Mathias Ollivier
DOMINIQUE
NIQUE NIQUE
D’après la vie de Sœur Sourire
Table des matières
Quelques références d’archives, interviews
À propos de cette édition électronique
Où gisent les corps,
S’assemblent les vautours…
Banlieue de Bruxelles – 1 avril 1985
Un ciel bas couvre les Faubourgs de Bruxelles, des voitures de police et deux ambulances stationnent devant un immeuble. Les gyrophares battent la brume de ce matin d’avril. Des voisins sont aux fenêtres. Les curieux s’agglutinent. Que s’est-il passé ? Le nom de Sœur Sourire circule sur toutes les lèvres…
– Elle s’est suicidée ! Y paraît…
C’est la stupeur… Anxieux, Robert Loudemont arrive aux abords de la résidence. Les flics à la porte de l’immeuble l’empêchent d’entrer… Il proteste, fait valoir sa qualité d’ami, mais… Au même instant, les brancardiers sortent de la maison deux civières, recouvertes d’un drap blanc. Un des brancardiers souffle à son collègue :
– Eh, Dominique, tu la connaissais, toi ?
– Ben oui, (chantonnant) Dominique, nique, nique… Forcément.
Les portes des ambulances s’ouvrent, les brancardiers y enfournent les civières.
Un moine du nom d’Irénée s’approche de Robert Loudemont planté sur le trottoir, les deux hommes se reconnaissent et se regardent sidérés. Des journalistes débarquent, fendent la foule, se bousculent, en brandissant appareils photo et caméras.
– Là où gisent les corps… dit le moine Irénée à Robert, en désignant la meute des journalistes.
Loudemont hoche la tête en signe d’approbation et termine la réplique :
– S’assemblent les vautours.
Les portes des ambulances claquent, puis démarrent. Le pimpon des sirènes chuinte et finit par se confondre avec un son de cloches qui va crescendo, appelant les fidèles à l’office d’une messe, quelque part, dans la paroisse.
– Elle n’en manquait pas une, quant elle demeurait encore à Woluwe-Saint-Lambert, murmure Irénée.
– Je sais, dit Robert, elle était habitée d’une foi vraie. Notre première rencontre date de 1959, si j’ai bonne mémoire… Ses parents tenaient une pâtisserie sur la place de l’église… la « Pâtisserie Deckers »… J’y venais chaque semaine, j’adorais leurs « mille feuilles ».
– Moi c’était les frangipanes… sourit Irénée. Elle avait demandé à me rencontrer, poursuivit Irénée. Elle projetait d’entrer au couvent et souhaitait quelques conseils… C’était un dimanche. Les cloches sonnaient la fin de la messe de dix heures. Ses parents m’ont fait monter dans sa chambre. Elle ne m’avait pas entendu arriver, si bien que je suis resté quelques instants sur le pas de sa porte ouverte, avant de me signaler.
Elle s’appelait encore « Jeannine » à l’époque. Elle était vêtue d’un cardigan bleu marine ce jour là. Elle se tenait à la fenêtre en maintenant le rideau écarté d’une main. Elle contemplait la statue du Sacré-Cœur… bras ouverts trônant sur la place…
Sa chambre était celle d’une jeune fille studieuse : Teilhard de Chardin, Bergson, la Bible, étaient ses livres de chevet. J’oublie sa guitare, fidèle compagne posée contre une table jonchée de textes de chansons griffonnés. Au mur, elle avait épinglé un poster de Freud… enfin une caricature… vous savez ce poster avec une femme nue formant le visage de Sigmund ?
– Je vois très bien…
– Il y avait aussi des trophées de scoutisme, des fanions, des photos sur lesquelles elle apparaissait entourée de guides lors de randonnées paroissiales, ou encore parmi des jeunes autour d’un feu de camp jouant de la guitare.
À la sortie de messe, un certain nombre de paroissiens se dirigeaient immanquablement vers la pâtisserie de ses parents…
– Immanquablement, immanquablement, répétât Robert, appuyant sa réplique d’un léger rictus trahissant sa peine.
– Jeannine s’est retournée, souriante, elle a tiré ses longs cheveux derrière une oreille. Puis, mains jointes devant sa bouche, elle s’est exclamée en me voyant : Ah ! Merci, Seigneur !
Elle avait compris que je venais lui annoncer qu’elle allait être acceptée dans l’ordre Dominicain.
Elle a allumé son transistor et s’est mise à se dandiner sur Let’s twist again, comme pour fêter ça.
– C’est bien elle ça, dit Robert abattu. Elle ne pouvait s’empêcher d’être originale. C’était sa nature, elle va nous manquer.
Woluwe-Saint-Lambert – 1959
La mère de Jeannine, en tablier blanc, fait irruption dans la chambre.
– C’est pas le moment de danser ! C’est « coup de feu »… descends, on a besoin de toi !
– Ah, les gens qui mélangent la religion et la pâtisserie me font pitié, moi ! réplique Jeannine agacée.
Dans la pâtisserie, les clients se pressent en se faisant des politesses.
– Jeannine, allez ! Emballe-moi cette charlotte. C’est pour Madame Lejeune.
Jeannine enfourne discrètement au passage une chouquette et s’exécute.
– Arrête de t’empiffrer, tu vas encore ballonner.
Les clients sourient, amusés, tandis que Jeannine fusille sa mère du regard.
– Et pour vous Madame Van Donghen ? poursuit la mère Deckers.
– Donnez-moi une tête de nègre.
À ces mots, Jeannine part d’un fou rire. Madame Van Donghen se retourne et tombe nez à nez avec un Zaïrois aux yeux dilatés, blancs comme neige.
– Tout compte fait, je vais prendre une religieuse, rectifie Madame Van, consciente de sa gaffe.
– Faut pas vous formaliser vous savez… les « têtes de nègres » existaient déjà avant les colonies, souligne la mère Deckers.
L’Africain sourit.
– Alors, et vous ? C’est pour bientôt ? questionne Madame Van Donghen à l’adresse de Jeannine.
– Oui, justement j’ai reçu une visite de confirmation ce matin, sourit-elle… Je serai bientôt sœurs Dominicaine. Enfin, j’espère, faut encore passer à la moulinette.
– Oh, mais ça ira, vous en faites pas… Avec la crise des vocations et la guerre froide, on a besoin de sang neuf au couvent. Allez, à dimanche prochain.
– Oui au revoir Madame. Jeannine ! Va à l’atelier, chercher la commande des Gandibleu, poursuit la mère Deckers.
Dans l’arrière-boutique éclaboussée par la lumière crue de néons blancs, le père de Jeannine décore délicatement un gâteau, de roses en sucre. Jeannine l’observe en silence, attendant pour emporter la commande. Accroché au-dessus du plan de travail, un cadre montrant la « Butte au Lion » et la plaine de Waterloo où eut lieu le carnage de 1815.
– Tu es un artiste, papa, sourit Jeannine.
Le père lui jette un regard peu convaincu.
– Alors, ça vient ? lance la mère Deckers du magasin.
Jeannine passe le gâteau à sa mère entre deux portes et s’esquive.
La mère rejoint Jeannine et son père dans l’atelier et interrompt leur conversation :
– Les gens sans problème, qui ne se posent jamais de questions, me débecquettent. Tous des tièdes ! dit Jeannine…
– Des questions… tu ferais bien de cesser de t’en poser quand je t’appelle au magasin, c’est que ça urge. On ne peut vraiment pas compter sur toi, Jeannine ! Si c’est ça le don de soi, pour toi… !
– Laisse-la, c’est son dernier dimanche, reprend le père, en rangeant ses ustensiles de travail.
– Tout le monde se marie… mais toi, évidemment… Tu ne sais jamais rien faire comme les autres, rouspète la mère Deckers en ôtant son tablier, mesurant déjà l’aide qui va lui manquer.
– Des ploucs… on est des ploucs… réplique le père.
– Me marier ? Contre qui ? ! Après, y’a les pantoufles… Repasser les chemises du bonhomme, très peu pour moi. Y a plus esthétique comme amour.
La mère, renfrognée, semble ressasser une vieille amertume.
– Esthétique ! Tu oublies que tu es une fille de commerçants. L’esthétique ! Tu n’es pas une mystique, hein, Jeannine, tu es une révoltée ! Qu’est-ce que tu vas aller faire au couvent ?
Un regard ironique, un demi-sourire illumine le visage de Jeannine.
– Faire enrager les bonnes sœurs, tu le sais bien ! Je veux vivre MA vérité, voilà ce qui t’embête !
– Il n’y a pas que le couvent pour ça. Que crois-tu qu’on fait ici, toute la sainte journée ? Moi je dis que tu vas te perdre ! Jeannine.
– Le Seigneur m’a choisie, répond Jeannine comme pour se protéger.
– Choisie ? Pfff’ Qu’est-ce que tu en sais ?
À ces mots, Jeannine, en larmes, s’enfuit, sans lâcher ce qu’elle a sur le cœur. Tandis que le père, dépité, pose son tablier sur le marbre de son plan de travail, où une religieuse planche, abandonnée et vulnérable. Il la regarde comme s’il contemplait sa propre solitude. Soudain, dans un sursaut, il l’écrase d’un violent coup de poing. La crème gicle dans toute la pièce.
– Ca suffit ! Hein, laisse ta petite tranquille. Elle veut entrer au couvent, c’est son droit à la fin des fins…
– Bon, ça va. De toute façon toi, tu reprends toujours pour elle, conclut la mère Deckers, en tournant les talons.
Waterloo Couvent de Fichermont – 1959
Le couvent de Fichermont est une grande bâtisse en briques rouges flanquée de deux corps de bâtiments, abritant réfectoire, cellules, chapelle, et cloître à colonnades. Au premier plan, les bosquets d’aubépine, de buis et de houx n’enlèvent rien à l’austérité des lieux. Plus loin, un potager attend que les chicons et les haricots percent la terre encouragés par les neuvaines que récitent les religieuses en binant chaque jour.
C’est là que Jeannine débarque, un matin de septembre ; gonflée à bloc par une foi qu’elle veut inébranlable. Valise dans une main et son étui à guitare dans l’autre, elle traverse le cloître accompagnée de Sœur Marie-Pierre, surveillante des novices. Elles avancent sous les voûtes, entre les colonnades, jusqu’à la porte d’entrée du couvent.
Elles entrent dans un vestibule. Sœur Marie-Pierre referme la porte à clé. Jeannine dépose ses bagages, et assiste à l’opération de fermeture d’huis. Sœur Marie-Pierre lui adresse enfin un sourire. Jeannine le lui rend, un peu décontenancée, puis détaille ce lieu mal éclairé où un lierre chétif tente désespérément de se frayer un chemin vers l’unique source de lumière qui suinte tout là haut, dans une sorte ogive. Quelques instants plus tard, Sœur Marie-Pierre réapparaît.
– Suivez-moi, petite, je vais vous conduire vers notre Mère Supérieure.
Après avoir parcouru le dédale de longs couloirs dégageant une forte odeur de cire, Sœur Marie-Pierre introduit Jeannine dans un très vaste bureau bibliothèque. Parmi les meubles, une pendule à balancier rythme les secondes en produisant un tic tac lancinant suivit d’un bruit d’engrenage.
– Mère Marie-Michèle, notre Mère Supérieure, dit Sœur Marie-Pierre en introduisant Jeannine.
– Bonjour, mon enfant… Ponctue la Supérieure, affirmant ainsi sa prépondérance.
Elle s’interrompt, surprenant le coup d’œil de Jeannine à une reproduction de la bataille de Waterloo suspendue au mur où l’on voit des religieuses au chevet de soldats blessés.
– Nous sommes effectivement à Waterloo, poursuivit la Mère Supérieure ; mais les seules batailles que vous y mènerez seront celles visant à vous mettre en accord avec Dieu. Si vous avez, effectivement, du goût pour la simplicité, la vérité, sans doute saurez-vous trouver la joie du cœur et vous épanouirez-vous au contact de vos sœurs.
Puis, en apercevant les bagages de Jeannine, elle s’exclame :
– Une guitare ! ?
– Heu… Oui, ma mère, j’en joue et je chante. Pour faire connaître les Évangiles, répondit Jeannine dans ses petits souliers.
Sœur Marie-Pierre, en retrait, se garde bien de manifester un avis.
– Les Évangiles en musique… notre communauté observe ce que l’on appelle la règle du silence. Il faudra vous y plier. Bon, nous verrons cela… Sœur Marie-Pierre, conduisez la novice à sa cellule, nous l’entretiendrons de ses devoirs après l’office.
– Bien, ma Mère.
– J’ai gaffé, merde ! Oh, pardon… Mais, j’ai choisi un ordre missionnaire, pas un monastère replié sur lui-même, insiste Jeannine en arpentant à nouveau les couloirs à la suite de Sœur Marie-Pierre.
– Ne vous en faites pas, elle n’est pas aussi terrible qu’elle en a l’air. D’ailleurs, lors de Vatican II, le Pape a loué les mérites de la guitare pour propager la parole de Dieu.
Sœur Marie-Pierre ouvre une porte donnant sur une pièce plongée dans la pénombre et se dirige vers le lit qu’elle entreprend immédiatement de faire au carré, laissant Jeannine examiner sa cellule.
Simplicité de rigueur : plancher de bois, armoire, table, chaise, porte manteau, table et lampe de chevet, cuvette, broc pour la toilette, serviettes. Le lit sous un crucifix mural est fait d’une paillasse jetée à même des planches.
Sœur Marie-Pierre sort de la penderie une tenue de novice et l’étend sur le lit. Jeannine est rassurée et ravie.
– Ça fait très monacal, constate Jeannine.
– Oui, très… La prochaine fois – ajoute Sœur Marie-Pierre à propos du lit – vous vous le ferez toute seule, hein ? Voilà, je vous laisse vous installer.
Sœur Marie-Pierre s’éclipse à reculons en constatant avec amusement l’ébahissement de Jeannine devant son habit de novice. Elle l’enfile, puis s’agenouille et accompli sa première prière de religieuse, les yeux levés vers le crucifix. Ce après quoi, elle s’installe à sa table, ouvre son journal intime à la première page et se met à y tracer quelques lignes. Rituel qu’elle accomplira jour après jour, comme un devoir.
Ce soir là, accoudée à sa fenêtre, Jeannine contemple le soleil descendre derrière la Butte au Lion, comme Atoum se couche à l’Occident de Gizeh. La plaine de Waterloo, s’étend à perte de vue, symbolique. La vue de cet ancien champ de bataille la confirme dans sa volonté de livrer la sienne. Son âme, transportée par la foi, déborde d’autant d’enthousiasme que le peut celui d’une élue du ciel. Elle s’illusionne, pensant avoir pénétré les « Voies du Seigneur » ; qui l’a choisie. Rien ne lui permet d’imaginer la destinée qui sera la sienne.
Jeannine trouve rapidement ses marques au milieu de ses sœurs. Elle soigne les chrysanthèmes que les familles de ménapiens, porteront aux zombies de la toussaint. Au milieu de ce petit monde exalté, évoluent quelques retraitantes. L’une d’entre elles, Annie, s’intéresse plus que les autres à cette « Jeannine », nouvelle venue, exubérante, capable de passer sans transition de la prière au « houla-hop » ! Une complicité secrète semble se faire jour entre les deux filles… Regards, sourires échangés, suffisent à les faire se comprendre.
De vigiles en vêpres, Jeannine peut désormais chanter à l’office, en s’accompagnant à la guitare, pour le plus grand plaisir de toute la communauté. C’est dit !
Jeannine est heureuse du traitement de faveur dont elle semble bénéficier. Elle a un public. On l’aime enfin ! Son sourire est lumineux. Lorsqu’elle se met à chanter les « louanges du Seigneur », sa voix cristalline emporte les âmes et les sens de toute cette communauté de jeunes filles humides. Fous rires et pamoisons planent par-dessus les cierges… Il n’est pas rare que les sœurs consacrées rappellent les novices à l’ordre, afin qu’elles ne s’égarent pas en sens… uel.
Un voilier blanc arborant une croix sur sa voile, croise au large de Wendune. C’est le voilier que Jeannine a peint sur l’affiche annonçant les « Récollections d’Avril ». Elle dessine et peint avec talent, c’est pourquoi on lui a confié la communication de la communauté…
Les « Récollections » réservent bien des joies aux Novices et Retraitante. Le jour, on pique-nique sur la plage. Le soir on allume des feux de camps et on chante en chœur à la chaleur des flammes. Jeannine se distingue encore de ses sœurs parce qu’elle est la seule à porter des lunettes de soleil.
Sœur Marie-Pierre vient se placer au beau milieu du petit cercle et entreprend de distribuer des livrets aux novices en marmonnant :
– Les récollections ne sont pas uniquement réservées au chant ou à la bronzette ! Ne mettons pas la théologie sous le boisseau mes sœurs. Notre Saint patron Dominique, trouverait cela parfaitement inique !
Jeannine, frondeuse, échange un coup d’œil avec Annie qui lui donne un coup de coude en soufflant :
– Dominiqu’inique, nique.
– Oh, génial ! j’vais mettre ça en musique ! Réagit aussitôt Jeannine.
Elles pouffent de rire…
Sœur Marie-Pierre les fusille du regard.
Fichermont – 11 mai 1960
La chapelle est éclairée par la lumière qui tombe des vitraux. Un harmonium accompagne en sourdine le chœur des religieuses. Le cantique se termine sur un « amen ». L’icône de Saint Dominique surplombe la scène, il paraît vivant.
Jeannine, pieds nus, est allongée par terre au centre du chœur et attends sa consécration. L’assistance se compose du collège des sœurs consacrées, des novices et de laïcs. Mère Marie-Michèle, la Supérieure, préside la cérémonie, encadrée de Sœur Marie-Pierre et du révérend Père Lejeune, Prieur de l’ordre.
– Ma sœur, levez-vous et approchez… Vous voici effectivement parvenue au terme de votre noviciat, qui est souvent une période de grande tolérance. Mais votre lune de miel est à présent terminée… À partir d’aujourd’hui, le vrai travail commence, c’est pourquoi je vous le demande : Voulez-vous vous lier à l’Ordre missionnaire de Saint Dominique par des vœux qui vous engagent au respect de notre règle ?
– Oui ma Mère, répond Jeannine.
– Jeannine Deckers, vous quitter aujourd’hui la vie profane pour vous consacrer à Notre Seigneur Jésus Christ et à notre Saint Patron. C’est pourquoi, Sœur Luc-Gabrielle sera désormais vôtre nom. Portez-le avec humilité et gratitude. Recevez au nom de toute la communauté de Fichermont l’habit blanc et le voile noir de l’Ordre de Saint Dominique.
Pendant que le Père Officiant entame son discours, deux religieuses s’avancent pour aider Sœur Luc-Gabrielle à endosser son habit de Dominicaine consacrée.
– Sœur Luc-Gabrielle, en ce 11 mai 1960 vous avez fait vœu de consacrer votre vie à l’œuvre de Saint Dominique, dans cet ordre missionnaire, pour en perpétuer la tradition. C’est un ordre ouvert sur le monde, dans lequel vous devrez rayonner ce que vous recevrez ici. C’est une tâche difficile que d’être à la fois dans le monde et hors du monde, mais vous avez notre confiance et nous savons que vous ne démériterez pas.
Sœur Luc-Gabrielle, en ce jour béni nous remercions également vos chers parents pour le sacrifice auquel ils ont consentis afin d’embellir la sainte Église Catholique Apostolique… C’est un grand mystère que la vocation. Puisse le Seigneur vous accompagner dans tous vos mouvements. Soyez la bienvenue. Amen.
– Dieu qu’on y est à l’aise ! C’est très séant… s’‘ exclame Sœur Luc-Gabrielle.
Tandis qu’elle gesticule pour ajuster son voile, Annie est émue jusqu’aux larmes. Toute la communauté est fière d’accueillir une nouvelle Sœur, une artiste qui plus est ! Le chœur entonnent un cantique : « loué soit le Seigneur qui m’a pris pour épouse… » Les Religieuses s’avancent pour féliciter leur nouvelle Sœur et lui souhaiter la bienvenue.
Quelques semaines ont passé. Sœur Luc-Gabrielle est maintenant parfaitement adaptée à sa nouvelle vie. Lors d’une petite soirée donnée en l’honneur de sœurs missionnaires en visite à Fichermont avant leur départ pour le Congo, les Sœurs pressent Luc-Gabrielle de chanter une de ses compositions pour animer la soirée. Sœur Luc-Gabrielle ne se fait jamais prier longtemps pour donner de la voix :
– Dominique nique nique, s’en allait tout simplement…
Les sœurs chantent en chœur le dernier refrain, puis laissent éclater leur admiration en applaudissant.
– Sœur Luc-Gabrielle, nous voudrions enregistrer vos chansons pour les emporter et les faire chanter dans nos missions Congolaises. Enfin, si vous êtes d’accord ? demande une Sœur missionnaire.
– Si vous voulez mes sœurs… On va faire des copies répond aussitôt Sœur Luc-Gabrielle, flattée.
– Vous n’avez jamais pensé à faire un disque ?
– Un disque ! s’étonne Sœur Marie-Pierre, Impensable.
– Mais oui, pourquoi pas. Le père Duval en fait bien, lui, assure Sœur Rachelle.
– Bonne idée, s’exclame Annie. Une voix comme celle-là… faut qu’on l’entende !
– Impensable, allons mes Sœurs, calmez-vous, proteste Sœur Marie-Pierre.
– Chanter n’est pas un péché, renchérit une Sœur Missionnaire.
– Oui, le chant plaît à Dieu, ajoute Sœur Rachelle… Si les prêtres chantent, pourquoi pas une religieuse ?
– C’est vrai dit Sœur Bernadette : Le père Thibault chante et heu… Rimbaud, chez les Jésuites…
– Il y a le Dominicain Cocagnac… Continue Annie… Chez les Franciscains, il y a le père Bernard de Brienne… le Père Didier… et plein d’autres.
– Un disque ! On aura tout vu, impensable, s’offusque Sœur Marie-Pierre.
Toute la communauté s’enflamme pour cette idée et pilonne littéralement Sœur Marie-Pierre pour la gagner à cette cause.
Pendant ce temps, Sœur Luc-Gabrielle, sensoriellement isolée du reste du monde, ne perçoit les voix de ses sœurs qu’en sourdine. Une douce musique l’envahit, une légère brise souffle sur son visage… Les yeux écarquillés, bouche bée, elle regarde ses sœurs supplier Sœur Marie-Pierre, afin qu’elle intercède auprès de la Supérieure. Quelque chose se passe… s’enclenche… L’Esprit touche son esprit… son étoile brille.
–… pourquoi pas une Dominicaine ? Sœur Marie-Pierre ? Allez…
– Ce sont des chansons bien gentilles, mais de là à en faire un disque… répond la Sœur surveillante, cherchant à minimiser le talent de Sœur Luc-Gabrielle.
– Vous n’êtes pas son directeur artistique, laissez un peu tout le monde donner un avis. Cela pourrait même aider la communauté, qui en a bien besoin, assure Annie… N’est-ce pas Sœur Luc Gabrielle ? Ma Sœur… tu rêves ? houhou !
Tirée de son rêve éveillé, Sœur Luc-Gabrielle se contente de sourire. Les arguments semblent faire mouche.
– Bon, bon. Après tout, nous sommes des missionnaires… Si la musique plaît à Dieu… Bien, j’en parlerai à notre Mère Supérieure.
Bruxelles Octobre 1961
Sœur Luc-Gabrielle, escortée de Sœur Marie-Pierre, de la Mère Supérieure et d’un groupe de religieuses et retraitantes, dont fait partie Annie, arrivent aux studios d’enregistrement Philips.
Les sœurs, dans un état d’excitation optimal, envahissent la cabine, s’émerveillant de la multitude de boutons lumineux sur la console d’enregistrement et des prodiges que permettent les techniques modernes. Elles veulent tout savoir… à quoi servent les fadeurs, les potards comment on ajoute de l’écho, de la réverb’… comment on fait un mixage ?
Pendant ce temps, Sœur Luc-Gabrielle, installée devant un micro avec sa guitare, attend patiemment le feu vert.
– Ca tourne ! lance l’ingénieur du son.
La bande magnétique se met à défiler, amorçant du même coup le premier tour de roue d’un impitoyable destin.
La voix magique de Sœur Luc-Gabrielle résonne dans les baffles, imposant à tout le monde le respect. De mémoire d’homme on n’a jamais entendu une voix aussi pure. Tout le monde en reste pantois. Annie est transportée d’admiration. Les sœurs se dandinent sur leur siège en rythmant la chanson comme des gamines. C’est magique !
Dominique, nique, nique,
S’en allait tout simplement,
Routier, pauvre et chantant.
En tous chemins, en tous lieux,
Il ne parle que du Bon Dieu.
À l’époque où Jean Sans Terre,
D’Angleterre était le roi
Dominique notre père,
Combattit les Albigeois…
Gérard, le directeur artistique, en santiag, jeans, chemise à fleurs, pourtant branché Pop’Music et Rock’n’Roll, est séduit lui-aussi. Il sourit à la Mère Supérieure qui le toise en battant de la semelle.
– J’n’y croyais pas trop à cette séance catho’… Mais là j’avoue… nique, nique, wouais ! C’est cool. Elle assure bien, elle a le feeling c’te nana. J’chuis scié ! C’est Génial !
La Supérieure ne semble pas comprendre l’expression « feeling », mais hoche sentencieusement la tête, conquise elle aussi.
– Effectivement, dit-elle.
– Le titre est en boîte. Si vous voulez me suivre, ma Mère…
La Supérieure et le directeur artistique gagnent les bureaux en bavardant.
– C’est extra ! Très commercial ! Extra ! D’un côté la « guerre froide », les menaces atomiques, de l’autre : une voix cristalline… Génial !
– Effectivement, il n’est pas mauvais d’apporter au public un message d’espoir, un peu de pureté… en plus, notre petite sœur a de l’humour, vous verrez…
– Génial ! Il ne nous manque plus que la bénédiction du Seigneur.
Ils entrent dans un bureau dont la décoration « ultra moderne », pure style années 60, laisse à penser que l’on entre dans le royaume du succès.
– Prenez place, je vous prie, ma Mère, dit le dirlo sur un ton engageant. Nous avons pensé tout d’abord que, pour préserver l’anonymat de Sœur Luc-Gabrielle, nous devons lui donner un pseudonyme, dit-il sur un ton confidentiel.
– Effectivement. Je vous suis totalement, confirme la Supérieure. Il est hors de question d’en faire une vedette à quatre sous, mieux vaut rester dans l’anonymat.
– Nous avons interrogé les enfants de plusieurs écoles à ce sujet et un grand nombre d’entre-eux ont choisis comme nom d’artiste : « Sœur Sourire » ! C’est clair comme de l’eau de roche, ça se retient bien et, ce qui ne gâche rien, c’est souriant. Qu’en pensez-vous ?
– C’est effectivement agréable et engageant répond la Supérieure. Effectivement, effectivement.
– Une voix si pure, sensuelle même dirais-je… un véritable nom, qui laisse planer le mystère… C’est très commercial…
– Effectivement, effectivement.
– Bon, voici le contrat que nous vous avons préparé. Les conditions… Elles sont très simples… d’abord un 45 tours puis, si notre petite Sœur Sourire est productive, nous produirons un « 33 »… Le pseudonyme de Sœur Sourire restera la propriété du couvent… D’accord ? Concernant les royalties de l’artiste, ils seront intégralement versés au couvent de Fichermont, excusez-moi. Fi-cher-mont. Bon dieu ! Que c’est dur à prononcer ! Ce afin, comme vous me l’aviez précisé, que soit respectée, heu… je ne me souviens plus de la formule… Aidez-moi… règle…
La Mère Supérieure attentive à l’exposé du directeur artistique hoche la tête en signe d’approbation… se redresse sur son siège pour appuyer sa dernière phrase.
–… la règle de pauvreté, Oui, effectivement.
– Ca, ça, c’est votre truc. Nous, on n’y touche pas… Ah oui, voilà : Redevances – Article 7.
– Nos sœurs font vœu de pauvreté de leur plein gré. Il serait impensable que l’une d’entre elles puisse s’enrichir personnellement à travers notre congrégation… Sœur Sourire doit rester pure. De plus, elle a réellement à cœur d’aider à subvenir aux besoins du couvent, elle a donc accepté avec joie ces reversements…
– Ne vous justifiez pas ma Mère, Ca… C’est votre truc, ça. Si tout le monde est ok avec ça… Bon, eh bien, Ma mère… il n’y a plus qu’à faire signer ce contrat à votre protégée. J’attire votre attention sur le fait qu’elle doit signer de son nom civil ; les noms conventuels n’entrant pas dans le cadre juridique de nos accords…
– Effectivement, je comprends…
– Dès que j’ai cette signature, je mets le disque en fabrication. De votre côté il ne vous reste qu’à prier pour que ça ne soit pas un bide !
– Un bide ?
– Ne vous inquiétez pas ma Mère, c’est comme pour le « feeling »… « bide » fait partie du jargon de pro’, je vous expliquerai…
Le directeur artistique raccompagne la Supérieure, enchanté de l’affaire qu’il vient de conclure. Il regagne son bureau. Le directeur général du label, le hèle au passage…
– Gérard ! Alors ?
–… 3 % pour le couvent et 97 pour nous…
– Chouette ! Je dirai même plus : super mon cher…
– Mais non, mais non, c’est une novice.
– Et le matériel ?
– C’est un tube ! Écoutez ça…
Le directeur artistique installe la bande sur le magnéto, appuie sur « Play » et la voix de Sœur Sourire s’envole comme une âme, dans les couloirs des Éditions Philips, provocant l’émotion de bureau en bureau.
Dominique, nique, nique, S’en allait tout simplement…
De la standardiste, aux secrétaires, en passant par la promo’, tout le monde reprend Dominique, c’est l’euphorie !
Sœur Sourire Janvier 1962
Dès sa sortie le 45 trs de Sœur Sourire est accueilli en radio avec enthousiasme. Tous les programmateurs le passent, en Belgique, en France, en Suisse, au Canada.
– Hé oui, la petite sœur sourire gagne encore deux places au hit parade cette semaine et prend la tête devant les Beatles ! Même le Roi des Belges en commande… annonce la radio.
Dominique gagne rapidement la première place dans les « hit parades », elle a pondu un tube mondial ! Un tube contagieux, puisque bientôt la chanson est traduite en cent langues ! On ne parle plus de la « baie des cochons », la foi circule à nouveau sur les ondes. Dominique nique nique jusqu’au États-Unis ! Un vrai miracle.
Le succès fulgurant de Sœur Sourire perce à peine les murs du couvent, les infos sont jalousement gardées par Mère Marie Michèle. Elle ne peut cependant empêcher la curiosité des chaines de télévisions. Elles sont plusieurs à vouloir venir jeter un œil à Fichermont. Suite à d’âpres négociations, Fichermont consent à recevoir une équipe de la RTB, à condition que l’on ne film Sœur Sourire que de dos. Son image ne doit pas passer les murs du couvent, pour cause d’humilité !
Une des salles du couvent a été aménagée en plateau de télévision. Outre les techniciens et le présentateur, sont également présents des journalistes de la presse écrite, qui n’ont pas le droit de prendre des clichés. Tout au long de l’interview, les surveillantes et la Supérieure ont l’œil à tout… et mettent la pression.
Bien que frustrée de sa liberté d’expression totale, Sœur Sourire joue le jeu et répond aux questions avec joie. Sa frustration passe subtilement dans le ton de sa voix, son message augure une forme de revendication.
– Chers téléspectateurs, bonsoir. Vous en avez tous entendu parler, le monde entier fredonne sa chanson, le Roi des Belges commande ses disques et le Pape applaudit. Son succès est fulgurant et son ascension, sans mauvais jeu de mots, laisse rêveurs les chanteurs les plus populaires… En tête des hit-parades anglais et américains, elle devance les Beatles et le King Elvis Presley ! Vous ne l’avez jamais vue ! Pourtant, elle existe. Elle est avec nous ce soir… Sœur Sourire, bonjour !
– Bonsoir, répond Sœur Sourire.
– Sœur Sourire, Votre disque fait un tabac… on vous entend partout et paradoxalement, on ne vous voit nulle part…
– Ca peut sembler bizarre, mais c’est la règle, je suis religieuse et je vis au couvent…
Les sœurs surveillantes rôdent… Annie assiste à la scène admirative.
Heu… bien, j’ai envie de vous demander comment vous est venue cette double vocation de religieuse et de chanteuse ? reprend le présentateur.
– Je n’ai qu’une seule vocation, celle de religieuse. Quant à mon succès, il m’étonne. Faire tant de bruit pour une chansonnette qui m’est tout simplement venue comme ça…
– Une inspiration en somme ? Et vous faites un tube mondial ! Comme ça… tout simplement !
– Les gens sont timbrés ! Parce que je suis religieuse et que j’enregistre des chansons, c’est le gros succès ! Mais si je peux faire passer un message dans le monde, je m’en réjouis.
À ces mots la communauté se met à rire en coulisse.
– Et votre pseudonyme, c’est aussi une de vos… (claquement de doigts) inspirations ?
– Ici mes sœurs m’appellent plutôt « Sœur Fou rire » ! Ce qui est plus juste et correspond mieux à la réalité.
– Et la scène… avez-vous l’intention de faire de la scène ?
– Je ne chanterai pas en public pour la même raison… répond-t-elle crispée.
– Quelle raison ? je vous prie insiste le présentateur ?
– L’humilité…
– Mais ce respect scrupuleux de l’humilité, est-il compatible avec l’art qui se veut totalement libre ?
– Ben… Pour une religieuse, cela ne se fait pas !
Sœur Sourire répond à cette question comme si elle récitait une leçon bien apprise. On sent alors percer une forme de déception dans sa voix. Puis, transgressant les recommandations de la Supérieure, elle jette furtivement un coup d’œil à la caméra qui capte aussitôt son profil.
– Cela ne se fait pas ? insiste le présentateur.
– Oui. Enfin, pas encore…
– Et bien, espérons que l’on pourra très bientôt montrer votre joli sourire au public… En attendant, et puisque cela ne vous est pas interdit voulez-vous chanter maintenant ? Conclut le présentateur.
– Avec plaisir…
Comme chaque jour, Vincenzo, jardinier de Fichermont, attend le facteur qui livre le courrier des fans de Sœur Sourire, arrivant des quatre coins du monde par sacs entiers. Des journalistes se pressent au portail du couvent, espérant surprendre la silhouette de l’artiste. Vincenzo les repousse vigoureusement, en marmonnant des insultes dans son latin…
– Vek ! Yôkeurden ! Via ! Via ! Endiamo touti quanti ! Va de retro satanas ! So vort ! Non Di Djü !
Vincenzo est un homme plutôt simplet, une sorte de quasimodo assez rustre, mais qui ne ferait pas de mal à une none. Il a ceci de particulier, en le regardant bien et l’imaginant bien rasé, qu’il ressemble trait pour trait à l’icône de Saint Dominique, installée dans la chapelle. Sans doute est-ce un peu ce qui lui valut d’obtenir le poste de jardinier au milieu de toutes ces vierges et le surnom de « Domino » ? Il n’est pas « plus con qu’un autre », Vincenzo, n’empêche. Le business y connaît.
Ce jour là, il guettait le facteur avec une impatience particulière… Il attendait quelque chose… Rien moins qu’un exemplaire du magasine Playboy, promis par le facteur en échange d’une photographie de Sœur Sourire, un deal c’était.
Une fois la transaction accomplie, le facteur ne s’est pas privé de lui balancer son petit commentaire :
– Tu vas pouvoir apprendre comment on " nique – nique" avec ça, hein Domino !
Vincenzo semble d’abord ne pas comprendre l’allusion. Ses faibles capacités de discernement, l’amène soudain à penser que Sœur Sourire à composer une chanson sacrilège ! Eurêka ! Pour un croyant, même taré, ce truc là ne passe pas ! De cette conviction stupide partit l’inimitié de Saint Dominique, à l’égard de Sœur Sourire, dont Domino décidât de se venger, faut croire ?
Scandalisé par sa découverte, Vincenzo aussitôt se signe, et s’éloigne en jetant l’anathème sur Sœur Sourire :
– Yôk ! Dios sacrilègium… Questa cansone excommunicatoribus… Ya, ya !
Sur ce, le facteur regagne son véhicule d’un air fiérot, en sifflotant Dominique… Au bout du chemin bordant la plaine de Waterloo, rejoignant la nationale, un journaliste attend la camionnette du postier. La camionnette s’arrête à hauteur du journaliste, qui vient à la vitre. Le facteur lui glisse la photo de Sœur Sourire en échange de quelques billets. La camionnette redémarre, l’affaire est dans le sac.
Pendant ce temps, les sœurs travaillent au potager, derrière le couvent. Sœur Luc-Gabrielle arrose des salades sans grande conviction, tandis que Vincenzo, précédé de Sœur Marie-Pierre, amène le courrier dans le bureau de la Supérieure.
Suite à une maladresse, Vincenzo laisse échapper le magazine, qui tombe sur le parquet, juste sous les yeux de la surveillante.
– Oh Seigneur ! s’exclame Sœur Marie-Pierre en voyant le magasine grand ouvert sur les charmes de filles dénudées.
– I’cant retrouver mein arrosoir, sister, ricane Vincenzo pour noyer le poisson, tout en ramassant le magasine d’un geste emprunté.
– J’vais vous en fiche moi de l’arrosoir… Dans la remise ! Et donnez-moi ça, fornicateur ! dit-elle en s’emparant du magazine.
– Si, mama… mea culpa… I go to work, ok ?
– Que se passe-t-il ici ? questionne Mère Marie Michèle en entrant dans son bureau.
Sœur Marie-Pierre pose le Play-boy sur le bureau de la supérieur en disant :
– Voilà ce qui se passe ! Bon, je vous laisse avec ce pervers ma Mère, j’ai à faire…
Domino tête basse, casquette en main, l’air penaud, attend son châtiment… Un ange passe…
– I’o grand pécator, si, ma no perverso, mama ! s’écrie Vincenzo. La sorella Sourire, si !
– Que voulez-vous dire Domino, interroge la Supérieure ?
– Heu… la cansone dé nostroum grandissime Dominicus… Nique, nique ! Ecce perverso ! blasphématoribus !
– Je ne vous suis pas ? expliquez-vous !
– « Nique, nique » significato : cougne cougne cougne ! Fouki, fouki ! Capito Mother ? balance Domino en pénétrant sa main gauche de l’index de la droite.
– Vous voulez dire : « faire l’amour » ? sursaute la Supérieure.
– Si grand Mother ! « Niquer » ! à l’infinitivo.
– Ben ça alors, vous me la copierez celle-là ! Bien, ça ira pour cette fois… Allez, et faites-moi disparaître cette cochonnerie ! dit-elle en lui jetant à la figure le magasine "Playboy".
– Si mamma, Hosanna ! Gracie mille. Thank you, grand mother et encore méa culpa, auviederseen… Shalom… marmone Domino en sortant du bureau à reculons, tête basse.
Non loin de là, Sœur Sourire, range ses outils dans la remise. Elle s’appuie contre un établi et se met à pleurer. Sur ces entrefaites, Annie, la retraitante, entre dans la remise et découvre sa Sœur en larme.
– Allez, souris… ça va aller. Tout le monde t’aime, regarde…
Annie sort de son tablier une coupure de journal titrant : « Sœur Sourire, la voix sans visage » !
– J’en ai marre, je vis dans un bocal hermétique, comme emmurée vive ! La vie conventuelle m’étouffe… J’ai un mauvais pressentiment. Je ne sais même plus qui je suis. Sans nom… sans visage… murmure Sœur Sourire en découvrant l’article.
– Allez Jeannine, dit Annie en lui saisissant les mains.
Elles se regardent dans les yeux. À ce moment, Vincenzo, à la recherche de son arrosoir, débarque et surprend le tête à tête des deux filles…
– Oh pardon sorelli, je regarde après miene arrosoir…
– Il est là votre machin ! Réplique aussi sec Annie, fichez-nous la paix. Allez cool, je suis là, poursuit Annie. Je sais qui tu es moi. Tu fais une tête de plus que les autres, allez… Pourquoi ne t’inscris-tu pas au cours de théologie de Louvain ? Ça te fera prendre l’air au moins.
– La théologie ! Tu parles… Je devrais être dans un milieu artistique, m’unir aux autres pour accomplir ma mission. Bouger, témoigner !
– On pourra se voir à l’extérieur à Louvain, ajoute Annie, en épongeant les larmes de Sœur Luc-Gabrielle.
Soudain, Sœur Marie-Pierre fait irruption dans la remise et surprend les deux amies.
– Eh bien, mes sœurs, on prie ou on jacasse ? Sœur Luc-Gabrielle, suivez moi, notre Révérende Mère Supérieure veut vous parler.
Fichermont Juillet 1963
En entrant dans le bureau de Mère Marie-Michèle, Sœur Luc-Gabrielle aperçoit, alignés contre le mur, les sacs de courrier destinés à Sœur Sourire.
– Entrez… Sœur Luc-Gabrielle, asseyez-vous.
D’emblée, la Supérieure oriente la conversation pour éviter d’aborder le problème de fond, à savoir : la crise d’identité de Sœur Luc-Gabrielle.
– Dites-moi, je voulais simplement vous poser une question… Dominique, nique, nique… Vous ne trouvez pas cela un peu équivoque comme paroles de chanson ?
– Non, enfin… C’est un hommage à Saint Dominique…
– D’aucun disent qu’il s’agit pourtant d’une expression triviale, à la mode… Et, connaissant la nature frondeuse de votre caractère, je me demandais si…
– Où allez-vous chercher ça, ma Mère ? J’ai jamais pensé à ça ! C’est surréaliste, ça !
– Ne me prenez pas pour une retardataire, et n’essayez pas de me « faire la nique », ma Sœur ! « Nique, nique… » C’est tout de même loin de ressembler à du catéchisme !
– C’est tout de même pas de ma faute si les gens détournent mes paroles, sourit Sœur Luc-Gabrielle.
– Autre chose… Ma chère Sœur, je serai directe avec vous : Pas d’amitié particulière ici !
– Ma Mère, comment aimer le Christ dans le don total de soi, si l’on n’a pas connu l’amour humain ?
– Vous ne devez jamais discuter de vos problèmes en tête-à-tête avec une de vos Sœurs, mais toujours en groupe. C’est la règle ! Et vous l’avez effectivement acceptée. Ponctue-t-elle dressée derrière son bureau.
– Comment m’unir au Christ sans pouvoir communiquer avec les autres ?
– Commu niquer niquer, sans doute ? Je vois bien que vous êtes tourmentée et je comprends que vous vous posiez certaines questions. Mais, ces considérations profanes, partent d’une sensualité déplacée en ces lieux. Apprenez à communier avec autrui plutôt qu’à vouloir communiquer ! Si cela continue vous allez vous perdre mon enfant !
À ces mots Sœur Luc-Gabrielle croit entendre sa propre mère, autoritaire et péremptoire. Elle quitte son siège et s’empare d’un sac de courrier, qu’elle jette aux pieds de la Supérieure.
– On m’écrit de partout, mais je ne peux même pas lire mon courrier… Le monde m’appelle, ma Mère.
– Sœur Luc-Gabrielle ! J’ai l’impression que le succès vous « tour-nique » la tête ! Si vous désirez confier les choses qui vous tourmente, confessez-les à Notre Seigneur Jésus-Christ, qui certainement vous comprendra et saura apaiser votre cœur… Quant à moi, je vous engage à relire Saint Paul : Épître aux Corinthiens… Suis-je claire ?
– Mon cœur ? réplique ironiquement Sœur Luc-Gabrielle.
– Oui et vous pouvez faire vos adieux à cette petite retraitante. Elle ne mettra plus les pieds ici ! Et puisque c’est le manque de communication avec l’extérieur qui vous chagrine, vous allez être servie… Nous allons vous envoyer en première mission à l’étranger.
– L’évangélisation des peuples par des missionnaires en sandales, perdues dans la brousse, sur les traces de Stanley, j’y crois pas. Cette époque là est révolue. Je veux être utile ici ! Y’a plein de gens qui crève autour de nous ; des chômeurs, des drogués, plein de problèmes !
– Vous êtes en train de réformer l’ordre Dominicain tout entier ma parole ! Il faut pourtant bien qu’on vous emploie à quelque chose…
– Inscrivez-moi à l’Université de Louvain, là au moins, je pourrai améliorer mes connaissances, en théologie et quand je serai prête…
– Voilà enfin une proposition raisonnable, je vais y réfléchir. Bien, vous pouvez disposer !
Sœur Luc-Gabrielle, gagne la porte du bureau et s’en va dans le couloir. Sur ces entre faits, sœur Marie Pierre arrive.
– Vous m’avez demandé de revenir ma Mère ?
– Oui, ma Sœur. Occupez-vous de nous débarrasser de tout ça, dit-elle en montrant du doigt les sacs de courriers.
– Et qu’est-ce que j’en fais ?
– Débrouillez-vous, ennoyez-les en enfer si vous voulez ! Il est temps que Fichermont retrouve son calme ! Et motus, n’est-ce pas… Allez, ponctue-t-elle en se dirigeant vers la pendule dont le balancier s’est arrêté. Elle tire sur les poids, dont les chaînes produisent un son caractéristique en glissants dans leurs gorges. L’engrenage se remet en branle.
Semblables à un troupeau de mammouth, les nuages, traînent leurs panses chargées à crever, par-dessus la butte de Waterloo. Le front collé au carreau, Sœur Luc-Gabrielle les regarde pensive, elle se souvient de Jeannine et se demande qui est Sœur Sourire… Qui elle est ? Elle semble attendre quelque chose, un signe. Un trou dans le mur ? Une ouverture sur le futur ? Cela se voit dans ses yeux…
Elle sourit, puis se met à marcher à travers la plaine en direction de la butte, appelée par une voix mystérieuse… Elle traîne derrière elle l’étui cercueil de sa guitare, au bout d’une corde.
La silhouette de Sœur Sourire chemine à travers plaine vers la butte… Une étoile trace dans le ciel…
Au pied de la butte, elle regarde vers le sommet. Elle relève sa jupe, se laisse tomber à genoux au pied du Golgotha. Le ciel vire au pourpre. Son visage est illuminé… Éblouie elle lève une main pour se protéger les yeux…
– Si tu m’as choisie Seigneur, pourquoi me gardes-tu enfermée ?
Elle s’éveille angoissée allongée sur le dos les yeux dilatés, dans le vague. La nuit est dense. Des larmes coulent le long de ses joues. Elle pleure, elle prie…
– Mon Dieu, je voudrais être saisie par l’amour du Christ, je voudrais que ma foi me transporte dans une vie de joie dilatante et continuelle… mais l’amitié des autres me manquent ici. Mon cœur se dessèche et mon corps me brûle. Fais Seigneur que le zèle de ta maison me dévore. Vite Seigneur, vite… Amen.
Elle lève les yeux et s’aperçoit que le crucifix est décroché et pendouille tête en bas. Il semble ainsi que son regard plane par-dessus la croix.
Elle s’agenouille sur le lit pour remettre le crucifix à l’endroit, mais elle s’aperçoit que sa main est rouge sang. Elle regarde sa robe… Elle est souillée au niveau du pubis. Elle se laisse glisser mollement au bord du lit, jusque sur le parquet de la chambre… Elle s’agenouille devant son lit, regarde sa main souillée. Elle ouvre le tiroir de sa table de chevet en retire un petit sachet de madeleines, qu’elle dispose en croix sur le drap. Elle les mange en pleurant et dit d’une voix mouillée :
– Seigneur… Pourquoi m’as-tu choisie ?
Université Catholique de Louvain – 1963
Sœur Luc-Gabrielle vêtue en habit de dominicaine, arpente le campus de l’université. Elle lève la tête pour admirer l’architecture gothique de l’édifice, au fronton de quoi on peut lire : « Université catholique de Louvain ».
Pendant les cours, elle est pour ainsi dire absente, elle gribouille d’un air maussade, rêvasse.
– Mademoiselle Luc-Gabrielle ! hého… Pouvez-vous répondre à une question théologique sur la nature de Dieu ? Si toutefois le cours vous intéresse ?
– Je peux toujours essayer…
– Bien alors, selon vous : Dieu est-il une entité séparée de l’homme ou non ?
– Pour moi, la question théologique fondamentale ne consiste pas à prouver que Dieu est une entité séparée de l’homme. D’ailleurs si l’homme ne peut fuir Dieu, c’est bien parce qu’il est le fond même de son être… Je crois que l’on ne peut sonder la nature de Dieu ni comprendre sa transcendance si on ne le cherche que dans les profondeurs de l’âme individuelle.
– Et dites-nous, poursuit le prof’:
– Pour rencontrer Dieu, doit-on nécessairement se retirer du monde ?
– Non ! Je crois qu’il faut s’ouvrir au profane pour le rencontrer dans le commun. Le sacré est la profondeur du commun – se retirer du monde pour être avec Dieu est une perversion religieuse ! Au-delà de certaines limites, cette démarche conduit à l’échec et à la culpabilité ! Le tout est de rencontrer le Christ vivant.
– Qu’entendez-vous par « perversion religieuse », pouvez-vous préciser ?
– Le concept de la vie religieuse qu’on nous propose est statique et dépassé. Je pense que tout le monde est consacré à Dieu, en tout temps et tous lieux. Dieu nous appelle à une forme de christianisme qui ne dépend pas de la religion, mais plutôt d’un niveau de conscience humaine nouveau…
– Votre réponse est plutôt surprenante provenant d’une religieuse consacrée. Je comprends maintenant pourquoi, vous semblez absente ou que vous n’écoutiez pas le cours.
– Je ne vous écoute peut-être pas, Monsieur, mais je vous entends ! Tout cela est d’une puérilité… c’est de la vulgarisation… je trouve.
– Vraiment ? Il est vrai que Dieu, vous en êtes plus proche que nous… C’est normal quand on est classée au hit-parade n’est-ce pas Sœur Sourire !
Cette réplique provoque quelques remous dans l’amphi, on la dévisage, ça papote…
– Quoi ? C’est ça Sœur Sourire ? C’est elle ? sans dec ? s’exclame des étudiants.
Furieuse, Sœur Luc-Gabrielle remballe ses affaires, se lève de son banc, visage fermé et se dirige vers la porte. Tout l’Amphi la suit des yeux.
– Et pour la discrétion, pardon, mais vous repasserez ! lance-t-elle au prof’ en prenant la porte.
La porte claque.
Sur ce, Sœur Luc-Gabrielle se rend aux toilettes où elle s’enferme pour changer de tenue. Puis, elle rejoint Annie, qui l’emmène du côté de Saventem. On les aperçoit en jeans et pull à col roulés se tenant par la taille, près des balises de l’aéroport, histoire de rêver un peu.
Les avions déchirent la nuit à grand fracas, à basse altitude. Partout, lumières et projecteurs clignotent et scintillent sur les pistes, comme une fête. Atterrissages, décollages, voyages, envies d’ailleurs, les font planer.
– Partir ? Je voudrais quitter Fichermont, mais je ne sais pas si j’en aurai le courage…
– De quoi as-tu peur Nine’ ? réplique Annie. Regarde… dit-elle en dépliant sous les yeux de son amie un magazine. Tes disques sont dans tous les magasins… Tu es célèbre !
– Je ne suis qu’une marque de lessive, personne ne sait qui je suis vraiment…
– C’est dur Nine’, je sais, mais on va le faire savoir, assure Annie.
– Je sais que Dieu est intervenu dans ma vie et qu’il me veut à son service, que ma mission dépasse les cadres et les structures. Mais, que veut-il de moi, exactement ? Où ? Comment ? J’ai besoin de signes, de preuves.
– Être une vedette internationale, tu ne trouves pas que c’est une preuve ça ? Pour l’instant, contente-toi d’attirer l’attention, tu finiras bien par faire passer ton message. C’est un modèle de vie que les gens attendent… Sers-toi de ta notoriété. On avait parlé de créer un Centre pour enfants autistes, tu te souviens Nine’« Claire Joie »… et tu étais d’accord…
– « Claire Joie », oui mais, je ne sais pas si je serais à la hauteur.
– Écoute, Nine’. Je suis prête à tout bazarder pour toi. Alors vas-y, plonge, dit-elle en se rapprochant. Elles s’enlacent sans s’embrasser, se serrent très fort, les yeux clos.
– Bon écoute, poursuit Annie, d’abord, il faut que tu fasses cette télévision. Ils viennent d’Amérique exprès pour toi, tu t’imagines ?
– Ils sont impayables, ces Américains, conclut Sœur Sourire.
Ed Sullivan Show 1964
– Eh, les gars, attention, regardez qui arrive… s’exclame un étudiant, en voyant Sœur Luc-Gabrielle traverser le campus universitaire. Les étudiants commencent à entonner sa chanson en insistant bien sur le côté trivial des paroles :
– Dominique… Nique… Nique… lalala… Tout simplement…
– Eh, les gars, c’est pas Sœur Sourire, c’est Sœur Ronchon ! Ha ha !
– Vous n’êtes pas sympa, hein, marmonne Sœur Luc Gabrielle Furax, en traversant le barrage comme un bulldozer.
– Oh, mais on rigole, une fois… Smile ! Gibbs ! Peace and love…
– Ok, alors qui veut me raccompagner au couvent ce soir ? Ca m’évitera de faire du stop !
Un étudiant se propose, c’est sa route.
– J’ai une télé ce soir, je ne dois pas être en retard, confie Sœur Luc Gabrielle à son chauffeur.
– Une télé, cool. La RTB ?
– Non, le Ed. Sullivan show, les ricains…
– Rien que ça ! Tu m’charies là ?
Non. Ed Sullivan s’est déplacé en personne pour présenter en direct de Fichermont son show télévisé dont je suis aujourd’hui la vedette, comme l’ont été avant moi : Bing Crosby, Elvis, les Beatles, les Doors, les Rolling Stones, Sinatra, etc.
– Sœur Sourire c’est vraiment toi alors ?
– Ben dame ! Puisque je te le dis mon fils…
Une grande agitation règne autour de Fichermont. Des camions de télévision de la CBS stationnent partout. La technique encombre les lieux, le couvent est entièrement câblé. Les producteurs insistent auprès de la Supérieure pour filmer Sœur Sourire de face. Ce qui la contrarie. Ca discute ferme. Sœur Sourire, très encadrée, attend à l’autre bout du plateau…
– Sœur Sourire… Suivez-moi ! Bien, ils vont vous filmer. Tâchez de ne pas déraper, annonce Mère Marie-Michèle. Vous devez maintenant passer au maquillage, je vous y accompagne, je ne tiens pas à ce que l’on vous transforme en geisha.
Ed Sullivan présente Sœur Sourire dans un anglais mêlés à quelques mots de français maladroits. Elle chante face caméra, et comme à chaque fois, sa voix et son sourire emportent tout.
Dès que l’émission sera diffusée aux U. S. A, la popularité de Sœur Sourire sera immense. Et pourquoi ne pas aller faire un tour au pays de l’Oncle Sam ? Faut voir… On va y réfléchir… Le soir même, la CBS remballe et tout redevient presque normal à Fichermont.
C’est parti pour la cueillette des champignons. C’est la saison. Il y en a pas mal dans les bois de Fichermont ; suffit de se baisser. C’est ce que font les nones et novices, accompagnées de la Mère Marie-Michèle, Sœur Marie-Pierre, et l’inévitable Vincenzo.
La Supérieure, à l’écart du groupe, soulève les feuilles mortes à l’aide d’un bâton, pour dénicher les ceps qui s’y dissimulent.
– Tenez ici ! s’exclame-t-elle.
Une novice se précipite.
– Non, pas vous ! Désignant de son bâton Sœur Luc-Gabrielle : Vous. Approchez !
Elle s’avance, panier au bras et se penche pour le cueillir le bolet. À ce moment, la Supérieure qui la domine de toute sa stature, écrase le champignon du bout de sa bottine.
– Vous vouliez me parler, je crois ?
– J’attendais d’être rentrée, ma Mère.
– Nous sommes tranquille ici… Il y a de l’air, des champignons… Murmure la Supérieure en entraînant Sœur Luc-Gabrielle à l’écart du groupe.
– Je vais vous quitter ma mère, murmure Sœur Luc-Gabrielle.
– Trêve de plaisanterie… Ma fille, le statut de Consacrée dans le monde est réservé aux moniales. L’ouverture sur le monde que prône Vatican II donne effectivement des idées à bien des religieuses, mais les structures séculaires ne se transforment pas du jour au lendemain. N’avez-vous plus la même « faim de Dieu » ?
– C’est du monde que j’ai faim. Je veux vivre ma vocation de missionnaire à mon rythme. Pour cela, je dois sortir des structures de l’Ordre et me diffuser à l’extérieur c’est pour cela que le Seigneur m’a choisie.
– Choisie ! s’exclame Sœur marie-Michèle, outrée.
Un regard ironique, un demi-sourire illumine le visage de Sœur Sourire, comme si elle défiait sa propre mère.
– Dans tout ce que je fais, c’est le Seigneur que je recherche, ma Mère.
– Avez-vous seulement mesuré les conséquences ? Quand l’Ex claustration aura été effectivement décrétée, vous ne pourrez plus revenir en arrière, vous irez droit à votre perte !
– Nous ne pouvons nous désengager des tâches du monde, sous prétexte que nous sommes des professionnelles de l’amitié avec Dieu, ma Mère.
La Supérieure tourne la tête et aperçoit le jardinier tapis dans les buissons à quelques mètres.
Vincenzo croque un champignon. Il crache. Il regarde la Supérieure fixement. Son regard concentré dégage une force mystérieuse.
La Supérieure frappe les feuilles mortes à grands coups de bâton. Sa voix résonne dans les bois.
– Où vivrez-vous ma fille, et comment ? Sans sécurité… vous allez vous perdre !
– J’ai un très bon sens de l’orientation, ma Mère. J’habiterai avec Annie. Nous avons trouvé un appartement à Héverlée.
Et de toute façon, j’ai mes droits d’auteur…
– Quels droits ! ? Vous alors, vous pouvez vous vanter d’avoir le don de me faire dresser les cheveux sur la tête !
– Rassurez-vous, ma mère, ça ne se voit pas !
– Sœur Luc Gabrielle, je ne sais pas si vous en avez pleinement conscience mais, aux yeux du monde, vous incarnez LA religieuse ! Avez-vous pensé à la réputation de notre congrégation ? Sans compter que votre départ peut en provoquer d’autres ! Vivre avec une… Annie ! Doux Jésus.
– Je sais seulement que Dieu m’a choisie pour témoigner de quelque chose de nouveau et pour le reste, nous travaillerons.
La Mère Supérieure s’appuie à un arbre pour reprend son souffle. Elle lève au ciel des yeux catastrophés, comprenant qu’elle a perdu la face.
– Bien. Je vais demander à l’avocat de la Congrégation de préparer les conditions juridiques de votre ex claustration. Il ne vous restera qu’à le rencontrer pour signer votre sortie. Bonsoir, mademoiselle !
Elle pivote sur elle-même pour faire un effet, mais elle se retrouve nez à nez avec le tronc d’arbre puissant… Elle fait mine de le pousser de côté, puis le contourne. Sœur Sourire, s’en va en pressant le pas, laissant la Supérieure à son sort.
Au même moment, Sœur Marie-Pierre, essoufflée, accourt, accompagnée d’autres Sœurs.
– Ma mère… On vous cherchait partout ! Vous allez bien ?
– Tout va bien, rentrons mes sœurs.
Quelques jours plus tard, Sœur Luc-Gabrielle, encivilée, fait tapisserie dans l’antichambre de l’avocat du couvent, en triturant son chapelet. L’avocat ouvre la porte et la fait entrer.
– Je vous en prie.
– Merci, Maître.
Ils s’installent face à face. Pendant toute l’entrevue, l’avocat lui martèle les termes juridiques d’un « accord » la spoliant.
– Vous n’allez pas changé d’avis ?
– Non, non, dit-elle…
L’avocat trifouille dans ses dossiers en silence. Il glisse le contrat sous le nez de Jeannine.
– Au fond, vous avez décidé de vivre les nouvelles tendances du concile ?
– En quelque sorte. Qu’est-ce que ça dit ? demande Jeannine en faisant allusion au texte du contrat.
– Dans les grandes lignes, cette convention dit : que vous renoncez aux noms de « Sœur Luc-Gabrielle » ainsi qu’à la dénomination de « religieuse » ; vous renoncez par là même à tous droits d’auteur et royalties provenant des ventes de Dominique…
– J’ai tout de même des droits… souffle Jeannine.
– Ne vous débattez pas, après faudra se battre… Des droits d’auteur, il n’y en a pas tant que ça… Ne vous débattez pas, assure l’avocat, avec toute l’obséquiosité qu’il peut y mettre. Comprenez que je défends les intérêts de Fichermont. Vous ne voulez tout de même pas faire de mal à vos petites Sœurs ?
Jeannine réalise que ce rendez vous est un guet apens mais toute à la joie de commencer une nouvelle vie, naïvement, elle gobe tout.
– Ici… article… Poursuit l’avocat. Vous vous engagez également à ne pas poursuivre l’Ordre Dominicain. La firme de disque à l’époque a signé avec le couvent un contrat pour Sœur Sourire, et vous : « Jeannine Deckers »… Vous avez signé avec la Firme de disques… Sommes-nous d’accord ? Si vous voulez relire ?
Jeannine reste un moment interdite devant le contrat, qu’elle signe nerveusement pressée d’en finir.
– Tenez, cet exemplaire est pour vous. Je vous remets aussi le chèque du montant de votre dot, lors de votre entrée au couvent, soit : 50.000 Francs Belges.
Jeannine rejoint Annie qui l’attend à la terrasse d’un café à proximité de son lieu de rendez-vous.
– Tu n’as pas signé ça ? ! s’écrie-t-elle en découvrant le document.
– Tu ne comprends pas ? Je suis libre, libre !
– Donne leur ta culotte pendant que tu y es !
– Vous êtes Sœur Sourire n’est-ce pas, dit une passante en s’approchant de la table des deux filles.
– On peut voir ça comme ça, répond Jeannine.
– Est-ce que je pourrais avoir un autographe, s’il vous plaît ?
Jeannine, ravie, signe le bout de papier que lui tend la dame.
– Est-ce que je peux vous toucher s’il vous plaît ? ajoute la dame toute émue par cette rencontre.
– Allez, je vous fais la bise, répond joyeusement Jeannine. Tu as vu ? On m’a reconnue ! C’est un signe, s’exclame-t-elle à l’adresse d’Annie.
– C’est sûrement pas avec ta dote de religieuse qu’on va pouvoir s’acheter des culottes ou partir en vacances… Tu dois voir un avocat. Tout le monde te le dit, assure Annie, sidérée par la naïveté et l’insouciance de son amie.
– J’irai cul nu, et de toute façon, on le paierait avec quoi, l’avocat ?
– Je travaille, je te signale, réplique Annie, qui ne veut pas en démordre.
– T’en fais pas, le Seigneur y pourvoira… Je ferai des galas. Allez, on met les voiles ou quoi ?
Héverlée Mai 1966
– Vêtue d’un pull à col roulé et d’une jupe bleue marine, Sœur Luc-Gabrielle apparaît pour la dernière fois entourée de ses sœurs, sur les marches de Fichermont. Les sœurs en rang d’oignons, lui font leurs adieux. On la prend en photo, on l’embrasse, encore et encore, on pleure, on s’encourage, on s’offre de petits souvenir… Une 2 CV de couleur jaune pétante attend devant la grille du couvent. Annie descend de voiture pour aider à charger les bagages de Jeannine dans le coffre. On s’y met à plusieurs. On sort les mouchoirs, on se fait de grands signes d’adieux. La 2 CV démarre.
Jeannine et Annie, emménagent dans un petit appartement de la banlieue de Bruxelles, qu’elles décorent avec enthousiasme. Pendant que Jeannine, enfermée dans la salle de bain, transforme son look ; Annie arpente l’appartement en agitant des bâtonnets d’encens, pour parfumer l’atmosphère…
Europe N° 1 diffuse quelques infos, à propos de Mao Tsé Toung et de la « révolution culturelle » en Chine. Puis, le programme musical reprend sur l’air de Pretty Woman… À ce moment, la porte de la salle-de-bains s’ouvre et Jeannine apparaît comme une star, complètement transformée.
Cheveux blond fauve, coupé à la garçonne, lunettes à monture papillon, pull blanc moulant, jupe fendue, petits talons. Quelques perles brillent timidement à son cou. Un trait rouge met l’accent sur ses lèvres. Elle a changé. Elle est plus féminine, et semble moins vulnérable… Se tenant d’une main au linteau de la porte, elle se dandine maladroitement, puis défile dans le living en se déhanchant au rythme de la musique. Elle déambule au milieu des cartons avec effets de jambes appuyés, à l’intention d’Annie. Stupéfaite du changement, Annie se laisse choir dans un fauteuil et assiste au spectacle. Jeannine lui attrape la main au passage et l’entraine dans son jeu. Annie se colle un béret sur la tête qu’elle arrange en casquette pour se faire un plan de mec séducteur. Elles déconnent, heureuses d’être ensemble. Elles passent du pas de Tango au Rock and Roll’ et finissent par s’écrouler à la fin de la coda, sur un matelas posé à même le sol. Elles restent comme ça, à contempler le plafond sans rien dire. Elles se tournent l’une vers l’autre, s’enlacent.
Dans un coin de l’appartement elles ont aménagé un petit oratoire où elles s’agenouillent régulièrement devant le crucifix, et Saint Dominique pour prier.
– Tu es l’Amour, Tu es mon souffle, ma respiration. Laisse-moi être Ta chanteuse sur la terre. Je Te donne ma voix. Inspire-moi pendant mon sommeil afin que je puisse Te louer.
Sur la cheminée une horloge et un calendrier religieux indique 1966. Dans la paix de l’appartement, Jeannine tape un manuscrit en faisant crépiter les touches de sa machine.
Annie, souriante met le couvert pour dîner. Jeannine relève la tête et lui renvoie son sourire. Rien ne semble pouvoir troubler leur bonheur.
Un matin de cette année là, en ouvrant le journal à la page « loisirs », les deux amies découvrent la sortie du film The Singing Nun, retraçant la vie de Sœur Sourire, incarnée à l’écran par Debbie Reynolds. Elles se rendent à une séance et regardent le film sans conviction.
– Complètement ringard ! Craîgnos… S’exclame Jeannine en sortant de la salle, scandalisée par l’image niaise que donne d’elle ce film.
Annie conduit la 2 CV sans rien dire, Jeannine est KO.
– Nine… tu es toute pâle. Ça ne va pas ? Tu veux qu’on trouve une pharmacie ?
– On me manipule, on démolit tout ce que je construis, ça me fait flipper.
– Allez, mon tendrinou, te laisse pas abattre. Ils veulent bien faire, tu comprends ?
– Tu parles, on porte ma vie à l’écran et je suis obligée de payer ma place pour voir le film ! Tu appelles ça bien faire toi ?
– Alors écoute moi, allons voir un avocat, dit Annie d’un ton très ferme.
La tête contre la vitre de sa portière, les yeux dans le vague, Jeannine pleure en silence. Elle sort un paquet de madeleines de la boîte à gants dont elle s’empiffre, tandis que les phares de la 2 CV crèvent le grand trou noir de la nuit.
Bruxelles octobre 1966
– Ah voilà donc notre Sœur Sourire nationale, dit Maître Rimblat, en ouvrant la porte de son cabinet.
– Internationale même, ajoute Annie et il a fallut drôlement batailler pour qu’elle vienne, croyez-moi Maître.
– Rendre visite à un avocat, ça n’est pas comme allez chez le dentiste, ça peut même faire du bien, hé hé.
Jeannine entre dans le cabinet précédée d’Annie.
– Bon, venons-en immédiatement aux « frais », si j’ose dire… J’ai examiné le dossier que vous m’avez fait parvenir. Le contrat que vous avez signé avec Philips aurait pu être dénoncé facilement si vous vous en étiez préoccupée plus tôt. Je ne veux pas vous effrayer, mais à cette époque, vous vous êtes livrée pieds et poings liés aux marchands du temple, disons-le. Maintenant, va falloir rattraper le coup…
– Tu vois Nine’, tu planes littéralement, même les journalistes te l’ont dit. Elle ne veut pas admettre qu’elle s’est fait dépouiller, conclut Annie en se tournant vers l’avocat.
– De quoi vivez-vous en ce moment ? questionne l’avocat.
– Je donne des cours de guitare et Annie cherche un boulot en kinésithérapie.
– Oui, des clopinettes, disons ! Ils auraient au moins pu avoir la décence de vous allouer une somme raisonnable pour subvenir à vos besoins.
– Vous savez, Maître, l’argent et moi, ça a toujours fait deux. Ma mère, déjà, n’arrêtait pas de me seriner : « tu es une fille de commerçants, ne l’oublie pas ». Mais moi, je ne chante pas pour l’argent. Et puis… j’avais confiance.
– Chanter pour la gloire, c’est beau, mais l’argent n’empêche ni la gloire, ni l’amour des hommes et de Dieu, vous savez Jeannine.
– Seule ma mission m’intéressait… c’est pour cela que je n’ai rien réclamé à la Congrégation à ma sortie.
– Écoutez-moi, je suis votre allié, hein. Disons que c’est mon devoir de vous informer ! Depuis 1962, le couvent empoche ! Soyez réaliste. Ils, entre guillemets. C’est plutôt : « Elles », qu’il faudrait dire : mangent vos droits d’auteurs et vos royalties. Y mangent ! (gestes des mains à la bouche) Y mangent tout… Y s’empiffrent… pendant que pour vous : (geste : joues creuses) C’est Buchenwald…
– Bof ! Ça ne doit pas faire grand-chose, souffle Jeannine Incurable de naïveté, continuant de minimiser.
– Détrompez-vous et laissez-moi vous dire… Vous pourriez acheter tout le pâté de maisons avec ce qu’ils vous doivent ! Et c’est peu dire… vous avez vendu dans le monde entier plusieurs millions de disques. Si c’est le bien de l’humanité que vous recherchez, imaginez ce que vous pourriez faire avec un capital pareil ! Ils ont acheté des terrains en Espagne en Florides… Fait des placements, ça en fait des picotins…
Y mangent tout je vous dis et Y veulent vous manger aussi et moi ça : ça me broute ! Alors que dites vous de ça ?
Jeannine reste pantoise, clouée à son fauteuil.
– Et ça continue, ils touchent toujours Nine ! s’énerve Annie. Vous voyez, Maître, elle est incorrigible, elle vit sur une autre planète. Elle plane à fond.
– T’inquiète pas. De toute façon, on va s’en sortir…
– Ah oui ? Comment ? En donnant des cours de guitare ? Écoutez, vous n’êtes plus liée par votre vœu de pauvreté aujourd’hui ! Disons-le. Alors qu’ils vous laissent au moins récupérer ce qui vous revient… Il faut at-ta-quer !
– Salir le couvent ! s’exclame Jeannine. Ne me demandez pas ça je ne pourrai pas.
– Nine, tu ne voudrais pas écouter ce qu’on te dit pour une fois ? Laisse faire la justice, insiste Annie.
– Laissez-moi faire, sinon y vous le mettront dans l’os ! Je ne suis pas l’avocat du diable, moi ! Mais celui de Dieu, si cela peut vous rassurer, insiste Rimblat.
– Il ne faut jamais cracher sur ce qu’on a adoré ! C’est un de mes principes, martèle Jeannine. Tout ce que je veux, c’est continuer à chanter, moi.
– Ben oui, mais bon… Savez-vous si le couvent paye vos impôts ? Y en a pour un paquet… alors chanter après ça…
– Je sais pas, je suppose.
– Ca c’est la cerise alors !
– Oh, écoute, ne m’enfonce pas aussi, toi, ronchonne Jeannine en rabrouant Annie.
– Maître, et pour les contacts dont vous m’avez parlé au téléphone ?
– Oui, vous pouvez appeler de ma part la firme HEBRA, les Éditions Primavera et les Studios DECCA, ils sont intéressés… Bien. Si vous changez d’avis, appelez-moi, dit Maître Rimblat, désolé, raccompagne les deux amies.
Jeannine tape à la machine à l’écoute de son transistor, tandis qu’Annie est occupée à la cuisine.
– On parle beaucoup de la pilule en ce moment, même dans les chansons. Devinez qui a composé « la pilule d’or » ? Cette demoiselle, n’en est pas à son premier coup. Vous donnez votre langue au chat ?
– Annie, Annie, écoute, ça y’est… ça passe ! s’exclame Jeannine. Je t’avais dit qu’on s’en sortirait
Annie abandonne sa vaisselle et accourt. Elles se tiennent par l’épaule, fixant la radio.
Jeannine bondit sur le téléphone et compose le numéro de son agent.
– Allô, Robert ? Tu entends ? (approchant le combiné de la radio)… Ça passe ! Le Seigneur m’a entendue ! La boîte à lettre déborde. Dehors, une meute de journalistes assiège l’immeuble.
Sur le bureau de Robert Loudemont ; la pochette du disque de « Luc-Dominique » en évidence, feuillette ses notes, tout en parlant au téléphone avec Jeannine.
– Je ne sais pas s’IL t’a a entendue mais, maintenant, IL t’écoute, faites-moi confiance. Tu as de quoi noter… ?
– Oui, vas-y !
– Tu vas avoir une émission sur Europe N° 1. sur la RTB et sur RTL. Après il y aura l’ORTF à Paris. En décembre, tu auras deux télés à Paris avec Michel Drucker et Philippe Bouvard. Et j’ai gardé le meilleur pour la fin. Les actualités « Pathé Cinéma » veulent te filmer… Et il y en aura d’autres ! C’est pas beau ça ? annonce fièrement Robert Loudemont.
– Je suis heureuse dans tous les coins. À mardi Robert !
Jeannine entre en trombe dans l’appartement et file dans sa chambre. Tire une valise de dessous le lit et la remplit de vêtements en vrac.
– Que fais-tu ? demande Annie, éberluée.
– On fout le camp à Saint Risbart. Ils sont toute une bande en bas !
Les deux femmes bravent les journalistes qui font tout pour leur arracher quelques confidences tandis qu’elles gagnent la 2 CV.
– Sœur Sourire, que pensez-vous de votre nouvelle vie ?
– Avez-vous définitivement renoncé au couvent ?
– Je suis une missionnaire laïque. C’est tout !
– Quelle relation entretenez-vous avec votre amie ?
Jeannine, révoltée, marche sur le journaliste qui a posé cette question.
– Ça, alors, c’est trop fort ! Vous ne respectez rien ! Fichez-nous la paix ! rétorque Jeannine.
Elles montent dans la 2 CV et démarrent en trombe. Les journalistes rigolent, contents de leur fait.
Un peu plus tard, la CV jaune canari franchit le portail du couvent de Saint Risbart où Jeannine et Annie viennent se réfugier. Des religieuses jettent un drap sur la voiture pour la camoufler.
Jeannine allongée sur le lit de sa cellule, ne parvient pas à dormir et se met à prier.
– Seigneur, la vérité et Ton amour m’obsèdent. J’ai le désir de Te révéler à tous ceux qui ne Te connaissent pas. Dieu, je Te remercie pour l’amitié d’Annie, compagne bénie, élue…
Annie, dans la cellule voisine, pensive regarde par la fenêtre les branches d’un arbre agitant doucement leur ombre devant le disque lunaire.
Pendant la journée, Jeannine et Annie se détendent assises sur un banc du cloître, ou lisent au bord d’un bassin où clapotent quelques poissons rouges. Des novices tapies sous un préau les épient avec curiosité, des sourires mutins illuminent leurs visages.
– Même en ces lieux, je ne peux préserver mon anonymat. Je refuse peut-être de me voir telle que je suis…
Annie écoute sa compagne avec pudeur, dévouée à sa cause.
– Mes sœurs, mes sœurs ! Venez vite… s’écrie une religieuse en déboulant dans le cloître.
Jeannine et Annie s’exécutent sans trop comprendre ce qu’on leur veut.
Elles entrent dans la salle commune du couvent où un grand nombre de religieuses sont rassemblées devant la télévision. À l’écran, Sœur Sourire chante.
Annie s’assied et regarde, recroquevillée par le trac. Jeannine observe ses Sœurs avec compassion et sourit, assez contente d’elle. Elle sait qu’elle apporte en cet instant, aux « prisonnières du bon dieu », une ouverture sur le monde, un espoir de changement dans les structures conventuelles. Elle sait qu’elle fait entrer la vie dans les mœurs religieuses en ouvrant le couvent sur l’extérieur.
Woluwe-Saint-Lambert 1967
Après quelques jours de retraite à Saint Risbart, de passage à Woluwe dans son ancienne paroisse, Jeannine assiste à la messe. La messe à peine terminée ; les paroissiens se précipitent sur Sœur Sourire, dans une bousculade incroyable. Ils veulent la toucher, brandissent des calepins, des disques pour qu’elle les leur dédicace. Aidée par Annie, Jeannine parvient à gagner la pâtisserie de ses parents où elles se réfugient. Mais la foule insatisfaite assiège la place et la réclame en chantant Dominique.
Chez les Deckers, la table est dressée pour le café, le gâteau est servi. Les chants et les cris fusent du dehors. Le père, Deckers, fier de sa fille opine du chef pour battre la mesure avec la foule, tandis que la mère, bras croisés, conserve une attitude revêche. Annie, silencieuse, compte les mouches… Jeannine ouvre la fenêtre, pour saluer la foule du balcon, comme une star. Les gens lui font un triomphe, puis finissent par se disperser.
– Dites donc, vous n’êtes pas très bavards, fait Jeannine en reprenant place à table.
– Quel succès, dit le père Deckers…
– Je continue à ne rien comprendre de ce que tu fais de ta vie, dit la mère, accueillante comme une porte de prison.
– Mais laisse-la vivre comme elle l’entend, fait le père.
– Oui, mais tu as vu la réputation qu’on nous fait dans les journaux ? Si tu appelles ça la lumière, dit la mère, renfrognée, en repoussant du petit doigt des miettes sur la table.
– Je ne suis pas lesbienne, si c’est ce que tu veux savoir. Si les journalistes déblatèrent sur mon compte, je n’y peux rien.
– Ben oui, hein, ce sont des racontars. Elle est normale. Tout le monde sait que la vérité n’a jamais fait vendre les journaux ! reprend le père.
– Allez, maman… J’essaie de me construire un nouvel équilibre, à mi chemin entre la vie cloîtrée et la vie dans le monde…
– C’est une expérience, tout simplement, confirme Annie.
– Si ça continue, tu vas te perdre, Jeannine, augure la mère.
– De toute façon, si on était lesbiennes, en quoi ça gênerait les gens. Les couples homos sont comme les autres, on finira bien par le reconnaître un jour.
– Et tes chansons alors ? questionne le père.
– Au couvent, ce n’était qu’un passe-temps, aujourd’hui c’est un moyen de m’engager socialement et d’apporter un peu de lumière aux autres, si tu veux.
– Et toi, papa, ça va ?
– Ils disent qu’il faut m’opérer, sinon je pourrais faire un infractus.
– In – far – ctus ! reprend la mère Deckers.
– Oui, of c’est pareil. De toute façon, on naît plouc et on meurt plouc nous autres…
– Nous prierons pour toi. Je te le promets, papa.
– C’est gentil, mais les infractus, tu sais… dit-il en envoyant une œillade à sa femme. Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?
– Je pars me reposer avec Annie, le temps que les paparazzis se calment. Après, j’ai une tournée au Canada. Ce sera la première fois, la scène, pour moi.
– Y en a qui en ont de la chance de pouvoir s’offrir des vacances ! Si ça continue, tu vas te perdre.
– Mais c’est peut-être ce que je veux, Maman. Me perdre ! Justement… ponctue Jeannine.
Le Père considère la religieuse restée sur la table mais ne sait quel sort lui réserver, tandis que les deux amies se lèvent de table, rassemblent leurs affaires pour partir. Jeannine embrasse son père affectueusement, la mère s’exécute poliment, bras croisés sur la poitrine.
Soulagées Annie et Jeannine s’en vont en poussant un soupir de soulagement. Elles se rendent à Knock le Zoute où elles ont décidé de prendre l’air au bord de la mer. C’est là qu’un paparazzi planqué dans les dunes les prend en photo, tandis qu’elles sirotent des jus de fruits allongées sur un transat en maillot de bain. La photo paraît dans Paris Match, et d’autres magazines. Une religieuse en bikini, ça ne s’était jamais vu ! Un scandale !
– Faut dire que pour ça, Jeannine à le pompon, dit sa mère, en posant le magasine sur la table. Elle trouve toujours le moyen de provoquer. Elle ne le fait pas exprès, c’est comme ça, c’est dans sa nature.
Tournée au Canada – Août 1967
Dans la foulée, Jeannine fait sa tournée. Elle chante dans une boîte de nuit, après le passage des strip-teaseuses, ce qui ne manque pas d’alimenter encore la presse. L’impresario se fait remonter les bretelles et disparaît dans la nature abandonnant la tournée et Sœur Sourire. Elle se retrouve dans le hall de l’hôtel avec armes et bagages, avec juste de quoi rentrer au pays.
Dans le taxi de nuit qui la ramène à l’aéroport, Jeannine raconte sa mésaventure au chauffeur.
– Pas envie de sourire, ce soir ma Sœur ? Si je comprends bin ? Faut vraiment toujours se méfier des impresarios. Ils ont des fois une bonne tête, mais c’est des gangsters. J’espère que vous avez au moins votre ticket de retour… Wouais. C’est pas facile d’être une artiste.
– Encore moins une « artiste de Dieu », ajoute Jeannine…
– Artiste et bonne Sœur, en plus qui doit sourire tout le temps… c’est ben compliqué c’t’affaire lo, fait le chauffeur avec un fort accent.
– Mon vrai prénom c’est Jeannine…
– Ok. Va pour Jeannine.
– En plus, les gens s’imaginent que je suis millionnaire… Pourtant j’ai pas un radis. Sans compter tout ce qu’on raconte, reprend Jeannine.
Le taximan, amusé, prête une oreille attentive à ce que lui confie Sœur Sourire. Sa gueule en dit long sur le cynisme qui l’habite.
– Pour ma maison de disque, je ne suis qu’une « bonne sœur » ou une « boy-scout » attardée ; pour l’église, une défroquée ; pour les journalistes, une lesbienne ! Et j’en passe… Je m’y perds moi, au milieu de tout ça !
– Je sais, j’ai lu votre histoire din les journaux, c’est ben compliqué c’t’affaire lo. Mais, te perdre, j’me deminde mô, n’est-ce pas ce que tu voulais : Jeannine ? dit cyniquement le chauffeur.
– Pourquoi dites-vous ça ? demande Jeannine qui croit réentendre une des répliques de sa mère.
– C’est peut-être bin le métier des artistes et des religieux de se perdre ? Pour sauver les autres, c’est ce que je veux dire. Je suis po’un grind grind philosophe, mais quand tu t’en vas prononcer des vœux de DO MI NI CAINE, tu te place sous l’égrégore de Saint Dominique… Tu comprinds ? Dominique : Dominicaines. Tu me suis ? « heureux pauvre et chintint… » Ok ? Alors, tu vis sous cette loi lô. C’est pour çô que t’ôs pas un rond… Et, qu’on te nique, nique, nique… hahaha !
Effarée Jeannine reste scotchée sur la banquette arrière du taxi. Le chauffeur de taxi s’aperçoit du malaise et se retourne. Jeannine, prise d’un vertige regarde la gueule du chauffeur de taxi, qui lui paraît être le portrait tout craché de Saint Dominique ! de Vincenzo, le jardinier ! Elle ne sait plus ? Elle est prise de nausée.
Le taxi fait halte devant l’aéroport.
– On y est. Oh, vous êtes ok ? Désolé, je voulais pas me fendre la poire, mais des fois rigoler ça soulage, non ?
Jeannine sort du taxi et paye sa course, comme une somnambule.
– Y’a pas de pourboire ? Pas d’bonsoir ! Hé Chris ! Je demande pas la charité ! Va t’faire fourrer ! hahaha…
Effarée Jeannine s’élance vers l’entrée de l’aéroport.
Il pleut. Annie attend Jeannine à l’aéroport. Elle débarque enfin. Elles s’embrassent et se rendent sur le parking où est garée la 2 CV. Jeannine, survoltée raconte sa galère.
– Les journaux disent que tu as encore fait scandale, dit Annie sans intention particulière.
– Je cherche pas… Ils n’ont rien compris. Je chante là où il y a des âmes à nourrir. Les boîtes ne sont pas des lieux si mal famés, mais pleines d’affamés de Dieu. Je n’ai tout de même pas fait un strip-tease !
– Je sais, tu te forces pas, mon tendrinou… C’est ça le pire ! D’autres écrivent que tes chansons ne sont pas dans le coup !
– S’ils trouvent que la pilule n’est pas dans le coup !
À propos, tu n’oublieras pas de la prendre, ce soir, hein, mon tendrinou ? fait Jeannine équivoque.
Je m’attendais à chanter dans des salles comme on en rencontre en France et en Belgique. Au lieu de cela, j’ai dû me produire dans des cabarets où le public en dessous de 21 ans n’est pas admis. Les spectateurs y viennent pour danser, boire et flirter. Je chantais devant quatre cents personnes. J’étais intimidée… Je passais à l’entracte. En plus de cela mon imprésario avait engagé une danseuse en tenue fort légère qui s’exhibait dans le même programme.
– On va encore dire que Dieu est moins présent dans tes chansons depuis que tu as quitté le couvent.
– Ah parce que tu crois que la pilule, le bon Dieu n’y est pour rien !
– Oh la coquine ! s’exclame Annie, rieuse.
Mai 1968 Wavre
Jeannine tape à la machine, tandis qu’Annie s’affaire au ménage. La télévision diffuse le J. T ; à Paris, les étudiants en révolte dressent des barricades sur le boulevard Saint Germain.
On sonne. Annie ouvre.
– Ah, Robert quel bon vent ?
– Je n’ai pas de très bonne nouvelles, dit Robert Loudemont en se tournant vers Jeannine. On a comptabilisé tes ventes de disques : 500 exemplaires dans l’année…
– Ce n’est pas possible, je suis encore dans Paris-Match ! Je ne peux plus faire un pas sans qu’un journaliste me prenne en filature ! Avoue que c’est un peu fort de café !
– Je sais Jeannine, je sais c’est un cauchemar… Mais ça ne se vend pas. Les gens s’intéressent plus à ta vie privée qu’à tes chansons, confesse Robert Loudemont, désolé.
Il faudrait peut-être faire évoluer vos textes vers quelque chose de plus dans le coup… vous devriez écouter le hit parade… y a truc qui fait un tube en ce moment… (‘Il se met à chanter Michel Polnareff) Moi je veux eux faire l’amour avec toi…
– Moi c’est avec Dieu que je…
– Ben allez-y chantez le !
– Faut tout de même pas pousser bobonne…
– Comment allons-nous faire pour « Claire Joie » alors ! sursaute Annie.
– J’ai vu Maître Rimblat, il a reçu une proposition du couvent… Ils sont d’accord pour te verser 500.000 francs.
– C’est génial ! Oh merci, Seigneur ! Nous allons avoir un toit, s’exclame Jeannine.
– Maître Rimblat pense que c’est le moment d’attaquer ! annonce Robert.
– Je ne veux pas remuer la merde ! Je ne veux pas porter atteinte à l’ordre ! On fonce tout de suite, je signe, on encaisse le chèque et on en fini une bonne fois pour toutes avec ces horribles bonnes sœurs, explose Jeannine.
– Oui mais, pour avoir cet argent, il y a encore une condition. Le couvent veut que tu renonces au pseudonyme de « Sœur Sourire… »
– Abandonner « Sœur Sourire », autant me suicider froidement ! Et sans sourire, s’il vous plaît ! L’idée de reprendre mon nom Flamand me refile des boutons rien qu’à l’idée ! Quant à Luc Dominique ? ça n’est qu’un nom d’homme pour une femme qui vit avec une femme… Si j’accepte ce chèque je n’aurai plus aucun recours, je signe mon arrêt de mort, si je comprends bien ? C’est moi qui créé « Sœur Sourire », alors, pas question.
– Sérieusement Nine, là tu vas trop loin. On ne pourra pas continuer longtemps à vivre à mi-chemin entre la vie religieuse et le vedettariat. La solution c’est « Claire Joie », et tu le sais. Robert nous aidera pour les papiers, et les demandes de subventions. En plus tu mélanges le droit et les bons sentiments ! L’honneur, soit disant… le détachement spirituel ou je ne sais quoi ! En fait, ça n’est que de l’orgueil, tu ne penses qu’à toi, à toi et à ta carrière !
– Si tu t’y mets toi aussi ! Qu’elles gardent mon fric ! merde ! Pas mon nom !
Jeannine se rapproche d’Annie pour l’amadouer, mais Annie fait la tête et se rebiffe.
– Laisse faire la justice. Même avec 500.000 francs, on court à la catastrophe.
– Et l’ennui avec les catastrophes, c’est qu’on ne sait jamais d’avance combien il y a de strophes ! ajoute Robert.
Elle regarde Annie d’un regard d’animal pris au piège, et s’empiffre de madeleine, pour compenser sa frustration.
Jeannine de plus en plus s’enfonce dans la dépression. Elle y croyait tellement à son « come back », à ce nouveau succès. Elle avait tant prié pour l’obtenir. Elle rêvait tant d’accomplir son sacerdoce en chanson. Les nuits n’ont pas de bout. Elle traîne en robe de chambre dans l’appartement, seulement éclairée par la lumière du couloir et celle du frigidaire. La table de la cuisine est jonchée de factures impayées, au milieu des paquets de madeleine entamés. Elle reprend une seconde mousse au chocolat. Fouille un tiroir, s’empare d’un flacon de somnifères, se verse un grand verre de Martini et le descend d’un trait avec trois comprimés. Puis elle reste seule, assise les yeux dans le vague son verre à la main… Les jours et les semaines passent ainsi, comme des chalands trop lourds, dérivant d’écluses en écluses, sans ivresse.
Annie arrive en chaussons dans la cuisine et pose la main sur l’épaule de Jeannine. Tirée de son rêve éveillé, elle sursaute.
– Nine, ça va ?
– J’essaie d’atteindre un idéal au-delà du réel, tout le monde est contre moi.
– Tu sais comme tu es excessive. Si tu en veux du réel, je te laisse les courses, la cuisine, la vaisselle et tout…
– J’ai l’impression d’être poursuivie par une malédiction… Comme si Dominique voulait se venger de moi ! Je fais tout le temps ce rêve où je traine mon étui à guitare dans la plaine de Waterloo.
– Tu exagères, c’est de la parano, un écho à ton angoisse. Regarde il y a du soleil. Y va faire beau aujourd’hui, dit Annie en lisant ce que Jeannine à griffonné la nuit.
– Si t’es pas heureuse quand il fait beau, c’est que tu as cassé ton miroir et les sept ans de malheurs tu peux les multiplier par trois. Être paranoïaque, c’est se faire à l’idée qu’on voit les choses comme elles sont. Mais tu vois rien dans cette putain de nuit. Au petit matin, tu te réveilles, en pensant que ça pourrait être pire. Tu essayes d’imaginer le soleil comme quelqu’un qui ne l’aurait jamais vu. Mais, la nuit laisse des traces qui s’inscrivent, comme des lignes dans une main. Alors tu cherches une bonne idée pour t’en sortir, une prière. Mais, le coup de main d’en haut n’arrive pas. C’est Waterloo.
– C’est beau ce que tu as écrit, tu as vraiment du talent, tu sais Nine, dit Annie. Ben dis donc, tu as bouffé deux tablettes en quinze jours, continue-t-elle en montrant une boîte de somnifères entamée.
– Toute façon, ça me fait l’effet contraire, sourit Jeannine.
– Quant on te dit que tu n’es pas comme tout le monde, réplique ironiquement Annie.
– Robert m’a carrément conseillé d’abandonner la chanson tu te rends compte ? D’ailleurs, je ne crée plus rien. Il faut que je trouve un boulot. Mais quoi ? On m’a proposé de préparer des jeunes à la communion. Mais je ne suis pas faite pour enseigner le vieux catéchisme de nos grands-mères. Ce sont des chrétiens libres et conscients, que je veux moi, pas des moutons qui gobent tout ce que le Pape raconte.
– Je suis désolée, fallait que je te secoue un peu Ne t’en fais pas, on réussira quand même à monter « Claire Joie », Nine.
– Je suis inutile à tous et à moi-même, confie Jeannine, hagarde.
Annie se rapproche, noue ses bras autour de ses épaules.
– Il faut peut-être que tu changes de style… reprendre le pseudonyme de Sœur Sourire… c’est quand même celui qui t’a marquée, et qui te fait reconnaître. Allez ma Sœur Souris…
– Le sourire me va comme un bouton de col à un veau ! Les gens viennent vers moi pour rencontrer mon sourire, pour recevoir des signes de la bienveillance de Dieu à travers moi ! (singeant des petits vieux) « Tiens, elle sourit ; tiens, elle ne sourit pas ! » Les malades croient qu’en me touchant la main, ils vont guérir par miracle.
– Écoute, tu es un peu dépressive, c’‘ est normal. Pourquoi ne pas commencer cette thérapie dont on avait parlé ? Si tu es décidée, je prends rendez-vous pour toi…
– Je ne sais pas ? En fait c’est toi la « Sœur de Dieu », mon tendrinou, toi, la sainte, dans notre couple. Tu es à mes côtés pour m’ouvrir les yeux, m’aider à devenir quelqu’un d’humble et de normal. Voilà, à quoi je pense quand je reste éveillée la nuit. Sœur Sourire n’est rien, juste une image, un leurre, une nana qui a eu un coup de bol avec une chansonnette, mais visiblement pas une artiste… Seulement l’orgueil de Jeannine Deckers l’empêche de le reconnaître vraiment. Alors, elle s’accroche à ses illusions. La vie ordinaire m’emmerde, c’est tout. Je ne suis qu’une bourgeoise, qui s’est fourvoyée. Au lieu de faire la révolution en entrant au couvent, il eut mieux valut que je reste laïque…
– Oui, mais tu n’aurais pas composé Dominique… dit Annie.
– Peut-être, et alors ! C’est pas un chef d’œuvre, ils ont raison là-dessus. Enfin je ne sais plus, j’ai besoin de réfléchir.
– Et « Claire Joie », ça ne te tente plus ? Ca n’est pas en restant dans notre coin qu’on pourra témoigner.
Jeannine approuve d’un signe de tête, mais elle a semble-t-il la tête ailleurs. Annie l’aide à se coucher, la borde. Elle s’assied au bord du lit et la contemple dans la pénombre. Lui prend les mains, caresse son visage.
– On ne peut même plus partir en vacances…
– C’est pas grave… On rejoindra la communauté d’Enghien, pour faire retraite quelques temps…
– C’est toi, ma communauté, conclut Jeannine en fermant les yeux.
Jeannine et Annie, ont décidé de renouveler leur engagement Dominicain. Trois prêtres célèbrent la messe, quelques amis, la psychologue, des sœurs, assistent à la cérémonie. Au moment de répéter mot à mot le texte lu par le prêtre, Jeannine se tourne vers Annie et lui prend les mains. Elles se regardent dans les yeux et concluent en ajoutant une phrase ambiguë à la formule consacrée :
« Par cet engagement, je fais également vœu de célibat. La joie règne, je repars dans la vie avec le Seigneur pour ami. » Puis, elles sortent de l’Église en se tenant la main.
Cette cérémonie apparaît alors aux yeux de tous, comme la célébration d’un mariage.
1968 Bruxelles – Cabinet d’Édith Vandame, thérapeute
La silhouette de Sœur Sourire chemine à travers la plaine de Waterloo en traitant son étui à guitare jusqu’au pied de la butte, qui se transforme en Golgotha. Autant dire que mon avenir n’est pas brillant, si ce rêve est prémonitoire… Voilà, ce dont je rêve, dit Jeannine, allongée sur le divan d’Édith Vandame. La thérapeute l’écoute tout en jetant dans un grand aquarium ou nage des poissons exotiques, quelques nourritures.
– Je n’étais pas sûre que vous reviendriez, dit Édith Vandame.
– Si ! Quand je prends une décision, je m’y tiens. Et puis vous m’inspirez plutôt confiance, confirme Jeannine en regardant les poissons tourner dans l’aquarium.
– Bien. Comme je vous l’ai dit, la technique du « rêve éveillé dirigé », consiste à provoquer des réactions, qui peuvent être déstabilisantes pour vous… Mais elle permet une analyse des matériaux en dérive dans l’inconscient, d’éventuelles corrections et sur un soulagement des tensions intérieures…
– Avez-vous procédé à l’étude de vos rêves ? depuis la dernière fois…
– Oui, j’ai même pris des notes, comme vous me l’avez suggéré.
– En ce moment que ressentez-vous ?
– Tiraillée de l’intérieur. J’ai fait plusieurs crises de larmes, j’ai eu des vomissements ces jours-ci… C’est la révolution à Paris et moi je tourne en rond, je me sens inutile… Je crois que je suis une personne créatrice qui tente d’exprimer sa vie religieuse par diverses techniques de diffusion. Je veux transcrire l’état de grâce que j’ai vécu au couvent dans le monde à travers mes chansons. Être une « artiste de Dieu », comme je dis parfois….
– Le hit parade vous a fait pousser des ailes dans le dos, êtes-vous sûre de n’avoir pas confondu cela avec ce que vous appelez : « l’état de grâce » ?
– La grâce procure le succès et le succès augmente la grâce… Mon succès m’a simplement confortée dans l’idée que le Seigneur m’a choisie.
– Nous y voilà : « Dieu m’a choisie », la preuve : j’ai du succès ! Votre succès diminue et vous pensez aussitôt que Dieu vous abandonne. Quand vous êtes entrée au couvent, quelles étaient vos motivations ?
Jeannine, regarde les poissons inconscients, heureux dans l’eau, contrairement à elle, dans l’air.
– Inconsciemment, j’ai certainement voulu fuir l’autoritarisme de ma mère qui m’étouffait. En devenant religieuse, je devenais inaccessible, j’étais sauvée. L’Afrique était à la mode… J’ai choisi un ordre missionnaire un peu par exotisme. Et bien sûr, je me sentais valorisée de répondre à l’appel de Dieu.
– Cette lucidité est tout à votre honneur, dit E. Vandame. Bon, vous entrez au couvent, vous vous sentez libérée d’un tel poids, que votre conscience s’en trouve allégée. Cela vous permet de libérer des énergies nouvelles. Vous composez Dominique, qui vous mène au succès… Comment ne pas croire alors que vous êtes l’élue de Dieu ?
– Je sais ce qu’il peut y avoir de pathologique dans l’art et la grâce… Je sais aussi que je suis Sœur Sourire ! qui n’a rien à voir avec Jeannine Deckers. La première a du succès et la seconde des problèmes.
– Et pourtant, en quittant le couvent où vous étiez en sécurité, vous alliez la retrouver, remarque E. Vandame.
– La sécurité au prix de l’abandon de mon identité, très peu pour moi ! Au couvent, on me faisait croire que je n’avais pas de personnalité propre. Sous prétexte d’humilité, on me réduisait à la petitesse. L’humilité, d’accord, mais pas l’humiliation ! Cela va à l’encontre de l’épanouissement. Je veux bien être l’instrument de Dieu si c’est pour être unique. Mais je ne serai pas complice d’une société qui exploite et utilise. Je veux vivre ma vérité ! Si cela ne fonctionne pas, le couvent n’est qu’une fabrique de paranos où un hôpital psychiatrique déguisé, pour filles imbaisables !
– Mais si votre vérité n’est pas celle du monde, comment pourrez-vous lutter ? Sans être totalement conformiste, il faut tout de même s’adapter un peu, non ? Dehors comme dedans il y a des règles, des codes. Ils valent ce qu’ils valent, mais ils ont fait leurs preuves. Pour les changer, il faut plus qu’une chanson, ne croyez-vous pas ? Les gens risquent de ne pas comprendre votre combat et encore moins d’y adhérer. Vous risquer de vous perdre en chemin…
– Je me demande s’il ne vaut pas mieux se perdre plutôt que se trouver. Je sais que cela est contradictoire, puisque le renoncement auquel la vie conventuelle nous demande d’obéir est aussi une manière de se perdre… Mais, j’estime avoir le droit de choisir comment me perdre. Je ne cèderai pas plus que le Christ aux pharisiens, à ce sujet. D’ailleurs, ce qui souvent pour le monde est « se perdre », aux yeux de Dieu, est voie de salut.
– César ! Oh mes pauvres petits fifi, maman est là… vilain chat ! houspille E. Vandame en chassant son chat juché, sur l’aquarium pour attraper un poisson.
– Bon. Nous continuerons la prochaine fois, dit-elle.
Même heure, même jour ? Et surtout n’oubliez pas de faire votre exercice…
Jeannine rassemble ses affaires tout en continuant à parler.
– J’aimerais tellement retrouver l’enfant en moi… être capable de m’émerveiller à nouveau. Seigneur qu’est-ce que je suis compliquée !
– Ne vous excusez pas, allez, à jeudi.
En 1970 elle est très créative, elle enregistre coup sur coup plusieurs chansons Les conservateurs» – Les mères – Le monde majeur – Le temps des femmes…
Elle attend beaucoup de ces nouvelles créations, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de ses espérances.
Bruxelles : Claire-Joie 1973
Jeannine et Annie ont obtenu des locaux pour y installer le Centre pour enfant autistes qu’elles souhaitaient créer. Pour fêter l’événement, elles ont invité des amis et relations. C’est une soirée baba cool, ambiance « peace and love », où les joints circulent entre ceux qui refont le monde.
E. Vandame, qui fait partie des invités, discute avec un intello en révolte contre « Vatican II »… Ailleurs on discute de la « libération de la femme », d’amour libre ou du Vietnam. Jean-Mi et Félix, les copains homos sont de la fête. Jean-Mi s’est déguisé pour la circonstance en Saint Dominique, pour faire honneur à Jeannine.
Hâ, voilà notre Sœur Sourire ! On se fait la bise ? Quelle ambiance ma fille… Tu devrais ouvrir une boîte de nuit au Vatican, whou !
Les gens se retournent sur ces nouveaux venus et rigolent. Jeannine fait les « honneurs de la maison » avec ces copains, curieux de tout. Puis elle s’installe sur un divan à côté d’un barbu occupé à tirer sur un joint énorme, qu’il lui passe aussitôt. Jeannine refuse l’invite en repoussant la main du mec.
– Quoi ? T’as peur de flipper, ta religion te l’interdit ? Faut pas être parano, tu ne risques rien… Sois cool essaies, si tu pars dans un mauvais trip je serais là, juré… Allez juste une taf’…
– Chacun son trip’, ok ? J’ai pas besoin de ça pour planer, c’est tout… T’es qui toi ?
– Maxime, le défroqué… Oui, je suis pour le mariage des prêtres, et donc toi, tu es la Sœur Sourire ?
– Oui, une évadée du couvent. Mais pas une défroquée, je précise… Sinon, je me serais bien mariée avec un prêtre catholique, mais sans faire d’enfants. Pour être plus disponible aux autres, tu vois. Je crois que je suis vraiment différente, d’une autre race, suspendue entre ciel et terre… je suis une incasable comme on dit…
Annie bras croisés écoute délirer un jeune hippie, bien allumé, jouant les prophètes…
– Ye men… les américains même avec toute leur puissance, ne sont pas parvenus à « niquer » les vietnamiens ! Mais tu vois, les chinois : « peace and love » y z’en ont rien à cirer, pas si cons ! Ye men… Vous verrez que Mao nous niquera tous !
– Hé doucement le prophète, fait Jean-Mi l’ami homo, ou c’est toi qui va te faire niquer…
– Niquer ! ? s’exclame Annie, qu’entends-tu par là ?
– Par là je n’entends rien ma chère, réplique Jean-Mi.
– Je ne comprends pas non plus, intervient Jeannine.
– Mais dis donc, c’est pas toi qui as composé Dominique ? intervient Marc, le hippie.
– Si, c’est moi répond Jeannine, mais…
– Ben, Pâte à couffin, faut assumer ma vieille, assure Félix.
Jean-Mi monte sur une table et réclame le silence avant de se lancer dans une l’explication étymologique de « niquer » :
– Votre attention s’il vous plaît : je vous annonce la création d’un nouveau verbe ! « Niquer » : verbe du premier groupe – infinitif : niquer. Ce qui donne au présent : Je nique, tu niques, il nique. Nous niquons vous niquez ils niquent nique nique ! Et maintenant, niquons tous ensemble en musique nique nique ! Whouou !
La sono balance aussitôt la chanson de Sœur Sourire, sur quoi Jean-Mi et Félix exécutent une dansent très équivoque, entrainant d’autres invités dans une folle farandole. Tout le monde est gagné par la même hystérie et scande nique nique à tue-tête sur la sono. Scotchée sur son canapé, Jeannine flippe à mort en assistant à la scène. nique nique. Elle part dans un trip surréaliste où se mélangent angoisses et réalité. nique nique Dans la ronde, elle voit la Supérieure du couvent nique nique, son avocat nique nique, Vincenzo nique nique, sa thérapeute Dominique… nique nique. Tout se déforme autour d’elle. La musique nique nique la saoule, les lumières tourniquent nique nique. Dans les quatre coins du local, on nique nique.
– Tu te sens bien Nine ? demande Annie en s’approchant de Jeannine enfoncée dans les coussins.
– Je plane où quoi ? murmure-t-elle. Pince-moi. On me démoli tout.
– Ne t’inquiète pas Nine, si c’est par là que doit passer ton message, laisse faire, c’est tout. Tu verras que cela encrera d’autres choses, plus profondes dans les mémoires, assure Annie.
– Que le Seigneur t’entende, mon tendrinou.
À « Claire Joie », Jeannine et Annie sont aux anges, elles font œuvre utile, en animant des séances pédagogiques pour enfants. Elles sont réellement motivées et talentueuses, elles trouvent les mots, les concepts susceptibles de rendre la parole à leurs petits.
Jeannine prend sa guitare et les enfants d’abord dans « leur monde », s’ouvrent. Ils chantent avec elles, ça marche ! Les gosses s’affirment, commencent à exister. Annie et Jeannine existent-elles aussi, leur sacerdoce s’installe, se développe. Elles en parlent le soir, affinent leur stratégie de communication, leur méthode d’enseignement. Dieu les habitent, elles prient, remercient Dominique qui veille sur elles semble-t-il, enfin.
– Qu’est-ce qui vous turlupine, le plus souvent ? demande Édith Vandame, à Jeannine, en visite pour une séance de thérapie.
– Les gens placent en moi des espoirs que je ne peux satisfaire… Comme je les déçois, je culpabilise et j’en souffre terriblement.
Je lutte intérieurement pour ne pas être une aigrie, pour rester fidèle à ma promesse, à l’image que les gens ont de moi… pour être celle qui pardonne, qui témoigne de l’amour du Christ… c’est un calvaire.
– Le fait que les gens attendent de vous un témoignage, n’est-ce pas ce que vous espériez ?
– Si, c’est vrai. Et j’ai le sentiment d’avoir semé dans la bonne terre, mais je ne récolte que misères, ça n’est pas juste.
– C’est là que vous êtes naïve ; Jésus avait beau être un juste, cela n’a pas empêché qu’il soit pauvre et crucifié.
– C’est ce que j’admire et qui m’effraye…
– On navigue en plein paradoxe là, réplique E. Vandame. Personne ne vous demande d’aller aussi loin que le Christ. Défendez-vous.
– Faire comme tout le monde ? Tout cela aurait été inutile alors…
– Comprenez que vous n’avez pas le pouvoir d’imposer aux autres votre vision du sacré. Après tout, vous n’êtes pas le « bon dieu », vous n’êtes que sa sœur. De toute façon, il reste toujours des traces, l’essentiel d’une vie, c’est cela l’important ; ne croyez-vous pas ?
Wavre Mars 1974
La technique du « rêve éveillé », enseignée par Édith Vandame laisse l’inconscient s’exprimer à sa guise, cela peut jouer des tours et dégager autant d’hallucinations que des prémonitions. Ce matin là, Jeannine eut un flash de Saint Dominique déguisé en facteur lui apportant une lettre cachetée… mauvais pressentiment ? Sur les coups des onze heures, on sonne à la porte de l’appartement. Elle ouvre et se retrouve, en effet, nez à nez avec le facteur qui lui remet une lettre recommandée. Jeannine signe, troublée par le physique du facteur qui s’éclipse, elle ouvre la lettre, la parcourt et s’affale littéralement sur le canapé, assommée…
– Qu’as-tu Nine ? Tu es toute pâle, constate Annie.
Effondrée, dissimulant son visage dans ses mains pour pleurer, Jeannine tend la lettre à Annie.
Les impôts te réclament 950.000 balles ! ? (F. B) C’est insensé ! (25.000 €)
Ça alors, ça c’est la cerise alors, s’exclame-t-elle sidérée.
– C’est Waterloo dis plutôt. Je ne peux plus les sentir, ni de près, ni de loin, ces bonnes sœurs ! souffle Jeannine.
– C’est au couvent de payer ! Puisque c’est Fichermont qui touche tes droits !
Jeannine bondit sur ses pieds, file à la cuisine, se verse un grand verre de Martini qu’elle s’enfile en se gavant de madeleine.
– C’est vrai ce que tu dis, mais c’est Jeannine Deckers qui a signé avec la firme de disque à l’époque. J’aurai dû faire gaffe… Mais, je ne les payerai pas ! Ça non ! Pas question de payer les impôts de droits d’auteur que je n’ai pas reçu ! Ah, ils ne me connaissent pas !
– Calme-toi, Nine. Il y a forcément une solution… Demande une attestation à Fichermont… Puis tu iras voir le percepteur, pour lui expliquer.
– Mère Marie-Michèle ne me signera jamais ça ! Tu parles, il y a trop d’argent en jeu.
Jeannine se reverse à boire, enfourne des comprimés, ingurgite une madeleine et allume une cigarette.
– D’accord, mais il faut que tu fasses un effort. Allons voir ton avocat. Pense à Claire Joie et à l’appartement que l’on n’a pas fini de payer.
– Je vais convoquer la presse et tout déballer ! C’est ça la solution !
– Tu ne parles pas sérieusement ? Pense au scandale que ça va faire !
– Tu crois ça, toi ? Tu vas voir ! J’ai un nom et des droits à défendre. Je vais tout étaler au grand jour.
– Tu dis ça, mais tu sais bien que tu ne le feras pas. Allez, Nine.
Jeannine poursuit, sur sa lancée :
– J’irai voir le Roi, le Pape, s’il le faut. Mais je ne payerai pas !
Elle allume une autre cigarette, se saisit d’un bloc de papier, balaye d’un revers de main les choses éparpillées sur la table et se met à écrire.
– Monsieur le roi…
– Votre Majesté le roi des Belges, serait plus cool, tu ne crois Nine ?
– Rien du tout ! Monsieur le roi… Si ça ne lui plaît pas, c’est le même prix, voilà…
Annie la regarde, incrédule, dépassée par les événements.
Père ! Père, au nom de Jésus,
Je te demande de nous sauver
du péril financier où nous sommes.
Les semaines passent dans une atmosphère de prières et lourde de menace. Les deux amies organisent de petits concerts, avec chorale d’enfants autistes, dans quelques paroisses d’alentour. Annie et Jeannine sont fières de montrer le résultat obtenu grâce à leurs travaux au sein de « Claire Joie ». Le public chante Dominique, avec les enfants en tapant des mains.
Après la représentation, Annie passe la corbeille de la quête dans l’assistance, puis elle prend place derrière une table ou se trouvent exposés les livres et les disques de Sœur Sourire, qui les dédicace. Les enfants chahutent et gagnent la sacristie, tandis que Jeannine signe ses derniers autographes. Un homme lui tend un document.
– Je ne veux pas d’autographe, Mademoiselle… Je suis huissier de justice, chargé par le ministère des finances de procéder à la saisie de la recette de ce gala, en déduction des sommes dues aux contributions d’état. Si vous voulez m’aider à en établir le montant et signer ce…
– Ca c’est un peu fort de café ! s’exclame Jeannine. Vous n’allez tout de même pas… Nous n’avons que ça pour vivre…
– Elle a chanté plus d’une heure dans une église glacée on ne peut même pas payer le téléphone avec ça, poursuit Annie.
– Je ne signe rien ! Et je ne paye pas ! Je vais vous envoyer mon homme d’affaire.
Prise d’un vertige Jeannine regarde fixement l’huissier dont le visage lui semble être celui de Saint Dominique tout craché. Tout s’embrouille dans sa tête, des voix lui parlent, des flashs lui secouent le mental. Elle tente d’arracher l’acte de saisie des mains de l’huissier. Celui-ci se met à crapahuter dans l’église en tenant à bout de bras le document.
– Ils niquèrent, nous niquâmes, vous niquâtes ! Vobiscum… Vous savez ce que ça va vous coûter ça ! hurle l’huissier.
– Ma parole j’hallucine moi, fait Jeannine en se tournant vers Annie.
L’huissier crapahute sur les marches de l’autel et entonne sur l’air d’un chant Grégorien :
– Kyrie des impôts eleison ! Aââââmen. Rappel, plus les intérêêêêêts… Kyrie, qui riait ? Qui rira ? Aâââmen…
Jeannine balance sa guitare comme une furie au milieu de l’allée centrale et hurle vers l’autel poing tendu vers le ciel :
– Dieu, sauve nous ! Dieu de vengeance, paraît ! Écrase la tête des oppresseurs. Vade retro satana !
Le Curé sidéré assiste à la scène, paralysé, tandis que l’huissier jongle avec les goupillons. C’est du moins ce que vit Jeannine dans son putain de rêve éveillé.
– Je niquais, tu niquais, elle niquait ! Ah ! Vous niquiez ? et bien niquons maintenant ! scande l’huissier. Itea misa est ma Sœur ! Et maintenant, je pars d’un rire sardo nique nique nique !
Annie et le curé tentent de ramener Jeannine à la réalité. Elle les regarde effarée, tenant en main le document.
– Ca va mieux demande Annie ?
– Allez ma fille, calmez-vous, fait le curé débordé par tout ce chambardement. J’espère que ça vous aura aidée, cette soirée ?
– On me plume, on me pressurise, on me démolit tout. Je n’ai plus qu’à me suicider ! Après moi les mouches ! répond Jeannine hagarde.
– Non, pas les mouches, mon enfant, pas les mouches, pour l’amour de Dieu, se lamente le curé…
– Et en avant, c’est reparti ! Tu vas arrêter, hein Nine ? Robert va s’en occuper. Et l’avocat finira bien par obtenir la main levée sur tes droits d’auteur, accroche toi…
Les deux amies s’emparent des cartons de disques invendus, se dirigent vers la sortie de l’église et prennent place dans la 2 CV, garée non loin de là.
Jeannine, en colère, prend le volant et démarre en faisant bondir la voiture sur ses amortisseurs.
– Si ma mort peut servir à dénoncer ce monde ignoble ! Ou les gens écrasent les gens… Ou l’argent devient un but au lieu de nous aider à réaliser nos buts ! Ben je veux bien crever !
Au milieu de la nuit, Annie est éveillée par Jeannine qui geint. Paniquée, elle la secoue, lui ouvre les paupières. Sur la table de nuit une tablette de somnifère usagée traine.
– Nine ! Nine ! Tu m’entends ?
Jeannine ouvre péniblement les yeux et distingue Annie à travers un halo de brume. Sa bouche fait une grimace qui se veut un sourire.
– Tu t’es relevée pour en prendre. Un de ces jours, tu vas y rester ! Tu m’avais juré… Combien en as-tu pris ?
– Trois, c’est tout… J’ai fait un cauchemar, balbutie Jeannine.
– Le même encore et toujours ? questionne Annie.
– Non, j’ai vu la Supérieure de Fichermont, vêtue d’un tailleur noir strict, lunettes noires sur le nez, arriver dans le hall d’une banque avec une mallette. Deux enfants de chœur, faisaient office de gardes du corps. Saint Dominique, installé derrière le guichet l’attendait pour réceptionner la mallette, remplie de mes 45tours, soigneusement rangés…
Dominique lui a présenté un attaché case, rempli de liasses de billets de banque. Ils ont échangé leurs mallettes. La Supérieure a signé une décharge, et je me suis éveillée.
– C’est normal, ce sont tes angoisses qui ressortent, ça, dit Annie se voulant rassurante.
– J’en ai marre… Marre de lutter… Marre de tous ces échecs… Laisse-moi dans ma crasse… fichez-moi la paix ! Je n’ai plus rien à donner, rien ! Laissez-moi crever !
– Tu dérailles, ma parole. Pense au moins à moi qui me retrouverai toute seule.
– On a des millions de dettes, on est en train de se faire niquer par le fisc… On est fichues. Foutues !
– Des millions, des millions, n’exagérons pas : Un million ! rectifie Annie. On va s’en sortir, on s’en sortira. Pense à « Claire-Joie », ça va marcher.
– Tu parles ! Les subventions n’arrivent pas, murmure Jeannine fondant en larmes. Je suis désolée pour tout ce que je te fais subir.
– Dors Nine’, allez demain il fera jour.
Annie met un peu d’ordre sur la table de nuit, subtilise tablettes de médicament et le Martini. Ajuste les draps de lit, puis quitte la chambre en éteignant la lumière.
Ce jour là, Robert Loudemont et Jeannine se rendent chez le percepteur des impôts, responsable de son dossier. Contrairement à son habitude, Jeannine se tait. Elle a promis de ne pas provoquer le fonctionnaire, histoire de ne pas envenimer la situation.
– Ma cliente aurait pu tout révéler à la presse. On lui proposait même de l’argent pour vider son sac… Mais elle a préféré se taire pour éviter le scandale et ne pas nuire au couvent. Vous êtes bien placé pour savoir les manipulations dont elle a fait l’objet, argumente Robert face au fonctionnaire.
– C’est atrocement vrai, répond le rond de cuir, mais ça n’a rien à voir.
– Je vous demande simplement de réviser votre jugement, de ré évaluer les responsabilités, poursuit Loudemont.
– Je comprends, votre point de vue, une fois… Je connais le dossier en détail… Pour moi, l’affaire est aussi claire que de l’eau bénite, hein disons… Mais juridiquement : Mademoiselle Deckers à signer un contrat qui a fait un tube, qui a rapporté près de millions ! (2,5 M€)
– Oui mais pas à moi, insiste Jeannine, en faisant sa voix plus soft qu’un accord d’harmonium.
– Là dessus, ni Mademoiselle Deckers, ni personne n’a payé d’impôts et ça fait des années que ça dure, ça n’saurai pas aller hein ça dites… En plus, il y a des amandes, des intérêts qui courent et qui s’ajoutent naturellement, hein… C’est dramatique, ça je saurais pas dire le contraire… Mais, là dessus on n’saurait rien faire, tu sais… Effacer l’ardoise, on n’saurait pas non plus. Il faut bien que l’on réclame ce qui est dû à quelqu’un ? Or là, il s’agit de Mademoiselle Deckers.
Tandis que Jeannine écoute poliment le percepteur elle est prise de vertiges. L’impression de se trouver en présence d’un Saint Dominique impitoyable la gagne. Elle a beau plisser les yeux, pour voir le percepteur autrement, c’est son portrait tout craché.
– Excusez-moi, dit Jeannine, je ne me sens pas très bien, je sors prendre l’air.
– Vous voyez, vous allez la tuer cette fille… Non mais god fer dom ! Pour qui vous vous prenez ! explose Robert Loudemont. Voilà une demie heure que je vous explique et c’est comme si je pissais dans un violon ! C’est un langage de sourd ! Vous savez très bien qu’elle ne touchait rien pendant qu’elle était cloîtrée à Fichermont ! Le couvent s’est fait des couilles en or avec les droits d’auteur de Jeannine ! Ces bonnes sœurs ont même acheté des terrains à Los Angeles, c’est à elles de cracher !
Muré dans sa mauvaise foi, le percepteur manipule son dossier, puis réplique nonchalamment :
– Weye, je comprends vous savez… Mais et les vacances à Knock le Zoute, la voiture, les ballades au Canada… l’appartement, les petites sauteries entre amis… Si elle était dans les ordres, elle en est bien sortie… Et ça vous sauriez pas dire le contraire, hein !
– Mais c’est une atrocité d’entendre ça ! Flamingant que vous êtes ! Elles ont à peine de quoi payer l’épicier ! Vous avez décidé d’avoir sa peau ma parole ! Si c’est ça qui vous fait jouir, mettez vous deux doigts dans le trou de balle, ça ira plus vite !
– Je suis un catholique moi Menheer ! Un vrai ! Un pratiquant ! Pas un de ceux qui gribouille des chansons sacrilèges ! Faire de l’argent avec des horreurs pareilles, ça est un scandale ! Ma moralité est bien au-dessus de celle de Sœur Sourire, ça vous pouvez croire, une fois ! « Dominique, nique nique… » On reconnaît d’ailleurs bien là, la légèreté des Wallons… Sœur Sourire peut faire la nique au monde entier si elle veut, mais pas à moi !
– Puisque vous le prenez sur ce ton, Mosieur, nous irons voir le Roi Mosieur ! pour lui parler de vous ! Et si cela ne suffit pas, nous ferons un procès à l’État Mosieur !
Sur ce, Robert Loudemont sort, suivit de Jeannine. Le percepteur sourit, comme pour dire : cause toujours.
Cabinet d’Édith Vandame
– Je vous donne une image : Vous êtes dans une pièce d’eau et vous contemplez votre reflet, que voyez-vous ?
La question d’Édith Vandame plonge Jeannine dans un rêve éveillé. Le cabinet est un vaste aquarium. Les remous de l’eau se reflètent en tapisserie sur les murs. Allongée sur le divan, elle flotte, sa main clapote dans l’eau. Elle se demande si tout cela est réel… Elle descend du divan et se met debout devant Annie. Elles se regardent dans les yeux en souriant et s’enlacent. Les deux femmes exécutent une sorte de danse rituelle dans le bassin. Elles s’étreignent, se repoussent, passant d’un sentiment à son contraire.
– Je vois une image plutôt masculine que féminine… En fait, j’ai peur d’être homosexuelle. Mais je refuse peut-être de me voir telle que je suis…
– À qui pensez-vous, à ce sujet, demande E. Vandame ?
– À mon tendrinou…
– C’est joli comme nom. Et faire l’amour il vous arrive d’y penser ? demande Édith Vandame.
– Rien qu’en regardant vos poissons j’y pense à l’amour, dit-elle… Si je pouvais essayer juste une fois… Avec quelqu’un qui m’aime vraiment… J’ai des désirs, des envies, mais en même temps, j’ai peur que l’on me touche, d’être violée. J’ai la frousse de ce que je trouve en moi. J’ai faim et à la fois peur de jouir de Dieu et de moi tout court. J’ai faim de Dieu, faim de vivre en Dieu, faim de partager Dieu avec les autres, et cette faim est ma crucifixion…
– Avec votre « tendrinou », ça se passe comment ?
– Elle est chouette, Annie. Heureusement que je l’ai. Elle est mon soufre douleur, mon miroir de Narcisse. Je me demande même comment elle peut me supporter ?
– Vous éludez encore la question… À ce sujet, le grand Jacques dit : « il faut bien que le corps exulte »… qu’en pensez-vous ? insiste E. Vandame
– C’est de l’hygiène ça, pas de l’amour. Mais entre boulimie et masturbation, je préfère la deuxième solution. Au moins, ça ne fait pas grossir.
– Il y en a peut-être une troisième ? Lâchez prise, Lâchez prise, maintenant, laissez-vous flotter…
– À choisir je préfère encore planer. Mais c’est surtout agir que je voudrai.
– Bon. Écoutez, allez vous reposer. L’air de la mer vous fera du bien. On se revoit à votre retour.
D’abord, il faut que je m’occupe de la sortie d’hôpital d’Annie.
– Que lui est-il arrivé, s’inquiète E. Vandame ?
– On l’a opérée d’une greffe de moelle osseuse, c’est pas rien… Elle souffre le martyr.
– Remettez-lui mes vœux de bon rétablissement.
– J’y manquerai pas…
Knock-le-Zoute
C’est l’été. Jeannine et Annie marchent nus pieds, main dans la main, le long du rivage. Leurs silhouettes se découpent sur fond de ciel pourpre. Le vent peigne les dunes, le sable cingle et virevolte. Elles ressassent leurs maux, tandis qu’en ressac, la mer fracasse leurs mots contre les brise-lames. Dernières vacances avant l’enfer.
– Édith voyait bien que je me lassais de mes visites, dit Jeannine.
Tu es sûre de pouvoir arrêter ? questionne Annie.
– Ben oui. Continuer ? Pour quoi faire ? Rattraper mes nuits de sommeil de retard ? en mimant des scènes de libido récurrentes ?
– J’espère que tu n’auras plus d’idées sombres, hein Nine ? Tu promets ?
– T’en fais pas. J’ai moins de questionnement, mis à part que je me demande parfois pourquoi tu m’as suivie jusqu’ici mon tendrinou ?
– J’aime tes idées, ton charisme, Nine… Seule, je n’aurai pas le courage de les défendre. J’ai besoin d’être guidée pour être quelqu’un d’unique. Avec toi au moins je participe à quelque chose d’élevé… Ma mission à moi, c’est d’être utile à tes côtés, c’est pour ça que j’ai choisi d’être ta disciple.
– Ne dis pas de bêtises.
– Je suis fou de toi ! Fou de toi, mon Ninou ! crie Annie en s’élançant vers la mer, entraînant Jeannine à sa suite.
Puis les vagues effacent leurs pas dans le sable, comme pour préparer une nouvelle page.
LA WALLONIE – 15 12 1976 – EXTRAITS :
J’AI RETROUVE LA JOIE !
LA WALLONIE – Souriez ! Sœur Sourire ! Souriez s’il vous plaît !
SŒUR SOURIRE – Alors je dois toujours sourire, comme ça ! lance-t-elle aux photographes qui l’accompagnent et la fusillent de toutes parts. Manifestement, Sœur sourire nous accueille avec joie. Nous sommes à peine entrés dans cet appartement du septième, qu’elle partage, à Wavre, avec une consœur, que déjà elle nous fait faire le tour de son propriétaire
SŒUR SOURIRE – Vous voulez voir mes dessins ?
LA WALLONIE – Bien sûr… Pendant quelques minutes, nous feuilletons ainsi l’album des souvenirs.
SŒUR SOURIRE – Je vais chercher ma guitare, dit-elle. Elle revient aussitôt, égrène quelques notes et se met à chanter Dominique…
C’était en 1962. Sœur Sourire avait alors 29 ans. Elle en a 43. Sa voix n’a pas changé. Quatorze ans ont passé. Quatorze ans d’une lente maturité. Quatorze ans d’une histoire simple et bouleversante à la fois. Une histoire qu’elle va nous raconter par le menu, avec beaucoup de gentillesse. Le public acceptera-t-il cette nouvelle Sœur Sourire ? Si semblable à l’autre et tellement différente. En l’écoutant chanter quelques extraits de son nouveau répertoire, je pensais à cette phrase de Martin Gray : « Il est des crépuscules plus beaux que les aurores ».
LA WALLONIE – Sœur Sourire, on dit que vous ne souriez pas toujours… Au fait, pourquoi vous a-t-on appelée comme ça ?
SŒUR SOURIRE – Ca, c’est une invention de Philips. Ils m’ont imposé ce nom là ! En fait l’histoire est assez simple. Je suis entrée au couvent avec ma guitare et, comme j’étais heureuse là-bas, j’ai fait des chansons. Je chantais notamment pour les jeunes qui venaient en retraite ou en récollection. Je ne sais plus qui a lancé l’idée de faire un disque ? Mes Supérieures sont allées trouver Philips avec quelques chansons. Ils ont accepté tout de suite. Les chansons sont parties à Paris où on les a fait entendre à un groupe de jeunes sans leur donner mon nom, mais en disant : « c’est une religieuse » : donnez-lui un nom d’après le style de ses chansons ». Les chansons étaient souriantes et ils ont dit : Sœur Sourire. Or, moi, je ne souriais pas du tout à cette époque là. Pour me faire sourire, c’était la croix et la bannière. J’avais beaucoup de fous-rires, mais je ne souriais pas.
LA WALLONIE – On aurait dû vous appeler Sœur « fou-rire » alors ?
SŒUR SOURIRE – C’est vrai que je faisais un tas de blagues partout. Au fond, au couvent, c’était une tension nerveuse continue. J’y vivais constamment sur la pointe des pieds… Vous savez, un peu au-dessus de son niveau ! Alors parfois, pfuuut… C’est ainsi qu’un jour j’ai mis des jarretelles aux cornes des vaches ! Les vaches étaient excitées et la sœur fermière folle furieuse. Je mettais aussi des fleurs dans les pots de chambre ! Une autre fois, je suis allée jouer de la guitare chez les poules. La sœur qui tenait le poulailler n’était pas contente, parce que les poules ne mangeaient plus.
LA WALLONIE – Vous pouviez chanter n’importe quoi ?
SŒUR SOURIRE – Pendant un temps, j’ai connu une certaine « lune de miel », si vous voulez, d’où sont nées des chansons comme Dominique – Fleur de cactus – Mets ton joli jupon… des chansons assez infantiles, qui relevaient d’une certaine psychologie religieuse, assez jeune. Forcément, j’avais 26 ans. Ces chansons montraient un Dieu souverain maître, créateur des fleurs et des petits oiseaux… Elles furent écrites entre les murs du couvent, à l’abri des problèmes humains, des gens que ces chansons n’évoquent pas. Elles chantent plutôt le bonheur de servir Dieu dans la vie religieuse. Il y a un tas de chansons qui ne sont jamais passées. Je ne pouvais chanter que des choses conformes au modèle religieux traditionnel. Je devais donner une certaine image de la vie religieuse. La plus grande part artistique qu’il y avait en moi, était étouffée par le couvent. Sœur Sourire n’avait pas d’identité propre. On me répétait assez que j’étais orgueilleuse, que je devais rester bien sage dans mon coin. Et surtout : pas de photos de face !
LA WALLONIE – C’est pour cela que vous êtes partie en 1966 ?
SŒUR SOURIRE – Pas uniquement. J’ai quitté mon couvent pour risquer une expérience de vie religieuse dominicaine hors structures, dans la cité. J’ai prononcé un vœu de chasteté et de célibat consacré dans l’ordre de Saint Dominique en mars 1967. C’était la suite logique de tous mes engagements de guide et d’éclaireuse, la suite logique de toutes mes promesses. C’était un départ réel pour la route intérieure, avec le Seigneur. Je vous épargne les difficultés rencontrées concernant ma réadaptation à la vie séculière. Mes Supérieures m’ont envoyées deux ans à Louvain, pour suivre des études de science religieuse. Le milieu de Louvain m’a beaucoup interpellée. Ces années d’études m’ont fait découvrir un Dieu vivant avec les gens, les étudiants… Je me suis sentie appelée pour vivre mon idéal religieux avec mes frères les hommes, en partageant leurs problèmes au quotidien. Je voulais porter Dieu aux autres mais ils n’en voulaient pas. Je me suis rendue compte qu’avec mon costume, il n’y avait pas de communication possible. Mon costume me gênait. J’ai commencé à me questionner. Je percevais que Dieu était présent dans le monde aussi. De là sont nées d’autres chansons, plus réalistes… Dieu n’y est présent qu’en filigrane. Exactement comme je le vis : mystérieux, caché, qui m’habitue à la nuit avec Lui, plutôt qu’à la pleine et rassurante lumière. C’est un approfondissement de ma mission : dévoiler Dieu au monde à travers la vie courante et ses événements. Et, dévoiler aux autres la beauté du monde où Dieu peut aussi se trouver. Cela requière un cœur de pèlerin.
LA WALLONIE – Les firmes de disques ne vous aide pas j’imagine ?
SŒUR SOURIRE – Philips m’a dit : « Pas intéressant, pas assez rentable »… La lessive se vend, mais pas Sœur Sourire. Les gens ne connaissent que la « Sœur Sourire » ancienne manière. Quand je les rencontre ils répondent : « Sœur Sourire ? Ah, Dominique… » Ils devraient quand même se rendre compte que je n’ai plus 29 ans. Qu’en quatorze ans, j’ai changé.
LA WALLONIE – Tout à l’heure vous disiez que vos chansons actuelles sont plus personnelles, plus engagées. Il ne vous est jamais venu à l’esprit de faire des chansons plus sociales, plus politique ?
SŒUR SOURIRE – La politique m’embête passionnément ! Pour moi, la seule politique est de mettre de la beauté dans le monde.
LA WALLONIE – En quittant le couvent, vous y avez laissé Sœur Sourire ?
SŒUR SOURIRE – Évidemment, c’était un problème. Quand j’ai soulevé la question, à Fichermont, on m’a répondu : « Qu’est-ce qu’on va dire : Sœur Sourire part ! » J’ai répondu : Tant pis. C’est une question de vérité. Je veux rester religieuse, mais dans le monde et sans costume. On m’a alors demandé de changer de pseudonyme. Plus question de « Sœur Sourire » m’a-t-on dit ! Parce que dedans il y a le mot « sœur ». On estimait que je n’étais plus « sœur au sens classique du mot. Et moi, comme une andouille, j’ai signé un papier et j’ai changé de nom. J’ai pris le pseudonyme de « Luc-Dominique ». Alors, du jour au lendemain, plus de : « bonjour ma sœur, bonsoir ma sœur »… Et comme « Luc-Dominique », personne ne connaissait, mon nouveau disque n’a pas marché. De plus, j’ai eu des problèmes financiers. Sœur Sourire était « riche ». L’avocat de Fichermont m’a dit : « qu’allez-vous faire de tout cet argent ? Donnez-le. » Et moi, j’ai tout donné.
Au couvent je ne pouvais gérer mon argent. Je ne savais d’ailleurs pas quoi en faire. Mes revenus allaient à la congrégation, et je n’en vois toujours pas la couleur. L’avocat du couvent l’a utilisé à des fins philanthropiques… Installation d’un centre de radio en Urundi, achat d’une Jeep pour la mission de Kalinda, aides aux enfants abandonnés du Vietnam, à la Croix Rouge et bien d’autres choses… Je n’ai plus rien. Puis, les impôts sont arrivés. Mais malheureusement je ne peux rien prouver. L’avocat est décédé et les dossiers ont disparus avec lui.
Elles ont touché tous les droits d’auteur, mais n’ont pas rempli leurs obligations vis-à-vis du fisc, c’est à moi que l’on réclame les impôts. Je dois un million à l’État Belge. Le fisc m’a laissé un délai jusqu’à la fin 79. Mes droits d’auteurs et les royalties que je fais encore, sont saisis et vont directement aux contributions. Je ne reçois que la somme nécessaire à couvrir mes dépenses quotidiennes. À peine assez pour vivre. Ma vie n’est pas vraiment rose. Je me demande parfois comment je vais pouvoir payer mon appartement ?
LA WALLONIE – Ce doit être dur de se retrouver au purgatoire, après avoir connu le 7ème ciel ?
SŒUR SOURIRE – Le plus dur, c’est qu’en quittant le couvent, je n’avais plus de nom du tout. Ni un nom de sœur, ni un nom laïc. Mon nom de jeune fille était Jeannine Deckers ; mon nom de religieuse, Sœur Luc-Gabrielle ; mon premier nom d’artiste, Sœur Sourire. Mon second nom d’artiste : Luc-Dominique. Il fallait retrouver l’unité. J’étais très mal en point. J’ai vécu une crise d’identité et de dépression nerveuse durant deux ans. Qui étais-je ? Je pensais au suicide. Sœur Annie, avec qui je vis en appartement se demandait chaque jour si elle me retrouverait entière en rentrant. Alors, j’ai commencé une psychothérapie en 1968, cela m’a permis de retrouver progressivement un semblant de peau convenable.
Un avocat m’a fait remarquer qu’on n’avait pas le droit de m’ôter mon nom d’artiste. Aussi, petit à petit, j’ai fait mettre sur mes disques : Luc-Dominique, avec entre parenthèses, (Sœur Sourire). Puis, maintenant : Sœur Sourire (Luc-Dominique)…
LA WALLONIE – Et vous avez raconté toute cette histoire dans vos chansons ?
SŒUR SOURIRE. – Oui. Les chansons de cette époque s’intitulent : Les mères – L’Église… c’est très agressif. Je devais absolument fuir tout ce qui rappelait le symbole maternel : l’Église, la maîtresse, la Supérieure… Je m’en suis libérée. Aujourd’hui, j’ai retrouvé mon sourire. J’ai retrouvé la joie, une faculté nouvelle de prier et une foi rajeunie. Cela dit, je me sens toujours Dominicaine. Je l’ai d’ailleurs écrit dans mon livre Vivre sa vérité. Je me suis liée à l’ordre de Saint Dominique pour la vie. Dominicaine je suis, Dominicaine je reste ; seule l’expression extérieure change. Il y a différents types d’appels religieux. Moi, je voudrais rendre Dieu présent dans le monde. Dieu est présent à moi, et dans le monde par la beauté. Je me sens plus proche de Dieu quand je crée. Quand j’écris, quand je dessine, quand je peins… En partageant une chanson.
LA WALLONIE – Et dans la chanson actuelle, qu’est-ce qui vous interpelle, qu’est-ce que vous aimez ? C’est quoi une « bonne chanson » ?
SŒUR SOURIRE – J’aime Guy Béart, Brassens dans ses bons jours, Maxime Le forestier, Gérard Lenormand, La ballade des gens heureux est une bonne chanson. Un texte bien porté par une belle mélodie. Peu importe le genre. Chanson de gauche ou de droite, je m’en fiche. Une bonne chanson répond à une expérience. Elle éveille de la Vie, de la Beauté ou de l’Amour… de la Joie. Avec Majuscules.
LA WALLONIE – Merci Sœur Sourire. Et… bonne chance.
(Gabrielle Ringlet)
Bruxelles – Claire Joie – juin 1980
Robert Loudemont, visiblement très énervé, pénètre dans le centre pour enfants autistes Claire Joie.
Une aide-soignante l’accueille dans l’entrée et le conduit jusqu’à une porte qui s’orne de la plaque : Annie Pêcher, directrice. Robert Loudemont entre dans le bureau, dépose devant Annie une pile de dossiers et s’assied en face d’elle. Il soupire, s’éponge le front, puis il attaque sans préambules.
J’ai fait toutes les démarches pour faire agréer Claire Joie. Mais y’a rien à faire… C’est un cauchemar… Y veulent rien entendre.
– Mais les dossiers sont en ordre ! L’utilité du Centre a été reconnue par des psychiatres ! des psychologues et par les parents, surtout ! répond Annie effarée par la nouvelle.
– Attention ! C’est pas vos compétences qui sont en cause, sais-tu… En fait, on est au beau milieu d’une atroce polémique qui oppose l’État à la région.
– Mais c’est insensé ! C’est aux enfants qu’il faut penser d’abord, dit Annie.
– Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai été reçu en audience par la reine ! C’est tout de même pas n’importe qui, la reine, ça hein ! Elle a téléphoné devant moi au ministre et je suis allé le trouver avec son chef de cabinet… Tous les deux dans nos petits souliers. C’était un cauchemar… Mais y’a rien eu à faire ! Les ministères se renvoient la balle, vas-y que je t’embrouille. Ils se donnent mutuellement l’absolution ! Atroce je te dis, un cauchemar ! Résultat peau d’balle et queue de raisin !
– Quelle galère…
– C’est atroce, martèle Robert. Écoute Annie, je veux pas te donner de faux espoirs. Faut plus attendre les subventions, c’est un cauchemar, mais c’est aussi la faute de Jeannine, elle refuse d’attaquer le couvent pour récupérer son blé, alors.
– Mettre la clé sous le paillasson ! Quelle galère, mes aïeux, geint Annie.
– Bon, j’y vais… Attention, ce sont des voyous, hein.
Mais y sont sous un bon œil, sais-tu !
Dans le couloir, Robert Loudemont s’approche de la baie vitrée et reste un moment à observer Jeannine et des enfants dans le local. Jeannine l’aperçoit, elle lui sourit et lui adresse un signe amical de la main. Il lui rend son bonjour malgré tout et s’en va, en murmurant : C’est atroce.
Bruxelles 1981
Les ressources des deux amies sont de plus en plus maigres, et ça n’est pas avec ce que rapporte « Claire Joie », qu’elles peuvent subvenir à leurs besoins. Jeannine s’en va donc faire la queue dans une salle enfumée parmi les démunis où elle fait tamponner son carnet de chômeuse.
Ce jour là, Jeannine sort du bureau de chômage, longe une terrasse de café où un jeune homme fait la manche avec sa guitare, il la hèle… Elle reconnaît Marc, le « prophète »… Ils s’installent à la terrasse, et se mettent à bavarder…
– Salut ! Qu’est-ce tu deviens petite Sœur ?
– Salut Marc… Comme tu vois, je pointe au chômage, je rame en faisant les petites annonces, des petits concerts dans les paroisses et parfois des ménages.
– Arrête, tu déconnes ! On parlait encore de toi à la TV, la semaine dernière.
Jeannine reste silencieuse, murée dans sa souffrance, incapable de partager sa détresse. Le serveur s’approche de la table pour prendre la commande.
– Un martini, s’il vous plaît… Elle allume une cigarette.
– C’est vous la « Sœur Sourire », non ? demande le serveur.
– C’est ce que l’on dit, répond Jeannine.
– Mes enfants chantent vos chansons à l’école, vous savez ?
– Ah, merci, c’est chouette répond Jeannine.
– T’es dans une galère je vois, pas le temps de planer, putain ! Si les gens savaient…
– Écoute Jeannine, j’ai une idée. Si tu veux… Enfin, on pourrait faire une version disco de Dominique, j’ai monté un petit studio d’enregistrement et je suis DJ dans une boîte…
– Dominique en disco ?
– Ben ouais ! Ça s’rait le pied ! Nique nique nique, genre sympa et tout, tu vois le plan ? Tu te fais un super look style la fièvre du samedi soir ! Et hop ! Tu redeviens une star. J’te promets, je fume plus, j’te jure. J’en avais marre de me déchirer.
– Tu sais, Marc, j’en ai plein le dos de porter des masques, de toujours faire comme si j’avais la forme. J’emmerde le monde avec mes chansons. Je suis née merdeuse et je finirai merdeuse, faut que je m’y fasse !
Marc la regarde fixement, refusant de tenir compte de ses plaintes.
– Arrête de déconner, merde ! Y vont tous craquer, c’est sûr ! Laisse-moi faire ! On lancera le disque un week-end, dans ma boîte, avec presse et tout… Faut assurer, tu vois. Transcende, transcende.
Jeannine, d’abord sceptique, sourit timidement, prête à y croire à nouveau et finalement accepte.
– Bon, si tu penses que ça peut marcher ? Quand fait-on la maquette ?
Bruxelles 1981
Quelques mois plus tard, Jeannine, Annie et Robert Loudemont, sont dans une boîte de nuit pour présenter Electronique nique nique, le nouveau disque de Sœur Sourire. La presse, soucieuse de relater l’événement est présente.
Les baffles hurlent à fond la caisse La fièvre du samedi soir des Bee Gees. Marc enchaîne avec la version disco de Dominique. Le son et les arrangements craignent un peu, de plus le mouvement « Punk » fait de plus en plus d’émules à Bruxelles et fait de l’ombre au disco, mais Électronique nique nique n’est plus tout à fait dans l’air du temps mais, on veut y croire quand même.
La jeunesse dorée de Bruxelles, cheveux bleus et rouges, danse avec frénésie au son des boîtes à rythme et des synthétiseurs. Apparemment, c’est le succès.
Pour cette soirée, Jeannine à changé de look. Elle est vêtue d’un pantalon « pattes d’éléphant », d’une tunique blanche aux manches longues, avec broderies à l’encolure et motifs dorés en guirlandes. Ses cheveux coupés très courts sont teints en blond platine. Elle a aussi changé de monture de lunettes, triangulaire, tirant sur le rose… Elle danse dans cet accoutrement kitch, qui ne l’avantage pas vraiment. Les jeunes rigolent, mais on l’aime bien la « Sœur Sourire nationale », alors on la supporte… Les Gays l’ont adoptée, elle fait partie de la « culture rose » maintenant. Un must.
Marc le DJ motive le public, puis il descend sur la piste et tend son micro sous le nez de Jeannine qui toute exaltée est prête à croire à son nouveau succès.
– Alors on s’éclate ! Sœur Sourire, vous faite un courageux come back avec ce titre.
C’est planant, c’est super dans le coup, cette version. La première était un peu trop cool, non ?
– Oui, je suis toute retournée ! répond Jeannine.
– Il paraît que vous avez beaucoup douté du succès avant de l’enregistrer.
– C’est vrai, mais, ça fait partie de la foi, de douter.
– C’est reparti à fond la caisse ! Pour Sœur Sourire hip hip hip hourra !
La piste de danse est pleine à craquer et tout le monde danse sur : Électronique nique… Soudain, une bande punk à l’allure diabolique investit la piste et sème la panique dans le public. Les punks se livrent à des obscénités en délirant sur les paroles de la chanson. Le public affolé déserte la boîte. Pour calmer le jeu, Marc se voit obligé de balancer un titre des Sex Pistols.
Jeannine se sent humiliée, elle quitte la boîte, suivie d’Annie et Robert, tous embarquent dans la voiture qui s’enfonce dans la nuit.
– C’est le bide, souffle Annie… la seule chance que l’on avait pour s’en sortir vient de foirer. J’ai vraiment les moules.
– Laisse tomber la neige Annie, ça ne veut rien dire… Ca passera à la radio et ça ira, dit Robert pour lui rendre la foi.
Jeannine regarde le ciel à travers la vitre de la voiture, les yeux dans le vague. Elle se voit marcher à travers la plaine de Waterloo, en direction de la butte, traînant dans la boue l’étui de sa guitare… Le ciel est parcouru de phénomènes étranges. Elle s’endort en priant.
Cabinet de Maître Rimblat
– Ah, revoilà enfin notre Sœur Sourire nationale, dit Maître Rimblat, en ouvrant la porte de son cabinet.
– Il a fallut drôlement ramer pour qu’elle revienne, croyez-moi Maître, annonce Annie.
– Très bien. Examinons la situation, commence l’avocat. Bien que nous ne nous soyons pas revu ces derniers mois, je suis, comme vous le savez, resté en contact avec Monsieur Loudemont, ici présent. En 1969, vous avez fini par accepter les 500.000 francs reversés par le couvent et grâce à cette somme, vous avez pu obtenir le crédit nécessaire pour acquérir votre appartement. Aujourd’hui, compte tenu de votre situation, vous ne pouvez plus payer les traites et le fisc vous poursuit. Soyons pratique et ne mêlons pas les bons sentiments à toute cette affaire. Le jugement concernant la procédure que nous avions engagée contre l’état Belge, on l’a dans l’os ! Le juge donne raison au ministère des finances, vous êtes déboutée et par conséquent les intérêts sur vos dettes hypothécaires et fiscales, courent toujours… Il y en a environ pour 4.000.000 de francs… Avant ils vous mangeaient, maintenant ils vont vous bouffer !
Pour l’instant, j’ai réussi à faire annuler la saisie de votre appartement. Cela nous fait gagner un peu de temps. Mais, vous devez maintenant impérativement assigner le couvent en justice, c’est ça l’urgence !
– C’est le dernier carré Jeannine, c’est atroce ! Tu dois réagir et vite, confirme Robert.
Jeannine accuse le coup. Rimblat et Robert se regardent, attendant une réaction… Jeannine indécise, sous pression maximum, fait durer le suspens. Loudemont, impatient, se lève et s’agite autour du bureau.
Claire-Joie n’a pas plus de chance de survivre que nous Nine’, si tu ne bouges pas, confirme Annie, suspendue elle aussi, aux lèvres de Jeannine.
– Ça, ça fait un moment que je le serine sur tous les tons, à toutes les deux, s’exclame Robert. Nous sommes dans un cauchemar je te dis. Y a trop à éponger. Vous en avez trop sur la patate ! Vraiment atroce ! et moi je ne saurais plus aider… Je t’ai aidée, mais je ne saurai plus… Ca tu saurais pas dire que ça n’est pas vrai… Neni hein dis ! ça tu n’saurais pas l’dire… (…) Écoute ce qu’on te dit, sacré god ferdec ! Alors tu vas me dire quoi maintenant ?
– Je ne suis jamais allée à « Troce »… et je n’irais jamais. Le Seigneur est avec nous, IL interviendra.
L’avocat et Robert se regarde éberlués.
– Vous n’êtes peut-être jamais allée : « à Troce »… Mais là je crois que vous y allez tout droit, Jeannine, souligne Maître Rimblat.
– À Troce… Bon, faut suivre, c’est en deux mots, ok, sourit Robert.
Elle se lève, croise les bras sur son buste, regarde ses chaussures, indécise…
– Merde ! J’en ai ras la cornette de ce Waterloo qui n’en finit pas, s’énerve Jeannine. J’ai pas envie d’attaquer ! Je sais qu’on me prend pour une demeurée, à côté de ses pompes. On me trouve naïve parce que je refuse d’obéir à une logique conformiste. Le Christ aussi avait l’air d’un imbécile… Le plus important, c’est ce qu’on laisse derrière soi et c’est par là que je veux aller…
D’ailleurs, que dirait le monde si je reniais mes convictions pour quelques dollars ? Le vin est tiré, il faut le boire… Acceptons tout ce qui nous arrive dans la joie. C’est pour cela que le Seigneur m’a choisie.
– C’est ça, vas-y ! Fous tout en l’air, alors qu’on s’casse le cul ! Tu crois peut-être que le p’tit Jésus va venir à ton secours ? Comment peux-tu être aussi naïve ? Où il est question de pognon, y’a plus de bon dieu, ma petite. Tiens, te v’la. P’tit Jésus, p’tit Jésus ! Pitié, au nom du fiel ayez pitié ! Donnez-nous notre pain menstruel. On n’a rien fait de mal et on bouffe que des rutabagas. Pitié. Pitié, mon cul, oui !
L’avocat s’enfonce dans son fauteuil, à cours d’arguments et cherche Loudemont des yeux.
Jeannine se traîne jusqu’à Annie et pose sa tête sur son épaule.
Tout le monde se regarde, hébété.
Faute de subsides et n’ayant pas obtenu l’agrément du ministère de la santé publique le Centre « Claire-Joie » ferme ses portes.
Jeannine et Annie suivies des enfants, sortent tristement de l’immeuble, les bras chargés de cartons qu’ils déposent dans un camion de déménagement déjà rempli de mobilier.
– Ce sont les derniers. Après ça, fini, dit Annie.
– Pourquoi on vous chasse ? Pourtant vous êtes sympas, dit une enfant.
– Tu parles ? ! Eh, venez voir ! Elle parle ! Mathilde parle !
– Il y a longtemps que tu parles ? demande Jeannine.
Mathilde, intimidée, articule lentement :
– Faut bien s’affirmer !
Jeannine, les larmes aux yeux, l’approuve de la tête.
La mère enlace sa gosse, émue :
– Ma petite ! C’est merveilleux. Elles ont réussi à la faire parler.
– On vous garde dans notre cœur, mes petits, dit Annie.
– Venez nous voir à la chorale… dit Jeannine.
Annie et Jeannine embrassent les enfants. Montent dans le camion. Jeannine se penche à la fenêtre.
– Merci, les enfants. Merci pour le coup de main.
Le petit groupe sur le trottoir répond aux adieux. La mère de Mathilde pleure.
Le camion démarre. Annie et Jeannine font des signes d’adieux, larmes aux yeux.
– Au revoir, au revoir.
Monastère de Clerlande 1983
Irénée est un vieux moine sage, à barbe blanche qui semble descendu tout droit des étoiles. Il est un peu le maître à penser de Jeannine. Assise dans la chapelle, se confesse à lui.
Elle a le visage bouffi, un bras paralysé, la bouche pâteuse et pratiquement aphone.
– Le tragique et le dérisoire mis ensemble forment une espèce bien particulière de malheur, lui dit Irénée.
– Au départ, j’étais obligée de signer ces papiers, Irénée. Pour ne pas faillir à la sainte obéissance. Quant à cet arrangement à l’amiable, je l’ai accepté pour ne pas porter atteinte au prestige de l’ordre Dominicain… Est-ce cela être naïve ? Ou est-ce agir dans l’esprit du Christ ? Je vis dans le monde et j’ai pensé qu’il fallait défendre ma peau avec les moyens du monde. J’ai perdu mon procès contre l’état, d’accord… les huissiers me traque, d’accord, et alors, ça ne fait pas de moi une coupable !
Je me déteste, et je me dis qu’il ne vaut pas la peine que l’on s’occupe de moi. À la limite, je préfèrerai me supprimer, pour en finir d’un seul coup avec ma souffrance et celle que j’impose aux autres.
– J’entends bien, répond Irénée, Mais l’évangélisme et le droit civil, font deux. Il n’y a aucune commune mesure entre la justice des hommes et celle de Dieu, que vous tentez de vivre, par idéal. Quand à vouloir en finir avec la vie, je dirai qu’il faut vous manier avec douceur, mon enfant. La rudesse ne vient pas de Dieu. La première des tolérances est celle que l’on exerce envers nous-mêmes.
Jeannine fond en larmes. Le Moine remet une enveloppe à Annie.
– Tenez, prenez ceci. Nos frères et sœurs se sont cotisés pour vous aider un peu, pour que vous ne soyez pas sans rien en nous quittant.
– On pourrait tellement être utile aux autres, au lieu de ça on gaspille notre énergie à nous battre pour seulement survivre, dit Jeannine.
– L’agneau est sacrifié pour nourrir le vulgaire. C’est à ce prix que le monde évolue. C’est apparemment la mission que vous avez choisie et celle qui vous grandira.
– On vous a trouvé un poste en remplacement pour trois semaines à la réception de l’hôpital saint Pierre…
– C’est pour les autres moi, tout ce que je faisais, pour les gens… pour le Seigneur. Il y a partout des gens qui crèvent, qui sont exploités, et moi je suis perdue dans ce flot de misères humaines, alors que je pourrai être si utile aux autres si j’étais mieux traitée… J’comprends pas.
Nous allons prier ensemble… seulement prier. Prier même pour vos ennemis… surtout pour nos ennemis, conclut Irénée.
Ils s’agenouillent et joignent les mains.
Wavre, vendredi 21 mars 1985
L’hiver 1985 est rigoureux, le thermomètre descend jusqu’à moins 20°. Les vitres sont couvertes de givre. Deux tasses à café, abandonnées sur la table. Sur la table, un verre de Martini bien servi, des plaquettes de médicaments usagées, des pinceaux dans un bocal d’eau à côté d’une aquarelle inachevée. Sur un guéridon une partition de chanson et le titre : « Bienvenue à toi, à vous ». Au mur, des cartes postales ramenées de vacances… Knock, Domrémy, l’Autriche…
Jeannine tape à la machine une lettre adressée au percepteur des impôts, dans un dernier geste d’appel au secours.
Monsieur le receveur des recettes de Wavre.
Je me permets de vous écrire car je suis dans une situation dramatique. Mes droits d’auteurs sont saisis depuis 1976, une demande de recours en grâce à été introduite, mais je n’ai pas encore eu de réponse.
… /…
Nous sommes le 21 du mois et je n’ai plus rien pour vivre. Pouvez-vous comprendre la situation et permettre que mes prochains droits d’auteur me soient versés intégralement. Cela me permettrait de rembourser les dettes que nous avons contractées vis à vis de nos amis et de faire face à une situation de non-emploi dans les prochains mois.
… /…
J’ose croire en votre bonne compréhension et votre humanité et en attendant de vos bonnes nouvelles, je vous envoie Monsieur le receveur, l’expression de mes meilleurs sentiments, ainsi que toute ma gratitude.
Sœur Sourire.
Jeannine et Annie, sont emmitouflées de pulls. Une couverture jetée sur les épaules, Annie prépare une tasse de thé. La sonnerie de l’interphone retentit. Jeannine décroche le combiné…
– Je te nique nique nique !
Dehors, deux gamins se carapatent en riant…
Jeannine s’approche de la fenêtre et gratte la vitre givrée.
– C’est encore ces gamins…
Le téléphone sonne, Annie décroche.
– Allô ? Ah, Robert.
– J’ai eu ta lettre. Ça ressemble à du chantage, ça.
– Non, ça n’est pas notre genre, mais ça devient invivable. On a encore refusé à Nine le poste qu’elle attendait. Nous n’avons même plus de travail au noir. Nous sommes complètement démunies. Nine est droguée aux médicaments. On ne se supporte même plus, tellement on est à bout. À bout de tout !
– Attention, tu me mets dans ta lettre qu’il ne vous reste que le suicide à deux, ça ne va pas, hein ça ! C’est atroce. Si tu racontes ça à un cheval y te fichera un coup de pied ! Alors, faut pas venir chôser avec moi… Essayez de vous ressaisir, le printemps n’est pas loin. Passe-moi Jeannine !
– On le sait bien, Robert… c’est le 21 mars le printemps… mais bon d’accord je te la passe, répond Annie.
Ca fera trois lignes dans les journaux si tu te flingues, Jeannine et puis quoi ? T’es pas Jim Morrison tout de même, sermonne Robert.
– Bon, excuse-nous… On va faire une grève de la fin… F… I… N… Ok ?
Wavre vendredi 29 mars 1985
Le givre couvre les carreaux. Ce matin là, les deux amies font l’inventaire de tout ce que contient l’appartement, remplissent des cartons, collent des étiquettes sur les objets qu’elles destinent à leurs proches. Elles tapent tours à tours des lettres d’adieu à leurs amis, brûlent les documents qu’elles ne veulent laisser derrières elles. Jeannine sort pour poster celle qu’elle adresse à Robert.
Jeannine baisse le couvercle de la machine à écrire.
Les deux amies se font un brushing en ressassant leur parcours.
– Pourtant tu y croyais à Claire Joie, et moi aussi.
– Je voulais vivre, moi, pas combattre pour survivre. Je voulais du soleil, des couleurs fortes, comme celles de Matisse… J’ai raté ma carrière de chanteuse, ma mission dans le monde… J’ai tout raté, en fait…
– Moi, j’ai raté Claire Joie, répond Annie… Mes livres, j’en parle même pas… pourtant tu y croyais aussi, tu tapais mes textes, merci sœurette…
Tu as été tout ce que je pouvais attendre d’une amie ; ma Ninou… La prière à deux, vacances à deux, les peines et les joies vécues à deux, le travail à deux… Tu as été ma vie. Merci, sœurette.
– Nous partirons, cœurs unis l’un à l’autre, dans la tendresse de Dieu, murmure Jeannine.
Jeannine et Annie se font face et se regardent en silence droit dans les yeux. Elles se donnent la communion, et prient une dernière fois ensemble. Jeannine met ses guitares dans un coin, sous le portrait de Georges Brassens. Elle pose sur le pick-up, le concerto pour piano N° 1 de Tchaïkovski, débranche la prise murale du téléphone et pose en évidence sur un meuble une enveloppe portant la mention : « Testament ».
Elles ont un peu l’air ridicule avec leurs cheveux trop apprêtés. Leur silence en dit long sur la décision qu’elles viennent de prendre. Elles gagnent leur chambre à coucher. Sur la porte, un écriteau : « Ici on dort »… Elles préparent leur suicide, comme un dernier repas.
Jeannine dépiaute les tablettes de médicaments multicolores, qui tombent sur le lit ; les sépare en deux tas égaux et les dispose sur deux soucoupes posées sur les napperons des tables de nuits. Annie allume des cierges et pose une rose dans un petit vase. Jeannine ouvre une bouteille de cognac, rempli deux gobelets en plastic sur les tables de nuit.
Elle prend un ciboire rempli d’hosties près d’une bible. Annie et Jeannine communient, puis elles s’allongent sur leur lit.
Un poster de Léonor Fini et une maxime surplombe les corps allongés : « Sur toutes mes routes j’ai croisé l’amitié »…
Jeannine et Annie agonisent. Elles pleurent doucement, se remémorant leurs moments de bonheur, en attendant que les médicaments produisent leur effet.
– Je rends grâce au Seigneur de t’avoir mise sur ma route, compagne élue et bénie… Tu es la seule pour qui j’ai vraiment compté. La seule qui m’ait soutenue à travers mes galères, balbutie Jeannine d’une voix pâteuse.
Tu te souviens, des soleils admirés à deux avec le Seigneur pour lieu et lien, de nos vacances à Knock, en Provence, à Almeria ? Ta main dans la mienne et la brûlure de midi…
– Oui, je me souviens, Clerlande, nos retraites dans le silence à deux, comme un baume d’amitié, de soleils multipliés… Nos deux corps fouettés par le vent du large… au bord de la grande bleue… Sans toi, jamais je n’aurai connu tout ça. Je t’aime à la folie ma rose de Noël, mon matin de Pâques, ma perle de lumière, Ninou. Tu as vraiment été ma petite maman fidèle.
– Notre vie fut comme un départ à deux… Nous partons cœurs unis l’un à l’autre, dans la tendresse de Dieu…
Je donne ma vie mon tendrinou, pour te rejoindre dans la plénitude de l’au-delà.
– Que le Seigneur nous pardonne, répond Jeannine dans un dernier souffle.
Dans le living, le pick-up tourne à vide, produisant un petit grattement caractéristique de fin de sillon.
Pendant ce temps, inquiet de ne pouvoir les joindre, Robert Loudemont, roule vers les lieux du drame. Crispé sur la banquette arrière d’un taxi, il relit inlassablement la lettre qu’il vient de recevoir.
« … nous nous donnons la mort ce samedi, quand tu recevras cette lettre ce sera fait. Si on nous trouve dans le coma, nous ne souhaitons aucune réanimation, mais une mort rapide… »
Wavre Lundi 1 avril 1985
Anxieux Robert Loudemont arrive aux abords de la résidence. Des voitures de police et d’ambulances stationnent devant l’immeuble.
Les gyrophares crèvent la brume de ce matin d’hiver, qui craint un maximum. Des voisins sont aux fenêtres. Des curieux s’agglutinent devant l’entrée de l’immeuble, c’est la cacophonie… Des journalistes débarquent et fendent la foule, se bouscule en brandissant appareils photo et caméras. La police a bien du mal à contenir tout ce monde. Les brancardiers sortent de la maison avec les civières recouvertes d’un drap blanc.
Irénée s’approche de Robert Loudemont planté sur le trottoir, sidéré.
– Là où gisent les corps…
Loudemont hoche la tête et termine la réplique :
– S’assemblent les vautours.
Alors qu’en Europe, on la considérait comme une « vedette locale », elle avait été invitée aux États-Unis, sur la côte Est, en 1976, dans le cadre d’un Congrès du renouveau Charismatique. À cette occasion, elle fut interviewée par la presse pour une émission qui fut diffusée sur cinquante chaînes de télévision. Paradoxalement, en Belgique, elle ne chantait que dans les comités des fêtes, quelques églises, devant une poignée de retraités et vivait pratiquement dans la misère. Elle faisait beaucoup de presse, parce que son personnage et son parcours sentait le souffre, mais ces disques ne se vendaient plus.
Ses droits d’auteurs étaient systématiquement saisis par le fisc, comme ses cachets, ou la vente de ses peintures. La banque lui consentait des prêts importants, pour payer l’hypothèque de l’appartement, rembourser ses arriérés d’impôts dont les intérêts à 14%, couraient toujours… Elle devait aussi de l’argent à la sécurité sociale, et quelques sommes empruntées auprès d’amis compréhensifs… Entre les impôts, la sécu, et la banque, leurs dettes s’élevaient bientôt à 4.000.000 de francs belges. Elles furent contraintes de fuir les huissiers, pour aller se réfugier, dans les couvents où on leur donnait le gîte, le couvert et parfois un peu d’argent. Pour survivre, il ne lui resta plus qu’à faire des ménages, à pointer au chômage et faire les petites annonces, vendre des produits cosmétiques au porte à porte, alors que dans le même temps ses disques étaient édités aux États-Unis et que la presse Belge continuait à faire couler l’encre sur elle.
Elle se savait « choisie par Dieu », mais sa souffrance rendait aveugle et l’empêchait de comprendre le sens de son destin. Il semble que Jeannine était faite pour faire bouger les choses au sein de l’Église, mais son succès dans la chanson n’avait été qu’un moyen de déclencher certains événements.
Elle se perdait en chemin en essayant d’être une artiste acceptée par le show business, qui ne voulait pas d’elle. Elle n’y avait pas vraiment sa place. Elle était bien trop naïve, et trop sensible pour fréquenter ce milieu là.
Quant à Annie, sa fidèle compagne… Elle avait inventé une nouvelle méthode de soins pour aider les enfants autistes à communiquer avec le monde extérieur. Elle obtenait d’excellents résultats. Pour mener à bien son action elle s’était entourée de psychologues et de psychiatres. Claire Joie redonnait l’espoir à de nombreux parents d’enfants autistes. Mais les procédures administratives ont eu raison de cette belle initiative et le centre dut fermer ses portes en 1982. Les subventions destinées à « Claire Joie », furent votées trop tard, les fonds ne parvinrent que cinq ans plus tard, après la mort d’Annie.
La dernière semaine de mars 1985, lors d’un vote, la Société des Auteurs accorda à Jeannine Deckers le reversement de 100.000 FB chaque trimestre, mais quand cet argent lui parvint, il était déjà trop tard.
Dès que la nouvelle de sa disparition fut répandue par la presse, sa firme de disque enregistra à nouveau des chiffres de ventes record dans le monde entier.
Aujourd’hui les droits d’auteur de Sœur Sourire, continuent d’affluer du monde entier et sont reversés à une association d’aide aux artistes Belges. L’association reçoit des droits d’auteurs en provenance de très nombreux pays. Les Japonais ont créé un spot publicitaire en utilisant une de ses chansons et son image.
Aujourd’hui encore, Le couvent de Fichermont reçoit des sacs entiers de lettres d’insultes.
En terminant cet ouvrage, il me vient quelques réflexions… Jeannine était en quête d’amour. Elle voulait en recevoir, en donner… Transmettre l’Amour de Dieu qu’elle avait éprouvé en entrant dans l’Ordre Dominicain. Elle voulait exercer son sacerdoce de façon « moderne », dirais-je pour faire court. Cela tombait sous le sens puisque le monde était en pleine révolution à cette époque. Elle avait le sentiment d’avoir été choisie pour réformer la vie conventuelle, en quelque sorte. Mais s’il est une tradition difficile à moderniser, c’est bien celle-là. Ne portons pas de jugement à ce sujet. Concernant l’amour humain, lorsque Jeannine découvrit son homosexualité, elle eut beaucoup de mal à s’accepter et par suite à l’assumer. L’éducation qu’elle avait reçue, sa condition de religieuse… Tout cela l’en empêchait. Elle vivait un conflit abominable et des frustrations permanentes. Son énergie se retournait contre elle. De son propre aveu, elle ne cédât à ses désirs que sur le tard et regretta de n’avoir pas conclu plus tôt, pour vivre avec sa compagne la vraie intimité des gens qui s’aiment. Cela valait-il qu’on la persécute ? Qu’on lui reproche ses attitudes, ses prises de position ? Avait-elle de « noir désirs » ? De quel crime était-elle coupable ? Sans doute aujourd’hui, serait-elle entendue et respectée, suivie même. Question d’époque.
Que faut-il penser de certains de nos contemporains, auteurs de méfaits, qu’une firme de disques ou qu’un éditeur remet dans la lumière, malgré leurs crimes ? Que faut-il penser des médias qui les promotionnent ? Question d’audience ? Question d’époque… Peut-être, mais qu’ont-ils pour consciences, pour morale, pour éthique, tous ceux là ? Question d’époque… On dit parfois que les artistes peuvent tout se permettre, qu’on leur pardonne tout… Moi, je doute qu’il faille encore les applaudir après de tels événements. Ce dont je ne doute pas, c’est qu’il faut honorer la mémoire de Sœur Sourire.
Sœur Sourire, de son vrai nom Jeanine Deckers (1933-1985), entrée chez les dominicaines en 1959, connaît un succès mondial en 1963 avec la chanson Dominique-nique-nique qu’elle écrit, compose et interprète au profit de son Ordre. Défroquée, elle est rattrapée par le fisc belge et finit par se suicider de désespoir avec sa compagne en 1985.
Jeanine Deckers est née à Bruxelles le 17 octobre 1933. Elle connaît une enfance et une jeunesse qu’elle décrit comme mornes puis tente de devenir professeur de dessin sans y réussir. Cherchant sa voie, elle entre dans l’Ordre catholique des dominicains en 1959, où elle devient Sœur Luc-Gabrielle au couvent de Fichermont à Waterloo. Très vite elle se fait apprécier des autres sœurs du couvent pour ses compositions musicales.
Sa hiérarchie décide de lui faire enregistrer un disque et négocie un contrat avec Philips. Ni son nom, ni son image n’apparaîtront sur les pochettes. Le pseudonyme Sœur Sourire, lui-même, dont elle dira plus tard qu’elle le trouvait ridicule, est choisi par un panel d’auditeurs test, il reste la propriété des contractants : son éditeur et son couvent. Les droits normalement dévolus à l’auteur-compositeur-chanteur reviennent au couvent. En vertu de ses vœux de pauvreté et d’obéissance, Jeanine signe. Dominique-nique-nique est un succès mondial. La fraîcheur de sa voix, et de ses textes, la simplicité apparente de sa foi lui attirent la sympathie d’un public qui ne se limite pas aux catholiques.
Son anonymat excite la curiosité de la presse et la rumeur lui prête une beauté proportionnelle à la pureté de son âme. En 1963, The Singing Nun est n° 1 au Bilboard américain et, l’année suivante, Sœur Sourire passe au Ed Sullivan Show – ou, plus exactement, c’est Ed Sullivan lui-même et son équipe qui se déplacent au couvent de Fichermont. En 1966, un film américain, The Singing Nun est consacré à son histoire avec Debbie Reynolds dans le rôle-titre.
À cette époque, Jeannine Deckers reprend les études et essaie à grand peine (son journal en témoigne) de s’intéresser à la théologie en suivant des cours à l’Université catholique de Louvain. C’est peut-être cette parenthèse estudiantine qui l’amène à s’interroger sur le sens de sa vie. En juillet 1966, convaincue de son absence de vocation et considérant la vie au couvent comme anachronique, elle quitte les ordres sans le moindre viatique.
N’ayant plus droit au pseudonyme qui l’avait rendue célèbre, c’est sous le nom de Luc Dominique que Jeanine tente de poursuivre sa carrière avec des chansons comme La Pilule d’or en 1967 qui est une ode à la contraception. Mais le succès n’est pas au rendez-vous et donne raison à un de ses titres de l’époque, Je ne suis pas une vedette.
Dans la chanson Luc Dominique, elle explique que sœur Sourire est morte :
Je réclame de mes frères
Le droit d’évoluer.
De vivre solidaire,
Parmi eux, consacrée.
En short ou en tunique,
Blue jeans ou pyjama,
Je n’ajoute en critique,
Le Seigneur est mon choix.
[…]
Il est certain sourire
Qu’il faut démystifier,
Portrait un peu rapide,
Portrait inachevé.
Si cet autre visage
Étonne certaines gens,
Qu’ils vénèrent l’image
Du sourire d’enfant.
Elle est morte, Sœur sourire,
Elle est morte, il était temps !
J’ai vu voler son âme, À travers les nuages,
Dans le soleil couchant.
En 1976, elle tente un come-back aux États-Unis, puis en 1980 en Belgique mais elle n’intéresse plus personne.
En 1974, les services fiscaux belges s’avisent alors de réclamer à Jeannine Deckers les fortunes qu’aurait dû lui rapporter Sœur Sourire. Ils restent sourds à ses protestations de même que les autorités religieuses qu’elle appelle à son secours. Devant la situation kafkaïenne de cette dette monstrueuse, Jeanine et sa compagne, Annie Pécher, thérapeute d’enfants autistes, sombrent dans une dépression que l’alcool et les médicaments ne font qu’aggraver. Elles finissent par se suicider ensemble le 29 mars 1985.
Le film de L’abbé Zech en noir et blanc
Émission de radio : Le Jour du Seigneur
1963/64 : Archives Show Ed Sullivan
TV 12 décembre 1964 : TV Flamande RTBF
Film 1970/71 : The Singing Nun Metro Goldwin Mayer
RTBF Liège : Faits Divers N° 28
Veille de Noël 1969 : ORTF Midi Magazine
9 Janvier 1970 : Jean Christophe Averty
Vivre Ma Vérité : Livre de Sœur Sourire
Et de nombreux autres documents consultables en ligne.
– Le Merblex – 2007 – Roman – Éditions Demeter
– La
nulture – La déclaration des droits de l’artiste
2005 – Éditions manuscrit.com
– Pas au Format – Éditions manuscrit.com
Mathias Auteur Compositeur Interprète
CD Album Intemporel – 1994.
CD Album Au Seuil de 2000 – 2000.
LE MERBLEX – NOTE DE LECTURE
Aux mal aimés
Le Merblex est un livre de cœur, bâti en boucle, sur les principes du « voyage en barque solaire » et la légende d’Osiris, à qui l’auteur s’identifie. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous où allons-nous ? À ces questions fondamentales, on peut ajouter comment et pourquoi y allons-nous ? On ne choisi pas sa famille, a-t-on l’habitude de dire… C’est à voir… Peut-être sommes nous des âmes en transhumance, réincarnées sur terre ? La réincarnation est-elle un fait ? Faut-il y croire ? Si tel est le cas, pouvons nous choisir notre famille ? Ou sommes nous aspirés dans un corps sans pouvoir rien contrôler, pour subir inexorablement un destin au hasard ? Pouvons nous choisir le lieu de notre réincarnation, le genre d’épreuve à courir ou la mission que nous allons devoir remplir avant de renaître ? En un mot établir consciemment notre feuille de route et surtout : aurons nous à rendre des comptes au sujet de notre parcours, en fin de vie ?
Et le bonheur dans tout ça ? Naît-on pour être heureux ? Ou pas ? S’il n’y avait pas sur terre d’êtres doués de facultés extrasensorielles, peut-être ne nous poserions nous jamais ces questions ? Le Merblex est ainsi. Une espèce d’avatar pétris des connaissances d’antan, d’Égypte et d’ailleurs… Un immigré céleste assoiffé d’amour, une vieille âme réincarnée et qui galère parmi les hommes.
Au fil des pages, Mathias nous révèle l’histoire du Merblex qui est un peu la nôtre. Il nous décrit son voyage, partant de la Belgique, il nous emmène en Égypte. Ses mots tuent, rient, déchirent, mais touchent juste, au fond… à fond… à notre ultime vérité. Le Merblex débarque, en cet Occident vidé de sa substantifique moelle, pour nous guider à travers un labyrinthe initiatique, afin que l’on se souvienne de quelques valeurs. Son message profond et juste, redoutable et poignant d’expérience intime, nous ressuscite l’âme, nous la remet au goût du jour, comme ça, sur le comptoir, direct !
Le Merblex dispense aux Occidentaux, un enseignement digne des grands initiés. Il lapide la « société des loisirs », s’en prend à la « comédie du bonheur », prononce des sentences et remet « les pendules à l’heure », à travers un discours cinglant et récurrent… L’enfance maltraitée, la différence, le conformisme, l’homosexualité, le bonheur, tous nos repaires y passent…
Osiris Christique ressuscitant des origines ? Ou Chamane en mission de l’au-delà, pour nous y ramener, petit à petit… Qu’on le veuille ou non, le Merblex nous ramène, à des vérités qui nous touchent et nous guérissent. Autrefois ces vérités étaient partagées par un petit nombre, à l’ombre des temples, des pyramides ou des cryptes romanes. Ici, Mathias nous les livre intactes, sans intellectualisme, à l’air libre et pour le bonheur de tous.
De l’auteur, on peut se demander s’il n’est pas l’iconoclaste génial que tout le monde attend ou le visionnaire le plus frémissant qui soit. En tous cas il maîtrise aussi bien la biographie déchirante, brûlante et passionnée, que les concepts initiatiques, sans jamais renier la tradition du roman populaire. Sans doute sommes-nous tous des Merblex ? C’est en tout cas une idée largement propagée dans cet ouvrage. Merci Merblex.
(Claire Mazal)
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Novembre 2009
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