Pierre Alexis Ponson du Terrail
LE DERNIER MOT DE ROCAMBOLE
Tome III
UN DRAME DANS L’INDE
La Petite Presse – 21 août 1866 au 8 août 1867 – 350 épisodes
E. Dentu Le Dernier Mot de Rocambole (5 volumes) 1866 – 1867
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE LA BELLE JARDINIÈRE
À propos de cette édition électronique
M. de Montgeron n’avait vu dans l’expédition de l’avant-veille, quand on était parti du club, qu’une de ces aventures vulgaires d’amour parisien aussi ridicules pour celui qui les entreprend que pour ceux qui en sont les témoins.
Depuis longtemps Paris n’est plus le pays des échelles de corde, des romanceros et des sérénades ; le guerrier ôte son uniforme pour entrer chez ces petites dames, et les poètes ont recours, non à leur guitare, mais à de jolis chiffons de papier signés Garat et Soleil.
M. de Montgeron avait donc accompagné Gustave Marion par curiosité pure, quand il s’était agi d’enlever la Belle Jardinière, persuadé que l’expédition se terminerait par un souper au Café Anglais, dont la belle, peu farouche, ferait les honneurs sans bégueulerie.
Mais les choses avaient tourné autrement.
Alors, M. de Montgeron avait senti s’éveiller en lui une sorte de curiosité âpre, un besoin de savoir ardent.
Quelle était cette femme ?
Et qu’est-ce que Gustave Marion avait donc vu chez elle pour qu’il en perdît ainsi subitement la raison ?
M. de Montgeron s’était juré de pénétrer ce mystère.
Il avait remarqué, durant les quelques heures passées à Saint-Cloud au restaurant de la Tête-Noire, que les quatre jeunes gens qui avaient accompagné avec lui M. Gustave Marion étaient si vivement impressionnés de l’aventure qu’il ne devait pas compter sur eux.
Aussi ne leur avait-il pas dit un mot de son projet, en les quittant, sous le prétexte qu’il avait une affaire pressante d’intérêt à régler, le soir même, à Paris.
Le sort, en désignant au club comme son compagnon M. Casimir de Noireterre, lui avait paru intelligent.
Casimir de Noireterre était un garçon de vingt ans, non moins brave que son cousin par alliance, M. de Montgeron.
Il était aspirant de marine et embarqué depuis deux ans, lorsqu’un héritage considérable l’était venu chercher à Rio-de-Janeiro, où son navire était en station.
Casimir avait fait comme Montgeron.
Il avait donné sa démission et était venu mener à Paris la haute vie.
Montgeron, le cousin de sa belle-sœur, – il avait un frère aîné, bon gentilhomme et vivant dans ses terres du Périgord, – Montgeron s’était fait son tuteur et l’avait présenté partout.
Tels étaient donc les deux hommes qui allaient essayer de pénétrer le mystère qui paraissait envelopper la Belle Jardinière.
Les nuits se suivent à Paris, comme partout ailleurs, mais elles ne se ressemblent pas.
La veille et l’avant-veille, la nuit était claire et lumineuse.
Ce soir-là, un brouillard épais et jaune couvrait Paris, dégageant une pluie imperceptible qui pénétrait jusqu’aux os.
M. de Montgeron avait son coupé à la porte du club, sur le boulevard.
Il y fit monter Casimir et lui dit :
– Je suis homme de précaution. Tiens, prends…
Et il lui mit dans la main un joli stylet corse à gaine de velours bleu, garnie d’argent ciselé, ajoutant :
– Les pistolets, les revolvers sont des armes de comédie, et tout au plus bonnes à vous faire arrêter ; ceci vaut mieux.
Le cocher avait ses ordres d’avance, sans doute, car il rendit la main à son trotteur, qui démarra lestement.
Au lieu de monter les Champs-Élysées et de traverser le Bois, le coupé suivit le bord de l’eau et les rails du chemin de fer américain jusqu’au pont de Sèvres.
Moins de trois quarts d’heure après, il s’arrêtait à l’endroit même où l’avant-veille Gustave Marion avait laissé son break.
Pendant le trajet, Montgeron et Casimir de Noireterre avaient à peine échangé quelques mots.
Mais lorsque, laissant le coupé, ils s’engagèrent à pied dans le chemin creux, Casimir dit à Montgeron :
– Comment entrerons-nous ?
– J’ai conservé la clé de la grille.
– Et celle de la maison ?
– Aussi. Marion les a payées assez cher pour qu’on s’en serve…
Le bruit lointain d’une cloche leur arriva, tandis qu’ils marchaient.
C’était l’horloge de la manufacture de Sèvres qui sonnait minuit.
Au bout d’un quart d’heure et bien que la nuit fut sombre, M. de Montgeron étendit la main et dit :
– Voilà la maison.
La lumière brillait toujours au premier étage. Comme l’avant-veille, la campagne environnante était silencieuse.
On n’entendait même pas les aboiements d’un chien de garde.
M. de Montgeron tira les deux clés de sa poche il ouvrit la grille.
– Maintenant, suis-moi, dit-il à Casimir de Noireterre et à la grâce de Dieu.
De la grille à la maison, qui n’était, à vrai dire, qu’un pavillon carré, il y avait une centaine de pas.
Une allée d’arbres y conduisait.
Montgeron et Casimir se mirent à marcher avec précaution pour ne pas faire crier le sable sous leurs pieds.
Durant le trajet, Montgeron s’arrêta deux fois pour prêter l’oreille.
Il lui avait semblé entendre un léger bruit.
Mais, comme pour la seconde fois, et pensant qu’il s’était trompé, il se remettait en marche, une forme noire se dressa tout à coup devant lui.
– Attention ! dit Montgeron.
Et il porta la main à son poignard.
Casimir de Noireterre l’imita. La forme noire s’avança, et bientôt Montgeron, qui l’attendait de pied ferme, vit se dessiner nettement la silhouette d’un homme :
– Qui est là ? dit une voix.
Montgeron ne répondit pas.
L’homme s’avança encore, et lorsqu’à fut tout près, il répéta :
– Qui êtes-vous ? et que voulez-vous ?
Mais soudain la main de Montgeron s’allongea vers lui et le saisit à la gorge :
– Qui êtes-vous ? et que voulez-vous ?
– Si tu cries, dit le vicomte, tu es mort.
Et il appuya la pointe de son stylet sur la poitrine de l’inconnu.
Celui-ci parut alors en proie à une grande épouvante :
– Ne me tuez pas, balbutia-t-il. Si vous êtes des voleurs, vous vous adressez mal…
– Qui es-tu ?
– Un pauvre domestique.
Montgeron trouva plaisant de jouer le rôle de voleur au sérieux.
– Il y a des domestiques qui ont des épargnes, fit-il.
– Je n’en ai pas… je vous jure…
Mais la voix émue de cet homme était une preuve qu’il mentait.
Un souvenir traversa l’esprit de M. de Montgeron.
– Quand tu n’aurais, dit-il, que les cent louis que t’a donnés M. Gustave Marion.
– Vous savez cela ? balbutia le domestique.
– Et la preuve en est que je viens, pour entrer ici, de me servir de la clé que tu lui as vendue.
Soudain l’homme changea d’attitude, et sa frayeur parut se calmer :
– Excusez-moi, dit-il, j’avais pris monsieur pour un voleur.
– Ah ! fit Montgeron en riant.
– Mais je vois bien que monsieur…
Et le domestique salua.
– Ah ! tu devines pourquoi nous venons ?
– À peu près…
– Eh bien ! dit Montgeron, fais tes réflexions et fais-les vite.
– Que désire monsieur ?
– Je te donne a choisir : un coup de poignard ou cent autres louis.
– Monsieur plaisante, car monsieur sait bien qu’il n’y a pas à hésiter.
– Alors tu choisis les cent louis.
– Oh ! bien certainement.
– Parle, en ce cas.
– Que désire savoir monsieur ?
Montgeron étendit la main vers la fenêtre éclairée.
– Qu’y a-t-il là haut ?
– Monsieur, répondit le domestique, je suis père de famille, j’ai trois enfants, je tiens à ma peau. J’ai vendu une clé à M. Marion qui est un jeune fou ; mais je vois bien que monsieur est un autre homme… et…
– Après ? dit froidement Montgeron.
– Monsieur me paraît être raisonnable.
– Eh bien !
– Et si je donne un bon conseil à monsieur.
– Je l’attends, parle…
– Monsieur fera bien de s’en retourner chez lui : la nuit est froide et le brouillard qui tombe est mauvais pour les rhumes de cerveau.
– Drôle ! fit Montgeron, je n’ai pas te temps de plaisanter avec toi sur la pluie et le beau temps.
Si tu ne me donnes pas les renseignements dont j’ai besoin, je te tue !
Et il appuya de nouveau te stylet sur la gorge.
La menace était sérieuse.
Le domestique comprit ou parut comprendre que M. de Montgeron était homme à le tuer, s’il ne répondait pas brièvement et clairement à ses questions.
– Que monsieur m’interroge, dit-il, et je dirai à monsieur ce qu’il désire savoir.
– À qui est cette maison ?
– À madame.
– Qu’est-ce que madame ?
– Personne ici ne sait son nom. On ne l’appelle à Bellevue que la Belle Jardinière.
– Depuis quand est-elle ici ?
– Depuis deux ans.
– D’où venait-elle ?
– Je ne sais pas.
La voix de cet homme avait un accent de sincérité que Montgeron ne mit pas en doute. Et, montrant de nouveau la lumière :
– Est-ce là sa chambre ?
– Je le crois.
– Comment ! tu le crois ?
– Monsieur, dit le domestique, je ne suis jamais monté au premier étage, ni moi, ni personne des nombreux ouvriers que madame occupe pendant le jour.
Tout ce que je puis dire, c’est que M. Charles Mercier est devenu fou.
– Qu’est-ce que M. Charles Mercier ?
– C’était un jeune homme de Paris qui était tombé amoureux de madame.
– Bon !
– Une nuit, il escalada les murs du jardin, et il avait posé son échelle contre la maison. Il monta ainsi jusqu’à cette fenêtre que vous voyez éclairée…
– Et il tomba à la renverse ?
– Non, mais il redescendit les cheveux hérissés, pâle, les yeux hors de leur orbite.
Depuis ce jour-là, il est fou.
– Mais que se passa-t-il là-haut ?
– Je ne sais pas, mais monsieur fera bien de s’en aller.
– Certes non, dit Montgeron.
– Monsieur compte entrer dans la maison ?
– Oui. Et tu vas rester ici, ou si tu as le malheur de me suivre…
– Oh ! il n’y a pas de danger.
– Si je te retrouve à cette place, tu auras tes cent louis…
– J’y serai, dit le domestique.
Et il s’assit sur un banc qui était adossé à un arbre.
Casimir de Noireterre était demeuré silencieux durant tout ce colloque.
Un moment, Montgeron pensa à lui laisser le domestique sous sa garde et à pénétrer seul dans la maison.
Mais Casimir répondit :
– Non, non, je ne vous quitterai pas.
– Viens, alors, dit Montgeron.
Et, muni de la seconde clé, il se dirigea vers le perron.
La porte s’ouvrit sous sa main aussi facilement qu’elle s’était ouverte devant Gustave Marion l’avant veille.
Montgeron et Casimir de Noireterre pénétrèrent dans le vestibule qui était plongé dans les ténèbres.
Mais une fois entrés, le premier tira de sa poche un rat de cave et une boîte de bougies.
Le rat de cave allumé, il ferma la porte.
La porte était munie d’un verrou à l’intérieur, Montgeron le poussa en disant :
– Voilà pour prévenir toute trahison de la part du domestique.
Casimir avait également son poignard à la main. L’escalier était, comme on sait, au fond du vestibule.
– En route ! dit Montgeron.
Et il passa devant.
Au premier étage, il trouva ce corridor dans lequel Gustave Marion s’était engagé.
Comme l’avant-veille, une lumière brillait tout au fond.
Montgeron s’approcha et reconnut une porte vitrée.
Cependant, les deux aventuriers nocturnes n’avaient pris aucun soin de dissimuler le bruit de leurs pas.
Arrivé à la porte vitrée, Montgeron se dressa sur la pointe du pied.
Et, comme Marion, il ne put se défendre d’un mouvement d’épouvante.
Un cri même lui échappa.
Mais il ne tomba point à la renverse.
La chambre mortuaire était dans le même état.
Le cadavre du marquis Gaston de Maurevers était étendu sur le lit de parade, la face tournée vers la porte.
Seulement, la Belle Jardinière n’était pas dans la chambre.
Et, comme Gustave Marion, M. de Montgeron reconnut ce cadavre pour être celui du marquis disparu.
Casimir de Noireterre, lui aussi s’était approché.
Et bien qu’il n’eût jamais connu M. de Maurevers, il ne put réprimer un cri d’horreur à la vue de ce cadavre.
M. de Montgeron lui serra le bras et lui dit :
– Tais-toi !
Il lui fallut quelques minutes pour se remettre de la violente émotion qu’il venait d’éprouver.
Mais M. de Montgeron était brave, et il eut bientôt reconquis tout son sang-froid.
La Belle Jardinière ne paraissait pas, et personne n’était auprès du cadavre.
Montgeron se pencha alors à l’oreille de Casimir de Noireterre et lui dit :
– Je comprends maintenant que Marion soit devenu fou. Il a reconnu le cadavre.
Casimir tressaillit.
– C’est celui de Maurevers, ajouta Montgeron.
Le jeune homme frissonna.
Montgeron, qui lui tenait toujours le bras, continua :
– Ce n’est plus sur la piste d’un mystère que nous sommes, mais bien sur la trace d’un crime et il faut aller jusqu’au bout.
La porte vitrée était fermée.
Montgeron essaya de l’ouvrir et ne le put.
– Arrive que pourra ! dit-il.
Et, regardant son compagnon :
– Es-tu toujours disposé à me suivre ?
– Jusqu’à l’enfer ! répondit-il.
Montgeron s’arc-bouta contre la porte et d’un vigoureux coup d’épaule la renversa.
Mais soudain, et comme il faisait un pas en avant, M. de Montgeron se trouva plongé dans l’obscurité la plus complète.
Un souffle mystérieux avait subitement éteint les quatre cierges qui brûlaient au coin du lit mortuaire.
– Suis-moi ! répéta M. de Montgeron.
Et, d’une main, il prit M. de Noireterre par le bras, et porta l’autre en avant, armée du poignard. Casimir le suivait.
Ils firent deux pas dans la direction du cadavre ; mais tout à coup, M. de Montgeron jeta un cri.
Le sol avait manqué sous ses pieds et il était tombé, entraînant son compagnon dans sa chute, au fond d’un abîme inconnu.
– Mille tonnerres ! sommes-nous devenus des personnages de féeries qu’on précipite dans un troisième dessous, à la Porte-Saint Martin ? s’écria M. de Montgeron d’une voix irritée, mais pleine et sonore, ce qui était une preuve qu’il n’était pas tombé de bien haut, et que, dans tous les cas, il ne s’était fait aucun mal.
– On te croirait, répondit une voix auprès de lui.
C’était M. Casimir de Noireterre, qui avait fait la même chute et, comme lui, était sain et sauf.
– Tu n’as aucun mal ? demanda Montgeron.
– Aucun. Et vous ?
– Moi non plus.
– Mais où sommes-nous ?
En tombant, Montgeron n’avait pas lâché son poignard.
– Je ne sais pas où nous sommes, répondit-il, mais je le saurai bientôt.
En même temps, il fouilla dans ses poches et en retira sa boîte de bougies. Le rat de cave était resté dans le corridor.
– Tu feras bien de ne pas bouger, dit-il à Casimir de Noireterre, jusqu’à ce que nous y voyions clair.
Et il enflamma une bougie.
Alors, Montgeron et son compagnon s’aperçurent qu’ils étaient dans une espèce de serre, ou plutôt de jardin d’hiver encombré de vases et de caisses de fleurs.
L’allumette s’éteignit, mais M. de Montgeron avait eu le temps de s’orienter.
Il avait aperçu dans un coin de la serre une cheminée et sur cette cheminée un flambeau.
Une deuxième allumette prit feu, et Montgeron, marchant vers la cheminée, s’emparât du flambeau.
Le flambeau contenait un reste de bougie qui pouvait durer environ trois quarts d’heure.
C’était plus qu’il n’en fallait pour se rendre un compte exact de la situation du lieu où se trouvaient les deux jeunes gens et chercher le moyen d’en sortir.
Montgeron regarda son compagnon :
– Tu n’es pas blessé, au moins ? lui dit-il.
– Non, et vous ?
– Moi, pas davantage. Maintenant, voyons où nous sommes ?
Et il replaça le flambeau allumé sur la cheminée.
C’était bien une espèce de jardin d’hiver dans lequel ils se trouvaient.
Les fleurs les plus rares, les plantes les plus exotiques remplissaient de vastes jardinières rangées le long des murs.
En levant les yeux, Montgeron comprit comment ils avaient été précipités de l’étage supérieur.
Le plafond était garni de solives, et une de ces solives devait être à charnière et faire bascule, entraînant avec elle, dans son mouvement, une partie du plancher.
La serre avait une croisée, unique, garnie à l’intérieur de volets épais et solidement fermés.
Montgeron donna le flambeau à Casimir en lui disant :
– Éclaire-moi.
Puis il s’approcha de la croisée et essaya d’ouvrir l’un des volets.
Le volet était fermé par un ressort invisible.
Montgeron le chercha et ne put le trouver.
Il introduisit son poignard dans une fente et essaya de soulever le volet.
Mais le poignard se tordit et le volet résista.
– Une lime ferait mieux notre affaire, dit M. de Noireterre.
– Je me suis trompé à la couleur, reprit Montgeron. Ce volet peint en gris n’est pas en bois, mais en fer.
Et il frappa dessus avec le manche du poignard. Un bruit sonore et métallique lui répondit. Montgeron hésita, un moment.
– Bah ! dit-il, il sera toujours temps de revenir au volet.
Essayons de sortir par où nous sommes venus.
Il y avait une table dans un coin.
Montgeron la porta au milieu de la serre, juste au-dessous de cette solive qui lui paraissait être à charnière.
Puis il monta dessus, et ses mains purent atteindre le plafond.
La solive, en effet, était brisée et garnie aux deux brisures d’une serrure de cuivre.
Mais un rapide examen prouva bien vite à M. de Montgeron que, si la trappe qui avait manqué sous ses pieds, tournait de haut en bas, le ressort qui la faisait mouvoir se trouvait à l’étage supérieur, et que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait le faire jouer.
– Il faut revenir au volet, murmura-t-il, et tacher de desceller un de ses gonds.
– Mais, dit Casimir, qui tenait toujours le flambeau, le volet ouvert, que ferons-nous ?
– Nous briserons les vitres.
– Bon !
– Et nous sauterons ensuite par la fenêtre.
– Mais nous ne fuirons pas, j’imagine.
– Oh ! fit Montgeron avec un sourire, avant de nous en aller, je te prie de croire que nous aurons raison de cette maison machinée comme un théâtre et de ses habitants mystérieux.
Et, reprenant son poignard, M. de Montgeron s’escrima de nouveau contre le volet. Le poignard s’ébrécha et le volet résista.
– Suis-je bête ! dit Montgeron tout à coup.
– Plaît-il ? fit M. de Noireterre.
– Ne parlais-tu pas d’une lime, tout à l’heure ?
– Oui. Cela vaudrait bien mieux. Nous couperions un des gonds. Mais hélas ! nous n’avons pas de lime.
– Tu te trompes.
– Vous en avez une.
– J’ai le grand ressort de ma montre.
Et Montgeron tira de son gousset un superbe chronomètre qu’il ouvrit et disloqua impitoyablement, pour en avoir le ressort.
– À l’œuvre maintenant, dit-il.
Et il se mit à entamer le gond du volet.
– Montgeron ? fit Casimir d’un ton interrogateur. Nous n’avons plus de bougie que pour une demi-heure.
– Eh bien ! Éteins-la. Je n’ai pas besoin d’y voir pour limer le gond. Quand il sera détaché, nous rallumerons le flambeau.
Casimir souffla la bougie et M. de Montgeron se mit à limer avec ardeur.
Mais, au bout de quelques instants, Casimir dit encore :
– Monseigneur, est-ce que vous n’avez pas la tête lourde ?
– Moi non.
– C’est bizarre ; il me semble que j’ai une montagne sur la tête.
– Peut-être est-ce l’odeur des fleurs qui te monte au cerveau.
– C’est possible.
Et Casimir s’assit sur une jardinière dont il massacra le contenu. Montgeron limait avec fureur.
Tout à coup il éprouva, lui aussi, une certaine lourdeur.
– Tu as raison, Casimir, dit-il, les exhalaisons de ces fleurs nous montent à la tête.
– Il me semble que tout tourne autour de moi, bien que nous soyons dans l’obscurité, répondit M. de Noireterre d’une voix étouffée.
M. de Montgeron continuait à scier le gond du volet ; mais ses mouvements devenaient plus lents et le malaise augmentait.
– Casimir, dit-il, allume donc le flambeau. Tiens, voici des allumettes.
Casimir ne répondit pas.
Alors M. de Montgeron eut peur.
Il enflamma une des bougies, et à cette lueur il vit M. de Noireterre renversé sans connaissance sur la jardinière.
Rallumer le flambeau fut l’affaire d’un instant.
Puis, secouant autant qu’il lui était possible la torpeur qui s’était emparée de lui, il prit le jeune homme dans ses bras et essaya de le ranimer.
Efforts inutiles !
Casimir de Noireterre était à demi asphyxié et ne donnait plus signe de vie.
Montgeron eut un accès de rage.
– Oh ! de l’air ! de l’air ! dit-il.
Et laissant le flambeau allumé et reprenant le ressort de montre, il se mit à attaquer de nouveau le gond du volet.
La besogne avançait.
Déjà le gond ne tenait plus que par une mince épaisseur.
Encore quelques coups de lime et il se séparerait en deux et le volet serait arraché et brisant une vitre d’un coup de poing, M. de Montgeron ouvrirait un passage à l’air du dehors.
Mais il n’en eut pas le temps.
La lime s’échappa de sa main, et il tomba lourdement sur le parquet en poussant un cri étouffé.
Quelques secondes après ses yeux étaient fermés, et il était aussi immobile que Casimir de Noireterre.
* *
*
Alors une porte masquée dans le mur, et que Montgeron n’avait pas aperçue, s’ouvrit.
Un homme et une femme entrèrent.
La femme avait un masque sur le visage.
Mais M. Gustave Marion, s’il eût été là, aurait sans doute reconnu, au travers de ce masque, l’ardent regard de la Belle Jardinière.
L’homme n’était autre que ce domestique rencontré une heure auparavant dans le jardin par Montgeron et son compagnon.
– Madame, dit ce dernier, si nous les laissions là… ils ne se réveilleraient jamais.
– Non, dit-elle, j’ai fait serment de ne verser le sang qu’à la dernière extrémité. La voiture est-elle prête ?
– Elle attend à la grille depuis un quart d’heure.
– Eh bien ! appelle tes deux aides et enlevez-moi ces jeunes fous.
Vous les laisserez dans quelque rue déserte de Paris et le grand air fera le reste.
– Mais, madame, tout cela finira mal, si vous n’y prenez garde !
Elle haussa les épaules :
– Obéis, dit-elle d’un ton impérieux.
Et le domestique, courbant la tête, chargea Montgeron sur ses épaules et l’emporta.
Deux jours après, à la préfecture de police, le chef d’un service récemment créé et qui s’appelait le service des Affaires mystérieuses, était dans son cabinet à huit heures du matin, dépouillant une volumineuse correspondance, dont chaque pièce était écrite en chiffres, véritable langue de convention dont les deux personnes qui correspondent entre elles ont seules la clé.
Ce personnage était un homme encore jeune, quoique déjà chauve.
Son œil perçant, son nez pointu, ses lèvres minces et ironiques annonçaient une grande perspicacité et une grande finesse.
On l’appelait monsieur Lépervier.
Peut-être n’était-ce qu’un nom de guerre sous lequel il avait été longtemps connu dans la brigade de sûreté.
L’habileté extraordinaire dont M. Lépervier avait fait preuve dans deux ou trois circonstances, avait attiré sur lui l’attention de l’autorité supérieure.
Le service des affaires mystérieuses ayant été créé, M. Lépervier en fut nommé chef.
Mais, il n’y a qu’heur et malheur dans la vie, la première affaire dont M. Lépervier avait eu à s’occuper en entrant en fonction, était la disparition du marquis Gaston de Maurevers.
M. Lépervier avait bouleversé Paris, envoyé des agents à Londres, à New-York, partout.
Comme on le disait un soir, au Club des Crevés, tout cela avait été en pure perte.
Il est vrai que, depuis ce temps, M. Lépervier avait eu quelques affaires heureuses et rondement menées à bien ; mais néanmoins il conservait de ce premier insuccès une mélancolie profonde, et n’avait point abandonné la partie.
Or donc, ce matin-là, M. Lépervier dépouillait sa correspondance lorsque son garçon de bureau lui apporta une carte.
M. Lépervier jeta les yeux dessus et lut :
Le vicomte de Montgeron
– Monsieur, dit le garçon de bureau, ce monsieur insiste beaucoup pour être reçu.
– Tout à l’heure.
– Il prétend avoir une communication de la plus haute importance à vous faire.
– Tout à l’heure !
Cette fois ce fut avec une brusquerie inaccoutumée que M. Lépervier, qui était un homme doux et poli, fit cette réponse.
Parmi les lettres amoncelées sur son bureau, il venait d’apercevoir un pli qui portait le timbre de Londres, et sur l’enveloppe, dans un coin, un signe mystérieux qui l’avait fait tressaillir.
Il s’était emparé de cette lettre, l’avait ouverte précipitamment, et comme le garçon de bureau sortait, il lui avait répété pour la troisième fois :
– Priez ce monsieur d’attendre.
Une photographie s’était échappée de l’enveloppe ouverte.
Le chef du bureau des affaires mystérieuses n’eut pas plus tôt examiné cette photographie, qu’il jeta un cri :
– C’est lui !
La photographie représentait un homme de vingt-huit à trente ans, ou plutôt un cadavre, assis dans un fauteuil, la tête renversée sur l’épaule gauche.
Ce cadavre portait au-dessous du sein gauche uns blessure qui paraissait avoir été faite soit avec un poignard, soit avec une épée de combat.
M. Lépervier ouvrit un tiroir qu’il avait sous la main et en retira aussitôt une autre photographie.
Celle-là représentait, un homme, debout, en habit de ville, le chapeau et la canne à la main et paraissant en fort bonne santé.
Cette dernière photographie ressemblait néanmoins parfaitement à celle de ce cadavre assis dans un fauteuil et il était impossible de ne pas reconnaître le vivant dans l’épreuve du mort.
Or, celle que M. Lépervier avait prise dans un tiroir était le portrait authentique du marquis Gaston de Maurevers.
Le chef de bureau des affaires mystérieuses déplia d’une main fiévreuse la lettre qui accompagnait la photographie.
Cette lettre émanait d’un agent qu’il avait envoyé en Angleterre.
Elle était datée de Londres et ainsi conçue :
« Le cadavre dont je vous envoie la photographie que j’ai fait exécuter ce matin même a été trouvé hier dans la Taverne du Roi George, dans le Wapping.
« La Taverne du Roi George est un des repaires les plus redoutables de Londres.
« Le land-lord, ou tavernier, s’appelle Calcraff, comme le bourreau de Londres dont il est, dit-on, le parent.
« La police anglaise a renoncé à s’introduire, passé une certaine heure, dans la taverne.
« De minuit à quatre heures du matin, un policeman assez hardi pour y pénétrer, n’en sortirait pas vivant.
« Il a donc fallu pour la découverte de ce cadavre dont la mort paraissait remonter à quelques heures seulement, s’en rapporter à la déclaration du land-lord.
« Voici cette déclaration :
« – Depuis environ six mois, un Français dont on ignore le nom venait chaque soir, en compagnie d’une femme irlandaise, fort belle du reste, mais couverte de haillons, boire du gin à la taverne et il passait une partie de la nuit.
« Il ne parlait à personne, ne faisait aucun bruit, n’était jamais en état d’ivresse et paraissait follement épris de l’Irlandaise.
« Chose bizarre ! tandis que cette dernière portait des vêtements sordides, le Français était mis avec une certaine élégance, et il payait souvent sa dépense avec une pièce d’or.
« Dans la nuit d’avant hier – c’est toujours le land-lord qui parle, – le Français et l’Irlandaise se sont pris de querelle subitement, et l’Irlandaise a poignardé le Français.
« Le land-lord a voulu la faire arrêter, mais les matelots qui se trouvaient dans la taverne ont protégé sa fuite.
« Telle a été la déclaration du maître de la Taverne du roi George.
« Prévenu par le policeman-chief du Wapping, je me suis transporté à la taverne hier soir, et je n’ai pas hésité à reconnaître dans ce cadavre celui du marquis Gaston de Maurevers que nous cherchons depuis si longtemps.
« Néanmoins j’ai cru devoir en faire faire une photographie et vous l’envoyer.
« Agréez, etc.
« MANUEL. »
Le garçon de bureau avait entr’ouvert la porte du cabinet une seconde fois.
– Monsieur, dit-il à M. Lépervier, M. le vicomte de Montgeron dit qu’il a une révélation des plus importantes à vous faire, touchant le marquis de Maurevers.
M. Lépervier bondit sur son siège à ce nom :
– Qu’il entre ! dit-il, qu’il entre sur-le-champ.
Puis, en homme de police qui sait son métier et ne livre son secret qu’à bon escient, il repoussa vivement les deux photographies et la lettre de Manuel dans le tiroir qu’il referma.
M. de Montgeron entra.
– Monsieur, dit-il en s’asseyant dans le fauteuil que M. Lépervier lui avança, j’étais un ami de M. de Maurevers que nous cherchons depuis un an.
M. Lépervier s’inclina.
– Un hasard étrange m’a révélé le sort de mon pauvre ami. Le marquis de Maurevers a été assassiné.
– Ah ! fit M. Lépervier impassible.
– Je me suis trouvé, il y a quarante-huit heures, poursuivit M. de Montgeron, en présence de son cadavre.
– Vous arrivez, de Londres, monsieur ? demanda M. Lépervier.
– Non, monsieur, je n’ai pas quitté Paris.
– Et vous avez vu le cadavre de M. de Maurevers ?
– Oui.
– Quand ?
– Il y a quarante huit heures.
– Où cela ?
– À deux lieues de Paris, dans une maison de campagne.
M. Lépervier fit un nouveau soubresaut dans son fauteuil.
Puis il ouvrit vivement le tiroir et en retira la photographie expédiée de Londres. Et la mettant sous les yeux de M. de Montgeron :
– Reconnaissez-vous cela ?
– C’est lui ! s’écria Montgeron, c’est lui !… et je l’ai vu tel qu’il est là !
M. Lépervier se leva subitement :
– Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais on deviendrait fou pour moins que cela !
M. Lépervier et le vicomte de Montgeron se regardèrent alors avec une stupéfaction mutuelle.
Que signifiait la déclaration du vicomte ?
Que voulait dire la dernière phrase du chef de bureau.
M. de Montgeron rompit le silence le premier :
– Monsieur, dit-il, je vois que la police m’a prévenu, et cette photographie m’est une preuve que tandis que je revenais peu à peu de l’espèce d’asphyxie qui a été la suite de mon aventure, elle faisait une perquisition à Bellevue, dans la maison de la Belle Jardinière, perquisition qui amenait la découverte du cadavre de mon ami Maurevers.
– Monsieur le vicomte, interrompit brusquement M. Lépervier, je commence par vous dire que je ne sais pas le premier mot de ce que vous venez de me raconter.
Montgeron se leva à son tour et recula d’un pas.
– Enfin, monsieur, dit-il, si vous n’avez pas retrouvé le cadavre de M. de Maurevers, comment se fait-il que cette photographie soit entre vos mains ?
– Vous n’êtes pourtant pas fou ! dit M. Lépervier qui arrêta sur M. de Montgeron son regard scrutateur.
– Non, certes.
– Je ne le suis pas non plus, moi.
– Je l’espère pour vous…
– Eh bien ! monsieur, dit le chef des affaires mystérieuses, c’est à croire que nous le sommes tous les deux.
– Comment cela ?
– Vous avez vu le cadavre de Maurevers ?
– Oui.
– À Bellevue… près Paris… ?
– Oui.
– Dans une maison appartenant…
– À la Belle Jardinière, monsieur. Je ne connais pas d’autre nom à cette femme.
– Et ce cadavre ?…
– Est bien le même que celui que représente cette photographie, dit M. de Montgeron avec un accent de conviction et de sincérité qui impressionna vivement l’homme de police.
J’ai même vu très nettement cette blessure au-dessous du sein gauche.
Et il posait le doigt sur la photographie.
M. Lépervier fit alors appel à toute sa raison et à tout son calme d’agent de police.
– Voyons, monsieur, dit-il, mettons que je n’aie rien dit, et ne vous préoccupez ni de mes paroles, ni de mon étonnement. Faites-moi votre déclaration.
Montgeron était pareillement, comme on a pu le voir, du reste, un homme de sang-froid :
– Soit, dit-il. Je vois bien que, si je ne m’expliquais entièrement, nous courrions le risque d’être longtemps plongés dans les ténèbres.
Et M. de Montgeron raconta succinctement, mais sans oublier aucun détail, l’amour de M. Gustave Marion pour la Belle Jardinière, l’expédition nocturne à laquelle il avait assisté, lui, Montgeron, et la folie qui s’était emparée subitement du jeune homme qu’on avait retrouvé à demi mort dans le jardin.
Puis, Montgeron raconta encore son expédition à lui, expédition dans laquelle il avait été assisté par son jeune ami, M. de Noireterre.
Évidemment, Marion avait vu le cadavre, tout comme il l’avait vu, lui, Montgeron, ainsi que Casimir.
Puis il ajouta :
– À partir du moment où je suis tombé asphyxié par l’odeur des fleurs, je ne sais plus ce qui s’est passé.
Quand je suis revenu, à moi, j’étais chez moi, avenue de Marignan, couché dans mon lit et assisté de mon valet de chambre et d’un médecin qu’on était allé chercher en toute hâte.
Il paraît qu’une patrouille d’agents de police m’a retrouvé sur un trottoir de la grande avenue des Champs-Élysées.
J’avais mon portefeuille et des papiers sur moi qui avaient permis de me transporter à mon domicile.
Le médecin, après trois heures d’efforts, avait fini par me rappeler à la vie.
J’ai passé la journée d’avant-hier et celle d’hier dans un tel état d’abrutissement que je n’ai eu la force ni de sortir ni de vous adresser ma déposition, ni même de m’enquérir du sort de mon ami, M. Casimir de Noireterre.
Enfin, hier soir, j’ai eu la visite de ce dernier.
Son histoire était la mienne, à ceci près qu’on l’a trouvé non point, comme moi, dans les Champs-Élysées mais, sur le boulevard des Italiens.
Alors, après m’être concerté avec lui et avoir pris la résolution de ne pas ébruiter cette mystérieuse aventure, je suis venu vous trouver.
M. Lépervier avait écouté Montgeron avec une religieuse attention, sans l’interrompre.
Quand ce dernier eut fini, l’homme de police rouvrit son tiroir, y prît la lettre de l’agent Manuel et la tendit à Montgeron :
– Lisez, dit-il.
La stupeur de Montgeron fut à son comble, lorsqu’il eut pris connaissance de cette lettre.
– Monsieur, reprit M. Lépervier, aucun homme n’a le don d’ubiquité, à plus forte raison un cadavre ; celui de M. de Maurevers ne pouvait se trouver, à la même heure, à Paris et à Londres.
– Monsieur, sur mon honneur, dit Montgeron, je vous jure que j’ai reconnu Maurevers.
– Bien. Mais vous le reconnaissez aussi sur cette photographie ?
– Parfaitement, c’est toujours Maurevers.
– D’après votre déposition, poursuivit M. Lépervier, vous avez vu M. de Maurevers mort, sur un lit, dans la nuit de mercredi à jeudi.
– Précisément.
– Quelle heure pouvait-il être ?
– Minuit.
– Attendez…
L’homme de police prit la lettre de l’agent Manuel et en souligna avec le doigt ce passage dans la nuit d’avant-hier.
– Je vous ferai remarquer, dit Montgeron, que la lettre est datée d’hier vendredi.
– Précisément. C’est donc bien, la nuit de mercredi à jeudi.
– Du reste, ajouta Montgeron, à moins que la théorie des Ménechmes ne soit devenue une vérité mathématique, et qu’il y ait deux hommes se ressemblant trait pour trait, morts de la même manière, à deux cents lieues de distance, et portant le même costume, vous avez raison, monsieur, vous ou moi nous devons être fous !
– S’il y avait vingt-quatre heures d’intervalle entre votre découverte et celle de mon agent, poursuivit M. Lépervier, on pourrait supposer, à la rigueur, que le cadavre a été transporté de Paris à Londres ou réciproquement. Mais c’est à la même heure que ce cadavre est retrouvé à Paris et à Londres, en même temps. Il y a donc deux cadavres !
– Évidemment.
– Et cependant, continua M. Lépervier, c’est bien M. de Maurevers que vous avez vu ?
– Oui, certes.
– Et cette photographie vous représente également M. de Maurevers ?
– La ressemblance est frappante.
M. Lépervier et Montgeron se regardaient avec une sorte de terreur superstitieuse, lorsqu’un tintement métallique se fit entendre dans un coin du cabinet.
C’était la sonnette d’un appareil télégraphique.
Le chef des affaires mystérieuses avait un télégraphe dans son bureau même.
Il se leva et s’en approcha.
À la première inspection jetée sur l’appareil, il reconnut que la dépêche annoncée venait de Londres.
Et, s’asseyant avec empressement, il se mit à la traduire :
« Londres, samedi, 8 h. du matin
M. Lépervier, Paris
« Cadavre Maurevers transporté à la Morgue de Londres hier soir. Gardé par deux policemen. Policemen endormis avec une prise de tabac mélangé d’un narcotique. Cadavre disparu.
« Lettre, demain avec détails.
« Manuel. »
Tenez ! s’écria. M. Lépervier, lisez !
Et il transmit la dépêche à M. de Montgeron.
Puis, tandis que celui-ci en prenait connaissance :
– Il y a vingt ans, monsieur, que je m’occupe de police et jamais je n’ai vu rien d’aussi extraordinaire.
– Monsieur, répondit Montgeron, en attendant la lettre de votre agent à Londres, ne comptez-vous pas opérer une perquisition à Bellevue ?
– Oui, répondit M. Lépervier, et à l’instant même. Puisqu’il y a deux cadavres, nous allons toujours essayer d’en retrouver un.
Deux heures après, un fiacre à quatre places arrivait à Bellevue, et s’arrêtait devant la grille de l’habitation qu’on appelait dans le pays la maison de la Belle Jardinière.
M. Lépervier en descendit avec deux hommes qu’à leur mine il était facile de reconnaître pour des sergents de ville déguisés en bourgeois, et un quatrième personnage, vêtu de noir des pieds à la tête, et qui paraissait être un magistrat.
Un petit coupé brun, attelé d’un cheval de sang, suivait le fiacre, et deux autres personnages en sortirent.
C’étaient M. de Montgeron et son jeune ami, M. Casimir de Noireterre.
M. Lépervier, avant de sonner, jeta à travers la grille un regard dans le jardin.
Il y avait bien une dizaine d’ouvriers travaillant avec ardeur, les uns à bêcher des plates-bandes, les autres à poser des cloches en verre, d’autres, enfin, à tailler des arbres.
Au milieu d’eux, un gros homme à mine épanouie allait et venait, donnant des ordres.
M. Lépervier fit la réflexion qu’avait faite, quatre jours auparavant, M. de Montgeron lui-même.
Ce pavillon carré avait un aspect honnête et bourgeois, et ce jardin n’offrait rien de mystérieux à première vue.
M. Lépervier sonna.
Au bruit de la cloche, le gros homme quitta les ouvriers et marcha vers la grille d’un air empressé.
Puis ayant ouvert lui-même, il ôta le large chapeau de paille dont il était couvert, et salua avec toute l’aménité d’un commerçant qui voit entrer des clients chez lui.
– Monsieur, lui dit M. Lépervier, nous désirons parler à la maîtresse de maison.
– Ces messieurs, répondit le gros homme qui pouvait bien avoir cinquante ans, sont sans doute des clients de madame Lévêque ?
– Oui monsieur, répondit M. Lépervier qui se dit :
« Bon ! il paraît que la dame s’appelle madame Lévêque. »
– Mille excuses, messieurs, reprit le gros homme en saluant une seconde fois ; mais vous aurez été oubliés, sans doute, dans la distribution des prospectus.
– Hein ? fit M. Lépervier.
Le gros homme tira de sa poche un carré de papier qu’il mit, pour toute réponse, sous les yeux de l’homme de police.
C’était une circulaire imprimée, conçue en ces termes :
« M.
« J’ai l’honneur de vous informer que, me retirant définitivement des affaires, je viens de céder mon fonds à monsieur Polydore Grosjean, jardinier pépiniériste, à qui je vous prie de continuer les bontés et la confiance dont vous vouliez bien m’honorez.
« VEUVE LÉVÊQUE. »
M. Lépervier fronça légèrement le sourcil en prenant connaissance de ce factum.
– Pardon, monsieur, dit-il en regardant attentivement le gros homme, c’est vous qui êtes M. Polydore Grosjean ?
– Pour vous servir, répondit-il.
Et il salua une troisième fois.
– Ainsi vous êtes le successeur de madame Lévêque.
– Oui, monsieur.
– Depuis longtemps ?
– J’ai acheté le fonds et la propriété depuis quinze jours ; mais je ne suis entré en jouissance que d’hier.
– Ah ! et madame Lévêque est encore ici probablement ?
– Non, monsieur, répondit le gros homme, madame Lévêque est partie pour Paris avant-hier soir, mais si vous avez personnellement affaire à elle, je puis vous donner son adresse.
– Fort bien, dit M. Lépervier.
– Madame Lévêque habite la rue du Temple, n° 69 bis.
Et le gros homme ajouta avec un soupir :
– Je croyais que ces messieurs étaient des clients.
M. Lépervier le prit par le bras et l’entraîna un peu à l’écart :
– Monsieur Polydore Grosjean, dit-il, je vois qu’il faut que je vous fasse connaître ma qualité.
Le gros homme le regarda d’un air ébahi.
– Je m’appelle Lépervier, et je suis chef de section dans la brigade de sûreté.
Le gros homme tressaillit ; mais l’ébahissement de sa large figure rougeaude fut si naïf que M. Lépervier en fut quelque peu dérouté.
M. Polydore Grosjean le regardait toujours, et semblait se poser cette question :
– Qu’est-ce que je puis donc bien avoir de commun avec la police ?
M. Lépervier poursuivit :
– Si, comme j’ai tout lieu de le croire, vous êtes un honnête commerçant, complètement étranger aux faits qui motivent ma présence ici, je serais désolé de vous causer le moindre tort.
– Mais… monsieur…
Et l’étonnement du jeune homme se changea en stupeur.
– Cependant, poursuivit. M. Lépervier, il faut que je fasse mon devoir ?
– Votre devoir ?
– Oui monsieur.
– Comment cela.
– J’ai un mandat de perquisition chez vous.
– Chez moi !
– Ou plutôt chez madame Lévêque que je croyais trouver ici. Par conséquent, acheva M. Lépervier d’un ton franc, ne faisons pas de bruit, recevez-moi ainsi que ces messieurs comme des amis et laissez-nous visiter la maison.
M. Polydore Grosjean n’en revenait pas. Il était fort rouge et quelques gouttes de sueur perlaient à son front.
– Monsieur, murmura-t-il enfin d’une voix émue, j’ai été pendant trente années établi pépiniériste à Saint-Mandé. Je suis bien connu… et jamais je n’ai inspiré le moindre soupçon… je suis un honnête homme… et croyez…
– Je crois, interrompit poliment M. Lépervier, que vous ne me comprenez pas très bien… ou plutôt, peut-être me suis-je mal expliqué. Le mandat de perquisition concernait la maison de madame Lévêque. Vous l’avez achetée ; mais cela ne doit pas m’empêcher d’obéir aux ordres que j’ai reçus.
– Mais enfin, monsieur… pourquoi cette perquisition ?
– Nous sommes sur les traces d’un crime.
Cette fois l’émotion de M. Polydore Grosjean fit place à un gros accès d’hilarité.
– Oh ! par exemple ! dit-il, dans tous les cas si on a commis un crime, ce n’est pas madame Lévêque qui est la coupable, c’est bien la plus honnête des femmes.
– Ah !
– Voilà dix ans que je la connais.
– Vous la connaissez depuis dix ans ?
– Et son mari aussi, le pauvre cher homme ! il est mort dans mes bras, il y aura trois ans bientôt.
L’air candide du gros jardinier et son accent de sincérité produisaient sur M. Lépervier une impression de surprise qui était partagée par M. de Montgeron lui même.
M. Polydore Grosjean ajouta :
– Mais enfin, monsieur, si vous voulez visiter la maison, je suis à votre disposition. Seulement vous m’excuserez…, elle est à peu près vide… mes meubles ne sont pas encore arrivés…
Et il se dirigea vers la maison.
M. Lépervier, l’homme vêtu de noir qui n’était autre qu’un commissaire de police, les deux agents, Montgeron et Casimir de Noireterre le suivirent.
Les jardiniers n’avaient pas interrompu leur besogne, et ils avaient cru sans doute que les visiteurs étaient des clients.
Le gros homme poussa la porte d’entrée qui était entrebâillée et s’effaça pour laisser passer M. Lépervier. Celui-ci dit à Montgeron :
– Maintenant monsieur, rassemblez vos souvenirs et guidez-nous.
– Oh ! dit Montgeron, ce sera facile. Je me reconnais parfaitement ici.
Et le premier, il gravit l’escalier.
Au premier étage il trouva le couloir au bout duquel il trouvait la porte vitrée.
Cette porte était grand ouverte.
Mais la chambre mortuaire était vide ; les tentures funèbres, le lit de parade et le cadavre avait disparu.
Un papier à ramages couvrait les murs et un rayon de soleil s’ébattait joyeusement sur le parquet.
Montgeron et Casimir de Noireterre éprouvèrent bien un premier mouvement de déception ; mais il fut de courte durée.
Le premier se tourna vers M. Lépervier, qui paraissait partager leur désappointement et lui dit :
– Du moment où la Belle Jardinière n’est plus ici et, où monsieur que voilà s’est rendu acquéreur de la maison, il est évident que ce que nous cherchons ne pouvait demeurer à la place où je l’ai vu.
– Sans doute, mais…
– Mais, dit M. Montgeron, on n’emporte pas un cadavre facilement et…
– Un cadavre ! s’exclama M. Polydore Grosjean avec effroi.
M. Lépervier attacha sur lui le regard clair et profond particulier aux agents de police et il fut de plus en plus convaincu que le gros homme était de bonne foi et qu’il ignorait absolument tout.
Montgeron reprit :
– Il y avait un cadavre ici.
– Mais où ? fit M. Grosjean.
– Là… sur un lit… recouvert d’un drap noir. Les murs étaient pareillement tendus.
– Positivement, affirma M. Casimir de Noireterre.
Un des agents subalternes qui accompagnaient M. Lépervier s’approcha du mur et posa la main sur un clou à crochet qui était enfoncé dans la corniche.
– Excusez, mon chef, dit cet homme. Je ne sais pas si la pièce était tendue de noir, mais ce qui est certain c’est qu’il y a eu une tenture quelconque sur le mur. Je vois la trace d’une tringle sur le papier, et tout le long de la corniche des clous à crochet de distance en distance.
– C’est parfaitement vrai, dit M. Lépervier, qui s’approcha et remarqua pareillement des clous sur la plinthe du bas, preuve que la tenture avait été tendue de bas en haut.
M. Lépervier alors s’approcha de la fenêtre et regarda au-dessous de lui.
La fenêtre du rez-de-chaussée, verticalement située au-dessous de celle où il se penchait, était ouverte.
Il s’adressa à Montgeron :
– Si j’ai bonne mémoire, dit-il, le sol aurait cédé sous nos pieds ?
– Oui, monsieur.
– Et vous seriez tombés tous deux à l’étage inférieur ?
– Parfaitement.
M. Lépervier se baissa et se mit à examiner le parquet avec attention, espérant trouver une fente, une solution de continuité quelconque qui pût indiquer cette trappe mystérieuse qui avait cédé sous les pieds de Montgeron et de son compagnon.
Mais le parquet n’offrait aucun indice de ce genre.
Il était uni et d’une parfaite homogénéité.
– Descendons, dit M. Lépervier ; avant de chercher le cadavre, il faut nous rendre compte de la chute que vous pensez avoir faite.
La chambre où M. Montgeron avait vu le corps était vaste et prenait le jour par quatre croisées, dont deux donnaient sur la façade principale du pavillon et les deux autres sur la façade opposée.
Avant de la quitter, M. Lépervier la parcourut en comptant ses pas.
Puis il descendit à l’étage inférieur et tout le monde le suivit.
La pièce du dessous n’avait que deux croisées et ne prenait jour que sur la façade principale.
M. Polydore Grosjean qui paraissait prendre un certain intérêt à ces recherches ne quittait pas M. Lépervier. Celui-ci retourna dans le vestibule et acquit la conviction que la pièce du bas avait été séparée en deux, lorsqu’il eut ouvert une porte.
Mais ni dans la première pièce, ni dans la seconde M. de Montgeron ne se reconnut.
Nulle part le plafond ne portait les traces de cette bascule qui avait joué sous ses pieds.
M. Lépervier se mit à compter les pas de la poutre au mur, dans chacune de ces deux pièces.
Puis, quand ce fut fait, il se prit à sourire et sa figure s’illumina.
– Voilà, dit-il en frappant du poing sur le mur de séparation, une maîtresse muraille. Elle a quatre mètres de profondeur… et elle sonne creux… remontons !
Puis s’adressant à Polydore Grosjean :
– Je vous serais bien reconnaissant, monsieur, de me procurer une hache, une bêche, un instrument quelconque pour effondrer le parquet.
– Effondrer le parquet ? exclama le gros homme que domina l’intérêt de la propriété.
– Ah ! soyez tranquille, dit M. Lépervier en riant, les réparations sont à notre charge.
Revenu dans la chambre du premier étage où, selon M. de Montgeron et Casimir de Noireterre, avait été exposé le cadavre, M. Lépervier ordonna à ses deux agents de desceller une planche du parquet.
M. Polydore Grosjean avait complaisamment mis à sa disposition un marteau et un ciseau froid.
Les agents obéirent.
Ce fut une besogne plus facile qu’on ne pensait tout d’abord.
Au deuxième coup de marteau poussant le ciseau entre deux planches de parquet, l’une de ces planches s’en détacha.
Alors M. de Montgeron poussa un cri de joie.
La planche enlevée, on vit un second parquet plus bas de deux pouces.
Après la première planche, on en enleva une seconde, puis une troisième.
Alors, les yeux de lynx de M. Lépervier découvrirent deux boutons de cuivre placés à une certaine distance l’un de l’autre.
– Donnez-moi un coup de marteau là-dessus, dit-il.
Les agents obéirent encore.
Soudain, le parquet s’effondra.
Cette trappe qui avait cédé sous les pieds de Montgeron s’ouvrit de nouveau et l’un des deux agents fut précipité dans la serre où les deux jeunes gens avaient failli périr asphyxiés.
Mais la trappe ne se referma point, le coup de marteau ayant sans doute brisé le ressort.
En même temps, un jet de lumière vint frapper le visage de M. Lépervier qui s’était penché sur la trappe ; en même temps aussi, l’agent qui était tombé dans la serre jetait un cri d’épouvante.
M. Lépervier, M. de Montgeron et les autres purent voir alors le lit de parade qu’on avait descendu dans la serre et, sur le lit, le cadavre.
Les cierges brûlaient aux quatre coins.
Mais ils étaient à demi consumés.
M. Lépervier et Montgeron sautèrent dans la serre et tombèrent sur leurs pieds.
– C’est bien Maurevers, disait M. de Montgeron.
– En effet, répondit M. Lépervier.
Et tous deux s’approchèrent.
Mais, soudain, M. Lépervier jeta un cri d’étonnement en posant sa main sur le cadavre.
– Qu’est-ce donc ? fit Montgeron.
– Mais voyez donc !
– Eh bien, quoi ?
– Ce n’est pas un cadavre, dit froidement M. Lépervier.
– Plaît-il ?
Et Montgeron recula stupéfait.
– C’est une figure de cire, acheva M. Lépervier… et nous sommes mystifiés, monsieur.
Et M. Lépervier avait raison : il avait sous les yeux non point un vrai cadavre, non point M. de Maurevers assassiné, mais bien une de ces figures de cire qui font l’orgueil de certains musées britanniques !
L’agent de police Manuel à M. Lépervier, chef du bureau des affaires mystérieuses.
« Mon chef,
« Je vais compléter par cette lettre la dépêche télégraphique expédiée il y a une heure.
Les lois anglaises exigent des formalités sans nombre, et il est plus difficile de se faire rendre un cadavre que d’obtenir l’extradition d’un assassin.
Le corps de M. de Maurevers retrouvé, j’ai pu en faire faire une photographie que je vous ai transmise dans ma lettre d’hier.
Mais la loi veut que tout homme assassiné soit transporté dans une salle dite « des morts » et qu’il y reste jusqu’à ce que son inhumation ait été permise par un jugement du shériff.
Naturellement, et me conformant à vos instructions, j’ai demandé que le cadavre me fût rendu, et je me suis soumis à toutes les formalités voulues.
Ma journée d’hier a été employée à cela.
Dans le courant de cette journée, le corps de M. de Maurevers a été l’objet de la curiosité universelle.
La chambre des morts est ouverte au public, de neuf heures du matin à cinq heures du soir.
Le policeman Watson que j’avais prié de rester auprès du corps et de me faire un rapport, a constaté que plusieurs personnes l’avaient reconnu.
C’est d’abord un membre de l’aristocratie, lord G… qui passe les hivers à Paris et n’a point hésité à s’écrier :
– Mais c’est un Français, le marquis Gaston de Maurevers !…
Ensuite, une femme qui tient une maison garnie à Hampstead a affirmé qu’elle l’avait eu pour locataire.
Le policeman a pris l’adresse de cette femme et, hier soir, je me suis présenté chez elle.
Elle m’a montré la chambre qu’avait occupée M. de Maurevers et qui, depuis, n’a été habitée par personne.
On avait brûlé différents papiers dans la cheminée… J’ai pu ressaisir quelques morceaux épargnés par le feu.
L’un d’eux, que je vous envoie est, comme vous pourrez le voir, couvert d’une écriture de femme. On lit distinctement ces mots :
Reviens, mon bien-aimé, je te pardonne.
Hier soir, j’ai obtenu l’autorisation de faire enlever ce matin à neuf heures le corps de M. de Maurevers et de l’embarquer pour la France.
Comme je craignais la décomposition, je me suis entendu avec un chirurgien très habile qui devait faire une incision à la carotide et injecter le cadavre d’une solution de tanin.
Ce matin donc, je terminais ma mission et mes préparatifs de départ, lorsque le policeman Watson est entré précipitamment chez moi et m’a annoncé la disparition du cadavre.
Comment cet enlèvement a-t-il eu lieu ?
C’est ce que nous avons cru deviner à certains indices.
Comme la Morgue de Paris, la chambre des morts est située au bord de la rivière.
C’est un bâtiment carré n’ayant qu’un rez-de-chaussée divisé en trois pièces :
La salle des morts, proprement dite, qui est séparée par un grillage et une balustrade à hauteur d’appui, du vestibule dans lequel le public est admis.
Derrière la salle des morts, une chambre de dissection où couchent les gardiens.
Le soir, on ferme les portes ouvertes au public durant le jour et les gardiens, au nombre de deux, se retirent dans la salle de dissection.
Néanmoins, j’avais obtenu que deux policemen, dont l’agent Watson, passassent la nuit auprès du corps de M. de Maurevers.
La salle de dissection ouvre sur la Tamise par deux fenêtres à terrasse de bois qui surplombent la rivière.
Ces fenêtres ne sont point grillées.
Quand la rivière est grosse, un homme qui passe debout dans une barque, peut atteindre avec les mains la base de ces terrasses.
C’est par l’une d’elles que les ravisseurs ont dû pénétrer dans le monument funèbre.
On laisse quelquefois les fenêtres ouvertes surtout quand il y a des corps dans la chambre de dissection.
Les gardiens allument alors un grand feu pour se préserver du froid.
C’est ce qui est arrivé la nuit dernière.
L’agent de police Watson m’affirme que jusqu’à dix heures du soir, les deux gardiens ont joué aux cartes.
Lui et son collègue sont demeurés dans la salle des morts.
Ce dernier a éprouvé le besoin de dormir et Watson lui ayant promis de veiller, il s’est allongé sur une table de marbre qui était vide.
Mais bientôt il a été pris lui-même d’un impérieux besoin de dormir, auquel, malgré ses efforts, il n’a pu résister.
Quand il s’est éveillé, le soleil pénétrait dans la salle des morts.
Watson avait la tête si lourde que d’abord il ne s’est pas rendu compte du lieu où il se trouvait.
Puis ses souvenirs revenant, il s’est aperçu que le corps de M. de Maurevers avait disparu.
L’autre policeman dormait toujours.
Watson a essayé de l’éveiller et ne pouvant y parvenir, il s’est précipité dans la salle de dissection.
Les deux gardiens dormaient pareillement, l’un couché sur la table, l’autre dessous.
Les cartes jonchaient le sol.
La fenêtre de droite était ouverte.
Watson a trouvé une corde solidement attachée à l’un des barreaux de la balustrade qui entoure la terrasse.
À force de secouer les gardiens et le policeman, il est parvenu à les éveiller.
Ni ce dernier, ni les deux autres, pas plus que Watson n’ont rien entendu, durant la nuit.
Mais il est évident que les voleurs sont entrés par la fenêtre et ont emporté le cadavre, qu’ils auront descendu dans une barque en s’aidant de cette corde retrouvée par Watson.
Comment les gardiens se sont-ils endormis ? C’est là une énigme dont le chirurgien qui s’était rendu directement à la Morgue m’a donné le mot.
Dans la soirée l’un des gardiens est allé acheter du tabac à priser.
Ce tabac a été pris dans un magasin de cigares du quartier.
Les deux policemen et l’autre gardien eu ont pris plusieurs prises, en commençant à jouer.
Le chirurgien ayant trouvé la tabatière ouverte sur la table, a soumis à une analyse le reste du tabac qu’elle contenait.
Le tabac était mélangé d’un narcotique presque foudroyant, ce qui explique la promptitude avec laquelle gardiens et policemen se sont endormis.
Sur ma demande, on a mis le marchand de tabac en état d’arrestation.
Mais cet homme que j’ai vu protester énergiquement de son innocence, soutient qu’il a vendu du tabac ordinaire.
D’un autre côté, le gardien croit se souvenir qu’un homme du peuple, au moment où il sortait du magasin de cigares lui a demandé une prise.
On recherche cet homme qui aurait fort bien pu en introduisant ses deux doigts dans la tabatière, y laisser tomber le narcotique en question sous forme de poudre noirâtre.
Toute la police de Londres est sur pied et j’espère encore retrouver le corps de M. de Maurevers.
Demain vous aurez une seconde lettre.
Agréez, etc.…
MANUEL. »
La figure de cire qui représentait si parfaitement le cadavre de M. de Maurevers que tout le monde s’y était trompé à première vue, avait été mise sous la garde de deux des agents de police conduits par le chef des affaires mystérieuses à Bellevue.
En même temps ils avaient ordre de surveiller M. Polydore Grosjean et de ne pas le laisser sortir de sa propriété.
M. Lépervier était revenu à Paris avec le commissaire de police, Montgeron et M. de Noireterre.
– Je vais arrêter cette femme qui habite, dit-on, maintenant, la rue Vieille-du-Temple. Ou M. Polydore Grosjean est son complice, ou bien il m’a donné une adresse réelle.
Tel avait été le raisonnement de M. Lépervier.
Cependant, au lieu de se transporter directement rue Vieille-du-Temple, il avait fait un léger détour et passé à son bureau pour y prendre deux autres agents.
Montgeron et Casimir de Noireterre l’accompagnaient toujours.
Moins d’une heure après, M. Lépervier, laissant tout son monde dans la rue, se présentait seul au concierge du n° 69 bis.
Il avait cru devoir prendre un déguisement et s’habiller en commissionnaire porteur d’une lettre.
– Madame Lévêque ? demanda-t-il au concierge.
Ce dernier, qui était au fond de sa loge, accourut et répondit :
– Elle n’y est pas.
– Savez-vous si elle rentrera bientôt ?
– Elle ne rentrera pas.
– À quel étage demeure-t-elle ?
– Au troisième, au fond de la cour. Mais il n’y a personne ; elle est partie ce matin en me disant qu’elle allait en voyage pour huit jours !
M. Lépervier comprit qu’il fallait décliner sa qualité.
Il annonça donc au concierge qu’il était agent de police et muni d’un mandat de perquisition.
Le concierge donna sans difficulté les clés de l’appartement.
Alors, M. Lépervier appela ses compagnons, et tous montèrent à l’appartement indiqué, à la grande émotion du concierge, qui répétait, en joignant les mains, que madame Lévêque était la plus honnête des femmes.
L’appartement était tout petit, meublé sans luxe, et indiquait une femme de moyen état.
Mais à peine M. de Montgeron était-il entré qu’il aperçut un portrait dans la chambre à coucher.
Ce portrait était celui d’un ouvrier, si on en jugeait par les vêtements.
Mais c’était aussi celui de M. de Maurevers, si on regardait le visage.
– Lui ! toujours lui ! murmura-t-il.
En même temps, M. Lépervier trouvait sur un guéridon une lettre cachetée qui portait cette suscription :
À monsieur le vicomte de Montgeron.
– Voyez ! dit-il, en la lui tendant aussitôt.
Montgeron prit la lettre et l’ouvrit.
Elle était signée : la Belle Jardinière, et l’écriture en était élégante et fine :
« Monsieur,
« Cette lettre vous parviendra, j’en suis sûre, et peut-être la trouverez-vous vous-même à la place où je la laisse.
« Vous avez voulu pénétrer un mystère, et, pour cela, vous vous êtes adressé à la police.
« Ni la police, ni vous, ne saurez jamais la vérité.
« Vous me chercherez vainement. Pas plus vous, que M. Lépervier ne me trouvera.
« D’ailleurs, vous ne me connaissez ni l’un ni l’autre.
« Un seul homme m’a vue, et cet homme, M. Gustave Marion, est fou.
« Monsieur le vicomte, laissez-moi vous donner un conseil.
« Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous pouvez vivre heureux et atteindre une vieillesse respectable.
« Ne compromettez rien de cela par une curiosité imprudente qui pourrait amener pour vous une catastrophe.
« La police, que je défie, finira par se lasser de chercher inutilement M. de Maurevers mort ou vivant.
« Faites comme la police.
« C’est au nom de l’amitié qu’avait pour vous le marquis de Maurevers que je vous parle.
« Je quitte Paris.
« Peut-être n’y reviendrai-je jamais.
« Peut-être aussi nous rencontrerons-nous vingt fois tête à tête, et ne saurez-vous pas qui j’ai été.
« Adieu, monsieur de Montgeron, suivez mon conseil. C’est une femme qui a ardemment aimé votre ami qui vous le donne.
« Votre servante,
« LA BELLE JARDINIÈRE. »
Les perquisitions minutieuses opérées par M. Lépervier dans l’appartement n’amenèrent aucune découverte. Il ne trouva ni lettres, ni papiers, ni rien qui pût mettre sur les traces de la Belle Jardinière.
L’agent Manuel revint de Londres huit jours après.
Il n’avait pu, en dépit des efforts de la police anglaise, retrouver le cadavre qu’on disait être celui du marquis Gaston de Maurevers.
Tout Paris connut cette aventure et s’en émut.
La police française rechercha la Belle Jardinière inutilement.
M. Polydore Grosjean, mis en état d’arrestation, fut relâché au bout de huit jours.
La figure de cire représentée à tous ceux qui avaient connu M. de Maurevers, fut reconnue par les uns et niée par les autres.
Il s’éleva même des doutes sur cette ressemblance qui avait frappé si fort M. de Montgeron.
L’agent Manuel prétendit qu’elle n’avait aucun rapport avec le cadavre volé à Londres.
Plusieurs mois s’écoulèrent.
Les recherches de la police se ralentirent, puis cessèrent tout à coup.
Cependant, au bout d’un an, une nouvelle rumeur se fit dans le monde où avait vécu M. de Maurevers.
Un jeune officier de la marine anglaise prétendit avoir rencontré aux Indes le marquis parfaitement vivant.
Enfin, à la même époque, l’agent de police Manuel, atteint par un camion dans une rue encombrée de voitures, fût écrasé et transporté à l’Hôtel-Dieu, mourant.
Mais, avant de rendre le dernier soupir, il demanda avec insistance à voir le préfet de police. Ce haut magistrat se rendit à l’Hôtel-Dieu et reçut sa confession.
Cette confession avait-elle trait à la disparition du marquis Gaston de Maurevers ?
Mystère !
Rocambole, on s’en souvient, avait laissé des instructions pour Marmouset, au cas où il ne serait pas de retour à Paris, dans un an.
Et il y avait près de deux ans qu’il était parti, sans qu’il eût, depuis, donné aucun signe de vie.
Le navire qui le transportait aux Indes avec sa cargaison de prisonniers, avait-il réellement péri par le feu ?
Rocambole était-il mort ?
Nul ne le savait en Europe, pas même Vanda, qui, depuis deux années, attendait vainement que le maître revint ou donnât de ses nouvelles.
Vanda et Marmouset ne s’étaient plus quittés depuis la mort tragique de Gipsy.
Milon vivait avec eux.
Tous trois attendaient le retour du maître ; et le maître était l’objet de toutes leurs conversations.
Quelquefois Milon hochait tristement la tête et disait :
– Oh ! Bien certainement, il est mort.
Mais Vanda répondait :
– C’est impossible ! je suis certaine qu’il n’est pas mort.
Et, comme elle disait cela pour la centième fois peut-être depuis le départ de Rocambole, elle ajouta, ce soir-là :
– Voulez-vous savoir sur quoi se fonde ma conviction ?
– Oui, dit Milon, qui ne demandait pas mieux que de la partager.
– Eh bien ! reprit Vanda, je suis très nerveuse, par conséquent très impressionnable, et je possède ce que les magnétiseurs appellent une organisation de voyant.
Les gens que j’aime m’apparaissent souvent en rêve, fussent-ils à une distance de mille lieues.
– Et vous avez vu Rocambole ?
– Dix fois depuis son départ.
Et, comme Milon continuait à hocher la tête :
– Tenez, dit Vanda, je gage que, s’il y avait ici un magnétiseur qui m’endormit, je pourrais vous dire où est Rocambole, ce qu’il fait, comment il est et s’il reviendra bientôt.
Milon se montrait incrédule.
Mais Marmouset, dont l’imagination était plus vive, s’écria :
– S’il ne faut qu’un magnétiseur, je sais où le trouver.
– Eh bien ! va le chercher, mon enfant, dit Vanda.
Marmouset se leva, secoua le gland d’une sonnette qui pendait auprès de la glace, et dit au valet qui entra :
– Faites atteler Tempête au coupé.
Marmouset, qui était bien changé déjà à l’époque de la mort de Gipsy, était maintenant un grand jeune homme mélancolique, d’une blancheur mate et distinguée, et d’une parfaite élégance.
On ne meurt pas d’un désespoir d’amour.
Vanda l’avait empêché de se tuer en lui disant que Rocambole comptait sur lui.
Marmouset avait d’abord vécu par ordre, indifférent à tout, songeant seulement à Gipsy morte.
Mais Gipsy lui avait laissé des millions, et l’homme riche se console toujours à la longue.
Le souvenir de Gipsy n’était plus maintenant qu’une douce mélancolie.
Il se complaisait dans les tristesses du passé, mais les ardeurs de l’avenir commençaient à l’assiéger.
Pendant, ces deux années qui venaient de s’écouler, Marmouset avait complété son éducation et il était, grâce à cette merveilleuse intelligence de l’enfant de Paris, un homme en tous points bien élevé.
D’ailleurs, il était si riche !
On l’avait remarqué au Bois pour son habileté d’écuyer et la beauté de ses chevaux.
C’était le garçon qui avait les voitures et les équipages les mieux tenus de Paris.
Le Club des Crevés avait sollicité l’honneur de le posséder dans son sein.
Les plus belles femmes du monde galant l’avaient fusillé de tendres regards et de sourires.
Mais Marmouset n’aimait personne ; son cœur était vide.
Peut-être eût-il voulu pouvoir s’abandonner à quelqu’une de ces passions dévorantes qui absorbent si bien la vie d’un homme de vingt ans.
Mais le sentiment d’un devoir à remplir l’avait plus retenu peut-être que le triste et doux souvenir de sa chère Gipsy.
Ce devoir à remplir, c’était une mission mystérieuse laissée par Rocambole, à son départ, sous forme de pli cacheté que Marmouset ne devait ouvrir que dans deux ans.
Marmouset savait bien que cette fortune que lui avait laissé Gipsy était destinée à quelque grande œuvre de réparation et qu’il devait l’employer à racheter son passé.
D’un autre côté, l’époque fixée par Rocambole approchait.
Et Marmouset attendait avec une fiévreuse impatience cette heure où il pourrait déployer sa dévorante activité.
Il avait donc demandé sa voiture.
Neuf heures sonnaient à la pendule du boudoir de Vanda, qui habitait toujours le petit hôtel de l’avenue de Marignan, jadis acheté par sir James Nively.
– Je serai de retour dans une heure, dit Marmouset en s’en allant.
Et il se fit conduire rue du Faubourg-Poissonnière, 89 ter.
C’était là qu’habitait un homme dont tout Paris était alors engoué.
C’était un Américain du nom de Hunt, qui avait opéré des cures merveilleuses par le magnétisme.
Petit, grêle, nerveux, il avait dans le regard une puissance extraordinaire et passait pour avoir endormi les gens les plus incrédules et les plus rebelles au somnambulisme.
Comme on le pense bien, Marmouset avait changé de nom.
Sur les registres de l’Hôtel-Dieu, où il était né, il avait été inscrit sous les prénoms de Victor-Albert et le nom de Prytavin qui était celui de sa mère.
Il avait repris ce nom.
Paris est léger, il s’occupe peu de savoir d’où viennent les gens qui se présentent à lui avec une grande fortune et un grand train.
M. Albert Prytavin était reçu partout avec le respect qu’inspire cette puissance moderne qu’on appelle l’argent, et nul ne s’était inquiété de savoir qu’il était né dans un hospice, d’un repris de justice et d’une femme perdue.
Marmouset fit donc passer sa carte au magnétiseur, qui était logé comme un nabab ou un fastueux dentiste et laissait volontiers faire antichambre à ceux qui le venaient consulter.
Sa carte eut un effet magique.
Le spirite sortit de son cabinet et vint avec empressement à la rencontre de Marmouset. Celui-ci lui dit :
– Monsieur, veuillez prendre la peine de m’accompagner. Une de mes amies a la singulière fantaisie de se faire magnétiser.
En même temps, Marmouset jeta un chiffon de papier, qui n’était autre qu’un billet de mille francs, sur la cheminée de M. Hunt.
Celui-ci ne prit que le temps de remplacer sa robe de chambre à ramages par un paletot et sa calotte de velours noir à gland d’or par un chapeau.
Puis il suivit Marmouset.
Moins d’une heure après, comme il l’avait promis, Marmouset était de retour dans le boudoir de Vanda, amenant le magnétiseur.
– Monsieur, dit Vanda à ce dernier, regardez-moi bien. Suis-je lucide ?
– Je le crois, dit le magnétiseur. Je crois même que vous avez une merveilleuse organisation de somnambule.
– Alors, endormez-moi.
Et elle se renversa dans le fauteuil où elle était assise, tandis que l’Américain attachait sur elle son œil plein de fluide, et appuyait ses deux mains sur ses bras.
Milon et Marmouset attendaient avec une certaine anxiété le résultat de cette bizarre épreuve.
Tout à coup, les yeux de Vanda se fermèrent ; sa tête s’inclina un peu sur son épaule.
Elle poussa un soupir.
Alors, le magnétiseur lui dit :
– Voyez ! je le veux !
Un frisson parcourut tout le corps de Vanda et elle commença à s’agiter comme jadis la pythonisse de Delphes sur son trépied.
Puis, soudain, ses lèvres s’entrouvrirent.
– Je vois, dit-elle, je vois…
Milon et Marmouset avaient la sueur au front. Ils allaient enfin savoir ce qu’était devenu Rocambole.
Vanda prononça d’abord quelques mots confus et à peine articulés.
Elle se débattait sans doute avec ces ténèbres mystérieuses qui enveloppent l’âme du somnambule, au moment où cette âme va s’élancer dans les espaces, franchir d’innombrables distances et cependant demeurer en contact avec son corps qui aura pour mission de transmettre ses sensations et ses aventures.
Puis, peu à peu, tandis que les yeux demeuraient fermés, le front s’éclaira et parut entouré d’un rayon lumineux, le visage eut une expression calme, les lèvres s’entrouvrirent et laissèrent passer une parole nette et parfaitement articulée.
– Je le vois, dit-elle.
– Qui voyez-vous ?
– Lui !
Marmouset fit un signe au magnétiseur qui voulait dire :
– Nous savons parfaitement, Milon et moi, de qui elle veut parler.
Puis, se penchant à l’oreille de M. Hunt :
– Demandez-lui où il est.
– Où le voyez-vous ? fit le magnétiseur.
Vanda répondit :
– Le ciel est étincelant d’étoiles, et cependant il est comme noir ; la chaleur est brûlante. Le vent qui soulève la mer est un vent de feu. Il souffle de l’ouest. Le tropique n’est pas loin.
Les voiles du navire sont tendues sous l’effort du vent. Les vagues s’entr’ouvrent devant lui et le sillage qu’il creuse est rempli d’étincelles phosphorescentes.
Lui, il est sur le banc de quart, calme, hautain, commandant à la mer comme il sait commander aux hommes.
Bon vent, bonne route, tout va bien à bord !
Et Vanda se tut.
– Que voyez-vous encore ? répéta le magnétiseur.
– Rien, le brouillard, répondit-elle.
Et elle retomba dans une sorte d’atonie silencieuse.
– La scène va changer sans doute, souffla M. Hunt à l’oreille de Marmouset. Attendons !
Au bout de quelques minutes, Vanda s’agita de nouveau ; mais son visage exprimait une épouvante indicible :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-elle.
– Que voyez-vous ?
– Le feu est à bord, il a envahi la cale, il menace la soute aux poudres. Mon Dieu !…
Et, d’une voix saccadée, tandis que son visage et tout son corps révélaient une terreur profonde :
– Le feu est à bord… on a mis le canot à la mer… les hommes s’éloignent…
– Et lui ?
– Lui, il reste, il est là, debout… suivant des yeux le canot… Le feu gagne… gagne ! mon Dieu !…
Vanda fit un bond sur son siège et poussa un grand cri :
– L’explosion ! dit-elle.
Marmouset, Milon et le magnétiseur lui-même se regardaient avec effroi.
Mais soudain, le visage crispé de Vanda se rasséréna, elle cessa de s’agiter convulsivement, un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine :
– Ah ! dit-elle.
– Eh bien ! qu’avez-vous vu ? demanda le magnétiseur.
– Je n’ai pas vu, je vois.
– Que voyez-vous ?
– Lui, il nage, appuyé sur une planche provenant, des débris du navire.
Le jour est venu… il nage toujours… temps calme… une voile paraît à l’horizon… il nage avec ardeur… la voile grandit… c’est un navire, le canot est mis à la mer… sauvé !…
Milon et Marmouset jetèrent un cri.
Vanda se tut et retomba dans, cette prostration qui paraissait devoir suivre chacun de ses accès de clairvoyance.
– Il faut la réveiller, dit Milon.
– Non, dit Marmouset, pas encore.
– Pourquoi donc ? fit naïvement le colosse.
– Parce qu’il ne nous suffit pas de savoir que le Maître est sauvé.
– Vous voulez savoir où il est ?
– Oui.
Et Marmouset fit un nouveau signe au magnétiseur. M. Hunt posa sa main sur le front de Vanda, reprit son accent d’autorité et dit :
– Voyez ! je le veux ! il le faut !
Vanda s’agita encore ; mais son visage s’éclaira de nouveau de ce rayonnement mystérieux qui semblait présager un spectacle agréable à sa vue intérieure.
– Il est à cheval, dit-elle. Le cheval est blanc, caparaçonné comme une monture de roi.
Il marche à côté d’un homme vêtu de rouge avec épaulettes d’or.
Devant eux, des hommes également rouges, avec des coiffures blanches, s’avancent en battant le tambour… J’entends des instruments de cuivre.
C’est la musique d’un régiment de cipayes.
Derrière viennent les soldats, les uns blancs, les autres cuivrés…
C’est le lendemain d’une bataille…
Une bataille où il était et où il s’est conduit comme un lion.
Ils marchent sous un ciel brûlant au milieu de plaines, vertes, hérissées de monuments étranges…
– L’Inde, sans doute, murmura Marmouset.
– Où va-t-il ? demanda le magnétiseur.
– Je ne sais pas… La nuit est venue… Le soleil s’est abîmé dans la mer… mais j’entends toujours les tambours et les instruments de cuivre…
M. Hunt se tourna vers Marmouset :
– Monsieur, dit-il, cette dame est fatiguée… il faut en rester là pour aujourd’hui.
– Comme vous voudrez, répondit Marmouset.
M. Hunt passa alors ses deux mains sur la tête, les épaules et les bras de Vanda, chassant le fluide magnétique en sens inverse ; et bientôt cette dernière rouvrit les yeux et promena autour d’elle un regard étonné.
Puis elle se souvint :
– Eh bien ? dit-elle.
– Le Maître n’est pas mort.
– Ah ! je le savais, bien.
– Où est-il ?
– Dans l’Inde.
– Ai-je dit s’il reviendrait ?
– Non, dit le magnétiseur. Je vous ai trouvée fatiguée et j’ai pensé qu’il serait toujours temps de vous rendormir de nouveau.
Vanda regarda Marmouset d’un air qui voulait dire :
– Nous ne pouvons pas causer librement en présence de cet homme ; il faut le laisser partir.
L’Américain prit son chapeau, et Marmouset lui dit :
– Je vais vous reconduire chez vous, monsieur.
– Mon ami, dit Vanda au jeune homme, n’oubliez pas une chose !
– Laquelle, madame ? demanda Marmouset.
– C’est demain le jour fixé.
– Pour l’ouverture des instructions du Maître ?
– Oui.
– Demain, à huit heures précises, je serai ici.
Et Marmouset sortit avec le magnétiseur.
– Eh bien ! dit alors Vanda, se tournant vers Milon, encore tout ému de ce qu’il venait de voir et d’entendre ; eh bien ! crois-tu maintenant que Rocambole n’est pas mort ?…
Marmouset reconduisit le magnétiseur chez lui ; puis, éprouvant le besoin de marcher, il renvoya sa voiture, alluma un cigare et s’en revint à pied par les boulevards.
Il était alors environ onze heures du soir, les boutiques et les magasins étaient fermés. Les cafés et les bureaux de tabac restaient seuls ouverts.
Comme on était à la fin de mars, que le temps était doux, l’air tiède et le macadam sec, le boulevard était encombré comme en plein jour.
Marmouset marchait à petits pas, rêveur, et se demandait si, dans vingt-quatre heures, il ne serait pas l’homme le plus agité du monde, comme il en était en ce moment le plus oisif ; car il était probable que les instructions, laissées par Rocambole n’étaient pas de nature à le laisser les bras croisés.
Et, cheminant ainsi, il arrivait à la hauteur du passage de l’Opéra, lorsqu’on lui frappa sur l’épaule.
Il se retourna et se vit en présence d’un homme d’environ trente-six ans qui n’était autre que notre ancienne connaissance, M. le vicomte de Montgeron, actuellement président du Club des Crevés :
– Bonjour, Victor, dit le vicomte.
– Bonsoir, Montgeron, répondit Marmouset.
Le vicomte passa son bras sous le sien :
– Il fait bon flâner, n’est-ce pas ?
– Certainement, répondit Marmouset, il fait un temps de printemps.
– Et, pourvu, reprit Montgeron, qu’on ait l’esprit calme et le cœur libre…
– Comme vous me dites cela, Montgeron.
Et Marmouset regarda le vicomte, qui ne put s’empêcher de tressaillir.
– Mon cher, répondit-il, je suis un singulier homme en vérité.
– Comment cela ?
– Je finis par où les autres commencent.
– Expliquez-vous, Montgeron…
Le vicomte tira sa montre.
– L’Opéra ne finit qu’à minuit moins dix, il est onze heures et quart… nous avons le temps de causer. Voulez-vous un grog au Café Riche ? Je vais vous faire mes confidences.
– Allons ! dit Marmouset.
Et ils traversèrent la rue Lepeletier et s’assirent devant le café, tout au coin, de façon que l’œil du vicomte pouvait surveiller la sortie de l’Opéra.
– Mon cher, dit alors celui-ci, de vingt à trente ans j’ai été le garçon le plus insouciant et le plus positif du monde, en même temps.
Je dépensais mes revenus avec méthode, ménageant mon cœur et mes émotions, prenant une somme de plaisir assez raisonnable pour ne jamais troubler l’équilibre de mes facultés, quittant ma maîtresse aussitôt que je croyais ressentir pour elle un vague attachement, et fuyant avec sagesse toute aventure un peu romanesque, toute émotion un peu pimentée.
– Et après trente ans ? demanda Marmouset.
– Les choses ont changé.
– Ah !
– Je me suis lancé à corps perdu dans les aventures de toutes sortes. Vous avez connu l’histoire de Maurevers ?
– Sa disparition, vous voulez dire ?
– Justement ; j’ai passé deux années de ma vie avec une idée fixe, pénétrer ce mystère impénétrable.
– Et vous n’y êtes point parvenu ?
– Mon Dieu, non ! d’ailleurs, j’ai été prié par la famille elle-même de cesser toute investigation.
– Pourquoi ?
– Maurevers avait un cousin germain devenu son héritier. Un matin, il est venu chez moi et m’a dit : « J’ai eu une entrevue avec le préfet de police, et nous sommes tombés d’accord qu’il ne fallait plus rechercher mon malheureux cousin, je vous serais donc obligé de ne plus vous en occuper. »
– Alors, dit Marmouset, vous vous êtes abstenu ?
– D’autant plus facilement que je commençais à me lasser. Mais il fallait une nouvelle pâture à cette dévorante activité qui s’était emparée de moi.
– Et vous l’avez trouvée ?
– Naturellement ; je suis devenu amoureux.
– De qui ?
– Avant de vous le dire, mon cher, laissez-moi vous raconter ma vie depuis un mois que dure cette passion à tous crins.
– Voyons ?
– Trois fois par semaine je viens attendre à la porte de l’Opéra, elle y est : je la vois monter en voiture et j’ai des battements de cœur à jeter par terre un mur d’église.
– Bon ! après ?
– Tous les matins je monte à cheval et je passe deux fois sous les fenêtres de l’hôtel qu’elle habite aux Champs-Élysées.
Naturellement, à cette heure-là, elle dort et je ne la vois point. Mais, mon regard caresse les persiennes qui l’abritent.
Chaque soir, excepté les jours d’Opéra, je vais dans un salon quelconque, où je suis certain de la rencontrer.
Pourtant, je ne lui ai jamais adressé la parole.
– Bah ! fit Marmouset, étourdi de cette dernière confidence.
– Je ne sais même pas si elle a deviné mon amour.
– Mais, ajouta Montgeron, tenez, si cette femme consentait à m’aimer une heure à la condition que cette heure expirée, je me ferais sauter la cervelle, j’accepterais.
– Montgeron, dit Marmouset avec mélancolie, vous êtes sérieusement malade, je le vois.
– Je suis fou.
– Cette femme est donc bien belle ?
– Je n’en sais rien. On ne voit pas la femme qu’on aime telle qu’elle est. Mais elle a le regard fatal, la voix enivrante et quelque chose de dominateur qui courbe tous les fronts sur son passage.
Voulez-vous la voir ?
– Je le veux bien, dit Marmouset que stimula soudain une vague curiosité.
– Eh bien ! entrez à l’orchestre de l’Opéra, du côté gauche et regardez dans l’avant-scène de droite.
Vous la verrez assise auprès d’un homme de quarante-cinq ans environ, brun comme un mulâtre. C’est son mari.
– Un étranger, sans doute ?
– Un Espagnol.
– Ah ! elle est Espagnole ?
– Pas elle. Je la crois Russe, plutôt. Elle a d’adorables cheveux blonds, tirant sur le roux, et des yeux noirs d’où jaillissent de fauves étincelles. Il n’y a que deux mois qu’ils sont à Paris ; d’où viennent-ils ? Personne ne le sait au juste. Cependant ils sont merveilleusement accueillis et fêtés dans le monde des ambassades.
Marmouset se leva :
– Mais vous allez m’accompagner, n’est-ce pas ?
– Non, dit Montgeron, je préfère rester ici. Ce soir, je suis plus amoureux que de coutume, et je serais si pâle sous le lustre que tout Paris s’en apercevrait. Tout à l’heure, quand on sortira, j’irai me cacher derrière une colonne du péristyle et je la verrai monter en voiture.
– Vous retrouverai-je ?
– Sans doute.
– En quel endroit ?
– Ici.
Marmouset se dirigea vers l’Opéra. Il avait une loge à l’année. Il entra et gagna l’orchestre.
Le rideau se levait sur le quatrième acte du Prophète ; mais Marmouset ne vit ni la scène ni la salle.
Ses yeux furent subitement attirés vers cette avant-scène qui contenait les amours de M. de Montgeron.
Et Marmouset demeura alors comme ébloui, tant cette femme était belle.
On causait d’elle à l’orchestre !
Marmouset écouta, sans cesser de la regarder.
Cette femme dont M. de Montgeron était amoureux fou et que Marmouset regardait en ce moment avec une curiosité pleine d’une naïve admiration, avait, en effet, une de ces beautés étranges, qui séduisent et épouvantent tout à ta fois.
Avec son teint d’une blancheur marmoréenne, ses cheveux roux, ses yeux noirs, elle formait un contraste frappant avec l’homme assis auprès d’elle et qui, dit-on, était son mari.
Ce dernier était un Espagnol de la plus belle eau, tout au moins, si ce n’était un Mexicain ou un planteur de Rio-de-Janeiro.
Il promenait autour de lui un regard étincelant de jalousie qui semblait faire défense, sous peine de mort, à toute la salle, de regarder sa compagne. Mais ce regard féroce s’éteignait subitement et devenait tout tremblant, tout indécis, s’il rencontrait le cher regard de la femme aux cheveux roux.
Celle-ci avait-elle vingt ou trente ans ?
Il était impossible de trancher la question.
Marmouset s’était assis au deuxième rang de l’orchestre.
Le premier rang était occupé par deux hommes qui causaient à voix basse en anglais.
Marmouset prêta l’oreille et comprit qu’ils parlaient de la belle étrangère.
Ces deux hommes, d’une irréprochable élégance, n’étaient pourtant pas des insulaires. Ils avaient au contraire le cachet parisien le plus pur ; et s’ils s’exprimaient en langue anglaise, c’était sans doute pour que leur conversation ne fût pas surprise par le premier venu.
Peu de gens à Paris savent l’anglais assez bien pour saisir au vol une conversation à mi-voix.
Mais Marmouset avait si bien étudié cette langue, par amour pour sa chère Gipsy !
Il ne perdit pas un mot de ce que disaient les deux jeunes gens.
– Ainsi, mon ami, tu ne crois pas au mariage de don Ramon ?
– Pas le moins du monde.
– Pourtant, il a dansé avant-hier à l’ambassade d’Espagne.
– Qu’est-ce que cela prouve ?
– Mais qu’il faudrait bien de l’audace pour présenter à l’ambassadeur de son pays, comme sa femme, une femme qui ne serait que sa maîtresse.
– Mon cher ami, reprit le premier des deux causeurs, si don Ramon a épousé cette femme, c’est qu’elle est veuve de ses trois maris.
– Plaît-il ?
– Je les ai connus tous les trois.
– Allons donc !
– Tous les trois vivants, à la même heure.
– Baron, tu te moques…
– Sur l’honneur, je dis vrai. Veux-tu l’histoire de cette rousse éblouissante ?
– Voyons ?
– Elle n’est ni Russe, ni Anglaise, comme on le croit. Je suis sûr qu’elle est née à Paris.
– Bah !
– Cependant, c’est à Londres que je l’ai vue pour la première fois.
– Quand cela ?
– Il y a cinq ans. Elle était alors la femme de lord Harring, lequel prétendait l’avoir épousée en Irlande.
Elle faisait à Londres, au théâtre du Lyceum ou à Covent-Garden, exactement le même effet que celui qu’elle produit ici.
– Et elle s’appelait lady Harring ?
– Comme elle s’appelle ici doña Figuerra y Mendez, comme elle s’appelait à Constantinople…
– Ah ! elle a été à Constantinople ?
– Elle y était la femme du prince russe Kolotine.
– Quelle plaisanterie !
– Enfin, un an plus tard, je la retrouvai à Marseille, s’appelant madame Catelan, et la femme d’un opulent armateur.
– Tout ce que tu racontes là est fort bizarre, baron.
– C’est la vérité, mon cher.
– Après bout, qu’est-ce que cela prouverait ! C’est que, veuve de lord Harring, elle a épousé le prince Kolotine, et, veuve de ce dernier, le Marseillais Catelan.
– Lequel serait mort à son tour pour faire place à don Ramon, n’est-ce pas ?
– Justement.
– Mon cher, dit celui à qui son ami donnait le titre de baron, je n’habite plus Paris, tu le sais, et je me suis retiré, grand chasseur que je suis, dans mon château de Lorraine où je passe les quatre saisons.
Je ne viens pas à Paris deux fois par an et je repars demain.
Il est donc probable que je ne rencontrerai pas doña Figuerra y Mendez, comme il est certain que nous l’avons examinée toute la soirée et que, habituée à faire sensation, elle ne s’est préoccupée de personne et ne nous a pas vus.
– Où veux-tu en venir ?
– À ceci : je pars demain. Je ne la rencontrerai donc pas.
– Mais si tu la rencontrais ?…
– En pleine lumière ou en plein jour, face à face…
– Eh bien ?
– Tu la verrais pâlir et se trouver mal à l’aise.
– Je comprends cela, pour peu que tu aies été lié avec tous ses maris.
– Oh ! ce n’est pas pour cela.
– Hein ?
– Je te l’ai dit, mon cher, continua le baron avec insouciance, je suis retiré du monde et je ne me mêle plus de rien.
– Mais tu as donc connu particulièrement cette femme ?
– Très particulièrement.
– Et tu possèdes quelque secret la concernant ?
– Peut-être.
– Baron, tu excites ma curiosité.
– Bah ! je me suis juré de ne rien dire.
– Je suis curieux, pourtant.
– Je le vois bien.
– Et je suis ton ami.
– C’est précisément pour cela que je ne veux pas t’embarquer dans une série d’aventures désagréables.
Tiens, mon bon ami, tout ce que je puis faire pour toi, je vais le faire.
– Ah !
– Es-tu réellement amoureux de cette femme ?
– J’en meurs…
– La toile va baisser sur le dernier acte.
– Bon !
– Nous allons sortir ensemble, tu prendras mon bras et nous nous promènerons sous le péristyle jusqu’à ce qu’elle sorte.
– Ce qui fait qu’elle te verra ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Eh bien ! mon cher, ce sera ensuite à toi à la rencontrer, au Bois, au spectacle, dans un salon, et à lui dire :
« Madame, je vous aime, et je suis l’ami du baron Henri de C… »
– Et tu penses que je serai bien accueilli ?
– Peut-être bien.
Et le baron eut un sourire moqueur que ne surprit pas son interlocuteur, mais qui n’échappa point à Marmouset.
Marmouset avait entendu toute cette conversation que nous venons de rapporter ; conversation qui n’avait fait qu’aiguillonner sa curiosité. Il quitta l’orchestre avant les deux jeunes gens et se trouva avant eux sous le péristyle.
Puis il attendit.
Quelques secondes après, le baron Henri de C… et son ami se tenaient au bas du grand escalier.
Trois minutes plus tard, don Ramon Figuerra y Mendez descendait, donnant le bras à la femme aux cheveux roux.
Marmouset, à trois pas de distance, observait tout.
La femme aux cheveux roux se trouva tout à coup face à face avec le baron Henri de C…
Et soudain, elle pâlit étouffa un cri et passa, jetant au baron un regard de haine profonde.
Marmouset la suivit.
Marmouset, en même temps qu’il suivait la belle étrangère dont il avait surpris le premier mouvement d’effroi et ensuite le regard de haine qu’elle avait laissé tomber sur le baron Henri de C…, Marmouset, disons-nous, aperçut M. de Montgeron au dehors.
Le vicomte était pâle et tout son sang venait d’affluer à son cou, au moment où la femme aux cheveux roux passait près de lui.
Elle était en voiture et la voiture s’éloignait rapidement que M. de Montgeron était encore là, planté sur ses deux pieds, et semblable à une statue.
Seulement sa pâleur fit place tout à coup à une vive rougeur quand Marmouset s’approcha de lui.
– Eh bien ! dit ce dernier, vous l’avez vue…
Montgeron le prit par le bras et l’entraîna brusquement hors de la foule.
– Mon ami, lui dit-il, quand ils furent sur le boulevard, je crois que je deviens fou.
– Bah ! fit Marmouset.
– Il me semble qu’elle m’a souri en passant.
– À vous ?
– À moi, mon ami : j’ai un volcan dans la tête et dans le cœur. Elle m’a regardé, elle m’a souri…
– Eh bien ! dit Marmouset, il n’y a pas là de quoi devenir fou, vous êtes un homme heureux, Montgeron, voilà tout !
– Oui, mais le bonheur tue.
– Quelle folie !
– Victor, dit le vicomte en s’appuyant familièrement sur le bras de Marmouset, êtes-vous un peu mon ami ?
– Mais certainement.
– Alors, ne me quittez pas ; je sens que la folie me gagne ; venez avec moi, nous monterons dans un cabinet du Café Anglais… nous souperons… vous resterez avec moi jusqu’au jour… dites, le voulez-vous ?
– Allons, répondit Marmouset.
M. de Montgeron était dans un tel état de surexcitation qu’il faisait peine à voir.
Marmouset l’accompagna.
Ils s’enfermèrent dans un cabinet du Café Anglais, laissèrent la fenêtre ouverte et continuèrent à causer tandis qu’on les servait.
– Mon ami, disait le vicomte, j’ai trente-six ans, l’âge par excellence où l’on meurt d’amour aussi facilement que je bois ce verre de madère.
– Mais dit Marmouset, que cette exaltation inquiétait quelque peu, puisqu’elle vous a souri.
– C’est précisément là ce qui m’épouvante.
– Pourquoi ?
– Mais parce que cette femme peut me demander à présent ma vie, ma fortune et mon honneur.
– C’est beaucoup, dit Marmouset en souriant.
Le garçon entra sur ces mots, apportant une lettre sur un plateau.
– Un domestique s’est présenté au comptoir tout à l’heure, dit-il, et il a demandé si M. le vicomte de Montgeron soupait ici : sur la réponse affirmative qui lui a été faite, il a laissé cette lettre en insistant pour qu’elle fût remise à M. le vicomte à l’instant même.
Montgeron était redevenu pâle.
Marmouset fit un signe et le garçon sortit.
M. de Montgeron regardait cette lettre qui était toujours sur le plateau et qu’il n’avait pas osé toucher.
Un tremblement nerveux s’était emparé de lui.
– Je n’ose pas, dit-il.
– Comment ! exclama Marmouset, vous en êtes arrivé à cet état de faiblesse et de fièvre !
– Oui.
– Mais vous ne savez pas d’où vient cette lettre ?
– D’elle.
– Ah ! par exemple !
– J’en suis sûr. Tenez… ouvrez-la pour moi…
Et M. de Montgeron tremblait de plus en plus.
Marmouset prit la lettre et l’ouvrit.
Elle contenait deux lignes d’une écriture fine et allongée.
– Pas de signature, dit-il.
– Lisez, dit fiévreusement Montgeron.
Marmouset lut à mi-voix :
« Si M. le vicomte de Montgeron est toujours l’homme aventureux et brave que tout Paris a connu, il se trouvera à deux heures du matin derrière la Madeleine et s’approchera d’un petit coupé attelé de deux chevaux bai brun. »
– C’est elle ! répéta M. de Montgeron.
– En êtes-vous bien certain ?
– Je le sens aux battements précipités de mon cœur.
– Et, vous irez ?
– Oh ! pouvez-vous me le demander !
Marmouset fronça légèrement le sourcil. Il lui semblait que ce rendez-vous cachait un piège.
Mais il ne fit part d’aucune de ses impressions à M. de Montgeron, pas même de ce qu’il avait entendu dire au spectacle, et de ce qu’il avait vu sous le péristyle de l’Opéra.
M. de Montgeron consulta sa montre.
Il n’était pas une heure du matin.
– Un siècle de tortures à attendre ! dit-il.
– Montgeron, reprit Marmouset, savez-vous que vous me mettez dans l’embarras ?
– Comment cela ?
– Ne m’avez-vous pas demandé de passer le reste de la nuit avec vous ?
– Certainement.
– Mais si vous allez à ce rendez-vous…
– Eh bien ! vous m’attendrez ici.
– Et si vous ne revenez pas ?
– À six heures du matin, vous reprendrez votre liberté.
– Mon cher Montgeron, continua Marmouset, vous êtes, comme on dit, un homme de haute vie, par conséquent, il est tout naturel que beaucoup de femmes songent à vous. Nous sommes en carnaval. Qui vous prouve que c’est précisément la femme qui vous tourne la tête ?…
– C’est elle, vous dis-je.
– Soit, je n’insiste pas !…
Et, Marmouset, comprenant que M. de Montgeron était arrivé à ce paroxysme de la folie amoureuse qui n’admet plus aucun raisonnement, se borna à lui faire prendre patience jusqu’à deux heures moins un quart.
Comme le vicomte se levait pour courir à son rendez-vous, Marmouset plongea la main dans une des poches de son paletot.
– Tenez, dit-il prenez toujours cela.
– Pourquoi faire ? demanda M. de Montgeron stupéfait.
L’objet que lui tendait Marmouset n’était autre qu’un revolver.
– Mon cher, dit froidement Marmouset, quand on à un rendez-vous d’amour, il faut prendre ses précautions. Cette femme a un mari… et un mari jaloux.
– Vous avez raison, dit Montgeron.
Et il mit le revolver dans sa poche.
* *
*
Quatre heures après, Marmouset achevait son sixième cigare et son flacon de kummel, dans le cabinet du Café Anglais.
La pendule allait sonner six heures.
– Ce pauvre Montgeron ! murmura le jeune homme en souriant, il a été sans doute bien heureux… Pourvu qu’il songe à me renvoyer mon inutile revolver.
Et il endossa son paletot, au moment où tintait le premier coup de six heures.
Mais soudain, la porte s’ouvrit, et M. de Montgeron entra.
Le vicomte, toujours un peu pâle, avait l’œil en feu, la démarche brusque, le geste saccadé.
– Mon ami, dit-il à Marmouset, je me bats.
– Plaît-il ? fit Marmouset.
– Je me bats dans une heure, au Bois, derrière Madrid. Vous êtes mon témoin. Nous allons passer chez Noireterre, qui viendra avec nous.
– Mais avec qui vous battez-vous ?
– Je vous le dirai en route. Partons. La voiture est en bas… avec les épées.
– Et moi qui croyais que vous alliez à un rendez-vous d’amour ?
– Oh ! fit M. de Montgeron avec une sorte d’extase, si vous saviez comme elle est belle !
– Il est fou ! pensa Marmouset.
Et il le suivit.
Que s’était-il donc passé ?
M. de Montgeron était donc allé au rendez-vous.
L’état de surexcitation dans lequel il se trouvait était si visible et il le sentait si bien lui-même qu’il évita, en suivant le boulevard, de passer devant le Club des Crevés, de peur de rencontrer quelque ami qui n’aurait pas manqué de lui demander où il allait et de s’étonner de son aspect fiévreux.
À l’heure dite, il était derrière la Madeleine.
Le coupé désigné dans la lettre attendait à la place indiquée.
Montgeron chancelait en marchant, à mesure qu’il s’en approchait.
Alors, la portière encadra une tête de femme, mais tellement encapuchonnée, tellement voilée que M. de Montgeron ne la reconnut qu’aux battements de son cœur.
En même temps, une petite main finement gantée saisit la sienne et une voix douce et ferme tout à la fois dit :
– Montez !
M. de Montgeron, plus mort que vif, entra dans le coupé.
Le cocher avait des ordres sans doute, car il rendit la main à ses chevaux, qui tournèrent l’église, descendirent la rue Royale, et gagnèrent les Champs-Élysées.
– Monsieur de Montgeron, dit alors la femme voilée, je sais que vous êtes brave.
– Madame…
– Je sais que vous m’aimez…
– Faut-il mourir pour vous ? demanda-t-il avec un accent chevaleresque.
– Non, mais il faut risquer votre vie pour moi.
– Je suis prêt.
Elle eut un regard ardent à travers son voile qui brûla le cœur de Montgeron.
Le cocher avait alors ralenti l’allure de ses chevaux, et le coupé montait au pas la grande ailée des Champs-Élysées.
– Monsieur de Montgeron, reprit-elle, il dépend de vous que demain j’aie quitté Paris pour n’y jamais revenir.
– Madame…
– Il dépend de vous que j’y reste… Il dépend de vous que… je vous aime…
Elle prononça ces derniers mots avec la franchise d’une Espagnole offrant son amour à qui saura la venger d’un affront.
– Écoutez-moi, reprit-elle, tandis que Montgeron palpitait d’une joie sauvage.
– Parlez, dit-il, et ce que vous ordonnerez, je le ferai.
Elle reprit :
– Il est de par le monde un homme qui m’a outragée, un homme qui, las de mes refus, a vu son amour se changer en haine ; un homme qui me poursuit partout avec un tissu de calomnies. Partout j’ai fui devant lui… Partout il m’a rejointe…
– Je le tuerai, dit simplement Montgeron.
– Mon mari, poursuivit-elle, est un homme jaloux et féroce, mais je n’aime pas mon mari, et ce n’est pas à lui, par conséquent, de me venger.
– Donnez-moi le nom de cet homme, répondit Montgeron. Le reste me regarde.
– Pardon… encore un mot, dit-elle.
– Parlez.
– L’homme que je vais vous désigner est brave, querelleur et il se bat facilement. Mais s’il savait que j’ai armé votre bras, il deviendrait lâche.
– Oh ! par exemple !
– Il tient à sa vengeance, il se déroberait par la fuite.
– Le misérable !
– Jurez-moi que vous trouverez, un prétexte, que mon nom ne sera pas prononcé…
– Je vous le jure.
Elle lui pressa doucement la main.
– Si vous tuez cet homme, dit-elle, vous ordonnerez ensuite, je serai votre esclave et j’abandonnerai tout pour vous suivre, fût-ce au bout du monde !
Elle lui disait cela avec une émotion délicieuse et une voix enchanteresse qui achevèrent de faire perdre la tête à M. de Montgeron.
– Son nom. répéta-t-il, son nom ?
Mais elle hésitait encore.
– Et si cet homme, dit-elle, était connu de vous ?…
– Qu’importe !
– S’il était votre ami ?
– Il est devenu mon ennemi mortel du jour où il vous a outragée.
– Monsieur de Montgeron, acheva-t-elle, l’homme qui me hait et que-je hais se nomme le baron Henri de C…
Montgeron tressaillit.
Le baron Henri de C… était membre d’un club fameux et dont se souviennent les lecteurs de ce récit, – le Club des Asperges.
Montgeron en faisait également partie, bien qu’il passât plutôt ses soirées et ses nuits au Club des Crevés.
Le baron de C…, qu’on appelait plus communément le baron Henri, dans le cercle des viveurs, était un original qu’on voyait rarement à Paris.
Il avait beaucoup voyagé, il était grand chasseur ; depuis plusieurs années, il vivait presque constamment dans ses terres.
Mais il ne passait jamais vingt-quatre heures à Paris sans faire une apparition au Club des Asperges.
M. de Montgeron n’était pas plus lié avec lui qu’il ne l’était avec cinquante viveurs du même genre.
Quand la femme voilée eut prononcé ce nom. il respira.
– C’est bien, madame, dit-il ; je le tuerai, ou il me tuera !
Elle pesa sur le gland de soie qui correspondait au petit doigt du cocher.
Le coupé s’arrêta.
– Au revoir, dit-elle. Ou plutôt non… à demain.
– Où vous verrai-je ? demanda-t-il avec un accent qui tenait du délire.
– Au même endroit et à la même heure.
Elle lui donna sa main à baiser.
– Allez, mon chevalier, dit-elle ; mon âme vous protège.
Montgeron s’élança sur la chaussée, ivre d’amour, fou, délirant.
Il demeura quelques minutes debout, immobile, suivant des yeux le coupé qui s’en allait au grand trot, emportant cette mystérieuse créature pour laquelle il allait verser son sang dans quelques heures, avec une âcre volupté.
Puis, lorsqu’il eut disparu dans l’éloignement et l’obscurité, il redescendit à pied vers la place de la Concorde.
Montgeron avait besoin de marcher, de rafraîchir à l’air de la nuit sa tête en feu, et d’adopter un plan de conduite.
S’il eût eu un éclair de raison, peut-être se fût-il demandé si une femme qui mettait pour prix de son amour la vie d’un homme n’était pas la dernière des créatures, indigne de toute affection.
Mais Montgeron était fou, et cette question, il ne se l’adressa point.
Les fous ont d’ailleurs des heures de sang-froid superbes.
M. de Montgeron n’était pas encore à la Madeleine qu’il était devenu maître de lui et avait repris tout son calme.
Dix minutes plus tard, il arrivait au Club des Asperges, sûr d’y rencontrer le baron Henri qu’il avait aperçu le soir, à huit heures, entrant à l’Opéra.
Il gravit l’escalier, de marbre du club d’un pas leste et pénétra dans le salon de jeu, un sourire aux lèvres.
La partie était très animée.
Un homme tenait la banque du baccara à deux tableaux.
C’était précisément le baron Henri.
M. de Montgeron s’approcha.
La partie était si animée que personne ne tourna la tête.
M. de Montgeron s’était presque avancé sur la pointe du pied et l’épaisseur du tapis avait assourdi ses pas.
Le baron Henri de C… était fort riche.
Mais il n’aimait pas à perdre et il était de fort méchante humeur ce soir-là.
– Je n’ai jamais vu, disait-il, une banque aussi maquignonnée que celle-là.
– Tu perds tes deux cents louis ! belle misère ! dit un joueur.
– Et je vais user de mon droit, messieurs, reprit le banquier.
– Plaît-il ? fit-on de tous côtés.
– Je vais brûler quelques cartes, peut-être que la veine changera.
– Fi ! baron, dit un de ces messieurs, c’est un jeu de cuistre que tu joues.
– Messieurs, répondit une voix, le baron est maintenant un homme rangé.
On tourna la tête, et on reconnut Montgeron.
Le vicomte avait un rire moqueur qui fit froncer le sourcil au baron.
– Ah ! je suis un homme rangé, M. de Montgeron ? dit-il.
– On le dit, du moins, répondit le vicomte toujours ironique.
– Est-ce un crime ?
– Non pas. Surtout quand on est dans votre situation.
– Qu’est-ce à dire ? fit le baron, regardant froidement M. de Montgeron.
– Oh ! rien, dit ce dernier, retroussant dédaigneusement sa lèvre supérieure. Ce ne sont pas mes affaires.
– Me croiriez-vous ruiné ?
– Non, certes.
– Alors ?
– Alors, mon cher baron, j’ai ouï dire que vous aviez besoin de conserver votre fortune… pour… vos héritiers…
Et Montgeron prononça ces derniers mots avec un crescendo d’ironie.
– En fait d’héritiers, dit le baron, je n’ai qu’un neveu plus riche que moi et que je compte du reste, faire attendre quelque trente ou quarante années.
– Vraiment ! ricana Montgeron. Ce n’est pourtant pas ce qu’on dit.
– Plaît-il ?
– Vous vivez longtemps dans vos terres, mon gentilhomme.
– J’aime la campagne.
– C’est en Lorraine, je crois ?
– Mais oui.
– Les Lorraines sont des filles superbes, baron.
– Montgeron, dit le baron de C… impatienté, que veut donc dire ce persiflage ?
– Mettez que je n’ai rien dit.
Et l’attitude de Montgeron devint de plus en plus moqueuse.
– Non pas, dit M. de C… en se levant, vous vous êtes trop avancé pour me refuser une explication.
– À quoi bon ?
– De quels héritiers parlez-vous ?
– Vous le savez aussi bien que moi.
Et Montgeron eut un sourire de plus en plus impertinent.
Tous ceux qui assistaient à cette scène singulière se regardaient avec un étonnement qui tenait de la stupeur.
Il était évident que M. de Montgeron avait envie de chercher querelle au baron Henri.
Pourquoi ?
Montgeron n’était pourtant pas gris.
– Mon cher baron, reprit ce dernier, avez-vous vu Lafont, cet inimitable comédien, dans une de ses plus jolies créations, le commandant Mauduit, du Lion empaillé ?
– Après ? fit le baron.
– Page était charmante dans Suzon la cuisinière, n’est-ce pas ?
– Où voulez-vous en venir ? demanda le baron Henri, pâle de colère.
– À ceci, mon cher baron, continua Montgeron : il paraît que vous jouez la comédie chez vous, dans votre château.
– Je joue la comédie ?
– Vous tenez l’emploi de Lafont… et, quant à celui de Page, il paraît que c’est une vraie cuisinière qui… que… enfin… vous comprenez…
– Mon cher Montgeron, dit froidement le baron, je comprends à tout cela une seule chose.
– Ah ! vraiment ?
– C’est que vous me faites une plaisanterie du plus mauvais goût.
– Je ne plaisante jamais, baron.
– Oseriez-vous donc soutenir une pareille calomnie ?
Et M. de C…, tout frémissant, fit un pas en arrière.
M. de Montgeron ôta froidement un de ses gants et le jeta au visage du baron.
– Le mot de calomnie est trop gros, baron, dit-il, et je vous le ferai rentrer dans la gorge au point du jour.
Le baron Henri ramassa le gant et le plaça sur la table.
– M. de Montgeron, dit-il, vous me trouverez à sept heures du matin, au Bois, à la grille de Madrid.
Vous pouvez apporter vos épées et vos pistolets ; car je vous préviens que l’un de nous ne doit pas revenir.
– J’y compte bien, répondit Montgeron avec un accent de férocité qui acheva de plonger les témoins de cette scène dans la stupeur.
Et il salua et sortit.
Le baron Hounot, un de ses meilleurs amis, courut après lui.
– Ah çà ! Montgeron, dit-il, comme celui-ci descendait l’escalier du club, es-tu fou ?
– Pas le moins du monde.
– Mais quel mystère y a-t-il donc entre le baron et toi ?
– C’est mon affaire.
– Une histoire de femme, peut-être ?
Montgeron se mit à rire :
– Oui, dit-il, je suis amoureux de sa cuisinière.
Et il planta là le baron Hounot qui comprit que Montgeron voulait garder son secret.
* *
*
Tandis que le vicomte regagnait le Café Anglais, où il avait laissé Marmouset, on accablait des mêmes questions, au Club des Asperges, le baron Henri.
Ce dernier répondait avec un grand accent de sincérité :
– Je vous jure, messieurs, que je n’ai jamais eu avec M. de Montgeron la moindre querelle ; nous n’étions pas liés, mais nous avions l’un pour l’autre une affectueuse estime.
Je ne comprends absolument rien, je vous le répète, à sa singulière agression.
Et tout en disant cela, le baron s’était remis au jeu.
Il joua jusqu’au jour.
Au jour, il se leva, demanda sa voiture, et sortit.
Il avait jugé inutile de prendre des témoins au club.
Le baron Henri descendait au Grand-Hôtel, depuis qu’il n’habitait plus Paris.
Il s’y trouvait, en ce moment-là, voisin de logis avec deux officiers de son ancien régiment, le 4e hussards.
La veille, ils avaient renouvelé connaissance à la table d’hôte.
Le baron frappa à leur porte et réclama leurs bons offices.
Une demi-heure après, tous trois étaient en voiture, et le baron, pensif, se disait :
– J’ai eu tort de ne pas m’informer si, par hasard, Montgeron ne serait pas amoureux ? Il y a de cette femme là-dessous.
À sept heures précises, M. le baron Henri de C… et les témoins, munis d’une paire d’épées de combat et de ses pistolets de tir, arrivèrent à Madrid.
M. de Montgeron, Marmouset et M. de Noireterre s’y trouvaient déjà.
Marmouset avait essayé, de son côté, de questionner M. de Montgeron.
Avec qui et pourquoi se battait-il ?
Montgeron lui avait dit :
– Mon cher ami, mettez que je me bats avec le mari d’une femme que j’aime et restons-en là.
Cette réponse avait dérouté Marmouset, tout en paraissant au contraire, le mettre sur la voie.
Il s’était figuré que M. de Montgeron était allé au rendez-vous donné par la femme aux cheveux roux, et qu’il avait été surpris et provoqué par le mari.
Était-ce une trahison du hasard ?
Était-ce un piège tendu par cette femme sur le compte de laquelle le baron Henri s’était si cavalièrement exprimé à l’Opéra ?
Marmouset se posa la question sans pouvoir la résoudre, tandis que M. de Montgeron le conduisait chez M. de Noireterre, à qui il allait demander de lui servir de second témoin.
Pendant tout le trajet il se répéta la même demande.
Il essaya même encore, par quelques allusions, d’arracher le secret de cette rencontre à M. de Montgeron.
Mais le vicomte ne souffla mot, et M. de Noireterre, pas plus que Marmouset, ne sut le nom de l’adversaire.
Ce ne fut que lorsqu’ils eurent franchi la grille du pavillon de Madrid où était le rendez-vous, que Montgeron leur dit à tous deux :
– Messieurs, j’exige de vous un serment.
– Parlez, dit Noireterre.
– Quelle que soit l’issue de cette rencontre, vous allez me jurer de ne jamais chercher à savoir pourquoi je me suis battu.
– Mais, c’est donc un duel à mort ? demanda Noireterre.
– À mort, répondit froidement Montgeron.
Marmouset et M. de Noireterre prêtèrent le serment qu’il exigeait.
En ce moment le fiacre qui renfermait le baron Henri et ses témoins arriva.
Mais il n’entra point à Madrid ; il demeura au contraire, dans le bois, à la grille de l’octroi, et seul, un des officiers mit pied à terre et vint à la rencontre des deux témoins de M. de Montgeron.
– Messieurs, leur dit-il, je connais à cent pas d’ici un fourré où nous serons fort bien.
Marmouset et Noireterre s’inclinèrent.
Puis ils regagnèrent leur voiture, sans même que le nom de l’adversaire de Montgeron eût été prononcé, et sans qu’ils eussent aperçu le baron Henri demeuré dans le fiacre avec son second témoin.
Ce ne fut que lorsque les deux voitures s’arrêtèrent à l’entrée d’une allée des piétons qui conduisait au fourré indiqué, que Marmouset tressaillit et s’arrêta court, en voyant le baron mettre pied à terre.
Il avait reconnu le personnage de l’orchestre qui s’exprimait sur la femme aux cheveux roux avec un si grand dédain.
Et soudain il serra le bras à Montgeron et lui dit vivement :
– C’est donc là votre adversaire ?
– Oui.
– Montgeron…
– Eh bien ?
– Avant de vous battre, ne voulez-vous pas m’écouter une minute ?
– À quoi bon !
– Montgeron… il le faut !
– Et si je ne le veux pas, moi ?
– Mon ami… je vous en supplie…
Mais Montgeron se dégagea de l’étreinte fiévreuse de Marmouset.
– Allons, messieurs, dit-il, dépêchons-nous, je vous prie.
Marmouset ne se tenait cependant pas pour battu.
– Montgeron, disait-il à voix basse, je devine maintenant pourquoi cette femme vous a donné un rendez-vous.
– Ah !
– C’était pour vous prier de provoquer le baron de C…
– Après ?
– Montgeron, vous ne pouvez vous battre…
Le vicomte eut un éclat de rire.
– Bon ! dit-il, allez-vous pas me proposer un arrangement sur le terrain ?
Marmouset pâlit. D’un mot, M. de Montgeron lui avait fermé la bouche.
Ce dernier s’approcha de M. de Noireterre et lui dit tout bas :
– Casimir écoute bien mes volontés. C’est un duel à mort que je veux.
– Soit, dit le jeune homme en baissant la tête.
Et il rejoignit les témoins du baron Henri.
Les conditions furent réglées en quelques secondes. Elles étaient terribles.
Les adversaires devaient d’abord se battre au pistolet.
Placés à trente pas, avec la faculté de faire cinq pas, ils échangeraient deux balles chacun.
Si cette première rencontre n’amenait pas de résultat décisif, on continuerait le combat à l’épée.
Marmouset suivait du regard le jeu de physionomie de M. de Montgeron, dont le visage s’éclaira lorsque M. de Noireterre lui rapporta ces conditions.
Aucune explication n’était possible désormais. Il fallait attendre.
Les officiers, selon leur droit de témoins de l’offensé chargèrent les armes.
Il avait été convenu que ces messieurs se serviraient de leurs pistolets.
Puis on compta les pas et chacun d’eux prit sa place.
Marmouset était pâle et avait le pressentiment d’une catastrophe.
Ce fut un des officiers qui donna le signal.
Le baron Henri fit deux pas, ajusta et fit feu.
M. de Montgeron ne bougea pas. La balle de son adversaire avait passé un pouce au-dessus de sa tête.
Cependant le vicomte n’ajusta point, il attendit le second coup de feu de son adversaire.
Le baron tira de nouveau.
Cette fois le bras levé de Montgeron retomba brusquement.
La seconde balle du baron Henri lui avait fracassé l’épaule droite et rendait l’usage de son bras impossible.
Mais, de la main gauche, Montgeron ramassa son pistolet, marcha ensuite ses cinq pas et fit feu.
Le baron ne fut pas atteint.
Montgeron poussa un cri de rage et tira son second coup.
Cette fois le baron chancela ; mais il ne tomba point.
Les témoins accoururent.
Montgeron avait le bras droit cassé ; M. de C… avait une balle dans la cuisse.
– Assez, messieurs, dit un des officiers.
– Non pas, dit Montgeron ; à l’épée, maintenant.
– Mais, Montgeron, observa Marmouset, vous ne pouvez vous servir de votre bras droit.
– Je suis gaucher. Et à moins que M. de C… ne se trouve hors de combat ?
– Je ne souffre pas, et je suis encore solide sur mes jambes, répondit le baron avec calme.
Devant l’exaltation furieuse de Montgeron, les témoins ne pouvaient que céder.
On apporta les épées, et le combat recommença.
La lutte fut longue et acharnée.
Montgeron était de première force et il avait un avantage, celui de tenir son épée de la main gauche.
Le baron perdait beaucoup de sang et commençait à chanceler.
Mais la fureur de Montgeron allait croissant. Il ne se battait plus comme on se bat sur le terrain ; il tirait avec l’impétuosité imprudente qu’on déploie dans les salles d’armes.
Tout à coup on entendit un double cri.
Montgeron s’était fendu et, en se fendant, il s’était enferré sur l’épée du baron.
Mais la sienne avait disparu jusqu’à la garde dans la poitrine de son adversaire, et tous deux s’affaissèrent sur l’herbe en même temps.
Le même jour, à neuf heures du soir, M. Victor Prytavin, c’est-à-dire notre ami Marmouset, entra au Club des Asperges.
Il ne trouva que des visages consternés.
Le duel du matin, dégénéré en véritable boucherie, avait eu une issue funeste pour les deux combattants.
M. de Montgeron était mort dans la journée.
On avait, emporté le baron Henri mourant et les médecins appelés en hâte avaient déclaré la blessure mortelle.
Cependant le baron vivait encore à neuf heures du soir.
Marmouset n’avait pas quitté M. de Montgeron jusqu’à son dernier soupir.
Le vicomte était mort en tenant le serment qu’il avait fait à cette femme mystérieuse qui lui avait mis l’épée à la main.
En vain, les larmes aux yeux, Marmouset avait-il essayé de lui arracher son secret.
Montgeron était mort en murmurant :
– Je l’aime !
Le vicomte ayant rendu le dernier soupir, une sorte de curiosité ardente s’était emparée de Marmouset.
Il devinait bien que la femme aux cheveux roux était la cause du duel. Mais quelle était cette femme ?
C’était là ce qu’il voulait savoir.
Aussi Marmouset venait-il au club avec le vague espoir d’obtenir quelque renseignement qui fît jaillir la lumière sur cette ténébreuse affaire.
On causait, il écouta.
– Messieurs, disait le marquis de C…, le même qui, jadis, avait présenté le major Avatar au club, il est un fait certain pour moi, c’est que ce pauvre Montgeron et le baron Henri n’avaient avant-hier matin aucun motif de haine l’un pour l’autre.
– Moi, dit un autre membre du club, je puis vous affirmer qu’avant-hier, vers deux heures, je me promenais avec le baron devant Tortoni lorsque nous avons rencontré Montgeron.
Ils se sont donné une poignée de main.
– Je ne vois qu’une histoire de femme qui ait pu amener la singulière provocation de Montgeron, ajouta un troisième.
– Voilà qui est impossible, dit le marquis.
– Pourquoi ?
– Mais parce que le baron n’habite presque jamais Paris.
– Qu’importe !
– Qu’il a rompu voici deux ans avec Georgette, sa dernière maîtresse.
– Peut-être une femme du monde.
– Il ne va pas dans le monde, mes amis.
– Messieurs, dit alors Marmouset, je crois pouvoir vous certifier, moi, qu’il y a une femme dans cette affaire.
– Allons donc !
– Montgeron était amoureux.
– Ah !
– Amoureux fou.
– De qui ?
– D’une femme que j’ai vue… et qui lui a donné rendez-vous la nuit dernière.
J’avais passé la soirée avec lui, il m’a quitté pour aller à son rendez-vous.
Et il est revenu avec un duel sur les bras ?
– Le baron n’était pas homme pourtant à troubler un rendez-vous d’amour, observa le marquis de C…
– À quelle heure le rendez-vous de Montgeron ?
– Deux heures du matin.
– Bon ! dit un des membres du club, Henri est venu ici à minuit et ne nous a quittés qu’après la provocation de Montgeron.
– Mais avant de venir ici il était allé à l’Opéra, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien ! J’y étais aussi, moi, dit Marmouset, à deux pas de lui.
– Eh bien !
– Le baron causait de la femme dont Montgeron était amoureux…
– Mais quelle est donc cette femme ?
– Messieurs, répondit Marmouset, vous me permettrez de mettre dans tout ceci une certaine réserve. La femme qui a occasionné cette boucherie était fort maltraitée par le baron Henri, et je dois vous dire que j’ai ajouté foi à ses paroles.
– Ah !
– Je suis même convaincu que la mort de Montgeron doit être vengée, que cette femme doit être punie, et c’est pour cela que je suis ici.
On regarda Marmouset avec curiosité. Celui-ci reprit :
– Le baron n’est pas mort…
– Il est blessé mortellement.
– Soit, mais il peut vivre quelques heures encore.
– Peut-être…
– Qui de vous veut me conduira à son chevet ?
– Les médecins s’opposent à ce qu’il voie personne.
– Mais il n’a pas le délire ?
– Il jouit de toute sa présence d’esprit, m’a affirmé Charles Hounot, le seul ami qui ait pu le voir, il y a une heure.
– Eh bien, messieurs, dit Marmouset avec conviction, si l’un de vous veut se charger de ma carte, sur laquelle j’écrirai deux mots au crayon, je suis persuadé que le baron demandera à me voir.
– Venez, dit le marquis de C…, le baron est au Grand-Hôtel, nous n’avons que le boulevard à traverser.
Marmouset et le marquis quittèrent le cercle.
Dix minutes après ils pénétraient dans le petit salon qui précédait la chambre du blessé.
M. Charles Hounot vint à la rencontre du marquis et de Marmouset.
– Vous venez trop tard, dit-il d’une voix émue.
– Il est mort…
– Non, mais il va mourir… dans un quart d’heure tout sera fini. Laissez-le mourir en paix.
– Et sans vengeance, n’est-ce pas ? fit Marmouset.
M. Charles Hounot tressaillit et regarda Marmouset avec étonnement.
– Monsieur, dit Marmouset, les minutes valent des siècles. M. le baron Henri meurt la victime d’une femme.
– Que dites-vous ?
– Un mot de ses lèvres expirantes peut nous aider à le venger. Ce mot refuserez-vous donc qu’il le prononce ?
L’accent de Marmouset était si ému, si convaincu, si impérieux, que M. Charles Hounot le prit par la main et l’entraîna dans la chambre en disant :
– Venez !
Le baron était à l’agonie, mais son agonie était sans délire.
Il regarda Marmouset et le reconnut pour un des témoins de son adversaire.
Ses lèvres ébauchèrent un sourire et murmurèrent un mot.
– Merci.
Marmouset se pencha sur lui :
– Monsieur le baron, dit-il, j’étais à l’Opéra, hier.
– Ah ! fit le moribond.
– Je vous ai entendu prononcer le nom de la femme de don Ramon.
L’œil du mourant brilla.
– Montgeron aimait cette femme.
Le baron eut un éclair dans la prunelle et regarda Marmouset plus attentivement.
– C’est elle qui a armé son bras. Au nom du ciel, monsieur, avant de mourir dites-moi son vrai nom.
Le baron se souleva à demi, ses yeux étincelèrent comme deux brasiers. Puis il retomba mort.
Mais avec son dernier soupir un nom s’était échappé de ses lèvres.
– LA BELLE JARDINIÈRE !
Ainsi donc la femme pour qui M. de Montgeron était mort d’amour, c’était la Belle Jardinière !
Marmouset avait connu cette histoire.
Quand il fut reçu au Club des Crevés, il n’y avait guère qu’un an que les plus ardents amis de M. de Maurevers avaient fini par renoncer à éclaircir le mystère qui enveloppait sa disparition.
L’élève de Rocambole savait donc cette histoire tout au long, et il eut un tressaillement galvanique en recevant du mourant cette suprême confidence.
Mais le baron Henri était mort en prononçant ce nom, et Marmouset seul l’avait entendu.
Le marquis de C…, Charles Hounot et les deux médecins ne comprirent alors qu’une chose, c’est que le baron venait d’expirer.
Marmouset était jeune.
Son visage bouleversé était la conséquence du spectacle qu’il avait sous les yeux.
Du moins, telle fut leur conviction…
D’ailleurs Marmouset murmura :
– Trop tard !
Et quelques minutes après, il quitta la chambre mortuaire, disant au marquis de C…
– Je suis convaincu que si on avait dit ce matin au baron Henri que Montgeron ne le provoquait que par amour pour cette femme, il eût, d’un mot, forcé son adversaire à renoncer au combat et à lui tendre la main.
– Mais enfin, quelle est-elle cette femme ? demanda le marquis.
Au moment où il faisait cette question, Marmouset et lui se trouvaient sur le trottoir, devant le Grand-Hôtel, et sous les rayons d’un bec de gaz.
– Marquis, dit Marmouset, regardez-moi bien, je vous prie.
M. C… attacha sur le jeune homme un œil surpris.
Marmouset était pâle, et sa physionomie respirait une énergie et une résolution qui étonnèrent le vieux viveur.
M. de C… était un homme d’au moins quarante-cinq ans.
– Eh bien ? demanda-t-il.
– Je me suis fait un serment, il y a cinq minutes, marquis, poursuivit Marmouset.
– Et ce serment ?…
– Consiste à venger la mort de Montgeron qui était mon ami et le vôtre ; et celle du baron qui meurt en galant homme.
– Mais comment les vengerez-vous ?
– Me donnez-vous votre parole de gentilhomme que ce que je vais vous dire restera entre nous ?
– Je vous la donne.
– En expirant le baron a prononcé un mot, un nom.
– Ah !
– Ce nom me met sur la trace d’une vaste intrigue. Et Dieu aidant, je débrouillerai cette intrigue, marquis.
– Avez-vous besoin de moi ?
– Non, pas pour le moment, du moins. Mais si jamais votre concours m’est nécessaire, j’irai vous trouver.
– Je serai prêt, dit M. de C…
Marmouset fit un signe à son cocher qui l’attendait à la porte du club, et qui, traversant la chaussée, vint se ranger devant le Grand-Hôtel.
– Adieu, marquis, dit-il.
– Vous ne remontez pas avec moi ?
– Non.
– Et si on me demande ce que vous aura dit le pauvre Henri ?
– Vous répondrez qu’il expirait au moment où nous entrions. Au revoir.
Et Marmouset serra la main du marquis, monta dans son coupé et s’éloigna.
Il tira sa montre en passant devant la Madeleine.
– Dix heures, pensa-t-il. Ce n’est qu’à minuit que je dois ouvrir le pli cacheté du maître. J’ai le temps.
Et secouant le gland de soie, il baissa une des glaces du coupé et dit au cocher :
– Tu monteras les Champs-Élysées jusqu’au numéro 96 ter.
– Montgeron expirant, pensait encore Marmouset durant le trajet, Montgeron m’a prié de couper une mèche de ses cheveux et de la porter à cette femme. Voilà qui me fait une entrée toute naturelle ; et je n’aurai nul besoin de briser une porte ou de m’introduire par une fenêtre.
Il faut toujours respecter la loi, même avec les assassins.
Dix minutes plus tard, le coupé s’arrêtait à l’adresse indiquée.
Marmouset mit pied à terre et renvoya le cocher en lui disant :
– Tu peux rentrer, je m’en irai à pied.
Et tandis que le coupé s’éloignait, il se mit à examiner la maison qu’il avait devant lui.
C’était un petit hôtel, élevé d’un seul étage, bâti au fond d’un jardin, dans lequel se trouvaient encore quelques vieux arbres.
Cette demeure avait, en plein Paris, quelque chose de mélancolique et de solitaire.
Une seule lumière brillait au rez-de-chaussée, derrière les persiennes de la dernière croisée.
Marmouset sonna à la grille.
La lumière changea de place et se promena sur toute la façade.
Puis, peu après, des pas se firent entendre dans le jardin, et un domestique en petite livrée vint ouvrir.
À la vue de Marmouset cet homme parut étonné et dit :
– Monsieur se trompe, sans doute ?
– Non pas, répondit Marmouset. Don Ramon y Figuerra ?
– C’est ici, monsieur.
– Don Ramon y est-il ?
– Non, monsieur, il est au club.
– Et madame ?
– Madame y est. Mais madame ne reçoit jamais personne en l’absence de monsieur.
– Faites-lui passer ma carte et elle me recevra.
En parlant ainsi, Marmouset écarta le valet avec l’autorité d’un homme qui n’a pas pour habitude d’être éconduit, et il entra dans le jardin.
Puis, au lieu de donner sa carte à lui, il remit une carte de feu M. de Montgeron.
Le valet entra dans l’hôtel et Marmouset se promena dans le jardin pendant quelques secondes.
Puis le valet revint :
– Madame attend monsieur le vicomte, dit-il.
Ces mots causèrent à Marmouset une sorte de stupeur.
Comment cette femme qui avait si bien préparé la catastrophe du matin en ignorait-elle le résultat ?
Elle ne savait donc pas, que Montgeron était mort ?
Néanmoins Marmouset suivit le valet.
Celui-ci lui fit traverser un petit vestibule, puis un salon, et poussa enfin la porte d’un boudoir, dans lequel se tenait la femme aux cheveux roux.
Marmouset s’arrêta sur le seuil.
La femme mystérieuse était à demi-couchée sur une chaise longue auprès du feu, et tournant la tête vers la porte et regardant Marmouset avec une parfaite indifférence, elle lui dit :
– Monsieur le vicomte de Montgeron, mon mari, don Ramon, m’a beaucoup parlé de vous ; et je suis heureuse de vous recevoir…
En même temps, elle lui indiquait de sa petite main gantée un siège auprès d’elle.
– Cette femme a l’aplomb d’une comédienne consommée, pensa Marmouset.
Et il entra.
Marmouset se prit à considérer cette femme avec une grande attention.
Elle était calme, souriante et rien dans son attitude ne trahissait la plus légère émotion.
– M. de Montgeron, continua-t-elle, je sais ce qui vous amène.
– Ah ! fit Marmouset, vous le savez, madame ?
– Il paraît que l’autre nuit, mon mari vous a gagné une somme considérable.
L’étonnement de Marmouset commençait à ressembler à de la stupeur.
– Et vous venez vous libérer, ajouta-t-elle, esclave que vous êtes de ce préjugé que les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures ?
Cette fois Marmouset n’y était plus.
– Madame, dit-il, je crois qu’il y a un malentendu entre nous.
– Ah ! fit-elle, comment cela ?
– Je ne suis pas M. de Montgeron.
Elle se leva et parut fort étonnée à son tour.
– Vous n’êtes pas M. de Montgeron ? dit-elle.
– Non, madame.
– Qui donc êtes-vous, monsieur ?
– Un ami de M. de Montgeron.
– Alors, vous venez de sa part ?
– Sans doute.
En même temps, Marmouset tira de sa poche un petit portefeuille en cuir de Russie, l’ouvrit et tendit à la belle femme une mèche de cheveux bruns.
– Qu’est-ce que cette plaisanterie, monsieur ? dit-elle jouant toujours l’étonnement.
Elle était debout devant Marmouset, qui s’était levé pareillement.
Son visage était impassible et un vague sourire n’avait point abandonné ses lèvres.
– Ce n’est point une plaisanterie, madame, répliqua froidement Marmouset, M. de Montgeron s’est battu ce matin.
– Ah ! mon Dieu !
– Il s’est battu avec le baron Henri de C…
Et, en prononçant ce nom, Marmouset attachait un œil ardent sur la femme aux cheveux roux, mais elle ne sourcilla point.
– Qu’est-ce que le baron Henri de C… ? demanda-t-elle.
– Hier encore, c’était un ami de M. de Montgeron.
– Et ils se sont battus ?
– Pour une femme.
– Vraiment ?
– Une femme que M. de C… disait être une misérable, et que M. de Montgeron aimait comme un fou.
– Mais enfin, dit-elle toujours calme, toujours impassible, quel a été le résultat du duel ?
– Une boucherie, madame.
– En vérité !
– Ces messieurs ont fait coup fourré. M. de Montgeron est mort dans l’après-midi.
– Et M. de C… ?
– Il est mort il y a une heure.
– Mais c’est épouvantable, monsieur, ce que vous me racontez-là.
– Attendez, madame, attendez, continua Marmouset. Montgeron, en mourant, m’a chargé d’aller trouver cette femme, et de lui dire qu’il mourait heureux puisqu’il mourait pour elle… et il m’a prié de lui couper une mèche de ses cheveux et de la lui offrir.
Et Marmouset tendait toujours la mèche à la femme aux cheveux roux.
Elle fit un pas en arrière, l’écrasa d’un regard et lui dit :
– Assurément, vous vous trompez, monsieur, je ne suis pas la femme pour qui est mort M. de Montgeron.
– Cependant, il a bien prononcé votre nom. madame.
– C’est impossible.
– Vous êtes pourtant bien la femme de don Ramon ?
– Sans doute.
– Alors, c’est vous.
– Monsieur, dit-elle avec un moment d’irritation dans la voix, il est tard, mon mari peut revenir du club d’un moment à l’autre et, bien que nous soyons en temps de carnaval, il pourrait ne pas trouver de son goût la plaisanterie que vous osez me faire.
– Madame, reprit Marmouset, je ne plaisante jamais, et je vais vous en donner une preuve sur-le-champ.
– Ah ! voyons ?
Et elle retrouva tout son calme.
– M. de Montgeron a eu jadis un ami intime : il s’appelait le marquis de Maurevers.
Elle eut un léger frémissement des narines, à ce nom, mais ce fut tout.
– Veuillez m’excuser, dit-elle, mais je suis étrangère et un peu au courant des noms de la noblesse française…
– Attendez, madame, poursuivit Marmouset, ce monsieur de Maurevers disparut. On croit qu’il fut assassiné.
– Mais en quoi tout cela peut-il m’intéresser, monsieur ? fit-elle avec un geste d’impatience.
Marmouset, imperturbable, continua :
– N’était-ce pas l’ami de M. de Montgeron ?
– Soit. Après ?
Et elle se replongea dans sa chaise longue, comme si elle se fût résignée par avance à subir une conversation qui l’importunait au plus haut degré.
– M. de Maurevers avait un autre ami, c’était le baron Henri de C…
Cette fois, la femme aux cheveux roux fut trahie par une légère pâleur.
– Une femme, poursuivit Marmouset, a été mêlée à sa disparition et probablement à l’assassinat de M. de Maurevers.
– Monsieur, dit la femme de don Ramon, je commence à croire que j’ai affaire à un fou.
– Ah ! madame…
– Vos histoires se compliquent si singulièrement que je vais vous prier de faire comme les conteurs en vogue et de me dire : la suite à demain.
– Un mot encore, madame, et j’ai fini.
Cette fois, Marmouset s’approcha de la porte, comme s’il eût voulu barrer le passage aux domestiques, si un coup de sonnette les eût appelés.
– Madame, dit-il, la femme pour qui M. de Montgeron est mort, c’est celle-là même qui a causé la mort de M. de Maurevers, et, avant d’expirer, M. le baron Henri de C… m’a dit son vrai nom.
Cette fois, elle se dressa de nouveau.
Elle était pâle et son œil était en feu.
– Cette femme se nomme la Belle Jardinière, acheva froidement Marmouset.
Elle jeta un cri et recula, comme si elle eût vu se dresser devant elle un reptile.
– Mais qui donc êtes-vous ? fit-elle.
– Un homme qui va vous tuer ! répondit Marmouset.
Et la Belle Jardinière, épouvantée, vit briller un poignard dans la main de Marmouset.
La femme aux cheveux roux parut alors en proie à une sorte de terreur vertigineuse.
– Grâce ! dit-elle, grâce ! ne me tuez pas !
Et elle joignait les mains et regardait Marmouset d’un œil suppliant.
Marmouset lui dit :
– Madame, ce n’est pas une simple curiosité qui m’a amené ici. J’ai fait un vœu, et je dois l’accomplir.
– Mais que voulez-vous donc de moi ? fit-elle avec un redoublement d’effroi.
– Je veux savoir.
– Mais quoi ?
– Vous étiez bien réellement la Belle Jardinière ?
– C’est vrai, dit-elle.
– Alors vous savez ce qu’est devenu M. de Maurevers.
Elle tomba à genoux devant Marmouset :
– Oh ! ne me le demandez pas ! fit-elle. Au nom du ciel, ne me le demandez pas !
– Si je ne sais toute la vérité sur cette histoire, répondit froidement Marmouset, vous êtes une femme morte.
Elle paraissait en proie à une si grande épouvante que Marmouset la crut en son pouvoir.
– Nous sommes seuls ici, madame, dit-il, cette fenêtre donne sur le jardin et j’ai fermé la porte. Si vous tentiez d’appeler vos gens, si vous aviez le malheur de secouer le gland de cette sonnette, je vous aurais poignardée avant qu’on n’arrivât, et je prendrais la fuite par le jardin.
– Mais, monsieur, disait-elle en se tordant les mains de désespoir, les secrets de M. de Maurevers ne sont pas les miens.
– M. de Maurevers est mort, et je me suis juré de savoir où… et comment…
L’accent de Marmouset était résolu, et il était facile de comprendre qu’il exécuterait la menace si cette femme l’y forçait.
De son côté, elle parut se résigner.
– Monsieur, dit-elle, l’histoire de M. de Maurevers est longue, je l’ai écrite tout entière.
– Ah !
– Elle est là, dans ce meuble…
Et elle montrait un petit bahut en bois de rose qui se trouvait entre les deux croisées. En même temps, elle prit une clé à son cou.
– Si vous vous défiez de moi, dit-elle, ouvrez-le vous-même.
Et elle lui tendit la clé.
Marmouset, avant de prendre la clé, alla vers la porte du boudoir, la ferma à double tour et mit la clé dans sa poche.
Puis il revint vers le meuble qu’il ouvrit.
– Voyez-vous un tiroir à gauche ? dit la Belle Jardinière.
– Oui.
– C’est celui-là.
Marmouset mit sans défiance la main sur le bouton du tiroir. Puis il tira à lui.
Mais soudain une détonation se fit entendre, deux tiges de fer sortirent, des profondeurs du mur, comme deux bras qui se dégagent tout à coup d’un manteau, saisirent Marmouset tombé à genoux, et le clouèrent pour ainsi dire contre le meuble.
Quant à la détonation, elle était le résultat d’une capsule fulminante placée dans l’intérieur du tiroir.
Le meuble était une souricière à voleur.
Son ingénieuse construction avait habilement dissimulé les deux crampons de fer dans le mur.
Ces crampons étaient mis en mouvement par un ressort que l’explosion de la capsule faisait partir.
Ce mécanisme, au moins aussi ingénieux que celui de ces coffres-forts munis d’un pistolet qui tue le voleur, avait sur eux cet avantage qu’il prenait le voleur vivant, en même temps qu’il prévenait de la capture les gens de la maison.
Marmouset jeta un cri de rage, auquel la femme aux cheveux roux répondit par un éclat de rire moqueur.
En même temps, et tandis que Marmouset se débattait vainement et secouait avec fureur les griffes de fer qui l’étreignaient, elle s’approcha de lui :
– Monsieur, lui dit-elle, vous êtes en mon pouvoir, et je n’ai qu’un signe à faire pour que vous soyez un homme mort. Cependant, j’ai pitié de vous, et je vais vous donner le même conseil qu’à M. de Montgeron : ne vous mêlez jamais plus de mes affaires.
Marmouset secouait toujours inutilement ses deux crampons.
À demi écrasé sur le meuble, il avait pu, néanmoins se retourner un peu et apercevoir la Belle Jardinière.
Celle-ci avait, en ce moment, le visage moqueur et satanique, en même temps que ses yeux lançaient de véritables éclairs.
Le valet qui sans doute avait introduit Marmouset, prévenu par la détonation, était venu frapper à la porte.
– Va-t’en, répondît sa maîtresse. Je n’ai nul besoin de toi.
Alors elle s’approcha des croisées, qu’elle ferma l’une après l’autre hermétiquement, en ayant bien soin de tirer les rideaux.
Puis elle s’approcha du mur opposé, poussa un ressort et une porte masquée dans la tenture s’ouvrit.
La Belle Jardinière avait disparu.
Marmouset se trouvait seul, se consumant en efforts impuissants et ne pouvant briser cette armature de fer qui l’enveloppait.
Les flambeaux brûlaient sur la cheminée éclairant le boudoir dans ses moindres recoins.
Les yeux de Marmouset furent attirés tout à coup par une sorte de vapeur blanchâtre qui s’élevait du sol dans un coin.
On eût dit d’abord une bouffée de fumée se dégageant d’un cigare.
Puis la bouffée grandit et prit les proportions d’un nuage, ressemblant à ces lambeaux de brouillard qui, après la pluie lèchent le fond des vallées. Le nuage grandit peu à peu.
Marmouset étonné le voyait s’avancer vers lui, en même temps qu’il montait vers le plafond.
Bientôt il eût dépassé la cheminée, et les flambeaux brillèrent au travers comme deux soleils sans rayons.
En même temps aussi une odeur pénétrante parvint à Marmouset.
Le brouillard étrange était parfumé ; et il avançait toujours.
Et bientôt, il enveloppa Marmouset tout entier.
Le brouillard était tiède, le parfum était doux.
Marmouset éprouva une singulière volupté, et quelque chose comme un apaisement subit de sa colère.
Ainsi le buveur d’absinthe qui porte, morose et découragé, le verre à ses lèvres, voit tout a coup la vie sous des couleurs moins sombres.
Le brouillard s’épaississait toujours.
Bientôt les flambeaux ne furent plus au travers que deux points rougeâtres, diminuant, toujours et qui finirent par s’éteindre.
Bientôt aussi, la respiration de Marmouset éprouva une légère oppression.
Le brouillard le pénétrait par tous les pores comme un bain russe.
Puis enfin ses yeux se fermèrent…
En même temps, les crampons de fer se distendirent et lui rendirent la liberté.
Mais Marmouset ne songea point à profiter de cette liberté pour fuir.
Et il se coucha voluptueusement sur le tapis, s’allongeant sous les caresses mystérieuses de ce brouillard embaumé.
Marmouset fut alors en proie à une sorte d’ivresse ressemblant à celle que procure le hachisch. Ses yeux s’étaient fermés ; cependant il ne dormait pas, et il avait conscience de ce qui se passait autour de lui.
Le brouillard parfumé continuait à le pénétrer par tous les pores, lui montait au cerveau et lui faisait éprouver une jouissance mystérieuse.
Deux fois il essaya de se lever et ne le put.
Enfin, la troisième fois, il réussit, marcha en chancelant jusqu’à la chaise longue tout à l’heure occupée par la femme aux cheveux roux, et s’y laissa retomber sans force, mais toujours livré à cette ivresse singulière.
Alors, un nouveau phénomène se produisit.
Le brouillard perdit de son intensité, tout en conservant son parfum pénétrant, et une clarté mate vint frapper de nouveau le visage de Marmouset qui rouvrit les yeux.
L’homme qui tout à l’heure brandissait un poignard, avait fait place peu à peu à un homme heureux et n’ayant pas la conscience de son étrange bonheur.
Marmouset songeait à la Belle Jardinière.
Non plus à la femme poursuivie et ensuite adorée par Montgeron ; mais à la femme qu’il avait vue tout à l’heure et qui lui paraissait si belle.
Et Marmouset murmura avec un accent de volupté inouïe :
– Oh ! comme on doit aimer cette femme !
Alors, il se fit un léger bruit, un pas furtif glissa sur le tapis du boudoir, le brouillard devint de plus en plus transparent, et Marmouset vit la femme aux cheveux roux qui s’avançait vers lui.
Elle avait aux lèvres un sourire à donner le vertige.
Son œil, chargé de magnétiques effluves, se fixa sur Marmouset et acheva de lui faire perdre la raison.
Puis d’une voix douce, harmonieuse, fascinatrice :
– Ah ! dit-elle, tu crois qu’on doit m’aimer ?
– Oui, murmura-t-il avec extase.
Elle vint s’asseoir auprès de lui et prit une de ses mains dans les siennes.
À ce contact, Marmouset se sentit mourir de volupté.
– Et toi, dit-elle, m’aimerais-tu ?
– Oh ! oui.
Et Marmouset, complètement fou, essaya de passer un de ses bras autour de sa taille flexible et mince comme celle d’une guêpe.
– Mais ne voulais-tu pas me tuer tout à l’heure ? dit-elle.
– Non… Je ne sais pas… Je t’aime…
– Ah !
– Parle, ordonne, continua Marmouset, je serai ton esclave.
Elle lui jeta ses deux bras autour du cou :
– Pourquoi, reprit-elle, voulais-tu donc venger Montgeron ?
À ce nom. Marmouset eut un faible éclair de raison ; il essaya même, un moment, de secouer cette torpeur voluptueuse qui l’étreignait, d’appeler à lui toute sa présence d’esprit pour rompre le charme fatal.
Mais la force lui manqua.
– Montgeron, balbutia-t-il, Montgeron ?… Connais pas… Qu’est-ce que Montgeron ?
– Et tu m’aimes ?
– Oh !
Il se laissa glisser à genoux devant elle et la regarda avec extase.
Le brouillard n’était plus qu’une gaze légère au travers de laquelle les flambeaux qui brûlaient sur la cheminée avaient repris tout leur éclat.
– Je t’aime !… je t’aime !… répétait Marmouset.
Elle se pencha sur lui et, ses lèvres effleurèrent les lèvres du jeune homme.
Alors Marmouset ferma de nouveau les yeux, et son esprit s’envola dans le monde des rêves.
* *
*
Et quand Marmouset revint à lui, un froid vif et piquant le pénétrait par tout le corps.
En même temps, il sentit qu’il était couché sur la terre humide.
Ses yeux, ouverts tout à coup, rencontrèrent un ciel gris, nuageux, dans lequel couraient les premières clartés du matin.
Le boudoir de la femme aux cheveux roux avait disparu.
Marmouset était couché en plein air, sur le dos au milieu du chantier d’une maison en construction.
Il était tout meurtri, tout contusionné, et son cerveau, encore alourdi par les fumées de cette bizarre ivresse à laquelle il était en proie, essayait vainement de coordonner ses idées et ses souvenirs.
Il se leva, fit jouer ses membres pour leur rendre leur élasticité ordinaire.
Puis il se mit à marcher.
Le chantier était clos par une palissade en planches.
Cependant au milieu de la palissade il y avait une brèche.
Ce fut vers ce point que Marmouset se dirigea.
La brèche était assez grande pour que le corps d’un homme y pût passer.
Marmouset se glissa au travers.
Il se trouva alors sur un de ces boulevards encore déserts, au long desquels s’élèvent quelques rares maisons, et qui, percés nouvellement, descendent des environs de la barrière de l'Étoile vers la Seine en passant sur les ruines du Trocadéro.
Marmouset finit par rassembler ses souvenirs un à un.
Il se rappela les événements de la veille, la mort de Montgeron et du baron Henri ; puis, son expédition nocturne chez la Belle Jardinière, et les crampons de fer qui l’avaient réduit à l’impuissance, et le brouillard parfumé et les regards enivrants de cette femme, aux pieds de laquelle il s’était endormi.
Alors secouant les dernières torpeurs de l’ivresse opiacée qui l’avait étreint, il fut saisi d’un sentiment de colère.
Cette femme s’était jouée de lui, comme elle s’était jouée de Montgeron, du baron Henri et peut-être de l’infortuné Maurevers.
– Mais je suis l’élève de Rocambole, moi ! se dit-il avec un accent de fierté. Et nous verrons bien. À nous deux donc, la Belle Jardinière !
Comme on le voit, ce violent amour d’une heure qu’il avait éprouvé faisait place, chez Marmouset, à un sentiment de haine et de ressentiment.
Il eût bientôt retrouvé son chemin et traversant tous ces terrains boueux qui s’étendent à droite du Trocadéro, il se dirigea vers l’avenue Marignan.
Vanda avait passé toute la nuit à attendre vainement Marmouset.
Quand elle le vit paraître, elle s’écria :
– Que t’est-il donc arrivé, pour que tu oublies les volontés du maître ?
– C’est juste, répondit Marmouset. C’était cette nuit, à minuit, que je devais ouvrir le pli cacheté.
– Et il est sept heures du matin.
– Pardonnez-moi, mais il n’y a pas de ma faute.
Et sans vouloir s’expliquer davantage, Marmouset s’enferma dans le boudoir de Vanda et rompit le cachet de cette volumineuse enveloppe qui renfermait les volontés de Rocambole.
L’enveloppe que Marmouset venait d’ouvrir en renfermait deux autres. Mais celles-là étaient ouvertes.
L’une, assez volumineuse, contenait un manuscrit.
L’autre, plus petite, renfermait une simple lettre signée Rocambole, et que le maître adressait non seulement à Marmouset, mais encore à Vanda et à Milon.
Cette lettre était ainsi conçue :
« Paris, ce 21 novembre 186… une heure avant mon départ.
Mes amis,
Dans quelques minutes j’aurai quitté Paris. Je vais dans l’Inde.
Si mes prévisions se réalisent, je serai de retour dans deux ans.
Alors vous n’ouvrirez pas l’enveloppe qui contient cette lettre.
Si dans deux ans je ne suis pas revenu, c’est que vous aurez à exécuter mes volontés. Écoutez-moi.
Toi, Vanda, après avoir été une grande dame, tu es tombée bien bas, jadis.
Toi, Marmouset, tu as été voleur ; tu as failli devenir assassin.
Toi seul, mon vieux Milon, tu n’as à ta charge que des actes de dévouement et de vertu ; mais tu es devenu comme les deux autres, un complice de Rocambole revenu au bien, et tu dois marcher avec eux.
Le jour où j’ai quitté le bagne, mes amis, j’ai compris que Dieu ne me rendait ma liberté qu’à la condition que j’emploierais chaque heure et chaque minute de ma vie à réparer mes fautes, et toi, Vanda, et toi Marmouset, vous ne vous êtes associés à cette vie que pour suivre mon exemple.
Nous ne nous appartenons pas.
Nous nous devons à tout être qui souffre et qui a besoin d’un appui.
Or, hier soir, comme je faisais mes préparatifs de départ, on m’a apporté une lettre d’une écriture inconnue, sans signature et que je transcris ici textuellement :
« Si l’homme qui s’est appelé tour à tour Rocambole et le major Avatar continue à marcher dans la voie de la réhabilitation ; s’il est toujours le protecteur des opprimés et l’ennemi des persécuteurs, il est supplié de se rendre rue de Ménilmontant, n° 16, où il trouvera la plus grande infortune qu’il ait jamais rencontrée peut-être. »
Dix minutes après, j’étais en voiture ; trois quarts d’heure plus tard j’arrivais rue de Ménilmontant.
Le numéro 16 est une porte cochère ouvrant sur une longue cour étroite et bordée, à droite et à gauche, de vieilles maisonnettes en torchis.
C’est une de ces misérables cités habitées par une population ouvrière que le chômage atteint fort souvent et qui alors en est réduite aux tortures de la faim et du froid.
Il y avait dix maisons dans cette cité.
Laquelle était celle où on m’attendait ?
Le billet que j’avais reçu ne portait pas de signature.
Je m’arrêtai donc au seuil de la porte et je cherchai à m’orienter.
Devant la troisième maison de gauche, j’aperçus un enfant de sept ou huit ans qui me regardait avec une certaine attention.
Enfin il se décida à venir à moi.
C’était bien ce que l’on appelle l’enfant de Paris.
Sa blouse grise était propre, son linge blanc. Il portait une petite casquette noire sur une broussaille de cheveux châtains.
Maigre, chétif, mais intelligent et l’œil vif, il me regarda et me dit :
– Est-ce que tu n’es pas Rocambole, monsieur ?
– Oui, mon ami, lui répondis-je.
– Alors, viens avec moi, reprit-il maman était bien sûre que tu viendrais.
Et il se mit à marcher devant moi.
La porte devant laquelle je l’avais aperçu tout d’abord, ouvrait sur une allée étroite et sombre, au bout de laquelle était un escalier raide et tournant.
L’enfant, arrivé au bas de cet escalier, me regarda de nouveau ; puis avec un sourire mélancolique :
– C’est haut, me dit-il, c’est au sixième.
– Montre-moi le chemin, répondis-je.
Le sixième voyait la fin de l’escalier.
Là, il y avait un corridor sur lequel donnaient plusieurs portes numérotées.
L’enfant me conduisit tout au fond, ouvrit celle qui portait le numéro 9, et dit en la poussant :
– Maman, voilà Rocambole !
J’entrai.
J’étais dans une de ces pauvres mansardes de huit pieds carrés qui prennent leur jour sur les toits par une croisée à tabatière.
Le mobilier était chétif, mais d’une extrême propreté.
Dans un coin, il y avait un lit, et, couchée dans ce lit, une femme pâle, maigre, au regard fiévreux, mais dont le visage conservait encore les traces de la jeunesse et d’une grande beauté.
Elle me regarda en souriant et me tendit une main longue, fluette et presque diaphane, tant elle était amaigrie.
– Ah ! dit-elle, je savais bien que vous viendriez…
Je la regardais, et il me semblait qu’un lointain souvenir traversait mon esprit.
– Vous ne me reconnaissez pas, vous, me dit-elle, mais je vous reconnais bien, moi…
Je la regardais toujours cherchant à me rappeler.
– Vous ne me reconnaissez pas, vous, me dit-elle enfin.
– Turquoise !
– Oui, j’avais vingt ans alors, j’en ai trente aujourd’hui.
– Mon Dieu ! m’écriai-je, comment avez-vous pu être réduite à cet état de misère et de dénuement ?
– Mon histoire est trop longue, me dit-elle ; et je sens la mort approcher, je n’aurais pas le temps de la raconter ; mais je l’ai écrite.
Elle passa sa main sous l’oreiller qui supportait sa tête pâle inondée d’une gloire de cheveux blonds, et elle en retira le manuscrit que je joins à cette lettre.
– Savez-vous, me dit-elle, que j’ai été la dernière maîtresse du marquis de Maurevers ?
À ce nom. je ne pus me défendre d’un tressaillement de surprise.
Elle reprit en souriant :
– Comme vous j’ai été coupable ; comme vous j’ai commis des fautes et des crimes ; comme vous je me suis repentie… Dieu me rappelle à lui, et je crois bien qu’il m’a pardonné… mais cet enfant que vous voyez là…
– C’est votre fils ?
– Il me croit sa mère, dit-elle en baissant la voix. Mais c’est le fils de Maurevers.
– Mais enfin m’écriai-je, le marquis de Maurevers a disparu.
– Oui.
– Il a été assassiné ?
– Non, me dit-elle.
– Il est mort du moins ?
– Pas davantage.
– Qu’est-il donc devenu alors ?
– Ce manuscrit vous l’apprendra.
Elle était devenue de plus en plus pâle en parlant et sa voix s’affaiblissait.
– Je crois bien, me dit-elle, que c’est cette nuit que je vais mourir…
– Oh ! lui dis-je, vous vous exagérez votre état.
– Non, répondit-elle, j’ai la mort dans les yeux, ne voyez-vous pas ?
Mais enfin, vous voilà, vous prendrez soin de l’enfant… vous lirez ce que j’ai écrit… vous vengerez les victimes… vous poursuivrez les bourreaux, n’est-ce pas ?
– Je vous le jure, lui dis-je.
Elle me tendit la main.
– Ah ! fit-elle, j’ai eu raison d’avoir foi en vous !
* *
*
La lettre de Rocambole continuait ainsi :
« Je vis bien que Turquoise n’avait plus que quelques heures à vivre.
Néanmoins j’allai chercher un médecin et j’installai une garde auprès d’elle.
Puis je m’en allai en lui disant : Je reviendrai demain matin.
Et j’emportai le manuscrit.
Ce matin, tous mes préparatifs de départ pour le Havre étant prêts, je suis retourné rue de Ménilmontant.
Turquoise venait d’expirer.
J’ai pris dans mes bras l’enfant qui pleurait à chaudes larmes, je l’ai fait monter dans une voiture et je l’ai conduit rue des Postes, dans une maison d’éducation religieuse.
J’ai payé d’avance trois années de sa pension.
Il est inscrit sur le registre du pensionnat sous le nom de Maxime-Laurent.
Ce sont ses deux prénoms.
Maintenant, si vous ouvrez ma lettre dans deux années, c’est-à-dire si je ne suis pas de retour, si, par conséquent, c’est à vous à entreprendre l’œuvre qui m’était destinée, vous verrez que tout ce que l’on aurait pu faire avant cette époque eût été inutile.
Le manuscrit que je joins à ma lettre est tout entier de la main de Turquoise ; mais on voit que toute la première partie de son récit lui a été dictée.
Si donc, mes amis, vous ouvrez cette lettre, c’est que je serai retenu dans l’Inde ou mort et alors je vous laisse, comme un héritage, l’exécution du serment que j’ai fait à Turquoise quelques heures avant qu’elle n’expirât.
« ROCAMBOLE. »
Quand Marmouset eut lu cette lettre, au lieu de toucher au manuscrit, il appela Vanda.
– Tenez, lisez, dit-il.
Milon était entré derrière Vanda.
Vanda lut à haute voix la lettre de Rocambole.
– Eh bien ! dit le naïf Milon, ce que le maître veut, nous le ferons !
– Nous le ferons d’autant mieux, dit alors Marmouset, que j’ai déjà, sans le savoir, opéré dans le même sens.
– Que veux-tu dire ? fit Vanda avec étonnement.
– Je vais m’expliquer, répondit Marmouset.
– Voyons ? fit Milon.
– Par cette lettre que nous venons de lire, continua l’élève de Rocambole, vous voyez que dans ce manuscrit qui nous est inconnu encore, il est certainement question du marquis Gaston de Maurevers.
– Oui.
– Est-ce que je ne vous ai pas raconté l’année dernière l’émotion qu’avait produite la disparition du marquis ?
– Parfaitement, dit Vanda.
– Un de ses amis, poursuivit Marmouset, M. de Montgeron, a fait l’impossible pour le retrouver.
– Nous savons cela.
– M. de Montgeron a été tué hier matin en duel.
– Par qui donc ? demanda Milon.
– Par un ancien ami à lui, le baron Henri de C…
– Mais… la cause de ce duel ?
– Montgeron aimait une femme qui haïssait le baron Henri.
– Et cette femme ?…
– N’est autre que cette Belle Jardinière chez laquelle on avait retrouvé, il y a environ trois ans, une figure de cire représentant, à s’y méprendre, le cadavre de M. de Maurevers.
– Alors cette femme est à Paris ?
– J’ai passé une partie de la nuit près d’elle.
Et comme l’étonnement de Vanda et de Milon redoublait, Marmouset leur raconta dans tous ses détails sa singulière aventure avec la prétendue femme de don Ramon.
– Maintenant, dit-il, donnez-moi un conseil.
Et il regarda Vanda.
– Parle, dit-elle.
– Devons-nous lire ce manuscrit tout de suite, ou bien faut-il que je m’assure que la Belle Jardinière n’a pas quitté Paris ?
– Je penche pour ce dernier parti, dit Vanda.
– Moi aussi, fit Milon.
– Eh bien ! reprit Marmouset, tu vas venir avec moi, toi ?
– Je suis prêt, répondit le colosse.
Bien que Marmouset eût un appartement de garçon au dehors, il avait conservé une chambre dans le petit hôtel de l’avenue de Marignan.
Il quitta le boudoir de Vanda et y monta. Dix minutes après, il en redescendit complètement métamorphosé.
Marmouset avait hérité du merveilleux privilège que Rocambole avait de changer de costume, de visage et de tournure. Vanda ne put s’empêcher de sourire en le voyant reparaître.
Il avait des cheveux roux, des favoris roux, une mine rougeaude et un nez enluminé par la boisson.
Son costume consistait en un pantalon noir serré aux genoux, une veste d’écurie à grands carreaux rouges, verts et gris.
Un cône de même couleur posé sur le haut de sa tête, laissait pendre sur ses épaules un ruban de soie bleu de ciel.
– Te voilà en groom anglais de la plus belle eau, lui dit Vanda.
– Si elle reconnaît son adorateur de cette nuit, dit-il en riant, en faisant allusion à la Belle Jardinière, c’est que les trucs de Rocambole ne valent plus rien.
Milon était, lui, vêtu comme à l’ordinaire, – en bon bourgeois de la petite classe.
Et quoi qu’il eût pu faire, il y avait toujours un peu de l’ancien domestique dans sa tournure, ce qui faisait qu’on pouvait à la rigueur le prendre pour un vieux serviteur retiré.
– Viens avec moi, répéta Marmouset.
– Où allons-nous ?
– Chez la dame, donc ; tu es mon oncle.
– Fort bien.
– Tu es l’ancien piqueur du duc de Château-Mailly qui était très lié avec le duc espagnol de Sallandrera.
– Après ?
– Tu as entendu dire que don Ramon y Figuerra montait des écuries, et tu viens me présenter.
– Et moi, dit Vanda, que vais-je faire durant ce temps-là ?
– Oh ! répondit Marmouset, je ne serai pas longtemps à revenir. Ce que je veux, c’est m’assurer que l’oiseau ne va pas s’envoler une fois encore.
Et il s’en alla avec Milon.
Le petit hôtel dans lequel Marmouset avait pénétré la nuit précédente, avait absolument le même aspect que la veille.
Il était alors dix heures du matin.
On avait ouvert les fenêtres ; un valet de chambre secouait un tapis à l’une d’elles.
Marmouset sonna.
Le même domestique qui était venu lui ouvrir la porte la nuit précédente, se présenta à la grille, ne le reconnut pas et lui dit :
– Qu’est-ce que vous voulez, camarade ?
Milon prit la parole :
– Don Ramon cherche un cocher, n’est-ce pas ? dit-il.
– Je ne sais pas, répondit le valet.
– Je voulais présenter mon neveu.
– Monsieur est sorti à cheval tout à l’heure.
– Quand reviendra-t-il ?
– À onze heures pour déjeuner.
Et le valet avait simplement entrouvert la grille.
En ce moment une femme apparut à une croisée du rez-de-chaussée.
Marmouset la reconnut, c’était elle.
Et il tira Milon par la manche en lui disant en argot :
– Reluque la largue !
Milon obéit ; puis il dit au valet :
– C’est bien nous reviendrons.
Et la grille se referma.
Alors Marmouset dit à Milon :
– Mon oncle, tu vas rester ici, dans le voisinage.
– Et je surveillerai l’hôtel ?
– Naturellement.
– Et la dame ?
– Surtout, et si elle sort, tu la suivras.
Milon s’assit sur un banc de l’avenue et Marmouset s’éloigna.
Milon s’était donc installé sur un banc de l’avenue, à vingt pas de la grille du petit hôtel.
De ce poste d’observation, rien ne pouvait lui échapper.
La grille n’était garnie de volets que jusqu’à hauteur d’appui.
En s’éloignant un peu on voyait parfaitement ce qui se passait dans le jardin.
D’ailleurs Milon avait pu se rendre compte d’une chose, c’est que l’hôtel n’avait pas d’autre issue que celle de la grande avenue.
Il lui suffisait donc de ne pas perdre de vue la porte de la grille.
Il avait aperçu la femme aux cheveux roux, tandis que la grille s’entr’ouvrait, et Marmouset lui avait dit :
– C’est elle !
Milon s’était gravé cette tête dans la mémoire et elle pouvait à présent sortir.
Milon la suivrait.
Une heure, puis deux s’écoulèrent.
Plusieurs fois, le domestique à qui il avait parlé était sorti, puis rentré, pour faire diverses courses dans le voisinage.
Mais il n’avait pas paru faire attention à lui.
Milon avait tiré un cigare de sa poche et fumait tranquillement.
Un cavalier qui descendait au pas l’avenue, s’arrêta devant la grille qui s’ouvrit aussitôt.
Le colosse eut le temps de l’examiner.
C’était un homme de trente-huit à quarante ans au teint bronzé, aux cheveux noirs, portant toute sa barbe et accusant le type espagnol dans toute sa pureté.
La grille se referma sur lui.
Mais, peu après, le domestique sortit de nouveau.
Cette fois, il vint droit à Milon.
– Vous avez désiré parler à don Ramon ? lui dit-il.
– Oui, pour lui présenter mon neveu.
– Où est-il ?
– Je l’ai envoyé faire une course.
– Où donc ça ?
– Dans l’intérieur de Paris, mais il va revenir, dit Milon, et alors je vous prierai de me faire parler à votre maître.
– Vous pouvez même lui parler tout de suite.
– Oh ! j’attendrai…
C’est que monsieur et madame vont sortir.
– Vraiment ? fit Milon, qui tressaillit.
– Est-ce que vous n’avez pas été cocher ?
– Je le suis encore ; ne vous disais-je pas tout à l’heure que j’étais l’ancien piqueur de M. le duc de Château-Mailly ?
– Tiens ! c’est vrai. Eh bien ! si vous manquez de besogne, on peut vous en donner.
– Comment cela ?
– Le cocher est au lit, c’est le groom de madame qui conduit depuis deux jours, mais c’est un enfant qui n’est pas très prudent et nous avons des chevaux violents.
Milon, qui se souvenait des ordres que lui avait donnés Marmouset n’hésita pas à répondre :
– Je me suis retiré et je mange mes petites rentes, mais je ne demande pas mieux que de rendre service à l’occasion ; je prendrai bien le fouet du cocher trois ou quatre jours, ne fût-ce que pour intéresser votre maître à mon neveu.
– Alors, venez, dit le valet de chambre, le pardessus de John vous ira comme un gant.
– Me voilà dans la place, pensa Milon en entrant dans le petit hôtel.
En effet, don Ramon, qui revenait du bois, s’apprêtait à sortir en voiture avec celle qui passait pour sa femme.
Milon avait fait un raisonnement bien simple en acceptant la proposition du valet de chambre.
– Que m’a ordonné Marmouset ? s’était-il dit ; de ne pas perdre de vue cette femme et de la suivre si elle sortait.
Je ne puis donc mieux exécuter les ordres que j’ai reçus qu’en lui servant de cocher.
Une heure après il était sur le siège du coupé et tenait en main deux beaux trotteurs pleins de feu.
Don Ramon et sa prétendue femme montaient en voiture.
Le valet de chambre prit les ordres et grimpa à côté de Milon.
– Où allons-nous ? demanda ce dernier en sortant.
– À Saint-Mandé, répondit le valet, de chambre ; monsieur et madame ont loué à l’entrée du bois une maison de campagne pour l’été, les ouvriers y sont, nous allons visiter les travaux.
Milon ne fit aucune observation.
Il descendit l’avenue, traversa la place de la Concorde, arriva à la Bastille par les rues de Rivoli et Saint-Antoine, laissa le chemin de fer de Vincennes à gauche et prit le nouveau boulevard.
Don Ramon avait baissé les glaces du coupé et sa conversation arrivait par lambeaux à l’oreille de Milon.
L’Espagnol et la femme aux cheveux roux s’exprimaient en français et parlaient de choses tout à fait indifférentes.
– Voilà des gens, pensait Milon, qui ne songent guère, je crois, à quitter Paris, et qui sont tout occupés de leur maison de campagne. Marmouset s’est effrayé à tort.
Les deux chevaux étaient très vifs ; en trente-cinq minutes, ils furent à Saint-Mandé.
– C’est là, dit le valet de chambre.
Et il montrait une jolie villa isolée, à gauche de la route, toute neuve, et dans laquelle on voyait, par les croisées ouvertes, une demi-douzaine d’ouvriers.
La grille était ouverte.
Le coupé vint tourner et s’arrêta devant le perron.
L’Espagnol et la femme aux cheveux roux entrèrent dans la maison, et Milon demeura sur son siège.
Le valet de chambre lui dit :
– Couvrez vos chevaux et allons boire un coup.
– Où ça ? demanda Milon.
– Là, chez la mère Binette.
Et il lui montrait du doigt, de l’autre côté de la route, une sorte de bouchon dans lequel les ouvriers prenaient leurs repas.
Milon jeta sur les chevaux la couverture d’attente, entortilla les rênes après son fouet, mit pied à terre et suivit le valet de chambre sans défiance.
Le bouchon était désert, car c’était l’heure du travail.
La cabaretière, une grosse mère réjouie, lisait un journal, assise à son comptoir.
– Donnez-nous une fine bouteille, mère Binette, dit le valet de chambre.
Milon se plaça à une table et la cabaretière apporta du vin et des verres.
Ils se mirent à boire.
Un moment après deux ouvriers entraient, puis deux autres et encore deux autres. Ils s’assirent tous autour de la table où était Milon. Alors la cabaretière ferma la porte.
– Qu’est-ce que vous faites donc, la mère ? demanda Milon étonné.
– On va te le dire, répliqua le valet de chambre.
Et il fit un geste aux ouvriers en même temps qu’il jetait le contenu de son verre au visage de Milon.
Les prétendus ouvriers se ruèrent sur Milon à demi aveuglé, et, malgré sa force prodigieuse, le colosse fui terrassé.
Tandis que Milon se laissait prendre au piège, Marmouset avait rejoint Vanda et tous deux prenaient connaissance du manuscrit de Turquoise.
C’était un volumineux cahier, couvert d’une écriture fine et serrée.
Le titre en était bizarre :
LE MORT VIVANT
En outre, il était divisé par chapitres.
On eût dit le manuscrit d’un roman prêt à être livré à l’imprimerie.
Marmouset lut à haute voix :
Chapitre premier.
« Par une froide nuit d’hiver de l’année 1823, un fiacre s’arrêta sur la place Louvois.
Un homme en descendit.
Il était enveloppé dans un grand manteau à double collet, et sa botte, en touchant le sol, fit résonner un éperon sur le pavé.
Ce manteau et cette botte éperonnée auraient suffi à indiquer la profession de ce personnage, alors même qu’il n’eût pas été coiffé d’un bonnet de police crânement posé sur son oreille gauche.
Il paya le cocher et le renvoya.
Puis, tournant le dos à la bibliothèque, il traversa la place, se retourna deux ou trois fois pour s’assurer qu’elle était déserte et qu’aucun regard indiscret ne le suivait, et il s’enfonça d’un pas rapide dans la petite rue Chabanais.
Il s’arrêta à la porte du numéro 14 et sonna.
La porte s’ouvrit, laissant voir une allée étroite et plongée dans les ténèbres.
Le concierge passa la tête au carreau de sa loge et demanda qui entrait.
Mais déjà l’inconnu avait atteint l’escalier et montait, sans répondre, du pas d’un homme qui est habitué de la maison.
Le concierge pensa que c’était un locataire qui revenait du spectacle, referma son carreau et se recoucha sans mot dire.
L’inconnu monta au deuxième étage, enfila un corridor, en marchant sur la pointe du pied et s’arrêta tout en haut, devant une porte sous laquelle passait un léger filet de clarté.
Une clé était dans la serrure ; il la tourna, la porte s’ouvrit, et il se trouva au seuil d’une petite antichambre dans laquelle brûlait une veilleuse. Deux autres portes donnaient dans cette antichambre.
L’inconnu poussa l’une d’elle et pénétra dans une chambre à coucher d’où partaient des gémissements étouffés.
Au bruit, les gémissements cessèrent ; puis une voix de femme tremblante et affolée par la douleur demanda :
– Est-ce toi, Armand ?
L’inconnu ne répondit pas ; mais il s’approcha brusquement du lit et en écarta les rideaux.
La chambre n’était éclairée que par les reflets d’un peu de feu qui achevait de se consumer dans la cheminée.
Mais cette clarté était suffisante pour permettre à l’inconnu de voir se tordant sur le lit, une femme jeune et belle, mais dont le visage exprimait une épouvantable souffrance.
– Armand ! mon bien-aimé… il me semble que je vais mourir !… répéta la femme, qui mordait ses draps de lit pour ne pas crier.
Soudain l’inconnu laissa tomber son manteau dont un pan lui avait jusque-là caché le visage. La femme jeta un cri. Mais l’inconnu la saisit à la gorge :
– Silence ! ou je vous tue ! dit-il.
L’émotion éprouvée par cette femme fut si grande alors qu’elle étouffa momentanément ses douleurs.
L’homme qu’elle avait devant elle, ce n’était pas celui qu’elle attendait, et il ne répondait pas au nom d’Armand.
Les cheveux hérissés, muette, aussi pâle qu’une statue, elle le regardait avec une suprême épouvante.
– Vous ! vous ! balbutia-t-elle enfin.
Il avait fermé la porte en entrant.
– Madame, dit-il d’un ton railleur, je suis un peu chirurgien et remplacerai certainement celui que votre Armand était allé chercher.
– Tuez-moi, dit-elle, tuez-moi tout de suite, c’est votre droit de mari offensé. Mais ne me raillez pas !
– Je ne raille pas, reprit-il ; je n’ai même aucune envie de plaisanter. Je vous répète, je suis un peu chirurgien, et je saurai, suppléer à l’absence du médecin que vous attendez. Vous verrez…
Elle le regardait toujours avec cette expression d’effroi terrible qui avait eu l’énergique privilège un moment de faire taire la douleur.
– Oh ! dit-elle, je lis mon arrêt de mort dans vos yeux.
– Vous vous trompez, dit-il froidement.
– Armand ! où est Armand ? répéta-t-elle.
– Il ne viendra pas, je l’ai tué.
– Ah ! misérable ! s’écria-t-elle.
Et elle eut la force de repousser cet homme qui était son mari, dont elle avait déserté le toit pour aller, dans une misérable maison garnie, cacher le résultat de son crime ; elle le poussait avec rage, avec furie, balbutiant le mot d'assassin.
Il s’assit dans un fauteuil, à deux pas du lit, et reprit avec calme :
– Madame, je suis revenu d’Espagne aujourd’hui même. Nul ne me sait à Paris, et Paris tout entier vous croit dans notre terre de Normandie.
Personne n’a su votre position, et il ne faut pas que jamais on puisse dire que la duchesse de Fenestrange a trompé son mari et donné le jour au fruit de l’adultère.
Trois personnes possédaient ce secret : Armand, mon ami intime, devenu votre complice, vous et moi.
Armand avait passé la soirée ici. Quand la crise s’est déclarée il a couru chez un chirurgien qui demeure quai de l’École.
Au moment où il passait devant le Pont-Neuf, je me suis présenté à lui :
– Je sais tout ! lui ai-je dit.
Il a compris et il m’a suivi.
Nous sommes descendus sur la berge et nous avons mis l’épée à la main.
À la troisième passe, il est tombé mortellement frappé, mais il a eu le temps de me dire où je vous trouverais et dans quel état vous étiez.
Le domestique à l’indiscrétion duquel je dois la révélation de votre infamie, repart avec moi demain matin. Je l’emmène en Espagne et je saurai bien m’arranger de façon qu’il ne revienne pas.
Vous et moi, seuls, savons maintenant la vérité ; et comme je veux être pair et général de division ; comme je me soucie peu du ridicule qui s’attache au mari trompé, croyez bien que je ne vous tuerai pas.
Vous êtes, dans cette maison, connue sous le nom de madame Philibert.
À vous de prendre vos précautions pour rentrer demain sans bruit dans notre hôtel de la rue Saint-Dominique.
Le duc s’exprimait avec un calme absolu.
La malheureuse femme, reprise par les dernières douleurs, n’avait plus conscience d’elle-même et ne l’entendait pas.
Comme il l’avait dit, cet homme était un peu chirurgien.
À deux heures du matin tout était fini.
L’enfant vagissait et la mère venait de s’évanouir.
Alors le duc enveloppa le petit être nouveau-né dans un des draps de lit, cacha le paquet sous son manteau et s’en alla.
La duchesse n’avait pas repris connaissance que son mari était déjà loin, emportant son enfant.
Le manuscrit de Turquoise continuait ainsi :
Chapitre deuxième.
Un mois après la scène étrange que nous venons de raconter, un détachement français occupait, un petit village des montagnes de la Catalogne, appelé Ojaca.
C’était au plus fort de cette courte campagne qu’on a appelée la deuxième guerre d’Espagne et qui eut lieu en 1823.
Le détachement dont nous parlons se composait de deux escadrons de hussards sous les ordres du lieutenant-colonel duc de Fenestrange.
Le duc était un homme d’environ trente ans, aux allures hautaines, au ton railleur, au caractère vindicatif.
Il avait servi en Russie pendant toute la durée du premier Empire et avait même porté les armes contre la France.
Peu aimé dans l’armée française, il s’était cependant acquis une grande réputation de bravoure.
Inflexible sur la discipline, sans pitié pour les vaincus, le duc avait occupé Ojaca le matin et prononcé une sentence de mort, exécutoire dans les vingt-quatre heures, contre une douzaine d’habitants convaincus d’avoir fait partie d’une bande de guérillas.
Les prisonniers avaient été entassés pêle-mêle dans une sorte de grange située à l’entrée du pays.
Gardés à vue, les mains liées derrière le dos, ils attendaient l’heure du supplice avec la résignation, un peu fataliste, des peuples du Midi.
On devait les pendre, au point du jour, sur la place du village.
Il y avait parmi eux de tous jeunes hommes et des vieillards.
Il s’y trouvait même un enfant de quinze ans. La mère, éperdue, était allée se jeter aux pieds du colonel.
Le colonel s’était montré inflexible.
Parmi les condamnés, il y avait encore un homme d’environ quarante ans, petit, nerveux, olivâtre, et bien certainement d’origine arabe, à en juger par son type oriental.
Cet homme s’appelait José Minos.
L’œil farouche, silencieux, il s’était couché dans un coin de la grange, fuyant la société de ses compagnons d’infortune, lesquels, du reste, paraissaient éprouver pour lui une insurmontable aversion.
C’est que José Minos n’était pas un patriote espagnol, un guérillero faisant aux Français une guerre d’extermination, un brave citoyen ayant combattu pour son pays :
Le pays de José c’était la montagne où il était roi.
L’ennemi qu’il combattait, c’était la société tout entière.
José Minos était un des chefs les plus célèbres d’alors.
Il commandait à trente hommes dans la montagne, et ces trente hommes profitaient des désordres de la guerre, des troubles du moment et s’abattaient sur les villages, en pleine nuit, pillaient, massacraient, incendiaient, et disparaissaient aux premières clartés de l’aube.
Comment José Minos avait-il été pris ?
C’était toute une histoire.
Le bandit avait un amour au cœur, il s’était épris d’une jeune fille d’Ojaca qu’on appelait Dolorès.
Cette femme était fière d’un tel amant, et n’avait mis à ses bonnes grâces qu’une condition, c’est que le bandit, respecterait son village.
Depuis plus d’un mois, José Minos venait presque chaque nuit à Ojaca et restait avec Dolorès jusqu’au petit jour.
Ces amours n’étaient un mystère pour personne ; on méprisait Dolorès, mais on ne la trahissait pas, tant on redoutait la colère de José Minos.
Mais Dolorès était jalouse et le bandit aussi galant qu’un voleur d’opéra-comique.
Un soir José Minos enleva une fille d’Ojaca et l’emmena dans la montagne.
Dolorès l’apprit et résolut de punir l’infidèle.
Comme son nouvel amour n’avait pu le guérir de l’ancien, José Minos revenait chaque nuit à Ojaca.
Dolorès, un soir, lui offrit un verre de vin.
Ce vin contenait une substance soporifique.
Et José Minos s’endormit d’un profond sommeil.
Le lendemain il dormait encore quand les Français occupèrent le village.
Dolorès livra le bandit.
Et José Minos s’attendait à être pendu le lendemain et il était si solidement garrotté qu’il ne pouvait plus compter que sur un miracle pour échapper au sort qui l’attendait.
La nuit était venue.
Les condamnés sommeillaient de ce sommeil inquiet qui est le dernier.
Seul, José Minos ne dormait pas ; il rêvait aux gorges sauvages de la montagne qu’il ne reverrait plus, à ses compagnons de rapine, à sa vie aventureuse, à tout ce qui était désormais fini pour lui.
Mais tandis qu’il rêvait ainsi, la porte de la grange s’ouvrit et deux hommes portant l’uniforme français, entrèrent, éclairés par la lueur rougeâtre d’une lanterne.
Cette clarté éveilla tous les prisonniers qui levèrent curieusement la tête.
L’un des deux soldats dit alors :
– Lequel de vous est José Minos ?
– C’est moi, répondit le bandit.
Les soldats s’approchèrent de lui et l’un d’eux lui délia les jambes, disant :
– Lève-toi et marche.
– Où me conduisez-vous ? demanda le bandit Est-ce que vous allez me pendre avant le jour ?
– Nous te conduisons chez le colonel français qui veut te voir.
On lui laissa les mains liées derrière le dos et José Minos se mit à marcher entre les deux soldats.
Le colonel duc de Fenestrange s’était installé dans la maison de l’alcade.
Ce dernier, fait prisonnier, était au nombre de ceux qui devaient être pendus le lendemain.
José Minos entra la tête haute.
Le colonel était debout dans une vaste pièce au milieu de laquelle se trouvait un berceau d’enfant. Auprès du berceau, un domestique muni d’un biberon allaitait le petit être.
José Minos soutint le regard froid et clair du colonel.
Celui-ci lui dit :
– Veux-tu ta grâce ?
– Pourquoi me feriez-vous grâce ? demande le bandit étonné.
– Parce que j’ai besoin de toi.
– C’est différent.
Et José Minos attendit.
– Tu vois cet enfant ? poursuivit le colonel.
– Oui.
– Je le hais. Je désire sa mort, et cependant je ne veux pas le tuer.
– Et vous avez compté sur moi ?
– Oui, mais voici comment je te rends la liberté.
– Bon !
– Tu vas emporter cet enfant avec toi, tu l’élèveras.
– Fort bien.
– Chaque année, le jour de Noël, tu peux te présenter à la poste de Bayonne et tu trouveras une lettre renfermant une valeur de deux cents louis : c’est la pension de l’enfant.
– Alors je ne le tuerai pas ?
– Non, mais tu en feras, un bandit comme toi, et peut-être bien qu’il sera pendu un jour ou l’autre.
– Et s’il échappe à la potence ?
– Tu te présenteras tous les ans à la poste de Bayonne, mais dans vingt ans, ce sera lui.
– Ah !
– Et avec les deux cents louis, il trouvera une lettre qui renfermera pour lui un bon avis.
– C’est marché conclu, dit le bandit.
– Tu me le jures ?
– Sur les reliques de saint Jacques de Compostelle, patron des Espagnes.
– C’est bien, dit le colonel, je vais te faire escorter jusqu’à la montagne.
Une heure après, le bandit José Minos quittait Ojaca, et il était désormais le tuteur de cet enfant du crime ; né à Paris de la duchesse de Fenestrange et de feu le marquis Armand de Maurevers, père de ce Gaston de Maurevers qui devait disparaître trente ans après, d’une si mystérieuse façon.
Marmouset et Vanda se regardèrent après la lecture du second chapitre.
– Il me semble, murmure Vanda, que les ténèbres commencent à se dissiper.
Chapitre troisième.
Quatorze années s’étaient écoulées depuis cette nuit. Où le bandit José Minos, mis en liberté par le colonel duc de Fenestrange, avait regagné la montagne, emportant dans son manteau l’enfant de l’adultère.
On était donc en l’année 1837, et vers la fin du mois de février.
Une chaise de poste, partie de Bayonne la veille au matin, arriva vers cinq heures du soir dans ce même village d’Ojaca où nous avons entrevu le bandit.
Les temps étaient bien changés, et cependant la guerre désolait de nouveau la péninsule, mais ce n’était plus la guerre étrangère.
Aucun peuple voisin n’avait franchi les Pyrénées, aucune nation ennemie n’avait envahi le sol espagnol.
L’Espagne était livrée aux horreurs de la guerre civile.
Carlistes et christinos se disputaient le royaume, pied à pied, se livrant de sanglantes escarmouches et de meurtrières batailles.
Le général carliste Cabrera occupait l’Aragon, la province de Valence s’apprêtait à envahir l’Andalousie.
Mina défendait Madrid.
Quel serait le résultat de la lutte ?
Nul ne le savait, nul ne pouvait le prévoir.
L’Espagne aurait-elle pour roi don Carlos ou pour reine Isabelle ?
L’Europe attendait.
Il fallait donc une certaine hardiesse pour voyager en Espagne par ce temps de trouble.
La chaise de poste qui venait de s’arrêter devant l’unique posada d’Ojaca, – c’est ainsi qu’on nomme une auberge, – était d’origine française, à en juger par la forme et la couleur, bien qu’elle fût traînée par des mules et conduite par un postillon espagnol.
Sur le siège, un maigre domestique, en livrée noire.
Dans l’intérieur, une femme pâle, souffrante, en proie à la phtisie, et un jeune garçon de quinze à seize ans.
La berline de voyage était à peine arrêtée que des soldats carlistes l’entourèrent.
Un officier ouvrit même la portière et, tout en s’excusant avec courtoisie d’avoir à remplir un devoir, il demanda aux deux voyageurs s’ils avaient un sauf-conduit.
À cette époque, la France, comme on le sait, d’accord avec, le gouvernement de la reine régente Marie-Christine, internait les prisonniers carlistes.
Plusieurs de ceux-ci étaient en résidence à Bayonne.
Libres sur parole, ils pouvaient se promener dans la ville, et ils étaient d’autant mieux accueillis par les habitants que les populations du Midi, légitimistes et ardentes, ne dissimulaient nullement leur sympathie pour la cause de don Carlos.
Parmi ces prisonniers se trouvait le général don Ramon M…, l’ami de Cabrera.
Le général donnait à tout Français qui voulait passer en Espagne un sauf-conduit.
C’était cette pièce que réclamait l’officier carliste, lequel s’exprimait d’ailleurs en très, bon français.
– Monsieur, lui dit la dame pâle et souffrante, je suis la marquise de Maurevers, veuve d’un officier français tué en duel ; voilà mon fils.
Nous nous rendons à Cadix dont les médecins m’ont conseillé le climat pour ma santé qui dépérit de jour en jour.
Voici le sauf-conduit que vous me demandez.
Et elle tendit une lettre signée don Ramon M… et datée de Bayonne.
– Madame la marquise, répandit l’officier, qui, après avoir pris connaissance du sauf-conduit, le rendit, voilà qui est bon pour vous et vous ouvrira un passage à travers les troupes du général Cabrera ; mais quand vous entrerez en Andalousie, non seulement cette pièce sera impuissante à vous protéger, mais encore elle vous compromettra bien certainement.
La marquise eut un pâle sourire sur ses lèvres décolorées.
– Heureusement, dit-elle, j’ai pris mes précautions, monsieur.
– Ah ! fit l’officier.
– L’ambassadeur de la régente à Paris a visé mon passeport.
– Fort bien, dit le carliste, et vous voici recommandée aux christinos. Mais cela ne suffit pas.
– Que faut-il donc encore ?
– À moins que vous ne vous décidiez à faire un immense détour et à perdre environ deux semaines, vous serez forcée de traverser la montagne.
– Eh bien !
– Et dans la montagne, ni Cabrera, notre chef, ni Mina, le généralissime des christinos, n’ont plus aucun pouvoir.
– Que voulez-vous dire ?
– Là, continua l’officier, règne en despote le bandit José Minos.
Christinos et carlistes, Français ou Espagnols, nul ne passe sans payer rançon.
La marquise regarda son fils avec inquiétude.
L’enfant eut un éclair dans les yeux, un fier sourire sur les lèvres :
– Est-ce que je ne suis pas là pour te défendre, maman ? dit-il.
– Oui, mon enfant, répondit-elle. Mais que pourrais-tu, seul contre des bandits ?
Pendant qu’elle échangeait ces quelques mots avec l’officier carliste, la marquise avait mis pied à terre et entrait dans la posada.
L’officier reprit :
– José Minos a un traité tacite avec nous, il s’est engagé à ne jamais gêner nos opérations militaires, à ne point prendre parti pour les soldats de Mina.
En revanche, nous le laissons tranquille ; il vient dans les villages acheter de la poudre, du vin et de la farine, et nous sommes tenus de ne jamais faire escorter un voyageur, quel qu’il soit.
– Et si je tombe aux mains de cet homme, demanda la marquise, il exigera une rançon ?
– Énorme, madame.
– Et si je ne puis payer la somme qu’il me demandera ?
L’officier baissa la tête et ne répondit pas. Un soldat qui était entré dans la posada et qui comprenait quelques mots de français répondit pour lui :
– Quand on ne paye pas, murmura-t-il, on meurt.
La marquise frissonna.
La femme qui tenait la posada et qui était jeune et jolie, regardait la voyageuse avec un sentiment de compassion pour ses souffrances :
– Señora, dit-elle en se penchant à son oreille, passez la nuit ici, et je vous donnerai peut-être un bon conseil.
La marquise tressaillit et la regarda. Mais la cabaretière posa mystérieusement un doigt sur ses lèvres et retourna à son comptoir d’étain.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Le soir était venu, puis une de ces sombres nuits étoilées qu’ignorent les climats du nord, et qui font du ciel un manteau noir semé de poudre d’or.
L’officier carliste, les soldats, les curieux du village qui, toute la journée, avaient envahi la posada, s’étaient retirés.
Il ne restait plus dans l’auberge que la cabaretière, une petite servante, la marquise de Maurevers et son fils, le muletier et le valet de chambre.
La pauvre femme, souffrante, avait refusé de se mettre au lit.
Elle s’était enveloppée dans sa pelisse de voyage et s’était assise auprès du feu qu’on avait allumé tout exprès pour elle.
Le muletier était allé se coucher dans l’écurie ; le valet de chambre avait trouvé un gîte dans la berline de voyage.
Quant au jeune marquis de Maurevers, il ne voulait pas quitter sa mère, et il s’était allongé sur deux escabeaux.
Alors, la cabaretière fit un signe à sa petite servante qui gagna l’échelle du grenier, et elle se trouva seule avec les deux voyageurs.
C’était une femme d’environ vingt huit ans, cette cabaretière.
Elle était brune, petite, grasse, quoique d’une extrême agilité.
Deux grands yeux noirs éclairaient son visage qui était joli, bien qu’irrégulier, et ses lèvres un peu charnues respiraient le sensualisme, la passion et le dévouement tout à la fois.
Elle avait été servante à Bayonne et parlait quelque peu le français.
– Madame, dit-elle à la marquise, lorsqu’elle se trouva seule avec elle et son fils, si je vous ai conseillé de passer la nuit ici, c’est que, croyez-le bien, je savais le moyen de vous faire traverser la montagne sans qu’il vous arrivât malheur.
– Vraiment ! fit la marquise en regardant cette femme.
– Madame, reprit-elle, à Ojaca, on aime assez les bandits, José Minos ne nous fait aucun mal.
– Je sais cela, dit Mme de Maurevers en souriant.
– Les bandits ne viennent pas en plein jour, continua la cabaretière, mais ils descendent presque toutes les nuits.
– Ah !
– Souvent Pedro vient ici.
– Qu’est-ce que Pedro ?
– Un ancien muletier qui, dans un moment de colère et de jalousie, a tué un alcade, l’alcade de San Iago, qui était le préféré de sa femme.
On l’a condamné à mort et il allait être garrotté quand il est parvenu à se sauver.
Alors, ne sachant plus que devenir, il s’est fait bandit. José Minos l’aimait beaucoup, presque autant que le petit Juan.
– Qu’est-ce que le petit Juan ? demanda le jeune marquis de Maurevers.
– C’est le fils adoptif de José Minos.
– Ces gens-là ont donc des enfants ? fit le marquis avec dédain.
Sa mère le regarda d’un air de doux reproche et la cabaretière continua :
– Pedro le muletier est devenu le lieutenant de José Minos. Ce que Pedro veut, José Minos le fait.
Pedro viendra certainement ici cette nuit et je l’intéresserai à vous ; si je lui demande de vous protéger, il le fera.
– Et nous pourrons traverser la montagne sans danger ?
– Oh ! si vous avez la parole de Pedro, vous serez aussi en sûreté que dans la rue la plus fréquentée de Bayonne.
Et la cabaretière se mit à faire l’éloge du muletier devenu bandit, avec une chaleur et un enthousiasme qui donnèrent à penser à la marquise de Maurevers qu’elle pouvait bien lui avoir donné son cœur tout entier.
Vers onze heures du soir, la cabaretière ouvrit la porte, s’avança sur le seuil et interrogea les étoiles, ce qui était sa manière de calculer le temps.
– Pedro ne peut tarder, dit-elle.
Et, en effet, quelques minutes après, un coup de sifflet lointain se fit entendre.
– C’est lui ! dit-elle.
Elle alluma une lampe et la posa sur le bord de la fenêtre. C’était un signal qui voulait dire à Pedro :
– Tu peux venir.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit et le bandit entra.
C’était un grand garçon de trente à trente-cinq ans, bien taillé et beau comme un des personnages des toiles de Zurbaran ; son œil était doux ; on devinait, en le voyant, que sans le malheur qui l’avait jeté dans la vie aventureuse qu’il menait, il serait resté un honnête muletier.
À la vue de la marquise et de son fils, Pedro fronça le sourcil.
Mais, en dépit de son état maladif, la marquise était encore fort belle et elle avait un grand air de dignité et de résignation qui toucha Pedro comme il avait ému la cabaretière.
Celle-ci dit quelques mots à l’oreille du bandit.
Le bandit se prit à examiner la marquise et son fils avec plus d’attention.
La cabaretière parlait toujours et le visage rembruni de Pedro se déridait peu à peu.
Enfin, il prononça quelques mots à son tour et mit la main sur son cœur.
– Madame, dit alors la cabaretière à la marquise, Pedro consent à vous prendre sous sa protection, et il vient de me le jurer. Le serment de Pedro est sacré ; il a juré par saint Jacques, le patron des Espagnes. Mais il dit qu’il faut que vous quittiez sur-le-champ Ojaca, et que vous partiez en pleine nuit, parce que demain, au point du jour, José Minos doit tenter une expédition.
– Eh bien ? dit la marquise.
– Pour que vous puissiez traverser la montagne, sans danger, il faut un sauf-conduit de José Minos, et pour avoir ce sauf-conduit, il faut arriver avant que José soit parti.
La marquise, d’un signe de tête, fit comprendre au bandit qu’elle consentait à se placer sous sa sauvegarde.
La petite servante que la cabaretière appela alla réveiller le muletier.
Les mules furent harnachées, attelées à la berline, et Pedro monta sur le siège, à côté du valet de chambre.
Quelques minutes après, la marquise, après avoir posé quelques pièces d’or dans un coin de la posada, se mettait en route, pleine de confiance dans le serment du bandit.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Le centre et le midi de l’Espagne sont des pays calcinés par le soleil, dépourvus d’eau et parcourus par de longues chaînes de montagnes dépouillées de toute végétation.
Mais le nord, c’est-à-dire les provinces qui touchent aux derniers escarpements des Pyrénées, possède des bois touffus, des torrents et des sources, et on trouve encore un peu de fraîcheur au fond de ces vallées sauvages.
L’Espagne a des nuits africaines.
Après les heures brûlantes du jour, la terre se refroidit tout à coup, un vent froid s’élève et une humidité glaciale tombe du ciel étoilé. C’est ce qui explique le manteau dont l’Espagnol ne se sépare en aucune saison.
Les grelots des mules, le bruit qui se fit pendant qu’on attelait la berline, le va et vient d’une lanterne allant de l’écurie à la salle d’auberge, tout cela, dans un village de France, eût mis une population tout entière sur pied.
À Ojaca, personne ne se dérangea.
L’Espagnol n’est pas curieux.
À peine quelques soldats carlistes qui étaient de garde dans la dernière maison du village sortirent-ils sur le pas de la porte pour voir de quoi il s’agissait.
L’officier qui avait parlé à la marquise de Maurevers, dit en haussant les épaules :
– Ces Français ne doutent de rien. Dans quelques heures, ils tomberont dans les mains de José Minos.
Et il rentra et ferma la porte.
La berline roulait au grand trot sur la route de la montagne, ou plutôt du terrible défilé que José Minos et sa bande occupaient.
Assis à côté du valet de chambre, sur le siège, Pedro fumait sa cigarette.
Dans l’intérieur de la berline, madame de Maurevers et son fils causaient à mi-voix.
– Mère, disait le jeune marquis, maintenant je suis un homme, n’est-ce pas ? j’entre dans ma seizième année.
– Oui, mon enfant, répondit la marquise en soupirant.
– Et l’on peut tout me dire, n’est-ce pas, mère ?
– Que signifient ces paroles, mon fils ? demanda la marquise avec inquiétude.
– Mère, je veux savoir…
– Mais quoi, mon enfant ?
– Je veux savoir comment est mort mon père. La marquise tressaillit.
– Quand j’étais tout petit, poursuivit le jeune homme et que je demandais où était mon père, on me répondait qu’il était à l’armée.
– Votre père a été officier, en effet, mon enfant.
– Plus tard, continua le jeune marquis, on me dit qu’il était mort.
– C’est vrai, mon enfant.
– Mais comment est-il mort ?
La marquise soupira et se tut.
– Mère, reprit Gaston de Maurevers, d’une voix respectueuse mais ferme, je sais que mon père a été assassiné.
– Mon fils !
– Je dis assassiné, poursuivit le jeune homme, car bien que les médecins aient déclaré qu’il était mort d’un coup d’épée, on n’a retrouvé ni les témoins, ni l’adversaire.
La marquise gardait le silence : mais son visage, sur lequel tombait un rayon du fanal de la berline, était bouleversé.
Évidemment un combat se livrait dans son âme.
– Mère, j’attends ! dit froidement le jeune marquis.
Madame de Maurevers poussa un dernier soupir et dit enfin :
– Mon enfant, je suis bien malade et je sais que mes jours sont comptés. Je voulais attendre que vous eussiez vingt ans pour vous révéler un secret, mais quand cet âge viendra pour vous, hélas ! vous ne m’aurez plus…
– Ma mère !
– Et il vaut mieux que vous sachiez tout aujourd’hui.
– Parlez, ma mère, dit Gaston de Maurevers, je n’ai que quinze ans, mais je suis un homme.
La marquise reprit :
– Gaston, je pleure depuis quatorze ans votre père que j’adorais et qui, cependant, avait eu bien des torts envers moi ?
– Que voulez-vous dire, ma mère ?
– Écoutez. Vous veniez de naître, au bout de deux années d’une union sans nuages. J’aimais votre père et il m’aimait notre lune de miel s’était prolongée au fond de notre petit château du Morvan devenu pour nous un paradis.
Mais le congé de votre père expirait ; on venait de le nommer à un emploi dans les gardes du corps du roi. Il fallait donc revenir à Paris.
Trois mois après j’étais la plus malheureuse des femmes.
Votre père ne m’aimait plus.
Une femme lui avait tourné la tête, s’était emparée de son âme, de son cœur, de sa raison.
Cela dura près d’un an.
J’étais seule sans cesse auprès de votre berceau, votre père ne rentrait que rarement à l’hôtel. Souvent, il s’écoulait des semaines entières sans que je le revisse.
Un matin, après une nuit sans sommeil, pendant laquelle les plus funestes pressentiments m’avaient assaillie, j’entendis résonner le marteau de la porte cochère.
Il était à peine jour et il pleuvait.
Qui pouvait donc venir à cette heure ?
Je quittai mon lit, je me traînai vers la fenêtre et je regardai dans la cour.
Des sergents de ville et un commissaire de police venaient d’y pénétrer.
Quatre hommes portaient un brancard sur leurs épaules.
Sur le brancard, il y avait un cadavre.
Ce cadavre était celui de votre père qu’on avait trouvé mort, frappé d’un coup d’épée, sur la berge de la Seine, au-dessous du Pont-Neuf.
Je renonce à vous peindre ma douleur, mon désespoir, et plus tard l’ardent désir de vengeance qui s’empara de moi.
Je m’adressai à la police, je voulais absolument connaître l’assassin ou le meurtrier de votre père.
Le roi, aux pieds duquel j’allai me jeter, donna des ordres.
Pendant trois mois on fit recherches sur recherches, et on ne découvrit personne.
Enfin, un soir, je fus invitée à me rendre chez le préfet de police.
– Madame la marquise, me dit-il, M. de Maurevers a été loyalement tué en duel.
– Par qui ? m’écriai-je.
– Par le mari d’une femme dont il était l’amant.
Je courbai la tête, car j’avais déjà deviné la vérité.
– Mais, ma mère, dit vivement M. Gaston de Maurevers, le préfet vous a dit le nom de cet homme ?
– Non. Malgré mes larmes, mes supplications, il resta muet…
Cependant, ce nom, je l’ai su.
– Vous le savez, ma mère ?
– Oui.
Comme la marquise faisait cette réponse, la berline s’arrêta brusquement et les deux voyageurs, aperçurent à droite et à gauche de la route, des hommes armés de fusils.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Les hommes armés qui venaient de surgir, aux deux côtés de la berline de voyage faisaient partie d’une avant-garde de bandits.
C’était le premier poste établi par José Minos à l’entrée de ce défilé sauvage qu’on appelait la montagne.
Mais Pedro sauta à bas, du siège et se fit reconnaître.
Pedro était le lieutenant de José Minos, et tout le monde lui obéissait.
Les bandits laissèrent donc passer la berline, qui continua son chemin.
Alors la marquise reprit son récit :
– Il y a cinq ans, mon enfant, dit-elle, que, rentrant à notre hôtel vers dix heures du soir, après avoir passé la soirée chez votre tante, Mme de M…, je trouvai un vieux domestique à cheveux blancs qui m’attendait.
– Madame la marquise, me dit-il, une personne se meurt qui a eu de grands torts envers vous et qui ne veut point rendre le dernier soupir sans emporter votre pardon dans la tombe.
Je regardai cet homme :
– Quelle est la personne dont vous parlez ? lui dis-je.
– Je ne puis prononcer son nom.
– Où est-elle ?
– Dans une maison où je supplie madame la marquise de me suivre.
Il avait des larmes dans la voix, et sa figure honnête et franche me donna confiance en lui.
Et puis, qui donc avait eu des torts envers moi, si ce n’est celui ou ceux qui avaient causé la mort de votre père.
Je consentis donc à suivre cet homme, à pied, enveloppée dans mon manteau.
Il ne me conduisit pas loin.
Nous habitons, vous le savez, à Paris, la rue du Bac ; cet homme me fit traverser la petite place qui entoure l’église. Saint-Thomas-d’Aquin.
Nous entrâmes dans la rue de Grenelle et vers le bout à gauche, un peu avant d’arriver au carrefour vieil Croix-Rouge, il s’arrêta devant la porte d’un hôtel.
Au lieu de frapper, il tira une clé de sa poche et l’introduisit dans la serrure de la petite porte qui s’ouvrait dans la grande.
Une seconde après je traversais une cour plantée de grands arbres et j’étais introduite d’abord dans un vestibule assez vaste, puis dans un grand salon et enfin dans une chambre à coucher où je trouvais une femme encore jeune, encore belle, mais qui paraissait lutter contre les approches de la mort.
Quand elle me vit, son œil brilla et ses forces parurent lui revenir.
– Madame la marquise, me dit-elle, je suis la malheureuse femme que votre mari aimait. Je suis la duchesse de Fenestrange.
Je la regardai avec une sorte d’épouvante, cette femme qui avait causé la mort de votre père.
– Je vois bien que je vous fais horreur, me dit-elle ; mais je vais mourir… et vous ne sauriez haïr au delà du tombeau.
J’eus honte de ce premier mouvement de répulsion dont je n’avais pas été la maîtresse ; et je lui pris la main, disant :
– Mourez en paix, madame.
– Oh ! non, répondit-elle, je ne mourrai pas ainsi, madame. Je ne mourrai pas sans vous avoir confié un terrible secret.
– Parlez, lui dis-je.
Et je me penchai vers elle.
Sa voix s’affaiblissait de plus en plus et toute sa vie paraissait concentrée dans son regard.
Alors elle m’avoua qu’au moment même où votre malheureux père tombait, frappé mortellement par le duc de Fenestrange, elle se tordait, elle, dans les douleurs de l’enfantement, et que, deux heures plus tard, assistée de son terrible mari, elle mettait au monde un enfant qui était le fils de M. de Maurevers, selon la nature, votre frère par conséquent, mon fils.
Le jeune marquis tressaillit.
– J’ai donc un frère ? dit-il.
– Je ne sais pas, reprit madame de Maurevers. Vit-il encore ? Est-il mort ? C’est ce que la duchesse de Fenestrange, à son lit d’agonie, n’a pu me dire.
Il paraît que, lorsqu’elle fut délivrée, elle s’évanouit.
Quand elle revint à elle, son mari avait disparu, emportant l’enfant.
Depuis lors, elle a eu beau supplier le duc de lui dire ce qu’était devenu cet enfant, le duc a été muet.
– Mais le duc vit encore ! dit le jeune marquis, dont l’œil eut un éclair de colère.
– Sans doute, et vous savez la grande fortune militaire qu’il a faite. Il est général.
– C’est le meurtrier de mon père.
– Oui, dit la marquise, et votre père n’est pas vengé.
– Il le sera, répondit froidement le jeune homme. Ma mère, je vous en fais le serment.
Comme il disait cela, la berline s’arrêta de nouveau.
Pedro parlementait avec de nouvelles sentinelles.
Le jeune marquis mit la tête à la portière.
La lune avait disparu ; mais les premières clartés confuses encore, du matin, couraient dans le ciel à l’horizon.
Le paysage était grandiose et sauvage.
La berline qui, depuis longtemps, allait au pas, s’était arrêtée au milieu d’une allée muraillée par de hautes montagnes.
On voyait à l’horizon une lueur rougeâtre. C’était le feu du bivouac des bandits.
Les nouvelles sentinelles ayant reconnu Pedro firent signe et la berline se remit en mouvement.
Un quart d’heure après, elle s’arrêta encore.
Cette fois une main ouvrit la portière et une tête se montra, disant en espagnol :
– Qui êtes-vous ?
La lueur du fanal se projetait à l’intérieur de la berline.
Un rayon tomba sur le visage de celui qui venait d’ouvrir la portière.
Soudain la marquise jeta un cri.
– Un cri de surprise, un cri d’épouvante !
Cette tête que le fanal éclairait, était celle d’un jeune homme de quatorze ou quinze ans, brune, hâlée, avec des cheveux noirs… Mais cette tête ressemblait trait pour trait, à s’y méprendre, à celle du jeune marquis de Maurevers.
Et ce jeune homme ayant regardé le marquis jeta pareillement un cri, car il lui sembla qu’il se reconnaissait en lui.
La marquise de Maurevers venait de s’évanouir.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
José Minos avait vieilli, c’est-à-dire que sa barbe était blanche.
Mais son œil conservait tout l’éclat de la jeunesse, sa voix était toujours impérieuse et sonore, et il était depuis vingt ans le chef respecté de la montagne.
Mina lui avait écrit pour lui demander, à titre de service, de laisser passer un parlementaire qu’il envoyait à Cabrera.
Cabrera lui avait demandé un service à peu près semblable.
José Minos, au commencement de la lutte, s’était demandé s’il deviendrait carliste ou christino.
Les fumées de la guerre civile lui étaient montées à la tête.
Mais cette effervescence dura peu.
C’était un homme de bon sens que José Minos.
– Les rois, s’était-il dit, ne valent pas la peine qu’on se batte pour eux. Détrousser les voyageurs est encore le plus honnête des métiers.
Et, tout en se montrant très fier d’avoir eu des relations avec Cabrera et Mina, il était resté bandit.
Du reste, il vivait entouré d’une espèce de cour.
Autrefois, quand il était plus jeune, José Minos s’en allait, la nuit, rôder autour des villages, la guitare sous le bras et faire l’amour à l’espagnole.
Maintenant, il était toujours galant, mais il avait simplifié l’amour.
Une troupe de Bohémiens nomades passait un jour sous le canon de ses bandits.
José Minos les fit arrêter.
Il y avait six hommes et quatre femmes dont deux jeunes filles, l’une de quatorze ans, l’autre de dix ans.
Le bandit fit fusiller les six hommes et garder les quatre femmes.
Il se maria avec l’une, à la façon de Bohême, c’est-à-dire en cassant une cruche, laissa ses soldats tirer l’autre au sort, offrit la jeune fille de quatorze ans à son lieutenant Pedro, qui la refusa, sous le prétexte que son cœur n’était pas libre.
– C’est bien, dit-il alors, je la garde pour moi.
Et il introduisit ainsi la polygamie dans la montagne. Quant à la petite fille de dix ans, il la fiança à Perdito.
Qu’était-ce que Perdito ?
Si nous nous reportons à cette nuit pendant laquelle José Minos, qui s’attendait à être pendu le lendemain avait été conduit en présence du colonel duc de Fenestrange, nous le devinerons, peut-être.
Perdito était l’enfant adopté par José Minos. La pension était régulièrement déposée chaque année à la poste de Bayonne, sous forme de lettre chargée.
Le colonel avait tenu ses promesses.
José Minos tenait les siennes.
Il avait élevé Perdito en conscience.
– Fais-en un bandit comme toi avait dit le colonel.
Et José Minos n’avait eu garde d’y manquer.
Il avait fini par aimer Perdito comme son fils, et il lui avait inculqué ses meilleurs principes.
À quatorze ans, Perdito était déjà cruel et féroce.
Quand José Minos ordonnait qu’on mît à mort quelque prisonnier qui se refusait de payer rançon, Perdito demandait comme une faveur de lui brûler la cervelle lui-même.
La Bohémienne de dix ans, – elle en avait bientôt douze – était pareillement une enfant pleine de promesses.
Elle aimait Perdito, elle était fière des exploits du jeune bandit.
Elle brûlait de lui montrer un jour ou l’autre qu’elle était digne d’être sa fiancée.
José Minos adorait ces deux enfants ; il les considérait comme son œuvre.
Pendant les heures chaudes du jour, le bandit se couchait sous l’ombre d’un arbre et tandis qu’il fumait sa cigarette, l’enfant lui chantait un de ces airs bizarres, avec lesquels les Bohémiens sont bercés.
La nuit, au bivouac, Roumia, c’était son nom, – et ce nom voulait dire fille de Bohémienne, – Roumia couchait, aux pieds de José Minos comme on chien fidèle.
Roumia et Perdito étaient les seuls êtres de la bande qui puissent, jusqu’à un certain point, balancer l’influence du lieutenant Pedro.
Or, cette nuit-là, José Minos n’avait pu dormir.
Il méditait une expédition sur un village voisin, et voulait s’emparer de l’alcade, qui était riche et pourrait payer une forte rançon.
Dès la veille, il avait choisi les bandits qui devaient l’accompagner et recommandé à Pedro qui, chaque nuit, descendait à Ojaca, de rentrer avant le point du jour.
José Minos était donc sur pied bien avant l’aurore, et la vallée était encore plongée dans l’obscurité, lorsqu’un des bandits placés en patrouille à l’extrémité, se replia vers le bivouac et annonça qu’on voyait dans le lointain une voiture de voyage et qu’on entendait les grelots des mules.
Perdito, qui était encore allongé sur le sol, auprès du brasier, se leva d’un bond et mit la main sur son espingole.
– Ah ! ah ! fit José Minos, tu veux te mêler de cette affaire ?
– Oui, père, répondit Perdito.
– Je vais avec toi, dit Roumia.
– Non pas, dit José Minos, les gens de la voiture sont armés certainement, et il y aura des coups de pistolet.
– Tant mieux ! dit-elle, les yeux pleins d’éclairs.
– Père, dit Perdito, les jeunes lionnes suivent leurs mères au combat.
– Allez donc, mes enfants, dit José Minos avec indulgence.
Et il se mit à fumer sa cigarette.
* *
*
Un quart d’heure après, Roumia revenait seule.
Elle avait l’œil en feu ; les cheveux au vent, la lèvre irritée :
– Padre, dit-elle, tu ne sais pas ?
– Quoi, donc ?
– Perdito et Pedro se querellent.
– Pourquoi ?
– Pedro a pris sous sa sauvegarde les voyageurs de la berline.
José Minos fronça le sourcil.
– Perdito veut en tuer un.
– Est-ce qu’il refuse de payer rançon ?
– Ce n’est pas cela.
– Qu’est-ce donc ?
– Ce voyageur est un jeune homme qui ressemble trait pour trait à Perdito.
José Minos tressaillit.
– Et, dit Roumia avec orgueil, Perdito a raison de ne pas vouloir qu’un homme lui ressemble.
– Oh ! oh ! fit José Minos, voilà qui est curieux. Voyons donc !
Et il prit son espingole et s’avança d’un pas lent et mesuré vers la berline de la marquise de Maurevers qu’entouraient une vingtaine de bandits.
José Minos étant entré dans le cercle de lumière décrit par le fanal de la berline, fût alors frappé, comme la marquise de Maurevers, de l’étrange ressemblance existant entre Perdito et le jeune marquis.
Ce dernier était vêtu de noir et fort pâle.
L’autre portait le pittoresque costume mélangé de velours et de laine rouge que n’a point inventé l’Opéra-Comique et qui est bien celui des bandits espagnols.
Le marquis était tête nue.
Perdito avait un béret basque sur la tête.
Mais la ressemblance, malgré tout, était si grande entre eux que José Minos, qui savait l’origine mystérieuse de Perdito, ne douta pas un moment que ce ne fussent là les deux frères.
Des frères ennemis, en tout cas.
Car ils se regardaient face à face, d’un air de défi, sous les yeux de la marquise toute tremblante et ne prévoyant pas ce qui allait arriver.
Perdito disait :
– De quel droit, chien de Français, te permets-tu de me ressembler ?
Le marquis répondit :
– Je ne sais pas pourquoi je vous ressemble, et c’est un étrange mauvais tour du hasard, mais je vous défends de porter la main sur moi.
Il n’avait cependant d’autre arme que son regard ; mais ce regard plein de colère et de mépris exaspérait Perdito.
– Mon fils !… au nom du ciel ! murmurait, éperdue, la marquise qui avait, comme le jeune homme, mis pied à terre.
– Ne craignez rien, madame, disait Pedro en mauvais français. Pedro donné parole, parole de Pedro sacrée.
– Voyons, de quoi s’agit-il ? demanda José Minos en fendant le cercle formé par les bandits.
Les bandits s’écartèrent avec obéissance et Perdito lui-même cessa de menacer le jeune marquis de Maurevers.
Ce fut le lieutenant Pedro qui répondit :
– Capitaine, dit-il, j’ai trouvé à Ojaca cette dame et son fils. Comme vous pouvez le voir, elle est très malade et les médecins l’envoient à Cadix.
Elle a un sauf-conduit des carlistes. Un autre des christinos. Mais il fallait traverser la montagne où vous seul êtes maître.
– Et tu l’as prise sous ta protection ?
– Oui, capitaine.
José Minos fronça le sourcil :
– As-tu donné ta parole ?
– Oui.
– Alors ta parole sera respectée.
Et José Minos regarda sévèrement Perdito.
Celui-ci s’éloigna en murmurant.
Mais, à dix pas de distance, il se retourna et jeta un dernier regard de haine au jeune marquis de Maurevers.
Celui-ci répondit par un coup d’œil plein de mépris.
Alors José Minos, qui parlait le français, s’adressa à la marquise de Maurevers :
– Madame, dit-il, la parole de mon lieutenant vous suffit, vous sortirez de la montagne comme vous y êtes entrée, saine et sauve.
La marquise s’inclina, mais elle regardait José Minos avec une curiosité ardente et celui-ci comprit qu’elle avait quelque chose à lui dire.
Le bandit était galant à ses heures.
Il offrit sa main à la voyageuse, la conduisit auprès du brasier, et d’un geste éloigna tout le monde.
– Monsieur, lui dit alors la marquise, vous êtes, je le vois, étonné comme moi de la ressemblance bizarre qui existe entre mon fils et ce jeune homme ?
– Oui, madame.
– Est-ce votre fils ?
– Non, dit le bandit.
– D’où vient-il ? Comment est-il parmi vous ?
– C’est un secret que je ne puis violer, dit José Minos.
– Ah !
– L’homme qui me l’a confié a ma parole, ajouta le bandit.
– Mais au moins, monsieur, pourrez-vous me dire, continua la marquise d’une voix suppliante, depuis quelle époque vous avez ce jeune homme avec vous ?
– C’était un enfant de six mois quand on me l’a confié. Il y a donc environ quatorze ans.
– C’est bien, cela, murmura madame de Maurevers qui se souvenait de la confession in extremis de la duchesse de Fenestrange.
Et si je devinais la vérité ?
José Minos la regarda.
– Si je vous disais le nom de l’homme qui vous a confié cet enfant ?… Si je vous disais que ce doit être un Français, un Officier… le colonel de Fenestrange.
– Je ne puis rien dire, répliqua José Minos, impassible.
– Monsieur, acheva la marquise d’une voix suppliante, un dernier mot, une dernière prière.
– Parlez, madame, dit le bandit ému de cet accent, je ferai ce que je pourrai.
– Cet enfant ressemble à mon fils…
– C’est le vôtre, peut-être, dit José Minos.
– Non, mais c’est le fils de mon mari.
– Eh bien ? fit le bandit.
– Sa mère a laissé pour lui une grande fortune, en France. S’il consentait à me suivre, vous y opposeriez-vous ?
Le bandit tressaillit, changea de couleur et fut tout à coup en proie à une violente émotion. Il aimait Perdito comme son fils.
Mais José Minos avait conservé quelques instincts généreux.
– Oui, dit-il enfin.
* *
*
Une heure après, le soleil, dorait la cime des montagnes et descendait dans la vallée.
On avait de nouveau attelé les mules à la berline de la marquise, et José Minos ordonnait à Pedro de l’escorter avec dix hommes, jusqu’à la sortie de la montagne.
Ce fut alors que la marquise, se servant de José comme interprète, adressa la parole à Perdito.
Le jeune bandit continuait à regarder le marquis de Maurevers avec colère.
– Monsieur, dit la marquise, je connais vos parents. Voulez-vous me suivre en France ? Vous serez noble, vous serez riche…
Il la regarda avec dédain.
– Et pourquoi vous suivrais-je ? dit-il.
– Mais parce que, répondit-elle, j’étais l’amie de… votre père…
– Je n’ai d’autre père que José Minos.
– J’ai connu votre mère, reprit-elle avec douceur.
Perdito haussa les épaules.
– Dans tous les cas, dit-il, la mère dont vous parlez, ce n’est pas vous.
Le marquis tressaillit.
– Ce n’est pas vous, ajouta le bandit, car on ne hait pas sa mère… et je vous hais, vous et votre fils…
Et il leva un œil plein de fureur sur le jeune marquis de Maurevers.
Les deux frères ennemis avaient, dans ce regard suprême, échangé une provocation.
Chacun d’eux semblait dire à l’autre, au moment où la berline de voyage se mettait en route :
– Nous nous reverrons !
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Cinq années après les événements que nous venons de raconter, par une brûlante matinée de juin, deux personnages, un homme et une femme qu’à leur costume on reconnaissait pour des Espagnols, entrèrent dans Bayonne et s’arrêtèrent bientôt à la porte d’un cabaret de peu d’apparence, situé dans une rue étroite, et qui avait pour enseigne :
À la descente des Pyrénées.
L’homme pouvait avoir vingt-cinq ans ; la femme quinze ou seize.
Ils étaient beaux tous deux, mais d’une beauté tellement différente que le contraste n’avait échappé à personne de ceux qui les avaient vus passer.
Le jeune homme, qui était d’une taille plus élevée que celle de ses compatriotes, avait le teint mat et blanc, en dépit des ardeurs du soleil, la chevelure noire et de grands yeux bleus qui brillaient d’un feu sombre.
Il y avait une étrange expression de férocité dans ce regard ardent, sous ces lèvres rouges qui s’entr’ouvrant mettaient à nu des dents blanches pointues et telles qu’en ont les populations méridionales.
Malgré la pauvreté de ses vêtements, malgré son mince bagage qu’il portait, tout entier dans un mouchoir noué au bout de son bâton, cet homme marchait la tête haute et fière, et on eût dit que le monde lui appartenait.
La jeune fille qui s’appuyait sur son bras avait une chevelure d’un blond ardent et tirant sur le roux.
Son teint rappelait ces fameux vers des Orientales :
Tu n’es ni blanche ni cuivrée,
Mais il semble qu’on t’a dorée,
Avec les rayons du soleil.
Ses grands yeux noirs, sa taille souple et nerveuse, son pied cambré, ses épaules d’un galbe admirable et ses petites mains mignonnes et blanches, achevaient de lui composer un ensemble de beauté étrange et provocante.
Elle avait un tambour de basque auquel étaient suspendues des castagnettes.
– Voilà une belle gitana, dit un des habitués du cabaret dans lequel elle entra avec son compagnon.
Le jeune homme leva sur lui un regard farouche.
Puis il alla s’asseoir à une table qui se trouvait tout au fond de la salle.
– Que faut-il vous servir ? demanda la cabaretière en s’approchant.
– Du pain, du vin et du fromage, répondit-il du ton d’un homme qui aurait commandé un somptueux repas.
La gitana se débarrassa de son tambour de basque et de ses castagnettes.
Puis elle vint s’asseoir auprès de son compagnon qui roulait silencieusement une cigarette entre ses doigts.
– Roumia, dit le jeune homme, ces gens-là, – et il montrait les habitués du cabaret, – ces gens-là sont curieux et m’importunent. Si tu le veux, nous allons parler l’idiome de ton enfance que tu m’as appris et qu’ils ne comprendront pas, eux.
– Comme tu voudras, Perdito, répondit la bohémienne. Maintenant que José Minos est mort, je n’aime plus que toi, en ce monde, et tu es mon seigneur et maître.
– Pauvre José Minos ! murmura Perdito, car c’est bien-lui que nous retrouvons à Bayonne, la fortune a fini par le trahir.
– Ce n’est pas la fortune qui nous a trahis, dit vivement la jeune fille. C’est ce misérable Juan Vallega, en qui le capitaine avait toute confiance et qui a livré le secret de notre retraite aux troupes royales.
– Soit, dit Perdito, c’est même un miracle que nous ayons pu nous échapper tous deux.
– Oui, car tous les autres ont été pris ou se sont fait tuer.
– Et tu crois qu’on aura pendu José Minos ! demanda la gitana.
– Certainement. Il a essayé de se faire tuer, mais on voulait le prendre vivant, et on y est parvenu.
– Pedro, au contraire, est tombé sur le champ de bataille.
– Ne me parle pas de Pedro ! interrompit brusquement Perdito.
– Tu le hais donc toujours ?
– Toujours. Car sans lui, José Minos, qui ne m’avait jamais rien refusé, m’aurait permis de brûler la cervelle au petit Français.
– Ton frère ?
– Je ne sais pas si c’était mon frère. Mais ce que je sais bien, fit Perdito avec un accent de haine féroce, c’est que si jamais je le retrouve, je le tuerai !
– T’es-tu jamais expliqué cette haine ?
– Jamais. Mais je la ressens. Il me semble que je me baignerais dans son sang avec une volupté sans égale.
– Et moi aussi je le hais, murmura Roumia, et pas plus que toi je ne m’explique la violence de ce sentiment.
– Moi, reprit Perdito, je crois fermement que lui où moi nous sommes de trop en ce monde.
– Raison de plus pour croire que vous êtes frères !
– C’est ce que je saurai dans une heure.
– Ah ! fit Roumia.
Et elle regarda son compagnon avec curiosité.
– Écoute, reprit Perdito. Depuis vingt ans, c’est-à-dire à peu près depuis ma naissance, chaque année, José Minos se présentait à la poste de Rayonne et on lui remettait une lettre.
Dans cette lettre, il y avait une somme de cent louis de France, destinée à payer ma pension.
– Eh bien ?
– Je vais retirer cette lettre, et c’est pour cela que nous sommes venus à pied, presque sans ressources, depuis la frontière.
– Mais cette lettre, te la donnera-t-on ?
– Oui, car elle m’est adressée.
– Comment le sais-tu ?
– L’homme qui me confia à José Minos lui dit :
« – Quand il aura vingt ans, envoyez-le à Bayonne : il y trouvera mes instructions. »
Il y a eu hier vingt ans de cela, et la lettre doit m’attendre.
– Renfermera-t-elle de l’argent ?
– C’est probable. Mais cet espoir n’est pas celui qui m’emplit le cœur.
– Qu’espères-tu donc ? demanda Roumia.
– J’espère avoir le secret de ma naissance.
– Ah !
– J’espère que dans cette lettre on m’ordonnera de rechercher le Français qui me ressemble et de le tuer.
Tandis que les deux jeunes gens causaient, on leur avait apporté du vin, du pain et du fromage, et ils avaient mangé ce frugal repas avec un robuste appétit.
Perdito jeta sur la table une petite pièce de monnaie d’argent.
– C’est ma dernière, dit-il.
Puis il se leva.
– Allons à la poste, dit-il.
La bohémienne prit son tambour de basque, Perdito son bâton et le mouchoir plein de hardes qu’il soutenait.
Et tous deux sortirent du cabaret, accompagnés par les regards curieux des gens qui étaient dans le cabaret.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
L’employé des postes préposé au bureau restant lisait tranquillement son journal lorsqu’on frappa à son carreau.
Il ouvrit d’un air de mauvaise humeur et sa figure se renfrogna plus encore lorsqu’il aperçut le visage pâle et les haillons de Perdito.
– Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda-t-il.
– Je ne nomme Perdito, répondit le fils adoptif de José Minos. Vous devez avoir une lettre pour moi. Je viens la chercher.
– Avez-vous des papiers ?
– Non dit Perdito.
– Alors, allez en chercher.
Et l’employé s’apprêtait à refermer son guichet, lorsque Roumia montra sa jolie tête par-dessus l’épaule de Perdito.
Le sourire de la bohémienne le désarma à demi.
Il le fut tout à fait lorsque la jeune fille lui dit en mauvais français, mais avec un accent plein de douceur et d’harmonie :
– Nous ne connaissons personne ici, monsieur ; et cependant nous avons fait une longue route et nous sommes bien las.
L’employé se mit à chercher dans le casier de la poste restante.
– Répétez votre nom. dit-il.
– Perdito.
Il y avait en effet une volumineuse enveloppe de papier-toile qui portait ce nom.
L’employé la lui tendit.
– Merci, monsieur, dit Roumia.
Et ils s’en allèrent.
À midi, en plein été, les rues de Bayonne sont à peu près désertes.
Quoique française, Bayonne a les mœurs espagnoles.
Elle faisait la sieste.
Au bout de la rue où était située la poste il y avait une place, et au milieu de cette place une fontaine.
Perdito et sa compagne allèrent s’asseoir sur la margelle du bassin.
La place était déserte ; les jalousies des maisons voisines hermétiquement fermées.
Perdito brisa les cinq cachets rouges de l’enveloppe et tout aussitôt une dizaine de billets de banque s’en échappèrent.
Roumia jeta un cri et les ramassa. C’étaient des billets de mille francs.
Aux billets étaient jointes une deuxième enveloppe et une feuille de papier tout ouverte et écrite en espagnol.
Perdito lut :
« Le fils adoptif du bandit José Minos, si cette lettre lui parvient, dans le courant du mois de mai 18… quittera les vêtements espagnols qu’il porte et s’habillera comme un Français.
« Puis il se présentera à l’hôtel de Toulouse et y demandera un logis.
« Si, au bout de huit jours, personne ne s’est présenté à lui, il ouvrira la seconde lettre qui est enfermée dans cette première. »
Ce billet était sans signature.
La gitana ne savait pas lire ; mais Perdito lui traduisit.
Elle serrait dans ses mains ces chiffons de papier dont elle connaissait la valeur.
– Eh bien ! que ferais-tu à ma place ? demanda Perdito.
– Je ferais ce qu’on te dit de faire dans cette lettre répondit-elle.
* *
*
Les bohémiens sont comédiens de naissance.
À cette race le don des métamorphoses subites, des brusques changements de positions, des transformations féeriques.
Il n’y avait pas huit jours que les habitués du cabaret qui s’intitulait pompeusement À la descente des Pyrénées, avaient vu arriver les deux jeunes gens en haillons et les avaient entendus demander du fromage pour toute pitance, qu’ils furent appelés un soir sur le pas de la porte par un bruit retentissant de grelots et de coups de fouet.
Une chaise de poste, – elles étaient alors plus communes qu’aujourd’hui, – entrait dans Bayonne avec grand fracas.
Un jeune homme et une jeune femme étaient dedans, mis tous les deux avec une distinction parfaite.
Deux grands laquais galonnés sur toutes les coutures étaient sur le siège.
Les postillons faisaient claquer leur fouet en gens à qui on ne marchande pas les guides.
La chaise de poste passa comme un éclair.
Cependant les habitués de La Descente des Pyrénées eurent le temps de voir le jeune homme et la femme.
Tous s’écrièrent : « Voilà un beau couple ! »
Mais aucun ne reconnut en eux la bohémienne et l’Espagnol déguenillé.
La chaise de poste roula jusqu’à cette place où il y avait une fontaine, sur la margelle de laquelle Perdito s’était assis pour ouvrir la lettre mystérieuse.
Elle vint s’arrêter devant le perron de l’Hôtel de Toulouse et soudain une légion de garçons, de marmitons et d’hommes de peine l’entoura.
Le maître, d’hôtel vint respectueusement, son bonnet blanc à la main, recevoir les deux voyageurs.
Le jeune homme commandait en maître.
Il demanda le plus bel appartement et annonça qu’il ne dînerait jamais à la table d’hôte.
La gitana était si à l’aise dans ses nouveaux atours, qu’on eût dit une fille de grand d’Espagne.
Quand on apporta aux voyageurs le livre des étrangers, le jeune homme écrivit dessus :
DON PERDITO Y MINOS Y OJACA.
On ne lui en demanda pas davantage.
Pendant huit jours, les deux Espagnols se promenèrent en voiture dans Bayonne et les environs.
On les vit au théâtre ; on les rencontra dans les églises.
Le musée de la ville eut leur visite.
Ils menaient grand train, remuaient l’or, et paraissaient avoir vécu toujours dans l’opulence.
Cependant ils n’avaient point ouvert la seconde lettre et attendirent.
Un soir, Perdito dit à Roumia :
– Je crois qu’il est temps de savoir ce que cette lettre contient.
– Pas encore, dit la gitana.
– Il n’y a donc pas huit jours que nous sommes ici ?
– Demain seulement.
– Soit, attendons à demain.
Mais comme Perdito se résignait à suivre le conseil de Roumia, on frappa doucement à la porte.
L’ex-bandit alla ouvrir et se trouva en présence d’un homme de haute taille, boutonné jusqu’au menton, portant une rosette d’officier de la Légion d’honneur, et la tête couronnée d’une forêt de cheveux blancs coupés en brosse.
Cet homme entra et dit à Perdito :
– Je suis celui que vous attendez !
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Avant d’assister à l’entretien qui allait avoir lieu entre Perdito, la bohémienne Roumia et l’homme aux cheveux blancs taillés en brosse, dans l’hôtel de Toulouse, à Bayonne, il nous faut revenir à Paris.
La marquise de Maurevers était morte.
Le jeune marquis venait d’accomplir sa vingt et unième année.
Il était riche, indépendant, il entrait dans la vie par la bonne porte, et tout autre à sa place eût été heureux.
Mais le jeune homme avait le front chargé de nuages, et une mélancolie profonde emplissait son âme.
M. de Maurevers avait fait un vœu et ce vœu n’était pas accompli.
Il avait juré de venger son père ; et les années passaient, et le meurtrier vivait entouré de respect et d’honneurs.
Pourquoi ?
M. de Maurevers n’était pourtant pas un lâche.
Il avait même donné des preuves incontestables de bravoure, par deux fois de suite, à l’âge de dix-neuf ans, en se battant à l’épée successivement avec le baron de C… qui était une des fines lames de Paris et le major autrichien K… un adversaire non moins redoutable.
Si M. de Maurevers ne croisait pas le fer avec le général de Fenestrange, c’est que, comme on dit, il s’y était pris trop tôt.
Nous l’avons vu, sur la route de Cadix, accompagnant sa mère mourante.
Pendant quelques mois, la pauvre phtisique s’était débattue contre la mort, avec énergie, avec désespoir ; puis le mal avait triomphé.
Le marquis désolé avait ramené le corps de sa mère à Paris.
Puis, le lendemain des funérailles, tout vêtu de noir, il s’était présenté chez le général duc de Fenestrange.
Le général était en disponibilité depuis quelque tempe déjà.
Il habitait un petit hôtel aux Champs-Élysées, dans le quartier François Ier et y vivait dans une retraite absolue.
Le domestique qui était venu ouvrir à Gaston de Maurevers avait commencé par lui dire que le général était sorti.
Mais Gaston avait insisté.
Les fenêtres de l’hôtel étaient ouvertes.
Le nom de Maurevers prononcé tout haut par le jeune homme était parvenu jusqu’au général, et le général avait donné l’ordre d’introduire le jeune marquis.
Une fois en sa présence, Gaston lui avait dit simplement :
– Monsieur, j’ai enterré hier ma mère, morte de chagrin et pleurant, jusqu’à sa dernière heure, mon père que vous avez tué. Comprenez-vous pourquoi je viens ici ?
– Parfaitement, répondit le général, vous voulez venger votre père et vous venez me demander raison de sa mort.
Gaston s’inclina.
Le général reprit :
– Vôtre désir est légitime. Seulement, monsieur, permettez-moi une simple observation : vous avez seize ans à peine…
– Qu’importe !
– J’en ai cinquante. Si je vous tue, je serai un mangeur d’enfant. Revenez dans cinq ans, c’est-à-dire le jour où sonnera votre vingt et unième année et vous me trouverez à vos ordres.
Le raisonnement du générai était juste.
M. Gaston de Maurevers s’y rendit.
Or, cinq années après et à la même époque environ où Perdito venait à Bayonne en compagnie de la bohémienne Roumia, M. Gaston de Maurevers venait d’accomplir sa vingt et unième année.
Son tuteur, un vieux parent, lui avait rendu ses comptes ; et il devait ouvrir ce jour-là seulement le testament de sa mère.
M. de Maurevers était donc chez lui, dans le vieil hôtel de sa famille, situé faubourg Saint-Germain, et il venait d’ouvrir ce testament ou plutôt cette lettre qui renfermait les instructions dernières de la marquise.
« Mon enfant, disait-elle, quand vous lirez ces lignes, que je date de Cadix, je serai morte depuis longtemps sans doute.
Je ne vous ai pas tout dit, il y a trois mois, lorsque, durant notre voyage à travers la montagne, je vous racontai mon unique entrevue avec la duchesse de Fenestrange mourante.
La duchesse me dit, en me remettant des papiers qui sont déposés chez Me B…, mon notaire et le vôtre :
« L’enfant que M. de Fenestrange m’a pris est le fils du marquis de Maurevers, votre époux. Au nom de cet homme que, toutes deux, nous avons aimé et que, toutes deux, nous pleurons, jurez-moi, madame, de faire ce que je vais vous demander. »
Je le lui jurai. Elle poursuivi :
« Ma fortune personnelle s’élève à deux millions cinq cent mille francs. Je l’ai réalisée. La voilà en titres de rentes et en bons du Trésor. Cette fortune est pour mon fils, je vous la confie. Recherchez-le. Si jamais vous acquérez la preuve que mon fils est mort, cette fortune est à vous, ou plutôt à votre enfant. ».
Or, mon fils, achevait la marquise, vous avez comme moi reconnu dans le bandit confié à José Minos, l’enfant de votre père et de la duchesse de Fenestrange.
Cet enfant est destiné à mal finir, le gibet l’attend.
Quand vous ouvrirez cette lettre, informez-vous, tâchez de savoir ce qu’il est devenu, et rendez-lui cette fortune dont Me B… a les titres de propriété.
Si vous acquérez la preuve de sa mort, cette fortune est à vous et vous pouvez en disposer sans scrupule. »
Telle était la lettre que Mme la marquise de Maurevers avait écrite à Cadix, quelques jours avant sa mort.
Le marquis la baisa avec respect et murmura :
– Ma mère, votre volonté sera religieusement, accomplie. Mais, auparavant, il faut que je venge mon père !
Et, à midi précis, le jeune marquis de Maurevers se présenta chez le général duc de Fenestrange.
Les fenêtres de l’hôtel étaient hermétiquement closes.
Le concierge répondit aux marquis :
– Monsieur le duc est en voyage.
– En quel endroit ?
– Je ne sais pas.
– Quand reviendra-t-il ?
– Dans un mois.
– J’attendrai, dit le marquis.
Et il s’en alla.
Le soir, au club, une gazette espagnole lui tomba sous la main.
L’entrefilet que voici attira son attention :
« Ce matin, sur la place publique de Valence, José Minos et ses compagnons au nombre de dix-huit ont été exécutés.
« Le reste de la bande avait péri les armes à la main, et il ne reste personne de cette armée de malfaiteurs qui, pendant vingt années, a fait trembler la Catalogne et le nord de l’Espagne. »
– J’hérite donc de cent vingt-cinq mille livres de rentes ! pensa M. de Maurevers.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Revenons maintenant à Bayonne et à Perdito.
L’homme aux cheveux blancs et à la tournure militaire regarda alors la gitana.
Roumia se leva et voulut se retirer, par discrétion, dans la pièce voisine.
Mais le vieillard fit un signe :
– Restez donc, mon enfant, dit-il, vous êtes trop bien la femme que j’ai rêvée pour compagne à ce cher ami pour que vous soyez de trop dans notre conversation.
Il avait un sourire diabolique, cet homme, une voix moqueuse et sifflante, et malgré son audace habituelle Perdito avait de la peine à supporter son regard.
Il s’assit auprès de Roumia, lui prit la main et lui dit :
– Vous êtes belle, mon enfant, et vous êtes destinée à tourner bien des têtes.
– Ne parlez, pas ainsi, exclama Perdito d’une voix rauque et levant sur le vieillard un œil farouche.
– Pourquoi donc, mon fils ? demanda l’inconnu de sa voix moqueuse.
– Parce que si elle me trompait, je la tuerais.
– Bien parlé, mon louveteau ! Mais il n’est pas question de cela aujourd’hui.
– Que voulez-vous donc ?
– Je vous l’ai dit, je suis celui que vous attendez, reprit le vieillard.
– Cela ne me dit pas qui vous êtes.
– Je suis l’homme qui, il y a vingt ans, vous a confié à José Minos.
– Alors vous êtes le marquis de Maurevers ?…
Le vieillard ne sourcilla pas.
– Non, dit-il.
– Tiens, fit Perdito avec cynisme, j’aurais cru que vous étiez mon père.
– Je n’ai pas cet honneur, répondit le vieillard avec un accent dédaigneux.
– Alors pourquoi m’avez-vous confié à José Minos ?
– C’est mon secret.
Mais Perdito était logique :
– Si vous avez des secrets pour moi, dit-il, pourquoi êtes-vous ici ?
Le vieillard tressaillit, regarda attentivement Perdito et dit enfin :
– Il y a des heures où je doute encore.
– De quoi ?
– De votre perversité.
– Vous êtes bien bon ! murmura le bandit avec un sourire cynique.
– Je vous ai pourtant suivi pas à pas, quoique invisible, reprit le vieillard, et j’ai un joli dossier vous concernant. Vous avez vingt ans, et déjà vous avez été voleur et assassin.
– On fait ce qu’on peut, murmura Perdito.
– Vous avez failli être fratricide…
– Ah ! vous convenez donc que je suis le fils du marquis de Maurevers ?
– Sans doute.
– Et par conséquent le frère de ce jeune homme qui me ressemble trait pour trait ?
– C’est la vérité pure.
– Ma foi ! monsieur mon protecteur inconnu, reprit Perdito avec un accent de férocité qui fit tressaillir d’aise le vieillard, si je ne l’ai pas tué, il n’y a pas de ma faute, allez.
– Vraiment ?
– Et sans José Minos, je lui cassais la tête d’un coup de pistolet.
– Vous le haïssez donc bien ?
– Je voudrais le dévorer vivant.
– Mais c’est votre frère…
– Expliquez ça comme vous voudrez ; jamais je n’ai haï personne comme lui.
– Aujourd’hui encore ?
– Aujourd’hui plus que jamais.
– Il ne vous a pourtant fait aucun mal ?
– Je l’ai vu l’espace d’une heure ; mais il a suffi de la première minute pour développer en moi une haine mortelle.
– Et s’il vous avait volé votre héritage ?
À ces mots du vieillard, Perdito bondit.
– Vous dites qu’il m’a volé ?
– Oui.
– Une fortune ?
– Immense : plus de cent mille livres de rente.
Perdito ouvrit son paletot et montra le manche d’un poignard qu’il portait à sa ceinture :
– Je le lui enfoncerai dans le cœur, dit-il.
– Je ne vous en empêcherai pas, moi, répondit le vieillard en souriant ; mais le moment n’est pas venu.
– Que voulez-vous dire ?
– Que vous avez besoin de compléter votre éducation.
– Comment cela ?
– Écoutez. Un coup de poignard est chose vulgaire. Celui qu’il atteint meurt en dix secondes : ce n’est vraiment pas une vengeance.
– Soit, mais alors ?…
– Et je veux que vous frappiez mortellement le marquis de Maurevers, tout en prolongeant sa vie le plus possible, afin que son agonie soit lente et cruelle.
– Ah çà ! dit Perdito, vous le haïssez donc bien aussi, vous ?
– Autant que vous, si ce n’est plus.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est le fils de l’homme qui m’a déshonoré !
– Bon ! fit Perdito, alors je sais qui vous êtes.
– Vous ?
– Vous êtes le mari de ma mère.
– Justement.
– Et, dit Perdito plongeant son regard ardent dans l’œil cruel du vieillard, je vois que nous étions faits pour nous entendre.
– Je n’ai rien épargné pour votre éducation, mon cher enfant.
Et le rire satanique du vieillard le reprit.
– Mais enfin, continua Perdito, que voulez-vous faire de moi ?
– Après avoir perverti votre âme, je veux faire l’éducation de votre esprit. Aujourd’hui vous êtes un bandit ignorant, je veux faire de vous un homme distingué de tous points.
– Et puis ?
– Et puis alors je vous dirai quelle est la vengeance que je compte exercer sur M. de Maurevers.
Puis le vieillard prit la main de Roumia :
– Quant à vous, ma toute belle, dit-il, je veux que vous passiez à travers le monde comme un météore sinistre ; je veux que vous semiez des sourires et que nous récoltions des cadavres. Vous êtes la plus belle pomme de discorde que j’aie jamais vue.
– Vous êtes galant, répondit Roumia, flattée du compliment.
Le vieillard reprit :
– Nous partons demain.
– Ah ! Et où allons-nous ?
– Voyager.
– En quel pays ? demanda Perdito.
– Nous allons parcourir l’Europe : Car dès aujourd’hui je vous adopte tous deux et vous êtes mes enfants.
* *
*
Le lendemain, en effet, le vindicatif duc de Fenestrange quittait Bayonne en compagnie de Perdito et de Roumia et prenait la route d’Italie.
Arrivés à cet endroit du manuscrit de Turquoise, Vanda et Marmouset s’arrêtèrent un moment. Ce dernier regarda la pendule du salon.
– Il est midi, dit-il, et Milon n’est pas revenu, j’en conclus que la Belle Jardinière, en Espagnole qu’elle est, fait la sieste, et que Milon reste à son poste d’observation.
Vanda feuilletait le manuscrit dont ils n’avaient lu encore qu’une faible partie.
– Jusqu’à présent, dit-elle, cela ne nous apprend pas grand’chose.
– Pardon, répondit Marmouset, j’ai deviné déjà que la Belle Jardinière et la bohémienne Roumia pourraient bien être une seule et même femme.
– Je le crois aussi, dit Vanda.
– Eh bien, continuons.
– Cependant, reprit Vanda, peut-être vaudrait-il mieux savoir ce que Milon fait dans la grande avenue des Champs-Élysées.
– Il est à son poste, j’en suis sûr, répondit Marmouset avec conviction.
– Alors, poursuis la lecture.
Marmouset reprit :
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Chapitre
quatrième
Tandis que le duc de Fenestrange et ses enfants d’adoption, comme il disait, quittaient Bayonne et parcouraient l’Italie, le jeune marquis de Maurevers attendait patiemment le retour du meurtrier de son père.
Mais l’époque fixée pour ce retour arriva et le général ne revint pas.
Un autre mois, puis un autre, et une année enfin s’écoulèrent.
Quelque recherche que pût faire M. de Maurevers, il lui fut impossible de savoir ce qu’était devenu son ennemi.
Le bruit de la mort du général avait couru à Paris, vers la fin de décembre ; mais ce bruit n’était pas confirmé.
Enfin, dans les premiers jours de l’année suivante, le Levant, journal de Constantinople, arriva à Paris avec cet entrefilet :
« Le navire candiote Mercure, naviguant sous pavillon turc, a été assailli par un gros temps, à son départ de la Canée, et jeté sur un récif à dix milles de ce port.
« Le Mercure s’est perdu corps et biens.
« Cet épouvantable sinistre a eu lieu la nuit, par un brouillard très épais.
« Un navire qui passait à quelque distance a mis ses embarcations à la mer ; mais inutilement, et personne n’a pu être sauvé.
« En outre de son équipage, le Mercure avait à bord plusieurs passagers de distinction, parmi lesquels le général français duc de Fenestrange, qui se rendait à Smyrne pour des raisons de santé.
« La perte du général sera vivement ressentie en France, nous dit-on, où le duc de Fenestrange s’était acquis une haute réputation militaire. »
Ce journal parvint à la connaissance du jeune marquis de Maurevers.
– La Providence s’est chargée de mon œuvre, pensa-t-il.
Dès lors, l’existence du marquis devint calme et sereine, il était riche de son propre patrimoine, et très convaincu que le fils de son père, le bandit Perdito, avait été pendu en compagnie de José Minos, il ne s’était fait aucun scrupule de disposer de cette fortune laissée par la duchesse de Fenestrange.
Il voyagea pendant trois ou quatre ans, revint à Paris et y mena la vie facile et luxueuse des fils de famille.
Cependant il avait le caractère mûri avant l’âge et un goût prononcé pour l’étude.
Le marquis fit peu de folies, eût peu de liaisons retentissantes jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.
À cette époque, un de ces amours qu’on appelle foudroyants vint s’abattre sur lui.
Le marquis rentrait un soir assez tard, à pied, et montait l’avenue Gabriel aux Champs-Élysées pour se rendre au petit hôtel qu’il habitait à l’extrémité de la rue du Cirque, lorsqu’il entendit des cris déchirants qui partaient du fond d’une voiture de place, arrêtée au milieu de l’avenue.
Ces cris étaient ceux d’une femme.
Deux hommes avaient ouvert les portières de la voiture et cherchaient à la faire descendre.
La femme se cramponnait, se roidissait, appelait au secours.
Le cocher, menacé d’un coup de poignard, avait pris la fuite.
M. de Maurevers s’approcha vivement.
Il avait une canne à épée, et il s’en servit.
Les deux hommes résistèrent d’abord et l’un d’eux frappa je marquis d’un coup de poignard qui ne fit que lui effleurer le bras.
Puis ils prirent la fuite, sans que M. de Maurevers eût pu savoir qui ils étaient, car tous deux, bien que vêtus comme des gens du monde, avaient la figure noircie.
Alors, le marquis put voir la femme affolée et baignée de larmes, encore accroupie au fond de la voiture.
Elle était jeune, elle était belle ; elle tremblait de tous ses membres.
– Ah ! monsieur, dit-elle enfin, quand il fut parvenu à la rassurer, sans vous, ces hommes m’assassinaient.
– Pour vous voler, sans doute ? fit-il.
Elle secoua la tête.
– Non, dit-elle ; l’un d’eux est mon mari, l’autre est mon frère.
Le rôle de M. de Maurevers était tracé d’avance.
Il devait aide et protection à cette femme qu’on voulait assassiner.
Il lui offrit son bras, laissa la voiture qui n’avait plus de cocher, et tous deux s’éloignèrent à pied.
L’histoire de cette femme était fort simple.
C’était la fille d’un négociant d’Anvers, mariée à un bijoutier hollandais.
Le mari, après une série, de mauvais traitements, l’avait abandonnée ; mais il avait gardé sa dot.
Elle avait un frère, à qui elle avait demandé aide et protection.
Ce frère l’avait emmenée à Paris, où, disait-il, le mari s’était réfugié.
Comme la malheureuse l’aimait encore, elle s’était laissé persuader facilement que son frère arrangerait un rapprochement entre elle et lui.
Mais le frère était un esprit pervers et il avait fait avec son beau-frère un pacte infâme : il lui avait promis de l’aider à s’en débarrasser.
Il avait tenté d’abord d’empoisonner la pauvre femme et n’avait pas réussi.
Alors, ils lui avaient tendu un piège, lui donnant rendez-vous dans les Champs-Élysées, par une nuit d’hiver froide et sombre.
Là seulement le frère c’était démasqué. Il avait aidé le mari, et, sans l’intervention de M. de Maurevers, ils l’eussent assassinée.
Ce fut, du moins, ce qu’elle raconta à son sauveur.
Où aller ? Que devenir ? Comment échapper à ses bourreaux ?
Elle n’avait qu’un parti à prendre, accepter l’hospitalité que le marquis lui offrait respectueusement.
Cette nuit-là, M. de Maurevers dormit tout vêtu dans un fauteuil, au coin du feu de son cabinet de travail.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
Un an plus tard, on eut retrouvé M. de Maurevers galopant à minuit passé dans les allées désertes du bois de Boulogne, et se dirigeant vers Saint-Cloud. Ce n’est guère l’heure pourtant de se promener à cheval ; et le moment était d’autant moins opportun qu’il faisait très froid et qu’on était en plein hiver.
M. de Maurevers sortait du Club des Asperges ; mais il n’était pas monté à cheval à la porte même.
Il avait longé le boulevard jusqu’à la Madeleine et était entré dans la rue Duphot.
Son domestique lui tenait son cheval en mains au coin de cette rue et de la rue Richepanse.
Le marquis avait sauté lestement en selle et piqué des deux vers le Bois, à travers les Champs-Élysées non moins déserts à cette heure avancée.
Et, certes, ce n’était pas la première fois que M. de Maurevers accomplissait cette mystérieuse équipée.
Trois ou quatre fois par semaine, il quittait le club de bonne heure, annonçait qu’il s’allait coucher et trouvait son cheval au même endroit.
Cependant, M. de Maurevers ne jouissait pas, dans le monde où il vivait, d’une réputation romanesque.
Son existence était la plus simple en apparence.
On lui connaissait une liaison avec la petite Marguerite Saint-Clair, la jolie actrice des Variétés, et il se montrait avec elle un peu partout.
Personne moins que lui n’était soupçonné d’avoir une de ces intrigues secrètes, un de ces grands attachements mystérieux qui absorbent la vie d’un homme riche et en apparence oisif.
À la grille de Boulogne, le douanier lui ouvrit sans faire aucune observation.
Il continua à galoper vers Saint-Cloud, traversa le pont, passa devant la Tête-Noire et gagna la rampe de Montretout.
Au deuxième tournant, un peu au-dessus du chemin de fer, il prit un sentier qui grimpait aux flancs du coteau jusqu’à une maisonnette blanche entourée d’arbres et que, à Saint-Cloud, on appelait depuis un an la maison de l’Anglaise.
En effet, un an auparavant, à peu près à la même époque, une femme vêtue de noir, se disant veuve, ne parlant que l’anglais et ayant deux domestiques, également anglais, avait acheté cette maison et s’y était installée.
Elle ne sortait jamais que le soir, se promenait parfois une demi-heure sur la route de la Marche et rentrait aussitôt qu’elle était l’objet de l’attention d’un passant quelconque.
Cependant, les gens du voisinage savaient qu’elle était accouchée depuis quelques semaines, et on avait conclu qu’elle venait de perdre son mari au moment où elle était venue habiter Saint-Cloud.
Si les populations provinciales sont curieuses, en revanche les habitants des villages qui environnent Paris sont d’une indifférence parfaite pour les affaires du voisin.
Cela tient à ce que Saint-Cloud, Ville-d’Avray, Bellevue et tous les endroits analogues, envahis chaque année par les gens de la ville, ont fini, par se blaser sur les étrangers.
Personne ne se connaît, chacun vit à sa guise et nul ne s’occupe de son voisin.
L’Anglaise, comme on l’appelait vivait donc fort tranquille dans sa retraite et personne ne s’en inquiétait.
À minuit trois quarts, en hiver, tout le monde dort à Saint-Cloud.
M. de Maurevers ne rencontra personne sur la route de Montretout.
Le petit sentier dans lequel il entra était sablonneux.
Le cheval se mit au pas, et le sable empêcha ses sabots de résonner.
Arrivé à la grille de la villa, M. de Maurevers mit pied à terre et passa la bride à son bras.
Puis, au lieu de sonner, il tira une clef de sa poche et la mit dans la serrure.
La grille s’ouvrit.
Le cheval, habitué sans doute à cette station nocturne, entra dans le jardin derrière son maître et gagna de lui-même un petit chalet en briques qui lui servait d’écurie.
Quant à M. de Maurevers, il se servit de la même clé qui avait ouvert la grille et pénétra dans la maison.
Une lumière discrète brillait aux fenêtres du rez-de-chaussée.
Le marquis entra dans le vestibule en homme qui connaît les êtres d’une maison et s’inquiète peu de l’obscurité.
Mais, au bruit de ses pas, une autre porte s’ouvrit, un flot de lumière le frappa au visage, et deux bras blancs l’enlacèrent avec amour.
En même temps, une voix harmonieuse et douce murmurait :
– Ah ! mon Gaston bien-aimé, je ne vous ai jamais attendu avec autant d’impatience que ce soir.
Celle qui parlait ainsi, et en fort bon français, était pourtant cette Anglaise vêtue de noir que les gens de Saint-Cloud disaient ne pas connaître notre langue.
Elle entraîna M. de Maurevers dans un joli petit boudoir dans lequel flambait un feu clair.
Auprès de la cheminée était une bercelonnette bleue garnie de rideaux blancs.
Le marquis s’en approcha, souleva ces rideaux et se mit à contempler avec une douce émotion un bébé blanc et rose qui dormait, rêvant sans doute du paradis.
Puis il prit la jeune femme dans ses bras et lui mit un baiser au front.
– Chère Julienne, dit-il, et pourquoi donc, mon ange, aviez-vous plus d’impatience aujourd’hui que les autres jours ?
Elle eut un sourire mélancolique et chassa de ses doigts blancs et roses une mèche folle de sa chevelure qui errait sur son front.
– D’abord, dit-elle, parce que je vous aime aujourd’hui, plus qu’hier, comme hier je vous aimais plus que la veille ; comme chaque jour je vous aime davantage.
– Bon ! fit le marquis en souriant.
– Ensuite, parce que voilà deux grands jours que je ne vous ai vu.
– Et puis ?
Elle pâlît légèrement, et le sourire qui effleurait ses lèvres disparut.
– Enfin, dit-elle, j’ai eu bien peur.
– Quand ?
– Ce soir.
– Mais pourquoi ?
– J’ai vu deux hommes à mine sinistre errer autour de la maison.
M. de Maurevers fronça le sourcil ; puis, après un silence :
– C’est impossible, dit-il, vous êtes si bien cachée ici.
– Ô Gaston, Gaston ! murmura la jeune femme avec un redoublement d’effroi.
– Ne suis-je pas là pour te défendre ?
Elle frissonna plus encore.
– Ah ! dit-elle, s’ils me trouvaient, ils me tueraient.
– Qu’ils y viennent donc ! s’écria le jeune marquis de Maurevers, dont les yeux laissèrent jaillir un éclair.
Cette femme qu’on appelait à Saint-Cloud la belle Anglaise et que M. de Maurevers venait voir de nuit, en prenant mille précautions, c’était, on l’a deviné, celle qu’il avait sauvée, un soir, dans les Champs-Élysées et à qui il avait offert l’hospitalité dans son hôtel.
Elle paraissait en proie, le lendemain de ce jour, à une telle épouvante, que le jeune marquis n’avait pas cru devoir la laisser sortir de chez lui.
Huit jours, puis quinze, puis un mois s’étaient écoulés.
L’amour était venu, au milieu de ces alarmes incessantes, de ces frayeurs sans nombre que cette femme témoignait.
Et puis elle était belle.
Belle de cette beauté fraîche et rose des femmes du Nord qui ont les cheveux châtains et les yeux bleu foncé.
Ni grande, ni petite, svelte en sa taille un peu rondelette, avec des pieds et des mains d’une adorable petitesse, des dents éblouissantes de blancheur et un sourire où il y avait plus de jeunesse et de gaieté que de mélancolie, Julienne, qui avait un peu plus de vingt-huit ans, devait tourner la tête du marquis.
Julienne !
Il ne lui connaissait pas d’autre nom ; le jour où il s’était mis à ses genoux et lui avait dit : « Je vous aime » elle lui avait dit :
– Moi aussi, je vous aime, mais je préfère vous fuir.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il y a dans ma vie un mystère que vous voudrez pénétrer et qui doit rester impénétrable.
– Foi de gentilhomme, dit le marquis, je ne vous le demanderai jamais.
– Et vous vous contenterez de mon nom de Julienne ?
– Oui.
Le marquis était un galant homme ; ce qu’il avait promis, il le tenait.
Il aimait Julienne ; on fût venu lui dire :
« C’est la dernière créature, » qu’il eût répondu :
– C’est possible, mais elle m’a dit que son passé renfermait un mystère et le passé ne me regarde pas.
Julienne sortait rarement.
Cachée au second étage de l’hôtel du marquis, si elle se hasardait à mettre le pied dehors, c’était le soir, à la brune, enveloppée dans un grand châle et le visage couvert d’un voile épais.
Elle choisissait ordinairement les jours où M. de Maurevers dînait en ville et ne devait rentrer que tard.
Où allait-elle ?
Personne ne l’avait jamais suivie, nul ne le savait.
Cependant, à mesure que le temps s’écoulait, elle devenait plus mélancolique, témoignait de vagues appréhensions et tombait parfois dans d’inexplicables tristesses.
Un jour, ses entrailles tressaillirent ; elle s’aperçut qu’elle serait bientôt mère.
Alors, épouvantée tout à coup, elle se jeta aux pieds du marquis :
– Sauve-moi ! dit-elle.
– Te sauver ! fit-il étonné.
– Oui, sauve-moi… je ne suis plus en sûreté ici.
– Mais… tu es folle !… ton mari ?
– Je n’ai pas de mari.
Il tressaillit et dit tout bas :
– Celui qui était… ton amant ?…
– Je n’avais pas d’amant. Mais, continua-t-elle avec exaltation, tu m’as juré de ne pas chercher à pénétrer ce mystère.
– Et je te renouvelle mon serment.
– Alors si tu m’aimes, sauve-moi.
– Mais de qui ?
– Je ne puis te le dire.
Et ses dents claquaient de terreur.
– Veux-tu que je reste ici jour et nuit ?
– Non, il faut que je parte d’ici, il faut que tu me caches, hors de Paris, dans quelque coin bien ignoré… il le faut !
Gaston de Maurevers aimait Julienne ; il fit ce qu’elle voulait.
Elle imagina une comédie : cette comédie fut exécutée de point en point.
Le marquis la conduisit en plein jour au chemin de fer du Nord, dans sa propre voiture, et, en présence de son cocher et de son valet de pied, il lui remit un portefeuille comme s’il l’eût quittée pour toujours.
Julienne jeta dans la boîte qui se trouvait à la gare une lettre dont le marquis ne lut pas la suscription.
Julienne était partie pour Bruxelles.
Mais, le lendemain, elle arrivait à Saint-Cloud, vêtue de noir, parlant anglais et suivie de deux domestiques dont l’origine britannique était hors de doute.
À partir de ce moment-là, M. de Maurevers, se conformant aux volontés de sa mystérieuse maîtresse, avait noué des relations avec la petite Saint-Clair et repris sa vie bruyante d’autrefois.
Ce que Julienne avait prévu, ce qu’elle avait provoqué sans doute par cette lettre mise à la poste, à la gare du chemin de fer du Nord, arriva.
Le cocher et les autres domestiques du marquis furent questionnés tour à tour par des inconnus qui leur donnèrent de l’argent.
Ils dirent ce qu’ils savaient, ou plutôt ce qu’ils croyaient savoir :
M. de Maurevers avait rompu avec sa maîtresse et l’avait quittée en lui donnant cent mille francs le jour où elle était retournée dans son pays.
Julienne était donc à Saint-Cloud depuis près d’un an, et elle y était devenue mère.
Le marquis ne venait la voir que la nuit.
Fidèle à sa parole, il ne la questionnait jamais.
Tout ce qu’il savait, c’est que les deux hommes qui avaient voulu l’assassiner n’étaient ni son frère, ni son mari.
Cependant Julienne paraissait redouter ces deux hommes et répétait souvent :
– S’ils me trouvaient, ils me tueraient.
Or, ce soir là, M. de Maurevers fut pris d’un accès d’indignation et s’écria, comme nous l’avons vu :
– Qu’ils y viennent donc !
– Non, dit Julienne, il faut que je parte d’ici, il faut que tu me caches ailleurs.
Le marquis la prit dans ses bras et répondit :
– Demain, je t’aurai trouvé une autre retraite.
Il passa deux heures encore avec elle ; puis, avant que le jour ne vînt, il remonta à cheval et partit.
Penchée à sa fenêtre, Julienne écoutait le galop du cheval de son bien-aimé qui allait s’affaiblissant dans le lointain, lorsque tout à coup elle entendit un coup de sifflet.
En même temps une ombre noire s’agita dans le jardin. Et Julienne se rejeta éperdue au fond de la chambre.
Le Manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
La forme noire que Julienne avait aperçue s’avança jusqu’à la croisée et se dressa tout à coup.
C’était un homme de taille moyenne, leste comme un acrobate, car bien que la croisée fût à une certaine hauteur, il l’atteignit d’un bond, se cramponna à la barre, s’en servit comme d’un trapèze et sauta dans la chambre au fond de laquelle la jeune femme s’était réfugiée plus morte que vive.
Ce fut l’histoire d’une seconde.
Julienne n’eut le temps ni d’appeler au secours, ni de tirer à elle le gland d’une sonnette.
Les deux domestiques qui la servaient fussent venus à son secours, sans doute.
Mais Julienne n’y songea même pas.
Elle était tombée à genoux, joignait les mains et murmurait, d’une voix qui avait peine à se faire jour à travers ses dents qui s’entrechoquaient, ces mots :
– Grâce ! ne me tuez pas !
L’homme qui venait d’entrer ainsi par la fenêtre était armé d’un poignard.
– Voici près d’un an que je te cherche, dit-il, en dardant sur elle un regard flamboyant.
– Grâce ! grâce ! répéta-t-elle.
– Tu t’es jouée de moi et de nous, misérable ! poursuivit cet homme à voix basse : tu as manqué à tes serments.
– Je n’ai pas osé…
– Pourquoi ?
Elle se redressa, elle eut un moment d’audace et de courage.
– Eh bien ! dit-elle, tuez-moi ! J’aime mieux mourir que vous servir d’instrument.
– Mais pourquoi n’as-tu pas osé ?
– Parce que je l’aimais.
Cet homme eut un ricanement de bête fauve :
– Ah ! tu l’aimais ? dit-il.
– Et je l’aime encore.
Le poignard étincela aux clartés des bougies placées sur la cheminée, et le bras qui le brandissait allait frapper quand, tout à coup, cet homme fit un pas en arrière et laissa échapper un cri, en même temps que sa main lâchait le poignard qui tomba sur le parquet.
Il venait d’apercevoir la bercelonnette.
Au même instant, l’enfant, éveillé par le bruit, se mit à pleurer.
– Ah ! foi de Perdito ! s’écria l’homme au poignard avec un ricanement de bête fauve, je comprends tout maintenant.
Julienne instinctivement s’était placée devant le berceau.
La lionne ne couvre-t-elle pas ses lionceaux de son corps ?
Le sentiment maternel avait relevé cette femme tout à l’heure agenouillée et demandant grâce.
– Ton enfant va nous répondre de toi, dit Perdito, car c’était bien lui, le fils adoptif de José Minos, le frère et l’ennemi acharné de M. de Maurevers.
– Vous ne toucherez pas à mon enfant ! répondit-elle.
Et, souple comme une panthère, elle fit un bond en avant, rasa le sol et ramassa le poignard échappé aux mains de Perdito.
Puis, le brandissant à son tour et se plaçant devant le berceau :
– Approchez donc maintenant, si vous l’osez ! dit-elle.
Perdito se mit à rire.
– J’aurai raison de toi quand je voudrai, dit-il ; mais avant de me porter à des actes de violence j’aime mieux causer un moment. Ainsi tu es mère ?
– Vous le voyez.
– Et tu aimes Maurevers ?
– Je l’aime.
– C’est donc ainsi que tu nous obéis ?
– Je vous avais promis d’exécuter vos ordres, j’étais votre instrument passif et docile ; mais mon cœur a battu tout à coup.
– C’était sans doute pour la première fois ? ricana Perdito.
Julienne courba un moment la tête ; mais elle la releva aussitôt :
– Oh ! dit-elle, je sais bien qui j’étais quand la fatalité et l’enfer m’ont jetée sur votre route ; je sais bien que j’étais une indigne créature, que vous n’avez pas hésité à me confier un rôle abominable.
Pendant huit jours, j’ai été de bonne foi ; pendant huit jours, j’ai voulu vous obéir… mais… après…
– Après, tu l’as aimé ?
– Oui, et je l’aime encore ! Je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir…
– Tu l’aimeras, soit, mais tu m’obéiras.
– Jamais !
– Oh ! j’aurai bien le moyen de t’y contraindre. Ton enfant n’est-il pas là ?
– Approchez donc, si vous l’osez !
Perdito haussa les épaules.
– Tu peux bien brandir ton poignard, dit-il. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain… mais j’aurai ton enfant en mon pouvoir… et il me répondra de ton obéissance.
En même temps il fit un pas vers elle.
Julienne se tint sur la défensive.
– Voyons, m’obéiras-tu ? dit-il.
– Non.
– Prends garde !
Et la voix de Perdito tremblait de colère.
– Jamais !
Un nuage de sang passa dans les yeux du bandit et obscurcit son regard.
– À nous deux donc ! dit-il d’une voix sourde.
Et il se précipita vers Julienne.
Celle-ci se mit à crier :
– À moi ! au secours !
Les cris achevèrent d’exaspérer Perdito, qui se jeta sur elle et chercha à l’enlacer.
Julienne frappa.
Elle frappa d’une main mal assurée ; mais elle atteignit néanmoins au bras et à l’épaule Perdito dont le sang coula.
La douleur arracha un hurlement au bandit.
Julienne frappait toujours ; mais Perdito parvint à la saisir par le milieu du corps et la renversa sous lui.
En même temps, un bruit se faisait dans la maison.
C’étaient les domestiques qui éveillés en sursaut, accouraient au secours de leur maîtresse.
Perdito était parvenu à arracher le poignard des mains de Julienne.
Au moment où le valet de chambre arrivait à la porte et l’enfonçait, car elle était fermée en dedans, Perdito plongeait le poignard jusqu’au manche dans la poitrine de Julienne.
– Au moins tu ne parleras pas, disait-il.
Puis il s’élançait vers la croisée, sautait dans le jardin, et disparaissait à la faveur des dernières ténèbres de la nuit.
Les domestiques arrivaient trop tard.
Trop tard pour arrêter l’assassin.
Trop tard pour sauver la victime, qui se tordait dans une mare de sang, froissant dans ses mains crispées les rideaux de là bercelonnette.
Tandis que la femme de chambre essayait de relever Julienne, le domestique sautait dans le jardin par la fenêtre et appelait au secours.
Mais la maison était isolée et personne au loin ne l’entendit.
L’assassin avait disparu.
Julienne respirait encore.
Entendant crier, elle dit à la femme de chambre :
– Rappelle-le, c’est inutile. Je suis frappée à mort.
Le sang coulait avec abondance de la blessure. Cependant Julienne vivait.
Aidée de sa camériste, elle put se lever et gagner un fauteuil.
– Un médecin ! John, cours chercher un médecin ! dit la femme de chambre au valet qui rentrait, hors de lui et le visage bouleversé.
Julienne fit encore un signe négatif.
Puis, d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus :
– Fermez la fenêtre, fermez les portes… et… écoutez-moi…
L’enfant s’était endormi dans son berceau, au milieu de ce tumulte.
Julienne dit encore :
– J’ai peut-être une heure à vivre, et tous les médecins de la terre ne me sauveraient pas. Contentez-vous d’arrêter l’hémorragie si vous pouvez.
La camériste mit en pièces un mouchoir, et fit à la hâte de la charpie grossière et étancha comme elle put, avec l’assistance du valet, le sang qui coulait toujours.
Julienne les regarda avec attendrissement, leur prit la main et leur dit :
– Veillez bien sur mon enfant, jusqu’à ce soir, car M. le marquis reviendra ce soir.
N’ébruitez pas ma mort ; restez ici. Attendez que monsieur soit venu.
À mesure qu’elle parlait, sa respiration devenait plus oppressée, sa voix s’affaiblissait et son regard limpide s’obscurcissait peu à peu.
Elle voulut qu’on lui apportât son enfant ; elle voulut imprimer sur sa jeune tête ses lèvres décolorées.
– Jenny, dit-elle encore, s’adressant à la femme de chambre, j’ai au cou une clé que vous donnerez à M. de Maurevers.
Elle ouvre le coffre qui se trouve dans ma chambre, sur ma toilette.
Dites à M. le marquis qu’il trouvera dans ce coffre l’explication du secret.
Ce furent ses dernières paroles.
Elle ne parla plus et tout ce qui lui restait de vie sa concentra dans son regard qu’elle attachait avec obstination sur son enfant.
Puis ce regard s’éteignit, ses yeux se fermèrent un léger soupir s’échappa de sa poitrine et sa tête retomba sur son épaule.
Julienne était morte.
Alors les deux domestiques se regardèrent avec épouvante.
Il n’y avait pas assez longtemps qu’ils étaient au service de Julienne pour qu’ils eussent pour elle un de ces attachements profonds comme savent en inspirer certains maîtres.
Mais ils eurent conscience de leur responsabilité et se demandèrent avec anxiété ce qu’ils allaient faire.
Julienne leur avait recommandé de veiller sur son enfant.
L’enfant courait donc, lui aussi, un danger de mort.
Et ceux qui essayeraient de le protéger n’allaient-ils pas exposer leur vie ?
Tel fut du moins le raisonnement que fit John, le valet.
Mais la camériste Jenny était une courageuse fille d’Irlande, esclave de sa parole.
– Nous avons promis à notre pauvre maîtresse de ne pas bouger d’ici, dit-elle, jusqu’à ce que M. de Maurevers arrive ; je resterai.
John eut honte de son premier moment de crainte et d’hésitation.
Et il aida Jenny à porter la morte sur son lit.
Puis, tous deux, ils se barricadèrent à l’intérieur de la maison, résolus à attendre jusqu’au soir.
En hiver, les environs de Montretout, si bruyants en été, sont déserts.
Il ne passe pas dix personnes sous les murs de la ville ; et ceux qui y passèrent ne se doutèrent point que cette maison avait été naguère le théâtre d’un drame épouvantable et qu’il s’y trouvait un cadavre.
John et Jenny se livrèrent durant cette journée à mille commentaires.
Quel était l’assassin ?
Dans quel but avait-il commis le crime ?
Mystère !
Enfin le soir arriva.
De huit heures à minuit, les deux serviteurs comptèrent les minutes.
– Si monsieur n’allait pas venir ! dit John avec effroi.
– Madame l’attendait…
– Il ne vient pas tous les jours.
– C’est vrai.
– Et s’il ne venait pas, que ferions-nous ?
– Nous attendrions, dit l’Irlandaise.
Mais le trot d’un cheval qui montait la côte se fit bientôt entendre.
– Le voici dit Jenny.
Alors tous deux se regardèrent en frissonnant.
Lequel des deux se chargerait d’apprendre la vérité à M. de Maurevers ?
Quelques minutes après Gaston entrait dans le jardin.
Les deux domestiques s’étaient réfugiés dans la chambre mortuaire.
Julienne était couchée toute vêtue sur son lit.
Le sang ne coulait plus ; mais la courtine, le parquet, les meubles en étaient couverts.
M. de Maurevers entra.
Il croyait trouver Julienne au rez-de-chaussée et il poussa la porte du petit salon.
Cette pièce était plongée dans l’obscurité.
Le marquis fit deux pas dans les ténèbres et ses pieds glissèrent dans le sang.
Alors une sueur froide inonda ses tempes ; il s’arrêta frissonnant :
– Julienne ! où êtes-vous ? dit-il.
Nul ne lui répondit.
Il avait une boîte de bougies dans sa poche et en alluma une.
Soudain il jeta un cri :
– Du sang !
Et s’élançant au dehors, il répéta :
– Julienne ! Julienne !
Puis il monta l’escalier quatre à quatre et poussa la porte de la chambre mortuaire.
Pâles, tremblants, immobiles, les deux domestiques étaient là auprès du cadavre.
Ils avaient allumé deux bougies sur un guéridon.
Julienne avait conservé toute sa beauté, en dépit de la mort.
Elle paraissait dormir.
M. de Maurevers jeta un nouveau cri et se précipita sur ce corps inanimé.
Ce fut une scène déchirante.
Julienne était morte ! – morte assassinée…
Sans doute par l’un de ces hommes qui la poursuivaient partout.
– Oh ! je te vengerai ! s’écria le jeune homme en s’arrachant les cheveux de désespoir.
Julienne avait laissé sans doute une lettre au fond de ce coffre dont elle portait la clé à son cou, et cette lettre allait apprendre enfin au marquis de Maurevers la terrible énigme qui semblait avoir enveloppé la vie tourmentée de la pauvre morte !
Le désespoir de M. de Maurevers fut immense, et pendant une partie de la nuit, il ne voulut pas s’arracher du corps sanglant de sa maîtresse qu’il continuait à couvrir de baisers et de larmes.
Mais un désir de vengeance s’était en même temps emparé de lui : il lui fallait le sang des meurtriers, à moins qu’il ne les livrât au bourreau.
Aussi finit-il par écouter Jenny qui s’acquittait de la mission donnée par Julienne mourante, et qui lui présentait la clé de ce coffret dans lequel sans doute il allait trouver la solution de cette énigme épouvantable.
Il se fit apporter le coffret et l’ouvrit.
Il contenait une lettre, et cette lettre assez volumineuse avait pour suscription :
Cette lettre est adressée à mon bien-aimé Gaston de Maurevers, pour le cas où je serais morte. Il ne doit pas la lire de mon vivant.
M. de Maurevers congédia les deux domestiques, s’enferma dans cette chambre où Julienne n’était plus qu’un cadavre et brisa le cachet de cette lettre.
Ce fut alors une chose solennelle et sinistre entre toutes, que cette lecture après d’un lit mortuaire, au milieu de la nuit, les fenêtres ouvertes, et dans la cheminée un feu qui pétillait lugubrement.
Le marquis lut :
« Mon bien-aimé Gaston,
Chaque nuit, quand vous me quittez, je me demande si vous me reverrez vivante le soir, et l’épouvante s’empare de moi.
Je suis condamnée à mort, mon ami, condamnée pour n’avoir point obéi.
Avez-vous entendu parler de ces associations ténébreuses du moyen âge qu’on appelait les Francs-Juges ?
Oui, n’est-ce pas ?
Celui qui refusait d’exécuter la sentence dont il était chargé subissait lui-même cette sentence.
On m’a ordonné de tuer, non point d’une mort violente, mais d’une mort lente et mystérieuse, et j’ai désobéi. J’avais fait un serment, je l’ai trahi.
La victime qu’on m’avait désignée, mon bien-aimé Gaston, c’était vous.
Au lieu de vous frapper, je vous ai aimé, adoré, et c’est pour vous que je mourrai quelque jour, j’en ai le terrible pressentiment.
Gaston, pendant un mois, je vous ai trompé, je vous ai menti.
Je n’étais point une pauvre femme persécutée par son mari et son frère.
La scène des Champs-Élysées était une odieuse comédie préparée à votre intention.
Ah ! pourquoi n’avez-vous point passé votre chemin, ce jour-là ?
Mais peut-on vivre auprès de vous sans vous aimer, vous si noble et si bon ?
Créature souillée par le vice et le crime, je me suis sentie revivre d’une vie nouvelle auprès de vous, et mon passé sinistre s’évanouissait peu à peu dans mon souvenir, comme le cauchemar qui nous a tourmenté toute une nuit et que dissipe le premier rayon du jour.
Car vous ne savez pas qui je suis, ou plutôt ce que j’ai été, mon Gaston, car vous ne savez pas par quelle série d’épouvantes, de tortures et de malheurs sans nom. je suis tombée aux mains de ceux qui ont voulu faire de moi leur instrument.
Écoutez-moi.
Ceci est ma confession et peut-être vous, qui m’avez tant aimée, pardonnerez-vous à ma mémoire.
Dans toute la fable que je vous ai racontée, une seule chose est vraie – mon origine.
Je suis Belge et née à Bruxelles.
J’ai été enlevée à seize ans par un jeune Allemand qui m’aimait éperdument, le prince K…
Il a fait des folies pour moi, et sa famille m’a fait enfermer dans une prison durant deux années.
Revenue dans mon pays, misérable, sans ressources, n’ayant plus ni parents ni amis, j’ai cherché, dans le vice un moyen d’existence.
Alors a commencé pour moi une vie aventureuse et sombre.
De Bruxelles, je suis venue à Paris ; puis j’ai quitté Paris pour la Hollande, à la suite d’un chevalier d’industrie qui menait grand train.
Cet homme, qui se faisait appeler le comte Pepe d’O… et se disait Sicilien, n’était qu’un juif de Venise qui avait acquis une habileté merveilleuse pour dévaliser les orfèvres et les bijoutiers.
Il avait une bande organisée sous ses ordres.
Ses complices le rejoignaient dans les différentes capitales et grandes villes d’Europe qui, tout aussitôt, retentissaient du bruit de nombreux méfaits.
J’étais devenue la maîtresse de cet homme, mais j’ignorais ses crimes et je le croyais réellement comte Pepe d’O… Moi, je passais pour sa femme.
Nous étions à La Haye depuis un mois, lorsque Van S…, le plus riche marchand de diamants, fut dévalisé complètement.
Le comte Pepe était reçu partout, et certes il eût été le dernier à être soupçonné, sans la trahison d’un de ses complices qui, mécontent sans doute de la part de butin qui lui était attribuée, quitta furtivement la Hollande en laissant derrière lui une dénonciation au chef de la police.
Le comte fut arrêté, convaincu d’être l’auteur du vol, et je fus déclarée sa complice.
J’eus beau protester de mon innocence, on ne me crut pas.
Notre véritable identité nous fut restituée à tous deux.
Il était un juif de Venise, moi une fille perdue.
Le comte fut condamné aux galères et à la marque.
Je fus condamnée également à être marquée et transportée ensuite dans une colonie pénitentiaire où je serais mariée à un autre condamné.
Ce sort était épouvantable.
Et cependant, aujourd’hui, mon ami, aujourd’hui que je vous aime et que vous croyez en moi, alors que tous deux nous nous penchons sur notre enfant endormi, je me demande si je ne dois pas regretter amèrement de lui avoir échappé.
En Hollande, le départ des condamnés pour la Guyane a lieu tous les trois mois.
La veille du départ, ils sont exposés sur une place publique et le fer rouge du bourreau les scelle pour jamais aux armes de la maison d’Orange.
Il y avait onze semaines que j’attendais, avec une centaine de mes pareilles, le sort qui nous était réservé.
Nous étions entassées dans une prison flottante, manquant d’air et presque de nourriture.
Mes compagnes, néanmoins, riaient et chantaient et se faisaient un doux rêve de ce voleur ou de cet assassin inconnu qu’on leur destinait pour époux.
Moi je frissonnais, éperdue à la pensée que le fer rouge meurtrirait à jamais mes épaules et qu’une vie d’infamie m’attendait.
Ce fut alors, mon ami, que l’enfer vint à mon aide et qu’un démon m’offrit le salut et la liberté en échange de la vie d’un homme que je ne connaissais pas et que, cependant, je promis de tuer… »
À cet endroit de sa lecture, M. de Maurevers dont les cheveux se hérissaient, crut entendre un bruit de pas dans le jardin et courut à la fenêtre.
Mais il ne vit rien, bien que la nuit fût assez claire.
Il avait sans doute des bourdonnements dans les oreilles.
Et, venant se rasseoir au chevet du lit mortuaire, il continua sa lecture.
La lettre de la pauvre morte continuait ainsi :
« Ce démon qui venait me parler de salut et de liberté, c’était une femme.
Une bohémienne, sans doute, car on l’appelait l’Égyptienne.
Elle était merveilleusement belle et pouvait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans.
Elle était en prison comme nous, condamnée comme nous, mais personne ne savait au juste quel crime elle avait commis.
Quand on vint nous annoncer que c’était le lendemain que le fer rouge du bourreau s’imprimerait sur notre épaule j’eus un accès de désespoir épouvantable, je pleurai toutes les larmes de mon corps, je me tordis les mains.
L’Égyptienne s’approcha de moi et me dit :
– Tu as donc bien peur ?
– Oh ! fis-je en la regardant.
Elle me contempla silencieusement pendant quelques minutes.
– Tu es belle, me dit-elle, et tu as une de ces beautés singulières auxquelles les hommes ne résistent pas. Ta as dû être beaucoup aimée.
– Je ne sais pas… je crois que oui… répondis-je affolée.
– Que donnerais-tu bien pour n’être pas marquée ?
– Mon corps, mon âme, répondis-je. Je donnerais la dernière goutte de mon sang pour n’être point embarquée pour la Guyane où je serai mariée à quelque assassin.
Elle me regardait toujours.
– As-tu un souvenir sacré ? me dit-elle enfin, quelque chose sur quoi tu puisses faire un serment que jamais tu n’oserais violer ?
– J’ai la mémoire de ma sainte mère, répondis-je, de ma mère qui est morte de douleur.
– Veux-tu être sauvée ?
Et elle me fit cette proposition d’une voix claire et pleine de conviction.
– Sauvée ! m’écriai-je.
– Oui.
– Sauvée du bourreau ?
– Et libre, ajouta-t-elle.
– Mais qui me sauvera ?
– Moi.
Je la regardai avec un étonnement mêlé d’incrédulité, et cependant mes larmes avaient subitement cessé de couler.
– Mais vous êtes condamnée, vous aussi ?
– Sans doute.
– Et vous pourriez me sauver ?
– Je te sauverais en me sauvant moi-même. Cela dépend de moi.
– Eh bien ! dites ce que je dois faire, m’écriai-je, et quelque chose que ce soit, je la ferai.
– Me le jurerais-tu ?
Et comme je levais la main, elle m’arrêta.
– Non, auparavant, me dit-elle, il faut que tu saches ce que je veux de toi.
– Parlez.
– J’ai un amant qui m’aime à la folie, qui me tuerait si je regardais un autre homme ; cet amant que j’adore, moi, a un ennemi, un ennemi mortel dont il a juré la perte.
– Eh bien ?
– La mort qu’il lui destine ne peut lui être donnée que par une femme ; une femme qu’il aimera.
C’est une mort lente, affreuse, épouvantable. Je me suis offerte, mais il m’a repoussée avec indignation. « Si mon ennemi, m’a-t-il dit, effleurait seulement de ses lèvres le bout de tes doigts, c’est toi que je tuerais. » Eh bien ! veux-tu être la femme dont nous avons besoin ?
– Mais c’est horrible, ce que vous me proposez là ! m’écriai-je.
– Dame ! fit-elle ingénument, si tu ne veux pas, une autre voudra.
Je me débattis longtemps, je luttai. Ma conscience se révoltait, la peur du fer rouge me rendait folle. La nuit était venue, les heures passaient.
L’Égyptienne me dit :
– Dans deux heures, il sera jour, et les bourreaux viendront te chercher, réfléchis encore. Dans dix minutes, il sera trop tard.
L’épouvante triompha. Je consentis à tout, je fis le serment qu’elle me demandait.
Sur les cendres de ma mère, je jurai à cette femme de lui obéir pendant deux années, à elle, à son amant et à un vieillard qui était l’ami de son amant.
Alors elle me dit :
– Dans une heure, nous serons sauvées toutes deux.
– Mais comment ? lui dis-je.
– Tu verras.
Nous étions, je vous l’ai dit, dans une sorte de bagne flottant. C’était un petit navire dont on avait rasé la mature et fermé les sabords.
Il était amarré à un mille de la terre et gardé par une trentaine de soldats de marine.
Les femmes sont moins à craindre que les hommes, et on prend contre elles moins de précautions.
La force qui nous gardait avait paru suffisante à l’autorité.
La pensée que parmi ces soldats il pouvait y avoir un homme corruptible n’était sans doute venue à personne.
Il y en avait un cependant que l’amant de l’Égyptienne avait gagné à prix d’or.
Ses compagnons dormaient sur le pont ; la plupart des condamnées dormaient aussi.
Cet homme descendit furtivement dans l’entrepont et aussitôt l’Égyptienne qui était couchée auprès de moi se leva.
– Viens, me dit-elle.
Et elle me prit par la main.
L’entrepont était séparé en deux par une cloison.
Nous nous glissâmes vers la porte que le soldat venait d’entr’ouvrir, et nous passâmes dans le second compartiment.
Là, il y avait un sabord ouvert, au bas du sabord un canot ; dans ce canot deux hommes.
Le soldat nous attacha une corde autour des reins et nous descendit l’une après l’autre dans le canot.
L’Égyptienne sauta au cou d’un des deux hommes, c’était l’amant dont elle m’avait parlé.
Le canot se dirigea sans bruit, quoique à force de rames, vers un brick qui était en rade et qui nous reçut à son bord.
Huit jours après nous étions en France.
Un mois plus tard, je consentais à jouer le premier acte de cette comédie dont votre mort, mon Gaston bien-aimé, devait être le dénouement.
Et maintenant, mon ami, voulez-vous savoir de quelle mort épouvantable, vous eussiez péri, si j’avais tenu mon serment ?
Écoutez…
* *
*
Le marquis de Maurevers allait tout frissonnant, tourner le deuxième feuillet de cette lettre qui était la confession pleine et entière de la malheureuse Julienne, lorsqu’il fut subitement renversé à terre.
Les flambeaux s’étaient éteints, une détonation d’arme à feu s’était fait entendre, quelque chose comme une trombe d’eau glacée avait souffleté M. de Maurevers au visage et l’avait jeté tout étourdi et trempé jusqu’aux os sur le parquet, tandis que la lettre de Julienne lui échappait.
En même temps, la fenêtre ouverte encadra une ombre noire.
Cette ombre bondit, tomba auprès de M. de Maurevers, s’empara de la lettre et disparut avant que le marquis eût eu le temps de revenir de sa stupeur et de se relever.
Le Manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
La sensation qu’avait éprouvée le marquis en tombant au moment où les flambeaux s’éteignaient fut à la fois bizarre et douloureuse.
Bizarre car il avait été renversé par un obstacle invisible.
Douloureuse, car il lui sembla que son corps tout entier était brûlé par de l’eau bouillante, en même temps qu’un liquide corrosif pénétrait dans ses yeux.
Cette douleur fut même si grande qu’elle lui fit perdre, durant quelques minutes, la conscience de son existence.
Ce ne fut qu’au bout d’environ un quart d’heure qu’il revint complètement à lui, éprouvant comme une suffocation, tant l’atmosphère qui l’entourait paraissait chargée d’une odeur nauséabonde.
La croisée était toujours ouverte.
Il se releva et y courut.
L’air frais de la nuit le frappa au visage et lui permit alors seulement de rassembler ses idées et de comprendre que ce qui venait de se passer était le résultat de quelque infernale machination.
Il voulut s’approcher de la cheminée pour secouer un gland de sonnette, mais il n’en eut pas la force.
Cette odeur nauséabonde qui le serrait à la gorge, semblait augmenter, et le rejeta à demi étouffé vers la fenêtre.
Il appela, espérant que sa voix serait entendue. Elle le fut en effet.
John, le domestique anglais, qui était au rez-de-chaussée, sortit dans le jardin.
– Monte, lui cria M. de Maurevers. Je suis sans lumière.
Le valet monta, un flambeau à la main.
Mais à peine eut-il ouvert la porte et fait un pas en avant qu’un phénomène encore plus extraordinaire se produisit.
Au contact du flambeau qu’il avait à la main, la chambre entière où était la morte s’embrasa.
Ainsi, tout à coup, une mine de houille dans laquelle pénètre un ouvrier imprudent voit s’allumer le gaz qui l’emplit et le grisou éclater.
Il n’y eut cependant pas d’explosion ; mais le domestique, dont les cheveux et la barbe furent complètement brûlés, se rejeta vivement en arrière en poussant des cris aigus.
M. de Maurevers, atteint lui-même par le feu, se précipita de la fenêtre dans le jardin.
Il était temps !
La chambre entière était pleine de flammes et ressemblait à une fournaise ardente.
Au milieu de tant d’émotions, M. de Maurevers ne perdit pas complètement la tête.
S’étant relevé tout meurtri de cette seconde chute, il s’élança vers la porte du vestibule, que John avait laissée entr’ouverte, entra dans le petit salon du rez-de-chaussée où était l’enfant et la femme de chambre et prit le berceau.
Une minute de plus et l’enfant était perdu.
Le feu sortait par les fenêtres, se communiquait aux tentures et aux rideaux du lit mortuaire, et le corps de la malheureuse Julienne était entouré d’une double guirlande de flammes.
* *
*
Ce n’est que longtemps après cette nuit fatale que le marquis de Maurevers, maître de toute sa présence d’esprit, rassemblant tous ses souvenirs, a pu reconstruire l’édifice écroulé des événements et s’expliquer ce qui avait dû arriver.
Des naturalistes du siècle dernier, si l’on en croit les gazettes hollandaises, avaient trouvé un singulier moyen de prendre vivants certains oiseaux que, jusque-là, ils n’avaient pu se procurer qu’en les tuant à coup de fusil.
Pour cela, ils avaient imaginé de charger un fusil à poudre et de remplacer la bourre ordinaire par une bourre de suif qui fermait hermétiquement le canon.
Par-dessus ce corps gras qui empêchait toute communication avec la poudre, ils remplissaient d’eau le canon du fusil, puis ils le bouchaient avec une seconde bourre de suif.
Quand le fusil était ainsi chargé, les naturalistes se mettaient en chasse, visaient l’oiseau qu’ils convoitaient et faisaient feu.
L’eau chassée par la poudre arrivait sur le volatile comme une trombe, l’enveloppait tout entier, l’étourdissait, lui mouillait les ailes, et le mettait hors d’état de s’envoler, ce qui permettait de le prendre à la main.
M. de Maurevers, en y réfléchissant, fut conduit à penser qu’on avait tiré sur lui de la même manière.
Seulement ce n’était pas d’eau que le fusil était chargé, mais d’un liquide corrosif qui se volatilisa presque aussitôt et remplit la chambre d’un gaz essentiellement inflammable.
Mais cette nuit-la, le marquis était trop bouleversé pour chercher à comprendre ce qu’il voyait.
La maison, nous l’avons dit, était isolée sur la hauteur, à droite de la route de Montretout.
– Sauve mon enfant ! cria M. de Maurevers à Jenny, en lui plaçant l’enfant dans les bras.
La femme de chambre se réfugia, éperdue, à l’extrémité du jardin.
La maison était en flammes.
Désespérant de se rendre maîtres du feu, M. de Maurevers et John s’élancèrent vers la route en criant au secours.
On ne les entendit point d’abord.
La première personne qui aperçut l’incendie fut un garde-barrière du chemin de fer qui réveilla le chef de gare.
Puis, peu à peu, les maisons voisines furent mises en émoi.
Les habitants accoururent.
Les uns se portèrent sur le théâtre de l’incendie ; les autres descendirent à Saint-Cloud demander des secours.
Mais quand les pompes arrivèrent, la maison n’était plus qu’un brasier immense qu’il fallait renoncer à arracher à l’élément destructeur.
Le cadavre de Julienne avait été dévoré par les flammes, comme si la Providence, dans ses vues secrètes, n’avait pas voulu que les hommes eussent connaissance du crime qui, la nuit dernière, avait ensanglanté cette maison.
M. de Maurevers fut ramené à Paris à demi fou.
Il congédia les deux domestiques anglais, en leur donnant une somme importante pour prix du secret qu’ils gardèrent fidèlement du reste.
Quant à l’enfant il fut confié à une nourrice ; et c’est grâce à cet enfant que j’ai connu M. de Maurevers et que j’ai été, comme on va le voir, mêlée à cette terrible et ténébreuse histoire qui n’a point cessé, jusqu’à présent, d’être la plus indéchiffrable des énigmes.
J’écris cette histoire pour vous, Rocambole.
Pour vous qui êtes désormais ma seule espérance.
Vous connaissez mon passé, ma première histoire ; comme vous, dans ma jeunesse criminelle, j’ai été l’instrument de notre maître infâme sir Williams ; et vous savez que, frappée comme vous par l’implacable Baccarat, je devins folle.
J’ai passé cinq ans dans une maison de santé.
J’en suis sortie guérie et repentante.
Turquoise la pécheresse est devenue Jenny l’ouvrière. L’ancienne maîtresse de Fernand Rocher et de Léon Rolland s’était remise à travailler.
Je voulais vivre honnêtement.
Les souffrances morales et physiques que j’avais endurées ne m’avaient point vieillie ; j’étais toujours belle.
C’était en vain que, dans le quartier populeux où je m’étais réfugiée, je m’embéguinais dans une ample coiffe qui dissimulait mes beaux cheveux blonds ; c’était en vain que je me montrais le moins possible.
Les déclarations, les billets doux pleuvaient dans ma mansarde, comme autrefois dans mon luxueux appartement.
Cependant mon cœur était mort, du moins je le croyais.
J’avais pour voisine de carré une veuve de trente cinq, quarante ans, tout nouvellement emménagée.
Elle habitait un petit appartement de trois pièces, et elle avait avec elle un jeune enfant, un garçon de trois ou quatre ans.
Je crus d’abord que c’était son fils ; mais elle m’eut bientôt désillusionnée à cet égard.
Cet enfant qu’elle élevait, elle ignorait son nom, elle ignorait son origine.
On le lui avait confié, on lui donnait deux cents francs par mois pour l’élever.
Chaque semaine, un jeune homme qui paraissait être un ouvrier aisé, venait visiter l’enfant.
– Je ne suis pas son père, disait-il, je suis son parrain ; mais je suis chargé de veiller sur lui, car ses parents sont bien loin d’ici.
Je m’étais liée avec cette voisine qu’on appelait Mme Janet, et j’avais fini par porter mon ouvrage chez elle, à peu près tous les jours. Je comblais l’enfant de caresses. J’eus bientôt l’occasion de voir ce jeune homme qui venait chaque semaine le visiter.
À première vue, en effet, c’était un ouvrier ; mais Mme Janet était trop simple, ou du moins feignait de l’être.
Cette casquette et cette redingote un peu usée et de coupe vulgaire qu’il portait sentaient le déguisement.
Ce jeune homme, qui était un fort joli garçon, était évidemment un homme du meilleur monde.
Cela sautait aux yeux, rien qu’à prendre garde à ses manières distinguées, à son linge irréprochable, à ses mains fines et soignées.
Je ne veux pas vous raconter une histoire d’amour ; toutes les histoires d’amour sont les mêmes.
Six mois après, mes belles résolutions de travail et de vertu s’étaient évanouies.
Mon cœur, que je croyais, mort à jamais, s’éveillait ardent, orageux ; j’aimais cet homme qui, vous l’avez deviné déjà, n’était autre que le jeune marquis de Maurevers.
Pourquoi ce déguisement ?
Vous le devinez aussi, n’est-ce pas ?
Gaston de Maurevers avait pleuré Julienne, il avait eu même un véritable désespoir. Mais le temps cicatrise les blessures les plus cruelles, et la douleur sombre et cuisante de la veille se change insensiblement en mélancolie.
Tout l’amour qu’il avait eu pour Julienne, amour que n’avait pu détruire tout d’abord la révélation posthume du passé aventureux de cette femme, il l’avait reporté sur son fils qui était aussi le sien ; mais ces misérables, ces ennemis inconnus qui avaient assassiné la mère, ne chercheraient-ils pas à tuer le fils ?
Cette crainte, cette épouvante avait tellement dominé M. de Maurevers qu’il avait pris les précautions les plus minutieuses pour faire disparaître jusqu’aux traces de l’existence de cet enfant.
C’était pour cela qu’il l’avait confié à cette Mme Janet, qu’il avait logée dans le quartier Saint-Martin, auprès de la rue du Vert-Bois ; pour cela encore qu’il ne venait chez elle que dans des vêtements sous lesquels tous ses amis du club passant auprès de lui ne l’eussent pas reconnu.
Ce fut donc dans de semblables circonstances que je devins la maîtresse de M. de Maurevers.
Nous nous aimâmes deux années. Il me confia son existence tout entière ; il me raconta cette étrange histoire enveloppée de ténèbres que la fin de la lettre de Julienne eût dissipées sans doute.
Mais je vous ai dit comment cette lettre lui avait été enlevée.
La seconde année de notre amour, Mme Janet mourut.
Elle nous fut enlevée en quelques heures par une maladie de cœur, et le pauvre enfant se trouva une seconde fois orphelin.
Alors Gaston me le confia :
– Tu seras sa mère, me dit-il.
À mesure que l’enfant grandissait, le marquis devenait plus inquiet, et se préoccupait plus vivement de son avenir.
– Écoute, me dit-il un jour, les assassins de sa mère sont mes ennemis, je n’en puis douter. Mais quels sont-ils ?
Deux hommes me haïssaient dans ma jeunesse, le duc de Fenestrange et Perdito.
Tous deux sont morts.
Il faut donc que je cherche ailleurs… et peut-être autour de moi.
J’ai une grande fortune, je ne suis pas marié ; si je mourais, subitement, sans faire de testament, cette fortune irait à des parents éloignés qui portent mon nom mais que je connais à peine.
J’ai donc pris mes précautions et prévu le cas de mort subite.
– Qu’as-tu donc fait ? lui demandai-je.
J’ai réalisé la fortune de la duchesse de Fenestrange et une partie de la mienne. Je n’ai gardé que mes terres de famille. Cette fortune réalisée s’élève à trois millions environ. Cet argent est caché ; nul ne le trouverait, excepté toi, car je veux que tu saches où il est. C’est la dot de mon fils.
Il me disait cela, un soir, vers neuf ou dix heures, tandis que l’enfant dormait dans un petit lit auprès du mien.
– Tu vas venir avec moi, me dit-il.
– Où donc ?
– À mon hôtel des Champs-Élysées.
J’avais à mon service une robuste Normande, brave et courageuse fille en qui je pouvais avoir toute confiance.
– Veille bien sur l’enfant, lui dis-je. Je reviendrai dans une heure.
Et je suivis M. de Maurevers, qui me fit monter dans une voiture de place, et nous roulâmes vers les Champs-Élysées.
Le Manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
M. de Maurevers habitait toujours le quartier des Champs-Élysées.
Il avait un petit hôtel dont l’entrée était rue de Surène et dont le jardin, assez vaste, avait une petite porte dont lui seul, du reste, possédait une clé.
C’était par cette porte qu’il s’esquivait quand il venait chez moi.
Ce fut par là qu’il me fit entrer.
Ce n’était pas la première fois, du reste, que je pénétrais chez lui, bien que les précautions minutieuses qu’il prenait pour cacher son enfant me fissent un devoir de me montrer moi-même le moins possible.
J’avais eu la curiosité de visiter l’hôtel quelques mois auparavant.
Maurevers, dont le domestique était peu nombreux, du reste, m’avait conduite chez lui un dimanche soir, tandis que ses gens étaient sortis.
Puis j’y étais revenue, non point très souvent, mais quelquefois.
Or donc, ce soir-là, ce fut par le jardin que nous entrâmes et par la serre que nous pénétrâmes à l’intérieur de l’hôtel.
Le silence le plus profond y régnait.
– Tout le monde est sorti, me dit Gaston. J’aime autant cela : moins on te verra ici, moins je serai inquiet pour mon fils.
Nous traversâmes le vestibule sans lumière, Maurevers me donnait la main : et nous pénétrâmes dans un cabinet qui se trouvait au rez-de-chaussée.
Là, seulement, il se procura de la lumière et alluma les flambeaux qui se trouvaient sur la cheminée.
C’était une vaste pièce qui tenait autant du fumoir par son ameublement que du cabinet de travail.
D’ailleurs Maurevers était un de ces hommes de loisirs qui vivent peu chez eux.
– Regarde bien autour de toi, me dit-il.
– Eh bien ?
– Il y a un titre de rente au porteur de cent cinquante mille francs ici. Devine où il est.
– Dans ce bahut ?
– Non.
– Dans le tiroir de cette table ?
– Pas davantage. Tu chercherais toute ta vie que tu ne devinerais pas.
Alors il me montra deux magnifiques jardinières en chêne sculpté, supportées par un pied torse et qui se trouvaient dans les embrasures des croisées.
– C’est là qu’il faut chercher, me dit-il.
– Mais dans laquelle ?
– On les change tous les jours de place, et je ne le sais pas moi-même.
Je m’approchai de celle qui était le plus près de moi, et j’enlevai la caisse de zinc destinée à recevoir les fleurs. La caisse était vide, le dessous aussi.
– Cherche toujours, me dit-il en souriant.
Je crus à un double fond, je passai mes doigts sur les sculptures, espérant rencontrer quelque ressort microscopique.
Ce fut peine perdue.
Alors Maurevers s’approcha et dévissa la caisse de bois de la colonne torse qui la reliait au pied. Cette colonne était creuse comme un canon de fusil. Mais elle était vide.
– C’est dans l’autre, me dit-il.
Et, en effet, lorsqu’il eut dévissé la deuxième jardinière, je vis quelque chose de blanc dans le trou. Il y plongea ses doigts et en retira le titre de rente.
– La cachette est ingénieuse, lui dis-je. Mais enfin, admettons le cas de mort subite dont tu nous parles.
– Bon.
– On commencera par mettre les scellés chez toi.
– Sans doute.
– Tes héritiers naturels seront ensuite envoyés en possession de ton héritage.
– Naturellement.
– Et ils garderont les deux jardinières.
– Tu te trompes. Écoute-moi.
– Voyons.
Il replaça le titre de rente dans la colonne torse, remis la caisse sur son pied, et alla ouvrir son secrétaire.
– J’ai fait mon testament, me dit-il en retirant une lettre carrée de l’un des tiroirs. Par ce testament que voilà, je laisse ma fortune, c’est-à-dire mes terres et mes biens au soleil à ceux de ma famille qui portent mon nom.
– Fort bien !
– Mais je dispose de différents petits legs, et je laisse à mes amis différents souvenirs. Ainsi, ma panoplie est pour Montgeron ; ma collection de faïences pour le baron Hounot. Je te lègue à toi, Jenny Delacour, dite Turquoise, ces deux jardinières.
– Oh ! je comprends, maintenant, lui dis-je.
– Tu penses bien, ajouta-t-il, que mes héritiers, si un malheur m’arrivait, seraient trop heureux de recueillir ma succession au prix de ces modestes sacrifices, et que les jardinières te seraient fidèlement envoyées.
Il replaça le testament dans le tiroir de son secrétaire, éteignit les bougies, et nous quittâmes l’hôtel sans avoir été rencontrés par le portier, ni par les domestiques.
Plusieurs mois s’écoulèrent.
L’enfant grandissait et les inquiétudes de M. de Maurevers commençaient à se calmer lorsque, un matin, il reçut une lettre qui le bouleversa.
Cette lettre venait de Londres.
Elle était conçue en ces termes :
« Tandis que le marquis de Maurevers vit au milieu des plaisirs faciles de Paris, croyant n’avoir plus aucun devoir à remplir, l’ennemi acharné de sa race, le meurtrier de son père, sûr d’avoir déjoué toutes les recherches, est heureux et paisible dans un coin de l’Angleterre.
« M. de Maurevers a cru que le duc de Fenestrange était mort.
« C’est une erreur.
« Le duc vit et s’applaudit d’avoir échappé à l’épée vengeresse du fils de sa victime en se faisant passer pour mort.
« Si le marquis de Maurevers n’a pas oublié le serment fait à sa mère mourante, si le désir de venger son père est toujours dans son cœur, il quittera Paris sur-le-champ, se rendra à Londres, se fera indiquer la Taverne du roi George dans le Wapping, et, se présentant au tavernier qui se nomme Calcraff, il lui dira :
« – Je suis celui à qui l’on a écrit. »
« Calcraff donnera alors à M. de Maurevers les indications nécessaires pour retrouver le duc de Fenestrange. »
Cette lettre était sans signature.
J’eus le pressentiment que c’était un piège, lorsque le marquis me la montra.
– N’y va pas, lui dis-je.
– Pourquoi ?
– J’ai peur.
– Mais si le duc vit, il faut que je venge mon père ! me répondit-il.
Mes larmes, mes supplications furent inutiles.
Il partit le soir même.
Le lendemain je reçus de lui une dépêche télégraphique ainsi conçue :
« Mystification. Calcraff ne sait pas ce que je veux dire et n’a jamais entendu parler du général duc de Fenestrange.
« Je repars ce soir et serai à Paris demain dans la journée. »
Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, M. de Maurevers ne revint.
Qu’était-il donc arrivé ?
Enfin, au bout de huit jours, comme j’étais livrée au plus violent désespoir, le marquis entra chez moi…
Mais je jetai un cri de douloureux étonnement, au lieu d’un cri de joie, après m’être élancée dans ses bras.
Gaston de Maurevers n’était plus que l’ombre de lui-même.
Ce n’était plus un homme, c’était un fantôme !
Le manuscrit de Turquoise,
(Suite.)
J’ai dit que Maurevers ressemblait à un fantôme, et je maintiens le mot.
Pâle, amaigri, chancelant, il avait le regard atone, la lèvre pendante.
– Mais que t’est-il donc arrivé ? m’écriai-je.
Il ne me répondit pas tout d’abord ; seulement, il passa dans la deuxième pièce de mon petit appartement, qui était celle que l’enfant habitait.
L’enfant était au lit, il dormait.
Gaston s’approcha, écarte les rideaux du lit et se pencha sur son fils.
Il le regarda longtemps, muet, immobile, comme s’il avait eu besoin de cette contemplation pour se reprendre à la vie et à la raison.
Puis il se retourna vers moi.
Ses yeux étaient pleins de larmes.
– Pardonne-moi, me dit-il en me tendant la main.
– Mais qu’ai-je donc à te pardonner ? lui demandai-je.
Cette question le fit tressaillir.
– Je ne sais pas… me dit-il avec un sourire hébété, je ne sais pas… Je suis fou… ne m’interroge pas… plus tard… je te dirai tout.
Et il se laissa tomber accablé, anéanti sur un siège auprès de son fils.
Maurevers demeura près d’un mois dans mon appartement, sans en sortir.
Comme on était alors en plein été et que la plupart de ses amis étaient dispersés un peu partout, on ne remarqua point son absence.
Ses gens le croyaient toujours à Londres.
Ce mois suffit pour me rendre mon Maurevers d’autrefois ; il retrouva peu à peu son regard intelligent et doux, au lieu de ce regard morne et sans rayonnement qui m’avait tant effrayée ; la raison lui revint, son sommeil, troublé tout d’abord par d’épouvantables cauchemars, retrouva sa sérénité habituelle.
Enfin, un jour que j’étais auprès de lui, tenant sa main dans les miennes, il me dit :
« – Sais-tu que j’ai été fou, ma Jenny adorée ?
Je le regardai, n’osant lui adresser de nouveau une question.
– J’ai été fou… fou d’amour… poursuivit-il, et, pendant trois ou quatre jours, je t’ai oubliée, toi, mon ange tutélaire ; j’ai oublié mon fils, j’eusse oublié jusqu’à mon nom.
Heureusement, ajouta-t-il, je crois que c’est fini, bien fini… et puis, je ne suis pas certain, du reste, d’avoir aimé une créature humaine… je suis catholique, je crois à l’enfer… et il est des heures où j’ai, la conviction, que cette femme était un démon.
Ces paroles étranges me bouleversaient.
– Rassure-toi, me dit-il, je vais tout te dire, et tu verras que je ne suis plus fou.
Or, voici le résumé de ce qu’il me raconta.
Je dis résumé, car il y avait encore un peu d’incohérence dans son esprit, et ce ne fut pas en un seul jour qu’il me fit cette émouvante confidence.
Maurevers était donc parti pour Londres, par le train de huit heures du soir qui va directement à Calais.
À cinq heures du matin, il était à Londres et descendait dans un hôtel français de la Cité.
Là, il prit à peine quelques heures de repos, déjeuna à la hâte et demanda un cab.
Le cocher du cab, – il était alors à peine midi, – témoigna un étonnement profond lorsque Maurevers, qui parlait fort bien anglais et avait la tournure d’un homme de la haute société, lui demanda de le conduire dans le Wapping.
Le Wapping est un quartier où ne se risque guère un gentleman.
Mais cet étonnement se changea en stupéfaction lorsque le marquis lui eut désigné la Taverne du roi George, véritable repaire de bandits et de femmes perdues, comme le but de sa course.
Néanmoins il obéit.
Arrivé devant la taverne, Maurevers descendit de voiture, paya et renvoya le cocher ; puis il entra.
La taverne était presque déserte.
Un gros homme était au comptoir et parut non moins étonné que le cocher du cab en voyant un homme de distinction pénétrer chez lui.
Maurevers s’approcha du comptoir et lui dit :
– Est-ce que vous vous nommez Calcraff ?
– Pour servir Votre Honneur, répondit le gros homme.
– Je suis celui que vous attendez, dit Maurevers, qui répétait textuellement la phrase de la lettre anonyme.
– Mais, dit naïvement Calcraff, je n’attends personne.
Maurevers tira la lettre de sa poche et la mit sous les yeux du tavernier.
Celui-ci se montra de plus en plus surpris, et M. de Maurevers lui dit :
– Mais enfin, vous connaissez le duc de Fenestrange ?
– C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.
L’accent de franchise du tavernier ne laissa aucun doute à Maurevers.
Cet homme ne savait rien.
Maurevers s’en alla, rentra à l’hôtel et m’expédia la dépêche que j’ai citée.
Puis il passa le reste de la journée à se demander qui avait pu le mystifier ainsi, et pourquoi on le mystifiait.
Londres est une ville mortellement ennuyeuse pour un Français.
Maurevers demeura dans sa chambre jusqu’à près de huit heures, se fit conduire au chemin de fer, arriva en retard de cinq minutes et manqua le train express.
Il lui fallait maintenant attendre au lendemain matin.
Ce fut alors qu’une étrange idée lui passa par l’esprit :
– Qui sait, se dit-il si je ne trouverai pas à la Taverne du roi George, ce soir, un éclaircissement à ce mystère ?
Il est fort possible que la personne qui m’a écrit ait eu sérieusement l’intention de prévenir Calcraff, et ne l’ait pu faire à temps.
Il me paraît difficile, en tous cas, qu’on m’ait donné rendez-vous à Londres pour que je n’y trouve personne.
Enfin, mon mystérieux correspondant paraît trop bien connaître mes affaires pour n’être qu’un simple mystificateur.
Et s’étant donné toutes ces belles raisons, M. de Maurevers revint à l’hôtel, y laissa ses bagages, sortit et se rendit chez un fripier.
Là, il troqua ses vêtements d’homme comme il faut contre une vareuse et un chapeau ciré de matelot, et ainsi accoutré, il se dirigea à pied vers le Wapping.
Une heure après, il franchissait de nouveau le seuil de la Taverne du roi George.
Cette fois, le repaire était plein. M. de Maurevers fut pris à la gorge par une odeur de bière aigre et de fumée de tabac.
Il éprouva même une légère appréhension.
Mais il était trop tard pour reculer, et il alla s’asseoir à une table qui n’était pas occupée.
D’abord Maurevers ne vit que confusément ce qui l’entourait.
La fumée des pipes planait au-dessus des buveurs, et la clarté des chandelles disséminées sur les tables était impuissante à pénétrer ce brouillard.
Mais au bout de quelques minutes, Maurevers se fit à cette atmosphère et alors il se prit à regarder curieusement autour de lui.
Son déguisement lui avait permis de n’être point reconnu par Calcraff ; et de n’attirer l’attention de personne.
Matelots, hommes des ports, voleurs de bas étage, femmes perdues, riaient et buvaient.
Parmi les femmes, il y avait une Irlandaise aux cheveux roux dont la beauté sombre et fatale paraissait être du goût de la plupart des habitués.
Elle chantait, dans un patois de la verte Erin que M. de Maurevers ne put comprendre, une chanson qui excitait les applaudissements unanimes.
Maurevers la regardait.
Il la regardait avec une sorte d’épouvante, tant il y avait de fatals effluves dans ses yeux, de charme sinistre dans toute sa personne.
Pourtant ce devait être une mendiante, peut-être une femme de mauvaise vie, à en juger par ses haillons sordides et le milieu dans lequel elle se trouvait.
Elle chantait toujours, ne s’interrompant que pour boire un grand verre de gin ; et, parfois, son œil se fixait sur Gaston de Maurevers toujours immobile, toujours seul à sa table et buvant machinalement, à petites gorgées, la pinte d’ale qu’on lui avait apportée.
Il était venu là dans l’espérance d’avoir le mot de cette énigme que la lettre anonyme reçue à Paris lui présentait comme le sphinx antique de la charade.
Pendant quelques minutes même, il avait cherché sur tous ces visages froids ou passionnés, encore empreints du flegme britannique ou déjà surexcités par l’ivresse, un regard, un clignement d’yeux, un signe quelconque d’intelligence et de ralliement.
Mais tout à coup, il avait été comme absorbé par l’Irlandaise.
Sa voix était harmonieuse et faisait rêver des sirènes fabuleuses ; sa chanson, d’un rythme bizarre, avait quelque chose de provocant et de mélancolique tout à la fois qui produisait une bizarre impression.
Enfin, dans ses grands yeux d’un bleu sombre, on sentait le regard fascinateur du basilic.
Était-ce M. de Maurevers qui allait chercher ce regard ou ce regard qui venait chercher M. de Maurevers ?
Gaston n’aurait pu le dire.
Mais il fut pendant un moment tellement convaincu de la fatalité de ce charme, qu’il voulut se lever ; qu’il eut peur et songea à quitter précipitamment la Taverne du roi George.
Il se leva même à demi et repoussa son escabeau. Mais le charme fut plus fort que sa volonté.
Il se rassît.
L’irlandaise chantait toujours et les applaudissements arrivaient à la frénésie.
Toujours, en chantant, elle regardait M. de Maurevers.
Et M. de Maurevers baissait parfois la tête, comme si ce regard l’eût brûlé.
La fumée des pipes allait toujours s’épaississant, le brouillard devenait tout à fait opaque.
Maurevers, entraîné par l’exemple général, tira de sa poche son étui à cigares.
Betty, l’une des deux servantes de la taverne, lui apporta du feu dans un petit réchaud.
Tout occupé d’allumer son cigare, Maurevers ne surprit point un rapide coup d’œil échangé entre la servante et l’Irlandaise.
Cependant il lui sembla que le cigare qu’il fumait était plus fort que ceux dont il usait habituellement.
Dès les premières gorgées de fumée, M. de Maurevers ne songea plus à s’en aller.
Tout à l’heure le regard de l’Irlandaise l’importunait.
Maintenant, il cherchait ce regard avec une sorte de volupté.
En même temps aussi une torpeur générale s’emparait de lui.
Était-ce la fascination qui opérait ? Était-ce le cigare ou l’ale qui contenaient un narcotique ?
Maurevers sentit bientôt ses paupières s’alourdir et ses oreilles s’emplir de bourdonnements confus.
Quelque effort qu’il fît pour les tenir ouverts, ses yeux se fermèrent ; en même temps que la voix de l’Irlandaise qui chantait toujours paraissait se perdre dans le lointain.
Et allongeant ses bras sur la table, vaincu par un sommeil irrésistible, Maurevers s’endormit.
* *
*
Mais ce sommeil dans lequel il se trouva plongé presque subitement, n’était pas un sommeil ordinaire.
Les yeux fermés, dans l’impossibilité de faire le moindre mouvement et comme s’il fût tombé en catalepsie, le marquis avait cependant conscience de son existence, et il entendait ce qui se passait autour de lui.
Ainsi l’Irlandaise cessa de chanter.
Puis, Calcraff annonça à ses hôtes, de sa voix sonore et impérieuse, que minuit sonnait à toutes les horloges de Londres et qu’il était temps de se retirer.
Et les habitués sortirent un à un.
Et M. de Maurevers comprit qu’il était seul maintenant avec le land-lord et ses deux servantes.
Mais ses yeux refusaient de s’ouvrir et sa volonté était impuissante à mettre son corps en mouvement.
Il demeurait immobile, allongé sur cette table devant laquelle il s’était assis tout à l’heure.
Il entendit Calcraff qui disait :
– Je vais le laisser dormir.
Betty répondit :
– Non, il vaut mieux le jeter dehors.
– Pardon, dit une troisième voix, je le réclame.
M. de Maurevers tressaillit.
Cette voix qu’il venait d’entendre c’était celle de l’Irlandaise.
Il se sentit alors prendre à bras-le-corps, sans doute par le vigoureux Calcraff qui était une manière de colosse, et passait pour un boxeur émérite.
En même temps, il entendit cette même voix qu’il croyait reconnaître pour celle de l’Irlandaise, qui disait :
– Il y a cent guinées pour toi si tu me le portes jusqu’au bord de la Tamise où j’ai laissé mon carrosse.
Maurevers fit un dernier effort, aussi superflu que les autres, pour s’arracher à ce bizarre sommeil.
Et n’y pouvant parvenir, il se dit :
– Évidemment, je crois être éveillé, mais je rêve.
L’Irlandaise est une mendiante qui n’a pas dix pence dans sa poche et encore moins un carrosse… Je dors… et je suis le jouet d’un cauchemar.
Et pourtant il se sentit enlever sur les épaules du robuste Calcraff et porter hors de la taverne, au grand air.
* *
*
Si Maurevers était en catalepsie ou le jouet d’un rêve, c’est ce qu’il n’a jamais su.
Calcraff s’arrêta, et la voix de l’Irlandaise dit :
– C’est ici.
M. de Maurevers fut déposé dans un carrosse.
Il essaya vainement d’ouvrir les yeux et d’agiter ses membres.
En revanche, son ouïe avait acquis une finesse extraordinaire.
On le posa sur les coussins du carrosse.
Il entendit un frôlement de robe auprès de lui.
C’était l’Irlandaise qui montait.
En même temps, une voix qu’il n’avait pas encore entendue demanda :
– Où va milady ?
– À l’hôtel, répondit l’Irlandaise.
Et le carrosse roula.
Dans cette paralysie absolue du corps, moins le sens de l’ouïe, où il se trouvait, M. de Maurevers avait conservé toute sa présence d’esprit.
– Comment cette femme couverte de haillons peut-elle avoir un carrosse ? se demandait-il.
Et se peut-il réellement que les gens l’appellent milady ?
Tout cela lui paraissait si étrange, si anormal, qu’il eût donné la moitié de sa fortune pour avoir la force d’ouvrir les yeux.
Mais la paralysie tenait bon.
Le carrosse roula environ dix minutes, puis il s’arrêta.
Maurevers entendit qu’on ouvrait la portière.
Puis le dialogue suivant s’établit entre l’Irlandaise et un homme qui probablement venait de monter sur le marchepied du carrosse.
– Eh bien ?
– Le voilà.
– Il s’est endormi ?
– Parfaitement.
– Et il est là ?
– Regarde plutôt.
– Oui, je le vois… c’est bien lui !
– Mais où donc ai-je entendu déjà cette voix ? se demandait M. de Maurevers.
L’homme continua :
– Oh ! si tu savais ce que je suis jaloux !
– Imbécile !
– Non, je sais qu’il t’aimera.
– C’est probable !
– Et toi ?…
L’Irlandaise répondit par un éclat de rire ; et il y eut un moment de silence.
Puis elle ajouta :
– Il faut bien que je me décide à faire une besogne dont personne ne veut.
L’homme répondit par une sorte de rugissement.
Puis il dit encore :
– Si tu manques à ta promesse, tu sais que je te tuerai !
– C’est bien. Je n’ai pas peur.
La portière se referma brusquement et le carrosse se remit en route.
Maurevers se disait :
– L’énigme se complique de plus en plus. Quel est cet homme, que veut-il ? Pourquoi cette menace de mort ?
Tout brave qu’il était, le marquis ne pouvait se défendre d’une sérieuse inquiétude, et, en ce moment peut-être, il songeait à moi et à son enfant.
Enfin le carrosse s’arrêta de nouveau et le marquis entendit demander la porte.
Puis la voiture s’engagea sous une voûte sonore et s’arrêta tout à fait.
– Il paraît, pensa Maurevers, que je suis dans l’hôtel de mon étrange mendiante.
Deux hommes qui pénétrèrent dans le carrosse, deux laquais sans doute, le prirent à bras-le-corps et l’emportèrent.
Cette finesse d’ouïe que la catalepsie développait en lui était si grande, que M. de Maurevers comprit qu’un épais tapis, posé sur les marches d’un escalier, assourdissait le bruit des pas de ceux qui le portaient.
Il entendit toujours, en même temps, le frôlement de la robe de l’Irlandaise.
À moins qu’elle n’eût changé de vêtements en plein air, dans le trajet de la taverne au bord de la Tamise, cette robe devait être la même que celle qu’elle portait au moment où Maurevers avait malgré lui fermé les yeux, c’est-à-dire un assemblage de pièces et de morceaux de toutes étoffes et de toutes couleurs, loques sordides qui devaient singulièrement jurer avec l’intérieur somptueux d’un palais.
L’Irlandaise s’était mise à chanter.
Elle chantait cette mélodie bizarre, monotone, moitié ironique et moitié mélancolique qui avait exercé un charme mystérieux sur M. de Maurevers.
Cette mélodie résonnait à son oreille, à mesure que ceux qui le portaient, après avoir gravi les marches d’un escalier, traversaient maintenant différentes pièces.
Ils s’arrêtèrent enfin et Maurevers comprit, car tout son corps était insensible, qu’on le couchait sur un lit.
Alors l’Irlandaise interrompit sa chanson et dit :
– Laissez-moi !
Les deux hommes sortirent.
Maurevers continuait à se raidir inutilement contre la catalepsie.
L’Irlandaise avait ouvert un piano et ses doigts agiles couraient maintenant sur le clavier, accompagnant cette chanson en langue inconnue qu’elle continuait à fredonner.
Tout à coup un sens s’éveilla chez Maurevers, – le sens de l’odorat.
Son nerf olfactif fut tout à coup chatouillé par un parfum pénétrant qui avait un charme inexprimable.
* *
*
– Bon ! s’interrompit Marmouset, en cet endroit de sa lecture, je connais ça.
– Plaît-il ? fit Vanda.
– Oui, un parfum… sous forme de brouillard… Comme la nuit dernière.
Et comme Vanda le regardait avec étonnement, il ajouta :
– Je donnerais maintenant ma tête à couper que l’Irlandaise en haillons ressemble trait pour trait à l’Espagnole aux cheveux roux que j’ai chargé Milon de surveiller.
– Continue, dit Vanda.
Et Marmouset reprit la lecture du manuscrit de Turquoise.
Le manuscrit de Turquoise continuait ainsi :
Cette senteur pénétrante, ce parfum mystérieux qui enveloppait M. de Maurevers comme un bain de vapeur tiède, pénétra ses pores, rendit la vie à ses membres, qui se distendirent peu à peu et amenèrent la fin de la catalepsie.
Alors il ouvrit les yeux et se vit comme enveloppé d’un brouillard humide et transparent qui lui permettait de voir les objets qui l’environnaient.
Il était dans un appartement luxueux, tendu d’une étoffe orientale à couleurs vives, meublé avec recherche et confort et éclairé par deux grandes torchères posées sur la cheminée.
L’Irlandaise était toujours au piano.
Mais comme elle tournait le dos au lit sur lequel M. de Maurevers était couché tout vêtu, il ne put voir son visage.
Était-ce bien la femme de la taverne du-roi George ?
Oui, s’il en croyait cette voix fraîche, suave, harmonieuse qui chantait la mélodie bizarre que naguère applaudissaient les ignobles clients du land-lord Calcraff.
Non, si ses yeux se portaient sur la robe de soie aux reflets chatoyants qui emprisonnait sa taille svelte et charmante et arrondissait ses plis majestueux autour du tabouret du piano.
– Mais où suis-je donc ? s’écria Maurevers.
Au bruit de la voix, l’Irlandaise cessa de chanter, se leva et se tourna vers lui.
Maurevers jeta un cri.
C’était elle.
Non plus l’Irlandaise déguenillée et buvant du gin, et laissant errer autour d’elle un regard cynique et plein d’audace.
Mais l’Irlandaise devenue grande dame, avec de belles mains blanches, un sein éblouissant que laissait entrevoir sa robe décolletée, et sur les lèvres un sourire chaste et pudique en ses voluptueuses provocations, et un regard plein de charme et de mélancolie.
– Oh ! qu’elle est belle ! murmura Maurevers avec extase.
Le brouillard blanc l’enveloppait de plus en plus, le pénétrait, l’absorbait et lui montait à la tête comme une voluptueuse et mystérieuse ivresse.
L’Irlandaise s’approcha et lui dit :
– Bonjour, marquis.
Et elle tendit vers lui sa petite main blanche et prit la sienne.
À ce contact, Maurevers tressaillit des pieds à la tête et comme s’il eût ressenti le choc d’une décharge électrique.
Il sauta à bas du lit et tomba à genoux devant elle en répétant :
– Oh ! que vous êtes belle !
– On me l’a dit avant vous, fit-elle avec une ironie charmante.
Puis elle l’entraîna vers une ottomane et le fit asseoir auprès d’elle.
– Vous croyez rêver, dit-elle en souriant. Vous vous êtes endormi chez Calcraff et vous vous réveillez ici.
– Je ne dormais pas, répondit-il.
– Je le sais, reprit-elle. Vous avez dû entendre tout ce qui se passait autour de vous ?
– Oui.
– Et vous avez souri de pitié, au dedans de vous, quand l’Irlandaise déguenillée a parlé de son palais et de son carrosse ?
– C’est vrai. Mais… je ne puis comprendre…
Et il la regarda avidement, comme si tout ce qu’il voyait, tout ce qui se passait autour de lui était au-dessus de la raison humaine.
Elle souriait et lui abandonnait ses deux mains, qu’enivré et fou, il portait à ses lèvres.
– Avez-vous lu les contes des Mille et une Nuits ? dit-elle après un silence.
– Sans doute, répondit-il.
– Eh bien ! supposez que je suis la sultane Schéhérazade et qu’au lieu de vous narrer un conte, je le mets en action.
– Vous êtes belle ! répétait-il avec extase.
– Pourquoi êtes-vous ici ? reprit-elle. Comment sais-je votre nom ? Vous vous le demanderiez inutilement durant le reste de votre vie.
Ainsi, vous me trouvez belle ?
– À damner les anges du ciel.
– Peut-être suis-je un démon.
– Qu’importe !
Et le brouillard odorant s’épaississait, palissant l’éclat des bougies, moins lumineuses que les grands yeux de l’Irlandaise.
– Marquis, dit-elle encore, je vous aime… Oh ! je vous aime depuis bien longtemps !
– Vous m’aimez !
– À en mourir.
– Mais je vous vois pour la première fois.
– Vous vous trompez, nous nous sommes vus déjà.
– Où donc ?
– En Espagne.
Un voile se déchira dans le souvenir du marquis de Maurevers.
La femme redevint tout à coup enfant pour lui, et dans la belle Irlandaise, il reconnut la petite bohémienne de la bande de José Minos, la bohémienne aux cheveux roux qui demandait avec acharnement la mort des deux voyageurs.
Et un nom vint à ses lèvres.
– Oui, dit-elle, je le vois, vous me reconnaissez… Je suis Roumia… la bohémienne… la maîtresse de Perdito… mais Perdito était votre frère et vous ressembliez à Perdito… et Perdito est mort… et je vous aime… comprenez-vous ?
Et elle avait jeté ses deux bras au cou du marquis et ses lèvres effleurèrent les siennes, et il ferma les yeux sous l’angoisse d’une volupté suprême.
Elle lui dit encore :
– Oui, Perdito est mort, mais j’ai fait un vœu, j’ai fait un serment à son ombre.
– Lequel ? balbutia-t-il, de plus en plus étreint par cette étrange ivresse qui puisait sa source dans les parfums qui l’environnaient.
– J’ai juré de ne vous appartenir que lorsqu’il y aura cinq ans que Perdito sera mort.
– Ah ! dit-il, levant sur elle un regard égaré.
– Mais, reprit-elle, je puis être à vous tout entière et vous donner mon âme sans devenir coupable…
Il la regardait toujours et ne comprenait plus.
– Je suis, continua-t-elle, une fille de cet Orient mystérieux où le rêve tient une si grande place… où l’extase tient lieu de la réalité…
En même temps, elle glissa de ses bras, alla prendre dans un coin de la salle un narguilé à deux tuyaux et lui mettant aux lèvres le bout d’ambre de l’un d’eux, elle lui dit :
– Fumez ! je le veux !
Et M. de Maurevers, qui n’avait déjà plus de volonté, aspira cette fumée perfide du haschich et de l’opium.
Et bien que Roumia eût disparu depuis longtemps, il croyait, une heure après, la presser dans ses bras, la couvrir de baisers brûlants et lui répéter avec ivresse :
Je t’aime ! Oh ! je t’aime.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite.)
C’est moi qui ai appris à Maurevers combien de temps il avait été en la puissance de Roumia.
Sans moi il ne l’aurait jamais su.
Une fois au pouvoir de l’opium. le malheureux ne s’appartint plus.
Les heures passèrent sans qu’il en eût conscience. Son amour pour la bohémienne était-il une réalité ?
N’était-ce qu’un rêve ?
Il ne l’a jamais su.
Les fumeurs d’opium revenus à la raison vous affirment qu’ils sont encore brisés et meurtris des baisers imaginaires dont les ont accablé les houris de Mahomet.
M. de Maurevers, même quand il fut tout à fait revenu à lui, demeura convaincu que Roumia l’avait aimé.
Cela dura sept jours.
Absente ou non, il la voyait toujours, s’enivrait ou croyait s’enivrer de ses caresses, et quand elle ne chantait pas, il entendait encore sa chanson retentir dans son cerveau troublé. Le fumeur d’opium ne mange presque pas.
De temps en temps Roumia arrachait des lèvres de Maurevers le tuyau du narguilé, et lui faisait avaler un breuvage nutritif.
Il ne s’est pas rappelé avoir pris autre chose et avoir mangé.
Enfin, un matin, ce rêve étrange s’est brisé.
Maurevers s’était endormi la veille dans les bras de Roumia ou plutôt dans les bras de son rêve.
Il s’éveilla au petit jour, sous l’impression d’une violente sensation de froid.
Il était couché sur la terre gelée, auprès de l’église Saint-Paul, avec les habits de matelot qu’il avait changés contre les siens.
Chose peut-être inouïe à Londres, on ne l’avait pas dévalisé.
Il avait sous sa vareuse sa gibecière de voyage en bandoulière et, dans cette gibecière, une centaine de guinées en or ou en bank-notes.
On avait également respecté sa montre.
Mais un homme, si intelligent qu’il soit, ne sort pas d’un rêve opiacé de sept jours, sans être complètement hébété.
Où était-il ? Pourquoi n’était-il plus chez Roumia ? Où était Roumia ?
Telles furent les trois questions qu’il s’adressa.
Un policeman à qui il fit ces singulières questions le prit pour un fou et le conduisit devant un magistrat de police.
Ce dernier constata le même état d’hébétement, et il allait rendre une ordonnance qui permettrait de conduire le marquis dans une maison de santé, lorsqu’un médecin, qui par hasard, se trouvait à l’audience, s’approcha, examina Gaston de Maurevers et demanda à être entendu.
– Cet homme, dit-il, n’est pas fou. Il est ivre d’opium. Tout ce qu’il va vous dire, ne le croyez pas, car le rêve et la réalité se confondent dans son cerveau. Mais il serait injuste de le priver de sa liberté, ajouta le médecin, s’adressant, au magistrat ; je supplie Votre Honneur de le faire conduire chez lui où, en quelques jours il retrouvera toute sa raison.
L’affirmation du médecin pesa de tout son poids dans l’opinion du magistrat.
Ce dernier ayant fait fouiller Maurevers, on trouva sur lui un passeport à son nom.
Grâce à ce passeport on put le conduire à son hôtel.
Là, il fut reconnu, et le land-lord se chargea de lui donner un compagnon qui le reconduirait en France.
On le fit partir le soir même.
En route, il se dégrisa peu à peu.
Arrivé à Paris, il avait encore le cerveau troublé, mais il put indiquer ma demeure, et vous savez comment il m’arriva.
* *
*
Maintenant, reprenait Turquoise dans son manuscrit, je n’ai presque plus rien à vous apprendre, Rocambole.
Six mois s’écoulèrent.
Maurevers était complètement revenu à la raison.
Il avait même retrouvé sa gaieté première et tout en ne me voyant qu’en cachette, tant il était dominé par cette pensée qu’il avait des ennemis qui avaient intérêt à faire disparaître son fils, il me voyait tous les jours.
Il allait au club, suivait les courses, se montrait aux premières représentations et passait pour l’homme le plus insouciant et le plus heureux de Paris.
Cependant, je surprenais quelquefois chez lui un vague sentiment de tristesse.
Je lui dis même un jour :
– Est-ce que tu penserais encore à cette femme ?
– Peut-être, me dit-il brusquement.
Et il me quitta.
Le lendemain, il était redevenu gai et charmant, et je ne lui en parlai plus.
Il se passa quelques jours encore ; puis, un soir, il m’arriva le visage bouleversé, l’œil morne, et en proie à une agitation extraordinaire.
Je le regardai, épouvantée.
D’abord il ne voulut rien me dire et se mit à embrasser son fils avec une sorte de fureur fiévreuse.
Puis, pressé de question :
– Je l’ai vue, me dit-il.
– Qui donc ? demandai-je en tremblant.
– Elle.
Il y avait un poème dans ce mot.
Elle, c’était Roumia.
Et comme je frissonnais, en le voyant ainsi ému, il me dit encore :
– Elle a passé comme l’éclair auprès de moi, tout à l’heure, aux Champs-Élysées, dans une voiture découverte. C’est elle… C’est bien elle !
Je ne répondis pas. La peur m’avait prise à la gorge.
– J’ai mis mon cheval au galop, continua-t-il. J’ai essayé de la rejoindre ; mais je l’ai perdue de vue au coin de la rue Royale. Où est-elle ? Paris est grand…
– Mais, malheureux, m’écriai-je, tu veux donc la revoir ?
Cette question l’épouvanta :
– Oh ! non, me dit-il non, non… jamais.
Et il passa trois jours chez moi sans vouloir sortir.
Au bout de ces trois jours, il me dit :
– Cette fois, je crois que je suis tout à fait guéri.
Et il retrouva son caractère des heureux jours.
Le printemps était arrivé.
– Veux-tu voyager ? me dit-il un jour.
– Où irons-nous ?
– Où tu voudras, en Suisse, en Italie…
J’avais si grand’peur qu’il ne retrouvât cette femme que j’acceptai avec enthousiasme.
– Eh bien ! me dit-il, demain nous fixeront le jour de notre départ.
Il m’embrassa, il embrassa son fils comme à l’ordinaire et me quitta pour aller au club en me disant :
– À demain !
Demain ! Il ne devait pas y en avoir pour nous et je ne devais plus le revoir.
Ce fut ce soir-là qu’en rentrant chez lui il trouva une lettre, qu’il ressortit, prit une voiture boulevard Malesherbes et se fit conduire à Auteuil où l’on devait perdre à jamais ses traces.
Le manuscrit de Turquoise.
(Suite et fin.)
Vous savez, Rocambole, le bruit que fit la disparition de M. de Maurevers.
On le chercha partout ; la police mit en campagne ses plus habiles agents.
Tout cela fut inutile.
Personne, excepté moi peut-être, ne pouvait deviner ce que le marquis était devenu.
Et cependant, je me tus.
Pourquoi ?
C’est que j’avais fait un serment à Maurevers, un serment solennel, – celui de ne jamais prononcer son nom, de ne jamais parler de lui, tant il avait peur que les mystérieux ennemis qui le poursuivaient n’attentassent aux jours de son fils.
Pendant un mois, je ne perdis pas tout espoir. J’en avais la conviction, il était tout entier à Roumia.
Le tuerait-elle à la peine de cette ivresse empoisonnée ?
L’aimait-elle ardemment ?
Perdito était-il bien mort ?
Je m’adressais ces trois questions tour à tour et sans relâche, sans pouvoir les résoudre.
L’enfant me demandait souvent son père, et je ne savais que lui répondre.
Enfin, une lettre m’arriva.
Cette lettre portait le timbre de Marseille et je ne pus réprimer un cri de joie en reconnaissant l’écriture de la suscription.
C’était celle du marquis.
Cependant mon émotion était telle que je n’osais briser le cachet, et je regardais machinalement les timbres de la poste.
L’administration marseillaise avait imprimé avec sa griffe, sur l’enveloppe, la date du 3 avril.
Pourtant nous étions au 20 juin.
Cette lettre avait donc mis six semaines à venir de Marseille à Paris !
Je l’ouvris :
« Ma bonne Jenny, me disait le marquis, le vent de la fatalité m’emporte. Je suis aux griffes de Roumia. Cette femme que je crains, cette femme que j’adore, ange ou démon, s’est emparée de mon âme et de mon corps.
Chercher à rompre le lien qui m’attache à elle est chose impossible.
Elle m’emmène…
Où ? Dans quel pays ?
Je ne sais.
Un bateau chauffe dans le port. Nous partons demain matin.
Je lui ai demandé quand nous reviendrions à Paris, elle m’a répondu :
– Dans deux ans.
Et je t’ai abandonnée, et j’abandonne mon fils. Voici la première lueur de raison que j’ai depuis quarante-huit heures ; car c’est avant-hier que nous avons quitté Paris.
Bénie soit-elle, cette heure, car elle me permet de songer à vous et de t’écrire en cachette.
Personne ne doit savoir où je suis, si je suis mort, ou vivant.
C’est Roumia qui le veut.
On doit déjà s’inquiéter de ma disparition à Paris, car j’ai pris mille précautions pour faire disparaître mes traces.
Néanmoins la justice ne sera émue que dans quelques jours et il faut se hâter.
Avant qu’on ne me croie mort, avant qu’on ne mette les scellés chez moi, recherche dans ton petit appartement un pardessus d’alpaga blanc que j’ai laissé l’autre soir.
Dans la poche de côté est une clé.
Cette clé est celle du jardin de mon hôtel. Il faut avoir de l’audace à certaines heures.
Tu sais où est le titre de rente qui appartient à mon fils.
Ce titre, il faut que tu ailles le chercher.
Pénètre chez moi dans le milieu de la nuit, glisse-toi dans l’ombre, comme un voleur, mais aie le titre de rente.
Je suis si près de devenir fou, que dans huit jours peut-être j’indiquerais cette cachette à Roumia. Adieu, plains-moi et aime mon fils.
GASTON. »
Cette lettre, Rocambole, est la dernière nouvelle que j’ai eue de Gaston de Maurevers.
Mais elle me suffit pour avoir la conviction inébranlable que Gaston n’est pas mort.
Maintenant, cette lettre mise à la poste le 3 avril et qui ne me parvenait que le 20 juin, arrivait trop tard, comme bien vous pensez… Les scellés étaient mis sur l’hôtel ; et j’étais presque sans ressources, car le marquis me donnait de l’argent tous les mois et n’avait pu prévoir notre brusque séparation.
J’avais devant moi deux ou trois mille francs et quelques bijoux.
J’ai vécu deux années avec, élevant cet enfant qui était tout ce qui me restait de mon bien-aimé Maurevers.
Le chagrin m’a tuée. La misère est venue en aide au chagrin.
Je me sens mourir.
Pendant deux années, j’ai espéré le retour du marquis.
Le marquis n’est pas revenu.
Est-il mort ?
Non, j’en suis certaine ! Une voix sainte me crie : Maurevers vit, mais il vit en souffrant un long et cruel supplice, et un homme seul peut le sauver.
C’est Rocambole !
Si vous pouvez parvenir à retrouver la jardinière en chêne sculpté dans laquelle est le titre de rente, l’avenir de l’enfant est assuré, et mon âme sera tranquille dans l’autre monde.
Si vous retrouvez Maurevers, vengez-le !
Adieu, je compte sur vous !
TURQUOISE.
Là s’arrêtait le manuscrit.
Mais une autre main, celle de Rocambole, avait écrit en marge de la dernière page ces lignes :
Aux termes de la loi, les scellés doivent rester sur les meubles du marquis Gaston de Maurevers, et ses biens sous le séquestre, jusqu’au jour où son absence aura été légalement et judiciairement constatée.
J’ai reçu le dernier soupir de Turquoise, l’enfant est à l’abri de tout besoin ; il n’y a donc pas urgence, avant deux années au moins, à rechercher le titre de rente dont il est question.
Dans deux ans, il y en aura près de cinq que le marquis a disparu.
Il sera temps alors de mettre tout en œuvre pour retrouver le meuble qui renferme le titre de rente. »
* *
*
Marmouset et Vanda se regardèrent, en arrivant à la fin de ce singulier manuscrit.
– Tout cela ne nous apprend pas grand’chose, dit Vanda.
– Pardon, répondit Marmouset.
– Ah !
– D’abord, il est une chose qui ne fait pas doute pour moi.
– Laquelle ?
– Ces ! que Roumia et la Belle Jardinière ne font qu’un.
– Bien. Après ?
– Et que, maintenant que nous tenons la Belle Jardinière, il faudra bien qu’elle nous dise ce qu’elle a fait du marquis de Maurevers.
Mais la porte s’ouvrit brusquement, tandis que Marmouset parlait. Et Milon, pâle, bouleversé, les habits déchirés, entra en s’arrachant les cheveux et disant :
– Vous vous trompez : nous ne tenons rien du tout.
– Que dis-tu ? s’écria Marmouset frémissant.
– Une fois encore l’oiseau s’est envolé ! murmura Milon d’une voix étouffée.
Et il se laissa tomber, anéanti et pleurant, sur le premier siège qu’il rencontra, tandis que Vanda et Marmouset se regardaient avec stupeur.
La lecture du manuscrit de Turquoise avait été longue ; si longue que la nuit était venue.
Mais Marmouset avait eu hâte d’arriver à la fin et de savoir…
Et puis, il avait une si grande confiance dans le dévouement de Milon et un tel respect pour la consigne qui lui était donnée, qu’il n’avait pas supposé un seul instant que ce dernier eût abandonné son poste.
Marmouset et Vanda ne trouvèrent donc pas un mot tout d’abord, et regardèrent le vieux colosse qui fondait en larmes, avec une sorte de douloureux étonnement.
– Mais que t’est-il donc arrivé ? demanda enfin Marmouset.
Enfin Vanda et Marmouset finirent par comprendre ses explications et se rendre un compte exact de ce qui lui était arrivé.
On se souvient que, tandis que la femme aux cheveux roux et l’Espagnol visitaient cette prétendue propriété qu’ils faisaient construire à Saint-Mandé, le valet de chambre, après avoir entraîné Milon sans défiance dans le bouchon voisin, avait fait un signe aux ouvriers qui, peu à peu, venaient d’envahir l’établissement.
À ce signe, tous s’étaient rués sur Milon qui, malgré sa force herculéenne, avait été renversé, garrotté, bâillonné et réduit à l’impuissance la plus complète.
Le cabaret avait une cave.
C’était dans cette cave qu’on avait descendu Milon, et on l’y avait laissé seul.
Tous ses efforts pour briser ses liens avaient été inutiles.
Cependant il était parvenu à déchiqueter avec ses dents le mouchoir qu’on lui avait mis dans la bouche, en guise de bâillon et s’en était ainsi débarrassé.
Alors il avait crié.
Mais nul n’avait entendu ses cris ; ou si ses cris étaient parvenus à des oreilles quelconques, personne n’avait jugé utile ou prudent de venir à son aide.
La journée tout entière s’était écoulée et Milon écumait de rage, lorsque la trappe de la cave s’était ouverte et une lumière avait brillé en haut de l’échelle.
C’était la cabaretière qui descendait munie d’une lanterne.
– Mon vieux, dit-elle à Milon, au lieu de crier, vous ferez mieux de m’écouter.
Milon se tut.
La cabaretière descendit, mais elle se tint à distance.
– On vous a joué un mauvais tour, dit-elle.
– Misérable ! hurla Milon.
– Cependant, si vous voulez, je puis vous être utile, continua-t-elle.
Il la regarda d’un œil effaré.
– Allez-vous enfin me détacher ? dit-t-il.
– Ça dépend de vous.
– Ah !
– Écoutez bien, mon bonhomme : je suis une pauvre femme qui gagne sa vie comme elle peut ; voyez-vous, reprit-elle, on ne fait pas des affaires d’or dans le bois de Vincennes, et quand on est venu me proposer deux cents francs… dame.
– On vous a donné deux cents francs pour me garder dans votre cave, n’est-ce pas ? hurla Milon.
– Oui. À la condition que je vous laisserais jusqu’à la nuit. À présent, si vous voulez vous en aller, je vais vous détacher. Mais dame ! vous ne me ferez pas de mal, n’est-ce pas ?
– Coquine ! exclama Milon furieux.
– Si vous devez me battre, je m’en vais et je vous laisse là jusqu’à demain.
Milon, au milieu de sa fureur, n’avait pas perdu tout bon sens.
– Eh bien ! dit-il, détachez-moi, je vous promets de ne vous faire aucun mal.
– Vous me le promettez ?
– Je vous le jure.
– Vous avez une bonne figure, dit la cabaretière, et vous me paraissez un brave homme. Cependant je ne m’y fie pas…
– Vous n’allez donc pas me détacher ?
– Je vais vous délier les jambes. Vous n’avez pas besoin de vos bras pour marcher, c’est toujours une précaution.
Et la cabaretière s’armant des ciseaux qui pendaient sur son tablier, se mit à couper les cordes qui entouraient les jambes de Milon.
Alors celui-ci put se lever et marcher.
La cabaretière gagna l’échelle en courant et se sauva, tant elle avait peur que Milon, qui continuait à avoir les mains liées derrière le dos, ne tombât sur elle à coups de pied.
Mais Milon n’avait qu’une préoccupation maintenant, c’était de rejoindre la femme rousse ou tout au moins de savoir où elle était allée.
Il remonta donc à son tour dans le cabaret, et dit à la vieille :
– Si vous ne voulez pas me délier les bras, cela m’est égal ; mais dites-moi au moins si vous connaissez les gens qui m’ont joué ce que vous appelez un mauvais tour.
– Je ne les connaissais pas hier.
– Ah !
– Ce matin, il est venu un maçon qui m’a dit : « La mère, voulez-vous gagner deux cents francs ? »
J’ai demandé ce qu’il fallait faire.
« Rien, m’a-t-il répondu. Nous laisser faire chez vous ce que nous voudrons et nous prêter votre cave ».
– Mais, dit Milon, les gens que j’ai amenés en voiture ?
– Eh bien ! n’est-ce pas vos maîtres ?
– Non.
– Je ne les connais pas plus que vous, alors.
– Mais… les ouvriers.
– Ils ont travaillé aujourd’hui pour la première fois. Avant, il y en avait d’autres.
– Mais à qui est la maison où ils travaillent ?
– À un vieux noble du faubourg Saint-Germain.
– Savez-vous son nom ?
– Le duc de Valserange.
C’était là tout ce que Milon avait pu savoir. La bonne foi de la cabaretière était évidente.
– La mère, lui dit-il, j’ai bien une trentaine de francs dans ma poche ; ils sont à vous si vous voulez me délier les bras.
Comme il s’était calmé peu à peu la cabaretière eut confiance.
Elle lui délia les mains et lui dit :
– Gardez votre argent. Je me repens d’avoir gagné ces deux cents francs à votre détriment.
Milon l’entendit à peine.
Il était déjà hors du cabaret et courait sur la route de Paris.
À la barrière, il trouva un fiacre, promit cent sous de pourboire si on le menait grand train, et arriva en moins de trois quarts d’heure aux Champs-Élysées.
Aucune lumière ne brillait aux croisées du petit hôtel.
Il sonna.
Une femme vint ouvrir.
– Que voulez-vous ? dit-elle.
– Parler à la maîtresse de la maison.
– C’est moi, dit cette femme.
– Vous !
– Ah ! pardon, dit-elle en souriant, vous voulez peut-être parler de l’Espagnol et de sa femme, à qui je louais cet hôtel tout meublé. Mais ils sont partis ce soir par le train de quatre heures qui va en Belgique.
Milon s’élança au dehors, et quelques minutes après il arrivait chez Vanda dans l’état de désespoir et d’ahurissement que nous avons dit.
– Et Rocambole qui n’est pas de retour ! murmura Vanda.
– Ah ! s’il était ici, soupira Marmouset, le Maître à qui ne rien ne résiste !…
Et comme il parlait ainsi, Marmouset fut interrompu par le bruit de la cloche qui annonçait l’arrivée d’un visiteur.
Et tous trois tressaillirent, comme agités d’un inexplicable pressentiment.
L’émotion mystérieuse qui venait de s’emparer de Vanda et de Marmouset avait réagi sur Milon, nature plus grossière et moins impressionnable cependant.
L’histoire des pressentiments sera toujours inexplicable.
Un monde d’esprits invisibles se meut-t-il autour de nous ?
À de certaines heures l’âme humaine est-elle douée d’une finesse de perception plus grande ?
Mystère !
Et cependant ce coup de cloche qui venait de se faire entendre, qui pouvait être celui du premier venu, fournisseur ou visiteur, ce coup de cloche fit tressaillir Milon lui-même.
Tous trois se regardèrent.
Et sur les lèvres de tous trois un nom erra comme un souffle :
– Rocambole !
Il y avait deux ans que le navire était parti ; deux ans qu’on n’avait pas eu de ses nouvelles.
Si Vanda ne s’était endormie un soir sous la main d’un magnétiseur, et si, dans son sommeil magnétique, elle n’avait affirmé avec énergie que Rocambole vivait, on eût eu les meilleures raisons du monde pour le croire mort.
Était-ce donc lui qui revenait enfin ?
Marmouset fut le premier à dominer son émotion ; il s’élança vers la porte et se trouva bientôt face à face avec le visiteur.
Ce n’était pas Rocambole, – mais c’était un personnage bizarre qui tenait une lettre à la main.
Cet homme était évidemment un Indien, bien qu’il fût vêtu à l’européenne.
Son visage cuivré, ses cheveux d’un noir bleuâtre, ses dents blanches, son profil d’aigle, accusaient le type le plus pur de la race indoue.
Il s’inclina presque jusqu’à terre devant Marmouset, éleva ensuite ses deux mains au-dessus de sa tête et tendit la lettre dont il était porteur.
Marmouset la prit, y jeta les yeux et poussa un cri.
À ce cri Vanda et Milon accoururent.
Marmouset chancelait en tenant la lettre qu’il n’osait ouvrir.
Cette lettre portait pour inscription ces mots :
À Vanda et à Marmouset,
Avenue de Marignan, Paris.
Mais l’écriture, tous deux l’avaient reconnue ; c’était celle de Rocambole.
Et Vanda en brisa l’enveloppe et lut :
« Mes amis,
Vous devez avoir pris connaissance du manuscrit de Turquoise. Vous savez maintenant qui est cette femme qu’on appelle la Belle Jardinière. Vous savez quel intérêt il y a à retrouver M. de Maurevers. Agissez.
Marmouset et toi, Vanda, vous êtes dignes de moi.
À l’œuvre donc !
Le Maître veille sur vous.
« ROCAMBOLE »
Cette lettre n’était pas datée.
D’où venait-elle ? De Paris ou du fond de l’Inde ?
Vanda regarda l’Indien.
L’Indien avait un visage impassible.
– Mais, s’écria-t-elle, Rocambole est donc à Paris ?
L’Indien ne répondit pas.
Marmouset lui prit le bras et lui dit d’une voix émue :
– Au nom du ciel, dis-moi où est le Maître ?
L’Indien leva les yeux et eut un imperceptible mouvement d’épaules.
Cela signifiait :
– Je ne sais pas ce que vous me dites.
– Comprends-tu l’anglais ? demanda Marmouset.
L’œil de l’Indien s’éclaira d’un rayon d’intelligence. Et Marmouset lui dit en anglais :
– Où est Rocambole ?
L’Indien renouvela sa pantomime.
Cette fois, elle signifiait clairement qu’il ne le savait pas, ou que, tout au moins, s’il le savait, il ne pouvait le dire.
– Mais tu es donc muet ? s’écria Marmouset.
L’Indien ouvrit sa bouche toute grande.
Et alors Vanda, Marmouset et Milon reculèrent d’horreur.
Cet homme avait la langue coupée.
– Qui donc t’a mis en cet état ? reprit Marmouset, Anglais ?
L’Indien secoua la tête.
– Est-ce les Étrangleurs ?
– Oui, fit-il d’un signe.
Puis, par une nouvelle pantomime, il fit comprendra qu’on allait l’étrangler lorsqu’il a été sauvé presque miraculeusement.
– Qui donc t’a sauvé ? demanda Vanda en anglais.
L’Indien mit son doigt sur l’enveloppe de la lettre, ce qui voulait dire :
– C’est Rocambole.
Et il fit un pas de retraite.
– Tu ne veux donc pas me dire où est le Maître ? s’écria Marmouset.
– Non, dit-il en secouant la tête.
Et, avec son index, il fit une croix sur sa bouche.
– Respectons la volonté du Maître, murmura Milon.
– Oh ! dit Vanda avec désespoir, il est près de nous, peut-être, et nous ne le verrons pas !
L’Indien salua, gagna la porte à reculons et sortit.
– Je saurai où il va, dit Vanda.
Et elle s’élança à sa poursuite.
L’Indien avait à peine franchi le seuil de la grille, et Vanda s’imaginait qu’elle allait l’apercevoir dans l’avenue.
Vanda se trompait.
Quand elle eut franchi la grille à son tour, elle s’arrêta muette, consternée.
L’avenue était déserte et l’Indien s’était évanoui comme une fantastique apparition.
Alors, Marmouset qui avait suivi Vanda, lui dit :
– Milon a raison. Si le maître nous donne des ordres par écrit, c’est qu’il ne peut ou ne veut pas nous voir. Obéissons-lui, et à l’œuvre, car il faut dissiper enfin les ténèbres qui enveloppent la mystérieuse disparition de M. de Maurevers.
– À l’œuvre ! répétèrent Vanda et Milon.
* *
*
Maintenant, ce que Vanda et Marmouset ne savaient pas, ce que le manuscrit de Turquoise n’avait pu leur apprendre, ce que Paris entier ignorait, c’est-à-dire le sort de M. de Maurevers, nous allons le raconter en laissant en arrière un pas de deux années, et en nous reportant à cette nuit fatale où M. de Maurevers, sortant du Club des Asperges, rentra chez lui, trouva une lettre chez le concierge, l’ouvrit et la lut, ressortit ensuite et ne reparut plus.
Le marquis de Maurevers rentrait donc chez lui.
Il était resté au cercle un peu plus tard que de coutume et, contre son habitude, il avait joué et gagné.
Son portefeuille contenait une vingtaine de mille francs et son porte-monnaie une trentaine de louis.
Le vicomte de Montgeron, le voyant sortir, lui dit en riant :
– Puisque tu nous as dévalisés, il faut au moins que l’espérance de te reprendre notre argent nous soutienne.
Or, pour que tu nous le rendes demain soir, il ne faut pas qu’on t’assassine en chemin. Je vais te conduire.
– Comme tu voudras, avait répondu le marquis.
Il était assez gai ce soir-là, et le souvenir de la gitana Roumia semblait s’effacer de son esprit.
Ils suivirent donc les boulevards jusqu’à la Madeleine, causant de mille choses, et fumant un cigare.
Puis, arrivés à la porte de l’hôtel, ils se séparèrent en se disant : À demain !
M. de Montgeron s’en alla et le marquis sonna.
Ordinairement le suisse ne se levait pas, et le marquis qui était un homme simple prenait sur la croisée de la loge un flambeau qu’on lui laissait tout allumé.
Mais, cette fois, il ouvrit la porte et dit au marquis :
– Voilà une lettre pour monsieur. Elle est arrivée par la dernière distribution.
Maurevers prit la lettre, l’approcha du flambeau et tressaillit.
Elle portait également le timbre de Londres et l’écriture était exactement la même que celle de la première qu’il avait reçue quelques mois auparavant.
Il l’ouvrit en tremblant, courut à la seconde page, et, cette fois, trouva une signature :
ROUMIA.
Alors, chancelant sur ses jambes, frémissant et pâle, il lut :
« Mon bien-aimé,
Il y aura demain soir à minuit deux ans que Perdito est mort.
Je suis libre et je puis vous aimer.
Si je vous tiens toujours au cœur, sortez de chez vous sans dire où vous allez.
Vous remonterez à la Madeleine, là vous trouverez un voiture de place attelée de deux chevaux dépareillés, l’un noir, l’autre blanc, et portant le numéro 1763.
Vous monterez dedans et direz au cocher :
– À Chaillot.
Quelques minutes après, vous serez dans mes bras. Celle qui vous aime à en mourir,
« ROUMIA ».
Tandis que le marquis lisait, le suisse s’était recouché et n’avait pu être témoin de l’émotion de son jeune maître.
Émotion muette et concentrée, du reste, qui ne s’était traduite que par une pâleur subite et un tremblement nerveux.
Cependant le marquis hésita.
Un moment même le souvenir de Turquoise et celui de son fils luttèrent avec énergie contre le souvenir de l’enchanteresse.
Mais à ce dernier demeura la victoire.
Le marquis frappa au carreau du suisse et lui dit :
– Je ressors et ne rentrerai probablement que demain matin.
Quand la porte de son hôtel se fut refermée derrière lui, le marquis éprouva une nouvelle hésitation.
Où donc allait le conduire sa destinée ?
Il eut un moment la tentation de sonner de nouveau et de rentrer brusquement chez lui.
Mais la rayonnante image de Roumia passa devant ses yeux et l’entraîna.
Il se mit à marcher d’un pas inégal et rapide en proie à une fièvre délirante et n’ayant déjà plus la raison suffisante à guider sa marche.
Un seul fiacre stationnait sur la place de la Madeleine.
Il était attelé de deux chevaux, un noir et un blanc.
Maurevers mit la main sur la poignée de la portière et demanda au cocher :
– Êtes-vous pris ?
– Cela dépend répondit ce dernier. Mes chevaux sont fatigués.
– Même pour aller à Chaillot ?
– Montez !
Maurevers se dit :
– C’est bien celui qui m’attend.
Et il s’installa dans la voiture qui partit au grand trot.
Mais alors le marquis s’aperçut d’une chose assez bizarre.
Les vitres du fiacre qui marchait un train d’enfer, comme s’il eût été entraîné par des chevaux pur sang, ces vitres étaient dépolies et il était impossible de voir au travers.
Il voulut en baisser une et ne le put.
Il essaya d’ouvrir la portière, mais la portière résista.
Maurevers était prisonnier dans le fiacre, et on pouvait le conduire n’importe où sans qu’il sût la route qu’il suivait.
– Encore un mystère de cette femme mystérieuse entre toutes ! se dit-il.
Et il se résigna, en se souvenant de cette existence de délices étranges qu’il avait menée à Londres durant une semaine.
Le fiacre roula longtemps.
Puis, tout à coup la clarté confuse qui passait à travers les glaces dépolies s’éteignit et Maurevers se trouva plongé dans les ténèbres.
En même temps le bruit de la voiture éveilla des échos sonores.
Maurevers comprit qu’elle passait sous une voûte, puis elle s’arrêta.
Alors la portière s’ouvrit et une voix dit dans l’ombre :
– Vous pouvez descendre !
Maurevers mit pied à terre.
Les ténèbres s’étaient dissipées.
Il jeta un regard autour de lui et vit un jardin planté de grands arbres et entouré de murs qui fermaient l’horizon.
À l’extrémité de ce jardin un pavillon carré était illuminé comme pour une fête.
Auprès du fiacre, une femme qui ne pouvait être Roumia, car elle était si petite qu’on eût dit une naine, le visage couvert d’un masque, se tenait immobile.
Quand le marquis eut mis pied à terre, cette femme s’approcha et lui dit :
– Voulez-vous me suivre, monsieur le marquis ?
Le marquis tressaillit.
Cette voix qu’il venait d’entendre, c’était celle de Roumia.
Et cependant Roumia était grande, et le marquis avait devant lui une créature chétive et dont le corps paraissait difforme.
M. de Maurevers se laissa entraîner vers le pavillon dont toutes les fenêtres flamboyaient comme si on y eût donné un bal.
Néanmoins le silence le plus profond régnait autour de lui.
Aucune ombre chinoise ne se projetait derrière les rideaux et quand la naine eut atteint le perron et la porte d’entrée, cette porte s’ouvrit toute seule, comme par un truc de théâtre.
Le marquis se trouva alors au seuil d’un vestibule assez vaste, rempli de fleurs rares et d’arbustes exotiques, au bout duquel se développait un bel escalier de marbre rose et noir.
– Venez, dit la naine, de cette voix harmonieuse et douce qui avait déjà fait tressaillir M. de Maurevers, tant elle ressemblait à la voix de Roumia.
Maurevers gravit l’escalier.
Quand il fut au premier étage, la naine poussa une seconde porte et dit :
– Entrez ! madame va venir.
Puis elle disparut.
Maurevers se trouva alors au seuil d’un boudoir en tout semblable à celui où la bohémienne l’avait fait transporter à Londres.
Mêmes tentures, mêmes meubles, mêmes bibelots.
On eût dit que la maison de Londres avait été transportée à Paris par la baguette d’une fée.
Cette pièce était veuve de tout habitant.
Mais ce parfum mystérieux qui avait déjà enivré Maurevers y régnait et l’imprégna aussitôt, le pénétrant par tous les pores.
Il se retrouva à Londres dans le boudoir de Roumia.
Et comme cette étrange ivresse lui montait de nouveau à la tête, Roumia parut.
Jamais la bohémienne ne lui avait semblé plus belle, ses cheveux d’un or fauve ruisselaient, dénoués sur ses épaules demi-nues.
Elle avait une robe de velours d’un vert sombre qui faisait admirablement valoir l’éclatante blancheur de son visage.
Jamais ses yeux, d’un bleu foncé, n’avaient étincelé d’un plus ardent éclat ; jamais ses lèvres rouges n’avaient brillé d’un plus vif incarnat.
Elle vint à Maurevers, lui tendit sa belle main et lui dit :
– Enfin, vous voilà !
Puis elle l’attira, ému, palpitant, hors de lui, sur une ottomane, au fond de laquelle elle s’arrondit, voluptueuse, et, le faisant asseoir auprès d’elle :
– Ah ! cher, lui dit-elle, demain, à pareille heure, je pourrai donc vous aimer !
– Demain ! fit-il en se laissant glisser à ses genoux, pourquoi demain ?
– Mais parce que, dit-elle, ce n’est que demain qu’il y aura deux années que Perdito est mort.
– Je croyais que c’était aujourd’hui, murmura le marquis, la contemplant enivré.
– Non, c’est demain. Voyez ma lettre.
– Mais cette lettre porte le timbre de Londres !
– Sans doute.
– Elle a donc été écrite au moins hier ?
– Au moment de mon départ, je l’ai jetée à la poste.
– Et dans cette lettre vous me dites « c’est demain ».
– Oui, mais j’ai calculé, non le moment où je vous écrivais, mais celui où vous recevriez ma lettre.
– Demain ! murmurait Maurevers, demain !… mais c’est dans un siècle.
Et il lui baisait les mains avec transport et murmurait :
– Pourquoi demain ?
Tout à coup Roumia se dégagea de ses bras.
– J’ai peur, dit-elle, oh ! j’ai peur…
Et sa voix était empreinte d’un subit effroi.
– Mais de quoi donc auriez-vous peur ? s’écria le marquis, ivre d’amour.
– Non… je ne puis vous le dire… non… Vous ne le saurez pas… fit-elle.
– Roumia !
– Il me semble qu’il est là… que je le sens… que son haleine me brûle… que son regard pèse sur moi…
– Mais qui donc ?
– Perdito.
À ce nom. le marquis se dressa effaré.
– Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il était mort ?
– Oui.
– Il y a deux ans :
– Il y aura deux ans demain.
– Alors, rassurez-vous : Les morts ne reviennent pas.
– Du moins vous ne le croyez pas, vous autres chrétiens, fit la bohémienne. Mais moi je sais bien que la jalousie à le don de les faire sortir de leur tombe.
– Perdito n’a pas de tombe.
– Qu’en savez-vous ?
– N’a-t-il pas été pendu ?
– Oui.
– Eh bien ! son corps est devenu la proie des corbeaux.
– Oh ! s’écria Roumia avec un redoublement d’effroi, je le sens… il est la… Son souffle dévore mes cheveux.
– Les morts n’ont pas de souffle.
– Ses yeux sont fixés, menaçants, sur moi.
– Les morts n’ont pas d’yeux.
– J’entends les battements précipités de son cœur.
– Le cœur des morts ne bat plus ; vous êtes folle, ma bien-aimée !
Et le marquis, ivre d’amour, prit Roumia dans ses bras et la pressa passionnément sur son cœur.
Roumia jeta un cri.
Soudain les bougies des candélabres pâlirent comme une rampe de théâtre qu’on baisse.
En même temps un rire moqueur et sinistre se fit entendre.
D’où partait ce rire ?
Des arabesques de la corniche ou des profondeurs du parquet ?
De partout à la fois.
Ce rire, qui rappelait celui de Méphistophélès, avait l’air de se promener comme le rire d’un ventriloque aux quatre coins de la salle.
Et à mesure qu’il retentissait plus strident, plus menaçant et plus moqueur, les bougies pâlissaient de plus en plus.
Mais le marquis ne l’entendait pas.
Ou plutôt, il devenait furieux en l’entendant.
Ivre de rage et d’amour, il étreignit Roumia dans ses bras.
Roumia poussa un nouveau cri.
Les bougies s’éteignirent et le rire se tut.
Mais soudain aussi, du milieu de la pièce il s’éleva comme une flamme rougeâtre qui devint violette ensuite, puis blanche…
Et au milieu de cette flamme apparut, noir comme un démon vomi par l’enfer, le fantôme courroucé de Perdito criant à Roumia d’une voix terrible :
– Prends garde ! prends garde !
M. de Maurevers était brave ; de plus, il n’était pas superstitieux.
Cependant il sentit ses cheveux se hérisser et il éprouva un premier moment d’effroi.
La bohémienne s’était arrachée de ses bras en jetant on cri terrible.
– Prends garde ! répéta le spectre.
Puis la flamme, de blanche qu’elle était, redevint violette, puis rouge, puis presque noire, et se changea en un tourbillon de fumée, au milieu duquel le fantôme s’effaça et disparut.
Alors la salle se trouva de nouveau plongée dans les ténèbres.
– Roumia… où êtes-vous ? cria M. de Maurevers.
Roumia ne répondit pas.
Il voulut se lever et marcher, mais une forte oppression s’empara de lui.
La flamme devenue fumée dégageait une forte odeur de soufre qui le prit à la gorge.
Cependant il fit un pas en avant, puis deux… Mais ses jambes chancelaient, et l’oppression augmentait.
– Roumia ! Roumia ! répétait-il.
Nul ne lui répondit.
Le marquis fit un pas encore et tomba suffoqué.
Il crut qu’il allait mourir, et ses yeux se fermèrent.
Combien de temps dura son évanouissement ?
Plusieurs heures sans doute, car lorsqu’il revint à lui, l’odeur de soufre avait disparu et les premières clartés du matin pénétraient dans la chambre.
Il se leva, chancelant encore et la tête lourde, mais cependant maître de sa raison.
Puis il alla ouvrir la croisée et se pencha au dehors, exposant son front brûlant à l’air vif du matin.
La croisée donnait sur ce grand jardin qu’il avait vu la veille, au clair de lune, mais dont les murs de clôture étaient si hauts qu’il ne pouvait voir au delà et ne savait où il était.
Alors il se souvint de l’apparition nocturne.
Le fantôme qu’il avait vu entouré de flammes livides, c’était bien le fantôme de Perdito, ou plutôt, sa vivante image à lui, M. de Maurevers.
Or, Perdito était mort, il n’en pouvait douter.
Perdito avait été pendu en compagnie de José Minos ; et Dieu avait, donc permis un miracle, en laissant ce trépassé sortir de la tombe pour reprocher son infidélité à Roumia la bohémienne ?
Il est des heures où la raison humaine se sent si fortement ébranlée, qu’elle ne sait si la vie réelle est devenue le rêve, au si le rêve est la vie réelle.
M. de Maurevers se demandait s’il dormait ou s’il était éveillé.
Cependant il se reconnaissait parfaitement dans cette chambre ; il se souvenait très bien que c’était là que Roumia lui était apparue de nouveau, qu’il l’avait tenue dans ses bras.
– Roumia ? répéta-t-il, Roumia, où êtes-vous ?
Cette fois une porte s’ouvrit et Roumia entra.
Maurevers jeta un cri de joie.
La bohémienne était pâle et ses yeux, battus disaient qu’elle avait pleuré.
– Ah ! mon ami, dit-elle en venant à lui et lui tendant la main, je crois que je deviens folle.
– Mais c’est donc, vrai tout cela ? fit, M. de Maurevers. Et je n’ai donc pas rêvé ?
– Nous n’avons rêvé ni l’un ni l’autre, mon ami ; c’est bien Perdito qui nous est apparu. Il faut nous séparer.
– Jamais ! dit le marquis.
Roumia ne lui avait jamais paru aussi belle.
Il se mit à genoux et lui dit :
– Mais je vous aime !
– Moi aussi, dit-elle d’une voix émue.
– Alors, que nous importe l’ombre de Perdito !
– Vous ne craignez donc pas les morts ?
– Je vous aime et ne crains rien.
– Oh ! reprit-elle avec une émotion croissante, j’ai d’affreux pressentiments.
– Que redoutez-vous donc ?
Elle demeura pensive un moment ; puis elle regarda Maurevers et lui dit :
– Je me souviens que les anciens de ma tribu prétendaient que les morts obtenaient parfois la permission de sortir de leur tombe, mais qu’ils ne pouvaient se manifester que dans un endroit déterminé.
– Eh bien ?
– Eh bien ! Perdito nous est apparu ici ; mais si nous fuyons d’ici peut-être ne pourrait-il nous poursuivre.
– Alors, fuyons…
– Mais… où irons-nous ?
– Où vous voudrez.
Elle réfléchit un moment encore.
– Écoutez, dit-elle je sais un pays doré du soleil, baigné par une mer d’azur, qui chante un hymne d’amour éternel.
– Naples ?
– Oui.
– Eh bien ! partons pour Naples.
– Quand ?
– Mais tout de suite, s’écria l’amoureux marquis.
Elle secoua la tête et lui dit avec un sourire triste :
– Non… pas tout de suite… mon ami.
– Pourquoi ?
– L’ombre de Perdito nous a menacés, dit-elle, et c’est peut-être à la mort que je vais en vous aimant et si je vous donne ma vie, il faut que vous soyez à moi tout entier.
– Ah ! pouvez-vous me le demander ?
– Je veux que vous quittiez Paris sans laisser de trace derrière vous… que nul ne sache où vous êtes… que vos amis ignorent ce que vous êtes devenu.
– Soit, répondit-il.
– Et il faut que vous quittiez Paris sans être vu.
– Je vous obéirai, dit-il.
Elle lui mit un baiser au front, ajoutant :
– Nous partirons ce soir… quand toutes mes précautions seront prises…
* *
*
Le soir, en effet, ce même fiacre aux glaces dépolies qui avait amené le marquis de Maurevers dans le pavillon mystérieux, arrivait à la gare du chemin de fer de Lyon.
Roumia était assise à côté de Maurevers.
Ce dernier s’apprêtait à descendre, comme il s’arrêtait.
– Non, lui dit Roumia, nous allons rester ici.
– Mais, dit-il en souriant, nous ne pouvons aller à Naples en voiture.
– Sans doute, mais on va dételer les chevaux.
– Et puis ?
– Et mettre la voiture sur les rails ; de cette façon nul ne nous verra.
Et, en effet, le voyage s’effectua ainsi, et les glaces du fiacre ne se baissèrent point, et seize heures après M. de Maurevers arrivait à Marseille et descendait, non point dans un hôtel, mais dans une petite villa située à la pointe du Prado, tout au bord de la mer.
Nul ne l’avait vu durant le trajet et Roumia lui dit :
– Le navire qui doit nous conduire à Naples est dans le port.
Nous nous embarquerons demain.
Les hommes que la fatalité entraîne vers un but inconnu et qui, saisis de vertige, s’abandonnent au tourbillon, ont parfois, cependant, un moment de lucidité et de raison et cherchent à s’arrêter.
Depuis quarante-huit heures, jouet de son amour insensé pour la bohémienne, M. de Maurevers avait tout oublié, même Turquoise, même son fils.
Pendant la journée qu’il passa dans cette villa du bord de la mer, il eut une heure de raison.
Il se souvint.
Il se souvint parce que la bohémienne le laissa seul une heure.
Elle le laissa seul, pour aller, dit-elle, visiter ce navire à bord duquel ils devaient monter le lendemain et s’assurer que tout était prêt pour le départ.
Alors M. de Maurevers prononça un mot :
– Mon fils !
S’arracher aux bras de Roumia, fuir et retourner à Paris, il n’y songea même pas.
Mais il se rappela que Turquoise veillait sur son fils, qu’il avait, lui, assuré l’avenir de cet enfant, et qu’il fallait qu’à tout prix Turquoise s’emparât du titre de rente qui lui était destiné et qui se trouvait dans la jardinière.
Ce fut donc pendant cette heure où il se trouva seul qu’il écrivit cette lettre que Turquoise ne devait recevoir qu’un mois après et qui, on le sait, arriva par conséquent trop tard.
La lettre écrite, il fallait la mettre à la poste.
Mais où ? Et comment ?
Le marquis ouvrit une des fenêtres de la villa.
Cette fenêtre donnait sur le Prado.
Une voiture de place passait en ce moment, au pas, car elle était vide.
Le cocher avait sans doute conduit quelque négociant à sa maison de campagne, et, largement payé, s’en revenait sans se presser et laissait souffler son cheval.
Quand il fut sous les fenêtres de la villa, M. de Maurevers l’appela.
Le cocher leva la tête.
Il avait une physionomie honnête et franche.
– Est-ce que vous rentrez à Marseille, mon ami ? demanda le marquis.
– Oui, monsieur.
– Seriez-vous assez complaisant pour me jeter cette lettre à la poste ?
– Avec bien du plaisir, monsieur, répondit poliment le cocher.
Maurevers prit une feuille de papier, enveloppa dedans la lettre et une pièce de vingt francs, et laissa tomber le tout dans les mains du cocher, qui s’était arrêté directement au-dessous de la fenêtre.
Un quart d’heure après, Roumia revint ; et la folie du marquis le reprit.
La journée s’écoula, le soir vint.
– Nous allons coucher à bord, dit-elle.
– Comme tu voudras, répondit-il. Ta volonté est la mienne, tes désirs sont des ordres pour moi.
Ils attendirent une heure encore.
La nuit était venue ; – une de ces nuits sombres, bien que le ciel soit tout constellé, et comme on n’en voit que dans le Midi.
Roumia, penchée à une des fenêtres qui donnaient sur la mer, dit tout à coup à Maurevers :
– Vois-tu cette lumière rouge ?
– Oui.
– C’est le fanal de poupe de notre brick. Il a quitté le port à la brune et il vient de mettre en panne à une demi-lieue du rivage.
En même temps, elle jetait son manteau sur ses épaules et encapuchonnait sa jolie tête.
En même temps aussi, par cette nuit calme, un coup de sifflet retentit au loin sur la mer.
Roumia prit à sa ceinture un petit tube d’argent et répondit par un autre coup de sifflet.
– Viens, dit-elle, le canot du brick est à la mer.
Le marquis témoigna quelque étonnement :
– Mais, demanda-t-il, allons-nous ainsi quitter cette maison ?
– Sans doute.
– À qui est-elle ?
– À moi.
– Ah !
– Et nul ne la garde ?
Roumia se prit à sourire :
– Mon cher bien-aimé, dit-elle, ne m’as-tu pas promis de respecter tous les mystères dont je m’entoure ?
– Oh ! si fait, dit-il.
– Alors, viens, et ne me questionne plus.
Le marquis prit également un manteau, puis ils sortirent de la villa, dont Roumia se contenta de tirer la porte après elle.
La villa était à cent pas du bord de la mer.
À mesure qu’ils approchaient de la plage, le bruit de quatre avirons frappant en cadence le flot calme, arrivait plus distinct à leurs oreilles.
Puis, enfin, le marquis aperçut un point noir qui vint s’échouer sur le sable.
C’était le canot.
Deux hommes le montaient.
Ces deux hommes, dont Maurevers ne put voir qu’indistinctement le visage, tant la nuit était sombre, saluèrent Roumia avec un respect servile.
Roumia leur adressa la parole et ils lui répondirent dans une langue inconnue.
Puis elle monta dans le canot, Maurevers s’assit auprès d’elle, et les deux hommes poussèrent au large.
La mer était unie comme un lac.
Le canot gouvernait droit sur le fanal rouge du brick et en moins d’un quart d’heure il vint aborder le navire par le travers de tribord.
Roumia mit la première le pied sur l’échelle ; puis elle monta lestement.
Un homme était debout en haut de l’échelle de tribord.
C’était un vieillard dont le visage disparaissait presque tout entier sous une large barbe touffue et d’une blancheur de neige.
Les rayons du fanal tombaient d’aplomb sur lui et Maurevers, qui suivait Roumia, put le voir.
– Où donc ai-je déjà vu cet homme ? se demanda-t-il.
Comme ceux du canot, il salua Roumia et lui parla dans cette langue mystérieuse qui était sans doute celle des bohémiens.
Autour de lui, une demi-douzaine de matelots s’étaient groupés et regardaient Maurevers avec curiosité.
Ils étaient tous brunis, hâlés, avec des cheveux noirs, les yeux noirs et les lèvres rouges.
C’était un équipage entièrement composé de bohémiens.
Tous s’inclinèrent devant Roumia comme devant leur chef suprême.
Roumia prit Maurevers par la main, le conduisit à l’escalier du grand panneau et le fit descendre dans l’intérieur du navire.
– Voilà notre cabine, dit-elle en poussant une porte.
Maurevers était au seuil d’un véritable sanctuaire, un nid merveilleux tendu d’étoffes orientales, étincelant de lumières, embaumé par cette odeur pénétrante et mystérieuse qu’il avait déjà respirée à Londres et qui l’avait si subitement plongé dans une voluptueuse ivresse.
Au milieu et entourée de divans, était une table servie avec un luxe asiatique, et sur laquelle des vins jaunes comme l’ambre étincelaient dans des flacons de cristal.
– Soupons, dit Roumia en fermant la porte de ce cabinet.
Une heure après, Maurevers, ivre d’amour et la tête alourdie, s’endormait aux genoux de Roumia.
Alors, Roumia frappait sur un timbre, et à ce bruit, l’homme à la barbe blanche entrait, un sourire infernal aux lèvres.
L’homme à la barbe blanche vint s’asseoir sur le divan à côté de Roumia et lui dit :
– Nous pouvons causer ; il ne s’éveillera pas avant un certain temps.
– Je le sais, dit-elle en souriant. Mais n’entendra-t-il pas comme à Londres ?
– Non, car le narcotique absorbé n’est pas le même.
– Papa, dit Roumia en levant sur le vieillard un regard d’ironie affectueuse, il fait plaisir à être sous vos ordres.
– Vraiment, petite ?
– Vous n’êtes pas un homme, vous êtes un démon.
– Je me venge, dit le vieillard.
Roumia le regarda fixement.
– Ce qui ne m’empêche pas, dit-elle, de me méfier de vous à mes heures.
– Pourquoi cela ?
– Si vous m’écoutez, vous le saurez…
– Parle.
– Vous aimiez votre femme…
Un nuage passa sur le front du vieillard.
– Oh ! dit-il, si je l’aimais !
– Votre femme a fait une faute, et de cette faute est né Perdito.
– Bon !
– Il me semble donc que c’est Perdito et non le marquis de Maurevers, que vous devriez haïr.
– En apparence, oui ; en réalité, non.
– Expliquez-moi donc ça, papa, dit la bohémienne avec un accent de déférence moqueuse.
– C’est bien simple. J’ai tué Maurevers, qui était à la fois le père de Perdito et celui du marquis ; mais ce n’est pas seulement à l’homme que j’en veux, c’est à la race tout entière, c’est à ce nom maudit de Maurevers, qui a porté le déshonneur chez moi, que s’adresse ma haine et ma vengeance.
Et le duc de Fenestrange, car c’était bien lui, le duc parlait avec un accent sauvage et rauque, et ses yeux étaient pleins de sombres étincelles.
Roumia reprit :
– Bon ! je comprends… mais est-ce une raison pour ne point haïr Perdito ?
Et elle attachait sur le duc un regard clair et froid.
On eût dit une lame d’épée qui aurait une âme.
Le duc soutint ce regard.
– Peut-être, dit-t-il es-tu discrète ?
– Belle question ?
– Alors je vais te faire une confidence.
– Voyons ?
– D’abord je haïssais Perdito presque autant que Maurevers, et si je n’ai pas étouffé dans mes bras, dès le premier jour, l’enfant de l’adultère, c’est que je rêvais une vengeance plus atroce. En le confiant à José Minos je me disais : ou il aura des instincts honnêtes et alors il souffrira mille morts ; ou, entraîné par l’exemple, il deviendra bandit comme son maître et l’échafaud sera sa récompense. José Minos me tenait au courant des progrès de son élève. Un jour, j’appris cette rencontre fortuite de la marquise de Maurevers et de son fils avec les bandits, et la haine instinctive que Perdito avait éprouvée pour l’homme qu'il reconnaissait être son frère.
Alors une autre combinaison se fit dans mon esprit et je songeai à mettre ces deux hommes en présence et à les faire s’entr’égorger.
C’est bien, n’est-ce pas ?
– Admirable, dit Roumia.
– Mais tu as gâté tout cela, petite !
– Moi ?
– Hé ! sans doute, fit le duc avec bonhomie. Perdito et toi vous êtes deux natures si franchement perverses, vous vous complétez si bien l’un par l’autre que vous séparer serait dommage : j’ai renoncé à haïr Perdito.
– Vrai ?
– Sans doute. Et j’ai reporté toute ma haine sur Maurevers. Alors, tu comprends, ce n’est pas une mort vulgaire qu’il me faut, c’est une mort lente, terrible, épouvantable, c’est une agonie palpitante de douleurs sans nom, une mort qui ne finit pas, et que tu t’entendras si bien à donner, mon cher démon…
– Papa, dit Roumia en riant, vous êtes le plus adorable scélérat que j’aie jamais vu.
Le duc eut un sourire paternel.
Puis il passa sa main ridée sur les joues fraîches de la bohémienne.
– Et toi, le plus charmant diablotin que j’aie jamais rêvé, dit-il. Si j’étais jeune, je t’aimerais.
– En vérité !
– À en perdre la raison.
– C’est l’affaire de Maurevers et non la vôtre, dit-elle.
Le duc se versa à boire et avala d’un trait le contenu du verre qu’il venait d’emplir.
– Recommençons-nous ce soir ? demanda Roumia.
– Certainement, mais pas avant que nous ne soyons en pleine mer.
– C’est vrai, fit la bohémienne nous sommes toujours en panne.
– Oui, mais j’ai donné l’ordre au second de lever l’ancre à minuit.
Et le duc tira sa montre :
– Minuit moins un quart, dit-il.
– Quand s’éveillera Maurevers ?
– Vers deux heures du matin.
– C’est bien.
On frappa deux coups discrets à la porte de la cabine.
– C’est Perdito, dit Roumia.
– Eh bien ! qu’il entre, répondit le duc.
La porte s’ouvrit et le prétendu mort entra.
L’ex-bandit ressemblait plus que jamais à Maurevers ; son teint, basané jadis, était devenu blanc, sous l’action du brouillard anglais.
C’était même taille, même visage, même expression dans le regard.
– J’ai faim. dit-il.
Et il jeta un coup d’œil plein de haine sur Maurevers endormi.
– Eh bien ! soupe, lui dit Roumia.
Il la regarda d’un air sombre :
– Toi, dit-il, je te hais, aujourd’hui.
– Pourquoi, mon bien-aimé ?
Et la tigresse devint toute tremblante.
– Parce que les lèvres de cet homme t’ont flétrie.
– Imbécile ! dit Roumia. N’est-ce pas toi que j’aime, dis ?
Perdito s’assit et se versa à boire.
Puis il prit sur la table un couteau à découper, et, regardant tour à tour le duc, Roumia et Maurevers endormi :
– J’ai une tentation terrible, dit-il.
– Laquelle ? demanda froidement le vieillard.
– C’est de vous tuer tous les trois.
Roumia tressaillit ; mais le duc demeura impassible.
– Maurevers mourant dans son sommeil, dit-il, c’est une pauvre vengeance.
– Soit, mais c’est l’apaisement de ma haine.
– Et quand tu auras tué Roumia, que tu aimes, tu seras au désespoir.
– C’est possible.
– Enfin, si tu me tues, tu n’auras point mon héritage.
Cette dernière raison parut convaincre le bandit.
– Vous avez raison, dit-il.
Et il jeta le couteau.
En ce moment la vaisselle remua sur la table, et les trois convives éprouvèrent une légère oscillation.
C’était le brick qui levait l’ancre et se dirigeait vers la haute mer.
M. de Maurevers, ainsi que l’avait annoncé le vieux duc de Fenestrange, dormit environ deux heures.
Puis il s’éveilla tout naturellement et sans secousses.
Roumia était près de lui et la cabine n’était plus éclairée que par une lampe à globe dépoli qui projeta autour d’elle une clarté mate et mystérieuse.
Perdito et le duc avaient disparu.
Roumia avait retrouvé son sourire enchanteur et son regard voluptueux.
– Je me suis donc endormi ? demanda-t-il.
– Mais oui, mon ami, répondit-elle. Vous avez bu outre mesure de ces vins d’Espagne qui brisent si bien un cerveau français.
– Oh ! fit-il d’un ton de reproche qu’il s’adressait à lui-même. Et vous étiez là ?…
– J’étais là, mon bien-aimé.
Il sentait le tangage du navire.
– Nous sommes donc en route ? dit-il.
– Oui.
– Où allons-nous ?… À Naples ?
– Où tu voudras, mon bien-aimé.
Et elle lui passa un de ses bras autour du cou.
– C’est à toi d’ordonner, dit-il. Ne suis-je pas ton esclave, Roumia ?
– Eh bien ! fit-elle, si tu veux que j’indique la route, écoute-moi.
– Parle.
– Je voudrais voir l’Orient, cette patrie de mes pères ; je voudrais visiter l’Égypte, la Turquie, voir Smyrne et Constantinople, traverser la Perse, gagner les bords du Gange. Et toi, dis, le veux-tu ?
– Je veux ce que tu veux, répondit-il enivré.
Puis il l’attira doucement à lui.
Mais, au moment où ses lèvres allaient frôler le visage de la bohémienne, le globe de la lampe se brisa et la lampe s’éteignit.
En même temps, la cloison de planches qui fermait la cabine s’ouvrit comme un décor de théâtre qui file tout à coup dans la coulisse et démasque un second décor plus vaste.
Roumia jeta un cri.
Stupéfait, Maurevers regardait et apercevait maintenant tout l’intérieur du navire dont l’extrémité s’éclairait, tandis que la cabine demeurait plongée dans les ténèbres.
Au bout opposé de ce qu’on appelle le faux-pont un fanal était suspendu.
À la lueur de ce fanal, le marquis vit se renouveler le phénomène étrange dont il avait été témoin à Paris, dans le pavillon où on l’avait conduit.
C’est-à-dire qu’un jet de flamme sortit tout à coup de l’intérieur du navire, comme si la sainte-barbe avait pris feu.
Puis, au milieu de cette flamme, apparut, sinistre et menaçant, le fantôme de Perdito.
Roumia jetait des cris terribles.
Maurevers éperdu voulut la prendre dans ses bras, mais elle lui échappa.
Et comme si elle eût été attirée par une force irrésistible vers ces flammes bleuâtres qui environnaient le revenant, le marquis la vit courir comme pour s’y précipiter.
On eût dit un papillon qu’attire fatalement la flamme d’une bougie.
Mais alors il se passa un autre phénomène plus étrange encore.
À mesure que Roumia s’éloignait de lui, le marquis la voyait se rapetisser.
Sa taille élevée se raccourcissait, peu à peu, et tout à coup il jeta un cri d’horreur et d’épouvante.
Roumia était devenue une affreuse naine, difforme semblable à celle qui l’avait conduit, à Paris, dans l’intérieur du pavillon.
En même temps, la voix stridente de Perdito retentit au milieu des flammes.
Cette voix disait :
– Voilà ma vengeance, Roumia !
Puis les flammes se changèrent en fumée. Perdito disparut, le fanal du faux-pont s’éteignit et le marquis de Maurevers, qui s’était élancé vers Roumia, ne pressa plus dans les ténèbres qu’un corps difforme et couvert de gibbosités.…
Cette secousse était trop forte ; elle aida puissamment l’intolérable odeur de soufre qui prenait le marquis à la gorge, et il tomba sans connaissance dans les bras de Roumia, subitement métamorphosée en monstre hideux.
* *
*
Au matin, le navire filait vent arrière sur la mer calme et bleue comme le ciel.
M. de Maurevers, la tête lourde, en proie à la fièvre, monta sur le pont.
L’événement de la nuit le poursuivait comme le souvenir d’un cauchemar.
Il s’était réveillé dans un de ces lits de bord qu’on appelle un cadre, et il ne savait plus au juste s’il avait rêvé ou non.
Mais il fut convaincu qu’il avait rêvé lorsqu’il aperçut Roumia sur le pont.
Roumia avait retrouvé sa taille svelte et son beau visage, son doux sourire ; et son regard fascinateur.
– Oh ! le vilain dormeur ! dit-elle en venant à lui.
Il la regarda avec étonnement.
– Ce n’est donc pas vrai ? fit-il.
– Quoi donc ?
– Vous n’êtes pas naine ?…
– Naine ! mais je passe, au contraire, pour une femme de haute taille.
– Cependant… cette nuit ?…
– Eh bien ?
– Perdito vous a changée en un être difforme.
– Perdito !
Et Roumia pâlit en prononçant ce nom.
– Oui, dit le marquis, cette nuit, tandis que je vous pressais dans mes bras, Perdito ne nous est-il pas apparu, comme à Paris, au milieu d’une gerbe de flammes ?
– Je n’as rien vu, dit Roumia.
– Vous n’avez pas vu le fantôme de Perdito ?
– Non.
– C’est bizarre !
– Tout ce que j’ai vu, dit Roumia, c’est que vous vous êtes endormi après avoir soupé.
– Oui, je le sais. Mais je me suis éveillé au milieu de la nuit.
– Pas que je sache.
– Comment ! vous ne m’avez pas parlé !… Vous ne m’avez pas dit que les vins d’Espagne ?…
– Je ne-vous ai rien dit du tout, mon ami. Vous dormiez si fort que j’ai appelé deux matelots pour m’aider à vous mettre au lit.
Roumia parlait avec un tel accent de sincérité que le marquis demeura convaincu qu’il avait rêvé.
La journée s’écoula. Le soir vint.
Roumia et le marquis soupèrent de nouveau en tête à tête.
Roumia invoquait encore le souvenir de Perdito ; mais ce souvenir ne la défendait plus que faiblement contre la passion de Maurevers, du moins le marquis le pensait ainsi, lorsque, ayant bu un dernier verre de vin, il se renversa brusquement sur l’ottomane, comme foudroyé.
De nouveau le marquis était en proie à un sommeil de plomb ; mais, chose étrange, ce sommeil ne ressembla point à celui de la veille, et le narcotique, en paralysant tout son corps, laissa son esprit éveillé et son oreille ouverte.
Et il se souvint sur-le-champ, de cette espèce de catalepsie qui s’était emparée de lui à Londres, dans la taverne de Calcraff, le soir où l’Irlandaise chantait.
Dès lors, son ouïe acquit une finesse de perception extraordinaire.
Il entendit un pas retentir dans le faux-pont, puis la porte de la cabine s’ouvrir, puis un homme entrer et dire en riant :
– Dort-il bien ?
Et le marquis reconnut la voix de Perdito.
Les morts ne rient pas d’ordinaire.
Puis encore le bruit de deux baisers le fit tressaillir.
Et Roumia disait :
– Tu ne m’en veux pas… au moins… mon cher bien-aimé… Tu sais bien que je t’aime !
– Pourquoi donc ne me le laisse-t-on pas tuer tout de suite ? disait Perdito.
La porte de la cabine s’ouvrit une seconde fois, et une voix que le marquis reconnut pour être celle du vieux capitaine à barbe blanche, dit sur le seuil :
– Allons ! mes amoureux, vous avez deux bonnes heures devant vous, avant de recommencer la comédie de la nuit dernière. Montez donc, sur le pont et allez respirer l’air des côtes d’Italie qu’on aperçoit dans la brume.
Et le marquis entendit le bruit de deux autres baisers ; puis les pas de Perdito et de Roumia qui sortaient de la cabine et s’éloignaient.
En même temps le vieillard se pencha sur l’ottomane, approcha ses lèvres de l’oreille de Maurevers et lui dit :
– Marquis, on se moque de vous !
Ce que le marquis de Maurevers éprouva alors est intraduisible.
S’il avait pu triompher de la catalepsie, il se fût levé et eût regardé le vieillard avec une sorte de stupeur.
Mais son corps paraissait pétrifié et ses paupières étaient fermées comme si un voile de plomb eût pesé sur elles.
Mais il entendait et il pensait ; et le vieux duc le savait bien, car il s’assit auprès de lui et toujours penché à son oreille, il lui dit :
– Marquis, hier, en montant à bord, vous m’avez regardé avec une curiosité qui m’a un peu alarmé. J’ai cru que vous me connaissiez, en dépit de cette barbe blanche et touffue sous laquelle disparaît presque entièrement mon visage.
Mais je m’étais trompé, et il faut bien que je vous dise ce que je suis.
Marquis, je suis l’homme que votre père a déshonoré et qui a tué votre père.
Je suis ce général duc de Fenestrange à qui vous êtes allé demander raison, et qui, après vous avoir remis au jour de votre majorité, a quitté Paris et s’est fait passer pour mort ; je le suis, en effet, pour un autre que pour vous, et mon acte de décès est en règle.
Mais je suis bien vivant, aussi vivant que Perdito, le fils de votre père et de la duchesse de Fenestrange, ma femme.
Perdito et moi nous avons juré votre perte ; mais ce que Perdito ne sait pas, c’est que j’ai pareillement juré la sienne.
C’est vous qui tuerez Perdito.
Écoutez-moi bien : l’état de paralysie où vous êtes n’est que momentané.
Au lieu de mélanger au vin que vous avez bu un narcotique, j’y ai ajouté une drogue orientale que j’ai rapportée de Smyrne et qui a le don de plonger pendant une heure ou deux l’homme dans un engourdissement profond, sans toutefois l’empêcher d’entendre, de penser et de réfléchir.
Roumia et Perdito, ces deux instruments de ma vengeance, vous croient endormi comme hier.
Dans une heure, Roumia reviendra.
Quand vous ouvrirez les yeux, elle sera près de vous.
Son œil sera plein d’amour, sa lèvre aura de sensuels sourires, elle vous appellera son bien-aimé. Puis la comédie de la nuit dernière recommencera, les flammes inoffensives reparaîtront, et au milieu d’elles, le prétendu fantôme de Perdito.
Alors, toujours comme hier, Roumia épouvantée s’échappera de vos bras et à mesure qu’elle s’éloignera vous la verrez se rapetisser et devenir une naine affreuse.
C’est le résultat d’un système de glaces placées au fond du faux pont.
Puis, la nuit se fera, et alors vous aurez cru rejoindre Roumia, et vous tiendrez dans vos bras, non pas elle, mais une naine véritable qui a, par hasard, le même timbre de voix qu’elle.
Commencez-vous à comprendre, marquis ? dit le vieillard en ricanant.
Il se versa un nouveau verre de vin et continua :
– Voulez-vous un bon conseil, marquis ? Il y a dans cette cabine, sous l’ottomane sur laquelle vous êtes couché, un revolver à six coups.
Quand vous aurez retrouvé l’usage de vos membres, il vous sera facile de le trouver.
Attendez que l’apparition se montre, et puis, quand Roumia s’échappera de vos mains, eh bien ! si le cœur vous en dit…
Et le vieillard acheva sa phrase par un éclat de rire.
Puis il quitta la cabine et remonta sur le pont.
Roumia et Perdito étaient assis à l’arrière, auprès du gouvernail, murmurant des paroles d’amour.
Le temps était clair, la lune brillait au ciel et les côtes d’Italie se détachaient à l’horizon.
Perdito disait :
– Je regrette, ma bien-aimée, d’avoir accepté le pacte que m’a offert ce vieillard maudit.
– Pourquoi donc ? demanda Roumia.
– Mais parce que je souffre…
– Niais, va !
– Ah ! dit le jaloux Espagnol, tu ne sais donc pas que le contact de cet homme t’a flétrie à mes yeux…
– Mon cœur n’est-il pas à toi ?
– Mais ses lèvres ont effleuré tes joues…
– Imbécile !
– Mais enfin, disait encore Perdito, combien de temps donc durera cette comédie ?
– Je ne sais pas…
– Il ne te l’a donc pas dit, lui, cet homme à qui nous nous sommes vendus corps et âme ?
– Non. Mais il a ses projets…
– Tu n’en verras pas la fin, murmura le vieillard qui avait entendu ces dernières paroles.
– Hé ! mes étourneaux, dit-il, le temps passe quand on parle d’amour.
– Quelle heure est-il donc ? demanda Roumia.
– Deux heures du matin.
– C’est bien, dit-elle, je descends.
Et elle retourna dans la cabine, tandis que Perdito disparaissait.
Maurevers commençait à sortir de sa léthargie. Roumia se pencha sur lui et l’embrassa, lui disant :
– Mais, cher dormeur, c’est donc une habitude invariable… et tous les soirs, après souper, il faudra donc que vous fassiez un somme ?
– Pardonnez-moi, répondit le marquis. C’est le dernier soir où je dormirai.
– Vrai ?
– Je te le jure.
Et comme la veille, il la pressa sur son cœur.
Comme la veille aussi, la lampe se brisa, le fond de la cabine s’ouvrit, les flammes s’élevèrent et Perdito se montra au milieu d’elles.
Comme la veille encore, Roumia s’échappa, frissonnant et poussant des cris, des bras de M. de Maurevers.
Le navire file vent arrière ; la mer est toujours calme, les côtes d’Italie ont disparu dans la brume et la nuit est revenue.
Il y a douze heures que le drame que nous racontions naguère a ensanglanté le faux-pont du brick.
Perdito est mort.
La balle du marquis de Maurevers a traversé le poumon droit et la mort a été presque instantanée.
Le marquis, au contraire, respire encore.
Le vieux duc, qui est un peu chirurgien, après l’avoir arraché aux mains de Roumia furieuse et folle de douleur, a sondé la blessure et reconnu qu’elle n’était pas mortelle.
On a désarmé Roumia, puis on l’a garrottée, car tout le monde à bord obéit aveuglément au vieillard.
Durant tout le jour, Roumia a poussé des cris d’hyène blessée.
Elle voulait voir Perdito. Mort ou vivant, elle le réclamait.
Le duc, impassible, l’a fait enfermer dans sa cabine et a ordonné qu’on ne s’inquiétât nullement d’elle.
Puis il s’est occupé d’embaumer Perdito.
Le duc a surpris en Orient, dans son précédent voyage, certains secrets de la médecine turque.
C’est ainsi que s’étant fait apporter le cadavre encore chaud du bandit, il s’est contenté de verser dans le trou de la balle quelques gouttes d’un liquide mystérieux, qui s’est tout de suite répandu dans tout le corps.
Après quoi, armé d’un bistouri, il a fait du trou rond de la balle une blessure triangulaire pour laisser croire à un coup de poignard ou à un coup d’épée.
Enfin, le corps de Perdito ainsi conservé, le duc s’est fait apporter un rasoir et a jeté bas la barbe touffue qui couvrait le visage du fils adoptif de José Minos, ne lui laissant que des favoris taillés à l’anglaise et des moustaches.
C’est la façon dont le marquis de Maurevers portait la sienne quand il a quitté Paris.
Or, Perdito et Maurevers se ressemblaient trait pour trait, et ceux qui trouveront le corps de Perdito n’hésiteront pas à déclarer que c’est le cadavre du marquis Gaston de Maurevers.
Ce dernier est maintenant l’objet des soins les plus empressés.
Mais il a le délire et la fièvre et n’a plus conscience de lui-même.
Debout à son chevet, le vieux duc le contemple avec une joie sauvage.
– Je n’ai encore que la moitié de ma vengeance, murmure-t-il ; et c’est la moindre moitié, car Perdito est mort bien vite !
Il n’a vraiment pas eu le temps de souffrir.
Mais Perdito n’était pas le plus coupable, il n’était que l’enfant du crime, lui, il ne s’appelait pas Maurevers !
Ce nom. chaque fois que le duc le prononce, semble lui brûler la gorge.
– Oh ! dit-il si je ne croyais pas à l’immortalité de l’âme, est-ce que je me vengerais ?
Mais j’ai une croyance profonde, inébranlable ; je crois qu’au delà de la mort, les hommes pensent et vivent ; que, devenus êtres impalpables, ils errent sans cesse autour des êtres qu’ils aiment, se réjouissent de leurs joies et souffrent de leurs douleurs.
Tandis que son fils est là se tordant dans les convulsions, l’ombre du père flotte autour de ce lit.
Et le duc ricanait.
Tout à coup il quitta la cabine de Maurevers et passa dans celle où Roumia continuait à hurler.
– Écoute ! lui dit-il.
Elle se dressa sur son séant.
C’était le seul mouvement qu’elle pût faire, car ses pieds et ses mains étaient liés.
– Misérable ! dit-elle.
– Écoute-moi donc, fit-il.
Et il eut un regard si dominateur qu’elle cessa de vociférer.
– Je te croyais une femme plus forte et mieux trempée, dit le vieillard avec ironie.
– Perdito est mort, je veux mourir ! dit-elle.
Le duc haussa les épaules.
– Tu ne veux donc pas le venger !
– Le venger ! dit-elle, attachant sur le vieillard, un œil avide.
– Oui.
– Mais je l’ai vengé, puisque j’ai tué son assassin.
– Tu te trompes, Maurevers n’est pas mort.
– Oh ! il mourra bientôt, dit-elle avec conviction, la lame de mon poignard était empoisonnée.
Le duc se mit à rire !
– Tu te trompes encore, dit-il, au poignard que tu portais toujours et qui, en effet, était empoisonné, j’ai substitué un autre poignard, pendant ton sommeil, et Maurevers n’est pas mort, il ne mourra pas !…
Roumia poussa un cri de rage.
– Et puis, continua le duc, pour de certains hommes la mort est une délivrance ! Tuer Maurevers, à quoi bon ? Mieux vaut le faire souffrir.
– Peut-être… fit-elle avec un sombre éclair dans les yeux !
– Je te connais, ma lionne, dit encore le duc, et je suis certain que tu réfléchiras, surtout si je te donne un dernier renseignement Maurevers a un fils, un fils qui doit hériter de deux millions. Fais-en ton profit… et disons-nous adieu…
Sur ces mots, le duc quitta Roumia.
Il monta sur le pont, prit une longue-vue et ne tarda pas à découvrir la terre à l’horizon.
Cette terre, c’était l’Ile de Malte.
Alors il appela le second du navire et lui ordonna de mettre le canot à la mer.
On descendit dans le canot les bagages du duc ; ce dernier s’assit à l’arrière et dit au second :
– Dans deux heures, vous ferez délier Roumia et vous lui direz que, par mes ordres, vous êtes désormais son très obéissant capitaine et qu’elle est reine à son bord.
Puis le duc dit aux quatre hommes qui montaient le canot :
– Nagez !
Et le canot s’éloigna du navire qui continua sa route vers l’Orient, emportant à la fois le cadavre embaumé de Perdito et le marquis de Maurevers mourant, et désormais au pouvoir de la terrible bohémienne.
* *
*
Revenons maintenant à Paris et suivons Vanda et Marmouset qui s’étaient fait le serment d’obéir aux ordres de Rocambole et de retrouver le marquis de Maurevers mort ou vivant.
Le lendemain du jour où Vanda et Marmouset avaient achevé la lecture du manuscrit de Turquoise, de ce même jour où Milon était arrivé tout désolé, annonçant que la Belle Jardinière avait de nouveau disparu, de ce jour enfin où on avait reçu une lettre de Rocambole, – les trois disciples du maître étaient réunis à sept heures du matin, dans le petit hôtel de la rue de Marignan et tenaient conseil.
Vanda disait :
– Nous avons trois choses à faire.
– Voyons ? fit Marmouset.
– La plus pressée est de mettre la main sur ce meuble qui renferme le titre de cent mille livres de rente.
– C’est le plus pressé et le plus difficile, dit Marmouset. Mais du moment où le maître l’ordonne, il faudra bien que ce soit fait.
– Ensuite, dit Vanda, il faut retrouver cette femme.
– Naturellement.
– Enfin, il est indispensable d’avoir des nouvelles de cet enfant que Rocambole a placé dans un pensionnat de la rue des Postes. Il y a deux ans de cela, et, dans deux ans, il se passe tant de choses !
– Eh bien ! moi, reprit Marmouset, je suis d’un avis tout opposé.
– Ah ! fit Vanda.
– La première chose à faire est de voir cet enfant.
– Bien.
– Et de nous assurer que personne ne s’est jamais inquiété de lui ; car, écoutez-moi bien, cette femme qui a confisqué M. de Maurevers, cette femme qui dispose de tant de moyens étranges, de tant de procédés ingénieux et terribles, peut bien avoir découvert l’existence de cet enfant.
À ces paroles de Marmouset, Vanda et Milon se regardèrent avec une sorte d’effroi.
– Or donc, continua Marmouset, je suis d’avis que Milon s’en aille sur-le-champ rue des Postes ; qu’il s’habille en domestique et se présente au maître de pension de la part de l’homme qui lui a confié l’enfant ; il l’avertira en outre qu’une dame blonde viendra dans la soirée, payer l’arriéré de la pension, s’il y en a, et reprendre l’enfant.
– Pourquoi Milon ne le ramènerait-il pas ? dit Vanda.
– Je préfère que ce soit vous, dit Marmouset, et en voici la raison : cet enfant doit être ombrageux, défiant, comme tous ceux qui ont souffert ; vous lui inspirerez plus de confiance qu’un homme.
– Je pars, dit Milon.
– Moi, dit Marmouset, je saurai d’ici à midi où est la maison de M. de Maurevers.
– Mais la Belle Jardinière ?
– Oh ! acheva Marmouset, je m’en charge. Paris est grand, et le monde encore plus, il faudra bien que je la retrouve !
Quelques minutes après, Milon, en livrée du matin, ce qui lui donnait l’air d’un vieil intendant du faubourg Saint-Germain, montait dans un fiacre et se faisait conduire rue des Postes.
La rue des Postes est une des plus solitaires du quartier latin ; elle s’étend derrière la place du Panthéon.
Vieilles maisons, vastes jardins, tables d’hôte à des prix minimes, institutions de jeunes enfants, telle est sa physionomie générale.
Le pensionnat indiqué par Rocambole était à droite, à l’entrée, et on lisait sur la porte :
BARBICHON, CHEF D’INSTITUTION.
Préparation au baccalauréat.
Milon sonna.
Un vieux portier vint lui ouvrir.
– Monsieur Barbichon ? demanda le colosse.
Le portier, qui ne voyait pas souvent des gens en livrée, salua dans Milon quelque opulente famille et le conduisit avec empressement, en lui faisant traverser la cour de récréation, vers un pavillon sur la porte duquel on lisait :
Économat.
Un petit homme gros et chauve, avec des bésicles sur le nez, était assis devant un bureau chargé de livres et de registres.
En voyant entrer Milon il leva ses bésicles et le regarda d’un air tout aussi bienveillant que celui du portier.
Ce dernier s’en alla.
– Monsieur, dit alors Milon qui demeura debout et refusa la chaise que lui avançait M. Barbichon, je viens pour l’enfant qui vous a été confié, il y a deux ans.
– Par qui ?
– Par mon maître, qui vous a payé deux années de pension.
– Comment se nommait votre maître ?
– Le major Avatar.
– C’est bien cela, dit le maître de pension. L’enfant est ici, il se porte bien, est très intelligent et apprend à merveille. Est-ce ce que vous voulez savoir ?
– Personne ne s’est jamais inquiété de lui ? demanda Milon.
– Personne. Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Je ne sais pas, dit naïvement Milon.
On m’a commandé de vous faire cette question, je ne suis qu’un domestique, j’obéis.
– Fort bien, dit M. Barbichon.
Milon reprit :
– Une dame, la mère de cet enfant peut-être, se présentera aujourd’hui.
– Ah !
– C’est une dame blonde qui peut avoir de trente à trente-cinq ans. Elle réglera les comptes, si besoin est, et emmènera son fils.
M. Barbichon fit la grimace. On ne perd pas ainsi un élève de gaieté de cœur.
La cloche de la récréation sonna en ce moment et les élèves se précipitèrent dans la cour.
– Tenez, dit M. Barbichon, en attirant Milon vers la croisée de son bureau, le voilà.
Et il lui montrait un enfant de douze à treize ans, qui jouait avec un de ses camarades.
Milon ne le vit qu’une minute.
Mais il s’en alla, les traits de l’enfant gravés dans sa mémoire.
* *
*
Une heure après, une voiture armoriée, s’arrêta à la grille du modeste pensionnat, et une femme jeune et belle, avec de magnifiques cheveux blonds tirant sur le roux, en descendit et se fit conduira auprès, du chef d’institution.
– Monsieur, dit-elle à M. Barbichon, je suis la personne dont mon intendant vous a parlé ce matin et je viens chercher mon fils.
En même temps, elle posa sur la table un billet de mille francs, ajoutant :
– Voilà pour le solde de tous comptes.
M. Barbichon fit appeler l’écolier.
La jeune femme le prit dans ses bras et l’accabla de caresses.
– Tu ne me reconnais donc pas ? dit-elle.
– Non, dit l’enfant tout confus.
– Je suis ta mère, répondit-elle.
Et elle l’entraîna vers la voiture, oubliant de redemander l’humble trousseau du collégien.
Une heure plus tard encore, une autre femme blonde se présentait, réclamant, elle aussi, l’enfant confié à M. Barbichon par le major Avatar.
Cette femme qui jeta un cri en apprenant qu’on avait emmené l’enfant, c’était Vanda, Vanda qui devina la sinistre vérité sur-le-champ.
L’enfant était, désormais, au pouvoir de la Belle Jardinière.
Tandis que Milon allait rue des Postes, Marmouset courait Paris dans son poney-chaise.
Il était alors un peu plus de midi, et il s’arrêta au Café Anglais.
C’est la que déjeunaient habituellement le baron Hounot, Charles de S… et deux ou trois autres membres du Club des Asperges qui avaient autrefois été liés avec l’infortuné marquis de Maurevers.
Marmouset entra dans la petite salle du rez-de-chaussée.
On lui tendit la main, on s’étonna de ne l’avoir point vu depuis deux jours.
– Messieurs, répondit Marmouset, je vous avoue que je suis encore sous l’impression de la mort lugubre de ce pauvre Montgeron et du baron Henri.
– Moi aussi, dit le baron Hounot qui avait l’œil humide.
– Mais, reprit Marmouset en s’asseyant et demandant à déjeuner, tous les regrets de la terre ne ressusciteraient point les morts, et mieux vaut s’occuper des vivants.
– Ce Prytavin est philosophe ! dit un des convives.
– Je voudrais vous parler de Maurevers…
– Pauvre Maurevers ! dit le baron.
– Mais il est mort, lui aussi, dit Charles de S…
– En a-t-on jamais eu la preuve ? demanda Marmouset.
– Parbleu ! puisqu’on a trouvé son cadavre.
– Vous vous trompez ; on a trouvé une figure de cire qui lui ressemblait, voilà tout.
– Mais… à Londres…
– À Londres, on prétend avoir vu un cadavre qui lui ressemblait pareillement ; mais rien de tout cela n’a été prouvé.
– Eh bien ?
– Donc, pour moi, et jusqu’à démonstration du contraire, M. de Maurevers est vivant.
– Ah ! par exemple !
– Et c’est de lui que je viens vous parler…
On regarda Marmouset avec un étonnement croissant.
Marmouset poursuivit :
– Il y a cinq ans, n’est-ce pas, que M. de Maurevers a disparu ?
– Le Moniteur, du moins, l’annonçait hier matin en le déclarant en état d’absence.
– Par conséquent sa succession est ouverte.
– Elle le sera demain.
– Qui donc hérite ?
– Un cousin, M. de Maurevers-Beaucorps.
– Quelqu’un de vous le connaît-il ?
– Oui, moi, dit Charles de S…
– Me donneriez-vous bien un mot de recommandation pour lui ?
– Mais, cher ami, dit le baron Hounot, que diable voulez-vous donc faire ?
– C’est mon secret, répondit Marmouset en souriant.
M. Charles de S… se fit apporter une plume, de l’encre, et écrivit la lettre suivante :
« À M. le baron de Maurevers-Beaucorps,
rue de Miromesnil, 72.
Mon cher baron,
Un de mes amis, archi-millionnaire, M. Prytavin, me demande un mot pour vous. Le voici. Faites ce qu’il vous demandera, comme si je vous le demandais moi-même.
Votre dévoué,
Charles de S… »
Marmouset prit la lettre, ne voulut pas s’expliquer davantage, déjeuna à la hâte, remonta en voiture et courut rue de Miromesnil.
M. de Maurevers-Beaucorps était chez lui.
C’était un homme de quarante-sept ou huit ans, ancien capitaine de cavalerie, habitant la province sept ou huit mois de l’année, et ayant vécu jusque-là d’un assez mince revenu.
Du reste, c’était un parfait gentilhomme d’une exquise courtoisie, et quand il eut pris connaissance de la lettre de M. de B… il dit à Marmouset.
– Monsieur, je suis entièrement à votre service.
– Monsieur le baron, répondit Marmouset, vous allez être mis en possession de la fortune du marquis de Maurevers.
– Mon cousin, que je ne connaissais pas, répondit le baron, et si j’ai compté sur quelque chose, en ma vie, ce n’est certes pas sur cet héritage ; mais comme on n’a pas la preuve de sa mort, du reste, la loi ne m’autorise qu’à user des revenus et je ne pourrai disposer du capital que dans un certain nombre d’années.
– C’est précisément à propos de cet héritage que j’ai l’honneur de me présenter chez vous, monsieur, reprit Marmouset.
– Ah ! fit le baron surpris.
– Je crois pouvoir vous affirmer que le marquis de Maurevers a fait un testament.
Le baron tressaillit.
– Dans ce testament, poursuivit Marmouset, il laisse sa fortune à ses héritiers naturels, à vous par conséquent.
Le baron respira.
– Mais il dispose de quelques legs.
– Si ce testament existe, dit le baron, il sera fidèlement respecté.
– Je crois pouvoir vous affirmer, reprit Marmouset qui se rappelait presque mot pour mot, le manuscrit de Turquoise, que vous le trouverez dans le cabinet de travail du marquis, dans le deuxième tiroir de gauche de son secrétaire.
– Monsieur, répondit le baron, je ne pourrai vérifier le fait que demain, jour de la levée des scellés. Si même vous voulez vous trouver à midi à l’hôtel Maurevers…
– J’y serai.
Et Marmouset se leva.
– Pardon, monsieur, dit encore le baron, permettez-moi une question indiscrète.
– Faites, monsieur.
– Étiez-vous des amis de mon malheureux cousin que vous savez qu’il a fait un testament ?
– Non, monsieur mais je suis le mandataire d’une femme.
– Ah !
– Qui a été la maîtresse de M. de Maurevers.
– Fort bien.
– Et à qui, dans ce testament, le marquis laisse un souvenir.
– Je me conformerai à toutes les dispositions de ce testament. À demain, monsieur.
Marmouset prit congé de M. de Maurevers-Beaucorps et se dit, en s’en allant :
– Ce que nous voulons, ce sont les jardinières. Turquoise est morte. Mais Vanda peut fort bien, jouer le rôle de Turquoise, et nul ne nous contredira, attendu que personne n’a pu connaître Turquoise, qui doit être désignée dans le testament sous le nom de Jenny.
Et Marmouset retourna à l’hôtel de la rue de Marignan.
Vanda venait d’en sortir pour se rendre rue des Postes.
Marmouset trouva Milon qui lui apprit que le matin il avait vu l’enfant, et que Vanda était allée le chercher.
Il attendit une heure, puis deux, puis trois.
Vanda ne revenait pas.
– Que fait-elle donc ? finit-il par dire, impatienté.
– Je ne sais pas, fit Milon, qu’une vague inquiétude gagnait. Voulez-vous que je retourne rue des Postes ?
– Non, attendons encore.
Deux heures s’écoulèrent encore et la nuit vint.
Vanda était partie à une heure de l’après-midi.
– Mille tonnerres ! murmura Milon, il ne faut pas six heures pour aller rue des Postes et en revenir.
C’était l’avis de Marmouset.
Tous deux montèrent en voiture et le jeune homme dit à son cocher :
– Brûle-moi le pavé, nous n’avons pas de temps à perdre.
Vingt minutes après ils arrivaient rue des Postes et Milon faisait irruption le premier dans le pensionnat, à la grande stupéfaction du concierge qui était venu lui ouvrir la grille.
Milon s’écria :
– Où est madame ?
– Comment ! encore ? dit le bonhomme, mais vous ne savez donc pas que M. Barbichon est à moitié fou de tout ce qui arrive ?
Milon ne l’entendit pas, il piqua tout droit, comme un sanglier qui traverse un fourré, vers ce pavillon situé au fond de la cour et dans lequel, le matin, il avait trouvé le digne chef d’institution.
Il ne se donna pas la peine de frapper, il entra comme dans une ville prise d’assaut.
Marmouset l’avait suivi.
M. Barbichon se leva tout alarmé et, au lieu de manifester de l’étonnement ou de la mauvaise humeur de voir Milon pénétrer chez lui d’une façon aussi irrévérencieuse, il lui dit vivement :
– Eh bien ! avez-vous retrouvé l’enfant ?
Ce fut un coup de massue sur la tête de Milon…
– L’enfant ! dit-il… vous parlez de l’enfant ?
Marmouset, plus maître de lui, repoussa Milon, regarda le chef d’institution et lui dit :
– Voyons, monsieur, il se passe évidemment, ou plutôt il s’est passé ici quelque chose d’extraordinaire. Tâchons de nous expliquer.
– Je ne demande pas mieux, répondit le pauvre homme, car je vous avouerai humblement que je ne comprends absolument rien à tout cela.
Marmouset reprit :
– Vous aviez un enfant qui vous avait été confié par le major Avatar ?
– Oui, monsieur.
– Qu’est-il devenu ?
– Monsieur, dit M. Barbichon en désignant Milon, est venu ce matin m’annoncer que sa mère viendrait le chercher.
– Bon !
– À midi, une dame blonde, entre trente et trente-cinq ans, fort jolie, s’est présentée, a réglé l’arriéré et emmené l’enfant, qu’elle couvrait de caresses.
– Qu’est devenue cette dame ? demanda Marmouset qui croyait reconnaître Vanda à ce portrait.
– Cette dame est partie et je l’ai même conduite jusqu’à sa voiture.
– Fort bien.
– Mais, reprit le chef de l’institution, une heure plus tard, une autre dame blonde aussi, jolie aussi, et de l’âge indiqué, s’est présentée en me disant :
– Je viens chercher l’enfant.
Jugez de mon étonnement ! Je lui ai dit que l’enfant était parti avec sa mère ; là-dessus, elle a jeté un cri de désespoir et elle est partie en courant.
Milon et Marmouset se regardèrent alors avec stupeur ; pendant quelques secondes même, ils demeurèrent muets.
Mais enfin, Marmouset, qui était doué d’un grand sang-froid, dit au colosse :
– Il y a une chose certaine, c’est que la femme qui est venue la première ne pouvait être Vanda, puisqu’elle est arrivée ici à midi.
– Mais quelle est donc cette femme ? s’écria Milon d’une voix étranglée.
– Tu le demandes ! fit Marmouset avec un accent de rage.
Et il entraîna Milon hors du pavillon, à la stupéfaction croissante de l’honnête M. Barbichon, qui venait d’éprouver en un jour plus d’émotions que dans toute son honnête carrière de pédagogue, et qui, voyant ces deux hommes s’avancer vers la porte sans même songer à prendre congé, se laissa tomber dans son vieux fauteuil de cuir, posa dans ses mains sa bonne tête chauve et murmura :
– Mon Dieu ! est-ce que je serais devenu fou réellement ?
Milon et Marmouset étaient déjà dans la rue.
Là, Marmouset, disait :
– C’est maintenant qu’il faut se souvenir du maître et s’en inspirer. Il ne s’agit pas de perdre la tête, de se tourmenter et de courir à tort et à travers dans Paris ; il faut réfléchir.
– À quoi ? demanda Milon, qui était abruti d’étonnement et de douleur.
– Qu’est devenue Vanda ? Là est toute la question, murmura Marmouset.
– Ils l’ont enlevée aussi.
– Je ne sais pas, dit Marmouset, mais je croirais plutôt qu’elle est sur les traces de la femme qui a dérobé l’enfant.
La rue des Postes était déserte, et il tombait une petite pluie fine et froide.
À deux pas de la pension, il y avait un de ces établissements borgnes, moitié crémerie, moitié marchand de vins, qu’on appelle vulgairement des bouillons.
Marmouset s’approcha de la devanture, colla son œil aux vitres graisseuses et regarda à l’intérieur.
Une grosse femme à l’air réjoui trônait au comptoir : deux maçons assis à table prenaient leurs repas du soir.
D’un coup d’œil, Marmouset s’assura que c’était de vrais maçons.
Il entra et Milon le suivit.
La crémière ne témoigna qu’une faible surprise en voyant pénétrer un homme élégant dans son établissement.
– Ma bonne femme, lui dit Marmouset, qui tira un cigare de sa poche, pourriez-vous me donner un peu de feu ?
– Avec plaisir, monsieur, répondit-elle.
Les maçons, qui s’étaient retournés, continuèrent leur repas.
Alors Marmouset se pencha vers le comptoir :
– Peut-être, dit-il tout bas, pourriez-vous nous donner un renseignement.
La crémière le regarda.
– Vient-il beaucoup de monde à la pension qui est à côté ?
– Oui, monsieur, le jeudi et le dimanche.
– Et les autres jours ?
– Presque personne. Cependant aujourd’hui, poursuivit la crémière, il est venu une belle dame blonde qui est descendue d’une magnifique voiture à deux chevaux et qui a emmené un jeune enfant.
– Ah ! fit Marmouset.
– Et puis, continua la crémière, il en est venu une autre, blonde comme la première, qui est ressortie tout agitée, presque aussitôt après.
– C’est Vanda, pensa Marmouset.
La crémière continua :
– J’avais remarqué son émotion ; une heure après, elle est revenue, car je crois qu’elle était descendue place du Panthéon.
– Ah ! elle est revenue ?
– Oui. Elle est entrée ici.
– Chez vous ?
– Oui, monsieur.
En même temps, la crémière regardait Marmouset avec attention.
– Excusez-moi, dit-elle, et ne prenez pas pour une offense ce que je vais vous demander.
– Parlez.
– Comment vous appelez-vous ?
– Marmouset.
– C’est bien ça. Alors j’ai quelque chose pour vous. La crémière ouvrit son comptoir et y prit un petit billet écrit au crayon, qu’elle lui tendit.
– C’est l’écriture de Vanda ! murmura Marmouset tout frémissant.
Et il ouvrit le billet.
Vanda avait écrit au crayon les lignes suivantes :
« L’enfant est enlevé par la Belle Jardinière, mais elle a laissé une trace que je suis. Un commissionnaire de la place du Panthéon a vu sa voiture s’arrêter devant l’église Sainte-Geneviève.
Elle est entrée dans l’église avec l’enfant.
Puis elle est remontée en voiture, disant au cocher :
– À Saint-Mandé.
Je suppose que c’est dans la maison que Milon connaît qu’elle est allée.
Je prends une voiture et j’y cours, il nous faut l’enfant.
Peut-être serai-je de retour rue de Marignan dans la soirée.
Peut-être ne reviendrai-je pas.
Alors il est certain que Milon et toi vous irez rue des Postes ; là on vous dira ce qui s’est passé.
Je laisse ce billet à une bonne femme, la crémière qui se trouve à côté de la pension, sûre que je suis de ton intelligence.
Si, à neuf heures du soir, je ne suis pas rentrée rue de Marignan, c’est que je serai en péril : alors courez tous deux à Saint-Mandé.
VANDA.
Marmouset tendit ce billet à Milon, qui le lut en frémissant.
Puis il mit vingt francs sur le comptoir en disant à la crémière :
– Voilà pour vous, ma bonne dame, et merci.
Il sortit entraînant Milon.
La voiture de Marmouset attendait toujours à la grille du pensionnat Barbichon.
Marmouset dit à Milon :
– Il s’agit de ne pas perdre la tête ; de deux choses l’une, ou Vanda est réellement sur la trace de notre ennemie, et alors j’ai foi en son intelligence et en son audace.
Ou le commissionnaire était un faux commissionnaire, et elle est tombée elle aussi dans un piège.
Aller rue de Marignan savoir si elle est revenue, c’est perdre du temps.
– Mais, dit Milon, alors courons à Saint-Mandé.
– Non, dit Marmouset, nous allons simplement envoyer le cocher rue de Marignan.
– Savoir si Vanda est revenue ?
– Oui.
– Et que ferons-nous durant ce temps-là ?
– Nous flânerons par ici, dans les environs. J’ai comme une idée que nous découvrirons quelque chose, ne fût-ce que le commissionnaire dont parle Vanda.
Milon fit un signe de tête et tous deux s’approchèrent du coupé.
– Tu vas retourner à l’hôtel, dit Marmouset au cocher, et si madame est rentrée, tu reviendras nous le dire.
– Et si elle n’est pas revenue ?
– Tu reviendras tout de même.
– Ici ?
– Non, à côté, place du Panthéon.
Le cocher partit.
Alors Marmouset prit Milon par le bras et ils descendirent place du Panthéon.
La place était à peu près déserte.
Vainement ils cherchèrent un commissionnaire quelconque.
La nuit et la pluie avaient chassé ceux qui stationnent d’ordinaire aux abords de Sainte-Geneviève.
Mais trois voitures de la compagnie Impériale stationnaient dans un coin devant l’école de droit.
Marmouset passa auprès d’elle et, tout à coup, il tressaillit.
Puis ouvrant brusquement la portière de l’une d’elles, il dit au cocher :
– Vous n’êtes pas pris, n’est-ce pas ?
Le cocher, qui paraissait dormir, s’éveilla et rassembla ses guides.
– Que faites-vous donc ? demanda vivement Milon.
– Monte, tu le sauras ! répondit Marmouset à voix basse.
Et il le poussa dans la voiture. Puis il cria au cocher :
– Aux Champs-Élysées, rue de Marignan.
Le fiacre partit.
– Mais, balbutia Milon, le croyais que… nous restions ici…
– Tais-toi !…
Et Marmouset colla la bouche à l’oreille de Milon :
– Nous en tenons un… dit-il.
– Hein ?
– Te rappelles-tu de l’Espagnol ?
– Quel Espagnol ?
– Le prétendu mari de la Belle-Jardinière.
– Oui. Eh bien ?
– Penche-toi vers la glace de devant du coupé.
– Bon. Après ?
– Et attends que le cocher fasse un mouvement qui place sa tête dans le rayon lumineux de la lanterne ou qu’il passe sous un bec de gaz.
– Je ne comprends toujours pas, murmura Milon.
– Silence ! et attends…
Tout à coup, Milon qui s’était penché en avant, se rejeta violemment au fond du fiacre :
– C’est impossible ! dit-il.
– Non, c’est bien lui.
– L’Espagnol ?
– Sans doute.
– Devenu cocher de livrée ?
– À notre intention.
– Je comprends de moins en moins, murmura le naïf Milon.
– Parle bas, ou plutôt non, ne dis rien et écoute-moi.
Marmouset avait toujours ses lèvres collées à l’oreille de Milon :
– Tu comprends, dit-il, que la Belle-Jardinière a bien pensé que Vanda viendrait peu de temps après elle. À présent, je suis sûr que le commissionnaire était un homme à elle et que Vanda est tombée dans quelque piège.
Milon frissonna.
– Le piège n’est pas tendu pour elle seule, il l’est encore pour nous. La preuve en est dans ce prétendu fiacre et ce prétendu cocher.
– Mais, dit Milon, en montant dans ce fiacre, nous donnons tête baissée dans le piège.
– Sans doute.
– Alors…
– Alors, attends et tu verras.
Le fiacre descendait le boulevard Saint-Michel, non point de cette allure agaçante et surtout irrégulière et en zigzags des vraies voitures de place, mais rapidement, en droite ligne, traînée non par des rosses, mais par de vrais trotteurs.
Quand il fut sur l’ancienne place Maubert, il prit le quai des Augustins.
Ce quai est désert, et les rares boutiques de libraires qui s’y trouvent ferment avec la nuit.
Alors, Marmouset dit à Milon :
– Voici le moment… attention…
Et, baissant brusquement la glace du coupé, il cria :
– Hé ! cocher ?
Le cocher se retourna.
Soudain le bras de Marmouset s’allongea, et quelque chose de froid comme un anneau de fer s’appuya sur le front du cocher.
C’était le canon d’un revolver :
– Si tu pousses un cri, dit Marmouset, si tu n’arrêtes pas tes chevaux à l’instant, tu es mort !…
Le prétendu cocher, arrêta brusquement ses chevaux. En même temps, Marmouset ouvrit la portière et sauta lestement à terre, toujours son revolver à la main.
Puis, d’un bond, il se trouva sur le siège à côté de l’Espagnol.
Car c’était bien l’Espagnol, le tyran jaloux, qui se montrait à l’Opéra en compagnie de la Belle Jardinière qu’il donnait pour sa femme.
Marmouset l’avait reconnu en dépit de son déguisement et malgré une perruque qui lui couvrait une partie du front.
Milon était demeuré dans la voiture.
– Mon bon ami, lui dit Marmouset, aussi vrai que je suis là auprès de vous, je vous jure que je vais vous casser la tête si vous ne m’obéissez pas de point en point.
L’Espagnol s’était pris à trembler.
– Descendez de votre siège, dit encore Marmouset, et donnez-moi les rênes.
Puis il cria :
– Hé ! Milon !
Le colosse mit la tête à la portière.
– Tu as un poignard, n’est-ce pas ? demanda Marmouset.
– Toujours, répondit Milon.
– Alors, prends monsieur, au collet, tiens-le dans la voiture à côté de toi ; et s’il bouge tue-le comme un chien.
Milon exécuta ponctuellement les ordres de Marmouset, au moins pour la première partie.
Mais l’Espagnol qui ne s’attendait pas à cette aventure, quelques minutes auparavant, tremblait de tous ses membres et n’avait garde de bouger.
Marmouset prit les rênes, fit siffler le fouet, donna deux coups de langue et les fit repartirent au grand trot.
Au Pont-Neuf, Marmouset passa sur la rive droite et gagna la rue de Rivoli. Puis il se dirigea vers la place de la Concorde, remonta les Champs-Élysées et arriva rue de Marignan.
Le coupé que Marmouset avait renvoyé quelques instants auparavant, ressortait de l’hôtel en ce moment.
Vanda n’était pas rentrée.
Marmouset commanda au cocher de rentrer sous la voûte et de laisser la grille ouverte.
Puis il entra à son tour, et le fiacre vint s’arrêter devant le perron.
Milon, sur un signe de Marmouset, descendit de voiture, tirant l’Espagnol après lui.
Mais l’Espagnol n’opposait aucune résistance et paraissait en proie, à une grande terreur.
On le fit entrer dans la petite salle du rez-de-chaussée où la veille on avait reçu le mystérieux messager de Rocambole.
Puis Marmouset alluma deux bougies, ferma la porte et dit à l’Espagnol :
– Cher hidalgo, vous pensez bien qu’entre gens comme nous, c’est celui qui est pris qui doit s’exécuter de bonne grâce.
Le prétendu tyran de la Belle Jardinière regardait Marmouset avec une sorte d’égarement.
Celui-ci continua en tirant sa montre :
– Je vous donne trois minutes pour nous dire : d’abord où est la Belle Jardinière, ensuite où est Vanda, enfin ce que vous faisiez sur la place du Panthéon, sous le vulgaire déguisement d’un cocher de fiacre.
L’Espagnol parut retrouver quelque assurance.
– Et si je refuse de répondre ? dit-il.
– Alors, dit Marmouset, comme nous sommes dans un quartier tranquille et qu’une détonation d’arme à feu troublerait le repos des voisins, monsieur et moi, nous vous criblerons de coups de poignard jusqu’à ce que mort s’ensuive.
L’Espagnol regarda Marmouset.
– Si je ne parle pas, dit-il, vous me tuerez ; mais si je parle, on me tuera.
– Qui donc ?
– On me tuera par l’ordre d’elle, dit-il.
Et sa voix avait un accent de terreur profonde.
– À moins que je ne vous protège, dit Marmouset avec assurance.
Un éclair d’espérance parut s’allumer dans les yeux du pauvre diable.
– Vrai, dit-il, vous me défendriez ?
– Certainement.
Mais il eut un sourire découragé.
– On ne se défend pas contre elle, dit-il c’est impossible.
– Je vous prouverai bien le contraire, mon maître, murmura Marmouset, mais enfin nous ne sommes pas ici pour faire du sentiment. Voulez-vous nous répondre, oui ou non ?
Et il fit un signe à Milon qui leva son poignard.
L’Espagnol se décida à parler.
– C’est elle qui m’a placé sur la place du Panthéon, dit-il.
– Quand cela ?
– Après qu’elle a eu enlevé l’enfant.
– Dans quel but ?
– Elle savait qu’une autre femme devait se présenter à la pension et réclamer l’enfant.
Quand cette autre femme est venue, elle a interrogé un commissionnaire.
– Un commissionnaire comme vous êtes un cocher, sans doute ? interrompit Marmouset.
– Oui. Le commissionnaire, qui avait ses ordres, lui a donné des indications.
Ma voiture était la seule qui se trouvât sur la place, elle y est montée sans défiance.
– Et où l’avez vous conduite ?
– À Saint-Mandé, par le nouveau boulevard. Mais, quand nous avons été près du chemin de fer de ceinture, j’ai prétexté qu’il fallait laisser passer le train, sans quoi mes chevaux auraient peur.
Alors deux terrassiers qui travaillaient à la route se sont approchés du fiacre, ont vivement ouvert les deux portières et se sont trouvés assis auprès d’elle.
Vous pensez bien que les terrassiers, comme commissionnaire, avaient leurs instructions. Ils ont étouffé les cris de la dame avec un bâillon, ils lui ont lié les mains ; puis, les stores baissés, j’ai fouetté mes chevaux.
– Et vous êtes allé ?…
– À Saint-Mandé.
– Après ? dit Marmouset.…
– Elle m’a renvoyé à Paris, me donnant l’ordre de ne pas quitter la place du Panthéon et d’observer. Comme je vous connaissais tous les deux, c’était facile. Je ne pensais pas que vous me reconnaîtriez sous mon déguisement.
– Est-ce tout ?
– Je devais rejoindre madame aussitôt que j’aurais été fixé sur le parti que vous vouliez prendre.
– Ainsi elle est à Saint-Mandé ?
– Oui.
– Avec Vanda ?
– Oui, la femme blonde.
– Et l’enfant ?
– Aussi.
– Que veut-elle, faire de tous deux ?
– Je ne sais pas.
– Mon cher monsieur, dit Marmouset, je vous ferai observer de nouveau que nous n’avons pas de temps à perdre.
– Mais, monsieur, s’écria l’espagnol qui perdit tout à coup son baratin méridional et s’exprima dans le français le plus parisien ; mais, monsieur, je ne suis qu’un pauvre diable de domestique à qui on fait jouer un rôle.
– Ah ! vraiment ?
– Et je ne connais pas les secrets de madame.
– C’est fâcheux pour vous, répondit Marmouset. Allons, Milon, débarrasse-moi de ce drôle…
Et Milon leva de nouveau son poignard.
Le faux Espagnol pâlit et jeta un cri.
– Grâce ! dit-il, je dirai tout.
– Tout ?
– Oui, je vous le jure.
– Alors, voyons ? dit Marmouset qui s’assit, et parut attendre la confession du complice de la Belle Jardinière.
L’Espagnol avait la mine effrayée et piteuse d’un homme qui veut se soustraire à la mort par tous les moyens possibles.
Aussi répéta-t-il :
– Et quand vous saurez tout, vous me protégerez ?
– Oui.
– Vous me cacherez ?
– Oui, dit encore Marmouset.
– Ah ! j’ai peur… dit-il.
Et ses dents claquaient et toute son attitude témoignait d’une angoisse profonde.
– Mais parle donc, puisque tu n’es qu’un valet ! s’écria Marmouset.
– Eh bien ! reprit-il, la Belle Jardinière s’appelle Roumia.
– Nous savons cela.
– C’est la maîtresse de Perdito que le marquis de Maurevers a tué.
– Et qu’est-il devenu le marquis ?
– Elle l’a avec elle.
– Il est donc vivant ?
– Oui. Si on appelle vivre être en l’état où il est.
– Comment est-il donc ?
– Abruti et fou. Il passe du rire aux larmes, de la joie à la tristesse et il souffre mille morts chaque jour. Son existence est un supplice sans fin.
Il parut effrayé et ajouta :
– Et le sort du marquis est réservé à son enfant, à vous et à cette dame qui est déjà au pouvoir de la Belle-Jardinière.
– Elle ne nous tient pas encore, murmura Marmouset.
– Il ne faut pas lutter avec elle, poursuivit l’Espagnol ; il ne faut pas la traiter comme une femme ; c’est une bête féroce : il faut la tuer.
– Pour la tuer, dit froidement Marmouset, il faut que je sache où elle est.
– Je vous l’ai dit : à Saint-Mandé.
– Seule.
– Oh ! non, avec deux hommes, avec deux bohémiens qui lui sont dévoués corps et âme, mais je sais le moyen de la tuer sans que les bohémiens puissent la défendre.
– Voyons ?
– Écoutez, reprit l’Espagnol ; la maison de Saint-Mandé est double.
– Comment cela ?
– En haut, c’est-à-dire à partir du sol, c’est une maison neuve dont la construction n’est pas achevée et qui n’est pas habitée.
– Bon !
– Mais il y a un vaste sous-sol disposé comme un véritable palais, et c’est dans ce sous-sol qu’est la Belle Jardinière avec ses jardins et ses victimes ; mais vous feriez bien vingt fois le tour de la maison, vous la parcourriez dans tous les sens, à l’extérieur, que vous ne devineriez pas l’intérieur, que vous ne devineriez pas l’existence du sous-sol.
– Ah ! fit Marmouset, qui continuait à regarder l’Espagnol dans le blanc des yeux.
– La grille du jardin est ouverte, poursuivit celui ci vous entrerez et vous irez jusqu’au puits qui se trouve au milieu.
– Après ? fit Marmouset.
– Quand vous serez là, vous vous pencherez sur la margelle et vous sifflerez.
Un coup de sifflet vous répondra du fond du puits. Marmouset commençait à écouter avec une certaine avidité.
– Après le coup de sifflet, vous tâcherez de contrefaire ma voix et vous crierez : Figurrera !
C’est le mot de passe.
Alors, vous verrez le fond du puits, qui est sans eau, s’éclairer, et la Belle Jardinière paraître. Vous avez votre revolver… le reste vous regarde…
– Mais le sous-sol ?… demanda Marmouset.
L’Espagnol répondit :
– Le sous-sol est en communication avec le puits par un boyau souterrain. C’est par là que j’entre et sors.
Marmouset garda un moment de silence.
Il délibérait en lui-même sur la question de savoir s’il était plus prudent d’emmener l’Espagnol avec lui pour vérifier l’exactitude de ses assertions et s’assurer qu’on ne lui tendait pas un nouveau piège ou de le laisser sous la garde de Milon.
Il se décida pour ce dernier parti.
– Écoute-moi bien ! dit-il à l’Espagnol ; à ton estime, que faut-il de temps pour aller à Saint-Mandé et en revenir ?
– Deux heures.
– J’en prends quatre, poursuivit Marmouset. Mais si dans quatre heures je ne suis pas revenu, tu es un homme mort.
Et Marmouset sortit, et revint au bout de quelques minutes, apportant un paquet de cordes qu’il jeta à Milon, en lui disant :
– Tu vas me ficeler monsieur, lui lier les bras et les jambes, et rester avec lui.
– Bon ! dit Milon qui se mit à garrotter l’Espagnol, lequel, du reste, n’opposa aucune résistance.
– Il est dix heures du soir à cette pendule, dit Marmouset.
– Oui.
– Si, au moment où deux heures du matin sonneront, je ne suis pas de retour, tu tueras monsieur.
– C’est bien, répondit Milon avec le calme d’un soldat prussien qui reçoit une consigne.
Alors Marmouset laissa Milon et son prisonnier dans la petite salle du rez-de-chaussée et dit à son cocher qui était demeuré sur son siège, prêt à partir :
– Prends une paire de pistolets et fais monter le palefrenier à côté de toi.
Le cocher était un robuste gaillard sur l’énergie et le dévouement duquel Marmouset pouvait compter.
* *
*
Marmouset partit, Milon ferma la porte au verrou.
Puis il plaça son fauteuil devant la porte et les yeux fixés sur la pendule, il attendit, plein d’anxiété, le retour du jeune homme et de Vanda.
L’Espagnol était couché sur le tapis, la face contre terre, et les liens qui le serraient aux bras et aux jambes lui interdisaient tout mouvement.
Onze heures sonnèrent, puis minuit, puis une heure du matin.
Marmouset ne revenait pas.
Milon commençait à froncer le sourcil, lorsque, tout à coup, la bougie unique qui brûlait sur la cheminée s’éteignit par une cause toute naturelle du reste.
Elle était arrivée à la bobèche, l’avait fait éclater et comme elle était au bout, la mèche s’était noyée dans la cire liquéfiée.
Milon chercha dans sa poche le briquet qu’il avait habituellement, pour allumer une autre bougie, et, ne le trouvant pas, il prit le parti de tirer le verrou de la porte et de passer dans la pièce voisine qui était la salle à manger et dans laquelle il trouverait certainement, des allumettes sur le poêle.
Comme l’Espagnol était solidement garrotté, Milon ne vit aucun inconvénient à le laisser seul un moment.
Mais ce moment suffit à l’Espagnol pour faire un soubresaut et se laisser retomber lourdement sur la poitrine.
Une vessie qu’il avait sous ses vêtements se creva alors, et une liqueur mystérieuse se répandit sur le parquet, laissant échapper une odeur qui saisit Milon à la gorge lorsqu’il revint.
– Mais que sent-il donc ici ? dit le colosse.
Et il trotta une allumette sur le parquet.
Soudain ce phénomène étrange rapporté dans le manuscrit de Turquoise et qui avait occasionné l’incendie de la villa de Saint-Cloud, se reproduisit.
La liqueur mystérieuse se volatilisa et prit feu ; et soudain la salle fut envahie par les flammes, et Milon en fut environné.
Milon jeta un cri ; et, horriblement brûlé, la barbe et les cheveux roussis, il recula jusqu’à la porte et s’élança dans le corridor.
Les flammes le suivirent.
Le colosse appela au secours.
Mais il n’y avait plus personne dans l’hôtel. Depuis deux jours, Vanda et Marmouset, prévoyant de graves événements, avaient congédié les domestiques, ne gardant que le cocher et le palefrenier dont ils étaient sûrs.
La petite salle était maintenant une fournaise ardente.
Milon s’était réfugié dans la cour ; les flammes passaient par les fenêtres.
Alors le pauvre colosse, complètement affolé, se précipita de la cour dans la rue, oubliant son prisonnier, ou plutôt bien persuadé que l’Espagnol qui était garrotté, allait périr dans les flammes.
La voix de stentor de Milon retentit alors comme le tocsin :
– Au feu ! cria-elle, au feu !
Et quelques fenêtres s’ouvrirent aux maisons voisines et le cri : « Au feu ! » fut répété.
Le poste de police de la rue de Ponthieu, prévenu par un sergent de ville qui était de garde aux Champs-Élysées, accourut en toute hâte.
Moins d’un quart d’heure après, les pompes arrivèrent, et tout ce paisible quartier François Ier fut mis en grand émoi.
La nuit était calme et il pleuvait un peu.
Ces deux circonstances empêchèrent l’incendie de se développer très vite et permirent aux pompiers de faire la part du feu.
Les gros murs, les cloisons même résistèrent, le premier étage de l’hôtel fut à peine touché, et on finit par éteindre le feu, au rez-de-chaussée, vers trois heures du matin.
Alors seulement, Milon songea à l’Espagnol.
Qu’était-il devenu ?
Était-il parvenu à briser ses liens et à sauter par la fenêtre, tandis que Milon fuyait par la porte ?
Ou bien avait-il péri ?
Milon se posa la question en frémissant.
Les meubles qui avaient brûlé laissaient çà et là des débris reconnaissables.
Vainement Milon chercha-t-il le cadavre carbonisé de l’Espagnol.
Au petit jour, l’incendie était complètement éteint et les pompiers se retirèrent, ainsi que tous ceux qui avaient porté secours.
Milon resta seul.
Il resta seul, morne, sombre, épouvanté, se rendant compte, pour la première fois, de ce qui s’était passé.
L’odeur nauséabonde avait été répandue par l’Espagnol, l’incendie était son œuvre, et s’il avait fait cela, s’était pour se sauver.
Or, l’Espagnol sauvé, Marmouset et Vanda étaient perdus.
Et tout cela était la faute de Milon qui, pour la seconde fois, était joué comme un enfant.
Et Milon prit sa tête à deux mains, s’assit à la porte de l’hôtel, sur une borne, et se mit à sangloter.
Avec ses habits brûlés, sa face noircie, il avait l’air d’un vieux démon chassé de l’enfer.
Et tandis qu’il pleurait, le pauvre vieux, déchirant sa poitrine avec ses ongles crispés, heurtant parfois au mur sa tête blanche, alors qu’il était au paroxysme de son désespoir, un homme qui s’était approché de lui sans qu’il le vît et l’entendit, lui posa brusquement la main sur l’épaule.
Milon leva la tête…
Milon se dressa comme s’il eût reçu dans la poitrine la décharge d’une pile électrique.
Milon jeta un cri suprême :
– Rocambole !
Rocambole était donc de retour.
Milon serrait ses mains, Milon pleurait et riait en le regardant.
Mais avant de les suivre tous deux, il nous faut rejoindre Marmouset, qui venait à Saint-Mandé sur les indications perfides de l’Espagnol.
Marmouset, on s’en souvient, avait emmené son cocher et le palefrenier, recommandant au premier d’aller bon train.
Depuis qu’il était un homme élégant, riche à millions, Marmouset avait des chevaux hors ligne comme vitesse.
On disait au Club des Asperges que si on avait connu ses chevaux dix ans plus tôt, le gouvernement ne se serait pas donné tant de mal pour construire des chemins de fer.
Le cocher, rendît la main au magnifique trotteur qui fila comme une flèche, et vingt minutes après le coupé s’arrêta devant ce cabaret dont la cave avait servi de prison à Milon.
Le cabaret était fermé.
En face, de l’autre côté de la route, s’élevait, la villa en construction.
Marmouset mit pied à terre.
Puis il dit au cocher :
– Donne les rênes au palefrenier qui gardera la voiture, et viens avec moi.
Le cocher le suivit.
Ils poussèrent la grille du jardin qui était entre-bâillée, ainsi que l’avait dit l’Espagnol, et bien que la nuit fût assez obscure, Marmouset eut bientôt distingué quelque chose de blanchâtre qui s’élevait dans, un coin au dessus du sol.
C’était la margelle du puits.
– Tu es un garçon résolu, dit encore Marmouset, et tu m’es dévoué.
– J’espère que monsieur n’en doute pas, répondit le cocher.
– Prends ces deux pistolets, en ce cas ; peut-être en aurons-nous besoin.
– Mais où allons-nous, monsieur ?
– Tu vas le savoir.
Et Marmouset s’approcha du puits.
C’était un puits tout neuf, surmonté d’un appareil en fer auquel était adaptée une poulie.
Cette poulie servait à faire mouvoir deux seaux, dont l’un remontait tandis que l’autre, descendait.
Marmouset tira de sa poche, une boîte de bougies, en alluma une, dont il abrita la flamme tremblotante dans le creux de sa main, car il pleuvait toujours un peu et le vent s’élevait.
Puis à l’aide de cette clarté, il examina d’abord l’intérieur du puits.
Les seaux lui parurent bien grands pour n’avoir d’autre destination que de puiser de l’eau.
Cette remarque semblait confirmer les allusions de l’Espagnol, qui avait prétendu que c’était par le puits qu’on pénétrait dans le sous-sol de la maison.
La bougie s’éteignit.
Marmouset en alluma une autre et la jeta dans le puits.
Si le puits était plein d’eau, elle s’éteindrait sur-le-champ.
Le puits était à sec, car la bougie toucha le sol et brûla quelques secondes encore.
Penché sur la margelle, Marmouset put se rendre compte alors de la profondeur qui était d’une quinzaine de pieds à peine.
En même temps il aperçut fort distinctement une espèce d’ouverture pratiquée dans la maçonnerie au raz du sol.
C’était sans doute l’entrée du boyau souterrain dont l’Espagnol avait parlé.
Jusque-là tous les renseignements de ce dernier étaient d’une exactitude rigoureuse.
En outre, Marmouset avait tellement été frappé de l’épouvante manifestée par l’Espagnol qu’il ne douta pas un moment que, pour sauver sa vie, celui-ci ne se fût décidé à trahir la Belle Jardinière.
Et se conformant à ses instructions, il attendit que l’allumette se fût éteinte ; puis se penchant sur la margelle, il siffla.
Une minute s’écoula.
Au bout de ce temps un coup de sifflet monta des profondeurs du puits.
Marmouset recula d’un pas et arma son revolver.
Puis il se pencha de nouveau sur la margelle et attendit.
Tout à coup une clarté se fit tout au fond.
C’était comme un rayon lumineux qui passe sous une porte.
Ensuite cette clarté grandit et occupa tout le périmètre de cette ouverture que Marmouset avait aperçue.
Alors un bras passa par cette ouverture.
Et ce bras posa un flambeau au milieu du puits.
Enfin une tête apparût à la suite du bras.
Marmouset, immobile, retenait son haleine.
Le cocher, non moins immobile, non moins muet, se tenait derrière lui.
La tête leva les yeux en l’air et fut suivie dans le puits par une partie du buste.
Marmouset vit alors distinctement cette tête que les rayons du flambeau éclairaient.
C’était une tête de femme couronnée d’une magnifique chevelure blonde.
L’Espagnol n’avait pas menti – c’était bien la Belle-Jardinière.
Et Marmouset, qui réprima un battement de cœur, s’enhardit dans cette opinion qu’il faut tuer les bêtes fauves partout où on les rencontre.
Et il allongea la main qui tenait le revolver, ajusta et fit feu.
* *
*
Soudain, la lampe s’éteignit, un cri de douleur se fit entendre et le puits demeura plongé dans les ténèbres.
Le cœur de Marmouset battait à rompre sa poitrine.
Il venait de tuer une femme.
Pendant quelques minutes, il demeura appuyé sur la margelle du puits, pâle, frémissant, la sueur au front.
Le silence, un silence de mort, avait suivi ce cri d’agonie.
La Belle Jardinière était-elle morte ?
Marmouset regarda autour de lui.
Le coup de feu semblait n’avoir éveillé aucun écho. Aucune lumière ne brilla dans la maison en construction ; personne ne parut et le fond du puits continua à demeurer plongé dans l’obscurité.
Alors Marmouset, qui avait fini par dominer son émotion, Marmouset regarda le cocher et lui dit :
– Es-tu prêt à me suivre ?
– Oui répondit-il.
– En ce cas, je vais descendre dans ce puits. Quand je serai au fond, tu descendras à ton tour.
Et, sautant sur la margelle, il se cramponna à la corde, mit les deux pieds dans le seau et se laissa couler, l’autre faisant contrepoids.
Le bruit du seau qui s’arrêtait avertit le cocher que Marmouset était arrivé.
– À ton tour ! lui cria celui-ci.
Le cocher descendit.
Alors seulement Marmouset eut de nouveau recours à ses bougies.
Quand l’une d’elles fut enflammée, il se pencha sur le sol et remarqua des traces de sang.
L’ouverture par laquelle la tête de la Belle Jardinière lui était apparue un moment, était assez grande pour laisser passer un homme en se courbant.
Marmouset vit alors une espèce de galerie souterraine en demi-cercle et construite en maçonnerie comme le puits.
Les traces de sang continuaient dans cette galerie.
Mais le corps de la Belle Jardinière avait disparu.
Sans doute qu’elle s’était traînée mourante tout au fond du boyau souterrain.
– Si tu as peur, dit Marmouset au cocher, tu peux remonter.
– Monsieur se moque de moi, répondit le fidèle serviteur, qui tenait un pistolet de chaque main.
– En route alors, et Dieu nous garde ! dit Marmouset.
Et, le revolver au poing, il s’avança résolument dans le boyau souterrain, à la recherche de l’inconnu.
Le boyau souterrain décrivait, nous l’avons dit, une courbe ; ce qui fit que lorsqu’ils eurent fait une vingtaine de pas en avant, Marmouset et le cocher se retournèrent et ne virent plus l’entrée.
Marmouset n’avançait qu’avec précaution, allumant une allumette après l’autre, et toujours prêt à faire feu de son revolver si un ennemi quelconque venait à se dresser devant lui.
Tout à coup un bruit étrange se fit derrière lui et le força à s’arrêter.
Il se retourna et vit le cocher non moins étonné.
Qu’était-ce que ce bruit ?
C’était comme l’écrasement d’une partie de la voûte en maçonnerie qu’ils avaient au-dessus d’eux.
Marmouset revint alors sur ses pas.
Son oreille ne l’avait pas trompé.
Il avait bien entendu le bruit des pierres qui s’écroulaient, s’entassaient dans le souterrain et rendaient impossible toute retraite vers le puits.
Mais il ne fût pas difficile à Marmouset de reconnaître que Cet éboulement était le résultat non d’un accident, mais d’une combinaison.
La voûte s’était écrasée d’une façon régulière, par tranche, si on peut se servir de cette expression et sous la pression d’une force intelligente.
– On nous coupe la retraite ! murmura Marmouset.
Et il n’alluma plus de bougies et continua à avancer dans les ténèbres, s’arrêtant parfois pour prêter l’oreille.
Qu’était donc devenue la Belle Jardinière ?
Elle n’était donc blessée que légèrement qu’elle avait pu s’éloigner ainsi ?
Tout à coup il sembla à Marmouset qu’une respiration humaine se faisait entendre auprès de lui.
Il s’arrêta.
– Me suis-tu toujours ? dit-il au cocher.
– Toujours, répondit celui-ci.
– Il faut pourtant savoir où nous sommes, se dit Marmouset que l’impatience et la colère gagnaient peu à peu.
Et il eut de nouveau recours à ses bougies. C’était peut-être la vingtième qu’il allumait, et la boîte était presque vide.
Il regarda devant lui.
Le souterrain paraissait s’allonger indéfiniment. Le sol que Marmouset foulait était couvert de sable fin, et sur ce sable, çà et là, se trouvait encore, un peu de sang.
Mais, celui ou celle qui répandait ce sang avait de l’avance, car aussi loin que son regard pouvait s’étendre, tandis que la bougie brûlait, Marmouset voyait le souterrain vide.
– Je n’ai plus que trois allumettes, dit-il à son compagnon.
– Il faut les ménager, répondit ce dernier.
Et ils continuèrent leur chemin, dans les ténèbres.
Marmouset, qui était plus petit que le cocher, marchait presque debout.
Le cocher, qui était presque de la taille de Milon, était obligé de se courber en deux, ce qui retardait un peu la marche.
Tout à coup ce dernier poussa un cri.
Mais un de ses cris d’épouvante et de douleur qui sont intraduisibles.
Marmouset se retourna vivement.
– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-il.
Le cocher ne répondit pas.
– Où es-tu ? Que t’est-il arrivé ? répéta-t-il.
Même silence.
Marmouset frotta, une allumette sur le dos de la boîte et la flamme jaillit.
Le cocher avait disparu.
Comme il avançait, une trappe que recouvrait le sable fin s’était brusquement ouverte, sous ses pas, et il avait jeté ce cri que Marmouset venait d’entendre au moment où, le sol manquant sous, ses pieds, il était précipité dans quelque abîme ténébreux.
Puis la trappe qui, faisait bascule était remontée et le sol paraissait de nouveau uni, et Marmouset ne se rendait pas compte encore de la disparition de son compagnon lorsqu’un éclat de rire strident et moqueur, vint retentir à son oreille.
– Ah ! enfin ! s’écria Marmouset ivre de rage.
Et jetant son allumette et se replongeant dans les ténèbres, il avança résolument le bras étendu.
L’éclat de rire continuait à se faire entendre, roulant sous cette voûte sonore comme un suprême défi.
Marmouset fit feu.
L’éclair rouge du revolver illumina une seconde le souterrain toujours vide et Marmouset poussa un nouveau cri de rage.
L’éclat de rire retentissait cependant auprès de lui.
Marmouset fit feu une seconde fois.
Alors l’éclat de rire se tut et Marmouset eut un battement de cœur.
Il pensa que sa balle était allée droit au but. Et il avança encore.
Mais soudain une voix railleuse se fit entendre :
– Tu as ménagé tes bougies, disait-elle, ménage donc tes balles.
– Oh ! tu n’es donc pas morte ! vipère !… s’écria Marmouset.
Cette voix qu’il venait d’entendre, il l’avait reconnue.
C’était celle de la Belle Jardinière.
Et, cette fois, il eut recours à sa dernière allumette.
Cette fois aussi, il vit son ennemie.
La Belle Jardinière était devant lui à dix pas de distance, souriante et moqueuse, et le regardant avec un dédain suprême.
L’allumette d’une main, le revolver de l’autre, Marmouset allongea le bras, ajusta froidement et pressa la détente.
L’allumette s’éteignit.
– Tu n’as plus que deux balles ! cria la voix moqueuse.
Marmouset fit feu de nouveau.
De nouveau l’éclat de rire retentit strident.
– Allons ! la dernière ? cria la voix.
– Va pour la dernière ! répondit Marmouset.
Et il tira son sixième coup de feu.
Mais alors une grande clarté se fit dans le souterrain et au milieu de cette clarté, toujours debout, toujours moqueuse, la Belle Jardinière apparut à Marmouset comme un être invulnérable !
Marmouset fui pris d’un accès de rage folle.
Son revolver était déchargé.
Mais il avait un poignard sur lui, et, ce poignard à la main, il se rua sur la Belle Jardinière, décidé à en finir.
Elle ne bougea pas et l’attendit de pied ferme.
Et comme il approchait, le poignard levé, elle se mit à rire et croisa ses bras sur sa poitrine.
Il frappa.
Le poignard rencontra un corps dur et métallique, et se brisa en deux morceaux.
Marmouset voulut alors la prendre à bras le corps et l’étouffer.
Mais elle lui glissa des mains, et cette lueur étrange qui l’entourait s’éteignit.
Une fois de plus, Marmouset se trouva dans les ténèbres.
Alors, fou de fureur, désarmé, réduit à l’impuissance, il se mit à chercher son ennemie dans l’ombre et ne la trouva pas.
Il avançait toujours ; et, à mesure qu’il avançait, le rire strident paraissait fuir devant lui.
Puis, soudain, ce rire cessa de se faire entendre.
Soudain, aussi, une faible clarté brilla dans l’éloignement.
Marmouset prit cette clarté qui léchait le sol et paraissait passer sous une porte, pour le but de sa course, et, peu soucieux de rencontrer des pièges en route, sans même songer au sort du malheureux cocher, sous les pas duquel un abîme s’était entr’ouvert et refermé, il s’élança en avant et ne s’arrêta que lorsqu’il eut rencontré un obstacle.
Cet obstacle, c’était une porte.
Une porte au travers de laquelle filtrait ce rayon de lumière qui lui avait servi de guide.
Et cette porte céda devant lui.
Alors, une grande clarté vint frapper Marmouset au visage, et il s’arrêta sur le seuil.
Il se trouvait à l’entrée d’une salle assez vaste, une sorte de boudoir qui ressemblait par son ameublement à cette chambre que Roumia avait à Londres, et dans laquelle le marquis de Maurevers avait été transporté, et dont Marmouset avait lu la description dans le manuscrit de Turquoise.
Au milieu il y avait un lit.
Sur ce lit une femme était couchée.
Marmouset jeta un cri en l’apercevant et s’élança vivement vers elle.
Ce n’était pas la Belle Jardinière.
C’était Vanda.
Vanda ne dormait pas, elle avait même les yeux ouverts.
En entendant prononcer son nom. elle se mit sur son séant et regarda le jeune homme.
– Qu’est-ce que vous me voulez ? dit-elle.
Marmouset recula effaré.
Vanda avait l’œil brillant de la folie, et elle ne le reconnaissait pas.
– Oui, dit-elle d’une voix mélancolique et douce, je me suis appelée Vanda autrefois, mais ce n’est plus mon nom.
Je m’appelle aujourd’hui la sultane Fatma et je vais épouser le prince Ali, le frère aîné du sultan mon premier époux.
Le prince Ali succède au sultan.
Ce sera une belle fête que celle de mes noces, vous verrez.
Et, regardant Marmouset avec plus d’attention.
– Il me semble que je vous connais, vous, dit-elle ; où donc vous ai-je déjà vu ? N’êtes-vous pas le premier officier du prince Ali ?
– Vanda ! Vanda ! s’écria Marmouset avec désespoir ne me reconnaissez-vous donc pas ? Je suis Marmouset…
– Ce nom m’est inconnu, dit-elle.
Il eut une inspiration et prononça un autre nom.
Rocambole !
Vanda tressaillit et elle descendit du lit de repos.
Puis, posant sa main sur l’épaule de Marmouset :
– Comment avez-vous dit ? dit-elle.
– Rocambole ! répéta Marmouset.
Elle fronça le sourcil, son front se plissa ; elle prit même sa tête à deux mains, comme si elle eût voulu rassembler tout un monde de souvenir épars.
Mais l’effort était sans doute trop grand pour elle ; car elle partit tout à coup d’un éclat de rire et dit :
– Je ne me souviens pas !
Il y avait un piano dans cette salle mystérieuse.
Vanda se dirigea vers l’instrument et l’ouvrit.
Puis elle s’assit devant, et ses doigts coururent agiles sur le clavier.
Marmouset immobile, la sueur au front, murmurait :
– Folle ! folle ! elle est folle !
– Comme tu seras fou dans quelques heures, dit tout à coup une voix derrière lui.
Il se retourna. La Belle Jardinière était sur le seuil.
– Ah ! misérable, dit Marmouset, qui voulut de nouveau s’élancer vers elle.
Mais soudain ses jambes refusèrent de le porter, et, quelque effort qu’il fît, il lui fut impossible de faire un pas.
Il semblait qu’une barrière invisible s’élevait entre elle et lui.
– Écoute-moi, dit-elle.
– Misérable ! répéta Marmouset.
Vanda continuait à promener ses deux mains sur le clavier et ne les entendait pas.
La Belle Jardinière reprit :
– Tu as voulu te mêler d’affaires qui n’étaient pas les tiennes, pénétrer des secrets qui ne t’appartenaient pas.
Comme le baron Henri, comme M. de Montgeron, tu as voulu soulever le voile mystérieux qui pesait sur la destinée du marquis de Maurevers.
Montgeron et le baron sont morts.
Cette femme que tu vois a voulu savoir, elle aussi…
Regarde ! elle est folle !
Maintenant, je te donne à choisir ton sort.
Veux-tu savoir et mourir ? veux-tu vivre et devenir fou ?
Ce nom de folie donnait le vertige à Marmouset.
– Si tu veux savoir, tu sauras. Tu verras le marquis de Maurevers… Mais quand tu auras vu, tu mourras…
Si tu veux vivre, – qui sait ? la folie est peut-être le vrai bonheur, – je n’ai qu’à faire un signe, un mouvement, presser un ressort… vois plutôt…
Et la main de la Belle Jardinière se promena un moment sur le mur.
Tout aussitôt un jet de vapeur humide et blanche sortit de ce mur comme une douche.
Et soudain aussi, Marmouset reconnut ce parfum bizarre dont les émanations avaient déjà troublé sa raison.
La Belle Jardinière pressa un autre ressort. La vapeur blanche s’arrêta.
– Choisis, répéta-t-elle.
– Je veux savoir ! dit-il.
– Et mourir ?
– Soit.
– Eh bien ! dit-elle, tu sauras…
Elle frappa dans ses mains trois fois, et à ce signal deux hommes entrèrent.
Des deux hommes qui venaient d’entrer, à l’appel de la Belle Jardinière, l’un était parfaitement inconnu à Marmouset.
Mais l’autre lui arracha un cri d’étonnement, presque de stupeur.
C’était l’Espagnol qu’il avait laissé rue de Marignan sous la garde de Milon, et pour qu’il n’en pût douter et ne pas croire à quelque ressemblance extraordinaire, l’Espagnol avait encore les habits de cocher de fiacre sous lesquels Marmouset l’avait découvert place du Panthéon.
L’Espagnol et l’homme qui était avec lui, étaient armés d’un revolver et d’un poignard.
Marmouset avait brisé son poignard sur la cote de mailles couleur de chair qui enveloppait la Belle Jardinière, et jeté son revolver déchargé comme désormais inutile.
– Tu le vois, lui dit la Belle Jardinière, tu es en mon pouvoir. Je n’ai qu’à faire un signe et ces deux hommes se jetteront sur toi et te poignarderont.
Marmouset, en présence de ce danger réel qui remplaçait enfin tous ces périls mystérieux et incompréhensibles auxquels il venait d’échapper, avait retrouvé tout son sang-froid.
Les menaces dédaigneuses de la Belle Jardinière l’intimidaient peu du reste, et si désespérée que lui parut la solution, il ne perdait pas cependant tout espoir.
Mais il regarda Vanda avec une douloureuse ténacité.
Vanda continuait à toucher du piano, les yeux au plafond, la tête rejetée en arrière.
– Folle ! murmurait-il, folle !
– Mais viens donc puisque tu veux savoir, dit la Belle Jardinière avec une ironie farouche.
– C’est bien, dit-il, je vous suis.
Elle le prit par la main, et à ce contact il ne put se défendre d’un tressaillement !
Cette femme avait la main froide comme le corps d’une couleuvre.
Les deux hommes marchaient en avant.
Ils ouvrirent une porte au fond de la salle souterraine, et Marmouset, se trouva dans un corridor plus haut et plus large que celui qu’il avait suivi déjà en poursuivant son ennemie.
Au bout de ce corridor, l’Espagnol poussa une seconde porte.
Alors une grande clarté inonda de nouveau le visage de Marmouset.
Et en même temps aussi, il fit un pas en arrière et sentit ses cheveux se hérisser.
Il était en présence de ce qu’on appelle une chapelle ardente.
Comme jadis M. Gustave Marion qui en était devenu fou, comme M. de Montgeron qui en était mort quatre ou cinq ans après, Marmouset se trouvait face à face avec un cadavre exposé sur un lit de parade, aux quatre coins duquel brûlaient des candélabres à huit bougies.
– Regarde ! dit la Belle Jardinière.
L’accent railleur de sa voix avait fait place à un timbre plus grave.
– Regarde ! répéta-t-elle, puisque tu as voulu savoir.
– Maurevers ! exclama Marmouset.
Elle secoua la tête :
– Ce n’est pas. Maurevers, dit-elle. Toi aussi tu t’y trompes, comme s’y sont trompés Marion, Montgeron et les autres.
Approche-toi plus encore ; tiens, soulève ce bras… cette fois, ce n’est pas une figure de cire… c’est bien un vrai cadavre… le cadavre de l’homme que j’ai aimé…
Et elle se pencha et mit un baiser sur le front du mort.
Puis, se redressant, l’œil étincelant, elle dit encore :
– Cet homme que tu vois là, c’est mon seul, mon ardent amour… c’est Perdito… Perdito que Maurevers a tué… Perdito dont je venge la mort à chaque heure du jour et de la nuit…
Elle eut un ricanement de bête fauve :
– Ah ! tu as voulu savoir, dit-elle, tu sauras !
Elle le prit de nouveau par la main, le fit passer devant le lit de parade et poussa une nouvelle porte.
Cette fois, Marmouset sentit ses cheveux se hérisser.
Il était au seuil d’un espèce de cachot éclairé par une lampe de fer suspendue à la voûte.
Au fond de ce cachot, accroupi sur un peu de paille fétide, était un vieillard décharné, couvert de haillons, chargé de chaînes.
Un vieillard qui, voyant paraître Roumia, joignit les mains et lui dit d’une voix lamentable :
– Grâce ! grâce !
Celui-là n’était pas fou. Il avait toute sa raison, et la conscience des tortures sans fin qu’il endurait.
– Ah ! tu demandes grâce, dit la bohémienne en riant d’un rire sinistre. As-tu fait grâce à Perdito, toi ?
Et se tournant vers Marmouset :
Puisque tu as lu le manuscrit de Turquoise, dit-elle, tu dois savoir quel est cet homme, ce démon plutôt !…
C’est le monstre qui nous a élevés, Perdito et moi dans la haine du marquis de Maurevers ; c’est ce duc de Fenestrange qui est allé jadis en Orient, chercher d’abominables secrets ; c’est lui qui m’a enseigné l’art de tuer avec des parfums et de rendre fou avec des baisers…
C’est lui qui a mis un pistolet dans les mains du marquis de Maurevers et qui lui a fait tuer Perdito.
Et elle se prit à rire comme une fille d’enfer :
– Et il a cru m’échapper ! et il a cru que je me contenterais de torturer Maurevers et que je le laisserais jouir en paix de sa vengeance… Ah ! ah ! ah !…
Marmouset, la sueur au front, regardait tour à tour ce vieillard et cette furie.
Elle reprit :
– Mais Perdito n’eût point été vengé, si je n’avais pas frappé cet homme !… Il m’avait, donné de l’or, il avait mis à mes pieds des esclaves… Or et esclaves m’ont servi à le faire tomber dans un piège et à m’emparer de lui…
Il y avait dans un coin du cachot, hors de la portée du vieillard retenu au mur par des chaînes, un fourneau dans lequel brillaient des charbons ardents.
Roumia fit un signe.
À ce signe, l’Espagnol prit une longue tige de fer et la plongea dans le fourneau.
Le vieillard se prit à hurler.
– Grâce ! grâce ! répéta-t-il.
– Il n’y a pas de grâce pour toi, répondit Roumia.
Et sa main nerveuse se mit à tourner et retourner la tige de fer dans le brasier jusqu’à ce qu’elle fût rouge à l’extrémité.
Alors elle la retira et s’avançant vers le vieux duc, elle le piqua au bras et à l’épaule.
La chair fuma à ce contact.
Le vieillard jeta des cris déchirants.
Marmouset lui-même, oubliant sa propre situation, s’écria :
– Grâce ! grâce !
Roumia eut un éclat de rire et jeta la tige de fer loin d’elle.
Puis elle reprit Marmouset par la main et lui dit :
– Maintenant, veux-tu voir Maurevers ? viens !
Et elle le fit sortir du cachot.
Marmouset, entraîné par cette femme dont la parole était brève, le geste impérieux, le rire ironique, commençait à se demander s’il n’était pas le jouet de quelque cauchemar ; lorsque la Belle Jardinière, poussa devant elle une nouvelle porte.
Cette fois le décor changeait.
Marmouset se crut au seuil d’une pagode indienne. Des lampes mystérieuses projetaient des clartés voluptueuses et tremblantes sur des murs tendus d’étoffes bizarres. Le sol était jonché de tapis moelleux.
Les angles garnis de piles de coussins.
Un parfum d’opium régnait dans cette pièce et montait au cerveau.
Cette clarté mate qui baignait les objets comme un rayon de lune avait quelque chose d’efféminé qui allait à l’âme et l’emplissait d’une sorte de mélancolie vague.
Marmouset sentit, en pénétrant dans cet étrange réduit, sa colère et son étonnement faire place à une sorte de langueur et d’indifférence.
D’abord il ne vit que confusément les objets qui l’entouraient.
La Belle Jardinière cessa de lui tenir la main et il ne s’en aperçut pas.
Elle fit un pas en arrière, il n’y prit garde. Il ne s’était point aperçu que les deux hommes qui les accompagnaient tout à l’heure dans le cachot du vieux duc de Fenestrange ne les avaient point suivis.
La Belle Jardinière recula jusqu’à la porte et disparut.
Marmouset, se trouva seul et ne le remarqua point.
Les peintures bizarres qui couvraient les murs de cette salle, lui rappelaient vaguement la pagode de Hampstead, dans laquelle Gipsy avait failli périr.
Tout, à coup, il lui sembla que la respiration d’un être humain se laissait entendre auprès de lui.
Puis il vit s’agiter quelque chose dans un des angles de la salle.
Enfin, un homme accroupi sur une pile de coussins lui apparut.
Cet homme avait l’attitude extatique des fumeurs d’opium.
Ses pommettes rouges, ses yeux caves et sans rayons, ses lèvres hébétées trahissaient l’abus du funeste narcotique.
Le tuyau d’un narguilé gisait auprès de lui sur le tapis.
Marmouset s’approcha.
Cet homme, ce fantôme plutôt, car ce n’était plus qu’un être décharné, blanchi, tremblotant, ressemblait cependant à ce cadavre devant lequel Marmouset s’était arrêté tout à l’heure.
Et Marmouset se dit :
– Ce doit être là le marquis de Maurevers.
Le fumeur d’opium s’agitait, mais ce n’était pas la présence de Marmouset qui causait cette agitation.
Tout entier à son rêve, insensible aux choses extérieures, vivant en lui-même, il parlait d’amour à un être invisible, devenu, palpable et réel pour lui seul.
– Oui, disait-il, je t’aime… et vivre avec toi pendant une éternité ne serait pas assez long encore… Et il étendait les bras et les ramenait sur la poitrine comme s’il eût pressé un être réel.
Marmouset le contemplait avec une sorte de stupeur.
Alors seulement il s’aperçut qu’il était seul et que la bohémienne n’était plus là.
Mais, presque aussitôt après, la porte se rouvrit, et Roumia entra.
Le marquis continua à divaguer.
– Eh bien ! dit-elle en regardant Marmouset, qu’en penses-tu ?
Marmouset tressaillit ; il retrouva sa raison et son sang-froid.
– Est-ce là Maurevers ! dit-il.
– Oui.
– Et c’est là ta vengeance !
– Oui.
Marmouset se prit à rire :
– Je te croyais plus vindicative, dit-il d’un air dédaigneux.
– Vraiment ?
– Cet homme est abruti, poursuivit Marmouset, mais, il n’est pas malheureux. Depuis longtemps la vie réelle est loin de lui, et il vit dans un rêve perpétuel ; le rêve, c’est la folie. La folie fait-elle donc souffrir ?
Roumia souriait et ne répondait pas.
Marmouset reprit :
– Tu détruis ce corps lentement, mais tu n’as plus aucun pouvoir sur l’âme.
– Tu crois ?
– Cette intelligence éteinte n’a plus conscience des tortures que tu lui as infligées ; tu peux tuer cet homme quand bon te semblera, il franchira le seuil de la mort sans s’en apercevoir.
– Tu es intelligent, ricana Roumia, et tout ce que tu dis est rigoureusement vrai, en apparence. Cependant tu te trompes.
– Comment ?
– Le marquis a des heures lucides.
Marmouset tressaillit.
– Des heures, poursuivit Roumia, où il se souvient de son nom, de son enfant, de sa vie d’autrefois, des heures où il a horreur de moi et où, cependant, il m’aime plus que jamais.
– C’est impossible !
– Oui, car l’opium détruit l’intelligence.
– Tu as raison, mais j’ai le secret d’un réactif puissant qui détruit momentanément son effet stupéfiant.
Alors Roumia tira de son sein un flacon qu’elle déboucha.
Puis elle s’accroupit devant le narguilé et versa quelques parcelles d’une poudre blanchâtre que ce flacon renfermait, dans le tuyau où brûlait un reste de narcotique.
En même temps, elle prit le tuyau, l’approcha des lèvres de Maurevers hébété et lui dit :
– Fume !
Le pauvre idiot pressa de ses lèvres le tuyau fatal.
La Belle Jardinière regarda alors Marmouset et lui dit :
– Maintenant, tu vas voir…
Marmouset ne pouvait, détacher son regard de ce fantôme décharné qui s’était appelé le marquis de Maurevers et qui paraissait être descendu, comme intelligence, au-dessous du niveau de la brute.
Roumia, la bohémienne, la Belle Jardinière comme on l’appelait, et que Marmouset avait voulu tuer moins d’une heure auparavant, Roumia était pourtant seule avec lui en ce moment, et ses deux gardiens étaient demeurés au dehors.
Il est vrai que Marmouset n’avait plus ni revolver, ni poignard.
Mais Marmouset était un homme, un homme jeune et robuste ; et un homme a toujours raison d’une femme.
Il pouvait donc se jeter sur elle à l’improviste, lui faire un collier de fer de ses deux mains et l’étrangler avant qu’on ne fût venu à son aide.
Marmouset n’y songea même pas.
L’atmosphère alourdie dans laquelle il se trouvait, avait distendu ses nerfs, apaisé sa colère, ôté à son âme toute énergie.
Roumia s’était donc assise auprès de lui, et il ne prenait garde à elle.
Toute son attention était concentrée par le marquis de Maurevers.
Celui-ci fumait.
Il fumait avec cet acharnement fébrile des Orientaux qui cherchent dans le rêve des jouissances insensées.
Mais il avait cessé de murmurer des mots sans suite, de parler d’amour à cet être imaginaire que tout à l’heure il croyait presser dans ses bras.
Son œil s’arrêtait parfois sur Roumia et sur Marmouset.
Mais il ne voyait ni l’un ni l’autre.
– Il ne nous a pas encore aperçus, dit Roumia à l’oreille de Marmouset.
– Il nous verra donc ?
– Oui, tout à l’heure.
– Ah ! fit Marmouset qui sentait, lui aussi, sa tête s’appesantir.
Mais, bientôt, il fut le témoin d’un étrange phénomène, annoncé du reste par Roumia.
L’œil du marquis, cet œil atone et sans rayons, dont les paupières étaient à demi baissées, cet œil s’ouvrit peu à peu, puis, s’éclaira, et Marmouset comprit que l’intelligence y revenait lentement.
Tout à coup, sa main saisit le tuyau du narguilé et l’arracha de ses lèvres.
Puis, le jetant loin de lui, le marquis se leva brusquement et s’écria :
– Où suis-je ?
Alors, la voix railleuse de la Belle Jardinière se fit entendre :
– Bonjour, marquis, dit-elle.
Il serra les poings, leva sur elle un regard plein de haine et voulut faire un pas.
Mais elle le cloua à sa place de son œil fascinateur et lui dit :
– Prends garde ! tu sais bien que tes jambes ne te portent pas toujours.
– C’est vrai, murmura-t-il avec un accent de rage.
Et il retomba, épuisé par l’effort qu’il venait de faire, sur la pile de coussins où il était tout à l’heure.
La voix de Roumia avait le sifflement d’une vipère.
– Marquis, dit-elle, sais-tu qui tu es ?
– Oui, répondit-il, je sais que je suis ta victime, démon.
– Tu es le marquis de Maurevers, n’est-ce pas ?
– Je ne suis plus rien.
– Mais tu l’as été ?
– Oui.
– Tu avais une maîtresse… Turquoise ?…
– Pauvre Turquoise ! soupira-t-il avec un sanglot déchirant dans la voix.
– Elle est morte, ricana la bohémienne.
– Tu me l’as déjà dit, mais je ne te crois pas.
– Tu avais un fils ?…
Ici, cet homme qui recouvrait un peu de son intelligence, fit un effort surhumain :
– Non, dit-il, je n’ai pas de fils… je n’ai jamais eu de fils.
– C’est-à-dire que tu n’as jamais voulu me dire où il était, dit-elle avec un accent de raillerie infernale, mais je le sais…
– Tu mens !
Et, en prononçant, ces mots, il vit Marmouset qui se tenait muet et la sueur au front derrière Roumia.
– Quel est cet homme ? balbutia-t-il.
– Ah ! tu ne connais pas monsieur ?
– Un de tes complices, sans doute, un de tes bourreaux, fit-il avec un accent de mépris et de rage.
– Tu te trompes, marquis, tu te trompes…
Et elle riait de son rire infernal.
– Monsieur, poursuivit-elle, est un de tes amis.
– Ah ! fit Maurevers.
Et son œil éteint se fixait avec une sorte d’acharnement sur Marmouset, qu’il voyait pour la première fois.
– Je ne me souviens pas, murmura-t-il enfin, en prenant sa tête dans ses deux mains.
– Monsieur, poursuivit Roumia, est un ami de Montgeron.
– Montgeron ! exclama le marquis.
– Ne te l’ai-je pas dit ? Montgeron est mort.
Le marquis eut un gémissement.
– C’est un ami de Montgeron, poursuivit-elle, et, comme lui, il s’est vaillamment lancé à ta recherche, il a retrouvé ton fils…
– Je n’ai pas de fils ! répéta-t-il avec énergie.
Roumia se tourna vers Marmouset :
– Mais dites-lui donc, fit-elle, que son fils, ce matin encore, était dans un pensionnat de la rue des Postes.
– C’est vrai, dit Marmouset en courbant la tête.
Le marquis de Maurevers se dressa de nouveau.
Il avait des éclairs dans les yeux, et son corps débile semblait retrouver un peu de force.
– Eh bien ! oui, dit-il, j’ai un fils… mais tu ne sauras pas où il est.
– Tu te trompes, je le sais…
– Tu mens !
– Il est en mon pouvoir depuis ce matin, acheva Roumia.
– Tu mens !
– Je vais t’en donner la preuve !
En même temps, elle frappa de nouveau trois coups dans sa main.
Alors, le mur du fond de la salle s’entr’ouvrit comme un décor de théâtre rentre tout à coup dans sa coulisse.
En même temps, des cris déchirants se firent entendre.
Et Marmouset, épouvanté, vit au fond d’une autre salle tendue de rouge et éclairée par des torches, un enfant demi-nu lié à un poteau, et deux hommes qui le fouettaient avec des verges.
C’était bien le pauvre enfant enlevé le matin, rue des Postes, que les bourreaux de Roumia la bohémienne martyrisaient !
La réaction que la vue du marquis de Maurevers, réduit à l’état de fantôme, n’avait pu opérer chez Marmouset, les cris et les larmes de l’enfant l’amenèrent.
– Ah ! misérables ! ah ! brigands ! s’écria-t-il.
Et, oubliant qu’il était désarmé, il se rua sur les bourreaux.
La Belle Jardinière partit d’un éclat de rire.
– Assez ! dit-elle.
Les deux hommes qui fouettaient l’enfant s’arrêtèrent.
Mais, en même temps, sur un signe de leur terrible maîtresse, ils se tournèrent contre Marmouset.
Alors, entre cet homme seul contre deux, mais dont la colère doublait les forces, et ces deux esclaves d’une tyrannique volonté, une lutte terrible s’engagea.
Dix fois terrassé, Marmouset se releva dix fois.
Mais, enfin, la force brutale triompha.
Marmouset se vit couché sur le sol, le dos par terre, le genou de l’un de ses adversaires sur la poitrine.
Et celui-ci, levant un poignard, dit à la Belle Jardinière :
– Faut-il frapper ?
– Non, dit-elle, garrottez-le.
Alors, tandis que l’homme au poignard maintenait Marmouset épuisé sous son genou, l’autre s’empara d’une longue écharpe de soie que la Belle Jardinière portait autour de sa taille, et qu’elle dénoua pour la lui donner.
Puis, avec cette écharpe, il se mit à lier les pieds et les mains du jeune homme, avec une dextérité de jongleur indien, et jamais peut-être ligature ne fut plus solide.
Quand ce fut fait, les deux hommes, dont l’un, du reste, n’était autre que l’Espagnol, se relevèrent, le laissant gisant sur le sol, et ils attendirent de nouveaux ordres.
Marmouset était de l’école de Rocambole.
Il savait que les cris ne servent à rien, si ce n’est à perdre tout à fait une cause déjà compromise.
Il ne jeta donc pas un cri, il ne chercha même pas à se débattre ; muet, immobile, il attendit son sort avec une apparente impassibilité.
La Belle Jardinière dit à l’Espagnol :
– Détachez cet enfant !
On délia le pauvre petit, qui n’osait plus crier de peur qu’on ne le fouettât encore.
– Et emmenez-le ! ajouta la bohémienne.
Alors Marmouset vit le mur à coulisses reprendre sa place première, et le poteau, l’enfant, les bourreaux, tout disparut.
De nouveau, il était seul en présence de la Belle Jardinière. Celle-ci se pencha sur lui :
– Je n’aime pas à causer avec un homme à terre, dit-elle.
Et le prenant par les épaules, avec une vigueur dont on ne l’eût point jugée capable, elle le porta sur le divan placé contre le mur et s’y assit.
– Maintenant, dit-elle, causons !
Marmouset leva sur elle un œil chargé de mépris et ne prononça pas un mot.
Quant au marquis de Maurevers, il était toujours évanoui et gisait auprès du divan.
Elle le poussa du pied en disant :
– Nous n’avons plus à nous occuper de lui, sa raison est éteinte de nouveau, il va rentrer dans son rêve opiacé.
Alors se plaçant en face de Marmouset, les bras croisés sur la poitrine, l’œil plein d’éclairs, la lèvre ironique, elle dit à son prisonnier :
– Je sais qui tu es : tu te nommes Marmouset, ton premier maître est un bandit du nom de Rocambole. Mais Rocambole est parti, il est mort sans doute, et tu n’es pas de taille à jouer le même jeu que lui.
Tu as commencé par être voleur et mendiant ; puis tu es devenu riche, et ce n’est pas moi qui me serais jamais jetée au travers de ta prospérité et de ton bonheur.
Mais tu as été imprudent, tu as voulu savoir.
Je venge l’homme que j’ai aimé, c’est mon droit. Tu as essayé d’enrayer ma vengeance, je te frappe, c’est mon droit encore !
Une femme était ta complice, tu vois ce que j’en ai fait, elle est folle !
Moi seule pourrais détruire mon œuvre et lui rendre la raison, mais je n’ai pas de ces sottes générosités.
Dans cinq jours j’aurai quitté Paris ; dans huit, à bord d’un navire, entre le ciel et l’eau, emmenant avec moi ces deux victimes, je me serai soustraite pour jamais à la curiosité importune de ceux qui rêvent encore de pénétrer le mystère du marquis de Maurevers.
Dans cinq jours, une pauvre folle à demi morte de faim sera trouvée dans les décombres de cette maison, auprès d’un cadavre.
Les fous ne sont pas crus quand ils parlent, et les morts ne parlent pas.
La folle, c’est ta complice.
Le cadavre, tu l’as deviné, n’est-ce pas ?
C’est le tien.
Elle eut un éclat de rire strident.
– Car enfin, dit-elle, tu n’as pas espéré, j’imagine, que je te ferais grâce ?
– Tuez-moi, dit Marmouset, je vous méprise !
Elle se prit à rire de plus belle.
– Bah ! dit-elle, tu es candide et naïf en ton audace, mon maître ; et tu te dis peut-être que je vais t’envoyer dans l’éternité d’un coup de poignard ou d’un coup de pistolet. Allons donc !
Je n’ai pas l’intention davantage de te faire hacher en morceaux, ou de te faire décapiter. Le sang me répugne.
Je t’ai trouvé un supplice bien digne d’un homme d’imagination tel que toi.
Marmouset continuait à la regarder avec dédain.
– Tu es instruit, poursuivit-elle, et tu dois savoir que les Chinois sont des maîtres en raffinement de cruauté.
Le duc de Fenestrange, que tu as vu tout à l’heure, avait étudié leurs procédés et c’est de lui que je tiens celui que je vais t’appliquer.
Je te condamne à mourir par la privation de sommeil.
Marmouset était brave ; il avait fait le sacrifice de sa vie, et cependant, il ne put s’empêcher de frissonner.
– On meurt au bout de cinq jours, acheva-t-elle avec son rire cruel. Vraiment, ce n’est pas trop long !…
Et elle frappa pour la troisième fois dans ses mains, et, à ce signal, les bourreaux reparurent.
– Ô Rocambole ! murmura Marmouset, dans le fond de son cœur, Rocambole, où êtes-vous et ne viendrez-vous donc pas à mon aide ?
Les bourreaux revenus, la Belle Jardinière leur dit d’un ton ironique :
– Tenez compagnie à monsieur.
Puis elle ajouta, regardant Marmouset :
– Je viendrai prendre de tes nouvelles de temps en temps.
Et elle sortit.
Marmouset avait lutté, Marmouset avait été brisé par mille émotions et il sentait une torpeur toute physique s’emparer de ses sens.
L’Espagnol et son complice s’étaient assis auprès de lui.
Marmouset, si las qu’il fût, les regardait et se demandait comment ils s’y prendraient pour l’empêcher de dormir.
En même temps aussi, il songeait à Rocambole et se disait :
– Ah ! si je savais que le maître fût à Paris, je ne désespérerais pas.
Deux heures s’écoulèrent.
La surexcitation morale triompha chez Marmouset de la lassitude physique.
Pendant ces deux heures, il eut les yeux ouverts et les bourreaux n’eurent rien à faire.
Maris enfin la fatigue l’emporta. Ses yeux se fermèrent.
Soudain un épouvantable coup de tam-tam se fit entendre.
Marmouset rouvrit les yeux et bondit sur lui-même autant que le lui permirent ses liens.
L’Espagnol venait de frapper sur un tambour de cuivre avec une baguette de fer.
C’était le supplice qui commençait.
Vingt fois, pendant tes quatre ou cinq heures qui suivirent, Marmouset ferma les yeux, vingt fois le terrible tam-tam se fit entendre.
Mais on s’habitue aux bruits les plus stridents.
À mesure que te temps passait, l’engourdissement physique devenait plus grand.
Alors l’Espagnol dit à son compagnon :
– Va chercher le seau.
Celui-ci sortit et revint peu après avec un seau d’eau glacée dans laquelle flottait une éponge.
Et chaque fois que Marmouset fermait les yeux, l’Espagnol lui exprimait l’éponge sur la tête.
Douze heures s’écoulèrent.
La Belle Jardinière reparut.
– Allez vous reposer, mes fidèles, dit-elle, j’ai dormi et je puis veiller à mon tour.
Marmouset commençait à éprouver d’intolérables bourdonnements dans les oreilles et sa tête était lourde comme un boulet de bronze.
Néanmoins la vue de son ennemie lui donna du courage.
Peut-être eût-il demandé grâce aux deux hommes ; il se roidit contre la bohémienne.
Pendant deux ou trois heures encore, il lutta de lui-même contre le sommeil.
Mais enfin ses yeux se fermèrent, de nouveau et soudain il jeta un cri de douleur.
La Belle. Jardinière venait de le piquer au bras avec une épingle d’or qu’elle avait prise dans sa chevelure.
Les bourdonnements dans les oreilles augmentaient, et Marmouset sentait sa raison s’en aller.
Chaque fois que ses paupières s’abaissaient, la terrible épingle se rougissait de son sang.
Le délire le prit.
Et dans ce délire, il lui sembla entendre un bruit sourd et lointain, comme celui d’une bêche qui travaillait sans relâche au-dessus de sa tête.
Mais n’était-ce pas le résultat de ce bourdonnement qu’il avait dans les oreilles et qui allait toujours augmentant ?
La Belle Jardinière, elle, paraissait ne rien entendre.
À demi couchée sur le divan auprès de Marmouset, elle s’était fait apporter une lampe sur un guéridon et lisait tranquillement à sa lueur.
Douze autres heures s’écoulèrent.
Le délire fit place, chez Marmouset, à une extrême faiblesse.
Le besoin de dormir était devenu si impérieux que souvent son implacable ennemie était obligée de le piquer deux ou trois fois de suite, pour qu’il rouvrît les yeux.
Les bourreaux vinrent relayer leur maîtresse.
L’Espagnol portait un petit réchaud rempli de charbons ardents, et dans le réchaud, Marmouset, frissonnant, reconnut la terrible tige de fer avec laquelle il avait vu torturer le vieux duc de Fenestrange.
Mais le besoin de sommeil devenait si impérieux, que, bien qu’il eût deviné l’usage qu’on allait faire de la tige de fer qui rougissait lentement, ses yeux se fermèrent encore.
Alors, l’un des bourreaux lui découvrit l’épaule. Marmouset se laissa faire et ne se débattit point. Il dormait.
La tige rougie toucha son épaule, il se réveilla en rugissant.
Le troisième supplice commençait, et il dura douze autres heures pendant lesquelles Marmouset ne vit point la Belle Jardinière.
Chaque fois que ses yeux se fermaient, la chair fumait en criant sous le fer rouge.
Marmouset hurlait, le sang coulait par les narines, et une fièvre ardente le brûlait ; de temps en temps, il lui semblait encore entendre le bruit mystérieux de cette bêche qui travaillait toujours.
Tout à coup, l’Espagnol et son compagnon se regardèrent inquiets, étonnés…
Eux aussi, ils avaient entendu ce bruit étrange et l’Espagnol s’élança en dehors en disant :
– Il faut réveiller madame.
Alors, Marmouset eut un vague espoir, et un peu d’énergie lui revint.
La Belle Jardinière accourut.
Marmouset vit l’Espagnol lever la main vers la voûte de la salle, il vit la Belle Jardinière pâlir…
Il entendit distinctement ce bruit qu’il avait pris longtemps pour le résultat d’une hallucination…
Et tout à coup le plâtre de la voûte se détacha par fragments.
Tout à coup encore, une pierre oscilla et tomba aux pieds de la Belle Jardinière, qui fit un pas en arrière.
Cette pierre, qui fut suivie d’une autre, laissa voir soudain une ouverture béante, et soudain aussi deux hommes s’élancèrent l’un après l’autre, comme une grappe humaine, par cette ouverture, et la Belle Jardinière jeta un cri.
À ce cri d’épouvante, Marmouset, à demi mort, répondit par un cri de triomphe, et la vie lui revint.
Rocambole et son fidèle Milon venaient de tomber comme la foudre, le poignard aux dents, le revolver, au poing, au milieu de ses bourreaux.
Marmouset était sauvé !…
L’émotion de Marmouset fut si forte qu’il faillit s’évanouir.
Mais déjà Milon était auprès de lui et avec son poignard coupa les liens.
En même temps, Rocambole posait sa main sur l’épaule de la Belle Jardinière épouvantée, et lui disait :
– Tu ne me connais pas de vue… mais je vais te dire mon nom…
– Rocambole ! exclama Marmouset.
Mais Rocambole secoua la tête et dit :
– Pour madame, non, je ne suis ni Rocambole, ni le major Avatar… je suis…
Il s’arrêta et la regarda fixement :
– Je suis celui qui doit venir de l’Inde, dit-il.
Ce fut un coup de théâtre.
Cette femme hautaine et cruelle tout à l’heure, qui avait condamné Marmouset à une mort épouvantable, ce démon qui, depuis cinq ans, torturait le marquis de Maurevers, ce monstre qui faisait fouetter les enfants et frappait les vieillards avec une tige de fer rougie, changea tout à coup d’attitude et tomba à genoux.
Elle s’agenouilla, non point en suppliante qui demande grâce, mais en esclave qui attend des ordres.
Et Rocambole la tint pendant un moment, palpitante, pleine d’effroi et d’obéissance, sous son œil dominateur.
Le marquis de Maurevers dormait toujours de son lourd sommeil opiacé.
Rocambole le regarda un instant :
– C’est bien, dit-il, il n’est pas mort… il en reviendra… si tu avais des poisons qui tuent, j’en ai rapporté qui ressuscitent.
Puis il s’adressa à Marmouset :
– Et toi, depuis quand es-tu ici ?
– Je ne sais pas au juste, répondit Marmouset, mais il y a au moins deux jours.
– Et Vanda, où est-elle ?
Marmouset étendit la main derrière lui.
– Dans ce souterrain, dit-il, elle est folle.
Rocambole regarda sévèrement la Belle Jardinière.
– Grâce, dit-elle, je lui rendrai la raison.
– Je l’espère bien, répondit-il froidement.
Alors. Marmouset fut témoin d’une scène non moins étrange qu’inattendue.
Il avait conservé quelques lueurs de raison, au milieu de ses tortures, et, par conséquent, en voyant apparaître Rocambole comme un libérateur, il s’attendait à ce que celui-ci et son fidèle Milon feraient sur-le-champ justice de la Belle Jardinière et de ses étranges complices.
Il n’en fut rien.
Rocambole remit son revolver et son poignard à la ceinture et dit à la Belle Jardinière :
– Je suis arrivé à temps pour eux et pour toi. Si je les avais trouvés morts, ta dernière heure était venue.
Elle était toujours courbée et, pour ainsi dire, prosternée devant lui.
– Lève-toi, dit-il, esclave, j’ai besoin de tes services…
Et la Belle Jardinière se leva et dit :
– Maître, ordonnez, j’obéirai.
– Je crois, murmura Marmouset, que tout ce que je vois et entends n’est qu’un rêve et que le délire m’a repris.
Rocambole entendit ces paroles :
– Toi, dit-il, tu as besoin de repos. Couche-toi… et dors…
Marmouset frissonnait, lui aussi, sous le regard du maître.
– Dors ! répéta celui-ci.
– J’ai soif !… balbutia Marmouset, dont la gorge était aride et qui continuait à rendre du sang par les narines.
Rocambole regarda la Belle Jardinière.
Celle-ci se tourna vers l’Espagnol, qui, ainsi que son compagnon, était muet d’étonnement, et prononça quelques mots dans cette langue mystérieuse que seuls les bohémiens comprennent.
L’Espagnol sortit et revint une minute après, portant un plateau sur lequel se trouvait un verre de vin qu’il présenta respectueusement à Marmouset.
Celui-ci hésitait à le prendre.
– Mais bois donc, dit Rocambole d’un ton d’autorité.
Marmouset n’hésita plus.
Il vida le verre d’un trait ; puis il retomba comme anéanti sur un amas de cailloux qui avait été son lit de supplice, et ses yeux se fermèrent, obéissant plus encore peut-être à l’influence magnétique du regard de Rocambole, qu’à cette lassitude inouïe qu’il éprouvait.
Alors, Rocambole se tourna vers la Belle Jardinière :
– Suis-moi, fit-il.
* *
*
Combien d’heures d’un sommeil profond, léthargique, sans rêves, Marmouset dormit-il ?
Il ne le sut pas lui-même.
Lorsqu’enfin ses yeux se rouvrirent, il était toujours dans cette salle bizarre où Rocambole était arrivé à son secours.
Mais Rocambole avait disparu.
Disparue aussi la Belle Jardinière, et avec elle le marquis de Maurevers.
Marmouset était seul, plongé dans une demi-obscurité, car la salle n’était éclairée que par une lampe à globe dépoli suspendue au plafond.
La brèche faite par Rocambole avait été refermée, et toute trace en était effacée.
– Mais où suis-je donc ? s’écria-t-il en se levant.
À ces paroles, la porte s’ouvrit et Milon entra.
– Ah ! dit Marmouset, est-ce bien toi ?
– C’est moi.
– Où sommes-nous ?
– Dans le souterrain de Saint-Mandé.
– Et Vanda ?
– Le maître l’a emmenée.
– Et elle ?
Marmouset ne put réprimer un léger frisson en faisant ainsi allusion à la Belle Jardinière.
– Partie avec lui.
– Étrange ! murmura Marmouset.
– Je suis de votre avis, dit Milon, mais vous savez bien que le maître a toujours son idée.
– Mais il est donc bien vrai qu’il est de retour, s’écria Marmouset, dont le cerveau était confus encore. Je l’ai donc vu !
– Comme vous me voyez.
– Et il est parti ?
– En vous laissant ceci.
Et Milon mit une lettre volumineuse sous les yeux de Marmouset.
Celui-ci lut :
Histoire du major anglais sir Edwards Linton, recueillie par le major Avatar.
Et Marmouset se mit à dévorer les pages de ce manuscrit, qui était l’œuvre de Rocambole.
Une lettre adressée à Marmouset accompagnait le manuscrit de Rocambole.
« Mon cher enfant, disait le maître, je n’ai point torturé ce monstre femelle qui s’appelle la Belle Jardinière. Elle a pourtant torturé M. de Maurevers, qu’hélas ! on ne rappellera jamais complètement à la raison et à la santé ; elle a voulu te faire périr dans d’épouvantables supplices.
Quelques heures encore, et ni toi, ni ma chère Vanda, n’eussiez plus été de ce monde.
Cependant, je ne frappe pas cette femme, et je vais lui fournir les moyens de racheter ses crimes.
Pourquoi ?
Ceci est mon secret, – un secret que tu devineras à moitié, du reste, quand tu auras pris connaissance du manuscrit que je te laisse.
Je quitte de nouveau Paris, mais pour quelques jours seulement.
À mon retour, – je vais à Londres, – j’aurai besoin de ton dévouement et de ton intelligence, et de cet or de Gipsy, notre pauvre morte, que tu n’as accepté qu’à titre de dépôt.
Tu as entendu parler souvent de cette Inde mystérieuse où vivent les Étrangleurs, nos anciens adversaires.
L’Inde est aussi la patrie d’hommes nobles et grands qui ont lutté au grand jour, comme les Thughs luttaient dans l’ombre, contre la tyrannie et le joug de l’étranger.
Parmi ces princes qui ont refusé de subir le joug de l’Angleterre, il en est un qui a préféré mille fois la mort à la servitude, et ce prince a été mon ami.
Rocambole le forçat a été pendant deux années le compagnon d’armes, le frère de l’homme le plus noble du monde. Il a vécu de sa vie, partagé les mêmes périls, et il ne l’a quitté que mort.
J’ai fait un serment à mon prince bien-aimé, au moment où son œil mourant s’arrêtait une dernière fois sur moi, un serment solennel et dont l’accomplissement sera le couronnement de l’œuvre de réhabilitation que j’ai entreprise.
Ce serment, je le tiendrai, mon ami, et tu m’y aideras.
C’est pour cela que je n’ai pas tué la Belle Jardinière.
Il me faut un instrument terrible dans la main, et cet instrument, c’est la bohémienne Roumia.
Lis donc, et au revoir…
ROCAMBOLE. »
Après avoir pris connaissance de cette lettre, Marmouset se tourna vers Milon.
– Ainsi donc, le maître est à Londres ?
– Oui, répondit le colosse.
– Quand est-il parti ?
– Hier soir.
– Et il t’a commandé de demeurer auprès de moi ?
– Sans doute.
– Ici ?
– Ah ! dame ! fit Milon, savez-vous, que vous avez dormi soixante heures, pendant lesquelles je vous ai fait constamment avaler, des cuillerées de bouillon sans parvenir à vous éveiller.
Il est vrai que vous aviez absorbé un narcotique dans le verre de vin qu’on vous avait apporté ; ce qui nous a permis de panser vos blessures et vos brûlures sans vous faire souffrir.
– Fort bien, dit Marmouset, mais ce n’est pas là ce que je te demande.
– Quoi donc ? fit Milon.
– Dois-je rester ici ?
– Le maître l’a dit : il est inutile que Marmouset rentre dans Paris avant d’avoir pris connaissance du manuscrit que je lui laisse.
– C’est bien, je resterai.
– D’ailleurs, continua Milon, il y a ici des provisions, du vin, et nous pouvons boire et manger.
– Ma foi ! dit Marmouset en souriant, quelque obéissance respectueuse que j’aie pour le maître, et quelle que soit mon impatience de prendre connaissance de son manuscrit, je t’avoue que je meurs de faim et de soif.
– Attendez-moi alors.
Et Milon sortit et revint peu après, poussant devant lui une table toute servie.
– Comment appellerons-nous mon repas ? demanda Marmouset. Je veux être pendu si je devine, au fond de ce souterrain, l’heure qu’il est.
– Il est minuit, dit Milon.
– Alors, soupons.
– Et je vais souper avec vous, car, moi aussi, j’ai grand’ faim. ajouta le vieux colosse.
Il était une chose qui excitait la curiosité de Marmouset peut-être autant que le manuscrit laissé par Rocambole.
– Mais enfin, dit-il à Milon, comment êtes-vous venus à mon secours ?
Milon raconta alors, non sans baisser les yeux et s’accuser de son peu d’intelligence, pour la millième fois peut-être, ce qui lui était advenu après le départ de Marmouset, et comment l’incendie avait en partie dévoré le petit hôtel de l’avenue de Marignan ; comment, ensuite, il avait été trouvé pleurant et à demi fou par Rocambole.
Celui-ci lui avait fait des questions, et Milon lui avait répété les indications données à Marmouset par l’Espagnol.
Alors, Rocambole n’avait pas hésité à venir à Vincennes.
Mais il avait fallu attendre la nuit.
La nuit venue, tous deux avaient constaté l’éboulement de la voûte du souterrain.
Ils avaient alors entrepris de percer une galerie.
Ce travail avait duré deux jours et une nuit.
– Et mon malheureux cocher ? demanda-t-il.
– On l’a retrouvé à demi mort de faim dans l’oubliette qui s’était ouverte sous ses pas, répondit Milon.
Marmouset acheva son repas, alluma alors un cigare et entama la lecture du manuscrit, dont le premier chapitre portait ce titre un peu mélodramatique :
Le Bûcher de la Veuve.
Le soir approchait.
Au vent brûlant qui tombe du haut des montagnes, succédait la brise plus fraîche qui vient de la mer.
Le soleil avait disparu de ce ciel d’airain qui pèse sur l’Inde, et quelques têtes d’hommes, commençaient à se soulever et à s’agiter au milieu des jungles qui entourent la magnifique plaine de Calcutta.
L’heure de la sieste venait de finir avec le coucher du soleil, et l’Indien s’éveillait pour respirer librement, après avoir dormi tout le jour d’un sommeil oppressé.
Aux portes de Calcutta, entre la plaine et cette partie de la ville qu’on appelle la ville noire, quatre officiers anglais, réunis dans une maison en bambous, buvaient du thé et causaient à l’entour d’une table de whist.
– Messieurs, dit tout à coup le plus jeune, qui était lieutenant au premier régiment de cipayes, avez-vous vu passer ce matin, en revenant de la manœuvre, le cortège de la veuve ?
– Quel cortège, demanda un des trois autres.
– Le cortège funèbre de la veuve du rajah Nijid-Kouran.
– Non, je n’ai rien vu.
– La veuve est donc morte, demanda le plus âgé des quatre officiers.
– Pas encore…
– Alors pourquoi ces mots cortège funèbre ?
Le plus jeune, qui se nommait sir Jack Blackweld, ne put réprimer un sourire.
– Comme on voit bien, mon cher Harris, dit-il, que vous êtes arrivé d’Europe il y a huit jours à peine et que vous ne savez pas le premier mot de notre Inde bien-aimée.
– Bien-aimée, soit, mais un peu chaude, dit le capitaine Harris en souriant.
Sir Jack, qui était chez lui, reprit :
– On se fait à la chaleur tout comme au brouillard : je suis pourtant né à Londres auprès de Saint-Paul, et mes parchemins me font remonter à un bâtard du roi Guillaume le Normand ; je suis donc un Anglais de la vieille roche ; mais je vous avoue en toute humilité, que je ne changerais pas avec plaisir ma garnison de Calcutta pour une des casernes de Londres.
– Donnez-moi une tasse de thé, Jack, dit le capitaine Harris. Bien. Maintenant, dites-moi quelle est cette veuve.
– C’est une Hindoue de seize ans, ce qui est fort jeune en Angleterre, et ce qui constitue déjà une vieille femme dans l’Inde.
– Fort bien. J’ai, du reste, lu ces choses-là dans les livres. Est-elle belle ?
– Elle l’est encore.
– Et elle est veuve ?
– Du rajah Nijid-Kouran, un petit prince des montagnes, qui n’a pas voulu faire sa soumission à l’Angleterre. Il y en a comme ça une demi-douzaine qui tiennent encore, depuis la soumission du roi d’Oude.
– Mais, vous savez, dit sir Jack avec un sourire, l’Angleterre ne se presse pas ; elle se contente de leur livrer de temps en temps quelques combats insignifiants, et elle leur expédie de l’opium en quantité, ce qui est une arme autrement meurtrière que les canons rayés et les revolvers.
– Enfin, dit le capitaine Harris, ce rajah est mort.
– Il y a un mois. Hier soir, sa veuve, accompagnée d’une suite nombreuse, est arrivée aux portes de la ville. Ils ont campé en plein air ; et pendant toute la nuit, on a pu entendre la musique funèbre des Indiens.
Ce matin, elle est montée à cheval et a fait son entrée solennelle dans Calcutta.
– Qu’y vient-elle donc faire ?
– Elle vient y mourir.
– Ah ! c’est juste, dit le capitaine, j’oubliais que la veuve d’un Hindou monte sur le bûcher.
– Justement.
– Mais pourquoi vient-elle se brûler à Calcutta.
– Parce que le rajah Nijid-Kouran, son époux, appartient à une des grandes familles de l’Inde et que Calcutta est le berceau de cette famille.
– Pauvre femme ! dit un des deux autres officiers, elle n’a peut-être pas grande envie de mourir.
– Je l’ai vue, moi, comme elle passait sous mes fenêtres, reprit sir Jack. Elle était fort pâle et elle avait des larmes dans les yeux. Mais quelle en ait envie ou non, il faudra bien qu’elle monte sur le bûcher. On l’y placerait de force.
– Qui donc ?
– Mais les parents, les serviteurs du défunt.
– C’est horrible ! murmura le capitaine Harris ; mais enfin Calcutta est une ville anglaise ?
– Sans doute.
– Et l’autorité anglaise… pourrait bien…
– On voit de plus en plus que vous arrivez d’Europe, mon cher Harris. D’abord le vice-roi des Indes n’aime pas à se mêler des affaires religieuses des indigènes.
– Soit.
– Ensuite, nous savons bien que la veuve du rajah vient mourir à Calcutta ; mais ce que nous ne savons pas, ce que la police ne sait jamais, c’est le jour, l’heure et le lieu de cette sinistre exécution.
On va promener la victime en triomphe à travers cette ville immense que l’on nomme Calcutta.
Cela durera un jour ou deux, peut-être trois ; puis tout disparaîtra.
Que seront devenus la victime et les bourreaux ?
Nul ne le saura pendant plusieurs jours, jusqu’à l’heure où on retrouvera, dans quelque quartier indigène isolé, les restes fumants d’un bûcher.
– Oh ! dit le capitaine Harris, si j’étais le vice-roi des Indes…
– Que feriez-vous ?
– Je saurais bien empêcher de pareilles atrocités.
Sir Jack haussa imperceptiblement les épaules ; mais il n’eut pas le temps de commenter ce geste par des paroles, car l’arrivée d’un nouveau personnage vint distraire l’attention de ses hôtes.
Un cheval s’était arrêté à la porte du pavillon et un officier couvert de poussière et drapé dans les plis flottants d’un grand burnous de laine blanche, après avoir mis pied à terre, entra précipitamment dans le petit salon où ces messieurs jouaient au whist.
– Tiens ! s’écria Jack, le major.
– Moi-même, dit l’officier d’une voix émue.
– Comme vous êtes pâle, sir Edwards ! reprit sir Jack.
– J’ai fait cinquante lieues à cheval sans m’arrêter, dit le major.
Et il se laissa tomber épuiser sur un siège.
– Messieurs, dit sir Jack, je vous présente le gentleman le plus excentrique du Royaume-Uni, le major sir Edwards Linton.
Et les présentations étant faites, sir Jack reprit :
– Vous paraissez bouleversé, sir Edwards ?
– J’ai besoin de quatre hommes résolus, répondit le major.
– Alors, nous voilà, dit sir Jack. Parlez, de quoi s’agit-il ?
Le personnage dont l’arrivée inattendue avait produit une certaine sensation parmi les quatre officiers, le major sir Edwards Linton, en un mot, était un homme d’environ vingt-huit ans.
Il était plutôt petit que grand, avait le teint bronzé, les cheveux noirs et résumait bien plus le type oriental que le type anglais.
Sir Edwards avait dû son avancement rapide à deux ou trois brillants faits d’armes accomplis durant les dernières campagnes et peut-être bien aussi à sa parfaite connaissance de la langue hindoue qui lui avait permis d’accomplir de véritables tours de force et d’audace, comme par exemple de se déguiser en Indien et de s’en aller vivre pendant plusieurs semaines au milieu d’une peuplade insurgée contre l’autorité anglaise, laquelle peuplade le prenait pour un frère et lui confiait ses projets.
Ce dernier mérite était diversement apprécié par les officiers de l’armée anglaise.
Les uns trouvaient la conduite du major des plus courageuses, attendu qu’il jouait perpétuellement sa vie en risquant d’être reconnu par les Indiens.
Les autres n’hésitaient pas à dire que cela rassemblait singulièrement au métier d’espion ; et comme on le pense, le major avait ses détracteurs et ses fanatiques.
Mais tous s’accordaient pour reconnaître que le major était un homme d’un grand courage.
Or donc, il fallait que le major éprouvât une émotion bien vive pour ne pouvoir la maîtriser davantage, ce jour-là, lui qui, d’ordinaire, savait se faire un visage impassible.
– Que vous arrive-t-il donc, sir Edwards ? demanda sir Jack pour la seconde fois.
Le gentleman reprit peu à peu son sang-froid et dit :
– Messieurs, comme je viens de vous le dire, j’ai galopé cinquante lieues à travers les jungles, et j’ai crevé quatre chevaux.
– D’où venez-vous ?
– Des montagnes qui composent le petit royaume de Nijid-Kouran.
– Dont la veuve se vient brûler à Calcutta, observa le capitaine Harris.
– Précisément, dit sir Edwards, c’est à cause de la veuve que j’ai fait ce rapide et long voyage.
Ces mots étaient de nature à piquer la curiosité des quatre officiers.
Sir Edwards reprit :
– Vous savez comment est mort Nijid-Kouran ?
– Non, dit sir Jack.
– Nijid, à la chasse, s’est laissé tomber sur le pied un de ces javelots empoisonnés dont les montagnards se servent contre le tigre avec plus de succès qu’ils ne se servent de nos armes à feu.
La blessure était sans remède. Nijid est mort en quelques heures.
– Sans avoir fait sa soumission aux Anglais, dit sir Jack.
– Pas plus que la fera son frère et successeur Osmany.
– Ah ! le nouveau rajah se nomme Osmany ?
– Oui.
– Mais dites-nous donc, sir Edwards, fit le capitaine Harris, quel rapport il y a entre votre voyage précipité et la belle veuve de Nijid ?
– Vous allez voir. J’étais en mission auprès de Nijid.
– Bon !
– Le vice-roi m’avait chargé de lui faire certaines propositions qui, tout en garantissant son indépendance de souverain, le faisaient allié de l’Angleterre.
– Oui, dit sir Jack en riant, c’est toujours ainsi que la noble Angleterre entame les négociations. Après ?
– Naturellement, je ne me serais pas présenté à la cour de Nijid dans mes habits européens.
Vêtu à l’hindoue, parlant la langue des bords du Gange, je m’étais donné pour un Indien de Bénarès.
Seuls, Nijid et son frère Osmany connaissaient ma nationalité.
Nijid n’avait pas accepté mes propositions, mais il ne les avait pas repoussées non plus, lorsque la mort est venue le surprendre.
Alors le prince Osmany, proclamé rajah, m’a donné audience et m’a dit :
– Je repousse les offres de l’Angleterre, mais je consens à ne jamais porter les armes contre elle, si vous pouvez me rendre un service.
– Lequel ? ai-je demandé.
– Avez-vous vu la femme de mon frère ?
– Oui.
– Elle est condamnée par nos lois barbares à périr dans les flammes pour honorer la mémoire de son époux.
– Je le sais.
– Que l’Angleterre la sauve, et je deviens son ami !
– Ah ! interrompit le capitaine Harris, je commence à comprendre !
Sir Edwards poursuivit :
– Lorsque le prince Osmany m’a fait cette confidence, la veuve de Nijid, la belle Kôli-Nana, un nom indien qui veut dire : la perle brune, était déjà partie pour Calcutta avec une nombreuse escorte de parents et d’amis.
Je n’avais donc pas une minute à perdre. J’ai promis au prince que l’Angleterre sauverait Kôli-Nana, et je suis parti ventre à terre.
– Et c’est pour sauver la belle Indienne que vous avez besoin de quatre hommes résolus ?
– Oui.
– Pourquoi quatre ?
– Parce que j’ai tout un plan d’action, qu’un plus grand nombre d’hommes ferait certainement avorter.
– Voyons ? dit sir Jack.
– Mais d’abord, messieurs, dit sir Edwards, puis-je compter sur vous ?
– Certainement, dirent les quatre officiers.
– Alors, écoutez.
Sir Edwards se versa une nouvelle tasse de thé, et s’exprima ainsi.
– Messieurs, dit le major sir Edwards Linton, vous le savez, je parle la langue hindoue avec une telle pureté que les brahmines et les lettrés s’y tromperaient.
Quoique né à Liverpool et de vieille race anglaise, je suis venu dans l’Inde de si bonne heure que j’ai pu me plier aux mœurs indiennes et aux habitudes des indigènes.
Deux ans de captivité chez le roi de Lahore et mon physique ont fait le reste.
Lorsque je dépouille l’uniforme anglais, je deviens sur-le-champ un Hindou de la plus belle eau.
– Nous savons cela, sir Edwards, dit sir Jack.
Le major reprit :
– Je m’en vais donc à travers l’Inde entière, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt sur un éléphant ; j’entre dans les pagodes et les mosquées, selon l’occurrence ; je me donne tantôt pour un habitant de Delhi, tantôt pour un marchand d’opium, tantôt pour un riche propriétaire de la vallée de Kachemyre.
Et jamais personne, en me voyant, n’a soupçonné que je pouvais être Anglais.
– Nous savons encore cela, sir Edwards, dit le jeune officier.
– Pardon, répondit le major, si j’entre dans ces développements, mais ils sont nécessaires, pour que vous compreniez le plan que j’ai conçu et combiné de concert avec le prince Osmany.
– Voyons ?
– La belle Kôli-Nana est donc arrivée à Calcutta hier soir.
– Pardon, observa sir Jack, hier soir, elle et son cortège ont campé dans la plaine et ne sont entrés en ville que ce matin.
– Soit. Aujourd’hui donc toute la journée, elle aura été promenée en triomphe de pagode en pagode, de la ville blanche à la ville noire.
Ce soir, elle se reposera dans une de ces auberges indiennes qu’on appelle des schoultry.
Demain, la promenade triomphale recommencera.
Puis, le soir venu, et quelque surveillance que puisse exercer la police anglaise, bourreaux et victime disparaîtront.
Où passeront-ils la nuit ? En quel lieu isolé, aux environs de la ville, au bord de la mer ou dans la plaine, le sinistre bûcher se dressera-t-il ? Mystère.
Mystère pour tous, excepté pour moi.
– Comment cela, sir Edwards ?
– Parce que, dès demain matin, sous mon déguisement hindou, je vais me mêler au cortège funèbre.
– Bien !
– Je serai bien accueilli, car on m’a vu à la cour du rajah défunt, qui me traitait avec distinction ; et dès lors, je ne quitterai plus la pauvre veuve.
Le soir, je ferai partie du campement mystérieux.
Dans la nuit, j’aiderai à élever le bûcher. C’est alors, messieurs, puisque vous voulez bien m’offrir vos services, que j’aurai besoin de vous.
Les quatre officiers écoutaient sir Edwards avec une attention pleine de curiosité.
Il reprit :
– Dans la nuit qui précède le supplice, car c’est généralement au point du jour que le bûcher s’allume, la malheureuse femme qui doit être brûlée est laissée seule sous une tente, au milieu de ses colliers de perles, de ses bijoux et de ses parures, qu’elle dispose en ordre pour les jeter ensuite le lendemain, pièce par pièce, dans le bûcher, avant de s’y précipiter elle-même.
Pendant cette nuit suprême, des musiciens entourent la tente et font entendre des chants bizarres qui achèvent l’œuvre d’exaltation commencée chez la victime, par cette promenade triomphale de deux jours.
Il n’est pas rare que la pauvre femme, quand sa dernière heure est venue, ait complètement perdu la raison et souvent même la parole.
C’est là-dessus que je compte.
– Comment cela ?
– J’aurai soin de vous prévenir dans la soirée. Par quel moyen ? je l’ignore encore, mais enfin je vous préviendrai. Vers minuit, vous vous approcherez du campement des Hindous.
La plupart seront ivres de danses funèbres, de boisson et d’opium.
Les musiciens eux-mêmes auront été gagnés par cette fièvre délirante que le bruit monotone de leurs instruments ne fera qu’entretenir.
Mais il y aura quatre hommes parmi la troupe qui ne seront ni ivres, ni endormis, ceux-là ce sont les frères de la victime.
En partant, ils ont juré d’observer un jeûne rigoureux jusqu’à l’heure où leur sœur monterait sur le bûcher.
C’est à ces quatre hommes que vous aurez affaire.
– Pour enlever la belle Kôli-Nana ?
– Oui… laquelle, bien certainement, opposera une vive résistance, à moins que la terreur de la mort ne se soit déjà emparée d’elle ; auquel cas nous la trouverons en proie à une sorte de stupéfaction ou de stupeur.
– Mais enfin, dit le capitaine Harris, il faudra se battre à coups de sabre et de pistolet ?
– Peut-être…
– Et si ivres que soient les autres, ils viendront certainement au secours des frères de Kôli-Nana.
Sir Edwards se prit à sourire.
– C’est pour cela, messieurs, dit-il, que je vous ai dit avoir besoin de quatre hommes résolus. D’ailleurs, quatre Anglais valent dix Indiens pour le moins.
– Je parie pour vingt, dit fièrement sir Jack.
– Mais, dit un des autres officiers, ce prince Osmany, le nouveau rajah, est donc un homme civilisé ?
– Plus que son frère.
– Et il a compris tout ce qu’avait de révoltant pour l’humanité cet usage barbare qui veut que la femme ne survive pas à son époux ?
– Il avait de bonnes raisons pour cela.
– Vraiment ?
– Oui, dit le major avec un mystérieux sourire.
– Quelles étaient donc ces raisons ?
– Il est amoureux fou de Kôli-Nana.
– La veuve de son frère ?
– Qu’importe ! si je la sauve, le rajah sera mon ami et le vôtre, messieurs.
– Bon ! dit sir Jack, mais une chose me paraît difficile, sir Edwards.
– Laquelle ?
– Sauver la belle Indienne est une entreprise que certainement nous mènerons à bonne fin.
– Je l’espère.
– Mais qu’en fera le nouveau rajah ? car enfin, les montagnards ses sujets, si elle revient auprès de lui, ils la reconnaîtront.
– Tout cela est prévu, répondit sir Edwards.
– Ah !
– Kôli-Nana a une sœur qui lui ressemble, autant que l’épi blond et mûr ressemble à l’épi vert encore.
Toutes deux sont les filles d’un riche marchand d’opium de Chandernagor.
La blonde sœur de la brune Kôli-Nana est fiancée au prince Osmany.
Le prince la doit aller chercher en grande pompe, dans le premier quartier de la nouvelle lune.
– Eh bien ?
– Eh bien ! le marchand d’opium et sa seconde fille se sont secrètement entendus avec Osmany.
Kôli-Nana enlevée, nous la conduisons à Chandernagor.
– Bon.
– Un médecin indien, qui possède entre autres secrets merveilleux celui de rendre d’un rouge ardent la plus noire des chevelures, opère chez Kôli-Nana cette métamorphose.
– Oh ! j’y suis, dit sir Jack. Kôli-Nana prend le rôle de sa sœur.
– C’est cela, messieurs, dit le major.
Et il se leva, ajoutant :
À demain !
– Où allez-vous donc, sir Edwards ? demanda alors le jeune officier de cipayes.
– Je vais me mêler au cortège de Kôli-Nana.
– Ah ! c’est juste.
– Et pour cela, dit sir Edwards, je vais quitter mes habits anglais pour revêtir les brayes flottantes, la petite veste et le turban des Hindous.
– Fort bien, dit le capitaine Harris, mais où nous verrons-nous demain ?
– Tout à l’heure encore, je l’ignorais ; mais il me vient une inspiration, dit le major.
– Voyons ?
– Le cortège funèbre, après avoir fait le tour de cette partie de Calcutta que nous appelons la ville noire, ne manquera pas de terminer sa procession solennelle par la pagode qui se trouve dans la ville blanche, c’est-à-dire le quartier européen.
Cette pagode, qui existe depuis plusieurs siècles, est très vénérée des Hindous ; ils y font de préférence leurs dévotions, à la veille de quelque acte important ou solennel.
Je suis persuadé, ajouta le major, que c’est par là que la pauvre veuve finira ses stations.
– Alors vous nous y donnez rendez-vous ?
– L’un de vous se tiendra aux abords de la pagode à partir de demain et attendra l’arrivée du cortège.
– J’irai, moi, dit sir Jack.
– Fort bien, reprit le major. Je ne sais pas si vous me reconnaîtrez, car j’aurai pris mon air tout à fait indien.
Mais après que le cortège sera sorti de la pagode, entrez-y.
– Après ?
– Il y a dans un coin une statue colossale du dieu Sivah.
Vous trouverez au pied de cette statue une boulette de maïs que vous recueillerez.
Dans cette boulette sera enfermé un morceau de papier, et sur ce morceau de papier quelques lignes, au crayon.
En prononçant ces derniers mots, sir Edwards Linton serra la main de ses futurs compagnons d’armes et les quitta.
Un esclave tenait son cheval en main à la porte du pavillon.
Sir Edwards sauta en selle, mit le cheval au galop, et, quelques minutes après, il entrait dans Calcutta. Son képi, recouvert d’une large bandelette de toile, couvrait aux trois quarts son visage, selon la mode adoptée par les Européens sous le ciel brûlant des Indes.
Il traversa donc la ville noire sans attirer autrement l’attention de la population indigène qui grouille dans ce quartier ; puis il atteignit la ville blanche et s’arrêta devant une maison de belle apparence entourée d’un jardin.
À peine avait-il fait entendre sa voix que la grille s’ouvrit à deux battants.
Deux serviteurs noirs accoururent avec les marques du plus profond respect.
Le major était chez lui.
Dans l’Inde, les officiers jouissent d’une paye très élevée, et les appointements d’un major sont de près de cent mille francs.
De plus, le major passait pour riche.
Cette fortune, qui venait accroître ses émoluments et lui permettait de vivre à Calcutta dans une véritable opulence, était elle patrimoniale, ou bien avait elle une origine mystérieuse ?
Les uns disaient oui, les autres non.
Le major ne jouissait pas dans l’armée anglaise d’une réputation bien nette.
On prétendait qu’il avait livré traîtreusement à la Compagnie les secrets d’un prince indien qui était son ami et avait eu foi en lui, et que cette première trahison n’était pas étrangère à son opulence.
Mais, sous ce ciel ardent, les passions des Européens font place à une parfaite indolence et chacun cherche à vivre le plus paisiblement du monde, sans trop s’inquiéter de son voisin.
Donc le major avait ses ennemis, mais il avait aussi ses amis, lesquels puisaient dans sa bourse, comme sir Jack, par exemple, qui était un cadet sans patrimoine ; et ceux-là parlaient de lui avec admiration et respect.
Le major traversa donc en descendant de cheval, un vestibule de marbre dans lequel une fontaine, placée dans le milieu, entretenait une agréable fraîcheur ; puis après le vestibule, deux ou trois salons luxueux, meublés à l’européenne, et il pénétra enfin dans une dernière pièce, où il s’enferma.
C’était la salle de bain.
Il se lava de la poussière du voyage, fit ses ablutions comme un véritable disciple de Mahomet et appela son valet de chambre Ali.
Ce dernier était un Hindou mahométan qui lui était dévoué corps et âme depuis le jour où le major l’avait arraché à une mort certaine, dans un de ces voyages mystérieux qu’il entreprenait quelquefois dans l’intérieur du pays.
Ali, condamné à mort, allait être pendu, quand le major l’avait sauvé.
Ali parut.
– Rien de nouveau ? demanda le major.
– Rien, maître.
– As-tu vu passer la veuve du rajah et sa suite ?
– Oui, répondit Ali.
– Quand ?
– Ce matin.
– Sais-tu où ils sont maintenant ?
– Je crois, répondit l’Hindou, qu’ils ont fait la sieste dans le schoultry du Serpent-Bleu, et ils pourraient bien y être encore ; car les danses des almées ont commencé.
Le major, tout en causant avec son fidèle serviteur, avait opéré sa métamorphose.
Ce n’était plus un officier anglais ; ce n’était même pas un cipaye.
C’était un honnête habitant de l’Afghanistan, faisant le commerce des perles, des saphirs et de l’opium.
Il était chaussé de babouches, portait une braye blanche rayée de bleu, une veste à paillettes d’or sur une étoffe bleu-sombre, un turban blanc sur sa tête à demi rasée, et, à sa ceinture, un orick inoffensif, – car à le voir ainsi accoutré, avec son air calme et débonnaire, on eut juré que jamais cet homme n’avait eu de querelle avec ses semblables, – pas même une querelle d’amour.
Le major ouvrit au fond de la salle de bain une petite porte qui donnait sur une cour intérieure.
Il sortit par cette porte, traversa cette cour, et aucun autre serviteur ne le vit quitter la somptueuse demeure.
Une heure après, il entrait dans le schoultry du Serpent-Bleu, et, comme l’avait dit Ali, il y trouvait encore la veuve du rajah et sa suite.
Les danses de bayadères avaient commencé, en effet.
Sous un vaste hangar de bambous, accroupie à l’orientale, sur une natte de pur cachemire, la pauvre veuve promenait autour d’elle un regard déjà brillant d’épouvante et de folie.
Ses parents l’entouraient, faisant entendre des chants bizarres.
Quatre bayadères dansaient, en proie à une vertigineuse exaltation.
Le major pénétra sous le hangar et s’approcha de la victime.
La plupart des assistants reconnurent sur-le-champ sir Edwards Linton pour l’Hindou de Bénarès qu’ils avaient vu à la cour du rajah défunt.
Se joindre au cortège d’une veuve qui va monter au bûcher est un honneur qu’on lui fait à elle et à ses parents.
Sir Edwards fut donc bien reçu.
On lui tendit la main. On lui apporta une pipe et des confitures sèches, tandis que les bayadères dansaient, et, parlant le plus pur sanscrit, il s’assit auprès des parents, les jambes repliées sous lui, le tuyau de sa pipe à la bouche.
Les danses durèrent jusqu’après le coucher du soleil.
Puis les bayadères étant tombées épuisées de fatigue, on les emporta.
Alors, les instruments firent un moment silence, et les parents, les amis, toute la suite, en un mot, de Kôli-Nana, se leva.
Après la promenade en plein jour, venait la promenade aux flambeaux.
Kôli-Nana, que les brahmines n’avaient cessé de catéchiser depuis la mort de son époux, en était arrivée à ce degré d’exaltation qui ne permet plus de séparer la vie réelle du rêve.
Elle parlait tout haut de son époux défunt, du paradis de Vichnou où on l’attendait pour une grande fête ; elle pleurait, riait et chantait en même temps.
On lui amena, non plus un cheval, mais un éléphant noir qui portait sur son dos une espèce de tour dans laquelle on la fit monter.
Puis les uns à pied, les autres à cheval l’escortèrent, et, de nouveau, on parcourut la ville, à la lueur de grandes torches de pin résineux et parfumé.
Cette marche funèbre et triomphale se prolongea jusqu’au jour.
Quand les étoiles pâlirent, on revint au schoultry.
Là, on prit quelque repos et on laissa passer les heures brûlantes de la journée.
Lorsque la brise de mer commença à souffler, on se remit en marche.
C’était le dernier pèlerinage qu’on allait accomplir.
Le cortège quitta la ville noire et entra dans le quartier européen.
Puis il se dirigea vers la pagode du Serpent-Bleu.
Les Européens, les Anglo-Indiens, tous ceux que l’Angleterre rallie sous sa bannière à titre de sujets ou de vaincus, encombraient les abords de la pagode.
Le cortège eut de la peine à se frayer un passage à travers la foule.
Le major qui, sous son déguisement indien, n’avait pas quitté un seul instant les frères de Kôli-Nana, aperçut dans cette foule le jeune lieutenant de cipayes, sir Jack.
Il passa auprès de lui ; sir Jack ne le reconnut pas.
On fit entrer l’éléphant dans la pagode et les brahmines commencèrent leurs prières ; puis vinrent des derviches tourneurs, et ensuite d’autres prêtres indiens qui branlent perpétuellement la tête de gauche à droite.
Ces cérémonies bizarres se prolongèrent jusqu’au coucher du soleil.
Mais le major savait ce qu’il voulait savoir.
Les frères de Kôli-Nana qui tenaient d’autant plus à ce que leur sœur se montrât fidèle à la tradition, que le marchand d’opium leur père était fort riche et que l’héritage qu’il destinait à sa fille allait leur revenir, les frères, disons-nous, avaient, confié au prétendu marchand de Bénarès le secret qu’il avait hâte de faire connaître à sir Jack, c’est-à-dire le nom du lieu où le bûcher serait dressé.
Quand la veuve sortit de la pagode, sir Jack y entra. La boulette de maïs était au pied de la gigantesque statue de Sivah.
Il s’en empara et l’ouvrit.
Le major avait écrit en anglais :
« Le bûcher s’élèvera à deux lieues de la ville, au nord, dans une vallée sauvage qu’on appelle le Champ des Perles roses. Nous y serons campés, vers minuit. »
Tandis que sir Jack prenait connaissance de ce billet et rejoignait les trois officiers qui devaient l’assister dans cette aventureuse expédition, le cortège avait quitté la ville blanche et regagné la ville noire.
Là il s’était tout à coup dispersé. Les uns étaient entrés dans le schoultry ; les autres, échangeant des signes mystérieux, s’étaient dirigés à droite et à gauche.
Quant à la veuve, elle était entrée avec son éléphant noir sous le hangar de bambous où, la veille, le major avait trouvé les bayadères dansant.
C’était le moment où la police anglaise devait se montrer et agir, au moins pour la forme.
Le cordon des cipayes, commandé par un officier anglais, entoura le hangar dont les portes s’étaient refermées.
Puis l’officier frappa.
Un Hindou parut et dit :
– Que demandez-vous ?
– Nous voulons voir la veuve du rajah.
– La veuve du rajah n’appartient plus à la terre, lui fut-il répondu.
L’officier fit enfoncer les portes, et les cipayes entrèrent.
L’éléphant était toujours là avec la tour d’ivoire sur le dos.
Mais la veuve n’était plus dans la tour.
Les cipayes visitèrent, toujours pour la forme, les maisons voisines et ne trouvèrent point Kôli-Nana.
La veuve était condamnée et devait mourir.
L’officier anglais, convaincu qu’il avait fait son devoir jusqu’au bout, fit sonner la retraite et rentra avec sa troupe dans le quartier européen.
Pendant ce temps, un à un, les Indiens se rendaient au rendez-vous, par divers chemins.
Et le major qui n’avait pas quitté les frères de la victime, avait aidé à enlever Kôli-Nana et à protéger sa fuite à travers la ville noire.
Pendant ce temps aussi, sir Jack et ses trois compagnons montaient à cheval et partaient bien armés pour le Champ des Perles roses.
À la journée brûlante avait succédé une de ces nuits fraîches et embaumées, sombres avec leur ciel étoilé, silencieuses ; cette nuit devait être, du moins on le pensait à Calcutta, la dernière que passerait sur la terre la belle Kôli-Nana, la veuve du vaillant rajah Nijid-Kouran.
Le Champ des Perles roses, en dépit de son nom gracieux, est un vallon sauvage que ferment au nord, à l’est et à l’ouest, de hautes montagnes rocheuses.
Au sud, c’est-à-dire en descendant vers Calcutta, le voyageur rencontre une de ces forêts impénétrables qui servent d’asile aux tigres et aux panthères.
C’est le rempart de cet asile mystérieux choisi par les frères de Kôli-Nana pour l’érection du bûcher.
Pour arriver jusqu’à eux, les soldats anglais seraient obligés de traverser la forêt, et l’Européen redoute les tigres bien plus que l’indigène.
Il fait nuit.
Arrivés de divers côtés et un à un, les Hindous du cortège funèbre se sont réunis de nouveau et ils ont dressé leurs tentes.
Au centre est celle de la veuve.
Selon l’usage, les brahmines et les musiciens placés en dehors mêlent au son bizarre et monotone de leurs instruments des chants non moins bizarres, qui célèbrent les félicités réservées, dans le paradis indien, à la femme courageuse qui va rejoindre son époux dans la mort.
Mais ni les musiciens ni les brahmines ne pénètrent dans cette tente.
Seuls, les frères sont entrés.
Ils ont trouvé Kôli-Nana en proie à une exaltation très grande, visitant l’un après l’autre les coffrets d’ébène et de santal qui renferment ses bijoux.
Une femme était auprès d’elle.
C’est sa fidèle compagne, sa sœur de lait, la négresse, Manoura, car Kôli-Nana a sucé le lait d’une femme noire.
Manoura pleure et se lamente.
Elle aime Kôli-Nana, elle donnerait tout son sang pour elle, et Kôli-Nana va mourir.
Les frères farouches, en pénétrant sous la tente, ont échangé un regard de satisfaction.
Kôli-Nana est prête au sacrifice : elle montera sur le bûcher en chantant.
Manoura leur a caché de son mieux sa douleur, mais quand ils sont partis, elle s’est remise à pleurer.
Les frères sont sortis en disant :
– Maintenant on peut dresser le bûcher.
Et la négresse Manoura sanglote et songe que le jour va paraître et que les flammes qui vont consumer Kôli-Nana s’allumeront avec le premier rayon de soleil.
Mais tout à coup, Kôli-Nana ferme brusquement ses écrins et ses coffrets.
Le chant de mort qu’elle avait entonné expire sur ses lèvres ; la fièvre de son regard s’éteint subitement.
Et Manoura étonnée la voit s’approcher d’elle, poser la main sur son épaule et lui dire :
– Ne pleure pas !
– Comment ne point pleurer ? dit la négresse. N’allez-vous donc point mourir ?
– Peut-être… reprit Kôli-Nana.
Et comme la négresse pousse un cri de joie, la veuve du rajah pose un doigt sur ses lèvres :
– Silence ! dit-elle.
L’exaltation de Kôli-Nana s’est évanouie, elle est calme, bien qu’un peu pâle ; et dans ses yeux, où naguère semblait rayonner la fièvre, brille maintenant une sombre résolution.
– Non, dit-elle, je ne puis mourir… je ne mourrai pas…
Manoura hoche la tête…
– Ils vous feront mourir de force sur le bûcher, dit-elle.
– Osmany veille sur moi.
Manoura, à ce nom. n’a pu s’empêcher de tressaillir.
– Osmany m’aime, ajoute Kôli-Nana, et nous nous sommes juré un éternel amour, Osmany m’a juré de me sauver, et Osmany n’a jamais manqué à son serment.
Manoura a soulevé un des coins de la tente et interroge le ciel.
– Les étoiles palissent, dit-elle.
– Qu’importe ! dit Kôli-Nana.
– Je vois tes frères, ô maîtresse, qui se dirigent vers la forêt.
– Qu’importe encore !
– Ils vont couper le bois destiné à ton bûcher.
– Osmany arrivera avant que le bûcher ne soit dressé, répond Kôli-Nana avec l’accent de la conviction.
Mais Manoura inquiète s’est accroupie dans un coin de la tente et murmure :
– Comment Osmany peut-il savoir où nous sommes ? Tu sais bien, maîtresse, qu’hier le soleil était couché et que personne encore ne savait en quel lieu tu serais conduite pour mourir.
– Écoute encore, répond Kôli-Nana. As-tu vu le marchand de Bénarès ?
– Celui que ton époux défunt avait accueilli ?
– Oui.
– Il s’est mêlé à notre cortège, dit Manoura, était-ce donc l’ordre d’Osmany ?
– Oui.
Et baissant encore la voix :
– Il s’est approché de moi, ajoute Kôli-Nana et il m’a dit ces mots : « Espérez, je suis là ! »
Kôli-Nana a dans la promesse d’Osmany une foi si profonde que Manoura se sent ébranler.
Elle espère à son tour.
Pourtant une lueur blanchâtre a glissé dans le ciel et les étoiles cessent de briller.
Les frères de Kôli-Nana ont coupé le bois destiné au bûcher, et, à l’aide de leurs esclaves, ils commencent à l’entasser dans le milieu du vallon.
– Maîtresse ! maîtresse ! dit Manoura en se tordant les mains de désespoir, dans une heure, il sera trop tard !
Mais soudain les brahmines suspendent leurs chœurs, un bruit de cavaliers arrivant au galop s’est fait entendre ; puis, deux coups de pistolet ; puis, des cris de rage et de mort.
– C’est Osmany, s’écrie Kôli-Nana.
Ce n’est pas Osmany, non. Ce sont les quatre officiers anglais qui sont tombés comme la foudre, le sabre aux dents, le pistolet au poing, au milieu du camp hindou.
Les frères de Kôli-Nana essayent de résister ; mais aux quatre Anglais, s’est joint le faux marchand de Bénarès, c’est-à-dire le major sir Edwards Linton.
Le combat s’engage acharné, le sang coule, les frères de Kôli-Nana tombent un à un ; les Hindous épouvantés prennent la fuite, et tout à coup le major sir Edwards Linton traverse le Champ des Perles roses au galop, emportant, dans ses bras Kôli-Nana à demi pâmée et murmurant avec extase le nom de son bien-aimé, le prince Osmany.
Dix ans se sont écoulés depuis que la belle Kôli-Nana a été soustraite au sort barbare qui l’attendait.
Les quatre frères de la veuve avaient succombé dans la lutte, et eux seuls auraient pu s’apercevoir de la supercherie imaginée par le père et la sœur de Kôli-Nana, de concert avec Osmany.
Conduite chez son père, Kôli-Nana y a vécu cachée pendant plusieurs mois.
Durant ce temps, ses cheveux noirs devenaient blonds par les soins de l’habile médecin indien.
En même temps, on disait dans les montagnes que Kôli-Nana, la veuve du rajah, avait été soustraite au bûcher par des soldats anglais, et nul ne soupçonnait Osmany, le nouveau souverain.
Ce qui fit qu’au bout de six mois, le jeune prince s’en alla épouser en grande pompe celle qu’on croyait être la sœur de Kôli-Nana elle-même.
Ce voile de soie qui couvre une partie du visage des femmes hindoues favorisait, du reste, cette substitution.
Ces dix années avaient vu bien des événements.
Le rajah Osmany avait appelé sous sa bannière toutes les tribus éparses de la montagne, prêchant la croisade de l’indépendance.
Le petit prince montagnard était devenu un grand souverain.
Jadis le rajah Nijid-Kouran avait à peine quelques petits villages sous son sceptre ; son frère Osmany avait planté son drapeau sur une douzaine de villes florissantes, au sein de vallées fertiles.
Nijid-Kouran n’avait été qu’un chef de partisans luttant à forces inégales avec la puissante Angleterre ; Osmany était devenu un grand prince que la Compagnie des Indes désespérait de réduire jamais à l’obéissance.
Pourtant, on s’en souvient, Osmany avait dit au major sir Edwards Linton :
– Que l’Angleterre sauve Kôli-Nana et je lui obéirai.
Osmany avait-il donc éludé sa promesse, foulé aux pieds ses serments ?
Non, le major sir Edwards lui avait dit :
– Ce n’est pas l’Angleterre qui a sauvé Kôli-Nana, c’est moi.
Dès lors, le major était devenu l’ami du rajah, qui l’avait fait son premier ministre.
Avec la merveilleuse connaissance des mœurs et de la langue des Hindous, il n’avait pas été difficile au major de passer aux yeux des sujets d’Osmany pour un véritable Indien.
En même temps, le bruit de la mort du major s’était répandu à Calcutta.
On avait dit, un mois après l’enlèvement de Kôli-Nana, enlèvement qui avait produit, du reste, une certaine sensation, on avait dit que le major avait été assassiné par les Hindous.
Et jamais, depuis, on n’avait eu de ses nouvelles.
La vérité, pourtant, était que le major, devenu tout à fait Indien, disciplinait à l’européenne les troupes du rajah Osmany, courbait son peuple sous des lois moins barbares et plus civilisées, et transformait cette peuplade en un grand peuple.
Le major avait-il donc trahi l’Angleterre ?
C’était ce qui semblait ressortir de sa conduite, d’autant mieux que, partout à l’entour d’Osmany, les peuples soumis se révoltaient un à un et venaient se ranger sous la bannière du rajah.
Le major avait alors quarante ans.
Il était brave jusqu’à la témérité ; il avait battu les Anglais à plusieurs reprises en bataille rangée, et le nom de Tippo-Runo, – c’était celui qu’il avait pris, – était devenu la terreur des armées anglaises.
Deux personnes seules connaissaient sa véritable origine, – Osmany et Kôli-Nana.
Cette dernière avait donné un fils à Osmany, et ce fils, qui n’avait pas encore dix ans, promettait d’être vaillant comme son père et intelligent comme lui.
Ce fut à cette époque qu’un Européen, un Français, se présenta à la cour du rajah.
Cet Européen, ce Français, c’était moi, Rocambole.
J’étais allé dans l’Inde pour livrer à l’Angleterre les chefs des Étrangleurs.
Ma mission accomplie, j’étais libre de retourner en Europe ou de chercher des aventures sous ce ciel brûlant, dans ce pays mystérieux des bords du Gange et de l’Euphrate qui séduira toujours l’imagination des hommes de ma trempe.
Le rajah m’accueillit avec faveur ; il m’offrit même un commandement dans son armée.
J’acceptai.
Mais je m’aperçus bientôt que j’excitais la jalousie de Tippo-Runo, c’est-à-dire du major Linton.
Le rajah Osmany avait en cet homme une confiance aveugle.
Dès le premier jour où je le vis, je ressentis en moi une singulière répulsion pour lui.
– Cet homme, me disais-je, cet homme qui a trahi l’Angleterre, trahira le rajah tôt on tard.
Cependant, il était comblé de biens et d’honneurs, et il était difficile qu’il pût souhaiter davantage.
Mais cet homme avait fait un rêve, – on rêve d’ambition suprême.
Être premier ministre n’était rien ; il voulait régner !
Il y a toujours autour d’un trône quelconque des hommes qui conspirent ; et les conspirateurs sont souvent les amis ou les parents du souverain.
Osmany avait un neveu, un fils de Nijid-Kouran et d’une autre femme que Kôli-Nana.
En Europe, le fils du roi lui succède ; en Orient, le trône se transmet souvent du frère au frère.
Le fils de Nijid-Kouran avait vingt ans, il convoitait cet empire qui était bien plus l’œuvre de son oncle que celle de son père.
Mais il n’avait ni puissance, ni partisans, et autour de lui Osmany ne comptait que des sujets fidèles.
Un seul homme pouvait le comprendre, c’était Tippo-Runo, c’est-à-dire le major sir Edwards Linton.
Tippo et le prince déshérité s’entendirent.
Le premier fomenta une révolte militaire ; mais la révolte fut comprimée et Tippo-Runo agit si habilement que toute la responsabilité en retomba sur le jeune prince, qui fut mis à mort.
Osmany n’avait pas même soupçonné de trahison celui qu’il appelait son fidèle Runo.
Un seul homme avait deviné la part occulte qu’il avait prise dans le complot.
C’était moi.
Essayer d’ouvrir les yeux au rajah Osmany était impossible.
Lutter avec Tippo-Runo était chose difficile.
Néanmoins, j’acceptai la lutte, une lutte sourde, implacable, sans trêve, ni merci.
Depuis que j’avais un commandement dans l’armée, j’habitais un véritable palais aux portes de Bénarès.
Un jour, un officier de Tippo-Runo vint m’engager de sa part à l’aller visiter dans sa résidence des bords du Gange.
Je montai à cheval, et je partis.
Tippo-Runo, – continuait le manuscrit de Rocambole, – était, après le rajah Osmany, le plus grand dignitaire du pays, et résister à ses ordres ne m’était possible, à la rigueur, que si j’avais été à la tête des troupes dont j’avais le commandement.
Néanmoins, je flairais un piège.
Que pouvait me vouloir cet homme, qui m’avait donné, à plusieurs reprises, des marques de son aversion et de son antipathie ?
J’étais monté à cheval, n’emmenant avec moi qu’une faible escorte de cavaliers et de serviteurs, et je cheminai une partie du jour côte à côte, aux bords du Gange, avec le messager de Tippo-Runo.
Il s’était présenté seul, et je fus quelque peu surpris, vers le soir, en arrivant à la lisière d’une de ces forêts magnifiques qui mirent leurs arbres gigantesques dans les flots du Gange, je fus un peu surpris, dis-je, de voir une troupe nombreuse d’hommes à cheval ou montés sur des éléphants qui paraissaient m’attendre.
– Qu’est-ce que cela ? demandai-je à mon guide.
Ce sont des gens de guerre que Tippo-Runo envoie à ta rencontre, pour te faire honneur, me répondit-il.
– Ou pour me faire prisonnier, pensai-je.
Et, dès lors je me fiai à mon étoile, à cette étoile mystérieuse qui me protège depuis que j’ai changé de vie et que le repentir est dans mon âme.
L’escorte s’était refermée autour de moi et de mes cavaliers.
Le messager de Tippo-Runo n’aurait eu qu’à faire un signe pour que nous fussions écrasés et broyés sous les pieds des éléphants.
Cependant, après avoir cheminé une partie de la nuit, nous arrivâmes sains et saufs à la résidence de Tippo-Runo.
Le terrible et puissant ministre m’attendait, couché sur une natte de paille de riz, en une salle où des esclaves brûlaient des parfums et dont une fontaine jaillissante rafraîchissait sans cesse l’atmosphère.
À ma vue, il se leva, vint à moi avec empressement et me tendit la main à l’anglaise.
Puis il ordonna qu’on nous laissât seuls.
Quand ses officiers et ses esclaves furent sortis, Tippo-Runo changea subitement d’attitude, de manières et de langage.
Il s’assit à l’européenne, et m’indiquant pareillement un siège, il me parla en français.
– J’ai voulu vous voir, me dit-il, parce que je suis convaincu que nous allons nous entendre.
Je le regardai et j’attendis.
– Vous êtes Français ? me dit-il.
– Oui, répondis-je.
– À trois mille lieues de son pays, un Français est toujours un aventurier.
Et il eut un sourire quelque peu dédaigneux.
– Je n’en veux pour preuve, ajouta-t-il, que votre arrivée à la cour du rajah et votre entrée dans son armée.
– Soit, lui dis-je, je suis un aventurier.
– C’est pour cela que je vous répète, me dit-il en souriant, que nous allons certainement nous entendre.
J’attendis encore.
Sa physionomie cauteleuse et rusée avait pris tout à coup une grande expression d’énergie.
– Écoutez, reprit-il, le rajah Osmany est un prince puissant, en apparence tout au moins.
– Et un peu en réalité, sans doute, dis-je avec fermeté.
– Mais, continua-t-il la puissance d’un prince indien qui a l’Angleterre à sa porte, est sujette à bien des vicissitudes.
– Dieu merci ! répondis-je, le rajah peut résister longtemps.
– Vous croyez ?
– Et à moins qu’il ne soit trahi…
– Ah ! dit-il, vous pensez alors qu’il peut être trahi !
– Ne l’a-t-il pas été déjà ?
Et je le regardai fixement.
Il jeta loin de lui le cigare qu’il fumait et me dit avec un accent de dédain suprême :
– Tu penses bien, aventurier, que si je t’ai fait venir, c’est pour parler avec toi à cœur ouvert. Je sais ce que tu penses de moi…
– Ah !
– Tu es convaincu que j’ai trempé dans la conspiration du fils de Nijid-Kouran.
– Je pense mieux que cela, Tippo-Runo, répondis-je, mon regard dans ses yeux.
– Voyons ?
– Je pense que c’est toi qui as ourdi la conspiration.
– Tu as raison, me dit-il froidement.
– Eh bien, que veux-tu de moi ?
Et j’étais calme et froid et paraissais peu me soucier de sa puissance en parlant ainsi.
– Ce que je désire, me répond-il, c’est d’abord te raconter mon histoire.
– J’écoute.
– Je ne suis pas Indien, je ne m’appelle pas Tippo-Runo, continua-t-il.
– Je le sais, vous êtes Anglais.
– Ah ! tu sais cela ?
– Vous vous nommez le major sir Edwards Linton.
– Je vois que tu es bien informé ; alors suppose une chose.
– Laquelle ?
– C’est que je suis resté fidèle à l’Angleterre.
– Vous ?
Et je ne pus m’empêcher de prononcer ce mot avec un accent de dédain suprême.
– Oui, reprit-il, depuis dix ans, je suis demeuré Anglais.
– En livrant à l’Angleterre des batailles sans doute ?
– Qu’importent les moyens, si le but poursuivi est enfin atteint !
– Excellence, lui dis-je, je n’ai que peu d’habitude pour deviner les énigmes.
– Alors, écoute-moi.
Et il poursuivit avec un grand calme :
– Nijid-Kouran était un petit prince, et l’Angleterre l’eût facilement écrasé.
– C’est pour cela que vous avez aidé son frère Osmany à devenir tout-puissant ?
– C’est-à-dire que je me suis servi d’Osmany pour asservir tous les petits princes rebelles à l’Angleterre.
– Bon !
– Il a réuni dans ses mains tous les peuples épars qui faisaient à l’Angleterre une guerre de partisans. Maintenant, il suffit d’une bataille rangée pour que l’Angleterre extermine cette agglomération, et détruise à jamais la puissance du rajah.
Il s’arrêta un moment et me regarda :
– Eh bien ! demandai-je, où voulez-vous en venir ?
– Tu vas le savoir, me répondit-il.
Mon attitude calme et résolue avait quelque peu impressionné sir Edwards Linton ; néanmoins, il joua avec moi cartes sur table.
– Sais-tu bien, me dit-il, que moi, qui ai su me faire aux mœurs indiennes à ce point que nul n’oserait affirmer, en me voyant, mon origine anglaise, j’ai horreur de l’Inde, et de ce ciel d’airain, et de cette vie orientale que je mène ici depuis plus de vingt ans ?
– C’est pour cela, sans doute, que vous voulez trahir le rajah ?
– Peut-être… fit-il. Je suis Anglais, je livre Osmany à mon pays. Si j’agissais autrement, c’est l’Angleterre que je trahirais.
– Et que vous donne-t-elle, en échange de tant de fidélité ?
– Ah ! voilà, dit-il avec un sourire ; j’ai soif de beaucoup d’or.
– Vous en avez pourtant beaucoup, ici ?
– L’Angleterre m’en donnera plus encore.
– Les coffres du rajah sont pleins et vous y puisez à volonté.
– L’Angleterre me donnera ces coffres ; et je retournerai en Europe, d’où je suis parti cadet sans fortune, et je pourrai mener une vie princière à Paris ou à Londres.
– Excellence, dis-je alors à Tippo-Runo, tout ce que vous me dites là ne m’apprend pas pourquoi vous m’avez fait venir ?
– Pour te proposer d’être avec moi.
– Contre le rajah ?
– Naturellement.
Je secouai la tête.
– Vous m’avez traité d’aventurier, lui dis-je, et vous avez eu raison, mais je ne suis pas un traître.
– Ainsi, tu refuses ?
– Assurément.
Il ne témoigna ni colère, ni surprise.
– Je m’y attendais, me dit-il, à présent tu peux te retirer, et advienne que pourra. Mais tu ne partiras pas sans avoir goûté de mon hospitalité, je t’invite à dîner.
– Il va m’empoisonner, pensais-je.
Tippo-Runo me retint trois jours consécutifs et me traita magnifiquement.
Nous prenions nos repas en tête à tête, et, comme s’il eût deviné mes craintes, il touchait le premier à tous les mets.
J’étais en partie rassuré. Seulement qu’étaient devenus les officiers que j’avais amenés ?
C’était pour moi un mystère.
Peut-être le premier ministre les avait-il fait étrangler dès la première nuit, peut-être s’était-il contenté de les emprisonner.
Toujours est-il que je ne les avais pas vus depuis mon arrivée.
Le troisième jour, Tippo-Runo me dit :
– Tes paroles honnêtes ont porté leurs fruits ; elles sont descendues au fond de ma conscience et l’ont éclairée.
Je ne trahirai pas le rajah. Tu peux prendre ma main et la serrer.
J’aurais voulu le croire, mais son œil faux démentait l’accent de franchise de sa voix.
Tippo-Runo me dit encore :
– Il est inutile, quand tu verras le rajah, de jeter le trouble dans son esprit. Tu peux compter sur ma fidélité.
– S’il en est ainsi, répondis-je, comptez sur mon silence.
Je trouvai à la porte de la résidence du premier ministre mon escorte, et je ne pus maîtriser ma joie.
J’avais cru mes compagnons morts. Leur vue achevait de me rassurer.
Cependant l’un d’eux manquait. Je le remarquai et demandai de ses nouvelles.
Un de mes officiers me répondit avec tristesse :
– Il est allé à la chasse au tigre et il a péri.
Celui dont on m’annonçait ainsi la fin tragique était un jeune Indien du nom de Moussami, qui m’avait donné en plusieurs circonstances de grandes marques de fidélité, et j’éprouvai un véritable chagrin.
Tippo-Runo, qui m’avait accompagné jusqu’au seuil de sa demeure, me dit alors :
– Il est un usage indien que tu connais sans doute. Quand un personnage de distinction fait une visite à un autre personnage, si le visité veut faire honneur au visiteur, il lui retient sa monture et, lui donne une des siennes.
Je garde donc ton cheval et je te donne le plus beau de mes éléphants.
En effet, un éléphant blanc et gris, espèce très rare, même dans l’Inde, m’était réservé.
Il était richement caparaçonné et portait sur sa croupe une tour d’ivoire incrustée de pierreries.
C’était la selle magnifique dont Tippo-Runo me faisait présent.
Nous nous mîmes en route.
Aucun soldat, aucun officier de Tippo-Runo ne nous accompagnait ; je n’étais entouré que de ceux que j’avais à mon service.
« Comment ! me disais-je au bout d’une heure de marche, cet homme serait-il assez naïf, connaissant ma fidélité au rajah, pour me laisser aller après m’avoir confié ses secrets ?
Je pars seul avec mes compagnons, mais nous tomberons certainement dans quelque embuscade où nous serons tous massacrés. »
Vers le soir de la première journée du voyage, nous atteignîmes une grande forêt.
– C’est là que nous serons attaqués, me disais-je.
Je me trompais encore.
La nuit s’écoula, les premiers rayons de l’aube arrivèrent.
Tout à coup mon éléphant, qui avait jusqu’alors cheminé paisiblement, obéissant à la baguette au moyen de laquelle je lui indiquais la direction à suivre ; mon éléphant, dis-je, leva la tête, étendit sa trompe et parut aspirer l’air violemment. Je sentis tout son corps trembler.
– C’est un tigre, pensai-je.
Mes compagnons paraissaient étonnés de ces signes étranges, et comme moi, ils croyaient à la présence d’un tigre.
Mais aucune bête fauve ne parut.
L’éléphant avançait toujours, et, à mesure qu’il avançait, il donnait des marques d’inquiétude plus grandes.
Enfin un bruit sortit des profondeurs de la forêt.
Ce n’était pas le cri rauque du tigre, ni le sifflement du boa constrictor ; c’était un miaulement bizarre, qui peut-être était l’œuvre d’une voix humaine.
Soudain mon éléphant prit sa course et, devenu subitement furieux, il renversa et foula aux pieds ceux de mes compagnons qui se trouvaient auprès de lui.
Puis, avec cette vitesse incroyable, et qu’on serait loin de supposer chez ces lourds pachydermes, mais qui laissent bien loin derrière eux la rapidité du cheval, il s’élança en pleine forêt, passant avec une adresse inouïe à travers les arbres sans se heurter ni ralentir sa course.
Je voulus sauter au risque de me rompre bras et jambes du haut de cette tour dans laquelle j’étais assis ; mais sans doute l’éléphant devina mon intention, car sa trompe se rabattit sur son cou, s’allongea jusqu’à moi, me saisit par les épaules et me maintint prisonnier dans la tour.
En même temps, il précipita sa course avec une furie croissante.
Je n’avais cependant point perdu tout mon sang-froid, et, voyant que mes compagnons ne se précipitaient point à ma poursuite afin de me porter secours, je commençai à supposer que l’or de Tippo-Runo les avait corrompus.
En effet, ils ne s’étaient même pas dérangés de la route que nous suivions tout à l’heure, et bientôt, tant la course de l’éléphant était rapide, ils eurent disparu à mes yeux.
En même temps aussi, je me souvins que les Indiens, tirant parti de la merveilleuse intelligence de l’éléphant, dressaient quelquefois un de ces animaux au rôle terrible de bourreau.
Le condamné était placé sur le dos de l’éléphant ; s’il voulait descendre, la trompe de l’éléphant le saisissait et le réduisait à l’impuissance.
Puis, à un signal donné par le maître de l’éléphant, l’animal justicier se mettait en route.
Où allait-il ? Nul ne le savait.
L’éléphant a des pudeurs étranges ; de même qu’il cache avec soin le lieu qu’il a choisi pour sa sépulture, de même celui qui doit attenter à la vie d’un homme le veut faire sans témoin.
L’éléphant marchait donc pendant plusieurs heures, souvent plusieurs journées, emportant le condamné.
Puis, arrivé à l’endroit qu’il avait choisi d’avance pour le lieu de l’exécution, il saisissait la victime avec sa trompe et la jetait violemment à terre.
Quelquefois il se contentait de lui poser son énorme pied sur la poitrine et de l’écraser sans le faire souffrir.
Quelquefois aussi, il le lançait contre un tronc d’arbre, et le malheureux se brisait le crâne.
D’autres fois même, il le perçait de ses défenses.
Je ne pouvais, plus en douter, j’étais au pouvoir d’un éléphant bourreau.
Et le miaulement bizarre que j’avais entendu n’était autre que le signal donné par le maître de l’éléphant, caché sans doute dans les branches de quelque arbre touffu.
Tippo-Runo avait merveilleusement calculé sa vengeance et ma mort.
Le terrible pachyderme accélérait de plus en plus sa course.
À la forêt avait succédé une vaste plaine couverte de hautes herbes, mais où, ça et là, on voyait des traces de culture et d’habitation.
– Ce ne peut être dans cet endroit, me disais-je, que je suis condamné à périr. J’ai du temps devant moi.
Or, il y avait une chose que Tippo-Runo n’avait pas calculée, c’est que j’avais rapporté d’Europe un revolver de Devismes, le prince des arquebusiers français, qui se chargent avec des balles explosives.
La balle ordinaire glisse sur la peau de l’éléphant, et si elle y pénètre, ce n’est jamais assez avant pour le tuer sur place.
Mais la balle conique à pointe d’acier dont on se sert pour le lion, le tigre et la baleine, produit un autre résultat.
L’éléphant m’avait assujetti avec sa trompe ; mais il m’avait laissé l’usage de ma main droite.
Cette main prit le revolver à ma ceinture.
Si je tuais l’éléphant sur le coup, j’étais sauvé.
Mais si la mort n’était pas instantanée, j’étais perdu !
Jamais en ma vie, je n’avais couru un pareil danger, moi qui ai si souvent vu la mort de près.
Néanmoins, j’armai le revolver et je visai l’éléphant juste au-dessous de moi, c’est-à-dire à la naissance du cou.
Il n’était pas très facile de faire feu à coup sûr, et en voici la raison :
La peau de l’éléphant est non seulement rugueuse et très dure à entamer, mais elle est encore très ridée et forme comme des anneaux mouvants ou plutôt des écailles qui se rident comme le sable du désert sous l’action du vent.
Il fallait donc choisir un moment où cette peau se trouverait tendue.
Alors la balle aurait une pénétration certaine, traverserait la couche de graisse, arriverait à la chair et ferait explosion à l’intérieur.
Je visai à gauche, de façon à pouvoir arriver dans la région du cœur.
L’éléphant foulait les hautes herbes avec l’agilité d’un tigre.
Çà et là, et de distance en distance, la plaine était coupée par des fossés.
L’éléphant les sautait un à un comme eût pu le faire un cheval de chasse.
En ces instants, la peau du cou se tendait.
Je saisis donc le moment où il franchissait le dernier fossé et je fis feu.
L’animal fit un bond terrible ; en même temps les courroies qui attachaient la tour d’ivoire se brisèrent et je lus lancé avec elle de côté, tandis que l’éléphant tombait dans le fossé comme une masse inerte.
La balle avait fait explosion dans le corps du monstrueux animal, à côté du cœur, et l’avait foudroyé.
J’étais sauvé.
Mais je portais sur mes épaules les rudes étreintes de sa trompe et cette course insensée m’avait brisé.
Je me relevai cependant, à demi étourdi, mais n’ayant rien perdu de ma présence d’esprit.
Je ramassai mon revolver, qui avait échappé à ma main, lors de ma chute ; et le remettant à ma ceinture, je regardai autour de moi et cherchai à m’orienter.
J’étais au milieu d’une immense plaine ; la forêt que nous avions traversée naguère m’apparaissait maintenant dans le lointain comme une ligne bleuâtre.
Si je voulais retrouver les bords du Gange et par conséquent mon chemin, il me fallait revenir en arrière, traverser toute cette forêt et m’exposer à mille dangers.
Néanmoins, je n’avais pas d’autre parti à prendre. Je me mis donc en route.
Mais au bout d’une heure de marche, mes forces me trahirent.
Je, fus obligé de m’asseoir dans l’herbe, auprès d’un ruisseau qui me permit d’étancher la soif ardente qui me dévorait.
Quand on a l’oreille près de terre, les sons les plus lointains vous arrivent facilement.
Tout à coup j’entendis un bruit sourd, quelque chose qui ressemblait au roulement éloigné du tonnerre.
J’eus bientôt reconnu le trot sourd et rapide à la fois d’un éléphant.
Tippo-Runo faisait-il courir après moi ?
Le cornac de l’éléphant bourreau avait-il mission de savoir si l’exécution était accomplie ?
C’était probable.
Couché dans l’herbe, mon revolver au poing, j’attendis.
Les pas du pachyderme se rapprochaient avec une effrayante rapidité et faisaient trembler la terre autour de moi.
Je levai un peu la tête. J’arrachai les hautes herbes et je regardai.
Soudain un cri de joie m’échappa.
L’éléphant dont j’avais entendu la course précipitée n’était plus qu’à trente mètres de moi, et je pouvais reconnaître l’homme qui le montait.
C’était mon fidèle Indien Moussami qu’on m’avait dit, chez Tippo-Runo, avoir succombé dans une chasse au tigre.
– Moussami ! m’écriai-je.
Et je me dressai tout debout au milieu des herbes que ma tête dominait entièrement.
Moussami jeta un cri, l’éléphant s’arrêta.
– Ah ! maître, me dit l’Indien, voici trente heures que je cours après vous, et je n’espérais plus avoir le bonheur de vous retrouver vivant.
– Tu me cherchais ? lui dis-je.
– Oui, j’ai pu me dérober et j’ai appris qu’on vous avait confié à l’éléphant bourreau. Comment donc avez-vous pu lui échapper ?
– Je l’ai tué, répondis-je.
Il me regarda avec stupeur et me dit d’un air de doute :
– On ne tue pas un éléphant.
– Je te prouverai le contraire tout à l’heure, répondis-je. Mais d’abord conte-moi tes aventures ; d’où viens-tu ?
– De chez le traître Tippo-Runo.
– Tu n’es donc pas allé à la chasse au tigre ?
– Non.
– Alors que t’est-il arrivé ?
– Dès le jour de notre arrivée chez Tippo, reprit Moussami, on a essayé de me gagner, car on savait que je vous étais dévoué.
J’ai résisté.
Alors on m’a emprisonné au lieu de me mettre à mort, ce que Tippo-Runo avait ordonné tout d’abord.
Mais il y avait auprès de lui une almée qui s’était éprise d’amour pour moi, qui avait sollicité ma grâce et l’avait obtenue.
C’est elle qui a ouvert la nuit dernière, quelques heures après votre départ, les portes de ma prison.
– Ton maître est perdu, m’a-t-elle dit.
Alors elle m’a raconté qu’on vous avait donné pour monture l’éléphant bourreau.
Comment vous prévenir ? vous étiez parti.
Et puis vos officiers étaient tous gagnés à Tippo-Runo.
Cependant quand j’appris que le bourreau était un éléphant femelle je ne perdis pas tout espoir.
L’almée était toute-puissante ; elle me donna un anneau d’or qui devait me faire reconnaître d’un chef militaire dont l’habitation est à deux lieues de celle de Tippo.
Courbé sur l’encolure d’un cheval rapide, je courus chez ce chef.
À la vue de l’anneau d’or de l’almée, il me dit :
– Ordonne, j’obéirai.
– Je veux un éléphant mâle, lui dis-je.
Quelques minutes après, monté sur l’animal que vous voyez, je me remettais en route.
L’éléphant a l’odorat aussi bon que l’ouïe.
Au bout d’une heure de marche, il dressa les oreilles, fit entendre un cri guttural, et donna tous les signes de la folie amoureuse.
Évidemment l’éléphant femelle, c’est-à-dire le bourreau, avait passé par là.
Dès lors, je me fiai à son instinct, et nous nous mîmes à courir sur vos traces.
Vous le voyez, ajouta Moussami, l’éléphant ne s’est pas trompé. Mais où est le vôtre ?
À mon tour je racontai à l’Indien comment j’avais pu me débarrasser du monstrueux pachyderme ; je lui montrai mon revolver et pour lui faire comprendre l’effet foudroyant des balles coniques Devismes, j’ajustai un tronc d’arbre et je fis feu.
La balle entra, l’arbre se fendit comme si une mine avait éclaté au milieu.
Je montai ensuite à côté de Moussami sur le dos de son éléphant, et nous nous mîmes en route, non plus du côté du Gange, mais vers les montagnes derrière lesquelles s’élevait la ville capitale du rajah Osmany.
Au bout de quelques heures nous trouvâmes une habitation.
Je mourais de faim et de lassitude.
Néanmoins, après avoir mangé, je ne pris que quelques heures de repos.
Il était urgent de sortir au plus vite du cercle militaire que commandait Tippo-Runo, afin de ne pas retomber entre ses mains.
Vers le soir, Moussami me dit :
– Tippo a trahi le rajah.
– Je le sais.
– Il a gagné tous les chefs des forteresses, et quand les Anglais viendront, on leur en ouvrira les portes.
– Heureusement, répondis-je, nous aurons le temps de prévenir Osmany.
Moussami hocha la tête :
– Trop tard, dit-il.
– Pourquoi, trop tard ?
– Parce que la moitié de l’armée est gagnée par Tippo.
– Qu’importe, répondis-je, si l’autre moitié demeure fidèle au rajah ?
– Mais le rajah croira-t-il à la trahison de Tippo ? demanda. Moussami d’un air de doute.
– Je lui en donnerai des preuves.
L’Indien eut encore un geste d’incrédulité.
– Le rajah, dit-il, aime Tippo autant que Tippo hait rajah, et je sais pourquoi…
– Ah ! tu le sais ?
– J’ai passé quelques heures auprès de l’almée qui possède tous les secrets de Tippo et elle me les a livrés.
– Eh bien ! parle…
– Le rajah aime Tippo parce que, autrefois, Tippo a sauvé Kôli-Nana des flammes.
– Bon.
– Tippo hait le rajah parce qu’il est jaloux.
– Jaloux de qui ?
– Maintenant, reprit Moussami, Kôli-Nana est une vieille femme : elle a plus de vingt-six ans. Osmany, tout en l’aimant et la respectant, lui a donné une compagne, la belle Daï-Kôma, qui n’a que quatorze ans et est belle comme le jour.
– Et Tippo l’aime ?
– À en mourir. Aussi veut-il la ruine d’Osmany, pour avoir Daï-Kôma.
– Le misérable !
– En outre, les Anglais lui ont promis beaucoup d’or s’il leur livrait Osmany et son fils qui est l’héritier du trône.
– Mais, dis-je, comment l’almée sait-elle tout cela ?
– L’almée aimait Tippo ; elle a appris sa trahison ; elle a su que Tippo convoitait la femme du rajah, et elle a voulu se venger !
« Va, m’a-t-elle dit en me quittant, tâche de sauver ton maître ; mais, si tu ne le peux, rejoins Osmany, jette-toi à ses pieds et dis-lui que Tippo est un traître !… »
Le récit de Moussami me parut devoir faire une vive impression sur le rajah.
Nous voyageâmes toute la nuit suivante et une partie du lendemain.
Au moment où le soleil monte au zénith et où la chaleur devient étouffante, une ville blanche et coquette, à demi cachée sous l’ombrage d’une forêt vierge, nous apparut au flanc des montagnes.
C’était la ville sainte, comme l’appelaient les montagnards, – la cité bénie que le rajah Osmany avait choisie pour capitale.
Mais, comme on va le voir, le rajah n’avait pas besoin de mes révélations pour être convaincu de la trahison de Tippo-Runo.
La capitale du rajah se nommait Narvor. Une triple enceinte de fossés et de murs fortifiés l’entourait.
Bâtie au flanc d’une montagne, elle avait une ceinture de prairies qui descendaient jusqu’à la plaine fertile, et au-dessus d’elle une forêt ombreuse élevait ses grands arbres d’essences diverses pour la préserver des rayons du soleil.
Quand on avait franchi la triple enceinte et qu’on entrait dans la ville, on trouvait des maisons blanches, des fontaines qui entretenaient dans chaque rue une perpétuelle fraîcheur et des jardins pleins de fleurs et de fruits.
Au centre de la ville était le palais du maître, une autre ville dans la ville, également fortifiée, et qui pouvait, au besoin, si l’ennemi franchissait les trois premières enceintes, servir de refuge à toute la population de Narvor.
Cela s’était vu du reste.
Il y a plus d’un siècle, le roi d’Oude assiégeait Narvor.
Le siège dura plusieurs mois, car Narvor était défendue par une population vaillante et un chef intrépide.
Mais enfin la première enceinte tomba, puis la seconde, puis la troisième.
Les habitants se réfugièrent dans la forteresse.
La forteresse résista, et le roi d’Oude découragé finit par lever le siège.
La forteresse qui servait de palais au rajah Osmany était vaste, renfermait des rues, des places publiques et des jardins.
Mais pour y pénétrer, il fallait faire partie de la maison militaire du rajah.
Un Indien ordinaire en était banni.
Au milieu de la forteresse s’élevait un bâtiment carré, sans fenêtres, et qui prenait jour par en haut.
C’était le harem d’Osmany.
Deux eunuques noirs veillaient jour et nuit à la porte.
La femme légitime seule a le droit de sortir et de se montrer en public ; les odalisques du souverain ou les autres femmes vont voilées au bain et à la promenade, et nul n’a le droit de les approcher.
Le harem est situé sur une vaste place ; à l’angle de cette place est un schoultry, c’est-à-dire un cabaret dans lequel les soldats de la garde personnelle du rajah se réunissent après la sieste et boivent en devisant de leurs affaires et de leurs amours.
Or, un soir, quarante-huit heures avant mon arrivée à Narvor, deux soldats, assis sur un banc à la porte du schoultry, causaient à voix basse.
L’un était un Hindou de pure race ; l’autre avait un mélange de sang noir dans les veines.
– Crois-tu au paradis de Vichnou ? disait l’Hindou…
– Je ne sais pas, répondit naïvement le nègre.
– Il faut y croire.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il existe et que ceux qui y vont y jouissent de félicités infinies.
Le nègre épanouit ses lèvres charnues et montra ses dents blanches ; puis il parut attendre que son compagnon lui fît la nomenclature des joies de ce paradis mystérieux.
– As-tu vu la dernière femme du maître ? demanda l’Indien.
– La belle ?
– Oui.
– Comment aurais-je pu la voir ? Le rajah ne permet pas qu’elle ôte son voile, même le soir, mais l’eunuque Roumafi prétend qu’elle éclipse en beauté toutes les reines de l’Inde.
– C’est vrai.
– Comment peux-tu le savoir ?
– Je le sais parce que je l’ai vue.
– Toi ?
– Oui, moi, et à visage découvert. Eh bien ! poursuivit l’Hindou, le dieu Vichnou réserve des milliers de femmes aussi belles qu’elle à quiconque ira dans son paradis.
Un rayonnement sensuel dilata les yeux du nègre.
– Mais comment faut-il faire pour y aller ? demanda-t-il naïvement.
– Il faut risquer sa vie pour un homme qu’aime le dieu Vichnou. Si on meurt, on va tout droit dans le paradis.
– Bon !
– Si on survit, Vichnou vous protège jusqu’à l’heure de votre mort naturelle.
– Et alors ?
– Alors, quand votre âme a quitté votre corps, Vichnou ouvre les portes de son paradis et vient à la rencontre de votre âme avec ces milliers de femmes qui, toutes, je puis l’affirmer, sont plus belles que-la dernière femme du rajah.
Le nègre devint pensif ; puis, après un silence :
– Mais, dit-il, quel est l’homme qui a su conquérir l’amitié du dieu Vichnou.
– J’en connais un.
– Ah !
– C’est Tippo-Runo, le premier ministre du rajah.
– Vraiment ! fit le nègre.
– Et celui qui mourra pour Tippo-Runo s’en ira tout droit au paradis de Vichnou, où il retrouvera un corps jeune et beau, blanc comme du lait.
– Comment ! moi qui suis noir ?…
– On donnera à ton âme un corps semblable à l’ivoire.
Le nègre réfléchit encore ; puis il dit tout à coup.
– Je veux bien mourir pour Tippo-Runo. Mais tu m’assures que le paradis dont tu parles existe réellement ?
– Si je ne le croyais pas, me préparerais-je, moi aussi, à jouer ma vie pour plaire à Tippo-Runo ?
Le nègre regarda l’Hindou avec une curiosité croissante.
L’Hindou reprit :
– Tippo-Runo est plus puissant que le rajah lui-même. Quand Tippo-Runo veut une chose, il faut qu’elle soit.
– Et que veut Tippo-Runo ?
– Il est amoureux d’une femme et il veut s’en emparer.
– Ah ! il a assez de trésors pour l’acheter, quel que soit son prix.
– Elle n’est pas à vendre.
L’étonnement du nègre augmenta.
– C’est la dernière femme du rajah, dit l’Hindou qui s’appelait Mortar.
Le nègre fut si étonné de cette confidence qu’il laissa échapper la tasse de thé qu’il avait à la main.
L’Hindou continua :
– Tippo-Runo s’est juré d’avoir la femme du rajah, et il l’aura.
– Les murs du harem sont épais.
– C’est vrai.
– Les portes sont doublées de fer.
– On les ouvrira.
– Mais qui ?
– Écoute, dit l’Hindou, je te donne à choisir : ou mourir sur-le-champ.
Et il lui appuya sur la gorge la pointe de son kandjar.
– Ou me faire le serment que tu ne révéleras jamais ce que je vais te dire.
– Sur ma part de ce paradis que tu me promets, dit le nègre, je te jure que mon oreille gauche ne saura rien de ce que tu auras confié à mon oreille droite, et que la tombe ne sera pas plus muette que moi.
– C’est bien, je te crois.
– Parle donc, fit le nègre.
– Tippo-Runo est si bien avec le dieu Vichnou, reprit Mortar l’Hindou, que ses serviteurs n’hésitent pas à lui faire des sacrifices auprès desquels la mort n’est rien.
– Comment cela ?
– Tippo-Runo a un nègre appelé Kougli. C’est un nègre comme toi, mais un nègre de la côte occidentale, de ceux qui sont rouges plutôt que noirs et qui sont si beaux que les almées et les bayadères se meurent souvent d’amour pour eux.
– Bon ! fil le nègre.
– Kougli était adoré de la belle Namouna, la bayadère qui danse à Calcutta, dans la ville blanche, en s’accompagnant avec une grappe de grelots.
Namouna et lui devaient s’épouser et Tippo-Runo, dont il était le favori, avait promis de les doter richement.
Eh bien ! Tippo-Runo a dit à Kougli :
– J’aime la femme du rajah et j’ai compté sur toi. Il faut que tu pénètres dans le harem.
Kougli a répondu qu’il était prêt.
Et Kougli a abdiqué sur-le-champ son rôle d’homme pour obéir à Tippo-Runo.
– Je ne comprends pas, dit le nègre.
Mortar reprit :
– As-tu vu le nouvel eunuque noir qui vient quelquefois, en sortant du harem. se désaltérer avec nous dans le schoultry ?
– Oui, certes.
– C’est Kougli.
– Lui !
– Lui-même. Tu vois bien que Tippo-Runo a des serviteurs dévoués.
– Mais, reprit le nègre, parce qu’il est dans le harem du rajah, ce n’est pas une raison pour qu’il puisse enlever la jeune femme.
– Seul, il ne le pourrait pas, car les eunuques peuvent bien franchir la porte du harem. mais non celle de la forteresse ; et une femme ne peut en sortir qu’avec l’homme qui dit être son mari.
– Eh bien !
– Eh bien ! la nuit prochaine, Kougli sortira du harem avec la femme du rajah.
– Bon !
– Et il nous la confiera.
– À nous ?
– À nous deux. C’est à nous de la faire sortir de la forteresse ; ensuite, si nous réussissons, Tippo nous comblera de richesses.
– Et si nous sommes surpris ?
– Le rajah nous fera trancher la tête ; mais nous irons dans le paradis de Vichnou.
Toutes ces explications ne suffisaient pas au nègre.
– Mais, dit-il encore, la jeune femme consentira donc à suivre l’eunuque ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce que, lorsque son père l’a vendue pour dix mille bourses au rajah, elle avait un amour au cœur.
– Ah !
– Elle aimait un Indien de Bénarès, jeune et beau, et ils s’étaient juré fidélité. Tippo savait cela et il a donné les instructions à Kougli en conséquence. Kougli dira à la femme du rajah : Je suis le fidèle serviteur de l’homme qui vous aime et que vous aimez ! Et elle le croira et consentira à le suivre.
– Et nous ?
– Nous lui tiendrons le même langage.
Le nègre hésitait encore :
– Tu crois donc, dit-il, que nous pourrons sortir de la forteresse ?
– Oui.
– Comment ?
– La femme du rajah sortira du harem parfaitement voilée, et, de plus, elle aura teint sa figure en noir. N’as-tu pas une femme noire comme toi ?
– Oui.
– Tu prendras la femme du rajah par la main, tu te présenteras à la porte et tu diras, en soulevant un coin du voile : – C’est ma femme. – Passez, répondra la sentinelle.
– Tu crois ?
– J’ai de bonnes raisons pour cela ; car cette sentinelle, ce sera moi.
– Ah ! c’est différent, fit le nègre.
– Quand tu seras dans la ville, poursuivit Mortar, tu te rendras avec ta prétendue femme au schoultry de la Perle bleue, et tu y trouveras un palanquin et une escorte envoyés par Tippo-Runo. Seulement, tu diras à ta compagne :
– C’est ton fiancé qui nous envoie tout cela.
– Bien ! dit le nègre.
– Maintenant, acheva Mortar, es-tu décidé à me servir ?
– Oui, si tu me jures que le paradis de Vichnou existe.
– Je te le jure.
– C’est bien, dit le nègre. J’accepte.
En ce moment, la porte du harem s’ouvrit et un eunuque noir parut.
Le récit que l’Indien Mortar avait fait au soldat noir était exact.
La nouvelle femme du rajah Osmany, l’enfant de quatorze ans qui répondait au nom de Daï-Kôma, se lamentait depuis son entrée au harem.
Daï-Kôma aimait un beau jeune homme de Bénarès qui la devait épouser, et quelques mois auparavant encore, les deux familles parfaitement d’accord avaient célébré les fiançailles.
Mais l’or est le levier du monde, en Orient comme en Occident, dans l’Inde comme à Paris.
Un officier du rajah passant par Bénarès avait été reçu par le père de Daï-Kôma, très honoré d’une semblable visite.
L’officier avait vu la jeune fille et, à son retour à Narvor, il en avait fait un tel récit au rajah qui commençait à trouver que toutes ses femmes, la belle Kôli-Nana elle-même, étaient bien vieilles, que celui-ci lui avait commandé de retourner à Bénarès et de l’acheter à n’importe quel prix.
Les larmes, les supplications de Daï-Kôma avaient été inutiles.
Son père l’avait vendue pour dix lacs de roupies, et l’avait livrée au gens du rajah.
Ceux-ci, en l’emmenant à Narvor, s’étaient arrêtés dans la résidence de Tippo-Runo.
Le premier ministre avait vu Daï-Kôma et s’en était épris.
Cet amour avait déterminé l’explosion de toutes les passions mauvaises qui germaient dans le cœur et le cerveau du major anglais.
Daï-Kôma avait donc été conduite au harem du rajah Osmany.
Depuis qu’elle y était, elle pleurait nuit et jour et s’obstinait à se dérober aux transports du rajah.
Osmany sentait son amour se décupler de cette résistance, mais il était patient comme tous les Orientaux et il se disait :
– Il est impossible qu’elle ne s’aperçoive point enfin que je suis digne de son amour.
Il y avait un mois que Daï-Kôma se lamentait, lorsqu’un nouvel eunuque fut admis au sérail.
C’était un nègre appelé Kougli.
Kougli fut attaché sur-le-champ au service de Daï-Kôma.
Kougli, le serviteur dévoué jusqu’au fanatisme de Tippo-Runo, avait lentement préparé l’enlèvement de Daï Kôma.
Il s’était abouché avec plusieurs soldats de la garde personnelle du rajah, et, sous divers prétextes, il avait sondé leur fidélité.
Mais jusqu’à l’heure où nous l’avons vu sortir du harem et se diriger vers le schoultry, à la porte duquel devisaient l’Indien Mortar et le nègre Hussein, il n’avait encore trouvé que le premier qui consentit à le servir.
Le premier avait embauché le second.
Mortar, en voyant Kougli s’approcher, cligna de l’œil.
– Tu as à me parler ? fit le nègre en l’abordant.
– Oui, dit Mortar.
L’eunuque examina celui avec qui Mortar s’entretenait tout à l’heure.
– Quel est cet homme ? dit-il.
– Un homme qui veut aller dans le paradis de Vichnou, répondit Mortar.
– Est-ce vrai ? fit Kougli en regardant le nègre Hussein.
– C’est vrai, dit le nègre.
Et son œil brilla d’une sensualité bestiale.
Il était évident que cet homme était sincère, et que ce qu’il avait promis de faire, il le ferait.
L’eunuque et les deux soldats restèrent dans le schoultry et burent ensemble du thé et du rhum, en prenant leurs dispositions pour la nuit suivante.
Puis l’eunuque rentra dans le harem et attendit la nuit.
Comme à l’ordinaire, le rajah Osmany, dédaignant ses autres femmes, était venu faire sa cour à la belle Daï-Kôma.
Comme toujours Daï-Kôma l’avait repoussé.
Et elle se lamentait de plus belle, lorsque l’eunuque, après le départ du rajah, se présenta devant elle.
– Perle d’Orient, lui dit-il, pourquoi pleures-tu ?
– Parce que mon père a fait d’une femme libre une esclave, répondit-elle.
– C’est vrai, dit l’eunuque, mais on délivre les esclaves.
Elle secoua la tête :
– Hélas ! dit-elle, je suis le bien du rajah et tôt ou tard il faudra bien que je me décide à lui obéir.
– Tu trahirais donc tes serments ?
Et l’eunuque la regarda fixement.
Daï-Kôma tressaillit :
– Tu sais donc, dit-elle, que j’ai fait des serments ?
– Oui, à Rhamsès.
Rhamsès était le nom du beau fiancé laissé à Bénarès.
– Tu connais Rhamsès ?
Et un rayon de joie brilla au travers des larmes de Daï-Kôma, comme le soleil à travers la pluie.
– C’est lui qui m’envoie.
Elle étouffa un cri.
Kougli continua :
– Regarde-moi. Il y a huit jours, j’étais encore un homme ; mais, pour parvenir, jusqu’à toi, j’ai consenti à me sacrifier. Je suis le serviteur de Rhamsès.
– Et il t’envoie vers moi ?
– C’est-à-dire, répondit Kougli, que si tu veux me suivre, tu seras libre dans quelques heures.
– Libre !
– Et sur la route de Bénarès, où Rhamsès t’attend.
Daï-Kôma joignit les mains.
– Oh ! dit-elle, ne te railles-tu pas de ma misère, et n’es-tu pas un serviteur du rajah qui veut m’exposer à une tentation ?
– Je te dis, répéta l’eunuque, que je suis un serviteur dévoué de Rhamsès.
Daï-Kôma fut obligée de se rendre à l’évidence, car, à l’heure où tout le harem sommeillait, l’eunuque entra dans sa chambre et lui dit :
– Le moment est venu : suis-moi.
Et il lui jeta sur la tête un voile qui la couvrait tout entière.
Puis il la conduisit dans une salle où, pendant le jour, se tenaient les femmes de service et les suivantes favorites du rajah.
Il prit un pinceau trempé dans un vase rempli d’une substance liquide noirâtre, et avec ce pinceau il fit disparaître le blanc visage de Daï-Kôma sous une couche de noir d’ébène.
Or, comme la plupart des femmes employées dans le harem étaient des négresses, l’heiduque, c’est-à-dire le chef des eunuques qui veillaient à la porte, voyant Daï-Kôma que Kougli tenait par la main, la prit pour une de ces servantes, et lui ouvrit la porte.
Tous deux sortirent.
Le nègre Hussein se promenait sur la place, et à un coup de sifflet de Kougli, il s’approcha.
Kougli lui dit :
– Voilà ta femme !
Et il plaça dans la main du nègre la main de Daï-Kôma, qui avait été noircie comme sa figure.
– Tu ne viens donc pas avec moi ? demanda-t-elle avec un accent d’effroi.
– Non, répondit Kougli, mais tu peux suivre cet homme, il est comme moi un serviteur dévoué de Rhamsès.
Daï-Kôma le crut, et elle se confia au nègre Hussein.
Celui-ci la prit par le bras et tandis que Kougli rentrait dans le harem. il la conduisit vers la porte de la forteresse.
Les choses se passèrent comme l’avait prévu Mortar.
Dans le poste de soldats il y avait un chef qui regarda le nègre et lui dit :
– Qui es-tu ?
– Un soldat du rajah, répondit Hussein.
– Quelle est cette femme ?
– La mienne.
– C’est vrai, dit Mortar qui était en sentinelle, je les connais tous les deux.
– Où vas-tu à cette heure ? demanda encore le chef.
– Nous allons à une fête de mariage aux flambeaux dans la ville, répondit le nègre.
L’officier fit un signe, Mortar ouvrit la porte, et le nègre et sa compagne en franchirent le seuil.
Daï-Kôma était libre.
Le palanquin et l’escorte envoyés, non par Rhamsès, mais par le traître Tippo-Runo, attendaient au schoultry indiqué ; et bien avant le jour, Daï-Kôma, qui croyait aller rejoindre son fiancé, était loin de la ville sainte de Narvor, la capitale du rajah Osmany.
* *
*
Ce ne fut que le lendemain, longtemps après le lever du soleil, que l’on s’aperçut au harem de la disparition de Daï-Kôma.
Prévenu en toute hâte, le rajah s’y rendit en poussant de grandis cris, et voulut faire périr l’heiduque dans les supplices.
Mais alors Kougli, qui n’avait consenti à un épouvantable sacrifice que par soif du paradis de Vichnou, – Kougli dit au rajah :
– N’accusez personne que moi.
– Qu’est devenue Daï-Kôma, lui demanda-t-on ?
Le nègre eut un sourire d’orgueil.
– À cette heure, dit-il, elle est hors de ta puissance, et dans les bras de Tippo-Runo.
À ce nom. le rajah jeta un cri.
Alors, avec une joie inouïe, le nègre lui raconta la trahison de son premier ministre, et, oubliant un moment son amour pour Daï-Kôma, pour ne songer qu’à l’ingratitude de celui qu’il avait comblé de bienfaits, le rajah versa des larmes de rage.
Kougli ne voulut pas jouir seul des joies effrénées du paradis de Vichnou.
Il dénonça ses deux complices, Mortar l’Indien et le nègre Hussein.
Tous les trois avaient péri dans des supplices le matin même du jour où Moussami et moi nous arrivâmes à Narvor.
Mais Daï-Kôma était maintenant au pouvoir de Tippo-Runo, et nous trouvâmes le rajah faisant d’horribles serments de vengeance.
Je passe sur des événements de peu d’importance.
Six mois après, l’empire du rajah était en feu.
Tippo-Runo, levant l’étendard de la révolte, avait passé aux Anglais, entraînant dans sa désertion les deux tiers de l’armée du rajah.
Nous étions assiégés dans Narvor.
Osmany n’avait plus autour de lui que cinq ou six mille hommes résolus et fidèles.
Un matin que nous avions visité les forts de la ville et passé en revue les derniers moyens de défense qui nous restaient, le rajah me conduisit dans la pièce la plus reculée de son palais et me dit :
– Tu es le dernier homme en qui j’ai mis toute ma confiance parce que tu es Français, je vais t’initier à un secret duquel dépend l’avenir de ma race, je me livre à toi comme à un frère.
– Parlez, prince, répondis-je, votre confiance ne sera point trahie.
Le rajah me dit alors :
– La première chose que l’on apprend aux gens de ma race, depuis un siècle, c’est à se défier de l’Angleterre. Il y a cent ans l’Inde était gouvernée par des rois puissants, et un peuple heureux et libre vivait des bords du Gange à ceux de l’Euphrate.
Les Anglais sont venus ; par la force quelquefois, par la trahison le plus souvent, ils sont parvenus à réduire en servage d’abord et à anéantir ensuite tous ces rois et tous ces peuples.
Je suis un des derniers représentants de l’indépendance indienne.
Mais je sais le sort qui m’attend.
Au faîte de ma puissance, bien avant la trahison de ce misérable Tippo-Runo que j’ai comblé de mes bienfaits, j’avais prévu le jour où il se pourrait faire que l’Angleterre voulût me fouler aux pieds et anéantir ma race. Et ma race ne doit point périr.
Je mourrai moi, demain peut-être, les armes à la main.
Avec moi disparaîtra la dernière terre libre du sol indien ; mais il faut que ma race me survive.
Qui sait ? dans bien des années peut-être, un homme issu de mon sang se lèvera, qui, protégé par le vieux génie de l’Inde, parviendra à chasser l’étranger et à rendre la liberté à son pays.
– Vous voulez me charger de votre fils ? lui dis-je.
– Oui. Je veux qu’après ma mort tu l’emmènes en Europe, et que tu lui apprennes à haïr les Anglais.
Et, comme il me voyait faire un mouvement qui trahissait une certaine inquiétude :
– Oh ! me dit-il, ne crains rien. Depuis dix ans j’ai accumulé des richesses mystérieuses qui lui permettront de vivre selon son rang.
– Mais, prince, interrompis-je, vous oubliez notre situation.
– Je n’oublie rien.
– Nous sommes assiégés dans votre dernière ville.
– Sans doute.
– Tôt ou tard, il faudra succomber.
– J’ai prévu le dénouement, puisque j’ai fait le sacrifice de ma vie.
– Alors, votre fils tombera au pouvoir des Anglais…
Il ne me répondit pas tout d’abord.
– Vos richesses deviendront leur proie.
Il eut un sourire mélancolique, et, hochant la tête, il me dit :
– Tu te trompes !
– Vous avez trouvé un moyen de sauver votre fils ?
– Oui.
– Et vos richesses ?
– Oui. Mon fils est en sûreté, mes trésors aussi.
Et comme je le regardais avec étonnement, il poursuivit :
– Cet enfant que mon peuple salue, que Kôli-Nana, ma première femme, serre sur son cœur avec transport, ce jeune prince en qui ceux qui m’entourent ont vu longtemps l’héritier de mon trône, n’est pas mon fils.
Mon étonnement fut si grand que le rajah continua aussitôt :
Il y avait deux ans que Kôli-Nana était mère. Une nuit, je fis enlever mon enfant dans son berceau et on lui substitua l’enfant d’une autre femme.
– Ainsi, m’écriai-je, le prince Ali ?
– Le prince Ali n’est pas mon fils.
– Mais le fils de Votre Altesse ?
– Il est loin d’ici, et il ignore son origine. Quand je serai mort, tu la lui apprendras.
Je regardais le rajah avec une sorte de stupeur.
Il continua :
– Il y a à Calcutta, dans la ville noire, la ville indienne, comme on l’appelle, un pauvre homme qui exerce l’humble profession de tailleur.
Il est vieux et voûté, il est pauvre, en apparence du moins, et son unique soutien est un jeune garçon de douze ans qui travaille jour et nuit.
Ce tailleur, qui répond au nom turc de Hassan, est un ancien serviteur de ma famille.
L’enfant qu’il élève et qui l’appelle son père, c’est mon fils.
– Ah ! m’écriai-je.
– Quand tout sera perdu, reprit le prince, lorsque j’aurai livré ma dernière bataille, frappé mon dernier coup d’épée, rendu mon dernier soupir, tu te mettras en route pour Calcutta.
– Oui, prince.
– Tu iras trouver le tailleur et tu lui montreras cet anneau.
En même temps, Osmany tira de son doigt une bague dont le chaton portait une inscription indienne qui voulait dire : Souviens-toi.
Puis il la mit à mon doigt, ajoutant :
– Le tailleur te montrera alors le jeune enfant, puis il te conduira au fond de la cave de son humble maison, et tu verras là plus d’or et de pierreries qu’il n’y en a dans le palais du roi de Lahore.
C’est le patrimoine de mon fils.
Tu es intelligent et fidèle, poursuivit le rajah. Tu sauras bien emporter ces richesses en Europe, sans éveiller la cupidité des Anglais ; tu sauras bien emmener mon fils avec toi, lui apprendre que son père est mort pour l’indépendance de l’Inde, et qu’il lui transmet son héritage de haine pour la Grande-Bretagne.
– Je ferai cela, répondis-je.
Il me donna sa main à baiser et me dit :
– J’ai foi en toi !
* *
*
Les Anglais poussaient le siège avec vigueur.
La garnison se défendait héroïquement ; mais chaque jour un pan de rempart s’écroulait sous le canon de Tippo-Runo.
Chaque jour aussi, les vivres devenaient plus rares, et il avait fallu expulser de la ville ce qu’on appelle les bouches inutiles.
Enfin, un soir, le rajah me dit :
– Il faut renoncer à défendre Narvor plus longtemps, tenter une sortie, essayer de passer au travers des lignes anglaises et gagner les montagnes.
Là, peut-être résisterons-nous avec plus de succès.
Le plan était hardi, mais il n’était pas impraticable.
La saison de ces pluies torrentielles dont les pays brûlants ont seuls le secret, était venue.
Le rajah rassembla son conseil de guerre et il fut décidé qu’on attendrait une nuit obscure et tourmentée et qu’on tenterait une sortie.
Deux jours plus tard, l’occasion parut favorable.
La nuit était sombre, la pluie tombait à torrents : l’armée anglaise était réfugiée sous les tentes.
En moins de deux heures tout fut prêt.
Les femmes et les enfants furent placés sur des éléphants au centre de l’armée formée en carré.
Puis les portes s’ouvrirent, et le rajah sortit silencieux à la tête de ses troupes.
Les Anglais surpris essayèrent de nous barrer le chemin ; mais ils ne tinrent pas contre l’impétuosité des soldats d’Osmany.
Ce fut un beau combat, court et meurtrier, livré à la clarté des éclairs et au bruit du tonnerre.
L’armée anglaise fut culbutée et nous pûmes nous retirer au nord de la ville, dans une vallée profonde.
Mais là une nouvelle armée se dressa devant nous.
Quand le jour parut, du sommet des montagnes voisines des milliers d’hommes descendirent et nous, enveloppèrent.
Ce n’étaient plus des Anglais ; c’étaient les soldats de Tippo-Runo le rebelle.
Le combat recommença, il se prolongea jusqu’au soir il recommença le lendemain, plus acharné et plus meurtrier.
Les compagnons du rajah tombaient un à un, et bientôt nous ne fûmes plus autour de lui qu’une poignée d’hommes.
Enfin, une balle l’atteignit au flanc et il tomba de cheval.
Je le reçus sanglant dans mes bras.
Il fixa sur moi son œil mourant et me dit :
– Souviens-toi !
Puis il ajouta d’une voix éteinte :
– Et venge-moi !
Ce fut sa dernière parole.
Quelques secondes après, le rajah Osmany était mort me confiant son fils et emportant dans la tombe la promesse que je venais de lui faire : de poursuivre sans relâche le traître Tippo-Runo.
Tippo-Runo savait que j’avais échappé au piège qu’il m’avait tendu et que j’étais parvenu à tuer l’éléphant bourreau.
Il savait en outre que j’avais combattu à la droite du rajah.
Et quand notre défaite fut complète, il donna des ordres terribles me concernant.
Cependant je parvins à m’échapper.
Durant plusieurs semaines, le visage noirci pour me rendre méconnaissable, j’errai dans les montagnes, poursuivi, traqué comme une bête fauve.
J’évitais les villes, les villages et jusqu’aux habitations isolées.
Tout le pays était tombé au pouvoir des Anglais et par conséquent de Tippo-Runo, et je savais bien que si je tombais vivant aux mains de ses partisans, je périrais dans d’affreux supplices.
Mais mon étoile me protégeait.
Au bout d’un mois de cette vie errante et vagabonde, je pus gagner les plaines de l’Hindoustan, arriver dans la région paisible, demander l’hospitalité à un colon anglais qui n’avait jamais entendu parler de moi et ne soupçonna point la part que j’avais prise dans la dernière guerre, et passer chez lui quelques jours.
Un mois après, j’arrivais à Calcutta.
Là, j’étais sauvé.
Alors je songeai à tenir ma promesse, à retrouver Hassan, et cet enfant qui n’était autre que le fils du malheureux rajah Osmany.
Tout le monde connaissait Hassan le tailleur dans la ville noire.
Le maître du premier schoultry dans lequel j’entrai m’indiqua sa maison.
C’était une humble demeure dans laquelle certainement on n’eût jamais soupçonné l’existence d’un trésor.
Le vieillard était assis sur le pas de sa porte.
Je m’approchai de lui.
– Tu te nommes Hassan ? lui dis-je.
– Oui, me répondit-il, que veux-tu ?
– Connais-tu cela ?
Et je lui montrai l’anneau que le rajah m’avait mis au doigt.
Soudain le vieillard tressaillit et me fit entrer précipitamment dans sa maison dont il referma la porte sur nous.
– Tu viens de la part d’Osmany ? me dit-il.
– Oui.
– Comment va-t-il ?
Cette question m’arracha des larmes.
– Il est mort, répondis-je.
Et je lui racontai la trahison de l’infâme Tippo-Runo et la mort héroïque du rajah.
Le vieillard m’écouta, pâle, frémissant, les yeux secs.
Puis, quand j’eus fini, il me dit avec un accent de résignation qu’on ne retrouve que chez les hommes de l’Orient :
– Dieu l’a voulu.
Hassan était mahométan et, par conséquent, il croyait à un Dieu unique.
– Où est l’enfant ? lui demandai-je.
– Il se baigne, me répondit-il. Tu le verras dans moins d’une heure.
– Et les trésors ?
– Je vais te les montrer.
Il prit alors une lampe, souleva une trappe qui mit à découvert les marches d’un escalier, et me dit :
– Suis-moi.
Je descendis sur ses pas dans la cave de la maison. C’était un étroit caveau complètement vide. Hassan eut un sourire triste :
– Tu vas voir, me dit-il.
Et il s’approcha du mur et se mit, avec son poing fermé, à frapper sur les pierres.
L’une d’elle rendit un bruit sourd.
On eût dit qu’il avait heurté la peau d’un tambour.
Alors Hassan prit son kandjar à sa ceinture et en introduisit la pointe dans un interstice qui se trouvait entre la pierre sonore et la pierre voisine.
Soudain la première se détacha.
Alors, baissant la lampe, Hassan me montra à la place ou était la pierre tout à l’heure, une serrure d’un acier luisant et poli.
Puis il prit une clef à son cou.
– C’est moi, me dit-il, qui ai fabriqué cette serrure. Elle a un secret, et ce secret est si compliqué qu’il me faudrait plusieurs jours pour te l’apprendre.
Et il se mit à tourner la clef tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, murmurant des mots que je ne comprenais pas, comptant sur les doigts de sa main gauche, et enfin j’entendis distinctement le bruit du pêne qui courait dans sa gâche.
Soudain le mur tout entier tourna avec la porte de fer qu’il recouvrait, et je vis alors un second caveau du fond duquel jaillirent soudain des gerbes d’étincelles fauves.
Les rayons de la lampe que le vieillard tenait à la main, venaient se briser sur un monceau de pierreries, de pièces d’or et de perles d’une fabuleuse grosseur.
– Voilà les trésors du maître, me dit le vieillard.
J’évaluai approximativement toutes ces richesses. Il y avait là plusieurs millions, une fortune vraiment royale.
Je fis part alors au vieillard des dernières volontés du rajah Osmany.
Le rajah, je l’ai dit, m’avait exprimé sa volonté formelle.
Il voulait que j’emmenasse son fils en Europe et que je l’élevasse dans la haine des Anglais. Il voulait aussi que j’emportasse le trésor.
– Tu as l’anneau du maître, me dit Hassan. Par conséquent, je t’obéirai.
Puis il referma la porte de fer et le trésor disparut à mes yeux éblouis. Nous remontâmes dans la maison. L’enfant était rentré du bain.
Je n’eus qu’à l’envisager pour reconnaître en lui le vivant portrait d’Osmany.
C’était bien le vrai fils de Kôli-Nana.
Il me regarda avec étonnement.
Hassan lui dit :
– Cet homme est ton maître désormais. Suis-le.
– Non, dis-je à Hassan, l’enfant restera auprès de toi jusqu’à ce que j’aie pris les dispositions nécessaires pour notre départ.
– Comme tu voudras, me dit-il en baissant la tête.
L’enfant ne comprenait rien à cela et s’était mis à pleurer.
Je dis à Hassan :
– Tu ne me verras que le jour où tout sera prêt. Je vais m’occuper d’avoir des hommes dévoués et fidèles pour enlever le trésor et le transporter sûrement à bord d’un navire.
Je passai plusieurs jours à Calcutta, rêvant au moyen de transporter les richesses du rajah sans éveiller l’attention de l’autorité anglaise.
De tous les serviteurs dévoués que j’avais eus pendant mon séjour dans les États du rajah, il ne me restait que mon fidèle Moussami.
Celui-ci avait fini par me rejoindre.
Nous étions logés dans le même schoultry, et il était convenu qu’il m’accompagnerait en Europe.
Un soir, Moussami me dit :
– Je crois qu’on sait qui nous sommes. On nous suit quand nous sortons.
– Qui donc peut nous suivre ?
– Un nègre qui pourrait bien être un des séides de Tippo-Runo.
Nous changeâmes d’habitation.
Jusque-là nous étions restés dans la ville noire.
Nous allâmes nous réfugier dans la ville blanche.
Le quartier anglais est plein d’auberges et d’hôtels.
J’avais repris mes habits européens, et Moussami passait pour mon domestique.
Le lendemain du jour où j’étais descendu à l’hôtel de Batavia, je m’aperçus, en prenant mon repas du soir, que le thé qu’on m’avait servi avait une certaine âcreté ; mais je n’y attachai qu’une faible importance.
Après mon souper je fus pris du besoin de dormir et j’allai me coucher.
Je m’endormis bientôt d’un profond sommeil.
Quand je m’éveillai, la nuit était passée et le soleil pénétrait à flots dans ma chambre.
J’appelai Moussami, qui couchait dans une pièce voisine.
Une sorte de hurlement me répondit. Ce n’était pas une voix humaine. C’était quelque chose qui ressemblait à un rugissement de bête fauve.
Je me précipitai hors de mon lit et j’entrai précipitamment dans la chambre voisine.
Là, un horrible spectacle m’attendait.
Moussami, garrotté, était couché sur le dos et baignait dans une mare de sang.
En me voyant, le malheureux ouvrit la bouche, et je jetai un cri d’horreur.
Le malheureux n’avait plus de langue.
On la lui avait coupée tandis que je dormais.
Je m’empressai de le délier, et tandis que je me livrais à cette opération, un nouveau cri m’échappa.
Je venais de m’apercevoir que l’anneau du rajah avait disparu de mon doigt.
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Novembre 2010
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