; mais la difficulté qu’ils éprouvaient à se traîner sur le sol et la maladresse dont ils faisaient preuve étaient pénibles à voir. Ils ne pouvaient appuyer par terre la paume de leurs mains ; ils étaient obligés de la replier sur elle-même et de marcher comme sur des moignons. De temps à autre on les voyait agiter leur grande queue, dans l’espoir de saisir quelque chose qui les aidât dans leur marche. La moindre plante qu’ils rencontraient leur faisait l’effet d’un sauveur. Les pauvres bêtes étaient évidemment hors de leur élément. Leur unique habitat est la forêt ininterrompue avec ses grands arbres.
Enfin ils arrivèrent aux palmiers, et, assis par terre dans les attitudes les plus diverses, ils se mirent à les considérer, attachant sur les grappes des regards pleins d’une ardente convoitise et causant entre eux avec une animation qui témoignait du désir qu’ils avaient de se les procurer.
Comment s’y prendre ? se demandaient-ils aussi clairement que s’ils eussent parlé.
Pas un stipe, qui ne fût couvert de son revêtement d’épines ; pas un de ces fruits tentateurs qui ne fût vingt fois hors de la portée du plus grand de ces pauvres petits êtres.
Allaient-ils faire comme le renard de la fable ?
Point du tout ! Cela eût fort embarrassé des écoliers, peut-être ; mais des singes, jamais !
À côté des palmiers se trouvait un zamang, espèce de mimosa qui est sans contredit un des plus beaux arbres de l’Amérique du Sud.
Celui dont nous parlons élevait à une hauteur de plus de vingt-trois mètres son tronc droit et uni, qui commençait seulement alors à étendre des branches horizontales qui se ramifiaient à l’infini. Les branches étaient couvertes de feuilles délicatement pennées qui caractérisent la famille des mimosas.
Un certain nombre de ces palmiers croissaient à l’ombre de cet arbre géant ; c’étaient les plus petits, mais peu importait. Les marimondas eurent bientôt escaladé le tronc et se balancèrent sur les branches. On avait choisi, paraît-il, les plus grandes et les plus fortes de la bande. Les autres restèrent au bas à observer anxieusement ; et j’ajouterai que nos voyageurs, très amusés par cette scène, en avaient oublié leur marmite, qui bouillait à éteindre le feu.
Les marimondas étaient arrivées à l’extrémité de la branche qui les rapprochait le plus des pirijaos. Une ou deux s’y suspendirent et se livrèrent à une gymnastique effrénée pour tâcher d’arriver aux grappes qui se balançaient à plus de trois ou quatre mètres hors de leur portée. Elles ne négligèrent aucun effort, multiplièrent les tentatives, le tout vainement.
Doña Isidora, Léon et Léona déclarèrent enfin que les pauvres bêtes allaient abandonner la partie : ils se trompaient. Don Pablo, par ses connaissances théoriques d’histoire naturelle, et Guapo, par son expérience toute pratique, ne pouvaient l’admettre.
Dès qu’elles eurent acquis la conviction qu’aucune d’elles ne parviendrait aux fruits, on en vit un certain nombre se grouper sur une des branches. Un moment après, la première arrivée se suspendait par plusieurs anneaux de sa queue et se laissait pendre de toute sa longueur. Une seconde s’avança, courut tout le long du corps de la première, et, passant sa queue autour de son cou et de son bras, se laissa pendre de la même manière ; une troisième vint s’ajouter à cette chaîne vivante, puis une quatrième.
Victoire ! les bras de celle-ci atteignirent les fruits. En quelques secondes elle eut, en s’aidant de ses mains et de ses dents, coupé la tige des grappes qui tombèrent pesamment à terre.
Les marimondas restées au pied de l’arbre coururent s’en emparer au milieu de cris de joie et de gambades plus grotesques que gracieuses, et se mirent à dévorer les pêches.
Mais la cueillette n’était pas suffisante ; aussi les singes qui s’étaient dévoués pour cette expédition n’interrompirent-ils point leurs travaux. Ils avaient tant de bouches à nourrir.
Sans changer de position et par une seule oscillation imprimée à toute la chaîne, ils se lancèrent sur un pupunha voisin et eurent bientôt fait de le dépouiller à son tour. Ils passèrent ainsi en revue tous les arbres à leur portée.
Alors, jugeant qu’ils avaient assez de fruits pour cette fois, le dernier, celui qui avait cueilli les pêches, se replia sur lui-même, remonta sur le dos des trois autres, se retrouva sur la branche où il fut bientôt rejoint par ses compagnons ; puis, tous les quatre, se poussant dans une bousculade joyeuse, dégringolèrent du tronc pour venir prendre leur part du festin commun.
N’allez pas vous imaginer que Guapo serait resté tranquille spectateur de cette petite scène intime, si Don Pablo ne lui avait pas manifesté le désir de la suivre jusqu’au bout.
Guapo, le flegmatique Guapo, avait un faible très marqué pour la chair de marimonda, et il ne lui était que médiocrement agréable de voir son rôti en perspective se promener en liberté sur les arbres, quand il aurait déjà tant souhaité le voir se dorer à la broche et devant un grand feu.
Sa sarbacane, serrée dans sa main droite, lui communiquait des impatiences dans les doigts ; aussi, dès que Don Pablo se déclara satisfait, Guapo se leva promptement pour tâcher de découvrir un poste d’observation où il lui fût possible de mirer utilement dans le tas, et je n’ai pas besoin d’ajouter que Léon se déclara prêt à le suivre.
Mais de l’endroit où il se trouvait, rien ne pouvait le dissimuler à la vue des singes ; le plus simple était donc de fondre à toutes jambes sur la troupe et de tâcher de viser les retardataires dans leur fuite.
Ce fut à ce parti qu’il s’arrêta.
Sitôt que son approche eut été signalée, et bien avant qu’il fût à portée de tirer, toute la bande se précipita comme elle put vers la forêt et se trouva sur les arbres. Guapo les suivit avec la rapidité que vous lui connaissez. Lui et l’enfant arrivèrent bientôt sous la ramée, où ils furent assaillis par une grêle de menues branches, de morceaux de pêches moitié dévorées, et aussi de choses fort peu agréables pour leurs nerfs olfactifs.
Ceci pleuvait de toutes parts du sommet des arbres où les marimondas s’étaient réfugiées, et, cachées par les lianes et le feuillage, elles s’amusaient à leur tour de la mine déconfite des deux chasseurs. Il n’est pas facile de poursuivre une troupe de singes dans une forêt où l’on est sans cesse arrêté par un lacis souvent inextricable de plantes de toutes venues, où l’on se perd, se heurte, s’embarrasse, tandis que les objets de la chasse courent légèrement d’un arbre à l’autre et finissent par échapper sans trop de peine au chasseur, honteux et confus, qui sue sang et eau et jure…, s’il a le malheur d’avoir un mauvais caractère.
Suivant toute apparence, il en eût été ainsi pour notre ami Guapo, si, au moment même où, de très grincheuse humeur, il abandonnait la poursuite, il n’eût eu la chance d’apercevoir une pauvre petite femelle qui, loin de demander son salut à la fuite, s’était blottie entre deux branches pour y chercher dans une immobilité complète un asile assuré. Elle y était bien à l’abri, la pauvrette, et il fallait assurément l’œil d’un Indien pour la découvrir dans sa retraite feuillue.
Guapo ne pouvait voir qu’une petite partie de son corps, mais cela lui suffisait ; la gravatana fut appliquée à ses lèvres, et la flèche mortelle siffla dans l’air. Une plainte aiguë se fit entendre aussitôt ; la marimonda blessée crut arracher de la plaie l’arme meurtrière qu’elle jeta à la tête de l’Indien, puis elle se tordit quelques instants ; ses mouvements convulsifs cessèrent peu à peu, elle poussa un dernier cri qui retentit au loin dans la forêt et auquel répondirent les voix déjà éloignées de ses compagnes, et bientôt le curare eut produit son effet.
Enfin son corps tomba de la branche, mais non comme le cruel Guapo eût pu le souhaiter ; car, abandonné à son propre poids, il resta suspendu par la queue.
Cela ne faisait pas le compte de notre gourmet ; il examina l’arbre ; il n’était pas très gros, cela valait certes bien la peine de l’abattre. Comme il se détournait pour chercher sa hachette, il crut voir remuer le feuillage auprès du corps déjà immobile.
– Une autre ! s’écria-t-il.
En effet, on vit apparaître une petite créature, un véritable diminutif de l’espèce, qui écarta les feuilles, descendit le long du cadavre, et, jetant ses bras autour du cou de la pauvre morte, se prit à gémir en la caressant et en donnant les signes de la plus violente douleur.
C’était le petit orphelin qui pleurait ainsi sa mère.
Cette vue jeta le remords et la pitié dans le cœur de Léon. Mais en fait de gibier, Guapo était insensible à toute atteinte de ces sentiments-là. Il avait déjà inséré une autre flèche dans sa sarbacane et se préparait à faire subir au petit le sort de sa mère, quand tout à coup un grand remue-ménage se produisit dans les branches supérieures de l’arbre, et un singe de taille relativement haute parut. C’était le père et l’époux qui n’avait pas perdu une seconde pour répondre à l’appel de sa compagne, et était revenu d’assez loin avec un redoublement d’agilité. Il ne fit que paraître et disparaître. Une intuition rapide lui fit comprendre qu’il n’y avait rien à faire pour la mère ; il ne restait qu’à sauver l’enfant.
Il saisit la petite créature de sa longue queue tendue, la jeta sur son dos, et d’un bond d’une légèreté inouïe il fut hors de vue, perdu dans le feuillage, et en route pour rejoindre le gros de la troupe.
Il fallut que ce fût bien instantané, puisque Guapo n’eut pas le temps de lui décocher la flèche préparée.
L’Indien toutefois n’entendait pas être frustré de son rôti. Il retourna tranquillement au camp, y prit sa cognée et revint abattre l’arbre. Bientôt il fut en possession de la marimonda tant désirée, la dépouilla sans perdre une minute et se prépara à l’embrocher. Cette partie de l’opération était horrible à voir, car, ainsi préparée, la malheureuse bête avait avec un enfant dans le même état une ressemblance hideuse qui suffisait à soulever le cœur des assistants.
Le pire pour eux était encore que Guapo avait réellement envie de se régaler de son précieux gibier, et, pour cela, de l’accommoder à l’indienne suivant toutes les règles de l’art.
Pour cela, il lui fallait du bois assez dur pour pouvoir résister longtemps au feu ; mais celui du pupunha se trouva là tout à point. Il construisit alors un petit échafaudage sur lequel il plaça l’animal, comme sur un siège ; il lui croisa les bras sur la poitrine et lui abaissa la tête comme s’il dormait, puis il alluma sous l’échafaudage un bon feu qui enveloppa complètement le rôti. Il n’y manquait pas de fumée, par exemple, mais cela ne fait qu’ajouter à la saveur de ce mets tant recherché des Indiens.
Tout ceci fait, Guapo n’avait plus qu’à prendre patience et à savourer dans l’expectative ce délicieux régal. Ajoutons que pour que ce fin morceau soit cuit à point, il faut, suivant la mode indienne, qu’il soit absolument carbonisé ; ce qui le rend si sec, qu’on peut ensuite le conserver des mois entiers sans qu’il se gâte.
N’allez pas croire toutefois que le singe ne soit mangé et apprécié que par les Indiens. Les blancs des régions fréquentées par ces animaux en sont peut-être tout aussi friands ; seulement ils ne le préparent pas de la même façon, et, avant de le servir, ils en font retrancher la tête et les mains, afin de lui ôter cette ressemblance avec un enfant qui est abominable.
Il y a des espèces de singes plus délicates les unes que les autres, et un certain nombre auxquelles les blancs ne touchent jamais.
Quant aux Indiens, tout leur est bon, et ils dévorent indifféremment, et avec le même appétit, atèles ou hurleurs, capucins ou ouistitis, sakis ou sajous. C’est pour eux ce que le mouton est pour le Français, un article de fond comme alimentation.
Il faut dire aussi que c’est le seul gibier abondant dans ces contrées, et qu’à l’exception des oiseaux et des poissons, les habitants n’auraient que peu de chance de se procurer une nourriture, s’ils n’utilisaient ce qu’ils ont sous la main. Peut-être ces mêmes gens que nous trouvons si fort à plaindre de se régaler de singes feraient-ils la mine devant nos gigots de mouton saignants. Encore une fois chacun son goût.
Guapo était toujours assis, attendant patiemment que sa marimonda fût cuite à point. Les autres avaient fini de souper et s’étaient éloignés du feu.
Debout près de la rivière, ils regardaient avec intérêt les différents oiseaux qui se jouaient sur la rive opposée et se miraient dans ses eaux calmes et transparentes.
Il y avait des flamants écarlates et des espèces d’ibis ; des grues tigrées, ainsi nommées à cause de leur plumage qui reproduit les teintes et les taches du jaguar ; des ciganos, qui s’ébattaient au milieu des roseaux et ressemblaient avec leur grande crête à des faisans, mais non au point de vue comestible, car ils sont bien inférieurs, pour ne pas dire immangeables. Leur chair est tellement amère et coriace, que les Indiens eux-mêmes n’en mangent pas.
Perché sur une branche morte qui s’avançait au-dessus du fleuve, se trouvait l’alcyon bleu de ciel. La grande harpie ou aigle pêcheur, comme son cousin germain l’aigle à tête blanche de l’Amérique du Nord, effleurait l’onde pour y chercher sa proie.
De temps à autre un vol de canards musqués faisait vibrer l’air sous leurs ailes puissantes. Ailleurs on apercevait le crabier (cancroma), curieux oiseau de la famille des hérons, dont le bec ressemble à deux bateaux superposés. Comme l’alcyon, il restait solitaire à pêcher et ne se mêlait pas avec les autres.
Plus loin, il y avait un oiseau qui se rapproche de la poule d’eau par son extérieur et ses habitudes. C’était le jacana fidèle ou chuza, dont il existe plusieurs espèces dans l’Amérique du Sud, ainsi que dans les régions tropicales de l’ancien monde.
Celui de ces oiseaux qui a mérité le surnom de fidèle est à peu près de la grosseur d’une poule commune ; mais il a le cou plus long et les jambes plus hautes, si bien qu’il atteint une hauteur d’un pied et demi environ. Son plumage brunâtre est marqué sur la nuque d’une crête de douze plumes noires, ayant de sept à huit centimètres de longueur. Le pliant des ailes est armé d’éperons d’un centimètre et demi, dont il se sert très adroitement pour se défendre. Du reste, c’est un oiseau de mœurs fort douces ; il faut qu’on l’attaque pour qu’il songe à se mettre sur la défensive.
Toutefois le trait le plus singulier de l’extérieur du jacana est sans contredit son pied, dont les doigts, au nombre de quatre, trois en avant, un en arrière, sont assez longs pour couvrir un espace presque aussi étendu que son corps. Aussi le gênent-ils beaucoup pour marcher à terre. Ils sont conformés pour lui permettre de courir, sans enfoncer, sur les feuilles de nénuphar et autres plantes aquatiques, où il va chercher les insectes et les larves dont il fait sa principale nourriture.
Il faut que le jacana soit effrayé pour qu’on entende son cri singulier ; autrement il est d’humeur silencieuse. La finesse de son ouïe le met à même de distinguer le bruit des pas les plus légers ; aussi les Indiens l’ont-ils apprivoisé pour s’en servir comme d’oiseau de garde, rôle qu’il remplit avec une fidélité extraordinaire, les avertissant de l’approche de leurs ennemis bipèdes ou quadrupèdes.
Les Spano-Américains lui ont trouvé un autre emploi. Ils en font le gardien et le défenseur de leurs basses-cours, où il protège la volaille contre les attaques des oiseaux de proie, qu’il tient en respect avec ses éperons redoutables. Jamais on ne l’a vu déserter un troupeau confié à ses soins ; au contraire, il l’accompagne dans toutes ses allées et venues, et n’abandonne son poste en aucune occasion, luttant avec une énergie et une ténacité rares chez un oiseau de cette taille.
Mais ce n’étaient pas seulement des oiseaux aquatiques qui s’offraient à l’admiration de nos voyageurs. Il y en avait des quantités d’autres : des bandes de perroquets, des couples d’aras (ces oiseaux vont généralement par paires), des trogons et des toucans à grand bec, avec leurs proches parents les aracaris.
Sur un arbre chargé de fruits étaient posés une troupe de casmarynchos, oiseaux d’un blanc de neige, de la grosseur d’un merle, dont le bec est garni à sa base d’un tubercule charnu de sept à huit centimètres de longueur, pendant comme chez la dinde. Ils portent également le nom d’oiseaux-cloche, à cause de la note claire et vibrante qu’ils jettent au milieu du jour, à l’heure où, sous les tropiques, toute la nature est endormie ou silencieuse.
Naturellement, Don Pablo s’intéressait vivement à l’observation de tous ces oiseaux. Il n’y en avait aucun sur lequel il n’eût des histoires merveilleuses à raconter, et les heures s’écoulaient pleines d’intérêt et de charme pour les membres de sa famille.
Il n’était pas encore tard, et l’on ne pouvait songer à se coucher avant le soleil, sans compter que Guapo n’avait pas soupé, mais cela ne pouvait plus tarder longtemps. Léon, qui était allé voir où en était la cuisine de son ami, était revenu en annonçant que la marimonda était noire et brûlée à faire horreur, mais pas assez néanmoins au goût de Guapo, car il attisait encore le feu sans perdre de vue son rôti, dont le fumet détestable lui chatouillait agréablement les narines.
Le singe fut enfin cuit à point ; Guapo se leva, prit son macheté d’une main et un bâton fourchu de l’autre, et se pencha au-dessus de la marimonda pour l’enlever du feu, quand… ô consternation !… le sol trembla sous ses pas et lui fit presque perdre l’équilibre.
Avant qu’il eût eu le temps de se remettre de son effroi, la terre s’agita de nouveau, une bruyante détonation se fit entendre, suivie d’une secousse prolongée qui ouvrit une longue fissure et envoya fourneau, charbon, cendres, rôti, et Guapo lui-même, se promener dans toutes les directions.
Était-ce un tremblement de terre ?
Il semblait difficile de l’expliquer autrement, et c’était l’opinion de toute la famille, qui ne savait où se réfugier et perdait la tête, surtout Doña Isidora et sa fille.
Mais cette croyance ne fut pas de longue durée. Les secousses continuèrent, se multiplièrent, lançant en l’air de larges plaques de terre desséchée. Les tisons brûlants jetés çà et là faisaient une fumée qui empêchait de se rendre un compte exact de ce qui se passait ; mais on distinguait au travers quelque chose d’extraordinaire, d’inusité, et bientôt, au milieu d’une crevasse béante, se montra à tous les yeux la forme hideuse d’un affreux crocodile.
C’était un des plus grands individus de son espèce, un véritable monstre, mesurant plus de six mètres de long, et dont le corps était plus gros que celui d’un homme. Ses énormes mâchoires, de plusieurs pieds d’ouverture, découvraient des dents énormes d’un aspect formidable.
Il ouvrait sa gueule comme pour aspirer l’air, et il sortit de son gosier un son affreux qui tenait à la fois du beuglement du bœuf et du grognement du porc, tandis qu’une forte odeur de musc émanait de son corps.
Ce fut une scène de confusion indescriptible ; oiseaux, bêtes et gens se joignirent à la fois dans un concert de voix terrifiées.
Dès qu’il eut reconnu la cause de ce bouleversement, Guapo retrouva son sang-froid, sauta sur sa hache, qui, par bonheur, se trouvait hors de la portée de la terrible queue de l’animal ; puis il s’approcha avec précaution dans l’intention de frapper le monstre, C’était à la naissance de la queue, seul endroit vulnérable du crocodile, qu’il voulait s’attaquer ; mais son gigantesque adversaire, dès qu’il le sentit à portée, se tourna avec une rapidité si grande, que Guapo n’eut pas le temps de s’esquiver, et, au lieu de porter un coup, en reçut un assez violent pour lui faire exécuter une véritable cabriole.
Si maltraité qu’il fût, l’Indien s’estima encore heureux d’en être quitte à si bon compte ; car l’animal n’était encore qu’à moitié réveillé. Guapo courut reprendre possession de sa hache ; mais, quand il revint, l’ennemi n’était plus sur la terre ferme. Pour ses yeux fermés, depuis plusieurs mois peut-être, la vue de l’eau avait eu un attrait irrésistible, et il s’était dirigé vers la rivière, où il achevait de plonger, quand Guapo arriva, prêt à reprendre la lutte.
Décidément la chance n’était point, ce jour-là, favorable à notre ami Guapo ; aussi, étant de fort mauvaise humeur, resta-t-il à l’écart le reste de la soirée.
Le crocodile l’avait frustré d’un souper délicieux, comme il n’en avait pas mangé depuis longtemps. Il ne restait plus que des débris informes d’un rôti surveillé avec tant d’amour, et le digne homme devait à la place se contenter d’une banane et d’une tranche de viande de cheval. Il y avait bien là de quoi exaspérer un gourmet ; sans compter en sus les bleus et les égratignures dont le monstre l’avait gratifié.
Quant à Don Pablo et aux siens, penchés sur la crevasse, ils examinaient avec intérêt la retraite du crocodile.
C’était enseveli dans cette vase que l’animal, engourdi dans une torpeur profonde, avait compté passer les mois de la saison brûlante. Il y fût probablement demeuré plus longtemps, sans le grand feu que l’Indien avait allumé sur lui ; ce qui l’avait profondément irrité et était devenu la cause de sa brusque résurrection.
Pendant le peu de temps qu’avait duré l’entrevue, Don Pablo avait pris soin de remarquer que c’était bien un vrai crocodile à tête longue, et non un alligator. Longtemps on a cru que le crocodile appartenait à l’ancien monde ; on sait aujourd’hui qu’il se rencontre aux Antilles et dans différentes parties de l’Amérique espagnole.
Quant à l’alligator, on en compte plusieurs espèces. Il y a celui du Mississipi, qui est le caïman des Spano-Américains, puis l’alligator sclérops, ainsi nommé parce que, grâce aux anneaux dont ses yeux sont cerclés, il semble porter des lunettes ; enfin il y a encore le bava, espèce plus petite que l’on rencontre dans le lac Valencia et dans beaucoup de rivières de l’Amérique du Sud. Ce dernier est très recherché des Indiens, qui lui font une chasse active pour se procurer sa chair, qu’ils préfèrent à celle des autres alligators, dont ils mangent néanmoins certaines parties.
Nos voyageurs n’avaient pas eu la moindre intention de se mettre en garde pour la nuit. Mais leur aventure avec le crocodile avait changé leurs dispositions, et il fut décidé qu’on ferait le guet comme à l’ordinaire.
Léon prit donc le premier quart, Guapo le second, Don Pablo le dernier. Heureusement la nuit se passa sans incidents, sauf des plongeons répétés qui rappelaient de temps à autre la présence du formidable amphibie.
Tout le monde fut sur pied dès le petit jour ; et comme le feu avait été entretenu toute la nuit, il ne fut pas long à ranimer pour le déjeuner, qui fut mangé avant que le soleil eût paru à l’horizon.
Tandis qu’ils se livraient aux préparatifs de la journée, ils remarquèrent une rangée de flamants serrés les uns contre les autres, à l’endroit où le promontoire se rattachait à la rive. Ils étaient en ligne comme des soldats, quelques-uns reposant sur une seule patte, et la lumière brumeuse du matin les faisant paraître d’une grandeur inaccoutumée. Quand le brouillard se fut dissipé, nos voyageurs comprirent d’où provenait cette illusion d’optique. Au lieu d’être par terre, ils étaient perchés sur un tronc d’arbre.
Toutefois ils étaient en travers du chemin suivi la veille par Léon et Guapo, lors de leur expédition contre les marimondas, et ni l’Indien ni l’enfant n’avaient la moindre souvenance d’avoir rencontré un tronc d’arbre sur leur passage. La preuve qu’il n’y en avait pas, c’est qu’on l’eût débité pour se procurer du bois, au lieu d’en aller chercher beaucoup plus loin.
C’était vraiment fort étrange, et cela demandait explication. Qui avait pu rouler cet arbre-là pendant la nuit écoulée ?
Les enfants se rapprochèrent un peu pour mieux voir et quel ne fut pas leur étonnement de reconnaître dans le tronc mystérieux leur vieille connaissance, le crocodile !
Léon n’en revenait pas. Quant à Guapo, il trouvait le fait tout simple, ayant voyagé sur les bords de l’Amazone et de l’Orénoque, où l’on peut être fréquemment témoin du même fait.
Les flamants jouissaient d’une tranquillité parfaite sur leur perchoir improvisé. Tant qu’ils restaient hors de la portée de la queue et des mâchoires du monstre, que risquaient-ils ? Bien que cet animal puisse baiser le bout de sa queue, si la fantaisie lui en prend, il ne peut, quelque effort qu’il tente, atteindre ce qui se trouve sur son dos. Aussi les flamants et quelques autres oiseaux, embarrassés parfois de trouver un perchoir, n’hésitent-ils pas à se servir à cet effet du dos écailleux des crocodiles ou des alligators.
À mesure que le jour devenait plus brillant et que le va-et-vient du camp se faisait plus distinct, les enfants s’étonnaient de voir les flamants les considérer sans effroi. C’était une preuve qu’ils n’avaient jamais été poursuivis par l’homme, car, dans les districts où on leur fait la chasse, ils deviennent d’une sauvagerie extrême.
Tout à coup, comme à un signal donné, toute la bande s’envola en poussant de grands cris. Le crocodile, de son coté, témoigna quelque velléité de se mettre en mouvement ; mais ce ne pouvait pas être cela qui avait effrayé les flamants, puisqu’on en a vu maintes fois rester immobiles sur un saurien en marche avec une placidité parfaite.
Non ; ce qui les avait effrayés, c’était un bruit sourd que l’on commençait à distinguer du camp et qui venait de dessous bois. Quelques instants après arrivaient de la forêt une vingtaine d’animaux de la grosseur et de la forme d’un cochon, se dirigeant vers la rivière.
Ces nouveaux venus étaient assez bizarres pour mériter une minute d’attention. Ils étaient couverts de soies raides et peu fournies ; sur un corps de cochon ils avaient une tête de lapin. Leurs pieds étaient garnis de doigts onguiculés, au lieu d’être enfermés dans un sabot. Cela leur donnait un aspect moins lourd que celui du porc, et pourtant ils étaient moins rapides à la course, en dépit de leur bonne volonté évidente.
Nos voyageurs les reconnurent sans peine, tant ils sont communs dans les régions chaudes de l’Amérique méridionale. C’étaient des cabiais ou chiguires.
Le chiguire est le plus grand de tous les rongeurs. Il est amphibie comme le tapir, et ne se trouve par conséquent que sur le bord des rivières.
Les cabiais s’efforçaient de gagner la rive ; seulement le crocodile se trouvait sur leur passage, et leurs grands yeux noirs et saillants étaient tellement fixés à l’arrière sur quelque chose d’invisible encore qui déterminait leur fuite, que les premiers touchaient presque le crococodile avant de l’avoir aperçu.
À cette vue, ils poussèrent un cri d’effroi et se rejetèrent en arrière. D’autres s’essayèrent à passer pardessus son corps, mais le reptile s’était formé en demi-lune : il avait pressenti leur venue et lançait des coups de queue dans toutes les directions. Il finit ainsi par atteindre un des cabiais, qu’il renversa d’une première atteinte et laissa pour mort à la seconde.
Les autres chiguires se précipitèrent dans la rivière et disparurent. Ils remontèrent à la surface pour respirer environ dix ou douze minutes plus tard, mais à une telle distance de l’endroit où ils avaient plongé, qu’ils n’avaient plus rien à craindre de la poursuite de leur ennemi.
Cependant Don Pablo et Guapo étaient plus occupés de regarder le côté où les capivaras avaient fait leur apparition que préoccupés de la suite de leur aventure.
C’est qu’ils se demandaient quel était l’animal dont ils fuyaient l’approche sous l’empire d’un si terrible effroi. Était-ce l’ocelot, le yaguaraudi ou quelque autre félin de moindre taille, pour qui le cabiai sans défense est de bonne prise ?
Était-ce cela ou plutôt… Mais non, ce serait affreux ! Si cela allait être le jaguar ?
Hélas ! C’était bien lui.
Tandis qu’ils n’osaient détourner leurs regards du hallier où ils s’attendaient à voir paraître l’ennemi, les feuilles s’agitèrent, et, redoutable mais belle vision, la tête tachetée du fauve se montra. Il regardait autour de lui avec précaution, et, ne voyant pas ce qu’il cherchait, il s’avança, dégageant son beau corps à la fourrure lustrée et faisant halte à sa sortie du taillis dans une attitude calme et fière.
Le crocodile ouvrait au même instant sa gueule immense pour la refermer sur le corps du chiguire. Quand le jaguar vit ce mouvement, il poussa un cri d’une sauvage énergie, bondit sur la proie du saurien et s’en saisit à son tour.
Les voilà donc face à face, le reptile gigantesque et le félin souple et tout-puissant, n’ayant entre eux que cette proie également convoitée de part et d’autre. Chacun est parfaitement décidé à ne rien céder à son rival. Les yeux jaunes du fauve lancent de véritables éclairs, tandis qu’au fond des orbites creux du reptile brille une lueur sanglante.
Pendant quelques secondes ils échangent des regards furieux et éloquents de défi. Nul ne songe à lâcher son extrémité de cabiai que chacun tient et secoue de son côté. La queue du jaguar vibre tout entière, lançant à l’occasion un coup sec qui témoigne de sa rage concentrée, tandis que celle du crocodile s’arrondit en demi-cercle et se prépare à jouer un rôle terrible dans la lutte qui va s’engager.
Cette inaction ne va pas durer longtemps. La fureur du jaguar s’accroît et ne connaît plus de bornes. Quoi ! Se voir résister en face, quand on est le maître redouté, le roi de la forêt ! Se voir tenir tête et opposer une autre volonté que la sienne ! Ah ! C’est par trop d’audace ! Il faut que le téméraire soit châtié et qu’il apprenne qu’on ne conteste pas avec un souverain.
Sans lâcher la proie, il guette le moment propice et lance à son adversaire un formidable soufflet. A-t-il donc la prétention de vaincre l’insensibilité de cette cuirasse écailleuse ? Ignore-t-il combien la griffe et la dent resteront impuissantes contre l’invulnérabilité d’un pareil antagoniste ?
Non, non ; il sait d’instinct où il faut frapper pour toucher le monstre en quelque endroit sensible ; ce n’est ni le museau ni la tête qu’il a prétendu atteindre de sa griffe puissante, c’est l’œil.
Seulement il a manqué son but. Le saurien a deviné la pensée du félin, et sa grande patte écailleuse subitement levée a paré et détourné le coup. Le jaguar, pour ne pas s’exposer à être trop tendrement serré entre les bras du saurien, a dû reculer ; ce qui augmente sa rage.
Cette manœuvre se renouvelle vingt fois, et vingt fois est déjouée de la même manière. Chaque fois la lutte est plus acharnée et dure plus longtemps ; mais rien de décisif ne se produit. Aucun des combattants n’a gagné davantage sur l’autre ; et si un troisième larron fût survenu en ce moment, il eût eu quelque chance de se retirer sans qu’on eût pensé à lui contester le droit d’intervention sur le lieu du combat.
Dès l’abord la tête de l’amphibie était tournée vers la rivière, puisqu’il était dans l’intention d’y emporter sa proie quand il plut au félin de venir la lui disputer ; entre chaque pause, il s’efforçait de gagner du terrain et de se rapprocher de son élément, où il savait qu’il deviendrait le plus fort et n’aurait plus rien à redouter de son assaillant.
Un crocodile de moindre taille eût dès longtemps abandonné le cabiai, objet de la contestation ; mais celui-ci, confiant dans sa force et aussi peut-être dans la justice de sa cause, était bien décidé à soutenir ses droits dans leur intégrité.
Le jaguar, de son côté, était tout aussi déterminé à ce que ça ne se passât pas ainsi. N’avait-il pas des droits à faire valoir également ? N’était-il pas la cause première de cette fuite désordonnée qui avait jeté les cabiais à la portée du saurien ? Et s’il en avait tué un, grâce à qui ? Du reste, ce qui était certain, c’est que le crocodile était hors de son élément, que le jaguar n’allait pas empiéter sur son domaine liquide et avait le droit de punir tout acte de braconnage commis sur ses terres.
Mais le crocodile poussait toujours le cabiai vers le rivage et insensiblement acculait le jaguar, qui, dans l’ardeur de la lutte, ne s’en rendait pas compte.
Tout à coup les pattes de ce dernier ont senti l’onde, et cette sensation, rapide comme un choc électrique, a bouleversé son plan de bataille. Il lance le cabiai, recule de quelques pas, s’aplatit sur le sol et d’un bond puissant s’élance sur le corps du reptile, afin de séparer la queue du tronc. Il sait bien qu’après l’œil c’est la seule partie vulnérable du monstre, et qu’une fois privé de son moyen de défense, il sera presque absolument à sa merci.
Mais le félin a trop tardé. Il ne lui reste plus assez de temps pour agir, puisque le crocodile en est arrivé à ses fins et se trouve maintenant au bord de l’eau.
Toutefois le crocodile n’emportera pas sa proie. Il a reconnu que le seul moyen de faire lâcher prise au jaguar, c’est d’agir très vite et par conséquent d’abandonner le capivara. Quelque douloureux que soit ce sacrifice, il le fera… Il n’hésite point. Il s’élance dans l’eau comme une flèche, emportant le jaguar, et d’un coup de sa queue endommagée, mais non impuissante, il projette son ennemi au plus profond de la rivière.
On ne vit d’abord qu’un tourbillon d’écume causé par le violent plongeon de ces grands corps massifs ; puis, dans ce nuage liquide irisé des teintes du soleil levant, reparut bientôt la robe tachetée du jaguar. Deux ou trois fois il se retourna, cherchant des yeux son rival abhorré ; mais rien ne trahissant sa présence, le félin regagna la rive, où quelques secondes plus tard il abordait en se secouant de tout son corps.
Il resta quelques instants encore sur le bord du fleuve. Sa fureur n’était point abattue par le bain froid qui lui avait été imposé. Son désappointement était extrême. Il sembla faire le serment de se venger d’une manière éclatante, puis, se retournant vers le cadavre déchiré du capivara, il le jeta sur son épaule et s’en alla au petit trot vers la forêt, dans laquelle il disparut.
Nos voyageurs n’étaient pas restés à contempler ce petit drame intime. Ils avaient eu trop à faire pour cela. Dès que le jaguar leur était apparu, ils n’avaient eu qu’une idée : rassembler à la hâte ce qu’ils avaient d’important sur le rivage et s’empresser de quitter un endroit où, quelle que fût l’issue de la lutte engagée, un danger redoutable les menaçait.
Vainqueur, le fauve, dans l’ivresse du triomphe, pouvait les attaquer. Vaincu, il devait chercher un dédommagement à sa fureur.
Le plus sage était donc de fuir, et de fuir sans retard. Au moment où le jaguar regagnait les profondeurs de sa solitude, le balza qui emportait nos amis tournait un coude de la rivière qui leur cachait ce promontoire fertile en incidents qui eussent pu dégénérer en malheurs.
Pendant plusieurs jours, nos proscrits furent entraînés par le courant sans qu’aucun fait bien digne d’être relaté se produisît dans leur navigation.
Une fois ou deux, ils aperçurent des Indiens sur le rivage ; mais ceux-ci, loin de chercher à les poursuivre semblèrent effrayés des dimensions inusitées de leur radeau et restèrent paisiblement auprès de leurs maloccas, grandes maisons des villages indiens dans lesquelles plusieurs familles habitent ensemble.
Peu soucieux d’entrer en relations avec de semblables personnages, nos voyageurs n’étaient que trop heureux de se dérober sans difficultés ; et quand ils avaient aperçu quelque signe caractéristique de la présence de l’homme, ils poursuivaient leur route des heures entières sans s’arrêter, pour être sûrs de mettre une distance suffisante entre eux et ce peu désirable voisinage.
Un incident qui eût pu avoir pour eux les suites les plus fâcheuses se présenta un soir qu’ils cherchaient vainement à amarrer leur établissement flottant le long d’une rive inhospitalière qui ne leur offrait aucun endroit propice pour y camper la nuit. De grands arbres enchevêtrés d’un épais lacis de lianes et de parasites s’avançaient jusque vers les deux rives et baignaient leurs branches inférieures dans le fleuve.
Ils avaient fait plusieurs kilomètres sans apercevoir la moindre clairière, quand ils arrivèrent auprès d’un amas de bois flotté qui s’était lentement aggloméré dans une anse et y avait pris des proportions assez considérables.
Faute de mieux, il était plus sage de s’en contenter que de se risquer à pénétrer dans les jungles épaisses qui les environnaient de toutes parts, de sorte que le cap fut mis sur l’anse protectrice, et on se prépara au débarquement.
Toute la famille avait déjà mis pied à terre sur cette espèce d’échafaudage dont le dessus était parfaitement sec, et l’on se félicitait d’avoir si bien rencontré, quand Guapo laissa échapper une de ces exclamations qui, dans sa bouche, ne présageaient jamais rien de bon.
Chacun se tourna aussitôt vers lui pour obtenir une explication. Il était penché sur le bord du bois flotté, à l’endroit où son extrémité touchait celle du radeau et ses bras étendus dans un geste significatif disaient assez que la cause du mal était là tout entière.
Hélas ! Les voyageurs ne comprirent que trop dans quel guêpier ils s’étaient fourrés. S’ils avaient passé avec joie du balza sur le bois flotté, des millions de fourmis rouges s’estimaient enchantées de faire l’inverse et escaladaient à qui mieux mieux l’embarcation.
D’un coup d’œil Don Pablo se rendit compte que s’il laissait ces redoutables insectes envahir son radeau, tout était perdu.
Outre que la morsure répétée des fourmis rouges équivaut à un épouvantable supplice, sa cargaison était sacrifiée, s’il leur donnait le temps de l’attaquer. En quelques heures, quinquina, vanille, salsepareille, tout serait détruit, et par conséquent leurs espérances d’avenir et celles de leurs chers enfants.
Sans perdre de temps à discourir, Don Pablo fit signe que chacun s’emparât des quelques ustensiles de cuisine déjà transbordés et qu’on détachât les amarres. Aussitôt lui et l’Indien se précipitèrent vers les rames et s’éloignèrent bien vite, ramenant leur embarcation dans le courant.
Dès qu’elle y fut, Don Pablo laissa Guapo au gouvernail, et, aidé de Doña Isidora et de ses enfants, il se hâta d’inonder d’eau les parties déjà infestées par les fourmis.
Ils durent continuer cette manœuvre fatigante assez longtemps encore, car, malgré le peu de temps que le balza avait touché le lieu contaminé par la présence de ces myriades d’insectes, il y en avait déjà des quantités à bord. Ils ne se reposèrent que lorsque le dernier de leurs infimes ennemis fut noyé dans les fentes de leur radeau ou emporté dans le courant par l’eau qu’on ne ménageait guère.
Heureusement encore qu’ils avaient découvert à temps cette horrible peste !
Quel désespoir les eût attendus au réveil s’ils s’étaient endormis à bord du bois flotté ! Ils n’eussent certainement retrouvé nul vestige de leur cargaison rassemblée à si grand’peine, car ces insectes voraces sont coutumiers du fait. Que de colons de l’Amérique tropicale se sont, dans l’espace d’une seule nuit, vus frustrés du fruit d’un labeur de plusieurs années !
Toutefois nos amis n’étaient pas au bout de leurs peines.
Impossible de découvrir un gîte pour y camper. Impossible non plus de s’abandonner de nuit à un courant perfide qui pouvait les envoyer à leur perte. Ils durent attacher leur radeau aux arbres de la rive et renoncer pour cette fois au sommeil.
Le toldo, parfaitement aménagé pour abriter les voyageurs de la chaleur du jour, n’était pas construit de manière à ce qu’on pût y suspendre les hamacs, et la surface du balza encombrée de marchandises n’offrait aucun espace suffisant pour qu’on pût s’y coucher.
Aussi les premières lueurs de l’aube trouvèrent-elles nos voyageurs fort mal reposés, mais très disposés à reprendre leur route.
Comme ils se disposaient à détacher le radeau, une branche qui avançait horizontalement en travers la rivière à un endroit où il leur fallait de toute nécessité passer, attira leur attention. Cette branche appartenait à un « zamang » qui croissait au bord de l’eau. Il était à redouter qu’elle n’effleurât au passage la toiture de la cabine, qui, légère comme elle l’était, aurait pu être enlevée, ce qui eût été une avarie grave qu’il s’agissait d’éviter.
Après un examen attentif, Don Pablo s’assura que les feuilles longues et pendantes qui caractérisent les mimosas faisaient paraître la branche plus basse qu’elle ne l’était réellement, et que, par conséquent, il n’y avait aucun dommage sérieux à redouter en passant dessous.
L’amarre fut donc détachée, recueillie à bord, et la masse flottante se reprit à dériver fort lentement d’abord, le courant étant presque insensible à l’ombre de cette haute futaie.
Tout à coup l’attention des voyageurs fut attirée par l’étrange conduite de leur petit singe favori. La pauvre petite bête, si douce d’ordinaire, était dans une surexcitation incroyable. Elle courait deçà et delà, sur la toiture du toldo, poussant des cris aigus comme elle n’en avait certainement pas l’habitude. Ses regards, où se lisait la terreur, ne se détachaient pas de la fameuse branche de « zamang » dont on approchait maintenant. On eût dit qu’elle y voyait la cause qui justifiait son émoi.
Tous les yeux suivirent la direction des siens. Bientôt on distingua un énorme serpent enroulé autour de la branche. Sa partie inférieure disparaissait dans le lacis de vignes-vierges et de bromélias qui dérobaient à la vue le tronc du zamang, mais sa tête était projetée en avant, et on en voyait assez pour reconnaître le boa d’eau, le serpent monstre, « l’anaconda. »
Ce qu’on voyait du corps de ce serpent était de la grosseur de la cuisse d’un homme et couvert de taches noires en relief sur un fond jaune sombre. On les voyait scintiller à mesure que l’animal se déplaçait, car le reptile avançait sur la branche, lançant comme un dard sa langue fourchue et visqueuse.
Espérer d’échapper à cette hideuse et mortelle atteinte était impossible.
Horreur ! Le balza arrivait directement à sa portée. D’un bond il pouvait à son gré s’élancer sur le radeau pour y choisir sa proie, ou, sans se déranger, s’emparer de celui qui lui conviendrait. Il est vrai qu’il pouvait encore enlacer ses replis autour des cinq personnes composant la cargaison vivante de l’embarcation et les broyer ensemble par la simple contraction de ses muscles puissants, comme il le fait journellement pour le chevreuil, le tapir, et quelquefois le jaguar lui-même.
Chacun à bord connaissait l’irrésistible puissance du monstre. Jugez de l’épouvante qui régnait dans tous ces cœurs si tendrement unis.
Néanmoins personne ne perdit la tête.
Don Pablo saisit sa hache et Guapo son macheté. Doña Isidora et les enfants, qui se trouvaient heureusement près du toldo, s’étendirent à son ombre sur un geste du père.
Ils avaient à peine disparu, que l’avant du radeau où l’Indien et son maître se tenaient debout passa sous la branche. La tête du serpent se trouva un instant de niveau avec celle des deux hommes. D’un mouvement simultané, ils levèrent leurs armes pour en frapper le serpent ; mais leurs pieds étaient mal assurés sur ce radeau flottant, le boa fit un mouvement de recul, et leurs coups mal dirigés tombèrent dans le vide.
L’instant d’après, le courant les avait emportés trop loin pour qu’ils pussent utilement frapper un second coup.
Aussitôt l’horrible tête reparut, se tourna vers la cabine et sembla dans l’expectative. Qu’allait-il se passer ? Moment d’intense anxiété pour Don Pablo impuissant ! Sa femme et ses enfants à la merci du monstre, quel supplice ! Lequel des trois allait-il choisir ? Lesquels épargner ?
Le hideux reptile n’était plus qu’à un mètre du toldo.
Ses yeux brillaient d’un éclat effrayant, il se préparait à s’élancer.
Une sueur froide envahit le front de Don Pablo. Il y porta la main. Il se sentait devenir fou, et, se laissant tomber à deux genoux :
– Pitié, mon Dieu ! s’écria-t-il en détournant les yeux.
Ils levèrent leurs armes pour en frapper le serpent.
À ce moment, un cri perçant se fit entendre. Le saïmiri, réfugié sous le toldo avec sa petite maîtresse, avait quitté ses bras. La tête du monstre tournée vers lui semblait le fasciner irrésistiblement, il s’avançait en criant vers l’objet de son épouvante.
Les mâchoires du serpent se refermèrent sur lui, et le corps soyeux du favori de Léona disparut en même temps que le boa, qui l’emportait dans sa verdoyante retraite.
Le radeau, qui glissait maintenant avec plus de vitesse, fut bientôt saisi par le courant.
Don Pablo courut alors vers la cabine, et, serrant sur son cœur ses bien-aimés qui lui étaient si miraculeusement rendus, répandit tout son cœur dans une ardente action de grâces.
La réaction de cet horrible danger fut naturellement une joie profonde, bientôt troublée néanmoins par de sincères regrets de la fin tragique du joli saïmiri. La bonne petite bête était l’unique amusement des enfants ; elle s’était fait aimer de tout le monde, et il semblait presque, maintenant qu’elle n’y était plus, qu’il manquât autre chose qu’un singe !
Léona surtout était inconsolable, car la mignonne créature ne la quittait pour ainsi dire pas. Elle se perchait sur son épaule, y demeurait des heures entières, jouant avec les boucles soyeuses de sa jeune maîtresse, les enroulant autour de ses mains de poupée, caressant ses joues veloutées qu’elle semblait admirer, et approchant souvent son petit nez délicat pour se faire flatter à son tour.
Le chagrin de l’enfant était fort naturel et ne fut adouci que par la sympathie de toute la famille, qui déplorait autant qu’elle la perte du « titi ».
Tout le jour les bords de la rivière se maintinrent couverts de bois épais. Elle avait en cet endroit près de 900 mètres de largeur, mais elle était coupée d’îles souvent assez grandes qui rétrécissaient assez le courant pour que le balza fût presque à portée des deux rives.
Nos voyageurs avaient donc la facilité de considérer de plus près la nature des arbres qu’ils rencontraient sur leur passage. Ils se confirmèrent dans l’observation déjà consignée plus haut que les forêts de l’Amazone sont toujours un composé des essences les plus variées et les plus diverses.
À mesure qu’un arbre curieux et nouveau s’offrait à ses regards, Don Pablo le faisait remarquer à ses enfants et leur expliquait ses caractères généraux. Guapo, assis au gouvernail, suivait ces dissertations savantes qui charmaient les longues heures de cette interminable traversée et y ajoutait fréquemment quelques renseignements pratiques sur les propriétés de ces arbres et les différents usages auxquels les Indiens les appliquent.
C’est là ce qu’on peut appeler la partie populaire de la botanique ou de toute autre science, et peut-être est-elle plus importante que le simple énoncé des genres et des espèces, qui est souvent tout ce que vous pouvez tirer de plus clair des savants de cabinet.
Parmi les arbres qui fixèrent successivement l’attention des voyageurs se trouva ce jour-là le « volador » ou « gyrocarpe ». C’est un bel arbre dont les feuilles lobées ont la forme d’un cœur.
Ce sont ses graines qui lui ont valu son nom, et voici pourquoi : elles ont des ailes membraneuses et striées qui, lorsque la semence est mûre et tombe, sont disposées de façon à former avec la colonne d’air un angle de 45° et à l’emporter dans un mouvement giratoire qui lui donne l’apparence d’une petite roue à volants.
C’est un spectacle singulier que d’ébranler par un temps calme un de ces voladors et de voir tourbillonner autour de lui ses myriades de graines menues et légères auxquelles il faut un temps considérable avant de toucher terre.
Le volador se rencontre aussi bien au Mexique et dans l’Amérique du Nord que dans les chaudes régions de l’Amazone.
Un autre arbre non moins curieux suivit de près l’apparition du gyrocarpe. C’était un « berberis », appelé barbe de tigre par les Spano-Américains.
Ce nom lui vient de ce que son tronc très large et très élevé est garni de longues épines acérées auxquelles, par je ne sais quelle fantaisie, on a voulu trouver une ressemblance tout imaginaire avec les moustaches du jaguar (tigre de l’Amérique).
Un troisième arbre ou plutôt arbuste remarquable fut encore signalé aux enfants. C’était le « bixa orellana » qui donne la teinture bien connue sous le nom « d’anato ».
Cet arbuste ne dépasse jamais dix à douze pieds de haut. Sa semence est contenue dans une pulpe rougeâtre qui fournit le principe de la teinture. La manière de l’obtenir est des plus simples : les Indiennes qui recueillent la graine la jettent dans un vase d’eau chaude, où elles la remuent violemment pendant environ une heure, jusqu’à ce que la partie pulpeuse se soit détachée. Une fois ce résultat obtenu, l’eau est retirée, et le résidu qu’elle laisse (séparé des semences) est mélangé avec de la graine de crocodile ou de l’huile d’œufs de tortue dont on forme une pâte que l’on coupe en pains de cent à cent trente grammes.
Cette pâte constitue « l’anato », nom véritable de la teinture. Au Brésil, elle prend le nom d’urucu, dont nous autres Français nous avons fait le « rocou » et les Péruviens « l’achoté ».
Le nom de bixa qui est resté le nom botanique du rocouyer est le nom ancien sous lequel il était connu des Indiens d’Haïti. On le rencontre à l’état sauvage dans presque toute la partie tropicale de l’Amérique, sans compter les endroits où il est cultivé sur une assez grande échelle.
Quant aux tribus indiennes, chacune a son appellation différente pour ce produit si recherché. Les Indiens de l’Amérique du Sud en font un grand usage pour se peindre le corps et pour teindre l’étoffe de coton dont ils font leurs vêtements.
Du reste, il est à remarquer que ces peuples primitifs ont un talent tout particulier pour extraire des plantes les principes utiles qu’elles renferment ; et l’on est étonné de voir à quel résultat surprenant ils arrivent en chimie pour tout ce qui est poisons et teintures. Leurs données imparfaites et leurs ustensiles insuffisants ne les ont nullement retardés dans cette branche d’industrie.
En écoutant la nomenclature des végétaux que Guapo désignait comme servant à l’un ou l’autre de ces desseins, Don Pablo n’en revenait pas.
L’Indien, apercevant une des plantes dont on venait de parler, la fit remarquer à son maître.
C’était une plante grimpante qui atteignait la cime des arbres les plus élevés. Elle était couverte de ravissantes fleurs violettes de deux à trois centimètres de long, et Don Pablo y reconnut aussitôt une sorte de « bignonia » que Guapo dénommait « chica ». Le fruit de cette liane est une gousse de deux pieds de long remplie de graines ailées ; mais c’est la feuille qui fournit la couleur que l’on obtient en la faisant macérer dans l’eau, où elle devient d’un beau rouge. Le principe colorant se détache à la longue des feuilles sous la forme d’une poudre légère, dont on fait également des sortes de pains que les Indiens n’hésitent pas à acheter pour la valeur d’un dollar.
Ce rouge a une teinte carminée qui le fait apprécier beaucoup plus que « l’anato », car il est à constater que les peuples sauvages estiment le rouge au-dessus de toutes les autres couleurs.
Guapo fit encore voir le « huitoc », arbre mince de tige, de six à sept mètres de hauteur, dont les larges feuilles sortent immédiatement du tronc et dont les fruits naissent à la base de ces feuilles comme ceux de l’arbre à pain. Ces fruits, qui ressemblent à la châtaigne, sont roussâtres à l’extérieur ; mais quand on les ouvre, la pulpe qu’ils renferment est d’un bleu foncé, et c’est elle qui produit le « huitoc » dont l’arbre a pris le nom.
L’indigotier sauvage ne tarda pas à s’offrir à la vue de Guapo, qui en fit remarquer la feuille si étroite à sa base et si large à son sommet.
Toutes ces couleurs et beaucoup d’autres sont employées par les Indiens de la montana pour se teindre la peau de la plus fantastique manière.
Ces peuples encore enfants sont tellement attachés à cette vieille coutume, que rien ne peut les en déshabituer. Il existe parmi eux des individus qui travaillent un mois entier dans les missions pour gagner le peu qui leur est nécessaire pour se donner une seule couche de peinture, et les missionnaires ont habilement exploité cette extravagante folie.
Toutefois il ne serait pas toujours juste de considérer cette coutume comme un enfantillage ou un ridicule ; il arrive souvent que ce peinturlurage burlesque n’est qu’une garantie contre les « zancudos » ou moustiques qui désolent ces parages.
Plus tard encore, Guapo pria Don Pablo de saluer au passage le marima ou l’arbre-chemise, dont il expliqua ainsi l’usage :
Cet arbre atteint cinquante ou soixante pieds de hauteur et un diamètre de deux ou trois. Quand les Indiens en rencontrent un de cette dernière dimension, ils s’empressent de l’abattre et de le débiter en billes de trois pieds de long. Ils écorcent ensuite ces billes, mais sans y pratiquer aucune incision longitudinale, de sorte que l’écorce dégagée de son bois représente un cylindre parfait. Elle est rouge, mince et fibreuse, et ressemble assez à une étoffe grossière. On a alors le corps de la chemise. Il ne reste plus qu’à y pratiquer deux ouvertures pour y passer les bras, et la chemise parfaite est réservée pour les temps de pluie.
C’est de là qu’est venue l’assertion fantaisiste des anciens missionnaires que les forêts de l’Amérique produisent des arbres sur lesquels on trouve des vêtements tout faits.
Bien d’autres arbres obtinrent une mention, les uns pour leurs fruits ou leurs feuilles, les autres pour leur écorce, leurs racines ou leur bois.
Ici c’était le seringa, qui donne le caoutchouc ; le courbaril, qui fournit une espèce de sang-dragon, moins estimé que celui du « dracœna », mais de l’écorce blanche duquel s’échappe cependant une sève d’un beau rouge. Plus loin, une sorte de canellier (laurus cinnamonoïde), mais non pas celui qui fournit la cannelle du commerce, ou bien le puxiri, qui porte la noix muscade du Brésil, ou enfin ce grand arbre forestier auquel on doit la fève tonka, fréquemment employée à parfumer le tabac des priseurs.
Mais de tous ces géants de la forêt, aucun ne leur laissa une impression aussi durable que le juvia (bertholletia excelsa).
Cet arbre n’atteint pas un diamètre excessif : il ne dépasse jamais un mètre ; mais en revanche il s’élève à une hauteur de quarante mètres. Il ne se ramifie guère qu’à une vingtaine de mètres du sol. Mais alors ses branches horizontales retombent comme des frondaisons de palmiers. Elles sont nues à leur base, mais revêtues à leur extrémité de touffes de feuilles argentées qui ont bien soixante centimètres de long.
Le juvia ne commence à fleurir qu’à partir de sa quinzième année. Il se couvre alors de fleurs violettes. Un de ses congénères, le sapuçaya, en porte de jaunes.
Mais dans l’un comme dans l’autre de ces arbres superbes, ce qui mérite le plus d’éveiller l’intérêt et la curiosité, c’est leur fruit ligneux et sphérique. Il est de la grosseur d’une tête d’enfant et aussi dur que la pierre. Il renferme à l’intérieur une vingtaine ou plus de ces noix triangulaires qui sont vendues chez les marchands de produits exotiques sous le nom de « noix du Brésil ».
Nos voyageurs avaient peu dormi la nuit précédente ; pour compenser le temps perdu, ils résolurent de s’arrêter de meilleure heure.
Ils profitèrent, pour y camper, d’une éclaircie sur le bord de la rivière. C’était un endroit charmant, très découvert ; et ce changement de paysage leur fut d’autant plus agréable, qu’ils résolurent de se dégourdir les jambes par une bonne promenade. Aussitôt leur dîner fini, ils partirent donc tous ensemble, laissant leur balza à la garde de Dieu.
À peine avaient-ils fait un kilomètre, qu’ils furent assourdis par un concert étrange de voix confuses et discordantes, comme si tous les animaux de la forêt s’étaient réunis dans un immense conciliabule.
Curieux de voir d’où provenait ce bruit, nos promeneurs se dirigèrent de ce côté, franchirent quelques broussailles et furent édifiés sur la nature de ceux qui le produisaient.
Au centre d’une clairière s’élevait solitaire un superbe juvia. Ses branches s’étendaient au loin, ombrageant un grand espace. Il était couvert de ses grosses noix toutes remplies d’amandes délicieuses, dont les coques déjà mûres commençaient à s’ouvrir, parsemant le sol de leur contenu savoureux.
Autour de l’arbre, un spectacle bizarre attendait nos voyageurs. Entre les oiseaux et les quadrupèdes qui s’y trouvaient rassemblés on comptait plus de douze espèces différentes.
Il y avait d’abord plusieurs sortes de rongeurs : des pacas (cœlogenus paca), des agoutis (chloromys) et des capivaras.
Les pacas rappellent assez le lièvre, avec cette différence que leurs oreilles sont plus courtes. Leur pelage, bleu foncé sur le dos, est blanchâtre en dessous et marqué sur les flancs de taches blanches disposées régulièrement de manière à former des bandes. Ils ont des moustaches comme les chats, et leur queue est à peine visible.
Les agoutis leur ressemblent beaucoup, mais leur pelage plus sombre n’est pas coupé de bandes blanches. Pacas, agoutis, chinchillas et viscaches peuvent être considérés dans cette partie de l’Amérique comme les représentants de la race des lapins et des lièvres dans nos régions tempérées. Leur chair est bonne et fort recherchée.
Outre les cabiais déjà décrits, on voyait plusieurs variétés de singes. La plus bizarre était certainement représentée par le capucin (brachyurus chiropotes), grand singe d’un mètre de haut, recouvert d’un pelage marron et orné d’une queue qui n’est pas prenante du tout. Mais la partie singulière du capucin est incontestablement sa tête et sa figure.
C’est le singe d’Amérique dont les traits ont le plus de rapports avec ceux de l’homme. Sa tête est couverte de poils rudes qui affectent une lointaine ressemblance avec une chevelure masculine, puis son visage est encadré dans des favoris et une longue barbe tombant sur sa poitrine, exactement pareille à celle des Orientaux.
Il n’y avait là qu’un seul couple de ces capucins ; ils ne vivent pas en troupes comme beaucoup d’autres. La femelle est reconnaissable à ses proportions plus menues et à sa barbe beaucoup moins prononcée ; mais tous les deux semblaient attacher à cet appendice caractéristique une attention toute particulière ; car à tout moment on les voyait la caresser d’un geste complaisant.
Nos proscrits, très intéressés par cette scène d’un nouveau genre, remarquèrent encore une autre particularité qui distingue le capucin. Un petit étang se voyait à quelque distance. Plusieurs fois les capucins allèrent s’y désaltérer, mais sans y mettre les lèvres ou la langue comme les autres. Ils puisèrent de l’eau dans le creux de leur main pour la boire : d’où leur est venu le nom spécifique chiropotes, qui boit dans la main. Ils portent l’eau à leur bouche avec des précautions infinies, en ayant soin de ne pas en laisser tomber sur leur précieuse barbe.
Un peu plus loin, et faisant bande à part, se trouvait un groupe de singes plus semblables aux atèles, et dont la queue, nue en dessous, possédait la faculté préhensible qui distingue la marimonda : c’étaient des guaribas ou singes hurleurs. Leur corps presque noir se termine par des mains couvertes de poils jaunes, d’où leur nom générique de stentor flavimanus.
Quand nos amis les remarquèrent pour la première fois, ils étaient assis en rond, et l’un d’eux, probablement le chef de la bande, les haranguait. Mais les sons qu’il articulait étaient si rapides et ses intonations si changeantes, que l’on eût dit que tous ses camarades parlaient en même temps que lui ; ce qui, du reste, arrivait parfois et produisait un bruit qui s’entendait à près d’une demi-lieue à la ronde.
Tous les singes de la catégorie des hurleurs sont doués de cette voix retentissante et déplaisante, grâce à une espèce de tambour osseux placé à la naissance de la gorge et qui les fait paraître goitreux.
Il y en avait encore bien d’autres autour de l’arbre tentateur, des tamarins, des ouistitis et des coaïtas noirs se rattachant au genre atèle. Puis il y avait des perroquets, des aras, et d’autres oiseaux frugivores. Fort haut dans le ciel, on apercevait le grand aigle, planant sur ce rassemblement, pour y guetter le moment de fondre sur les pacas ou les agoutis, sa proie accoutumée.
Cachés derrière les broussailles, nos amis s’amusaient singulièrement de la vue de cette réunion choisie comme, pour un jardin d’acclimatation. Ils s’étonnaient seulement de voir que tous les animaux qui y figuraient, en groupes ou isolément, se tenaient en dehors de l’ombrage de l’arbre dont ils recherchaient pourtant le voisinage. Guapo allait leur en expliquer la raison, quand dame nature s’en chargea elle-même.
L’une des boules du juvia se détacha soudain et vint frapper le sol avec le bruit sourd d’un boulet. Tout le monde, bêtes et gens, en tressaillit. Il n’y avait pas besoin d’en demander davantage. On comprenait que le poids d’une de ces masses, tombant de la hauteur d’une vingtaine de mètres, était plus que suffisant pour tuer quiconque en serait atteint.
Quand les Indiens veulent ramasser ces fruits, ils n’y vont jamais qu’avec une sorte de heaume en bois qui leur couvre la tête et descend jusque sur leurs épaules ; car ce n’est pas tout plaisir que d’aller « aux noix » dans un bosquet de juvias.
L’assemblée tout entière avait à sa manière témoigné d’une joie frénétique à la tombée de la lourde masse.
– Mais à quoi cela l’avançait-il ? demandaient les enfants, qui savaient fort bien que l’enveloppe de ces fruits est d’une dureté incomparable et n’a pas moins de quatre centimètres d’épaisseur. À peine si la scie peut l’entamer, comment des singes et des oiseaux allaient-ils en venir à bout ?
– Regardez-les faire, répondit l’Indien.
Tous les yeux se fixèrent avec plus de curiosité que jamais sur le cercle d’animaux.
À leur grande surprise, ils s’aperçurent que ni les oiseaux ni les singes ne parurent se préoccuper de l’ouverture de la fameuse coque. Ils laissèrent ce soin aux rongeurs, qui l’attaquèrent aussitôt et si courageusement, qu’avant longtemps les fruits savoureux s’éparpillaient sur le sol.
C’est alors, par exemple, que singes, aras et perroquets ne cédèrent pas leur place à d’autres. Ce fut une bousculade générale, ou les plus heureux, c’est-à-dire les plus habiles, se firent la part du lion, car certainement il n’y en avait pas pour tout le monde.
Pour rendre justice aux singes, ils prenaient bien une certaine part à la besogne. Quand un fruit tombait dans le cercle redouté, couvert par l’ombre du juvia, il fallait bien que quelqu’un se dévouât pour l’y aller chercher. Un ou deux sujets étaient alors délégués par les unes ou les autres espèces. On les voyait courir vers le fruit avec les plus vives démonstrations de terreur, et le rouler devant eux en déployant toute la vitesse dont ils étaient capables… Aussitôt sortis du terrain dangereux, leurs camarades, allaient les retrouver. Ils s’essayaient à lancer de toutes leurs forces le fruit massif contre une pierre, moyen qui ne leur réussit guère qu’une fois sur dix, mais qu’ils emploient presque toujours avant de s’en remettre au concours de quelque rongeur, qui ne recueille guère pour sa part que le plaisir peu apprécié d’avoir pris de la peine pour des ingrats.
Mais un cri terrible qui domina toutes ces clameurs joyeuses vint brusquement mettre un terme à la fête. C’était le cri du jaguar ; et déjà l’on entendait craquer les branches mortes dans la direction où s’avançait le monstre redouté.
En un clin d’œil la clairière fut désertée. Les cabiais avaient plongé dans l’étang voisin, les pacas et les agoutis avaient regagné leurs terriers, et les singes gesticulaient dans le sommet des arbres. Rien ne restait donc à la disposition du roi des forêts, que les coquilles vides des noix de juvias.
Nos amis ne s’attardèrent pas non plus. Ils rejoignirent en toute hâte leur camp, autour duquel ils allumèrent et entretinrent jusqu’au matin de vastes feux. Ils ne revirent pas le jaguar, bien qu’à intervalles, dans le profond silence de la nuit, l’écho de sa voix sauvage et retentissante vînt troubler leur sommeil.
Le lendemain soir, nos voyageurs campèrent sur un banc de sable qui s’étendait presque à perte de vue d’un côté de la rivière. Il ne fallait pas songer à se servir des hamacs, dont l’absence était compensée par un sable doux et sec, sur lequel nos amis comptaient dormir comme dans leur lit.
Tout ce qu’il fallait donc, c’était du bois en quantité suffisante pour entretenir toute la nuit un grand feu ; car ils avaient définitivement adopté cette mesure de prudence, eu égard aux dangers de toute nature qui menaçaient chaque soir leur repos.
Léon prit son tour de veille, qui était toujours le premier. Il s’était assis sur un tas de sable qu’il avait rassemblé à cet effet, et, comme à l’ordinaire, il se promit bien de ne pas s’endormir. La première heure se passa assez bien, mais la seconde débuta fort mal. Il avait beau employer tous les moyens connus pour le combattre, l’assoupissement le gagnait en dépit de tout, et il s’endormit en se pinçant. Au bout d’une demi-heure, il se laissa glisser de son monticule et tomba rudement sur le côté. Ceci l’éveilla tout à fait, et, exaspéré d’une faiblesse qu’il traitait d’inqualifiable, il se mit en devoir de se frotter les yeux en exhalant sa mauvaise humeur contre lui-même.
Après quelques instants de cet exercice peu récréatif, il s’avisa de regarder autour de lui pour s’assurer que rien d’insolite n’avait, pendant son sommeil, menacé le repos de la petite troupe.
Il examina d’abord le côté de la forêt, où rien de suspect ne mit son attention en éveil ; il se tourna ensuite vers la rivière, mais là… oh ! là… il aperçut de l’autre côté du feu une paire d’yeux brillants fixés sur lui ; et à côté de celle-ci une autre suivie ou accompagnée d’une multitude de prunelles scintillantes rangées en cercle et dont il était le point de mire.
Du coup notre Léon eut peur.
Certes tous ces yeux étaient fort petits et n’avaient rien de ceux des fauves, mais ils n’en valaient guère mieux, car ils semblaient appartenir à une colonie de serpents.
Fauves ou serpents, la situation n’avait rien de bien rassurant. Mais nous avons déjà vu que la prudence et le sang-froid étaient les traits distinctifs de ce caractère d’adolescent. Il craignait, en criant, de provoquer une attaque simultanée de tous ces êtres hideux, anacondas ou autres.
Il se leva donc avec une extrême précaution ; et comme il dominait le feu, il put voir que ces têtes de reptiles se rattachaient à de grands corps de forme ovale, dont la berge tout entière semblait être pavée, et sur lesquels les rayons de la lune se réfléchissaient comme sur un miroir mouvant.
C’était un spectacle singulier, bien inexplicable pour notre Léon.
Fort troublé, il se décida à réveiller Guapo ; mais il ne put y réussir sans faire assez de bruit pour troubler le repos de tous les dormeurs. Chacun, réveillé en sursaut, produisait sa part de bruit et de confusion, si bien que les visiteurs nocturnes, plus alarmés que le camp en émoi, détalèrent au plus vite, et qu’on n’entendit plus, pendant quelques instants, que le tapage de leurs plongeons multiples.
D’un coup d’œil Guapo comprit ce qui se passait.
– Carapas, dit-il avec son laconisme habituel.
– Carapas ? répéta Léon, à qui ce mot jeté en l’air n’apprenait rien de ce qu’il désirait savoir.
– Tu veux dire des tortues ? demanda Don Pablo, qui devina la pensée de l’Indien.
– Oui, maître ; c’est sans doute ici un des endroits qu’elles choisissent pour venir pondre leurs œufs, chaque année.
Le digne homme rassura tout le monde en affirmant que les tortues sont pour l’homme les créatures les plus inoffensives de la terre. Néanmoins l’alerte avait été trop vive pour qu’on pût se rendormir tout de suite, et ce fut avec plaisir qu’on écouta les renseignements donnés par Guapo sur ces étranges créatures.
– Ces grandes tortues, dit-il, sont appelées arraus ou tortugas, suivant la région de l’Amérique tropicale que l’on parcourt. Elles se rassemblent chaque année de tous les points de la rivière ; et comme elles sont nombreuses, ainsi que vous avez pu le voir, elles vont choisir un lieu à leur gré, îlot sablonneux ou banc de sable, pour y déposer leurs œufs.
Elles n’en approchent qu’avec des précautions infinies, restant plusieurs jours cachées dans l’eau dans le voisinage, afin d’examiner si aucun danger ne menacera leur ponte. Rassurées sur ce point, elles abordent la nuit en nombre considérable, et chaque tortuga se creuse un trou dans le sable avec les ongles crochus de ses pattes de derrière. Il doit avoir une moyenne d’un mètre de largeur sur soixante-six centimètres de profondeur. Elle y dépose ensuite ses œufs, variant de 70 à 120 pour chacune.
Ils sont blancs et ont une coquille très dure. Ils tiennent le milieu entre ceux de la poule et ceux du pigeon. Elle recouvre alors son trou, en nivelant la surface de manière à ce que rien ne trahisse la présence d’un nid, afin que les vautours, les jaguars et les autres bêtes de proie ne puissent pas venir s’y régaler à loisir.
Ceci fait, la tortue a achevé sa tâche maternelle. La multitude se disperse, et la chaleur du soleil doit achever le reste, si bien qu’en moins de six semaines, des myriades de jeunes tortues, ayant trois centimètres de diamètre, se frayent un chemin hors du sable mou et se rendent précipitamment à l’eau.
Mais en dépit de ses précautions pour sa couvée, la tortue n’est jamais bien sûre qu’elle viendra à bien. Elle a tant d’ennemis ! Ceux-ci, ayant l’homme à leur tête, dérobent annuellement des millions de ces œufs.
Quand un de ces lieux de ponte a été découvert, les Indiens se rassemblent et s’emparent de tout ce qu’il contient. Ce n’est pas uniquement pour manger les œufs qu’ils les recherchent avec tant de soin, c’est pour en faire de l’huile, ou, pour dire comme eux, du beurre de tortue.
Il se prépare ainsi : les œufs sont réunis dans une immense jatte de bois (quelquefois un canot). On les casse et on les bat avec une espèce de spatule en bois. On les laisse ensuite reposer au soleil jusqu’à ce que la partie huileuse ait surnagé. On l’écume alors et on la fait bouillir un certain temps. Le beurre est alors fait, et une fois qu’il a été versé dans des vases de terre nommés botijas, il est prêt pour le marché.
Cette huile est claire, d’un jaune pâle, et considérée par d’aucuns comme valant la meilleure huile d’olive, lorsque toutefois elle n’a pas d’odeur ; ce qui se produit infailliblement, si les œufs sont recueillis après l’incubation commencée.
Qu’adviendrait-il si l’on ne s’acharnait pas après la ponte de la tortue comme nous venons de l’indiquer ? On évalue à plus de cent millions le nombre d’œufs qui est annuellement pondu dans l’Amérique du Sud au bord de ses différentes rivières.
Sur l’Orénoque, en trois endroits de ponte seulement, on a calculé qu’on détruit une moyenne de plus de trente-trois millions d’œufs, consacrés à la fabrication de ce fameux beurre. Supposez un instant que ces cent millions d’animaux eussent vécu et se fussent reproduits à leur tour !
Mais la prévoyante nature a mis une digue à cette multiplication insensée, en donnant à la tortue une infinité d’ennemis. Jaguars, ocelots, crocodiles, grues, vautours, sont sans cesse acharnés après elle, sans compter les fabricants d’huile, qui, eux du moins, pratiquent sur une grande échelle.
La carapa ou tortue arrau pèse de quarante à cinquante livres. Elle est d’un vert sombre par-dessus et orangé par-dessous, et a des pattes jaunes.
On trouve dans les rivières d’Amérique beaucoup d’autres espèces de tortues ; mais chez celles-ci la femelle va pondre isolément. Il y en a de plus petites que l’arrau, qui sont plus estimées, tant pour leur chair que pour leurs œufs ; tel est le térékay, par exemple. Seulement, comme ces œufs ne sont jamais réunis en quantité considérable, on ne leur a fait place que dans l’alimentation et non dans le commerce.
Le blanc ne se coagule pas en bouillant ; aussi ne mange-t-on que le jaune, qui est, dit-on, aussi flatteur au palais que celui de l’œuf de poule.
La chair de toutes les tortues indistinctement entre dans la consommation journalière de l’Indien, qui la fait frire, la recouvre de sa propre huile, et la conserve ainsi presque indéfiniment dans des vases ad hoc.
Tous ces détails, communiqués par Guapo, intéressèrent fort ses auditeurs, qui, néanmoins, lorsqu’il eut fini de parler, trouvèrent un grand charme à reprendre leurs sommes interrompus et laissèrent l’Indien terminer comme il l’entendrait sa veille solitaire.
Quand nos voyageurs s’éveillèrent, ils trouvèrent Guapo très occupé auprès du feu.
Il avait été visiter la ponte et en avait rapporté une quantité d’œufs qu’il préparait de diverses manières pour le déjeuner. De plus, une demi-douzaine d’énormes tortues gisaient sur le dos, attendant que l’Indien les accommodât pour en faire une réserve à emporter pour les besoins futurs ; ce qui était une excellente idée. Il avait employé sa veillée à les attraper à mesure qu’elles se risquaient hors de la rivière.
Quant aux autres, elles étaient toutes parties, ce qui n’arrive pas toujours ; car très souvent elles n’ont pas fini de couvrir leurs œufs quand le jour vient, et les pauvres créatures sont tellement absorbées par cette opération, qu’elles cessent de s’inquiéter de la présence de leurs plus redoutables ennemis.
Les Indiens appellent tortues folles ces pauvres imprudentes.
Toutefois, ce matin-là, pas une seule tortue folle ne s’était attardée sur la rive, et cependant, à perte de vue, cette dernière était couverte de carapas retournées comme celles que Guapo s’apprêtait à dresser.
Curieux de les examiner de plus près, afin de découvrir qui avait pu les mettre dans cette position, nos amis se dirigèrent vers elles, bien qu’elles fussent à une certaine distance du camp.
Quelle fut leur surprise de s’apercevoir qu’à part une douzaine de ces tortues vivantes, toutes les autres n’offraient plus qu’une carapace vide dont la chair avait été extraite depuis peu avec l’habileté d’un préparateur d’anatomie. Vite on eut recours à Guapo, dont l’inépuisable expérience devait posséder la clef de ce mystère.
L’Indien savait en effet quel était le praticien qui arrangeait si adroitement les tortues. Ce n’était ni plus ni moins que le jaguar. Il en retourne toujours un nombre beaucoup plus grand qu’il n’en peut consommer, dans l’intention de se réserver des provisions pour un avenir prochain. Seulement, en général, en son absence, d’autres profitent de cette prévoyance, et les Indiens ne se font pas faute de le frustrer de sa proie.
Nos amis sentirent de petits frissons peu agréables leur parcourir l’épiderme en songeant que le jaguar avait tant travaillé dans un voisinage aussi rapproché. Mais Guapo n’y vit qu’une occasion de s’approprier les tortues restantes pour en faire une bonne quantité de chair à saucisse ; car jugeant des autres par lui-même, il se disait que cela varierait agréablement leur charqui de cheval, dont on commençait à se fatiguer et qui du reste tirait à sa fin.
Comme ils se préparaient à revenir au camp, pliant sous le poids de leur charge, ils aperçurent deus corps noirâtres, qu’ils prirent de loin pour deux tortues folles et qui se mouvaient au bord de l’eau.
Don Pablo et sa suite eurent la curiosité de les examiner de près et s’en rapprochèrent. Ils ne s’étaient pas trompés. L’un était bien une tortue, mais de la plus grande espèce ; car elle avait près d’un mètre de diamètre. L’autre était un caïman ou petit alligator.
Nos amis ne comprenaient pas d’abord ce que ces deux créatures également écailleuses avaient à faire ensemble ; toutefois, au bout d’un moment, ils découvrirent qu’elles étaient engagées dans un combat singulier.
Don Pablo fit alors remarquer ce fait, que les grosses espèces de crocodiles et d’alligators comptent au nombre des pires ennemis des jeunes tortues, qu’ils font périr par milliers, tandis que, par une revanche bizarre, les grosses tortues se repaissent abondamment des jeunes crocodiles de toute espèce, et ne manquent jamais une occasion de leur faire une guerre acharnée.
Du reste, il ne faut pas croire que ce soit sous l’impulsion d’un juste sentiment de représailles ; ce n’est qu’instinct de voracité gloutonne ; car les alligators et les crocodiles mâles se nourrissent sans exception de tout ce qu’ils rencontrent, et à l’occasion de leurs petits eux-mêmes. Chez les tortues, les mâles de certaines espèces reproduisent, paraît-il, ces appétits déréglés.
La tortue dont il s’agissait présentement appartenait à l’espèce la plus carnivore de sa race, et doit à ses instincts de cruauté un nom générique qui la dépeint bien, testudo ferox, tortue féroce. Elle dévore tout ce qui se trouve sur son passage, poissons et crustacés, s’ils ne sont pas plus forts qu’elle, et elle est d’une habileté rare à se saisir de sa proie.
Elle se cache au fond de l’eau, parmi les racines des iris et des nénuphars ; et si un petit poisson sans défiance passe à sa portée, d’un mouvement rapide elle darde sa tête en avant et le saisit dans une étreinte telle, qu’il n’y a pas d’exemple que rien au monde ait pu le lui faire lâcher. Une fois qu’elle tient quelque chose entre ses mandibules, il faut lui couper la tête pour qu’elle lâche prise, à moins toutefois que dans la lutte elle n’emporte le morceau. On l’a vue happer de la sorte une grosse canne de promenade et en enlever la partie saisie aussi facilement que si c’eût été un roseau.
On raconte à ce sujet l’histoire suivante :
Un voleur, s’étant introduit dans l’office d’un hôtel pour y chercher fortune, se heurta par hasard contre un immense panier de provisions. Quelle chance ! Il y plongeait la main pour tâter ce qui pourrait faire son affaire, quand il se sentit les doigts happés par une de ces tortues. Dire avec quelle précipitation il chercha à dégager sa main serait superflu ; mais ses efforts le furent plus encore. Le bruit de la lutte et ses plaintes, si étouffées qu’elles fussent, attirèrent l’attention des gens de la maison, réveillés en sursaut. Le malheureux voleur pincé par la tortue ne fut délivré de son étreinte que pour être repincé par la police, et l’affaire se termina fort tristement pour lui.
C’était donc une de ces tortues happantes, si l’on peut ainsi les nommer, et l’une des plus grosses de l’espèce, qui était aux prises avec le caïman. Celui-ci n’avait guère que deux mètres de long ; autrement la carapa se fût gardée de l’attaquer. Le duel engagé n’avait ni pour l’un ni pour l’autre un intérêt comestible. Très probablement la tortue avait surpris l’alligator dans l’acte de violer son nid récemment recouvert, et voulait tirer vengeance de cette indigne conduite. Ce qui paraît certain, c’est que le combat devait durer depuis quelque temps, à en juger par les empreintes nombreuses et profondes que portait le sable dans un rayon d’une certaine étendue.
Quand nos amis approchèrent du lieu de la lutte, les adversaires étaient tellement acharnés, qu’ils ne prêtèrent pas la moindre attention à leur présence, et continuèrent comme si de rien n’était.
Le but du caïman paraissait être de saisir dans sa gueule la tête de la tortue ; mais celle-ci, à chaque nouvelle tentative de son antagoniste, rentrait sa tête sous sa carapace et le laissait un moment tout dépité. Puis, se dressant de toute sa hauteur sur ses pattes de derrière, elle projetait son long cou en avant, attaquait l’alligator à la gorge, son endroit le moins protégé, et presque à chaque fois, de ses mandibules tranchantes, lui emportait un morceau.
Mais la véritable tactique de la tortue visait un autre résultat. Elle dirigeait tous ses efforts vers la queue de l’alligator qu’elle voulait désarmer. Si elle arrivait à la lui désarticuler, c’en était fait de lui. L’instinct des ennemis du crocodile leur révèle toujours que c’est là son endroit vulnérable.
De tous les mouvements que le reptile peut faire hors de l’eau, celui qu’il exécute avec le plus de difficulté est incontestablement de changer de front, à cause de la conformation de ses vertèbres, qui l’oblige à se tourner tout d’une pièce en décrivant un cercle.
La tortue avait donc sur lui l’avantage d’une vitesse relative, et, après maints efforts, elle réussit à tourner l’ennemi ; alors, se dressant de toute sa hauteur, elle s’élança d’un bond violent et saisit la queue de son adversaire, et l’on sait comment elle garde ce qu’une fois elle tient.
Ici, la scène, très dramatique pour le crocodile, revêtit un côté comique pour les spectateurs.
Si l’alligator ne pouvait espérer faire lâcher prise à la tortue, il pouvait du moins, grâce à l’immense force musculaire dont est doué son appendice caudal, essayer de la renverser, et il ne s’en faisait pas faute. On voyait le corps massif de la tortue vibrer à chaque secousse que lui communiquait la queue du caïman, violemment agitée.
Peu lui importait qu’il l’entraînât lentement avec lui sur le sable, pourvu qu’elle pût conserver son équilibre. Aussi la voyait-on se carrer sur ses grosses pattes jaunes, et mettre toute sa force à ne pas se laisser ébranler. Elle savait trop ce qui l’attendait, si elle était une fois renversée sur le dos.
Parfois il se produisait des pauses durant lesquelles le caïman épuisé semblait chercher à reprendre haleine ; à chacun de ces intervalles de répit, la tortue en profitait pour raccourcir un peu la queue du crocodile par un procédé fort simple, en en dévorant un morceau. On conçoit que ces armistices ne pouvaient être fort longs.
Après quelques minutes de cette lutte singulière, le saurien parut désespérer du combat ; la douleur lui arrachait des larmes. Larmes de crocodile, qu’on ne voyait pas couler, mais qui semblaient communiquer un éclat plus sauvage à sa prunelle enfoncée. Il cherchait évidemment le moyen d’abréger cette scène, et l’eau à proximité lui promettait le salut.
Non pas que la tortue ne soit tout aussi bien dans son élément dans l’eau que sur la terre, mais lui du moins y retrouverait une partie des avantages qu’il perd en s’en éloignant. Toutefois, si lui avait intérêt à y entraîner la tortue, celle-ci en avait un non moins grand à le retenir où il était. Aussi mit-il à parcourir les quelques pieds qui le séparaient du bord un temps assez long, que la tortue continuait à mettre à profit.
Le moment vint toutefois où la force du caïman prévalut. Il parvint à s’élancer au fond de la rivière en entraînant la tortue à sa suite ; de sorte que nos amis ne surent jamais qui avait remporté la victoire, et s’éloignèrent en riant du curieux spectacle que la nature leur avait ménagé dans les profondeurs du désert.
La partie de la rivière où ils naviguaient maintenant semblait être le rendez-vous favori des créatures de ces deux familles.
Parmi les nombreuses tortues qu’ils eurent l’occasion d’apercevoir se trouvait la « tortue peinte ». Cette superbe espèce tire son nom de l’éclat de sa carapace qu’on croirait peinte sur émail.
En fait de crocodile, ils en virent trois ou quatre espèces, entre autres le « jacare nigra », le grand crocodile noir. Cette grande espèce produit des individus qui ont plus de vingt pieds de long. À les voir si terribles d’aspect, oui croirait que ces créatures ne sont pas maîtresses incontestées des eaux qu’elles habitent et rencontrent jusque dans certains oiseaux des ennemis redoutables, qu’elles ne peuvent fuir qu’en plongeant pour se dérober à leurs coups ?
Un jour, nos voyageurs purent se rendre compte de la manière dont un crocodile géant peut être mis en fuite.
Le radeau côtoyait un banc de sable légèrement incliné vers la rivière. Don Pablo et sa famille aperçurent à environ deux cents mètres de distance un crocodile qui se dirigeait vers l’eau. Il venait sans doute de se réveiller de sa torpeur, car son corps était couvert d’une croûte de vase desséchée, et il se pressait vers la rivière comme sous l’empire de la soif.
Tout à coup deux ombres se projetèrent sur la surface éclatante du banc de sable. Deux énormes oiseaux traçaient dans le ciel de vastes orbes qui se contrariaient, et, le cou tendu vers la terre, avaient évidemment le crocodile pour point de mire.
Ce dernier ne tarda point à les remarquer et s’arrêta. Il s’aplatit sur le sol comme pour chercher à se dérober à un ennemi redouté. Que pouvait-il donc avoir à craindre de l’élégant vautour royal au plumage crème et à la tête orangé vif (sarcoramphus papa), lui, massif et de taille monstrueuse comme il l’était ?
C’était ce que Léon se demandait, et néanmoins sa terreur était un fait indéniable ; car, chaque fois que les oiseaux s’abaissaient, il semblait chercher à se dissimuler contre terre ; et dès qu’ils relevaient leur vol, on le voyait se dissiper plus rapidement vers la rivière.
Il n’était plus qu’à cent mètres de la rive quand les deux vautours s’abattirent enfin et se posèrent tout en face de lui, qui resta immobile à les surveiller. Bientôt l’un d’eux, en quelques sauts, se trouva si près du monstre, que celui-ci ouvrit ses mâchoires pour s’en saisir ; mais l’oiseau, agitant ses grandes ailes, se jeta de côté, tandis que l’autre oiseau répétait la même manœuvre et se postait également à un demi-mètre à peine de son cou.
Ainsi mal entouré, chaque fois que le crocodile était occupé des faits et gestes d’un des oiseaux, l’autre s’avançait, et de son bec puissant tentait de lui arracher un œil. Il était difficile que cela ne se terminât pas par quelque événement tragique, et en effet le bec acéré d’un des vautours s’enfonça dans l’orbite du saurien.
Le malheureux animal rugit de douleur, et sa queue convulsée fouetta le sable, le faisant tournoyer en une nuée épaisse. Les vautours, fort peu émus par ces démonstrations évidentes d’un premier succès, s’étaient prudemment retirés hors de l’atteinte de la queue et de la gueule du monstre. Dès qu’ils le virent un peu calmé, ils revinrent à la charge, et c’était un spectacle bien fait pour se graver dans la mémoire.
En vain le crocodile remuait incessamment la tête, montrant à chacun de ses adversaires une gueule enflammée ; il rencontrait toujours le bec d’un de ces deux adversaires près de l’œil qui lui restait encore.
Cette lutte terrible dura tant que le radeau fut en vue du banc de sable. Le courant, très faible à cet endroit, l’emportait lentement et permettait à nos voyageurs de suivre les péripéties du combat. Longtemps encore ils purent voir le corps du monstrueux reptile se tordre sur le sable entre les deux vautours qui agitaient sans cesse leurs grandes ailes blanches. Mais sa tête n’était plus tournée vers la rivière, dans laquelle cependant il devait trouver un refuge assuré. Pourquoi donc se dirigeait-il maintenant vers la forêt ? Le malheureux ! c’est que ses deux bourreaux avaient réussi et qu’il était aveugle.
Les enfants demandèrent alors comment il se faisait que les vautours ne l’eussent pas encore abandonné ; à quoi Guapo répondit en leur expliquant que ces oiseaux sont friands des yeux du crocodile et ne le quittent qu’après les lui avoir dévorés entièrement. Le crocodile, désormais impuissant à se conduire, devient alors une proie facile pour le jaguar ou tout autre fauve, qui n’a plus qu’à le démembrer.
Une fois sur ce sujet, l’Indien aurait pu ne pas tarir ; et comme les enfants s’apitoyaient sur la cruelle agonie du monstre qu’ils avaient vu se tordre sous leurs yeux, il leur raconta comment ces hideux reptiles font périr, chaque année, sur les bords des fleuves de l’Amérique du Sud plus de personnes que n’en ont jamais détruit les requins, ces crocodiles de l’Océan.
Les tribus indiennes prétendent qu’en certains endroits, ils sont plus féroces qu’en d’autres ; mais ce fait s’explique par la diversité des espèces qui habitent telle ou telle rivière, quelquefois telle ou telle partie d’un même fleuve. Le crocodile véritable, au museau déprimé, aux larges défenses extérieures, se rencontre souvent dans la même rivière avec le caïman, dont le museau plus large se rapproche davantage de celui du brochet. Néanmoins ils ne frayent jamais ensemble et vivent en bandes séparées et parfaitement distinctes.
Le crocodile, plus courageux que l’alligator, s’attaque souvent à l’homme, et ce dernier fort rarement. Il en résulte que ceux qui les confondent et n’ont eu affaire qu’au caïman disent qu’on éloigne le crocodile par un simple coup de bâton, tandis que ceux qui ont été estropiés par le crocodile véritable (ce qui se voit dans chaque village indien des bords de l’Amazone), soutiennent que la race tout entière est une race maudite et perfide à l’humanité.
Guapo ajouta qu’il y a toujours un moyen d’échapper au crocodile qui vous a saisi dans sa vaste mâchoire : c’est de lui enfoncer les doigts dans les yeux, ce qui l’épouvante assez pour qu’il lâche prise et se sauve aussi vite que le lui permet sa constitution.
Convenez, cher lecteur, que ce procédé, fort simple en lui-même, exige une dose de présence d’esprit et de sang-froid peu commune. Il ne faut sans doute pas que la douleur vous ait fait perdre connaissance, ou que le monstre vous ait entraîné au fond de la rivière. Cependant, si peu pratique que cela nous paraisse, il existe dit-on, des centaines d’Indiens et même d’Indiennes qui l’ont employé et s’en sont bien trouvés, puisqu’ils sont encore là pour le conseiller à d’autres.
Après bien des jours de cette lente navigation, nos voyageurs se trouvèrent dans une région toute différente.
Ils pensaient approcher de l’Amazone, car la rivière sur laquelle ils se trouvaient se divisait en branches infinies qui formaient autant de deltas avec ce fleuve immense. À tout instant ils se trouvaient plongés dans un extrême embarras en arrivant à ces bifurcations. Le lit de la rivière n’était pas toujours le plus large, et ils redoutaient de s’engager dans un bras qui ne fût pas navigable.
C’était un singulier pays que celui qu’ils traversaient maintenant. On le connaît sous le nom de Gapo. Ce nom désigne une immense région qui s’étend sur les rives de l’Amazone et de quelques-uns de ses affluents, et qui est chaque année soumise à une inondation périodique de plusieurs mois.
Mais cette inondation ne présente pas à l’observateur les caractères des débordements du Nil, par exemple. Pendant sa durée, les contrées envahies n’offrent pas à l’œil l’aspect d’une nappe immense, d’une sorte de mer d’eau douce. Au contraire, elle offre le curieux spectacle d’une forêt submergée sur une étendue de plusieurs milliers de kilomètres carrés.
Dans cette forêt, à nulle autre semblable, les arbres, loin de dépérir sous cette humidité persistante, jouissent d’une beauté et d’une force de végétation excessives. Du reste, il faut dire que ce sont pour la plupart des arbres exceptionnels et qui ne se rencontrent que là. On en peut ajouter autant au sujet de la faune, et l’on prétend même qu’il y a des tribus indiennes qui ne connaissent pas d’autre existence que leur existence aérienne entre les branches des arbres du Gapo.
Au demeurant, cela n’aurait rien d’impossible. N’est-il pas prouvé que les Guaranis, à l’embouchure de l’Orénoque, habitent la cime des palmiers morichi (mauritia flexuosa) durant toute la période de l’inondation annuelle de cette région ? Ces peuplades y établissent des plates-formes, y élèvent des cabanes recouvertes d’un toit, y suspendent leurs hamacs, et, au moyen de foyers de terre glaise ou de « pisé », y font cuire leur nourriture. En dehors de cela, ils ont des canots qui leur permettent d’aller et de venir, ou de se livrer à la pêche, qui leur fournit leur principal moyen d’existence. Le morichi suffit ensuite à tous leurs autres besoins.
Cet arbre remarquable est un des plus beaux palmiers qui se puissent voir. Il atteint et dépasse la hauteur prodigieuse de cent pieds, croît en groupes nombreux, formant de vastes « palmares » qui occupent quelquefois les bords de la rivière sur une étendue de plusieurs lieues.
Ses feuilles, au lieu d’être pennées et de rappeler l’aspect vaporeux de la plume, ont une longue tige, sorte de pétiole autour duquel elles se déploient en un éventail brillant et toujours vert, ayant dix à douze pieds d’ouverture. Inutile d’ajouter qu’un de ses éventails constitue à lui seul toute la charge d’un homme vigoureux. On n’en compte guère qu’une vingtaine pour couronner le stipe élancé du morichi.
Mais si cet arbre est majestueux et superbe, il est surtout utile. Ses feuilles, ses fruits, sa tige, tout, en un mot, est employé par les Indiens dans leur économie domestique.
Les pétioles de ses feuilles, élastiques et légers dès qu’ils sont secs, s’utilisent sous deux formes distinctes. De leur écorce ferme et dure, mais qu’on divise aisément, on fabrique des paniers et des jalousies ; et de la moelle tendre qu’elle recouvre, coupée en lattes d’un demi-pouce d’épaisseur, on tire les matériaux nécessaires à la confection de volets, de boîtes, de cages, de cloisons, et souvent même de murailles entières.
L’épiderme des feuilles fournit des cordes pour la fabrication des hamacs ainsi que toutes sortes de cordages.
Le fruit, un peu comme la pomme, est agréable à manger et donne un breuvage très apprécié.
Le stipe renferme une moelle que l’on transforme en sagou, et l’écorce qui reste, une fois creusée pour l’extraction de ce produit comestible, ne demande pas grand effort pour devenir, sous la main habile de l’Indien, un canot léger, presque un compagnon !
Quoique l’inondation fût à sa période décroissante au moment où nos amis s’engagèrent dans ses eaux, la rivière était encore hors de son lit, et dans l’impossibilité de trouver un endroit pour camper, Don Pablo et sa famille furent maintes fois obligés de passer la nuit sur le balza solidement amarré.
Cela ne faisait guère leur affaire. Pas de sommeil et presque pas de nourriture ; car les provisions s’épuisaient, tandis que le voyage n’avançait pas et que l’on ne pouvait espérer trouver beaucoup de gibier. Quelquefois Guapo abattait un perroquet ou un aracari ; mais c’était rare, bien qu’il fût sans cesse à l’affût, sa sarbacane à la main.
Parfois, la nuit, on entendait des hurleurs, et le temps était passé où la famille eût fait la difficile pour s’attabler devant un bon rôti de singe. Sous l’empire de la faim, elle en avait goûté et ne demandait plus qu’à en avoir à discrétion, ce qui malheureusement n’était pas le cas.
Un soir, Don Pablo et Guapo avaient poussé le balza au fond d’un « igaripé » où ils avaient vu chance de pouvoir mettre pied à terre. La crique n’était guère plus large que le radeau, et de grands arbres en ombrageaient les bords.
En plusieurs endroits, le jacitara épineux, palmier qui est une sorte de plante grimpante, s’élançait aux branches et leur barrait presque l’igaripé, ce qui avait d’autant plus d’inconvénient que si les espèces de griffes dont est armée cette liane s’étaient enfoncées aux habits d’un des passagers, celui-ci eût été soit enlevé du radeau, soit à moitié dépouillé de ses vêtements mis en pièces.
Enfin l’on était à terre, préparant le maigre repas du soir, quand nos voyageurs entendirent une bande de singes hurler dans les profondeurs de la forêt. Bientôt on put juger qu’ils se rapprochaient, et Guapo, supposant que la troupe tournerait la crique, ce qui demanderait un certain temps, s’en réjouit en chasseur.
Une demi-heure s’écoula dans une attente inquiète, chacun se demandant avec anxiété si les bruyantes créatures suivraient bien la direction qu’on avait tant intérêt à leur voir prendre. Grande fut donc la joie quand on vit arriver une troupe composée d’individus ayant une assez grande taille et ces formes grêles qui caractérisent les singes à queue prenante.
Ce n’étaient pourtant point des « atèles », mais bien de vrais hurleurs, comme en témoignaient surabondamment leurs voix discordantes et leurs clameurs assourdissantes. Leur pelage d’un brun rougeâtre était un peu plus clair sur le devant du corps. Leur face nue, bleuâtre et ridée, leur donnait une expression vieillotte ; leur poil épais et touffu leur communique une lointaine ressemblance avec un ours et leur a fait décerner par les naturalistes le nom de « simia ursina », tandis que pour Guapo c’étaient des araguatos.
Ils pouvaient être une cinquantaine, sous la conduite d’un chef plus grand et plus fort. Dans le nombre se trouvaient quelques femelles chargées de leurs petits.
À la vue de l’igaripé qui entravait leur marche en avant, les singes éprouvèrent une réelle déception. Un chat ne redoute pas plus de se mouiller les pattes que la plupart des singes ; et encore le chat sait nager, tandis que le singe n’y arrive jamais.
Leur contrariété était donc visible, et ils tinrent conseil sur les branches de l’arbre au milieu duquel ils avaient élu domicile. Sur un des rameaux les plus élevés siégeait le chef, sage vieillard, à en juger par son air vénérable. Quand tout le monde eut pris place, il commença une harangue sans doute fort éloquente, car il l’accompagnait de gestes énergiques et pleins d’autorité. Sa tête, sa queue, ses mains étaient sans cesse en mouvement.
Il n’y avait pas de danger qu’elle ne fût pas entendue, débitée comme elle l’était d’une voix retentissante dont on a comparé les suaves accents aux craquements d’un chariot mal graissé, mêlés au bruit des roues.
Tout le monde écoutait dans un religieux silence et avec un décorum que je me permets de citer en exemple à maintes assemblées parlementaires de l’ancien et du nouveau monde.
En revanche, quand le discours fut achevé, ce fut un vacarme infernal dont aucune assemblée au monde ne saurait donner la moindre idée – je l’espère, du moins, pour notre humanité. – Chaque membre prit la parole à la fois, et cinquante opinions furent développées sur cinquante diapasons différents, avec un ensemble qui prouvait que chacun, occupé à parler, n’avait pas le temps de contredire son voisin.
Mais le chef a commandé le silence. Tous se taisent à la fois et retombent dans une immobilité respectueuse, suivant des yeux ses gestes qui désignent l’igaripé et écoutant sa parole vénérée, qui explique sans doute le moyen de tourner cette grosse difficulté.
Immédiatement au bord de l’eau se trouvait un arbre dont le feuillage ne prenait naissance qu’à une grande hauteur, et presque en face, sur l’autre rive, s’en élevait un autre dans des conditions presque identiques. L’extrémité de leurs rameaux n’était donc séparée que par une vingtaine de pieds.
Ces deux arbres étaient le point de mire de l’attention de toute la bande. Il était aisé de voir que l’orateur calculait avec toute l’assemblée la distance à franchir entre les deux cimes.
– Quel peut être leur but ? demandait Léon à Guapo.
Ils ne sont pas assez fous pour essayer de sauter d’un arbre à l’autre. Il faudrait des ailes au téméraire qui voudrait franchir un pareil espace.
L’Indien, qui allait répondre, s’en trouva dispensé par la promptitude avec laquelle les singes mettaient à exécution la détermination quelconque à laquelle on venait de s’arrêter.
À un commandement du chef, plusieurs membres de l’assemblée, choisis parmi les plus grands et les plus vigoureux, sautèrent sur l’arbre le plus rapproché de l’eau, et, après quelques instants d’hésitation passés à reconnaître la force des rameaux, ils gagnèrent une branche horizontale qui se projetait au-dessus de l’igaripé. Arrivé à son extrémité, le premier singe se laissa tomber brusquement, retenu par sa queue. Aussitôt un de ses camarades lui sauta dessus, et, nouant solidement la sienne autour du poignet et du cou du premier, se laissa pendre à son tour ; un troisième vint s’y joindre ensuite, puis un quatrième et un cinquième, et cette chaîne vivante se prolongea jusqu’à ce qu’elle eut atteint une certaine longueur.
Alors les araguatos qui la constituaient frappèrent en même temps les autres branches avec leurs pieds pour déterminer un fort mouvement d’oscillation, semblable à celui d’un pendule. Il alla croissant jusqu’à ce qu’il eût permis au dernier singe de saisir l’une des branches de l’arbre qui poussait sur la rive opposée. Après deux ou trois tentatives infructueuses, il s’y cramponna, et le pont se trouva construit.
Un cri de joie et de bruyantes félicitations mutuelles éclatèrent de toutes parts ; jusqu’à ce moment, en dehors de la voix du chef donnant quelques brèves indications, le silence avait été complet. Le dédommagement ne le fut pas moins.
La troupe procéda immédiatement à la traversée, dès que deux vétérans eurent passé les premiers, sans doute pour éprouver la solidité du pont. Les femelles passèrent ensuite, toujours occupées de leur précieuse progéniture, et après elles le gros de la bande.
C’était le spectacle le plus amusant qui pût faire diversion aux ennuis de nos voyageurs. Ils riaient à cœur joie de toutes les grimaces des singes. Les malicieuses créatures qui formaient la chaîne se permettaient fort bien de mordre les mollets ou l’extrémité de la queue de leurs camarades, qui se sauvaient en criant avec mille contorsions réjouissantes.
Guapo lui-même, en dépit de son flegme indien, ne pouvait se contenir entièrement.
Le chef restait en arrière à surveiller la traversée. Comme un brave officier qui fait passer le salut des siens avant sa propre sécurité, il s’avança le dernier avec la dignité lente que comporte le rang suprême. Certes, personne ne s’avisa de le chatouiller au passage, et c’était curieux de comparer les mauvais lutins tout occupés à jouer de vilains tours qu’on avait vus un instant auparavant, avec les sujets tranquilles que l’on voyait à présent.
La crique franchie, le pont lui-même n’avait plus qu’à se décrocher à l’extrémité où il avait pris naissance ; mais une catastrophe que les araguatos étaient loin de prévoir était suspendue sur leur tête.
Guapo, qui, malgré le côté drolatique de la scène, ne l’eût pas laissé durer si longtemps sans le désir formel exprimé par Don Pablo de procurer ce délassement comique à sa femme et à ses enfants, Guapo, disons-nous, sa sarbacane à la main, contenait à grand’peine son impatience. Aussi, craignant avec juste raison de laisser échapper une si belle occasion de fournir de vivres la petite troupe, il décocha une de ses flèches empoisonnées dans le cou de l’araguato qui rattachait le pont à la rive opposée.
À peine quelques secondes s’étaient-elles écoulées, que, sous l’action du curare, le pauvre singe lâchait prise en dépit de ses efforts ; ce que voyant, le singe de l’autre extrémité crut devoir l’imiter, si bien que toute la chaîne alla se dénouer dans la rivière au milieu des hurlements de toute la bande, qui, du rivage, ne comprenait rien à la catastrophe.
Plus rapide que la pensée, Guapo sauta dans le canot pour profiter de cette confusion sur laquelle il avait compté, et qu’il avait fait naître à dessein. Il en rattrapa trois ; tous les autres, à l’exception d’un ou deux, qui regagnèrent la rive par hasard, tombèrent au fond et y restèrent.
On eut donc un excellent rôti de singe – pas à l’indienne, je vous le garantis ! – à ajouter au souper ; mais, triste compensation des choses d’ici-bas, personne ne ferma l’œil de la nuit : les lamentations des araguatos déplorant la perte de leurs compagnons durèrent jusqu’au matin…, et sur le ton que vous savez.
Les araguatos et la cassave, avec quelques bananes sèches, fournirent pendant deux ou trois jours aux besoins de nos voyageurs. Le soir du troisième, Guapo eut la chance de capturer une immense tortue, qui varia agréablement leur menu.
Cette capture eut lieu dans des conditions qui méritent une description.
Le radeau venait d’être amarré à la rive, quand les enfants aperçurent quelque chose de brunâtre qui ridait la surface de l’eau.
– Un serpent ! s’écria Léon.
– Oh ! ne dis pas cela, frère ! Si tu savais comme ça me fait peur !
– Non, non, ne crains rien. Toutes réflexions faites, je ne crois pas que cela puisse en être un.
Doña Isidora était accourue au mot de serpent. Elle aussi regarda l’objet et dit à sa fille :
– Je crois réellement que c’est une tortue.
Guapo, occupé avec Don Pablo à quelques travaux d’aménagement pour la nuit, entendit à son tour le mot tortue, et, quittant ce qu’il faisait, il vint donner son coup d’œil de connaisseur.
– Oui, bonne maîtresse, dit-il, c’est une tortue, et même une des plus grosses. Elle ne sera pas longtemps en vie si personne ne bouge, je m’en charge.
La tortue était bien à une vingtaine de mètres du radeau, et il paraissait difficile, sinon impossible, de loger une flèche dans sa petite tête, la seule partie visible qui fût à fleur d’eau. Quant à faire pénétrer le curare dans sa large carapace, il était inutile d’y songer.
Ce n’était pas sur sa sarbacane que Guapo comptait. Il s’était fait d’autres armes, dans ses heures de loisir, et entre autres un arc et un carquois garni de bonnes flèches. Il prit son arc et l’ajusta.
La famille, attentive à tous ses mouvements, ne s’expliquait pas qu’il fût plus facile d’envoyer le trait mortel avec l’arc qu’avec la sarbacane, et attendait le résultat en faisant des vœux bien sincères pour le succès de l’entreprise, sans toutefois oser y compter.
Son étonnement fut bien plus grand encore quand, au lieu de viser la tortue, comme on s’y attendait, on vit Guapo tirer en l’air. Seulement, arrivée à une certaine hauteur, sa flèche ricocha et descendit, la pointe la première, s’enfoncer dans l’écaille de la tortue.
Celle-ci plongea aussitôt, et quel ne fut pas le chagrin des spectateurs en voyant surnager la flèche ! Elle avait donc manqué son but, et la tortue filait gaiement, emportant sans en douter le souper de cinq personnes avec elle. C’était triste. Pourtant Guapo ne témoignait ni mécontentement ni surprise. Il sauta dans le canot et se dirigea vers la flèche, qu’il paraissait tenir à ravoir. Dans quel but ? Il en avait tant d’autres.
Toutefois, habitués aux singulières manières, pour ne pas dire manies, de leur compagnon, ils ne firent point de question. Ils allaient revenir à leurs occupations interrompues ; l’intérêt de la chasse était perdu pour eux.
Ils ne purent cependant s’empêcher de remarquer que l’arme, au moment où il s’approchait pour s’en saisir, s’éloignait brusquement, comme si quelqu’un ou quelque chose l’eût subitement entraînée.
Ce fut pour eux une révélation. Évidemment la pointe de cette flèche était restée sur le dos de la tortue. Le trait seulement s’en était séparé sous l’action violente de l’eau, lors du plongeon de la tortue, et, rattaché par une ficelle, flottait comme une bouée indicatrice de la direction tenue par la tortue.
Guapo, secondé par son léger canot, eut bientôt repris la tête de la flèche, et, après quelques manœuvres prudentes autant qu’habiles, il parvenait à traîner sa prise sur la berge.
C’était la jurara tataruga, grande tortue des Portugais, dont la carapace a presque un mètre de diamètre. On la rencontre fréquemment sur les marchés des grandes villes, et elle est toujours marquée d’un trou carré sur le dos, indice certain de la manière dont elle a été pêchée.
Sans perdre une minute, Guapo convertit sa tortue en un souper savoureux, dont le surplus réduit en hachis fit une bonne remonte au garde-manger de nos voyageurs.
Mais, le jour suivant, des provisions bien autrement considérables furent fournies par une capture d’une tout autre importance. Jugez-en vous-mêmes : celle d’une vache.
Ce n’était pas, par exemple, la vache européenne aux grands yeux languissants et doux.
Non, c’était un être fort différent à tous égards, et qui n’a guère d’autre trait de ressemblance avec son homonyme qu’il se nourrit d’herbes comme elle, mais qu’il la paît dans des pâturages subaquatiques.
C’est un poisson mammifère, que l’on désigne quelquefois sous le nom de vache marine, nom impropre, puisqu’on le rencontre non seulement dans la mer, mais aussi fréquemment dans les fleuves d’eau douce du bassin de l’Amazone. Les Portugais l’ont appelé peixe-boi ou poisson-vache, et nous, lamantin.
Ce curieux animal a bien sept pieds de long et cinq d’épaisseur à la partie la plus grosse de son corps, qui est lisse et se rétrécit en une queue plate horizontale et demi-circulaire. Immédiatement au-dessous de sa tête sans cou se trouvent situées deux fortes nageoires de forme ovale, au-dessous desquelles se dessinent deux mamelles pectorales qui, pressées, laissent échapper un flot de lait d’une pureté remarquable. Son mufle a des lèvres charnues qui ressemblent un peu à celles d’une vache et lui ont sans doute mérité son nom. Sa lèvre supérieure est surmontée de soies raides, et quelques poils rares sont éparpillés sur le reste de son corps.
Ses yeux et ses oreilles, d’une petitesse extrême, sont doués cependant d’une vive sensibilité, si l’on en juge par la difficulté qu’on éprouve à l’approcher. Sa robe est d’une teinte gris de plomb, coupée sous le ventre par des taches couleur de chair. Sa peau est d’une grande épaisseur, sur le dos surtout. Elle a trois centimètres au moins et recouvre une épaisse couche de graisse, d’où l’on tire, par l’ébullition, une huile excellente.
Le lamantin n’a pas de membres inférieurs ; ses deux nageoires toutefois sont très développées et constituent de véritables bras, dont les os correspondent à ceux du même membre chez l’homme. Elles se terminent par cinq doigts à jointures distinctes, mais que l’anatomie seule révèle, car ils sont complètement immobilisés par un étui d’une inflexible raideur.
Sa chair, très estimée, tient le milieu entre celle du porc et celle du bœuf, et n’a rien de celle du poisson. Cuite et confite dans son huile, elle se conserve des mois entiers.
Le lendemain du jour où Guapo s’était illustré par la prise de la jurara, les enfants, toujours aux aguets, remarquèrent une singulière apparition dans l’eau claire sur laquelle filait le balza. Ils s’amusèrent de voir un énorme animal en serrer deux autres tout petits contre sa poitrine avec ses moignons imparfaits, avec des démonstrations de tendresse aussi gauches que touchantes.
Ils appelèrent leurs parents, qui s’intéressèrent comme eux à ce bizarre déploiement d’amour maternel dans un lieu où l’on s’attendait si peu à l’y rencontrer. Tandis qu’ils donnaient à Léon et à Léona des explications dont ceux-ci ne se lassaient pas, ils virent passer au-dessus de leur tête quelque chose de brillant qui s’enfonça dans la rivière. C’était le harpon de Guapo qui ne perdait point de temps en sensibleries intempestives.
L’eau se teignit de sang sur une certaine étendue, et la pauvre mère entama une lutte énergique pour se soustraire au sort qu’elle redoutait pour ses enfants. Vains efforts ! tentative perdue ! Le harpon barbelé de l’Indien l’avait bel et bien mordue, et ce fut tout ce que les deux hommes purent faire de la remorquer jusqu’au rivage.
On interrompit le voyage pour mettre cette belle proie si opportune en conserve. Cela demanda bien des heures de travail, mais personne ne s’en plaignit.
Quand cela fut fait, nos amis reprirent leur route avec un sentiment de sécurité bien doux. Les vivres leur étaient assurés pour une durée presque illimitée, comparativement à ce que pouvait durer encore leur voyage.
Après bien des journées d’une navigation difficile, le balza s’engagea enfin sur le fleuve des Amazones, dont les eaux d’un vert olive jaunâtre avaient encore près de deux mille quatre cents kilomètres à parcourir avant de se déverser dans l’Océan.
Le courant était de six à sept kilomètres à l’heure ; et comme on ne rencontrait point d’obstacles, nos voyageurs ne faisaient jamais moins de quatre-vingts kilomètres par jour, au milieu d’une contrée plate et d’un aspect qui eût été monotone, sans les innombrables coudes que décrivait ce fleuve immense et la végétation aussi variée que splendide qui en égayait incessamment les rives.
Presque chaque jour, ils croisaient l’embouchure de quelque affluent dont la largeur était parfois aussi considérable que celle même de l’Amazone.
Ce qui frappait surtout nos voyageurs, c’était la diversité de teintes des eaux de ces nombreux tributaires. Les unes étaient blanches, mais avec une teinte olivâtre, les autres limpides et bleues, d’autres encore noires comme de l’encre. De ce nombre étaient celles du Rio Negro, dont l’un des affluents, le Casiquiare joint l’Amazone à l’Orénoque.
Cette diversité de couleurs a fait classer les rivières de ce bassin en rivières blanches, bleues et noires. Il n’en existe pas de rouges dans la vallée de l’Amazone. Elles semblent exclusivement réservées à l’Amérique du Nord.
On attribue cette variété de teintes à la nature du sol que traversent les cours d’eau. C’est à tort qu’on supposerait que l’Amazone et le Rio Bianco, dont l’eau est d’une blancheur laiteuse, doivent cette nuance à un limon que leur onde tiendrait en suspension. On s’en est assuré en en faisant reposer le temps nécessaire dans un vase : elle avait gardé la même apparence que dans son cours.
Les rivières bleues courent généralement sur un lit de rochers, et leurs eaux transparentes ne rencontrent aucune alluvion pour en altérer la limpidité.
Mais les plus curieuses sont sans contredit les rivières noires. Quand leurs eaux sont profondes, elles roulent comme un flot d’encre ; quand elles le sont peu, elles laissent apercevoir leur lit qui semble tout pailleté d’or. On suppose que cette couleur noire est due à l’abondance des racines de salsepareille qui croisent sur ces rives ; mais il est à remarquer qu’il ne s’y rencontre pas de moustiques, ce qui est un fait d’une importance capitale quand il s’agit d’un établissement à fonder.
Les jours succédaient aux jours, marqués d’incidents trop nombreux et trop insignifiants pour trouver place dans notre récit.
Après avoir passé l’embouchure du Rio Negro, nos voyageurs remarquèrent avec plaisir que le paysage se modifiait. C’était bon signe. En effet, on approchait du port. Des montagnes se dessinaient à l’horizon. Les unes se dirigeaient au nord vers la Guyane, les autres au sud vers le Brésil, et variaient agréablement la monotonie de leur long voyage.
Il y avait un mois qu’ils étaient entrés dans l’Amazone et plus du double qu’ils avaient lancé leur modeste embarcation à travers l’inconnu, quand elle vint un beau jour se ranger le long des quais de la belle cité de Gran Para.
Ici, au moins, Don Pablo retrouvait sa dignité d’homme libre.
Néanmoins, il ne séjourna pas longtemps dans ce port fréquenté. Il trouva l’occasion de fréter de compte à demi un beau navire en partance pour l’Amérique du Nord, et c’est à New York qu’il se rendit avec sa famille et ses denrées. Il y disposa de son quinquina, de sa vanille et de sa salsepareille, pour une somme nette de 20,000 dollars.
C’était une fortune à l’époque. Avec cela, il s’établit aux États-Unis, pour y attendre que sa chère patrie fût délivrée du joug de ses oppresseurs.
Son exil dura dix ans.
Un jour, il apprit que toutes les provinces espagnoles de l’Amérique s’étaient soulevées d’un mouvement unanime et combattaient au nom de la liberté ! Aussitôt le père et le fils allèrent s’enrôler parmi leurs compatriotes, pour servir la sainte cause de l’indépendance et de l’humanité. Ils s’illustrèrent côte à côte dans cette guerre de dix ans qui se termina par la brillante victoire de Junin, où les patriotes triomphèrent enfin.
La paix signée, Don Pablo, général de division, et Léon, colonel, démissionnèrent et rentrèrent dans la vie privée, pensant que, les hostilités terminées, les lauriers de la guerre doivent être oubliés et l’épée remise au fourreau. Opinion que je partage.
Don Pablo, revenu à ses livres, se consacra tout entier à la science ; mais Léon organisa une véritable expédition de cascarilleros et revint à la montana, où il passa plusieurs années à acquérir une fortune qui fit de lui un des plus opulents « ricos » du Pérou.
Guapo, qui ne paraissait pas avoir vieilli depuis tant d’années que nous vous l’avons présenté, était le digne chef des cascarilleros de son maître ; il eut l’occasion de savourer maintes coccadas avec son ami le vaquero, dans ses nombreux voyages de Cuzco à la montana.
Doña Isidora resta longtemps encore l’ornement de son sexe, plus par ses vertus que par sa beauté, et eut la satisfaction de voir sa Léona admirée à juste titre comme la belle des belles de Cuzco.
Elle se maria, ainsi que son frère, dans sa ville natale, où leur race s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Si bien que si le hasard vous conduisait à Cuzco, vous y trouveriez encore des Léon et des Léona aux grands yeux souriants et aux boucles flottantes, descendant tous de la famille de notre proscrit.
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Décembre 2006
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