Pierre Alexis Ponson du Terrail
LA RÉSURRECTION DE ROCAMBOLE
Tome III
RÉDEMPTION, LA VENGEANCE DE VASILIKA
Le
Petit Journal – 31 octobre 1865 au 10 juin 1866
223 épisodes
E.
Dentu Les Nouveaux Drames de Paris
La Résurrection de Rocambole (5 volumes) 1866
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
Il était près de minuit, et l’on causait depuis neuf heures autour d’une table de thé dans le salon de la comtesse Artoff. La comtesse Artoff n’était autre que cette belle et malheureuse Baccarat que l’amour avait poussée au repentir, et qui longtemps, sous le nom de madame Charmet, avait été la providence des pauvres. Un jour, Dieu avait eu pitié de ce cœur brisé, et un dernier rayon d’amour avait réchauffé toutes ces ruines. Le comte Artoff, jeune, beau, intelligent, riche à millions, avait aimé Louise Charmet, déjà purifiée par le repentir ; et il lui avait offert sa main. Il y avait onze ans de cela. Mais le bonheur a le privilège de refaire une seconde jeunesse à ceux dont la jeunesse première s’est passée au milieu des orages de la vie. Baccarat avait quarante ans ; on lui en donnait vingt-huit à peine, tant elle était belle. En vain ouvrait-elle les portes de son salon à toutes les plus belles femmes de Paris. Elle demeurait reine par la beauté, au milieu d’elles. Ce soir-là, une blonde et blanche créature, assise auprès d’elle sur un sofa, rivalisait cependant de beauté, de charme et d’éclat avec madame la comtesse Artoff. C’était la blonde Vasilika Wasserenoff, la femme aux mystérieuses vengeances, l’implacable ennemie de son jeune cousin Yvan Potenieff. La réunion était nombreuse. Il y avait là le comte Kouroff, à qui Vasilika avait promis sa main. Puis trois ou quatre vieux amis de Baccarat, entre autres le vicomte Fabien d’Asmolles, le mari de cette Blanche de Chamery, dont Rocambole avait été un moment le frère. On avait parlé d’abord de ce pauvre Yvan Potenieff.
– Il est fou ! avait dit Vasilika.
– En êtes-vous bien sûre, madame ? avait répondu la comtesse Artoff.
– Certainement, j’en suis sûre. Il est fou à lier. La Madeleine dont il parle n’a jamais existé.
Baccarat avait regardé la comtesse d’un air de doute.
– N’êtes-vous pas abusée vous-même ? avait-elle dit.
Puis elle s’était hâtée d’ajouter :
– Votre M. de Morlux, cet homme qui s’est fait l’inséparable de votre cousin et l’a amené en France, ne me revient nullement.
– Ah ! fit Vasilika.
Et, à la dérobée, elle jeta un regard de haine soupçonneux sur Baccarat. Elle pressentait que la comtesse Artoff l’avait devinée. Mais, tout à coup, il ne fut plus question du pauvre Yvan Potenieff, à qui le docteur Lambert administrait douches sur douches de la meilleure foi du monde. Pourquoi ? C’est qu’un nouveau personnage venait d’entrer et avait prononcé un nom qui avait retenti comme un coup de tonnerre dans la mémoire de la plupart des gens qui se trouvaient là. Ce personnage était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, avocat, commençant à plaider, et qui fréquentait assidûment le Palais, était au courant de toutes les nouvelles judiciaires, et se faisait une occupation et un plaisir de rédiger de vive voix, dans une demi-douzaine de salons, une chronique des tribunaux. Ce jeune homme s’appelait Paul Michelin. Il avait trente mille francs de rente, était joli garçon et plaidait ses causes pour rien. Or, M. Paul Michelin était entré, ce soir-là, chez la comtesse Artoff en disant :
– Vous ne savez rien ?
– Quoi donc ? lui avait-on demandé en voyant sa mine quelque peu effarée.
– Rocambole a été arrêté.
À ce nom, Baccarat et Fabien d’Asmolles se regardèrent douloureusement.
– Qu’est-ce que Rocambole ? demanda la blonde comtesse Vasilika.
– Madame, répondit maître Paul Michelin, Rocambole est un être mystérieux dont on a beaucoup parlé il y a dix ou quinze ans. Il a été le chef d’une bande de malfaiteurs fameux connus sous le nom de Valets de cœur.
– Joli nom ! dit la comtesse.
– Il paraît que Rocambole, qui avait passé fort tranquillement six années au bagne de Toulon, a éprouvé, un matin, le besoin d’en sortir.
– Mais contez-nous donc cette histoire, qui paraît être des plus amusantes, dit la comtesse Vasilika.
– Volontiers, madame, répondit Paul Michelin.
Il ne se doutait pas qu’il allait parler de Rocambole devant des gens qui, pour la plupart, l’avaient beaucoup connu. Quant à la belle Russe, elle n’était pas fâchée de voir la conversation détournée, et la comtesse Artoff complètement déroutée à l’endroit d’Yvan Potenieff. M. Paul Michelin ne se fit pas prier. Il raconta, dans son meilleur style, l’histoire connue de Rocambole, c’est-à-dire la légende débitée à la cour d’assises. Mais ce qu’il ne put dire, et ce que les tribunaux n’avaient jamais su, c’est que l’ancien chef des Valets de cœur avait été connu de Paris entier sous le nom de marquis de Chamery. Baccarat et Fabien d’Asmolles, qui avaient éprouvé d’abord une vive inquiétude en voyant le jeune avocat se lancer à corps perdu dans le récit, avaient fini par se rassurer mutuellement d’un regard.
– Vraiment, dit la belle Russe, cet homme s’est évadé du bagne ?
– Oh ! d’une façon merveilleuse.
Et l’avocat débita tout d’une haleine le récit de cette évasion qu’il avait lue, sept ou huit mois auparavant, dans la Gazette des tribunaux. Puis il ajouta :
– À cette époque, deux versions ont couru.
– Voyons, dit la comtesse Artoff avec une indifférence affectée.
– Il paraît que Rocambole ne s’est pas évadé seul du bagne de Toulon.
– Ah !
– Il avait trois compagnons ; au lieu de s’évader à la manière ordinaire, par terre, ils s’étaient évadés par mer en s’emparant d’une chaloupe. La mer était si mauvaise cette nuit-là, que le bruit courut le lendemain que les quatre forçats évadés la veille s’étaient noyés. Cette assertion prévalut longtemps ; mais six mois après…
– On eut des nouvelles de Rocambole ? demanda vivement la comtesse Vasilika.
– Oui, madame.
– Comment cela ?
– Il y a six semaines environ, un vol de cent mille francs fut commis au préjudice d’un homme que vous connaissez certainement.
– Qui donc ?
– Le vicomte Karle de Morlux.
– Certainement, nous le connaissons, dit la blonde Vasilika, c’est lui qui a ramené de Russie mon malheureux cousin. Eh bien ! on lui a volé cent mille francs ?
– Oui, madame.
Un sourire dédaigneux glissa alors sur les lèvres de Baccarat, muette et indifférente jusque-là.
– Et on a accusé Rocambole, dit-elle.
– Naturellement.
– Alors, il ne s’était pas noyé ?
– Apparemment.
– Comment donc avait eu lieu le vol ?
M. Paul Michelin, qui puisait ses renseignements à bonne source, c’est-à-dire dans la Gazette des Tribunaux, raconta ce qu’on avait écrit et imprimé alors sur les portes fracturées, le secrétaire forcé, la trace des pas dans le jardin et l’échelle appliquée contre le mur. Mais alors Baccarat l’interrompit.
– Vraiment, mon cher Paul, dit-elle, pouvez-vous de sang-froid nous conter de pareilles sornettes ?
– Plaît-il ? fit l’avocat d’un ton piqué.
– C’est un vol de grand chemin que vous nous racontez là, mon ami.
– Eh bien ?
– Et vous l’attribuez à Rocambole…
– Son nom a été prononcé alors… Baccarat haussa les épaules.
– Mon pauvre ami, dit-elle, Rocambole était un plus habile homme que ça, et il ne se dérangeait pas pour voler honteusement cent mille francs dans un secrétaire.
– L’avez-vous donc connu, vous, madame ? demanda Paul Michelin.
– Peut-être… répondit Baccarat d’un air mystérieux qui pétrifia d’étonnement le jeune avocat. Et, ajouta-t-elle, je pourrais vous raconter bien des choses… Mais, continuez, mon ami, nous vous écoutons… acheva-t-elle d’un ton qui laissa comprendre qu’elle ne dirait pas un mot de plus.
Paul Michelin continua :
– Enfin, à tort ou à raison, à cette époque on attribua le vol des cent mille francs à Rocambole. La police se mit en campagne, fouilla Paris et la banlieue ; de Rocambole point.
– C’est tout simple, dit Baccarat. Il s’est bien réellement noyé en s’évadant.
– Mais, dit la comtesse Vasilika, ne nous avez-vous pas dit tout à l’heure qu’on l’avait arrêté ?
– Permettez, comtesse, je ménage mes effets…
– Ah ! ah !
– Au bout de six semaines, c’est-à-dire il y a trois jours environ, continua Paul Michelin, on a arrêté un certain aventurier qui s’était produit dans le monde sous le nom de major Avatar. Le marquis de B… l’avait présenté au club des Asperges ; il en répondait comme de lui-même. Néanmoins la police a mis la main dessus.
– Eh bien ? dit Baccarat, dont le calme et l’indifférence firent place à une vague inquiétude.
– Le major arrêté a avoué à l’instruction qu’il était bien Rocambole.
– Vraiment ?
– Malheureusement, poursuivit le narrateur, la joie de la police n’a pas été de longue durée.
– Comment cela ?
– Rocambole s’est évadé.
– Encore ? dit un des auditeurs.
– Comment ? demandèrent tous les autres.
Baccarat et Fabien d’Asmolles se taisaient, mais ils étaient visiblement inquiets.
– Il s’est évadé ce matin, comme on le ramenait à l’instruction.
– C’est assez difficile pourtant, objecta un monsieur.
– C’est presque impossible, répondit Paul Michelin.
– Rocambole s’est évadé néanmoins ?
– Hélas ! oui.
– Comment a-t-il fait ?
– On ne sait pas, il est entré avec un gendarme dans l’antichambre de l’instruction. Il y avait là un autre gendarme. Après avoir inutilement sonné plusieurs fois, le juge d’instruction s’est décidé à ouvrir la porte de son cabinet et à regarder dans l’antichambre…
– Où il n’y avait plus personne, interrompit vivement la comtesse Vasilika.
– Pardon, madame.
– Rocambole y était ?
– Non, mais les deux gendarmes qui ronflaient tous les deux comme des orgues de cathédrale.
– Il les avait endormis ?
– Et de la belle manière, allez, car on n’a pas pu les réveiller, et un médecin a constaté, au poste où on les avait transportés, qu’ils étaient sous l’influence d’un narcotique très violent.
– Voilà une superbe évasion ! fit la comtesse Vasilika.
Baccarat ne répondit rien ; mais elle échangea un nouveau regard inquiet avec le vicomte Fabien d’Asmolles. La pendule du salon sonna minuit. C’était l’heure où on se retirait d’ordinaire et tout le monde se leva.
– Mon cher Paul, dit la comtesse, qui fit trêve un moment à ses préoccupations, vous nous parlerez de Rocambole un autre jour.
La blonde Vasilika, à qui la comtesse Artoff donnait l’hospitalité, se retira la première. Puis chacun sortit à son tour. Mais comme M. Fabien d’Asmolles prenait son chapeau, Baccarat lui dit :
– Restez donc un moment, mon ami ; j’ai reçu des nouvelles du comte Artoff, qui est encore en Russie.
– Quand revient-il ?
– La semaine prochaine.
Tout le monde s’en alla, à l’exception de M. d’Asmolles.
– Eh bien ! lui dit Baccarat en le regardant fixement, que pensez-vous de tout ce qu’on nous a dit ce soir ?
– Je pense que cela pourrait bien être…
– Vous croyez à Rocambole ?
– J’y crois. Cette évasion porte sa marque de fabrique.
– Mon Dieu ! dit Baccarat, j’étais en Russie l’été dernier, quand les journaux ont parlé de l’évasion de quatre forçats du bagne de Toulon. Je n’ai rien su de tout cela ; mais si Rocambole n’est plus à Toulon, prenons garde.
– À quoi ? fit M. d’Asmolles.
– Mon ami, dit Baccarat, vous savez bien que votre femme n’a jamais rien su de la substitution de son vrai frère à cet imposteur qu’elle aimait si tendrement.
– Hélas ! dit M. d’Asmolles, une pareille révélation l’aurait tuée.
– Qui vous dit que cette révélation ne se produira pas !
– Comment ?
– Si Rocambole retombe aux mains de la justice… aujourd’hui tout se sait… on raconte tout… les journaux se distribuent par cent mille. Si Rocambole est jugé à Paris, qui vous dit que notre nom à tous ne sera pas prononcé…
– Vous me faites frémir, mon amie, dit tristement M. d’Asmolles.
– Cependant, reprit Baccarat, on a tant parlé du faux Rocambole autrefois – car le vrai, nous seuls l’avons connu –, on en a tant parlé, dis-je, qu’il a dû rester comme un fantôme dans le souvenir de tous les gens de police.
– Et à l’état légendaire dans les bagnes et les prisons, dit Fabien. On en parle comme d’un être surnaturel.
– Qui sait, dit Baccarat, si quelque coquin vulgaire n’a pas eu la vantardise de se faire passer pour Rocambole ?
– Je l’espère, dit Fabien ; mais…
– Mais quoi, mon ami ?
– J’ai de singuliers pressentiments.
– Bah !
– J’ai même à présent souvenir d’une chose étrange qui m’est arrivée.
– Quand ?
– Il y a un peu plus d’un mois.
– Voyons, mon ami, reprit la comtesse, je vous écoute et je suis tout aussi agitée que vous de vagues pressentiments.
Fabien reprit :
– Vous savez que depuis que ma femme a perdu sa mère, nous habitons notre hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque.
– Oui.
– L’hôtel a un vaste jardin.
– Aussi grand que le mien, dit Baccarat. Je le connais.
– L’enfant joue toute la journée dans le jardin. Quelquefois sa mère va l’y rejoindre. De l’autre côté du mur qui nous borne s’élève une maison dont l’entrée est rue de Surène. C’est une maison à locataires. Un jour, comme j’entrais dans le jardin, j’aperçus à une fenêtre de cette maison une tête pâle, dont l’attention paraissait concentrée sur mon enfant qui courait après un cerceau. Cette tête, en me voyant, se rejeta vivement en arrière et disparut. Mais j’avais eu le temps de la voir… et…
– Et ?… fit Baccarat de plus en plus inquiète.
– Il m’avait semblé que c’était lui.
– Et il y a un mois de cela ?
– Oui.
– Et depuis lors ?…
– J’ai épié… je me suis caché… mais je n’ai jamais revu cette tête pâle, et j’ai cru que j’avais été le jouet de quelque illusion.
– Mon ami, dit la comtesse, il est tard. Votre femme est un peu souffrante, m’avez-vous dit. Bonsoir, mais revenez me voir.
– Quand ?
– Demain. Il faut savoir à quoi nous en tenir. Si je veux des renseignements, j’en aurai de bien autrement particuliers que ceux de ce pauvre Paul Michelin.
M. d’Asmolles s’en alla. La comtesse Artoff demeura seule dans son boudoir, oubliant de sonner sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Elle demeura là plus d’une heure, auprès de son feu presque éteint, plongée tout entière dans les souvenirs du passé. Quelque chose lui disait que tout cela était vrai et que Rocambole allait reparaître dans son existence, si heureuse et si calme depuis dix ans. Tout à coup, un bruit singulier la fit tressaillir. Il lui avait semblé qu’on marchait dans le jardin. Elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. La nuit était noire. Le corps de logis en retour sur le jardin, dans lequel habitait la comtesse Vasilika, n’était plus éclairé que par la lueur douteuse d’une veilleuse. La comtesse Vasilika était au lit. Baccarat tendit l’oreille et n’entendit rien. Elle regarda et ne vit rien. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir auprès du feu. Mais tout à coup, le même bruit se reproduisit. Et comme elle se levait, inquiète, une ombre se dessina derrière la croisée. En même temps une vitre fut coupée avec un diamant, une main tourna l’espagnolette, la fenêtre s’ouvrit et Baccarat jeta un cri étouffé. Un homme venait de sauter dans la chambre. Cet homme avait un poignard à la main, et Baccarat l’avait reconnu… Cet homme qui entrait ainsi chez elle avec effraction et escalade, c’était Rocambole ! Baccarat avait été jadis une femme d’une haute énergie. Ce n’était pas elle qui avait tremblé devant Rocambole. C’était Rocambole, au contraire, qui avait tremblé devant elle. Mais il y avait dix ans que sa vie orageuse était devenue calme, dix ans qu’elle était si complètement heureuse, que son âme n’était plus faite à ces revirements subits de la fortune, qu’elle avait éprouvés jadis. Or, un homme était devant elle. Un homme qui avait voulu la tuer, il y avait dix ans, et qui, vaincu par elle, précipité par elle des sommets où il était monté dans l’abîme de la honte et dans l’enfer du bagne, devait avoir médité lentement quelque vengeance épouvantable. Reculer vivement pour saisir un cordon de sonnette fut son premier instinct. Mais, d’un bond, Rocambole fut auprès d’elle, lui prit le bras et lui dit :
– Silence ! Je ne veux vous faire aucun mal, n’appelez pas. Baccarat s’arrêta interdite, et l’effroi qui l’avait prise à la gorge se dissipa comme par enchantement. La voix de Rocambole n’était plus la même. Elle n’avait plus cet accent d’ironie mordante qui disait ses instincts sauvages. Elle avait quelque chose de triste, de sourd, de comprimé. Son visage avait perdu son expression d’audacieux cynisme. Entre cet homme qu’on avait ferré devant Baccarat pour le jeter dans un bagne, et celui qu’elle voyait maintenant devant elle, il y avait un monde tout entier de différence. Et cependant, ces deux hommes n’en faisaient qu’un. C’était bien Rocambole.
– Madame, dit-il, je vous jure que je ne veux vous faire aucun mal.
– Que voulez-vous donc ? lui demanda-t-elle.
– Je suis entré chez vous en franchissant le mur du jardin à l’aide d’une échelle ; ensuite j’ai cassé une vitre ; et il est une heure du matin, dit-il.
– Que signifient ces paroles ? demanda Baccarat, de plus en plus étonnée de cet accent et de cette attitude.
– Une chose bien simple, répondit-il. Je veux retourner au bagne. Tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, vous sonnerez vos gens, vous appellerez au secours ; j’engagerai avec vous une lutte innocente et on m’arrêtera, et je retournerai au bagne d’où je n’aurais jamais dû sortir.
– Pourquoi donc en êtes-vous sorti ? dit-elle.
Il eut un mélancolique sourire.
– Regardez-moi, dit-il, ne me trouvez-vous pas changé ?
– Vous avez… vieilli…
– Est-ce tout ce que vous remarquez ?
– Votre voix n’est plus la même…
– Elle couve des sanglots, dit-il tristement.
Une révélation de la vérité traversa l’esprit de la comtesse Artoff.
– Vous seriez-vous repenti ? dit-elle.
Il baissa la tête et se tut.
– Pourquoi êtes-vous revenu ? reprit-elle.
– Pour accomplir une œuvre au-dessus de mes forces, je le sens.
– Parlez…
Et Baccarat s’assit et regarda cet homme toujours armé d’un poignard, sans manifester la moindre inquiétude désormais. Rocambole fit un pas vers la cheminée et posa le poignard sur la tablette. Puis il revint auprès de Baccarat et se tint respectueusement debout devant elle.
– Croyez-vous au repentir ? demanda-t-il.
Elle hésita un moment, le regarda avec plus d’attention, et murmura enfin :
– Peut-être…
– Madame, reprit-il, il y a un quart d’heure, j’étais dans la rue, en face de votre hôtel, caché dans l’ombre d’une porte. Un homme est sorti de chez vous… Cet homme, je l’ai reconnu, c’est Fabien.
– C’était lui en effet, dit Baccarat.
– Et… elle ?… dit-il tout bas.
Sa voix tremblait si fort, il était devenu si pâle en prononçant ce mot, que Baccarat lui prit la main.
– Maintenant, dit-elle, je comprends…
Une larme roula brûlante sur la joue de Rocambole.
– Elle n’a donc rien su, elle ? dit-il.
– Rien, dit Baccarat.
– Savez-vous quel est le jour où le repentir est entré dans mon cœur ? c’est celui où je l’ai revue, visitant le bagne, et ne me reconnaissant pas.
« Ah ! poursuivit-il d’une voix étouffée, j’avais fini par croire qu’elle était ma sœur !
Puis il essuya une larme qui était descendue lentement sur son visage.
– Mais, dit-il, ce n’est pas pour vous parler d’elle que je suis venu ici.
– Asseyez-vous, lui dit Baccarat.
Elle avait pitié de cet homme, dont l’attitude brisée annonçait un morne et profond désespoir.
– Non, répondit-il, pas devant vous. Et, demeurant debout, il continua :
– Pendant dix années, je n’ai jamais songé à briser ma chaîne. Mourir en paix, sur mon lit d’infamie, était mon seul vœu. Cependant, je songeais à toute heure à celle que j’avais appelée ma sœur, et qui devait me haïr et avoir horreur de moi. Un jour, j’appris que Blanche n’avait rien su, rien appris du drame de Cadix, grâce à vous et à mademoiselle de Sallandrera. Et pendant quelques heures, je rêvai la liberté et me dis : Je m’évaderai, je retournerai à Paris, j’irai me cacher dans quelque maison voisine de la sienne, et là, je la verrai entrer et sortir chaque jour… À partir de ce moment, ce fut en moi une lutte de tous les instants. Quelque chose en moi me disait que je pourrais peut-être racheter mes crimes.
– Et vous vous êtes enfin évadé ? dit Baccarat.
– Attendez, madame, reprit Rocambole.
– Parlez…
– J’avais un compagnon de chaîne, un pauvre domestique condamné au bagne injustement, et victime d’une machination abominable.
« Cet homme pleurait souvent en me parlant de ses enfants. Je croyais d’abord qu’il était marié et père de famille ; mais, un jour, il s’expliqua. C’étaient les enfants de sa maîtresse morte empoisonnée dont il parlait. Deux pauvres orphelines persécutées et pauvres ; et je me dis que j’avais peut-être un peu de bien à faire, moi qui avais fait tant de mal. C’est alors que je m’évadai.
– Votre évasion a-t-elle donc eu lieu comme on l’a raconté ? demanda la comtesse.
– Oui, madame.
– Continuez… je vous écoute.
Alors Rocambole raconta succinctement, mais avec une grande clarté, ses aventures depuis six mois. Comment Milon et lui avaient retrouvé Antoinette et l’avaient fait sortir de Saint-Lazare ; ensuite, l’histoire de Madeleine en Russie ; puis son arrestation au retour, et enfin sa dernière évasion. Il n’avait omis qu’une chose, jusqu’alors, les noms des personnages de cette vaste intrigue.
– Mais, lui dit tout à coup Baccarat, vos aventures de Russie ont une singulière ressemblance avec un récit que me faisait hier soir le comte Kouroff.
– Ah ! fit Rocambole, avec son mélancolique sourire.
– Il m’a parlé également d’une jeune fille cernée par les loups et qui n’avait dû son salut qu’à un miracle.
– Madeleine, dit Rocambole.
Ce nom fit une vive impression sur Baccarat.
– Madeleine ! exclama-t-elle.
– Oui, c’est le nom d’une des deux jeunes filles.
– Et elle était institutrice en Russie ?
– Oui.
– Chez le comte Potenieff ?
– Justement.
– Et le fils du comte, Yvan Potenieff, l’aimait ?
– À en mourir.
L’œil de Baccarat eut un éclair.
– Ah ! dit-elle, comtesse Vasilika, vous jouez un jeu terrible avec moi.
Ce fut au tour de Rocambole à se montrer étonné des paroles de Baccarat. Celle-ci reprit :
– Maintenant, dites-moi le nom de ce persécuteur qui a juré la mort et la ruine des deux jeunes filles.
– Il s’appelle Karle de Morlux.
– Je l’avais deviné, dit-elle.
Rocambole osa lui prendre la main.
– Madame, dit-il, mon œuvre n’est pas achevée, et je n’ai pas le courage de poursuivre ma tâche.
– Que dites-vous ?
– J’ai songé à vous, qui êtes riche, puissante, et qui m’avez prouvé jadis, d’une façon terrible, ce dont vous étiez capable. Je viens me mettre à vos genoux et placer ces deux enfants sous votre protection.
– Mais… vous…
– Moi, je veux retourner au bagne.
– Pourquoi ? Il baissa la tête.
– C’est mon secret, murmura-t-il.
Mais elle lui prit la main à son tour.
– Si je vous ai écouté, dit-elle, c’est que je vous ai pardonné depuis longtemps, et vous ne devez pas avoir de secret pour moi.
Il se prit à trembler comme ces feuilles jaunies que le vent de novembre roule sur la terre gelée, et il continua à garder le silence.
– Parlez, je le veux, répéta Baccarat.
Il fit un effort suprême et murmura d’une voix pleine de sanglots :
– J’aime Madeleine !
Il y eut entre Baccarat et Rocambole un moment de silence poignant. Il était là, cet homme dont les mains avaient été souillées de sang et que le repentir avait fini par toucher ; il était là, tremblant, éperdu, semblable à un enfant abandonné par sa mère. De grosses gouttes de sueur inondaient son front livide, et sa bouche crispée annonçait la violence de cette tempête qui bouleversait son âme. Enfin il eut un éclat de rire fiévreux, sardonique, comme celui d’un damné. Et relevant la tête :
– Comprenez-vous cela, madame ? dit-il. Moi ! le voleur, le meurtrier, l’assassin ; moi, l’imposteur et le parjure ; moi, dont les épaules ont été meurtries si souvent par le bâton des argousins… j’ai un cœur !… Un cœur qui bat, un cœur dans lequel un rayon de l’amour, cette chose divine, est tombé, comme le soleil éclaire parfois un cloaque immonde. Le jour où ce cœur, que je croyais mort, s’est éveillé, j’ai voulu le percer de ce poignard que je tenais tout à l’heure à la main. Mais j’avais une mission à remplir ! Moi mort, tout était perdu pour ces deux enfants ! Alors j’ai lutté, alors j’ai combattu, alors j’ai eu peur de la défaite. Car je ne suis pas sûr de moi, car je ne réponds pas qu’à quelque moment fatal mon regard ne se lève impur et outrageant sur cet ange…
Il s’arrêta un moment, puis il reprit d’une voix sourde :
– J’ai alors pensé à vous, madame. La femme qui, jadis, a terrassé Rocambole brisera comme un verre M. Karle de Morlux.
– Je le ferai, dit Baccarat simplement.
Il eut un cri de joie.
– Ah ! je le savais bien, murmura-t-il en s’agenouillant devant elle.
Il ouvrit sa redingote et retira de sa poche de côté un portefeuille qu’il tendit à Baccarat.
– Vous trouverez là-dedans, lui dit-il, toutes les notes, toutes les indications nécessaires.
Baccarat prit le portefeuille.
– Mais, dit-elle, il me faut des renseignements de vive voix.
– Demandez, madame, je répondrai.
– M. de Morlux a un frère ?…
– Oui, le père d’Agénor.
– Il faut donc épargner celui-là ?
– Vous pensez bien, reprit Rocambole, que c’est cette considération qui a dicté ma conduite. Je pouvais, ce matin même, dire au juge d’instruction : Voici les preuves de l’assassinat de la baronne Miller ; saisissez-en la justice et frappez ! Mais c’eût été déshonorer Agénor, c’eût été rendre impossible son union avec Antoinette.
– C’est juste, dit Baccarat.
– Il faut donc que M. de Morlux soit frappé, mais qu’il le soit sourdement, sans bruit, sans éclat, et par une main qui se substituera un moment à la Providence et à la justice. C’est pour cela que je suis venu à vous.
Baccarat fit un signe d’assentiment. Puis elle continua :
– M. de Morlux ne sera pas frappé seul.
– Qui donc partagera son châtiment ?
– Une femme qui vit sous mon toit et qui m’a trompée indignement.
– La comtesse Vasilika ?
– Oui.
Rocambole parut réfléchir.
– C’est donc elle, dit-il enfin, qui a fait enfermer Yvan Potenieff comme fou ?
– Oui, d’accord avec M. de Morlux.
– Vous le délivrerez, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Baccarat.
– Maintenant, madame, reprit Rocambole, voulez-vous faire appeler vos gens et me faire arrêter ?
Il disait cela sérieusement, avec son calme habituel, et Baccarat ne put douter de sa sincérité. Aussi répondit-elle :
– Je ne ferai rien de ce que vous me demandez.
– Vous… ne… voulez pas ?
– Non, je ne veux pas que vous retourniez au bagne, dit-elle froidement.
Et, comme il faisait un pas en arrière :
– Écoutez, dit-elle. Vous, mieux que personne, vous savez ce que j’ai été et ce que je suis. Fille perdue autrefois, je me suis repentie, réhabilitée, et les portes du monde se sont ouvertes pour moi. L’expiation est là et non ailleurs.
– Que voulez-vous dire ? fit-il tout tremblant.
– Je veux dire, répondit-elle d’une voix solennelle, que ni le bagne ni les tortures que vous avez éprouvées jusqu’ici n’étaient la véritable punition de votre passé. L’expiation véritable, celle à laquelle vous êtes condamné, par laquelle vous mériterez peut-être un jour le pardon de tous ceux qui furent vos victimes…
Elle s’arrêta un moment et regarda Rocambole. Rocambole était pâle et frissonnant, et il baissait les yeux comme un condamné à l’heure du dernier supplice.
– C’est cet amour que vous ressentez, vous, créature souillée, pour un être d’une pureté absolue.
Il eut comme un gémissement et murmura :
– Aurai-je donc la force de souffrir ?
– Vous puiserez cette force dans le sentiment de votre passé, et vous l’accepterez comme le châtiment suprême.
– Ah ! dit-il, j’ai pourtant bien souffert déjà, madame ! Et il joignait les mains en suppliant.
Mais Baccarat, inflexible, répondit :
– Vous souffrirez plus encore. La douleur est comme le feu, elle purifie !
Il releva la tête, et son œil morne et plein de larmes eut tout à coup un éclair.
– Vous avez raison, dit-il ; je souffrirai et je continuerai à servir la cause du bien.
Baccarat lui tendit la main.
– Je vous veux pour allié, dit-elle.
Il prit cette main, mais il n’osa la porter à ses lèvres.
– Mais savez-vous bien, madame, que je puis être repris un jour ou l’autre ?
Baccarat eut un sourire.
– Venez avec moi, dit-elle.
Elle prit un des flambeaux de la cheminée, ajoutant :
– Et ne faites pas de bruit.
Alors elle ouvrit une porte dérobée qui donnait sur un couloir conduisant à la serre.
– Je vais vous mettre en sûreté, provisoirement du moins, dit-elle en l’entraînant.
Au bout du couloir, elle ouvrit une autre porte, et Rocambole se vit au seuil d’une petite chambre d’ami.
– Vous allez rester ici, lui dit la comtesse ; vous ne ferez pas de bruit. Demain, vers midi, je viendrai vous voir, et peut-être vous apprendrai-je bien des choses.
Les lassitudes physiques triomphent souvent des angoisses morales. Il y avait si longtemps que Rocambole ne dormait plus, qu’il se jeta tout vêtu sur le lit que lui offrait Baccarat et s’y trouva bientôt étreint par un lourd sommeil. Le jour ne l’éveilla point. Le soleil passant à travers les persiennes, vint brûler son visage pâli, et ses yeux ne se rouvrirent point. Enfin le bruit d’une clé tournant dans la serrure le tira de sa léthargie. Baccarat venait d’entrer. Elle était en toilette du matin, et on devinait qu’elle était déjà sortie.
– Écoutez-moi bien, lui dit-elle.
Il se mit debout devant elle et attendit.
– Vous pouvez sortir librement, reprendre le nom du major Avatar, aller au club où on vous a présenté.
– Que dites-vous ? exclama-t-il avec un étonnement profond.
– La vérité.
– Mais… la police ?…
– Un grand personnage que j’ai mis en jeu a obtenu ce matin même, en répondant de vous, corps pour corps, qu’on vous laissât tranquille pendant un temps donné. Puis, acheva Baccarat, peut-être serez-vous gracié quelque jour.
Il tomba à genoux et murmura :
– Je crois que je rêve.
– Ce n’est pas tout, dit-elle. Écoutez encore… J’ai passé le reste de la nuit à prendre connaissance des notes contenues dans votre portefeuille.
– Ah !
– Grâce à elles, je suis au courant de tout. Je sais que Milon est innocent.
– Et pourtant, murmura Rocambole, il retournera au bagne ; car, à présent que vous avez fait une paix provisoire avec la police, je ne puis plus rien pour lui.
– Vous vous trompez, dit Baccarat.
Alors elle ouvrit la porte toute grande, et un homme parut sur le seuil. Rocambole jeta un cri. Cet homme, c’était Milon.
– À l’œuvre donc, maintenant ! leur dit Baccarat à tous deux.
Le soir de ce jour, il y avait encore une demi-douzaine de personnes réunies chez la comtesse Artoff, et parmi elles, M. Paul Michelin.
– Eh bien ! dit la comtesse Artoff en le voyant entrer, nous apportez-vous des nouvelles de Rocambole ?
– On le cherche, dit le jeune avocat.
– Espérons qu’on le trouvera, dit la comtesse Artoff en souriant.
La comtesse Vasilika s’écria :
– Mais, qu’est-ce donc que ce Rocambole ? C’est donc le Fra Diavolo moderne, le Cartouche du dix-neuvième siècle ?
– Peut-être, madame.
– Comtesse, dit la belle Russe s’adressant à Baccarat, vous paraissez en savoir très long là-dessus…
– En effet, dit Baccarat.
– Vous avez connu Rocambole particulièrement ?
– Oui, comtesse.
– Ainsi, vous le reconnaîtriez si vous le voyiez, dit Paul Michelin.
– À n’en pas douter.
M. d’Asmolles était impassible.
Baccarat lui fit un signe mystérieux qui signifiait sans doute :
– Ne craignez rien.
Puis elle dit à Vasilika :
– Ma chère comtesse, si vous tenez absolument à ce que je vous dise ce que c’était que Rocambole, je vais vous le dire.
– Parlez, parlez, fit-on de tous les points du salon.
– Il y a quinze ans, reprit Baccarat, Paris s’éveilla un matin en proie à une terreur vertigineuse ; une bande de malfaiteurs accomplissait les crimes les plus audacieux et les plus inouïs.
– Et leur chef était Rocambole ?
– Attendez… Ces malfaiteurs s’intitulaient le club des Valets de cœur. Ils volaient et assassinaient les maris ! ils se faisaient aimer des femmes.
– Voilà des malfaiteurs galants, en vérité, murmura la comtesse Vasilika.
– Le chef de ces bandits ne s’appelait pas Rocambole, comme vous l’avez cru, mais sir Williams. À la suite d’un drame qu’il est inutile de vous raconter, puisqu’il n’est question ici que de Rocambole, le club fut dissous, et sir Williams disparut. Les uns disent qu’il fut tué, les autres qu’on lui infligea un ténébreux supplice et qu’on l’expédia sur un navire qui le transporta, les yeux crevés et la langue coupée, au milieu d’une peuplade anthropophage de l’Australie.
– Mais Rocambole ?
– Rocambole était son élève, son lieutenant, son alter ego, poursuivit Baccarat. Il se dérobait par la suite au châtiment qui l’attendait, et il emporta dans sa retraite un portefeuille qui avait appartenu à sir Williams. Ce portefeuille contenait, dans une langue hiéroglyphique comprise de Rocambole seul, des documents précieux. Sir Williams, toute sa vie, avait été comme on dit, à la recherche d’une affaire. Voler cent mille francs était pour lui une chose mesquine : c’étaient des millions qu’il lui fallait. Or, poursuivit Baccarat, sir Williams avait découvert qu’un certain marquis de C…, permettez-moi de n’employer que des initiales, avait envoyé son fils aux Indes, à l’âge de huit ans. Ce fils, qu’on n’avait jamais revu, devait, s’il revenait jamais en France, retrouver une mère, une sœur et une fortune de plusieurs millions.
– Peste ! fit Paul Michelin.
– Un beau jour, cinq ans après la disparition de Rocambole, la marquise de C… et sa fille virent arriver un brillant officier de la marine anglaise qui se jeta à leur cou, les appela ma mère et ma sœur, et leur prouva clair comme le jour qu’il était leur fils et leur frère.
– Et c’était Rocambole ?
– Justement. Mais attendez…
Et Baccarat regarda M. d’Asmolles, qui ne sourcillait pas. Puis elle continua :
– Pendant plusieurs années, Paris entier prit cet aventurier pour le marquis de C… Il était élégant, spirituel, brave, beau cavalier, bon joueur. La marquise de C… était morte en l’appelant son fils, mademoiselle de C… l’adorait, et, chose bizarre, il aimait la jeune fille, non point d’amour, mais comme si elle eût été réellement sa sœur.
– Je devine la suite, dit la comtesse Vasilika.
– Je ne crois pas, comtesse.
– Le vrai marquis revint…
– Non, pas tout de suite, Rocambole croyait l’avoir tué.
– Ah ! vraiment ?
– Mais Rocambole, poursuivit Baccarat, ne se contentant pas des millions du marquis de C…, aspirait à la main et à la fortune d’une riche héritière. Ce fut ce qui le perdit.
– Comment cela ?
– Pour arriver à son but il entassa crimes sur crimes, tua ses rivaux – il en avait plusieurs –, et réveilla la haine assoupie d’une femme qui lui avait presque pardonné.
– Quelle était cette femme ?
– Une pauvre pécheresse dont il avait brisé la vie, autrefois, en brisant l’amour qu’elle avait au cœur. La pécheresse s’était repentie, elle était devenue une honnête femme : elle rachetait son passé en faisant du bien et en prenant sous sa protection des êtres faibles et victimes. La mauvaise étoile du faux marquis de C… voulut que cette femme le rencontrât de nouveau sur son chemin. Elle reconnut Rocambole. Alors ce fut entre eux une lutte sans trêve ni merci, une lutte longue, acharnée, terrible. La femme échappa souvent à la mort par miracle ; puis elle retrouva le vrai marquis de C… et Rocambole fut vaincu. Sa ténébreuse épopée finit par le bagne.
– Mais quelle était cette femme ? demanda la comtesse Vasilika.
– Vous tenez à le savoir ?
– Oui, oui.
– Elle se nommait Baccarat.
– Singulier nom !
– Elle en a un autre aujourd’hui.
– Ah !
– Elle s’appelle la comtesse Artoff… Cette femme, c’est moi !
Ce fut un coup de théâtre.
– Madame, dit Paul Michelin avec respect, vous vous êtes calomniée tout à l’heure. Vous avez toujours été un ange.
La comtesse Vasilika ne souffla mot. Elle regardait Baccarat avec une sorte de stupeur, et sentait s’augmenter en elle la vague défiance qu’elle éprouvait depuis que Baccarat avait dit qu’elle ne croyait point à la folie d’Yvan Potenieff.
– Mais vous, madame, vous, mieux que personne, vous reconnaîtriez Rocambole ?
– Oh ! certainement, moi et une personne qui est ici parmi nous et que je supplie de rester impassible.
– Une personne qui l’a connu aussi ?
– Oui, qui a vécu dans son intimité pendant plusieurs années, le croyant réellement le marquis de C…
– Et cette personne est ici ?
– Oui.
– Parole d’honneur, murmura le jeune avocat, il y a des romans moins compliqués que cela.
Baccarat répondit en souriant :
– Celui-ci a été long, en tout cas !
– Qui sait, fit M. d’Asmolles, jusque-là silencieux, s’il est fini ?
– Mais non, dit Paul Michelin, puisque Rocambole s’est évadé du bagne, et qu’il s’appelle maintenant le major Avatar.
Comme il disait cela, un domestique entra, apportant une carte de visite sur un plateau. Baccarat la prit, puis elle poussa un cri d’étonnement si naturel que tout le monde y fut pris.
– Ah ! par exemple ! dit-elle, le roman continue.
– Plaît-il ? fit la comtesse Vasilika. Baccarat continua :
– M. le major Avatar vient de me faire passer sa carte, et il insiste pour être reçu, malgré l’heure avancée.
Le nom du major Avatar produisit une commotion électrique.
– Rocambole, murmura-t-on.
– Si c’est lui, je le reconnaîtrai bien, dit Baccarat, et il est une autre personne ici, comme je vous l’ai dit, qui le reconnaîtrait pareillement.
Paul Michelin s’écria :
– Et vous allez le recevoir ?
– Mais sans doute.
Et Baccarat se tourna vers le valet qui, immobile, attendait un ordre.
– Faites entrer, dit-elle, M. le major Avatar.
Alors tous les regards se tournèrent vers la porte avec une curiosité mêlée d’effroi…
Le major Avatar entra. Les gens qui ont une prodigieuse réputation répondent rarement, pour ne pas dire jamais, à l’idée physique qu’on s’était faite d’eux. Il en fut ainsi pour cet homme dont le nom seul éveillait une curiosité des plus grandes. Dans les quatre ou cinq minutes qui s’écoulèrent entre la sortie du domestique et l’apparition du personnage qu’il était chargé d’introduire, chacun, dans le salon de la comtesse Artoff, se représenta Rocambole à sa manière. M. Paul Michelin formula très haut sa pensée :
– Ce doit être, dit-il à la comtesse Vasilika, un homme trapu, avec le front bas, les lèvres charnues, l’œil petit et plein de feu.
– Moi, répondit la comtesse, je me le figure de taille gigantesque, avec une grande barbe noire et des moustaches en croc.
Une autre dame murmura :
– J’ai une idée qu’il a les cheveux rouges.
– Pourvu qu’il ne soit pas armé ! murmura la comtesse Vasilika.
– Fort heureusement, répondit Paul Michelin, nous sommes en nombre respectable.
Le major parut. Ce fut un étonnement général, une véritable stupéfaction. Il ne répondait à aucun des types imaginaires que s’étaient forgés les hôtes de la comtesse Artoff. C’était un homme qui n’avait pas quarante ans, mince, élégant dans sa fantaisie, fort joli garçon, quoique son visage fût un peu fatigué, portant une petite moustache brune et des cheveux châtains devenus rares sur un front découvert et intelligent. Son regard, à demi voilé, avait un charme mystérieux. Un sourire mélancolique effleurait sa lèvre autrichienne et mettait à nu ses dents bien rangées, éblouissantes de blancheur. Il était en habit noir et en cravate blanche. Sa mise irréprochable n’avait rien d’excentrique, et il salua avec la plus parfaite aisance d’un homme du monde. Cependant la physionomie étonnée et quelque peu désappointée des hôtes de la comtesse le força à s’arrêter un moment au seuil du salon. En même temps, il parut hésiter et attendre que celle qui était la comtesse Artoff, sur trois ou quatre femmes qui se trouvaient dans le salon, se trahît d’un geste. Baccarat se leva à demi. Elle se leva, paraissant partager l’étonnement général et voir le major Avatar pour la première fois. M. d’Asmolles n’avait pas fait un mouvement. Alors le major alla droit à Baccarat.
– Madame la comtesse, dit-il, un motif impérieux peut seul expliquer ma présence chez vous, à une heure aussi avancée de la soirée, et je mets à vos pieds toutes mes excuses pour avoir insisté comme je l’ai fait.
Baccarat s’inclina et parut attendre que le major s’expliquât. M. Paul Michelin se pencha à l’oreille de la comtesse Vasilika.
– La comtesse Artoff, dit-il, est aussi étonnée que nous. On ne peut cependant pas dire que cet homme est grimé. Évidemment ce n’est pas Rocambole.
– Peut-être, murmura la belle Russe.
Le major, à qui la comtesse Artoff avait indiqué un siège, s’assit et lui tendit une lettre.
– Madame, dit-il, j’ai quitté Pétersbourg il y a six mois. Longtemps prisonnier des Circassiens au Caucase, souffrant beaucoup de blessures récentes, j’ai sollicité et obtenu du czar un congé que je suis venu passer à Paris. En partant de Russie, je me suis muni de plusieurs lettres de recommandation, dont celle-ci, signée du prince Kalschrine, est à votre adresse.
– Le prince est un de mes bons amis, dit Baccarat. Et elle prit la lettre et la lut.
Le major reprit :
– Vous pensez bien, madame, que je me serais présenté à une autre heure s’il n’avait été question pour moi que de vous remettre cette lettre.
Il fit une pause ; Baccarat, toujours impassible, attendit. On eût entendu voler une mouche dans le salon. Le major continua :
– Mais figurez-vous, madame la comtesse, que j’ai été victime tout dernièrement d’une singulière méprise.
Les hôtes de la comtesse se regardèrent. Quant à Vasilika, son œil ne quittait pas la comtesse Artoff.
– J’ai été arrêté, poursuivit le major, jeté en prison, appelé du nom d’un forçat évadé, paraît-il, du bagne de Toulon.
– Rocambole ? murmura M. Paul Michelin.
– Oui, monsieur, dit froidement le major. Il paraît que j’ai avec cet homme une ressemblance assez grande.
– Monsieur, répondit Baccarat, j’ai vu plusieurs fois l’homme dont vous parlez, et je cherche vainement la trace de cette ressemblance.
À ces paroles de la comtesse Artoff, il y eut comme un soulagement général, et toutes les poitrines respirèrent à l’aise. Le major Avatar n’était donc pas Rocambole ! La comtesse poursuivit :
– M. Paul Michelin que voici, nous racontait tout à l’heure votre histoire, monsieur ; il nous disait qu’au Palais la conviction générale était que le célèbre bandit et vous ne faisaient qu’un, et je vous avoue qu’il faut que je vous voie pour être sûre du contraire.
Rocambole salua. M. Paul Michelin s’écria :
– Ainsi donc, comtesse, monsieur n’est pas Rocambole ?
– Mais pas que je sache, répondit Baccarat en souriant.
Le major regarda le jeune avocat.
– Ai-je vraiment l’air d’un bandit, monsieur ? lui dit-il.
– Nullement… Cependant…
– Voyons ! fit le major toujours souriant.
– Vous vous êtes évadé hier matin ?
– Oui et non, répondit Rocambole.
– Singulière réponse, monsieur !
– Je vais l’expliquer. Je me suis évadé, en effet, hier matin ; mais je suis retourné à Mazas hier soir.
Il y eut un nouvel étonnement parmi les personnes qui entouraient la comtesse Artoff, et Paul Michelin dit au major :
– Alors, vous vous êtes évadé de nouveau ?
– Oui et non.
– Toujours ?
– Permettez, je vais m’expliquer. J’ai des ennemis en Russie. On m’a dénoncé à la police russe comme ayant des intelligences avec les Polonais révoltés. C’est de là que part le coup, c’est à ces haines mystérieuses que je dois mon arrestation. Ceux qui m’ont dénoncé comme étant le forçat Rocambole savaient bien qu’un homme qui a servi vingt années dans l’armée russe prouverait facilement son identité. Ce que l’on voulait, c’était me tenir éloigné de mon domicile pendant quelques jours, et s’y emparer de mes papiers.
– Vos papiers sont donc compromettants ? demanda la comtesse Vasilika.
– Madame, répondit le major, le czar n’a pas de sujet plus fidèle que moi, mais j’ai un ami, un frère d’armes gravement compromis dans la dernière insurrection. Si certains de ces noms qu’il m’a confiés parvenaient au ministre de la police russe, sa tête tomberait. Maintenant vous comprenez pourquoi, n’ayant pas le temps de prouver mon identité, j’ai profité d’une circonstance fortuite pour m’évader. Le gendarme s’était endormi, j’ai ouvert la porte sans bruit et je suis sorti.
– Mais le gendarme avait pris un narcotique ? fit Paul Michelin.
Le major haussa les épaules.
– Ceci est la légende, dit-il. Puis il ajouta :
– Mes papiers en sûreté, je suis retourné à Mazas. Ce matin, deux officiers russes de passage à Paris sont venus me réclamer et ont répondu de moi. On m’a donc mis en liberté ; mais cela ne me suffisait pas.
– Ah ! fit Baccarat. Que vous fallait-il encore ?
– Votre témoignage, madame. Il paraît qu’à la préfecture, personne ne se souvient exactement de Rocambole. On m’a confronté avec plusieurs vieux agents. Les uns ont dit oui, les autres ont dit non. Le chef de la sûreté aurait dit hier :
– Il n’y a qu’une personne à Paris qui ne s’y tromperait pas : c’est Mme la comtesse Artoff.
« Alors, madame, acheva le major, je me suis souvenu que j’avais une lettre pour vous et que je m’étais présenté ici à mon arrivée à Paris. Vous étiez encore dans vos terres de la Russie méridionale.
« J’ai voulu que vous puissiez me rendre, devant les personnes qui vous entourent, le témoignage que je ne suis pas Rocambole.
– Je vous le rends, monsieur, dit la comtesse Artoff.
Le major se leva ; il allait prendre congé, Baccarat le retint.
– Vous ne voulez donc pas prendre une tasse de thé ? lui dit-elle. Nous parlerons de Pétersbourg et de nos amis de Russie.
Le major se rassit et dès lors personne ne douta de son identité. Baccarat aurait-elle fait asseoir à sa table le forçat Rocambole ! Personne, excepté la comtesse Vasilika, qui prétexta un léger malaise, regagna son appartement, et, avant de se mettre au lit, écrivit le billet suivant à M. le vicomte Karle de Morlux :
« Nous sommes joués, Baccarat est devenue l’alliée de Rocambole. Prenons garde ! »
La comtesse Vasilika, que nous avons à peine entrevue jusqu’ici, était bien le type absolu et complet de ces femmes de l’extrême Nord dont on a dit, avec raison, que la civilisation n’était qu’apparente. Belle, charmante, la parole dorée ; douée, en apparence, de toutes les exquises délicatesses de la femme, elle avait une nature indomptable et sauvage, et poussait l’amour de la vengeance jusqu’aux limites les plus lointaines. Quand elle avait quitté le salon de la comtesse Artoff pour remonter chez elle, lorsqu’elle avait écrit à M. de Morlux, une tempête grondait dans son cœur. Celui qui l’eût vue, ses cheveux dénoués et flottants sur ses épaules demi-nues, se promener d’un pas inégal et brusque à travers sa chambre, comme une panthère dans sa cage, aurait ajouté foi aux sinistres légendes qui couraient sur elle en Russie. Dans ses terres, la comtesse Vasilika avait fait mourir sous le fouet un intendant qui avait osé lever sur elle un regard d’amour. Un jeune officier qui, dans un salon de Pétersbourg, s’était vanté d’avoir obtenu un rendez-vous de la comtesse, avait reçu le lendemain, en sortant du théâtre français, un coup de poignard au travers du cœur. On parlait même du premier mari de la comtesse, dont la mort subite avait toujours été environnée de mystérieux ténèbres. Eh bien, on aurait cru à tout cela, on l’eût accusée de tous ces crimes, si on l’avait vue, cette femme jeune et belle, le front pâle de haine, les lèvres crispées, l’œil en feu, si on l’avait entendue murmurer, lorsqu’elle eut fermé son billet : « Ah ! comtesse Artoff, femme de rien qu’a élevée jusqu’à lui un grand seigneur ivre d’amour et de folie, vous voulez lutter contre moi, et vous faites cause commune avec ceux qui veulent m’enlever Yvan !… À nous deux, donc ! » Elle se promena longtemps, méditant sa vengeance, la caressant avec une âcre et sauvage volupté. Enfin, elle appela sa femme de chambre, une Géorgienne qui ne parlait que sa langue maternelle et le russe, et qui répondait au nom de Gula. Gula attendait dans la pièce voisine. Elle accourut à la voix de sa maîtresse. C’était une fille de vingt ans, grande comme la comtesse, blonde comme elle, et vêtue du pittoresque costume des femmes de son pays, et le portant avec une rigoureuse exactitude. C’est-à-dire que lorsqu’elle sortait, elle avait le visage couvert d’un voile qui ne laissait apercevoir que ses yeux noirs. La comtesse Vasilika n’avait pas appelé Gula pour se faire mettre au lit. La comtesse ne songeait qu’à une chose : faire parvenir son billet à M. de Morlux et le voir, lui, le plus tôt possible. Mais une difficulté matérielle se présentait. Gula ne savait pas un mot de français. À cette heure les rues étaient désertes ; elle ne trouverait personne qui lui indiquerait, en voyant l’adresse du billet, la demeure du vicomte. À qui se fier dans l’hôtel ? Tous les gens de Baccarat lui étaient dévoués, et il ne fallait à aucun prix que Baccarat sût qu’elle écrivait à M. de Morlux. Évidemment, pensa encore la comtesse Vasilika, Baccarat et Rocambole songeraient, dès le lendemain, à faire sortir Yvan de la maison de santé. La comtesse eut bientôt pris un parti. Et s’adressant à Gula, qui, suivant la coutume des esclaves, s’était mise à genoux pour recevoir les ordres de sa maîtresse :
– Déshabille-toi ! lui dit-elle en langue russe.
Gula obéit sans même témoigner le moindre étonnement. La comtesse s’empara alors des vêtements de sa femme de chambre et les revêtit. Puis elle cacha son visage sous le voile de la Géorgienne. Après quoi elle ouvrit la porte et se pencha au-dehors.
Le corps de logis qu’elle habitait était, nous l’avons déjà dit, en retour sur la façade de l’hôtel donnant sur le jardin. Vasilika put se convaincre en ne voyant plus aucune lumière que les hôtes de la comtesse Artoff étaient partis et qu’elle-même était couchée. Alors, elle ordonna à Gula de demeurer dans sa chambre ; puis elle ouvrit la porte sans bruit et se glissa dans le corridor. Elle descendit sans lumière, sur la pointe des pieds, ouvrant et refermant les portes avec précaution, prêtant l’oreille au moindre bruit et s’arrêtant parfois. Mais il était deux heures du matin, et tout le monde dormait dans l’hôtel. Tout le monde, même le suisse, au carreau duquel brillait une veilleuse. La comtesse traversa la cour. Puis elle frappa au carreau. Le suisse, éveillé en sursaut, approcha son visage du carreau et regarda. Il vit la comtesse et la prit pour la Géorgienne Gula. La comtesse prononça quelques mots en russe. Le suisse ne les comprit pas, mais il devina qu’elle voulait sortir. Et il tira le cordon. La comtesse sortit. Mais en sortant elle laissa la porte entrouverte de façon à pouvoir rentrer sans éveiller l’attention par un coup de sonnette. Le vicomte Karle de Morlux demeurait dans la rue, au coin du boulevard Malesherbes. La rue était déserte. La comtesse Vasilika, après avoir regardé devant et derrière elle pour s’assurer que personne ne la voyait et ne la suivait, se mit bravement en route. Un peu avant d’atteindre la porte de l’hôtel de Morlux, elle rencontra un chiffonnier. Le chiffonnier, assez intrigué par ce costume étrange, dirigea sur elle la clarté de sa lanterne. Mais la comtesse passa bravement, et le chiffonnier en fut pour ses frais, car il ne put voir son visage. La comtesse arriva à la porte et sonna deux fois vainement. Au troisième coup de sonnette qui était plus impérieux que les autres, la porte s’ouvrit. Le suisse accourut et demanda ce qu’on voulait.
– Je veux voir M. de Morlux, dit-elle.
– C’est impossible, répondit le suisse examinant ce costume avec autant d’étonnement que le chiffonnier.
– Pourquoi ?
– M. le vicomte est encore à son club.
– Allez le chercher, dit-elle d’un ton impérieux.
Le suisse hésitait.
– Mon ami, lui dit froidement la comtesse, si vous tenez à votre place je vous engage à exécuter l’ordre que je vous donne, car je puis vous affirmer que, si vous refusez, M. de Morlux vous chassera demain.
Le suisse n’hésita plus. Il acheva de se vêtir, prit un flambeau, fit traverser la cour à la comtesse et la conduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée où il y avait un reste de feu. Puis il posa le flambeau sur un guéridon et sortit. La comtesse attendit près d’une demi-heure. Au bout de ce temps, elle entendit le bruit de la porte cochère qui se refermait, et enfin une voiture qui vint tourner devant le perron. Une minute plus tard, M. de Morlux entra. Il crut d’abord voir la femme de chambre de la comtesse. Mais celle-ci souleva son voile.
– Vous, madame ! exclama le vicomte stupéfait.
– Moi, dit-elle. Fermez la porte et causons vite.
– Vous paraissez émue, dit le vicomte.
– J’ai vu Rocambole, dit la comtesse.
À ce nom, le vicomte eut un tressaillement et pâlit.
– Vous l’avez vu ?
– Oui.
– Quand ?
– Ce soir.
– Il s’est donc encore évadé ?
– Depuis hier matin.
– Et où l’avez-vous vu ?
– Dans le salon de la comtesse Artoff.
À ces derniers mots, M. de Morlux, que Timoléon avait jadis mis au courant de l’histoire de Rocambole et de Baccarat, fit un pas en arrière et regarda la comtesse avec un redoublement de stupeur.
– Monsieur, dit Vasilika, hâtons-nous, Rocambole et Baccarat ont fait la paix.
– En êtes-vous sûre ?
– Et ils sont ligués contre nous.
Le vicomte fronça le sourcil. Vasilika poursuivit :
– Je ne sais quel but infâme et ténébreux vous poursuivez, dit-elle ; mais n’importe ! je viens vous proposer un véritable traité d’alliance.
Il la regarda.
– Si vous servez ma vengeance, continua-t-elle, je servirai vos projets : troc pour troc.
– Madame…
– Il n’y a pas un instant à perdre, répliqua-t-elle. Sans cela, je ne serais point ici, et j’eusse attendu à demain.
– Je vous servirai, dit le vicomte.
– Eh bien ! reprit-elle, il faut dès demain enlever Yvan à la maison de santé du docteur Lambert.
– C’est inutile, répondit M. de Morlux.
– Vous croyez ?
– Sans doute. Le docteur croit à la folie.
– Oui, mais quand on lui amènera Madeleine, qu’ils ont sous la main…
À ce nom de Madeleine, le visage pâle du vicomte de Morlux s’empourpra.
– Vous l’aimez ! exclama Vasilika avec une joie sauvage.
Et comme il ne répondait rien :
– Oh ! ajouta-t-elle, je vous servirai aveuglément. Je suis ivre de vengeance et de fureur.
Qu’était devenu Yvan ? Yvan était toujours dans la maison de santé du docteur Lambert. Il avait beau protester qu’il n’était pas fou, et que Madeleine n’était point un enfant chimérique de son cerveau malade. Le docteur, qu’il faisait appeler à chaque fois, souriait et répondait à ses protestations, en donnant l’ordre qu’on lui administrât une douche. On sait l’épouvante que ce traitement barbare jette dans l’âme de ceux qui y sont soumis. Les fous reviennent momentanément à la raison. Ceux qui ne sont pas fous, saisis d’effroi, préfèrent laisser croire à une folie imaginaire. Yvan Potenieff était d’une force herculéenne. Il s’était défendu d’abord, il avait lutté, il avait terrassé les infirmiers. Mais les infirmiers étaient secourus par d’autres, et il finissait toujours par être renversé, garrotté et revêtu de la camisole de force. Alors, réduit à l’impuissance, il recevait la fameuse douche. Yvan avait fini par ne plus parler de Madeleine. En proie à un morne désespoir, il avait conçu un projet : celui de s’évader. Mais comment ? Mais par où ? La maison de santé, entourée d’un beau jardin, et ayant tous les dehors d’une maison de plaisance, n’était, en définitive, qu’une horrible prison. Le jardin était entouré de hautes murailles, comme Clichy, comme Sainte-Pélagie, comme Mazas. Et, complication ténébreuse du hasard, il se trouvait que parmi les pensionnaires du docteur Lambert, il y avait deux détenus, l’un pour dettes, l’autre pour un fait des plus graves. L’état de santé de ces deux hommes – dont le premier était un jeune Moldave, écroué d’abord à Clichy à la requête d’un tailleur ; le second, un homme du meilleur monde, accusé d’escroquerie –, avait motivé leur entrée chez le docteur Lambert. Ce dernier répondait pécuniairement du Moldave, et il avait placé auprès de lui deux infirmiers qui ne le quittaient ni jour ni nuit. Ce qui n’empêchait pas le tailleur farouche de payer deux de ces fonctionnaires aimables qu’on nomme les gardes du commerce, pour faire bonne garde sous les murs de la maison de santé. Quant à l’autre détenu, l’administration prévoyante avait placé deux sentinelles dans le jardin pour empêcher toute tentative d’évasion. Il résultait de tout cela que, de jour et de nuit la maison de santé était convertie en forteresse, et qu’il était tout à fait impossible de songer à en sortir subrepticement. Cependant, l’amour de la liberté est si puissant dans le cœur de l’homme, que jamais un prisonnier n’a renoncé à l’espoir de s’évader. Yvan y songea. Avec cette audace qui caractérise les peuples du Nord, il conçut un plan et résolut de l’exécuter à tout prix. Ce plan était formidable de simplicité. Il s’agissait simplement pour lui de garrotter, de bâillonner l’infirmier qui couchait dans sa chambre, puis de faire subir le même sort à la sentinelle qui se promenait dans le jardin, de lui prendre sa capote, son képi et son fusil, et de se laisser relever, à quatre heures du matin, par un autre factionnaire. Puis, de sortir librement. Or, précisément à l’heure où la comtesse Vasilika sortait furtivement de l’hôtel Artoff et se rendait chez le vicomte de Morlux, Yvan s’apprêtait à mettre son projet à exécution. L’infirmier qui couchait auprès de lui était un jeune homme de complexion assez délicate. Mais, comme Yvan avait paru le prendre en amitié, on ne l’avait pas changé. Vers minuit, Yvan, qui avait feint de dormir dès neuf heures du soir, entendit un ronflement sonore auprès de lui. C’était l’infirmier qui avait fini par succomber au sommeil. Alors Yvan se leva. Il se leva sans bruit, sur la pointe des pieds, alla vers la cheminée et y prit des allumettes. Puis, il alluma un flambeau. L’infirmier ne se réveilla pas. Alors Yvan jeta un regard rapide autour de lui. Il y avait dans un coin de la chambre une table encore chargée des débris du souper d’Yvan. Sur cette table, on avait laissé un couteau. Le couteau était rond par le bout, il est vrai, mais poussé par une main vigoureuse, il aurait pénétré néanmoins dans la gorge d’un homme. Yvan s’en saisit. Puis il revint vers le lit où dormait le jeune infirmier, et, lui posant la main sur l’épaule, il l’éveilla. Le jeune homme ouvrit les yeux et vit, tout étonné, Yvan penché sur lui et armé du couteau.
– Si tu pousses un cri, si tu bouges, lui dit rapidement le Russe, tu es mort !
L’infirmier eut peur, il se tut. Alors Yvan prit son mouchoir et bâillonna. Puis il coupa en quatre bandelettes la nappe qui se trouvait sur la table, et il lui lia solidement les pieds et les mains. Il avait fait tout cela nu-pieds et en chemise.
L’infirmier préférait perdre sa place que d’être assassiné ; et il savait par expérience que les fous ne plaisantent pas. Yvan, cette besogne finie, prit sur une chaise les habits de l’infirmier et s’en revêtit. Puis il souleva l’oreiller sur lequel reposait la tête du jeune homme et prit dessous un trousseau de clés. Avec ces clés, il devait sortir facilement de la maison et gagner le jardin. Il n’avait même qu’un risque à courir, mais ce risque était grand… C’était de rencontrer un autre infirmier, qui ne le reconnaîtrait pas pour un de ses pareils. Néanmoins, ayant renouvelé ses menaces de mort au jeune homme pétrifié de terreur, Yvan Potenieff prit le trousseau de clés, ouvrit sans bruit la porte de la chambre et sortit.
Yvan jouait de bonheur. La sentinelle qui se trouvait dans le jardin auprès de la petite porte par où nous avons vu le docteur Lambert introduire, trois jours auparavant, son nouveau pensionnaire, était ce qu’on appelle une recrue. C’est-à-dire un paysan depuis six mois à peine sous les drapeaux, honnête et niais comme un véritable enfant de la loyale Bretagne. Faire faction dans un jardin est une véritable sinécure. Le soldat s’était appuyé contre un arbre et s’était endormi. Yvan était sorti de la maison sans faire aucune mauvaise rencontre. Le trousseau de clés lui avait permis d’ouvrir toutes les portes l’une après l’autre. La nuit était froide ; mais il faisait un clair de lune superbe. Yvan s’approcha de la sentinelle. Elle dormait du sommeil du juste. Alors une idée traversa son esprit :
– Qui sait, pensa-t-il, si une de ces clés n’ouvre pas la porte de sortie ? Et il voulut passer outre. Mais la sentinelle s’éveilla et cria : Qui vive ?
Yvan revint vivement sur elle.
– Employé de la maison, répondit-il.
La sentinelle avait crié son qui vive ? d’une voix encore ensommeillée et peu vibrante. Elle n’éveilla personne. Yvan lui dit encore :
– Mon ami, vous êtes fou. Ne reconnaissez-vous donc pas mon habit ?
– Excusez-moi, dit la sentinelle.
– Je cours chercher des remèdes, dit le faux infirmier.
En même temps, il se disait que peut-être une des clés du trousseau dont il s’était emparé, ouvrait la petite porte, et qu’alors il était inutile de faire aucune violence à la sentinelle. En effet, la première clé qu’il prit entra dans la serrure. Le soldat, honnête et niais, le regardait faire. La clé tourna… Yvan eut un battement de cœur. Le pêne sortit de sa gâche, la porte s’ouvrit. Alors Yvan se sentit défaillir de joie, et le nom de sa chère Madeleine expira sur ses lèvres. Mais comme il s’élançait dans la rue, une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la maison et une voix cria :
– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! c’est un fou !
C’était le jeune infirmier qui était parvenu à se délier et s’était débarrassé de son bâillon. Yvan se mit à courir. Mais un homme qui faisait faction devant le mur extérieur s’élança à sa rencontre et le prit à la gorge.
C’était un des gardes du commerce appointés par le tailleur opulent et magnifique. Cet homme regarda Yvan.
– Tu n’es pas celui que nous gardons, dit-il. Et il eut un moment envie de le lâcher. Mais il se ravisa.
– Bah ! dit-il, il y aura toujours une prime.
Yvan se débattait en vain.
Yvan Potenieff se débattit longtemps. Mais le garde du commerce était un vigoureux gaillard qui avait autrefois rempli le rôle d’hercule dans les foires, et il parvint à terrasser le jeune Russe. En même temps, la maison avait été mise en émoi.
Les infirmiers accoururent. On s’empara d’Yvan, on le terrassa, on le garrotta. Ce furent des cris, des hurlements… Toute la maison de fous fut sur pied en six minutes. Le docteur Lambert, éveillé en sursaut, se hâta d’arriver.
– Ah ! ah ! dit-il avec la parfaite assurance d’un homme qui ne voit plus que des fous sur la terre, voilà un pauvre malade qu’on a négligé hier. Il n’a eu que cinq douches au lieu de huit, et il est en proie à un accès…
Yvan interrompit le docteur brusquement, avec fureur.
– Vous êtes un âne ! dit-il ; vous vous connaissez en folie comme moi en hébreu !…
– Une douche ! une douche ! s’écria le docteur.
On emmena Yvan, on le plaça de force sous le cruel robinet, et ses hurlements s’éteignirent avec sa douleur. On le transporta dans sa chambre, à demi évanoui. Puis une lassitude physique et morale s’empara de lui, et il s’endormit. L’énergie de cet homme était brisée. Le nom de Madeleine ne venait même plus à ses lèvres. Yvan s’était endormi en appelant la mort. Mais la mort vient rarement quand on l’appelle. Yvan dormit huit heures consécutives d’un sommeil de plomb, et s’éveilla. Le soleil entrait à flots dans sa chambre. Au lieu de l’infirmier chétif dont il était si facilement venu à bout la nuit précédente, on lui avait donné un solide garçon, de taille presque gigantesque, et qui l’eût, au besoin, assommé d’un coup de poing. Celui-ci avait jugé inutile de faire souffrir Yvan. Il avait, durant son sommeil, coupé les cordes qui meurtrissaient ses poignets. À quoi bon attacher un homme dont il pouvait venir si aisément à bout ? Yvan le regarda d’un œil stupide.
– Comment vous trouvez-vous, monsieur ? lui dit l’infirmier avec douceur.
– J’étouffe, j’ai besoin d’air, répondit-il.
L’infirmier ouvrit la croisée. Yvan quitta son lit et s’en approcha. Tout à coup il tressaillit, se prit à trembler d’émotion et finit par jeter un cri. L’infirmier s’approcha, inquiet. Yvan regardait avec avidité deux hommes et une femme qui se promenaient dans le jardin et causaient. L’un de ces deux hommes était le docteur Lambert. L’autre, M. le vicomte Karle de Morlux. La femme, Yvan l’avait reconnue sur-le-champ. C’était sa cousine, la belle comtesse Vasilika. Et son émotion fut si forte qu’il demeura immobile et sans voix, les mains tendues vers ces deux êtres qui pouvaient le sauver, s’ils le voulaient.
La comtesse Vasilika et M. de Morlux s’étaient, en effet, présentés le matin à la maison de santé. Le docteur, en recevant la carte de M. de Morlux, s’était empressé d’accourir.
– Mon cher docteur, lui avait dit le vicomte, je vous présente madame la comtesse Vasilika Wasserenoff.
Le docteur s’était incliné.
– La cousine de ce pauvre Yvan Potenieff.
– Ah ! fit le docteur, il est plus fou que jamais.
– Vraiment ?
– Il a voulu s’évader cette nuit.
– Mais il n’a pas réussi, au moins ?
– Grâce à un concours de circonstances heureuses, dit le docteur. Or, il faut vous dire, madame, que, chez les fous, le désir de s’échapper est presque toujours un indice d’incurabilité.
– Monsieur, répondit la comtesse, M. de Morlux vient de vous le dire, je suis la cousine de M. Potenieff, et sa famille m’a donné pleins pouvoirs. Je viens le chercher.
Le docteur recula d’un pas. On ne propose pas ainsi à un docteur aliéniste de lui reprendre ses malades sans l’émouvoir très fort.
– Madame part ce soir pour Pétersbourg. Le comte Potenieff, père de son malheureux cousin, l’a chargée de le reconduire en Russie.
Comme, après tout, c’était M. de Morlux qui avait confié Yvan au docteur, le docteur ne pouvait pas s’opposer à ce que M. de Morlux lui retirât son pensionnaire.
Il ne put que s’incliner froidement.
– Peut-on le voir sur-le-champ ? demanda la comtesse.
– Je vais vous faire conduire à sa chambre, madame.
Mais, en se retournant, la comtesse leva la tête et aperçut Yvan à une croisée. Le prétendu fou jeta un cri :
– Vasilika !
– Je viens à votre aide, mon cousin, répondit la comtesse.
Le docteur fit un signe. L’infirmier ne s’opposa plus à ce qu’Yvan quittât sa chambre. Deux minutes après, il était dans les bras de la comtesse Vasilika Wasserenoff, qui lui disait :
– Mon cher cousin, je vous cherche dans Paris depuis huit jours.
– Ah ! ma chère, répondit Yvan en accablant le docteur et M. de Morlux d’un double regard de haine, croiriez-vous que ces deux misérables ont prétendu… que j’étais fou !…
– Ils l’ont cru, mon cousin.
– Ai-je bien l’air d’un fou, en vérité ? continua Yvan avec animation.
– Pas le moins du monde.
– Alors, le docteur est un âne !…
Et il attacha sur M. Lambert un œil étincelant de colère.
– Calmez-vous, mon cousin, lui dit Vasilika.
– Me calmer !
– Oui.
– Oh ! ces deux hommes me rendront raison des infâmes traitements qu’ils m’ont fait subir !
– Je vais vous expliquer ce qui est arrivé, reprit Vasilika, et vous leur pardonnerez à tous deux.
– Par exemple !
– Mais écoutez-moi donc, fit-elle avec un accent d’autorité affectueuse dont, malgré lui, Yvan subit l’ascendant.
– Parlez…
– Où avez-vous rencontré M. de Morlux ?
– Dans une auberge de Russie.
– Bon ! au moment où vous vouliez tuer un moujik.
– C’est vrai… Il avait insulté Madeleine.
– C’est ce malheureux nom qui a tout perdu.
– Comment cela ?
– M. de Morlux n’était-il pas en compagnie du jeune prince Maropouloff ?
– Oui.
– Qui vous a conduit dans son château ?
– Précisément.
– Eh bien ! le prince est un mauvais plaisant.
– Comment cela ?
– Il a persuadé à M. de Morlux que Madeleine n’existait pas, et que vous étiez fou.
– Le misérable !
– M. de Morlux vous a amené ici, persuadé que Madeleine n’avait jamais existé…
– Et que, dans toutes les femmes que vous rencontriez, dit à son tour le docteur, vous reconnaissiez Madeleine.
Le docteur savait que, pour flatter la manie des fous, il faut avoir l’air de les croire raisonnables. Yvan, du reste, n’avait pas surpris, entre la comtesse et lui, un rapide regard d’intelligence.
– Mais, reprit le jeune Russe, que M. de Morlux se trompe, je le veux bien… mais l’autre, un docteur !…
– Monsieur, répondit humblement le docteur, excusez-moi. La science n’a jamais pu constater la folie d’une manière certaine. On en est là-dessus réduit aux conjectures.
La comtesse ajouta :
– Donnez donc la main au docteur, mon cousin, et allons-nous-en, car je viens vous chercher.
– Ah ! fit Yvan, qui respira bruyamment.
– J’ai ma calèche à la porte. Venez… et pardonnez à M. de Morlux.
Yvan tendit la main successivement au docteur Lambert et au vicomte. Puis il remonta dans sa chambre, y prit son paletot et son chapeau, et, comme un novice à qui on ouvre les portes de son lycée, il rejoignit la comtesse, et, tout joyeux, il lui offrit le bras. Vasilika avait dit vrai, sa voiture était à la porte : elle y monta. Yvan s’assit à côté d’elle. M. de Morlux leur fit vis-à-vis. Le cocher rendit la main à deux magnifiques trotteurs et Yvan se crut sauvé…
– Je n’ai pas de chance avec la Russie ! murmura le docteur Lambert avec mélancolie tandis que la voiture disparaissait dans un nuage de poussière… Voilà un pensionnaire de cent louis par mois qui me glisse des mains !…
Et, tout triste, il commença sa visite du matin.
Une heure après, on apporta au docteur les cartes de deux visiteurs. L’une portait ce nom : Comtesse Artoff. L’autre celui-ci : Major Avatar.
– Tiens ! murmura le docteur tout joyeux, on dirait que la Russie se ravise !
La comtesse Artoff s’était levée de bonne heure ce jour-là. Néanmoins, elle fut assez étonnée de voir, en ouvrant sa fenêtre, la comtesse Vasilika tout habillée et se promenant dans le jardin. Au bruit que fit la fenêtre en s’ouvrant, Vasilika se retourna et salua Baccarat de son plus suave sourire. Puis elle s’approcha tout près, de façon à pouvoir causer.
– Et votre malaise d’hier, comtesse ? lui dit Baccarat.
– Dissipé complètement, chère belle. La migraine s’en va comme elle vient, vous savez.
– C’est assez vrai, cela !
– Aussi me suis-je levée de bonne heure ce matin, et vais-je me dédommager un peu en montant à cheval.
– Ah ! fort bien.
Baccarat remarqua seulement alors que Vasilika tenait rassemblée dans sa main gauche la longue jupe d’une amazone. Elle descendit au jardin et tendit sa main à Vasilika. Qui eût vu ces deux femmes se promenant au bras l’une de l’autre, parlant de ces mille riens qui sont constamment le fond de la causerie des femmes, eût été loin de penser qu’elles étaient ennemies. Jamais Baccarat n’avait été plus simplement expansive ; jamais la belle Russe n’avait eu plus de charmes félins dans sa démarche, plus de caresses dans la voix et de sourires sur les lèvres.
– Eh bien ! dit-elle à Baccarat, qu’avez-vous fait du fameux major Avatar hier soir ?
– Mais il a pris une tasse de thé et s’est retiré.
– Ainsi vous ne croyez pas à Rocambole ?
Baccarat eut un rire si franc, si net, que la comtesse Vasilika fut légèrement ébranlée dans sa conviction.
– Mais, ma chère belle, reprit Baccarat, comment voulez-vous que je ne reconnaisse pas un homme que j’ai fait marquer ?
– Mais il y a dix ans de cela.
– Si Rocambole se trouvait sur mon chemin dans dix autres années, je le reconnaîtrais.
– Vraiment ? fit la comtesse pensive. Baccarat ajouta :
– Ce pauvre officier russe doit être la victime de quelqu’une de ces machinations infernales que sait si bien ourdir la police de Moscou et de Pétersbourg. Mais je l’ai pris sous ma protection.
– Que pourrez-vous donc faire pour lui ?
– Mais, ma chère, je suis russe par mon mariage et vous savez bien que le comte Artoff, mon mari, a une grande influence à l’ambassade.
– Je le sais.
– Je suis française aussi. Mon salon est très fréquenté, et beaucoup de gens de notre monde savent que j’ai autrefois vu, comme je vous vois, ce bandit célèbre qu’on appelait Rocambole.
– Eh bien ?
– Quand j’aurai invité le major Avatar à dîner, personne à Paris ne songera plus à faire confusion.
– Tant mieux pour lui, dit la comtesse Vasilika qui ne put dissimuler un geste de dépit.
Tout en causant elles avaient quitté le jardin et passé sous la voûte de l’hôtel qui conduisait à la cour d’honneur. Un domestique russe, de la suite de Vasilika, tenait en main deux chevaux – un robuste poney pour lui, une admirable bête de pur sang pour sa maîtresse.
– Au revoir, comtesse, dit Vasilika.
Elle tendit la main à Baccarat et se mit lestement en selle, effleurant à peine de son petit pied le genou plié de son domestique. Baccarat la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte cochère de l’hôtel se fût refermée. Puis elle rentra chez elle, s’assit devant une table et se mit à compulser le volumineux dossier que lui avait remis, la veille, Rocambole. Elle se livrait avec une sorte d’ardeur fiévreuse à cette besogne, lorsque son valet de chambre entrouvrit la porte du boudoir.
– Madame la comtesse, dit-il, peut-elle recevoir le major Avatar ?
– Oui, dit Baccarat.
Peu après Rocambole entra.
– Madame, dit-il, savez-vous ce qui s’est passé cette nuit ? Elle le regarda étonnée.
– Madame la comtesse Wasserenoff est sortie, à deux heures du matin.
– De l’hôtel ?
– Oui, sous les habits de sa femme de chambre.
– Dans quel but ?
– Un de mes hommes, un nommé Noël, déguisé en chiffonnier, et que j’avais chargé de veiller sur l’hôtel de Morlux, l’a rencontrée.
– Où allait-elle ?
– Chez M. de Morlux. Elle y est restée plus d’une heure.
– C’est étrange, murmura Baccarat.
Puis elle sonna et dit au valet qui se présenta :
– Qu’on fasse monter le suisse.
Le suisse arriva ; interrogé il répondit que, en effet, au milieu de la nuit, on lui avait demandé le cordon. Il avait passé sa tête à son carreau et cru reconnaître la Géorgienne de la comtesse Wasserenoff. Baccarat le congédia. Puis elle regarda Rocambole.
– Est-ce tout ? dit-elle.
– Non, répondit-il.
– Qu’est-ce encore ?
– La comtesse est sortie d’ici il y a une heure.
– Oui, à cheval, suivie par un domestique.
– Elle est allée jusqu’aux Champs-Élysées. Là, à la hauteur de la rue de Chaillot, attendait une voiture.
– Celle de M. de Morlux, sans doute ?
– Précisément. M. de Morlux y était. La comtesse a mis pied à terre, confié son cheval à un moujik et elle est montée en voiture. M. de Morlux a crié au cocher : « À Auteuil ! »
– Eh bien ? demanda Baccarat inquiète.
– Savez-vous où ils vont ?
– Voir Yvan Potenieff, sans doute.
– Non pas, mais l’enlever !
Baccarat secoua un gland de sonnette.
Or, comme nous l’avons dit, M. le docteur Lambert achevait sa visite du matin quand on était venu lui annoncer la visite de la comtesse Artoff et du major Avatar. Plein d’espoir et s’imaginant qu’on lui ramenait quelque Russe de distinction, il s’était empressé de se rendre au petit salon-parloir, où on avait coutume d’introduire les visiteurs. Le visage hautain et glacé de Baccarat le déconcerta quelque peu. Son obséquiosité bienveillante, qui se traduisait par un sourire doctoral, lui rentra même un peu dans la gorge.
– Monsieur, lui dit Rocambole, vous avez pour pensionnaire un jeune Russe appelé Yvan Potenieff, dont la folie consiste à revoir partout une femme du nom de Madeleine.
– C’est bien cela, dit le docteur. Il y a trois jours, quand je l’ai amené ici, nous avons rencontré dans les Champs-Élysées Clorinde, une femme bien connue dans le demi-monde. Et il s’est élancé hors de sa voiture en criant : « C’est Madeleine ! »
– Je sais cela, dit Rocambole ; seulement j’ignorais le nom de la femme dont vous parlez.
– Elle est pourtant assez connue.
– Je ne dis pas non ; seulement, dit Rocambole, j’arrive d’un long voyage, et cette dame n’était pas célèbre quand je suis parti.
Le docteur s’inclina. Rocambole reprit :
– Sauriez-vous, par hasard, où demeure mademoiselle Clorinde ?
– Non, mais tout Paris vous le dira.
– Mais, dit vivement Baccarat, il s’agit d’Yvan Potenieff.
– C’est juste.
– Monsieur, nous désirerions le voir.
– Voilà, madame, qui est tout à fait impossible.
– Pourquoi ?
– Parce que Yvan n’est plus ici.
La comtesse Artoff pâlit :
– Depuis quand ? dit-elle.
– Depuis ce matin. Sa cousine… elle m’a dit son nom, mais je l’ai oublié, je suis brouillé avec ces diables de noms russes…
– Eh bien ? sa cousine…
– Est venue le chercher et l’a emmené.
Baccarat et Rocambole échangèrent un regard et jugèrent inutile d’apprendre au docteur qu’il avait été l’innocent complice d’un misérable guet-apens. Ils saluèrent le docteur qui les accompagna un peu confus jusqu’à leur voiture. Rocambole fronçait les sourcils, lui qui, d’ordinaire, était impassible chaque fois qu’une de ses combinaisons était détruite par le hasard.
– Que faire ? murmura Baccarat. Où l’a-t-elle conduit ?
– Assurément, ce n’est pas chez vous.
Et Rocambole, d’une voix légèrement émue, ajouta :
– Je ne crains ni M. de Morlux, ni Timoléon, ni tous les autres.
– Mais vous craignez quelqu’un ?
– Oui, cette femme, dit-il en faisant allusion à la comtesse Vasilika Wasserenoff.
– Eh bien ! je ne la crains pas, moi, répondit Baccarat, l’œil plein d’éclairs. À l’œuvre !
– À l’œuvre ! répéta Rocambole.
Qu’était devenu Yvan ? La comtesse Vasilika et M. de Morlux l’emmenaient dans leur voiture. La première sensation d’Yvan avait été toute d’égoïsme et de bien-être. Il avait respiré à pleins poumons. Le temps était magnifique. On était sur la fin de mars et le printemps commençait. La voiture suivit un moment le bord de la Seine, côtoyant les rails du chemin de fer américain. Le coup d’œil était magnifique. À gauche, les hauteurs du Trocadéro dont les vieux arbres se couvraient de bourgeons. À droite, la Seine avec ses ponts grandioses. Au-delà, le Champ-de-Mars, l’École militaire, le dôme des Invalides et les clochetons gothiques de Sainte-Clotilde. Au-delà encore, noyés dans la brume du matin, les coteaux lointains de Bellevue et de Meudon. Yvan fut ébloui. Aux Champs-Élysées, il n’avait rien vu de Paris, si ce n’est une énorme affluence de voitures et de cavaliers, de toilettes printanières et d’équipages luxueux. Maintenant il voyait le Paris grandiose et historique dont on parlait le soir, dans son enfance, auprès du poêle paternel, dans sa froide Russie. Mais l’éblouissement fut court. La calèche passa le pont Royal, s’engagea dans le faubourg Saint-Germain et le panorama disparut. Alors un nom vint aux lèvres d’Yvan :
– Madeleine !
La comtesse Vasilika se prit à sourire.
– Vous l’aimez donc bien ? dit-elle.
– Oh ! fit Yvan, à en mourir.
– Vous n’en mourrez pas, répondit Vasilika souriant toujours, car elle est à Paris, et vous la reverrez…
– Vous savez où elle est ?
– Nous la retrouverons.
– Chère cousine, murmura Yvan, baisant avec transport les mains de la comtesse ; mais où me conduisez-vous ?
– Chez moi, dit-elle.
– Vous habitez donc Paris ?
– Oui, depuis huit jours. Ne vous ai-je pas écrit, quand vous avez quitté Pétersbourg, que je partais pour un long voyage ?
– C’est juste.
– Eh bien, c’était pour vous devancer à Paris.
– Vraiment ?
– Pour vous protéger… pour vous aider à retrouver Madeleine. Heureusement je suis arrivée un peu plus tard que je ne pensais.
– Ah !
– J’ai été souffrante en route, et obligée de m’arrêter. Ce qui fait que lorsque je suis arrivée, j’ai su que vous étiez la victime d’une odieuse plaisanterie du prince Maropoulof.
Yvan ne put s’empêcher de regarder M. de Morlux de travers. M. de Morlux n’avait pas dit un mot jusque-là. La comtesse reprit :
– J’ai un bel hôtel dans ce quartier. Je vous le donnerai, à Madeleine et à vous, quand vous serez mariés. Je veux vous voir heureux.
Le naïf Yvan crut Vasilika sur parole. Il lui baisa de nouveau les mains. La calèche, après avoir traversé la place du Palais-Bourbon et suivi la rue de l’Université, venait de s’engager dans un dédale de petites rues avoisinant la place Saint-Sulpice. Elle s’arrêta rue Cassette.
– C’est ici, dit Vasilika.
La porte cochère s’ouvrit et la calèche roula sous une voûte sonore… La rue Cassette est un couvent non muré dans Paris.
Chaque maison ressemble à une cellule. On y sent une odeur d’eau bénite dans chaque escalier. Les hommes y portent de longues redingotes à la séminariste. Les femmes sont embéguinées comme des nonnettes. Le soir, par les chaudes haleines de juin, on croit y respirer des parfums d’encens. Quelques libraires catholiques, quelques marchands d’objets de sainteté constituent, à eux seuls, tout le commerce de ce cloître converti en rue. Il y a de grands hôtels tristes, avec de grands jardins mal tenus, dont les arbres séculaires affectent des formes bizarres. Jamais, si vous y passez, vous n’y entendrez un éclat de rire frais et mutin, jamais un refrain joyeux. À un bout de la rue, il y a un menuisier qui chante des cantiques. À l’autre bout, un marbrier pour tombes ! Vous avez tourné l’angle de la rue du Vieux-Colombier, la joie au cœur ; le sourire aux lèvres. Vous entrez dans la rue Cassette et le sourire disparaît et le cœur se serre. Vous quittez le monde vivant. Vous vous croyez dans un cimetière. Cette impression, Yvan la subit. Quand la calèche fut entrée dans la cour d’un vieil hôtel et que les portes vermoulues se furent refermées sur elle, Yvan éprouva un vague effroi. Mais Vasilika le prit par la main et lui dit :
– Venez !
M. de Morlux était resté dans la calèche. L’hôtel paraissait désert. Les fenêtres qui donnaient sur la cour étaient closes. Il n’y avait pas de concierge. On aurait dit que le fantôme de quelque moine avait ouvert la porte. Cependant Vasilika, en faisant pénétrer Yvan dans un humide et sombre vestibule à l’extrémité duquel on voyait la rampe en fer ouvragé d’un large escalier, Vasilika appela :
– Beruto ?
Beruto accourut.
Il salua humblement Yvan ; mais Yvan lui dit avec colère :
– Malheureux ! c’est toi qui as causé toutes mes mésaventures.
– Pardonnez-lui, mon cher cousin, répondit Vasilika. Beruto est moins coupable que vous ne le pensez.
– Le misérable ! dit Yvan, il pouvait bien certifier que je n’étais pas fou !
– Oui, mais Beruto est une âme vénale, dit Vasilika, et le prince Maropoulof a payé fort cher son silence.
Yvan montra le poing au domestique italien.
– Je te ferai périr sous le bâton ! dit-il.
– Non, répondit Vasilika, nous avons besoin de lui.
Beruto, peu sensible aux reproches d’Yvan, avait ouvert une porte à deux battants devant la comtesse. Yvan respira alors. Il se trouvait au seuil d’un grand salon dont les croisées ouvertes donnaient sur un jardin. Un jardin planté de grands arbres déjà verts et inondé de lumière. Vasilika fit asseoir Yvan auprès d’une des fenêtres ouvertes. Et Yvan se reprit à respirer à pleins poumons.
– Mon ami, lui dit-elle, avant demain j’aurai retrouvé Madeleine.
– Demain !… un siècle ! murmura Yvan.
– Un siècle qu’il faut abréger le plus possible.
– Comment ? fit-il avec la naïveté d’un enfant.
– Mais d’abord nous allons déjeuner.
Elle fit un signe. Beruto disparut, puis une minute après, il revint poussant devant lui une table toute servie. Yvan avait faim. Depuis longtemps les amoureux, même les amoureux de roman, ont recouvré l’appétit. Yvan se mit donc à table. Vasilika lui parlait de Madeleine et lui versait à boire. Yvan ne tarissait pas sur la beauté, les grâces et les perfections de Madeleine… Et il buvait comme un vrai Russe. Vasilika lui versait le vin favori des Moscovites, celui qu’ils font venir à grands frais sur leurs tables aristocratiques, le champagne. Et tout en mangeant de fort bon appétit, tout en parlant de Madeleine, tout en buvant, Yvan sentait peu à peu sa tête s’alourdir.
– Vous paraissez brisé de fatigue, lui dit Vasilika, quand elle vit qu’il commençait à lutter contre le sommeil.
– C’est la lutte que j’ai soutenue la nuit dernière contre les infirmiers, répondit-il. Si vous saviez comme on m’a maltraité chez cet imbécile de docteur !
– Pauvre ami ! dit Vasilika.
Et elle lui versait à boire. Quant à elle, elle déjeunait à l’anglaise. Elle mangeait des côtelettes et buvait du thé.
– Je suis moulu, murmura Yvan qui fermait parfois les yeux et les rouvrait ensuite avec effort.
Il posa sa serviette sur la table et dit encore :
– Je crois que si je fumais, cela me ferait du bien.
– Beruto, des cigares… dit Vasilika.
Beruto apporta des havanes sur un plateau de vermeil. Yvan en prit un et l’alluma. Mais à la troisième bouffée, ses yeux se fermèrent et ne se rouvrirent plus. Il s’allongea dans son fauteuil par un mouvement machinal et le cigare échappa à ses lèvres.
– Il dort, murmura Vasilika.
Alors elle se leva et appela Beruto. Ses yeux brillaient d’un feu sombre.
– Voilà ton prisonnier ! dit-elle. Tu m’en réponds sur ta tête.
– Oui, maîtresse, répondit l’Italien.
La comtesse s’approcha du mur, pressa un ressort invisible, et, tout aussitôt, la partie du plancher sur laquelle reposaient la table et le fauteuil du dormeur, s’abaissa comme une trappe de théâtre, et le malheureux Yvan Potenieff, endormi, descendit lentement dans des profondeurs inconnues.
Lorsque Baccarat rentra chez elle, elle fut alors étonnée d’apprendre que la belle Russe était entrée accompagnée par un homme jeune et de bonne mine. Vasilika avait conduit cet homme à son appartement et s’y était enfermée avec lui. Le major Avatar accompagnait Baccarat. Tous deux se regardèrent.
– Voilà qui est étrange ! murmura Baccarat. Cette femme a un aplomb infernal. Que veut-elle faire d’Yvan ?
– Voilà ce que j’ignore, répondit Rocambole, et voilà pourtant ce qu’il faut savoir à tout prix.
L’homme jeune et de bonne mine ne pouvait être qu’Yvan. Cela ne fit pas l’ombre d’un doute pour Baccarat et pour Rocambole. Mais en eussent-ils douté un moment que le valet de chambre de la comtesse les eût raffermis dans cette croyance. En effet, le valet de chambre qui était, du reste, un insignifiant comparse, et que la comtesse Vasilika n’avait certainement pas mis dans ses confidences, se présenta chez Baccarat et lui dit :
– Madame la comtesse fait demander à madame si elle voudrait être assez bonne pour monter chez elle.
Baccarat fit un signe affirmatif et le valet sortit. Alors elle se tourna vers Rocambole, qui l’avait suivie jusque dans son boudoir :
– Vous n’avez jamais vu Yvan Potenieff ? dit-elle.
– Jamais.
– Ni moi, dit Baccarat ; et bien que j’aie passé plusieurs hivers à Saint-Pétersbourg, je ne l’ai jamais rencontré.
La comtesse Artoff poussa alors dans le fond du boudoir une porte qui ouvrait sur un escalier dérobé.
– Écoutez, lui dit-elle, tout le monde croit au major Avatar, excepté Vasilika. Elle ne s’y est pas trompée une minute, et pour elle, vous êtes bien Rocambole. Il ne faut donc pas qu’elle vous revoie ici. Cependant, je tiens absolument à ce que vous assistiez à l’entretien qu’elle me fait demander.
– Comment faire alors ?
– Vous voyez cet escalier ?
– Oui.
– Vous allez le gravir jusqu’au premier étage. Là, vous trouverez un corridor au bout duquel est une porte. Cette porte donne sur un cabinet de toilette qui dépendait de l’appartement du comte Artoff. Cet appartement est occupé par la comtesse. La porte de communication entre l’appartement et le cabinet de toilette a été condamnée et masquée par une tenture semblable à celle qui recouvre les murs de la chambre à coucher. Montez sans bruit, installez-vous dans le cabinet de toilette et collez votre oreille à la porte. Vous ne verrez pas, mais vous entendrez… Rocambole obéit et disparut par le petit escalier, tandis que Baccarat montait par le grand, chez la comtesse Vasilika. Elle trouva la belle Russe au coin de la cheminée de la chambre, assise vis-à-vis d’un homme jeune, élégamment vêtu et qui paraissait radieux.
– Chère comtesse, dit Vasilika en lui tendant la main, voulez-vous me permettre de vous présenter mon cousin, M. Yvan Potenieff ?
Baccarat salua le jeune homme, qui lui fit une révérence assez gauche. Il était habillé comme un gentleman, mais il avait quelque chose de raide et de composé dans sa tournure qui choqua les instincts aristocratiques de la comtesse Artoff.
– Ma belle amie, reprit Vasilika, je viens de faire ma paix avec mon cousin. Je l’ai arraché à cette maison de fous dans laquelle il avait été conduit par suite d’une mystification de mauvais goût qui est l’œuvre du prince Maropoulof et d’un de ses amis, le comte Kouroff, qui me poursuit de son amour.
– Ah ! vraiment ? fit Baccarat avec une parfaite indifférence.
Vasilika reprit :
– Il paraît que Madeleine existe réellement.
– En vérité !
– Par conséquent, si elle existe, mon cousin n’est pas fou.
– C’est logique.
– Je vous demande donc l’hospitalité pour lui jusqu’à ce que nous ayons retrouvé Madeleine.
Le faux Yvan Potenieff salua de nouveau.
– Comtesse, poursuivit Vasilika, convenez que je suis une femme d’abnégation.
– Comment cela ?
– J’aimais mon cousin… nous étions fiancés… et je consens à renoncer à lui.
– Chère Vasilika, murmura le faux Yvan. Ah ! si vous saviez…
– Oui, dit-elle en souriant, je sais que vous aimez Madeleine. Vous me l’avez répété deux mille fois depuis ce matin.
Et Vasilika poussa un soupir et murmura :
– Allons ! j’épouserai le comte Kouroff.
Baccarat, silencieuse, se disait :
– Cet homme est plutôt laid que beau : de plus, il a l’air commun… Si c’est Yvan Potenieff, comment a-t-il pu inspirer une semblable passion ?
Puis elle regarda Vasilika en souriant, et lui dit :
– M. Yvan Potenieff est ici chez lui, chère belle, comme vous y êtes chez vous. À propos, vous savez que mon mari arrive demain ?
– Le comte Artoff ?
– Peut-être même ce soir.
– Ah ! fort bien, dit Vasilika, qui, malgré elle, laissa percer sur sa physionomie une vague inquiétude.
Cette inquiétude n’échappa point à Baccarat, qui pensa que peut-être le comte Artoff connaissait Yvan Potenieff. Elle échangea quelques mots encore avec le faux Yvan et Vasilika, puis elle se retira en leur disant :
– Je vous laisse à vos épanchements de famille. Comtesse, vous descendrez dîner, n’est-ce pas ?
– Mais sans doute.
– Et M. Potenieff aussi ?
Le faux Yvan salua avec la même gaucherie. Baccarat descendit au rez-de-chaussée de l’hôtel où se trouvait son appartement ; mais ce fut pour gagner le petit escalier qu’avait suivi Rocambole et rejoindre celui-ci. Rocambole se retourna au frou-frou de la robe de Baccarat, posa un doigt sur ses lèvres et lui dit tout bas.
– Écoutez !
En même temps il l’attira vers la porte condamnée, à travers laquelle on entendait distinctement la voix de Vasilika et celle de son prétendu cousin. Tous deux parlaient russe. Mais Baccarat comprenait le russe aussi bien que Rocambole. N’y avait-il pas douze ans qu’elle s’appelait la comtesse Artoff ?
– Madame, lui dit Rocambole à l’oreille, avez-vous lu une lettre de Madeleine à sa sœur, qui se trouvait dans le dossier que je vous ai remis ?
« Dans cette lettre, Madeleine disait qu’elle avait entendu son cher Yvan dire qu’il ne l’aimait plus et se résignait à épouser sa cousine.
– C’est vrai.
– Or, savez-vous qui elle avait entendu ? Un homme qui avait exactement la même voix que M. Yvan Potenieff, un domestique gagné par le père d’Yvan, pour jouer cette abominable comédie.
– C’est l’homme qui l’a outragée à l’auberge du Sava ? demanda Baccarat qui savait maintenant par cœur l’histoire de Madeleine.
– C’est l’homme que vous avez vu tout à l’heure, répondit Rocambole, et qui s’apprête à jouer une seconde fois le rôle d’Yvan.
– Il ne le jouera pas longtemps, dit Baccarat avec un sourire qui donna le frisson à Rocambole.
Le faux Yvan Potenieff se tira assez bien de son emploi de gentilhomme russe pendant le dîner. Vasilika était calme et souriante. La comtesse Artoff paraissait prendre le faux Yvan très au sérieux.
– Monsieur Potenieff, lui dit-elle, quand on eut servi le café, votre cousine est une belle paresseuse qui aime à fumer ses cigarettes dans son fauteuil. Moi, au contraire, j’aime à marcher. Voulez-vous me donner le bras, nous allons faire un tour au jardin.
– Allez, comtesse, dit Vasilika en allumant sa cigarette.
La comtesse Artoff jeta un burnous de cachemire sur ses épaules et prit le bras du faux Yvan. La nuit était tiède, et la lune brillait au ciel. Baccarat emmena son cavalier sous les grands arbres du jardin ; puis elle l’entraîna dans une petite allée bien touffue et bien sombre, au bout de laquelle se trouvait un pavillon dont, l’été, elle faisait un cabinet de travail.
– Voulez-vous voir mes livres ? dit-elle.
– Volontiers, répondit-il.
On voyait de la lumière dans le pavillon.
– Qui donc est là ? demanda le faux Yvan.
– Sans doute ma femme de chambre, répondit la comtesse Artoff.
En même temps, elle poussa la porte et fit entrer son cavalier. Le faux Yvan fit trois pas en avant, puis il s’arrêta brusquement. Il se trouvait face à face avec deux grands laquais, armés chacun de ce terrible fouet que les Russes appellent le knout.
Les deux hommes que le faux Yvan avait devant lui étaient de solides gaillards taillés comme des lutteurs antiques. En outre, ils avaient ce visage impassible de gens qui obéiront quand même aux ordres qu’ils ont reçus, et qui ne se laisseront pas attendrir. Le faux Yvan était entré devant la comtesse. Celle-ci ferma la porte. Alors elle regarda le prétendu cousin de Vasilika et lui dit :
– Esclave, puisque tu es russe, tu dois savoir le châtiment qu’on réserve à ceux qui ont usurpé un nom et un titre auxquels ils n’avaient aucun droit.
– Madame… balbutia le faux Yvan… je ne vous comprends pas…
– Comment te nomme-t-on ?
– Yvan Potenieff.
– Tu mens.
– Madame…
– Tu es un moujik appelé Pierre.
Pierre le moujik, car c’était lui, se prit à pâlir et à trembler.
– Esclave, reprit Baccarat, tu vas être châtié.
En même temps elle fit un signe. Les deux hommes se précipitèrent sur lui et le terrassèrent.
– Au secours ! hurla Pierre.
– Si cet homme crie trop fort, dit la comtesse Artoff, tuez-le.
Pierre le moujik tomba à genoux.
– Madame… madame… dit-il, ayez pitié…
Baccarat ne répondit pas.
– Je vous dirai tout…
– Quoi, tout ? fit-elle.
– Oui, pourquoi j’ai dit que je m’appelais Yvan Potenieff.
Baccarat ne lui ordonna point de parler, et les deux valets lui arrachèrent son habit d’abord. Pierre dit encore :
– C’est la comtesse Vasilika qui l’a voulu.
– Ah ! fit Baccarat avec indifférence.
– Depuis huit jours que je suis à Paris, continua le moujik, on m’a enfermé ; on me donne des leçons de maintien, on m’apprend à devenir un parfait gentleman, tout cela pour jouer le rôle de M. Yvan.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai la même voix que lui.
Après l’habit, les valets lui avaient ôté sa chemise. Cependant ils ne frappaient pas encore et attendaient que Baccarat fît un signe. Mais Baccarat ne se pressait point.
– Sais-tu où est Yvan ? dit-elle.
– Yvan ?
– Oui, M. Potenieff ?
– Je ne sais pas, répondit le moujik.
– Prends garde ! Si tu le sais, tu feras bien de me le dire.
– Je ne sais pas, répéta-t-il. La comtesse Vasilika ne me confie pas ses secrets.
– Tant pis pour toi, répondit Baccarat, car une pareille révélation pourrait seule te sauver du châtiment que je t’ai réservé.
Et Baccarat rouvrit la porte et dit à ses gens :
– Cinquante coups de knout ; allez !
Elle s’en alla et reprit sa route à travers le jardin d’un pas égal et calme. Un homme l’attendait caché dans un massif, à mi-chemin du pavillon et de l’hôtel. Cet homme c’était Rocambole.
– Eh bien ? lui dit-elle.
– Rien encore.
– Vous n’avez rien appris ?
– Une seule chose, c’est qu’on a vu la voiture de M. de Morlux sortir de la rue Cassette.
– C’est beaucoup déjà.
– L’homme de qui je tiens ces renseignements et qui n’est autre que le prétendu chiffonnier de la nuit dernière, a suivi la voiture jusqu’au carrefour de la Croix-Rouge. Malheureusement, il était en voiture lui-même. Un encombrement comme il y en a souvent dans ce quartier, ne lui a pas permis de suivre plus longtemps la calèche de M. Morlux.
– Qui donc s’y trouvait ?
– M. de Morlux et la comtesse étaient assis l’un vis-à-vis de l’autre.
– Et Yvan ?
– Il était auprès de Vasilika. Quand l’encombrement a cessé, la calèche avait disparu depuis longtemps. Noël n’en a pas moins – à pied cette fois – battu tout le quartier, fureté partout, demandé à droite et à gauche. Il est resté dans le faubourg Saint-Germain près de deux heures. Comme il s’en allait, et prenait la rue du Vieux-Colombier, la calèche a reparu. Elle sortait de la rue Cassette et s’est éloignée au grand trot.
– Ah !
– Mais Yvan n’y était plus ; Noël a eu le temps de le constater.
– Il faudra fouiller la rue Cassette demain, dit Baccarat. Rocambole tressaillit et entendit des cris sourds qui partaient du pavillon.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.
– C’est le knout qui fait son office, répondit-elle.
– N’avez-vous plus rien à m’ordonner ?
– Non, pour ce soir, du moins… Ah ! s’interrompit Baccarat, avez-vous vu la petite dame en question ?
– Elle m’attend à six heures, répondit Rocambole.
Et il s’en alla. Non point en regagnant l’hôtel, mais en se dirigeant au contraire, vers l’extrémité du jardin. Il y avait en cet endroit une petite porte qui donnait sur une ruelle dont Baccarat lui avait remis la clé. Cette dernière rentra dans la salle à manger. La belle Russe s’y trouvait toujours. Nonchalamment couchée sur une chaise longue auprès de sa table, entourée d’un brouillard produit par la fumée de sa cigarette, rêveuse, les lèvres entrouvertes, Vasilika résumait en apparence, dans cette attitude, le type d’une femme d’Orient qui n’a aucune préoccupation dans l’esprit, aucun orage dans le cœur. Elle leva à peine la tête en voyant entrer Baccarat. Celle-ci jeta son burnous sur un meuble et dit :
– L’air du soir est trop frais pour moi.
– Où est Yvan ? demanda Vasilika.
– Il fume dans le jardin.
Cette réponse satisfait la belle Russe, qui roulait en ce moment une nouvelle cigarette. Baccarat vint s’asseoir auprès d’elle.
– Comtesse, lui dit-elle, vraiment, vous aimez votre cousin ?
– À en mourir.
– Et vous renoncerez à lui ?
– Il le faut bien, puisqu’il ne m’aime pas.
Et Vasilika soupira.
– Pauvre Yvan, ajouta-t-elle, il aime éperdument cette petite institutrice.
Baccarat eut un sourire :
– Vraiment, fit-elle, M. Yvan Potenieff inspire de semblables passions ?
– Vous ne le trouvez donc pas beau ?
– Peuh ! fit Baccarat.
– Et puis, il est brave… dit Vasilika fronçant le sourcil.
Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur le jardin. L’une d’elles était ouverte. Tout à coup Vasilika, qui était retombée dans son silence, dit vivement :
– Qu’est-ce que ce bruit ?
– Entendez-vous quelque chose ? dit Baccarat avec calme.
– Oui… il me semble qu’on crie…
– Où donc ?
– Là-bas… dans le jardin…
– Bah !
– On crie… on hurle… on appelle au secours…
– C’est possible, chère belle.
– Comment, dit Vasilika émue, cela ne vous trouble pas davantage ?
– Non, car je sais ce que c’est…
Vasilika se leva. Une sorte de pressentiment l’assaillit.
– Qu’est-ce donc ? dit-elle.
– Deux de mes valets qui bâtonnent un homme qui m’a manqué de respect.
– Un homme qui…
– Un homme, continua Baccarat, qui a osé se moquer de moi.
– De vous ?
– En empruntant le nom d’un gentilhomme russe, alors qu’il n’est qu’un vil esclave.
Vasilika recula et jeta un cri.
– Cet homme, dit froidement la comtesse Artoff, se nomme Pierre le moujik et il a eu l’audace de s’asseoir à ma table, en se disant votre cousin, chère belle.
Vasilika jeta un cri et fit un bond en arrière. Le tigre épiant sa proie, le jaguar prêt à bondir, le reptile monstrueux fascinant sa victime, le basilic, n’ont pas un regard plus terrible que celui dont Vasilika enveloppa la comtesse Artoff.
– Ah ! s’écria-t-elle ivre de fureur, vous vous placez sur mon chemin et vous voulez vous mêler de mes affaires… À nous deux donc !
Elle avait un poignard dans son corsage. Ce poignard se trouva subitement dans sa main, et le brandissant, Vasilika, la femme élégante redevenue sauvage, bondit sur la comtesse Artoff pour le lui enfoncer dans le cœur.
Vasilika était la vraie femme du Nord, l’héritière directe de ces Cosaques farouches qui, venus des bords du Don, prirent au Moyen Âge possession des rives de la Neva et se substituèrent peu à peu aux anciens Moscovites. Comme tous les Russes, elle avait le sourire aimable, le ton caressant et courtois qui annoncent l’extrême civilisation. Mais si on grattait cette surface policée, on retrouvait la nature indomptable et sauvage. La passion venait de transformer Vasilika d’une façon si complète qu’un ouragan défigure et désole en quelques heures une plaine fertile et bien cultivée. La femme aux manières exquises, au doux langage, la grande dame qui faisait l’admiration et l’orgueil des salons de Pétersbourg, venait de disparaître. La comtesse Artoff ne vit plus devant elle qu’une femme aux yeux sauvages, à la voix rauque, bondissant comme une bête fauve prise au piège. Si le coup de poignard qu’elle lui porta avait été dirigé par une main moins agitée, Baccarat était morte. Mais la comtesse Artoff avait eu le temps de se jeter de côté et elle eut simplement l’épaule effleurée. En même temps, Vasilika, entraînée par son élan, ne s’arrêta qu’à l’autre bout de la salle. Mais Baccarat avait eu le temps de mettre la table entre elles deux. Et Baccarat attendit.
– Ah ! tu te mêles de mes affaires, dit Vasilika dont la voix avait des trépidations sourdes, ah ! tu veux savoir ce que j’ai fait d’Yvan… tiens !
Et de nouveau elle se rua sur elle, le poignard à la main. Mais Baccarat avait eu le temps de se remettre de l’émotion que lui avait causée cette brusque agression. Baccarat se souvenait de sa jeunesse, et le poignard de Vasilika ne l’effrayait point. Comme la Russe bondissait une seconde fois sur elle, elle se baissa, la saisit par la taille, l’étreignit de ses bras robustes et serra si fort que Vasilika, à demi étouffée, n’eut pas le temps de frapper et laissa échapper son poignard. Alors ce fut l’affaire d’une seconde. Vasilika fut terrassée. La comtesse Artoff lui mit un genou victorieux sur la poitrine en lui disant :
– Mais vous ne savez donc pas, chère belle, que je me suis appelée la Baccarat ?
En même temps elle ramassa le poignard et ajouta :
– Maintenant c’est moi qui vais vous dicter mes conditions.
Et Vasilika, ivre de fureur, mais réduite à l’impuissance, vit briller la lame meurtrière au-dessus de sa tête.
– Madame, dit froidement Baccarat, aussi vrai que vous êtes là, tout à fait en mon pouvoir, je vous jure que je vais vous tuer si vous ne m’obéissez pas.
Vasilika fit un geste et balbutia quelques mots, qui voulurent dire :
– Je suis vaincue, je subirai les lois de la guerre.
Alors Baccarat se releva. Elle avait le poignard et ne craignait plus rien maintenant, car elle avait une vigueur physique bien supérieure à celle de Vasilika. Cette dernière se releva à son tour. Pâle, muette, terrassée moralement, comme elle venait de l’être physiquement, elle n’en avait pas moins un éclair de rage froide dans les yeux.
– Madame, lui dit la comtesse, c’est un vrai miracle que, dans cette lutte indigne de deux femmes comme nous, la table n’ait pas été renversée. Le fracas de la vaisselle brisée aurait amené mes gens, et c’eût été un vrai scandale.
Vasilika la regardait avec une fureur concentrée et ne répondit pas.
– Madame, continua la comtesse Artoff, ce qui vient de se passer entre nous, nul ne l’a vu, nul ne le saura. Je suis même prête à l’oublier, si nous pouvons nous entendre.
Vasilika s’était assise ; elle avait repris sa pose calme et nonchalante, et la femme sauvage avait disparu pour laisser revenir la grande dame aux manières et aux habitudes aristocratiques. Son visage avait retrouvé son expression dédaigneuse et froide.
– Nous entendre ? fit-elle.
Et sa voix eut un timbre railleur.
– Oui, dit Baccarat.
– Mais sur quoi donc, madame ?
Les hurlements de douleur du moujik Pierre continuaient à venir mourir à l’oreille de Vasilika.
– Sur quoi ? fit Baccarat ; vous me le demandez ?
– Oui, certes.
– Au fait, dit la comtesse Artoff, je vous demande pardon, c’est moi qui dois parler la première.
– Voyons ! je vous écoute…
Baccarat s’assit à son tour et se mit à jouer avec le poignard de Vasilika, comme elle eût fait avec le manche de nacre d’un éventail. Celui qui les eût vues ainsi, tête à tête, n’aurait jamais soupçonné que tout à l’heure ces deux femmes avaient engagé une lutte sauvage.
– Madame, reprit Baccarat, vous êtes venue à Paris sous l’empire d’un sentiment cruel et terrible, la vengeance.
– C’est vrai.
– Vous avez aimé Yvan Potenieff.
– Peut-être…
– Vous le haïssez mortellement aujourd’hui.
– C’est possible.
– Et vous l’avez fait disparaître.
– Que vous importe ?
– Madame, reprit Baccarat, vous êtes en mon pouvoir et je dois vous dire que je tiens tous mes serments. Or je vous ai juré que je vous tuerai si vous ne me disiez où est Yvan Potenieff.
Le sourire n’abandonna point les lèvres de Vasilika.
– Chère comtesse, répondit-elle, puisque vous m’interrogez, me donnerez-vous le même droit ?
– Parlez, madame.
– Je hais Yvan parce que je l’ai aimé ; je me venge parce qu’il a froissé mon orgueil.
– Bien.
– Mais vous, madame, qui vous intéressez à lui, l’avez-vous jamais vu ?
– Non.
– Le connaissiez-vous même de nom, il y a huit jours ?
– Non, j’en conviens.
– J’ai donc bien le droit, ce me semble, reprit Vasilika, avant de répondre à votre question, de vous en adresser une moi-même.
– Je la devine, dit Baccarat. Vous voulez savoir pourquoi Yvan m’intéresse.
– Certainement.
– Parce qu’il aime Madeleine et qu’il en est aimé.
– Connaissez-vous donc Madeleine ?
– Je ne l’ai jamais vue.
Vasilika ne laissa pas échapper un geste ni un mot d’étonnement ; seulement elle regarda fixement la comtesse Artoff.
– Me jureriez-vous, dit-elle, sur la vie du comte votre époux, que le major Avatar n’est pas Rocambole ?
– Je n’ai rien à vous répondre, dit Baccarat.
Vasilika eut un sourire de triomphe :
– Vous voyez bien, dit-elle, que si vous avez mes secrets, je possède le vôtre. Rocambole, votre ancien ennemi, est venu faire sa soumission et vous lui avez promis votre appui. Rocambole est le protecteur de Madeleine et d’Yvan.
– Et je les protégerai pareillement. C’est pour cela, madame, ajouta-t-elle, que j’ai l’honneur de vous demander ce qu’est devenu Yvan.
– Et si je ne veux pas vous le dire ?
– Je vous tuerai, dit tranquillement Baccarat.
– Peut-être.
Et Vasilika eut un sourire railleur.
– Je vous l’ai dit, reprit Baccarat, je tiens mes serments.
– Je vous crois, mais il peut se faire, répliqua Vasilika, que je vous mette d’un mot dans l’impossibilité d’exécuter votre menace.
– Ah ! vraiment ?
– Écoutez : je réserve à Yvan une vengeance plus cruelle que la mort, et sa vie ne sera pas en péril tant que la mienne sera sauvegardée. J’ai mis auprès de lui un homme qui est mon esclave. Cet homme a ordre de tuer Yvan d’un coup de poignard s’il passe trente-six heures sans m’avoir vue.
Baccarat eut un geste de douloureux dépit.
– Mais tuez-moi donc, maintenant, tuez-moi ! dit Vasilika avec un accent de triomphe.
Et elle se leva, ajoutant :
– Vous pensez bien, madame, que je n’ai pas l’intention, après ce qui s’est passé entre nous, de prolonger mon séjour sous votre toit. Je quitterai votre maison demain. C’est la guerre entre nous, soit !
– Nous ferons la guerre, dit Baccarat.
– Et à armes égales, dit Vasilika d’un ton railleur, car pas plus que moi, j’imagine, ayant Rocambole pour complice, vous ne songerez à vous adresser à la justice.
Tandis qu’elle disait cela, la porte de la salle à manger s’ouvrit, et un homme couvert de sang, les yeux rouges, les cheveux et les vêtements en désordre, entra et vint se jeter aux pieds de Vasilika, disant :
– Vengez-moi, maîtresse ! vengez-moi !
– Va-t’en, lui dit Vasilika, et si tu te plains jamais, je te ferai mourir sous le fouet.
En même temps, elle tendit la main à Baccarat :
– Bonsoir, mon ennemie, lui dit-elle.
Et elle se retira.
– Tenez-vous bien ! répondit la comtesse Artoff, au moment où elle franchissait le seuil de la porte.
– Soyez tranquille, répondit Vasilika en se retournant.
Et ces deux femmes échangèrent un regard pareil à l’éclair qui se dégage de deux lames d’épée qu’on croise au soleil.
Clorinde rentrait chez elle, après avoir dîné au café Anglais en joyeuse compagnie. Qu’était-ce que Clorinde ? Un de ces brillants et éphémères papillons que Paris voit briller tout à coup, un soir, aux feux de la rampe ou dans les avant-scènes des théâtres de genre, les soirs de premières représentations. Femmes de théâtre, elles n’ont d’autre talent que leur étincelante beauté. Hétaïres modernes, une pluie d’or les avait fait éclore ; le vent de la misère les emporte avec leur première ride et leur premier cheveu blanc. Clorinde était cette femme que le docteur Lambert avait rencontrée aux Champs-Élysées, le jour où il emmenait Yvan et que celui-ci avait prise pour Madeleine. Car l’histoire des Ménechmes n’est point une fable, et elle est vraie de toute antiquité. Chaque homme et chaque femme a un sosie. Généralement, le sosie est aux antipodes, mais quelquefois cependant il se trouve près de nous ; nous le rencontrons un beau matin, et alors ce sont des étonnements sans fin et des aventures à défrayer l’imagination des romanciers. Clorinde ressemblait donc à Madeleine. C’était même visage d’un ovale pur et charmant, même luxuriante chevelure blonde, même taille et même sourire. Car elle avait un sourire ingénu, cette fille d’enfer, et, dans le monde des gandins, on l’appelait la Madone. Dieu avait voulu que l’ange et le démon se ressemblassent, sauf sur un point. La voix de la femme légère s’était éraillée au contact des froides nuits d’hiver arrosées de champagne. Donc, Clorinde rentrait chez elle. Une amie l’accompagnait. Toutes deux quittèrent le café Anglais un peu avant dix heures, et montèrent dans la Victoria de Clorinde, qui prit au grand trot de ses deux alezans la route de la rue de Ponthieu. C’était là que demeurait Clorinde, dans un petit hôtel situé entre cour et jardin. La réputation de Clorinde était d’hier. Elle s’était montrée pour la première fois aux courses du printemps de l’année précédente et avait fait sensation par la bonne tenue de ses voitures, la supériorité de ses chevaux, et un je-ne-sais-quoi d’excentrique dans sa toilette qui était plein d’imprévu et de charme. Les brunes font leur chemin lentement ; les blondes arrivent tout d’un coup, sans transition, et les portes de la célébrité ne résistent pas devant elles. Clorinde était blonde. Cette mosaïque humaine, qui a pour nom le Paris élégant masculin, qui se compose de gens bien et mal titrés, de boursiers millionnaires et de fils de pair qui se ruinent, s’était attelée tout entière au char de Clorinde. Mais Clorinde depuis trois mois refusait tous les hommages. Elle avait congédié ses plus chers amis, et le duc de *** lui-même, un bienfaiteur s’il en fut, avait été consigné. Cependant Clorinde se montrait toujours, comme à l’ordinaire, au bois vers deux heures, le soir au spectacle, le dimanche aux courses. Seulement le soir, quand venaient dix heures, Clorinde s’éclipsait. Où allait-elle ? elle rentrait. Pour recevoir qui ? Mystère ! L’amour était descendu un matin des voûtes éthérées dans ce cloaque impur qui se nommait le cœur de Clorinde. Du moins, telle était la confidence qui paraissait résulter, ce soir-là, de la conversation de la courtisane avec son amie, une belle brune aux yeux bleus qu’on appelait Fanny.
– Ma chère, disait Fanny, où cela te mènera-t-il ?
– Je ne sais pas.
– Tu aimes ce garçon ?…
– À en mourir ! Il est jeune, il est beau, distingué, il a de l’esprit comme un démon. Sais-tu qu’il a beaucoup de talent ?
– Qu’est-ce que lui rapporte sa peinture ?
– Je ne sais pas… des misères… dix ou vingt mille francs peut-être…
– Et il te bat ?
– Mais non… Nous avons eu une scène… Il était jaloux, je l’ai adoré ce soir-là et je me suis mise à genoux devant lui.
– Folle !
– Ah ! si tu savais comme c’est bon d’aimer !
– Soit, mais il faut vivre.
Clorinde soupira…
– Combien as-tu de chevaux ? reprit Fanny.
– Huit, je vais les vendre.
– Bon ! et ton hôtel ?
– Il est saisi… Je me chercherai un joli appartement. Qu’est-ce que cela me fait ? Nous vivrons ensemble. Il peindra, je ferai de la musique.
– Et tu sortiras à pied.
– J’adore marcher.
– Ce qui fait que personne ne te saluera plus.
– Que m’importe !
– Mais il te quittera… lui…
Ce fut comme un coup de poignard que Clorinde reçut en pleine poitrine.
– Ah ! ne dis pas cela, ma chère ! fit-elle. Au nom du ciel, tais-toi !
Mais Fanny continua, inflexible :
– Les hommes sont tous les mêmes, vois-tu. Ils aiment les femmes comme nous pour leur luxe et leur abominable célébrité. Devenons honnêtes et pauvres, ils songent à notre passé et nous disent : À vivre de pot-au-feu, j’aime autant épouser ma cousine qui a deux cent mille francs de dot, une famille… et sa vertu.
– Ô misère ! murmura Clorinde ; est-ce vrai, cela ?
– Quel âge as-tu ?
– Vingt ans.
– J’en ai trente-deux, dit Fanny. Je reviens de loin. Comment s’appelle-t-il ?
– Charles.
– Eh bien ! écoute bien ce que je vais te dire.
– Parle.
– Le jour où tes chevaux et ton hôtel seront vendus, quand tu n’auras plus une émeraude ni un saphir, et que tu porteras des châles français, Charles t’annoncera son mariage avec quelque bourgeoise rougissante et rougeaude.
– Tais-toi ! tais-toi ! dit Clorinde.
– Mais non… Je suis ton amie…
– Ah ! si tu savais…
– Quoi donc !
– Je me suis dit tout cela ce matin.
– Tu as eu raison.
– Et j’ai consenti à recevoir ce soir, à dix heures, un homme qu’on dit fabuleusement riche… un Russe.
– À la bonne heure !
– Et puis le remords m’a prise… et je rentrais pour le consigner.
– Eh bien ! tu le recevras…
– Mais Charles est capable de me tuer.
– Bah ?
– Tu ne le connais pas, va !
– Il vaut mieux que Charles te tue que si tu mourais de misère.
– Démon ! murmura Clorinde vaincue, tu me tentes ! La Victoria venait de franchir la porte cochère de l’hôtel.
– Je reste avec toi, dit Fanny, je ne veux pas que tu fasses une sottise.
Et elle suivit Clorinde dans le jardin d’hiver, converti en boudoir, où la jeune femme se tenait d’ordinaire. Clorinde était pâle d’émotion. Fanny dit à la femme de chambre :
– À quelle heure vient M. Charles ?
– À onze heures.
– C’est bon.
Et elle ajouta en riant :
– Tu as deux heures à vivre.
Peu après un valet apporta une carte sur un plateau. Fanny la prit et lut :
Le major Avatar.
Clorinde eut un dernier geste de résistance, mais Fanny dit aussitôt :
– Faites entrer au salon M. le major Avatar. Voilà un nom qui sent le rouble d’une lieue…
M. le major Avatar parut. Certes, jamais Rocambole n’avait su se donner plus séduisante tournure. Il n’avait guère que trente-six ans, et si, le jour, son visage était quelque peu fatigué, il retrouvait à l’éclat des bougies toute sa jeunesse. On lui donnait alors trente ans à peine. Mis avec une simplicité aristocratique, il avait à la fois le charme de l’homme du meilleur monde et ce cachet de distinction particulière aux étrangers de haute naissance. Fanny, en le voyant, fit cette réflexion :
– Si Clorinde ne laisse pas cet homme tomber à ses pieds, je la tiens pour une véritable grue.
Rocambole salua les deux femmes et dit à Clorinde :
– Excusez-moi, madame, de venir aussi tard et de vous avoir demandé un rendez-vous d’une façon un peu cavalière.
Clorinde s’inclina, non sans raideur. Une vague inquiétude lui emplissait l’âme déjà. Le major prit le siège qu’elle lui désignait et continua :
– Peut-être suis-je à la veille de partir pour un assez long voyage.
– Ah ! monsieur, dit Fanny qui s’était levée discrètement, ce départ serait une trahison.
– Il ne tient qu’à madame de l’ajourner, dit galamment Rocambole.
La glace paraissait rompue.
– Adieu, chère belle, dit Fanny en tendant sa main à Clorinde.
– Tu pars ? dit celle-ci avec hésitation.
– Oui, dit Fanny. Major Avatar, votre servante…
Et elle fit une belle révérence à Rocambole qui se leva pour la saluer. Clorinde n’avait pas encore eu le temps de se récrier que Fanny n’était plus là. Alors Rocambole changea soudain d’attitude. Il perdit cet air toujours un peu benoît et niais de l’homme qui soupire après l’amour d’une femme. Son front devint hautain, un fluide magnétique et dominateur jaillit de ses yeux, tout son être parut se transfigurer, et Clorinde, émue, inquiète, sentit qu’elle avait devant elle un maître.
– Madame, lui dit Rocambole, je n’en ai pas pour longtemps, mais je désire que nous ne soyons pas dérangés. Veuillez sonner vos gens et défendez rigoureusement votre porte.
– Je n’attends personne à cette heure, répondit-elle d’une voix tremblante.
Rocambole se rassit.
– Je vais bien vous étonner, poursuivit le major Avatar.
– Monsieur…
– Je connais votre situation de point en point. Vous devez cent mille francs. Vous avez engagé pour cinquante mille écus de diamants ; votre mobilier est saisi. Saisi votre hôtel. Avant un mois tout sera vendu…
– Ah ! monsieur…
– Pardonnez-moi, reprit-il d’un ton plus doux ; j’ai l’air d’un rustre financier qui, pour vous acheter à meilleur compte, énumère vos misères. Mais il n’en est rien…
Elle le regarda avec étonnement.
– En outre, poursuivit-il, vous aimez un homme de talent, égoïste et vaniteux, comme beaucoup d’artistes, et qui vous abandonnera le jour où votre luxe disparaîtra.
C’était la seconde fois, depuis une heure, que cette terrible prophétie retentissait à l’oreille éperdue de Clorinde.
– Eh bien ! reprit Rocambole, je vous apporte le moyen de payer vos dettes, de garder vos chevaux et votre hôtel, de dégager vos diamants et…
Il baissa la voix, un sourire lui vint aux lèvres…
– Et, acheva-t-il, de conserver l’amour de M. Charles B… Clorinde étouffa un cri. Puis elle regarda cet homme avec stupeur. Un moment elle crut avoir devant elle un de ces hommes blasés et tolérants que rien n’effraie dans les mystères insondables de l’amour parisien. Mais il la rassura d’un mot :
– Je ne vous aime pas, dit-il, et je n’ai pas même envie de baiser le bout de vos ongles roses.
Clorinde se leva stupéfiée :
– Que me voulez-vous donc ? dit-elle.
Il alla fermer la porte, puis revenant vers elle, il ajouta :
– Je veux faire de vous, pendant un mois, un instrument docile ; je veux me servir de votre beauté et d’une ressemblance étrange que vous avez avec une autre femme, pour atteindre un but mystérieux que je poursuis depuis longtemps.
Et comme elle comprenait de moins en moins :
– Je vous laisse la nuit pour réfléchir, dit-il. C’est une fortune que je vous offre. C’est mieux qu’une fortune, c’est l’amour de M. Charles B… que vous continuerez à aimer à votre aise, et qui n’aura nul motif de se montrer jaloux… Adieu, madame…
Et Rocambole prit la main de Clorinde, ajoutant :
– Demain, à neuf heures du matin, je me représenterai ici. Si vous ne devez pas accepter aveuglément mes propositions, il est inutile que vous me receviez…
Et Rocambole s’en alla… De la rue de Ponthieu à la rue de la Ville-l’Évêque, il n’y a qu’un pas. Rocambole s’enveloppa dans son paletot, qu’il avait laissé dans l’antichambre, et il sortit à pied de chez Clorinde, encore hébétée de ce qu’elle avait entendu. Il descendit la rue de Ponthieu, passa devant le Cirque, prit la rue de ce nom, traversa la place Beauvau, et ne s’arrêta que devant une maison haute de six étages et divisée en une foule de petits appartements, circonstance assez rare dans ce quartier opulent et aristocratique. Il avait boutonné son paletot et en avait relevé le collet, pour dissimuler de son mieux sa toilette élégante. La porte s’était ouverte, il pénétra dans une allée assez étroite, au bout de laquelle brillait un maigre bec de gaz auprès de la loge du concierge.
– C’est vous, monsieur Gaston ? lui dit une vieille femme.
– Oui, madame Durand, répondit-il.
Elle lui tendit un bougeoir en cuivre et une clé, disant :
– Comme vous êtes sage ! voici deux jours que vous couchez chez vous…
– C’est vrai.
– Et encore, vous rentrez avant onze heures.
– Je me range, dit-il en souriant.
Et il enfila l’escalier. Arrivé au cinquième étage, il entra dans un corridor qui se trouvait à sa gauche, ouvrit une porte et pénétra dans une petite chambre si modestement meublée et si étroite, qu’un étudiant pauvre eût eu de la peine à s’en accommoder. Puis, il se déshabilla et s’enveloppa dans une mauvaise robe de chambre. Après quoi il souffla sa bougie, alla ouvrir la fenêtre et exposa son front brûlant au vent de la nuit. La fenêtre donnait sur un vaste jardin planté de grands vieux arbres. À travers ces arbres brillait une lumière. Rocambole alla prendre sur l’unique table qui garnissait la chambrette une de ces longues-vues marines dont on se sert fréquemment dans les ports de mer. Puis il la braqua sur cette lumière. Alors son front soucieux se dérida ; un sourire effaça les crispations de ses lèvres ; son œil sec devint humide. Et il demeura longtemps absorbé dans une muette contemplation. Tellement absorbé même, qu’il n’entendit point un léger bruit. La porte sur laquelle il avait laissé la clé, venait de s’ouvrir. Une femme était entrée. Elle s’avança sur la pointe du pied et lui posa la main sur l’épaule. Rocambole tressaillit et se retourna.
– Vanda ! dit-il.
– Oui, répondit la Russe, c’est moi. Pardon de vous avoir troublé, maître.
Rocambole laissa échapper un soupir.
– Tiens, dit-il, vois comme elle est belle… et quel visage d’ange !
Et il lui passa sa longue-vue. Or, voici ce que vit Vanda : La lumière entrevue à travers les arbres partait d’une fenêtre grande ouverte. Cette fenêtre était celle d’un boudoir de femme. Au coin du feu, pelotonnée dans sa chauffeuse, vêtue d’un peignoir bleu et blanc, les cheveux dénoués, dans une attitude calme et sereine, une femme rêvait. Cette femme, c’était Blanche de Chamery, vicomtesse d’Asmolles, celle que Rocambole avait aimée comme une sœur et pour l’amour de qui il s’était repenti de ses crimes.
– Tu pleures, maître, dit Vanda qui tressaillit en sentant tomber une larme brûlante sur sa main.
– Oui, dit Rocambole. Mais les larmes font tant de bien !…
Et il lui ôta la longue-vue, referma brusquement la fenêtre et murmura :
– Maintenant, damné, rentre dans l’enfer ! Causons… Pourquoi viens-tu ?
Rocambole ralluma le flambeau qu’il avait éteint tout à l’heure. Puis il regarda Vanda.
– Pourquoi viens-tu ? lui dit-il.
– Mais, répondit-elle, parce que je ne sais plus que faire. Antoinette et sa sœur sont rue Serpente ; Mme Raynaud est restée à Passy avec la mère Philippe. Tandis que je retrouvais Antoinette, M. Agénor de Morlux disparaissait. Où est-il ? Antoinette se désole et le demande à tous les échos. Madeleine me supplie de retrouver Yvan… Et j’attends tes ordres, maître !
– Réponds-moi d’abord. Qu’est devenu Timoléon ?
– Quand j’ai eu tiré sur la Chivotte, Timoléon est accouru. J’avais un second pistolet et je l’ai ajusté.
« Il m’a reconnue et m’a dit :
« – Ne tirez pas ! je sais que vous êtes la femme de Rocambole. Je ne me mêlerai plus de vos affaires.
« Il était si effrayé, si bouleversé en parlant ainsi, que j’ai compris qu’on pouvait lui accorder un quart d’heure de confiance. C’était tout autant de temps qu’il m’en fallait pour sortir de cette maison avec Antoinette. Je lui dis alors :
« – Tu vas marcher devant moi, tu m’ouvriras toutes les portes et tu me conduiras jusqu’à une voiture. Si je surprends un geste équivoque, si tu fais mine de me trahir, je te tue !
« Il tremblait de tous ses membres, et je compris que nous pouvions sortir sans danger. Antoinette était remise de sa terrible émotion. Seulement, elle détournait la tête pour ne point voir la Chivotte, qui vomissait des flots de sang et se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie. Elle s’appuya sur mon bras et Timoléon passa devant nous. J’eusse tenu ma parole et je l’aurais tué s’il eût appelé les portiers qui, je le savais, étaient ses âmes damnées. Mais il traversa le jardin sans mot dire et se contenta de frapper aux carreaux de la loge. La portière, réveillée en sursaut, tira le cordon. Il était alors trois heures du matin. La rue de Bellefond était déserte. Timoléon marchait à vingt pas devant moi. Du reste, une fois en plein air, nous n’avions plus peur de lui. Une voiture de remise rentrait à Montmartre par le faubourg Poissonnière. Timoléon fit un signe au cocher qui s’arrêta. Puis il revint sur moi et me dit :
« – Je ne suis pas de force avec vous. Ne craignez plus rien, je m’en vais. »
« Je le regardai d’un air de doute, mais il ajouta :
« – Je me soucie peu de donner des explications demain, sur la mort de la Chivotte. Je file !
« – Où allez-vous ? lui dis-je.
« – À la gare du Nord, prendre un train qui part à quatre heures pour Calais. M. de Morlux a donné un acompte. Je m’en contente. Bonsoir. »
« Et il se sauva à toutes jambes. Antoinette et moi, nous montâmes en voiture, et, une heure après, nous étions rue Serpente. Maintenant, devons-nous y rester ?
– Non, dit Rocambole.
– Où irons-nous ?
– Tu rentreras au petit jour rue Serpente, et tu attendras que la comtesse Artoff envoie chercher ces deux jeunes filles. Elle va les prendre chez elle et elles y seront en sûreté. À présent, voyons où peut être Agénor.
– Mais, dit Vanda, ne lui as-tu pas dit, maître, une heure avant ton arrestation, d’aller chez son père ?
– Oui.
– Et de le menacer de se plaindre à la police si on ne retrouvait pas Antoinette ?
– Certainement.
– Eh bien ! depuis ce moment-là on n’a plus vu le jeune homme.
– Voici qui m’étonne.
– Pourquoi ? Son père l’aura enfermé quelque part.
– Non, dit Rocambole ; le baron Philippe de Morlux aime son fils. De plus, il est bourrelé de remords. Il n’aurait pas osé.
– Cependant, observa Vanda, Karle n’était pas arrivé encore.
– C’est juste.
– Et… à moins que Timoléon…
Ce nom fut un trait de lumière pour Rocambole.
– Bon ! fit-il, Timoléon aura fait enlever Agénor dans le trajet qu’a parcouru celui-ci de Passy à la rue de l’Université ; mais comment ne te l’a-t-il pas dit ?
– Il n’y aura pas pensé. Il avait la tête perdue, tant sa fureur était grande.
– Tout cela ne m’inquiète pas beaucoup, reprit Rocambole. Je ne crains plus Timoléon, je crains encore moins M. de Morlux.
– Qui crains-tu donc ?
– Une femme.
Et Rocambole ne put se défendre d’un léger frisson. Puis il ajouta :
– Mais n’importe ! jusqu’au bout… et M. de Morlux sera puni.
– Mais… cette femme ?… dit Vanda.
– C’est une Russe comme toi.
– Ah !
– La femme qu’a dédaignée Yvan.
– Nous lui tiendrons tête, maître, dit la Russe avec calme.
– Et maintenant, ajouta Rocambole, va-t’en. J’ai besoin d’être seul…
Mais Vanda ne bougea pas.
– Maître, dit-elle, n’as-tu plus rien à me dire ?
– Rien, fit-il brusquement.
– J’ai pourtant deviné ton secret…
Et la voix de Vanda se voila d’émotion tout à coup.
– Tais-toi, dit Rocambole.
– Non, je ne me tairai pas, dit-elle ; j’ai deviné : tu aimes !…
– Te tairas-tu ? fit-il avec colère.
– Tu aimes Madeleine… acheva-t-elle.
– Malheureuse ! exclama Rocambole, tu veux donc me faire perdre la tête ? tu veux donc que je te prenne à la gorge et que je t’étrangle !…
– Je me tairai, dit-elle avec soumission… Ô malheur ! malheur ! Comme tu dois souffrir !…
– C’est le châtiment, murmura Rocambole.
Elle se mit à ses genoux et lui dit avec une sorte d’enthousiasme fiévreux :
– Mais tout châtiment a un terme… Dieu finira par te pardonner.
– Va-t’en ! répéta Rocambole.
Cette fois Vanda obéit. Alors Rocambole ferma la porte et se jeta tout vêtu sur son lit. Sa lassitude physique égalait sa lassitude morale. Il s’endormit et ne se réveilla plus que le lendemain, caressé par les rayons du soleil levant. De nouveau il courut à la fenêtre et l’ouvrit. Puis il exposa son front pâle à la fraîcheur du matin, et promena un regard avide sur le vaste jardin qu’il avait devant lui. La fenêtre du boudoir de Blanche de Chamery était fermée. La jeune femme dormait sans doute encore. Mais une porte s’ouvrit presque aussitôt dans le vieil hôtel, et un enfant s’élança dans le jardin, poussant un cerceau devant lui. C’était un chérubin de six ans, blanc et rose, avec des cheveux bouclés dont les tresses blondes descendaient emmêlées sur ses épaules. Et Rocambole, tirant sa persienne de façon à n’être point vu, se prit à contempler l’enfant qui courait joyeux après son cerceau. Peu à peu, son visage pâli et tourmenté se rasséréna, ses lèvres crispées se distendirent et ébauchèrent un sourire de satisfaction.
– Pourquoi parlé-je de châtiment ? murmura-t-il. N’ai-je pas là le rayon de soleil qui vient éclairer le cachot du condamné ?
Et il demeura longtemps absorbé dans la contemplation de l’enfant qui jouait, comme il l’était la veille dans celle de la mère. Mais tout à coup une horloge voisine sonna neuf heures.
– Allons se dit Rocambole en tressaillant, il faut songer à Clorinde et savoir si elle accepte mes conditions.
Et il procéda à une toilette aussi minutieuse que la veille. Puis il boutonna son paletot et sortit. Un homme l’attendait dans la rue, c’était Milon. Le colosse vint à lui.
– Maître, dit-il, la voiture vient de partir.
– La voiture de la comtesse Artoff ?
– Oui. Elle va chercher les petites, et je l’attends… au retour…
Rocambole tressaillit.
– Venez avec moi, maître, reprit Milon.
– Pourquoi veux-tu que j’aille avec toi ?
– Pour les voir passer…
– As-tu donc besoin de moi pour cela, vieux fou ?
– Vous ne songez pas que je n’ai pas encore vu Madeleine…
– Eh bien ?
– Et je sens mes jambes fléchir d’émotion.
– Je n’ai pas le temps de t’accompagner, répondit brusquement Rocambole.
Et il s’éloigna. Milon le suivit des yeux et murmura :
– Le maître a l’air de devenir fou…
M. de Morlux et la comtesse Vasilika étaient en tête à tête.
– Monsieur, disait la belle Russe, avant d’aller plus loin, il faut savoir au juste où nous allons, vous et moi.
M. de Morlux s’inclina.
– Quel est notre but premier ? Vous ne voulez pas restituer la fortune de la baronne Miller à ses enfants, n’est-ce pas ?
– Naturellement, dit avec cynisme M. de Morlux.
La comtesse eut un sourire.
– Je comprends cela, dit-elle. Et pour arriver à ce résultat, vous n’avez reculé devant rien. Vous avez fait enfermer d’abord l’une des deux jeunes filles à Saint-Lazare. Puis quand cet homme, qui est véritablement une puissance et qu’on appelle Rocambole, l’en a tirée, vous avez voulu le faire assassiner.
M. de Morlux demeura impassible.
– Après ? dit-il.
– En même temps, reprit Vasilika, vous couriez en Russie à la recherche de Madeleine.
Le vicomte pâlit et poussa un soupir.
– Deux fois vous avez eu sa vie entre vos mains. Vous pouviez la jeter en pâture à la bande de loups qui vous suivait ; vous pouviez, durant son sommeil, lui casser la tête d’un coup de pistolet. Vous n’avez rien fait du tout. Pourquoi ? C’est que Madeleine vous a tout à coup inspiré une passion insensée, à vous, vieux criminel à cheveux blancs.
M. de Morlux eut un nouveau soupir qui ressemblait à un gémissement.
– Vous êtes revenu en France, continua Vasilika. Là, Antoinette vous a échappé une seconde fois et ce n’est plus un seul protecteur qu’elle a, c’est deux. La comtesse Artoff a pris les deux jeunes filles chez elle. Elles sont plus en sûreté auprès d’elle que dans la plus épaisse des forteresses.
– Hélas ! soupira le vicomte.
– Donc, où en êtes-vous ? Vous n’êtes pas plus avancé que le premier jour, au contraire, vous avez beau tenir votre neveu en chartre privée depuis huit jours. Rocambole le délivrera comme il a délivré Antoinette. Et votre neveu, au risque de compromettre le nom qu’il porte, vous demandera compte du sang de la baronne Miller.
M. de Morlux regardait Vasilika et l’écoutait avec une sorte d’effroi. Elle continua :
– Vous vous êtes adressé, pour vous servir, à un intrigant de bas étage, ancien espion, ancien homme d’affaires ; cet homme a été battu, cet homme vous a volé !
– C’est vrai ! soupira Karle de Morlux.
– Si j’avais été dans votre jeu plus tôt, poursuivit Vasilika, vous seriez vainqueur sur toute la ligne.
– Qu’auriez-vous donc fait, madame ? dit le vicomte.
– Une chose bien simple.
– Voyons ?
– J’aurais pris mon neveu Agénor à part et je lui aurais dit : tu aimes mademoiselle Antoinette ; choisis : ou me trouver sans cesse sur ton chemin et te voir dans la nécessité de me traîner en cour d’assises comme voleur et comme assassin, ou renoncer à la fortune que j’ai à elle. Tu es assez riche pour deux. Si tu veux, je ne m’oppose plus à ton mariage.
– Et vous croyez…
– Je crois que la jeunesse est essentiellement généreuse et désintéressée.
– Après ? fit M. de Morlux.
– Quand un homme de votre âge aime, il est mortellement atteint. L’amour, à trente ans, se guérit ; à soixante, il est incurable.
– Hélas ! gémit M. de Morlux.
– Vous avez voulu tuer Madeleine… Pourquoi ? pour vous tromper vous-même… Mais le bras vous a failli aussi bien que le cœur.
– C’est vrai…
– Vous, qui n’avez vécu jusqu’ici que pour conserver le fruit de votre crime, vous n’avez plus qu’une pensée, qu’un but, qu’un rêve, Madeleine !
– C’est vrai… c’est vrai !… murmura Karle de Morlux d’une voix sourde.
Vasilika reprit :
– Tranquille du côté d’Agénor, si vous épousiez Madeleine…
Le vicomte pâlit.
– Taisez-vous, madame ! dit-il, au nom du ciel !
– Pourquoi ?
– Vous savez bien qu’elle aime Yvan Potenieff !
– Si je ne le savais pas, serais-je ici ? répondit Vasilika avec un dédaigneux sourire.
– C’est juste.
– Madeleine aime Yvan ; mais vous savez bien aussi, que si je suis venue à vous, l’homme aux mains couvertes de sang, moi la femme vindicative, cruelle, sauvage, je le veux bien, mais irréprochable, après tout, c’est que j’ai fait le serment de séparer Madeleine d’Yvan par tous les moyens et à tout jamais.
– Tout cela ne sera pas, murmura le vicomte Karle. Que Madeleine m’aime, jamais.
– Que vous importe, si elle vous épouse ?
– Jamais elle n’y consentira, fit M. de Morlux avec une rage sourde.
– Qui sait ?
– Vous obtiendrez ce résultat, vous ? fit-il en regardant Vasilika d’un œil hagard.
– Écoutez-moi, dit-elle encore, vous êtes criminel, je suis pure. Je n’ai pas encore une seule tache de sang sur mes mains, et si elles en sont jaspées quelque jour, ce sera de celui d’Yvan.
– Eh bien ? demanda-t-il, acceptant le ton de suprême dédain de Vasilika.
– Je ne veux pas vous servir de complice ; mais, si vous me servez, je puis vous conseiller.
– Ah !
– Agénor épouserait Antoinette et vous abandonnerait sa dot ; Madeleine consentirait un jour ou l’autre à devenir votre femme, si un homme et une femme ne se trouvaient sur votre chemin : une femme, la comtesse Artoff ; un homme, Rocambole.
Ce nom donnait toujours le frisson à M. de Morlux.
– Je me charge de la comtesse, poursuivit Vasilika.
« La lutte sera longue, acharnée, savante et terrible, mais j’ai un moyen suprême que j’emploierai.
– Quel est-il ?
– Je la ferai rappeler en Russie. Elle est femme d’un sujet du czar. Quand le czar ordonne, il faut obéir.
– Vous êtes donc bien puissante à Pétersbourg ?
– Peut-être.
– Mais… Rocambole…
– C’est votre affaire !
– J’ai lutté, j’ai été battu.
– Parce que vous n’aviez pas trouvé le défaut de la cuirasse.
– Ah !
– Savez-vous le secret de cet homme ?
– Non.
– Cet homme a un amour au cœur. Est-ce l’amour paternel ? est-ce un autre amour ? Je ne sais pas.
– Pour qui ?
– Pour une femme qu’il appelait sa sœur autrefois, quand il s’était incarné dans la personnalité du marquis de Chamery absent.
– Eh bien ?
– C’est là qu’il faut frapper pour lui faire perdre la tête. Il s’intéresse à Antoinette et à Madeleine, sans doute, mais l’intérêt qu’il leur porte est le résultat de son repentir. C’est une mission qu’il s’est imposée, voilà tout. Que la vicomtesse d’Asmolles soit en péril, et vous verrez…
– Mais quel danger…
– Qu’elle soit frappée d’un grand malheur…
– Que peut-il donc lui arriver ?
– Ceci est votre affaire et non la mienne, dit Vasilika, toujours hautaine et dédaigneuse.
– Mais…
– Vous n’en êtes pas à un crime près, n’est-ce pas ?
Et elle eut un rire diabolique. M. de Morlux fut repris de ce frisson qui s’emparait de tout son être chaque fois qu’on parlait de Rocambole.
– Madame d’Asmolles a un mari, poursuivit Vasilika ; elle a un enfant…
– Eh bien ?
– Cherchez !… Le mari peut avoir un duel… l’enfant peut… disparaître…
– Madame !…
– Cherchez ! c’est votre affaire et non la mienne, dit Vasilika.
Les cheveux blancs du vicomte se hérissaient :
– Ah ! dit-il, vous avez un génie infernal !
– J’aimais Yvan, et je le hais avec furie ! dit-elle. Il n’est rien de tel que les passions violentes pour développer l’imagination. Au revoir, vicomte.
Et elle fit un pas vers la porte.
– Quand vous reverrai-je, madame ? dit M. de Morlux en la reconduisant.
– Demain.
– À la même heure ?
– Peut-être.
Et elle sortit. M. de Morlux se laissa tomber sur un siège, prit sa tête à deux mains et se remémora les sinistres paroles de Vasilika. Pour paralyser Rocambole, il faudrait que Blanche de Chamery fût frappée d’un grand malheur… Son mari tué en duel… Son enfant disparu… Le vicomte Karle de Morlux avait à choisir et continua à rêver.
La comtesse Vasilika était partie depuis plus d’une heure et M. de Morlux était toujours absorbé dans la rêverie où l’avaient plongé ses dernières paroles. Un coup de sonnette le fit tressaillir. Il était six heures du matin à peine, et M. de Morlux ne recevait jamais de visites avant midi. La venue de la comtesse était une exception. Peu après le coup de sonnette, un valet de chambre entra.
– Monsieur le vicomte, dit-il, une jeune fille qui paraît fort émue, demande instamment à voir M. le vicomte.
M. de Morlux se leva effaré.
– Où est-elle ?
– En bas, dans le petit salon du rez-de-chaussée…
– T’a-t-elle dit son nom ?
– Elle m’a dit que je pouvais annoncer à M. le vicomte qu’elle arrivait de Russie.
M. de Morlux se sentit pâlir et trembler.
– J’y vais, dit-il.
Et il se précipita hors de son cabinet, d’un pas mal assuré, et dominé par une indescriptible angoisse. Puis il renvoya le valet.
– Va-t’en ! dit-il. Laisse-moi seul avec cette demoiselle.
Cependant, lorsqu’il eut la main sur le bouton de la porte du petit salon, cette main se reprit à trembler. En même temps son cœur battit violemment. Et il hésita… Qui donc était là derrière cette porte ? Quelle était donc cette femme qui revenait de Russie ? M. de Morlux fit un violent effort sur lui-même, tourna le bouton et poussa la porte. Puis il demeura stupéfait, bouche béante, ses cheveux hérissés.
Une jeune fille qui paraissait bouleversée, dont les yeux étaient rouges et qui semblait en proie à une surexcitation nerveuse, était devant lui.
– Madeleine ! exclama M. de Morlux…
– Oui, Madeleine, répondit-elle tout bas, et comme si elle eût craint que les éclats de sa voix ne fissent surgir autour d’elle une troupe d’ennemis.
Ainsi émue, ainsi terrorisée, c’était bien la même personne que M. de Morlux avait sauvée des loups ; la même qu’il avait emmenée évanouie au château de l’intendant Nicolas Arsoff. La même encore qu’il avait voulu tuer dans ce dernier voyage à travers la neige et la nuit pendant laquelle ce démon appelé Rocambole s’était tout à coup dressé devant lui. Elle tendit ses deux mains vers lui. Des mains suppliantes, éperdues…
– Pardonnez-moi, dit-elle, sauvez-moi…
Ces mots achevèrent de plonger M. de Morlux dans une surprise qui tenait de l’hébétement. Comment cette femme qui devait savoir qu’il était le meurtrier de sa mère et son plus cruel ennemi à elle, pouvait-elle venir à lui comme à un libérateur ? Elle alla fermer la porte qui était demeurée ouverte ; puis elle revint vers lui et lui dit :
– Écoutez-moi.
Comme elle lui tendait les deux mains, il les prit et l’entraîna vers un canapé sur lequel il la fit asseoir. Puis il lui dit bravement :
– Voyons… calmez-vous… parlez.
– Monsieur le vicomte, lui dit Madeleine, vous m’avez arrachée à la mort, n’est-ce pas ?
– C’est vrai.
– Vous m’avez protégée, vous m’avez promis de retrouver Yvan ?
– C’est vrai encore.
– Une nuit, vous m’avez enlevée de ce château où nous nous étions arrêtés, et je vous ai pris, vous, mon sauveur, pour un meurtrier et un misérable.
– Cela est toujours vrai, dit-il.
– Vous m’avez jetée dans un traîneau et je me suis évanouie. Que s’est-il passé ensuite ? Je ne l’ai jamais su. Seulement, lorsque j’ai repris mes sens, lorsque je suis revenue à moi, lorsque j’ai rouvert les yeux, vous n’étiez plus auprès de moi.
– Oh !
– À votre place, j’ai vu ce prétendu marchand allemand et sa femme. « Ces gens-là, depuis deux jours m’avaient tourné la tête. Ils m’avaient raconté une terrible histoire.
– Vraiment, fit M. de Morlux, d’une voix sourde.
– À les entendre, vous aviez empoisonné ma mère, horreur ! vous l’aviez dépouillée d’une grande fortune…
– Et puis ? demanda le vicomte, la gorge crispée toujours par une indicible angoisse.
– Vous vouliez m’assassiner enfin, comme vous aviez voulu assassiner ma sœur.
À ce nom, Madeleine fondit en larmes.
– Ma pauvre sœur ! dit-elle. Ils l’ont si bien abusée, trompée, fascinée, qu’elle les croit.
– Vraiment ? fit M. de Morlux.
– Comme je les ai crus, comme les croit sur parole un vieux serviteur de ma mère, appelé Milon.
– Et pourquoi ne les croyez-vous plus, vous ? dit M. de Morlux.
– Parce que j’ai appris qui ils étaient.
– Ah ?
– La femme est une fille perdue, une aventurière qui portait autrefois le nom de guerre de Nichette.
– Et lui ?
– Lui est un forçat évadé du bagne de Toulon, un meurtrier, un voleur, un misérable appelé Rocambole.
M. de Morlux tombait d’étonnement en étonnement ; mais il commençait à se remettre de son émotion et à ressaisir toute sa présence d’esprit. Madeleine reprit :
– Savez-vous où ils nous ont conduites, ma sœur et moi ?
– Non.
– Chez une ancienne courtisane qu’on appelait jadis la Baccarat, et qu’un jeune fou a faite comtesse. On l’appelle aujourd’hui la comtesse Artoff.
– Mais c’est ma voisine, dit M. de Morlux.
– Oui, et lorsque j’ai su dans quelles mains j’étais, mes yeux se sont ouverts à la lumière, et je me suis sauvée, et je viens à vous, en vous disant : Sauvez-moi !
Il y avait dans la voix de la jeune fille un tel accent de franchise et d’épouvante à la fois, que M. de Morlux ne douta pas un seul instant. C’était bien Madeleine qui était devant lui. Madeleine encore vêtue de cette même polonaise de voyage qu’elle avait à l’auberge du Sava. M. de Morlux ne vit et ne comprit qu’une chose, c’est que Madeleine avait été frappée d’incrédulité, par ce fait-là, seul, que Baccarat et Vanda avaient été des femmes de mœurs légères et Rocambole un assassin condamné au bagne. Et, comme elle paraissait s’abandonner à lui et lui donner toute sa confiance, il lui dit :
– Vous avez eu raison de venir à moi.
– Oh ! dit-elle, vous me protégerez ?
– Je vous servirai de père.
Elle le regarda ingénument.
– Comment ai-je pu croire un moment, dit-elle qu’avec ces cheveux blancs et cet air respectable…
Il se prit à sourire.
– Mon enfant, dit-il, je puis tout vous expliquer d’un mot.
– Oh ! parlez…
– Vous êtes ma nièce.
Elle jeta un cri :
– C’est donc vrai !
– Seulement, je n’ai pas empoisonné votre mère, croyez-le bien. Votre mère est morte d’une fluxion de poitrine. Abusée par Milon, un misérable qui est allé au bagne depuis, la pauvre femme se défiait de mon frère et de moi, et c’était pour cela qu’elle vous avait fait disparaître toutes deux. Il y a quinze ans que nous vous cherchons…
– Mon Dieu ! fit-elle, mais… cette fortune…
– Cette fortune existe, et je suis prêt à vous la rendre.
– À moi ?
– À vous et à votre sœur.
– Ce n’est donc pas vous qui l’aviez fait enfermer ?… dit la jeune fille d’une voix tremblante.
– C’est une abominable machination de Milon et de son complice Rocambole.
– Ah ! je m’en doutais, dit naïvement Madeleine. Seulement ma pauvre sœur est aveugle.
– Je lui dessillerai les yeux.
– Quand ?
– Le jour de son mariage avec Agénor, le jour du vôtre avec Yvan Potenieff.
Madeleine jeta ses bras au cou de M. de Morlux, qui se sentait frissonner de joie et de volupté.
– Ah ! mon bon oncle !… dit-elle.
M. de Morlux se disait tout bas :
– Allons ! voici que le hasard se met dans mon jeu. Le loup a repris l’agneau, et il ne le lâchera plus.
Qu’était devenu M. Agénor de Morlux ? Depuis quatre jours qu’il était libre, Rocambole le cherchait vainement. On se souvient que ce dernier lui avait dit en le quittant :
– Allez chez votre père et dites-lui que si on ne retrouve pas Antoinette, vous vous brûlez la cervelle.
On avait retrouvé Antoinette, mais à son tour Agénor avait disparu. Rocambole avait mis en campagne tous les gens dont il pouvait disposer. Aucun n’avait pu lui rapporter des nouvelles d’Agénor. Depuis longtemps, pour tous ses amis du club des Asperges, même pour M. de Mauléon, l’existence d’Agénor était un mystère.
Mais depuis huit jours, le mystère avait pris les proportions d’une énigme, car on ne l’avait revu nulle part. Nous allons vous dire ce qui lui était arrivé. Vanda avait touché juste lorsqu’elle avait dit à Rocambole que bien certainement Timoléon avait dû s’occuper d’Agénor. En effet, tandis que la police, mise en éveil, surprenait le major Avatar au moment où, de retour à Passy, il rejoignait Vanda et Madeleine à la villa Saïd, Timoléon surveillait et faisait surveiller la petite maison de Passy. Agénor n’avait pas perdu de temps. Il était monté dans une voiture de place, disant au cocher :
– Rue de l’Université !
La voiture était descendue vers le Trocadéro. Comme elle arrivait à la hauteur du pont de l’Alma, une autre voiture l’avait croisée. De cette voiture partaient des cris déchirants. En même temps, le cocher faisait des signes de détresse et un homme à cheveux blancs passait la tête à la portière et criait au secours. Agénor s’était arrêté. Il avait sauté en bas de son fiacre et couru vers le vieillard. Celui-ci avait dit :
– Monsieur, au nom du ciel ! qui que vous soyez… venez à mon aide !
Agénor avait pu voir alors dans la voiture une jeune femme se tordant dans des spasmes nerveux.
– C’est ma fille, disait le vieillard.
La jeune femme, qui parut fort belle à Agénor, poussait des cris affreux, se tordait, grinçait des dents et semblait en proie à ce terrible mal qu’on nomme l’épilepsie. Quelque hâte qu’il eût d’arriver chez son père, quelque angoisse que la disparition d’Antoinette lui eût mise au cœur, Agénor ne pouvait abandonner ce vieillard et cette femme dans une pareille circonstance.
– Monsieur, lui dit le vieillard, je me nomme le colonel Guépin. Cette malheureuse est ma fille ; voici trois ans qu’elle est atteinte de cette horrible maladie. Nous sortions de chez nous, car je demeure là, tout près d’ici, dans la rue de Chaillot. Son accès l’a prise subitement, et quand elle est dans de pareils états, elle ne parle de rien moins que de se tuer. En effet, Mlle Guépin, notre ancienne connaissance, car c’était bien elle, vociférait :
– Je veux me tuer ! je veux mourir !
– Monsieur, dit Agénor, je ne puis pas vous abandonner en cette situation. Je vais vous aider à reconduire votre fille chez vous.
Et il était monté sans défiance dans la voiture du vieillard, enjoignant à son propre cocher de l’attendre sur le quai. À peine était-il monté que Mlle Guépin avait paru se calmer peu à peu. La belle brune qui faisait le charme des tables d’hôte aux Batignolles, avait cessé d’écumer. Puis son œil avait perdu peu à peu son expression d’égarement. Puis encore, paraissant revenir à elle, elle avait regardé Agénor avec étonnement.
– Monsieur, avait dit alors le colonel Guépin, comment pourrais-je vous témoigner toute ma reconnaissance ?
Agénor n’avait pas répondu. Agénor était pressé d’arriver rue de Chaillot, au domicile dudit colonel, et de l’y laisser avec sa fille. Agénor songeait à Antoinette, et des tempêtes bouillonnaient dans son cœur. La voiture s’arrêta. Agénor descendit le premier et se vit à la porte d’une petite maison qui n’avait qu’un rez-de-chaussée et un premier étage.
– C’est là, dit le colonel.
Mais comme Agénor saluait et s’apprêtait à s’éloigner, Mlle Guépin tourna de nouveau les yeux et jeta un nouveau cri.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria le colonel éperdu, ça va la reprendre… et les domestiques sont sortis… et nous sommes seuls…
Agénor ne pouvait plus s’en aller. Il prit Mlle Guépin dans ses bras, tandis que le colonel payait le cocher, et le renvoyait. Le colonel tira un passe-partout de sa poche et l’introduisit dans la serrure. La porte s’ouvrit. Le colonel passa le premier. Agénor, portant toujours Mlle Guépin qui se débattait, entra après lui. Il se trouvait dans un petit vestibule humide et froid et dont les murs étaient çà et là couverts de poussière et de toiles d’araignées. Si Agénor eût été plus maître de lui, moins préoccupé et moins ému, cela l’eût frappé. Ce vestibule était celui d’une maison qui n’avait pas été habitée depuis longtemps. Le colonel ouvrit une seconde porte. Celle-là donnait sur un corridor. À peine cette porte fut-elle ouverte, que Mlle Guépin, qui était une vigoureuse fille, se dégagea des bras d’Agénor et s’élança dans le corridor, en criant :
– Je souffre trop, je vais me jeter dans le puits.
– Ah ! mon Dieu ! exclama le colonel.
Mais déjà Agénor s’était élancé après Mlle Guépin. Le corridor aboutissait, non pas à un puits, mais à une chambre toute noire dans laquelle Mlle Guépin entra en courant. Agénor y pénétra après elle et se trouva plongé dans l’obscurité. Mais il avait eu le temps de saisir Mlle Guépin par la taille. Et au moment où il croyait l’arracher à un grand danger et l’empêcher de se jeter dans quelque abîme, la vigoureuse fille du colonel se retourna, lui jeta ses bras autour du cou et l’étreignit fortement. Le colonel arrivait par-derrière. Ce fut l’affaire d’une seconde. Agénor, surpris, plongé dans l’obscurité, fut renversé, terrassé, maintenu à terre par le père et la fille, qui, en un tour de main, le bâillonnèrent et le garrottèrent.
– Tâche de retrouver Antoinette, maintenant, ricana Mlle Guépin.
Un matin, dans cette même maison de la rue de Chaillot où il avait conduit Agénor, M. le colonel Guépin disait à sa fille :
– Voici quatre jours que nous n’avons pas vu Timoléon.
– Depuis le soir où le vicomte de Morlux lui a compté l’argent convenu.
– Nous aurait-il floués ? dit le colonel.
– Non, dit Mlle Guépin ; mais il a peut-être échoué.
– L’autre s’est évadé peut-être.
L’autre, c’était Rocambole.
– Ma foi ! dit le colonel, voici trois jours que nous attendons les trente mille francs en question. Si ce soir il n’est pas venu.
– Eh bien ?
– Je lâche l’oiseau prisonnier.
– Agénor ?
– Mais, oui.
– Chut ! fit Mlle Guépin, on a sonné.
En effet, la cloche de la rue s’était fait entendre.
– C’est lui sans doute, dit le colonel.
Et il ouvrit la croisée et s’y pencha, tandis que Mlle Guépin allait ouvrir la porte. Ce n’était pas Timoléon, mais le facteur. Ce qui était bien plus étonnant, car ni le colonel ni sa fille n’avaient jamais reçu de lettre à ce domicile improvisé. Le facteur apportait une lettre timbrée de Londres. Mlle Guépin s’écria :
– C’est l’écriture de Timoléon !
– Parti ! murmura le colonel.
Quand le facteur fut sorti, le père et la fille se regardèrent avec une sorte de stupeur.
– Je n’ose pas ouvrir cette lettre, dit Mlle Guépin.
– Parbleu ! répondit le colonel avec une arrière ironie, elle est assez mince pour qu’on voie qu’elle ne renferme pas des valeurs.
– Floués ! murmura la belle brune.
– Archifloués ! dit le colonel.
Mlle Guépin décacheta la lettre brusquement et lut :
« Mes enfants, tirez ce que vous pourrez d’Agénor, c’est votre affaire.
« Moi, je suis retiré et ne me mêle plus de rien.
« TIMOLÉON.
La lettre échappa aux mains de Mlle Guépin.
– Eh bien ! dit froidement le colonel, il a raison, c’est Agénor qui paiera tout.
Mlle Guépin frissonna.
Il y eut entre le colonel Guépin et sa fille un moment de silence.
– Voyons, mon père, dit celle-ci, que comptez-vous faire ?
– Une chose bien simple.
– Voyons…
– Vendre à Agénor sa liberté cent mille francs.
– Mais il n’a pas cent mille francs sur lui.
– Qu’est-ce que cela fait s’il paie dans la journée ?
– Vous êtes naïf, mon père.
– En quoi ?
– En ce que, une fois hors d’ici, Agénor, au lieu d’aller à la banque, s’en ira chez le commissaire de police.
– Si je savais cela, je le tuerais !
– Meurtre inutile…
– Que faire alors ?
– Je le sais, moi.
– Ah ! fit le colonel, regardant avidement sa fille parler.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je le devine. Sans cela, Timoléon ne serait pas parti pour Londres.
– Eh bien ! que s’est-il passé ?
– Rocambole aura enfoncé le curieux, comme dit Timoléon. Il lui aura prouvé clair comme le jour qu’il s’appelle le major Avatar.
– Bon ! après ?
– Après, il aura retrouvé Antoinette, l’aura délivrée…
– Fort bien.
– Et Timoléon, pris de peur, aura filé.
– Tout cela n’a aucun rapport avec Agénor.
– Pardon, vous allez voir. Il y a huit jours que nous tenons ce malheureux garçon pieds et poings liés dans la cave de cette maison. Il a d’abord voulu se laisser mourir de faim ; puis il a consenti à manger.
– Que te dit-il quand tu lui portes sa nourriture ?
– Rien, répondit Mlle Guépin. Il tourne à l’hébétement et à la folie ; et il répète le nom d’Antoinette mille fois par heure.
– Où veux-tu en venir ?
– À ceci. Il faut savoir où est Antoinette.
– Et puis ?
– Quand nous le saurons, je me charge du reste.
– Mais comment le savoir ?
– Je vais aller faire un tour à Paris. Je serai de retour dans une heure. Et Mlle Guépin s’apprêtait à sortir, lorsque la cloche de la rue se fit entendre une seconde fois. Le colonel se mit de nouveau à la fenêtre. Il reconnut le visiteur. C’était Polyte. Polyte, le voleur qui avait fait arrêter Antoinette une première fois, qui, ensuite, s’était constitué son gardien dans la maison de la rue de Bellefond, et qui, comme nous l’avons vu, était tombé au pouvoir de Vanda et de Marton. Polyte avait l’air tout bouleversé.
– Qu’y a-t-il encore ? demanda le colonel qui, à son tour, alla ouvrir.
– Il y a, dit-il, qu’il faut filer. Rocambole est lâché.
– Oui… mais la petite…
– Ils l’ont reprise. J’ai été leur prisonnier pendant deux jours, moi, le prisonnier de deux femmes qui m’ont roulé comme un gamin ! murmura Polyte avec colère.
Le colonel et sa fille se consultèrent du regard.
– Es-tu toujours crâne ? dit Mlle Guépin en regardant Polyte.
– Je ne sais plus… Ces deux femmes m’ont démoralisé…
– Mais enfin, on peut bien compter sur toi pour donner un coup de couteau ? Il y a mille francs à gagner.
– Ça va, dit Polyte.
– Alors, dit la belle brune, laissez-moi faire.
Elle alluma une bougie.
– Où vas-tu ? demanda le colonel.
– Négocier un emprunt de cent mille francs, répondit-elle en riant.
Et elle sortit.
Depuis sept jours, Agénor de Morlux avait passé par toutes les angoisses du désespoir, par toutes les tortures morales de l’homme qui aime et ne sait pas si la femme aimée est morte ou vivante. Surpris dans l’obscurité, renversé, garrotté avant qu’il eût même songé à opposer la moindre résistance, Agénor avait cru être le jouet d’un cauchemar. Mais le sentiment de la réalité lui était aussitôt revenu, lorsqu’il avait entendu Mlle Guépin lui dire d’une voix railleuse :
– Maintenant, cherche Antoinette !
Dès lors, Agénor avait compris. Les gens qui avaient fait disparaître la jeune fille le tenaient en leur pouvoir. Que voulaient-ils faire de lui ? Qu’avaient-ils fait d’elle ? Enfin, à cette heure, Agénor sentait sa raison lui échapper. C’était là un double problème qui lui paraissait insoluble après sept jours et sept nuits de réflexions et d’insomnie. Ses ennemis à lui étaient les ennemis d’Antoinette ; et Agénor les connaissait… C’étaient les agents secrets de son oncle, de ce misérable Karle de Morlux, qui était le frère de son père.
– L’homme qui avait empoisonné la baronne Miller reculerait-il devant un nouveau meurtre ?
Agénor ne le pensait pas. D’abord il avait hurlé comme une bête fauve prise au piège ; puis il avait essayé de briser ses liens. Efforts inutiles ! Puis il était tombé en une sorte de prostration morale et physique qui était allée augmentant chaque jour. Lorsque la porte de son cachot improvisé s’ouvrit ; car ce cachot était une cave vulgaire, une simple cave dans laquelle il y avait encore quelques futailles vides, quand cette porte s’ouvrit et qu’il vit paraître Mlle Guépin une lampe à la main, ne daigna-t-il pas lui adresser la parole. Mais elle posa sa bougie sur une futaille renversée et lui dit :
– Monsieur, je viens vous rendre la liberté.
Ces mots furent magiques. L’œil morne d’Agénor eut un éclair et il se dressa péniblement sur son séant, la regardant avec une avidité fiévreuse. Elle demeura debout et continua avec calme :
– Non seulement, dit-elle, c’est la liberté que je vous apporte, mais je viens vous dire où vous trouverez saine et sauve Mlle Antoinette Miller, votre fiancée.
Agénor eut un cri de joie. Mlle Guépin poursuivit :
– Seulement, monsieur, vous me permettrez de m’expliquer sur votre captivité d’une semaine et sur les motifs qui ont animé ma conduite et celle de mon père vis-à-vis de vous.
Et comme il la regardait avec défiance :
– Nous ne sommes les agents de personne, dit-elle.
Ce mot était de nature à plonger Agénor dans une nouvelle stupéfaction. La belle brune continua avec un calme cynique :
– Mon père et moi nous avons fondé une industrie qu’on pourrait appeler le chantage à l’amour. Nous avons de nombreux agents et nous faisons d’assez beaux bénéfices. On vous avait enlevé Mlle Antoinette ; nous avons mis en chartre privée nous disant que le jour où nous saurions ce qu’était devenue votre fiancée, vous seriez trop heureux de nous donner cent mille francs.
Tandis qu’elle parlait, Agénor avait recouvré sa présence d’esprit.
– Vous êtes des misérables ! dit-il.
Elle se mit à sourire.
– Je ne vous chicanerai pas sur les mots. Nous n’en avons pas le temps.
– Et si je vous donne cent mille francs ! fit-il avec dédain.
– Je vous délierai les pieds et les mains.
– Et vous me laisserez sortir ?
– Sans doute.
– Et vous me direz où est Antoinette ?
– À coup sûr.
– Vous pensez bien que je n’ai pas cent mille francs dans ma poche.
– Naturellement.
– Il faudra que j’aille chez moi…
– Tout est prévu, dit Mlle Guépin.
Il regarda une fois encore.
– Vous pensez bien, reprit-elle, que, si nous vous disons : Allez-vous-en, vous trouverez Mlle Antoinette à tel endroit, et vous nous enverrez cent mille francs, nous n’y comptons pas une minute.
– Je n’ai qu’une parole, dit Agénor.
– C’est possible, mais il vaut mieux tenir que courir. Quand nous aurons les cent mille francs, vous saurez où est Antoinette.
– Soit, dit le jeune homme.
– Mon père a un ami qui est un vigoureux gaillard. Lui et moi nous monterons avec vous dans un fiacre, et nous irons chez vous rue de Surène, vous devez avoir là soit vos titres, soit des récépissés de la banque.
– J’ai un coupon de six mille francs de rente dans un tiroir de mon secrétaire.
– Vous nous le donnerez ? Ah ! je dois vous prévenir d’une chose.
– Laquelle ?
– C’est que l’ami de mon père vous planterait un couteau dans la poitrine, si durant le trajet vous faisiez mine d’avertir un sergent de ville.
– Déliez-moi, dit Agénor.
Mlle Guépin prit un couteau qu’elle avait apporté pour couper les cordes qui liaient Agénor, lorsque soudain une détonation se fit entendre. Elle bondit, pâle et frémissante, vers la porte de la cave. Comme elle en franchissait le seuil, elle entendit un second coup de pistolet.
Pour donner l’explication de ces deux coups de pistolet que venait d’entendre Mlle Guépin et qui l’avaient fait bondir tout effarée hors de la cave, il est nécessaire de nous reporter à l’époque de la délivrance d’Antoinette. On se souvient que Vanda avait laissé Marton auprès de Polyte, endormi et pris de vin. Quand, le lendemain matin, après avoir mis Antoinette en sûreté et l’avoir réunie à Madeleine, Vanda revint rue Marie-Stuart, Polyte dormait toujours. La belle Marton n’avait pas quitté son poste. Les deux femmes se consultèrent. Vanda disait :
– Timoléon est parti. Ce Polyte n’est plus à craindre, car il n’était qu’un agent subalterne de Timoléon.
Mais la belle Marton répondit :
– À votre place, madame, je ne voudrais pas le perdre de vue.
– Nous ne pouvons pas cependant rester ici.
– Non, mais si j’avais le chien…
– Quel chien ? fit Vanda étonnée.
– Ah ! c’est juste, reprit Marton, je ne vous ai jamais parlé du chien.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Mon père est cordonnier, dit humblement la pécheresse. C’est un pauvre savetier en échoppe, dans le faubourg Saint-Antoine, qui nous a tous élevés, et nous étions six enfants. En outre, il a nourri un caniche, qui est bien vieux maintenant, mais qui n’a pas son pareil pour l’intelligence.
– Eh bien ?
– Il faut croire – car c’était un chien perdu que nous trouvâmes un soir, ma sœur et moi, à moitié crevé de misère et râlant sur un tas d’ordures –, il faut croire que c’était un chien de douanier, et qu’il avait déjà des dispositions à faire la police.
– Comment cela ?
– On vola un matin – il y avait un mois que nous avions le chien – une paire de souliers dans l’échoppe, tandis que mon père était allé chercher un sou de tabac.
« Quand il revint, il s’aperçut du vol ; mais le voleur était parti. Le chien flaira partout, suivit une piste, la perdit, revint, repartit encore, passa la nuit dehors, et nous le crûmes perdu. Le lendemain, en ouvrant son échoppe, mon père le vit et jeta un cri d’étonnement. Le chien avait rapporté les souliers volés… Par exemple, nous n’avons jamais su où il les avait retrouvés.
– Probablement à l’étalage de quelque confrère qui les avait achetés au voleur, dit Vanda.
– Nous l’avons toujours pensé ; mais ce n’est pas tout ; vous allez voir.
– J’écoute, dit Vanda.
– On croit généralement à Paris, poursuivit Marton, que la prison de Clichy n’est bâtie que pour les Hongrois et les fils de famille. C’est une erreur, il y a de tout à Clichy, des porteurs d’eau et des maçons, des chaudronniers et des savetiers en vieux. Mon père devait trois cents francs à un marchand de cuir. Le marchand le mit à Clichy. Ma sœur et moi, nous avions mal tourné déjà. Un de mes frères était allé trois fois en correctionnelle ; les deux autres avaient tiré chacun de son côté ; ma mère était morte. Il ne restait que notre petite sœur Rosine, qui avait neuf ans, et le chien. Quand les recors emmenèrent mon pauvre père, il y en eut un qui prit pitié de l’enfant, et il la prit avec lui. L’autre se chargea du chien.
Celui-là fit une bonne affaire. Le chien s’attacha d’autant plus facilement à lui que tous les jours le recors allait à Clichy, et qu’il permettait au pauvre animal de voir son maître. Un mois après, il n’était bruit dans tout Paris que d’un chien merveilleux qui procurait des arrestations aux gardes du commerce. Le soleil couché n’était plus qu’un vain mot pour les débiteurs. Le recors se promenait le soir ou s’embusquait dans le voisinage du domicile du malheureux débiteur. Celui-ci venait, le soleil couché, embrassait sa femme et ses enfants, attendait la nuit et se sauvait, rusant comme un lièvre, tournant et retournant dans le même quartier, afin de dépister ses ennemis. Le recors s’en allait. Le débiteur était sûr de lui avoir fait perdre sa trace. Mais il n’avait pas vu, en sortant de chez lui, un chien au poil fangeux qui fouillait dans un amas de trognons de choux, de paperasses et de verre cassé. Le chien ne bougeait pas de là. Il se gardait bien de suivre l’homme. L’homme se croyait sauvé. Cependant, le matin, une heure avant le lever du soleil, le chien prenait la piste laissée par lui la veille, et la suivait. Le recors était derrière, et le débiteur ne tardait pas à être arrêté.
– Et ce chien vit encore ?
– Oui, madame, on a fait grâce à mon père d’une partie de sa dette. Ma sœur et moi nous avons payé le reste.
« Le chien est retourné avec mon père.
– Eh bien ! dit encore Vanda, que veux-tu faire de ce chien ?
– J’ai envie d’aller le chercher.
– Bon !
– Et de lui donner Polyte à garder.
– Je ne comprends pas très bien.
– Oh ! vous verrez. Polyte ne fera plus un pas, n’ira plus nulle part que nous ne le sachions.
Vanda se rendit à l’inspiration de Marton. Elle demeura auprès de l’ivrogne qui continuait à ronfler, tandis que la pécheresse repentante descendait en toute hâte, se jetait dans un fiacre, et courait au faubourg Saint-Antoine. Une heure après, elle était de retour avec le chien. Le chien, sur un signe de Marton, flaira Polyte en tous sens. Puis Marton dit :
– Allons-nous-en !
Toutes deux descendirent, le chien les suivit. Une fois dans la rue, Marton dit au chien :
– Reste là.
Puis se servant de la phrase usitée sans doute jadis par le recors, elle ajouta :
– Je te recommande monsieur.
À partir de ce jour, le chien ne bougea plus du quartier, ne perdant jamais de vue la maison où était Polyte. Ce dernier fut ivre quarante-huit heures ; puis, dégrisé, il songea à Antoinette et s’en alla rue de Bellefond. Les portiers lui dirent que Timoléon n’y était pas. Il frappa à la porte du pavillon, on ne lui répondit pas. Il s’en alla et se regrisa de plus belle. Marton passa dans la rue du Petit-Carreau et siffla le chien qui vivait de charité depuis deux jours, c’est-à-dire de ce qu’il trouvait sur la voie publique et de quelques croûtes de pain que lui donnaient les enfants du voisinage.
– Où est le monsieur ? lui demanda-t-elle.
Le chien la conduisit chez le marchand de vin.
Marton aperçut Polyte qui buvait dans un coin de la salle.
– C’est bien, dit-elle, surveille toujours le monsieur.
Et elle s’en alla. Or, lorsque Rocambole eut vainement cherché Agénor et se fut convaincu qu’il n’avait point paru rue de l’Université, chez son père, Vanda se souvint du chien. Marton lui dit :
– Polyte doit savoir ce qu’est devenu M. Agénor.
En effet, Polyte, dégrisé pour la seconde fois, était retourné rue de Bellefond. Là, les portiers inquiets de ne pas voir revenir Timoléon, s’étaient décidés à enfoncer la porte du pavillon et avaient trouvé le cadavre de la Chivotte. Alors Polyte effaré avait rebroussé chemin et pris la fuite. Puis il avait songé à avertir le prétendu colonel et sa fille. On devine le reste : deux hommes étaient arrivés rue de Chaillot guidés par le chien. C’était juste au moment où Mlle Guépin proposait à Agénor la liberté en échange de cent mille francs. Les deux hommes sonnèrent ; le colonel ouvrit. L’un d’eux lui dit :
– Je m’appelle Rocambole, et il faut me rendre M. Agénor de Morlux.
Le colonel remonta précipitamment, saisit deux pistolets et fit feu. Rocambole esquiva le premier coup. Le second atteignit Milon à l’épaule et ne lui fit qu’une blessure légère. Milon bondit sur le colonel et le terrassa. Quant à Polyte, le seul nom de Rocambole l’avait terrifié. Mlle Guépin, montant tout effarée, fut saisie par Rocambole, qui la prit dans ses mains nerveuses, et la réduisit à l’impuissance, en lui disant :
– Il faudra, vous aussi, ma belle, faire connaissance avec Saint-Lazare.
Quelques minutes après, Agénor était délivré.
M. Karle de Morlux n’avait pas entendu parler de Vasilika depuis trois jours. Du reste, pendant ces trois jours, M. de Morlux n’avait guère eu le temps de respirer. Cette folie amoureuse qui s’était emparée de lui en Russie l’avait reprise. Depuis trois jours, Madeleine était chez lui. Madeleine tremblante, émue, demandant Yvan Potenieff à tous les échos et frissonnant au seul nom de Rocambole. M. de Morlux donnait à ses gens le triste spectacle d’un vieillard amoureux. Il paraissait traiter Madeleine comme sa nièce ; mais ses regards démentaient ses paroles et la violence de la passion perçait à chaque instant.
Madeleine, cependant, ne paraissait point s’en apercevoir. Madeleine parlait toujours d’Yvan, et son bon oncle, comme elle appelait le vicomte, lui promettait de le retrouver. Il l’avait logée dans le plus joli appartement de l’hôtel.
Depuis trois jours les couturières et les modistes assiégeaient sa demeure. Mais Madeleine ne voulait pas sortir.
– Non, disait-elle, je ne me montrerai qu’au bras d’Yvan.
M. de Morlux avait été souvent assailli par de coupables pensées ; mais Madeleine s’enfermait si bien chez elle, qu’il n’eût pu y pénétrer sans scandale. Et puis, cet homme voulait être aimé… Et il fallait, pour cela, qu’il perdît Yvan aux yeux de Madeleine. Au bout de trois jours de cette lutte insensée avec lui-même, il songea à son alliée la blonde Vasilika. Et il lui écrivit un mot. Une heure après, Vasilika arriva.
– Eh bien ! lui dit-elle avec son froid sourire, avez-vous songé à choisir ?
– Je n’ai songé à rien, dit M. de Morlux.
– Comment cela ?
– Je n’ai songé qu’à Madeleine.
– Vous l’avez donc revue ?
– Elle est ici.
– Ici ? dit Vasilika étonnée.
M. de Morlux lui raconta alors ce qui s’était passé. Mais Vasilika l’écouta d’un air de doute et lui dit :
– Êtes-vous bien sûr de n’être pas fou ?
– Fou !
– Ou de ne pas rêver ?
– Vous voyez bien que je suis éveillé.
– Alors, vous avez peut-être été mystifié…
– Hein ? fit M. de Morlux qui recula d’un pas.
– Est-ce bien Madeleine qui est chez vous ?
– Mais… sans doute…
– N’avez-vous point entendu parler d’une femme appelée Clorinde, celle-là même qu’Yvan, conduit à la maison de fous, a pris pour Madeleine ?
M. de Morlux pâlit.
– Oh ! dit-il, c’est impossible !… deux femmes ne se ressemblent pas si parfaitement.
– C’est que, dit la comtesse, une chose m’étonne…
– Laquelle ?
– Madeleine est chez vous depuis trois jours, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Elle vous a dit s’être sauvée de chez la comtesse Artoff.
– Oui.
– Et depuis trois jours ni Baccarat, ni Rocambole ne vous ont donné de leurs nouvelles ?
– Non.
– Je voudrais bien la voir.
– Madeleine ?
– Oui.
Le vicomte sonna. Un valet parut.
– Voulez-vous, dit le vicomte, prier mademoiselle de descendre ?
Le valet sortit, mais, au même instant, la cloche de l’hôtel se fit entendre. M. de Morlux s’approcha de la fenêtre et étouffa un cri.
– Qu’est-ce ? demanda Vasilika.
Un jeune homme traversait la cour et marchait droit au perron.
– Mon neveu ! exclama le vicomte avec un sentiment de terreur.
Et il courut au gland de sonnette et le secoua fortement.
– Priez mademoiselle de rester chez elle, dit-il au valet, qui revint en toute hâte. Je monterai tout à l’heure.
En même temps, il dit à Vasilika :
– Entrez là. Vous pourrez nous entendre ; mais il ne faut pas que mon neveu vous voie.
Et il souleva une portière et fit entrer la comtesse dans un fumoir attenant à son cabinet. Une minute après, Agénor entra comme une bombe. Il était pâle et paraissait bouleversé. M. de Morlux fit quelques pas en arrière. Agénor ferma la porte et dit à M. de Morlux en prenant une chaise :
– À vous, mon oncle.
M. de Morlux essaya de dominer son émotion et de retrouver ce sang-froid superbe qui jadis ne lui faisait jamais défaut.
– Mais à qui en as-tu donc ? fit-il.
– À vous, mon oncle.
– Je le vois bien. Mais d’où viens-tu ?
– Je viens de passer huit jours pieds et poings liés dans une cave.
– Toi ?
– Vous le savez bien, puisque vous m’y avez fait mettre par des gens de votre complice, l’infâme Timoléon.
M. de Morlux demeura impassible.
– Je crois que tu es fou, dit-il, je n’ai jamais entendu parler de ce nom-là.
– Mon oncle ! dit froidement Agénor, ne perdons pas, je vous prie, notre temps en divagations inutiles. Je sais tout.
– Quoi tout ?
– Vos crimes, dit-il simplement. C’est vous qui avez fait mettre Antoinette à Saint-Lazare.
– Eh bien ! répondit M. de Morlux, quand cela serait ? Je voulais t’empêcher de faire un mauvais mariage.
– Ce n’est pas ça, mon oncle, vous vouliez empêcher la fille de votre sœur, de votre victime…
Cette fois M. de Morlux pâlit légèrement.
– Vous vouliez l’empêcher, reprit Agénor, de venir réclamer la fortune que vous avez volée à sa mère, à sa mère que vous avez empoisonnée.
– Tais-toi, malheureux !
– Ah ! vous avouez donc ?
– Tais-toi !
– Mon oncle, reprit Agénor, je vous donne à choisir de ces trois choses-là : ou vous vous brûlerez la cervelle tout à l’heure, et, comme je suis votre héritier, je restituerai pour vous ; ou vous restituerez de bonne grâce, et signerez à mon contrat de mariage, car j’épouse Antoinette dans huit jours ; ou j’irai, ce soir même, porter au parquet les preuves de votre crime, et vous monterez sur l’échafaud.
Agénor parlait avec un calme terrible. M. de Morlux épouvanté répétait :
– Tais-toi ! tais-toi !
– Ce n’est pas tout encore, dit Agénor ; la sœur d’Antoinette, l’autre fille de votre victime, est chez vous ?
M. de Morlux étouffa un cri, en même temps que, derrière la draperie du fumoir, Vasilika tressaillait.
– Elle s’est sauvée comme une folle de la maison où on lui avait donné asile, poursuivit Agénor. Elle est venue se mettre sous votre protection, la malheureuse ! sous la protection d’un assassin !… acheva-t-il avec une ironie douloureuse.
– Tais-toi !
– Il faut me rendre Madeleine…
M. de Morlux eut un élan de passion furieuse :
– Jamais ! dit-il.
– Pourquoi ?
– Je l’aime, dit le vieillard.
– Vous êtes fou, mon oncle.
– Je l’aime et je veux l’épouser.
– Vous blasphémez ! vous, l’empoisonneur de sa mère !… M. de Morlux tomba à genoux :
– Et si je me repentais ?… dit-il.
Agénor haussa les épaules.
– Si je passais ce qui me reste de vie à racheter le sang de la mère par l’amour dont j’entourerais la fille…
Et il était peut-être sincère, en ce moment, car Agénor détourna la tête.
– N’y a-t-il donc pas de pardon pour moi ? dit le vieillard avec des larmes dans la voix.
Alors Agénor le regarda.
– Êtes-vous donc sincère ? fit-il.
M. de Morlux jeta un cri et crut que Madeleine était à lui et que tout était sauvé.
M. de Morlux, un moment courbé et frissonnant sous le regard de ce jeune homme sans tache qui portait son nom, se crut réhabilité alors. Ou plutôt sa nature perverse reprit le dessus, et il se dit :
– Allons ! j’en aurai facilement raison.
Agénor lui dit :
– Mon oncle, je ne sais pas si Madeleine vous aimera jamais. Tout ce que je sais, c’est qu’elle aime Yvan Potenieff. Encore un homme que vous avez fait disparaître.
– Moi ? continua M. de Morlux.
Et il sut donner à sa voix un tel accent de franchise que son neveu parut ébranlé dans sa conviction.
– Cette fois, dit M. de Morlux, je crois que tu perds la tête. Tout le reste est vrai. Cela est faux.
– Êtes-vous bien certain de ce que vous avancez, mon oncle ?
– Je suis certain d’une chose.
– Laquelle ?
– C’est que M. Yvan Potenieff aimait assez Madeleine pour en faire sa maîtresse.
– Mais… sa femme ?
– Non, dit le vicomte. Yvan est ambitieux et sa femme est ruinée. Yvan veut épouser sa cousine.
– La comtesse Vasilika.
– Oui, dit M. de Morlux qui prit un air naïf. Et si tu veux retrouver Yvan adresse-toi à elle.
Agénor se leva.
– Mon oncle, dit-il, je vous laisse vingt-quatre heures de réflexion et je ne démords pas de mes conditions. Je reviendrai demain à pareille heure.
Et fit un pas vers la porte. M. de Morlux le retint d’un geste. La cupidité se réveillait au fond de son cœur.
– Crois-tu donc que la fortune de ces deux jeunes filles soit si considérable ?
– Trois ou quatre millions, qu’il vous faudra rendre, mon oncle, répondit sèchement Agénor.
Et il s’en alla. Quand il fut parti, Vasilika souleva la draperie et reparut aux yeux du vicomte.
– Eh bien ! fit-il, croirez-vous ?
– Quoi ?
– Que c’est Madeleine qui est ici ?
– Oui, je n’en peux douter. Mais…
Et elle sut donner à ce mot, qui était une restriction, une inflexion particulière.
– Mais quoi ? demanda M. de Morlux.
– Je vous engage à vous méfier.
– De qui ?
– De Rocambole et de la comtesse Artoff.
– Si mon neveu est avec moi, je ne les crains plus, dit le vicomte.
– Oui, mais votre neveu ne forcera point Madeleine à vous épouser.
M. de Morlux soupira.
– Et tant que Madeleine aimera Yvan…
M. de Morlux interrompit brusquement la comtesse.
– Trouveriez-vous donc le moyen que Madeleine ne l’aimât plus ?
– Peut-être.
M. de Morlux regarda vivement Vasilika. Celle-ci eut un sourire railleur.
– J’ai cru un moment, à votre attitude conquérante, que vous n’aviez plus besoin de moi, dit-elle.
– Ah ! madame…
– Les hommes sont ainsi faits, reprit-elle, avec dédain… mais je vous pardonne. Notre alliance tient donc toujours.
– Mais sans doute.
– Eh bien ! dit Vasilika, écoutez-moi.
Et elle se plongea nonchalamment dans une chauffeuse et s’y arrondit comme une jolie chatte.
– Parlez, dit le vicomte.
– Supposons, reprit la comtesse, qu’Yvan voie Madeleine dans vos bras.
– Bon !
– Et que Madeleine paraisse vous aimer.
– Mais… c’est impossible !
– Tout est possible. Supposons-le donc.
– Bon ! après ?
– Yvan devient jaloux.
– Très bien.
– Yvan écrit à Madeleine une lettre irritée.
– Et puis ?…
– Il quitte la France en même temps, où il feint de la quitter, ce qui est exactement la même chose. Madeleine a un accès de dépit, Yvan est perdu pour elle ; Madeleine a besoin de consolation ; il lui faut un protecteur. Elle vous aimait déjà comme un père ; elle consent à vous aimer comme un mari.
– Je ne sais pas, murmura le vicomte, mais il me semble que tout cela, si vraisemblable que ce puisse être, n’arrivera jamais.
– C’est que vous êtes amoureux, dit-elle en riant, et que les amoureux sont comme les enfants, ils deviennent sceptiques à force de désir.
– Mais que comptez-vous faire ? demanda M. de Morlux en regardant la comtesse.
– Vous le verrez.
La voix du vieillard, ferme et sonore d’ordinaire, se prit à trembler.
– Comment voulez-vous lui faire croire que je suis aimé de Madeleine ?
– C’est bien simple.
– Comment ? fit-il, secouant toujours la tête.
– Supposons que vous vous promeniez dans le jardin de cet hôtel, un soir, au clair de lune.
– Avec Madeleine ?
– Naturellement. Vous êtes son oncle, elle vous donne le bras.
– Après ?
– À un moment donné vous lui dites :
« – Madeleine, je t’annonce une visite.
« Elle tressaille et regarde. Vous ajoutez :
« – M. Yvan Potenieff va venir ce soir même me demander votre main.
« Madeleine jette un cri de joie et vous saute au cou.
– Eh bien ? fit M. de Morlux, qui ne comprenait pas encore.
– Maintenant, reprit la comtesse, supposez encore que, à une distance assez grande, Yvan ait tout vu sans rien entendre…
– Oh ! fit M. de Morlux.
– Voilà ma combinaison. Quand il vous plaira de l’essayer, vous me le direz. Adieu, vicomte.
– Vous partez ?
– Oui, je vais prendre des nouvelles d’Yvan, dit-elle avec ce sourire cruel qui reparaissait sur ses lèvres chaque fois qu’elle prononçait le nom de l’homme qui l’avait dédaignée.
Madame la comtesse Vasilika Wasserenoff n’entrait point chez M. de Morlux par la grand-porte de l’hôtel, mais bien par cette porte dérobée qui donnait sur le boulevard Haussmann : c’était là qu’elle laissait sa voiture. Une Victoria de grande remise, ce qu’on appelle une voiture au mois. Une femme qui a de mystérieuses affaires comme en avait la comtesse ne tient pas à être remarquée en courant les rues de Paris. Les chevaux et les voitures de Vasilika n’étaient pas sortis depuis huit jours. Elle se fit conduire rue Cassette et dit à son cocher de l’aller attendre sur la place Saint-Sulpice. Ce fut Beruto, l’Italien fidèle, qui vint ouvrir à la comtesse la porte de ce vieil hôtel dans lequel Yvan avait été enseveli tout vivant.
– As-tu quelque chose à m’apprendre ? demanda-t-elle.
En même temps elle entra dans cette salle où Yvan avait séjourné et dans laquelle il s’était endormi.
– Non, madame.
– Comment est-il ?
– Toujours furieux… Il parle de vous tuer.
– C’est ce que nous allons bien voir.
Beruto regarda la comtesse avec stupeur :
– Est-ce que vous oserez descendre auprès de lui ? fit-il avec un accent d’effroi.
– Oui.
– Mais il en est arrivé aux colères de la bête fauve.
– Cela doit être.
– Il est d’une force herculéenne.
– Je le sais.
– Il se jettera sur vous, madame, et vous étouffera.
– T’a-t-il jamais fait de mal, à toi ?
– Non, mais je n’entre pas, moi. Je lui fais passer à manger à travers le guichet de la porte.
– Eh bien ! nous verrons, dit Vasilika. Peut-être serai-je prudente. Prends un flambeau.
Beruto obéit. Il alluma un candélabre à trois branches et passa devant la comtesse. Ils traversèrent le vestibule, au bout duquel on voyait les premières marches d’un escalier souterrain. Beruto s’y engagea. La comtesse le suivit. Quand ils eurent descendu environ trente marches, Beruto s’arrêta :
– Écoutez donc, madame, fit-il.
Vasilika prêta l’oreille.
Des hurlements sourds, pareils à ceux d’une bête fauve prise au piège, montaient des profondeurs de cet escalier.
– L’entendez-vous ? dit Beruto avec une sorte d’effroi.
– Oui, dit la comtesse.
Et elle continua à descendre, sans que le sourire abandonnât ses lèvres roses. Les hurlements continuaient.
Il suffit qu’un homme soit accusé de folie pour que sa raison éprouve un véritable choc. Yvan, depuis le jour où il s’était vu prisonnier du docteur Lambert, au milieu d’une maison de fous, avait été en proie à une véritable surexcitation. Sa cousine, la comtesse Vasilika, était venue le chercher ; elle lui était apparue un moment comme une libératrice – mais pour le précipiter tout vivant, ensuite, en une manière de sépulcre. En effet, comme on se le rappelle, Yvan, déjeunant tête à tête avec elle, s’était endormi. Alors une trappe avait joué, et le dormeur était descendu lentement dans un abîme. Qu’était-ce que cet abîme ? C’est ce que nous allons voir en assistant au réveil d’Yvan. Quand notre héros rouvrit les yeux, il se trouva dans une espèce de caveau de dix pieds de long, voûté, et sans issue apparente. Une lanterne était suspendue à la voûte et projetait une lueur triste et douteuse autour d’elle. Yvan crut tout d’abord être le jouet d’un rêve ; et le mot de cauchemar vint à ses lèvres. Mais, s’étant levé, il s’aperçut bientôt que ses membres avaient conservé toute leur souplesse et que ses yeux étaient ouverts. Où était-il ? La transition était trop brusque pour qu’il pût s’en rendre compte tout de suite. Cependant il se souvint. Il se souvint de la maison de fous, de sa tentative d’évasion avortée, puis de Vasilika et de M. de Morlux qui l’étaient venus chercher. Enfin, il se rappela fort bien que tandis qu’il déjeunait avec sa cousine, il avait été pris d’un invincible besoin de sommeil. C’en était assez pour que dans sa pensée s’ouvrit une large route dans le champ des suppositions. À force de fixer ses regards sur la lanterne, il vit tout à coup à la voûte une espèce de trappe dont il distingua les charnières : c’était par là qu’il était descendu. Puis il fit le tour de sa prison et rencontra une porte. Une porte toute doublée de fer, garnie de gonds solides, d’une triple serrure et d’un guichet grillé au milieu. Yvan appliqua son œil à ce guichet et essaya de voir à l’extérieur. Son regard ne rencontra que d’épaisses ténèbres. Continuant à tourner comme la bête fauve prise au piège qui fait le tour de la fosse dans laquelle elle est tombée, Yvan recula tout à coup et jeta un cri d’épouvante. Dans un coin du caveau, debout contre le mur, une chaîne au cou, il venait d’apercevoir un squelette, après lequel adhéraient encore quelques lambeaux de vêtements. Ce squelette, cet homme avait dû mourir là, enchaîné à ce mur. Yvan, tout brave qu’il était, fut pris d’un si terrible effroi qu’il jeta de grands cris. Mais le cachot dans lequel il était n’avait pas d’échos, et nulle voix ne répondit à la voix du jeune Russe.
– Oh ! murmura-t-il, après avoir crié longtemps, après avoir frappé des pieds et des mains à cette porte, après avoir ensanglanté et brisé ses ongles aux barreaux du guichet, ces gens-là ont peut-être raison : je suis fou !…
Et le nom de Madeleine revint à ses lèvres. Puis, au nom de Madeleine, un autre succéda… celui de sa cousine, la comtesse Vasilika. Et alors il se fit une grande lueur dans son esprit. Pourquoi Vasilika était-elle en France ? Pourquoi était-elle venue le chercher chez le docteur Mardochée Lambert ? Pourquoi lui avait-elle donné pour valet de chambre ce misérable Beruto qui s’était prêté à son incarcération dans la maison de fous ? Et Yvan comprit. Il comprit avec cette sagacité que possèdent les Russes, ces petits-neveux des anciens Grecs, que tout ce qui lui arrivait devait être l’œuvre de Vasilika. Vasilika se vengeait ! Elle se vengeait de ses dédains, à lui Yvan qui avait l’audace d’aimer une autre femme. Et la nature sauvage du Russe reprit le dessus à cette pensée, et il se reprit à battre en brèche des pieds et des mains cette porte ferrée qui ne remua point et ne rendit aucun son. Tout à coup Yvan s’arrêta. Un bruit s’était fait au dehors. Un bruit de pas descendant un escalier ; puis tout à coup un rayon lumineux passa au travers du guichet. Alors Yvan se tut et suspendit son haleine. Il vit un homme qui descendait un escalier tournant, à l’extrémité d’un corridor sur lequel donnait le guichet. Cet homme portait un panier d’une main et une lampe de l’autre. Yvan le reconnut. Cet homme, c’était l’Italien Beruto. Si Yvan avait pu douter encore, ses doutes devaient maintenant s’évanouir. Tout ce qui lui arrivait était l’œuvre de Vasilika. De Vasilika dont Beruto était l’âme damnée. Yvan fit alors un calcul rapide. Le panier que portait Beruto renfermait sans doute ses aliments. On lui apportait à manger. Yvan se plaça donc derrière la porte, résolu, au moment où elle tournerait sur ses gonds et où Beruto entrerait, à se jeter sur lui et à l’étouffer dans ses bras. Beruto s’approcha. Yvan, qui retenait son haleine, l’entendit murmurer :
– Le voilà bien tranquille maintenant ; est-ce qu’il aurait une apoplexie ?…
Yvan ne bougea pas.
– Hé ! monsieur Yvan ? fit Beruto.
Même silence. Beruto tira de sa poche une clé que le jeune Russe entendit tourner dans une serrure. Son cœur battait violemment. Si Beruto entrait dans le cachot, Beruto était un homme mort. Yvan, doué d’une force herculéenne, le mettrait en pièces. Mais Beruto était prudent. Ce ne fut pas la porte qu’il ouvrit. Ce fut le guichet. Le guichet était un panneau de fer grillé qui pouvait avoir un pied de large en tous sens. Le panier y pouvait passer. Beruto le poussa, et le panier tomba dans le cachot. En même temps le guichet se referma. Yvan poussa un cri de rage.
– Tiens ! dit Beruto qui appliqua son visage moqueur aux barreaux du guichet, Votre Seigneurerie n’est donc pas morte ?
Yvan bondit vers le guichet.
– Bonjour, seigneur, reprit Beruto.
– Misérable ! hurla Yvan.
– Si vous me dites des sottises, je m’en vais.
Yvan se sentit alors en proie à un sentiment de curiosité ardente qui triompha un moment de sa colère.
– Beruto ? fit-il.
– Que désire Votre Excellence ? demanda l’Italien d’un ton respectueux.
– Savoir où je suis.
– Rien de plus facile. Vous êtes, monseigneur, dans une cave de l’hôtel dans lequel vous avez déjeuné hier matin.
– Comment, hier matin ?
– Oui. Le narcotique absorbé par vous vous a fait dormir trente-six heures.
– Et pourquoi suis-je ici ?
– Par ordre de la comtesse Vasilika. Yvan eut un cri de rage :
– Que veut-elle donc, cette femme ?
– Elle veut que vous restiez ici.
– Longtemps ?
– Mais, dit froidement Beruto, probablement jusqu’à votre mort…
Et il s’en alla.
Et quatre jours s’écoulèrent. Quatre jours de fureur, de désespoir et d’abattement tour à tour. D’abord Yvan ne voulut pas manger. Il craignait que ce qu’on lui apportait ne fût empoisonné. Puis la faim triompha. Il mangea et ne mourut point. Mais une pensée affreuse vint ajouter à ses terreurs et à ses empoisonnements. Puisque Vasilika le poursuivait ainsi, lui, qui sait si elle ne persécuterait pas Madeleine ? Et à partir du moment où cette idée lui vint, Yvan se métamorphosa en bête fauve qui fait d’impuissants efforts pour recouvrer la liberté et ne se lasse jamais. Il essaya d’enfoncer la porte, de battre les murs en brèche ; il cria et hurla sans relâche, jusqu’à ce que, meurtri, sanglant, épuisé, il tombât sur le sol. Quelques heures de sommeil le remettaient et il recommençait. Enfin, le quatrième jour de sa captivité, cette lueur qui pénétrait tout à coup au travers du guichet et annonçait la venue de Beruto, brilla dans le corridor. Yvan colla son visage au guichet et cessa de vociférer. Tout à coup, il vit apparaître non point seulement Beruto, mais une femme derrière lui. C’était la comtesse Vasilika. Et Yvan sentit, à cette vue, un ouragan de colère lui traverser la gorge et monter de son cœur à sa tête.
– Ah ! si elle pouvait entrer ! se dit-il.
– Madame, répéta Beruto, n’entrez pas.
– Bah ! dit la comtesse avec calme, nous allons voir.
Et elle s’approcha du guichet.
– Hé ! cousin ? fit-elle.
Yvan répondit :
– Que voulez-vous ? venez-vous contempler votre œuvre, madame ?
– Non, je viens vous voir et causer avec vous.
La voix de Vasilika était fort calme ; elle avait même une légère inflexion railleuse. En même temps elle dit à Beruto :
– Ouvre-moi donc. On cause mal à travers un guichet.
Yvan fut pris d’un accès de rage folle :
– Oh ! prenez garde ! dit-il. Si vous supprimez cette porte qu’il y a entre vous et moi…
– Eh bien ? fit-elle.
– Eh bien ! je me jetterai sur vous… et…
– Et, dit-elle froidement, vous trouverez les six canons de ce revolver. En même temps elle prit à sa ceinture un mignon pistolet à crosse d’ivoire, un chef-d’œuvre du colonel Kolt[2], l’habile arquebusier américain. Puis elle ajouta, se tournant vers Beruto :
– Mais ouvre donc !
L’Italien obéit.
– Reculez un peu, mon cousin, dit Vasilika.
Et elle allongea le poignet. Yvan n’avait pas peur de la mort ; mais mourir ainsi, sans explication, par ce seul fait qu’il essaierait de se jeter sur cette femme au pouvoir de laquelle il était tombé, lui parut bête. Il recula donc jusqu’au mur qui faisait face à la porte, et alla se heurter au squelette.
– Voilà, dit Vasilika d’un ton moqueur, une chose de sinistre augure. Et elle demeura sur le seuil du cachot. Elle était séparée d’Yvan par une distance de huit ou dix pieds. Distance qui pouvait être comblée par les six coups de revolver. Cette arme mignonne tenait Yvan en respect.
– Madame, dit-il, est-ce une explication que vous m’apportez ?
– Peut-être, dit-elle.
– Alors, parlez… Pourquoi suis-je ici ?
– Mais, dit Vasilika, parce que vous m’avez humiliée et blessée au cœur. Je me venge !
Yvan tressaillit.
– Vous m’aimiez donc ? fit-il.
– Autant que je vous hais maintenant.
– Et vous vous vengez ?
– Regardez ce squelette, dit-elle.
– Me réservez-vous donc le même sort ? demanda Yvan avec ironie.
– Non, ce bonhomme est mort de faim, paraît-il ; et jusqu’à présent on vous a apporté à manger.
– Vous êtes trop bonne, ricana Yvan.
– Et puis, dit Vasilika, rassurez-vous, votre captivité ne sera pas éternelle.
– Ah ! vraiment ?
– Seulement, reprit Vasilika, si vous étiez libre en ce moment, vous me gêneriez peut-être beaucoup.
– En vérité !
Et Yvan avait remplacé sa colère par une froide ironie.
– Vous savez que je me marie ? reprit Vasilika.
– Bah ! avec qui ?
– Avec le comte Kouroff.
Yvan eut un rire dédaigneux et s’appuya au mur avec une attitude insolente :
– Ne croyez-vous pas, dit-il, que je pourrais m’y opposer ? Ah ! chère comtesse, dit-il, vous pouvez me laisser sortir tout de suite. Soyez tranquille…
Et il riait à se tordre. Mais Vasilika, d’un mot, souffla sur sa gaieté :
– Je sais bien, dit-elle, que vous n’empêcheriez pas mon mariage.
– Oh ! non, certes.
– Mais vous feriez tous vos efforts pour en empêcher un autre.
– Lequel ? demanda-t-il en tressaillant.
– Celui de Madeleine.
Yvan jeta un cri et fit un pas vers la comtesse.
– Gare au revolver ! dit-elle.
Yvan s’arrêta.
– Madeleine ! dit-il, Madeleine se marie ?
– Sans doute.
– Vous mentez !
– Mais non… et vous êtes un homme sans éducation de me parler ainsi, fit-elle avec hauteur. Madeleine se marie dans huit jours, et c’est pour vous annoncer son mariage que je suis ici.
Yvan était devenu très pâle ; sa colère était tombée ainsi que son ironie. Il leva sur la comtesse un œil hagard et semblait se demander si cette femme ne mentait pas. Vasilika reprit :
– Mon cher cousin, Madeleine ne se marie peut-être pas de gaieté de cœur…
Ces mots lui arrachèrent un cri de joie :
– Ah ! dit-il, vous l’avez fait tomber dans quelque guet-apens infâme !
– Mais non, je vous jure !
– Madeleine m’aime…
– Elle vous aimait un peu, du moins.
Yvan demanda d’une voix sourde :
– Oseriez-vous donc prétendre qu’elle ne m’aime plus ?
– Elle cherche à vous oublier, du moins.
– Pourquoi ? quel est mon crime ?
– Votre crime est bien simple, dit Vasilika avec calme. Vous êtes russe, et tous les Russes, aux yeux des Français et des Françaises, sont fabuleusement riches.
– Eh bien ?
– Une petite maîtresse de français comme Madeleine bercée de vous épouser, rêvant d’une grande situation de fortune et d’aristocratie, pouvait-elle ne pas vous aimer ?
– Après ? après ? fit Yvan avec anxiété.
– En arrivant à Paris, Madeleine a appris la vérité ; c’est-à-dire que votre famille est aux trois quarts ruinée… Et elle a réfléchi.
– Oh ! s’écria Yvan indigné, Madeleine est incapable de faire de tels calculs !
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Eh bien ! je vous annonce pourtant son mariage.
– Avec qui ?
– Avec le vicomte Karle de Morlux.
– Le misérable ! s’écria Yvan qui comprit tout, ou du moins, crut tout comprendre.
Vasilika eut un sourire railleur :
– Cousin, dit-elle, voulez-vous voir Madeleine une dernière fois, avant qu’elle s’appelle la vicomtesse de Morlux ?
Yvan eut un cri de joie :
– Ah ! si je la revois, dit-il, je saurai bien empêcher ce mariage.
– Ceci est votre affaire et non la mienne.
Et Vasilika continua à rire.
– Comtesse, dit Yvan, vous êtes une vraie femme du Nord. Vous dégustez la vengeance comme on déguste du vieux vin.
– Peut-être…
– Mais si vous étiez généreuse…
– Eh bien ?
– Vous me tueriez tout de suite, dit Yvan.
– Non, dit Vasilika, je veux que vous revoyiez Madeleine.
– Dites-vous vrai ?
– Mais sans doute.
– Où est-elle donc ?
– À l’hôtel de Morlux.
– Chez lui !
– Mais sans doute.
– Et vous me laisserez sortir d’ici ?
– Foi de Vasilika Wasserenoff.
– Quand ?
– Ah ! dit la comtesse, il faut que vous sortiez d’ici comme vous y êtes entré.
– Je ne comprends pas.
– Vous y êtes entré endormi.
– Eh bien ?
– Vous sortirez de même plongé dans un sommeil léthargique.
En même temps, elle fit un signe à Beruto, témoin muet de cet entretien. Beruto s’en alla.
– Comtesse, dit Yvan, ne voulez-vous pas plutôt m’empoisonner ?
– Au nom de ma famille qui est la vôtre, je vous jure le contraire, dit-elle.
Beruto revint. Il portait un plateau sur lequel était un gobelet de bohème rempli d’un vin jaune comme de l’ambre.
– Offrez cela à M. Potenieff, Beruto, dit la comtesse.
Yvan hésitait encore.
– Mon cousin, dit Vasilika, si vous ne faites cela, vous ne reverrez jamais Madeleine.
Yvan tendit une main fiévreuse vers le plateau, prit le verre et le vida d’un trait. Mais il n’eut pas le temps de le rendre à Beruto. Le verre lui échappa des mains et se brisa. En même temps, Yvan tomba foudroyé.
– Maintenant, dit froidement la comtesse, il s’agit de trouver un maçon.
Et elle sortit du caveau, dans lequel gisait Yvan, froid et inanimé.
Après avoir retrouvé Agénor, Rocambole s’était mis à la recherche d’Yvan. Les traces d’Yvan avaient été suivies depuis la maison de fous jusqu’à la Croix-Rouge. Là, on s’en souvient, Noël dit Cocorico avait perdu de vue la Victoria de M. de Morlux. Puis, une heure après, il l’avait retrouvée dans la rue du Vieux-Colombier. Seulement, Yvan n’y était plus. On avait donc laissé le jeune homme dans une maison des environs de la place Saint-Sulpice. C’était là qu’il fallait se livrer aux investigations les plus minutieuses. Rocambole eut une inspiration. Le chien de Marton avait aidé à suivre Polyte et avait fait découvrir la retraite du colonel Guépin ; ce même chien pouvait être employé à retrouver Yvan. La comtesse Wasserenoff s’était installée aux Champs-Élysées, avenue Marbeuf, dans un petit hôtel entre cour et jardin, le lendemain même de sa rupture avec la comtesse Artoff : mais Vasilika sortait peu. Depuis trois jours, les gens apostés par Rocambole dans les environs de l’hôtel ne l’avaient aperçue autrement que remontant ou descendant l’avenue des Champs-Élysées à pied, une ombrelle à la main et ne tardant pas à rentrer. Vasilika était sur ses gardes. Évidemment, elle craignait d’être suivie. Cependant, au bout de trois jours, M. de Morlux lui ayant écrit, Vasilika se décida à sortir. Au rond-point des Champs-Élysées elle regarda de tous côtés pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Le rond-point et l’avenue, en montant et en descendant, étaient veufs de cavaliers et de voitures. Le temps était gris et il tombait un léger brouillard qui se résolvait en pluie fine et serrée. Aucun fiacre ne stationnait à droite ni à gauche. Vasilika ne vit rien de suspect. Elle monta à pied, comme une petite bourgeoise, vers la barrière de l’Étoile, et ne fit aucune attention à deux ouvriers maçons qui s’étaient abrités sous une porte et déjeunaient d’un morceau de pain et d’un peu de charcuterie, tandis qu’un chien caniche, gravement assis devant eux, semblait attendre sa part à cette maigre pitance. Vasilika était montée jusqu’à la station des voitures de place. Là, une Victoria de grande remise l’attendait chaque jour et l’avait conduite au boulevard Haussmann sur lequel ouvrait la petite porte de l’hôtel de Morlux. Plus d’une heure après, les deux ouvriers maçons avaient dit au chien :
– Cherche donc cette dame !
Le chien s’était mis à flairer le sol, puis il avait retrouvé la piste de Vasilika et l’avait suivie au petit galop. Les deux maçons venaient par derrière. En haut des Champs-Élysées, le chien avait hésité. Il y avait solution de continuité – ce qu’en terme de chasse on nomme un défaut. Heureusement le sol était détrempé et gardait l’empreinte des quatre roues d’une voiture et des huit pas de ses deux chevaux. L’un des maçons dit :
– La voiture attendait là depuis longtemps.
Et il dit au chien :
– Il faut suivre cette voiture.
Le chien docile descendit le boulevard Haussmann et s’arrêta à la porte de l’hôtel de Morlux. Là, il flaira de nouveau le sol et témoigna par deux ou trois grognements que la personne était descendue de voiture et avait dû franchir le seuil de cette porte.
– Bon ! dit l’un des deux maçons qui n’était autre que Rocambole, elle est chez M. de Morlux. Pourvu qu’elle ne s’y rencontre pas avec Agénor ?
Puis il dit à Noël, car c’était l’autre maçon :
– Tu vas t’en aller boire un coup au café de la rue de la Pépinière qui est en face de la caserne. Tu reviendras ici dans une heure.
– Et vous, maître ?
– Moi, je m’en vais. Je ne veux pas m’exposer à me trouver nez à nez avec la comtesse Vasilika. J’ai beau être barbouillé de plâtre, elle pourrait me reconnaître.
Et Rocambole s’en alla. Noël emmena le chien et se rendit au café où se réunissaient les domestiques et les ouvriers du quartier, et où Timoléon, quelques semaines auparavant, avait rencontré Auguste, le messager de Saint-Lazare. Au bout d’une heure, fidèle à la consigne qu’il avait reçue, le faux maçon revint, toujours suivi du chien, à la petite porte de l’hôtel de Morlux. Mais le chien, en deux coups de nez, fut fixé. Vasilika n’était plus à l’hôtel de Morlux. Noël suivit le chien. Le chien descendit le boulevard Haussmann et prit le boulevard Malesherbes. Là, Noël remarqua des traces identiques à celles qu’il avait vues en haut de la barrière de l’Étoile. La voiture de Vasilika avait dû stationner là et l’attendre. Le chien leva sur Noël son œil intelligent. Noël lui dit :
– Allons ! il faut suivre cette voiture.
Le chien partit comme un trait. Noël venait derrière lui allongeant le pas. La voiture avait gagné la Madeleine, longé la rue Royale, traversé la place de la Concorde et passé sur le pont du même nom. Puis, côtoyant le palais Bourbon, elle avait pris la rue de l’Université, la rue Bonaparte, traversé la rue Taranne et s’était dirigée vers le carrefour de la Croix-Rouge.
– Cette fois, s’était dit Noël, je crois bien que nous sommes sur les traces de M. Yvan Potenieff.
En effet, le chien entra dans la rue du Vieux-Colombier. Mais là il hésita et se remit à flairer le sol. Vasilika avait dû descendre de voiture.
– Voyons ! dit Noël encourageant le chien, où est cette dame ?
Le chien, après quelques recherches, entra dans la rue Cassette. Noël le suivit. Dix secondes après, le chien s’arrêtait à la porte de ce vieil hôtel, dans les caves duquel Yvan était prisonnier.
– Elle est là, n’est-ce pas ? fit Noël.
Le chien grogna d’une façon affirmative.
– Alors, dit Noël, étendant la main, il faut aller chercher le maître.
Le maître, c’était Rocambole. Le chien comprit et partit au galop. Noël demeura dans la rue Cassette, se promenant de long en large et ne perdant pas de vue l’hôtel dans lequel devait être Vasilika. Il avait un marteau sur l’épaule et avait l’air d’un ouvrier qui regagne son chantier. Comme il passait pour la dixième fois au moins devant l’hôtel, la porte s’ouvrit. Un homme sortit et eut un geste de satisfaction et de surprise. Cet homme était Beruto. Noël allongea le pas dans la direction du Luxembourg. Mais Beruto l’appela :
– Hé ! compagnon ! lui dit-il.
Noël se retourna et prit l’air hébété d’un bon Limousin. Beruto était en petite livrée de domestique de grande maison.
– C’est-y à moi que vous parlez ? demanda Noël.
– Oui, compagnon.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Te donner de l’ouvrage, si tu en manques.
– Mais non, dit Noël. Je vais au chantier.
– Eh bien ! tu manqueras ta journée, voilà tout. C’est aujourd’hui lundi.
– Je ne fais pas le lundi, moi.
– Si on te paye bien, pourtant.
– Hein ! fit Noël, qui prit un air plus naïf encore.
– Veux-tu gagner vingt francs ?
– Fouchtra ! dit le Limousin, vous vous moquez de moi, mon bourgeois.
Et Beruto mit vingt francs dans la main de Noël qui parut ébloui, ajoutant :
– Il y a deux fois autant si on est content de ta besogne.
– Mais qu’est-ce qu’il faut donc faire ?
– Tu le verras.
Et il le poussa dans la cour et referma la porte. Alors Noël se trouva seul avec Beruto. Celui-ci cligna de l’œil.
– Tu penses bien, mon garçon, dit-il, qu’on ne paye pas un simple ravalement trois louis. On a besoin de toi pour une autre besogne.
En même temps l’Italien tira un foulard de sa poche.
– Que faites-vous donc ? lui demanda le faux Limousin.
– Tu le vois, je vais te bander les yeux.
– Mais…
– Si ça ne te convient pas, rends-moi mes vingt francs et va-t’en.
– Faites ce que vous voudrez, répondit Noël. Et il se laissa bander les yeux.
Quand ce fut fait, Beruto le prit par la main.
– Viens ! dit-il.
Pourquoi Vasilika avait-elle besoin d’un maçon ? C’est ce que nous allons voir par les quelques mots qu’elle échangea avec l’Italien Beruto.
– Madame, demanda le valet de chambre, est-ce que vous voulez faire murer la porte de ce caveau ?
– Non, dit la comtesse.
– Excusez-moi, je l’avais cru…
– Au contraire, reprit Vasilika, j’y veux faire percer une fenêtre.
Beruto regarda la belle Russe avec un étonnement croissant, et il sembla même se demander si elle n’avait pas perdu l’esprit. Vasilika poursuivit :
– Tu vois cette voûte ?
– Oui, madame.
– En quelques coups de marteau, un maçon en détachera deux pierres.
– Mais, madame, nous sommes à plus de trente pieds sous terre, reprit Beruto.
– Eh bien ?
– Sur quoi donc prendra jour la fenêtre que vous voulez percer ?
Vasilika ne répondit pas. Seulement elle eut un geste impérieux et dit :
– Va me chercher un maçon.
Beruto reprit la lampe qui se trouvait placée dans un coin du caveau.
– Non, dit Vasilika, laisse-la ici.
– Est-ce que madame va rester ?
– Oui, j’attends le maçon. Donne-lui ce qu’il voudra. Seulement, il est inutile qu’il connaisse le chemin exact de ce caveau.
– Je lui banderai les yeux.
– J’allais te l’enjoindre. Va !
Et Vasilika s’assit sur une espèce de banc, sur lequel se trouvait placée la lampe. Beruto remonta à tâtons l’escalier du souterrain. L’Italien avait coutume de ne pas discuter les volontés souvent étranges de sa maîtresse. Cependant, cette fois, il était si fort intrigué, que Vasilika l’entendit qui murmurait en s’en allant :
– Je crois que madame a un grain de folie.
Un sourire vint aux lèvres de Vasilika. Puis elle se prit à contempler Yvan, couché dans un coin du caveau et gardant l’immobilité de la mort.
– Ah ! murmura-t-elle après un long silence, c’est une passion bien voluptueuse, la vengeance, puisqu’elle donne tant d’imagination…
Un quart d’heure s’écoula. Beruto revint. Il avait été servi à souhait. Il avait rencontré Noël, bayant aux corneilles dans la rue Cassette et nous savons comment il l’avait embauché. Noël avait un bandeau sur les yeux. Mais dans l’escalier souterrain, peut-être l’avait-il un peu dérangé. Vasilika dégrafa un long manteau qui lui couvrait les épaules. En même temps, elle fit un signe à Beruto. Celui-ci prit le corps d’Yvan, le traîna dans cet angle obscur où se trouvait le squelette, et la comtesse le couvrit du manteau. En même temps, sur un autre signe d’elle, l’Italien se plaça devant le squelette. Alors Vasilika détacha elle-même le bandeau qui couvrait le visage du faux maçon. Celui-ci sut se faire une mine hébétée et craintive, et regarda la belle Russe avec une sorte de stupeur et d’effroi.
– Mon ami, lui dit Vasilika, rassurez-vous.
Sa voix avait retrouvé son timbre enchanteur et plein d’harmonie. Noël répondit :
– Qu’est-ce que vous voulez donc que je fasse, madame ?
– Rien que de fort simple : montez sur ce banc et prenez votre marteau. En même temps, elle poussa le banc vers le mur, ajoutant :
– Faites-moi un trou là-dedans.
– Mais, dit Noël, c’est de la pierre de taille, ça.
– Non, pas partout.
Et Vasilika monta sur le banc auprès de lui.
– Tenez, là, dit-elle, c’est du plâtre. On a figuré des joints de pierre, mais c’est une simple cloison.
Noël prit un marteau et frappa. Le mur rendit un son creux. Il frappa plus fort ; quelques fragments de plâtre se détachèrent. Cependant il lui fallut travailler une grande heure pour percer un trou. Ce trou percé, Beruto, qui suivait la besogne avec une curiosité croissante, vit quelque chose de noir derrière. La cloison qu’on venait de percer séparait le caveau d’un autre. Voilà tout. L’autre caveau était pareillement plongé dans les ténèbres. Le trou percé était assez grand pour laisser passer le corps d’un homme. Noël se tourna vers la comtesse et parut attendre de nouveaux ordres. Mais Vasilika lui dit :
– C’est bien, mon garçon, nous n’avons plus besoin de toi.
Et comme un nouvel étonnement se peignait sur le visage du faux maçon :
– Qu’as-tu promis à ce brave homme ? dit-elle à Beruto.
– Deux louis.
– En voilà cinq, dit la comtesse qui mit un billet de banque dans la main de Noël.
Celui-ci joua un ébahissement si profond, il eut une joie si complète, que la belle Russe ne put s’empêcher de sourire.
– À présent, dit-elle, tu peux t’en aller.
Noël se laissa rajuster le bandeau de bonne grâce et Beruto le prit de nouveau par la main, lui disant :
– Viens, mon garçon.
Cependant Rocambole, en quittant Noël une heure auparavant, ne s’était pas éloigné. Il était simplement allé s’établir dans cette chambre d’hôtel garni où nous l’avons déjà vu, lorsqu’il s’occupait de tirer Antoinette de Saint-Lazare, au coin du faubourg Saint-Honoré et de la rue de la Pépinière. Il avait été convenu avec Noël que si ce dernier avait besoin de lui, il l’enverrait chercher par le caniche, ce singulier messager. En effet, le caniche, une heure après, grimpa lestement l’escalier et gratta à la porte. Rocambole sortit et regarda l’intelligent animal. Le chien remuait la queue et faisait mine de redescendre l’escalier.
– C’est bien, dit Rocambole ; je te suis.
Une fois dans la rue, le chien piqua tout droit vers le faubourg Saint-Germain. Rocambole comprit que Noël était sur la trace d’Yvan.
Trois quarts d’heure après, toujours guidé par le chien, il arrivait rue Cassette. Mais Noël n’y était pas. Noël était encore occupé à la mystérieuse besogne que lui avait donnée Vasilika. Seulement, sur un signe de Rocambole, le chien prit sa piste et s’arrêta à la porte du vieil hôtel. Rocambole regarda cette maison vermoulue, puis un souvenir rapide traversa son cerveau.
– Hé ! hé ! dit-il, je connais cela.
Il alla faire le guet à l’autre extrémité de la rue, dans le renfoncement d’une porte. Un quart d’heure après Noël reparut. Beruto s’était contenté de lui ôter son bandeau et de lui entrebâiller la porte de l’hôtel. Mais il n’était pas sorti dans la rue. Rocambole siffla, Noël se dirigea sur lui.
– Eh bien ! fit le maître.
– Je viens de voir des choses auxquelles je ne comprends rien.
– Voyons ?
– Un homme est sorti de cette maison, est venu à moi et m’a dit qu’il avait besoin d’un maçon.
Et Noël raconta que dans l’escalier, il s’était heurté volontairement au mur, ce qui avait un peu déplacé son bandeau et lui avait permis de voir, d’abord Vasilika qu’il avait fort bien reconnue, puis un homme endormi et comme frappé de léthargie, qu’on avait poussé dans un coin sur lequel la comtesse avait jeté son manteau. Enfin le squelette devant lequel Beruto s’était placé.
– Et, lui dit Rocambole, tu ne sais pas pourquoi tu as percé ce mur ?
– Non.
– Qu’y a-t-il derrière ?
– Je ne sais pas.
– Tu n’as pas reconnu cette maison dans laquelle tu es entré ?
– Non, dit encore Noël.
Rocambole fit appel à ses souvenirs.
– Après ça, dit-il, je crois que tu n’étais pas encore dans la bande des Valets de cœur.
– Quand ?
– Lorsque le baronnet sir Williams et moi, nous fîmes une descente dans ce vieil hôtel.
Et Rocambole prenant Noël par le bras :
– Viens, dit-il, entrons dans ce bouchon qui est là, rue du Vieux-Colombier. Nous verrons entrer et sortir les gens de cette maison, et je te conterai une bien étrange histoire.
Noël le suivit.
Comme Rocambole et Noël étaient tous deux vêtus en maçons, personne ne fit attention à eux dans le cabaret où ils entraient. Rocambole demanda du vin et alla s’asseoir dans le coin le plus obscur de la salle.
– Tu dis donc, fit-il, qu’il y avait un squelette contre le mur ?
– Oui, répondit Noël.
– Et un homme qui paraissait dormir, couché par terre ?
– Oui, maître.
– Es-tu bien sûr qu’il ne fût pas mort ?
– Je l’ai cru un moment ; un moment j’ai cru qu’on ne me faisait creuser ce trou que pour l’enterrer. Mais…
– Mais quoi ?
– Puisqu’on ne me l’a pas fait reboucher, c’est que cet homme n’est qu’endormi.
– Je le pense comme toi, dit Rocambole, cet homme doit être le jeune Russe que nous cherchons.
– Je le pense aussi.
– Vasilika n’est pas femme à l’avoir tué. Ces femmes du Nord ont la vengeance plus raffinée.
– Alors, maître, dites-moi cette histoire dont vous me parlez.
– Voici, dit Rocambole.
Et il se mit à parler provençal, langue que Noël et lui avaient apprise durant leur long séjour à Toulon.
– La maison dans laquelle tu es entré, dit-il, a été pendant fort longtemps inhabitée. Elle a même joui pendant très longtemps d’une réputation mystérieuse, et je vois qu’elle n’a pas changé de réputation.
– À qui appartenait-elle ?
– À une vieille dame qui habitait la province et n’était pas revenue à Paris depuis la révolution de Juillet en 1830.
– Mais elle a été louée depuis ?
– Pas avant 1840. Elle est demeurée dix ans inhabitée.
« La vieille dame est morte sans doute et ses héritiers ont dû en tirer parti, la vendre ou la louer. La vieille dame avait été jeune, elle avait été belle, elle avait eu un mari. Un mari jaloux, acariâtre, insupportable. Ceci se passait au commencement de l’Empire vers 1805. Le mari était officier. À cette époque, comme bien tu penses, un militaire avait rarement le temps d’être auprès de sa femme. Celui-ci était en Allemagne, à la suite de je ne sais quelle armée victorieuse, lorsqu’il reçut une lettre anonyme qui l’avertissait charitablement de son malheur. Le colonel – il avait ce grade – revint à Paris comme la foudre. Puis au lieu de rentrer chez lui, il se logea dans les environs et épia sa femme. La belle avait un galant qui se glissait chaque soir dans l’hôtel. Un soir, madame la baronne X… l’attendit en vain. Le lendemain, même attente. Les jours suivants, il en fut de même. L’amant mystérieux avait disparu. Les années passèrent, l’Empire fit place à la Restauration. Le colonel, devenu général, obtint un commandement à Paris. Jamais il ne fit un reproche à sa femme ; jamais un mot ne lui échappa qui pût lui faire supposer qu’il savait sa faute. La baronne, frappée au cœur, était devenue une pauvre femme amaigrie, brisée et demandant la mort tout bas. Vainement elle avait cherché à savoir ce qu’était devenu l’homme qu’elle avait aimé. Était-il mort ou vivant ? Ce fut pour elle un long mystère. En 1830, le général fut tué dans les rues de Paris. Alors la baronne, devenue vieille, quitta son hôtel de la rue Cassette et se réfugia dans un château qu’elle possédait en Touraine. Elle y est morte sans doute.
– Sans rien savoir, demanda Noël.
– Probablement.
– Mais, que s’était-il passé ?
– Une chose effroyablement simple. Le colonel avait un domestique qui lui était dévoué. À eux deux, ils s’étaient emparés de l’amant comme il se glissait dans l’hôtel, avaient étouffé ses cris, l’avaient bâillonné et garrotté. Puis, ils l’avaient descendu dans le caveau d’où tu reviens, et ils l’avaient enchaîné par le cou et les pieds.
– C’est donc le squelette de cet homme que j’ai vu ?
– Oui.
– Et il est mort là ?
– Sans doute ; mais ce n’est pas tout encore.
– Ah !
– Tu vas voir. Et, dit Rocambole, voici où se placent mes souvenirs du club des Valets de cœur. Sir Williams, mon patron, avait toujours été frappé par l’aspect solitaire et mystérieux de cette maison. Il me dit un jour :
« – Il n’y a là qu’un vieux domestique qui ne sort jamais. Si tu veux, nous tenterons un bon coup. Cette maison doit renfermer des trésors.
« – Cela me va, répondis-je.
« Une nuit, nous pénétrâmes dans l’hôtel, à l’aide de fausses clés, et nous trouvâmes le vieillard dans une chambre du rez-de-chaussée. Un filet de lumière passait sous sa porte. Nous étions entrés sans bruit. Sir Williams s’approcha doucement et colla son œil au trou de la serrure. Le vieillard n’était pas couché ; il s’était mis à genoux devant un crucifix et priait à haute voix.
« – Mon colonel, disait-il, on dit que les morts reviennent parfois ; si cela est vrai, revenez et déliez-moi du serment que je vous ai fait. Déliez-moi pour que les ossements de ce malheureux reçoivent enfin la sépulture.
« Ces mots nous intriguèrent. D’un coup d’épaule, sir Williams fit sauter la porte. Le vieillard jeta un cri perçant ; mais sir Williams bondit sur lui, un poignard à la main, et lui dit :
« – Si tu cries, je le tue !
« Alors, sous cette menace de mort, le vieux domestique nous raconta cette lugubre histoire. Il nous conduisit dans le caveau et nous montra le squelette encore attaché au mur. Puis il frappa de son poing sur le mur et nous dit :
« – Il y a là un autre caveau.
« Mon maître avait fait faire un trou, et dans ce deuxième caveau il y avait un jeu de glaces habilement combiné qui reflétait, au fond du cachot où cet homme a vécu dix ans, tout ce qui se passait dans le jardin de l’hôtel. Quand il est mort – car il a vécu près de dix ans –, j’ai fait murer le trou.
– Mais, interrompit Noël, je ne comprends pas, maître.
– Écoute bien, reprit Rocambole.
– Voyons ?
– Ce second caveau, celui que tu viens de découvrir en perçant le mur que le vieux domestique avait fait reboucher, avait un soupirail qui donnait à fleur de terre sur le jardin. Ce soupirail avait été fermé par une glace sans tain d’une très forte épaisseur. En face, dans l’intérieur du caveau, on avait placé une autre glace étamée, un peu inclinée, dans laquelle le jardin tout entier se reflétait. De l’endroit où il se trouvait enchaîné, le malheureux pouvait voir cette glace, et, par conséquent, presque chaque jour celle qu’il aimait, et qui le pleurait comme mort, se promener triste et silencieuse. Pendant dix années il avait eu ce spectacle, vengeance raffinée s’il en fut. On lui apportait à manger chaque nuit, diminuant graduellement sa ration, de telle façon qu’il avait mis dix années à mourir de faim. C’était le vieux domestique qui s’était chargé de cette besogne.
– Mais, c’est épouvantable cela, dit Noël.
– Oui, répondit Rocambole. Et Vasilika a dû surprendre ce secret. Que compte-t-elle faire ? Comment se servira-t-elle de cette découverte ? C’est ce que je ne sais pas, c’est ce que je veux savoir.
– Mais le vieux domestique ? demanda encore Noël.
– Sir Williams l’envoya rejoindre son colonel d’un coup de poignard, après lui avoir promis toutefois de faire enterrer le squelette ; mais nous avions, ma foi ! bien autre chose à faire. Nous dévalisâmes sa maison : il n’y avait pas grand-chose, du reste.
Comme Rocambole achevait son récit, la porte du vieil hôtel de la rue Cassette s’ouvrit, et Vasilika en sortit.
– Bon, dit Rocambole, nous allons savoir ce qu’elle compte faire de sa découverte…
Vasilika sortit à pied, tourna l’angle de la rue et se dirigea vers la place Saint-Sulpice. Noël la suivit, tandis que Rocambole demeurait dans le cabaret. Noël, qui cheminait à distance, vit la comtesse Vasilika remonter en voiture. Il l’entendit indiquer au cocher les Champs-Élysées et il se dit :
– Elle rentre chez elle.
Puis il vint rapporter tout cela à Rocambole.
– Eh bien ! dit celui-ci, si tu veux, nous allons faire une petite visite domiciliaire dans cette maison mystérieuse.
Noël et Rocambole avaient calculé – ce qui était fort simple, du reste – que la comtesse Vasilika mettrait bien une heure pour aller aux Champs-Élysées et en revenir, en admettant qu’elle revînt. Une heure, c’était plus qu’il ne leur en fallait. Ils allèrent donc sonner à la porte de l’hôtel. Mais au premier coup de sonnette, la porte ne s’ouvrit point. Noël sonna une seconde fois ; même silence. Puis une troisième. Cette fois, ce fut un guichet qui s’ouvrit dans le panneau de la porte. Beruto montra son visage de fouine :
– Qu’est-ce que c’est ? dit-il.
Il ne vit d’abord que la face brute et niaise du faux Limousin.
– Ah ! c’est toi, mon garçon ? dit-il. « Que veux-tu ?
Rocambole s’était effacé derrière Noël.
– Monsieur, dit celui-ci, excusez-moi si je reviens. Mais c’est qu’il m’est arrivé un grand malheur.
– Plaît-il ?
– Votre dame m’a donné un billet de banque, n’est-ce pas ?
– Oui, mon garçon.
– Eh bien ! figurez-vous que je l’ai perdu.
– Où donc cela ?
– Je crois bien que c’est dans l’escalier ou dans votre cour.
– Repasse dans une heure. Je vais le chercher, si je le trouve, je te le rendrai.
Et Beruto referma le guichet. Mais cela ne faisait pas l’affaire de Noël. Il regarda Rocambole. Rocambole fronçait le sourcil et paraissait évoquer un souvenir lointain. Il entraîna Noël à quelques pas.
– Est-ce là, dit-il, l’homme qui t’a bandé les yeux ?
– Oui, maître.
– Par conséquent, c’est le serviteur de Vasilika ?
– Naturellement.
– Un homme petit, aux épaules larges, avec des cheveux noirs et une barbe noire ?
– C’est bien ça.
– Je l’ai reconnu à la voix.
– Vous le connaissez ?
– Oui, dit Rocambole.
Et il prit Noël par le bras.
– Allons-nous-en ! dit-il.
– Comment ! vous renoncez à pénétrer dans la maison ?
– Tu vois bien qu’il ne veut pas ouvrir.
– Si je sonnais encore ?
– Non, il t’a dit de revenir dans une heure.
– Je reviendrai ?
– Oui, avec moi.
Tandis que Noël et Rocambole s’éloignaient, Beruto se trouvait derrière le guichet. L’Italien était tout pâle et le retour subit du maçon l’avait fortement ému. Beruto était certain d’avoir vu Noël serrer le billet de banque dans un coin de son mouchoir, auquel il avait fait un nœud et qu’il avait remis dans sa poche. Pourquoi donc était-il revenu ? Beruto était hardi avec les faibles, mais il était lâche aussitôt qu’il flairait un ennemi. Et Beruto avait entendu parler d’un homme qui, dit-on, était terrible et qui recherchait Yvan Potenieff. Cet homme, c’était Rocambole. La peur s’était donc emparée de Beruto. Il s’était réfugié dans le fond de l’hôtel après quelques minutes d’hésitation et s’y était barricadé. Mais sa précipitation avait été si grande, et il avait repoussé le guichet si vivement, que le pêne n’avait pas mordu dans la gâche et que le guichet, mal refermé, se rouvrit quand il fut parti. Beruto se dit :
– Madame a un passe-partout. Je n’attends personne qu’elle. Si le maçon dont je commence à me méfier revient, il pourra bien sonner jusqu’à demain.
En effet, le maçon revint, c’est-à-dire Noël, et avec Noël Rocambole. Noël allait tirer de nouveau la chaînette qui correspondait à la sonnette. Rocambole le retint. Il venait d’apercevoir le guichet entrouvert. Or, à quelque heure du jour que ce soit, nous l’avons dit déjà, la rue Cassette est déserte comme une de ces allées dans lesquelles on ne rencontre par-ci par-là qu’un fossoyeur ou quelque parent qui vient prier sur une tombe fraîche. Si MM. les voleurs ne se donnent pas le plaisir d’y crocheter les portes en plein jour, c’est par pure délicatesse. Personne ne s’y opposerait. Rocambole poussa donc le guichet. Puis il passa son bras au travers et saisit l’espagnolette, qui servait à manœuvrer la barre de fer maîtresse qui maintenait les deux battants de la porte cochère. La barre tourna, les deux battants se disjoignirent, et la porte s’ouvrit sans bruit.
– Voilà qui est beaucoup plus commode, dit Rocambole.
Et il poussa Noël, et tous deux entrèrent. La rue Cassette continuait à jouir du calme le plus complet. Une fois entrés, ils refermèrent la porte et le guichet. Beruto, qui s’était barricadé dans la salle basse où Vasilika avait déjeuné avec Yvan, n’entendit rien. Mais il avait laissé ouverte la porte du vestibule.
– C’est incroyable ! dit Rocambole, comme je me reconnais. Attends !…
Et il entra. Beruto entendit seulement alors le bruit de leurs pas. Il crut que c’était Vasilika qui revenait, courut à la porte de la salle basse, l’ouvrit et se trouva face à face avec Noël. Noël était armé de son marteau de maçon. Beruto jeta un cri.
– Au secours ! au voleur ! dit-il.
Mais Rocambole écartant Noël le saisit à la gorge et lui dit :
– Tais-toi !
En même temps, il le traîna vers la partie du vestibule qui se trouvait en pleine lumière :
– Regarde-moi bien, lui dit-il ; me reconnais-tu ?
Beruto jeta un nouveau cri.
– Cent dix-sept ! dit-il.
– Parbleu ! oui, c’est moi, dit Rocambole en le lâchant. Tu ne pouvais faire moins pour ton ancien compagnon de chaîne, au bagne de Toulon, que le reconnaître.
Et se retournant vers Noël :
– Tu ne le reconnaissais donc pas, toi ?
– Ma foi ! non, répondit Noël. Je suis même sûr de ne l’avoir jamais vu.
– Oh ! c’est juste, dit Rocambole. Tu n’es venu à Toulon qu’un an après que j’y suis rentré. Ce gaillard-là finissait son temps et il était parti quand tu es arrivé.
« Nous avons été accouplés six mois. Beruto était tout tremblant.
– Mon bonhomme, lui dit le maître, c’est moi qu’on nomme Rocambole.
– Vous !
– Et je te donne à choisir : ou devenir mon esclave, ou servir de fourreau à ce joli outil.
En même temps, il fit briller un poignard aux yeux de Beruto.
– Je vous obéirai, murmura l’ancien forçat.
Un coup de sonnette se fit entendre.
– Ciel ! dit l’Italien, c’est madame !
– La comtesse Vasilika ?
– Oui.
– Il faut que tu nous caches, dit vivement Rocambole.
Un trait de lumière éclaira l’esprit de Beruto.
– Tenez, dit-il, mettez-vous là.
Et il fit entrer Rocambole et Noël dans la salle basse et les plaça l’un à côté de l’autre, sur cette portion du plancher qui était mobile. Puis il courut au mur et pressa un ressort. Le plancher bascula et Rocambole et Noël disparurent subitement.
Quarante-huit heures s’étaient écoulées. M. de Morlux avait eu de fréquents entretiens avec Vasilika, tantôt chez lui, tantôt chez elle. Le vieillard paraissait transformé. Il n’avait plus le visage inquiet et sombre ni ces mouvements nerveux qui trahissaient le bouleversement de son âme. Depuis deux jours, M. de Morlux était calme. Agénor avait fait la paix avec lui et ne s’opposait plus à ce qu’il épousât Madeleine, si Madeleine y consentait. Madeleine, tout en l’appelant toujours « mon bon oncle », parlait beaucoup moins d’Yvan. M. de Morlux en concluait que l’abandon où le jeune Russe semblait la laisser, la blessait profondément, et il comptait sur le dépit comme sur un puissant auxiliaire. Enfin, Vasilika lui avait dit :
– Je vous jure que vous épouserez Madeleine. Et M. de Morlux croyait à Vasilika.
Tout pour lui tournait donc à merveille, et le vicomte n’était pas homme à avoir des remords du passé. Cependant, la comtesse vint jeter quelques gouttes d’absinthe dans son miel. Elle arriva un matin et lui dit :
– Tout est prêt là-bas.
– Ah ! fit-il avec joie.
– Le vieil hôtel est devenu un vrai nid d’amoureux. Si nous parvenons à y conduire Madeleine…
– Oh, elle m’y suivra, j’en suis sûr.
– Tout ira bien, dit Vasilika. Cependant…
Elle fronça légèrement le sourcil.
– Eh bien ? fit de Morlux.
– Je crains Rocambole.
– Toujours ?
– Et la comtesse Artoff. Antoinette est toujours chez elle.
– Bah ! fit le vicomte. Agénor me répond de tout.
– C’est égal, dit Vasilika, si vous m’en croyez, vous songerez à ce que je vous ai dit…
– Quoi donc ? fit M. de Morlux, qui perdait la tête depuis qu’il était amoureux.
– Pour paralyser Rocambole, lequel fait le mort depuis quelques jours…
– Que faut-il faire ?
– Il faut le frapper dans son unique émotion.
M. de Morlux tressaillit.
– Oui, vous m’avez dit cela déjà, fit-il, mais… je vous avouerai que je crois inutile…
– Mon cher, dit froidement la comtesse, songez à ceci : il y a des navires qui font naufrage au port.
– Vous avez raison, madame. Voyons, qui faut-il frapper, du père ou de l’enfant ?
– J’aimerais assez enlever l’enfant, dit Vasilika. Pendant que Rocambole le chercherait, j’aurais tout le temps de me venger d’Yvan.
– Ah !
– Et vous épouseriez, vous, fort tranquillement Madeleine, ajouta Vasilika, qui eut un sourire dédaigneux et cruel.
M. de Morlux fit un signe d’assentiment.
– Je vous obéirai, dit-il.
– Oh ! fit Vasilika qui eut un sourire moqueur, nous ne nous entendons pas, mon cher vicomte.
– Plaît-il ?
– Je vous donne un conseil et non des ordres. Ma vengeance à moi est assurée. Ce que je vous dis est donc pure charité de ma part.
Le vicomte se mordit les lèvres. Vasilika reprit :
– Qu’est-ce que je veux, moi ? torturer moralement le misérable idiot qui a refusé mon amour, le torturer avant de le tuer, car je lui réserve un genre de mort épouvantable. Or, l’heure de ma vengeance va sonner.
– Tandis que moi ?…
Et le vicomte fit cette question d’une voix timide.
– Vous, dit Vasilika, vous êtes peu en marche vers le but que vous vous êtes assigné…
– Et je puis être arrêté en chemin ?
– Oui, par Rocambole.
Ce nom causait toujours à M. de Morlux un léger frisson.
– Écoutez, reprit Vasilika, j’ai entendu votre neveu ici, il y a deux jours, vous dire que Madeleine s’était sauvée de chez la comtesse Artoff et s’était réfugiée chez vous.
– Eh bien ?
– Eh bien ! je n’ose y croire. L’histoire de cette femme qui ressemble à Madeleine me trotte par la tête… Je n’ai vu ni l’une ni l’autre, mais il me semble que je saurais bien à première vue…
– Cette fois, interrompit M. de Morlux avec un sourire, vous me permettrez d’éclaircir vos soupçons.
Et il sonna.
– Priez mademoiselle de descendre, dit-il au valet qui se présenta.
Deux minutes après, Madeleine entra. Elle était vêtue fort simplement, comme une jeune fille habituée à une vie modeste et à un rang subalterne.
La comtesse en fut frappée.
– Mon enfant, dit M. de Morlux qui reprit son rôle d’oncle et son ton paternel, j’ai voulu vous présenter à la comtesse Wasserenoff, qui a beaucoup connu la famille Potenieff.
Madeleine jeta un cri de joie qui impressionna Vasilika.
– Je vous dirai même mieux que cela, mademoiselle, dit la comtesse.
Madeleine la regarda. Et elle regarda Vasilika avec un effroi si naturel, que M. de Morlux partagea cette terreur momentanée. Évidemment Vasilika, puisqu’elle aimait encore Yvan, devait haïr Madeleine.
– Rassurez-vous, dit la comtesse toujours impassible, j’ai renoncé à Yvan.
– Madame, dit alors Madeleine, puisque vous vous montrez généreuse, soyez-le jusqu’au bout.
Et sa voix eut un accent de prière.
– Vous devez savoir où est Yvan ?
Un sourire vint aux lèvres de Vasilika. Madeleine joignit les mains :
– Oh ! dites-le moi, fit-elle.
– Vous l’aimez donc bien ?
– Oh ! de toute mon âme…
Vasilika continuait à sourire :
– Eh bien ! dit-elle, je vais vous faire une promesse.
– Ah ! parlez…
– Venez me voir demain dans mon hôtel de la rue Cassette.
– Avec mon oncle ?
– Sans doute. Et je vous donnerai des nouvelles d’Yvan. Madeleine eut un nouveau cri de joie.
La comtesse lui tendit la main :
– Je serai une bonne cousine, dit-elle.
Puis elle se leva et fit un signe imperceptible à M. de Morlux. Celui-ci lui offrit son bras. Les deux femmes se saluèrent et la comtesse prit le chemin du jardin, car c’était toujours par là qu’elle s’en allait.
– Eh bien ? fit M. de Morlux quand ils furent seuls, douterez-vous encore ?
– Oui, dit-elle.
Le vicomte recula.
– Écoutez, dit Vasilika : si cette femme n’est pas Madeleine, la ressemblance est si parfaite, et elle joue si bien son rôle, que c’est à n’y rien comprendre.
– Vous ne l’avez donc pas vue rougir et trembler ; vous n’avez donc pas entendu ce cri de l’âme qu’elle a jeté au seul nom d’Yvan ? fit l’amoureux vicomte.
– Oui, mais…
– Mais quoi ?
– Mon cœur n’a pas bondi, répliqua Vasilika, et je n’ai pas éprouvé cet irrésistible élan de haine que donne la vue d’une rivale.
– Oh !
– Du reste, ajouta la comtesse, à demain…
– Et demain ?…
– Demain, je vous dirai bien si c’est la vraie Madeleine.
– Comment le saurez-vous ?
– C’est mon secret. Adieu…
Et Vasilika laissa M. de Morlux tout pensif. Celui-ci se disait en rentrant dans son cabinet :
– Oui, c’est bien Madeleine… Et cependant, il me semble que là-bas… en Russie… elle n’avait pas la même voix… Mystère.
Les Russes sont familiers avec les poisons et les narcotiques. Cela tient à ce que la plupart des grandes familles moscovites ont des esclaves géorgiens et circassiens, peuples essentiellement initiés à la vie et aux habitudes de l’Orient. Vasilika avait eu pour nourrice une Géorgienne. Cette femme, longtemps esclave en Turquie, savait préparer des poisons subtils, des narcotiques foudroyants et leurs antidotes. Quand elle mourut, Vasilika avait hérité de ses secrets. Le verre qu’Yvan Potenieff avait pris des mains de l’Italien Beruto et qu’il avait vidé d’un trait, contenait un breuvage dont nous avons vu l’effet instantané. Yvan était tombé comme foudroyé. Cependant la vie ne l’avait point abandonné. Yvan n’était point mort. Yvan avait été frappé d’une catalepsie identique à celle qui avait permis à Antoinette de quitter Saint-Lazare. Rocambole et Vasilika possédaient le même narcotique. Le premier l’avait employé en pilules. L’autre s’en était servi à l’état liquide. Pendant trois jours consécutifs, Yvan avait été comme mort ; pendant ces trois jours bien des choses s’étaient passées sans doute dans le caveau où il était gisant. Enfin, les effets de la catalepsie se dissipèrent peu à peu ; les sens s’éveillèrent ; l’ouïe d’abord, puis l’odorat, puis enfin la vue. Yvan ouvrit les yeux. La lanterne suspendue à la voûte du caveau brûlait toujours, projetant sa lueur sinistre autour d’elle. Le squelette était toujours là debout contre le mur, son carcan de fer au cou. Mais Yvan, qui ne pouvait encore remuer ses membres raidis, aperçut quelque chose de nouveau. Il vit un trou noir au-dessus de sa tête. Qui donc avait creusé ce trou ? Était-ce une issue ? La porte du caveau était refermée, mais ce trou lui permettrait peut-être de se sauver. Et, songeant à sa liberté, Yvan se souvint. Il se souvint que Vasilika lui avait promis qu’il sortirait, ajoutant :
– Mais il faut que vous sortiez d’ici comme vous y êtes entré, en dormant.
Et Yvan s’éveillait, et il était encore dans le caveau.
Vasilika avait donc menti ! Le jeune homme fut pris d’un accès de rage ; et il fit de tels efforts qu’en moins de deux heures il fut sur pieds et libre de ses mouvements. La catalepsie s’était tout à fait dissipée. Alors il approcha le banc qui se trouvait dans le caveau, de ce trou, dont il ignorait la destination et la profondeur. Mais comme il montait sur le banc, la porte du caveau s’ouvrit et Vasilika entra. Elle était seule, un flambeau à la main. Yvan ne la vit point armée de ce revolver avec lequel elle l’avait tenu à distance. De plus, elle était souriante et calme.
– Bonjour, mon cousin, dit-elle.
Il la regarda avec colère.
– Est-ce ainsi que vous tenez vos promesses ? dit-il.
– Je viens les tenir.
– Ah ! je vais donc sortir d’ici ?
– Non.
Et elle ferma tranquillement la porte du caveau.
– Alors, dit Yvan avec emportement, que signifient ce breuvage que vous m’avez fait prendre… et ce trou que voilà ?
– Ce breuvage, dit Vasilika, était nécessaire.
– Pourquoi ?
– Pour qu’on pût percer ce trou durant le sommeil qu’il vous a procuré.
– Et ce trou ?
– Et ce trou va vous permettre de voir Madeleine. Regardez !
Et comme si une main invisible eût obéi à la parole de Vasilika, le trou noir devint tout à coup lumineux : on avait tiré un rideau. Ce rideau, qui couvrait sans doute l’épaisse glace sans tain qui séparait, à fleur de terre, le deuxième caveau du jardin, ce rideau tiré, la glace inclinée fit son office. Et Yvan, stupéfié, vit le jardin tout entier se refléter dans cette glace. Et dans le jardin, qu’inondait un joyeux rayon de soleil, Yvan vit un homme et une femme qui se promenaient au bras l’un de l’autre. Cet homme, il le reconnut à un battement précipité de son cœur. C’était M. de Morlux. La femme, il la reconnut aussi. C’était Madeleine. Et Yvan, livide de rage, sans voix, sans haleine, continua à les regarder. Madeleine souriait ; elle paraissait heureuse. M. de Morlux lui pressait doucement la main, et ils paraissaient s’abandonner à une causerie charmante. Puis il vint un moment où M. de Morlux annonça sans doute une bonne nouvelle à Madeleine… Car Madeleine sauta au cou de M. de Morlux et l’embrassa. Yvan jeta un cri de rage. Mais tout aussitôt, la main invisible qui avait soulevé le rideau le laissa retomber. Le jardin disparut, la glace éteignit ses reflets, le trou redevint tout noir. Le spectacle fantasmagorique disparut.
– Eh bien ! dit Vasilika avec un sourire de triomphe, vous avais-je menti, mon cousin ?
– Je veux la tuer, dit Yvan.
– Non, répondit Vasilika. On ne se venge pas des gens qui ne vous aiment plus.
– Vous vous vengez bien de moi, vous ?
Vasilika se mit à rire.
– Vous vous trompez, dit-elle ; j’ai voulu vous donner une leçon, voilà tout.
– Comment ?…
– Et vous prouver que lorsqu’un homme de votre rang s’amourache d’une petite maîtresse de français, il peut lui arriver les aventures les plus désagréables. Donnez-moi la main, mon cher Yvan, et pardonnez-moi comme je vous pardonne.
– Mais… ma cousine…
– Vous êtes libre, Yvan, dit-elle encore. Mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que vous ne chercherez pas à revoir cette petite fille qui vous a oublié, et qui va devenir comtesse de Morlux.
– Je veux au moins lui écrire.
– Pour quoi faire ?
– Pour lui dire le mépris qu’elle m’inspire.
– À votre aise, répondit Vasilika avec indifférence.
Puis elle le prit par la main et lui dit :
– Venez !
Elle rouvrit la porte du caveau, et tenant toujours Yvan d’une main et son flambeau de l’autre, elle le conduisit à l’escalier qui menait des caves de l’hôtel au vestibule. Yvan était en proie à une telle surexcitation, à un tel désespoir, qu’il la suivait avec la docilité d’un enfant. Une fois dans le vestibule, Vasilika ouvrit une porte et Yvan se trouva de nouveau au seuil de cette salle basse dans laquelle il avait déjeuné quelques jours auparavant. La table était toujours au milieu. Seulement, au lieu d’être couverte d’une nappe et d’un déjeuner, elle supportait des plumes et de l’encre.
– Écrivez, dit Vasilika.
Yvan s’assit, prit une plume d’une main fiévreuse, et traça ces mots :
« Madeleine,
« Je vous hais et je vous méprise ! Ne cherchez jamais à me revoir. Je quitte Paris à l’instant.
« YVAN. »
Puis il tendit la lettre ouverte à Vasilika. Celle-ci la prit, toujours souriante. En même temps elle courut au mur et pressa le ressort. Le plancher joua, et Yvan, éveillé et les yeux ouverts cette fois, fut précipité de nouveau dans cet abîme mystérieux qui l’avait englouti.
– Cette fois, murmura Vasilika superbe de haine et blanche de colère, tu n’en sortiras pas, et je viens de te plonger vivant dans ta tombe.
Cette fois, Yvan comprit qu’il était pris, et il n’eut que le temps de pousser un cri. Le plancher s’était abaissé et il était tombé d’une hauteur de quelques pieds, lentement, sur une surface molle qui s’affaissa sous lui. Comme il avait été subitement plongé dans une obscurité profonde, il ne put définir sur-le-champ où il était et ce qui venait de se passer. Il n’avait vu qu’une chose, c’est que le plancher s’effondrait sous lui. Et dans cette rapide transition de la lumière à l’obscurité, une pensée plus rapide encore s’était emparée de lui. Yvan croyait tomber dans quelque abîme, où il se broierait sur des rochers aigus ou sur des pointes de fer. Rien de tout cela n’était arrivé. Le plancher, en basculant, l’avait laisser choir sur une couche presque moelleuse. En même temps il étendit les mains et rencontra les parois d’une sorte de corbeille. On eût dit une benne de mineur descendant de la surface du sol au fond d’un puits. En même temps, il éprouva ce balancement et cette légère oppression qu’occasionne une descente rapide. Puis un bruit se fit, puis un jet de lumière et la benne s’arrêta. Alors Yvan étourdi leva la tête et regarda : Il était dans le caveau où il avait passé tant d’heures d’angoisses. Au-dessus de sa tête brillait la lanterne. Devant lui, à une certaine élévation, était le trou noir qui s’était éclairé tout à l’heure et par lequel il avait aperçu Madeleine, se promenant au bras de M. de Morlux, dans le jardin. Que signifiait tout cela ? Yvan n’eut pas besoin de se mettre l’esprit à la torture. Il courut à la porte du caveau. La porte était fermée. Mais le guichet était ouvert. Il eut un moment d’illusion : Puisqu’il était tombé si doucement, c’est que Vasilika ne voulait point sa mort. Et alors, était-ce une dernière mystification ? Ou bien sa captivité continuait-elle ? Et il se mit à crier :
– Comtesse ! ma cousine ! Vasilika !
Comme si elle eût attendu cet appel, Vasilika parut au bas de l’escalier, à l’extrémité de ce corridor sur lequel donnait le guichet.
La comtesse n’était plus seule, cette fois. Beruto, riant d’un mauvais rire, l’accompagnait. Vasilika vint jusqu’au guichet.
– Cousin, dit-elle, je vous vais dire une histoire, avant de vous dire un éternel adieu.
Elle avait un rire cruel et bruyant aux lèvres et son regard était farouche. Cette fois, Yvan comprit et ne douta plus. Vasilika avait résolu sa mort. Mais quelle mort ? Elle allait le lui dire, sans doute ; et, si brave qu’il fût, il sentit ses cheveux se hérisser.
– Cousin, répéta-t-elle, vous voyez un squelette là, n’est-ce pas ?
– Que m’importe ! fit-il avec dédain. Je ne crains pas la mort. D’ailleurs, n’ai-je pas le cœur brisé, grâce à vous ?
– Grâce à moi est la vérité, cousin.
– Ah ! vous en convenez ? dit-il avec une ironie pleine de fureur.
– C’est moi qui ai décidé Madeleine à épouser le vicomte Karle de Morlux.
– Misérable !
– Attendez encore, mon beau cousin, reprit Vasilika, dont la voix sifflait comme une vipère.
– Que voulez-vous ?
– Je veux vous dire l’histoire du squelette.
– Je ne veux pas la savoir, moi.
– Bah ! elle vous intéresse.
Yvan s’était éloigné de la porte ; il se rapprocha. Vasilika poursuivit :
– Ce vieil hôtel était habité, il y a quarante ans, par une femme qui trompait son mari.
– Vraiment ? ricana Yvan ivre de rage.
– Le mari s’empara de l’amant, et il en fit le squelette que voilà. C’est à lui qu’on doit cet ingénieux appareil des glaces que vous voyez.
En même temps Vasilika frappa trois fois dans sa main. Le trou noir s’éclaira aussitôt, les glaces reprirent leurs fonctions. Et Yvan dont le front était inondé de sueur, put voir Madeleine assise sur un banc de verdure, auprès de M. de Morlux, qui lui tenait la main et fixait sur elle un regard de convoitise.
– L’amant, poursuivit Vasilika, put voir la femme qu’il aimait et qui le pleurait comme mort, car elle ne savait ce qu’il était devenu, jusqu’à sa dernière heure.
– Horreur ! murmura Yvan.
– Mon cher cousin, reprit Vasilika toujours implacable et railleuse, une femme comme moi ne se venge pas à demi. L’hôtel est passé en d’autres mains. Il appartient à présent à M. de Morlux. C’est la demeure de Madeleine. Vous la verrez tous les jours, c’est-à-dire, acheva la comtesse, tant que vous vivrez.
Elle eut un rire diabolique et ajouta :
– Mais, rassurez-vous, je suis moins cruelle que le mari trompé. Je ne prolongerai pas votre supplice : vous mourrez de faim… Adieu…
Et Vasilika fit un pas de retraite. Yvan l’entendit qui disait à Beruto :
– Quelque somme que t’offre cet homme pour un morceau de pain, prends bien garde ! il y va de ta vie. Du reste, je viendrai tous les jours… et je m’assurerai que tu m’obéis fidèlement.
– Madame la comtesse peut compter sur moi, dit Beruto.
Et tous deux s’en allèrent. Yvan fut en proie alors à une sorte de fièvre délirante. Madeleine était perdue pour lui. Et Yvan allait mourir. Il eut un accès de rage, puis une protestation profonde, et il se laissa tomber sur le sol humide. Un Français espère jusqu’à la dernière minute. Un Russe n’espère pas. Yvan savait maintenant que Vasilika serait sans merci. Il avait vu ses lèvres frangées de cette écume verdâtre qui trahit chez les peuples du Nord ce qu’on appelle la colère blanche. Yvan était prisonnier… Il le serait jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort il pourrait apercevoir Madeleine… Madeleine qui ne l’aimait plus, Madeleine qui l’avait trahi… Madeleine, à qui il avait écrit qu’il la méprisait… Madeleine, qu’il aimait encore ! Une heure s’écoula. Yvan se heurta la tête et voulut se la briser aux murs du caveau. Mais, dès la première tentative, un phénomène inattendu se passa. La lanterne qui éclairait le caveau s’éteignit. On ne se tue pas dans l’obscurité. Une horreur nouvelle s’empara d’Yvan, et il demeura immobile et tout tremblant. Le trou était redevenu tout noir ; les glaces étaient masquées de nouveau. Vasilika voulait sans doute lui ménager tous les raffinements du supplice. Mais soudain un bruit se fit au-dessus de la tête du prisonnier. Et il leva les yeux. La voûte s’était entrouverte à la place même où était suspendue la lanterne. En même temps une lumière y brillait. Cette lumière éclairait cette même benne, dans laquelle il était descendu, et qui était remontée aussitôt qu’il avait touché le sol. Deux hommes étaient dedans, se tenant debout. L’un d’eux avait à la main une lampe. C’était la clarté qui avait fixé les regards d’Yvan stupéfait. La benne descendit lentement et toucha le sol. Les deux hommes sautèrent à terre. Yvan ne les reconnaissait ni l’un ni l’autre.
– Je viens vous sauver, dit celui qui tenait la lampe.
– Qui donc êtes-vous ? s’écria Yvan avec un accent intraduisible.
– Un homme que vous ne connaissez pas et dont vous ignorez peut-être le nom. Je m’appelle Rocambole.
Yvan, en effet, n’avait jamais entendu prononcer ce nom. Rocambole lui dit :
– Je suis l’ami de la femme que vous aimez.
– Madeleine ! exclama Yvan.
– Oui.
Yvan secoua la tête.
– Je n’aime plus Madeleine, dit-il, ou du moins…
– C’est elle qui ne vous aime plus, n’est-ce pas ?
Yvan prit son front à deux mains avec un geste de désespoir :
– Vous venez me sauver, dit-il, à quoi bon ? vivre sans Madeleine est pour moi impossible.
Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.
– Monsieur, dit-il, essayez de vous calmer, de devenir raisonnable et de m’écouter attentivement.
Rocambole employait avec Yvan cet accent sympathique et caressant et le regard fascinateur qui faisaient une moitié de sa singulière puissance.
– Que pouvez-vous donc me dire pour me consoler ? demanda le jeune Russe avec angoisse.
– M. de Morlux vous a fait passer pour fou, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Il vous a confié à un prétendu notaire qui n’était autre qu’un médecin aliéniste ?
– Oui.
– Et le notaire vous a emmené dans sa voiture à travers les Champs-Élysées ?
– C’est parfaitement vrai.
– Eh bien ! pendant le trajet, n’avez-vous pas rencontré une femme qui ressemblait si merveilleusement à Madeleine, que vous avez couru à elle…
Yvan jeta un cri. Un voile se déchira dans son esprit.
– Oh ! dit-il, comme suffoqué.
– Cette femme, répondit Rocambole, c’est celle-là…
– Mon Dieu ! que dites-vous ?
Pour toute réponse, Rocambole approcha le banc du trou percé dans le mur. Puis il cria :
– Hé ! Beruto ! le rideau !
Le trou s’éclaira, Madeleine reparut dans la glace.
– Examinez-la bien… attentivement… froidement… encore !… Voyons, ne voyez-vous entre la vraie et la fausse Madeleine aucune différence ?
– Il n’y a que la voix, dit Yvan d’une voix tremblante, et cette voix, je ne puis l’entendre.
– Vous l’entendrez tout à l’heure…
– Ah !
– Pour le moment, dit Rocambole, il faut sortir d’ici, et au plus vite.
– Mais où allez-vous me conduire ?
– Auprès de la vraie Madeleine.
Cette fois Yvan joignit les mains, et deux grosses larmes coulèrent de ses yeux.
– Oh ! dit-il, vous êtes donc le bon Dieu ?
– Hélas ! non, répliqua Rocambole, mais je sers bien les gens que j’aime.
– Comment pouvez-vous m’aimer ? demanda naïvement Yvan Potenieff. Je ne vous ai jamais vu.
– Moi non plus.
– Vous connaissez donc Madeleine ?
– Je la connais depuis huit jours. Mais je suis l’ami d’un homme dont elle a dû vous parler.
– Milon ! s’écria Yvan.
– C’est moi, dit l’homme qui était descendu dans la benne avec Rocambole.
Yvan regarda alors le vieux colosse. Celui-ci lui prit vivement les mains.
– Vous la rendrez heureuse, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix émue.
– Je l’aime tant ! répondit naïvement Yvan.
– Allons ! mon vieux Milon, dit Rocambole, habit bas. Comme Rocambole, Milon était couvert d’une blouse de maçon.
– Que faites-vous ? demanda Yvan.
– Il va changer d’habits avec vous.
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’il a besoin de rester ici provisoirement à votre place.
– À ma place ?
– Sans doute. Vous pensez bien que Vasilika n’est pas femme à se priver du spectacle de votre agonie.
– Mais je ne veux pas d’un pareil sacrifice, s’écria Yvan. Rocambole eut un sourire.
– Oh ! soyez tranquille, dit-il. Milon sait son rôle à merveille : il est de votre taille, il se tiendra courbé, le visage contre le mur, et il aura l’air de lutter contre les tortures et la faim. Mais rassurez-vous, on lui apportera à manger.
– Qui donc ?
– Beruto.
– Ce misérable ?
– Oui ; le serviteur fidèle de Vasilika jusqu’à l’heure où il s’est trouvé en face de moi.
Et Rocambole ajouta avec fierté :
– On ne me trahit pas, moi, car on sait ce que je peux.
– Ça n’empêche pas, dit le bon Milon, que Noël a eu bien peur, hier, quand vous avez fait la bascule.
– Je n’ai pas eu peur, moi, dit Rocambole. Allons ! hâtons-nous.
Ce fut l’affaire de quelques minutes. Yvan changea de vêtements avec Milon, et celui-ci se coucha dans un coin du caveau.
– Tu ne te retourneras pas, au moins ? dit Rocambole.
– Jamais.
– Et tu pousseras des gémissements et des cris inarticulés quand un bruit de pas dans le corridor t’avertira de la présence de Vasilika.
– Oui, maître.
– Mais, dit Yvan, il peut se faire que Vasilika entre dans le caveau.
– Alors, tant pis pour elle.
Yvan regarda Rocambole :
– Écoutez, dit celui-ci, j’ai fait le serment de ne verser de sang qu’à la dernière extrémité. Tant mieux pour la comtesse si elle se trompe pendant les cinq ou six jours qui me sont nécessaires pour mettre Madeleine et vous à l’abri de sa haine.
« Tant pis si elle reconnaît l’erreur.
– Que voulez-vous dire ?
– Beruto a ordre de la poignarder.
Yvan frissonna.
– À moins que je ne l’étrangle, moi, dit Milon.
– Filons ! dit Rocambole.
Il fit monter Yvan dans la benne et tendit la main à Milon.
– Adieu, mon vieux, dit-il, on te délivrera dans six jours.
– Le jour du mariage ?
– Oui.
Yvan tressaillit d’espérance, Rocambole frappa trois coups dans la main, et la benne remonta.
Deux secondes après, Rocambole et Yvan se trouvaient dans une salle basse d’où l’on voyait dans le jardin. Les fenêtres étaient ouvertes, mais les persiennes tirées.
– Ne faites pas de bruit, dit Rocambole.
Et il l’entraîna vers l’une des croisées. Dans le jardin, on entendait la voix de M. de Morlux toujours assis sous un berceau de verdure avec celle qu’il croyait être Madeleine.
– Oh ! dit-il, ce n’est pas sa voix.
– Non, dit Rocambole, c’est celle de Clorinde, la fille perdue. Venez. Il jeta un manteau sur les épaules du jeûne Russe et l’entraîna hors de la salle basse, lui fit traverser la cour, ouvrit la porte de la rue, et tous deux s’éloignèrent rapidement. Au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Cassette, un fiacre attendait stores baissés.
– Ne vous évanouissez pas de bonheur, dit Rocambole.
Et il ouvrit la portière.
Deux bras l’enlacèrent, une bouche vermeille s’appuya sur son front, et une voix enchanteresse murmura :
– Ah ! je te revois enfin !…
Yvan retrouvait la vraie Madeleine, et Rocambole, montant à côté du cocher, lui dit :
– Rue de la Pépinière, chez la comtesse Artoff !
M. de Morlux avait donc conduit la fausse Madeleine à l’hôtel de la rue Cassette. Sous quel prétexte ? Cet hôtel, disait-il, il devait le lui donner, le jour où elle épouserait Yvan. Comme elle savait d’avance ce qui devait arriver, Clorinde avait joué son rôle à ravir. Elle avait embrassé M. de Morlux avec enthousiasme, en l’appelant « mon oncle » ; elle s’était montrée très impatiente de l’arrivée de la comtesse Vasilika. Celle-ci, on s’en souvient, lui avait promis des nouvelles d’Yvan. Mais une partie de la journée s’écoula et la comtesse ne vint pas. Vers le soir, M. de Morlux, qui attendait toujours rue Cassette, reçut un billet que lui apporta Beruto.
La comtesse écrivait :
« Mon cher vicomte,
« Vous ne me verrez pas aujourd’hui. Je n’ai rien de bon à annoncer à votre chère Madeleine. Néanmoins, j’espère encore ramener Yvan à de meilleurs sentiments.
« Votre amie,
« VASILIKA. »
M. de Morlux eut un frémissement de joie par tout le corps. Vasilika tenait ses promesses. La fausse Madeleine dit vivement :
– Mon oncle, qu’est-ce que c’est ?
– Rien, dit M. de Morlux, affectant un vif embarras.
– Vous pâlissez…
Et d’un geste plein de mutinerie, elle arracha la lettre des mains de M. de Morlux, qui ne se défendit que faiblement. Puis elle lut et pâlit à son tour.
– Ah ! dit-elle d’une voix étouffée, j’en avais le pressentiment.
– Je ne comprends rien à cette lettre, dit M. de Morlux.
– Et moi, je comprends tout !
– Que veux-tu dire ?
La fausse Madeleine se leva.
– Mon oncle, dit-elle, rentrons chez vous, quittons cette maison maudite.
– Mais, mon enfant…
– Allons-nous-en !… vous dis-je.
Elle avait trouvé un accent impérieux qui domina M. de Morlux. Beruto alla chercher la voiture du vicomte qui attendait place Saint-Sulpice. La fausse Madeleine y monta, et, jusqu’à la rue de la Pépinière, elle ne prononça pas une seule parole. Là, seulement, lorsqu’elle fut remontée dans sa chambre, elle dit à M. de Morlux :
– Vous ne comprenez rien, mon oncle, et moi je comprends tout.
– Explique-toi…
– La comtesse aime toujours Yvan.
– Oh ! par exemple !…
– Elle m’aura calomniée… vous verrez…
Et la fausse Madeleine se mit à pleurer, et supplia M. de Morlux de la laisser seule. Celui-ci n’insista pas. Dans l’aveuglement de sa passion, tout semblait devoir le servir. Il descendit dans son cabinet en se frottant les mains et se disant :
– Cette chère comtesse est habile !
Son valet de chambre entra avec une lettre.
– Monsieur, dit-il, tandis que vous étiez absent, un homme est venu, apportant cette lettre pour mademoiselle. Il m’a mis vingt francs dans la main, en me recommandant bien instamment de la remettre quand mademoiselle serait seule. J’ai pensé que je ne devais pas le faire.
M. de Morlux s’empara de la lettre et la décacheta sans façon. La lettre n’était pas signée et ne contenait que deux lignes :
« Si vous voulez revoir Yvan, qui n’a cessé de vous aimer, fuyez au plus vite de la maison où vous êtes. »
– Ah ! ah ! murmura le vicomte, c’est Rocambole qui fait des siennes… Vasilika a raison : il faut le paralyser.
Madeleine, ou plutôt celle qui en jouait si bien le rôle, ne voulut pas sortir de sa chambre de toute la soirée, et elle ne revit pas M. de Morlux. Le lendemain matin, ce dernier reçut un mot de Vasilika. Vasilika lui annonçait que la lettre écrite par Yvan avait été mise à la poste. Elle engageait M. de Morlux à préparer le coup de théâtre qui suivrait l’arrivée de cette lettre, et elle lui annonçait sa visite pour le soir. La fausse Madeleine était toujours enfermée dans sa chambre et en avait refusé la porte à son oncle. M. de Morlux attendait la lettre avec impatience. Enfin, vers dix heures, le facteur arriva. M. de Morlux était dans la cour de l’hôtel ; il leva la tête et vit Madeleine à sa fenêtre.
– Pour Mlle Madeleine Miller, dit le facteur.
M. de Morlux entendit la fausse Madeleine jeter un cri de joie. Quelques secondes après elle arrivait dans la cour et s’emparait vivement de la lettre.
– C’est d’Yvan ! s’écria-t-elle, je reconnais l’écriture.
– Comme elle l’aime ! murmura M. de Morlux pâlissant.
Elle ouvrit la lettre, la parcourut des yeux, jeta un nouveau cri et dit d’une voix étouffée :
– Oh ! j’en mourrai.
Puis, la lettre lui échappa des mains, tandis que M. de Morlux la prenait dans ses bras et la soutenait. Clorinde était une habile comédienne. Elle sut avoir tour à tour les cris de douleur les plus violents, puis le regard morne et désolé de ceux qui ont perdu tout espoir. Elle eut des alternatives de crises nerveuses terribles et d’effrayantes prostrations. Elle parla de se tuer – et M. de Morlux, qui se retrouvait un cœur de vingt ans sous la neige de ses cheveux, se prit à frissonner de tous ses membres, tandis que son amour grandissait et marchait à pas de géant. L’état de la fausse Madeleine lui parut même si alarmant, qu’il envoya chercher un médecin. Clorinde, qu’on avait mise au lit, prononçait le nom d’Yvan à toute minute. Puis elle parlait aussi de Vasilika. Et, par moment, elle prenait la main de M. de Morlux, le regardait fixement et lui disait :
– Mon oncle ! c’est une femme qui a tout fait.
Comme elle renouvelait cette accusation pour la vingtième fois, Vasilika parut à son chevet. La fausse Madeleine jeta sur elle un œil irrité.
– Mon enfant, dit la comtesse, vous m’accusez et vous avez tort. Yvan est aussi bien perdu pour moi que pour vous.
Clorinde la regarda et attendit.
– Aussi bien, pourquoi un forçat du nom de Rocambole s’est-il fait votre protecteur ?
Clorinde jeta un cri :
– Ah ! dit-elle, je comprends tout.
Et elle tendit la main à Vasilika.
– Pardonnez-moi !
Vasilika fronça légèrement le sourcil.
Clorinde, qui lui tenait toujours la main, dit encore :
– Je serai forte… dites-moi la vérité… où est-il ?
– Parti, répondit Vasilika.
– Pour Pétersbourg ?
– Oui.
À partir de ce moment, la fausse Madeleine garda un silence farouche, et témoigna par un geste le désir de rester seule. M. de Morlux et Vasilika sortirent. M. de Morlux était tout tremblant.
– Savez-vous, dit-il d’une voix émue, que j’ai peur ?
– De quoi donc ? fit Vasilika.
– Mais, dit-il, j’ai peur que la douleur ne la tue.
Vasilika attacha sur lui un regard de pitié.
– Mon pauvre ami, dit-elle, vous n’êtes pas amoureux… Vous êtes cristallisé !…
Il essaya de sourire.
– Alors vous l’épouserez ?…
– Oh ! si elle le veut, fit-il avec un accent plein d’angoisse.
– Elle le voudra, soyez tranquille, répondit Vasilika avec une pointe d’ironie dans la voix et le sourire. Adieu… à demain…
Elle quitta le vicomte et regagna sa voiture dans laquelle l’attendait Beruto.
– Sais-tu, dit-elle, en riant, que ce pauvre Morlux est roulé comme un enfant. Ce n’est pas la vraie Madeleine, c’est la fausse…
– Que dites-vous, madame ?
– C’est Clorinde. Ah ! ce Rocambole joue un joli jeu. Aussi, écoute-moi donc.
Beruto regarda sa maîtresse.
– J’abrège l’agonie d’Yvan. Tu ne lui donneras plus rien à manger. Rocambole finirait par le trouver.
– Alors, dit froidement Beruto, c’est l’affaire de trois jours.
– Et dans cinq, nous aurons quitté Paris, dit Vasilika. Tant pis pour Morlux.
Elle ne vit pas un sourire qui passa sur les lèvres de Beruto, et qui aurait pu se traduire ainsi :
– M. de Morlux n’est pas le seul à être joué.
Deux jours s’étaient écoulés. Un matin, M. le vicomte Karle de Morlux sortit à pied de chez lui et se dirigea vers le faubourg Saint-Germain. Le vicomte paraissait avoir cent ans, tant il avait vieilli depuis quelques jours. Le hardi coquin, le meurtrier, l’empoisonneur, l’homme aux combinaisons machiavéliques, aux entreprises audacieuses, avait fait place à une sorte de vieillard hébété dont la lèvre s’arquait perpétuellement sous l’effort d’un rire idiot. C’est que, depuis deux jours, M. de Morlux avait souffert comme il est impossible de souffrir plus. La fausse Madeleine avait joué de l’amour de ce vieillard en comédienne consommée. Tantôt résignée, tantôt désespérée, elle avait torturé M. de Morlux en le faisant passer tour à tour de l’espérance à la crainte, et de l’angoisse à l’apaisement momentané de cette tempête qui grondait dans son cœur. L’âpre voleur d’héritage ne tenait plus à l’argent. L’empoisonneur n’avait plus qu’un but ; posséder Madeleine. Ce matin-là, la fausse Madeleine, qui avait passé deux jours au lit, s’était levée et était entrée brusquement dans la chambre du vicomte. M. de Morlux avait jeté un cri de joie. La fausse Madeleine était pâle, triste, mais calme.
– Mon oncle, avait-elle dit, je veux avoir avec vous un entretien solennel.
M. de Morlux s’était senti trembler.
– Écoutez, mon oncle, avait poursuivi la fausse Madeleine, ce que m’ont dit ces gens-là est vrai. Vous avez empoisonné ma mère, et vous nous avez volé notre fortune à ma sœur Antoinette et à moi.
Et comme M. de Morlux reculait les cheveux hérissés, tremblant non de l’accusation, mais de son amour compromis, la fausse Madeleine avait ajouté :
– Je vous pardonne, mon oncle, au nom de ma mère morte, au nom de ma sœur et au mien. Mais il faut que vous rendiez cette fortune…
Ces derniers mots avaient jeté quelque lueur dans l’esprit troublé de M. de Morlux. L’amour de l’argent était un moment revenu. La fausse Madeleine avait poursuivi :
– Mon oncle, j’ai le cœur brisé, et je sens que je mourrai bientôt. L’abandon et le mépris d’Yvan m’ont tuée. Mais je voudrais avant de mourir, assurer le bonheur de ma sœur et celui de l’homme qu’elle aime, c’est-à-dire votre neveu, mon cousin Agénor.
– Mais… mon enfant… balbutia M. de Morlux éperdu.
– Je vous le répète, mon oncle, je suis frappée au cœur. Je n’ai pas trois mois de vie. Je puis donc me résigner à un dernier sacrifice. Ce sacrifice, le voici : il y a des hommes qui possèdent les terribles secrets de notre famille. Vous savez de qui je veux parler, et je veux vous mettre à l’abri de leurs accusations, mon oncle.
Il la regarda éperdu et ne comprenant point encore. La fausse Madeleine lui dit résolument :
– Mon oncle, voulez-vous m’épouser ?
M. de Morlux avait jeté un cri. Puis il était tombé à genoux. La fausse Madeleine avait ajouté :
– Comment voulez-vous, mon oncle, quand je serai votre femme, qu’on puisse vous accuser d’être le meurtrier de ma mère ?
De grosses larmes coulaient sur le visage ridé de M. de Morlux.
– Oh ! tu es un ange, balbutia-t-il.
La fausse Madeleine reprit :
– Mais, mon oncle, il faut que vous méritiez ce pardon que ma sœur et moi nous vous accordons.
– Oh ! parle ! dit-il, parle ! qu’exiges-tu de moi ?
– Une restitution complète.
– À toi ?
– À moi et à ma sœur. Allez voir mon oncle Philippe. Dressez avec lui nos deux contrats de mariage, celui d’Antoinette et le mien.
– Je te donne tout ce que j’ai… dit-il…
Et il ajouta d’une voix sourde, au fond de laquelle, peut-être, perçait le remords.
– Tout ce que je t’ai volé !
– Non, ce n’est point cela, dit Madeleine. Moi, je vais mourir, et je n’ai pas besoin d’argent.
– Mourir ! s’écria-t-il en la prenant dans ses bras : mourir à vingt ans !… Tu es folle !
– Si je vis, je veux être pauvre – et je veux que vous le soyez aussi, mon oncle…
– Mais à qui veux-tu donc que je rende cette fortune, alors ?
– À ma sœur.
Et la fausse Madeleine tendit la main à M. de Morlux et ajouta :
– À ce prix, je vous épouserai. Allez…
Et le vieillard amoureux avait obéi et il se dirigeait maintenant vers la rue de l’Université où demeurait, on s’en souvient, le baron Philippe de Morlux. Si le vicomte Karle avait vieilli prodigieusement depuis quelques jours il n’était pas le seul. Depuis un mois, le baron Philippe était devenu une pénible et vivante énigme pour ses gens. Il ne sortait plus et ne voulait voir personne.
– Ah ! monsieur le vicomte, dit un vieux valet de chambre qui accourut à lui en le voyant entrer, venez vite.
– Qu’y a-t-il ? demanda M. de Morlux.
– Vous ne reconnaîtrez pas monsieur le baron, tant il est changé !
– Il est donc malade ?
– Je crois qu’il devient fou, murmura le domestique. Il ne dort plus, il ne mange plus… Il fait des rêves horribles… il ne veut plus recevoir personne… il a défendu sa porte à tout le monde, excepté à monsieur Agénor… mais monsieur Agénor ne vient pas… il n’est jamais venu depuis un mois.
M. Karle de Morlux, suivit du valet de chambre, s’arrêta stupéfait sur le seuil de la chambre où se trouvait son frère Philippe. Le baron avait les cheveux tout blancs. En voyant entrer son frère, il se retourna et lui dit tristement :
– Ah ! c’est vous, Karle.
– Oui, c’est moi, dit le vicomte en lui tendant la main.
– Vous êtes-vous repenti ? demanda le baron.
À cette question, Karle tressaillit.
– Mon ami, reprit le baron, la main de Dieu est sur nous.
– Que voulez-vous dire, mon frère ?
– Mon fils me fuit et me méprise…
Karle s’assit auprès de son frère et lui dit :
– Dieu allait vous châtier. Les anges ont arrêté son bras.
Et comme le baron levait sur lui un regard étonné :
– Moi aussi, dit-il, je me suis repenti.
– Ah !
– Et je viens vous demander votre appui.
– Pourquoi ?
– Pour réparer nos torts et effacer nos crimes.
– Dites-vous vrai ?
– Il faut restituer à ces deux enfants la fortune que nous leur avons volée.
– Enfin ! s’écria le baron joyeux, vous y consentez !
– L’une, poursuivit le vicomte, aime votre fils et elle sera sa femme.
– Mon fils ! murmura le baron d’une voix sourde.
– L’autre…
Ici la voix de Karle de Morlux se prit à trembler.
– L’autre ?… Achevez !… fit le baron.
– L’autre consent…
Il hésitait encore.
– Eh bien ? demanda Philippe.
– L’autre consent à m’épouser…
– Oh ! fit le baron.
Et il regarda son frère d’un air effaré. M. de Morlux baissa la tête :
– Ah ! dit-il, si vous saviez quel amour insensé elle m’a inspiré… si vous saviez…
– Mais, malheureux…
– Envoyez chercher votre notaire, mon frère, dit Karle. Avant tout, il faut restituer.
– Mon Dieu ! murmura le baron Philippe de Morlux, passant la main sur son front, il me semble que je rêve…
– Non, dit une voix au seuil de la chambre, non, vous ne rêvez pas, mon père…
M. de Morlux jeta un cri.
– Mon fils !
– Votre fils qui vous apporte le pardon des deux orphelines, répondit Agénor.
Et le jeune homme prit son père dans ses bras.
Quand le tigre est repu, il lèche ses babines, se retire en la roche creuse qui lui sert de repaire et achève en paix sa digestion. Ainsi avait fait Vasilika, cette tigresse aux ongles roses. Yvan était à sa merci, Yvan allait mourir… Vasilika jouissait de son triomphe à la façon de ces tyrans orientaux qui, nonchalamment étendus sur de moelleux tapis, se faisaient apporter tous les matins les têtes coupées de leurs ennemis, ouvrant à peine les yeux pour les voir, et n’interrompant par aucun mouvement brusque, aucun geste malencontreux la béatitude et la quiétude de leur repos. Pendant trois jours, Vasilika était demeurée chez elle. Paris lui importait peu. M. de Morlux moins encore !
– L’imbécile ! s’était-elle dit. Rocambole le joue. Que m’importe ! l’essentiel est qu’il ne me joue pas, moi !
Et Vasilika, étendue sur une peau d’ours, en un délicieux boudoir arrangé à la circassienne, le tuyau d’un houka aux lèvres, les yeux mi-clos, les membres allongés et repliés tour à tour comme ceux d’une véritable tigresse, Vasilika savourait sa vengeance. Beruto venait deux fois par jour lui apporter le bulletin des souffrances d’Yvan. Il avait de l’imagination, cet Italien. Il savait mettre un art infini à décrire d’une façon tout à fait palpitante les tortures morales et physiques de son prisonnier. Les gradations de la fureur à la prostration étaient habilement ménagées dans son récit. Il arrivait à l’effet, comme on dit au théâtre. Il contait avec un art sans pareil les premières tortures de la faim, étouffées par les angoisses et les terribles colères de la jalousie. Vasilika l’écoutait. Elle l’écoutait, public blasé, comme un vieux viveur éreinté assiste à un mélodrame de cet homme de talent qu’on appelle d’Ennery[3]. Mais elle ne pleurait pas – et c’était là que la comparaison cessait d’être juste ; car le vieux viveur eût pleuré. Froide, calme, un sourire de dédain sur les lèvres, elle dit un soir à Beruto :
– Depuis combien d’heures est-il là ?
– Soixante-douze, madame.
– Depuis combien de temps n’a-t-il pas mangé ?
– Il y en a près de quatre-vingts.
– Alors il est mort…
Beruto se mordit les lèvres pour ne pas répondre :
– Oui, madame, il est mort.
Mais Beruto était un homme prudent, et comme on va le voir, la prudence a ses mécomptes. Beruto eut peur.
Il eut peur qu’en apprenant la mort de cet homme qu’elle avait tant haï après l’avoir aimé, Vasilika ne fût tentée de savoir, par cela même, s’il est vrai que la vue d’un ennemi mort fait toujours plaisir. Et Beruto répondit :
– Non, madame, il n’est point mort encore, mais il est à l’agonie.
À peine avait-il prononcé ces derniers mots que les paupières abaissées de Vasilika s’ouvrirent toutes grandes, que son œil, atone tout à l’heure, s’emplit d’éclairs, que sa lèvre se crispa, frangée subitement d’une légère écume.
– Ah ! dit-elle, il râle sa dernière heure… Eh ! mais ce doit être un beau spectacle, Beruto ?
– Madame… balbutia le valet.
– Je veux voir cela, dit-elle encore.
Et la femme redevint tigresse, et elle bondit et se trouva debout, l’œil enflammé et disant :
– Allons voir cela !
Beruto s’était mis à trembler. Mais il la connaissait cette femme qu’il avait trahie ; il savait que tout pliait devant elle et que ce qu’elle voulait devait s’accomplir. Aussi n’osa-t-il rien répliquer. Vasilika sonna. Ses femmes accoururent. Elle se fit jeter une ample pelisse sur les épaules et demanda sa voiture.
– Viens, Beruto ! dit-elle.
Et elle partit. Vingt minutes après elle entrait dans ce vieil hôtel de la rue Cassette, où elle avait creusé le tombeau d’Yvan. Beruto semblait comme une feuille aux premières bises d’automne, et il était fort pâle. Mais Vasilika, toute à sa vengeance, n’y prit garde.
Quand elle fut dans le vestibule, elle lui dit :
– Allume un flambeau, ouvre l’escalier des caves et guide-moi.
Beruto obéit. Seulement alors, Vasilika s’aperçut que sa main tremblait en frottant une allumette contre le mur. Cependant, le flambeau allumé, il se dirigea vers l’escalier, dont il ouvrit la porte. Mais sa démarche avait quelque chose de chancelant qui frappa la comtesse.
– Serais-je trahie ? se dit-elle.
Vasilika était comme Rocambole et comme tous ceux qui veulent se faire justice eux-mêmes ; elle était toujours armée. En robe de bal ou en costume de voyage ; dans les salons de Paris ou sur les routes neigeuses de Russie, Vasilika avait toujours un mignon stylet dissimulé dans les plis de son corsage. Sa petite main blanche, tandis qu’elle descendait l’escalier, se glissa sous les plis de sa parure et caressa le manche d’ivoire du stylet.
– Allons ! se dit-elle, nous verrons bien.
Et elle continua à suivre Beruto. Aucun bruit ne montait des profondeurs du souterrain. Ceci parut singulier à Vasilika. Yvan était-il déjà mort ? Mais comme elle atteignait la dernière marche et que la clarté du flambeau pénétrait dans le corridor qui menait au caveau d’Yvan, un gémissement, un rugissement plutôt se fit entendre. Vasilika prêta l’oreille ; et Vasilika était femme, et les femmes ont une finesse d’ouïe merveilleuse. Ce gémissement, ce rugissement si l’on veut, n’accusait pas l’agonie. Beruto continuait à avancer. Vasilika caressait toujours le manche de son stylet. À mesure que Beruto s’approchait de la porte du caveau, sa démarche s’écartait de la ligne droite et dégénérait en zigzags. Arrivé à la porte, il s’arrêta. On n’entendait plus rien dans le caveau. Le rugissement avait cessé. Beruto se retourna ; il était livide.
– Je crois bien qu’il vient de rendre l’âme, dit-il.
– Tu crois ? fit Vasilika.
– Dame ! on n’entend plus rien.
– Ouvre le guichet.
– Mais, madame…
– Ouvre !
Le ton de Vasilika n’admettait pas de réplique. Beruto ouvrit. Alors, Vasilika, de sa main gauche – car la droite était toujours cachée sous sa pelisse – lui prit le flambeau, passa le bras au travers du guichet, de façon à éclairer le caveau, et regarda. Le faux Yvan, c’est-à-dire Milon, était couché le long du mur, la tête dans ses mains, et il ne bougeait pas plus qu’un cadavre. En ce moment, Beruto trembla plus fort, et se dit :
– Je devrais bien obéir au maître, sauter à la gorge de cette femme et l’étrangler.
Mais en ce moment aussi, Vasilika se retourna en jetant une exclamation :
– Trahie !
Et tandis que le flambeau lui échappait et s’éteignait, elle enfonça son poignard jusqu’au manche dans la gorge de Beruto.
Beruto tomba en poussant un cri.
– À moi, Milon !
Milon était déjà debout. Seulement il était dans l’obscurité ; mais il se précipita du côté où la voix s’était fait entendre. Comme on le pense bien, il y avait eu depuis trois jours, entre Beruto et son prisonnier, une entente parfaite, et Milon avait joui d’une foule de privilèges. Le soir, quand Beruto était bien certain que Vasilika ne viendrait pas, il allait ouvrir à Milon, et Milon montait se coucher dans un bon lit. La porte du caveau n’était plus fermée à double tour : un simple verrou suffisait à la maintenir.
Ce qui fait que Milon s’était rué sur la porte, la fit sauter d’un vigoureux coup d’épaule et tomba sur Vasilika, dont les yeux étincelaient à travers les ténèbres. Milon était vigoureux autant qu’il était grand, et il étreignit Vasilika si fort qu’elle jeta un cri de douleur. Mais elle se dégagea lestement et frappa au hasard, car elle avait toujours son stylet au poing. Milon répondit par un cri. Vasilika se sauva. Milon blessé la poursuivit. Elle monta l’escalier des caves en courant ; Milon le gravit derrière elle. Comme elle en atteignait la dernière marche, le colosse la saisit :
– Ah ! misérable ! dit-il.
Elle se retourna et frappa encore. Et comme une couleuvre, elle lui glissa des mains une seconde fois et s’élança dans le vestibule. Là, il faisait jour. Là, s’appuyant au mur et brandissant son poignard, elle put voir Milon tout sanglant – car par deux fois elle l’avait frappé, à l’épaule d’abord, au bras ensuite –, Milon, qui s’était arrêté et allait de nouveau se ruer sur elle avec une brutale impétuosité.
– Si je ne le frappe au cœur, se dit Vasilika, si je ne le tue pas d’un seul coup, je suis perdue : il m’étranglera.
En effet, Milon, aveuglé par la fureur, en proie à une douleur violente, s’élança de nouveau sur elle en disant :
– Le maître m’a commandé de te tuer.
Vasilika bondit avec la souplesse d’une panthère ; son stylet brilla. Milon jeta un cri encore. Mais il demeura debout et ses bras de fer s’arrondirent comme un étau autour de la taille mince et nerveuse de la belle Russe. Le stylet, dirigé vers le cœur, avait glissé entre les côtes, déchirant les chairs, mais ne pénétrant pas. Et, cette fois, Vasilika, serrée contre la poitrine de Milon, à demi étouffée, laissa échapper son arme meurtrière. En même temps, le géant la saisit et la renversa sous lui. Puis, lui posant son lourd genou sur la poitrine, il étendit la main, ramassa le stylet, et Vasilika le vit briller au-dessus de sa tête. Le sang de Milon l’inondait.
– Tu vas mourir, lui dit le géant.
Si Vasilika eût perdu la tête en ce moment terrible, elle était morte. Mais Vasilika demeura maîtresse d’elle-même.
– Tue-moi, dit-elle, mais tu ne sauras rien.
Le bras levé de Milon retomba sans frapper. Puis le colosse la regarda d’un œil hébété. Vasilika lui dit :
– Il n’y a personne dans cet hôtel ; j’ai tué Beruto. Je suis en ton pouvoir ; et la seule chance de salut que j’avais m’échappe, puisque ce poignard est passé de mes mains dans les tiennes.
– Ma petite dame, dit Milon, si vous voulez faire une prière je ne m’y oppose pas ; mais je vous jure qu’après je vais vous tuer. Le maître l’a dit.
– Celui que tu appelles le maître, c’est Rocambole, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien ! dit Vasilika, tu peux me tuer, ma mort sera vengée.
Le naïf Milon éprouva une si vive émotion de ces paroles que son genou cessa de peser sur la poitrine de Vasilika et qu’il se leva tout effaré. Vasilika se leva pareillement. Mais Milon avait le stylet à la main et il était toujours le maître de la vie de Vasilika. La Russe lui dit :
– C’est toi qu’on appelle Milon ?
– Oui.
– Tu es dévoué à Rocambole ?
– Jusqu’à la mort.
– Eh bien ! tue-moi, et Rocambole mourra du même coup de poignard.
Milon secoua la tête.
– Oh ! vous voulez m’enjôler, dit-il, mais je ne vous crois pas.
– Peu importe ! Frappe…
Et elle offrit sa poitrine, avec une telle résolution que Milon hésita.
– Écoute-moi bien, poursuivit-elle, et puis tu feras ce que tu voudras.
Milon saignait par ses trois blessures comme un bœuf échappé de l’abattoir ; mais ses forces ne le trahissaient point encore.
– Parlez, dit-il.
– Je ne hais pas Rocambole, moi, reprit Vasilika ; mais je hais Yvan.
– Nous l’avons sauvé, répondit Milon.
– Je le sais. Mais en le sauvant, Rocambole s’est perdu.
– Mais non, dit Milon, qui était logique. Non, parce que je vais le sauver.
Vasilika avait une imagination d’enfer ; elle combinait et exécutait en quelques secondes tout un plan de bataille.
– Tu vas voir, dit-elle, que tu te trompes complètement.
Le sang-froid de cette femme, sa beauté, sa voix qui savait devenir harmonieuse et caressante, tout cela troublait Milon et lui amollissait le cœur en dépit de la douleur physique qu’il éprouvait. Vasilika poursuivit :
– Je te vends la vie de Rocambole en échange de la mienne qui t’appartient en ce moment.
Milon de plus en plus naïf s’écria :
– Mais la vie du maître est donc en danger ?
– Si je meurs, il mourra…
– Oh !
– Écoute, reprit-elle : je me doutais de la trahison. Je suis venue ici pour la constater. Un homme qui m’aime est auprès de Rocambole. Si cet homme ne m’a pas revue dans une heure, il le poignardera.
Milon eut peur.
– Qui sait si vous ne mentez pas ? dit-il.
– Veux-tu la preuve que je te dis la vérité ?
– Oui.
– Cherche une corde, bâillonne-moi et garrotte-moi. Puis sors, va chercher un fiacre. Tu y monteras avec moi, je te conduirai là où Rocambole est en péril.
Milon donna dans le piège.
– Je n’ai pas besoin de vous attacher, dit-il. Venez avec moi. J’ai été au bagne, je ne crains pas d’y retourner. Vous marcherez devant moi. Si vous faites mine de vous échapper, je vous plante le poignard entre les deux épaules.
– Soit, dit Vasilika.
Elle entra dans cette salle du rez-de-chaussée où était la fameuse trappe, se regarda dans une glace, et en un tour de main rajusta sa coiffure et fit disparaître le désordre de sa toilette, occasionné par la lutte qu’elle venait de soutenir. Puis, regardant Milon :
– Tu as l’air d’un boucher, dit-elle.
Et du doigt elle lui montra un grand manteau qui avait appartenu à Beruto et que celui-ci avait laissé sur un meuble. Milon le prit et s’en enveloppa pour cacher le sang qui le couvrait. Puis il se dirigea d’un pas chancelant vers la porte de la cour. Vasilika le suivait. En route, Milon se dit :
– Je pourrais bien être blessé à mort. Il me semble que tout mon sang s’en va. Mais je suis fort, et j’aurai bien le temps d’arriver.
Il ouvrit la porte et dit à Vasilika :
– Donnez-moi le bras. Je ne veux pas que vous m’échappiez. Vasilika obéit et sentit qu’il chancelait en marchant. Alors elle pressa le pas. Comme ils franchissaient le seuil du vieil hôtel, un fiacre – chose rare ! – passait à vide dans la rue Cassette. Milon fit un signe au cocher qui s’arrêta. Tous deux y montèrent.
– Aux Champs-Élysées ! dit Vasilika.
Le fiacre partit. Milon éprouva un étourdissement et sentit que son sang coulait à flots. Vasilika le regardait pâlir. Mais Milon, de sa main crispée, serrait toujours le poignard.
– Où me conduisez-vous ? demanda Milon.
– Aux Champs-Élysées.
– Mais le maître n’y est pas ?
– Des Champs-Élysées, continua Vasilika, nous irons au faubourg Saint-Honoré.
Vasilika disait tout cela pour gagner du temps. Mais Milon s’y trompa. Il crut que Vasilika connaissait l’une des deux retraites mystérieuses qu’avait Rocambole, l’une à l’angle du faubourg Saint-Honoré et de la rue de la Pépinière, l’autre rue de Surène.
– Allons ! dit-il.
Vasilika ne le quittait pas des yeux. À mesure que la voiture roulait sur le pavé – et celui de la rue du Vieux-Colombier et de la rue Bonaparte sillonné à toute heure par de lourds omnibus est inégal et occasionne de nombreux cahots –, le sang du vieux Milon coulait plus fort. La secousse favorisait l’hémorragie. Milon continuait à pâlir ; il éprouvait un léger bourdonnement dans les oreilles. Quelques gouttes de sueur mouillaient ses tempes. Vasilika prit son air le plus caressant et lui dit :
– Vous êtes donc bien dévoué à ce Rocambole ?
– Certainement, dit Milon.
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’il est mon ami, mon dieu, mon père, répondit Milon avec enthousiasme.
– Et vous haïssez tout ce qu’il hait ?
– Oh !
– Et ceux qui le haïssent ?
– Je les exterminerais tous.
Elle eut un sourire charmant.
– Mais je ne le hais pas, moi, dit-elle ; j’ai même une extrême admiration pour lui.
– Vous ? fit Milon.
– Sans doute.
– Alors, pourquoi ?…
– Oui, je sais ce que vous allez me dire, fit-elle. Puisque je ne hais pas Rocambole, pourquoi me suis-je liguée avec ses ennemis ?
– Oui, dit Milon.
– Pourquoi protège-t-il Yvan, que je hais ?
– Et pourquoi haïssez-vous Yvan ? demanda Milon.
– Mais, dit Vasilika qui sut mettre subitement des larmes dans sa voix, parce qu’Yvan était mon fiancé et qu’il m’a trahie… Ah ! si vous saviez comme je l’aimais !
Le bon Milon soupira. Il ne savait que répondre à ce véritable argument ad hominem. Vasilika poursuivit :
– Je sais bien que Rocambole et vous protégez cette femme qu’il aime.
– Oh ! dit Milon, si vous la connaissiez… Elle est si belle ! Vasilika crut devoir verser une larme. La tigresse était devenue chatte et la chatte devenait femme. Milon fut attendri. Vasilika poussa un profond soupir.
– J’ai lutté, dit-elle, je suis vaincue ; je pardonne à Yvan.
– Vous lui pardonnez ?
– Oui.
Et elle versa deux autres larmes. Le bon Milon ne songeait plus à lui, à son sang qui coulait et à ses membres qui s’engourdissaient peu à peu. Milon voyait pleurer Vasilika, et Vasilika était fort belle dans les larmes. Elle poursuivit :
– Je quitterai Paris ce soir même, je m’en retournerai en Russie. Si je pardonne à Yvan, du moins je ne veux pas être spectatrice de son bonheur.
Milon porta la main à son front.
– Qu’avez-vous ? lui dit vivement Vasilika.
– Ma tête tourne… mes yeux se ferment… il me semble que je vais mourir… murmura Milon.
Et, en effet, il ferma les yeux et s’évanouit dans les bras de Vasilika. Alors le sourire reparut sur les lèvres de la tigresse.
– J’avais prévu l’événement, se dit-elle, et me voilà libre.
En même temps elle baissa une des glaces et appela le cocher qui se tourna.
– Arrêtez ! lui dit Vasilika.
Et elle sauta lestement à terre. Le fiacre était sur le quai d’Orsay, un peu avant le palais Bourbon. Cet endroit est désert le matin et le soir, surtout les jours de mauvais temps… Et ce jour-là le ciel était gris et le vent froid. Vasilika avait vivement baissé tous les stores avant de descendre. La portière refermée, elle dit au cocher :
– Mon ami, voilà vingt francs ; vous allez reconduire cet homme, qui est mon domestique, à l’hôtel. Je m’appelle la comtesse Artoff et je demeure rue de la Pépinière.
Le cocher était trop haut perché sur son siège, pour s’apercevoir que Milon était évanoui.
– Ah ! un moment, dit Vasilika.
Elle ouvrit vivement la portière et ramassa son poignard, qui était tombé de la main de Milon sur le tapis du fiacre. Puis elle fit mine de sonner à la porte cochère de l’ambassade d’Espagne. Un cocher de fiacre à qui on donne vingt francs croit tout ce qu’on lui raconte et fait tout ce qu’on lui dit. Celui-là enveloppa donc ses deux chevaux d’un coup de fouet, et continua son chemin sans s’inquiéter davantage de la prétendue comtesse Artoff. Vasilika le regarda s’éloigner et ne se remit en marche que lorsqu’elle le vit s’engager sur la place de la Concorde.
– Si cet imbécile ne meurt pas pendant le trajet, murmura-t-elle, songeant à Milon, les belles mains de la comtesse Artoff lui feront la charpie.
Un éclair passa dans ses yeux :
– À nous deux maintenant, mon Rocambole ! dit-elle avec un accent de rage sourde, à nous deux ! ce n’est plus la vie d’Yvan qu’il me faut, c’est la tienne !… Tu viens d’hériter de toute la haine que je lui portais.
Vingt minutes après, les rares cavaliers qui descendaient ou montaient l’avenue des Champs-Élysées, voyant cette femme élégante qui suivait à petits pas la contre-allée qui borde le Cirque et le théâtre des Folies-Marigny, se seraient fort peu doutés qu’elle venait tout à l’heure de donner trois coups de poignard à une sorte de géant. Vasilika était calme. La tigresse avait rentré ses griffes. Comme elle allait traverser l’avenue, elle fut obligée de s’arrêter pour laisser passer un phaéton attelé de deux grands trotteurs. Elle leva la tête et tressaillit. Un homme, jeune encore, d’une rare élégance, conduisait, ayant à côté de lui un ravissant bébé de quatre à cinq ans ; Vasilika le reconnut. C’était Fabien d’Asmolles, le mari de Blanche de Chamery, cette femme qui avait cru si longtemps que Rocambole était son frère. Le bébé, c’était cet enfant que Vasilika avait désigné au génie infernal de M. de Morlux. Et Vasilika, tandis que le phaéton s’éloignait dans un nuage de poussière, abaissa vivement son voile, tandis qu’un mauvais sourire passait sur ses lèvres.
– C’est là qu’est ma vengeance ! pensa-t-elle.
Elle pressa le pas, et regagna son petit hôtel de l’avenue Montaigne. Là, il n’y avait plus qu’un homme sur qui elle pût compter. Cet homme, c’était Pierre le moujik. Pierre le faux Yvan que la comtesse Artoff avait fait bâtonner et à qui Vasilika avait refusé justice. Mais la Russe lui avait dit ensuite :
– Patience ! tu seras vengé !
Et Pierre le moujik avait des tempêtes dans le cœur. Vasilika, rentrée chez elle, le fit appeler :
– Veux-tu toujours te venger ? dit-elle.
– Oh ! oui, fit-il.
– Que faut-il faire ?
– Selle un cheval, monte l’avenue au galop, descends au Bois, cours d’une allée à l’autre, jusqu’à ce que tu aies rattrapé un grand phaéton à trois, brun, attelé de deux chevaux noirs, et dans lequel tu verras un homme et un petit garçon.
– Bien, maîtresse. Après ?
– Après, tu suivras le phaéton, tu observeras et tu viendras me dire ce que tu auras vu et observé.
Pierre sortit pour obéir.
Trois personnes étaient réunies dans le boudoir de la comtesse Artoff : Yvan, Rocambole et Baccarat. On avait raconté au jeune Russe tout ce qui s’était passé depuis un mois, et quels liens unissaient le fiancé d’Antoinette, sa future belle-sœur, au persécuteur de la véritable Madeleine. Cet entretien avait lieu à peu près à la même heure où Vasilika, ivre de rage en constatant la substitution de Milon à Yvan, poignardait Beruto. Yvan disait :
– Mais enfin quel châtiment réservez-vous à M. de Morlux ? Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.
– Son châtiment, dit-il, commencera le jour où il verra la vraie Madeleine revenir de l’autel à votre bras.
– Mais quel sera-t-il ?
– Il mourra de rage.
Et comme Yvan secouait la tête d’un air incrédule, Baccarat prit la parole :
– L’amour qu’il a pour Madeleine, dit-elle, est quelque chose d’insensé et de sauvage qui a étouffé chez lui tout autre sentiment.
« Cet homme couvert de sang, cet empoisonneur, ce meurtrier, qu’une seule passion dominait, la cupidité, a fait, sur un signe de celle qu’il croit Madeleine, l’abandon de sa fortune tout entière. Il ne se réserve que vingt mille livres de rente. Si nous l’eussions voulu, il eût tout donné.
– Mais comment a-t-il fait cette donation ?
– Par acte authentique devant notaire. Il donne à son neveu deux millions, à Mlle Madeleine quinze cent mille francs.
– Mais, lorsqu’il saura la vérité…
– Oh ! dit Rocambole en souriant, il l’apprendra de telle manière qu’il ne songera pas à appeler son notaire… Vous verrez…
Comme Rocambole disait cela, la porte s’ouvrit et on annonça M. Agénor de Morlux. Agénor était un peu pâle, mais le bonheur brillait dans ses yeux.
– C’est fait, dit-il.
– Quoi donc ? demanda Yvan.
Agénor tira de sa poche un volumineux portefeuille et en vida le contenu sur une table.
– Ah ! dit-il, regardez… l’amour lui tient au cœur, à mon oncle. Il a tout restitué. Voyez plutôt. Voici un coupon de cent vingt mille livres de rente, puis une donation au nom de Madeleine Miller, puis les titres de propriété de ses terres de Bohême et de Hongrie, c’est-à-dire des terres volées à la mère de deux pauvres orphelines.
Yvan fixait sur tout cela un œil ébloui. Baccarat dit à Agénor :
– Tout est-il prêt pour votre mariage ?
– Oui. J’ai obtenu que mon oncle ne se marierait que huit jours après moi. C’est mon père qui a insisté.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, il me semble que je rêve. Antoinette est donc à moi, enfin !
Baccarat dit à Yvan :
– Je suis allée à l’ambassade russe, j’ai obtenu pour vous les dispenses de publication. Vous serez marié avant que personne en ait rien su.
– Et quand ?… demanda Yvan tout frémissant.
– Demain à l’ambassade. Après-demain à l’église russe du faubourg Saint-Honoré.
– Et nous partirons sur-le-champ ?
– Sans doute.
Puis la comtesse ajouta avec un sourire :
– Où irez-vous ?
– Mais je ne sais pas… où Madeleine voudra…
– Pourquoi ne resteriez-vous pas à Paris ?
Rocambole fronça le sourcil :
– Non, dit-il, je ne le lui conseille pas.
– Pourquoi ?
– Vasilika… murmura Rocambole, qui ne prononçait jamais ce nom sans une certaine émotion.
Yvan eut un sourire de dédain.
– Je ne la crains plus, dit-il.
– Non, dit Baccarat ; je suis là, moi aussi : et puis, qui sait ?…
Et elle devint pensive ; puis, après un moment de silence, elle reprit :
– D’ailleurs, qui nous dit que cette femme ne touche pas à sa dernière heure ?
Yvan tressaillit et regarda la comtesse Artoff.
– Un homme a pris votre place dans le caveau, poursuivit Baccarat. Si Vasilika ose y descendre, cet homme a ordre de l’étrangler.
Yvan frissonna.
– Que voulez-vous ? fit Baccarat avec calme, il faut bien une justice mystérieuse et terrible pour ceux qui se sont joués perpétuellement de la vraie justice. Mais comme elle disait cela, un domestique entra tout effaré en disant :
– Madame… madame… un grand malheur…
– Qu’est-ce donc ? demanda vivement la comtesse.
– Un fiacre est là-bas dans la cour, et dans ce fiacre il y a un vieil homme à cheveux blancs évanoui et couvert de sang.
Le cocher de fiacre se désole et se tort les mains, en disant qu’il a été poignardé par une femme, il a peur d’être accusé de complicité. Baccarat s’élança hors de son boudoir. Les trois hommes la suivirent. Rocambole arriva au fiacre le premier et reconnut Milon. Milon paraissait mort. Rocambole le prit dans ses bras et le sortit du fiacre ; en même temps, et tandis qu’il le chargeait sur ses épaules, il dit à Baccarat :
– Il est inutile, n’est-ce pas, de chercher quelle est la personne qui l’a poignardé ? Décidément, madame, Vasilika est plus forte que nous…
Cependant aucune des blessures de Milon n’était mortelle. Le cocher, mis en belle humeur par la pièce de vingt francs, avait mené ses chevaux si rondement, que l’hémorragie n’avait pas eu le temps de se développer. Rocambole était aux trois quarts chirurgien. Il porta Milon sur un lit, déchira ses vêtements et sa chemise, mit les blessures à découvert et constata qu’aucune n’était mortelle. Pendant ce temps-là, Baccarat donnait une poignée de louis au cocher et le renvoyait en lui recommandant le silence. Un cordial ranima Milon.
– Où suis-je ? murmura-t-il.
– Au milieu de tes enfants, lui répondit une voix caressante.
Le pauvre vieux ouvrit les yeux et vit penchées sur lui, ses deux chères petites, Antoinette et Madeleine. Puis derrière elles, leurs fiancés, et ensuite la comtesse Artoff… Et enfin Rocambole !
– Maître, s’écria-t-il, je puis mourir puisque vous êtes sauvé !
– Sauvé ! exclama Rocambole avec étonnement.
– Oui, d’une mort presque inévitable, murmura Milon.
– Tu as eu le délire, mon pauvre vieux.
– Mais non… maître… Vasilika me l’a bien dit.
– Que t’a-t-elle dit ?
– Si je la tuais, je vous tuais du même coup.
– Et comment t’a-t-elle expliqué cela ? ricana Rocambole qui ne pouvait se défendre d’une légère émotion.
– Mais elle m’a dit que vous étiez au pouvoir de ses gens.
– Moi !
– Et que si on ne la revoyait pas…
– Je serais assassiné, n’est-ce pas ?
– Oui, maître.
– Mais enfin, dis-nous, reprit Rocambole, ce qui t’est arrivé avec elle.
– Oh ! c’est bien simple, allez ; elle s’est bien aperçue que je n’étais pas monsieur.
Et Milon désignait Yvan.
– Et elle s’est ruée sur toi comme une tigresse ?
– Non, pas tout de suite. Elle a poignardé l’Italien d’abord.
« Puis ç’a été mon tour. Mais je l’ai prise à bras-le-corps, je l’ai renversée et je me suis emparé du poignard.
– Et tu ne le lui as pas planté dans la gorge ?
– J’allais le faire lorsque…
– Lorsqu’elle t’a dit que j’étais en péril de mort ?
– Oui, dit Milon ; ce n’était donc pas vrai ?
– Il n’y a de vrai qu’une chose, dit Rocambole, c’est que tu seras toujours un imbécile.
Milon eut un gémissement.
– Maître, dit-il, pardonnez-moi…
Rocambole haussa les épaules ; et se tourna vers Baccarat :
– Tout est peut-être à recommencer, dit-il.
La comtesse Artoff était devenue grave et pensive et ne répondit pas tout d’abord. Mais Rocambole eut un éclair dans le regard.
– Eh bien ! dit-il, à nous deux !…
Et il sortit précipitamment.
Il était nuit. Pierre le moujik rendait ainsi compte de sa mission :
– Madame, je suis descendu jusqu’au lac du bois de Boulogne. Là, j’ai retrouvé le phaéton et j’ai bien reconnu les chevaux, le monsieur et l’enfant, tels que vous me les aviez décrits.
– Après ? fit Vasilika.
– Le phaéton a fait le tour du lac, puis il est venu par la grande allée de Longchamp, s’arrêter un moment à Armenonville. Là le père et le fils ont mis pied à terre. Le père a bu un verre de madère, l’enfant a mangé un gâteau et tous deux sont remontés en voiture, regagnant l’avenue de l’Impératrice. Mais le phaéton a tourné à droite avant le rond-point de l’Étoile ; il a pris la rue de Presbourg, qui conduit à l’ancienne avenue de Neuilly, aujourd’hui l’avenue de la Grande-Armée, et il s’est arrêté devant Lelorieux, le carrossier en renom. Là seulement j’ai mis pied à terre à mon tour, et prié un commissionnaire de tenir mon cheval. Puis, comme j’étais en petite tenue de livrée, je suis entré dans les magasins du carrossier, me tenant à distance, ma casquette à la main.
« – Monsieur le vicomte, disait le carrossier, qui, comme bien vous pensez, n’a pas fait grande attention à moi, la calèche de madame la vicomtesse est à peu près terminée, mais il me serait impossible de vous la montrer ; elle est dans mes ateliers de Courcelles.
« – Quand rentrera-t-elle ? a demandé le monsieur.
« – Demain.
« – Nous viendrons avec madame, en ce cas.
« Et, le vicomte ayant fait un pas de retraite, M. Lelorieux m’aperçut.
« – Que voulez-vous, mon garçon ? me dit-il.
« Le vicomte leva pareillement les yeux sur moi.
« – Je suis russe, ai-je répondu, et cocher de mon état. En attendant une meilleure condition, je monte des chevaux pour le compte de plusieurs marchands ; si c’était un effet de votre bonté de penser à moi. Je suis persuadé, ai-je ajouté avec humilité, que, dans votre nombreuse clientèle, vous me trouveriez facilement une place.
« – Revenez me voir demain, m’a dit M. Lelorieux.
« Puis, comme je faisais mine de m’éloigner, le monsieur m’a rappelé et m’a dit :
« – Êtes-vous bon cocher ?
« – J’ai conduit un troïka à Pétersbourg.
« – Sauriez-vous dresser des chevaux ?
« J’ai eu un sourire suffisant qui lui a donné confiance.
« – Présentez-vous à mon hôtel, m’a-t-il dit, demain dans la matinée. Je suis le vicomte Fabien d’Asmolles et je demeure rue de la Ville-l’Évêque. Je vous prendrai peut-être.
« M. Lelorieux m’a dit aussi :
« – Si vous entrez chez le vicomte, mon garçon, vous n’aurez pas à vous plaindre d’être venu ici. Mais je vous préviens, madame la vicomtesse veut de bons cochers.
« À quoi j’ai répondu :
« – Je n’ai jamais fait que deux métiers en ma vie.
« – Deux métiers, fit le vicomte, c’est beaucoup.
« – Pas pour un Russe, monsieur. Presque tous les gens de ma condition en ont quatre ou cinq.
« – Alors vous avez été cocher ?
« – Et forgeron. J’étais même assez habile dans ce métier-là, et j’ai été longtemps contremaître chez Yvanoff.
« À ce nom d’Yvanoff, M. Lelorieux eut un geste de mépris.
« Madame la comtesse sait bien qu’Yvanoff est notre inimitable carrossier de Moscou ?
« – Oui, fit Vasilika d’un signe.
« – M. Lelorieux regarda alors M. d’Asmolles et lui dit :
« – Il y a des hasards assez étranges, comme vous allez voir. La princesse Molochine m’a envoyé au printemps dernier son traîneau. Vous avez pu le voir l’hiver dernier, qui a été rigoureux, faire l’admiration des patineurs.
« Cette voiture est un chef-d’œuvre – un chef-d’œuvre avarié dans la dernière course et que je suis chargé de réparer. On l’a envoyé tour à tour chez dix de mes confrères, tous y ont renoncé, et j’y eusse renoncé moi-même, si je n’avais pas eu la pensée de faire venir un ouvrier Russe. Les boulons, les autres ferrures et les ressorts de ce traîneau sont inimitables. On a essayé de faire pareil, on n’a pas réussi. Sur ces derniers mots je me suis écrié :
« – Le traîneau de la princesse Molochine, je connais ça. C’est Yvanoff qui l’a construit.
« – Eh bien ! viens le voir, mon garçon, m’a dit M. Lelorieux.
« Le vicomte paraissait s’intéresser au traîneau. Nous sommes montés dans les vastes magasins du premier étage, dans lequel on hisse les voitures au moyen d’un treuil. Le traîneau a été versé et jeté, par son attelage emporté, contre un mur. Un des brancards est brisé, deux feuilles du ressort ont été tordues. On refera bien les pièces semblables, mais ce que les ouvriers français ne sauront pas fabriquer, ce sont nos vis de rappel telles qu’on les forge et les trempe à Moscou. Je me suis chargé de la besogne. Ce qui fait, madame, acheva Pierre le moujik souriant, que je puis, à la fois, entrer chez M. Lelorieux le carrossier, comme forgeron, et chez le vicomte d’Asmolles comme cocher.
– C’est bien, dit Vasilika.
– Qu’ordonne madame la comtesse ?
– C’est demain que madame d’Asmolles va voir une nouvelle calèche ?
– Oui.
– Eh bien ! tu entreras chez le carrossier, dès le matin. Du reste, je te donnerai demain matin de nouvelles instructions.
Pierre s’inclina. Puis, comme il se retirait, Vasilika le rappela.
– Tu es un garçon trop intelligent, dit-elle, pour qu’on te fasse de longs mystères. Écoute.
Pierre attendit.
– Tu hais la comtesse Artoff ?
– Avec fureur.
– Ce n’est pas elle seulement qu’il faut haïr, c’est le major Avatar. Il a été le provocateur de ton supplice.
– Faut-il le tuer ?
– Non, pas encore.
Pierre attendait toujours.
– Mais il faut voler l’enfant que tu as vu aujourd’hui.
– Ah ! bien ! l’enfant de M. d’Asmolles ?
– Précisément. Cet enfant disparu, nous ferons de la comtesse Artoff et du major Avatar ce que nous voudrons.
– J’ai compris, dit le moujik.
Et il sortit. Vasilika se recoucha sur la peau d’ours qui couvrait le coussin à la turque de son divan, puis, d’une main nonchalante, elle attira le tuyau d’un narguileh et l’approcha de ses lèvres. Perdue en une sorte de contemplation, entourée de ce brouillard parfumé qui passait du narguileh dans sa bouche rose et se répandait ensuite autour d’elle, Vasilika demeura longtemps ainsi, rêvant à sa vengeance. Elle ne s’était montrée qu’à demi. Si elle haïssait toujours Yvan, elle le haïssait moins, depuis qu’elle avait reporté sur Rocambole une partie de sa haine. Cette haine se nuançait même d’une sorte de jalousie. Le génie infernal de cet homme lui portait ombrage. Longtemps assoupie, la tigresse tressaillit et bondit tout à coup. Un bruit s’était fait derrière elle. Le bruit d’une porte qu’on ouvre et qui se referme. Et Vasilika, se retournant, se trouva face à face avec un homme qui tenait un poignard à la main. Cet homme, c’était Rocambole. Par où était-il venu ? comment l’avait-on laissé monter ? Mystère ! Rocambole posa un doigt sur ses lèvres.
– Madame, dit-il, vous devez assez me connaître pour savoir que je ne recule devant rien. Je suis venu parce que je voulais vous parler. Si vous m’écoutez, je vous jure de me retirer sans que vous couriez le moindre danger. Mais si vous appelez à votre aide, si vous sonnez vos gens, ils arriveront trop tard : je vous tue !
L’imprudente Vasilika avait déposé, en rentrant le fameux stylet, encore rouge du sang de Milon, sur la tablette de la cheminée, et Rocambole, faisant un pas, s’en empara et le mit tranquillement dans sa poche. Vasilika lui jeta un regard de vipère ; elle s’apprêta à soutenir la lutte, si inégale qu’elle parût devoir être.
– Que voulez-vous ? dit-elle.
– Deux choses, répondit-il.
Et il s’assit familièrement auprès d’elle. Elle eut un geste hautain et voulut s’éloigner.
– Bah ! dit-il en lui prenant la main, la haine rapproche.
– La haine ! fit-elle, qui donc haïssez-vous ?
– Ce n’est pas vous, dit Rocambole.
– Qui donc, alors ?
Il eut un rire étrange, le rire dont l’ancien Rocambole avait hérité de l’infernal sir Williams, son premier maître.
– Vous me le demandez ? fit-il.
– Mais… sans doute…
– Voyons, madame, fit-il riant toujours, comment avez-vous pu songer un moment que la réconciliation de Rocambole avec la Baccarat pouvait être sincère ?
Vasilika jeta un cri et regarda cet homme avec stupeur.
Rocambole était fort élégamment vêtu et il réalisait assez bien le type d’un brigand d’opéra-comique chéri des dames.
– Madame, dit-il à Vasilika, vous plaît-il de m’écouter un moment.
Sa voix avait retrouvé ce timbre caressant qui charmait et n’était pas pour peu de chose dans ce pouvoir de fascination que tant de gens avaient subi autour de lui.
– Parlez, lui dit Vasilika.
Et comme si elle se fût trouvée en présence d’un homme du vrai monde, elle lui indiqua un siège. Mais Rocambole refusa en souriant et demeura debout.
– Un soir, madame, reprit-il, chez la comtesse Artoff on vous a dit mon histoire ; je n’ai donc rien à vous apprendre.
– Absolument rien, dit Vasilika.
– Les circonstances m’ont jeté sur votre route et nous ont fait ennemis. Mais je puis me justifier d’un mot. Au bagne, où j’ai longtemps souffert, j’ai trouvé un ami…
Vasilika l’interrompit d’un geste.
– Je sais le reste, dit-elle. Cet ami se nomme Milon… il aime Madeleine comme son enfant. Vous aimez Milon, et vous avez assuré le bonheur de Madeleine.
– J’ai fait mon possible, du moins.
Puis Rocambole ajouta :
– Je viens vous proposer la paix.
– À moi ?
Et Vasilika eut un rire moqueur.
– À vous, madame.
– À quelles conditions, mon Dieu !
Il parut hésiter un moment, puis faire un violent effort sur lui-même.
– Croyez-vous, dit-il, que dix années de bagne puissent jamais s’oublier ? Eh bien ! c’est la comtesse Artoff, c’est la Baccarat qui m’a envoyé au bagne !
– Et vous la haïssez ?
– De toute mon âme.
– Et vous pensez que je pourrais bien la haïr aussi ?
– Peut-être…
Vasilika regardait attentivement Rocambole, et son regard semblait vouloir plonger jusqu’au fond de son âme au travers de ce masque impassible.
– Eh bien ! troc pour troc, dit-elle. Si vous voulez de mon alliance, livrez-moi Yvan.
Rocambole secoua la tête.
– Impossible ! dit-il.
– Pourquoi ?
Et elle le regarda plus fixement encore, ajoutant :
– Votre affection pour Milon est donc plus grande que votre haine ?
– Non.
– Vous craignez donc de briser le cœur de cette chère Madeleine ?
Rocambole ne sourcilla pas :
– Non, dit-il, sans que sa voix s’altérât.
– Alors, reprit Vasilika, expliquez-vous.
Et elle continua à lui sourire. Cette fois Rocambole s’assit. Non plus dans le fauteuil que Vasilika lui avait indiqué d’un geste, mais sur le bord du divan à la turque sur lequel Vasilika était à demi couchée. La belle Russe ne se fâcha point ; elle ne protesta ni par un geste ni par un mouvement de ses sourcils olympiens contre l’audace de cet homme qui avait porté la livrée du bagne. Elle demeura même souriante et calme, semblable à la panthère qui se chauffe au soleil, étend voluptueusement ses membres flexibles et les yeux à demi fermés contemple la proie sur laquelle elle va bondir.
– Vous me demandez pourquoi je ne veux pas vous livrer Yvan ? reprit-il.
– Oui, puisque le bonheur ou le malheur de Madeleine vous est indifférent.
– Parce que vous l’aimez peut-être encore…
– Bah ? que vous importe ?
– Savez-vous, dit-il, que la perversité attire la perversité, qu’une nature effroyablement et splendidement mauvaise comme la vôtre attire une nature comme la mienne.
– Vraiment ? dit-elle.
Et le sourire n’abandonna point ses lèvres.
– Oui, continua Rocambole, on ne peut pas lutter impunément avec une femme comme vous.
Il osa lui prendre la main. Elle ne la retira pas.
– Vous êtes assez grande dame, poursuivit-il, pour tout comprendre. En vous haïssant, je vous eu aimée… Ce matin, j’ai ordonné à Milon de vous tuer, et quand on me l’a rapporté à demi mort et que j’ai su que vous étiez vivante, j’ai failli m’évanouir…
Vasilika ne répondit pas.
– Je vous aime, poursuivit Rocambole, en vertu de cette loi fatale qui veut que le mal attire le mal. Je vous aime parce que vous avez un cœur de démon dans le corps d’un ange ; parce que vous êtes perverse, parce que vous êtes belle… parce que nous sommes faits pour nous comprendre…
Et Rocambole, alors, se mit à parler le langage vertigineux de la passion. Et il se mit aux genoux de la comtesse et lui baisa les mains avec transport. Et elle continua à sourire et se laissa ganter de baisers. Cet homme qui avait joué tant de rôles en sa vie, n’avait peut-être jamais été meilleur comédien. Il eut des cris du cœur, des élans de passion, des tendresses infinies, des sourires à damner une sainte. Il fut splendide d’audace et de grâce ingénue tour à tour. Et Vasilika l’écoutait toujours, et elle lui dit :
– Savez-vous que vous êtes vraiment beau ?
– Je vous aime… répondit-il.
Puis, se levant tout à coup et la prenant dans ses bras :
– Sais-tu, dit-il, que j’ai tout préparé pour notre fuite ?… Nous partons ce soir, tout à l’heure… Je t’enlève, ô ma reine !… Une chaise de poste nous attend…
– Pourquoi partir ? dit-elle d’un ton de reproche. Ne pouvons-nous donc nous aimer ici ?
– Ici ?… oh ! non… Plus tard, nous reviendrons… Mais je veux être seul avec toi… je veux t’arracher au monde entier… je veux…
– Ce que tu veux, je le veux, dit-elle.
Rocambole jeta un cri de joie.
– Prends un châle, un manteau de voyage, dit-il, et partons…
Mais un éclat de rire lui répondit, et il recula d’un pas. Vasilika s’était échappée de ses bras.
– Mon doux seigneur, lui dit-elle, vous parlez d’amour comme don Juan lui-même, mais je ne vous crois pas.
– Pourquoi donc ne me crois-tu pas ? dit-il.
– Parce que ce n’est pas moi que tu aimes, mon beau séducteur.
Et sa voix devint railleuse et sifflante. On eût dit la lame flexible d’une épée battant l’air.
– Oh ! fit-il encore.
– La femme que tu aimes, je vais te dire son nom, continua Vasilika.
Il crut qu’elle faisait allusion à Vanda.
– Celle-là, dit-il, je ne l’aime plus.
– Je ne parle pas de Vanda, dit-elle.
Rocambole tressaillit.
– Et de qui donc ? dit-il.
– De Madeleine, répondit-elle ; et cet amour c’est ton châtiment ; c’est la moitié de ma vengeance.
Une pâleur livide se répandit sur le visage de Rocambole. Vasilika lui dit encore :
– Seulement, tu avais besoin de me tromper encore, et tu es venu me parler d’amour, à moi que tu redoutes… à moi qui te hais !…
Rocambole répliqua froidement :
– Vous êtes plus forte que je ne croyais, madame, mais votre force devient votre faiblesse.
– Tu crois ?
– Oui, parce que je vais être obligé de vous tuer.
Et il se rua sur elle, et Vasilika vit briller la lame d’un poignard qu’il tenait à la main.
– Grâce ! dit-elle.
Cette fois, sa voix trahissait son épouvante. Elle avait lu son arrêt de mort dans les yeux de Rocambole.
– Grâce ! fit-il en ricanant. Vous ne le pensez pas… Je ne suis pas Milon, moi…
Mais les dents de Vasilika claquaient. Elle était tombée à genoux ; elle joignait les mains, elle demandait la vie, balbutiant :
– Je renonce à me venger… je partirai… ce soir… tout de suite… mais grâce !…
– Non, dit Rocambole.
Elle se traîna à ses genoux.
– Je ne veux pas que vous mourriez sans vous repentir, dit-il. Je vous donne cinq minutes pour prier… Mais ne criez pas, ou je frappe tout de suite.
Tout à coup une pensée rapide éclaira son cerveau.
– Le sang me répugne, dit-il ; voulez-vous vivre ?
Elle était à genoux ; elle se releva d’un bond.
– Vivre ! dit-elle ; vivre !… Que faut-il faire ?
– Il faut être morte pour cinq jours.
Et comme elle le regardait avec égarement.
– Dans cinq jours, poursuivit-il, Yvan et Madeleine seront mariés, heureux, et ils auront quitté Paris. Ils ne vous craindront plus. Il faut donc que pendant cinq jours vous soyez supprimée de ce monde.
– Je ne comprends pas, balbutia-t-elle.
Il avait une bague au doigt. Il en dévissa le chaton :
– Puisque vous savez mon histoire, dit-il, vous devez savoir comment j’ai sauvé Antoinette de Saint-Lazare.
– Oui.
– Eh bien ! avalez ce grain noirâtre… là… sur-le-champ… ou je fais de votre sein le fourreau de ce poignard.
– Démon ! murmura Vasilika, tu le ferais comme tu le dis.
Et elle avala le grain noirâtre que lui tendit Rocambole ; et soudain elle tomba à la renverse. Elle paraissait foudroyée… Rocambole respira alors et murmura :
– Elle ne me gênera plus.
Puis il ouvrit la croisée de son boudoir, sauta dans le jardin et disparut.
Le café Marignan est un coquet petit établissement situé aux Champs-Élysées, à l’angle de la rue Marbeuf, un peu au-dessus du rond-point. Sa clientèle se renouvelle d’heure en heure. Le matin, entre sept et neuf en été, entre dix heures et midi en hiver, la jeunesse élégante qui va au bois en poney-chaise ou à cheval, y prend un verre de madère sans descendre de voiture ou sans quitter la selle. À quatre heures, le maquignonnage l’envahit à son tour ; on y vend pas mal de chevaux, avec ou sans garantie. Mais le soir, le Parisien attardé dans les Champs-Élysées y trouve de la bière fraîche, d’excellentes glaces, et autour des tables de domino, une honorable population de négociants, de rentiers et quelques artistes qui n’ont pas craint d’abandonner les hauteurs du quartier Saint-Georges pour venir chercher un atelier rue de Chaillot ou rue de Ponthieu. Un des habitués du soir du café Marignan était un jeune peintre dont on racontait tout bas la romanesque histoire. Il avait du talent, il était joli garçon, il montait bien à cheval. Pendant longtemps, il avait été l’homme le plus heureux du monde. Insouciant et gai, amoureux de toutes les femmes et ne s’attachant à aucune, rêvant la gloire et travaillant beaucoup. Un jour, le bel inconstant s’était laissé prendre dans un filet doré dont il avait en vain essayé de briser les mailles. Il était devenu l’amant de Clorinde. Clorinde avait tout abandonné pour lui ; Clorinde était devenue folle d’amour. Le peintre disparut. On ne le vit plus le soir au café Marignan émerveiller la galerie par son jeu de billard savant et prestigieux. À peine, le matin, monté sur un alezan superbe, s’y arrêtait-il cinq minutes pour boire un verre de madère.
Il passait – mais il avait le bonheur dans les yeux –, et les habitués disaient :
– C’est l’homme pour qui Clorinde a quitté lord Galwy.
Un soir, le peintre revint. Il était morne, il était pâle ; il avait de grosses larmes dans les yeux. On s’empressa autour de lui ; on le questionna. Il ne voulut répondre autre chose que ces mots :
– Je veux me tuer.
– Pourquoi ?
Il ne le dit point. Mais on ne se tue pas à vingt-huit ans. C’est l’âge où le désespoir se reprend à espérer. Le peintre ne se tua pas. Seulement, il ne quitta plus le café, ne parlant à personne, lisant les journaux, fumant, buvant et manifestant tous les symptômes d’un malade aux prises avec une terrible maladie morale. Que lui était-il arrivé ? Clorinde l’avait-elle quitté ? Ce n’était pas vraisemblable, car Clorinde n’avait pas reparu dans le monde élégant. On ne l’avait vue ni à La Marche, ni au bord du lac, ni aux premières du Vaudeville et du Palais-Royal. À sept heures du matin, le peintre arrivait, s’installait devant une table, à la porte, demandait les journaux et un verre de fine champagne, et ceux qui avaient affaire à lui étaient sûrs de le trouver jusqu’au soir. Mais notre héros n’avait plus affaire à personne. Cependant, un matin, vers neuf heures, un dogcart à deux roues s’arrêta devant le café Marignan. Un homme de trente-six ans environ, mis avec une simplicité qui sentait son gentilhomme, descendit et jeta les rênes à un groom de trois pieds de haut. Puis il s’approcha du café. Le peintre leva la tête, regarda le nouveau venu avec indifférence, et reprit la lecture de son journal. Mais le gentleman s’approcha le salua et lui dit :
– Excusez-moi, monsieur, je voudrais vous entretenir un moment.
– Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, répondit le peintre.
– Je viens de la part de Clorinde et je me nomme le major Avatar.
Au nom de Clorinde, le peintre étouffa un cri.
– Monsieur, reprit le major, vous avez cru Clorinde infidèle.
– C’est une misérable ! dit le peintre.
– Vous vous trompez… Clorinde vous aime toujours…
– Monsieur !
– Savez-vous où elle est ?
– Hélas ! répondit l’artiste, je vais chaque matin et chaque soir heurter à sa porte, et on me répond qu’elle est en voyage on ne sait où.
– On vous trompe.
– Où est-elle donc ?
– À Paris.
– Oh ! fit le peintre en serrant les poings.
– Voulez-vous la voir aujourd’hui ?
– Monsieur… balbutia le jeune homme, ne raillez point… j’ai failli mourir…
– Je ne raille point, dit le major ; non seulement vous verrez Clorinde aujourd’hui, mais elle vous sera rendue pour toujours.
Le peintre s’était levé, mais il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre. Le major lui prit le bras :
– Venez avec moi, dit-il.
– Mais où me conduisez-vous ? demanda l’artiste, qui était pâle d’émotion.
– Venez toujours, dit le major.
Et il le fit monter à côté de lui dans le dogcart. Puis il rendit la main à son trotteur et le fringant attelage monta rapidement les Champs-Élysées.
Le dogcart était encore en vue dans les Champs-Élysées que deux cavaliers, dont l’un allait au Bois et l’autre en revenait, se croisèrent devant le café Marignan et échangèrent une poignée de main. Le premier était un homme encore jeune, bien que son visage sillonné de rides profondes et sa calvitie prématurée annonçassent les ravages du plaisir mené à outrance. L’autre était un homme déjà mûr, à la lèvre austère, au front pensif.
– Bonjour, docteur, dit le premier.
– Bonjour, cher baron, répondit l’homme mûr. D’où venez-vous ?
– Je sors de chez moi et vais faire un temps de galop au Bois.
– J’en viens et je vais chez un malade.
Le baron se prit à sourire :
– Pauvre homme, dit-il d’un ton de commisération.
– Ce n’est pas un homme, c’est une femme.
– Pauvre femme !
– Railleur, dit le médecin. Si vous saviez le singulier cas que je traite, vous m’accableriez de questions.
– Bah !
– Je traite une fort jolie femme, qui est tombée en catalepsie. C’est une Russe, la comtesse Wasserenoff. Elle est comme pétrifiée. Ses membres ont la raideur de la pierre, ses yeux sont fermés.
– Mais, docteur, elle est morte. Vous l’aurez tuée… railla le baron.
– Nullement. Elle parle. Elle a les yeux clos, son cœur bat à peine, il lui est impossible de faire un mouvement ; mais, à travers ses lèvres serrées, elle parle, faiblement il est vrai, mais en approchant l’oreille de sa bouche, on entend.
– Des mots incohérents, sans doute ?
– Non, des paroles raisonnables.
– Et depuis quand est-elle dans cet état ?
– Depuis quatre jours.
– Espérez-vous lui rendre le mouvement et la vie ?
– Oui… mais ce sera long peut-être…
– Mais enfin, comment est-elle tombée en cet état ?
– Voilà ce que je ne puis dire. J’ai appelé deux de mes illustres confrères en consultation, ils sont aussi embarrassés que moi.
– Mais… puisqu’elle parle…
– Elle ne sait pas… du moins elle prétend s’être endormie ainsi tout à coup.
– Bizarre ! murmura le plus jeune des deux cavaliers.
Et ils se séparèrent en échangeant une cordiale poignée de main.
C’était le jour du mariage d’Agénor et d’Antoinette. M. Karle de Morlux et Madeleine, sa femme future, y devaient assister. Le vicomte Karle de Morlux était devenu, en quelques jours, un petit vieillard aux trois quarts hébété qui n’avait plus qu’un but, une idée fixe, une marotte, épouser Madeleine. Madeleine !
C’est-à-dire Clorinde, qu’il prenait pour elle…
La vraie Madeleine, la belle et chaste sœur d’Antoinette, n’eût pas su jouer ce rôle étrange que Clorinde, soufflée par Rocambole, avait si bien tenu. Elle n’eût pas eu des pudeurs exagérées et des réticences pleines de désirs, et de ces poses chastes où mord la volupté la plus cynique. Madeleine, la vraie, celle qui aimait Yvan, aurait eu horreur de ce vieillard, et elle l’eût repoussé avec indignation. Clorinde, courtisane rusée, s’était fait un jeu de l’amour qui venait d’éclater sous ces cheveux blancs, comme le cratère d’un volcan s’entrouvre tout à coup sous la neige. Elle s’était fait un jeu cruel de le voir à ses pieds, essayant de lui faire oublier cet Yvan qu’elle ne connaissait pas. Peu à peu, elle avait feint de se consoler de l’abandon du jeune Russe, elle avait laissé ses deux mains dans les mains ridées du vieillard… elle lui avait quelquefois sauté au cou avec élan, lui disant :
– Ah ! vous êtes bon, mon oncle… et je sens que je finirai par vous aimer.
Et cet amour insensé continuait son œuvre de lente destruction et prenait le vieillard dans tout son être et par tous les pores. Il aurait fallu les voir courir Paris tous deux, en voiture fermée, car il était jaloux avant de la posséder, pour acheter une corbeille de mariage qu’eût enviée une princesse. Et comme il avait signé tout ce qu’elle avait voulu ! comme il s’était dépouillé, lui l’avare, l’âpre voleur de successions, au profit de la vraie Madeleine Miller ! Il ne s’était rien réservé. Et puis, comme il faisait maintenant tout ce qu’elle voulait, Clorinde lui avait dit qu’elle ne voulait se marier qu’après Agénor et Antoinette, et il y avait consenti. Donc, ce jour-là, c’était le jour du premier mariage.
– Mon bon oncle, dit la fausse Madeleine, en entrant dans la chambre de son oncle, es-tu prêt ?
Elle le tutoyait maintenant. Karle de Morlux était vêtu de noir des pieds à la tête. La fausse Madeleine s’était fait une toilette délicieuse de simplicité.
– Oui, mon enfant, répondit-il.
– Eh bien ! partons… Tu sais qu’il y a loin de la rue de la Pépinière à Saint-Thomas-d’Aquin.
C’était à Saint-Thomas-d’Aquin que se mariait Agénor. Tous deux montèrent en voiture découverte et traversèrent Paris comme un éclair. Le printemps était venu, les Champs-Élysées étaient verts. Les marronniers des Tuileries en fleurs, un gai soleil brillait dans l’azur. M. de Morlux, durant cette course rapide, soupirait comme un jouvenceau.
– Qu’as-tu donc, mon oncle ? demanda la fausse Madeleine.
– Je voudrais être plus vieux de huit jours.
Elle lui jeta un sourire à damner un saint.
– Tu es donc bien pressé, dit-elle, de me voir ta petite femme ?
Ils entrèrent dans l’église. Agénor avait voulu se marier sans bruit et sans pompe. Une vingtaine de personnes, tout au plus, assistaient au mariage. Agénor de Morlux aperçut son père, agenouillé et pleurant, dans le chœur. Deux femmes du peuple, la mère Philippe et la belle Marton, s’étaient placées dans l’ombre d’un pilier. Toutes deux pleuraient aussi, mais c’était de bonheur.
Agénor avait pour témoins le marquis de B… et son ami M. de Marigny. Deux hommes que M. de Morlux ne connaissait pas, étaient les témoins de la mariée. Karle et Clorinde entrèrent dans l’église, mais, chose étrange ! nul ne fit attention à eux. La cérémonie fut courte. Moins d’une heure après, Agénor et Antoinette passèrent au bras l’un de l’autre et sortirent de l’église. À la porte était un briska de voyage attelé en poste. C’était la voiture des jeunes époux. Où allaient-ils ? C’était le secret de leur bonheur. Agénor se jeta dans les bras de son père qui fondait en larmes. Mais il fit un pas en arrière lorsque Karle de Morlux s’approcha.
– Adieu, mon oncle, dit-il froidement.
Le vicomte ne remarqua pas qu’Antoinette et la fausse Madeleine n’échangeaient qu’un salut glacé. Le vicomte était pétrifié.
– Viens, mon oncle, lui dit Clorinde.
Et elle l’entraîna vers sa calèche qui l’attendait au coin de la rue du Bac. Le vicomte monta en voiture, regardant toujours la fausse Madeleine avec cette admiration hébétée qu’elle avait si bien développée en lui.
– Où allons-nous ? balbutia-t-il.
– À l’église russe, répondit-elle.
– Hein ! pourquoi ?… fit-il étonné.
– Nous allons assister à un autre mariage…
– Lequel ?
– Tu verras… viens…
– Mais qui donc se marie ?…
– Yvan Potenieff, dit Clorinde.
M. de Morlux était aux trois quarts idiot déjà ; sans cela, il eût peut-être deviné toute la vérité.
– Ventre à terre ! dit Clorinde au valet de pied qui ferma la portière.
La calèche passa les ponts, traversa la place de la Concorde, monta les Champs-Élysées, et quelques minutes après elle arrivait à ce bijou d’architecture orientale, de ce temple à la coupole dorée qu’on appelle l’église russe. Là il y avait foule de fringants équipages et de carrosses armoriés. L’église était pleine.
– Viens, mon oncle, viens ! dit Clorinde.
Le vicomte avait reconnu dans les voitures qui étaient à la porte, les équipages de toute la haute société russe, entre autres la Victoria de la comtesse Artoff. Il entra dans l’église, et soudain il tressaillit des pieds à la tête. Clorinde le tenait toujours par la main.
– Viens ! répétait-elle, viens donc, mon oncle !
Le chœur de l’église était vide encore pourtant, le prêtre n’était pas à l’autel ; les futurs époux n’étaient point agenouillés encore sur le coussin de velours où ils allaient échanger leurs anneaux. Mais ce qui avait fait tressaillir M. Karle de Morlux, c’étaient trois personnes qui se trouvaient à la porte de l’église, tout près du bénitier, deux hommes et une femme. Le premier de ces deux hommes était Milon, le vieux serviteur qu’il avait fait envoyer au bagne. L’autre était le major Avatar. C’est-à-dire Rocambole. Et quant à la femme, M. de Morlux, les cheveux hérissés, l’avait reconnue aussi. C’était Vanda, la compagne fidèle de Rocambole, la femme intrépide qui lui avait arraché Madeleine une première fois. Qui donc mariait-on dans cette église, que ces trois personnages s’y trouvaient ? Mais tout à coup la porte de la sacristie s’ouvrit et les futurs époux entrèrent dans le sanctuaire. M. de Morlux jeta un cri terrible, un cri qui fit retentir les voûtes de la chapelle et causa une immense rumeur parmi la foule. Yvan Potenieff et la vraie Madeleine venaient de s’agenouiller devant le prêtre. Et M. de Morlux, se retournant, vit Clorinde qui riait, comme rit une fille perdue qui jette le masque. Et de sa voix éraillée, avec un regard cynique elle lui dit :
– Tu la trouves mauvaise, n’est-ce pas, mon oncle ?…
M. de Morlux, foudroyé, tomba sur les genoux et ferma les yeux.
– Il est frappé à mort, murmura Rocambole à l’oreille de Vanda.
On emporta M. de Morlux évanoui hors de l’église. Clorinde suivait.
En ce moment, un homme s’approcha d’elle, c’était le peintre.
– Viens-tu ? lui dit-il.
Elle regarda Rocambole qui était sorti de l’église russe. Rocambole dit au jeune homme :
– Je vous demande quarante-huit heures encore, monsieur.
Le peintre savait tout sans doute, car il s’inclina d’un air résigné. Et Clorinde reconduisit à son hôtel M. de Morlux évanoui.
Quand, une heure après, les jeunes époux sortirent de l’église, Vanda, qui tenait dans ses mains la main de Rocambole, sentit cette main trembler, puis devenir froide comme si elle eût été glacée par la mort.
– Maître, dit-elle, ce n’est pas l’homme que tu viens de frapper, ce n’est pas M. de Morlux qui souffre comme un damné, c’est toi.
– Tais-toi ! dit Rocambole d’une voix brisée.
Puis il osa lever un dernier regard sur Madeleine qui partait au bras de son cher Yvan, une larme jaillit de ses yeux et il murmura :
– Mon Dieu ! votre justice est inexorable et le châtiment est sans bornes…
– Viens, maître, viens, mon ami, mon époux, mon Dieu ! s’écria Vanda avec enthousiasme. Je serai ton esclave, je te servirai à genoux… viens !
Et tous deux se perdirent dans la foule. Mais Milon, le visage inondé de larmes, courut après eux.
– Maître, dit-il, mes enfants sont heureux et n’ont plus besoin de moi.
« À présent, je vous appartiens !
Et comme les deux forçats et la femme perdue cherchaient à se dérober à tous les regards, une autre femme à qui Dieu avait pardonné depuis longtemps, fendit la foule, s’approcha de Rocambole, lui prit la main et prononça un mot unique :
– Rédemption.
Elle était toujours en léthargie, la fille sauvage des steppes, dont Saint-Pétersbourg et la civilisation européenne n’avaient pu adoucir l’indomptable énergie et les cruels instincts. Comme l’avait dit le médecin que nous avons entrevu aux Champs-Élysées, un matin, la catalepsie de la comtesse Vasilika Wasserenoff offrait un caractère étrange. Elle était purement physique. Le corps était plongé dans un sommeil, un sommeil qui ressemblait à la mort – l’esprit veillait et avait toute sa lucidité. Pendant deux jours ont eût juré qu’elle était réellement trépassée. Aucun indice, aucun signe extérieur n’accusait chez elle l’existence de la vie. Pierre le moujik, épouvanté, était allé chercher un médecin. Le médecin, celui que nous avons vu, après une longue et minutieuse consultation, avait découvert un battement de cœur, mais si faible, qu’il ne pouvait préciser si c’était la vie qui revenait ou les derniers tressaillements qui précèdent la mort. Enfin, le troisième jour, un phénomène s’était produit. La comtesse avait entrouvert les lèvres, et un souffle de voix s’était fait entendre :
– Je vis ! disait-elle.
Pierre le moujik jeta un cri de joie.
– J’entends tout ce qui se dit et se fait autour de moi, ajouta Vasilika.
Le médecin qui entendit ces paroles put alors préciser la nature de cette léthargie bizarre.
– Madame, dit-il, vous avez dû prendre quelque poison indien.
Vasilika ne répondit pas.
– Madame, dit encore le docteur, si je savais quelle drogue vous avez absorbée, je vous guérirais sur-le-champ.
Vasilika répondit :
– Je ne sais pas.
Quand le médecin fut parti, la comtesse dit :
– Pierre, sommes-nous seuls ?
– Oui, madame.
– Alors, écoute mes instructions. Je serai dans l’état où tu me vois pendant cinq ou six jours. Mais tu agiras pour moi.
Et elle donna ses ordres à Pierre, nature intelligente et perverse, qui était bien digne de comprendre une femme comme Vasilika. Or, trois jours après – c’était le cinquième de sa léthargie –, Pierre rendait compte à sa maîtresse de ce qui s’était passé.
– Madame, disait-il, Yvan et Madeleine se sont mariés hier.
– Après ? dit Vasilika, toujours immobile et raide sur son lit, et ne pouvant, quelque effort qu’elle fît, parvenir à ouvrir les yeux.
– Ils sont partis aussitôt. M. Agénor de Morlux et sa femme, mariés à la même heure, sont partis également. Où vont-ils, je ne sais pas ; mais je sais que les deux couples doivent se rejoindre et faire de compagnie leur voyage de lune de miel.
– Et le vicomte Karle ?
– Il est tombé foudroyé en sortant de l’église.
– Mais il n’est pas mort ?
– Clorinde l’a fait transporter chez lui et s’y est installée de nouveau. Quand il a repris connaissance, il a eu un accès de rage, puis un accès d’amour furieux. Maintenant, c’est Clorinde qu’il aime, Clorinde qu’il veut épouser, Clorinde qui ne veut pas de lui.
– Il en mourra, dit Vasilika.
– Cela se pourrait bien, répondit le moujik d’un air indifférent.
– Et Rocambole ?
– Il fait ses préparatifs de départ. Vanda la Russe l’accompagne, ainsi que Milon.
– Voilà ce qu’il faut empêcher à tout prix.
– En volant l’enfant.
– Oui.
– Je l’eusse déjà fait, mais j’attendais les ordres de madame.
– Es-tu toujours chez le carrossier Lelorieux ?
– Oui. Je travaille au traîneau, lentement, de façon à gagner du temps.
– Madame d’Asmolles est-elle venue voir sa calèche ?
– Deux fois.
– Avec son fils ?
– Oui, madame. Une fantaisie singulière s’est, du reste, emparée de l’esprit de M. d’Asmolles.
– Laquelle ?
– Il veut faire construire une troïka de poste et l’atteler ensuite à la russe. La troïka, avec mes conseils et son habileté, Lelorieux la construira certainement. Mais ce sont les chevaux qui ne sont pas faciles à trouver.
– Il faut prendre les miens. Ils sont tout dressés.
– Madame la comtesse oublie que M. d’Asmolles connaît la comtesse Artoff.
– Non, mais je t’indiquerai le moyen de faire acheter les chevaux à M. d’Asmolles sans qu’il sache qu’ils viennent de moi.
– Je serai le cocher, alors, et rien ne sera plus facile que de voler l’enfant.
Vasilika dit encore :
– J’entends bien sonner la pendule et je compte les heures ; mais je me suis embrouillée dans mes calculs, et comme je ne puis ouvrir les yeux, je ne sais pas quand il fait jour et quand il fait nuit, de telle sorte que je ne sais au juste depuis combien de temps je suis dans cet état.
– Depuis six jours, madame.
– Rocambole m’avait dit que je recouvrerais l’usage complet de mes sens et de mes mouvements au bout de cinq jours.
– Il s’est trompé, dit le moujik ; mais j’ai entendu ce matin une conversation du docteur avec son collègue qui m’a frappé.
– Que disaient-ils ?
– C’était le docteur qui parlait.
« – Ces cas de catalepsie sont si rares en Europe, disait-il, que la science est obligée d’hésiter. Le curare, poison indien, amène quelquefois des résultats semblables à celui que nous avons sous les yeux. Si la comtesse Vasilika avait absorbé du curare, je la guérirais à l’instant même ; mais si cette catalepsie a une tout autre cause, le remède que j’emploierais contre les effets du curare la tuerait.
– Ah ! il a dit cela ? dit Vasilika.
– Oui.
– Et a-t-il parlé de ce remède ?
– Un coup de lancette dont la pointe aurait été trempée dans de la strychnine.
Vasilika garda un moment le silence. Puis elle dit enfin :
– On peut bien risquer sa vie quand il s’agit de se venger. Pierre, tu seras mon médecin.
– Moi, madame ?
– Il faut que tu te procures de la strychnine et une lancette.
– Mais… madame…
– Et à l’instant même, ajouta Vasilika. Quand doit venir le médecin ?
– Ce soir.
– Quelle heure est-il ?
– Midi.
– Va ! ordonna Vasilika.
Pierre le moujik sortit. Une heure s’écoula. Pendant cette heure, Vasilika acheva de ruminer ses projets de vengeance. Elle parlait et elle entendait. Tout le reste de son corps était endormi comme dans la mort. Elle entendit donc au bout d’une heure la porte du boudoir se rouvrir.
– Est-ce toi ? demanda-t-elle.
– C’est moi, répondit Pierre.
– As-tu la lancette ?
– Oui, maîtresse, ainsi qu’un flacon de strychnine.
– Alors, à l’œuvre !
– Mais, madame, je puis vous tuer…
– Obéis, esclave !
– J’obéirai, murmura Pierre.
– Retrousse les manches de ma robe, mets mon bras à nu, ordonna encore Vasilika. Est-ce fait ?
– Oui, madame.
– Pique une de mes veines.
Pierre hésita une seconde encore. Puis il trempa la lancette dans le flacon de strychnine et piqua la veine indiquée par Vasilika. Le même phénomène qui s’était produit lors de la résurrection d’Antoinette se reproduisit alors mais rapide, instantané, foudroyant !… Vasilika rouvrit brusquement les yeux. Puis son corps fut en proie à un brusque tressaillement ; ses membres raidis retrouvèrent leur souplesse, le cœur battit précipitamment, le visage pâle se colora, et un quart d’heure après Vasilika se dressait sur son lit, et de son lit, sautait sur le parquet pleine de vie et de force, l’œil étincelant et son indomptable énergie au cœur. Vasilika avait retrouvé son corps. Vasilika sortait de ce long sommeil avec une vigueur nouvelle, et Vasilika venait de condamner Rocambole.
La forge est ardente comme une fournaise ; les marteaux se succèdent sur l’enclume, l’acier coule dans les bassins, le soufflet fait entendre sa respiration gigantesque. Une douzaine d’hommes aux visages noircis et aux mains noires vont et viennent, travaillent sans relâche. Les uns cerclent les roues, les autres forgent des boulons, d’autres aplatissent et façonnent sous le marteau des feuilles de ressorts. Tout le monde travaille ; les ordres se croisent, les limes grincent, le fer bat le fer. Nous sommes dans les ateliers de construction de Lelorieux, le grand carrossier. On fabrique là vingt voitures à la fois, de modèles et de noms divers. Voici le grand coupé à huit ressorts, et le phaéton de maître, et le poney-chaise à un cheval, et le coupé Clarence du banquier, le duc à vaste garde-crotte, le breack, et le dogcar, le tilbury à télégraphe, et le grand mail qui figurera aux courses prochaines de La Marche et de Chantilly avec ses quatre trotteurs irlandais, conduits à grandes guides par un parfait gentleman. Mais au milieu même de l’atelier est l’œuvre capitale, un chef-d’œuvre, si on peut parler ainsi. C’est la troïka construite pour M. d’Asmolles sur le modèle du traîneau de la princesse russe. En trois semaines, la voiture a été construite sous la direction du moujik Pierre, devenu chef d’atelier de Lelorieux. Elle a été exposée huit jours aux Champs-Élysées, mais elle va être attelée pour la première fois. Pierre est redevenu cocher pour un jour. C’est lui qui a fait acheter à M. Fabien d’Asmolles les trois chevaux russes tout dressés, qui doivent faire leur apparition pour la première fois autour du lac. Il est une heure et demie. M. d’Asmolles est arrivé depuis dix minutes avec son fils. L’enfant a déjà le goût des chevaux. On a pu le voir le matin, montant à côté de son père un poney d’Irlande, gros comme un chien de Terre-Neuve. Depuis huit jours, il rêve de la troïka et des trois chevaux russes ; et il en parle sans cesse. Sa mère frémit, son père se prend à sourire. Blanche a peur, son mari la rassure, et il a emmené l’enfant avec lui. On a sorti la troïka et on attend l’attelage. Pierre paraît, conduisant à pied et à longueur de guides les trois chevaux garnis de clochettes. Celui du milieu, attelé aux brancards, est un vigoureux carrossier. Il doit trotter la tête au vent. Les deux autres galoperont, l’un à gauche, l’autre à droite, la tête tournée en dehors et maintenue dans cette situation par une courroie appelée italienne. Les guides du carrossier passeront au-dessus d’un large cerceau. C’est le collier russe. Pierre a bientôt attelé ses trois chevaux, aidé dans cette besogne par les deux grooms de M. d’Asmolles. Puis il monte sur le siège, rassemble ses quatre rênes et la main gauche et prend le fouet. L’enfant a voulu s’asseoir auprès de lui. M. d’Asmolles est dans la troïka. Les forgerons ont déserté l’atelier pour la voir partir. Le soufflet s’est tu, muettes sont les enclumes, la cendre recouvre la braise ardente de la forge. Il y eut un moment de silence solennel. Alors Pierre le moujik fait entendre un coup de sifflet. Les trois chevaux partent comme l’éclair. Pierre est un merveilleux cocher ; il guide le fringant attelage à travers les rues du petit village de Courcelles, tourne et retourne, rendant la main et précipitant la vitesse de l’attelage ou ralentissant son allure ; tout cela sans peine et sans effort. L’enfant émerveillé bat des mains. La troïka a pris l’ancien boulevard extérieur, elle longe le parc Monceau, monte l’avenue de Wagram, arrive au rond-point de l’Étoile, et descend l’avenue de l’Impératrice, au milieu des voitures qui l’encombrent. Les chevaux russes sont merveilleusement dressés ; rien ne les effraye, et ils font l’admiration générale. À la grille du bois, une calèche découverte attend. C’est madame d’Asmolles qui veut voir passer la troïka. Sur un signe de M. d’Asmolles, Pierre s’arrête. Le père est rassuré, maintenant ; il peut laisser son fils à côté de Pierre. Et il quitte la troïka pour monter dans la calèche de sa femme. Pierre reprend sa course et la calèche le suit. De temps en temps, l’enfant se retourne et envoie des baisers à sa mère. Mais madame d’Asmolles est triste.
– Qu’avez-vous donc, mon amie ? demanda Fabien.
– J’ai peur, répond la mère.
– Peur de quoi ?
– De vagues pressentiments ne cessent de m’assaillir depuis hier.
– Folle ! dit M. d’Asmolles regardant sa femme avec amour.
– Oh ! si tu savais, murmura Blanche de Chamery, les yeux toujours fixés sur son fils.
– Mais, quoi donc, mon Dieu ?
– J’ai vu une tête pâle, une tête étrange… qui fixait sur moi ses yeux pleins de larmes…
M. d’Asmolles tressaille à ces mots, et il oublie un moment son fils et la troïka qui continue à passer rapidement à travers les voitures, et que la calèche a peine à suivre. Blanche serre la main de son mari avec une émotion subite.
– Écoute, Fabien, dit-elle, j’ai longtemps pleuré, j’ai longtemps souffert sans que ni toi, ni tous nos amis devinassent la douleur qui me torturait.
– Que veux-tu dire ?
– Je savais tout.
Fabien a pâli à son tour et fixe sur sa femme un regard éperdu.
– L’homme qui m’écrit des Indes, où il est depuis dix ans, avec sa femme, l’homme qui est mon frère, ce n’est pas lui, ce n’est pas celui que j’ai aimé, celui qui m’appelait sa sœur et que ma mère a béni en mourant.
– Mon Dieu ! tais-toi…
– Non, je sais tout, continua Blanche de Chamery. Celui-là, c’était un imposteur, un misérable, un assassin ; tout ce que vous voudrez. La comtesse Artoff et toi, et tous les autres, vous m’avez fait un pieux mensonge ; mais ce mensonge était inutile… je sais qui il est. Il se nomme Rocambole.
– Tais-toi !
– Et je l’ai vu, il y a une heure, à une fenêtre qui donne sur le jardin de notre hôtel ; il s’était oublié à me contempler et il pleurait…
– Blanche… Blanche… tais-toi !…
Mais madame d’Asmolles n’a pas le temps de répondre. Elle a jeté un cri terrible, un cri que répètent mille voix. La troïka fuit, emportée au triple galop de ses trois chevaux épouvantés. Qu’ont-ils vu, qu’ont-ils entendu ? Nul ne le sait. Mais Pierre n’est plus le maître de l’attelage qui passe à travers les voitures, qui se rangent précipitamment, avec une rapidité vertigineuse. L’enfant pousse des cris de détresse. Pierre semble vouloir calmer ses chevaux et ne le peut. Vont-ils se jeter dans le lac ? On l’a craint un moment ; mais les chevaux ont continué leur course ; ils longent le petit lac, ils montent la côte qui sépare le chalet de la grille de Boulogne.
– Ventre à terre ! crie M. d’Asmolles au cocher de la calèche.
Mais les efforts de ce dernier sont vains ; il a bientôt perdu de vue la troïka. Madame d’Asmolles jette des cris, M. d’Asmolles lui-même est effrayé. Les chevaux de la troïka n’iront-ils pas se heurter à la grille de Boulogne et y briser le véhicule ? La calèche monte la côte au grand trot ; M. d’Asmolles espère revoir la troïka de l’autre côté. Vain espoir ! La troïka a disparu. A-t-elle pris à gauche ou à droite ? Les allées du bois se croisent et s’entrecroisent. En cet endroit, il est presque désert. Où est la troïka ? Mystère !
Qu’est devenue la troïka ? Comme on a pu le deviner, les chevaux russes ont été dressés de longue main à cet emportement subit. Pierre le moujik a donné un coup de sifflet et les chevaux ont précipité leur course avec une telle furie qu’on eût dit qu’ils étaient réellement emballés. Le Russe jette des cris, il a su devenir pâle et se montrer effrayé. L’enfant se cramponne à lui. Les chevaux ont monté la côte avec la vitesse de l’éclair. Mais là ils ont obéi à leur conducteur. Au lieu de descendre vers la grille de Boulogne, ils se sont jetés brusquement à gauche, ont pris une allée couverte qui se dirige vers Auteuil, et qui n’est d’ordinaire fréquentée que par de rares piétons. L’enfant s’est retourné plusieurs fois pour voir si son père et sa mère le suivaient. Pierre lui dit :
– Tenez-vous bien, mon jeune monsieur, je finirai par les arrêter.
La troïka descend vers la grille d’Auteuil, passe sous le pont du chemin de fer, vole comme une flèche le long de la grande rue, tourne la fontaine, descend la rue Boileau, arrive au quai et coupe audacieusement l’omnibus américain. Un pont est devant eux, les chevaux russes le franchissent. Ils étaient à Auteuil, les voilà sur le territoire de Grenelle. Pierre est d’une habileté sans exemple. Il s’est jeté dans une rue qui se termine en cul-de-sac que bordent quelques masures et de grandes usines. Ce n’est point dans ce quartier qu’on viendra les chercher. Au bout de la rue est un monceau de gravats et de boue séchée au soleil. La troïka heurte cet obstacle et verse, un des chevaux s’abat. L’enfant est précipité du haut du siège. C’était ce que Pierre voulait. Au même instant, on entend des cris perçants. Un coupé de maître qui croisait la troïka s’est arrêté, une dame en est sortie précipitamment. En même temps, quelques femmes du peuple, assises au seuil de leurs masures, se sont élancées pour relever le pauvre petit qui est tombé sur la tête et s’est fait une blessure au front. Le sang coule ; l’enfant a fermé les yeux en murmurant le nom de sa mère. La dame du coupé est élégante et jeune. Elle parle avec l’autorité que donne la fortune et la grâce émue qui sied à la beauté. Tandis que Pierre se lève et rajuste ses chevaux qu’il a fini par maîtriser, la dame, qui paraît ne point le connaître, fait transporter l’enfant dans sa voiture. Puis elle demande au moujik quel est son nom, celui du père et sa demeure ; et, devant l’attroupement qui s’est fait autour de la troïka brisée, elle dit bien haut :
– Je vais ramener cet enfant à sa mère !
Et la foule bat des mains en voyant la jeune femme essuyer avec son mouchoir le sang qui inonde le front de l’enfant. Puis le coupé part. Vasilika est arrivée à son but, et le fils de M. d’Asmolles est en son pouvoir. Mais ce n’est pas aux Champs-Élysées, comme on pourrait le croire, qu’elle a fait transporter l’enfant évanoui. Entre le Champ-de-Mars et l’esplanade des Invalides, un nouveau quartier s’élève sur les ruines d’une certaine quantité de constructions misérables. Là où il y avait autrefois des marchands de vin et des logis de chiffonniers commencent à surgir de coquets hôtels ou de belles maisons à locataires. L’avenue de Latour-Maubourg a été prolongée jusqu’à la Seine. Mais ce quartier est désert encore. C’est là que Vasilika a cherché une retraite. La belle Russe est partie, aux yeux du monde entier ; elle a quitté Paris en plein jour, il y a trois semaines environ. Tout le monde a pu voir l’hôtel qu’elle occupait aux Champs-Élysées mis en vente. Tout le monde, ceux qui étaient intéressés surtout à ce départ, Rocambole, la comtesse Artoff, par exemple, savent que Vasilika Wasserenoff a quitté Paris un matin, par le train express de Cologne, et qu’elle se rend à Pétersbourg. Mais Vasilika est revenue. Elle est rentrée dans Paris, le lendemain même, par un train de nuit, et c’est dans une petite maison de l’avenue de Latour-Maubourg, à l’angle du quai, qu’elle est venue guetter sa proie. Maintenant l’enfant est en son pouvoir. Maintenant elle murmure :
– Rocambole, je te tiens !
L’enfant évanoui a été placé sur un lit. Vasilika lui donne des soins. D’ailleurs la blessure est légère et ne saurait avoir de suites fâcheuses. Enfin l’enfant revient à lui s’écrie :
– Où suis-je ? Où est maman ?
Et il regarde Vasilika avec de grands yeux étonnés.
– Mon petit ami, répondit Vasilika, remerciez le bon Dieu, car vous avez failli mourir.
L’enfant se souvient et murmure :
– Les chevaux qui galopent… la troïka… Pierre… j’ai eu bien peur.
– Et votre mère aussi, sans doute, mon petit ami.
Et Vasilika l’embrasse avec une feinte effusion.
– Où est-elle donc, maman ? demande encore l’enfant.
– Elle viendra vous chercher ce soir.
Il regarda encore Vasilika et lui dit :
– Mais qui es-tu donc, toi, madame ?
– Une amie de ta mère, mon enfant.
– Mais, je ne t’ai jamais vue…
– C’est que tu ne me reconnais pas.
Il porte la main à son front :
– Oh ! j’ai bien mal, dit-il.
Vasilika lui a entouré la tête d’une bandelette imbibée d’arnica ; elle l’a pansé avec l’adresse d’un chirurgien et la sollicitude d’une mère.
– Ce ne sera rien, lui dit-elle, demain, tu seras guéri.
– Mais je suis donc chez toi, madame ?
– Oui, mon ami.
– Pourquoi maman n’est-elle pas là ?
– Parce qu’il ne faut pas qu’elle te voie ainsi meurtri, il faut qu’elle te retrouve avec ton joli visage, mon petit ami.
Ce raisonnement paraît fort sage à l’enfant :
– Tu as raison, madame, dit-il. Mais quand serai-je guéri ?
– Demain.
– Bien vrai ?
– Je te le promets.
Et l’enfant, que la fatigue, l’émotion et la douleur ont brisé, finit par s’endormir.
La nuit est venue. Un homme se présente à la maison de l’avenue de Latour-Maubourg. C’est Pierre.
– Eh bien ? lui demanda Vasilika.
– Tout s’est passé comme nous l’avions précisé, dit Pierre ; je suis resté plus d’une heure à l’endroit où j’avais versé la troïka : ce qui a permis à M. d’Asmolles de retrouver nos traces.
« Il avait perdu beaucoup de temps, mais à force de se renseigner à tout le monde, il avait fini par me rejoindre. Madame d’Asmolles était à demi morte de terreur.
« – Où est mon enfant ? disait-elle.
« Les bonnes femmes du quartier l’ont rassurée en lui disant qu’une élégante dame l’avait pris dans sa voiture pour le ramener chez ses parents. M. d’Asmolles et sa femme sont repartis à toute vitesse avec l’espoir de retrouver le petit garçon à l’hôtel. Comme bien vous pensez, j’ai ramené les chevaux où je les avais pris, la troïka chez Lelorieux, et je me suis sauvé. Lelorieux perd son contremaître et M. d’Asmolles son cocher.
Vasilika, tout en écoutant le récit du moujik, avait passé dans un cabinet de toilette attenant à son boudoir. Quelques minutes après, elle en ressortit habillée en homme. Sa haute taille, ses formes délicates et nerveuses se prêtaient à merveille à son déguisement. On eût dit un adolescent qui prend sa première inscription de droit.
– Va me chercher un fiacre ! dit-elle au moujik, et souviens-toi qu’en mon absence, tu me réponds de cet enfant sur ta tête.
Mais Pierre ne bougeait pas et semblait se demander pourquoi sa maîtresse s’habillait en homme.
– Sais-tu où je vais ? dit-elle en souriant.
– Non, maîtresse.
– Je vais rue des Martyrs, au gymnase Paz, prendre une leçon d’armes.
– Une leçon ?
– Eh ! sans doute. Crois-tu que je veux poignarder lâchement Rocambole ? Non, non ! il vaut mieux que cela. Je veux le tuer d’un coup d’épée… loyalement… après qu’il se sera défendu… Je veux que son châtiment suprême consiste à mourir de la main d’une femme !
Pierre sortit pour obéir.
Il est un personnage de cette histoire que nous avons depuis longtemps perdu de vue, le docteur Vincent. L’homme qui jadis s’était fait l’instrument du crime de M. de Morlux continuait sa vie de travail, de remords et de repentir. Il n’avait point quitté la maison de la rue Serpente, dont la mère de Noël était concierge. Il couchait toujours en haut sur ce lit de sangle confident de ses insomnies et de ses cauchemars, dans cette mansarde désolée où le major Avatar et Milon s’étaient vus pour la première fois. Un matin, bien avant le jour, le docteur venait de se mettre à la fenêtre, exposant au vent froid sa tête brûlante, lorsque la porte de son cabinet s’ouvrit. Le major Avatar entra.
– Vous ! fit le docteur Vincent en tressaillant.
– Monsieur, répondit Rocambole, je viens vous chercher pour donner des soins à un homme qui va mourir.
– Et… cet homme ?
– C’est lui, dit Rocambole… Venez !…
Quelques minutes après, le docteur et son guide couraient Paris dans un coupé qui allait comme le vent et se rendait rue de la Pépinière.
– De quoi se meurt-il donc ? demanda le docteur, comme ils approchaient.
– D’un mal étrange que vous qualifierez scientifiquement, vous, mais que j’appellerai, moi, la folie furieuse de l’amour.
– À son âge ! exclama le docteur.
– Oui. Vous verrez.
– Mais quel âge a-t-il donc ?
– Il avait cinquante-cinq ans, il y a trois mois ; aujourd’hui, il a cent ans.
Le cocher demanda la porte et le coupé traversant la cour vint s’arrêter au bas du perron. Il y avait sous la marquise un domestique que le docteur reconnut. C’était Noël. Noël dit à Rocambole :
– J’ai cru tout à l’heure qu’il allait mourir de rage.
Rocambole traversa le vestibule, entraînant le docteur.
Noël le précédait, un flambeau à la main. Mais il ne prit point le grand escalier comme on aurait pu le croire. Il ouvrit une porte au fond du vestibule. Cette porte masquait un escalier en coquille que Rocambole et le docteur gravirent sur les pas de Noël. Ce dernier, arrivé au premier étage, leur fit prendre un corridor assez étroit à l’extrémité duquel un filet de lumière passait sous une porte. Le docteur Vincent s’arrêta tout à coup, frissonnant.
– Quel est ce bruit ? dit-il.
En effet, des cris sourds qui n’avaient rien d’humain et ressemblaient aux hurlements d’une bête fauve prise au piège arrivaient à son oreille. Noël poussa la porte qui se trouvait au fond du corridor. Alors les hurlements et les cris devinrent plus distincts. Le docteur sentait ses cheveux se hérisser. Il était sur le seuil d’une sorte de cabinet de toilette assez vaste, tendu d’une étoffe de couleur sombre. Cette pièce était déserte. Rocambole fit un signe à Noël qui s’en alla, et le docteur et lui demeurèrent dans l’obscurité. Alors Rocambole s’approcha du mur et souleva la draperie qui le couvrait. Soudain, le docteur fut frappé en plein visage par un jet de lumière, et il vit un vasistas habilement dissimulé dans la cloison qui séparait le cabinet de toilette de la chambre de M. de Morlux. Le vicomte Karle, à demi nu, était accroupi sur le parquet au milieu de la pièce. Rocambole n’avait point menti ; on eût dit qu’il avait cent ans. Ses cheveux étaient tombés ; il avait laissé pousser sa barbe, ses traits étaient devenus anguleux et son visage avait cette couleur jaune et luisante qui est particulière au vieux parchemin. Ses yeux, brillants de folie et de fièvre, ressemblaient à deux charbons ardents. Le vieillard se tordait les mains de désespoir ; il hurlait plutôt qu’il ne criait.
– Écoutez-le ! dit tout bas Rocambole au docteur.
Karle de Morlux disait :
– Clorinde… Madeleine… qui que tu sois… je t’aime… Pourquoi es-tu partie ?… pourquoi m’avoir fui ?… Je te donnerai tout ce qui me reste… Je te couvrirai d’or… Mais il faut que tu sois ma femme… il le faut !… Ne me trouves-tu pas assez criminel pour mériter ton amour ?… Ô fille perdue… ô démon qui jouait si bien le rôle de l’ange !… Eh bien ! quel crime veux-tu que je commette encore ?… Qui faut-il empoisonner ?… Qui faut-il tuer ?… Clorinde… reviens !… Ce n’est pas Madeleine que j’ai vue… c’est toi !… Clorinde !… Clorinde !…
Et comme il se tordait les mains, comme il s’était mis à genoux, comme une bave sanglante bordait ses lèvres, tandis que ses yeux pleins de fureur semblaient vouloir jaillir hors de leur orbite, une porte s’ouvrit, et Clorinde entra…
– Ah ! te voilà, te voilà !… dit-il. Je savais bien que tu reviendrais. Elle le repoussa avec un éclat de rire.
– Pauvre vieux ! dit-elle.
Il se jeta à genoux, il voulut lui prendre les mains ; elle le repoussa encore.
– ! Vieux ! dit-elle de sa voix éraillée, à bas les pattes, mon petit !… Qu’est-ce que tu veux ?
– Je t’aime !… hurla le vieillard.
– Merci ! tu n’es pas dégoûté, mon oncle.
Et elle continuait à rire de ce rire révoltant et cynique qu’on entend parfois la nuit s’échapper des cabinets de restaurant.
– Que veux-tu que je fasse ? je le ferai… reprit le vieillard. Veux-tu ma fortune ?
– Imbécile ! tu es ruiné. Tu as tout rendu à ces deux jeunes filles et à ton neveu.
– Je leur reprendrai tout… Je les assassinerai si tu veux.
– Allons donc !
– Mais tu m’aimeras, n’est-ce pas ? répéta-t-il se traînant autour d’elle sur les pieds et sur les mains, comme un chien tourne autour d’un maître irrité et demande son pardon.
Elle riait à se tordre.
– Moi t’aimer !… disait-elle… moi t’aimer !… Tu es fou, tu es idiot !… tu deviens gâteux, mon bonhomme…
Il se redressa furibond, l’œil en feu, les lèvres écumantes.
– Il faut que tu m’aimes ! dit-il.
Et il voulut se jeter sur elle, mais elle le repoussa encore.
– Et Philippe, dit-elle, mon Philippe adoré…
Karle de Morlux hurlait de rage.
– Et si je te tuais ? dit-il encore.
– Avec ma permission, papa, dit une voix railleuse sur le seuil de cette porte que Clorinde avait laissée ouverte.
M. de Morlux vit entrer le peintre. Ce dernier s’approcha de Clorinde et lui dit :
– Allons, viens donc, ma petite, et laisse ce vieux-là tranquille !
– Tu as raison, dit-elle. Adieu, papa.
M. de Morlux se précipita vers elle, mais le peintre le saisit par le bras et l’envoya rouler à l’autre bout de la chambre.
– Adieu, mon oncle, ricana Clorinde.
Et elle sortit. M. de Morlux qui s’était relevé, pirouetta un moment sur lui-même comme un tronc d’arbre déraciné par la foudre. M. de Morlux s’affaissa en poussant un dernier cri. C’était le coup de grâce !… Cependant, son agonie fut longue. Pendant près de deux heures, immobiles, muets, derrière la draperie du lit, Rocambole et le docteur Vincent virent un homme se débattre contre la mort, hurler, frissonner, essayer de se relever, tomber, se relever de nouveau pour retomber encore… Puis il eut un dernier cri, une dernière convulsion, il vomit un dernier blasphème, ses yeux devinrent fixes, son corps, plié en deux, s’allongea et demeura immobile, au milieu de cette bave sanglante qui n’avait cessé de couler de ses lèvres. M. de Morlux était mort !… Mort de rage, mort sans repentir !…
– Mon Dieu ! murmura le docteur Vincent épouvanté, vous êtes donc inexorable !…
– Pas pour tous, lui dit Rocambole en l’entraînant.
– Que dites-vous ? s’écria-t-il frémissant.
– Que Dieu pardonne quelquefois, répondit Rocambole d’une voix grave.
– Il ne me pardonnera pas, à moi !
Et le docteur eut un accent de désespoir sans limites.
– Vous vous trompez, il vous a pardonné.
– À moi !
– Il a cédé aux supplications de deux de ses anges, acheva Rocambole.
Et comme Noël revenait avec un flambeau, Rocambole mit une lettre sous les yeux du docteur. Une lettre qui ne contenait qu’une ligne, mais une ligne sublime.
« Au nom de notre mère qui est au ciel, nous vous pardonnons !
« ANTOINETTE, MADELEINE. »
Le docteur Vincent tomba à genoux et leva sur Rocambole des yeux pleins de larmes.
– Allez, monsieur, lui dit celui-ci, allez en paix. Les orphelines ont prié pour vous.
Il était huit heures du soir. Rocambole était seul. Il était seul dans cette mansarde qu’il occupait rue de Surène, et de la fenêtre de laquelle son regard plongeait dans le vaste jardin de M. d’Asmolles. C’était dans cette chambrette qu’il avait passé de longues heures, le soir et le matin, abrité derrière les persiennes et contemplant d’un œil humide tantôt l’enfant qui jouait sous les grands arbres, tantôt la jeune mère qui prenait l’enfant dans ses bras. Une lampe était sur la table, et Rocambole écrivait la lettre qu’on va lire :
À madame la comtesse Artoff.
« Madame,
« Mon œuvre est accomplie, ma mission terminée. Les orphelines ont retrouvé le bonheur et la fortune ; M. de Morlux a subi son châtiment. Il est mort ce matin.
« Rocambole n’a plus rien à faire en ce monde.
« Pardonnez-moi de le quitter.
« J’avais fait jadis le serment de mourir au bagne.
« Ce serment, je ne l’ai pas tenu.
« Savez-vous pourquoi ?
« C’est que je me suis dit un jour, que peut-être je pouvais racheter une partie de mes fautes.
« Un homme est venu qui m’a dit la touchante histoire de ces deux enfants persécutées ; et moi le maudit, l’homme des heures néfastes, Rocambole l’assassin, j’ai senti que le repentir et le remords n’habitaient point seuls en mon cœur. Semblable à cette étoile qui tombe au fond d’un puits par les splendides soirées d’été, ma raison était tombée dans mon cœur impur.
« Je voulais redevenir honnête, je voulais mettre au service du bien cette intelligence et ce courage que j’avais si mal employés jadis.
« Oui, madame, j’eus en ce moment comme un instinct chevaleresque qui s’éveillait en moi.
« Vous savez si j’ai accompli mon devoir.
« C’est fini, le damné à qui le remords avait fait trêve un moment, courbe de nouveau la tête sous le châtiment suprême.
« La Providence n’a pas voulu que Rocambole pût avoir une heure de paix et de repos, son œuvre accomplie.
« Elle lui a mis au cœur une passion terrible et fatale, l’amour d’un démon pour un ange.
« Ah ! ce que j’ai souffert depuis qu’elle est partie, heureuse et triomphante, au bras de son Yvan, cet époux que je lui ai donné !…
« J’ai soutenu une lutte effroyable avec moi-même.
« Le Rocambole d’autrefois s’est réveillé souvent rugissant, féroce, ivre de jalousie et prêt au meurtre.
« Souvent, la nuit, un cauchemar terrible m’étreignait. Je rêvais que j’étais toujours l’élève de sir Williams, le chef des Valets de cœur, le meurtrier impie, l’ambitieux éhonté, affublé du titre et du nom du marquis de Chamery.
« Sir Williams n’était pas mort.
« Il était assis sur le pied de mon lit et me disait :
« – Tu aimes Madeleine ? Mais rien n’est plus simple. Elle est riche, elle a deux millions… tu es encore jeune, tu es beau… elle t’aimera. Yvan te gêne ? Bah ! avec un coup de poignard on tourne si facilement une difficulté !
« Je m’éveillais en jetant un cri.
« J’étais seul, assis sur mon lit, demi nu, frissonnant… et alors je m’agenouillais et je demandais pardon à Dieu et le mauvais songe s’en allait !
« Tant que ma tâche n’a pas été accomplie, madame, j’ai lutté, j’ai résisté, j’ai vaillamment combattu avec cet ennemi mortel que j’appellerai la lassitude de moi-même.
« Maintenant, personne n’a plus besoin de moi.
« Le bagne lui-même, grâce à vous, ne me réclamera pas.
« Laissez-moi m’endormir dans la mort, le repos suprême peut-être, à coup sûr la justice absolue.
« Dieu mesurera mes crimes à mes souffrances, mes fautes à mon repentir. J’ai foi en lui.
« Adieu donc, madame !
« Quand cette lettre vous parviendra, il ne restera de Rocambole qu’un cadavre déjà froid, peut-être même en décomposition, car je veux me tuer sans bruit, et n’ai mis personne dans ma confidence.
« L’arme que j’ai choisie est un poignard.
« Je me frapperai au cœur. Hélas ! vous le savez, j’ai la main sûre.
« Milon et Vanda, ces deux êtres qui s’étaient dévoués à moi, sont partis ce soir. Ils vont m’attendre à Lyon, où je dois les rejoindre.
« Dieu me pardonnera ce dernier mensonge.
« Mademoiselle Miller, c’est-à-dire madame de Morlux, et madame Potenieff ont assuré le sort de Milon et celui de Noël, qui m’a fidèlement servi.
« Je vous recommande Vanda.
« Je vous recommande aussi ce malheureux qu’on a renvoyé au bagne, et que nous appelions le Bonnet vert.
« Vous êtes assez puissante pour lui faire obtenir un jour une commutation de peine, et je suis certain que vous l’obtiendrez.
« Adieu, madame. Adieu, Baccarat !
« Vous, la femme réhabilitée, vous, la Madeleine repentie et sanctifiée, priez pour moi.
« ROCAMBOLE. »
Quand il eut écrit cette lettre, Rocambole la plia et la cacheta. Puis il ouvrit son paletot et en tira de la poche de côté un long stylet à deux tranchants. C’était son instrument de mort. Il se leva et s’approcha de la fenêtre.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, je voudrais bien la voir une fois encore… pauvre et bien-aimée Blanche… toi que j’ai appelée ma sœur…
Chose étrange ! Le jardin était silencieux… le jardin paraissait désert. Aucune lumière ne brillait derrière les persiennes. Où donc étaient la vicomtesse d’Asmolles, et son mari, et son enfant ?
– Ils dînent en ville, sans doute, murmura Rocambole avec un soupir. Dieu ne veut pas que ma main faiblisse. Allons ! adieu, adieu pour toujours… je ne les verrai plus.
Et il retourna vers la table et prit le poignard. Mais soudain la porte s’ouvrit. Rocambole jeta un cri et recula. Une femme était sur le seuil – Vanda !
– Toi ! toi ! toi ! exclama Rocambole.
– Moi ! dit-elle.
Elle se jeta sur lui et lui arracha son poignard. En même temps, derrière Vanda apparut Milon. Milon qui pleurait et disait :
– Vanda avait bien raison d’avoir de sinistres pressentiments et de ne pas vouloir partir. Maître, maître, vous n’avez pas le droit de vous tuer.
Rocambole eut un éclair de colère dans les yeux.
– Sortez ! dit-il, sortez tous deux, je vous chasse, car vous avez osé me désobéir.
– Et nous te désobéirons encore, dit Vanda avec fermeté. Tu n’as pas le droit de te tuer.
– Sortez !
– Dieu défend d’abandonner la vie, reprit Milon.
– Sortez ! répéta Rocambole.
Vanda se mit à genoux.
– Maître, dit-elle, je sais pourquoi tu veux mourir… Je sais quelle passion terrible te mord le cœur… Eh bien ! accepte ce châtiment suprême comme la dernière épreuve… Ton pardon est au bout… Après les hommes qui t’ont fait grâce, Dieu te fera grâce aussi… Milon et moi nous resterons auprès de toi… Nous serons tes esclaves… nous te servirons à genoux… nous te parlerons d’elle…
– Tais-toi ! s’écria Rocambole, ne blasphème pas.
Milon, lui aussi, s’était mis à genoux :
– Maître, dit-il, mes enfants sont heureuses à cette heure, mais qui peut répondre de l’avenir ?
– Leurs maris les protégeront.
– Maître, vous ne pouvez vous tuer…
– Et si je le veux, moi !
Et Rocambole, en ce moment, fut superbe de domination. Vanda et Milon se courbèrent sous son regard étincelant.
– Qui donc a besoin de moi, maintenant ? fit-il. Qui donc peut me dire : Vous n’avez pas le droit de chercher le repos dans la mort ?
– Moi, dit une voix de femme au seuil de la chambre.
Rocambole recula, pâlit, chancela et d’une voix étouffée :
– Ah ! je me sens mourir…
La femme qui venait d’entrer, la femme qui fit un pas vers Rocambole frissonnant, était une pauvre mère en pleurs. C’était Blanche de Chamery, c’était madame la vicomtesse Fabien d’Asmolles.
– Vous ! vous ! fit-il en tombant à genoux.
Elle posa sa main sur son épaule et lui dit d’une voix brisée :
– Je sais tout, et je sais que vous n’êtes pas mon frère… Mais je sais aussi que vous m’aimiez comme si j’étais votre sœur… et je viens vous dire : Non, vous n’avez pas le droit de vous tuer, car on m’a volé mon enfant !
Rocambole jeta un cri terrible et se redressa rugissant et l’œil en feu. Le lion se réveillait !
Il y avait trois jours que Rocambole s’était remis à l’œuvre et fouillait Paris pour retrouver le fils de Blanche de Chamery. Un homme comme lui ne pouvait prendre le change. Dès le jour même, il fut fixé sur ceux qui avaient enlevé l’enfant. Le coup partait de la main de Vasilika. Et ce coup n’était pas destiné à un autre qu’à lui. Avec cette logique merveilleuse qu’il possédait au plus haut degré, Rocambole se dit : « Vasilika a quitté Paris ; mais elle y est revenue presque aussitôt. Vasilika a reporté sur moi toute la haine qu’elle avait vouée à Yvan, et Vasilika ne fait pas l’abandon de ses haines. Or, M. d’Asmolles et sa femme lui sont parfaitement indifférents, et elle n’a à tirer d’eux aucune vengeance. C’est donc moi qu’elle veut frapper dans ma seule affection, dans ce sentiment presque saint qui a éclairé d’un reflet céleste ma vie souillée. C’est donc entre Vasilika et moi une superbe et dernière lutte. » Rocambole avait été en quelques heures sur la trace des événements et des faits qui avaient précédé et suivi l’enlèvement du fils de Blanche. Le Russe, cherchant une condition en entrant chez Lelorieux juste au moment où M. d’Asmolles s’y trouvait ; cet homme se faisant admettre comme chef d’atelier dans les ateliers du carrossier à la mode, puis travaillant laborieusement à la construction de la troïka ; ensuite, procurant à M. d’Asmolles l’acquisition des trois chevaux russes, tout cela s’enchaînait merveilleusement. Rocambole voulut parcourir le chemin fait par l’attelage emporté. Il le suivit comme à la trace, bien qu’à vingt-quatre heures de distance, depuis les bords du lac, à travers Passy et Auteuil, jusqu’à ce quartier désert et tortueux qui sépare le Gros-Caillou de Grenelle. Pour lui, il était une chose qui ne pouvait faire un doute, c’est que des chevaux réellement emportés n’auraient pu parcourir ce méandre de petites rues sans briser vingt fois la troïka et se tuer eux-mêmes. Rien de tout cela n’était arrivé. Enfin, au portrait qu’on lui en avait fait, Rocambole avait reconnu Vasilika dans cette dame blonde qui passait là tout exprès quand la voiture versait, et que l’enfant tombait du siège sur le pavé. Quant au cocher russe, il avait ramené ses chevaux à l’écurie, était sorti sous un prétexte et n’avait plus reparu. Où était allé le coupé ? Qu’était devenue la dame blonde ? Où était l’enfant ? Ces trois questions paraissaient insolubles. Rocambole, Milon, Vanda, Noël, avaient remué Paris, et Paris interrogé demeurait muet. L’enfant ne se retrouvait pas. Cependant Rocambole avait une idée fixe. Il était persuadé que l’enfant n’était pas loin de l’endroit où Vasilika l’avait enlevé. Tandis que Milon et les autres battaient Paris, Rocambole revenait sans cesse à ce quartier du Gros-Caillou où la troïka avait versé. Il y venait sous tous les costumes et à toutes les heures. Tantôt habillé en maçon ou en serrurier, il entrait dans les cabarets borgnes et les bouchons alimentés par les chantiers de constructions voisins. Tantôt, fringant cavalier, il y passait à cheval, le lorgnon dans l’œil et le stick à la main. Il avait fini, au bout de trois jours, par connaître chaque maison, chaque coin de rue et presque chaque pierre. Le soir du troisième jour, il dit à Milon :
– Viens avec moi.
– Où donc ? demanda le vieux colosse.
– Toujours là-bas…
– Mais, maître, dit Milon, vous devez pourtant bien penser que ce n’est pas là que la dame russe s’est cachée.
– Viens toujours.
Vanda, qui assistait à cet entretien, dit à son tour :
– J’y vais aussi.
– Ah ! tu crois, toi ? fit Rocambole.
– Oui, maître.
Ils partirent. Milon avait l’air d’un gros intendant de grande maison, avec sa redingote de drap marron, boutonnée jusqu’en haut. Rocambole était redevenu le major Avatar. Vanda, pour être plus libre, avait adopté le costume masculin. Sa blonde chevelure disparaissait dans les profondeurs d’une casquette ronde. Une redingote ajustée emprisonnait sa taille élégante. On eût dit un adolescent. Tous trois étaient armés. Ils descendaient au Gros-Caillou comme dix heures du soir venaient de sonner. Il avait plu toute la journée ; il tombait même encore un brouillard humide qui pénétrait jusqu’à la moelle des os. Les jours de pluie, le quartier du Gros-Caillou et du Petit-Grenelle est désert. Cela tient à une chose fort simple. Les chantiers ont été désertés dans la journée. Le soir, les cabarets font relâche.
– On ne m’ôtera jamais de l’idée, dit Rocambole, en entrant dans cette même rue où la troïka avait versé, que le cocher russe est dans les environs.
– Pourquoi donc ça ? demanda Milon.
– Et que ce cocher russe n’est autre que le moujik à qui la comtesse Artoff a fait appliquer le knout par ses gens.
– Ceci est assez vraisemblable, murmura Vanda. Mais pourquoi serait-il par ici ?
– Je ne sais pas… C’est un pressentiment.
Et Rocambole continua à marcher en avant. Comme il tournait l’angle de la rue, un homme se heurta à lui et laissa échapper un juron dans une langue inconnue. Rocambole tressaillit. Mais l’homme était déjà loin. La nuit était noire. Néanmoins Rocambole suivit des yeux cette silhouette qui se perdait dans le brouillard. Puis il se mit à courir. La silhouette arriva tout à coup dans un cercle de lumière. Elle venait de passer sous un bec de gaz. Rocambole allongea le pas. Milon et Vanda le suivirent. Cent pas plus loin, on apercevait une boutique faiblement éclairée. Comme la lumière était trouble, il était facile de voir qu’elle passait à travers les vitres sales et les rideaux rouges d’un marchand de vin. La silhouette, qui avait pris des formes accusées sous le bec de gaz, était redevenue indécise au-delà, s’affirma nettement de nouveau en cet endroit. Puis elle disparut. L’homme était entré dans le cabaret. Rocambole se tourna vers ses deux compagnons.
– Silence ! dit-il.
– Mais où allons-nous ? demanda Milon qui ne comprenait jamais.
– Tu le verras.
Et Rocambole avançait toujours.
Quand il fut à dix pas du cabaret, il s’arrêta :
– Je crois que c’est lui, dit-il à Vanda.
– Qui, lui ?
– Le moujik.
Vanda caressa, sous sa redingote, le manche de ce poignard qui, en Russie, avait fait connaissance avec les épaules et la poitrine de M. de Morlux.
– Si c’est lui, je l’étrangle ! murmura Milon.
– Imbécile ! dit Rocambole.
Et le maître haussa les épaules. Puis il alla jusqu’au cabaret et colla son visage à la devanture. C’était bien là qu’était entré l’homme qui avait heurté Rocambole et proféré un juron dans une langue qui n’était pas la langue française. Cet homme s’était assis à une table. Le marchand de vin lui avait apporté de l’eau-de-vie. Rocambole le vit boire coup sur coup, et le reconnut aussitôt. C’était Pierre le moujik. Pierre vida le carafon d’eau-de-vie, fuma un cigare, jeta vingt sous sur la table et sortit, flageolant sur ses jambes comme un homme ivre. Mais à peine avait-il fait trois pas hors du cabaret qu’une main vigoureuse le prit à la gorge. En même temps un stylet s’appuya sur sa poitrine et Rocambole lui dit :
– Enfin, je te tiens donc, misérable !
– Grâce ! murmura le moujik, je vous dirai où est l’enfant.
Il n’y avait personne dans le cabaret d’où sortait Pierre le moujik.
La nuit était sombre, aucun passant dans la rue, personne aux fenêtres.
Rocambole dit à Pierre :
– Ne t’avise pas de crier. Avant qu’on ne soit venu à ton aide, tu es un homme mort.
Pierre répondit :
– Je ne crierai pas, et si vous me payez aussi bien que la comtesse Vasilika, ma maîtresse, je vous servirai comme je l’ai servie.
En même temps, un rire hideux et bruyant passa à travers ses lèvres. Ce rire disait toute la bassesse de cette âme vénale. Du moins Rocambole s’y trompa. Vasilika avait payé cher ; elle avait été bien servie. Si Rocambole payait plus cher, il serait servi mieux encore. Aussi répondit-il au moujik :
– Les parents de l’enfant que nous cherchons sont plus riches que la comtesse Vasilika. Parle, combien te faut-il ?
– Je veux cent mille francs, dit le moujik.
– Tu les auras.
– Quand ?
– Demain.
– Je ne crois aux paroles données que lorsqu’elles se réalisent tout de suite, répliqua le moujik avec cynisme.
– Mais si tu ne veux pas parler, je vais te tuer !
– Je le sais bien.
Et Pierre croisa ses bras sur sa poitrine avec l’indifférence d’un homme qui ne craint pas la mort.
– Je suis un pauvre serf, dit-il, la misère a présidé à mon berceau ; j’ai été battu comme une bête de somme pendant toute ma vie ; je ne tiens à l’existence qu’à la condition d’être riche. J’allais l’être quand une mauvaise étoile m’a jeté sur votre chemin. Vasilika n’a plus besoin de moi ; elle allait me payer et je partais demain. Je vous rencontre et je sais bien que vous allez me tuer, si je ne parle pas. Mais, dans tous les cas, maintenant, Vasilika ne me donnera pas l’argent qu’elle m’a promis. Par conséquent, frappez !…
– Et si je te donne les cent mille francs que tu me demandes ? fit Rocambole que cet entêtement surprenait étrangement et qui, pour la première fois peut-être, rencontrait une volonté aussi énergique que la sienne.
– Si vous me les donnez, je vous conduirai là où est l’enfant.
– Il est vivant, au moins ?
Et en faisant cette question, Rocambole ne put se défendre d’une vive émotion.
– Il l’est encore, dit le moujik ; mais le sera-t-il demain ?
Rocambole frissonna.
– Ah ! reprit le moujik, si vous saviez quelle femme est cette Vasilika !
– Marchons ! dit Rocambole.
Milon et Vanda avaient assisté muets à ce colloque. Rocambole prit le moujik par le bras et le fit marcher rapidement vers la Seine. Au bout d’un quart d’heure, ils arrivèrent à cet endroit où le quai de la rive gauche finit et n’est plus qu’un chemin de halage. Là, Rocambole dit à Pierre :
– Pour te donner les cent mille francs, il faut passer l’eau et aller chez la comtesse Artoff. Dans quel quartier est Vasilika ?
– Dans celui-ci.
– Et l’enfant ?
– Avec elle. Elle ne le quitte ni jour ni nuit.
– Alors, nous allons attendre ici. En même temps, il dit à Vanda :
– Passe le pont ; tu trouveras bien une voiture de l’autre côté de l’eau. Cours rue de la Pépinière, chez la comtesse Artoff et demande lui les cent mille francs. Elle est assez riche pour avoir cette somme chez elle.
– J’y vais, dit simplement Vanda.
– Et hâte-toi, murmura Rocambole, car quelque chose me dit que nous n’avons pas de temps à perdre.
Vanda était déjà loin, et le moujik restait aux mains de Rocambole et de Milon. Le moujik reprit :
– Savez-vous ce que Vasilika veut faire de l’enfant ?
– Non.
– Elle veut le faire mourir de faim.
Les cheveux de Rocambole se hérissèrent.
– C’est sa vengeance, reprit le moujik, car elle sait bien que l’enfant mort, sa mère en deviendra folle et en mourra peut-être…
– Oh ! murmura Rocambole en frissonnant.
– Et ce double coup vous tuera…
– Oui, c’est bien cela… elle a tout deviné.
– Mais elle n’accomplira pas son dessein, s’écria Milon. Nous sommes là, nous.
Le moujik parut se raviser tout à coup.
– Mais, dit-il, qui m’assure que lorsque je vous aurai dit où est l’enfant…
– Eh bien ?
– Et que vous m’aurez donné les cent mille francs, que vous ne me les reprendrez pas ?…
– Comment ?
– Vous êtes deux et je suis seul, vous avez des armes, je n’en ai pas…
– Regarde-moi bien en face, dit Rocambole ; quand je promets, je tiens.
Le moujik vit briller dans l’ombre les yeux de celui que Milon appelait le maître.
– C’est bien, dit-il, je vous crois.
Une heure s’écoula. Puis on entendit un bruit de voiture sur le pont. C’était Vanda qui revenait.
– J’ai les cent mille francs, dit-elle en sautant lestement à terre.
– C’est bien. Renvoie la voiture.
En même temps, il prit un portefeuille que Vanda lui tendit, et il le remit au moujik.
– Voilà le prix de ta trahison, dit-il. À présent, parle.
– Venez, répondit Pierre. Nous sommes tout près.
Et il leur fit suivre le quai jusqu’à l’avenue de Latour-Maubourg. Puis, étendant la main et leur montrant une maison isolée :
– C’est là.
– Là ? fit Rocambole.
– Voyez-vous ce jardin ?
– Oui.
– Et cette lumière qui brille à travers les arbres ?
– C’est là ?
– C’est le cabinet de Vasilika. Elle est seule avec l’enfant. Elle m’attend. Mais prenez garde… il faut entrer sans bruit… et seul…
– Pourquoi seul ?
– Parce que, si elle vous entend marcher, elle croira que c’est moi.
En même temps, il leur fit tourner la maison, dont la porte était dans la rue, tandis que le jardin donnait sur le quai. Puis il donna une clé à Rocambole et lui dit :
– Entrez ! moi, je me sauve…
– Oh ! non pas ! dit Rocambole, je veux être sûr de ne pas être trompé.
En même temps, il s’adressa à Milon et à Vanda :
– Je vous confie cet homme, dit-il, ne le lâchez pas jusqu’à ce que je reparaisse.
– J’en réponds, dit Milon.
– Maître, murmura Vanda, veux-tu que j’aille avec toi ?
– C’est inutile.
– Maître… j’ai peur… peur pour toi.
Rocambole haussa les épaules. La maison était un petit hôtel à deux étages, bâti à l’anglaise, comme on dit. Rocambole mit la clé dans la serrure, prit son poignard et entra. Milon et Vanda demeurèrent en dehors, Milon tenant le moujik au collet. Vanda frissonnante et assaillie par de sinistres pressentiments. La porte s’était refermée. Alors l’œil du moujik brilla d’un feu sombre. L’heure de la vengeance allait-elle donc sonner pour lui ? On n’entendait plus aucun bruit, et Rocambole pénétrait seul dans la maison de son ennemie.
Vasilika était seule. Seule dans une pièce assez sombre qui donnait sur le jardin. Dans un coin on avait dressé un lit, et sur ce lit était l’enfant. L’enfant, le front toujours enveloppé de bandelettes, avait la fièvre et délirait. Il y avait trois jours qu’il était en cet état – trois jours qu’il n’avait pris aucune nourriture. D’abord, Vasilika, tigresse adoucie et rentrant ses ongles, l’avait accablé de caresses en lui disant :
– Ta mère va venir !…
Et l’enfant avait attendu. Puis les heures avaient succédé aux heures, et la mère n’était point venue. L’enfant s’était mis à pleurer… Vasilika l’avait enfermé et laissé seul. La peur avait changé les pleurs de l’enfant en cris aigus. Vasilika l’avait laissé crier. Puis, comme les cris continuaient et commençaient à lui agacer les nerfs, Vasilika était revenue, armée d’un fouet, la femme sauvage qu’elle était, habituée à faire périr sous la lanière aiguë du knout les serfs attachés à sa terre. L’enfant avait eu peur. Vasilika avait frappé, frappé plusieurs fois, frappé encore. Et l’enfant, fou de douleur et d’épouvante, s’était tu subitement. Vasilika s’en était allée en disant :
– Maintenant, si tu cries, je recommencerai.
L’enfant se l’était tenu pour dit.
Il avait pleuré silencieusement, se tordant contre les tortures de la faim, murmurant tout bas le nom de sa mère, mais n’osant le répéter tout haut, tant il redoutait le terrible fouet. Le sommeil vint en aide au pauvre enfant. Le lendemain, il s’éveilla avec le délire. De temps en temps, Vasilika apparaissait avec son fouet, et l’enfant, pris de vertige, se taisait. La faim commença alors, dès la fin du second jour, cette œuvre de destruction enfiévrée et lente qu’aucune plume ne saurait traduire. Il cria et n’eut plus peur du fouet ; puis, les cris s’apaisèrent, ses yeux devinrent secs, un rire nerveux passa sur ses lèvres et les hallucinations commencèrent. Tantôt il croyait voir sa mère et il lui tendait les bras en souriant. Tantôt il joignait les mains avec épouvante et disait :
– Grâce ! madame, grâce ! je serai bien sage… ne me fouettez pas !…
Tantôt, enfin, il se revoyait dans sa troïka, avec les chevaux emportés, et il disait au moujik :
– Laisse-moi descendre… laisse-moi, je t’en prie !…
Et Vasilika, la froide et cruelle tigresse, suivait de l’œil les progrès de cette agonie et murmurait :
– Ah ! pourvu que Rocambole arrive avant que l’enfant ne soit mort !…
« Je veux qu’il assiste à son agonie, je veux les coucher tous deux sur le même lit funèbre…
Vasilika avait quitté ses vêtements féminins. Elle s’était habillée en homme. Ce soir-là, assise auprès de l’enfant qui allait s’affaiblissant de plus en plus – il ne prononçait plus que des mots incohérents –, Vasilika souriante murmurait :
– Pierre le moujik a pourtant dû exécuter mes ordres, et il est impossible qu’il ne se soit pas trouvé sur le chemin de Rocambole. Jusqu’à présent, les gens qui m’ont servie ne m’ont servie que pour de l’argent… et ils me servaient mal… l’argent ne donne pas de zèle… Mais celui-là, il me sert pour se venger, et la vengeance donne des forces, du courage, de l’intelligence, du génie. Je crois en cet homme ! Oh ! fit-elle encore avec un rire de damné, Rocambole tombera dans le piège… il y tombera… j’en suis certaine. Il aura pris Pierre à la gorge ; il lui aura intimé l’ordre, le poignard à la main, de le conduire où était l’enfant… Pierre aura demandé de l’argent… On croit toujours un homme qui demande de l’argent… On le paye… et on s’imagine qu’il est acheté… Ah ! ah ! ah ! Et comme elle riait ainsi, elle entendit du bruit. La pièce où elle était donnait à la fois sur le jardin et sur la cour. Vasilika vit un homme qui la traversait. La nuit était noire pourtant, mais ce que la nuit personne n’eût vu, ce que, pendant le jour personne peut-être n’aurait remarqué, Vasilika le vit. Elle vit que l’homme qui traversait la cour traînait légèrement la jambe. Celui qui, pendant dix ans, a eu une chaîne au pied, peut faire un effort suprême, en plein jour et en pleine rue, quand il sent peser sur lui le regard de ses semblables. Mais quand il est seul, quand une violente préoccupation le domine, cet homme s’oublie, et la jambe qui a été cerclée et qui a traîné les maillons, reprend son allure fatiguée. L’homme qui marchait ainsi – c’était Rocambole !
– Allons ! murmura Vasilika, Pierre est intelligent jusqu’au bout… et ma victime est dans le piège…
En même temps, elle se jeta derrière une draperie.
Rocambole était entré. Il avait refermé la porte ; il marchait avec précaution. Rocambole était toujours, théoriquement du moins, de l’école des vrais bandits. Sir Williams, son premier maître, celui qui, vingt années auparavant, lui avait dit un jour :
– Rappelle-toi bien, mon garçon, que le malfaiteur qui se sert d’un pistolet est un imbécile ! Le pistolet fait du bruit, il tremble dans la main, il arrive rarement à son but. Quand il l’atteint, c’est aux dépens de celui qui s’en est servi. Le poignard est l’arme de ceux qui veulent frapper sûrement.
Rocambole, on le sait, n’était plus un bandit. Rocambole s’était repenti, il était devenu honnête ; mais à cette heure suprême, il s’était souvenu de la recommandation de sir Williams. Il pénétrait donc dans cette maison, qui lui était inconnue, un poignard à la main. Après la cour était un vestibule, dont la porte était ouverte. Rocambole y entra. Le vestibule était dans l’obscurité ; mais à l’extrémité, une bande de lumière léchait le sol. C’était la clarté d’une lampe passant sous une porte. Rocambole alla droit à cette porte, et, comme elle résistait, il la jeta bas d’un coup d’épaule. Alors il se trouva au seuil de cette vaste pièce, au fond de laquelle était l’enfant qu’il désirait. Vasilika avait disparu. Au bruit, l’enfant se dressa et cria : Maman ! Rocambole jeta un autre cri et ne fit qu’un bond. Il prit l’enfant dans ses bras. On eût dit une lionne retrouvant son lionceau volé par des chasseurs. Mais, comme il se retournait et s’apprêtait à l’emporter, il s’arrêtait muet et presque terrifié. Vasilika venait d’apparaître sur le seuil de cette porte enfoncée par Rocambole. D’une main elle tenait une paire d’épées, de l’autre elle avait un pistolet. Un pistolet qu’elle braqua sur l’enfant, disant :
– Si tu fais un pas, je le tue dans tes bras !
– Place ! cria Rocambole.
Et brandissant son poignard, il fit un pas en avant.
– Si tu bouges, je fais feu, répondit Vasilika.
Rocambole rejeta l’enfant sur le lit. Puis il se rua sur Vasilika, couvrant ainsi l’enfant de son corps. Mais Vasilika avait laissé tomber une des épées et relevé l’autre. Rocambole en rencontra la pointe et fut obligé de s’arrêter.
– Ah ! ricana Vasilika, tu sais bien qu’un poignard n’a jamais eu la longueur d’une épée…
Et elle posa le pistolet derrière elle, sur un guéridon. En même temps, du pied, elle poussa l’épée qui gisait sur le sol, jusque dans les jambes de Rocambole.
– Forçat ! lui dit-elle, j’ai rêvé pour toi une belle mort… tu seras tué en duel, noblement, loyalement, mais de la main d’une femme !…
– Place ! répéta Rocambole avec rage.
– Forçat ! reprit Vasilika, écoute-moi bien. Je n’ai qu’à étendre la main, à ressaisir ce pistolet et à te brûler la cervelle ! Puis, avec le poignard que tu tiens, ou avec une de ces épées, j’achèverai l’enfant de ta bien-aimée sœur, et tout sera dit… je serai vengée… Eh bien ! non, ce n’est pas ce que je veux… Je veux te la prendre malgré toi… tu es un criminel, le crime me plaît… j’ai pour lui des égards… je t’eusse aimé peut-être, si tu ne t’étais mis en travers de ma route… je te hais maintenant… et il me faut ton sang… mais je veux le verser goutte à goutte… et non brutalement… je ne veux pas t’assassiner… je veux te tuer, comprends-tu ?… Je veux que Rocambole le terrible, l’homme devant qui tout tremblait, meure de la main d’une femme. C’est ma vengeance ! Allons ! ramasse cette épée, et en garde !
Rocambole rugissait comme une bête fauve prise au piège. Et cependant il ne ramassait pas l’épée que Vasilika avait poussée de son pied.
– Je te donne deux minutes de réflexion, reprit-elle. Au bout de ces deux minutes, je reprendrai ce pistolet et je casserai la tête de l’enfant… Tu venais le sauver, tu seras la cause de sa mort.
Ces derniers mots coupèrent court aux hésitations de Rocambole.
– Le sang d’une femme me répugne, dit-il ; mais tu n’es pas une femme, toi ; tu es une hyène échappée aux forêts de ton pays ; il faut t’écraser, monstre, si on ne veut être dévoré par toi…
Rocambole se baissa et ramassa l’épée. Vasilika était tombée en garde avec la netteté et la souplesse d’un tireur consommé. Rocambole, on s’en souvient, avait été un spadassin habile. Vingt fois, au temps des Valets de cœur, il avait couché son adversaire sur le carreau. L’escrime n’avait pas de secrets pour lui et il avait jadis étudié la fameuse botte du portier de la rue Rochechouart. En se retournant le fer à la main, il reconquit son merveilleux sang-froid et sa prodigieuse audace. Il crut même qu’il aurait bon marché de cette femme, qu’il arracherait facilement son épée à cette main trop frêle et qu’il la désarmerait. Rocambole se trompait, et l’ombre du chevalier de Saint-Georges en dut tressaillir. Vasilika jouait avec l’épée, qui tenait à peine en sa main, comme une Andalouse avec son éventail. La lame triangulaire fendait l’air, sifflait et se tordait, arrachant aux bougies qui éclairaient la salle des myriades d’étincelles. Rocambole était ébloui, fasciné, épouvanté par ce jeu solide, extravagant et terrible. Et elle riait avec cela, et elle parlait de son ton railleur, et sa langue sifflait comme sifflait son épée :
– Tu as donc donné dans le piège ? disait-elle. Tu as cru que Pierre était vénal. Si tu l’as rencontré, c’est moi qui l’ai voulu… Rocambole, tu n’es qu’un sot.
Et comme elle disait cela, elle se fendit à fond, profitant d’un moment où Rocambole s’était à moitié découvert ; elle se fendit et se baissa comme l’Arabe qui va poignarder le cheval de son ennemi sous le ventre, et son épée disparut tout entière dans la poitrine de Rocambole. Rocambole jeta un cri, l’épée échappa à sa main droite et tomba sur le parquet. Mais Rocambole ne tomba point. De cette main désarmée, il saisit l’épée dont Vasilika tenait encore la poignée ; puis, il étendit instinctivement la main gauche, qui n’avait pas lâché son poignard. Et Vasilika, atteinte à la gorge, tomba en vomissant un flot de sang. Alors Rocambole jeta un cri de triomphe, arracha l’épée qu’il avait à travers du corps, se précipita vers le lit où l’enfant était évanoui, le reprit dans ses bras, et, ouvrant la fenêtre, il sauta dans le jardin, laissant derrière lui une longue traînée de sang.
Cependant Milon et Vanda attendaient toujours à la porte de la rue. Il s’était écoulé près d’une heure et Rocambole ne reparaissait pas. Vanda s’écria :
– Que se passe-t-il donc ?
Pierre le moujik eut un éclat de rire.
– Vous êtes des niais, dit-il. Voulez-vous maintenant savoir ce qui s’est passé, car ce doit être fini maintenant ? Rocambole est mort, et nous sommes vengés !…
Milon se rua sur la porte. Rien ne résistait au vieux colosse. La porte tomba comme une planche pourrie par les pluies d’automne. Milon et Vanda se précipitèrent dans la maison. Pierre les suivait en riant. Il voulait se repaître de la vue de son ennemi mort… Milon et Vanda arrivèrent au seuil de cette salle où avait eu lieu le combat. Vasilika se tordait dans les convulsions de l’agonie. Cependant, en voyant Vanda, elle se dressa à demi et lui dit :
– Il n’ira pas loin. Il a mon épée dans la poitrine.
Vanda aperçut le pistolet tout armé sur le guéridon et s’en empara.
– Il ira plus loin que toi ! rugit-elle.
Et, se baissant, elle appuya le canon du pistolet sur la tempe de Vasilika, et lui fit sauter la cervelle. Les traces de sang, la fenêtre ouverte, disaient assez éloquemment la route qu’avait suivie Rocambole.
– Ah ! il est mort ! s’écria Milon d’une voix entrecoupée de sanglots. La lune brillait au ciel et éclairait la terre comme les rayons de l’aube.
Vanda et Milon sautèrent dans le jardin. Les traces de sang continuaient. Au bout du jardin il y avait une porte. Là, le sang était plus abondant. Rocambole s’était arrêté pour ouvrir la porte, et la porte était demeurée entrebâillée. Le quai était désert… Les traces de sang continuaient. Au bout de vingt pas, Milon jeta un cri. Il venait de se heurter à l’enfant étendu évanoui sur le sol. Et tandis qu’il le relevait, Vanda continuait à suivre Rocambole, grâce à cette trace sanglante qu’il avait laissée derrière lui. Milon, l’enfant dans ses bras, la suivait. Les traces de sang se continuaient jusqu’à l’escalier qui descendait du quai au bord de l’eau. Puis elles en jaspaient les marches. Vanda les suivit et descendit l’escalier. Elles continuaient sur la berge… Vanda et Milon marchaient toujours. Puis, tout à coup, elles cessèrent… Elles cessèrent au bord du fleuve… Et le fleuve coulait muet et sinistre, paraissant vouloir garder un secret.
– Ah ! s’écria Milon, une fois encore, il est mort ! Mais Vanda se redressa, écumante, terrible, l’œil en feu :
– Non, dit-elle, non, cela n’est pas possible, non, Dieu ne l’a pas voulu…
« Non, ROCAMBOLE N’EST PAS MORT ! »
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Août 2009
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