Auguste Poitevin

(Pseudonyme Maurice Drack
1834-1897)

 

 

 

LES RUFFIANS DE PARIS

Tome I

LA DENT DU RAT

 

 

 

Édition Jules Lévy – 1885

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  COMMENT IL ADVINT QU’EN CROYANT SE LANCER DANS L’ÉTERNITÉ, URBAIN RETOMBA DANS LES BRAS D’UN ONCLE. 3

II  OÙ CAILLEBOTTE SE PRÉSENTE LUI-MÊME. 15

III  PREMIÈRE MAILLE.. 30

IV  LES BEAUX MESSIEURS DE LA ROCHE-JUGON. 60

V  LE TROU DU RAT. 82

VI  UN COIN DU VOILE. 100

VII  LA ROSE BLEUE. 113

VIII  LA CONFESSION DE L’ENFANT PRODIGUE. 140

IX  UNE PARTIE DE BARRES. 199

X  LA REVANCHE DE BRIN D’AMOUR. 305

XI  JESSICA. 343

XII  LA MAIN DE CORAIL. 368

XIII  L’ENVERS DU POUVOIR. 404

À propos de cette édition électronique. 416

 

I

COMMENT IL ADVINT QU’EN CROYANT SE LANCER DANS L’ÉTERNITÉ, URBAIN RETOMBA DANS LES BRAS D’UN ONCLE.


C’était dans le bois de Vincennes…

 

La troisième allée à droite, donnant sur la route du Grand-Maréchal.

 

Le 25 juin 1878, à huit heures trente-cinq minutes du soir.

 

Je n’y étais pas. Il n’y a pas eu de procès-verbal. Mais vous pouvez m’en croire : l’heure et le jour sont restés gravés dans ma mémoire.

 

Au pied d’un chêne de belle apparence, un jeune homme assez mal couvert, mais fort beau, tenait en main une corde de moyenne grosseur et confectionnait gravement, un nœud coulant, tout en considérant avec intérêt une branche qui s’avançait horizontalement au-dessus de sa tête.

 

La corde était neuve, la branche solide et l’homme parfaitement résolu.

 

Histoire triviale, direz-vous ! Peut-être. Mais je n’invente pas, je raconte. D’ailleurs, attendez la suite.

 

Le jeune homme prenait ses dispositions avec un soin particulier.

 

Il calculait à la fois le jeu de la corde, la hauteur de la branche et sa propre dimension.

 

C’était sage.

 

N’avait-il pas un intérêt direct à ce que les choses ne traînassent pas en longueur ?

 

Quand tout fut prêt, il s’assit, jetant un dernier coup d’œil satisfait sur son arbre et sur sa corde.

 

Puis il tira de son gousset un cahier de papier Job qui n’avait plus que trois feuilles, prit une pincée de tabac dans un vieux fond d’hectogramme, presque réduit en poudre, roula alertement une cigarette, et allumant, – comme naguère Grenier dans son rôle de Boirot, – sa dernière phosphorique à la couture de son pantalon, il se mit à fumer lentement, en homme qui savoure la seule jouissance qui lui reste, tandis que la corde, ballante, allait et venait au bout de la branche, à un mètre au-dessus de lui.

 

Quand la cigarette lui brûla les doigts, il la jeta.

 

Et sans s’attarder à réciter la moindre élégie sur sa fin prochaine, il grimpa à l’arbre.

 

Il y grimpa même comme un chat, avec une prestesse et une grâce parfaites. Mais il faut tout dire : il avait eu, en rhétorique, le premier prix de gymnastique au lycée Louis-le-Grand.

 

Aussi jamais n’avait-il mieux compris qu’à ce moment les bienfaits de l’éducation universitaire.

 

Une fois à cheval sur sa branche, il attira la corde à lui, se la passa au cou, jeta un coup d’œil circulaire à travers la feuillée, comme pour dire adieu à ce monde qu’il quittait sans regret, puis, le sourire aux lèvres, écartant les jambes brusquement, il fit la culbute.

 

Outre son prix de gymnastique, il avait eu un second accessit de géométrie et un quatrième d’histoire naturelle, ce qui lui avait permis de calculer que le poids de son corps, combiné avec la longueur de la corde et la rapidité de la chute, devait avoir pour résultat la rupture immédiate des vertèbres cervicales et la mort sans agonie.

 

Seulement, comme on ne saurait tout prévoir, surtout l’invraisemblable, il lui arriva une chose surprenante, qu’il n’avait pu calculer.

 

Il resta à mi-chemin, en l’air, à peine étranglé.

 

Suffisamment pourtant pour perdre connaissance.

 

Quand il revint à lui, il était couché sur le gazon, au pied du grand chêne.

 

Un gentleman ganté lui soutenait la tête d’une main, tandis que de l’autre il lui ingurgitait quelques gouttes d’un cordial renfermé dans une gourde.

 

À deux pas, un groom en livrée, le chapeau à la main, semblait attendre les ordres de son maître.

 

En lui voyant rouvrir les yeux :

 

– Bon cela… Prenez la gourde, John, dit le gentleman, la cure est faite… Il en sera quitte pour un bleu au pli du cou… Dans huit jours, tout sera oublié…

 

Et secouant la main du jeune homme, qui ouvrait de grands yeux, ne se rendant pas bien compte de ce qui se passait :

 

– Toussez un peu, mon cher Urbain, la voix reviendra, je sais ce que c’est, j’ai passé par là…

 

Le groom fit la grimace et poussa un « aoh ! » qui fit retourner le gentleman… Il y avait comme un reproche d’inadvertance dans l’exclamation de l’Anglais.

 

Mais le jeune homme, tout surpris de s’entendre appeler par son nom, n’y fit pas attention. Il regardait cet homme qui le soignait, et se disait que bien certainement il ne l’avait jamais vu.

 

Puis, le sentiment de la situation lui revenant tout à fait avec la voix, il s’écria en se dressant sur son séant :

 

– Qu’est-ce qui s’est permis de me décrocher ?

 

Et, fronçant les sourcils, il dit à l’homme qui venait de le secourir.

 

– Est-ce vous, animal ?

 

– Bonne nature ! répondit l’autre avec un sourire ; c’est moi, en effet, qui passais fort à propos pour vous empêcher de faire une sottise…

 

– Je ne sais ce qui me retient, dit le jeune homme, qu’avant de me rependre je ne vous donne une leçon… Mais je suis pressé, allons rendez-moi ma corde et passez votre chemin.

 

Et il tendait la main vers le gentleman, qui, l’arrêtant du geste, jeta la corde qu’il tenait au groom…

 

– Mon cher neveu, trêve de plaisanterie…

 

– Hein ! comment dites-vous cela… ? Votre neveu… moi… Ah ! la farce est bouffonne. Mais regardez-moi donc… Vous faites erreur, mon brave homme. Jamais je ne fus le neveu de personne.

 

– Il y a commencement à tout, dit l’autre avec flegme.

 

– Alors vous prétendez me prouver…

 

– John, qui est monsieur ?

 

– Master Urbain Ribeyrolles.

 

– N’est-il pas mon neveu ?

 

– Yes, monsieur le baron, certainly.

 

Urbain se frotta les yeux.

 

– Je rêve, et je suis en purgatoire, pensa-t-il.

 

– Depuis combien de temps le cherchons-nous ?

 

– Depuis trois ans, répondit John.

 

– Quand l’avons-nous découvert ?

 

– Il y a trois jours…

 

– Et nous le surveillons ?

 

– Depuis trois heures.

 

– Vous voyez, mon cher Urbain, que si John est si bien au fait, c’est qu’il y a déjà longtemps que je m’inquiète de ce que vous étiez devenu. Il faut parbleu bien vous résigner, et vous dire que c’est assez de se pendre une fois en un jour. Je ne prétends pas enchaîner votre liberté ; plus tard, si le cœur vous en dit, vous pourrez reprendre l’opération au point où je l’ai interrompue. Imaginez-vous qu’au moment de sortir, vous recevez une visite ; pestez, si cela vous soulage, contre l’importun… mais accueillez-le comme on accueille un oncle millionnaire… Soyez tranquille, John aura soin de votre corde, et vous la rendra quelque jour, quand vous l’exigerez absolument.

 

– Hum ! fit Urbain, moi qui ne croyais pas aux contes de fées… Ainsi vous tenez beaucoup à être mon oncle… et vous êtes baron ?

 

– Célestin Nargeot, baron de Coppola, le propre frère d’Eulalie Nargeot, votre mère. Ma baronnie est bien à moi, d’ailleurs, je l’ai payée en beaux écus comptant, et n’en tire pas vanité. Affaire de mode, mon neveu. Pas autre chose. Il le fallait pour tenir mon rang dans le monde où j’ai vécu. Ah oui, l’on ne vous a jamais parlé de moi, je le comprends… J’ai quitté père et mère et sœur à quinze ans, et j’ai couru quarante ans les pays les plus étranges, faisant la boule de neige, sans qu’on sût chez vous si j’étais vivant ou mort. Aussi me devait-on croire bel et bien enterré, dans quelque coin, comme un chien perdu… Depuis trois ans, installé à Paris, j’ai pris des informations pour retrouver les miens, mais sans succès ; il y a trois jours, un hasard m’a appris votre existence, mais déjà vous prépariez sans doute le joli voyage que j’ai fait rater, car je ne pus mettre la main sur vous : vous aviez disparu de votre chambre d’hôtel !… Et sans John, à qui vous devrez, je l’espère, des remerciements, un jour, peut-être serais-je arrivé trop tard.

 

Le prétendu baron mentait tout au moins sur un point, car du fourré où il était caché il avait surveillé fort à l’aise les préparatifs d’Urbain Ribeyrolles et n’avait voulu se montrer que juste au moment de l’exécution. Fort prestement alors, il s’était élancé de sa cachette, avait soutenu le jeune homme en l’air dans sa chute avant que la corde ne fût tendue, et, aidé par John, il l’avait décroché et posé à terre.

 

Urbain l’avait considéré en silence et écouté sans plaisir. Tout cela sonnait faux à son oreille, et la personne même de cet oncle improvisé lui revenait médiocrement.

 

Le baron de Coppola était de grande taille, maigre, nerveux, la figure basanée ; les cheveux, crépus et indociles, se redressaient au milieu du front, formant un toupet excentrique. Il était habillé avec un goût parfait, mais la tournure était plus cavalière que distinguée, le geste surabondant ; il y avait, en somme, dans son allure, quelque peu de l’aventurier… Il est vrai qu’il l’avouait lui-même. Il avait couru le monde pour chercher fortune et sans doute fait bien des métiers.

 

Urbain se dit qu’après tout, n’ayant rien à perdre, il pouvait se laisser faire, voir venir le baron ; mais, par acquit de conscience, il tint à formuler ses réserves :

 

– Mon bel oncle, puisque me voici à la tête d’un oncle, je ne vous dirai pas que je vous suis reconnaissant.

 

– C’est inutile…

 

– Je mentirais… car, tout au contraire, je vous enverrais volontiers au diable pour m’avoir empêché…

 

– D’y aller par le plus court chemin.

 

– Je ne sais trop ce que vous voulez faire de moi…

 

– Eh ! eh ! beau neveu, l’amour de la famille a ses regains dans un vieux cœur…

 

Urbain le regarda un instant sans mot dire, puis tranquillement :

 

– Vous m’étonnez…

 

Et le baron, sans se démonter, toujours souriant, répondit :

 

– Je réserve à votre scepticisme, mon cher Urbain, de bien autres surprises.

 

– Soit, vous obéissez à la voix du sang… et à quelque autre mobile, je me permets de le supposer. Mai je vous préviens que si vous avez cru décrocher de cette branche un pantin, acquérir une créature, quelque automate dont vous tirerez les fils sans difficulté, vous vous êtes trompé…

 

– C’est entendu.

 

– Je ne sais quel rôle vous me destinez, mais il faudra qu’il soit net de toute tare et me convienne de tous points.

 

– Il vous conviendra.

 

– Je vous parais peut-être légèrement grincheux…

 

– Comment donc ? vous me ravissez.

 

– Mais je ne suis pas payé pour croire au dévouement, à l’amitié, à la charité chrétienne, pas plus qu’à l’amour, grands mots très commodes qui cachent autant de duperies…

 

– Parfait, mon neveu.

 

– Le monde est un champ de bataille où chacun combat pour soi, s’il est intelligent, et où la victoire est au plus habile, au moins scrupuleux, au plus déloyal.

 

– Voilà de la bonne philosophie…

 

– J’ai livré ma petite bataille dans un coin fort obscur ; je ne connaissais pas le jeu, mes armes étaient mal trempées, j’ignorais l’art de couper le jarret, j’ai perdu la partie, et j’étais venu ici payer l’enjeu…

 

– Pardon, mon cher Urbain, vous faites erreur ;… vous n’avez perdu que la première manche…

 

– Hein ? fit Urbain étonné.

 

– Et si je vous ai empêché de régler trop hâtivement vos comptes, c’est que, me mettant, à partir de ce moment, dans votre jeu, je compte bien que vous gagnerez la revanche… et la belle…

 

– La belle ?

 

– Oui,… la belle Mimi…

 

– Ah ! quel nom prononcez-vous là ? dit le jeune homme, qui devint pâle comme un linge… Et qui vous a appris… Mais elle est morte…

 

– Chi lo sa ! répondit le baron.

 

Urbain bondit à ces mots et sembla tout à coup comme transfiguré. De glace jusqu’alors, il prit feu comme une traînée de poudre ; la passion jaillit de ses yeux en regards de flammes, et, s’emparant avec une vivacité pleine d’émotion des mains du baron :

 

– Ah ! que savez-vous ? par grâce ! dites-le-moi !… Elle n’est pas morte ! Mais alors je veux, je dois vivre, lutter, triompher… Ah ! parlez, monsieur, vous qui m’avez sauvé, donnez-moi la clef de ce mystère, et je vous aimerai…

 

– Comme le plus tendre des neveux, fit le baron en éclatant de rire…

 

Urbain, décontenancé, recula et fronça les sourcils.

 

– Vous moquez-vous de moi ?

 

– Non pas, et je ne reprends aucune de mes paroles. C’est de votre scepticisme si farouche de tout à l’heure et qui a soudain fondu à la première évocation du passé, que je me suis permis de sourire. Mais ayez confiance quand je vous dis : Mon cher Urbain, vous avez trop tôt désespéré. Sur un ensemble de circonstances menteuses, vous avez cru toutes vos espérances en ruines, vous avez accepté sans les contrôler les affirmations d’un imbécile et les propos envieux d’un faux ami…

 

– Ah ! s’il était vrai !…

 

– Je vous en fournirai la preuve.

 

– Et vous me ferez retrouver…

 

– La belle Mimi,… peut-être ; tout au moins vous donnerai-je les moyens de découvrir sa retraite.

 

– Ah ! alors, monsieur…

 

– Dites donc « mon oncle ».

 

– Ah ! mon cher oncle, en ce cas, je serai à vous corps et âme.

 

– J’y compte bien, grommela le Coppola.

 

Et ses yeux étincelaient railleusement.

 

Il pensait qu’un instant auparavant Urbain le rabrouait de la belle façon, affirmant qu’il ne serait jamais le pantin ni la créature de personne, et qu’il lui avait suffi de lui poser un doigt sur le cœur et de prononcer un nom pour faire tomber cet esprit de révolte et avoir raison de cette indiscipline.

 

– Et maintenant, mon cher, ne perdons pas de temps, vous devez avoir l’estomac creux, tout comme moi, et il y a une trotte d’ici à l’hôtel.

 

Ce disant, il avait passé familièrement son bras sous celui d’Urbain et l’entraînait hors du fourré, précédé par John, qui écartait soigneusement les branches devant eux.

 

Urbain n’avait plus la moindre velléité de résistance. L’espérance qu’on lui avait mise au cœur le transportait dans la région des rêves. Il s’abandonnait absolument au baron. On l’eût mené au bout du monde sans qu’il s’étonnât de rien.

 

À deux cents pas dans l’avenue, ils trouvèrent un landau de bon style attelé de deux barbes d’une performance remarquable. Le cheval de John, qui marchait en courrier, était attaché à un arbre.

 

Après avoir fait monter Urbain dans la voiture, le baron revint à John, qui attendait ses ordres, à dix pas, dans la tenue la plus britannique.

 

– Cours devant prévenir le marquis.

 

– Ça a été dur, fit John, sans le moindre accent anglais.

 

– Il faudra le surveiller de près. Il s’habituera difficilement au mors… Ce ne sera jamais qu’un instrument inconscient… Mais il nous servira toujours à retrouver la belle.

 

– Et s’il regimbe,… il peut devenir dangereux.

 

– Alors, on le brisera.

 

II

OÙ CAILLEBOTTE SE PRÉSENTE LUI-MÊME.


 

Comme la voiture partait, un homme sortit du fourré. Il tenait à la main un portefeuille.

 

– Ohé ! baron, cria-t-il.

 

Mais le bruit des grelots couvrit sa voix, et la voiture disparut au tournant.

 

– Bah ! dit-il, en mettant le portefeuille dans sa poche. Cela vaut peut-être mieux ainsi. Nous passerons la chose à l’étamine… Et si le vieux drôle essaye de bémoliser le pauvre garçon, foi de Caillebotte ! il pourra bien se heurter à ma septième dominante…

 

Puis soudain s’interrompant, il haussa les épaules, et, se toisant lui-même, avec un air de pitié et la grimace la plus étrange :

 

– Décidément, mon fils, reprit-il, tu es incorrigible… Tu m’avais pourtant bien promis de ne plus te mêler des affaires des autres.

 

Le nouveau venu attirait et retenait l’attention autant par l’étrangeté de sa personne que par l’excentricité de ses allures et de ses gestes.

 

C’était un monologueur enragé, ce Caillebotte, toujours en conversations violentes avec lui-même et ne ménageant jamais sa mimique. Grand, sec, avec des jambes sans fin et des bras démesurément longs, sitôt qu’il s’agitait sous l’empire d’un sentiment violent, il entrait en mouvement comme une machine et ressemblait pas mal à un moulin à vent.

 

Mais la tête qui dominait ce corps de faucheux, était intéressante et sympathique. De grands yeux bleus clairs illuminaient la figure, des yeux nets, francs, largement ouverts, doués d’une faculté de vision extraordinaire ; la bouche était large, rieuse, aux lèvres charnues et bonnes, encadrée par une moustache de chat, rebroussée en brosse ; le menton d’un homme résolu ; le front superbe, où se pouvaient remarquer très saillantes les bosses de la causalité, était surmonté d’une véritable crinière, aussi désordonnée que celle d’un lion.

 

Le costume était en harmonie avec l’originalité du personnage.

 

Une ample vareuse de velours noir, aux larges manches, taillée sur le patron du surcot du seizième siècle ; un gilet montant jusqu’au col blanc qui se rabattait sur une cravate de foulard cerise nouée à la Colin. Un pantalon à la hussarde, en velours noir comme le gilet et la vareuse ; aux pieds, des bottines lacées de toile grise et de cuir fauve ; pour coiffure, un feutre mou aux vastes bords, encadrant cette tête puissante à la façon du chapeau de Rubens.

 

Le vrai costume de l’homme qui a pour principe de laisser le corps à l’aise et se moque de la mode et de ses exigences.

 

Mais cette tenue sentait l’artiste d’une lieue, et M. Prudhomme en eût blêmi.

 

Caillebotte, à vrai dire, ne se souciait guère du qu’en dira-t-on.

 

Il estimait avec raison qu’un homme vaut par lui-même et non par la coupe de ses habits ou par la rectitude du nœud de sa cravate. En cela il rompait fortement en visière aux gens du monde et froissait leurs préjugés ; mais est-ce qu’il était du monde ? Est-ce qu’il souhaitait d’en être ? Non, certes… Parfois il y faisait quelque incursion, sans rien changer à son allure indépendante d’artiste ou de paysan du Danube, et quand il s’était donné la joie de scandaliser les prudes, de démasquer les cafards, de contrecarrer les habiles et de marquer au front les coquins, il s’empressait de fuir cette atmosphère viciée, et l’on restait des semaines, des mois ou des années sans l’y revoir.

 

Tout en suivant, dans la direction de Nogent, l’allée du Grand-Maréchal, il grommelait :

 

– Coppola, Coppola ;… ces trois syllabes me sonnent à l’oreille comme un souvenir… Et la voix donc,… cette voix de Scapin, stridente et railleuse… Je l’ai déjà entendue… Je serais bien étonné si le Coppola n’était pas déjà dans mes petits papiers… et si, par hasard, vérification faite, il n’y est pas,… il faudra l’y mettre, mon fils… C’est un sujet.

 

Tout en marchant, il avait cassé au passage une belle branche bien droite d’un jeune acacia et la taillait en canne.

 

– Récapitulons, dit-il. Un intrigant s’oppose à un suicide. Le désespéré est amoureux. On le ressuscite et on l’apprivoise en lui parlant de sa belle. Il la croit morte, on lui affirme qu’elle existe;… ce pauvre garçon va servir de limier. De lui ils n’ont cure, c’est à la jeune fille qu’ils ont affaire. La chose est claire. Je lis dans leur jeu comme dans la marche d’un débutant aux échecs… Hé ! là ! qu’est-ce qui se passe ?

 

À six pieds au-dessus de sa tête un coup de feu était parti.

 

Caillebotte, à ce moment, suivait un chemin creux, un sentier couvert qui raccourcissait singulièrement le trajet vers Nogent.

 

Là il se trouvait à deux mètres au-dessous de la route départementale, et si bien encaissé dans cette sente feuillue, que ce ne pouvait être sur lui qu’on avait tiré.

 

Déjà il s’accrochait à des racines pour se hisser sur le talus et voir ce qui se passait plus haut, quand un jeune garçon, presque un enfant, dégringola dans ses bras et de là, sautant à terre, sans lui donner le temps de le questionner, s’enfuit dans le taillis opposé, en lui faisant éloquemment, un doigt posé sur la bouche, la recommandation muette, mais très claire, de ne pas le trahir.

 

L’enfant disparu, il s’aperçut que le povero avait été blessé, car ses mains étaient teintes de sang.

 

Curieux de ce qui pouvait suivre, il se hâta de s’essuyer les mains et fit mine de continuer sa route, mais à petits pas, comme un flâneur que rien n’a troublé dans sa promenade.

 

Presque immédiatement, le bruit d’un lourdaud qui saute à pieds joints retentit derrière lui, et il entendit une voix brutale crier :

 

– Ohé ! l’homme !

 

Il continua sans se presser.

 

– Hé ! là-bas, monsieur de Nivelle, m’entendez-vous ?

 

À cette invitation galante, il se retourna.

 

Et, marchant au-devant de celui qui l’interpellait :

 

– C’est à moi que vous en avez ? dit-il de sa voix la moins aimable.

 

– Pardine ! à qui ? C’est pas aux cailloux que je cause… Avez-vous vu le crapaud ?

 

– Et vous, avez-vous vu la grenouille ?

 

– Je parle du môme.

 

– Prenez garde de me porter sur les nerfs.

 

Cela fut dit de telle sorte que le questionneur en fut interloqué.

 

C’était une sorte de maquignon, veste à boutons de métal, culotte de velours, grandes guêtres, haut en couleur, la face rasée et les jambes arquées.

 

– Si on ne peut pas se renseigner, grommela-t-il.

 

– On le peut quand on est poli.

 

Le quidam haussa les épaules et, se détournant à demi, dit entre ses dents, mais assez haut pour être entendu :

 

– C’est à s’en faire péter la sous-ventrière, ma parole d’honneur… Heureusement, le moucheron en a dans l’aile, et il n’a pas dû se carapater au large.

 

Et il fit mine de fouiller le taillis qui lui faisait face.

 

Mais déjà Caillebotte lui avait posé la main sur l’épaule et le forçait à pivoter sur lui-même.

 

– C’est donc vous, gredin, qui tirez comme ça des coups de feu à la volée à travers bois ?

 

– Eh bien ! après, répondit le drôle avec effronterie, c’est des affaires de famille, ça ne regarde personne.

 

– Des affaires de famille qui se traitent à coups de pistolet regardent tous les honnêtes gens, et je vous préviens que si vous ne retournez pas prestement d’où vous venez, je vous campe aux mains du commissaire de Fontenay.

 

– Vous ?

 

– Moi-même. Allons, faut-il vous aider à regrimper là-haut ?

 

– Frottez-vous-y, répondit d’un air de défi le maquignon, qui, après avoir toisé Caillebotte, se croyait sûr d’être le plus fort.

 

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, que Caillebotte, l’empoignant d’une main à la cravate, et de l’autre à la ceinture de sa culotte, peut-être même un peu par la peau du ventre, le détacha de terre comme un simple paquet et, presque sans effort, le lança la tête la première à travers les broussailles jusqu’à la route haute, où sans doute il tomba dans un assez piteux état, car après le bruit sourd de sa chute, on n’entendit plus rien, ni mouvement ni plainte.

 

Sans plus s’attarder, Caillebotte, inquiet du jeune garçon, se mit à explorer le fourré où il avait disparu. Bien que le jour tombât, avec sa sagacité de chasseur, il eût bientôt retrouvé la piste, qui le conduisit à une sorte de clairière où, sur un plan incliné, il aperçut le pauvre enfant évanoui. Il n’avait pu aller plus loin, affaibli par le sang qu’il perdait en abondance.

 

Caillebotte l’emporta dans ses bras, par un sentier connu de lui, jusqu’à une petite anse déserte du lac des Minimes ; là il vérifia et lava la blessure, qui heureusement n’était que superficielle.

 

La balle avait glissé sous la peau du bras et fait une simple déchirure sans atteindre l’os.

 

Avec son mouchoir, il posa un premier bandage, et baignant d’eau fraîche les tempes et le front du jeune garçon, il parvint à le ranimer et lui vit enfin ouvrir les yeux.

 

– Voilà qui va bien,… mon petit ami, dit-il ; rassurez-vous, vous n’avez plus rien à craindre, et cette égratignure, quand je l’aurai sérieusement pansée ce soir, sera déjà aux trois quarts guérie.

 

L’enfant le regardait sans répondre, mais agité d’une vive émotion. Les larmes de la reconnaissance lui remplissaient les yeux.

 

– Pourriez-vous marcher, maintenant ?

 

Le jeune garçon fit signe que oui et sauta des genoux de Caillebotte à terre.

 

– Parfait ; maintenant, marchons, mon petit ami, et apprenez-moi quels sont ces drôles qui vous poursuivent et pourquoi l’on vous tire des coups de pistolet, comme si vous étiez un simple jaguar et le bois de Vincennes une forêt d’Amérique.

 

L’enfant fit un geste douloureux, puis, montrant sa bouche, il indiqua qu’il ne pouvait parler.

 

– Muet ! s’écria Caillebotte stupéfait.

 

Tout autre eût été embarrassé pour continuer ses investigations, mais avec cette vivacité d’esprit qui était une de ses qualités dominantes, se mettant à la portée de son interlocuteur de façon à ce qu’à chacune de ses questions un signe négatif ou affirmatif pût servir de réponse, il entama résolument la conversation.

 

– Muet, répéta-t-il, mon pauvre garçon, mais pas sourd du moins ?… muet de naissance ? Non. Alors par accident ou par crime ?... Par crime ; très bien !… Il y a longtemps ?… Vous étiez beaucoup plus jeune… Quel âge avez-vous, dix, onze, douze ?… Douze ans ; très bien !… Et cette espèce de brute qui vous poursuivait tout à l’heure voulait vous tuer ? Non, vous rattraper seulement. En vous sauvant, vous pouviez lui nuire ?… Bien !… révéler quelque méfait ?… C’est cela… Vous étiez en quelque sorte son prisonnier ?… Seul ?… Non…, pas seul. Quelle autre victime ?… un père, une mère ?… Non. Vous me faites comprendre que vous êtes orphelin ;… un frère ?... Ce n’est pas encore cela… Ah ! je vous devine… une sœur ?… Oui… qu’il faut sauver ?… C’est cela…

 

L’enfant sautait de joie et lui baisait les mains en sanglotant. Caillebotte l’embrassa sur les deux joues.

 

– Allons donc, garçon,… soyons ferme… nous la sauverons… Nous nous entendons trop bien, pour qu’à nous deux nous n’ayons pas raison de ces gredins. Et, pour commencer, il faut retrouver la piste… Oui nous allons donc retourner à la route de Nogent, avec précaution… Comment vous emmenaient-ils tous deux ?... En voiture, évidemment ? Oui, et vous avez profité de quelque accident de route pour vous sauver, espérant trouver du secours ?... C’est cela…, votre sœur, quinze, seize, dix-sept, dix-huit ?… Dix-huit ans ; très bien… et jolie ?… Vous l’aimez bien ?… elle vous a élevé comme une petite mère ?… nous la sauverons, garçon, nous la sauverons !…

 

Tout en causant ainsi, ils regagnaient la route de Nogent, un peu au-dessous de l’endroit où l’accident s’était produit. Tout à coup Caillebotte, s’arrêtant :

 

– Un instant, mon fils. Quand tu t’es échappé, de quel côté se dirigeait la voiture ? Par ici ou par là ?

 

Le jeune garçon montra le sud.

 

– Bien ; ils allaient alors sur Nogent. Et l’accident qui t’a permis de fuir, qu’était-ce ? un cheval déferré, un trait cassé ? Un trait cassé ! ça se raccommode vite. Mais ce Caliban d’écurie qui te poursuivait aura eu besoin de respirer un peu, je gage, avant de retrouver son souffle. Avec ce retard, s’ils sont déjà repartis, ils ne sont pas bien loin.

 

En effet, comme ils arrivaient à la lisière de la grande route, en ayant soin de se dissimuler derrière les broussailles du taillis, une voiture, attelée en poste, filait au petit trot dans la direction de Nogent.

 

Le jeune garçon avait fait un mouvement irréfléchi pour s’élancer.

 

Caillebotte le retint.

 

– Minute,… pas d’imprudence ;… nous ne perdrons pas la piste, c’est tout ce qu’il faut.

 

Et il profitait des dernières heures du jour pour bien fixer dans sa mémoire la forme et la couleur de cette berline.

 

C’était, en apparence, une voiture de voyage pour les gens et les bagages, hermétiquement fermée, les panneaux de bois levés, comme si elle ne contenait que des malles et des paquets. Sur le siège, il entrevit, à côté d’un postillon à livrée, ce piqueur qui avait eu affaire à lui. Il avait un bandage autour du front. La tête, sans doute, était dure, car si bien servi, il eût dû rester sur place.

 

– Es-tu solide ? demanda Caillebotte à son jeune compagnon ; sens-tu tes forces revenues ?

 

L’enfant fit signe que oui, et l’on pouvait comprendre qu’il était prêt à tout.

 

– En ce cas, au pas gymnastique ! Je me réglerai sur tes jambes, et du train dont ils marchent, nous ne les perdrons pas de vue.

 

On était, en effet, fort près de Nogent, et d’ailleurs la voiture, au lieu de pousser jusqu’au fond du pays, tourna dès l’entrée sur la gauche, se dirigeant vers le Perreux.

 

– On n’est pas plus aimable, grommela Caillebotte ; vous verrez qu’ils auront la délicatesse de s’arrêter à ma porte.

 

Il ne croyait pas si bien dire, car, arrivée près du chemin de halage de la Marne, la berline pénétra dans une allée particulière, qui dépendait d’une auberge-restaurant bien connue de Caillebotte.

 

Évidemment l’hôte était prévenu, car aussitôt la voiture entrée, les deux épais battants de la porte en bois qui clôturaient l’allée se refermèrent, et la barre intérieure fut soigneusement mise.

 

Comme, pour descendre jusqu’aux communs de l’auberge par une pente des plus rapides, le postillon avait dû enrayer et retenir ses chevaux, Caillebotte et son jeune protégé arrivèrent presque à dix pas derrière eux, se dissimulant dans l’ombre, et purent assister à la manœuvre.

 

– Parfait, exquis, supérieurement combiné, dit Caillebotte, et prenant l’enfant par la main, ils traversèrent la ruelle jusqu’à la porte d’une petite maison basse qui, tout en faisant face à la Marne, surveillait de côté par une fenêtre comme d’un œil vigilant, l’hôtellerie de maître Cassegrain.

 

Sous la pression d’un ressort, la porte s’ouvrit.

 

Caillebotte était chez lui.

 

Cette maison était une de ses retraites favorites, pendant la belle saison.

 

Au rez-de-chaussée, il alluma une lampe disposée par un appareil particulier en lanterne sourde, et monta au premier avec le jeune muet. Là, il plaça sa lampe de façon à ce que la présence d’une lumière dans cette chambre ne pût être devinée du dehors, entrouvrit doucement les fenêtres et les persiennes qui prenaient jour sur la ruelle et le chemin de halage, et commença sa surveillance.

 

Rien ni personne désormais ne pouvait sortir de l’hôtellerie Cassegrain sans passer sous ses yeux.

 

À cette heure, la berge était encore fréquentée.

 

Un certain nombre de buveurs, attablés devant l’auberge, chantaient et faisaient tapage.

 

Sur la Marne, le mouvement des canots descendant vers Joinville ou remontant du côté de Neuilly était encore assez actif. La soirée était belle, le temps clair, la nuit tardive : on en profitait.

 

– Trop de bruit au dehors, dit Caillebotte. Nos hommes se tiendront cois jusqu’à ce que la rive soit endormie. Je suis bien sûr que, de peur des indiscrets, ils ne mettront même pas le nez à la fenêtre. Nous avons le temps de prendre des forces et de faire nos petits préparatifs, sans perdre de vue la baraque à Cassegrain… Ah ! tu fais un joli métier, mon bonhomme !… Je porterai ça à ton compte…

 

Puis allant à une armoire, où il prit une boîte de pharmacie :

 

– Voyons d’abord à panser ta blessure, mon garçon.

 

Et délicatement, en infirmier expert, il leva l’appareil provisoire qu’il avait posé, injecta les chairs, rapprocha les déchirures, appliqua la charpie par un bandage léger qui devait maintenir le pansement sans gêner les mouvements de l’enfant ; puis, lui ayant paternellement passé sa veste, renoué sa cravate et remis en ordre ses cheveux bouclés, il se prit à le regarder les yeux dans les yeux.

 

La tête du pauvre muet était intéressante, sympathique ; sa physionomie à la fois douce, franche et résolue ; les yeux clairs et bons ; mais le souffle d’un malheur précoce avait mûri ses traits ; il y avait un pli d’amertume à la lèvre, un sillon méditatif au front.

 

Caillebotte lui tenait les mains, il les serra d’une étreinte affectueuse.

 

– Je t’ai dit que nous nous entendrions, j’en suis sûr maintenant, et pour que nous marchions comme une paire d’amis à la délivrance de ta sœur, il ne me reste plus qu’à savoir ton nom… et un peu de ton histoire… Voilà le difficile…

 

D’un geste vif de dénégation, le jeune garçon fil comprendre que rien n’était, au contraire plus simple, et, tirant de la poche de sa veste un petit album et un crayon, il montra à Caillebotte le nom inscrit sur la première page, en indiquant que c’était le sien.

 

Caillebotte lut ces mots : « Thaddée Locmaria, chez Mme veuve Legoarrec, horticulteur à Provins ». Et au bas de la page : « Album donné par ma sœur Pervenche, le 10 mai 1878. »

 

– Alors, mon ami Thaddée, c’est ta sœur Pervenche qui est aux mains de ces drôles, qui ne sont évidemment que les instruments de quelque gredin de grande envergure. Mais vous ne venez pas de Provins… ; ce n’est pas là qu’on s’est emparé de vous ?

 

– Non, fit Thaddée par signe.

 

Et reprenant des mains de Caillebotte album et crayon, avec une lucidité et une prestesse remarquables, écrivant, mimant, dessinant même, semant de croquis très vivants son récit muet, il réussit en quelques instants à mettre son nouvel ami au courant de tout ce qui le concernait.

 

Mme veuve Legoarrec était, croyait-il, une vieille tante qui les avait recueillis à Provins, chez elle, après la mort de leurs parents. Thaddée ne put donner grands détails sur les événements de son enfance. Sa sœur Pervenche en savait, sous ce rapport, plus long que lui. Allant au plus pressé, il racontait seulement comment ils avaient quitté Provins pour venir à Paris, sur l’invitation réitérée d’un notaire qui demandait communication de leurs papiers de famille, afin de les mettre en possession d’un legs considérable, qui devait, disait-il, assurer leur avenir. Pervenche hésitait ; mais, sur les instances de Mme Legoarrec, ils étaient partis. Aussitôt à Paris, ils étaient allés droit chez le notaire. – Et Thaddée, d’un trait vif, dessinait la silhouette du notaire, que Caillebotte reconnut sur-le-champ :

 

– Ah ! maître Dupeyrat, 7, rue de la Sourdière ;… c’est bien cela.

 

Le notaire les avait très bien reçus, avait fait toutes sortes de politesses à Pervenche, et après avoir lu attentivement les papiers et la correspondance de famille qu’ils avaient apportés, avait serré le tout dans sa caisse, sous prétexte qu’il y avait des pièces à faire enregistrer au greffe pour l’envoi en possession. Puis il s’était assuré, par une foule de questions, qu’ils ne connaissaient personne à Paris, et, plein de sollicitude, il leur avait dit aussitôt qu’il allait les faire installer dans une maison de campagne qu’il possédait près de Bagnolet, où ils n’auraient qu’à se tenir à sa disposition, sans s’inquiéter de rien. Pervenche, trompée par sa bonhomie, accepta cette proposition, et on les conduisit, sur son ordre, dans une maison fort confortable, mais très isolée, gardée par deux vieilles femmes, que Thaddée trouva fort laides et déplaisantes, à en juger par le croquis qu’il en fit. Pervenche s’aperçut non seulement qu’on les gardait à vue, mais que, du matin au soir, les portes étaient soigneusement closes. Elle voulut sortir pour faire une promenade, on l’en empêcha, sous prétexte que M. Dupeyrat tenait, pour la réussite de l’affaire de succession, à ce qu’on ignorât leur présence chez lui. La défiance de la jeune fille augmenta à la vue de l’homme qui vint enfin la chercher de la part du notaire. La berline stationnait dans une cour derrière la maison, prête à sortir par un chemin de traverse qui longeait le jardin. Pervenche déclara qu’elle préférait aller à Paris par la voiture publique ; qu’elle saurait bien se rendre, sans être accompagnée, rue de la Sourdière. Alors, changeant de ton, le bonhomme dit qu’il avait des ordres précis et qu’il les exécuterait, et, se faisant aider des vieilles, il bâillonna la jeune fille, lui lia les mains, et la porta dans la berline, pendant que le postillon prenait les mêmes précautions avec Thaddée. Puis la voiture partit au grand trot, contournant à distance les fortifications, bien loin de se diriger sur Paris.

 

Pendant la route, Thaddée, mal attaché, avait réussi à glisser un de ses poignets hors de ses liens, puis à enlever son bâillon, celui de sa sœur, et à la détacher également. Il avait alors essayé d’ouvrir les portières, mais elles étaient fermées extérieurement à clef. Tout ce qu’il avait pu faire à l’entrée du bois de Vincennes, c’était de faire glisser sans bruit un des panneaux de bois, et c’est en sautant par ce panneau, lors de l’arrêt de la voiture, qu’il avait pu s’échapper pour chercher du secours, mais sa sœur ne pouvait l’imiter.

 

Caillebotte savait le reste.

 

III

PREMIÈRE MAILLE


Pendant ce récit, la nuit était venue, mais un groupe de buveurs restait encore en possession d’une table devant l’hôtellerie Cassegrain.

 

– Bon ! dit Caillebotte, c’est la bande à Germain ; ils en ont encore pour une heure. Nous pouvons dîner.

 

Et, posant Thaddée en sentinelle à la fenêtre, il alla chercher au rez-de-chaussée et rapporta sur un plateau une moitié de pâté, du fromage, des cerises et du vin, de quoi se remonter l’estomac et se préparer à tout événement.

 

Thaddée, plein de confiance dans son nouvel ami, convaincu que, grâce à lui, il ne tarderait pas à arracher Pervenche aux mains de son ravisseur, fit honneur à ce repas improvisé, tout en surveillant, à travers la persienne, les portes de l’auberge.

 

À dix heures, le silence se fit. La bande à Germain remonta par la ruelle. La nuit était profonde.

 

– C’est le moment de changer d’observatoire, dit Caillebotte à Thaddée.

 

Et lui jetant sur l’épaule un large plaid, s’armant d’une paire de revolvers, passant autour de sa taille une cordelette solide d’une dizaine de mètres, dont il se fit une ceinture, il descendit et sortit sans bruit par la porte donnant sur la berge et se glissa dans la nuit noire, toujours suivi de Thaddée, jusqu’à la Marne.

 

Là une barque légère était amarrée par une chaîne fermée d’un cadenas.

 

– Va te coucher au gouvernail, dit-il à l’enfant.

 

Et lui-même, immobile dans les joncs, les yeux fixés sur la maison Cassegrain, il attendit.

 

À ce moment, derrière Petit-Bry ; la lune se levait.

 

– Mauvaise affaire ! dit Caillebotte en lui-même. Enfin, s’ils vont où je pense, nous couperons par les îles.

 

Un mouvement se produisit sur la berge déserte.

 

Un filet de lumière jaillit de la porte de l’auberge entre-bâillée, et trois hommes, en sortant avec précaution, se dirigèrent vers un canot massif qui se balançait lourdement à côté de la boutique à poissons.

 

– Bon ! pensa Caillebotte, s’ils prennent le Patapouf, ils ne fileront pas beaucoup de nœuds à l’heure !

 

Cassegrain en personne détacha le canot, y plaça les avirons, le gouvernail, et le hala de la chaîne au plus près du bord, sans doute pour faciliter un embarquement difficile.

 

Sa complicité était évidente.

 

Les deux hommes qui l’accompagnaient, après s’être assurés que personne ne passait plus sur la route, rentrèrent un instant dans la salle basse et en sortirent aussitôt, portant dans un châle une forme humaine, qui n’était autre que Pervenche.

 

Ils l’installèrent sur des coussins, à l’arrière du canot, se placèrent aux avirons et firent signe à Cassegrain que le moment était venu.

 

D’un vigoureux coup de pied, l’hôtelier détacha la barque de son lit de vase et la lança au courant.

 

Les deux rameurs, qui semblaient familiarisés avec la manœuvre, nagèrent vigoureusement, et le canot glissa dans la direction de Nogent.

 

Caillebotte les laissa passer.

 

Il attendit que Cassegrain fût rentré au logis.

 

Et, à son tour, lançant sa légère embarcation à l’autre rive, d’un seul coup d’aviron il se trouva sans bruit dans la région d’ombre de la côte de Petit-Bry et, filant hardiment à travers les saules, il put suivre le canot de fort près sans bruit et sans danger d’être vu.

 

Arrivés près du pont du chemin de fer, les gens du canot parurent hésiter. C’était jour de bal, la grève était pleine de promeneurs, les cafés illuminés a giorno. À chaque instant, des gamins allumaient au bord de l’eau des feux de Bengale. Des périssoires, éclairées par des lanternes vénitiennes, circulaient dans tous les sens.

 

Après avoir stoppé un instant et s’être consultés, ils tournèrent sur place et s’engagèrent dans le chenal qui conduit au sud de l’île des Loups.

 

Caillebotte, qui les avait devinés, les précédait cette fois et, cantonné dans l’ombre projetée par le viaduc, il les attendait en bonne situation pour voir où ils débarqueraient.

 

Ce fut au premier pilotis.

 

Mais le temps qu’ils mirent à arrimer leur barque, pour en sortir plus facilement la jeune fille, suffit amplement à Caillebotte pour se trouver sur leur passage, caché dans les broussailles avec Thaddée.

 

Il eut un moment la tentation de profiter de leur surprise pour leur arracher Pervenche, les bousculer dans la Marne et regagner victorieusement son canot en les laissant barboter et boire un coup.

 

Mais c’était peut-être risquer beaucoup.

 

Puis, il ne s’agissait pas seulement de délivrer la sœur de Thaddée, il fallait encore essayer de pénétrer le mystère de cet enlèvement, et la maison où on la conduisait était bonne à connaître.

 

Aussi, contenant l’impatience de Thaddée, il lui fit comprendre que le moment d’agir n’était pas venu, et, avec des précautions de Peaux-Rouges, ils suivirent les deux coquins jusqu’au centre de l’île.

 

Ils arrivèrent devant une sorte de grand chalet placé sur le point culminant de l’île, au milieu d’un petit parc entouré de murs.

 

Mais les murs n’étaient pas bien hauts. Caillebotte se dit qu’on les franchirait aisément.

 

Là, comme à l’auberge Cassegrain, ils étaient attendus.

 

À la grille entr’ouverte, un petit jardinier bancroche, une lanterne à la main, semblait en faction.

 

Il s’effaça rapidement pour les laisser passer dès qu’il les aperçut.

 

Puis, au moment de refermer la grille, élevant sa lanterne et regardant autour d’eux :

 

– Eh bien ! dit-il, et le petit muet ? Il est resté au bateau ?

 

– Ah ! bon, répondit l’homme, qui avait encore le front bandé, il est loin, s’il court toujours.

 

– Comment ! s’écria l’autre, en refermant la grille d’un double tour de clef, vous l’avez laissé filer comme cela, Brin-d’Amour ; eh bien ! ma parole, j’aime mieux être dans ma peau que dans la vôtre… Quand M. le baron saura cela…

 

– Vous l’avez vu ?

 

– À trois heures, et il a dit que vous l’attendiez demain avec la voiture chez Cassegrain. Il passera vous donner ses ordres dans la matinée… Tenez-vous bien et préparez votre boniment.

 

– Le fait est qu’il n’est pas commode, le Coppola, grommela Brin-d’Amour en s’éloignant, mais assez haut pour que le nom parvint encore aux oreilles de Caillebotte.

 

Il faillit pousser une exclamation de surprise ; mais il se mordit la langue.

 

– Encore le Coppola, se dit-il. Son dossier se corse. Voilà qui devient intéressant.

 

Juché sur la crête du mur, il les suivit de l’œil à travers l’allée qui conduisait à la maison.

 

Ce qui l’étonnait, c’était l’état inerte de la jeune fille. Il semblait que le sentiment et la vie fussent absents de ce corps enveloppé comme dans un linceul.

 

Il eut peur que ces brutes ne l’eussent étouffée sans y prendre garde, en voulant simplement contenir ses cris.

 

– S’il en est ainsi, il faut agir promptement, pensa-t-il.

 

Et, se penchant vers Thaddée, resté au pied du mur :

 

– Je vais sauter dans la place, dit-il, puis je te jetterai par-dessus le mur le bout de ma corde à nœuds, tu t’y accrocheras et je te hisserai jusqu’à la crête ; de là, tu sauteras dans mes bras.

 

Thaddée fit signe qu’il avait bien compris et qu’il était prêt.

 

Et trois minutes après, blottis près du chalet, ils attendaient le départ des deux agents de Coppola.

 

Un quart d’heure se passa.

 

Caillebotte se demandait si les drôles allaient changer d’avis et séjourner au chalet une partie de la nuit.

 

Mais enfin, sous la véranda, Brin-d’Amour, le postillon et le jardinier boiteux, portant toujours sa lanterne, reparurent. Ils avaient l’air tous trois préoccupés, discutant avec animation.

 

Quand ils eurent descendu le perron, Caillebotte saisit quelques phrases.

 

– La dose était peut-être un peu forte, disait Brin-d’Amour.

 

– Si elle est vraiment trop forte, ça fera une belle affaire ! grommela le jardinier.

 

– Dame ! dit le postillon, elle faisait rage et tapage, criant, se débattant, appelant à l’aide… Sans cela, nous n’aurions jamais pu la transporter jusqu’ici !

 

– Et si elle n’en revient pas ?

 

Caillebotte eut une sueur froide. Thaddée, qui avait compris, lui serrait la main nerveusement à la broyer.

 

– Laisse donc, reprit Brin-d’Amour, j’ai dit à la vieille Jacinthe de lui entonner du café noir à gogo, et dans deux heures il n’y paraîtra plus.

 

– Les misérables ! murmura Caillebotte, pendant qu’ils s’éloignaient, regagnant la loge du jardinier.

 

Et retenant Thaddée, qui voulait s’élancer vers la maison :

 

– Patience, mon enfant ; pour la sauver, il faut que nous soyons les maîtres du logis. Ces deux gredins loin d’ici, nous n’aurons plus affaire, je crois, qu’à ce jardinier, et là-haut à une vieille femme. C’est besogne facile, et nous allons commencer par nous assurer du jardinier.

 

Ils se rapprochèrent de l’allée où se trouvait la porte d’entrée.

 

Brin-d’Amour et son compagnon s’étaient assis un instant dans le pavillon attenant à la grille, et, par la porte entr’ouverte, on les voyait trinquant et haussant le coude.

 

Ils sortirent. Le jardinier, son trousseau de clefs à la main, leur ouvrit la grille.

 

Au moment de sortir, Brin-d’Amour s’approchant d’une niche béante et vide, s’écria avec un sentiment très vif de surprise et de regrets :

 

– Où donc est Melmoth ?

 

– À l’École vétérinaire depuis deux jours… Oh ! ce n’est rien, une piqûre de guêpe à la patte ; mais il fallait l’inciser et la brûler… il est resté là-bas.

 

– Voilà qui est fâcheux.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, mon camarade, entre nous soit dit, tu n’es ni ingambe ni solide, et que Melmoth est nécessaire ici pour tenir en respect les curieux.

 

– Que crains-tu ?

 

– Je ne sais, mais le particulier à qui j’ai eu affaire tantôt m’a tout l’air de se mêler de ce qui ne le regarde pas, et s’il nous avait suivis…

 

– Bah ! dit le postillon, quand je t’ai relevé, j’ai cherché l’homme de droite et de gauche, il avait filé sans demander son reste.

 

– En tout cas, ouvre l’œil, Clochepied.

 

Il fit un pas pour sortir, puis se ravisant :

 

– J’ai presque envie de coucher ici, dit-il, tandis que François retournera chez Cassegrain.

 

– Oh ! pour cela, c’est impossible, répondit le jardinier ; la consigne est formelle : hors Jacinthe et moi, le duc ne tolère personne ici… Et comme il arrive parfois à l’improviste, même la nuit…

 

– Alors, je m’en lave les mains, dit Brin-d’Amour. La petite, maintenant, c’est ton affaire ; tu sais qu’elle vaut cher, garde-la bien.

 

– Sois tranquille.

 

– Et si l’homme au veston de velours fait mine de forcer la porte, reçois-le à coups de revolver…

 

Puis, se parlant à lui-même et se tournant vers le dehors comme s’il croyait pouvoir être entendu de son adversaire inconnu :

 

– Toi, dit-il, si tu me retombes jamais sous la patte, numérote tes os ; je te paierai ma dette avec les intérêts.

 

– À demain, leur dit Clochepied.

 

Et il ferma la serrure, le gros verrou de sûreté, posa deux barres cadenassées par-dessus des volets de fer, et, rassuré par ce luxe de précautions :

 

– Et maintenant, dit-il, l’olibrius à Brin-d’Amour peut venir s’il veut. Je le défie bien de mettre le pied dans le parc.

 

– Il ne faut jamais défier personne, mon garçon, si on craint les mécomptes, dit une voix à son oreille.

 

Et une main de fer se posa sur son épaule.

 

Il allait crier à l’aide, mais le canon d’un revolver brilla à deux pouces de son nez.

 

– Ne souffle mot, où je te brûle.

 

– Je me tais, fit-il tout tremblant.

 

– Tes clefs ?

 

Il les donna.

 

– Maintenant, marche devant, sans te retourner, droit au chalet. Au moindre geste suspect, je te casse la tête.

 

Clochepied fit signe qu’il était prêt à obéir en tout, et marcha.

 

Arrivé au perron, il gravit si rapidement les marches, que Caillebotte, fixé sur ses intentions, cria :

 

– Halte ! ou je tire.

 

Clochepied, qui avait espéré, une fois dans le vestibule, pouvoir se mettre en défense, comprit qu’il avait affaire à plus fin que lui, et s’arrêta.

 

– Lève les bras en l’air.

 

Il obéit.

 

– Fouille les poches de sa veste, dit Caillebotte à Thaddée. Il a des armes.

 

En effet, Thaddée trouva dans chaque poche un revolver.

 

– Bien… Il avait envie de mordre, paraît-il.

 

Et Caillebotte, lui mettant de nouveau la main sur l’épaule, le fit entrer d’abord dans le vestibule, puis dans une petite pièce du rez-de-chaussée, placée sous la cage de l’escalier principal, et qui servait d’office. Une maîtresse poutre, correspondant avec la charpente de l’escalier, occupait le milieu de la pièce.

 

– Voilà mon affaire, dit Caillebotte.

 

Et collant Clochepied le dos à la poutre, il lui attacha les mains de l’autre côté du pilier, le saucissonna d’une corde solide, depuis les chevilles jusqu’aux aisselles, et lui laissant pour le moment la tête libre, afin qu’il pût répondre à ses questions :

 

– Mon ami, lui dit-il, la franchise est la vertu des faibles. Un malheur est si vite arrivé, la détente d’un pistolet est chose si sensible, et la mort d’un jardinier fait si peu de bruit dans le monde, que jamais ta prudence n’a pu être mise à une plus grave épreuve. Réponds donc avec conscience. Tu es seul ici avec la vieille Jacinthe ?

 

– Oui, dit l’autre, ébahi qu’il connût le nom de la femme de charge.

 

– Absolument seul ?

 

– Il y avait tout à l’heure Brin-d’Amour et François ; ils sont loin maintenant, et il n’y a jamais personne autre que Jacinthe et moi au chalet.

 

– Bien. Où a-t-on porté la jeune fille ?

 

– Au premier étage, dans les appartements de M. le duc.

 

– Elle est malade ?

 

– On l’avait endormie pour qu’elle ne résistât pas.

 

– Avec du laudanum ?

 

– Oui, et Jacinthe cherche à la réveiller.

 

– Il suffit… Nous reprendrons tout à l’heure cette conversation.

 

Et avisant une serviette d’office, il la déchira en deux, et dextrement il bâillonna le jardinier.

 

– C’est pour t’épargner la tentation d’appeler à l’aide, mon garçon. À tout à l’heure !

 

Et refermant à clef la porte de cet office sans issue, muni de la lanterne que Thaddée avait prise dès le premier moment sur le seuil de la loge du jardinier, il monta au premier avec le jeune garçon.

 

Les portes étaient restées entre-bâillées ; une lueur les guida.

 

Partout des tapis épais étouffaient le bruit de leurs pas. Ils arrivèrent, après avoir traversé lentement deux salons, à une chambre à coucher, où du seuil ils virent, étendue sur le lit, tout habillée, une jeune fille dans une effrayante immobilité.

 

Thaddée ne put se contenir, et, ne laissant, le pauvre muet, échapper de sa gorge qu’un gémissement rauque, il s’élança vers sa sœur.

 

Une vieille femme, poupine et dodue, à la face béate dans son bonnet tuyauté, le menton gras et la lèvre lippue, versait, d’une cafetière dans un bol, une lampée de liquide noir, dont elle semblait humer la vapeur avec un certain plaisir égoïste. À l’entrée brusque de Thaddée, elle se retourna stupéfaite ; mais l’aspect sévère de Caillebotte, avec son argument à six coups au bout du bras, lui coupa la parole, et elle se précipita à terre, à genoux, puis à plat ventre, demandant grâce d’une voix mourante.

 

Satisfait de son effet, Caillebotte ferma la porte d’entrée à double tour, s’assura que le cabinet de toilette voisin n’avait pas d’issue, et relevant ensuite la bonne femme :

 

– Dame Jacinthe, dit-il, on ne vous veut aucun mal. Vous obéissez à qui vous paye, c’est votre affaire, si les scrupules ne vous démangent pas la conscience. Pour le moment, il s’agit seulement, si vous ne craignez pas qu’il vous en cuise, de m’aider à combattre l’empoisonnement de cette pauvre enfant ; vous y travaillez déjà, continuons ensemble ; soyez docile, et tout finira sans encombre pour vous.

 

La femme de charge rajusta son bonnet, se releva en considérant d’un air indécis l’homme bizarre qui lui parlait, et ne trouvant rien de mieux que de se soumettre, elle pensa qu’une preuve de zèle ne serait pas pour la faire mal venir.

 

– Oh ! mais, j’ai déjà fait tout ce qu’il faut, mon bon monsieur ; l’enfant va mieux ;… elle respire, je l’ai dégrafée ;… elle est jolie comme un petit ange du bon Dieu… Oh ! ce ne sera rien ;… elle a déjà bu un grand bol ;… voilà le second… J’ai toujours du café de prêt… Voyez-vous, on passe tant de nuits blanches ici ;… oh !

 

Elle se mordit la langue, puis reprit :

 

– Ce ne sera rien,… je m’y connais,… voyez-vous :… quatre ou cinq gouttes de trop,… voilà tout, et puis, ces hommes, c’est si brutal :… ils lui avaient enveloppé la tête comme à une vraie momie ;… elle étouffait…

 

– Allons, fit Caillebotte avec un geste énergique, ce bol de café,… ne lambinons pas…

 

Et pendant que Jacinthe s’apprêtait à faire boire Pervenche, il s’approcha du lit.

 

Thaddée tenait la main de sa sœur, penché sur elle, il écoutait les battements de son cœur ; il se retourna vers Caillebotte le visage rayonnant, il semblait dire :

 

– Ne crains rien, mon bon ami, elle vit, elle vivra, elle est sauvée !

 

L’instinct d’un cœur aimant n’est jamais en défaut.

 

À la lueur des bougies qui éclairaient la chambre, Caillebotte put voir ce pâle visage s’animer par degrés, à mesure que la respiration devenait moins pénible et plus régulière.

 

Quand la femme de charge, soulevant la tête de Pervenche, lui fit boire à petites gorgées, non sans en répandre sur l’oreiller, ce second bol de café noir, les yeux clos jusque-là s’entrouvrirent ; un regard bleu glissa entre les cils de la blonde enfant, et Caillebotte ne put se défendre d’une émotion involontaire.

 

Cette tête charmante, encadrée par des flots de cheveux d’or, lui rappelaient Ophélie glissant sur le lac dans sa couche fleurie ;… mais cette Ophélie-là était vivante, la contraction des lèvres s’effaçait graduellement dans un sourire enfantin ; en dégrafant le corsage, la Jacinthe avait dégagé un cou gracieusement arrondi, et sous la chemise de fine toile à coulisse, pudiquement fermée au-dessus des épaules par un petit ruban de satin bleu de ciel, on voyait se soulever la poitrine, aux formes à la fois élégantes et robustes.

 

Il n’y avait pas eu, à proprement parler, empoisonnement, mais engourdissement profond, une suspension momentanée de la vie, due à la force de la potion opiacée qu’on lui avait fait prendre, et Caillebotte, qui sentait la main devenir moite, le pouls se ranimer, reprenait confiance.

 

Un instant, il avait été fort inquiet, non qu’il doutât qu’on pût sauver Pervenche, l’empoisonnement par le laudanum est celui qui cause le moins de désordres graves, et dont on a le plus facilement raison, quand on s’y prend à temps ; mais souvent, suivant la gravité du cas, le traitement est long, délicat ; on ne peut transporter le malade et l’exposer à l’air sans danger, et, dans ce cas, c’eût été peut-être risquer la vie de Pervenche que de vouloir l’arracher quand même des griffes du duc et du Coppola. Il l’eût fallu pourtant.

 

Aussi, en constatant la rapide disparition de l’état léthargique où l’on avait plongé la jeune fille, Caillebotte respira librement. Il se sentait soulagé d’un grand poids.

 

Elle reprenait ses sens ; il l’aida à se redresser, lui maintint le buste élevé, par des coussins, de façon à mieux triompher des dernières somnolences.

 

Et tirant de sa poche un flacon de sels très puissants, il lui en fit respirer avec précaution, à plusieurs reprises, les excitantes émanations.

 

En même temps que la vie, dans cette nature jeune et vigoureuse, le sentiment du danger couru revint, avec les forces pour la lutte. Pervenche, réveillée, se dégagea des mains de Caillebotte, par un brusque mouvement, et sauta à bas du lit.

 

Elle se croyait encore aux prises avec ses ravisseurs, et sa première pensée était toute à la révolte.

 

Caillebotte, penché vers elle, avait la figure dans l’ombre ; elle l’avait violemment repoussé sans le voir.

 

Mais Thaddée se précipita à son cou et la couvrit de baisers.

 

C’était bien lui, son cher petit frère, revenu près d’elle ; que s’était-il donc passé ?

 

Elle regarda autour d’elle et vit à deux pas, la contemplant en silence, cet homme étrange, à la tête de lion, au regard si doux, tenant encore à la main le flacon qui l’avait rappelée à la vie.

 

La physionomie de Thaddée, sa joie, ses regards confiants, les sourires reconnaissants qu’il adressait à l’inconnu, lui disaient tout ce qui s’était passé depuis la fuite du jeune muet ; aussi, sans hésiter, se tournant vers Caillebotte :

 

– C’est vous qui avez sauvé Thaddée, et vous m’avez délivrée moi-même ?

 

– Pas tout à fait, répondit-il en souriant, j’y travaille ;… mais nous sommes encore en pays ennemi.

 

– Ah ! fit Pervenche avec un certain frisson.

 

Pour la première fois, elle aperçut Jacinthe, et l’attitude contrainte et chattemitte de la vieille montraient clairement qu’elle n’assistait pas avec sympathie à ce qui se passait. La jeune fille s’aperçut alors, en rougissant, que son corset et sa robe avaient été dégrafés, ses jupes dénouées, et, se réfugiant dans l’angle formé par le lit et la cheminée, en un clin d’œil elle eut réparé le désordre de sa toilette.

 

Machinalement, en rattachant et nouant les cordons de sa jupe, elle s’était approchée de la glace ; une miniature accrochée au panneau voisin, dans un cadre du velours bleu, attira ses regards.

 

Et se retournant vivement vers Caillebotte :

 

– Où sommes-nous donc ici ?… Voyez cela :… on dirait mon portrait.

 

Caillebotte, surpris, considéra la miniature.

 

En effet, on eût dit que Pervenche avait posé pour la tête de cette jeune fille blonde et rose, souriante et douce.

 

Mais la robe blanche, par la coupe, l’écharpe, par son style, portaient la date de la Restauration.

 

En regardant attentivement, Caillebotte lut même dans l’ovale du cadre la signature de l’artiste et l’année :

 

« Isabey. 1825. »

 

D’un coup d’œil, il aperçut que la découverte troublait la vieille Jacinthe.

 

Il lui fit signe impérativement d’approcher.

 

– Tu as connu l’original de ce portrait ?

 

– Moi, bonté divine ! et comment voulez-vous ? C’est à peine si j’ai vu quatre fois le maître du logis…

 

– Tu mens !

 

– Sur mon salut éternel. Tout ce que je sais, c’est qu’une fois, on a dit que c’était là une des sœurs de monsieur…

 

– Le duc…

 

– Oui… qui est morte depuis bien longtemps.

 

D’un coup d’œil Caillebotte jugea qu’il ne tirerait rien de plus de la vieille rouée, et n’insista pas.

 

Mais il fallait la mettre hors d’état de s’opposer, elle aussi, à leur retraite.

 

– Une mauvaise nuit est bien vite passée, ma bonne, lui dit-il, en la faisant asseoir sur un fauteuil. Et comme je tiens à ce que vous ne vous fatiguiez pas à courir après nous, je vais fixer vos résolutions… à ce fauteuil.

 

Et il lui liait les mains à chaque bras du meuble et les pieds à chaque montant. Une corde serrée à la taille la collait au dossier.

 

– Tenez-vous beaucoup à ce que je vous bâillonne ?… Non ! D’ailleurs, les fenêtres sont hermétiquement fermées, les volets sont clos : vous vous casseriez les cordes vocales sans aucun résultat.

 

Puis se tournant vers Pervenche et lui tendant une couverture de laine qu’il arracha du lit :

 

– Enveloppez-vous chaudement, mon enfant, il ne faut pas que l’air de la nuit vous surprenne après ce rude assaut.

 

Et lui-même il la drapa dans ce châle improvisé.

 

Pervenche se laissa faire.

 

Elle ne pouvait détacher ses regards de la miniature pendue au mur. Une grosse larme lui roula sur la joue.

 

– Pourquoi suis-je troublée, émue, malgré moi ? dit-elle… Le hasard a fait cette ressemblance peut-être,… et pourtant j’ai comme un souvenir vague d’avoir vu, dans ma première enfance, un portrait tout pareil.

 

– Ayez patience et confiance, répondit Caillebotte, nous trouverons le mot de ces énigmes. Mais le temps presse. La nuit s’avance ;… nous n’avons pas une minute à perdre.

 

Et il ajoutait à part lui :

 

– D’autant que j’ai encore un petit compte à régler avec maître Clochepied.

 

La porte de la chambre du duc soigneusement refermée à double tour sur dame Jacinthe, il en mit la clef dans sa poche, et fit descendre dans le vestibule Pervenche et Thaddée.

 

Là, il les fit asseoir sur un large canapé d’osier.

 

– Deux mots à échanger avec le jardinier, et nous partons.

 

Muni de la lanterne, il rouvrit l’office et détacha le bâillon de Clochepied.

 

– Mon garçon, lui dit-il, voilà le moment de nous séparer, et il ne tient qu’à toi que la séparation ne soit pas douloureuse.

 

Clochepied le regarda tout étonné.

 

Caillebotte, fouillant dans la poche de son gilet, en retira de l’argent.

 

– Dans ma main gauche, reprit-il, tu vois cent francs en belles pièces d’or trébuchantes, bien frappées et ayant cours. Dans ma main droite…

 

Il montra son revolver.

 

– … Une bonne arme, qui ne trompe pas et tue son homme proprement… C’est à toi de choisir à quelle main tu veux avoir affaire. Si tu réponds franchement et sans ambages aux questions que je vais te poser, les cinq louis que voilà passeront de ma main dans ton gousset. Si tu refuses, mon Dieu, comme dernier adieu, je te casse simplement la tête, car tu m’as déjà trop vu et je ne veux pas que tu fournisses mon signalement, sans compensations… Tu m’as compris ?

 

– Et je choisis l’argent.

 

– Tu es un homme de sens.

 

– Questionnez… Seulement, si je suis prêt à dire ce que je sais, voyez-vous, je ne suis qu’un pauvre diable de jardinier et je ne sais pas grand’chose.

 

– Prends garde au revolver !

 

– Oh ! je ne recule pas… Questionnez.

 

– À qui appartient cette maison ?

 

– Au duc de La Roche-Jugon.

 

– Il a un hôtel à Paris ?

 

– Oui, rue du Cirque, 57.

 

– Quel âge a le duc ?

 

– Soixante-quinze ans.

 

– Il vit seul à Paris ?

 

– Avec son fils le marquis.

 

– Veufs tous les deux ?

 

– Je le crois… En tout cas, on ne parle jamais de la duchesse ni de la marquise.

 

– Et personne autre n’habite l’hôtel ?

 

– Si, le baron de Coppola et sa nièce occupent le corps de bâtiment sur le devant et ont la jouissance du jardin.

 

– Tu connais cette nièce du baron ?

 

– Elle est venue une fois ici.

 

– Et ?

 

– C’est une belle brune, très fière, pas commode, qui a l’air de les mener tous.

 

– Et on la nomme ?

 

– Mme de Frégose.

 

– Le vieux duc vient souvent ici ?

 

– De temps à autre… quand il y a des jeunesses.

 

– Alors il lui arrive souvent de faire enlever, comme aujourd’hui, de malheureuses enfants…

 

– Oh ! non… La plupart c’est de bon gré, et pour de l’argent… L’affaire d’aujourd’hui, c’est à part.

 

– Ah ! ce n’est pas pour la livrer au duc que maître Dupeyrat a fait amener ici la jeune fille ?…

 

– Je ne connais pas celui que vous nommez ; mais, d’après Brin-d’Amour, c’est pour le compte du marquis qu’il croit avoir travaillé… Quant à savoir son motif, vous comprenez qu’il ne le dit pas à son piqueur.

 

– Alors, c’est la première fois qu’une pareille scène de rapt se passe ici ?

 

Clochepied parut hésiter.

 

Caillebotte fit reluire le canon de son revolver.

 

– Non, dit Clochepied d’une voix sourde ; une fois déjà on en avait amené une autre…, une belle personne, oh ! bien belle… On la nommait la belle Mimi…

 

– Hein ?

 

Caillebotte se rappela le nom prononcé par Coppola dans sa conversation avec Urbain Ribeyrolles.

 

– Et il y a longtemps ?

 

– Il y a bientôt trois mois. C’était encore pour le compte de M. le marquis, cette fois-là ;… mais il n’a pas de chance avec les femmes qu’il enlève, M. le marquis : voilà que vous allez emmener celle d’aujourd’hui.

 

– Et l’autre ?

 

– L’autre, dès la première nuit, elle a réussi à briser les contrevents qui fermaient sa fenêtre au verrou ; elle a descendu dans le parc en nouant ses draps et elle s’est jetée à l’eau… Elle croyait se sauver à la nage sans doute ;… mais l’eau était glacée alors ;… elle aura eu quelque crampe :… on croit, qu’elle s’est noyée.

 

– Pauvre enfant ! murmura Caillebotte, ému.

 

Mais il lui revint en mémoire le doute exprimé par Coppola sur la mort de la belle Mimi, doute qui semblait appuyé sur des indices sérieux… et il reprit son interrogatoire.

 

– Des amis du duc et du marquis, tu ne connais que le Coppola ?

 

– C’est le seul qui mette jamais les pieds ici… Moi, je n’en bouge pas. Ce que je vous raconte, c’est par Brin-d’Amour, le piqueur en chef, et par François, le cocher du marquis, que je l’ai appris. Autrement, je suis de Nogent, et j’y ai toujours vécu ;… si j’en savais plus, je vous le dirais… ; mais vous êtes trop juste pour m’en vouloir parce qu’on ne m’a pas pris pour confident.

 

– Je ne te reproche rien, et la preuve, c’est que voilà mes cinq louis dans ton gousset, et que je te donne pleine liberté de raconter exactement et véridiquement les événements de cette nuit, sauf le détail de ton interrogatoire. Là-dessus, je te renferme, mon garçon, sûr que tu ne regretteras pas la courbature que tu me devras demain, puisque je te laisse de quoi te frictionner grassement.

 

Et refermant l’office, les clefs de Clochepied en main, il revint au vestibule, où Pervenche et Thaddée l’attendaient.

 

L’enfant avait su raconter à sa sœur tout ce qui s’était passé depuis que Caillebotte l’avait pris sous sa protection, car Pervenche, se levant, vint à lui en lui tendant la main et disant :

 

– Vous êtes bon !… Merci…

 

– Bah ! bah ! dit-il, fallait-il donc vous laisser aux mains de ces bandits ?… Mais il faut maintenant sortir et chercher une retraite sûre. Venez, chère enfant ; en bateau, nous pourrons causer tranquillement.

 

Quand ils eurent ouvert la grille et gagné le dehors, il referma la porte et lança le trousseau du côté du pavillon du jardinier.

 

– Ils auront beau jeu à carillonner demain matin. Pendant ce temps, nous gagnerons au large.

 

Il installa Pervenche et Thaddée à l’arrière de son léger canot, et, prenant les avirons et s’éloignant du bord, au lieu de nager dans la direction du Perreux, tout au contraire il descendit dans la direction de Joinville.

 

La nuit s’était éclaircie. La lune était haute et la Marne resplendissait comme un lac d’argent.

 

Pourtant Caillebotte ne chercha pas l’ombre des saulées. Il était bientôt une heure du matin ; tout dormait sur la rive. Il ne craignait ni d’être vu ni d’être poursuivi.

 

– Nous aurions pu retourner au Perreux, dit-il, une fois au large, mais Brin-d’Amour et François couchent chez Cassegrain ; le baron de Coppola et peut-être le marquis les y viendront trouver demain ; c’était risquer une rencontre qu’il nous faut éviter à tout prix.

 

– Ce que vous jugez bon doit être bien, répondit Pervenche d’une voix harmonieuse et cordiale ; je m’abandonne entièrement à vous.

 

– Eh bien ! voici ce que j’ai combiné. Nous avons affaire à forte partie. Et l’on ne tardera pas à se mettre en campagne pour vous retrouver, car votre disparition devient une menace pour vos ravisseurs. Il faut donc vous soustraire à leurs recherches, et ce n’est qu’à Paris seulement qu’on est bien caché. Or, la vieille Jacinthe et Clochepied ne pourront raconter ce qui s’est passé qu’on ne vienne d’abord les délivrer, ce qui aura lieu seulement au matin. Nous avons quatre à cinq heures d’avance, il s’agit de les bien employer.

 

Il considéra un instant le ciel… À l’horizon, une ligne rougeâtre annonçait l’aurore.

 

– Dans trois quarts d’heure nous serons, à Joinville. Mais nous ne suivrons pas la Marne plus loin, car il faudra couper au plus court, en gagnant le petit canal de Saint-Maurice… Pourrez-vous marcher une bonne heure sans trop de fatigue ?

 

– Je me sens très vaillante, dit la jeune fille ; mon frère et moi nous avons été fort jeunes rompus à la fatigue, et toute une journée de marche ne nous effraierait pas.

 

– Alors, c’est au mieux, dit Caillebotte, qui, appuyant vigoureusement sur les avirons, sans plus s’inquiéter de chercher l’ombre, car on avait laissé déjà loin l’île des Loups et dépassé l’île de Beauté, lança la barque en plein courant.

 

Arrivé à la boucle, il fit descendre les enfants sur la rive droite, attacha le canot, par sa chaîne cadenassée, dans une petite remise dont il avait l’habitude, et, à la lueur du crépuscule naissant, ils longèrent sous la saulaie le bief qui les conduisait au moulin.

 

L’air était pur, les premiers feux du soleil rougissaient l’horizon. Sur le parcours, pas d’autres témoins que les oiseaux, s’appelant au réveil. Ils franchirent ainsi Saint-Maurice et ses moulins, l’asile, le village, et parvinrent à la grande voie qui, montant de Carrières, se dirige vers le plateau de Gravelle, par une pente des plus accentuées.

 

Là, à l’angle de la route de Paris, ils aperçurent à la porte d’une blanchisserie une voiture attelée, la traditionnelle guimbarde à bâche de toile cirée, le chariot couvert, tel qu’on en voit par centaines dans nos rues rapporter chaque semaine aux Parisiens leur linge des buanderies de la banlieue.

 

– Nous arrivons bien, dit Caillebotte, pour profiter du convoi.

 

Et il prit les devants, leur faisant signe de s’asseoir sur le banc de pierre de la route.

 

Comme il approchait de la grande porte, le maître blanchisseur, en bourgeron bleu, sortait, son fouet en main.

 

– Monsieur Jacques ! s’écria-t-il d’un ton à la fois surpris et joyeux, déjà en route, à pareille heure ! Vous avez besoin de moi ? Que se passe-t-il ?

 

– Oh ! rien de grave… Vous allez aujourd’hui à Montmartre, Matagrin ?

 

– Oui…, vraiment ; c’est notre jour de la place Blanche… Tout est prêt ; j’allais rouler, et nous y serions arrivés sur les six, sept heures. Mais, si je puis vous être bon à quelque chose, j’enverrai Charles,… vous savez, là, sans hésiter…

 

Et il fit mine de rentrer pour appeler.

 

Mais Caillebotte l’arrêta.

 

– Inutile. Il ne s’agit que d’un surcroît de charge pour Balthazar, dit-il, en claquant amicalement la large croupe du percheron gris pommelé attelé au chariot. Ces deux enfants que vous voyez là et moi-même qui les conduis à Paris, nous vous demandons place parmi les paquets…

 

– Ce n’est que cela… Mais vous serez trimballés comme des rois… Mon chariot est très bien suspendu… Allons ! cria-t-il de sa plus belle voix de stentor, en s’approchant de la bâche ; allons, Zoé, ourche, ourche !

 

Une petite blonde, qui sans doute avait sursauté à cet appel, montra sa tête frisée. Elle se frottait les yeux. Évidemment elle s’était empressée de reprendre, au fond de la guimbarde, le sommeil interrompu, en pleine nuit, par l’heure du départ.

 

– Eh ! là ! dit-elle en bâillant, qu’est-ce qu’il y a, p’pa ?

 

– Vitement, fillette, arrange les paquets comme tu fais lorsque nous emmenons les petites cousines… Dispose deux cases où l’on puisse s’étendre et dormir à l’aise :… nous avons de la société. Ourche !

 

La petite rentra sous la bâche sans raisonner.

 

– Quant à vous, compère Jacques, dit le blanchisseur, vous ne refuserez pas de vous étendre derrière mon banc ; comme ça, nous pourrons causer un brin.

 

– Vous avez un conseil à me demander, père Matagrin ?

 

– Eh ! eh ! c’est chose bonne à faire quand on vous tient. Vous ne les baillez pas mauvais, j’en sais quelque chose… et, si vous n’avez pas sommeil…

 

– Moi, je ne dors jamais que d’un œil, et j’ai toujours une oreille ouverte. C’est vous dire que je suis tout à vous.

 

– Papa, dit Zoé en sautant sur le marchepied, c’est prêt, deux vrais nids d’angoras, au milieu des paquets de la marquise, qu’elle nous fait saupoudrer d’iris, des sachets, quoi !

 

Quelques instants après, la voiture où ils s’étaient tous confortablement installés longeait le grand parc de Nicolaï. Pervenche et Thaddée, fatigués par les événements de la nuit, s’étaient profondément endormis, suivant l’exemple de Zoé, qui ronflait comme une petite toupie d’Allemagne.

 

Matagrin avait pour M. Jacques, comme il avait coutume d’appeler Caillebotte, plus que de l’affection, un dévouement absolu, justifié, d’ailleurs, car il devait à Caillebotte de s’être nettement tiré, en 1871, d’une situation très fausse que lui avait faite le comité communaliste de Carrières. Il ne se dissimulait pas que M. Jacques lui avait sauvé un peu plus que la fortune et la considération, la vie. Et comme c’était un cœur chaud et une nature droite, la reconnaissance n’était pas un fardeau pour lui, et Caillebotte l’eût mis chaque jour à l’épreuve sans le lasser jamais.

 

– Vous avez connu Bruno, autrefois, monsieur Jacques, demanda Matagrin après avoir hésité un instant.

 

– Bruno, votre frère cadet… qui est parti pour le Texas il y a une vingtaine d’années ?

 

– Justement… Un assez triste sujet… Vous vous souvenez alors ? On l’avait fait partir un peu de force, pour apaiser une méchante affaire…

 

– Vous avez de ses nouvelles ?

 

– Il est revenu…

 

– Riche et corrigé.

 

– Ah ! bien oui. Traînant la savate, vêtu de loques, plus sacripant que jamais, irritable et sombre, comme s’il portait quelque vilain péché au fond de sa conscience. Il a reparu une nuit, ainsi qu’un revenant. J’étais seul debout et seul je sais son retour, bien qu’il couche au logis.

 

– Comment ? fit Caillebotte.

 

– Il a exigé que je lui garde le secret,… sans se décider à aucun aveu. Chaque nuit il détale et rentre dans sa cachette avant le jour. Plusieurs fois, il a paru sur le point de tout dire… il semblait se demander s’il n’y avait pas profit pour lui à se montrer plus franc… Moi, vous comprenez, pour l’encourager, je lui ai raconté ce que j’ai fait depuis son départ, tout ce qui m’est arrivé… C’est comme ça que nous en sommes venus à causer de vous… Oh ! il ne vous a pas oublié… et même j’ai idée qu’avec vous il serait plus disposé à se déboutonner…

 

– Vous croyez qu’il me dirait à moi ce qu’il vous cache ?

 

– Je crois…, je crois qu’il ne juge pas utile de me prendre pour confident, parce qu’il s’imagine qu’il s’exposerait simplement à des reproches sans compensation, tandis qu’avec vous il obtiendrait peut-être quelque excellent conseil qui mettrait un terme à je ne sais quelle situation qu’il s’est faite,… qui lui pèse, mais dont il ne saurait sortir tout seul… Voilà ce que je crois.

 

– Et vous voulez que je m’arrange pour le voir ?

 

– Dame ! si c’était un effet de votre bonté, monsieur Jacques ; je m’imagine que vous nous rendriez là un vrai service à tous et à lui tout le premier. Quand il était enfant, il n’était pas mauvais, je vous assure ; il n’était qu’étourneau, faible, trop facile à entraîner ; mais, seul, il n’eût jamais inventé le mal. Je connais bien le gars qui l’a perdu. Par malheur, je ne remettrai probablement jamais la main dessus.

 

Et Matagrin montrait un poing formidable, sous lequel un bœuf eût chancelé.

 

Caillebotte sourit, et, l’apaisant du geste :

 

– Je ne puis savoir quel jour j’aurai la liberté de revenir par ici. Une affaire trop grave m’occupe en ce moment. Mais dès que j’aurai paré au plus pressé, soyez tranquille, je m’arrangerai pour confesser Bruno, et pour le tirer d’affaire, s’il s’est mis dans quelque mauvais pas.

 

– Vous y arriverez, dit joyeusement le maître blanchisseur… Je suis bien tranquille ;… vous n’avez qu’à vouloir… Vous êtes comme qui dirait une Providence… Ah ! là, là ! que vous me mettez donc du baume dans l’âme !

 

– Nous voici à la barrière de Charenton. Par la Bastille, les boulevards, jusqu’au Château-d’Eau et le boulevard Magenta, nous serons à Montmartre en une heure et demie du trot dont marche Balthazar… Allons, Matagrin, je ferme l’œil gauche. Vous me réveillerez à la rue Lepic.

 

IV

LES BEAUX MESSIEURS DE LA ROCHE-JUGON.


À peine assis dans le landau, près du baron de Coppola, Urbain Ribeyrolles se pinça le gras du bras à s’en faire un bleu. De douleur, il grimaça, mais philosophiquement, sans crier.

 

– Allons, je ne dors pas, se dit-il.

 

Et il se rencoigna dans les capitons de la voiture.

 

Coppola lui tendit son étui de cuir de Russie, plein de puros.

 

Du geste, et sans mot dire, Urbain refusa.

 

Le baron, respectant ce besoin de méditation, qu’il comprenait, alluma son cigare et, posant à l’américaine ses bottes sur les coussins, il s’amusa en silence à lancer devant lui des anneaux de fumée qui, après un parcours plus ou moins long, allaient, du premier choc, se briser et s’évanouir contre la glace du landau.

 

– Alors, se dit mentalement Urbain, je suis bien éveillé, et cependant je me laisse entraîner je ne sais où. Un mot de cet animal, – qui a bigrement l’air d’un bohémien du grand monde, – a suffi pour me faire abdiquer mon indépendance, dont j’étais si jaloux. Je n’ai même plus discuté ma parenté avec cet oncle problématique, parce qu’il m’a dit, – il l’a pris sous son bonnet peut-être, – que Mimi vivait encore. Mimi…

 

Un profond soupir s’échappa malgré lui de ses lèvres.

 

Et sa pensée la lui fit soudain revoir telle qu’elle lui était apparue à leur première rencontre.

 

Qu’était-il allé faire ce jour-là à Saint-Germain ? Une visite manquée à Marly lui avait suggéré la pensée de monter jusqu’à la terrasse et d’y attendre l’heure du départ pour retourner à Paris. À deux pas du pavillon Henri IV, assis sur une chaise, le coude appuyé sur la balustrade de pierre, il regardait vaguement la Seine s’enfuir derrière les arbres du parc de Maisons. Devant ce panorama immense, où l’horizon semblait se reculer à perte de vue, il eut l’impression qu’on éprouve au bord de l’Océan : il se sentit bien peu de chose dans sa petite humanité, et il comprit mieux, plus cruellement, le vide qui s’était fait autour de lui. Une pointe d’attendrissement lui monta au cœur, et il se prit lui-même en réelle pitié.

 

À ce moment, le soleil couchant, glissant à travers deux nuages le long des murailles du château, vint dorer du plus chaud de ses rayons toute l’avancée de la terrasse.

 

Urbain releva la tête, et, dans un nimbe d’or, il crut voir venir à lui une apparition éblouissante.

 

C’était une jeune fille, bien modeste pourtant dans sa toilette de soie noire étroitement ajustée, avec un simple col de toile rabattu, un chapeau de paille orné d’un nœud de ruban pour tout agrément, et portant à la main un gros bouquet de fleurs et d’herbes fines, cueillies sur la lisière du bois, et nouées à la diable avec quelques brins de jonc.

 

Mais, dans cet air ensoleillé, elle apparaissait, sans le savoir, si harmonieuse, en son élégance native, si simple et si fière en sa démarche, si bien prise dans sa taille, qu’aussitôt l’hémistiche connu de Virgile bourdonna dans le cerveau d’Urbain : Incessu patuit dea, et qu’immobile, fasciné, retenant son souffle comme s’il eût craint de la voir s’évanouir à son moindre geste, il la laissa passer lentement devant lui, toujours au milieu de ce rayon de cinabre, qui l’enveloppait comme d’une gloire, et disparaître dans l’ombre de la charmille qui conduit à la gare de Paris.

 

Alors seulement il se réveilla et bondit de sa chaise. Urbain n’était rien moins que religieux ; en revanche, étrangement fataliste, et pour lui la loi du hasard se déduisait de façon mathématique. Cette apparition devenait le corollaire de la pensée qui occupait sa cervelle. Il se lamentait d’être seul. Le sort lui présentait, sous la forme d’une jeune femme merveilleusement belle, un intérêt puissant, une passion, une espérance à mettre dans sa vie.

 

Et Urbain se précipita sur les pas de l’inconnue, comme si le génie régulateur de sa destinée lui en eût donné impérativement l’ordre à l’oreille.

 

Il se précipita, tout en se contenant, car il ne voulait passer à ses yeux ni pour un fou ni pour un indiscret, et il n’était pas de ces hurluberlus qui abordent une femme sans s’être demandé qui elle peut être et ce qu’ils vont lui dire.

 

Tout au contraire, comme elle marchait d’un pas alangui, prise sans doute de quelque rêverie soudaine, il se tint à distance sous les arbres, la détaillant à l’aise, semblable à un curieux de belles choses qui se délecte d’avance à contempler une œuvre admirable qu’il rêve de conquérir pour la mettre à la place d’honneur, au milieu de ses trésors.

 

Urbain la suivait ainsi, jusqu’à la petite gare de Saint-Germain, dans un véritable état d’extase. Arrivée là, après avoir constaté que l’heure du départ était proche, la jeune femme ou la jeune fille, – Urbain n’était pas fixé, – descendit sur le quai sans passer par le guichet. Elle avait donc son billet de retour.

 

Urbain, à tout hasard, prit une première ; mais quand il parvint, grâce à sa précipitation, à la rejoindre au train, ce fut pour la voir monter tranquillement dans le compartiment réservé aux dames.

 

Fort dépité, arpentant le trottoir devant ce wagon dont l’accès lui était interdit par la morale réglementaire, il put du moins, sans affectation, la regarder de plus près, tandis qu’indifférente à son manège, ne semblant pas même s’en être aperçue, elle arrangeait tranquillement les herbes folles qui s’échappaient de sa gerbe de fleurs.

 

Et, pour mieux faire, elle ôta un de ses gants de Suède. Urbain put admirer une main fine, allongée, d’une forme exquise. Chaque fois qu’il passait et repassait, il faisait une découverte nouvelle qui le ravissait et l’enfonçait dans sa folie. À un moment il la vit sourire en se complaisant dans son œuvre. Personne, non personne n’avait souri de façon plus charmante. Du coup, Urbain, absolument médusé, s’arrêta sur place à deux pas de la jeune fille, – décidément c’était une jeune fille, – et la dévora des yeux…, si bien que, surprise, d’instinct elle releva la tête, et toute rougissante de se sentir ainsi dévisagée, avec un petit air de mécontentement très crâne, elle quitta sa place à la portière pour aller se réfugier dans l’ombre à l’autre coin du wagon.

 

Urbain se serait battu. « En voiture, messieurs, en voiture ! » criait un employé. Il monta dans un wagon de tête, afin d’être sûr de descendre du train à Paris le premier, et de pouvoir prendre ses dispositions de façon à ne point la perdre de vue.

 

Il y réussit d’ailleurs, et, se dissimulant de son mieux dans la foule, il put, sans en être aperçu et sans la mettre en défiance par conséquent, la suivre hors de la gare jusqu’au bureau d’omnibus, alors situé place du Havre.

 

La « chaste Diane », – en lui-même il l’avait subitement baptisée ainsi pour sa beauté divine et sa dignité un peu farouche, – donc la chaste Diane monta dans l’omnibus Wagram-Bastille, direction du Marais, et Urbain eut tôt fait, toujours se rendant invisible, de grimper sur l’impériale.

 

Elle descendit à la rue du Chaume. Il se hâta de dégringoler à la porte des Archives ; mais il ne fallait pas qu’elle pût se douter qu’elle était ainsi filée par un amoureux ; la tâche n’était pas facile. Les rues du Marais sont étroites et peuplées de bonnes gens qui se connaissent tous. Un étranger qui passe est un événement, surtout à certaines heures. Et ce jour-là, la plupart, après leur dîner fini, profitaient de la fraîcheur du soir, après une journée d’été. Les concierges trônaient au seuil de leurs portes ; les boutiquiers, avaient envahi les trottoirs ; les enfants jouaient sur la chaussée.

 

Déjà plus d’une fois, dans la rue du Chaume, les bonnets s’étaient respectueusement levés sur le passage de la jeune fille. Urbain ne se fût pas pardonné de la compromettre auprès de ce brave petit monde ; aussi, tous les dix pas, pour se donner une contenance, demandait-il s’il était bien sur le chemin de l’École centrale, ce qu’il savait d’ailleurs aussi bien que personne.

 

Après la rue du Chaume, elle longea la rue des Quatre-Fils, puis s’engagea dans la rue Charlot.

 

Urbain, les yeux clos, revoyait encore la vieille maison à la vaste porte cochère où elle s’arrêta, saluée par un bonhomme à moustaches blanches, très droit et très solide encore sous son uniforme d’invalide, et qui, retirant à la fois sa casquette de sa tête chauve et sa pipe de sa bouche, lui dit assez haut pour être entendu par le jeune homme :

 

– Vous avez fait une bonne promenade, mademoiselle Mimi ?…

 

Et tout absorbé par ce souvenir, Urbain, sans songer où il était, murmura :

 

– Pauvre père Bitard ! qu’est-il devenu ?

 

– C’est ce qu’il faudra savoir, répondit Coppola, qui avait suivi les phases de cette rêverie et n’avait pas perdu le jeune homme de l’œil, tout en faisant des ronds de fumée.

 

Cette réponse inattendue rappela Urbain à lui-même.

 

– Vous avez connu Bitard ? demanda-t-il avec un sentiment de défiance.

 

– Connu,… connu ;… c’est-à-dire, mon cher neveu, que j’ai entendu parler de lui. Ne vous ai-je pas dit que j’avais fait l’impossible depuis quelques semaines pour vous retrouver ? Et m’informant de vous, j’ai appris l’histoire de la rue Charlot ; on m’a parlé longuement de Mlle Mimi et, par conséquent, de Bitard,… qui n’était pas le moins du monde, comme vous devez vous en douter, le cousin de la concierge.

 

– L’oncle de Zélie…

 

– Pas davantage… On le traitait comme tel, et voilà tout… Mais, en réalité, c’est sur Mlle Mimi qu’il veillait, et…

 

– Et, sans doute, il a disparu pour l’aller rejoindre, après avoir accrédité le bruit de sa mort.

 

– Vous achevez ma pensée, mon cher Urbain, et vous conviendrez que, sachant cela, j’avais quelque droit de juger votre suicide intempestif, et une excellente raison de couper la corde.

 

Urbain ne protesta pas, cette fois.

 

On roulait en plein boulevard des Italiens.

 

Le baron, voyant que son argument avait porté, jugea qu’il était temps de pousser plus loin.

 

– Du train dont nous marchons, nous serons promptement rue du Cirque…

 

– Rue du Cirque ? répéta machinalement Urbain.

 

– C’est à l’hôtel de La Roche-Jugon que nous allons. Vous les connaissez ?

 

– Moi ?

 

– Tout au moins, vous les devez connaître de nom, de réputation. Vous êtes trop Parisien, mon cher neveu, pour ne pas avoir une opinion faite sur des gens ainsi posés.

 

– Peut-être,… en effet, répondit Urbain. Mais qu’allons-nous faire chez ces très hauts et très richissimes seigneurs ?

 

– Nous y demeurons.

 

– Hein ?

 

– C’est-à-dire que Mme de Frégose, – une nièce à la mode de Bretagne, veuve depuis peu et à laquelle j’ai consenti à servir de chaperon, – Mme de Frégose et moi nous occupons le corps de bâtiment antérieur de l’hôtel.

 

– Ah ! fit Urbain.

 

– D’anciennes relations m’unissent au marquis par les liens d’une étroite intimité. J’ai été assez heureux, en maintes circonstances, pour lui rendre de très grands services. Il n’a pas d’ami plus dévoué et jamais ne se passe de mon conseil.

 

– Je vois, dit le jeune homme, reprenant son allure railleuse ; vous faites le froid et le chaud dans la maison, très cher oncle.

 

– Mais, à peu près…, répondit Coppola, sans se démonter ; c’est même ce qui vous permettra, beau neveu, d’y faire assez bonne figure et facilitera l’accomplissement de vos plus chers désirs.

 

– Trop bon, mille fois trop bon.

 

– Refusez-vous encore de vous fier à moi ?

 

– Par exemple ! mais ma confiance est à la hauteur de votre tendresse, cher oncle… Seulement, j’ai une vieille habitude de solitaire, je m’incline rarement devant ce que je connais, jamais devant ce que j’ignore. Vous me dites que je suis trop Parisien pour ne pas apprécier les La Roche-Jugon. En ceci, vous avez raison. J’ai mon opinion et de longue date sur eux, sans les avoir approchés. Faut-il vous le dire ? Oui, n’est-ce pas ? La franchise n’est pas pour vous déplaire chez les autres. Eh bien ! mon cher oncle, pour moi, comme pour tout philosophe pratique, abstracteur de quintessence sociale et politique, les La Roche-Jugon, si grandes figures qu’ils fassent encore dans le monde, grâce à leur noblesse héréditaire, soutenue de millions authentiques, ne sont autre chose que des épaves, qui surnagent, d’un monde englouti. Ils occupent encore une place sur la ligne d’horizon, contrariant la bande de lumière, ce qui force la foule à les voir parce qu’ils semblent obstruer la vision libre de l’avenir ;… mais ce n’est qu’un mirage, les courants souterrains les font craquer sur leur base, et à la première marée un peu houleuse, ils disparaîtront.

 

– La base est solide, la marée menaçante n’en aura pas si bon marché, croyez-moi, mon cher Urbain ; on peut encore, sans crainte de catastrophe, s’appuyer sur eux.

 

– Oui-da ! comme on s’appuie encore sans trop de péril sur les saules centenaires de la Marne. Mais je vous conseille de mesurer vos efforts. Vous les connaissez, comme moi, ces géants de la rive aux troncs vastes et tourmentés, qui semblent s’être attachés au sol par une étreinte qui défie les siècles… Eh bien ! le colosse est creux, la sève est tarie, l’écorce seule reste debout, et il suffit d’un coup de maillet donné d’une main ferme pour que l’arbre tombe en poussière d’amadou.

 

Le baron eut un ricanement.

 

– Vous parlez en poète ;… c’est une légende que vous me racontez là ;… c’est avec ces chimères et ces grands mots qu’on se grise et qu’on voit les réalités d’un œil trouble. Jetez-moi toutes ces rengaines au panier. Vous me rappelez Mélingue dans la Tour de Nesle, avec ses phrases sur les grrrandes dames ! Mais nous ne vivons plus sous Louis le Hutin. Nous sommes dans le siècle de l’électricité et de l’analyse chimique, où les forces se mesurent scientifiquement. Qu’est-ce que toutes vos phrases devant un chiffre ? Pour bien juger de la valeur des La Roche-Jugon dans le monde pratique où nous vivons, il ne faut pas attacher à leur passé historique plus d’importance qu’eux-mêmes. Sans doute, ils ont de nombreux quartiers de noblesse ; ils comptaient déjà parmi les ducs et pairs sous Louis XIV. Peut-être même, en cherchant bien, trouverait-on quelque La Roche-Jugon bardé de fer à la suite de Godefroy de Bouillon… ; mais ils sont les premiers à se rendre compte qu’aujourd’hui les archives des vieilles familles s’évaluent… au poids des parchemins. Seulement, comme la vanité humaine est un merveilleux champ à exploiter, eh ! mon Dieu ! ils le moissonnent sans vergogne avec la faucille dorée de leur grand nom. Les faiblesses des sots font la force des gens d’esprit. Pour le reste, ils agissent au mieux de leurs intérêts, comme s’ils s’appelaient MM. La Roche père, fils et Cie ; comme s’ils étaient banquiers ou industriels. D’ailleurs, ne représentent-ils pas la seule force sociale de nos jours, le capital ? Voyez comme le point de vue change !… La défroque aristocratique mise de côté, il reste des personnages tout modernes, appuyés sur un coffre-fort, d’une capacité rare, traitant de pair à compagnon avec les plus gros bonnets de la finance, avec les rois de la spéculation, et si bien armés, grâce à moi, pour ces transactions délicates, que, depuis dix ans que je les pilote, la plus-value de leurs revenus n’a pas cessé sa marche ascendante.

 

– Ah ! c’est vous…

 

– C’est moi qui suis la cheville ouvrière de leur puissance actuelle. Ce qui vous explique notre intimité et le sans-façon avec lequel j’ai droit de parler de ces choses. À l’époque où je me suis trouvé à même de donner mes premiers conseils au marquis, que je retrouvais après une séparation fort longue, ils représentaient assez bien, le duc son père et lui, les saules vidés dont vous parliez tout à l’heure. Une grande apparence dissimulant la ruine imminente. Ah ! je les ai tirés d’un assez vilain pas…

 

Il s’arrêta subitement, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit.

 

– Dame ! quand on a le génie des affaires, dit Urbain avec son air gouailleur, on peut faire des miracles…, des statues de marbre avec de la boue condensée. J’avoue mon erreur. Comme vous dites, le point de vue change, et je jugeais mal vos patrons. Je les prenais pour des gentilshommes prêts à s’ensevelir dans les ruines d’un glorieux passé ; ce ne sont que des marchands d’argent titrés. Je leur fais mes excuses.

 

Coppola, malgré lui, eut une grimace. Il tâtait le jeune homme sans trouver le défaut de cette cuirasse de scepticisme, doublée de bon sens. C’était seulement par l’espoir de lui faire retrouver la charmante fille qu’il aimait profondément, qu’on le tenait un peu ; mais alors, une fois sur la piste, s’il échappait à l’action de Coppola, il ne se gênerait guère pour contrarier ses plans. Il fallait tout prévoir, même une exécution nécessaire.

 

– Bah ! pensa Coppola, Annibal valait bien comme trempe ce gamin blagueur, et grâce à Capoue…

 

À ce moment, le landau entrait dans la cour de l’hôtel de La Roche-Jugon, et vint s’arrêter après un circuit rapide devant un perron à véranda.

 

John baissa le marchepied.

 

Au moment de descendre, Urbain jeta un coup d’œil sur sa toilette, fort négligée,… toilette de pendu, peu faite pour une présentation.

 

Coppola surprit le regard, comprit la pensée et sourit.

 

– Vous allez trouver chez vous, mon cher neveu, dit-il, une malle assez bien garnie que j’ai sauvée du naufrage.

 

– Une malle ?…

 

– Que vous aviez laissée en gage dans je ne sais plus quel domicile… Je l’ai cueillie au passage, en payant rançon, bien entendu, et je crois qu’elle contient, avec le linge, tout au moins un habit et un pantalon noirs… D’ailleurs, nous sommes à peu près de même taille, et, pour une fois, vous ne refuserez pas, je pense, de puiser dans ma garde-robe.

 

Urbain ne savait que répondre. Cet homme entrait si brutalement dans sa vie et travaillait avec tant de persévérance à le faire rouler dans le courant de sa propre existence, qu’il se demandait s’il fallait sourire à ce bienfaiteur forcené ou l’étrangler.

 

Mais, malgré lui, la grande tenue de cette maison princière lui imposait le calme.

 

Coppola le conduisit à un petit entresol élégamment meublé, et dont les fenêtres donnaient sur la rue du Cirque.

 

– Vous voudrez bien, je pense, mon cher Urbain, vous contenter pour le moment de cette installation provisoire… Vous n’avez que le bouton de cette sonnerie à pousser et John prendra vos ordres ; c’est la perle des valets de chambre… Sitôt que vous serez prêt, montez chez moi, John vous conduira ; nous dînerons dans ma salle à manger particulière… ; puis je vous présenterai à ma pupille Mme de Frégose… ; un peu votre cousine… C’est son petit jour… Vous verrez le duc et le marquis, deux ou trois familiers du logis… Mais comme vous devez être rompu de fatigue, je ne vous ferai pas la corvée trop longue, et vous pourrez prendre le repos qui vous est nécessaire ;… puis, demain, nous causerons, l’esprit calme, de tout ce qui vous intéresse, et sur tous les points vous me trouverez disposé à vous répondre sans réticence.

 

Et sur ce petit speech, le baron se retira, non sans lui faire de la main un geste amical qui voulait dire : « À tout à l’heure ! »

 

Urbain retrouva avec quelque étonnement, parfaitement rangés dans cette malle qu’il avait égarée plus ou moins volontairement dans ses pérégrinations à la recherche d’un monde meilleur, tout un trousseau, linge, habits, mouchoirs, cravates, etc., etc., de nature à lui donner confiance en la figure qu’il pouvait encore faire dans le monde.

 

En une demi-heure, grâce aux raffinements du cabinet de toilette attenant à sa chambre, il était transformé en cavalier accompli. Il trouva même dans la poche dorsale de sa malle, soigneusement enveloppés dans une double enveloppe de papier de soie, des gants à sa pointure, parfaitement neufs, d’une couleur paille irréprochable et d’une souplesse à le ravir.

 

Était-ce bien lui qui les avait mis là ? Il eut un doute. Mais en se regardant dans une psyché qui était placée tout à point dans un angle de la chambre, il se trouva si fort à son gré, que ses scrupules s’en trouvèrent légèrement ébranlés.

 

– Bah ! se dit-il, me voilà en compte avec le baron. J’aurai soin d’inscrire ça sur la liste de ses avances, et je lui paierai les gants avec le reste.

 

Et comme il se sentit l’estomac creux, il sonna John, qui, toujours grave, le conduisit, sur sa demande, à la salle à manger du baron. Celui-ci le rejoignit aussitôt.

 

Cependant Urbain commença son repas avec une certaine réserve. Cela lui coûtait encore de rompre le pain et le sel avec cet oncle de grande route. Mais le premier service lui apporta un bien-être qui le disposa à l’indulgence. Les vins qui accompagnèrent le second lui donnèrent une pointe de gaieté, et, j’ai regret de le dire, au café il se versait allégrement un verre de fine champagne et le sablait sans remords, le trouvant d’un parfum supérieur et d’un dépouillé exquis. Je crois même que, si le baron eût insisté à cette heure, il lui eût serré la main avec effusion.

 

Le malheureux avait l’estomac reconnaissant.

 

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il fit son entrée dans le salon de Mme de Frégose.

 

La nièce, cousine ou pupille du baron de Coppola, était évidemment une charmeuse.

 

Et pourtant elle ne se donna pas la moindre peine pour s’assurer les sympathies du nouveau venu.

 

Elle écouta d’un air hautain le compliment de présentation du baron ; elle répondit par le plus froid des saluts aux quelques mots mâchonnés par Urbain en s’inclinant, et se détourna tout aussitôt, pour reprendre avec un vieux patito penché sur le dossier de son tête-à-tête, la conversation interrompue.

 

Il y avait beaucoup de calcul dans cette réception, et la belle veuve savait bien ce qu’elle faisait. Urbain s’attendait naturellement à un autre accueil. Sans être sottement vain de ses avantages personnels, il se savait réellement beau garçon, ce soir-là, d’une tenue correcte, irréprochable, et jamais la plus indifférente des femmes n’avait, du plus loin qu’il se souvînt, laissé tomber sur lui un regard aussi glacial.

 

Aussi fut-il piqué au jeu, ce que voulait Mme de Frégose.

 

Logicienne remarquable, elle s’était dit qu’en l’accueillant gracieusement dès le premier jour, elle perdait toute action sur lui. Ce moment de dépit, au contraire, forçait le jeune homme à s’occuper d’elle, surtout exposé, comme il allait l’être, à la rencontrer fréquemment, à la voir, à l’approcher chaque jour.

 

Puis, cette froideur ne donnait-elle pas plus de relief aux amitiés de Coppola ? Si elle eût paru jouer le même jeu que le baron, sa bonne grâce l’eût rendue suspecte à un esprit prévenu comme celui d’Urbain. Au contraire, par un coup de maître, elle affichait une indépendance qui lui faisait une situation à part dans l’esprit du jeune homme. Et s’il avait le malheur de se laisser prendre au piège et de mettre un doigt – de cour – dans l’engrenage…, toute son âme y passerait, quand et comme elle voudrait. Et malgré le dédain de son coup d’œil, sachant qu’on exigerait peut-être beaucoup un jour de sa docilité, elle se félicitait intérieurement de la désinvolture élégante et de la bonne mine de cette proie future. Le rôle devenait plus facile et la mystification aurait son charme.

 

Le baron ne dit mot de la tenue de Mme de Frégose, mais, bien entendu, il eut soin de se donner auprès d’Urbain l’air d’un homme profondément surpris et vexé. Et dans le cours de la soirée, il ne manqua pas de laisser échapper un ou deux aphorismes sur les caprices des femmes, qui avaient leur application directe.

 

Le vieux duc de La Roche-Jugon avait grand air, en dépit de sa face blême et de ses yeux éteints. À quatre-vingts ans, il avait conservé intacte sa chevelure, dont les boucles blanches encadraient noblement son front. Renversé dans son fauteuil, il avait la tête haute et le geste plein de dignité ; mais sitôt qu’il se levait, la transformation était pénible à voir. Les reins se cassaient, le chef branlait, et sa canne à bec de corbin, coquetterie inutile, ne suffisait plus à assurer sa démarche ; pour faire le moindre pas, le bras d’un valet était indispensable.

 

Le marquis était bien le gentilhomme tel que l’a fait la vie moderne. À vingt-cinq ans, une tonsure grandissante l’avait sacré viveur. À trente-cinq ans, il avait dû prendre son parti d’être chauve. Le genou était complet. Impossible de ramener la moindre mèche. Le teint terreux des joueurs, les lèvres pâles, surmontées d’une moustache de chat, rousse, hérissée. Deux yeux verdâtres, légèrement obliques, ignorant toute bienveillance. Pour sourire, une grimace de commande. Un corps malingre dans des vêtements habituellement flottants, pour ne pas trop accuser cette maigreur. Tel était l’homme au repos ; mais s’il s’animait, l’œil brillait d’une lueur phosphorique ; la bouche, entr’ouverte, laissait voir des dents pointues comme celles d’une scie ; on eût dit un jaguar prêt à entrer en chasse. Il y avait du fauve dans ce dernier descendant d’une race finie.

 

En dépit de cet extérieur, peu fait pour prévenir en sa faveur, le marquis ne pouvait passer inaperçu. Il tenait de son père une tradition de politesse et de haute tenue que la fréquentation des entraîneurs et des bookmakers, la promiscuité dissolvante des cercles, n’avaient pas réussi à lui enlever.

 

À tous les deux, Coppola présenta son neveu Urbain.

 

– Mes compliments, fit le duc avec un sourire ; charmant cavalier… On fera quelque chose de votre neveu,… mon cher.

 

– J’y compte bien, monsieur le duc, répondit familièrement le baron.

 

– Vous tenant de si près, dit le marquis après avoir toisé le jeune homme avec une grimace qui voulait être aimable, monsieur sera toujours le bien accueilli.

 

Puis mettant la main sur le bras de Coppola, après avoir fait un petit salut de la tête à Urbain, comme pour lui donner congé.

 

– À propos, dit le marquis, vous avez reçu le courrier des îles que je vous ai fait transmettre…

 

Urbain comprit qu’il devait se retirer, et, s’approchant d’une jardinière, dont il parut examiner avec attention les fleurs exotiques, aux formes étranges, aux parfums pénétrants, il se mit à passer en revue, à travers les arbustes, le petit monde qui occupait le salon, et surtout Mme de Frégose.

 

Cette femme l’intriguait. Sa beauté incontestable forçait l’admiration. Brune, grande, aux formes solides et puissantes, la peau mate, la nuque chargée de plusieurs étages de nattes d’un noir bleu, elle rappelait, par le visage comme par la grâce de l’ensemble, la femme d’Andrea del Sarto, dont la Charité, que nous possédons au Louvre, est, dit-on, le portrait fidèle, – dans une certaine mesure, cependant ; car, aveuglé par sa passion pour cette créature, qui devait le déshonorer et le perdre, Andrea, en traçant ses traits sur la toile, transfigurait et purifiait, selon le vœu de son cœur, cette courtisane implacable, au visage altier, au regard dur.

 

Chez Mme de Frégose, on retrouvait le visage altier, le regard dur de la dangereuse Lucrezia.

 

Urbain, repris de ses scrupules et de ses défiances, se demandait le rôle que pouvait jouer une pareille femme dans un semblable milieu. Les hommes qui l’entouraient, qui s’empressaient auprès de son fauteuil, semblaient pénétrés pour elle d’un respect égal à celui qu’eût mérité la plus honnête femme. Et pourtant, Urbain sentait bien qu’ils représentaient, pour la plupart, des convoitises à l’affût d’un caprice.

 

Il y avait là Daliphart, le grand financier du jour, qui fascinait les millions comme le charmeur des Tuileries les petits oiseaux ; Augustus Dupaty, le célèbre peintre de portraits ; Me Bagasse, une éloquence toute méridionale, qui passait au palais pour avoir pris des leçons de geste et de diction de Frédérick Lemaître ; le doux Tafanel, le plus raffiné des orateurs d’affaires de la Chambre et le plus millionnaire des raffineurs du pays de la betterave ; un haut magistrat, un officier supérieur, dont Urbain reconnaissait les visages sans pouvoir y placer un nom ; Me Dupeyrat, le notaire…

 

À ce moment, un laquais, soulevant la portière et s’écartant, laissa passer devant lui un grand vieillard, droit et robuste, vigoureusement charpenté, le visage couleur de brique, encadré d’une abondante chevelure d’un blanc soyeux et quelque peu désordonnée.

 

– M. le baron de Sainte-Marie des Ursins ! dit le valet d’une voix nette.

 

Urbain se retourna, comme changé en statue de sel, M. de Sainte-Marie des Ursins, secrétaire perpétuel de l’Académie de sciences, professeur à la Sorbonne, le plus illustre chimiste de l’époque, le plus généreux cœur et le plus probe des hommes, habitué du salon de Mme de Frégose ?

 

Il n’en revenait pas. Et sa surprise fut telle, qu’au lieu de s’écarter machinalement, il fit un pas en avant, de sorte que le savant professeur, qui l’aperçut tout d’abord, oubliant de saluer la maîtresse de la maison, s’élança vers le jeune homme, lui saisit les deux mains avant qu’il eût pu s’en défendre, et, le considérant avec une joie qu’il ne prenait nullement la peine de cacher, s’écria, de façon à concentrer sur eux l’attention de tous :

 

– Urbain ! mon cher enfant ! Vous ! c’est bien vous, je vous retrouve enfin !

 

Dans un coin, Coppola souriait dans sa barbe comme s’il jouissait d’un coup de théâtre prévu. Mais, dissimulant aussitôt, et jouant l’étonnement, il s’approcha, et tendant la main à M. de Sainte-Marie :

 

– Comment, baron, vous connaissez mon neveu, Urbain Ribeyrolles ?

 

– Votre neveu,… bah ! c’est votre neveu… Jamais il ne m’a parlé de vous ;… mais c’est mon meilleur élève, mon plus cher collaborateur, mon bras droit… Voilà six mois qu’il m’a planté là, sans dire gare, l’ingrat, si bien que j’étais manchot, grâce à sa fugue…

 

– Mon cher maître,… excusez-moi,… je suis coupable ;… mais si vous saviez…

 

– Bon, mon enfant ! à tout péché miséricorde…,une folie de jeunesse… Je connais ça, j’ai été jeune longtemps… Vous me raconterez l’aventure… Mais ne me dites pas de ne plus compter sur vous… Je mets l’embargo sur votre personne. Au nom du progrès, je vous exproprie pour cause d’utilité scientifique…

 

Puis, saluant avec beaucoup de bonne grâce Mme de Frégose :

 

– Vous permettez, chère madame, que je chambre mon enfant prodigue… J’ai tant de hâte de le confesser.

 

Et il emmena Urbain dans un petit boudoir qui donnait sur la serre.

 

John, qui semblait à la porte guetter un moment favorable, s’avança vers Coppola et lui dit en s’inclinant :

 

– M. le baron, Brin-d’Amour vient d’arriver.

 

– Brin-d’Amour ?… Il devait m’attendre à Nogent dans la matinée.

 

– Incident grave.

 

– Où est-il ?

 

– Chez M. le baron… dans le fumoir.

 

Coppola jeta un regard autour de lui. Urbain était aux prises avec M. de Sainte-Marie, et pour quelque temps sans doute.

 

Tout marchait de ce côté sur des roulettes et préparait la soumission inconsciente du jeune homme. Il pouvait courir au plus pressé.

 

Dans son fumoir, Brin-d’Amour, la tête bandée, très penaud, l’attendait. Il avait craint de se faire vigoureusement tancer, s’il tardait à avertir ses patrons de la fuite de Thaddée, car il ne pouvait se douter de ce qui s’était passé à l’île des Loups après son départ.

 

Il avait pris cette décision au moment de se mettre au lit chez Cassegrain, et avait couru chercher le dernier train.

 

– Qu’y a-t-il ? Que viens-tu faire ici ? dit Coppola.

 

– Il y a, m’sieu l’baron, il y a que l’môme, l’muet s’est sauvé.

 

– Le petit Thaddée… Comment ! maladroit,… imbécile… Et tu ne l’as pas su rattraper ?

 

– J’y ai fait mon possible… C’était en plein bois ;… un trait casse ;… nous le rattachions avec François ;… mais il saute par la fenêtre ;… je cours après… et voilà qu’il me tombe sur les bras un grand diable avec des mains de fer… Quelle poigne !… si je le rattrape !… et il me lance à travers bois si dru, que je tombe sans dire ouf, avec l’atout que voilà.

 

– Et après ?

 

– Quand j’ai pu me reconnaître,… nous avons fait une petite battue avec François, sans rien découvrir… Et comme la nuit venait,… dame, nous avons cru prudent de mettre la jeune fille en sûreté… Elle est à la villa.

 

– À l’île.

 

– Oui, m’sieur le baron.

 

– Pourtant, murmurait Coppola, il n’est pas possible qu’Hoël soit de retour… La note de ce matin…

 

Il porta la main à sa poche pour chercher son portefeuille ; mais ne le trouvant pas :

 

– Ah ! j’ai changé d’habit. Attends-moi là, dit-il à Brin-d’Amour.

 

Et passant dans sa chambre, il fouilla les vêtements qu’il portait ce jour-là.

 

Rien.

 

Rien sur son bureau.

 

Il sonna John.

 

– J’ai dû laisser tomber dans le landau mon portefeuille.

 

– Pas dans le landau, dit John ; j’ai moi-même retourné les coussins.

 

– Où donc, alors ? se demanda-t-il, inquiet. Après tout, cette note ne dit pas grand’chose, et je puis l’avoir avant huit jours en double,… oui, en télégraphiant… D’ailleurs, il était question du départ du paquebot anglais seulement pour le 1er juillet…

 

– Vous l’avez perdu dans le bois, dit flegmatiquement John.

 

– Tu as raison… Nous repasserons par là au jour… Va dire qu’on selle deux chevaux…

 

– Deux chevaux ?

 

– Un pour moi, l’autre pour Brin-d’Amour. Deux chevaux, vite… Amilcar et Coup-de-Vent ;… il faut enlever vingt kilomètres d’une traite…

 

– Mais il est minuit.

 

– Je le sais.

 

– Et vous allez ?

 

– À l’île des Loups !

 

V

LE TROU DU RAT.


Quand le chariot du blanchisseur, où nous avons laissé Caillebotte et ses protégés, arriva sur le boulevard de Clichy, il était six heures et demie. Le Matagrin n’eut pas besoin de réveiller M. Jacques, qui déjà, depuis la chaussée Clignancourt, cantonné derrière le blanchisseur, étudiait soigneusement la physionomie du boulevard et l’allure des rares passants.

 

Rien de suspect, d’ailleurs. On se lève tard à Montmartre, et, bien qu’il fit grand jour, à cette fin du mois de juin, depuis deux heures et demie, sauf les balayeurs, les laitiers et quelques maçons se rendant à leur travail, la miche sous le bras, il n’y avait là personne pour s’inquiéter des hôtes de la voiture à Matagrin, et se donner la peine de les dévisager.

 

D’ailleurs, les blanchisseurs amènent souvent un nombreux personnel avec eux quand leur clientèle est importante. Pervenche et Thaddée descendirent à la suite de Zoé ; déjà Caillebotte, plein d’intérêt et de reconnaissance pour Balthazar, lui faisait manger une appétissante tresse de foin, tandis que Matagrin mesurait l’avoine, dont il remplissait la musette. Un agent de police n’eût pas conçu le moindre doute. Il n’aurait vu dans ce groupe, paisiblement occupé à la même besogne, qu’une famille de blanchisseur, rien de plus.

 

Mais il ne passa même pas un noctambule attardé.

 

Et Caillebotte, rassuré, prenant congé de Matagrin, remonta la rue Lepic avec ses jeunes protégés.

 

On pourrait comparer à une faucille la forme bizarre de cette rue ; le manche de la faucille partant de la place Blanche, pour se terminer à la rue des Abbesses, tandis que le fer arrondi se trouverait représenté par la marche circulaire de la seconde travée, grimpant jusqu’à mi-côte de la butte, pour finir au pied du moulin Debray, connu de tous les Parisiens sous la désignation populaire de « Moulin de la Galette ».

 

Dans la partie haute de la rue Lepic, au-dessus de la rue Durantin, s’ouvrait alors une rue qui n’a été classée que plus tard, la rue de l’Orient, et qui, s’infléchissant, elle, dans le sens opposé au fer de la faucille, après avoir pris naissance au centre de la montée, se terminait à son tour en face du Point-de-Vue, signalé par les nombreuses pancartes qui convient les curieux à gravir le labyrinthe. De telle sorte que la rue de l’Orient, formant la corde d’un arc, conduit de la rue Lepic… à la rue Lepic.

 

Le soir, mal éclairée par de mauvais réverbères à l’huile, bordée de murs ou de maisons closes, sans une boutique, cette voie tortueuse ressemblait fort à un coupe-gorge et avait dû favoriser plus d’un guet-apens. Mais, au matin, elle était riante et gaie. De petites maisonnettes irrégulières, campées de façon pittoresque au milieu de jardins dont la verdure se trahissait au dessus des murs, lui donnait la physionomie d’une rue de village, honnête et paisible, et l’air vif et pur qu’on respirait à cette hauteur contribuait encore à augmenter l’illusion.

 

Pervenche et Thaddée purent encore se croire à Provins, lorsque, introduits par Caillebotte dans une habitation du haut de la rue, ils se trouvèrent, en passant le seuil de la porte, dans un jardin fleuri, où les rosiers, les pivoines, les corbeilles de giroflées et les bordures de géranium se mariaient aux dahlias, aux tulipes, aux iris et aux lis majestueux, dans un encadrement de magnolias parfumés.

 

Derrière eux, Caillebotte avait soigneusement refermé à double tour la petite porte pleine. Le mur était haut, tout garni de grands acacias bien fournis, qui défendaient aux curieux des alentours la vue de ce petit paradis caché sous la verdure. De la plateforme du moulin, on eût pu, à la rigueur, découvrir un angle du jardin ; mais là, justement, la frondaison des arbres était si épaisse, que les observateurs n’auraient rien aperçu que les feuilles larges et pressées d’un groupe de marronniers.

 

– Ici, dit Caillebotte à Pervenche, vous voilà à l’abri de toutes recherches. Comme je hais les importuns ; que je tiens à distance les fâcheux, la consigne est très connue. On n’entre chez moi qu’en montrant patte blanche. Et, s’il me plaît, je me fais invisible pendant des semaines, sans que mes amis s’étonnent.

 

Et tout en se dirigeant vers la maison, qui était plantée à l’angle de la partie haute de la rue Lepic, il montrait à Pervenche une petite tour carrée en briques qui dominait l’habitation et semblait surveiller la rue de l’Orient et tout le versant méridional de Montmartre. De la terrasse supérieure de cet observatoire original, on devait même découvrir tout le panorama de Paris.

 

– Des logettes intérieures de ma tourelle, ajouta-t-il, j’ai non seulement le moyen de me rendre compte de ce qui se passe à ma porte et aux alentours, mais encore on ne peut d’aucun côté s’avancer sans être en vue à plus de cinquante mètres.

 

– Mais alors, dit Pervenche en souriant, c’est une véritable forteresse.

 

– Contre l’invasion des barbares… ou des imbéciles, on ne saurait prendre trop de précautions. Ici je puis soutenir un siège, et pourtant, bien que je sois sûr de ma garnison…

 

– La garnison ?…

 

Et, tout étonnée, Pervenche s’arrêta.

 

– Oh ! ne vous effarouchez pas si vite, mademoiselle, fit-il avec un petit accent cérémonieux ;… ma garnison ne se compose que de Tonton…

 

– Tonton ?…

 

– Ma vieille nourrice… Vous allez la voir tout à l’heure… Elle doit m’avoir déjà entendu… et elle ne tardera pas à nous rejoindre… Je disais donc que, malgré toutes ces précautions, et bien que le dévouement de ma vieille Tonton soit de ceux qu’il n’est pas permis de suspecter, ce n’est pas encore ici que je compte vous donner asile… Vous n’y seriez pas en sûreté…

 

– Mais s’il fallait nous séparer de vous, dit Pervenche, en rougissant légèrement, ne serait-il pas plus simple que mon frère et moi nous retournions à Provins ?

 

– Ce serait vous livrer à vos pires ennemis, qui ne manqueront pas de s’assurer, dès demain, si cette faute de vous renvoyer au gîte a été commise par celui qui vous a rendus à la liberté… Mais il ne s’agit pas de nous séparer. Je serai toujours là, près de vous, présent au moindre danger, et bien armé pour vous défendre… Mais, dans cette maison, qui est la mienne, il ne faut pas qu’on soupçonne même votre passage. Songez que mon signalement sera donné, signalement bien connu sur le pavé parisien. Au bout de deux heures, les agents de vos persécuteurs sauront que c’est Jacques Caillebotte qui a empêché Brin-d’Amour d’assommer Thaddée ; que c’est lui qui vous a tirée des pattes de dame Jacinthe et de Clochepied, et, sous un prétexte facile à trouver, on viendra chez Jacques l’original, chez Jacques le misanthrope, l’indisciplinable, faire une petite perquisition officieuse et s’assurer s’il n’a pas donné ouvertement asile à ceux que l’on cherche. Oh ! certes, je pourrais, maître de mon chez moi, tenir ma porte close et leur refuser l’accès du logis. Mais alors c’est à un siège en règle que je m’expose et, bloqué ainsi que vous, je ne puis entrer en campagne pour savoir le mot de cette mystérieuse affaire. Au contraire, si je consens, à la première invitation, à ouvrir mes portes toutes grandes, à laisser fouiller le jardin, la maison et la tourelle, quand on se sera bien assuré que vous n’y pouvez être, que même, sans en avoir l’air, on aura constaté que je ne communique pas avec la maison voisine et que je n’y ai pas de complices, on se dira tout naturellement que j’ai su vous ménager un abri loin de Montmartre et peut-être de Paris, et pendant qu’on vous cherchera un peu partout, vous pourrez attendre tranquillement que, connaissant enfin le mobile qui a poussé les La Roche-Jugon, je sois en état de leur faire tête.

 

Comme ils approchaient à ce moment du péristyle, dont la porte était hermétiquement close, ainsi que les fenêtres du rez-de-chaussée, au premier étage un volet s’entrouvrit.

 

– C’est toi, Jacques, dit une voix sonore et rude.

 

– C’est moi, Tonton… Es-tu habillée ?

 

– Oui-da, mon fils, j’avais idée que je te verrais ce matin.

 

Et, poussant le volet, Mme Mouton se montra souriante dans son bonnet plissé, qui serrait, au haut des tempes, deux grosses boucles de cheveux gris.

 

En voyant les deux enfants, elle eût un geste de surprise, mais ne dit mot. Ce que faisait Jacques n’avait pas besoin d’être expliqué. Pour elle, c’était juste et bon.

 

– Tu prendras la lanterne et tu nous retrouveras au laboratoire, lui dit Caillebotte.

 

Il introduisit dans la serrure une petite clef à créneaux et ouvrit la porte.

 

Au fond du vestibule il poussa une autre porte dissimulée derrière un épais tapis du Daghestan, et Pervenche se trouva dans une immense pièce disposée en atelier et vivement éclairée par un plafond vitré s’infléchissant vers le nord. Les murs étaient revêtus de belles tapisseries à personnages. Dans un angle, un grand orgue à tuyaux, un piano d’Érard, longeant le panneau voisin ; des tableaux, des bustes, des statuettes, un vrai Capharnaüm d’amateur et d’artiste. Mais ce ne fut qu’une vision fugitive pour la jeune fille, car ils traversèrent la pièce sans s’y arrêter. À l’autre bout, dans la baie d’une petite porte en bois cintrée et surmontée d’un fronton ogival, Mme Mouton, sa lanterne allumée à la main, les attendait déjà, au pied d’un escalier extérieur qui conduisait au premier étage. Elle-même ouvrit la porte du laboratoire.

 

Ici le décor changeait. Dans une salle blanchie à la chaux, rien que des planches supportant des fioles, des bocaux. Sur les tables, des cornues, des alambics. Une grande cheminée à vaste manteau, toute noire de suie ; en l’air, un soufflet à chaîne ; à côté, un four en briques. Tout l’attirail d’un chimiste. Ce qui surprit Pervenche, c’est que ce laboratoire, qui semblait n’avoir même pas de fenêtres, et où on l’avait introduite avec son frère, n’avait pas d’autre issue apparente que la porte qu’elle venait de franchir. Mais Caillebotte ne lui laissa pas le temps de s’étonner.

 

Car, prenant un levier et l’introduisant dans un anneau placé à la base du four, il fit tourner sans efforts la masse de briques cerclée de fer sur elle-même, et, en se déplaçant, elle laissa voir la naissance d’un escalier de pierre qui s’enfonçait dans le sol comme dans une cave.

 

Cela fait, il regarda Pervenche et Thaddée pour connaître leur impression.

 

Mais ce petit examen dut le satisfaire ; car, dans leur étonnement, il y avait une certaine dose de satisfaction imaginative mêlée à la curiosité, pas la plus petite nuance d’inquiétude.

 

Pourtant, avant d’aller plus loin, il tint à s’expliquer.

 

– Avant de vous conduire au gîte que je vous ai choisi, mes chers enfants, dit-il paternellement, je dois vous mettre au fait de certains détails du passé, qui vous prouveront que je ne suis ni un sorcier ni un ogre ; car vous pourriez vous imaginer que vous n’avez échappé à une embûche que pour tomber dans une autre…

 

– Oh ! monsieur, s’écria Pervenche, tandis que Thaddée protestait de toute sa mimique éloquente, nous croyez-vous donc à ce point ingrats, après avoir risqué votre vie pour nous. Tenez, je suis prête, ainsi que Thaddée, – il vous l’affirme, – à descendre, sans vous rien demander, cet escalier, qui nous attend ; car, mon cœur me le dit, vous êtes de ces hommes rares dont toutes les conceptions sont généreuses et toutes les pensées loyales…

 

Et, spontanément, elle lui tendit la main.

 

Caillebotte, ému, serra doucement cette petite main dans la sienne en disant :

 

– Merci…

 

Tandis que Tonton, secouant la tête :

 

– Vous ne direz jamais de votre vie parole plus vraie, mon enfant. Mon Jacques, voyez-vous, c’est pas pour me vanter, parce que c’est mon fieu… mais, il n’y en a pas deux comme lui…

 

– Allons, allons, madame Mouton, dit d’une voix sévère Caillebotte, – mais il avait le sourire aux lèvres. – Je crois que vous faites de la réclame pour votre nourricerie… Mais il ne s’agit pas de dire des fadaises, le temps presse. Et quand j’ai commencé un discours, vous savez que je le finis toujours… Donc, silence, Tonton ! et vous, ma chère enfant, comme il est urgent, pour votre sécurité, que vous sachiez où je vous mène, veuillez m’écouter quelques minutes.

 

Et il lui tendit un escabeau.

 

– Quand j’ai acheté cette maison, ou du moins la masure qu’elle a remplacée, dans un accès de misanthropie que je suis loin de regretter, aujourd’hui surtout, je respectai les assises de cette pièce, où je voulais installer un laboratoire, me bornant à en faire crépir les murs et ravaler le plafond. Or il arriva qu’un jour, à la suite d’une expérience qui faillit me coûter la vie, une explosion se produisit, dont l’effet principal fut de disjoindre les dalles de cette partie de la salle. Personne que Tonton n’eût connaissance de l’accident ; l’explosion, assourdie, ne s’était pas distinctement fait entendre au dehors. Au bout de deux jours, remis de ma commotion, avant d’appeler aucun maçon pour réparer les dégâts, je voulus me rendre compte par moi-même de ce qu’il y avait à faire. C’est alors que je découvris cet escalier. Je pensais d’abord que c’était une entrée nouvelle conduisant aux caves qui existaient dès l’origine sous le corps du bâtiment principal. Et, muni d’une lanterne, je descendis par cette spirale, que je trouvai en parfait état de solidité. Mais, quand j’eus compté quarante-cinq marches sans être arrivé au sol des caves, je compris que cette voie souterraine me ménageait d’autres surprises, et, avant de m’y engager plus avant, je remontai, afin d’augmenter ma provision de lumière, et je m’armai, à tout hasard, de quelques instruments qui pouvaient m’être nécessaires pour mener à bien cette exploration curieuse. Je constatai alors que l’escalier comptait bel et bien soixante marches, c’est-à-dire que je ne rencontrai le sol qu’à quinze mètres de profondeur. – Là je trouvai une salle en rotonde fort spacieuse, se prolongeant en galerie de deux mètres de haut dans la direction de l’est. Évidemment je me retrouvais dans une de ces anciennes carrières abandonnées qui ont autrefois sillonné les buttes dans tous les sens, et que l’on a comblées en grande partie ou tronquées au fur à mesure des constructions qui se sont élevées du haut en bas de la colline. Aussi, en m’avançant dans cette galerie, m’attendais-je à chaque instant à la trouver bouchée ; mais je me trompais. Après avoir franchi deux cents mètres, je parvins à une nouvelle rotonde, où prenait pied un escalier absolument pareil à celui-ci… Absolument pareil, c’est trop dire, car cet escalier n’avait que quatorze marches. Seulement l’issue en était bouchée par un dallage que j’aurais vainement essayé de faire sauter avec les instruments sommaires dont je disposais… Puis savais-je où j’allais arriver ainsi ? Il fallait, pour en avoir le cœur net, agir d’autre sorte. Je relevai le plan géométrique du souterrain, qui, de chez moi, se dirigeait bien vers l’est, mais en s’infléchissant légèrement du côté du sud, ce qui expliquait la différence de niveau entre les deux issues. Grâce à ce plan, je pus m’assurer que la galerie conduisait au n° 17 de la rue Burcq, qui, de même que la rue de l’Orient, monte vers le moulin. Or, cette maison était inhabitée, close, depuis longues années, avec un écriteau à demi effacé, barbouillé par la pluie et la poussière, et indiquant une adresse de notaire pour qui voudrait louer ou acquérir. L’idée me prit que ce souterrain, dont je possédais le secret peut-être seul, serait un danger pour mon repos, si quelque indiscret venait à s’emparer de l’autre issue. Et la tentation d’acheter cette bicoque devint bientôt une idée fixe. Sans trop savoir quel profit j’en pourrais tirer un jour ou l’autre, je me décidai et, ne voulant paraître à aucun prix, ce qui eût donné à jaser à tout le petit monde de la butte, je fis faire l’acquisition par mon notaire, sous un nom supposé. Seul, il se chargea des réparations, de la remise en état de la maison ; il la meubla, veilla à ce qu’elle fût facilement close sur la rue et impénétrable par le jardin, et une belle nuit, les clefs en poche, bien assuré de n’être vu par personne, – là tout le monde dort à neuf heures, – j’entrai comme un malfaiteur, en me plaquant le long du mur, dans ma nouvelle propriété.

 

Thaddée battait des mains, seule façon dont il pût exprimer l’intérêt qu’il prenait au récit. Pervenche souriait, les yeux fixés sur le narrateur.

 

Caillebotte reprit :

 

– D’après le rapport que m’avait fait mon notaire sur la disposition des lieux, j’avais deviné que la communication avec le souterrain devait se trouver dans un petit pavillon isolé, situé au bout du jardin, et auquel il avait été bien entendu qu’aucune réparation ne serait faite. Et la recommandation n’était pas inutile, car je trouvai le carrelage de la pièce du rez-de-chaussée dans un tel état, que, du premier coup de pelle, en déblayant le sol, je mis à nu les dalles qui fermaient l’accès de l’escalier. Évidemment la forme étrange de ces deux pierres plates et minces et munies d’un anneau, aurait forcément attiré l’attention et surexcité la curiosité des travailleurs. Une fois connu des terrassiers ou des maçons du quartier, le secret de mon souterrain devenait celui de Polichinelle. Par bonheur, le danger avait été évité, et je restai seul en possession de ma découverte, ce qui me permit d’user de cette excellente cachette, il y a quelques années, pour sauver la vie et rétablir les affaires du brave homme qui nous a ramenés ce matin de Charenton.

 

– Matagrin, dit Tonton.

 

– Oui, il nous a tous trimballés doucettement jusqu’à la place Blanche.

 

– Au fait, c’est son jour.

 

– Et c’est grâce, enfin, à cette retraite, qui n’est connue que de Matagrin, de Tonton et de moi, que je vais pouvoir, tout en veillant sur vous, mes chers enfants, vous mettre à l’abri de toute recherche.

 

Pervenche se leva, comme pour marquer qu’elle en savait assez, en disant :

 

– Allons voir notre nouvelle demeure.

 

Tonton, sa lanterne à la main, descendit la première. La jeune fille la suivit. Thaddée était ravi comme s’il allait faire un voyage au centre de la terre.

 

Le trajet n’était ni long ni pénible, car la galerie, soigneusement sablée, bien entretenue, suffisamment aérée par un système de ventilation organisé par Jacques, n’avait pas l’aspect triste, sale, repoussant que l’on prête volontiers aux conduits souterrains. Tonton ne permettait pas aux araignées d’y filer leurs draperies sur les voûtes, et aucune famille de chauves-souris n’y avait élu domicile.

 

Au bout de dix minutes, on gravissait le second escalier, dont un ressort facile à faire jouer démasquait l’entrée, en déplaçant et faisant tourner sur son axe le foyer d’une cheminée à manteau, qui, refermée, semblait aussi complètement scellée dans le sol que le four du laboratoire.

 

De ce pavillon, disposé comme un logis de jardinier, on entrait dans un petit parc très ombragé, sur lequel aucune habitation n’avait vue. Une allée couverte conduisait à la maison.

 

Avec ses murs blancs, ses volets verts, encadrés par la frondaison vigoureuse de deux grands chênes, dont les branches se mariaient sur le toit ; avec son perron bordé de géraniums éclatants, elle apparut à Pervenche comme la plus séduisante retraite.

 

Aucun bruit extérieur, rien que le frémissement du vent dans les feuilles et le chant des oiseaux.

 

– Quelle solitude tranquille et charmante ! dit la jeune fille ; on se croirait à cent lieues de Paris.

 

Les dispositions intérieures ne lui plurent pas moins. Toutes les fenêtres donnant sur la rue étaient closes et les volets barrés, la porte fermée à triples verrous. Mais les appartements, ouverts sur le jardin, étaient riants et coquettement meublés.

 

Quand ils furent arrivés dans la chambre que devait occuper Pervenche :

 

– Maintenant, dit Jacques, vous êtes chez vous. Tonton va vous installer, vous mettre au courant des moyens de communiquer avec nous ; d’ailleurs, moi, je me sers fort bien moi-même, et c’est à votre service qu’elle se consacrera.

 

Puis, tirant sa montre :

 

– Sept heures trois quarts déjà, et l’express de Provins part à huit heures trente-cinq ! Je n’ai donc que quarante minutes à moi.

 

– Vous allez à Provins ? dit Pervenche étonnée.

 

– C’est la première chose à faire. Il faut que j’y devance nos adversaires et que je mette en garde la brave femme qui vous a élevée !

 

– Mme Legoarrec… Vous savez déjà ?

 

– Peu de chose,… ce qu’a pu m’apprendre Thaddée dans une conversation très sommaire, à bâtons rompus et à coups de crayon ; aussi, avant de pousser plus loin, ai-je besoin que vous me renseigniez plus complètement sur votre passé et votre famille.

 

– Du passé, il ne me reste que des souvenirs fort vagues. Toute enfant, j’ai dû habiter avec ma famille une contrée bien différente de la France, car j’ai encore l’impression des ardeurs d’un soleil que je n’ai plus revu ici… C’était sans doute dans quelque colonie étrangère, peut-être aux Indes : il y avait autour de nous des gens de couleur.

 

– Des nègres ?…

 

– Peut-être aussi des nègres ;… mais c’est surtout la figure d’une mulâtresse ou d’une femme indoue qui me revient parfois en tête… Et ce qui a gravé ce souvenir, c’est que cette femme, ma nourrice peut-être, m’emportait dans ses bras, au milieu d’un grand fracas, de détonations, qui m’épouvantaient, de flammes qui semblaient nous poursuivre.

 

– Quelque révolte, l’incendie de l’habitation.

 

– Après cela, je ne retrouve plus que les étonnements d’une longue traversée. Mes yeux d’enfant ne se lassaient pas de contempler cette immensité d’eau qui entourait de toutes parts le navire,… avec les nuages pour seul horizon.

 

– Et ne vous souvenez-vous pas avec qui vous faisiez ce long voyage ?

 

– Oh ! pour cela si… J’en suis bien persuadée, c’était avec mon père… Mais la mémoire a trahi mon affection, je ne puis me rappeler que son doux sourire, que ses embrassements passionnés quand il m’emportait dans ses promenades sur le pont… Mais ses traits, je ne les revois plus.

 

– Savez-vous seulement dans quel port vous avez débarqué ?

 

– Non. Nous sommes arrivés de nuit. Et une fois en ville, une voiture m’a emportée seule. Mon père et mon petit frère, pour une cause que je ne puis deviner, étaient partis d’un autre côté. Je suis restée dans une ferme, je crois, quelques jours, avec une femme qui avait remplacé ma nourrice. C’est là qu’on est venu ensuite me prendre pour me conduire à Provins, où j’ai retrouvé mon pauvre Thaddée grièvement blessé, et à jamais privé de la parole. Je redemandai mon père. On me répondit qu’il était parti pour ne plus revenir, et je remarquai des larmes qui brillaient dans les yeux de celui qui me faisait cette réponse… C’était sans doute l’ami qui nous avait sauvés, mon frère et moi, de quelque nouveau péril où mon père avait dû succomber… J’ai su depuis que c’était un marin, un Breton, parent de l’excellente femme qui nous a servi de famille. Elle ne le désigne, quand elle en parle, que sous le nom d’Hoël. Mais nous ne l’avons pas revu depuis lors, et il y a de cela douze ans passés, d’après maman Legoarrec. Je ne sais si vous pourrez obtenir d’elle des renseignements plus précis sur ce qui nous concerne ; je crois qu’à ce sujet son ignorance est grande, et le malheur a voulu que je ne fusse alors qu’une enfant trop jeune pour comprendre l’importance de ce que je voyais et garder mémoire de ce que j’avais entendu. Hoël nous avait confiés à Mme Legoarrec, qui était veuve, avait perdu de bonne heure ses deux enfants, et dont il avait su apprécier le grand cœur. Il lui dit que nous étions les enfants d’un ami compromis pour cause politique, qu’il fallait élever sous les noms d’Yvonne et de Thaddée Locmaria, et promit de revenir nous chercher quand il aurait accompli une mission qu’on lui avait confiée, et qui le forçait à repartir sans retard. Mme Legoarrec avait entrepris à Provins un petit commerce de fleurs ; je fus élevée au milieu d’elles, et je ne sais comment ma mère adoptive prit un jour la fantaisie de m’appeler Pervenche et en conserva la douce habitude. Le nom me resta pour tous, et ses amies et ses voisines ne m’ont jamais appelée autrement…

 

– N’en changez pas s’écria Jacques.

 

– Je craignais, dit simplement la jeune fille, que ce nom ne vous parût quelque peu prétentieux.

 

– Et aucun autre événement n’a troublé votre existence près de votre mère adoptive ?

 

– Aucun. La vie s’est écoulée calme et heureuse jusqu’à ce jour. Peu à peu ses affaires avaient pris de l’extension, sa maison était une des premières de Provins. Elle avait dû agrandir sa pépinière et tripler le nombre de ses jardiniers. Elle ne vit dans cette prospérité qu’une faveur que lui octroyait la Providence pour nous mieux élever. Et certainement, sans un état maladif exceptionnel, malgré les instances de M. Dupeyrat, elle ne nous aurait pas laissés venir à Paris seuls, elle ne nous eût pas quittés.

 

– Avez-vous vu les lettres de maître Dupeyrat ?

 

– Oui, Mme Legoarrec n’avait rien de caché ; elle me les a fait lire aussitôt reçues.

 

– Et il parlait d’un héritage ?

 

– Considérable, disait-il, que des circonstances fort tristes auraient pu nous faire perdre, mais qui se trouvait subitement liquidé. Seulement notre présence était absolument nécessaire pour terminer la procédure.

 

– Et il ne disait pas comment il avait réussi à vous retrouver ?

 

– Vous m’y faites songer ; sa dernière lettre, – et c’est celle-là qui décida tout à fait maman Legoarrec à nous envoyer à Paris, – sa dernière lettre parlait longuement d’Hoël. Le notaire se disait même en possession de ses instructions à notre égard. D’après son récit, Hoël, à son lit de mort, lui aurait envoyé de New York tous les papiers qui pouvaient reconstituer notre filiation, en le chargeant de mener à bien la tâche qu’il avait entreprise et qu’un accident terrible l’empêchait de poursuivre.

 

– Oui, murmura Jacques, c’est peut-être aussi simple que ça… Croyant s’adresser à un honnête homme, le brave ami dont vous parlez aura livré son secret à un coquin, qui vous a vendus à vos ennemis…

 

Puis, prenant congé brusquement :

 

– Je serai peut-être de retour ce soir, peut-être demain, peut-être dans huit jours. Vous avez Tonton avec vous, vous êtes en bonnes mains. Ne vous inquiétez donc pas, je veille au dehors et je vais travailler pour vous…

 

– Ne vous exposez pas trop, dit Pervenche timidement.

 

– J’ai la prudence du serpent, dit-il en riant,… et avec cela, ses surprises… Je suis souvent tout près, quand on me croit fort loin. N’est-ce pas Tonton ?

 

– Le fait est, dit la brave matrone, que si je voulais compter les sursauts que tu m’as causés dans cette vie…

 

– Tu aurais le temps de laisser ces enfants jeûner, et ils doivent avoir faim.

 

Et embrassant Thaddée, qui lui sauta dans les bras :

 

– Au pied de la tour de César, à deux pas de Saint-Quiriace… J’y serai dans deux heures et demie, et je vous rapporterai des nouvelles de la maman Legoarrec.

 

Et les quittant sur cet adieu pour regagner sa maison, en repassant par le souterrain, Caillebotte se hâta.

 

Il avait à changer de costume.

 

Il savait trop bien que son allure indépendante et sa tenue fantaisiste constituaient une trop grande facilité de signalement, pour qu’en pareille expédition il n’eût pas pour premier devoir de se transformer, afin de passer inaperçu au milieu des mouches de ses adversaires.

 

Tout compte fait, trois des valets des La Roche-Jugon l’avaient vu assez longuement et assez nettement pour le pouvoir décrire par le menu : Brin-d’Amour, qui portait encore sa marque, ce qui devait le rendre impatient de revanche ; Clochepied, qui parlerait d’autant plus qu’on ne soupçonnât pas qu’il avait reçu de l’argent et livré les secrets du logis, et la vieille Jacinthe, qui sans doute avait pris soin de le détailler de la tête aux pieds et devait exactement savoir jusqu’à la nuance de la coiffe de son chapeau.

 

Mais Caillebotte, en un tour de main, eut changé d’allure. Une brosse mouillée eut raison de l’indiscipline de sa chevelure. Sa moustache, au lieu de menacer le ciel, s’arrondit au coin des lèvres. Une fine paire de lunettes à peine bleuies, à légères branches d’or, suffirent pour donner à sa physionomie l’air recueilli du savant.

 

Une redingote grise un pantalon de toile, une canne à marteau d’acier comme en portent les géologues, et la traditionnelle boîte de fer-blanc, peinte en vert cru, complétèrent cette transformation, qu’un comédien eût admirée, surtout par la promptitude avec laquelle elle fut exécutée.

 

Tonton seule aurait pu reconnaître son Jacques dans ce naturaliste assagi, partant à la conquête des simples et des échantillons de quartz hyalin, thermogène ou résinite.

 

Comme il complétait ses préparatifs en glissant dans la poche de côté d’un cache-poussière d’alpaga jaunâtre son revolver, un objet que les événements lui avaient fait oublier s’échappa de sa houppelande de velours.

 

C’était le portefeuille de Coppola.

 

– Ouais ! mon fils, se dit-il en le ramassant, au premier concours général d’étourderie, tu feras bien de te présenter pour le prix d’honneur… Cette épave du baron contient peut-être tous les secrets de ce polichinelle malfaisant…

 

Mais au moment de l’ouvrir pour l’inspecter il consulta sa montre.

 

– Huit heures cinq ! Nous verrons cela en route. Il ne faut manquer le train de Provins à aucun prix… D’ailleurs, d’ici à la gare, j’aurai dépouillé le cadavre, et il sera toujours temps de revenir sur mes pas, si ce que contient ce morceau de cuir de Russie gentiment ouvragé me dispense d’aller à la découverte.

 

VI

UN COIN DU VOILE.


Coppola, en montant à cheval, eut un pressentiment que les choses pourraient se présenter plus compliquées qu’elles ne lui avaient paru tout d’abord, et, se tournant vers John :

 

– Tu préviendras le marquis de ce qui se passe. Et si je ne suis pas ici demain, tu veilleras sur notre pendu.

 

– Compris.

 

– D’ailleurs, si je dois rester absent jusqu’au soir, j’enverrai un télégramme.

 

Puis, se tournant vers Brin-d’Amour :

 

– En route, dit-il.

 

Et il partit à fond de train, suivi du piqueur.

 

Pour gagner Nogent, à cheval, de la rue du Cirque, la route est une ligne droite absolue jusqu’au donjon de Vincennes : la rue de Rivoli, la rue Saint-Antoine et le faubourg, l’avenue du Trônes l’avenue de Vincennes. Là seulement on infléchit sur la droite en prenant l’avenue de l’Aqueduc, qui conduit à la ville basse et à la Marne.

 

Comme nous le savons déjà, cette soirée était magnifique. À l’heure où partait le baron, les rues sont à peu près libres ; il put fournir une traite jusqu’à la barrière du Trône sans laisser souffler Amilcar, un coureur émérite.

 

Brin-d’Amour suivait en maintenant sa distance, grâce aux jarrets de Coup-de-Vent.

 

Mais dans l’avenue de Vincennes, la plus grande étape enlevée, Coppola, qui ne courait pas ainsi sans ruminer l’étrangeté de l’aventure, se mit au pas et appela Brin-d’Amour.

 

– Tu reconnaîtras bien l’homme qui t’a emballé dans le bois comme un pain de sucre ?

 

– Sacrée boîte à purin ! s’il me retombe aux pattes, que oui, je le reconnaîtrai !…

 

– Alors, comment est-il fait ?

 

– Ah ! dame, pour ça…, voyez-vous… Je reconnaîtrai l’homme, mais pour dire comment il est fait…

 

– Brute !… Trois secondes doivent suffire pour dévisager un ennemi… Ne te souviens-tu ni de sa tête, ni de ses yeux, ni de sa moustache, ni de la façon dont il était vêtu ?…

 

– Ah ! minute… Il avait une tête en coup de vent, avec beaucoup de cheveux, des yeux,… des yeux… pas commodes ; mais je ne peux pas être sûr de la couleur ;… des moustaches à rebrousse-poil,… comme on en voit peu… Ah ! çà, j’en suis sûr.

 

Coppola tressaillit et poussa une exclamation.

 

– Après ? dit-il.

 

– Après, après… Je ne peux pas vous dire s’il avait les mains belles, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles jouissent d’une maîtresse poigne… Ah ! pour sa défroque, ça me revient : il avait une diable de blouse en velours noir qui me l’a fait prendre pour un faignant…

 

Il avait à peine achevé, que Coppola enleva son cheval, piquant des deux, et s’écriant avec rage :

 

– Mille tonnerres ! nous arriverons trop tard… Si c’est ce satané Caillebotte qui nous travaille les côtes, comme je le crains, la torgniole qu’il t’a octroyée n’est qu’un hors-d’œuvre, il ne se sera pas arrêté en si beau chemin… Il vous aura surveillés, suivis… Sangdieu ! si par ta faute il a trouvé l’enfant au nid et qu’il nous l’ait enlevée comme le frère…

 

Il n’acheva pas, mais Brin-d’Amour sentit une sueur froide lui perler au front, et il lui sembla se voir déjà sur un navire en partance pour Cayenne,… un petit voyage d’agrément dont la faveur des La Roche-Jugon l’avait préservé jusqu’à cette heure.

 

Une foule d’indices effrayants lui revinrent en tête.

 

Dans la traversée du Perreux à l’île des Loups, il avait remarqué une barque qui semblait les suivre, et, pendant qu’ils transportaient la jeune fille évanouie, les buissons ne criaient-ils pas à quelque distance ?…

 

Coppola avait une colère froide, – une colère bleue, comme dit le peuple, des fureurs concentrées. – C’est que si la mémoire de Caillebotte ne lui avait pas permis de reconnaître l’aventurier et de se souvenir des circonstances qui déjà les avaient mis en présence, Coppola, lui, était payé pour ne pas oublier, car c’était à Caillebotte qu’il devait la plus grande déception de sa vie.

 

Et à cette heure, où il poursuivait une fortune ; au moment où il jouait une partie des plus dangereuses pour gagner le million convoité, ce même homme, cet homme fatal se dressait entre lui et ses victimes.

 

À cette pensée, il enfonça nerveusement, sans pitié, ses deux éperons dans le ventre d’Amilcar, qui fit un bond formidable et se fût évidemment emballé sans la poigne de fer du baron, qui, revenu au sang-froid, le rênait au plus serré.

 

Mais nous savons ce qui l’attend… Laissons-le courir, il ne tardera pas à nous rattraper.

 

Et revenons à Caillebotte.

 

Il sortit, tourmentant dans sa main nerveuse le portefeuille du baron. Au bas de la rue Lepic, une victoria fraîchement attelée, sortant du dépôt de la Compagnie générale, qui est à deux pas, arrivait à la station ; il s’y jeta, et, pendant que la voiture filait, assez bon train, vers le chemin de fer de l’Est, il ouvrit avec précaution sa trouvaille.

 

Le portefeuille, sur lequel, en or plein, figurait le monogramme du baron, deux C surmontés d’un tortil, n’était pas, évidemment, destiné à contenir autre chose que les quelques papiers qui vous arrivent en main dans une journée et que l’on classe le soir. C’était plutôt un porte-cartes qu’un portefeuille, et Caillebotte crut un instant qu’il n’avait pas déniché la pie au nid, car la première poche qu’il visita ne contenait que des cartes de visite de Coppola, qui ne lui apprenaient rien de neuf, pas même son adresse, qu’il savait par Clochepied.

 

Mais, dans la seconde poche, il trouva mieux :

 

Trois papiers ;

 

Une note gribouillée, chargée de chiffres commentés par des mots tronqués et des initiales ;

 

Une série de noms qui pouvaient, à première vue, passer pour une liste d’invitations ;

 

Et une lettre sur papier transparent comme on s’en servait beaucoup autrefois aux colonies, pour diminuer le poids des correspondances, usage que les modifications apportées aux tarifs tendent à faire disparaître.

 

Cette lettre était entièrement en espagnol.

 

Mais ce n’était pas un obstacle pour Caillebotte, qui, ayant beaucoup voyagé, était quelque peu polyglotte.

 

Sur le papier chiffré, voici ce qu’il trouva :

 

N. p. r. l’env. en poss.

 

Succ. d. l. Duch. Titr. nom. 30/0 r. fs.......................................................... 225,000

Succ. d. l. Duch. Titr. nom. 4 ½ r. fs.............................................................. 50,000

Les 3 F. de Br. B. H. C., rap. s. l. b. x............................................................... 40,000

Succ. du Cte. Sa plant. à l’I. de C. mém. rev................................................... 90,000

 

T. q..................................................................................................................... 405,000

 

Et en travers de la note dans la marge :

 

Ego = Par v. reg. à M. d. Fr.

 

La t. des Is. – rev. n. av. L. us. fr. 50.000.

 

– Bon ! dit Caillebotte, la charade n’est pas compliquée.

 

Et il se prit à relire la note en la traduisant ainsi :

 

Note pour l’envoi en possession :

 

Succession de la duchesse. Titres nominatifs 3 0/0 rentes, 225,000 fr.

 

Succession de la duchesse. Titres nominatifs 4 ½ rentes, 50,000 fr.

 

Les trois fermes de Bretagne B. H. C. Rapport suivant les baux, 40,000 fr.

 

Succession du…

 

– Ah ! fit-il, s’arrêtant, succession du comte… ; quel peut bien être ce comte-là ?… Le duc a-t-il eu un second fils ?…

 

C’est ce qu’il faudra savoir ;… donc nous disons : Succession du comte. Sa plantation à… à l’île de Corse,… hum ! 90,000 fr. de revenus… pour mémoire, il est vrai… mais 90,000 fr. en Corse ;… c’est tout à fait invraisemblable…

 

À ce moment, ses yeux se posèrent sur les premières lignes de la lettre espagnole, qu’il tenait de la main gauche, à demi ouverte sur le portefeuille, et les mots La Habana qui se trouvaient en tête lui enlevèrent toute hésitation :

 

– Sa plantation à l’île de Cuba ; parbleu ! c’est cela. Pour 90,000 francs de sucre et de cigares, ce n’est pas modeste, mais c’est admissible.

 

Et il continua :

 

– Total général, 405,000 livres de rentes…, un joli magot, ma foi ! et par lequel ces honnêtes gens me semblent bien affriolés… Ah ! la mention en marge. Cela doit concerner ce cher baron de Coppola. Que disais-je ? – Ego…, Ego, c’est lui. – Par vente régulière à Mme de Frégose… Il paraît que cette chère dame est un autre lui-même… Coppola, Frégose et compagnie… Donc, vente régulière de la terre des S,… un nom à trouver,… que me diront les Petites Affiches… Revenu net, avec l’usine, 50,000 francs… Ce qui fait un joli million de commission pour cet aimable couple… Car la vente est une donation déguisée.

 

Cette note soulevait plus d’un problème.

 

– Comment se fait-il que l’on s’occupe encore de l’envoi en possession de l’héritage de la duchesse ? La duchesse de La Roche-Jugon, autant qu’il m’en souvient, est morte il y a près de dix ou douze ans. Il y avait donc d’autres héritiers que le duc son mari,… des héritiers dont les droits auront été contestés et qui auront disparu…

 

Une lumière soudaine se fit dans son esprit.

 

– Ou qu’on avait fait disparaître par prudence… Mais alors ces pauvres enfants, Thaddée,… Pervenche, seraient donc ces héritiers ;… autrement, comment s’expliquer ce rapt violent ?… c’était pour s’en défaire…

 

Un frisson lui passa dans le dos à la pensée des dangers que pouvaient courir ses jeunes amis.

 

Et il se hâta de lire la lettre espagnole, que nous traduisons pour nos lecteurs.

 

Elle était ainsi conçue :

 

« La Havane, 5 juin 1878.

 

« Illustre seigneur baronnet,

 

« Je reviens de Santiago, où, d’après vos instructions et avec l’aide de vos amis du consulat, j’ai pu faire dresser les trois actes de notoriété dont vous aviez besoin concernant la mort de la comtesse de Kermor et de ses deux enfants. Il est heureux que vous ayez obtenu par votre influence le déplacement de cet agent obstiné qui, ayant jadis eu connaissance de l’affaire de la plantation du Paradas, se refusait depuis tant d’années à contresigner les pièces, dont j’ai dû payer jusqu’à trois fois les douze signatures.

 

« Aujourd’hui, la chose est faite. Nouveaux venus dans le pays, ceux auxquels nous avions affaire ne pouvaient contrôler nos affirmations, et, d’ailleurs, n’avaient nulle envie de rompre en visière à leur protecteur au ministère, monseigneur le duc de La Roche-Jugon. Les procès-verbaux constatent que, lors de l’attaque de la plantation par les volontaires, les soussignés ont assisté au massacre de noble dame Herminie-Julia de La Roche-Jugon, comtesse de Kermor, et de ses deux enfants, Yvonne-Gabrielle et Allan-Thaddée de Kermor, lesquels, ensevelis sous les ruines de l’hacienda, à la suite de l’incendie, ont dû être carbonisés après leur mort, ce qui empêcha de leur donner sépulture.

 

« Quant au Français, Hoël Legoarrec, dont nous avons eu quelque peine à retrouver les traces, s’étant fait passer pour un Anglais pendant plusieurs années, il a quitté, de façon qui semble définitive, les plantations de Paradas et de Cobre, où il trouvait moyen de gagner sa vie. Il s’en est allé, il y a un mois, à la Havane, où mon cousin don José s’est chargé de me rendre compte de ses démarches, et là il s’est fait engager comme matelot à bord d’un bâtiment mixte en partance pour la France, mais qui doit d’abord, pour prendre charge, faire escale à New-York, à Québec et à Terre-Neuve, avant de mettre le cap sur Lorient, son port d’attache. Si bien qu’en admettant que son intention ne soit pas simplement de chercher fortune aux États-Unis, mais de se rapatrier, il ne pourra guère, avec ce long détour et vu la marche du navire, aborder les côtes de France avant la seconde quinzaine de juillet. Ce qui vous permettra de prendre à l’avance vos mesures pour surveiller ses démarches, sitôt qu’il aura débarqué, si vous trouvez dangereux cet ancien serviteur du feu comte de Kermor.

 

« D’ailleurs, si j’en crois mon cousin don José, il se pourrait bien que Québec fût son objectif, car il a pris avec lui une femme tombée en enfance, dit-on, et qui appartiendrait à une bonne famille du Canada. Don José croit qu’il s’est chargé, moyennant finance, bien entendu, de la surveiller et de la ramener à sa famille, et il ajoute qu’il se pourrait bien qu’en reconnaissance, on lui assurât une situation, les parents de la dame faisant, dit-on, un grand commerce de pelleterie qui exige un nombreux personnel de chasseurs, de peaussiers et de convoyeurs.

 

« J’ai cru mieux faire, même au risque d’un petit retard dans l’arrivée, en priant le consul général de se charger d’expédier les pièces légalisées par l’intermédiaire du ministre des affaires étrangères. Elles prendront à ce mode de transmission un caractère plus officiel.

 

« Le dévoué de cœur et d’âme à Votre Excellence,

 

« DON JUAN RICARDO COBARDE DE LAS RIQUEZAS. »

 

– Voilà, se dit Caillebotte, qui devient clair comme de l’eau de roche, et je commence à croire qu’un intelligent esprit, quelque Ariel de bonne humeur, m’avait poussé hier à cette promenade au bois de Vincennes, qui devait me mettre en face du piège tendu par ces sacripants et me faire connaître leurs victimes.

 

Et il replia soigneusement les deux premiers documents, l’inventaire de la fortune à voler et la lettre du Cubain, non sans se dire que, pour porter si loin leur audace, ces gens-là devaient se sentir bien forts.

 

Il lui restait le troisième papier. Celui-là était en apparence plus énigmatique.

 

Pourtant il fit sourire Caillebotte dès la première lecture.

 

Il contenait ces lignes :

 

« Convoquer pour le 3 juillet la magistrature, la jurisprudence, la chicane, la police, la finance et l’intérieur.

 

« Inutile d’appeler l’armée, l’Église, ni les autres. »

 

Puis en marge ces noms alignés :

 

« M. le président Cardailhac,

 

« Me Dupeyrat,

 

« Me Lattaignant,

 

« M. Pérignac, de la sûreté,

 

« M. Daliphart,

 

« M. Colombin, du secrétariat général. »

 

Et dans l’angle au bas :

 

« Note pour John (Pacot). »

 

– Oui-da, dit Caillebotte, je flaire la combinaison pratique. Donne-moi de quoi que t’as, je te donnerai de quoi que j’ai. Petite société d’assurances mutuelles contre les risques légaux ou autres… Ah ! la partie va être rude à jouer. Mais ces trois chiffons sont des atouts qu’il ne faut pas perdre.

 

Et, au lieu de les remettre dans le portefeuille, il les glissa dans une poche secrète, dissimulée dans la ceinture de son pantalon.

 

On peut tout égarer en chemin, sauf sa culotte.

 

Il était arrivé à la gare de l’Est.

 

À partir du moment où il descendit de voiture, il fut tout à son rôle de savant ahuri.

 

Il se heurtait à tous les employés, leur demandant sans rire des renseignements qu’il eût pu leur donner lui-même. Mais, par ce manège, il vérifiait les gens de la salle des Pas-Perdus, et, son billet pris pour Provins, il passa sur le quai.

 

Personne de suspect en gare, personne parmi les cinq ou six voyageurs déjà installés dans les wagons. Il se campa à la portière d’un compartiment faisant face à la porte d’entrée.

 

Et prenant un volume d’Humboldt, dont il s’était muni pour compléter son déguisement, il guetta les survenants.

 

Mais son inspection fut vaine, et il se prenait à croire qu’on n’avait pu informer les La Roche-Jugon des incidents de la nuit, et que la délivrance de Pervenche serait connue trop tard pour qu’on se jetât au travers de son expédition à Provins…

 

Quand le chef de gare, s’arrêtant à deux pas avec le commissaire central :

 

– Vous imaginez-vous cette fantaisie, dit-il, me réveiller à cinq heures du matin pour avoir un train spécial !

 

– Et vous ne l’avez pas envoyé promener ?

 

– Impossible… Un gaillard qui se recommandait du ministre comme d’un ami. D’ailleurs, payant sans barguigner les 500 francs du tarif.

 

– Et pour aller…

 

– Oh ! c’est là le plus étrange… À Provins, mon cher…

 

– À Provins !… mais c’est une impasse…

 

– Justement. Une ville charmante, mais morte. Que voulez-vous ? Ces millionnaires en sont venus à ne plus calculer le prix de leurs fantaisies.

 

– Quelque histoire de femme…

 

– C’est bien ma pensée…

 

– Et au moins cet original vous a donné son nom…

 

– Je crois bien… C’est un parent des La Roche-Jugon, à ce que j’ai compris, le baron de… de…, ah ! de Coppola,… demeurant avec eux ; il est arrivé à cheval, avec un piqueur qui ne l’a pas quitté, et a donné deux louis à mon garçon de bureau pour reconduire les chevaux à l’hôtel de la rue du Cirque et y porter une lettre.

 

Un coup de sifflet retentit.

 

– Venez donc chez moi prendre une tasse de café, dit le chef de gare au commissaire.

 

Et le train se mit en marche.

 

Caillebotte était fixé.

 

VII

LA ROSE BLEUE.


– C’est très bien de se lever avant l’aube, ami Coppola, dit Caillebotte, pendant que le train roulait à raison de soixante-dix kilomètres à l’heure, et de se payer des convois spéciaux à coups de billets de banque ; mais encore faut-il qu’un si bel effort serve à quelque chose, et le hasard, qui daigne m’avertir, a voulu que tes 500 francs ne te servissent à rien. Ton calcul est limpide, mon bonhomme ; tu t’es dit que je reconduirais les enfants chez maman Legoarrec, ou que j’irais seul la mettre en garde et savoir d’elle le peu qu’elle sait, et je crois qu’à cette heure, imprudent étourdi, qui sèmes si bien ta correspondance en plein bois, j’en sais plus long qu’elle n’en a jamais su sur ce qui nous intéresse. Et alors, cher baron, tu m’attends en gare de Provins, avec ton sacripant de Brin-d’Amour, et tu as préparé quelque joli truc pour me barrer le passage. Me faire casser les reins ? C’est peut-être bien gros, comme dirait un dramaturge de mes amis… Puis, même à deux, ça ne serait pas commode, ton acolyte en sait quelque chose… User de ta puissance pour me jeter aux mains des gendarmes ? C’est mieux, seulement le prétexte n’est pas facile à trouver… Mais voilà le malheur, tu en seras pour tes frais d’ingéniosité, car je ne descendrai pas plus du train de neuf heures trente-cinq ici roulant, que de celui de dix heures quarante, heure d’arrivée à Provins… Et je serai chez maman Legoarrec, mon vaillant baron, avant que, de guerre lasse, tu te sois décidé à t’y rendre.

 

Et Caillebotte, tout heureux de sa trouvaille, gesticulait furieusement en arpentant le compartiment, où il avait la chance d’être seul et où il débitait son monologue ;… car, nous l’avons dit, c’était son grand défaut… cette exubérance, chaque fois qu’un sentiment vif l’agitait.

 

En cet instant, il n’avait pas plus l’air d’un savant qu’un poulain en liberté n’a l’air d’une mule. Mais personne ne le pouvait voir.

 

Quand on arriva à Longueville, à dix heures vingt et une minutes, tous les voyageurs qui n’allaient ni à Troyes, ni à Chaumont, ni à Belfort, durent descendre.

 

Il le savait bien et descendit.

 

De l’autre côté du quai, un train se formait à destination de Provins.

 

Mais Caillebotte se garda bien de s’y rendre.

 

Et, sortant de la gare, il se mit en quête d’une carriole quelconque.

 

Il n’y a que six kilomètres par la grande route de Longueville à Provins.

 

Une petite promenade d’une heure à peine avec un cheval ayant seulement le souffle.

 

De loueurs de voitures, il n’en existait pas dans le pays.

 

À l’auberge, il n’y avait que des charrettes impossibles.

 

Mais on lui indiqua la demeure d’un marchand de fromages qui possédait un vieux cabriolet sans capote. Il le prêtait assez volontiers,… moyennant finances.

 

– C’est à deux pas, au bout de la rue.

 

C’était la fin du village.

 

Sur le pas de la porte du fromagier, il trouva une grosse fille qui mangeait une tartine. Il lui exposa le but de sa visite.

 

– L’bourgeois n’y est pas.

 

– Ah ! diable !…

 

– Il est au marché d’Nogent ; dame, c’est l’marché d’Nogent.

 

– Alors, il a emmené cheval et voiture ?

 

– Pour ça, non ! Cocotte est là… et le tape-cul sous la remise, donc.

 

– Alors, si la bourgeoise veut bien.

 

– Ah ! la bourgeoise, elle ne reviendra pas d’sitôt…

 

– C’est contrariant…

 

– Nous l’avons enterrée, il y a trois mois, voyez-vous, mais il y a l’fieux.

 

– Que ne le disais-tu tout de suite !

 

– Vous ne l’avez pas demandé.

 

– Et il est là le fieux ?

 

– J’vas voir.

 

Et toujours la bouche pleine, elle s’avança à demi sous la porte en criant :

 

– Hé ! m’sieu Nicolas ! m’sieu Nicolas… êtes-vous éveillé à c’t heure ?

 

– Diable ! se dit Caillebotte, il paraît qu’il fait la grasse matinée, monsieur Nicolas ; ils ne sont pas faciles à mettre en branle, les gens de la Brie.

 

Mais Nicolas arriva presque aussitôt, tout courant, avec son chien Pataud, qui vint flairer très amicalement les mollets de Caillebotte, puis s’assit gravement sur son derrière, en face de l’étranger.

 

– Qu’est-ce qu’il y a, la Margot ?

 

– C’est m’sieu que v’là qui voudrait Cocotte et la voiture…

 

– C’est pas pour aller à Nangis…, par hasard ?

 

– À Nangis ?

 

– Faites pas attention, dit la fille, qui semblait assez familière avec ce grand garçon de quinze ans, c’est qu’il a une connaissance à Nangis.

 

Et elle lui donna une tape sur l’omoplate.

 

M’sieu Nicolas s’frotta en riant.

 

– Hé ! n’tape pas si fort, la Margot.

 

– Mon ami, dit Caillebotte, je vous loue Cocotte et le cabriolet pour la journée : je vous donnerai 20 francs !…

 

Il savait bien qu’il aurait eu la voiture pour 10 francs, mais il ne voulait plus perdre de temps à marchander.

 

– Attelez au plus vite. S’il faut vous aider, j’y ai la main. Je suis pressé et je tiens à arriver à Provins avant une heure.

 

En un tour de main, – les 20 francs avaient fait merveille, – le véhicule fut prêt, et Nicolas y monta à côté de Caillebotte, en disant avec un soupir :

 

– C’est dommage tout de même que Nangis ne soit pas à votre idée.

 

– Ce sera pour une autre fois, mon garçon, répondit Jacques en souriant.

 

Cocotte partit d’un bon trot allongé. La bête était solide et en bon état. Pataud courait devant, encourageant la jument de ses abois joyeux.

 

– Nous serons à Provins dans trois quarts d’heure, dit le jeune garçon.

 

– Vous connaissez bien les environs ?

 

– J’ai un oncle à la Grange-aux-Dîmes.

 

– C’est que je tiens à entrer par la porte de l’Est.

 

– Du côté des remparts… La côte est raide.

 

– Mais accessible aux voitures ?

 

– Oh ! tout de même.

 

– Ce côté de la ville, qui donne sur les plaines de Champagne, est le plus pittoresque. D’ailleurs, par là nous arrivons tout droit à la tour de César…

 

– Par le chemin de ronde…

 

– Et c’est là que j’ai affaire.

 

Reprenant alors son rôle de savant, il raconta au jeune Nicolas, lui faisant ainsi la leçon sans en avoir l’air, qu’il venait de Nogent-sur-Seine, où il était professeur d’histoire naturelle au collège, et, que grand amateur de roses, il profitait d’un petit congé pour augmenter sa collection de quelques espèces rares. On lui avait parlé beaucoup, ajoutait-il, des pépinières et des serres de Mme Legoarrec…

 

– Oh ! je la connais bien, dit Nicolas ; c’est moi qui la fournissais de fromage trois fois par semaine.

 

– Et vous avez cessé de lui en fournir ?

 

– C’est-à-dire que, depuis le départ des enfants, elle a dit comme ça qu’on ne vienne que tous les jeudis. Elle n’a pas faim, la pauvre chère dame ;… elle est si triste !

 

– Alors ses enfants l’ont quittée ?

 

– Oh ! pas d’eux-mêmes, car ils l’aimaient bien. Mais il paraît que c’étaient des affaires d’héritage, à ce qu’on raconte ; car il faut vous dire que ces enfants-là n’étaient pas ses enfants à elle, mais des adoptifs, comme on dit ;… si bien que le notaire a écrit qu’il avait dû les faire partir pour l’Amérique,… mais de ne pas s’inquiéter ; qu’ils étaient bien accompagnés par de braves gens, et que, par lui, on aurait de leurs nouvelles…

 

– Ah ! il a écrit cela, dit Caillebotte.

 

Et entre ses dents il ajouta :

 

– Le misérable !

 

Il devenait clair pour lui que l’on avait eu l’intention bien arrêtée de faire disparaître les enfants et que leur vie même était en jeu. Me Dupeyrat eût donné de leurs nouvelles tous les six mois à la vieille dame Legoarrec, et un beau jour, pour se débarrasser de cette obligation, il aurait annoncé sans doute qu’ils avaient été tous les deux, Pervenche et Thaddée, victimes de quelque épidémie locale ; qu’ils étaient morts de la fièvre jaune, et cette lettre eût clos ses rapports avec la pauvre veuve.

 

Cette nouvelle changea ses dispositions et modifia son plan. Si Coppola venait chez Mme Legoarrec, peut-être se présenterait-il comme envoyé par Me Dupeyrat, afin d’être reçu et écouté ; il était important, en ce cas, que le baron trouvât la veuve sous l’impression de tristesse que lui avait apportée la lettre du notaire.

 

Et Caillebotte agirait ensuite selon les circonstances, après avoir laissé le champ libre à Coppola, de façon à ne rien risquer qu’à coup sûr.

 

Et il jouissait de la perplexité où devait se trouver l’aventurier, qui, en ce moment, assurément, de faction au café de la gare, faisait surveiller les arrivages par Brin-d’Amour.

 

Il lisait dans son jeu. L’autre ignorait tout du sien.

 

Pendant ce temps, Cocotte, après avoir franchi l’un des ponts jetés sur la Voulzie, montait crânement la côte, assez escarpée, qui contourne la colline au sommet de laquelle se dresse la tour de César.

 

– Et comme ça, dit Nicolas, si vous allez chez Mme Legoarrec, nous allons redescendre du côté de Saint-Quiriace. Nous suivrons la rue des Remparts et nous arriverons droit à sa porte.

 

– C’est cela, mon garçon, dit Caillebotte ; tu iras ensuite avec le cabriolet m’attendre en quelque auberge que je puisse facilement trouver.

 

– Oh ! nous avons l’hôtel du Pont-aux-Poissons, qui est là au bord de l’eau ; on y est traité… ; je ne vous dis que ça.

 

– Va pour le Pont-aux-Poissons.

 

– Au coin de la Grand’ Rue, sur le quai.

 

La maison de Mme Legoarrec était adossée aux ruines des anciens remparts, sur un terrain en pente douce, qui faisait de sa pépinière une vaste terrasse dominant la ville basse.

 

Au-dessous de cette terrasse, les constructions s’engageaient en amphithéâtre, et l’on voyait à l’extrémité du jardin s’élever des toits la fumée sortant des cheminées.

 

Quand la grande porte était ouverte, – elle l’était à ce moment, – une petite barrière à claire-voie tournant sur charnières et faisant résonner une sonnette d’appel, était placée dans ses gonds par la servante.

 

Après avoir donné congé au jeune fromagier, qui repartit avec son cabriolet, Caillebotte poussa la barrière et fit jouer la sonnette.

 

Aussitôt la servante mit le nez à la fenêtre. Un jardinier qui remplissait son arrosoir leva la tête.

 

– Madame Legoarrec ?

 

– C’est qu’elle est bien souffrante, la pauvre chère dame, dit la servante en s’avançant vers le visiteur inconnu.

 

– Est-ce qu’elle garde le lit ?

 

– Oh ! non, mais elle n’aime pas beaucoup à causer en ce moment, et si c’est pour des fleurs, vous pouvez vous adresser à Jean, – montrant le jardinier, – c’est tout comme madame.

 

Caillebotte insista.

 

Il tenait à voir Mme Legoarrec en personne.

 

Il fit l’amateur méticuleux et défiant. Puis il venait de loin et ne pouvait de sitôt faire le voyage, il y avait des questions d’origine à établir dans les plantes qu’il désirait, et sur ce point les affirmations du jardinier lui paraissaient insuffisantes.

 

Et la servante, persuadée qu’il n’en démordrait pas, se décida à prévenir sa maîtresse.

 

Caillebotte avait besoin de gagner du temps, puisqu’il avait résolu d’abord de laisser le champ libre à Coppola, avant de révéler ce qu’il était à la vieille dame ; mais il tenait à ne pas quitter la place, et s’enfonça dans la pépinière, jusqu’à l’extrémité de la terrasse qui dominait la ville.

 

Il allait de plates-bandes en plates-bandes, s’extasiant, gesticulant, regardant les fleurs à la loupe, mais ne perdant de vue ni l’entrée de la maison ni la porte de la rue.

 

Le dernier train du matin arrivait de Paris à Provins à dix heures quarante, et comme onze heures sonnaient à Saint-Quiriace, il était probable que le baron, après s’être assuré avec Brin-d’Amour que l’homme qu’ils attendaient n’était pas parmi les arrivants, ne tarderait pas à venir voir par lui-même ce qui se passait chez la mère adoptive de Pervenche et de Thaddée.

 

Caillebotte, arrivé à la dernière travée de cette pépinière disposée en amphithéâtre, s’était assis sur un banc, devant une plate-bande embaumée, toute consacrée aux variétés de la rose de Provins, Rosa gallica. Il admirait l’Alfieri aux tons lilacés ; l’Alvarès cramoisi ; la Belle Rosine, du plus beau rose ; la Désirée Parmentier, aux pétales couleur de chair, et les panachures diverses de la Tricolore de Flandre, quand Mme Legoarrec apparut au seuil du rez-de-chaussée. Mais, comme il voulait l’attirer près de lui, il feignit de ne pas l’avoir aperçue et se confina dans l’étude du Cœrulescens marmorea, à la fleur ardoisée, bleuâtre, marbrée de blanc.

 

Mais il n’était pas si absorbé dans sa contemplation qu’il ne pût l’examiner et la détailler à l’aise.

 

Mme Legoarrec n’était pas, d’ailleurs, un problème pour l’observateur. Du premier coup d’œil, on la connaissait. C’était la bonne femme, simple et confiante ; le front, par exemple, révélait la Bretonne persévérante jusqu’à l’entêtement. En ce moment, un voile de tristesse était étendu sur cette douce figure, faite pour le sourire.

 

Nicolas avait dit vrai. L’excellente femme aurait peine à se consoler de la perte de ses enfants.

 

Mais si l’on avait besoin de son dévouement pour les sauver, elle ne le marchanderait pas.

 

Comme elle approchait de lui, il se redressa :

 

– Ah ! fit-il en la saluant, madame Legoarrec, très bien. Je vous dérange, excusez. Mais il le faut. Je suis Adam Smith, de Nemours… Connaissez-vous ? Non. Il n’importe. Ami des fleurs, des roses surtout… Je les perfectionne… Déjà j’ai obtenu la rose verte…

 

– La rose verte !…

 

– Oui, très jolie,… un vert chou,… fleur pommée,… très réussie,… à confondre avec les choux de Bruxelles… Je vous en enverrai… Dans un bouquet, effet charmant,… opposition, contraste. Vous jugerez. Maintenant je travaille la rose bleue…

 

À ce moment la sonnette de la petite porte à claire-voie résonna à l’autre bout du jardin.

 

Du premier coup d’œil Caillebotte reconnut Coppola qui entrait, et se promit bien de profiter de sa situation de premier arrivant pour forcer, s’il était possible, le baron à s’expliquer devant lui.

 

– Oh ! grommela-t-il tout haut d’un air bourru en retenant Mme Legoarrec, un gêneur…

 

– Mon Dieu ! monsieur, si vous vouliez me dire promptement ce qui vous amène…

 

– Promptement,… très difficile,… question d’origine, comparaison, choix minutieux… La promptitude, mauvaise affaire, mauvaise besogne…

 

Pendant ce temps, Coppola, curieux de savoir avec qui se trouvait la veuve avançait rapidement.

 

– Certainement, mon droit de priorité avant tout… Hum ! cet homme-là, mauvaise figure… Un concurrent peut-être ;… très mauvaise figure,… défiez-vous… Moi je maintiens mon droit.

 

– Mais lequel ?

 

– De choisir le premier les plants convenables, surtout les rosiers blancs.

 

– Les rosiers blancs, soit.

 

– C’est entendu. Vous lui vendrez des rouges, des panachés, des jaunes,… d’accord, mais tous les blancs sont réservés.

 

Coppola était tout près d’eux.

 

Caillebotte, bien à son rôle, se tourna vers lui, et d’un ton élevé, avec véhémence, il lui cria :

 

– Vous entendez, monsieur, tous les blancs sont réservés…

 

– Et quels blancs ? répondit Coppola étonné.

 

– Bon ! vous faites l’ignorant… mais on m’a prévenu ce matin…

 

– Ce matin ?

 

– À Nemours.

 

– Et je ne viens pas de Nemours.

 

– Je ne dis pas que vous en venez,… mais vous poursuivez le même objet.

 

– Hein ?

 

– Et vous avez appris que la variété blanche la plus favorable se trouve chez madame.

 

– Mais, monsieur, vous rêvez…

 

– Comment ! je rêve… Vous n’êtes pas Barbanson, mon concurrent pour la rose bleue ? Vous n’avez pas trois fois consulté M. Pasteur pour les applications d’aniline sur la Centifolia carnée ? Ce qui fait que vous avez produit un monstre violet au lieu de la belle rose bleue que je suis certain de créer, moi, monsieur,… mais pas avec l’aniline,… ah ! non !… pas avec les procédés ordinaires… et surtout avec la Centifolia,… fleur commune… Non pas,… non pas,… Barbanson… Je ne vous l’envoie pas dire,… mille pétales !…

 

Et comme soulagé par ce flot de paroles, il fit mine de souffler.

 

Coppola l’avait laissé dire et toisé de la tête aux pieds. Sans doute, l’examen le rassura pleinement, et, persuadé qu’il avait devant lui un monomane sans conséquence, dont il n’y avait pas à se défier et qui ne devait avoir jamais que sa rose bleue en tête, il répondit en souriant :

 

– Monsieur, rassurez-vous… Je ne suis pas Barbanson, non plus qu’envoyé par lui. J’ignorais qu’on pût créer des roses bleues, et je ne viens pas ici pour acheter des fleurs…

 

– Hum ! fit Caillebotte avec défiance. Je voudrais vous croire…

 

– Mais vous doutez encore… Dans un instant, si vous voulez bien me permettre de dire à Mme Legoarrec ce qui m’amène… Oh ! ce n’est pas un mystère… Vous serez suffisamment édifié…

 

Caillebotte était arrivé à ses fins. Il fit un geste d’assentiment.

 

Coppola, se retournant alors du côté de Mme Legoarrec :

 

– Madame, lui dit-il, je viens de la part de Me Dupeyrat.

 

La figure de la bonne dame s’illumina.

 

– Vous m’apportez des nouvelles des enfants ? s’écria-t-elle.

 

– N’en avez-vous pas de toutes fraîches ?

 

– Moi, depuis la lettre où Me Dupeyrat m’annonçait leur départ précipité,… j’attendais un mot de Pervenche…

 

– Voilà qui est particulier, dit Coppola.

 

– Comment ?

 

– Nous étions persuadés qu’il n’y avait là qu’une escapade et que nous obtiendrions des renseignements près de vous.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Mon Dieu ! excusez-moi,… mais puisque les enfants ne sont pas ici…

 

– Ici… et comment y seraient-ils ?

 

– Il faut bien, continua Coppola, que je vous fasse partager nos inquiétudes…

 

– Achevez…

 

– Ils ont disparu.

 

– Disparus !… Pervenche, Thaddée !…

 

– Au moment où l’on avait tout disposé pour ce départ nécessaire, ils ont été enlevés, on ne sait par qui…

 

– Oh ! mon Dieu !

 

– Tout d’abord, on avait cru que, dans un élan de leur grande amitié pour vous, ils avaient voulu, avant leur départ, vous dire adieu, et que, de crainte d’en être empêchés, ils avaient pris la clef des champs pour accourir à Provins ;… mais de nouveaux indices nous ont permis de constater qu’ils n’avaient pas agi librement, qu’un audacieux aventurier, dont les intentions nous échappent, s’était emparé d’eux.

 

– Mais il faut les chercher, les poursuivre…

 

– C’est bien ce que nous faisons, chère madame, et quand la justice pourra joindre ses efforts aux nôtres…

 

– Et qui l’en empêche ? N’avez-vous pas averti le commissaire de police, le procureur de la République ?

 

– Nous avons fait officieusement tout ce qui nous était permis, mais la plainte doit être signée de vous.

 

– De moi ?

 

– Certainement. Vous avez élevé les enfants, c’est à votre requête que le parquet et la police pourront se mettre en mouvement pour les arracher des mains de leur ravisseur.

 

– Vous avez raison, je n’y pensais pas.

 

– Aussi, suis-je venu avec la plainte toute préparée par Me Dupeyrat.

 

– Bon ! pensa Caillebotte, qui faisait mine de s’intéresser fort peu au récit du baron, et s’amusait à compter les étamines d’un fuchsia ; bon ! il l’a préparée de sa belle main tout à l’heure à la gare, sur le premier papier timbré venu.

 

Coppola tira de sa poche un papier roulé.

 

– Si vous voulez en prendre lecture et la signer, je rentre immédiatement à Paris par le train d’une heure, de façon à ce que Me Dupeyrat puisse se rendre chez le procureur général dès ce soir.

 

– Donnez, dit Mme Legoarrec, toute bouleversée, je vous le rapporte à l’instant… Ces pauvres enfants, enlevés…, par qui ? mon Dieu ! Et c’est ma faute… Je n’aurais pas dû les laisser ainsi partir seuls…

 

– Le temps presse…

 

– Soyez tranquille… Si vous voulez me suivre jusqu’à la salle basse…

 

Et elle allait remonter la terrasse suivie de Coppola, quand, se trouvant en face de Caillebotte, qui avait manœuvré de façon à se placer sur le haut du sentier :

 

– Excusez-moi, monsieur,… mais je suis à vous tout à l’heure… Et si vous voulez venir jusqu’au perron… Les rosiers blancs sont dans nos réserves de l’ouest, là-haut, sur la droite.

 

Et passant devant, elle laissa Coppola et Caillebotte face à face.

 

– Alors, dit le prétendu savant, c’est bien sûr…

 

– Quoi donc ?

 

– Vous n’êtes pas venu pour les roses et cette histoire est sérieuse ?

 

– Tout ce qu’il y a de plus sérieux, mon maître, répondit Coppola en souriant de la défiance persistante de son interlocuteur.

 

– Hein !… Si vous n’avez en tête que ce papier et la signature de Mme Legoarrec, il faudra bien que je vous croie…

 

– Aussi, pour vous rassurer pleinement, sitôt la plainte signée, vous me verrez vous laisser le champ libre avec empressement, et vous pourrez constater, ajouta-t-il, que je n’ai pas jeté le plus petit coup d’œil sur les élèves de cette pépinière…

 

Caillebotte, toujours à son rôle, fit un geste qui pouvait passer pour une constatation affirmative, et grommela à demi-voix :

 

– Vandale !… va.

 

Tout en causant ainsi, ils étaient remontés jusqu’à la maison.

 

Mme Legoarrec en sortait, le papier signé à la main. Elle était émue, les yeux pleins de larmes ; une certaine hésitation se lisait dans ses traits. Sans doute, elle avait l’instinct qu’on lui demandait une chose grave, la crainte qu’on ne mésusât de sa signature, mais le souci de retrouver ses chers enfants l’emportait pour elle et diminuait toutes les responsabilités.

 

– Je compte bien, dit-elle, que M. Dupeyrat me tiendra au courant des résultats.

 

– En doutez-vous ? protesta le baron… Vous serez la première informée des moindres faits, et si l’on a besoin de vous pour quelque question…

 

– Oh ! j’irai à Paris…

 

– Inutile… La justice agit en ce cas par voie de commission rogatoire. Le parquet de Provins, recevra les instructions du procureur général.

 

– Enfin, dit avec un soupir Mme Legoarrec, qu’on les retrouve… et surtout qu’on me les ramène ; s’il faut, à toute force, me séparer de Pervenche et de mon petit Thaddée, qu’on me laisse au moins la consolation de les embrasser une dernière fois avant leur départ.

 

– C’est trop juste, répondit Coppola en serrant soigneusement l’acte dans sa poche ; c’est une satisfaction que vous doit Me Dupeyrat… Mais, excusez-moi,… l’heure s’avance… et nous ne tenons pas compte de l’impatience de monsieur, qui m’avait devancé près de vous, ajouta-t-il en montrant Caillebotte.

 

Il était pressé et brusquait son départ.

 

Caillebotte, lui, n’avait nulle envie de le retenir.

 

Mais les derniers mots du baron étaient de nature à le rassurer, car ils prouvaient que Coppola avait été complètement dupe de son déguisement.

 

Mme Legoarrec avait fait quelques pas pour l’accompagner.

 

D’un geste, Coppola la dispensa de toute conduite, et la saluant ainsi que Caillebotte, il arpenta vivement l’allée qui conduisait à la porte d’entrée.

 

Là, il salua une dernière fois et disparut.

 

Sans se préoccuper de l’étonnement de Mme Legoarrec, Caillebotte, qui guettait cette disparition avec une certaine impatience dissimulée, descendit quatre à quatre les travées de la pépinière et gagna le coin de la terrasse, où s’élevait un petit bosquet touffu.

 

Là, caché par le feuillage épais d’une treille, il put suivre sans être vu la descente du baron dans le chemin creux.

 

De cet observatoire, les rues qui conduisaient au quai et à la rivière se dessinaient comme des rubans serpentant sur le dos de la colline. On les dominait dans leurs méandres. Caillebotte vit donc nettement le baron ; au lieu de se diriger vers la gare, comme il le croyait, tourner sur la gauche en marchant à grands pas vers un édifice de construction moderne qu’à son style morne et froid, il devina devoir être le palais de justice de Provins.

 

Mme Legoarrec, qui avait voulu se rendre compte de la lubie de son visiteur, l’avait rejoint sous la treille.

 

Il lui montra le bâtiment dont le baron gravissait en ce moment le perron.

 

– C’est le palais de justice ? demanda-t-il.

 

– En effet.

 

– En ce cas, je n’ai pas un instant à perdre si je veux dépister les limiers qu’il va me mettre aux trousses.

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria la veuve tout effarée.

 

Caillebotte jeta un coup d’œil circulaire autour de lui, et, trouvant le bosquet très convenable pour sa confidence :

 

– Parbleu ! dit-il en ôtant ses lunettes pour rendre à ses regards toute leur éloquence, vous venez de livrer votre signature à un joli bandit.

 

– Comment ?

 

– Et il en ferait un bel usage, si je le laissais agir… Mais, d’abord, il convient que je vous rassure. Pervenche et Thaddée sont en sûreté.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Le fait est que c’est un peu embrouillé. Vous avez été dupe d’une bande de coquins, dont Me Dupeyrat est l’agent…

 

– Un notaire !…

 

– Bon ! il y en a déjà quelques-uns au bagne, mais pas tous ceux qui le méritent. Celui-là travaillait, dans l’intérêt de clients fort puissants, à faire disparaître les deux enfants que vous avez élevés. Je passais par là, heureusement ; j’ai pu rompre les mailles du filet, et j’ai sauvé les chers petits de la mort mystérieuse à laquelle ils étaient évidemment condamnés.

 

– Oh ! mon Dieu !

 

– Les drôles se sont aperçus ce matin que je leur avais enlevé leur proie, et ils ont une rage folle de la reprendre. Cette signature qu’on vient d’obtenir de vous sous un spécieux prétexte, est destinée à mettre la gendarmerie à la poursuite de l’audacieux qui les contrecarre. Ils ne me connaissent pas encore, je le pense du moins, et peut-être leur faudra-t-il quelque temps avant de savoir à qui ils ont affaire. Mais déjà votre maison va être mise en surveillance. C’est pour cela que cet aventurier qui nous quitte s’est rendu, aussitôt muni de votre plainte, au parquet de Provins…

 

Mme Legoarrec, l’esprit troublé, comprenant mal, se demandait si elle avait affaire à un fou.

 

Caillebotte sourit.

 

– Il faut pourtant que je vous inspire confiance, dit-il ; dans ma précipitation, je n’ai pas songé à demander à Mlle Yvonne un mot qui m’accrédite… Mais regardez-moi bien, maman Legoarrec, et rappelez-vous le personnage qui sort d’ici… Votre cœur vous dira que nous nous ressemblons comme le jour et la nuit. Il est venu vous extorquer une signature ; je ne vous demande, moi, que la prudence. Il vous apportait l’inquiétude et l’angoisse ; moi, au contraire, je vous dis : Tout va bien ! Le premier danger est conjuré. Pour le reste, je veille. Le voyage en Amérique est une chimère, ou plutôt c’était une invention abominable pour dissimuler à vos yeux la perte de ces deux êtres qui vous sont chers. Le secret de toute cette intrigue commence à se dévoiler pour moi. Mais un homme sait tout, et seul pourra confondre les coupables ; c’est Hoël…

 

– Hoël ?

 

– Oui, celui-là même qui vous a confié Pervenche et Thaddée, et qui, ce devoir accompli, si je devine bien, n’a quitté la France que pour aller rechercher les preuves et témoignages qui lui manquaient pour faire remettre ces deux enfants en possession de la fortune à laquelle ils ont droit et qui leur a été volée par ceux que je combats…

 

– Ah ! je vous crois ;… mais Hoël a disparu…

 

– Pas pour tous.

 

– Vous avez de ses nouvelles ?

 

– Il est en route pour revenir en France.

 

– Seul ?

 

Ce mot, dit avec angoisse, avait échappé, dans son émotion, à Mme Legoarrec, et elle parut aussitôt le regretter. Caillebotte lui posa la main sur le bras et la regarda longuement en face. Une lumière subite s’était faite dans son esprit.

 

– Non pas seul, dit-il après un silence ; il ramène avec lui une femme dont l’esprit est égaré, à ce qu’on affirme, et qu’il a trouvée dans une plantation cubaine… Vous savez quelque chose au sujet de cette femme ?

 

– Moi !

 

– Je vais vous aider. Hoël, à l’époque où il vous confia les enfants, n’était-il pas obsédé par la pensée que la comtesse de Kermor n’était pas morte dans l’incendie de l’habitation ?…

 

– Comment savez-vous ?…

 

– Et n’est-ce pas dans l’espoir de la retrouver, en même temps qu’il se procurerait les papiers nécessaires à la reconnaissance de Mlle Yvonne et de Thaddée, qu’il est reparti pour la Havane ?…

 

– Ah ! ce n’est pas moi qui vous l’ai dit…

 

– Oui, ma bonne madame Legoarrec, vous avez bien gardé son secret, puisque Pervenche elle-même ne connaît pas le vrai nom de sa famille. Mais aujourd’hui le silence n’est plus nécessaire. Les fers sont au feu et la guerre est déclarée ; une guerre à outrance, puisque la vie de ces chers enfants est en jeu. Et de cette vérité que j’ai pu reconstituer morceau par morceau, vous me disputeriez en vain le peu que vous possédez. Ne faut-il pas, d’ailleurs, que je sois armé de toutes pièces pour la lutte contre les La Roche-Jugon ?…

 

– Vous les connaissez…

 

– Et l’homme que vous avez reçu comme l’envoyé de Me Dupeyrat est l’âme damnée de ces ennemis de vos enfants d’adoption.

 

– Et j’ai signé ce papier !

 

– Je ne pouvais m’y opposer sans me dévoiler à ses yeux. C’est un petit mal pour un bien. Danger connu est à demi conjuré. Pour le moment, il ne s’agit que de compléter mes documents. Une lettre tombée, par heureuse chance, entre mes mains m’a livré la clef de cette intrigue et me donne à penser en même temps que les recherches d’Hoël à Cuba n’ont pas été vaines. Cette femme, qu’on prétend folle et dont il s’est constitué le gardien, le protecteur ; qui s’est embarquée avec lui à la Havane sur un navire en partance pour Lorient, serait vraisemblablement la mère des enfants qu’il a sauvés, la comtesse de Kermor. Hoël avait été toute sa vie attaché à cette famille.

 

– Sa mère avait nourri le comte.

 

– Je le crois assez prudent pour ne pas venir se jeter, au retour, dans la gueule du loup. Il doit avoir deviné là-bas qu’il était l’objet d’une surveillance, et sans doute, au lieu de débarquer à Lorient, il fera escale en Angleterre, pour se diriger ensuite sur quelque point de la côte de France où il puisse trouver promptement un abri et des amis.

 

– Bien sûr. Il ira aux Verdelets.

 

– Aux Verdelets ?

 

– En face Pléneuf, à la pointe du havre de Dahouet.

 

– Je vois cela, un groupe de petites îles verdoyantes à l’entrée de la baie de Saint-Brieuc.

 

– Précisément.

 

– En effet, s’il débarque à Liverpool, il gagne par voie de terre la Cornouaille et le bateau de Plymouth à Guernesey. De là, par Jersey et Saint-Malo, il peut arriver aux Verdelets en déroutant les curieux qui le guettent à Lorient.

 

– C’est ce qu’il fera. Hoël est homme avisé.

 

– Eh bien ! Il faut qu’à son arrivée à Pléneuf ou aux Verdelets, Hoël trouve, pour le recevoir, quelqu’un dont il ne puisse douter. Il faut qu’on l’empêche de rien hasarder, afin de ne rien compromettre. Nous ne devons frapper le grand coup qu’avec la certitude du succès, car la vie de Mme de Kermor est menacée ainsi que celle de ses enfants, et nous avons pour adversaires des gens capables de tous les crimes… La mort du comte n’est-elle pas de leur fait ? Hoël doit en savoir quelque chose… Comprenez-vous qu’il faut me laisser tout conduire, moi qui suis au cœur de la place, qui tiens déjà une partie des secrets de ces misérables et qui seul peut mener à bien une intrigue aussi délicate ?

 

– Oui, mais comment et par qui prévenir Hoël ?

 

– J’ai trouvé, moi…

 

Et Caillebotte, qui avait pris les deux mains de Mme Legoarrec, la regardait avec ce bon et franc sourire qui commande la confiance.

 

Elle le comprit et répondit simplement :

 

– Vous avez raison, il faut bien que je serve à quelque chose.

 

– Vous ne craignez pas de laisser vos affaires en souffrance ?

 

– Non, Jean me suppléera fort bien. Quand faut-il partir ?

 

Caillebotte, qui n’avait pas cessé de surveiller la ville basse, jeta un regard attentif sur le palais de Justice.

 

– Il n’est pas encore sorti. Rien n’a bougé. Nous sommes donc libres de nos mouvements.

 

Et, revenant à Mme Legoarrec :

 

– Pensez-vous avoir fait vos préparatifs dans un quart d’heure et donné vos instructions à vos gens ?

 

– Mes préparatifs sont tout faits… Depuis huit jours, je voulais chaque matin partir pour Paris, et Rose avait rempli ma valise des objets indispensables…

 

– Et pour le reste…

 

– Je n’ai pas de grandes recommandations à faire. Jean est le plus honnête garçon du monde et le mieux entendu.

 

– Bien ; si votre absence se prolonge, nous trouverons un moyen autre que la poste pour que vous correspondiez avec eux… Mais donnez-leur cette consigne, qui peut inquiéter nos adversaires, de dire que vous avez été emmenée à Paris subitement par un parent revenu de très loin.

 

– Soyez tranquille ; la leçon faite, ils n’en démordront pas.

 

– Dans un quart d’heure, descendez avec Jean et la valise par les remparts, en évitant d’être vue ; gagnez la Grange-aux-Dîmes, j’y serai avec la carriole qui m’a amené et nous partirons ensemble… Pour plus de sécurité, voyez-vous, et pour choisir un itinéraire qui vous mette à l’abri de toute surprise, je vous ferai la conduite…

 

– Jusqu’à Pléneuf ?

 

– Ne faut-il pas que je sache bien où vous retrouver, ainsi qu’Hoël, quand le moment de le faire agir sera venu ?

 

– Vous avez raison.

 

Mme Legoarrec était absolument dominée par cette fermeté convaincue. Et dès lors qu’elle ne doutait pas de la sincérité de Caillebotte, elle était bien résolue, avec sa tête de Bretonne, de ne plus se ménager jusqu’au succès.

 

Et tandis que Coppola prolongeait sa station chez le substitut du procureur de la République de Provins, faisant miroiter à ses yeux l’avancement rapide qui récompenserait son zèle dans une affaire intéressant au plus haut point les puissants seigneurs de La Roche-Jugon, puissants même en République, Caillebotte sortait de Provins sans encombre avec Mme Legoarrec et roulait sur la route de Nogent-sur-Seine.

 

À Nogent, Caillebotte prenait à quatre heures vingt le train de Troyes, où ils arrivaient à six heures. Là, nos voyageurs changeaient de ligne et, par le chemin de fer de l’État, gagnaient Sens, Montargis, Orléans et Chartres. Puis, une fois à Chartres, ils se dirigeaient sur Lamballe. Comme cela on tournait Paris. C’était le plus long, mais le plus sûr.

 

VIII

LA CONFESSION DE L’ENFANT PRODIGUE.


Lorsque M. de Sainte-Marie des Ursins eut entraîné Urbain dans le petit boudoir attenant au salon et communiquant avec la serre, le jeune homme n’était pas encore revenu de sa surprise.

 

La scrupuleuse délicatesse du savant professeur ne pouvait être mise en doute, et pourtant il comptait parmi les habitués du salon de Mme de Frégose, parmi les amis du baron, parmi les clients des La Roche-Jugon.

 

Urbain se dit qu’il devait y avoir là quelque habileté de Coppola, qui avait abusé de l’esprit confiant de l’académicien. Et il se promit d’en avoir le cœur net. Mais ce n’était pas le lieu d’aborder la question. Encore moins se sentait-il disposé à livrer aux murailles capitonnées, mais peut-être indiscrètes de ce buen-retiro du salon jaune, les secrets de son cœur, les troubles de son esprit. Aussi, à peine assis sur un moelleux tête-à-tête auprès de son maître, jugea-t-il à propos de prendre les devants :

 

– Pouvez-vous, demain, me recevoir à déjeuner dans cette petite salle à manger de l’Institut où nous avons si bien failli nous empoisonner tous les deux, un matin que nous avions laissé traîner un godet plein de cyanure d’argent à côté de la salière ?

 

– Diable ! il m’en souvient, mon cher Urbain ; si vous ne m’aviez arrêté le bras à temps, je crois que j’aurais ce jour-là salé ma dernière omelette. Certes, venez ; je ferai défendre la porte, et nous pourrons causer tout à l’aise. C’est donc bien long ce que vous avez à me raconter ?

 

– Long… et intime… Ici nous serions interrompus trop vite… D’ailleurs, votre présence est une si rare bonne fortune pour qui vous reçoit, cher maître, que je ne veux pas qu’on m’accuse de vous accaparer à mon unique profit…

 

– Oh ! mon cher enfant,… qu’à cela ne tienne,… je viens fort souvent chez Mme de Frégose…

 

– En vérité ?

 

– Oui-da ! Je suis devenu mondain depuis que vous m’avez abandonné…

 

– Vous qui regardiez comme une affreuse corvée de sortir de votre cabinet et de votre laboratoire…

 

– J’avais tort, car de la sorte mes travaux restaient improductifs ; les quelques découvertes que j’avais pu mener à bien ne servaient à rien ni à personne… On m’a fait comprendre que je n’avais pas le droit de me désintéresser de leurs applications pratiques, de leur vulgarisation…

 

– C’est le baron, fit Urbain avec un sourire, qui vous a fait comprendre ?…

 

– Précisément, votre oncle…

 

– Oh ! mon oncle…

 

– Ne l’est-il pas ?

 

– Il le dit ; mais c’est là une question réservée. Nous causerons de tout cela à fond quand nous serons en tête-à-tête, si vous voulez bien, mon cher maître.

 

– Je le veux et j’y tiens fort…

 

– Alors, ne nous isolons pas plus longtemps ici, car déjà par deux fois M. le marquis de La Roche-Jugon a braqué son monocle sur nous, comme si notre conférence n’avait pas le don de lui plaire… Et tenez, c’est mieux encore, c’est la reine du logis qui vient vous réclamer en personne…

 

En effet, Mme de Frégose apparut dans l’encadrement des tentures de la porte.

 

M. de Sainte-Marie s’empressa au-devant d’elle.

 

Elle lui prit le bras… et, sans plus faire attention à Urbain que s’il n’existait pas, elle entraîna le secrétaire perpétuel dans la serre.

 

Mais cette courte apparition apporta au jeune homme un nouvel étonnement. Est-ce parce que Mme de Frégose avait quelque chose à obtenir de M. de Sainte-Marie qu’elle s’était faite câline et qu’elle avait su si bien modifier et adoucir son visage ? Mais, à cette heure où sa fierté dédaigneuse faisait place au plus aimable, au plus avenant de sourires, un souvenir poignant serra le cœur du jeune homme.

 

D’abord il crut qu’il était le jouet d’une hallucination.

 

– Ce sont les vins généreux du baron, se dit-il, qui me troublent la cervelle et font passer des visions sous mes yeux.

 

Mais, se rapprochant de la porte de la serre, il revit à Mme de Frégose la même expression, la même attitude.

 

– Comme elle ressemble à Mimi, murmura-t-il.

 

Puis s’écartant et cherchant à lutter contre ce qu’il croyait un caprice de ses yeux :

 

– Mais non, c’est impossible ; mon esprit, hanté, voit partout ces traits adorés…

 

Malgré lui, il revint à ce poste d’observation d’où il la voyait bien en lumière, et, faisant appel à tout son sang-froid, il étudia Mme de Frégose en artiste.

 

Au bout de quelques secondes, il reculait jusqu’au canapé et y tombait tout absorbé.

 

Ce qu’il avait cru une vision était bien réel. Les traits qu’il venait d’analyser justifiaient son impression. La ressemblance existait incontestable. Et pourtant, pour les yeux du cœur, ces deux femmes formaient le contraste le plus complet, le plus saisissant. Cet air de volonté ferme et de fierté sereine qui donnait tant d’élévation à la beauté de Mimi, devenait, chez Mme de Frégose, un sentiment d’obstination et de férocité bestiales. La seconde semblait une copie dévergondée de la première, la vierge transmuée en courtisane par l’alchimie du vice.

 

Mais ce qui avait tout d’abord empêché Urbain d’être saisi par cette ressemblance, c’était la différence de carnation, la couleur dissemblable de la chevelure et surtout la mise, la tournure, les poses, qui diversifiaient les deux femmes.

 

Mme de Frégose avait, nous l’avons dit, les cheveux du noir le plus foncé, aile de corbeau, et la peau mate, orangée, des femmes du Transtévère. Les cheveux d’Émilienne, le véritable nom de la belle Mimi, étaient d’une adorable nuance châtain clair et doré ; la peau transparente et rosée. Elle avait les yeux d’un bleu céleste, lumineux et doux. Son Sosie, dans ses prunelles sombres, enchâssait deux diamants de Bahia, ardents ou pleins de menaces. Enfin les formes accentuées de Mme de Frégose la faisaient l’aînée de quelques années au moins de l’élégante et svelte Mimi. Mais l’ovale de la figure, le profil, le dessin des sourcils, la courbe des lèvres, la forme du menton, le port de la tête, constituaient d’indéniables conformités, comme un rappel de race et d’origine.

 

Et cette pensée surgit naturellement dans le cerveau d’Urbain :

 

– Quel degré de parenté peut-il donc exister entre ces deux femmes ?

 

Et, logiquement, cette question, posée, l’entraînait à se demander de nouveau ce qu’on prétendait faire de lui, quel rôle on lui destinait dans cet imbroglio, qu’il pressentait atroce.

 

– Ces gens-là se croient très forts, se dit-il ; mais j’ai idée qu’ils ont eu trop facilement raison jusqu’ici des dupes dont ils se sont joués, et qu’ils en sont venus à compter à l’excès sur la sottise de leurs adversaires. Il s’agit de leur prouver que je ne suis pas d’une pâte si malléable et qu’on ne me pétrit pas sans mon consentement…

 

Mais un coup d’œil jeté sur la serre, où Mme de Frégose continuait à multiplier ses séductions à l’adresse de M. de Sainte-Marie, calma cette irritation amère contre ces protecteurs étranges qui semblaient vouloir s’imposer à lui…

 

– Bon ! reprit-il en lui-même, à quoi me servirait de me gendarmer à cette heure ? Ne suffit-il pas que je sois sur mes gardes ? Il est bien certain qu’ils ne m’entraîneront pas à la moindre action compromettante par excès de confiance. Je les tiens de l’œil, les bons apôtres, et le meilleur moyen de garder nos avantages, c’est de ne pas leur rompre entièrement en visière. Pardieu ! ils ne me retiendront pas de force. Je sortirai de ce repaire confortable quand il me plaira ; mais encore faut-il que mon séjour n’y ait pas été inutile à ceux que j’aime… Ma belle madame de Frégose, ce n’est pas pour rien que vous ressemblez à Mimi, et puisque ce cher oncle, ce bon Coppola, la connaît et peut-être même sait ce qu’elle est devenue, vous aussi, sans doute, êtes mêlée à sa vie et avez contribué à maintenir sur elle cette triste oppression dont je la voyais si souvent accablée. Déchiffrer cette énigme, voilà ma tâche ; et par la même occasion, veiller sur mon excellent maître. Ah ! vous êtes une charmeuse, madame, et vous semblez avoir grand’ peur qu’il ne vous échappe. Pourquoi diable ? Et qu’attendez-vous de lui ? Confidence pour confidence : il veut connaître ma navrante odyssée, il me dira lui-même, s’il le sait, le rôle qu’il joue dans vos combinaisons financières et industrielles… mais il n’en doit évidemment connaître que le côté séducteur, brillant et honorable. Je devinerai, moi, je m’en charge, le revers de cette médaille trompeuse, et je vous jure bien que vous ne le compromettrez pas, ce brave cœur ; que vous ne déshonorerez pas ce noble génie, maintenant que je suis là pour l’éclairer et lui révéler le piège.

 

Et il se prit à sourire.

 

– Je crois décidément, grommela-t-il, que le baron m’a rendu un vrai service en me décrochant de mon arbre ;… mais,… par contre, j’ai idée qu’il s’en mordra quelque jour les doigts jusqu’à la troisième phalange.

 

Et, armé du plus beau flegme, grâce à ce petit quart d’heure de méditation sage, Urbain traversa tranquillement le salon et se retira à l’anglaise, sans prendre congé ; la fatigue lui commandait la retraite et il se disait que la nuit, une nuit calme, ne pouvait manquer de le fortifier par ses excellents conseils.

 

Grâce à John, qui l’attendait, il retrouva sa chambre, s’y enferma au verrou sans vergogne et dormit d’un trait jusqu’au lendemain à huit heures.

 

Mais, au matin, sa toilette faite, il attendit vainement Coppola pour l’informer de son rendez-vous avec M. de Sainte-Marie. Coppola était loin. Urbain chargea John de le prévenir s’il revenait à l’hôtel le premier, et, de son pied léger, bien que le groom eût offert, avec insistance, de faire atteler un coupé, il traversa les Champs-Élysées pour gagner les quais et l’Institut.

 

Au bout de quelques pas, il s’aperçut qu’il était filé.

 

John avait compris qu’il ne pouvait s’opposer à sa sortie, mais voulait, pour sauvegarder sa responsabilité, pouvoir redire à Coppola tout ce qu’aurait fait le jeune homme.

 

Urbain ne s’inquiéta pas de cette preuve de la sollicitude des La Roche-Jugon à son égard et poursuivit gaiement son chemin. Allant bien réellement chez M. de Sainte-Marie des Ursins, comme il l’avait annoncé, et ne comptant aller que là, que lui importait qu’on le suivît ?

 

Seulement il se promit bien, à l’avenir, de déjouer, par des procédés à lui, cette surveillance, qui pouvait devenir gênante.

 

M. de Sainte-Marie l’attendait. Dans la salle à manger, ils trouvèrent la place d’honneur occupée par Magister, un gros chat blanc, vétéran de l’Institut, un routier des batailles de la science, qui, plus d’une fois, avait vu rougir son poil au feu du laboratoire. Magister reconnut aussitôt son vieil ami Urbain, fit le dos rond, ronronna et, finalement, vint serpenter amicalement dans les jambes du jeune homme, qui, de l’ongle, lui gratta délicatement la nuque en manière de bonjour. Et Magister, satisfait, reprit sa place à table, attendant avec une assurance tranquille la distribution des bons morceaux.

 

Dès que le café fut servi, Urbain, qui n’avait pas voulu, pendant le repas, parler d’autres choses que de quelques faits scientifiques qui les intéressaient tous les deux, son maître et lui, jugea le moment venu de s’expliquer. Comme il tenait à avoir le secret de l’embargo mis par les La Roche-Jugon sur le savant professeur, il voulut lui donner l’exemple de la franchise en racontant, sans réticence aucune, tout ce qui le concernait.

 

– J’ai bien mal payé votre affection, mon cher maître, dit-il, par cette fugue subite, dont le motif vous restait inconnu. Il faut donc, pour me justifier, que je vous ouvre mon cœur et vous fasse lire à même.

 

– Mon ami, dit M. de Sainte-Marie, je n’ai pas toujours eût des cheveux blancs, et j’ai aimé autre chose que la science. Moi aussi, certain jour, j’ai cru ma vie terminée, mon avenir condamné, parce que j’avais éprouvé quelqu’une de ces déceptions violentes qui troublent pour un temps les cervelles les mieux organisées, et si je fouillais bien dans mes souvenirs, j’y trouverais peut-être bien quelques accès d’école buissonnière qui ne le céderaient en rien à votre course au diable vauvert… L’important, c’est que vous voilà revenu, que vous me paraissez dans une meilleure disposition d’esprit pour la lutte, votre bagage philosophique s’étant augmenté, sans doute, de quelque leçon, dure mais salutaire… Eh bien, mon ami, nous reprendrons nos études et nos travaux où nous les avons interrompus, mais dans des conditions de succès toutes différentes. J’avais jadis tenté de vous faire obtenir la situation qui vous était due, et qui assurait pour vous la vie aisée et sans préoccupation qui convient à l’homme de science… De basses intrigues ont fait donner cette place à un sot personnage qui ne l’a due qu’à la platitude de son caractère ; mais aujourd’hui, il n’en va plus ainsi ; vous pourrez à votre tour choisir ce qui vous convient, et vous serez servi à souhait… Oh ! nous avons le bras long…

 

– Je le crois volontiers, répondit Urbain en souriant, et s’il y a lieu, nous en reparlerons ; mais il faut d’abord que je vous raconte mon roman,… un roman qui a failli se terminer hier de façon lugubre, et qui repart aujourd’hui de plus belle vers un dénouement mystérieux.

 

– Mon cher enfant, je suis tout oreilles.

 

– Je ne sais si je suis fait autrement qu’un autre, mais rien ne me dispose mieux au sentiment qu’une déception d’argent ou d’ambition. Le jour où je rencontrai la jeune femme qui allait dominer mon existence et s’emparer de ma pensée, j’avais justement appris, par un mot de vous, que le grade et le titre que je sollicitais m’étaient refusés. J’avais en même temps reçu la visite d’un notaire, ou du moins d’un clerc, qui m’apportait l’état de liquidation d’une petite succession qui était ma dernière ressource et que mon imagination complaisante avait grossie au delà de toute vraisemblance. Votre lettre me forçait à douter de l’avenir… Me rendrait-on jamais justice, puisque votre patronage était impuissant à m’ouvrir la voie ? Les papiers timbrés du notaire m’enlevaient mes illusions sur le présent. Les frais de justice, apurements de comptes, joints aux legs à servir par moi, réduisaient ma situation d’héritier au plus onéreux des rôles. Là où je croyais trouver la sécurité de la vie de chaque jour, je récoltais quelques misérables billets de banque, dont je pouvais facilement calculer la durée… La chute était brutale et profonde… Après un quart d’heure de rage et d’imprécations, j’éprouvai le besoin de changer d’air… J’avais soif aussi d’isolement. Il m’eût déplu de rencontrer mes figures d’habitude, de subir les questions et de recevoir les condoléances du tiers et du quart… D’ailleurs, dans ma conférence lamentable avec le clerc de notaire, j’avais mis si longtemps à réclamer des justifications impossibles, que l’heure où je vous trouvais ordinairement au laboratoire était passée, et à vous seul, qui connaissiez déjà la grosse part de mes ennuis, j’aurais pu faire l’aveu de ce complément d’infortune… Bref, pris de mélancolie noire comme le Misanthrope, je me résolus, ne pouvant

 

… fuir dans un désert l’approche des humains,

 

d’aller chercher un peu de calme et de solitude dans les bois de Marly et de Saint-Germain.

 

– Et c’est là ?

 

– C’est là que ma pauvre âme se laissa prendre dans le tourbillon qui devait m’entraîner loin de vous, loin de mes études, loin de la vie réelle. J’étais triste jusqu’à la mort. Une femme passe. Le rayonnement de son doux regard descend par hasard jusqu’à moi. Aussitôt je sens comme une flamme électrique circuler dans mes veines, et me voilà parti à sa suite avec l’inconscience de l’enfant qui court après la libellule aux ailes diaprées, sans même concevoir l’espérance de l’atteindre… Et de vrai, ce n’était pas encore de l’amour que j’éprouvais alors, c’était l’âpre désir de m’intéresser à quelqu’un qui m’attirait dans l’orbite de cette jeune femme, et l’instinct que je pouvais trouver là une sympathie active, une charité consolatrice. Certes, je m’exposais de gaieté de cœur aux plus triviales déconvenues. À quatre pas peut-être je la verrais rejoindre un mari ou un amant. Et pourtant j’étais poussé par un instinct plus fort que moi, qui me défendait tout doute, toute hésitation. Mais vous comprenez, de reste, ce travail de cristallisation d’un sentiment et je viens aux faits qui seuls peuvent vous intéresser.

 

– Eh ! mon cher fils, dit M. de Sainte-Marie, je prends plus de plaisir que vous ne supposez à ces abstractions de quintessence amoureuse ; cela me fait revivre les plus beaux jours de mon passé.

 

– Ma poursuite discrète, reprit Urbain, me conduisit rue Charlot. Mon inconnue entra dans une grande maison, un de ces anciens hôtels du Marais devenus des logis à locataires, et que la petite industrie de l’article Paris a envahis, accumulant le long du cadre de pierre de ces grandes portes artistement moulées et sculptées, une collection de tableaux indicateurs de tôle vernie, peints des couleurs les plus criardes, et qui font à ces demeures, autrefois princières, un portail d’arlequin. Par hasard, au milieu de tous ces écussons, je vis un écriteau accroché, annonçant un appartement de garçon à louer. Décidément la veine me favorisait. Un mot, un salut d’un vieil invalide qui se trouvait à la porte, m’avait prouvé que c’était bien dans cette maison qu’habitait la jeune femme. Je continuais donc ma route, agité par l’espoir de l’approcher, de vivre bientôt près d’elle et de pouvoir peut-être parvenir jusqu’à son cœur… Et une heure après, j’entrais chez la concierge de la maison…

 

– Et, dix minutes après, l’écriteau n’y était plus.

 

– Ainsi que vous le devinez, je n’étais pas disposé à être difficile, et l’appartement, quel qu’il fût, était fait pour me convenir. Pourtant, je n’eus pas à me plaindre, et l’occasion de me bien loger était vraiment heureuse. À un troisième étage, sur une cour vaste et claire, deux grandes pièces boisées, avec de superbes cheminées, des glaces dans de gracieux cadres Louis XV, un vaste cabinet noir, le tout pour cinq cents francs par an… C’était donné… Le logis m’enthousiasma si bien que, pour qu’on ne vînt pas me le contester, tandis que je m’occuperais à le meubler, je déposais immédiatement cent vingt-cinq francs aux mains de la concierge, plus trente francs pour le premier mois de ménage… Un mois de ménage payé d’avance, chose rare ; aussi je me trouvais le maître incontestable et vénéré du logement… Et je n’affirme pas qu’en ce moment, où les billets de banque du notaire reçus le matin même me permettaient d’agir en prince, je ne me sois dit avec pleine résignation qu’après tout la succession de ma tante s’était liquidée à mon avantage.

 

– Oui, tout dépend du point de vue et des circonstances. Un jour,… il y a de cela longtemps, j’allais tout plein de projets toucher le reliquat d’un travail sur lequel on m’avait fait quelques avances. J’étais persuadé qu’il me revenait une centaine de francs ; on me prouva qu’il m’était dû juste cent sous. De rage, au retour, je jetai la pièce d’argent à la volée dans ma chambre, où elle se perdit sous les paperasses et les livres qui encombraient le sol, et je me couchai sans souper. Puis je n’y pensai plus. À quelque temps de là, on me prévint de me tenir prêt pour une audience qui devait me permettre d’obtenir une mission qui serait peut-être le point de départ de ma fortune scientifique, et qui le devint en effet… Mais comment me présenter ? Mon habit était en gage et mon gousset vide… Je commençais à maudire le sort qui s’acharnait après moi, quand, d’un coup de pied ayant fait voler en l’air quelques vieux bouquins qui gênaient ma promenade furieuse entre les quatre murs de ma chambrette, je fis en même temps rouler cette pièce de cent sous que j’avais si bien méprisée quinze jours auparavant et dont je n’avais plus gardé le souvenir… Je pus dégager mon habit… Pauvre pièce de cent sous, comme j’avais été ingrat envers elle !… Elle a engendré depuis lors bien des billets de mille francs à son dédaigneux possesseur.

 

– Moi aussi j’avais, d’un geste de mépris, fourré en tapon dans ma poche les papiers bleus de mon notaire, et le soir je leur rendais grâce. Car j’eus ainsi le moyen, sans trop écorner cette dernière ressource, de m’installer convenablement dans mon appartement de la rue Charlot…

 

Et encore ne me doutais-je pas, en faisant le petit emménagement des meubles que je venais d’acquérir chez les brocanteurs du Temple, à quel point le sort me favorisait. Mon logis s’ouvrait sur un vaste palier percé de plusieurs portes. Presque toutes avaient des inscriptions mentionnant le nom et le métier de l’occupant. C’étaient des bijoutiers en faux, des éventaillistes, des maroquiniers. Sur la porte qui faisait face à la mienne, une petite carte de visite était collée à la gomme. Et ce n’est pas sans émotion et sans un secret espoir quo j’y lus ce nom : Mlle Émilienne, et au-dessous, écrit à la main, d’une écriture élégante, le mot : Fleurs… Je me plaçai aussitôt en observation et j’acquis bientôt la preuve que je ne m’étais pas trompé. Comme je me tenais aux aguets derrière un œil-de-bœuf qui, de chez moi, prenait jour sur l’escalier, ma voisine sortit, un petit carton à la main. Mon inconnue n’était autre que Mlle Émilienne.

 

– Voilà qui marche vite…

 

– Oh ! pas tant que vous le pouvez supposer. J’étais, il est vrai, dans une admirable situation pour ne pas perdre de vue l’objet de mes rêves. Mais vous verrez que ce palier n’était pas facile à traverser. Certes, avoir pour voisine une jolie fleuriste dans une de ces ruches ouvrières du Marais, cela ressemble au début d’une de ces aventures de la vingtième année qui se dénouent un beau dimanche par un déjeuner au Bas-Meudon. Mais Mlle Émilienne n’était pas une grisette en quête de parties de campagne, il ne m’était point permis de m’y tromper. D’ailleurs, mon cher maître, une grisette, ce jour-là, ne m’eût pas fait tourner la tête.

 

Pour m’entraîner de la terrasse de Saint-Germain à la rue Charlot, pour m’amener à prendre d’assaut la maison et m’y installer sur l’heure, oublieux de mes efforts de la veille et insoucieux de mes obligations du lendemain, il fallait, je vous l’ai dit, un attrait bien puissant. Dès le premier coup d’œil, en Mlle Émilienne, on reconnaissait la race. Évidemment elle avait été élevée dans le milieu le plus distingué, et quelques subits revers de fortune avaient dû la forcer à se déclasser. Mais en cherchant à vivre de son travail, elle n’avait rien modifié à ses allures natives.

 

C’était toujours la Parisienne, élégante en dépit de la plus stricte simplicité, distinguée dans sa démarche et modeste sans timidité. Sans doute depuis plusieurs années déjà, ayant à gouverner sa vie elle-même, avait-elle pris cette attitude résolue et digne qui vous défend des indiscrets et vous protège contre les insolents.

 

Par Mme Bellamy, la concierge et ma femme de ménage, j’obtins quelques renseignements. Pas nombreux ni détaillés, par exemple, bien qu’elle me rapportât, je crois, tout ce qu’elle savait. Mais elle ne savait pas grand’chose.

 

Mlle Émilienne demeurait rue Charlot depuis un an environ. À son arrivée, elle était en grand deuil, et Mme Bellamy avait cru comprendre qu’elle avait perdu sa mère depuis peu. Elle vivait d’une petite rente dont un notaire venait lui apporter les quartiers régulièrement tous les trois mois, et son revenu s’augmentait du produit de son travail de fleuriste. Elle était, affirmait-on, très habile en son métier, artiste même, et ne travaillait que pour une maison renommée pour la perfection de ses modèles.

 

De visites, elle n’en recevait aucune que celle du notaire, qui, sans doute, avait dû la connaître dans une autre situation, puisqu’il lui donnait cette marque particulière de considération de venir en personne lui compter les deniers de sa petite fortune… Quand je dis qu’elle n’admettait personne chez elle, je fais erreur ; elle avait pris en affection la petite Zélie, une nièce de Mme Bellamy, une enfant de dix à onze ans, qu’elle avait choisie d’abord comme sa petite femme de confiance, la chargeant de ses commissions du matin, et que, peu à peu, elle avait appréciée pour la vivacité de son intelligence, à ce point qu’elle en avait fait une petite élève fleuriste.

 

Zélie, qui avait pris goût à la fabrication des fleurs, était très fière de sa belle patronne, qu’elle adorait et qu’elle n’appelait jamais que Mlle Mimi, par habitude d’enfant. Et Zélie avait si bien fait autorité dans la maison et dans le quartier, que, lorsqu’elle parlait de sa locataire, Mme Bellamy la nommait Mlle Mimi, et que très respectueusement, en la saluant au passage, les voisins disaient : Voilà la belle Mlle Mimi qui passe !

 

Je ne vous ai pas encore parlé du père Bitard. Le père Bitard, était, disait-on, l’oncle de la petite Zélie. En réalité, cette parenté n’existait pas, j’ai eu lieu de le croire depuis. Vieux soldat, invalide pensionné, décoré, il prenait ses repas chez Mme Bellamy, et habitait au cinquième étage une petite mansarde. Mais j’appris plus tard que son installation rue Charlot avait à peu près coïncidé avec l’emménagement de Mlle Émilienne, pour laquelle il ne déguisait pas son admiration affectueuse et son dévouement à toute épreuve. Tout d’abord il me regarda de travers et sembla me considérer comme un intrus et un ennemi. J’étais pourtant très bien dans les papiers de Mme Bellamy ; j’avais même réussi, par quelques menus cadeaux offerts à propos, à conquérir la bonne amitié de Zélie, qui devenait à mes yeux un personnage important et dont la faveur m’était précieuse. Mais le vieil invalide grommelait encore sur mon passage, me rendant à peine le salut que je ne lui marchandais jamais.

 

Et lui aussi, je voulais le compter parmi mes alliés, car, une ou deux fois, de ma fenêtre, j’avais pu le voir dans la cour, parlant, au passage, à Mlle Mimi, tête nue, comme un serviteur respectueux, mais avec une animation qui démontrait une véritable confiance de la part de la jeune fille, et qui me donnait à croire qu’il y avait entre eux un autre lien que celui des petits services domestiques qu’il semblait si heureux de lui rendre.

 

Cependant quinze jours s’étaient écoulés déjà, et je n’étais pas plus avancé. Je savais, il est vrai, à quelles heures Mlle Émilienne sortait, environ tous les deux jours, pour aller porter, dans un petit carton, le produit de son travail à la maison qui l’employait. Un soir même, que j’avais eu la précaution de quitter mon logis avant sa sortie, je pus, sans qu’elle m’aperçût, l’accompagner de loin, – malgré moi, j’étais jalousement inquiet et voulais m’assurer par mes yeux de ce qui se passait durant ces courtes absences. Elle me conduisit ainsi rue du Caire, et au bout, de vingt minutes, ressortait de la fabrique et, reprenait, de son pas égal et résolu, le chemin de la rue Charlot.

 

Parfois aussi, quand elle éprouvait le besoin de se reposer par une courte promenade et d’aller prendre l’air, elle emmenait Zélie, et comme les enfants se plaisent à redire les étonnements qu’ils ont éprouvés, Zélie ne manquait pas, le lendemain, de me raconter que Mlle Mimi lui avait fait faire une belle promenade ; elles avaient été tantôt aux Champs-Élysées, où elle avait admiré la souplesse de Guignol et de son chat ; tantôt au Jardin des Plantes voir les lions, les tigres et les serpents ; parfois même, le dimanche, sa grande amie la conduisait à la campagne et toutes les deux revenaient avec d’admirables bouquets de fleurs des champs, qui étaient, pour Mlle Émilienne, le modèle vivant à étudier et à reproduire.

 

Quand je la rencontrai à Saint-Germain seule, Zélie était souffrante, alitée, prise d’une indisposition d’enfant. Peut-être, sans cela, Mlle Émilienne, ayant la petite fille avec elle, n’eussé-je pas osé la suivre.

 

En vain je me creusais la tête pour trouver un procédé naturel de rapprochement. Je n’étais même pas servi par ces petits incidents de voisinage qui permettent et autorisent une demi connaissance. Pour Mlle Émilienne, que ce fût ou non parti pris de sa part, je n’existais pas. J’avais beau combiner mes sorties et mes rentrées, jamais je n’arrivais à la croiser sur l’escalier ou dans la cour, ce qui m’eût autorisé à la saluer, et j’attachais un prix infini à ce salut donné et rendu.

 

Peut-être m’avait-elle deviné, reconnu, à la gare de Saint-Germain, le jour de notre rencontre ; mon insistance à passer et à repasser devant le wagon des dames où elle s’était réfugiée, avait sans doute suffi à graver mes traits dans sa mémoire, et m’apercevant le lendemain installé dans sa maison, porte à porte, elle me tenait en grande défiance et me traitait en ennemi.

 

Sur ce point, je ne me trompais qu’à moitié, je l’ai su plus tard.

 

Enfin, un dimanche, je trouvai le vieil invalide fumant sa pipe à la porte de la loge, dans la cour.

 

Ce n’était pas chose rare, du reste. Mais, d’habitude, les jours de semaine, le brave sergent, – il avait les doubles galons d’argent, – fumait prosaïquement une pipe Gambier d’un remarquable culottage ; ce jour-là, c’était sa pipe des dimanches et fêtes, sans doute, dont il semblait aspirer et expirer religieusement la fumée, et la forme de cette pipe me frappa.

 

C’était un magnifique morceau d’écume de mer sculpté, dont le fourneau représentait une énorme tête d’Arabe aux yeux d’émail et coiffé d’un fez. À l’usage, le visage du Kabyle s’était bronzé, les yeux étaient restés blancs.

 

Le modèle est connu et a été multiplié à l’infini par les sculpteurs d’écume ; mais celui-là avait des dimensions peu communes et qui réveillèrent en moi un vieux souvenir d’enfance.

 

– Vous avez là une maîtresse pipe, mon sergent, dis-je au père Bitard, un vrai chef-d’œuvre.

 

Il me regarda du coin de l’œil en hochant la tête, par manière d’assentiment, mais sans répondre.

 

– Il y a quelque vingt ans, encore tout gamin, j’en ai tenu souvent une toute pareille entre les mains.

 

– Vous ? daigna-t-il répondre d’un air narquois.

 

– Oh ! je ne la fumais pas, rassurez-vous ; mais un ami de mon père, un vaillant colonel africain me la confiait volontiers, en me chargeant de la bourrer…, ce qui me ravissait.

 

– Je disais aussi…

 

– Peut-être l’avez-vous connu vous-même, quand vous étiez au service,… mon colonel,… il est général aujourd’hui, le général Beauchêne…

 

Le vieux troupier devint pâle et se leva, serrant convulsivement la tête d’écume dans sa main.

 

Je vis que sa main tremblait.

 

– Si je l’ai connu !… murmura-t-il.

 

Et tendant la main vers moi et me mettant le Kabyle noirci sous les yeux :

 

– C’est sa pipe !…

 

– Mon Dieu, excusez-moi, dis-je, me méprenant sur la cause de son émotion ; le brave général serait-il donc mort subitement sans que je l’aie appris ?

 

– Mort ? non, répondit-il brusquement,… il est sénateur.

 

Je restai interloqué, et je contins une forte envie de rire, car en me disant que le général n’était pas mort, mais sénateur, Bitard, par l’inflexion de sa voix, semblait mentalement ajouter : « Ce qui ne vaut guère mieux. »

 

Bitard tenait-il donc nos sénateurs en si piètre estime ? Était-ce un bonapartiste enragé que ce vieil invalide, qui ne pardonnait pas à son général d’avoir passé à l’ennemi en se ralliant à la République ? Ou plutôt la gloriole d’être sénateur avait-elle si bien troublé la cervelle du général, qu’à partir de ce moment il eût rompu avec ses anciennes affections et renié ses compagnons d’armes ?

 

Sans doute, cette dernière hypothèse frisait la vérité, car Bitard, se rasseyant, reprit d’une voix assombrie :

 

– Je ne l’ai guère quitté durant seize ans. Quand il a été placé dans le cadre de réserve, j’étais réformé et pensionné. Il avait voulu faire de moi son majordome, et je crois bien que nous aurions pris notre dernière feuille de route ensemble, sans des événements…

 

Il s’interrompit un instant, me regarda, et achevant brièvement sa confidence :

 

– Sans des événements qui ne regardent que lui et moi.

 

Comme bien vous pensez, je me gardai d’insister. Mais de nouveau, considérant curieusement la pipe :

 

– Je ne me trompais donc pas, dis-je à Bitard, c’est bien là ma vieille amie de Grenoble.

 

– Ah ! c’est à Grenoble que vous avez connu…

 

– Le colonel Beauchêne du 54e de ligne. Nous sommes un peu parents.

 

– Comment ?

 

– C’est à Grenoble qu’il s’est marié.

 

– En effet.

 

– Et Mlle Laure Bertin-Nargeot, qui est devenue Mme Beauchêne, était la petite cousine et l’amie de ma mère.

 

– Mais alors, vous êtes le fils du conservateur des forêts ?

 

– Précisément, le fils de Quentin-Sauveur Ribeyrolles, conservateur des forêts, en résidence à Grenoble, 14e arrondissement forestier.

 

– Voilà qui est particulier, murmura Bitard, moitié content, moitié fâché.

 

Et il me regardait profondément dans les yeux, comme s’il se demandait s’il devait se réjouir ou s’inquiéter de la rencontre.

 

Je subis cet examen avec une véritable anxiété, car il me semblait que du jugement favorable ou contraire du vieil invalide dépendait entièrement le sort de mes amours.

 

Mais, sans doute, l’impression fut bonne.

 

Je ne devais certes pas avoir l’air d’un imposteur, malgré la peine que j’avais à dissimuler mon émotion, car il rompit tout à coup le silence, et, de son ton le plus aimable :

 

– Vous aviez un brave homme de père, me dit-il. Je l’ai connu à notre retour d’Afrique, en 1864, lors de la promotion du général. Avant de nous aller installer à Nancy, où nous devions faire partie du 3e corps, nous sommes venus passer six semaines à Grenoble, chez M. Ribeyrolles, vous étiez alors à Paris…

 

– Au lycée Louis-le-Grand.

 

– Sans quoi vous eussiez connu Bitard, votre serviteur.

 

– Qui probablement m’eût fait sauter sur ses genoux, en me racontant ses campagnes.

 

– Peut-être bien, fit-il en souriant.

 

– Et dire que sans cette pipe…

 

– Ma foi ! il est probable que j’aurais continué à vous regarder en chien de faïence… Mme Bellamy ne vous appelait jamais que M. Urbain. Comment me serais-je douté ?…

 

– On dit pourtant que je ressemble fort à mon père.

 

– Et c’est vrai… j’ai bien retrouvé ses traits quand je vous ai dévisagé tout à l’heure… Ah ! vous avez fait une bien grande perte en le perdant, le cher monsieur, mais mon général aussi, et s’il avait vécu un peu plus longtemps, il eût empêché bien des choses…

 

De nouveau il s’arrêta et fronça le sourcil, s’apercevant sans doute qu’il bavardait outre mesure et se laissait aller à parler de faits qu’il devait taire.

 

– Mais suffit, reprit-il en jetant machinalement un regard sur la fenêtre de Mlle Émilienne, nous sommes gens de revue, puisque vous êtes notre locataire, monsieur Urbain, nous recauserons de Grenoble et de vos bons parents ; voilà l’heure où Zélie sort du catéchisme, je vais au-devant d’elle.

 

Et il me tendit sa main, que je serrai avec une véritable ivresse.

 

De fait, cet incident étrange, cette reconnaissance inattendue me comblaient de joie. Bitard devenait mon allié et mon témoin, sans s’en douter. Je comptais me présenter à lui sous le meilleur jour, lui prouver que je valais quelque chose, que j’étais bien le digne fils de mon père, dont il regrettait si vivement la mort, et une fois sa confiance gagnée, il ne fallait plus qu’une circonstance favorable, et sans doute ma voisine sortirait de sa réserve et daignerait s’apercevoir de mon existence. Pour le moment, mes espérances s’arrêtaient là.

 

Vous voyez, cher maître, que j’étais modeste en mes vœux.

 

C’est que j’étais véritablement épris et que mon amour grandissait chaque jour, accru par les obstacles, surexcité par le mystère qui enveloppait l’existence digne et laborieuse de Mlle Émilienne.

 

Le vieux sergent était une nature rude, mais franche, qui ne savait pas aimer ou haïr à demi.

 

Au bout de trois jours, nous étions les meilleurs amis du monde. Il venait, au moins une heure par jour, fumer sa pipe dans la grande chambre dont j’avais fait un laboratoire, et tailler une bonne bavette. Et je ne me gênais pas pour lui avouer ce que je pouvais dire des plus grosses tristesses de ma vie. Il me plaignait fort et m’en aimait davantage.

 

Mais jamais je ne laissai échapper la moindre allusion à ma voisine.

 

Il voulut, il est vrai, savoir quel hasard m’avait fait choisir mon logis rue Charlot, loin du centre des études scientifiques auxquelles, je ne le cachais pas, j’avais voué ma vie. Ici je fus forcé d’abuser un peu de sa confiance.

 

Ne pouvant lui dire quel attrait m’avait attiré dans cette maison, je racontai que j’avais voulu m’isoler de tous ceux qui me connaissaient, pour pouvoir mener à bien la solution d’un important problème qui était depuis quelque temps à l’ordre du jour de la science. Je me promettais d’étonner mes rivaux en reparaissant maître privilégié d’une vérité nouvelle. D’ailleurs, la proximité des Arts et Métiers et de l’École centrale mettait à ma disposition des laboratoires très riches et des bibliothèques précieuses.

 

Le prétexte était suffisant, logique, probable ; il l’accepta sans le discuter.

 

Cette petite enquête fut le dernier symptôme de sa défiance. À partir de ce moment, il s’abandonna davantage, sans me rien dire, toutefois, des préoccupations que le souvenir du général Beauchêne avait paru réveiller en lui, et sans jamais parler non plus de Mlle Émilienne.

 

Lui avait-il au moins expliqué notre liaison subite et son origine ? Je le crois volontiers, car elle se dissimula un peu moins, ne sembla plus craindre de se montrer à sa fenêtre ou de me rencontrer dans l’escalier. Une ou deux fois je pus enfin, sans mot dire, la saluer au passage, mais avec un battement de cœur si violent, que mon visage en dut sans doute étrangement pâlir.

 

Un accident, qui aurait pu avoir des suites graves, que j’eus la bonne fortune de conjurer moi-même, opéra ce rapprochement désiré par moi et rompit la glace entre nous.

 

Ce jour-là elle avait été avec Zélie faire sa récolte de fleurs dans le parc de Saint-Cloud.

 

Et de ma fenêtre, où je me trouvais avec l’ami Bitard, moi rêvant, lui fumant et causant, je les vis revenir toutes deux rapportant la flore entière du parc et du bois en deux énormes bottelées multicolores, d’où jaillissaient quantité d’herbes fines.

 

Mme Bellamy, profitant de ce que l’enfant montait jusqu’à mon étage, lui remit pour moi une revue scientifique que je me faisais adresser rue Charlot, au simple nom de M. Urbain.

 

Zélie vint donc frapper à ma porte, tandis que Mlle Émilienne rentrait chez elle. Elle eût pu se borner à me tendre le journal et rejoindre aussitôt sa grande amie ; mais, apercevant le vieux sergent, elle courut lui tendre ses joues, comme elle en avait l’habitude, et s’arrêta pour nous raconter les enchantements de sa promenade à travers les bois de Saint-Cloud et de Ville-d’Avray.

 

Sa surexcitation me frappa d’abord, et je pensai que le grand air l’avait quelque peu grisée.

 

Seulement je m’étonnais de lui voir les pupilles extrêmement dilatées et les pommettes enflammées d’une rougeur de fièvre, quand tout à coup elle chancela, portant la main à son cœur, tourna sur elle-même en battant l’air, et si je ne m’étais aussitôt précipité pour la recevoir dans mes bras, elle fût tombée à terre comme une masse.

 

– Nom d’un tringlot ! hurla Bitard, effrayé ; qu’est-ce qu’il y a, Zélie ?… Ma petite Zélie ?

 

Mais elle ne pouvait pas lui répondre. Elle était raide, convulsée, les dents serrées, les yeux blancs, vraiment effrayante à voir.

 

Je la portai sur mon lit.

 

– Allez chercher sa tante, qu’on sache ce qu’elle a fait aujourd’hui qui puisse nous expliquer l’accident.

 

– Oui, oui,… vous avez raison…

 

Et ouvrant ma porte, le père Bitard se mit à crier de sa voix la plus forte :

 

– Mademoiselle…, mademoiselle Mimi, venez vite, de grâce… Zélie se meurt…

 

Toute la maison fut bientôt en révolution et mon logis envahi par les curieux.

 

Mais, la première à l’appel de Bitard, Mlle Émilienne était accourue. Amenée par l’invalide, elle était entrée jusqu’à ma chambre, et comme je me retournais, tout absorbé et tout ému par l’état de Zélie, je la vis devant moi, m’interrogeant du regard.

 

Un frisson me courut par le corps ; mais ce n’était pas le moment de s’abandonner, et, par un puissant effort sur moi-même, je repris tout mon sang-froid.

 

– Si les symptômes ne me trompent pas, répondis-je au regard de Mlle Émilienne, le mal pourra être promptement conjuré… J’ai fait quelques études de médecine, et je vois là très nettement l’influence d’un violent narcotique…

 

– Un narcotique ?…

 

Regardez le gonflement des yeux, la dilatation des pupilles, cette raideur cataleptique des membres ; tenez, c’est seulement par des mouvements convulsifs que la pauvre enfant donne signe de vie.

 

– Mais si ce n’était pas ce que vous pensez…, car enfin, avec moi, je suis bien sûre qu’elle n’a rien bu qui ait pu lui produire cet effet-là.

 

– Attendez ;… ce n’est pas seulement par une boisson narcotique que se produisent ces accidents…

 

Je venais d’apercevoir une tige verte mâchonnée, qui sortait du coin des lèvres.

 

Je l’arrachai, car les dents, serrées, ne voulaient pas s’écarter, et j’en écrasai les filaments entre mes doigts.

 

Et je me souvins alors que Zélie était entrée chez moi un gros bouquet à la main. Au moment de son évanouissement, elle avait laissé tomber le bouquet à terre et nous ne nous en étions pas occupés.

 

– Le bouquet ? dis-je à Bitard, en le lui désignant du geste.

 

Il me l’apporta. D’un coup d’œil, tout s’expliqua pour moi.

 

– Voyez, dis-je à Mlle Émilienne, qui semblait déjà avoir deviné mes craintes ; voyez, mademoiselle, je ne me trompais pas. Machinalement, sans que vous l’ayez vue, l’enfant s’est amusée à mordre au hasard dans son bouquet et à mâcher quelques fleurs ; ces quelques tiges décapitées nous le démontrent… et je les reconnais, ces plantes perfides… Celle-ci, c’est la ficaire renoncule à fleurs jaunes ; cette autre, c’est l’anémone des bois, la sylvie à fleurs blanches… Voici la tige de l’aconit, coupée également par les quenottes de la pauvre petite.

 

– Mais il faut agir…

 

– Tranquillisez-vous, je réponds de sa vie. Bitard, courez chez le pharmacien avec cette petite note…

 

J’avais formulé une brève ordonnance : quinze centigrammes d’émétique additionnés d’un gramme d’ipécacuanha.

 

– Avec cela nous provoquerons les vomissements et nous lui débarrasserons l’estomac. Que Mme Bellamy prépare une grande jatte de café noir :… il faut combattre l’assoupissement. Vous prendrez de plus, Bitard, de la noix de galle, dont nous lui administrerons une décoction… Mais d’abord, il faut, mes bons amis, laisser la chambre libre…

 

Je m’adressais ainsi à quelques voisins qui avaient pénétré chez moi et entouraient le lit en nous assourdissant de leurs piaillements lamentables.

 

– Vous pouvez être rassurés, leur dis-je, le mal est connu et n’aura pas de suites ; mais, pour les soins à donner, mademoiselle suffira avec le père Bitard et moi.

 

Mlle Émilienne, lorsque Bitard fut de retour, demanda que nous transportions chez elle la petite Zélie, pour la coucher dans son lit. Ce que nous fîmes.

 

Ce fut ainsi que, pour la première fois, je franchis sa porte.

 

Dès que les premiers soins eurent été donnés à l’enfant, le traitement à suivre bien établi par moi et opérant déjà de façon rassurante, par discrétion, je voulus me retirer.

 

Ce fut elle qui me retint.

 

– Vous avez si bien travaillé, monsieur, me dit-elle, au salut de ma chère petite malade, que je ne serais pas tranquille si vous vous éloigniez… Ne pourrait-il se présenter quelque complication ?

 

– Pour le moment, je ne crains que la persistance de l’assoupissement… Il y a divers moyens de le combattre.

 

– Restez donc,… une nuit blanche est bientôt passée et M. Bitard nous tiendra compagnie.

 

Le vieux sergent fit un signe d’assentiment.

 

Et je m’empressai de déclarer que, si j’avais voulu rentrer chez moi pour ne pas l’importuner, j’étais d’avance bien résolu à rester debout pour accourir me mettre à sa disposition au premier appel.

 

J’étais rassuré sur le sort de Zélie ; l’émétique avait fait son œuvre, le café noir et la noix de galle eurent raison du sommeil atrophiant dû au poison des renonculacées, ces Borgia du règne végétal, comme les appelle un vieux naturaliste. Aussi, ayant la conscience d’avoir exécuté juste à point tout ce qu’il convenait de faire en pareil cas, je m’abandonnais avec ivresse aux douceurs de cette intimité improvisée.

 

L’étourderie de l’enfant m’avait permis de faire un grand chemin en peu d’heures.

 

Pour moi, cette nuit blanche fut un enchantement. J’étais près d’elle, je pouvais lui parler, j’avais gagné sa confiance et son estime. Mes yeux, sans indiscrétion, pouvaient la contempler à loisir. Vingt fois, en préparant les potions, en les administrant à Zélie, en frictionnant ses pauvres petits membres engourdis, nos mains se rencontraient. Comme Bitard, elle m’appelait monsieur Urbain, et j’aurais presque eu le droit de l’appeler mademoiselle Émilienne… mais je n’osais encore…

 

Au milieu de la nuit, vaincu par la fatigue, le vieux sergent s’endormit dans son fauteuil… Nous deux, jeunes, alertes, animés d’un zèle fiévreux, nous ne quittâmes pas, l’un le chevet, l’autre le pied du lit où on avait couché Zélie…, le seul lit de l’appartement, celui de Mlle Mimi.

 

Peu à peu, il me parut qu’un voile de tristesse couvrait les traits charmants de ma compagne de veille. Je n’osais l’interroger ; mais, feignant de croire que son émotion provenait de l’état de Zélie, je me permis de lui dire de ne pas se laisser aller aux inquiétudes dont je croyais lire la trace sur son visage.

 

– Vous pouvez vous fier à mon expérience, lui dis-je : à cette heure, Zélie est absolument tirée d’affaire.

 

– Je vous crois, me répondit-elle, et vous n’essayeriez pas de me donner une confiance que vous n’auriez pas… Mais si vous avez deviné l’angoisse qui m’a serré le cœur à l’instant, je dois vous en dire la cause : c’est que cette veille me rappelait les nuits douloureuses que j’ai passées, il y a dix-huit mois à peine, au chevet de ma mère mourante.

 

– Pardonnez-moi…

 

– Je n’ai rien à vous pardonner… Ce souvenir, toujours présent à ma pensée, devait être fatalement plus cruel en cette circonstance… hélas ! elle m’a quittée bien vite…, toute jeune encore…

 

– Quel mal si violent ?

 

– Aucun… Le chagrin l’a minée…

 

– Et la consomption est venue…

 

– Oui, rapide et terrible en ses effets.

 

– Ne pouvait-on changer le cours de ses idées, lui rendre ses forces en la détournant de cette pensée obsédante qui faisait l’office d’un poison lent, mais sûr ?

 

– C’était une âme tendre. Ma pauvre mère n’avait pas l’énergie qui permet d’envisager la lutte sans faiblir. Victime d’un déni de justice affreux, elle a succombé à son indignation. La blessure faite à son cœur n’a pu se cicatriser : elle en est morte.

 

Je la regardais attentivement comme elle parlait et je vis briller un éclair de révolte dans ses yeux, ordinairement si doux.

 

– Vous n’eussiez pas succombé comme elle, il me semble, mademoiselle, lui dis-je, car moi, qui suis bon physionomiste, je crois pouvoir affirmer que vous joignez aux qualités affectives que, d’un mot, vous m’avez révélées chez Mme votre mère, une fermeté de caractère et une intelligence résolue qui vous donneraient la force de mépriser l’injustice et peut-être aussi d’en avoir raison.

 

Un triste sourire effleura ses lèvres.

 

– Vous ne vous trompez pas, monsieur, me répondit Mlle Émilienne ; je crois posséder cette résolution et cette volonté qui manquaient à ma pauvre mère et que je n’ai pu lui communiquer, par malheur… Mais savez-vous bien que vous êtes effrayants, vous autres savants, comment dit-on ? physiognomonistes et physiologistes, je crois…

 

– C’est bien cela…

 

– Vous qui déchiffrez un visage comme un numismate traduit les abréviations d’une médaille, et qui connaissez des gens, avant même qu’ils n’aient parlé, et leurs vices et leurs passions…

 

– On se trompe parfois, car la nature a ses caprices, mais il est des signes bien éloquents…, les lignes du front, le regard et le jeu des paupières, la coupe des lèvres et le sourire.

 

– Alors on voudrait en vain dissimuler,… vous percez les consciences… Voilà qui est terrible…

 

– Le résultat des observations n’en est pas tout à fait arrivé là. Beaucoup d’exceptions ont contrarié les règles admises et les principes posés par le chef de l’école. Mais de tout cela, vous n’avez pas lieu de vous préoccuper, que je sache.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais, c’est que les consciences difformes, les âmes avilies ont seules intérêt à cacher leurs pensées troubles et leurs préoccupations louches, et que les esprits de lumière, qui vivent dans le plein jour du devoir n’ont rien à craindre des physiologistes, si perspicaces qu’on les suppose.

 

Au fond, c’était bel et bien un madrigal que je lui débitais là, mais si soigneusement enveloppé dans une apparence de théorie scientifique, qu’elle le laissa passer sans en paraître froissée.

 

Et nous continuâmes ainsi à causer jusqu’au jour, nous abandonnant à nos souvenirs, échangeant sans embarras les demi -confidences de deux cœurs qui ont également souffert.

 

L’analogie des situations, une certaine conformité de pensée, me faisaient gagner rapidement du terrain dans ses sympathies.

 

Et au matin, quand nous nous séparâmes, au chevet du lit de la petite convalescente, d’elle-même Mlle Émilienne me tendit la main.

 

Désormais, j’étais pour elle un ami.

 

Mais la santé de Zélie pleinement rétablie, les occasions de rapprochement se firent très rares, et je n’osais pas me permettre d’aller faire à ma voisine même une courte visite, sans y être invité.

 

Et comme elle avait repris ses habitudes de travail isolé, moi-même je ne bougeais guère plus de chez moi.

 

Ce fut encore Bitard qui me vint en aide.

 

L’accident de Zélie lui avait donné à réfléchir et il lui poussa en tête une idée superbe, – était-elle bien de lui ? – pour prévenir le retour d’une semblable imprudence.

 

Un soir, il me dit :

 

– Vous travaillez trop, vous ne sortez pas assez. Un beau garçon comme vous, ça a besoin de grand air. Vous finirez par vous brûler le sang… Si vous voulez m’écouter, je vais, moi, vous organiser un régime de distractions qui fera du bien à tout le monde ici.

 

– Vous êtes homme de bon conseil, Bitard, et si ce que vous avez à me proposer ne m’éloigne pas trop du logis…

 

J’avais comme un pressentiment et le cœur me battait.

 

– Vous savez la botanique ? me demanda-t-il.

 

– Je m’en suis particulièrement occupé à un certain moment de mes études.

 

– Vous pourriez apprendre à Zélie à distinguer les plantes malfaisantes de celles qui ne sont pas dangereuses ?

 

– Assurément, m’écriai-je, le voyant venir.

 

– Eh bien ! c’est demain dimanche, et je vous propose une partie à quatre.

 

– Une partie à quatre ?

 

– Que nous pourrons renouveler jusqu’à la fin de la belle saison…

 

– Expliquez-vous, de grâce, Bitard… Je ne comprends qu’à demi…

 

Je devinais fort bien, mais j’avais soif d’une certitude.

 

– Mais c’est bien simple :… nous partirons le matin avec des provisions que je porterai, moi, comme cantinier du détachement ; nous irons à Meudon ou à Saint-Cloud, ou à Viroflay, au choix des préopinants ; pour déjeuner, nous ferons notre popote sur l’herbe, et, le soir venu, nous rentrerons dîner au quartier.

 

– Avec Zélie ?…

 

– Et Mlle Mimi.

 

– Mais consentira-t-elle à nous accompagner ?

 

– Oh ! c’est convenu, je lui en ai déjà parlé.

 

– Et elle a accepté ?

 

– Mais de grand cœur…, dans l’intérêt de Zélie. Elle a trouvé mon idée très pratique, et elle compte bien profiter aussi de la science que vous possédez de tous ces herbages, qu’elle ne connaît qu’imparfaitement.

 

– Ma foi, Bitard, je suis absolument de l’avis de Mlle Émilienne, votre idée est lumineuse, et ces charmantes promenades, en me reposant l’esprit, vont me faire un bien énorme.

 

– Parbleu ! vous n’en serez que plus frais pour travailler au retour.

 

Et le lendemain, nous descendions prendre tous les quatre, au quai de la Grève, le bateau qui devait nous conduire au Bas-Meudon.

 

Bitard, chargé d’un havresac, où notre déjeuner avait été soigneusement enfermé, eut, au départ, un mot qui me charma.

 

– En route, la petite famille ! s’écria-t-il.

 

À partir de ce jour, mon cher maître, je comptai trois semaines de délices.

 

Le dimanche, nous courions les bois des environs, de huit heures du matin à six heures du soir, et, pour que la journée finît aussi bien qu’elle avait commencé, j’avais obtenu qu’un dîner, préparé et servi par Mme Bellamy, nous réunirait ces soirs-là tous chez moi.

 

Le jeudi, nous consacrions nos après-midi à des promenades en ville, au Jardin des Plantes, au Jardin d’Acclimatation, dans les musées et partout. Je remplissais en conscience et avec la plus vive joie mon rôle d’instructeur et de cicérone.

 

Ah ! mon ami, comme on arrive rapidement à se bien connaître quand on vit, côte à côte, de cette existence de labeur intelligent, de distractions honnêtes, d’amitié loyale.

 

Jamais un mot de tendresse ne s’était échappé de mes lèvres… Je me serais bien gardé de risquer le moindre aveu… À quoi bon les paroles quand les faits parlent d’eux-mêmes ? Mlle Émilienne était femme. Elle m’avait bien vite deviné et compris, et me savait bon gré de ma réserve. Nos esprits s’étaient fondus, nos cœurs se répondaient ; nous le savions et, d’un regard, d’un serrement de main, nous nous étions ainsi mystérieusement fiancés. Nous nous disions qu’une heure viendrait où nous pourrions penser tout haut, et nous l’attendions sans impatience, car nous étions déjà aussi sûrs l’un de l’autre que si nous eussions échangé des serments.

 

Cependant je sentais un mystère dans la vie de Mlle Émilienne. Sans en être certain, je croyais bien que Bitard devait le posséder en partie. L’amitié très vive qu’elle portait au vieil invalide me donnait lieu de penser qu’il avait dû la connaître bien jeune. Peut-être l’avait-il vue naître… Mais comme aucune allusion n’était jamais faite au passé entre eux, devant moi, du moins, je m’étais interdit toute question indiscrète.

 

Un incident me démontra que je ne me trompais pas.

 

Un soir que je revenais de la bibliothèque de l’Arsenal, je m’étais arrêté à causer dans-la cour avec Bitard et Zélie, quand Mlle Émilienne rentra elle-même. Elle était sortie pour reporter une guirlande de fleurs rue du Caire, et jamais, dans cette petite course qui se reproduisait plusieurs fois par semaine, sur les cinq heures du soir, il ne lui était rien arrivé. D’ailleurs, sa mise, d’une grande simplicité, toujours sombre ; le voile épais dont elle enveloppait son visage, dénotait trop bien la femme qui ne veut pas être remarquée, et lui permettait d’aller et de venir sans encombre. Mais ce soir-là, nous fûmes tous frappés de l’émotion à laquelle elle semblait en proie.

 

– Mon Dieu ! mademoiselle, lui dis-je, vous semblez toute tremblante…

 

– Que se passe-t-il, mademoiselle Mimi ? s’écria Bitard.

 

Mais déjà, se sentant chez elle, dans sa maison, entourée d’amis, elle s’était remise et avait repris son sang-froid.

 

– Ce n’est rien, dit-elle, d’un ton à couper court à toute nouvelle question de ma part.

 

Puis s’adressant à Bitard :

 

– J’ai une petite course à vous faire faire, mon ami venez donc me trouver dans un quart d’heure, le temps d’écrire une lettre.

 

Elle allait traverser la cour et gagner l’escalier sans me rien dire, mais elle retourna la tête de mon côté, avant de s’éloigner, et sans doute frappée de l’inquiétude qui se lisait dans mes regards :

 

– Vous vous disposiez à remonter, monsieur Urbain, me dit-elle ; venez, nous regagnerons notre logis ensemble.

 

Je m’inclinai et la suivis.

 

Au premier palier elle s’arrêta.

 

– Si vous ne comptiez pas sortir ce soir…

 

– Mais je n’ai nullement l’intention de m’éloigner… Auriez-vous besoin de moi ?

 

– Je ne sais encore… En tout cas, quand Bitard sera revenu de la course que je vais lui faire faire, il ira vous prévenir ; peut-être aurai-je un mot à vous dire…

 

– Vous savez que vous pouvez disposer entièrement de moi.

 

Elle me regarda longuement, en silence. Une légère rougeur couvrit ses joues ; puis, au bout d’un instant :

 

– Je le sais, répondit-elle de sa voix grave et douce. Puis elle rentra chez elle après m’avoir tendu la main et avoir serré la mienne.

 

Vous sentez à quel point je devais être intrigué.

 

Quel pouvait être cet événement qui semblait la décider à parler et qu’allais-je apprendre ?

 

J’avais le cœur serré par un pressentiment. Je voyais déjà nos relations si douces troublées, peut-être interrompues.

 

Le soir, vers huit heures et demie, j’entendis Bitard revenir avec la réponse attendue.

 

Un quart d’heure après, il frappait à ma porte.

 

– Mlle Mimi veut vous parler, me dit-il ; elle vous attend ; j’ai laissé la porte tout contre.

 

Bitard avait, en me disant cela, un air préoccupé, triste et sombre, qui me frappa.

 

Et me quittant sur le palier, il descendit l’escalier devant moi.

 

Pour la première fois j’allais la voir seul à seule.

 

J’eus un battement de cœur.

 

Et pourtant l’ensemble des circonstances qui amenaient ce tête-à-tête ne me permettait pas de m’y tromper : il y avait une catastrophe dans l’air.

 

Mlle Émilienne m’attendait dans cette chambre même où nous avions soigné et veillé Zélie. Elle était assise à un petit bureau. Plusieurs lettres, déjà cachetées, étaient devant elle, et la lampe, placée haut sur la tablette de marbre de ce secrétaire, lui mettait le visage en pleine lumière.

 

Sa figure était grave, mais son attitude résolue.

 

Elle me montra un fauteuil en face d’elle, et je m’assis pendant qu’elle fermait la dernière lettre écrite.

 

Puis, repoussant toute cette correspondance, elle posa le bras sur l’angle du bureau et me regarda avec un sourire triste, où je crus deviner de la compassion.

 

– Monsieur Urbain, me dit-elle, je veux vous prouver que je ne suis pas ingrate et que, si vous m’accordez certaines qualités de dignité, de fermeté et de persévérance, il faut y joindre la franchise. Un événement imprévu me force à quitter cette maison sur l’heure, et ce sont des adieux que je vous fais.

 

– Ô mon Dieu ! m’écriai-je malgré moi, me sentant faiblir comme si j’allais tomber en faiblesse.

 

Elle sembla éprouver le contrecoup de mon émotion trop visible, et sa voix trembla légèrement.

 

– Je subis cette séparation sans l’avoir cherchée, croyez-le, et, comme à vous, elle m’est cruelle, car votre… amitié, bien qu’elle ne date pas de loin, m’était précieuse. Mais, en quelques mots, vous mettant au fait, je vous ferai comprendre que je ne puis hésiter. Je vous ai dit qu’un grand chagrin, une douloureuse injustice avaient tué ma pauvre mère. En me condamnant à l’obscurité et à la retraite où j’ai vécu, je croyais avoir dérouté pour un temps ses persécuteurs, qui sont aussi les miens. Pour eux, à un moment donné, je puis devenir un danger, si je mène à bien la tâche que je me suis imposée. Eh bien ! ce soir, j’ai été suivie par le plus acharné d’entre eux, et les voilà qui possèdent le secret de ma cachette. Si je ne les devance, si je ne prends pas immédiatement le parti de disparaître de nouveau, avant huit jours ils auront combiné, grâce à leur puissance, qui est grande, quelque infaillible moyen pour me lier les mains et m’arracher la langue. Heureusement que ma présence d’esprit ne m’a pas abandonnée, et que l’homme qui m’a suivie ne sait pas que je me suis aperçue de sa présence et que je l’ai reconnu sous son déguisement. Il se croit donc sûr de me forcer au gîte. Mais dans une heure je serai loin, et, grâce aux précautions que je prendrai, j’ai la conviction que je lui ferai perdre ma piste.

 

– Mais en tout cela vous avez besoin qu’on vous assiste, qu’on veille sur vous, qu’on vous protège ! m’écriai-je. Ne voulez-vous pas me confier ce rôle et doutez-vous de mon dévouement ?

 

– Je voudrais vous donner cette marque de confiance et d’amitié ; mais ce serait compromettre le secret de ma nouvelle retraite. Ils apprendront bien vite quelles personnes, dans ce logis de la rue Charlot, ont été, plus ou moins directement, mêlées à mon existence, et vous seriez aussitôt, monsieur Urbain, l’objet d’une surveillance de tous les instants. Et le jour où vous viendriez frapper à la porte de ma nouvelle demeure, leurs agents marcheraient sur vos talons, sans que vous vous en doutiez.

 

La pensée de la perdre me fit oublier toute réserve, et je m’écriai avec vivacité :

 

– Mais rien ne me retient plus ici désormais… Ne puis-je, ce soir même, fuir comme vous, disparaître en même temps, avec le même mystère, et aller vivre à deux pas de votre nouvelle retraite, pour être prêt à accourir au jour du danger ?

 

Mais Émilienne, me jetant un long regard de reproche :

 

– Voulez-vous donc, mon ami, donner à ceux qui me haïssent le droit de me déshonorer.

 

– Excusez-moi, je souffre ; la pensée de ne plus vous revoir me paraît impossible à supporter… Vous me demanderiez le sacrifice de ma vie, que ce serait me demander moins que cette séparation… Mais vous ne pouvez me comprendre… Si vous saviez…

 

– Je sais, mon cher Urbain, que vous êtes un cœur loyal et que vous trouverez la force de vous résigner. Car vous tenez à mon amitié. Tout d’abord votre subite installation dans cette maison, au lendemain d’une rencontre qui ne vous autorisait pas à une telle démarche, m’avait mise en défiance, et, je ne le vous cache pas, j’ai été quelque temps à revenir de mes préventions et de mes craintes. Les circonstances vous ont servi en vous permettant de vous montrer à moi ce que vous êtes, un esprit droit, une âme délicate, et j’ai pardonné le petit coup de tête par lequel vous aviez débuté.

 

Peu à peu, je ne le vous cacherai pas, mon ami, vous avez conquis de véritables droits à mon estime, et, si je pouvais vous accepter pour défenseur, je le ferais aujourd’hui, bien sûre que vous ne me feriez pas repentir de mon abandon. Mais, croyez-moi, la séparation est inévitable…

 

– Hélas !

 

– Peut-être n’aura-t-elle qu’un temps. Si je puis abréger votre épreuve, ne doutez pas que ce ne soit pour moi une joie de le faire. Qui sait ? Dans ma nouvelle retraite, je trouverai peut-être un moyen de vous tenir au courant de mes espérances… et, si je croyais même sans imprudence pouvoir un jour vous permettre une courte visite…

 

– Ah ! vous me rendez la vie…

 

– Je ne m’engage à rien, reprit-elle avec son doux sourire ; je veux seulement que vous sachiez bien que, dans la limite des choses possibles et prudentes, mes propres désirs vont au-devant de vos espérances… Mais l’heure est venue… Adieu, ami…

 

Et elle me tendit sa main, que, les larmes aux yeux, je couvris de baisers, en murmurant :

 

– Émilienne,… chère Émilienne !…

 

Bitard entrait à ce moment. Je dus me remettre et me contenir.

 

– La voiture est en bas, dit-il.

 

– Je suis prête, répondit Émilienne ; puis se tournant vers moi : Vous avez ma promesse, mon ami, et, vous le savez, personne ne doit me suivre, sous peine de faire le jeu de mes ennemis ; personne, pas même Bitard.

 

Le vieil invalide mâchonna un grognement.

 

Du geste, elle me congédiait. Je rentrai chez moi accablé ; et, le cœur palpitant, caché derrière mes rideaux, je la vis monter en voiture.

 

Jamais je ne sentis mieux qu’à ce douloureux instant quelle place elle tenait dans ma vie.

 

Et c’était justement le jour où j’obtenais la preuve que j’avais triomphé de ses défiances et peut-être conquis plus que son amitié, qu’il me fallait renoncer à la voir.

 

Mais je n’étais pas au bout de mes épreuves.

 

Bitard me tenait toujours fidèlement compagnie. Seulement il s’était fait taciturne. Et quand, par hasard, le nom d’Émilienne était prononcé, il ne me répondait plus que par des monosyllabes, comme s’il craignait de laisser échapper un mot de trop.

 

Chaque jeudi, il sortait pour se rendre chez le notaire de notre amie. C’était par lui qu’il devait en recevoir des nouvelles et m’en transmettre, s’il en parvenait qui me dussent être communiquées.

 

Nous attendîmes ainsi trois semaines, et je vivais dans une fièvre perpétuelle. Je rêvais que toutes sortes de dangers la menaçaient et je ne pouvais comprendre son obstination à éloigner d’elle les amis dévoués capables de la protéger et de la défendre. D’avance, il semble que je devinais la catastrophe.

 

Le quatrième jeudi, Bitard ne revint pas.

 

Il prévint seulement Mme Bellamy, par un petit mot griffonné au crayon sur un bout de papier, qu’une affaire urgente le retiendrait quelques jours absent. Et il terminait son billet par ces mots : « Dites à M. Urbain qu’il aura bientôt de mes nouvelles. »

 

Ma première pensée fut qu’il avait dû rejoindre Émilienne, où elle avait su trouver une retraite sûre, et qu’il me fournirait bientôt l’occasion de la revoir. Et j’eus un regain de patience. Mais, de peur de m’absenter juste au moment où son appel me parviendrait, je me consignai dans ma chambre et n’en sortis plus. Et je n’ai pas besoin de vous affirmer si je comptais les jours.

 

Il y en avait dix que Bitard était parti, quand Zélie me monta une lettre qui ne contenait que deux lignes sans signature. Un commissionnaire l’avait apportée et était reparti aussitôt, disant que la course était payée et qu’il n’y avait pas de réponse.

 

La lettre était évidemment de la main d’une femme, tracée d’une écriture anglaise fine et déliée… Elle m’assignait un rendez-vous pour le lendemain, à trois heures, à la pépinière du Luxembourg, devant la statue de Velléda. On me recommandait le secret le plus absolu.

 

Pour moi, Émilienne seule pouvait être l’auteur de cette lettre, et je pensai que la crainte qu’elle ne tombât en des mains étrangères l’avait seule empêchée de lui donner une autre forme plus directe et plus intime. Je ne connaissais pas son écriture. Par discrétion, je ne voulus pas montrer même l’enveloppe à Zélie, qui aurait pu me renseigner avec certitude, et je partis le lendemain pour le Luxembourg, persuadé que c’était elle que j’allais trouver au rendez-vous.

 

Mais la déception la plus cruelle m’attendait. Cette lettre n’était qu’un piège, comme vous l’allez voir. J’arrivai, ai-je besoin de le dire, bien avant trois heures, et, comme je m’asseyais sur le banc voisin de la statue, un de mes anciens camarades d’école vint à passer, et, me reconnaissant, s’arrêta pour me parler, ce qui m’irrita fort. Il s’aperçut de mon impatience.

 

– Bon Dieu ! mon ami, me dit-il, vous avez tout à fait l’air de me donner au diable. Vous attendez ici quelqu’un… et vous craignez le tête-à-tête à trois ! Que ne le disiez-vous ? Je me retire.

 

Je protestai si mollement, qu’il comprit et s’en alla en ricanant.

 

Son départ me soulagea, car sa nature m’était antipathique. C’était le type du fruit sec, devenu envieux de tout succès, et incapable, dans son scepticisme d’homme avorté, de respecter un bon sentiment.

 

Mais mon attente n’en fut pas moins, vaine après que j’eus recouvré ma solitude. À cinq heures, j’étais encore là, et, personne n’avait paru, quand mon fâcheux repassa.

 

En m’apercevant à la même place, l’anxiété peinte sur la figure, il eut sans doute le désir de jouir de ma déconvenue, et, bien qu’il me connût peu endurant, il m’aborda avec un sourire railleur.

 

– Comment ! bredouille, mon pauvre ami ? La dame de vos pensées n’est pas venue encore ?… Eh ! eh ! sans doute elle n’aura pu quitter I’île de Beauté.

 

– Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous !

 

Et je lui avais saisi le bras et le lui serrais si nerveusement, qu’il pâlit.

 

– Vous vous fâchez, reprit-il ; mettons que je n’ai rien dit je plaisantais, rien de plus…

 

– Pardon, lui dis-je en lui barrant le chemin, car il faisait mine de s’éloigner ; il y a des plaisanteries d’un goût douteux que j’aime à tirer au clair. À quoi et à qui faisiez-vous allusion ?

 

Il comprit, à mon air, qu’il fallait s’exécuter de bonne grâce, sous peine de passer un méchant quart d’heure, et, d’un ton assez penaud :

 

– J’ai tort, dit-il, car je parle un peu au hasard ; que voulez-vous, une vieille habitude de blague ;… c’est dans le sang. Il y a quelques semaines, je vous ai aperçu au Bas-Meudon, en compagnie de plusieurs personnes, causant avec une dame dont la distinction et la beauté ne pouvaient manquer d’attirer mon attention. Vous étiez fort absorbé et vous ne m’avez pas vu. Or, il y a trois jours, me promenant sur les bords de la Marne, le long de l’île de Beauté, j’ai revu cette même dame, que je crois avoir très bien reconnue, malgré son voile.

 

– À l’île de Beauté ! m’écriai-je, vous en êtes sûr ?…

 

– Autant que je suis sûr que voici la statue de Velléda.

 

– Seule ?

 

– Non…

 

Je n’osais plus le questionner ; mais il continua de lui-même :

 

– Avec un homme âgé,… plus près de soixante ans que de cinquante, mais qui doit avoir encore quelques prétentions… Je l’ai vue prenant congé de la personne en question à la porte d’une petite maison enfouie sous les arbres, à quelques pas du chemin de halage, dans la direction de Joinville, et je croyais, en m’armant de cette rencontre, faire une plaisanterie des plus innocentes ; excusez-moi… et ne m’en demandez pas davantage, car, en vérité, je vous en donne ma parole, je ne sais rien de plus.

 

– C’est bien, allez, lui répondis-je d’un air si farouche, qu’il ne se le fit pas répéter deux fois et se hâta de s’éloigner avec l’empressement de quelqu’un qui sortirait sain et sauf de la cage d’un tigre.

 

Émilienne à l’île de Beauté ! Était-ce possible ? Quel était ce roquentin à prétentions qu’on avait vu près d’elle ? M’avait-elle trompé ? Étais-je le jouet d’une aventurière ?

 

Toutes ces pensées se heurtaient dans ma cervelle avec violence, et, tout absorbé sur mon banc, je m’apercevais à peine que la nuit était venue.

 

Il fallut partir pourtant, et je regagnai la rue Charlot, à moitié fou de rage, dans l’état le plus déplorable.

 

Je montai droit chez moi sans parler à Zélie ni à Mme Bellamy. J’étais en proie à une idée fixe : prendre dans mon secrétaire les quelques centaines de francs qui me restaient encore de l’héritage de ma tante, de façon à être prêt à tout événement ; fermer ma porte à clef et m’en aller à la recherche d’Émilienne.

 

Quand je voulus mettre ma clef dans la serrure, je m’aperçus que la porte cédait. Je crus d’abord à une négligence de Mme Bellamy ; mais au désordre où je trouvai mes meubles, une chaise, à terre, des coussins sur une table, je me dis qu’il devait s’être passé quelque chose d’étrange chez moi.

 

Et j’allumai rapidement une bougie.

 

Du premier coup d’œil, je vis mon secrétaire forcé, béant ; le tiroir où je serrais mon argent, tout ouvert ; de tous côtés mes papiers épars ; les quelques lettres que j’avais cru devoir mettre sous clef, ouvertes et dépliées, comme si l’on se fût livré à une visite domiciliaire.

 

Volé,… j’étais volé, dépouillé… Oui, sans doute, puisque les quelques billets de banque qui composaient mes dernières ressources avaient été pris ;… mais le vol avait-t-il été le but unique de cette invasion de mon domicile ? Ces liasses de notes éventrées, cette correspondance dont on avait pris connaissance minutieusement et comme à loisir, permettaient bien d’autres suppositions.

 

Et je commençai à croire que le rendez-vous du Luxembourg ne m’avait précisément été donné que pour favoriser mes pillards et leur faire le champ libre.

 

Un nouvel examen fortifia cette conviction. Dans la seconde pièce, derrière mon lit, j’avais déposé une petite valise qui contenait, outre des vêtements et du linge, un portefeuille où je serrais mes papiers de famille. La valise était ouverte, on avait déplacé ces vêtements simplement, négligeant de s’en emparer… Mais le portefeuille était vide. Par bonheur, je n’avais là que des actes de notoriété dont on ne pouvait pas abuser, et qu’il m’était facile de remplacer.

 

J’appelai Mme Bellamy. Quand je lui eus montré l’état de mon appartement, la brave femme fut atterrée. Tout s’était passé sans bruit et personne dans la maison ne s’en était aperçu. Mais elle se souvint que vers les trois heures, une espèce d’Anglais était venu, demandant à visiter un appartement qui donnait sur la seconde cour et se trouvait à louer. L’homme l’avait retenue longuement, sous prétexte de prendre des mesures pour la largeur des panneaux, la hauteur des croisées…

 

– C’est pendant ce temps qu’ils ont dû faire le coup, s’écria-t-elle.

 

– Il n’y a pas à en douter.

 

– Je cours prévenir le commissaire, qu’il retrouve ces coquins…

 

– Non ;… la chose n’en vaut pas la peine, et je n’ai pas le temps en ce moment de me lancer dans une enquête judiciaire qui me forcerait à me tenir à la disposition du juge d’instruction et de tout le parquet.

 

– Mais enfin…

 

– Je vous en prie, n’en faites rien, cela me désobligerait.

 

Nous étions près de ma porte, sur le palier, comme je lui faisais ces recommandations, et machinalement mes regards se fixèrent sur l’appartement qu’avait occupé Émilienne, car je me demandais si je n’avais pas été visé comme un homme dont les secrets sont bons à connaître, par ces mêmes gens dont elle fuyait la haine audacieuse.

 

Tout à coup, sous la pression d’une rafale de vent qui courait l’escalier, je vis cette porte, depuis un mois fermée pour moi, s’entrebâiller et battre…

 

– Mais voyez donc, madame Bellamy ! m’écriai-je, ils en ont fait autant chez Mlle Mimi.

 

Et d’un bond je fus dans l’appartement avec la bougie que je tenais à la main.

 

Comme chez moi, les tiroirs étaient forcés. Mais là, les drôles avaient perdu leur peine. Car Bitard, sur l’ordre de Mlle Émilienne et après son départ, avait tout empaqueté et expédié successivement par l’intermédiaire du notaire, ne laissant dans l’appartement que les gros meubles.

 

La chose devenait claire et transparente. On cherchait à s’emparer de certains papiers qu’Émilienne avait en sa possession. Ne trouvant rien chez elle, on avait pensé que je pouvais en être dépositaire, et ce devait être quelque agent en sous-ordre qui avait fait main-basse sur mes billets de banque, sans s’en vanter, pendant que ses complices ou ses chefs collationnaient mes papiers, ouvraient ma correspondance et m’enlevaient mon état civil.

 

Pour toute fortune, il me restait ce que j’avais sur moi,… quatre-vingt-sept francs.

 

Il n’y avait pas moyen de vivre longtemps avec une somme aussi minime.

 

Mais j’avais bien souci de ce que je deviendrais quand je n’aurais plus en poche un sou vaillant.

 

Mon seul désir, ma seule pensée maintenant, c’était de m’assurer si bien réellement Émilienne habitait à l’île de Beauté et de me constituer dans l’ombre, sans qu’elle s’en doutât, le gardien de sa vie et de son repos, qui devaient être menacés. À mesurer l’audace de ses ennemis, je n’en pouvais plus douter.

 

Mais pour mettre à exécution mon plan, sans la compromettre, il fallait d’infinies précautions.

 

La première que je pris fut de partir de nuit pour aller prendre position. Il y avait des chances pour qu’on ne me veillât pas à cette heure où je n’avais pas l’habitude de m’absenter. Et, en effet, à dix heures, la rue Charlot, quand je sortis de chez moi, était bien réellement déserte. Personne ne me guettait, personne ne me suivit.

 

Une voiture rapide marchant à vide devant le square du Temple passa à ma portée je m’y jetai et me fis conduire au haut du faubourg Saint-Martin, d’un train à défier le meilleur coureur. De là, à pied, je gagnai la gare de l’Est, et prenant mon billet pour Gretz, je partis par le train de minuit trente-cinq minutes.

 

Et je descendis à Villiers.

 

Connaissant très bien le pays, à travers champs, je gagnai Joinville, pour traverser la Marne sur le pont, et j’arrivais avant le jour à l’île de Beauté, à l’endroit où, sur la foi d’un propos, peut-être mensonger, je croyais découvrir la retraite d’Émilienne.

 

Je profitai de l’aube pour étudier l’aspect de toutes les habitations de ce petit canton, plein de villas bourgeoises, cherchant à deviner le pavillon caché sous les arbres que l’on m’avait dépeint.

 

Par malheur, ce signalement aurait pu servir à la plupart de ces maisonnettes, à peu près bâties dans le même style et toutes entourées d’arbres touffus qui les voilaient en partie.

 

Il m’avait dit : à l’extrémité de l’île de Beauté, du côté de Joinville, près du chemin de halage. Là, je distinguai une petite retraite mieux cachée que les autres, plus discrète, où de petits sentiers ombreux serpentaient à travers un gazon épais jusqu’à la porte du logis, qu’un immense rosier enlaçait de toutes parts. Ce nid charmant semblait bien digne de ma bien-aimée Émilienne ; et, me blottissant dans un bouquet d’arbres voisin, j’attendis le jour et le réveil des hôtes de cette maisonnette.

 

Je n’attendis pas longtemps ; comme six heures sonnaient à une horloge de Joinville, dont une fraîche brise d’ouest m’apportait directement les vibrations, la fenêtre du premier étage fut bruyamment ouverte, les volets poussés, et j’aperçus une tête blonde et barbue qui se pencha sur l’appui de la croisée.

 

– Ohé ! Gustave ! cria l’habitant du pavillon, déjà vêtu du tricot de canotier et coiffé du chapeau paillasson terminé par un petit cône au sommet, la coiffure en vogue sur les bords de la Marne.

 

– Ohé ! ohé ! répondit-on du rez-de-chaussée, dont les persiennes s’entrebâillèrent.

 

– Ça y est-il ?

 

– Clara pionce comme une souche.

 

– Laisse-la piquer son chien, nous la reprendrons au passage… Je vais parer le canot…

 

Un instant après, je vis un grand gaillard râblé, aux bras nus, sortir de la maison. Ses avirons sur l’épaule, il se dirigeait vers le quai en chantant :

 

Car il est en pierre,

En pierre !

C’est bien affligeant…

 

Et je m’enfuis.

 

Mais partout je retrouvai la même population de joyeux marins d’eau douce. Nulle part la trace d’Émilienne. Il me parut absurde de la chercher plus longtemps. Aurait-elle choisi un pareil milieu, bruyant et brutal, si dangereux pour une femme isolée, avec son tact si délicat et son jugement résolu ? Assurément non.

 

Quelque lointaine ressemblance de tournure avait dû tromper celui qui m’avait si mal renseigné.

 

Cependant j’avais mis trois jours à fouiller le pays. Je me disais que s’obstiner plus longtemps pouvait m’éloigner de la véritable piste. Peut-être pendant que j’errais comme une âme en peine sur les bords de la Marne, Bitard était-il revenu rue Charlot, ou m’avait-il au moins fait parvenir de ses nouvelles.

 

Et, bien décidé à rentrer chez moi le soir même, comme je ne pensais plus avoir besoin de me dissimuler davantage, en attendant l’heure du train de Paris, j’avais pris place sous un bosquet du restaurant qui occupe, à Nogent, le pied du viaduc du chemin de fer.

 

Devant la tonnelle où je dînais d’une friture, des tables étaient installées sur le quai pour les buveurs de passage.

 

Deux mariniers causaient à portée de mes oreilles. Non pas des canotiers amateurs, mais des gens vivant de leur pêche et des quelques sous qu’ils récoltaient à passer dans leur bateau plat les visiteurs de l’île des Loups.

 

Tout d’abord, absorbé par mes pensées, je ne faisais guère attention à ce qu’ils disaient, quand une vive exclamation de l’un d’eux vint provoquer ma curiosité.

 

– Ainsi, pas de prime… Tu ne l’as repêchée ni morte ni vivante, disait l’un.

 

– Ah ! bien oui, j’ai eu beau sonder la rivière,… j’ai descendu un quart d’heure sans rien découvrir.

 

– As-tu fait la déclaration, au moins ?

 

– Dame voilà,… tu comprends, quand c’est arrivé l’autre nuit, je relevais l’épervier à la pointe de l’île des Loups…

 

– Et on aurait voulu savoir ce que tu faisais là à cette place… Mais tu as peut-être rêvé, après tout… Tu te seras endormi dans le bachot, un quart d’heure, sous la lune, et ça vous fait voir un tas de choses pas drôles.

 

– Endormi ! non, mon gars… Allons donc… comme à c’t’heure, et pour ce qui est de la lune, c’est elle justement qui m’a permis de tout voir, bien que la chose se passât à cinquante brasses de moi.

 

– Ah !

 

– Oui ;… il était environ trois heures, quand de mon bachot, que j’avais glissé sous les saules de la grande rive,… tu sais la bonne place…

 

– Pardine !… on est toujours sûr de te trouver là.

 

– De là, j’entends dans l’île comme un bruit de broussailles… Bon ! que je me dis, est-ce que le garde-pêche est levé et vient me pincer ?… Mais ce n’était pas ça… Sur le bord de l’île, une apparence de femme allait et venait comme indécise ; puis, tout à coup, regardant derrière elle, se croyant poursuivie sans doute, elle se mit à courir vers le viaduc ;… une saulaie me la cacha un instant ; alors, dans le grand silence qui se faisait, j’entendis, tu sais : Pleuf !… Elle s’était jetée à l’eau… ou on l’y avait jetée peut-être… Ma foi ! nargue des contraventions, je voulus voir si on pouvait la sauver, et, en deux temps, je fus à la place où elle avait dû tomber ; j’avais ma gaffe, je sondai, je barbotai un quart d’heure ;… mais rien… Quelque rapide l’aura entraînée pendant que je venais… et on ne la retrouvera peut-être qu’à Charenton… Mais, pour sûr, elle était bien tombée à la place où j’ai couru,… à preuve que, si je n’ai pas repêché la femme, j’ai toujours ramassé ça au bout de ma gaffe ;… ça se sera détaché de ses épaules quand elle a plongé…

 

Et il avait tiré de sa vareuse un objet qu’il montrait à l’autre marinier.

 

Machinalement, le cœur serré parce que je venais d’entendre, je m’approchai, quittant ma table pour mieux voir ce qu’il tenait en main ; mais tout aussitôt je poussai, en me jetant à corps perdu sur le chiffon encore humide que tenait le pêcheur, un cri terrible qui les fit retourner. Je le lui arrachai, et, tout sanglotant, je me mis à le couvrir de baisers.

 

Il ne songea pas à me le disputer, mon émotion parlait assez haut pour expliquer ma conduite.

 

Seulement, il grommela entre ses dents d’un ton de pitié :

 

– Il paraît qu’il connaissait la particulière… Pauvre garçon !…

 

Hélas ! oui, je la connaissais, la particulière, et ce foulard brodé que je tenais en main ne me permettait pas de douter qu’elle ne fût la victime que la Marne avait engloutie et jalousement gardée.

 

Elle l’avait brodé devant moi. Sur la soie blanche elle s’était amusée à jeter un semis de fleurettes, dessinées en quelques points, et plus d’une fois, dans nos excursions, quand venait le soir, je l’avais vue le tirer de son sac et le nouer autour de son cou pour se garantir de la fraîcheur du crépuscule.

 

Depuis un mois, je vivais dans l’angoisse. Mis, en face d’une certitude absolue… ou que je croyais telle alors,… j’eus un véritable accès de fièvre chaude, et je ne sais ce qui se passa sur le moment, que par ce qu’on m’en a raconté quelques jours après, quand je revins à la raison.

 

À plusieurs reprises, je voulus me jeter dans la Marne, non pour me noyer, mais pour gagner plus vite l’île des Loups, où j’assurais à tous que se cachaient les assassins d’Émilienne. Je voulais les punir, la venger. Il fallut se mettre à cinq pour me contenir, et, après une lutte terrible qui dura plus d’une heure, je tombai dans une effrayante prostration, qui me laissa sans défense contre le travail interne de la fièvre.

 

On me transporta à l’hôpital de Petit-Bry. Et c’est là qu’au bout de quelques jours d’un traitement énergique, je repris connaissance.

 

J’avais frisé de bien près la folie. Et le médecin me conseilla, amère ironie, de me ménager, de travailler le moins possible du cerveau, et même de faire un petit voyage d’agrément, pour changer d’air.

 

Et ma fortune, à ce moment, se montait à dix-neuf francs, qu’on me rendit à la sortie de l’hôpital. C’était tout ce qu’on avait trouvé sur moi, affirma-t-on. Peut-être était-ce vrai. J’avais bien pu, dans ma lutte, semer sur la grève les deux louis qui manquaient à mon compte.

 

Mais je ne fis pas la moindre observation. J’avais bien autre chose en tête ! Retourner à Paris ; savoir si Bitard était rentré au logis ; lui faire part de ma découverte ; puis en finir résolument avec une existence qui ne me gardait plus aucune joie, tel était mon plan de conduite. Et mon avenir tout entier se trouvait limité, dans ma pensée, à la durée de mes dix-neuf francs.

 

J’étais rue Charlot depuis une semaine. Je n’avais rien dit à Mme Bellamy de ce que j’étais devenu pendant ces quinze jours d’absence. À quoi bon ? On m’eût assailli de questions qui eussent été, pour mon cœur endolori, autant de coups de poignard. Je gardai mon désespoir pour moi tout seul. Or, le septième jour, il me restait tout juste, en caisse,… de quoi payer l’achat d’une corde neuve suffisamment solide, quand je reçus un mot de Bitard :

 

« Vous avez appris, monsieur Urbain, l’affreuse catastrophe, disait-il. Je l’ai su, et aussi que vous avez failli en mourir. Adieu. Je retourne au pays. Tâchez d’oublier.

 

« BITARD. »

 

Rien de plus. Mais qu’avait-il à ajouter ? Il me confirmait mon malheur. Si un doute avait encore pu entraver mes résolutions, ces quatre lignes l’auraient anéanti.

 

À midi, je sortis pour acheter ma corde.

 

Et posément, en philosophe qui sait regarder la mort en face, je me dirigeai, en me promenant, du côté du bois de Vincennes…

 

Quand je pense que c’est hier, mon cher maître, que je me suis bel et bien pendu…

 

– Hein !

 

– Et que je me retrouve ce matin assis en face de vous, à cette table… je crois rêver…

 

– Pendu ! mon cher enfant… Que me dites-vous là ?

 

– La stricte vérité.

 

– Heureusement que votre présence… et votre appétit me prouvent que vous n’êtes pas resté longtemps entre ciel et terre.

 

– Non… Et j’avais fait un si joli saut du haut de la branche soigneusement choisie et éprouvée par moi, que je ne me rends pas encore bien compte de mon salut… J’aurais dû me briser la nuque de la saccade… C’est votre ami Coppola qui m’a cueilli et décroché.

 

– Coppola… Votre oncle… ?

 

– Oui ;… une parenté à tirer au clair… Donc, ce cher oncle, qui ne m’avait jamais vu, mais me semble cependant en savoir bien long sur mon compte et avoir prodigieusement fourré son nez dans mes affaires, s’est trouvé là tout à point pour me détacher de ma corde, me rattacher à la vie et me faire un bout de morale… Mais je vous affirme bien, cher maître, qu’il y eût perdu sa peine et ses paroles, sans un mot qu’il eut l’adresse de me lancer ;… le seul mot qui pût me permettre, en l’état d’esprit où j’étais, de me consentir un répit…

 

– Et quel est ce mot magique, mon cher Urbain ?…

 

– C’est le nom d’Émilienne… Le baron prétend que j’ai été dupe des apparences ; il assure qu’elle n’est point morte… Il s’est engagé à me le prouver.

 

– Je comprends… et je souhaite de tout mon cœur qu’il ait dit vrai… Vous méritez d’être heureux, mon cher enfant, et votre petit roman m’intéresse si fort, que je voudrais qu’il dépendît de moi de lui assurer un heureux dénouement… Mais maintenant que me voilà votre confident, je compte que vous me tiendrez au courant de vos recherches et de vos tentatives… Qui sait ? Si l’on ne peut plus me faire ma part dans une action aventureuse, il faut user de moi comme conseiller… N’hésitez pas, Urbain, dans cette crise ; venez m’exposer vos espérances, me dire vos découvertes ; nous pèserons toutes choses ensemble, et vous n’en serez que plus fort pour entreprendre ensuite…

 

– C’est convenu, mon excellent ami ; je ne vous cacherai rien et réclamerai vos bons avis ;… mais n’est-ce pas assez s’occuper de moi ?… Il y a bien des évènements que je brûle d’apprendre. J’ai tout un arriéré de curiosité à satisfaire. Quand j’ai commis la faute d’écolier de vous quitter si brusquement, ce ne fut pas sans regretter les grands travaux auxquels vous vouliez bien m’associer… Que de résultats admirables vous avez dû obtenir depuis !…

 

Urbain espérait, en ramenant la conversation sur ce terrain, arriver à connaître la nature des relations de M. de Sainte-Marie des Ursins avec les La Roche-Jugon et Mme de Frégose.

 

Mais un carillon l’interrompit.

 

Et la vieille domestique du secrétaire perpétuel, pénétrant dans la salle à manger, malgré la défense qui lui avait été faite de les déranger, annonça, en s’excusant fort, que M. le marquis de La Roche-Jugon avait une communication des plus urgentes à faire à M. de Sainte-Marie et qu’il insistait tout particulièrement pour être reçu.

 

– Oh ! oh ! s’écria Urbain, le sourire aux lèvres, – car il commençait à se douter que c’était sa conférence avec le savant qu’on redoutait et qu’on voulait interrompre, – ne faites pas attendre M. le marquis… Moi je passe dans votre laboratoire, j’ai à causer avec toutes ces cornues et ces fioles, mes vieilles amies d’autrefois… et, sitôt libre, vous y trouverez votre meilleur élève en fonctions… J’ai justement deux ou trois problèmes à dégager, et je puis vous attendre tout le temps qu’il vous plaira.

 

Et le laissant à son visiteur, Urbain passa dans le cabinet d’études.

 

Mais trois quarts d’heure après, on venait le prévenir, de la part de M. de Sainte-Marie, qu’une affaire des plus urgentes le forçait d’accompagner le marquis.

 

– Ah ! ah ! se dit le jeune homme, il paraît qu’il est encore temps de brouiller leurs cartes,… sans cela, ils ne prendraient pas tant de précautions contre nos tête-à-tête… Raison de plus pour que je mette en garde mon cher maître. Bon ! je leur servirai un tour d’honnête homme qui déroutera ces coquins.

 

Et il reprit, en combinant son plan, le chemin de la rue du Cirque.

 

IX

UNE PARTIE DE BARRES.


Rue de l’Orient, Tonton nuit et jour restait aux aguets.

 

Non pas qu’elle fût inquiète de son Jacques.

 

Quatre jours d’absence, pour Caillebotte, cela ne comptait pas. Et dans la circonstance présente, Tonton s’expliquait fort bien qu’il n’eût pas encore reparu.

 

Mais ce qui motivait sa préoccupation, c’est qu’elle s’était aperçue que la maison était surveillée et les abords de la rue souvent hantés par des figures qui ne lui revenaient pas.

 

Et elle se demandait si, par hasard, ce ne serait pas justement Caillebotte que ces faces patibulaires attendaient au passage.

 

Du haut de la tourelle, cachée derrière une persienne à feuilles mobiles qui permettaient au regard de s’étendre dans toutes les directions, elle vérifiait plusieurs fois par jour l’état de l’embuscade, et quand elle fut bien persuadée que la maison était passée à l’état de souricière, elle se hâta d’installer sur le rebord d’une petite lucarne qui se voyait distinctement de la rue Lepic, un pot de pélargonium-lierre, dont les branches retombantes, chargées de fleurs pourprées, étaient pour Caillebotte un signal éloquent destiné à le mettre sur ses gardes.

 

Et désormais, sûre qu’aucune surprise ne la menaçait plus, elle revint tranquillement à ses occupations journalières, dont la plus intéressante était, à son gré, le ravitaillement des deux enfants que Jacques avait confiés à sa vigilance.

 

Pervenche, qui n’avait pas les mêmes raisons que Tonton pour être rassurée, s’étonnait de l’absence prolongée de son sauveur, et trouvait bien longues ces journées passées dans une attente vaine. Elle redoutait sa généreuse imprudence ; elle se figurait qu’il avait pu être rejoint par ces deux brutes dont elle avait été la prisonnière tout un jour, et qu’il avait peut-être succombé dans la lutte. Et son cœur se serrait à cette pensée.

 

Le soir, retirée dans sa chambre, le sommeil ne venait pas, et ses angoisses, qu’elle ne cherchait pas à contenir, prenaient les proportions d’une fièvre ardente. Et ce qui redoublait ses craintes, c’était le silence prolongé de l’absent. Ne pouvait-il écrire à Tonton, lui envoyer une dépêche, lui faire parvenir un avis ?

 

Mais Caillebotte avait garde, sachant à quelles gens il avait affaire, pour lesquels le secret des correspondances ou des télégrammes ne devait pas exister. Et il comptait sur Tonton pour faire prendre patience à ses hôtes et les rassurer.

 

Tonton n’y manquait pas. Et chaque fois qu’elle voyait s’assombrir le front de la petite Pervenche, qu’elle avait prise de suite en grande amitié ainsi que le pauvre Thaddée, la brave femme, devinant du reste le motif de sa préoccupation, savait, d’une bonne parole, lui remonter le moral et lui faire partager un moment sa propre sécurité.

 

Thaddée, lui, était moins porté à l’inquiétude. Il avait une confiance absolue dans le génie et la force de son grand ami, et ne se figurait pas qu’il pût courir le moindre risque. Et, d’ailleurs, l’étrangeté de leur installation plaisait à son esprit aventureux. Il s’était vite familiarisé avec Tonton et l’accompagnait sans cesse d’une maison à l’autre, si bien que le souterrain et ses entrées secrètes n’eurent plus, au bout de vingt-quatre heures, de mystères pour lui. Il faisait jouer les ressorts, tourner les plaques de fonte et fonctionner les leviers avec une précision et une prestesse extraordinaires.

 

Et Tonton le laissait aller et venir, ce charmant diable à l’intelligence alerte, qui savait si bien suppléer à l’absence de la parole par sa pantomime expressive ; elle était bien sûre qu’il n’aurait pas besoin d’avis pour regagner sa cachette, au moindre bruit de visite suspecte. Et cette visite, elle s’y était préparée, car elle devinait bien que les gens qu’elle avait surpris apostés à l’angle des deux rues ne se borneraient pas à cette surveillance obstinée, mais platonique.

 

Elle avait jugé sainement de leurs intentions. Ils le lui firent bien voir quand, le lendemain du jour où elle avait arboré son pélargonium sur le rebord de la lucarne, ils vinrent en nombre frapper à la porte, assistés d’un commissaire de police ceint de son écharpe.

 

À ce moment tout était en ordre, les enfants dans leur cachette, avisés du danger, car Mme Mouton, de la persienne, avait suivi le mouvement agressif des agents et trouvé le temps, avant d’aller ouvrir la porte et de recevoir ces visiteurs, peu patients en général, de faire à Pervenche, grâce à la communication électrique établie par Caillebotte à travers le souterrain, le signal qui voulait dire : « Alerte ! ne donnez plus signe de vie. »

 

Lorsque Mme Mouton eut ouvert la porte, deux agents se précipitèrent, saisissant le battant en pleines mains, comme s’ils se fussent attendus à une résistance, dont la brave femme n’avait pas la moindre idée.

 

Dans leur précipitation, ils la bousculèrent même quelque peu. Puis le commissaire entra suivi de deux autres personnages, et l’on referma soigneusement la porte.

 

– C’est bien ici, dit le commissaire, que demeure le nommé Jacques Caillebotte, sans profession connue ?

 

– Comment ! sans profession ? dit Mme Mouton, profondément choquée ; sans profession, mon Jacques, la crème des honnêtes gens ?

 

– Assurez-vous dit le commissaire aux agents qui avaient pénétré tout d’abord, s’il n’y a pas d’autre issue que cette porte.

 

– Pardine, si, dit Mme Mouton, il y a une porte sur la rue Lepic…

 

– Ah ! vous voyez…

 

– Mais il y a beau temps qu’elle est condamnée.

 

– Vérifiez.

 

– On a même muré tout le bas de la porte, continua la brave femme.

 

– Conduisez-nous à votre maître.

 

– À mon maître… Bon ! Jacques n’est pas ici pour l’heure.

 

– Vous l’attendez ?

 

– Pas de sitôt. Il est en voyage.

 

– À moins qu’il ne soit caché…

 

– Caché ? Et pourquoi se cacherait-il ? demanda très nettement Mme Mouton en regardant le commissaire en face.

 

– Votre maître est sous le coup de l’accusation la plus grave.

 

– Lui, Jacques,… allons donc !

 

– Et je suis porteur d’un mandat d’amener auquel il faudra bien qu’il obéisse… N’essayez donc pas de nous faire croire à une absence qui n’est qu’une feinte.

 

– Ah ! bien,… vous pouvez voir,… fouiller la maison…

 

– C’est ce que nous allons faire… Vous affirmez de nouveau que le nommé Caillebotte n’est pas ici… Prenez bien garde que vous pourriez être traitée comme complice et mise, comme telle, en état d’arrestation.

 

– Monsieur le commissaire, répondit Tonton d’une voix ferme, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; mais si vous aviez consulté, avant d’entrer ici, votre collègue de Montmartre, vous sauriez que mon Jacques, que j’ai nourri de mon lait, est adoré dans tout le quartier comme le meilleur cœur et le plus honnête homme qui soit… et qu’avant de l’accuser, la justice aurait bien fait d’y regarder à deux fois,… pour ne pas donner à gauche…

 

Le commissaire aux délégations judiciaires ne put s’empêcher de sourire à cette sortie de la bonne nourrice, et, adoucissant sa voix :

 

– Ma chère dame, répondit-il, votre maître aura tout loisir de prouver son innocence… Moi, j’accomplis mon devoir. Mes ordres sont formels. S’il est ici, il faut qu’il me suive de bon gré, sans quoi, je serai forcé de l’y contraindre ; si réellement il est absent, ce que nous allons constater, je vous engage fort à lui conseiller, à son retour, de venir se mettre de lui-même à la disposition du parquet, pour répondre à l’accusation qui pèse sur lui…

 

Mme Mouton ne demandait pas de quoi on accusait son Jacques ; elle se doutait bien qu’il s’agissait des enfants.

 

Mais le commissaire, qui voulait se rendre compte de sa sincérité et essayer de la prendre en défaut, continua :

 

– La chose est grave : votre maître, d’après des témoignages qui semblent indiscutables, a enlevé deux enfants, une jeune fille et un jeune garçon.

 

Mais Mme Mouton était sur ses gardes, et feignant très bien l’indignation :

 

– Lui ! mon Jacques, des enfants !… en voilà une histoire ! Est-ce qu’on veut le faire passer pour un ogre, à cette heure ?

 

– Alors, vous ne savez rien à ce sujet ?

 

– Je sais que si vous n’avez pas autre chose à lui reprocher, vous perdez joliment vos pas et votre temps… Mais où donc qu’il les aurait pris, ces enfants-là, et pour quoi en faire ?… Et puis voilà plus de dix jours qu’il a quitté Paris ; vous pouvez questionner les voisins, ils vous le diront…

 

– S’il est absent depuis plusieurs jours, ne vous a-t-il pas écrit ? Vous devez avoir des lettres timbrées du lieu de sa résidence… Dans ce cas, il faut les montrer, ma brave femme, car c’est la meilleure preuve d’alibi qu’il puisse fournir…

 

– Des lettres, répondit Mme Mouton, quoi donc qu’il m’écrirait ? J’ai pas besoin de ses recommandations, je sais bien conduire sa maison quand il n’est pas là… et il n’est pas inquiet de ça… Des lettres ?… Mais il ne m’a jamais écrit… et pourtant il voyage assez souvent… Pour un oui ou pour un non, selon que le vent le pousse, le voilà parti à droite ou à gauche… Pourquoi donc qu’il se gênerait, mon garçon ? il est libre, maître de ses volontés, il ne doit rien à personne ;… il peut donc bien aller et venir à sa guise, rester à son gré, le temps qu’il veut, où il se plaît :… il sait bien qu’au retour il trouvera la maison en ordre et Tonton à son affaire… Tonton, c’est moi.

 

– Alors, vous n’avez rien à dire pour éclairer la justice ?

 

– Mais je ne fais que ça !… En vous parlant de Jacques, est-ce que je ne vous éclaire pas ?…

 

Le commissaire aux délégations la regardait attentivement en la faisant parler ; mais elle ne broncha pas, toute à son rôle.

 

– Allons, se dit-il, je n’en tirerai rien ; ou bien elle ne connaît rien de l’affaire, et elle est sincère, ce que je serais assez disposé à croire, ou sa leçon lui a été faite, et elle n’en démordra pas.

 

Et il remonta vers la maison en faisant signe à Mme Mouton de le suivre.

 

Sur le seuil, un des agents, qu’il avait envoyé s’assurer des issues, parut et lui dit :

 

– Il n’y a, en effet, pas d’autre issue praticable que la porte du jardin, monsieur le commissaire ; l’autre porte est condamnée et solidement murée, depuis longtemps, sans doute.

 

– Et vous n’avez trouvé personne ?

 

– Pas un chat.

 

– Nous allons vérifier.

 

Puis, se retournant vers Mme Mouton :

 

– Vous avez les clefs des armoires ?

 

– Pardine, oui… Que d’affaires ! Je vais vous les ouvrir…

 

Et, passant devant, son trousseau de clefs à la main, elle promena le commissaire et ses agents d’étage en étage, leur ouvrant toutes les portes, leur faisant visiter tous les cabinets noirs, ne leur faisant pas grâce d’une encoignure, non plus que des soupentes.

 

Dans le laboratoire, elle les laissa tout examiner à l’aise, paraissant si indifférente à leurs recherches, qu’ils n’eurent pas idée de soupçonner les dessous de cette pièce, qui avait l’aspect sage et sévère d’un réduit de savant. L’un d’eux, pourtant, ouvrit le four, en visita le foyer ; mais le ressort une fois poussé, la plaque mobile ne pouvait être devinée, et l’agent porta son attention sur le manteau de la cheminée, qui n’avait rien à cacher.

 

Ils s’apprêtèrent à partir enfin, après avoir dressé procès-verbal.

 

Mais à ce moment, celui des agents qui avait paru déployer le plus de zèle et d’activité dans cette visite domiciliaire et qui, sans doute, avait de bons motifs pour servir si bien les projets des La Roche-Jugon, prenant le commissaire à part, lui dit, mais pas assez bas pour que Mme Mouton n’entendit pas :

 

– Est-ce que nous allons laisser la vieille dans la maison ?

 

– Comment ?

 

– Monsieur le commissaire, elle est trop sur ses gardes pour n’en pas savoir long. Elle doit avoir des moyens de prévenir celui que nous cherchons pour qu’il ne nous tombe pas aux mains. Tandis que, si nous l’emmenons, quitte à la lâcher dans quelques jours, rien ne nous empêche d’occuper le logis, d’y établir une souricière, où il viendra se fourrer de lui-même.

 

– Hum ! répondit le commissaire, mes pouvoirs ne vont pas jusque-là… Oh ! vous avez peut-être raison ;… mais vous savez comme on épluche nos actes, et, à moins qu’on ne signe un nouveau mandat concernant la gouvernante, je ne risquerais pas ma place, en agissant ainsi de mon autorité privée.

 

L’agent tordit sa moustache avec dépit.

 

Le commissaire reprit :

 

– Mais je verrai le juge d’instruction, et demain…

 

– Il coule bien de l’eau sous un pont en vingt-quatre heures. Enfin, jusqu’à demain mes hommes redoubleront de surveillance au dehors ; mais je les aurais voulus cachés ici.

 

Le commissaire, d’un geste impératif, termina l’entretien. Il n’avait pas les mêmes raisons que son subordonné pour faire du zèle et n’avait pas été avisé de l’importance que certains personnages attachaient à sa mission.

 

Il donna l’ordre à ses hommes de passer devant et sortit le dernier. Sur le seuil, il dénoua son écharpe, qu’il plia soigneusement et mit dans sa poche.

 

Tonton le regardait faire tranquillement, sans avoir l’air aucunement pressée de lui fermer la porte sur le dos.

 

Mais, quand elle eut posément poussé le battant et donné un tour de clef à l’intérieur, elle fit glisser sans bruit les deux verrous, les écouta s’éloigner ; puis, quand elle se crut assurée contre tout retour en arrière, de son pas le plus rapide elle gagna le laboratoire et alla rejoindre Pervenche et Thaddée, que son signal avait dû vivement inquiéter.

 

Elle les trouva dans un état de surexcitation extraordinaire…

 

Thaddée était rayonnant.

 

Pervenche avait repris son charmant sourire confiant et doux.

 

Elle allait s’étonner, mais Thaddée la prévint, et, la saisissant par la main, l’entraîna dans la salle du rez-de-chaussée, qui donnait sur la rue Burcq.

 

Et, sur un canapé, il lui montra, en sautant de joie, deux costumes italiens qui s’y trouvaient étalés.

 

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Mme Mouton, et d’où cela vient-il ?

 

– De notre ami Jacques, répondit Pervenche, qui les avait suivis. Et voici un mot de lui…

 

– À la bonne heure, dit Tonton, rassurée aussitôt.

 

Puis, après une minute de réflexion :

 

– Il est donc venu… et comment ?

 

– Il est probable, répondit Pervenche, qu’il aura pénétré ici cette nuit. Il y a une heure environ, en ouvrant les persiennes du jardin, j’ai aperçu un gros paquet sur la table. Et ce petit mot était attaché par une épingle au paquet…

 

– Voyons ça.

 

– Il ne donne pas de longues explications,… mais l’avis est des plus clairs : « Demain soir restez debout ; que Tonton veille près de vous. Endossez les costumes que contient ce paquet et soyez prêts à partir. Je vous ai trouvé une retraite plus sûre, car vous ne pouvez séjourner plus longtemps à Montmartre. Attendez-moi tous les trois dans le salon du premier. Entre minuit et une heure je serai près de vous. »

 

– Et c’est tout.

 

– Voyez…

 

– C’est bien son écriture… Eh bien ! tout est pour le mieux ;… il a un génie familier, mon Jacques, qui lui fait prévoir les difficultés et en triompher… Tenez, tout à l’heure, j’étais fort inquiète de vous deux… J’ai vu le moment où ce maudit commissaire…

 

– Un commissaire ?

 

– Ah ! oui, au fait, vous ne savez pas, ma chère petite, j’ai eu la visite d’un tas d’agents, avec un commissaire en écharpe, qui avaient la prétention d’arrêter mon Jacques…

 

– L’arrêter…

 

– Sous prétexte qu’il a détourné des mineurs… C’est vous deux…

 

– Ô mon Dieu !

 

– Mais rassurez-vous, ils n’ont rien trouvé et ont dû se contenter de visiter le logis… Seulement, il y avait un escogriffe qui parlait tout bas de m’emmener… pas si bas que je n’aie entendu,… et ma foi, vous comprenez, ça m’a fait froid dans le dos…

 

– Si je comprends !… Et vous croyez qu’ils auraient osé sérieusement ?…

 

– Mettre la main dessus… Pour ça, voyez-vous, ils n’y regardent pas de si près. Mais ce n’était rien. Pour Jacques, on peut me faire ce qu’on voudra,… me fourrer en prison si ça lui est utile ; j’en rirai, et ce n’est pas de cette menace que j’avais peur, mais je pensais à vous, mes pauvres enfants. Qu’est-ce que vous seriez devenus s’ils avaient supprimé Tonton ? La famine vous eût contraints de sortir… et vous tombiez dans leurs pattes. Par bonheur, on ne prend pas mon Jacques sans vert ;… il a flairé le danger, et, vous le voyez, il accourt à notre aide… Maintenant, ça va tout seul. Cette nuit, il vous emmène, et, si demain mon commissaire veut m’arrêter,… il peut bien venir, rien ne me retiendra plus ici.

 

– Que dites-vous là, chère madame Mouton ? s’écria Pervenche ; vous en prison, et pour nous avoir protégés !… Mais je me livrerai plutôt à ceux qui me cherchent !…

 

– Enfant, reprit Tonton en l’embrassant,… voilà une belle idée… Laissez faire, ma vieille carcasse est solide et ne craint pas un ou deux jours à la gêne, car Jacques ne m’y laisserait pas séjourner longtemps, soyez tranquilles… Et voyez-vous, il a fait mon éducation sur ce chapitre, il m’a habituée à accepter de sang-froid tous les évènements. J’ai ma conscience pour moi, ça me suffit et ça me protège… Il fait le bien et moi je l’aide comme je peux… Mais notre monde est bâti de si drôle de façon, que, pour rendre service aux honnêtes gens et contrecarrer les manigances des coquins, il faut autant de mystère et plus de rouerie qu’on n’en mettrait à faire le mal ;… à ce travail-là on risque quelques ennuis, mais nous finissons toujours par avoir le dernier mot, et quelle joie alors, mon enfant, on éprouve au cœur, d’avoir réussi à sauver de braves créatures et mis à quia leurs ennemis !

 

– Que vous êtes bonne !

 

– Pour les bons, pardine, c’est une fête… Mais pour les autres je suis mauvaise comme un chien de garde, et sans pitié, je vous jure… Mais ne perdons pas de temps… Voyons ces costumes… Si vous êtes destinés, d’après le plan de Jacques, à les porter quelques jours, il ne faut pas que vous paraissiez gênés dedans… On devinerait que c’est un déguisement. Aussi, mignonne, nous procéderons à votre toilette de suite, pendant que Thaddée ira lui-même s’habiller chez lui…

 

Thaddée se sauva, tout joyeux, avec la défroque de pifferaro qui lui était destinée.

 

Pervenche et Mme Mouton montèrent dans la chambre de la jeune fille.

 

Les costumes apportés par Caillebotte n’avaient pas le brillant du neuf mais on voyait bien aux doublures qu’ils n’avaient pas servi, et qu’on pouvait les endosser en toute confiance.

 

Celui de Pervenche se composait de la jupe rayée, du corselet de velours, de la chemisette bouffante, du tablier-tapis et de la coiffe blanche, arrêtée sur la tête par deux épingles à grosse tête, en filigrane doré, que portent les femmes du Transtévère. Le tartan écossais, qu’affectionnent les modèles acclimatés à Paris, ne manquait pas et complétait la réalité du travestissement.

 

Toute blonde qu’elle était, Pervenche ne laissait pas que d’être charmante ainsi, et d’autant plus attrayante, qu’elle se distinguait du type courant des Italiennes.

 

Mme Mouton avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer les allures des petites Transtévérines qui courent Montmartre. Elle l’habilla si bien, que l’œil le plus exercé s’y serait trompé, et qu’on ne pouvait, en voyant Pervenche ainsi vêtue, douter de sa nationalité. C’était bien une fille du Tibre, seulement plus belle et plus gracieuse que les autres.

 

Thaddée, lui, s’était très adroitement revêtu de son déguisement. Et, de lui-même, il avait résolu le problème délicat des chiffons entourés de bandelettes croisées qui servent de jambières aux petits pifferari. Sur son gilet rouge et son col ouverts, ses cheveux naturellement bouclés tombaient abondants, et ses yeux noirs, sa vivacité naturelle, la souplesse de ce jeune corps, qui jouissait de toute sa liberté dans ses vêtements commodes, le faisaient en tout semblable au plus vivant bambino de la voie Appia.

 

D’après le conseil de Mme Mouton, ils ne quittèrent pas leurs costumes, et, le soir, ils s’y étaient si bien habitués, qu’ils n’éprouvaient plus aucune hésitation, aucune gêne. Ils n’y pensaient plus. Et Pervenche ne songea même pas une fois à s’examiner dans une glace, pour voir si ses grandes épingles étaient en place et si sa coiffure n’avait pas chaviré.

 

Des vêtements qu’ils portaient en arrivant à la rue de l’Orient, la vieille nourrice avait fait soigneusement un petit ballot. Caillebotte, elle le prévoyait, emmenant les enfants au loin, voudrait emporter ces habillements de rechange. Il trouverait la chose prévue, le paquet préparé.

 

Toute la soirée se passa dans l’attente.

 

À la joie éprouvée par Pervenche en recevant des nouvelles de son sauveur avait succédé une inquiétude indéfinie. Elle se demandait si la nouvelle retraite qu’il leur avait choisie ne serait pas l’occasion d’une séparation nouvelle. Elle se disait qu’après tout, ils avaient troublé sa vie, et que, s’il avait découvert le moyen d’assurer leur sécurité en recouvrant sa liberté, il avait bien le droit d’en profiter.

 

Mais aussitôt, mécontente de sa propre pensée, elle s’en voulait d’avoir douté de ce cœur généreux. Et les confidences, les récits, les boutades de Tonton, lui revenaient en tête, comme des preuves éclatantes de l’infatigable dévouement de Jacques pour ceux qu’il protégeait. Non, il ne les abandonnerait pas ; non, il ne bornerait pas son rôle à les mettre à l’abri de leurs persécuteurs. Pervenche devinait qu’il ferait plus et mieux… Qui sait même avec quel profit pour leur cause il avait dû employer ces quatre jours d’absence ?

 

D’ailleurs, ce mandat d’amener, ce commissaire venu pour l’arrêter, n’était-ce pas une preuve nouvelle qu’il ne marchandait pas ses risques, puisqu’il s’était à ce point compromis par son intervention ? Puis tous ces nuages, tous ces doutes, toutes ces petites anxiétés s’effaçaient devant la pensée qu’elle allait le revoir, et le cœur lui battait bien fort, et dans l’ombre où elle rêvait, une légère rougeur lui montait aux joues.

 

Minuit sonna. Selon les recommandations de Caillebotte, ils s’étaient tous les trois installés dans le salon du premier étage, et sur une table, la prévoyante Tonton avait dressé le couvert pour les enfants et Jacques. Peut-être, s’était-elle dit, il aura besoin de prendre des forces. Je vais lui faire à souper.

 

Et, à côté d’une galantine de volaille et d’un superbe rosbif froid, attendaient un long saucisson argenté de Lyon et une large soupière remplie d’un excellent consommé froid.

 

Pervenche prêtait l’oreille. Aucun bruit. Et pourtant elle ressentait comme une commotion sympathique qui lui disait que l’ami désiré n’était pas loin.

 

Sa main tremblait fiévreusement sur son ouvrage. Elle s’interrompit, releva la tête, et tout aussitôt poussa un léger cri de joie, vite comprimé,… mais qui eut de l’écho autour d’elle.

 

Sur le seuil du salon, dont la porte s’était sans doute ouverte bien doucement, car ils n’avaient rien entendu, Caillebotte les contemplait en souriant.

 

Thaddée, d’un bond, lui sauta au cou.

 

Puis ce fut le tour de Tonton d’embrasser son fieu.

 

Pervenche, émue, lui tendit en silence sa main, dont le tremblement parlait pour elle.

 

– Allons ! dit Caillebotte gaiement, je vois avec plaisir que la petite garnison se porte bien et que la première escarmouche s’est passée sans encombre. Mais de ce moment nous allons jouer le grand jeu, ami Thaddée. Es-tu préparé à tout événement, mon garçon ?

 

Thaddée lui prit la main, la tint posée sur son épaule et, par sa pantomime, exprima de la façon la plus éloquente que, sous la protection de Jacques, il ne redoutait rien.

 

Alors, se tournant vers Pervenche :

 

– Me pardonnerez-vous, mademoiselle, dit Caillebotte, de m’être permis de vous faire endosser ces habits ?

 

– Vous pardonner !… Quoi donc ? Le souci que vous prenez de nos intérêts, monsieur Jacques ?… Mais la recommandation venant de vous, je ne me suis pas même étonnée. J’ai obéi simplement, comme vous voyez, sûre d’avance que ce travestissement était nécessaire.

 

– En effet… Le quartier est l’objet d’une surveillance sévère… et je n’aurais pu vous faire sortir d’ici sous les habits que vous portiez le jour de l’enlèvement… Vous comprenez bien que votre signalement a dû être minutieusement donné.

 

– Tandis que sous ce costume…

 

– Vous passerez au milieu des agents sans attirer leur attention. À chaque instant ils croisent, dans cette partie de Montmartre, des familles italiennes qui regagnent le quartier Saint-Marcel ; et moi-même j’ai la tenue de circonstance ; voyez plutôt.

 

Et Caillebotte, ôtant l’abat-jour de la lampe, se montra dans le costume moitié savoyard, moitié italien, adopté par les barnums de bas étage qui jouent les rôles de pères pour ces tribus de modèles recrutés, tous les ans, dans les bas quartiers de Rome ou dans les faubourgs de Milan.

 

– Il ne me manque plus, dit-il en riant, qu’une belle barbe… que je me poserai tout à l’heure, et avec quelques mots de baragouin en o, en i, en a, je serai le plus authentique Jacopo Marochetti qu’on ait jamais rencontré sur la place de Paris…

 

– Oui-da, dit Tonton ; mais sais-tu bien, Jacques, où s’arrêtera votre première étape ? Avant de courir les aventures, il me paraît prudent de prendre des forces et tout à fait sage de faire honneur à mon souper ?… N’est-ce pas ton avis ?

 

– Tu parles d’or, Tonton, et quoique nos étapes, comme tu dis, soient à peu près assurées, Mlle Pervenche et Thaddée qui n’ont pas coutume de veiller si tard, non plus que de voyager de nuit, feront bien d’écouter ton conseil…

 

– Au moins vous tiendrai-je compagnie à table, dit Pervenche, si mon appétit n’est pas brillant.

 

Quant à Thaddée, il était déjà installé.

 

– Minuit et demi, dit Caillebotte en consultant sa montre ; nous avons une demi-heure à nous, et, tout en mangeant, nous pouvons causer… Et, d’abord, je vous apporte des nouvelles toutes fraîches de la bonne Mme Legoarrec…

 

– Vous l’avez vue ? s’écria Pervenche.

 

– Si je l’ai vue ! répondit Caillebotte en souriant ; mieux que cela, je l’ai enlevée…

 

– Enlevée, allons donc ! fit Mme Mouton.

 

– Voilà comme je suis, moi, quand je suis en train. On a lancé contre moi un mandat d’amener…

 

– Tu le sais ?

 

– Parbleu !… sous prétexte que j’ai détourné des mineurs,… j’enlève une femme très majeure… Le tribunal, dans sa justice, m’en tiendra compte, et admettra, s’il est de bonne foi, qu’il y a compensation…

 

– Bon ! Je disais aussi : il plaisante…

 

– Non pas, Tonton !… L’enlèvement de Mme Legoarrec est sérieux, bien que je n’aie pas eu besoin d’user de violence…

 

– Ah !

 

– Et qu’elle m’ait suivi de son plein gré. Mais il était important que nos adversaires ne pussent la retrouver au logis quand ils reviendraient à la charge, et je l’ai si bien dépaysée que, pour la découvrir, ils essouffleront sans succès leurs limiers.

 

– Elle n’est donc plus à Provins ? demanda Pervenche.

 

– Non, elle est en ce moment en pleine Bretagne.

 

– Dans son pays,… la Bretagne, qu’elle n’espérait plus revoir.

 

– Je l’y ai conduite moi-même… et c’est là qu’elle vous attend…

 

– Nous ?

 

– C’est là que vous allez, pendant quelques jours ou quelques semaines, je ne sais encore, vivre près d’elle, en sûreté, entourés de braves cœurs dont j’ai pressenti et échauffé le dévouement, et qui vous défendraient au péril de leur vie si on allait vous chercher si loin ;… mais ce n’est pas à craindre… Je saurai donner le change à l’ennemi et lui créer de fausses pistes : fiez-vous à moi.

 

– Ainsi nous partons pour la Bretagne ? dit Pervenche toute songeuse.

 

– Pour recevoir Hoël à son retour…

 

– Hoël, celui qui remplaçait notre père et nous a confiés à Mme Legoarrec ?

 

– Lui-même.

 

– Et il revient…

 

– De l’île de Cuba,… où j’ai tout lieu de croire que, pendant sa longue absence, il a pu recueillir les preuves de votre filiation et des armes terribles contre ceux qui cherchaient à vous faire disparaître.

 

– Que m’apprenez-vous là ?

 

– C’est vrai… Ce sont choses nouvelles. Il y a quatre jours, quand je vous ai quittée ici, mademoiselle, et que j’allais, sans grand espoir d’éclaircissements, trouver, à Provins, Mme Legoarrec, je ne m’attendais pas à mettre si vite le doigt sur le fil conducteur qui allait éclairer pour moi toute cette sombre intrigue, dont vous avez failli être victime.

 

– Et que votre généreuse intervention a déjouée ?

 

– Ne parlons pas de cela… J’ai fait ce que tout autre eût fait à ma place… Je vois une sorte de bête fauve courir sus à un enfant… Je l’arrête au passage… C’est tout simple.

 

– N’essayez pas de donner le change à ma reconnaissance, dit Pervenche avec animation ; je sais ce que nous vous devons,… et je vois que nous allons tenir de vous bien plus encore,… un nom, une famille,… une fortune peut-être… Mes souvenirs se réveillent à cette heure, et le nom d’Hoël revenait bien souvent dans les demi-confidences de Mme Legoarrec, et si elle ne me parlait plus de lui quand je fus assez grande pour mieux comprendre, c’est qu’elle désespérait de jamais le revoir, et qu’elle croyait sans doute inutile de nous révéler un passé qu’elle supposait mort pour nous. Ainsi Hoël revient, peut-être après mille souffrances, à travers mille dangers, et durant ces longues années d’exil, c’est de nous que l’excellent ami s’occupait.

 

– Oui…, et comme il ne fallait pas qu’il agît au hasard en débarquant en France ; comme il était à craindre qu’il ne se démasquât trop vite et risquât de perdre ainsi le fruit de ses peines en manquant de prudence, j’ai voulu que Mme Legoarrec et vous-même fussiez là pour le mettre au fait. Quand il saura de quelle tentative odieuse vous avez été l’objet, il comprendra qu’il ne doit se montrer qu’à bon escient et pour frapper le coup décisif. Et moi, je lui préparerai le terrain favorable.

 

– Alors vous revenez à Paris ?

 

– Aussitôt que je vous aurai installés à Dahouet.

 

– Dahouet,… je me souviens,… aux environs de Pléneuf ; c’est le pays de maman Legoarrec.

 

– Et d’Hoël, son cousin ;… mais, quand il partit, vous étiez bien jeune, et sans doute aurez-vous peine à le reconnaître.

 

– Je cherche en vain ses traits, je ne le vois qu’à travers un brouillard.

 

Thaddée, qui, depuis qu’il était question d’Hoël et de la Bretagne, avait cessé de manger, et, tout absorbé, semblait des yeux boire chaque parole de Caillebotte, frappa sur la table et, d’un geste très net, sembla dire :

 

– Moi, je me souviens.

 

Puis, tirant de sa veste son album et son crayon, qui ne le quittaient pas, il esquissa en quelques traits rapides une silhouette qui fit pousser à Pervenche un cri de stupéfaction, quand il lui passa son croquis.

 

– Ah ! c’est frappant,… et, grâce à ces quelques lignes, je le revois tel que je l’ai connu ! s’écria la jeune fille.

 

– Eh bien ! voilà qui est parfait, dit Caillebotte. Étant trois à le guetter, Hoël ne vous glissera pas des mains, et votre réunion avec Mme Legoarrec, tout en me rassurant sur votre compte, triple les chances de ma combinaison… Maintenant, il faut faire nos préparatifs de départ… Je passe chez moi, avec Tonton, j’ai des papiers à prendre et quelques recommandations à lui faire… Dans un quart d’heure, je serai là, mes chers enfants, et nous commencerons notre odyssée.

 

Dans la salle basse, Mme Mouton lui montra le paquet qu’elle avait fait des vêtements bourgeois de Pervenche et de Thaddée.

 

– C’était là une bonne précaution, en effet ; mais j’avais prévu le cas, et nous n’aurons pas besoin de nous charger de ce ballot, qui nous embarrasserait par trop. Mais nous les retrouverons plus tard. Tu serreras ces vêtements dans la chambre qu’occupe Mlle Pervenche.

 

Rentré chez lui, dans un cabinet de la tourelle qui était entièrement garni d’une bibliothèque circulaire toute pleine de livres, Caillebotte fit jouer deux tablettes mobiles qui dissimulaient un tout petit coffre-fort scellé dans la muraille. Là il serra soigneusement les papiers trouvés dans le portefeuille de Coppola. Il avait pris note sur son calepin, dans un chiffre connu de lui seul, des faits énoncés dans ces documents. Mais il tenait à mettre les originaux en sûreté. Dans un double compartiment se trouvait une somme assez ronde en or et en billets. Il mit dans sa poche deux rouleaux d’or, glissa une petite liasse de billets dans son portefeuille, et il allait repousser la porte massive du coffre-fort, quand une pensée l’arrêta.

 

– La Condamine, dit-il, oui ;… mais c’est un trembleur… Certes, il pourrait nous être utile, très utile même… Sa situation lui permettrait de tenir en échec nos adversaires ;… mais le voudra-t-il ?

 

Il fit quelques pas au milieu du cabinet.

 

Si l’on croyait aux protestations et aux serments des hommes, celui-là n’aurait pas le droit de me rien refuser, quelque grand effort ou quelque sacrifice que je vinsse lui demander… Mais les années passent,… l’oubli de la dette est bien vite venu… Et, de nos jours, Ruy Gomez aurait beau sonner du cor,… Hernani se boucherait les oreilles ou le ferait consigner à la porte.

 

Il fit un geste de mépris hautain et revint à la porte du coffre-fort, bien résolu à la repousser.

 

Puis une seconde fois il s’arrêta.

 

– S’il ne s’agissait que de moi, j’aurais le droit de renoncer à une épreuve qui, peut-être, ne m’apportera qu’un dégoût de plus. Mais ce ne sont pas mes intérêts qui sont en jeu,… et je ne dois rien dédaigner de ce qui peut servir la cause que j’ai embrassée… À tout hasard, emportons toujours le signe de reconnaissance.

 

Et attirant à lui, du fond du coffre, une petite sébille en agathe, il y prit une mignonne main de corail finement sculptée, qui portait en manchette un cercle d’or étoilé de cinq turquoises. Cette main, à demi repliée, faisait le geste italien, l’index et l’annulaire tendus, qui conjure les mauvais sorts et protège contre les jettatores.

 

Caillebotte considéra un moment en silence ce bijou, qui éveillait en lui de lointains et doux souvenirs.

 

Il poussa un léger soupir en secouant la tête.

 

Puis, s’arrachant brusquement à ces visions du passé, il serra dans une des pochettes de son portefeuille la petite main de corail, ferma son coffre, poussa les rayons mobiles et, toutes choses en ordre, il s’écria :

 

– Maintenant, il faut agir… Le Coppola ne doit pas s’être endormi.

 

Seulement, avant de regagner par le souterrain la maison de la rue Burcq, il passa dans un cabinet de toilette, et là, devant la psyché, tirant de sa poche une fausse barbe qu’il avait eu soin d’apporter, avec quelques gouttes de gomme liquide dont il se badigeonna le menton et les joues, il se compléta la figure de circonstance.

 

Et quand il reparut devant Pervenche, elle eut un petit mouvement de surprise, ne l’ayant pas reconnu au premier abord.

 

– Tout est en règle, dit-il ; Tonton connaît son programme ; il ne nous reste plus qu’à ménager notre sortie. Pour cela, descendons à la cave.

 

Pervenche et Thaddée le regardèrent avec étonnement ; Mme Mouton elle-même ne sembla pas comprendre ce qu’il voulait dire.

 

Il sourit, et, du geste, les encourageant à la confiance :

 

– C’est un dernier secret de cette maison mystérieuse que je vais vous livrer. Suivez-moi !

 

Et il les fit descendre, par un escalier de vingt marches, dans une vaste cave, qu’un large soupirail, qui semblait condamné et strictement bouché à cette heure, avait dû jadis éclairer en prenant jour sur la rue Burcq.

 

Une charpente, formant dix gradins, était adossée au mur opposé ; mais Caillebotte la fit glisser sur le sol et pivoter sur elle-même, de façon qu’elle s’appliqua juste au-dessous du soupirail.

 

– Attendez, et tournez la lanterne vers cet angle.

 

Ils étaient descendus armés d’une lanterne sourde.

 

Caillebotte ouvrit avec précaution un premier panneau qui fermait le soupirail à l’intérieur.

 

Là le mur avait environ 80 centimètres d’épaisseur, mais il était taillé en voûte, en couloir, par où l’on pouvait facilement sortir, à la condition de se tenir légèrement courbé.

 

Si bien que la dernière fermeture enlevée, on se trouvait en deux enjambées dans la rue même.

 

Mais cette fermeture, qui déguisait à l’extérieur tout le mécanisme, était combinée avec un soin tout particulier.

 

Elle était disposée en forme de trappe et pouvait doucement s’abaisser dans le couloir.

 

Au dehors, cette trappe double représentait un grillage rouillé par le temps, poussiéreux à laisser à peine visibles les lignes croisées des fils de fer, à travers lesquels, même en les dégageant de leur boue et de leurs toiles d’araignées, on n’eût pu rien voir de ce qui se passait dans la cave, car, dessous la grille, un revêtement de bois, un châssis plein masquait l’intérieur.

 

Caillebotte écouta d’abord en ne laissant s’ouvrir la trappe qu’imperceptiblement. De cette façon, on ne pouvait voir, mais on entendait les bruits de la rue.

 

Il était une heure du matin et tout lui parut tranquille.

 

Aucun bruit de pas.

 

La rue Burcq est une rue sage, sans cabarets dans la partie haute. On s’y couche de bonne heure, pour se lever avant le jour.

 

Caillebotte laissa doucement la trappe s’abaisser et glissa la tête au dehors.

 

Du côté du moulin de la Galette, un désert.

 

Vers le bas, au coin de la rue des Abbesses, la lueur d’une boutique encore ouverte, mais à cent mètres au moins.

 

On pouvait donc effectuer la sortie sans danger d’être aperçus surgissant de cette cave béante.

 

Jacques, de sa voix la plus basse, les avertit de se tenir prêts.

 

– Dès que je serai dans la rue, que Thaddée monte le premier, et il fera le guet, pour que j’aide Mlle Pervenche à sortir.

 

Mais comme il avait déjà le corps à demi au dehors du couloir, il vit une ombre se projeter sur le sol, à vingt pas.

 

Et il crut un instant que quelque agent de Coppola était monté faire une ronde du côté de la butte.

 

Tranquillement il opéra une demi-retraite dans le soupirail, ne laissant plus que la tête émerger de la baie.

 

Puis, commandant d’un mot la patience à son arrière-garde, il attendit.

 

Mais, de son observatoire mystérieux et noir, il étudiait la position de l’ombre, ses mouvements, cherchant où pouvait être placé le corps qui la projetait.

 

Au bout de quelques minutes, il avait résolu le problème.

 

L’ombre n’avait rien d’hostile et ne s’inquiétait pas d’eux.

 

C’était, sur une terrasse voisine, un flâneur nocturne qui bayait à la lune, en fumant sa pipe.

 

Caillebotte avait reconnu l’homme à la carrure, un artiste, charmant garçon, chez lequel il avait passé plus d’une heure. Rimeur acharné quand il ne tenait pas le pinceau, il composait volontiers des odelettes la nuit, sur sa terrasse, en prenant un bain d’air.

 

– Bon ! se dit Caillebotte, ce n’est que Savaroche, et il est trop absorbé par l’enfantement de ses strophes pour s’apercevoir de ce qui se passe sous ses pieds. D’ailleurs, nous ne serons dans son rayon visuel qu’une fois sur la chaussée et debout… Puis il s’inquiète bien de ce que nous sommes et de ce que nous faisons !…

 

Alors, se penchant à l’intérieur :

 

– Fausse alerte… Le moment est propice ;… que Thaddée me suive.

 

Une seconde après, ils étaient tous deux dans la rue.

 

Pervenche embrassa Mme Mouton et gravit les gradins.

 

Jacques lui tendit la main et l’aida à sortir du soupirail.

 

– Bonsoir, Tonton, dit-il ensuite, tout bas.

 

Puis, attirant la trappe mobile à lui, il fit jouer un ressort qui l’adapta absolument à la baie. L’issue était hermétiquement close.

 

– En avant ! gagnons au pied, par la rue des Trois-Frères, pour sortir au plus vite de ce quartier, où l’on nous cherche. Désormais, mademoiselle, vous devrez répondre au nom de Graziella ; Thaddée devient Pippo. Moi je suis Jacopo Marochetti. Ceci dit par surcroît de précautions, car j’espère bien que nous allons gagner notre premier gîte sans avoir d’explications à donner à personne.

 

Par la rue des Trois-Frères ils arrivèrent à la chaussée des Martyrs.

 

Caillebotte leur avait enseigné comment ils devaient marcher et se grouper.

 

Tous trois avaient pris l’allure paresseuse des Italiens, marchant d’un pas nonchalant en se dodelinant.

 

Tout d’abord ils avaient trouvé sur leur passage les maisons fermées et le chemin désert.

 

Mais, à partir de la rue d’Orsel, la ville semblait se réveiller.

 

Le boulevard Rochechouart surtout était des plus animés, à ce carrefour du cirque Fernando et du bal de la Boule-Noire.

 

Le bal était fermé, mais tous les cafés voisins, les cabarets et les brasseries profitaient de certaines tolérances pour rester ouverts, et sur le trottoir des groupes bruyants s’accostaient, chantant, riant ou vociférant. Des accès de gaieté agressive qui ressemblaient à des querelles.

 

La région était mauvaise à traverser pour les gens paisibles.

 

Mais les gouapeurs du quartier s’attaquent rarement aux Italiens, qui ont la réputation de riposter volontiers à un coup de poing par un coup de stylet.

 

Pervenche-Graziella ne fût pas sans péril passée seule, à cette heure, sur le terre-plein qui relie le boulevard Clichy à la chaussée Clignancourt.

 

Mais Caillebotte réalisait un Jacopo assez solide pour donner à réfléchir aux batifoleurs du trottoir.

 

Et pas un des vauriens malingres et chétifs qui composent, en majeure partie la population flottante de cet aquarium parisien, n’eut la moindre envie, après un coup d’œil jeté sur le padrone, d’essayer la conquête de la donzinella.

 

Seulement, en passant devant une brasserie fréquentée par les artistes du quartier, la carrure du padrone n’empêcha pas que l’on ne s’exclamât sur la beauté du prétendu modèle.

 

L’un de ces connaisseurs attablés héla même Caillebotte avec l’intention évidente de lui fixer, pour sa pupille, des jours de séance.

 

Mais Jacques s’en tira en baragouinant une phrase italienne qui semblait dire qu’ils étaient trop pressés, lui et les siens, pour entrer en arrangement à cette heure, et, hâtant le pas, il arriva devant l’Élysée-Montmartre.

 

Là un maraudeur consentit à les charger dans sa voiture, qui tressautait sur des ressorts fêlés et criards.

 

– Rue de Pontoise, dit Jacques.

 

– Alors, comme ça, vous retournez au nid avec la couvée, papa ? dit l’automédon, qui connaissait bien la rue de Pontoise, la rue de Poissy, tout ce quartier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet comme le lieu de campement de tous ces lazzaroni dépaysés qui vivent et grouillent, s’accouplent et meurent dans ces taudis enverminés dont ils payent chaque jour la location.

 

– Si, compare ! répondit Caillebotte en faisant monter rapidement les enfants dans le vieux fiacre.

 

À ce moment, un homme qui était sorti depuis quelques instants de la rue du Théâtre et pendant vingt-cinq pas avait machinalement contemplé ce groupe d’Italiens, tout en ayant l’esprit ailleurs, s’était rapproché d’eux, tandis qu’ils parlementaient avec le cocher et montaient dans sa guimbarde.

 

L’accent de Jacques sembla le frapper.

 

Mais la voiture partait.

 

Et, se disant sans doute qu’il pouvait avoir été trompé par une ressemblance d’organe, il laissa le cocher fouetter ses chevaux, et le char ballottant s’éloigner avec un bruit de ferraille.

 

– Après tout, se dit-il, j’ai dû me tromper… L’autre est plus maigre et moins barbu…

 

Le fiacre avait traversé la place d’Anvers et disparu dans la direction de la rue Rochechouart.

 

– Et, pourtant, j’ai comme un pressentiment que je tenais là la piste… Nom d’une potence ! l’avoir presque frôlé et le laisser échapper, ce serait par trop bête… car, enfin, si c’est lui,… cette jeune fille, ce gamin ;… eh ! oui ! c’est cela, un déguisement ;… je me battrais volontiers.

 

Brin-d’Amour, car c’était lui, prit aussitôt sa course dans la direction suivie par le fiacre.

 

– Bon ! dit-il, des chevaux de maraude, des rosses de nuit : je les rattraperai vite…

 

Mais il eut beau descendre au pas gymnastique la rue Rochechouart jusqu’à l’angle de la rue de Maubeuge, il ne retrouva pas la voiture.

 

– Ah ça ! se sont-ils engloutis dans l’égout ?

 

Pas le moindre bruit de roulement dans aucune direction.

 

– Voilà qui est fort !

 

Brin-d’Amour, déconfit, se grattait l’oreille.

 

– Si, du moins, j’avais pu entendre ce qu’il a dit au cocher… Mais je songeais si peu à le rencontrer là !

 

Brin-d’Amour avait l’oreille fine… et un bruit lointain le fit tressaillir.

 

C’était à l’autre bout de la rue de Maubeuge, du côté du boulevard Magenta, environ à la traversée de la rue Condorcet, une voiture lancée à fond de train…

 

Et le roulement était accompagné de ce cliquetis particulier que le piqueur avait remarqué lorsque le fiacre qu’il cherchait avait démarré devant l’Élysée-Montmartre.

 

– Le brigand ! s’écria-t-il, il a voulu rompre les chiens… Je devine,… il m’aura flairé, se sera garé dans quelque rue de traverse, et maintenant le voilà qui détale de plus belle… Ah ! pardieu ! puisque je ne me suis pas trompé, je vais te faire voir beau jeu.

 

Et, d’un pas de course remarquablement accéléré, mais assez équilibré pour être maintenu longtemps, Brin-d’Amour s’élança dans la rue Bellefond, qui lui permettait de couper dans la direction qu’il croyait suivie par Caillebotte.

 

Il ne se trompait pas beaucoup ; seulement il avait trop compté sur l’essoufflement des chevaux, et cru trop facilement qu’avec un petit effort il les rattraperait.

 

Car ce n’était plus le cocher qui conduisait ses bêtes.

 

Au moment où Jacques montait dans le fiacre, comme il jetait un regard circulaire autour de lui pour voir si personne ne les guettait, il vit à quelques pas la silhouette massive du piqueur, qui s’avançait d’un pas nonchalant.

 

Il n’en monta pas moins dans le fiacre, et, soulevant le petit matelas mobile qui couvrait la vitre placée derrière le fiacre, il dit à Thaddée, en l’attirant à la lucarne.

 

– Regarde bien… Reconnais-tu cet homme ?

 

Et Thaddée, aussitôt, lui pressa la main avec force,… ce qui, dans la circonstance, valait une affirmation.

 

– Alors, je ne me trompe pas, c’est lui, le Brin-d’Amour du bois de Vincennes et de Nogent.

 

Thaddée renouvela son affirmation.

 

Pendant ce temps, la place d’Anvers était franchie.

 

Au tournant de l’avenue Trudaine, comme la voiture allait cahin-caha, Jacques ouvrit la portière, sans même interrompre dan sa marche le cocher, la referma, et, en un clin d’œil, se trouva sur le siège, assis à côté du cocher, qui, dans sa surprise et sa frayeur, abandonna ses guides, que Caillebotte saisit au vol.

 

C’était un vieux bonhomme tout voûté, enfoui sous une houppelande qui datait d’au moins trente ans, et qui, sans doute, se sentait incapable de résister à ce grand gaillard à barbe si touffue.

 

Seulement il allait se donner la satisfaction de crier, quand Caillebotte fit luire à ses yeux une pièce de vingt francs, et la lui mettant dans la main :

 

– Si tu te tais, au bout de la course, tu en auras autant. Si tu cries, je te fais passer ta voiture sur le corps : choisis.

 

– Je choisis les jetons, dit le vieux phaéton. Fais à ton gré, mon gars.

 

Et alors il se trouva, chose miraculeuse, que ces deux chevaux, qui semblaient dormir et n’avoir pas la force de lever leurs sabots pour marcher, se réveillèrent sous la main de Jacques et prirent, avec un entrain stupéfiant pour leur cocher d’habitude, un galop soutenu. Si bien qu’on eût, en moins de trois minutes, gagné le carrefour de la rue Condorcet, de la rue Turgot et de la rue Rochechouart.

 

Là, Jacques tourna rapidement à droite et engagea le véhicule dans la rue Turgot, où il s’arrêta à vingt pas en arrière du carrefour ; puis il attendit et écouta.

 

Au bout de quelques instants, le silence de ces rues désertes fut troublé par un pas lourd mais régulier.

 

– Bien ! murmura Caillebotte, il nous a devinés, il arrive… Il traverse le carrefour ;… il descend… Les pas s’éloignent. Hue ! mes bonnes bêtes…

 

Et d’un léger coup de fouet, stimulant les deux rosses et les commandant des guides, il leur fil reprendre la rue Condorcet, qu’elles franchirent dans toute sa longueur, pour gagner les derrières de l’église Saint-Vincent-de-Paul et le boulevard Magenta.

 

C’est cette reprise de la course qui avait fixé l’itinéraire de Brin-d’Amour, qui enfila, lui, la rue Bellefond, puis la rue de Chabrol.

 

Il espérait bien, sur ce parcours, rencontrer quelque voiture attardée, dont il se fût aussitôt emparé pour égaliser les chances.

 

Mais il ne rencontra sur son passage qu’un long convoi de tonneaux de fonte, de la compagnie Lesage, lancés à fond de train, à la descente de la rue d’Hauteville, et se suivant de si près que, bon gré mal gré, il brûla à les voir rouler trois bonnes minutes, et quand il arriva au boulevard Magenta, essoufflé, incapable de courir de la sorte plus longtemps, il put se convaincre que, cette fois, la piste était bien perdue.

 

– C’est un diable ! Comment a-t-il fait courir ainsi ces vieilles haridelles ? Après tout, il a peut-être simplement garé son fiacre et continué sa route à pied par bordées successives de rue en rue, à droite, à gauche… Oui, mais s’il l’a gardé, son fiacre, on pourrait peut-être retrouver le Colignon demain, et le faire parler. Demain… Ah ! demain, nous aurons beau jeu à faire une enquête, il sera bien loin avec sa petite famille, s’il court toujours de ce train-là…

 

Puis, arrivé à la hauteur du boulevard de Strasbourg, il s’arrêta.

 

L’horloge de Saint-Laurent sonnait deux heures.

 

Un cabriolet passait à vide.

 

Brin-d’Amour, au geste que fit le cocher en claquant du fouet, pour lui offrir sa voiture, répondit par un maugréement de mauvaise humeur.

 

– Flâneur, va ! c’est il y a vingt minutes, méchant rôdeur, qu’il fallait te trouver sur ma route.

 

Mais, se ravisant, il appela le cocher.

 

– Comment n’avais-je pas pensé à cela ? C’est la première chose à faire…

 

Et montant dans la victoria :

 

– Aux Halles, et presto, en face de la fontaine des Innocents.

 

– Chez Baratte, dit le cocher.

 

– Va pour Baratte… Tu as soif ? On te gargarisera, mais mouche ta bête.

 

Le cocher ne se fit pas répéter deux fois un ordre donné dans d’aussi bons termes, et il descendit d’un trot superbe le boulevard désert, où rien n’entravait sa marche.

 

– Oublier le rendez-vous de Corréard ! Où avais-je la tête ? se disait Brin-d’Amour, tout en tirant sa pipe et la bourrant. Quand nous nous sommes quittés, rue Lepic, après avoir posté soigneusement nos sentinelles dans le quartier… et vraiment ils ont fait merveille, nos roussots,… mon damné brutal leur a gentiment passé dans les jambes,… car, pour sûr, quand je l’ai retrouvé devant l’Élysée, agrippant sa guimbarde, il venait de la rue de l’Orient, il n’y a pas à en douter…

 

Et il lâcha un formidable juron, que les convenances m’empêchent de sténographier.

 

Puis, revenant à son idée première, tout en allumant sa pipe :

 

– J’en ferai compliment à Corréard de ses collègues et collaborateurs… Il avait quelque expédition pressée à diriger dans la rue des Prouvaires, et il m’a affirmé qu’en faisant deux fois le tour de la fontaine des Innocents, je ne pouvais manquer d’être bientôt en sa compagnie… « On me préviendra de ta venue, m’a-t-il dit, et comme ton affaire n’est pas moins urgente, dès lors que tu m’apporteras du nouveau, je te reviendrai sur l’heure… Mais ne me dérange qu’à bon escient…

 

Mais Brin-d’Amour, à son arrivée aux Halles, n’eut même pas besoin de la moindre promenade autour du square des Innocents.

 

Comme le cabriolet s’arrêtait à la porte de Baratte, une bousculade se produisait dans l’escalier, et la bagarre se terminait auprès de la voiture.

 

Simple affaire de police. On arrêtait un cheval de retour qui s’était trop fié à sa science de métamorphose, et pendant qu’on emmenait l’homme à la préfecture, Corréard, qui regardait faire ses agents, se trouva tout porté pour tendre la main à Brin-d’Amour, qui descendait de la victoria.

 

Corréard était justement cet inspecteur de la police judiciaire qui accompagnait et assistait le commissaire dans sa visite à la maison de la rue de l’Orient. C’était lui, on se le rappelle, qui avait conseillé, demandé l’arrestation de Mme Mouton, et qui était resté chargé de la surveillance du quartier.

 

– Tu as découvert quelque chose ? demanda-t-il à Brin-d’Amour.

 

– Oui et non… J’ai tenu le fil, il s’est cassé.

 

– Nous le renouerons.

 

– C’est pourquoi j’accours… Mais je ne voudrais pas, en pleine rue…

 

– Parbleu !… nous soupons… Je mange et j’écoute, tu parles et tu bois.

 

– Ici ?…

 

– J’ai mon cabinet à moi… En retour, avec de gros murs, pas de cloisons, pas d’oreilles à craindre.

 

– Tout à fait prudent.

 

– Le 17, dit Corréard, en entrant au comptoir de Baratte.

 

– Vous savez bien, monsieur Corréard, dit avec obséquiosité la dame de comptoir, que nous n’en disposons jamais sans votre autorisation… Vous pouvez monter…

 

Corréard était un homme de quarante ans, sec et brun, avec une mine de furet.

 

Mais bien que sa mise sentît le policier, sa physionomie n’était pas dépourvue de franchise.

 

Il regardait les gens bien en face, avec calme, et sans chercher à se donner des airs de matamore farouche.

 

Et dans l’exercice de ses fonctions, il apportait de la probité et de la conscience à réparer ses erreurs.

 

Plus d’une fois même il avait réussi à faire annuler une procédure et réformer une instruction. Entreprise délicate et qui prouve le crédit qu’il avait su conquérir près des juges instructeurs.

 

Mais quand il se croyait dans la bonne voie, il était implacable.

 

Dans l’affaire de la rue de l’Orient, Coppola avait bâti un si joli roman pour égarer la justice, que Corréard s’imaginait très sincèrement que les puissants La Roche-Jugon agissaient par pure sympathie pour les malheurs de Mme Legoarrec et avec le désintéressement le plus complet.

 

Cette fois, aveuglé par ces personnalités élevées qui en imposaient même à ses chefs, avisé même de façon particulière par le procureur général que l’on comptait sur son zèle, il ne voyait pas le dessous des cartes et prenait au sérieux l’histoire d’enlèvement qui servait de base à la poursuite.

 

Une fois installés dans le cabinet 17 :

 

– Voyons ta trouvaille, dit-il à Brin-d’Amour.

 

Le piqueur raconta par le menu comment il avait levé le gibier, puis perdu la piste. Mais le costume adopté comme travestissement par Caillebotte, pour lui et ses protégés, frappa Corréard.

 

– S’il ne t’avait pas aperçu lui donnant la chasse, dit-il, il est probable qu’en fouillant le Ghetto italien du boulevard Saint-Germain, nous aurions pu le découvrir, car c’est là sans doute qu’il comptait cacher les enfants, puisqu’il les a déguisés en Transtévérins… Mais il n’a pas qu’un tour dans son sac, et, se voyant suivi, il aura changé son plan.

 

– Alors il eût fallu le laisser détaler sans rien faire pour l’atteindre ?… Un bon chien chasse à vue…

 

– Un bon chasseur attend le gibier au gîte.

 

– Que faire ?

 

– On retrouvera le cocher ;… mais c’est perdre du temps… Si je connaissais le mobile réel qui dirige ce Caillebotte, je pourrais arriver à pénétrer sa pensée et deviner où le prendre… Mais, sur ce point, vous me laissez dans le vague…

 

Et, regardant dans les yeux Brin-d’Amour :

 

– Voyons, toi, tu dois savoir quelque détail qu’on aura négligé de m’apprendre, n’y attachant pas l’importance que moi j’y puis attacher.

 

– Je ne sais pas grand’chose, dit Brin-d’Amour avec une pointe d’inquiétude, car il ne se sentait pas fort dans les interrogatoires et se souvenait de s’être plus d’une fois vendu lui-même par maladresse dans ses fréquents rapports avec les gens de justice.

 

– Cependant, poursuivit Corréard, on m’a offert ton concours en me disant que tu me serais très utile, parce que tu connaissais le particulier.

 

– Pour ça oui, je le connais, je connais sa poigne.

 

– Ah ! tu as eu l’occasion de lutter avec lui ?

 

– Oui, une fois.

 

– Et il t’a gentiment servi ?…

 

– Oh ! je lui revaudrai cela.

 

– Tu es solide pourtant.

 

– Moi, je m’en flatte.

 

– Et tu t’es laissé rouler ainsi ?

 

– Une surprise…

 

– Tu le gênais donc ?

 

– Dame ! c’était le jour de l’enlèvement.

 

– Quel enlèvement ? dit tranquillement Corréard sans quitter des yeux le piqueur, dont l’attitude embarrassée éveillait en lui de vagues soupçons.

 

Brin-d’Amour se mordit les lèvres, et, cherchant à se tirer d’affaire, il s’embourba.

 

– Eh bien !… mais l’enlèvement qu’il a commis donc…

 

– C’est juste… J’oubliais ;… tu étais là… Je disais bien que tu devais connaître quelques détails intéressants de l’affaire. Tu vas me raconter par le menu ce qu’on ne m’a dit qu’en bloc.

 

– Le Coppola aurait bien dû me faire la leçon, se dit le piqueur. Si je refuse de parler, il va se méfier. Si je jabote, je risque d’en trop dire… Comment rompre les chiens ?

 

Mais Corréard sentait qu’il avait un sujet en main, et n’était pas homme à le laisser s’échapper par une tangente. Il reprit :

 

– Donc… tu accompagnais la jeune fille et le petit muet ?

 

– Oui.

 

– Où s’est passée l’affaire ?…

 

– Mais,… dans le bois de Vincennes.

 

– C’est juste,… oui,… j’y suis… On m’a dit, en effet, que tu avais été chargé de la part du notaire, Me Dupeyrat, de conduire les enfants.

 

– C’est bien cela,… je les conduisais…

 

– Mais je ne sais plus au juste,… où donc ?

 

– À la campagne…

 

– Bon,… une simple promenade…

 

– Mon Dieu, oui, histoire de prendre l’air…

 

– Et alors… l’autre arrive ?…

 

Brin-d’Amour sentait des gouttes de sueur perler sur son front, et pour se remettre il buvait coup sur coup, espérant s’éclaircir les idées. L’aplomb lui revint tout au moins, et il crut avoir trouvé le moyen, en s’appuyant sur les faits vrais et les enjolivant, de se tirer d’affaire.

 

– C’était à la brune… La voiture stationnait…

 

– Ah ! vous étiez partis en voiture…

 

– En berline… Mais un trait casse,… nous le raccommodions avec François…

 

– François,… qui ça ? François…

 

– Le postillon du marquis…

 

– Bon ! pensa Corréard, je ferai parler aussi François.

 

– Voilà que pendant ce temps-là le petit muet prend la poudre d’escampette…

 

– Hein ! Il se sauvait… et pourquoi ?

 

– Non,… se sauvait… je ne dis pas ça. Il couraillait,… un enfant,… tu vois ça d’ici… Ces mômes, ça a la rage de l’école buissonnière…

 

– Alors tu veux le rattraper ?

 

– Il saute dans le bois…

 

– Toujours par manière de plaisanterie…

 

– Naturellement.

 

– Et au moment où tu crois l’atteindre…

 

– Je tombe en face d’un grand diable d’escogriffe…

 

– Qui, sans dire gare, te flanque une tripotée.

 

– Une surprise,… je te l’ai dit,… une surprise… Je suis encore à me demander comment et par où il m’a pris… Je me suis senti enlevé, sans pouvoir me défendre,… et lancé…

 

– Bon ! je comprends,… il t’a jeté à travers bois ; tu t’es quelque peu cassé la tête contre un tronc d’arbre, et tu es resté aplati et sans connaissance pendant quelques minutes…

 

– C’est bien cela…

 

– Et après, quand tu as repris tes sens ?

 

– Ni vu ni connu ; nous avons fouillé, appelé… personne…

 

– En vérité…

 

– C’est comme je te le dis ; le damné Caillebotte avait enlevé le gamin.

 

– Qui s’était laissé faire d’assez bonne grâce, il me semble, puisque ton camarade François ne l’a pas entendu crier à l’aide.

 

– Eh ! mais, dit le piqueur, heureux d’avoir trouvé une réponse topique, tu oublies qu’il est muet ?

 

– C’est juste, répondit le policier.

 

Et Brin-d’Amour, respirant très fort comme un homme à bout d’haleine, se versa rasade. Après tout, il n’était pas trop mécontent de lui et croyait avoir eu réponse à tout.

 

– Et d’un ! dit Corréard.

 

Brin-d’Amour fit la grimace ; l’enlèvement de la jeune fille était plus difficile à expliquer.

 

– Pour l’autre, dit-il, je n’étais pas présent… Je ne sais pas comment ça s’est passé.

 

– Cependant, puisque ce jour-là tu l’accompagnais ainsi que François, tu sais au moins où tu l’as conduite.

 

Le piqueur resta interloqué.

 

Révéler le secret du chalet de l’île des Loups, c’eût été une maladresse que les La Roche-Jugon lui auraient fait payer cher. D’autre part, il sentait bien que l’inspecteur de police avait été frappé de ses réticences, de ses hésitations, et en était venu à douter de la réalité des incidents sur lesquels était basée la poursuite judiciaire contre Caillebotte.

 

Mais la question de Corréard ne pouvait rester sans réponse. Dans son désarroi, il se lança un peu à l’aventure, cherchant ses phrases.

 

– Voilà… La nuit était venue… Moi, j’étais là pour accompagner… C’est François qui avait les ordres…

 

– Ah !

 

– Dame ! c’est François qui tenait les guides… Et, tandis que nous roulions, comme j’étais encore tout étourdi de mon atout, tu comprends, je n’avais pas beaucoup ma tête à moi, je me suis assoupi,… sans m’inquiéter où nous allions, et c’est à peine si j’ai ouvert un œil quand la berline s’est arrêtée…

 

– Alors tu ignores absolument où François a conduit la jeune fille ?

 

– J’ignore… Je sais que c’est dans une maison de campagne à M. le duc… quelque part entre Vincennes et Joinville ;… mais, pour te dire au juste,… je ne pourrais pas…

 

– Et quand on a connu l’enlèvement de la petite, succédant de si près à celui de son frère, cela a fait quelque bruit dans la maison du duc, et tu as dû recueillir quelques détails…

 

– Oh ! des cancans ;… mais personne ne savait au juste… D’ailleurs le coup s’était fait tout à fait mystérieusement, et ce n’est qu’au lendemain qu’on s’est aperçu que la fillette avait disparu.

 

– Si bien qu’on n’a pas la preuve qu’elle n’est pas partie de son plein gré,… peut-être pour aller à la recherche de son frère.

 

– Quelle idée !…

 

– Elle t’étonne, Brin-d’Amour, eh bien ! ton récit est fait pour me la suggérer.

 

– Oh ! moi, je ne suis pas fort pour les histoires ;… j’ai pas l’œil à regarder de-ci, de-là, et je peux conter tout de travers… Ça n’empêche que le Caillebotte est un gredin, que les enfants sont bien avec lui, et qu’il faut se dépêcher de le pincer et de les lui reprendre.

 

Corréard le regarda d’un œil si perçant que le piqueur, étonné et inquiet, se tut subitement.

 

– Oui, il faut le rejoindre, dit le policier ; bois à ta soif,… j’y vais songer.

 

Et, roulant une cigarette et se balançant sur sa chaise, un coude à la table, il se mit à passer au crible de son esprit critique toutes les circonstances connues de l’affaire.

 

De cet examen rapide, mais fait de sens rassis, il résulta pour lui un profond étonnement.

 

Il lui sembla que le parquet avait agi avec bien de la précipitation. Il est vrai qu’il y avait au dossier, comme pièce principale, une plainte signée de Mme veuve Legoarrec. Mais la rédaction même de cette plainte lui avait paru bien étrange. Pour lui, elle émanait de tout autre que de la signataire. Puis, avant d’agir, pourquoi avait-on négligé d’interroger la demanderesse, de faire sur place l’enquête ordinaire ?

 

Corréard se souvenait de l’insistance avec laquelle le procureur général lui avait recommandé l’affaire et, à quelques mots échappés au chef du grand parquet, il avait pu comprendre qu’on désirait surtout être agréable au duc de La Roche-Jugon, et que cette intervention toute-puissante avait eu pour résultat de faire passer par-dessus les formalités de procédure habituelles, qui sont parfois la garantie et la sauvegarde des accusés.

 

Le petit interrogatoire qu’il avait fait subir à Brin-d’Amour venait à l’appui de ses doutes grandissants et les corroborait. Assurément l’affaire était complexe et devait lui réserver bien des surprises. Les faits énoncés par Coppola étaient, sur bien des points, contredits par les aveux du piqueur. Puis le mobile de Caillebotte n’était pas connu. Et ce grand ravisseur d’enfants lui paraissait un étrange séducteur, puisqu’il avait réussi, d’après le récit de Brin-d’Amour, à convaincre Pervenche et Thaddée de la nécessité d’endosser ce déguisement de Transtévérins.

 

Dès lors que l’accord régnait entre eux, où était la contrainte ? S’il était bien établi que les deux enfants l’avaient suivi de leur plein gré, Corréard se disait que Caillebotte prenait plutôt l’aspect d’un protecteur que d’un ennemi. Et l’ambiguïté des réponses de Brin-d’Amour lui donnait à penser que le petit Thaddée essayait réellement d’échapper à ses violences quand il avait pris la fuite dans le bois de Vincennes, et que c’était pour lui venir en aide contre un brutal que Caillebotte avait si bien tamponné le piqueur.

 

Corréard, d’ailleurs, avait Brin-d’Amour en piètre estime. Il l’avait plus d’une fois vu figurer sur les bancs de la police correctionnelle, un jour même en cour d’assises, et s’étonnait qu’il eût trouvé à se placer dans une maison aristocratique comme celle des La Roche-Jugon. Il s’expliquait d’autant moins pourquoi l’ancien pensionnaire de Poissy était toléré dans la domesticité du marquis, qu’en se retrouvant en sa présence, Brin-d’Amour avait affirmé que ses antécédents étaient connus et qu’on avait tenu compte de son repentir, en même temps que de ses talents spéciaux de chef d’écurie et de maquignon.

 

Tout d’abord, l’inspecteur de police avait vu dans l’affaire Caillebotte un crime judiciaire assez banal. Mais, à cette heure, l’énigme se dressait impérieuse devant ses yeux et s’imposait à sa conscience. Où chercher, où trouver la vérité ? Le dossier était vide, ne contenant que la plainte rédigée par Coppola et signée par Mme Legoarrec. Le juge d’instruction ne pouvait s’appuyer sur la moindre enquête. Il semblait qu’une puissance mystérieuse eût voulu qu’en toute cette affaire la justice fonctionnât les yeux bandés, sans rien savoir et sur un simple mot d’ordre. Pousser ses investigations du côté des La Roche-Jugon, il n’y pouvait songer. C’eût été risquer une réprimande, peut-être une mise à pied par excès de zèle. Restait Caillebotte. Et tout de suite Corréard s’était dit : Il faut le rejoindre.

 

Le rejoindre et non le prendre, notez la nuance. Désormais, dans la pensée de Corréard, le mandat d’amener obtenu contre Jacques était loin de prouver sa culpabilité. Grâce à ce mandat, il avait tout droit de se mettre à sa poursuite et de faire marcher toute la grande mécanique répressive, police et gendarmerie, pour assurer le succès de sa campagne. Mais ce n’était plus tant l’arrêter qu’il souhaitait que le tenir là face à face, une heure, entre quatre murs bien discrets, et pouvoir l’interroger. Car, dans sa conviction, Jacques possédait seul la vérité ; seul, il pouvait lui révéler le mot de l’énigme.

 

Donc, rien à changer au programme. Laisser en apparence dormir ses défiances et courir sus au prétendu coupable. Avoir l’air de faire le jeu de Brin-d’Amour et de ses patrons, mais, en réalité, n’agir qu’à bon escient et selon ce que lui inspireraient ses découvertes.

 

Et Corréard, jetant sa cigarette, qui allait lui brûler les doigts, se leva en disant :

 

– En chasse !

 

– Tu as trouvé le gîte ?

 

– Peut-être.

 

– Et nous allons ?

 

– À tout hasard. D’abord, à Saint-Nicolas du Chardonnet ; ensuite… tu verras bien.

 

La victoria qui avait amené Brin-d’Amour était restée à la porte de Baratte.

 

Ils y montèrent tous deux et Corréard donna l’ordre au cocher de s’arrêter quai de la Tournelle.

 

De là, à pied, ils gagnèrent la rue de Pontoise et arrivèrent, en traversant le boulevard Saint-Germain, à l’église Saint-Nicolas.

 

Jusqu’à la rue Traversière, le vieux quartier Saint-Victor s’est conservé avec ses masures. L’église en est entourée. C’est comme un petit îlot de rues noires et de ruelles sombres, resté debout entre les grandes artères qui l’isolent, le boulevard Saint-Germain, la rue Monge, la rue des Écoles.

 

Au premier poste de police, Corréard entra et questionna les agents.

 

Les rapports se contredisaient. L’un croyait bien, en effet, avoir entendu rouler, rue de Pontoise, un vieux fiacre répondant aux indications de Brin-d’Amour. Un autre affirmait que, de une heure à trois, il n’était passé qu’une voiture de maître et plusieurs charrettes de maraîchers se rendant aux Halles centrales.

 

On n’avait pas rencontré la moindre famille italienne. Là-dessus, tous étaient d’accord.

 

– À partir de dix heures, ils sont tous au gîte, dit l’un des agents ; aussi les aurais-je remarquées, s’il en était passé quelques-unes. Mais pas l’ombre.

 

– Voyons chez la mère Levrier, dit Corréard.

 

C’était une logeuse de la rue Saint-Nicolas, celle qui tenait le garni le plus convenable, relativement propre, de tous ceux qui recevaient particulièrement la colonie italienne.

 

Chez la mère Levrier on ne trouvait que des familles à l’aise, dont les enfants gagnaient huit à dix mois de l’année leurs deux à trois cents francs, comme modèle accrédités.

 

Corréard avait pris avec lui un agent du quartier connu de la logeuse, afin d’éviter de longues explications. On fit lever la bonne femme et on lui donna le signalement des gens recherchés.

 

– J’ai bien, dit-elle, deux chambres retenues et payées d’avance par un grand diable qui ressemble assez au portrait que vous me faites du padrone. Et il m’avait annoncé qu’il reviendrait cette nuit en prendre possession avec sa sœur et son frère cadet… Mais je n’ai vu personne.

 

– Vous avez inscrit la location ?

 

– Je crois bien ! monsieur l’agent, sur l’heure… Voyez plutôt, voici mon livre.

 

Et elle exhiba un livre crasseux, qui était, toutes les dix pages, timbré du commissariat du quartier.

 

Corréard regarda à la place indiquée, c’était d’ailleurs la dernière inscription faite, et lut :

 

« Numéros 41 et 42 : Jacopo Marochetti, accompagné de Graziella et Pippo Marochetti, ses frère et sœur. »

 

Et au-dessous, entre parenthèses : (Reçu, pour la semaine, 12 francs.)

 

Corréard était fixé ; mais avant de partir, il consulta l’agent, qui le rassura. La mère Levrier était incapable de s’exposer aux sévérités de la police, en déguisant la présence chez elle de gens poursuivis.

 

– Allons ! dit Corréard à Brin-d’Amour, il t’a reconnu et s’est défié. C’était là le gîte… Si tu n’avais pas fait mine de courir après son fiacre, il y serait venu tranquillement se faire prendre. Mais en te sachant à ses trousses, il a changé son plan de retraite et nous ne le prendrons plus sans vert.

 

– Bon ! Que faire, alors ? répondit Brin-d’Amour déconfit.

 

– T’aller coucher.

 

– Hein ?

 

– Je n’ai plus besoin de toi avant demain.

 

– Ah !

 

– Mais, à neuf heures, viens traîner tes guêtres place Dauphine. Je saurai t’y trouver, et si je tiens la nouvelle piste, je t’enverrai prendre. Moi, je rentre à la préfecture donner des ordres. Il pourrait avoir idée de quitter Paris. Toutes les gares seront surveillées sur mes indications, à partir des premiers trains, et si on l’aperçoit, on me télégraphiera sur l’heure…

 

– Bravo ! s’écria Brin-d’Amour, rassuré.

 

– Et je n’aurai plus qu’à envoyer une dépêche, qui le devancera, pour le faire retenir jusqu’à mon arrivée à la gare qu’il me conviendra de choisir pour son interrogatoire.

 

– Comment ! son interrogatoire ? balbutia Brin-d’Amour avec un certain effarement, n’est-ce pas au juge d’instruction qu’appartient le soin de l’interroger ?

 

– Oui ! vraiment, mais ne faut-il pas que nous nous assurions, nous autres inspecteurs de police, contre toute erreur de personne ?… Je l’interrogerai sommairement… sur son identité,… celle des enfants…

 

– Ah ! très bien…

 

Brin-d’Amour respira plus librement.

 

Mais, pas plus que le reste, ce moment d’inquiétude n’avait échappé à Corréard.

 

Et le quittant brusquement :

 

– À demain neuf heures, dit-il d’un ton bourru.

 

Tandis qu’ils cherchaient ainsi Caillebotte rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la petite famille improvisée reposait bien tranquillement dans un hôtel de la place Denfert-Rochereau.

 

Voici comment les choses s’étaient passées :

 

Conduits par Jacques, les chevaux du fiacre avaient fait merveille et rapidement gagné le carrefour Saint-Laurent ; mais là, au lieu de descendre le boulevard de Strasbourg, Caillebotte les avait dirigés par le faubourg Saint-Martin et la rue Saint-Martin, qu’il avait franchis d’une traite, ne les laissant un peu souffler qu’à la traversée de la Seine, où il leur permit, pour quelques minutes, de reprendre leur attitude trompeuse de rosses efflanquées.

 

Puis à la place du pont Saint-Michel, il les réveilla, et, d’un petit trot soutenu, il leur fit monter le boulevard jusqu’à la place de l’Observatoire, où il descendit à l’ombre des grands marronniers et invita Pervenche et Thaddée à mettre pied à terre.

 

– Et maintenant, dit-il au vieux cocher en lui remettant le second louis promis, si tu as un peu de conscience, tu oublieras, pendant quarante-huit heures, l’épisode de cette nuit. Tâche de te figurer que tu as rêvé, qu’un bon pourboire t’est venu en dormant, et si l’on t’interroge…

 

– Si l’on m’interroge, mon prince, dit le cocher, je jurerai mes grands dieux que je suis rentré à vide rue de la Tombe-Issoire, ous qu’est mon remisage, car vous m’avez tout gentiment ramené chez nous… Et si vous avez jamais besoin de moi au même prix, ne vous gênez pas. Demandez le père La Flèche, c’est moi,… 78, rue de la Tombe-Issoire, la maison du Lavoir… Quant à la rousse, ayez pas peur, ni vu ni connu, on ferait plutôt jaser mes poulets d’Inde.

 

Et fouettant ses bêtes, il tourna par la rue Cassini.

 

Jacques attendit avec les enfants que le bruit de la voiture eût cessé et, de son ombre, il scruta toutes les voies aboutissant au terre-plein.

 

Le silence s’était fait complet.

 

Et cette solitude ne dissimulait aucune surprise.

 

– Brin-d’Amour est loin et, s’il nous cherche quelque part, ce sera au quartier Saint-Victor… Vous sentez-vous fatiguée par cette veille prolongée, ma chère enfant ? demanda Caillebotte à Pervenche.

 

– Puis-je penser à mes fatigues quand vous ménagez si peu vos forces ? répondit la jeune fille. Ne craignez pas que je devienne un embarras. Sous votre protection, je me sens trop vaillante pour redouter aucune épreuve.

 

Les yeux éveillés de Thaddée disaient assez le plaisir qu’il goûtait à courir ainsi les aventures.

 

– Nous allons prendre quelques heures de repos dans un hôtel de la place Denfert-Rochereau. En un quart d’heure, nous y serons. Seulement nous ferons sagement, mademoiselle, de nous étendre sur notre lit chacun tout habillé, pour être prêts dès l’aube.

 

– C’est bien facile.

 

– J’ai hâte de vous voir sortir de ce gouffre parisien, où l’on croit, à tort, si facile de se cacher, et où l’on finit toujours par se faire prendre, tant les ressources de ceux qui vous cherchent sont multiples. Voyez, sans ma cachette de la rue Burcq, hier, dans leur visite domiciliaire rue de l’Orient, on vous découvrait chez moi. Comment ont-ils si facilement deviné mon intervention et, sur le simple signalement fourni par Brin-d’Amour, Cloche-Pied ou dame Jacinthe, su si bien mon nom et trouvé ma demeure ? Il y a une heure, le piqueur a été surpris, notre costume l’avait dérouté ; mais il n’a pas tardé à nous flairer et à se mettre en chasse… Voyez-vous, je ne serai vraiment tranquille qu’en pleins champs, à vingt lieues de Paris… Mais ces fortifications à franchir, c’est une plus grosse affaire qu’on ne croit…

 

Ils arrivèrent ainsi à l’un des hôtels qui encadrent la gare de Sceaux, à la place Denfert. Jacques connaissait l’hôtel des Deux-Gares comme étant bien tenu ; c’est là qu’il sonna et réclama deux chambres.

 

Une servante à moitié éveillée les reçut et, sans observations, pressée de se rendormir, les logea au premier étage.

 

– Enfermez-vous soigneusement, dit Caillebotte à Pervenche. À cinq heures, je frapperai à votre porte pour vous avertir. Le premier train pour Limours part à six heures cinq seulement ; mais je ferai en sorte que nous puissions nous installer dans un compartiment, sans séjourner dans la salle d’attente.

 

La nuit se passa sans alerte.

 

Et, grâce aux précautions de Caillebotte, à six heures moins dix, ils pénétraient sur le quai de l’embarcadère par la cour des marchandises, et, dans un compartiment loué et bien clos, ils assistaient, sans être vus et sans crainte d’être dérangés, au défilé des voyageurs.

 

Personne ne se préoccupa d’eux ; le commissaire de la gare passa plusieurs fois devant leur coupé sans prendre garde à la façon dont il était occupé, et, lorsqu’à huit heures, Corréard, à son bureau, se fit communiquer les rapports télégraphiques de tous les chefs de section des chemins de fer, il y avait déjà deux heures qu’ils avaient quitté Paris, une heure qu’ils couraient en pleine campagne dans la vallée de Chevreuse, avec l’intention de gagner Rambouillet.

 

Et alors seulement l’inspecteur de police, après avoir constaté qu’à l’Est, au Nord, à l’Ouest et sur l’Orléans comme sur le Lyon-Méditerranée, on n’avait aperçu aucun groupe de voyageurs répondant au signalement venu de la préfecture, eut l’intuition soudaine qu’il avait commis une omission grave.

 

Il appela son secrétaire, se fit représenter la note écrite de ses instructions de la nuit et put se convaincre que nul avis n’avait dû être transmis au service de police de la gare de Sceaux.

 

– Décidément, pensa-t-il, le sort les favorise… C’est par là qu’ils auront franchi sans encombre et brisé le cercle tracé autour d’eux… Que faire ? S’ils ont pris par Limours, je ne puis les rechercher que par le train de dix heures. Ils ont donc sur moi quatre heures d’avance… Mais qu’auraient-ils été faire sur cette ligne tronquée ?... Ce Caillebotte me paraît trop habile pour avoir espéré se cacher avec succès dans la grande banlieue parisienne… Ce n’est qu’une étape qu’il a été chercher là,… avec l’intention évidente de nous dérouter ; puis, après avoir fourni une fausse piste à nos limiers, il gagnera, grâce à la connivence de quelque ami qu’il doit avoir par là, une grande ligne…

 

Il jeta un coup d’œil sur une carte routière de Paris et des environs, qui se trouvait pendue au fond de son cabinet.

 

– Il y en a deux :… à droite de Limours, la ligne de Bretagne ;… à gauche, la ligne de Vendôme, par où l’on peut aller au sud. Faire surveiller ces deux lignes, l’une à partir de Rambouillet, l’autre au-dessus d’Arpajon,… c’est la première précaution à prendre.

 

Et rédigeant immédiatement deux dépêches chiffrées pour les commissaires des deux lignes, en résidence à Rambouillet et à Arpajon, où il leur enjoignait de transmettre l’avis de gare en gare, il les fit expédier par son secrétaire.

 

– Mais ce n’est que sur place que je retrouverai leur trace et que je saurai s’ils vont en Bretagne ou en Gascogne…

 

Une réflexion lui vint au souvenir du nom de la personne qui avait signé la plainte.

 

– Legoarrec ;… oui, la veuve Legoarrec, c’est bien cela… Un nom des plus bretons. Alors la bonne femme est une Bretonne transplantée à Provins… C’est elle que le juge d’instruction aurait dû faire venir tout d’abord et interroger… Mais il semble qu’en tout ceci on veuille que nous marchions à tâtons… Aussi ma conviction se fait de plus en plus… Si c’est en Bretagne que le Caillebotte a conduit la jeune fille et le garçonnet, on me fera difficilement croire qu’il y a là contrainte et violence… Ce doit être leur province d’origine.

 

Il avait ouvert un grand placard qui se trouvait dans son cabinet et qui contenait la garde-robe la plus variée. À sa volonté, il pouvait se donner, grâce à ses habits de conditions diverses, toutes les allures et toutes les physionomies.

 

Il y avait là, soigneusement suspendus par ordre, plus de costumes que n’en contient la loge d’un comédien voué aux rôles à travestissements. Le bourgeron du charpentier, laissant sortir de la poche la règle et le compas, à côté d’un habit d’académicien aux palmes vertes ; la veste blanche d’un chef de cuisine, le costume de velours du commissionnaire auvergnat, le surcot écossais de l’entraîneur, la blouse grise du garçon épicier à côté de la blouse blanche du naturel de Ménilmontant, et tout un coin rempli de vêtements bourgeois de coupe élégante ou de forme modeste, marquant chacun des âges différents, ainsi que plusieurs degrés de fortune.

 

Corréard se croyait inconnu à Caillebotte et ne chercha pas à se faire une tête qui le transformât. Il voulait seulement donner une allure plus mondaine à son costume, faire disparaître cette sévérité sombre qui est un des caractères de l’homme de police quand il reste lui-même, cette tenue militaire qui le classe comme une tenue d’ordonnance. Il mit un gilet blanc, un pantalon gris rayé, une redingote bleue, jeta sur son bras un léger pardessus d’été de couleur claire, compléta ce costume par un chapeau haut de forme en feutre gris, avec un crêpe de six centimètres, – un deuil d’héritier, – et mit à sa boutonnière une rosette julienne qui permettait de lui attribuer quelque fonction diplomatique.

 

Il avait réellement ainsi fort bonne tournure et ne rappelait plus en rien le familier de la préfecture de police.

 

Au moment de quitter son cabinet, il se souvint de Brin-d’Amour, qui devait, à cette heure, l’attendre en se promenant sur la place Dauphine.

 

– Bah ! un peu d’air fait grand bien… Je n’ai nul besoin de lui, d’ailleurs. J’en sais assez pour reconnaître le Caillebotte à première vue, et le drôle me gênerait pour ce qui me reste à faire. S’il vient me relancer jusqu’ici, on lui répondra administrativement que je suis sorti pour affaire de service, et il faudra bien qu’il se contente de la réponse… et ses patrons aussi.

 

Corréard, vingt minutes après, arrivait à la gare de Sceaux.

 

Là le commissaire central, sur sa demande, fit une petite enquête, d’où il résulta que l’on avait loué, en effet, un compartiment pour Limours, à un Italien accompagné d’une jeune fille et d’un garçonnet, et que cet individu avait pris la précaution, au moment de la formation du train, à six heures moins le quart, de pénétrer sur le quai par la cour des marchandises, grâce à un homme d’équipe auquel il avait donné la pièce, et que c’était cet homme qui était chargé d’aller payer le prix du coupé et de rapporter les tickets pendant que les trois voyageurs s’installaient.

 

– C’est par le train n° 3 qu’ils sont partis, dit le chef de gare en terminant son rapport à Corréard, devant qui le commissaire l’avait amené dans son cabinet.

 

– Et par le conducteur du train nous pourrons donc savoir s’ils sont descendus à Limours ou à quelque station intermédiaire ?

 

– Assurément ; mais ce n’est qu’à dix heures dix que vous pourrez l’interroger. Car arrivé à Limours avec le train descendant, n° 3, à sept heures quarante-trois minutes, il a dû prendre la direction du train montant n° 8, qui, parti de Limours à huit heures trente-deux, n’arrivera ici qu’à dix heures dix.

 

– C’est-à-dire, si je ne me trompe, reprit Corréard, cinq minutes après le départ du train que je comptais prendre et qui quitte votre gare à dix heures cinq ?

 

– En effet.

 

– Voyons,… d’après la marche de vos trains, est-ce qu’il y aurait le moindre inconvénient ou le plus petit danger à ne laisser partir le train de dix heures cinq qu’à dix heures douze, c’est-à-dire deux minutes après l’arrivée de celui de Limours ? Ces deux minutes me suffiraient amplement pour avoir mon renseignement, et je ne serais pas forcé d’attendre deux heures, c’est-à-dire de perdre deux heures pour me mettre à la recherche de gens qui ont déjà en ce moment quatre heures d’avance sur moi.

 

– Mon Dieu ! monsieur Corréard, dit en souriant le chef de gare, de danger il n’y en a aucun, ce n’est qu’une question de garage, facile à résoudre. La rencontre et le croisement ont lieu à Orsay. J’aviserai le chef de cette gare du retard, s’il est besoin, car on pourra facilement regagner ces quelques minutes pendant la marche. Il faut seulement que M. le commissaire, ici présent, soit d’accord avec vous pour ne pas nous noter en contravention…

 

– Alors, c’est chose faite… M. le commissaire connaît l’étendue des pouvoirs qui me sont délégués et sait qu’il ne sera pas désavoué.

 

Le commissaire s’inclina.

 

Et le train n° 11 attendit, garé, l’arrivée du train de Limours.

 

Corréard apprit ainsi que Caillebotte était descendu à la station de Saint-Rémy-lez-Chevreuse, bien que le prix du coupé eût été payé jusqu’à Limours.

 

Et à onze heures et demie, il quittait le train à cette même station.

 

Là, on avait bien vu la famille italienne descendre la rampe du chemin de fer et suivre le remblai, mais on ne s’était pas autrement préoccupé de la direction que prenaient les voyageurs.

 

Toute cette région de Chevreuse aux Vaux-de-Cernay était habitée par un très grand nombre d’artistes. Les uns arrivant là pour s’y camper une saison, les autres installés à demeure dans des villas pittoresquement semées dans toute la vallée. Et il n’était pas rare de voir aller et venir les modèles parisiens que, suivant leurs travaux, les peintres de l’endroit gardaient trois jours ou même un mois.

 

Le problème devenait délicat. Corréard ne pouvait se risquer à visiter toutes les habitations de peintres des environs. D’ailleurs, il eût perdu un temps précieux.

 

Mais il pensa qu’avec les dépêches envoyées, il avait à agir dans un rayon relativement restreint, et d’ailleurs il comptait sur quelque bienheureux hasard.

 

Ces hasards sont plus fréquents qu’on ne croit. Mais, chose à remarquer, ils n’échoient guère qu’à des gens d’un esprit particulièrement fin. Ce qui permettrait de croire que ces bonheurs, ces trouvailles, ces rencontres si favorables sont encore plus le résultat des combinaisons d’un esprit logique, l’X dégagé par un calculateur habile qui sait bien poser les termes de son problème, que cette chance vulgaire qu’on est convenu d’appeler le hasard.

 

Donc, Corréard comptait, à parler juste, que son grand art de rabatteur, lui évitant des écarts dangereux dans ses recherches, finirait par le conduire mathématiquement sur la piste et au gîte.

 

Et pourtant il savait bien qu’il avait affaire à forte partie.

 

Caillebotte, de son côté, qui déjà avait su gagner quatre heures d’avance, exécutait avec une rapidité pleine de lucidité un plan longuement combiné et qui avait pour lui toutes les chances de réussite.

 

Une fois débarqué avec Pervenche et Thaddée à la station de Saint-Rémy-lez-Chevreuse, au lieu de prendre l’omnibus, ce qui aurait constitué un prolongement de piste pour les poursuivants, il se jeta en plein pays, faisant suivre d’abord aux enfants l’avenue Coubertin jusqu’au château.

 

Et, traversant ensuite la prairie que baigne l’Yvette, ils arrivèrent à Chevreuse, mais en se gardant bien de pénétrer dans la ville.

 

Au contraire, montant les sentiers qui serpentent sur le coteau de la Madeleine, ils grimpèrent jusqu’au plateau où se dressent encore les ruines du château.

 

Là on domine de plus de quatre-vingts mètres la ville et la vallée, et la vue s’étend fort loin dans la direction des Vaux-de-Cernay.

 

– Vous voyez ces hauteurs, mademoiselle, dit alors Caillebotte à Pervenche, cette longue crête boisée…

 

– Oui ;… le beau pays ;… que cette vallée est gracieuse et pittoresque !

 

– Ce sont les bois de Méridon… Le château est caché par les arbres… Quand je dis le château, j’entends ce qu’il en reste… Eh bien ! vous sentez-vous la force, sans plus longue station, d’atteindre là d’une traite ?…

 

– Mais certainement ; ai-je donc l’air de me plaindre de la fatigue ?

 

– Non, mais je dois songer à mesurer à vos forces les efforts que je vous demande. Et il y a encore loin de Chevreuse à Méridon… Il est vrai que là nous trouverons un abri sûr ; que nous y pourrons séjourner le temps nécessaire pour nous rendre compte si la piste est rompue, avant de poursuivre notre course jusqu’à Dahouet.

 

– Par cette matinée d’été, dans ce pays si riant, notre fuite ressemble à une promenade… Regardez Thaddée, il est en gaieté comme un jeune chevreau échappé, et toujours courant et revenant sur ses pas, il fait deux fois autant de chemin que nous…

 

– Mais il va nous falloir grimper des sentiers assez abrupts.

 

– Eh bien ! vous me tendrez la main,…

 

– Les collines que nous allons escalader par des sentiers que connaissent seuls les chasseurs et les artistes, font partie de cette chaîne d’ondulations qui entoure le bassin de la Seine et se prolonge de Fontainebleau jusqu’à Dreux et même au delà… il y aurait bien une grande route plus facile pour gagner notre étape ;… mais cette route est semée de villages où nous ne pourrions passer inaperçus, et vraiment ce serait faire la partie trop belle aux agents qu’on a mis à nos trousses…

 

– Aussi ne devons-nous pas hésiter une minute, dit Pervenche, d’autant que les véritables amis de la nature ne cherchent pas les beautés du paysage en suivant les chemins tracés, presque toujours dépourvus d’horizon…

 

– Voilà qui est convenu, et je suis heureux de vous voir si résolue… Par l’itinéraire que je me suis tracé, moi qui connais tous les recoins de ce pays, je compte bien que nous ne laisserons nul indice après nous ; il faudrait la subtilité du Mohican pour faire avouer aux buissons et aux bruyères, aux chênes et aux dolmens de grès qui, seuls, nous auront vus, vers quel refuge nous avons couru… Un hasard seul pourrait nous vendre.

 

À ce moment, huit heures sonnaient à l’église de Chevreuse et, à Paris, dans son cabinet, Corréard travaillait justement à combiner ce hasard qui devait les mettre à sa merci.

 

Mais, pour le moment, Pervenche se sentait joyeuse et pleine de confiance.

 

Et la traversée des bois de Chevreuse jusqu’à Méridon, l’escalade des sentiers rocheux, la marche tortueuse à travers les labyrinthes naturels formés par les grands blocs de grès qui, sur plus d’un point, présentaient comme des tunnels sombres où Pervenche s’engageait sans crainte à la suite de Caillebotte, toute cette fatigante étape fut accomplie par les enfants sans une apparence de fatigue, et avec un entrain qui réjouissait le cœur de Jacques.

 

Au bout de trois quarts d’heure, ils arrivèrent à la lisière du bois, qui semblait protéger d’une ceinture de grands pins, de chênes centenaires et d’ormes touffus, un véritable cirque de verdure, où l’on ne descendait que par d’étroits sentiers, tracés sur le gazon par les promeneurs eux-mêmes et qu’aucune route, même vicinale, ne traversait ni ne trahissait. C’était comme une oasis calme, où les bruits du monde devaient rarement parvenir, une véritable trouvaille pour les amateurs de solitude.

 

Au centre de cette vallée s’élevait une tourelle en ruines, entourée de fossés, où barbotaient quelques canards ; sous la tourelle, les restes d’une construction féodale en ruines, une grande baie cintrée, bouchée par des broussailles, des ajoncs, des acacias ; décorée par un magnifique pied de lierre, et surmontée d’un rideau de chèvrefeuille en fleurs, qui répandait à l’entour le parfum pénétrant de ses grappes embaumées.

 

Là, le sentier se faisait plus large : une voiture y pouvait rouler. Il contournait les ruines, en regagnant, par une rampe peu accentuée, le plan supérieur du vallon, et venait aboutir à une riante habitation moderne, adossée au vieux château et tout environnée de grands mélèzes et de platanes, qui la dissimulaient à tous les yeux.

 

Bien des promeneurs avaient dû traverser la vallée, admirer les ruines et regagner l’autre versant boisé, sans se douter de l’existence de cette retraite, et bien convaincus que ce paradis charmant et désert n’était connu que des lapins et des corbeaux.

 

En effet, l’entrée de cette Thébaïde était masquée par un bouquet d’arbres en taillis que rien n’invitait à traverser, et ce n’est seulement qu’après un circuit assez prolongé, que l’on découvrait une grande porte verte à claire-voie, encadrée de deux solides poteaux amorcés dans la maçonnerie d’un mur d’enceinte couvert de lierre et de jasmin.

 

Caillebotte ne sonna ni n’appela.

 

Il passa simplement sa main par la claire-voie, fit jouer un ressort, connu de lui, et la porte se trouva ouverte.

 

– Nous voici arrivés à la première étape, mademoiselle Pervenche, dit-il en l’invitant à pénétrer. Vous allez pouvoir ici vous reposer et reprendre le costume qui vous convient.

 

– Où sommes-nous ? demanda Pervenche.

 

– Chez une amie dévouée, à laquelle j’aurais songé à vous confier tout de suite, et près de qui même vous eussiez pu séjourner, si je n’avais pas cru par trop imprudent de vous cacher si près de Paris. Il y a deux jours que je l’ai avisée par lettre de la situation qui nous est faite. Je lui ai fait parvenir une partie de votre petite garde-robe, venue de Provins, et Mme Veronica Saint-Ange doit nous attendre dans son atelier.

 

– Mme Saint-Ange, le célèbre peintre de fleurs ?…

 

– Elle-même… La connaissez-vous donc ?

 

– Personnellement, non ; mais Mme Legoarrec était en rapport avec elle, et plus d’une fois nous lui avons fait parvenir des plants de rosiers qui manquaient dans ses parterres.

 

– Eh bien ! mais vous allez les retrouver ici, ces belles fleurs que vous avez pu voir à Provins pousser et grandir.

 

Au bout de la première avenue, très ombreuse et très discrète, commençait le jardin anglais le plus riant et le plus pittoresque. Un vaste boulingrin s’étendait jusqu’à la maison d’habitation, et longeait de magnifiques serres disposées par étages des deux côtés d’une construction de briques percée, au nord, d’une vaste baie vitrée qui indiquait que cette petite fabrique, terminée par une terrasse à l’italienne, contenait l’atelier de Mme Saint-Ange.

 

C’est de ce côté, en effet, que Jacques conduisit immédiatement les enfants. Mais déjà Mme Veronica Saint-Ange venait au-devant d’eux.

 

Par la porte restée ouverte de l’atelier, elle les avait aperçus tournant le boulingrin, et bien que Caillebotte eût négligé de lui marquer sous quel travestissement il arriverait chez elle avec ses protégés, elle n’eut pas de peine à le deviner et à le reconnaître, en dépit de son imposante barbe noire.

 

Mme Veronica Saint-Ange n’était pas une jeune femme. Les longs bandeaux qu’elle portait à la façon de George Sand, étaient abondamment mêlés de fils d’argent qui indiquaient qu’elle avait dépassé déjà de plusieurs années la quarantaine, et le visage creusé de quelques rides complétait ce témoignage. Les traits étaient beaux et le sourire d’une grande douceur, les yeux profonds. Mme Saint-Ange, même en ce costume d’atelier, la robe protégée par une sorte de blouse grise à manches boutonnées aux poignets, avait grand air et plut immédiatement à Pervenche.

 

L’impression, d’ailleurs, fut réciproque ; car Mme Veronica ne put contempler sans une sympathique admiration l’aimable protégée de son ami Caillebotte.

 

Aussi lui ouvrit-elle ses bras en lui demandant la permission de l’embrasser.

 

– Soyez la bienvenue ici, avec votre frère, mon enfant ; nous ferons tout pour vous être utiles dans la mesure de la situation, et maintenant que je vous connais, je ne regrette qu’une chose, c’est d’être forcée de vous laisser partir si vite ; c’est que Jacques n’ait pas jugé prudent de vous faire partager ma retraite pour quelque temps et de vous cacher chez moi… d’autant que vous y auriez trouvé, pour vous en rendre le séjour possible et agréable, la plus aimable compagnie…

 

Et comme Caillebotte la regardait d’un air interrogateur et surpris :

 

– Mon cher Jacques, continua-t-elle en souriant, les braves cœurs sont exposés, de nos jours, à tant de persécutions, qu’il faut vous résigner à ne pouvoir les défendre tous à vous tout seul…

 

– Comment cela ?…

 

– Moi aussi, j’ai une victime à protéger. Je vais vous la présenter… Et je compte bien, un jour prochain, pouvoir vous raconter les tristes péripéties de sa vie, et réclamer vos conseils et vos bons offices pour elle… Sa mère était une de mes plus chères amies… Aujourd’hui, l’orpheline, victime comme vous, mon enfant, de haines très puissantes, est obligée de se cacher… Nous avons même profité d’une circonstance terrible de sa vie pour répandre le bruit de sa mort, espérant ainsi lui conquérir quelque répit… Mais c’est encore vous, Jacques, qui saurez le mieux débrouiller cette affaire et nous tracer notre plan de conduite.

 

– Comptez sur moi, mon excellente amie… À mon retour de Bretagne, quand les fers auront été mis au feu, et ceux qui nous visent réduits à la défensive, je viendrai tout exprès vous donner quelques heures.

 

On était arrivé à la porte de l’atelier ; Mme Veronica entraîna Pervenche à l’intérieur, en la conduisant à une jeune fille que dissimulait en partie le chevalet devant lequel elle était restée assise, et la toile sur laquelle elle ébauchait une brassée de fleurs dont le modèle se trouvait artistement disposé sur une table, à quelques pas :

 

– Ma chère Émilienne, lui dit-elle, c’est à toi, qui es déjà de la maison, qu’il appartient de faire à Mlle Pervenche les honneurs de l’appartement que nous lui avons préparé…

 

La jeune fille, déposant sa palette et ses pinceaux, se leva aussitôt en saluant et souriant avec grâce, et Pervenche fut frappée de son élégance et de sa beauté distinguée.

 

– Car vous avez à changer de toilette, continua Mme Veronica… Et comme artiste, vraiment, je le regrette… Car vous êtes tout à fait ravissante sous ce costume de Transtévérine… Qu’en dis-tu, Émilienne ?

 

– Moi ? mais je crois que c’est la grâce particulière de Mlle Pervenche qui donne tant de charme à ce costume, que nous voyons ordinairement si mal porté, et qu’elle n’a rien à perdre à redevenir elle-même.

 

– Mais au fait, dit Mme Saint-Ange à Jacques, qui les avait suivies ainsi que Thaddée, le petit bagage que vous m’annonciez dans votre lettre n’est pas encore arrivé.

 

– Pas encore ?… Mais, d’après mes calculs, il aurait dû être en gare du Perray hier à sept heures du soir.

 

– À sept heures, hier, au Perray. Alors, tout s’explique ; vous figurez-vous que nos messageries campagnardes fonctionnent avec tant de rapidité ? Le colis, arrivé au Perray à sept heures, a tranquillement passé la nuit dans un coin, et ce n’est que ce matin qu’on se sera enquis de sa destination… Si nul accident ou aucune fausse direction ne le retarde, il ne sera guère ici que dans la soirée…

 

– Ne pourrait-on envoyer Bitard le réclamer ? dit Mlle Émilienne.

 

– C’est ce que nous ferons si le retard se prolonge ; mais le plus pressé est, je crois, de déjeuner,… car vous avez fait là une bien longue traite, ma mignonne…

 

– Dont vous me voyez ravie, madame ; ces bois sont si beaux, ce vallon si pittoresque…

 

– Ah ! nous vous en ferions voir bien d’autres, si vous nous restiez…

 

Puis, s’adressant gaiement à Jacques :

 

– J’espère, mon ami, que vous allez vite vous débarrasser de cette barbe monstrueuse qui fait de vous un épouvantail… Au moins vos bagages, à vous, sont-ils arrivés.

 

– Soyez tranquille, je vais dépouiller Jacopo Marochetti et l’enfouir au fond de ma malle…

 

Laissons-les pénétrer dans la salle à manger de la Closerie des Acacias, – c’était le nom de la propriété de Mme Veronica Saint-Ange, – et revenons à Corréard.

 

Quand il eut fait quelques pas dans l’avenue de Coubertin, au moment de s’éloigner de Saint-Rémy, il s’arrêta.

 

– Ils sont à pied, sans doute, dit-il, comme moi, mais ils ont une avance considérable, et il faut que je trouve un moyen de regagner le temps perdu. Il suffirait pour cela d’un cabriolet bien attelé. Et peut-être trouverai-je mon affaire à Saint-Rémy, au lieu de pousser jusqu’à Chevreuse.

 

Et il revint sur ses pas.

 

À la gare, il se fit aboucher avec un hôtelier qui louait des voitures, et, sur la recommandation du brigadier de gendarmerie, on mit à sa disposition un véhicule à deux roues, médiocrement suspendu. Mais ce n’était pas le cas d’exiger du luxe et du confortable ; il s’agissait pour lui de marcher rondement, et le percheron qu’on plaça aux brancards lui parut un trotteur solide et qui ne devait pas se fatiguer aisément. Il se tint donc pour satisfait.

 

Et fouettant sa bête, il partit dans la direction de Choisel, laissant Chevreuse sur sa droite.

 

Son plan reposait sur le raisonnement suivant :

 

– Le groupe Caillebotte, qui cherche à nous dépister, ne peut conserver le travestissement italien, qui n’était bon que pour nous glisser dans les mains à Montmartre, et déjà compromettant pour sortir de Paris. Évidemment, il y a quelque part, dans la vallée de Chevreuse, une maison, grande ou petite, où on les attend et où forcément ils séjourneront au moins une heure ou deux, pour prendre du repos, déjeuner et changer de costume. Je n’ai pas d’agents pour cerner la vallée. Je vais faire comme le chien de chasse qui recherche la piste. En deux heures je fais deux fois le cercle autour du gîte supposé, en rétrécissant le circuit à chaque tour… Je serais bien étonné si je ne retrouvais pas, avant d’avoir achevé ma seconde évolution, un morceau du fil d’Ariane.

 

De Choisel, toujours trottant, il gagna Bévilliers, puis Cernay-la-Ville, tourna les Vaux du côté de Saint-Benoît, traversa la Barandonnerie, et, longeant le chemin de fer dans la direction de Versailles, il arriva au Perray.

 

Le Perray est la station centrale qui dessert toute la vallée de Chevreuse ; la gare Montparnasse étant beaucoup plus accessible que la gare de Sceaux, c’est surtout par cette ligne de l’Ouest que les habitants de la région se rendent à Paris, et c’est par le Perray que s’opère le grand trafic des marchandises et le transport des colis.

 

Arrivé à la station, Corréard confia la garde de son cheval et de son cabriolet à un jeune paysan et alla prendre ses informations auprès du brigadier de service.

 

Là on n’avait pas vu passer depuis longtemps la moindre famille italienne.

 

– Bon ! pensa l’inspecteur de police, ils n’ont pas cherché à forcer immédiatement le cercle, comme je pouvais le craindre.

 

Alors il donna ses instructions et, traversant la petite cour de l’embarcadère, il se dirigeait vers son cabriolet pour reprendre sa course, quand il fut brusquement croisé par un homme d’équipe qui roulait des caisses et des paquets sur une brouette, pour les conduire à la charrette du messager du pays, qui les chargeait au fur et à mesure et les rangeait méthodiquement.

 

Pour ne pas être bousculé, Corréard avait reculé d’un pas ; mais en même temps son œil était attiré par l’aspect bizarre d’une vieille malle toute poilue, comme on n’en voit plus de nos jours, et sur laquelle, à côté de la fiche de numéro de bagages de l’Ouest, était restée collée une fiche du chemin de Lyon, portant ces mots : « Provins à Paris. »

 

– Par ma foi ! se dit-il, ce serait affaire à moi. Un colis venant de Provins. S’il m’indique le vrai gîte, voilà bien des pas épargnés.

 

Et il s’approcha d’un air indifférent de la voiture du messager.

 

– Vous desservez la vallée de Chevreuse, mon brave homme ?

 

– Et les Vaux, pour vous servir, monsieur, répondit l’homme, en plaçant dans sa charrette une bourriche qui venait de chez Potel et Chabot.

 

– Alors vous pourriez me renseigner sur un artiste de mes amis qui vient souvent y passer quelques semaines, tantôt chez un confrère, tantôt chez un autre.

 

– Pt’être bien tout d’même ; comment est-ce qu’il se nomme ?

 

– Bon ! vous ne devez connaître que lui ; c’est le grand Caillebotte, Jacques Caillebotte.

 

– Jacques… Caillebotte… Non, ma foi, j’en ignore… Je n’ons jamais entendu prononcer ce nom-là.

 

Mais tout en causant, Corréard avait profité de ce que le messager poursuivait son chargement pour se pencher sur l’adresse clouée au centre de la malle qui avait attiré son attention.

 

Et il lut :

 

« Madame Veronica Saint-Ange, à la Closerie des Acacias, Méridon, près Chevreuse (Seine-et-Oise). »

 

Au-dessous de l’adresse, entre parenthèses, ces mots qui, pour un homme comme lui, contenaient une révélation implicite : « Linge de corps et vêtements divers. »

 

Le messager se retournait justement pour prendre la malle.

 

Mais il ne vit rien du manège de Corréard, toujours sur ses gardes, qui continuait la conversation imperturbablement sur le même ton.

 

– En vérité, vous ne connaissez pas mon ami Jacques… Et pourtant je suis sûr que quand je vous le montrerai, vous vous écrierez : Ce diable-là !… Oh ! je ne vois que lui par chez nous !…

 

– C’est quelquefois possible.

 

– Tenez, ces jours-ci, si je ne me trompe, il doit être installé, ou ne va pas tarder à l’être, chez une dame qui a une propriété du côté de Méridon, une artiste célèbre, qui peint des fleurs… Attendez donc que je me rappelle le nom de sa maison de campagne… Ah ! la Closerie des Acacias…

 

– La Closerie des Acacias… oui-da !

 

– N’est-ce pas là qu’habite Mme Veronica Saint-Ange ?

 

– Si fait…

 

– Alors, vous pourriez m’indiquer le chemin le plus court pour m’y rendre ?

 

– Ah ! bien ! ça serait trop drôle si je ne savais le chemin… J’ai justement un colis à lui porter.

 

– Alors, je n’ai qu’à vous suivre avec mon cabriolet…

 

– Si ça vous agrée, vous pouvez me suivre, da ;… mais je vous préviens que je n’y vais pas tout drès.

 

– C’est juste ! je ne puis vous forcer à commencer votre tournée par là… Mais une bonne indication me suffira…

 

– Alors, c’est simple comme tout… Vous voyez bien cette route-là ?…

 

– Oui.

 

– Elle vous mènera droit au bois des Maréchaux… Vous connaissez bien le bois des Maréchaux ?

 

– Je ferai sa connaissance…

 

– Quand vous aurez passé devant la maison du garde, vous suivrez à gauche une grande avenue sous les arbres ; c’est tout des chênes… Et, sans vous en douter, vous déboucherez par la colline de Dampierre.

 

– Bien, je vois cela,… et une fois à Dampierre ?…

 

– Vous tournez le parc à gauche… vous montez un sentier plein de pierres, puis vous prenez à droite, à mi-côte, une rampe bordée de châtaigniers… Là, vous trouvez une ferme qui descend jusqu’au bord de l’Yvette… et alors…

 

– Alors, demanda Corréard en voyant le bonhomme s’arrêter net comme s’il ne savait pas plus clairement le moyen de s’expliquer.

 

– Dame ! alors, vous entrez dans la ferme, vous demandez Nicolas le Dératé,… qui, moyennant la pièce, vous dira le reste…

 

Corréard sourit.

 

– Mais s’il ne convenait pas à Nicolas le Dératé de me dire le reste ?…

 

– Pour la pièce,… allons donc, c’est un gars trop entendu…

 

– Vous le connaissez bien, et vous m’en répondez.

 

– C’te farce, c’est mon fieu !

 

L’argument était péremptoire et dénotait un bon père de famille.

 

– Va pour Nicolas le Dératé, dit Corréard, que cette manière détournée de mettre un voyageur à contribution amusa fort, et merci du renseignement.

 

Mais comme il tenait à se faire bien-venir de ce messager, qu’il allait sans doute retrouver à la Closerie des Acacias, il lui donna une pièce de vingt sous.

 

– Sans préjudice de la pièce à Nicolas, dit-il au père.

 

– Ah ! il y a plaisir à causer avec vous ; vraiment on se comprend tout de suite.

 

Et le vieux messager revenant à sa charrette :

 

– Et surtout démarrez tôt, voyez-vous, parce qu’à la cloche de midi Nicolas s’en va dîner chez la mère, à Senlisse.

 

– Parbleu ! vous faites bien de me prévenir, je n’aurai garde de faire refroidir la soupe à M. Nicolas.

 

Corréard partit au grand trot.

 

Il lui tardait, non pas d’avoir pénétré à la Closerie des Acacias, sur ce point il n’avait pas encore de décision prise, mais d’en gagner les abords.

 

Il se disait qu’en se présentant sous un prétexte quelconque, facile à trouver, chez Mme Veronica Saint-Ange, avant l’arrivée du messager, il avait peut-être la chance de surprendre, encore costumés à l’italienne, les deux enfants qu’il cherchait.

 

Mais, en ce cas, se laisseraient-ils voir ? Sans doute, on les tiendrait à l’écart ; il ne pourrait approcher de Caillebotte et l’examiner, l’étudier à l’aise, sans se faire connaître. Il lui faudrait donc user de ses pouvoirs judiciaires, révéler sa qualité, appeler à son aide commissaire et gendarmes, mettre la main sur le trio et le faire conduire à Paris.

 

Alors toute l’affaire revenait de droit au juge d’instruction ; il n’avait plus à s’en mêler, et il ne lui était plus permis de déchiffrer l’énigme qu’il pressentait.

 

Et il tenait fort à sa petite enquête personnelle.

 

– Voilà qui est bien résolu, se dit-il, tout en fouaillant son cheval, je me poste au plus près, je veille à ce qu’ils ne s’éloignent pas, en me glissant dans les mains ; je laisse arriver le colis, la métamorphose s’opérer, et quand ils ne croiront plus avoir besoin de se cacher, je m’introduis comme un amateur, en villégiature dans le voisinage, désireux de connaître Mme Saint-Ange, et qui sait ?… je lui commanderai quelque jolie toile,… quitte à n’en jamais prendre livraison.

 

À la ferme indiquée, il trouva le gars du messager, qui consentit, pour une pièce blanche, à retarder l’heure de la soupe et à le mener à la Closerie des Acacias, à travers bois.

 

Mais Corréard, qui ne tenait pas à le garder près de lui jusqu’au bout, s’amusa, le long de la route, à lui parler de choux, de lard, de lapin sauté, si bien qu’il lui en creusa l’estomac et que, lorsqu’ils débouchèrent sur la colline boisée qui dominait l’habitation de Mme Veronica, de lui-même le jeune paysan s’écria :

 

– Vous n’avez plus besoin de moi ; voilà la Closerie ;… avec vot’permission, m’sieur, j’cours à Senlisse.

 

– Manger la soupe.

 

– Et le bœuf ! Oh ! on mange bien, chez nous !

 

– Va donc, garçon, et bois à ma santé !

 

Resté seul et maître de ses mouvements, Corréard, sans quitter la crête, chercha s’il ne trouverait pas quelque bon poste d’observation. Il découvrit une petite clairière assez écartée, où il conduisit, à travers la futaie, son cabriolet et son cheval. Il attacha la bête à un arbre, lui passa au cou une musette remplie d’avoine qu’il avait fait placer, par précaution, dans le coffre, et, se disant que les roulottiers parisiens ne devaient pas avoir de compères sur les rives de l’Yvette et ne viendraient pas si loin lui voler son cheval et sa voiture, il redescendit la pente vallonnée qui se dirigeait, en faisant un léger circuit, vers la Closerie des Acacias.

 

Il arriva ainsi à un petit bouquet de bois s’avançant en promontoire à trois mètres au-dessus du sentier et d’où il jugea qu’il pourrait, sans être vu, dominer tous les environs. En s’accrochant à des racines, à des aiguilles de roches, il escalada très alertement les parois de la tranchée et se coucha dans un lit de fougères épaisses et hautes qui le dissimulaient entièrement, faisant autour de lui comme un voile de verdure transparent qui lui permettait de voir tout ce qui se passait aux environs de la Closerie. Personne n’y pouvait entrer, nul n’en pouvait sortir sans être vu de lui.

 

Mais la vallée était déserte. On se fût cru à mille lieues du monde parisien, dans quelque solitude d’un pays neuf. Ce joli cirque gazonné et fleuri n’avait pas été touché par le fer de la charrue. Les arbustes, les herbes folles y poussaient en toute liberté, par la volonté formelle de Mme Veronica, propriétaire de cette charmante oasis et très jalouse de la virginité de son vallon.

 

Tandis que Corréard, étendu, enseveli sous les palmes des fougères, guettait à la façon des Mohicans, Caillebotte, débarrassé de son attirail italien, descendait se mettre à table avec Mme Veronica, Émilienne, Pervenche et Thaddée.

 

Le retard des bagages attendus de Provins l’inquiétait bien un peu ; mais, comme il n’y avait rien là que de très naturel et qu’il croyait avoir rompu la piste, il se disait qu’après tout, il n’y avait nul inconvénient à attendre jusqu’à la nuit pour prendre la route de Bretagne.

 

Émilienne et Pervenche, qu’un même élan de sympathie avait aussitôt rapprochées, étaient assises à table à côté l’une de l’autre et formaient le plus charmant contraste. Émilienne, avec sa belle et noble tête pensive, sans tristesse, son doux sourire indulgent et fin aux lèvres ; Pervenche, radieuse et gaie, toute rieuse sous le nimbe d’or de ses boucles blondes, semblaient deux figures de keepsake, tant leur beauté était harmonieuse et leur pose charmante. Mais elles avaient la vie en plus.

 

– Quel dommage, dit tout à coup Mme Veronica, qui les contemplait avec attention depuis quelques instants, quel dommage qu’il vous faille partir aussi rapidement ! j’aurais eu plaisir à réunir sur une même toile le portrait de ces deux enfants.

 

– C’est chose à faire, mais plus tard, répondit Jacques, car en ce moment il vous faudrait cacher sous un voile épais ce petit chef-d’œuvre et vous bien garder de l’exposer…

 

– Oui,… il serait malavisé de faire savoir à tous que je les connais…

 

– À mon retour de Bretagne, j’ai grand espoir de me procurer les appuis nécessaires pour triompher des ennemis de Pervenche et de Thaddée, et si alors je puis vous être bon à quelque chose, ma bonne amie, vous savez que vous pouvez disposer de moi…

 

– C’est de toi qu’il s’agit, ma chère Émilienne, dit Mme Saint-Ange.

 

– De moi, madame ?

 

– Oui, je t’avais promis que nous trouverions un cœur généreux qui s’associerait à la tâche que nous avons entreprise ;… c’est de l’ami Jacques que je voulais parler,… et le voilà,… tout prêt à nous servir, comme tu vois.

 

– Je l’affirme.

 

– Merci, monsieur, dit Émilienne sans manifester aucun étonnement, car elle avait compris déjà que Jacques était l’allié promis ; mais je crains fort d’abuser de votre générosité : mes ennemis sont bien puissants…

 

– Les nôtres sont perfides et acharnés, dit Pervenche, et cependant, sous la protection de M. Jacques, je ne saurais plus concevoir aucun doute sur notre salut…

 

– Et il faut que tu aies la même confiance, ma belle Mimi, dit en souriant Mme Veronica.

 

– Mimi ! s’écria Jacques, frappé par un souvenir subit ; a-t-on donc l’habitude depuis longtemps d’abréger ainsi votre nom, mademoiselle ?

 

– Ma mère m’appelait ainsi… Et tout récemment, dans une maison où je me dissimulais de mon mieux, au fond du Marais, une fillette à qui j’apprenais à faire des fleurs avait coutume de m’appeler de ce nom, que les voisins répétaient à leur tour, sans que j’y fisse obstacle…

 

– La belle Mimi,… murmura Caillebotte, qui sait ?

 

Puis après un instant de réflexion :

 

– Mme Saint-Ange ne me racontait-elle pas, tout à l’heure, qu’on vous avait fait passer pour morte, à la faveur de je ne sais quel incident dramatique ?…

 

– En effet, j’ai dû me prêter par raison à cette fable cruelle, dit Émilienne d’une voix émue et le visage tout assombri.

 

– Voyons,… permettez-moi encore une question, car il me semble que je marche à une étrange découverte.

 

– En vérité ! dit Mme Veronica, intriguée.

 

– Et ne vous effarouchez pas de ce que je vais vous demander, ma chère enfant, car je n’y attache que l’importance d’un point de repère !

 

Émilienne, très surprise, l’écoutait avec un violent battement de cœur.

 

– Je suis prête à vous répondre, dit-elle.

 

– Eh bien ! avez-vous, de près ou de loin, connu un jeune homme auquel je me suis intéressé un quart d’heure, certain jour qu’il voulait se pendre ?…

 

– Se pendre ?

 

– Et qui répond au nom de… de,… attendez… Ah ! au nom d’Urbain Ribeyrolles…

 

– Urbain !…

 

Ce fut un cri bien vite comprimé.

 

Et une larme vint perler sur la paupière d’Émilienne.

 

Puis se remettant, sans cependant chercher à nier son émotion :

 

– M. Ribeyrolles, dit-elle, habitait, rue Charlot, la même maison que moi… J’avais pu apprécier son amitié discrète… Un vieux serviteur, dont on a prononcé le nom tout à l’heure, et qui ne m’a jamais quittée, avait beaucoup connu la famille de M. Urbain… Mais à lui, aussi, on a dû affirmer que j’étais morte.

 

– Tout s’explique pour moi, maintenant, ma chère demoiselle, et je vais vous apprendre un fait bien curieux.

 

– Lequel ?

 

– C’est que vos persécuteurs sont, j’en jurerais, les mêmes que ceux qui poursuivent Mlle Pervenche et son frère.

 

– Les mêmes ?… est-il possible ? dit Mme Veronica.

 

– Très probable,… au moins,… et peut-être en savez-vous assez pour m’apporter une certitude.

 

– Que voulez-vous que je vous apprenne ?

 

– Le nom de ceux qui conspirent votre perte.

 

– Je ne connais pas leurs complices ; mais je sais que les auteurs de mon infortune, ceux qui ont fait mourir de désespoir ma pauvre mère et ont fait de moi une orpheline déshéritée, ce sont deux misérables créatures, la mère et la fille…

 

– Qui s’appellent ?…

 

– Dites qui se font appeler Mme de Pozzo,… une Maltaise, et Mme de Frégose.

 

Jacques se frotta les mains en ricanant :

 

– Quod erat demonstrandum ! grommela-t-il.

 

Puis tout haut :

 

– La preuve est faite. Mme de Frégose est déjà mêlée aux incidents de famille fort compliqués qui concernent mes jeunes amis. Elle se fait passer pour la nièce d’un certain baron de Coppola, qui, lui, dans un intérêt que je pressens, s’est jeté au travers des projets de suicide de M. Urbain Ribeyrolles.

 

Émilienne se sentit sur le point de défaillir. Une angoisse douloureuse la mordait au cœur. L’idée qu’Urbain avait voulu se tuer, et que la lettre de Bitard en était sans doute cause, l’obsédait comme un remords. C’était pourtant malgré sa volonté, et à son insu, que Bitard avait envoyé ce petit billet mensonger, dont les conséquences avaient failli être irréparables.

 

– Ce Coppola, continua Caillebotte, est mon adversaire direct. C’est contre lui ou ses agents que je joue en ce moment cette partie de barres qui dure depuis bientôt une semaine, sans qu’il ait réussi à me mettre la main à l’épaule, bien qu’il fasse agir pour son compte la justice et la police. Aussi la rencontre est-elle admirable et pourrai-je surveiller vos intérêts du même coup. Nous avons affaire à de grands coquins, dont la puissance pourrait effrayer d’autres que moi ; mais je tiens déjà une partie de leurs secrets, et les confidences que je vous prierai de me faire à mon retour de Bretagne, m’apporteront peut-être quelque nouvelle lumière, me permettant de mettre le doigt sur le défaut de la cuirasse.

 

Et Jacques, humant à petits coups un verre d’excellent sauterne, s’absorba quelques secondes dans ses réflexions, puis, posant le verre sur la table :

 

– Décidément, dit-il, ce retard des bagages est fâcheux… Je tiens plus que jamais à partir aujourd’hui.

 

Mais Bitard entrait à ce moment. Il avait dépouillé son costume d’invalide. Mais, en bourgeois, il ressemblait toujours, avec sa moustache grise et sa figure martiale, à un ancien soldat.

 

– Madame, dit-il, c’est le messager.

 

– Vous voilà servi à souhait, dit en souriant Mme Saint-Ange à Jacques. Et il apporte ?

 

– Une malle en peau de bique.

 

– C’est bien ça, la malle fourrée, comme je l’appelais étant enfant, s’écria en riant Pervenche. Jean l’a tirée du grenier, et Rose l’a remplie.

 

Et se levant :

 

– Allons, Thaddée,… tu te souviens des peurs que tu me faisais quand tu te cachais dedans.

 

Tout le monde avait quitté la table.

 

– Fais monter la malle, Bitard, dans la chambre des enfants, dit Mme Saint-Ange ; nous allons vous aider, si vous le voulez bien, ma chère petite, à changer de costume…

 

– Moi, pendant ce temps-là, reprit Caillebotte, je vais faire le tour de la Closerie et inspecter la vallée, pour m’assurer que nous pouvons circuler sans inquiétude.

 

Déjà Pervenche et Mme Veronica, suivies de Thaddée, avaient monté l’escalier, à rampe de bois sculpté, qui conduisait aux appartements du premier étage.

 

Émilienne, toute pensive, les laissa prendre les devants. Elle semblait agitée, comme hésitante…

 

Puis, au moment où elle vit Caillebotte sur le point de descendre le perron, elle fit un effort, et, d’une voix tremblante :

 

– Monsieur Jacques ? dit-elle.

 

Jacques se retourna, comprit cet appel et lut dans ce cœur troublé.

 

Dans sa sympathie délicate, il voulut lui épargner l’embarras de le questionner, et allant à elle :

 

– Rassurez-vous, ma chère enfant, dit-il, s’il est tombé aux mains de ce Coppola, il n’y court aucun danger pour le moment, et vous n’avez pas à craindre un nouvel acte de désespoir, car le baron, qui veut sans doute se servir d’Urbain pour parvenir à vous retrouver, lui a rendu d’un mot la confiance, l’espoir, la volonté de vivre.

 

– Ah ! soupira Émilienne en rougissant légèrement… Et comment cela ?

 

Caillebotte sourit et, baissant la voix, il lui murmura doucement à l’oreille :

 

– Il lui a dit que la belle Mimi n’était point morte, et qu’il lui fournirait les moyens de la revoir.

 

Et, sans insister davantage, sans même l’importuner d’un regard, il gagna lestement le jardin, la laissant à son émotion, un peu confuse, mais soulagée.

 

Caillebotte sortit de la Closerie par une petite porte cachée sous d’épais acacias et qui donnait accès sur un sentier boisé. Par ce sentier on contournait les ruines du vieux château, et l’on gagnait une première plateforme gazonnée et la grande baie cintrée tout embroussaillée de jasmin. De ce point déjà, caché par l’entrelacement des branches, on pouvait très bien voir l’ensemble de la vallée et se rendre compte de ce qui s’y passait. Mais la tourelle éventrée laissait, de plus, apercevoir un escalier fait pour conduire à sa terrasse crénelée. D’habiles réparations en avaient assuré la solidité, sans laisser de traces à l’extérieur.

 

Caillebotte gravit lestement les cent cinquante marches de pierre et s’accouda entre deux créneaux, en se dissimulant derrière leurs pierres massives.

 

La vallée paraissait tranquille et déserte.

 

Pas un bruit. Rien qui bougeât.

 

Mais ce n’était pas assez pour rassurer Jacques. Les agents mis à sa poursuite, s’ils voulaient le surprendre, ne seraient pas assez naïfs pour venir se promener autour de la Closerie, la canne à la main et le chapeau sur l’oreille.

 

Et il se mit à inspecter minutieusement tous les points environnants où il lui semblait qu’on pouvait s’être ménagé un poste d’observation.

 

Quand il eut bien étudié les plans les plus reculés, pour mieux voir les approches des ruines et de l’habitation, il dut se pencher plus avant. De la hauteur où il se trouvait placé, il dominait absolument un cercle fort étendu et particulièrement le chemin creux.

 

Et son œil perçant fut tout à coup attiré par un objet étrange, posé, et comme bercé par une touffe de hautes fougères que balançait le vent.

 

Tout d’abord il ne se rendait pas bien compte de ce que pouvait être ce bloc d’un gris blanc…

 

– On dirait un chapeau, murmura-t-il. Et tirant de sa poche une petite lorgnette d’approche à coulisse qui ne le quittait pas, il la braqua sur le petit promontoire.

 

– Je ne me trompais pas… C’est un chapeau placé dans le cœur d’un grand pied de fougère,… un chapeau gris, avec un crêpe noir… Il s’agit de trouver la tête que coiffe ce chapeau-là… Ah ! ah !

 

Il venait d’apercevoir une jambe, puis, sous les fougères, il suivait la ligne d’un corps étendu, immobile.

 

Pendant une seconde, cette immobilité absolue lui fit se demander si ce qu’il apercevait là n’était qu’un cadavre.

 

Mais une brise un peu forte traversa la vallée, fit onduler les herbes, les arbustes et les fougères, et Caillebotte entrevit nettement le buste d’un homme appuyé sur un coude, le cou tendu, guettant dans la direction de la Closerie.

 

Un espion !

 

– Diable ! ils n’ont pas perdu de temps, grommela Jacques, et ils sont moins niais que je ne supposais.

 

Et détaillant le costume de l’individu :

 

– Déguisé en homme du monde… C’est un agent supérieur de la sûreté… S’il était seul, on pourrait encore lui glisser dans les mains… Mais quelle probabilité ?… Il a caché ses hommes quelque part au bois, dans une hutte de charbonnier.

 

Pour mieux voir le guetteur, Caillebotte s’était penché à mi-corps dans l’embrasure des créneaux, et il arriva que, par une sorte de magnétisme attractif, Corréard leva légèrement la tête du côté de la tourelle.

 

Leurs yeux se rencontrèrent.

 

Et de ces regards croisés comme deux épées, chacun reçut comme un choc en retour et sursauta.

 

Corréard, le premier, prit son parti.

 

Il avait vu arriver et repartir le messager. L’heure était donc venue d’agir. Et quel que fût l’homme qui l’avait aperçu du haut de la tourelle, il pouvait encore donner à croire qu’il ne s’était étendu là que pour prendre un peu de repos, après une longue promenade.

 

Et il se leva.

 

Mais sans regarder la tourelle de nouveau, comme s’il lui était absolument indifférent d’avoir été vu.

 

Il secoua la poussière de ses habits, reprit son chapeau et, tout en mettant tranquillement des gants qu’il venait de tirer de sa poche, il marcha le long de la tranchée, cherchant une pente favorable pour gagner le chemin.

 

Jacques le suivait toujours dans tous ses mouvements. Corréard ne trouvait pas où descendre. La profondeur de la tranchée s’accentuait de plus en plus, et la crête qu’il suivait le conduisait à travers le taillis du côté des ruines. Seulement, à dix mètres de la mare où barbotaient les canards, il trouva l’amorce d’un sentier qui s’enfonçait sous bois, dans la direction de la grande baie, et, persuadé que ce sentier devait le tirer d’affaire, il s’y engagea.

 

Caillebotte, en le voyant pénétrer dans ce labyrinthe, connu de lui, poussa une exclamation :

 

– Mille diables !

 

Et il descendit quatre à quatre l’escalier de la tourelle en grommelant :

 

– Pourvu que j’arrive à temps !…

 

Mais il avait à peine atteint la plate-forme, qu’il entendit un grand cri,… un cri de surprise, de rage et de douleur.

 

– Le pauvre diable !... je ne veux pas sa mort !…

 

Et il courut dans la direction où le cri avait été poussé.

 

Le sentier sous bois qu’avait suivi Corréard, tronqué par l’ouverture du chemin creux, aboutissait d’autre part aux ruines, mais dans une partie qui tenait aux anciens souterrains du château et qui n’était pas praticable pour un étranger. En effet, les voûtes de ces caves et de ces cachots, à demi recouvertes de terre végétale, de plantes grimpantes, de lianes, de roseaux, qui poussent naturellement au bord d’excavations marécageuses, en voûtes dissimulées par cette verdure trompeuse, ces mousses et ces bouquets de crocus étaient troués en maints endroits, et le moindre écart, la plus petite inadvertance pouvait vous précipiter dans un abîme.

 

Corréard ne se doutait pas du danger et, voyant au delà de ce terrain onduleux, qui semblait laissé en jachère, le rideau d’acacias qui enveloppait la Closerie, dans son désir de jeter un coup d’œil, s’il était possible, sur l’intérieur de l’habitation, il s’engagea inconsciemment et hardiment au travers de ce terrain percé de trous.

 

Mais il n’avait pas fait vingt pas en broyant les lianes de sa botte, que tout à coup le sol s’entrouvrait, qu’un tapis de lierre se crevait sous ses pieds, et qu’il culbutait, jusqu’au fond des oubliettes du vieux château, sans pouvoir s’accrocher aux branches, qui se brisaient.

 

Il ne poussa qu’un cri, car la violence de la chute l’étourdit, et il resta sans connaissance sur le sol fangeux du souterrain.

 

Jacques arriva au bord de la plate-forme qui dominait ce terrain dangereux après qu’il eut disparu. Mais lui, malgré sa connaissance des ruines et des parties praticables, ne se hasarda pas à la surface des voûtes pour chercher où celui qu’il considérait comme un espion avait pu tomber.

 

Il rentra à la Closerie, appela Bitard en lui disant d’allumer une lanterne et, par l’escalier qui descendait aux souterrains, ils parvinrent sans danger au dernier étage de ces caveaux sinistres, et se mirent à les explorer.

 

Ils trouvèrent Corréard, la tête ensanglantée, étendu dans un lit de vase qui avait dû amortir sa chute, évanoui, mais respirant encore.

 

Le transporter à la Closerie après les soupçons qu’il avait conçus sur son compte, ne pouvait entrer dans les vues de Caillebotte.

 

– Connaissez-vous les environs ? demanda-t-il à Bitard.

 

– Dame ! voilà à peu près trois semaines que nous sommes ici… J’ai poussé quelques reconnaissances.

 

– Alors le bourg le plus près,… j’entends un centre assez important pour qu’on y trouve un médecin.

 

– Ma foi ! il faut pour ça aller jusqu’à Chevreuse.

 

– Transporter un blessé si loin, sans le panser à l’avance et s’assurer de son état, ce serait de la barbarie…

 

– Et justement, ici, les médecins ne passent en carriole que tous les huit jours, comme l’épicier.

 

– Il y a bien au moins une ferme, une métairie, une maison de paysan où l’on puisse l’installer pour quelques jours ?

 

– Pour ça, oui. Je connais au hameau de Senlisse une brave femme, la femme du messager, qui ne rechigne guère quand il y a quelques sous à gagner. Elle pourra lui donner un lit, et le soignera en conscience.

 

– La première chose, c’est de le tirer d’ici…

 

– Vraiment oui…

 

– Nous allons le transporter, du mieux que nous pourrons, sur le boulingrin du vieux château et, pendant que je lui donnerai les premiers soins, vous tâcherez de trouver une carriole assez bien suspendue où l’on puisse l’étendre sur un matelas avec des bottes de foin pour l’accoter.

 

– Nous avons à la Closerie une tapissière qui peut très bien servir…

 

– Allons donc ! dit Caillebotte, qui souleva avec précaution le blessé par les épaules, en lui soutenant la tête, pendant que Bitard le prenait par les cuisses et le bas du buste.

 

Bien que sans connaissance, Corréard poussa un long gémissement.

 

Évidemment, on avait, en le soulevant, touché quelque membre blessé.

 

L’ascension fut difficile.

 

Et quand on le déposa sur un lit de gazon, Corréard était si pâle qu’il semblait que la vie s’était retirée de lui.

 

Par la blessure à la tête il perdait beaucoup de sang, et c’était la véritable cause de son extrême pâleur, comme en jugea fort bien Caillebotte.

 

Pendant qu’on préparait la tapissière, il lava la plaie avec de l’eau phéniquée et fit un premier pansement.

 

Corréard se ranima sous l’impression de l’eau froide et rouvrit les yeux.

 

Mais il ne parla pas encore.

 

Il regardait ce qui se passait autour de lui, examinant cet homme qui le soignait, cherchant à rassembler ses souvenirs et à recomposer ses sensations.

 

Caillebotte, qui lui faisait à ce moment respirer une éponge imbibée de vinaigre, se garda bien de l’interroger et se borna à le regarder de ses grands yeux profonds et francs.

 

– Ah ! fit Corréard au bout d’une minute, l’homme de la tourelle !

 

Puis il reprit :

 

– Diable de chute !… Je ne suis qu’entamé, et c’est de la chance,… j’aurais pu y rester.

 

– Vous êtes tombé dans un lit de vase qui a amorti le coup.

 

– Le fait est que je suis propre.

 

Il voulut se redresser.

 

– Aïe ! j’ai une jambe qui ne va guère…

 

– Cassée ?…

 

– Non ; ce doit être une luxation ou une simple entorse.

 

– Nous allons vous transporter chez de braves gens où vous pourrez recevoir les soins d’un médecin. Vous sentez-vous en état de subir le trajet sur un matelas ?

 

– Oh ! certes… Je suis de la nature des chats, quand ils ne sont pas tués du coup, ils rebondissent vite sur leurs pattes…

 

Puis, en ricanant, il ajouta :

 

– Si je ne rebondis pas aujourd’hui, parce que la patte est atteinte, au moins, je puis affirmer que le coffre est encore solide.

 

Bitard était arrivé aux abords de la plate-forme avec la tapissière attelée et préparée.

 

Corréard voulut essayer de marcher.

 

Mais il dut y renoncer, et pour le porter jusqu’à la voiture, on l’assit sur une chaise, les jambes ballantes.

 

Une fois installé sur le matelas au fond de la tapissière, bien accoté sur des bottes de foin, il demanda :

 

– Nous allons loin ainsi ?

 

– À une portée de fusil,… au revers du vallon, à Senlisse.

 

– Il y a pourtant une habitation par ici. On ne veut donc pas m’y recevoir ?

 

Caillebotte le regarda dans les yeux.

 

– Vous y seriez trop loin du médecin, qui habite Choisel.

 

Corréard comprit et murmura entre ses dents :

 

– Il tient décidément la corde.

 

Et, se laissant faire, il ferma les yeux pendant que la voiture qui l’emportait, ainsi que Caillebotte et Bitard, descendait lentement la rampe.

 

Jacques, lui, avait reconnu son homme, l’ayant vu une fois aux assises déposer dans un procès criminel.

 

Il n’ignorait même pas le caractère indépendant et intègre de cet agent, peu complaisant pour les intrigues de police.

 

– Comment l’a-t-on choisi pour le mettre à mes trousses ?… oui, à cause de son habileté connue…

 

En envoyant Bitard préparer la tapissière, il l’avait chargé de prévenir Mme Saint-Ange de l’incident, et lui avait fait dire de ne pas s’inquiéter de son absence, mais de tout tenir prêt pour le départ des enfants.

 

Car il espérait bien, une fois l’agent de police installé chez le messager, pouvoir profiter de son inaction forcée pour prendre du champ et lui échapper définitivement.

 

Il eut bientôt une certitude de plus.

 

Comme on s’engageait sur la crête du vallon, Corréard rouvrit les yeux et poussa une exclamation.

 

Caillebotte, qui conduisait, retint le cheval et se retourna.

 

– Qu’avez-vous ?

 

– Arrêtez-vous un instant,… d’ici je puis vous indiquer…

 

– Quoi donc ?

 

– Une clairière où j’ai laissé mon cabriolet et mon cheval.

 

– Vous avez bien avec vous un domestique qui puisse se charger de les conduire à Senlisse ?

 

Corréard eut un sourire.

 

– Je suis venu seul,… dit-il après un silence, absolument seul.

 

– Alors, que désirez-vous qu’on fasse ?

 

– Mais que la personne qui est avec vous se donne la peine de reprendre là, au bout de cette petite route sous bois, le cabriolet et le cheval et de le ramener, à notre suite, à Senlisse, puisque c’est là que vous me conduisez… Je verrai ensuite à les faire conduire à Saint-Rémy, à l’hôtelier qui me les a loués.

 

Bitard mit pied à terre et, sur les indications du blessé, il alla rechercher en plein bois le cheval, qui hennit de joie à son approche, – il s’ennuyait fort, sa musette étant vide ; – il le brida, monta dans le véhicule et vint se ranger près de la tapissière conduite par Jacques.

 

– Puisque c’est toi qui connais le chemin, dit Caillebotte, passe devant.

 

Il pressentait que son blessé ne serait pas fâché du tête-à-tête.

 

Et tout en surveillant son cheval, à demi tourné vers le fond de la tapissière, il semblait, par son attitude, dire à Corréard :

 

– Maintenant, expliquons-nous.

 

Le blessé, qui était un homme énergique et savait dominer la douleur physique avec un grand courage, s’était à demi dressé sur son séant, et, attirant à lui les bottes de foin qui emplissaient le fond de la tapissière, il s’était composé une sorte de divan qui lui permettait de se tenir assis les jambes étendues sur son matelas.

 

– Monsieur Caillebotte ? dit-il au bout d’un instant.

 

– Monsieur Corréard ? riposta Jacques avec sang-froid.

 

L’agent de la sûreté eut un tressaillement de surprise. Il croyait étonner son adversaire et c’est lui qui se trouvait surpris. Mais il ne lui déplaisait pas d’avoir affaire à forte partie. Il en estima davantage Caillebotte de ne pas s’être laissé prendre sans vert.

 

– Nous sommes à deux de jeu, dit-il tout haut, et, puisque nous nous connaissons l’un et l’autre, nous pouvons jouer cartes sur table.

 

– C’est mon avis.

 

– Vous savez que j’ai sur moi un mandat d’amener vous concernant ?

 

– Bon ! fit Caillebotte narquois, et quel crime ai-je commis ?

 

– N’avez-vous pas enlevé les pupilles de Mme veuve Legoarrec ?

 

– Enlevé, dites sauvé.

 

– C’est elle qui porte plainte.

 

– À quelle date ?

 

– Le 26 juin.

 

– Eh bien ! j’ai en poche son désistement en règle, daté du 27 juin.

 

– Hein ?

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

 

– Voilà du nouveau.

 

– Auquel, avec votre habileté et votre flair, monsieur Corréard, vous deviez vous attendre un peu, si je ne me trompe.

 

– Eh ! je ne dis pas non… Depuis vingt-quatre heures surtout, je m’étonne de la marche qu’a suivie l’affaire… Et si je suis ici seul, c’est que je voulais vous surprendre, vous connaître et vous interroger tout officieusement, avant d’agir en vertu de mes pouvoirs… Vous avez un désistement :… voilà qui change la thèse.

 

– Oh ! vous pouvez en prendre connaissance, dit Caillebotte, le voici.

 

Et il lui tendit sans hésiter un papier timbré plié en quatre, que Corréard déplia et lut avec une attention minutieuse.

 

– Oui… il est bien conçu, rédigé en bons termes,… vous justifiant habilement sans accuser personne, ce qui est adroit ;… mais il y manque quelque chose pour qu’il soit tout à fait en règle.

 

– Je sais,… vous voulez parler de la légalisation de la signature…

 

– Précisément.

 

– C’est avec intention que j’ai omis cette formalité. Mme veuve Legoarrec n’est plus à Provins…

 

– Ah !

 

– Je ne l’y jugeais pas en sûreté.

 

– Comment ?

 

– Et, ne voulant pas, jusqu’à nouvel ordre, qu’on puisse inquiéter la brave femme, je n’ai eu garde de faire légaliser sa signature, ce qui eût forcément livré le secret de sa retraite.

 

– Bon ! Et c’est près d’elle que vous vous disposez à conduire les enfants ?

 

– Peut-être.

 

– Savez-vous bien qu’avec tout cela vous avez tout l’air d’un homme qui protège, plutôt que celui d’un homme qui persécute ?

 

– Et pourquoi non ?

 

– Alors quel rôle me fait-on jouer ? Quel rôle fait-on jouer à la justice en cette affaire ? et en faveur de quel intérêt nous fait-on agir ? Pouvez-vous m’expliquer cette énigme.

 

– Je le pourrais… sur certain point. Mais avouez, monsieur Corréard, que j’aurais quelque bonhomie à le faire.

 

– Vous croyez que je veux vous tirer les vers du nez. Apprenez à me connaître mieux. Au parquet, l’on se sert de moi, et ma situation est faite, parce que j’ai toujours triomphé des missions les plus difficiles. Mais on ne m’aime guère. J’ai trop l’habitude de vouloir regarder les choses de près et trop peu de dispositions à accepter une consigne toute faite et à l’exécuter les yeux fermés ; cela, voyez-vous, c’est plus fort que moi. Je suis sans pitié pour le criminel avéré ; celui-là serait bien habile s’il me glissait des mains ; j’y laisserais ma vie plutôt, car alors je suis certain de faire mon devoir, et ma vertu professionnelle ne faiblit pas. Mais quand je doute, c’est autre chose,… je n’agis plus qu’avec une prudence extrême ; car je ne veux pas avoir à me reprocher d’avoir livré aux angoisses d’un procès dont le dénouement peut être fatal, un innocent maladroit, inhabile à se défendre et à se justifier.

 

– Oui,… je vous crois sincère… Je me rappelle même certaine session des assises où, appelé en témoignage à décharge, vous avez, avec un sang-froid et un courage remarquable, démoli de point en point l’édifice du juge d’instruction, le réquisitoire du procureur général, et fait jaillir la lumière de la cause criminelle la plus embrouillée… Le bruit courut ensuite qu’on vous avait mis en disponibilité.

 

– Je sais de quelle affaire vous voulez parler, mais ils n’osèrent pas me mettre à pied, de peur de scandale… Et, depuis, ils se gardent soigneusement de m’employer dans les cas délicats… Aussi je commence à comprendre que, sans la maladie subite d’un collègue qui n’a pas mes scrupules, votre recherche ne m’eût pas été confiée… L’autre n’y eût vu que du feu et vous eût poursuivi sans s’inquiéter de la valeur du mandat, sans se permettre la moindre enquête personnelle, tandis que moi…

 

– Eh bien ?

 

– Moi j’ai interrogé Brin-d’Amour.

 

– Ah ! le piqueur…

 

– … Du marquis de la Roche-Jugon.

 

– Et de la conversation de Brin-d’Amour vous avez conclu ?…

 

– Ce que je savais déjà,… que c’est un coquin,… et je me suis étonné que d’honnêtes gens l’eussent pris à leur service…

 

– Rien que de cela.

 

– Non,… de cela d’abord… et le récit embarrassé du piqueur m’a fait naître le désir très vif de vous entendre raconter à vous-même ce qui s’est passé entre vous et lui dans la journée du 25 juin dernier.

 

– Le fait est que qui n’entend qu’une cloche…

 

À ce moment, Bitard venait de s’arrêter aux abords d’un gros bourg, devant une habitation qui tenait du bouchon et de la métairie.

 

Caillebotte retint doucement son cheval pour éviter toute secousse au blessé, et, se tournant vers lui :

 

– Le plus pressé, en ce moment, c’est de vous mettre au lit et de vous panser le mieux qu’il sera possible, en attendant la venue du médecin… Et nous reprendrons alors cette conservation où nous la laissons.

 

Corréard fit un signe d’adhésion, sans mot dire, les dents serrées. À l’arrêt de la voiture, il avait voulu essayer de se soulever seul, et une vive douleur l’avait fait retomber sur son matelas, en lui prouvant son impuissance.

 

Heureusement, Nicolas le Dératé se trouvait encore chez sa mère, fumant longuement sa pipe avant de retourner aux champs, et il put aider Jacques et Bitard à enlever le policier de la tapissière et à le porter sur un lit que la femme du messager prépara en toute hâte.

 

Et tandis que le jeune homme allait prévenir le médecin, Caillebotte s’assurait, en mettant le malade au lit, de l’état de ses blessures.

 

Rien de grave, à ce qu’il lui parut. Les nerfs et les tendons des genoux et de la cheville avaient été cruellement froissés et une inflammation très vive empêchait tout mouvement.

 

Mais aucune fracture. C’était l’affaire de quelques jours de traitement et de repos.

 

Quant à la blessure de la tête, ce n’était rien. La plaie avait abondamment saigné et l’ébranlement du cerveau n’avait pas été assez violent pour faire craindre des complications.

 

Jacques opéra si adroitement les premiers pansements, que le médecin n’eût qu’à approuver les mesures prises, prescrivit gravement du repos et la diète et annonça qu’il reviendrait le lendemain.

 

– Bon ! la diète ? fit Jacques, quand l’Esculape de village fut parti ; la diète alors que la fièvre est nulle ?… Bitard, faites donc préparer un bol de vin chaud sucré avec des grillades ; voilà ce qui convient à notre malade, et vous recommanderez à la bonne femme d’ici de mettre bouillir une poule encore tendre, et, ce soir, d’en faire le fond du dîner, arrangée avec des choux et du lard… Vous ne tenez pas sans cloute à vous affaiblir pour rester ici des jours et des semaines ? ajouta-t-il en se tournant vers Corréard.

 

– Non, certes. Ce sera trop d’être retenu ici quarante-huit heures.

 

– Et vous n’en serez guère quitte à moins.

 

Bitard les avait quittés.

 

– Je vous dois beaucoup, dit alors Corréard à Jacques ; sans vous, j’aurais pu rester, Dieu sait combien de temps, dans ces caves, y mourir peut-être… Je ne l’oublierai pas… et pour vous démontrer sur-le-champ que je ne suis pas un ingrat, avant même de connaître les faits que vous avez promis de m’apprendre, je veux vous donner le moyen de gagner votre retraite sans péril.

 

– Je vous écoute.

 

– Comme bien vous pensez, j’avais fait jouer le télégraphe dans diverses directions, celles par où je supposais que vous chercheriez à sortir de la vallée de Chevreuse.

 

– Je m’en doutais un peu, dit Caillebotte en souriant.

 

– J’avais à veiller sur le Midi et sur l’Ouest. Mais ce n’est qu’à partir du Perray et à partir d’Arpajon que les agents des deux lignes doivent examiner ceux qui s’embarquent…

 

– Fort bien.

 

– Remontez en voiture, ce qui est facile, jusqu’à Versailles, et là nul ne se préoccupera de vous… je vous en donne ma parole, et vous pourrez à votre choix gagner le Midi par Angers, ou la Bretagne par Argentan.

 

– Le conseil est excellent… et vous ne le regretterez pas quand vous m’aurez entendu.

 

Caillebotte alla fermer la porte. Il se connaissait en hommes, et depuis une heure qu’il étudiait Corréard, il s’était fait une opinion très arrêtée sur son compte. Il avait la conviction de sa sincérité, plus encore, il sentait qu’il y avait là un allié à conquérir.

 

Pourtant il se garda bien de dire tout ce qu’il avait découvert. Il lui suffisait de le laisser juge des événements. Il lui raconta par le menu les épisodes du bois de Vincennes concernant Thaddée et Pervenche ; il lui dit l’embarquement de Pervenche évanouie, son expédition à l’île des Loups et ce qu’il avait appris cette nuit-là de Clochepied mais il garda pour lui les révélations du portefeuille de Coppola. Avant de faire le procès aux La Roche-Jugon, il lui fallait être encore plus certain de l’indépendance de l’inspecteur de la sûreté.

 

Corréard avait tout écouté avec une attention surexcitée.

 

L’intérêt qu’il portait aux renseignements, aux éclaircissements que lui fournissait Caillebotte, lui faisait complètement oublier son mal, si bien que lorsque son interlocuteur s’arrêta, jugeant qu’il en avait assez dit, le policier fit un mouvement fiévreux comme pour bondir hors du lit, mais une douleur subite le força à retomber sur l’oreiller :

 

– Mort de ma vie ?… Jambe d’empoté !… Vous m’avez si bien mis le feu au cerveau avec votre récit, que je ne pensais plus que j’étais cloué sur place… Mais après tout, dans l’état où sont les choses, mon accident est presque une bonne fortune, car il me justifiera vis-à-vis du parquet. Dans mon zèle, j’ai failli me tuer. Voilà le fait, ils n’ont pas besoin d’en savoir davantage… Employez ces quelques jours à mettre vos protégés en sûreté et ne craignez plus rien de moi… Ce que vous m’avez appris change diantrement la thèse… En vous poursuivant, je n’aboutissais qu’à livrer un innocent et à contrecarrer un cœur généreux. Aujourd’hui vous me taillez d’autre besogne…

 

– Hum ! prenez garde,… me laisser libre de mes actions, c’est déjà bien ; mais affronter, vous aussi, mes adversaires, y songez-vous ?

 

– Mais je ne songe qu’à ça… Il y a dans tout cela des dessous où je sens grouiller un tas d’infamies, et vous croyez que je me croiserai les bras et n’oserai pas y regarder de près ; mon tempérament me le défend. Quand je flaire un mystère, j’en veux connaître le mot, et le procureur général y aurait sa part, qu’il ne m’empêcherait pas de tirer la chose au clair. Maintenant, vous comprenez bien que je me garderai de crier sur les toits mes découvertes et de publier ce que je cherche. On ne se crée pas d’entraves à plaisir. Je ne suis pas un naïf. Et quand j’ai affaire à certaines sortes de gens grisés de leur importance, de leur fortune, de leurs relations, et qui se croient en situation de tout risquer avec impunité, je m’arrange pour les tenir dans ma main avant qu’ils se doutent même qu’on a conçu le moindre soupçon sur eux, et si je sens que mes chefs sont capables de les protéger contre les plus accablantes révélations. Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple : un beau jour la bombe éclate sans qu’on sache qui l’a lancée ; un joli scandale public se produit, personne ne pourrait dire comment, excepté moi, et mes gens sont si bien mis à jour, que leurs plus dévoués amis les renient, et craignent de se compromettre en essayant de leur tendre la perche… La débâcle arrive, et moi, qui tiens les fils cachés dans ma main, je me présente alors impassible, avec mon caractère officiel, qui devient ma sauvegarde et ma grande force, et je rends palpables, pour tous, les crimes de ces misérables… Soyez tranquille. Je ne reculerai pas ;… si vos adversaires sont ce que je les suppose, il n’y a pas de millions, de duché, de marquisat, qui m’empêcheront de les jeter bas… Vous êtes le rat, je suis la taupe ; vous avez rompu les mailles du filet où ils enlaçaient leurs victimes ; moi je veux si bien creuser leur édifice, qu’il s’écroulera, en les ensevelissant sous ses ruines et dans sa fange.

 

Corréard s’était animé. On sentait qu’il parlait avec joie, sans contrainte, se révélant à un homme capable de le comprendre. Douter de sa sincérité ne semblait plus possible à Caillebotte. Une âpre passion pour la vérité, pour la justice,… sans bandeau, éclatait dans chacune de ses paroles, et était encore soulignée par son accent résolu et franc.

 

– Je vois avec plaisir, dit Jacques en souriant, que nous nous entendons à merveille et que je ne me trompais pas quand je prenais la résolution de vous faire juge de la situation.

 

– En le faisant, vous m’avez conquis. J’aime les gens francs du collier. En réunissant nos intelligences et nos volontés, nous devrons mener notre campagne à bien. À nous deux nous représentons une force redoutable, et il le faut, car ceux que nous visons à la tête sont cuirassés et casqués à braver toutes les attaques. L’important, c’est de ne pas perdre de temps. Vous avez trouvé un abri pour les deux enfants, conduisez-les vite à cette retraite. Ils doivent rester à l’écart de la lutte ;… puis revenez… Moi je vais envoyer un télégramme… Mais seulement demain, pour vous laisser le temps de gagner au pied. On viendra me prendre avec une civière, et mon chirurgien, je l’espère, me mettra rapidement en état de courir.

 

– Mais comment vous reverrai-je ? Il est probable qu’à mon retour, j’aurai bien du nouveau à vous dire. On m’a promis des renseignements précis,… des détails…

 

– Connaissez-vous le cloître Saint-Honoré ?

 

– Oui, vieille cité, passage à plusieurs issues, dans le pâté de maisons compris entre la rue Montesquieu, la rue des Bons-Enfants, la rue Saint-Honoré et la rue Croix-des-Petits-Champs.

 

– C’est cela même. Eh bien, une fois de retour, entrez-y le soir, à neuf heures, par la rue Croix-des-Petits-Champs, et marchez droit devant vous ; vous me rencontrerez sur votre passage, ou quelqu’un à moi qui vous dira, pour se faire reconnaître : Le Rat ? Et vous répondrez : La Taupe ? C’est dit ?

 

– C’est dit.

 

– Il ne vous reste plus qu’à profiter de mon renseignement : vous embarquer à Versailles avant la fin du jour.

 

Pour toute réponse, Caillebotte tendit la main à Corréard, qui la serra vigoureusement. L’alliance était scellée.

 

X

LA REVANCHE DE BRIN D’AMOUR.


À l’heure du rendez-vous fixé par Corréard, Brin-d’Amour était venu fidèlement se promener sur la place Dauphine, attendant la communication promise.

 

Mais neuf heures et demie sonnaient à l’horloge du palais, et personne n’avait paru.

 

– Bon ! se dit le piqueur, il est retenu par les rapports… J’ai le temps d’en griller une.

 

Et, bourrant une vieille pipe de merisier qui ne le quittait pas, il se reprit à arpenter la place de l’avancée du Pont-Neuf au terre-plein de la façade nouvelle.

 

Il entendit successivement sonner dix heures, puis la demie, onze heures…

 

La patience n’était pas sa vertu, et son mécontentement lui donna une certaine lucidité.

 

– Je crois que nous sommes refait, pensa-t-il.

 

Et il se reprit à songer à l’interrogatoire de la nuit.

 

Il ne pouvait se dissimuler que Corréard n’avait pas montré beaucoup d’abandon et de confiance. Il pressentait que ses réponses embarrassées n’avaient pas dû produire le meilleur effet sur l’esprit du policier.

 

Un petit frisson lui courut entre les épaules.

 

– Nom d’une jument ! s’écria-t-il, s’il y a quelqu’un à sacrifier, je pourrais bien servir de bouc émissaire… Le baron n’est pas tendre… Il me tient, et d’un mot peut me jeter comme une proie à cette meute de roussins… Si j’ai le malheur de me laisser rouler par ce Corréard, je suis fumé. Enfin, il est peut-être encore à son bureau et m’aura oublié.

 

Et, malgré sa répugnance très justifiée à se hasarder aux abords de la rue de Jérusalem, Brin-d’Amour, tenant avant tout à se précautionner de justifications auprès de Coppola, se hasarda à monter les escaliers de bois qui conduisaient au deuxième bureau de la première division, près duquel les inspecteurs de la sûreté avaient chacun leur cabinet.

 

Mais là il se heurta à une consigne. M. l’inspecteur, après avoir travaillé avec M. le secrétaire général, avait dû sortir pour affaire de service.

 

– Laissez votre nom, dit le garçon de bureau.

 

– Oh ! c’est inutile.

 

– C’est l’ordre.

 

Et, sans lui demander plus d’explications, le garçon de bureau, trempant une plume d’oie dans l’encrier, se mit à écrire de sa plus belle main, sur un registre qui était ouvert devant lui, la note suivante, qu’il se dicta à lui-même tout haut :

 

– S’est présenté, à onze heures vingt-cinq minutes, le sieur Brin-d’Amour, piqueur au service de M. le marquis de La Roche-Jugon…

 

Puis il poudra tranquillement la ligne écrite et referma le registre, au grand ébahissement de Brin-d’Amour, qui ne se trouvait nullement rassuré de se voir si bien connu.

 

Aussi n’insista-t-il pas et se retira-t-il sans demander son reste.

 

Et, d’une traite, il courut rue du Cirque.

 

Mais là, comme il allait monter au pavillon occupé par le baron, le groom l’arrêta au passage.

 

– Où vas-tu ?

 

– J’ai un rapport urgent à faire à M. le baron.

 

– Bon ! tu le feras plus tard. Le baron déjeune avec Mme de Frégose et M. Urbain. Impossible de les déranger.

 

– Quand je te dis que c’est grave.

 

– Hum ! fit le groom, tu es sûr de n’avoir pas bu un coup de trop ?

 

– Hé ! je suis à jeun depuis hier.

 

– Au moins faudra-t-il que tu attendes le café… À ce moment le baron les abandonne volontiers et leur ménage un tête-à-tête.

 

– Mais où en sont-ils ?

 

– À la poire,… master Brin-d’Amour.

 

– Au moins témoigneras-tu que j’ai insisté pour ne pas attendre.

 

– Eh ! tu seras ton propre témoin ; ne suffit-il pas que je ne te démente pas ?

 

– Bon ! grommela le piqueur, tu ne peux te retenir de blaguer, toi… et je te dis, moi, que la partie est sérieuse.

 

À ce moment le timbre retentit dans l’escalier.

 

– C’est pour le moka… Passe dans la sellerie. Je ferai signe au baron, et tu pourras lui parler.

 

Quelques instants après, le baron arrivait le cigare à la bouche. Sans doute le déjeuner avait tourné à son gré, car sa physionomie était des plus souriantes. Mais à la vue de Brin-d’Amour, il fronça le sourcil.

 

– Ah ! c’est toi qui es si pressé de me parler… A-t-on pincé ce Caillebotte ?

 

– S’il n’avait dépendu que de moi…

 

– Encore quelque boulette que tu auras commise et que tu cherches à pallier.

 

– Non pas, monsieur le baron, je l’avais surpris au moment où il montait en fiacre avec les enfants… Mais l’agent chargé d’agir a des idées à lui, et, bien sûr, s’il m’avait écouté…

 

Pour se tirer d’affaire, Brin-d’Amour, à qui Corréard faisait peur, avait pensé qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de lui mettre son échec sur le dos.

 

– Alors, à ton dire, cet agent…

 

– … Est plus curieux qu’il ne conviendrait. Il veut connaître le tiers, le quart, le pourquoi, le parce que des choses. Il semblait, cette nuit, beaucoup plus désireux de me faire jaser sur votre compte, monsieur le baron, et sur celui du duc et du marquis, que de prendre les mesures nécessaires pour s’emparer de notre homme.

 

Coppola s’avança sur Brin-d’Amour, et, le regardant dans les yeux :

 

– Qu’est-ce que tu as dit ?

 

– Oh ! mais là, rien, nom d’une cravache ! je ne suis pas si bête, monsieur le baron ; seulement je vous préviens, parce qu’avec ces questions, il voyait bien qu’il m’en…nuyait, qu’il me tannait, et je crois que, si vous pouviez lui faire savoir, par ordre supérieur, qu’il n’ait plus à fourrer son sale nez dans nos affaires,… ce serait sage.

 

Coppola s’était assombri. L’idée qu’un policier pourrait avoir la prétention de scruter les mobiles et les actions de MM. de La Roche-Jugon lui paraissait des plus graves.

 

– Sans compter, ajouta Brin-d’Amour, qu’après m’avoir assigné rendez-vous ce matin, il me fait faire inutilement le pied de grue, et quand je m’informe de ce qu’il est devenu, on me donne à entendre que cela ne me regarde pas.

 

– Comment nommes-tu cet agent ?

 

– Corréard.

 

– Oui, Corréard,… je me souviens maintenant. Pérignac m’a dit : « Destrem, que vous connaissez et qui vous sert d’habitude, est malade, je vais vous donner Corréard, non moins habile, beaucoup plus fort que l’autre même, mais qui ne brille pas par la discipline… » Et c’est ce Corréard qui se mêle de vouloir regarder dans nos affaires… Bon ! pour le mettre au pas, il me suffit d’un mot à Pérignac.

 

– Et il sera proprement mouché, grommela le rancunier Brin-d’Amour, qui savait que Pérignac était le grand chef de tout le service de la sûreté, et qu’il jouissait de pouvoirs absolus sur ses agents.

 

– De ce côté donc, continua Coppola, tout rentrera dans l’ordre.

 

– Mais le Caillebotte ?

 

– Avec le caractère que je lui connais, il fera tôt ou tard quelque coup d’audace qui nous le livrera. Laissons-le courir pour le moment.

 

– Hum… J’aurais assez aimé le rattraper et le savoir à l’ombre, pensa Brin-d’Amour.

 

– Hier, avec John, vous avez fouillé le bois de Vincennes, les environs de l’allée du Grand-Maréchal ?

 

– Et avant-hier aussi, monsieur le baron.

 

– Et vous n’avez pas découvert ce portefeuille ?

 

– Et ce n’est pas faute d’avoir inspecté le terrain, centimètre par centimètre, dans toute la circonférence largement tracée par John, qui savait exactement où monsieur le baron avait mis pied à terre et tout le chemin parcouru dans le bois.

 

– Las Requezas, selon sa coutume, m’a bien envoyé la lettre en duplicata, se dit Coppola en arpentant la sellerie et en lançant au plafond des bouffées de fumée. Je viens de la relire et je crois que, pour en saisir le sens, il faudrait avoir déjà la clef de bien des choses. Mais n’y avait-il pas quelque autre note avec la lettre ? Quelle rage on a d’écrire !… Ah ! si le marquis m’avait laissé libre d’agir il y a dix ans, nous n’en serions pas là… Mais quoi ! il a fait du sentiment,… très joli, ma foi,… de sa part surtout… Mais avec ces beaux scrupules, on s’attache pour la vie des boulets aux pieds. Heureusement qu’aujourd’hui il est plus blasé sur certains procédés utiles ; mais le problème s’est compliqué. Il y a dix ans, avec moins de puissance qu’à cette heure, nous avions plus de facilités pour étouffer l’incident,… tandis que je sens depuis quelques jours toutes sortes d’éléments inconnus qui grouillent et se révoltent dans l’ombre contre nous.

 

Pendant tout ce monologue mental, Brin-d’Amour le suivait des yeux en silence.

 

Et les préoccupations visibles du baron le rassuraient. Elles dominaient trop Coppola pour qu’il prit garde au plus ou moins d’adresse d’un agent en sous-ordre.

 

Au bout de cinq minutes, il suspendit sa promenade.

 

– Préviens John, dit-il en s’arrêtant devant le piqueur, qu’il veille à ce que tout soit prêt pour mon départ. Ne quitte pas l’hôtel et fais toi-même tes préparatifs. Il se peut que dans une heure, dans deux ou dans six, je ne sais encore, nous entrions en campagne. Va.

 

Brin-d’Amour salua et sortit sans mot dire.

 

– Voyons le marquis, se dit Coppola.

 

Et remontant l’escalier intérieur par où il était descendu à la sellerie, il s’arrêta un instant au premier étage, pour jeter au travers d’une portière un coup d’œil sur la salle à manger, où il avait laissé Mme de Frégose et Urbain Ribeyrolles.

 

À ce moment, Mme de Frégose, penchée sur l’épaule d’Urbain, lui enlevait d’un geste coquet la cigarette qu’il avait à la bouche, et la lui repassait après en avoir aspiré de ses belles lèvres un semblant de fumée.

 

Coppola n’en demandait pas davantage, et, jugeant que tout allait bien de ce côté, il n’eut garde de se montrer.

 

Il traversa une galerie vitrée qui conduisait au corps de logis principal, chez le marquis, et pénétra dans un boudoir où il était sûr, à cette heure, de le trouver faisant sa sieste.

 

Mais il n’eut pas besoin de l’éveiller.

 

Le marquis était étendu sur un divan turc, avec des coussins sous la tête et sous les bras ; mais il ne dormait pas.

 

Les yeux ouverts, le regard fixé avec persistance sur un dessin oriental de la tenture, il suivait quelque pensée obsédante, car son visage crispé trahissait le plus vif ennui.

 

Seul, le baron pouvait se permettre d’entrer chez lui à cette heure, sans se faire annoncer ni frapper. Aussi c’est à peine s’il détourna la tête pour regarder Coppola du coin de l’œil.

 

– Je te préviens, dit-il, d’une voix traînante, en articulant à peine ses mots, je te préviens que je ne suis pas en veine de patience. Et si tu continues à te faire messager de mauvaises nouvelles, je t’engage à les méditer et à y pourvoir tout seul…

 

Coppola, sans s’émouvoir, avait été choisir, dans une boîte placée sur un guéridon turc, un cigare blond et sec qu’il alluma au sien, près de finir, avant de le jeter dans une grande bassine en cuivre remplie de grès fin, posée à portée du divan ; puis, enjambant une fumeuse basse, il s’installa assez près du marquis pour pouvoir lui parler sans être obligé d’élever le diapason de sa voix.

 

– Je trouve très philosophique, dit-il, ce détachement profond de ses intérêts ; mais bon gré mal gré, avec ou sans impatience, il faudra bien que tu m’écoutes.

 

Le marquis se releva de trois pouces sur ses coussins, et mettant son monocle :

 

– M’apportes-tu des nouvelles de la belle Émilienne ?

 

– Non,… pas encore. On est sur la trace. Mais aujourd’hui…

 

– Alors aujourd’hui va-t’en au diable. Le reste te regarde, et tu t’en tireras bien sans moi.

 

– Oh ! pour ça, tu n’as jamais dit si vrai. J’ai toujours bien fait d’agir de mon chef et de compter sur moi seul… Mais comme je dois m’absenter…

 

– Ah !

 

– Et qu’en mon absence il faudra veiller au grain…

 

– Veiller au grain ?

 

– Oui,… je pressens une crise… Tu n’as pas voulu m’écouter, il y a dix ans, quand nous avions la partie belle ; avec un peu d’énergie on se débarrassait de tous les témoins gênants et l’on accélérait d’autant le moment de la récolte… Aujourd’hui, grâce à tes scrupules, quand nous obtenons des pièces en règle, qu’au lieu d’un usufruit, assez peu légal du reste, nous allons, toi du moins, être envoyés en possession, voilà les revenants qui se dressent, si bien qu’une maladresse, une indiscrétion, une précaution mal prise peut tout remettre en question… et, qui sait ? éveiller les soupçons…

 

Le marquis haussa les épaules et fit mine de tourner le dos à Coppola.

 

– Oh ! oui,… je devine ta pensée… Nous avons fait notre lit et nous tenons par des rênes d’or toutes les puissances sociales attelées à notre fortune… Mais vois-tu bien, mon cher Hercule, ce n’est pas tout d’acheter des consciences ;… elles vous servent tant que vous avez vent en poupe ; mais, au premier choc sur un écueil, ceux qui se sont vendus le plus cher sont comme les rats, ils quittent le navire sans vergogne et le laissent sombrer sans remords. Eh bien !… réveille-toi ; la lutte est venue, ne tiens pas la roue du gouvernail avec ce laisser-aller de sybarite ennuyé. L’écueil est encore caché, et la nuit est profonde ; allume tous tes feux électriques et veille à la manœuvre,… ou nous coulons.

 

Le baron savait bien ce qu’il faisait en exposant la situation comme fort grave, bien qu’il fût loin de la croire ainsi compromise. C’était le coup de fouet lancé au cheval couché et somnolent, qui le réveille et le fait piaffer.

 

La transformation du marquis fut immédiate.

 

D’un geste nerveux, il envoya promener au loin les coussins et les oreillers, et, debout, les yeux dardés sur ceux de Coppola, il lui dit d’une voix sèche et impérative :

 

– Où en sommes-nous ?

 

– À la bonne heure ! Te voilà réveillé. Où nous en sommes, dis-tu ? Tu vas le savoir. Et aussi pourquoi je pars et ce qu’il faut surveiller en mon absence.

 

– Attends, dit le marquis.

 

Et allant à une petite toilette qui se trouvait placée, tout encadrée de draperies, à un angle du boudoir, il fit jaillir dans un bassin de vermeil une eau fraîche et limpide, y jeta quelques gouttes d’une essence excitante, et se plongea à deux reprises la figure dans une grosse éponge imprégnée de ce mélange. Puis, après s’être appliqué une serviette mousse sur la face, il revint calme et froid, et s’assit en face de Coppola, sur une chaise de chêne sculptée à siège de bois.

 

– Je t’écoute.

 

Le baron, habitué à ce manège, avait attendu patiemment et prit tranquillement la parole.

 

– La lettre de Ricardo, que tu as vue…

 

– Et que tu as perdue.

 

– J’en ai le double… Cette lettre nous avisait de deux choses : de l’arrivée prochaine des pièces qui seules t’empêchaient d’entrer en possession de l’héritage de la duchesse et de celui du comte…

 

– Et du départ de la Havane du Breton Hoël.

 

– C’est bien cela. Ricardo, il est vrai, supposait, mais très bénévolement, je crois, que le matelot Hoël avait renoncé à rentrer en France et se dirigeait vers le Canada pour s’y fixer…

 

– Billevesées !

 

– C’est mon avis, Hoël est de la race des bouledogues ; il mourrait plutôt que de lâcher la proie. Or, sa proie, c’est nous.

 

– Il revient ?

 

– Mais par où ? Le bâtiment sur lequel il s’est embarqué a Lorient pour port d’attache. Est-ce à Lorient qu’il faut le guetter, et cette fois de façon à ce qu’il ne nous échappe pas, comme il y a dix ans ?

 

– Il faut surveiller Lorient.

 

– Mais il peut se faire que le bâtiment relâche à Brest, et qu’il y descende.

 

– Oui, il faut tout prévoir, même le cas d’avaries graves,… ce qui complique fort la chose, car une tempête peut le jeter sur les côtes d’Irlande ou en Cornouailles… et l’on perd ses traces…

 

– Ricardo a manqué sa fortune. S’il s’était embarqué sur le même navire…

 

– Mais sait-on au moins le nom de ce navire ?…

 

– Je t’attendais là.

 

– Tu le connais ?

 

– J’ai télégraphié, il y a trois jours. Voilà la réponse.

 

Et le baron tendit au marquis Hercule un télégramme transatlantique, rédigé en espagnol :

 

« La Séraphita, de Lorient, capitaine Duclair,… touche à Québec, à Terre-Neuve et rallie son port d’attache. »

 

Et le marquis, comme frappé de ce qu’il venait de lire, répéta, en regardant la dépêche, qu’il avait traduite :

 

– La Séraphita !… capitaine Duclair !…

 

Coppola, auquel ces noms ne disaient rien, le regarda étonné.

 

– Quel souvenir te fait revivre cette dépêche ? Tu as connu ce Duclair ?

 

– Peut-être ! Mais où ? quand ? dans quelle circonstance ? Voilà ce que je ne puis ressaisir. J’ai beau chercher, tout ce qui me revient, c’est le timbre net de ce nom qui déjà, j’en suis bien sûr, a résonné à mon oreille…

 

– Les Duclair ne sont pas rares.

 

– Et justement… Aurais-je retenu ce nom si trivial et si commun sans un motif, sans quelque événement important ou même grave qui l’aurait classé dans ma mémoire ?

 

– Hum ! c’est vrai…

 

– Et j’ai beau scruter les occasions qui se sont trouvées où j’ai dû faire une traversée quelconque,… je ne trouve rien…

 

Et, très énervé, il avait quitté son siège et se promenait dans le boudoir, en enfonçant avec fièvre sa pantoufle dans l’épais tapis persan qui couvrait le parquet.

 

Tout à coup il s’arrêta et devint d’une pâleur extrême.

 

– Duclair ! murmura-t-il, le père de Balbine… Il avait juré de me tuer ;… mais il y a vingt-deux ans :… ce ne peut être lui… Oui, Duclair, c’est bien le nom, du moins… C’est à Dinan qu’il faillit nous joindre… Mais j’en aurais entendu parler depuis… Celui-là est mort…

 

Et il poussa un soupir de soulagement ; puis, se tournant vers Coppola :

 

– J’ai bien connu, en effet, un Duclair, mais ce ne peut être le capitaine de La Séraphita. Poursuis donc.

 

– Je disais que le point de débarquement, par la faute de Ricardo, n’est pas chose certaine. Je me demandais s’il ne fallait pas surveiller à la fois Brest comme Lorient ; tu me parles maintenant de l’Irlande et des Cornouailles. Je ne puis cependant être partout à la fois.

 

– Qui te le demande ? N’avons-nous pas le télégraphe ?

 

– Et nos correspondants seront-ils suffisamment intelligents…

 

– Pour nous renseigner ? Qu’exigeons-nous d’eux qui soit si difficile ? Surveiller dans les différents ports d’Irlande, d’Angleterre ou de France l’entrée et le séjour de la Séraphita ; nous la signaler sitôt en vue, et prendre note de son départ et de sa direction. Le reste nous regarde, évidemment. C’est un service sémaphorique à organiser, voilà tout.

 

– Et c’est ce que j’ai fait. Mais tu comprends que si, d’autre part, sur nos côtes, je vais installer un cordon sanitaire que notre homme ne puisse franchir, il faut, de ton côté, que tu centralises les dépêches qui peuvent arriver ici, pour me les transmettre où je serai, avec notre chiffre particulier.

 

– C’est entendu.

 

– Si Hoël nous échappait, s’il a quelque preuve à opposer aux pièces qui nous sont promises, notre édifice serait atteint dans ses œuvres vives. Car, enfin, nous ne tenons plus les enfants ; ils sont aux mains d’un habile et, qui pis est, d’un de ces braques incorruptibles qui ont du sang de Don Quichotte dans les veines.

 

– Tu le connais !

 

– Et sa connaissance m’a coûté cher.

 

Mais je le croyais déjà sous la main de nos agents… ce…, tu le nommes ?

 

– Caillebotte… Oui, sous la main de nos agents, comme la mouche qui bourdonne et vous raille, que l’on croit tenir et qui glisse entre vos doigts. On le dit ici, il est là. On perquisitionne dans sa demeure, et il se promène tranquillement à l’autre bout de Paris. J’ai mis la police à ses trousses. Pérignac m’avait promis de ne pas lui permettre de faire un pas hors de la ville, et déjà, si j’en crois le dernier rapport, il a su forcer le cercle et court la campagne. Brin-d’Amour est revenu bredouille, et un certain Corréard, que Pérignac avait chargé de l’affaire, semble jouer un double jeu qui me déplaît fort.

 

– Et les enfants sont avec ce Caillebotte.

 

– Oui, tes beaux cousins à la mode de Bretagne, la petite de Kermor et son frère. T’ai-je assez bien prédit ce qui arrive,… il y a dix ans ?… Il suffisait de vouloir, nous faisions table rase, et dans de telles conditions qu’aucun soupçon ne pouvait se produire, tandis qu’aujourd’hui le diable nous suscite ce Caillebotte, puis bientôt Hoël, des adversaires avec qui il faudra compter.

 

– Bah ! nous avons eu raison d’ennemis plus dangereux. Tu oublies que les dividendes de l’association sont en jeu, qu’elle a sa part au jour du succès !…

 

– Si ce n’était pas là notre ressource, parbleu !… mais je ne donnerais pas dix louis de la partie. Je comptais les convoquer pour demain, mais il vaut mieux attendre quelques jours. Le service de sûreté, le secrétariat général de l’intérieur et le grand parquet sont avec nous, cela suffit pour l’heure. Mais ne t’endors pas.

 

– Je ne t’ai jamais vu si peu confiant dans ta force, ni doutant à ce point de ta chance.

 

– Oh ! ma force, j’y compte toujours. Mais la chance, rien qui ne s’use plus à la longue. Et d’ailleurs, quand la veine vous sourit, c’est fort bien d’en profiter, mais en agissant toujours comme s’il n’y fallait pas croire. Certes, le jour où je tiendrai Caillebotte entre quatre murs, au secret pour un temps indéfini, et que je serai sûr que, pour nous laisser composer et mettre en scène notre dénouement en toute liberté, nos excellents amis l’oublieront dans sa pistole, quitte à lui faire force excuses au bout de six ou dix mois, voire deux ans ; ce jour-là, je me rirai des autres obstacles et je reprendrai ma tranquillité. Mais il n’y a rien de tel que de s’être heurté une fois à une borne ; on est sûr de s’y casser le nez la seconde fois qu’on repasse au même endroit. Je me suis heurté à Caillebotte, et il me prend comme une fièvre de le voir de nouveau sur ma route.

 

– Visionnaire.

 

– Je te conseille de railler, toi, superstitieux comme une femme. D’ailleurs, si tu connaissais celui dont je parle… ; mais ne souhaite pas de le connaître, ce serait le commencement de la fin…

 

Le marquis fit un geste d’impatience.

 

– Résumons-nous, reprit Coppola. Je pars en personne pour installer deux ou trois souricières en bon lieu. Toi, tu suis les mouvements d’ici, tu m’avises des moindres incidents et tu chauffes le zèle de nos alliés.

 

Puis tirant son calepin.

 

– Ah ! cette note à Pérignac sur son agent,… qu’il s’assure des faits qui me sont signalés.

 

– Et pour le reste,… rien à faire ? demanda le marquis avec une certaine hésitation.

 

– Le reste viendra à son tour, fit en riant Coppola. Mme de Frégose, qui est bien la plus désintéressée des amies, s’occupe en ce moment de cette question et se sacrifie pour assurer la victoire. Laisse agir. Quand la moisson sera mûre, on te préviendra. Mais cette rage pour la belle Émilienne ne doit pas te faire oublier la gravité de la situation.

 

Le marquis, dans un mouvement de dépit, avait fait pivoter sa chaise et l’avait rejetée à trois pas. Puis, sans mot dire, comme Coppola s’apprêtait à le quitter, il regagnait déjà son divan pour s’y étendre de nouveau, quand le baron, revenant sur ses pas :

 

– Surtout, ne fais pas si grise mine à mon neveu. Un bon chasseur flatte son limier, et le beau garçon sera excellent dans ce rôle, sans s’en douter.

 

Et, riant aux éclats, il sortit.

 

Le marquis était déjà étendu ; il regarda retomber la portière sur Coppola, et, battant l’air de la main droite avec un geste indéfinissable de dégoût et de mépris :

 

– Quelle fange ! murmura-t-il.

 

Le baron savait se faire obéir. Il trouva dans sa chambre sa valise prête, Brin-d’Amour arrivant à l’ordre. Il écrivit deux mots pour Mme de Frégose et monta dans le coupé qui l’attendait tout attelé sous la remise. À cinq heures précises il partait pour Brest.

 

C’est par là qu’il avait résolu de commencer. Il s’était précautionné de lettres du chef de la sûreté pour les bureaux de la préfecture. Pour tous, il était chargé d’une mission secrète, et l’homme qu’il visait, une fois saisi, ne devait communiquer avec personne. On le renseigna sur le compte des navires attendus. La Séraphita n’était pas signalée, et il était bien rare que les gros bâtiments de commerce vinssent risquer, sans une nécessité absolue, de se perdre dans les brouillards ou sur les récifs d’Ouessant. Un coup de vent pourrait peut-être jeter la Séraphita dans le goulet, et la forcer d’entrer en rade ; mais, en juillet, les traversées sont faciles et belles, et nul besoin de relâcher si près de son port d’attache ne se produirait sans doute.

 

Il prit soin, néanmoins, d’organiser, en dehors des bureaux, avec deux agents d’affaires choisis d’avance et bien à la hauteur d’une besogne qui leur était grassement payée, une petite contre-police à sa dévotion. Rien ne pouvait plus se produire à Brest sans qu’il en fût doublement avisé.

 

De là, le lendemain, par Landerneau, il se dirigeait sur Lorient.

 

Et le commissaire central et le commissaire du port, prévenus tous les deux de son arrivée et de son importance, se rendaient aussitôt à son lever pour se mettre à sa disposition.

 

Coppola continua son jeu.

 

Il était nécessaire de laisser croire que la politique avait une grosse part, toute mystérieuse, dans cette enquête.

 

Et la façon dont l’arrivée du baron avait été préparée par les dépêches de Paris ne permettait aucun doute sur ce point aux agents convoqués.

 

Aussi écoutèrent-ils avec la plus grande attention les instructions que leur donna Coppola, en protestant de leur zèle à les exécuter.

 

De renseignements, ils n’en avaient guère à fournir. La Séraphita n’avait pas d’armateur ; le bâtiment était la propriété du capitaine Duclair, qui travaillait à sa guise, et le plus souvent achetant lui-même son fret, et n’ayant de comptes à rendre qu’à la douane. De plus, la maison qu’il possédait sur le bord du Scorff restait vide et fermée tout le temps de ses voyages. Et, comme il n’était pas originaire de Lorient, personne ne le connaissait assez intimement dans le pays pour dire d’où il venait et ce qu’il avait fait jusqu’au jour où il avait pris le commandement de la Séraphita, construite sur les chantiers mêmes de Lorient, sous sa surveillance, et réputée la meilleure marcheuse des bâtiments mixtes de commerce portés aux registres du port.

 

Le commissaire central et son collègue avaient eu deux ou trois fois l’occasion de le voir pour des formalités de visa et des questions d’embauchement, et le capitaine Duclair leur avait paru froid et peu communicatif, mais très sérieux en affaires et fort entendu en son métier.

 

– Soyez tranquille, monsieur le baron, dit le commissaire du port, aussitôt la Séraphita signalée, je veillerai à ce que nul ne puisse descendre à terre sans que j’aie vérifié son identité. Et l’homme que vous nous désignez ne pourra pas nous échapper…

 

– Vous le savez, j’ai des raisons de croire à la complicité du capitaine. Et il peut user de bien des trucs pour dissimuler un passager et le mettre à terre seulement après votre visite.

 

– Il ne m’échapperait pas davantage. La surveillance sera exercée de telle sorte que nous ne laisserons pas une cabine, pas un coin de la calle inexplorés, pas un ballot suspect sans être sondé à fond… D’ailleurs, étant prévenu par le télégraphe aussitôt la Séraphita signalée, vous pourrez, s’il vous convient mieux, être présent à Lorient, et nous assister dans toutes nos opérations.

 

– C’est en effet ce que je compte faire, les traits de cet Hoël m’étant familiers.

 

Et il congédia les deux fonctionnaires, qui se retirèrent avec force salamalecs.

 

Sûr de Brest et de Lorient, il se demanda s’il ne devait pas, à Saint-Malo et à Jersey, agir de même.

 

Mais Brin-d’Amour entra, lui apportant une dépêche de Paris, expédiée par le marquis.

 

Elle ne contenait que ces mots :

 

« Reviens sur l’heure. »

 

Pas d’autres explications.

 

– Que peut-il se passer ? se demanda Coppola. Toujours le même. La paresse de se servir du chiffre le fait parler par énigmes. Avec quelques mots de plus, il me mettait au fait.

 

Et il relisait la dépêche :

 

– « Reviens sur l’heure ! » On n’est pas plus impératif. Le feu est-il à l’hôtel et la gendarmerie à nos trousses ? La belle idée ! Le colonel de la gendarmerie de la Seine dîne demain rue du Cirque. Je parierais qu’il s’agit simplement de la belle Mimi et de son féroce désir de la retrouver. Pardieu ! si j’en étais sûr !… mais non, cette passion-là fait trop bien nos affaires et sert trop bien la vengeance de Jessica…

 

C’était le prénom de Mme de Frégose.

 

– J’aurais pourtant bien voulu faire sur la côte nord, de Morlaix à Saint-Malo et à Granville, ce que j’ai fait à Brest et à Lorient ; mais c’est son habitude de m’arracher à plaisir les atouts des mains.

 

Puis, se tournant vers le piqueur :

 

– Donne-moi l’indicateur… Bon. Par Angers nous gagnons une heure. Cela vaut mieux que de remonter à Landerneau. Règle l’hôtelier et fais porter la valise à la gare, direction de Nantes. Le train part à une heure.

 

Brin-d’Amour ne se fit pas répéter l’ordre deux fois. Cette tournée en Bretagne l’avait déconcerté en le détournant de la poursuite de Caillebotte. Et le retour à Paris comblait naturellement ses vœux.

 

Il allait donc savoir ce qu’était devenu Corréard.

 

Quand ils s’installèrent en wagon, le baron dans le coupé retenu pour lui, Brin-d’Amour dans un compartiment de seconde, en arrière du train, ils ne s’attendaient à rien de nouveau avant Paris. Ils avaient de quinze à seize heures de chemin de fer à subir, et chacun s’arrangea au mieux pour les supporter.

 

C’est-à-dire qu’ils dormirent avec ensemble, bien que séparément.

 

Mais à minuit, au Mans, une manœuvre bruyante réveilla Brin-d’Amour.

 

On rattachait au train venant de Brest, les wagons de la ligne d’Angers, et les plaques tournantes faisaient tapage.

 

Brin-d’Amour se détira et regarda par la portière.

 

Quelques voyageurs descendus de wagon se promenaient sur le quai. On allait au buffet. On en sortait.

 

« Dix minutes d’arrêt ! » criait le conducteur du train.

 

Brin-d’Amour descendit à son tour.

 

À ce moment, un troisième train entrait en gare.

 

C’était le train de Saint-Malo.

 

Il passa sous le nez de Brin-d’Amour en l’éventant vivement.

 

Puis on ouvrit les portières en criant aux nouveaux venus :

 

– Les voyageurs pour Paris changent de voitures !

 

Et les infortunés, réveillés en sursaut, durent opérer leur transbordement.

 

Brin-d’Amour avait allumé sa pipe, et, appuyé contre une colonne de fonte, il s’amusait des physionomies ahuries de tous ces gens pressés.

 

Tout à coup il tressaillit et fit un pas en arrière pour se dissimuler derrière une guérite qui se trouvait à deux pas.

 

Et le cœur lui battait violemment, vous pouvez m’en croire.

 

C’est que parmi cette foule grouillante, il voyait s’avancer tranquillement, un petit sac et une couverture à la main, celui-là même qu’il n’espérait plus revoir qu’à Paris : Caillebotte.

 

Caillebotte, son ennemi, son antagoniste, son vainqueur du bois de Vincennes ; Caillebotte l’insaisissable, qu’il avait vu monter en fiacre, il y a trois jours à peine, au boulevard Rochechouart avec les enfants, Pervenche et Thaddée, et qu’il retrouvait seul sur le quai d’embarquement du Mans, descendant du train de Saint-Malo.

 

C’était bien Jacques, en effet, qui, toujours prudent et soucieux de tromper les chercheurs de piste, avait eu bien garde de monter en chemin de fer à Saint-Brieuc, ce qui eût trahi la retraite choisie par ses protégés, et s’était fait transporter par une barque de pêche à Granville. De sorte que son ticket portait : « De Granville à Paris. »

 

S’il était pris au retour, grâce à cette fausse donnée, on fouillait la côte normande du Cotentin au lieu de rechercher les enfants à Dahouet et à Pléneuf.

 

Brin-d’Amour s’était dissimulé juste à temps pour n’être point vu de Caillebotte.

 

Et il le laissa poursuivre son chemin sans le perdre des yeux.

 

Jacques eut bientôt trouvé un compartiment de première à sa convenance, c’est-à-dire suffisamment inoccupé pour qu’il pût s’emparer d’un coin voisin de la portière, et il s’y installa tranquillement et fit mine de se pelotonner sur lui-même pour dormir.

 

Brin-d’Amour s’avança alors avec précaution, s’assura bien du compartiment où son ennemi s’était placé, en grava le numéro et la lettre dans sa mémoire et, se dirigea ensuite de son pas le plus rapide vers le coupé de Coppola.

 

Seulement Brin-d’Amour ne se doutait pas qu’il eût pu être vu.

 

Cela était pourtant.

 

Caillebotte, dans son coin, avait tiré de sa poche une petite glace ovale qui lui permettait, tout en tournant le dos, de voir tout le quai et de dévisager tous ceux qui s’approchaient. Cette glace, placée dans l’entrecroisement des bras, était habilement dissimulée pour les gens du dehors, mais lui ne perdait pas un de leurs mouvements.

 

Il avait ainsi vu et reconnu Brin-d’Amour s’approchant avec un luxe de précautions qui le trahissait, s’assurant de la situation et du numéro du wagon. Il était fixé.

 

Mais Brin-d’Amour était-il seul ou avec quelque nouvelle bande d’agents ?

 

C’était la question importante.

 

Si Brin-d’Amour était seul, Jacques n’avait pas trop lieu de s’en préoccuper. Il en aurait facilement raison.

 

Mais il s’aperçut de l’empressement que mit le piqueur à détaler après s’être assuré de sa présence dans le wagon.

 

Il avait donc quelqu’un à prévenir.

 

Caillebotte, changeant de côté, put, en affleurant seulement la portière de l’œil, sans pencher la tête au dehors, voir où il se dirigeait et ne rien perdre de ses mouvements.

 

Brin-d’Amour s’était arrêté devant le coupé occupé par Coppola, et, monté sur le marchepied, la tête découverte, il parlait respectueusement au baron.

 

Mais sans doute l’explication ne pouvait se poursuivre sans imprudence sur la voie, car bientôt la portière du coupé s’ouvrit et il y monta.

 

– Parbleu ! se dit Jacques, il est avec son grand chef, le Coppola. Si c’était le marquis, Brin-d’Amour n’aurait pas été admis dans le coupé. Je pourrais bien leur jouer le tour, pendant qu’ils confèrent, de passer par l’autre côté de la voie, et de monter dans le train de Tours qui est en formation là-bas… Mais, d’ici à Paris, j’ai le temps de leur glisser des mains : voyons ce qu’ils vont faire.

 

Brin-d’Amour était arrivé la face tout enflammée de joie à la portière du coupé de Coppola.

 

Rien qu’à le voir, Coppola se douta qu’il y avait du nouveau, et, baissant la glace :

 

– Tu as surpris quelque chose ?

 

– Nous le tenons.

 

– Hein ?

 

– Il est dans le train… Faut-il prévenir le commissaire ?

 

– Monte ici. Nous n’avons que faire qu’on nous entende.

 

Et quand, la portière refermée, ils se trouvèrent à l’abri des curieux :

 

– Explique-toi, dit le baron.

 

– Eh bien ! j’étais descendu tout à l’heure pendant la manœuvre. Un train arrivait en gare… On m’a dit qu’il venait de Saint-Malo. Et parmi les voyageurs qui changeaient de voitures et montaient dans les nôtres, à destination de Paris, j’ai vu ce grand diable que nous cherchons, ce Caillebotte maudit…

 

– Tu ne te trompes pas ?

 

– Oh ! pour cela, je le reconnaîtrais entre mille, et il n’a pas son pareil…

 

– Alors…

 

– Il vient de s’installer, sans se douter que nous sommes si près de lui, dans un compartiment de première, dont j’ai pris le numéro, et je suis accouru vous demander s’il fallait dare dare le faire saisir au corps par les gendarmes et le commissaire.

 

– Bon ! il existe un mandat contre lui, mais nous ne l’avons pas,… et sur une simple injonction de moi, on n’agirait pas.

 

Brin-d’Amour était déconfit.

 

– Quoi ! il faudra le laisser partir… Par exemple !

 

– Attends, dit le baron, qui réfléchissait à la marche à suivre. Il faut télégraphier à Paris. Oui, c’est cela, un mot à Pérignac, qu’il envoie à la gare Montparnasse un commissaire et des agents pour l’heure de notre arrivée. Et on le cueillera à la descente du wagon.

 

– À la bonne heure !… Rédigez la dépêche, je vais la porter au télégraphe.

 

– Non, il te connaît. Il pourrait surprendre tes allées et venues. Reste ici, c’est moi-même qui vais faire expédier la dépêche. D’ailleurs, à cette heure de nuit, il pourrait y avoir quelque difficulté, et je suis seul en état de la résoudre.

 

Et laissant Brin-d’Amour dans le coupé, il descendit sur le quai et dut traverser deux voies de garage pour arriver au bureau télégraphique.

 

Si bien que Jacques, dont, il ne savait pas être connu sous sa personnalité présente, le vit et le suivit tranquillement de son coin dans toute sa manœuvre.

 

Et il n’eut pas grand’peine à deviner ce qu’il allait faire.

 

– Va, mon mignon, fais jouer le télégraphe, tes agents seront fidèles à la consigne et viendront en gare pour m’inviter à les suivre… Tu aurais dû seulement, par précaution, me demander où je compte descendre… Mais tu le verras bien, ou plutôt tu le verras trop tard, et ton Brin-d’Amour aussi.

 

Ce ne fut pas sans quelque difficulté que Coppola obtint qu’on mît un fil à sa disposition. Il fallut qu’il fit miroiter le nom des La Roche-Jugon, dont il se dit le parent et l’ami, et surtout qu’il mît en avant la personnalité du chef de la sûreté, pour qu’on daignât recevoir et transmettre sa communication. Mais le destinataire du télégramme étant justement Pérignac et le texte se rapportant à l’arrestation nécessaire d’un homme activement recherché, affirmait-il, on lui donna satisfaction.

 

Et il était temps qu’il terminât son expédition, car déjà le train s’ébranlait, et il dut courir pour regagner son coupé, où Brin-d’Amour l’attendait toujours.

 

– Tu descendras à la prochaine station et tu t’installeras au plus près de notre homme, pour le surveiller, lui dit-il.

 

– Oui ; il n’aurait qu’à nous avoir flairé,… pour sûr il nous fausserait compagnie avant les fortifications.

 

C’était parfaitement l’intention de Caillebotte.

 

Et lorsqu’à la Ferté-Bernard, il vit Brin-d’Amour, sorti du coupé, venir prendre place dans un compartiment de seconde de la voiture voisine de la sienne, il avait déjà choisi le point où il descendrait, le plus favorable à ses projets, le mieux fait pour dérouter ses adversaires.

 

Et il ne bougea non plus qu’un loir, le reste du voyage.

 

Brin-d’Amour, les yeux écarquillés, ne laissait pas le train ralentir un instant sa marche sans surveiller la portière du compartiment de Caillebotte, qu’il croyait toujours sur le point de s’ouvrir.

 

Pourtant aucune tentative de Jacques n’ayant encore eu lieu pour quitter la place, à Rambouillet ses yeux clignèrent ; à Trappes il ne voyait plus qu’à travers un nuage ;… à Versailles il se réveilla en sursaut, et d’instinct sauta sur la voie.

 

Un employé refermait tranquillement la portière du wagon des premières.

 

Caillebotte n’y était plus.

 

Du coup Brin-d’Amour était réveillé, et sans demander aucun renseignement, il se mit à courir pour sortir de la gare par la porte du Petit-Montreuil, qui s’ouvrait béante à deux pas.

 

Évidemment, c’était par là qu’avait dû fuir Caillebotte.

 

Mais, du seuil, dans aucune direction, il ne vit personne.

 

Il était quatre heures du matin, toutes les maisons bien closes ; où donc aurait-il pu trouver si tôt un asile ?

 

Les bois étaient à deux pas. Avec ses longues jambes, sans doute, il avait eu le temps de gagner rapidement quelque ruelle dans ce faubourg et de là Satory ou Buc.

 

Buc plutôt. Buc était dans la direction de Paris.

 

Ce fut donc par là que se lança le piqueur.

 

Et tout courant, l’œil aux aguets, il sortit du Petit-Montreuil et s’élança dans la belle avenue boisée qui conduit à Buc ; mais il n’avait pas fait deux cents pas, que la surprise le clouait sur place.

 

Sur l’un des bas-côtés de l’avenue, dans une petite clairière où s’amorçait un sentier qui pénétrait dans le taillis, un homme assis sur un fût de colonne brisée semblait l’attendre le plus tranquillement du monde.

 

C’était Caillebotte.

 

Il avait roulé une cigarette, l’allumait avec le plus grand flegme, regardant venir Brin-d’Amour, tout comme s’il lui eût donné rendez-vous à cette place.

 

Machinalement le piqueur regarda dans toutes les directions.

 

Il ne vit personne.

 

Et, malgré lui, il éprouva comme un malaise.

 

Il s’était bravement mis aux trousses de Jacques avec l’ardent désir de le joindre,… pour le faire arrêter et se venger de la roulée qu’il en avait reçue ; mais l’idée ne lui était pas venue qu’il pouvait, en le pourchassant, se trouver en tête-à-tête avec lui, comme le chasseur imprudent qui rencontre le sanglier acculé à sa bauge.

 

Caillebotte comprit son hésitation.

 

– Eh bien ! mon garçon, lui cria-t-il de loin, n’avais-tu pas à me parler ?

 

Faisant bonne mine à mauvais jeu, Brin-d’Amour s’avança en reprenant ses airs impudents.

 

C’est qu’en toisant Caillebotte et en le comparant dans sa maigreur à sa carrure athlétique, en regardant les mains fines de son adversaire et son propre poing, large comme une épaule de mouton, il se disait qu’il avait dû réellement être la victime d’une surprise, lors de leur première rencontre, et que sans doute, ce jour-là, un coup de trop lui avait fait perdre ses qualités de solide lutteur.

 

D’ailleurs il avait son revolver en poche, et s’il lui fallait, en plein bois, pour ne pas avoir le dessous, brûler la cervelle à ce gêneur, il était bien sûr que l’affaire serait étouffée, grâce aux La Roche-Jugon, trop heureux de s’en trouver débarrassés si vite et si bien.

 

Seulement, par point d’honneur, car le drôle ne manquait pas de crânerie, il voulait d’abord essayer d’une revanche à poings fermés, pour qu’il ne fût pas dit qu’il avait été tombé par ce pékin de bourgeois sans lui avoir, à son tour, servi une tatouille de sa façon.

 

– Non d’un carcan ! répondit-il à Jacques, j’ai à te dire, mon bel oiseau de bois, que cela ne se passera pas ici comme à Vincennes…

 

– Tu crois ?…

 

– Et qu’avant de te remettre, comme il convient, aux mains des bons gendarmes qui te cherchent, je vais te régler ton compte avec les intérêts capitalisés, tu peux t’y attendre.

 

– Eh bien ! essaye… nous allons rire.

 

Et Jacques se dressa, les bras croisés, un pied négligemment posé sur le fût de colonne brisée, qui se trouva former comme un petit rempart où devait forcément buter Brin-d’Amour, s’il ne calculait pas bien son attaque.

 

Le piqueur était arrivé à trois pas.

 

Il comprit la position avantageuse de Caillebotte, et que, pour l’en déloger, il fallait bien calculer ses coups.

 

De plus, forcé d’attaquer le premier, il devait montrer son jeu avant de connaître celui de son adversaire, ce qui constituait une infériorité nouvelle.

 

– Bon ! se dit-il, je vais le tâter.

 

Et s’élançant, en ayant soin, afin d’égaliser les avantages, de poser un pied sur la colonne brisée, comme faisait Jacques, il tomba en arrêt dans la première position du boxeur, cherchant, l’œil dans l’œil, le moment de détacher son coup de poing.

 

Jacques avait pris une attitude de parade si molle ou si peu classique, que Brin-d’Amour crut un instant qu’il allait avoir beau jeu.

 

Et il lança sa première attaque, visant la face.

 

Mais Caillebotte s’était si prestement effacé de côté, que le piqueur, lancé de toute sa vigueur sur un obstacle absent, perdit son équilibre, et, le côté labouré par un coup de poing formidable, alla rouler jusqu’au bord de la route.

 

– Nous allons bien rire, répéta Jacques, qui avait repris son poste et son allure nonchalante.

 

Brin-d’Amour, le visage déchiré par les ronces et les cailloux, se releva rugissant, et tournant la colonne renversée qui lui avait joué un si mauvais tour, il courut sur son adversaire le poing haut comme un forgeron prêt à battre le fer sur l’enclume.

 

Caillebotte, pour lui faire face, s’écarta de deux pas de sa situation première ; mais, bien que Brin-d’Amour, qui avait plus d’une fois, à Londres et à Epsom, boxé dans les tavernes avec les maquignons et les matelots anglais, fût de première force, il dut reconnaître, au bout de quelques minutes, qu’il avait trouvé bien décidément son maître ; chacun de ses coups, aussitôt paré, trouvait sa riposte, et une riposte heureuse, qui lui mit bientôt le visage en sang, le nez en compote, les yeux en bouillie, les dents en marmelade.

 

Exaspéré, fou de rage, n’y voyant plus, le misérable, qui avait reculé d’un pas sous ce martèlement implacable, porta la main à sa poche et voulut armer son revolver, dont les six coups étaient chargés.

 

Mais Jacques, qui avait suivi et deviné le mouvement, le prévint si à propos, que le premier coup de feu, dévié de sa ligne, se perdait dans le bois, tandis que Brin-d’Amour tombait comme une masse, le crâne défoncé par un des plus jolis coups de poing que Caillebotte eût asséné de sa vie.

 

– A-t-on vu un pareil obstiné ? dit Jacques en le voyant s’affaisser à ses pieds, incapable de demander son reste. – Ma foi je ne lui conseille pas, s’il s’en relève, de venir m’agacer une troisième fois… Maintenant filons sur la Closerie des Acacias… J’y puis être dans deux heures…

 

Mais, comme il s’apprêtait, pour gagner la route, à franchir le corps inerte de Brin-d’Amour, il vit surgir de l’angle de la clairière deux gendarmes avec leur brigadier, suivis de deux personnes dans l’une desquelles Caillebotte devina un commissaire de service ; dans l’autre, il reconnut Coppola, bien que celui-ci se tînt visiblement à l’écart.

 

À la vue de ces représentants de l’autorité, il ne bougea pas et se croisa les bras.

 

Les gendarmes, qui d’abord, voyant un homme à terre, tout ensanglanté, son adversaire debout, avaient fait mine de s’élancer, s’arrêtèrent, étonnés, devant son attitude calme et résolue, sans apparence aucune de rébellion.

 

Ce qui donna au commissaire le temps de s’approcher.

 

– Qu’attendez-vous, dit-il, pour empoigner cet homme ? Allons, les menottes !

 

– Monsieur le commissaire, dit avec force Caillebotte, je vous somme de faire votre devoir complètement.

 

– Comment ?

 

– Vous parlez un peu légèrement de m’arrêter. Avez-vous pris la peine de constater seulement l’état où vous me trouvez et ce qui vient de se passer ?

 

– Pardieu ! la chose est assez claire : votre victime est à vos pieds.

 

– Non pas ma victime, mais mon agresseur. Cet homme m’a attaqué, et je n’ai fait que me défendre… Il voulait me tuer, la preuve en est ce revolver tout chargé, qu’il tient encore en main. Pour le tenir en respect et le mettre hors d’état de nuire, je ne me suis servi, moi, que de mon poing. Le brigadier peut vérifier… Le fait est indéniable, et je tiens à ce que le procès-verbal en fasse mention.

 

– Eh ! monsieur, vous discutez, vous ordonnez… Une pareille attitude…

 

– Monsieur le commissaire, je parle en innocent, fort de son droit, et très résolu à ne pas permettre à la justice de s’égarer… Si quelqu’un doit porter plainte ici, c’est moi, et si quelqu’un doit être gardé à vue, c’est ce misérable qui devra, une fois rétabli, faire connaître les motifs de son agression… Et je me porte partie civile…

 

Le commissaire de police et les gendarmes étaient visiblement interloqués. Il devenait clair pour eux qu’il y avait eu là une tentative d’assassinat qui avait fort mal tourné pour son auteur.

 

Coppola aurait bien voulu ne pas intervenir. Il tenait médiocrement à attirer sur lui l’attention de Caillebotte. Mais comprenant qu’en prenant ainsi hardiment l’offensive, Jacques avait toute chance d’intimider le commissaire et de tirer son épingle du jeu et sa personne des mains de la justice, il n’hésita plus.

 

Et s’avançant vers le commissaire :

 

– Mon cher magistrat, dit-il, demandez donc à monsieur s’il ne répond pas au nom de Jacques Caillebotte…

 

– Vous m’y faites penser, dit le commissaire, ce Caillebotte que vous m’avez signalé, un malfaiteur insigne contre lequel un mandat d’amener a été décerné et qu’on recherche dans toutes les directions.

 

– Tout beau ! monsieur le commissaire, répondit Jacques, je suis ce Caillebotte, mais non point un malfaiteur. Si un mandat me concerne, c’est qu’il y a erreur, et je ne crains pas l’enquête… Aussi, je ne cacherai pas mon nom, le sachant toujours honorable. Vous tenez à m’emmener à Paris pour vider la question. À mon tour, je vous en prie, allons trouver le juge d’instruction, je suis prêt… Je ferai demain la démarche que je comptais faire aujourd’hui… Mais vous, brigadier, prenez bien note de ce que vous avez vu et entendu, et tâchez de vous en souvenir en rédigeant votre procès-verbal.

 

Et prenant les devants, suivi par les gendarmes, qui se mirent à régler leur pas sur le sien, il avait plus l’air de les conduire que d’en être escorté comme prisonnier.

 

Quand il passa ainsi devant Coppola, il hocha la tête avec un sourire :

 

– Ce n’est que la première manche, baron, lui dit-il, d’un ton de défi tel, que, malgré lui, l’aventurier eut comme un frisson.

 

Puis, se tournant vers les gendarmes et le commissaire :

 

– Dépêchons, messieurs, dépêchons, dit Jacques avec son flegme imperturbable, le premier train pour Paris ne part-il pas à six heures trente ? Nous n’avons que le temps.

 

Coppola retint d’un signe le commissaire, et lui montrant le corps inerte de Brin-d’Amour :

 

– Vous n’allez pas laisser ce malheureux sans secours ?

 

– Non. Je vais donner des ordres pour qu’on le transporte à l’hôpital de Versailles, où on le gardera à vue jusqu’à ce qu’il soit sur pied.

 

Coppola fit la grimace ; mais, après tout, il serait toujours temps de s’occuper du piqueur quand il pourrait être encore bon à quelque chose.

 

– Je vous accompagne à Paris, dit-il. Faites demander par le télégraphe une voiture cellulaire. Et défiez-vous de cet homme.

 

– Ma foi ! dit le commissaire, si ce n’est pas un grand original, ce doit être un effronté coquin. Il n’y a que les criminels endurcis pour se moquer ainsi de la justice.

 

– Vous avez dit le mot, mon cher commissaire, un criminel endurci, un audacieux scélérat, qui, depuis longtemps, déjoue toutes les poursuites… Soyez sûr que cette capture vous fera grand honneur,… et si vous désirez un peu d’avancement…

 

– Monsieur le baron ?…

 

– Le ministre de l’intérieur est de mes plus intimes amis… Je rendrai bon compte de votre zèle.

 

Du coup le commissaire sentit où était le bon droit, et, s’élançant vers les gendarmes :

 

– Je vous avais dit, mille tonnerres ! de mettre les poucettes à ce misérable ? voulez-vous donc qu’il vous échappe ?…

 

Le brigadier le regarda tout ahuri…

 

– Excusez, mon commissaire, j’avais cru,… il m’avait semblé,… comme il ne se rebelle point…

 

– C’est un gueux ;… obéissez… Allons, et vite.

 

On dut s’arrêter pour l’opération de la mise des poucettes, à laquelle Caillebotte, qui avait pris son parti, se prêta sans protestation.

 

Seulement, de sa voix claire et railleuse, il dit à Coppola :

 

– Je prends bonne note des poucettes, baron. Mais ne vous gênez pas, vous avez un compte ouvert.

 

Deux heures après, Coppola sortait plus guilleret de la Conciergerie.

 

Pérignac avait fait boucler Caillebotte dans une cellule discrète, en s’engageant à le garder au secret tout le temps qu’il faudrait. Peut-être, pour la forme, le mènerait-on un jour devant un juge d’instruction qui aurait sa leçon faite et bien faite. Puis on l’oublierait dans sa prison, jusqu’à ce qu’il fût possible de le jeter dehors sans inconvénient.

 

Et le chef de la sûreté apprit en même temps à Coppola que, sur son avis, il s’était empressé de mettre en disponibilité, sans traitement, Corréard.

 

Corréard en disgrâce, Caillebotte en prison, la revanche de Brin-d’Amour était complète.

 

XI

JESSICA.


Le jour où il avait fait à M. de Sainte-Marie des Ursins la confidence de son amour malheureux pour la belle Mimi, Urbain rentra à l’hôtel de la rue du Cirque en méditant longuement sur la situation bizarre que les circonstances lui faisaient, et sur le rôle à tenir dans le nouveau milieu où il se trouvait implanté, sans l’avoir voulu.

 

Évidemment, s’il lui eût convenu, il pouvait envoyer promener Coppola et les La Roche-Jugon, revenir à ses chères études, obtenir, par l’intermédiaire de M. de Sainte-Marie, des travaux, des leçons, des rapports scientifiques plus ou moins bien rémunérés ; mais ses besoins étaient modestes, et laisser son oncle prétendu se débrouiller seul au milieu de ses intrigues.

 

Mais il comprit que cela ressemblerait à une désertion.

 

En admettant même qu’en brisant toute relation, il se donnât la satisfaction de dire à Coppola :

 

– Je ne suis pas votre dupe et je ne veux pas vous servir d’instrument.

 

C’était un maigre triomphe.

 

Quel bénéfice retireraient de sa retraite ceux qu’il aimait, Émilienne, M. de Sainte-Marie ?

 

Aucun.

 

Et tout au contraire, en se refusant à la lutte, il risquait de rendre leur perte plus irrémédiable, puisqu’il ignorerait les dangers qui les menaceraient et ne pourrait plus rien pour les en préserver.

 

Tandis que s’il restait au cœur de la place, s’il répondait aux roueries de Coppola par un abandon complet, s’il acceptait en apparence de la meilleure foi du monde toutes les bourdes qu’on lui conterait, s’il se laissait conduire quasiment à l’aveuglette, jouant le personnage d’un bon garçon, las de la misère et se trouvant trop bien d’une existence de coq en pâte pour avoir le courage et la fierté d’y regarder d’un peu près, oh ! alors, il avait toute chance d’endormir les défiances, de passer aux yeux de ses hôtes comme un être assez avili pour qu’on ne le crût pas dangereux ; on ne se gênait plus avec lui, il pouvait récolter des mots imprudents, tendre à ces fourbes des pièges innocents où ils se laisseraient prendre, et deviner ce qu’on attendait de sa naïveté, ce qu’on prétendait faire de Mimi et où l’on voulait conduire le secrétaire perpétuel.

 

– Seulement, se dit Urbain, ayons soin de ménager la transition. Si je me souviens bien de ce qui s’est passé depuis vingt-quatre heures entre le baron et moi, je n’ai pas dû lui paraître d’une souplesse d’échine bien satisfaisante. J’ai assez dédaigneusement raillé sa parenté et accueilli ses ouvertures en l’avertissant que j’avais les dents longues et détestais les mauvais plaisants. Il va se défier et se tenir sur ses gardes, et tout changement d’attitude de ma part lui semblerait naturellement suspect.

 

À ce moment il traversait les Tuileries et, du coup, il s’arrêta à contempler les rayons du soleil couchant, qui se jouaient dans les ruines du palais.

 

Et la réflexion aidant :

 

– Oui, reprit-il, je l’ai quelque peu rabroué, le cher oncle, mais cela vaut bien mieux ainsi. Puisqu’il ne s’est pas débarrassé de moi à ma première boutade, c’est qu’il a réellement besoin de mon concours, et il n’épargnera rien pour triompher de cette rétivité, qui lui semblera un gage de ma franchise. Et c’est à moi de graduer savamment ma soumission, sans renoncer à lui lancer de temps à antre quelques ruades. Je l’entends se dire à part lui, tout fier de son prétendu succès : Blague, blague, mais je te tiens et tu obéiras.

 

Il salua railleusement l’Obélisque au passage.

 

– Certes, j’obéirai, mon maître, ajouta-t-il ; mais pour la rendre vraisemblable, cette obéissance, je vais me gratifier, à partir de demain, d’une jolie collection de vices qui me feront digne de sa confiance. J’avouerai cyniquement qu’ils n’étaient qu’engourdis par le froid de la misère, et que l’atmosphère chaude du bien-être et de l’oisiveté les a réveillés un à un sans que j’y aie pris garde,… et cette décadence de ma vertu première réjouira ton vieux cœur de sacripant !…

 

Comme il rentrait à l’hôtel, Coppola descendait de voiture. Il revenait de son expédition à Provins.

 

Mais il avait déjà échangé quelques mots avec John, qui tenait encore la portière ouverte.

 

Le baron s’avança vers Urbain, la main tendue.

 

– Mon cher neveu, lui dit-il, j’ai des excuses à vous faire pour vous avoir ainsi laissé seul et abandonné à vous-même tout le jour. Mais tant d’intérêts reposent sur moi, que je suis sollicité à chaque instant de me rendre ici ou là ; vous voudrez bien vous faire à mes allures ;… mais ce soir je suis tout à vous…

 

– Bon ! fit Urbain, je n’ai pas à regarder à vos affaires, baron, et je sais me tenir compagnie à moi-même… J’ai été d’ailleurs revoir mon excellent maître…

 

– M. de Sainte-Marie ?…

 

– Et vous l’estimez assez pour comprendre que vous ne m’ayez pas fait défaut…

 

– Eh ! eh ! pensa Coppola, toujours le même buisson d’épines !

 

Puis il reprit tout haut :

 

– Si j’avais la prétention de vous être nécessaire, me voilà bien servi. Mais sans doute me suis-je mal expliqué ; je ne faisais allusion qu’à la promesse que je vous avais faite hier de vous démontrer, par preuves irrécusables, que je suis bien Célestin Nargeot, votre oncle…

 

– Ah ! oui, au fait… et de me dire en même temps ce que vous comptez faire de moi…

 

– C’est ce que j’entends vous exposer par le menu, à votre pleine satisfaction, je l’espère…

 

– Ma foi ! je suis tout oreilles… Allez-y, mon oncle.

 

– Non, pas maintenant, s’il vous plaît, mais ce soir, après dîner, nous aurons tout loisir. Pour le moment, je dois me rendre auprès d’Hercule, j’ai à l’entretenir des affaires qui m’ont occupé tout le jour.

 

– À votre aise, baron, à votre aise, répondit Urbain avec un parfait détachement.

 

Coppola avait sa raison d’assigner la conférence après le dîner. Il avait éprouvé la veille que les vins généreux et la bonne chère modifiaient sensiblement l’hostilité du jeune homme, et il comptait bien ce soir-là doubler la dose pour arriver à lui obscurcir quelque peu les idées, ce qui rendrait d’autant plus claire sa justification aux yeux d’Urbain.

 

Il devait être aidé dans cette tâche.

 

Mme de Frégose dînait en tiers avec eux.

 

En affaires, la présence d’une femme est toujours troublante.

 

Et quand cette femme a la séduction et la beauté de Jessica, il est difficile qu’elle ne triomphe pas des dispositions douteuses du moins galant des hommes, et ne réussisse pas à le rendre moins rigoureux et moins rigide, moins exigeant dans la cause qui l’intéresserait le plus.

 

C’est le calcul qu’avait fait Coppola.

 

Et, avec tout autre qu’Urbain, il se fût trouvé juste.

 

Mais l’ami d’Émilienne pouvait s’appliquer la pensée de de Champfort :

 

« J’ai dans le cœur l’image d’une femme comme il y en a peu, qui me garantit des séductions des femmes comme il y en a trop. »

 

Lorsqu’en pénétrant dans la salle à manger du baron, Urbain y trouva Mme de Frégose causant avec Coppola, il n’eut pas de peine à deviner le petit complot fait à son intention, et il en rit en lui-même.

 

N’était-il pas d’avance bien décidé à paraître dupe de toutes les habiletés de ses hôtes ?

 

Aussi se disait-il qu’il allait trouver un malin plaisir à les voir travailler de toutes leurs finesses à le circonvenir, à le gagner, à dissiper ses doutes, à vaincre ses scrupules, à conquérir sa confiance.

 

Et il résolut de se complaire à leur faire acheter très cher cette victoire qu’il leur concédait d’avance.

 

Mme de Frégose s’excusa sur une migraine qui l’avait empêchée de faire toilette. Mais elle s’était habilement vêtue pour la circonstance.

 

Une robe de chambre de satin jaune, tout ornée de guirlandes de fleurs appliquées, en velours nacarat, brodées d’or fin, lui laissait la nuque dégagée et la gorge à demi découverte sous l’entre-bâillement des revers. Une agrafe d’or richement ciselée, surmontée d’une escarboucle aux rayons de sang, attachait le corsage étroitement au-dessous du sein gauche et modelait les rondeurs de sa poitrine saillante.

 

Mme de Frégose, coiffée en cheveux, sans un ruban, sans un bijou, sans une épingle, le chignon haut tordu, fixé par un simple peigne de corail rose, les bras sortant à demi nus de ses manches à bouillons, qui s’arrêtaient au-dessus du coude et se terminaient par un flot de dentelles, était admirablement belle. Le diamant était bien enchâssé. Et tout autre qu’Urbain eût certes été ébloui.

 

Mais il était déjà sur la défensive et se borna à penser tout bas, en la saluant respectueusement :

 

– Voilà bien des frais pour un pauvre petit étudiant décroché de sa branche !

 

Seulement Mme de Frégose ne se borna pas à lui rendre son salut ; elle lui tendit la main.

 

– Oh ! oh ! se dit le jeune homme, si je lui baise la main, – et elle y compte peut-être, – je fais acte de soumission… C’est aller trop vite en besogne. Bornons-nous au shake-hand.

 

Et il lui serra simplement la main,… à l’anglaise.

 

Mais Mme de Frégose ne fit pas mine de s’apercevoir de la nuance et, lui indiquant à table une place à côté d’elle :

 

– Mon cher cousin, dit-elle, car si j’en crois M. de Coppola, nous le sommes un peu, vous nous avez trop vite faussé compagnie hier au soir, et je vous ai regretté…

 

– Madame !…

 

– Oui ; le baron avait eu à peine le temps de vous présenter, et je me reproche de ne pas vous avoir fait l’accueil que vous deviez attendre,… d’autant que votre ami M. de Sainte-Marie des Ursins, qui ne tarit pas sur votre compte, s’est chargé d’augmenter encore mes regrets…

 

– Vous me rendriez confus… Je sais que M. de Sainte-Marie veut bien m’accorder son amitié et son estime, et je lui en suis profondément reconnaissant, mais cela tient beaucoup à mes petites facultés scientifiques, qui ne peuvent guère vous toucher…

 

– Me jugez-vous si frivole ?

 

– Je suis tombé ici un peu comme un aérolithe, poursuivit Urbain, – sans prendre garde à l’interruption qui sollicitait une sorte de compliment qu’il dédaignait de faire au hasard et par politesse de convention, – et c’est moi qui ai besoin d’être excusé pour le sans-façon avec lequel je me carre dans vos appartements et me fourre en intrus dans votre intimité. Mais rassurez-vous, madame, ce n’est que l’ahurissement bien excusable d’un ressuscité. J’ai été vingt-quatre heures affolé comme une boussole qui a perdu le nord ; mais je reviens à moi, et je ne tarderai pas à vous délivrer de mes importunités.

 

– Décidément, mon cher cousin, dit Mme de Frégose en se faisant tout aimable et gaie, décidément nous jouons aux propos interrompus. Non seulement vous ne nous êtes ni importun ni à charge, mais vous êtes même ici l’homme indispensable…

 

– Moi ?

 

– Le baron ne vous a-t-il rien dit ?

 

– Je ne sais…

 

– Il vous cherchait,… et depuis longtemps… Oh ! non pas par sentimentalité de parent… Je vous le donne pour le plus franc égoïste que notre sol ait porté ; mais parce que ces petites facultés dont vous parlez si modestement lui avaient été signalées…

 

– Vraiment !

 

– Mais c’est si vrai, que vous êtes ici chez vous, que vous y aurez votre installation particulière, de l’aveu même de votre savant professeur. La chose a été décidée tantôt avec le marquis… Ne dites pas non ;… c’est à une œuvre utile que l’on vous associe. Oh ! vous payerez largement cette hospitalité qui s’impose, et nous vous devrons de retour.

 

– Ma foi !… chère… cousine, riposta Urbain, se mettant au diapason, je réclame le mot de l’énigme.

 

– Comme je ne veux pas vous le donner à moitié, je passe la parole au baron… Je pourrais, moi, laisser échapper quelques hérésies…

 

– Oh ! fit Coppola, il n’est pas besoin d’entrer dans le détail scientifique, et Urbain comprendra le reste.

 

– Cette assurance me flatte.

 

– Mais cela peut se dire en deux phrases. Vous êtes, nous affirme M. de Sainte-Marie, l’homme qui avez poussé le plus loin les analyses minières. Dans un gisement, aucun élément ne saurait vous échapper. Et notre ami le secrétaire perpétuel déclarait que votre concours lui est actuellement indispensable pour mener à bien les grandes entreprises que nous conduisons et auxquelles il a bien voulu s’associer…

 

– Et ces entreprises… ?

 

– Nous possédons en toute propriété un immense district montagneux des Karpates, tout le cercle hongrois de Trentschin à Kaschau, au point de vue du droit d’exploitation s’entend, par cession régulière des magnats de la province. Comme vous pensez, ils ont leur part aux bénéfices que nous nous chargeons, nous, de réaliser, en éventrant leurs montagnes, qui renferment des millions par centaines en or, en mercure natif, en cuivre, en plomb, que sais-je ?… En certains points, toutes ces richesses affleurent le sol, et il n’y a presque qu’à se baisser pour ramasser les métaux précieux à la pelle. Mais, ailleurs, il faudra des travaux considérables pour régulariser le rendement. Les bases d’une société dont le capital sera considérable, comme il convient pour une pareille entreprise, ont été posées. On attend seulement la saison favorable pour lancer l’appel aux souscripteurs ; mais, auparavant, il faut que nos analyses soient terminées et nos rapports si remplis de preuves, qu’on ne puisse les discuter.

 

– En effet, c’est l’important…

 

– Et c’est ici que votre intervention est nécessaire… Par les soins du marquis et sur les conseils de M. de Sainte-Marie, un laboratoire a été disposé dans la partie supérieure de l’aile gauche de l’hôtel, juste au-dessus des appartements d’Hercule,… ce qui prouve la confiance que vous lui inspirez, mon cher neveu.

 

– Moi ?

 

– Évidemment, puisque ce laboratoire sera votre domaine et que, si vous n’étiez sûr de vos formules, vous pourriez faire crouler le logis sur lui.

 

– Très bien ;… mais il n’y a nul danger…

 

– Et je le pense bien, sans quoi je vous aurais fait acheter, pour vos expériences, quelque maisonnette isolée dans la plaine Saint-Denis… Bref, vous trouverez là les envois successifs de nos pionniers qui, d’une façon méthodique, découpent le sol qui nous appartient par zone et nous expédient des échantillons, pris au hasard, de toutes les couches de terrain… Pour la marche à suivre et l’ordre dans lequel vous conduirez vos recherches, vous pourrez vous entendre avec M. de Sainte-Marie, qui déjeunera demain avec nous… Vous voilà, je crois, très suffisamment au fait, et vous savez maintenant tout ce qu’on exige de vous… Quant aux conditions, laissez-nous le soin de les régler… Vos talents sont reconnus et vos travaux appréciés à leur valeur, et il ne dépendra que de vous que la haute direction de cette colossale entreprise vous soit confiée.

 

Urbain n’avait pas une objection à faire. Tout cela était correct, en apparence au moins ; la proposition parfaitement honorable, et l’on ne lui demandait que d’appliquer, au profit d’une grande entreprise industrielle, ses connaissances acquises, qu’il avait déjà, sans succès, voulu mettre au service de l’État. Pas le plus petit prétexte à refus. À quelque haut prix qu’il se plût à estimer son concours, on lui donnait à entendre qu’on ne marchanderait pas.

 

D’ailleurs, s’il faisait trop le difficile et le renchéri, il manquait au rôle qu’il s’était tracé. Il s’était dit tout cela pendant les explications fournies par Coppola. Aussi bien, avant que le baron n’eût terminé son boniment, son parti était-il pris et rentrait-il, pour la galerie, dans son rôle…

 

En effet, au fur et à mesure que semblaient miroiter à ses yeux d’homme du métier les splendides ressources à tirer d’une pareille affaire, sa physionomie s’éclairait, ses yeux semblaient s’allumer aux feux de cet or promis à sa cupidité ; il en arrivait par degré à l’exaltation, et ce fut avec un véritable enthousiasme qu’il répondit à Coppola :

 

– Ah ! ma foi, mon cher oncle, j’essayerais en vain de vous le cacher, j’y réussirais mal si je le tentais… Ma joie est bien grande… Mais vous réalisez mon rêve !… Quoi ! vous allez me livrer cette terre vierge de la Hongrie, vers laquelle, d’instinct, je voulais voler ?… Car, je sais déjà ce qu’elle garde en son sein de trésors inexploités,… je possède déjà toute une collection de mémoires sur la question, soigneusement annotés par moi ; mais j’ai déjà tenu des parcelles de cet or des Karpates… Dans tout notre vieux continent, c’est là que se trouvent les gisements les plus purs et les plus riches… Ah ! vraiment, je vous promets de bonne besogne, car j’ai la chose à cœur et je suis impatient déjà de prendre possession de ce laboratoire…

 

– Je vous le ferai visiter ce soir,… et demain vous y régnerez en maître.

 

La glace était rompue. Le dîner se poursuivit gaiement. Urbain ne semblait pas s’apercevoir du zèle avec lequel le baron lui remplissait à chaque instant son verre. Au dessert, il paraissait légèrement attendri et couvait volontiers de l’œil les charmes provocants que Mme de Frégose, par ses attitudes pleines d’abandon et d’imprévu, offrait généreusement à sa vue. On le jugea suffisamment conquis. Et le baron se dit que le moment était venu de régler définitivement et sans risque sa situation d’oncle vis-à-vis du jeune homme.

 

Et tirant un portefeuille qu’il avait rempli pour la circonstance de toutes sortes de paperasses plus ou moins timbrées, il choisit deux ou trois papiers jaunis, une lettre à demi déchirée, un acte de notoriété passé il y avait quinze ans, et lui tendit le tout par-dessus sa coupe de champagne.

 

Mme de Frégose se rapprocha du jeune homme, en penchant le buste pour mieux voir, et de son corsage largement ouvert se dégagea un parfum subtil et pénétrant. Pour troubler et affoler tout autre qu’Urbain il n’en eût pas fallu davantage.

 

Mais il jugea qu’il avait assez fait de concessions pour l’heure, et quand Coppola, en lui présentant les papiers, lui dit :

 

– Je vous ai promis, mon cher Urbain, de vous fournir les preuves de notre parenté, les voici :

 

Urbain se leva brusquement, sans plus de souci des avances de Mme de Frégose et de ses poses abandonnées, passa la main sur son front comme un homme qui sent le besoin de retrouver son sang-froid, et, debout près d’une torchère, dans un angle de l’élégante salle à manger, mais près d’une glace, de façon à ne pas perdre de vue le baron et sa nièce, tout en feignant de ne plus s’occuper d’eux, il se mit en silence à déplier une à une les pièces que lui avait remises Coppola, et à les lire attentivement d’un bout à l’autre.

 

Légèrement dépitée, Mme de Frégose s’était renversée dans son fauteuil. Et son regard semblait dire au baron :

 

– Défions-nous d’un homme qui se délivre si à propos de son ivresse.

 

Mais, déjà habitué aux soubresauts d’Urbain et croyant le connaître, Coppola répondait par un demi-sourire d’homme entendu et qui ne craint rien.

 

Si peu accusée que fût cette scène, Urbain n’en avait rien perdu dans sa glace.

 

Il y répondit par une pantomime d’une autre sorte.

 

Il laissa l’un des papiers lui glisser des mains et tomber à terre.

 

Puis il se baissa pour le ramasser.

 

Mais il feignit si bien alors d’avoir une peine infinie à garder son équilibre, en s’y reprenant à deux fois avant de pouvoir cueillir la pièce sur le tapis, que, cette fois, ce fut Mme de Frégose qui sourit, tandis que le baron se mordait les lèvres pour ne pas rire.

 

Tous deux étaient désormais persuadés qu’ils avaient été un instant décontenancés par une simple boutade d’homme ivre, et qu’Urbain, tout en faisant mine d’examiner à fond les papiers qu’il tenait, devait lire trouble et n’y rien reconnaître.

 

Urbain revint vers eux en affectant le souci de marcher droit, et d’une langue pâteuse :

 

– Parfait, dit-il, mon oncle, c’est parfait ! Vous êtes en règle, vous avez vos papiers… Je suis le neveu de Célestin Nargeot, c’est certain, et puisque vous êtes Célestin Nargeot en personne, – car il est bien entendu, n’est-ce pas, que vous êtes bien Célestin Nargeot, – oui, alors vous êtes mon oncle,… il n’y a pas à sortir de là…

 

– Alors n’en sortons pas, dit Coppola en riant.

 

– Non,… n’en sortons pas… D’ailleurs, voyez-vous, le contraire m’aurait chiffonné…

 

– Comment ?

 

– Ah ! voilà, cette bête, mais je suis un homme à scrupules, moi…

 

– Et à quel propos des scrupules ?

 

– À propos de votre hospitalité, mon oncle ;… elle est douce, elle est riante, votre hospitalité, elle est tout aimable…

 

Et il s’inclinait galamment devant Mme de Frégose, près de laquelle il avait repris place.

 

– Mais d’un étranger, voyez-vous, elle m’eût paru amère… Ah ! c’est comme cela, je ne peux pas manger le pain de l’étranger, moi…

 

– Vous oubliez que ce pain, ne vînt-il pas d’un parent, serait bien gagné par les services que l’on réclame de vous.

 

– Aussi maintenant tout est-il pour le mieux du monde, et je puis sans remords aucun rester votre hôte, belle cousine.

 

Et il se renversa sur le dossier de la chaise avec l’abandon d’un homme qui se sent chez lui et qu’une pointe d’ivresse prédispose à la béatitude.

 

Coppola échangea un sourire avec Mme de Frégose.

 

Et voulant profiter de ses avantages et prouver qu’il était résolu à s’exécuter loyalement jusqu’au bout :

 

– Il me reste, dit-il, à vous faire connaître, mon cher neveu, les raisons qui me font supposer que la belle Mimi n’est point morte, comme on vous l’a donné à entendre.

 

Malgré lui, Urbain tressaillit et se redressa pâle sur son siège.

 

Il ne s’attendait pas à ce que cette question fût traitée en face de Mme de Frégose, et cette surprise troubla quelque peu sa feinte ivresse.

 

Mais elle le servit cependant. Car on crut que le nom seul de la femme qu’il aimait avait suffi à le dégriser.

 

– Vous eussiez désiré, sans doute, dit Mme de Frégose, qui pressentit la contrariété du jeune homme, que notre cher oncle ne vous rappelât pas, en ma présence, ce souvenir douloureux ; mais excusez ma curiosité indiscrète : sur quelques mots qui lui étaient échappés, j’ai voulu connaître cette triste histoire, ou du moins ce qu’il en savait lui-même, et je suis au fait… Je sais que vous avez beaucoup aimé, beaucoup souffert, que vous vous êtes désespéré jusqu’à vouloir mourir, et si j’ai senti les larmes me monter aux yeux au simple récit de vos angoisses, croyez bien que je me réjouirais avec vous, en amie sincère, des joies et des espérances que ces nouvelles révélations peuvent vous apporter.

 

Urbain la regarda longuement, cherchant à lire dans sa pensée, et s’inclina en lui disant :

 

– Vous êtes bonne !

 

Puis se tournant vers Coppola :

 

– Que savez-vous ?

 

– Dans mes courses à votre recherche, j’ai, par bribes, appris toute cette romanesque histoire et votre séjour rue Charlot ; mais un hasard m’a mis sur la trace du secret qu’on vous avait caché.

 

– En vérité !

 

– Mlle Émilienne avait pour principale ressource une petite rente qui lui était servie par un notaire que je connais, Me Bompard, et chez qui j’ai assez fréquemment affaire. Un jour que je causais avec le principal, j’entendis nommer un vieux brave en costume d’invalide, le père Bitard. On m’en avait parlé rue Charlot. Je questionnai le clerc à son sujet, au sujet de Mlle Émilienne, et en dépit de sa réserve, j’acquis bientôt la certitude que, malgré les accidents dont elle avait pu être victime, la jeune fille n’était point morte, et qu’en surveillant Bitard, qui restait son ambassadeur auprès du notaire, on pouvait arriver à savoir ce qu’elle était devenue et où elle se cachait…

 

– C’est juste…

 

– Pensant à votre inquiétude, j’ai su gagner par un petit cadeau l’un des jeunes clercs de l’étude, et, vous pouvez vous fier à moi : le jour où Bitard reparaîtra, nous serons aussitôt prévenus… On s’arrangera même pour l’obliger à revenir, afin qu’il ne nous échappe pas… Vous pourrez alors à votre gré le rejoindre et lui parler, ou le faire suivre sans qu’il s’en doute,… et vous vous convaincrez que je ne vous trompais pas en vous disant que vous aviez désespéré trop tôt et accepté sans les contrôler de faux rapports.

 

– Oui, la lettre de Bitard a dû être écrite pour décourager mes recherches. Et sans doute il ne l’eût pas écrite s’il avait réfléchi qu’elle pouvait me conduire à quelque résolution extrême.

 

– C’est environ vers l’époque du mois où nous sommes, à un ou deux jours près, que Bitard paraît d’habitude à l’étude de Me Bompard… Vous serez donc probablement fixé cette semaine…

 

Urbain les couvrit tous les deux d’un regard qui semblait humide d’émotion et de gratitude.

 

– Les bons parents, se disait-il, sont-ils assez adorablement soucieux de mes intérêts ! En vérité, on serait tenté de se laisser prendre… tant ils jouent serré. Mais, pardieu ! je poitrinerai si bien mes cartes qu’ils ne connaîtront mes atouts que lorsqu’il me conviendra de les jeter sur table.

 

Puis, tout haut :

 

– Vous me voyez confus de tant de grâces. Avec vous, on n’a pas le loisir de souhaiter ; votre prévoyance a tout deviné.

 

– Hé ! mon cher, s’écria Coppola, attendez au moins d’avoir vu le laboratoire et votre nouvel appartement.

 

Il prit un candélabre à trois branches sur la table.

 

– Je vais vous montrer le chemin.

 

– Et moi, dit Mme de Frégose à Urbain, je prends votre bras.

 

Pour arriver à la partie de l’hôtel où se trouvait, au second étage, le laboratoire installé d’après les indications de M. de Sainte-Marie, il fallut traverser une enfilade de salons, une galerie de tableaux et gravir les degrés d’un escalier à révolution, qui permit à Mme de Frégose de s’appuyer avec une insistance particulière sur le bras d’Urbain et de se presser bien familièrement, sinon tendrement, contre lui.

 

Pour établir les fourneaux et disposer autour de la pièce tout le matériel d’expérimentation nécessaire, on avait abattu plusieurs cloisons, et cette salle, très vaste, bien que les croisées fussent légèrement mansardées, plut particulièrement à Urbain.

 

Il y reconnaissait, d’ailleurs, à chaque pas, la pensée vigilante du maître. Les casiers, les crédences, les meubles à tiroirs, étaient garnis à souhait de tout ce que pouvait désirer le plus méticuleux chimiste.

 

Les instruments les plus nouveaux, ceux-là mêmes qui manquaient à la Sorbonne par le fait des économies ministérielles, se trouvaient installés là en bonne place, avec tous leurs accessoires. On n’avait pas marchandé les dépenses, et, tout improvisé que fût ce laboratoire, il devait réaliser les rêves d’un ardent chercheur comme Urbain Ribeyrolles.

 

– Bien que vous occupiez ici le second étage de la partie de l’hôtel où sont les appartements particuliers du marquis, dit Coppola, vous n’avez pas à vous préoccuper du voisinage. Les planchers sont triples et les bruits de votre cuisine scientifique ne parviendront pas au-dessous. De plus, vous êtes absolument indépendant, grâce à l’escalier que voici.

 

Et il lui ouvrit une porte cachée sous une tenture.

 

– Vous descendez par là soixante-quinze marches et vous vous trouvez sous la voûte de la grande porte.

 

– C’est on ne peut plus commode, en effet ;… mais l’appartement…

 

– Sur ce même escalier, le palier à traverser, et vous êtes chez vous. Ces pièces, comme vous voyez, sont en retour, prennent jour sur la rue du Cirque et sont situées au-dessus des grands salons de réception, qui ne se sont pas illuminés depuis bien longtemps, le marquis étant veuf… Oh ! vous pourrez vous recueillir à votre gré, et l’on ne troublera pas la solution de vos problèmes.

 

– Sans votre autorisation, tout au moins, ajouta en souriant, de l’air le plus engageant du monde, Mme de Frégose.

 

L’appartement, où l’on avait déjà transporté tout ce qui appartenait à Urbain, était fort coquet, trop coquet même pour un logis de garçon.

 

– J’y ai veillé, dit Jessica.

 

Ce mot expliquait tout.

 

Une fois seul, Urbain inspecta minutieusement de l’œil les cloisons, les plafonds et les planchers. Il lui importait de savoir s’il devait se surveiller et composer son maintien, même la porte close.

 

– Ils ont un si grand intérêt, – je le crois du moins, – à savoir ce que je pense et jusqu’à quel point je suis leur dupe… Cet appartement, préparé pour moi, est sans doute une cage de verre… Mais quoi ! je n’ai qu’à rester fidèle à mon rôle ; ils ne descendront pas dans ma pensée… En somme, je n’ai, moi, rien à cacher ; je puis remplir fidèlement la mission qu’on me confie, sans donner prise au moindre soupçon… Mais j’ai tout à découvrir, et, pour cela, il suffit d’avoir les yeux constamment ouverts et les oreilles tendues. Quand Émilienne sera en question, c’est autre chose,… je saurai bien, en quatre mots, mettre Bitard au fait et en garde, de façon à ce que, tout en me donnant la joie de la revoir, il m’aide à les dérouter…

 

Et il passa en revue les incidents de la soirée.

 

– Leur grande entreprise… J’y regarderai de près,… et je ne laisserai signer un rapport à M. de Sainte-Marie qu’à bon escient. Leurs échantillons peuvent être les plus riches du monde,… mais qui m’en prouvera la provenance ? On n’est sûr de son expérimentation que sur place, et un beau jour je verrai bien ce qu’ils ont au fond de leur sac ; je n’ai qu’à leur proposer de me rendre moi-même à Kaschau…

 

Puis il revit passer sous ses yeux les papiers de famille de Célestin Nargeot.

 

– Il a existé, évidemment, un Célestin Nargeot qui était bien mon oncle, quoique jamais je n’en aie entendu parler dans ma famille. Quelque brebis galeuse, dont on se sera séparé et qu’on s’efforçait d’oublier sans doute… Mais ce Nargeot-là a bien pu mourir dans un coin, laissant aux mains du Coppola sa défroque et ses papiers… Et ledit baron aura gardé le tout, à tout hasard, se disant qu’un jour cela pouvait lui permettre d’endosser une personnalité nouvelle… Eh ! mais, j’y songe…

 

Le souvenir de ses tiroirs forcés, de ses papiers enlevés rue Charlot, lui était revenu.

 

– Il pourrait bien y avoir là un rapport direct… C’est alors seulement et grâce à mes papiers saisis que les persécuteurs d’Émilienne ont su qui je pouvais être, mon nom, ma famille, mes antécédents… C’est ainsi qu’ils ont pu connaître mes relations avec M. de Sainte-Marie… Oui, cela se dessine clairement : Émilienne disparue, ils m’ont surveillé et suivi, se doutant que je me mettrais un beau jour à sa recherche, et, sans le savoir, je travaillais pour eux… Et quand j’ai voulu mourir, comme leur haine avait besoin de moi, ils m’ont sauvé, forcé à vivre, créé une situation de toutes pièces par les mains de ce Coppola, et aujourd’hui ils comptent que je vais leur servir d’instrument inconscient pour les mettre sur la trace de celle qu’ils cherchent.

 

Il avait pu toute la soirée étudier à l’aise et de fort près les traits de Mme de Frégose, et, de nouveau, il avait constaté cette ressemblance avec la belle Mimi qui l’avait tant surpris la veille.

 

– Si cette Jessica est la cause du malheur d’Émilienne, de la mort de sa mère, que veut-elle, qu’espère-t-elle donc de moi ? Pourquoi hier, froide et hautaine, s’offrait-elle à moi ce soir sous cet aspect de sirène ? Pourquoi ces sourires enveloppeurs, ces poses de chatte amoureuse ? Il y a là-dessous quelque combinaison de femme que je ne démêle pas encore,… mais dont le mot ne peut me rester longtemps inconnu… Sans doute il ne lui suffit pas que, dans la naïveté qu’on me suppose, j’arrive à lui livrer Émilienne, il lui faut encore l’arracher de mon cœur… Et elle n’épargnera rien pour réussir à ce jeu cruel,… quitte à me faire jeter dehors au lendemain de son triomphe,… si j’avais le malheur de me laisser prendre à ses séductions… Les La Roche-Jugon, Jessica, le baron, voilà donc les ennemis de ma chère Émilienne ;… oui, tout me le dit ;… tout ce que j’ai vu, entendu, surpris depuis deux jours m’affermit davantage dans cette conviction… Et ils m’ont fait pénétrer dans la place, j’y suis installé,… et ils me croient leur prisonnier et leur pondin… Les imprudents !…, c’est vraiment trop peu faire cas de ma perspicacité et de mon courage… J’ai beau être seul contre cette bande, je ne désespère pas de leur tenir tête,… et je crois, en vérité, que je n’ai pas jusqu’ici, bien que marchant à tâtons, commis de faute grave, ni même de faute aucune… Ah ! j’ai une force qu’ils ne sauraient comprendre,… j’ai à sauver et peut-être à venger Émilienne !… Avec un peu de lucidité d’esprit et la résolution de tout braver, je ne dois pas rester au-dessous d’une pareille tâche…

 

Le lendemain, Mme de Frégose sut se ménager un tête-à-tête avec le jeune homme.

 

Elle l’entreprit sur sa grande passion.

 

Aimer jusqu’à la mort,… cela lui semblait du roman.

 

Et elle le priait de lui raconter ses ivresses, ses enthousiasmes, ses douleurs… Elle le plaignait, elle l’admirait,… elle voulait être sa confidente.

 

Urbain feignit de se prêter à ses désirs, mais ne raconta que ce qu’il lui convint de dire. Il se fit même plus malheureux et plus maltraité qu’il n’était en réalité, et donna à entendre que s’il voulait revoir Émilienne, maintenant qu’il la savait vivante, c’était pour obéir à cette loi d’attraction fatale qui vous entraîne, en amour, à courir au-devant des plus cruelles déceptions, que dans l’espoir trop douteux de fléchir la belle Mimi et de triompher de son implacable froideur.

 

Mme de Frégose s’indigna. Comment douter de la sincérité d’un amour comme celui d’Urbain ? Elle ne pardonnait pas à Émilienne ses résistances… Elle ne pouvait se l’expliquer que par quelque mystérieuse préférence… Ah ! comme elle eût, en sa place, mieux rendu justice au malheureux Urbain !

 

Et le malheureux Urbain était trop clairvoyant pour ne pas comprendre les consolations que l’on était disposé à lui ménager.

 

– La belle âme ! se disait-il. On n’est pas plus charitable… Seulement je vois trop bien à quel prix je les obtiendrais, ses consolations,… et c’est trop cher.

 

Mais il la laissa manœuvrer à l’aise sur ce terrain, il se prêta à ses besoins subits d’intimité, se mit au diapason de ses familiarités, et, au bout de huit jours, ils semblaient avoir été élevés ensemble… Ils ne se tutoyaient pas encore, mais Mme de Frégose disait : Urbain, tout court, et lui répondait : Jessica. – Le cousinage devenait tout à fait authentique.

 

Il ne faut pas jouer trop longtemps avec le feu, on finit toujours par s’y brûler. C’était peut-être le calcul qu’avait fait Mme de Frégose. Mais Urbain, sans se poser en Joseph, avait, de son côté, le soin de créer, aux instants dangereux, de soudaines diversions qui lui permettaient de reprendre sans affectation ses avantages et son sang-froid. Seulement sa partenaire, il le sentait, se piquait au jeu.

 

Mais, n’étant pas plus avancé qu’au premier jour, au sujet du mystère qu’il voulait déchiffrer, il ne tenait pas à se brouiller avec la belle Jessica, non plus qu’à lui laisser prendre un tel avantage sur lui.

 

Et il avait déjà combiné avec M. de Sainte-Marie un voyage nécessaire, une absence de quelques jours.

 

– Pendant ce temps-là, se disait-il, nous reprendrons à froid nos positions premières, et, au retour, il faudra qu’elle recommence à tisser sa toile.

 

Quand un soir, Coppola, qui s’était fait rare depuis une semaine, – courant, comme nous le savons, après Caillebotte et au-devant d’Hoël, – reparut à l’hôtel.

 

Urbain avait fait prévenir Mme de Frégose qu’il avait reçu un mot de M. de Sainte-Marie et déjeunerait à l’Institut, et il se disposait à sortir, quand le baron entra chez lui, la figure toute joyeuse.

 

– Mon beau neveu, je vous apporte une nouvelle importante…

 

– Bitard ?… Il est à Paris ? s’écria Urbain tout tremblant d’émotion.

 

– Vous l’avez deviné. On m’avise de sa présence. Il est allé, il y a une heure, chez Me Bompard. Naturellement il n’a pas trouvé le notaire,… et on lui a assigné rendez-vous pour midi… C’est au haut de la rue de Varennes ; voici l’adresse. D’ici en un quart d’heure vous y pouvez être… Le coupé vous attend tout attelé… Et si vous ne voulez pas vous expliquer avec Bitard chez le notaire lui-même,… restez dans la voiture, c’est le plus commode des postes d’observation,… on ne pense pas à s’en méfier…

 

Urbain ne tenait pas beaucoup à traîner après lui les gens du baron. Il devinait bien que le groom devait être près du cocher et que sans doute il avait le mot pour le suivre de l’œil et, au besoin, pour surprendre ce qu’il pourrait dire à Bitard.

 

Mais il ne voulut pas avoir l’air de se défier en aucune façon,… s’en remettant aux circonstances pour lui fournir le moyen de se défaire des espions attachés à ses pas.

 

Car John ne pouvait être seul chargé de ce soin.

 

Ne lui eût-il pas suffi de renvoyer la voiture, une fois à destination, pour s’en débarrasser ?

 

Le baron avait, certes, prévu le cas.

 

Et quelque agent inconnu de lui devait sans doute rôder près de la porte du notaire.

 

Aussi remercia-t-il le baron avec effusion et accepta-t-il sans hésitation les choses telles qu’elles étaient préparées.

 

Comme il s’élançait dans le coupé :

 

– Soyez habile ! lui cria Coppola.

 

– N’ayez crainte, mon bon oncle, répondit Urbain en souriant à sa propre pensée, je ferai en sorte de ne pas me laisser mettre dedans.

 

XII

LA MAIN DE CORAIL.


Jacques, en arrivant à la Conciergerie, avait été conduit immédiatement à la pistole.

 

Une chambre l’y attendait.

 

– Voilà une aimable attention de ce bon Coppola… Évidemment il veut empêcher que je puisse communiquer avec personne. Mais il ne me refusera pas au juge d’instruction, je suppose… La loi est formelle… Dans les vingt-quatre heures, interrogatoire… Bon ! je suis bien naïf,… est-ce que la loi est faite pour ces gens-là ?

 

En effet, en dépit des textes, on le laissa cinq jours dans sa cellule, sans qu’il entendît parler de rien. Il réclamait son juge. Mais en vain. Et l’impatience commençait à le gagner.

 

Un matin, à huit heures, on le déboucla et on l’invita à se préparer à se rendre au parquet.

 

Naturellement deux gendarmes devaient lui servir d’escorte.

 

– Voilà un juge bien matinal, se dit-il. Si sa nuit a été mauvaise, je n’ai qu’à bien me tenir.

 

Contre l’habitude, on ne lui fit pas attendre son tour avec les autres prévenus convoqués dans la petite salle d’attente qui précédait le cabinet du juge.

 

On lui fit les honneurs d’une pièce spéciale, où il se trouva seul avec les gendarmes.

 

– On me traite en pestiféré,… ou en politique. Est-ce que, par hasard, Coppola m’aurait su fourrer dans quelque complot ?… Pour sûr on va me demander ce que j’ai fait des tours Notre-Dame.

 

Il n’attendit qu’une heure environ.

 

C’était modeste.

 

Et quand il entra dans le cabinet du juge, il put se dire qu’après tout on le traitait avec quelques égards, surtout quand il vit ce magistrat se lever pour le recevoir et lui indiquer un fauteuil.

 

Au premier abord, ce juge semblait être un bonhomme. Face large et rubiconde, tous les angles ensevelis sous la graisse, une bouche très fendue, bien endentée, mais aux lèvres épaisses et riantes, des cheveux bouclés grisonnants, des poses abandonnées d’épicurien, tout révélait un jouisseur. Seulement ses yeux petits, mais lumineux, inquisiteurs, toujours en arrêt sur son sujet, dénonçaient une intelligence raffinée. L’homme aimait à bien vivre, mais le juge savait son métier.

 

Du premier coup d’œil il avait compris sans doute à qui il avait affaire, car il bannit toute morgue et ne chercha pas à en imposer au prévenu.

 

Et il débuta très simplement, en allant droit à la question.

 

– Mon cher monsieur, vous avez à répondre d’un fait qui paraît grave au premier abord, mais que vos explications, je l’espère, vont réduire à ses justes proportions. Asseyez-vous, je vous prie.

 

Caillebotte s’inclina légèrement et obéit.

 

– On vous accuse de l’enlèvement d’une jeune fille de dix-huit ans et de son frère, un pauvre enfant muet, âgé de douze ans.

 

– Pardon, monsieur le juge d’instruction, si je vous interromps, mais qui m’accuse ?

 

– Voici la pièce… C’est la tutrice des deux enfants, la dame veuve Legoarrec, jardinière à Provins. Elle énonce les faits suivants : Les pupilles, arrivés à Paris et confiés aux soins de Me Dupeyrat, un notaire d’une honorabilité connue, auraient été, dans une promenade au bois de Vincennes, violemment séparés par vous des personnes qui les accompagnaient, et depuis on ignore ce qu’ils sont devenus.

 

– Pourrais-je vous prier, monsieur, de vérifier la date de cette plainte ?

 

– Mais elle porte la date du 26 juin ; elle a été signée le lendemain de l’enlèvement.

 

– Le lendemain du prétendu enlèvement, en effet, entre midi et une heure, Mme Legoarrec, ne sachant pas alors, comme vous me l’expliquiez fort bien tout à l’heure, monsieur le juge d’instruction, ce qu’étaient devenus Pervenche et Thaddée… Ce sont les noms des pupilles…

 

– Vous avouez donc ?

 

– Que je les connais, rien de plus. Permettez, pourtant, que je poursuive. – À une heure, disons-nous, Mme Legoarrec, trompée par un faux rapport…

 

– Prenez garde !

 

– Oh ! la justice n’est pas en question ; mais le fait est très clair. Mme Legoarrec a signé cette plainte, parce qu’on lui venait narrer les faits d’une certaine façon ; puis, sur les deux heures ou sur les trois heures, on lui démontre que ses pupilles sont en sûreté, on lui offre les moyens de ne plus les perdre de vue, on l’éclaire sur les incidents de la veille…

 

– Qui cela… on ?

 

– Qui ?… mais moi-même, si vous le voulez bien, monsieur le juge.

 

– Ah !

 

– Je n’ai nulle raison de le nier… J’arrive donc à Provins, j’apporte mes preuves, je rassure sa maternelle sollicitude, et aussitôt elle s’empresse de reconnaître que ses soupçons étaient injustes, que sa plainte ne reposait sur rien, que je méritais des remerciements et non des poursuites… Et pour réparer son erreur, elle écrit un désistement… olographe, que voici, daté du 27,… c’est-à-dire du jour où elle a été mise à même de se réunir à ses pupilles, désistement explicite, où elle s’exprime sur mon compte en termes d’une grande précision et qui, je le pense, monsieur le juge d’instruction, ne vous laisseront plus aucun doute sur le rôle que j’ai joué en cette affaire.

 

Tout en parlant, Caillebotte ne perdait pas le juge des yeux. Au mot « désistement », il avait saisi une contraction des sourcils, et quand il eut fini d’exposer les faits, il constata une certaine pâleur chez le magistrat.

 

Il lui tendit le papier.

 

– Hum ! Voyons, dit le juge.

 

Puis, après avoir jeté sur la pièce un rapide coup d’œil, qui lui suffit pour comparer la signature qu’elle portait à celle qu’il avait sur la table, apposée au bas de la plainte, il se tourna vers son greffier, qui, jusqu’à ce moment, attendant ses ordres, n’avait encore rien écrit, et d’une voix légèrement enrouée, comme celle de tout homme qui vient d’avoir une violente déception :

 

– Voilà qui simplifie les choses… certainement… Greffier, vous pouvez vous retirer… mais sans vous éloigner… Si j’ai besoin de vous, je vous rappellerai.

 

Le greffier posa sa plume et sortit.

 

Le juge d’instruction lut alors le désistement d’un bout à l’autre avec une extrême attention.

 

Évidemment il y cherchait le point faible, comme avait fait Corréard, mais il lui fallut plus de temps qu’au policier pour le découvrir.

 

Il ponctuait sa lecture d’exclamations approbatrices, mais où se sentait l’aigreur.

 

– Oui,… c’est fort bien ;… assurément… c’est clair,… il n’y a rien à dire,… rien…

 

Puis il lui échappa comme un soupir de soulagement.

 

– Ah ! si pourtant… il y manque quelque chose… Oh !… un détail,… une pure formalité,… mais que vous avez eu tort de négliger… Car, voyez-vous, cette omission enlève toute valeur légale à la pièce que vous me présentez, et jusqu’à ce qu’elle soit réparée, je me vois forcé de regarder ce désistement comme non avenu et de vous maintenir en prévention,… à mon grand regret, je vous prie de n’en pas douter.

 

Sa voix s’était affermie, avait reconquis son accent et son autorité. Un moment démonté, il reprenait son avantage.

 

Il le croyait, du moins.

 

– Pardon, monsieur, dit froidement Caillebotte, qui maintenant possédait à fond son personnage, je ne comprends pas bien.

 

Le juge posa la main sur le papier et d’un ton rogue, cette fois :

 

– La pièce n’est pas légalisée…

 

– Si ce n’est que cela…

 

– Que cela, monsieur, que cela ? s’écria-t-il.

 

Et, prenant un air de commisération :

 

– Je regrette que les usages de la justice ne vous soient pas mieux connus, car vous sauriez que nous ne pouvons suivre qu’en vertu de pièces authentiques.

 

– En vérité…

 

– Et pour signer un non-lieu, une mise en liberté sur un document aussi peu régulier, je m’exposerais aux plus vives admonestations de M. le procureur général…

 

– Alors je dois compter que la haute équité de M. le procureur général s’exercera sur le magistrat, quel qu’il soit, qui s’est permis de lancer un mandat contre moi…

 

– Et monsieur, quel rapport ?

 

– Le plus intime, monsieur le juge d’instruction, et vous en avez la preuve sous les yeux, car la plainte en vertu de laquelle je suis, depuis près d’une semaine, privé de ma liberté, n’est pas plus authentique et ne vaut ni plus ni moins que le désistement qui l’a suivie.

 

– Hein ?

 

– La première signature n’ayant pas plus été légalisée que la seconde.

 

C’était un coup droit et sans riposte.

 

Le juge en resta un moment atterré. Il avait fiévreusement pris, tourné et retourné la plainte rédigée par Coppola. L’assertion de Caillebotte était exacte. On ne s’était même pas donné la peine de faire enregistrer la pièce au greffe du tribunal de Provins.

 

Il s’était enferré et se mordait les lèvres avec rage.

 

Comment sortir de là ?

 

– Voilà qui est bien étrange, grommela-t-il entre ses dents ; c’est un cas particulier et je ne puis qu’accueillir votre protestation,… elle est fondée,… très fondée… Je vais prendre l’avis du chef du parquet, et je ne doute pas, quand je lui aurai transmis votre version sur les faits de la cause, qu’il ne vous signe un ordre d’élargissement… Je ne vous demande plus, monsieur, que de patienter vingt-quatre heures.

 

– C’est beaucoup pour un innocent.

 

– Bah ! N’êtes-vous pas en pistole ?

 

Puis, sans attendre sa réponse :

 

– Mais ces détails m’ont fait perdre de vue le but principal de notre conversation. Il est temps d’y revenir… Pour exposer au procureur général votre défense et ses moyens, il faut que j’en connaisse moi-même les éléments… Vous avouez votre intervention dans cette affaire, mais vous ne m’avez pas raconté dans quelles circonstances elle s’est produite. Je ne sais, en fait, que ce qui est énoncé par la plainte.

 

Caillebotte le voyait venir et devinait sa pensée. Mais il n’était pas homme à se laisser prendre à ce jeu. Cet interrogatoire, qui recommençait en l’absence du greffier, prouvait qu’on voulait le tâter avant d’agir. Il était très naturel qu’un juge d’instruction, dans cette situation, lui demandât le récit des faits de la cause. Mais pourquoi alors ne pas faire consigner ses réponses au procès-verbal ? On voulait donc apprécier ses moyens de défense avant que d’en accepter la constatation juridique ? Le piège était certes bien tendu. Il fallait, selon la formule en usage, qu’il dit ce qu’il savait. Et si l’on s’apercevait qu’il en savait trop long, on le traiterait en conséquence.

 

En une seconde, son plan fut fait. Et il commença sans aucun embarras, sans la moindre hésitation, son récit, qui fut le comble de l’habileté.

 

Il raconta comment, se promenant au bois de Vincennes, il avait entendu un coup de pistolet, vu fuir un enfant, arrêté un peu énergiquement Brin-d’Amour dans sa poursuite, et appris du pauvre muet que sa sœur était restée aux mains de ces brutes, que l’enfant avait voulu fuir. Il ne déguisa rien des événements de la nuit et de la délivrance de Pervenche ; mais il n’eut garde de parler de l’interrogatoire qu’il avait fait subir à Clochepied et de ce qu’il avait pu savoir de dame Jacinthe.

 

– Ainsi, dit le juge d’instruction, vous ne savez pas quels sont ces gens, à qui appartient cette maison ?

 

– Ce n’était, vous le comprendrez, guère l’heure de se livrer à une enquête. D’ailleurs, à ce moment, je croyais l’ignorance de Pervenche et de Thaddée moins complète. Je me figurais qu’ils possédaient le secret de cette étrange affaire, et qu’ils pourraient m’en dire le mot, et j’ai dû me convaincre qu’ils ne se rendaient aucun compte de ce qu’on voulait faire d’eux, et je suis encore à me demander si Mme Legoarrec en sait davantage.

 

– Qu’avez-vous fait des enfants après cette expédition ?

 

– Mais mon premier soin a été de les replacer sous la garde de leur mère adoptive.

 

– Et ils sont maintenant ?…

 

– Assurément près d’elle, à Provins. Où voulez-vous qu’ils soient ?

 

– Prétendez-vous donc ignorer que Mme Legoarrec a disparu ?

 

– Hein ! Disparu ?…

 

Et Jacques sursauta avec une émotion admirablement jouée…

 

– Et depuis quand ? ajouta-t-il.

 

– Mais, d’après le rapport que m’adresse le parquet de Provins, depuis le jour même où elle a signé sa plainte. J’avais désiré recueillir son témoignage. Le lendemain du jour où votre arrestation s’opérait, j’expédiais une commission rogatoire à mon confrère, qui se présenta chez elle et ne trouva que des domestiques, un jardinier, une servante, qui déclarèrent qu’elle était allée à Paris et qu’ils l’attendaient depuis lors, fort inquiets de cette absence si prolongée.

 

– Mais Pervenche ?… Thaddée ?…

 

– On n’en sait pas plus sur leur compte.

 

Jacques eut l’air absolument atterré…

 

– Mme Legoarrec aura commis quelque imprudence… Pourquoi quitter Provins ? Ils seront retombés aux mains de ces gredins…

 

– Vous supposez donc que certaines gens ont des motifs de vouloir leur nuire ?…

 

– Hé ! je ne suppose rien,… je cherche… Vous m’excuserez si je m’intéresse à ces pauvres enfants…

 

– C’est naturel, dit le juge, on s’attache à ceux à qui l’on a cru rendre service.

 

– Cru ?…

 

– Mon Dieu ! tout cela est si obscur que je ne sais plus, je l’avoue, qu’en penser… Vous m’avez exposé les faits avec sincérité. Je n’en veux pas douter. Mais parfois on fait fausse route en agissant à l’étourdie. Ces enfants ont pu se créer des chimères ; il n’y a rien de tel que les peureux pour s’imaginer des dangers qui se réduisent à la maladresse d’action et d’allure d’un imbécile. Et voyez les conséquences ; je voudrais vous rendre à vos occupations, vous ouvrir les portes de la Conciergerie ; mais il reste tant de détails à expliquer, dont vous ne me faites pas raison, – vous ne le pouvez pas, je le crois ; – mais enfin, il reste des mystères si graves, des disparitions si étranges dans cette affaire, qu’il m’est impossible, sans un ordre supérieur, de me séparer de vous.

 

Caillebotte sourit à cet euphémisme.

 

– Il suffirait évidemment, poursuivit le juge, que nous obtenions l’indication de la retraite de Mme Legoarrec et de ses pupilles pour que nous vous mettions hors de cause.

 

– Oui, cela devrait suffire, dit Jacques de l’air le plus contrit ; par malheur…

 

– Par malheur, vous ne pouvez pas nous renseigner là-dessus…

 

– Et j’en suis désespéré…

 

– Cela doit être… et cela se voit de reste…

 

Il feuilleta quelques papiers.

 

– À propos, reprit-il, d’où veniez-vous donc, lorsque l’on vous a signalé au commissaire de la gare des Chantiers ?… de Saint-Malo, je crois ?…

 

– Moi,… je revenais de Granville…

 

– Ah !… et vous aviez été à Granville… pour ?…

 

– Pourquoi ?… Mais j’y possède une petite maison au bord de la mer, monsieur le juge d’instruction… et j’y vais à chaque instant… J’avais besoin d’un peu de repos, je suis allé en flânant prendre deux ou trois bains dans la baie.

 

– Vous pourriez me fournir les preuves ?…

 

– De ma propriété,… rien de plus facile… De mon séjour,… mais tout le monde me connaît là-bas et peut en témoigner…

 

Le juge d’instruction, involontairement, se mordit les lèvres.

 

Il comprenait qu’il ne parviendrait pas à prendre Jacques en défaut.

 

Aussitôt sonna-t-il son greffier, en l’invitant à faire rentrer les gendarmes.

 

Puis se tournant vers Caillebotte :

 

– Je vous ferai rappeler sitôt que j’aurai conféré avec M. le procureur général.

 

Il avait rapidement écrit quelques lignes, qu’il remit au brigadier en lui disant :

 

– Reconduisez monsieur à la cellule… Les plus grands égards… Et cette note au gardien chef.

 

Sur ce papier plié en quatre, il y avait ces seuls mots :

 

« Au secret le plus absolu. »

 

Au mouvement de la plume sur le papier, Jacques avait deviné la phrase.

 

– Diable ! se dit-il, on ne me donnera pas campo volontiers. Ils me sentent de bonne prise et tiennent à me garder à l’ombre. Décidément je ne dois compter que sur moi-même.

 

Mais on ne sort pas de la Conciergerie si facilement. Les jours se suivaient sans apporter aucune modification à sa situation. Le guichetier, peu avenant déjà par nature, semblait être devenu plus rébarbatif encore. La seule concession qui lui fut faite, c’était, outre ses repas apportés du dehors, la permission d’avoir des livres. Mais de la fenêtre, masquée par une forte armature de bois, il ne voyait qu’un petit morceau de ciel, et il n’avait même pu obtenir qu’on laissât un avocat qu’il avait désigné, pénétrer jusqu’à lui. À toutes ses réclamations, on répondait : Plus tard, l’instruction de l’affaire n’étant pas suffisamment avancée.

 

– Sapristi ! se dit-il un matin, je me fais vieux ici. Et comme on ignore totalement où je suis, personne ne s’avisera de me réclamer. Pendant qu’on me tient ainsi sous clef, le Coppola et ses agents battent la campagne et peut-être retrouveront la piste de Mme Legoarrec… Il faudra décidément que je perde l’habitude d’agir ainsi sans confident. Tonton seule doit se douter de ma mésaventure ; mais elle n’y peut rien. Et leur plan est clair : me réduire à l’impuissance pour se débarrasser plus aisément de ceux qui les gênent, et quand les faits seront accomplis, que je ne pourrai plus faire obstacle à leurs projets, on me renverra sous le bénéfice d’une ordonnance de non-lieu, en me conseillant officieusement de ne pas faire de bruit, par prudence ;… mais, pour cela, ils calculent mal. S’il est arrivé malheur à Pervenche, à Thaddée, je jure bien de leur faire payer dur cette dernière scélératesse avec les autres. Pauvre Pervenche ! elle compte sur, moi, elle a foi dans mes efforts, et je me suis laissé bêtement mettre la main au collet, par bravade… J’avais bien besoin d’attendre ce Brin-d’Amour ! L’occasion se serait certes présentée bien meilleure de lui donner une seconde leçon. J’avais l’avantage et l’avance… Je pouvais facilement leur faire perdre ma trace, à cette heure ; après quelques jours passés à préparer la campagne chez Mme Saint-Ange, j’aurais rejoint Corréard à Paris, et à nous deux, oui à nous deux nous étions bien forts…

 

Sa pensée s’arrêta sur le policier.

 

– Il doit être rétabli et s’étonne sans doute de ne pas m’avoir revu. Si je pouvais seulement lui faire parvenir une indication, peut-être trouverait-il ensuite un moyen de correspondre avec moi. Mais par qui ? Le guichetier doit avoir été bien payé par les La Roche-Jugon… Il est à cheval sur la consigne et ne me laissera communiquer avec âme qui vive. Oui, mais qui a bu, boira. S’il a accepté l’argent de mes adversaires, il est donc corruptible, et ces consciences à l’encan acceptent volontiers des deux mains. Mon argent vaut celui des autres, il s’additionne même fort bien avec le leur ; et, pourvu que je ne lui demande rien qui le compromette vis-à-vis des premiers payeurs, il se laissera tenter…

 

Lorsqu’il était passé à la visite du greffe, à son entrée à la Conciergerie, Jacques avait su dissimuler le petit portefeuille où il avait serré ses billets de banque, grâce à une poche interne ménagée dans la doublure de son gilet, et qui avait échappé aux investigations de l’agent qui le fouillait.

 

Aussi le guichetier devant croire qu’il était sans argent, il résolut de jouir de sa surprise, et suivant l’effet produit, il agirait ensuite.

 

À l’heure où on lui apportait son déjeuner, Caillebotte s’enfonça avec une attention singulière, les coudes sur la table, la tête dans ses mains, dans la lecture d’un gros volume des Essais, de Montaigne, qu’il avait fait demander à la bibliothèque.

 

Le guichetier arrivait à la porte, accompagné du garçon d’un restaurant voisin, apportant les plats dans une petite manne. Il tirait les verrous, ouvrait la porte, prenait la manne, congédiait le garçon, refermait la porte d’une main et venait dresser les plats sur la table, qu’à ce moment-là, il trouvait, en général, débarrassée par Jacques lui-même.

 

Ce jour-là, quand il arriva devant la table, Jacques avait feint de ne pas l’entendre et ne leva le nez de son livre que quand, de sa voix maussade, l’autre lui dit :

 

– Voilà le déjeuner.

 

– Ah ! ah ! très bien, mon garçon ; une minute, que je ne perde pas ces passages, qui m’intéressent,… dit Jacques.

 

Il avait deux doigts de la main gauche engagés dans les feuillets du livre.

 

– Mais avec quoi les marquer ?… Bon ! le premier papier venu…

 

Et sous les yeux étonnés du guichetier, embarrassé par sa manne, il tira de son gousset trois billets de banque de cent francs, que, tranquillement, de sa seule main droite, il étala l’un après l’autre sur la table, pour les replier en long et les placer successivement en guise de signets dans son in-quarto.

 

Du coin de l’œil, il guignait la figure du guichetier qu’il trouva, ce qu’il désirait, tout à la fois ébahie et tout allumée de convoitise.

 

Alors il lui fit place et, négligemment, posa sur son lit le Montaigne à sa portée, les faffiots bien en vue.

 

D’ordinaire, le déjeuner placé sur la table et la manne vidée, le guichetier se retirait, refermant sur lui la porte, sans prendre la peine de s’enquérir si le prisonnier avait quelques requêtes à adresser ou s’il lui manquait quelque chose.

 

Cette fois il ne se décidait pas à s’en aller, rangeait les plats avec symétrie, essuyait les assiettes avec un soin inusité.

 

Caillebotte le laissait faire et se mit à déjeuner.

 

L’autre tournait sur place, rangeait une chaise, ramassait une serviette tombée, attendant une question qui ne vint pas.

 

Il se décida à faire un pas vers la porte, avec un regret visible, et, sa main sur la serrure, il s’arrêta, se retourna vers Jacques, et d’une voix embarrassée :

 

– Alors vous n’avez besoin de rien aujourd’hui ?… S’il vous fallait un petit supplément ?…

 

– Non, je n’ai besoin de rien, répondit Jacques, qui s’amusait de le voir ainsi se livrer de lui-même.

 

– Faudrait pas vous gêner,… enfin…

 

Et déjà il avait entre-bâillé la porte, quand Caillebotte, comme pris d’une idée soudaine, s’écria :

 

– Et si, pourtant, j’ai quelque chose à te demander, mon garçon.

 

Le guichetier avait déjà repoussé la porte avec un empressement significatif et s’était rapproché de lui.

 

– Si c’est dans les choses possibles,… vous comprenez…

 

– Comment donc !… je ne veux rien exiger de toi qui puisse te compromettre.

 

– À la bonne heure !

 

– Il y a longtemps déjà que tu es attaché au service de la Conciergerie ?

 

– Six ans bientôt.

 

– Alors tu dois bien connaître le personnel judiciaire de la préfecture…

 

– Certainement.

 

– Le service de sûreté particulièrement ?

 

– Tous les agents, tous les inspecteurs ; il n’y a pas de jour qu’il ne s’en présente quelques-uns, chargés d’un mandat, amenant un prisonnier.

 

– Oui, ils circulent librement ici.

 

– Dame ! vous savez, ils sont un peu chez eux.

 

– Alors tu connais l’inspecteur Corréard ?

 

– Oh ! c’est un bon, celui-là,… faut pas qu’on s’y frotte,… on ne le met pas dedans.

 

– Tu l’as dit,… c’est un serviteur inflexible de la loi,… on ne réussirait pas à le détourner de son devoir.

 

– Oh ! pour ça non.

 

– Tu n’auras donc aucun scrupule à t’adresser à lui et à lui répéter la phrase que je vais te dire…

 

– Comment,… mais je ne sais pas.

 

Il hésitait.

 

Caillebotte posa négligemment la main sur le Montaigne.

 

– Vous êtes au secret,… défense de communiquer,… défense formelle…

 

Caillebotte fit mine d’enlever un des signets.

 

– Cependant, si ce qu’il y a à dire n’est pas compromettant…

 

– À un inspecteur de la sûreté ?… Est-ce à lui que je t’adresserais si je voulais communiquer avec le dehors ?

 

– Le fait est que…

 

– Et surtout à un homme que tu sais si rigide ?

 

– C’est vrai, au fait ;… d’ailleurs, tout dépend de ce qu’il y a dire.

 

– Rien que de bien simple…

 

– Voyons.

 

– Tu l’aborderas tranquillement comme pour lui parler d’affaires de service, et tu lui diras : Faut que vous sachiez une chose, monsieur l’inspecteur ; j’ai vu un gros rat dans une chambre de la pistole…

 

– Comment que vous dites ça ? dit le guichetier ahuri.

 

– J’ai vu un gros rat dans une chambre de la pistole, répéta Caillebotte.

 

– Ah ! bien ! ça n’a rien de neuf… J’y en vois tous les jours.

 

– Ce qui te prouve que la phrase ne peut pas te compromettre.

 

– C’est drôle tout de même… Qu’est-ce que ça peut lui faire… le rat ?…

 

– Oh ! ça, c’est son affaire et non pas la tienne. Ce qui t’importe, n’est-ce pas, c’est de ne pas manquer à ta consigne et en même temps de m’être agréable ?

 

– Vous êtes agréable,… sans malencontre, je ne dis pas tout de même…

 

Et il lorgnait les faffiots, qui passaient leur nez bleuâtre hors des pages du volume.

 

– Fais donc ce que je te demande, poursuivit Jacques, qui le tenait du regard, et, quand tu auras répété à M. l’inspecteur Corréard ce que je viens de te dire, à ton retour je te chargerai de reporter ce volume, dont je n’ai plus que faire, à la bibliothèque…

 

– Avec les papiers qui sont dedans ?

 

– Avec les papiers ;… seulement, comme le bibliothécaire n’aime pas qu’on fourre un tas de choses dans ses volumes, tu feras des papiers ce que tu voudras…

 

– Il y en a trois, grommela le guichetier, dont le cœur battait la chamade.

 

– Tu as retenu la phrase ?…

 

– Oh ! n’ayez peur : J’ai vu un gros rat dans une chambre de la pistole.

 

– Très bien…

 

– C’est comme si c’était fait déjà… Allez, ça ne sera pas long.

 

Il aurait bien eu quelque envie de demander des arrhes, mais l’importance de la somme l’intimidait un peu, et il n’osa.

 

Et rapidement il ouvrit la porte et sortit, après avoir jeté un dernier coup d’œil plein de tendresse sur le Montaigne.

 

Il courait à la recherche de Corréard, en répétant entre ses dents :

 

– C’est drôle, vraiment… Qu’est-ce que ça peut lui faire, à l’inspecteur, que j’aie vu ou pas vu un gros rat dans une chambre de la pistole ?

 

Caillebotte ignorait que sa combinaison avait un côté faible :

 

La mise à pied de Corréard.

 

Et, en effet, ce fut un hasard qui empêcha le guichetier de revenir bredouille.

 

Corréard avait reçu, étant encore au lit, la lettre de Pérignac lui annonçant que, pour des motifs particuliers, on le mettait à l’écart du service actif jusqu’à nouvel ordre.

 

– Déjà ! se dit-il ; il fait croire que les patrons de Brin-d’Amour ne s’endorment pas et qu’ils ont un certain flair, car ils ne peuvent savoir ce que j’ai fait et appris dans la vallée de Chevreuse…

 

Puis, après un moment de réflexion :

 

– Bah ! j’aime mieux cela. En me rendant ma liberté ils m’enlèvent mes derniers scrupules, et, la bataille finie, je rentrerai à la préfecture par la bonne porte.

 

Et il jeta la lettre sur sa table de nuit, comme entrait son médecin.

 

– Guérissez-moi au plus vite, docteur, s’écria-t-il, car j’ai hâte de me retrouver ingambe…

 

Le médecin était, par bonheur, un homme expéditif qui n’aimait pas à faire traîner la maladie.

 

– Bon ! dit-il, après avoir examiné la jambe du policier, c’est ma dernière visite. Aujourd’hui et demain je vous permets de circuler ici en pantoufles… Après-demain, vous sortirez… Évitez seulement la fatigue.

 

Et c’est ainsi que Corréard, quittant sa chambre pour la première fois, se rendit à son bureau pour y prendre des papiers personnels, et comme il traversait la cour de la sainte Chapelle, se rencontra avec le guichetier, qui s’empressa de l’aborder, et, avec l’air d’un homme qui répète une leçon qu’il ne comprend pas, lui dit en riant d’un gros rire niai :

 

– Ah ! monsieur l’inspecteur, je suis bien aise,… vous ne savez pas,… j’ai vu un gros rat dans une chambre de la pistole.

 

Corréard était l’homme que rien ne trouble et qu’aucune émotion ne trahit. Il écouta donc le geôlier jusqu’au bout d’un visage impassible, et n’eut pas de peine à deviner d’où venait l’ambassade.

 

– Eh bien ! mon garçon, répondit-il froidement, si tu as eu soin de numéroter la chambre, tu m’en diras des nouvelles à ma prochaine visite.

 

Et il lui tourna le dos.

 

Le guichetier resta quelque peu interdit. Mais la réflexion le rassura.

 

En somme, il ne s’était pas compromis par cette méchante bredouille, il avait fait rapidement et comme à souhait la commission dont il s’était chargé.

 

Il ne lui restait plus qu’à en toucher le prix.

 

Ce dont il avait hâte.

 

Aussi s’empressa-t-il d’aller chercher les reliefs du déjeuner et d’informer Caillebotte de l’heureux succès de sa mission.

 

Et il put emporter le Montaigne avec ses fiches bleues, qui disparurent dans les profondeurs de la poche de sa veste, avant qu’il n’eût gagné le couloir de la bibliothèque.

 

À son récit, aux détails qu’il lui avait donnés de sa rencontre avec Corréard, Jacques avait su constater sa sincérité, et, plus tranquille, il attendit que le policier, prévenu, pût lui venir en aide.

 

Il avait pleine confiance en Corréard. Et il avait raison.

 

Mais il ne se doutait pas de la situation délicate de l’inspecteur.

 

Sa mise en disponibilité avait pour premier effet de lui interdire jusqu’à nouvel ordre l’accès de la préfecture et toute action à la Conciergerie.

 

Et son entrevue avec Pérignac lui avait prouvé qu’on le tiendrait de l’œil pour l’empêcher de se jeter à la traverse des affaires de La Roche-Jugon.

 

Mais comme tout s’était passé entre son chef et lui, que sa disgrâce n’était pas ébruitée, et que la plupart de ses anciens collègues devaient le croire encore aussi privilégié qu’eux-mêmes pour les affaires de service, il se dit qu’il n’avait qu’à agir avec rapidité, à tout risque, et puisqu’il était décidé à entrer en lutte avec son chef de service Pérignac, la première des choses à faire était de lui enlever l’otage qu’il tenait sous clef, l’homme redouté, évidemment, de La Roche-Jugon, son allié et son chef de file dans cette grosse partie, Jacques Caillebotte.

 

Et quand il se présenta à la pistole, demandant à être introduit près de Jacques, le guichetier, qui sentait bien que les 300 francs qu’il avait récoltés dans le Montaigne méritaient bien un peu de complaisance, – il se disait avec raison, d’ailleurs, que son prisonnier n’avait pas dû lui montrer du premier coup le fond de son portefeuille, – n’hésita pas à ouvrir la porte de la cellule et à les laisser libres de conférer ensemble.

 

– Affaire de service, se dit-il pour rassurer sa conscience ; l’inspecteur est sans doute chargé de lui tirer les vers du nez.

 

Et il se retira sans même essayer de les surveiller par le judas de la cellule.

 

Sans perdre de temps, Jacques avait mis Corréard au courant des faits qui avaient précédé et suivi son arrestation. Les détails de son interrogatoire officieux frappèrent l’inspecteur.

 

– Évidemment le juge est à eux. Savez-vous son nom ?

 

– Le voici sur le mandat de comparution : M. Cardailhac Junior.

 

– Je le connais… On l’appelle Junior, pour le distinguer de son frère le président de la 6e chambre… Je saurai leurs attaches et s’ils paraissent souvent à l’hôtel de La Roche-Jugon.

 

– L’important, c’est de me faire sortir d’ici, dit Jacques.

 

– C’est bien à quoi je pense ;… mais par les moyens ordinaires nous n’y parviendrions pas… Ainsi je vous trouverais bien un avocat qui, malgré le secret, ferait les diligences nécessaires pour obtenir de vous voir et ferait lever cette mesure parfaitement illégale dans l’espèce ; mais eussiez-vous cent cautions, vous n’en obtiendriez pas pour cela la clef des champs, dès lors que le juge se bute à cette question, que vous êtes forcé de laisser sans réponse : « Que sont devenus Mme Legoarrec et les deux enfants, ses pupilles ? »

 

– En effet, toute notre force est dans cet avantage obtenu d’avoir mis nos protégés à l’abri de leurs menaces.

 

– Donc il faut trouver autre chose pour vous ouvrir cette porte, et, s’il est même possible, faire qu’une fois libre et agissant, le juge d’instruction, le Cardailhac en question, vous croie toujours à la pistole, bien bouclé et incapable d’une revanche. Cela serait un coup de maître ; mais il faudrait, pour le réussir ce coup de maître, avoir tout au moins le garde des sceaux dans sa manche… Voilà le diable…

 

– Hum ! dit Jacques,… je ne dispose pas du garde des sceaux, mais peut-être pourrions-nous user du pouvoir de son alter ego.

 

– Qui ça ?… le secrétaire général ?… peuh ! il compte peu… et c’est un esprit timoré…

 

– Non, pas lui, mais le chef du cabinet…

 

– Celui-là, c’est différent,… il mène tout et sait où il va,… M. de La Condamine… Oh ! s’il nous était vraiment possible de l’avoir dans notre jeu…

 

– Attendez, reprit Caillebotte, qui, dégrafant son gilet, prit son portefeuille, hermétiquement enfermé dans une poche intérieure, dont une garniture élastique adhérente ne permettait pas de supposer l’existence.

 

Et du portefeuille il tira la petite main de corail qu’il avait emportée avec lui en quittant la maison de la rue de l’Orient.

 

– Prenez ce bijou, lui dit-il… Vous avez sans doute les moyens de pénétrer jusqu’à M. de La Condamine ; en tout cas, s’il surgissait quelques difficultés, en lui faisant passer cette petite main de corail, vous seriez sûr d’être reçu. Une fois devant lui, et bien seuls, ne craignez rien, parlez hardiment en mon nom, dites la situation où je me trouve et que je réclame tout au moins, ici ou au ministère, une heure de conversation. Je doute qu’il refuse de se rendre à mes désirs… Et j’ai bon espoir, une fois qu’il m’aura entendu, de l’avoir pour allié peut-être…

 

– Qu’il nous laisse agir seulement et chercher nos preuves. Après, quand nous serons suffisamment armés et qu’il sera temps de frapper le grand coup, il pourra sortir, comme le dieu de la machine, pour faire le dénouement, au nom de la justice humaine ; mais, jusque-là, qu’il garde la neutralité, son intervention serait prématurée.

 

– Allez donc, car je commence à craindre qu’un plus long séjour ne vous crée des dangers, après votre mise en disponibilité.

 

– Bon ! c’est encore un secret entre Pérignac et moi, et si difficile à expliquer qu’il n’est pas pressé d’en parler…

 

– Oui, mais s’il vous rencontrait lui-même, sortant de ma cellule ?…

 

– Vous mettez les choses au pis… D’autant que si j’ai bien compris ce que vous venez de dire, j’emporte avec moi un talisman qui pourrait faire baisser pavillon à de plus gros personnages que lui… Adieu, ou plutôt à bientôt, et je tâcherai que les heures ne vous paraissent pas trop longues.

 

Et Corréard se rendit à la place Vendôme.

 

Mais le chef du cabinet était absent.

 

– M. le chef du cabinet, dit l’huissier de service, a dû rejoindre Son Excellence à la Chambre, à Versailles. Mais je sais qu’il a convoqué ses secrétaires pour ce soir, onze heures, et puisqu’il s’agit d’affaires de service, peut-être à ce moment-là pourriez-vous être reçu.

 

– Je viendrai l’attendre au passage… L’affaire est de première importance et ne peut être soumise qu’à lui.

 

L’huissier avait déjà vu Corréard reçu très particulièrement par le ministre lui-même, auquel il avait dû rendre compte, certain jour, d’une mission très secrète ; aussi ne s’étonnait-il pas.

 

– Je suis moi-même de garde ce soir ; c’est donc moi qui aurai l’avantage de vous recevoir.

 

Corréard riait en lui-même.

 

– S’il savait que je suis mis à pied, il ne me ferait pas tant de mamours.

 

Quand il revint le soir, ce fut encore mieux.

 

– Je vais vous faire entrer dans le petit salon vert, vous savez, le petit salon d’attente, dit l’huissier ; c’est toujours par là que M. de La Condamine rentre chez lui, et vous y serez bien placé pour lui dire en particulier le résultat de votre mission.

 

– En effet, répondit Corréard, qui se laissa conduire et s’assit paisiblement dans un grand fauteuil capitonné, où plus d’un solliciteur avait dû s’endormir.

 

Lui n’avait garde, pensant combien les minutes étaient précieuses avec des adversaires aussi vigilants, et que s’il perdait cette occasion de saisir au passage le chef du cabinet, elle ne se retrouverait peut-être pas de longtemps.

 

Mais à minuit personne n’avait paru.

 

Impatient, il se promenait de long en large, quand le complaisant huissier se montra.

 

– Eh bien ! est-il donc passé par une autre porte ?

 

– Non, mais il ne viendra pas.

 

– Il l’a fait dire ?

 

– Il est à la réception de l’Intérieur, et il vient d’envoyer ici son secrétaire particulier pour examiner le courrier du soir et le portefeuille.

 

– Et ce secrétaire va le rejoindre ensuite ?

 

– C’est probable.

 

– Puis-je lui dire deux mots ?

 

– Je vais voir. Faut-il lui donner un nom ?

 

– C’est inutile. Dites simplement : Service de la sûreté.

 

– Très bien. Je vais le prévenir.

 

Quelques instants après, la porte communiquant avec le cabinet deM. de La Condamine s’ouvrait, et sur le seuil Corréard vit paraître un jeune homme en tenue de soirée, qui du geste l’invita à entrer.

 

Quand la porte fut refermée :

 

– Vous êtes de la sûreté ?

 

Corréard s’inclina.

 

– Et votre communication est urgente ?

 

– Urgente et toute personnelle à M. de La Condamine.

 

– Vous savez qu’il est retenu chez le ministre de l’intérieur ?

 

– Et, de plus, que c’est jour de grande réception… J’ai une invitation chez moi…

 

– Ah !

 

– Toujours… Je vais donc me rendre place Beauvau.

 

Le secrétaire eut l’air étonné en jetant un coup d’œil sur la tenue de Corréard.

 

L’inspecteur saisit le regard.

 

– Oh ! soyez tranquille ; je serai si bien transformé qu’on ne me reconnaîtra pas.

 

– Très bien.

 

– Je désirerais seulement que M. le chef du cabinet fût informé de ma présence, de la nécessité où je suis de lui parler sans retard, afin qu’il ne s’étonnât pas d’être abordé par un inconnu.

 

– Je vous comprends… Vous serez au ministère ?…

 

– Oh !… dans une heure, vers minuit et demi.

 

– Je vous aurai précédé, et il sera prévenu.

 

Corréard salua et se retira.

 

Ce qu’il avait dit était exact. Il avait régulièrement à sa disposition une carte d’invitation sous un nom de fantaisie pour un certain nombre de réunions officielles, et, le matin même, en rangeant sa correspondance, il avait trouvé cette lettre, dont il n’avait pas souci alors, et qui lui était pourtant parvenue si fort à propos.

 

Il ne prit que le temps strictement nécessaire pour faire sa tête et se donner toutes les allures d’un diplomate étranger, et à l’heure dite il entrait dans les salons, déjà regorgeant d’invités, ce qui lui évita d’être annoncé.

 

Il réussit à fendre cette presse et aperçut dans un petit salon voisin de la serre, un groupe de personnages officiels, parmi lesquels se trouvait le chef du cabinet du garde des sceaux.

 

M. de La Condamine était un homme encore jeune : il n’avait pas la quarantaine, grand, maigre, à la chevelure blonde, bouclée, aux yeux bleus pleins de lumière et cependant pleins de douceur. La tête un peu penchée, le dos légèrement voûté, il portait partout avec lui une allure pensive et réfléchie, presque mélancolique. Mais on sentait, à l’étudier, qu’il luttait contre des impressions intérieures. De temps à autre il redressait la tête comme le cheval qui secoue sa longe, et, pour un temps fuyant sa pensée, regardait résolument en face les hommes et les choses, écoutait et vivait de la vie pratique.

 

Ce n’était pas la première fois que Corréard le voyait, mais pour la première fois l’homme l’intéressait directement, et il éprouvait le besoin de l’analyser. Il saisit donc tout cela avec ce coup d’œil expérimenté qui faisait sa grande force, et, de plus, il constata des signes manifestes de volonté sur ce front de rêveur.

 

– Il ne se décidera pas sans réflexion. Mais sa parole engagée, il en aura pesé toutes les conséquences et l’on pourra compter sur lui.

 

Appuyé indifféremment au chambranle de la porte, regardant à l’aide d’une glace ce qui se passait derrière lui, Corréard attendait le moment favorable pour aborder son homme.

 

Ce fut M. de La Condamine qui le prévint. Leurs yeux, à un moment donné, se croisèrent dans cette glace, et ce fut une révélation suffisante pour le chef de cabinet.

 

Il se détacha du groupe sans affectation, fit quelques pas du côté de la fenêtre, comme pour jeter un coup d’œil aux illuminations du jardin, et, en revenant du côté de la porte, passant à portée de l’oreille de Corréard :

 

– Ombre ou lumière ? dit-il.

 

– Lumière ! murmura l’inspecteur.

 

– À distance… suivez-moi.

 

Et il franchit le grand salon, gagna par la serre une galerie moins fréquentée, et, arrivé à un couloir qui communiquait aux bureaux, il fit un signe à un huissier en lui désignant le personnage qui le suivait, et cinq secondes après, Corréard se trouvait avec lui en tête-à-tête dans le cabinet des attachés.

 

Debout près de la cheminée, il invita du geste Corréard à s’expliquer.

 

L’inspecteur s’inclina, et lui tendant la petite main de corail, qu’il venait de tirer de son gousset :

 

– Voici, monsieur, dit-il, ma lettre de crédit.

 

La surprise de La Condamine fut si vive, qu’il n’eut pas le temps de composer son maintien et de dissimuler son émotion. D’un mouvement instinctif, il s’était saisi du bijou.

 

– D’où tenez-vous cela ?

 

– D’un homme que je connais peu et pour lequel j’avouerai cependant ma grande estime, si mon opinion avait quelque poids… Il se nomme Jacques Caillebotte.

 

– C’est bien cela… Mais, je n’en saurais douter, pour qu’il se soit décidé à sortir de sa réserve et à avoir recours à moi, qui cependant lui dois tant, il faut qu’il se trouve dans une situation bien critique…

 

– En effet…

 

– Qu’êtes-vous chargé de me demander ?

 

– Une heure d’entrevue.

 

– Que n’est-il venu lui-même ? M’attend-il place Vendôme ?

 

– Il est à la Conciergerie.

 

– Vous dites ?…

 

– Et au secret le plus absolu… Seul j’ai pu parvenir jusqu’à lui.

 

– Que lui reproche-t-on ?

 

– De gêner des gens fort puissants,… pas autre chose…

 

– Oui, je comprends…

 

Et La Condamine se promena avec agitation dans le cabinet, en proie à ses souvenirs ; il revoyait dans le passé Jacques se dévouant à tout risque et se compromettant sans marchander.

 

Puis revenant à Corréard :

 

– Je n’ai rien à refuser à celui qui vous envoie… D’avance, je le sais, il ne peut rien demander qui ne soit juste et loyal… Faut-il me transporter à la Conciergerie pour l’entendre ?

 

Corréard fit la grimace.

 

– Ce n’est pas mon avis…

 

– Comment donc entendez-vous la chose ?

 

– Puisque monsieur le chef du cabinet me fait l’honneur de me consulter, voici ce qui me paraît le plus simple : Il arrive jour et nuit que, sur un ordre de l’Intérieur ou de la Justice, on déplace un prisonnier. Donnez l’ordre à votre secrétaire particulier de me remettre un de ces mandats qui sont tout préparés, me chargeant de transférer le prévenu Jacques Caillebotte de la Conciergerie à telle autre maison d’arrêt qu’on voudra, avec injonction d’exécuter le déplacement sur l’heure. Muni de cette pièce, je fais sortir M. Jacques de sa cellule, je vous l’amène place Vendôme, et, selon le résultat de votre conférence, je le réintègre dans une autre prison ou je lui permets,… sous ma seule responsabilité, de s’échapper de me mains… On ne saura même pas que dans le trajet il a pu vous voir, et tout le monde ignorera de qui je tenais le mandat en vertu duquel j’aurai agi… Je suis tout prêt à prendre l’affaire à ma charge, et c’est moi qui aurai tout combiné pour l’évasion… Il me suffit que vous sachiez mon véritable rôle en cette affaire, et, lorsque nous l’aurons débrouillée, je me fie entièrement à vous du soin de remettre les choses dans l’ordre et chaque homme à sa place…

 

La Condamine avait écouté le policier avec une grande attention. Il admirait l’intelligence de Jacques à savoir partout se créer, des alliances de valeur.

 

– Voilà, dit-il, après que l’autre eut fini de parler, un plan des plus pratiques et qui répond à tout. Vous avez fort bien prévu mes moindres objections.

 

– Alors… ce plan ?…

 

– Vous allez l’exécuter. Rentrez dans les salons, sortez en sans précipitation. Mon secrétaire sera place Vendôme en même temps que vous, et, dans une heure, moi-même je vous attendrai… Les ordres seront donnés pour vous recevoir, Jacques et vous.

 

Corréard se retira le premier et, comme le lui avait recommandé M. de La Condamine, fit le tour des salons avant de quitter le ministère.

 

Dans un groupe, il aperçut Pérignac très obséquieux auprès d’un homme de tournure élégante, dont les cheveux roux ne formaient plus qu’un encadrement au crâne dénudé, bien que le personnage n’eût guère plus de quarante ans.

 

– Monsieur le marquis, disait Pérignac, je suis entièrement de votre avis, un suspect est toujours un danger ; aussi, dès votre première communication, n’ai-je pas hésité : j’ai exécuté cet agent infidèle,… ou présumé tel, ce qui est la même chose.

 

Corréard écoutait en souriant, devinant qu’il s’agissait de lui.

 

Et défiant, sous son déguisement, le regard de Pérignac, – car il connaissait la mesure de la finesse de son chef, arrivé par la faveur et non par ses facultés spéciales au poste qu’il occupait, et maintenu par l’influence des gens dont il s’était fait la créature, – il examinait son interlocuteur, pressentant que ce titre de marquis devait s’adresser précisément au fils du duc de La Roche-Jugon.

 

– Tiens ! mais, se dit-il, je passe à propos par ici pour savoir toute la reconnaissance que je dois à ce fils des croisés, et pour loger son masque dans ma mémoire… C’est donc là notre principal adversaire…

 

Il s’était arrêté à deux pas du marquis et du chef de la sûreté. Mais s’apercevant que d’instinct Pérignac semblait s’inquiéter de sa station prolongée :

 

– En voici assez pour ce soir,… d’autant que le marquis et moi nous sommes gens de revue désormais… Poussons-nous de l’air ; l’heure s’avance, et Caillebotte doit compter les minutes.

 

Et il courut chercher le mandat, reprendre son allure et son costume habituels, et, entre une heure et demie et deux heures, il se présentait à la Conciergerie.

 

Le gardien chef, qu’on dut réveiller, se montra d’abord fort surpris.

 

Un prévenu, est, en quelque sorte, la propriété du juge d’instruction chargé de son affaire, et il était bien rare qu’on se permît de le déplacer sans l’intervention du juge lui-même.

 

Mais le mandat était en règle, Corréard beaucoup trop connu pour qu’on se méfiât de lui, et toute discussion dès lors inutile. Il fallait obéir.

 

Si bien que vingt minutes après, Caillebotte montait en voiture, à la porte du quai, sous la seule surveillance de Corréard, et la portière refermée, le coupé roulant dans la direction de la place Vendôme, il poussait un ouf ! formidable.

 

– Cardailhac Junior en sera bleu, dit en riant bruyamment le policier, mais il ne faut plus maintenant lui retomber aux pattes.

 

XIII

L’ENVERS DU POUVOIR.


Lorsque Jacques fut introduit dans le cabinet de M. de La Condamine, il ne put réprimer un mouvement de surprise. Il avait gardé le souvenir d’un adolescent dans toute la fleur de la jeunesse, il retrouvait un homme mûri par le souci des affaires, plus vieux que son âge et portant sur son front pensif la trace profonde des luttes de la veille et des préoccupations du lendemain.

 

La Condamine alla au-devant de Jacques les deux mains tendues, et, le considérant avec une vive émotion :

 

– Vous avez bien fait de venir à moi,… et de ne pas douter cette fois… Regardez, je ne suis plus le même, votre premier coup d’œil a dû vous le dire… Le jeune homme frivole, l’étourdi dangereux que vous avez sauvé de lui-même, n’existe plus qu’à l’état de souvenir, et grâce à vos leçons, j’ai pu marcher d’un pas ferme dans la vie difficile que m’a faite la destinée… et, croyez-moi, ce n’était pas chose commode en ce siècle de défaillances universelles.

 

– Oui, dit simplement Caillebotte, j’ai vu,… et je suis content.

 

– Vous aurez lieu de l’être plus encore, s’il ne tient qu’à moi, je l’espère, en ce qui vous intéresse. Et c’est de cela qu’il faut parler à cette heure… Votre envoyé m’a bien dit quelques mots de l’affaire au milieu de laquelle vous a jeté votre grand cœur, mais pas assez cependant pour que je sache en quoi vous servir… C’est ce que vous allez m’expliquer.

 

– Écoutez-moi donc, mon ami, dit Caillebotte en s’asseyant en face de lui, de l’autre côté de son bureau.

 

Cette fois il n’avait plus nulle mesure à garder, et il dit tout, ce qu’il avait vu et fait, ce qu’il avait appris, les papiers tombés en ses mains et les suppositions qu’il croyait en devoir tirer.

 

Au nom des La Roche-Jugon, de Coppola, de Mme de Frégose, M. de La Condamine avait visiblement tressailli, et Jacques avait un instant suspendu son récit.

 

Mais l’autre, lui faisant un signe de n’y pas prendre garde :

 

– Continuez, nous reviendrons sur ces noms-là plus tard, dit-il.

 

Et quand Caillebotte eut terminé :

 

– Ce n’est pas la première fois que mon attention est attirée sur ces La Roche-Jugon. Mais ils tiennent un tel état, ils ont une surface si considérable, des ramifications d’influence si compliquées, que je me suis perpétuellement heurté, chaque fois que j’ai tenté de jeter un œil sur leurs affaires, à des complicités évidentes et menaçantes. J’en sais plus d’un qui ont été brisés comme verre pour avoir essayé de s’opposer à leurs envahissements. Nous aurons bien des précautions à prendre pour ne pas leur donner l’éveil, pour ne pas nous trouver dans leurs mains, avant d’être les maîtres de la situation.

 

– Comment ! mais ce sont des criminels…

 

– D’accord ; tout nous permet de le croire, rien de le dire. Et la preuve serait là, en notre possession, que nous ne serions pas encore sûrs d’arriver à la produire, à la faire admettre, à obtenir quelle devînt publique… On pourrait, si nous commettons la moindre faute de tactique, annuler cette preuve évidente, l’enterrer et nous réduire au silence…

 

– Le fait est que la justice et ceux qui la rendent…

 

– Eh ! qui connaît ces dessous-là mieux que je ne les connais ?… Tout ce personnel qui dépend de moi en apparence, m’échappe en réalité et me glisse des mains… La résistance est partout, résistance muette, qui ne se trahit que par le non possumus du magistrat inamovible, aussi terrible que le non possumus des évêques et du clergé. Si, pour nous faire obéir, nous parlons haut, on s’incline avec une apparente soumission, mais alors, pour devenir plus hypocrite, l’indiscipline n’en est pas moins réelle ; on nous lasse par les délais, les remises, les mille formalités plus légales que légitimes que tous les gens de justice savent susciter à leur gré et au profit de leur parti pris.

 

– Je me demande ce qu’on a fait depuis huit ans.

 

– De la politique, toujours de la politique et encore de la politique… Mais de réformer un instrument faussé par quatre-vingts ans de favoritisme, on n’y a pas songé ; et pourtant, qui mieux que les gens au pouvoir en reconnaît l’urgence et qui en souffre plus qu’eux… En apparence, placés à la tête de l’administration, on nous croit les maîtres et l’on s’en prend à nous de ce qui se passe au-dessous de nos régions… Mais on ignore que nous sommes en réalité des parias tenus respectueusement à l’écart des solutions, et que, dans notre brillante cage de verre, nous sommes en prison comme des frelons inutiles, bourdonnant à la glace et s’y cassant la tête… Tenez, moi, ici, à peine est-il trois personnes en qui je puisse me fier. Bien entendu je ne parle pas de mon ministre, que je suis obligé de surveiller plus que tout autre pour qu’il ne se jette pas en étourneau à travers mes petits travaux de défense ; mais j’ai un chef du personnel choisi de ma main, c’est ma seule force ; mon secrétaire, qui est un dévouement vrai, et un huissier sincèrement honnête. En dehors d’eux, je dois tenir tout ce qui m’entoure en défiance, déguiser soigneusement mes visées et procéder par petits coups d’État longuement préparés ; autrement, j’aurais dix fois succombé.

 

– Le pouvoir à ce prix…

 

– C’est une embuscade perpétuelle… Les La Roche-Jugon dont nous voulons pénétrer les secrets, ont cent créatures dévouées dans nos ministères, petits et gros bonnets administratifs, qui ont fait, font ou feront leur chemin par eux, et qui ont toujours l’oreille dressée quand ils s’aperçoivent que les intérêts de leurs patrons sont en jeu. Ces gens-là leur servent à la fois d’espions et de boucliers, s’interposant et détournant les coups. Vous voyez au milieu de quels pièges toujours tendus nous allons marcher.

 

– C’est à n’y pas croire,… aujourd’hui, en 1878, ce sont ces gens-là qui sont encore les maîtres…

 

– Je vois bien ce que vous entendez par ces gens-là… Vous vous dites : la République est encore livrée à l’exploitation des partis hostiles, la proie des monarchistes qu’on n’a pas délogés de leurs positions… Eh bien ! il y a une nuance… Les La Roche-Jugon, puisque nous les prenons pour exemple, ne sont pas forts à ce point que nous constatons, parce qu’ils sont les représentants du principe du droit monarchique, mais quoique, mais en dépit de leur passé, dont ils font bon marché d’ailleurs. Non, l’armée mystérieuse à laquelle ils commandent, eux et leurs pareils, n’est pas composée, comme vous pouvez croire, de nos adversaires politiques ; elle en compte bien quelques-uns, mais elle se recrute surtout parmi cette immense classe de sceptiques pratiques qui est la plaie de notre temps et la honte de notre pays, car elle ne songe qu’à se gorger de sa sève jusqu’à la pléthore, dût notre vieille France en mourir. Tant que les luttes de parti ont été quelque peu ardentes, ces utilitaires sont restés divisés en légions, ayant chacune son drapeau, et se faisant la guerre, chassant aux bonnes places, et se disputant la curée. Mais, aujourd’hui que la République n’est plus contestée, ils se sont reconnus et rapprochés, comme étant de la même famille, et forment une effrayante franc-maçonnerie de sangsues qui s’alignent d’un commun accord aux plus riches veines, et s’y collent avec avidité.

 

– Oui… c’est bien cela.

 

– Supposez maintenant,… et c’est à peine si la chose est du domaine de l’hypothèse, elle va de soi ; mais supposez un instant qu’un esprit dominateur et rusé, connaissant bien cette situation morale, ait résolu de l’exploiter à son profit, d’en tirer une force organisée. Croyez-vous qu’il aura eu grand’peine à grouper sous sa main une association de gens en place et en crédit, qui se feront d’autant plus volontiers les instruments dociles, parfois aveugles et même criminels de sa volonté, qu’ils seront assurés que cette puissance qu’ils édifient, ils pourront s’en réclamer à l’occasion et la mettre au service de leurs ambitions, de leurs passions, de leur fortune ?

 

– Tout cela est contenu dans la note de convocation dont je vous ai parlé.

 

– C’est à cette conclusion que je voulais arriver, en effet. Les La Roche-Jugon, doublés du Coppola, se sont créé partout des alliances. Ils ont un pied dans tous nos ministères, une oreille ouverte et tendue partout où il y a profit à écouter, la main dans toutes les grandes affaires, et le jour où on les attaquerait de front, on aurait après soi la plus furieuse meute qu’on puisse déchaîner, cette légion de complices qui se sentiraient menacés et compromis dans leurs conquêtes où leurs appétits si leurs patrons venaient à succomber. Vous en avez fait la première épreuve. Dans cette poursuite si légèrement entreprise contre vous, il y a eu un mot d’ordre, car on a passé par-dessus toutes les formalités qui sont les garanties judiciaires de l’accusé. Eh bien ! Jacques, ne craignez pas que je me plaise à constater ainsi leur force, à dénombrer leurs alliés, pour vous engager à renoncer à la lutte…

 

– Vous me connaissez trop pour qu’une pareille pensée vous vienne.

 

– Oui, je sais que les difficultés et les dangers n’ont aucune prise sur vos résolutions, et votre exemple me porte même à croire que si les honnêtes gens savaient se défendre comme vous savez vous dévouer, ils arriveraient à être les maîtres du monde et réduiraient à une infime minorité la race des coquins…

 

– Eh ! eh ! ne souriez pas,… il suffirait de s’entendre…

 

– C’est ce que nous allons faire dans le cas présent. Plus nos ennemis sont forts et plus j’ai à cœur de contribuer à les déloger de leur citadelle d’impudence et à les amener désarmés et isolés en face de la loi, dont ils se raillent, et d’une justice qu’ils ne pourront plus corrompre. Et voici comment je distribuerai les rôles, si vous le voulez bien.

 

– Parlez.

 

– Il nous faut le secret complet des La Roche-Jugon. C’est Hoël, la chose est évidente, qui en est le dépositaire. C’est donc de ce côté que vous devez concentrer vos efforts et votre attention. Les précautions que vous avez prises sont excellentes, mais il faut que vous soyez là vous-même pour le recevoir ; à Paris, du reste, vous ne pourriez que courir des dangers sans profit.

 

– Vous avez raison.

 

– Moi, pendant ce temps-là, je vais travailler, par ma contre-police, à connaître sinon tous les affiliés, du moins les principaux associés des La Roche-Jugon, et une fois maître de ces renseignements, je serai bien malheureux si je ne réussis pas, en les attaquant isolément et politiquement, sous le manteau, un à un, à briser le faisceau, en en rompant les verges les unes après les autres… Parmi les noms que vous m’avez cités, j’en vois déjà qui me prêtent le flanc. Par voie de déplacement, de mise à la retraite ou même de disgrâce foudroyante, je vais désorganiser la bande et terrifier ceux qui seront épargnés et ne sauront d’où tombent ainsi, droit sur leurs complices, ces coups successifs et si bien dirigés. D’avance déjà je prends goût au jeu. D’autant que c’est œuvre de justice et de réparation sociale. Dès demain, je commence.

 

– Par Pérignac et Cardailhac Junior ?

 

– Non pas !… Certes, ceux-là méritent bien le sort qui les attend ; mais, si je les frappais d’abord, on devinerait, mon cher Caillebotte, que votre affaire est liée à leur chute ; on chercherait qui peut s’intéresser si puissamment à vous, et mon action, pour être durable, doit rester tout à fait invisible. Heureusement qu’à l’école où je me suis trouvé depuis quelques années, j’ai appris le secret de faire agir les hommes sans qu’ils s’aperçoivent qu’on soit pour rien dans leurs décisions, et de les compromettre à ce point, sans qu’ils s’en doutent, qu’il leur soit impossible de revenir sur une mesure prise… Et si je ne perds pas un instant, lorsque vous me reviendrez en possession de la vérité, vous trouverez, je l’espère, cet édifice de corruption disjoint, ébranlé dans ses œuvres, si bien miné par la base, qu’il ne faudra plus qu’une dernière poussée de votre main pour qu’il s’écroule à vos pieds dans sa fange.

 

– Pardieu ! j’y compte.

 

– Prenez avec vous Corréard.

 

– C’était mon intention.

 

– Et pour qu’il ne vous puisse être créé d’entraves, je vais vous munir de deux cartes qui auront le privilège de forcer toutes les autorités à vous respecter dans votre action. Il faudrait un cas des plus graves pour qu’on se permît avec cela de vous retenir, encore serait-on forcé de m’aviser du fait, ce qui m’autoriserait à intervenir et à vous réclamer. Ce ne sont pas des cartes de police, mais des laissez-passer tout spéciaux, emportant droit de réquisition, et dont nous n’armons que les personnes momentanément chargées d’une mission secrète. C’est moi qui les donne et seul je suis juge de l’opportunité… Par exception et pour dérouter nos ennemis, s’ils avaient connaissance du fait, je ferai signer ces cartes au ministre cette nuit même,… car il a tout à l’heure, à son retour, plusieurs affaires à traiter avec moi.

 

– Et s’il demandait quelques explications ?…

 

– Bon ! il s’en garderait bien… Il aime trop à s’en reposer sur moi. Quand l’événement accompli, il lui sera prouvé que je l’ai débarrassé d’une coterie qui lui mangeait dans la main et substituait son autorité à la sienne, il sera fort touché de l’effort ; mais s’il fallait qu’il en prît sa part, il préférerait, je le connais trop, laisser le champ libre à ces exploiteurs… Ah ! soyez tranquille, il signera les deux cartes comme le reste,… de confiance.

 

Il sonna l’huissier de service.

 

– Faites venir la personne qui attend dans le salon à côté.

 

C’était Corréard.

 

– J’ai un renseignement à lui demander avant de nous séparer, dit-il à Jacques.

 

Quand le policier fut entré.

 

– Monsieur l’inspecteur, je ne puis que vous féliciter du zèle intelligent que vous avez déployé dans cette affaire. Vous comprenez le devoir d’un représentant de la loi et de la justice comme j’entends qu’il soit compris. Je n’ai aucun goût pour les dévouements aveugles, et, dût-il me prouver que j’ai tort, celui qui me fait voir la vérité où je ne la devinais pas aura toute mon estime. Votre mise en disponibilité ne doit pas vous inquiéter, mais profitez des loisirs officiels qu’elle vous donne pour poursuivre l’œuvre commencée ; vous serez un précieux auxiliaire pour mon ami Jacques, et je compte sur votre prudence pour l’arrêter sur la pente des audaces qui lui sont familières ;… mais, avant que vous entriez en campagne, je veux vous demander votre avis sur un choix que j’ai à faire. Vous n’ignorez pas que M. le garde des sceaux, président du conseil, a sa police particulière ?

 

Corréard s’inclina affirmativement en souriant.

 

– Parmi nos agents, j’ai besoin de savoir si, à votre avis, il en est un en qui l’on puisse se fier absolument et qui ait échappé aux séductions de nos adversaires… Vous les connaissez ?

 

Corréard fit un mouvement significatif.

 

– Monsieur, dit-il, vous n’en avez que trois qui comptent comme intelligence… Legentil, Cadauran et Berquin…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! Legentil est absolument l’homme des jésuites ; Cadauran appartient à qui voudra le payer, et ne résistera jamais à un billet de 500 francs ; quant à Berquin, comme il vend régulièrement au banquier Daliphart la primeur de toutes les nouvelles qui vous arrivent, et que Daliphart est un des habitués de l’hôtel de la rue du Cirque, c’est encore le plus dangereux des trois.

 

– Diable ! fit La Condamine en regardant Caillebotte, qui se mit à rire, me voilà bien loti !

 

Puis, après un moment de silence :

 

– Mais il n’y a que demi-mal puisque vous m’éclairez à temps…

 

– Et que je puis vous tirer d’embarras.

 

– Vous avez quelqu’un à me proposer ?

 

– Oui.

 

– Dont vous pouvez répondre ?

 

– Comme de moi-même.

 

– Qui a déjà rempli de semblables fonctions.

 

– Pas officiellement.

 

– Ah ! je comprends, un agent qui travaillait en sous-ordre.

 

– Pour mon compte.

 

– Et comment le verrai-je ?

 

– Veuillez me donner seulement une lettre d’audience pour demain, à l’heure qu’il vous plaira…

 

– Soit, dit La Condamine en s’asseyant à son bureau, à quel nom ? Monsieur… ?

 

– Non pas,… madame.

 

– Une femme ?

 

– Oui… Mme la baronne de Prades.

 

– Un nom de guerre ?

 

– Mais non ;… elle est bien la veuve d’un baron de Prades authentique…

 

– Quel mobile la pousse ?

 

– Le plus original et le plus honnête. La passion de la justice. Bien que jeune, elle a eu beaucoup à souffrir de quelques coquins de marque. Elle a été prise d’une rage terrible, mais raisonnée, de représailles, et elle s’est attachée mystérieusement à l’existence de ceux qui l’avaient frappée dans son bonheur. Une infamie ne marche jamais seule. La première, prudemment commise, reste impunie. Les suivantes, plus audacieuses, livrent leurs auteurs ; c’est le raisonnement qu’elle s’est tenu, et nous nous sommes un jour rencontrés sur la même piste, armés chacun de preuves différentes qui se complétaient et conduisirent au bagne le misérable dont elle avait préparé le châtiment.

 

– C’est un caractère.

 

– Et une force. Déjà, plus d’une fois, dans des causes délicates, j’ai profité de sa pitié pour des victimes dignes d’intérêt, et j’ai dû à son intervention généreuse de faire triompher des causes justes, mais compromises. Aujourd’hui, je n’ai qu’à lui faire part de ce qui nous occupe,… et, je n’en saurais douter, monsieur le chef du cabinet, elle se mettra à votre disposition avec empressement.

 

La Condamine n’en demanda pas davantage et remplit la lettre d’audience.

 

Puis il nota sur un agenda ouvert devant lui :

 

« À trois heures, Mme la baronne de Prades. »

 

L’huissier entra.

 

– Son Excellence fait prier monsieur le chef du cabinet de se rendre auprès d’elle.

 

– Je vais immédiatement faire signer vos deux laissez-passer par le ministre, et mon secrétaire vous les apportera, mon cher Jacques, dit La Condamine, et maintenant que tout est réglé, entrez en campagne et faites fond sur moi. Je ne vous abandonnerai pas en chemin, et nous réussirons ou nous succomberons ensemble.

 

Un quart d’heure après, Jacques et Corréard remontaient en voiture et se faisaient conduire chez le policier.

 

C’est de là que, leurs derniers préparatifs terminés, ils devaient se diriger sur la Bretagne.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Juin 2007

 

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